Comme tout le monde : ELTeC edition Delarue-Mardrus, Lucie (1874-1945) encoded by Pia Geißel Original data capture Wikisource Sapcal22 62356 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org Comme tout le monde : Wikisource edition Lucie Delarue-Mardrus Wikisource 2016 Comme tout le monde Lucie Delarue-Mardrus J.Tallandir Paris 1910

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Comme tout le monde

Lucie Delarue-Mardrus

J. Tallandier, Paris

I Le gentil ménage

C'est un wagon de deuxième classe, en route, avec son long train noir, parmi la campagne du mois de mai. Il y a, contre la vitre, une petite demoiselle de quatre ans qui regarde les paysages, puis, à côté d'elle, une jeune maman qui tient, endormi sur ses genoux, un petit garçon de quelque huit mois, puis un père d'une trentaine d'années, assis en face de sa femme. Seules dans le compartiment, ces quatre personnes constituent la famille Chardier.

Isabelle Chardier, qui tient si tendrement le bébé contre elle, montre, dans l'ombre d'un chapeau simple, assez fané, son visage ovale et frais, où les grands yeux, légèrement à fleur de tête, sont d'une couleur toute unie, exactement pareille à celle des cheveux bouffants, c'est-à-dire châtain-roux. « Couleur lièvre », disait jadis le père d'Isabelle.

Sous son nez mignon, gentiment relevé, sa bouche est humide et rouge. Il y a, derrière ses lèvres, des petites dents pointues, saines, pas trop bien rangées. Elle est de moyenne taille et bien prise.

Léon Chardier, son mari : un monsieur comme beaucoup d'autres, ni grand, ni petit, ni beau, ni laid. Des yeux verdâtres, des cheveux taillés en brosse, une grande moustache foncée qu'il aime à mordiller.

La petite Chardier, Louise ou Louison, et qu'on a fini par appeler Zozo : c'est une gamine blonde qui sera brune plus tard, cinq grosses boucles luisantes, deux yeux gris plutôt jolis, et c'est surtout une paire de joues bien portantes. Boudinée dans un patelot rouge de l'année dernière, déjà trop étroit pour elle, son béret de marin à lettres dorées dans le dos, elle ne cesse de remuer ses jambes en bas de laine noire côtelée, ses pieds en bottines lacées, toutes neuves.

Quant à l'enfant de huit mois, le petit Léon, ou plutôt « le petit lion », paquet de vêtements chauds et blancs, il ne laisse voir de sa personne qu'un morceau de minois pareil à ceux des bébés incassables.

Justement, le voici qui s'éveille et sourit avant même d'avoir ouvert les yeux. Le petit lion est ce qu'on appelle « un enfant facile ».

— Passe-moi sa bouteille, Léon, demande Isabelle.

Elle a dit cette petite phrase en soupirant, car elle n'est pas encore habituée à l'idée qu'elle ne peut nourrir ses enfants. Humiliée déjà d'avoir élevé sa fille au biberon, elle a dû renoncer une seconde fois, lors de la naissance de son fils, à la joie d'allaiter.

Penchée sur le poupon, la voici qui s'absorbe à le faire boire. La petite Zozo regarde et bavarde. Les paysages, déjà, ne l'amusent plus. Léon Chardier a développé son journal, qu'il tient à deux mains devant sa figure.

Une vague joie habite aujourd'hui le cœur des époux Chardier, parce que ce wagon de seconde classe qui les secoue les emporte vers une nouvelle vie.

Ce matin, dès l'aube, ils quittaient quelque ville de l'Est, Nancy, peut-être. Depuis deux ans, ils y habitaient en attendant que ce Léon eût acheté l'étude d'avoué, but de ses désirs, qu'il vient enfin d'acquérir dans une toute petite sous-préfecture de l'Île-de-France.

Il va donc, après avoir été troisième, puis second, puis premier clerc dans des cités diverses, devenir à son tour avoué dans cette sous-préfecture de l'Île-de-France ! En somme, c'est maintenant qu'il va commencer sa vie. Jusque-là, marié, père, mais n'habitant pas chez lui, Léon Chardier n'avait pas de vrai foyer.

Que de patience, que de recherches, que de difficiles combinaisons pour aboutir à l'achat de cette étude !

La mère d'Isabelle, madame veuve Quetel, a bien voulu prêter une partie de la somme demandée par le vieil avoué vendeur de l'étude. Les parents et le frère de Léon, en outre, ont avancé quelque chose. Ainsi, la moitié de la somme, soit vingt-cinq mille francs, s'est trouvée constituée. Les autres vingt-cinq mille francs sont la dot d'Isabelle. Quant à la « contre-lettre », ce prix supplémentaire que l'acquéreur d'une étude paie en dehors du prix reconnu par la loi, son montant reste dû par Léon au vieil avoué. Cela représente une quinzaine de mille francs encore de dettes. Léon paiera chaque année les intérêts de l'argent prêté par ses parents et par sa belle-mère, en attendant qu'il puisse rembourser, et par annuités, la contre-lettre. Mais il est jeune, l'étude est bonne, il viendra bien à bout de ces dettes. D'ailleurs, Isabelle est très raisonnable. Elle se contentera d'une petite bonne pour les enfants et d'une femme de ménage pour faire la cuisine.

Léon Chardier, tout en parcourant son journal, ressassait ces idées. Il écartait volontairement les soucis pécuniaires. Il songeait à la joie d'être enfin patron dans une étude, à la joie d'être chez soi. Il songeait que Paris n'était pas trop loin de la petite sous-préfecture, et qu'il irait quelquefois à Paris. Puis, dans une brume qu'il ne voulait pas éclaircir, il entrevoyait quelque chose comme le visage d'une cocotte. Alors, il lançait un regard poltron du côté d'Isabelle.

Elle, fraîche et gentille en face de lui, la figure penchée sur le bébé, répondait, monotone, aux « pourquoi » que Zozo posait d'une voix d'argent. Comme son mari, cette Isabelle « couleur lièvre » rêve. Mais ses songes ne sont point coupables. Petite bourgeoise et provinciale, c'est-à-dire d'une caste et d'une race plus facilement vertueuses ou plutôt moins facilement légère que les autres, Isabelle n'a jamais été même effleurée par l'idée de l'adultère. Cela fait, pour elle, partie d'un ensemble de crimes inconcevables, ce qu'on appelle, au catéchisme, les péchés mortels. Et les péchés mortels demeurent bien loin d'elle.

Simplement, bercée par ce train, elle se revoit, dans un chaos de pensées, durant ces deux ans de Nancy qui lui parurent si longs à vivre.

On lui avait donné, dans la maison de ses beaux-parents, l'une des grandes chambres, plus un petit cabinet de débarras. La fenêtre de ce cabinet donnait seule sur la rue. Mais, à cause d'un grillage, on ne pouvait avancer la tête dehors. Que d'heures Isabelle a passées là, le front contre l'obstacle, essayant de voir dans la rue ! Elle savait bien, pourtant, qu'on n'y rencontre que des visages sans événements. À peine si, le dimanche, à la promenade, un petit frisson vaniteux la traversait quand elle entendait murmurer : « Voilà les jeunes Chardier. Quel gentil ménage ! »

Avec une certaine malice intérieure qu'elle dirige souvent contre elle-même, elle se disait durant ces longs jours d'ennui : « Je suis, derrière ce grillage, comme dans un garde-manger. » Et ces deux ans de garde-manger ne lui laissaient qu'un souvenir bien morne. Vieux beaux-parents maniaques, mari préoccupé, bébé difficile : la petite Zozo n'était guère commode à l'âge du maillot. Ensuite, neuf nouveaux mois de grossesse, un nouvel accouchement, un nouveau bébé : le petit lion. Et c'est tout. Oui, ce passé reste derrière Isabelle comme une traînée sans charme.

Mais aujourd'hui, rien que le fait d'être dans un train, en partance pour un pays qu'elle ne connaît pas, cela, déjà, ressemble un peu plus à cette espèce de merveilleux qu'Isabelle attend depuis si longtemps de la vie. À mesure que la journée s'avance, son cœur se regonfle d'illusion. Elle a comme une envie de jacasser, de battre des mains, et même de se jeter au cou de son mari. Mais, derrière ce journal qu'il lit, on ne peut pas voir sa figure. Alors elle préfère passer sa frénésie sur les joues de sa fille. Elle a posé, comme un objet, le petit lion à côté d'elle.

— Ma Zozo chérie !!

Zozo, mangée de baisers, rit d'abord, puis s'essuie la joue avec sa manche, puis se débat, boudeuse. Isabelle, enfin, la laisse aller. Elle a repris le bébé qu'elle berce un peu plus nerveusement.

« Plus de beaux-parents, pense-t-elle, plus de Nancy ! Être chez moi !… » Et ainsi de suite.

En regard du présent qui s'approche, elle approfondit encore son passé.

C'est l'enfance où l'on vivait de si bon cœur, l'enfance dans la petite commune située sur la côte française, en face de l'Angleterre. La mère d'Isabelle, madame veuve Quetel, appauvrie par la mort de son mari, tenait une pension de famille pour les Anglaises de condition modeste qui habitent cette côte. C'est pourquoi des petites Anglaises élevées avec elle ont été, pour Isabelle, comme des sœurs. Charmantes promenades au bord de la mer ou dans les chemins creux du printemps et de l'automne, jolies chansons, contes, légendes, toute la féerie de l'enfance britannique a mis dans l'âme quelconque d'Isabelle un petit trésor de poésie. D'ailleurs, son père, marchand de bois du Nord, dont elle se souvient à peine, était, paraît-il, un « original ». Il aimait les livres et les arts. De lui, sans doute, Isabelle tient son goût de la musique et cette jolie voix qu'elle a, cultivée à peine par quelques mauvaises leçons de chant données, alors qu'elle était jeune fille, par une des pensionnaires de sa mère.

Isabelle, dans ce wagon qui l'emporte, sourit maintenant, de loin, à son enfance heureuse, qui semblait si bien être un départ pour le bonheur.

… Le bonheur ! N'a-t-elle pas cru le voir arriver pour bouleverser sa vie maussade de jeune fille, quand, après les allées et venues d'une vieille amie de sa mère, le jeune Léon Chardier, premier clerc d'avoué dans la ville proche, est venu lui faire la cour, puis la demander en mariage ? On lui avait dit : « Il est licencié en droit », et ce mot représentait, pour elle, toute la science et toute la distinction du monde. On lui avait dit aussi : « Léon Chardier, c'est un beau causeur. » Alors elle s'était nourrie d'orgueil tout le long des fiançailles, et cela, dans son cœur, avait tenu la place de l'amour.

Mais elle se souviendra toute sa vie du premier étonnement qu'elle a eu, sans parler des autres, le jour que, mariée, elle a constaté que le mari ne ressemble guère au fiancé. C'était lorsqu'ils demeuraient encore chez sa mère. En rentrant, le soir, de la ville, Léon, au lieu de s'asseoir près de sa jeune femme et de flirter avec elle, a pris son journal, le même dont il se cache maintenant la figure, et s'est enfoncé dans une lecture profonde et sans distractions.

Isabelle, ce soir-là, s'est rendu compte que la lune de miel finissait déjà. Et, quoique sans aucun tempérament, elle s'en est sentie gravement humiliée. Puis, de jour en jour, elle s'est habituée, comme les autres. Elle a lentement vécu ce collage sans passion : le mariage bourgeois.

La promiscuité du lit, c'est peu. Il y a le boire et le manger en commun, le caractère en commun, les ennuis en commun, l'argent en commun. Et que tout cela ressemble mal aux fiançailles, aux bouquets blancs, aux bonbons, à la bouche en cœur, au baiser furtif sur les mains, lorsque le futur mari représente le maître de l'avenir, une sorte de dieu qui sait tout, qui vous apprendra tout !

Lui, pauvre jeune homme, fait simplement, alors, son devoir de fiancé. Sans doute est-il assez amoureux de sa future femme, première vierge qu'il courtise. Mais le fond de sa pensée est si raisonnable ! Il songe surtout au foyer qu'il va fonder. Ne va-t-il pas « enterrer sa vie de garçon » ?

Le foyer ! Il faut vraiment que l'homme en ait un goût bien vif. Pourquoi, libre, se marierait-il ? Il se marie, en somme, pour s'enchaîner. Mais la jeune fille, elle, se marie pour se libérer. Ainsi, le mariage, pour l'homme, est une fin ; pour la femme, un commencement. Fin de l'aventure masculine d'une part, commencement de l'aventure féminine de l'autre. Or, cette différence, dès les premiers jours, creuse, entre les époux, un fossé. C'est pourquoi le cœur des jeunes épouses, en attente du merveilleux qui ne vient point, se serre chaque jour davantage, tandis que celui des jeunes époux se veut toujours plus assoupir dans le bon repos du mariage.

Arrive l'enfant. Isabelle, à ce moment, a retrouvé ce fort battement du cœur en attente de joie. Son désir d'être mère abolissait toutes les gênes de la grossesse ; et l'horreur de l'accouchement a passé si vite ! La voici mère. Elle va rejeter sur la petite fille qu'elle a mise au monde toute cette avalanche d'espoirs vagues que le mariage n'a pas réalisés. « Avoir beaucoup d'enfants », c'était une de ses idées de jeune fille. Elles pensent cela comme les petites filles : « Avoir beaucoup de poupées. »

Cependant, la maternité, maintenant qu'elle est devenue un fait, se présente aux yeux d'Isabelle comme un dédommagement, presque comme une consolation. Pourtant, elle aime bien son mari. Mais « aimer bien » n'est pas aimer ; et, sans l'amour, la vie, pour une femme, sera toujours médiocre. On peut très bien être heureuse et ne pas avoir le bonheur.

À cette époque, elle quitte sa mère et son pays pour aller vivre à Nancy. Les parents de Léon ont trouvé pour leur fils un poste de premier clerc, plus avantageux que l'autre, et qui leur permettra d'avoir ce fils près d'eux. Léon est joyeux, Isabelle triste.

Leurs sentiments cachés sont en désaccord, parce que leurs passés sont dissemblables. Il faudrait, pour qu'ils se comprissent, que leurs racines se rencontrassent dans le même sol. La différence de leurs enfances les sépare profondément.

C'est à Nancy, exilée chez ses beaux-parents, qu'Isabelle commence à soupçonner que sa fille non plus ne sera pas pareille à elle. Elle avait pensé revivre l'enchantement de ses premières années en cette gamine sortie d'elle et qu'elle imaginait toute semblable à sa propre enfance. Mais un autre sang que le sien court dans les veines de mademoiselle Zozo.

Isabelle ne se reconnaît pas sous les traits ni dans l'âme de cette petite fille qu'elle a faite. Du reste, cette petite fille ne sera ni comme son père, ni comme sa mère. Les deux races, en s'unissant, en ont constitué une troisième. Et puis mademoiselle Zozo est d'une autre génération. Elle a vu passer les premières automobiles. Elle goûte peu les contes de fées ; les chansons anglaises ne la font pas rêver.

Isabelle ne s'avoue pas encore sa tristesse. Mais comme elle surveille anxieusement l'âme de sa petite fille !

Aujourd'hui, pourtant, son exaltation la porte à voir tout en beau. C'est à partir d'aujourd'hui que la vie va commencer. « La maison que nous habiterons, Léon me l'a dit, est au milieu d'un jardin. Zozo ne connaît pas les jardins. Lorsque je lui raconterai de belles histoires, autour de la pelouse, elle comprendra tout. Quant au petit lion, c'est un garçon, je ne connais pas cela. Mais je tâcherai tout de même de lui apprendre les fées. »

Isabelle se redressa sur les capitons de la banquette, embrassa le bébé pacifique qui gazouillait en remuant les bras. Son mari lisait toujours. Zozo, dans un coin, essayait, tout en tirant la langue, de délacer ses bottines neuves qui, sans doute, la gênaient.

Le train passait sur un pont, au-dessus d'une rivière. L'enthousiasme d'Isabelle enfin éclata :

— Viens voir. Zozo ! Viens voir l'eau !

Zozo se précipite sur la vitre.

— C'est joli, n'est-ce pas, ma fille ?

— Oh ! oui, maman !… dit la voix d'argent.

Puis elle se tait. Isabelle essaie de suivre le petit rêve de sa fille. Au bout d'un instant Zozo se tourne vers sa mère :

— Combien qu'elle a de profondeur, maman, la rivière ?

Mais Isabelle ne veut pas être déçue. Il faut qu'elle parle, qu'elle s'exalte, malgré tout.

— Léon ?… appelle-t-elle.

Il a laissé tomber son journal. Isabelle précipite les mots : « Le jardin, la maison, mon salon, ma bonne… »

Ils goûtent dix minutes de camaraderie. Mais comme Léon, beau causeur, commence à faire l'historique de la région qu'ils vont habiter, Isabelle s'agite. Elle n'a pas envie d'écouter. Elle voulait surtout parler, elle.

— Ça ne m'amuse pas !… déclare-t-elle enfin.

Isabelle a la maladresse naturelle des femmes froides. Elle ne sait pas qu'un homme, fût-il un mari, veut être flatté par sa compagne dans toutes ses vanités de mâle.

Léon, vexé, change de figure. Une colère sans bruit, qu'Isabelle connaît bien, pétrifie ses traits.

Alors, tous deux s'observent en silence avec amertume et rancune. Des reproches accumulés, anciens, leur remontent aux lèvres. Il est plus difficile de se pardonner des griefs mal définis que des torts précis.

Léon mordille fiévreusement sa moustache. Isabelle surveille ce tic avec agacement.

Mais tout à coup, Zozo, réussissant à retirer l'une de ses bottines neuves, annonce en pleurnichant :

— Maman !… J'ai mal à les trois pieds !

Là-dessus, le mari et la femme se regardent et ne peuvent s'empêcher d'éclater de rire.

Le gentil ménage, une fois de plus, est réconcilié.

II En pleine poussière

Depuis plus d'une demi-heure, elle n'avait pas encore eu le temps de retirer son chapeau. Déjà Léon était à l'étude et Zozo dans le jardin. Avec angoisse, elle essaya de se faire une idée de cette maison qui serait la sienne et qu'elle venait de parcourir fébrilement de haut en bas.

Quoiqu'elle eût bien dû s'y attendre, elle se sentait saisie par l'abandon de toutes ces pièces vides, dont la vie s'était retirée avec ceux qui les habitaient. Le vieil avoué et sa famille n'étaient partis que depuis trois ou quatre jours. Des ficelles et des pailles de leur déménagement traînaient encore sur les parquets. On eût dit qu'une tiédeur humaine fût demeurée aux murs ; et c'était une sensation plutôt désagréable, comme de s'asseoir dans un fauteuil chauffé par une autre personne.

Par les vitres nues, vite Isabelle avait regardé. Et, tout de suite elle avait eu de la sympathie pour le jardin.

Il semblait grand, ce jardin, assez baroque dans son désordre végétal, dans sa forme oblique et contournée. Isabelle avait grande envie d'y descendre pour se réconforter au soleil, un petit soleil de mai qui jouait entre deux nuages. Mais devant elle, au milieu de la pièce poussiéreuse et sonore, se tenait la petite bonne engagée par Léon, et cette petite bonne expliquait quelque chose.

On lui avait immédiatement mis le bébé dans les bras, et ce poids la faisait pencher d'un côté. Comme elle n'était âgée que de quatorze ans et portait encore jupe courte, elle s'était affublée, sans doute pour avoir l'air plus sérieux, d'un tablier bleu qui lui tombait jusque sur les pieds. Mais, par derrière, on voyait ses mollets. Des mèches trop courtes s'échappaient des épingles avec lesquelles elle prétendait se faire un chignon. Ses yeux bleus débordaient de niaiserie, et son mufle rose était comme gonflé d'un éternel rhume.

Isabelle, d'un regard sec, la considérait. C'était cela sa bonne !

La gamine-servante expliquait, expliquait tant qu'elle pouvait : « La femme de ménage qui devait faire la cuisine ne serait pas libre avant huit jours. En attendant, une voisine, ancienne bonne à tout faire, la remplacerait de son mieux. Mais elle n'était pas cuisinière et… »

Isabelle frappa du pied. Elle eût voulu, de contrariété, se laisser tomber sur un siège. Mais la chambre était sans meubles comme toute la maison. Seule, l'étude, où Léon s'était si vite réfugié, gardait son ancien matériel, de même qu'elle conservait ses clercs.

Isabelle, colère, bougonnait contre cette femme de ménage qui ne viendrait pas. Puis elle se dit qu'elle allait descendre à l'étude, située en bas, sur la rue, au bout d'un long corridor. Là, peut-être, se sentirait-elle plus au chaud.

Dépaysée, elle tourna plusieurs fois sur elle-même. Elle comprenait que Nancy et la maison de ses beaux-parents avaient été pour elle, quoique piètre, un nid, et qu'elle venait de quitter ce nid, et qu'elle avait froid.

Enfin elle se décida. Elle allait plutôt descendre au jardin. Suivie de la petite bonne au tablier disproportionné, elle prit l'escalier. La petite bonne portait gauchement le bébé trop lourd qui lui tirait les cheveux à poignées, de ses deux petites mains gourdes, aux gestes désarticulés.

La tête d'Isabelle engendrait vertigineusement des réflexions et des pensées qu'elle n'achevait pas. Ses yeux s'agrandissaient et roulaient, roux, sous la frange rousse de ses cheveux. Elle voulait tout voir et tout comprendre à la fois.

Le long de cet étroit escalier où sa main dégantée s'empoussiérait à la rampe, tout en surveillant le pas de la bonne, porteuse du précieux petit lion, elle eut le temps de penser à six ou sept réalités désagréables et d'en imaginer autant de charmantes.

Elle s'apprêtait, comme une gamine, à s'élancer dans le jardin pour y retrouver sa fille, quand elle se heurta, juste au bas de l'escalier, aux hommes qui apportaient les malles. En même temps, une voiture de meubles s'arrêtait devant la porte qui donne sur la rue. Trois hommes de grande taille, déménageurs en bonnets de couleur, apparurent le long du corridor et demandèrent des explications ; puis, à leur suite, vint la voisine qui devait remplacer la cuisinière. Vieille, asthmatique et voûtée, elle levait sur Isabelle les yeux mornes, les yeux habitués de celles qui, depuis trop longtemps, servent chez les autres. La petite bonne se mit à parler avec importance, comme si elle eût été au courant de tout. Les hommes du chemin de fer et ceux des meubles continuaient à interroger, l'air pressé. Puis ce fut Zozo, qui, revenue du jardin, se jeta sur Isabelle en pleurant. Elle était tombée en jouant et s'était écorché le genou. Mais comme personne n'était là pour la voir, elle n'avait pas pleuré. Maintenant seulement, contre la jupe de sa mère, son chagrin éclatait avec exagération, comme s'il n'y avait pas eu, réunis dans ce corridor rétréci, tant de gens qui parlaient ensemble, attendant tous des ordres de la pauvre Isabelle.

Isabelle, d'une main molle, repoussait sa fille. Elle ne la voyait même pas. Déjà, deux hommes apportaient, eu suant et soufflant, quelque chose d'énorme, un buffet peut-être. Il y eut des piétinements, des heurts contre les murs, des paroles précipitées, puis une gifle. Zozo la reçut à la fin. Ses cris devinrent aigus. Les tympans douloureux, Isabelle, comme hors d'elle même, ne savait plus ce qu'elle disait.

Léon, dans son bureau tout installé, causait avec son premier clerc des choses de l'étude ; et tous deux s'animaient sur des sujets assommants auxquels une femme ne comprendrait rien.

Léon entend bien les rumeurs du corridor, mais ne s'en préoccupe pas. Il sait qu'Isabelle est là. « Elle se débrouille », pense-t-il. Le rôle de la femme, dans la maison, est de se débrouiller. C'est pour cela surtout qu'un homme se marie.

Cependant Isabelle, ahurie, sent des larmes monter à ses yeux. Mais elle reprend quelque initiative et quelque courage, car la minute est venue d'établir définitivement l'ordonnance de la maison.

Elle remonte les escaliers, suivie des deux servantes qui ne l'aident en rien.

— La chambre à coucher sera là !… déclare-t-elle.

Ensuite, redescendue, elle hésite entre les deux grandes pièces du bas. Il s'agit de choisir la plus belle pour en faire le salon. Le salon ! c'est-à-dire la pièce sans intimité, consacrée seulement aux visiteurs, la pièce où l'on ne vit pas, d'où le quotidien est exclu, la pièce qu'on tient fermée et couverte de housses quand les étrangers n'y sont pas ; le salon, forme de cette espèce d'altruisme absurde auquel se plaît la société.

Les hommes, en déballant le piano, constatèrent une éraflure dans le vernis. Isabelle regardait, navrée, cette blessure au flanc de son vieux camarade d'enfance. Puis on trouva de la vaisselle cassée dans les paniers. Un lit manquait.

La paille et le foin s'accumulèrent de-ci, de-là. Les vieux meubles, venus en petite vitesse de Nancy et de la ville d'Isabelle, se rencontraient dans la maison étrangère, comme les deux passés des époux Chardier. La poussière volait. Isabelle, affairée et lasse, donnait des ordres. Rien n'allait comme elle voulait. Par une sorte de contagion morale, toutes les choses qui pouvaient l'ennuyer dans la vie affluaient en elle. Le sourd tourment des dettes se mêlait, dans son esprit, au mal du pays, à l'agacement du tohu-bohu, au souci de sa responsabilité, à la surprise pénible d'entendre, au bras de sa bonne de quatorze ans, piailler le pacifique petit lion, à qui l'on oubliait de donner son biberon.

Au bout de deux heures, on vit surgir Léon Chardier. Encore tout épanoui d'avoir pris possession de son étude, parmi le bruit et le désordre de l'emménagement, il s'avançait, inutile et souriant. Mais, dès qu'elle le vit, Isabelle, cédant à ses nerfs, pleura.

Il l'a emmenée dans un coin. Il parle presque bas, brusque et déçu.

— Quoi ?… Qu'est-ce que tu as ? Tu n'es pas contente ?… C'est ridicule de pleurer devant tous ces gens ! Tu es heureuse, après tout ! Je te donne une maison, un jardin, une bonne… Tes enfants se portent bien… Qu'est-ce que tu veux de plus ? Qu'est-ce qui te manque ?… Explique, voyons ! Explique !…

Mais Isabelle ne peut pas expliquer. Les femmes ne peuvent jamais rien expliquer, pas même leurs petits énervements. C'est pour cela que, plus ou moins, elles se sentent toutes des incomprises. Ne sachant rien dire d'exact, elles voudraient être devinées.

Isabelle préfère retenir ses pleurs et se fâcher.

— Tu me laisses tout faire ! Tu ne viendrais seulement pas m'aider !

Leur dispute s'ajoute aux embarras de la maison, jusqu'à ce que Léon, tout à fait furieux, haussant les épaules à chaque enjambée, sorte en claquant la porte aussi fort qu'il peut.

Le couchant multicolore apparaissait déjà derrière les branches assombries quand Isabelle put enfin pénétrer dans le jardin.

Elle était seule. Crispée d'énervement, elle avait envie de trouver que tout était laid, et de détester aussi le jardin. Mais quelques lys se dressaient autour d'elle dans la première ombre du soir, pareils aux anges gardiens de l'allée ; et leur odeur était si saisissante que la petite femme en fut brusquement émue. Cet accueil du parfum la calmait tout à coup. Elle put regarder les choses avec des yeux bienveillants.

Maintenant son âme de petite fille remontait à la surface, semblait prendre en elle toute la place. Le cœur battant, elle courut presque à travers les allées.

Comme toutes celles qui furent élevées près de la campagne, elle gardait, de son enfance mêlée aux feuilles, une empreinte ineffaçable. On eût dit qu'un peu de sève verte était restée dans son sang. C'est pourquoi, sitôt le seuil de cette maison franchi, dès les premiers pas dans ce jardin, elle cessait d'être madame Léon Chardier, femme d'avoué, ménagère soucieuse, mère préoccupée ; elle n'était plus que la petite Isabelle de jadis, l'amie des fillettes anglaises nées dans des prairies bleues de fraîcheur, et qui savent l'histoire de toutes les fleurs, de tous les champignons, de tous les insectes.

Le jardin est grand, désordonné, charmant. Comme Isabelle voudrait, à côté d'elle, sa plus chère compagne d'enfance, Linda, la petite Linda si blonde aux yeux si bleus !

Mais, au tournant du sentier, c'est Zozo qu'elle rencontre.

— Viens voir, maman !… dit la gosse, enchantée de reprendre enfin sa mère. Viens voir le mur qu'est tout au fond !

Déjà l'âme du jardin influe sur Zozo, sans doute.

Arrêtée devant le petit mur bas par-dessus lequel on peut se pencher, sur lequel Zozo grimpe déjà. Isabelle, serrant sa fille contre elle comme une petite amie, regarde la jolie route qu'on voit, toute emmitouflée de verdure. Ainsi la maison est en pleine ville, et le bout du jardin donne déjà sur la campagne.

— Quand j'étais petite, songe Isabelle, j'aurais dit avec Linda que, du haut de ce petit mur, on voyait passer les…

Mais Zozo, de sa voix haute, coupe en deux la pensée maternelle.

— N'est-ce pas, maman, que c'est amusant ? gazouille-t-elle, câline. On verra passer les autos !

III Visites, potins

Au bout d'une douzaine de jours, après désordre, tracas et disputes, la maison de Léon Chardier et de sa femme commença de s'ordonner. Bien des arrangements restaient à faire dans toutes les pièces, mais le salon était complètement terminé.

Une petite satisfaction passait par le cœur d'Isabelle chaque fois qu'elle ouvrait la porte de ce lieu parfaitement propre et parfaitement banal, avec ses fauteuils à franges, ses étagères encombrées de bibelots saugrenus, ses rideaux rouges et son grand tapis qu'on avait fait venir du Louvre. Le piano, recouvert d'un dessus en satin, occupait le meilleur coin, et la pendule Louis-Philippe, candélabres assortis, tenait une place capitale sur la cheminée également recouverte d'un dessus en satin. Mais, dans les vases, des bouquets de fleurs cueillis au jardin par Isabelle et disposés par ses mains inconsciemment artistes, étalaient leur grâce légère et toute japonaise.

Or, quand on est nouvelle venue dans une sous-préfecture et qu'on a fini d'aménager son salon, le moment est arrivé de commencer la série des visites. Déjà, toutes les dames de la ville connaissent les « tenants et aboutissants » de M. et madame Chardier. Elles savent à quel prix l'étude a été achetée, les opinions politiques du mari, la caste de la femme. Elles attendent une première visite.

Chacune a « son jour » auquel elle tient comme à sa vie. À ce jour, elle reçoit éternellement les mêmes personnes, mais, malgré tout, c'est chaque fois un brin d'émotion quand la sonnette retentit. Et puis la préparation du thé et des petits gâteaux est un souci hebdomadaire, mais aussi une émulation, un jeu. Alors, quand par hasard une nouvelle volaille entre au gentil poulailler provincial, la petite fièvre de la réception augmente.

Isabelle était donc attendue avec impatience. Le vieil avoué, prédécesseur de Léon, lui avait remis la liste, ce papier redoutable, espèce de casier judiciaire des petites villes. Sur cette liste, se lisent les noms « des personnes qu'on doit voir et des personnes qu'on peut voir. »

La société d'une sous-préfecture, comme un lot de marionnettes, s'équilibre à peu près ainsi (en dehors du monde militaire qui vit tout à fait à part) : les fonctionnaires, les officiers ministériels, les médecins, les rentiers. Il y a un sous-préfet, un président, trois juges, un greffier, un receveur de l'enregistrement, un conservateur des hypothèques, un receveur des finances, celui-ci marqué d'une croix qui indique son importance. Il y a, en outre, quatre notaires et quatre avoués, parfois des avocats, puis quatre à cinq médecins, quatre à cinq rentiers dont certains habitent des domaines situés à une heure ou deux de voiture. Enfin, il y a le curé, auquel on doit faire une visite d'arrivée qu'il doit vous rendre, et qu'on peut inviter ensuite dans les dîners… Et c'est à peu près tout.

La noblesse, s'il y en a une, ne fréquente pas cette bourgeoisie, pas plus que la bourgeoisie ne fréquente le commerce, lequel commerce ne fréquente pas les ouvriers.

Isabelle avait lu la liste avec gravité, bien qu'elle ne comprît pas grand'chose à la plupart de ces titres, mots administratifs qui ne veulent rien dire pour les femmes. Toutes ces visites, elle devait les faire avec son mari ; après quoi, ayant choisi un jour, elle attendrait qu'on les lui rendît.

On voit donc, depuis une semaine, Isabelle en toilette et son mari en redingote, arpenter les rues. Ils vont aujourd'hui chez madame Chanduis, la femme du notaire, ou, comme on dit en province, chez madame Chanduis-notaire.

Cette dame est une dame très importante. Isabelle a mis sa robe grise des grandes occasions, qu'elle relève avec soin sur un jupon de soie. Ses belles bottines à bout verni lui font un peu mal aux pieds, son corset à la mode l'opprime, mais surtout elle subit le supplice de son chapeau à plumes qu'elle n'a pas encore appris à bien équilibrer sur son chignon, et qu'elle essaie de temps à autre de remettre à sa place par des petits coups de tête prudents. Alors elle sent toutes ses épingles à cheveux flageoler, puis fourmiller à travers sa coiffure. Sa voilette à pois se colle sur son nez un peu poudré qui, tout à l'heure, finira par reluire.

Isabelle se sent mal à l'aise dans ces effets neufs qu'elle ne connaît guère, allant chez des gens qu'elle ne connaît pas du tout. Elle soupire en marchant, elle a chaud… Mais tout son être se guinde dans le sentiment de la visite qu'elle va faire, et, plein de cérémonie, oublie de sentir la gêne.

… Parmi les dames assises en rond dans le salon de madame Chanduis, elle en reconnut quelques-unes qu'elle avait déjà visitées à leur jour. Plusieurs d'entre elles, les yeux baissés, brodaient ou faisaient de la tapisserie, tout en causant sans aucune animation. Mais toutes les têtes se relevèrent pour voir entrer le couple Chardier. Et, comme Isabelle rougissait beaucoup, madame Chanduis, après les salutations, lui répéta, dans le silence absolu du salon, les quelques phrases dont on l'avait accueillie déjà dans les autres maisons :

« Vous avez l'air bien jeune… — Votre bébé est-il facile ?… Est-ce vous qui le nourrissez ?… — Connaissez vous déjà nos promenades ?… Avez-vous vu notre route Sainte-Marie ?… Nos Vieux Murs ?… — Notre ville n'a guère de ressources, mais, quelquefois, il passe une bonne troupe… — On hésite tout de même avant d'aller jusqu'à Paris. Trois heures de voyage, c'est encore long… »

Après cela, la conversation devint plus générale. Les dames avaient maintenant fini de détailler la robe, le chapeau, les bottines d'Isabelle. Notre petite Chardier regardait timidement autour d'elle. Elle vit le grêle palmier dans un grand pot, les sièges à franges, le piano pareil au sien, sous son dessus de satin, la pendule et les candélabres sur la cheminée, et, près de l'âtre, ce fauteuil de tapisserie, le même qu'elle avait déjà vu chez les autres dames, le même qu'elle possédait chez elle. Fauteuil de tapisserie venu des grand'mères ou des grand'tantes, patient travail de leurs doigts, bon fauteuil des petites villes, affreux, confortable et touchant fauteuil qui représente tout l'esprit de la province française, esprit de madame Chanduis-notaire, inattaquable esprit, défense de la France contre tout envahissement de la fantaisie, contre tout envahissement de l'étranger…

Une jolie voix sonna plus haut que les autres, celle de madame Lautrement-avoué, petite belle aux gestes coquets.

— Moi, disait-elle en montrant son ouvrage, je trouve qu'il faut toujours la même main pour les ourlets à jour.

Après avoir longtemps parlé domestiques, on parlait couture. Madame Chanduis, grosse maîtresse de maison, bandeaux grisonnants, yeux sympathiques, dit :

— Moi, le soir, je travaille encore à l'huile. Je n'aime pas le pétrole.

Mademoiselle Deresle-rentière, une vieille fille recroquevillée, ratatinée, raconta le seul cauchemar qu'elle eût jamais eu de sa vie :

— Je prenais ma grande nappe d'autel que je brode depuis trois ans, et je trouvais tout mon ouvrage de la veille mangé par les rats !

Là-dessus, un homme à barbe noire et d'argent entra, petit, mince, l'œil fin et foncé, les narines dilatées, la main belle : le docteur Tisserand, chirurgien de l'hôpital. Cette présence masculine anima tout de suite le salon. Même en province, il manque une électricité dans les réunions quand elles ne sont composées que de femmes.

Léon, muet jusque-là, se mit à causer avec le docteur. On entendit des choses nettes, positives, comme en disent les hommes, puis une discussion politique. Quelques bons mots du docteur firent rire les dames. Puis vint M. Benoît, un vieux célibataire, capitaine retraité, qui, tout de suite, se mit à parler science.

Il était à jamais fier d'avoir, de sa main, d'ailleurs sans aucun motif, copié toute une histoire naturelle scolaire, dessins compris. Il avait un cabinet de travail. Il y déchiffrait les rébus de tous les journaux de mode. On riait de lui, car son ignorance et sa bêtise étaient évidentes jusqu'à la cocasserie. Il disait :

— Quand on regarde l'eau à la loupe, on y voit des microscopes.

Le docteur Tisserand l'entreprit, à la joie de la petite assemblée. Isabelle, intérieurement moqueuse, commençait à s'amuser.

Quand on apporta le thé, les deux filles de madame Chanduis se levèrent, comme mues par des ressorts, et commencèrent à servir. Une autre jeune fille, mademoiselle Morsillier-notaire, qui n'avait pas encore dit un mot ni fait un geste, s'était levée aussi, comme au commandement. Les tasses circulaient.

Derrière les vitres, le jardin remuait au vent tiède de juin commençant. Des cris de gosses s'entendaient parmi les branches. Quelques-unes de ces dames avaient amené leurs enfants qui jouaient avec le petit Chanduis.

Isabelle, assise du côté d'une fenêtre, ne put s'empêcher de soulever le rideau de tulle pour regarder dehors, avide de voir un jardin qu'elle ne connaissait pas. Elle aperçut près du massif de roses le groupe des petits garçons et petites filles, occupés à transpercer d'une épingle un scarabée, puis à le regarder se débattre ainsi poignardé. L'âme noire de l'enfance invente tout naturellement ces jeux. Isabelle aurait voulu courir pour délivrer la bête d'or suppliciée, mais elle n'osa pas faire un geste, par crainte d'inconvenance.

Le docteur Tisserand vint causer avec elle. Il la considérait d'un œil circonspect, pénétrant comme un bistouri. Maintenant, d'avoir regardé ce jardin, Isabelle sentait en elle palpiter intensément son âme de petite fille, amoureuse du printemps et des belles histoires, son âme où, sans qu'elle le sût, vivait nativement la « note sensible », qu'elle aimait tant dans la gamme mineure. Mais elle n'essaya pas un instant d'en rien faire sentir dans ses paroles. Sans aucune amertume, elle gardait au plus profond d'elle-même sa petite poésie. Ce sont des choses dont on ne parle pas. On parle de ses enfants, de sa bonne ou du temps qu'il fait, mais pas de cela.

Cependant la conversation de tous venait de s'orienter sur un seul sujet : le marquis et la marquise de Taranne Flossigny.

À l'intention d'Isabelle, les dames racontaient des anecdotes sur ces aristocrates, châtelains du pays, qu'on ne connaissait naturellement que de vue, mais dont on parlait volontiers. Les dames parurent se remplir délicieusement la bouche de ce beau nom double. Et, racontant la fortune et le faste des châtelains, elles y mettaient tant de suffisance qu'on eût dit qu'elles y étaient pour quelque chose.

Isabelle apprit que le marquis, beaucoup plus âgé que sa femme, paraissait cependant plein de charme et de distinction ; que la marquise, belle et très élégante, était d'une grande famille hongroise ; que leur petit garçon s'appelait Anne-Louis-Elémir, et que deux gouvernantes allemandes l'élevaient ; que cette famille seigneuriale ne passait guère au château que la belle saison, mais que la mère du marquis, la vieille douairière de Taranne Flossigny, y vivait toute l'année, invisible et féroce, ne manifestant sa présence que par de perpétuels procès à tous les gens de la contrée. Le docteur Tisserand raconta pour Léon Chardier une des aventures de l'atroce bonne femme, histoire bien connue en ville, mais dont on s'indignait toujours.

Le docteur était d'opinions républicaines. Il commença :

— La mère Taranne Flossigny…

Après avoir pendant plus d'un an laissé les paysans du proche village faire paître leur bétail sur ses prairies bordant la route, les ayant ainsi encouragés et pour ainsi dire apprivoisés, elle avait, en un seul jour, intenté cent vingt procès dans le village, pour « vaine pâture » sur ses terres.

— Quelle bonne cliente !… s'esclaffa Léon.

— C'est mon mari qui plaide pour elle !… dit orgueilleusement madame Lautrement-avoué.

Et Isabelle admira comme elle se rengorgeait, brune, rose et mince dans sa robe bien faite. Elle enviait l'audace qu'avait cette petite femme de jeter ainsi son mot dans la conversation sans devenir toute rouge ni perdre contenance.

L'entrée de M. et madame Godin coupa les racontars sur le château. C'étaient deux personnes mal mises, aux yeux différemment fatigués, aux cheveux du même gris ; le mari petit, gros et triste, la femme grande, sèche, pétillante.

Ils ne restèrent qu'un instant, comme effrayés de voir tant de monde.

— Ce sont des originaux… expliqua la bonne madame Chanduis à Isabelle.

Et tout le monde eut un sourire pour souligner ce qu'il y a, dans ce mot, d'étonné, de moqueur et de péjoratif.

On mit Isabelle au courant. M. et madame Godin, rentiers sans enfants, ne fréquentaient que peu de personnes en ville. Du reste, ils demeuraient loin, sur la route Sainte-Marie. La femme faisait de la peinture et le mari de la musique.

Isabelle tressaillit. De la musique ! Il y avait si longtemps qu'on n'avait prononcé ce mot devant elle ! Elle eut un gros soupir en songeant à la jolie voix qui dormait dans sa gorge ronde ; mais, au bout d'un instant, elle n'y pensa plus.

Le docteur Tisserand était parti. Les aiguilles piquaient les ouvrages. De grands silences tombaient dans la conversation mesquine et molle. Aucune étincelle ne pouvait jaillir de la rencontre de tous ces cerveaux, étroitement enfermés derrière les fronts têtus et défiants de la province.

Dans les innombrables petites villes des départements, de semblables réceptions ont lieu chaque jour, tout le long de la France et de ses colonies : le salon de madame Chanduis-notaire représente une écrasante majorité. Et pourtant, ceux de Paris, artistes ou littérateurs, s'ils viennent à passer, observeront cela curieusement, comme s'il s'agissait d'une humanité particulière. Ils ne se rendront jamais compte qu'ils sont eux artistes, littérateurs, gens de Paris, le tout petit nombre, l'humanité particulière…

Au bras de son mari, Isabelle rentre chez elle. Du chaos d'impressions qu'elle rapporte de cette visite ne ressortent que deux visage : ceux de M. et madame Godin.

« Ceux-là sont heureux, pense-t-elle. Des rentes, pas d'enfants, la liberté… Musique et peinture ! Comme ils doivent bien s'entendre ! J'aimerais les connaître. »

Elle jette un coup d'œil furtif sur Léon, qui, sans parler, la figure satisfaite, rumine sa bonne après-midi ; puis, silencieuse aussi, elle achève son rêve :

« Il y a encore le marquis et la marquise… Oh ! ceux-là, c'est le grand bonheur, comme dans les livres… »

Elle ajoute, résignée et mélancolique, arrêtée devant une des fatalités de l'existence :

« Mais, ceux-là, je ne les connaîtrai jamais… »

IV De la casserole au balai

Depuis un mois, Isabelle commençait à s'habituer. Chaque jour, à la même heure, elle allait avec ses enfants sur la route Sainte-Marie, jusqu'à cet endroit qu'on appelle le Rond-Point ; puis elle rentrait chez elle. La petite bonne poussait la voiture du bébé, Zozo tenait la main de sa mère ou bien jouait au cerceau.

Presque toujours, on rencontrait madame Chanduis-notaire. Elle promenait aussi son enfant, un fils de son âge mûr, un « tard-venu », Paul Chanduis, sept ans. Quant aux filles de la notairesse, elles étaient à l'ouvroir, au catéchisme de persévérance, chez des amies ou bien au cours.

Zozo et le gamin Chanduis trottinaient ensemble devant les mères, gazouillaient, puis, brusquement se disputaient, à la manière d'un ménage. Isabelle était très flattée de ces promenades avec la grosse madame Chanduis. Elle les racontait, au retour, à Léon qui prenait, en l'écoutant, sa figure satisfaite.

Quant au tour des Vieux Murs, on le réservait pour le dimanche. D'un commun et tacite accord, la sous-préfecture avait, de cette route étroite qui tournait autour de la ville entre de belles ruines, fait la promenade dominicale. On s'y montrait, pour ainsi dire, officiellement, en belle toilette, les femmes au bras de leurs maris. Isabelle et Léon échangeaient saluts, sourires ou paroles avec les messieurs et les dames de leur monde. Pour les commerçants, c'était un petit coup de chapeau, une petite inclination de tête, accordés avec une nuance de protection.

Isabelle, au bras de Léon, se sentait alors heureuse et rassurée, avec le sentiment d'être à sa place dans la vie.

Le matin, elle avait assisté, dans l'église paroissiale, à la messe basse, qui semblait à toutes ces dames plus distinguée que la grand'messe. Elle n'était pas dévote, mais accomplissait cette obligation comme elle s'acquittait des autres, sans aucune idée de rien approfondir.

Parfois, en semaine, tandis qu'elle cheminait avec madame Chanduis sur la route Sainte-Marie, elle voyait passer le coupé du docteur Tisserand. Le docteur avait un malade au village. Il en avait un autre sur la route même ; et, comme, pour une si petite course, il n'usait pas de sa voiture, mesdames Chanduis et Chardier le rencontraient à pied. Il venait leur dire bonjour, causait un instant. Il aimait les bons mots mais ne les variait pas beaucoup. Cependant, malgré l'encroûtement provincial, il avait conservé cette belle expression que lui donnaient ses yeux pénétrants et noirs, et ses minces narines toujours palpitantes au-dessus de la barbe sombre, toute mêlée de poils gris.

