L'Argent des autres : ELTeC edition Gaboriau, Émile (1832-1873) principal Christof Schöch 173622 0

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Fidèle interprète des sentiments de mon regretté mari, j'offre cet ouvrage à celui dont il s'honorait d'être l'ami et dont il admirait le talent.

Veuve Émile GABORIAU.

16 Janvier 1874

À monsieur Paul Féval

I

Vainement on chercherait dans Paris une rue plus paisible que la rue Saint-Gilles, au Marais, à deux pas de la place Royale.

Là, pas de voitures, jamais de foule. À peine le silence y est rompu par les sonneries réglementaires de la caserne des Minimes, par les cloches de l'église Saint-Louis ou par les clameurs joyeuses des élèves de l'institution Massin à l'heure des récréations.

Le soir, bien avant dix heures, et quand le boulevard Beaumarchais est encore plein de vie, de mouvement et de bruit, tout se ferme. Une à une s'éteignent les grandes fenêtres à tout petits carreaux. Et si, passé minuit, quelque bourgeois regagne son logis, il hâte le pas, inquiet de la solitude et préoccupé des reproches de son concierge qui lui demandera d'où il peut bien revenir si tard.

En une telle rue, tout le monde se connaît, les maisons n'ont pas de mystère, les familles pas de secrets.

C'est la petite ville, où l'oisiveté curieuse a toujours un coin de son rideau sournoisement relevé, où les cancans poussent aussi dru que l'herbe entre les pavés.

Aussi, le 27 avril 1872, un samedi, dans l'après-midi, remarqua-t-on rue Saint-Gilles, un fait qui partout ailleurs eût passé inaperçu.

Un homme d'une trentaine d'années, portant la livrée de travail des serviteurs de bonne maison, le long gilet rayé et le tablier à pièce, s'en allait de porte en porte...

-- Qui donc cherche ce domestique ? se demandaient les rentières désœuvrées, tout en suivant ses évolutions.

Il ne cherchait personne. Aux gens qu'il abordait, il racontait qu'il était envoyé par une cousine à lui, excellente cuisinière, laquelle, avant d'entrer en place chez des bourgeois du quartier, tenait comme de juste à prendre ses renseignements. Et cela dit :

-- Connaissez-vous, interrogeait-il, M. Vincent Favoral ?

Concierges et boutiquiers ne connaissaient que lui, car il y avait plus d'un quart de siècle qu'au lendemain de son mariage, M. Vincent Favoral était venu s'installer rue Saint-Gilles, et ses deux enfants y étaient nés : son fils, M. Maxence, et sa fille, Mlle Gilberte.

Il occupait le second étage de la maison qui porte le numéro 38, une de ces bonnes vieilles maisons comme on n'en bâtit plus, depuis que les terrains se vendent quinze cents francs le mètre, où l'espace n'est pas sordidement mesuré, où les escaliers à rampe de fer forgé sont larges et faciles, où les pièces sont spacieuses, et les plafonds hauts de douze pieds.

-- Certes, nous connaissons M. Favoral, répondaient les gens que questionnait le domestique, et si jamais honnête homme a existé, c'est certainement lui. En voilà un auquel on aurait du plaisir à confier ses fonds, si on en avait. Ce n'est pas lui qui jamais filera en Belgique en emportant sa caisse.

Et ils expliquaient que M. Favoral était caissier principal et même probablement un des gros actionnaires du Comptoir de crédit mutuel , une de ces admirables institutions financières qui ont surgi avec le second Empire et qui gagnaient à la Bourse leur premier banco le jour où se jouait dans la rue la partie du coup d'État.

-- Oh ! je sais la profession du bourgeois, disait le domestique. Mais quel espèce d'homme est-ce ? Voilà ce que ma cousine voudrait savoir.

Le marchand de vins du 43, le plus ancien boutiquier de la rue, était mieux que personne à même de répondre. Deux petits verres civilement offerts lui délièrent la langue, et tout en trinquant :

-- M. Vincent Favoral, commença-t-il, est un homme de cinquante-deux ou trois ans, mais qui paraît plus jeune, car il n'a pas un poil blanc. C'est un grand maigre, avec des favoris bien taillés, la bouche pincée et des petits yeux jaunes. Pas causeur. Il faut plus de cérémonies pour tirer une parole de son gosier qu'un écu de sa caisse. Oui, non, bonjour, bonsoir, voilà toute sa conversation. Été comme hiver, il porte un pantalon gris, une longue redingote, des souliers lacés et des gants de filoselle. Parole d'honneur, je dirais qu'il a sur le dos les habits que je lui ai vus pour la première fois en 1845, si je ne savais pas que tous les ans il se fait faire deux vêtements complets par le concierge du 29.

-- Ah ! ça, mais c'est un grigou ! grommela le domestique.

-- C'est surtout un maniaque, poursuivit le boutiquier, comme tous les hommes de chiffres, à ce qu'il paraît. Sa vie est réglée comme les pages de son grand-livre. Dans le quartier, on ne l'appelle jamais que le Bureau-Exactitude, et quand il passe rue Saint-Louis, qui est donc maintenant la rue Turenne, les négociants règlent leur montre. Qu'il vente ou qu'il grêle, chaque matin que le bon Dieu fait, à neuf heures battant, il met le pied dans la rue pour se rendre à son bureau. Quand on le voit revenir, c'est qu'il est entre cinq heures vingt et cinq heures vingt-cinq. À six heures, il dîne. À sept heures, il sort et va faire sa partie au café Turc. À dix heures, il rentre et se couche. Et, au premier coup de onze heures sonnant à Saint-Louis, crac, il éteint sa bougie...

Dédaigneusement le domestique avançait les lèvres.

-- Hum !... fit-il, je me demande si cela conviendra à ma cousine, de vivre chez un particulier qui est comme une horloge.

-- Ce n'est pas toujours agréable, observa le marchand de vins, et la preuve c'est que le fils, M. Maxence, s'en est lassé.

-- Il n'est plus chez ses parents ?

-- Il y prend ses repas, mais il loge chez lui, boulevard du Temple... La brouille a fait assez de bruit, dans le temps, et d'aucuns soutiennent que M. Maxence est un mauvais sujet, qui mène une vie de polichinelle... Moi je dis que son père le tenait trop de court... Il a vingt-cinq ans, ce garçon, il est bien de sa personne, et il a une maîtresse dans le grand genre, je l'ai vue... J'aurais fait comme lui.

-- Et la fille, Mlle Gilberte ?...

-- Elle ne se marie guère, quoi qu'elle ait plus de vingt ans et quelle soit jolie comme un amour... Avant la guerre, son père voulait lui faire épouser un agent de change, à ce qu'on dit, un homme très-distingué, qui ne venait jamais qu'en voiture à deux chevaux, mais elle l'a refusé net... On m'apprendrait qu'il y a quelque amourette sous jeu, que je n'en serais pas étonné. Je vois rôder par ici un jeune monsieur, qui lève diablement le nez, quand il passe devant le 38.

Ces détails semblaient n'intéresser que fort médiocrement le domestique.

-- C'est surtout la bourgeoise, dit-il, qui préoccupe ma cousine...

-- Naturellement. Eh bien ! vous pouvez lui dire que jamais elle n'aura eu de meilleure patronne. Pauvre madame Favoral ! elle en a vu de grises avec son maniaque de mari. Mais elle n'est plus jeune et on s'accoutume à tout. Les jours où le temps est beau, je la vois passer avec Mlle Gilberte. Elles vont faire un tour de promenade à la place Royale. C'est leur distraction...

Le domestique ricanait.

-- Mâtin ! fit-il. Si le bourgeois ne leur en paye pas d'autres, il ne se ruinera pas !

-- Il ne leur en paye pas d'autres, poursuivit le boutiquier. C'est-à-dire, pardon, tous les samedis, et cela depuis des années, M. et Mme Favoral reçoivent quelques-uns de leurs amis : M. et Mme Desclavettes, qui étaient marchands de bronzes, rue Turenne ; M. Chapelain, l'ancien avoué de la rue Saint-Antoine, dont la fille est la grande amie de Mlle Gilberte ; M. Desormeaux qui est chef de bureau au ministère de la justice, et trois ou quatre autres encore, et comme précisément c'est aujourd'hui samedi...

Mais il s'interrompit et tendant le bras vers la rue :

-- Vite, reprit-il, regardez ! Quand on parle du loup... Il est cinq heures vingt, voilà M. Favoral qui rentre...

C'était en effet le caissier du Comptoir de crédit mutuel , et véritablement tel que l'avait dépeint le marchand de vins. Et à le voir marcher, la tête baissée, on eût dit qu'il cherchait sur le trottoir la place où il avait mis le pied le matin pour l'y remettre le soir. Toujours du même pas méthodique, il gagna sa maison, gravit ses deux étages et tirant son passe-partout, il entra chez lui.

C'était bien le logis de l'homme, et tout, dès l'antichambre, y dénonçait la manie. Là évidemment, chaque meuble devait avoir sa place invariable, chaque objet irrévocablement sa tablette ou son clou.

Triste logis, d'ailleurs, accusant non pas la pauvreté précisément, mais de médiocres ressources et les artifices d'une économie qui se respecte. La propreté y atteignait les splendeurs du luxe, tout reluisait, mais il n'était pas un détail qui ne trahît la main industrieuse de la ménagère s'obstinant à défendre son mobilier contre les ravages du temps. Le velours des fauteuils avait aux angles des reprises qu'on était tenté d'attribuer à l'aiguille d'une fée. On distinguait des points de laine neuve dans les dessins fanés des devants de foyer. Les rideaux avaient été retournés pour offrir toujours aux regards la portion la moins flétrie.

Tous les hôtes énumérés par le marchand de vins, et deux ou trois autres encore se trouvaient au salon lorsque M. Favoral y entra.

Mais au lieu de répondre à leur salut :

-- Où est Maxence ? interrogea-t-il.

-- Je l'attends, mon ami, répondit doucement Mme Favoral.

Le caissier fronça le sourcil :

-- Toujours en retard, gronda-t-il, c'est se moquer à la fin...

Sa fille, Mlle Gilberte, lui coupa la parole :

-- Et mon bouquet, père ? demanda-t-elle.

M. Favoral s'arrêta court, se frappa le front, et de l'accent d'un homme qui révèle quelque chose d'incroyable, de prodigieux, d'inouï :

-- Oublié !... répondit-il, en scandant les syllabes, je l'ai oublié !...

C'était positif. Tous les samedis, en rentrant de son bureau, il s'arrêtait devant la marchande qui a sa baraque au parvis Saint-Louis, et il lui achetait, pour Mlle Gilberte, un bouquet de saison. Et aujourd'hui...

-- Ah ! je t'y prends, père ! s'écria la jeune fille.

Mais Mme Favoral s'était penchée à l'oreille de Mme Desclavettes.

-- Certainement, murmura-t-elle d'une voix troublée, il arrive à mon mari quelque chose de grave. Lui, oublier ! Lui, manquer à une de ses habitudes ! C'est la première fois depuis vingt-six ans...

L'entrée de M. Maxence l'empêcha de continuer. M. Favoral ouvrait la bouche pour réprimander vertement son fils, mais le dîner était servi.

-- À table ! cria M. Chapelain, l'ancien avoué, homme conciliant par excellence.

On se mit à table, mais Mme Favoral venait à peine de servir le potage, quand un violent coup de sonnette retentit. Presqu'aussitôt, la bonne parut et annonça :

-- Le baron de Thaller !...

Plus pâle que sa serviette, le caissier s'était dressé.

-- Le patron ! balbutia-t-il. Le directeur du Comptoir de crédit mutuel !...

Sur les talons de la bonne, M. de Thaller entrait... Grand, mince, roide, il avait une tête toute petite, la figure plate, le nez pointu et de longs favoris roux nuancés de fils d'argent, qui lui tombaient jusqu'au milieu de la poitrine.

Plus soigné qu'une fille, il exhalait toutes sortes de parfums. Vêtu à la dernière mode, il portait un de ces amples pardessus à longs poils qui bombent les épaules, un pantalon évasé du bas, un large col rabattu sur une cravate claire constellée d'un gros diamant et un chapeau à bords insolemment cambrés.

D'un regard clignotant, il évalua la salle à manger, le mobilier mesquin, le dîner modeste, et les convives, des bourgeois, assis autour de la table. Et sans même daigner porter à son chapeau sa grosse main étroitement gantée de gris perle, d'un ton cassant et bref, et avec un léger accent qui affirmait être l'accent alsacien :

-- Il faut que je vous parle, Vincent, dit-il à son caissier, seul, à l'instant...

L'effort de M. Favoral, pour dissimuler son trouble, était visible.

-- C'est que, commença-t-il, nous sommes, comme vous le voyez, entre amis, en famille...

-- Voulez-vous que je parle devant tout le monde ? interrompit durement le directeur du Crédit mutuel ...

Le caissier n'hésita plus.

Prenant sur la table un flambeau, il ouvrit la porte qui donnait dans le salon, et s'effaçant respectueusement :

-- Je suis à vous, monsieur, dit-il, prenez la peine de passer...

Et au moment de disparaître lui-même, se maîtrisant encore :

-- Continuez à dîner sans moi, dit-il à ses hôtes, je vous aurai vite rattrapés, c'est l'affaire d'un instant, soyez sans inquiétude...

Ils n'étaient pas inquiets, mais surpris, et surtout indignés des façons de M. de Thaller.

-- Quel rustre ! murmura Mme Desclavettes.

M. Desormeaux, le chef de bureau du ministère de la justice, ricanait. C'était un vieux réactionnaire, fort entêté de ses idées légitimistes.

-- Voilà nos maîtres, fit-il, les hauts barons de la féodalité financière... Ah ! vous vous êtes indignés de la morgue de la vieille aristocratie, eh bien ! à genoux, morbleu ! à plat ventre plutôt, devant l'écu d'or sur champ de gueules !...

On ne lui répondit pas. Chacun de son mieux prêtait l'oreille.

Dans le salon, entre M. Favoral et M. de Thaller, une discussion de la dernière violence avait évidemment lieu. En saisir le sens était impossible, et cependant, à travers la porte, dont les panneaux supérieurs étaient vitrés, il en passait des bribes. Et de moments en moments arrivaient distinctement les mots de dividende et d'actionnaires, de déficit et de millions...

-- Qu'est-ce que cela signifie, grand Dieu !... gémissait Mme Favoral.

Les deux interlocuteurs, le directeur et le caissier avaient dû se rapprocher de la porte de communication, car leurs voix qui s'élevaient de plus en plus, devenaient tout à fait nettes.

-- C'est un guet-apens infâme ! disait M. Favoral ; il fallait me prévenir...

-- Allons donc ! interrompait l'autre, est-ce que vous n'étiez pas averti !...

La frayeur, une frayeur vague encore et inexpliquée, gagnait les convives et ils demeuraient immobiles, la fourchette en l'air, retenant leur haleine.

-- Jamais ! répétait M. Favoral, en frappant du pied si violemment que la cloison en était ébranlée, jamais ! jamais !

-- Cela sera pourtant, déclarait M. de Thaller, c'est l'unique ressource !...

-- Et si je ne veux pas !

-- Il s'agit bien de votre volonté, vraiment ! C'est il y a vingt ans qu'il fallait ne pas vouloir. Mais écoutez-moi, raisonnons un peu...

M. de Thaller baissait la voix, et pendant quelques minutes, on n'entendit plus rien de la salle à manger que des paroles confuses et d'insaisissables exclamations, jusqu'à ce que tout à coup :

-- C'est la ruine, reprit-il, d'un accent furieux, c'est la faillite fin courant !

-- Monsieur, disait le caissier, Monsieur...

-- Vous êtes un faussaire, monsieur Vincent Favoral, vous êtes un voleur !...

D'un bond, Maxence s'était levé.

-- Ah ! je ne permettrai pas qu'on insulte ainsi mon père dans sa propre maison ! s'écria-t-il.

-- Maxence ! supplia Mme Favoral, mon fils !...

L'ancien avoué, M. Chapelain, le retenait par le bras, mais il se débattait et il allait s'élancer dans le salon, quand la porte s'ouvrit, livrant passage au directeur du Comptoir de crédit .

Avec un flegme étrange après une telle scène, il s'avança jusqu'à Mlle Gilberte, et d'un ton d'offensante protection :

-- Votre père est un malheureux, mademoiselle, prononça-t-il, et mon devoir serait de le livrer immédiatement à la justice... Pour votre sainte et digne mère, cependant, pour votre frère, pour vous surtout, mademoiselle, je n'en ferai rien... Mais qu'il fuie, qu'il disparaisse, que jamais plus on n'entende parler de lui.

Il tira de sa poche une liasse de billets de banque, et les plaçant sur la table :

-- Remettez-lui ceci, ajouta-t-il. Qu'il parte ce soir même. La police est peut-être prévenue. Il y a un train pour Bruxelles à onze heures cinq.

Et, s'étant incliné, il se retira, sans que personne lui adressât seulement un mot, tant l'effarement était grand de tous les hôtes de cette maison jusqu'alors si paisible.

Écrasé de stupeur, Maxence était retombé sur sa chaise. Seule, Mlle Gilberte gardait quelque sang-froid.

-- C'est une honte à nous, s'écria-t-elle, que de nous laisser ainsi abattre ; cet homme est un imposteur, un misérable... il ment !... Mon père...

M. Favoral n'avait pas attendu qu'on l'appelât et il se tenait debout contre la porte du salon, plus pâle que la mort, et calme cependant.

-- À quoi bon des explications, dit-il. Ma caisse est vide, toutes les apparences sont contre moi...

Sa femme s'était glissée jusqu'à lui, elle lui prenait la main.

-- Le malheur est immense, murmurait-elle, mais non irréparable. Nous vendrons tout ce que nous possédons...

-- N'avez-vous pas des amis, ne sommes-nous pas là ? insistèrent les autres, M. Desclavettes, M. Desormeaux et M. Chapelain...

Doucement il écarta sa femme, et froidement :

-- Que serait ce que nous avons possédé à nous tous ? dit-il. Un grain de sable dans un abîme. Nous ne possédons plus rien, d'ailleurs, nous sommes ruinés.

D'un mouvement pareil, les autres se dressèrent, blêmes et les yeux étincelants.

-- Ruinés !... s'écria M. Desormeaux, ruinés !... Et les quarante-cinq mille francs que je vous avais confiés !...

Il ne répondit pas.

-- Et nos cent vingt mille francs ! gémissaient M. et Mme Desclavettes.

-- Et mes cent soixante mille francs ! criait en blasphémant M. Chapelain...

Le caissier haussait les épaules.

-- Perdus, dit-il, irrévocablement...

Alors leur rage dépassa toutes les bornes. Alors ils oublièrent que ce malheureux était leur ami de vingt ans, qu'ils étaient ses hôtes, et ils se mirent à l'accabler de menaces et d'injures sans nom.

Lui ne daignait pas se défendre.

-- Allez, prononça-t-il, allez... Quand un pauvre chien entraîné par le courant se noie, les gens de cœur, du haut de la berge, lui jettent des pierres...

-- Il fallait nous dire que vous spéculiez, hurla M. Desclavettes...

Sur ces mots il se redressa, et avec un geste si terrible, que les autres, effrayés, reculèrent :

-- Quoi ! fit-il d'un ton d'écrasante ironie, c'est ce soir seulement que vous découvrez que je spéculais ! Chers amis ! Où donc et à quelles poches d'autrui pensiez-vous que je prenais l'énorme intérêt que je vous sers depuis des années ? Où avez-vous vu l'argent honnête, l'argent du travail donner douze ou quatorze pour cent ? L'argent qui rapporte cela, c'est l'argent du tapis vert, c'est l'argent de la Bourse. Pourquoi m'avez-vous apporté vos fonds ? Parce que vous étiez persuadés que je saurais bien tenir les cartes. Ah ! si je vous annonçais que j'ai doublé vos capitaux, vous ne me demanderiez pas comment je m'y suis pris, ni si je n'ai pas fait sauter la coupe. Vous empocheriez vertueusement. J'ai perdu, je suis un voleur... Eh bien ! soit, mais alors vous êtes mes complices. C'est l'avidité des dupes qui fait la friponnerie des dupeurs...

Il fut interrompu par la servante qui rentrait tout effarée :

-- Monsieur, s'écria-t-elle, monsieur, la cour est pleine d'agents de police... Ils parlent au concierge, ils vont monter, je les entends.

II

Selon le moment et l'endroit où ils sont prononcés, il est de ces mots qui acquièrent une effrayante signification. Dans cette salle en désordre, au milieu de ces gens effarés, ce mot de police retentit comme un coup de tonnerre.

-- N'ouvrez pas, commanda Maxence à la domestique, n'ouvrez pas, quoiqu'on sonne ou qu'on frappe. Laissez enfoncer la porte plutôt !...

L'excès même de l'épouvante rendait à Mme Favoral une portion de son énergie. Se jetant au-devant de son mari, comme pour le protéger, comme pour le défendre :

-- On vient t'arrêter, Vincent, s'écria-t-elle. On vient ; n'entends-tu pas ?...

Il demeurait à la même place, les talons cloués au sol.

-- Cela devait être, fit-il.

Et de l'accent du misérable qui voit tout espoir anéanti, qui renonce à la lutte et qui s'abandonne :

-- Soit, dit-il, qu'on m'arrête, et que tout finisse une bonne fois. C'est assez d'angoisses comme cela, assez d'alternatives insoutenables. Je suis las de toujours feindre, de toujours ruser, tromper et mentir. Qu'on m'arrête ! Il n'est pas de malheur qui ne soit moindre, en réalité, que l'horreur de l'incertitude. Maintenant, je n'ai plus rien à redouter. Pour la première fois depuis des années, je dormirai cette nuit !...

Il ne remarquait pas la sinistre impression de ses hôtes.

-- Vous pensez que je suis un voleur, ajouta-il, eh bien ! soyez satisfaits. Justice va être faite !...

Mais il leur prêtait là des sentiments qui n'étaient plus les leurs. Ils oubliaient leur colère si terrible et l'amer ressentiment de leur argent perdu.

L'imminence du péril, tout à coup, réveillait en leur âme les souvenirs du passé et cette forte affection qui naît d'une longue habitude et d'un constant échange de services rendus. Quoi qu'eût fait M. Favoral, ils ne voyaient plus en lui que l'ami, l'hôte dont cent fois ils avaient rompu le pain ensemble, l'homme dont la probité, jusqu'à cette soirée fatale, était restée bien au-dessus du soupçon.

Pâles, bouleversés, ils l'entouraient.

-- Devenez-vous fou ! lui disait M. Desormeaux. Voulez-vous donc attendre qu'on vous arrête, qu'on vous jette en prison, qu'on vous traîne sur les bancs de la police correctionnelle ou de la cour d'assises !...

Il secouait la tête, et d'un ton d'obstination idiote :

-- Ne vous ai-je pas dit, répétait-il, que tout est contre moi ! Qu'on vienne, qu'on fasse de moi ce qu'on voudra.

-- Et votre femme, malheureux, insistait M. Chapelain, l'ancien avoué, et vos enfants !...

-- Seront-ils moins déshonorés si je suis condamné par contumace ?

Éperdue de douleur, Mme Favoral se tordait les mains.

-- Vincent, murmurait-elle, au nom du ciel, épargne-nous cette torture affreuse de te savoir en prison...

Opiniâtrement il gardait le silence. Sa fille, Mlle Gilberte se laissa glisser à ses genoux, et les mains jointes :

-- Je t'en conjure, père ! supplia-t-elle.

Il tressaillit de tout son corps. Une indicible expression de souffrance et d'angoisse contracta ses traits, et d'une voix à peine intelligible :

-- Ah ! c'est prolonger cruellement mon agonie, balbutia-t-il. Que voulez-vous de moi ?

-- Il faut fuir ! déclara M. Desclavettes.

-- Par où ? Comment ? Croyez-vous donc que toutes les précautions ne sont pas déjà prises, que toutes les issues ne sont pas gardées !

D'un geste brusque, Maxence lui coupa la parole.

-- La chambre de ma sœur, mon père, dit-il, donne sur la cour de la maison voisine...

-- Oui, mais nous sommes au second étage...

-- N'importe ! J'ai un moyen.

Et s'adressant à sa sœur :

-- Viens, Gilberte, poursuivit le jeune homme, viens, tu vas m'éclairer et me donner des draps... Ils sortirent précipitamment. Mme Favoral entrevit une lueur d'espoir.

-- Nous sommes sauvés, s'écria-t-elle.

-- Sauvés, répéta machinalement le caissier.

-- Oui, car je devine le projet de Maxence... Mais il faut nous entendre... Où vas-tu te réfugier ?

-- Eh ! le sais-je !...

-- Il y a un train à onze heures cinq, fit M. Desormeaux, ne l'oublions pas...

-- Mais il faut de l'argent pour prendre ce train, interrompit l'ancien avoué ; j'en ai sur moi, heureusement...

Et oubliant ses cent soixante mille francs perdus, il tirait son portefeuille. Mme Favoral l'arrêta.

-- Nous avons plus qu'il ne faut, dit-elle.

Et elle prenait sur la table et elle tendait à son mari les billets qu'avait jetés, avant de sortir, le directeur du Comptoir de crédit mutuel .

Il les repoussa avec un mouvement de rage.

-- Plutôt crever de faim ! s'écria-t-il. C'est lui, c'est ce misérable...

Mais il s'interrompit, et plus doucement :

-- Cache ces billets, dit-il à sa femme, et que demain Maxence aille les reporter à M. de Thaller...

On sonna violemment.

-- La police ! gémit Mme Desclavettes qui semblait près de s'évanouir.

-- Je vais parlementer, dit vivement M. Desormeaux. Fuyez, Vincent, ne perdez pas une minute...

Et il courut à la porte d'entrée, pendant que Mme Favoral entraînait son mari vers la chambre de Mlle Gilberte.

Rapidement et solidement, Maxence avait lié bout à bout quatre draps, qui donnaient une longueur plus que suffisante. Il ouvrit alors la fenêtre, et, en examinant la cour de la maison voisine :

-- Personne, dit-il. Tout le monde dîne. Nous réussirons.

M. Favoral chancelait comme un homme ivre. Une affreuse émotion décomposait ses traits. Arrêtant un long regard sur sa femme et sur ses enfants :

-- Mon Dieu ! murmura-t-il, qu'allez-vous devenir !...

-- Ne craignez rien, mon père, prononça Maxence. Je suis là. Ni ma mère ni ma sœur ne manqueront de rien...

-- Mon fils !... reprit le caissier, mes enfants !...

Et d'une voix étouffée :

-- Je ne suis digne ni de votre amour ni de votre dévouement... Malheureux que je suis !... Je vous ai fait une existence désolée, une jeunesse sans plaisirs. Je vous ai imposé toutes les épreuves de la pauvreté, tandis que moi !... Et maintenant, je vous laisse la ruine et un nom déshonoré...

-- Hâtez-vous, mon père, interrompit Mlle Gilberte.

Il semblait ne pouvoir se décider.

-- C'est cependant horrible, poursuivait-il, que de vous abandonner ainsi. Quelle séparation ! Ah ! la mort serait plus douce. Quel souvenir garderez-vous de moi ? Certes, je suis bien coupable, mais non comme vous le pensez. J'ai été trahi. Je vais payer pour tous. Si du moins vous saviez la vérité ! Mais la saurez-vous jamais ! Nous ne nous reverrons plus...

Désespérément, sa femme s'attachait à lui.

-- Ne parle pas ainsi, disait-elle. Où que tu trouves un asile, j'irai te rejoindre. La mort seule doit nous séparer. Eh ! que m'importe ce que tu as fait et ce que dira le monde ? Je suis ta femme. Nos enfants viendront avec moi. Nous passerons en Amérique, s'il le faut ; nous changerons de nom, nous travaillerons...

On entendait à la porte extérieure des coups de plus en plus rudes, et la voix de M. Desormeaux essayant de gagner encore quelques instants.

-- Il n'y a pas à hésiter, dit Maxence.

Et triomphant des dernières résistances de son père, il lui attacha autour des reins l'extrémité des draps.

-- Je vais vous laisser glisser, père, lui disait-il, et, dès que vous aurez touché le sol, vous déferez le nœud... Prenez garde aux fenêtres du premier... Défiez-vous du concierge, et, une fois dans la rue, surtout, ne marchez pas trop vite... Gagnez le boulevard, où vous serez plus vite perdu dans la foule.

Les coups à la porte redoublaient. On allait l'enfoncer évidemment, si M. Desormeaux ne se décidait pas à ouvrir.

La lumière fut éteinte. Aidé de sa fille, M. Favoral se hissa sur l'appui de la fenêtre, pendant que Maxence retenait les draps à deux mains.

-- Je t'en conjure, Vincent, insista encore Mme Favoral, écris-nous. Mon Dieu ! je ne vivrai pas, tant que je ne te saurai pas en sûreté...

Maxence, doucement, lâchait les draps ; en deux secondes, M. Favoral eut atteint le pavé de la cour.

-- J'y suis !... fit-il.

Le jeune homme se hâta de remonter les draps qu'il jeta sous le lit. Mais Mlle Gilberte était restée à la fenêtre assez pour reconnaître la voix de son père demandant le cordon et pour entendre se refermer la lourde porte de la maison voisine.

-- Sauvé ! dit-elle.

Il était temps. M. Desormeaux venait d'être contraint de céder, le commissaire de police entrait...

III

Ce ne sont pas, d'ordinaire, les premiers venus, les commissaires de police de Paris, et si Polichinelle les rosse, c'est qu'il leur a plu d'être rossés.

Sous leur titre modeste se dissimulent la plus grave peut-être des magistratures, presque la seule que connaisse le peuple, un pouvoir énorme et une influence si décisive que l'homme d'État le plus sensé du règne du tyran Louis-Philippe, osait dire un jour à la tribune : « Donnez-moi à Paris vingt bons commissaires de police, et je vous supprime tout gouvernement ; bénéfice net, cent millions. »

Parisien par excellence, le commissaire a eu le temps d'étudier le pavé de sa ville, lorsqu'il n'était encore qu'officier de paix. L'envers sombre des plus brillantes existences n'a plus de mystères pour lui. Les confidences les plus étranges, il les a reçues. Il a écouté les aveux les plus inouïs. Il sait jusqu'où l'humanité peut descendre, et ce qu'il y a d'aberrations au fond des cerveaux en apparence les plus sains. L'ouvrière que son mari bat et la grande dame que son mari vole se sont adressées à lui. C'est lui qu'ont été chercher le boutiquier que sa femme trompe et le millionnaire victime d'un chantage. À son bureau, confessionnal laïque, toutes les passions fatalement aboutissent. C'est chez lui que se lave en famille le linge sale de deux millions d'habitants.

Un commissaire de police de Paris qui, après dix ans d'exercice, garderait une illusion, croirait à quelque chose au monde ou s'étonnerait de quoi que ce soit, ne serait qu'un imbécile.

S'il peut encore être ému, c'est un brave homme.

Celui qui se présentait chez M. Favoral était d'un certain âge déjà, plus froid que glace, et néanmoins bienveillant, de cette bienveillance banale qui effraie, comme la politesse des bourreaux au moment de la toilette.

Il ne lui fallut qu'un regard de ses petits yeux clairs pour déchiffrer la physionomie de tous ces bourgeois, debout autour de la table bouleversée.

Et clouant d'un geste, sur le seuil, les agents qui l'accompagnaient :

-- Monsieur Vincent Favoral ? demanda-t-il.

Les hôtes du caissier, M. Desormeaux excepté, étaient frappés d'hébétement. À chacun d'eux il semblait qu'il rejaillissait quelque chose sur lui de la honte de cette invasion policière. Les dupes qu'on surprend dans les tripots clandestins ont de ces attitudes humiliées.

Enfin, non sans effort :

-- M. Favoral n'est plus ici, répondit M. Chapelain, l'ancien avoué.

Le commissaire de police tressaillit.

Tandis qu'on parlementait avec lui à travers la porte, il avait bien compris qu'on ne cherchait qu'à gagner du temps, et s'il n'avait pas fait sauter la serrure d'un coup d'épaule, c'est qu'il était retenu par le nom de M. Desormeaux qu'il connaissait, et encore plus par le titre de M. Desormeaux, chef de bureau au ministère de la justice.

Mais ses soupçons n'allaient pas au delà de la destruction de quelques papiers compromettants. Et en réalité :

-- Vous avez fait évader M. Favoral, messieurs ? dit-il.

Personne ne répondit.

-- C'est un aveu, fit-il. Très-bien. Par où s'est-il enfui ?

Toujours pas de réponse. M. Desclavettes eut ajouté quelque chose de plus aux quarante-cinq mille francs dont il venait d'apprendre la perte, pour être, avec Mme Desclavettes, à cent lieues de là.

-- Où est Mme Favoral ? reprit le commissaire de police, visiblement bien renseigné. Où sont Mlle Gilberte et M. Maxence Favoral ?

Le silence persista. Nul dans la salle à manger ne savait ce qui avait pu se passer de l'autre côté, et le moindre mot pouvait être une trahison.

Alors, le commissaire s'impatienta.

-- Prenez une lampe, dit-il aux agents restés sur la porte, et éclairez-moi, nous allons bien voir...

Et sans l'ombre d'une hésitation, car, de même que les filles et les voleurs, les hommes de la police semblent avoir ce privilège d'être partout chez eux, il traversa le salon et arriva à la chambre de Mlle Gilberte juste comme la jeune fille se retirait de la fenêtre.

-- Ah ! c'est par là qu'il s'est échappé ! s'écria-t-il.

Et il s'y précipita à son tour, et y resta accoudé assez de temps pour bien examiner le terrain et se rendre compte de la situation de l'appartement.

-- C'est évident, dit-il enfin, cette fenêtre donne sur une cour voisine...

Il disait cela à un de ses agents, lequel ressemblait furieusement au domestique questionneur de l'après-midi.

-- Au lieu de recueillir tant de renseignements oiseux, ajouta-t-il, que ne vous informiez-vous exactement des issues de la maison...

Il était joué, et cependant il n'en témoignait ni dépit, ni colère. Il ne semblait nullement songer à faire courir après le fugitif. Sur le visage de Maxence et de Mlle Gilberte, et encore plus dans les yeux de Mme Favoral, il avait lu que pour le moment ce serait inutile.

-- Examinons toujours les papiers, reprit-il.

-- Les papiers de mon mari, reprit Mme Favoral, sont tous dans son cabinet.

-- Veuillez m'y conduire, madame.

La pièce que M. Favoral appelait fastueusement son cabinet, était une petite pièce carrelée, blanchie à la chaux et éclairée par un jour de souffrance.

Il ne s'y trouvait, en fait de meubles, qu'un vieux bureau à coulisses, une petite armoire grillée, quelques planches où étaient entassés des cartons et des paquets de journaux, et deux ou trois chaises de bois blanc.

-- Où sont les clefs ? demanda le commissaire de police.

-- Mon père les a toujours sur lui, monsieur, répondit Maxence.

-- Qu'on aille chercher un serrurier.

Plus forte que la peur, la curiosité avait attiré tous les hôtes du caissier du Comptoir de crédit mutuel , M. Desormeaux, M. Chapelain, M. Desclavettes lui-même, et debout, dans le cadre de la porte, ils suivaient tous les mouvements du commissaire qui, en attendant le serrurier, examinait à la volée les liasses de papiers laissées à découvert sur le bureau.

Au bout d'un moment, n'y tenant plus :

-- Serait-il indiscret, fit timidement l'ancien marchand de bronzes, de demander de quoi est accusé ce pauvre Favoral ?

-- De détournements, monsieur.

-- Et... la somme est-elle importante ?

-- Si elle était faible, j'aurais dit : de vol. On ne détourne qu'à partir d'une certaine somme.

Irrité de l'air sardonique du commissaire :

-- C'est que, reprit M. Chapelain, Favoral a été notre ami... Et si, pour le tirer d'un mauvais pas, il ne s'agissait que de se cotiser...

-- Il s'agit de dix ou douze millions, messieurs !

Était-ce possible ? Était-ce même vraisemblable ? Comment imaginer tant de millions glissant entre les mains du méthodique caissier de M. de Thaller ?...

-- Ah ! monsieur, s'écria Mme Favoral, si je pouvais être rassurée, je le serais par l'énormité de la somme ! Mon mari était un homme de goûts simples et modérés...

Le commissaire de police hochait la tête.

-- Il est de ces passions, prononça-t-il, que rien ne trahit extérieurement. Le jeu est plus terrible que le feu. Après un incendie, on retrouve du moins des débris carbonisés. Que reste-t-il d'une partie perdue ? On peut jeter des fortunes au gouffre de la Bourse, sans qu'il en reste une trace...

La malheureuse femme n'était pas convaincue.

-- Je jurerais, monsieur, protesta-t-elle, que je connaissais l'emploi de chacune des heures de la vie de mon mari.

-- Ne jurez pas, madame...

-- Tous nos amis vous diront combien mon mari était parcimonieux...

-- Ici, madame, pour vous, pour vos enfants, je le crois et je le vois, mais ailleurs ?

Il fut interrompu par l'arrivée du serrurier, lequel n'en eut pas pour deux minutes à crocheter les serrures du vieux bureau.

Mais c'est vainement que le commissaire de police fouilla tous les tiroirs. Il n'y rencontrait rien que ces paperasses inutiles dont se font des reliques les gens pour lesquels l'ordre devient une religion. Il n'y trouvait rien que des lettres sans intérêt, des factures de vingt ans, des notes, jusqu'à des bulletins de boucherie.

-- C'est perdre son temps que de chercher quelque chose ici, grommelait-il.

Et dans le fait, il allait renoncer à ses perquisitions, quand une liasse plus mince que les autres attira son attention. Il coupa le fil qui la retenait, et presque aussitôt :

-- Je le savais parbleu ! bien ! s'écria-t-il.

Et tendant un papier à Mme Favoral :

-- Lisez, je vous prie, madame, dit-il.

C'était une facture. Elle lut :

« Vendu à M. Favoral un cachemire des Indes, ci : huit mille cinq cents francs.

« Pour acquit : Forbe et Towler. »

-- Serait-ce donc vous, madame, interrogea le commissaire, qui avez usé ce châle magnifique ?...

La pauvre femme était confondue :

-- Madame de Thaller dépense beaucoup, balbutia-t-elle. Souvent mon mari a été chargé pour elle d'emplettes importantes.

-- Souvent, en effet, interrompit le commissaire de police, car voici bien d'autres factures acquittées : des boucles d'oreilles, seize mille francs ; un bracelet, trois mille francs ; un meuble de salon, un cheval, deux robes de velours... Si ce n'est pas les dix millions, c'en est toujours une partie.

IV

Avait-il eu d'avance des renseignements, ce commissaire de police, où n'était-il guidé que par le flair particulier des hommes de sa profession, et l'habitude de tout soupçonner, même ce qui est invraisemblable ?

Toujours est-il qu'il s'exprimait d'un ton de certitude absolue.

Les agents qui l'avaient accompagné et qui l'aidaient dans ses recherches, échangeaient des clignements d'yeux et ricanaient stupidement. La situation leur semblait plaisante.

Les autres, M. Desclavettes et M. Chapelain, et le digne M. Desormeaux lui-même, auraient vainement cherché des termes pour traduire l'immensité de leur étonnement. Vincent Favoral, leur ancien ami, payant des cachemires, des diamants et des mobiliers de salon ! Cela ne pouvait leur entrer dans l'esprit. À qui destinait-il ces présents princiers ? À une maîtresse, à quelqu'une de ces redoutables créatures, qu'on se représente tapies dans les profondeurs de l'amour comme les monstres au fond de leur caverne...

Mais comment imaginer le méthodique caissier du Comptoir de crédit mutuel emporté par une de ces passions insensées qui ne raisonnent plus ? Perdu par le jeu, bien ! Mais par une femme !...

Comment se le figurer, lui, si platement bourgeois, ici, rue Saint-Gilles, à la tête d'un autre ménage, et menant ailleurs, dans un des quartiers brillants de Paris, une de ces existences échevelées qui épouvantent les familles ?...

Comprenait-on le même homme économe jusqu'à l'avarice et prodigue jusqu'à la folie, tempêtant lorsque sa femme dépensait quelques centimes et volant pour subvenir au luxe d'une fille, et collectionnant enfin dans le même tiroir les factures du bijoutier et les bulletins de la boucherie !...

-- C'est le comble de l'absurde !... murmurait l'excellent M. Desormeaux.

Maxence, lui, frémissait de colère.

Affaissée sur une chaise, près du bureau, Mlle Gilberte pleurait.

Il n'y avait que Mme Favoral, si craintive d'ordinaire, qui osât défendre quand même, et de toute son énergie, l'homme dont elle portait le nom. Qu'il eût détourné des millions, elle l'admettait. Qu'il l'eût trompée et trahie si indignement, qu'il l'eût si misérablement prise pour dupe pendant des années, cela lui semblait insensé, monstrueux, impossible.

Et, pourpre de honte :

-- Vos soupçons s'évanouiraient, Monsieur, disait-elle au commissaire, si vous me permettiez de vous retracer notre existence.

Mis en goût par sa première trouvaille, il poursuivait plus minutieusement ses perquisitions, dénouant les liens de toutes les liasses.

-- Inutile, madame, répondit-il, de ce ton bref qui impressionnait si fort M. Desclavettes. Vous ne pouvez me dire que ce que vous savez, et vous ne savez rien.

-- Jamais homme, monsieur, n'eut une vie plus invariablement réglée que M. Favoral.

-- En apparence, vous avez raison. Régler son désordre, d'ailleurs, est une des particularités de notre temps. On ouvre des crédits à ses passions, et on tient en partie double le compte de ses infamies. C'est méthodiquement qu'on opère. On détourne des millions pour suspendre des diamants aux oreilles d'une demoiselle, mais on est un homme soigneux, on conserve les factures acquittées...

-- Eh ! Monsieur, je vous ai déjà dit que je ne perdais pas mon mari de vue...

-- Naturellement.

-- Chaque matin, à neuf heures précises, il sortait d'ici pour se rendre chez M. de Thaller.

-- Tout le quartier le sait, madame.

-- À cinq heures et demie il rentrait.

-- C'est encore bien connu.

-- Le soir, après son dîner, il allait faire une partie, mais c'était son unique distraction, et toujours à onze heures il était couché.

-- Parfaitement exact.

-- Eh bien ! alors, monsieur, où donc M. Favoral eût-il pris le temps de s'abandonner aux désordres dont vous l'accusez ?

Imperceptiblement le commissaire de police haussait les épaules.

-- Loin de moi, madame, prononça-t-il, la pensée de suspecter votre bonne foi. Qu'importe d'ailleurs que votre mari ait dépensé à ceci ou à cela, les sommes qu'on l'accuse d'avoir détournées ! Mais que prouvent vos objections ? Simplement que M. Favoral était très-habile et très maître de soi. Avait-il déjeuné, quand il vous quittait à neuf heures ? Non. Où donc, je vous prie, déjeunait-il ? Au restaurant ? Auquel ? Pourquoi ne rentrait-il qu'à cinq heures et demie, puisque son travail ne le retenait à son bureau que jusqu'à trois heures ? Est-ce bien au café Turc qu'il allait tous les soirs ? Enfin pourquoi ne me parlez-vous pas des travaux extraordinaires qui lui survenaient, à ce qu'il prétendait, une ou deux fois par mois ? Tantôt c'était un emprunt, tantôt une liquidation ou une répartition de dividendes, dont il était chargé. Rentrait-il alors ? Non. Il vous disait qu'il dînerait dehors, et qu'il lui serait plus commode de se faire dresser un lit dans son bureau, et vous étiez vingt-quatre ou quarante-huit heures sans le voir. Assurément cette double existence devait lui peser lourdement ; mais il lui était défendu de rompre avec vous, sous peine d'être, le lendemain, pris la main dans le sac. C'est l'honorabilité de sa vie officielle, ici, qui lui permettait l'autre, celle que vous ne connaissez pas et qui a dévoré des sommes énormes. Plus il était ici âpre et dur, plus il pouvait ailleurs se montrer magnifique. Son ménage de la rue Saint-Gilles lui était un brevet d'impunité. Le voyant si économe on le croyait riche. On ne se défie pas des gens qui semblent ne rien dépenser. Chacune des privations qu'il vous imposait augmentait son renom de probité austère et l'élevait au-dessus du soupçon...

De grosses larmes roulaient le long des joues de Mme Favoral.

-- Pourquoi ne pas me dire toute la vérité ? balbutia-elle.

-- Parce que je l'ignore, madame, répondit le commissaire, parce que ce ne sont là que des présomptions... J'ai vu bien des exemples de semblables calculs...

Et regrettant peut-être de s'être tant avancé :

-- Mais je puis me tromper, ajouta-t-il, je n'ai pas la prétention d'être infaillible...

Il achevait alors l'inventaire sommaire de toutes les paperasses que contenait le bureau. Il ne lui restait plus qu'à examiner le tiroir qui servait de caisse. Il s'y trouvait en or, en petites coupures et en menue monnaie, sept cent dix-huit francs.

Ayant compté cette somme, le commissaire la tendit à Mme Favoral en disant :

-- Ceci vous revient, madame...

Mais instinctivement elle retira la main.

-- Jamais ! fit-elle.

Le commissaire eut un geste bienveillant.

-- Je comprends votre scrupule, madame, dit-il, et cependant j'insisterai. Vous pouvez me croire, lorsque je vous dis que cette petite somme vous appartient bien légitimement. Vous n'avez pas de fortune personnelle...

L'effort que faisait la pauvre femme, pour ne pas éclater en sanglots, n'était que trop visible.

-- Je ne possède rien au monde, monsieur, répondit-elle d'une voix entrecoupée... Mon mari seul s'occupait de nos affaires, il ne m'en disait rien et je n'aurais pas osé le questionner... Seul, il disposait de l'argent... Tous les dimanches, il me remettait ce qu'il jugeait nécessaire pour les dépenses de la semaine et je lui en rendais compte... Quand mes enfants ou moi avions besoin de quelque chose, je le lui disais, et il me donnait ce qu'il croyait utile... Nous sommes aujourd'hui samedi ; de ce que j'ai reçu dimanche dernier, il me reste cinq francs... c'est toute notre fortune...

Positivement le commissaire était ému.

-- Vous voyez donc bien, madame, fit-il, que vous ne devez pas hésiter... Il faut vivre...

Maxence s'avança.

-- Ne suis-je pas là, monsieur ? interrompit-il.

Le commissaire le regarda finement, et d'un ton grave :

-- Je crois, en effet, monsieur, répondit-il, que vous ne laisserez manquer de rien votre mère ni votre sœur... Mais ce n'est pas du jour au lendemain qu'on se crée des ressources... Les vôtres, si on ne m'a pas trompé, sont plus que bornées, en ce moment...

Et comme le jeune homme rougissait et ne répondait pas, il remit les sept cents francs à Mlle Gilberte, en disant :

-- Prenez, mademoiselle, votre mère vous le permet.

Sa besogne était achevée. Apposer les scellés sur le cabinet de M. Favoral fut l'affaire d'un instant.

Faisant signe alors à ses agents de sortir, et prêt à se retirer lui-même :

-- Que les scellés ne vous inquiètent pas, madame, dit le commissaire de police à Mme Favoral. Avant quarante-huit heures, on sera venu enlever les papiers et vous rendre la libre disposition de la pièce.

Il sortit, et dès que la porte se fut refermée sur lui :

-- Eh bien !... s'écria M. Desormeaux.

Mais personne ne lui répondit. Les hôtes de cette maison où venait d'entrer le malheur avaient hâte de s'éloigner. Certes, la catastrophe était terrible et imprévue, mais ne les atteignait-elle donc pas ? N'y perdaient-ils pas plus de trois cent mille francs ?...

Donc, après quelques protestations banales et de ces promesses qui n'engagent à rien, ils se retirèrent, et tout en descendant l'escalier :

-- Le commissaire a trop bien pris l'évasion de Vincent, disait M. Desormeaux ; il doit avoir quelque moyen de le rattraper...

V

Enfin, Mme Favoral se trouvait seule avec ses enfants, et il lui était permis de s'abandonner sans réserve à l'excès du plus affreux désespoir.

Elle se laissa tomber lourdement sur un fauteuil, et attirant à elle Maxence et Gilberte :

-- Oh ! mes enfants, balbutiait-elle, en les couvrant de baisers et de larmes, mes enfants, nous sommes bien malheureux !

Non moins désespérés qu'elle, ils s'efforçaient d'adoucir sa douleur, de lui rendre le courage de porter cette écrasante épreuve, et agenouillés à ses pieds, et lui embrassant les mains :

-- Ne te restons-nous pas, mère ? répétaient-ils.

Mais elle ne semblait pas les entendre :

-- Ce n'est pas sur moi que je pleure, poursuivait-elle. Moi !... qu'avais-je à attendre ou à espérer de la vie ? Tandis que toi, Maxence, toi, ma pauvre Gilberte !... Si du moins j'étais sans reproches !... Mais non. C'est à ma faiblesse et à ma lâcheté qu'est due cette catastrophe. J'ai eu horreur de la lutte. J'ai payé de votre avenir la paix de mon intérieur. J'ai oublié que d'être mère, cela impose des devoirs sacrés...

Mme Favoral était alors une femme de quarante-trois ans, aux traits fins et doux, à la physionomie adorable de bonté, et dont toute la personne exhalait comme un parfum exquis de noblesse et de distinction.

Heureuse, elle eût été belle encore, de cette beauté automnale dont la maturité a les splendeurs des fruits savoureux de l'arrière-saison.

Mais elle avait tant souffert !... À la morne pâleur de son teint, au pli rigide de ses lèvres, aux tressaillements nerveux qui la secouaient, on devinait toute une existence d'amères déceptions, de luttes dévorantes et d'humiliations fièrement dissimulées.

Tout semblait pourtant lui sourire, au début de la vie.

Elle était fille unique, et ses parents, de riches marchands de soieries, l'avaient élevée comme une fille d'archiduchesse destinée à quelque prince souverain.

Mais à quinze ans, elle avait perdu sa mère, et son père n'avait pas tardé à se dégoûter de son foyer désert et à chercher au dehors une diversion à ses regrets.

Son père était un esprit faible, un de ces hommes d'avance désignés pour les rôles de dupes éternelles. Ayant de l'argent, il eut beaucoup d'amis. Ayant tâté des plaisirs faciles, il y prit goût. Il s'amusa, il soupa, il joua. Ses affaires devenaient le moindre de ses soucis.

Et, dix-huit mois après la mort de sa femme, il avait déjà dévoré une partie de sa fortune, quand il tomba entre les mains d'une intrigante, que, sans respect pour sa fille, il installa audacieusement dans sa maison.

En province, où tout le monde se connaît, de telles infamies sont presque impossibles. Elles ne sont pas très-rares à Paris, où on est comme perdu dans la foule, et où manque le frein de l'opinion du voisin.

Deux années durant, la pauvre jeune fille, condamnée à subir cette marâtre illégitime, endura un supplice sans nom.

Elle venait d'atteindre ses dix-huit ans, quand un soir son père la prit à part.

-- Je suis résolu à me remarier, lui dit-il, mais je veux, avant, te pourvoir d'un mari. T'en ayant cherché un, je l'ai trouvé. Dame ! il n'est peut-être pas très-brillant ; mais c'est, à ce qu'il paraît, un brave garçon, travailleur, économe et qui fera son chemin. J'avais rêvé mieux pour toi, mais les temps sont rudes, le commerce va mal ; bref, n'ayant à te donner que vingt mille francs de dot, je n'ai pas le droit d'être très-difficile... Demain, je t'amènerai mon candidat.

Et le lendemain, en effet, cet excellent père présentait à sa fille M. Vincent Favoral.

Il ne lui plut pas, mais elle n'eût pas osé dire qu'il lui déplaisait.

C'était, à vingt-cinq ans qu'il venait d'avoir, un de ces hommes tellement effacés, qu'on ne découvre en eux aucun relief où accrocher une sympathie ou une aversion.

Vêtu convenablement, il semblait timide et gauche : doux, réservé, médiocrement intelligent et fort défiant de soi. Il avouait n'avoir reçu qu'une éducation des plus imparfaites et se déclarait très-ignorant de la vie. Comme fortune, il ne possédait guère que sa profession. Il était alors chef de la comptabilité d'une importante fabrique du faubourg Saint-Antoine, aux appointements de quatre mille francs par an.

La jeune fille n'hésita pas.

Tout lui paraissait préférable à l'incessant contact d'une femme qu'elle abhorrait et qu'elle méprisait.

Elle donna son consentement. Et vingt jours après la première entrevue, elle était Mme Favoral...

Hélas ! six semaines ne s'étaient pas écoulées, que déjà elle savait sa destinée et qu'elle n'avait fait que changer d'enfer.

Non que son mari fût mauvais pour elle, -- il n'osait pas encore ; mais il s'était assez découvert pour qu'elle pût le juger. C'était un de ces redoutables égoïstes qui stérilisent tout autour d'eux, comme ces noyers à l'ombre desquels rien ne saurait venir. Sa froideur dissimulait un entêtement stupide, sa douceur une volonté de fer.

S'il s'était marié, c'est qu'il avait pensé qu'une femme est un rouage nécessaire, c'est qu'il souhaitait un intérieur pour y commander, c'est que surtout il avait été séduit par une dot de vingt mille francs.

Car cet homme avait une passion : l'argent. Sous son masque immobile s'agitaient d'âpres convoitises. Il voulait être riche.

Or, comme il ne se faisait aucune illusion sur sa valeur, comme il se savait incapable de ces conceptions ou de ces travaux qui enrichissent vite, comme il n'était aucunement entreprenant, il ne concevait qu'un moyen d'arriver à la fortune : économiser, se priver, liarder, entasser sou sur sou.

Sa profession de comptable lui fournissait quantité d'exemples de la puissance financière du sou quotidiennement placé de façon à produire son maximum de rendement.

Si son œil bleu s'animait, c'était lorsqu'il calculait ce que serait à l'heure actuelle le capital produit par un simple sou qu'on eût placé à cinq pour cent, l'année de la naissance du Christ.

Pour lui, c'était sublime. Il ne concevait rien au delà. Un sou !... Il eût voulu, disait-il, vivre dix-huit cents ans, pour suivre les évolutions de ce sou, pour le voir se doubler et se centupler, produire, s'enfler, grossir, et devenir, après des siècles, millions et centaines de millions...

En dépit de tout, il avait, dans les premiers mois de son mariage, accordé à sa jeune femme une petite servante. Il lui donnait de temps à autre une pièce de cinq francs et la menait à la campagne le dimanche.

C'était la lune de miel, et ainsi qu'il le déclara lui-même, cette vie de prodigalités ne pouvait pas durer.

Sous un futile prétexte, la petite bonne fut renvoyée. Il serra les cordons de sa bourse. Les sorties furent supprimées.

À l'économie succéda l'âpre lésine qui compte les grains de sel du pot-au-feu, qui pèse le savon du blanchissage, qui mesure la chandelle de la veillée.

Insensiblement le comptable prit le pli de traiter sa jeune femme comme une servante dont on suspecte la probité et comme un enfant dont on craint l'étourderie. Chaque matin, il lui remettait l'argent de la journée, et chaque soir il s'étonnait qu'elle n'en eût pas mieux tiré parti. Il l'accusait de se laisser bêtement voler, ou même de s'entendre avec les fournisseurs. Il lui reprochait d'être follement dépensière, ce qui ne le surprenait pas, ajoutait-il, de la fille d'un homme qui avait dissipé une grosse fortune.

C'est que, pour comble, Vincent Favoral était au plus mal avec son beau-père. Des vingt mille francs de la dot, douze mille seulement lui avaient été versés, et c'est inutilement qu'il réclamait le reste. Les affaires du marchand de soieries étaient devenues détestables, il allait être forcé de déposer son bilan ; les huit mille francs semblaient sérieusement compromis.

À sa femme seule il s'en prenait de cette déception. Il ne cessait de lui dire qu'elle s'était entendue avec son père pour le duper, le dépouiller, le ruiner.

Quelle existence !... Certes, si la malheureuse eût su où se réfugier, elle eût fui cet intérieur où chacun de ses jours n'était qu'un long supplice. Mais où aller ? À qui demander un asile ?...

Elle eut de terribles tentations, à cette époque où elle n'avait pas vingt ans, et où on l'appelait la belle Mme Favoral.

Peut-être eût-elle succombé, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle était enceinte. Un an, jour pour jour, après son mariage, elle accoucha d'un fils qui reçut le nom de Maxence.

L'arrivée de ce fils n'avait que médiocrement réjoui le comptable. C'était, avant tout, un sujet de dépenses. Il lui avait fallu donner une trentaine de francs à une sage-femme et débourser près du double pour la layette. Puis un enfant désorganise toutes les habitudes, et il tenait aux siennes, affirmait-il, plus qu'à la vie. Il voyait son ménage troublé, l'heure de ses repas dérangée, son importance diminuée, son autorité même méconnue.

Mais qu'importait à sa jeune femme la mauvaise humeur qu'il ne prenait pas la peine de dissimuler ? Mère, elle défiait son tyran.

Maintenant, du moins, elle avait dans ce monde un être sur lequel reporter toutes ses tendresses brutalement refoulées. Il était une âme où elle régnait. Quelle avanie n'eût pas effacée un sourire de son fils ?

Avec l'admirable instinct des égoïstes, M. Favoral comprit si bien ce qui se passait dans l'esprit de sa femme, qu'il n'osa pas trop se plaindre de ce que coûtait le petit garçon. Il prit son parti en brave. Et même, lorsque, quatre ans plus tard, une fille, Gilberte, lui naquit, au lieu de gémir :

-- Bast ! dit-il, le bon Dieu bénit les grandes familles.

VI

Mais à cette époque, déjà, la situation de Vincent Favoral s'était singulièrement modifiée.

La révolution de 1848 venait d'éclater. La fabrique du faubourg Saint-Antoine, ou il était employé, fut obligée de fermer ses portes.

Un soir, en rentrant pour dîner à l'heure accoutumée, il annonça qu'il venait d'être congédié.

Mme Favoral frémit à l'idée des déboires que cette funeste nouvelle semblait lui présager.

-- Qu'allons-nous devenir ? murmura-t-elle, imaginant ce que pourrait être son mari, privé de ses appointements et désœuvré.

Il haussa les épaules. Visiblement il était excité, ses pommettes étaient rouges, ses yeux brillaient.

-- Bast ! fit-il, nous ne mourrons pas de faim pour cela.

Et comme sa femme l'examinait toute ébahie.

-- Quand tu me regarderas, poursuivit-il, c'est comme cela. Il y en a qui se donnent le genre de vivre en rentiers, et qui n'ont pas ce que nous possédons.

C'était, depuis six ans passés qu'il était marié, la première fois qu'il parlait de ses affaires autrement que pour gémir et se plaindre, pour accuser le sort et maudire la cherté de toutes choses. La veille encore, il se déclarait ruiné par l'achat d'une paire de souliers pour Maxence. Et le changement était si soudain et si grand que c'était à ne savoir que croire et à se demander si le chagrin de se trouver sans place ne lui troublait pas l'esprit.

-- Voilà bien les femmes ! continua-t-il en ricanant. Le résultat les éblouit, car elles ne comprennent rien aux moyens employés pour l'atteindre. Suis-je donc un imbécile ? M'imposerais-je des privations de toutes sortes, si cela devait n'aboutir à rien ? Parbleu ! j'aime le luxe, moi aussi, et les bons dîners au restaurant ; et les spectacles et les parties fines à la campagne. Mais je veux être riche. Du prix de toutes les jouissances que je ne me suis pas données, je me suis fait un capital dont le revenu nous fera manger tous. Eh ! eh ! voilà la puissance du petit sou qu'on met à l'engrais !...

En se couchant ce soir-là, Mme Favoral était plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis la mort de sa mère. Elle n'en voulait presque plus à son mari de sa sordide lésine. Elle lui pardonnait les humiliations dont il l'avait abreuvée. Elle se disait :

-- Eh bien ! soit. J'aurai vécu misérablement, j'aurai enduré des souffrances sans nom, mais du moins mes enfants seront riches, la vie leur sera douce et facile.

Le lendemain, l'exaltation de M. Favoral était complétement dissipée. Manifestement, il regrettait ses confidences.

-- On aurait tort de s'en prévaloir pour tout mettre au pillage, déclara-il rudement. D'ailleurs, j'ai beaucoup exagéré.

Et il partit en quête d'une place.

En trouver une lui devait être difficile. Les lendemains de révolution ne sont pas précisément propices à l'industrie. Pendant que les partis s'agitaient à la Chambre, il y avait sur le pavé vingt mille employés qui, chaque matin, en se levant, se demandaient où ils dîneraient le soir.

Faute de mieux, Vincent Favoral accepta de tenir les livres de droite et de gauche, une heure de ci, une heure de là, deux fois par semaine dans une maison, quatre fois dans une autre.

Il y gagnait autant et plus qu'à sa fabrique, mais le métier ne lui convenait pas. Ce qu'il fallait à son tempérament, c'était le bureau d'où l'on ne bouge pas, l'atmosphère alourdie par le poêle, le pupitre usé par les coudes, le fauteuil à rond de cuir, la manchette de lustrine qu'on passe sur l'habit. Cela le révoltait, d'avoir, dans la même journée, affaire en quatre ou cinq maisons différentes et d'être obligé de marcher une heure par les rues pour aller donner, à l'autre bout de Paris, une heure de travail. Il se trouvait désorienté, comme le serait le cheval qui, depuis dix ans, tourne un manège, si on le forçait de trotter droit devant soi.

Aussi, un matin, planta-t-il tout là, jurant qu'il préférait rester les bras croisés et qu'on en serait quitte pour mettre un peu moins de beurre dans la soupe et un peu plus d'eau dans le vin jusqu'à ce qu'il retrouvât une place à sa convenance et selon ses goûts.

Il sortit néanmoins, et resta dehors jusqu'à l'heure du dîner. Et il en fut de même le lendemain et les jours suivants.

Il décampait dès qu'il avait à la bouche la dernière bouchée du déjeuner, rentrait vers six heures, dînait à la hâte et repartait pour ne plus reparaître que vers minuit. Il avait des heures de gaieté délirante et des moments d'affreux abattement. Parfois il paraissait horriblement inquiet.

-- Que peut-il faire ? pensait Mme Favoral.

Elle osa le lui demander, un matin qu'il était de belle humeur.

-- Eh bien ! quoi ? répondit-il, ne suis-je pas le maître ? je fais des affaires à la Bourse.

Il ne pouvait rien avouer qui effrayât autant la pauvre femme.

-- Ne crains-tu pas, objecta-t-elle, de perdre tout ce que nous avons si péniblement amassé ? Nous avons des enfants...

Il ne la laissa pas poursuivre.

-- Me prends-tu pour un bambin ! s'écria-t-il, ou te fais-je l'effet d'un monsieur si facile à duper ! Occupe-toi d'économiser dans ton ménage, et ne te mêle pas de ma conduite...

Et il continua, et ses opérations devaient être heureuses, car jamais il n'avait été si facile à vivre. Toutes ses allures changeaient. Il s'était fait faire des vêtements par un bon tailleur, on eût dit qu'il avait des prétentions à l'élégance. Il abandonna la pipe et s'accoutuma à ne fumer que des cigares. Il s'ennuya de donner chaque matin l'argent du ménage et prit l'habitude de le remettre toutes les semaines, le dimanche. Marque de confiance énorme, ainsi qu'il le fit remarquer à sa femme. Aussi la première fois :

-- Prends bien garde, lui dit-il, de te trouver sans un centime dès jeudi.

Il devenait aussi plus communicatif. Souvent, pendant le dîner, il racontait ce qu'il avait entendu pendant la journée, des anecdotes, des cancans. Il énumérait les personnes avec lesquelles il avait causé. Il nommait quantité de gens qu'il appelait ses amis, et dont Mme Favoral gardait soigneusement les noms dans sa mémoire.

Il en était un surtout qui semblait lui inspirer un profond respect, une admiration sans bornes, et sur le compte duquel il ne tarissait pas. C'était, disait-il, un homme de son âge, M. de Thaller, le baron de Thaller...

-- Celui-là, répétait-il, est véritablement fort, il a des idées, il est riche, il ira loin ; ce serait un grand bonheur s'il voulait s'occuper de moi...

Jusqu'à ce qu'enfin, un jour :

-- Tes parents ont été fort riches autrefois ? demanda-t-il à sa femme.

-- Je l'ai entendu dire, répondit-elle.

-- Ils dépensaient beaucoup, n'est-ce pas ? ils avaient des amis, ils donnaient de grands dîners...

-- Ils recevaient assez souvent...

-- Tu te rappelles ce temps-là ?

-- Assurément.

-- De sorte que s'il me plaisait de recevoir quelqu'un, ici, quelqu'un... d'important, tu saurais faire les choses convenablement, de façon à ce qu'on ne se moquât pas de nous ?

-- Je le crois.

Il demeura un moment silencieux, en homme qui réfléchit avant de prendre un grand parti, puis :

-- Je veux donner à dîner à quelques personnes, dit-il.

C'était à n'en pas croire ses oreilles. Jamais il n'avait reçu à sa table qu'un employé de sa fabrique, nommé Desclavettes, lequel venait d'épouser la fille et le magasin d'un marchand de bronzes.

-- Est-ce possible ! fit Mme Favoral.

-- C'est ainsi. Reste à savoir ce que me coûterait un dîner dans le grand genre, tout ce qu'il y a de mieux.

-- Cela dépend du nombre des convives...

-- J'aurai trois ou quatre personnes.

La pauvre femme se livra à un assez long calcul, puis, timidement, car la somme lui semblait formidable :

-- Je pense, commença-t-elle, qu'avec une centaine de francs...

Son mari se mit à siffler.

-- Il faudra cela rien que pour les vins, interrompit-il. Me prends-tu pour un sot ? Mais, tiens, ne comptons pas. Fais comme faisaient tes parents quand ils faisaient le mieux, et si c'est bien, je ne me plaindrai pas de la dépense. Prends une bonne cuisinière, loue un garçon qui sache bien servir à table...

Elle était confondue, et cependant elle n'était pas au bout de ses surprises.

Bientôt M. Favoral déclara que la vaisselle du ménage n'était pas de mise et qu'il achèterait un service. Il découvrait cent emplettes à faire et jurait qu'il les ferait. Il hésita un instant à renouveler le meuble du salon, qui était pourtant assez convenable, étant un présent de son beau-père.

Et son inventaire terminé :

-- Et toi, demanda-t-il, quelle robe mettras-tu ?

-- J'ai ma robe de soie noire...

Il l'arrêta.

-- C'est-à-dire que tu n'en as pas, fit-il. Très-bien. Tu vas aller aujourd'hui même t'en acheter une très-belle, magnifique et tu la donneras à faire à une grande couturière... Et par la même occasion, tu achèteras des petits costumes pour Maxence et pour Gilberte... Voici un billet de mille francs...

Décidément abasourdie :

-- Qui donc veux-tu inviter ? interrogea-t-elle.

-- Le baron et la baronne de Thaller, répondit-il avec une emphase pleine de conviction. Ainsi tâche de te distinguer. Il y va de notre fortune...

VII

Qu'un intérêt considérable s'attachât à ce dîner, c'est ce dont Mme Favoral ne douta pas, lorsqu'elle vit les jours se succéder sans que la fabuleuse libéralité de son mari se démentît un instant.

Dix fois par après-midi, il rentrait pour apprendre à sa femme le nom d'un mets qu'on avait prononcé devant lui, ou pour la consulter au sujet de quelque victuaille exotique qu'il venait d'apercevoir à la vitrine d'un marchand de comestibles. Sans cesse, il rapportait des vins de crûs fantastiques, de ces vins que les négociants fabriquent à l'usage des niais, et qu'ils vendent dans des bouteilles singulières, préalablement enduites d'une poussière séculaire et de toile d'araignée.

Il fit passer un long examen à la cuisinière que Mme Favoral avait arrêtée, et exigea qu'elle lui énumérât les maisons où elle avait cuisiné. Il voulut absolument que le garçon qui devait servir à table lui montrât l'habit noir qu'il endosserait.

Le grand jour venu, il ne bougea pas du logis, allant et venant de la cuisine à la salle à manger, inquiet, agité, incapable de rester en place. Il ne respira qu'après avoir vu la table dressée et toute chargée du service qu'il avait acheté, et d'une superbe argenterie qu'il était allé louer lui-même.

Et quand sa jeune femme lui apparut, charmante sous sa fraîche toilette et tenant ses deux enfants, Maxence et Gilberte, tout de neuf habillés :

-- C'est parfait, s'écria-t-il, au comble du ravissement. On ne saurait faire mieux. Maintenant nos quatre convives peuvent arriver.

Ils arrivèrent à sept heures moins quelques minutes, dans deux voitures, dont la magnificence étonna la rue Saint-Gilles.

Et les présentations terminées, Vincent Favoral eut enfin l'ineffable satisfaction de voir s'asseoir à sa table le baron et la baronne de Thaller, M. Saint-Pavin, qui s'intitulait publiciste financier et M. Jules Jottras, de la maison Jottras et frère.

C'est avec une ardente curiosité, que Mme Favoral observait ces gens, que son mari appelait ses amis, et qu'elle voyait, elle, pour la première fois.

M. de Thaller, qui n'avait guère plus de trente ans alors, n'avait déjà plus d'âge. Froid, gourmé, visant évidemment au genre anglais, il s'exprimait en phrases brèves avec un très-sensible accent étranger. Rien à surprendre sur sa physionomie. Il avait le front bombé, l'œil d'un bleu terne et le nez très-mince. Ses rares cheveux étaient étalés sur son crâne avec une laborieuse symétrie, et sa barbe rousse, touffue et bien soignée, paraissait le préoccuper beaucoup.

M. Saint-Pavin n'avait point ces façons empesées. Négligé dans sa mise, il manquait de tenue. C'était un robuste gaillard, brun et barbu, à la lèvre épaisse, à l'œil saillant et brillant, étalant sur la nappe de larges mains ornées aux phalanges de bouquets de poil, parlant haut ; riant fort, mangeant ferme, buvant mieux...

Près de lui, M. Jules Jottras, bien que ressemblant à une gravure de modes, ne resplendissait guère. Mièvre, blond, blême, quasi imberbe. M. Jottras ne se distinguait que par une sorte d'impudence inconsciente, un cynisme douceâtre et un ricanement dont les hoquets secouaient le binocle qu'il portait planté sur le nez. Mais c'est surtout Mme de Thaller qui inquiétait Mme Favoral.

Vêtue avec une magnificence d'un goût au moins contestable, très-décolletée, portant de gros diamants aux oreilles et des bagues à tous les doigts, la jeune baronne était insolemment belle, d'une beauté provoquante jusqu'à la brutalité. Avec des cheveux d'un noir bleu, tordus sur la nuque en lourdes boucles, elle avait la peau d'une blancheur nacrée, des lèvres plus rouges que le sang et de grands yeux qui jetaient des flammes entre leurs longs cils, recourbés. C'était la poésie de la chair, on ne pouvait se tenir d'admirer. Parlait-elle, par exemple, ou faisait-elle un mouvement, l'admiration tombait. La voix était vulgaire, le geste commun. Si M. Jottras risquait un mot à double sens, elle se renversait sur sa chaise pour rire, tendant le cou et avançant la gorge...

Tout à ses convives, M. Favoral ne remarquait rien.

Il ne songeait qu'à charger les assiettes et à remplir les verres, se plaignant qu'on ne mangeât pas, qu'on ne bût rien, demandant avec inquiétude si ce qu'on servait n'était pas bon, si son vin était mauvais, tourmentant le garçon qui servait jusqu'à lui faire perdre la tête.

Il est sûr que ni M. de Thaller ni M. Jottras n'avaient grand appétit.

Mais M. Saint-Pavin officiait pour tous, et rien qu'à lui tenir tête et à lui faire raison, M. Favoral s'animait visiblement.

Il avait la joue fort enluminée, quand, ayant versé à la ronde du vin de Champagne, il leva son verre couronné de mousse, en s'écriant :

-- Je bois au succès de l'affaire !

-- Au succès de l'affaire ! répondirent les autres en trinquant...

Et quelques moments après, on passa au salon pour prendre le café.

Ce toast n'avait pas été sans inquiéter Mme Favoral. Mais il lui fut impossible d'adresser une question, tant vivement elle fut entreprise par Mme de Thaller, laquelle l'entraîna près d'elle sur le canapé, sous prétexte que deux femmes ont toujours des secrets à échanger, alors même qu'elles se voient pour la première fois.

La jeune baronne était de première force sur les articles mode et toilette, et c'est avec une volubilité étourdissante qu'elle demandait à Mme Favoral le nom de sa couturière et de sa modiste, et à quel joaillier elle donnait ses diamants à remonter.

Cela ressemblait si bien à une plaisanterie, que la pauvre ménagère de la rue Saint-Gilles ne pouvait s'empêcher de sourire, tout en répondant qu'elle n'avait pas de couturière et que n'ayant pas de diamants, un joaillier lui était complétement inutile.

L'autre déclarait n'en pouvoir revenir. Pas de diamants ! c'est un malheur qui dépasse tout ! Et vite, elle en prenait texte, charitablement, pour énumérer les parures de son écrin, les dentelles de ses tiroirs et les robes de ses armoires. D'abord, il lui eût été impossible, elle le jurait, de vivre avec un mari avare ou pauvre. Le sien venait de lui faire présent d'un coupé capitonné de satin jaune qui était un bijou. Et certes, elle l'employait, adorant le mouvement. Elle passait ses journées à courir les magasins et à se promener au bois. Tous les soirs elle avait, à son choix, le spectacle et le bal, l'un et l'autre souvent. Les théâtres de genre étaient ceux qu'elle préférait. Assurément l'Opéra et les Italiens sont bien plus distingués, mais elle ne pouvait se tenir d'y bâiller...

Puis, elle voulait embrasser les enfants, et il fallait aller lui chercher Maxence et Gilberte. Elle adorait les enfants, protestait-elle, c'était son faible, sa passion. Elle avait, elle-même, une petite-fille de dix-huit mois, nommé Césarine, dont elle raffolait ; et que certainement elle eût amenée, et elle n'eût pas craint de gêner...

Tout ce verbiage bruissait comme un murmure confus aux oreilles de Mme Favoral. « Oui, non, » répondait-elle, sans trop savoir à quoi elle répondait.

Le cœur serré d'une appréhension vague, elle n'avait pas trop de toute son attention pour observer son mari et ses hôtes.

Debout près de la cheminée, le cigare aux dents, ils causaient avec une certaine animation, mais à voix trop basse pour qu'elle pût bien saisir. C'est seulement lorsque M. Saint-Pavin prenait la parole, qu'elle entendait qu'il s'agissait toujours de l'affaire, car il ne parlait que d'articles à publier, d'actions à lancer, de dividendes à distribuer et de bénéfices certains à recueillir.

Tous d'ailleurs paraissaient admirablement d'accord, et à un moment elle vit son mari et M. de Thaller se frapper dans la main, comme on fait quand on échange une parole.

Onze heures sonnèrent.

M. Favoral prétendait obliger ses hôtes à accepter encore une tasse de thé ou un verre de punch, mais M. de Thaller déclara qu'il avait à travailler, et que sa voiture étant arrivée, il allait partir.

Et il partit, en effet, emmenant la baronne, suivi de M. de Saint-Pavin et de M. Jottras.

Et quand M. Favoral, les portes fermées, se retrouva avec sa femme :

-- Eh bien ! s'écria-t-il tout vibrant de vanité satisfaite, que dis-tu de nos amis ?

Certes, l'opinion de la pauvre femme était faite. Elle n'osa pas la formuler.

-- Ils m'ont surpris, répondit-elle.

Il bondit sur ce mot.

-- Je voudrais bien savoir pourquoi ?

Alors, timidement et avec des précautions infinies, elle se mit à expliquer que la physionomie de M. de Thaller ne lui inspirait aucune confiance, que M. Jottras lui avait semblé un personnage très-impudent, que M. Saint-Pavin lui paraissait fort mal et que la jeune baronne, enfin, lui avait donné d'elle la plus singulière idée...

M. Favoral n'en voulut pas écouter davantage.

-- C'est que tu n'as jamais vu des gens de la haute société, s'écria-t-il.

-- Pardon, autrefois, du vivant de ma mère...

-- Eh ! il ne venait que des marchands chez ta mère...

La pauvre femme baissait la tête :

-- Je t'en supplie, Vincent, insista-t-elle, avant de rien faire avec ces nouveaux amis, réfléchis, consulte...

Il finit par éclater de rire.

-- N'as-tu pas peur qu'ils ne me volent ! dit-il. Des gens riches dix fois comme moi !... Tiens, ne parlons plus de cela, et allons nous coucher... Tu verras ce que nous rapportera cette soirée, et si j'ai lieu de regretter mon argent !...

VIII

Quand, au lendemain de ce dîner, qui devait faire époque dans sa vie, Mme Favoral se réveilla, son mari était déjà debout et, un crayon à la main, il alignait des additions.

L'enchantement s'était dissipé comme les fumées du vin de Champagne, et les nuages des mauvais jours s'amassaient sur son front.

S'apercevant que sa femme l'observait :

-- Cela coûte gras, dit-il d'un ton rogue, de mettre une affaire en train, et il ne faudrait pas recommencer tous les soirs.

À l'entendre, on eût cru, positivement, que Mme Favoral seule, à force d'obsessions, l'avait décidé à cette dépense qu'il paraissait regretter si fort. Elle le lui fit remarquer doucement, lui rappelant que, bien loin de le pousser, elle avait essayé de le retenir, lui répétant qu'elle augurait mal de cette affaire dont il s'enthousiasmait, et que s'il voulait la croire, il ne s'aventurerait pas...

-- Sais-tu ce dont il s'agit ? interrompit-il brusquement.

-- Tu ne me l'as pas dit...

-- Eh bien ! alors, laisse-moi en repos, avec tes pressentiments. Mes amis te déplaisent et j'ai bien vu quelle mine tu faisais à la baronne de Thaller. Mais je suis le maître, et ce que j'ai résolu sera. J'ai signé, d'ailleurs. Une fois pour toutes, je te défends de revenir sur ce sujet.

Sur quoi, s'étant habillé avec beaucoup de soin, il décampa en disant qu'il était attendu pour déjeuner, par Saint-Pavin, le publiciste financier, et par M. Jottras, de la maison Jottras et frère.

Une femme adroite ne se fût pas tenue pour battue et eût eu facilement raison de ce despote dont l'intelligence n'était pas le fort. Mais Mme Favoral était trop fière pour être adroite, et d'ailleurs, les ressorts de sa volonté avaient été brisés par l'oppression successive d'une marâtre odieuse et d'un maître brutal. Son renoncement à tout était complet. Blessée, elle gardait le secret de la blessure, baissait la tête et se taisait.

Elle ne hasarda donc pas une allusion, et il s'écoula près d'une semaine sans qu'elle entendît prononcer le nom de ses hôtes.

C'est par un journal qu'avait oublié au salon M. Favoral, qu'elle apprit que M. le baron de Thaller venait de fonder une société par actions, le Comptoir de crédit mutuel , au capital de plusieurs millions.

Au-dessous de l'annonce imprimée en énormes caractères, venait un long article, où il était démontré que la société nouvelle était en même temps une œuvre patriotique, et une institution de crédit de premier ordre, qu'elle répondait à des besoins urgents, qu'elle était appelée à rendre à l'industrie des services inappréciables, que ses bénéfices étaient assurés et que souscrire des actions, c'était simplement tirer sur la fortune à courte échéance.

Un peu rassurée déjà par la lecture de cet article, Mme Favoral le fut tout à fait lorsqu'elle lut la liste des membres du conseil de surveillance. Presque tous étaient titrés et décorés de quantité d'ordres, et les autres, les simples roturiers, étaient tous des banquiers, des dignitaires ou même d'anciens ministres.

-- Je me trompais, pensa-t-elle, subissant l'ascendant de la chose imprimée.

Et nulle objection ne lui vint, quand à peu de jours de là, son mari lui dit :

-- J'ai la situation que je désirais. Je suis caissier principal de la Société dont M. de Thaller est le directeur.

Ce fut, d'ailleurs, tout. De ce qu'était cette société, des avantages qu'elle lui faisait, pas un mot.