Il parlait comme les autres, mais ne regardait pas comme les autres. Isabelle se sentait rougir sous ses yeux intimidants. Il avait toujours l'air de faire un monde de réflexions qu'il ne communiquait pas. On eût dit qu'il devinait des choses.

Le docteur passé, la promenade reprend, monotone. Isabelle, parfois, y est seule avec ses enfants et sa petite bonne. Elle aime ainsi marcher parmi l'été, dans l'air caressant, sur la route déserte.

Comme elle sent, pourtant, dès qu'elle est seule, que cette route n'est pas sa route ! Une sourde réprobation vit en elle pour tout ce qui n'est pas son pays, son enfance, son inguérissable enfance. La saison a beau être la même, l'été ne revient pas quand on n'est plus une petite fille.

Un jour, elle a vu passer, dans un flot de poussière, l'auto du marquis et de la marquise de Taranne-Flossigny. Mais à peine a-t-elle pu distinguer un vague profil derrière les vitres. Isabelle n'a jamais été en auto. Aller en auto représente pour elle tout le luxe de l'existence. Mais elle n'envie pas cela. Ce qu'elle voudrait, c'est avoir encore dans sa poitrine le cœur riche des gamines, celui qu'elle sentait battre si fort en elle lorsqu'elle se promenait avec Linda sa compagne, dans les chemins creux du pays.

En rentrant de ces promenades, quand elle avait rêvassé de la sorte, elle éprouvait le besoin d'embrasser ses enfants, se jetait sur le petit lion plus patient que Zozo, le serrait contre elle, le berçait, enfonçait sa jolie bouche fraîche dans la joue du tout petit bonhomme. Ou bien, sans même prendre le temps d'ôter son chapeau, vite elle s'asseyait au piano, prise d'une envie irrésistible de se gonfler de chant. Et sa voix pure et juste montait, avec une facilité d'oiseau, jusqu'à des notes excessives.

Du reste elle avait repris sa méthode, et, chaque jour, tandis que la petite bonne gardait les enfants au jardin, elle remplissait de ses vocalises le salon protocolaire et froid.

Or il arriva que la petite bonne, à force de circuler au galop dans les escaliers, se prit un jour les pieds dans son tablier trop long, et tomba brutalement à travers les marches.

Isabelle, qui chantait au piano, se précipite au bruit. La petite bonne crie en se tenant le pied. La petite bonne s'est démis le gros orteil.

On fait venir Tisserand. Le pouce est remis séance tenante, mais le docteur ordonne huit jours de repos absolu. Et, comme un ennui ne vient jamais seul, la femme de ménage, qui faisait tant bien que mal la cuisine depuis l'arrivée, annonce le lendemain qu'elle ne peut rester plus longtemps, étant réclamée ailleurs.

Le fameux cordon bleu promis par Léon n'est toujours pas libre. Isabelle court chez les fournisseurs. On lui procure avec peine une fille qui fait « les extras » dans les maisons bourgeoises. Mais celle-là connaît encore moins les fourneaux que la précédente.

Vous voyez le nouveau désarroi de la maison. Plus de piano, plus de promenade. Isabelle, le bras chargé tout le jour du lourd petit lion, assourdie par la turbulente Zozo, doit, de plus, faire le ménage et surveiller les casseroles où l'« extra » cuisine les mets les plus imprévus. N'a-t-elle pas, hier, apporté sur la table du déjeuner une omelette tellement bourrée de fines herbes et si plate qu'on la prit^d'abord pour une feuille de chou ?

La Parfaite Ménagère, livre graisseux, est fiévreusement consultée. Isabelle, recouverte du maléfique tablier de sa bonne estropiée, s'attarde à la cuisine, essayant de faire comprendre quelque chose à la nouvelle servante.

Comme le petit lion la gêne, avec ses mains de huit mois agrippées à ses cheveux, avec ses petits coups de reins joyeux et brusques qui la font presque trébucher ! Elle a peur, en se penchant sur le fourneau, de brûler l'enfant ; elle songe que Zozo, toute seule au jardin, doit faire quelque sottise ; que la petite bonne, couchée en haut, appelle peut-être désespérément quelqu'un ; elle songe que le ménage, auquel elle s'est acharnée depuis ce matin, n'est pas fini, qu'il y a partout désordre et poussière, que sept heures vont sonner, que Léon va rentrer et que le dîner n'est pas du tout prêt.

Aujourd'hui, parmi cet affolement, le chat noir, attiré par l'odeur du fricot, rôde en silence dans la cuisine, saute sur la table. Il va sûrement voler quelque chose. Isabelle n'a pas le temps de se retourner, mais elle sent autour d'elle le frôlement de cette bête dont elle a peur. Cette bête, l'âme verte du diable est dans ses yeux obliques. Il y a en elle quelque chose de mystérieux, d'électrique, de presque déshonnête qui déplaît instinctivement à Isabelle. Tout à coup, un fracas, un cri. La boîte au lait est tombée par terre. Le chat s'enfuit.

Juste à ce moment, on entend la voix de Léon qui vient de rentrer. Il a faim, l'iieure du dîner est sonnée et le couvert n'est pas mis.

Depuis que la petite bonne est alitée, l'énervement de Léon augmente chaque jour. Un mari veut que tout soit prêt à l'heure dans la maison, mais ne s'inquiète jamais de savoir comment. Le miracle du ménage lui échappe. Il ne s'aperçoit des tracas quotidiens du logis que lorsque les choses vont mal.

Léon a faim. Un homme qui a faim est un homme en colère. Il crie dans le corridor, tape du pied. Isabelle court. Le lait de la soupe, renversé par le chat, a été remplacé à la hâte par celui qu'on réservait pour le biberon de bébé. Mais ce nouveau lait, oublié dans la fièvre générale, passe par-dessus la casserole. Une odeur de brûlé se répand. Léon, du fond du corridor qu'il arpente, fait entendre des gros mots et donne des coups de poing dans les murs. Alors Zozo, sautillante, revient du jardin, et, de sa voix de tête qui perce tout le tapage :

— Quand est-ce qu'on va dîner, maman ? Quand est-ce ? Quand est-ce ?

Isabelle, tremblante d'émotion, pâle de fatigue, ivre de découragement, commençait à comprendre la haine cachée des domestiques pour leurs maîtres. Elle n'osait affronter en face la colère de Léon, laquelle, montée à ce degré, l'effrayait ; mais, comme une bonne injustement malmenée, elle avait envie de maugréer entre ses dents, tout en se précipitant pour servir : « Sale riche, va !… Sale patron !… »

Au bout du sixième jour, les choses, un soir, parurent se détendre d'elles-mêmes. Un petit loisir s'offrit après dîner à la pauvre Isabelle, toute décoiffée par ses besognes. Les pieds las de traîner les savates du ménage, le bras ankylosé par le poids du petit lion, les reins cassés, la cervelle embrouillée de petits soucis serviles, elle alla s'asseoir au piano. Car l'aventure de ces quelques jours ne l'avait pas empêchée, à travers toutes ses occupations, de ressasser son désir entêté de chant. Interrompue en pleine méthode, elle voulait, de tout son élan, continuer le progrès commencé.

La voici donc assise, reprenant avec délices les vocalises laissées en plan. Par esprit d'économie, pour qu'une seule lampe soit allumée, Léon s'est, avec ses journaux, transporté dans le salon. Comme il est encore trop tôt pour la mettre au lit, Zozo joue avec sa poupée dans un coin. Elle fait la maîtresse d'école. Inlassable et monotone, elle répète tout haut, sans un moment d'interruption dans le rythme : « Un, deux, quatre, six ; un, deux, quatre, six… » et cela se mêle aux vocalises d'Isabelle agacée. Puis c'est Léon qui, tout en se mordillant la moustache, déplie ses journaux avec un bruit de papier plus exaspérant encore que les chiffres de Zozo. Isabelle essaie de ne pas entendre. Elle chante plus fort pour n'écouter qu'elle-même. Cependant Léon, également agacé par Zozo, dit de temps à autre :

— Tu devrais bien aller te coucher, Zozo !

Mais, comme Zozo ne sait pas se déshabiller toute seule, il faudrait nécessairement qu'Isabelle s'interrompît pour l'aller coucher. Elle fait semblant de ne pas entendre cette remarque. Sa voix amplifie les notes, comme pour un cri de protestation. Alors le bruit des papiers froissés augmente. Vraiment, on dirait que Léon le fait exprès et qu'il donne des coups de poing dans son journal…

Isabelle se retourne enfin :

— Mais quel bruit, Léon !…

— Et toi ?… se rebiffe Léon. Tu crois que c'est drôle d'entendre pendant une heure…

Hostile, il imite Isabelle : « Do, mi, sol, do… »

Isabelle s'est levée, toute droite et fâchée. Sans dire un mot, elle saisit Zozo par le poignet et l'emmène, sans se retourner ni dire bonsoir.

Quand elle fut dans son lit, elle sentit qu'elle allait pleurer. On lui avait gâté sa malheureuse petite récréation ; elle l'avait pourtant bien méritée !

Elle essaya, pour se consoler, de s'absorber dans la contemplation de ses petits. Au fond de son lit blanc, à droite du grand lit des parents, Zozo fermait déjà les yeux. À gauche, le petit lion dormait de tout son cœur dans son berceau. Isabelle, la gorge serrée de dépit, les regardait alternativement. Mais son amertume ne s'en amoindrissait pas.

Sa fille tenait si peu d'elle ! Ce soir, elle osait se l'avouer : malgré toute la ferveur maternelle déployée, déjà cette enfant, pour Isabelle, était une étrangère. Seul, l'instinct de la mère, plus puissant que l'incompatibilité, la forçait à aimer passionnément cette petite fille. Quant au bébé, pauvre tout petit, il était encore bien à elle. Mais comme il ressemblait à son père ! Isabelle ne l'avait jamais si bien remarqué. Certes, on voyait déjà, derrière le masque minuscule du poupon endormi, paraître le futur visage d'un avoué de province, tout pareil à Léon Chardier…

L'âme pleine de malveillance, Isabelle détourna les yeux. La veilleuse clignotait dans un coin. Des ombres dansaient. Assise, le dos contre les oreillers, la petite Chardier, froissée et solitaire, s'attardait au rêve puéril d'avoir les enfants sans le mari, comme on a des poupées. Puis elle s'étendit entre les draps, s'agita. Elle ne savait plus ce qu'elle voulait. Elle n'aimait pas la vie… Que son cœur gros lui faisait mal ! Et pourtant c'était une sensation presque agréable de se sentir tellement amère, dans cette pénombre et ce silence…

Mais, à cause de sa longue journée de fatigue, elle s'endormit tout à coup, avant d'avoir eu le temps de s'attendrir assez sur elle-même pour

amener les larmes.

V Rêveries

La mauvaise passe traversée cessa brusquement un jour. La destinée a de ces coups de baguette magique. On dirait parfois que la vie s'égrène comme un chapelet de grains noirs et de grains blancs qui seraient les mauvais jours et les jours heureux. Les grains noirs sont les plus nombreux mais la surprise du grain blanc n'en est que plus délicieuse.

Non seulement la petite bonne, guérie, reprit son service, mais la cuisinière depuis si longtemps attendue put enfin s'engager chez Isabelle.

Il fut convenu qu'elle viendrait trois heures le matin pour faire le déjeuner et deux heures l'après-midi pour préparer le dîner.

Isabelle, libérée tout à coup après ses insupportables tracas, eut la sensation d'une vie soudain facile et bonne. Entre les heures réservées à la couture et au ménage, elle put reprendre ses exercices de chant et ses promenades. Il faisait beau. Les affaires de Léon semblaient devoir prospérer. La petite femme se sentait heureuse.

La première fois qu'elle se retrouva sur la route Sainte-Marie avec madame Chanduis, elle connut le bonheur de raconter longuement ses ennuis à l'excellente notairesse qui lui raconta les siens. Leur conversation fut animée et copieuse. Ces deux femmes n'imaginaient sans doute pas autre chose de l'existence que d'avoir des soucis de ménage et de les raconter ensuite en détail.

Cependant, comme elles cheminaient ce jour-là, tandis que leurs enfants, se tenant par la main, les précédaient en sautant d'un pied sur l'autre et que la petite bonne poussait la voiture du bébé, toutes les têtes se retournèrent à la fois pour voir passer, au trot, un cavalier qui faisait tourbillonner autour de lui la poudre d'or de la route.

— Le marquis !… souffla madame Chanduis.

Mais Isabelle n'avait pas eu le temps de dilater ses yeux roux comme ceux des lièvres, que le marquis soulevait son petit chapeau gris, et, sans ralentir sa bête, saluait. Ostensiblement, c'était Isabelle qu'il saluait. Ce ne fut qu'un éclair. Déjà le bruit régulier des quatre sabots s'éloignait.

Le nuage d'or s'était refermé. Isabelle, la respiration coupée, regarda madame Chanduis.

— Il vous a saluée !… bégayait la grosse femme tout empourprée de stupéfaction.

Et l'on eût dit qu'elle allait en mourir d'apoplexie.

Or, ni l'une ni l'autre n'avaient repris leurs sens que la notairesse, dans son émotion, buta contre une pierre et perdit l'équilibre. Isabelle s'était précipitée pour la retenir. Trop tard. La notairesse était par terre.

Quand Isabelle et la petite bonne parvinrent à la remettre debout, il fallut bien convenir que la pauvre avait quelque chose comme une entorse.

Le pied en suspens, la capote de travers, la jupe salie, elle restait à geindre, les yeux au ciel, soutenue par Isabelle et la bonne. Que d'aventures en quelques secondes !

— Il faut croire que c'est dans l'air !… s'écrie Isabelle. Tout le monde va donc s'estropier, maintenant ?

Mais, tout en aidant de son mieux la grosse femme, elle ne peut s'empêcher, malgré l'événement fâcheux, de penser à autre chose. Elle pense au beau cavalier, si noble sur son cheval si bien mis, qui vient de la saluer au passage. Le marquis de Taranne Flossigny, la saluer, elle, Isabelle Chardier ! Pourquoi ?… Mais pourquoi donc ?

La grosse Chanduis, assise enfin sur une borne kilométrique, ne cesse de se lamenter, ayant tout oublié, sauf son pied. Isabelle propose d'envoyer la petite bonne chercher une voiture en ville. Un flot de paroles agite ces dames. Côte à côte, le petit Paul Chanduis et Zozo, les yeux ronds, regardent, immobilisés.

Au bout d'une demi-heure de détresse et d'hésitation, le coupé du docteur Tisserand paraît.

— Nous sommes sauvées !… crie Isabelle.

Mille signaux arrêtent la voiture du docteur. Les enfants excités tourbillonnent autour du cheval, se poussent, veulent grimper sur le siège, oublient leurs parents, puis recommencent à jouer, heureux de n'être plus surveillés.

On a mis le docteur au courant.

— Je vais examiner tout de suite !… dit-il, avec un visage froid de chirurgien. Si ce n'est qu'une entorse, il n'y a pas grand mal. En tout cas, ma voiture est là, chère madame, pour vous ramener chez vous…

Et comme il porte la main sur la bottine de la notairesse, celle-ci, tout à coup, oublie ses plaintes, et, suppliante, embarrassée, rougissant d'avance de ce qu'on va voir une fois le bas ôté :

— Oh ! docteur, s'excuse-t-elle, ne faites pas attention, je vous en prie, à… au… Et, dans un cri d'angoisse :

— Enfin vous savez bien, n'est-ce pas, ce que c'est qu'un pied de mère de famille !

Rentrée chez elle, Isabelle se précipita sur sa corbeille à ouvrage où chaussettes et bas s'accumulaient, attendant le ravaudage en retard. Elle sentait qu'elle ne pourrait ni jouer au jardin avec Zozo ni chanter au piano. Il lui fallait la liberté de sa pensée.

« Le marquis m'a saluée. Pourquoi ?… Il a dû se tromper. Comme il semblait beau, sur son cheval, et qu'il était distingué ! J'ai vu ses cheveux gris briller un instant au soleil. Sa grande moustache m'a paru noire encore. Il était si mince, si grand, si nerveux, avec ses jambières jaunes qui serraient de près le joli cheval ! Comme on voit bien qu'il est marquis !… C'est qu'il n'a pas du tout salué madame Chanduis ! C'est moi qu'il a saluée… Moi… »

Elle sourit toute seule de plaisir et d'orgueil, puis son sourire s'achève en rire, parce qu'elle songe au pied de madame Chanduis.

— Je vais raconter cela à Léon. Ce qu'il va s'amuser !

Inclinée sur la chaussette qu'elle raccommode, elle se sent moqueuse, pimpante, profondément heureuse. Qu'y a-t-il donc aujourd'hui de si joyeux dans l'atmosphère ? On dirait que, dans la vie d'Isabelle, vient de passer un peu de merveilleux.

La lumière qui tombe de cette fenêtre étroite de la salle à manger effleure son profil penché, entoure d'une auréole ses cheveux ardents, cassants, met un éclat sur sa nuque, intacte comme du marbre blanc. Quand elle relève la tête, elle voit, par la vitre, un morceau de son jardin, tout alourdi de verdures, piqué de fleurs vives, puis, en perspective, deux arbres rapprochés et fluets qui dépassent le petit mur du fond. L'un de ces arbres, sensiblement plus haut que l'autre, a l'air de se pencher vers son camarade. L'imagination d'Isabelle prend ces deux arbres pour motif et se met à broder.

… La femme, à travers ses occupations ménagères, a toujours le temps de rêver, tandis que le mari, accoutumé depuis le collège à des pensées précises, s'absorbe dans des travaux ou des affaires qui n'ont rien à voir avec le songe. Aussi rapporte-t-il au foyer un esprit toujours net, plus pur, pour ainsi dire, que celui de sa compagne, laquelle, au cours de la journée, a pu, tout en travaillant, se saturer l'âme de chimères. En vérité, le loisir d'esprit des femmes est le plus grand danger que courent les maris.

Isabelle rêve. Elle voudrait que sa vie conjugale fût pareille au mariage de ces deux arbres dont l'un domine l'autre si câlinement. Elle voudrait être le petit arbre protégé. Son mari lui serait tellement supérieur qu'elle aimerait à se sentir plier. N'aimerait-elle pas aussi qu'il fût plus vieux qu'elle et l'appelât : « Mon enfant » ? Toujours elle le sentirait s'occuper d'elle, même quand il ne lui parlerait pas. Oui, il serait pour elle comme un père. Ce ne serait pas ce jeune mari qui, dans la journée, n'est pris que par ses affaires, ne s'occupe pas du tout de vous, puis, tous les soirs, à la même heure, devient amant quand on se couche. Cela ne convient guère au tempérament d'Isabelle. Ce qu'elle a, c'est le besoin latent d'une supériorité morale et intellectuelle à ses côtés. Elle voudrait tant admirer un homme qui serait le sien, un homme distingué, fier, affiné ; elle voudrait tant s'extasier, se soumettre à lui, se sentir petite…

La porte s'ouvre. Isabelle sursaute et devient toute rouge en voyant paraître Léon. Pourtant elle était là, si sage, penchée en silence sur la chaussette qu'elle raccommode…

Elle ne lui demande même pas comment il se fait qu'il soit libre de si bonne heure.

— Tu ne sais pas ?… s'écrie-t-elle un peu trop fort, madame Chanduis, tantôt… Et voici l'histoire de l'entorse narrée tout au long. Mais Isabelle ne parle pas du marquis.

Léon, tout en riant du récit, a tiré de ses poches une petite boite de bonbons.

— C'est mon premier clerc qui me les a donnés pour Zozo, dit-il.

Isabelle ouvre la boîte.

— Mais, s'exclame-t-elle, je sais comment ça s'appelle, ces bonbons-là ! Ce sont des « tortillons anglais » !

Surexcitée, enfantine, elle raconte : Quand elle était toute petite, sa mère, un jour, lui a fait voir une boîte de ces tortillons anglais et lui a dit, d'un air colère : « Tu les vois, n'est-ce pas ?… Eh bien ! Ça te passera sous le nez ! Tu n'en auras pas ! » Isabelle n'a jamais su pour quelle faute sa mère la punissait si sévèrement, ce jour-là. Ce souvenir est un de ceux qui l'amusent le plus. Elle s'est levée de sa chaise, rit, s'exalte. Léon, assis à quelques pas, a pris doucement son journal. Isabelle, lancée dans ses souvenirs d'enfance, continue :

— Linda, tu sais, Linda, ma petite amie anglaise ? Elle voulait chanter en français. Maman raccompagnait au piano. Il fallait dire : « Qui, du coin de son fin sourire… » Alors, Linda n'en sortait pas. Elle chantait : « Qui que couenne de sonne fienne sourière… »

Isabelle, pâmée de fou rire, peut à peine poursuivre. Enfin, les larmes aux yeux, les mains aux côtes, elle reprend :

— Elle chantait aussi : « Il murmure dans un soupir… », et ça devenait dans sa bouche : « Il miourmioure dans une soupière… »

Elle s'est laissé retomber sur sa chaise, sanglotante de rire, tellement amollie qu'elle ne pourrait plus tenir debout. Alors Léon, du fond du journal où il s'est enfoui, dit avec calme :

— Je connais ces histoires, Isabelle. Tu me les as déjà racontées au moins trois fois.

Mais Isabelle ne peut plus s'arrêter. Qu'a-t-elle donc, aujourd'hui, pour être si gaie ? Chancelante, s'appuyant aux murs, elle aime mieux s'en aller dans le jardin pour rire son saoul toute seule. Et Zozo, qui la rencontre en cet état d'hilarité solitaire, se pend, vaguement inquiète, à la jupe de sa mère, et, la regardant de bas en haut, avec des yeux effrayés :

— Maman, tu ris ?… répète-t-elle. Maman ?… Tu ris ?…

Quand elle revint à la salle à manger, ses cils étaient mouillés mais elle avait repris son sérieux. Détendue par cette crise de rire, elle s'assit à sa place, reprit sa chaussette abandonnée. Maintenant, elle allait laisser l'amertume la gagner. Elle se sentait tellement seule avec ses souvenirs d'enfance, ces chers souvenirs qui n'amusaient pas son mari, auxquels sa fille ne pouvait rien comprendre. Un soupir déjà soulevait sa poitrine, ses yeux se tournaient, furtifs et rancuneux, du côté de Léon.

Mais celui-ci, laissant tomber son journal, dit sur un ton glacial et résigné :

— Peut-on te parler, maintenant ?

— Oui… répondit-elle en pinçant les lèvres.

— Eh bien, voilà… dit Léon avec lenteur, savourant d'avance l'effet qu'il allait produire. Les Taranne Flossigny me confient leurs affaires. La douairière est mécontente de Lautrement. C'est moi qui serai désormais l'avoué de la famille.

Isabelle a fait un bond sur sa chaise. La chaussette, l'aiguille, le peloton de laine, tout est tombé sur le plancher.

— C'est pour cela que le marquis m'a saluée aujourd'hui !

— Comment ?… dit Léon.

— J'avais oublié de te le dire, fait Isabelle. Tantôt, à la promenade, il passait à cheval, il m'a tiré son chapeau…

Et, là-dessus, la voilà qui bat des mains comme une écolière :

— Les affaires du marquis ! Nous avons les affaires du marquis !…

— De la douairière… rectifie Léon souriant.

L'enthousiasme de sa petite femme lui paraît bien naturel. Joyeux, il la met au courant de tout : l'entrevue avec la vieille marquise, les paroles échangées, le genre de procès dont il s'occupera, la colère qu'aura Lautrement…

Jamais il n'a vu une Isabelle si attentive aux ennuyeuses histoires de l'étude. Comme elle l'écoute avidement, et que ses yeux roux sont grands dans sa jolie petite figure !

Et soudain, d'un geste inattendu, la petite Chardier se précipite sur son mari, lui prend la tête, et, d'une bouche sonore et mouillée, l'embrasse brusquement

sur les deux joues.

VI Jours gris

Les jours qui suivirent, Isabelle, au retour de sa promenade quotidienne, alla chaque après-midi prendre des nouvelles de madame Chanduis. La grosse femme du notaire, dans un angle de sa chambre au meuble d'acajou, débordait d'une chaise longue étriquée, et recevait ses intimes, fort peinés, disait le capitaine en retraite Benoît, « de cette luxure de la cheville du pied ».

Isabelle, tout à l'espoir de revoir sur la route Sainte-Marie son marquis à cheval, rentrait chez elle chaque soir le cœur plein d'une déception d'enfant, parce qu'elle ne l'avait pas rencontré.

Le petit rêve confus et caché perdait ainsi chaque jour de son élan. Qu'avait-elle donc imaginé ? Rien. Mais il lui semblait naturel et, pour ainsi dire, légitime de croiser à chaque promenade le fin cavalier, et de recevoir son beau salut pressé. Certes, elle ne désirait pas autre chose.

Enfin elle apprit chez madame Chanduis que les Taranne Flossigny venaient de partir pour un voyage en Hongrie, et cette nouvelle acheva d'éteindre en elle l'illumination commencée.

L'enchantement n'avait pas duré plus d'un jour. Isabelle comprit que la destinée, décidément, lui refusait tout ce qui ressemble à du charme, et qu'elle devait se contenter du bonheur d'être épouse et mère dans une petite sous-préfecture de l'Île-de-France.

Au retour de ses monotones promenades, elle s'asseyait toute seule à son piano, et, dans le salon vide, protocolaire, tout blanc de housses, elle chantait éperdûment.

À ces moments, malgré sa modeste timidité, un instinct l'avertissait que sa voix était un don de beauté que lui avait fait la nature.

… Petite Isabelle, quand vous commencez quelque romance et que vos notes s'élèvent, aisées et pures, si hautes que toute la maison en est remplie, lorsqu'une grande exaltation vous soulève, comme vous aimeriez dédier à quelqu'un ce chant dans lequel vous mettez toute votre âme, ce chant, le meilleur de vous-même, ce chant qui s'exhale pour le vide, qui ne reçoit sa réponse dans aucun regard humain… Quand vous vous êtes tue et que vos lèvres vibrent encore, quand vous êtes dans cet état merveilleux où nous met la musique, pourquoi donc avez-vous cette poitrine gonflée de chagrin, ces yeux pleins de larmes ? Petite Isabelle, vous ne pouvez pas connaître, n'ayant pas vécu, l'âpre et parfaite volupté de la solitude, la joie qu'on a de se sentir merveilleux pour soi-même. Il vous semble que quelque chose vous manque, qu'une obscure injustice vous est faite, que vous perdez votre jeunesse, que vous passez à côté de la vie… Mais ce ne sont que des moments, petite Isabelle, L'émotion passée, comme vous redeviendrez vite la bonne ménagère que vous êtes, comme vous sourirez gentiment, entre deux besognes ennuyeuses, à vos enfants joufflus, à votre homme insignifiant que, tout de même, vous aimez bien…

Un peu de distraction, les premiers temps, marqua seule chez Isabelle la tristesse du rêve qui s'éteignait à peine suscité.

C'était surtout à table que cette distraction apparaissait. Isabelle ne surveillait plus Zozo qui, naturellement, en profitait pour se livrer à ces plaisirs qu'on défend d'ordinaire aux enfants et qui consistent, par exemple, à verser l'eau rougie du verre dans l'œuf à la coque, ou bien à donner à manger à la poupée, en répandant toute la sauce sur le tablier propre qu'on vient de vous mettre. Parfois, à travers sa manche, sentant son bras subitement mouillé, Isabelle sortait enfin de ses songes et découvrait quelque mie de pain trempée ou quelque bout de viande collé à sa robe, œuvre de mademoiselle Zozo ou même du petit lion emprisonné dans son fauteuil de bébé.

Quelquefois, il y avait des drames. Zozo, privée de dessert dans la journée, sanglotait au moment des confitures. Sa mère l'avait ainsi privée de dessert pour un mensonge ou pour quelque autre chose qui ne regardait pas du tout la gourmandise. C'est là une méthode des parents. Ils veulent sans doute montrer de bonne heure aux enfants l'illogisme de la vie qui ne vous punit presque jamais par où l'on a péché.

Quand Léon ne restait pas silencieux, le nez dans son assiette, absorbé par ses affaires auxquelles il continuait à penser, il racontait à Isabelle quelque petite chose survenue à l'étude et capable de l'intéresser. Les jours de marché surtout, il avait toujours une anecdote à rapporter.

Un paysan, après lui avoir demandé pour trente francs de conseils au moins, lui dit un matin :

— Tenez ! Vous êtes un brave homme, vous ! Puisque vous m'avez fait la joyeuseté de me conseiller, voilà vingt sous pour vous !

Parfois, c'était les histoires de la douairière qu'il racontait. Isabelle, alors, dressait l'oreille, avec une rougeur légère qui passait inaperçue.

Il s'agissait de procès de chasse, de vaine pâture, de mitoyenneté, de servitudes. Un cours d'eau passait, comme on dit en termes judiciaires, entre « l'héritage » de la marquise et l'héritage de son voisin. Cela suscitait des contestations infinies. La douairière, d'ailleurs, eût inventé des procès, même sûre de les perdre. Le procès était sa respiration, comme pour d'autres la poésie ou la musique.

Parfois aussi, les deux époux Chardier riaient ensemble de quelque boutade de Zozo, imprévue comme le sont celles des enfants qui, tous, quelque banale personnalité qu'ils doivent avoir plus tard, ont, à l'âge tendre, leurs éclairs d'esprit ou d'originalité.

Zozo, regardant un plat d'andouilles, après avoir longuement réfléchi, demandait :

— Mais, maman ?… Les andouilles, quand c'est vivant, comment qu'ça marche ?

Ou bien, quand le petit lion l'avait effleurée de son bras rose armé de quelque cuiller : — Maman !… pleurnichait Zozo, le petit lion vient encore de me crever un œil !

​Ou bien :

— Le petit lion a trempé son doigt dans mon œil !

À d'autres moments, c'était une dispute qui s'élevait entre Léon et sa femme. Isabelle quittait la table avant la fin du repas et s'en allait bouder dans sa chambre.

Les petits faits de leur vie terne avaient ainsi toujours lieu pendant les repas, qui étaient à peu près la seule occasion de réunion ; car depuis l'automne, Léon allait à la chasse le dimanche, avec des amis.

Léon, auparavant, n'a jamais chassé, n'ayant aucune espèce de goût pour ce plaisir ; mais, dès l'arrivée, il a pris une action en forêt, parce qu'on lui a dit qu'il ne serait pas sans cela bien considéré dans la ville.

La fin de l'été, doucement, était venue. L'on avait versé dans l'automne qui raccourcit les jours. Puis le temps s'était gâté. Ce fut novembre, puis décembre où la brièveté de la lumière amène dans les âmes un découragement latent.

Les promenades qu'Isabelle continuait avec persévérance devinrent boueuses et désolées. Pourtant elle n'avait pas encore perdu l'habitude de soupirer chaque fois qu'elle passait par l'endroit où le marquis l'avait saluée. Malgré tout, cet endroit éveillait encore en elle quelque chose. Cet endroit lui était ami.

Au cours de ces mornes six mois, il y eut cependant un grand événement. Le petit lion, ayant atteint l'âge d'un an, se mit un jour à marcher tout seul. Les mères, en cette occasion, sont à la fois heureuses et mélancoliques. Les premiers pas, première étape de la vie. Le petit semble s'arracher définitivement du giron maternel. Il n'a plus besoin qu'on le porte. Il ne sera plus nécessairement collé sur le corps chaud qui l'a mis au monde. Il prend possession de l'espace. Il s'éloigne. Il cesse d'être infirme. Il devient presque une personne. Un peu plus tard, ce sera la première culotte, qui semblera déterminer son sexe. Plus tard encore ce sera la naissance des moustaches, qui, du garçonnet, feront un homme.

Un âge, déjà, venait de finir pour le petit lion. Il était encore le bébé, mais il n'était plus le poupon.

D'ailleurs, en ce nouvel état, il devenait terrible. Son entourage vécut dans les transes. On craint qu'il ne se cogne la tête aux angles des tables, qu'il ne renverse la lampe sur lui, qu'il ne grimpe à la fenêtre.

Zozo, ravie d'avoir un petit frère qui n'est plus un objet portatif, commence tout de suite par se disputer avec lui, le taquiner, et, au besoin, le gifler. Pourtant le petit préfère à toute compagnie celle de sa mauvaise sœur. C'est qu'il y a une inconsciente complicité entre les marmots. Vis-à-vis les ennuyeuses grandes personnes, ils se sentent aisément « du même bateau ».

Un deuxième grand événement fut celui qu'on appelle, chez les avoués des petites villes, « le dîner des notaires. »

— Le dîner des tonnerres… disait Zozo.

Tous les ans, la chambre des notaires donne un banquet qui a lieu dans la sous-préfecture, siège du tribunal civil. Cette Chambre des Notaires comprend tous les notaires de l'arrondissement, aussi bien de la sous-préfecture que des divers chefs-lieux de canton. À ce banquet, les avoués sont invités. En échange ils invitent à leur tour, chacun respectivement, ceux des notaires qui sont leurs « correspondants ». Or, l'étude de Léon a quatre correspondants, et ce sont ces quatre notaires : MM. Ledodu, Contessier, Patru et Petitjean, qu'Isabelle doit traiter chez elle en un dîner aussi soigné que possible, car ces correspondants sont de très importantes personnes qui peuvent rapporter à l'étude beaucoup d'argent.

C'est la première grande affaire d'Isabelle. Elle en est affolée dix jours à l'avance. Elle a commandé chez le pâtissier Belamour, bon faiseur de la ville, certains plats raffinés, et aussi les entremets et les petits fours. Elle a fait venir « le serveur », larbin de louage, personnage sans concurrent, qui reparaît, plein de morgue, dans tous les grands dîners de la ville. Elle a emprunté à la bonne madame Chanduis quelque argenterie et quelque verrerie de luxe qui lui manquaient.

Le menu, discuté tout un soir, comprend plus de huit plats, quatre sortes de vins et du champagne. Depuis huit jours, on en répète tant de fois la teneur dans la maison que Zozo elle-même peut le réciter par cœur au petit lion.

Pourtant Zozo n'assistera pas au dîner des notaires. Mais comme on lui a promis de la langouste, du pain de lièvre et de la glace, elle s'est consolée facilement.

Cependant, le grand jour étant venu, Isabelle, qui n'a pas dormi de la nuit, voit avec effroi l'heure du dîner approcher et les quatre messieurs notaires apparaître au salon, alors que la langouste commandée chez Belamour n'arrive pas. Angoisses cachées !

La petite femme, un peu serrée dans sa belle robe d'hiver, sourit de son mieux à ses hôtes qui, tout de suite, se sont mis à parler politique avec Léon. Trois d'entre eux ont l'air de messieurs comme les autres, mais on prendrait M. Ledodu pour un paysan. Il ne lui manque qu'une blouse bleue sur sa redingote. Chacun sait qu'à table il coupe son pain au couteau, noue sa serviette à son cou. Cependant il ne garde plus son chapeau sur sa tête depuis la leçon que lui fit madame Levoisin-rentière.

Cette personne, qui est quelque chose comme une ancienne servante de ferme épousée sur le tard, mais qui passe à peu près pour une dame dans le pays, s'est souvenue un jour de ses origines, car ce sont choses qu'on ne saurait jamais oublier. Soudain grossière, mal embouchée, elle a dit au malheureux notaire attablé d'aventure chez elle :

— Ben vrai ! On peut le dire qu'il n'y a que les cochons qui gardent leurs chapeaux sur leurs têtes, à table !

Et cette étonnante remarque a guéri du coup le notaire campagnard de ses mauvaises habitudes.

La langouste en retard arriva enfin. Mais le pâtissier n'avait pas cru devoir la dresser. Isabelle, en belle toilette, dut descendre furtivement à la cuisine, retrousser ses manches fragiles, et, tout enveloppée d'un tablier bleu, les mains tremblantes, les yeux hors de la tête, disposer, avec laitues, œufs durs et mayonnaise, la bête piquante et rouge dont s'effarait sa cuisinière.

Nonobstant toutes ces inquiétudes, le dîner fut réussi, les notaires satisfaits. Ils sont pourtant difficiles comme l'est toute la province française, habituée à très bien manger et à très bien boire, — ce qui d'ailleurs entre pour une bonne part dans le génie de notre race. La France est le seul pays du monde qui sache vraiment, jusqu'au fond de ses petites villes les plus oubliées, ce que le mot « bonne chère » veut dire. Et ce n'est pas une de ses moindres richesses.

Ces grands événements passés, la vie reprit, insipide et longue, éclairée seulement par le rire des petits. Les réceptions et soirées ne commençaient que vers la Noël, et les visites n'amusaient plus Isabelle. Elle connaissait maintenant tout le monde. Elle faisait partie de la volière. Les petits potins des salons n'avaient plus pour elle aucun goût de nouveauté. Comme elle s'ennuyait !

Dehors, décembre était humide et noir. Les Taranne Flossigny semblaient ne jamais devoir revenir de leur voyage… Alors, en passant sur la route Sainte-Marie, à l'endroit du beau salut, Isabelle, avec une tristesse plus grande que toutes les autres, s'aperçut un jour qu'elle n'avait même plus

d'émotion.

VII À côté du bonheur

Ce matin-là, tandis qu'Isabelle, en robe de chambre, les mains dans les vieux gants de suède, époussetait la salle à manger, mademoiselle Zozo, assise devant la table ronde, faisait semblant d'écrire. De grands zigzags couvraient peu à peu la feuille de papier qu'on lui avait donnée ; et, naturellement, elle tirait la langue, tantôt à droite, tantôt à gauche.

— J'écris une lettre !… déclare-t-elle enfin.

— À qui donc ?… demande Isabelle qui, tout en époussetant, rêvasse on ne sait à quoi.

— C'est à le petit Jésus, dit Zozo, peut ce que c'est après-demain Noël.

Et voici qu'Isabelle est soudain tout émue par cette petite phrase. Zozo commencerait-elle à réaliser la poésie de l'enfance ? Écrire au petit Jésus, que c'est gentil ! Toute la joie de Noël entre en tourbillon dans le cœur de la jeune mère. Arrêtée au milieu de la pièce, elle laisse pendre, le long de son humble robe du matin, deux mains affublées de ces gants sales. Elle voit, devant ses yeux, scintiller, comme des étoiles, le givre de l'hiver et le sucre des friandises, blancheurs qui furent toujours le décor des charmants et puérils christmas. Mille petites bougies tremblotent sur des sapins enguirlandés de clinquants. Le pudding fume. L'âne et le bœuf sont autour de la crèche. Les trois rois mages apparaissent, balancent l'encensoir à travers un paysage de frimas, — qui d'ailleurs ne fut pas du tout celui de la Nativité, puisque le petit bon Dieu, lorsqu'il naquit, le fit dans la tiédeur éternelle d'une ville orientale.

Mais Isabelle n'a jamais songé à cela, pas plus que ceux de sa race, lesquels, d'une religion juive sortie du sable chaud de la Palestine, sont arrivés à faire naître cette naïve, barbare et magnifique féerie d'Occident, qui va de la cathédrale au petit sabot en sucre.

La voix de la bambine interrompt le songe doré.

— Maman, dit Zozo, veux-tu m'écrire la lettre ?

— Oh oui !… s'écrie Isabelle qui, tout de suite, s'assied à la table. Qu'est-ce qu'il faut dire au petit Jésus ?…

— Voilà !… fait Zozo.

Et, tout d'une traite : « Le petit Jésus, au ciel. — Mon petit Jésus, je voudrais bien, dans mon soulier, une poupée habillée en bleu qu'on trouve au Bazar de la Ménagère, prix : 2 fr. 50, et ensuite un ménage, prix : 1 fr. 25, et ensuite des bonbons de chez Belamour, pour dix sous. Et c'est tout. »

Isabelle, le crayon en l'air, regarde sa fille avec stupeur. Tant de scepticisme chez une gosse qui n'a pas cinq ans !… Mais non ! Zozo croit à l'enfant Jésus. Son petit visage n'est pas hypocrite. Seulement, voilà : elle a le sens pratique, le sens des précisions.

— C'est écrit, maman ?… demanda-t-elle.

— Oui… dit tristement Isabelle.

Et, devant ses yeux tout à l'heure visionnaires, s'éteignent un à un les clinquants, les petites bougies et les frimas.

Quand on fut sur la route Sainte-Marie, Isabelle, lasse de madame Chanduis, déclara qu'elle voulait aujourd'hui pousser plus loin, dépasser le Rond-Point. Elle commençait à soupçonner que la compagnie de la notairesse, bien que la flattant à l'extrême, n'était peut-être pas très amusante. Mais cette sensation n'allait pas jusqu'à son cerveau.

Simplement, une inquiétude la menait. Elle était restée, depuis ce matin, troublée, mélancolique. Ce souffle de Noël qu'avait glacé la moderne Zozo l'agitait pourtant encore. Il fallait qu'elle allât devant elle, qu'elle marchât sans regarder ses enfants, sans tenir compte de la petite bonne qui s'essoufflait derrière la voiture du bébé…

À grands pas on arrive, au bout d'une heure, devant une grille de jardin. Une maison vieillotte se dresse entre deux paquets d'arbres. Le son affaibli d'un piano trouble le grand silence campagnard où le ciel jaune prépare de la neige. La nuit va tomber bientôt.

Isabelle, arrêtée net, tend l'oreille.

— C'est la maison de M. et madame Godin, dit la petite bonne.

— Ah ? fait Isabelle qui, d'un signe, impose silence à tout le monde.

Appuyée à la grille, elle écoute, elle écoute de toute son âme. Ce doit être M. Godin qui joue. Sans doute madame Godin, installée près de lui, achève quelque tableau du bout de ses calmes pinceaux. Les deux vieux originaux, qu'ils sont heureux ! Musique, peinture !… Que joue-t-il donc, M. Godin, que joue-t-il qui se répand si tristement à travers le silence ?

Isabelle sent son cœur se déchirer dans sa poitrine. Haletante, la bouche ouverte, dans un abandon total de son être, elle semble boire cette musique qui lui fait mal. Elle se sent en état d'obéissance. Elle est esclave. Elle ne peut plus s'ôter de ce charme qui l'a prise au passage.

Ce n'est pourtant pas pour elle qu'on joue. On ne sait pas qu'elle est là, collée à cette grille comme une voleuse, dérobant ces notes qui tombent, miettes du bonheur des autres. Comme elle voudrait entrer dans la maison, connaître le mari et la femme qui vivent ainsi, isolés, absorbés dans leur art double, heureux…

Isabelle va pleurer. Cet air atténué qui vient à elle est trop insistant, trop doux, trop mineur. Il faut qu'elle s'en aille, qu'elle retourne chez elle, vers sa vie quotidienne sans plaisirs et sans émotions.

Elle retient mal le sanglot exalté qu'un peu de musique inattendue lui tire de la gorge.

— Rentrons !… dit-elle sèchement.

La neige les prit en pleine route déserte. Cela commença par trois ou quatre flocons égarés, puis ce fut immédiatement un tourbillon fou. Zozo effrayée s'agrippait à la main d'Isabelle, en pleurant. La tête en avant, serrée contre la petite bonne qu'elle aidait à pousser la voiture, Isabelle essayait d'avancer plus vite. Et cela composait, parmi le tournoiement de neige, dans la nuit tombante, un petit groupe noir en détresse.

Les contours des choses avaient disparu. Les flocons, dans l'ombre, semblaient devenir foncés. Le silence s'assourdissait encore à chaque pas.

Et, tout à coup, le ronflement d'une auto s'entendit par derrière, venu du bout de l'horizon. Puis cela se rapprocha. La voiture, comme lancée dans l'espace, arrivait. Isabelle tourna vivement des yeux sans espoir vers l'apparition vertigineuse. Elle s'apprêtait à refermer ses paupières fouettées de flocons, quand une chose extraordinaire arriva. Sur la route crépusculaire agitée de neige, l'auto s'était arrêtée. Il y eut un bruit de glace baissée. Une voix de femme appela :

— Madame ?…

Isabelle, la bonne, Zozo, pétrifiées sur place, regardèrent.

— Madame ? reprit la jolie voix, venez, madame. Vous êtes la femme de notre avoué, je crois ?

L'accent est celui d'une étrangère. C'est la marquise de Taranne Flossigny.

— Vous ne pouvez pas être sur la route par un pareil temps, continue la voix hongroise. Venez donc ! Je vais vous reconduire chez vous !

On avait hissé la voiture du bébé sur la galerie, in stalle la petite bonne à côté du chauffeur. Isabelle, assise contre la marquise, portait le petit lion endormi sur ses genoux. En face, Zozo, toute raidie de surprise, se tenait immobile sur un des strapontins. Et, comme le chauffeur avait profité de l'arrêt pour allumer ses phares, la marquise venait de tourner le bouton électrique qui éclaire l'intérieur de l'auto. On filait presque sans bruit dans la nuit.

La langue d'Isabelle était paralysée dans sa bouche. Elle ne pouvait même pas remercier madame de Taranne Flossigny. Enfoncée dans les coussins exacts, confortables, elle dilatait ses grands yeux roux, elle regardait le gros bouquet de violettes de Parme qui garnissait le cuir sombre de la vaste et tiède voiture semblable à un salon. Elle examinait des détails précis et luxueux. Elle respirait le parfum venu des longues fourrures de la marquise, sans toutefois oser regarder cette voisine trop belle. Et puis aussi, elle avait peur, à cause de la vitesse insoupçonnée qui l'emportait dans la nuit comme à l'abîme. Et tout son corps se crispait nerveusement, délicieusement.

Ce fut la marquise qui, la première, parla.

Elle ne posa pas à Isabelle les monotones questions auxquelles la petite femme s'était habituée dans les salons de la sous-préfecture. Elle dit d'abord :

— J'aime beaucoup la neige. On a toujours envie de se rouler dedans, n'est-ce pas ?

Et sa voix chantante prononçait si drôlement, si joliment les mots. Elle disait : « Se roulerr dedans. »

Elle ajouta, sans qu'Isabelle devinât pourquoi :

— Mais enfin, que fairre ?

— Oui… murmura Isabelle toute décontenancée.

Elle osa tourner un peu la tête, vit le profil pâle et lisse de la dame, couvert d'ombre par l'immense et plumeux chapeau noir qui la coiffait. Des vêtements sombres, des zibelines enveloppaient sa précieuse personne. Elle était en demi-deuil.

— Nous sommes venus pour la Noël, reprit-elle au bout d'un instant. Je donne un arbre tous les ans aux petits du pays.

Elle expliqua cette fête. Arrivés le matin même, ils avaient commencé les apprêts au château. Elle allait maintenant en ville pour des achats.

Son accent donnait de la saveur à ses moindres paroles. Comme une virgule, la petite phrase incompréhensible revenait sans cesse : « Mais enfin, que fairre ?… »

Isabelle sentait que son stupide silence devenait une impolitesse. Elle fît un grand effort, et, comme on ne pouvait la voir rougir, elle dit enfin à tout hasard :

— Votre petit garçon va bien, madame ?

— Oui, merci… dit la marquise.

Elle remua sur les coussins, passa son bras dans la lanière, allongea son pied qui soudain apparut étroitement chaussé d'un soulier violet.

Les yeux d'Isabelle s'immobilisèrent sur ce petit pied violet qui la stupéfiait. Était-il possible qu'une dame moderne fût ainsi chaussée comme dans un conte de fées ! Instinctivement, la pauvre Isabelle renfonça sous sa jupe ses deux bottines usagées, toutes crottées par la promenade. Elle avala sa salive avec peine et reprit, cramponnée à cet unique sujet de conversation :

— Votre petit garçon a deux institutrices allemandes, n'est-ce pas ?

La marquise eut un sursaut.

— Oh ! non !… pas allemandes !… dit-elle de toute sa haine de Magyar qu'Isabelle, d'ailleurs, ne pouvait comprendre. Pas allemandes ! L'une est anglaise et l'autre suédoise.

— Oui… dit faiblement Isabelle.

Puis :

— Il ira sans doute au lycée, plus tard ?

— Plus tard ?… fit la marquise avec indulgence, oh non !… Plus tard, il aura un abbé.

Et l'on eût dit que ces gouvernantes et cet abbé fussent, pour le petit marquis, les formes mêmes de la destinée.

Mais la troublante étrangère s'était tournée vers Isabelle, et, montrant Zozo :

— Elle est un peu plus jeune que mon fils, n'est-ce pas ?

Et Isabelle fut prise d'une sorte de honte devant son humble petite fille. Il lui semblait impossible que cette maman si belle, dont le petit était un marquis, voulût bien remarquer l'existence des enfants ordinaires.

D'ailleurs, la marquise s'empressa d'ajouter sur un ton péremptoire :

— Elle sera jolie, votre fille. Elle a de charmants yeux, vraiment.

Et la petite Chardier, flattée jusqu'à l'étranglement, fut, en même temps, assez scandalisée, parce que, dans son monde, on ne fait jamais de compliments des enfants devant eux.

L'auto exécutait un virage. On entrait en ville. La voix autoritaire et chantante de la marquise reprit :

— Je suis très heureuse de vous dire que mon mari est enchanté de M. Chardier. Ma belle-mère aussi. C'était toute une affaire de lui changerr son avoué… Mais enfin que fairre ?…

Un demi-sourire mystérieux glissa sur son jeune visage pâle. Elle fit entre ses dents :

— M. Lautrement ne plaisait plus à mon mari…

Elle ajouta très vite :

— Ou plutôt madame Lautrement…

Mais Isabelle n'entendit pas cette remarque importante. Elle était trop tendue d'attention. Elle ne voulait rien perdre des louanges que, tout à l'heure, elle répéterait à Léon textuellement.

Une joie confuse la possédait en même temps que l'angoisse de se dire qu'on arrivait dans un instant, qu'il allait falloir descendre de l'auto avant même d'avoir pu reprendre sa respiration. Elle eût souhaité que ce voyage durât de longues heures, afin de trouver le temps de se remettre, de goûter jusqu'au fond ce plaisir inouï, par le hasard offert. Dans cette automobile, n'était-elle pas assise à côté du bonheur ?

Être la marquise de Taranne Flossigny ; vivre dans ce luxe perpétuel ; passer à travers l'existence, couverte de fleurs et de parfums, sur ces deux petits pieds chaussés de violet ; avoir cette autorité, ce port, ce profil de reine ; être la femme du marquis…

Ah ! pourquoi la désespérante timidité d'Isabelle lui coupait-elle la voix ? Pourquoi ne savait-elle pas, à la merveilleuse créature qu'elle ne reverrait peut-être jamais plus, exprimer les sentiments qui gonflaient son cœur, sentiments de reconnaissance pour son affabilité, d'admiration pour sa splendeur gracieuse, d'émotion pour ce moment unique passé près d'elle ?…

L'auto venait de s'arrêter. Le chauffeur descendait la voiture du bébé, Zozo secouait sa petite robe, la bonne reprenait le bébé toujours endormi. Et, parmi les remerciements embarrassés d'Isabelle, la jeune grande dame, toujours souriante, ne démêla point du tout que la banale petite femme de son avoué venait de vivre, en ces quelques instants,

l'aventure la plus magnifique de sa vie.

VIII La belle visite

Une tiédeur anormale suivit la neige de Noël, et il arriva que ce 1er janvier fut semblable à un jour de printemps.

Depuis une huitaine, l'effervescence particulière qui environne le Nouvel An animait les salons de la petite ville. Malgré la boue et l'averse, les visites s'échangeaient avec fureur. Il y avait dans l'air une officialité exaspérée. Les épouses des notaires, avoués, médecins, fonctionnaires, officiers, exagéraient leur air « comme il faut » et cette bouche en cœur qui dit si bien : « Bonjour, chère mâme. »

Rentrée chez soi, l'on écrit vingt lettres à des parents éloignés qu'on n'aime pas, à des relations indifférentes. On envoie des vols de cartes aux quatre points cardinaux, et même des images niaises où les vœux sont inscrits en lettres dorées. On commande des bonbons chez Belamour et des jouets à Paris. On prépare des dîners et des soirées.

La bourgeoisie chérit ces époques, comme elle aime toutes les occasions qui lui font sentir qu'elle est toujours solide, bien à sa place, aveuglément enfoncée dans ses coutumes, manies et superstitions.

Parmi cette oiseuse agitation, notre Isabelle passait, absente et comme somnambule. Elle était pourtant, par atavisme, par éducation, très éprise de tous ces protocoles dont se nourrit la société ; mais le jour de l'an lui-même n'arrivait pas à la distraire de son idée fixe : Isabelle pensait à la marquise de Taranne Flossigny.

Du marquis, il n'était plus question. Une vision avait chassé l'autre. Isabelle passait le temps à se remémorer les moindres détails de sa prodigieuse aventure, cette courte promenade en automobile aux côtés de la belle Hongroise. Elle essayait de répéter toutes les paroles prononcées par la grande dame, de retrouver les inflexions de son accent étranger, d'évoquer une à une les particularités de sa toilette, depuis les plumes du grand chapeau noir jusqu'à la pointe des petits souliers violets. Son imagination, meule qui tourne presque toujours à vide, broyait, comme une inattendue poignée de grains, ces souvenirs fragiles.

Elle avait déjà raconté l'événement plus de dix fois à Léon, qui, maintenant, cessait de l'écouter. Quand elle se retrouvait seule avec Zozo, elle interpellait l'enfant :

— Elle est jolie, la marquise, n'est-ce pas. Zozo ?

Et même la petite bonne dut répéter chaque jour à sa patronne insatiable ses impressions d'automobile.

Isabelle eût voulu toute la journée parler de la marquise. Obligée de refréner son enthousiasme, elle chantait des heures au piano, tout en songeant à sa nouvelle idole. Et toujours un regret tourmentait son cœur, le regret de n'avoir pas su goûter comme il fallait un moment inouï, de n'avoir pas osé parler, d'avoir mal remercié la châtelaine pour sa bonté si simple et si touchante.

Bientôt, un projet naquit dans l'esprit d'Isabelle. Avec l'audace des timides, elle résolut d'aller chez la marquise, au château, sous prétexte, justement, de la remercier. Elle ne pouvait pas ne pas la revoir. C'était impossible.

La ruse originelle et profonde qui est l'intelligence et la grandeur des femmes lui dicta les paroles diplomatiques nécessaires pour écarter les hésitations de son mari. Elle s'arrangea pour que Léon eût l'air de lui suggérer l'idée qu'elle-même avait eu tant de peine à lui mettre dans la tête.

— Je crois tout de même que tu ferais bien d'aller faire une visite de remerciement à la marquise… finit-il par déclarer avec importance après quelques jours, alors qu'ils déjeunaient.

— Tu crois ?… dit-elle.

Ils discutèrent un moment, au bout duquel Isabelle enfin se laissa convaincre.

— Alors, c'est bon… fit-elle en soupirant. Je vais y aller tantôt, puisque ça te fait plaisir…

Le long de la route encore trempée des averses du matin, c'est Isabelle qui se dépêche, le cœur vif, toute seule dans un peu de beau temps.

Arrivée à la grille du parc, elle s'arrête, terrifiée tout à coup, n'osant pas tirer la lourde chaîne de la cloche.

Elle a revêtu sa belle robe bleue d'hiver, son chapeau des grands jours. De sa main gauche, elle relève sa jupe sur son jupon de soie ; de sa main droite, elle tient son parapluie, son petit sac et son manchon d'astrakan. Elle est essoufflée, elle a chaud. Ses joues rondes sont en feu, ses yeux sont large ouverts, sa frange ardente brille sur son front. Elle a la fraîcheur lisse et rose des enfants. Elle est charmante.

« Allons, pense-t-elle, je n'ai pas de chance ! Voilà que j'ai le sang à la tête et que le vent m'a toute décoiffée. »

Elle donne un petit coup de tête à son chapeau pour le remettre en place, ouvre la bouche afin que son menton tire sa voilette, et enfin, lâchant un instant sa jupe, se décide à sonner.

Maintenant, le concierge l'ayant laissée passer, elle s'avance le long d'une allée de sable, entre des fusains mouillés, des arbustes rares emmaillotés de paille. Des pelouses grandes comme des prairies bordent l'allée qui monte, tourne et retourne avant d'aboutir au château, lequel, tout enveloppé de vieux arbres, est ancien d'un côté, neuf de l'autre, ayant été récemment restauré.

Devant les marches du perron, Isabelle voit un petit garçon aux yeux boudeurs et tristes, qui joue sans entrain à faire manœuvrer une automobile de poupées, magnifique jouet, sur l'une des larges marches. Ses deux gouvernantes, vêtues de noir, debout à quelques pas, surveillent ses gestes. Le petit marquis jette sur Isabelle un regard mauvais, et recule. Emmitouflé, maigrelet, pâlot, ce fameux Anne-Louis-Élémir n'a vraiment rien de merveilleux.

— Vous désirez, madame ?… a demandé l'une des gouvernantes.

Isabelle rougit très fort et murmure la phrase consacrée que l'on prononce au seuil des gens :

— Madame est visible ?…

— Je crois que madame la marquise est sortie… dit la gouvernante. Mais si vous voulez sonner…

Isabelle a gravi le perron, malgré son envie de fuir ces lieux où tout la déconcerte, lui semble presque hostile. Sa main tremble sur le bouton électrique.

Un valet lui ouvre, comme s'il eût été de toute éternité derrière la porte. À voix plus basse encore, elle renouvelle sa petite phrase.

Et comme le valet, impassible, va répondre, une autre porte s'ouvre, et c'est le marquis de Taranne Flossigny qui parait, en jambières de cheval. Il cligne un instant ses yeux gris, aussi gris que ses cheveux, devine sans doute la femme de Léon Chardier, et, soudain empressé, s'approche.

— Mais entrez donc, chère madame, dit-il.

Sa voix distinguée nasille un peu. Et, tandis qu'il s'efface pour laisser passer Isabelle éperdue :

— Madame de Taranne n'est pas à la maison, dit-il, mais je pense qu'elle ne va pas tarder à rentrer. Si vous voulez l'attendre…

Et voici qu'Isabelle se trouve au milieu d'une sorte de serre, jardin d'hiver touffu d'arbres précieux et de fleurs, où la chaleur d'un invisible calorifère est douce comme l'été. Parles vitrages glauques on voit, jusqu'au bout de l'horizon, la campagne incolore de l'hiver. Dans un vaste aquarium, des poissons éclatants frétillent, tout au milieu de la véranda. À gauche, entre des palmiers, c'est une volière à grillages dorés, pleine d'oiseaux extraordinaires. Un grand sloughi dort sur une peau d'ours blanc, son museau trop long posé sur ses pattes de chimère. Une petite odeur de tabac d'Orient flotte parmi les choses.

Isabelle perd la tête. Elle n'ose pas lever les yeux sur le marquis, elle n'ose pas non plus regarder autour d'elle. Elle n'a pas encore eu l'idée de lâcher sa jupe. C'est à peine si elle peut comprendre que le marquis l'invite à s'asseoir sur un divan bas, où des coussins de toutes couleurs culbutent les uns par-dessus les autres.

Enfin, elle s'assied en disant : « Merci, monsieur », puis devient plus rouge encore, reprend sa respiration, et, les yeux fixés à terre, commence :

— Je suis venue… remercier votre… je veux dire madame… la marquise… de m'avoir ramenée chez moi, l'autre jour, dans…

— Oh !… interrompt le marquis avec un geste qui signifie : « Cela n'en vaut pas la peine. »

Puis, sans doute pour mettre à son aise la petite femme qu'il prend en pitié, il lui tend une coupe pleine de cigarettes à bouts dorés.

— Vous fumez ?…

— Oh ! non !… se récrie Isabelle avec un mouvement en arrière.

Le sang, de nouveau, afflue à ses joues. Elle a levé ses paupières qu'elle rabaisse aussitôt, comme médusée par le visage du marquis. Lui, souriant, la considère une seconde, puis, d'un ton presque paternel, commence à parler de Léon, de l'estime où le tient la marquise douairière, du mouvement des affaires. Sans attendre que la jeune femme s'embarrasse d'une réponse, il parle du Nouvel An, du temps qu'il fait, de leur dernier voyage en Hongrie ; et tout cela semble s'enchaîner si naturellement que le cœur d'Isabelle, peu à peu, se remet en place. Sa gorge se desserre, son souffle se régularise.

Le marquis vient d'allumer une cigarette. Il offre un bonbon. Et comme Isabelle prend enfin sur elle de lever la tête et de regarder autour d'elle, il fait pivoter son rocking-chair, et, montrant l'aquarium :

— Ce sont d'assez curieux poissons, dit-il. Ils sont chinois. On les appelle des télescopes. Voulez-vous les voir de près ?

Les voici tous deux contre les parois de verre, regardant évoluer, dorés, rouges ou noirs, les charmants télescopes. Cela donne à Isabelle le temps de se remettre tout à fait.

Elle examine un bon moment le jeu de ces poissons de Chine, dont chacun est rond comme une noix, avec deux yeux ressortis qui ressemblent aux lanternes d'une auto, des écailles précieuses et une queue plus longue que son corps, tout en dentelle, semblable à un papillon dont les ailes séparées seraient tissées en fil d'araignée. Plus jolies que des fleurs, plus façonnées que des bagues, les fragiles bestioles aquatiques vont et viennent sans se lasser. Isabelle, très impressionnée, ne peut s'empêcher de dire :

— On dirait des fées…

Et comme elle n'est pas obligée de regarder le marquis, elle se risque à dire encore :

— … Comme dans les contes de nursery.

— Vous parlez donc l'anglais ?… dit-il étonné. Vous prononcez si bien « nursery ».

Alors, Isabelle sourit sans presque rougir.

— Yes… répond-elle.

Son cœur est envahi d'orgueil, à cause Je ce savoir auquel elle n'avait jamais songé, ce savoir qu'elle possède et dont elle n'use plus depuis si longtemps, ce savoir qui lui confère, aux yeux du marquis, une distinction inattendue. Et voici que cela, subitement, l'apprivoise. Une véritable transfiguration s'opère en elle, simplement parce qu'elle a retrouvé la langue de son enfance :

— I spoke english before french…, fait-elle, as a child…

Le plus naturellement du monde, ils se mettent tous deux à causer, unis par cette langue étrangère, comme si, en dehors du français, il leur était enfin permis de se comprendre, d'échanger leurs paroles avec aisance et grâce.

— Wonderful !… répétait Isabelle, pleine d'assurance.

Sa main suivait, le long des parois de l'aquarium, la danse des poissons chinois.

Après l'aquarium, on alla regarder de près la volière. La conversation britannique s'animait. Jamais la petite Chardier ne se fût crue éloquente à ce point. De minute en minute son aplomb grandissait, allait presque jusqu'à la coquetterie. Ses prunelles rousses regardaient en face les yeux gris du gentilhomme, ces yeux gris un peu fatigués, si charmants…

À présent, elle croquait des bonbons, renversait un peu le buste en arrière, montrait, dans un sourire, ses petites dents irrégulières et fraîches. Et, pas plus que le marquis, elle ne songeait maintenant à madame de Taranne.

Le marquis reprit une cigarette, taquina du bout du pied le grand chien mélancolique. Isabelle entr'ouvrit son manteau. Une griserie inconnue la soulevait. Sans rien formuler, emportée dans un tourbillon de délices, elle se sentait jolie, audacieuse, à sa place dans cette atmosphère parfumée au tabac blond, parmi ces fleurs, ces feuilles, ces bêtes dorées, ces coussins, en face de cet homme grisonnant et séducteur, dont la race semblait aussi fine que celle de son sloughi à taille mince allongé sur la peau d'ours blanc. Certes, il y avait du miracle en elle et tout autour d'elle. Pour la première fois de sa vie son âme et son corps étaient à l'unisson. Ses idées naissaient claires et faciles comme ses paroles, son sang circulait bien. Elle se sentait, comme on dit en anglais, « confortable ».

Le marquis reprit le français pour l'entretenir avec bonhomie de ses chasses, de ses chiens, de ses chevaux.

— Vous aimez aussi beaucoup vous promener… dit-il.

Et il lui parla d'un adorable petit chemin détourné que personne ne paraissait connaître dans le pays. Il lui indiqua minutieusement le moyen de s'y rendre, dit qu'il y allait parfois lui-même, à pied, vers trois heures.

— Peut-être vous y rencontrerai-je un jour ?… conclut-il sur un ton nonchalant.

Puis, tout de suite, il reprit le thème des chasses. Ensuite ce furent les voyages. Alors Isabelle découvrit qu'il connaissait son pays à elle, sa côte, sa ville. C'était trop de joie, vraiment. Ils nommèrent ensemble des rues, des routes, même de vieilles gens de là-bas, à qui le marquis avait parlé.

Ce ne fut qu'au jour baissant qu'Isabelle s'aperçut qu'elle était au château depuis plus d'une heure. Confuse mais plus du tout embarrassée, elle s'excusa.

— La marquise ne rentre pas… dit-elle, et voici très longtemps que je suis ici.

Son rire léger sonnait. Elle reprit son parapluie, son petit sac, son manchon. Et, comme elle se retournait sur la première marche du perron, tendait, pour le shake-hands, sa main gantée, le seigneur grisonnant, mince et long s'inclina dans l'ombre et lui baisa le bout des doigts.

Sur la route du retour où le crépuscule orangé gagnait les horizons pluvieux, Isabelle marchait très vite, comme si ce pas pressé continuait un élan donné.

Ce ne fut qu'au dernier tournant, juste au moment d'entrer en ville, qu'elle comprit ce qui lui arrivait.

— Mais je l'aime !… dit-elle à voix haute.

Haletante, elle répéta :

— Je l'aime… Je l'aime…

Elle s'entendit prononcer cela. Ce fut une révélation si foudroyante qu'elle s'arrêta brusquement dans sa course. Et, toute seule au milieu de la route assombrie, les yeux fermés, la main sur son cœur, la petite femme crut, de bonne foi, qu'elle

allait mourir subitement.

IX Le chemin détourné

Quand Isabelle revint du château de Taranne, elle rapportait au logis du bavardage et de la joie pour le reste de sa vie.

Le soir, à table, elle raconta tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait entendu ; mais elle ne dit pas tout ce qu'elle avait senti.

Du reste, pour qu'on l'écoutât avec attention et plaisir, elle sut intéresser à son récit Léon, Zozo, et jusqu'à la petite bonne. Léon, flatté, ne se lassait pas d'entendre les compliments que le marquis avait faits à son sujet ; Zozo, la bouche grande ouverte, les yeux ronds, oubliait de manger pour écouter l'histoire des poissons rouges, des oiseaux dans la cage dorée et du chien russe au nez si long ; la petite bonne admirait qu'il y eût toujours, derrière la porte d'entrée, un si beau domestique, prêt à ouvrir au moindre coup de sonnette.

Isabelle put donc, le lendemain au déjeuner et tout le reste de la journée, recommencer, dans les mêmes termes, à détailler par le menu sa visite de la veille. Par ailleurs, elle n'avait pas dormi de la nuit. Les yeux épanouis dans le clair-obscur où s'agitait la veilleuse, le cœur battant, immobile aux côtés de Léon qui ronflait, elle avait laissé les heures nocturnes passer sur elle sans s'apercevoir de leur noire et lente monotonie.

Cet état de surexcitation et d'insomnie dura trois jours et trois nuits. La fièvre brûla les mains d'Isabelle, mit un bouton au coin de sa lèvre rouge, cerna ses yeux unis et frais.

Au bout de ce temps, elle comprit qu'elle devait refaire, pour ainsi dire, provision de bonheur, et qu'il était absolument nécessaire qu'elle revît son marquis. Alors, il fallut bien qu'elle se souvînt de ce qu'elle avait voulu jusqu'à présent oublier. Elle songea donc au petit chemin que personne ne connaissait dans la région et dont le gentilhomme lui avait si longuement parlé.

— Peut-être vous y rencontrerai-je un jour ?… avait-il murmuré.

Isabelle se mettait à trembler en pensant qu'il avait pu dire cela sans y attacher aucune importance et que, si elle se risquait jusqu'au petit chemin, elle n'y rencontrerait peut-être pas M. de Taranne. Enfin elle se servit de cette crainte comme d'un prétexte vis-à-vis d'elle-même.

« Je serais curieuse de voir si je l'y rencontrerais vraiment », formula-t-elle, un matin, mentalement. Et, forte de cette curiosité derrière laquelle elle voulait, à ses propres yeux, masquer une autre envie, elle s'habilla, quand vint l'heure de la promenade, avec plus de soin qu'à son ordinaire. Elle n'osa revêtir ni belle robe, ni beau chapeau, ni beau jupon, mais se permit ses bottines du dimanche, sa voilette neuve et ses gants frais. Elle mit beaucoup de soin à se poudrer les joues, à lisser ses tempes, à faire bouffer sa frange cuivrée. Elle s'était regardée dans la glace, elle fut surprise de s'y voir jolie, plus jolie qu'elle ne l'avait jamais été, malgré la fatigue nerveuse où elle vivait depuis trois jours.

L'amour, qui est la raison d'être des femmes, est aussi leur ornement, surtout quand il est, comme celui d'Isabelle, fait d'espoir mystérieux, de candeur illusionnée, de timidités enhardies. La petite Chardier a vu dans la glace qu'elle était jolie, mais il y a plus : elle sent qu'elle est jolie. Et, dès lors, c'est comme si sa volonté devait envoûter la destinée.

Il faut que le marquis soit tout à l'heure dans le petit chemin… et il y sera.

Isabelle sortit, comme chaque jour, accompagnée de la petite bonne poussant la voiture et de Zozo. Il faisait beau. Le froid sec était revenu. Les arbres crochus et noirs, confits dans le givre, brillaient au soleil. La terre était sonore sous les pas. Le souffle, devenu visible, jaillissait des bouches entr'ouvertes comme une petite fumée.

Quand on fut sorti de la ville, au moment de prendre la route Sainte-Marie, Isabelle s'arrêta d'un air décidé, et, sur le ton péremptoire, dit à la servante :

— Continuez avec le petit, Julia. Moi, je vais emmener Zozo faire une nouvelle promenade. Mais ce sont de mauvais chemins pour la voiture.

Vite elle tourne les talons, emportant, dans le vent de sa jupe, mademoiselle Zozo, qui questionne sans obtenir aucune réponse.

Isabelle est comme la plupart des femmes. Elle n'a aucun sens de l'orientation. Cela nous vient de l'atavisme, sans doute, comme tant d'autres choses. Notre race se souvient encore jusqu'à présent du temps où, vêtus de peaux de bêtes, les hommes nous traînaient à leur suite sur les chemins du monde.

Pourtant, après avoir longtemps hésité, piétiné, tourné, Isabelle Chardier reconnaît enfin, d'après les descriptions du marquis, le calvaire de bois peint, situé tout au bas de la montée boisée qu'il faut prendre pour arriver au petit plateau d'où l'on découvre une vue si belle.

Zozo lève le nez vers le calvaire et dit, très apitoyée :

— Comme il a l'air d'avoir froid ce Jésus, maman !…

Isabelle l'entraîne sans répondre. Zozo réfléchit un peu, tourne la tête tout en se dépêchant, regarde encore le calvaire, puis :

— On pourrait lui mettre ton manteau, maman…

Isabelle n'a pas le temps de rire ni de s'attrister de cet élan d'égoïsme naturel. L'âme de sa fille ne l'intéresse pas en ce moment. Les coups de son cœur, accélérés par la marche et l'émotion, lui font mal. Maintenant, Zozo, pour la suivre, court.

Voici le haut de la montée, voici le petit plateau. Les yeux d'Isabelle regardent sans voir. Elle est à l'une de ces minutes où l'on vit plus rapidement que la vie, où l'improbable devient naturel. Aussi ne s'étonne-t-elle pas un instant de voir le marquis surgir d'un groupe léger de pins frileux et venir à elle chapeau bas, main tendue.

— Bonjour… dit-elle tranquillement.

Pendant qu'il lui baisait la main, son coup d'œil gris avait tout de suite glissé sur Zozo, et l'on eût dit qu'Isabelle, soudain, l'intimidait. Tandis qu'elle souriait déjà, pleine d'aisance, s'extasiait sur la vue, pirouettait sur ses talons, il restait silencieux et gêné. Il semblait que des paroles préparées demeurassent derrière ses lèvres et qu'il ne sût plus maintenant quoi dire.

Isabelle ne vit pas tout cela, pas plus qu'elle ne voyait, en réalité, le paysage. Ce qu'elle voyait, c'était la haute stature du marquis, ses yeux fins, sa belle moustache tombante, presque brune, sa tempe un peu desséchée, où la racine des cheveux se montrait toute blanche, sa belle main gauche, nerveuse et veinée, qui tenait le gant enlevé et la petite canne à tête d'argent. Il était là près d'elle, avec tous les détails émouvants de sa personne, portant sur lui la marque de sa race, marque assez indéfinissable où, malgré la confusion générale des castes, on reconnaît encore aujourd'hui les aristocrates authentiques français aussi immanquablement qu'on distinguerait qu'un Chinois est un Chinois.

Au bout de quelques instants, le marquis dit :

— Je vais vous faire les honneurs de mon plateau, chère madame.

Et voici qu'ils marchaient côte à côte, séparés par la trottinante Zozo. Ils causèrent. Le français et l'anglais alternaient. Isabelle réentendait, avec un transport mal contenu, la voix spéciale, très douce, un peu nasillarde, qui, du bout des lèvres, laissait tomber les mots avec une sorte de négligence, de lassitude. Elle eût voulu pouvoir, dans un flot de paroles, dire à cet homme l'inexprimable plaisir qu'elle éprouvait à le voir. Tandis qu'elle bavardait si gentiment sur des choses menues, tout son être criait : « Près de vous seul, je me sens bien. Près de vous seul, je respire. Près de vous seul, ma petite beauté, ma jeunesse, ma force, vivent dans leur plénitude. Près de vous seul, je comprends ce que l'existence peut signifier. Je bondis vers vous de tout mon élan, de toute ma confiance. Mon âme obscure, touchante et timide, de petite femme quelconque, vous appartient. Vous que je ne connais pas, je vous aime plus que moi-même, je vous aime plus que mon enfance. La minute où je vous ai vu m'a fait oublier les lentes vingt-quatre années de mon passé. Vous êtes tout le merveilleux que j'attendais depuis ma naissance. Je vous admire, je vous respecte, je vous adore. »

Mais ces choses, qu'elle ne savait pas dire, ces choses montaient à ses yeux, ruisselaient de ses cils, enveloppaient éperdument le monsieur grisonnant et mince. Cependant, il n'osait presque pas, lui, regarder ces deux prunelles rousses qui lui avouaient si bien tout cela, à cause que ces deux prunelles rousses étaient parfaitement candides et que, pas un instant, n'y passait le regard de la chair.

… Isabelle, petite Isabelle palpitante, votre passion, semblable à vos plus charmants rêves de petite fille, ignore le désir, le désir qui bouscule et précipite le meilleur de l'amour, supprime les préambules délicieux, et, pressé d'accomplir son but animal, rappelle brutalement le sexe à son devoir, dresse l'un devant l'autre l'homme et la femme, ces ennemis naturels, établit tout de suite entre eux la Différence qui les rapproche et les sépare ; le désir, commencement de la fin, le désir qui pousse les êtres vers l'abîme d'une rapide et fatale satisfaction, après laquelle il n'y a plus face à face deux amoureux, couple presque divin, mais un mâle et une femelle qui se sont pris, esclaves obéissants d'une loi monotone.

Peut-être, dans quelque chambre fermée, petite Isabelle, seule avec celui que vous aimez, connaîtriez-vous cette fameuse « surprise des sens » qui renverse les femmes sans défense dans les coussins accumulés ; mais la campagne vous entoure et l'hiver, et vous tenez votre enfant par la main…

Ils se promenèrent tout autour du plateau, parmi les pins, revinrent cent fois sur leurs pas sans du tout s'en apercevoir, parce qu'à travers des propos sans importance chacun d'eux avait sur la bouche un secret qu'il ne disait pas. Et quand ils se tournaient l'un vers l'autre, leurs souffles, visibles comme la fumée, se mêlaient audacieusement dans l'air gelé.

Enfin, Zozo, qui tout d'abord intimidée, commençait maintenant à s'ennuyer, se mit à tirer sa mère par la manche, puis à pleurnicher, puis à répéter d'une voix de plus en plus aiguë :

— Quand est-ce qu'on va rentrer, maman ?… Quand est-ce, maman ?… Dis, maman ?

Ce que voyant, Isabelle se souvint que sa fille était là. Vraiment, elle ne l'avait pas plus sentie à côté d'elle qu'un parapluie. Pleine de courage et de sagesse, elle déclara qu'il fallait qu'elle rentrât bien vite.

— Vous reviendrez ?… demanda le marquis.

Son regard perplexe erra sur Zozo. Mais Isabelle ne pouvait comprendre qu'il en voulait à la petite fâcheuse.

— Oui, nous reviendrons, dit-elle joyeusement. N'est-ce pas, Zozo ?

Elle éprouvait tout à coup le besoin de faire entrer la gamine en scène, ayant, pendant plus d'une heure, oublié son existence.

Le marquis considéra l'enfant, puis la mère, puis revint à l'enfant. Il ouvrit la bouche comme pour dire enfin quelque chose, mais ne put que murmurer, en baisant avec respect la main d'Isabelle :

— Alors, au revoir, chère madame… Et à très bientôt, n'est-ce pas ?…

X Trouble

Il fallut bien raconter à Léon la promenade au plateau, la rencontre du marquis. Isabelle le fit d'un ton détaché qui ne laissait rien paraître de son secret, et Léon ne put que sourire. Même il éprouvait, à cause de cette rencontre, un sentiment de vanité. Puis il se prit à taquiner Isabelle : « Maintenant que tu ne vois plus que des marquis… » disait-il.

Les jours qui suivirent, cette plaisanterie, à chaque instant, se renouvela. Cela devenait une espèce de tic. Isabelle faisait semblant de trouver cela drôle. Du reste elle se montrait, sans savoir pourquoi, d'une extrême gentillesse pour son mari, l'écoutait parler d'un air extasié, lui demandait des nouvelles de l'étude, et, au lieu de bouder comme d'habitude, se mettait à rire quand il lui disait des choses désagréables.

Cette amabilité débordait sur tout le monde. Zozo connut des heures enchantées où sa mère jouait à cache-cache avec elle ou bien lui découpait des poupées de papier ; et Julia, la petite bonne, hérita, un matin, d'une jupe encore assez propre et d'un vieux corset.

Cependant Isabelle vivait intérieurement un bonheur tourmenté. L'idée de retourner au plateau la hantait nuit et jour. Il lui semblait que le marquis était toujours là-haut, attendant qu'elle vînt.

Enfin, quand elle sentit qu'elle ne pouvait plus y tenir, elle partit bravement, un après-midi, traînant à sa suite non seulement Zozo, mais la bonne et la voiture. Elle n'avait pas averti Léon. Le fait d'emmener la bonne avec les deux enfants lui semblait suffisant pour ôter à cette promenade tout caractère équivoque, même devant sa propre conscience.

— Ça nous changera un peu, expliqua-t-elle. Et je me suis rendu compte, l'autre jour, que les chemins étaient très bons pour la voiture.

Tout en s'efforçant de cacher son agitation, elle se répétait, en montant la côte : « Il n'y sera pas… Il n'y sera pas… »

Le temps était pluvieux et traversé de vent. Les pieds clapotaient dans la terre humide, et l'air était doux, malgré le mois de janvier, selon l'ordre nouveau des saisons qui, depuis des années, sont devenues tout à fait contre-nature.

Isabelle, le cœur serré, déboucha la première sur le plateau. Bien qu'elle se fût ingéniée, tout le long de la route, à préparer sa déception, elle sentait d'avance ses yeux se gonfler de larmes au pressentiment du plateau déserté. Mais, comme la première fois, le marquis sortit du petit bois de pins et vint à sa rencontre, le chapeau à la main ; et le vent emportait en arrière ses beaux cheveux gris.

Il avait pu d'abord croire qu'Isabelle était seule. Lui ayant baisé la main, il relevait la tête pour dire : « Comme c'est gentil ! » lorsqu'il vit paraître, au haut de la montée, le groupe formé par la bonne, la voiture et Zozo. Ses sourcils se froncèrent, ses lèvres se pincèrent sur le juron qu'il retenait. Mais il sut se remettre en une seconde et sourire.

Ayant embrassé Zozo, il se pencha sur la voiture et fit quelques compliments au sujet du bébé qu'il regardait sans le voir. Ensuite, une certaine gaucherie l'immobilisa sur place.

Isabelle Chardier, elle, justement à cause de la présence de la bonne, des enfants et de la voiture, sa suite ordinaire, montrait encore plus d'entrain et de hardiesse que les autres jours. Marchant d'un pas délibéré, elle prit sur elle d'entraîner à quelque distance le seigneur déconcerté.

Au bout de cinq pas, elle parla. Une sorte d'enfantine complicité brillait dans ses yeux. Son sourire, ses paroles, son allure la montraient visiblement en état d'école buissonnière. Le vent malmenait les pans de son paletot ouvert, en même temps qu'il agitait la jaquette du marquis. Pris dans un même souffle, ils pressaient tous deux le pas, instinctivement, et bientôt ils eurent laissé loin derrière eux la bonne, les enfants et la voiture.

Le marquis, peu à peu, s'était rapproché jusqu'à ce que son bras frôlât celui de la petite femme. Alors il ralentit un peu la marche, et, les prunelles étrangement brillantes entre ses paupières clignées, il dit presque bas en se tournant le plus possible vers elle :

— Savez-vous que je suis tous les jours ici à partir de deux heures et demie ? Je vous attends quelquefois jusqu'à la nuit… Comme vous êtes cruelle de ne pas venir tous les jours !

C'était un aveu d'amour. Isabelle en reçut le coup en plein cœur. Ses jambes flageolèrent. Elle eut la sensation qu'elle se mettait à marcher de travers. Une faiblesse grandissante l'envahissait, et l'on eût dit que son cœur frappé battait maintenant dans toute sa personne, depuis sa tête jusqu'à ses pieds.

Elle put enfin dire :

— Mais, si je ne viens pas tous les jours, c'est que je ne peux pas… Sans ça !…

Elle se tut brusquement. Elle venait aussi de faire son aveu. Ses joues un peu pâles devinrent roses, et le marquis en fut enhardi. Sa main, doucement, prit le coude d'Isabelle. Ils marchaient à présent sous les pins. Au-dessus d'eux, le bruit du vent dans les aiguilles vertes s'enflait et diminuait comme un orchestre sans notes.

— Je voudrais tant vous voir seule… souffla le marquis.

Et son haleine très proche fit voler des petits cheveux contre l'oreille d'Isabelle.

— Est-ce que je ne pourrai jamais vous voir seule ?… reprit-il, tandis que ses doigts serraient plus fort le coude qu'ils emprisonnaient.

Isabelle baissait les yeux. Elle les releva pour regarder autour d'elle, inquiète de se sentir isolée, puis ne put s'empêcher de tourner son regard vers celui du marquis, et ce fut comme si leurs âmes venaient de se toucher.

— Dites… continuait-il, dites ?… Voulez-vous que nous nous voyions seuls ?… — Seuls ?… balbutia-t-elle comme en rêve. Pourquoi seuls ?… Et d'abord comment voulez-vous que je fasse ?…

— Écoutez !… dit-il très vite, comme si des paroles longtemps contenues se précipitaient enfin sur ses lèvres, écoutez ! La marquise part dans deux jours pour Paris avec son fils et les gouvernantes. Moi je reste seul au château. Je… J'ai dans le fond du parc, un petit pavillon où je fais quelquefois du modelage… On peut y entrer par une barrière spéciale sans être obligé de passer par la grande grille… Pas de concierge… Pas de cloche… Comprenez-vous ?… Personne ne vous verra.

— Oh !… dit Isabelle en dégageant vivement son bras.

Elle venait de sentir l'adultère passer. Une vive rougeur parut à ses joues, monta jusqu'à la racine de ses cheveux, et, de nouveau, ses yeux de petite fille s'affolèrent sous ceux du marquis.

Ils s'étaient arrêtés de marcher.

— Vous voulez ?… insista-t-il câlinement.

Mais il vit, au regard de biche qu'elle jetait autour d'elle, que la petite femme, au lieu de répondre, allait s'enfuir à toutes jambes du côté de la bonne, des enfants, de la voiture ; et vite il essaya de réparer la bêtise qu'il venait de faire, de réapprivoiser l'effarouchée par un mot plus rassurant.

— Vous ne voulez pas, chère madame ?… nasilla-t-il. Je comprends, en effet, je comprends que… Enfin ! Nous en reparlerons un jour.

Il se rapprocha, suppliant, respectueux.

— Mais dites !… Dites que vous reviendrez au moins ici, sur le plateau…

Il ajouta, poussant jusqu'au bout la concession :

— … Avec vos enfants.

— Oui… murmura-t-elle en reculant. Peut-être… C'est-à-dire…

Ils étaient l'un en face de l'autre, debout dans le vent presque tiède. Elle leva les yeux, regarda le marquis de Taranne. Une expression d'humble adoration passa dans ses iris roux de gamine. Puis des larmes y montèrent tout à coup.

— Je vous ai froissée, dit-il. Je suis idiot !

Il secouait la tête d'un air vexé, répétant :

— Je suis idiot ! Idiot !

Au loin, la petite bonne apparaissait, poussant avec peine la voiture sur le terrain inégal. Zozo gambadait en avant.

Alors, le marquis ôta son chapeau d'un beau geste courtois.

— Au revoir, chère madame, dit-il bien haut. Mes amitiés à Chardier, n'est-ce pas ?

Mais ayant pris les doigts d'Isabelle pour un rapide baise-main, il sentit une petite pression de ces doigts tremblants, et comprit à cela qu'elle reviendrait.

— Devine où j'ai été aujourd'hui et qui j'ai rencontré ?

Isabelle riait très fort. Léon venait d'entrer dans la salle à manger.

— Encore le marquis ?… fit-il avec une nuance d'irritation.

Il hésita, finit par rire aussi, mais en haussant les épaules.

— Quand je te le disais !… commença-t-il. Il te faut des marquis, à toi !

— Il a trouvé le petit lion très beau ! s'écria Isabelle. Et cette simple petite phrase, qui remettait les choses dans une atmosphère familiale, décida Léon à la bonne humeur.

— Alors, raconte-moi !… demanda-t-il en s'asseyant près de la corbeille à ouvrage. A-t-il parlé de moi ?

— Beaucoup !… dit Isabelle.

Et, de toutes pièces, elle inventa une conversation entre elle et le gentilhomme.

Mais, depuis ce jour, une confusion éperdue s'installa dans son cœur, et cela se traduisit sur sa figure par des changements de couleur encore plus manifestes qu'auparavant.

Elle eut à faire des visites, dut assister à quelques dîners et réceptions qui la supplicièrent.

Parmi les potins des salons, elle se taisait, étrangère. Les gens, en province comme à Paris, se trouvent eux-mêmes si ennuyeux, — quel mot révélateur : « Je m'ennuie ! » — qu'ils ne peuvent se passer des autres, éprouvant le besoin d'en médire à défaut de pouvoir leur faire du mal, ce qui serait sans doute la suprême distraction.

Tandis que d'éternelles histoires se rabâchaient entre les fauteuils rapprochés, Isabelle guettait désespérément quelque chose : elle guettait le mot qui la ferait rougir.

Les timides savent quels invraisemblables prétextes leur mettent le sang aux joues. La plus lointaine allusion suffisait pour empourprer Isabelle dont l'âme, maintenant, n'était plus à l'aise. Les paroles chuchotées par le marquis avaient atteint et troublé son innocence de petite femme loyale et froide.

Aussi découvrait-elle à chaque instant, dans les conversations, de quoi faire subitement, publiquement, chavirer son visage, comme celui d'une criminelle.

Quand M. Benoît, capitaine retraité, disait, voulant parler des polyglottes : « C'est beau d'être polygone », un travail d'une vertigineuse rapidité se faisait dans l'esprit d'Isabelle : « Polyglotte… langues étrangères… parler anglais… j'ai parlé anglais avec le marquis. »

Et dès que ce mot « marquis » avait touché sa pensée, elle devenait si violemment rouge que tout le monde le remarquait.

Elle finit par se voir forcée d'inventer des raisons à ces vapeurs soudaines. « Oh ! mon Dieu !… s'écriait-elle au hasard, j'ai un élancement dans la dent ! »

Devenue violette, elle se tenait la joue ; on la plaignait, on lui offrait des remèdes ; et son mensonge devenait si ridicule qu'elle avait envie de pleurer.

Chez elle, à table, quand elle sentait que Léon allait dire sa fameuse plaisanterie : « Il te faut des marquis, à toi ! » elle aimait mieux se lever d'un bond pour éviter le désastre, ne savait plus que faire pour expliquer ce sursaut, courait à la cuisine en déclarant qu'elle sentait une odeur de brûlé, ou bien prétendait entendre marcher dans le jardin, afin de pouvoir se précipiter aux vitres. Et tout cela lui donnait une allure incohérente qu'elle craignait de voir commenter.

De la sorte, sa vie était une torture de tous les instants. Elle eût voulu vivre derrière un masque, derrière un voile. Elle songeait puérilement : « Si les fées me proposaient un don, je demanderais de ne jamais rougir. »

Et son visage était devenu pour elle une calamité.

Elle n'ose plus respirer, vivre, penser librement que lorsqu'elle est couchée et que la nuit la protège. Alors, elle repasse dans sa mémoire les moindres détails de sa dernière entrevue avec son marquis.

Une gêne chagrine lui est restée au fond de la poitrine, à cause de ce pavillon dont il a parlé, ce pavillon dans lequel — elle l'a très bien compris — il l'attendrait comme un amant.

Un amant !… Isabelle n'est pas sensuelle. Ce mot ne l'enivre pas. Elle ne demande à l'amour que des regards et des causeries longues et douces. Le seul plaisir qu'elle imagine serait de passer sa paume sur les cheveux gris du marquis, d'embrasser ses paupières fatiguées. Le reste lui semble absurde et révoltant.

Est-ce que vraiment le marquis songeait « au reste » en lui parlant de ce pavillon ? Est-ce qu'il voulait qu'Isabelle fût sa…

La honte et l'orgueil l'envahissent ensemble au mot qu'elle n'a pas prononcé, même en esprit. N'est-il pas stupéfiant de penser qu'on puisse songer à elle, Isabelle Chardier, quand on est marquis et qu'on a une femme aussi belle, originale et raffinée que madame de Taranne ? Le sentiment du crime et celui de la magnificence bouleversent à la fois l'âme de la petite, enfouie dans son oreiller. Elle a peur d'être « une vilaine femme ». Rien qu'à effleurer de tels sujets, elle doit se sentir dégradée. Mais elle ne peut venir à bout de se mépriser tout à fait. Elle sent quelque chose qui la flatte dans cette aventure, et, cela, ce doit être tout à fait monstrueux ; mais elle sent aussi qu'elle aime, et cela ne peut être mal…

Isabelle ouvre les yeux, les referme. Elle n'arrivera pas à débrouiller le peloton enchevêtré de ses sentiments.

La veilleuse agite des fantômes tout autour de la chambre. Les respirations des petits sont légères, dans le clair-obscur, mais celle de Léon s'accentue jusqu'au ronflement, et, du ronflement, passe à l'étranglement. Isabelle remue dans le lit pour le faire taire. Et, comme elle se retourne, sa hanche touche le corps chaud du dormeur. Celui-là, c'est son mari, l'homme permis, le compagnon médiocre de sa vie médiocre. Celui-là, c'est le devoir, c'est l'honnêteté, c'est l'honneur. Pourquoi de telles choses n'ont-elles rien à voir avec le rêve ?

L'honneur, c'est Léon ; le rêve, c'est le marquis…

— Est-ce qu'il m'aime ?… se demande Isabelle, Oui, il m'aime, puisqu'il veut que…

Mais, aussitôt, une voix, dans son cœur, lui répond :

— Non, il ne t'aime pas, justement parce qu'il veut que…

Cette fièvre nocturne, mêlée aux émois des journées, finit par changer quelque chose au gentil visage d'Isabelle. Cet amour et ses complexités la labouraient si profondément que ses traits s'en affinèrent par degrés. La bouche plus rouge, les yeux plus grands, les narines plus mobiles, elle eut bientôt, sur la face et dans ses gestes, un reflet presque pathétique.

Et, parce que l'instinct du mâle le plus morne ne se trompe guère à ces signes, Léon, qui n'était point capable de rien remarquer, sentit ces choses sans les voir.

— C'est extraordinaire comme tu deviens femme depuis quelque temps !… disait-il les soirs en se couchant.

Et par-dessus tous les supplices qui traversaient sa vie, Isabelle connut le plus terrible, celui de voir son mari redevenir amoureux.

XI Fluctuations

Une troisième fois, par ce froid aigre et boueux, Isabelle allait vers son plateau coiffé de pins, vers son marquis, vers son bonheur. Mais elle y allait seule.

Au déjeuner, elle avait annoncé qu'elle ferait visite à madame Chanduis, dont c'était le jour, et dit que la bonne promènerait seule les enfants sur la route Sainte-Marie.