À sa façon de s'exprimer seulement, Mme Favoral jugea qu'il devait être bien traité, et il la confirma dans cette opinion en lui accordant, de son propre mouvement, quelques francs de plus pour la dépense journalière de la maison.

-- Il faut, déclara-t-il, en cette occasion mémorable, savoir, quoi qu'il en coûte, faire honneur à sa position sociale.

Pour la première fois de sa vie, il semblait préoccupé du qu'en dira-t-on, et soucieux de l'opinion qu'on aurait de lui, dans un quartier où l'opinion est d'autant plus influente que tout le monde s'y connaît. Il recommanda à sa femme de veiller soigneusement à sa mise et à celle des enfants, et reprit une servante. Il voulut se créer des relations et inaugura ses dîners du samedi, où vinrent assidûment M. et Mme Desclavettes d'abord, M. Chapelain l'avoué, le papa Desormeaux et quelques autres.

Pour lui, il adopta peu à peu les habitudes dont il ne devait plus se départir, et dont la régularité chronométrique lui valut le surnom dont il était fier, de Bureau-Exactitude.

Quant au reste, jamais homme, à un pareil degré, ne se désintéressa de sa femme et de ses enfants.

Sa maison n'était pour lui qu'une hôtellerie où il venait prendre son repas du soir et dormir. Jamais il ne songea à demander à sa femme l'emploi de ses journées, ni à quoi elle s'occupait en son absence.

Pourvu qu'elle ne lui réclamât pas d'argent, et qu'elle fût là quand il rentrait, il était content.

Bien des femmes, à l'âge de Mme Favoral, auraient étrangement usé de cette indifférence injurieuse, et de cette absolue liberté.

Si elle en profita, ce fut uniquement pour obéir à une de ces inspirations qui ne peuvent naître qu'au cœur d'une mère.

L'augmentation du budget du ménage était relativement considérable, mais si exactement calculée, qu'elle n'en était pas maîtresse d'un centime de plus. C'est avec un véritable désespoir qu'elle songeait que ses enfants auraient à endurer les humiliantes privations qui avaient désolé son existence. Ils étaient trop jeunes encore pour souffrir de la parcimonie paternelle, mais ils grandiraient, leurs désirs s'éveilleraient et elle serait dans l'impossibilité de leur accorder les plus innocentes satisfactions.

À force de tourner et de retourner dans son esprit cette idée désolante, elle se souvint d'une amie de sa mère, qui avait rue Saint-Denis un important établissement de lainage et de mercerie. Là était peut-être la solution du problème. Elle se rendit chez cette digne femme, et sans même avoir besoin de lui confesser toute la vérité, elle en obtint divers petits travaux, mal rétribués, comme de juste, mais qui, moyennant une sévère application, pouvaient rapporter de huit à douze francs par semaine.

Dès lors, elle ne perdit plus une minute, se cachant de son travail comme d'une mauvaise action.

Elle connaissait assez son mari pour être certaine qu'il s'indignerait, et il lui semblait l'entendre s'écrier qu'il dépensait cependant assez pour que sa femme n'en fût pas réduite au métier d'ouvrière.

Mais aussi, quelle joie, le jour où elle cacha tout au fond d'un tiroir la première pièce de vingt francs gagnée par elle, une belle pièce d'or qui lui appartenait sans conteste, qu'on ne lui connaissait pas, et qu'elle pouvait dépenser à sa guise sans avoir à en rendre compte.

Et avec quel orgueil, de semaine en semaine, elle vit son petit trésor grossir, malgré les emprunts qu'elle lui faisait, tantôt pour donner à Maxence un jouet dont il avait envie, tantôt pour ajouter un ruban à la toilette de Gilberte.

Ce fut le temps le plus heureux de sa vie, une halte le long de cette voie douloureuse où elle se traînait depuis tant d'années. Les heures, entre ses deux enfants, s'envolaient légères et rapides comme des secondes. Si toutes les espérances de la jeune fille et de la femme avaient été flétries avant d'éclore, les joies de la mère, du moins, ne lui manqueraient pas.

C'est que si le présent suffisait à ses modestes ambitions, l'avenir avait cessé de l'inquiéter.

Jamais il n'avait été question entre elle et son mari de leurs hôtes d'une soirée, jamais il ne lui parlait du Comptoir de crédit mutuel , mais il n'avait pas été sans laisser échapper de ci et de là quelques exclamations qu'elle enregistrait précieusement, et qui trahissaient des affaires prospères.

-- Ce Thaller est un rude mâtin ! s'écriait-il, et qui a une chance infernale !

Et d'autres fois :

-- Encore deux ou trois opérations comme celle que nous venons de réussir, et nous pourrons fermer boutique !...

Que conclure de là, sinon qu'il marchait à grands pas vers cette fortune, objet de toutes ses convoitises.

Déjà, dans le quartier, il avait cette réputation qui est le commencement de la richesse, d'être très-riche. On l'admirait de tenir sa maison avec une économie sévère, car on estime toujours un homme qui a de l'argent de ne le point dépenser.

-- Ce n'est pas lui, bien sûr, qui mangera ce qu'il a, répétaient les voisins.

Les gens qu'il recevait le samedi le croyaient plus qu'à l'aise. Quand M. Desclavettes et M. Chapelain s'étaient bien plaints, l'un de sa boutique et l'autre de son étude, ils ne manquaient pas d'ajouter :

-- Vous riez de nos plaintes, vous qui êtes lancé dans les grandes affaires où l'on gagne ce qu'on veut.

Ils semblaient d'ailleurs tenir en haute estime ses capacités financières. Ils le consultaient et suivaient ses conseils.

M. Desormeaux disait :

-- Oh ! il s'y entend.

Et Mme Favoral se plaisait à se persuader que, sous ce rapport au moins, son mari était un homme remarquable. Elle attribuait à des préoccupations supérieures son mutisme et ses distractions. De même qu'il lui avait appris à l'improviste qu'il avait de quoi vivre, elle pensait qu'un beau matin il lui annoncerait qu'il était millionnaire.

IX

Mais le répit accordé par la destinée à Mme Favoral touchait à son terme, les épreuves allaient revenir, plus poignantes que jamais, occasionnées par ses enfants, tout son bonheur jusqu'alors, et sa seule consolation.

Maxence allait avoir douze ans. C'était un brave petit garçon, d'une intelligence éveillée, travaillant à ses heures, mais d'une inconcevable étourderie et d'une turbulence que rien ne pouvait dompter.

À l'institution Massin, où on l'avait placé, il faisait blanchir les cheveux de ses maîtres d'études, et il ne se passait pas de semaine qu'il ne se signalât par quelque méfait nouveau.

Un père comme tous les autres se fût médiocrement inquiété des fredaines d'un écolier, qui était en définitive des premiers de sa classe et dont les professeurs eux-mêmes, tout en se plaignant, disaient :

-- Bast ! qu'importe, puisque le cœur est bon et l'esprit sain.

Mais M. Favoral prenait tout au tragique. Si Maxence était mis en retenue et accablé de pensums, il se prétendait atteint dans sa considération et déclarait que son fils le déshonorait.

S'il tombait à la maison un bulletin portant cette mention : « conduite exécrable », il entrait dans des fureurs où il semblait ne plus posséder son libre arbitre.

-- À votre âge, disait-il au gamin épouvanté, je travaillais dans une fabrique et je gagnais ma vie. Pensez-vous que je ne me lasserai pas de me saigner aux quatre veines pour vous procurer le bienfait de l'éducation qui m'a manqué ? Prenez garde ! Le Havre n'est pas loin, et on y a toujours besoin de mousses.

Si du moins il s'en fût tenu à ces admonestations, qui par leur exagération même manquaient le but !

Mais il était d'avis que les moyens mécaniques sont nécessaires, pour graver profondément les réprimandes dans la cervelle des jeunes gens, et, pour ce, empoignant sa canne, il rouait Maxence de coups, s'acharnant d'autant plus que le gamin, dévoré d'amour-propre, se fût laissé hacher plutôt que de pousser un cri ou de verser un pleur.

La première fois que Mme Favoral vit frapper son fils, elle fut saisie d'une de ces colères farouches qui ne raisonnent ni ne pardonnent plus. Être battue lui eût paru moins atroce, moins humiliant. Jusqu'à ce jour, il lui avait été impossible d'aimer un mari tel que le sien. De ce moment elle le prit en aversion, il lui fit horreur. Son fils lui parut un martyr, pour lequel jamais elle ne saurait faire assez.

Aussi, fallait-il voir de quelles étreintes passionnées elle le serrait sur son cœur après ces scènes désolantes, de quels baisers elle couvrait la trace des coups et par quelles tendresses délirantes elle s'efforçait de lui faire oublier les brutalités paternelles. Avec lui, elle sanglotait. Comme lui, elle s'écriait, en menaçant le vide de ses poings crispés : « Lâche ! tyran ! bourreau !... » La petite Gilberte mêlait ses larmes aux leurs. Et pressés l'un contre l'autre, ils déploraient leur destinée, maudissant l'ennemi commun, le chef de la famille.

C'est ainsi que s'écoula la jeunesse de Maxence, entre des exagérations également funestes, entre les brutalités révoltantes de son père et les gâteries dangereuses de sa mère, privé de tout par l'un et par l'autre comblé.

Car Mme Favoral avait trouvé l'emploi de ses humbles économies.

Si jamais l'idée n'était venue au caissier du Comptoir de crédit mutuel , de mettre quelques sous dans la poche de Maxence, la trop faible mère lui eût créé des besoins d'argent pour avoir cette joie de les satisfaire.

Elle, qui avait dévoré tant d'humiliations en sa vie, elle n'eût pu supporter de savoir son fils souffrant en son amour-propre, et réduit à reculer devant ces menues dépenses qui sont la vanité des écoliers.

-- Tiens, prends, lui disait-elle, les jours de promenade, en lui glissant dans la main quelques pièces de vingt sous.

Malheureusement, elle joignait à son cadeau la recommandation de n'en rien laisser deviner au père ne comprenant pas qu'elle dressait ainsi Maxence à la dissimulation, faussant sa droiture naturelle et pervertissant ses instincts.

Non, elle donnait. Et pour réparer les brèches faites à son trésor, elle travaillait jusqu'à se gâter la vue, avec une si âpre ardeur, que la digne marchande de la rue Saint-Denis lui demandait si elle n'employait pas des ouvrières. Elle ne se faisait aider que par Gilberte, qui dès l'âge de huit ans savait déjà se rendre utile.

Et ce n'est pas tout. Pour ce fils, en prévision de dépenses croissantes, elle descendait à des expédients qui, jadis, pour elle-même, lui eussent paru indignes et déshonorants. Elle vola le ménage, faisant danser l'anse de son propre panier. Elle en vint à se confier à sa domestique et à faire de cette fille la complice de ses manœuvres. Elle s'ingéniait à servir à M. Favoral des dîners où l'excellence de la sauce l'empêchait de remarquer l'absence du poisson. Et le dimanche, quand elle rendait ses comptes hebdomadaires, c'est sans rougir qu'elle augmentait de quelques centimes le prix de chaque objet, s'applaudissant quand elle avait ainsi grappillé une douzaine de francs, et trouvant, pour se justifier à ses yeux, de ces sophismes qui jamais ne font défaut à la passion.

Au début, Maxence était trop jeune pour se préoccuper des sources où sa mère puisait l'argent qu'elle prodiguait à ses fantaisies d'écolier.

Elle lui recommandait de se cacher de son père, il se cachait et trouvait cela tout naturel.

Le discernement lui devait venir avec l'âge.

Le moment arriva où il ouvrit les yeux sur le régime auquel était soumise la maison paternelle. Il y vit cette économie inquiète qui semble dénoncer la gêne, et les âpres discussions que soulevait l'emploi inconsidéré d'une pièce de vingt francs. Il vit sa mère réaliser des miracles d'industrie pour dissimuler la pauvreté de sa toilette et recourir à la plus savante diplomatie quand elle souhaitait acheter une robe neuve à Gilberte.

Et lui, malgré tout, se trouvait avoir à sa disposition autant d'argent que ceux d'entre ses camarades ; dont les parents passaient pour être les plus opulents et les plus généreux.

Inquiet, il interrogea.

-- Eh ! que t'importe ! lui répondit sa mère, toute rougissante et toute embarrassée, voilà-t-il pas un grave sujet de préoccupation !

Et comme il insistait :

-- Va, nous sommes riches, lui dit-elle.

Mais il ne pouvait la croire, accoutumé qu'il était à toujours entendre crier misère, et comme il fixait sur elle de grands yeux surpris :

-- Oui, reprit-elle, avec une imprudence qui, fatalement, devait porter ses fruits, nous sommes riches, et si nous vivons comme tu le vois, c'est que cela convient à ton père, qui veut amasser une fortune plus grande encore.

Ce n'était pas une réponse, et cependant Maxence n'en demanda pas plus. Mais il s'informa de droite et de gauche, avec cette adresse patiente des jeunes gens armés d'une idée fixe.

Déjà, à cette époque, M. Vincent Favoral avait dans le quartier, et même parmi ses amis, la réputation d'être pour le moins millionnaire. Le Comptoir de crédit mutuel avait pris des développements considérables ; il avait dû, pensait-on, en profiter largement, et les bénéfices avaient dû grossir vite entre les mains d'un homme aussi habile que lui et dont la sévère économie était célèbre.

Voilà ce qu'on dit à Maxence, mais non sans lui donner ironiquement à entendre qu'il aurait tort de compter sur la fortune paternelle pour mener joyeuse vie.

M. Desormeaux lui-même, qu'il avait interrogé assez adroitement, lui dit en lui frappant amicalement sur l'épaule :

-- S'il vous faut jamais de la monnaie pour vos fredaines de jeune homme, tâchez d'en gagner, car ce n'est sacrebleu pas papa qui vous en fournira.

De telles réponses compliquaient, au lieu de l'expliquer, le problème qui troublait Maxence.

Il observa, il épia, et enfin il en arriva à acquérir la certitude que l'argent qu'il dépensait était le produit du travail de sa mère et de sa sœur...

-- Ah ! pourquoi ne l'avoir pas dit !... s'écria-t-il en se jetant au cou de sa mère, pourquoi m'avoir exposé aux regrets amers que j'éprouve en ce moment !...

Par ce seul mot, la pauvre femme se trouva largement payée. Elle admira la noblesse des sentiments de son fils et la bonté de son cœur.

-- Ne comprends-tu donc pas, lui dit-elle, en versant des larmes de joie, ne vois-tu pas bien que c'est un bonheur, pour une mère, le travail qui peut servir au plaisir de son fils !...

Mais il était consterné de sa découverte.

-- N'importe ! dit-il. Je jure bien qu'on ne me verra plus jeter au vent, comme autrefois, l'argent que tu me donnes...

Pendant plusieurs semaines, en effet, il fut fidèle à cet engagement qu'il venait de prendre. Mais à dix-sept ans, les résolutions ne sont pas bien solides. L'impression qu'il avait ressentie s'effaça. Il s'ennuya des petites privations qu'il s'imposait.

Il en vint à prendre au pied de la lettre ce que lui avait dit sa mère et à se prouver que se priver d'un plaisir c'était l'en priver elle-même. Il demanda dix francs un jour, puis dix francs encore, il reprit ses habitudes...

Il touchait alors à la fin de ses études.

-- Voilà le moment venu, disait M. Favoral, de choisir une carrière et de se suffire à soi-même.

X

Pour s'inquiéter d'une profession, Maxence Favoral n'avait pas attendu les avertissements paternels.

Les écoliers modernes sont précoces, ils savent le fort et le faible de la vie, et quand ils abordent le baccalauréat, ils sont bien désenchantés déjà, ayant usé leurs illusions derrière leur pupitre, pendant les longues études du soir.

Et il serait difficile qu'il en fût autrement. Au fond des lycées, fatalement se retrouve l'écho des préoccupations et le reflet des mœurs du moment. Il n'y a ni murailles ni surveillants qui tiennent. En même temps que la boue de la ville, dont leurs souliers sont maculés, les élèves rapportent, les soirs de sortie, leur provision d'observations et de faits.

Qu'ont-ils vu, pendant la journée, dans leur famille ou chez leur correspondant ?

Des convoitises ardentes, d'insatiables appétits de luxe, de bien-être, de jouissances, de plaisirs, le dédain des labeurs patients, le mépris des convictions austères, d'âpres besoins d'argent, la volonté de parvenir à tout prix et la résolution de violenter la fortune à la première bonne occasion.

Assurément on a dissimulé devant eux, mais ils ont l'entendement subtil.

Leur père leur a bien dit, d'un ton grave, qu'il n'est rien de respectable en ce monde que le travail et la probité, mais ils ont surpris ce même père saluant à peine un pauvre diable d'honnête homme, et s'inclinant jusqu'à terre devant quelque gredin flétri par trois jugements, mais riche de six millions.

Conclusion ?... Oh ! ils s'entendent à conclure, car il n'est tels que les jeunes gens pour être logiques et déduire d'un fait ses dernières conséquences.

Ils savent, pour la plupart, qu'il leur faudra faire quelque chose, mais quoi ? Et c'est alors que, pendant les récréations, leur imagination s'exerce à chercher cette fameuse profession, jusqu'ici introuvable, qui donne la fortune sans travail et la liberté en même temps qu'une situation brillante.

C'est eux qu'il faut entendre éplucher et discuter toutes les carrières qui s'ouvrent aux jeunes ambitions. Et que de rires, si quelque naïf s'avise de citer un de ces emplois modestes où l'on gagne au début cent cinquante francs ! c'est à peine ce que dépense tel externe, rien que pour ses cigares et ses voitures quand il est en retard.

Maxence n'était ni meilleur ni pire que les autres. De même que les autres, il s'ingénia à découvrir le métier idéal qui enrichit son homme en l'amusant.

Sous prétexte qu'il dessinait joliment, il parla de se faire peintre, calculant avec aplomb ce que rapporte la peinture et comptant d'après un journal ce que gagnent Corot ou Gérôme, Ziem, Daubigny et quelques autres, qui recueillent enfin le prix d'incessants efforts et d'écrasants labeurs.

Mais en fait de tableaux, M. Vincent Favoral n'appréciait que les vignettes bleues de la banque de France.

-- Je ne veux pas d'artiste dans ma famille ! déclara-t-il, d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

Maxence eût été volontiers ingénieur, car l'ingénieur est à la mode. Mais les examens de l'École polytechnique sont roides. Ou officier de cavalerie. Mais les deux années de Saint-Cyr manquent de gaieté. Ou chef de bureau comme M. Desormeaux, mais il faut commencer par être surnuméraire.

Après avoir longtemps hésité entre le droit et la médecine, il finit par reconnaître qu'il voulait être avocat, influencé surtout par les joyeuses légendes du quartier latin.

Ce n'était pas précisément le rêve de M. Vincent Favoral.

-- Cela va coûter encore de l'argent, gronda-t-il.

Or, il s'était bercé de cette fausse espérance que son fils, au sortir du lycée, entrerait immédiatement dans une maison de commerce où il gagnerait de quoi se suffire.

Battu en brèche par sa femme, cependant, et sollicité par ses amis, il céda.

-- Soit, dit-il à Maxence, tu feras ton droit. Seulement, comme il ne peut me convenir que tu gaspilles tes journées à flâner dans les estaminets de la rive gauche, tu travailleras en même temps chez un avoué. Dès samedi prochain, je m'entendrai avec mon ami Chapelain.

Ce stage chez un avoué, Maxence ne l'avait pas prévu, et il faillit reculer devant cette perspective d'une discipline qu'il prévoyait devoir être aussi exigeante que celle du collège.

Pourtant, ne découvrant rien de mieux, il persista. Et la rentrée venue, il prit sa première inscription et fut installé à un pupitre chez Me Chapelain, dont l'étude était alors rue Saint-Antoine.

La première année, tout alla passablement.

La somme de liberté qui lui était laissée lui suffisait. Son père ne lui accordait pas un centime pour ses menus plaisirs, mais l'avoué, en sa qualité de vieil ami de sa famille, faisait pour lui ce qu'il n'avait jamais fait pour un clerc amateur, et lui allouait vingt francs par mois. Mme Favoral ajoutant quelques pièces de cent sous à ces vingt francs, Maxence se déclarait satisfait.

Malheureusement, nul moins que lui, avec son imagination vive et son tempérament fougueux, n'était fait pour cette existence paisible, pour cette besogne toujours la même, que ne passionnaient ni les difficultés à vaincre, ni les rivalités d'amour-propre, ni les satisfactions du résultat obtenu.

Bientôt il se lassa.

Il avait retrouvé à l'École de Droit d'anciens camarades de l'institution Massin, dont les parents habitaient la province, et qui, par conséquent, vivaient libres au quartier latin, moins assidus aux cours qu'à la brasserie de la Source ou à la Closerie des Lilas.

Il envia leur vie joyeuse, leur liberté sans contrôle, leurs plaisirs faciles, leur chambre meublée, et jusqu'à la gargote où ils prenaient à crédit tout ce qu'on voulait bien leur donner, réservant l'argent de leur pension pour la distraction qu'il faut payer comptant.

Mais Mme Favoral n'était-elle pas là ?...

Elle avait tant travaillé, la pauvre femme, surtout depuis que Mlle Gilberte était presque une jeune fille, elle avait tant économisé, tant grappillé, que sa réserve, malgré le nombre des emprunts, s'élevait à une somme assez forte.

Quand Maxence voulait deux ou trois louis, il n'avait qu'un mot à dire. Il les voulut souvent.

Aussi devint-il d'une jolie force au billard. Il eut sa pipe culottée au râtelier d'une brasserie, il prit l'absinthe avant de dîner et s'exerça le soir à effacer des bocks. L'audace lui venant, il dansa à Bullier, il connut les cabinets particuliers de Foyot et enfin eut une maîtresse.

Si bien qu'une après-midi, que M. Favoral avait été appelé par une affaire de l'autre côté de l'eau, il se trouva nez à nez avec son fils, lequel s'avançait, le cigare à la bouche, ayant au bras une demoiselle supérieurement peinte et harnachée d'une toilette à faire cabrer les chevaux de fiacre.

C'est dans un état d'indicible fureur qu'il regagna la rue Saint-Gilles.

-- Une femme ! s'écriait-il d'un accent de pudeur révoltée. Une drôlesse ! lui ! mon fils !...

Et lorsque ce fils reparut au logis, l'oreille fort basse, son premier mouvement fut de recourir à la correction d'autrefois.

Mais Maxence venait d'avoir dix-neuf ans.

À la vue de la canne levée sur lui, il devint plus blanc que sa chemise, et l'arrachant des mains de son père, il la brisa sur son genou, en jeta violemment les morceaux à terre et s'élança dehors.

-- Il ne remettra plus les pieds ici ! s'écriait le caissier du Comptoir de crédit mutuel , jeté hors de lui par un acte de résistance qui lui semblait inouï. Je le chasse. Qu'on fasse un paquet de son linge et de ses habits et qu'on le porte au premier hôtel venu. Je ne veux plus le voir !...

Longtemps Mme Favoral et Mlle Gilberte se traînèrent à ses pieds, avant d'obtenir qu'il revînt sur sa détermination.

-- Il nous déshonorera tous ! répétait-il, ne comprenant pas que c'était lui qui avait, en quelque sorte, poussé Maxence dans la voie funeste où il était engagé, oubliant que les sévérités absurdes du père préparent les complaisances périlleuses de la mère ; ne voulant pas s'avouer qu'un chef de famille a d'autres devoirs que de donner aux siens la pâtée et la niche, et qu'un père est mal venu à se plaindre qui n'a pas su se faire l'ami et le conseiller de son fils.

Enfin, après les plus violentes récriminations, il pardonna -- en apparence du moins.

Mais les écailles lui étaient tombées des yeux. Il courut aux informations et découvrit des choses énormes.

Il sut par Me Chapelain, adroitement questionné, que Maxence restait des semaines entières sans paraître à l'étude. Si l'avoué ne s'était pas plaint jusqu'alors, c'est qu'il avait eu la bouche fermée par les supplications de Mme Favoral, et il n'était pas fâché, ajoutait-il, d'un aveu qui soulageait sa conscience.

Ainsi, le caissier surprit une à une toutes les fredaines de son fils. Il apprit qu'il était presque inconnu à l'École de Droit, qu'il passait ses journées dans les cafés, et que le soir, pendant qu'il le croyait endormi, il s'échappait pour courir les théâtres et les bals.

-- Ah ! c'est ainsi, se disait-il, ah ! ma femme et mes enfants sont ligués contre moi, le maître !... Eh bien ! nous verrons !

XI

De cet instant, la guerre fut déclarée.

De ce jour, commença rue Saint-Gilles un de ces drames bourgeois qui attendent encore leur Molière, drames d'une vulgarité désespérante et d'un affadissant réalisme, poignants néanmoins, car il s'y dépense une énergie farouche, des larmes et du sang.

M. Favoral se croyait bien sûr de l'emporter. N'avait-il pas la clef de la caisse ! Car, tenir la clef de la caisse, c'est tenir la victoire à une époque où tout finit par de l'argent.

Cependant, d'irritantes inquiétudes le travaillaient.

Lui, qui venait d'éventer tant de choses qu'il ne soupçonnait même pas la veille, il ne pouvait découvrir où son fils puisait l'argent qu'il laissait glisser comme de l'eau entre ses mains prodigues.

Il s'était assuré que Maxence n'avait pas de dettes, pourtant ce ne pouvait pas être avec les vingt francs mensuels de Me Chapelain qu'il alimentait ses fredaines.

Mme Favoral et Mlle Gilberte, soumises séparément à un savant interrogatoire, avaient su garder le secret de leur labeur mercenaire. La servante, habilement questionnée, n'avait rien dit qui pût mettre sur la trace de la vérité.

Il y avait donc là un mystère. Et la constante préoccupation de M. Favoral se lisait dans le froncement de ses sourcils, pendant ses rares apparitions au logis, c'est-à-dire pendant le dîner.

À la seule façon dont il dégustait sa soupe, il était aisé de voir qu'il se demandait si c'était bien de vraie soupe et si on ne lui en faisait pas accroire. À l'expression de ses yeux, on devinait cette question incessamment posée dans son esprit :

-- On me vole, évidemment ; mais comment s'y prend-on pour me voler ?

Et il devenait défiant, tatillon et méticuleux comme jamais il ne l'avait été. C'est avec les plus injurieuses précautions qu'il repassait chaque dimanche les comptes de sa femme. Il voulut avoir chez l'épicier un livre dont il soldait lui-même le total tous les mois ; il se faisait représenter les bulletins de la boucherie. Il s'informait du prix de la pomme qu'il pelait en longs rubans sur son assiette, et il ne manquait pas d'entrer chez la fruitière s'assurer qu'on ne l'avait pas trompé.

Tant d'efforts n'aboutissaient à rien.

Et cependant, il avait pu constater que Maxence avait toujours en poche deux ou trois pièces de cinq francs.

-- Où les voles-tu ? lui demanda-t-il un jour.

-- Je les économise sur mes appointements, répondit hardiment le jeune homme.

Exaspéré, M. Favoral eût voulu intéresser à ses investigations l'univers entier. Et un samedi qu'il causait avec ses amis, M. Chapelain, le bonhomme Desclavettes et papa Desormeaux, montrant sa femme et sa fille :

-- Ces sacrées femmes me pillent, au profit de mon fils, dit-il, et si adroitement que je n'y vois que du feu ! Elles s'entendent avec les fournisseurs, qui ne sont que des filous patentés, et il ne se mange rien ici qu'on ne m'ait fait payer le double de sa valeur.

M. Chapelain dissimula mal une grimace, pendant que M. Desclavettes admirait sincèrement un homme qui avait du moins le courage de sa ladrerie.

Mais M. Desormeaux ne mâchait jamais son opinion :

-- Savez-vous, ami Vincent, dit-il, qu'il faut un fier estomac pour accepter à dîner dans une maison dont le maître passe son temps à supputer ce que coûte chaque bouchée que mâchent les convives !

M. Favoral rougit.

-- Ce n'est pas la dépense que je déplore, répondit-il, mais la duplicité. Je suis assez riche, Dieu merci ! pour n'être pas réduit à liarder. C'est avec bien du plaisir que je donnerais à ma femme le double de ce qu'elle me prend, si elle me le demandait franchement.

Mais c'était une leçon.

Il dissimula, désormais, et ne parut plus occupé qu'à soumettre son fils à un régime de son invention et dont la rigueur excessive eût jeté hors de ses gonds le garçon le plus froid.

Il exigea de lui des attestations quotidiennes de son assiduité tant à l'École de Droit qu'à l'étude. Il lui traça l'itinéraire de ses courses et lui en mesura la durée à quelques minutes près. Aussitôt après le dîner, il le renfermait à double tour dans sa chambre et ne manquait jamais, en rentrant à dix heures, de s'assurer de sa présence.

C'étaient les meilleures mesures qu'il pût prendre pour exalter encore l'aveugle tendresse de Mme Favoral.

En apprenant que Maxence avait une maîtresse, elle avait été rudement atteinte en ses sentiments les plus chers. Ce n'est jamais sans une secrète jalousie qu'une mère découvre qu'une femme lui a ravi le cœur de son fils. Elle n'avait pas été sans lui garder une certaine rancune de désordres que dans sa candeur elle n'avait pas soupçonnés.

Elle lui pardonna tout, quand elle vit de quel traitement il était l'objet.

Elle lui donna raison, le jugeant victime de la plus injuste des persécutions. Le soir, après le départ de son mari, elle allait avec Gilberte s'établir dans le couloir qui précédait la chambre de Maxence, et elles causaient avec lui à travers la porte. Jamais elles n'avaient tant travaillé pour la mercière de la rue Saint-Denis. Elles se faisaient des semaines de vingt-cinq et trente francs.

Mais la patience de Maxence était à bout, et, un matin, il déclara résolument qu'il ne voulait plus suivre les cours, qu'il s'était trompé sur sa vocation, et qu'il n'était pas de puissance humaine capable de le forcer à retourner chez M. Chapelain.

-- Et où irez-vous ? s'écria son père. Me croyez-vous d'humeur à fournir éternellement à vos besoins...

Il répondit que c'était précisément pour se suffire et conquérir son indépendance qu'il était résolu à quitter une position qui, après deux ans, lui rapportait vingt francs par mois.

-- Il me faut un métier où on s'enrichisse, poursuivit-il. Je veux entrer dans une maison de banque ou dans quelque grande administration financière.

C'est avec transport que Mme Favoral adopta cette idée.

-- Pourquoi, en effet, dit-elle à son mari, pourquoi ne placerais-tu pas notre fils au Comptoir de crédit mutuel ? Là, il serait sous tes yeux. Intelligent comme il est, poussé par toi et par M. de Thaller, il arriverait vite à de bons appointements.

M. Favoral fronçait les sourcils.

-- C'est ce que je ne ferai jamais, prononça-t-il. Je n'ai pas en mon fils assez de confiance. Je ne veux pas m'exposer à ce qu'il compromette la considération que j'ai su conquérir.

Et dévoilant jusqu'à un certain point le secret de sa conduite :

-- Un caissier, ajouta-t-il, qui manie comme moi des sommes immenses, ne saurait trop veiller sur sa réputation. La confiance est chose fragile, en un temps où on ne voit que des caissiers sur la route de la Belgique. Qui sait ce qu'on penserait de moi, si on savait que j'ai un fils tel que le mien...

Mme Favoral insistait, néanmoins. Il prit un brusque parti :

-- Assez ! interrompit-il. Maxence est libre. Je lui accorde deux ans pour se créer une position. Ce délai écoulé, bonsoir, il ira loger et manger où il voudra, j'ai dit. Qu'on ne m'en parle plus...

C'est avec une sorte de frénésie que Maxence abusa de cette liberté, et en moins de quinze jours il dissipa les économies de trois mois de sa mère et de sa sœur.

Ce temps passé, il réussit, M. Chapelain aidant, à se caser chez un architecte.

C'était s'engager dans une impasse et se condamner à rester toute sa vie commis. Mais l'avenir ne l'inquiétait guère. Pour le présent, il était enchanté de cet emploi subalterne, qui lui assurait chaque mois cent soixante-quinze francs.

Cent soixante-quinze francs ! la fortune ! Aussi se lança-t-il dans cette vie de plaisirs frelatés, où tant de malheureux ont laissé non-seulement l'argent qu'ils avaient, ce qui n'est rien, mais l'argent qu'ils n'avaient pas, ce qui mène droit en police correctionnelle.

Il se lia avec ces faux viveurs qu'on voit se promener devant le café Riche, le ventre vide et le cure-dents aux lèvres. Il devint l'habitué de ces estaminets du boulevard, où des filles plâtrées sourient aux passants. Il fréquenta les tables d'hôte suspectes où l'on taille le baccarat sur une nappe tachée de vin et où la police fait des descentes périodiques. Il soupa dans les restaurants de nuit où, après boire, on se jette les bouteilles à la tête.

Souvent, il restait vingt-quatre heures sans rentrer rue Saint-Gilles, et alors Mme Favoral passait la nuit dans des transes affreuses. Puis tout à coup, à l'heure où il savait son père absent, il reparaissait, et tirant sa mère à part :

-- J'aurais bien besoin de quelques louis, disait-il d'une voix honteuse.

Elle les lui donnait. Elle lui en donna tant qu'elle en eut, non sans lui représenter timidement que Gilberte et elle gagnaient bien peu...

Jusqu'à ce qu'enfin, un soir, à une dernière demande :

-- Hélas ! répondit-elle désespérée, je n'ai plus rien, et c'est seulement lundi que nous reporterons notre ouvrage. Ne pourrais-tu pas patienter jusque-là !...

Il ne pouvait pas patienter. On l'attendait pour une partie. Les dévouements aveugles font les égoïsmes féroces. Il voulait que sa mère descendît emprunter à un fournisseur. Elle hésitait. Il éleva la voix.

Alors Mlle Gilberte parut.

-- N'aurais-tu donc pas de cœur, décidément, dit-elle... Il me semble que si j'étais homme, ce ne serait pas à ma mère et à ma sœur de travailler !...

XII

Gilberte Favoral venait d'avoir dix-huit ans.

Assez grande, svelte, chacun de ses mouvements trahissait les admirables proportions de sa taille et avait cette grâce qui résulte de l'harmonieux ensemble de la souplesse et de la force. Elle ne frappait pas au premier abord, mais bientôt un charme pénétrant et indéfinissable se dégageait de toute sa personne, et on ne savait qu'admirer le plus des exquises perfections de son corsage, des rondeurs divines de son col, de sa démarche aérienne ou de l'ingénuité placide de ses attitudes.

On ne pouvait la dire belle, en ce sens que la régularité manquait à ses traits, mais sa physionomie mobile, où se traduisaient tous les mouvements de son âme, avait d'irrésistibles séductions.

Ces grands yeux, d'un bleu changeant, à reflets de velours, avaient des profondeurs inouïes et une incroyable intensité d'expression, l'imperceptible tressaillement de ses narines roses révélait une indomptable fierté, et le sourire errant sur ses lèvres disait son immense dédain de tout ce qui est petit et mesquin.

Mais sa beauté, c'était sa chevelure, d'un blond si lumineux qu'on l'eût dite poudrée d'une poussière de diamant ; si épaisse et si longue que pour la tordre et la contenir il lui en fallait couper de grosses mèches jusqu'à la racine...

Seule, dans la maison, elle ne tremblait pas à la voix de son père.

Le savant despotisme qui avait dompté Mme Favoral, l'avait révoltée et son énergie s'était trempée au même régime d'oppression qui avait énervé le caractère de Maxence.

Pendant que sa mère et son frère mentaient avec cette impudeur tranquille de l'esclave dont la seule arme est la duplicité, Gilberte gardait un silence farouche. Et si la complicité lui était imposée par les circonstances, s'il lui fallait soutenir le mensonge, chaque parole lui coûtait un si pénible effort que son visage en était tout altéré.

Jamais, lorsqu'il ne s'était agi que d'elle, jamais elle n'avait daigné mentir.

Intrépidement, et quoi qu'il en pût résulter :

-- Voilà ce qui est, disait-elle.

Aussi, M. Favoral ne pouvait-il s'empêcher de la respecter, jusqu'à un certain point, et quand il était en belle humeur, il l'appelait l'impératrice Gilberte.

Pour elle seule, il avait quelque déférence et des attentions. Il modérait, quand elle le regardait, la brutalité de son langage. Il lui apportait quelques fleurs tous les samedis.

Il lui avait même accordé un professeur de piano, lui qui déclarait qu'il n'est pour les femmes que deux talents d'agrément : la couture et la cuisine.

Mais elle avait tant insisté, qu'il avait fini par lui découvrir dans une mansarde de la rue du Pas-de-la-Mule, un vieux maître Italien, le signor Gismondo Pulci, sorte de génie méconnu, pour qui trente francs par mois furent une fortune, et qui s'éprit pour son élève d'une sorte de fanatisme religieux.

Pour elle, lui qui n'avait jamais voulu écrire une note, il fixa toutes les mélodies que chantait la passion dans son cerveau fêlé, et il s'en trouva d'admirables. Il rêvait de composer pour elle un opéra qui transmettrait aux générations les plus reculées le nom de Gismondo Pulci.

-- La signora Gilberte est la déesse de la musique elle-même, disait-il à M. Favoral, avec des transports d'enthousiasme qui augmentaient encore son affreux accent.

Le caissier du Comptoir de crédit mutuel haussait les épaules, répondant qu'il n'est pas d'harmonie pour un homme qui passe ses journées à faire chanter aux pièces d'or leur émouvante chanson.

Ce qui n'empêche que sa vanité semblait se délecter, quand, le samedi, après le dîner, Mlle Gilberte se mettait au piano ; quand Mme Desclavettes, tout en dissimulant un bâillement, s'écriait :

-- Ah ! cette chère enfant jouit d'un remarquable talent.

Donc, l'influence de la jeune fille était positive, et c'est à ses prières seules, et non à celles de sa femme, que M. Favoral avait accordé à diverses reprises la grâce de Maxence.

Il lui eût accordé bien autre chose, si elle l'eût voulu. Mais elle eût été obligée de demander, d'insister, de prier.

-- Et c'est humiliant, disait-elle.

Parfois, Mme Favoral la querellait doucement, lui disant que certainement son père ne lui refuserait pas quelqu'une de ces jolies toilettes qui sont l'ambition et la joie des jeunes filles.

Mais elle :

-- J'aurais moins de déplaisir à porter des haillons qu'à essuyer un refus, répondait-elle. Mes robes me suffisent...

Avec un tel caractère, enveloppé cependant d'une douceur résignée et d'un inaltérable sang-froid, elle imposait beaucoup à sa mère et à son frère. Ils admiraient en elle une énergie dont ils se sentaient incapables.

Aussi, Maxence fut-il comme étourdi, quand survenant, elle se mit à lui reprocher d'une voix indignée la bassesse de sa conduite et ses incessantes obsessions.

-- Je ne savais pas... commença-t-il, devenu plus rouge que le feu.

Elle l'écrasa d'un regard où le dédain se mêlait à la pitié, et d'un accent de hautaine ironie :

-- En vérité, fit-elle, tu ne sais pas d'où provient l'argent que tu arraches à notre mère !...

Et montrant ses mains remarquablement belles encore, bien que déformées légèrement par le continuel maniement de l'aiguille, sa main droite dont l'annulaire était tordu par le fil, sa main gauche dont l'index était tatoué et comme rongé par l'aiguille :

-- Vraiment, fit-elle, tu ignores que ma mère et moi passons à travailler toutes nos journées et une partie des nuits !...

Baissant le front il se taisait.

-- S'il ne s'agissait que de moi, continua-t-elle, je ne te parlerais pas ainsi. Mais regarde notre mère. Vois ses pauvres yeux troublés et rougis par un labeur incessant ! Si je me suis tue jusqu'à ce moment, c'est que je ne désespérais pas encore de ton cœur, c'est que j'espérais qu'à la fin la pudeur te reviendrait. Mais non, rien ! Le temps n'a fait qu'effacer tes derniers scrupules. Tu demandais humblement jadis, maintenant tu exiges d'un ton rude. À quand les coups ?...

-- Gilberte ! balbutiait le pauvre garçon, Gilberte...

Elle lui coupa la parole.

-- De l'argent ! poursuivit-elle. Toujours et sans trêve, il te faut de l'argent d'où qu'il vienne et quoi qu'il coûte !... Si, du moins, quelque sentiment avouable justifiait tes dépenses, si tu avais l'excuse de quelque grande passion ou d'un but, fût-il absurde, ardemment poursuivi !... Mais je te mets au défi de nous avouer à quels plaisirs avilissants tu prodigues nos pauvres économies. Je te défie de nous dire ce que tu veux faire de la somme que tu exiges ce soir, de cette somme pour laquelle tu voudrais que notre mère s'abaissât jusqu'à mendier l'assistance d'un fournisseur auquel il faudrait confier le secret de notre opprobre !...

Émue de l'humiliation affreuse de son fils :

-- Il est si malheureux ! balbutia Mme Favoral.

La jeune fille eut un geste indigné.

-- Lui, malheureux ! s'écria-t-elle. Que dirons-nous donc, nous, que direz-vous surtout, vous, ma mère ! Malheureux, lui, un homme, qui a la liberté et la force, à qui le monde est ouvert à deux battants, qui peut tout entreprendre, tout tenter, tout oser ! Ah ! si j'étais un homme, moi ! je serais un de ces hommes comme il en est, comme j'en connais, et il y a longtemps, ô mère chérie, que je t'aurais vengée de mon père et que j'aurais commencé à te payer de tout ce que tu as fait pour moi.

Mme Favoral sanglotait.

-- Je t'en conjure, murmura-t-elle, épargne-le.

-- Soit, fit la jeune fille. Mais vous me permettrez de lui déclarer que ce n'est pas pour lui que je voue ma jeunesse à un travail de mercenaire. C'est pour toi, mère adorée, pour que tu aies cette joie de lui donner ce qu'il te demande, puisque c'est ton unique joie...

Au souffle de cette indignation superbe, Maxence frissonnait.

Cette humiliation épouvantable, il sentait qu'il ne la méritait que trop ! Il comprenait la justice de ces reproches sanglants.

Et comme son cœur ne s'était pas gâté encore au contact de ses compagnons de plaisir, comme il était faible plutôt que mauvais, comme les sentiments qui sont l'honneur et la fierté d'un homme n'étaient pas morts en lui :

-- Ah ! tu es une brave sœur, Gilberte, s'écria-t-il, et c'est bien ce que tu viens de faire. Tu as été dure, mais non autant que je le mérite. Merci de ton courage, qui me rendra le mien. Oui, c'est une honte à moi d'avoir ainsi lâchement abusé de vous...

Et portant à ses lèvres les mains de sa mère :

-- Pardonne, poursuivit-il, les yeux pleins de larmes, pardonne à qui te fait le serment de racheter son passé et de devenir ton soutien au lieu de t'être un écrasant fardeau...

Il fut interrompu par des pas, dans l'escalier, et le son aigu d'un sifflet...

-- Mon mari ! s'écria Mme Favoral. Votre père, mes enfants !...

-- Eh bien ! fit froidement Mlle Gilberte.

-- N'entends-tu donc pas qu'il siffle, et oublies-tu que c'est la preuve qu'il est furieux !... Quelle épreuve est-ce encore qui nous menace !...

XIII

Mme Favoral parlait par expérience. Elle avait appris à ses dépens que le sifflet de son mari, bien plus sûrement que le cri des goëlands, présageait la tempête. Et elle avait, ce soir-là, plus de raisons qu'à l'ordinaire de craindre.

Dérogeant à toutes ses habitudes, M. Favoral n'était pas rentré dîner et avait envoyé un de ses garçons de bureau du Crédit mutuel dire qu'on ne l'attendît pas.

Bientôt son passe-partout grinça dans la serrure, la porte s'ouvrit, il entra, et apercevant son fils : -- Eh bien ! je suis content de vous trouver ici ! s'écria-t-il, avec un ricanement qui était, chez lui, la dernière expression de la colère.

Mme Favoral frémit. Encore sous l'impression de la scène qui venait d'avoir lieu, le cœur gros encore et les yeux pleins de larmes, Maxence ne répondit pas.

-- C'est une gageure, sans doute, reprit le père, et vous tenez à savoir jusqu'où peut aller ma patience.

-- Je ne vous comprends pas, balbutia le jeune homme.

-- L'argent que vous preniez, je ne sais où, vous fait défaut, sans doute, ou ne vous suffit plus, et vous vous en allez, contractant des dettes de tous côtés, chez des tailleurs, chez des chemisiers, chez des bijoutiers... C'est bien simple ! On ne gagne rien, mais on veut être vêtu à la dernière mode, porter chaîne d'or au gousset, et alors on fait des dupes...

-- Je n'ai jamais fait de dupes, mon père.

-- Bah ! comment donc appelez-vous tous ces fournisseurs qui sont venus aujourd'hui même me présenter leurs factures ? Car ils ont osé venir à l'administration, à mon bureau. Ils s'étaient donné rendez-vous, pensant ainsi m'intimider plus sûrement. Je leur ai répondu que vous êtes majeur et que vos affaires ne me regardent pas. Entendant cela, ils sont devenus insolents et ils se sont mis à parler si haut, que leur voix retentissait jusques dans les pièces voisines. M. de Thaller, mon directeur, passait en ce moment dans le corridor. Entendant le bruit d'une discussion, il a pensé que j'étais aux prises avec quelqu'un de nos actionnaires, et il est entré, comme c'est son droit. Alors, j'ai bien été forcé de tout avouer...

Il s'animait au son de ses paroles, comme un cheval au tintement de ses grelots.

Et de plus en plus hors de soi :

-- C'est bien là, continuait-il, ce que voulaient vos créanciers. Ils pensaient que j'aurais peur du tapage et que je financerais. C'est un chantage comme un autre, et très à la mode maintenant. On ouvre un compte à un mauvais drôle, et quand le compte est raisonnablement gros, on va le porter à la famille, en disant : « De l'argent, ou je fais du scandale. » Pensez-vous que ce soit à vous qui êtes sans le sou qu'on a fait crédit ? C'est sur ma poche que l'on tirait, sur ma poche à moi que l'on croit riche. On vous écoulait à des prix exorbitants tout ce qu'on voulait, et c'était sur moi qu'on comptait pour solder des pantalons de quatre-vingt-dix francs, des chemises de quarante francs et des montres de six cents francs...

Contre son ordinaire, Maxence n'essaya pas de nier.

-- Je payerai tout ce que je dois, dit-il.

-- Vous ?

-- Je vous en donne ma parole.

-- Et avec quoi, s'il vous plaît ?

-- Avec mes appointements.

-- Vous en avez donc ?

Maxence rougit.

-- J'ai ce que je gagne chez mon patron, répondit-il.

-- Quel patron ?

-- L'architecte chez lequel m'a placé M. Chapelain...

D'un geste menaçant M. Favoral l'arrêta :

-- Épargnez-moi vos mensonges, prononça-t-il, je suis mieux informé que vous ne le supposez. Je sais que depuis plus d'un mois votre patron, excédé de votre paresse, vous a chassé honteusement...

Honteusement était de trop. Le fait est que Maxence retournant à son travail un beau matin, après une absence de cinq jours, avait trouvé un remplaçant.

-- Je chercherai une autre place, dit-il.

C'est avec un mouvement de rage que M. Favoral haussait les épaules.

-- Et en attendant, il faudra que je paye, s'écria-t-il. Savez-vous de quoi me menacent vos créanciers ? De m'intenter un procès. Ils le perdraient : ils ne l'ignorent pas, mais ils espèrent que je reculerai devant l'esclandre. Car ce n'est pas tout : ils parlent de déposer une plainte au parquet. Ils prétendent que vous les avez audacieusement escroqués, que les objets que vous leur achetiez n'étaient nullement pour votre usage, que vous vous empressiez de les vendre à vil prix, afin de vous faire de l'argent comptant. Le bijoutier a la preuve, assure-t-il, qu'en sortant de sa boutique vous êtes allé tout droit au Mont-de-Piété engager une montre et une chaîne qu'il venait de vous livrer. C'est une affaire de police correctionnelle. Ils ont dit tout cela devant mon directeur, devant M. de Thaller.

J'ai dû recourir à mon garçon de bureau pour les mettre dehors. Mais quand ils ont été partis, M. de Thaller m'a donné à entendre qu'il souhaite vivement que j'arrange tout. Et il a raison. Ma considération ne résisterait pas à deux scènes pareilles. Quelle confiance accorder à un caissier dont le fils est un noceur et un faiseur de dupes ! Comment laisser la clef d'une caisse qui renferme des millions à un homme dont le fils aurait été traîné sur les bancs de la police correctionnelle ! C'est-à-dire que je suis à votre merci. C'est-à-dire que mon honneur, ma situation et ma fortune dépendent de vous. Tant qu'il vous plaira de faire des dettes, vous en ferez, et je serai condamné à les payer.

Rassemblant son courage :

-- Vous avez été parfois bien dur pour moi, mon père, commença Maxence, et cependant je ne veux pas essayer de justifier ma conduite. Je vous jure que désormais vous n'avez rien à craindre de moi...

M. Favoral ricanait.

-- Je ne crains rien, prononça-t-il. Je connais des moyens positifs de me mettre à l'abri de vos folies. Je les emploierai...

-- Je vous affirme, mon père, que ma résolution est bien prise.

-- Oh ! dispensez-moi de vos repentirs périodiques...

Mlle Gilberte s'avança.

-- Je me porte garant, dit-elle, des résolutions de Maxence...

Son père ne la laissa pas poursuivre.

-- Assez, interrompit-t-il durement. Mêle-toi de tes affaires, Gilberte. J'ai à te parler, à toi aussi...

-- À moi, mon père...

-- Oui.

Il fit trois ou quatre tours de long en large dans le salon, comme pour laisser à son irritation le temps de se calmer, puis venant se planter debout et les bras croisés devant sa fille : -- Tu as dix-huit ans, reprit-il, c'est-à-dire qu'il est temps de songer à ton établissement. Il se présente pour toi un parti...

Elle tressaillit, et reculant, plus rouge qu'une pivoine : -- Un parti ! répéta-t-elle, d'un ton de surprise immense.

-- Oui, et qui me convient...

-- Mais je ne veux pas me marier, mon père...

-- Toutes les jeunes filles disent cela, et dès qu'il se présente un prétendant elles sont enchantées. Le mien est un garçon de vingt-six ans, très-bien de sa personne, aimable, spirituel, qui a eu de grands succès dans le monde...

-- Mon père, je vous affirme que je ne veux pas quitter ma mère...

-- Naturellement... C'est un homme intelligent, et un travailleur obstiné, promis, de l'avis de tous, à une immense fortune. Bien qu'il soit riche déjà, car il est un des principaux intéressés d'une charge d'agent de change, il fait avec l'ardeur d'un pauvre diable le métier de remisier. On me dirait qu'il gagne cent mille écus par an que je n'en serais pas surpris. Sa femme aura voiture, loge à l'Opéra, des diamants et des toilettes autant que Mme de Thaller...

-- Eh ! que m'importent de telles choses !

-- C'est entendu. Je te le présenterai samedi...

Mais Mlle Gilberte n'était pas de ces jeunes filles qui, par timidité, par faiblesse, se laissent engager contre leur volonté, et engager si avant que plus tard elles ne peuvent plus reculer. Une discussion devant avoir lieu, elle préférait la subir immédiatement.

-- Une présentation est absolument inutile, mon père, déclara-t-elle résolument.

-- Parce que ?

-- Je vous l'ai dit, je ne veux pas me marier.

-- Et si je veux, moi.

-- Je suis prête à vous obéir en tout, sauf en cela...

-- En cela comme en tout le reste ! interrompit le caissier du Crédit mutuel d'une voix tonnante...

Et enveloppant sa femme et ses enfants d'un regard gros de défiances et de menaces : -- En cela, comme en tout, répéta-t-il, parce que je suis le maître et que je saurai le montrer. Oui, je vous le montrerai, car je suis las de voir ma famille liguée contre mon autorité...

Et il sortit en fermant la porte si violemment, que les cloisons en tremblèrent.

-- Tu as tort de tenir ainsi tête à ton père, ma fille, murmura la faible Mme Favoral.

Le fait est que la pauvre femme ne comprenait pas que sa fille pût repousser l'unique moyen qu'elle eût de rompre avec la plus triste des existences.

-- Laisse-toi toujours présenter ce jeune homme, dit-elle. Il se peut qu'il te plaise...

-- Je suis sûre qu'il ne me plaira pas...

Elle dit cela d'un tel accent, que Mme Favoral en fut soudainement éclairée.

-- Mon Dieu ! murmura-t-elle, Gilberte, ma fille chérie, aurais-tu donc un secret que ta mère ne connaît pas ?

XIV

Oui, Mlle Gilberte avait son secret.

Un secret bien simple, d'ailleurs, chaste comme elle, et de ceux qui, selon l'expression des bonnes femmes, doivent réjouir les anges.

Le printemps de cette année ayant été d'une rare clémence, Mme Favoral et sa fille avaient pris l'habitude d'aller chaque jour respirer le grand air à la place Royale.

Elles emportaient leur ouvrage, crochet ou tapisserie, de sorte que cette distraction salutaire ne diminuait en rien le produit de leur semaine.

C'est pendant ces promenades que Mlle Gilberte avait fini par remarquer un jeune homme, un inconnu, qu'elle rencontrait, toujours au même endroit.

De haute taille et robuste, il avait grand air sous ses modestes vêtements, dont la propreté recherchée trahissait une gêne qui veut être respectée. Il portait toute sa barbe, et son visage intelligent et fier était éclairé par de grands yeux noirs, de ces yeux dont le regard droit et clair déconcerte les coquins et les fourbes.

Jamais, en passant près de Mlle Gilberte, il ne manquait de baisser ou de détourner légèrement la tête, et malgré cela, et malgré l'expression de respect qu'elle avait surprise sur son visage, elle ne pouvait s'empêcher de rougir.

-- Ce qui est absurde, pensait-elle, car enfin que m'importe ce jeune homme !...

L'infaillible instinct, qui est l'expérience des jeunes filles inexpérimentées, lui disait que ce n'était pas le hasard seul qui plaçait cet inconnu sur son passage. Elle voulut cependant en avoir le cœur net.

Elle sut si bien s'y prendre avec sa mère, que tous les jours de la semaine qui suivit, le moment de leur promenade fut changé. Tantôt elles sortaient dès midi, tantôt passé quatre heures.

Quelle que fut l'heure, toujours Mlle Gilberte, en dépassant la rue des Minimes, apercevait son inconnu sous les arcades, arrêté à la vitre de quelque magasin de bric-à-brac et épiant du coin de l'œil.

Paraissait-elle, il quittait son poste et hâtait assez le pas pour la croiser devant la grille de la place.

-- C'est une persécution ! se disait Mlle Gilberte.

Comment donc n'en parla-t-elle pas à sa mère ? Pourquoi donc ne lui confia-t-elle rien le jour où, s'étant mise par hasard à la fenêtre, elle vit le « persécuteur » passant devant la maison, le nez en l'air ?

-- Est-ce que je deviens folle ! se disait-elle, sérieusement irritée contre elle-même. Je ne veux plus penser à lui.

Elle y pensait pourtant, quand une après-midi que sa mère et elle travaillaient, assises sur le banc qu'elles avaient choisi, elle vit son inconnu venir s'installer non loin d'elles.

Il était accompagné d'un homme âgé, à tournure militaire, portant de longues moustaches blanches et ayant à la boutonnière la rosette de la Légion d'honneur.

-- Ah ! ceci est une insolence ! pensa la jeune fille, tout en cherchant un prétexte pour demander à sa mère de changer de place.

Mais déjà le jeune homme et le vieillard avaient installé leurs chaises et s'étaient assis de façon à ce que Mlle Gilberte ne perdît pas un mot de ce qu'ils allaient dire.

Ce fut le jeune homme qui, le premier, prit la parole.

-- Vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même, mon cher comte, commença-t-il : vous qui avez été le meilleur ami de mon pauvre père, vous qui me faisiez sauter sur vos genoux, quand j'étais enfant, et qui ne m'avez jamais perdu de vue...

-- C'est-à-dire que je réponds de toi corps pour corps, mon garçon, interrompit le vieux. Mais, continue...

-- J'ai vingt-six ans. Je me nomme Yves-Marius Génost de Trégars. Ma famille, qui est une des plus vieilles de Bretagne, est l'alliée de toutes les grandes familles.

-- Parfaitement exact ! déclara le bonhomme.

-- Malheureusement ma fortune n'est pas à la hauteur de ma noblesse. Lorsque ma mère mourut en 1856, mon père, qui l'adorait, en conçut un tel chagrin, que le séjour de notre château de Trégars, où il avait passé toute sa vie, lui parut insupportable.

Il vint à Paris, ce qui n'offrait nul inconvénient, puisqu'alors nous étions riches, et il se lia avec des gens qui ne tardèrent pas à lui inoculer la fièvre du moment. On lui prouva qu'il était fou de conserver des terres qui lui rapportaient à grand'peine quarante mille francs par an, et dont il trouverait aisément plus de deux millions, lesquels, placés seulement à cinq, lui constitueraient cent mille livres de rentes. Il vendit donc tout, à l'exception de notre domaine patrimonial de Trégars, sur la route de Quimper à Audierne, et se lança dans la spéculation.

Il fut assez heureux, d'abord. Mais il était trop probe et trop loyal pour être heureux longtemps. Une affaire à laquelle il s'intéressa au commencement de 1869 tourna mal. Ses associés s'enrichirent ; lui, je ne sais comment, fut ruiné et faillit être compromis. Il en mourut de douleur moins d'un mois après.

De la tête, le vieux soldat approuvait.

-- Bien, mon garçon, dit-il, seulement tu es trop modeste, et il est une circonstance importante que tu négliges.

Tu avais le droit, lors des mauvaises affaires de ton père, de réclamer et de garder la fortune de ta mère, c'est-à-dire une trentaine de mille livres de rentes. Non-seulement tu ne l'as pas fait, mais tu as tout abandonné aux créanciers, mais tu as vendu, pour leur en donner le prix, le domaine de Trégars, à l'exception du vieux château et de son parc, de telle sorte que ton père est mort ruiné, mais ne devant pas un sou. Et cependant, tu savais comme moi que ton père a été trompé et dépouillé par des misérables, qui depuis, roulent carrosse, et auxquels, si la justice s'en mêlait, il serait peut-être encore possible de faire rendre gorge...

Le front penché sur sa tapisserie, Mlle Gilberte semblait travailler avec une incomparable ardeur.

La vérité est qu'elle ne savait comment dissimuler la rougeur de ses joues et le tremblement de ses mains. Elle avait comme un nuage devant les yeux, et c'est au hasard qu'elle poussait son aiguille.

À peine lui restait-il assez de présence d'esprit pour répondre à Mme Favoral, laquelle ne s'apercevait de rien, et lui adressait de temps à autre la parole.

C'est que le sens de cette scène était trop clair pour lui échapper.

-- Ils se sont entendus, pensait-elle. C'est pour moi seule qu'ils parlent...

Le jeune homme, Marius de Trégars, poursuivait :

-- Je mentirais, mon vieil ami, si je vous disais que je fus insensible à notre ruine. Si philosophe qu'on soit, ce n'est pas sans serrement de cœur qu'on passe d'un hôtel somptueux à une triste mansarde. Mais ce qui me désolait plus que tout le reste, c'est que je me voyais forcé de renoncer à des travaux qui avaient fait la joie de ma vie, et sur lesquels je fondais les plus magnifiques espérances. Une vocation positive, exaltée par les hasards de mon éducation, m'avait poussé vers les sciences physiques.

Depuis plusieurs années, j'avais appliqué tout ce que j'ai d'intelligence et d'énergie à des études sur l'électricité. Faire de l'électricité un moteur incomparable remplaçant la vapeur, tel était le but que je poursuivais sans relâche. Déjà, vous le savez, j'avais, quoique bien jeune, obtenu des résultats dont le monde savant s'était ému. Il m'avait semblé entrevoir le mot d'un problème dont la solution changerait la face du globe... La ruine était l'anéantissement de mes espérances, la perte totale du fruit de mes travaux... C'est que mes expériences étaient coûteuses, c'est qu'il fallait de l'argent, et beaucoup, pour payer les produits qui m'étaient indispensables et faire fabriquer les appareils que j'imaginais...

Et j'allais être réduit à gagner mon pain de chaque jour...

J'étais bien près du désespoir, lorsque je rencontrai un homme que j'avais vu chez mon père autrefois, et qui m'avait paru s'intéresser à mes recherches. C'est un spéculateur, nommé Marcolet. Mais ce n'est pas à la Bourse qu'il travaille. L'industrie est la forêt de Bondy où il opère. Il achète les blés en herbe et engrange les moissons d'autrui. Sans cesse à la piste des chercheurs obstinés qui crèvent de faim dans leurs greniers, il leur apparaît aux heures de crise suprême. Il les plaint, il les encourage, il les console, il les aide, et il est bien rare qu'il ne réussisse pas à devenir propriétaire de leur découverte. Parfois il se trompe. Alors il en est quitte pour passer par profits et pertes quelques billets de mille francs. Mais s'il a vu juste, c'est par centaines de mille francs que se chiffrent les bénéfices. Et combien de brevets exploite-t-il ainsi ! De combien d'inventions recueille-t-il les résultats, qui sont une fortune, dont les inventeurs n'ont pas de souliers aux pieds ! Car tout lui est bon, et c'est avec la même avidité qu'il défend un sirop contre la toux dont il a acheté la formule à un pauvre diable de pharmacien, et une pièce de machine à vapeur dont le brevet lui a été vendu par un mécanicien de génie.

Et cependant Marcolet n'est pas un méchant homme. Voyant ma situation, il me proposa, moyennant une somme de [...] par an, d'entreprendre certaines études de chimie industrielle qu'il m'indiqua. J'acceptai. Dès le lendemain, je louai, rue des Tournelles, un rez-de-chaussée où j'installai mon laboratoire, et je me mis à l'œuvre... Voilà un an de cela.

Marcolet doit être content. Déjà, je lui ai trouvé pour la teinture de la soie une nuance nouvelle dont le prix de revient est presque nul... Moi, je vivais, ayant réduit mes besoins au strict nécessaire, consacrant tout ce que mon travail me rapporte, à poursuivre le problème dont la découverte serait pour moi la gloire et la fortune...

Palpitante d'une inexprimable émotion, Mlle Gilberte écoutait ce jeune homme, un inconnu pour elle, l'instant d'avant, et dont maintenant elle savait la vie comme si elle l'eût vécue tout entière près de lui.

Car l'idée, certes, ne lui venait pas de suspecter sa sincérité.

Aucune voix, jamais, n'avait vibré à son oreille comme cette voix dont les sonorités graves et émues éveillaient en elle des sensations étranges et des légions de pensées qu'elle ne soupçonnait pas.

Elle s'étonnait de l'accent de simplicité dont il parlait de l'illustration de sa famille, de son opulence passée, de sa pauvreté présente, de ses obscurs travaux et de ses hautes espérances.

Elle admirait le dédain superbe de l'argent qui éclatait en chacune de ses paroles.

Il était donc un homme, au moins, qui le méprisait, cet argent, devant lequel jusqu'ici elle avait vu à plat ventre dans la boue, tous les gens qu'elle connaissait...

Mais après un moment de silence, toujours s'adressant en apparence à son vieux compagnon, Marius de Trégars poursuivait :

-- Je le répète, parce que c'est l'expression de la vérité, mon vieil ami, cette vie de travail et de privations, si nouvelle pour moi, ne me pesait pas. Le calme, le silence, le constant exercice de toutes les facultés de l'intelligence ont des charmes que le vulgaire ne soupçonnera jamais. Il me plaisait de me dire que si j'étais ruiné, c'était uniquement par un acte de ma volonté. J'éprouvais des jouissances positives à me répéter que moi, le marquis de Trégars, j'avais eu cent mille livres de rentes, et à sortir l'instant d'après pour aller acheter chez le boulanger et chez la fruitière mes provisions de la journée.

J'étais fier de penser que c'était à mon travail seul, à la besogne que me payait Marcolet, que je devais les moyens de poursuivre mon œuvre. Et des sommets où m'emportait l'aile de la science, je prenais en pitié votre existence moderne, cette mêlée ridicule et tragique de passions, d'intérêts et de convoitises, ce combat sans merci ni trêve dont la loi est : Malheur aux faibles ! où quiconque tombe est foulé aux pieds !...

Parfois cependant, comme les flammes d'un incendie mal éteint sous ses cendres, se réveillaient en moi toutes les ardeurs de la jeunesse... J'ai eu des heures de délire, de découragement et de détresse, où ma solitude me faisait horreur... Mais j'avais la foi qui soulève des montagnes, la foi en moi et en mon œuvre... Et bientôt apaisé, je m'endormais dans la pourpre de l'espérance, voyant tout au fond de l'avenir lointain se dresser les arcs de triomphe de mon succès...

Telle était exactement ma situation, quand une après-midi du mois de février, après une expérience sur laquelle j'avais beaucoup compté, et qui venait d'échouer misérablement, je vins sur cette place respirer quelques bouffées d'air pur.

Il faisait une journée de printemps, tiède et toute ensoleillée. Les pierrots pépiaient sur les branches gonflées de sève, des bandes d'enfants couraient le long des allées en poussant des cris joyeux.

Je m'étais assis sur un banc, ruminant les causes de ma déconvenue, lorsque deux femmes passèrent près de moi, l'une âgée déjà, l'autre toute jeune. Elles marchaient si rapidement que c'est à peine si j'avais eu le temps de les entrevoir.

Mais la démarche de la jeune fille et la noble simplicité de son maintien m'avaient frappé à ce point que je me levai et que je me mis à la suivre, avec l'intention de la dépasser et de revenir ensuite sur mes pas, afin de bien voir son visage. Ainsi je fis, et je fus ébloui. Au moment où mes yeux rencontrèrent les siens, une voix au dedans de moi s'éleva, me criant que c'était fini désormais, et que ma destinée était fixée...

-- Et il m'en souvient, mon cher garçon, fit le vieux soldat, d'un ton d'amicale raillerie, car tu vins me rendre visite le soir même, toi que je n'avais pas vu depuis des mois.

Marius de Trégars ne releva pas l'observation.

-- Et cependant, continua-t-il, vous savez que je ne suis pas homme à subir une première impression. Je luttai. Avec une sombre énergie je m'efforçai d'écarter cette image radieuse que j'emportais en mon âme, qui ne me quittait plus, qui me poursuivait au plus fort de mes études. Tentatives inutiles ! Ma pensée ne m'obéissait plus, ma volonté m'échappait. C'était bien un de ces amours qui s'emparent de l'être entier, qui dominent tout, et qui font de la vie une ineffable félicité ou un supplice sans nom, selon qu'ils sont heureux ou malheureux.

Ah ! que de journées alors j'ai passées, à attendre et à épier celle que j'avais ainsi entrevue et qui ignorait jusqu'à mon existence, dont cependant elle était l'arbitre ! Et quelles palpitations insensées, quand après des heures d'impatiences dévorantes, je voyais, au détour de la rue, flotter un pli de sa robe. Je la revis souvent, toujours avec la même femme âgée, sa mère. Elles avaient adopté sur cette place, un banc, toujours le même, et elles travaillaient à des ouvrages de couture avec une assiduité qui me donnait à penser qu'elles vivaient de leur travail...

Brusquement, il fut interrompu par son compagnon.

Le vieux gentilhomme craignit que l'attention de Mme Favoral ne fût à la fin éveillée par des allusions trop directes.

-- Prends garde, garçon ! dit-il à demi-voix, non si bas, toutefois, que Mlle Gilberte ne l'entendît.

Mais il eût fallu bien autre chose pour distraire Mme Favoral de ses tristes réflexions. Elle songeait à une scène qui avait eu lieu entre son mari et son fils. Elle pensait que Maxence lui avait demandé de l'argent la veille, et qu'elle n'en avait plus guère. Justement elle venait d'achever sa bande de tapisserie, et désolée de perdre une minute :

-- Peut-être serait-il temps de rentrer, dit-elle à sa fille, je n'ai plus rien à faire.

Mlle Gilberte tira de son panier à ouvrage un morceau de canevas, et le donnant à sa mère :

-- Voici de quoi continuer, maman, fit-elle d'une voix troublée. Restons encore un peu...

Et Mme Favoral s'étant remise à l'œuvre, Marius de Trégars reprit :

-- La pensée que celle que j'aimais était pauvre m'enchantait. N'était-ce pas un rapprochement déjà, que cette communauté de situations ! J'avais des joies d'enfant, en songeant que je travaillerais pour elle et pour sa mère, et qu'elles me devraient une aisance honorable, mais modeste comme nos goûts...

Mais je ne suis pas de ces rêveurs qui confient leur destinée aux ailes des chimères. Avant de rien entreprendre, je résolus de m'informer. Hélas ! aux premiers renseignements que je recueillis, mes beaux rêves s'envolèrent. Je sus qu'elle était riche, très-riche même. On m'apprit que son père était un de ces hommes dont l'intègre probité s'enveloppe de formes austères et dures. Il devait sa fortune, m'affirma-t-on, à son seul travail, mais aussi à des prodiges d'économie et aux plus sévères privations. On me dit qu'il professait un culte pour cet argent qui lui avait tant coûté, et que jamais certainement il n'accorderait sa fille à un homme sans fortune.

Il était inutile d'ajouter cet avis. Au-dessus de mes actions, de mes pensées, de mes espérances, plus haut que tout, plane mon orgueil. À l'instant, je vis s'ouvrir un abîme entre moi et celle que j'aime plus que la vie, mais moins que ma dignité. Quand on s'appelle Génost de Trégars, on nourrit sa femme, fût-ce en servant les maçons. Et la pensée de devoir une fortune à celle que j'épouserais me la ferait prendre en exécration...

Vous devez vous rappeler, mon vieil ami, que je vous dis tout cela. Et il doit vous souvenir que vous me répondiez que j'étais singulièrement outrecuidant de me révolter ainsi d'avance, parce que bien certainement un millionnaire ne donne pas sa fille à un noble ruiné, aux gages de Marcolet, le brocanteur de brevets, à un pauvre diable de chercheur qui bâtit les châteaux de son avenir sur la solution d'un problème inutilement poursuivi par les plus beaux génies...

C'est alors que mon désespoir m'inspira une résolution extrême, folle sans doute, et à laquelle pourtant, vous, le comte de Villegré, le vieil ami de mon père, vous avez consenti à vous prêter...

Je me dis que je m'adresserais à elle, à elle seule, et qu'elle saurait du moins quel grand, quel immense amour elle a inspiré.

Je me dis que j'irais à elle, et que je lui dirais :

« Voici qui je suis et ce que je suis... Par pitié, accordez-moi trois ans de répit. À un amour tel que le mien, il n'est rien d'impossible. En trois ans je serai mort ou assez riche pour demander votre main... De ce jour j'abandonne mon œuvre pour des travaux d'une utilité immédiate. L'industrie a des trésors pour les inventeurs... Mon Dieu ! si vous pouviez lire dans mon âme, vous ne me refuseriez pas ce répit que je vous demande... Pardonnez-moi. Un mot, par grâce, un seul... C'est l'arrêt de ma destinée que j'attends !... »

Trop grand était le désarroi de la pensée de Mlle Gilberte, pour qu'elle songeât à s'offenser de cette démarche étrange...

Elle se dressa toute frissonnante, et s'adressant à Mme Favoral :

-- Viens, maman, dit-elle, viens, je sens que j'ai pris froid... Je veux rentrer... réfléchir... Demain, oui, demain, nous reviendrons !...

Si abîmée en ses méditations que fût Mme Favoral, et à mille lieues de la situation présente, il était impossible qu'elle ne remarquât pas le trouble affreux de sa fille, l'altération de ses traits et l'incohérence de ses paroles.

-- Qu'as-tu ? demanda-t-elle tout inquiète, que me dis-tu ?

-- Je me sens souffrante, répondit la jeune fille d'une voix à peine distincte, très-souffrante... viens, rentrons !...

Elles s'éloignèrent, en effet, et à peine à la maison Mlle Gilberte se réfugia dans sa chambre. Elle avait hâte d'être seule, pour se ressaisir elle-même, pour rassembler ses idées, plus éparpillées que les feuilles sèches par un vent d'orage.

C'était un événement énorme qui venait de tomber soudainement dans sa vie si monotone et si calme, un événement inconcevable, inouï, et dont les conséquences devaient peser sur tout son avenir.

Étourdie encore, elle se demandait presque si elle n'était pas le jouet d'une hallucination, et si réellement il s'était trouvé un homme pour concevoir et exécuter ce projet audacieux, de venir, sous l'œil de sa mère, lui dire son amour et lui demander en échange un engagement solennel.

Mais ce qui la stupéfiait bien plus encore, ce qui la confondait, c'était d'avoir enduré une telle tentative.

Quelle influence despotique subissait-elle donc ! À quels sentiments indéfinissables avait-elle obéi !

Si encore elle n'eût fait que tolérer ! Mais elle avait fait plus, elle avait encouragé. Retenir sa mère qui voulait rentrer, et elle l'avait retenue, n'était-ce pas dire à cet inconnu :

-- Poursuivez, je le permets, j'écoute.

Il avait poursuivi, en effet.

Et elle, au moment de s'éloigner, elle s'était engagée formellement à réfléchir, et à revenir le lendemain à une heure convenue, rendre une réponse. Elle avait donné un rendez-vous, en un mot.

C'était à mourir de honte. Et comme si elle eût eu besoin du bruit de ses paroles pour se convaincre de la réalité du fait, elle se répétait à voix haute :

-- J'ai donné un rendez-vous, moi, Gilberte, à un homme que mes parents ne connaissaient pas, et dont hier encore j'ignorais le nom !...

Pourtant, elle ne pouvait prendre sur elle de s'indigner de l'imprudente hardiesse de sa conduite. L'amertume des reproches qu'elle s'adressait n'était pas sincère. Et elle le sentait si bien, qu'à la fin :

-- C'est une hypocrisie indigne de moi, s'écria-t-elle, puisque maintenant encore, et sans l'excuse de la surprise, je n'agirais pas autrement.

C'est que plus elle réfléchissait, moins elle parvenait à découvrir l'ombre seulement d'une intention offensante dans tout ce qu'avait dit Marius de Trégars. Par le choix de son confident : un vieillard, un ami de sa famille, un homme d'une haute honorabilité, il avait, autant qu'il était en lui, fait excuser la témérité de la démarche et sauvé le plus scabreux de la situation. Et il était impossible de douter de sa sincérité, de suspecter la loyauté de ses intentions.

Pour Mlle Gilberte, plus que pour toute autre jeune fille, le parti extrême adopté par M. de Trégars était compréhensible.

Par son orgueil à elle-même, elle s'expliquait son orgueil à lui.

Pas plus que lui, à sa place, elle n'eût voulu s'exposer à l'humiliation d'un refus assuré.

Dès lors, qu'y avait-il de si extraordinaire à ce qu'il vînt à elle directement, à ce que franchement et loyalement il lui exposât sa situation, ses projets et ses espérances ?...

-- Mon Dieu ! se disait-elle, épouvantée de cet examen de conscience et des sentiments qu'elle découvrait tout au fond de son âme, mon Dieu ! je ne me reconnais plus ! Ne voilà-t-il pas que je l'approuve !...

Eh bien ! oui, elle l'approuvait, attirée, séduite par l'étrangeté même de la situation. Rien ne lui semblait plus admirable que la conduite de Marius de Trégars, sacrifiant sa fortune et ses ambitions les plus légitimes à l'honneur de son nom, et se condamnant à vivre de son travail.

-- Celui-là, pensait-elle, est un homme, et sa femme aura le droit d'en être fière !...

Involontairement, elle le comparaît aux seuls hommes qu'elle connût : à M. Favoral, dont l'âpre lésine avait été le désespoir des siens ; à Maxence, qui ne rougissait pas d'alimenter ses désordres avec le prix du travail de sa mère et de sa sœur...

Combien autre était Marius ! S'il était pauvre, c'est qu'il le voulait bien. N'avait-elle pas vu sa confiance en soi ! Elle la partageait. Elle était sûre que dans le délai qu'il demandait, il saurait conquérir cette fortune devenue nécessaire. Il se présenterait alors, hautement ; il l'arracherait à ce milieu d'âpres convoitises et de débats mesquins où elle semblait condamnée à vivre, elle serait la marquise de Trégars.

-- Pourquoi donc ne pas répondre : oui ? pensait-elle, avec les émotions poignantes du joueur au moment de risquer sur une carte tout ce qu'il possède.

Et quelle partie pour Mlle Gilberte, et quel enjeu !

Si elle allait s'être trompée ? Si Marius n'était qu'un de ces misérables qui ont élevé la séduction à la hauteur d'un art ! S'appartiendrait-elle après avoir répondu ? Savait-elle à quels hasards l'exposait un tel engagement ? N'allait-elle pas courir les yeux bandés vers ces périls décevants où une jeune fille laisse sa réputation quand elle sauve son honneur !...

L'idée lui venait bien de consulter sa mère. Mais elle savait la timidité craintive de Mme Favoral, et qu'elle était aussi incapable de donner un conseil que de faire prévaloir sa volonté. Elle serait effrayée, approuverait tout, et à la première alerte avouerait tout...

-- Suis-je donc si faible et si veule, pensait la jeune fille, que je ne sache pas, quand il s'agit de moi seule, prendre seule une détermination !...

Il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit, mais au matin sa résolution était prise.

Et vers une heure :

-- Ne sortons-nous pas ? demanda-t-elle à sa mère.

Mme Favoral hésitait :

-- Ces premières belles journées sont perfides, objecta-t-elle, tu as eu froid hier...

-- J'étais vêtue trop légèrement... Aujourd'hui j'ai pris mes précautions.

Elles se mirent donc en route, munies de leur ouvrage, et vinrent s'établir sur leur banc accoutumé.

Avant même de franchir la grille, Mlle Gilberte avait reconnu Marius de Trégars et le comte de Villegré, se promenant dans une des contre-allées. Bientôt, comme la veille, ils allèrent prendre deux chaises et s'installèrent près du banc.

Jamais le cœur de la jeune fille n'avait battu avec une telle violence. Prendre une résolution est bien, mais encore faut-il avoir la force de l'exécuter. Et elle en était à se demander s'il lui serait possible d'articuler une syllabe.

Enfin, rassemblant tout son courage :

-- Tu ne crois pas aux rêves, toi, maman ? interrogea-t-elle.

Sur ce sujet, pas plus que sur quantité d'autres, Mme Favoral n'avait d'opinion.

-- Pourquoi, fit-elle, me demandes-tu cela ?

-- C'est que j'en ai eu un, étrange, et qui m'a bouleversée.

-- Oh !...

-- Il m'a semblé, que tout à coup, un jeune homme que je ne connaissais pas se dressait devant moi... Il eût été bien heureux, me disait-il, de demander ma main, mais il ne l'osait pas, étant très-pauvre... Et il me suppliait d'attendre trois ans, pendant lesquels il ferait fortune...

Mme Favoral souriait.

-- C'est tout un roman, dit-elle.

-- Mais ce n'était pas un roman, dans mon rêve, interrompit vivement Mlle Gilberte... Ce jeune homme s'exprimait d'un accent de conviction si profonde, qu'il m'était comme impossible de douter de lui-même, je me disais qu'il serait incapable de cette odieuse lâcheté d'abuser de la crédulité confiante d'une pauvre fille...

-- Et que lui as-tu répondu ?...

En dérangeant presque imperceptiblement sa chaise, Mlle Gilberte pouvait, de l'angle de la paupière, apercevoir M. de Trégars. Évidemment, il ne perdait pas une des paroles qu'elle adressait à sa mère. Il était plus blanc qu'un linge, et son visage trahissait une affreuse anxiété.

Cela lui donna l'énergie de dompter les dernières révoltes de sa conscience.

-- Répondre était pénible, prononça-t-elle, et cependant j'ai osé lui répondre. Je lui ai dit : « Je vous crois et j'ai foi en vous. Loyalement et fidèlement j'attendrai votre succès. Mais jusque-là, nous devons être l'un pour l'autre des étrangers. Ruser, tromper et mentir serait indigne de nous. Vous ne voudriez pas exposer à un soupçon celle qui doit être votre femme ! »

-- Très-bien ! approuva Mme Favoral, seulement je ne te croyais pas si romanesque...