Naturellement, elle alla chez la notairesse, mais n'y resta qu'une demi-heure. Après quoi, le cœur malade d'émotion, rapide et roidie comme quelqu'un qui va vers la fin de tout, elle s'était engagée dans le chemin montant.

L'ivresse de l'action défendue, ivresse composée de peur, de joie et de remords, dilatait ses yeux, faisait trembler ses genoux. Elle ne savait pas ce qu'elle dirait, ce qui arriverait. Elle savait seulement qu'à leur dernière entrevue le cher gentilhomme l'avait quittée sur une sorte de malentendu et que cette chose intolérable ne pouvait plus durer entre eux.

« Il a peut-être de la peine… », pensait-elle. Et cette idée lui remplissait les yeux de larmes. Une tendresse enthousiaste subsistait seule dans son cœur, après ces nuits et ces journées de colloque avec elle-même. Elle ne voulait plus rien connaître d'autre que son élan généreux vers celui qu'elle aimait. Elle allait à lui, mue par une force plus péremptoire que tout raisonnement.

Dans la vie des femmes les plus anodines il y a de ces heures fatales. Leur âme instinctive déborde tout à coup, malgré des siècles de discipline, comme les fleuves civilisés qui se déchaînent soudain et sortent de leur lit avec la même anarchie qu'ils eurent sans doute à l'âge de pierre.

Dès que le marquis vit notre Isabelle « couleur lièvre », dès qu'il comprit qu'elle était vraiment seule, il courut à elle. Il avait réfléchi de son côté. Les effets de cette réflexion ne se firent guère attendre, car, avant qu'Isabelle eût repris sa respiration pour dire bonjour, elle se sentit enveloppée par un bras impérieux. Sa taille plia, sa tête se renversa.

« Ah !… » fit-elle.

La bouche du marquis était sur la sienne, et la caresse des longues moustaches finement parfumées.

Elle ne fit pas un geste pour se défendre. Debout dans l'air froid, les mains embarrassées par le manchon, le parapluie, le petit sac, elle restait immobile, la tête posée sur l'épaule du beau seigneur, les yeux fermés, avec un visage calme et comme endormi.

Ce n'est pas, en elle, l'éclair sensuel qui zigzague à travers tout le corps féminin, l'éclair « d'Éros qui relâche les membres ». Les sens d'Isabelle, sous ce baiser, ne se sont pas éveillés. Ce qui la laisse ainsi sans force, appuyée contre l'élégant pardessus du monsieur, c'est une sensation d'autre sorte, une sensation de confiance totale, de confiance physique et morale en l'être qui, d'abord, lui prit son cœur, et qui, maintenant, l'étreint étroitement avec ce bras vigoureux, comme étreindrait un héros en vous sauvant de la mort. Les lèvres qui continuent si fougueusement à ravager les siennes ne l'atteignent pas dans sa chair. Ce baiser, pour elle, est celui d'une âme embrassant son âme.

— Je vous aime… murmure-t-elle.

Et toute la poésie du monde voile ses yeux d'enfant.

Mais la réponse hachée du marquis est brutale comme son désir.

— Je te veux… Je te veux !… halète-t-il… Viens !… Viens au pavillon avec moi !… Tout de suite !…

Ses mains errantes cherchent, à travers le manteau hérissé, la gorge palpitante, les hanches rondes de sa petite proie.

Alors Isabelle, sortie de son inertie, le regarde et se stupéfie de voir ce visage pâle aux mâchoires serrées, aux yeux volontaires, aux narines ouvertes, ce visage où domine l'instinct dans ce qu'il a de plus fatal, de plus menaçant.

Isabelle a peur. Elle cherche à se dégager. L'étreinte étroite a maintenant, pour elle, quelque chose d'attentatoire.

— Laissez-moi !… dit-elle.

Et la dignité de son accent force le marquis à reculer.

Pourtant il a repris sa main, qu'il baise frénétiquement à travers le gant, cherchant la peau nue du poignet. Mais il sent bien que la rencontre est déjà terminée.

— Dites ?… répète t-il tout bas, dites que vous viendrez au pavillon ?…

Et comme inspiré :

— Vous ne voyez donc pas que je vous aime ?

— Oh ! si… dit Isabelle dans un sourire d'orgueil et de bonheur, mais…

Et ce mais qu'elle ne peut développer contient toutes les explications.

Maintenant, bien qu'à peine arrivée, elle n'a plus qu'une envie, s'en aller, échapper à cet amoureux qui l'effraie. Elle a besoin d'être seule pour penser à lui, pour le comprendre, pour l'aimer.

— Laissez-moi partir… balbutie-t-elle. Il faut que je rentre… Je ne suis venue que pour une minute. Je suis déjà très en retard…

— Vous viendrez ?… s'obstine-t-il, vous viendrez au pavillon, bientôt ?

— Peut-être… peut-être… souffle-t-elle en détournant les yeux… Mais laissez-moi partir !

Il dit encore, en lui tripotant les bras, mais sans plus oser l'embrasser :

— Je veux bien vous laisser, mais vous viendrez ?… Je vous attendrai tous les jours au pavillon, tous les jours… tous les jours…

Puis, trouvant enfin la seule chose qui puisse la troubler :

— Ne me faites pas souffrir, dites ?… Ne me faites pas souffrir !

Enfin il a lâché ses mains, et voici qu'elle se sauve, courant presque, sans dire au revoir, pressée de se délivrer de celui qu'elle aime, celui à qui, sans doute, elle aurait dit tant de jolies et tendres choses s'il ne lui avait tout de suite coupé la parole par ses furieux baisers sur la bouche, dans la bouche…

Dès qu'elle eut passé le seuil de sa maison, Isabelle annonça très haut qu'elle avait un mal de tête fou.

— Il faut que je me couche ! dit-elle à la petite bonne Julia, je n'en puis plus.

Et quand elle fut étendue dans son lit, parmi le silence et l'ombre, elle se sentit à l'abri, sauvée du regard de Léon, qu'elle n'eût certainement pas pu ce soir affronter sans que toute son attitude la montrât fautive.

Elle aimait mieux se passer de dîner que d'avoir à supporter le tête à tête avec lui. « Demain, pensait-elle, je pourrai le regarder. J'aurai eu du temps pour me remettre. »

Ceci pensé, l'infernal colloque avec elle-même recommença.

Impossible de songer à retourner désormais au plateau. D'abord, le marquis ne l'y attendra plus. Et puis… Oh ! ces yeux qu'il avait, oh ! ces mains tâtonnantes, oh ! cette voix autoritaire : « Je te veux… Je te veux… »

« Maintenant, c'est au pavillon qu'il m'attend, et cela devient terrible. Je sais très très bien, si je vais l'y voir, que j'en reviendrai coupable. Quel dommage qu'un homme ait toujours ce désir qui rend l'amour si grave !… Je l'aime, pourtant, je l'aime ! Faut-il que j'aie peur de lui ! Faut-il que l'élan de mon cœur soit une chose criminelle ! »

Les yeux d'Isabelle se fixent dans le vide plein d'ombre de la chambre. N'est-elle pas déjà criminelle rien qu'à cause de ce baiser qui, tout à l'heure, l'a mordue ? Léon n'est-il pas déjà trompé, lui qui, sur les lèvres de sa femme, rencontrera, sans le savoir, le souvenir d'une autre bouche ?

En si peu de temps, quelle trame de mensonge ourdie entre l'honnête petite Chardier et son mari ! Isabelle sent qu'elle n'est pas faite pour le mensonge. Elle en souffre trop. Le mensonge sera toujours pour elle comme une robe qui gêne aux entournures. Elle ne peut pas bien respirer, dans le mensonge. Il lui est certainement arrivé, comme à toutes les ménagères de cacher quelque petite vérité concernant la dépense ou le service ; et même, ces jours derniers, quand elle allait au plateau suivie de ses enfants, sans avoir prévenu Léon à l'avance, elle ne se sentait pas vraiment coupable. Cela, c'est du mensonge, pour ainsi dire, passif. Mais, aujourd'hui, c'est le mensonge actif qui commence. Avoir quitté le salon de madame Chanduis pour courir seule à ce plateau, sachant qu'un amoureux vous y attend ; s'être laissé embrasser, avoir écouté des déclarations, y avoir répondu, tout cela, tout cela, n'est-ce pas cette chose affreuse, ce péché mortel qu'on appelle l'adultère ?

Isabelle, à cette pensée, se sent choir au fond d'un gouffre. De consternation, elle mord sa lèvre. Ah ! comme elle voudrait se débarrasser de tout cela ! Comme elle a besoin d'être honnête, comme elle voudrait pouvoir tout dire à Léon !

Tout dire à Léon ? Mais c'est impossible ! Ce serait une catastrophe dans leur vie. Pourquoi ne peut-elle pas tout dire à Léon ? Est-ce que le mari ne devrait pas être l'ami auquel on avoue tout ? Comment ! tout entre nous est commun, le lit, le pain, l'argent, les intérêts, les malheurs, les joies, et cette promiscuité continuelle ne sert même pas à nous rapprocher ? Alors que nous devrions n'être qu'une seule et même personne, nous sommes pleins de mystères l'un pour l'autre ? Qu'est-ce que c'est que ce compagnon dont j'ai peur ? Le mari, oui, c'est celui qui a le bon droit pour lui ; et le bon droit n'est-il pas, parfois, un épouvantail ? Je ne puis me délivrer de mon associé diurne et nocturne ; et, dès que ma vie devient intéressante, je me vois forcée de le considérer comme mon ennemi… En somme, c'est lui qui me force à mentir. Ce sont toujours les autres qui vous forcent à mentir. Ils ne veulent pas de la vérité. Et nous, il nous faut la vérité !…

Isabelle aime le marquis, et cela, qui est sa vérité, se tourne en mensonge dès qu'elle considère le bon droit de son mari. Elle ne peut pas lui dire, à ce mari, qu'elle en aime un autre que lui. Alors, même si elle ne le trompe pas, si elle s'arrête sur le bord de l'adultère, elle a, dans son cœur, un secret qu'elle cache. Donc, elle ne dit pas toute la vérité ; donc, elle ment.

… Une poussée d'indignation soulève dans l'ombre Isabelle, l'assied, véhémente, sur son lit. Elle ne peut analyser toutes ces choses ; elle les sent, et c'est pire. L'immoralité du mariage ne lui apparaît pas dans sa nette crudité. Mais elle devine qu'il y a maintenant quelque chose, dans sa vie, qui n'est pas bien, et que ce n'est point de sa faute à elle. Certes, ce n'est point non plus la faute de Léon. C'est donc la faute du mariage.

On marchait à pas de loup dans la maison. Sans doute l'heure du dîner était venue. La porte s'ouvrit doucement, la silhouette de Léon s'encadra sur le fond plus clair du corridor.

— Tu ne veux rien ?… chuchota-t-il.

— Non… dit Isabelle d'une voix mourante.

Et, comme il s'était approché sur la pointe des pieds pour l'embrasser, elle sentit sur sa joue le frôlement de sa moustache, et elle le détesta.

Il était sorti de la chambre.

— C'est l'autre, que j'aime ! C'est l'autre !… se révolta la petite Chardier.

Elle eut le frisson en songeant à ce que cet amour comportait. Elle se vit dans le pavillon clandestin, décor semblable, sans doute, à celui du jardin d'hiver qu'elle connaissait. Parmi les coussins, le marquis la possédai… Et cette image la fit, dans le clair-obscur, rougir toute seule jusqu'aux cheveux. Puis la voix distinguée et suppliante du gentilhomme parla dans sa mémoire : « Ne me faites pas souffrir, dites, ne me faites pas souffrir… »

Isabelle éclate brusquement en sanglots. Le faire souffrir, lui ! Non, oh ! non ! Plutôt se donner à lui malgré la répulsion, pour que son corps de petite femme froide soit un cadeau plus beau, pour que le sacrifice, accompli sans plaisir, soit plus complet encore. Les larmes d'Isabelle ont mouillé l'oreiller. Elle n'a pas de mouchoir sous la main. Elle sent sa figure gonflée, misérable.

— Pourtant je ne pourrai pas faire ça… marmotte-t-elle dans l'obscurité, d'une voix enrhumée de larmes, je ne pourrai pas !…

Le sentiment de sa faiblesse l'écrase. Elle se sent trop timide, trop honnête pour supporter une aventure amoureuse. Elle ne pourrait plus lever les yeux sur son mari, embrasser ses enfants. Elle perdrait la tête quand les gens la regarderaient. Le foyer, les traditions, les scrupules, tout cela de trop près l'enserre, ankylose son cœur de jeune femme, son cœur qui veut battre, qui veut aimer, qui veut vivre. Isabelle sent que son honnêteté sera toujours plus forte que tout. Et voici que, ce soir, cette honnêteté lui semble une petitesse, une couardise, quelque chose de méprisable comme une tare.

Alors elle replace sa petite figure dans son bras replié et recommence à pleurer tout bas, désespérément.

Quand Léon vint se coucher quelques heures après les enfants, elle fit semblant de dormir pour qu'il ne lui parlât pas, ne la touchât pas. Mais quand il se fut, avec mille précautions, allongé près d'elle, la chaleur du corps habituel réchauffa la petite femme grelottante ; et doucement, à bout de pensées, à bout de larmes, elle finit par s'endormir pour de bon sur son oreiller mouillé, sans avoir pris aucune résolution.

XII L'expiation

— Regarde, maman !… J'ai aussi mon travaillage et mon aiguille.

Zozo, assise sur un tabouret de pied, levait la tête vers Isabelle, qui ravaudait près de son habituelle fenêtre de salle à manger. La petite fille avait pris dans la corbeille à ouvrage une aiguille à repriser et faisait à tort et à travers d'immenses points dans un petit chiffon. Mais son geste attentif et minutieux imitait déjà celui de sa mère, et sa figure de quatre ans avait pris l'expression absorbée, importante et sèche des femmes lorsqu'elles cousent.

Le bébé, sur les genoux de la petite bonne Julia, poussait des cris inarticulés, battait des bras, remuait les pieds, selon la mimique particulière aux tout petits. Cette mimique, prêtez-la pour un instant à un homme fait, et vous aurez un parfait aliéné. Le petit lion bave, grogne, tourne les yeux, se trémousse, rit tout seul, fait la lippe ; et tout cela signifie : « Je suis satisfait de voir là ma petite sœur, je suis bien sur les genoux chauds de la bonne, je suis heureux ! »

Dehors, il neige à gros flocons serrés. Le jardin s'ensevelit rapidement sous la blancheur bleutée d'où la clarté monte. Mais, dans la pièce, la salamandre rouge répand une douce atmosphère.

Malgré ce bien-être et la gentille présence de ses petits, Isabelle ne relève pas une fois la tête pour sourire. Son visage pâle reste obstinément baissé sur ses mains… Isabelle, depuis huit jours, est une pénitente.

Au bord du gouffre, elle s'est arrêtée. Son épouvante a été plus forte que son amour. Le cœur déchiré, notre petite femme, à bout d'hésitations, de réflexions, de transes, a fini par renoncer tout à coup à un bonheur pour lequel elle n'est pas faite. Une nuit, couchée dans l'insomnie, les yeux fixes, elle a décidé qu'elle ne reverrait plus jamais le marquis.

Et pourtant !… Sacrifier son bonheur à elle, c'est peu. Mais sacrifier son bonheur à lui !

« Ne me faites pas souffrir, dites… Ne me faites pas souffrir… » Ah ! si elle était sûre de ne pas le faire souffrir, comme sa tâche amère deviendrait facile ! Mais endurer le remords de lui faire mal, à lui, quelle angoisse ! Remords vis-à-vis de Léon, remords vis-à-vis du marquis. Isabelle, prise entre deux terreurs, avait choisi celle qui la laissait honnête. Et puis, dans la balance où elle pesait deux hommes, ses enfants venaient faire poids du côté de Léon. Être une femme adultère, c'est déjà monstrueux ; mais être une mère adultère !…

La nuit qu'elle-même décida de son sort, Isabelle comprit que, puisqu'elle avait choisi d'être vertueuse, il fallait qu'elle expiât désormais, avec grande sévérité, les légères incartades qu'elle s'était permises. Elle avait été très loin déjà, il fallait qu'elle s'en punît.

Elle imagina donc de corser encore ses ennuis ménagers, prétexta les dettes, la prévoyance eu l'avenir, et déclara d'abord qu'elle n'aurait plus la cuisinière que deux heures par jour au lieu de cinq. Ensuite, elle délaissa complètement son chant, et, dans les intervalles de temps laissés par ses travaux de servante, elle s'acharna sur des raccommodages et des coutures. Finies aussi les longues courses sur la route Sainte-Marie. Seule, la petite bonne promenait les enfants.

Léon, habitué comme tous les maris à obéir aux changements domestiques imposés par sa femme, ne s'étonnait point. Économe, il était plutôt heureux de voir les dépenses diminuer. Il ne fut surpris que de voir Isabelle refuser de sortir.

— J'ai trop d'ouvrage à la maison… disait-elle avec un sourire pâle.

Et, recroquevillée sur sa couture, toute crispée de chagrin caché, elle cousait des heures entières, tâchait de faire le silence dans son cœur tumultueux.

Aujourd'hui, le mauvais temps empêchait tout le monde de sortir. La petite femme en fut presque heureuse.

— Au moins, il pourra croire cet après-midi que, si je ne viens pas à son pavillon, c'est que je ne peux pas…

Cet atermoiement au chagrin de son gentilhomme adoré la ranimait un peu. Mais sa tendresse, d'être ainsi comprimée, s'exaltait, devenait une sorte de féerie intérieure. Heure par heure, Isabelle oubliait le brutal désir qui l'avait tenue embrasée ; elle oubliait les exigences de l'amour mâle. La figure du marquis, de plus en plus, s'idéalisait. Il était supérieur au héros : il devenait la victime.

— Maman, dit Zozo, laissant tomber son « travaillage », j'ai rêvé cette nuit à toi. T'étais morte.

— Comme c'est triste… dit Isabelle d'une voix morne. Alors, qu'est-ce que tu as fait, ma pauvre Zozo ?

— Oh ! dit Zozo, j'ai été bien sage ; j'ai pas pleuré.

Isabelle sourit faiblement, puis soupire. Être morte… Ne serait-ce pas ce qui pourrait lui arriver de mieux ? À quoi bon vivre quand on ne peut que végéter ?

Et cependant elle sent que son amour et sa peine sont, au contraire, des raisons de vivre. Jamais sa pensée ne fut plus occupée, jamais elle ne sentit battre si fort son cœur, son cœur gros de petite fille triste.

Elle regarde un instant la neige qui tombe toujours, semblable au linceul de sa joie. Puis elle soupire encore. Le jour baisse. La petite bonne allume la lampe, Zozo, que sa couture n'amuse plus, commence à taquiner le petit lion qui commence à crier.

Ce même soir, Léon fit une scène parce que le dîner n'était pas à son goût. Il commençait à ressentir les effets d'un service diminué. Il y eut le lendemain une autre scène encore, des critiques amères sur la tenue de la maison, le raccommodage en retard, la turbulence des enfants. Isabelle, patiente d'abord, finit par retrouver ses nerfs. Les portes claquèrent, les pleurs jaillirent.

Était-ce donc pour cet injuste et discourtois personnage qu'Isabelle sacrifiait son bonheur et celui de son bien-aimé ? C'était trop stupide, vraiment ! N'eût-on pas dit que ce mari faisait exprès de se montrer dans ses plus mauvais moments afin de pousser sa femme à le tromper ? Ne sentait-il donc pas qu'on se sacrifiait pour lui ? L'imbécile ! Juste à l'instant où il triomphait de son rival, se faire voir dans toute sa laideur, dans toute sa médiocrité de petit bourgeois besogneux, mesquin, avec sa figure bête et colère à côté de laquelle on imaginait celle d'un seigneur grisonnant, plein de grâce et de noblesse !

Au bout de quatre jours de querelles, Isabelle comprend qu'elle ne pourra plus résister, que toutes ses résolutions vont s'effondrer, qu'elle va courir au pavillon se consoler, dans les bras du marquis, de la méchante humeur de l'avoué.

Elle essaie en désespérée de se raccrocher à quelque chose, retrouve des gestes véhéments pour embrasser Zozo qui s'essuie la joue, agacée ; pour pétrir dans ses mains folles le petit lion qui piaille de toutes ses forces, se débat afin de redescendre à terre, afin de courir, en chancelant sur ses pieds laineux, vers sa sœur tyrannique qu'il préfère à tout le monde.

Isabelle cherche, cherche de toute son âme une raison de maintenir sa vertueuse volonté.

Alors, un soir, excédée des paroles désagréables de son mari, des cris de ses enfants, des travaux bas dont elle s'est fatiguée tout le jour, elle a cette inspiration :

« Il faut que j'aie un nouvel enfant ! »

Oui, neuf mois de malaises, un accouchement, puis ce printemps d'amour maternel qui, le jour de la naissance, éclatera dans son cœur, la joie de dorloter un vrai tout petit, un tout petit sans désillusions, un tout petit rien qu'à elle, c'est tout cela qui la sauvera d'elle-même. Et puis, cette tendresse si pure qu'elle aura pour le nouveau-né, ce sera comme une réparation de la tendresse défendue qui la tourmente et l'aveugle.

Cette idée mûrit vite en elle. Cette idée, c'était la délivrance.

— Léon… murmura-t-elle quand ils furent couchés.

Et la façon dont elle expliqua son désir fut détournée, ingénieuse et pleine de persuasion.

Pourtant, interloqué, le mari d'abord résista.

— Mais c'est ridicule ! répétait-il.

Cependant, malgré l'illogisme d'un acte pareil qui suivait de si près les diminutions de dépenses, malgré les dettes, malgré tout, il finit par se laisser convaincre ; car il est bien difficile à un homme, allongé dans la tiédeur du lit contre sa petite femme, de refuser ce qui ne lui coûtera qu'un moment de plaisir sans gêne.

Mais, quand il se fut béatement endormi près d'elle, Isabelle, avec un silencieux sourire d'ironie,

en voulut à son mari de son manque de volonté.

XIII La tragique sœur de lait

Maintenant, elle promenait à travers la morne vie provinciale sa personne écœurée, souffrante. Les dames de la ville, informées, complimentaient la petite femme avec un regard potinier du côté de sa taille. Pourtant « cela ne se voyait pas encore ». Ce n'étaient que les premiers mois, défaillances, envies subites, bizarreries de caractère. Le chaos féminin triomphait en Isabelle. Son corps, possédé par l'enfant futur, menait son âme. En cet état normal, la femme devient étrangement anormale. Il y en a qui, pendant la grossesse, font montre d'une inattendue méchanceté, d'une folie qui n'a vraiment rien à voir avec leur esprit ordinairement raisonnable.

Isabelle n'était pas méchante, mais simplement nerveuse, à moins qu'elle ne tombât en langueur pendant des heures entières. D'ailleurs, elle aimait déjà l'enfant à venir comme s'il eût été là. Elle l'aimait plus, même, que ses deux autres petits. N'était-ce pas ce nouveau venu qui devait la guérir de son amour, la purifier ? Cependant elle n'avait jamais pensé davantage à son marquis. Elle avait beau se répéter : « Mon nouveau bébé me le fera tout à fait oublier », elle ne pouvait songer à ce bébé sans songer aussitôt à la cause qui lui avait fait désirer d'être enceinte. Si bien que les deux idées, étroitement liées, n'en faisaient plus qu'une, et que ce futur petit était porté par sa mère presque comme un enfant adultérin.

« Ce sera le fils ou la fille de mon rêve », pensait la petite Chardier tout le long des journées. Et cette manière d'être pécheresse sans l'être satisfaisait son honnêteté native en même temps que cela répondait à cette sorte de besoin que les femmes ont toutes de ruser, de tromper, d'avoir un secret, d'être coupables.

Elle attendait donc avec impatience de voir son corps se déformer. Il ne lui semblait pas gênant de laisser paraître cet état aux yeux de tous. Elle en était au contraire, orgueilleuse à l'avance.

Il semble pourtant que, puisqu'on cache avec tant de soin les manifestations de la reproduction, on devrait redoubler de pudeur quand il s'agit de la grossesse, suprême aveu d'animalité. Mais il est convenu que la grossesse n'est pas indécente. Elle ne choque même pas les personnes « bien pensantes ». Certes, la religion aurait bien aimé défendre aux gens de faire des enfants. Mais comme le monde aurait fini, cette même religion, qui inventa les « parties honteuses », bénit les grandes familles et salue d'un regard protecteur le gros ventre maternel tendu sous la robe bourgeoise.

Il y avait deux mois qu'Isabelle était enceinte. On arrivait à la fin de mars. Depuis quinze jours, le marquis était retourné rejoindre la marquise à Paris. Isabelle le savait par les conversations de la ville. Et, quoiqu'elle en souffrit affreusement, elle ne pouvait retenir la vanité cachée qui lui venait de son roman avec le beau gentilhomme dont les dames s'occupaient tant.

« Il est parti de désespoir », rêvait-elle tandis qu'on jabotait chez madame Chanduis. Une petite ironie passait dans ses yeux innocents. Elle regardait les dames, se félicitait que personne ne se fût aperçu de rien, et même elle ne rougissait plus quand on prononçait le nom de Taranne, à cause que sa conscience, à présent, était tranquille.

Elle avait bien encore des nuits de larmes, de regrets, de cœur déchiré, mais vite elle songeait au « fils du rêve », et toute sa tendresse refoulée se reportait avec violence sur l'embryon qui, dans quelques mois, serait un nouveau-né.

À Pâques, on apprit que les Taranne-Flossigny venaient, comme de coutume, passer huit jours dans leur château.

— Tu feras bien d'aller faire une visite à la marquise… dit Léon à table.

Mais Isabelle, saisie, dissimula par un accès de colère subite l'émotion qui l'étranglait.

— Tu es fou !… s'écria-t-elle. Quelle idée stupide !

Léon s'étonna, puis se fâcha, puis s'entêta. Isabelle, en une seconde, lui décocha toutes les choses désagréables qu'elle lui réservait pour les mauvais jours. Elle exagéra même jusqu'à la férocité. Ce fut une longue dispute, avec coups de poing sur la table et pleurs.

— Je te pardonne, finit par dire Léon, blême de colère, à cause de ton état. Tu n'es pas responsable.

Mais il ne céda point, et notre Isabelle fut forcée de mettre sa belle robe et d'aller au château.

Tout en marchant le long de la route, la peur de rencontrer le marquis la rendait pâle comme une morte. Elle redoutait de le revoir, surtout en cet instant où elle en voulait à Léon de sa longue scène à table. Du reste, elle en voulait à Léon parce qu'elle était dans ses torts.

Elle se dit qu'elle ne sonnerait même pas et reviendrait chez elle en déclarant qu'elle n'avait trouvé personne. Mais, comme elle approchait de la grille du château, l'auto des Taranne la rejoignit et l'une des gouvernantes du petit Élémir montra sa tête à la portière.

— Madame la marquise est justement au château, dit-elle, devinant qu'Isabelle venait en visite.

Il fallut bien entrer. Isabelle était prise au piège.

— Mais enfin, que fairre ?…

La marquise, vêtue d'une robe d'intérieur drapée, blanche, regardait Isabelle de ses longs yeux foncés et changeants, un peu retroussés comme le sont presque toujours ceux des Hongroises. Pâle et fraîche sous sa lourde coiffure de nattes noires, elle était assise sur le divan du petit salon ancien, exquis et luxueux, où l'on avait fait entrer Isabelle. Celle-ci, face à face avec la femme de son amoureux, perdait toute contenance, retrouvait ses rougeurs subites, ses mains embarrassées, ses regards d'enfant timide. Pourtant, quelle audace quand elle était près du marquis ! C'est qu'une jeune femme qui parle à un homme, quelles que soient les conditions respectives, a dans la vie rang de ministre. Elle traite d'égale à égal, à moins que ce ne soit de supérieure à subordonné. Mais s'il s'agit de parler à une autre femme, les choses changent.

Isabelle ne savait que dire. Elle finit par lever les yeux sur un grand portrait du temps jadis, représentant un seigneur magyar en grand costume, culotte collante, brandebourgs, grand manteau, toque à aigrette.

— C'est mon aïeul, dit la marquise, le comte Szentendrey.

— Szentendrey ?… fit Isabelle comme si elle eût prononcé du chinois.

— C'est mon nom… reprit la marquise avec quelque hauteur. Je m'appelle Szentendrey. Margit Szentendrey…

Là-dessus, la conversation tomba. La marquise remua. Son parfum se répandit délicieusement autour d'elle. Elle alluma une cigarette à bout doré.

— Vous ne fumez pas ?…

Isabelle se rappela sa belle visite au marquis dans le jardin d'hiver.

— Non… dit-elle en soupirant.

La marquise, en silence, la considéra. Isabelle aussi la contemplait, mais à la dérobée. Qu'elle était belle, cette femme, si brune et si mince dans sa molle robe blanche, avec son luxe autour d'elle étalé ! Comme sa petite main mate secouait impérieusement sur le tapis la cendre de la cigarette ! Isabelle se sentait lourde et commune à côté d'elle. Était-il possible que le marquis pût aimer une autre femme que la sienne ! C'était un cygne, cette femme, parmi la volaille de la sous-préfecture. Elle avait cet air magnifique de celles dont on dit plus tard qu'elles ont eu « un passé orageux ».

Tout à coup, avec son accent amusant, la marquise, au milieu du silence, jeta :

— Mon mari vous a rencontrée quelquefois sur les routes. Il me l'a dit.

Isabelle était devenue pourpre. Les prunelles retroussées de la marquise s'égayèrent.

— Il vous fait la cour, mon mari ?… demanda-t-elle.

Puis, très vite :

— Non. Vous avez des yeux trop honnêtes.

Isabelle suffoquait. Elle tordit ses orteils dans ses bottines, toussa, se mordit la langue.

Mais la marquise, sans avoir l'air de rien remarquer, dit, avec son ton péremptoire, et son regard perspicace s'enfonçait dans les yeux d'Isabelle, jusqu'au cœur :

— Vous êtes heureuse, petite femme ?

Quelle parole ! Isabelle éclate en sanglots. Elle a caché sa figure dans ses mains gantées, ses épaules remuent convulsivement.

— Allons !… dit la marquise qui s'est levée, venez ici !

Elle a forcé la petite Chardier à changer de place, l'a fait asseoir à côté d'elle sur le divan. Maintenant, elle lui tient les poignets nerveusement, la dévisage, et l'expression de sa face est à la fois sombre et pleine de pitié.

— Pas heureuse… murmure-t-elle les dents serrées, l'air ivre, pas heureuse… Toutes, alors ?… Dans tous les mondes ?…

Isabelle, à travers ses larmes, ose la fixer. Jamais une femme n'eut pour elle ces yeux amicaux et catégoriques, ces yeux qui forcent aux confidences. Certes, cette dame n'est pas comme celles qu'on voit dans les salons !

— Racontez ce qui vous fait mal ! dit madame de Taranne. Je vous étonne ?… Mais enfin, que fairre ?… Toutes les femmes mariées sont malheureuses. Nous sommes toutes comme des pauvres sœurs de lait. Dites ?… Le mariage est une mamelle bien amère, n'est-ce pas ?

Isabelle ne peut pourtant pas révéler à cette femme ce qui la fait surtout souffrir. Mais gagnée, séduite, ne s'appartenant plus, elle raconte pêle-mêle, en courtes phrases sanglotantes, tous ses petits rêves d'enfant, meurtris par la vie, les mauvaises humeurs de son mari, les souvenirs qu'elle a de Linda, de sa mère, le caractère étranger de sa fillette, ses mésaventures avec les bonnes, ses corvées de ménagère, son désir de chant, toute la mesquinerie de sa vie sans idéal, sans clarté, sans ailes. Elle parle, elle parle. Elle n'a jamais exprimé tout haut ces choses. Son langage est celui d'une écolière : « Et puis encore… », répète-t-elle le cœur crevé, essoufflée.

À mesure que ces petites phrases s'envolent, le visage de la marquise exprime une stupeur mal cachée. C'est cela, les peines d'une bourgeoise ? Quoi ! des bonnes, des balais, des marmots, des gros sous, tout cela peut arriver à constituer du malheur ?

Isabelle a levé les paupières. Les deux femmes s'examinent réciproquement. La richesse les sépare, la richesse qui, tout de même est une grandeur, donne aux misères de la vie une forme plus dramatique, moins piètre.

Au bout d'un moment, la marquise reprend les mains gantées d'Isabelle. Elle n'a pas très bien compris les chagrins de son humble sœur de lait, mais elle a tout de même discerné quelque chose de capital : l'incompréhension de Léon Chardier pour sa petite femme sentimentale, enfantine et rêveuse.

— Vous êtes honnête, voilà le malheur… prononce-t-elle lentement. Mais enfin, que fairre ?… Vous ne trompez pas votre mari… Alors, vous ne pouvez pas être heureuse, ni lui heureux.

Un haut-le-corps d'Isabelle ne l'arrête pas. La marquise ne se rend pas compte qu'elle dit des choses plus qu'extraordinaires à cette petite femme nourrie de banalités provinciales ; et puis elle ne peut pas savoir ce que de telles paroles, prononcées par elle, femme du marquis, ont de poignante ironie.

Elle continue, la voix sourde, alors que ses longs yeux, dans sa belle figure pâle, changent à tout instant de nuance :

— Ils veulent être trompés, ma chère. Cela leur ôte un peu du fardeau de l'âme féminine. C'est trop lourd à porter pour un seul, l'âme d'une femme. Pensez donc ! On leur apporte tout ce qu'on a, ses désirs d'enfant, ses rêves de jeune fille, sa vanité, son sentiment, sa chair, son esprit, et puis ce cœur qui veut aimer… qui veut aimer !… et puis toute cette poésie… Mais il faudrait que les hommes fussent des dieux pour nous satisfaire !… Mais enfin, que fairre ?… Alors, on leur en veut de n'être que ce qu'ils sont, et l'on devient méchante. C'est pour cela qu'il vaut mieux les tromper pour rester bonne. Seulement, voilà… Quand on est honnête…

Elle lâcha les mains d'Isabelle, soupira, s'étira longuement :

— Ah !… l'amour et le mariage, ça n'a rien à voir ensemble ! Je le sais aussi, ma chère !… Pas pour les mêmes raisons que vous.

Isabelle, interloquée, s'était arrêtée de pleurer. Le langage de la marquise lui paraissait sublime, mais ténébreux, effrayant ; elle y distinguait pourtant une douleur près de laquelle la sienne n'était qu'une chose bien anodine. Cette femme souffrait atrocement dans la vie. Était-ce donc à cause du marquis ? Mais oui, nécessairement, puisque…

Isabelle sentit qu'elle allait de nouveau rougir à en mourir, et elle détourna la tête.

La marquise s'était levée. Elle fit une espèce de bond vers un violon qui dormait là, sur une table. Elle en tira quelques notes basses et désolées, puis, tout en jouant, le menton posé sur le bois rouge, sa belle main maniant l'archet, elle se mit à fredonner des syllabes incompréhensibles, sur un ton mineur qui vous arrachait l'âme. Puis ses mains retombèrent, lasses. Elle jeta le violon parmi les coussins, resta debout, absente, nostalgique.

— À Pest, murmura-t-elle enfin, les yeux ailleurs, Berkès, notre grand tzigane, me joue toujours cela… J'aime cette czardas depuis l'enfance…

— Oh !… dit Isabelle que cette musique et ce chant venaient de remuer jusqu'aux pleurs, oh ! madame !… Vous regrettez aussi votre pays, n'est-ce pas ?

Elle essaya de se figurer Budapest, où elle n'irait jamais, et ses yeux roux s'agrandirent sur l'inconnu. Mais la réponse de la marquise la déconcerta :

— Oh ! non !… Je n'aime pas Pest. Je déteste Pest !… Mais enfin, que fairre ?… J'aime seulement la musique de mon pays. Cela, c'est ma patrie.

Elle fit un pas, les yeux dans le vide :

— Ce que j'aime, c'est le voyage. C'est changer… C'est m'en aller…

Et, devant cette Nomade, Isabelle sentit plus profondes dans son cœur les racines invétérées qui l'attachaient au sol de son enfance, à sa petite côte de l'Ouest, en face de l'Angleterre.

Elle s'était levée aussi, sans savoir pourquoi. Il y avait, dans tout ce qui venait de se passer, trop d'imprévu, trop de décousu, trop d'originalité. Isabelle ne savait plus où elle en était.

La marquise crut qu'elle prenait congé et ne chercha pas à la retenir. Elle semblait, depuis un moment, avoir tout oublié, conversation, confidences, émotion, soupirs. Et ce fut d'un air distrait, à peine poli, qu'elle dit au revoir à la femme de son avoué.

Que de pensées sur la route du retour, le nez au vent froid d'avril commençant !

« La marquise n'est pas heureuse… », ressasse Isabelle.

Elle réfléchit, cherche à énumérer les torts possibles du marquis. Puis, soupçonneuse, sans indulgence : « Ce doit être de sa faute à elle, bougonne-t-elle entre ses dents ; c'est une si drôle de femme ! »

Oui, malgré les belles paroles, la cordialité, la beauté, la noblesse, Isabelle reste vaguement scandalisée des propos de Margit Szentendrey, de ses allures étranges. Puis elle se sent tellement humiliée de n'être qu'un si petit être à côté de cette femme tragique, vouée, à n'en pas douter, aux grandes aventures où la chair et l'âme se déchaînent audacieusement, furieusement… Elle, Isabelle, ne serait jamais tragique. Elle ne serait amante que de cœur, tout bêtement, tout quotidiennement… Elle s'en veut d'avoir parlé, d'avoir conté ses pauvres déboires, bien ridicules, bien déplacés sans doute…

Alors, dépitée, jalouse de sa rivale magnifique, elle appelle à elle, pour aider sa rancune, le vieil instinct français, hostile aux étrangers.

— Elle est très bien, la marquise, conclut-elle en arrivant au logis, mais, tout de même, elle est d'une race par trop bohémienne ! Ça sent la roulotte !… Au fond, je ne m'étonne plus du tout que le marquis lui soit infidèle. Une femme comme ça, vraiment, ça ne doit pas être amusant tous les

jours !…

XIV Le fils du rêve

Cependant, les neuf mois d'attente et de malaise venaient de prendre fin, après un été dolent où l'âme d'Isabelle avait oscillé sans cesse entre la morne observance de son devoir, la joie d'être mère et le regret passionné de ses fugitives heures d'amour.

Et ce fut par un joli jour d'octobre, alors que le jardin était tout en or sous l'azur fatigué du ciel, que la petite femme accoucha de son troisième enfant.

Depuis une semaine, madame veuve Quetel, venue pour assister sa fille, remplissait la maison de son importance. Grande et sèche dans son éternel deuil, de caractère cassant et susceptible, la veuve aux bandeaux gris semblait vouloir écraser tout le monde du poids de son mérite. Elle avait perdu son mari de bonne heure, élevé sa fille à force de travail et de courage, et l'on eût dit qu'après tant d'années elle ne pouvait pardonner à personne, à cause qu'elle avait fait quelque chose de bien dans sa vie. Et puis l'habitude de diriger sa pension pour Anglaises avait encore accentué ses manières autoritaires. Elle trouva beaucoup de choses à critiquer dans la maison de sa fille, dans la façon dont les enfants étaient élevés et dans la distribution des dépenses.

Ayant prêté une partie de l'argent dont on avait acheté l'étude, et bien qu'on lui payât les intérêts chaque année, elle avait, au logis, droit de blâme, et ne se retenait guère d'user de ce droit.

Léon, d'un naturel colère, se guindait de son mieux pour ne pas froisser la dame par quelque réponse trop vive. Il ne se montrait d'ailleurs qu'à table. Mais les repas, pour lui, se passaient en sourires forcés, qui le gênaient fort dans ses habitudes de laisser-aller.

Pour Isabelle, elle était tellement heureuse de revoir sa mère qu'elle ne remarquait même pas le ton de ses critiques. Elle écoutait tout cela gentiment, comme une petite fille un peu grondée mais qui n'en souffre pas. Les yeux levés sur le visage maternel, elle se rappelait son enfance avec délices ; et cette même personne qui, pour Léon, représentait la belle-mère, monstre banal des foyers bourgeois, n'en restait pas moins, pour Isabelle, la maman, sorte d'infaillible divinité à laquelle il nous est impossible de trouver un défaut.

Enfin l'accouchement eut lieu. La situation s'en trouva nécessairement détendue. Cet acte fatal, qui, chez les autres animaux, se fait tout naturellement, prend, chez les humains, une allure de catastrophe. Il faut éloigner les enfants comme s'il y avait un malheur dans la maison, courir à la sage-femme, au médecin, dévorer mille inquiétudes, consoler la petite femme qui se tord sur son lit douloureux.

Le mari, dans ces circonstances, apparaît comme un personnage assez ridicule, lui qui, bien qu'étant la cause première du mal, ne souffre pas du tout dans sa chair. Ayant pris plus que sa part du plaisir de reproduire, il en ignore la douleur. Aussi, le jour de la naissance, devient-il une espèce de bourreau impuni, témoin désolé des affres de sa victime.

La délivrance fut longue et difficile. Le docteur Tisserand hochait la tête, la sage-femme pinçait les lèvres, Léon mordait sa moustache, madame veuve Quetel s'agitait. Enfin, comme Isabelle, depuis des heures, continuait à râler vainement, on fit manœuvrer « les fers », et, quelques moments après, les quatre voix du docteur, de la sage-femme, de la mère et du mari annoncèrent ensemble à la pauvre Isabelle exténuée :

— C'est un gros garçon !

Passées les brutalités de l'enfantement, voici notre petite accouchée toute pâle, coquettement allongée parmi des draps et des oreillers brodés, tout au milieu de la chambre bien rangée. Du drame de la naissance il ne reste plus qu'un tableau charmant. La jeune mère, encore pantelante, ne laisse voir de sa personne saccagée qu'une jolie tête, dont la natte fauve est relevée par un nœud de ruban rose, qu'un buste en camisole de soie et dentelles, que deux mains amenuisées par la souffrance. Feu clair dans la cheminée, beau bébé dans le berceau, petite odeur de poudre de riz, profils attentifs penchés sur la jeune mère et sur l'enfant.

Comme récompense à sa longue agonie, Isabelle a eu la joie de sentir se gonfler de lait ses seins jusque-là stériles. Isabelle nourrira « le fils du rêve ».

La tête tournée sur l'oreiller, plongeant ses yeux jusqu'au fond du berceau creux comme un nid, elle enveloppe d'un regard mystérieux ce petit Louis dont le minois est encore embryonnaire, homme futur dont elle ignore tout, mais qui sera sûrement, elle en est persuadée, le mieux réussi de ses enfants.

Louis… C'est un nom bien simple parmi ceux du calendrier. Personne n'a pu se douter, lorsque Isabelle l'a choisi comme au hasard, que ce nom est celui d'un gentilhomme adoré…

Au bout de deux jours, mademoiselle Zozo fut admise à pénétrer sur la pointe des pieds dans la chambre, à embrasser sa mère « bien enrhumée » et à regarder un instant son nouveau frère. Elle battit des mains comme devant une poupée plus belle que les autres, et voulut qu'on amenât tout de suite le petit lion près du berceau. Mais le petit lion n'était pas encore d'âge à comprendre, bien qu'il parût soudain presque une grande personne à côté de son tout petit cadet rouge et fripé.

Depuis l'accouchement, le docteur Tisserand venait deux fois par jour. Il semblait s'intéresser autant à l'âme de ses malades qu'à leur corps. Isabelle avait toujours l'impression que le docteur, assis au pied de son lit, auscultait son esprit de petite femme chargé de secrets refoulés, de rêves informulés. À la fois intimidée et confiante, elle avait envie, par moments, de lui tout raconter. Alors, elle baissait ses paupières sur ses prunelles rousses, parce qu'elle sentait que son regard révélait des choses.

Qu'avait-il, ce docteur, de si différent des autres personnes de la ville ? Jamais ses paroles ne dépassaient le ton de la conversation qu'un médecin peut avoir avec sa malade. Mais, de ses yeux pénétrants et noirs, il vous regardait parfois en silence, tandis que ses narines palpitaient au-dessus de sa barbe grisonnante, et l'on avait la sensation, quand il était parti, qu'il vous avait interrogée et qu'on s'était livrée à lui sans défense.

Les visites des dames sont moins émotionnantes.

Dans la chambre où tant de cris ont été poussés, où tant de sang s'est répandu, elles viennent, ces femmes, ces mères, ces madame Chanduis-notaire et ces madame Levoisin-rentière, s'asseoir avec des yeux insignifiants, des paroles niaises, comme si elles ignoraient tout de l'horreur d'enfanter, comme si la naissance n'était pas la sœur jumelle de la mort.

On se penche sur le berceau, on pousse des petits cris d'oiseau devant le nouveau-né : « Qu'il est mignon !… Qu'il est fort !… » L'une apporte des chaussons de laine blanche à rubans bleus qu'elle a tricotés elle-même, l'autre un bavoir brodé, la troisième un hochet d'ivoire. Lui, le bébé, l'infirme gâteux roulé dans la lingerie fine, il regarde sans voir, avec des yeux vitreux, vagit, remue, aussi inconscient qu'un cadavre. Plus tard, on lui racontera ses premiers jours, et ce sera comme si on lui parlait du néant.

Pourquoi les cérémonies qui entourent notre naissance nous échappent-elles comme celles qui entourent notre mort ? Nous ne percevons de nous-mêmes ni le commencement ni la fin. Faut-il que l'Inconnaissable, qui tourmentera toujours nos pauvres cerveaux humains préoccupés d'inutile métaphysique, faut-il que cet Inconnaissable, qui voile les étoiles éternelles, obscurcisse aussi les deux bouts de notre éphémère existence !

Madame veuve Quetel allait et venait dans la maison, plus autoritaire que jamais ; elle donnait des ordres aux domestiques, grondait les enfants, bousculait Léon. Isabelle sentait vaguement les orages couver autour du lit. Elle s'inquiétait de sa maison sans direction, de ses enfants sans surveillance ; et le Souci, jour par jour, rentrait dans son âme un instant délivrée. Elle sentait qu'on ne peut goûter une joie sans mélange, que le bonheur de contempler le beau petit Louis dans son berceau ou de lui donner le sein n'excluait en rien les ennuis ménagers.

Puis mille petits événements désagréables arrivaient déjà dans la vie du nouveau-né, qui faisaient pleurer la jeune mère énervée.