Elle riait, la bonne dame, mais non si haut que Mme Gilberte n'entendît la réponse de M. de Trégars.

-- Comte de Villegré, disait-il, mon vieil ami, recevez le serment que je fais devant Dieu de consacrer ma vie à celle qui n'a pas douté de moi. Nous sommes aujourd'hui le 4 mai 1870 ; le 4 mai 1873, j'aurai réussi, je le sens, je le veux, il le faut...

XV

C'en était fait, Gilberte Favoral venait de disposer d'elle-même irrévocablement. Prospère ou misérable, sa destinée désormais dépendait d'un autre. Le branle donné à la roue, elle ne devait plus espérer en régler la direction, pas plus qu'on ne peut prétendre maîtriser la course de la bille d'ivoire lancée sur le plateau de la roulette.

Aussi, au sortir de ce grand orage de passion qui, tout d'un coup, l'avait enveloppée, ressentait-elle un étonnement immense mêlé d'appréhensions inexpliquées et de vagues terreurs.

Rien de changé, en apparence, autour d'elle. Père, mère, frère, amis, gravitaient mécaniquement dans leur orbe accoutumé. Les mêmes faits quotidiens se répétaient monotones et réguliers comme le tic-tac de la pendule.

Et pourtant un événement était survenu, plus prodigieux pour elle qu'un déplacement de montagnes.

Souvent, pendant les semaines qui suivirent, elle se surprenait à répéter à mi-voix :

-- Est-ce vrai ? Est-ce seulement possible !

Ou bien elle courait se placer devant une glace, pour s'assurer une fois de plus que rien, sur son visage ni dans ses yeux, ne trahissait le secret qui palpitait en elle.

La singularité de la situation était bien faite d'ailleurs pour la troubler et confondre son esprit.

Dominée par les circonstances, elle avait, au mépris de toutes les idées reçues et des plus vulgaires convenances, écouté les promesses passionnées d'un inconnu, et elle lui avait engagé sa vie. Et le pacte conclu et solennellement juré, ils s'étaient séparés, sans savoir quand des circonstances propices les rapprocheraient de nouveau.

-- Et cependant, se disait la pauvre jeune fille, devant Dieu, M. de Trégars est mon fiancé... Il est mon fiancé, et jamais directement nous n'avons échangé un mot. Si nous venions à nous rencontrer dans le monde, il nous faudrait feindre de ne pas nous connaître. S'il passe près de moi dans la rue, il n'a pas le droit de me saluer. Je ne sais où il est, ni ce qu'il devient, ni ce qu'il fait !...

Elle ne l'avait plus revu, en effet ; il n'avait pas donné signe de vie, tant fidèlement il se conformait à la volonté qu'elle avait exprimée. Et peut-être du fond du cœur, et sans se l'avouer, l'eût-elle souhaité moins scrupuleux. Peut-être n'eût-elle pas été bien irritée de le voir quelquefois, comme jadis, se glisser à son passage, sous les vieilles arcades de la rue des Vosges.

Mais tout en souffrant de cette séparation, elle en concevait du caractère de Marius une estime plus haute. Car elle était bien sûre qu'il souffrait autant et plus qu'elle de la contrainte qu'il s'imposait.

Aussi, occupait-il constamment sa pensée. Elle ne se lassait pas de repasser dans son esprit tout ce qu'il avait raconté de son passé ; elle cherchait à se rappeler ses moindres paroles, et jusqu'aux inflexions de sa voix.

Et, à force de vivre ainsi avec le souvenir de Marius de Trégars, elle se familiarisait avec lui, dupe à ce point de l'illusion de l'absence, qu'elle finissait par se persuader qu'elle le connaissait mieux de jour en jour.

Déjà, près d'un mois s'était écoulé, quand, une après-midi encore, en arrivant à la place Royale, elle le reconnut, debout, près de ce banc où ils avaient si étrangement échangé leurs promesses.

Et il la vit bien venir, lui aussi, elle le comprit à son geste. Mais quand elle ne fut plus qu'à quelques pas, il s'éloigna rapidement, laissant sur le banc un journal plié.

Pour bien peu, Mme Favoral l'eût rappelé, afin de le lui rendre. Mlle Gilberte l'en dissuada.

-- Bast ! laisse donc, maman, dit-elle, est-ce que cela vaut la peine ?... Et d'ailleurs ce monsieur est trop loin, maintenant...

Mais tout en préparant la tapisserie qu'elle brodait, avec cette dextérité qui jamais ne fait défaut aux jeunes filles les plus naïves, elle glissa le journal dans son panier à ouvrage.

N'était-elle pas sûre qu'il avait été laissé là pour elle !

Aussi, à peine rentrée, courut-elle s'enfermer dans sa chambre, et après d'assez longues recherches à travers les colonnes, elle lut :

« Un des plus riches et des plus intelligents industriels de Paris, M. Marcolet, vient de se rendre acquéreur, à Grenelle, des vastes terrains de la succession Lacoche. Il se propose d'y construire une fabrique de produits chimiques dont la direction serait confiée à M. de T... »

« Quoique fort jeune encore, M. de T... s'est fait un nom par ses remarquables travaux sur l'électricité. Peut-être était-il à la veille de résoudre le problème si controversé de la locomotion par l'électricité, quand la ruine de son père vint arrêter ses études.

« C'est à l'industrie qu'il demande aujourd'hui le moyen de poursuivre ses coûteuses expériences. Il n'est pas le premier à s'engager dans cette voie. N'est-ce pas à l'invention de l'injecteur qui porte son nom, que l'ingénieur Giffard doit la fortune qui lui permet de continuer à chercher la direction des ballons ? Pourquoi M. de T..., qui a le même courage, n'aurait-il pas le même bonheur ?... »

-- Ah ! il ne m'oublie pas, se dit Mlle Gilberte, émue jusqu'aux larmes par cet article, qui n'était cependant qu'une réclame rédigée à l'insu de M. de Trégars par M. Marcolet lui-même.

Elle était encore sous cette impression, songeant que déjà Marius était à l'œuvre, lorsque son père lui annonça qu'il avait découvert un mari, lui signifiant d'avoir à le trouver à son goût, puisque lui, le maître, il le jugeait convenable.

De là l'énergie de ses refus.

Mais de là aussi l'imprudente vivacité qui avait éclairé Mme Favoral et qui lui faisait dire :

-- Tu me caches quelque chose, Gilberte ?...

Jamais la jeune fille n'avait été aussi cruellement embarrassée qu'elle l'était en ce moment, par cette perspicacité si soudaine et si imprévue.

Devait-elle se confier à sa mère ?

Elle n'y avait en vérité aucune répugnance, bien certaine d'avance de l'inépuisable indulgence de la pauvre femme, sans compter qu'il lui eût été bien doux d'avoir enfin quelqu'un à qui parler de Marius.

Mais elle savait que son père n'était pas homme à renoncer à un projet conçu par lui. Elle savait qu'il reviendrait à la charge obstinément, sans paix ni trêve. Or, comme elle était résolue à résister avec une non moins implacable opiniâtreté, elle prévoyait des luttes terribles, toutes sortes de violences et de persécutions.

Informée de la vérité, Mme Favoral aurait-elle la force de résister à ces orages de tous les jours ? Un moment ne viendrait-il pas, où, sommée par son mari d'expliquer les refus de sa fille, menacée, terrifiée, elle confesserait tout ?...

D'un coup d'œil, Mlle Gilberte évalua le danger, et puisant dans la nécessité une audace bien éloignée de son caractère :

-- Tu te trompes, chère mère, dit-elle, je ne t'ai rien caché.

Peu convaincue, Mme Favoral hochait la tête.

-- Alors, fit-elle, tu céderas.

-- Jamais.

-- Il est donc une raison que tu ne me dis pas...

-- Aucune, sinon que je ne veux pas te quitter. As-tu pensé, parfois, à ce que serait ton existence, si je n'étais plus là ?... T'es-tu demandé ce que tu deviendrais entre mon père, dont le despotisme se fera plus lourd avec l'âge, et mon frère ?...

Toujours empressée à défendre son fils :

-- Maxence n'est pas méchant, interrompit-elle... Va, il saura bien me récompenser des quelques chagrins qu'il me cause...

La jeune fille eut un geste de doute.

-- Je le souhaite, chère mère, dit-elle, et de toutes les forces de mon âme, mais je n'ose l'espérer... Son repentir, ce soir, était grand et sincère, mais se le rappellera-t-il demain ?... Ne sais-tu pas, d'ailleurs, que le parti de mon père est bien pris de se séparer de Maxence ?... Te vois-tu seule ici, avec mon père !...

À cette seule perspective, Mme Favoral frissonna.

-- Je ne souffrirais pas longtemps, murmura-t-elle.

Mlle Gilberte l'embrassa.

-- Eh ! c'est parce que je veux que tu vives pour être heureuse, s'écria-t-elle, que je refuse de me marier. Ne faut-il pas que tu aies ta part de bonheur en ce monde. Va, laisse-moi faire. Sais-tu quels dédommagements l'avenir te réserve ? D'ailleurs, ce parti que mon père m'a choisi ne me convient pas. Un homme de Bourse, qui ne penserait qu'à l'argent, qui vérifierait mes comptes de ménage, comme papa vérifie les tiens, ou qui me chargerait de diamants et de cachemires comme Mme de Thaller, pour servir d'enseigne à sa boutique ?... Non, je n'en veux pas ! Ainsi, mère chérie, sois brave, prends bien le parti de ta fille, et nous serons vite débarrassées de cet épouseur.

-- Oh ! ton père te l'amènera, il l'a dit.

-- Eh bien ! s'il revient trois fois, il aura du courage...

Mais la porte du salon s'ouvrit brusquement.

-- Qu'est-ce que vous complotez encore ? cria la voix irritée du maître. Et toi, madame Favoral, pourquoi ne viens-tu pas te coucher ?...

La pauvre esclave obéit sans mot dire. Et tout en regagnant sa chambre :

-- De tristes jours se préparent, pensait Mlle Gilberte. Mais bast ! quand je souffrirais un peu, ne serais-je pas bien à plaindre ? Est-ce que Marius se plaint, lui qui renonce pour moi à ses plus chères espérances, lui qui, si fier et si désintéressé, se fait l'employé de M. Marcolet et ne se préoccupe plus que de gagner de l'argent !

Les tristes prévisions de Mlle Gilberte ne devaient que trop se réaliser.

Lorsque M. Favoral se montra, le lendemain matin, il avait le front assombri et les lèvres contractées de l'homme qui a passé la nuit à ruminer un plan dont il ne s'écartera pas.

Au lieu de partir pour son bureau sans mot dire à personne, selon son habitude, il appela au salon sa femme et ses enfants.

Et après avoir soigneusement poussé le verrou des portes, s'adressant à Maxence :

-- Vous allez, lui commanda-t-il, me dresser la liste de vos créanciers... Tâchez de n'en oublier aucun, et que ce soit prêt le plus tôt possible.

Mais Maxence n'était plus le même.

À la suite des reproches si terribles et si mérités de sa sœur, une révolution salutaire s'était opérée en lui. Pendant cette nuit qui venait de s'écouler, il avait réfléchi à sa conduite, depuis quatre ans ; et il en avait été consterné et épouvanté. Son impression avait été celle de l'ivrogne, qui, revenu à la raison, se remémore les actes ridicules ou dégradants qui lui ont été inspirés par l'alcool, et, confus et humilié, se jure de ne plus boire.

Ainsi Maxence s'était fait le serment, et en se jurant bien que ce ne serait pas un serment d'ivrogne, de changer de vie. Et son attitude et son regard annonçaient la fierté des grandes résolutions.

Au lieu de baisser la tête sous le regard irrité de M. Favoral, et de balbutier des excuses et de vagues promesses :

-- Vous donner la liste que vous me demandez, est inutile, mon père, répondit-il. Je suis d'âge à porter la responsabilité de mes actes. Je saurai réparer mes folies. Ce que je dois, je le payerai. Aujourd'hui même je verrai mes créanciers et je prendrai des arrangements avec eux.

-- Bien, Maxence ! s'écria Mme Favoral ravie.

Mais il n'était pas de retour possible, avec le caissier du Comptoir de crédit mutuel .

-- Voilà de belles paroles ! ricana-t-il, seulement je doute que les tailleurs et les chemisiers consentent à s'en payer. C'est pourquoi j'exige cette liste...

-- Cependant...

-- C'est moi qui payerai. Je n'entends pas que la scène d'hier, à mon bureau, se renouvelle. Il ne peut pas être dit que mon fils est un faiseur de dupes au moment où je trouve pour ma fille un parti inespéré...

Et se tournant vers Mme Gilberte :

-- Car je te suppose revenue à des idées plus raisonnables ? prononça-t-il.

La jeune fille secoua la tête.

-- Mes idées sont ce qu'elles étaient hier soir.

-- Ah ! ah !

-- Ainsi, je vous en supplie, mon père, n'insistez pas. À quoi bon des luttes et des déchirements ? Vous devez me connaître assez pour savoir que, quoi qu'il arrive, je ne céderai pas.

M. Favoral, en effet, avait pu constater la fermeté de sa fille, puisqu'en plusieurs circonstances déjà, il avait dû, selon son expression, baisser pavillon devant elle. Mais il ne pouvait se persuader qu'elle lui résisterait, quand il imposerait sa volonté d'une certaine façon.

-- J'ai donné ma parole, fit-il.

-- Mais je n'ai pas donné la mienne, mon père...

Il s'animait, ses petits yeux étincelaient, ses pommettes s'empourpraient.

-- Et si je te disais, reprit-il, faisant du moins à sa fille l'honneur de maîtriser sa colère, si je te disais que je trouve à ce mariage des avantages immenses, positifs, immédiats...

-- Oh ! interrompit-elle, révoltée, oh ! de grâce...

-- Si je te disais que j'y ai un intérêt puissant, qu'il est indispensable au succès de vastes combinaisons...

Mlle Gilberte se redressa.

-- Je vous répondrais, s'écria-t-elle, qu'il ne me convient pas de servir d'arrhes à vos combinaisons... Ah ! il s'agit... d'une affaire, d'une entreprise, de quelque grosse spéculation, et vous donnez votre fille en guise de pot-de-vin, par dessus le marché... Eh bien ! non. Vous pouvez dire à votre associé que l'affaire est manquée !...

À chaque mot grandissait la colère de M. Favoral.

-- Je saurai bien te faire plier, interrompit-il.

-- Me briser, peut-être. Me faire plier, jamais.

-- Eh bien ! nous verrons. Vous verrez, Maxence et toi, s'il n'est pas de moyens pour un père de soumettre ses enfants révoltés contre son autorité !...

Et sentant qu'il n'était plus maître de lui, il sortit en jurant à faire tomber le crépi des murs de l'escalier.

Maxence frémissait d'indignation.

-- Jamais, prononça-t-il, jamais comme en ce moment je n'avais compris l'infamie de ma conduite. Avec un père tel que le nôtre, Gilberte, je devrais être ton défenseur. Et je me suis ôté jusqu'au droit d'intervenir. Mais laisse faire, avec la volonté que j'ai, il ne me faudra pas bien du temps pour tout réparer...

Restée seule, l'instant d'après, Mlle Gilberte s'applaudissait de sa fermeté.

-- Marius serait content de moi, pensait-elle...

La récompense ne devait pas se faire attendre. On sonnait à la porte. C'était son vieux professeur, le signor Gismondo Pulci, qui venait lui donner sa leçon quotidienne.

La joie la plus vive éclatait sur son visage plus ridé qu'une pomme à Pâques, et les plus magnifiques espérances riaient dans ses yeux.

-- Je savais bien, signora, s'écria-t-il, dès le seuil, que les anges portent bonheur ! De même que tout vous réussit, tout doit réussir à ceux qui vous approchent.

Elle ne put s'empêcher de sourire de l'à-propos du compliment.

-- Il vous arrive quelque chose d'heureux, cher maître ? demanda-t-elle.

-- C'est-à-dire que je suis sur le chemin de la fortune et de la gloire, répondit-il. Ma renommée s'étend, les élèves se disputent mes leçons...

Mlle Gilberte connaissait trop l'exagération toute italienne du digne maëstro, pour s'étonner.

-- Ce matin, poursuivit-il, visité par l'inspiration, je m'étais levé de bonne heure, et je travaillais avec une facilité merveilleuse, quand on frappa à ma porte. Je ne me souviens pas que personne y ait frappé, depuis le jour où votre excellent père est venu me chercher. Surpris, je dis cependant d'entrer, et je vois paraître un grand et robuste jeune homme, à l'air fier et intelligent...

La jeune fille tressaillit.

-- Marius ! lui criait une voix.

-- Ce jeune homme, continuait le vieil Italien, avait entendu parler de moi et venait solliciter des leçons. Je l'interrogeai et dès les premiers mots je reconnus que son éducation avait été effroyablement négligée, qu'il ignorait les plus vulgaires notions de l'art divin, et que c'est à peine s'il savait distinguer un dièse d'un soupir. C'était vraiment l'A, B, C, qu'il venait me demander de lui enseigner. Tâche laborieuse ! Besogne ingrate ! Mais il témoignait tant de honte de son ignorance et un si grand désir de s'instruire, que j'en étais ému. Puis, sa physionomie me prévenait en sa faveur, j'avais remarqué le timbre de sa voix d'un métal supérieur, enfin il m'offrait soixante livres par mois... Bref, il est mon élève.

Tant bien que mal, Mlle Gilberte abritait sa rougeur derrière un cahier de musique.

-- Nous sommes restés plus de deux heures à causer, disait le bon et naïf maëstro, et je lui crois de très-grandes dispositions. Malheureusement, il ne peut prendre leçon que deux fois la semaine. Quoique gentilhomme, il travaille, et quand il s'est déganté pour me remettre un mois d'avance, j'ai vu qu'une de ses mains était noircie et comme brûlée par quelque acide. Mais n'importe, signora, soixante livres par mois, avec ce que me donne votre digne père, c'est la fortune. La fin de ma carrière n'aura pas les privations du début. Le lever du jour aura été sombre, mais le coucher du soleil sera beau...

Ainsi, plus de doutes pour la jeune fille, M. de Trégars avait trouvé ce moyen d'avoir de ses nouvelles et de lui donner des siennes...

L'impression qu'elle en ressentit ne contribua pas peu à lui donner la patience d'endurer l'obstinée persécution de M. Favoral, lequel, deux fois par jour, ne manquait pas de lui répéter :

-- Apprête-toi à recevoir convenablement mon protégé, samedi. Je ne l'ai pas invité à dîner, il passera seulement la soirée avec nous.

Et il prenait pour un commencement de soumission le ton froid avec lequel elle lui répondait :

-- Croyez bien que cette présentation est inutile.

Aussi, le fameux jour venu, disait-il à ses hôtes du samedi, M. et Mme Desclavettes, M. Chapelain et le papa Desormeaux :

-- Eh ! eh !... Vous allez sans doute voir un futur gendre.

À neuf heures, on venait de passer au salon, quand un roulement de voiture réveilla la rue Saint-Gilles.

-- Le voilà ! s'écria le caissier du Crédit mutuel .

Et ouvrant une fenêtre :

-- Gilberte, ajouta-t-il, viens vite voir sa voiture et ses chevaux.

Elle ne bougea pas, mais M. Desclavettes et M. Chapelain accoururent. Il faisait nuit, malheureusement, et de tout l'équipage on n'apercevait que les lanternes, brillant comme des soleils.

Presque aussitôt, la porte du salon s'ouvrit, et la servante qui avait été stylée à l'avance, annonça :

-- Monsieur Costeclar.

Se penchant à l'oreille de Mme Favoral assise près d'elle sur un canapé :

-- Ah ! il est très-bien, ce jeune homme, murmura Mme Desclavettes, il est vraiment fort bien.

Positivement, il croyait l'être. Geste, attitude, sourire, tout en M. Costeclar trahissait la parfaite satisfaction de soi et l'assurance de l'homme blasé par le succès.

Sa tête, fort petite, n'avait plus guère de cheveux, mais ils étaient artistement ramenés vers les tempes, séparés par le milieu et coupés courts autour du front. Son teint plombé, sa lèvre blême et son œil morne n'annonçaient pas précisément une richesse exagérée du sang, mais il avait un grand diable de nez tranchant et recourbé comme une serpe, et sa barbe, de couleur indécise, taillée à la Victor-Emmanuel, faisait le plus grand honneur au perruquier qui la cultivait.

Même quand on le voyait pour la première fois, on s'imaginait le reconnaître, tant il ressemblait à trois ou quatre cents de ses pareils qui se croisent chaque jour dans les parages du café Riche, et qu'on rencontre partout où court la foule qui a la prétention de s'amuser, à la Bourse ou au bois, aux premières représentations, juste assez cachés pour être bien vus au fond des avant-scènes garnies de demoiselles à chignons surprenants ; aux courses, dans les voitures où l'on boit du vin de Champagne à la santé du vainqueur.

Il avait, pour la circonstance, arboré avec son plus grand air le costume de rigueur : l'habit noir à larges manches, la chemise décolletée et le gilet en cœur retenu vers le nombril par un unique bouton.

-- Tout à fait un homme du monde ! dit encore Mme Desclavettes.

M. Favoral s'était précipité à sa rencontre, mais il lui épargna, en se hâtant, la moitié du chemin, et lui prenant les deux mains :

-- Vous ne sauriez croire, cher ami, commença-t-il, combien je suis sensible à l'honneur que vous me faites, en me recevant au milieu de votre aimable famille et de vos respectables amis...

Et il saluait à la ronde, en s'exprimant ainsi d'un ton sec où perçait la condescendance d'un grand seigneur en visite chez des bourgeois.

-- Je veux vous présenter à ma femme, interrompit le caissier du Crédit mutuel .

Et l'entraînant vers Mme Favoral :

-- Monsieur Costeclar, chère amie, fit-il, l'ami dont nous nous sommes si souvent entretenus.

M. Costeclar s'inclinait, bombant les épaules, arrondissant en cerceau sa maigre échine et laissant pendre ses bras en avant :

-- Je suis trop l'ami de ce cher Favoral, madame, prononça-t-il, pour ne pas vous connaître dès-longtemps, pour ignorer vos mérites et ne pas savoir qu'il vous doit ce bonheur paisible dont il jouit et que chacun lui envie...

Debout, près de la cheminée, les hôtes ordinaires du samedi suivaient avec le plus vif intérêt les évolutions du prétendant.

Deux d'entre eux, M. Chapelain et le papa Desormeaux étaient fort à même de le juger à sa valeur, mais en affirmant qu'il gagnait cent mille écus par an, M. Favoral lui avait, en quelque sorte, jeté sur les épaules ce fameux manteau ducal qui cachait toutes les gibbosités.

-- Il a la langue bien pendue, souffla la bonhomme Desclavettes à l'oreille de M. Desormeaux.

D'un coup de coude le chef de bureau lui imposa silence. C'était pour lui le moment le plus intéressant.

Sans attendre la réponse de sa femme, M. Favoral venait d'attirer son protégé devant Mlle Gilberte.

-- Chère fille, dit-il, monsieur Costeclar, l'ami dont je t'ai parlé.

M. Costeclar s'inclina plus bas et bomba encore ses épaules, mais la jeune fille le toisa d'un regard si glacial, que sa langue, toute bien pendue qu'elle fût, restait comme gelée dans sa bouche, et qu'il ne trouvait rien à balbutier, sinon :

-- Mademoiselle..., l'honneur..., le plus humble de vos admirateurs...

Heureusement, Maxence était debout à trois pas ; il se rejeta sur lui, et lui saisissant la main, qu'il secoua :

-- J'espère, cher monsieur, dit-il, que nous serons bientôt amis intimes. Votre excellent père, dont vous êtes la plus chère préoccupation, m'a bien souvent parlé de vous. Les événements, à ce qu'il m'a confié, n'ont pas jusqu'ici répondu à vos désirs. Bast ! c'est un mince malheur à votre âge. Ce n'est pas du premier coup, à notre époque, qu'on trouve sa voie, celle qui mène à la fortune. Vous trouverez la vôtre. De ce moment, je mets à vos ordres mon influence et mon savoir-faire, et si vous voulez me prendre pour guide...

Maxence avait retiré sa main.

-- Je vous suis fort obligé, Monsieur, répondit-il froidement, mais je me tiens pour content de mon sort et me crois assez grand pour marcher seul...

Tout autre que M. Costeclar eût été un peu décontenancé. Il l'était si peu que c'était à croire qu'il avait été prévenu et s'attendait à cet accueil.

Il pirouetta sur les talons et s'avança vers les amis de M. Favoral avec un sourire trop avenant pour qu'on n'y lût pas son désir de conquérir leur suffrage.

On était alors aux premiers jours de juin 1870. Nul encore ne pouvait prévoir les effroyables désastres dont devait être marquée la fin de cette année fatale. Et cependant, la France était en proie à cet indéfinissable malaise qui précède les grandes convulsions sociales. Le plébiscite n'avait pas rétabli la confiance ébranlée. Chaque jour les rumeurs les plus inquiétantes circulaient, et c'est avec une sorte de passion qu'on recherchait les nouvelles.

Or, M. Costeclar était excellemment renseigné.

Il avait dû, en venant, toucher au boulevard des Italiens, le terrain béni où chaque soir la petite Bourse travaille à la prospérité financière du pays. Il avait traversé le passage de l'Opéra qui est, comme chacun sait, l'entrepôt des informations les plus exactes et les plus sûres. Donc on pouvait le croire.

Il s'était adossé à la cheminée, et s'emparant de la conversation, il parlait, il parlait...

Étant à la hausse, il voyait tout en beau. Il croyait à l'éternité du second Empire. Il chantait les louanges du nouveau cabinet. Il était prêt à verser tout son sang pour Émile Olivier.

Des gens se plaignaient bien, avouait-il, du ralentissement et de la difficulté des affaires, mais ces gens, à son avis, n'étaient que des baissiers. Jamais les affaires n'avaient été si brillantes. En aucun temps la prospérité n'avait été si grande. Les capitaux affluaient. Les institutions de crédit prospéraient. Toutes les valeurs montaient. Toutes les poches étaient pleines à craquer...

Et les autres écoutaient, étonnés de cette intarissable faconde, de ce « bagout » plus pailleté d'or que l'eau-de-vie de Dantzig, dont les commis-voyageurs de la Bourse grisent leurs pratiques...

Tout à coup :

-- Mais vous m'excuserez, dit-il, en se précipitant vers l'autre bout du salon...

C'est que Mme Favoral venait de se lever et de sortir, pour commander à sa bonne de servir le thé.

La place était libre au près de Mlle Gilberte, M. Costeclar s'y précipitait.

-- Il sait son métier, grommela M. Desormeaux.

-- Assurément, dit M. Desclavettes, si j'avais en ce moment des fonds disponibles...

-- Je m'estimerais heureux de l'avoir pour gendre, déclara M. Favoral.

Il y tâchait de son mieux. Venu pour faire sa cour, il la faisait. Interloqué par le premier regard de Mlle Gilberte, il avait retrouvé toute sa verve.

C'est son portrait qu'il esquissait d'abord.

Il venait d'atteindre la trentaine, et avait expérimenté le fort et le faible de la vie. Il avait eu des succès, mais il s'en était dégoûté. Ayant sondé le vide de ce qu'on appelle le plaisir, il ne souhaitait plus rien que rencontrer une compagne dont les vertus et les grâces fixeraient le bonheur à son foyer...

Il ne pouvait pas ne pas remarquer l'air distrait de la jeune fille, mais il avait, pensait-il, des moyens de forcer son attention.

Et il poursuivait, disant qu'il se sentait du bois dont on fait les maris-modèles. D'avance son plan était fait. Sa femme serait libre. Elle aurait ses chevaux et sa voiture à elle, sa loge aux Italiens et à l'Opéra, et un compte ouvert chez Worth et Van Klopen. Quant aux diamants, il en faisait son affaire. Il tenait à ce que le luxe de sa femme fût remarqué et même cité dans les journaux.

Posait-il les termes d'un marché ?

C'était, en ce cas, si brutalement, que Mlle Gilberte toute ignorante qu'elle fût de la vie, se demandait dans quel monde ce pouvait bien être qu'il avait eu des succès.

Et révoltée :

-- Malheureusement, dit-elle, la Bourse est perfide, et tel qui roule aujourd'hui voiture n'aura pas de souliers demain.

M. Costeclar s'inclina en souriant.

-- Précisément, fit-il, un mariage met à l'abri de tels revers.

-- Ah !

-- Il n'est pas un homme dans les affaires, qui, en se mariant, ne reconnaisse à sa femme une fortune... raisonnable. Je reconnaîtrai à la mienne six cent mille francs.

-- De sorte que s'il vous survenait un... accident ?

-- Nous jouirions de trente mille livres de rentes à la barbe des créanciers...

Toute rouge de honte, la jeune fille se redressa.

-- Mais alors, dit-elle, ce n'est pas une femme que vous cherchez, monsieur, c'est un complice !...

Il fut sauvé de l'embarras d'une réponse, par la servante qui entrait portant le thé. Il en accepta une tasse. Et après deux ou trois anecdotes, jugeant avoir assez fait pour une première fois, il se retira, et l'instant d'après on entendit le roulement de sa voiture, lancée au galop.

XVI

Ce n'est point à la légère que M. Costeclar avait pris le parti de se retirer, malgré les vives instances de M. Favoral.

Si infatué qu'il fût de ses mérites, il avait été contraint de se rendre à l'évidence, et de reconnaître qu'il n'avait pas précisément réussi près de Mlle Gilberte.

Mais il savait, d'autre part, qu'il avait pour lui le maître de la maison, et il se flattait d'avoir produit sur les invités la meilleure impression.

-- Donc, s'était-il dit, si je pars le premier, on va chanter mes louanges, chapitrer la petite personne et lui faire entendre raison.

Le calcul ne manquait pas de justesse.

Mme Desclavettes avait été complétement subjuguée par les grandes manières de ce prétendant, et M. Desclavettes ne craignait pas d'affirmer qu'il avait rarement rencontré quelqu'un qui lui plût davantage.

Les autres, M. Chapelain et le papa Desormeaux ne partageaient sans doute pas cet optimisme, mais les cent mille écus annuels de M. Costeclar altéraient étrangement leur clairvoyance.

S'ils avaient cru découvrir en lui certains côtés inquiétants, ils avaient pleine et entière confiance en la prudente sagacité de leur ami Favoral. Le méthodique et méticuleux caissier du Crédit mutuel n'était pas suspect d'enthousiasme, et s'il ouvrait les portes de sa maison à un jeune homme, et s'il tenait tant à l'avoir pour gendre, c'est qu'évidemment il avait pris ses renseignements...

Enfin, il est de ces démêlés de famille dont les gens sensés se gardent comme de la peste, et lorsqu'il s'agit de mariage, surtout, c'est être bien hardi que de prendre parti pour ou contre.

Il ne se trouva donc, à élever la voix, que Mme Desclavettes.

Prenant entre les siennes les mains de Mlle Gilberte :

-- Laissez-moi vous gronder, chère petite, dit-elle, d'avoir ainsi accueilli un pauvre jeune homme qui ne cherchait qu'à vous plaire.

Hormis sa mère, trop faible pour prendre sa défense, et son frère, à qui il était interdit d'intervenir, la jeune fille vit bien que dans le salon tout le monde, ouvertement ou tacitement, était contre elle.

L'idée lui traversa l'esprit de répéter là, hardiment devant tous, ce que déjà elle avait dit à son père, qu'elle était résolue à ne se point marier, et qu'elle ne se marierait pas, n'étant pas de ces pauvres jeunes filles sans énergie, qu'on habille de blanc et qu'on traîne à la mairie malgré elles.

Cette déclaration hardie souriait à son caractère. Elle fut retenue par la perspective d'une scène terrible et peut-être dégradante. Les plus intimes amis de la maison en ignoraient les plaies les plus douloureuses. Devant ses amis, M. Favoral dissimulait, adoucissant sa voix et se fardant d'un sourire bonhomme. Fallait-il, tout à coup, révéler la vérité ?...

-- C'est un enfantillage que de s'exposer à décourager un brave garçon qui gagne cent mille écus par an, poursuivait l'ancienne marchande de bronzes, à qui une telle conduite semblait un abominable crime de lèse-argent.

Mlle Gilberte avait dégagé ses mains.

-- Vous ne l'avez pas entendu, madame, dit-elle.

-- Pardonnez-moi, j'étais tout près, et involontairement...

-- Vous avez entendu ses... propositions ?

-- Parfaitement. Il vous promettait une voiture, une loge à l'Opéra, des diamants, la liberté. N'est-ce pas le rêve de toutes les jeunes filles !...

-- Ce n'est pas le mien, madame...

-- Bon Dieu ! que pouvez-vous souhaiter de mieux ? Il ne faut pas demander au mariage plus qu'il ne peut donner...

-- Ce n'est pas cela que je lui demanderais.

D'un ton de paternelle indulgence, que démentait son regard :

-- Elle est folle ! dit M. Favoral.

Des larmes d'indignation roulaient dans les yeux de Mlle Gilberte.

-- Madame Desclavettes, s'écria-t-elle, oublie quelque chose. Elle oublie que ce monsieur a osé me dire qu'il se proposait de reconnaître à la femme qu'il épouserait une grosse fortune, qui serait ainsi soustraite à ses créanciers dans le cas où il viendrait à faire de mauvaises affaires.

Elle pensait, en sa naïveté, qu'un cri d'indignation allait s'élever.

Au lieu de cela :

-- Eh bien ! n'est-ce pas naturel ? fit l'ancien marchand de bronzes.

-- Il me semble plus que naturel, insista Mme Desclavettes, qu'un homme tienne à préserver de la ruine sa femme et ses enfants.

-- Parbleu ! dit M. Favoral.

S'avançant résolument vers son père :

-- Avez-vous donc pris de telles précautions, vous ? demanda Mlle Gilberte.

-- Non ! répondit le caissier du Crédit mutuel .

Et après un moment d'hésitation :

-- Mais moi, ajouta-t-il, je n'ai pas de risques à courir. Dans les affaires, et lorsqu'on peut être ruiné par un mouvement de Bourse, on serait bien fou de ne pas assurer du pain aux siens, et de ne pas, surtout, s'assurer à soi-même les moyens de recommencer. Le baron de Thaller n'a pas agi autrement, et s'il lui survenait une catastrophe, Mme de Thaller aurait encore une telle fortune et de quoi doter les siens...

M. Desormeaux était peut-être le seul à ne pas admettre couramment cette théorie, et ne pas se rendre à cette raison, pourtant si décisive : « Cela se fait ! »

Mais il était philosophe, et pensait que c'est une duperie que de n'être pas de son temps. Il se contenta donc de dire :

-- Hum ! les créanciers de M. de Thaller ne trouveraient peut-être pas cette façon de procéder parfaitement régulière.

M. Chapelain riait.

-- Alors ils plaideraient, fit-il. On peut toujours plaider. Seulement, quand les actes sont bien faits...

Mlle Gilberte était consternée. Elle songeait à Marius de Trégars se dépouillant de la fortune de sa mère pour payer les dettes de son père.

-- Que dirait-il, pensait-elle, s'il entendait émettre de telles opinions.

Le caissier du Crédit mutuel poursuivait :

-- Assurément, je blâme toute espèce de fraude. Mais je prétends et je soutiens qu'un homme qui a travaillé vingt ans pour donner une belle dot à sa fille, a bien le droit d'exiger de son gendre certaines mesures conservatrices, qui garantissent un argent qui est sien, en définitive, et qui ne doit profiter qu'aux siens.

Cette déclaration devait clore la soirée. Il se faisait tard. Les hôtes du samedi se hâtèrent d'endosser leurs pardessus. Et tout en se retirant :

-- Conçoit-on cette petite Gilberte ! disait Mme Desclavettes. Ah ! si j'avais une fille, je ne lui passerais pas de semblables fantaisies. Mais sa pauvre mère est si incroyablement faible !

-- Mais ce cher Favoral est ferme pour deux, interrompit M. Desormeaux. Et il est plus que probable qu'il est en train, en ce moment même, de relever sa fille du péché de paresse.

Eh bien ! pas du tout ! Si profondément irrité que dût être M. Favoral, ni ce soir-là, ni le lendemain, il ne fit la plus lointaine allusion à ce qui s'était passé.

Le lundi, seulement, avant de partir pour son bureau, enveloppant sa femme et sa fille de son plus mauvais regard :

-- M. Costeclar nous doit une visite, dit-il, et il se peut qu'il se présente en mon absence. Je veux qu'il soit reçu, et je vous défends de sortir pour vous enlever tout prétexte de lui refuser la porte. Je pense qu'il ne se trouvera, dans ma maison, personne d'assez hardi pour mal recevoir un homme qui me plaît, et que j'ai choisi pour gendre...

Mais était-il possible, était-il probable, que M. Costeclar se hasardât à une telle démarche, après l'accueil de Mlle Gilberte, le samedi soir ?

-- Non, mille fois non ! affirmait Maxence à sa mère et à sa sœur ; ainsi, vous pouvez être tranquilles...

Elles l'étaient presque, en vérité, quand l'après-midi même, un rapide roulement de voiture attira Mme Favoral à la fenêtre.

Un coupé attelé de deux chevaux gris s'arrêtait devant la porte...

-- Ah ! c'est lui ! dit-elle à sa fille.

Mlle Gilberte avait légèrement pâli.

-- Il n'y a pas à hésiter, répondit-elle, il faut que tu le reçoives, maman.

-- Et toi ?

-- Je resterai dans ma chambre.

-- Penses-tu donc qu'il ne te demandera pas ?

-- Tu lui répondras que je suis souffrante. Il comprendra...

-- Mais ton père, malheureuse enfant, ton père !...

-- Je ne reconnais pas à mon père le droit de disposer de ma personne contre mon gré. J'exècre cet homme, qu'il me destine. Voudrais-tu donc me voir sa femme, me savoir vouée au plus intolérable supplice ? Non, il n'est pas de violence au monde capable de m'arracher mon consentement. Ainsi, chère mère, fais ce que je te demande. Mon père dira tout ce qu'il voudra, je prends tout sur moi !

Il n'y avait pas à discuter, on sonnait. Mlle Gilberte n'eut que le temps de s'échapper par une des portes du salon, pendant que M. Costeclar entrait par l'autre.

S'il avait assez de perspicacité pour deviner ce qui venait de se passer, il n'en laissa rien paraître ; il s'assit, et ce n'est qu'après avoir parlé un moment de choses indifférentes qu'il demanda des nouvelles de Mlle Gilberte.

-- Elle est un peu... indisposée, balbutia Mme Favoral.

Il ne sembla pas surpris. Seulement :

-- Ce cher Favoral, dit-il, sera encore plus peiné que moi, quand je lui apprendrai ce contre-temps.

Mieux que toute autre mère, Mme Favoral devait comprendre, approuver et servir les invincibles répugnances de Mlle Gilberte.

À elle aussi, quand elle était jeune fille, son père un jour, était venu dire : Je t'ai découvert un mari.

Elle l'avait accepté les yeux fermés. Toute froissée et meurtrie d'outrages quotidiens, elle s'était réfugiée dans le mariage comme dans un port de salut.

Et depuis, il ne s'était guère écoulé de journée qu'elle ne se dît que mieux pour elle eût valu mourir que de se river au cou cette chaîne que la mort seule peut briser.

Donc, elle donnait raison à sa fille.

Et cependant, vingt années d'esclavage avaient à ce point détendu les ressorts de son énergie, que sous l'œil de M. Costeclar la menaçant de son mari, elle se troublait, ne sachant que balbutier de timides excuses. Et elle le laissa prolonger sa visite, son supplice à elle, par conséquent, une grande demi-heure encore.

Puis, lorsqu'il fut parti :

-- Ton père et lui s'entendent, dit-elle à sa fille, ce n'est que trop visible. À quoi bon lutter ?...

Une fugitive rougeur colora les joues pâlies de Mlle Gilberte. Depuis quarante-huit heures qu'elle s'épuisait à chercher une issue à une situation impossible, elle avait accoutumé son esprit aux pires éventualités.

-- Veux-tu donc que je déserte la maison paternelle ? s'écria-t-elle.

Mme Favoral faillit tomber à la renverse.

-- Tu t'enfuirais, bégaya-t-elle, toi !...

-- Plutôt que de devenir la femme de cet homme, oui !

-- Et où irais-tu, malheureuse enfant ? et que deviendrais-tu ?

-- Je saurais gagner ma vie.

Tristement, Mme Favoral hochait la tête. Les mêmes soupçons qui déjà l'avaient agitée tressaillaient en elle.

-- Gilberte ! supplia-t-elle, ne suis-je donc plus ta meilleure amie ? ne me diras-tu pas à quelles sources tu puises ton courage et ta résolution ?

Et comme la jeune fille se taisait :

-- Dieu seul sait ce qui peut advenir ! soupira la pauvre femme.

Il n'advint rien qui ne dût être prévu. Quand M. Favoral rentra pour dîner, il sifflait en tempête dans l'escalier. Il s'abstint d'abord de toute récrimination. Mais vers la fin du repas, de l'air le plus goguenard qu'il put prendre :

-- Il paraît, dit-il à sa fille, que tu as été indisposée ce tantôt ?

Intrépidement, elle soutint son regard, et d'une voix ferme :

-- Je le serai toujours, répondit-elle, quand M. Costeclar se présentera ici. Vous m'entendez, mon père, toujours !...

Mais le caissier du Crédit mutuel n'était pas de ces hommes dont la colère s'évapore en ironies. Se dressant tout à coup :

-- Par le saint nom de Dieu ! s'écria-t-il, vous avez tort de vous jouer de mes volontés, car tous, tant que vous êtes ici, je vous briserai comme je brise ce verre...

Et, d'un geste frénétique, il lança le verre qu'il tenait à la main contre le mur où il se brisa en mille pièces.

Plus tremblante que la feuille, Mme Favoral chancelait sur sa chaise.

-- Mieux vaudrait la tuer d'un coup, dit froidement Mlle Gilberte, elle souffrirait moins.

C'est par un torrent d'invectives que répondit M. Favoral. Sa rage, comprimée depuis quatre jours, trouvant enfin une issue, s'épanchait en injures grossières et en menaces insensées. Il parlait de jeter dehors, sur le pavé, sa femme et ses enfants, ou de les prendre par la famine, ou d'enfermer sa fille dans une maison de correction. Jusqu'à ce qu'enfin, les expressions manquant à sa furie, hors de lui, il s'élança dehors, en jurant que ce serait lui qui amènerait M. Costeclar et qu'alors on verrait...

-- Eh bien ! soit, nous verrons, dit Mlle Gilberte.

Immobile à sa place et blanc comme une statue de plâtre, Maxence avait assisté à cette scène lamentable. Une lueur de bon sens l'éclairant, il avait imposé silence à son indignation. Il avait compris qu'au premier mot qu'il prononcerait, toute la fureur de son père se tournerait contre lui. Et alors, qu'arriverait-il ? Les plus effroyables drames qu'ait vu se dénouer la cour d'assises souvent, n'ont pas eu d'autre origine.

-- Non, ce n'est plus tenable ! prononça-t-il.

Même au temps de ses plus grandes folies, Maxence avait toujours eu pour sa sœur une fraternelle affection. Il l'admirait depuis le jour où elle s'était dressée devant lui pour lui reprocher ses désordres. Il lui enviait son calme inaltérable, sa patiente ténacité et cette énergie tranquille qui ne se démentait jamais.

-- Patiente, ma pauvre Gilberte, lui dit-il ; le jour, je l'espère, n'est pas éloigné où il me sera donné de commencer à m'acquitter de tout ce que tu as fait pour moi. Je n'ai pas perdu mon temps, depuis que tu m'as rendu la raison. J'ai pris un arrangement avec mes créanciers. On m'a trouvé une position qui n'est pas brillante, mais qui est assez avantageuse pour que je puisse, avant peu, t'offrir, ainsi qu'à notre mère, une retraite paisible.

-- Mais c'est demain, interrompit Mme Favoral, c'est demain, Maxence, que ton père ramènera M. Costeclar. Il l'a dit, il le fera...

Il le fit, en effet, et sur les deux heures, M. Favoral et son protégé arrivaient rue Saint-Gilles, dans ce coupé à deux chevaux qui mettait en émoi tous les voisins.

Seulement, les mesures de Mlle Gilberte étaient prises. Elle était au guet, et dès qu'elle entendit le roulement de la voiture, elle courut à sa chambre, se déshabilla en un tour de main et se mit au lit.

Et lorsque son père vint la chercher, la voyant couchée, il demeura béant et tout décontenancé sur le seuil de la porte.

-- Tu viendras cependant au salon ! dit-il d'une voix sourde.

-- C'est qu'alors vous m'y porterez telle que je suis, répondit-elle, d'un ton de défi, car certainement je ne me lèverai pas.

Pour la première fois depuis son mariage, M. Favoral rencontrait dans sa maison une volonté plus inflexible que la sienne, et une plus indomptable opiniâtreté. Il en était confondu ; il menaçait sa fille de ses poings crispés, mais il ne découvrait aucun moyen de la contraindre à lui obéir. Il était forcé de se rendre, de céder...

-- Ceci se payera avec le reste ! gronda-t-il en se retirant.

-- Je ne crains rien au monde, mon père, dit la jeune fille.

C'était presque vrai, tant le souvenir de Marius de Trégars enflammait son courage.

Deux fois déjà elle avait eu de ses nouvelles par le signor Gismondo Pulci, lequel ne tarissait plus dès qu'il entamait le chapitre de ce nouvel élève, auquel il avait déjà donné deux leçons.

-- C'est le plus galant homme qui soit au monde ! s'écriait-il, l'œil brillant d'enthousiasme, et le plus brave, et le plus généreux et le meilleur, et nulle qualité ne lui manquera, de celles qui peuvent orner une créature de Dieu, quand je lui aurai enseigné l'art divin. Aussi, n'est-ce pas avec un peu d'or méprisable qu'il pense reconnaître mes soins. Pour lui, je suis un second père, et c'est avec la confiance d'un enfant qu'il m'explique ses travaux et ses entreprises...

Ainsi, par le vieux maëstro, Mlle Gilberte apprit que l'article du journal était à peu près exact, et que M. de Trégars et M. Marcolet s'étaient associés pour exploiter de compte à demi certaines découvertes récentes qui promettaient, dans un avenir prochain, des bénéfices considérables.

-- C'est pour moi seule, cependant, se répétait la jeune fille, qu'il se jette ainsi dans la mêlée des affaires, qu'il devient âpre au gain autant que ce M. Marcolet lui-même.

Et, au plus fort des persécutions de son père, elle s'applaudissait de ce qu'elle avait fait et de sa hardiesse à remettre sa destinée aux mains d'un inconnu. Le souvenir de Marius était devenu son refuge, l'élément de tous ses rêves et de toutes ses espérances, sa vie, enfin. C'est à Marius qu'elle pensait, quand sa mère la surprenant les yeux perdus dans le vide, lui demandait : « À quoi penses-tu ? » Et à chaque avanie qu'elle endurait, son imagination le parait d'une qualité nouvelle, et elle s'attachait à lui d'une étreinte plus désespérée.

-- Quelle serait sa douleur, se disait-elle, s'il venait à apprendre à quels assauts je suis en butte !

Aussi, se gardait-elle bien d'en rien laisser pénétrer au signor Gismondo Pulci, affectant au contraire, en sa présence, la plus inaltérable sérénité.

Pourtant, ses inquiétudes étaient cruelles, depuis qu'elle observait une nouvelle et bien incroyable transformation de son père.

Cet homme si violent et si roide, qui se flattait de n'avoir jamais plié, qui se vantait de n'avoir rien jamais oublié ni pardonné, ce tyran domestique devenait un personnage débonnaire.

Il n'avait reparlé de l'expédient imaginé par Mlle Gilberte que pour en rire, disant que c'était un bon tour, et qu'il le méritait bien.

Car il se repentait amèrement, protestait-il, de ses brutalités passées.

Il avouait que le mariage de M. Costeclar et de sa fille lui tenait au cœur, mais il reconnaissait avoir employé le plus sûr moyen de le faire manquer.

Il eût dû, confessait-il humblement, attendre tout du temps et des circonstances, des excellentes qualités de M. Costeclar et du bon sens de sa fille chérie, de sa belle fillette...

Plus que de toutes les violences, Mme Favoral était épouvantée de cette bonhomie douceâtre :

-- Mon Dieu ! soupirait-elle, que nous réserve-t-il encore !...

XVII

Mais le caissier du Crédit mutuel ne ménageait aux siens aucune surprise nouvelle. Si les moyens différaient, c'était toujours le même but qu'il poursuivait avec une ténacité d'insecte. Où les rigueurs avaient échoué, il pensait réussir par la douceur, et voilà tout.

Seulement, il était trop neuf à ce rôle d'hypocrites mansuétudes, pour tromper personne. À tout moment se dénouait son masque de souriante débonnaireté. La griffe perçait sous son patelinage, et sa voix tremblait de colère contenue au plus attendrissant de ses phrases mielleuses.

Il se berçait, d'ailleurs, d'étranges illusions.

Parce que quarante-huit heures durant il avait joué au bonhomme, parce qu'un dimanche il avait conduit sa femme et sa fille en voiture au bois de Vincennes, parce qu'il avait donné à Maxence un billet de cent francs, il s'imaginait que c'était fini, et que le passé était effacé, oublié, pardonné.

Et attirant Gilberte sur ses genoux :

-- Eh bien ! fillette, disait-il, tu vois que je ne t'importune plus, et que je te laisse bien libre !... Je suis plus raisonnable que toi !

Mais, d'un autre côté, et selon une expression qui lui échappa plus tard, il essayait de tourner l'ennemi.

Il faisait tout pour répandre et accréditer dans le quartier le bruit du mariage de Mlle Gilberte avec un financier colossalement riche, ce jeune homme si élégant qu'on voyait venir dans un coupé à deux chevaux. Et Mme Favoral ne pouvait plus entrer chez un fournisseur sans qu'on la complimentât, à mots couverts, d'avoir trouvé, pour sa fille, un si magnifique établissement.

On devait en parler bien haut, puisque l'écho des cancans arriva jusqu'aux oreilles distraites du signor Gismondo Pulci.

Un jour, interrompant brusquement la leçon :

-- Vous vous mariez, signora ? demanda-t-il.

La jeune fille tressaillit.

Ce qu'avait appris le vieil Italien, il ne tarderait pas à l'apprendre à Marius. Il était donc urgent de le détromper.

-- Il a, en effet, été question d'un mariage, cher maëstro, répondit-elle.

-- Ah ! ah !

-- Seulement mon père ne m'avait pas consultée. Ce mariage, je vous le jure, n'aura pas lieu.

Elle s'exprimait d'un ton de si ardente conviction que le bonhomme en était tout ébahi, ne soupçonnant guère que ce n'était pas à lui que s'adressait ce désaveu si énergique.

-- Ma destinée est irrévocablement fixée, ajouta Mlle Gilberte. Je ne consulterai, pour me marier, que les inspirations de mon cœur.

Cependant, c'était contre elle comme une conjuration. M. Favoral avait réussi à intéresser au succès de ses desseins ses hôtes habituels, non M. et Mme Desclavettes, séduits dès le premier soir, mais M. Chapelain et le papa Desormeaux lui-même. De sorte que c'était à qui prétendrait faire entendre raison à cette « chère enfant, » et l'éclairer de ses conseils.

-- Il faut, disait-elle à son frère, que notre père ait, à cette alliance, un intérêt bien plus considérable encore qu'il ne l'a laissé entrevoir.

C'était absolument l'avis de Maxence.

-- Il faut aussi, ajoutait-il, que notre père soit furieusement riche. Car, ne t'y trompe pas, ce n'est pas uniquement pour tes yeux bleus, que ce Costeclar s'obstine à venir ici deux fois la semaine, empocher une nouvelle avanie. Quelle dot énorme espère-t-il donc ? Je veux lui parler, moi, et tâcher de voir le fond de son sac.

Mais la confiance de Mlle Gilberte était médiocre en la diplomatie de son frère.

-- De grâce, suppliait-elle, ne te mêle pas de cette affaire.

-- Si, si, ne crains rien, je serai prudent.

Sa résolution prise, Maxence se mit en sentinelle, et dès le surlendemain, au moment où M. Costeclar descendait de voiture devant la porte, il alla droit à lui :

-- J'aurais à vous parler, monsieur, dit-il.

Si maître de soi que fût le brillant financier, il dissimula mal une surprise qui ressemblait fort à une légère frayeur.

-- Je monte chez vos parents, monsieur, répondit-il, et en attendant votre père, avec lequel j'ai rendez-vous, je suis tout à vos ordres...

-- Non, interrompit Maxence, ce que j'ai à vous dire ne doit être entendu que de vous seul. Il est, ici près, un endroit où nous ne serons pas interrompus...

Et il entraîna M. Costeclar jusqu'à la place Royale.

Une fois là :

-- Vous tenez beaucoup à épouser ma sœur, monsieur... commença-t-il.

Pendant le trajet, M. Costeclar s'était remis. Il avait recouvré son assurance. Toisant Maxence d'un regard fort peu amical :

-- C'est mon plus ardent et mon plus cher désir, monsieur, répondit-il.

-- Soit. Mais vous avez dû voir le peu de succès, pour ne pas dire plus, de vos assiduités...

-- Hélas !

-- Et peut-être jugerez-vous comme moi qu'il serait d'un galant homme de se retirer devant des... répugnances si positives.

Un mauvais sourire errait sur les lèvres blêmes de M. Costeclar.

-- Est-ce mademoiselle votre sœur, monsieur, interrogea-t-il, qui vous a chargé de cette communication ?

-- Non, monsieur.

-- Connaissez-vous à mademoiselle votre sœur une inclination qui soit un obstacle à la réalisation de mes espérances ?

-- Monsieur !...

-- Permettez !... Ce que je dis là n'a rien d'offensant. Il se pourrait fort bien qu'avant le jour où j'ai eu l'honneur de lui être présenté, mademoiselle votre sœur eût déjà fixé son choix.

Il parlait si haut que Maxence, vivement, jeta les yeux autour de lui, pour voir s'il n'était personne à portée d'entendre. Il n'aperçut qu'un jeune homme que semblait absorber la lecture d'un journal.

-- Enfin, monsieur, reprit-il, que répondriez-vous, si moi, le frère de la jeune fille que vous prétendez épouser malgré elle, je vous sommais de cesser vos assiduités.

Cérémonieusement, M. Costeclar s'inclina.

-- Je vous répondrai, monsieur, prononça-t-il, que l'assentiment de votre père me suffit. Ma recherche n'a rien que d'honorable. Il se peut que j'aie déplu à mademoiselle votre sœur ; c'est un malheur, mais il n'est pas irréparable. Quand elle me connaîtra mieux, j'ose espérer qu'elle reviendra sur d'injustes préventions. Je persisterai donc.

Maxence n'insista pas. Si irrité qu'il fût du sang-froid de M. Costeclar, il n'entrait pas dans ses vues de pousser plus loin.

-- Il sera toujours temps, pensait-il, de recourir aux grands moyens.

Mais en rapportant à Mlle Gilberte cette conversation :

-- Il est clair, disait-il, qu'il y a entre notre père et cet homme une communauté d'intérêts dont le sens m'échappe. Quelles affaires brassent-ils ensemble ? En quoi ton mariage peut-il les servir ou leur nuire ? Il faudrait voir, s'informer, tâcher de découvrir ce qu'est au juste ce Costeclar, que Dieu confonde !

Il se mit en campagne le jour même, et n'eut pas beaucoup à courir.

M. Costeclar était une de ces personnalités qui ne s'épanouissent qu'à Paris, qui ne se rencontrent qu'à Paris, non plus que les chevaux de fiacre et les demoiselles à chignon jaune.

Il connaissait tout le monde, et tout le monde le connaissait.

Il était bien connu à la Bourse et au passage de l'Opéra, dans tous les grands restaurants dont il tutoyait les garçons, au contrôle des théâtres, à toutes les agences de poules, et au Cercle Européen, autrement dit Club des Nomades dont il faisait partie.

Il s'occupait d'opérations de Bourse, c'était sûr. On le disait intéressé pour un tiers dans une charge d'agent de change. Il faisait beaucoup d'affaires avec M. Jottras de la maison Jottras et frère, et avec M. Saint-Pavin, le directeur d'un journal très-répandu : Le Pilote financier .

Ah ! on savait encore qu'il avait, rue Vivienne, un magnifique appartement, et qu'il avait successivement honoré de sa libérale protection Mlle Sydney, des Variétés, et Mme Jenny Fancy, une dame d'un certain âge déjà, mais posée de telle sorte qu'elle rendait à ses amants en notoriété, ce qu'ils lui donnaient en bon argent.

Voilà ce que Maxence apprit du premier coup. Quant à des détails plus précis, impossible d'en obtenir. À ses questions pressantes sur les antécédents de M. Costeclar :

-- C'est un fort honnête homme, répondaient les uns.

-- C'est un simple faiseur, affirmaient les autres.

Mais tous s'accordaient à dire que c'était un « malin » qui ferait « son affaire, » et qui la ferait sans passer par la police correctionnelle...

Comment notre père et un tel homme peuvent-ils être si intimement liés ? se demandaient Maxence et sa sœur.

Et ils se perdaient en conjectures, lorsque tout à coup, et à une heure où jamais il ne mettait les pieds chez lui, M. Favoral parut.

Jetant une lettre sur les genoux de sa fille :

-- Voilà ce que je reçois de Costeclar, dit-il d'une voix rauque. Lis.

Elle lut :

« Permettez-moi, cher ami, de vous rendre votre parole. Par suite de circonstances absolument indépendantes de ma volonté, je me vois contraint de renoncer à l'honneur d'entrer dans votre famille. »

Qu'était-il arrivé ?

Debout, au milieu du salon, le caissier du Crédit mutuel tenait, courbés sous son regard, sa femme et ses enfants, Mme Favoral toute frissonnante, Maxence, dont la stupeur écarquillait les yeux, et Mlle Gilberte, qui n'avait pas trop de toute sa volonté pour comprimer l'explosion d'une joie immense.

Tout, en M. Favoral, cependant, trahissait bien plus l'effarement d'un désastre que la rage d'une déception.

Jamais sa famille ne l'avait vu ainsi, blême, la cravate dénouée, les cheveux collés aux tempes par la sueur...

-- M'expliquerez-vous cette lettre ? demanda-t-il enfin.

Et comme personne ne répondait, il la reprit, cette lettre, sur la table ou Mlle Gilberte l'avait posée, et il se mit à la relire, scandant chaque syllabe, comme s'il eût espéré découvrir à chaque mot une signification cachée.

-- Qu'avez-vous dit à Costeclar, reprit-il, que lui avez-vous fait pour lui inspirer une telle détermination ?

-- Rien, répondirent Maxence et Mlle Gilberte.

L'espoir d'être enfin délivrée de cet homme donnait presque du courage à Mme Favoral.

-- Il a sans doute compris, fit-elle timidement, qu'il ne triompherait pas des répugnances de notre fille...

Mais son mari l'interrompit.

-- Non ! prononça-t-il. Costeclar n'est pas un garçon à se préoccuper des caprices ridicules d'une petite fille. Il y a autre chose, mais quoi ? Voyons, si vous le savez, les uns ou les autres, si vous le soupçonnez seulement, dites, parlez !... Vous devez bien voir que mon anxiété est affreuse.

C'était la première fois qu'il laissait ainsi paraître quelque chose de ce qui se passait en lui ; la première fois qu'il se plaignait.

-- Il n'y a que M. Costeclar, mon père, dit Mlle Gilberte, qui puisse vous donner les explications que vous nous demandez.

D'un geste découragé, le caissier du Crédit mutuel branlait la tête.

-- Crois-tu donc, répondit-il, que je ne l'ai pas déjà interrogé ? C'est en arrivant au bureau, ce matin, que j'ai trouvé sa lettre. Aussitôt, j'ai couru chez lui, rue Vivienne. Il venait de sortir, et c'est en vain que je suis allé le demander chez Jottras et au Pilote financier . Ce n'est qu'à la Bourse, après trois heures de courses, que je l'ai rejoint. Mais je n'ai obtenu de lui que des réponses évasives et des explications qui n'en sont pas. Parbleu ! il n'a pas manqué de me dire que, s'il se retire, c'est qu'il est désespéré des rigueurs de Gilberte.

Mais ce n'est pas vrai, je le sais, j'en suis sûr, je l'ai lu dans ses yeux. Deux fois il a remué les lèvres comme pour tout avouer... et puis, rien, il s'est tu. Et plus j'insistais, et plus il me semblait mal à l'aise, embarrassé, inquiet, ému ; plus il me faisait l'effet d'un homme sous le coup de menaces qu'il n'ose pas braver...

Il dardait sur ses enfants un de ces regards obstinés qui cherchent la vérité au fond des consciences.

-- Si c'est vous qui l'avez éloigné, reprit-il, avouez-le moi franchement, et je vous jure de ne pas vous adresser un reproche.

-- Ce n'est pas nous.

-- Vous ne l'avez pas menacé ?

-- Non !

M. Favoral paraissait atterré.

-- Vous me trompez sans doute, dit-il, et je le souhaite. Malheureux ! vous ne savez pas ce que peut vous coûter cette rupture !

Et, au lieu de retourner à son bureau, il alla s'enfermer dans cette petite pièce qu'il appelait son cabinet de travail. Et il n'en sortit qu'à cinq heures, tenant sous le bras une liasse énorme de papiers et disant qu'il était inutile de l'attendre pour dîner, qu'il ne rentrerait que fort avant dans la nuit, si même il rentrait, forcé qu'il allait être de regagner sa journée perdue.

-- Qu'a votre père, mes pauvres enfants ? s'écria Mme Favoral, jamais je ne l'ai vu ainsi.

-- Eh ! répondit Maxence, la rupture de Costeclar fait sans doute manquer quelque combinaison !

Mais cette explication ne le contentait pas plus qu'elle ne satisfaisait sa mère. Lui aussi, il se sentait le cœur serré par l'appréhension vague de quelque malheur. Mais lequel ? Tous les éléments faisaient défaut à ses conjectures. Non plus que sa mère, il ne savait rien des affaires du caissier du Crédit mutuel , de ses relations, de ses intérêts, de sa vie même, hors de la maison.

Et la mère et le fils se perdaient en suppositions aussi vaines que s'ils eussent cherché la solution d'un problème sans en posséder les termes.

D'un mot, Mlle Gilberte eût pu, croyait-elle, les éclairer.

À la sûreté du coup, à la foudroyante promptitude du résultat, elle pensait reconnaître Marius de Trégars.

Elle reconnaissait l'homme qui ne parle pas, qui agit.

Informé de ce qui se passait, il était allé droit à M. Costeclar, et de gré, ou de force, il lui avait arraché la promesse de se retirer d'abord, puis le serment de garder le secret du motif de sa retraite.

Et l'orgueil de la jeune fille se délectait de cette victoire, de cette preuve d'énergie puissante de l'homme qu'à l'insu de tous elle avait choisi. Elle se plaisait à se représenter Marius de Trégars et M. Costeclar en présence, l'un impérieux et hautain, autant qu'elle l'avait vu tremblant et ému, l'autre plus humble encore qu'il n'était arrogant près d'elle.

-- Ce qui est sûr, se répétait-elle, c'est que je suis sauvée !

Et elle eût voulu être au lendemain, pour annoncer son bonheur au très-involontaire et très-inconscient complice de Marius, le digne maëstro Gismondo Pulci.

Le lendemain, M. Favoral semblait avoir pris son parti de l'écroulement de ses projets, et le samedi suivant, c'est du ton de la plaisanterie qu'il racontait que Mlle Gilberte l'emportait et qu'elle avait trouvé le moyen de congédier son amoureux.

Mais si on l'observait attentivement, on découvrait en lui les symptômes de soucis dévorants. Des rides profondes se creusaient le long de ses tempes, ses yeux se cernaient ; une continuelle tension d'esprit contractait ses traits. Souvent, pendant le dîner, il demeurait des minutes entières immobile, la fourchette en l'air, puis il murmurait :

-- Comment cela va-t-il finir ?

Parfois, le matin, avant son départ pour le bureau, M. Jottras, de la maison Jottras et frère, et M. Saint-Pavin, le directeur du Pilote financier , le venaient visiter. Ils s'enfermaient et restaient des heures en conférence, parlant si bas qu'on n'entendait même pas un vague murmure à travers la porte.

-- Votre père a de graves sujets d'inquiétude, mes enfants, disait Mme Favoral, vous pouvez me croire, moi qui depuis vingt ans épie notre sort sur sa physionomie.

Mais les événements politiques suffisaient à expliquer toutes les inquiétudes.

On entrait dans la seconde semaine de juillet 1870, et les destinées de la France se jouaient comme aux dés entre quelques incapacités présomptueuses.

Était-ce la guerre avec la Prusse, ou la paix, qui allait sortir des complications d'une politique puérilement astucieuse ?

Les bruits les plus contradictoires imprimaient chaque jour à la Bourse des oscillations furieuses, dont l'imprévu faisait crouler les fortunes les mieux assises. Quelques paroles prononcées dans un couloir par Émile Olivier avaient enrichi une douzaine de gros joueurs, mais en avaient ruiné cinq cents petits. De tous côtés, le crédit craquait.

Jusqu'à ce qu'un soir en rentrant :

-- C'est décidé, dit M. Favoral, la guerre est déclarée.

Ce n'était que trop réel, et nul alors en France ne redoutait la guerre. On avait tant exalté l'armée française, on avait tant répété qu'elle était invincible, que nul, dans le public, ne mettait en doute une série de victoires foudroyantes.

Hélas ! le premier télégramme qui parvint à Paris annonçait une défaite. On n'y voulait pas croire. Il fallut bien se rendre à l'évidence. Les soldats avaient su mourir, mais les chefs n'avaient pas su commander.

Et de ce moment, avec une rapidité vertigineuse, de jour en jour, d'heure en heure, plutôt, les nouvelles fatales se succédèrent.

Comme un fleuve qui rompt ses digues, la Prusse se ruait sur la France. Bazaine était cerné sous Metz, et la capitulation de Sedan mettait le comble à tant de désastres.

Enfin, le 4 septembre, la République fut proclamée.

Le 5, quand le signor Gismondo Pulci se présenta rue Saint-Gilles pour donner sa leçon, il avait la figure à ce point bouleversée, que Mlle Gilberte ne put s'empêcher de lui demander ce qu'il avait.

Il se dressa, sur cette question, et menaçant le ciel de son poing crispé :

-- J'ai, répondit-il, que l'implacable fatalité ne se lasse pas de me persécuter ! J'avais surmonté tous les obstacles, j'étais heureux, j'entrevoyais un avenir de fortune et de gloire, j'y touchais, l'affreuse guerre éclate !...

Pour le digne maëstro, l'épouvantable catastrophe n'était évidemment qu'un nouveau caprice de sa destinée, à lui.

-- Que vous arrive-t-il ? demanda la jeune fille réprimant un sourire.

-- Il m'arrive, signora, que je perds mon élève bien-aimé. Il m'abandonne, il me fuit. C'est en vain que je me suis jeté à ses pieds, mes larmes n'ont pu le retenir. Il va se battre, il part, il est soldat !...

Alors il fut donné à Mlle Gilberte de voir clair en son âme. Alors elle comprit combien absolument elle s'était livrée, et à quel point elle avait cessé de s'appartenir.

Sa sensation fut atroce, telle que si tout son sang se fût écoulé soudainement par ses artères ouvertes.

Elle pâlit, ses dents se choquèrent et elle parut si près de se trouver mal, que le signor Pulci bondit jusqu'à la porte, en criant :

-- À moi ! au secours ! Elle se meurt !...

Épouvantée, Mme Favoral accourait.

Mais déjà, grâce à une toute-puissante projection de volonté, la jeune fille avait réussi à se remettre, et souriant d'un pâle sourire :

-- Ce n'est rien, maman, dit-elle... Une douleur soudaine... au cœur ; déjà elle est passée.

Le digne maëstro s'arrachait les cheveux. Attirant Mme Favoral dans l'embrasure de la croisée :

-- C'est moi, disait-il, qui, par l'aveu de mes malheurs inouïs, l'ai ainsi bouleversée. Monstrueux égoïste, je n'ai pas su ménager son exquise sensibilité.

Elle n'en voulut pas moins prendre sa leçon comme d'ordinaire, et elle recouvra assez de sang-froid pour faire causer encore le signor Gismondo, et en obtenir tout ce que lui avait confié cet élève qu'il regrettait tant.

C'était peu de chose. Il savait que son élève était allé, comme le premier venu, rue du Cherche-Midi, qu'il y avait signé un engagement, et qu'on lui avait donné une feuille de route pour rejoindre un régiment en formation aux environs de Tours.

De sorte qu'en se retirant :

-- Ce ne sera rien, dit l'excellent maëstro à Mme Favoral, la signora est tout à fait remise, et gaie comme un pinson.

Enfermée dans sa chambre, la signora pleurait à chaudes larmes.

Elle essayait de se raisonner et n'y pouvait parvenir. Jamais l'étrangeté de sa situation ne lui était si nettement apparue. Elle se répétait avec un réel effroi qu'il y avait de la folie, dans ce fait de s'être ainsi attachée à un inconnu, et que pareille chose ne s'était jamais vue. Elle se demandait comment elle avait pu se laisser envahir par ce grand amour, qui était devenu sa vie même... À quoi bon ! Il ne dépendait plus d'elle que ce qui était ne fût pas.

Et songeant que Marius de Trégars allait quitter Paris, être soldat, se battre, mourir peut-être, elle se sentait prise de vertige et elle n'apercevait plus autour d'elle que le vide, le désespoir, le néant.

Mais plus elle réfléchissait, moins elle s'expliquait que Marius s'en fût remis au seul hasard des bavardages du signor Pulci pour lui faire connaître sa détermination.

-- C'est inadmissible, pensait-elle. Il est impossible qu'avant de s'éloigner il ne cherche pas à me voir.

Et bien pénétrée de cette idée, elle essuya ses yeux et alla s'établir près d'une fenêtre ouverte du salon, toute occupée, en apparence, d'un ouvrage de tapisserie, concentrant, en réalité, toute son attention sur la rue.

Les passants y étaient bien plus nombreux que de coutume. Les derniers événements avaient remué Paris jusqu'en ses plus sombres profondeurs, et, comme des flancs d'un volcan en travail, toutes les scories sociales montaient à la surface. Des gens d'allure inquiétante sortaient des maisons et vaguaient par la ville. Tous les ateliers étaient abandonnés, et les gens erraient à l'aventure, la stupeur ou l'effroi peints sur le visage.

Mais c'est en vain que parmi cette foule, Mlle Gilberte cherchait celui qu'elle espérait. Les heures s'écoulaient, et le découragement la gagnait, quand tout à coup, vers la brune, au détour de la rue de Turenne...

-- C'est lui !... cria une voix au-dedans d'elle-même.

C'était M. de Trégars, en effet. Il se dirigeait vers le boulevard Beaumarchais, lentement, les yeux levés...

Palpitante, la jeune fille se dressa. Elle était dans une de ces crises où le sang qui afflue au cerveau étouffe tout calcul. Inconsciente, en quelque sorte, de ses actes, elle se pencha sur l'appui de la fenêtre, et adressa à Marius un signe qu'il comprit bien, et qui lui disait : « Attendez, je descends. »

-- Où vas-tu ? chère fille, demanda Mme Favoral, en voyant Mlle Gilberte mettre son chapeau.

-- Jusque chez la mercière, maman, chercher une nuance qui me manque...

Mlle Gilberte ne sortait pas seule, mais il lui arrivait assez souvent de descendre dans le quartier, pour quelque petite commission.

-- Veux-tu que la bonne t'accompagne ? fit Mme Favoral.

-- Oh ! ce n'est pas la peine.

Elle s'élança dans l'escalier et une fois dehors, sans souci des regards qui peut-être l'épiaient, elle marcha droit à M. de Trégars, qu'elle apercevait arrêté au coin de la rue des Minimes.

-- Vous partez ? lui dit-elle en l'abordant.

Elle était trop émue pour discerner son émotion, à lui, bien évidente, cependant.

-- Il le faut ! répondit-il.

-- Oh !...

-- Quand la France est envahie, la place d'un homme de mon nom est où l'on se bat.

-- Mais on se battra à Paris.

-- Paris a quatre fois plus de défenseurs qu'il n'en faut. C'est au dehors que les soldats manqueront.

Ils s'en allaient à petits pas en parlant ainsi, le long de la rue des Minimes, une des rues les plus solitaires qui soient à Paris, et on n'y voyait à cette heure que cinq ou six soldats qui causaient, assis devant la porte de la caserne.

-- Si pourtant je vous priais de ne pas partir, reprit Mlle Gilberte, si je vous suppliais... Marius ?...

-- Je resterais, répondit-il d'une voix troublée, mais ce serait trahir mon devoir et manquer à l'honneur, et le remords pèserait sur notre vie tout entière... Maintenant, commandez, j'obéirai...

Ils s'étaient arrêtés, et jamais à les voir ainsi debout, l'un près de l'autre, affectueux, familiers, jamais on n'eût voulu croire qu'ils s'adressaient la parole pour la première fois. Ils ne s'en apercevaient pas, tant l'imagination toute-puissante faisant son œuvre, ils en étaient arrivés, en dépit de l'absence, à l'entente de l'intimité.

Après un moment de douloureuse réflexion :

-- Je ne vous demande plus de rester, Marius, prononça la jeune fille.

Il lui prit la main, et la portant à ses lèvres :

-- Ah ! je n'attendais pas moins de votre courage, s'écria-t-il, ivre d'amour.

Mais il se maîtrisa, et d'un ton plus calme :

-- Grâce à l'indiscrétion de Pulci, reprit-il, j'espérais vous apercevoir, mais non avoir le bonheur de vous parler... Je vous ai écrit...

Il tira de sa poche une large enveloppe, et la remettant à Mlle Gilberte :

-- Voici la lettre que je vous destinais, poursuivit-il. Elle en renferme une seconde, que je vous prie de conserver soigneusement, et de n'ouvrir que si je ne revenais pas. Je vous laisse, à Paris, un ami dévoué, le comte de Villegré. Quoi qu'il vous arrive, adressez-vous à lui en toute confiance comme à moi-même...

Toute chancelante, Mlle Gilberte s'appuyait au mur.

-- Quand partez-vous ? interrogea-t-elle.

-- Ce soir même... D'un moment à l'autre les communications peuvent être interrompues.

Admirable de douleur, mais aussi d'énergie, la pauvre jeune fille se redressa.

-- Partez donc, lui dit-elle, ô mon unique ami, partez, puisque l'honneur commande... Mais n'oubliez pas que ce n'est pas votre vie seule que vous allez risquer...

Et craignant d'éclater en sanglots, elle s'enfuit, et arriva rue Saint-Gilles, quelques instants seulement avant son père, qui était allé aux nouvelles.

Celles qu'il avait recueillies étaient sinistres.

De même que la marée montante, les Prussiens s'étendaient et approchaient, lentement, mais incessamment. On comptait leurs étapes, on pouvait dire le jour et l'heure où leur flot viendrait battre les murs de Paris.

Aussi était-ce à tous les chemins de fer un prodigieux entassement de gens qui voulaient partir à tout prix, n'importe comment ; dans le wagon des bagages, au besoin, et qui, certes, ne partaient pas comme Marius de Trégars pour courir à l'ennemi.

L'un après l'autre, M. Favoral avait vu s'envoler presque tous les gens qu'il connaissait.

Le baron, la baronne de Thaller et leur fille étaient allés s'installer en Suisse. M. Costeclar visitait la Belgique. L'aîné des MM. Jottras achetait en Angleterre des fusils et des cartouches. Et si le plus jeune des MM. Jottras et M. Saint-Pavin du Pilote financier restaient à Paris, c'est que la galante influence d'une dame dont ils taisaient le nom leur avait fait obtenir du gouvernement des marchés avantageux.

Aussi les perplexités du caissier du Crédit mutuel étaient grandes. Le jour du départ du baron et de la baronne de Thaller :

-- Prépare nos malles, commanda-t-il à sa femme, la Bourse va fermer, le Crédit mutuel se passera bien de moi...

Mais le lendemain ses indécisions le reprirent. Ce que Mlle Gilberte croyait deviner, c'est qu'il mourait d'envie de partir seul, sans sa famille, et qu'il n'osait. Il hésita si bien qu'un beau soir :

-- Tu peux défaire les malles, dit-il à sa femme. Paris est bloqué, on ne sort plus.

XVIII

On venait d'apprendre, en effet, que le chemin de fer de l'Ouest, resté le dernier ouvert à la circulation, était définitivement coupé.

Paris était investi.

Et si rapide avait été l'investissement, que c'est à peine si on y pouvait croire.

C'est par bandes, que les gens se portaient sur les points culminants, sur les buttes Montmartre et sur les hauteurs du Trocadéro. Des loueurs de télescopes s'y étaient installés, et c'était à qui appliquerait son œil à l'oculaire pour interroger l'horizon et y chercher les Prussiens.

On ne découvrait rien. Les campagnes lointaines gardaient leur aspect tranquille et riant, aux rayons d'un tiède soleil d'automne.

De sorte que véritablement il fallait un effort d'imagination pour se pénétrer de la sinistre réalité, pour se persuader que véritablement Paris, avec ses deux millions d'habitants, était comme retranché du monde et séparé du reste de la France par un infranchissable cercle de fer.

On devinait le doute, et comme un vague espoir, à l'accent des gens qui s'abordant au milieu des rues se disaient : -- Eh bien ! c'est fini, nous ne pouvons plus sortir, les lettres mêmes ne passent plus, nous voilà sans nouvelles !...

Mais le lendemain, qui était le 19 septembre, les plus incrédules furent convaincus.

Pour la première fois, Paris tressaillit aux roulements sourds du canon tonnant sur les hauteurs de Châtillon.

Le siége de Paris, ce siége sans exemple dans l'histoire, commençait.

La vie des Favoral, pendant ces interminables jours d'angoisses et de souffrances, fut celle de cent mille autres familles.

Incorporé dans le bataillon de son quartier, le caissier du Crédit mutuel s'en allait, deux ou trois fois la semaine, de même que tous ses voisins, monter la garde aux remparts. Service inutile peut-être, mais que ne croyaient pas tel ceux qui le faisaient, service fort pénible, en tout cas, pour de pauvres bourgeois accoutumés au bien-être de leur boutique ou de leur bureau.

Assurément, il n'y avait rien d'héroïque à piétiner dans la boue, à recevoir la pluie sur le dos, à coucher à terre ou sur de la paille malpropre, à rester en sentinelle par des froids de dix degrés. Mais on meurt d'une fluxion de poitrine tout aussi sûrement que d'une balle prussienne, et beaucoup en mouraient.

Maxence, lui, apparaissait rarement rue Saint-Gilles.

Engagé dans un bataillon de francs-tireurs, il faisait le coup de fusil aux avant-postes.

Et quant à Mme Favoral et à Mlle Gilberte, leurs journées se passaient à se procurer de quoi vivre. Levées avant le jour, par la pluie ou par la neige, elles s'en allaient faire la queue à la porte de la boucherie, où après des heures d'attente, elles recevaient un mince morceau de viande de cheval.

Seules, le soir, au coin de l'âtre où fumaient quelques branches de bois vert, elles sursautaient à chacune des détonations lointaines du canon.

À chaque coup qui faisait grelotter les vitres, Mme Favoral se disait que c'était peut-être celui-là qui tuait son fils.

Mlle Gilberte, elle, songeait à Marius de Trégars.

Les jours maudits de novembre et de décembre étaient arrivés. On ne parlait que de batailles sanglantes autour d'Orléans...

Elle se représentait Marius, mortellement blessé, agonisant sur la neige, seul, sans secours, sans un ami pour recueillir sa volonté suprême et son dernier soupir.

Un soir, la vision fut si nette et l'impression si vive, qu'elle se dressa toute pâle en poussant un grand cri.

-- Qu'est-ce ? interrogea Mme Favoral épouvantée. Qu'as-tu ?...

Plus clairvoyante, l'excellente femme eût facilement obtenu le secret de sa fille, car Mlle Gilberte était hors d'état de rien nier.