L'enfant tetait mal, ou bien il avait « le muguet » dans la bouche, ou bien des rougeurs sur le corps. Il arrivait qu'en le pesant le matin dans la balance de cuisine, au sortir de sa baignoire de poupée, on constatait qu'il n'avait pas assez augmenté.

Ensuite, Isabelle eut des crevasses aux seins. Après la souffrance capitale de l'accouchement, un nouveau supplice, chose aiguë, martyrisante, renouvelée à chaque tetée…

Dans les coins, Léon et sa belle-mère se mordaient les lèvres pour ne pas se dire de choses blessantes devant l'accouchée. On entendait en bas hurler subitement le petit lion, giflé par Zozo, ou bien se disputer la bonne avec la femme de ménage.

Isabelle tendait l'oreille et guettait les visages. Une impatience de se lever pour remettre sur pied sa maison désorganisée la rendait irritable, difficile à soigner. Une dangereuse électricité chargeait l'atmosphère.

Mais parmi ce tohu-bohu d'agacements, d'inquiétudes, de petites joies, de petits chagrins, Isabelle n'avait plus le temps de songer à ses regrets. Et cette naissance, qu'elle avait voulue au bord de l'adultère comme un remède à son âme chancelante,

était un remède, en effet.

XV Joies maternelles

Une exquise fin d'automne accueillit les relevailles d'Isabelle Chardier. Et, madame veuve Quetel repartie, Léon retourné à l'étude, la vie de tous les jours reprit, intensifiée par la présence du nouveau-né.

Les jeux au jardin remplacèrent les promenades sur la route Sainte-Marie. Bien que les Taranne Flossigny fussent à Paris, Isabelle, par un sentiment obscur de défense, se claustrait chez elle. Elle voulait de plus en plus s'enfoncer dans son devoir, et elle profitait du charme apporté dans la maison par le petit Louis pour reprendre goût à la vie familiale.

Ce petit Louis, âgé maintenant d'un mois, en avait fini de la laideur première. Il se défripait chaque jour comme une fleur qui sort du bouton. On eût dit qu'il s'engraissait à vue d'œil du beau lait jailli des seins maternels ; et l'on pouvait déjà percevoir sa ressemblance amusante avec sa mère.

Dans la tiédeur du jardin doré, la petite femme s'asseyait, tenant son poupon contre elle. Mademoiselle Zozo, le petit lion, Julia la bonne, redevenue gamine, tourbillonnaient. Isabelle, au milieu de la nichée, se sentait saine et simple, et son cœur avait chaud.

Parfois, au plus fort d'une partie, l'éclat de rire de Zozo, dans l'air bleu, poussait tout droit sa gaieté, cet éclat de rire sans fêlure des jeunes enfants, cet éclat de rire tout neuf, si juste, si pur, que les larmes vous en montent aux yeux. D'autres fois, c'était le petit lion qui s'essayait à faire une phrase de trois mots, compréhensible pour lui seul. Puis le petit Louis s'agitait, criait, et l'on savait alors que c'était l'heure de lui donner à teter.

Un élan de triomphe soulevait toujours Isabelle au moment d'ouvrir son corsage pour allaiter. Penchée, le sein chastement recouvert d'un bout de châle, elle contemplait le nouveau-né, dont la bouche en suçoir s'attachait si fortement à elle.

Une feuille sèche volait en douceur dans l'air faible. Un trait de soleil touchait les boucles de Zozo, restée debout à regarder son nouveau frère. Le petit lion, assis dans l'herbe, introduisait clandestinement un caillou dans sa bouche, ou bien se mettait à manger de la terre.

Isabelle, les yeux vagues, s'attardait au délice de sentir se dégonfler lentement son sein trop tendu, qu'un miracle naturel remplissait à mesure d'ambroisie. Elle portait avec orgueil ses deux sources de lait chaud cachées dans son corsage de femme. Elle savait que la santé de son petit dépendait directement d'elle ; que l'humeur, l'alimentation, influent sur le lait ; que l'enfant qui tette fait encore partie de sa mère au point qu'il souffre immédiatement de ses contrariétés ou de sa mauvaise digestion. Aussi tâchait-elle de ne jamais s'énerver, s'astreignait-elle à boire de la bière, qu'elle ne pouvait souffrir, afin que son lait fût plus nutritif.

Elle prit, en peu de temps, cet embonpoint excessif, particulier aux femmes « qui nourrissent ». Sa jolie petite figure s'empâta. Indifférente à cela, négligée, les pieds en savates, elle ne sortait plus jamais de chez elle. Les visites furent abandonnées.

Elle ne pensait guère non plus à sa chère musique, à ce chant toujours empêché, qui l'exaltait et la consolait. L'heureuse animalité maternelle suppléait à tout.

Par ailleurs, les affaires de Léon prospéraient. On avait repris à la journée la femme qui faisait la cuisine. Et comme Isabelle, à cause de son nourrisson, faisait momentanément chambre à part, il se produisait dans la vie des époux Chardier une sorte de trêve bienfaisante.

Ils étaient l'un et l'autre comme calmés : elle, moins inquiète ; lui, moins entier. Léon n'avait plus, vis-à-vis d'Isabelle, ces prétentions de beau parleur si souvent froissées par des mots maladroits ; Isabelle avait cessé d'espérer de Léon aucune compréhension de ses rêves confus. Le mépris inconscient, mais agressif, qu'ils avaient d'abord eu l'un pour l'autre dans la première surprise du heurt se transformait lentement en une indulgence résignée, veule. Ils sentaient que leurs querelles, désormais, n'auraient plus le même point de départ. Leurs deux natures, en se rencontrant, ne jetaient plus d'étincelles ; ils étaient, face à face, comme les deux pôles d'une pile usée : leur vie devenait vraiment conjugale.

Sans amertume, Isabelle regardait maintenant, par les vitres de la salle à manger, venir sournoisement l'hiver. On avait, depuis quelques jours, rallumé la salamandre. On ne jouait plus au jardin, sinon une heure après déjeuner.

La gaieté des enfants, d'être ramassée dans une seule pièce, devenait plus bruyante. Mademoiselle Zozo disait des drôleries qui témoignaient toujours davantage d'un caractère plein de précision, sans rêve. Elle inventait aussi des amusements. Assise dans un coin sur une chaise, serrant le passif petit lion contre elle, elle essayait d'imiter avec sa bouche le bruit d'un moteur, remuait ses bras, qui représentaient des roues. Elle jouait « au tricycle à pétrole ».

Mais Isabelle, de même qu'elle avait renoncé complètement à la fraternité d'âme de son mari, ne s'étonnait plus à présent que sa fille fût pour elle une étrangère. Et tandis que l'enfant, excitée, joyeuse, poursuivait son jeu moderne, la jeune maman continuait à songer à ses fées anglaises ; et son enfance à elle reculant toujours plus dans le passé, elle avait la sensation d'être, en quelques années, devenue une mère-grand quelque peu radoteuse.

Pourtant, si elle avait abandonné tout espoir en son mari et sa fille, elle continuait à guetter l'âme naissante du petit lion. Mais c'était avec une certaine mollesse, car, après tout, que lui importait que ce premier fils, qui, physiquement, ressemblait tant à son père, lui ressemblât aussi moralement ? Elle avait maintenant un espoir plus grand, plus vif que tous les autres, et c'était que son troisième enfant fût semblable à elle, devint plus tard son vrai, son seul ami. Fils du rêve, conçu en pleine sentimentalité cachée, comment ce petit pouvait-il échapper à sa destinée ?

Sur cet être commençant, Isabelle concentre sa pensée. Des heures entières elle demeurerait absorbée dans ses songes, sans ennui, sans tristesse. Qu'y a-t-il de plus parfait pour elle que la vue de son petit enfant ?

Regard des mères, regard si beau qu'on croirait que l'âme va leur sortir des yeux ! Quel amant connaîtra jamais le regard qu'une mère donne à son enfant ?

L'après-midi, lorsque, dans la chambre, Isabelle endort le petit lion, que l'on couche encore dans la journée comme tous les marmots de son âge, vous la voyez, dans l'ombre des rideaux tirés, patiemment assise sur sa chaise. Elle presse sur sa poitrine l'enfant Louis, qui tette, et son pied régulier balance le berceau dans lequel l'enfant Léon sommeille. Alors, elle fredonne la chanson que sa mère à elle lui chantait, petite ritournelle mineure et naïve du temps jadis :

Pierre, mon ami Pierre, Lon farira dondaine, Est parti pour la guerre…

« Ce petit air plein de chagrin, chanté pour m'endormir autrefois, je m'en souviens encore ; et pourtant je n'étais guère plus grande que ce petit garçon, qui s'endort là, bercé par mon pied régulier. Les ombres s'accumulaient dans les coins de la chambre, le miroir ovale, au-dessus de la commode, me faisait peur. Une inquiétude régnait sur les choses. Le mystère des contes et des légendes était autour de moi. Mes yeux effarés regardaient, dans je ne sais quelles limbes, se mouvoir des formes tristes. Que de peur, de silence et d'énigme s'engouffrait dans ce petit être que tu avais fait, maman, et que tu berçais sans savoir ! Maintenant, je suis aussi grande que toi, je sais ce que tu sais, je berce comme tu as bercé.. Mon enfant, plus tard, se souviendra-t-il de ma voix comme je me souviens de ta voix ? »

Isabelle rêve, l'enfant s'endort, le poupon repose. Et doucement, enveloppée de silence, la petite mère ralentit le rythme de son pied berceur ; sa tête lasse tombe sur sa poitrine. Le sommeil aussi l'a prise.

Or, comme elle goûte ce petit repos réparateur après des fatigues incessantes, fatigues de jour, fatigues de nuit, voici que la porte est doucement poussée. C'est mademoiselle Zozo qui s'ennuie en bas et qui cherche sa mère, comme un poussin cherche sa poule. Elle considère un instant en silence la figure endormie, puis, apeurée par tant d'ombre et d'immobilité, touche d'une petite main nerveuse le menton d'Isabelle :

— Maman ?… Tu dors ?…

Au bout de trois mois, le petit Louis esquissa un sourire, premier signe d'humanité. Peu de temps après, il se mit à baver excessivement, et la souffrance des dents commença.

La première dent cherche à percer, annonciatrice de cette denture carnassière qui voudra de la viande au lieu de lait. Ce n'est d'abord qu'un gonflement des gencives encore désarmées, encore innocentes. Comme un cotylédon qui cherche à crever la terre, l'incisive exiguë cherche à paraître à travers la chair sensible et rose qui résiste. Dans la bouche du tout petit a lieu cette lutte sourde ; et sans doute la torture est bien grande, puisqu'il y a des enfants qui sont, à ce moment, pris de convulsions.

Le petit Louis criait nuit et jour, la nuit surtout. Isabelle n'avait plus un instant de répit. Au milieu du silence nocturne, les yeux clignotants de sommeil, elle se promenait de long en large dans la chambre, à la lueur d'une bougie tremblante, cherchant à calmer le petit malheureux qu'elle dodelinait dans ses bras en chantonnant tout bas.

Il y eut une nuit particulièrement pénible où, n'en pouvant plus de lassitude, Isabelle, tout en promenant l'enfant, se prit à pleurer. Pouvait-elle confier son petit à la bonne de quinze ans qui se serait endormie debout ? Pouvait-elle réveiller Léon que ses affaires occupaient tant dans la journée, qui avait droit au sommeil ? Elle envia les riches, d'un cœur soudain amer. Et, par contagion, toutes ses peines écartées lui revinrent. On peut avoir une rage de tristesse comme on a des rages de dents. Isabelle, à présent, sanglotait.

Sait-on ce que veut dire le mot « mourir de fatigue » ? Isabelle mourait de fatigue. L'enfant criait de plus en plus. Les heures passaient.

Et tout à coup, comme elle regardait machinalement vers les fenêtres aux rideaux retombés, Isabelle eut une inspiration qui lui sembla bizarre, comme un fruit de ses trop longues insomnies, mais à laquelle elle ne résista point. Essuyant ses larmes, elle enveloppa dans un pan de châle le petit criard à bout de souffle, tira vivement les rideaux, ouvrit la fenêtre et, s'appuyant du coude sur le rebord, se tint debout devant la nuit.

Pourquoi donc avait-elle-fait cela ? Brusquement, le tout petit s'était tu.

L'air noir passait dans les cheveux d'Isabelle, caresse légère. Dans le creux obscur du jardin, mars préparait ses bourgeons, ses herbes et ses fleurs. Et, parmi le grand silence de nuit, une voix d'oiseau montait, dont les quelques notes étaient plus fraîches que des gorgées d'eau. Le rossignol, qui ne joint pas sa voix à celle de la multitude, chantait tout seul, oiseau-poète, annonçant à la nuit que le printemps venait.

Pourquoi donc avait-elle ouvert cette fenêtre, et pourquoi l'enfant s'était-il tu ?

Elle devait penser à cela toute sa vie. Elle y pensa le lendemain d'un bout à l'autre de la journée. Et ce court épisode nocturne fut, pour la petite femme mélancolique, comme un avertissement que le fils du rêve, lui, ne la désillusionnerait

pas.

Deuxième partie I Sur plage

Madame Léon Chardier, debout, en jupon, devant l'armoire à glace de sa chambre à coucher, essayait une chemisette d'hiver. La petite couturière, qu'on payait à la journée, tournait autour d'elle, posant les questions drôles de son métier :

— Madame veut-elle un col droit nature, ou bien un col fantaisie ?

Et, tout en vérifiant si la chemisette tombait bien, Isabelle, parmi la douce lumière automnale, se jetait de temps à autre un petit coup d'œil d'ensemble dans la glace, étonnée de ne pas se trouver trop mal, bien qu'elle eût déjà trente-huit ans.

Ses épaules, surtout, lui paraissaient jolies. Il était bien rare, maintenant, qu'elle s'examinât ainsi dans la glace. Elle n'était pas encore vieille, mais sa jeunesse était passée. Alors elle avait cessé de porter aucun intérêt à sa personne physique.

Des cheveux blancs ?… Quelques-uns, cachés dans la tignasse fauve. Des rides ?… Une grande entre les deux sourcils, beaucoup de toutes petites sous les yeux. Mais une bouche toujours fraîche, plus éclatante d'être demeurée intacte dans la figure un peu fanée ; des yeux restés candides comme ceux d'un enfant ; et ce petit nez légèrement relevé, qui conservait à tout le visage un air jeunet.

Épaissie, oui, la gorge molle, les hanches importantes…

Tandis que la couturière lui retirait la chemisette, Isabelle soupira. Les bras nus, elle se considéra quelques minutes encore, son buste gras tassé dans un vieux corset, le court jupon moiré laissant voir ses jambes en bas de coton.

Et, comme la couturière retournait en bas où se trouve la machine à coudre, Isabelle s'attarda dans son examen.

Certes, ses épaules étaient encore jolies… Elles avaient vécu jolies tant de longues années dans les corsages d'Isabelle ; et jamais une voix câline n'avait dit : « Comme elles sont jolies, tes épaules ! » Jamais une bouche fervente et précautionneuse ne les avait effleurées, là où se pose un méplat brillant comme l'orient d'une perle. Léon les avait chaque matin regardées sans les voir, tandis qu'Isabelle faisait sa toilette. Elles ne s'étaient jamais offertes, ces épaules, qu'à des yeux habitués, conjugaux…

Isabelle calcula que douze ans à peu près s'étaient passés depuis son commencement d'aventure avec le marquis de Taranne. Commencement sans continuation, seule page palpitante de sa vie, pauvre petite page vite déchirée avant la fin de l'histoire.

Et, cependant, le souvenir qui lui en restait, c'était pour jamais, au fond de son cœur, quelque chose d'ému, de tremblant, de sacré. C'était, dans sa vie, sa part d'héroïsme et sa part de péché. C'était son suprême sacrifice, c'était toute sa joie et toute sa douleur.

Le marquis ! Plusieurs fois, en ces douze ans, elle avait eu l'occasion de l'apercevoir, mais jamais plus elle ne lui avait parlé.

Maintenant, depuis quatre années que la marquise était morte à Paris, on ne voyait presque plus jamais, dans le pays, apparaître l'intéressant seigneur. À peine si, dans la belle saison, il venait, avec le jeune Élémir, passer une quinzaine au château.

Alors on rencontrait, sur la route Sainte-Marie, le père et le fils à cheval, toujours en deuil de la morte tragique — le bruit courait, dans les salons, qu'elle s'était suicidée.

Ils passaient dans un tourbillon de poussière, le marquis tout blanc, encore droit, avenant, cosmétique, ridé, tout à fait cette sorte de vieillard qu'on appelle « vieux beau ». À côté de lui, Élémir mince et brun, l'air étranger, très joli, très fat, avec de la noce plein ses yeux retroussés à la hongroise, encore qu'il n'eût guère que dix-huit ans.

Les dames de la ville, maintenant, s'occupaient plus du fils que du père ; et les jeunes filles, sans doute, rêvaient à lui sans le dire.

Ces jeunes filles d'à présent, c'étaient les anciennes petites filles, celles qui, douze ans auparavant, trottinaient dans les jupons des mères. Toutes avaient pris les robes longues, portaient chignon, préparaient, mêlées aux petits garçons devenus jeunes gens, une nouvelle génération provinciale toute pareille à la précédente, de même que, sur l'arbre, se succèdent, de saison en saison, des feuilles identiques.

De leur côté, les anciennes jeunes filles, devenues matrones, refaisaient des fillettes et des garçonnets ; et le même esprit régnait parmi tout ce monde, indestructible.

Seule, madame Lautrement-avoué, restée coquette, gardait, en dépit de l'âge, son allure de jadis, et toutes ses prétentions. Légère et sans enfants, elle continuait à montrer, dans les salons, sa jolie petite figure pincée et dépourvue de timidité. Le ménage Lautrement, d'ailleurs, s'était remis avec le ménage Chardier à la mort de la douairière de Taranne, partie un an après sa belle-fille ; et même, depuis la réconciliation, madame Lautrement multipliait ses grâces autour d'Isabelle.

Celle-ci, réticente, s'en tenait aux conversations banales où l'on ne confie rien de soi. Elle sentait confusément qu'une amitié vraie n'était pas possible avec cette femme superficielle.

Depuis longtemps, l'opinion de la sous-préfecture était faite au sujet d'Isabelle. On la jugeait « renfermée » ; mais c'était la seule critique qu'on eût à formuler sur elle, car sa vie toute droite défiait les potins. On savait définitivement qu'elle ne goûtait point les plaisirs de la médisance. Aussi ne la mettait-on presque jamais au courant des ragots en cours.

Les langues des petites villes, poignards d'une guerre rusée. C'est encore une forme de l'altruisme que la médisance. S'occuper des autres, même pour le mal, implique un intérêt vraiment étrange, quand on songe aux propres ennuis des gens. Peut-être est-ce aussi le goût du théâtre qui les pousse. Ils veulent que les autres, les indispensables Autres, leur donnent la comédie. De la sorte, ils sont, à tour de rôle, acteurs et spectateurs, et la vie en paraît moins monotone.

Donc, madame Léon Chardier, elle, ne s'occupait exclusivement que de ses enfants. C'était connu.

Ses enfants… Les dix-sept ans de mademoiselle Zozo fleurissaient comme une rose, d'essence sans rareté mais très bien venue.

Elle était assez grande, bien proportionnée, étroite de hanches comme les filles de cet âge, avec de beaux cheveux châtain foncé, des yeux gris et rieurs ; et l'éclat de ses joues était une merveille.

Du reste, elle souhaitait d'être pâle, et s'affligeait de son teint vif. Surveillée de près par ses parents, elle ne pouvait réaliser son désir, qui était de se farder, de se friser, de porter des toilettes excentriques. Ces manifestations révèlent l'ivresse intérieure de la gamine devenue femme, et qui voudrait encore exagérer une transformation qui l'étonné et l'enorgueillit. Mademoiselle Zozo est à l'âge effréné. Cet âge passe vite chez les filles bourgeoises ; mais, pour un moment, il leur donne, à moins qu'elles ne soient nées hypocrites et timorées, une outrecuidance qu'elles ne retrouveront jamais plus tard.

C'est ainsi que la nature droite et précise de Zozo ne l'empêchait pas de se montrer coquette avec les garçons, jusqu'à l'effronterie, surtout avec le jeune Paul Chanduis, sa victime ordinaire.

Lui, dégingandé, couvert des boutons de l'adolescence, perdait tout aplomb devant sa camarade d'enfance devenue mademoiselle Chardier, jolie jeune fille arrogante et gaie, taquine, aussi, jusqu'à la cruauté.

Il y avait entre eux nombre de petits secrets ingénus, de bouderies, de récriminations, mais rien de plus. Car mademoiselle Zozo, trop franche, trop directe, n'avait pas suscité, parmi ses amies, ces confidences sur les choses cachées de la vie que se chuchotent entre elles les petites jeunes filles, tourmentées par l'éveil de la féminité : mademoiselle Zozo, malgré ses allures, était parfaitement innocente. Mais elle n'en connaissait pas moins, d'instinct, tous les manèges de son sexe ; et personne ne savait mieux qu'elle faire souffrir les petits messieurs de son âge, qui, naturellement, étaient tous amoureux d'elle.

Isabelle s'étonnait de voir grandir à son côté cette fille conquérante. Zozo devenait chaque jour plus fraîche, à mesure que le visage d'Isabelle se fanait. Oui, cette Zozo semblait pomper la jeunesse de sa mère. Mais, par un des miracles de l'amour maternel, Isabelle n'en souffrait pas. Et, quand on faisait des compliments sur l'intelligence de mademoiselle Chardier, sur sa grâce, sur son joli petit talent de pianiste, sur son adresse de brodeuse, Isabelle se sentait plus heureuse que si toutes ces douceurs lui eussent été personnellement adressées. Elle était la première admiratrice de sa fille. Du reste, elle en avait un peu peur.

Mais son penchant, sa faiblesse, c'était toujours le petit Louis, ce gamin qui physiquement lui ressemblait tant et dont elle continuait à attendre tout le merveilleux que la vie, jusque-là, lui avait refusé.

Cependant, derrière les beaux yeux roux du petit Louis, vivait et se développait une âme quelconque ; et même il apparaissait déjà clairement que ce petit devait, plus tard, avoir tout le caractère de son père, cet avoué sans couleur. Mais Isabelle ne voyait pas cela. La force de son illusion la maintenait, depuis tant d'années, attentive et têtue, guettant, chez son fils préféré, l'éclosion de « l'âme-sœur ».

Avec toute la mauvaise foi de la tendresse, elle interprétait chaque parole de l'enfant dans un sens donné. Elle voulait aussi qu'il fût plus délicat de santé que son frère et sa sœur, afin de pouvoir le dorloter sans paraître injuste.

Cette délicatesse prétendue, elle s'en était servie comme d'un prétexte lorsque était venu le moment de mettre l'enfant gâté au lycée du chef-lieu, comme son frère Léon, — le petit lion de jadis. Parce qu'il toussait facilement, elle avait donc gardé le bien-aimé cadet près d'elle, lui faisant donner des leçons par un professeur de la ville.

L'ancien petit lion, lui, c'est l'enfant qui n'a ni le privilège d'être l'aîné, ni celui d'être le benjamin. Entre sa sœur et son frère, il joue, aux yeux de sa famille, le rôle d'une espèce de personnage neutre. Certes, on l'aime bien ; mais il n'intéresse particulièrement personne.

Quand on l'a mis, à l'âge de sept ans, au lycée du chef-lieu, il a manifesté le désespoir le plus poignant qu'un être humain puisse connaître : un désespoir d'enfant.

Isabelle garde, dans son secrétaire, un paquet des lettres écrites à cette époque par ce petit homme de sept ans, au cœur plus déchiré que celui d'un forçat innocent, que celui d'un amant arraché à sa bien-aimée. Ce violent amour de l'aîné l'a, pour un moment, troublée dans sa quiétude de mère partiale. Puis elle s'est dit, comme les autres mères : « Il s'habituera… » Et cette petite phrase consacrée a, pour elle, remplacé réflexions, revirements et remords.

Et l'enfant, en effet, s'est habitué. Ses lettres puériles et désespérées ont duré plus d'un an. Puis le cri de la tendresse torturée s'est tu graduellement.

Alors le petit potache, aux premières grandes vacances, a montré le visage le plus tranquille, le plus neutre, visage d'enfant indifférent, visage plus que jamais pareil à celui de son père.

Isabelle, soulagée, s'est vite replongée dans la contemplation de son petit Louis, celui qu'elle a nourri de son lait, celui qui porte le nom de l'Aimé, celui qu'elle a conçu dans l'angoisse de sa pauvre petite âme hésitante, si coupable et si vertueuse.

Elle attend, elle espère ; et tout ce qui lui reste de vie intérieure palpite. Le petit Louis n'est qu'un enfant de douze ans. Un jour il se révélera tel que sa mère, depuis sa naissance, l'a désiré : fils du rêve.

Si elle n'avait pas ce dernier espoir, qu'aurait-elle donc ? Rien n'est venu vers elle, depuis douze ans, que médiocrité. Rien n'a nourri son modeste appétit de joie.

Plus monotone, la vie de tous les jours ; plus fastidieuses, les besognes ménagères ; plus morne, le mari sans flamme, avoué grisonnant aux vestons désabusés. Ses tics, ses manies, ses colères se sont un peu plus accentués, ses qualités de jeune homme instruit et beau parleur se sont un peu plus éteintes. Maintenant, c'est surtout avec Zozo qu'il se dispute, ayant trouvé dans sa fille, dont il est d'ailleurs fier, un adversaire plein d'ardeur. Aussi colère que lui, mademoiselle Zozo prélude à son rôle futur de femme d'intérieur en traitant son père comme une épouse pas commode traiterait son mari.

Isabelle, que ces scènes obsèdent, fait en secret des vœux assez étranges, mais auxquels bien des femmes mariées aboutissent :

— Je voudrais qu'il ait une maîtresse, pense-t-elle. Ça l'occuperait ; il nous laisserait tranquilles !…

Isabelle se sent si fatiguée de sa terne existence ! Il n'y a même pas de malheurs dans sa vie ; il y a pire, il y a l'ennui.

Elle pense souvent que la vie, pour elle, est une perpétuelle migraine.

Elle s'était oubliée dans ses rêves, debout, les bras nus, en jupon, toute seule devant son armoire à glace. Le jour tombait. Elle revint enfin à elle, bâilla, se rhabilla d'un geste las.

Elle songea que la marquise de Taranne avait eu le courage de se tuer…

« Bel oiseau de passage, qui donc vous avait blessé à l'aile pour que vous ayez si tôt interrompu votre vol ? Nous, la volaille, nous ne mourons pas comme cela. Nous retournons chaque soir, docilement, au perchoir, pour en redescendre chaque matin ; car les ailes que nous avons ne savent pas voler… »

Tout à coup, la voix de Zozo monta d'en bas, autoritaire et fraîche, tout de suite coupée par celle de Léon. Une dispute encore…

Isabelle les écouta. Elle se sentait sans nerfs, sans ardeur, sans courage. Elle eut l'impression que bientôt, elle plierait devant sa fille, parce que sa fille criait fort. Cette demoiselle de dix-sept ans, elle, était née avec des reins d'acier. Elle n'avait pas connu les rêveries des enfants amoureux des fées. Elle avait tout de suite respiré l'atmosphère contemporaine, peu propice aux chimères, pleine d'un merveilleux tangible, scientifique, mécanique, cette atmosphère qui fait des garçons débrouillards et des filles pratiques.

Isabelle soupira. Et, comme elle descendait l'escalier, courant, une fois de plus, séparer les querelleurs, notre petite Chardier de trente-huit ans, avec un sourire triste, se catalogua d'avance parmi les vieilles mamans timides et démodées,

celles qu'on aime bien mais qu'on méprise un peu.

II À bas du socle

Six mois ont encore passé. C'est avril. Qu'importe, pour Isabelle, que ce soit avril ? Du printemps à l'été, de l'automne à l'hiver, n'est-ce pas toujours la vie, la vie sans surprise, la vie sans joie et sans douleur ?

Il n'y a, pour marquer les jours, que des faits désespérément les mêmes : ménage du matin, cours de mademoiselle Zozo deux fois par semaine, leçons du petit Louis chaque après-midi, par le professeur de la ville ; vacances de Léon, l'aîné, aux fêtes carillonnées et pendant les mois chauds ; plus, quelques visites monotones, quelques promenades insipides…

La mère d'Isabelle est venue la voir cinq ou six fois en douze ans. Isabelle rêve de retourner un jour au pays, pour y passer quelque temps. Mais, jusqu'à présent, absorbée par ses enfants et les soins de sa maison, elle n'a pu se permettre le coûteux voyage qui la conduirait vers ses chers souvenirs.

Cette envie qu'elle a de retourner chez elle est, avec son espoir en son second fils, la seule chose qui reste vivace dans son cœur fatigué d'ennui.

Cependant un petit événement ménager va, ces jours-ci, se produire dans son existence. Les affaires de Léon étant devenues, depuis quelque temps, presque brillantes, Isabelle va prendre une cuisinière à demeure.

Elle aura donc désormais deux servantes : cette cuisinière et la petite bonne Julia, devenue grande personne et femme de chambre présentable. Isabelle est heureuse de ce changement. Elle a, tout à coup, une sensation de richesse. Il lui semble que le fait d'avoir deux bonnes lui donne plus d'importance dans la vie.

Or, parmi les filles qui viennent, depuis huit jours, se présenter, apparaît, un matin, une corpulente et fraîche personne, jeune encore, belle comme un Rubens et fière comme une reine, portant en casque une coiffure de beaux cheveux châtains et dorés. Son nez est fin, ses yeux bleus se moquent du monde, ses dents sont gâtées, son accent chante : c'est une Normande.

Une payse ! Le cœur d'Isabelle a tout de suite palpité. N'est-ce pas un peu de son enfance qui vient à elle, sous les espèces de cette cuisinière ? Mais le hasard a mieux fait les choses encore. L'imposante Modeste Morin non seulement est Normande, mais encore elle a servi jadis comme fille de cuisine au château de Taranne.

Vite, Isabelle l'engage. Et, dès le lendemain matin, Modeste Morin commence son service chez madame Léon Chardier-avoué.

Pendant les quinze premiers jours, Isabelle retint l'élan qui la poussait vers la grosse Modeste, élan fait de sympathie émue pour sa compatriote et d'avide curiosité pour celle qui, chez le marquis, avait si longtemps servi. Et Modeste ne savait pas qu'elle représentait, pour sa nouvelle patronne, tous les souvenirs, souvenirs d'enfance et souvenirs d'amour ; mais elle était spirituelle et cancanière comme bien des Normandes, avec tous les potins de la région sur le bout de la langue ; et quand, le soir, l'heure venait de l'appeler pour régler les comptes de la journée, Isabelle sentait gros de bavardages le silence respectueux de sa cuisinière.

Comme elle se raidissait, Isabelle, pour ne pas engager la conversation ! Il lui fallait, à ces moments, appeler à son aide toute l'armée des préjugés, convenances et autres absurdités bourgeoises qui défendent à une dame de parler avec sa servante comme avec une amie.

Les femmes, après tout, ne sont-elles pas toutes sœurs, à travers les classes qu'on a forgées pour les différencier ? Il semble qu'entre elles ne devrait pas exister cette distance que la culture intellectuelle crée réellement entre les mâles. Leur vie intense à elles n'est pas, comme chez les hommes, la vie de l'esprit ; aussi la fille du peuple, avec son impulsion directe, sa féminité très proche de l'instinct, a-t-elle chance d'être plus intéressante, plus fine et plus profonde que la sotte de la bourgeoisie qui cache la vérité de son être derrière le masque de carton des « us et coutumes ».

Isabelle, sans rien analyser, sentait que la grosse Modeste l'attirait plus que toutes les dames de la ville ensemble, mais elle n'osait pas se laisser aller à cette cordialité spontanée, parce qu'elle avait peur. Peur de quoi ?… Sans doute de ce vague et terrifiant croque-mitaine : la Société.

Peu à peu, cependant, elle se départit de cette pesante dignité. La grosse Modeste, d'ailleurs, était la première à maintenir les distances. Habituée à servir les « nobles », — au sortir du château de Taranne elle avait été placée chez un baron du chef-lieu, — on eût dit qu'elle mettait de la condescendance à rester parmi des petites gens. Importante et dominatrice, elle remplissait la cuisine de sa large personne blonde et rose. Le port de sa tête était magnifique. La fine race paysanne de Normandie lui conférait une sorte d'aristocratie naturelle ; et rien n'était plus hautain que son regard lorsqu'elle disait, se souvenant de son passage chez les grands :

— J'ai la recette de cette sauce écrite de la main même du chef !

Nonobstant cette hauteur, elle rougissait jusqu'aux cheveux au moindre prétexte, et ses joues faisaient paraître plus blanc encore son cou gras, couleur de lait, qui sortait si majestueusement d'un corsage noir sans col.

Le petit Louis et mademoiselle Zozo l'apprivoisèrent d'abord en la taquinant. Ils la mirent plusieurs fois en colère. On l'entendait crier dans sa cuisine :

— J'tuerais ça comme rien !… J'suis dépassée d'furie !…

Isabelle accourait pour la calmer ; et c'est ainsi qu'elle commença de causer avec elle.

Or, dès les premières paroles, Isabelle est au courant de tout ce qui se passe dans les demeures de la sous-préfecture. Il lui semble posséder cette merveilleuse marmite du conte d'Andersen qu'on n'a qu'à faire tourner pour savoir ce que mangent à leur dîner toutes les personnes du pays. Isabelle ne sait pas ce que toutes ces personnes mangent, mais elle sait tout ce qu'elles font. La grosse Modeste est au courant des secrets qu'on cache dans chaque maison. Et voici qu'Isabelle, qui déteste les potins, s'en amuse à présent, parce qu'ils lui sont contés dans la langue grasse et salée de son pays.

Les propos de Modeste ont des raccourcis saisissants. Chacun de ses jugements est une caricature réussie. En trois mots, elle vous campe un personnage, avec une moqueuse et tranquille férocité.

En dépit de ces dons de psychologue, elle a toute la candeur du populaire. Elle raconte que le baron avait un perroquet. Ce perroquet, pour elle, devient une espèce de monsieur dangereux :

— C'est ça qu'est instruit, un perroquet, madame, et menteur ! Chaque fois qu'on parlait des patrons à la cuisine, il criait dans sa cage : « J' vais l' dire ! » Et c'est qu'il le disait, madame ! Il répétait tout à M. le baron. Et pis y n' se gênait pas, au besoin, pour inventer !…

Maintenant, Isabelle se forgeait des motifs d'aller à la cuisine.

La main sur la porte, prête à retourner à sa chambre, elle s'attardait quelquefois une heure à faire parler sa cuisinière.

C'était sa patrie, c'était son enfance qui parlaient par cette bouche fière aux dents noires. Elle retrouvait enfin le sentiment du home qu'elle avait perdu depuis son mariage. Et quand elle regardait les belles joues de la grosse Modeste, quand elle entendait chanter son accent, elle revoyait les prés, les ciels, les pommiers, les chemins creux de ses premières années.

Du reste, une question lui brûlait les lèvres, qu'elle n'osait formuler, par peur de trahir son émotion aux perspicaces yeux bleus qui la considéraient. Mais Modeste Morin jamais ne révélait rien de la vie des Taranne Flossigny. L'on eût dit qu'elle faisait à dessein exception pour cela.

Les jours passent. Isabelle, maladroite, ne sait comment faire parler la belle ribaude qui l'intimide. Enfin, un soir vient, un soir où Léon, absent pour un petit voyage d'affaires à Paris, ne doit rentrer que tard dans la nuit. Le petit Louis et Zozo sont couchés ; Julia, la femme de chambre, également. Madame Chardier, pour veiller, n'a gardé que la grosse Modeste.

Les heures s'en vont. Impressionnée d'être seule dans l'immobilité nocturne, Isabelle est descendue à la cuisine. La grosse Modeste a peur, elle aussi. Un vague effroi, composé de silence et de nuit, rapproche les deux femmes. Isabelle s'est assise sur le coin de la table de bois blanc. La grosse Modeste ravaude quelque chose, installée sur sa chaise de paille. La lampe à pétrole, posée sur la table, éclaire mal, laisse de l'ombre dans tous les coins. Les étains et les cuivres, par-ci, par-là, se manifestent par de petites lueurs sourdes. Le fourneau s'éteint doucement.

— Le marquis de Taranne ?

La ribaude a levé sa tête casquée d'or foncé. Son regard scrute celui d'Isabelle. Puis, comme si, tout à coup, elle consentait à donner sa confiance à cette petite patronne, si gentille et si douce, et qui est du même pays qu'elle :

— Madame me jure qu'elle ne répétera jamais ce que je vais lui dire ?

— Je jure !… dit Isabelle, dont les lèvres, subitement, pâlissent.

La nuit de juin semble entrer, toute noire, jusque dans cette cuisine fumeuse. Pas un bruit dans le jardin, pas un souffle dans la rue. Le silence vous bourdonne aux oreilles dès qu'on se tait. Les deux femmes échangent un regard intense, presque complice.

— Eh bien, reprend à voix basse Modeste Morin, le marquis de Taranne, si madame veut le savoir… ça n'est et ça n'a jamais été qu'un vieux piant.

Isabelle est Normande. Elle a compris la signification de ce mot complexe qui veut dire à la fois un vieux marcheur, un malhonnête homme, un méchant cœur.

— Un vieux piant ?… répète-t-elle, d'une voix blanche… pourquoi ?

Alors la grosse Modeste jette son ouvrage, colle ses paumes sur ses hanches à la Rubens, lance un coup d'œil inquiet autour d'elle ; puis, regardant Isabelle droit dans les yeux, elle parle.

… La couleur du jour commençait enfin d'apparaître sur les vitres de la chambre.

Comme jadis, au temps où l'amour troublait sa conscience de petite femme tentée, Isabelle, les yeux immenses, raidie dans le lit aux côtés de Léon qui ronflait, regardait, depuis des heures, fixement, dans le vide.

Maintenant, elle savait. Ce marquis qu'elle avait aimé, dont elle s'était crue aimée ; ce marquis, charme de sa pauvre vie, apparition magnifique dans la grisaille de son âme ; ce marquis, son héroïsme et son péché, sa joie et sa douleur, ce marquis n'était et n'avait jamais été, depuis qu'elle le connaissait, qu'un noceur attardé, qu'un piètre vieux monsieur, coureur de chair fraîche, et qui l'avait voulue un moment, elle, Isabelle, parce que ses joues étaient roses, ses yeux candides et son âme neuve. Elle savait pourquoi Léon était devenu, du jour au lendemain, l'avoué de la famille de Taranne, elle savait que le marquis n'avait quitté Lautrement, jadis, que parce que madame Lautrement n'était plus sa maîtresse ; elle savait qu'au petit pavillon, ce pavillon où elle s'était crue, pauvre Isabelle, attendue avec tant d'amour, il avait reçu clandestinement jusqu'à des petites servantes de ferme ; elle savait que la marquise s'était suicidée parce qu'elle aimait toujours ce mari qui lui faisait horreur ; elle savait que les domestiques, tour à tour payés et menacés, avaient toujours gardé le silence… Elle savait tout.

Isabelle, crispée à sa place dans le lit chaud, se sentait gorgée d'humiliation, de chagrin, d'épouvante. Pour se raccrocher à quelque chose, dans ce naufrage total, elle ressassait éperdument :

— Personne au monde n'a jamais soupçonné ce qui s'est passé entre lui et moi… personne… personne… puisque la grosse Modeste elle-même n'en a rien deviné.

Ainsi la destinée lui avait envoyé cette fille, afin que l'unique beau souvenir de sa vie fût si brutalement profané !

Les larmes ne venaient point. Isabelle, depuis des heures, était comme une hypnotisée. Léon lui-même, en arrivant du chemin de fer, s'était aperçu de son regard.

— Tu as bien sommeil, avait-il dit ; allons vite nous coucher !

… Le jour naissant envahissait doucement le monde. Des coqs chantèrent au loin. Des bruits naquirent dans la ville. Ce fut le matin.

Le réveil en nickel sonna bruyamment sur la cheminée. Léon se réveilla, sauta du lit. Isabelle, les yeux grands ouverts, n'avait pas quitté sa pose cadavérique.

— Bonjour… dit mollement Léon.

Son baiser matinal effleura les cheveux d'Isabelle. Il s'habillait. Il sortit.

Soudain, une petite voix à la porte :

— On peut entrer, maman ?…

Et, comme tous les matins, le petit Louis, penché sur l'oreiller, vient gentiment embrasser sa mère, avant de se mettre au travail.

Alors Isabelle, galvanisée, bondit dans le lit. Elle a saisi par les épaules l'enfant étonné, le regarde dans le blanc des yeux.

Le voilà donc, le fils du rêve !… De quel rêve, ah ! de quel rêve !

Jamais, dans son humble petite âme, Isabelle n'a senti déferler une telle vague de désespoir. Il lui semble qu'elle va, d'un geste, repousser loin d'elle ce petit garçon dont le père spirituel n'est qu'un misérable, ce petit qui n'est rien, qui ne sera jamais rien, elle le voit maintenant, elle le comprend enfin…

Le petit Louis, ses grands yeux roux dilatés, regarde sa mère égarée, désordonnée parmi ses cheveux défaits, assise dans le lit, la poitrine haletante sous sa camisole blanche. Enfin, il prend le parti de rire :

— T'es mal réveillée, maman ?…

Maman ! À ce mot de son enfant, Isabelle éclate en sanglots. Un violent revirement s'opère en elle. Non, elle ne peut pas abandonner ainsi tout son espoir, toute sa vie. Il faut qu'elle croie encore en cet enfant, il faut que cet enfant la sauve.

Elle s'est cramponnée à deux mains au gamin effrayé, le bouscule sur le lit, le serre contre elle avec véhémence ; et, le berçant comme lorsqu'il venait de naître, elle répète, les épaules secouées, toute ruisselante des larmes qui se précipitent sur sa pauvre figure fanée du matin :

— Ah ! mon petit à moi !… À moi toute seule…

À moi toute seule !…

III La fin d'un passé

Isabelle, qui, dans sa mélancolie quotidienne, avait vécu douze ans tranquille, sent, depuis les révélations de Modeste Morin, qu'elle ne peut plus supporter le fardeau de l'existence. Son illusion rétrospective, brusquement détruite, l'a laissée plus faible qu'après un malheur.

Tandis qu'elle va, vient, conduit sa fille au cours, raccommode des bas ou fait une visite, sa pensée reste ankylosée autour d'une unique donnée. Et, par moments, si elle reprend conscience, c'est pour se dire : « Il est impossible d'être en plus mauvais état que moi. Comme une éponge qui ne peut plus absorber de fiel, mon âme est saturée de chagrin et d'ennui. J'ai de la tristesse jusque par-dessus les yeux… »

Les joues molles, les regards éteints, on dirait, depuis quelques jours, qu'elle a subitement vieilli. Ses semelles appuient plus lourdement sur les marches de l'escalier, ses gestes se découragent. Elle n'a plus, pour la soutenir dans sa marche monotone à travers les années, le sentiment caché qui faisait son orgueil, celui d'être, à ses propres yeux, une martyre du devoir. Ce qu'elle a refusé d'entendre dans sa jeunesse, avec un courage d'héroïne, ce n'est plus l'appel magnifique et doux d'un seigneur amoureux ; ce n'est plus du baiser de l'âme-sœur qu'elle s'est détournée. Elle a simplement évité quelque honteuse et brève aventure avec le monsieur du château, aventure de subalterne séduite par un supérieur vicieux. Isabelle, pendant douze années, a vécu d'erreur comme on vit de rêve. Elle est maintenant dépoétisée, perdue, finie…

Par une sorte de perversité dans la souffrance, elle se plaisait, depuis l'autre soir, à faire bavarder la grosse Modeste sur les Taranne Flossigny. Elle ne se lassait pas d'entendre cette parole pittoresque, précise et féroce, qui mettait en lambeaux l'idole vénérée. Attardée à la cuisine, le dos rond dans son peignoir terne, elle écoutait interminablement les anecdotes et les descriptions.

Au sortir de ces auditions, elle rentrait, chancelante, dans la chambre à coucher, et, parfois, se laissait tomber sur le lit ; car il lui semblait qu'elle venait de se rouler dans l'humiliation et dans la douleur, et c'était une amère volupté qu'il fallait goûter avec recueillement.

Mais elle se rendit compte, au bout de quelque temps, que cette joie désolée qu'elle éprouvait à entendre détruire son marquis, c'était encore une forme de son amour pour lui ; et le dégoût qu'elle eut d'elle-même lui donna le courage de renoncer à ce mauvais plaisir. Ce fut une renonciation nette et franche. Au bout de quatre jours, Modeste Morin cessa de parler des Taranne.

Le beau temps d'été s'affirmait dehors. Les grandes vacances approchaient. Quand il fait beau, l'on devrait être heureuse… Isabelle, le front à la vitre, s'attardait, les matins, à regarder dans le jardin. Elle se levait plus tard que Léon et traînait longtemps, en camisole, dans la chambre. Le lit défait gardait l'empreinte des deux corps allongés qui, côte à côte, y avaient dormi. D'ailleurs, depuis longtemps, entre les époux Chardier, les rapports amoureux avaient presque cessé. Indifférents l'un à l'autre aussi bien de chair que d'esprit, ils ne s'apercevaient réciproquement de leur existence que par ce qu'elle apportait de maussaderie dans la vie. Pourtant, il leur arrivait encore de se disputer. Alors éclatait en paroles la sourde irritation qu'Isabelle, inconsciemment, cultivait contre son mari.

Depuis que ses yeux s'étaient ouverts à la réalité, depuis qu'elle n'aimait plus ni le marquis ni son amour pour le marquis, il semblait que cette irritation s'établît davantage. Les songes d'Isabelle tournaient dans sa tête lasse. Elle imaginait encore, dans la vie, une espèce de bonheur possible, fait de tristesse tranquille, de quiète solitude, un bonheur qui ne pouvait exister que sans la présence de son mari.

« Retourner vivre au pays… Fuir cette contrée étrangère d'ici, où je n'ai connu qu'heures moroses et désillusions… Retourner vivre au pays, avec mon cher petit Louis, près de ma maman vieillie, dans la maison de mon enfance… Zozo se marierait et vivrait heureuse ailleurs… Léon, l'aîné, terminerait ses études au lycée, puis deviendrait un homme, puis se marierait également. Je ne vivrais plus que pour ce petit Louis… Je serais comme une femme qui n'a qu'un fils unique… L'enfant apprend à chérir le pays de sa mère ; il se forme à l'image de sa mère ; il devient sa mère elle-même. Le petit Louis, c'est Isabelle, Isabelle transposée dans une âme masculine. Tous deux se comprennent et s'aiment délicieusement dans les paysages de là-bas, sur la côte de l'Ouest, en face de l'Angleterre… »

Et Léon Chardier, avoué ?…

Isabelle osait à peine aller jusqu'au bout de sa pensée.