Elle se contenta d'une explication qui n'en était pas une. Elle n'eut pas un soupçon, quand la jeune fille lui répondit avec un sourire contraint : -- Ce n'est rien, chère mère, rien qu'une idée absurde qui m'a traversé l'esprit...

Chose étrange ! jamais le caissier du Crédit mutuel n'avait été pour les siens ce qu'il fut durant ces mois d'épreuves.

Pendant les premières semaines de l'investissement, il s'était montré inquiet, agité, nerveux, il errait dans la maison comme une âme en peine, il avait des accès d'inconcevable prostration pendant lesquels on voyait des larmes rouler dans ses yeux, puis des crises de colère sans motif.

Mais chaque jour qui s'était écoulé avait paru verser le calme dans son âme.

Petit à petit, il était devenu pour sa femme si indulgent et si affectueux, que la pauvre idiote en était toute attendrie. Il avait pour sa fille des prévenances dont elle ne revenait pas.

Souvent, lorsque le temps était beau, il leur offrait le bras, et les promenait le long des quais, jusqu'au mur d'enceinte, vers un endroit occupé par un bataillon du quartier.

Deux fois il les conduisit à Saint-Ouen, où campaient les francs-tireurs dont Maxence faisait partie.

Un autre jour, il voulait absolument les mener visiter l'hôtel de M. de Thaller dont la surveillance lui avait été confiée. Elles refusèrent, et au lieu de se fâcher comme il n'eût pas manqué de le faire autrefois, il se mit à décrire les splendeurs des appartements, les meubles magnifiques, les tapis et les tentures, les tableaux de maîtres, les objets d'art, les bronzes, enfin tout ce luxe éblouissant dont les financiers se servent à peu près comme les chasseurs du miroir où viennent se prendre les alouettes.

D'affaires, il n'en était plus question.

S'il allait, le matin, jusqu'au Comptoir de crédit mutuel , c'était uniquement, disait-il, pour l'acquit de sa conscience.

-- De loin en loin, M. Saint-Pavin et le plus jeune des MM. Jottras poussaient jusqu'à la rue Saint-Gilles.

Ils avaient suspendu, l'un les payements de sa maison de banque, l'autre la publication du Pilote financier .

Mais ils n'étaient pas inoccupés pour cela, et au plus fort de la détresse publique, ils trouvaient encore le moyen de spéculer, on ne savait sur quoi, et de réaliser des bénéfices. Ils raillaient d'ailleurs agréablement les imbéciles qui prenaient la défense au sérieux, et imitaient le plus plaisamment du monde, la tournure qu'avaient sous leur capote de soldat trois ou quatre de leurs amis qui s'étaient fait inscrire dans les bataillons de marche.

Ils se vantaient de n'endurer aucune privation, et de savoir toujours où prendre du beurre frais pour assaisonner les larges tranches de bœuf qu'ils avaient l'art de se procurer.

Mme Favoral les entendait rire aux éclats, et M. Saint-Pavin, le directeur du Pilote financier , s'écriait : -- Allons ! allons ! nous serions des sots de nous plaindre. C'est une liquidation générale sans risques et sans frais.

Même leur gaieté avait quelque chose de révoltant ; car on était à la dernière, à la plus aiguë période du siége.

Les plus optimistes disaient au début :

-- Si Paris tient six semaines, ce sera tout le bout du monde.

Or, il y avait plus de quatre mois que durait l'investissement.

La population en était réduite à des aliments sans nom, le pain manquait, les blessés, faute d'un peu de bouillon, mouraient dans les ambulances ; c'est par centaines qu'on conduisait au cimetière les enfants et les vieillards ; sur la rive gauche, les obus pleuvaient, le froid était atroce et on n'avait plus de bois.

Et cependant nul ne se plaignait.

Du sein de cette ville de deux millions d'habitants, pas une voix ne s'élevait pour redemander le bien-être, la santé, la vie même, au prix d'une capitulation.

Les hommes clairvoyants n'avaient jamais espéré que Paris se débloquerait seul.

Mais ils pensaient qu'en tenant ferme, et en retenant les Prussiens sous ses forts, Paris donnerait à la France le temps de se reconnaître, de lever des armées et de se ruer sur l'ennemi.

Là était le devoir de Paris, et Paris devait le remplir jusqu'aux dernières limites du possible, comptant pour une victoire chaque jour qu'il gagnait.

Tant de souffrances, malheureusement, devaient être inutiles.

L'heure fatale sonna, où les vivres épuisés, il fallut se rendre.

Trois jours durant, les Prussiens campèrent dans les Champs-Élysées, dévorant du regard cette ville, l'objet de leurs ardentes convoitises, ce Paris où tout victorieux qu'ils étaient, ils n'avaient pas osé s'aventurer.

Puis les communications furent rétablies, et un matin, en recevant une lettre de Suisse :

-- C'est du baron de Thaller ! s'écria M. Favoral.

Précisément, le directeur du Crédit mutuel était un homme prudent. Agréablement installé en Suisse, il ne s'y déplaisait pas, et avant de rentrer à Paris, il tenait à se bien assurer qu'il n'y courrait aucuns risques...

Sur les assurances que lui donna M. Favoral, il se mit en route, et presque en même temps que lui, reparurent l'aîné des MM. Jottras et M. Costeclar.

XIX

C'était un curieux spectacle que le retour de ces braves, pour qui on avait enrichi la langue verte du significatif vocable de « franc-fileur. »

Ils n'étaient pas si fiers qu'on les a vus depuis.

Assez embarrassés de leur contenance au milieu d'une population toute frémissante encore des émotions du siége, ils avaient le bon goût de chercher des prétextes à leur absence.

-- J'ai été coupé, affirmait le baron de Thaller. J'étais allé en Suisse, mettre en sûreté ma femme et ma fille ; quand j'ai voulu rentrer, bonsoir ! les Prussiens avaient fermé les portes. Pendant plus de huit jours, j'ai erré autour de Paris, cherchant une issue, je n'y ai rien gagné que d'être soupçonné d'espionnage, arrêté, et pour un peu plus, on me fusillait net.

-- Moi, déclarait M. Costeclar, je prévoyais ce qui est arrivé. Je savais que c'était au dehors, pour organiser des armées de secours, qu'il faudrait des hommes. Je suis allé offrir mes services au gouvernement de la Défense, et tout Bordeaux a pu me voir botté, éperonné, prêt à partir...

Et en conséquence, il sollicitait la croix, et ne désespérait pas de l'obtenir, par la toute-puissance de ses relations financières.

-- Un tel l'a bien obtenue, répondait-il aux objections. Et il nommait celui-ci ou cet autre, dont les faits d'armes se bornaient à s'être promené au soleil, galonné jusqu'aux épaules.

-- Mais c'est moi qui la mériterais, cette croix, soutenait M. Jottras jeune, car moi, du moins, j'ai rendu des services.

Et il racontait qu'après avoir fouillé toute l'Angleterre pour y découvrir des armes, il s'était embarqué pour New-York où il avait acheté des masses de fusils et de cartouches, et jusqu'à des batteries de canons.

Il avait beaucoup souffert pendant ce dernier voyage, ajoutait-il, et cependant il ne le regrettait pas, puisqu'il lui avait fourni l'occasion d'étudier sur place les mœurs financières de l'Amérique. Et il en revenait avec assez d'idées pour faire la fortune de trois ou quatre sociétés au capital de vingt millions.

-- Ah ! ces Américains, s'écriait-il, voilà des hommes qui comprennent les affaires ! Près d'eux, nous ne sommes que des enfants.

C'est par M. Chapelain, par les Desclavettes et par le papa Desormeaux que les nouvelles arrivaient rue Saint-Gilles.

C'était aussi par Maxence, dont le bataillon avait été licencié, et qui, en attendant mieux, s'était casé, à titre de commis auxiliaire, au chemin de fer d'Orléans, où il gagnait deux cents francs par mois.

Car M. Favoral, lui, ne voyait ni n'entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui. Son travail l'absorbait entièrement. Il partait de meilleure heure, rentrait plus tard, et en perdait le boire et le manger.

Il disait à ses amis que les affaires reprenaient d'une manière inespérée, qu'il y avait des fortunes à gagner pour tous les gens qui avaient de l'argent comptant, et qu'il fallait bien rattraper le temps perdu.

Il prétendait que l'indemnité énorme à payer aux Prussiens allait exiger un immense mouvement de capitaux, des combinaisons financières, un emprunt, et qu'il ne se remue pas tant de milliards sans qu'il tombe quelques petits millions dans les poches intelligentes.

Éblouis par la seule énumération de ces sommes fabuleuses :

-- Ce diable de Favoral, disaient les autres, est bien capable de doubler ou de tripler sa fortune. Décidément, sa fille sera un fameux parti !...

Hélas ! jamais Mlle Gilberte n'avait eu au cœur tant de haine et de dégoût pour cet argent, la seule préoccupation, l'unique sujet de conversation des gens qui l'entouraient ; pour cet argent maudit qui s'était élevé comme une insurmontable barrière entre elle et Marius.

C'est que déjà deux semaines s'étaient écoulées depuis le complet rétablissement des communications, et M. de Trégars n'avait pas donné signe de vie.

C'est avec d'indicibles battements de cœur qu'elle attendait, chaque jour, l'heure de la leçon du signor Gismondo Pulci, et plus douloureuses à chaque fois étaient ses angoisses, quand elle l'entendait s'écrier :

-- Rien, pas une ligne, pas un mot. L'élève a oublié son vieux maître...

Mais la jeune fille savait bien que Marius n'oubliait pas. Son sang se glaçait dans ses veines, quand elle lisait dans les journaux l'interminable liste de ces pauvres soldats qui, pendant l'invasion, avaient succombé, les plus heureux, sous les balles prussiennes, les autres, le long des chemins, dans la boue ou dans la neige, de froid, de fatigue, de misère, de besoin...

Elle ne pouvait écarter de son esprit le souvenir de cette vision funèbre qui l'avait tant épouvantée, et elle se demandait si ce n'était pas un de ces pressentiments inexplicables, dont on cite des exemples, et qui annoncent la mort d'une personne aimée.

Seule, dans sa petite chambre, le soir, elle retirait de la cachette où elle la conservait précieusement cette lettre que Marius lui avait confiée, en lui recommandant de ne l'ouvrir que lorsqu'elle serait sûre qu'il ne reviendrait pas.

Elle était très-volumineuse, renfermée dans une épaisse enveloppe scellée de cire rouge aux armes de Trégars, et Mlle Gilberte, souvent, s'était demandée ce qu'elle pouvait bien contenir. Et maintenant elle frissonnait en se disant que peut-être elle avait le droit de rompre le cachet.

Et personne à qui demander une parole d'espoir ! En être réduite à cacher ses larmes et à essayer de sourire ! Être condamnée à inventer des prétextes, pour les gens qui s'étonnaient de voir se flétrir, en sa fleur, son exquise beauté ; pour sa mère, dont l'inquiétude était sans bornes, de la voir ainsi pâle et les yeux rougis, minée par une fièvre continuelle.

Marius, en partant, lui avait bien légué un ami, le comte de Villegré, et si quelqu'un savait quelque chose, c'était lui. Mais elle ne voyait nul moyen d'en rien apprendre sans risquer son secret. Lui écrire ? Rien n'était si aisé, puisqu'elle avait son adresse, rue Taranne. Mais où lui dire d'adresser sa réponse ? Rue Saint-Gilles ? Impossible ! Elle avait la ressource de l'aller trouver, ou de lui donner un rendez-vous aux environs. Mais comment se dérober une heure, sans éveiller les soupçons de Mme Favoral ?

Parfois la pensée lui venait de se confier à Maxence qui, avec une admirable constance, travaillait à racheter son passé. Mais quoi ! il lui faudrait donc avouer la vérité, lui avouer qu'elle, Gilberte, elle avait prêté l'oreille aux propos d'un inconnu, rencontré par hasard, dans la rue, et qu'elle l'aimait, et qu'elle n'attendait rien d'heureux ou de malheureux que de lui !... Elle n'osait pas. Elle ne pouvait prendre sur elle de surmonter la honte d'une telle situation...

Le désespoir la gagnait, le jour où le signor Pulci lui arriva rayonnant, et s'écriant dès le seuil :

-- J'ai des nouvelles !...

Et tout de suite, sans s'étonner du trouble affreux de la jeune fille, qu'il attribuait à l'intérêt qu'elle lui portait, à lui, Gismondo Pulci :

-- Je ne les ai pas eues directement, poursuivit-il, mais par un respectable seigneur à longues moustaches blanches et décoré, qui, ayant reçu une lettre de mon cher élève, a daigné venir chez moi, me la lire...

Le digne maëstro n'en avait pas oublié un mot de cette lettre, et c'est presque textuellement qu'il la rapportait :

Six semaines après s'être engagé, son élève avait été nommé caporal, puis sergent, puis sous-lieutenant. Il avait pris part à tous les combats de l'armée de la Loire sans recevoir une égratignure. Mais à la bataille du Mans, en ramenant ses soldats qui pliaient, il avait reçu deux coups de feu en pleine poitrine. Transporté mourant à une ambulance, il était resté trois semaines entre la vie et la mort, ayant perdu toute conscience de soi. Depuis vingt-quatre heures il avait repris connaissance et il en profitait pour se rappeler à l'affection de ses amis. Tout danger avait disparu. Il ne souffrait presque plus, on lui promettait qu'avant un mois il serait sur pied, et en état de rentrer à Paris.

Pour la première fois depuis bien longtemps, Mlle Gilberte respira à pleins poumons.

Mais on l'eût bien surprise, si on lui eût affirmé qu'un jour approchait où elle bénirait ces blessures qui retenaient Marius sur un lit d'hôpital.

Il en fut ainsi cependant.

Mme Favoral et sa fille étaient seules, un soir, à la maison, lorsque des clameurs s'élevèrent de la rue, dominées par les refrains que hurlaient des voix avinées, accompagnées de roulements sourds et continus.

Elles coururent à la fenêtre. Des gardes nationaux venaient de s'emparer des canons déposés à la place Royale. Le règne de la Commune commençait.

En moins de quarante-huit heures, on en fut à regretter les pires journées du siége. Sans chefs, sans direction, les honnêtes gens perdaient la tête. Tous les braves revenus à l'armistice s'étaient envolés. Bientôt on en fut réduit à se cacher ou à fuir pour éviter d'être incorporé dans les bataillons de la Commune. Nuit et jour, autour de l'enceinte, pétillait la fusillade et tonnait l'artillerie.

De nouveau, M. Favoral avait renoncé à aller à son bureau. À quoi bon ! Parfois, d'un air singulier, il disait à sa femme et à sa fille :

-- Pour le coup, c'est bien la liquidation, Paris est perdu !

Elles durent le croire, lorsque arriva la lutte de la dernière heure, quand aux détonations du canon et à l'explosion des obus, elles sentirent leur maison trembler jusque dans ses fondations, quand au milieu de la nuit elles virent leur appartement éclairé comme en plein jour par les flammes de l'incendie du Grenier de réserve et des maisons de la place de la Bastille et de l'Hôtel de Ville... Et dans le fait, le rapide mouvement des troupes sauva seul Paris de la destruction.

Mais, dès la fin de la semaine suivante, le calme commençait à renaître, et Mlle Gilberte apprenait le retour de Marius.

XX

-- Enfin, il a été donné à mes yeux de le contempler, et à mes bras de le serrer contre ma poitrine.

C'est en ces termes, tout vibrant d'enthousiasme et de son plus terrible accent, que le vieux maître italien annonça à Mlle Gilberte qu'il venait de revoir ce fameux élève dont il attendait la fortune et la gloire.

-- Mais combien il est faible encore, ajoutait-il, et souffrant de ses blessures ! J'hésitais presque à le reconnaître, tant il est pâle et amaigri.

La jeune fille ne l'écoutait plus. Un flot de vie inondait son cœur. Ce moment effaçait toutes les douleurs et toutes les angoisses.

-- Et moi aussi, pensait-elle, je le reverrai aujourd'hui !

Et, avec cet infaillible instinct de la femme qui aime, elle calculait le moment où Marius de Trégars paraîtrait rue Saint-Gilles. Ce serait à la tombée de la nuit, probablement, comme l'autre fois, lors de son départ, c'est-à-dire vers les huit heures, puisqu'on était aux jours les plus longs de l'année.

Or, ce jour-là, précisément, et à cette heure, Mlle Gilberte devait se trouver seule à la maison. Il avait été convenu que sa mère, après le dîner, irait rendre visite à Mme Desclavettes, qui était au lit, à demi morte de la peur qu'elle avait eue pendant les dernières convulsions de la Commune.

Donc, elle serait libre, elle n'aurait pas à inventer un mensonge pour descendre quelques minutes.

Mais la réflexion ne devait pas tarder à jeter un nuage sur la joie que, tout d'abord, elle avait ressentie de ce concours heureux de circonstances.

Descendant au fond de son âme troublée, elle s'épouvantait de sa faiblesse et de sa facilité à se décider à des démarches qui jadis lui auraient paru monstrueuses. Qu'était donc devenue son énergie ? Quel vertige la frappait ? Où serait la limite des concessions incessamment plus grandes qu'arrachait à sa conscience cet amour, bien chaste, assurément, et bien pur, mais que cependant elle ne pouvait avouer, et qu'il lui fallait dissimuler comme une mauvaise action ?

-- S'il me restait une lueur de courage, pensait-elle, je ne descendrais pas.

Oui, mais la voix des capitulations lui rappelait qu'elle avait à rendre à Marius la lettre qu'il lui avait confiée, et lui criait qu'après tant d'événements il devait avoir à lui dire des choses importantes et qu'il était peut-être indispensable qu'elle sût.

Lorsque Mme Favoral sortit, Mlle Gilberte en était encore à prendre une résolution définitive.

Mais elle avait la lettre dans sa poche, et son chapeau était à sa portée.

Elle alla s'accouder à la fenêtre.

La rue était redevenue solitaire et silencieuse. À peine toutes les minutes apercevait-on un passant. La nuit venait, et assez vite, même, car de gros nuages chargés d'électricité se balançaient au-dessus de Paris. La chaleur était accablante. Il n'y avait pas un souffle d'air.

Une à une, à mesure qu'approchait le moment où elle avait calculé que paraîtrait Marius, les hésitations de la jeune fille se dissipaient comme une fumée. Elle ne craignait plus qu'une chose : qu'il ne vînt pas, ou qu'il ne fût venu déjà, et ne se fût éloigné désespéré de ne l'avoir pas aperçue...

Déjà les objets devenaient moins distincts, et le gaz s'allumait au fond des arrière-boutiques, lorsque enfin elle le reconnut, de l'autre côté du trottoir. Il leva la tête en passant, et, sans s'arrêter, il lui adressa un geste rapide, un geste suppliant, que seule elle pouvait comprendre : « Je vous en conjure, venez ! »

Le cœur battant à lui rompre la poitrine, la jeune fille s'élança dans l'escalier. Mais c'est seulement en mettant le pied dans la rue qu'elle put mesurer la grandeur des risques qu'elle courait. Concierges et boutiquiers étaient assis devant leur porte et causaient en prenant le frais. Tous la connaissaient. N'allaient-ils pas s'étonner de la voir seule, dehors, à pareille heure ? Qu'adviendrait-il, s'il prenait à l'un d'eux la fantaisie de l'épier ?...

Cependant, elle poursuivit son chemin, répondant au salut des voisins, qui, sur son passage, retiraient leur pipe de leur bouche et se découvraient...

À vingt pas en avant elle apercevait Marius.

Mais il avait compris le danger, elle en fut convaincue, car au lieu de tourner rue des Minimes, il suivit toute la rue Saint-Gilles, et ne s'arrêta que de l'autre côté du boulevard Beaumarchais.

Alors, seulement, Mlle Gilberte le rejoignit. Et elle ne put retenir un cri, en voyant combien terriblement il était pâle, comme un mourant, et si faible, que très-évidemment il lui fallait un grand effort pour se tenir debout et marcher.

-- Ah ! c'est une imprudence affreuse que d'être revenu ! s'écria-t-elle.

Un peu de sang remonta aux joues de M. de Trégars, son visage s'illumina, et d'une voix frémissante de passion contenue :

-- L'imprudence eût été de rester loin de vous, prononça-t-il, je m'y sentais mourir...

Ils étaient retirés tous deux contre la devanture d'une boutique fermée, et ils étaient comme seuls, au milieu de la foule qui circulait sur le boulevard, toute occupée de contempler les effroyables dégâts de la Commune.

-- Et d'ailleurs, poursuivait Marius, ai-je donc une minute à perdre ? Je vous ai demandé trois ans, quinze mois se sont écoulés et je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Lorsqu'a éclaté cette guerre maudite, toutes mes mesures étaient prises. J'étais sûr d'arriver rapidement à une fortune assez belle pour que votre père ne me refusât pas votre main... Tandis que maintenant !...

-- Eh bien ?

-- Toutes les conditions sont changées. L'avenir est trop incertain pour que personne consente à engager ses capitaux. Le temps est aux tripoteurs d'affaires, aux agioteurs à la petite semaine, aux bonisseurs qui promettent, si on leur confie un petit écu, de rendre six francs. Marcolet lui-même, à qui l'audace ne manque pas, et qui croit fermement au succès de l'entreprise que nous avions conçue, Marcolet me le disait hier. Il n'y a rien à tenter en ce moment, il faut attendre...

Il y avait, dans son accent, une si poignante douleur, que la jeune fille sentit ses yeux se mouiller.

-- Nous attendrons donc, dit-elle avec une fausse gaieté.

Mais M. de Trégars hochait la tête.

-- Est-ce possible ? fit-il. Croyez-vous donc que j'ignore quelle vie est la vôtre ?...

Mlle Gilberte se redressa.

-- Me suis-je jamais plainte ? demanda-t-elle fièrement.

-- Non. Votre mère et vous, toujours religieusement, vous avez gardé le secret de vos souffrances, et il a fallu pour me les révéler un hasard providentiel. Mais enfin, j'ai tout appris. Je sais que celle que j'aime uniquement et de toute la puissance de mon être, est soumise au despotisme le plus odieux, abreuvée d'outrages et condamnée aux plus humiliantes privations. Et moi, qui mille fois donnerais ma vie pour elle, je ne puis rien pour elle. L'argent élève entre nous une si infranchissable barrière, que mon amour à moi, Marius de Trégars, est une offense. Pour savoir quelque chose d'elle, j'en suis réduit à inventer des complices. Si j'obtiens d'elle quelques minutes d'entretien, je risque son honneur de jeune fille.

Gagnée par son émotion :

-- Vous m'avez du moins délivrée de M. Costeclar, dit Mlle Gilberte.

-- Oui, j'ai pu heureusement trouver des armes contre ce misérable. Mais en trouverais-je contre tous ceux qui se présenteront ? Votre père est très-riche, et les hommes sont nombreux pour qui le mariage n'est qu'une spéculation comme une autre...

-- Douteriez-vous de moi ?...

-- Ah ! je douterais de moi, plutôt !... Mais je sais quelles épreuves vous a values votre refus d'épouser M. Costeclar, je sais quelle lutte sans merci vous avez soutenue. Un autre prétendant peut se présenter, et alors... Mais non, vous voyez bien que nous ne pouvons pas attendre !...

-- Que voulez-vous faire ?...

-- Je ne sais, ma détermination n'est pas arrêtée encore. Et cependant Dieu sait quels ont été les efforts de mon intelligence, pendant ce mois que je viens de passer sur un lit d'ambulance, pendant ce mois où vous avez été mon unique pensée... Ah ! tenez, quand j'y pense, je ne trouve plus de paroles pour maudire l'insouciance avec laquelle je me suis dépouillé de ma fortune !

Comme si elle eût entendu un blasphème, la jeune fille recula.

-- Il est impossible, s'écria-t-elle, que vous regrettiez d'avoir payé ce que devait votre père...

Un amer sourire crispait les lèvres de M. de Trégars.

-- Et si je vous disais, répondit-il, que mon père, véritablement, ne devait rien ?...

-- Oh !...

-- Si je vous disais qu'on lui a pris toute sa fortune, plus de deux millions, aussi audacieusement qu'un filou vole un mouchoir dans la poche d'un passant ?... Si je vous disais qu'en sa naïveté loyale, il n'a été qu'un homme de paille, entre les mains d'habiles scélérats !... Avez-vous donc oublié ce que disait le comte de Villegré ?

Mlle Gilberte n'avait rien oublié.

-- Le comte de Villegré, répondit-elle, prétendait qu'il était encore temps de faire rendre gorge aux gens qui avaient dépouillé votre père...

-- Eh bien ! oui ! s'écria Marius, et je suis résolu à leur faire rendre gorge !...

La nuit, cependant, était tout à fait venue. Les boutiques s'éclairaient. Les employés du gaz, leur longue perche sur l'épaule, passaient en courant, et, un à un, sur toute la ligne des boulevards, les réverbères s'illuminaient.

Inquiet de ces clartés soudaines, M. de Trégars entraîna Mlle Gilberte un peu plus loin, jusqu'à une sorte d'esplanade précédant l'escalier qui conduit à la rue Amelot.

Et une fois là, s'accotant contre la rampe de fer :

-- Déjà, poursuivit-il, lors de la mort de mon père, je soupçonnais les manœuvres abominables dont il a été victime. Il me parut indigne de moi de vérifier mes soupçons. J'étais seul au monde, je n'avais que des besoins restreints, j'étais persuadé que mes recherches me donneraient, dans un avenir très-prochain, une fortune bien supérieure à celle que j'abandonnais. Je trouvai quelque chose de noble et de grand, et qui flattait ma vanité, à renoncer à tout, sans discussion, sans procès, et à consommer ma ruine d'un trait de plume. Seul, parmi mes amis, le comte de Villegré eut le courage de me dire que c'était là une coupable folie, que le silence des dupes est la force des fripons, que mes dédains feraient bien rire les gredins qu'ils enrichissaient. Je répondis que je ne voulais pas voir le nom de Trégars mêlé à des débats honteux, et que me taire, c'était honorer la mémoire de mon père. Triple niais ! Le seul moyen d'honorer mon père, c'était de le venger, c'était d'arracher ses dépouilles aux misérables qui avaient causé sa mort ; aujourd'hui, je le vois clairement... Mais avant de rien entreprendre, Gilberte, j'ai voulu prendre votre avis.

Debout, les bras pendants, la jeune fille écoutait de toutes les forces de son attention.

Elle en était arrivée à confondre si complétement, dans sa pensée, son avenir et celui de M. de Trégars, qu'elle ne voyait rien d'extraordinaire à ce qu'il la consultât, lorsqu'il s'agissait de la réalisation de leurs espérances, et qu'elle ne s'étonnait pas de se voir là, avec lui, délibérant.

-- Il faudrait des preuves, objecta-t-elle.

-- Je n'en ai pas, malheureusement, répondit M. de Trégars, je n'en ai pas, du moins, de positives, et telles qu'il les faut pour s'adresser à la justice. Mais je crois pouvoir m'en procurer. Mes soupçons d'autrefois sont devenus une certitude. Le même hasard qui m'a permis de vous délivrer des obsessions de M. Costeclar, a mis entre mes mains des indications précieuses...

-- Alors il faut agir, prononça résolument Mlle Gilberte...

Un instant Marius hésita, comme s'il eût cherché des expressions pour ce qu'il lui restait encore à dire. Puis :

-- Il est de mon devoir, reprit-il, de ne vous rien cacher de la vérité. La tâche est lourde. Les intrigants obscurs d'il y a dix ans sont devenus de gros financiers, retranchés derrière leurs sacs d'écus comme derrière un rempart inexpugnable. Isolés jadis, ils ont su grouper autour d'eux des intérêts puissants, des complices haut placés, et des amis dont la grande situation les protége. Ayant réussi, ils sont absous. Ils ont pour eux ce qu'on appelle la considération publique, cette chose idiote qui se compose de l'admiration des imbéciles, de l'approbation des gredins, et du concert des vanités intéressées. Quand ils passent, au galop de leurs chevaux, dans le nuage de poussière que soulève leur voiture, insolents, impudents, gonflés de l'épaisse fatuité de l'argent, on salue jusqu'à terre.

On dit : « Ce sont d'habiles gens ! » Et dans le fait, oui, adresse ou bonheur, ils ont jusqu'ici évité la police correctionnelle, où tant d'autres sont allés s'échouer. Ceux qui les méprisent en ont peur et leur tendent la main. Ils sont d'ailleurs assez riches pour ne plus voler eux-mêmes... ils ont des employés pour cela.

L'énergie du mépris donnait à M. de Trégars une vigueur nouvelle, pendant qu'il traçait ce sombre tableau de sa situation.

Et c'est d'une voix âpre et brève qu'il poursuivait :

-- Si je vous dis ces choses, ô mon amie, c'est que je vais engager une partie décisive, et que je ne suis pas sûr de la gagner. Je ne m'abuse pas. Le jour où j'élèverai la voix pour accuser, ce sera contre moi une clameur furibonde.

Je verrai se dresser tout ce que Paris compte de financiers suspects, de louches industriels, des tripoteurs véreux, tous les faiseurs enrichis, tous ceux dont la fortune est greffée sur une gredinerie. C'est une armée. On voudra savoir quel est ce trouble-fête, ce fou furieux, qui s'avise de fouiller dans le passé des gens, et de réveiller des histoires oubliées. On dira que je n'ai pas un sou, et que ceux que j'accuse ont des millions. Alors, ce sera moi, peut-être, qui passerai pour un malhonnête homme. On tâchera de prouver que je spécule sur le scandale, et que tous les millionnaires sont exposés à rencontrer des gens qui essayent de les faire chanter.

Mais Mlle Gilberte n'était pas de celles que la lutte épouvante.

-- Qu'importe !... s'écria-t-elle.

M. de Trégars hochait la tête :

-- Dieu m'est témoin, reprit-il, que jamais jusqu'à ces jours passés, l'idée ne m'était venue de troubler en leur possession les gens qui ont dépouillé mon père. Seul, qu'avais-je besoin d'argent ? Plus tard, ô mon amie, je m'étais dit que je saurais conquérir la fortune qu'il me faut pour obtenir votre main.

Vous m'aviez promis d'attendre, et il m'était doux de me dire que je vous devrais à mes seuls efforts. Les événements ont anéanti mes espérances. J'en suis, aujourd'hui, réduit à reconnaître que tous mes efforts seraient inutiles. Attendre, patienter, ce serait risquer de vous perdre. Dès lors, je n'hésite plus... Je veux ce qui est à moi, je veux qu'on me restitue ce qu'on m'a volé.

À son accent, il était aisé de comprendre, et Mlle Gilberte le comprenait bien, que sa résolution était désormais irrévocable.

-- Malheureusement, continua-t-il, ce n'est pas immédiatement, ce n'est pas ouvertement surtout, que je dois engager la lutte. Peut-être me faudra-t-il ces mois de patience et de dissimulation, avant de réunir des armes. D'ici là, je vais être forcé de renoncer à ma vie solitaire, toute de travail et de méditation. Grâce au comte de Villegré, qui met à ma disposition ses modestes économies, je vais me rejeter dans le monde, y renouer mes relations, m'y créer de nouveaux amis et me ménager des appuis... Mais avant tout, mon amie, j'ai une prière à vous adresser. Si éloignée que soit la rue Saint-Gilles du milieu où je vais vivre, il se peut qu'un écho de ma vie arrive jusqu'à vous...

C'est avec une insistance inquiète que Mlle Gilberte fixait sur lui ses beaux yeux tremblants.

Il semblait embarrassé.

-- Eh bien ? interrogea-t-elle.

-- Eh bien ! répondit-il, quoi que vous puissiez entendre dire de moi, quoi que vous puissiez lire, je vous conjure de ne rien croire... Quoi que vous appreniez, et si étrange que cela vous paraisse, dites-vous bien que je poursuis inflexiblement mon but.

Ce n'est qu'en employant l'arme de mes ennemis, la ruse, que je puis les vaincre. Quoi que je fasse, car, hélas ! sais-je moi-même à quoi j'en serai réduit ? quelque rôle que je joue, rappelez-vous qu'il ne sera pas une de mes actions, pas une de mes pensées qui ne tende à rapprocher le jour béni où vous serez ma femme...

Il y avait dans sa voix tant et de si inexprimables tendresses, que la jeune fille ne pouvait retenir ses larmes.

-- Jamais, quoi qu'il arrive, je ne douterai de vous, Marius ! prononça-t-elle.

Il lui prit les mains, et les serrant d'une étreinte passionnée :

-- Et moi, s'écria-t-il, je vous jure que, soutenu par votre souvenir, il n'est pas de dégoût que je ne surmonte, pas d'obstacles que je ne renverse !...

Il parlait si haut, que deux ou trois passants s'arrêtèrent.

Il s'en aperçut, et ramené brusquement au sentiment de la réalité :

-- Malheureux que nous sommes ! prononça-t-il tout bas et très-vite, nous oublions ce que cette entrevue peut nous coûter !

Et il entraîna Mlle Gilberte de l'autre côté du boulevard, et tout en regagnant la rue Saint-Gilles, par les rues désertes :

-- C'est une imprudence affreuse que nous venons de commettre, reprit M. de Trégars. Mais il fallait nous voir absolument ; et nous n'avions pas le choix des moyens. Maintenant, et pour longtemps, nous voilà séparés. Tout ce que vous voudrez que je sache de vous, racontez-le à ce digne Gismondo qui me rapporte fidèlement vos moindres paroles. C'est par lui que vous aurez de mes nouvelles. Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, à la tombée de la nuit, je passerai devant votre maison. Je rentrerai enflammé d'une énergie nouvelle, si j'ai le bonheur de vous apercevoir.

S'il survenait un événement extraordinaire, faites-moi un signe, et je vous attendrai rue des Minimes... Mais c'est un expédient dont nous ne devons user qu'avec la dernière circonspection... Je ne me pardonnerais pas d'avoir risqué votre réputation.

Ils arrivaient à la rue Saint-Gilles ; Marius s'arrêta.

-- Il faut nous quitter, commença-t-il.

Mais alors seulement, Mlle Gilberte se rappela la lettre de M. de Trégars, cette lettre qui avait été le prétexte qu'elle s'était donné pour descendre.

La tirant de sa poche, et la lui tendant :

-- Voici, dit-elle, le dépôt que vous m'avez confié.

Mais il la repoussa doucement.

-- Non, répondit-il, gardez cette lettre, elle ne peut plus être ouverte que par la marquise de Trégars.

Et portant à ses lèvres la main de la jeune fille, et d'une voix profondément altérée :

-- Adieu, murmura-t-il, bon courage et bon espoir !...

XXI

Mlle Gilberte était loin déjà, que Marius de Trégars demeurait encore immobile, à l'angle du trottoir, la suivant des yeux, dans la nuit.

Elle se hâtait, trébuchant sur les pavés inégaux de la chaussée.

Quittant Marius, elle retombait sur terre, de toutes les hauteurs du rêve, l'illusion décevante s'évanouissait, et rentrée dans le domaine de la triste réalité, l'inquiétude la poignait.

Depuis combien de temps était-elle dehors ? Elle l'ignorait ; et il lui était impossible de s'en rendre compte. Mais il se faisait tard, évidemment, les boutiques se fermaient.

Cependant, elle arrivait à la maison paternelle. Se reculant, elle leva la tête. Les fenêtres du salon étaient éclairées.

-- Ma mère est de retour ! se dit-elle avec une horrible trépidation intérieure.

Elle ne s'en dépêcha pas moins de monter, et juste comme elle arrivait sur le palier, Mme Favoral ouvrait la porte de l'appartement, se disposant à descendre.

-- Enfin, tu m'es rendue ! s'écria la pauvre mère, dont cette seule exclamation trahissait les sinistres appréhensions. Je sortais, j'allais te chercher, au hasard, je ne sais où, par les rues...

Et attirant sa fille dans le salon, et la serrant entre ses bras, avec une tendresse convulsive :

-- Où étais-tu ? interrogea-t-elle. D'où viens-tu ! Sais-tu qu'il est plus de neuf heures ?...

Tel avait été, pendant toute cette soirée, le trouble de Mlle Gilberte, qu'elle n'avait pas même songé à chercher un prétexte pour justifier son absence. Maintenant il était trop tard. Quelle explication, d'ailleurs, eût paru plausible ?

Au lieu de répondre :

-- Eh ! chère mère, fit-elle, avec un sourire contraint, est-ce qu'il ne m'est pas arrivé vingt fois de descendre ainsi dans le quartier !

Mais c'en était fait de la confiante crédulité de Mme Favoral.

-- Si j'ai été aveugle, Gilberte, interrompit-elle, mes yeux cette fois s'ouvrent à l'évidence. Il y a dans ta vie un mystère, quelque chose d'extraordinaire que je n'ose m'expliquer.

La jeune fille se redressa, et plongeant dans les yeux de sa mère son beau regard clair :

-- Me soupçonnerais-tu donc de quelque chose de mal ? s'écria-t-elle.

Du geste, Mme Favoral l'arrêta.

-- Une jeune fille qui se cache de sa mère fait toujours mal, prononça-t-elle. Il y a longtemps que pour la première fois j'ai eu le pressentiment que tu te cachais de moi. Mais quand je t'ai interrogée, tu as réussi à endormir mes doutes. Tu as abusé de ma confiance et de ma faiblesse.

Ce reproche était le plus cruel qu'on pût adresser à Mlle Gilberte. Un flot de sang empourpra ses joues, et d'une voix ferme :

-- Eh bien, oui, fit-elle, j'ai un secret !

-- Mon Dieu !

-- Et si je ne te l'ai pas confié, c'est que c'est aussi le secret d'un autre. Oui, je l'avoue, j'ai été d'une imprudence sans nom, j'ai franchi toutes les bornes des convenances et des conventions sociales, je me suis exposée aux pires calomnies... Mais, je le jure, je n'ai rien fait que ma conscience me reproche, rien dont j'aie à rougir, rien que je regrette, rien que je ne sois prête à faire encore demain !

-- Gilberte !

-- Je me suis tue, c'est vrai ; mais c'était mon devoir. Seule je devais garder la responsabilité de mes actes. Ayant seule librement engagé mon avenir, je voulais être seule à supporter le fardeau de mes anxiétés. Je me serais éternellement reproché d'ajouter ce souci encore à tes autres chagrins...

Mme Favoral était consternée. De grosses larmes lentement roulaient le long de ses joues flétries.

-- Ne vois-tu donc pas, balbutia-t-elle, que toutes mes souffrances passées n'étaient rien, près de ce que j'endure aujourd'hui ? Mon Dieu ! par quelle faute que j'ignore ai-je mérité tant d'épreuves ! Pas une des douleurs d'ici-bas ne doit-elle donc m'être épargnée ! Et c'est par ma fille que je suis frappée le plus rudement !...

C'était plus que n'en pouvait supporter Mlle Gilberte. Son cœur se brisait de voir ainsi couler les larmes de sa mère, de cet ange de douceur et de résignation.

Lui jetant les bras autour du cou, et lui baisant les yeux :

-- Mère, murmura-t-elle, mère adorée, je t'en supplie, ne pleure pas ainsi. Parle-moi ! Que veux-tu que je fasse ?

Doucement la pauvre femme se dégagea.

-- Dis-moi la vérité, répondit-elle.

N'était-il pas sûr que c'était là ce que Mme Favoral demanderait ; qu'elle ne pouvait même demander que cela !

Ah ! combien mieux mille fois la jeune fille eût préféré une scène brutale de son père, et des violences qui eussent exalté son énergie au lieu de la briser !

Essayant de gagner du temps :

-- Eh bien ! oui, répondit-elle, je te dirai tout, ma mère, mais pas maintenant, demain, plus tard...

Elle allait céder, cependant, lorsque l'arrivée de son père lui coupa la parole.

Le caissier du Crédit mutuel était fort guilleret ce soir-là, il chantonnait, ce qui ne lui arrivait pas quatre fois l'an, ce qui était chez lui l'indice certain de la plus extrême satisfaction.

Mais il s'arrêta net en voyant la physionomie bouleversée de sa femme et de sa fille.

-- Qu'avez-vous ? interrogea-t-il.

-- Rien, se hâta de répondre Mlle Gilberte, absolument rien, mon père.

D'un air ironique, il haussait les épaules.

-- Alors, c'est pour vous distraire que vous pleurez, dit-il ? Tenez, soyez donc franches, une fois en votre vie, et avouez-moi que Maxence a encore fait quelque fredaine.

-- Vous vous trompez, mon père, je vous le jure.

Il n'en demanda pas davantage, n'étant pas questionneur de son naturel, soit qu'il se souciât infiniment peu de ce qui touchait sa famille, soit qu'il comprît vaguement que ses façons d'agir lui enlevaient tout droit à la confiance des siens.

-- Puisqu'il en est ainsi, reprit-il, d'un ton bourru, allons nous coucher. J'ai tant pioché aujourd'hui que je suis exténué. Parbleu ! ceux qui prétendent que les affaires sont mortes me font bien rire ! Jamais M. de Thaller n'avait été en passe de gagner autant d'argent.

Quand il parlait, on obéissait. De telle sorte que Mlle Gilberte se trouvait avoir toute la nuit devant elle pour reprendre possession d'elle-même, repasser dans son esprit les événements de la soirée, et délibérer froidement sur le parti qu'elle avait à prendre.

Car il n'y avait pas à s'abuser. Dès le lendemain, Mme Favoral renouvellerait ses instances.

Que lui dire ?... Tout ?

Mlle Gilberte s'y sentait portée par toutes les aspirations de son cœur, par la certitude d'une indulgente complicité, par la pensée de trouver dans une âme amie l'écho de ses joies et de ses douleurs et de toutes ses espérances.

Oui, mais Mme Favoral était toujours cette même femme dont les plus belles résolutions s'évanouissaient sous les regards de son mari.

Qu'un prétendant se présentât, qu'une lutte s'engageât, comme pour M. Costeclar, aurait-elle la force de se taire ? Non !

Alors, ce serait avec M. Favoral une scène épouvantable. Il irait peut-être trouver M. de Trégars. Quel scandale ! Car il était homme à ne rien ménager. Et un nouvel obstacle se dresserait plus insurmontable que les autres.

Mlle Gilberte songeait aussi aux projets de Marius, à cette partie terrible qu'il allait jouer, et dont l'issue devait décider de leur sort. Il lui en avait dit assez, pour qu'elle en comprît tous les périls, et qu'il pouvait suffire d'une indiscrétion pour anéantir les résultats de plusieurs mois de patience et d'efforts. Parler, n'était-ce pas d'ailleurs abuser de la confiance de Marius ? Comment espérer qu'un autre garde un secret qu'on ne sait pas garder soi-même ?

Enfin, après de longues et pénibles hésitations, elle décida que le silence lui était imposé, et qu'elle ne se laisserait arracher que de vagues explications.

C'est donc inutilement que le lendemain et les jours qui suivirent, Mme Favoral essaya d'obtenir cet aveu, qu'elle avait vu en quelque sorte monter jusqu'aux lèvres de sa fille. À ses adjurations passionnées, à ses larmes, à ses ruses même, invariablement Mlle Gilberte opposait des réponses équivoques, un récit à travers lequel on ne pouvait rien deviner, qu'un de ces romans enfantins qui s'arrêtent à la préface, un de ces amours pour un héros chimérique comme il en éclôt dans le cerveau des pensionnaires.

Il n'y avait rien là de rassurant pour une mère, et Mme Favoral connaissait trop l'invincible obstination de sa fille pour espérer la vaincre.

Elle n'insista plus, parut convaincue, et se promit une surveillance de tous les instants.

Mais c'est vainement qu'elle déploya toute la pénétration dont elle était capable, et une vigilance qui ne se relâchait pas. La plus sévère attention ne lui révéla pas un fait suspect, pas une circonstance dont elle pût tirer une induction. Si bien qu'elle finissait par se dire :

-- Me serais-je donc trompée ?...

C'est que Mlle Gilberte n'avait pas tardé à se sentir épiée, et s'observait avec une circonspection tenace, que jamais on n'eût attendue de son caractère résolu et impatient de toute contrainte.

Elle s'était imposé une sorte d'insouciance enjouée dont elle ne se départait plus, veillant sur tous les mouvements de sa physionomie, et se défendant de ces accès de rêverie vague où elle tombait autrefois.

Deux semaines de suite, craignant d'être trahie par ses regards, elle eut le courage de ne se point montrer à la fenêtre à l'heure où elle savait que devait passer Marius.

Elle était d'ailleurs fort exactement tenue au courant des alternatives de la campagne entreprise par M. de Trégars.

Enthousiaste plus que jamais de son élève, le signor Gismondo Pulci ne cessait de chanter ses louanges, et c'était avec une telle pompe d'expression et une si curieuse exubérance de gestes, que Mme Favoral s'en amusait beaucoup, et que les jours où elle assistait à la leçon de sa fille, elle était la première à demander :

-- Eh bien, ce fameux élève ?

Et selon ce que lui avait dit Marius :

-- Il nage dans la plus pure satisfaction, répondait le candide maëstro, tout lui réussit à miracle, et bien au delà de ses espérances.

Ou encore, fronçant les sourcils :

-- Il était triste hier, disait-il, par suite d'une déception inattendue. Mais il ne perd pas courage, nous réussirons.

La jeune fille ne pouvait s'empêcher de sourire, de voir ainsi sa mère aider l'inconsciente complicité du signor Gismondo. Puis elle se reprochait d'avoir souri, et d'en être venue, par une pente insensible et fatale, à s'égayer d'une duplicité dont elle eût rougi en d'autres temps, comme de la dernière humiliation.

En dépit d'elle-même cependant, cette partie qui se jouait entre elle et sa mère, et dont son secret était l'enjeu, finissait par la passionner. C'était un intérêt toujours palpitant, dans sa vie jusqu'alors si morne, et une source d'émotions incessamment renouvelées.

-- Et d'ailleurs, songeait-elle, est-ce que Marius a hésité à prendre un rôle qui révoltait sa loyauté ? A-t-il balancé, quand il a vu que c'était le seul moyen de vaincre, à lutter de ruse et de perfidie avec les intrigants qui ont dépouillé son père ?

Qui sait à quelles manœuvres souterraines il se condamne, lui, si fier, et à quelles intrigues compliquées ?

Et cette communauté de souffrances la consolait un peu, car il lui semblait qu'en agissant comme elle faisait, elle contribuait pour une certaine part au succès, et qu'elle jetait son grain de sable dans la balance de leurs destinées.

Mais la dissimulation d'une jeune fille, si naïve et inexpérimentée qu'on la suppose, aura toujours raison de la diplomatie d'une mère, si clairvoyante qu'elle soit.

Les semaines s'ajoutant aux jours et les mois aux semaines, Mme Favoral se relâcha d'une surveillance inutile et peu à peu l'abandonna presque complétement. Elle se disait bien toujours que sa fille à un moment donné avait en quelque chose d'extraordinaire, mais elle était persuadée que ce quelque chose était oublié.

De telle sorte qu'aux jours convenus, Mlle Gilberte pouvait s'accouder à sa fenêtre, sans craindre qu'on vînt lui demander compte de l'émotion qui la remuait, quand apparaissait M. de Trégars.

À l'heure dite, invariablement, avec une ponctualité à faire honte à l'exactitude de M. Favoral, il tournait le coin de la rue de Turenne, il échangeait avec la jeune fille un rapide regard et poursuivait son chemin.

La santé lui était complétement revenue, et avec la santé cette grâce virile et puissante, qui résulte du parfait équilibre de la souplesse et de la force. Mais il avait renoncé à sa mise presque pauvre d'autrefois. Il était vêtu, maintenant, avec cette élégance recherchée et simple, cependant, qui trahit à première vue le merle blanc qu'on appelle « un homme comme il faut. »

Et tout en l'accompagnant des yeux, pendant qu'il remontait vers le boulevard Beaumarchais, Mlle Gilberte sentait des bouffées de joie et d'orgueil lui monter du fond de l'âme.

-- Qui jamais imaginerait, pensait-elle, que ce jeune homme qui s'en va là-bas est mon fiancé, et que peut-être le jour n'est pas loin où, devenue sa femme, je m'appuierai à son bras ? Qui se douterait que toutes mes pensées lui appartiennent, et que c'est pour moi que, renonçant aux ambitions de toute sa vie, il poursuit un nouveau but ? Qui donc soupçonnerait que c'est pour Gilberte Favoral que le marquis de Trégars se promène rue Saint-Gilles ?...

Et, positivement, cette promenade au Marais n'était pas sans quelque mérite, car l'hiver était venu, étendant une épaisse couche de boue sur le pavé de toutes ces petites rues, qu'oublient toujours les balayeurs.

L'intérieur du caissier du Crédit mutuel avait repris ses habitudes d'avant la guerre, sa somnolente monotonie à peine troublée par les dîners du samedi, par les naïvetés de M. Desclavettes ou les calembours du papa Desormeaux.

Maxence, cependant, n'habitait plus avec ses parents.

Rentré à Paris aussitôt après la Commune, et ne se sentant plus d'humeur à subir le despotisme paternel, Maxence était allé s'établir dans un petit appartement du boulevard du Temple, et il avait fallu les vives instances de sa mère pour le décider à venir tous les soirs dîner rue Saint-Gilles.

Fidèle au serment fait à sa sœur, il travaillait ferme, mais il n'en était guère plus avancé. Le moment était loin d'être propice, et l'occasion que tant de fois il avait laissé échapper ne se représentait plus.

Faute de mieux, il gardait son emploi d'auxiliaire au chemin de fer, et comme deux cents francs par mois ne lui suffisaient pas, il passait une partie des nuits à copier des rôles pour le successeur de Me Chapelain.

-- Il te faut donc bien de l'argent ? lui disait sa mère, lorsqu'elle lui voyait les yeux un peu rouges.

-- Tout est si cher ! répondait-il avec un sourire qui valait une confidence et que pourtant Mme Favoral ne comprenait pas.

Il n'en avait pas moins, petit à petit, et par à-compte, payé ses créanciers. Le jour où il tint enfin leurs factures acquittées, il les présenta fièrement à son père, le priant de le faire entrer au Crédit mutuel , où, avec infiniment moins de peine, il gagnerait bien davantage.

Mais dès les premiers mots, M. Favoral se mit à ricaner.

-- Me supposez-vous donc une dupe aussi facile que votre mère ? s'écria-t-il... Croyez-vous donc que je ne sais pas la vie que vous menez ?

-- Ma vie est celle d'un pauvre diable qui pioche tant qu'il peut.

-- En vérité !... Alors comment ne cesse-t-on de voir chez vous des femmes dont les allures et les toilettes font scandale dans le quartier ?

-- On vous a trompé, mon père.

-- J'ai vu.

-- C'est impossible ! Laissez-moi vous expliquer...

-- Rien, ce serait perdre vos peines. Vous êtes et resterez toujours le même, et ce serait de la démence, à moi, que de faire admettre dans une administration où je jouis de l'estime de tous, un garçon qui, d'un jour à l'autre, fatalement, sera précipité dans la boue par quelque créature perdue.

De telles discussions n'étaient pas faites pour rendre plus cordiales les relations du père et du fils. À diverses reprises, M. Favoral avait donné à entendre que du moment où Maxence logeait dehors, il pourrait bien aussi y dîner. Et il lui eût signifié de le faire, évidemment, s'il n'eût été retenu par un reste de respect humain et la crainte du qu'en dira-t-on.

D'un autre côté, l'amer regret d'avoir peut-être gâté sa vie, l'incertitude de l'avenir, la gêne présente, toutes les convoitises inassouvies de la jeunesse, entretenaient Maxence dans un état de perpétuelle irritation.

Pour le calmer, l'excellente Mme Favoral s'épuisait en raisonnements.

-- Ton père est dur pour nous, disait-elle, mais l'est-il moins pour lui-même ? Il ne pardonne rien, mais il n'a jamais eu besoin d'être pardonné. Il ne comprend pas la jeunesse, mais jamais il n'a été jeune et il était à vingt ans aussi grave et aussi froid que tu le vois. Comment s'expliquerait-il le plaisir, lui à qui jamais l'idée n'est venue de prendre une heure de distraction ?...

-- Ai-je donc commis des crimes, pour être ainsi traité par mon père ? s'écriait Maxence.

Et rouge de colère et serrant les poings :

-- Notre existence, ici, n'est-elle pas inouïe ? Toi, pauvre mère, tu n'as jamais eu la libre disposition de cent sous. Gilberte emploie ses journées à retourner ses robes après les avoir fait teindre. J'en suis réduit à une place d'expéditionnaire. Et mon père a cinquante mille livres de rentes !...

C'est à ce chiffre, en effet, que les plus modérés portaient la fortune de M. Favoral.

M. Chapelain, bien renseigné, supposait-on, ne se gênait pas pour insinuer que ce cher Vincent, outre qu'il était le caissier du Crédit mutuel , devait en être un des principaux intéressés.

Or, à en juger par le dividende qu'il venait de distribuer, le Crédit mutuel avait dû, depuis la guerre, réaliser des bénéfices énormes. Toutes ses entreprises réussissaient, et il était sur le point de lancer un emprunt étranger, qui allait infailliblement remplir ses caisses à les faire craquer.

M. Favoral, d'ailleurs, se défendait mal de ces accusations d'opulence cachée. Quand M. Desormeaux lui disait :

-- Là, voyons, entre nous, franchement, combien avez-vous de millions ?

Il avait une si étrange façon de répondre qu'on se trompait bien, que la conviction des autres s'en affermissait. Et dès qu'ils avaient quelques milliers de francs d'économies, ils s'empressaient de les lui apporter, pour qu'il les fit valoir, imités en cela par bon nombre de rentiers du quartier, qui se disaient entre eux :

-- Cet homme-là est plus sûr que la Banque !

Millionnaire ou non, le caissier du Crédit mutuel n'en était pas moins de jour en jour plus difficile à vivre.

Si les étrangers, les gens qui n'avaient avec lui que des rapports superficiels, si ses hôtes du samedi eux-mêmes, ne découvraient en lui aucun changement appréciable, sa femme et ses enfants suivaient avec une surprise inquiète les modifications de son humeur.

Si au dehors il semblait toujours le même homme, impassible, méticuleux et grave, il se montrait dans son intérieur plus quinteux qu'une vieille fille, agité, nerveux et sujet à d'inexplicables lubies.

Après être resté des trois ou quatre jours sans desserrer les dents, tout à coup il se mettait à discourir sur toutes sortes de sujets avec une agaçante volubilité. Au lieu de tremper abondamment son vin, comme autrefois, il s'était mis à le boire pur et il en buvait assez fréquemment deux bouteilles à son repas, s'excusant sur le besoin qu'il avait de se remonter un peu après des travaux excessifs.

Il lui prenait alors des accès de gaieté grossière, et il racontait des anecdotes singulières, entremêlées de mots d'argot que Maxence était seul à comprendre.

Le matin du premier de l'an 1872, en se mettant à table pour déjeuner, il jeta sur la table un rouleau de cinquante louis, en disant à ses enfants :

-- Voilà vos étrennes ! partagez et achetez-vous tout ce que vous voudrez.

Et comme ils le regardaient, béants, hébétés de stupeur :

-- Eh bien ! quoi ! ajouta-t-il en jurant, est-ce qu'il ne faut pas de temps à autre faire danser les écus ?...

Ces mille francs inattendus, Maxence et Mlle Gilberte les employèrent à acheter un châle dont leur mère avait envie depuis plus de dix ans.

Elle riait et elle pleurait, de plaisir et d'attendrissement, la pauvre femme, et tout en le drapant sur ses épaules :

-- Allez, chers enfants, disait-elle, votre père, au fond, n'est pas un méchant homme !

C'est ce dont ils ne paraissaient pas bien convaincus.

-- Ce qui est plus sûr, objecta Mlle Gilberte, c'est que, pour se permettre une pareille générosité, il faut que papa soit terriblement riche.

M. Favoral n'avait pas assisté à cette scène. Les comptes de fin d'année le retenaient si impérieusement à sa caisse, qu'il fut quarante-huit heures sans rentrer. Un voyage qu'il fut obligé de faire pour M. de Thaller lui prit le reste de la semaine.

Mais, à son retour, il semblait satisfait et tranquille.

Sans abandonner sa situation au Crédit mutuel, il allait, racontait-il, s'associer à MM. Jottras, à M. Saint-Pavin, du Pilote financier , et à M. Costeclar, pour exploiter la concession d'un chemin de fer étranger.

M. Costeclar était la tête de cette entreprise, dont les énormes bénéfices étaient si assurés et si clairs, qu'on pouvait les chiffrer d'avance.

Et à ce sujet :

-- Va, tu as eu bien tort, disait-il à Mlle Gilberte, de ne pas te dépêcher d'épouser Costeclar quand il voulait de toi. Jamais tu ne retrouveras un parti qui le vaille. Un homme qui avant dix ans sera une puissance financière !...

Le nom seul de Costeclar avait le don d'irriter la jeune fille.

-- Je vous croyais brouillés, dit-elle à son père.

Il dissimula mal un certain embarras.

-- Nous l'avons été, en effet, répondit-il, parce qu'il n'a jamais voulu me dire pourquoi il se retirait, mais on se raccommode toujours quand on a des intérêts communs.

Autrefois, certes, avant la guerre, jamais M. Favoral ne fût entré dans de tels détails. Mais il devenait presque communicatif.

Mlle Gilberte, qui l'étudiait avec l'attention de l'intérêt en éveil, croyait reconnaître qu'il cédait à ce besoin d'expansion plus fort que la volonté, qui obsède quiconque porte en soi un lourd secret.

Tandis que pendant vingt années il n'avait pour ainsi dire jamais soufflé mot de la famille de Thaller, voici que maintenant il ne cessait d'en parler.

Il disait à ses amis du samedi, le train princier du baron, le nombre de ses domestiques et de ses chevaux, la couleur de ses livrées, les fêtes qu'il donnait, ce qu'il dépensait à l'Hôtel des ventes en tableaux et en bibelots, et jusqu'au nom de ses maîtresses, car le baron se respectait trop pour ne pas déposer chaque année quelques milliers de louis aux pieds de quelque fille assez en vue pour occuper les journaux de sa personne et de ses équipages. M. Favoral n'approuvait pas le baron, il le déclarait.

Mais c'est avec une sorte d'amertume haineuse qu'il parlait de la baronne. Il lui était impossible, affirmait-il à ses hôtes, d'évaluer, même approximativement, les sommes fabuleuses gaspillées par elle, éparpillées, jetées à tous les vents. Car elle n'était pas prodigue, elle était la prodigalité même, cette prodigalité idiote, absurde, inconsciente, qui fond les fortunes en un tour de main, qui ne sait même pas demander à l'argent la satisfaction d'un petit besoin, d'un désir, d'une fantaisie quelconque.

Il citait d'elle des traits inouïs, des traits qui faisaient bondir Mme Desclavettes sur sa chaise, expliquant qu'il tenait ces détails de la confiance de M. de Thaller, qui souvent l'avait chargé de payer les dettes de sa femme, et aussi de la baronne, qui ne se gênait pas pour venir à la caisse lui demander vingt francs, car tel était son désordre, qu'après avoir emprunté toutes les économies de ses domestiques, souvent elle n'avait pas deux sous à jeter à un pauvre du fond de sa voiture.

Mme de Thaller ne plaisait guère, non plus, au caissier du Crédit mutuel .

Élevée au hasard, à l'office bien plus qu'au salon, jusques vers douze ans, et plus tard traînée par sa mère n'importe où, aux courses, aux premières représentations, aux eaux, aux bains de mers, toujours escortée d'un escadron de jeunes messieurs de la Bourse, Mlle de Thaller avait adopté un genre qu'on eût trouvé détestable chez un jeune homme. Dès qu'une mode hasardée paraissait, elle se l'appropriait, ne trouvant jamais rien d'assez excentrique pour se faire remarquer. Elle montait à cheval, faisait des armes, fréquentait le tir aux pigeons, parlait argot, chantait les chansons de Thérésa, vidait lestement une coupe de champagne et fumait une cigarette...

Les convives étaient ahuris.

-- Ah çà, mais ces gens-là doivent dépenser des millions, interrompit M. Chapelain.

M. Favoral tressauta comme si brusquement on lui eût frappé sur l'épaule.

-- Baste ! ils sont si riches, répondit-il, si effroyablement riches !...

Il changea de conversation ce soir-là, mais le samedi suivant, dès le commencement du dîner :

-- Je crois bien, dit-il, que M. de Thaller vient de découvrir un mari pour sa fille.

-- Tous mes compliments ! s'écria M. Desormeaux. Et quel est ce hardi gaillard ?

Le caissier leva les épaules.

-- Un gentilhomme, parbleu ! répondit-il. Est-ce que ce n'est pas de tradition ? Est-ce que dès qu'un financier a son million, il ne se met pas en quête d'un noble ruiné pour lui donner sa fille ?

Un de ces pressentiments douloureux comme il en tressaille aux derniers replis de l'âme, fit pâlir Mlle Gilberte. Il lui annonçait, ce pressentiment, une chose absurde, ridicule, invraisemblable, et cependant, elle était sûre qu'il ne la trompait pas. Elle en était si sûre, qu'elle se leva sous prétexte de chercher quelque chose dans le buffet, en réalité pour dissimuler l'émotion affreuse qu'elle prévoyait.

-- Et ce gentilhomme ?... interrogea M. Chapelain.

-- Est un marquis, s'il vous plaît. M. le marquis de Trégars.

Eh bien ! oui, c'est ce nom que Mlle Gilberte attendait, et très-heureusement, car elle eut assez de puissance sur soi pour retenir le cri qui jaillissait de sa gorge.

-- Cependant, le mariage n'est pas encore fait, poursuivait M. Favoral. Ce marquis n'est pas si ruiné qu'on le puisse faire passer par tout ce qu'on voudrait. Il est vrai que la baronne y tient, oh ! considérablement.

Une discussion qui s'éleva empêcha Mlle Gilberte d'en apprendre davantage, et dès que le dîner, qui lui parut éternel, fut fini, elle se plaignit d'un violent mal de tête, et se réfugia dans sa chambre.

Elle « tremblait la fièvre, » ses dents claquaient. Et cependant elle ne pouvait croire que Marius la trahît, ni qu'il eût la pensée d'épouser une jeune fille telle que M. Favoral l'avait décrite, et pour de l'argent ! Pouah ! Non, ce n'était pas admissible.

Mais elle avait beau se rappeler que Marius lui avait fait jurer de ne rien croire de ce qu'on dirait de lui, sa journée du dimanche fut affreuse, et elle faillit sauter au cou du signor Gismondo, quand en lui donnant leçon, le lundi :

-- Mon pauvre élève, lui dit-il, est désolé. On a parlé pour lui d'un mariage dont l'idée seule lui fait horreur, et il tremble que le bruit n'en vienne jusqu'à une fiancée qu'il a dans son pays et qu'il adore uniquement.

Après cela, Mlle Gilberte devait être rassurée. Elle l'était. Et pourtant, il lui restait au cœur une invincible tristesse. Que ce projet de mariage se rattachât au plan combiné par Marius pour reconquérir sa fortune, c'est ce dont elle ne pouvait douter ; mais alors, comment s'adressait-il à M. de Thaller ? Quels étaient donc ces gens qui avaient dépouillé le marquis de Trégars ?...

Telles étaient ses préoccupations, ce samedi où le commissaire de police se présenta rue Saint-Gilles, pour arrêter M. Favoral, accusé d'un détournement de dix à douze millions.

XXII

C'est que l'heure était venue, du dénouement de cette tragédie bourgeoise qui se jouait obscurément rue Saint-Gilles.

Quel éclat, après tant d'années de calme ! Que d'événements en cette soirée fatale, et quelles révélations !...

C'était d'abord le directeur du Comptoir de crédit mutuel , M. de Thaller, apparaissant tout à coup, froid, grave, menaçant. Insoucieux des convives stupéfaits, il entraînait M. Favoral dans la pièce voisine, et on l'entendait l'accabler des dernières injures et le traiter de faussaire et de voleur.

Ivre de colère, Maxence se dressait pour châtier l'homme qui insultait son père, mais au même moment M. de Thaller reparaissait, et avant de se retirer, jetant une liasse de billets de banque devant Mlle Gilberte, il lui disait d'un ton d'offensante protection de les remettre à M. Favoral, pour qu'il eût les moyens de fuir, de gagner la Belgique, de se dérober à l'action de la justice déjà prévenue...

Et M. Favoral niait-il ?

Non. Son effarement seul était un aveu.

Et comme ses anciens amis, M. Desclavettes, M. Desormeaux et M. Chapelain lui demandaient compte de leur argent, des sommes qu'ils lui avaient confiées, au lieu de chercher à se disculper, il leur déclarait que tout était perdu, et d'un ton d'impudente ironie, il leur disait de ne s'en prendre qu'à eux-mêmes, et que leur avidité seule avait fait sa friponnerie.

Mais on heurtait à la porte : Au nom de la loi !...

C'était la police qui venait arrêter le caissier, accusé de détournements et de faux.

Seul à garder un reste de sang-froid, Maxence proposait à son père un moyen d'évasion.

Après quelques moments d'hésitation, M. Favoral acceptait. Son trouble était affreux. Il embrassait en pleurant ses enfants et sa femme, leur demandant pardon de l'épouvantable existence qu'il leur avait faite.

Il ne se prétendait pas innocent, mais il semblait dire qu'il n'était pas le seul coupable, et qu'il payait pour tous. Il avait refusé de prendre les billets laissés par M. de Thaller, et il recommandait à Maxence de les rapporter le lendemain matin.

Enfin, il s'enfuyait par la fenêtre, comme s'enfuient les voleurs...

Alors le commissaire de police paraissait.

Il ne s'étonnait ni ne s'indignait de la fuite de l'homme qu'il était chargé d'arrêter. Il procédait à une minutieuse perquisition, et parmi des monceaux d'inutiles paperasses, il découvrait des factures attestant que M. Favoral avait acheté et payé des cachemires et des dentelles, des diamants, des meubles de salon, des voitures et des chevaux.

Et par le commissaire de police, on apprenait que les détournements imputés au caissier du Crédit mutuel s'élevaient à douze millions !...

Mais ce n'est pas à l'instant de la blessure, ce n'est pas lorsqu'on gît à terre atteint d'un coup terrible, qu'on souffre véritablement. Plus tard, seulement, à mesure que l'étourdissement se dissipe et qu'on revient à soi, s'accusent les douleurs, plus atroces et plus cuisantes.

Telle avait été la foudroyante soudaineté de la catastrophe qui frappait Mme Favoral et ses enfants, qu'ils avaient été sur le moment trop hébétés de stupeur pour la bien comprendre.

Ce qui arrivait, dépassait si démesurément toutes les bornes du vraisemblable, du possible même, qu'ils n'y pouvaient croire.

C'est comme aux péripéties absurdes d'un exécrable cauchemar, qu'ils avaient assisté aux scènes trop réelles qui s'étaient succédé.

Mais quand leurs hôtes se furent retirés, après quelques protestations banales, quand ils se trouvèrent seuls tous trois, dans cette maison, dont le maître venait de s'enfuir, traqué par la police, alors à mesure que se rétablissait l'équilibre de leur esprit ébranlé, il leur fut donné de comprendre l'immensité du désastre et de discerner nettement l'horreur de la situation.

Pendant que Mme Favoral gisait comme inanimée sur un fauteuil, ayant à ses pieds Mlle Gilberte agenouillée, Maxence, d'un pas furieux, arpentait le salon.

Il était plus blanc que le plâtre de la muraille, et une sueur froide emmêlait et collait ses cheveux sur son front.

L'œil étincelant et les poings crispés :

-- Notre père, un voleur ! répétait-il d'une voix rauque. Un faussaire !...

C'est que jamais un soupçon n'avait effleuré son esprit. C'est qu'il était grandement fier, en ce temps de réputations véreuses, du renom d'austère probité de M. Favoral. C'est qu'il avait enduré bien des reproches cruels, en se disant que son père avait, par sa conduite, acquis le droit d'être rude et exigeant.

-- Et il a volé douze millions ! s'écriait-il.

Et il essayait de calculer tout ce que cette somme fabuleuse peut représenter de faste et de magnificence, de convoitises assouvies, de rêves réalisés, tout ce qu'elle peut procurer des choses qui s'achètent... et quelles choses ne sont pas à vendre, pour douze millions !

Il examinait ensuite le morne intérieur de la rue Saint-Gilles, la maison étroite, les meubles fanés, les prodiges d'une parcimonie industrieuse, les privations de sa mère, le dénûment de sa sœur, sa détresse à lui.

Et il s'écriait :

-- C'est une monstrueuse infamie !...

Les paroles du commissaire de police lui avaient ouvert les yeux, et il entrevoyait des choses énormes.

M. Favoral, dans son esprit, prenait des proportions inouïes. Par quels prodiges d'hypocrisie et de dissimulation avait-il pu se dédoubler en quelque sorte, et sans éveiller un soupçon, vivre deux existences distinctes et si différentes ; ici, dans sa famille, parcimonieux, méthodique et sévère, ailleurs, dans quelque ménage illégitime, sans doute, facile, souriant et généreux comme un voleur heureux ?

Car, pour Maxence, les factures trouvées dans le secrétaire étaient une preuve flagrante, irrécusable, matérielle.

Au bord de l'abîme de honte où son père venait de rouler, il croyait apercevoir, non la femme infaillible, mobile de toutes les actions des hommes, mais la légion entière de ces courtisanes endiablées, qui ont pour fondre les fortunes des creusets inconnus, et qui possèdent des philtres pour abêtir leurs dupes et leur prendra l'honneur après leur dernier écu.

-- Et moi, disait Maxence, moi, parce qu'à vingt ans j'aimais le plaisir, j'étais un mauvais fils ! Parce que j'avais fait quelque cent écus de dettes, j'étais un scélérat ! Parce que j'aime une pauvre fille qui s'est donnée à moi sans calcul, j'étais un de ces gredins que leur famille renie, et dont on ne doit attendre que honte et déshonneur !...

Il emplissait le salon des éclats de sa voix qui montait comme sa colère.

Et au souvenir de tous les reproches amers qui lui avaient été adressés par son père, et de toutes les humiliations qu'il avait dévorées :

-- Ah ! le misérable ! criait-il. Le lâche !

Pâle autant que son frère, le visage baigné de larmes et ses beaux cheveux dénoués, Mlle Gilberte se dressa.

-- Il est notre père, Maxence, fit-elle doucement.

Mais il l'interrompit, d'un éclat de rire farouche :

-- C'est juste, répondit-il, et de par la loi qui est écrite dans le Code, nous lui devons affection et respect...

-- Maxence ! murmura la jeune fille d'un ton suppliant.

Il n'en poursuivit pas moins :

-- Oui, il est notre père, malheureusement. Mais, je voudrais bien connaître ses titres à notre respect et à notre affection. Après avoir rendu notre mère la plus misérable des créatures, il a empoisonné notre existence, flétri notre jeunesse, brisé mon avenir, et essayé de gâter le tien en te forçant à épouser Costeclar. Et pour mettre le comble à tant de bienfaits, voici qu'il s'enfuit à cette heure, après avoir volé douze millions, nous léguant la misère et un nom déshonoré...

Bouleversée d'indicibles émotions, Mlle Gilberte se taisait.

Elle songeait que c'était elle, peut-être, qui avait attiré la foudre sur sa famille. Marius n'était-il pour rien dans cette catastrophe ? N'était-ce pas pour atteindre les gens qui lui avaient volé sa fortune qu'il s'était rapproché de M. de Thaller, et n'était-ce pas de ce rapprochement qu'était résultée la découverte des détournements de M. Favoral ?...

Toutes ces hypothèses, qui se pressaient dans son esprit, lui donnaient comme le vertige.

Et, d'un autre côté, cette catastrophe horrible n'était-elle pas l'anéantissement de toutes ses espérances ?

Elle avait entendu dire à M. de Trégars qu'il n'hésiterait pas à épouser, s'il l'aimait, la fille du plus humble des ouvriers, pourvu que cet ouvrier fût un honnête homme.

Mais donnerait-il son nom à la fille d'un malheureux qui, absent ou présent, allait être poursuivi et condamné pour faux et pour vol à une peine infamante ?

-- C'est horrible ! balbutia-t-elle.

Roide, les bras croisés, Maxence se tenait debout devant elle.

-- Tu reconnais donc, dit-il, que j'ai le droit de maudire notre père ?

Puis après un moment de silence :

-- Et cependant, reprit-il, est-il possible qu'un caissier prenne douze millions à sa caisse, sans que son patron s'en aperçoive, et notre père est-il bien le seul à avoir profité de ces douze millions ?...

Alors revenaient à l'esprit de Maxence et de Mlle Gilberte les dernières paroles prononcées par leur père au moment de fuir :

-- J'ai été trahi, et je vais payer pour tous !

Et il n'y avait guère à douter de sa sincérité, car il était à une de ces heures de crise décisive, où la vérité, déjouant tout calcul, monte d'elle-même aux lèvres.

-- Il aurait donc des complices ! murmura Maxence.

Si bas qu'il eût parlé, Mme Favoral l'entendit. Pour défendre son mari, elle retrouva un reste d'énergie, et se soulevant sur son fauteuil :

-- Ah ! n'en doutez pas ! balbutia-t-elle. Livré à ses seules inspirations, jamais Vincent n'eût fait mal. Il a été circonvenu, entraîné, dupé !

-- Soit, mais par qui ?

-- Par Costeclar ! affirmait Mlle Gilberte.

-- Par MM. Jottras, les banquiers, disait Mme Favoral, et aussi par M. Saint-Pavin, le rédacteur du Pilote financier .

-- Eh ! par tous, évidemment, interrompait Maxence, même par son directeur, M. de Thaller !

Lorsqu'on est au fond du précipice, à quoi bon savoir comment on y a roulé, si on a trébuché contre une pierre ou glissé sur une touffe d'herbe. C'est cependant toujours la plus ardente préoccupation.

C'est avec une âpre obstination que Mme Favoral et ses enfants remontaient le cours de leur existence, cherchant, dans le passé, les événements et jusqu'au moindre propos qui pouvaient éclairer leur désastre.

Car il était bien manifeste que ce n'était pas le même jour, et d'un coup, que douze millions avaient été détournés de la caisse du Crédit mutuel . Le déficit énorme avait dû, comme toujours, être creusé lentement, avec mille précautions, d'abord, tant qu'on avait la volonté et l'espoir de le combler, avec une audace furieuse, sur la fin, lorsque la catastrophe était devenue inévitable.

-- Hélas ! murmurait Mme Favoral, pourquoi Vincent n'a-t-il pas écouté mes pressentiments, ce jour à jamais maudit où il m'a amené dîner M. de Thaller, M. Jottras et M. Saint-Pavin. Ils lui promettaient la fortune !...

Maxence et Mlle Gilberte étaient trop jeunes, lors de ce dîner, pour en avoir gardé le souvenir. Mais ils se rappelaient bien d'autres circonstances, qui, sur le moment où elles s'étaient produites, ne les avaient pas frappés.

Ils s'expliquaient à cette heure le caractère de leur père, son irritation perpétuelle et les soubresauts de son humeur.

Lorsque ses amis l'accablaient d'outrages, il s'était écrié :

-- Soit ! qu'on m'arrête, et ce soir, pour la première fois depuis des années, je dormirai d'un profond sommeil !

Donc, il y avait des années qu'il vivait comme sur des charbons ardents, qu'il tremblait d'être découvert, que chaque soir avant de s'endormir, il se demandait s'il ne serait pas réveillé par la main brutale de la police lui frappant sur l'épaule.

Mieux que personne, Mme Favoral pouvait affirmer ces sinistres appréhensions.

-- Votre père, mes enfants, dit-elle, avait depuis longtemps perdu le sommeil. Il n'y avait pas de nuit qu'il ne se levât brusquement et qu'il n'arpentât la chambre pendant des heures...

Maintenant, on comprenait ses efforts pour contraindre Mlle Gilberte à épouser M. Costeclar.

-- Il pensait que Costeclar le tirerait d'affaire, disait Maxence à sa sœur.

La pauvre fille frissonnait à cette pensée, et elle ne pouvait s'empêcher de bénir son père de ne lui avoir point confié sa situation. Car enfin, eût-elle eu le courage terrible de ne se pas sacrifier, si son père lui eût dit :

-- J'ai volé, je suis perdu, Costeclar seul peut me sauver, et il me sauvera si tu deviens sa femme.

L'humeur facile de M. Favoral, pendant le siége, avait sa raison d'être : alors il ne craignait pas. On ne sentait que trop comment, aux jours les plus affreux de la Commune, lorsque Paris était en flammes, il avait pu s'écrier, en se frottant les mains :

-- Ah ! pour le coup, c'est bien la liquidation définitive !

Sans doute, du fond du cœur, il souhaitait que Paris fût anéanti, et avec Paris la preuve de son crime. Et peut-être n'était-il pas le seul à formuler ce souhait impie.

-- Voilà donc, s'écriait Maxence, voilà pourquoi mon père me traitait si rudement, pourquoi il s'obstinait à me fermer les bureaux du Crédit mutuel !

Un coup de sonnette brutal à la porte extérieure lui coupa la parole. Il regarda la pendule. Dix heures allaient sonner.

-- Qui peut venir si tard ? fit Mme Favoral.

On entendait comme une discussion sur le palier, une voix enrouée par la colère et la voix de la servante.

-- Va donc voir qui est là ! dit Mlle Gilberte à son frère.

Inutile ; la servante parut.

-- C'est M. Bertau, commença-t-elle, le boulanger. Il l'avait suivie. Il l'écarta d'un bras robuste et parut à son tour.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, long, maigre, déjà chauve, et portant la barbe taillée en brosse.

-- M. Favoral ? demanda-t-il.

-- Mon père n'est pas à la maison, Monsieur, répondit Maxence.

-- C'est donc vrai, ce qu'on vient de me dire ?

-- Quoi ?

-- Que la justice est venue pour le prendre, et qu'il s'est sauvé par une fenêtre.

-- C'est vrai ! répondit Maxence doucement.

Le boulanger parut atterré.

-- Et mon argent ? fit-il.

-- Quel argent ?

-- Mes dix mille francs, donc ! Dix mille francs que j'ai apportés à M. Favoral, en or, vous m'entendez, en dix rouleaux que j'ai déposés là, sur cette table, et dont il m'a donné un reçu. Le voilà, son reçu...

Il tendait un papier, Maxence ne le prit pas.

-- Je ne doute pas de votre parole, monsieur, répondit-il ; mais les affaires de mon père ne sont pas les nôtres...

-- Vous refusez de me rendre mon argent ?

-- Ni ma mère, ni ma sœur, ni moi, monsieur, ne possédons rien...

Un flot de sang sauta au visage de l'homme, et d'une langue épaissie par la colère :

-- Et vous croyez, s'écria-t-il, que je vais me payer de cela ?... Vous n'avez rien ? Pauvre chat ! où donc ont passé les vingt millions que votre père a volés ?... Car il a volé vingt millions, je le sais, on me l'a dit. Où sont-ils ?...

-- Monsieur, la police a mis les scellés sur les papiers de mon père.

-- La police ! interrompit le boulanger, les scellés !... Qu'est-ce que cela me fait !... C'est mon argent que je veux, entendez-vous... La justice va s'en mêler, n'est-ce pas, arrêter votre père et le faire passer en jugement ? En serai-je plus avancé ? On le condamnera à deux ou trois ans de prison. En aurai-je un sou de plus ? Lui, fera son temps bien tranquillement, et en sortant de prison, il ira déterrer le magot qu'il a caché quelque part, et pendant que je crèverai de faim, à ma barbe et à mon nez, il fera danser mes écus... Non ! non ! cela ne se passera pas ainsi, c'est tout de suite que je veux être payé !...

Et s'asseyant brusquement sur un fauteuil, les reins renversés et les jambes allongées :

-- Et je ne sors pas d'ici, déclara-t-il, sans être payé !...

Ce n'est pas sans un pénible effort que Maxence conservait les apparences du calme.

-- Vos injures sont inutiles, monsieur, commença-t-il.

L'homme bondit hors de son fauteuil.

-- Des injures ! cria-t-il, d'une voix qui devait retentir par toute la maison, c'est dire des injures que de réclamer son dû ? Si vous croyez me faire taire, c'est que vous me prenez pour un autre, monsieur Favoral fils. Je ne suis pas riche, moi, mon père n'a pas volé pour me laisser des rentes. Ce n'est pas en jouant à la Bourse que j'ai gagné ces dix mille francs, c'est à la sueur de mon corps, en m'échinant pendant des années, la nuit et le jour, et en me privant d'un verre de vin quand j'avais soif. Et je les perdrais !... Par le saint nom de Dieu ! c'est ce que nous allons voir ! Et si tout le monde était comme moi, on ne verrait pas, comme au jour d'aujourd'hui, tant de gredins se promener au soleil, les poches pleines de l'argent des autres, et du haut de leur carrosse cracher sur les pauvres imbéciles qu'ils ont ruinés ! Allons, mes dix mille francs, canaille ! ou je me paye par mes mains.

Éperdu de colère, Maxence se précipitait sur l'homme, et une lutte ignoble allait s'engager.

Mlle Gilberte se jeta entre eux.

-- Vos menaces sont aussi lâches que vos insultes, monsieur Bertau, prononça-t-elle d'une voix frémissante. Vous nous connaissez assez et depuis assez longtemps pour savoir que nous ignorions les affaires de mon père, et que nous ne possédons rien. Tout ce que nous pouvons faire, est d'abandonner aux créanciers jusqu'à notre dernière bouchée de pain. Ainsi sera-t-il fait. Et maintenant, monsieur, retirez-vous...

Il y avait tant de dignité dans sa douleur et si imposante était son attitude, que le boulanger en demeura interdit.

-- Ah ! si c'est comme cela, balbutia-t-il, et puisque vous vous en mêlez, mademoiselle...

Et il battit précipitamment en retraite, grommelant tout ensemble des excuses et des menaces, et tirant sur lui les portes à briser les cloisons...

-- Quelle honte !... murmurait Mme Favoral.

Brisée par cette dernière scène, elle étouffait, et ses enfants durent la transporter près de la fenêtre ouverte.

Elle ne tarda pas à revenir à elle, mais alors, dans la nuit noire et froide, elle eut comme une vision de son mari, et se rejetant en arrière :

-- Ô mon Dieu ! balbutia-t-elle, où est-il allé, en nous quittant, où est-il à cette heure, que devient-il, que fait-il ?...

Le mariage, pour Mme Favoral, n'avait été qu'une lente torture. C'est en vain que plongeant son regard dans le passé, elle y eût cherché quelques-uns de ces jours heureux qui laissent dans la vie une trace lumineuse, et vers lesquels aux heures d'affliction se reporte la pensée. Jamais Vincent Favoral n'avait été qu'un brutal despote abusant de la résignation de sa victime.

Et cependant, s'il fût mort, elle l'eût pleuré amèrement, dans toute la sincérité de son âme honnête et naïve.

L'habitude !... On a vu des prisonniers verser des larmes sur le cercueil de leur geôlier.

Puis, il était son mari, après tout, le père de ses enfants, le seul homme qui existât pour elle ; il y avait vingt-six ans qu'ils ne s'étaient pas quittés, qu'ils s'asseyaient à la même table, qu'ils dormaient côte à côte dans le même lit.

Oui, elle l'eût pleuré. Mais combien sa douleur eût été moins affreuse qu'en ce moment, où elle se compliquait de tous les déchirements de l'incertitude et des plus effroyables appréhensions.

Craignant qu'elle ne prît froid, ses enfants l'avaient reportée sur le canapé, et là, toute frissonnante :

-- N'est-ce pas épouvantable, leur disait-elle, de ne rien savoir de votre père, de penser qu'en ce moment peut-être, poursuivi par la police, éperdu, désespéré, il erre, sous la pluie, par les rues, n'osant nulle part demander un asile ?

Tous ces faits-divers sinistres que mentionnent les journaux se représentaient à son souvenir.

Il lui semblait voir ces infortunés, qu'on trouve, au matin, gisant sur le revers d'un fossé, la tête fracassée, serrant un revolver entre leurs doigts crispés par l'agonie, ayant près d'eux un billet où il est écrit : « La vie m'était devenue insupportable, qu'on n'accuse personne de ma mort. »

Elle revoyait la morgue, où elle était entrée une fois, cette salle froide et lugubre, où on expose les cadavres inconnus ramassés dans Paris, et sur une des dalles de marbre, il lui semblait reconnaître son mari...

Elle se dressa sur ses pieds, essayant de marcher.

-- Où vas-tu, maman ? demanda Mlle Gilberte.

-- Voir si ton père a emporté son revolver, balbutia la pauvre femme.

Maxence, doucement, la força de se rasseoir.

-- Rassure-toi, ma mère, il ne l'a pas emporté. Jamais il n'a songé au suicide...

-- Hélas ! nous ne le reverrons plus !

-- Dieu veuille que tu dises vrai, qu'il échappe à toutes les poursuites et que jamais plus nous n'entendions parler de lui !...

La pauvre femme était confondue de la dureté de ses enfants.

-- Tout ce que nous pouvons faire, prononça Mlle Gilberte, est de pardonner à notre père de briser notre avenir...

Mais elle s'interrompit. On sonnait de nouveau.

-- Qui, encore ?... fit Mme Favoral, avec un mouvement d'effroi.

Cette fois, il n'y avait pas de pourparlers sur le palier. Des pas retentirent sur le parquet de la salle à manger, la porte s'ouvrit, et M. Desclavettes, l'ancien marchand de bronzes, entra, ou plutôt se glissa dans le salon.

L'espérance, la crainte, la colère, tous les sentiments qui s'agitaient en lui, se lisaient sur sa figure pâlotte et chafouine. Souriant d'un air pâteux :

-- C'est moi, commença-t-il.

Maxence s'avança :

-- Auriez-vous des nouvelles de mon père, monsieur ?

-- Non, répondit l'ancien négociant, j'avoue que non, et que même je venais vous en demander. Oh ! je sais bien que ce n'est pas l'heure de se présenter dans une maison, mais je pensais qu'après ce qui s'est passé vous ne seriez pas encore couchés. Moi-même, je ne saurais dormir ; vous comprenez, une amitié de vingt ans ! Alors, j'ai reconduit Mme Desclavettes, et me voici...

-- Nous sommes bien sensibles à votre démarche, murmura Mme Favoral.

-- Oui, n'est-ce pas ? C'est que, voyez-vous, je prends bien part au malheur qui vous frappe, j'y prends part plus que tout autre... Car enfin, moi aussi, je suis atteint... J'avais confié cent vingt mille francs à ce cher Vincent...

-- Hélas ! monsieur, fit Mlle Gilberte...

Mais le bonhomme ne la laissa pas poursuivre.

-- Je ne lui reproche rien, poursuivit-il, absolument rien... Eh ! mon Dieu ! n'ai-je pas été dans les affaires, et ne sais-je pas ce qu'il en est !... On emprunte mille écus à sa caisse, puis dix mille francs, puis cent mille... Oh ! sans mauvaise intention, assurément, et avec la ferme résolution de les rendre... Mais on ne fait pas toujours ce qu'on veut, on a les événements contre soi ; si on joue à la Bourse pour combler le déficit, on perd... Il faut emprunter de nouveau, découvrir saint Pierre pour couvrir saint Paul... Puis, on a peur d'être pris, on est obligé, bien malgré soi, d'altérer les écritures... Enfin, un beau jour, on se trouve avoir détourné des millions, et la bombe éclate ! S'ensuit-il qu'on soit un malhonnête homme ?... Eh ! pas le moins du monde, on est simplement un homme malheureux...

Il s'arrêta, attendant une réponse, et comme elle ne venait pas :

-- Donc, reprit-il, je n'en veux pas à Favoral... Seulement, là, entre nous, pour moi, perdre cent vingt mille francs ce serait un désastre... Je sais bien que Chapelain et Desormeaux avaient confié des fonds à Vincent ; mais ils sont riches, eux, l'un possède trois maisons sur le pavé de Paris, et l'autre a une bonne place... Tandis que moi, ces cent vingt mille francs perdus, il ne me resterait plus que les yeux pour pleurer... Ma femme en est mourante... Allez, notre position est bien digne d'intérêt...

À M. Desclavettes, comme au boulanger, l'instant d'avant :

-- Nous ne possédons rien, monsieur, dit Maxence.

-- Je le sais, s'écria le bonhomme, je le sais aussi bien que vous. Aussi, suis-je venu simplement vous demander un petit service qui ne vous coûtera rien. Lorsque vous reverrez Favoral, rappelez-moi à son souvenir, exposez-lui ma situation, tâchez de l'attendrir et d'obtenir qu'il me rende mon argent... Il est dur à la détente, c'est positif, mais enfin si vous savez vous y prendre, si cette chère Gilberte surtout veut s'en mêler...

-- Monsieur !...

-- Oh ! je jure que je n'en dirai mot ni à Desormeaux ni à Chapelain, ni à personne au monde. Quoique remboursé, je crierai aussi fort que les autres, plus fort, même... Voyons, chers amis, un bon mouvement, laissez-vous toucher...

Il pleurait presque.

-- Eh ! monsieur, s'écria Maxence, où voulez-vous que mon père prenne cent vingt mille francs ! Ne l'avez-vous pas vu s'enfuir sans même prendre l'argent que lui avait apporté M. de Thaller ?

Le sourire reparut sur les lèvres blêmes de M. Desclavettes.

-- Chut ! fit-il, chut ! Dites cela au monde, mon cher Maxence, dites-le très-haut, de toutes vos forces, et on vous croira, peut-être. Mais ne le dites pas à votre vieil ami, qui connaît trop les affaires pour ne pas savoir à quoi s'en tenir. Et, si quand vous reverrez votre père, il s'avisait de crier misère, et bien ! répétez-lui ce que je vous affirme en ce moment. Quand on file après avoir emprunté douze millions à sa caisse, on serait plus bête que de raison si on n'en avait pas mis deux ou trois en sûreté. Or, Favoral n'est pas une bête...

Ainsi, l'ancien marchand de bronzes en arrivait au même soupçon que le boulanger tout à l'heure.

Des larmes de honte et de colère jaillissaient des yeux de Mlle Gilberte.

-- C'est abominable ! ce que vous dites-là, monsieur, s'écria-t-elle.

Il parut stupéfait de sa violence.

-- Pourquoi donc ? répondit-il. À la place de Vincent, je n'aurais certes pas hésité à faire ce qu'il a fait certainement. Ne doit-on pas assurer l'avenir des siens ? Et quand je vous dis cela, vous pouvez me croire, je suis un honnête homme, moi, j'ai été vingt ans dans le commerce et j'ai fait mes preuves, et je défie quiconque de prouver qu'il y a eu, en souffrance, sur la place, un effet signé Desclavettes... Ainsi, chers amis, je vous en conjure, consentez à sauver votre vieil ami, sauvez-le de la misère, appuyez sa requête auprès de votre père...

La voix doucereuse de ce bonhomme exaspérait jusqu'à Mme Favoral elle-même.

-- Nous ne reverrons jamais mon mari, prononça-t-elle.

Il haussa les épaules, et d'un ton de paternelle gronderie :

-- Voulez-vous bien, dit-il, me chasser ces vilaines idées ! Vous le reverrez, ce cher Vincent, car il est bien trop fin pour ne pas dépister les recherches. Naturellement, il se tiendra caché le temps nécessaire, mais dès qu'il le pourra sans danger, il vous reviendra. Est-ce que la prescription a été inventée pour les Turcs ? Le boulevard est tout encombré de gens qui ont eu leur petit accident, et qui ont passé cinq ou dix ans à l'étranger pour raison de santé. En sont-ils plus mal vus ? Pas le moins du monde, personne n'hésite à leur tendre la main. Est-ce qu'on se souvient, d'ailleurs ! Est-ce que chaque matin il ne tombe pas une avalanche d'événements qui ensevelissent les événements de la veille !

Il s'éternisait, et ce n'est pas sans peine que Maxence et Gilberte parvinrent à le congédier, fort mécontent, il ne le dissimula pas, de voir sa requête si mal accueillie.

Il était plus de minuit. Maxence eût bien voulu rentrer chez lui, mais sur les instances de sa mère, il consentit à rester et il alla se jeter tout habillé sur le lit de son ancienne chambre.

-- Que nous réserve, pensait-il, la journée de demain !...

XXIII

C'est aux clameurs furieuses d'une foule exaspérée, que le lendemain, le dimanche, dès le matin, Mme Favoral et ses enfants s'éveillèrent, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suit les grandes catastrophes, et qui est le dernier bienfait de la nature violentée.

Chacun d'eux, du fond de sa chambre, comprit que l'appartement venait d'être envahi.

Aux coups violents frappés à la porte, se mêlaient des trépignements sourds, des jurons d'hommes et des piailleries de femmes. Et au-dessus de ce tumulte confus et continu, des vociférations se détachaient :

-- Je vous dis qu'ils y sont !...

-- Canailles ! Filous ! Voleurs !...

-- Nous voulons entrer, nous entrerons !...

-- Que la femme vienne alors, on veut la voir, on veut lui parler !...

Par instants, un grand silence se faisait, et on distinguait la voix dolente de la servante, mais presque aussitôt les cris et les menaces recommençaient de plus belle.

Prêt le premier, Maxence courut au salon, où ne tardèrent pas à le rejoindre sa mère et sa sœur, pâles, les traits bouffis par le sommeil et par les larmes.

Mme Favoral tremblait si fort qu'elle ne pouvait venir à bout d'agrafer sa robe.

-- Entendez-vous ? disait-elle d'une voix étranglée.

Du salon, séparé de la salle à manger par une porte à deux battants, ils ne perdaient pas une insulte.

-- Eh bien ! dit froidement Mlle Gilberte, ne devions-nous pas nous attendre à cette suprême avanie ! Si Bertau est venu seul, hier soir, c'est que seul, parmi les gens que dépouille notre père, il était prévenu. Voici les autres, maintenant !...

Et se retournant vers son frère :

-- Il faut les voir, ajouta-t-elle, leur parler.

Mais Maxence ne bougea pas. L'idée d'affronter les injures et les malédictions de ces créanciers furibonds lui soulevait le cœur.

-- Aimes-tu mieux leur laisser enfoncer la porte ? reprit Mlle Gilberte. Ce ne sera pas long.

Il n'hésita plus. Rassemblant tout son courage, il s'élança dans la salle à manger...

Le désordre y dépassait toutes les bornes. La table avait été repoussée dans un coin, les chaises étaient renversées. Ils étaient là une trentaine, hommes et femmes, concierges, commerçants, petits bourgeois du quartier, la face enflammée, les yeux hors de la tête, qui gesticulaient avec des mouvements de convulsionnaires, menaçant le plafond de leurs poings crispés.

-- Messieurs... commença Maxence.

Mais des huées épouvantables couvrirent sa voix. À peine entré, il avait été entouré et serré de si près, qu'il lui avait été impossible de refermer sur lui la porte du salon, et avant de pouvoir se reconnaître, il s'était trouvé porté et acculé dans l'embrasure d'une fenêtre.

-- Mon père, messieurs,... reprit-il.

De nouveau, il fut interrompu. Ils étaient devant lui trois ou quatre qui prétendaient avant tout établir nettement la situation.

Ils parlaient tous à la fois, chacun haussant la voix pour étouffer celle des autres. Et néanmoins, à travers leurs explications confuses on pouvait suivre les agissements du caissier du Crédit mutuel .

Ce n'était que par exception, autrefois, et après s'être bien fait prier, qu'il consentait à se charger des fonds qu'on lui proposait. Il n'acceptait que des sommes d'une certaine importance, jamais moins de dix mille francs, et encore avait-il bien soin de dire que, n'étant pas sorcier, il ne répondait de rien, qu'il pouvait se tromper tout comme un autre.

Depuis la Commune, au contraire, avec une duplicité que jamais on n'eût soupçonnée de son caractère revêche, il s'était ingénié à provoquer des dépôts. Sous le premier prétexte venu, audacieusement, il entrait chez les voisins, chez les fournisseurs, et après avoir gémi avec eux de la stagnation des affaires, des difficultés chaque jour plus grandes de gagner de l'argent, il finissait toujours par faire miroiter à leurs yeux les éblouissants bénéfices que donnent certains placements inconnus du public.

Si ses manœuvres ne l'avaient pas dénoncé, c'est qu'à chacun il recommandait le secret le plus inviolable, disant qu'à la moindre indiscrétion il serait assailli de demandes, et qu'il lui serait impossible de faire pour tous ce qu'il faisait pour un seul.

Il prenait, d'ailleurs, tout ce qu'on lui offrait, même des sommes insignifiantes, affirmant avec une imperturbable assurance, qu'il saurait les doubler ou les tripler avant peu, sans le moindre risque, et qu'on pouvait dormir sur les deux oreilles.

La débâcle venue, les petits créanciers se montraient, comme toujours, les plus irrités et les plus intraitables. Moins on a d'argent, plus on y tient.

Il se trouvait là une marchande de journaux, une vieille femme qui avait confié à M. Favoral tout ce qu'elle possédait au monde, l'épargne de sa vie entière, cinq cents francs.

Désespérément cramponnée aux vêtements de Maxence, elle le conjurait de les lui rendre, protestant que s'il ne les lui rendait pas, c'en était fait d'elle, et qu'il ne lui resterait plus qu'à s'aller jeter à la Seine.

Ses gémissements et ses cris de détresse exaspéraient les autres créanciers.

Que le caissier du Crédit mutuel eût détourné des millions, ils le comprenaient, disaient-ils. Mais qu'il eût volé cinq cents francs à cette pauvre vieille, cela dépassait tout ce qu'on peut imaginer de bas, de lâche, de vil, et la loi n'a pas de châtiments assez forts pour punir un tel crime.

-- Rendez-lui ses cinq cents francs ! criaient-ils.

Car il n'en était pas un qui n'eût parié sa tête que M. Favoral avait mis de l'argent de côté, beaucoup d'argent ; et quelques-uns même prétendaient qu'il devait l'avoir caché dans la maison, et que si on le cherchait bien on le trouverait.

Étourdi, ahuri, ne sachant auquel entendre, couvert de huées dès qu'il ouvrait la bouche, Maxence perdait la tête, quand, par bonheur, tout à coup, au milieu de cette foule hostile, il aperçut le visage ami de M. Chapelain.

Chassé, dès l'aube, de son lit, par les amers regrets de la perte énorme qu'il venait de faire, l'ancien avoué était arrivé rue Saint-Gilles, au moment même où les créanciers se ruaient dans l'appartement de M. Favoral.

Debout, au dernier rang, il avait tout vu, tout entendu sans souffler mot, et s'il intervenait, c'est qu'il jugeait que les affaires allaient prendre une vilaine tournure.

Il était bien connu ; aussi, dès qu'il se montra :

-- C'est un ami du brigand, cria-t-on de tous côtés.

Mais il n'était pas homme à s'effrayer de si peu. Il en avait vu bien d'autres, pendant vingt ans qu'il avait été avoué et qu'il s'était trouvé mêlé à toutes les comédies sinistres et à tous les drames bouffons de l'argent.

Il savait comment on parle à des créanciers furieux, comment on les manie, et quelles cordes on peut faire vibrer en eux.

Du ton le plus tranquille :

-- Certainement, répondit-il, j'étais l'ami intime de Favoral, et la preuve, c'est qu'il m'a traité plus amicalement que les autres. Je suis pris pour cent soixante mille francs.

Par cette seule déclaration, il conquérait les sympathies de l'assemblée. C'était un confrère en infortune, on le respecta. C'était, on le savait, un homme d'affaires habile, on se tut pour l'écouter.

Aussitôt, d'un ton bref et tranchant, il demanda à ces envahisseurs ce qu'ils venaient faire et ce qu'ils voulaient. Ignoraient-ils à quoi ils s'exposaient, en violant un domicile ? Que fut-il advenu si, au lieu de parlementer bonnement, Maxence eût envoyé chercher le commissaire de police ?

Était-ce à Mme Favoral ou à ses enfants, qu'ils avaient confié leurs fonds ? Non. Que leur réclamaient-ils, alors ? Se trouvait-il donc parmi eux de ces fins matois qui toujours essaient de se faire payer intégralement au détriment des autres ?

Il suffisait de cette dernière insinuation pour rompre l'accord parfait qui avait existé jusqu'alors entre tous les créanciers. Les défiances s'éveillèrent. Des regards soupçonneux furent échangés.

Et comme la vieille marchande de journaux, sur laquelle on s'était tant apitoyé l'instant d'avant, continuait à geindre :

-- Ah ! ça ! pourquoi seriez-vous remboursée plutôt que nous ? lui dirent brutalement deux femmes. Est-ce que nos droits ne valent pas les vôtres ?...

Habile à profiter des dispositions de la foule :

-- Et d'ailleurs, poursuivait l'ancien avoué, qui donc en Favoral avait notre confiance ? Était-ce l'homme privé ? Oui, mais c'est plus encore le caissier, l'associé du Comptoir de crédit mutuel . Donc, ce Comptoir nous doit au moins des explications. Et ce n'est pas tout. Sommes-nous réellement écorchés, pour crier si fort ? En somme, que savons-nous ? Que Favoral est accusé de détournements, qu'on s'est présenté pour l'arrêter et qu'il s'est enfui. S'ensuit-il que notre argent soit perdu ? J'espère encore que non. En l'état, que faire ? Prendre toutes les mesures conservatoires que suggère la prudence et attendre que la justice fasse son œuvre...

Mais déjà, un à un, les créanciers se retiraient, et bientôt la servante encore tout effarée, referma la porte sur le dernier d'entre eux.

Alors Mme Favoral, Mlle Gilberte et Maxence entourèrent M. Chapelain, et lui serrant les mains :

-- Ah ! monsieur, comment vous remercier du service que vous venez de nous rendre ?...

Mais l'ancien avoué ne semblait nullement enorgueilli de sa victoire.

-- Ne me remerciez pas, disait-il, je n'ai fait que mon devoir, ce que tout honnête homme eût fait à ma place.

Et cependant, sous les apparences d'impassible froideur qu'il devait au long exercice de la plus désillusionnante des professions, on devinait une émotion réelle.

-- C'est que je vous plains, ajouta-t-il, et de toute mon âme, vous, madame, vous, ma chère Gilberte, et vous aussi, Maxence. Jamais je n'avais si bien compris à quel point est coupable le chef de famille qui laisse les siens exposés aux suites déplorables de ses fautes.

Il s'arrêta. La servante, tant bien que mal, réparait le désordre de la salle à manger, roulant la table au milieu de la pièce, et relevant les chaises renversées.

-- Quel pillage, grommelait-elle. Des voisins ! des gens chez qui nous nous fournissons ! Mais ils étaient pires que des sauvages, impossible de les arrêter !...

-- Soyez tranquille, ma fille, dit M. Chapelain, ils ne reviendront plus.

À l'attitude de Mme Favoral, on eût dit qu'elle allait tomber aux genoux de l'ancien avoué.

-- Ah ! vous êtes bon, vous ! murmura-t-elle.

-- Il ne faudrait pas s'y fier, répondit-il.

-- Vous n'en voulez pas trop à mon pauvre Vincent ?

De l'air d'un homme qui a pris son parti d'un désastre contre lequel il ne peut rien, M. Chapelain haussait les épaules.

-- C'est à moi surtout que j'en veux, prononça-t-il d'un ton bourru. Moi, un vieux vautour, m'être laissé prendre à un piége à pigeons ! Je suis inexcusable. Mais on veut s'enrichir. L'argent du travail est lent à amasser, et on a sitôt fait de le prendre tout gagné dans la poche du voisin. Je n'ai pas su résister à la tentation. C'est bien fait ! Et je dirais que c'est une bonne leçon, si elle ne me coûtait pas si cher !...

Jamais, de sa part, on ne se fût attendu à tant de philosophie.

-- Tous les amis de mon père n'ont pas votre indulgence, monsieur, dit Maxence. M. Desclavettes, par exemple...

-- Vous l'avez revu ?

-- Hier soir, vers minuit. Il venait nous demander d'obtenir de mon père, si nous le revoyons jamais, de le rembourser...

-- C'est peut-être une idée !

Mlle Gilberte bondit.

-- Quoi ! s'écria-t-elle, vous aussi, monsieur, vous pouvez croire que mon père s'est enfui avec des millions !...

L'ancien avoué secouait la tête :

-- Je ne crois rien, répondit-il. Favoral m'a si étrangement abusé, moi qui avais la prétention de connaître les hommes, que rien de lui, désormais, soit en bien, soit en mal, ne saurait me surprendre...

Mme Favoral voulait lui présenter une objection, il l'arrêta d'un geste.

-- Et cependant, poursuivit-il, je parierais qu'il s'est enfui les poches vides. Ses manœuvres, en ces derniers temps, ne révèlent-elles pas une effroyable détresse ! S'il eût eu mille écus seulement à sa disposition, serait-il allé extorquer cinq cents francs à une pauvre vieille femme, à une malheureuse marchande de journaux ? Qu'en voulait-il faire ? Tenter la chance encore une fois. À ce trait, se reconnaît le joueur incorrigible qui, toujours et quand même, attend une martingale triomphante, le joueur qui, après avoir perdu des sommes immenses, dépouillé, ruiné, décavé, rôde autour des tables de jeu mendiant une dernière mise.

Il s'était assis, et le coude sur le bras du fauteuil, le front dans la main, il réfléchissait, et la contraction de ses traits disait la tension extraordinaire de son esprit.

Tout à coup il se dressa :

-- Mais à quoi bon, s'écria-t-il, s'égarer en conjectures chimériques ! Que savons-nous de Favoral ? Rien. Tout un côté de son existence nous échappe, ce côté fantastique dont les prodigalités insensées et les inconcevables désordres nous ont été révélés par les factures trouvées dans son bureau. Assurément, il est coupable, mais l'est-il autant que nous le pensons, comme nous le pensons, et surtout l'est-il seul ? Est-ce uniquement pour lui que, pris de vertige, il puisait dans sa caisse à pleines mains ? Les millions détournés sont-ils véritablement perdus, et serait-il impossible d'en retrouver la plus grosse part dans la poche de quelque complice ?

Les hommes habiles ne s'exposent pas. Ils ont à eux des malheureux sacrifiés à l'avance, et qui, en échange de quelques bribes qu'on leur abandonne, risquent la Cour d'assises, sont condamnés et vont en prison...

-- Voilà ce que je disais à ma mère et à ma sœur, monsieur, interrompit Maxence.

-- Et voilà ce que je me dis, continua l'ancien avoué. À force de tourner et de retourner dans mon esprit la scène d'hier soir, il m'est venu des doutes étranges. Pour un homme à qui on a volé une douzaine de millions, le baron de Thaller était bien tranquille et bien maître de soi. Favoral m'a paru bien calme, pour un caissier convaincu de détournements et de faux. Leur discussion, dans le salon, cette altercation dont il ne nous arrivait que des lambeaux à travers la porte, était-elle aussi violente, aussi sérieuse surtout, qu'elle nous a paru l'être ? En matière de fraude financière, tout est possible, surtout ce qui semble impossible. Responsable de l'argent volé, puisqu'il est le directeur du Crédit mutuel , M. de Thaller n'eût-il pas dû tenir à garder le coupable, pour le montrer, pour le produire ? Eh bien ! pas du tout. Il voulait que Favoral prît la fuite, il lui apportait de l'argent pour fuir. Espérait-il étouffer l'affaire ? Évidemment non, puisque la justice était prévenue. Favoral, d'un autre côté, paraissait beaucoup plus irrité que surpris de l'événement. Sa stupeur n'a été manifeste qu'au moment où le commissaire de police s'est présenté. Alors, oui, il a perdu la tête, il ne s'attendait pas à ce coup. Aussi, lui est-il échappé des propos étranges avec des réticences que je ne m'explique pas...

Il marchait comme au hasard dans le salon, et il semblait bien plus, vers la fin, répondre aux objections de son esprit que s'adresser à Mme Favoral, à Mlle Gilberte et à Maxence, qui l'écoutaient avec toute l'attention dont ils étaient capables.

-- C'est à s'y perdre ! poursuivait-il. Un vieux routier comme moi, être joué ainsi ! Évidemment, il y a là-dessous quelqu'une de ces combinaisons diaboliques que le temps même ne débrouille pas. Il faudrait voir, s'informer...

Brusquement il s'arrêta devant Maxence.

-- Combien M. de Thaller apportait-il à votre père, hier soir ? demanda-t-il.

-- Quinze mille francs.

-- Où sont-ils ?

-- Serrés dans la chambre de ma mère.

-- Quand comptez-vous les reporter à M. de Thaller ?

-- Demain.

-- Pourquoi pas aujourd'hui ?

-- C'est aujourd'hui dimanche, les bureaux du Crédit mutuel sont fermés...

-- Après ce qui s'est passé, M. de Thaller doit être à son bureau. Ne savez-vous pas, d'ailleurs, son adresse particulière ?

-- Pardonnez-moi.

Les petits yeux de l'ancien avoué brillaient d'un éclat extraordinaire. Certes, il était bien sensible à la perte de son argent, mais l'idée qu'il avait été joué et que ses cent soixante mille francs profitaient à quelque habile gredin lui était absolument insupportable.

-- Si nous étions sages, reprit-il, voici ce que nous ferions. Mme Favoral prendrait ces quinze mille francs, je lui offrirais mon bras, et nous irions ensemble trouver M. de Thaller...

C'était pour Mme Favoral un bonheur inespéré, que M. Chapelain consentit à la servir. Aussi, sans hésiter :

-- Le temps de m'habiller, monsieur, répondit-elle, et je suis à vous.

Elle se hâta de quitter le salon, mais, au moment où elle arrivait à sa chambre, son fils l'y rejoignit.

-- Je suis obligé de sortir, chère mère, lui dit-il, et je ne serai probablement pas rentré pour déjeuner.

Elle le regardait d'un air de surprise douloureuse.

-- Quoi ! fit-elle, en un pareil moment ?...

-- On m'attend chez moi.

-- Qui ?

Il ne répondit pas, et alors, tous les reproches adressés jadis à Maxence par son père, se représentèrent à l'esprit de Mme Favoral.

-- Une femme !... murmura-t-elle.

-- Eh bien ! oui.

-- Et c'est pour cette femme que tu veux laisser ta sœur seule à la maison ?...

-- Il le faut, ma mère, je te le promets, et si tu savais...

-- Je ne veux rien savoir...

Mais sa résolution était prise, il s'éloigna. Et quelques instants plus tard, Mme Favoral et M. Chapelain prenaient place dans un fiacre qu'ils avaient envoyé chercher, et se faisaient conduire chez M. de Thaller.

Restée seule, Mlle Gilberte n'avait plus qu'une préoccupation. Prévenir M. de Trégars, obtenir un mot de lui. Tout lui paraissait préférable à l'horrible anxiété où elle se débattait.

Elle venait de commencer une lettre qu'elle comptait faire porter chez le comte de Villegré, lorsqu'elle tressaillit à un brusque coup de sonnette, et presque aussitôt la servante entra, lui disant :

-- C'est un monsieur, mademoiselle, qui demande à vous parler, un ami de monsieur, vous savez, monsieur Costeclar...

XXIV

D'un bond, toute frémissante, Mlle Gilberte se dressa sur ses pieds.

-- C'est trop d'audace ! s'écria-t-elle.

Et elle se demandait s'il fallait lui faire refuser la porte ou l'attendre et le congédier elle-même honteusement.

Une soudaine inspiration l'arrêta.

-- Que veut-il, pensa-t-elle, et qui l'amène ? Pourquoi ne pas le recevoir et essayer de surprendre ce qu'il sait ? Car il doit savoir la vérité, lui !...

Il n'était plus temps de délibérer.

Au-dessus de l'épaule de la servante, s'allongeait, impudente et blême, la face de M. Costeclar.

La servante s'étant effacée, il parut, son chapeau à la main.

Quoiqu'il ne fût pas neuf heures encore, sa toilette matinale était d'une irréprochable correction. Il avait déjà subi le fer du coiffeur, et pas un de ses cheveux, ramenés en avant sur son front déprimé, ne dépassait l'autre.

Il portait un de ces pantalons ridicules qui s'évasent à partir du genou, et qui ont été mis à la mode par des tailleurs prussiens pour dissimuler les pieds ignobles de leurs pratiques. Sous son léger pardessus de couleur claire, se croisait une jaquette à revers de velours, ornée d'une rose à la boutonnière.

Cependant, il demeurait immobile sur le seuil de la porte, grimaçant un sourire et balbutiant de ces phrases qu'on n'achève jamais.

-- Veuillez croire, mademoiselle... l'absence de madame votre mère... ma très-respectueuse admiration...

Réellement, il était ébloui du désordre de la toilette de la jeune fille, désordre qu'elle n'avait pas eu le temps de réparer, depuis que les clameurs des créanciers l'avaient arrachée de son lit.

Elle était vêtue d'un long peignoir de laine brune, très-serré sur les hanches, qui accusait la souple vigueur de sa taille, les perfections virginales de son corsage et les rondeurs exquises de son cou. Relevés à la hâte, ses épais cheveux blonds s'échappaient de leurs épingles et s'épandaient à demi sur ses épaules, en cascades lumineuses.

Jamais elle n'avait paru à M. Costeclar aussi admirablement belle qu'en ce moment, où elle vibrait de tout son corps d'indignations contenues, la joue empourprée, l'œil plein d'éclairs.

-- Prenez la peine d'entrer, monsieur, prononça-t-elle.

Il s'avança, non plus l'échine pliée, comme jadis, mais le jarret tendu et bombant la poitrine d'un air mal dissimulé de vaniteuse satisfaction.

-- Je ne m'attendais pas à l'honneur de votre visite, monsieur, reprit la jeune fille.

Vivement, il passa de la main droite dans la gauche son chapeau et sa canne ; et la main droite appuyée sur le cœur, les yeux vers le ciel, et de toute la profondeur d'expression dont il était capable : -- C'est quand vient le malheur, mademoiselle, prononça-t-il, qu'on connaît les amis véritables. Les autres, ceux sur lesquels on comptait le plus, souvent s'envolent au premier revers et ne reparaissent plus.

Elle sentit comme un frisson dans ses veines. Était-ce une allusion à Marius de Trégars ?

L'autre, changeant de ton, poursuivait :

-- C'est hier soir seulement que j'ai appris la déconfiture de ce pauvre Favoral, à la petite Bourse, où j'allais prendre le vent. On ne parlait que de cela. Douze millions ! c'est roide !... Du coup, le Comptoir de crédit mutuel pourrait bien sombrer. De 580, qu'il faisait à la Bourse avant la nouvelle, il était dès huit heures tombé au-dessous de 300. À neuf heures, personne n'en voulait plus à 180. Et cependant, s'il n'y a bien que ce qu'on dit, à 180, moi, j'en suis !...

S'oubliait-il, ou faisait-il semblant ?

-- Mais, excusez-moi, mademoiselle, reprit-il, ce n'est certes pas là ce que je suis venu vous dire.

-- Ah !

-- Je venais vous demander des nouvelles de ce pauvre Favoral ?

-- Nous n'en avons pas, monsieur.

-- Alors, c'est bien vrai ; il a réussi à filer par la fenêtre ?

-- Oui.

-- Et il ne vous a pas dit où il comptait se réfugier ?

-- Non.

Observant M. Costeclar de toute la puissance de sa pénétration, Mlle Gilberte croyait découvrir en lui une certaine surprise mêlée de joie.

-- Comme cela, reprit-il, Favoral serait parti sans un sou ?

-- On l'accuse d'avoir emporté des millions, monsieur, mais je jurerais qu'on se trompe.

De la tête, M. Costeclar approuvait.

-- Je suis de votre avis, déclara-t-il, à moins que... mais non, il n'était pas de force à jouer une telle partie ! D'un autre côté, cependant... mais non, encore, il était veillé de trop près ! Il avait des charges, d'ailleurs, des charges très-lourdes qui épuisaient toutes ses ressources...

Mlle Gilberte allait-elle donc apprendre quelque chose ? Elle l'espéra, et, faisant effort pour conserver son sang-froid : -- Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle.

Il la regarda, sourit, et d'un ton léger :

-- Rien, répondit-il, ce sont des réflexions que je fais à part moi, de simples conjectures...

Et se laissant tomber sur un fauteuil, le buste renversé, la tête contre le dossier : -- Ce n'est pas encore là le but de ma visite, prononça-t-il. Voilà Favoral à la mer, n'en parlons plus. Qu'il ait, ou non, « le sac », je vous déclare que vous ne le reverrez jamais. C'est fini, il est mort. Donc, causons des vivants, de vous... Qu'allez-vous devenir ?...

-- Je ne m'explique pas votre question, monsieur.

-- Elle est limpide, cependant. Je me demande comment vous allez vivre, votre mère et vous ?...

-- La Providence ne nous abandonnera pas.

M. Costeclar avait croisé les jambes, et, du bout de sa canne, négligemment, il fouettait sa botte, d'un vernis immaculé.

-- Très-joli, la Providence ! ricana-t-il, au boulevard, dans un drame, avec trémolo à l'orchestre... Je vois ça d'ici ! Dans la vie réelle, malheureusement, celle que nous vivons, vous et moi, ce n'est pas avec des mots, quand ils auraient une aune de long, qu'on paye le boulanger et la fruitière, qu'on solde ces canailles de propriétaires, qu'on s'achète des robes et des souliers...

Elle ne répondit pas.

-- Or, poursuivit-il, vous voilà sans un sou. Est-ce Maxence qui vous donnera de l'argent ? Pauvre garçon ! Où le prendrait-il, lui qui n'en a même pas assez pour sa maîtresse ? Donc, qu'allez-vous faire ?

-- Je travaillerai, monsieur.

Il se leva, fit un profond salut, et se rasseyant :

-- Tous mes compliments, fit-il. Je ne vois qu'un obstacle à cette belle résolution : il est impossible à une femme de se suffire avec son seul travail. Il n'y a à manger à peu près leur comptant que les servantes...

-- Je me ferai servante, s'il le faut.

Il resta deux secondes interloqué, mais reprenant son aplomb :

-- Vous n'en seriez pas là, reprit-il d'une vois câline, si vous ne m'aviez pas repoussé, quand je voulais être votre mari... Mais vous ne pouviez pas me voir en peinture !... Et cependant, parole d'honneur, je vous aimais, oh ! mais, là, pour tout de bon... C'est que je m'y connais en femmes, et que je voyais bien quel effet vous feriez, si vous étiez habillée, coiffée, parée et étendue dans un huit ressorts, au bois...

Plus fort que la volonté, le dégoût montait aux lèvres de la jeune fille.

-- Ah ! monsieur ! fit-elle.

Il se méprit.

-- Vous regrettez tout cela, continua-t-il, je le vois bien. Autrefois, hein ? vous n'auriez jamais consenti à me recevoir comme cela, seul avec vous... Ce qui prouve qu'il ne faut pas faire sa tête, ma chère enfant...

Lui, Costeclar, il l'appelait, il osait l'appeler « ma chère enfant ! » Indignée et révoltée...

-- Oh !... fit-elle.

Mais il était lancé.

-- Eh bien ! moi, reprit-il, tel j'étais, tel je suis !... Dame, il ne serait peut-être plus question de mariage entre nous, mais là, franchement, que vous importerait, si les conditions étaient les mêmes, et si vous aviez néanmoins, maison montée, voitures, domestiques, chevaux...

Jusqu'à ce moment, elle n'avait pas compris.

Se dressant de toute sa hauteur :

-- Sortez ! commanda-t-elle.

C'est ce qu'il ne semblait nullement disposé à faire, et même, plus blême que de coutume, l'œil injecté, la lèvre tremblante, et souriant d'un étrange sourire, il s'avançait vers Mlle Gilberte.

-- Comment, disait-il, vous êtes dans le malheur, je viens bénévolement vous offrir mes services, et c'est ainsi que vous me recevez !... Vous préférez travailler ? Soit, allez-y gaiement, piquez vos jolis doigts, ma charmante, et rougissez vos beaux yeux... J'aurai ma revanche !... La fatigue et la misère, le froid l'hiver, la faim en toute saison, parleront à votre petit cœur de ce bon Costeclar qui vous adore, comme un grand toqué qu'il est, qui est un homme sérieux, qui a de l'argent, beaucoup d'argent...

Hors de soi :

-- Misérable ! cria la jeune fille ! sortez, sortez !...

-- Un moment !... fit une voix forte.

M. Costeclar se retourna.

Dans le cadre de la porte ouverte, Marius de Trégars se tenait debout.

-- Marius !... murmura Mlle Gilberte, clouée sur place par une stupeur immense, moins grande pourtant que sa joie.

Le revoir ainsi soudainement, alors qu'elle en était à se demander si elle le reverrait jamais, le voir apparaître au moment même où elle se trouvait seule, exposée aux plus lâches outrages, c'était un de ces bonheurs inouïs auxquels on peut à peine croire, et du fond de son âme montait comme un cantique d'actions de grâces.

Cependant elle était confondue de l'attitude de M. Costeclar.

Selon elle, et d'après ce qu'elle croyait savoir, il eût dû être pétrifié de l'arrivée de M. de Trégars.

Et voilà qu'il n'avait pas même l'air de le connaître. Il paraissait choqué, contrarié d'avoir été interrompu, légèrement surpris, mais il ne semblait ni ému, ni effrayé.

Fronçant le sourcil :

-- Vous désirez ? demanda-t-il de son ton le plus impertinent, lequel ne l'était pas médiocrement.

M. de Trégars s'avança. Il était un peu pâle, mais d'un calme, d'un sang-froid, d'un flegme véritablement effrayants.

S'inclinant devant Mlle Gilberte.

-- Si je me suis permis de pénétrer ainsi chez vous, mademoiselle, prononça-t-il doucement, c'est que passant devant votre porte, j'ai cru reconnaître la voiture de monsieur...

Et du doigt, par dessus l'épaule, il désignait M. Costeclar.

-- Or, poursuivit-il, j'avais lieu de m'en étonner considérablement, après la défense formelle que je lui ai faite de remettre les pieds, non pas seulement dans cette maison, mais même dans le quartier. J'ai voulu savoir à quoi m'en tenir, je suis monté, j'ai entendu...

Tout cela était dit d'un ton de mépris si écrasant qu'un soufflet eût été moins cruel. Tout ce que M. Costeclar avait de sang dans les veines lui montait à la face.

-- Vous, interrompit-il insolemment, je ne vous connais pas...

Imperturbable, M. de Trégars retirait ses gants.

-- En êtes-vous bien sûr ? répondit-il. Voyons, vous connaissez bien mon vieil ami, le comte de Villegré ?

Un nuage d'inquiétude descendit comme un crêpe sur le front déprimé de M. Costeclar.

-- En effet, balbutia-t-il.

-- M. de Villegré, avant la guerre, n'est-il pas allé vous rendre visite ?...

-- Si.

-- Eh bien ! c'est moi qui l'envoyais, et les volontés qu'il vous a signifiées étaient les miennes...

-- À vous ?

-- À moi, Marius de Trégars.

Un tressaillement nerveux secoua le maigre corps de M. Costeclar ; il eut comme un mouvement de recul, son œil instinctivement chercha la porte.

-- Vous voyez, poursuivit Marius, toujours avec la même douceur, que nous sommes, vous et moi, de vieilles connaissances. Car vous me remettez bien, maintenant, n'est-ce pas ? Je suis le fils de ce pauvre marquis de Trégars, qui était venu à Paris, du fond de sa Bretagne, avec toute sa fortune, plus de deux millions.

-- Je me souviens, fit vivement l'homme de Bourse, je me souviens parfaitement !...

-- Sur les conseils d'habiles gens, le marquis de Trégars se lança dans les affaires. Pauvre bonhomme ! Il n'y entendait pas malice ! Dans le même temps qu'il croyait s'enrichir, il perdait tout. Il était fermement persuadé qu'il avait déjà plus que doublé ses capitaux, le jour où ses honorables associés lui démontrèrent qu'il était ruiné, et de plus compromis par certaines signatures imprudemment données...

Mlle Gilberte écoutait bouche béante, se demandant où en voulait venir Marius, et comment il pouvait demeurer si calme.

-- Ce désastre, continuait-il, fut, à l'époque, le sujet d'une énorme quantité de plaisanteries bien spirituelles. Les gens de Bourse ne pouvaient assez admirer le savoir-faire des hardis financiers qui avaient si lestement débarrassé de son argent ce candide marquis. C'était bien fait pour lui, de quoi se mêlait-il ! Moi, pour empêcher les poursuites dont on menaçait mon père, j'abandonnai tout ce que j'avais. J'étais fort jeune, et, comme vous le voyez, fort naïf. Je n'en suis plus là. Si pareille aventure m'arrivait aujourd'hui, je voudrais savoir ce que sont devenus les millions, je palperais les poches autour de moi, je crierais : au voleur !...

À chaque mot, pour ainsi dire, le malaise de M. Costeclar devenait plus manifeste.

-- Ce n'est pas moi, dit-il, qui ai profité de la fortune de M. de Trégars.

Du geste, Marius approuva.

-- Je sais, maintenant, répondit-il, entre qui ont été partagées les dépouilles. Vous, monsieur Costeclar, vous en avez tiré ce que vous avez pu, timidement, selon vos moyens. Les requins sont toujours accompagnés de petits poissons auxquels ils abandonnent les débris qu'ils dédaignent. Vous n'étiez alors qu'un petit poisson. Vous vous êtes arrangé de ce dont ne voulaient pas vos patrons les requins. Quand vous avez voulu opérer seul, vous avez été maladroit, vous avez laissé des preuves de votre grand appétit de l'argent des autres. Je les ai entre les mains, ces preuves...

M. Costeclar était à la torture.

-- On me tient, fit-il, je le sais, je l'ai dit à M. de Villegré...

-- Alors comment êtes-vous ici ?

-- Eh ! savais-je que le comte venait de votre part ?

-- Pauvre raison, monsieur.

-- Après ce qui s'était passé, d'ailleurs, après la fuite de Favoral, je me croyais relevé de l'engagement que j'avais pris...

-- En vérité !

-- Enfin, soit, si vous y tenez, j'ai eu tort...

Le flegme de M. de Trégars ne se démentait toujours pas.

-- Non-seulement vous avez eu tort, prononça-t-il, mais vous avez commis une imprudence insigne. En manquant à vos engagements, vous m'avez délié des miens. Le pacte est rompu. D'après nos conventions, j'ai le droit, en sortant d'ici, de me rendre tout droit au parquet...

L'œil terne de l'homme de Bourse vacillait.

-- Je ne croyais pas mal faire, bégaya-t-il. Favoral a été mon ami...

-- Et c'est à ce titre que vous veniez proposer à Mlle Favoral de devenir votre maîtresse ? Vous vous êtes dit : La voilà sans ressources, sans pain littéralement, sans parents, sans amis pour la défendre, c'est le moment de se montrer. Et pensant pouvoir être impunément lâche, infâme, vil, bravement vous êtes venu...

Être ainsi traité, lui l'homme à succès, devant cette jeune fille qu'il écrasait l'instant d'avant de son impudente opulence, non, M. Costeclar ne put l'endurer.

Perdant la tête :

-- Il fallait me faire savoir qu'elle était votre maîtresse ! s'écria-t-il.

Il passa comme une flamme sur le visage de Marius, ses yeux s'emplirent d'éclairs. Se dressant de toute la hauteur de sa colère, qui éclatait à la fin, terrible : -- Ah ! misérable ! s'écria-t-il.

Brusquement, M. Costeclar se jeta de côté.

-- Monsieur !...

Mais d'un bond, M. de Trégars fut sur lui.

-- À genoux !... cria-t-il.

Et le saisissant au collet, d'un poignet de fer, il le souleva, lui fit perdre plante, et le jeta à deux genoux sur le parquet, violemment, comme s'il eût voulu l'y enfoncer.

-- Parle ! commanda-t-il. Répète : Mademoiselle...

M. Costeclar avait cru lire pis que cela dans les yeux de M. de Trégars. Une peur affreuse avait instantanément brisé en lui toute velléité de résistance.

-- Mademoiselle... bégaya-t-il d'une voix étranglée.

-- Je suis le dernier des misérables !... continua Marius.

La tête blême de M. de Costeclar, comme une chose inerte, oscillait sur son col brisé selon la mode de la veille.

-- Je suis, répéta-t-il, le dernier des misérables...

-- Et je vous supplie...

Mais le cœur de Mlle Gilberte se soulevait de dégoût.

-- Assez !... interrompit-elle.

Ne sentant plus sur son épaule la lourde main de M. de Trégars, l'homme de Bourse se releva péniblement. Telle était sa pâleur livide, qu'on eût dit tout son sang tourné en fiel.

Essuyant du bout de son gant les genoux de son pantalon, et rétablissant, tant bien que mal, l'harmonie fort compromise de sa toilette : -- Est-ce donc un acte de courage, grommelait-il, que d'abuser de sa force physique ?

Déjà M. de Trégars était redevenu maître de soi, et Mlle Gilberte croyait lire sur son visage le regret de sa violence.

-- Valait-il mieux, dit-il, faire usage de ce que vous savez ?...

M. Costeclar joignit les mains.

-- Vous ne feriez pas cela ! s'écria-t-il. À quoi cela vous avancerait-il, de me perdre ?...

-- À rien, répondit M. de Trégars, vous avez raison. Mais vous ?...

Et plongeant son regard dans les yeux de M. Costeclar :

-- Si vous pouviez me servir, interrogea-t-il, le feriez-vous ?

-- Peut-être !... pour rentrer en possession des papiers que vous avez.

M. de Trégars réfléchissait.

-- Après ce qui vient de se passer, dit-il enfin, il nous faut une explication. Attendez-moi chez vous, avant une heure, j'y serai...

M. Costeclar était devenu plus souple que ses gants gris perle. Souple à ce point que c'en était inquiétant.

-- Je suis à vos ordres, monsieur, répondit-il à M. de Trégars.

Et s'inclinant jusqu'à terre devant Mlle Gilberte, il quitta le salon, et on entendit presque aussitôt se refermer sur lui la porte de la rue.

-- Ah ! le misérable ! s'écria la jeune fille, affreusement bouleversée. Marius, avez-vous vu quel regard il nous a lancé en sortant ?

-- Je l'ai vu, répondit M. de Trégars.

-- Cet homme nous hait. Il ne reculerait pas devant un crime pour se venger de l'atroce humiliation qu'il vient de subir.

-- Je le crois comme vous.

Mlle Gilberte eut un geste désolé.

-- Pourquoi l'avoir traité si cruellement ? murmura-t-elle.

-- Je m'étais promis et il eût été politique de rester calme. Mais il est de ces outrages abominables qu'un homme de cœur ne peut pas endurer. Je ne regrette pas ce que j'ai fait.

Un long silence suivit, et ils restaient debout, en face l'un de l'autre, oppressés, émus, détournant les yeux. Mlle Gilberte s'apercevait du désordre de sa toilette et elle en avait honte. M. de Trégars s'étonnait maintenant de la hardiesse qu'il avait eue de pénétrer ainsi dans cette maison.

-- Vous savez quel malheur nous frappe ? reprit enfin la jeune fille.

-- Je l'ai appris ce matin par le journal.

-- Quoi ! les journaux savent déjà ?...

-- Tout.

-- Et notre nom y est imprimé ?

-- Oui.

Elle se voila le visage de ses deux mains, et accablée :

-- Quelle honte !... fit-elle.

-- Sur le premier moment, continuait M. de Trégars, je ne pouvais croire à la réalité de ce que je lisais. Je me suis hâté d'accourir, et le premier boutiquier des environs que j'ai questionné, ne m'a que trop prouvé que le journal disait vrai. Dès lors, je n'ai plus eu qu'un désir, impérieux, immense : vous parler. Et je suis arrivé rue Saint-Gilles poussé par l'espérance incertaine de vous apercevoir. En reconnaissant à votre porte l'équipage de M. Costeclar, j'ai eu comme un pressentiment de la vérité. Je suis entré chez le concierge et j'ai demandé votre mère ou votre frère. On m'a répondu que Maxence était sorti depuis un moment déjà, et que Mme Favoral venait de sortir, en voiture, avec M. Chapelain, l'ancien avoué. À l'idée que vous étiez seule avec M. Costeclar, je n'ai pas hésité. Je me suis lancé dans l'escalier. La porte de votre appartement n'étant pas fermée, je n'ai pas eu besoin de sonner, et votre domestique m'a laissé entrer sans seulement me demander ce que je voulais...

Non sans efforts, Mlle Gilberte maîtrisait les sanglots qui gonflaient sa poitrine.

-- Je n'espérais plus vous revoir, balbutia-t-elle.

-- Oh !

-- Et vous trouverez là, sur la table, la lettre que je venais de commencer pour vous, lorsque M. Costeclar m'a interrompue.

Vivement, M. de Trégars s'en empara. Deux lignes seulement étaient écrites ; il lut : « Je vous rends votre parole, Marius, désormais vous êtes libre ! ! ! »

Devenu plus blanc qu'un linge :

-- Vous me rendiez ma parole, s'écria-t-il, vous !...

-- N'est-ce pas mon devoir ?

-- Gilberte !...

-- Ah ! s'il ne se fût agi que de notre fortune, loin de la regretter, je me serais peut-être réjouie de la perdre. Je connais votre cœur. Je me serais dit que la pauvreté nous rapprochait. Mais c'est l'honneur qui est perdu, Marius, l'honneur, la fierté de soi, le droit de marcher le front haut. Le nom que je porte est à jamais flétri. Que mon père soit repris, ou qu'il échappe à toutes les recherches, il n'en sera pas moins traduit en cour d'assises, jugé et condamnée à une peine infamante pour détournements et pour faux !...

Si M. de Trégars la laissait poursuivre, c'est qu'il sentait toutes ses idées tourbillonner dans son cerveau, c'est qu'elle était si belle ainsi, tout éplorée et les cheveux à demi épars, c'est qu'il se dégageait d'elle un charme si puissant, qu'il était comme pris de vertige, et que les mots manquaient aux sensations qui le remuaient.

-- Pouvez-vous, disait-elle, prendre pour femme la fille d'un homme déshonoré ? Non, n'est-ce pas. Reprenez donc votre parole, ne m'en veuillez pas d'avoir un instant détourné votre vie de son but, pardonnez-moi le chagrin dont je vous suis le sujet, abandonnez-moi aux misères de ma destinée, oubliez-moi !...

Elle suffoquait.

-- Ah !... Vous ne m'avez jamais aimé ! s'écria Marius.

Elle leva les bras au ciel :

-- Tu l'entends, grand Dieu ! prononça-t-elle, comme révoltée d'un blasphème.

-- Il vous serait donc aisé de m'oublier ?

-- Hélas !

-- Si le malheur me frappait, vous me reprendriez donc votre parole, vous cesseriez donc de m'aimer ?...

Elle osa lui prendre les mains, et les pressant entre les siennes :

-- Cesser de vous aimer ne dépend plus de ma volonté, murmura-t-elle avec des frémissements de lèvres. Pauvre, abandonné de tous, méprisé, déshonoré, criminel, je vous aimerais de même, encore, toujours !...

D'un mouvement éperdu, Marius lui jeta le bras autour de la taille, et l'attirant à lui, l'étreignant contre sa poitrine et dévorant de baisers ses cheveux blonds enflammés : -- Eh bien ! c'est ainsi que je t'aime, s'écria-t-il, et de toute mon âme, et de toute ma chair, uniquement, pour la vie !... Que m'importent les tiens !... Ta famille ! est-ce que je la connais ? Ton père ! est-ce qu'il existe ? Ton nom ! c'est le mien, le nom sans tache des Trégars. Tu es ma femme, tu es à moi, tu es moi !...

Elle se débattait faiblement, un engourdissement presque invincible l'envahissait. Elle sentait sa raison se troubler, son énergie se dissoudre, ses yeux se voiler, l'air manquer à sa poitrine haletante...

Un grand effort de volonté la remit sur pied. Elle se dégagea doucement, et pliant sous l'excès de son émotion, moins forte contre la joie que contre la douleur, elle s'affaissa sur un fauteuil.

-- Pardonnez-moi, balbutiait-elle, pardonnez-moi d'avoir douté de vous...

M. de Trégars n'était guère moins bouleversé que Mlle Gilberte, mais il était homme, et les ressorts de son énergie avaient une trempe supérieure. Avant qu'une minute se fût écoulée, il avait repris l'entière possession de soi et imposé à ses traits leur expression accoutumée.

Attirant une chaise, où il s'assit, près du fauteuil de Mlle Gilberte : -- Permettez-moi, mon amie, lui dit-il, de vous rappeler que nos moments sont comptés, et qu'il est bien des détails qu'il est urgent que je sache...

Elle releva la tête, et s'efforçant de hausser son sang-froid jusqu'à celui de Marius : -- Quels détails ? interrogea-t-elle.

-- Au sujet de votre père.

Elle le regarda d'un air de stupeur profonde.

-- N'en savez-vous pas bien plus que moi, répondit-elle, plus que ma mère, plus que nous tous ? N'est-ce donc pas vous qui, en poursuivant les gens qui ont dépouillé votre père, avez atteint le mien ? Et c'est moi, malheureuse que je suis ! qui vous ai inspiré cette résolution fatale, et je n'ai pas la force de vous en vouloir...

Imperceptiblement, M. de Trégars avait rougi.

-- Comment avez-vous su ? commença-t-il...

-- N'a-t-on pas dit que vous alliez épouser Mlle de Thaller ?

Il se dressa brusquement :

-- Jamais ! s'écria-t-il, ce mariage n'a existé que dans la cervelle de M. de Thaller et de la baronne de Thaller, surtout. L'idée ridicule lui en est venue, parce que mon nom lui plaît, et qu'elle serait ravie de voir sa fille marquise de Trégars. Jamais elle ne m'en a ouvert la bouche, mais elle en a parlé de tous côtés, juste assez secrètement pour donner matière à un bon cancan de salon. Elle a été jusqu'à confier à plusieurs personnes de mes relations, le chiffre de la dot, pensant ainsi m'encourager... Autant qu'il était en moi, je vous avais mise en garde contre cette fausse nouvelle, par l'intermédiaire du signor Gismondo.

Peut-être, sans se l'avouer, Mlle Gilberte n'était-elle pas fâchée de l'explication, non plus que de la véhémence de Marius.

-- Le signor Gismondo m'a délivrée de cruelles anxiétés, répondit-elle, mais j'avais tout d'abord soupçonné la vérité.

-- Cependant...

-- N'étais-je pas la confidente de vos espérances, ne savais-je pas quel but vous poursuivez ? Je n'avais vu dans ces projets de mariage qu'un moyen de vous avancer dans l'intimité de M. de Thaller sans éveiller ses défiances...

M. de Trégars n'était pas homme à nier un fait vrai.

-- Peut-être, en effet, dit-il, n'ai-je pas été étranger au désastre de M. Favoral. Et quand je m'exprime ainsi, je veux dire qu'il se peut que je l'aie avancé de quelques mois, de quelques jours seulement, peut-être, car il était inévitable, fatal. Quoiqu'il en soit, si j'avais pu me douter de ce qui en était, je me serais abstenu, Gilberte, je vous le jure ; j'aurais renoncé à mes desseins plutôt que de m'exposer à atteindre votre père. Il n'y a pas à revenir sur ce qui a été fait. Mais si on ne peut pas réparer complétement le mal, on peut l'atténuer, peut-être...

Mlle Gilberte tressaillit.

-- Grand Dieu ! s'écria-t-elle, croiriez-vous donc à l'innocence de mon père ?...

Mieux que personne, Mlle Gilberte eût dû être convaincue de la culpabilité de M. Favoral.

Ne l'avait-elle pas vu, humilié et tremblant devant le baron de Thaller ? Ne l'avait-elle pas entendu reconnaître, en quelque sorte, l'exactitude de l'accusation qui pesait sur lui ?

Mais ce n'est pas à vingt ans qu'on s'incline sans révolte sous la brutalité du fait. Entrevoyant une lueur d'espoir, elle s'y était précipitée.

Et quand, au silence de M. de Trégars, elle comprit combien elle s'était méprise, baissant la tête : -- C'est de la folie, murmura-t-elle, et je ne le sens que trop, mais le cœur est plus fort que la raison. Il est si cruel d'en être réduit à mépriser son père ! J'aurais tant besoin, pour moi plus encore que pour les autres, de l'excuser, de le justifier !...

Elle essuya les larmes qui jaillissaient de ses yeux, et d'une voix plus ferme : -- Ce qui arrive est si invraisemblable ! poursuivit-elle, si incompréhensible ! Comment ne pas croire à quelqu'un de ces mystères que le temps seul explique !

Depuis hier soir nous nous perdons en conjectures vaines, mais toujours, fatalement, nous en arrivons à cette conclusion, que mon père doit être victime de quelque ténébreuse intrigue.

C'est l'opinion de M. Chapelain, qu'une perte de cent soixante mille francs ne devrait cependant pas disposer à l'indulgence...

-- Eh ! c'est aussi mon opinion, s'écria Marius.

-- Vous voyez donc !...

Mais il ne la laissa pas poursuivre. Lui prenant doucement la main :

-- Laissez-moi tout vous dire, interrompit-il, et chercher avec vous une issue, s'il en est une, à cette affreuse situation. Il court, sur M. Favoral, des bruits étranges. On prétend que son austérité n'était qu'un masque, son économie sordide un moyen de surprendre la confiance. On affirme que réellement il s'abandonnait à toutes sortes de désordres, qu'il avait quelque part, dans Paris, un ménage où il prodiguait l'argent dont il se montrait si avare ici. Est-ce vrai ? On en dit autant de tous les gens entre les mains de qui on voit fondre des fortunes...

La jeune fille était devenue fort rouge.

-- Je crois qu'on dit vrai, répondit-elle.

-- Ah !

-- Le commissaire de police nous l'a affirmé. Il a trouvé parmi les papiers de mon père les factures acquittées d'une certaine quantité d'objets coûteux qui ne pouvaient être destinés qu'à une femme...

Le front de M. de Trégars se plissait.

-- Et sait-on quelle est cette femme ? interrogea-t-il. La connaît-on ?...

-- Non.

-- Quelle qu'elle soit, j'admets qu'elle a dû coûter à M. Favoral des sommes considérables. Mais lui a-t-elle coûté douze millions ?

-- Voilà précisément la remarque que faisait M. Chapelain.

-- Et ce sera celle de tout homme sensé. Je sais bien que ce n'est pas de l'argent liquide que l'on détourne, et que le plus souvent, pour avoir dix mille francs, il faut en prendre trente mille. Je sais bien que pour cacher pendant des années un déficit considérable, il faut le creuser chaque jour davantage ; qu'il faut recourir à des manœuvres de fonds, à des ventes, à des achats, à des virements qui ruinent. Mais, d'un autre côté, M. Favoral gagnait de l'argent, beaucoup d'argent. Il a été riche. On lui croyait des millions. Est-ce que sans cela Costeclar eût jamais demandé votre main ?

-- M. Chapelain prétend qu'à une certaine époque, mon père possédait au moins cinquante mille livres de rentes.

-- Il en est sûr ?

-- Il le dit.

-- C'est à s'y perdre...

Pendant plus de deux minutes, M. de Trégars demeura pensif, remuant dans son esprit toutes les éventualités imaginables, puis : -- Mais qu'importe ! reprit-il. Quand j'ai appris, ce matin, le chiffre du déficit, des doutes aussitôt me sont venus. Et c'est pour cela, mon amie, que je tenais tant à vous voir, à vous parler. Il me faudrait savoir exactement ce qui s'est passé ici, hier soir...

Rapidement, mais sans omettre un détail utile, Mlle Gilberte raconta les scènes de la veille, la soudaine arrivée de M. de Thaller, la survenue du commissaire de police, l'évasion de M. Favoral, grâce à la présence d'esprit de Maxence.

Toutes les paroles de son père lui étaient restées dans la mémoire, et c'est presque littéralement qu'elle répétait ses discours étranges à ses amis indignés, et ses propos incohérents au moment de fuir, alors que tout en s'accusant, il disait qu'il n'était pas coupable comme on croyait, qu'il ne l'était pas seul en tout cas, et qu'il était indignement sacrifié.

Lorsqu'elle eut achevé :

-- Voilà bien ce que je pensais, dit M. de Trégars.

-- Quoi ?

-- M. Favoral a accepté un rôle dans quelqu'une de ces terribles comédies financières, qui ruinent un millier de pauvres dupes au profit de deux ou trois habiles gredins. Votre père voulait être riche, il lui fallait de l'argent pour alimenter ses désordres, il a été tenté. On lui a montré les bénéfices immenses, les risques nuls, il s'est laissé séduire, il a cessé d'être honnête homme. Mais tandis qu'il se croyait un des directeurs du spectacle appelés à partager la recette, il n'était qu'un comparse à appointements fixes. Le moment du dénoûment venu, ses soi-disant associés ont disparu par une trappe avec la caisse, et il reste seul en face du public qui redemande l'argent...

À agiter ces désolantes questions, Marius et Mlle Gilberte avaient repris toutes les apparences du sang-froid.

Jamais, à les voir assis l'un près de l'autre, on n'eût soupçonné l'étrangeté de leur situation. Eux-mêmes l'oubliaient.

-- S'il en est ainsi, reprit la jeune fille, comment mon père s'est-il tu ?

-- Que devait-il dire ?

-- Nommer les complices.

-- Et s'il n'avait pas de preuves à donner de leur complicité ? Il était le caissier du Comptoir de crédit mutuel , c'est à sa caisse que les millions manquent...

Les conjectures de Mlle Gilberte avaient bien devancé cette phrase.

Regardant fixement Marius :

-- Alors, fit-elle, de même que M. Chapelain, vous croyez que M. le baron de Thaller ?...

-- Ah ! M. Chapelain croit...

-- Que le directeur du Crédit mutuel connaissait les détournements.

-- Et qu'il en a profité ?

-- Plus que son caissier, oui.

Un singulier sourire plissait les lèvres de M. de Trégars.

-- C'est possible, répondit-il, c'est bien possible...

Depuis un moment, l'embarras de Mlle Gilberte se lisait dans son regard. Enfin, surmontant son hésitation : -- Pardonnez-moi, dit-elle, je m'étais imaginé que M. de Thaller était un des hommes que vous voulez frapper, et je m'étais bercée de cette espérance que, peut-être, en faisant rendre justice à votre père, vous songiez à venger le mien...

Comme s'il eût été mû par un ressort, M. de Trégars se dressa.

-- Eh bien ! oui, s'écria-t-il, oui, vous m'avez deviné !... Mais comment atteindre ce double but ? Une fausse manœuvre, en ce moment, perdrait tout ! Ah ! si je savais la véritable situation de votre père ! Si je pouvais le voir, lui parler ! D'un mot, il mettrait peut-être entre mes mains une arme sûre, l'arme que je n'ai pu trouver encore...

La jeune fille eut un geste désolé.

-- Malheureusement, répondit-elle, nous sommes sans nouvelles de mon père, et il n'a même pas voulu nous dire où il comptait se réfugier...

-- Mais il vous écrira peut-être ? Et d'ailleurs on pourrait le chercher, avec précaution, de façon à ne pas donner l'éveil à la police, et si votre frère, si Maxence voulait me seconder...

-- Hélas ! je crains que Maxence n'ait d'autres soucis ; il a voulu sortir, ce matin, absolument, malgré ma mère...

Mais Marius l'arrêta, et de l'accent d'un homme qui en sait bien plus qu'il n'en veut dire : -- Ne calomniez pas Maxence, fit-il. Peut-être est-ce par lui que nous viendra le secours dont nous avons besoin...

Onze heures sonnaient. Mlle Gilberte tressaillit.

-- Et ma mère !... s'écria-t-elle, ma mère qui va rentrer !...

M. de Trégars eut pu l'attendre. Il n'avait plus à se cacher désormais. Et cependant, après en avoir délibéré avec la jeune fille, il fut décidé qu'il allait se retirer et qu'il enverrait M. de Villegré exposer ses intentions.

Il se retira donc, et il était temps, car moins de cinq minutes plus tard Mme Favoral et M. Chapelain reparaissaient.

L'ancien avoué était furieux, et c'est avec un mouvement de rage qu'il lança sur la table les billets de banque dont il s'était chargé.

-- Pour les rendre à M. de Thaller, il eût fallu arriver jusqu'à lui ! s'écria-t-il, et Monsieur est invisible, Monsieur se tient clos et celé, gardé par une nuée de valets en livrée !...

Mais Mme Favoral s'était approchée de sa fille et tout bas : -- Et ton frère ? interrogea-t-elle.

-- Il n'est pas rentré.

-- Mon Dieu ! soupira la pauvre mère, en un tel moment, il nous abandonne, et pour qui ?...

XXV

Si indulgente d'ordinaire, Mme Favoral était trop sévère, cette fois, et c'est bien injustement qu'elle accusait son fils. Elle oubliait, et quelle mère ne l'oublie, qu'il avait vingt-cinq ans, qu'il était homme, et qu'en dehors de la famille et d'elle-même, il devait avoir ses intérêts et ses passions, ses affections et ses devoirs.

Parce qu'il quittait la maison pour quelques heures, Maxence n'abandonnait assurément ni sa mère ni sa sœur. Ce n'est pas sans un débat intérieur qu'il s'était décidé à s'éloigner, et encore, en descendant l'escalier :

-- Pauvre mère, pensait-il, je suis sûr que je lui cause une peine affreuse, mais comment faire autrement !...

Le grand air et le mouvement de la rue, quand il y mit le pied, interrompirent brusquement ses réflexions.

C'était, depuis que le désastre de son père était connu, la première fois qu'il affrontait le grand jour, et il en ressentait une émotion plus poignante, comme si son malheur, tout à coup, lui fût apparu sous une face nouvelle et imprévue.

Moins impérieusement appelé chez lui, à l'hôtel meublé où il demeurait, au boulevard du Temple, il serait rentré précipitamment et eût attendu la nuit pour passer inaperçu.

Dès les premiers pas, il voyait se manifester brutalement l'implacable opinion.

Quand il suivait la rue Saint-Gilles, la veille encore, cette rue où il était né, où il avait joué, enfant, en revenant de l'école, où tout le monde le connaissait, un salut amical ou un sourire l'attendait à toutes les portes.

C'est que la veille encore, il était le fils d'un homme riche et considéré, d'un homme dont on pouvait avoir besoin et dont on enviait les cinquante mille livres de rente...

Tandis que ce matin !

C'est avec une sorte de curiosité mauvaise qu'on le regardait passer. Pas une main ne se tendait, plus une casquette ne se levait sur son passage. Les gens chuchotaient entre eux, en se le montrant du doigt, et dans tous les yeux éclatait l'ironie ou la haine.

C'est que ce matin, il était le fils du caissier infidèle poursuivi par la police, de l'hypocrite à la fin démasqué, de l'homme qui faisait perdre, et qui entraînait dans sa ruine on ne savait combien de malheureux.

Plus déchiré de tous ces regards que le misérable condamné à passer entre les baguettes d'un peloton d'exécution, Maxence hâtait le pas, baissant la tête, la gorge sèche, la joue en feu, quand devant la boutique d'un marchand de vins :

-- Tiens, s'écria un homme, voilà le fils. Il ne manque pas de toupet !...

Et plus loin, devant le magasin de l'épicier :

-- Allez, disait une femme au milieu d'un groupe, il leur en reste encore plus qu'à nous.

Alors, véritablement, le malheureux eut le sentiment de la responsabilité de la famille, de cette solidarité qui fait descendre du père aux enfants, ou remonter des enfants au père l'estime ou la réprobation.

Il comprit de quel poids allait peser sur sa vie entière le crime de M. Favoral, et quel boulet allait être le nom qu'il portait, ce nom qui jusqu'à ce moment lui avait été comme une clef qui lui ouvrait la caisse des fournisseurs les plus défiants.

Et tout en remontant la rue de Turenne :

-- C'est fini ! répétait-il, je ne m'en relèverai pas.

Et il songeait à changer de nom, à s'expatrier, à fuir jusqu'au fond des déserts de l'Amérique la détestable célébrité qui allait, croyait-il, s'attacher désormais à lui.

À quelque distance, cependant, à l'angle de la rue Béranger et de la rue Charlot, il apercevait un groupe d'une trentaine de personnes.

Il ne connut que trop tôt la cause de ce rassemblement.

À cet endroit, où le trottoir est très-large, un marchand de journaux a établi sa boutique, une grande boîte peinte en vert, avec une sorte de toit en toile cirée.

Ce marchand, un gros petit homme, à la face enluminée et au regard impudent, était huché sur un escabeau, et d'une voix enrouée :

-- Voilà, criait-il, les journaux du matin ! Voilà ce qui vient de paraître ! Il faut voir les détails du vol de douze millions qui vient d'être commis par un pauvre caissier...

Les passants s'arrêtaient.

-- Achetez le journal du matin ! criait l'homme.

Et pour activer le débit de sa marchandise, il ajoutait toutes sortes de lazzi de son crû, disant que le voleur était un homme du quartier, et que c'était bien flatteur et bien avantageux pour le Marais, qu'on avait toujours accusé d'être arriéré.

-- Voilà le Marais dans le mouvement, ricanait-il. La foule riait et il poursuivait :

-- Le vol du caissier Favoral ! douze millions ! Achetez, pour voir les détails et la manière d'en faire autant !...

Ainsi, le scandale éclatait, terrible, irrémédiable, emplissant Paris de son tapage.

À dix pas, Maxence demeurait immobile, les talons comme rivés au sol, regardant et écoutant.

Il eût voulu s'éloigner, mais un sentiment impérieux, plus fort que sa volonté et que sa raison, le retenait là, ou plutôt l'attirait vers l'échoppe. Il brûlait de savoir ce que disaient les journaux.

Tout à coup, il se décida.

Il s'avança brusquement, jeta trois sous au marchand, saisit un journal, et s'enfuit éperdu, comme s'il eût été poursuivi par des huées.

-- Pas poli, le monsieur ! grommelaient deux badauds qu'il avait dérangés.

Mais si prompt qu'eût été son mouvement, un boutiquier de la rue de Turenne avait eu le temps de le reconnaître.

-- C'est le fils du caissier ! s'écria-t-il.

-- Pas possible !

-- Comment n'est-il pas arrêté ?...

Cinq ou six curieux, plus enragés que les autres, s'élancèrent sur ses traces, espérant le voir, le dévisager, mais il était loin déjà.

Accoté contre un réverbère du boulevard du Temple, il dépliait le journal qu'il venait d'acheter.

Oh ! il n'eut pas à chercher l'article.

Au beau milieu de la première page, à la place d'honneur, en grosses lettres, il lut :

ENCORE UN SINISTRE FINANCIER !

« Au moment où nous mettons sous presse, la petite Bourse est en proie à la plus violente agitation. Avec la rapidité d'une traînée de poudre, la nouvelle se répand, tout le long du boulevard, qu'un de nos grands établissements de crédit vient d'être victime d'un vol d'une importance exceptionnelle.

« Vers les cinq heures du soir, ayant besoin d'une pièce de comptabilité, le directeur du Comptoir de crédit mutuel se transporta dans le bureau occupé par le caissier central, alors absent. Un bordereau oublié sur une table fit jaillir dans son esprit l'éclair du soupçon. Épouvanté, il envoya chercher un serrurier, fit ouvrir les tiroirs et acquit l'irrécusable preuve que le Crédit mutuel était victime de détournements dont le total connu jusqu'à présent s'élève à plus de douze millions.

« À l'instant même, une plainte était déposée, et vers sept heures, M. Brosse, le commissaire du quartier, se présentait, muni d'un mandat d'amener, au domicile du caissier infidèle.

« Ce caissier, nommé Favoral -- nous n'hésitons pas à le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches -- venait de se mettre à table, avec quelques-uns de ses amis. Prévenu, on ne sait comment, il gagna une pièce reculée de son appartement, se laissa glisser par la fenêtre dans la cour d'une maison voisine, et réussit à déjouer toutes les recherches.

« Il y a des années, paraît-il, que ses détournements duraient, habilement masqués par des faux.

« M. Favoral avait eu l'habileté de surprendre l'estime de tous les gens qui le connaissaient. Habitant le Marais, il y menait une existence plus que modeste. Mais il n'avait là que sa demeure officielle, en quelque sorte. Dans un autre quartier, et sous un autre nom, il se livrait à des dépenses effrénées, entourant d'un luxe inouï une femme dont il était follement épris.

« Sur cette femme, on n'est pas d'accord.

« Les uns nomment une très-séduisante comédienne, dont le théâtre n'est pas à cent lieues du passage des Panoramas ; les autres, une dame de la haute société financière, dont les équipages, les diamants et les toilettes ont un renom mérité.

« Il nous serait facile de donner, à cet égard, des détails qui surprendraient bien des gens, car nous n'ignorons rien . Mais dussions-nous paraître moins bien informés que certains confrères du matin, nous garderons un silence qu'apprécieront nos lecteurs. À d'autres le triste honneur d'ajouter par une indiscrétion prématurée à la douleur d'une famille cruellement éprouvée, car M. Favoral laisse au désespoir une femme et deux enfants, un fils de vingt-cinq ans, employé d'un chemin de fer, et une fille de vingt ans, d'une beauté remarquable, et qui a failli, il y a quelques mois, épouser M. C...

« Allons, messieurs les caissiers, à qui le tour ?... »

Des larmes de rage obscurcissaient les yeux de Maxence, pendant qu'il achevait les dernières lignes de ce terrible article.

C'en était fait ! Innocent, il se voyait traîné sur la claie de la plus infamante publicité. Sa douleur devenait un des aliments de l'insatiable curiosité, un sujet de faits-divers, le texte des commentaires des imbéciles et des méchants. Après avoir défrayé la chronique quotidienne du scandale, le crime du caissier du Crédit mutuel allait passer, à l'état de légende, dans ces recueils illustrés que les libraires au rabais exposent à leur vitrine.

-- C'est le comble ! répétait Maxence d'une voix sourde.

Et cependant, il était peut-être plus surpris encore qu'indigné.

Ce journal venait de lui en apprendre plus que n'en savaient les intimes amis de son père, plus qu'il n'en savait lui-même.

D'où tenait-il ses renseignements ?

Maxence avait trop le respect de la chose imprimée pour douter, et c'est avec une véritable angoisse qu'il se demandait quels pouvaient être ces autres détails que l'auteur de l'article déclarait connaître et ne vouloir pas livrer encore à la publicité.

S'il eût suivi son inspiration, il eût couru tout d'une haleine au bureau du journal, persuadé qu'on y saurait lui dire en quel quartier de Paris M. Favoral menait son existence de plaisir et de luxe, sous quel nom, et quelle était réellement cette femme dont il était follement épris, et que les uns disaient une femme de la haute finance et les autres une actrice...

Mais il arrivait à son hôtel, l' Hôtel des Folies .

Après un moment d'hésitation :

-- Baste ! se dit-il, j'ai toute la journée pour passer au journal !...

Et il s'engagea dans le corridor de l'hôtel, corridor si étroit, si obscur et si long, qu'il donne l'idée d'un boyau de mine, et qu'il est prudent, avant de s'y aventurer, de s'assurer que personne ne vient en sens contraire.

C'est au voisinage du théâtre des Folies-Nouvelles ; -- devenu le théâtre Déjazet, que l' Hôtel des Folies doit son nom.

Installé dans l'arrière-corps de logis d'une grande vieille maison, désignée, depuis des années, au pic des démolisseurs, il n'a pas de façade sur le boulevard, et rien n'y trahit son existence, qu'une lanterne au-dessus d'une porte étroite et basse, entre un café et le magasin d'un confiseur.

C'est un de ces hôtels comme on en compte à Paris un bon nombre, d'ailleurs quelque peu mystérieux et suspects, mal tenu, et dont les bénéfices restent, pour les naïfs, un insoluble problème.

À qui sont loués les appartements du premier et du second étage ? On ne sait. Jamais les voisins les plus instinctivement curieux n'ont aperçu le bout du nez d'un locataire. Et cependant, ils sont loués. Souvent, dans l'après-midi, on voit un rideau s'écarter et une ombre passer. Le soir, les fenêtres s'éclairent, et parfois on entend le son d'un vieux piano fêlé.

À partir du second étage, le mystère cesse.