Léon Chardier ?… Eh bien, est-ce qu'il n'arrive pas que les femmes deviennent veuves ?

Isabelle jetait un furtif regard sur Léon assis en face d'elle à table, ou lisant son journal, au soir, tandis qu'elle reprisait. Une haine sans cause, inavouée, montait en elle. Elle essayait vite de penser à autre chose. Mais, dans son âme de petite femme honnête, vivait cet embryon qui, chez les audacieuses, chez les effrénées, se transforme peu à peu, se développe, grandit jusqu'au crime, dresse, en face des maris incompréhensifs, les épouses assassines, celles qui n'attendent plus du hasard leur délivrance, mais la préparent, la combinent, puis, une nuit, armées du couteau, du revolver ou du poison, risquent plus que leur vie dans un geste, parce qu'il leur est impossible de continuer à respirer près de l'être qu'elles ne peuvent plus supporter. Embryon du crime qui dort, faible, insoupçonné, non viable, dans le cœur des femmes banales, des femmes mal mariées, des femmes qui, sourdement, désirent devenir veuves…

Isabelle passait la main sur son front comme pour chasser ses rêves. Demandait-elle vraiment à la destinée la mort de son mari ? Léon, sans la voir, remuait son journal ; ou bien, selon son tic familier, il mordillait sa moustache. Et une telle crispation tordait les nerfs de la petite femme qu'elle aimait mieux se lever brusquement et sortir de la chambre.

Au bout d'un mois, quelques jours avant les grandes vacances qui devaient ramener Léon, l'aîné, chez ses parents, Isabelle partit pour aller voir sa mère.

Elle était, depuis quelque temps, vraiment trop triste. Il lui fallait absolument une diversion à cet insoutenable état de désespoir. Léon lui-même avait consenti volontiers à ce que sa femme fit ce voyage depuis si longtemps désiré. Le petit Louis était assez grand pour qu'on le confiât à sa sœur, à son père, à sa bonne. Léon, l'aîné, devait arriver dans quelques jours. Isabelle, sans scrupules, pouvait contenter sa longue envie. Et puis, les affaires prospéraient. La dépense, après tout, n'était pas si grande.

Joie douloureuse du retour vers la ville natale, vers le foyer natal, quand on les a depuis trop longtemps quittés ! Fut-ce par expérience de la désillusion ? Isabelle, dès son arrivée chez sa mère, comprit que la demeure de son enfance n'était qu'une vieille maison insignifiante, que son jardin de gamine n'était qu'un bête de petit jardin beaucoup moins joli que celui qu'elle possédait à présent, que sa ville était plus ratatinée, plus mesquine encore que la morne sous-préfecture, que sa mère n'était qu'une vieille dame impérative et désobligeante.

Elle essaie de retrouver, à travers les chambres, à travers les rues, le charme du passé qui lui échappe, ce charme qui vivait en sa pensée et non dans les choses elles-mêmes. Elle se précipite vers des visages qui demeurent, témoins âgés de son enfance et de son adolescence. Les gens ne la reconnaissent pas. Quand elle se nomme, on lui dit :

— C'est vous la petite Isabelle ?… Comme on change !

Les bonnes femmes qui furent autrefois des jeunes servantes hochent la tête :

— Vous avez bien haussé ! Pis bien vieuilli !

Linda, Linda sa compagne des chemins creux, colle qui tressait avec elle des couronnes de fleurs dans les prés, celle qui ne concevait pas une jonquille ou bien une digitale sans une toute petite fée accroupie au fond, Linda, revenue au pays, elle aussi, comme répétitrice dans la pension de madame veuve Quetel, Linda est une vieille fille anglaise, old maid grisonnante, sèche et pauvre, aux longues dents, et dont le regard fade et pratique a tout oublié du passé. Une bande de petites misses contemporaines habite la maison, dont l'arrangement, du haut en bas, a été remanié. Il y a des Gladys, des Maud, des Mildred, des Muriel, et même une nouvelle Linda de dix ans, aux cheveux de soie blonde, aux jambes sèches sous une jupe très courte. Mais ces petites-là ne tressent plus des couronnes dans les prés. Elles font de la bicyclette. Leur goût anglo-saxon des fleurs se manifeste par de gros bouquets cueillis le long des chemins creux et rapportés fièrement, au soir, sur les modernes « guidons ».

Les nuits, Isabelle sanglote clandestinement dans son ancien lit de jeune fille. Non, son passé ne veut plus d'elle. Elle est revenue au pays, mais elle a le mal du pays…

Les critiques de sa mère, maintenant, la froissent. Elle regarde avec stupeur celle qui, si longtemps, fut sa maman et qui, maintenant, est une personne, dame vieillie au regard dur. Le changement n'est-il pas pire que la mort ? N'est-elle pas là comme une femme morte tout debout, la mère d'Isabelle, sa mère qui, sur ce ton acerbe, lui reproche tout, depuis sa robe, qu'elle trouve trop élégante, jusqu'à sa faiblesse pour le petit Louis, jusqu'à ce voyage inutile et dispendieux ?

Un soir, la querelle éclate. Madame veuve Quetel, enfin, vient d'aborder la question qui, depuis tant d'années, occupe son esprit : l'argent qu'elle a jadis avancé.

Puisque les affaires de Léon vont si bien, puisque Isabelle fait tant de dépenses, ne pourrait-on pas rendre à la veuve au moins une partie de l'argent qu'elle a prêté ?

— Mais, maman, dit naïvement Isabelle, Léon a déjà pu rendre à son frère. Ton tour viendra aussi un jour !

Et voici que madame veuve Quetel bondit. Léon a rendu l'argent du frère avant de lui rendre son argent à elle ?

Des mots suivent, des mots, les misérables mots qui créent du malheur autour des êtres, aussi sûrement que les accidents, les catastrophes, la maladie ou la mort.

Au bout d une heure agitée où cette mère et cette fille se disputent comme deux dames ennemies, Isabelle, suffoquant d'indignation, exhale dans un cri sa rage contre sa mère, contre le pays, contre tout :

— Adieu !… Je pars !… Et jamais je ne te reverrai !…

Dans le train qui la ramenait, frémissante encore, vers son foyer, vers son mari, vers ses enfants, elle pensait avec une joie presque sauvage à son petit Louis.

« Oui, c'est lui seul que je dois aimer ! Tout m'a manqué : mon amour, mon passé, ce que j'aimais, ce qui m'était sacré. Je n'ai plus de mère, je n'ai plus d'ami, plus d'enfance, plus de jeunesse ; je n'ai plus rien ! Je n'ai que lui, mon fils, mon seul fils, et c'est mieux ainsi. Je l'aimerai plus encore. Je lui donnerai ce qui me reste d'existence à vivre. Je ne penserai plus qu'à lui, je n'espérerai plus qu'en lui. Il est mon passé, mon présent, mon avenir. Ce n'est pas possible qu'un tel amour ne soit pas un jour récompensé !… Ah ! mon fils, quel homme il sera ! Quel ami parfait, lui que j'ai nourri de mon lait, à qui j'ai donné pour âme tout mon rêve, toute mon ambition et toute ma tendresse ! »

Tournée vers la vitre du wagon derrière laquelle les paysages se précipitent, elle se sentait soulevée par une sorte de colère qui ressemblait à du courage. Et, comme elle était seule dans son compartiment, elle éclata soudain d'un rire court qui sonna comme un sanglot.

Elle venait de se souvenir de cet épisode de son enfance, raconté si souvent, autrefois, à Léon inattentif : la boîte des « tortillons anglais », et sa mère, fâchée sans qu'on sût pourquoi, lui montrant les bonbons appétissants, lui répétant sur un ton de nargue : « Tu les vois, n'est-ce pas ?… Eh bien, tu n'en auras pas !… Ça te passera sous le nez ! »

Isabelle fond tout à coup en larmes. Elle a tiré son mouchoir, y enfouit sa pauvre figure vieillie. Et, tandis que le train la secoue contre les maigres capitons des secondes classes, elle se répète, en pleurant tout haut, cette petite phrase lamentable et ridicule :

— Oui, ces tortillons anglais qui m'ont passé sous le nez… c'était toute mon histoire, ça… toute

mon histoire !…

IV En famille

Quand le train entra en gare dans la nuit, Isabelle, d'un geste nerveux, essuya ses yeux meurtris, réunit sa valise, son petit sac, son parapluie. Elle savait que Léon était là, parmi le clair-obscur chargé de feux rouges, et qu'il guettait certainement depuis un moment ce train qui lui ramenait sa femme.

Elle l'aperçut sur le quai, clignant des yeux, dévisageant les rares voyageurs qui descendaient. Et, tout à coup, elle eut un sentiment réconfortant, celui d'être attendue, d'être accueillie. Peut-être, pendant une seconde, aima-t-elle son mari. En somme, elle revenait du pays veuve de son passé comme elle était veuve de son amour, veuve de tout. Mais au moins elle avait un homme à elle, qui, malgré l'heure tardive, l'attendait là, patiemment. Elle allait, avec lui, rentrer chez elle, retrouver ses trois enfants, ses deux bonnes, sa maison, son jardin. Et, pour la première fois de sa vie, elle comprit pleinement ce que signifiait le mot foyer.

Elle sautait du train. Léon, l'ayant reconnue, s'était précipité. Ils échangèrent un baiser sur les joues, vraiment amical et gentil. Et, parmi l'affairement des voyageurs, tout en se préoccupant de la valise et du reste, ils se mirent à parler ensemble, interrogeant simultanément sans attendre de réponse :

— Comment vont les enfants ?… Comment va la maison ? — As-tu fait bon voyage ?… Et ta mère ? Tu vois si j'avais raison !… — Les petits sont-ils déjà couchés ?

Oui, les petits sont déjà couchés. Il est près de minuit. L'omnibus de l'Hôtel de France ramène les époux Chardier chez eux. Et, comme ils entrent dans le couloir, une silhouette mince se dresse derrière celle de la grosse Modeste accourue au bruit des roues.

— Comment !… Tu n'es pas couché !… s'écrie Léon Chardier.

Léon, l'aîné, s'avance vers sa mère, et, d'une voix boudeuse qui mue déjà :

— Bonsoir, maman !

Sans empressement, il offre son front au baiser maternel. Isabelle le tient aux épaules, le regarde, curieuse, à la mauvaise lueur de la « lampe Pigeon » accrochée au mur du corridor.

— Comme tu as grandi, depuis les dernières vacances !

Vite elle le pousse dans la salle à manger pour mieux le voir à la lumière. Elle examine le jeune garçon sans grâce, presque aussi grand qu'elle, dont les vêtements d'homme ont déjà l'air provincial, triste et fané, dont la grosse lèvre supérieure s'obscurcit d'un duvet noir ; et voici qu'elle se met à rire, tant la ressemblance de ce Léon avec l'autre Léon est frappante.

— Mais pourquoi donc as-tu veillé, petit malheureux !… dit le père qui entre.

— Pour me voir, parbleu !… fait Isabelle presque gaie. N'est-ce pas, mon petit lion ?

À ce mot, le garçon est devenu, tout rouge. On ne peut savoir si c'est parce que l'ancien sobriquet le fâche ou lui fait plaisir.

— N'est-ce pas que c'est pour me voir ?… répète coquettement Isabelle qui n'a pas lâché les épaules carrées de son fils.

— Je ne sais pas… marmonne l'enfant de sa voix qui casse.

Les paupières baissées, il regarde obstinément par terre. Les yeux d'Isabelle scrutent encore un instant ce visage trop pareil à l'autre visage. Elle attend une parole, un regard. Mais le garçon se tait, immobile. Alors, comme si elle se désintéressait soudain, elle pirouette sur ses talons dans un geste de jeune fille.

— Je monte !… s'écrie-t-elle. Modeste peut porter la valise dans la chambre à coucher !

Au haut de l'escalier, la voici, rapide et précautionneuse, qui pénètre à pas de loup dans la chambre des garçons. Parmi le demi-jour tremblant de la veilleuse, le petit Louis dort, ses jolis cils ombrant le haut de ses joues, sa bouche de bébé grande ouverte.

Isabelle s'est penchée. Son écharpe, son chapeau, ses cheveux, tout cela touche doucement le front du petit dormeur, comme une aile. Il a fait un mouvement sous le baiser, il a froncé les sourcils, s'est frotté le nez d'un revers de main, mais ne s'est pas réveillé. Debout à côté du petit lit de fer, retenant sa respiration, Isabelle reste un long moment à contempler le beau gamin, si bien enfoncé dans le sommeil. Elle ne pense à rien. Elle est soulevée en silence par l'exaltation maternelle, aussi grande que celle de l'amour, jamais apaisée.

Les pas de son mari dans l'escalier l'arrachent à son extase, « Il faut aller se coucher… À demain, petit Louis… »

Et notre Isabelle, souriante malgré ses yeux encore gonflés, s'en va, l'âme de bonne humeur, se mettre au lit avec son avoué, ayant complètement oublié qu'elle n'a pas embrassé sa fille Zozo, également endormie, ni dit bonsoir à Léon, son fils, qui, lui, pour l'attendre, ne s'est pas couché.

Dès le lendemain de son retour, la bonne impression d'Isabelle se dissipa. Nous croyons, quand nous sommes bien disposés, que les choses et les gens s'efforceront de nous plaire pour nous maintenir dans notre bonne disposition. Il n'en est rien. Dès le soir, Isabelle était retombée dans son mauvais état.

Toute la journée elle s'était occupée dans la maison, heureuse de reprendre ses habitudes, de retrouver ses aîtres. Elle s'était promenée dans le jardin où triomphait la splendeur des mois chauds ; elle avait écouté le bavardage de Zozo, le rire du petit Louis ; elle avait embrassé vingt fois en douze heures ce chéri retrouvé ; le caquet de la grosse Modeste l'avait amusée. De par cette absence douloureuse, il y avait eu, pour elle, comme une charmante nouveauté dans la vie de tous les jours. Mais, en rentrant le soir de l'étude, Léon, profitant de l'absence des trois enfants, était venu causer avec elle avant le dîner. Ils avaient parlé de madame veuve Quetel ; et, quoique étant par hasard d'accord sur ce sujet, ils s'étaient disputés pour finir.

Bouderie au dîner, coucher morose. Quand on est arrivé à un certain degré de maladie morale, il suffit de peu de chose pour provoquer les rechutes. Les jours qui suivirent, Isabelle découvrit en son fils aîné des motifs nouveaux d'exaspération.

L'adolescent avait un tic plus agaçant encore que celui de son père. Silencieux, toujours ramassé dans les coins de la pièce où se tenait Isabelle, le nez sur un éternel bouquin, il reniflait imperceptiblement. Et ce petit bruit qu'elle guettait avec une attention féroce mettait Isabelle hors d'elle.

N'avait-elle pas assez du premier Léon mordillant sa moustache depuis dix-huit ans ? Fallait-il que la présence du second Léon fût plus irritante encore ? Avec sa silhouette anticipée de parfait avoué, cet enfant avait déjà l'air d'un mari.

Les longues rancunes d'Isabelle remuaient dans son âme, comme une lie. Et, de toute la force de son être gavé de déception, d'ennui, d'agacement, elle se dressait tout à coup, comme mue par un ressort, au-dessus du bas qu'elle reprisait, et criait à travers la chambre :

— Oh ! Léon, que tu m'énerves, mon pauvre petit ! Je t'ai déjà défendu de renifler comme ça !… Tiens ! Sors d'ici ! Va lire ailleurs !…

Bien, maman… disait le garçon de son ton indifférent.

Et, sans se presser, sans regarder sa mère, il sortait de la chambre.

Mais le lendemain, immanquablement, il revenait s'asseoir à deux pas d'Isabelle ; d'ailleurs il lui tournait le dos, ne lui parlait pas. Il lisait. Ses vacances se passaient ainsi.

En petite femme honnête, soucieuse de justice, elle avait essayé plusieurs fois de le faire causer, de s'intéresser à lui. Mais elle n'avait obtenu de ce bon collégien, dont les notes étaient excellentes et le travail régulier, autre chose que le mot oui ou le mot non, ou encore les quatre mots je ne sais pas.

« À quoi peut-il penser ? » se disait-elle. Et ce fils était pour elle une énigme sans charme.

À la dérobée, elle le regardait, tout en cousant. Elle ne se disait pas que cet être enroué, déjà velu, c'était un adolescent, et que l'adolescence des mâles est peut-être plus pathétique que celle des femmes. Quel drame, ce simple drame physiologique ! Quel chavirement profond en ce garçonnet qui devient homme, qui, chaque jour, à chaque heure, s'éloigne un peu plus de son enfance, perd son visage lisse et son inflexion haute, s'en va du côté de la voix rude et des joues à poils, sans que rien demeure de cette grâce des gamins impubères, pareils à des filles plus nerveuses et plus fines… Oui, la transformation masculine a quelque chose d'irréparable. On se demande pourquoi l'universelle pitié qui entoure les femmes mûrissantes ne s'arrête jamais au spectacle poignant du petit garçon, cette fleur qui devient insensiblement un monsieur.

Isabelle ne pensait guère à tout cela. Elle comparait simplement le petit Louis au petit Léon, et se réjouissait involontairement que, malgré leurs âges rapprochés, l'un fût resté si joli tandis que l'autre devenait si laid.

Ces deux enfants, du reste, s'accordaient bien. Parfois ils faisaient ensemble des parties de bicyclette dans la campagne, et Isabelle se demandait si, lorsqu'ils étaient seuls, son fils aîné parlait quelquefois à son fils cadet.

Entre ses deux frères. Zozo faisait de l'autorité.

Le petit Louis se moquait d'elle. Il la taquinait surtout au sujet de Paul Chanduis, qu'il appelait « son amoureux ». Zozo se mettait en colère. D'ailleurs, imbue de sa supériorité d'aînée et de femme, elle méprisait également les deux garçons.

Il y avait quelquefois des parties de cache-cache au jardin ; et tous trois, sans distinction de sexe ou d'âge, redevenaient des gosses turbulents. Mais Léon, l'aîné, préférait à tous les jeux cette lecture et ce reniflement dont il exaspérait innocemment sa mère.

Que lisait-il donc ?…

On le sut un soir d'une façon bien inattendue.

M. Benoît, capitaine retraité, qui vient après dîner chercher Léon pour aller au cercle, veut saluer un instant madame Chardier. Chauve et ratatiné, le vieux célibataire qui, depuis tant d'années, donne à rire à la sous-préfecture, dit d'abord dès le seuil, voyant la grosse lampe allumée dans la suspension :

— Peste ! chère madame !… Chez vous, c'est éclairé, comme disent les Italiens, à gigorno !

Puis, se penchant d'un air d'importance sur l'épaule du liseur :

— Qu'étudiez-vous là ?…

Le jeune Léon ouvre la bouche avec effort :

— Balzac.

— Comment !… fait M. Benoît, vous savez lire Balzac dans le texte ?… Mes compliments, jeune homme !

Donc, il lisait Balzac. Isabelle en fut étonnée. Elle n'avait jamais songé à lui demander le titre de ses livres. Quel intérêt pouvait-il prendre à cette lecture, son fils, ce futur avoué ?

Cependant, une autre révélation lui était réservée.

Un jour, occupée dans sa chambre, elle entend tout à coup un tapage extraordinaire dans la salle à mander. Les éclats de rire de Zozo se mêlent à ceux du petit Louis, dominés par la voix de l'aîné, cette voix qu'on n'entend jamais.

Isabelle se précipite. Et, sitôt qu'elle paraît, le petit Louis et Zozo s'esclaffent ensemble :

— Maman !… Léon qui fait des vers !

Le petit Louis brandit un papier qu'en vain Léon, l'aîné, cherche à lui arracher.

— Écoute, maman !… s'exclame le petit Louis.

Il récite en criant : Jeanne d'Arc qu'on brûla jadis, ô gloire amère, En rêve je la vois belle comme ma mère !

Une gifle a retenti. Le petit Louis, assommé, abasourdi, se tient un instant la joue, puis éclate en cris et en pleurs. Léon, l'aîné, a repris enfin son papier. Il s'apprête à frapper encore. Blême de rage, terriblement pareil à son père, il lève le poing. Isabelle s'est jetée sur lui, frémissante d'indignation.

Elle n'ose gifler à son tour ce fils trop grand qui vient de frapper son préféré ; mais ses yeux roux se sont remplis d'une telle haine que l'aîné, soudain calmé, baisse la tête.

Isabelle est trop scandalisée pour pouvoir parler. Le petit Louis, avec des sanglots de fillette, cache sa tête contre elle. Zozo regarde, narquoise, mais effrayée.

Ils sont là, les trois enfants, autour de leur mère. Et la mère n'a pas vu ce qu'il y avait pour elle d'admiration et de tendresse cachées, dans ces deux pauvres vers de son fils aîné :

Jeanne d'Arc qu'on brûla jadis, ô gloire amère.

En rêve je la vois belle comme ma mère !

Peut-elle s'attarder une seconde à l'idée que cet enfant morne et laid, qui ne parle jamais, fasse des vers ?… Des vers ? Ce futur avoué !

Vraiment, si elle y réfléchissait, Isabelle n'en reviendrait pas. Ce second Léon peut-il imaginer autre chose que de reprendre un jour l'étude ? Dès le berceau, quand il n'était encore que le petit lion, sa mère a décrété son avenir. Cela lui semblait aussi naturel que de le vouer au bleu. Est-ce que les parents ne savent pas mieux que les enfants ce qui convient aux enfants ?

Des vers !… Non, Isabelle ne songe pas un instant à cela. Cela, c'est bon pour le petit Louis. N'est-ce pas lui, le fils du rêve, qui doit en faire plus tard, des vers ?…

Face à face avec l'aîné, tenant le cadet contre elle, la bouche tremblante, les yeux foncés, Isabelle regarde fixement le brutal. Elle cherche ce qu'elle va dire, ce qu'elle va faire pour le punir. Elle articule avec peine :

— C'est honteux ! Tu oses le battre, toi, le plus grand ?…

Et, comme si toute sa colère se soulageait enfin par la pire des insultes :

— Tiens !… Tu ressembles à ton père !

V Les yeux qui s'ouvrent

— C'est idiot !… répétait Isabelle avec véhémence.

Les deux garçons la regardaient, atterrés. Ils rentraient d'une promenade à bicyclette, non seulement en retard, — on avait déjà fini de dîner, — mais encore ruisselants, trempés par l'orage qui, depuis deux heures, les assaillait sur les routes.

Léon Chardier, Zozo, la grosse Modeste, Julia, la femme de chambre, tout le monde, réuni dans la salle à manger autour de la table à moitié desservie, levait les yeux au ciel et soupirait et bougonnait. On avait passé, tout le long du dîner, par de mortelles angoisses. Cet orage, ce retard…

Maintenant Isabelle, tout en grondant, s'affairait autour des deux coupables, aidée de ses bonnes. On leur ôtait leurs paletots, leurs chaussures… Isabelle en voulait surtout à Léon, l'aîné.

— Toi, le plus grand, ressassait-elle, comme s'il eût eu dix ans de plus que son frère, tu devrais être plus raisonnable ! Aller si loin de la maison quand le temps n'est pas sûr !… Tu sais pourtant que ton frère tousse facilement ! Je suis certaine qu'il a pris un rhume !

Le petit Louis éternua. Ce fut une catastrophe.

— Vite, Modeste !… Du feu dans ma chambre ! Je vais le frictionner !…

Elle se tourna vers l'aîné, les yeux menaçants :

— Toi, mon ami, tu vas voir si je vais te punir !

Excités, le père, Zozo, les bonnes, joignirent des exclamations de reproche à celles d'Isabelle.

Le jeune Léon se taisait, comme toujours, mais ses yeux brillaient si étrangement qu'on les eût dits pleins de larmes. Il regardait par terre, dans l'attitude de la confusion, et ses joues, salies par le duvet naissant, paraissaient vertes de froid.

Isabelle, tout de même, eut pitié de lui. Elle songea que ses derniers jours de vacances finissaient, qu'il allait retourner tout seul au lycée. Et puis tout le monde le bousculait à la fois, et, vraiment, il avait l'air si malheureux !

Elle haussa les épaules.

— Va te changer !… dit-elle moins durement. Tu es trempé aussi, toi !

Le petit Louis, frictionné devant le feu, réchauffé, rhabillé, l'on servit à dîner aux deux garçons. Mais l'aîné ne mangea presque pas.

— Il boude… songeait Isabelle. Comme son père…

Cependant, quand ils furent couchés tous deux, comme elle montait un « lait de poule » au petit Louis elle voulut bien, avant de sortir de la chambre, embrasser son fils aîné sur le front. Il se laissa faire sans un mot, sans un geste. Décidément il n'y avait rien à tirer de ce garçon.

Or, le lendemain, le petit Louis n'était pas enrhumé, mais Léon, l'aîné, grelottait de fièvre et ne put se lever. Il fallut aller chercher Tisserand ; et lorsqu'il fut redescendu de la chambre, on apprit, de la bouche du docteur, que l'adolescent avait une pneumonie, c'est-à-dire cette chose terrifiante qu'on appelle, dans les familles, une « fluxion de poitrine ».

Quel coup de foudre dans la maison ! C'était la première fois qu'un des enfants se trouvait vraiment malade. Isabelle en fut secouée jusqu'au fond de son âme endormie d'ennui, cette âme fanée et comme poussiéreuse que la vie, à la longue, lui avait faite.

Pauvre petit Léon tant grondé la veille ! Une énergie inconnue dresse notre Isabelle en face du mal qui vient d'atteindre l'un des siens. Elle se sent pleine de courage et d'une sorte de défi. Son dévouement de mère n'est-il pas là pour tout combattre ?

En une heure elle organise ses soins. Elle déclare qu'elle couchera dans la chambre du malade. Le petit Louis, pendant le temps que durera la maladie, dormira près de son père.

Autoritaire et précise, madame Chardier donne ses ordres ; et chacun sait qu'il faut lui obéir.

Tisserand avait dit : « Dans quelques jours nous aurons sans doute du mieux. » Peut-être avait-il ajouté mentalement : « Ou du pire… »

Les quelques jours passés, ce fut le pire qui vint. Tisserand hochait la tête. Isabelle, infirmière vaillante, mère presque souriante au chevet de son gars malade, comprit, au regard du docteur, que l'inquiétude entrait soudain dans la maison. Ce fut pour elle une stupeur, puis une révolte. Comment ?… Est-ce qu'il y avait quelque chose à craindre, maintenant, pour cet aîné si solide ?… Est-ce qu'il risquait vraiment de… Ce n'était pas possible !

Assise près du lit où le grand gosse s'agitait et haletait, elle se prenait à le dévisager avec avidité.

Menacé !… Quelle importance il prenait soudain à ses yeux, ce fils insignifiant auquel, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait s'intéresser !

Chaque matin et chaque soir, quand entrait le docteur Tisserand, les yeux roux de la petite femme l'interrogeaient. Vieillis tous deux, lui presque blanc, elle presque grisonnante, il y avait entre eux un langage sans paroles et d'une redoutable et rapide éloquence. « Il va plus mal… » répondaient les yeux ardents et noirs du docteur. Alors, par un geste instinctif, Isabelle approchait sa chaise plus près encore du lit, comme si sa présence toute proche était une défense contre la destinée. Cette sorte d'arrogance qu'elle avait eue d'abord en face de la maladie désarmait d'heure en heure. Elle constatait avec angoisse l'affaiblissement de son courage. Il lui semblait que le mal en prenait plus de force.

Au bout de huit jours, égarée, les mains tremblantes, elle sentit que la panique était entrée en elle.

Ses yeux, maintenant, n'interrogeaient plus le docteur : ils le suppliaient.

Congestionné dans ses oreillers, la respiration difficile, les mains en feu, le jeune Léon fixait le vide de cet air absorbé des malades. Pendant ces jours dangereux, il ne révéla pas son âme ignorée, ne prononça pas, comme les mourants des livres, des paroles définitives. Un soir seulement il demanda, de sa voix toujours plus oppressée, en tournant péniblement la tête vers Isabelle : — Est-ce que j'ai enrhumé ton petit Louis, maman ?…

Et cette simple phrase fut plus triste à entendre que tous les sanglots d'un amour silencieux et jaloux.

Sauf Léon Chardier, tout le monde s'abstenait d'entrer dans la chambre. Parqués en bas, les enfants et les bonnes vivaient dans les chuchotements de l'anxiété.

Immobilisée sur sa chaise, dans le clair-obscur de la chambre pleine d'odeurs pharmaceutiques, Isabelle voyait, par les fentes des persiennes, filtrer comme du feu le jour ardent de l'automne commencée. Elle se retournait du côté de son fils malade, le regardait. Et lui aussi la regardait. Et, sur ce visage muet et dépourvu de charme, elle discernait enfin la tendresse, la tendresse sans mots, sans regard, sans sexe ; la tendresse, trésor des plus pauvres ; la tendresse, plus grande que l'intelligence et que la beauté ; la tendresse, seule égalité entre les êtres, seule défense des humains contre les malheurs, les passions, les changements, la mort.

Doucement elle prenait la main de son fils, tout en serrant les dents pour ne pas pleurer. Alors il disait tout bas :

— Je suis bien…

Et la petite Chardier, de ce mot, demeurait consternée. Elle se souvenait des premières lettres du petit mis au lycée, ces lettres de bambin qu'elle avait gardées et qui lui avaient donné des remords. Pourquoi les avoir écrites, ces lettres, puisqu'il devait devenir si vite ce potache indifférent ? S'était-il découragé devant la fatalité ? Son apparente indifférence était-elle une suprême réserve de petit homme douloureux et réticent ? Avait-il jusqu'ici porté, dans son âme, la tragédie secrète de la timidité ?

Maintenant elle réfléchissait à ces deux pauvres vers qu'il avait écrits pour elle. Elle le revoyait, comme tous ces jours-ci, obstinément assis à quelques pas d'elle, alors qu'il l'agaçait de sa présence. Pourquoi voulait-il toujours être là près d'elle ? Était-ce donc lui, le rêveur, le petit poète honteux, entêté d'amour pour sa mère, l'enfant nostalgique, héritier des songes maternels, l'âme-sœur, enfin, qu'elle avait tant appelée ? Comme il avait dû souffrir, cet enfant qui, physiquement, ressemblait tant à son père et qui, peut-être, avait toute l'âme de sa mère !

— Mon chéri… murmurait Isabelle penchée, mon Léon… Mon petit lion…

Elle eût voulu l'interroger, lui arracher son mystère. Elle se sentait sur le bord d'une compréhension tardive. Allait-elle ouvrir les yeux juste au moment où le petit méconnu s'apprêtait à fermer les siens ?…

Bouleversée, elle ouvrait la bouche pour parler, puis se taisait. Elle craignait d'épuiser le pauvre essoufflé, dont les regards fiévreux divaguaient un peu. « Ah ! pensait-elle, quand il sera convalescent, comme je saurai bien le dorloter jusqu'à ce qu'il me dise tout ! »

Le petit lion mourut le dixième jour, dans la nuit. Isabelle, le docteur, Léon, près de lui, veillaient. Il passa sans une dernière parole, sans un dernier regard. Sa respiration toujours plus précipitée s'arrêta dans un hoquet, et ce fut tout. La mort, cette fatalité banale, était passée, emportant une âme balbutiante encore, supprimant d'un coup les possibilités qui dormaient en ce petit mâle que personne jamais n'avait sondé, qui, sans doute, s'ignorait encore lui-même.

Quand le dernier soupir fut exhalé, l'on vit Isabelle se redresser. Une expression d'effroyable douleur la défigurait. Léon, blême, fit un pas vers elle, d'un geste raide. Le docteur Tisserand tendit les mains. Mais la mère était brusquement tombée sur le corps de son enfant, l'étreignant de deux mains furieuses, et les sanglots insensés qu'elle poussa firent accourir dans la chambre mortuaire Zozo en chemise, les deux bonnes et jusqu'au petit Louis, claquant des dents.

Scène affreuse. Le docteur et Léon transportent dans la chambre conjugale Isabelle tordue par une attaque de nerfs, ployée en arrière comme un arc. Le petit Louis et Zozo, vertement tancés, sont retournés en frissonnant se remettre au lit. Julia, la femme de chambre, aidée de Tisserand revenu près du lit, fait déjà la toilette du jeune trépassé.

… Isabelle, étendue sur le grand lit de la chambre à coucher, revint à elle dans les bras de la grosse Modeste. Et parce que le cœur de ceux du peuple est parfois infiniment profond et délicat, Léon Chardier, en retournant près de sa femme, la trouva réfugiée contre l'énorme poitrine de la servante, et sanglotant doucement sur son épaule, comme sur celle d'une sœur aînée.

Elle put, au bout d'un moment, aller s'asseoir près de son fils mort, afin de le veiller, avec les autres, jusqu'au matin. À peine le reconnut-elle. Blanc et long dans sa toilette funèbre, éclairé par deux bougies, transfiguré, il avait déjà pris le visage des morts, ce visage aux narines pincées, tout empreint d'une suprême distinction.

On se demande si ce sont vraiment nos féconds cerveaux humains qui attachent une telle poésie à la chose éminemment charnelle, la mort. Pourquoi ce sourire supérieur sur la figure des cadavres ? Et qu'est-ce donc qui leur donne une telle expression, puisqu'ils sont vidés de l'esprit qui crée les expressions ?

Le lendemain et le surlendemain, ce furent des allées et venues, ce furent tous les apprêts terre à terre qu'on est forcé de faire autour des morts. On prend les mesures du cercueil, on décide de l'enterrement, des lettres de faire-part, du deuil. La couturière se heurte dans les escaliers au menuisier, au prêtre, à l'agent des pompes funèbres.

Isabelle, par ordre du docteur Tisserand, n'assista pas à ces choses, non plus que le petit Louis et Zozo, partis pour trois jours chez l'excellente madame Chanduis.

Ou ne laissa revenir la mère dans la chambre que lorsque le cercueil, vissé, posé sur les tréteaux, eut été recouvert du drap noir sur lequel s'ébouriffaient les premières fleurs apportées par les amis et connaissances.

C'était au jour tombant. La fenêtre entr'ouverte, voilée de ses persiennes, laissait entrer le souffle du jardin dans la chambre empuantie de drogues. Isabelle, soutenue par la grosse Modeste, se montra d'abord calme, raisonnable. Mais, à mesure que l'obscurité descendit, l'exaltation reprit la petite femme.

Pleurer à chaudes larmes, c'est peu. La poitrine défoncée de sanglots, Isabelle se tordait les bras devant le cercueil. Ne restait-il donc de son fils, si vivant quelques jours avant, que cette longue boite aux angles durs sous le drap noir, cette boîte où tout le silence semblait enfermé ?

On voulut l'arracher de la chambre, on ne put. Elle refusa de descendre pour dîner. Maintenant elle commençait à gémir. Sa voix haute terrifia la maison.

C'était la dernière veillée, le dernier contact avec l'enfant mort. Le docteur Tisserand n'osa pas employer la force pour éloigner Isabelle. Il joignait en vain ses paroles à celles de Léon et de la grosse Modeste. Isabelle ne les entendait pas, ne les voyait pas. Les yeux dilatés, elle était en proie à cette souffrance contre nature des mères qui perdent leurs enfants. C'était son âme qui criait aujourd'hui, comme jadis avait crié sa chair, lorsqu'elle mettait au monde ce fils que la mort venait de lui reprendre. Et l'on sentait que tout devenait inutile devant ce désespoir où dominait l'instinct, puissance formidable, et qui, d'heure en heure, grandissait comme une mer qui monte.

— Il faut y renoncer… murmurait Tisserand. Laissons-la… Cela vaut mieux…

Ils s'écartèrent avec une sorte de respect. Isabelle, effondrée sur sa chaise, la tempe contre le dur cercueil, put s'abandonner librement à sa douleur passionnée. Ève accroupie près du corps d'Abel, la grande brute féminine, par la bouche de la petite provinciale, sanglota sans fin dans la

nuit.

VI Sans pardon

« Ma chéri maman je t'écrit pour la première foit, je panse tout jour a toi qui ma si bien soigné. Tu et bien sage et bien gentile, sa me plait bien, tu et fraiche comme une rose, tu et brillan comme un papillon, tu n'a point de défaut, tu et franche. Enrevoire ma chéri que j'aime adore.

« Ton petit lion. »

Isabelle relut une fois encore cette première petite lettre, puis en sortit une autre de la vieille enveloppe jaunie. Le papier tremblait dans ses mains. Elle essuyait fébrilement les lourdes larmes qui se précipitaient de ses paupières, menaçaient de tacher la grosse écriture d'enfant dont les feuillets étaient couverts.

Toute seule dans sa chambre, elle se penchait sur son secrétaire, parmi le silence de la maison. Le petit Louis, en bas, prenait sa leçon avec son professeur ; Zozo faisait sa promenade sur la route Sainte-Marie avec les Chanduis ; Léon Chardier était à l'étude…

L'adolescent est mort depuis un mois. Et parce qu'on peut croire qu'il est simplement retourné au lycée, son absence éternelle ne change en rien les habitudes du logis.

« Ma chéri maman, je te dit qu'aujourdi j'ai sorti tes bisquits que tu m'avet donnés, mais je ne les ai pas mangé, je les ai embrasés en pansant à toi qui les a eu dans ta main long tant. Je t'ai bien embrasée en embrasant un peu de bisquit. En revoire maman.

« Ton petit lion. »

Isabelle, le cœur déchiré, s'en souvint tout à coup de ces biscuits, donnés à l'enfant au moment de le quitter, le jour de son entrée au lycée, ces biscuits offerts à sa gourmandise de sept ans, et dont il avait, lui, fait un objet d'adoration.

« Ma chéri maman malgré que j'ai tout jour envi de pleurer j'ai baucou de plaisir à técrire ma chère petite… »

Elle ne put continuer. Elle sentait la pauvre grimace du chagrin tordre tout son visage. Elle repoussa les papiers, laissa tomber sa tête dans ses mains, et sa crise de douleur solitaire fut convulsive et longue.

Aujourd'hui seulement elle s'était décidée à relire ces lettres d'enfant, enfermées si longtemps dans le secrétaire. Depuis un mois, elle n'avait pu que pleurer, puis rôder comme une louve dans la maison ou bien au cimetière, soignant la tombe neuve de son fils comme les jeunes mères soignent les berceaux. Et vraiment de sentir cet enfant si près d'elle, bien que mort, c'était presque une compagnie, une compagnie tragique, mais inespérée.

Isabelle, au bout d'un moment, rangea les lettres, ferma le secrétaire. Il lui fallait maintenant courir au cimetière, où l'attendait le petit mort. Devant son armoire à glace, elle coiffa d'un geste dolent son chapeau tout enténébré du voile de crêpe. Bien que sa poitrine se fût calmée, des larmes lentes lui sortaient encore des yeux, ces yeux inépuisables des femmes. Depuis un mois, sur sa face jaunie, cette eau toujours renouvelée roulait jusqu'à sa bouche rouge saturée de sel.

Un instant elle se vit pleurer dans la glace, triste dame sur le retour et tout de noir vêtue. Pourquoi n'y a-t-il pas de mot pour nommer les mères qui pleurent leurs enfants ? On dit « une veuve », on dit « une orpheline ». Sans doute n'y a-t-il pas de parole qui puisse désigner une telle douleur.

Tout à coup, en bas, une porte claque, des voix parlent. L'éclat de rire du petit Louis monte, frais et léger, à la porte du jardin. Sa leçon vient de finir.

Isabelle tressaille violemment. Ce rire l'a cinglée comme un coup de fouet.

« Comment peut-on rire quand mon fils est mort ? Je vais courir en bas ! Oui, mes mains sont prêtes à souffleter l'enfant qui vient de rire, oublieux du deuil où nous laisse, en mourant, son frère ! »

À la porte du jardin, elle ne trouve plus l'écolier. Il est peut-être tout au bout de l'allée, déjà, à moins qu'il n'ait sauté sur sa bicyclette. Isabelle scrute l'espace autour d'elle, d'un coup d'œil irrité, puis se décide à renoncer à cette colère préparée. Baissant son voile, la voici qui s'en va, rapide, par les rues mornes, vers le cimetière de la ville.

Personne ne l'a croisée, personne qui puisse, sur sa figure ravagée, saisir cette expression de rancune sans pardon qui, depuis un mois, se précise et s'aggrave. Sans vouloir se l'avouer, Isabelle en veut à ses deux autres enfants de la mort de leur frère. Quelque chose en elle, un instinct obscur, leur reproche d'être vivants, d'être bien portants quand l'autre est enterré ; l'autre, celui qu'elle n'a pas aimé, qu'elle n'a compris que trop tard ; l'autre, le vrai « fils du rêve »…

Elle s'était enfin relevée de son agenouillement. Avait-elle prié ? Il lui semblait toujours qu'elle venait à cette tombe pour implorer son pardon.

Le crépuscule d'automne apparaissait déjà derrière quelques cyprès. Isabelle n'avait pas envie de rentrer chez elle. Elle s'attarda, lisant des noms sur des pierres indifférentes. Des couronnes de perles s'entassaient autour de grilles riches, des bouquets séchés pendaient à des croix oubliées. Elle lut des noms, des épitaphes. Une inscription, sur l'humble croix d'une madame Dupont, concierge, disait naïvement : Ô la la madame Chopin ! furent ses dernières paroles. Il y avait, sur des marbres, des prénoms calligraphiés avec paraphes : Marie… Albert…, ironiques signatures des morts, ou bien, sous verre, des photographies d'hommes, de premières communiantes, des petits anges en carton, tout le bazar de la mort, tout le pauvre cabotinage dont les vivants entourent les tombes.

De par les soins de ceux qui restent, les invisibles habitants de cette ténébreuse cité provinciale continuent d'affirmer, par delà l'existence, leur vaniteuse, banale ou ridicule personnalité. Le petit Léon, lui aussi, possède une grille, des couronnes de perles, des bouquets dans des vases ; et la svelte croix qui marque la place de sa tête porte une épitaphe : Regrets éternels, inscrite là pour les passants, phrase pompeuse qui semble indiquer que les survivants, eux, ne meurent jamais, puisqu'ils regretteront éternellement.

Isabelle rôdait, touchante et pâle, parmi les tombes. Quelques feuilles sèches roulaient dans le sillage de sa robe noire. Cette promenade au jardin funèbre avivait son émotion. Elle y trouvait le charme indéfinissable, le sentiment de plénitude que nous aimons quand nous souffrons, et qu'on a nommé « la volupté dans la douleur ».

… Le soir après-dîner, remontée dans sa chambre, elle appela le petit Louis. Quand il fut devant elle, si joli dans ses habits noirs, elle l'examina d'abord sans parler, comme si elle ne le connaissait pas encore. Identique reproduction de son visage à elle, l'enfant roulait distraitement ses prunelles rousses de droite à gauche. Elle le tenait par les épaules, et son regard rancunier, son regard atteint, le dévisageait avec une froideur qu'il était trop insouciant pour remarquer.

— Dis-moi… prononça-t-elle enfin. Sais-tu où ton frère rangeait ses papiers ?

— Quels papiers ?… répondit la charmante voix claire.

Les prunelles du petit Louis « couleur lièvre » s'étonnèrent.

Isabelle continua :

— Eh bien, mais… ses papiers ! Ses vers, par exemple !… Les vers qu'il avait écrits sur Jeanne d'Arc !

— Ah ! oui… dit le gosse avec un demi-sourire.

Les doigts d'Isabelle s'enfoncèrent farouchement dans les épaules qu'elle tenait.

— Ne ris pas !…

La bouche ouverte, l'enfant la regarda. Depuis sa naissance, il était le chéri, le gâté ; jamais un geste vif ne l'avait encore effleuré. Pourtant il ne comprit pas. Les manières nouvelles de sa mère faisaient pour lui partie du deuil, de ce deuil dont il avait été presque fier d'abord, malgré son gros chagrin, et qui, maintenant, commençait à l'ennuyer.

— Où sont-ils, ces papiers ?… reprit Isabelle de sa voix saccadée.

— Mais je ne sais pas, moi !… fit le petit déconcerté.

Puis, se souvenant tout à coup :

— Ah ! oui… Ses vers ?… Eh bien, il les a tous brûlés, le soir que tu l'avais grondé, tu sais, quand il m'avait giflé ?… Je me rappelle très bien, maintenant. Il les a brûlés dans la cheminée de notre chambre… Il croyait que je dormais, mais je l'ai vu.

Isabelle lâcha les épaules du petit Louis si brutalement qu'on eût dit qu'elle le repoussait.

— Va-t'en !… cria-t-elle presque.

Délivré, l'enfant bondissait déjà dans l'escalier. Isabelle avait fermé les poings. Son pas de louve arpenta la chambre.

Ainsi ces vers écrits pour elle, tous ces papiers ignorés, elle ne les connaîtrait jamais ! Il les avait détruits, ce soir-là, comme s'il avait pu prévoir qu'il mourrait peu de temps après et que cette destruction serait un jour sa protestation d'enfant incompris !

Amaigrie dans sa robe de deuil, les joues creuses, les tempes vieillies de tant de nouveaux cheveux gris, la petite femme s'effondra sur une chaise, dans les gémissements amers du remords.

Elle avait cru tout perdre dans la vie, autrefois, et quand le destin lui avait donné ce tendre fils, ce consolateur, cet ami, elle n'avait pas su le deviner !

Elle s'était acharnée dans son amour pour l'autre enfant, et cet amour l'avait aveuglée !

L'autre enfant… Mais n'était-ce pas l'enfant du péché, celui qu'elle avait désiré quand elle vivait coupable, avec son affreux désir d'adultère dans le cœur ? L'autre enfant… Ne portait-il pas, comme une tare, le prénom du marquis de Taranne, ce vilain monsieur ? N'était-il pas un intrus dans la maison ?…

« Sans lui, j'aurais aimé mon petit lion, fils unique. Je l'aurais compris, je l'aurais gâté, je ne l'aurais pas laissé mourir !… »

La sanglotante Isabelle, les bras affalés à travers la table, enfouissait sa figure dans sa manche avec rage. Et soudain elle se redressa, sourit presque à travers son désespoir. Elle venait de songer que, le petit Louis, ce serait maintenant lui qui succéderait un jour à son père, lui qui serait le second Léon Chardier, l'avoué de province dont elle s'était tant de fois moquée à l'avance, en la personne de son fils aine. Un sentiment ténébreux de revanche la ranimait. Qu'est-ce qu'elle couvait donc, depuis un mois, dans son âme ? Voici maintenant qu'elle avait envie d'offrir au jeune mort une réparation éclatante des torts qu'on lui avait causés.