Toutes les chambres hautes, dont le prix est relativement modeste, ont des locataires au mois, des locataires qu'on entend et qu'on voit. Des employés comme Maxence, des commis et des demoiselles de magasin des environs, que leurs patrons ne peuvent loger, quelques garçons de café et parfois un pauvre diable d'acteur ou une figurante du théâtre Déjazet, du Cirque ou du Château-d'Eau.

Un des agréments de l' Hôtel des Folies , et Mme Fortin, la gérante, ne manque jamais de le vanter aux locataires qui se présentent, un avantage inestimable, déclare-t-elle, est une sortie sur la rue Béranger.

-- Et chacun sait, conclut-elle, qu'on n'est jamais pris quand on a la chance d'habiter une maison à deux issues.

Lorsque Maxence entra dans le bureau de l'hôtel, une petite pièce obscure et malpropre, les gérants, M. et Mme Fortin, terminaient leur déjeuner par une immense jatte de café au lait de couleur louche, que partageait avec eux un énorme chat roux.

-- Ah ! voilà M. Favoral ! s'écrièrent-ils.

À leur accent on ne pouvait se méprendre. Ils savaient la catastrophe. Et le journal déplié sur la table disait comment ils l'avaient apprise.

-- On est venu vous demander hier soir, reprit la Fortin, une grosse femme aux traits empâtés par la graisse et au nez toujours barbouillé de tabac, dont la voix mielleuse faisait paraître plus terrible le regard d'oiseau de proie.

-- Qui ?

-- Un monsieur d'une cinquantaine d'années, un grand sec avec une longue redingote qui lui tombait sur les talons.

Maxence tressaillit.

À ce portrait il s'imaginait reconnaître son père. Et, cependant, était-il admissible qu'après ce qui était arrivé, se sachant traqué par la police, il osât se montrer sur le boulevard du Temple, où tout le monde le connaissait, à deux pas du café Turc, dont il était un des plus anciens habitués ?

-- À quelle heure s'est-il présenté ? demanda-t-il.

-- Ma foi ! ni moi non plus, répondit la gérante ; j'étais à moitié endormie, mais Fortin va nous dire ça, lui...

M. Fortin, qui devait bien avoir une vingtaine d'années de moins que sa femme, était un de ces petits hommes blonds, à barbe rare, blêmes comme la fièvre, au regard faux et au sourire inquiétant, comme les Madame Fortin savent en trouver, on se demande où.

-- Le confiseur venait de mettre ses volets, répondit-il, par conséquent il pouvait être onze heures un quart.

-- Et il n'a rien dit, ce monsieur ? reprit Maxence.

-- Rien, sinon, qu'il était bien contrarié de ne pas vous trouver. Et dans le fait, oui, il avait l'air vraiment vexé. Nous lui avons demandé son nom pour vous le dire, mais il nous a répondu que ce n'était pas la peine, qu'il repasserait...

Au coup d'œil que de l'angle des paupières lui lançait la Fortin, Maxence comprit qu'elle avait, au sujet de ce visiteur attardé, le même soupçon que lui.

Et, du reste, comme si elle eût tenu à le bien indiquer, de l'air le plus innocent qu'elle put prendre :

-- J'aurais peut-être bien fait, insista-t-elle, de lui donner votre clef...

-- Et à quel propos, s'il vous plaît ?

-- Dame ! on ne sait pas, une idée !... Du reste, Mlle Lucienne pourra vous en dire plus long, car elle était là quand le monsieur est venu, et je crois même qu'ils ont causé un moment dans la cour...

Maxence voyait bien que les gérants ne cherchaient qu'un prétexte pour l'interroger ; aussi, prenant sa clef :

-- Mademoiselle Lucienne est chez elle ? fit-il.

-- Pourrais pas vous dire. Je l'ai vue aller et venir toute la matinée, et je ne sais pas si elle est rentrée ou restée dehors. Ce qui est sûr, c'est qu'elle vous a attendu hier soir jusqu'à plus de minuit, et, dame ! elle n'était pas contente.

Déjà Maxence avait gagné l'escalier, et à mesure qu'il enjambait les marches roides, une voix de femme fraîche et admirablement timbrée arrivait plus distincte à son oreille.

Elle chantait une de ces chansons comme tous les mois les cafés-concerts en lancent dans la circulation sur un air d'orgue de barbarie :

Espérer, verbe charmant,

Que toute la vie

Conjuguent, l'âme ravie,

L'homme, la femme et l'enfant.

Du bonheur quand l'échéance

Fuit notre fiévreuse main,

C'est la voix de l'espérance

Qui nous dit tout bas : Demain !...

C'est joli de courir,

Mais mieux vaut encor tenir !

-- Elle y est ! murmura Maxence, respirant plus librement.

Il arrivait au quatrième étage ; il s'arrêta devant la porte qui faisait face à l'escalier, et d'un doigt léger frappa.

Aussitôt la voix qui venait d'entamer un second couplet s'interrompit et dit :

-- Qui est là ?

-- Moi, Maxence !

-- À cette heure ! répondit la voix avec un rire ironique, ce n'est pas malheureux. Vous aviez oublié, sans doute, que nous devions aller au théâtre hier soir, et partir ce matin à sept heures pour Saint-Germain...

-- Vous ne savez donc pas... commença Maxence, dès qu'il put placer un mot.

-- Je sais que vous n'êtes pas rentré cette nuit.

-- C'est vrai, mais quand je vous aurai dit...

-- Quoi ? le mensonge que vous avez imaginé ; je vous en dispense...

-- Lucienne, je vous en prie, ouvrez-moi...

-- Impossible, je suis en train de m'habiller !

-- Lucienne...

-- Rentrez chez vous ; sitôt prête, je vous y rejoins...

Et pour couper court à ces explications à travers la porte, elle reprit sa chanson :

Espoir, jadis, j'attendais

Ta manne divine,

Trop longtemps à ta cuisine

J'ai mangé, je te connais.

Pour l'avenir chimérique

J'ai donné mes jours meilleurs !...

Prends ta lanterne magique

Et va la montrer ailleurs !...

C'est joli de courir,

Mais mieux vaut encor tenir !...

XXVI

C'est de l'autre côté du palier, à droite, que s'ouvrait le logis, -- Mme Fortin, pompeusement, disait : l'appartement de Maxence.

Il avait là une sorte d'antichambre presque aussi grande qu'un mouchoir de poche, décorée par les époux Fortin du nom de salle à manger, une chambre à coucher et un placard, qualifié cabinet de toilette sur le papier de location.

Rien de plus triste que ce logement, dont les papiers éraillés et les peintures malpropres gardaient l'empreinte de tous les nomades qui s'y étaient succédé, depuis l'inauguration de l' Hôtel des Folies . Le plafond disloqué s'écaillait par larges places, le parquet s'émiettait, il fallait un effort pour ouvrir et fermer les portes et les fenêtres affreusement gauchies.

Le mobilier était à l'avenant.

-- Comme tout s'use ! gémissait la Fortin. Il n'y a pas dix ans que j'ai acheté mes meubles !

Il y en avait plus de quinze, et encore les avait-elle achetés d'occasion et déjà presque hors de service.

Aussi les rideaux ne conservaient-ils qu'une nuance vague de leur primitive couleur. Le lit était presque entièrement déplaqué. Pas une serrure ne jouait, du secrétaire, ni de la commode. La descente de lit n'était plus qu'une loque infâme, et il fallait se défier du divan dont les élastiques brisés perçaient l'étoffe éraillée, et se dressaient comme des lames de poignard.

L'objet le plus somptueux était un énorme poêle de faïence, qui tenait presque la moitié de l'antichambre-salle-à-manger. On ne pouvait songer à y faire du feu, puisqu'il n'y avait pas de tuyau. La Fortin n'en refusait pas moins obstinément de le retirer, sous ce prétexte qu'il donnait à l'appartement quelque chose de bourgeois et de cossu.

Tout ce confort coûtait à Maxence quarante-cinq francs par mois, plus cinq francs pour le service, payables d'avance, du 1er au 3. C'était la règle invariable de l'hôtel. Si le 4 un locataire se présentait sans argent, carrément la Fortin lui refusait sa clef, et l'engageait à chercher un gîte ailleurs.

-- J'y ai été trop prise, répondait-elle à ceux qui essayaient d'obtenir vingt-quatre heures de répit. Et à mon propre père, qui était l'honneur même, et officier supérieur des armées de Napoléon, je ne ferais pas crédit jusqu'au 5 !

C'est le hasard seul qui, après la Commune, avait amené Maxence à l' Hôtel des Folies .

Et il n'y était pas depuis une semaine, qu'il se jurait bien de ne pas détériorer longtemps le mobilier bourgeois des époux Fortin.

Déjà même, il avait cherché et trouvé un logement plus convenable et moins cher, quand une rencontre qu'il fit sur l'escalier vint soudainement modifier toutes ses idées, et donner à son appartement un charme qu'il ne lui soupçonnait pas.

Il y avait bientôt un an, de cela.

Comme il sortait, un matin, se rendant à son bureau, il se croisa sur le palier même, avec une jeune fille assez grande et très-brune, qui montait en courant.

Elle passa devant lui comme un trait, ouvrit la porte en face et disparut.

Mais si rapide qu'eut été l'apparition, elle laissait dans l'esprit de Maxence une de ces empreintes qui ne s'effacent plus.

De toute la journée, il lui fut impossible de penser à autre chose.

Et dès qu'il fut libre, au lieu de se rendre, comme d'ordinaire, dîner rue Saint-Gilles, il envoya une dépêche à sa mère pour lui dire de ne le pas attendre, et bravement il rentra chez lui.

Mais c'est en vain que toute la soirée il fit faction derrière sa porte sournoisement entrebâillée, la voisine ne se montra pas.

Elle ne parut pas davantage le lendemain, ni les trois jours qui suivirent, et Maxence commençait à désespérer, quand enfin, le dimanche, comme il descendait, ils se trouvèrent de nouveau face à face.

Elle lui avait paru bien jolie, au premier abord. Cette fois, elle l'éblouit à ce point qu'il demeura plus d'une minute comme une statue, effacé contre le mur.

Et certes, ce n'était pas sa toilette qui rehaussait sa beauté. Elle portait une pauvre robe de laine noire, un col étroit, des manchettes plates et un chapeau de la plus entière simplicité. Elle n'en avait pas moins un air d'incomparable dignité, une grâce qui charmait, et cependant inspirait le respect, et une démarche de reine...

C'était le 30 juillet.

En accrochant sa clef avant de sortir :

-- Décidément, dit Maxence à Mme Fortin, mon appartement me plaît, je le garde, et voici cinquante francs pour le mois d'août.

Et pendant que la gérante de l' Hôtel des Folies lui écrivait un reçu :

-- Vous ne me disiez pas, commença-t-il, de son air le plus indifférent, que j'ai une voisine...

Comme un vieux cheval d'escadron qui entend la trompette, la Fortin dressa la tête.

-- Ah ! oui ! fit-elle, mademoiselle Lucienne...

-- Lucienne ! répéta Maxence, c'est un joli nom.

-- Vous l'avez vue ?

-- Je viens de la rencontrer. Elle n'est pas mal...

L'estimable gérante tressauta sur son fauteuil.

-- Pas mal ! interrompit-elle. Pas mal !... Vous êtes difficile, mon cher monsieur, car moi, qui m'y connais, je prétends qu'on chercherait plus de quatre jours dans Paris, avant de trouver une aussi belle fille. Pas mal ! Une gaillarde qui vous a des cheveux qui lui tombent sur les jarrets, un teint qui éblouit, des yeux grands comme ça, et des dents à faire honte, pour la blancheur, aux dents du chat que voilà !... Allez, vous userez plus d'une paire de bottes à courir après les femmes, avant d'en joindre une qui la vaille...

C'était absolument l'avis de Maxence.

Et cependant, de l'air le plus froid :

-- Y a-t-il longtemps, chère madame Fortin, demanda-t-il, qu'elle est votre locataire ?...

-- Un peu plus d'un an. C'est ici qu'elle a passé le siége, et même, à ce moment, elle s'est trouvée dans l'impossibilité de me payer. Je voulais, comme de juste, l'envoyer gîter ailleurs, mais elle n'a fait ni une ni deux, elle est allée tout droit chez le commissaire de police, qui est venu me faire défense de mettre dehors ni elle, ni personne. C'est-à-dire qu'on n'est plus maître chez soi !...

-- C'était bien ridicule ! objecta Maxence, décidé à conquérir les bonnes grâces de la gérante.

-- Jamais on n'avait entendu parler d'une chose pareille, poursuivit-elle. Vous forcer à loger les gens pour rien ! Pourquoi pas à les nourrir aussi, pendant qu'on y était ? Bref, pour vous en finir, elle est restée tant et si bien, qu'après la Commune, elle me devait cent quatre-vingts francs. Pour lors, elle me dit que si je voulais la garder, chaque mois, en me payant d'avance, elle me donnerait dix francs de l'arriéré. Ce fut convenu, et elle s'est déjà acquittée de vingt francs...

-- Pauvre fille ! fit Maxence.

Mais la Fortin haussa les épaules.

-- Vrai, je ne la plains guère, répondit-elle, car si elle voulait, avant quarante-huit heures je serais payée, et elle aurait à se mettre sur le dos autre chose que sa méchante guenille noire. Croyez-vous donc que les occasions lui manquent de se faire une position ? Mais mademoiselle a ses idées. Ça n'a pas le sou et ça fait sa tête. Quelle pitié ! Moi, je me tue à le lui dire : Voyez-vous, ma fille, au jour d'aujourd'hui, il n'y a qu'un ami sur qui on puisse compter, qui vaut mieux que tous les autres, et qu'il faut prendre quand il vient, et comme il vient, et sans faire la grimace, s'il n'est pas propre : c'est l'argent. On est toujours bien vu quand on a de l'argent, et personne ne demande où vous l'avez pris. C'est pourquoi une femme qui a des avantages et qui ne s'en sert pas, est une bête. Les avantages, ça passe. Regardez-moi, plutôt... Mais bast ! j'ai beau prêcher, c'est comme si je chantais...

C'est avec un ravissement que trahissait son sourire, que Maxence écoutait ces renseignements.

-- En somme, que fait-elle ? interrogea-t-il.

-- Ni vu, ni connu, répondit la Fortin. Ah ! ce n'est pas une demoiselle qui s'use la langue à conter ses affaires ! Croyez-vous que je ne sais seulement pas son nom de famille ? Tout ce que je peux dire, c'est qu'elle file le matin, dès le patron-minet, et que souvent il est onze heures qu'elle n'est pas encore rentrée. Le dimanche, elle reste dans sa chambre à lire, et le soir elle s'en va se promener toute seule, au bal ou au spectacle... Si elle en connaissait une plus originale qu'elle, bien sûr, elle irait lui chercher dispute...

Un locataire qui rentrait interrompit la Fortin.

Et Maxence s'éloigna, rêvant aux moyens d'entrer en relations avec cette voisine, si jolie et si singulière.

Parce qu'il avait autrefois dépensé quelques cent louis avec des demoiselles à chignon jaune, Maxence s'estimait un gaillard plein d'expérience, et quoi que lui eût dit la Fortin, il croyait peu à la vertu d'une fille de vingt ans qui demeurait seule, dans son hôtel garni, maîtresse sans contrôle de toutes ses fantaisies.

Il se mit donc à épier toutes les occasions de la rencontrer, et vers la fin du mois il en était venu à la saluer familièrement et à lui demander des nouvelles de sa santé...

Mais au premier mot de galanterie qu'il voulut risquer, elle le toisa d'un regard si froid, et lui tourna le dos avec un tel mépris, qu'il en demeura bouche béante, écrasé !...

-- Ah ! je perds mon temps, comme un sot ! se dit-il.

Grande fut donc sa stupeur, lorsque la semaine suivante, par une belle après-midi, il vit Mlle Lucienne sortir de chez elle, non plus vêtue de son éternelle robe noire, mais portant une toilette éclatante et d'une richesse extrême...

Le cœur battant, il la suivit.

Devant l' Hôtel des Folies , un huit-ressorts stationnait, attelé de deux bêtes de prix.

Dès que Mlle Lucienne parut, un valet de chambre lui ouvrit respectueusement la portière... Elle monta... Et le cocher rendit la main à ses chevaux, qui partirent au grand trot.

Planté sur ses jambes au bord du trottoir, beaucoup plus élevé, en cet endroit, que la chaussée, Maxence regardait la voiture qui emportait Mlle Lucienne s'éloigner rapidement, puis se confondre et se perdre parmi les mille voitures qui se croisent et se mêlent sur la place du Château-d'Eau.

L'enfant qui voit soudain s'envoler l'oiseau sur lequel il espérait mettre la main a de ces ébahissements désolés.

-- Partie ! murmurait-il.

Mais, lorsqu'il se retourna, il se trouva en face des époux Fortin, attirés comme lui dehors par une irrésistible curiosité.

Ils riaient d'un rire qui lui sembla sinistre.

-- Quand je vous le disais ! s'écria la Fortin. La voilà lancée. Fouette, cocher ! Elle ira loin, l'enfant !...

Déjà la magnificence du huit-ressorts, la beauté des chevaux, la richesse de la livrée et les splendeurs de la toilette de Mlle Lucienne faisaient leur effet aux environs.

Les consommateurs attablés à la terrasse du café, ricanaient entre eux.

Le confiseur et sa femme, debout sur le seuil de leur boutique, semblaient discuter chaudement, non sans adresser aux gérants de l' Hôtel des Folies des regards indignés.

-- Voyez-vous, monsieur Favoral, reprit la Fortin, une si belle fille n'était pas faite pour notre quartier. Il faut en faire votre deuil, elle ne fera plus guère de poussière sur le boulevard du Temple.

Sans un mot de réponse, Maxence lui tourna le dos, et précipitamment regagna sa chambre. Il sentait des larmes chaudes lui jaillir des yeux et il avait honte de sa faiblesse.

Et dans le fait, que lui importait la conduite de cette jeune fille ! Qu'était-elle dans sa vie ? Est-ce que la veille encore il n'eût pas haussé les épaules si on lui eût dit qu'il l'aimait !

-- Elle est partie, se répétait-il. Eh bien ! bon voyage !

Mais il avait beau se dire cela, d'un accent délibéré, et même chercher dans son esprit des plaisanteries pour se remonter, il sentait son cœur se serrer et une tristesse noire l'envahir. Des regrets mal définis le poignaient en même temps qu'il avait des tressaillements de colère. Il songeait qu'il avait été bien naïf de s'en laisser imposer par les grands airs de cette demoiselle, qui en définitive ne valait pas mieux que les autres. Il se disait qu'elle ne l'eût pas accueilli si durement, s'il eût été riche, s'il eût eu des toilettes et des chevaux à lui offrir.

Enfin, il avait pris la résolution de n'y plus penser -- une de ces belles résolutions qu'on prend toujours et qu'on ne tient jamais, quand, la nuit venant, il descendit pour se rendre rue Saint-Gilles, dîner.

Mais, ainsi qu'il lui arrivait souvent, il s'arrêta au café qui touche à l' Hôtel des Folies , et, s'attablant sur la terrasse, il se fit servir une consommation.

Il « battait » son absinthe, selon l'expression consacrée, c'est-à-dire qu'il versait l'eau dans le verre d'assez haut et par à-coups, de façon à bien brouiller la liqueur et à lui donner cette apparence nauséabonde qui est la joie des amateurs, lorsque, tout à coup, il vit arriver au grand trot, et s'arrêter court, la voiture du matin.

Mlle Lucienne en descendit lentement, traversa le trottoir et s'enfonça dans l'étroit corridor de l'hôtel.

Presque aussitôt, la voiture, tournant bride, repartit.

-- Qu'est-ce que cela signifie ? pensait Maxence, qui en oubliait d'avaler son absinthe.

Il se perdait en conjectures absurdes, quand au bout d'un quart d'heure environ, il vit reparaître la jeune fille.

Déjà elle avait dépouillé sa belle toilette et repris sa petite robe de laine noire. Elle avait un panier au bras et se dirigeait vers la rue Charlot.

Sans plus de réflexions, Maxence se leva brusquement et se mit à la suivre en prenant bien ses précautions pour qu'elle ne l'aperçût pas.

Elle tourna rue Charlot, traversa la rue Turenne, et enfin, au coin de la rue de Saintonge, elle entra dans la boutique d'une espèce de marchand de vins-traiteur, où se lisait sur une grande pancarte : Ordinaire à toute heure à 40 centimes. -- Œufs durs et salade de saison .

S'étant avancé sournoisement, Maxence vit Mlle Lucienne tirer de son panier une boîte de fer-blanc, et y faire verser ce qu'on appelle un ordinaire : un quart de litre de bouillon, un morceau de bœuf de la grosseur du poing et quelques légumes. Elle fit ensuite emplir à demi, de vin, une petite bouteille, paya, et sortit, de cet air de dignité grave qui lui était habituel.

-- Singulier dîner ! murmurait Maxence, pour une femme qui tout à l'heure s'étalait dans un équipage de cinq cents louis...

De ce moment elle devint sa préoccupation unique, l'obsession de sa pensée. Une passion qu'il ne discutait plus s'infiltrait comme un poison subtil jusqu'aux dernières fibres de son être. Où cela le conduirait-il ? Déjà il ne se le demandait plus. Il se tenait pour heureux les jours où, après une longue faction, il avait réussi à entrevoir cette singulière jeune fille.

C'est qu'après cette expédition si extraordinaire, elle semblait avoir repris son train de vie habituel. Dès le matin elle partait, pour ne plus revenir que le soir très-tard.

La Fortin en était confondue.

-- Elle se sera montrée trop exigeante, disait-elle à Maxence, et l'affaire aura manqué.

Lui ne répondait pas. Les insinuations de l'honorable gérante lui faisaient horreur, et cependant il ne cessait de se répéter qu'il fallait être naïf jusqu'à la stupidité pour croire un instant à la sagesse de cette demoiselle. Que n'eût-il pas donné pour la questionner ! Mais il n'osait. Souvent, il s'armait de courage, et la guettait sur l'escalier ; mais dès qu'elle arrêtait sur lui son grand œil noir tranquille, toutes les phrases qu'il avait préparées s'envolaient de son cerveau, sa langue se collait contre son palais, et c'est bien juste s'il arrivait à balbutier un timide :

-- Bonjour, mademoiselle !...

Il en pleurait de dépit, de découragement et de désirs, se disant que puisqu'il était à ce point ridicule et pusillanime, le plus court était de quitter l' Hôtel des Folies .

Mais un soir :

-- Eh bien ! lui dit la Fortin, tout est raccommodé, à ce qu'il paraît. La belle voiture est encore venue chercher notre jeune fille...

Maxence l'eût battue.

-- Serez-vous donc bien avancée, répondit-il, quand Lucienne aura mal tourné ?

L'œil jaune de l'honorable gérante s'illumina, et avec un mauvais sourire :

-- Ça fait toujours plaisir, grommela-t-elle, d'en avoir une de plus à faire damner les hommes. C'est ces filles-là qui nous vengent, nous autres, pauvres bêtes d'honnêtes femmes.

La suite sembla d'abord justifier les plus fâcheuses prévisions. Trois fois, cette semaine, Mlle Lucienne, selon l'expression de la Fortin, sortit en grand tralala.

Mais comme toujours elle rentrait, et que sitôt rentrée elle reprenait son éternelle robe de laine :

-- C'est à n'y rien comprendre, se disait Maxence. N'importe ! j'en aurai le cœur net.

Il demanda en effet et obtint un congé, et dès le lendemain il s'établissait en embuscade derrière la vitre du café voisin. Le premier jour, il perdit ses peines. Mais le second, sur les trois heures, le fameux huit-ressorts parut.

Et quelques instants plus tard Mlle Lucienne y prenait place...

Sa toilette était plus riche encore que la première fois, et si éclatante, qu'elle fit presque scandale, pendant le temps qu'elle mit à traverser le trottoir et à s'installer sur les coussins.

Déjà Maxence s'était élancé sur le boulevard.

Avisant un fiacre vide, il y monta.

-- Vous voyez cet équipage ? dit-il au cocher. Où qu'il aille, il faut le suivre. Il y a dix francs de pourboire.

-- Connu ! répondit le cocher, en fouettant son cheval.

Et il avait raison de fouetter. C'est au grand trot que les chevaux qui emportaient la jeune fille descendirent le boulevard jusqu'à la Madeleine, suivirent la rue Royale et traversèrent la place de la Concorde. Mais en s'engageant dans l'avenue des Champs-Élysées, ils prirent le pas.

On était à la fin de septembre, et il faisait une de ces radieuses journées d'automne, qui sont un dernier sourire du ciel bleu et la dernière caresse du soleil.

Il y avait des courses au bois de Boulogne.

C'est par cinq ou six de front que les équipages remontaient la chaussée. Les contre-allées étaient envahies par les promeneurs. Et sur le bord du trottoir, dans des chaises, les flâneurs alignés respiraient la brise tiède en regardant passer le monde.

Jamais à voir tout ce mouvement, ce luxe, ce bruit, cet entrain de plaisir, on ne se fût douté qu'on venait de traverser les terribles années de 1870 et de 1871. On eût été tenté de croire à un cauchemar sinistre, si on n'eût aperçu, n'attestant que trop la réalité des désastres, d'un côté, la silhouette des Tuileries incendiées, de l'autre les échafaudages des ouvriers occupés à réparer l'Arc-de-Triomphe...

Du fond de son fiacre, Maxence ne perdait pas de vue Mlle Lucienne.

Elle faisait sensation, évidemment.

Les hommes s'arrêtaient pour la regarder, d'un air d'admiration ébahie, les femmes se penchaient hors de leur voiture pour la mieux voir.

-- Où va-t-elle ainsi ? se demandait Maxence.

Elle se rendait au bois, et bientôt sa voiture s'engagea dans l'interminable file des voitures qui tournaient au pas dans la grande allée.

Suivre à pied devenait plus simple. Maxence envoya son fiacre l'attendre à quelque distance, et s'engagea dans l'allée des piétons qui serpente autour des lacs.

Il n'y avait pas fait cinquante pas qu'il s'entendit appeler.

Il se retourna, et à deux longueurs de canne, aperçut M. Saint-Pavin et M. Costeclar.

C'est à peine si Maxence connaissait M. Saint-Pavin pour l'avoir vu trois ou quatre fois rue Saint-Gilles, et il exécrait M. Costeclar.

Pourtant, il avança.

La voiture de Mlle Lucienne était prise dans la file, il était certain de la rejoindre quand bon lui semblerait, et il se trouvait dans une de ces dispositions d'esprit où toute occasion paraît bonne d'échapper à ses réflexions, où on découvre du charme au visage d'un ennemi, où on écoute avec intérêt l'inepte bavardage d'un sot.

-- C'est un miracle, que de vous rencontrer ici, mon cher Maxence !... s'écria M. Costeclar, assez haut pour faire tourner la tête à plusieurs personnes.

Occuper autrui de soi, quand même et à n'importe quel prix, était la grande préoccupation de M. Costeclar.

On le devinait rien qu'à sa mise, à la cambrure de son chapeau, aux rayures éclatantes de sa chemise, à son col ridicule, à ses manchettes exagérées, à ses bottes, à ses gants, à sa canne, à tout enfin !...

-- Si vous nous voyez sur nos jambes, ajouta-t-il, c'est que nous avons tenu à marcher un peu. Ordonnance du docteur, mon très-cher ! Ma voiture est là-bas, tenez, derrière ces arbres ; reconnaissez-vous mes pommelés ?...

Et il tendait sa canne dans la direction, comme s'il se fût adressé non pas seulement à Maxence, mais à tous les gens qui passaient.

-- C'est bon, va ! on sait que tu as une voiture, interrompit M. Saint-Pavin.

Le directeur du Pilote financier était le vivant contraste de son compagnon.

Encore plus débraillé que M. Costeclar n'était tiré à quatre épingles, il étalait cyniquement une cravate roulée en corde sur une chemise de deux ou trois jours, une redingote toute blanche de duvet et de peluche, des bottines boueuses, bien qu'il n'eût pas plu depuis plusieurs jours, et de grandes mains rouges d'une surprenante malpropreté.

Il n'en était que plus fier. Et c'est crânement qu'il portait sur l'oreille un chapeau que n'avait pas touché la brosse depuis le jour où il était sorti du magasin du chapelier.

-- Ce diable de Costeclar, poursuivit-il, il ne veut pas croire qu'il y a en France un certain nombre de gens qui vivent et qui meurent sans avoir eu jamais ni coupé, ni cheval, ce qui est avéré, cependant. Ces fils de famille qui ont trouvé dans leurs langes cinquante ou soixante mille livres de rentes sont tous les mêmes...

L'intention blessante était manifeste, mais M. Costeclar n'était pas homme à se fâcher de si peu.

-- Tu es de méchante humeur, mon très-cher, dit-il. Le directeur du Pilote financier eut un geste menaçant.

-- Eh bien ! oui, répondit-il, je suis de mauvaise humeur, comme un homme qui depuis dix ans bat la grosse caisse à la porte de toutes vos sacrées baraques financières, et qui ne fait pas ses frais. Oui, voilà dix ans que je m'enroue à clamer votre boniment : « Entrez, mesdames et messieurs, et pour chaque pièce de vingt sous que vous nous confierez, nous vous rendrons un écu de six francs... Entrez, suivez le monde, passez au bureau, voilà l'heure et le moment !... » On entre, on passe au bureau, vous recevez des montagnes de pièces de vingt sous, vous ne rendez jamais rien, ni écus de six francs ni seulement un centime, le tour est fait, le public est refait, vous roulez voiture, vous suspendez des diamants aux oreilles de vos maîtresses... et moi, l'organisateur du succès, moi dont les réclames fouillent les poches les mieux closes et font tressaillir les vieux louis jusqu'au fond des bas de laine, j'en suis réduit à faire ressemeler mes bottes. Vous me marchandez mon existence ! Vous rechignez dès que je vous parle de payer les grosses caisses crevées à votre service...

Il parlait si haut, que trois ou quatre curieux s'étaient arrêtés.

Mais que lui importait !

Et de son terrible accent gascon :

-- Mais j'en ai assez, continua-t-il, de ce métier de dupe ! Et un de ces quatre matins, au lieu de ces blagues qui ont fait votre fortune, je vais me mettre à imprimer la vérité toute vive et toute nue. Ah ! vous ne voulez pas me payer ! Eh bien ! le public me payera, lui, pour savoir au juste ce que sont toutes vos boutiques, et ce qu'il risque à s'y aventurer !

Sans être un grand clerc, Maxence comprenait fort bien qu'il était arrivé au plus fort d'une âpre discussion d'argent entre ces deux messieurs.

Serré de trop près, et croyant ainsi gagner du temps, M. Costeclar l'avait appelé, mais l'autre n'était pas d'un caractère à se laisser fermer la bouche par un tiers...

Saluant donc :

-- Excusez-moi, messieurs, dit le jeune homme, de vous avoir interrompus...

Mais M. Costeclar le retint.

-- Je ne vous lâche pas, déclara-t-il, vous allez venir avec nous prendre un verre de madère à la Cascade...

Et s'adressant au directeur du Pilote :

-- Allons, tais-toi, lui dit-il, tu auras ce que tu demandes.

-- Vrai ?

-- Tu as ma parole.

-- J'aimerais mieux un petit bout d'engagement.

-- Je te le signerai ce soir.

-- Oh ! alors, en avant les grands moyens ! Tu me diras des nouvelles de mon numéro de dimanche.

La paix était faite, et c'est le plus amicalement du monde que ces messieurs continuèrent leur promenade le long de l'allée des piétons.

-- Ainsi, disait M. Costeclar à Maxence, vous ne venez pas souvent au bois ?...

-- Jamais. Je n'en ai ni le temps ni les moyens...

-- Eh bien ! c'est un tort, interrompit M. Saint-Pavin.

Et s'arrêtant brusquement :

-- Oui, c'est un tort, insista-t-il, car le spectacle est curieux et vaut la peine d'être médité. Regardez bien, monsieur Favoral, et de tous vos yeux ! Regardez-moi ces voitures de toutes sortes, ces livrées, ces cavaliers, ces chevaux, ces femmes en toilettes magnifiques, tout ce luxe, tout cet étalage !... C'est ici que se dépense une bonne partie de cet argent des autres qu'on se dispute si chaudement à la Bourse. C'est ici, que moi qui suis un philosophe, je viens chercher le pourquoi d'un tas de petites infamies, le secret de filouteries inexplicables, la raison de ces ruines soudaines dont vous parlent les journaux... C'est ici que les heureux du jeu s'étalent et brillent... C'est pour s'y étaler et y briller qu'on joue... Demandez à Costeclar pourquoi il va fonder une société au capital de je ne sais combien de millions ? Il vous répondra que c'est pour construire un chemin de fer. Eh bien ! pas du tout. C'est pour avoir la gloire de payer cette Victoria à caisse bleue, tenez, là-bas, à la demoiselle qui s'y vautre, et qui n'est autre que Jenny Fancy. Elle n'est plus jeune, vous le voyez, ni jolie, ni gracieuse ; elle est plus sotte que vous ne le sauriez imaginer... Mais elle est illustre. Elle a été la maîtresse du comte Hector de Trémorel, qui s'est suicidé, après avoir empoisonné un de ses amis et assassiné la veuve de cet ami, qu'il avait épousée...

La Victoria à caisse bleue passait.

Du haut des coussins, Mme Fancy adressa à M. Costeclar un geste amical.

Et lui :

-- Tu as beau plaisanter, dit-il à Saint-Pavin, Fancy est encore une des femmes les plus remarquables de Paris...

-- Combien te coûte-t-elle ? ricana le directeur du Pilote .

Et tout de suite, s'adressant à Maxence :

-- Ouvrez les yeux et les oreilles, continua-t-il, soyez juge, et dites-moi si Fancy n'a pas ici des rivales dont les titres priment les siens. Par exemple, c'est pour cette blonde si maigre, là, dans ce huit ressorts, que le notaire Couquart s'est brûlé la cervelle, après avoir raflé un million à ses clients. C'est pour cette autre si plâtrée que d'Ernauton a tué son beau-frère en duel. Cette petite brune a mangé huit cent mille francs en deux ans à ce pauvre Sariges, qui est maintenant au bagne. Voici Flora, qui donnait à jouer chez elle, et qui faisait tricher son amant, le petit Rû de Modane, qui doit faire à cette heure des chaussons de lisière dans quelque maison centrale. Voici encore Mme de Chanclos, dont le vrai nom est Eulalie Trottignon, pour qui deux commis bijoutiers dévalisaient leur patron, et la Gipsy qui est en train de ruiner notre ami Courmache, et la Nina, qui ruinera notre ami Doulevent...

Les voitures incessamment se succédaient et à toutes ces dames, -- la fine fleur, disait-il, M. Costeclar adressait son plus gracieux sourire.

Et, par moments, prenant la parole à son tour :

-- Voici, disait-il, la comtesse de Lagors et Mme de Chandornay, -- et il saluait. Voici Mme de Manosque, dont le mari voyage en Allemagne pour insuffisance d'actif, -- et il resaluait. Voici miss Gool, la fille de cet Américain si riche qui, donnant un bal, dernièrement, au Grand-Hôtel, avait écrit de sa main, au bas des invitations : « Si quelque dame a besoin de fonds pour sa toilette, elle peut, avec la présente, se présenter à la caisse, et il sera fait droit à sa demande... »

M. Saint-Pavin se frottait les mains.

-- Et plusieurs dames se sont présentées à la caisse, ricana-t-il, Gool me l'a dit...

-- Voici encore, continuait M. Costeclar, Mme Firmin, la femme du banquier, et Mme et Mlle de Thaller...

Mais il s'interrompit, se haussa sur ses pieds, et tout à coup :

-- Sacrebleu ! la belle personne ! s'écria-t-il.

Sans trop d'affectation, Maxence recula d'un pas. Il se sentait rougir jusqu'aux oreilles et tremblait qu'on ne remarquât sa rougeur soudaine et qu'on ne l'interrogeât.

C'est que c'était Mlle Lucienne qui provoquait ainsi le bruyant enthousiasme de M. Costeclar. Une fois déjà elle venait de faire le tour du lac, et elle continuait sa promenade circulaire.

-- Positivement, approuva le directeur du Pilote financier , elle est un peu mieux que toutes ces dames que nous venons de voir passer...

Pour un peu, M. Costeclar se serait arraché les cheveux.

-- Et je ne la connais pas ! poursuivait-il. Une femme adorable se promène au bois, et je ne sais pas qui elle est ! C'est ridicule et prodigieux ! Qui nous renseignera ?...

À une petite distance, se tenaient groupés quelques hommes qui, eux aussi, venaient de mettre pied à terre pour se dégourdir les jambes.

Ils étaient là aux premières loges, et le chapeau sur l'oreille, le cigare aux dents et le lorgnon à l'œil, impertinents, contents de soi, tantôt ricanant et tantôt saluant jusqu'à terre, ils regardaient ce défilé qui semblait ne pas devoir finir et cette exhibition d'équipages et de toilettes.

-- Ce sont des amis, dit M. Costeclar à Maxence et à Saint-Pavin, approchons.

Ils approchèrent, et tout de suite, avec cette désinvolture qui le distinguait :

-- Qui est celle-là ? interrogea M. Costeclar, cette brune, là-bas, dont la voiture suit celle de la baronne de Thaller ?

Un vieux jeune homme aux cheveux rares, à la barbe teinte et au sourire impudent, lui répondit :

-- Voilà justement ce que nous sommes en train de nous demander. Personne de nous encore ne l'avait vue.

-- Pardon, interrompit un autre, je viens de vous dire que je l'ai aperçue avant-hier.

-- Et vous savez qui elle est ?

-- Non.

-- Alors, nous n'en sommes pas plus avancés, dit un petit jeune homme à tournure prétentieuse. Ce doit être une étrangère, une Espagnole... Qu'en pensez-vous, vicomte ?

Le vicomte était un grand garçon d'une surprenante maigreur. Ses habits, sur son corps, flottaient comme des hardes qu'on a mises sécher le long d'une perche.

-- Une Espagnole ne serait pas si blanche, répondit-il. Je n'ai vu ce teint éblouissant qu'aux brunes des pays du Nord, aux Suédoises, par exemple.

-- Peut-être est-ce une Suédoise ? Le vieux beau hocha la tête.

-- Une étrangère, déclara-t-il sentencieusement, ne serait pas seule dans sa voiture. Elle aurait, avec elle, un père ou un mari, une parente, une amie, quelqu'un enfin...

-- Baste ! interrompit M. Costeclar, c'est simplement quelque femme de la société...

-- Avec cette toilette ? fit M. Saint-Pavin.

-- Pardon !... je la trouve délicieuse...

-- Naturellement, puisqu'elle tire l'œil à cent pas. Mais c'est pour cela, précisément, que jamais une femme comme il faut ne l'étalerait dans une voiture de louage...

Maxence tressaillit.

-- Quoi ! c'est une voiture de louage ? s'écria-t-il.

D'un air de dédaigneuse surprise, les autres le regardèrent, le toisant du bout des bottes jusqu'à l'extrémité du chapeau.

-- Comment ! vous n'avez pas reconnu un huit ressorts de chez Brion ? lui dit M. Costeclar. Où diable aviez-vous la tête !

Mais le maigre vicomte était l'oracle de cette intéressante société.

-- Ne vous creusez pas la cervelle, mes très-chers, reprit-il, c'est une femme qu'on lance, tout simplement. Et si elle est adroite, elle a d'assez jolis yeux pour faire sa fortune et celle des honnêtes gens qui spéculent sur sa beauté, et qui lui avancent sa voiture et ses toilettes...

-- J'en aurai, sacrebleu ! le cœur net ! interrompu M. Costeclar. J'ai un domestique intelligent...

Déjà il s'élançait vers l'endroit où stationnait son coupé ; le vieux beau le retint.

-- Ne vous dérangez pas, cher ami, fit-il d'un ton goguenard. J'ai aussi un domestique qui n'est pas une bête, et voici un quart d'heure qu'il a mes ordres.

Tous les autres éclatèrent de rire.

-- Distancé, Costeclar ! s'écria M. Saint-Pavin, qui, malgré le débraillé de sa mise et le cynisme de ses façons, semblait on ne peut mieux accepté.

Personne plus ne faisait attention à Maxence ; il en profita pour s'esquiver sans le moindre souci de ce que penserait M. Costeclar.

Il avait bien eu un moment la pensée de prendre la défense de Mlle Lucienne ; il avait été retenu par la peur du ridicule et aussi par cette conviction que le vicomte n'avait que trop raison.

Est-ce que toutes les apparences n'étaient pas contre elle ?

Comment expliquer autrement que par d'inavouables espérances, sa présence au bois, à cette heure, avec cette toilette tapageuse, dans cette voiture de louage ?

Ainsi, son existence de privations n'était qu'un calcul ; sa sagesse, qu'une spéculation. Elle était comme toutes les autres, plus prudente seulement, et plus patiente ; et froidement, sans l'excuse de la passion ni de l'entraînement, elle attendait, elle épiait l'occasion de faillir fructueusement.

-- Ah ! la misérable ! se disait Maxence, outré de colère, comme si elle l'eût trahi, et suivant du regard sombre de l'envie tous ces jeunes gens qui passaient à cheval, des jeunes gens riches, et parmi lesquels, pensait-il, Mlle Lucienne ne demanderait pas mieux que de choisir...

Mais il arrivait à l'allée où l'attendait son fiacre :

-- Où allons-nous, bourgeois ? lui demanda le cocher, tout en se hâtant de retirer à son cheval sa musette d'avoine.

Maxence hésita. Qu'avait-il de mieux à faire que de rentrer ? Il avait voulu savoir, il savait, croyait-il. Et cependant :

-- Nous allons, répondit-il, attendre la voiture de tantôt, et la suivre au retour.

Il n'en apprit pas davantage.

C'est au boulevard du temple, à l' Hôtel des Folies , directement, que se fit ramener Mlle Lucienne. Et de même que l'autre fois, elle se hâta de reprendre son éternelle robe noire, et Maxence la vit aller chercher son modeste dîner chez le petit traiteur de la rue Saintonge.

Mais il vit autre chose encore :

Presque sur les pas de la jeune fille, un domestique s'enfonça dans le corridor de l'hôtel, et ne se retira qu'après être resté un gros quart d'heure en grande conférence avec la Fortin.

-- C'est fini, pensa le pauvre garçon, Lucienne ne sera pas longtemps ma voisine.

Il se trompait. Un mois s'écoula sans amener aucun changement. Comme par le passé, la jeune fille partait tôt, rentrait tard, et tous les dimanches restait seule enfermée dans sa chambre. Une ou deux fois la semaine, quand le temps était beau, la voiture de chez Brion venait la prendre sur les trois heures et la ramenait à la nuit.

Si bien que ne sachant plus qu'imaginer, Maxence, désespérément se raccrochait aux plus folles conjectures, lorsqu'un soir, c'était le 31 octobre, comme il rentrait se coucher, il entendit de grands éclats de voix dans le bureau de l'hôtel.

Poussé par une instinctive curiosité, il s'avança sur la pointe du pied, de façon à bien voir et à bien entendre.

Les époux Fortin et Mlle Lucienne étaient en grande discussion.

-- C'est se moquer, clamait l'honorable gérante, et je prétends être payée...

Mlle Lucienne était fort calme.

-- Eh bien ! répondait-elle, est-ce que je ne vous paie pas ? Est-ce que ne voici pas 40 francs, 30 francs d'avance pour ma chambre et 10 à valoir sur l'arriéré ?

-- Je ne veux pas de vos dix francs.

-- Que voulez-vous donc ?

-- Tout : les cent cinquante francs que vous me devez encore.

La jeune fille haussa les épaules.

-- Vous oubliez nos conventions, prononça-t-elle.

-- Nos conventions ?...

-- Oui. Lorsque le calme a été rétabli dans Paris, il a été entendu que chaque mois je vous donnerais dix francs sur l'arriéré. Tant que je vous les donne, vous n'avez rien à me réclamer.

Cramoisie de colère, la Fortin s'était dressée sur ses jambes.

-- Autrefois, interrompit-elle, je croyais avoir affaire à une pauvre ouvrière, à une honnête fille...

Mlle Lucienne ne daigna pas relever l'insulte.

-- Je n'ai pas la somme que vous me demandez, fit-elle froidement.

-- Eh bien ! vociféra l'autre, tu iras les demander à ceux qui te paient des voitures, coquine ! À ceux qui te donnent des toilettes qui affichent ma maison, coureuse !...

Toujours aussi impassible, la jeune fille au lieu de répondre, allongea la main vers le tableau où était accrochée sa clef.

Mais le sieur Fortin lui arrêta le bras, et ricanant :

-- Ah ! mais non ! fit-il ! Pas d'argent, pas de clef ! Quand on ne paie pas son hôtel, on couche dehors, ma biche !

Maxence, le matin même, avait touché son mois, et il sentait, en quelque sorte, tressaillir dans sa poche deux cents francs en beaux billets de cinq francs.

Obéissant à une inspiration soudaine, il ouvrit brusquement la porte du bureau :

-- Voilà votre argent, misérables ! cria-t-il.

Et, jetant cent cinquante francs sur la table, il se retira.

XXVII

Il y avait, à ce moment, près d'un mois que Maxence n'avait adressé la parole à Mlle Lucienne. Il n'osait plus. Et pour s'excuser, à ses yeux, d'une timidité dont il enrageait, ne pouvant la surmonter, il se disait : « À quoi bon ! »

Entre elle et lui, l'après-midi du bois de Boulogne avait creusé un abîme.

Tourmenté de la honte imbécile d'être pauvre, il se persuadait qu'elle le méprisait de sa pauvreté.

Il s'obstinait à l'épier, c'était plus fort que lui, mais autant qu'il le pouvait, il l'évitait. Il se défendait même de prononcer son nom devant la Fortin, depuis le jour où l'estimable gérante de l' Hôtel des Folies qui pénétrait bien son secret, lui avait dit en ricanant :

-- Eh bien ! vous êtes encore naïf, vous !

Quand la raison reprenait le dessus :

-- Je serai désespéré, pensait-il, le soir où elle ne rentrera pas, et cependant ce sera un grand bonheur pour moi, le plus grand que je puisse souhaiter !

Seulement, il était rare que la raison reprît le dessus, et son temps se passait à chercher des explications à la conduite de cette fille étrange, qui, sous sa robe de laine, avait les hauteurs d'une grande dame, explications bizarres et compliquées de ces circonstances mystérieuses comme on en voit dans les drames.

Puis, il se délectait à imaginer entre elle et lui des sujets de confidence et de rapprochement, de ces facilités comme jamais le hasard ne manque d'en fournir à la passion attentive, et de ces événements qui lui permettraient de sortir de l'ombre et de se créer des droits par quelque grand service rendu.

Mais jamais il n'avait osé souhaiter une occasion plus propice que celle qu'il venait de saisir.

Et cependant, une fois remonté à sa chambre, c'est à peine s'il osait s'applaudir de la promptitude de sa décision.

Si peu clairvoyant qu'il fût, il l'était encore assez pour avoir discerné l'excessive fierté de Mlle Lucienne et combien son caractère était ombrageux.

-- Elle est capable de m'en vouloir de mon intervention, songeait-il.

La soirée étant très-froide, il avait allumé une flambée, et assis au coin du feu, agité de vagues espérances, il attendait.

Il lui semblait que sa voisine ne pouvait se dispenser de venir le remercier, et il tendait l'oreille à tous les bruits de l'hôtel, tressaillant au craquement des pas dans l'escalier et au claquement des portes.

Dix fois au moins, il alla, sur la pointe du pied, se pencher à la fenêtre du palier pour s'assurer qu'il n'y avait pas de lumière chez Mlle Lucienne.

À onze heures, elle n'était pas encore rentrée, et il délibérait s'il ne descendrait pas aux informations quand on frappa à sa porte.

-- Entrez ! cria-t-il, d'une voix étranglée par l'émotion.

Mlle Lucienne entra.

Elle était quelque peu plus pâle que de coutume, mais calme et imperturbablement maîtresse de soi.

Ayant salué, sans la plus légère nuance d'embarras, elle déposa sur la cheminée les trente billets de cinq francs que Maxence avait jetés aux époux Fortin, et de l'accent le plus naturel :

-- Voici vos cent cinquante francs, monsieur, prononça-t-elle. Je vous suis plus reconnaissante que je ne saurais l'exprimer de l'empressement que vous avez mis à me les prêter, mais je n'en avais pas besoin.

Il s'était levé et faisait à son sang-froid le plus énergique appel.

-- Cependant, commença-t-il, d'après ce que j'ai entendu...

-- Oui, interrompit-elle, la Fortin et son mari essayaient de m'effrayer, mais ils perdaient leur temps. Lorsque après la Commune, j'ai arrêté avec eux la façon dont je m'acquitterais, les estimant à leur juste valeur, je leur ai fait écrire et signer nos conventions. Étant en règle, j'aurais su leur résister, et je leur résistais, quand vous leur avez jeté ces cent cinquante francs. Ayant mis la main dessus, ils prétendaient les garder. C'est ce que je ne devais pas souffrir. Ne pouvant les leur reprendre de vive force, je me suis immédiatement rendue chez le commissaire de police. Il était à son bureau, par bonheur. C'est un honnête homme, qui une fois déjà, m'a tirée d'un mauvais pas. Il a bien voulu m'écouter et mes explications l'ont touché. Si insolite que fut l'heure, il a endossé son pardessus et il est venu avec moi trouver nos hôteliers. Et après les avoir contraints de me restituer votre argent, il leur a signifié, sous peine de s'exposer à toute sa sévérité, d'avoir à respecter nos conventions. Maxence était émerveillé.

-- Comment ! fit-il, vous avez osé ?...

-- N'étais-je pas dans mon droit ?

-- Oh ! mille fois ! seulement...

-- Quoi ? Mon droit serait-il moins respectable parce que je ne suis qu'une femme, et parce que je n'ai personne qui me protége, serais-je hors la loi et d'avance condamnée à subir les iniques fantaisies du premier misérable venu ? Non, Dieu merci ! Et me voilà tranquille, désormais. Des gens comme les Fortin, qui vivent on ne sait de quels trafics honteux, ont trop à craindre de la police pour oser me molester encore.

Le ressentiment de l'injure se lisait dans ses grands yeux noirs et un amer dégoût contractait ses lèvres.

-- Du reste, ajouta-t-elle, le commissaire n'a pas eu besoin de mes explications pour comprendre à quelles abjectes inspirations obéissaient les Fortin. Les misérables avaient en poche l'argent de leur infamie. En me refusant ma clef, en me jetant sur le pavé à dix heures du soir, ils espéraient me réduire à implorer l'assistance du lâche qui payait leur odieuse trahison. Et on sait le prix que les hommes exigent du plus léger service qu'ils rendent à une femme !...

Maxence pâlit. L'idée lui traversa l'esprit que c'était à lui, peut-être, que cette dernière phrase s'adressait.

-- Ah ! je vous le jure, s'écria-t-il, c'est sans arrière-pensée que j'ai essayé de vous venir en aide. Vous ne me devez pas même un remerciement...

-- Je ne vous en remercie pas moins, dit-elle doucement, et du plus profond de mon cœur...

-- C'était si peu chose !

-- L'intention seule fait la valeur du service, mon voisin. Et d'ailleurs, ne dites pas que cent cinquante francs ne sont rien pour vous... peut-être ne gagnez-vous pas beaucoup plus chaque mois.

-- Je l'avoue, fit-il, en rougissant un peu.

-- Vous voyez donc bien ! Non, certes, ce n'est pas à vous que s'adressaient mes paroles, mais à l'homme qui a payé la Fortin. Il attendait sur le boulevard le résultat de la manœuvre qui allait, pensait-il, me mettre à sa discrétion. Bien vite il est venu à moi, lorsque je suis sortie, et jusqu'au bureau du commissaire de police, il m'a poursuivie comme il me poursuit partout, depuis un mois, de ses galanteries écœurantes et de ses dégradantes propositions.

L'œil étincelant de colère :

-- Ah ! si j'avais su ! s'écria Maxence. Si vous m'aviez dit un mot !...

Elle sourit de sa véhémence.

-- Qu'eussiez-vous fait ? Donne-t-on de l'intelligence aux imbéciles, du cœur aux lâches, de la délicatesse aux goujats ?...

-- J'aurais châtié le misérable insulteur...

Elle eut un geste d'insouciance superbe :

-- Baste ! interrompit-elle, est-ce que les insultes me touchent, est-ce que je n'y suis pas tellement accoutumée que je ne les sens plus ! J'ai dix-huit ans, je n'ai ni famille, ni parents, ni amis, ni personne au monde qui sache seulement que j'existe, et je vis de mon travail. Voyez-vous d'ici les humiliations de chaque jour ! Depuis l'âge de huit ans je gagne le pain que je mange, la robe que j'ai sur le dos et le loyer du taudis où je couche. Comprenez-vous ce que j'ai enduré, à quelles ignominies j'ai été exposée, quels piéges m'ont été tendus, et comment il m'est arrivé de ne devoir mon salut qu'à la force brutale ? Et cependant, je ne me plains pas, puisqu'à travers tout, j'ai pu garder la fierté de moi et rester sage quand même !

Elle riait d'un rire qui avait quelque chose de farouche.

Et comme Maxence la considérait d'un air d'ébahissement immense :

-- Cela vous paraît drôle, reprit-elle, ce que je vous dis là. Une fille de dix-huit ans, sans le sou, libre comme l'air, très-jolie, en plein Paris, être sage ! Vous n'y croyez sans doute pas, ou si vous y croyez, vous vous dites : « La belle fichue avance ! » Et, vrai, vous avez raison, car je vous demande un peu à qui cela importe ? si je travaille seize heures par jour pour rester honnête, qui m'en sait gré et qui m'en estime ? Eh bien ! c'est une idée à moi ! Et n'allez pas vous imaginer que ce sont les scrupules qui me retiennent, ou la timidité ou l'ignorance.

Ah ! bien oui ! je ne crois à rien, je n'ai peur de rien, et je sais tout ce que peuvent savoir les plus vieux libertins, les plus vicieux et les plus dépravés. Dame ! je ne dis pas que je n'ai pas été tentée, quelquefois, quand le soir en revenant de mon ouvrage, j'en voyais qui sortaient du restaurant en toilettes splendides, au bras de leur amant, et qui montaient en voiture pour se rendre au théâtre !... Il y a eu des moments où j'ai eu faim et où j'ai eu froid, et où, faute de savoir où coucher, j'ai erré toute la nuit dans les rues, comme un chien perdu ! Il y a eu des heures où il me venait comme des nausées de toute cette misère, et où je me disais que, puisqu'il était dans ma destinée de mourir à l'hôpital, autant valait y aller gaiement !... Mais quoi ! il aurait fallu faire trafic de moi, marché de ma personne, me vendre !...

Elle frissonna et d'une voix sourde :

-- J'aimerais mieux mourir ! dit-elle.

XXVIII

Il était bien difficile de concilier de telles paroles avec certaines circonstances de l'existence de Mlle Lucienne, avec ses promenades autour du lac, par exemple, avec cette voiture de chez Brion qui venait la prendre plusieurs fois la semaine, avec ses toilettes, chaque fois renouvelées, et toujours plus excentriques et plus voyantes.

Mais Maxence n'y songeait pas.

Ce qu'elle lui disait, il le tenait pour absolument vrai et indiscutable.

Et il se sentait pénétré d'une admiration presque religieuse pour cette jeune fille si belle, et d'une énergie toute virile, qui seule dans la vie, à travers les hasards, les tentations et les périls de Paris, avait su se suffire, se protéger et se défendre.

-- Et cependant, fit-il, sans vous en douter, vous aviez un ami près de vous !...

Elle tressaillit, et un pâle sourire effleura ses lèvres. Elle n'ignorait pas ce que peut être l'amitié d'un garçon de vingt-cinq ans pour une fille de dix-huit.

-- Un ami !... murmura-t-elle.

Sa pensée, Maxence la saisit, et dans toute la sincérité de son âme :

-- Oui, un ami, répéta-t-il, un camarade, un frère !...

Et croyant l'émouvoir et gagner sa confiance :

-- Je saurais vous comprendre, ajouta-t-il, car moi aussi, j'ai été bien malheureux.

Il s'abusait singulièrement.

Elle le regarda d'un air étonné, et lentement :

-- Vous, malheureux ! prononça-t-elle ; vous qui avez une famille, des parents, une mère qui vous adore, une sœur...

Moins ému, Maxence se fût demandé comment elle savait cela, et il en eût conclu qu'elle s'était préoccupée de lui, puisqu'elle était allée sans doute aux informations.

-- Vous êtes un homme, d'ailleurs, poursuivit-elle, et je ne comprends pas qu'un homme se plaigne. N'avez-vous pas la liberté, la force et le droit de tout entreprendre et de tout oser ? Le monde n'est-il pas ouvert à votre activité et à votre ambition ? Une femme subit sa destinée, un homme fait la sienne.

C'était heurter les plus chères prétentions de Maxence, qui, très-sérieusement, pensait avoir épuisé les rigueurs de l'adversité.

-- Il est des circonstances... commença-t-il.

Mais elle haussa doucement les épaules et l'interrompant :

-- N'insistez pas, fit-elle, ou je croirais que vous manquez d'énergie. Que parlez-vous de circonstances ? Il n'en est pas de si contraires, dont on ne triomphe. Que voudriez-vous donc ? Être né avec cent mille livres de rentes, et n'avoir plus qu'à vous laisser vivre au gré de votre caprice de chaque jour, désœuvré, rassasié, à charge à vous-même, inutile ou nuisible à autrui ? Ah ! moi, si j'étais homme, c'est une destinée plus haute que je rêverais. Je voudrais être né aux Enfants-Trouvés, sans nom, et de par ma volonté, mon intelligence, mon travail, me faire quelque chose et quelqu'un ; je voudrais partir de rien et arriver à tout.

D'un mouvement superbe, elle se redressait, les yeux étincelants, les narines frémissantes...

Mais presque aussitôt, baissant la tête :

-- Le malheur est que je ne suis qu'une femme, ajouta-t-elle, et vous qui vous plaignez, si vous saviez...

Elle s'assit, et le coude sur la petite table, le front dans la main, elle demeura perdue dans ses méditations, l'œil fixe, comme si elle eût suivi dans l'espace toutes les phases des dix-huit années de sa vie.

Il n'est pas d'énergie qui ne se détende à un moment donné, pas de volonté qui n'ait son heure de défaillance, et si ferme que fût Mlle Lucienne, et si énergique, elle avait été profondément touchée de l'action de Maxence.

Trouvait-elle donc enfin, sur son chemin, le compagnon que souvent elle avait rêvé, aux heures désespérées de solitude et d'abandon ?

Au bout d'un moment, elle releva la tête et, plongeant dans les yeux de Maxence un regard qui le fit tressaillir comme le choc d'une batterie électrique :

-- Sans doute, reprit-elle, d'un ton d'insouciance un peu forcé, vous vous dites que vous avez une étrange voisine... Eh bien ! comme entre voisins il est bon de se connaître, avant de me juger, écoutez-moi...

La recommandation était inutile. C'est de toute la puissance de son attention que Maxence écoutait.

-- C'est dans un village des environs de Paris, à Louveciennes, commença la jeune fille, que j'ai été élevée. Ma mère m'y avait mise en nourrice chez d'honnêtes maraîchers, pauvres et chargés de famille.

Au bout de deux mois, n'entendant pas parler de ma mère, ils lui écrivirent. Elle ne répondit pas.

Ils se rendirent alors à Paris, à l'adresse qu'elle leur avait donnée. Elle venait de déménager et on ne savait ce qu'elle était devenue.

C'était fini, ils n'avaient plus à compter sur un centime pour les soins qu'ils me donnaient. Ils me gardèrent, cependant, se disant qu'un enfant de plus ne les appauvrirait pas beaucoup.

Je ne sais donc rien de mes parents que par ces braves maraîchers, et comme j'étais tout enfant encore, lorsque j'ai eu le malheur de les perdre, tout ce qu'ils m'en avaient appris est resté très-vague dans ma mémoire.

Je me rappelle cependant que, d'après eux, ma mère était une très-jeune ouvrière, d'une rare beauté, et que vraisemblablement elle n'était pas la femme de mon père.

Il me souvient encore que peu de temps avant sa mort, ma bonne maraîchère ayant eu occasion de passer une journée à Paris, elle rentra furieuse, disant qu'elle venait de rencontrer ma mère, en toilette magnifique, étalée dans une superbe voiture à deux chevaux, que c'était invraisemblable, et que cependant c'était vrai, qu'elle en était sûre, qu'elle l'avait très-bien reconnue, et qu'il fallait que ma mère n'eût pas plus de cœur qu'un rocher pour oublier sa fille, alors qu'elle avait fait fortune.

Si on m'a dit autrefois le nom de ma mère ou de mon père, si je l'ai su, je ne me le rappelle plus.

Moi-même, je n'avais pas de nom. Mes parents adoptifs m'appelaient la Parisienne.

Je n'en étais pas moins heureuse chez ces honnêtes gens, et traitée absolument comme leurs propres enfants. L'hiver, ils m'envoyaient à l'école.

L'été, j'aidais à sarcler le jardin, je conduisais un mouton ou deux le long des routes, ou l'on m'envoyait au bois Brûlé, dans la forêt de Marly ou sous les châtaigneraies de la Celle-Saint-Cloud, cueillir des violettes et des fraises qu'une de nos voisines, le dimanche, allait vendre à Bougival.

Ce fut le temps le plus heureux, ou plutôt le seul temps heureux de ma vie, le seul vers lequel se réfugie ma pensée, lorsque je me sens gagnée par le découragement.

Hélas ! je n'avais que huit ans, lorsque dans la même semaine, le pauvre maraîcher et sa femme furent emportés presque soudainement par la même maladie : une fluxion de poitrine.

Par une matinée glaciale de décembre, dans cette maison que venait de visiter la mort, nous nous trouvâmes six enfants dont l'aînée n'avait pas onze ans, pleurant de chagrin, de peur, de faim et de froid.

Ni le maraîcher, ni sa femme n'avaient de parents, et ils ne laissaient rien que quelques misérables meubles dont la vente suffit à peine à payer leur enterrement. Les deux plus jeunes enfants furent conduits à l'hospice. Des voisins se chargèrent des autres.

Ce fût une maîtresse blanchisseuse de Marly qui me prit. J'étais très-grande et très-forte pour mon âge, elle fit de moi son apprentie.

Ce n'était pas une méchante femme, et même d'après certains traits qui me reviennent à la mémoire, je serais tentée de croire qu'elle avait bon cœur, mais elle était d'une violence extraordinaire, brutale, et plus dure que son battoir. Elle m'accablait de travail, et d'un travail souvent au-dessus de mes forces.

Cinquante fois le jour, il me fallait aller de la rivière à la maison, portant sur l'épaule d'énormes paquets de serviettes ou de draps mouillés, tordre, étendre, et ensuite courir jusqu'à Rueil chercher le linge sale chez les pratiques.

Je ne me plaignais pas, j'étais déjà trop fière pour me plaindre ; mais quand on me commandait quelque chose qui me semblait par trop injuste, je refusais obstinément d'obéir et alors j'étais rouée de coups.

Malgré tout, je me serais peut-être attachée à ma patronne, si elle n'eût pas eu la dégoûtante habitude de boire. Chaque semaine, régulièrement, le jour où elle reportait le linge à Paris, c'était le mercredi, elle s'enivrait.

Et alors, selon qu'avec le vin la gaieté lui montait au cerveau, ou la colère, c'étaient au retour des plaisanteries ignobles ou des scènes atroces.

Quand elle était en cet état, elle me faisait horreur. Et un mercredi, que je laissai trop voir mon dégoût, elle me frappa si rudement qu'elle me cassa le bras.

Il y avait vingt mois que j'étais chez elle.

Le mal qu'elle m'avait fait la dégrisa subitement. Elle eut peur et se mit à m'accabler de caresses, me conjurant de ne rien dire à personne. Je le lui promis et je tins fidèlement parole.

Mais il avait fallu chercher un médecin. La scène avait eu des témoins qui parlèrent. L'histoire se répandit de proche en proche, tout le long de la Seine, jusqu'à Bougival et jusqu'à Rueil.

Si bien qu'un matin, le brigadier de gendarmerie se présenta à la maison, et que je ne sais trop ce qui serait advenu, si je ne lui avais pas soutenu mordicus que c'était en tombant dans l'escalier que je m'étais fait mal.

Ce dont Maxence ne revenait pas, c'était de l'accent naturel et simple de Mlle Lucienne. Nulle emphase. À peine une apparence d'émotion. On eut juré que c'était d'une autre qu'elle disait la vie.

Elle poursuivait cependant :

-- Grâce à mes dénégations obstinées, ma patronne ne fut pas inquiétée. Mais la vérité était connue, et sa réputation, qui déjà n'était pas bonne, en devint tout à fait mauvaise. On s'intéressa à moi. Les mêmes gens qui, vingt fois, sans sourciller, m'avaient vue porter des charges de linge à me rompre la poitrine, ce qui était terrible, se mirent à me plaindre prodigieusement d'avoir eu un bras cassé, ce qui n'était rien.

Cela en vint à ce point que plusieurs de nos pratiques s'entendirent pour me faire sortir d'une maison, où, disait-on, je finirais par succomber sous les mauvais traitements.

Et après beaucoup de démarches, on finit par découvrir à La Jonchère une vieille dame israélite, très-riche, veuve et sans enfants, qui consentait à se charger de moi.

J'hésitai d'abord à accepter les offres qui m'étaient faites.

Mais ayant reconnu que ma patronne, depuis qu'elle m'avait blessée, me prenait de plus en plus en aversion, je me décidai à la quitter.

C'est le jour où je fus présentée à ma nouvelle maîtresse, que je découvris que je n'avais pas de nom.

Après m'avoir longuement examinée, tournée et retournée, fait marcher et m'asseoir :

-- Maintenant, me demanda-t-elle, comment t'appelles-tu ?

J'ouvris de grands yeux, car en vérité, j'étais alors comme une sauvage, n'ayant pas même la plus vague notion des choses les plus simples de la vie.

-- Je m'appelle la Parisienne, répondis-je.

Elle éclata de rire, ainsi qu'une autre vieille dame de ses amies, qui assistait à ma présentation, et il me souvient que mon petit orgueil s'offensait beaucoup de leur hilarité. Je croyais qu'elles se moquaient de moi.

-- Ce n'est pas un nom, me dirent-elles enfin, c'est un sobriquet...

-- Je n'en ai pas d'autre.

Elles parurent confondues, répétant à satiété que c'était inouï, qu'on n'avait pas idée d'une chose pareille dans la banlieue de Paris, et, séance tenante, elles se mirent à me chercher un nom.

-- Où es-tu née ? me demanda ma nouvelle maîtresse.

-- À Louveciennes.

-- Eh bien ! dit l'autre, il faut l'appeler Louvecienne.

Une longue discussion s'en suivit, qui m'irritait si fort, que j'avais envie de m'enfuir, et enfin il fut convenu que je m'appellerais non pas Louvecienne, mais Lucienne, -- et Lucienne je suis restée.

Il ne fut pas question de baptême, puisque ma nouvelle maîtresse était juive.

C'était une femme excellente, bien que le chagrin qu'elle avait ressenti de la perte de son mari eût quelque peu troublé ses facultés.

Dès qu'il fut décidé que je lui restais, elle voulut passer en revue mon trousseau. Je n'en avais pas à lui montrer, ne possédant au monde que les haillons que j'avais sur le dos. Tant que j'étais restée chez ma maîtresse blanchisseuse, j'avais achevé d'user ses vieilles robes et je traînais aux pieds les savates que les ouvrières m'abandonnaient. Jamais je n'avais porté d'autre linge que celui que j'empruntais d'autorité aux pratiques, système économique établi chez beaucoup de blanchisseuses.

Consternée de mon dénuement, ma nouvelle maîtresse envoya chercher une couturière, et lui commanda sur-le-champ de quoi me vêtir et me changer.

Depuis la mort des pauvres maraîchers qui m'avaient élevée, c'était la première fois que quelqu'un s'occupait de moi autrement que pour en tirer un service.

J'en fus émue jusqu'aux larmes, et dans l'excès de ma reconnaissance, il m'eût été doux de mourir pour cette vieille femme si bonne.

Ce sentiment me donna la constance de supporter sans dégoût son caractère. Il était difficile. Elle avait des manies singulières, des fantaisies déconcertantes et des exigences ridicules souvent ou exorbitantes. Je m'y pliais de mon mieux.

Comme elle avait déjà deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre, je n'avais pas, chez elle, d'attributions déterminées. Je l'accompagnais à la promenade et quand elle sortait en voiture, j'aidais à la servir à table et à l'habiller, je ramassais son mouchoir quand il tombait, et surtout je cherchais sa tabatière, qu'elle égarait continuellement.

Ma docilité lui plaisait, elle s'occupa de moi ; pour me mettre à même de lui faire la lecture, elle me fit apprendre à lire, car c'est à peine si je connaissais mes lettres. Et le vieux bonhomme qu'elle me donna pour professeur, me trouvant intelligente, se piqua d'amour-propre, et m'enseigna tout ce qu'il savait, j'imagine, de français, de géographie et d'histoire.

La femme de chambre, d'un autre côté, avait été chargée de me montrer à coudre, à broder, et à exécuter tous les petits ouvrages de femme, et elle apportait d'autant plus d'intérêt à ses leçons, que petit à petit elle se débarrassait sur moi du plus ennuyeux de sa besogne.

J'aurais été heureuse, dans cette jolie maison de La Jonchère, si on n'y eût pas trop complétement oublié mon âge. J'étais naturellement sérieuse et réservée, comme tous les enfants qui ont été aux prises avec la misère, mais enfin, je n'avais que douze ans, et je souffrais de toujours vivre entre des vieilles femmes qui, dès que je me permettais un mouvement un peu brusque, me grondaient... Que n'aurais-je pas donné, pour qu'il me fût permis de courir et de jouer avec les fillettes que je voyais passer le dimanche, par bandes, sur la grande route !...

Et cependant, pouvais-je souhaiter une condition meilleure ? Non. Et je ne devais pas tarder à l'apprendre cruellement à mes dépens...

De mois en mois, ma vieille maîtresse s'attachait à moi davantage et s'ingéniait à me donner des preuves de son attachement. Je mangeais à table avec elle, au lieu de la servir comme au début. Elle m'avait fait habiller de façon à pouvoir m'emmener et me présenter partout.

Elle s'en allait répétant à tout venant qu'elle m'aimait comme sa fille, qu'elle m'établirait et que bien certainement elle me laisserait une partie de sa fortune.

Elle le disait trop haut, pour mon malheur ! Si haut, que la nouvelle s'en alla jusqu'aux oreilles de neveux qu'elle avait à Paris, des hommes de Bourse, que je voyais de temps à autre à La Jonchère.

Ils n'avaient guère fait attention à moi, jusque-là.

Ces propos leur ouvrant les yeux, ils discernèrent le chemin que j'avais fait dans le cœur de leur parente, et leur cupidité s'alarma.

Tremblant de voir leur échapper un héritage qu'ils considéraient comme leur, ils se liguèrent contre moi, résolus à couper court aux généreuses velléités de leur tante, en obtenant qu'elle me renvoyât.

Mais c'est en vain que pendant près d'une année leur haine s'épuisa en savantes manœuvres.

L'instinct de la conservation aiguisant ma perspicacité, j'avais pénétré leurs intentions, et je luttais de toutes mes forces. C'était un intérêt dans ma vie. Chaque jour, pour me rendre plus indispensable, j'imaginais quelque nouvelle prévenance.

Ils ne venaient guère à La Jonchère qu'une fois par semaine, j'y étais toujours, je luttais avec succès. À diverses reprises, j'avais entendu ma bienfaitrice leur défendre de lui parler de moi, et même les menacer de leur fermer sa maison, s'ils s'obstinaient à la tourmenter à mon sujet.

Je touchais probablement au terme des tracasseries, quand ma pauvre vieille maîtresse tomba malade. En quarante-huit heures, elle fut au plus mal. Elle gardait toute sa connaissance, mais précisément parce qu'elle avait la conscience du danger, la peur de la mort la rendait folle.

Ses nièces étaient venues s'installer autour de son lit, défense expresse m'était faite d'entrer dans sa chambre, et elle n'osait déjà plus faire prévaloir sa volonté.

Les parents avaient compris leur avantage, et que c'était là une occasion sans pareille d'en finir avec moi.

Gagnés d'avance, évidemment, les médecins déclarèrent à ma pauvre bienfaitrice que l'air de La Jonchère lui était fatal, et que son unique chance de salut était d'aller s'établir à Paris, chez un de ses neveux. On l'y porterait à bras, ajoutaient-ils, elle se rétablirait très-vite et elle irait ensuite consolider sa convalescence dans quelque ville du Midi.

Son premier mot fut pour moi. Elle ne voulait pas se séparer de moi, protestait-elle, et tenait absolument à m'emmener.

Ses neveux gravement lui représentèrent que c'était impossible, qu'il ne fallait pas songer à s'embarrasser de moi, que le plus simple était de me laisser à La Jonchère, et que d'ailleurs ils se chargeaient de me trouver une bonne condition.

La malade lutta longtemps, et avec un courage dont je ne l'aurais pas crue capable. Dix fois, en voyant ce qu'elle souffrait de ce cruel débat, je fus sur le point d'y mettre fin en m'enfuyant. L'amour-propre me retint, et non certes la cupidité.

Mais les autres l'obsédaient. Les médecins ne cessaient de lui répéter qu'ils ne répondaient de rien, si on ne suivait pas leurs avis. Elle avait peur de mourir...

Elle céda en pleurant...

Dès le matin, le lendemain, une sorte de litière portée par huit hommes s'arrêta devant la porte. Ma pauvre maîtresse y fut couchée, et on l'emporta, sans m'avoir permis de l'embrasser une dernière fois.

Deux heures après, la cuisinière et la femme de chambre étaient congédiées.

Quant à moi, le neveu qui avait promis de s'occuper de mon sort, me mit une pièce de vingt francs dans la main, en me disant :

-- Voici vos huit jours ; faites immédiatement un paquet de vos hardes, et filez !...

Il était bien difficile, il était impossible même, que Mlle Lucienne ne fut pas profondément émue, tandis qu'elle remuait ainsi les cendres de son passé. Il n'en paraissait rien, cependant, et c'est à peine si par moments on pouvait discerner une légère altération de sa voix.

Maxence, lui, eût vainement essayé de dissimuler l'intérêt passionné qu'il prenait à ces confidences inattendues, et à quel point elles le troublaient.

-- N'avez-vous donc jamais revu votre bienfaitrice ? interrogea-t-il.

-- Jamais ! répondit la jeune fille. Toutes mes démarches pour arriver jusqu'à elle ont été infructueuses. Elle n'habite plus Paris. Je lui ai écrit, mes lettres sont restées sans réponse. Lui sont-elles parvenues ? Je ne le crois pas. Quelque chose me dit qu'elle ne m'a pas oubliée...

Pendant quelques minutes elle garda le silence, comme si elle eût essayé de ressaisir quelque chose des sensations qu'elle avait éprouvées au temps dont elle parlait. Puis :

-- C'est ainsi, brutalement, reprit-elle, que je fus chassée. Prier eût été inutile, je le compris, et d'ailleurs je n'ai jamais su implorer personne.

Je me hâtai d'empiler dans deux malles et dans des cartons tout ce que je possédais, tout ce que je tenais de la générosité de ma pauvre maîtresse, et avant le moment fixé, j'étais prête.

Déjà la cuisinière et la femme de chambre s'étaient éloignées. L'homme qui me traitait si cruellement m'attendait.

Il m'aida à transporter dehors, sur la route, mes cartons et mes malles. Après quoi, les volets ayant été tirés, il ferma la porte à double tour et mit la clef dans sa poche.

L'omnibus américain passait. Il l'arrêta d'un signe. Et avant d'y monter :

-- Bonne chance, la belle fille ! me dit-il, en ricanant.

C'était le 9 janvier 1866, un mardi. Je venais d'avoir treize ans.

J'ai eu, depuis, des épreuves plus terribles, et je me suis trouvée dans des situations bien autrement désespérées, mais je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé un découragement pareil à celui qui m'anéantit, lorsque je me vis seule, sur cette route, ne sachant où aller ni que devenir.

Je m'étais assise sur une de mes malles.

Le temps était froid et sombre. De gros nuages chargés de neige semblaient toucher la cime dépouillée des arbres de l'avenue. Les passants étaient rares.

En arrivant devant moi, ils ralentissaient le pas, se demandant sans doute ce que je faisais là, et longtemps après m'avoir dépassée, ils retournaient encore la tête.

Je pleurais.

Je sentais vaguement que, sans le soupçonner, ma pauvre bienfaitrice m'avait rendu un service fatal. Elle m'avait désaccoutumée de la misère et privée de cette expérience que donne la lutte de chaque jour. Elle avait fait des mains oisives de mes mains calleuses jadis, et durcies par le battoir. En ouvrant mon esprit aux aspirations généreuses et nobles, en m'inspirant le sentiment du bien et du beau, en me donnant ce que jamais je n'aurais eu sans elle : du cœur, elle avait décuplé en moi la faculté de souffrir. Pauvre chère maîtresse ! Elle m'avait désarmée, et le combat recommençait.

Il me montait des nausées à la gorge en songeant à ce que j'avais subi chez ma maîtresse blanchisseuse, et à l'idée de ce que me réservait l'avenir de tortures et d'humiliations, je souhaitais la mort.

La Seine était proche. Pourquoi n'y pas courir ? Pourquoi n'y pas terminer cette existence de misère que j'entrevoyais !

Voilà quelles étaient mes réflexions, quand une femme de Rueil, qui était marchande des quatre saisons et que je connaissais de vue, vint à passer, poussant sur le pavé boueux sa petite charrette de légumes.

M'apercevant, elle s'arrêta, et adoucissant sa voix rauque :

-- Que faites-vous là, ma mignonne ? me demanda-t-elle.

Maîtrisant à grand'peine mes sanglots, je lui exposai en peu de mots ma situation. Elle en parut plus surprise que touchée.

-- Voilà ce que c'est que la vie, me dit-elle, on a des hauts et des bas.

Et s'approchant :

-- Que vas-tu faire ? interrogea-t-elle.

Cette familiarité soudaine eût suffi pour m'éclaircir sur l'horreur de ma chute. Elle m'avait dit : vous, d'abord ; sachant ma détresse, elle me tutoyait.

-- Je ne sais pas, répondis-je.

Après un petit moment de réflexion :

-- Tu ne peux pas rester là, reprit-elle, les gendarmes t'arrêteraient. Viens avec moi, nous nous consulterons à la maison et je te donnerai des conseils.

J'étais à une de ces heures d'effondrement où on est sans force comme sans volonté. À quoi bon réfléchir, d'ailleurs, et que vouloir ! Avais-je à choisir entre les partis à prendre ? Enfin, les offres de cette femme me paraissaient une dernière faveur de la destinée.

-- Je ferai ce que vous voudrez, madame, lui dis-je.

Aussitôt, elle chargea mon petit bagage sur sa charrette ; nous nous mîmes en route et nous ne tardâmes pas à arriver « chez elle. »

Ce qu'elle nommait ainsi, était une sorte de cave, plus basse d'un bon pied que la rue, éclairée uniquement par une porte vitrée où plusieurs carreaux cassés avaient été remplacés par du papier. La malpropreté y était révoltante, et la puanteur soulevait l'estomac. De tous côtés s'élevaient des tas de légumes, de choux, de pommes de terre et d'oignons. Dans un coin pourrissait un monceau de haillons sans nom qu'elle appelait son lit. Au milieu se dressait un petit poêle de fonte, dont le tuyau, rongé par la rouille, laissait échapper la fumée.

-- Te voilà toujours un domicile, me dit-elle.

Je l'aidai à décharger sa charrette. Elle bourra le poêle de charbon de terre, et tout de suite, elle déclara qu'elle voulait passer l'inspection de mes nippes.

Mes malles furent ouvertes, et c'est avec des exclamations d'étonnement que la marchande des quatre saisons étalait et maniait mes robes, mes jupons, mes chemises, mes bas...

-- Mâtin ! ricanait-elle, tu te mettais bien !

Ses yeux brillaient si fort, que toutes sortes de défiances s'éveillaient en moi. Il me semblait qu'elle considérait tout ce que j'avais comme une trouvaille inespérée. Ses mains avaient des frémissements, tandis qu'elle touchait quelque bijou que je possédais, et elle m'attira au jour pour mieux examiner et évaluer mes boucles d'oreilles.

Aussi quand elle me demanda si j'avais de l'argent, résolue à dissimuler au moins ma pièce de vingt francs qui constituait toute ma fortune, je répondis effrontément :

-- Non !

-- C'est fâcheux ! grommela-t-elle.

Mais elle voulait connaître mon histoire, et je fus obligée de la lui raconter. Une seule chose la surprit : mon âge. Et, dans le fait, n'ayant que treize ans, j'en paraissais bien quinze ou seize.

Lorsque j'eus achevé :

-- N'importe, reprit-elle, tu as eu de la chance de me rencontrer. Te voilà, du moins, assurée de manger tous les jours. Car je me charge de toi. Je me fais vieille, tu m'aideras à pousser ma brouette. Si tu es aussi futée que tu es gentille, nous gagnerons beaucoup d'argent.

Rien ne pouvait moins me convenir. Mais comment résister ?

Elle étendit par terre quelques haillons sur lesquels je couchai, et dès le lendemain, vêtue de ma plus mauvaise robe, les pieds dans des sabots qu'elle était allée m'acheter et qui me meurtrissaient affreusement, il me fallut m'atteler à la charrette, avec une bretelle de cuir qui me déchirait les épaules et la poitrine.

C'était une abominable créature, que cette marchande, et je ne tardai pas à reconnaître que son visage repoussant ne trahissait que trop ses ignobles instincts. Après avoir mené une existence inavouable, vieille, ne gardant plus rien de la femme, avilie, repoussée de tous, tombée dans la plus crapuleuse misère, elle avait adopté ce métier de revendeuse des quatre saisons, et elle l'exerçait juste assez pour se gagner sa ration de pain de chaque jour.

Enragée de son sort, c'était pour elle comme une revanche que d'avoir à sa discrétion une pauvre jeune fille telle que moi, et elle prenait un détestable plaisir à m'accabler de mauvais traitements, ou à essayer de me salir l'imagination par les plus immondes propos...

Ah ! si j'avais su comment fuir, et ou me réfugier ! Mais, abusant de mon ignorance de la vie, cette exécrable femme m'avait persuadé qu'au premier pas que je ferais seule, je serais arrêtée par la gendarmerie.

Et je ne voyais personne au monde à qui demander protection. Et je commençais à apprendre que la beauté, pour une pauvre fille, est un présent fatal...

Le temps passait, et je restais.

Petit à petit, l'atroce mégère avait vendu tout ce que je possédais, robes, linge, bijoux, et j'en étais réduite à des haillons presque aussi misérables que ceux d'autrefois, quand j'étais apprentie.

Chaque matin, par la pluie ou le vent, par le soleil ou la gelée, nous partions, roulant notre charrette, et nous nous en allions, criant nos légumes, tout le long de la Seine, depuis Courbevoie jusqu'à Port-Marly, dans les villages, et à la porte des maisons de campagne.

Je ne découvrais pas de fin à cette effroyable vie, quand un soir, le commissaire de police se présenta à notre taudis et nous commanda de le suivre.

Il nous conduisit en prison, et je me trouvai jetée au milieu d'une centaine de femmes, dont la figure, les paroles, les gestes, la colère ou la gaieté me faisaient peur.

La marchande des quatre saisons avait commis un vol, et j'étais accusée de complicité. Il me fut facile, heureusement, de démontrer mon innocence. Et, au bout de quinze jours, un geôlier m'ouvrit la porte, en me disant :

-- Allez, vous êtes libre !

Maxence, maintenant, s'expliquait le sourire doucement ironique de Mlle Lucienne, lorsqu'il se vantait d'avoir été, lui aussi, malheureux.

Quelle vie, que celle de cette enfant, et comment de telles choses pouvaient-elles avoir lieu à deux pas de Paris, en pleine civilisation, au milieu d'une société qui juge son organisation trop parfaite pour consentir à la modifier !

Hâtant son débit, la jeune fille continuait :

-- C'était vrai, j'étais libre. Mais que faire de ma liberté ? Voilà ce que je me demandais, en m'en allant à travers les rues de Paris, car c'est à Paris que j'avais été emprisonnée. Bientôt, la peur me prit, du mouvement, du bruit, et aussi des sergents de ville qui me suivaient d'un regard soupçonneux, lorsque je passais près d'eux, vêtue de loques, la tête couverte d'un mauvais madras.

Je me hâtai de gagner la barrière, puis la grande route.

Un instinct machinal me ramenait sur Rueil. Il me semblait que je serais moins abandonnée et plus en sûreté, dans un pays familier où tout le monde me connaissait pour m'avoir vue passer cent fois, poussant ma petite charrette. J'espérais aussi que je trouverais un abri dans le logement que j'avais occupé avec la marchande des quatre saisons.

Ce dernier espoir devait être déçu. Aussitôt après notre arrestation, le propriétaire du taudis en avait enlevé et jeté au fumier tout ce qu'il contenait et l'avait loué à une espèce de mendiant hideux, lequel, lorsque je me présentai, me proposa en ricanant de devenir sa ménagère.

Je m'enfuis en courant.

Certes, la situation était plus affreuse que le jour où j'avais été chassée de la maison de ma bienfaitrice. Mais les huit mois que je venais de passer avec l'horrible revendeuse m'avaient appris de nouveau la misère et retrempé mon énergie.

Je retirai d'un pli de ma robe, ou je la tenais constamment cousue, la pièce de vingt francs que je possédais, et comme j'avais faim, j'entrai chez une espèce de marchand de vins-logeur, où j'avais mangé quelquefois.

Ce logeur était un brave homme. Lorsque je lui eus exposé ma situation, il m'offrit de rester chez lui en attendant mieux. Les consommateurs affluant le dimanche et le lundi, il était obligé de prendre, ces jours-là, une servante de renfort. Il me proposait d'être cette servante, me promettant en échange le logement et un repas par jour.

Il ajoutait que le reste du temps je trouverais à m'employer dans une fabrique de parfumerie, dont le contremaître était son client.

J'acceptai. Nous étions au samedi. Dès le lendemain, j'entrepris cette rude besogne de servante d'auberge, résignée d'avance à toutes les brutalités, et ce qui est pis, aux ignobles galanteries des ivrognes.

Je parlai aussi au contremaître, et dès le lundi, je fus admise à la fabrique, et occupée, avec une quinzaine d'autres ouvrières, à coller des étiquettes, et à envelopper des savons ou de la poudre de riz.

Ce n'est guère pénible, en apparence ; ce ne l'est pas du tout en réalité, quand on a l'habitude. Mais il faut l'habitude. Vivre continuellement au milieu des parfums les plus violents donne, dans les commencements, des maux de tête terribles, et chaque soir je rentrais avec la fièvre, et malade de tels vertiges, que je ne pouvais plus ni manger ni dormir.

Ce n'était pas là le pis. Les autres ouvrières, mes camarades, étaient presque toutes perdues de mœurs, et affectaient un cynisme qui dépassait de beaucoup celui des ivrognes que je servais le lundi. J'eus l'imprudence de laisser voir l'insurmontable dégoût que m'inspiraient leurs propos et leurs chansons éhontées. Dès lors, je devins une mijaurée, on déclara que je « faisais ma tête, » on décida qu'il fallait m'aguerrir, et ce fut à qui tâcherait de me révolter par les pires obscénités. J'ai vu d'autres ateliers depuis ; dans presque tous, c'est ainsi.

Je tins bon, cependant.

Je gagnais quarante sous par jour, j'étais logée et nourrie gratis, mes pourboires du lundi et du dimanche s'élevaient souvent à cinq francs ; en moins de trois mois j'avais pu me vêtir décemment, me commencer un trousseau, et je voyais avec une immense fierté grossir dans un coin de mon tiroir un petit pécule.

Je commençais à respirer, quand tout à coup, la fabrique ferma. Le fabricant avait fait faillite.

D'un autre côté, les affaires du marchand de vins avaient pris un développement si considérable, qu'un garçon lui devenait nécessaire et qu'il m'engagea à chercher fortune ailleurs. Je cherchai.

Une vieille femme, notre voisine, me parla d'une place, chez des bourgeois de Bougival, où je serais très-bien, affirmait-elle. Surmontant mes répugnances, je m'y présentai, et je fus accueillie. Je devais gagner trente francs par mois.

La place eût pu n'être pas rude. Les maîtres n'étaient que trois, le mari, la femme et un fils de vingt-cinq ans. Tous les matins, le père et le fils, qui étaient employés à Paris, partaient par le premier train et ne rentraient plus que pour dîner, vers six heures. Je restais donc seule avec la femme, toute la journée. C'était, malheureusement, une personne d'un caractère difficile, acariâtre et froidement méchante. Comme jusqu'alors elle s'était servie elle-même, et que j'étais la première domestique qu'elle eût, elle était tourmentée d'un insatiable besoin de commandement, et croyait par son despotisme, ses exigences et ses dédains, montrer une immense supériorité. Elle était de plus d'une défiance extraordinaire, persuadée que je la volais, et il ne se passait pas de semaine qu'elle n'imaginât quelque prétexte de fouiller ma malle pour s'assurer que je n'y cachais pas ses serviettes ou ses six couverts d'argent.

Ayant eu la naïveté de lui dire que j'avais été blanchisseuse, elle en abusait. Il me fallait laver et repasser tout le linge de la maison, et encore elle ne cessait de me reprocher d'user trop de savon et trop de charbon.

Je ne me déplaisais pourtant pas trop dans cette maison. J'y avais, sous les combles, une chambrette que je trouvais charmante, et que je prenais plaisir à orner. Libre de m'y retirer de bonne heure, j'y passais des soirées délicieuses, à coudre ou à lire...

Mais la chance était contre moi.

J'avais plu au fils de la maison, et il avait résolu de faire de moi sa maîtresse. Bien que n'ayant pas seize ans, j'avais de la vie une trop cruelle expérience pour ne l'avoir pas deviné tout d'abord, et j'opposai la plus froide réserve aux prévenances par lesquelles il espérait m'amadouer. Il n'en fut pas découragé, et bientôt ses persécutions devinrent telles, que je crus devoir me plaindre à ma patronne.

Elle m'écouta d'un air goguenard, et quand j'eus achevé :

-- Vous êtes dégoûtée, ma mie ! me dit-elle simplement.

J'en faillis tomber de mon haut, car je compris que cette femme eût trouvé commode et peut-être économique, que moi, sa servante, sous son toit, je devinsse la maîtresse de son fils. Et cependant, elle avait un grand renom d'honnêteté, et elle ne cessait de parler de la sévérité de ses principes.

Mon persécuteur sut-il ce que m'avait répondu sa mère ? Je le crois, car de ce moment il devint plus hardi. Il ne ménagea plus rien, et je ne tardai pas à comprendre que je n'étais plus en sûreté dans ma chambre. Il venait, la nuit, frapper à ma porte, et une fois qu'il la fit sauter d'un coup d'épaule, il me fallut crier au secours de toutes mes forces pour me débarrasser de lui.

Pour la première fois, l'imperturbable sang-froid de la jeune fille se démentait.

Sa voix tremblait de ressentiment au souvenir de l'injure, sa joue s'empourprait, ses yeux étincelaient.

Après une pose d'un moment :

-- Le lendemain, poursuivit-elle, je quittai cette maison funeste. C'est en vain que je cherchai à me placer à Bougival. Sentant le tort que leur ferait la vérité si elle venait à être connue, mes patrons prirent l'avance en me calomniant. Tirant parti de l'histoire de mon arrestation, que je leur avais contée, ils répondaient aux gens qui allaient aux renseignements, que j'étais une créature perdue, et que j'avais déjà subi des condamnations pour vol.

Je ne pouvais lutter. Je résolus de chercher une place à Paris.

J'étais exaspérée, je roulais dans mon esprit toutes sortes de projets de vengeance, mais j'étais sans inquiétude. Je possédais une grosse malle pleine de bons effets et cent francs d'économies...

Sur l'indication qu'une servante m'avait donnée, j'allai tout droit, en arrivant à Paris, m'adresser à un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Martin.

J'y fus reçue à bras ouverts, par une vieille femme extrêmement affable, qui, après m'avoir bien examinée et questionnée, me promit une condition merveilleuse, et m'engagea en attendant, à prendre pension chez elle.

Dans le fait, sa maison n'était qu'un hôtel garni, et nous étions là une soixantaine de domestiques sans place, qu'elle mettait coucher dans d'immenses dortoirs. Le prix de la nourriture était en apparence modique ; mais comme, dans ce prix, n'étaient compris ni le vin, ni le dessert, ni quantité d'autres choses, on se trouvait, en définitive, dépenser plus que dans un hôtel passable.

Elle vendait aussi à ses pensionnaires de l'absinthe, du café et de la bière, et les soirées se passaient en bavardages interminables, car c'était à qui se vanterait de bons tours joués aux maîtres, et les vieilles, les rouées, enseignaient aux plus jeunes l'art d'exploiter habilement les maîtres, de faire danser l'anse du panier et chanter les fournisseurs...

Cependant, le temps passait, et cette fameuse condition qui m'était tant promise ne se trouvait pas. Chaque matin, la placeuse me remettait un certain nombre d'adresses, j'y courais, mais régulièrement on débutait par me poser des questions si étranges, que je m'enfuyais rouge de colère et de honte, et qu'à la fin des soupçons me vinrent. Une vieille cuisinière que je consultai acheva de m'éclairer. Je compris l'infâme trafic de cette placeuse, et la source la plus claire de ses bénéfices. Sur-le-champ, je la payai et je la quittai.

Mais comme je m'en allais en quête d'un logement, suivie d'un commissionnaire qui portait ma malle, en arrivant au coin du boulevard, je ne sus éviter une voiture de maître qui arrivait lancée au grand trot, et je fus renversée et foulée aux pieds des chevaux.

Sans permettre que Maxence l'interrompît :

-- J'avais perdu connaissance, poursuivit Mlle Lucienne. Lorsque je revins à moi, j'étais assise dans la boutique d'un pharmacien, et trois ou quatre personnes s'empressaient autour de moi.

Je n'avais pas de fracture mais seulement des contusions très-graves, qui me faisaient beaucoup souffrir, et une large blessure à la tête.

C'était un médecin qui passait, un vieillard décoré, qui m'avait donné les premiers soins. Il me dit de marcher, mais il me fut impossible de me dresser seulement sur mes pieds.

Alors, il me demanda où je demeurais, pour m'y faire reconduire, et il me fallut avouer que j'étais une pauvre servante sans place, et que je n'avais pas de domicile, ni personne pour me soigner.

-- Cela étant, dit le docteur au pharmacien, nous allons l'envoyer à l'hôpital.

Et ils commandèrent à un employé d'aller chercher un fiacre.

Au dehors, pendant ce temps, la foule s'était amassée, et je voyais, aux carreaux, se coller le visage des curieux. On était indigné, et le pharmacien plus que les autres, de la froide indifférence de la personne qui se trouvait dans la voiture qui m'avait renversée. C'était une femme, et j'avais eu le temps de l'entrevoir au moment où je roulais sous les pieds de ses chevaux.

Elle n'avait même pas daigné descendre, racontaient les gens qui m'entouraient.

Appelant les sergents de ville qui s'étaient hâtés d'accourir, elle leur avait donné son nom et son adresse, en ajoutant, assez haut pour être entendue des badauds :

-- Je suis trop pressée pour m'arrêter. Mon cocher est un maladroit que je vais chasser en rentrant. Qu'on donne à cette fille les soins nécessaires. Je suis prête à payer tout ce qu'on me réclamera.

Elle avait aussi remis une de ses cartes pour moi. Un sergent de ville entra me la donner, et je lus : Baronne de Thaller .

-- C'est encore heureux pour vous, ma pauvre fille, me dit le médecin. Cette dame est la femme d'un banquier très-riche. Ce vous sera une protection toute trouvée, pour le jour où vous serez rétablie.

Le fiacre venait d'arriver ; on m'y porta, et une heure plus tard j'étais admise d'urgence à l'hôpital Lariboisière et couchée dans un bon lit bien blanc de la salle Sainte-Thérèse.

Et ma malle ! ma malle qui renfermait tout ce que je possédais, tous mes effets, et pour comble de malheur, le reste de mon argent...

Je la redemandai, le cœur gros d'inquiétude. Personne ne l'avait vue, ni n'en avait entendu parler. Le commissionnaire m'avait-il perdue, dans la bagarre, ou avait-il lâchement profité de l'accident pour me voler ? C'était difficile à décider.

Les bonnes sœurs me promirent qu'on allait faire des recherches, et que certainement la police saurait retrouver cet homme, que j'avais pris aux environs du bureau de placement.

Mais toutes ces assurances ne me consolèrent pas. Ce coup m'accablait. La fièvre me prit, et pendant plus de quinze jours il me fut impossible de lier deux idées et on désespéra de moi.

Je m'en tirai, mais ma convalescence devait être longue. Pendant plus de deux mois je traînai, avec des alternatives de mieux et de plus mal...

Eh bien ! telles avaient été mes misères depuis deux ans, que ce triste séjour dans un hôpital était pour moi comme une halte dans une oasis, après une longue marche dans les sables.

Les bonnes sœurs m'avaient prise en amitié, et quand mon état le permettait, je les aidais aux menus travaux de la lingerie, ou je les accompagnais à la chapelle.

J'aurais voulu ne les quitter jamais.

Je frissonnais, en songeant au jour où je serais guérie, et où l'on me renverrait. Que deviendrais-je ? Car ma malle n'avait pas été retrouvée, et j'étais dénuée de tout...

Et cependant j'avais à l'hôpital plus d'un sujet de sombres réflexions.

Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, les salles étaient ouvertes au public, et je voyais arriver les visiteurs, les mains chargées d'oranges et de ces menus objets dont l'administration permet l'introduction. Il n'était pas une malade qui ne reçût, ces jours-là, un parent ou un ami...

Moi, rien, personne, jamais !...

Je me trompe pourtant. Je commençais à me rétablir, quand, un dimanche, je vis s'arrêter au chevet de mon lit, un vieil homme, tout vêtu de noir, d'aspect inquiétant, portant des lunettes bleues et tenant sous le bras un énorme portefeuille, tout gonflé de paperasses.

-- Vous êtes bien mademoiselle Lucienne ? me demanda-t-il.

-- Oui, répondis-je toute surprise.

-- C'est bien vous qui avez failli être écrasée par une voiture, à l'angle du faubourg Saint-Martin et du boulevard ?

-- Oui.

-- Savez-vous à qui appartenait cet équipage ?

-- À la baronne de Thaller, à ce qu'on m'a dit.

Il parut un peu étonné, mais tout de suite :

-- Avez-vous fait ou fait faire des démarches près de cette dame ? interrogea-t-il.

-- Aucune.

-- Vous a-t-elle donné signe de vie ?

-- Non.

Le sourire lui revint aux lèvres.

-- Heureusement pour vous, je suis là ! me dit-il. Plusieurs fois déjà je me suis présenté, vous étiez trop souffrante pour m'entendre. Maintenant que vous allez mieux, écoutez-moi.

Et là-dessus, ayant pris une chaise, il s'assit et se mit à m'expliquer sa profession.

Il était homme d'affaires, et avait pour spécialité les accidents. Dès qu'il en arrivait un, il en était prévenu par les relations qu'il avait à la préfecture de police. Aussitôt il se mettait en quête de la victime, la rejoignait, soit chez elle, soit à l'hôpital, et lui offrait ses services.

Moyennant une raisonnable rémunération, il se chargeait, s'il y avait lieu, d'obtenir des dommages-intérêts. Il intentait des procès au besoin, et quand la cause lui semblait imperdable, il en faisait les avances.

Il m'affirmait, par exemple, que mon droit était indiscutable, que la baronne de Thaller me devait une indemnité, et qu'il se faisait fort de lui tirer quatre ou cinq mille francs pour le moins. Je n'avais qu'à lui donner ma procuration...

Mais en dépit de ses instances, je repoussai ses offres, et il se retira très-mécontent en me disant que je ne tarderais pas à m'en repentir...

À la réflexion, en effet, je regrettai d'avoir suivi la première inspiration de mon orgueil, et d'autant plus vivement que les bonnes sœurs que je consultai, me dirent toutes que j'avais eu tort et que ma réclamation n'eût été que légitime.

Alors, sur leurs conseils, je pris une autre voie, qui, tout aussi sûrement, estimaient-elles, devait me mener au but.

Le plus brièvement qu'il me fut possible, je rédigeai l'histoire de ma vie, depuis le jour où j'avais été abandonnée chez les maraîchers de Louveciennes, j'y joignis l'exposé fidèle de ma situation et j'adressai le tout à Mme de Thaller.

-- Vous allez la voir arriver dès demain, me disaient les bonnes religieuses.

Elles se trompaient, Mme de Thaller ne vint ni le lendemain, ni les jours suivants.

Et j'étais encore à attendre une réponse d'elle, quand, un mois plus tard, le médecin déclara que j'étais tout à fait rétablie et signa mon bulletin de sortie.

Je n'en fus pas trop affectée.

J'avais fait, en ces derniers temps, la connaissance d'une ouvrière, qui avait dû entrer à Lariboisière à la suite d'une chute, et qui occupait le lit le plus rapproché du mien.

C'était une jeune fille d'une vingtaine d'années, très-douce, très-obligeante, et dont l'aimable physionomie m'avait séduite tout d'abord.

De même que moi, elle était sans famille. Mais elle était riche, elle, immensément riche ! Elle possédait un petit mobilier, une machine à coudre qui lui avait coûté trois cents francs, et en vraie fille de Paris, elle savait cinq ou six métiers, dont le moins lucratif lui rapportait encore vingt-cinq à trente sous par jour, aux époques du chômage.

En moins d'une semaine, nous fûmes amies.

Et lorsque étant guérie, elle quitta l'hôpital :

-- Croyez-moi, me dit-elle, quand à votre tour vous sortirez, ne vous mettez pas en peine d'une place. Venez me trouver. Je puis vous loger. Je vous montrerai ce que je sais, et si vous êtes travailleuse, vous gagnerez très-bien votre vie, et vous serez libre...

C'est donc chez cette amie, qu'en sortant de Lariboisière, je me rendis tout droit, portant noué dans un mouchoir mon mince bagage, une robe et quatre chemises que m'avaient données les bonnes sœurs.

Elle demeurait aux Batignolles, au dernier étage d'une immense maison divisée en une infinité de petits logements.

Et tout en montant son roide escalier, le cœur me battait bien fort, car je n'avais guère d'illusions, et je me demandais si elle n'aurait pas oublié ses promesses, et comment elle allait me recevoir.

Elle me reçut comme une sœur.

Et après m'avoir fait admirer son logement, deux petites mansardes où éclatait la plus admirable propreté :

-- Tu verras, me dit-elle, en m'embrassant, que nous serons très-heureuses ici !...

La nuit s'avançait. Il y avait longtemps déjà que le sieur Fortin était monté éteindre le gaz de l'escalier. Un à un s'étaient tus les derniers bruits de l' Hôtel des Folies . Rien ne troublait plus le silence que, par intervalles, le roulement lointain de quelque fiacre attardé, traversant le boulevard.

Mais ni Maxence ni Mlle Lucienne ne s'apercevaient du vol des heures.

Pour eux, le présent n'existait plus.

Peu à peu, la jeune fille s'était laissée gagner à l'irrésistible intérêt du souvenir. Elle revivait en quelque sorte cette vie d'épreuves dont elle déroulait les phases navrantes, et de nouveau elle était poignée par les émotions d'autrefois.

Quant à Maxence, jamais il n'avait ouï rien de tel.

Jamais il ne s'était imaginé que de telles existences, qui échappent à toute classification sociale, s'agitent dans les bas-fonds de la plus méthodique et de la mieux ordonnée, en apparence, des civilisations.

La fatigue, cependant, altérait le timbre si pur de la voix de Mlle Lucienne.

Elle se versa un verre d'eau qu'elle vida d'un trait.

Et tout de suite :

-- Jamais encore, reprit-elle, je n'avais été remuée d'une sensation si douce. J'avais les yeux pleins de larmes, mais de larmes de reconnaissance et de joie. Après tant d'années d'isolement et d'abandon, rencontrer une telle amie, si généreuse et si dévouée, c'était trouver une famille. Et durant quelques semaines, je crus que la destinée, à la fin, se lassait.

Mon amie était une très-habile ouvrière, mais je ne manquais ni d'intelligence ni d'adresse, ma bonne volonté était incomparable ; il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour me montrer tout ce qu'elle savait.

C'était à un bon moment ; l'ouvrage ne manquait pas. En travaillant douze heures, la bienheureuse machine à coudre aidant, nous arrivions à gagner six, sept et jusqu'à huit francs par jour. C'était la fortune.

Et nous étions d'autant plus riches que mon amie s'entendait merveilleusement à administrer nos finances.

Livrée à elle-même depuis l'âge de treize ans, habituée à ne compter que sur elle seule, elle avait de la vie une expérience dont j'étais confondue. De ce Paris où elle était née, elle savait tout, elle connaissait tout. Personne mieux qu'elle ne pouvait débattre ses intérêts, défendre son droit, se faire rendre justice. Rien ne l'étonnait, nul ne l'intimidait. Sa science des détails matériels de l'existence était inconcevable. Impossible de la duper. Et quand elle avait dépensé une de nos pièces de cinq francs, je pouvais être tranquille, elle en avait tiré le meilleur et le plus utile parti.

Eh bien ! cette fille si laborieuse et si économe, n'avait même pas la plus vague notion des sentiments qui sont l'honneur de la femme.

Je n'avais pas idée d'une si complète absence de sens moral, d'une si inconsciente dépravation, d'une impudeur si effrontément naïve.

La règle de sa conduite, c'était sa fantaisie, son instinct, le caprice du moment.

Elle avait des côtés que je ne pouvais pas m'expliquer. Elle disait, par exemple, qu'il faut se reposer quand on a bien travaillé, et elle faisait le lundi comme les ouvriers. Elle restait volontiers à sa machine le dimanche, mais le lundi, elle se fût laissé couper le bras plutôt que de faire un point.

Elle aimait les longues stations dans les cafés, les mélodrames entremêlés de chopes et d'oranges pendant les entr'actes, les parties de canot à Asnières, et surtout, et avant tout, le bal.

Elle était comme chez elle à l'Élysée-Montmartre et au Château-Rouge ; elle y connaissait tout le monde, le chef d'orchestre la saluait, ce dont elle était extraordinairement fière, et quantité de gens la tutoyaient.

Je l'accompagnais partout, dans les commencements, et bien que n'étant pas précisément naïve, ni gênée par les scrupules de mon éducation, je fus tellement consternée de l'incroyable désordre de sa vie, que je ne pus m'empêcher de lui en faire quelques représentations.

Elle se fâcha tout rouge.

-- Tu fais ce qui te plaît, me dit-elle, laisse-moi faire ce qui me convient.

C'est une justice que je lui dois : jamais elle n'essaya sur moi son influence, jamais elle ne m'engagea à suivre son exemple. Ivre de liberté, elle respectait la liberté des autres. Alors que ma conduite eût dû lui paraître l'amère critique de la sienne, elle la trouvait toute naturelle. Si les gens qui se trouvaient avec nous se moquaient de moi, elle prenait mon parti. En deux ou trois circonstances, où on m'attaqua un peu vivement, elle me défendit vigoureusement.

-- Laissez-la, disait-elle, chacun a son idée, n'est-ce pas ?

Mais la société qu'elle recherchait me répugnait, et j'éprouvais pour ce qu'elle appelait le plaisir un insurmontable dégoût. Peu à peu je sortais plus rarement avec elle. Lorsqu'elle s'en allait le lundi, je restais à la maison, lisant quelque roman que j'allais louer au cabinet de lecture de la rue des Dames, ou passant l'après-midi avec un de nos voisins.

C'était un vieux musicien, si pauvre que, plus d'une fois, sans nous, il serait peut-être mort de faim tout seul dans sa mansarde. Mais il possédait un piano, et me faisait de la musique. Il savait, paroles et musique, des opéras entiers, qu'il me chantait avec un accent si comique, que parfois j'éclatais de rire, mais avec une telle intensité d'expression que, par moments, je ne pouvais retenir mes larmes. Il m'appelait sa madone brune et voulait m'apprendre à chanter, prétendant qu'il ferait de moi une grande actrice. Pauvre bonhomme ! qui sait ce qu'il est devenu ?...

Enfin ! une fois encore j'étais à flot, et je possédais bien plus de nippes que n'en contenait la malle qui m'avait été volée.

Je trouvais cette vie bonne, et je la mènerais encore, si mon amie, un beau jour, ne s'était éprise follement d'un jeune homme dont elle avait fait la connaissance à l'Élysée.

Il était calicot de son état, assez bien de sa personne, et toujours mis avec une extrême recherche, mais prétentieux et commun, égoïste, sot et fat au delà de toute expression.

Il me déplaisait, et je ne le cachais guère, et cependant mon amie s'imagina que je le lui enviais et que j'avais formé le dessein de le lui ravir.

J'essayai de lui démontrer son erreur, en vain. La jalousie ne raisonne pas.

C'était chaque jour quelque scène nouvelle et de plus en plus violente, et quand elle avait la tête montée, elle s'en allait racontant partout que c'était une indignité, que ma sagesse n'était qu'une abominable hypocrisie, qu'elle m'avait ramassée au coin d'une borne, logée, nourrie, vêtue, et que pour la récompenser je prétendais lui ravir son amant. Elle jurait qu'elle me marquerait de ses ongles, et que certainement, quelque jour elle me jetterait du haut en bas de l'escalier.

Je n'avais pas le courage de lui en vouloir, car véritablement elle souffrait beaucoup, et je ne pouvais oublier l'immense service qu'elle m'avait rendu.

Mais je compris que la vie commune était désormais impossible et qu'il ne me restait plus qu'à me chercher un asile.

Mon amie ne m'en laissa pas le temps.

Rentrant un lundi soir, sur les onze heures, elle me signifia d'avoir à déguerpir sur-le-champ. J'essayai quelques observations, elle m'accabla d'injures. Pour rester il eût fallu engager une lutte dégradante, je cédai, et quoique de beaucoup la plus forte, je sortis.

Je passai cette nuit-là sur une chaise, chez notre vieux voisin.

Mais le lendemain, ce fut bien une autre explication encore, lorsque j'allai demander à mon ancienne amie de me donner mes effets. Elle prétendait tout garder, et je fus obligée, quoiqu'il m'en coûtât, de recourir à l'intervention du commissaire de police.

Il me donna raison. Mais les bons moments étaient passés. La chance propice ne me suivit pas dans la misérable maison garnie où je louai une chambre. Je n'avais pas les relations de mon amie avec quantité d'entrepreneurs, et je ne possédais pas une machine à coudre. À peine en travaillant quinze ou seize heures arrivais-je à gagner trente sous par jour. Ce n'était pas assez pour me nourrir et payer mon logement qui me coûtait vingt-cinq francs par mois.

Pour comble, l'ouvrage me manqua. Loque à loque, tout ce que je possédais prit le chemin du Mont-de-Piété.

Et par un triste jour de décembre, chassée de mon garni, je me trouvai sur le pavé, n'ayant pour toute fortune qu'une pièce de dix sous.

Jamais je ne m'étais vue si bas, et le découragement s'en mêlant, et la lassitude de la lutte, je ne sais à quelles extrémités je me serais décidée, quand le souvenir me revint de cette dame si riche, dont les chevaux m'avaient renversée au coin du boulevard.

J'avais gardé sa carte de visite.

Sans hésiter, j'entrai dans une crèmerie, où je demandai une plume et du papier, et surmontant les dernières révoltes de mon orgueil, j'écrivis :

« Vous souvient-il, madame, d'une pauvre fille que votre voiture a failli écraser ? Une fois déjà, elle s'est adressée à vous, et vous ne lui avez pas répondu.

Elle est aujourd'hui sans asile et sans pain, et vous êtes sa suprême espérance... »

Ces quelques lignes mises sous enveloppe, je courus à l'adresse indiquée, et j'y trouvai un hôtel magnifique, précédé d'une vaste cour.

Chez le concierge où j'entrai, cinq ou six domestiques causaient, qui me toisèrent en ricanant, quand je leur demandai de porter ma lettre à Mme la baronne de Thaller...

L'un d'eux pourtant eut pitié :

-- Venez avec moi, me dit-il, venez !...

Il me fit traverser la cour, et m'ayant fait entrer dans le vestibule :

-- Donnez-moi votre lettre, ajouta-t-il, et attendez-moi ici.

De même que la première fois, au nom de Mme de Thaller, Maxence ouvrait la bouche pour formuler les réflexions qui lui traversaient l'esprit...

Mais, ainsi que la première fois, Mlle Lucienne lui imposa silence.

Et continuant :

-- De ma vie, dit-elle, je n'avais rien vu d'aussi magnifique que ce vestibule de l'hôtel de Thaller, avec ses hautes colonnes, son pavé de marbres de toutes les couleurs, ses statues, ses larges caisses de bronze pleines de fleurs les plus rares, et ses banquettes de velours où des valets en grande livrée bâillaient à se démettre la mâchoire.

J'étais un peu intimidée, je l'avoue, de tout ce luxe, et je demeurais piteusement plantée sur mes pieds, lorsque, tout à coup, les valets se dressèrent respectueusement.

Une des portes du fond venait de s'ouvrir, livrant passage à un homme d'un certain âge déjà, grand, mince, vêtu à la dernière mode, et portant de longs favoris roux qui lui descendaient jusqu'au milieu de la poitrine...

-- Le baron de Thaller ! murmura Maxence.

La jeune fille ne releva pas l'interruption.

-- L'attitude des domestiques, poursuivit-elle, m'avait révélé le maître.

Je m'inclinais devant lui, rouge et toute honteuse, lorsque m'apercevant, il s'arrêta court, tressaillant de la tête aux pieds.

-- Qui êtes-vous ? me demanda-t-il brusquement.

J'attribuais sa stupeur au triste état de ma toilette, que les splendeurs qui m'environnaient faisaient paraître plus misérable et plus délabrée. Et d'une voix à peine intelligible je commençai :

-- Je suis une pauvre fille, monsieur...

Mais il m'interrompit.

-- Au fait ! Que voulez-vous ?

-- J'attends une réponse à une requête que je viens de faire présenter à madame la baronne...

-- À quel sujet ?

-- Un jour, monsieur, j'ai été renversée par la voiture de madame la baronne. J'ai été grièvement blessée, il a fallu me porter à l'hôpital...

Il y avait comme de l'effarement dans le regard que cet homme tenait obstinément rivé sur moi.

-- Alors, c'est vous, reprit-il, qui, une fois déjà, avez fait parvenir à ma femme une longue lettre ?

-- Oui, monsieur.

-- Vous y racontiez votre vie ?...

-- En effet.

-- Vous y disiez que vous n'avez pas de famille, ayant été abandonnée par votre mère chez des maraîchers de Louveciennes ?

-- C'est la vérité.

-- Que sont devenus ces maraîchers ?

-- Ils sont morts.

-- Comment s'appelait votre mère ?

-- Je ne l'ai jamais su.

À la stupeur première de M. de Thaller succédait visiblement une vive irritation. Mais plus ses façons étaient hautaines et brutales, mieux je reprenais mon sang-froid.

-- Et vous voulez des secours ? reprit-il.

Je me redressai, et le regardant bien dans les yeux :

-- Pardon ! dis-je, c'est une légitime indemnité que je réclame.

En vérité, il me sembla que ma fermeté l'inquiétait.

Avec une précipitation fébrile, il se mit à fouiller ses poches.

Il en retira pêle-mêle tout ce qu'elles contenaient d'or et de billets de banque, et me le mettant dans la main, sans compter :

-- Tenez, me dit-il, prenez ! Êtes-vous contente ?

Je lui fis remarquer qu'ayant fait remettre une lettre à Mme de Thaller, il était convenable d'attendre sa réponse. Mais il ne voulut pas me le permettre. Et me poussant vers la porte, qu'un valet venait d'ouvrir :

-- Allez, disait-il, soyez tranquille, je dirai à ma femme que je vous ai vue, retirez-vous...

Je me retirai, en effet, et je n'avais pas fait dix pas dans la cour, que je l'entendis crier à ses domestiques :

-- Vous voyez bien cette mendiante ? Le premier de vous qui lui laisserait franchir le seuil de ma porte, serait chassé à l'instant...

Une mendiante, moi ! Ah ! le misérable ! Je me retournai pour lui jeter son aumône à la face, mais déjà il avait disparu et je ne trouvai devant moi que les visages stupidement gouailleurs des valets.

Je sortis donc. Mais à mesure que la marche dissipait ma colère, je m'applaudissais d'avoir été empêchée de suivre l'inspiration de mon orgueil blessé.

-- Pauvre fille ! me disais-je, où en serais-tu à cette heure ? Tu n'aurais plus qu'à choisir entre le suicide et la plus vile débauche ; tandis que te voici désormais au-dessus de la misère.

Je passais alors devant l'établissement d'un petit traiteur. J'y entrai. J'avais grand faim, n'ayant pour ainsi dire rien pris depuis plusieurs jours. J'avais hâte aussi de compter mon trésor.

Le baron de Thaller m'avait donné neuf cent trente francs.

Je n'en revenais pas, de me voir en possession d'une telle somme, qui dépassait de beaucoup mes ambitions les plus hautes et qui me semblait inépuisable. J'en avais comme des éblouissements.

-- Et cependant, pensais-je, si M. de Thaller eût eu aussi bien dix mille francs dans ses poches, il me les eût donnés de même.

Comment expliquer cette étrange générosité ? D'où venait sa stupeur, en m'apercevant, puis sa colère, son trouble et cette hâte de se débarrasser de moi ? Comment un homme qui devait avoir la tête pleine des plus grands soucis, s'était-il si parfaitement souvenu de moi et de la lettre que j'avais écrite à sa femme ? Pourquoi, après s'être montré si libéral, m'avait-il si sévèrement consignée à sa porte ?

C'est en vain que je me torturais l'esprit à chercher une explication à une chose inexplicable.

Je finis par me dire que sans doute je m'étais abusée, que j'avais mal vu, que j'avais pris pour des réalités les chimères de mon imagination.

Et je ne me préoccupai plus que de l'emploi de ma soudaine fortune.

Le jour même, je me louai une petite chambre, rue du Faubourg Saint-Denis, où je m'achetai une machine à coudre. Et dès la fin de la semaine, j'avais de l'ouvrage devant moi pour plusieurs mois...

Ah ! cette fois, il me semblait bien que je n'avais plus rien à redouter de la destinée, et c'est d'un œil tranquille que j'envisageais l'avenir.

Je travaillais d'un tel cœur, que j'en étais arrivée, au bout d'un mois, à gagner de quatre à cinq francs par jour, quand une après-midi, je vis arriver chez moi un gros homme, très-bien mis, à l'air loyal et bon enfant, et qui s'exprimait assez difficilement en français.

Il était Américain, me dit-il, et m'était adressé par la patronne pour laquelle je travaillais. Ayant besoin d'une habile ouvrière parisienne, il venait me proposer de le suivre à New-York, où il m'assurerait une brillante position.

Mais je connaissais plusieurs pauvres filles, qui sur la foi de promesses éblouissantes s'étaient expatriées. Une fois à l'étranger, elles avaient été misérablement abandonnées, et en avaient été réduites, pour ne pas mourir de faim, aux plus épouvantables expédients.

Je refusai donc, en avouant les raisons de mon refus.

Mon visiteur aussitôt se récria. Pour qui donc le prenais-je ? C'était la fortune que je repoussais. Il me garantissait à New-York le logement, la table et des appointements de deux cents francs par mois. Il prenait à sa charge tous les frais de voyage et de déplacement. Et pour me prouver la pureté de ses intentions, il était prêt, déclarait-il, à signer un traité et à me verser une somme de mille francs.

Dame ! c'était si séduisant que ma résolution chancela.

-- Eh bien ! lui dis-je, accordez-moi vingt-quatre heures de réflexion. Je veux consulter ma patronne.

Il en parut extrêmement contrarié, mais ne pouvant me faire revenir sur cette détermination, il me quitta en me promettant de revenir le lendemain chercher ma réponse définitive.

Aussitôt, je courus chez ma patronne. Elle ne comprit rien à ce que je lui contais ; elle ne m'avait envoyé personne ; elle ne connaissait aucun Américain...

Je ne le revis plus, comme de raison, et cette aventure singulière ne laissait pas que de me tracasser un peu, quand un soir de la semaine suivante, comme je rentrais chez moi, vers onze heures, deux agents de police m'arrêtèrent, et malgré mes protestations, me conduisirent au poste, où je fus enfermée avec une douzaine de malheureuses qu'on venait de prendre sur le boulevard.

Je passais la nuit à pleurer de honte et de colère, et je ne sais trop tout ce qui serait advenu, si l'officier de paix qui m'interrogea le matin ne s'était trouvé un homme juste et bon.

Dès que je lui eus exposé que j'étais victime de la plus humiliante erreur, il envoya un agent aux renseignements, et la preuve lui ayant été fournie que j'étais une ouvrière honnête, et vivant de son travail, il me dit que j'étais libre.

Cependant, avant de me laisser sortir :

-- Prenez garde, mon enfant, me dit-il, c'est sur une déclaration formelle, et qui a tous les caractères d'une parfaite authenticité, que vous avez été arrêtée. Donc, vous avez des ennemis, des gens qui ont un intérêt quelconque à se débarrasser de vous.

Visiblement, Mlle Lucienne était écrasée de fatigue ; la voix lui manquait. Mais c'est inutilement que Maxence la conjura de prendre quelques moments de repos.

-- Non, répondit-elle, mieux vaut en finir...

Et, faisant un effort, elle reprit, se hâtant de plus en plus :

-- Je rentrai chez moi toute bouleversée des avertissements de l'officier de paix. Je ne suis pas lâche, mais c'est une chose terrible que de se savoir incessamment menacée d'un danger inconnu, mystérieux, qu'on ne peut imaginer, contre lequel on ne peut rien.

Et mes inquiétudes étaient d'autant plus grandes, qu'il me semblait discerner une relation frappante entre l'infâme délation dont je venais d'être victime, et l'étrange démarche de ce soi-disant Américain qui avait essayé de m'emmener à New-York.

C'est en vain, cependant, que je fouillais mon passé, je n'y découvrais personne qui eût à ma perte un intérêt quelconque.

Ceux-là seuls ont des ennemis qui ont eu des amis.

Je n'avais jamais eu qu'une amie : cette bonne fille des Batignolles, qui dans un accès de jalousie absurde m'avait jetée hors de chez elle.

Était-ce elle que je devais accuser ? Évidemment non ! Je la connaissais assez pour la savoir incapable de rancune, assez pour être persuadée que depuis longtemps déjà elle devait avoir oublié le calicot vainqueur qui avait été cause de notre rupture.

Fallait-il m'en prendre aux neveux de ma vieille bienfaitrice, à ces gens avides et sans scrupules qui m'avaient chassée de la Jonchère ? Plusieurs lettres de moi à leur parente avaient dû leur rappeler mon existence. Mais que pouvaient-ils craindre de moi ?

L'officier de paix s'était-il donc amusé de ma simplicité ? Pourquoi ? Dans quel but ? C'était inadmissible. Et d'ailleurs il m'avait remis sa carte, en me disant de me recommander de lui en cas de malheur.

Mais il pouvait s'être trompé.

Si improbable que ce fût, je cherchais à me le persuader. Et comme les semaines se succédaient sans amener de nouvel incident, comme j'avais toujours beaucoup d'ouvrage et que je gagnais assez d'argent pour faire des économies, je me rassurai, petit à petit, et je négligeai les précautions dont je m'étais entourée dans les commencements.

J'en étais venue à rire de mes terreurs, quand un jour que ma patronne avait à livrer une commande importante et très-pressée, elle m'envoya chercher.

Nous n'eûmes terminé notre besogne que bien après minuit.

Elle voulait me faire coucher chez elle, mais il eût fallu dédoubler un lit et déranger toute la maison.

-- Baste ! lui dis-je, ce ne sera pas la première fois que je traverserai Paris au beau milieu de la nuit.

Je partis donc, et je m'en allais pressant le pas, quand, de l'angle d'une rue obscure, un homme s'élança sur moi, me terrassa, me frappa, et m'eût infailliblement tuée, sans deux braves bourgeois qui accoururent au seul cri que je poussai.

L'homme s'enfuit, et j'en fus quitte pour une blessure tellement légère, que je pus regagner mon domicile à pied.

Mais le lendemain, dès le matin, je courus chez l'officier de paix.

Il m'écouta d'un air grave, et quand j'eus achevé :

-- Comment étiez-vous vêtue ? me demanda-t-il.

-- Tout de noir, répondis-je, comme une ouvrière, bien modestement...

-- N'aviez-vous rien sur vous qui pût tenter la cupidité d'un voleur ?

-- Rien : pas de bijoux, pas de chaîne de montre, pas même de boucles d'oreilles.

Il fronçait les sourcils.

-- Alors, prononça-t-il, ce n'est pas un crime fortuit, c'est une tentative nouvelle des gens qui déjà se sont attaqués à vous.

Telle était bien mon opinion. Et cependant :

-- Eh ! monsieur, m'écriai-je, qui donc peut s'attaquer à moi qui ne suis rien ? J'ai beau chercher, je ne me vois pas un ennemi !...

Et comme je n'avais pas à douter de sa bienveillance, tout de suite, je lui dis ce que je suis et tous les hasards de ma vie.

-- Vous êtes une fille naturelle, reprit-il, dès que j'eus fini, et vous avez été lâchement abandonnée ; cela seul suffirait à justifier toutes les suppositions. Vous ne connaissez pas vos parents, mais il se peut qu'ils vous connaissent, eux, et que jamais ils ne vous aient perdue de vue. Votre mère, à ce que vous croyez, était une ouvrière ? soit ! Mais votre père ? Savez-vous quels intérêts votre existence menace ? savez-vous quel échafaudage de mensonges et d'infamies votre apparition renverserait ?

J'écoutais, bouche béante.

Jamais de telles conjectures ne m'avaient traversé l'esprit, et si je doutais de leur vraisemblance, il me fallait bien reconnaître qu'elles étaient admissibles.

-- Enfin, que dois-je faire ? demandai-je.

L'officier de paix hocha la tête.

-- En vérité, ma pauvre enfant, me répondit-il, je ne sais trop que vous dire. La police n'a pas la puissance de Dieu. Elle ne peut rien pour prévenir le crime conçu dans la cervelle d'un scélérat inconnu.

J'étais épouvantée, il le vit et eut pitié :

-- À votre place, ajouta-t-il, je changerais de domicile. Peut-être un déménagement lestement exécuté fera-t-il perdre votre piste aux misérables acharnés après vous. Et surtout, donnez-moi votre nouvelle adresse. Tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger et assurer votre sécurité, je le ferai...

Et cet homme excellent a tenu sa parole, et une fois encore, je lui ai dû mon salut. C'est lui, à cette heure, qui est le commissaire de police de notre quartier, et c'est lui qui a mis à la raison Mme Fortin.

Je me hâtai du reste de suivre ses conseils, et dès le surlendemain j'étais installée ici, dans la chambre que j'occupe encore.

Craignant d'être épiée, avant de déménager, et quoiqu'il m'en coûtât, j'avais annoncé à ma patronne que je la quittais, la priant, si quelqu'un venait aux informations, de répondre que je m'étais décidée à partir pour l'Amérique.

Je ne tardai pas à retrouver de l'ouvrage, chez un couturier très à la mode, et que vous devez connaître de nom : Van Klopen. Ce ne fut pas pour longtemps.

La guerre venait d'être déclarée. Tous les jours le télégraphe annonçait une nouvelle défaite. Les Prussiens approchaient. La République fut proclamée.

Puis, le siége commença. Déjà depuis une quinzaine, M. Van Klopen avait fermé ses ateliers et quitté Paris.

J'avais quelques économies, grâce à Dieu, et je les ménageais comme des naufragés ménagent leurs derniers vivres, quand, au moment où je m'y attendais le moins, un peu d'ouvrage m'arriva.

C'était un dimanche, et j'étais descendue sur le boulevard, quand plusieurs bataillons de la garde nationale vinrent à passer.

Debout sur le bord du trottoir, je les regardais défiler, lorsque tout à coup, je vis une des cantinières qui marchaient derrière la musique s'arrêter et accourir vers moi, les bras ouverts...

C'était mon ancienne amie des Batignolles, qui m'avait reconnue.

Elle se jeta à mon cou, et comme immédiatement nous étions devenues le centre d'un groupe de cinq cents badauds :

-- Il faut que je te parle, me dit-elle. Si tu demeures aux environs, allons chez toi. Tant pis pour le service !

Je l'amenai ici, et aussitôt elle se mit à s'excuser en pleurant de sa conduite passée, me suppliant de lui rendre mon amitié. Comme je l'avais prévu, il y avait longtemps qu'elle avait oublié le calicot, cause de notre rupture, et c'est avec le dernier mépris qu'elle en parlait. En ce moment, elle aimait pour tout de bon, déclarait-elle, un tapissier-décorateur qui était capitaine de la garde nationale. C'était à lui qu'elle devait d'être cantinière, et elle m'offrait une situation pareille, si le cœur m'en disait.

Mais le cœur ne m'en disait pas. Et comme cependant, je me plaignais de ne pouvoir trouver de travail, elle me jura qu'elle m'en aurait, par son capitaine, qui était un homme très-influent.

Par lui, en effet, j'obtins quelques douzaines de vareuses. C'était assurément fort mal payé, mais le peu que je gagnais était toujours autant de moins à prendre sur mes pauvres ressources.

À cela, je dus de ne pas trop souffrir pendant le siége.

Mes ennemis avaient-ils perdu ma piste ou avaient ils quitté Paris ? Le fait est que nulle tentative nouvelle ne trahit leur haine, en un moment où il me semblait que cependant elle eût eu beau jeu.

Après l'armistice, malheureusement, M. Van Klopen n'étant pas de retour encore, il me fut impossible de me procurer de l'ouvrage ; mes économies étaient épuisées, et je serais morte de faim pendant la Commune, sans mon amie des Batignolles.

À diverses reprises, elle m'apporta un peu d'argent et des provisions.

Elle avait abandonné son baril de cantinière et se croyait fermement appelée aux plus hautes destinées politiques.

Son capitaine était devenu colonel, il allait, m'assurait-elle, être nommé membre du gouvernement, et il lui avait promis de l'épouser...

L'entrée des troupes dans Paris vint mettre fin à son rêve éblouissant.

Un soir, je la vis arriver blême de peur. Elle se supposait très-gravement compromise et me suppliait de la cacher.

Pendant quatre jours, je lui donnai l'hospitalité. Le cinquième, au moment où nous allions nous mettre à table pour dîner, des agents envahirent ma chambre, et nous montrant un mandat d'amener, nous commandèrent de les suivre.

Tel était, en prononçant ces derniers mots, l'accent de Mlle Lucienne, que Maxence, instinctivement, se dressa, comme s'il l'eût vue menacée d'un grand danger et qu'il eût voulu la défendre.

Elle le remercia d'un regard, et sans s'interrompre et toujours plus vite :

-- Il n'y avait pas à résister, dit-elle, ni à discuter, ni à protester. Mon amie, stupide de terreur, s'était affaissée sur une chaise. Moi, je ne perdis pas la tête. Pendant que les agents se livraient dans ma chambre à de minutieuses et bien inutiles investigations, je décidai l'un d'eux à courir prévenir mon ami l'officier de paix.

Il était chez lui, par grand hasard, et en apprenant ce qui se passait, il se hâta de venir à mon secours.

Sur le moment, son intervention ne pouvait me servir. Les agents lui déclarèrent que leurs ordres étaient formels et qu'ils devaient nous conduire directement à Versailles.

-- Eh bien ! me dit-il, je vous accompagnerai.

Ma situation était grave, il le reconnut dès les premières démarches qu'il fit le lendemain. Mais il discerna, du même coup et nettement cette fois, une nouvelle manœuvre des misérables qui avaient juré ma perte.

J'avais été dénoncée, en même temps, au préfet de police et à l'autorité militaire, comme étant restée, jusqu'aux dernières heures de la lutte, au service de la Commune. On affirmait que j'avais fait partie d'une bande d'ignobles incendiaires et qu'on m'avait reconnue derrière une barricade, faisant le coup de feu.

J'avais été épiée, évidemment, et l'idée de cette infamie avait été suggérée par mes relations avec mon amie des Batignolles, plus terriblement compromise encore qu'elle ne l'avait cru, la pauvre fille, puisque son colonel avait été pris les armes à la main, qu'il était convaincu de pillage et de meurtre, et qu'elle était accusée de complicité.

C'était chez moi, prétendaient les délateurs, qu'elle avait caché le produit de ses vols, et ils ajoutaient que dix témoins, au besoin, affirmeraient l'avoir vue entrer à l' Hôtel des Folies , pliant sous le faix d'énormes paquets.

De là, les perquisitions obstinées des agents, le jour de notre arrestation.

C'est d'ailleurs avec une infernale perfidie que la dénonciation nous confondait, mon amie et moi, attribuant à l'une les actes de l'autre, m'imputant à moi tout ce qu'elle avait pu faire de criminel.

Et les provisions qu'elle m'avait apportées, et sa présence chez moi après la lutte, donnaient à la calomnie toutes les apparences de la vérité.

On m'a conté qu'en ces heures sinistres, des lâches immondes se trouvèrent, qui profitant de l'effarement des esprits, essayèrent d'assouvir leurs haines et de se défaire de leurs ennemis. J'ai ouï dire que la police fut surprise par un tel débordement de dénonciations, que le cœur lui en leva, et qu'elle fut obligée de menacer les délateurs de les rechercher et de les poursuivre.

Isolée comme je l'étais, sans ressources, je devais périr et je périssais, certainement, sans le dévouement de mon ami l'officier de paix, sans sa situation particulière surtout, qui lui ouvrit immédiatement la porte de tous les bureaux et du cabinet même de mes juges.

Il réussit à démontrer que j'étais victime d'une ténébreuse intrigue, que je n'étais pas restée un seul jour hors de chez moi, que j'étais innocente, enfin, de tout ce dont on m'accusait.

Et après quarante-huit heures de détention, qui me parurent un siècle, je fus remise en liberté...

À la porte, je trouvai l'homme qui venait de me sauver.

Il m'attendait, mais il ne me permit pas de lui exprimer la reconnaissance dont mon cœur débordait.

-- Vous me remercierez, interrompit-il brusquement, quand je l'aurai mérité. Je n'ai rien fait pour vous, que n'eût fait, à ma place, le premier honnête homme venu. Ce que je veux, c'est découvrir quels intérêts vous menacez, sans vous en douter, et qui doivent être considérables, si j'en juge par la passion et la ténacité qu'on met à vous poursuivre. Ce que je prétends, c'est mettre la main sur les lâches gredins que vous gênez si fort...

Je secouai la tête.

-- Vous ne réussirez pas, lui dis-je.

-- Qui sait ! J'ai fait, dans ma vie, plus difficile que cela, et plus fort !...

Et tirant à demi de sa poche, et me montrant un large pli :

-- Ceci, me dit-il, est la dénonciation sur laquelle vous avez été arrêtée. J'ai obtenu qu'on me la confiât. J'en ai attentivement étudié l'écriture, et je me suis assuré qu'elle n'est pas contrefaite. C'est un élément, cela. C'est le moyen, toujours à ma portée, de vérifier mes soupçons, le jour où il m'en viendra. Patience ! Nous avons du temps devant nous...

C'est l'avenue de Paris que nous suivions, en causant ainsi, car il me conduisait au chemin de fer.

-- Nous allons nous quitter, continuait-il, mais avant, écoutez mes instructions et tâchez de ne vous en point écarter.

Vous allez rentrer à Paris et reprendre vos occupations ordinaires. Répondez vaguement aux questions qui vous seront adressées, et surtout, ne parlez pas de moi. Il faut continuer à habiter l' Hôtel des Folies . Il est dans mon quartier, d'abord, dans ma sphère d'action, ce qui est très-important, et de plus les propriétaires se sont mis dans le cas de n'oser pas me désobéir quand je leur commanderai quelque chose. À moins d'un incident imprévu et grave, ne venez jamais à mon bureau ; notre succès serait fort aventuré si on soupçonnait l'intérêt que je vous porte.

Après ce dernier échec, vos ennemis vont, j'imagine, se tenir en repos quelques jours, mais ils ne tarderont pas, j'en suis sûr, à chercher une occasion meilleure et à vous faire épier. Soyez sur vos gardes, guettez du coin de l'œil, et si vous surprenez quelque chose de suspect, n'en laissez rien paraître, mais écrivez-moi. Je vais, de mon côté, organiser autour de vous une surveillance occulte. Si je parviens à empoigner un des gredins chargés de vous observer, l'affaire est dans le sac, car il faudra bien qu'il me dise qui le paye...

Nous arrivions à la gare.

-- Et maintenant, ajouta cet honnête homme, assez causé ! Au revoir, et bon courage...

Malheureusement, il n'avait pas songé à m'offrir un peu d'argent, je n'avais pas osé lui en demander ; il me restait huit sous en poche, et je ne savais que trop que je ne trouverais rien chez moi. C'est donc à pied que je rentrai à Paris.

La Fortin me reçut à bras ouverts. Avec moi lui revenait l'espoir d'une créance de cent et quelques francs dont elle avait déjà fait son deuil.

Elle avait d'ailleurs à m'annoncer la meilleure des nouvelles.

Un des garçons de magasin de M. Van Klopen était venu, en mon absence, me prier de passer à l'atelier. Si fatiguée que je fusse de la route que je venais de faire, j'y courus.

Je trouvai M. Van Klopen fort triste. Il était de retour depuis l'avant-veille, et déjà criait misère. Plus de bals, plus de fêtes, plus d'assauts d'élégance au bois. C'était la fin du monde, déclarait-il. Et pour comble, ses principales clientes, ses préférées, celles qui lui devaient le plus d'argent, étaient toutes absentes, et les quelques maris chez lesquels il s'était présenté, sa facture à la main, l'avaient mis à la porte.

Il était cependant résolu à lutter, me dit-il, et il voulait m'employer, non plus comme ouvrière, mais comme essayeuse, aux appointements de cent vingt francs par mois.

Je n'étais pas dans une situation à consulter mes goûts. C'était à prendre ou à laisser ; je pris, et essayeuse je suis encore.

Chaque matin, en arrivant à l'atelier, je quitte le costume modeste que vous me voyez, et je revêts une sorte de livrée qui appartient à M. Van Klopen : d'amples jupons et une robe de soie noire.

Je n'ai plus alors qu'à m'asseoir et à attendre.

Une cliente se présente-t-elle, qui désire un pardessus, un manteau, « une confection » quelconque :

-- Mademoiselle Lucienne ? crie M. Van Klopen.

J'arrive, j'endosse un vêtement ; par l'effet qu'il produit sur moi, l'acheteuse juge de l'effet qu'il produira sur elle. M. Van Klopen débite son boniment, et c'est à qui des deux me fera mouvoir :

-- Marchez, mademoiselle... Pas si vite... Veuillez reculer... Tournez-vous... Avancez un peu... Tenez-vous plus droite... Le vêtement est délicieux... Il est décidément fort laid, faites-m'en voir un autre.

Et il y a des jours où il vient cinquante clientes, et où pour chacune d'elles, il me faut essayer deux, trois, quatre et jusqu'à dix vêtements.

C'est atrocement ridicule toujours, c'est souvent humiliant. Il y a des femmes qui oublient que je suis une femme comme elles, et non pas une mécanique, ou qui s'imaginent que l'impertinence est une preuve de distinction.

Il y en a qui me parlent comme elles ne parleraient pas à leur servante, et qui ont des exigences ineptes, le dégoût de tout, et des fantaisies impossibles.

Il en vient de laides, de vieilles, de difformes, qui s'étonnent que le même manteau qui va bien sur mes épaules, aille mal sur leur dos, qui s'en indignent, qui s'en prennent à moi, qui m'accusent de m'entendre avec Van Klopen pour les voler et les tromper.

Que de fois, après de telles séances, dans les premiers jours surtout, j'étais tentée de rendre à Van Klopen sa robe de soie !

Mais j'avais perdu mon indépendance superbe, l'audace et l'insouciance qui étaient toute ma fortune.

Les conjectures de mon ami l'officier de paix s'agitaient incessamment dans mon cerveau, et plus je les examinais, plus je les trouvais vraisemblables. Depuis qu'il me semblait avoir découvert un mystère dans ma vie, moi si positive autrefois, je me berçais de chimères. J'attendais, à brève échéance, un événement extraordinaire, une revanche de la destinée... Et je restais.

Je n'étais pas au bout de mes peines.

Mais depuis qu'il était question du sieur Van Klopen, Maxence croyait voir se démentir l'assurance hautaine de Mlle Lucienne et son imperturbable sang-froid.

Geste, attitude, regard, tout en elle trahissait l'embarras d'une situation qu'on juge ridicule, et la confusion d'un aveu qui peut prêter à la raillerie.

Moitié souriant, d'un sourire un peu forcé, et moitié attristée :

-- Mais est-il bien sensé, poursuivit-elle, après les épreuves atroces de ma première jeunesse, de tant prendre au sérieux mes contrariétés actuelles !... J'ai un emploi, des vêtements, un abri, du pain... Pourquoi me plaindre !... Et cependant, il me semble qu'aux heures sombres de ma vie, lorsque j'avais froid et que j'avais faim, je souffrais moins, en mon corps, que je ne souffre maintenant en mon âme, de certains froissements de mon amour-propre... Du moins, ce n'était pas la même souffrance...

C'est avec la plus extrême surprise, que Maxence la considérait.

Elle rougissait, sa voix se troublait, elle hésitait, elle cherchait ses mots...

Jusqu'à ce qu'enfin, secouant la tête, comme quelqu'un qui s'encourage :

-- Décidément, c'est trop niais, reprit-elle. On ne doit rougir que de ce qui est honteux. Il n'y a rien d'humiliant à être pauvre, et à faire ce qu'on peut pour vivre.

Ce que je faisais chez Van Klopen m'était excessivement pénible, et, cependant, il ne tarda pas à me demander quelque chose de plus pénible encore.

Petit à petit, les fuyards du siége et de la Commune étaient revenus. Paris se repeuplait, les hôtels se rouvraient, les étrangers affluaient, le bois de Boulogne dévasté revoyait autour du lac une partie de ses hôtes d'autrefois. Mais le luxe ne reprenait pas.

M. Van Klopen se désolait. Les commandes ne lui manquaient pas, mais quelles commandes ! Des robes sévères, des costumes de la plus extrême simplicité, des vêtements de couleur sombre, sur lesquels il avait bien du mal à gagner vingt-cinq pour cent.

Souvent il en gémissait devant moi, disant que la France était perdue, si elle laissait échapper le sceptre de la mode et des élégances féminines.

Il ne cessait de me parler du bon temps, du temps où certaines de ses clientes dépensaient chez lui jusqu'à trente mille francs par mois, où il était du meilleur ton, en revenant du bois, de monter chez lui, causer un instant chiffon et boire un verre de madère et même un verre d'absinthe.

Alors, toutes les semaines, il « créait » quelque mode nouvelle, quelque disposition bizarre, quelque complication de toilette bien savante et bien coûteuse.

Et il n'était pas embarrassé pour lancer dans le monde et faire adopter ses créations les plus excentriques. Toujours, parmi ses clientes, les plus jeunes, les plus charmantes et les plus haut titrées, il s'en trouvait qui étaient criblées de dettes, et qui, en échange d'un renouvellement de billet, consentaient à s'affubler des costumes les plus risqués, et à les montrer et à les produire.

-- Voilà les bonnes petites femmes qu'il me faudrait, disait-il, pour lancer les autres et les remettre en goût, et malheureusement elles ne sont pas rentrées, et leurs maris abusent des événements pour les confiner à la campagne et faire des économies...

Où voulait en venir M. Van Klopen ? Je déclare que je ne le soupçonnais pas du tout. Ce que voyant :

-- Il n'y a que vous, ma chère, me dit-il un jour, qui puissiez me tirer de là. Vous n'êtes vraiment pas mal, et je suis sûr qu'en grande toilette, nonchalamment étendue sur les coussins d'un huit ressorts, vous feriez tant d'effet, que toutes les femmes en seraient jalouses, et voudraient vous ressembler... Il n'en faut qu'une, vous le savez, pour donner le bon exemple...

Brusquement Maxence se leva, et se frappant le front :

-- Je comprends ! s'écria-t-il.

Mais la jeune fille poursuivait :

-- Je crus que M. Van Klopen plaisantait. Jamais il n'avait été plus sérieux, et pour me le prouver, il se mit à m'expliquer ce qu'il attendait de moi. Je pouvais, selon lui, remplacer les clientes qui avaient été ses courtières. Il me confectionnerait de ces toilettes qui forcent l'attention, et deux ou trois fois la semaine, je m'installerais dans une belle voiture qu'il me louerait, et j'irais me montrer au Bois.

La proposition me révolta.

-- Jamais ! lui dis-je.

-- Pourquoi ?

-- Parce que j'ai trop le respect de moi pour consentir jamais à faire de ma personne une réclame vivante...

Il haussait les épaules.

-- Vous avez tort, fit-il. Vous n'êtes pas riche, et je vous donnerais vingt francs par promenade. À huit par mois, ce serait cent soixante francs ajoutés à vos appointements.

Et avec un sourire honteux :

-- Sans compter, ajouta-t-il, que je vous fournis là une occasion unique de fortune. Jolie comme vous êtes, et inconnue, vous serez remarquée. Il n'en faut pas tant pour tourner la tête d'un millionnaire...

J'étais indignée.

-- Quand ce ne serait, m'écriai-je, que pour la raison que vous me dites, je refuse !...

Il ne se tenait point pour battu.

-- Vous n'êtes qu'une sotte, ma chère, me dit-il, et comme, si vous n'acceptez pas, vous cesserez de faire partie de ma maison, je pense que vous réfléchirez.

C'était tout réfléchi, et je ne songeais qu'à me mettre en quête d'un autre patron, quand mon ami, l'officier de paix, m'écrivit de passer à son bureau.

Je m'y rendis, et après m'avoir amicalement fait asseoir :

-- Eh bien, me demanda-t-il, quoi de nouveau ?

-- Rien. Je ne me suis pas aperçue que l'on m'ait épiée.

Il fit claquer sa langue d'un air mécontent.

-- Pas plus que vous, gronda-t-il, mes agents n'ont rien surpris. Et, cependant, il est clair que vos ennemis ne vous ont pas lâchée comme cela. Nous avons affaire à des malins. S'ils font les morts, c'est qu'ils méditent quelque mauvais coup. Lequel ? c'est ce que je veux savoir, et je le saurai ; je suis têtu, je ne suis pas Breton pour rien, et je n'ai pas encore jeté ma langue aux chiens. Déjà, j'ai un indice. À force de me creuser la cervelle, j'y ai trouvé une idée qui serait excellente, si je découvrais un moyen de vous mêler à ce qu'on appelle le beau monde...

Je lui expliquai, bien vite, qu'étant chez M. Van Klopen, un des premiers couturiers de Paris, j'y voyais, forcément, beaucoup de femmes de la plus haute société.

-- Cela ne suffit pas ! dit-il.

Alors, les propositions de M. Van Klopen me revinrent à l'esprit, et je les lui exposai.

Il bondit sur sa chaise.

-- Voilà l'affaire ! s'écria-t-il, et la preuve manifeste que la chance est pour nous. Il faut accepter...

Ce n'est pas à cet homme excellent que je pouvais taire mes répugnances, que la réflexion avait fort accrues.

-- Qu'adviendra-t-il, lui dis-je, si je me résigne à ce rôle odieux que M. Van Klopen me propose ? Je ne le sais que trop. Lui-même, en croyant m'éblouir, m'en a montré les dangers. Obligée d'étaler des toilettes combinées pour forcer l'attention, forcément je serai remarquée. Je ne me serai pas montrée au bois quatre fois, seule, au fond de ma voiture de louage, que chacun s'imaginera deviner quel métier j'y viens faire. Nul assurément ne soupçonnera la vérité. On me prendra pour une créature perdue. Je serai obsédée d'offres avilissantes, poursuivie, traquée. Certes, je suis sûre de moi ; je serai toujours mieux gardée par mon orgueil que par la plus attentive des mères. Mais je serai montrée au doigt, et c'en sera fait de ma réputation...

Je ne parvins pas à le convaincre.

-- Je sais que vous êtes une honnête fille, me dit-il, mais pour cela, précisément, que vous importe ce que dira le monde, toute cette cohue de gens que vous ne connaissez pas ? Le monde !... vous comprendrez ce que vaut son estime quand vous aurez vu à quelles gens il l'accorde, quand vous saurez que ce sont les plus effrontés et les plus hypocrites, les plus tarés et les plus lâches, qui constituent entre eux, et pour leur usage, cette puissance idiote qui fait trembler les imbéciles, et qui s'appelle l'opinion. Votre avenir est en jeu. Je vous le répète, il faut accepter...

-- Si vous me le commandez, dis-je...

-- Oui, je vous le commande, et je vais vous expliquer pourquoi...

Pour la première fois, Mlle Lucienne eut une réticence. Les explications de l'officier de paix, elle ne les dit pas.

Et après une pause d'un instant :

-- Vous savez le reste, mon voisin, dit-elle, puisque vous m'avez vue dans ce rôle inepte et ridicule de réclame vivante, d'annonce, de mannequin de modes.

Et les résultats ont été ce que j'avais prévu... Trouvez donc quelqu'un qui croie à mon honnêteté !... Vous avez entendu la Fortin, ce soir ? Vous-même, mon voisin, pour quelle femme m'avez-vous prise ?

Et cependant vous auriez dû surprendre quelque chose de ma souffrance et de mon humiliation, le jour où vous m'observiez si attentivement, au bois de Boulogne...

Maxence tressauta.

-- Quoi ! s'écria-t-il, vous savez ?...

-- Ne viens-je pas de vous dire que je crains toujours d'être épiée et suivie, et que je veille... Oui, je sais que vous avez essayé de surprendre le secret de mes sorties en voiture...

Maxence voulait s'excuser.

-- Restons-en là, prononça-t-elle... Vous voulez être mon ami, m'avez-vous dit ? Maintenant que vous savez ma vie tout entière, et que vous me connaissez presque comme je me connais moi-même, réfléchissez... Demain, vous me direz vos réflexions...

Et elle sortit.

I

L'aube du 1er novembre 1871 se levait pâle et glacée, blanchissant le faîte des toits. Une lueur livide et furtive glissait, comme au fond d'un puits, le long des murs humides de l'étroite cour de l' Hôtel des Folies .

Déjà montaient ces rumeurs confuses qui annoncent le réveil de Paris, dominées par le roulement sonore des voitures de laitiers, par le fracas des portes brutalement refermées, par le claquement clair des pas hâtifs sur le bitume des trottoirs.

Maxence avait ouvert sa fenêtre et s'y était accoudé mais bientôt il fut pris d'un frisson. Il referma la fenêtre, jeta du bois dans la cheminée, et s'allongea sur son fauteuil, présentant les pieds à la flamme.

C'était un événement énorme qui venait de tomber dans son existence, et autant qu'il était en lui, il s'efforçait d'en mesurer la portée et d'en calculer les conséquences dans l'avenir.

Il ne pouvait revenir du récit de cette fille étrange, de sa franchise hautaine à dérouler certaines phases de sa vie, de son effrayante impassibilité, de l'implacable mépris de l'humanité que trahissait chacune de ses paroles.

Où avait-elle appris cette dignité si simple et si noble, ce langage mesuré, cet admirable respect de soi qui lui avait permis de traverser les cloaques sans y recevoir une éclaboussure ?

Et encore sous l'impression de son attitude, de son accent et de son regard :

-- Quelle femme ! murmurait-il.

Avant de la connaître, il l'aimait.

Maintenant, il était bouleversé par une de ses passions exclusives qui s'emparent de l'être entier.

Même, il se sentait déjà à ce point sous le charme, subjugué, dominé, fasciné, il comprenait si bien qu'il allait cesser de s'appartenir, que son libre arbitre lui échappait, que sa volonté serait entre les mains de Mlle Lucienne comme le bloc de cire entre les doigts du modeleur, il se voyait si bien à la discrétion d'une énergie supérieure à la sienne, que la peur le prenait presque.

-- C'est mon avenir que je risque ! pensait-il.

Et il n'était pas de moyen terme.

Il lui fallait, ou fuir sur-le-champ, sans attendre le réveil de Mlle Lucienne, fuir sans détourner la tête... ou rester, et alors accepter tous les hasards d'une incurable passion pour une femme qui ne l'aimerait peut-être jamais...

Et il restait pantelant entre ces deux partis, comme un voyageur qui, tout à coup, verrait se bifurquer la route inconnue où il marche, et qui ne saurait laquelle prendre des deux voies ouvertes devant lui, sachant que l'une conduit au but et l'autre à un abîme.

Seulement, le voyageur, s'il se trompe et s'il le reconnaît, est toujours libre de rebrousser chemin.

L'homme, dans la vie, ne peut plus revenir à son point de départ. Chaque pas qu'il fait est définitif. S'il s'est trompé, s'il s'est engagé sur la route fatale, tant pis !...

-- Ah ! n'importe ! s'écria Maxence. Il ne sera pas dit que, par lâcheté, j'aurai laissé s'envoler le bonheur qui passe à ma portée. Je reste...

Et aussitôt, il se mit à examiner ce que raisonnablement il était en droit d'attendre.

Car il ne se méprenait pas aux intentions de Mlle Lucienne.

En lui disant : « -- Voulez-vous être amis ? » C'est bien cela qu'elle avait prétendu et voulu dire : uniquement amis.

-- Et cependant, songeait Maxence, si je ne lui avais pas inspiré un intérêt réel, se serait-elle si entièrement confiée à moi ? Elle n'ignore pas que je l'aime, et elle sait trop la vie pour supposer que je cesserai de l'aimer lorsqu'elle m'aura permis une certaine intimité.

À cette idée, des bouffées d'espérance lui montaient au cerveau.

-- Ma maîtresse, jamais, évidemment, se disait-il. Mais ma femme... pourquoi pas ?...

Mais presque aussitôt, le plus amer découragement s'emparait de lui. Il réfléchissait que Mlle Lucienne avait peut-être, à le choisir ainsi pour confident, quelque intérêt décisif qu'il ne soupçonnait pas. Et pourquoi non ?

Elle lui avait dit la vérité, il en était sûr, il l'eût juré.

Lui avait-elle dit toute la vérité ?

Assurément non, puisqu'elle lui avait tu les explications de l'officier de paix. Quelles étaient-elles ?

À se résigner au rôle que lui avait imposé Van Klopen, qu'avait-elle gagné ? Était-elle plus avancée ? Avait-elle réussi à soulever un coin du voile qui recouvrait sa naissance ? Était-elle sur les traces de ses ennemis et avait-elle découvert le mobile de leur haine ?

-- Ne serais-je, pensait Maxence, qu'un des pions de la partie qu'elle joue ? Qui me dit que si elle la gagne, elle ne me plantera pas là ?...

Peu à peu, malgré tout, le sommeil le gagnait, et lorsqu'il croyait calculer, déjà il dormait, en murmurant le nom de Lucienne.

Le grincement de sa porte qui s'ouvrait l'éveilla en sursaut.

Il se dressa sur ses jambes.

Mlle Lucienne entra.

-- Comment ! lui dit-elle, vous ne vous êtes pas couché ?...

-- Vous m'aviez recommandé de réfléchir, répondit-il, j'ai réfléchi...

Il consulta sa montre, elle marquait midi.

-- Ce qui n'empêche, ajouta-t-il, que je me suis endormi sur mon fauteuil...

Tous les doutes qui l'assiégeaient au moment où le sommeil s'était emparé de lui, se représentaient à son esprit avec une douloureuse vivacité.

-- Et non-seulement j'ai dormi, reprit-il, mais j'ai rêvé.

La jeune fille arrêta sur lui ses grands yeux noirs, et gravement :

-- Pouvez-vous me dire votre rêve ? interrogea-t-elle.

Il hésita. S'il eût eu une minute seulement de réflexion, peut-être n'eût-il pas parlé.

Mais il était pris à l'improviste.

-- J'ai rêvé, répondit-il, que nous étions amis, dans l'acception la plus pure et la plus noble de ce mot. Intelligence, cœur, volonté, ce que je suis et ce que je puis, je mettais tout à vos pieds. Vous acceptiez le dévouement le plus entier qui fût jamais, le plus respectueux et le plus tendre. Oui, nous étions bien amis, et sur une espérance à peine entrevue, et jamais exprimée, je bâtissais tout un avenir de bonheur...

Il s'arrêta.

-- Eh bien ? interrogea-t-elle.

-- Eh bien ! au moment où je croyais toucher à la réalisation de mes espérances, il arrivait que tout à coup le mystère de votre naissance vous était révélé... Vous retrouviez une famille, noble, puissante, riche... Vous qui n'avez pas de nom, vous repreniez le nom illustre qu'on vous avait volé... Vos ennemis étaient écrasés, et tous vos droits vous étaient rendus... Ce n'était plus le huit ressorts de chez Brion qui s'arrêtait devant la porte de l' Hôtel des Folies , mais une voiture largement armoriée... Cette voiture, timbrée à vos armes, était la vôtre, et elle vous attendait pour vous conduire à votre hôtel du faubourg Saint-Germain ou à votre château patrimonial... Vous y preniez place...

Il s'interrompit encore.

-- Et vous ? demanda la jeune fille.

Maxence maîtrisa un de ces spasmes nerveux qui se résolvent en larmes, et d'un air sombre :

-- Moi, répondit-il, debout sur le bord du trottoir, j'attendais de vous un souvenir, un mot, un regard... Vous aviez oublié jusqu'à mon existence... Votre cocher enleva ses chevaux qui partirent au galop, et bientôt je vous perdis de vue... Et une voix alors, la voix inexorable de la réalité, me cria : « Tu ne la reverras jamais !... »

D'un mouvement superbe Mlle Lucienne s'était redressée.

-- Ce n'est pas avec votre cœur, je l'espère, que vous me jugez, monsieur Maxence Favoral, prononça-t-elle.

Il trembla de l'avoir offensée, et vivement :

-- Je vous en conjure... commença-t-il.

Mais elle poursuivait, d'une voix où vibrait toute son âme :

-- Je ne suis pas de ceux qui lâchement renient leur passé. Le jour où l'officier de paix m'a tirée des prisons de Versailles, je lui ai dit que j'allais y rentrer, s'il ne me donnait pas sa parole de faire pour mon amie tout ce qu'il eût fait pour moi. Votre rêve ne se réalisera jamais, on ne voit de ces choses-là que dans les drames du boulevard. S'il se réalisait pourtant, si la voiture armoriée s'arrêtait à la porte, le compagnon des mauvais jours, l'ami qui pour payer ma dette m'a offert l'argent de son mois, y aurait une place à mes côtés...

C'était plus de bonheur que n'osait en rêver Maxence. Il eût voulu parler, inventer, pour traduire sa reconnaissance, des expressions nouvelles, de ces mots qui semblent manquer aux situations excessives. Mais il suffoquait, et, accumulées par tant d'émotions successives, les larmes montaient à ses yeux...

D'un mouvement passionné, il saisit la main de Mlle Lucienne, et, la portant à ses lèvres, il la couvrit de baisers...

Doucement, mais résolûment elle se dégagea, et arrêtant sur lui son beau regard clair :

-- Amis ! prononça-t-elle.

Il eût suffi de son accent pour dissiper, s'il en eût eu, les illusions présomptueuses de Maxence. Mais il n'avait pas d'illusions.

-- Uniquement amis, répondit-il, jusqu'au jour où vous serez ma femme. Vous ne pouvez me défendre d'espérer. Vous n'aimez personne ?...

-- Personne.

-- Eh bien ! puisque nous allons marcher dans la vie, du même pas et la main dans la main, laissez-moi croire que nous trouverons l'amour à un détour de la route...

Elle ne répondit pas.

Et ainsi se trouva scellé entre eux un traité d'amitié auquel ils devaient rester si exactement fidèles, que jamais le mot d'amour ne monta jusqu'à leurs lèvres.