Une complicité d'outre-tombe la rapprochait étroitement de lui. Elle avait toujours eu besoin, pour vivre, de se créer des héros. Elle comprit que ce fils défunt, qui, vivant, n'avait pas eu sa place dans le cœur maternel, allait à présent accaparer ce cœur tout entier. Tandis que les deux autres enfants grandiraient différents, étrangers, il serait, lui, l'adolescent éternel, la victime toujours jeune, l'enfant qui ne grandirait jamais plus, qui ne changerait jamais plus, le seul qui ne désillusionnerait pas sa mère meurtrie, comme tous les autres êtres, comme toutes les autres choses l'avaient désillusionnée.

Pour la première fois depuis le jour de la mort, elle se sentit réconfortée. Elle s'était levée. Elle ne pleurait plus.

Redescendue à la salle à manger, elle attendit que les enfants fussent couchés, puis :

— Écoute… commença-t-elle.

Vite, Léon Chardier a jeté son journal. Attentif et vaguement épouvanté, il fait son possible, depuis un mois, pour ne pas contrarier sa compagne hagarde et frappée. Du reste, son chagrin paternel, quoique calme et résigné, n'en est pas moins sincère.

— Écoute… continue Isabelle, tandis que ses grands yeux rougis s'animent dans sa petite figure sévère.

Puis, tout d'un trait :

— J'ai beaucoup réfléchi ces temps-ci… Je crois que ce n'est pas très raisonnable de garder le petit Louis à la maison. Il a treize ans, il est temps qu'il travaille sérieusement… Si tu veux, nous

allons le mettre au lycée…

VII L'éteignoire

À petits pas distraits, Isabelle suivait l'allée principale de son jardin. Une fois de plus, l'automne se renouvelait autour de son visage penché. Une atmosphère d'or, faite de beau soleil et de feuilles mourantes, l'enveloppait ; et, parmi ces splendeurs, les plis de son châle de laine noire étaient tragiques, sur ses épaules fatiguées. Elle lisait une lettre qu'elle venait de recevoir du petit Louis, retourné depuis deux jours au lycée, après des grandes vacances heureuses.

Deux ans d'emprisonnement avaient laissé le gamin aussi insouciant qu'auparavant. Il semblait même plus gai, plus fort, développé par la gymnastique et les jeux du collège, heureux de vivre, à présent, parmi des camarades de son âge. Ses notes étaient suffisantes, ses professeurs assez satisfaits.

Dans sa lettre, il raconte longuement une partie de balle, mais oublie, pour finir, d'embrasser sa mère. Isabelle replie lentement le chiffon de papier où l'âme de son second fils est enclose, puérile, déjà banale, sans aucun élan tendre. Elle pense à l'autre enfant, celui qui, depuis deux années, n'est qu'une tombe au cimetière. Quelle différence entre les lettres du nouveau collégien et celles de son frère aîné, si sensible et ravagé dès l'âge de sept ans ! Maintenant il n'est plus…

Isabelle ne pleure pas. On dirait qu'elle ne peut plus pleurer. Le blanc de ses yeux abîmés est traversé de mille petits vaisseaux d'un rouge vif. Il semble qu'il en sortirait du sang au lieu de larmes.

Certes, son chagrin n'a plus la violence des premiers jours. Il a cessé d'être une passion pour devenir un sentiment. Le désespoir le plus excessif se change un jour en tristesse, la tristesse en mélancolie. Le chagrin a des gradations fatales, comme l'amour.

La douleur maternelle, dans son premier choc, a traversé tout l'être de la petite femme, blessure inattendue et mortelle. Sous le coup du malheur, elle a crié. Maintenant, elle sent que son âme, si terriblement vivante pendant les premiers mois de deuil, s'affaisse de nouveau dans l'ennui. Malgré qu'il y ait du merveilleux dans la mort, malgré que la tristesse repentante dont elle se nourrit soit, pour la pauvre Chardier, une sorte de rêve choisi, depuis quelque temps elle éprouve de nouveau ce lent malaise de vivre qu'elle comparait jadis à une interminable migraine.

Quand on a la migraine, n'éprouve-t-on pas un soulagement étrange si, par exemple, on vient à se cogner le coude ? Le mal, pour un instant, change de direction et de nature. Isabelle a eu le coude brutalement cogné, mais, aujourd'hui, la migraine reprend sournoisement sa place. Les ennuis ménagers, les soucis quotidiens retrouvent peu à peu leur importance. Le mari lui-même, comme supprimé pendant quelque temps, redevient l'adversaire de tous les moments, le morne personnage quotidien dont on n'attend plus rien que de maussade ou d'agaçant.

Isabelle aurait pu, dans la piété, retrouver des prétextes de s'exalter. Le chagrin est une route sûre pour mener à la dévotion. Quel plus beau berceau que l'église pour la souffrance humaine ?

Un dimanche, s'étant mise en retard pour sa traditionnelle messe basse, Isabelle a dû, pour une fois, assister à la grand'messe de sa paroisse. Et voici que les grondements de l'orgue, l'or des chasubles, les brouillards d'encens dans le chœur constellé de cierges, toute la vénérable magnificence de la grand'messe a, comme une caresse, enveloppé la petite âme sanglotante. Il lui semblait découvrir pour la première fois les splendeurs du culte. Un rêve d'Extrême-Orient, plus beau que tous les contes de fées, vivait parmi cette musique orageuse, cette fumée odorante, ces longues cires allumées d'une étoile, ces fleurs, ces manteaux d'or, cette lumière de vitrail. Le luxe catholique ne fait-il pas, de la plus petite église provinciale, un palais inouï, refuge des pauvretés avides de richesse ? Les vulgarités de la vie s'oublient au seuil de la belle maison de pierre et de verre, au pied de l'autel, cœur précieux, séculaire et doré des villes grises.

Sans analyser cette poésie qui la prenait, Isabelle, ce jour-là, s'était agenouillée, la tête dans les mains, et son âme, depuis si longtemps recroquevillée, commençait à s'épanouir dans l'atmosphère sensuelle et mystique, comme une pauvre fleur piétinée remise pour un instant dans l'eau.

Mais comme elle pleurait déjà d'attendrissement, une main sèche l'avait touchée à l'épaule :

— Pardon, madame. C'est ma chaise !

Un visage bilieux de vieille fille venait de surgir, assassinant tout le rêve, symbole exact de ces revêches chrétiens pour qui la religion n'est pas un poème de tendresse et de beauté, mais plutôt une forme du sectarisme et de la manie. Pourquoi cette vieille fille dévote n'avait-elle pas respecté le recueillement douloureux d'une étrangère en deuil ?…

« C'est ma chaise !… » Et toute la ferveur d'Isabelle s'était changée en un dépit courroucé.

Le sermon du vicaire avait achevé de lui dépoétiser la messe, car ce sermon l'avait fait rire malgré tout le chagrin.

Le vicaire ânonnant, embarqué dans une phrase périlleuse sur le démon, la termine enfin par cette comparaison : Cet oiseau malsain qui n'est autre que le serpent.

Donc, la douleur d'Isabelle n'avait pas sombré dans la religion. Du reste, le souvenir de son fils et son remords étaient une religion déjà. Cependant, elle retrouvait à la longue ce loisir dangereux de penser à elle-même. Elle songeait à sa jeunesse passée, refaisait le tableau de sa vie. Elle ne regrettait rien de cette jeunesse inutilisée. Elle n'avait mémoire que de quelques rares moments palpitants, tous douloureux : ses scrupules et sa torture de femme amoureuse et sage ; sa désillusion déchirante en retournant au pays, près de sa mère ; son épouvante en apprenant ce qu'était vraiment le marquis de Taranne ; puis, plus récente, l'horreur d'avoir perdu son fils, côtoyée par la tristesse ironique d'avoir reconnu que le petit Louis, « fils du rêve », n'était pas le fils du rêve… En somme n'avait-elle pas perdu ses deux garçons ?

Il lui restait sa fille, cette pimpante étrangère ; il lui restait son mari, ce morose ennemi.

Léon Chardier, depuis que sa femme ne l'inquiète plus, a repris sa mauvaise humeur et tous ses tics. Le deuil, en passant par son foyer, a rendu l'avoué plus terne encore. Lui aussi porte sur ses épaules le fardeau de vingt ans de ménage.

La tristesse accablante et silencieuse de sa femme l'irrite presque, à présent. Il voudrait qu'elle reprît goût à la vie d'intérieur. Il y a, dans cette tristesse sans paroles, quelque chose qui lui est hostile, quelque chose aussi qui le frustre de ses droits. Il en est obscurément jaloux. Il se sent sacrifié. Son amertume s'aggrave chaque jour.

Dans le mariage bourgeois, on peut dire que l'époux et l'épouse sont l'éteignoir l'un de l'autre. Quand l'amour ne rapproche pas l'homme et la femme, on voit bien qu'ils ne sont pas faits pour s'entendre. C'est de la différence des sexes que vit la passion des couples ; c'est aussi de cette différence que vit leur inimitié. Comment la nature masculine exacte, évidente, et, si l'on peut dire, géométrique, peut-elle se marier durablement au chaos féminin, informe et fantasque comme la mer ?

Le principe des vases communicants n'est pas possible entre l'homme et la femme.

Isabelle, lasse et désœuvrée, continuait à rôder à travers son jardin. Mademoiselle Zozo, de plus en plus, s'ingéniait à fuir l'ennuyeuse maison familiale. Elle avait, dans tous les salons de la sous-préfecture, des petites amies, des petits flirts, et sa tête fraîche de jeune fille était bourrée de secrets insignifiants que ses parents étaient les derniers à connaître.

Seule avec sa tristesse, Isabelle devenait lamentable. L'illusion est un phénix qui ne renaît pas de ses cendres. Rien ne restait plus que cendres en cette créature sans histoire dont le cœur s'était lentement consumé sans jamais brûler.

… Au détour d'un massif resté fleuri malgré l'automne, elle vit briller par terre un tout petit pétale rouge de dahlia. Elle se baissa pour le ramasser, le regarda dans sa paume. Une fugitive réminiscence la fit soupirer.

— Cela ferait un joli manteau de fée… murmura-t-elle.

Puis elle haussa les épaules, honteuse de retomber dans sa vieille absurdité.

Son pas traînant l'avait ramenée à la porte du salon. Elle entra, machinale, passa, par habitude, son doigt sur le piano pour voir si les bonnes y avaient laissé de la poussière, puis souleva lentement le couvercle, joua tout debout une note, deux notes. Un cahier de mélodies était là, sur le pupitre. Sans presque s'en apercevoir, Isabelle s'assit sur le tabouret, esquissa quelques accords, puis, tout bas, chantonna les premières paroles. C'était cette romance de Massenet qui dit :

Une chanson d'amour sort des sources troublées…

Elle fredonnait. Un pas dans le salon la fit se retourner brusquement. Le docteur Tisserand était là, venant d'entrer, qui l'écoutait, étonné. Depuis la mort du petit lion, le docteur venait quelquefois voir Isabelle en passant.

— Vous chantez donc, madame ?… dit-il doucement. Je ne savais pas…

Il s'était approché du piano. Isabelle leva sur lui ses grands yeux roux, dramatisés par des mois de larmes. Une mèche fauve et grise tombait le long de sa joue, touchait son châle noir. Et son visage amolli, jaune, fripé de quelques rides, rendait plus éclatante sa bouche entr'ouverte, restée fraîche comme celle d'une petite fille.

— Chantez-moi quelque chose, voulez-vous ?… dit le docteur.

Elle reprit les accords du commencement. Depuis des années, elle n'avait pas chanté. Sa propre voix l'étonna.

Une chanson d'amour sort des sources troublées…

Le registre avait baissé. Les notes, comme rouillées dans la gorge, sortaient enrouées par moment. Et cependant ce joli timbre qu'Isabelle avait possédé jadis comme un trésor au fond de son gosier restait émouvant encore, attestait la beauté passée de ce don ravissant que personne n'avait soupçonné jamais au temps de sa fraîcheur. Et cette pauvre voix fatiguée, c'était comme la jeunesse finie d'Isabelle s'essayant encore à vivre quand il n'était plus temps.

Le docteur Tisserand, debout contre le piano, immobile, la regardait de ses ardents yeux noirs. Une émotion cachée faisait se hausser nerveusement l'un de ses sourcils ; et ses fines narines palpitaient, au-dessus de sa barbe blanchie.

Isabelle, sans le voir, sentit son émotion. Et elle releva sa tête, et leurs regards se heurtèrent l'un à l'autre.

Isabelle, les mains arrêtées sur les touches, s'est tue sans savoir pourquoi. Il lui semble qu'elle devine tout à coup des choses. Des possibilités anciennes achèvent de mourir entre ces deux êtres vieillis qui peut-être auraient pu s'aimer. Une rougeur lente monte aux joues de madame Chardier. Ses yeux se troublent.

Le docteur n'a pas bougé de sa place, Isabelle n'a pas fait un geste ; mais, entre eux, un mystère a passé.

Doucement, Isabelle reprend sa romance.

Une chanson d'amour sort des sources troublées…

Soudain un rire à la porte, un rire narquois, presque triomphant :

— Tu chantes, et tu parles de ta douleur !

Le docteur a tressailli, Isabelle a bondi. Cette phrase de son mari, qui l'arrache si brutalement au petit charme mélancolique qui passait, cette phrase qui la fait retomber avec tant de dureté dans sa douleur de mère blessée, cette phrase vient de lui entrer comme un couteau dans le cœur.

Léon Chardier, souriant, tend la main au docteur, ouvre la bouche pour dire bonjour. Mais Isabelle, retombée sur son tabouret, les coudes sur le clavier, éclate en sanglots avec tant de violence que le mari, stupéfait, ne peut plus que répéter, les yeux ronds :

— Qu'est-ce que tu as ?… Mais enfin, qu'est-ce que tu as ?…

VIII Découverte

… « Tu chantes, et tu parles de ta douleur ! »

La phrase malheureuse était restée dans le cœur d'Isabelle comme une lame dans une plaie. Jamais plus elle ne l'oublierait. Désormais elle s'ajoutait, cette phrase, aux surprises douloureuses apportées par la vie ; et la rancune qui remplissait le regard de la mère depuis la mort de son enfant, semblait s'en être accrue encore.

À qui donc Isabelle en voulait-elle ? À l'existence, oui. Mais l'existence, c'est quelque chose de vague qu'on ne peut invectiver, et l'esprit d'Isabelle débordait, depuis deux ans, d'une éloquence accusatrice qu'elle était obligée d'étouffer sous un perpétuel silence.

Ah !… faire des reproches à quelqu'un ! Exhaler cette véhémence intérieure qui la dévorait comme une mauvaise fièvre ! Pourtant elle ne pouvait adresser de reproches à personne, sinon à elle-même. Et quand il s'agit de nous accuser nous-mêmes, toute notre verve tombe.

… « Tu chantes, et tu parles de ta douleur !… » Ainsi, mère incompréhensive, mère ingrate qui n'avait pas su découvrir son fils et l'avait laissé mourir triste, méconnu, bafoué dans son amour filial, elle avait pu, malgré ses remords, chanter et, pendant une seconde, accepter comme un hommage le regard ému du docteur Tisserand ! Elle avait, pendant cette seconde, oublié son enfant mort ; elle avait été infidèle envers la tombe qui réclamait toute son attention, toutes ses larmes !…

Une rechute de désespoir faisait de nouveau la pauvre Isabelle errante et ravagée. Elle avait repris son pas de louve, ses larmes, ses courses ardentes vers le cimetière.

Aiguillonnée, elle a retrouvé la fraîcheur — l'horreur — de son chagrin. Vous la voyez qui piétine dans la boue de l'hiver commençant ; elle est chargée de fleurs coûteuses achetées chez l'horticulteur et traverse le faubourg populaire et rétréci, quartier d'usines et de chantiers qui mène au cimetière. Les commères, debout sur leurs portes, hochent la tête à son passage. Elles ont pris l'habitude, depuis deux ans, de voir circuler dans leurs rues de pauvres cette dame qu'elles appellent « du beau monde », et dont elles ignorent peut-être le nom, parce que, même au fond de la province, les castes sont trop nettement séparées pour que rien rapproche le bourgeois de l'ouvrier.

… « Tu chantes, et tu parles de ta douleur !… » On dirait qu'Isabelle fuit un cauchemar qui la poursuit.

Sous la pluie d'aujourd'hui, la voici qui, par grandes enjambées, gagne une fois de plus la grille derrière laquelle les morts s'entassent, couchés en long sous les croix debout. Elle porte un bouquet sur son bras, des roses de serre qui déjà s'effeuillent aux plis du crêpe rugueux. Entre les rangs de pierres rapprochées, elle trouve vite son chemin quotidien. Voici la tombe, voici son fils…

Avec des gestes coquets de modiste, elle arrange les roses sur le marbre blanc, puis tombe à genoux sur le rebord dur et, la tête dans les mains, sanglote. Et sa pensée sans paroles veut dire :

« Petit lion, petit lion, je voudrais être à côté de toi sous le marbre. Est-il possible que je ne puisse te parler, te dire que je t'ai compris, que je t'aime, que je t'ai donné, pauvre poussière, mon cœur vivant dont les vivants n'ont pas voulu. Ô ce qui reste peut-être de toi, mon mort ! Ô fantôme, esprit, m'entends-tu ? Mon repentir répare-t-il ce que je t'ai fait ? Es-tu consolé par ma douleur ? Tel que te voici devenu, peux-tu m'aimer encore ? Peux-tu me plaindre ? Peux-tu me pardonner ?… Hélas ! hélas ! Est-ce que je parle encore à mon fils, ou bien est-ce au néant que je parle ?… »

Isabelle se tord les mains dans le silence et la solitude du cimetière trempé. Les branches des arbres, autour d'elle, s'égouttent dans les flaques. Le froid la fait grelotter ; elle ne s'en aperçoit même pas.

Enfin, la nuit venant, elle se relève, et, s'arrachant à regret de sa désolation, elle sort du cimetière.

Ombre dans l'ombre, elle marche vite. Les maisons se sont refermées. Sous le premier réverbère, qu'on vient d'allumer, une seule silhouette s'agite, une silhouette de femme. Est-ce une mère qui pleure son enfant ? Sort-elle aussi du cimetière ? Isabelle, en la dépassant, lui jette un coup d'œil, la reconnaît. Que fait madame Lautrement dans le quartier du cimetière ? Madame Lautrement n'a pas d'enfants, madame Lautrement ne pleure personne…

Isabelle rentre chez elle. Zozo n'est pas à la maison, Léon non plus n'est pas à l'étude. C'est aujourd'hui mercredi ; le mercredi Léon est toujours « à l'audience des criées. » Pas un visage n'accueillera la dramatique petite Chardier. D'ailleurs elle aime mieux rester seule puisque nul ne peut la comprendre.

Elle rôda, oisive, dans la maison, mais n'osa même pas entrer au salon où se trouvait le piano qui l'avait tentée.

« … Tu chantes, et tu parles de ta douleur !… »

Alors, au bout d'une heure d'égarement, elle finit par se retrouver assise sous la lampe, dans la salle à manger, raccommodant un bas éternel.

Les jours passaient, toujours les mêmes, nourris de peine et de monotonie. Pas un événement, pas une nouvelle. Simplement, en allant au cimetière plus tôt qu'à l'ordinaire, un après-midi, madame Chardier, aux environs de la grande usine, rejoignit madame Lautrement, et cette seconde rencontre l'étonna, d'autant plus que madame Lautrement, étrangement rougissante, tendit la main d'un air embarrassé, nonobstant toute son irritante audace. Puis elle s'embrouilla dans une phrase :

— Ah !… chère mâme !… C'est parce que… enfin… Je… J'ai quitté le salon de madame Chanduis… Vous n'y allez plus jamais, vous ?… Moi j'y vais tous les mercredis, mais de bonne heure, à cause de mon grand nettoyage à la maison… Mais enfin, aujourd'hui, je suis dans ce quartier-ci, parce que… à cause d'une bonne femme… Je vous la recommande, chère mâme ! La mère Plumecoq… oui… elle fait de la dentelle du Puy… admirable… et pas cher…

— Ah ?… fit Isabelle indifférente.

Pressée d'entrer au cimetière, elle laissa cette frivole femme, qu'elle n'aimait guère, continuer sa route.

Parmi les tombes, elle se retrouva chez elle. Un instant interrompue dans sa tristesse, elle sentait affluer à son cœur la chaleur de cette tristesse ivre, ensauvagée.

En rentrant du cimetière, elle alla droit à l'étude. Elle avait eu, tout en pleurant sur la tombe, une inspiration subite : « Je veux, quand je serai morte, être enterrée tout à côté de mon petit lion. J'achèterai le terrain dès maintenant pour qu'on ne prenne pas ma place. Je vais tout de suite dire à Léon qu'il s'occupe de cela. »

Dès l'entrée de l'étude, elle se heurta au saute-ruisseau :

— Mais, madame, monsieur n'est pas là ! C'est aujourd'hui mercredi !

Pourquoi donc prenait-il cette figure hypocrite, ce galopin ?

— Tiens !… dit Isabelle, c'est vrai ! C'est aujourd'hui l'audience des criées…

Et tournant les talons, elle s'en alla le long du corridor, toute préoccupée par son nouveau projet.

Le soir, à table, au moment d'en parler à Léon, elle hésite. Il vaut mieux ne pas aborder de si tristes sujets devant Zozo qui, justement, est gaie comme un merle. Son bavardage est intarissable. Isabelle n'en entend pas un mot. De temps en temps Léon, morne, répond à sa fille, par un monosyllabe.

— M. Benoît !… rit Zozo, il nous a dit, aujourd'hui, qu'il connaissait un monsieur qui jouait du sarcophage. Il voulait dire saxophone !

Puis, prenant un air potin :

— Oh ! mais le plus drôle ç'a été M. Lautrement ! Lui qui ne fait jamais une visite, il est venu tantôt chez madame Chanduis. Par exemple, il n'y est resté qu'une seconde ! Il venait chercher sa femme pour lui transmettre une nouvelle pressée… Et elle n'y était seulement pas venue !…

Isabelle a dressé l'oreille.

— Mais, dit-elle, en desserrant les dents avec peine je l'ai rencontrée aujourd'hui, madame Lautrement, à côté de la grande usine…

Un demi-sourire d'antipathie passe sur sa bouche amère. Elle se souvient tout à coup qu'autrefois madame Lautrement et le marquis…

— C'est une fine mouche, celle-là !… jette-t-elle avec mépris.

Léon, subitement, a changé de figure. Isabelle ne l'aurait seulement pas remarqué, mais Zozo, malicieuse et ravie, s'esclaffe :

— Papa qui rougit !… Regarde, maman ! Regarde !…

Et voici qu'une fureur subite contracte les mâchoires de l'avoué. Ne sachant plus que faire, il donne sur la table un coup de poing qui fait vibrer les verres. Sa grande moustache grisonnante tremble.

— Je te défends de me manquer de respect !… crie-t-il avec. une rage absurde, incompréhensible ; entends-tu. Zozo, espèce d'imbécile !

Il a jeté sa serviette par terre. On dirait qu'il va se lever pour gifler sa fille.

Isabelle, que cet éclat a fait sursauter, s'indigne d'une telle brutalité. Une violente dispute s'élève entre le mari et la femme. Il y a bien longtemps qu'on n'en a vu de pareille. Les mots désagréables s'enchaînent les uns aux autres avec une vertigineuse rapidité ; de sorte qu'au bout d'une demi-heure tout le monde a complètement oublié le point de départ de la querelle.

Une semaine passa là-dessus. Isabelle oublia. Retournée à son absorbante douleur, elle n'avait plus le temps de s'appesantir sur ses griefs conjugaux. Mais comme Léon, un matin, sortait du lit, elle lui dit, machinale, à demi réveillée, en s'étirant dans son oreiller :

— C'est aujourd'hui mercredi. Tu vas à ton audience des criées ?…

Léon, comme piqué par un serpent, s'est retourné. À la stupeur d'Isabelle, il bégaie, étouffé de colère :

— Et puis quoi, à la fin ?… Je ne peux plus aller maintenant à cette audience du mercredi sans que ça te paraisse drôle ?

Or, Isabelle, qui n'y pensait pas du tout, trouve cela drôle, en effet. Tandis que Léon sort en claquant la porte, elle se met à réfléchir.

Qu'est-ce que signifie cette colère ?… Que signifiait celle de l'autre soir, à table ?… Isabelle essaie de rapprocher des faits. Et soudain, frappée d'une coïncidence :

— Mercredi !… C'est donc toujours le mercredi qu'il se fâche ?

Puis :

Mercredi… N'est-ce pas un mercredi que j'ai rencontré, deux semaines de suite, madame Lautrement ? Et comme elle avait l'air embarrassé !… Aussi embarrassé que Léon à table…

Isabelle, la bouche ouverte, reste assise dans son lit. Son esprit flotte. Elle n'ose pas encore tourner autour d'un soupçon. Elle hausse les épaules toute seule, bâille, se recouche.

Elle va dormir une heure encore. Le sommeil est une mort sans éternité dans le tombeau du lit. Isabelle a couché sa tête dans l'oreiller ; mais ses yeux ne se sont pas fermés. Grands ouverts, ils suivent, dans le vide, une imprécise idée. Longtemps elle reste ainsi, pelotonnée sous le drap, la longue mèche fauve et grise de ses cheveux ébouriffée autour de sa figure défraîchie. Et soudain, surprise elle-même de cette hâte, elle bondit hors du lit, impatiente de faire sa toilette, de s'habiller : pour la première fois, depuis deux ans, Isabelle pense à autre chose qu'à son deuil.

— Mais, ma chère petite, elle ne vient presque jamais me voir le mercredi ! Et quand par hasard elle vient, c'est pour regarder sans cesse la pendule. Pensez donc !… tous les mercredis elle fait le grand nettoyage chez elle !… Vous savez comme c'est bien tenu !

Madame Chardier, assise en face de la grosse Chanduis aux cheveux tout blancs, tourmentait d'une main fiévreuse son long voile de crêpe.

« Grand nettoyage »… se répétait-elle. « Oui, elle m'a dit aussi ce mot-là, l'autre jour… Mais elle avait prétendu qu'elle venait tous les mercredis, de bonne heure, chez madame Chanduis… »

Madame Chanduis parlait. Isabelle répondait sans savoir ce qu'elle disait. On ne l'avait plus revue dans le salon de la notairesse depuis deux ans. Il n'était pas encore deux heures. Aucune visite encore n'était là.

Au moment où, droite et brusque, elle se leva :

— Ah ! déjà ?… supplia madame Chanduis avec de bons yeux.

Mais elle n'osa pas retenir la petite femme, tant elle la vit nerveuse et pâle.

— Je vais au cimetière… répétait Isabelle.

Et cette raison était péremptoire.

Mais, arrivée à la grille, elle hésita, partagée entre l'envie d'aller voir son petit lion et une autre envie étrange, celle de chercher à travers le faubourg la maison de madame Plumecoq.

— Des dentelles… Elle a parlé de dentelles du Puy…

Isabelle haussa les épaules, fit deux pas dans la direction de la tombe, puis s'arrêta. Elle s'en voulait de penser à autre chose qu'à son fils ; elle s'en voulait aussi des imaginations révoltantes qu'elle ne pouvait chasser.

— Me tromper… à deux pas du cimetière… pendant que je pleure… Ce serait vraiment trop monstrueux !…

Debout entre deux caveaux de famille, elle demeurait indécise. Le froid de janvier, aigre, enveloppant, la faisait claquer des dents ; et son souffle court sortait en fumée de sa bouche ouverte.

Un pas sur la route !

D'un geste irréfléchi, madame Chardier se cache derrière l'un des caveaux, regarde avidement, sûre de n'être pas vue. Ses mains se crispent à son voile, elle retient sa respiration.

Et soudain, elle réprime un cri. Léon ! C'est Léon qui passe, jetant vers le cimetière un regard rassuré.

Isabelle s'est élancée. Elle court, son crêpe au vent, sans savoir ce qu'elle va faire. Et, comme elle débouche sur le chemin, elle voit de loin Léon s'arrêter. Une petite maison basse, proprette… Il frappe… On entr'ouvre clandestinement la porte… Il est entré !…

En deux bonds, Isabelle a gagné la maison adultère. Mais, devant le seuil, elle s'arrête net, pétrifiée. En travers de la porte refermée, elle vient de lire ces mots, grossièrement calligraphiés sur une pancarte de carton :

Plumecoq, fossoyeur.

IX Scènes

— Elles sont très jolies, vos dentelles du Puy. Je vous en achèterai !

Isabelle, intimidée, examinait à la dérobée le visage respectable de madame Plumecoq, bandeaux gris, gros yeux bleus, joues rouges, denture ébréchée, le tout souligné par une énorme paire de lunettes. La bonne femme en tablier de laine, assise dans sa cuisine, épluchait maintenant des pommes de terre. La pelote à dentelle, avec ses fils croisés et ses bobines, était restée sur la table. Et tout, dans cette cuisine, était propre et luisant.

— Que voulez-vous ? répondit-elle. C'est si difficile de gagner sa pauv' vie. On f'rait n'importe quoi pour manger son pain… L' métier d' fossoyeur a du bon, mais il y a des moments où ça chôme… Et puis…

Elle leva ses gros yeux au ciel avec un soupir. Et soudain expansive, à la manière de ceux du peuple :

— Raoul est si coureur !… Tout c' qu'il gagne va aux cotillons.

— Raoul ?… dit faiblement Isabelle.

— Raoul, oui… Mon mari.

Parmi les rides de la figure ridicule, une expression de rage concentrée passa.

— Il est plus jeune, voilà !… J'ai dix ans d' pus qu' lui, et pas d'enfants… C'est tout l' malheur !… Pensez que, d'pis un mois, y courtise mamzelle Aupin, vous savez, la fille de l'épicier… C'te fille qu' est pied-bot !… Mais je m' vengerai d'eusses !… D'abord ça s'ra pas la première fois qu'y s'ra battu, Raoul !

Isabelle se taisait. Cette confidence baroque la faisait entrer à l'improviste dans un drame conjugal qui ne l'intéressait guère. Le flirt du fossoyeur avec la pied-bot et l'âpre jalousie de sa vieille compagne, tout cela lui importait vraiment peu. Elle n'était pas venue jusque-là pour entendre ces histoires, mais pour démêler son drame conjugal à elle. Hier, sur le point de faire quelque esclandre à la porte, elle s'était arrêtée à cause des conséquences possibles. « La situation de mon mari… Mes enfants… » Et puis elle n'était ni assez méchante ni assez brave pour perdre ainsi la Lautrement dans un mouvement de colère.

Cependant, venue aujourd'hui pour faire l'instruction de l'affaire, elle ne savait plus que dire à cette Plumecoq, si vénérable avec ses lunettes, si rageuse, toute secouée de colère contre son propre époux. Était-il possible que cette créature indignée fût une entremetteuse ?

« Me serais-je trompée ?… » pensait Isabelle avec angoisse.

Et une déception lui serrait déjà le cœur sans qu'elle sût bien pourquoi, car elle était malhabile à l'analyse d'elle-même.

— Vous avez une gentille maison… dit-elle au bout d'un moment.

Elle toussa une fois et reprit :

— Vous n'auriez pas, par hasard, une chambre de trop… que vous pourriez louer ?…

L'autre releva la tête. Son œil proéminent et clair considéra la petite femme derrière le verre des lunettes. Et une expression de défiance contracta toute sa face plissée.

Mais Isabelle était devenue si rouge sous ce regard que la bonne femme en fut rassurée. Son expression changea, se fit malicieuse, complice.

— Ah !… Vous êtes au courant ? Alors… Ce serait-y pour vous, la chambre ?… Elle avait posé sur la table son couteau et la pomme de terre qu'elle épluchait.

— Oui… murmura madame Chardier, éperdue de honte à cause du rôle que, pour un instant, elle jouait aux yeux de cette vieille proxénète.

Elle avalait sa salive avec peine. Enfin elle put articuler à voix basse :

— Je voudrais une chambre… deux fois par semaine.

Elle reprit quelque assurance pour achever :

— Oui… deux fois par semaine. Disons, par exemple… Voyons ?… Eh bien !… Le samedi… et le mercredi…

— Le samedi si vous voulez, dit tranquillement la mère Pluraecoq, mais pas le mercredi.

— Ah ?… fit Isabelle.

Elle savait. Elle n'avait plus besoin d'autres preuves. Elle fit le geste de s'en aller.

— Voulez-vous voir la chambre ?… demanda la mère Plumecoq en se levant avec empressement.

— Une autre fois… bégaya madame Chardier Je… je suis un peu pressée aujourd'hui…

Elle fuyait sur le chemin, comme une coupable. En passant devant la grille, elle ne songea même pas à entrer au cimetière. Cependant, peu à peu, sa confusion se dissipa, et elle devint presque joyeuse, comme quelqu'un qui porte dans son cœur une bonne nouvelle. Le front en avant, le crêpe en bataille, elle rentrait chez elle. Les yeux roux brillaient sous la frange ternie, le petit nez semblait conquérant, la bouche, restée rouge et mouillée dans la figure abîmée, marmottait : Isabelle préparait déjà sa scène.

Elle eut pourtant la force d'attendre jusqu'à l'heure du coucher avant de rien révéler ; et même, tout le reste de la journée, elle savoura longuement cette attente, comme un plaisir.

Elle sut, à table, ne rien montrer de sa colère triomphante ; elle sut dire bonsoir à sa fille d'un ton naturel ; elle sut se déshabiller et s'étendre dans le lit avec calme.

Mais, au moment de souffler la bougie qui tremblotait à sa droite, sur la table de nuit, comme Léon, déjà, calait sa tête dans l'oreiller, fermait les yeux, elle se retourna, assise dans le lit, et prononça lentement :

— Alors tu as été hier à ton audience des criées ?…

— Encore ?… se récrie Léon en rouvrant brusquement les yeux.

Masqué de colère, il regarde sa femme. Elle, le dos rond dans la camisole blanche, sa natte de nuit entre les épaules, le considère un moment sans parler. La bougie remue doucement. L'ombre d'Isabelle s'applique, géante, mouvante et déformée, au mur de gauche.

Léon, inquiet de ce petit silence, s'est redressé. Le voici, en chemise de nuit, également assis dans le lit, côte à côte avec sa femme. Et, comme il croit que la colère arrange tout, déguise tout, il prend le parti de donner un grand coup de poing sur le lit et de jurer. Léon n'a pas le génie de la ruse. Léon n'est qu'un homme.

— Alors, commence Isabelle d'une petite voix affectée, tu y as été, à ton audience des criées ?… Était-ce pour faire de la dentelle du Puy ?

— Comment ?… dit Léon qui s'étrangle.

— Mais oui, reprend Isabelle. Est-ce que ce n'est pas chez madame Plumecoq que se passe l'audience des criées ?

— Madame Plumecoq ?… répète Léon d'une voix blanche.

— Oui, madame Plumecoq !… poursuit Isabelle. Tu sais, la femme du fossoyeur ?… Celle dont madame Lautrement t'a donné l'adresse ?…

Léon est découvert. Il hésite un instant, reprend sa respiration, et, violemment, avec des coups à tort et à travers sur le lit : — Tu vas me fiche la paix avec tes histoires, hein ?… Je ne sais même pas de quoi tu parles !

Alors Isabelle se tourne d'un saut vers lui. Le ton de sa voix change brusquement. Elle aussi donne des coups sur le drap.

— Menteur !… Menteur !… Je t'ai vu entrer dans la maison pour la rejoindre !… Menteur !…

— Je te dis que tu rêves !… crie Léon, livide. De quelle maison parles-tu ?…

— La maison Plumecoq !… hurle Isabelle. Ah ! c'est du propre !

Et, quoique ses yeux flamboient et que sa voix s'enroue, il y a tout de même un coin tranquille de son esprit qui pense : « Est-il bête ! Il n'aurait qu'à dire qu'il allait voir le fossoyeur pour l'achat du terrain dont je lui ai parlé ! Mais il ne trouvera pas ça ! »

Et, en effet, Léon ne trouve pas ça. Il s'entête dans sa colère, sans plus chercher d'explications. En quelques gros mots habituels, le voici qui injurie sa femme.

Or Isabelle, à ces mots qu'elle attendait, s'est ruée sur lui. Elle voudrait bien avoir, en cet instant, l'indignation et l'énergie de madame Plumecoq. Mais elle ne sait qu'accrocher ses mains au col de la chemise de nuit et secouer de toutes ses forces l'homme qui se tait, épouvanté.

— Ah !… misérable !… misérable !… Me tromper !… À deux pas du cimetière !… Pendant que je pleure ?…

Et, rien que d'en parler, la voici qui pleure pour de bon. Ces larmes viennent en aide à sa colère. Les secousses se précipitent ; le col de la chemise de nuit craque.

— À deux pas du cimetière !… Pendant que je pleure !…

Elle a trouvé ce mot, elle ne pourra pas en dire d'autre.

Alors étourdi, vaincu, Léon finit par tout avouer :

— Eh bien ! c'est vrai !… C'est vrai !… Là !…

— Oh ! vocifère Isabelle.

Ramassée dans le lit, elle va bondir à la figure de Léon. Mais, vite, il parle. Lui aussi vient de trouver quelque chose.

— Ne te fâche pas, va, bredouille-t-il, ce n'est rien du tout : il y a cinq ans que ça dure !

— Cinq ans ?…

Isabelle, subitement calmée, a lâché le col de la chemise. La bouche ouverte, elle reste plongée dans un abîme de réflexions. Ainsi, depuis cinq ans, il a une maîtresse, et cela n'a pas changé son humeur ! Il est resté, chez lui, tout aussi bougon, tout aussi agaçant !

Isabelle, outrée à cette pensée, fait un nouveau bond dans le lit. Plus nerveusement encore, ses mains reprennent le col de la chemise. Et la voici qui, de nouveau, fond en larmes.

— Cinq ans !… À deux pas du cimetière !… Pendant que je pleure !…

— Mais puisqu'il y a cinq ans !… s'égosille Léon…

Il semble que cette longue durée doive amoindrir d'autant la faute.

Il regarde Isabelle qui le regarde ; puis il dit :

— Tu ne pleurais pas, il y a cinq ans !…

— À deux pas du cimetière !… sanglote Isabelle sans rien entendre.

Ni l'un ni l'autre, on dirait, ne lâchera sa rengaine, cette nuit. Les draps bousculés commencent à verser d'un côté du lit. À demi découverts, agités, ressassant tous deux les mêmes paroles, les époux Chardier se fixent, nez à nez, comme une paire de coqs.

La mauvaise lumière vacille autour du couple alité, lui desséché, elle épaissie, tous deux fripés par la vie…

Et, tout à coup, Léon, comme quelqu'un qui se débarrasse enfin d'un poids, avec une espèce de bonheur, le bonheur du reniement et de la lâcheté :

— Ah ! tiens !… J'aime mieux te le dire !… Si tu savais ce qu'elle m'embête, depuis le temps !… Si ta savais ce que j'ai assez d'elle !… Si tu savais ce qu'elle est vieille, et laide, et crampon !… Ah ! la s… !

Et ce sont des épithètes grossières.

— Et dire que c'est encore elle qui me vaut ça ce soir !… Mais tiens !… Je suis enchanté que tu nous aies surpris ! Je vais donc pouvoir la lâcher !… La lâcher !…

Une haine inouïe tord la figure banale. Sans doute, embourgeoisé depuis cinq années dans son adultère du mercredi, plus excédé de sa maîtresse que de sa femme, l'avoué sent-il que ce coup de grâce le délivre enfin d'une longue et morne contrainte. Débridé, vautré dans sa rancœur, il a envie de tout dire, de tout raconter. Il commence :

— Si tu voyais son corps !… Elle est pleine de varices !… Elle…

Isabelle sent confusément passer entre elle et son mari des goujateries inavouables. Alors, sans bien deviner pourquoi, la voici qui, de toute son honnêteté native, se cabre.

— Assez !… crie-t-elle. Je ne veux pas de détails, entends-tu ?… Espèce de…

Des injures suivent. La colère aiguë et misérable des femmes possède enfin madame Chardier tout entière. Sa voix monte toujours plus haut, ses ongles cherchent à griffer. La figure barbouillée de larmes, reniflant et hoquetant, elle ne sait plus que redire les mêmes insultes, dans une crise de rage qui ressemble à une attaque de nerfs.

Mais lui, parce qu'il s'est confessé, croit, selon le sentiment ordinaire des hommes, qu'il doit être absous. Un désir subit fait briller ses yeux. Il a besoin, pour mieux accentuer sa lâcheté, de tromper sa maîtresse, cette nuit, dans les bras de sa femme. Et, malgré les secousses que lui impriment les deux petites mains furieuses, il répète avec un sourire avantageux, tandis que ses doigts tâtonnent pour un enlacement :

— Allons, ma petite Isabelle !… Allons, ma chatte… Allons !…

X Le mari martyr

Cinq ans d'adultère… Ainsi, ce n'était pas assez des déceptions et des chagrins. Isabelle, depuis cinq ans, était la dupe de son mari ! Et il avait fallu qu'il choisît précisément pour complice cette Lautrement, ancienne maîtresse du marquis !

Une espèce d'écœurement, aggravé sans cesse, envahissait la petite Chardier. Après une nuit agitée, elle s'était réveillée, le lendemain des aveux, dans le même état de colère où le sommeil l'avait prise.

Les jours qui suivirent, elle conserva cette colère dans son cœur, dans ses nerfs, comme un ferment de vie. Une animation inconnue faisait briller ses yeux dès le réveil, et ses courses au cimetière furent plus espacées et plus courtes.

Distraite de son deuil, d'elle-même, de sa petite complication intérieure, elle se sentait certainement plus légère d'être soulevée par un sentiment si vif. Après la grande simplification du malheur, cette colère inattendue et durable venait l'exalter de nouveau, allégeait le fardeau d'ennui, chaque jour alourdi, dont son âme était chargée…

… Malgré le dégoût, l'indignation, ne te rends-tu pas compte, Isabelle, que c'est de la joie que t'apporte la trahison de ton mari, parce que cette trahison sera désormais pour toi, femme trompée, une occasion unique d'accuser quelqu'un, de mettre enfin en paroles toute cette rancune sans pardon qui te gonfle depuis si longtemps la poitrine ? Que t'importe d'être trompée ? Tu n'aimes ni ton homme, ni l'amour. N'as-tu pas secrètement souhaité, jadis, qu'il eût une maîtresse qui l'occupât, afin que son humeur quotidienne en fût améliorée ? Certes, le vrai scandale, pour toi, c'est que cet état d'adultère n'ait en rien changé ses manières d'être à la maison. Mais que tu répareras largement cinq ans de dommage par le plaisir inespéré d'être harpie et d'avoir le droit de l'être !

À présent, Léon, à table, ne risquait plus un froncement de sourcils, un grognement, sans qu'Isabelle l'écrasât d'un regard féroce.

— Je te conseille de parler, toi !… s'écriait-elle dans un rire ironique.

Et ses yeux roux, fixés sur le coupable, grossissaient soudain, et il se sentait foudroyé par toutes les réprobations.

Du reste, il se mettait tout de suite en fureur, bégayait des jurons ; et, chaque fois, ce résultat pour Isabelle, représentait une réussite. C'était son amusement et sa consolation de le mettre en rage. Quand elle n'y arrivait pas assez vite, elle attendait qu'ils fussent seuls et commençait à le menacer :

— Tu as de la chance que je n'aie pas fait d'esclandre !… Mais je n'ai pas dit mon dernier mot ! Tu verras comment je me vengerai !

— Et comment te vengeras-tu ?… demandait-il, étouffé de colère et d'angoisse.

— Tu verras !… disait-elle, à la fois amère et taquine.

Adversaire sans armes en face de la méchanceté féminine, le malheureux tombait chaque fois dans le piège tendu.

— D'abord, s'essoufflait-il, tu en serais la première attrapée ! Si tu fais un scandale, c'est ma situation que tu perds, et celle de tes enfants, par conséquent !

Isabelle savait cela parfaitement. Elle se l'était dit la première, dès le jour de la découverte. Mais cela l'irritait que Léon lui servit ses propres arguments.

— Tu verras !… répétait-elle en haussant la voix d'un ton.

Surexcitée, elle énumérait tous les moyens dont elle se servirait pour perdre la Lautrement et Léon. Elle ferait parler madame Plumecoq devant M. Lautrement ; elle prendrait à témoin madame Ghanduis que jamais, le mercredi, madame Lautrement n'était venue la visiter ; elle confronterait tout le monde ensemble… Et ainsi de suite.

Elle disait toutes ces choses avec la plus entière mauvaise foi, n'ayant aucune vraie intention de scandale. Mais, de voir trembler de rage impuissante et de peur la moustache grisonnante de Léon ; de le voir se promener de long en large dans la pièce, avec ses deux mains dans les poches de son veston ; de voir les regards bas qu'il jetait autour de lui, elle éprouvait une jouissance perverse, la sensation d'une longue vengeance enfin assouvie.

D'ailleurs, tous les soirs, quand ils se mettaient au lit, elle lui faisait une scène. Les mots qu'elle disait et qu'il répondait étaient à peu près ceux du premier soir. Ensuite, elle affectait de s'éloigner le plus possible vers le bord du lit pour que son corps ne touchât pas celui de Léon. Et, dans l'ombre clignotante de la veilleuse, ils échangeaient leurs paroles mauvaises jusqu'à ce que le sommeil les prit.

Comme Léon n'avait plus de maîtresse, il y eut, certaines nuits, des scènes grotesques, où le morne mâle essayait, sans y réussir, de séduire sa morne compagne. Et toute la misère des ménages se concentrait en ces deux êtres vieillis, aigris, que des usages imbéciles couchaient ensemble comme des amants.

Au bout de quelque temps, le mari harcelé montra des épaules plus affaissées, des yeux plus ternes, une démarche plus veule encore. Sa morose attitude quotidienne s'accentuait. L'habitude, plus lamentable que toutes les tristesses, le façonnait à son nouvel état. Piqué, vexé, couvert d'un mépris continuel, rendu responsable de tous les déboires de la vie, il finissait par trouver naturel d'être ainsi traité, de même qu'un eczémateux s'accoutume à son eczéma.

Le printemps revient, qui semble une invitation au bonheur. Le jardin léger s'orne de branches toutes bouffantes de fleurs ; les petites feuilles, sorties des bourgeons serrés, se déplient ; l'air se fait délicieux, le ciel clair ; les oiseaux assourdissants préparent leurs nids comme aux premiers temps du monde. Parmi l'adolescence universelle, monsieur et madame Chardier, cet homme et cette femme pareils à des milliers d'hommes et de femmes, sont l'Adam et l'Ève civilisés, dégénérés, qu'inventa la pauvre folie humaine, non plus le couple, seule personne en deux jeunes êtres amoureux, mais le ménage, cette triste paire fanée, dépareillée…

Le petit Louis revint aux vacances de Pâques, dégingandé par son âge, mais toujours joli. Sa présence anima quelque peu le jardin, qui, sous le soleil d'avril, épanouissait sa grâce inutile. Mais il eut avec sa sœur de longues disputes où ces deux petits s'exerçaient inconsciemment à la mesquinerie, à la vulgarité, à la méchanceté conjugales.

Le collégien reparti, Isabelle, un moment distraite, occupée, reprit invectives et taquineries contre son mari, ces scènes, ces phrases toujours les mêmes, où débordait toute sa haine contre la vie et contre la mort.

Et, l'été venant, un soir qu'ils se couchaient, un soir que, par la fenêtre entr'ouverte, la première chaleur pénétrait avec des parfums dans la chambre, comme madame Chardier, plus énervée que d'ordinaire, recommençait l'interminable litanie des griefs, l'avoué, enfin vaincu peut-être, se laissa pour la première fois tomber sur une chaise sans rien répondre.

Il était en caleçon. Il cessa le geste par lequel il délaçait mollement ses souliers. Le dos voûté, les mains sur les genoux, il regardait devant lui dans le vide, comme s'il n'entendait même pas tout ce que sa femme lui dégoisait de désagréable.

Isabelle, toute à sa période, ne remarquait rien. Sa voix monotone enchaînait les unes aux autres les plaintes familières, les fades insultes de tous les jours.

Assise déjà dans le lit, elle s'étonna pourtant, au bout de quelques minutes, du silence de son mari. Toute crispée, hargneuse, prête à relever vertement ce qu'il allait certainement répondre, elle se pencha pour le regarder.

Alors elle vit, à la lueur de la bougie, comme la lassitude détendait la physionomie banale, comme les yeux verdâtres stagnaient. Elle allait, cette lassitude, presque jusqu'à la tristesse, et la tristesse est un ennoblissement. Alors, le visage coutumier lui parut tout à coup très pitoyable. Et son cœur se serra.

Immobile et muet sur sa chaise, Léon Chardier, courbé sous la mauvaise humeur de sa femme, ne voyait pas qu'elle le regardait. Il attendait avec résignation la fin de la scène. Et voici que, dans cet insolite silence, il était soudain pareil à l'autre Léon Chardier, le petit lion grondé de jadis, le petit lion méconnu, qui, depuis presque trois ans, dormait à jamais sous la terre.

Oui, le mystère de la ressemblance faisait, ce soir, apparaître sur le masque du père vivant la figure de l'enfant mort. Et c'était une chose si saisissante qu'Isabelle en eut le frisson.

Pourtant, elle voulut se forcer pour achever la phrase déplaisante qu'elle avait commencée. Mais elle ne put. Les derniers mots sombrèrent au fond de sa gorge contractée. Et comme l'avoué, surpris, relevait la tête, il vit qu'Isabelle sanglotait.

Mais, pas plus que ce sanglot, il ne put jamais s'expliquer pourquoi, ce soir-là, sa femme s'endormait près de lui sans plus dire un mot, sans l'accabler, comme toutes les nuits, de reproches atroces,

plus atroces d'être légitimes.

XI Encore une sœur de lait

Vers la fin de l'été, le lendemain du jour où le petit Louis est rentré au lycée, mademoiselle Zozo, au retour d'une réunion chez les Chanduis, se met à table, un soir, toute brillante de plaisir.

Avant de rien expliquer, elle déclare, en prenant place devant son assiette, entre ses deux parents :

— Maman !… Nous allons demain chez M. et madame Godin !

— Comment ?… fait Isabelle d'un ton qui, déjà, obéit aux ordres de sa fille, mais je ne les connais pas !

— Ça ne fait rien !… continue la péremptoire Zozo.

Elle développe. M. et madame Godin ont, en villégiature chez eux, depuis quelque temps, leur neveu, jeune avocat d'avenir, établi déjà au chef-lieu. Ils ont amené ce neveu chez madame Chanduis. Zozo, tout le temps de la réunion, n'a causé qu'avec lui ; et les Godin, s'étant aperçus de la sympathie réciproque des deux jeunes gens, ont très gentiment prié Zozo de venir les voir avec Isabelle.

Cette importante nouvelle anime soudain le triste dîner familial. M. et madame Chardier échangent le coup d'œil discrètement ému du père et de la mère qui voient venir un mariage pour leur fille.

On discute cette visite. On demande des détails. Pleins d'espoir et de frayeur, les parents supputent avec attention toutes les paroles de leur enfant surexcitée. Isabelle soupire, se souvenant du temps de ses fiançailles ; Léon s'étonne de l'audace des jeunes filles contemporaines qui se passent de l'entremise de leur mère et des amies de leur mère pour trouver des maris. Une fraîcheur de jeunesse souffle sur le ménage vieilli qui va peut-être voir, à son foyer, se renouveler l'aventure palpitante et banale du mariage.

Un peu de rouge montait aux joues d'Isabelle. Son cœur battait. Zozo, précise et catégorique, lui dictait quelle devait être son attitude pendant la visite du lendemain ; elle décidait de la robe, du chapeau, des bottines qu'il faudrait porter. On eût dit qu'elle ne doutait pas un instant de l'intention qu'avaient les Godin de la marier avec leur neveu. Depuis longtemps déjà, elle rencontrait, chez madame Chanduis, ces deux vieilles personnes qui, toujours, avaient manifesté pour elle une sympathie singulière. N'était-ce pas qu'ils tâtaient le terrain ?

Jusqu'à présent, mademoiselle Chardier avait fait semblant de ne pas comprendre leurs invites ; cela l'ennuyait d'aller chez un monsieur et une dame âgés. Les Godin, maintenant, étaient tout à fait des vieillards. Mais l'attrait du neveu l'avait brusquement décidée aujourd'hui. En somme c'était Zozo qui emmenait sa mère chez les Godin.

Elle éclata de rire, tout à coup :

— Si vous aviez vu la figure que faisait Paul Chanduis !…

Coquette et sûre d'elle-même, Zozo goûta pendant un instant le plaisir de faire souffrir son amoureux ordinaire. Ses petites dents cruelles luisaient sous sa lèvre rouge. Il semblait, ce soir, qu'elle s'apprêtait à mordre à même la vie.

Isabelle, de ses yeux abîmés, regardait sa fille avec une terreur admirative. Une intuition qu'elle n'osait même pas préciser la prévenait que cette enfant de vingt ans, sans avoir vécu, en savait déjà plus long que sa mère, parce qu'elle était douée d'instincts différents, parce qu'elle était plus forte, peut-être moins honnête, — et qu'elle ne se laisserait pas faire par la vie.

Le lendemain, la visite eut lieu comme Zozo l'avait voulu. Restée timide, Isabelle rougissait parmi ses voiles de deuil. Outre l'émoi de voir « le jeune homme », elle éprouvait un plaisir vif à pénétrer dans l'intimité de ces Godin qu'elle avait, pendant des années, désiré connaître. Ne représentaient-ils pas, pour elle, le bonheur dans le mariage, ces gens sans enfants qui vivaient de musique et de peinture et pour qui l'art devait être un perpétuel renouvellement de l'amour ?

Une affabilité charmante l'accueillit dès le seuil. Madame Godin, grande et sèche, M. Godin, gros et court, elle pâle et lui rougeaud, s'empressèrent autour de madame Chardier, tandis que Zozo délibérément, entraînait dans un coin le jeune avocat tout ému de la revoir.

Isabelle vit le manège de sa fille et ne douta plus que le garçon — un joli garçon, un blond, — ne devînt un jour son gendre. Une atmosphère bienveillante et chaude l'enveloppait. Madame Godin lui fit voir quelques-unes de ses toiles. Elle les admira de tous ses yeux naïfs, inexpérimentés. Elle vit des portraits sages, des paysages dans le goût de Pelouse, peinture démodée qui lui parut une espèce de miracle. Puis M. Godin, sur ses instances, s'assit au piano. Les mélodies de Grieg la bouleversèrent.

Ils étaient tous montés, pour cette peinture et cette musique, dans une grande pièce qu'on appelait l'atelier. Les chevalets de la femme voisinaient avec les casiers à musique du mari, dans un désordre touchant et comme symbolique. Boîtes à couleurs chavirées, palettes posées sur des cahiers de sonates ouverts. Sur le piano droit, un pied et une main en plâtre, des fruits à demi pourris, restés d'une nature morte. Par la grande baie vitrée du fond, on voyait un bout de la route Sainte-Marie, la campagne creuse, l'horizon. Il faisait beau. Isabelle, bercée de musique, les yeux errants sur les toiles fraîches, parmi les chuchotements déjà secrets de sa fille et du jeune avocat, sentait une ivresse monter en elle. Pour une fois dans sa vie, elle ne s'était pas trompée. Cette maison était la maison du bonheur.

Sur le seuil, au moment des poignées de main du départ, madame Godin demanda à madame Ghardier la permission de faire le portrait de sa fille. Zozo viendrait poser tous les après-midi, à partir de demain. Le jeune avocat regardait Isabelle d'un air suppliant, Zozo la regardait d'un air autoritaire. Du reste, elle ne fit aucune difficulté pour accepter.

Or, M. et Madame Godin sont venus rendre aux Chardier la première visite d'Isabelle. Léon était présent. Quelques allusions ont fortifié, dans l'esprit des parents, la certitude de prochaines fiançailles. Déjà la sous-préfecture potine.

Le portrait de Zozo avance, son mariage aussi. Isabelle, souriante, oublie presque, à présent, ses ressentiments contre Léon. Ils ne parlent plus ensemble que pour s'entretenir de leur commun espoir. Et, quand elle chemine sur la route Sainte-Marie, allant un soir chercher sa fille, Isabelle retrouve, dans son cœur, quelque complaisance pour la vie.

Pourquoi le bonheur qu'elle attend pour sa fille la rend-elle si heureuse ?… Va-t-elle retrouver, pour le compte d'une autre, ses illusions envolées ?… Elle sait bien, pourtant, comme le mariage est différent du merveilleux qu'on en attendait !

Peut-être, dans d'autres circonstances, serait-elle plus sceptique. Mais ce ménage Godin est si réconfortant à voir ! Cet homme et cette femme aux cheveux blancs, installés depuis tant d'années dans le bonheur, sont la négation même de toutes les convictions lentement formées dans l'esprit d'Isabelle, à force de douloureuses expériences.

Oui, le mariage peut être une chose heureuse. Rien que de frôler la félicité de ces Godin, Isabelle ne se sent-elle pas toute ragaillardie ? Son deuil même en est adouci. La mort du petit lion se fait moins présente, recule, s'en va rejoindre d'autres nuages noirs, accumulés à l'horizon du passé…

Aujourd'hui, la petite Chardier, de meilleure heure que de coutume, s'en allait vers la maison Godin. Zozo y avait déjeuné. Le portrait devait être terminé cet après-midi même.

La douceur de septembre enveloppait la terre. Isabelle respirait bien. Elle souriait d'avance aux choses agréables qu'elle allait voir, entendre, sentir.

Elle trouva M. Godin seul. Ces dames et le jeune homme étaient allés faire une petite promenade, mais ils reviendraient dans un moment. M. Godin jouerait du piano pour Isabelle, en les attendant.

On fut à l'atelier. Des tubes de couleur, dispersés sur le clavier du piano, avaient éclaboussé quelques touches.

— Ah !… fit M. Godin dans un soupir qui ressemblait à un rugissement. Puis, sans regarder Isabelle, tout en essuyant les touches peinturlurées :

— Toute cette peinture qui m'envahit !… dit-il les dents serrées. Quand je pense que voilà quarante ans que ça dure !

Isabelle, étonnée, le regarda. Les épaules courbées dans un veston fatigué, le vieil homme s'acharnait à essuyer ces touches. Et que son dos, tout à coup, semblait malheureux.

— Ah ! petite dame, grommela-t-il, si vous saviez !… Si vous saviez ce que c'est que de vivre dans un gâchis perpétuel, dans cette odeur de peinture qui me fait mal à la tête ! Si vous saviez ce que c'est que de ne pas pouvoir étudier son piano sans être engueulé !

Il ajouta plus bas, plus lamentablement :

— Et dire qu'à cause de cette peinture je n'ai jamais pu avoir une salle de musique à moi !

Il s'était retourné, l'air transi :

— Et dire que je n'ai jamais pu réaliser ce simple désir : avoir un piano à queue !…

Isabelle, stupéfaite, restait, la bouche ouverte, à le contempler.

Gros et court, les paupières rouges et pendantes, la barbe dure et décolorée, il fixait le vide comme un pauvre homme qui n'en peut plus.

Il joua. Isabelle l'écoutait, le cœur serré. Il lui semblait maintenant que ce vieux monsieur n'était qu'une victime. Des drames insoupçonnés se dessinaient dans son esprit. « Est-ce que madame Godin serait méchante pour lui ?… » pensait-elle avec angoisse.

Et, comme un échafaudage de cartes, elle sentait une dernière illusion se démolir rapidement en elle.

On entendit des pas et des voix sur la route. M. Godin s'arrêta de jouer, et ils descendirent tous deux au jardin pour aller au-devant des promeneurs. Et, comme madame Godin, la première, apparaissait au tournant, parmi le crépuscule, dans sa robe grise et son écharpe grise :

— Tiens ?… C'est elle ?… fit M. Godin d'un air d'ironie concentrée… J'ai cru d'abord que c'était une chauve-souris !…

Isabelle, le soir, rentra toute troublée chez elle. Le bavardage de Zozo frappait son oreille sans pénétrer dans son esprit.

« Méchante… ressassait-elle… Cette femme serait méchante… Ces gens ne seraient pas heureux… »

Et cette pensée vivait en elle, déjà lancinante, comme un chagrin qui commence.

Cependant, trois jours plus tard, comme elle allait chercher sa fille, ce fut madame Godin qu'elle trouva seule à l'atelier. Celle-ci avait un petit rhume. Alors les jeunes gens étaient allés se promener avec M. Godin.

— Ce n'est pas étonnant ! s'exclama-t-elle, dès qu'elle vit Isabelle, il m'ouvre les fenêtres dans le dos, sous prétexte que ça sent la peinture !

Plus vivace que son mari, elle levait au ciel ses bras secs, et sa physionomie, ordinairement affable, était toute crispée de contrariété.

— Dire !… poursuivit-elle, dire que, toute ma vie, j'ai désiré un atelier, et que ce piano m'encombre depuis quarante ans ! Et que, depuis quarante ans, j'entends les mêmes gammes, les mêmes exercices, les mêmes petits airs !…

Isabelle, bouleversée, considéra la vieille dame sans pouvoir rien répondre. Ainsi c'était cela, le bonheur des Godin !

— Allons au jardin, voulez-vous ?… dit nerveusement madame Godin, il y fera toujours moins froid qu'ici !

Et, comme elles marchaient côte à côte dans les petites allées :

— Oh !… fît Isabelle, heureuse de trouver un autre sujet de conversation, regardez ce gros crapaud !

Des histoires de fées remontaient à son esprit, du fond de l'enfance abolie. Elle ouvrait la bouche pour raconter la jolie légende anglaise des princesses transformées en crapauds, lorsqu'un rire de madame Godin l'arrêta :

— Qu'il est laid ! s'écriait-elle. On dirait M. Godin !

C'était exact, d'ailleurs. Mais Isabelle fit un « Oh !… » si scandalisé que la dame s'arrêta de marcher. Puis ses yeux gris, pénétrants, plongèrent brusquement dans ceux d'Isabelle :

— Vous êtes mariée, pourtant… murmura-t-elle.

Son gênant regard brilla de complicité.

— Hein ! sont-ils embêtants, les maris !

Elle avait saisi la manche d'Isabelle, la secouant presque. Et ses doigts de grande femme nerveuse entraient dans le bras mou de la petite Chardier.

— Et quand on pense que nous sommes des millions comme ça !… Des millions de femmes mariées qui souffrent !… Ah ! le mariage, quelle vilaine histoire !

Son rire bref résonna pour la seconde fois, douloureusement :

— Ce qu'on est bête quand on est jeune fille, hein ?… Et dire qu'on leur apporte toute sa pauvre petite poésie et qu'en échange, ils…

Les yeux gris, soudain, s'amusèrent :

— Chaque fois qu'il se met en rage, je suis sûre qu'il cassera quelque chose… et qu'il me reprochera de n'avoir pas été une femme de feu !

Isabelle, frappée, dévisageait cette aînée qui parlait à peu près comme elle aurait pu parler elle-même, comme, jadis avait parlé la marquise de Taranne. Instinctive, elle se rapprocha. Elle avait envie de pleurer sur l'épaule de sa vieille sœur de lait, de lui dire aussi tout ce dont elle souffrait. Mais par peur de se laisser aller, elle serra fortement les lèvres. Et, comme les larmes, tout de même, lui montaient aux yeux, elle tira son mouchoir, disant :

— Je crois que je me suis enrhumée… comme vous…

Et pendant que toutes deux se scrutaient du regard, on entendit, au bout du jardin, deux voix qui venaient, l'une haute et l'autre basse, voix du jeune homme et voix de la jeune fille, voix double des futurs époux, voix double roucoulant comme un couple de pigeons, en attendant que ce fiancé et cette fiancée devinssent à leur tour, de par la

continuité du mariage, l'éteignoir l'un de l'autre.

XII Un peu de philosophie

En rentrant de sa visite révélatrice chez les Godin, Isabelle comprit que, malgré l'atmosphère de fête et de jeunesse apportée dans la maison par les proches fiançailles de sa fille, elle retombait dans sa tristesse, et, par conséquent, dans sa mauvaise humeur

L'effet de cette rechute ne se fit guère attendre ; car, quelques jours plus tard, à table, sur un prétexte insignifiant, madame Chardier fit à son mari deux ou trois sèches remarques, à la suite desquelles vint une scène.

La chose s'aggrava du fait que mademoiselle Zozo, très scandalisée, qu'on parlât d'autre chose que d'elle et de son mariage, manqua de respect à son père, fut grondée comme une gamine, eut une crise de rage et de larmes. Isabelle soutint aigrement sa fille contre son mari. Les yeux roux reprirent leur férocité.

Zozo couchée, les deux époux s'installèrent en boudant près de la salamandre, allumée pour la première fois de Tannée ; car, depuis le matin, un froid assez vif annonçait l'automne.

Léon prit son journal, Isabelle son bas et son aiguille à repriser. Guindés tous deux, évitant que leurs yeux se rencontrassent, ils restaient silencieux l'un en face de l'autre, les pieds au feu, affectant d'être très absorbés, l'un par sa lecture, l'autre par son raccommodage.

Au bout d'un moment, Léon mordilla sa moustache, signe de contrariété. Isabelle subit, jusqu'à en pâlir, l'agacement du tic familier.

Peu à peu, cependant, dans ce silence, dans cette hostile intimité, voici que la tête de la petite femme se mit à travailler. Isabelle essayait, ce soir, oui, elle essayait de réfléchir, de raisonner, de pardonner.

L'exemple des Godin l'avait trop vivement frappée pour qu'elle pût chasser de son esprit les choses qu'elle avait entendues et vues.

Pourquoi ces deux vieillards s'étaient-ils laissé voir à elle tels qu'ils étaient ? Sans doute ses yeux honnêtes appelaient les confidences des gens, quels qu'ils fussent…

Quoique sa pensée flottante, habituée surtout à rêver, se fixât difficilement sur des précisions, une image saisissante retenait pourtant son attention.

Que madame Godin eût découvert que son mari ressemblait au gros crapaud du jardin, c'était normal. Isabelle eût facilement trouvé quelque comparaison analogue pour son mari. Mais que M. Godin eût, de son côté, assimilé sa femme aune chauve-souris, cela dérangeait les idées d'Isabelle. Ce crapaud et cette chauve-souris ne quittaient pas sa pensée.

Donc, les maris souffrent aussi ; et ce sont leurs femmes qui les font souffrir…

Malgré qu'elle tentât de rester partiale, Isabelle était obligée de convenir avec elle-même que M. Godin avait raison, tout autant que madame Godin.

Le symbole facile du piano et du chevalet vient l'aider dans sa méditation. Elle jette un regard furtif sur Léon :

« En somme, tels que nous voilà tous deux, pense-t-elle, lui vexé, moi rancunière, installés devant le même feu mais ne nous parlant pas, nous ne sommes pas une exception. Nous sommes comme tout le monde… »

L'esprit de la petite femme fait un grand effort pour s'élever, pour planer au-dessus de son existence propre, pour comprendre la misère universelle. Pour la première fois de sa vie, sa tristesse ne se concentre pas sur elle-même seulement ; elle souffre pour toutes les femmes mariées ; il lui semble qu'elle ressent le malaise des ménages du monde entier.

… Petite Isabelle qui cherchez, ce soir, à vous rendre compte de la gêne et de la douleur des autres, vous n'avez, jusqu'ici, compris que ce qui vous atteignait personnellement. Les yeux de votre âme, jusqu'à présent, n'ont regardé qu'en dedans. Vous n'avez pas, par l'observation aiguë et pitoyable d'autrui, tâché de faire de votre esprit une balance équitable. Vous ne savez pas que l'observation est une forme de la justice ; vous ne savez pas qu'en chaque être humain devrait résider un tribunal où l'humanité serait jugée avec honnêteté, avec bienveillance même, à cause de sa faiblesse et de la tristesse de vivre ; vous ignorez, comme presque tous les humains, que l'indulgence active, non pas l'indulgence indifférente, est la plus haute noblesse à laquelle notre âme puisse atteindre.

De telles pensées, Isabelle, ne sont pas les vôtres. Vous n'êtes qu'une créature comme les autres, toute recroquevillée sur vous-même ; vous n'êtes surtout qu'une femme, et les femmes ont déjà tant à faire en s'occupant d'elles-mêmes, de leur pauvre personne instinctive et souffrante !

Comment pourraient-elles s'élever jusqu'à la pure pensée ? Vous êtes éminemment subjective, comme vos sœurs, parce que vous souffrez comme elles. Et si, ce soir, vous faites cet effort pour songer aux autres, c'est que ces autres vous ressemblent et que c'est encore votre propre histoire que vous cherchez dans la leur…

« Personne n'est heureux… » soupirait-elle intérieurement. Et, comme il arrive d'ordinaire, cette triste constatation était pour elle un chagrin et une consolation. Cependant, elle n'allait pas jusqu'à se dire que les êtres, quels qu'ils soient, quelles que soient les formes de leur existence, ont toujours de quoi s'inventer du malheur, comme si le malheur était nécessaire à la vie humaine ; que chacun a ses raisons de se dire malheureux ; et qu'un peu de vraie sagesse, peut-être, remédierait à bien des maux.

Isabelle sent confusément qu'elle voudrait être sage, mais elle ne sait pas comment s'y prendre. Le rythme de la mauvaise humeur et de la tristesse une fois pris, il est bien difficile de le rompre, surtout quand on n'est qu'une dame, une pauvre petite dame ennuyée, gentille et veule. Les velléités de sagesse et d'intelligence ne peuvent aboutir dans une âme médiocre.

— Voyons, se répète Isabelle, M. Godin souffre certainement. Et pourtant sa femme n'a pas l'air de le plaindre… C'est qu'elle souffre aussi. Pourquoi se font-ils souffrir mutuellement ? Ils ne sont pas méchants, ces gens ?…

Elle relève encore une fois les yeux, regarde Léon à la dérobée :

— Est-ce qu'il souffre, lui ?…

De tout son courage, Isabelle essaie de trouver la vérité. Certes, le Léon d'aujourd'hui ne ressemble plus à celui d'autrefois ! Comme ses épaules sont tristes, comme ses yeux sont éteints !… Lui aussi, peut-être, aurait pu être plus heureux. Il aurait pu trouver une compagne mieux appropriée à son humeur, une simple ménagère, une femme active, pratique et sensuelle, sans rêves, sans aspirations, aussi quelconque que lui.

Ce bonheur n'était pas difficile à réaliser, pourtant ! Mais la vie organise, autour de l'idéal le plus humble, des barricades d'empêchements, des obstacles insurmontables. Il semble vraiment que tout, même la plus ordinaire, la plus vulgaire félicité, soit inaccessible, à l'égal des plus extravagantes chimères…

En somme c'est lui, Léon, qui gagne le pain de la famille. Depuis vingt ans il travaille, il peine, et nul ne semble lui en savoir gré. Sa fille lui manque de respect, sa femme le harcèle de reproches, à cause d'une malheureuse faute qu'il a commise… qu'il a commise, sans doute, parce qu'il cherchait ailleurs un peu de bonheur…

Isabelle prit son souffle pour parler. Elle avait envie de regarder son mari dans les yeux, de lui dire quelque chose qui traduisît ses secrètes pensées. Mais elle ne savait pas mettre de telles choses en paroles. Ce sont des choses qu'on ne se dit jamais. Léon ne comprendrait rien. Se comprenait-elle elle-même ?

Et, comme elle regardait anxieusement le visage de son mari, elle ne put s'empêcher de détailler la façon exaspérante dont il tourmentait, du coin de la bouche, sa moustache presque grise. L'énervement de tous les jours la reprit, dominateur, annulant tout autre pensée. Et, presque malgré elle, obéissant au rythme, au malheureux rythme impossible à rompre :

— Oh !… dit-elle de sa voix la plus agressive, alors qu'il sursautait, surpris, oh ! Léon, si tu

savais comme tu m'agaces !…

XIII Le malheur des autres

Au mois d'octobre, les fiançailles de mademoiselle Louise Chardier avec M. Jean Tardivel, neveu des Godin, furent officiellement déclarées, et l'on ne parla plus, dans les salons, que de cet événement.

Isabelle courut les magasins derrière sa fille. Elle alla même plusieurs fois à Paris avec elle. On préparait le trousseau. Madame veuve Quetel, réconciliée avec Isabelle, par correspondance, depuis la mort du petit lion, avait annoncé qu'elle assisterait aux noces. Une bienveillance générale entourait ce mariage.

Le jeune avocat, retourné au chef-lieu, venait toutes les semaines voir sa fiancée. Il apportait bouquets et bonbons, comme il est d'usage ; et l'on eût dit que, dans la maison, un grand bonheur se préparait.

Isabelle, cependant, avait le cœur serré. Au milieu de cette agitation heureuse, elle se souvenait de ses émerveillements passés, quand la vie, pour elle, était aussi comme une belle promesse ; elle se souvenait qu'elle avait été fraîche de joues et d'âme comme sa fille ; et ce rappel direct des premières années lui faisait sentir plus profondément la tristesse de son âge.

Oui, la vie, pour elle, n'avait été qu'un long pensum. S'ennuyer… souffrir… Toute son histoire tenait en ces deux mots.

Quand Zozo, devant un nouveau bouquet ou devant une boîte de fruits confits arrivée de la gare, battait des mains, Isabelle avait envie de pleurer. Les yeux brillants de sa fille lui faisaient peur. Et le dimanche, comme les deux fiancés causaient à voix basse dans un coin du salon, alors que, son ouvrage à la main, elle les gardait suivant la coutume, elle songeait d'avance aux désenchantements que toute cette fête préparait.

On ne s'aperçoit pas qu'on vieillit. L'âge nous gagne lentement, comme une maladie sournoise, maladie mortelle, puisqu'on en meurt fatalement. Et tout à coup, un jour, quelque circonstance imprévue nous fait sentir brusquement le fardeau des années ajoutées les unes aux autres, et nous nous apercevons, du jour au lendemain, que nous avons, à notre tour, cette expérience dont parlaient autrefois nos aînés.

Les fiançailles de sa fille faisaient sentir à madame Chardier son expérience. Elle la constatait avec surprise, comme quelqu'un de jeune qui se réveillerait, un matin, avec les cheveux blancs. Certes son âme avait des cheveux blancs…

Alors, parce qu'elle était née honnête et consciencieuse, elle se tourmentait. Il lui semblait qu'elle devait à sa fille la vérité, qu'il fallait qu'elle l'instruisît de la désillusion lente du mariage, de même qu'elle l'instruirait, la veille de la cérémonie, des étonnements pénibles de la nuit de noces. Mais elle comprenait bien que toute une vie ne tient pas, comme le récit d'un événement, en quelques phrases, et que ce qu'elle pourrait dire ne servirait à rien ; que l'existence est une chose que chacun doit apprendre personnellement, et que la jeunesse n'a jamais rien retenu des paroles de l'âge mûr. Et le sentiment de son impuissance lui faisait mal.

— Zozo souffrira… pensait-elle tandis que l'enfant jasait et souriait, elle souffrira ! Peut-être pas de la même manière que moi, mais autant, sans doute. Toutes les femmes souffrent… Tout le monde souffre… Et je ne peux rien pour sauver ma fille ! Il faut qu'elle se marie, comme les autres, qu'elle ait des enfants, comme les autres, qu'elle les perde, peut-être… ou bien qu'elle découvre qu'ils ne sont pas tels qu'elle les avait souhaités ! Il faut qu'elle se heurte de corps et d'âme à son mari, cet homme, cet étranger… Et qui sait s'il ne viendra pas, pour elle comme pour moi, un jour où elle aimera quelque autre homme, où elle sera tentée… coupable, peut-être…

Le soupir qui lui gonflait la poitrine se mêlait à quelque éclat de rire des fiancés.

— D'ici à ce que sa jolie chevelure châtain devienne de la même couleur que la mienne, ah ! qui sait tout ce qui passera par son petit cœur intact déjeune fille !…

Léon, lui, ne pensait pas à toutes ces choses. Il était heureux de marier sa fille, sans plus. D'ailleurs les hommes, occupés par leurs affaires, n'ont guère le temps de rêver…

Donc, au milieu du joyeux va-et-vient, notre Isabelle est mélancolique. Une envie d'être seule avec son inexprimable tristesse lui fait quitter la maison toutes les fois qu'elle le peut. Elle retourne alors au cimetière, près de la tombe du petit lion. Mais son pas moins vif, sa pensée distraite lui font bien voir que son chagrin lui-même s'est usé, comme toutes choses, et que son fils mort n'est déjà plus ce petit ami si proche auquel elle confiait sa peine.

Ce n'est peut-être pas nous qui oublions nos morts, mais eux qui nous oublient. Qu'ils soient partis pour le néant ou l'immortalité, ils ne sont plus nos contemporains. Nous sommes le présent, eux le passé. Nous n'avons plus rien à voir avec eux.

Isabelle alla moins souvent au cimetière. Maintenant, quand elle sortait seule, elle allait errer au hasard dans les faubourgs de la sous-préfecture. Elle sortait même de la ville pour aller voir la fin de l'automne, le long des champs vides, sur les routes désertes. Et, lorsque le paysage offrait à ses yeux quelque séduction particulière, elle se prenait à soupirer, le cœur gros, parce que notre instinct, quand nous admirons, veut que nous partagions tout de suite notre plaisir avec une autre âme.

Un soir qu'elle revenait d'une de ces promenades solitaires, comme elle se dépêchait de rentrer en ville sous une commençante pluie fine, elle rencontra le docteur Tisserand. Elle ne pouvait le voir sans rougir, depuis le jour qu'elle avait chanté pour lui, et qu'ils avaient compris tous deux, tacitement, qu'ils auraient pu s'aimer.

Mais le docteur, aujourd'hui, semblait nerveux, occupé d'autre chose. Dans le crépuscule mouillé de l'étroite rue, il tendit la main à la petite Chardier, de l'air d'un homme très pressé.

— Bonsoir, chère madame… Je cours à l'hôpital… Je vais tâcher de sauver un malheureux… Oh !… c'est une histoire extraordinaire… affreuse…

— Quoi ?… fit Isabelle impressionnée.

— C'est que… fit le docteur, je… je n'ai pas le temps…

Puis, d'un ton brusque, décidé :

— Tenez !… Venez donc avec moi ! Vous pouvez nous aider, peut-être… Il y a là une malheureuse femme…

Il reprenait déjà sa marche. Isabelle, étonnée, obéissante, le suivit machinalement. Ils piétinèrent, rapides, sous le même parapluie. L'hôpital était à quelques pas.

— Je vais vous dire en trois mots, fit le docteur. Voilà : c'est un homme qu'on m'a amené tantôt, un homme qui n'est pas d'ici… Il était comptable dans une maison, à Paris. Marié, père de deux fillettes… Traqué par les dettes, la misère, il a volé son patron, pris l'argent de la caisse… Puis il s'est affolé… Il a fui n'importe où. Depuis trois jours, il errait dans notre ville, ici, quand, cette nuit, à l'hôtel de France où il était descendu, il s'est tiré un coup de revolver dans la tête… Il ne s'est pas tué… mais il est devenu fou, et j'ai peur qu'il ne reste aveugle… Nous allons le trépaner tout à l'heure… On a trouvé sur lui ses papiers, une longue lettre qu'il adressait à sa femme… J'ai fait télégraphier à cette femme… Elle doit être là, à l'hôpital… Vous pourrez peut-être la voir, lui parler, à cette malheureuse !

Isabelle, les yeux agrandis à mesure que le docteur parlait, n'eut même pas le temps de se récrier d'horreur. Ils étaient arrivés à la porte de l'hôpital ; et, déjà, deux religieuses en voile blanc d'infirmière accouraient à la rencontre du docteur. Le médecin en second apparaissait.

— La femme est arrivée !… Nous vous attendons !

Le docteur présenta vivement Isabelle. Avant de savoir ce qui arrivait, elle se trouva, en même temps que le groupe des autres personnes, dans une chambre d'isolement. L'impression, encore inconnue pour elle, des murs nus sous la lumière électrique, du lit luisant, des vitrines à instruments, de tout l'appareil propre et froid des hôpitaux modernes, se confondit, dans son esprit, avec la vision d'une petite femme pauvrement vêtue de noir, une frêle créature de Paris, joues blanches, grands yeux bleus sous une coiffure harmonieuse, une créature d'élégance quand même et d'anémie, qui se tenait debout au milieu de la pièce, à côté de la supérieure.

Elle ne pleurait pas, mais tremblait nerveusement. Et, plus tragiques que les larmes et les convulsions du chagrin, son attitude redressée, ses yeux clairs et secs révélaient l'énergie farouche qui la soutenait en cette heure d'agonie.

Elle répondit nettement aux brèves questions du docteur Tisserand, sortit quelques papiers de son petit sac.

Mais, comme le docteur se disposait à quitter la pièce, courant avec ses aides vers le blessé :

— Vous allez le sauver, n'est-ce pas ?… cria-t-elle.

Et l'expression de son regard fut telle qu'on eût dit que toute son âme sortait par ces deux intenses yeux bleus, et flamboyait en éclair autour d'elle.

La supérieure connaissait Isabelle.

— Madame Chardier, je vous laisse avec elle, chuchota-t-elle en se retirant. Je sais que vous saurez lui parler… Je vous remercie d'être venue… La pauvre âme ! C'est une rude épreuve que le bon Dieu lui envoie !… Moi, je vais rejoindre le docteur. On a besoin de moi à la salle d'opération…

La porte s'était refermée. Isabelle se trouva seule en présence de l'autre.

Elle la regarda d'abord de loin, sans trouver une parole. Le calme de cette inconnue l'épouvantait.

Et soudain, dans le silence, on entendit venir, des profondeurs de l'hôpitaL une espèce de rugissement, le cri du suicidé, le cri du fou qu'on transportait à la salle d'opération.

— Mon mari !… hurle la femme.

Elle s'est ruée sur la porte. Isabelle, d'un bond, lui barre la route. Une courte lutte. Puis, sans savoir comment, les deux femmes se retrouvent assises, tremblantes, effondrées sur la chaise longue du fond. Les rugissements se sont tus. Le silence règne.

Quel vertige dans la tête d'Isabelle ! Comment se trouve-t-elle là, tout à coup, dans cette atmosphère terrifiante, avec ce cœur battant, près de cette personne qu'elle ignorait il y a vingt minutes ?

Toutes deux se tenant aux poignets, luttant encore, se fixent une seconde jusqu'au fond des yeux. Puis leurs doigts, tout à coup, se desserrent.

En ce bref regard, leurs âmes étrangères se sont rencontrées, étreintes. Elles sont femmes toutes deux, elles n'ont pas besoin d'explications.

Alors, affaiblie, vaincue, la Parisienne se laisse lourdement aller contre Isabelle. Son chagrin abominable se dégorge enfin dans une crise de sanglots. Prête à raconter toute son histoire, elle commence, entre deux spasmes, hagarde, en proie aux affres :

— Ah ! Madame !… Si vous saviez !…

Et, tandis qu'elle berce sa sœur de hasard, Isabelle, assaillie ainsi par le malheur d'une autre, pâle d'angoisse, pleure maintenant à chaudes larmes sur les cheveux bien coiffés de la petite

femme inconnue.

XIV Trop tard

Isabelle courait presque, à travers les rues du soir, sous la pluie. Une hâte fiévreuse la poussait vers son logis. Il lui semblait qu'il n'était pas possible qu'elle retrouvât sa maison debout, les siens vivants. Sans doute une calamité l'attendait. Le mariage de sa fille était rompu, peut-être ; le petit Louis venait de mourir au lycée ; Léon s'était estropié en tombant dans les escaliers.

C'est qu'Isabelle sortait de sa conversation sanglotante avec la malheureuse femme du comptable comme d'un rêve monstrueux.

Certes, elle avait fait de son mieux pour consoler, pour aider l'affligée. Mais, en réalité, c'était l'autre qui, sans le savoir, l'avait consolée, aidée, — sauvée.

Depuis deux heures, Isabelle Chardier savait une chose jamais soupçonnée auparavant : elle était une femme heureuse.

En ces deux heures, elle avait appris que perdre un enfant n'est pas tout le malheur du monde, et que ce deuil serait presque supportable s'il ne s'y mêlait la misère et le déshonneur. Elle voyait devant ses yeux passer le tableau d'une mère, d'une petite femme en noir, appuyée contre le cercueil de son fils, de la même façon qu'Isabelle s'était appuyée contre le cercueil du petit lion. Mais, en face de cette femme, pleuraient de faim deux grelottantes petites filles aux yeux bleus, et il n'y avait pas de pain dans la maison. À côté d'elle son mari, son homme, celui qu'elle aimait et qui l'aimait, proférait des outrages contre la vie, contre le bien-être des autres. Et cette femme savait que ce mari devenait fou, qu'il allait commettre de l'irréparable, qu'il volerait dans la caisse de son patron pour ne plus voir pleurer et grelotter ses deux gamines affamées.

… Le cercueil est là, dans la pauvre chambre ; et, dans l'escalier, il y a l'huissier. — La saisie, l'expulsion, la perte d'une humble place de comptable qui ne suffit même pas pour vivre, tout cela guette derrière la porte, hydre invisible… L'enfant mort s'en va dans la fosse commune… La lutte désespérée du père et de la mère continue quelque temps. On passe des nuits, elle à coudre pour quelque magasin qui lui paiera huit sous pour chaque nuit blanche, lui à faire des copies dont il tirera moins encore… Puis la catastrophe arrive. Le vol, la fuite, le suicide. Non pas même le suicide, mais la démence et la cécité. Si l'homme guérit, c'est la prison. S'il ne guérit pas, c'est l'infirmité, l'asile des aliénés. Dans les deux cas, c'est la rue, c'est la mendicité pour la mère et les deux petites aux yeux bleus… Que répondre à ce dilemme ? Ne vaut-il pas mieux imiter les malheureuses qui s'en vont dans la mort, une nuit, emmenant leurs enfants avec elles, parce que la vie ne veut pas les accueillir, celles-là qu'on retrouve, un matin, asphyxiées en famille dans leurs galetas, tandis qu'un reste de charbon brûle encore dans le réchaud libérateur ?…

La tête en avant, Isabelle bondissait par-dessus les flaques, insensible à la pluie qui lui cinglait le visage.

« Moi, je suis la femme de Léon Chardier, avoué, cet homme parfaitement honorable que tout le monde respecte dans la ville. Moi, je possède une maison où la table est, chaque jour, copieusement servie, où, l'hiver, il fait chaud, et frais l'été. J'ai, pour promener mes loisirs, un beau jardin plein de fleurs, je suis bien portante, et tous les miens sont aussi sains que moi. Ma fille aux jolies joues est fiancée avec un homme estimable à l'égal du mien, intelligent et jeune. Les noces se préparent parmi les fleurs et les cadeaux. Mon foyer est en fête. Ma mère va venir au mariage, mon fils aussi. On m'aime bien autour de moi ; mes amies m'apprécient ; mes servantes même me sourient. Ma conscience n'est chargée d'aucune faute. Je n'ai qu'à continuer mon existence privilégiée, qu'à voir grandir autour de moi mes enfants. Je serai grand-mère, peut-être, dans un an !… Les affaires de mon mari prospèrent tous les jours, je suis heureuse !… »

Encore quelques pas, Isabelle arrive dans son quartier. La lueur des réverbères tremble sur les pavés luisants. Personne dans les rues,

« Ai-je mérité mon sort ?… » s'interroge-t-elle.

Sa pensée, toujours vague, s'efforce de s'affermir. Des éléments flottants veulent se précipiter. Elle écoute parler sa conscience profonde.

« Comment ! Tu as cru jusqu'à présent que tu étais malheureuse ! Tu as dit que les autres étaient malheureuses comme toi ! Tu as pleuré sur la souffrance des ménages du monde entier !… Oui, qu'un mari mordille sa moustache et n'ait pas le goût du rêve, qu'une fille soit quelque peu différente de sa mère, que Monsieur n'ait pas un piano à queue et Madame un atelier, et voici la vallée du mariage transformée en vallée de larmes… Sommes-nous justes ? N'est-ce pas un grand crime que nous n'ayons pas le courage de suivre les quelques bonnes résolutions qui nous sont venues, un soir, au coin du feu ?… Mais la moitié de notre chance serait un rêve trop beau, pour les petites femmes en noir, les petites héroïnes épuisées d'anémie et d'angoisse dont les enfants pleurent de faim, dont les maris se suicident après avoir volé ! »

Isabelle, ce soir, découvrait la sagesse, la sagesse des médiocres, la seule qui puisse leur être salutaire.

Elle arrivait à sa porte. Oui, elle allait se précipiter dans la salle à manger où Léon, à cette heure, devait lire tranquillement le journal en attendant le dîner, après sa longue journée d'affaires. Elle allait lui sauter au cou, lui raconter tout, lui dire qu'elle était guérie de toute tristesse, lui apprendre que la vie était bonne et qu'il fallait bien s'aimer, parce qu'on était des gens heureux. Elle allait pleurer de joie en berçant sa fille contre elle, comme elle avait, tout à l'heure, pleuré de compassion sur sa sœur infortunée. Puis elle battrait des mains, puis elle chanterait, parce que la maison était en fête et qu'on allait bientôt célébrer les noces de deux jolis fiancés, parmi la bienveillance et l'estime de tous.

Modeste vint, en roulant sur ses hanches à la Rubens, lui ouvrir la porte. Isabelle eut envie de l'embrasser. Elle demanda, frémissante, joyeuse :

— Tout va bien, à la maison ?

— Mais oui, madame !… fît la grosse fille étonnée.

Isabelle est déjà loin. Elle court à la salle à manger, se jette sur la porte, entre.

Léon et Zozo, debout l'un en face de l'autre, sont là, qui se regardent, pâles de rage tous les deux.

— Enfin la voilà !… dit Zozo les dents serrées.

Elle court à sa mère. Ses paroles saccadées tremblent sur ses lèvres :

— Maman !… Papa vient de me gifler !… Je veux m'en aller d'ici !… Je veux quitter la maison !…

— Écoutez !… Écoutez !… crie Isabelle d'une voix inconnue, d'une voix ardente de Précurseur, si vous saviez !… J'arrive de l'hôpital ! J'ai vu…

— Qu'est-ce que ça nous fait, l'hôpital !… s'exclame Zozo. Je te dis qu'il m'a giflée et que je ne le supporterai pas !

Léon l'interrompit violemment :

— Elle m'a insulté !… Je ne tolérerai pas ça tant qu'elle sera chez moi !… Je veux qu'on me respecte chez moi !… Entendez-vous, toutes les deux !

Zozo parle en même temps que lui, Isabelle aussi. Mais sa voix d'homme, plus forte, domine le bruit :

— Ah !… Tu rendras ton mari heureux, toi aussi !… Ce que je le plains d'avance, le pauvre garçon !…

Il s'arrête parce que Zozo, outrée, éclatant en pleurs, vient de sortir en claquant la porte derrière elle. Alors il part d'un mauvais rire.

— Écoute !…. reprend Isabelle véhémente, oh ! Léon !… Écoute !…

Mais lui recule devant elle, le front bas, la bouche crispée sous sa moustache.

— Ce n'est pas la peine !… ricane-t-il amèrement. Je sais ce que tu vas dire : Je n'ai pas le droit de parler, moi !… J'ai trop de choses à me reprocher, moi !… Je ne suis qu'un mari indigne, moi !… Toi, tu t'es toujours sacrifiée pour moi ! Tu as été honnête toute ta vie, et moi je ne suis qu'un misérable !… Un misérable !… Un misérable !…

— Non ! non !… crie désespérément Isabelle. Ce n'est pas ça que je veux dire !… Oh ! Léon !… Écoute !…

Elle s'élance pour l'embrasser. Mais il a bondi en arrière. Et, du même geste que sa fille, bousculant les chaises, il sort en claquant la porte derrière lui.

Isabelle, restée seule, baissa lentement la tête. Debout au milieu de la salle à manger, immobile et noire dans son crêpe mouillé de pluie, elle regardait fixement un point du plancher. Elle comprenait qu'il était trop tard, qu'on ne peut pas refaire en un instant ce qu'on a défait pendant des années, et qu'il est aussi difficile de s'entendre dans la bonne humeur que dans la mauvaise, quand les natures ne sympathisent point.

Pourtant, au bout de quelques minutes, un sourire passa sur sa bouche mélancolique, à cause que, ce soir, elle se sentait tout de même à jamais délivrée du mal. Et pendant l'instant que dura ce sourire, elle ensevelit profondément dans son cœur le secret de sa joie, de même qu'elle y avait, jusqu'à

présent, caché le secret de sa tristesse.