En apparence leur existence n'en fut pas modifiée.

Chaque matin, comme par le passé, dès sept heures, Mlle Lucienne se rendait chez M. Van Klopen, et une heure plus tard, Maxence partait pour son bureau.

Le soir, ils se retrouvaient, et comme l'hiver était venu, ils passaient leur soirée sous la même lampe, au coin du feu.

Mais ce qu'il était aisé de prévoir arriva.

Nature indécise et faible, Maxence ne tarda pas à subir l'influence du caractère énergique et obstiné de la jeune fille. Elle lui infusa, en quelque sorte dans les veines, un sang plus généreux et plus chaud. Petit à petit, elle le pénétra de ses idées, et de sa volonté lui en fit une.

Il lui avait dit, en toute sincérité, son histoire, les misères de la maison paternelle, les rigueurs exagérées et la parcimonie de M. Favoral, la timidité soumise de sa mère, le caractère déterminé de Mlle Gilberte.

Il ne lui avait rien dissimulé de son passé, de ses erreurs ni de ses folies, s'accusant même de celles de ses actions dont le souvenir lui était le plus pénible, comme d'avoir, par exemple, abusé de l'affection de sa mère et de sa sœur, pour leur extorquer tout l'argent qu'elles gagnaient.

Il lui avait avoué, enfin, qu'il ne travaillait qu'à son corps défendant, contraint et forcé par la nécessité, qu'il n'était rien moins que riche, que, bien qu'il prît son repas du soir chez ses parents, ses appointements lui suffisaient à peine, et que même il avait des dettes.

Mais il espérait bien, ajoutait-il, qu'il n'en serait pas toujours ainsi, qu'il verrait le terme de tant de misères et de privations.

-- Mon père a, pour le moins, cinquante mille livres de rentes, disait-il, tôt ou tard je serai riche.

Loin de sourire à Mlle Lucienne, cette perspective lui fit froncer le sourcil.

-- Ah ! votre père est millionnaire ! interrompit-elle. Eh bien ! je m'explique comment, à vingt-cinq ans, après avoir refusé toutes les positions qui vous ont été offertes, vous n'avez pas de position. Vous comptiez sur votre père et non sur vous. Jugeant qu'il travaillait assez pour deux, vous vous êtes bravement croisé les bras, attendant que vous échoie la fortune qu'il amasse, que vous considérez comme vôtre, et dont il ne vous paraît que l'administrateur...

Cette morale devait sembler un peu roide à Maxence.

-- Je pense, commença-t-il, que du moment où l'on est le fils d'une famille riche...

-- On a le droit d'être inutile, n'est-ce pas ? acheva la jeune fille.

-- Certainement non, mais...

-- Il n'y a pas de mais qui tienne. Et la preuve que votre calcul a été mauvais, c'est qu'il vous a conduit là où vous êtes, et qu'il vous a enlevé votre libre arbitre et le droit de faire votre volonté. Se mettre à la discrétion d'un autre, cet autre fût-il un père, est toujours niais, et on est à la discrétion de celui dont on attend de l'argent qu'on n'a pas gagné. Croyez bien que votre père n'eût pas été si dur s'il eût été bien convaincu que vous ne sauriez pas vous passer de lui...

Il voulait discuter, elle l'arrêta.

-- Vous faut-il la preuve que vous êtes à la merci de M. Favoral ? reprit-elle. Soit ! Vous avez parlé de m'épouser...

-- Ah ! si vous vouliez !...

-- Eh bien, allez donc en parler à votre père !...

-- Je suppose...

-- Vous ne supposez pas, vous êtes parfaitement sûr qu'il vous refuserait tout net et sans réplique son consentement...

-- Je saurais m'en passer...

-- Vous lui feriez des sommations respectueuses, voulez-vous dire, et vous passeriez outre. Je l'admets. Mais lui, savez-vous ce qu'il ferait ? il s'arrangerait de telle sorte que jamais vous n'auriez un centime de sa fortune...

Maxence n'avait jamais songé à cela.

-- Donc, reprit gaiement la jeune fille, bien qu'il ne soit encore aucunement question de mariage, sachez vous assurer l'indépendance, c'est-à-dire de quoi vivre, et pour ce..., travaillons !...

C'est de ce moment que Mme Favoral put remarquer en son fils ce changement qui l'avait si fort étonnée.

Sous l'inspiration, sous l'impulsion de Mlle Lucienne, Maxence avait été soudainement pris d'une ardeur de travail et d'un désir de gagner dont jamais on ne l'eût cru capable.

Il n'arrivait plus trop tard à son bureau maintenant et n'avait plus à la fin de chaque mois des dix et quinze francs d'amende à payer.

Sitôt levée, tous les matins, Mlle Lucienne venait frapper à sa porte.

-- Allons, debout ! lui criait-elle.

Et vite il sautait à bas de son lit, et il s'habillait pour pouvoir la saluer avant qu'elle ne partît.

Le soir, sitôt la dernière bouchée de son dîner avalée, il accourait se mettre à copier les rôles qu'il se procurait chez le successeur de Me Chapelain.

Et souvent il travaillait fort avant dans la nuit, pendant que, près de lui, Mlle Lucienne s'appliquait à quelque ouvrage de broderie où elle excellait, ouvrage bien rétribué, d'ailleurs, car la mode commençait à venir, pour les femmes, de ces vêtements brodés à la main, si élégants et si coûteux.

La jeune fille était le caissier de l'association, et elle apportait à l'administration du capital social une si habile et une si sévère économie, que Maxence eut bientôt achevé de désintéresser ses créanciers.

-- Savez-vous, lui disait-elle, à la fin de décembre, qu'à nous deux, ce mois-ci, nous avons gagné plus de six cents francs !

Le dimanche, seulement, après une semaine dont pas une minute n'avait été perdue, ils se permettaient quelques distractions.

Si le temps n'était pas trop mauvais, ils sortaient ensemble, dînaient dans quelque modeste restaurant, et terminaient leur journée au théâtre, à l'Opéra-Comique, le plus souvent, car Mlle Lucienne avait gardé une véritable passion pour la musique, de ce temps où, aux Batignolles, elle avait pour voisin un vieux compositeur.

Ayant ainsi une existence commune, jeunes tous deux, libres, n'ayant leurs chambres séparées que par la largeur du palier, il était difficile que l'on crût à l'innocence de leurs relations.

Les propriétaires de l' Hôtel des Folies y croyaient moins que personne.

Mais comme le jour où la Fortin s'était avisée de dire son avis à ce sujet, Maxence furieux l'avait menacée de donner congé, elle n'en soufflait plus mot devant lui, et se contentait de rire aux larmes avec ses autres locataires, de ce qui leur paraissait la plus inutile et la plus ridicule des hypocrisies.

Ils n'étaient pas seuls de leur avis.

Mlle Lucienne ayant continué de se montrer au bois les jours où l'après-midi était belle, le nombre n'avait fait que croître des imbéciles qui l'obsédaient, qui la suivaient ou qui la faisaient suivre.

Parmi les plus obstinés se distinguait M. Costeclar, lequel se plaisait à déclarer, sur sa parole d'honneur, avoir perdu le sommeil et le goût des affaires depuis le jour où, en compagnie de M. Saint-Pavin, il avait aperçu Mlle Lucienne.

Les démarches de son valet de chambre et les lettres qu'il avait écrites étant demeurées stériles, M. Costeclar avait fini par prendre le parti d'agir de sa personne, et galamment il était venu se poster de faction devant l' Hôtel des Folies .

Sa stupeur fut grande lorsqu'il en vit sortir Mlle Lucienne donnant le bras à Maxence, et son dépit fut plus grand encore.

-- Cette fille est stupide, pensa-t-il, de me préférer un garçon qui n'a pas dix louis par mois à dépenser. Mais rira bien qui rira le dernier...

Et comme il était homme d'expédients, il s'en alla, dès le lendemain, flâner aux environs du Comptoir du crédit mutuel , et ayant rencontré, par hasard, M. Favoral, il lui raconta que son fils, Maxence, se ruinait pour une demoiselle dont les toilettes faisaient scandale, lui insinuant délicatement qu'il était de son devoir, à lui, père de famille, de mettre ordre à cela.

C'était l'époque, précisément, où Maxence songeait à se faire admettre dans les bureaux du Comptoir de crédit mutuel .

Il est vrai que l'idée n'était pas de lui, et que même, il l'avait très-vivement repoussée, quand, pour la première fois, Mlle Lucienne la lui avait offerte.

-- Être employé dans la même administration que mon père ! s'était-il écrié. Retrouver à mon bureau le despotisme intolérable de la maison paternelle ! J'aimerais mieux casser des pierres sur les chemins.

Mais la jeune fille n'était pas d'une trempe à renoncer aisément à un projet conçu par elle, et longuement médité.

Elle revint à la charge, avec cet art infini des femmes, qui s'entendent si merveilleusement à tourner la volonté qui, de front, leur résiste.

De quelque côté que se rejetât Maxence, il se trouva comme cerné par cette idée, qui sembla, dès lors, se dégager spontanément, et plus pressante chaque fois, des moindres incidents de l'existence quotidienne.

Qu'il lui échappât une plainte de la situation actuelle, ou qu'il s'oubliât à bâtir dans l'avenir quelque château en Espagne, la réponse de Mlle Lucienne était la même :

-- Nous aurions tort de nous plaindre, car malgré l'exiguïté de nos ressources, notre position s'est améliorée... mais nous aurions tort également de nous bercer d'espérances riantes, car nos gains sont si modestes, qu'il nous faudra des années avant d'amasser le capital indispensable à la plus humble entreprise.

Conclusion : il faudrait chercher autre chose que cet emploi de chemin de fer qui ne rapporte que deux cents francs par mois...

Si dominé que fût Maxence, les continuelles attaques de la jeune fille ne pouvaient lui échapper.

-- Ah çà ! pensait-il, pourquoi, diable ! tient-elle si fort à me voir, avec mon père, dans les bureaux de M. de Thaller ?

Ce qui n'empêche, que peu à peu, il finit par se persuader que ce parti était le seul raisonnable, le seul pratique, le seul qui lui offrît quelques chances de fortune. Et un soir, surmontant ses dernières répugnances :

-- Je vais en parler à mon père, dit-il à Mlle Lucienne.

Mais soit que véritablement il eût été influencé par la courageuse révélation de M. Costeclar, soit pour tout autre motif, M. Favoral rejeta bien loin la requête de son fils, disant qu'il était impossible de confier un emploi à un garçon qui était en train de gâter son avenir pour une créature perdue.

Maxence était devenu cramoisi de colère, en entendant traiter ainsi une femme qu'il aimait éperdûment, et qui bien loin de le perdre, le sauvait. Il avait essayé de la défendre, mais bien inutilement, et il était revenu à l' Hôtel des Folies dans un état d'exaspération indescriptible.

-- Voilà où a abouti la démarche que vous m'avez conseillée, dit-il à Mlle Lucienne, après lui avoir raconté ce qui venait de se passer.

Elle n'en parut ni surprise ni irritée.

-- C'est bien ! répondit-elle simplement.

Mais Maxence ne pouvait prendre si placidement son parti d'une si cruelle déception, et, à mille lieues de soupçonner M. Costeclar :

-- Voilà pourtant, ajouta-t-il, le résultat des cancans de tous ces boutiquiers stupides, qui, dès que vous sortez en voiture, accourent sur le seuil de leur porte...

Dédaigneusement la jeune fille haussa les épaules.

-- Je l'avais prévu, fit-elle, le jour où j'ai accepté les offres de M. Van Klopen.

-- Tout le monde vous croit ma maîtresse.

-- Que m'importe, puisque ce n'est pas !

Ce que Maxence n'osait avouer, c'est que c'était là précisément ce qui redoublait sa colère ; c'est que songeant à ce terrible « qu'en dira-t-on », qui est la boussole des imbéciles et des faibles, il se demandait ce qu'on penserait de lui, si la vérité venait à être connue, et s'il ne serait pas couvert de ridicule.

-- Nous devrions déménager, reprit-il.

-- À quoi bon ! Partout où nous irions, ce serait la même chose. Nos relations offrent trop de prise à la calomnie pour qu'elle nous épargne. Je tiens à ce quartier, d'ailleurs...

-- Et moi je suis trop votre ami pour ne pas vous avouer que vous y êtes absolument perdue de réputation...

-- Je n'ai de comptes à rendre à personne...

-- Sauf à votre ami le commissaire de police, cependant.

Un pâle sourire effleura les lèvres de la jeune fille.

-- Oh ! lui, prononça-t-elle, il sait la vérité.

-- Vous l'avez donc revu ?

-- Plusieurs fois.

-- Depuis que nous nous connaissons ?

-- Oui.

-- Et vous ne me l'avez pas dit !

-- Je n'ai pas cru que ce fût nécessaire.

Maxence n'insista pas, mais à la douleur aiguë qui le mordit au cœur, il comprit combien Mlle Lucienne lui était chère.

-- Elle a des secrets pour moi, se disait-il, pour moi qui me serais fait un crime d'en avoir pour elle !

Quels secrets ? Lui avait-elle dissimulé qu'elle poursuivait un but qui était, en quelque sorte, devenu celui de sa vie ? Lui avait-elle caché que soutenue, stimulée et servie par son ami l'officier de paix, devenu le commissaire de police du quartier, elle espérait pénétrer le mystère de sa naissance et se venger des misérables qui par trois fois avait essayé de se défaire d'elle ?

Jamais elle n'avait reparlé de ses projets, mais il était évident qu'elle ne les avait pas abandonnés, car elle eût du même coup renoncé à ses exhibitions au bois de Boulogne, qui lui étaient un abominable supplice.

Mais la passion ne raisonne ni ne discute :

-- Elle se défie de moi, qui donnerais ma vie pour elle ! répétait Maxence.

Et cette idée lui était si pénible, qu'il résolut de s'en éclaircir coûte que coûte, préférant le pire malheur à l'angoisse qui le déchirait.

Et dès qu'il se retrouva seul avec Mlle Lucienne, s'armant de tout ce qu'il avait de courage, et la regardant bien dans les yeux :

-- Vous ne me parlez plus de vos ennemis ? lui dit-il d'un ton brusque.

Elle dut deviner ce qui se passait en lui, et doucement :

-- C'est que je n'en entends plus parler moi-même, répondit-elle, c'est qu'ils ne donnent plus signe de vie...

-- Alors vous avez renoncé à vos desseins ?

-- Aucunement.

-- Quelles sont donc vos espérances, et où en sont-elles ?

-- Si extraordinaire que cela doive vous paraître, je vous avouerai que je n'en sais rien. Mon ami le commissaire de police a son plan, j'en suis sûre, et il le poursuit avec une obstination que rien ne lasse, mais il ne me l'a pas confié. Je ne suis entre ses mains qu'un instrument docile. Jamais je ne prends une détermination sans le consulter, et ce qu'il me dit de faire, je le fais.

Maxence tressauta sur sa chaise.

-- Est-ce donc lui, fit-il d'un accent d'amère ironie, qui vous a suggéré l'idée de notre association... fraternelle ?

Les sourcils de la jeune fille se froncèrent. Le ton de cette espèce d'interrogatoire la blessait visiblement.

-- Il ne l'a pas désapprouvée du moins, fit-elle.

Mais cette réponse était juste assez évasive pour irriter l'inquiétude de Maxence.

-- Est-ce de lui aussi, poursuivit-il, que vous est venue cette belle inspiration de me faire entrer au Comptoir de crédit mutuel ?

-- Oui, c'est lui.

-- Dans quel but ?

-- Il ne me l'a pas expliqué.

-- Pourquoi ne m'avoir pas prévenu ?

-- Parce qu'il m'avait priée de ne pas vous prévenir.

De rouge qu'il était au début, Maxence devint fort pâle.

-- Ainsi, reprit-il, c'est cet homme de police qui décidément est l'arbitre de ma destinée, et si demain il vous commandait de rompre avec moi...

Mlle Lucienne se dressa.

-- Assez ! interrompit-elle, d'une voix brève, assez ! Il n'est pas dans ma vie un acte qui donne à mon plus cruel ennemi le droit de suspecter ma loyauté, et voici que vous m'accusez d'une lâche trahison ! Qu'avez-vous à me reprocher ? N'ai-je pas été toujours fidèle au pacte d'alliance juré entre nous ? N'ai-je pas été toujours pour vous le meilleur des camarades et le plus dévoué des amis ? Je me suis tue quand l'homme en qui j'avais toute confiance me priait de me taire, mais il savait que si vous m'interrogiez, je parlerais, il était prévenu. M'avez-vous interrogée ?... Et maintenant que vous faut-il de plus ? Que je me justifie d'une accusation absurde, que je m'abaisse jusqu'à calmer les soupçons de votre esprit malade ? C'est ce que je ne ferai pas...

Elle n'avait peut-être pas absolument raison. Mais Maxence avait tort, il le reconnut, il pleura, il implora un pardon qui lui fut accordé, et cette explication ne fit que resserrer les liens déjà si forts qui l'attachaient.

Il est vrai qu'à dater de ce jour, usant de la permission qui lui avait été donnée, il s'informa sans cesse des démarches et des espérances de Mlle Lucienne.

Elle lui apprit que son ami le commissaire s'était livré, à Louveciennes, aux plus minutieuses investigations.

Elle lui apprit que désormais le valet de pied qui l'accompagnait au bois n'était pas un valet de pied de chez Brion, mais bien un agent de la sûreté.

Et enfin un jour :

-- Mon ami le commissaire, dit-elle, prétend qu'il tient enfin la bonne piste.

II

Telle était exactement la situation de Maxence et de Mlle Lucienne, ce samedi soir du mois d'avril 1872, où la police se présenta rue Saint-Gilles pour arrêter M. Vincent Favoral, accusé de détournements et de faux.

Si terrible fut le coup, si soudain et si imprévu, que Maxence, tout d'abord, en perdit jusqu'à la faculté de réfléchir.

Mais lorsqu'il eut assuré l'évasion de son père, après que le commissaire de police eut achevé ses perquisitions, dès que se furent retirés les anciens amis du caissier du Crédit mutuel , M. Chapelain, M. et Mme Desclavettes et le papa Desormeaux, c'est vers Mlle Lucienne que s'élancèrent toutes les pensées de Maxence.

Elle avait pris sur lui un si complet empire, il s'était si invinciblement accoutumé à se reposer sur elle, à la consulter en tout, à n'agir que d'après ses inspirations, que séparé d'elle, au moment d'une crise affreuse, il était comme un corps sans âme.

Il brûlait de courir jusqu'à l' Hôtel des Folies , raconter à Mlle Lucienne ce qui se passait, en lui demandant des consolations, du courage et des conseils.

Sur les instances de Mme Favoral et de Mlle Gilberte, il resta rue Saint-Gilles.

Et c'était un cruel sacrifice, car il songeait que Mlle Lucienne l'attendait. Ils devaient, ce soir-là, aller ensemble au théâtre, et ils avaient projeté de passer à la campagne la journée du lendemain. Et il se disait : -- Que va-t-elle imaginer, en ne me voyant pas rentrer ?...

Aussi, le lendemain, lorsqu'il vit sa mère s'apprêter pour sortir et se rendre, avec M. Chapelain, chez le Directeur du Comptoir de Crédit mutuel , il n'y tint plus.

Et, sans se préoccuper des inconvénients qu'il pouvait y avoir à laisser sa sœur seule à la maison, il partit comme un fou.

Il était désespéré, déchiré d'angoisses, mais au-dessus de tout, se dressait le souvenir de Mlle Lucienne.

C'est à elle qu'il pensait, lorsque arrivaient jusqu'à lui, comme des éclaboussures, les réflexions injurieuses des gens qui le regardaient passer.

C'est d'elle qu'il s'inquiétait, en lisant dans un journal qu'il venait d'acheter au coin de la rue Charlot, les détails scandaleux du crime de son père...

Et lorsqu'il fut arrivé à l' Hôtel des Folies , c'est avec d'atroces palpitations de cœur qu'il montait l'escalier, lorsqu'il reconnut la voix de la jeune fille.

-- Elle chante ! murmura-t-il. Elle ne sait rien, la Fortin ne lui a rien dit.

Elle était, en tout cas, fort irritée, il le reconnut à son accent, quand, ayant frappé à la porte de sa chambre, elle lui cria qu'elle achevait de s'habiller, qu'il n'avait qu'à rentrer chez lui, qu'elle ne tarderait pas à l'y rejoindre.

Il gagna donc sa chambre, et c'est en proie au plus sombre découragement qu'il se laissa tomber dans son fauteuil, meuble ami, où tant de fois il s'était oublié en ces vagues rêveries d'avenir qui consolent des misères présentes...

Mlle Lucienne avait repris sa chanson, dont les paroles lui arrivaient comme une amère raillerie : Elle disait de sa voix claire :

Espoir, mot doux et trompeur,

Trop fausse monnaie,

Bien fou qui de toi se paie,

Et fait crédit au bonheur...

Au-dessus de sa boutique,

Chacun t'accroche et fait bien,

Ô vieille enseigne ironique :

« On rase demain pour rien !... »

C'est joli de courrir,

Mais mieux vaut encor tenir !...

-- Que va-t-elle dire, songeait Maxence, quand elle apprendra l'horrible désastre !

Et il sentait comme une sueur glacée lui perler aux tempes, en se rappelant l'orgueil de Mlle Lucienne, et que l'honneur était sa seule croyance et la planche de salut où désespérément elle s'était cramponnée, au plus fort des orages de sa vie. Si elle allait s'éloigner de lui, maintenant que le nom qu'il portait était déshonoré !

Mais un pas rapide et léger, sur le palier, le tira de ses sombres réflexions.

Sa porte s'ouvrit presque aussitôt, et Mlle Lucienne entra...

Elle avait dû se hâter, car elle achevait d'agrafer sa robe, dont la simplicité semblait une coquetterie, tant merveilleusement elle accusait la souplesse de sa taille, les splendeurs de son corsage et les rares perfections de ses épaules et de son col...

Un vif mécontentement se lisait sur son beau visage ; mais dès qu'elle eut aperçu Maxence, sa physionomie changea.

Et il ne fallait, en effet, que voir le morne affaissement de l'infortuné, le désordre de ses vêtements, sa pâleur livide et l'éclat sinistre de ses yeux pour comprendre qu'un grand malheur le frappait.

D'une voix dont le trouble trahissait quelque chose de plus que l'inquiétude et la compassion d'une amie : -- Qu'avez-vous ? Que vous arrive-t-il ? interrogea la jeune fille.

-- Ah ! je suis bien malheureux !... répondit-il.

Mais il hésitait. Il eut voulu pouvoir dire tout d'un coup. Et il ne savait comment commencer.

-- Je vous ai dit, reprit-il, que ma famille était très riche...

-- Oui...

-- Eh bien : nous ne possédons plus rien... plus rien exactement.

Elle parut respirer plus librement, et d'un accent où perçait une amicale ironie : -- Et c'est la perte de votre fortune, fit-elle, qui vous désespère ainsi ?...

Péniblement il se dressa sur ses jambes, et tout bas, d'une voix sourde : -- C'est que l'honneur aussi est perdu ! prononça-t-il.

-- L'honneur ?

-- Oui. Mon père a volé, mon père a fait des faux !...

Elle était devenue plus blanche que sa collerette.

-- Votre père !... balbutia-t-elle.

-- Depuis des années, il puisait à la caisse qui lui était confiée, à pleines mains, sans mesure, follement, tel qu'un homme pris de vertige... Il y a puisé douze millions...

-- Mon Dieu !

-- Et malgré l'énormité de cette somme, il était en ces derniers mois réduit aux plus misérables expédients, il s'en allait, de porte en porte, dans notre quartier, demander qu'on lui confiât des fonds à faire valoir, il en était venu à escroquer bassement cinq cents francs à une pauvre marchande de journaux...

-- Mais c'est insensé !...

-- Oui, c'est à douter si on veille ou si on rêve...

-- Et comment avez-vous su ?...

-- Hier soir, on est venu pour l'arrêter... Par bonheur, nous étions prévenus, et j'ai pu le faire fuir par une fenêtre de la chambre de ma sœur, qui donne sur la cour d'une maison voisine...

-- Et où est-il, maintenant ?

-- Qui le sait !

-- Avait-il de l'argent ?

-- Tout le monde est persuadé qu'il emporte des millions... je ne le crois pas. Il n'a même pas voulu prendre les quelques mille francs que M. de Thaller lui avait apportés pour faciliter sa fuite.

La jeune fille tressaillit.

-- Vous avez vu M. de Thaller ? interrogea-t-elle.

-- Il est venu à la maison quelques moments avant l'arrivée du commissaire de police, et il y a eu, entre mon père et lui, une scène terrible.

-- Que disait-il ?

-- Que mon père le ruinait.

-- Et votre père ?

-- Il balbutiait des phrases incohérentes. Il était comme un homme qui vient de recevoir un coup de massue...

La contraction des traits de Mlle Lucienne trahissait l'effort de sa pensée.

-- Et ces sommes énormes, reprit-elle, où ont-elles passé ?

Maxence hocha la tête.

-- Nous ne pouvons que le soupçonner, répondit-il. Mais nous avons découvert des choses inouïes. Mon père, si sévère à la maison, et si parcimonieux, menait ailleurs joyeuse vie, et dépensait sans compter. C'est pour une femme, qu'il pillait sa caisse...

-- Et... cette femme, savez-vous qui elle est ?

-- Non, mais je le saurai... Dans ce journal, que voici, et qui rend compte de notre désastre, un rédacteur dit qu'il la connaît... Lisez plutôt...

Mlle Lucienne prit le journal que lui tendait Maxence, mais c'est à peine si elle daigna y jeter un coup d'œil.

-- En fin de compte, reprit-elle, et pour nous résumer, avez-vous une idée ?

-- Oui.

-- Laquelle ?...

-- Je ne crois pas que mon père soit innocent, mais je crois qu'il est des gens plus coupables que lui, des gredins habiles et prudents dont il n'a été que l'homme de paille, des misérables qui digéreront tranquillement leur part des millions, la plus grosse, nécessairement, tandis qu'il ira au bagne...

Une fugitive rougeur colora les joues de Mlle Lucienne.

-- Cela étant, interrompit-elle, que comptez-vous faire ?...

-- Venger mon père, s'il se peut, et livrer ses complices s'il en a...

La jeune fille lui tendit la main.

-- Bien, cela ! fit-elle. Mais comment vous y prendrez-vous ?...

-- C'est ce que je ne sais pas encore. Je vais toujours courir aux bureaux de ce journal demander l'adresse de la femme.

Mais Mlle Lucienne l'arrêta.

-- Non, prononça-t-elle, ce n'est pas là qu'il faut aller.

-- Cependant...

-- Il faut venir avec moi, chez mon ami le commissaire de police.

C'est par un mouvement de stupeur, presque d'effroi, que Maxence accueillit la proposition de la jeune fille.

-- Songez-vous bien à ce que vous me dites ? s'écria-t-il.

-- Parfaitement !

-- Quoi ! mon père s'est soustrait au mandat d'amener lancé contre lui, il est poursuivi, recherché, traqué, si on le prend, c'est le bagne, peut-être, et vous voulez que j'aille, moi, choisir pour confident de mes démarches et de mes espérances, un commissaire de police, un homme dont le devoir serait de courir l'arrêter s'il apprenait où il se cache !...

Mais il s'interrompit et demeura un moment la bouche béante et les yeux écarquillés, comme si tout à coup la vérité lui fût apparue, éblouissante d'évidence.

-- Car mon père n'a pas gagné l'étranger, reprit-il, c'est à Paris qu'il se cache, je le parierais, j'en suis sûr, vous l'avez vu !...

Positivement Mlle Lucienne crut que Maxence devenait fou.

-- J'ai vu votre père, moi ? fit-elle.

-- Oui, hier soir... Mon Dieu ! où donc avais-je tête d'oublier cela... Pendant que vous m'attendiez en bas, dans la loge des Fortin, entre onze heures et onze heures et demie, un homme d'un certain âge, grand, maigre, vêtu d'une longue redingote, est venu me demander, et a paru très-contrarié quand on lui a répondu que je n'étais pas rentré...

-- Je me rappelle, en effet...

-- Vous avez quitté la loge, cet homme est sorti presque sur vos talons, et dans la cour, il vous a parlé.

-- C'est vrai.

-- Que vous a-t-il dit ?

Elle hésita, faisant un appel à sa mémoire : puis :

-- Rien, répondit-elle, rien qu'il n'eût déjà dit devant les Fortin : qu'il était très-malheureux pour lui de ne vous pas trouver, parce qu'il s'agissait d'une affaire assez grave. Ce qui m'étonnait un peu, c'est qu'il semblait me connaître et savoir qu'il s'adressait à une amie à vous. J'ai pensé, ensuite, que c'était quelqu'un de vos collègues du chemin de fer, à qui vous aviez parlé de moi...

Mais à mesure qu'elle racontait, quantité de petites circonstances qui ne l'avaient pas éclairée sur le moment, se représentaient à son esprit.

Se frappant le front :

-- Peut-être avez-vous raison ! poursuivit-elle. Peut-être cet homme était-il votre père... Attendez donc !... Oui, assurément, il était fort troublé, et, à chaque moment, il tournait la tête du côté de l'entrée... Il m'a dit qu'il lui serait impossible de revenir, mais que vous sauriez pourquoi, qu'il vous écrirait, qu'il aurait sans doute besoin de vous et qu'il comptait sur votre dévouement...

Maxence trépignait sur place.

-- Vous voyez bien ! s'écria-t-il.

-- Quoi ?

-- Que c'était mon père, qu'il m'écrira sûrement, qu'il reviendra peut-être, et que dans de telles conditions, m'adresser au commissaire de police, appeler sur moi son attention serait une insigne folie, presque une trahison...

Elle secouait la tête.

-- Je crois, prononça-t-elle, que c'est une raison de plus de suivre mon conseil.

-- Oh !

-- Vous êtes-vous jamais repenti de m'avoir écoutée ?

-- Non. Mais vous pouvez vous tromper.

-- Je ne me trompe pas.

Elle s'exprimait d'un tel accent d'absolue certitude, que Maxence, dans le désordre de son esprit, ne savait plus qu'imaginer ni que croire.

-- Pour me presser ainsi, reprit-il, vous avez des raisons ?...

-- J'en ai.

-- Pourquoi ne pas me les dire ?

-- Parce que je n'aurais pas de preuves à vous fournir de mes assertions. Parce qu'il me faudrait entrer dans des détails que vous ne comprendriez pas. Parce qu'enfin, j'obéis à un de ces pressentiments inexplicables qui ne sauraient mentir...

Elle ne voulait pas, c'était clair, découvrir toute sa pensée, et cependant Maxence se sentait terriblement ébranlé.

-- Songez à mon désespoir, fit-il, si j'allais livrer mon père...

-- Le mien serait-il donc moindre ? Un malheur peut-il vous atteindre qui ne m'atteigne moi-même ?

Et comme il ne répondait pas, déchiré qu'il était par les plus affreuses perplexités : -- Raisonnons un peu, poursuivit la jeune fille. Que me disiez-vous, il n'y a qu'un instant ? Que certainement votre père n'est pas si coupable qu'on croit, qu'il ne l'est pas seul, en tous cas, qu'il n'a été que l'instrument de coquins plus habiles et plus puissants que lui, et qu'il n'a eu qu'une bien faible part des douze millions volés au Comptoir de crédit mutuel .

-- C'est ma conviction.

-- Et vous voudriez livrer à la justice les misérables qui ont profité du crime de votre père, et qui se croient assurés de l'impunité ?...

-- Je ne sais ce que je donnerais pour y parvenir.

-- Eh bien ! comment y parviendrez-vous, isolé comme vous l'êtes, suspect fatalement, sans moyens d'action, sans appui, sans relations, sans argent...

Une larme de rage jaillit des yeux de Maxence.

-- Voulez-vous donc m'enlever mon courage ! murmura-t-il.

-- Non, mais vous démontrer la nécessité de la démarche que je vous conseille. Qui veut la fin veut les moyens, et nous n'avons pas le choix. Venez, c'est à un honnête homme que je veux vous conduire, à un ami éprouvé. Ne craignez rien. S'il se souvient qu'il est commissaire de police, ce sera pour nous être utile et non pas pour vous nuire. Vous hésitez !... Peut-être à cette heure, en sait-il déjà plus que nous n'en savons nous-mêmes...

La résolution de Maxence était prise.

-- Soit, dit-il, partons...

En moins de cinq minutes ils furent prêts et ils partirent ; et même, pour sortir, il leur fallut déranger la Fortin, qui devant la porte de son hôtel, était en grande conférence avec deux ou trois boutiquiers du voisinage.

Dès que Maxence et Mlle Lucienne se furent éloignés, remontant le boulevard du Temple : -- Vous voyez ce jeune homme, dit à ses interlocuteurs l'honorable propriétaire de l' Hôtel des Folies , eh bien ! c'est le fils de ce fameux caissier qui vient de décamper en emportant douze millions et en mettant mille familles sur la paille. Vous croyez peut-être que ça le gêne ? Ah ! bien oui !... Le voilà qui va passer une bonne journée avec sa maîtresse, et lui payer un bon dîner avec l'argent du papa !...

Maxence et Mlle Lucienne, cependant, arrivaient à la maison du commissaire. Il était chez lui, ils entrèrent. Et dès qu'ils parurent : -- Je vous attendais ! s'écria-t-il.

C'était un homme d'un certain âge, déjà, mais alerte encore et vigoureux. Il avait l'air d'un notaire, avec sa cravate blanche, sa redingote noire et ses guêtres. Bénigne était l'expression de sa physionomie, mais il eût été naïf de s'y fier, on le devinait à l'éclat de ses petits yeux gris et à la mobilité de ses narines.

-- Oui, je vous attendais, poursuivit-il, s'adressant autant à Maxence, pour le moins, qu'à Mlle Lucienne. C'est l'affaire du Crédit mutuel qui vous amène ?...

Maxence s'avança.

-- Je suis le fils de Vincent Favoral, monsieur, répondit-il. J'ai encore ma mère, et une sœur... notre situation est affreuse. Mlle Lucienne m'a fait espérer que vous consentiriez à me donner un conseil, et nous voici...

Le commissaire sonna, et un garçon de bureau s'étant présenté :

-- Je n'y suis pour personne, dit-il.

Après quoi, revenant à Maxence :

-- Mlle Lucienne a bien fait de vous amener, lui dit-il, car il se pourrait bien que tout en lui rendant un grand service, à elle, que j'estime et que j'aime... je vous en rende un, à vous aussi, qui êtes un brave garçon... Mais, je n'ai pas de temps à perdre, asseyez-vous et contez-moi votre affaire...

C'est avec la plus scrupuleuse exactitude, qu'après avoir dit l'histoire de sa famille, Maxence exposa les scènes, dont depuis vingt-quatre heures, la maison de la rue Saint-Gilles avait été le théâtre.

Pas une seule fois le commissaire ne l'interrompit, mais lorsqu'il eut achevé : -- Redites-moi, demanda-t-il, l'entrevue de votre père et de M. de Thaller, et surtout, n'omettez rien de ce que vous avez entendu et vu, ni un mot ni un geste, ni un mouvement de physionomie.

Et Maxence ayant obéi :

-- Maintenant, reprit le commissaire, répétez-moi tout ce qu'a dit votre père, au moment de fuir.

Ce fut fait. Le commissaire de police prit quelques notes, puis : -- Quelles étaient, demanda-t-il, les relations de votre famille et de la famille de Thaller ?

-- Nous n'avions pas de relations.

-- Quoi ! jamais Mme ni Mlle de Thaller ne venaient chez vous ?

-- Jamais.

-- Connaissez-vous le marquis de Trégars ?

Maxence ouvrit de grands yeux.

-- Trégars !... répéta-t-il. C'est la première fois que j'entends prononcer ce nom.

Les justiciables ordinaires du commissaire de police eussent hésité à le reconnaître, tant, peu à peu, s'était détendue sa roideur professionnelle, tant sa réserve glaciale avait fait place à la plus encourageante bonhomie.

-- Cela étant, reprit-il, laissons là le marquis de Trégars, et occupons-nous de la femme qui, selon vous, aurait causé la perte de M. Favoral...

Sur la table, devant lui, Maxence apercevait, tout ouvert, le journal qu'il avait acheté le matin, et où il avait lu, avec des convulsions de rage, le terrible article intitulé : Encore un désastre financier .

-- Je ne sais rien de cette femme, répondit-il, mais apprendre qui elle est ne doit pas être difficile, puisqu'un rédacteur du journal que voilà prétend la connaître...

Au léger sourire qui passa sur les lèvres du commissaire, il fut aisé de voir que sa foi à la chose imprimée n'était pas précisément absolue.

-- Oui, j'ai lu, fit-il.

-- On pourrait envoyer au bureau de ce journal, proposa Mlle Lucienne.

-- J'y ai envoyé, mon enfant.

Et sans paraître remarquer la stupeur de Maxence et de la jeune fille, il sonna et demanda si son secrétaire était rentré.

Il l'était, et parut aussitôt.

-- Eh bien ? interrogea le commissaire.

-- La commission est faite, monsieur, répondit-il. J'ai vu le reporter qui a rédigé l'article en question et après avoir bien tergiversé, il a fini par m'avouer qu'il s'était peut-être un peu avancé, qu'il n'avait pas d'autres renseignements que ceux qu'il avait donnés, et qu'il les tenait de deux amis intimes du caissier du Comptoir de crédit mutuel , M. Costeclar et M. Saint-Pavin.

-- Il fallait courir chez ces messieurs.

-- J'y ai couru.

-- À la bonne heure !

-- Malheureusement M. Costeclar venait de sortir.

-- Et l'autre ?

-- J'ai trouvé l'autre, M. Saint-Pavin, au bureau de son journal, le Pilote financier . C'est un grossier personnage, qui m'a reçu comme un chien dans un jeu de quilles, et même, si je m'étais écouté...

-- Passons...

-- Alors donc, il était en grande conférence avec un autre monsieur, un banquier nommé Jottras, de la maison Jottras et son frère, et ils étaient dans une colère épouvantable, jurant à faire crouler le plafond, disant que l'affaire de M. Favoral les ruinait, qu'ils étaient joués comme des imbéciles, mais que cela ne se passerait pas ainsi, et qu'ils allaient rédiger un article foudroyant...

Mais il s'arrêta, clignant de l'œil et montrant Maxence et Mlle Lucienne qui écoutaient de toutes leurs forces.

-- Parlez, parlez ! lui dit le commissaire, ne craignez rien...

-- Eh bien ! reprit-il, M. Saint-Pavin et M. Jottras disaient comme cela, que ce ne serait pas à M. Favoral qu'ils s'en prendraient, que M. Favoral n'était qu'un pauvre niais, mais qu'ils sauraient bien trouver les autres...

-- Quels autres ?...

-- Ah ! dame ! ils ne les ont pas nommés.

Le commissaire haussa les épaules.

-- Quoi ! s'écria-t-il, vous vous trouvez en présence de deux hommes furieux d'avoir été pris pour dupes, qui tempêtent, qui jurent, qui menacent, et vous ne savez pas leur arracher un nom dont vous avez besoin !... Décidément, vous n'êtes pas adroit, mon cher !...

Et comme le pauvre secrétaire, tout décontenancé de l'algarade, baissait le nez et gardait le silence : -- Leur avez-vous au moins demandé, reprit-il, qui est cette femme sur laquelle l'article promet des détails et dont l'existence a été révélée par eux au rédacteur ?

-- Assurément, monsieur...

-- Que vous ont-ils répondu ?

-- Que n'étant pas des mouchards, ils n'avaient rien à me répondre.

-- Peste !...

-- M. Saint-Pavin, toutefois, a ajouté qu'il avait dit cela en l'air, uniquement parce qu'un jour il avait vu M. Favoral acheter un bracelet de mille écus, et aussi parce qu'il lui paraissait impossible qu'un homme dévorât des millions sans y être aidé par une femme...

Le commissaire ne cachait pas sa mauvaise humeur.

-- Naturellement ! gronda-t-il. Depuis que Salomon a dit : « Cherchez la femme, » car c'est le roi Salomon qui a dit cela le premier, tous les matins il se trouve quelque gaillard pour découvrir qu'une femme toujours se trouve au fond de toutes les actions d'un homme, et quantité de gens se sont fait une réputation de profondeur, pour avoir émis, d'un air fin, cette vérité, digne de M. de La Palisse... Et après ?

-- M. Saint-Pavin m'a prié grossièrement de lui... laisser la paix.

-- Ah ! il faudrait tout faire soi-même, grommela le commissaire de police.

Sur quoi il griffonna rapidement quelques lignes et les glissa dans une enveloppe qu'il scella de son timbre et qu'il remit à son secrétaire en disant : -- Il suffit... Portez ceci vous-même à la Préfecture.

Et le secrétaire sorti :

-- Eh bien ! monsieur Maxence, reprit-il, vous avez entendu ?

Oui, assurément. Seulement Maxence était bien moins préoccupé de ce qu'il venait d'entendre, que de l'étrange intérêt que ce commissaire, même avant de l'avoir vu, avait pris à sa situation.

-- Je pense, balbutia-t-il, qu'il est bien malheureux que cette femme ne puisse être retrouvée...

Plein de confiance fut le geste du commissaire.

-- Soyez tranquille, dit-il, on la retrouvera. Si grand appétit qu'ait une femme, elle n'avale pas comme cela des millions toute seule ; elle ne les avale pas surtout, sans qu'on entende le bruit de ses mâchoires. Paris est grand, mais avec cinquante mille francs de luxe par an, une femme attire l'attention, et avec cent mille, elle fait esclandre. Voyez plutôt ce qui arrive à notre pauvre Lucienne, pour dix louis par semaine de luxe d'occasion que lui offre le sieur Van Klopen, son patron... Croyez-moi, nous retrouverons notre mangeuse de millions... à moins que...

Il fit une pause, et lentement, en soulignant chacun de ses mots : -- À moins, ajouta-t-il, qu'elle n'ait derrière elle un homme très-fort, très-habile et très-prudent... Ou à moins encore qu'elle ne soit dans une situation telle que son luxe n'ait point fait scandale...

Mlle Lucienne tressauta sur sa chaise. Il lui sembla comprendre toute la pensée de son ami le commissaire de police, et entrevoir quelque chose de la vérité.

-- Mon Dieu ! murmura-t-elle...

Mais Maxence, lui, ne remarqua rien, appliqué qu'il était à suivre la déduction du commissaire.

-- Ou à moins, reprit-il, que mon père n'ait presque rien eu, pour sa part, des sommes énormes enlevées au Crédit mutuel , à moins, par conséquent, qu'il n'ait donné que peu de chose relativement à cette femme... M. Saint-Pavin lui-même ne reconnaît-il pas que mon père a été audacieusement joué ?...

-- Par qui ?

Maxence hésita.

-- Je pense, dit-il enfin, et plusieurs amis de ma famille, parmi lesquels M. Chapelain, un ancien avoué, pensent comme moi qu'il est bien difficile que mon père ait pu puiser des millions à la caisse du Crédit mutuel , sans que le directeur en ait eu connaissance...

-- Alors, selon vous, M. de Thaller serait complice ?

Maxence ne répondit pas.

-- Soit, insista le commissaire, j'admets la complicité de M. de Thaller, mais alors il faut supposer qu'il avait sur votre père quelque tout-puissant moyen d'action...

-- Un directeur a toujours sur ses employés une grande influence...

-- Une influence qui irait jusqu'à les déterminer à risquer le bagne à son profit ? ce n'est guère vraisemblable. Il faudrait imaginer autre chose encore...

-- Je cherche... mais je ne vois pas...

-- Ce n'est cependant pas tout. Comment expliquez-vous le silence de votre père lorsque M. de Thaller l'accablait des injures les plus atroces...

-- Mon père était comme foudroyé.

-- Et, au moment de fuir, s'il avait des complices, comment ne vous les a-t-il pas nommés, à vous, à votre mère, à votre sœur ?

-- C'est que sans doute il n'avait pas de preuves à fournir de leur complicité...

-- Lui en auriez-vous donc demandé ?

-- Oh ! monsieur...

-- Donc, tel n'est pas évidemment le motif de son silence, et il faudrait l'attribuer plutôt à quelque secret espoir qui lui serait resté...

Le commissaire, cependant, avait désormais tous les renseignements que, volontairement ou non, pouvait lui fournir Maxence.

Il se leva, et du ton le plus bienveillant :

-- Vous êtes venu, lui dit-il, me demander un conseil ; le voici : Taisez-vous et sachez attendre. Laissez la justice et la police poursuivre leur œuvre. On n'arrête pas comme un simple filou le puissant gredin qui a volé des millions.

Quels que soient vos soupçons, cachez-les. Je ferai pour vous ce que je ferais pour Lucienne que j'aime comme si elle était ma fille, car il se trouve qu'en vous servant c'est elle que je vais servir...

Il ne put s'empêcher de rire de l'étonnement qui, à ces mots, se peignit sur le visage de Maxence, et gaiement : -- Vous ne comprenez pas ? ajouta-t-il... Peu importe. Il n'est pas nécessaire que vous compreniez.

III

Deux heures sonnaient, lorsque Mlle Lucienne et Maxence sortirent du bureau du commissaire de police, elle, pensive et toute émue des perspectives qu'elle venait d'entrevoir, lui, sombre et irrité...

Le temps, qui avait menacé toute la matinée, s'était mis décidément au beau, une brise tiède chassait à l'horizon les derniers nuages, et comme il arrive, dès que par hasard survient un dimanche sans pluie, tout Paris se précipitait dehors, altéré de grand air et de soleil.

Sur toute la ligne des boulevards, les boutiques fermaient à grand bruit, les omnibus passaient complets, les cochers de fiacre pressaient l'allure de leurs chevaux, et tout le long des trottoirs, les promeneurs endimanchés s'en allaient par bandes, se hâtant pour arriver à la gare du chemin de fer de Vincennes avant le départ du train.

-- N'est-il donc que nous de malheureux ! grondait Maxence, dont toute cette joie irritait la douleur.

-- Ne faudrait-il pas, murmurait Mlle Lucienne, que Paris entier prît le deuil, parce que nous souffrons !

C'est sans échanger une parole de plus qu'ils arrivèrent à l'Hôtel des Folies .

La Fortin était encore sur sa porte, pérorant au milieu d'un groupe avec une volubilité que rien ne lassait.

C'était véritablement un coup de fortune, pour elle, que de loger le fils de ce caissier qui avait volé douze millions, qui était en ce moment le sujet de toutes les conversations, et dont le nom était dans toutes les bouches.

Elle devait à cette circonstance d'être tout à coup devenue un personnage. Les boutiquiers du quartier qui, vu sa réputation suspecte, ne l'avaient jamais saluée jusqu'alors, l'accablaient de prévenances depuis le matin, et la courtisaient bassement pour qu'elle leur donnât des détails.

Et sa cupidité ne s'épanouissait guère moins que son amour-propre. Elle calculait que lors du procès on prononcerait infailliblement le nom de l' Hôtel des Folies , et que ce lui serait une réclame excellente et une source de bénéfices certains.

Déjà même, en prévision d'un surcroît de clientèle, elle avait tenu conseil avec le sieur Fortin, et agité la question de faire repeindre l'escalier et d'augmenter tous les loyers de 25 pour cent.

Voyant arriver Maxence et Mlle Lucienne, elle abandonna le groupe dont elle était le centre, et les saluant de son plus obséquieux sourire :

-- Déjà finie, cette petite promenade ? leur dit-elle.

Mais ils ne répondirent pas, et s'étant engouffré dans l'étroit corridor, ils se hâtèrent de regagner leur quatrième étage.

C'est avec un mouvement de rage, qu'en entrant dans sa chambre, Maxence jeta son chapeau sur le lit ; et, après s'être un moment promené de long en large, revenant se planter devant Mlle Lucienne :

-- Eh bien ! lui dit-il, vous êtes contente, maintenant !

C'est d'un air de commisération profonde qu'elle le considérait, sachant trop sa faiblesse pour s'irriter de son injustice.

-- De quoi dois-je être si satisfaite ? demanda-t-elle doucement.

-- J'ai fait ce que vous avez voulu.

-- Ce que vous dictait la raison, mon ami.

-- Soit ! je ne chicanerai pas sur les termes. J'ai vu votre ami, le commissaire de police. En suis-je plus avancé ?

Imperceptiblement elle haussa les épaules.

-- Qu'espériez-vous donc de lui ? fit-elle. Pensiez-vous qu'il fût en son pouvoir de faire que ce qui est ne soit pas ? Supposiez-vous que par le seul acte de sa volonté, il allait combler le déficit de la caisse du Crédit mutuel et réhabiliter votre père ?...

-- Non, je ne suis pas fou encore.

-- Eh bien ! alors..., pouvait-il faire mieux que de vous promettre son concours le plus ardent et le plus dévoué ?...

Mais il ne la laissa pas poursuivre.

-- Et qui me prouve, s'écria-t-il, qu'il ne s'est pas moqué de moi ! S'il était sincère, pourquoi ses réticences et ses énigmes ? Il prétend que je peux compter sur lui, parce que me servir, moi, c'est vous servir, vous. Qu'est-ce que cela signifie ? Quel rapport existe entre votre situation et la mienne, entre vos ennemis et ceux de mon père ?... Et moi, j'ai répondu à toutes ses questions, je me suis livré !... Pauvre niais !... Mais l'homme qui se noie se raccroche à un brin d'herbe, et je me noie, moi, j'enfonce, je sombre...

Il s'affaissa sur une chaise, et cachant son visage entre ses mains :

-- Ah ! je souffre horriblement ! gémit-il.

La jeune fille s'était rapprochée, et d'un accent sévère en dépit de son émotion :

-- Seriez-vous donc un lâche ! prononça-t-elle. Quoi ! au premier malheur qui vous frappe, car c'est le premier malheur réel de votre vie, Maxence, vous désespérez !... Un obstacle se dresse, et au lieu de rassembler toute votre énergie pour le surmonter, vous vous asseyez et vous pleurez comme une femme ! Qui donc donnera du courage à votre mère et à votre sœur, si vous vous abandonnez ainsi ?...

À de telles paroles, prononcées par cette voix qui avait tout pouvoir sur son âme, Maxence s'était redressé :

-- Je vous remercie, mon amie, dit-il. C'est bien à vous de me rappeler ce que je dois à ma mère et à ma sœur. Pauvres femmes. Elles se demandent sans doute ce que je suis devenu...

-- Il faut aller les retrouver, interrompit la jeune fille.

Résolûment il se leva.

-- J'y vais ! répondit-il. Je serais indigne de vous si je ne savais pas hausser mon énergie au niveau de la vôtre...

Et ayant serré la main de Mlle Lucienne, il sortit.

Mais ce n'est pas par le chemin ordinaire qu'il regagna la rue Saint-Gilles. La rue de Turenne, où tout le monde le connaissait, lui faisait horreur. Il prit un grand détour, pour rentrer sans rencontrer personne...

-- Enfin, vous voilà ! lui dit la servante en lui ouvrant la porte. Madame était joliment inquiète, allez ! Elle est au salon avec Mlle Gilberte et M. Chapelain...

C'était exact. Après sa démarche infructueuse pour arriver jusqu'à M. de Thaller, l'ancien avoué avait déjeuné rue Saint-Gilles, et il y était resté ayant, disait-il, besoin de voir Maxence.

Aussi, dès que le jeune homme parut, s'autorisant de son âge et d'une vieille intimité :

-- Comment, lui dit-il, osez-vous laisser votre mère et votre sœur seules dans une maison où à tout moment peut tomber quelque créancier brutal ?

-- J'ai tort, fit Maxence, qui aima mieux s'avouer coupable que d'entamer une explication.

-- Alors, ne recommencez plus, reprit M. Chapelain. Je vous attendais pour vous dire que je n'ai pas pu parler à M. de Thaller, et que je ne me soucie pas d'affronter une seconde fois l'impudence de ses valets. À vous, donc, le soin de lui reporter les quinze mille francs qu'il avait apportés à votre père... remettez-les-lui en mains propres, et ne les lâchez pas sans un reçu...

Après quelques recommandations encore, il s'éloigna, laissant enfin seuls Mme Favoral et ses enfants.

Mme Favoral ouvrait la bouche pour demander à Maxence les raisons de son absence, mais Mlle Gilberte l'interrompit.

-- J'ai à te parler, ma mère, dit-elle avec une précipitation singulière, et à toi aussi, mon frère...

Et tout de suite, elle se mit à leur raconter la visite étrange de M. Costeclar, son incroyable audace, et ses offensantes déclarations...

Maxence se mordait les poings de colère.

-- Et je ne me suis pas trouvé là, s'écriait-t-il, pour le jeter dehors...

Mais un autre s'y était trouvé, et c'était là qu'en voulait venir Mlle Gilberte... Mais l'aveu était difficile, pénible même, et son embarras était grand, et très-visible la contrainte qu'elle s'imposait.

-- Voici longtemps, ma mère, reprit-elle enfin, que vous m'avez soupçonnée de vous cacher quelque chose... Interrogée, je vous ai menti... Non, que j'eusse à rougir de rien, mais parce que je craignais pour vous la colère de mon père...

C'est d'un œil hébété d'étonnement que la considéraient sa mère et son frère...

-- Oui, j'avais un secret, reprit-elle. Hardiment, sans consulter personne, me fiant aux seules inspirations de mon cœur, j'avais engagé ma vie à un inconnu... J'avais choisi l'homme dont je voulais être la femme...

D'un geste éperdu Mme Favoral levait les mains au ciel.

-- Mais c'est de la folie !... répétait-elle.

-- Malheureusement, poursuivait la jeune fille, entre cet homme, mon fiancé, devant Dieu, et moi, se dressait un obstacle terrible... Il était pauvre, il croyait mon père très-riche, et il m'avait demandé trois ans pour conquérir une fortune qui lui permît de demander ma main.

Elle s'arrêta, tout le sang de son cœur affluait à son visage.

-- Ce matin, reprit-elle, au bruit de notre désastre, il est venu...

-- Ici ? interrompit Maxence.

-- Oui, mon frère, ici... Il est arrivé au moment où, insultée lâchement par M. Costeclar, je lui commandais de se retirer et où, au lieu de sortir, il marchait sur moi les bras étendus...

-- Il a osé pénétrer ici ! murmurait Mme Favoral.

-- Oui, ma mère, il est entré juste à temps pour saisir M. Costeclar au collet et le jeter à mes pieds, blême de peur et demandant grâce... Il venait, malgré l'horrible malheur qui nous frappe, malgré la ruine et malgré la honte, m'offrir son nom, et me dire que dans la journée il enverrait un ami de sa famille vous apprendre ses intentions...

Mais elle fut interrompue par la servante qui, ouvrant la porte du salon, annonça :

-- Monsieur le comte de Villegré !...

S'il était venu à l'idée de Mme Favoral et de Maxence que Mlle Gilberte avait été dupe de quelque lâche intrigue et avait cédé à d'inavouables entraînements, il dut suffire, pour les désabuser, de la seule présence de l'homme qui entrait.

Il était assez terrible d'aspect, avec sa tournure militaire, ses façons brusques, sa grosse moustache blanche et la cicatrice qui lui balafrait le front.

Mais pour être rassuré et se sentir confiance, il ne fallait que voir sa large face, à la fois énergique et débonnaire, son œil clair où éclatait la loyauté de son âme et ses lèvres épaisses et rouges, qui jamais ne s'étaient ouvertes pour proférer un mensonge.

En ce moment, cependant, il ne jouissait pas de tous ses moyens.

Ce vaillant homme, ce vieux soldat était timide, et se fût senti plus à l'aise et l'esprit beaucoup plus libre sous le feu d'une batterie que dans cet humble salon de la rue Saint-Gilles, sous le regard inquiet de Maxence et de Mme Favoral.

Ayant salué, ayant adressé à Mlle Gilberte un signe d'amicale reconnaissance, il était resté court, à deux pas de la porte, son chapeau à la main.

L'éloquence n'était pas son fort. La leçon lui avait bien été faite à l'avance, mais il avait beau tousser : hum ! broum ! Il avait beau passer le doigt autour de son col pour lui donner du jeu, son commencement lui restait dans la gorge.

Gardant assez de sang-froid pour comprendre combien il était urgent de lui venir en aide :

-- Je vous attendais, monsieur, lui dit Mlle Gilberte.

Sur cet encouragement, il s'avança, et s'inclinant devant Mme Favoral :

-- Je vois que ma présence vous surprend, madame, commença-t-il, et je dois avouer que... hum ! elle ne m'étonne pas moins que vous. Mais les circonstances anormales commandent les démarches... broum !... exceptionnelles. En toute autre occurrence, je ne tomberais pas chez vous comme une bombe... Mais nous n'avions pas de temps à gaspiller en formalités cérémonieuses... Je vous demanderai donc la permission de me présenter moi-même. Je suis le général comte de Villegré...

Maxence lui avait avancé un fauteuil.

-- Je vous écoute, monsieur, lui dit Mme Favoral.

Il s'assit, et après un nouvel effort :

-- Je suppose, madame, reprit-il, que mademoiselle votre fille vous a expliqué ce que notre situation a de bizarre... ainsi que j'avais l'honneur de vous le dire... de délicat... hum !... de peu conforme aux usages reçus...

Mlle Gilberte l'interrompit.

-- Lorsque vous êtes arrivé, monsieur le comte, dit-elle, je commençais seulement à exposer les faits à ma mère et à mon frère...

Au geste du vieux soldat et au mouvement de sa physionomie, il fut aisé de voir combien l'épouvantait la perspective d'une explication... broum !... assez difficile.

Prenant néanmoins son parti en brave :

-- C'est bien simple, dit-il, je viens au nom de M. de Trégars.

Maxence bondit sur sa chaise.

C'était bien ce nom qu'il venait d'entendre prononcer pour la première fois par le commissaire de police.

-- Trégars ! répéta-t-il d'un ton d'immense étonnement.

-- Oui, fit M. de Villegré. Le connaîtriez-vous ?

-- Non, monsieur, non !...

-- Marius de Trégars est le fils du plus honnête homme que j'aie connu, du meilleur ami que j'aie eu, du marquis de Trégars, enfin, qui est mort, il y a quelques années, mort de chagrin à la suite... hum !... de revers de fortune tout à fait... broum !... inexplicables. Marius serait mon fils qu'il ne me serait pas plus cher. Il n'a plus de famille, je n'ai pas de parents, j'ai reporté sur lui tous les sentiments... affectueux qui restaient encore au fond de mon vieux cœur.

Et j'ose dire que jamais garçon ne fut plus digne d'être aimé. Je le connais : à la plus haute fierté, à une loyauté supérieure, à une loyauté incapable d'une transaction, il joint un esprit souple et délié, une rare finesse, et tout autant de savoir-faire qu'il en faut pour battre les gredins les plus retors. Il n'a pas de fortune par la raison qu'il a... hum !... un peu légèrement abandonné tout ce qu'il possédait, à de soi-disant créanciers de son père. Mais quand il voudra être riche, il le sera, et même... broum !... il est possible qu'il le soit avant peu... je sais ses projets, ses espérances, ses ressources.

Mais comme s'il eût reconnu qu'il s'aventurait sur un terrain dangereux, le comte de Villegré s'arrêta court...

Et après un moment employé à reprendre haleine :

-- Bref, continua-t-il, Marius n'a pu voir Mlle Gilberte et apprécier les rares qualités de son cœur et de son esprit sans l'aimer éperdument...

Mme Favoral eut un geste de protestation.

-- Permettez, monsieur... commença-t-elle.

Mais il lui coupa la parole.

-- Je vous entends, madame, reprit-il. Vous vous demandez comment M. de Trégars a pu voir mademoiselle votre fille, la connaître, la juger, sans que vous ayez jamais rien vu ni su... Rien de si simple, et même, si j'ose le dire... hum !... de si naturel. Marius dissimulait, le pauvre garçon, bien contre son gré, je vous le jure, et uniquement parce qu'il lui était interdit, sous peine d'être soupçonné de cupidité, d'aspirer, lui qui n'avait rien, à la main d'une jeune fille dont le père passait pour très-riche. Quel part prendre ? S'adresser directement à Mlle Gilberte.

C'est ce qu'il a fait. Et Mlle Gilberte ayant compris qu'il était, qu'il est digne d'elle, ils se sont entendus. Ce n'était pas, je le sais, parfaitement... hum !... régulier, mais on est jeune, on s'aime et quand on ne peut pas faire autrement, on ruse. Les vues de Marius étaient d'ailleurs parfaitement honorables, et la preuve, c'est que moi, dans ma position, à mon âge, avec ma barbe blanche, j'ai consenti à devenir son complice, et à lui servir... broum !... de compère, lorsque pour la première fois, sur la , il a déclaré ses intentions... à Mlle Gilberte.

Si jamais le comte de Villegré avait donné à Marius une preuve d'amitié, c'était certes en cette occasion.

Il était à la torture, il suait, sous son habit noir de cérémonie, il peinait, il soufflait...

Mais il s'embarrassait dans ses phrases, il multipliait d'une façon inquiétante ses hum ! et ses broum ! ses explications n'expliquaient rien, Mlle Gilberte eut pitié de lui.

Prenant la parole, simplement et brièvement, elle raconta son histoire et celle de Marius.

Elle dit le serment qu'ils avaient échangé, comment ils s'étaient vus deux fois, rue des Minimes et boulevard Beaumarchais, comment, enfin, ils avaient toujours eu des nouvelles l'un de l'autre, par le très-innocent et très-inconscient signor Gismondo Pulci.

Maxence et Mme Favoral étaient abasourdis.

De toute autre bouche que de la bouche même de Mlle Gilberte, un tel récit leur eût paru inouï, invraisemblable, absurde, et ils se fussent récriés, et de toutes leurs forces ils eussent protesté.

Mais c'était bien elle qui parlait, toute rouge, il est vrai, et toute confuse, et cependant, de cet accent de placidité qui était un de ses charmes les plus grands.

-- Ah ! mademoiselle ma sœur, pensait Maxence, qui jamais se fût douté de cela à vous voir toujours si calme et si résignée !...

Et de son côté :

-- Est-il possible, se disait Mme Favoral, que j'aie été à ce point aveugle et sourde ! Quoi ! l'homme qu'aimait ma fille venait s'asseoir à deux pas de moi, et je ne soupçonnais pas sa présence ! Il lui parlait, elle lui répondait, et je n'entendais rien !...

Quant au comte de Villegré, c'est en vain qu'il eût cherché des mots pour traduire la reconnaissance qu'il devait à Mlle Gilberte de lui avoir épargné ces difficiles explications.

-- Je ne m'en serais, morbleu ! pas tiré comme elle, songeait-il, en homme qui ne s'abuse pas sur son compte.

Mais dès qu'elle eût achevé, s'adressant à Mme Favoral :

-- Maintenant, madame, reprit-il, vous savez tout, et vous pouvez comprendre que l'irréparable malheur qui vous frappe a supprimé l'obstacle qui jusqu'ici avait retenu Marius.

Il se leva, et d'un ton solennel, sans hum ! ni broum ! cette fois :

-- J'ai l'honneur, madame, prononça-t-il, de vous demander la main de Mlle Gilberte Favoral, votre fille, pour mon ami, Yves-Marius de Genost, marquis de Trégars...

Un profond silence suivit.

Mais ce silence, le comte de Villegré dut l'interpréter en sa faveur, car courant à la porte du salon, il l'ouvrit et appela :

-- Marius !...

Ce qui venait de se passer, Marius de Trégars l'avait prévu, et d'avance, et de point en point, annoncé au comte de Villegré.

Il était de ces hommes dont le sang-froid semble dominer les événements, tant après les avoir préparés ils excellent à en tirer parti.

Étant donné le caractère de Mme Favoral, il savait ce qu'il fallait en attendre. Il avait ses raisons de ne rien redouter de Maxence. Et s'il se défiait des talents diplomatiques de son ambassadeur, il comptait absolument sur l'énergie de Mlle Gilberte.

Et il avait calculé si juste qu'il avait tenu à accompagner son vieil ami rue Saint-Gilles, pour pouvoir apparaître au moment décisif.

En arrivant, lorsque la servante était venue leur ouvrir :

-- Vous allez, lui avait-il dit, annoncer à vos maîtres, monsieur que voici, qui est le comte de Villegré. Vous ne leur parlerez pas de moi qui resterai à l'attendre dans la salle à manger...

Cet arrangement n'avait pas paru des plus naturels à cette fille, mais la maison, depuis deux jours, était le théâtre d'événements si extraordinaires, qu'elle en était toute ahurie, et dans des dispositions à s'attendre à tout.

Puis, Marius lui parlait de ce ton qui n'admet pas de réplique.

Et enfin, elle reconnaissait en lui le monsieur qui déjà était venu dans la matinée, et qui avait eu, en présence de Mlle Gilberte, une si violente altercation avec M. Costeclar. Car elle connaissait vaguement la scène. Son attention ayant été éveillée par de grands éclats de voix, elle n'avait pas été sans aller appliquer alternativement l'œil et l'oreille à la serrure du salon.

Ce qui n'empêche qu'en annonçant le comte de Villegré, elle avait essayé, des yeux et du geste, de prévenir Mlle Gilberte ou Maxence. Ils étaient trop bouleversés pour rien voir.

-- Alors, tant pis ! s'était-elle dit avec cette admirable insouciance des serviteurs parisiens...

Et comme de la journée elle n'avait eu une minute pour « faire son ménage, » elle s'était mise à la besogne, laissant Marius de Trégars seul dans la salle à manger.

Il s'était assis, impassible en apparence, réellement agité de cette trépidation intérieure de l'incertitude, dont ne peuvent se défendre les hommes les plus forts, aux heures décisives de leur vie.

Jusqu'à un certain point, c'était son avenir qui se décidait de l'autre côté de cette porte qui venait de se refermer sur M. de Villegré.

Aux intérêts si chers de son amour, d'autres intérêts étaient liés qui exigeaient un succès immédiat.

Et il eût donné bonne chose pour entendre ce qui se disait. Il songeait qu'un mot maladroit pouvait tout mettre en question et lui susciter de nouveaux embarras. Comptant les secondes aux battements de son pouls, il se disait :

-- Comme ils tardent !...

Aussi, lorsque la porte s'ouvrit enfin, et que son vieil ami l'appela, fut-il debout d'un bond.

Et rassemblant tout ce qu'il avait de sang-froid, il entra...

Maxence s'était levé pour le recevoir, mais en l'apercevant, il recula, et la pupille dilatée par une immense surprise :

-- Ah ! mon Dieu !... fit-il d'une voix étouffée.

Mais M. de Trégars ne sembla pas remarquer sa stupeur...

Très-maître de soi, malgré son émotion, il examinait d'un rapide regard le comte de Villegré, Mme Favoral et Mlle Gilberte. À leur attitude et à leur physionomie, il devina le point précis où en étaient les choses.

Et s'avançant vers Mme Favoral, et s'inclinant avec un respect qui certes n'était pas joué :

-- Vous avez entendu le comte de Villegré, madame, prononça-t-il d'une voix légèrement altérée. J'attends mon arrêt...

De sa vie, la pauvre femme n'avait été si affreusement troublée. Tous ces événements qui se succédaient avaient brisé les faibles ressorts de son âme. Elle était hors d'état de rassembler ses idées, de prendre une détermination quelconque.

-- En ce moment, monsieur, balbutia-t-elle, prise ainsi à l'improviste, vous répondre me serait impossible... Accordez-moi quelques jours de réflexion... Nous avons d'anciens amis que je dois consulter...

Mais Maxence, remis de sa stupeur l'interrompit.

-- Des amis, ma mère, s'écria-t-il, nous en reste-t-il donc encore ? Est-ce que les malheureux ont des amis ! Quoi ! lorsque nous périssons, un homme de cœur nous tend la main et vous demandez à réfléchir ! À ma sœur qui porte un nom désormais flétri, le marquis de Trégars offre son nom et vous songez à consulter...

La malheureuse femme secouait la tête.

-- Je ne suis pas la maîtresse, mon fils, murmura-t-elle, et ton père...

-- Mon père !... interrompit le jeune homme, mon père ! Quels droits peut-il avoir sur nous, désormais...

Et sans plus discuter, sans attendre une réponse, il prit la main de sa sœur, et la mettant dans la main de M. de Trégars :

-- Ah ! qu'elle soit votre femme, monsieur ! prononça-t-il ; jamais, quoi qu'elle fasse, elle n'acquittera la dette d'éternelle reconnaissance que nous contractons envers vous !...

Un tressaillement qui les secoua, un long regard qu'ils échangèrent, trahirent seuls les sensations de Marius et de Mlle Gilberte. Ils avaient de la vie une trop cruelle expérience pour ne se pas défier de leur joie...

Revenant à Mme Favoral :

-- Vous ne comprenez pas, madame, reprit-il, que j'aie choisi pour une démarche telle que la mienne le moment où vous frappe un irréparable malheur... Un mot vous expliquera tout... Pouvant vous servir, je voulais en avoir le droit...

Arrêtant sur lui un regard où se lisait le plus morne désespoir :

-- Hélas ! balbutia la pauvre femme, que pouvez-vous pour moi, monsieur ?...

Ma vie désormais est finie... Je n'ai plus qu'un désir : savoir où se cache mon mari. Ce n'est pas à moi de le juger. Il ne m'a pas donné le bonheur que peut-être j'étais en droit d'espérer, mais il est mon mari, il est malheureux, mon devoir est de le rejoindre, où qu'il se soit réfugié, et de partager ses souffrances...

Elle fut interrompue par la servante qui, ouvrant la porte du salon l'appelait :

-- Madame ! madame !...

-- Qu'y a-t-il ? demanda Maxence.

-- Il faut que je parle à madame, tout de suite.

Faisant un effort pour se dresser et marcher, Mme Favoral sortit...

Elle ne fut dehors qu'une minute, et lorsqu'elle reparut, son désordre s'était encore accru.

-- Peut-être est-ce un coup de la Providence ! dit-elle.

Inquiets, les autres l'interrogeaient des yeux. Elle s'assit, en s'adressant plus spécialement à M. de Trégars :

-- Voici ce qui arrive, reprit-elle d'une voix faible. M. Favoral, qui était l'économie même... ici du moins, avait l'habitude, dès qu'il rentrait, de changer de vêtement. Comme toujours, hier soir, il en a changé. Lorsqu'on s'est présenté pour l'arrêter, il a oublié ce détail, et il s'est enfui avec la vieille redingote qu'il avait sur lui. Sa redingote neuve étant restée accrochée au porte-manteau de l'antichambre, la domestique l'a prise tout à l'heure pour la brosser et la serrer... et il en est tombé ce portefeuille qui ne quittait jamais mon mari...

C'était un vieux portefeuille de cuir de Russie, qui avait été rouge jadis, mais noirci par l'usage, crasseux et tout éraillé. Il était gonflé de paperasses...

-- Peut-être, en effet, s'écria Maxence, y trouverons-nous une indication...

Il l'ouvrit, et il l'avait déjà plus d'aux trois-quarts vidé, sans y rien rencontrer que des papiers et des notes sans signification pour lui, lorsque tout à coup, il poussa un cri.

Il venait de déplier un billet sans signature, d'une écriture visiblement déguisée, et, d'un coup d'œil, il avait lu :

« Je ne conçois rien à votre négligence. Il faudrait en finir avec cette affaire Van Klopen. Là est le danger... »

-- Qu'est-ce que ce billet ? demanda M. de Trégars.

Maxence le lui tendit :

-- Voyez, dit-il ; vous ne comprendrez pas l'intérêt immense qu'il a pour moi...

Mais l'ayant parcouru :

-- Vous vous trompez, fit Marius, je comprends, et je vous le prouverai...

L'instant d'après, d'une autre poche du portefeuille, Maxence retirait et lisait à haute voix la facture d'un magasin d'articles de voyage, datée de l'avant-veille, et ainsi conçue :

« Vendu à...

« Deux malles, cuir, serrure de sûreté, à 220 francs l'une, ci... 440... »

M. de Trégars avait tressailli.

-- Enfin ! s'écria-t-il, voilà sans doute le bout de fil qui, à travers ce dédale d'iniquités, nous conduira à la vérité.

Et frappant sur l'épaule de Maxence :

-- Nous avons à causer, lui dit-il, et longuement... Demain, avant de reporter à M. de Thaller ses 15,000 francs, passez chez moi, je vous attendrai... Nous voici attelés à une œuvre commune, et quelque chose me dit qu'avant qu'il soit longtemps, nous saurons ce qu'est devenu l'argent qui a été pris dans la caisse du Comptoir du crédit mutuel .

IV

« Quand je pense, disait Coldrige, que tous les matins, à Paris seulement, trente mille gaillards s'éveillent et se lèvent avec l'idée fixe et bien arrêtée de s'emparer de l'argent d'autrui, c'est avec une nouvelle surprise que, chaque soir, en rentrant, je retrouve mon porte-monnaie dans ma poche. »

Ce n'est cependant pas ceux qui s'attaquent directement au porte-monnaie qui sont les plus malhonnêtes ni les plus redoutables.

S'embusquer au coin d'une rue sombre, et se ruer sur le premier passant venu en lui demandant :

-- La bourse ou la vie... est un pauvre métier, un métier de dupe, dépouillé de prestige, et depuis longtemps abandonné aux natures chevaleresques.

Il faut être un peu plus que simple pour travailler encore sur les grands chemins, exposé aux avanies de la gendarmerie, quand l'industrie et la finance offrent un champ si magnifiquement fertile à l'activité des gens d'imagination.

Et pour se rendre bien compte de la façon dont on y opère, il suffit d'ouvrir de temps à autre la Gazette des Tribunaux et d'y lire, par exemple, un procès comme celui du sieur Lefurteux, l'ex-directeur de la Société pour le dessèchement et la mise en valeur des marais de l'Orne .

Ceci se passait, il n'y a pas un mois, en police correctionnelle :

LE PRÉSIDENT, au prévenu . -- Votre profession ?

LE SIEUR LEFURTEUX. -- Directeur de la Société...

D . -- Avant, que faisiez-vous ?

R. -- Je faisais des affaires à la Bourse.

D. -- Vous étiez sans ressources ?

R. -- Pardon, je gagnais de l'argent.

D. -- Et c'est dans ces conditions que vous avez eu l'audace de constituer une compagnie, au capital de 3 millions divisés en actions de 500 francs.

R. -- Ayant trouvé une idée, je ne croyais pas qu'il me fût interdit de l'exploiter.

D. -- Qu'appelez-vous une idée ?

R. -- Celle de dessécher des marais et de les rendre à l'agriculture...

D. -- Quels marais ? Les vôtres n'ont jamais existé que dans vos prospectus. Vous n'en possédez ni dans l'Orne, ni ailleurs. Vous avez poussé l'impudence jusqu'à ce point de fonder une société pour l'exploitation d'une chose qui n'existe pas.

R. -- Je comptais acheter des marais dès que j'aurais réuni mon capital.

D. -- Et en attendant vous promettiez dix pour cent à vos souscripteurs ?

R. -- C'est le moins que rapportent des desséchements...

D. -- Vous avez fait de la publicité ?

R. -- Nécessairement.

D. -- Pour quelle somme ?

R. -- Pour environ soixante mille francs.

D. -- Où les avez-vous pris ?

R. -- J'ai commencé avec dix mille francs que m'avait prêtés un de mes amis, j'ai continué avec les fonds qui me rentraient.

D. -- C'est-à-dire que vous employiez l'argent de vos premières dupes à faire des dupes nouvelles !

R. -- Beaucoup de gens croyaient l'affaire bonne...

D. -- Lesquels ? Ceux à qui vous adressiez vos prospectus où se voyait un plan de vos prétendus marais ?

R. -- Pardon, d'autres encore...

D. -- Enfin, des fonds vous ont été versés, car c'est quelque chose d'inouï que la crédulité publique. Combien avez-vous reçu ?

R. -- L'expert vous l'a dit : environ six cent mille francs.

D. -- Que vous avez dépensés !

R. -- Permettez !... Je n'ai jamais appliqué à mes besoins personnels que les appointements que m'attribuaient les statuts.

D. -- Cependant, lorsqu'on vous a arrêté, on n'a retrouvé dans votre caisse qu'une somme de 1,250 francs, qui vous avait été adressée par la poste le matin même. Qu'est devenu le reste ?

R. -- Le reste a été dépensé dans l'intérêt de l'affaire.

D. -- Naturellement. Vous aviez une voiture ?

R. -- Elle m'était allouée par l'article 27 des statuts.

D. -- Dans l'intérêt de l'affaire, toujours ?

R. -- Certainement. J'étais obligé à une certaine représentation. Le chef d'une affaire importante doit s'appliquer à inspirer la confiance.

LE PRÉSIDENT, d'un air ironique : -- Était-ce aussi pour vous attirer cette confiance que vous aviez une maîtresse pour laquelle vous dépensiez des sommes considérables ?

LE PRÉVENU, de l'accent de la plus entière bonne foi : -- Oui, monsieur...

Après un moment de silence, le président reprend :

D. -- Vos bureaux étaient magnifiques. Leur installation a dû vous coûter très-cher...

R. -- Presque rien, au contraire, monsieur. Tous les meubles qui les garnissaient étaient loués. On peut interroger le tapissier...

Le tapissier est mandé, et sur les questions de M. le président :

-- M. Lefurteux, répond-il, a dit vrai. Ma spécialité est de louer des agencements de bureaux pour sociétés financières et autres... Je fournis tout, depuis les pupitres des employés jusqu'aux meubles du cabinet du directeur, depuis la caisse de fer forgé jusqu'à la livrée des garçons. En vingt-quatre heures tout est en place, et l'actionnaire peut se présenter... Dès qu'une affaire se monte, dans le genre de celle de monsieur, on vient me trouver, je suis connu, et selon l'importance du capital auquel on fait appel, je fournis une installation plus ou moins luxueuse... J'ai l'habitude, n'est-ce pas, je sais ce qu'il faut...

Quand M. Lefurteux m'est arrivé, j'ai tout de suite toisé son opération... Trois millions de capital, des marais dans l'Orne, actions de cinq cents francs, petits souscripteurs inquiets et criards... « Très-bien, lui ai-je dit, c'est une affaire de six mois, ne vous mettez pas des frais inutiles sur le dos, prenez du reps pour votre cabinet, c'est assez bon !... »

Le Président, d'un ton de surprise profonde : -- Vous lui avez dit cela ?

LE TAPISSIER, de l'accent de simple franchise d'un honnête homme : -- Exactement comme j'ai l'honneur de vous le dire, monsieur le président, et il a suivi mon conseil, et je lui ai fourni toute chaude encore l'installation de la Compagnie des Pêcheries Fluviales, dont le gérant venait d'être condamné à trois ans de prison.

Après de telles révélations, qui de semaine en semaine se renouvellent, avec d'instructives variantes, on serait presque en droit de se demander comment la plus sûre et la plus loyale affaire peut encore trouver un souscripteur, si on ne savait que la lignée féconde de Gogo ne s'éteindra qu'avec l'espèce humaine.

Les financiers d'imagination se plaignent amèrement de l'actionnaire, devenu, prétendent-ils, récalcitrant et défiant... C'est une injustice et une calomnie.

Si rudement étrillé qu'il ait été depuis cinquante ans, l'actionnaire est resté le même et sent toujours son cœur battre de convoitise à la lecture du prospectus qui lui promet gravement dix pour cent de son argent.

Il se peut qu'il recule devant une bonne opération. Devant une mauvaise, jamais !

Tout comme jadis il est prêt à se serrer le ventre pour courir porter ses économies aux Mines de Tiffila, aux et aux Forêts de Formanoir , entreprises admirables, dont les directeurs errent à l'étranger, victimes de l'ingratitude de leurs contemporains.

Comment, en de telles conditions, le Comptoir de crédit mutuel , eût-il manqué de souscripteurs ?

C'était une bien autre affaire que cette pauvre invention des Marais de l'Orne , une affaire qui avait été admirablement lancée à l'heure propice du coup d'État de décembre, à un moment où les idées de mutualité commençaient à pénétrer dans le monde de la finance.

Ni les capitaux, ni les patronages puissants ne lui avaient manqué au début, et il lui avait suffi de paraître pour être admise aux honneurs de la cote.

S'adressant à l'industrie, sous le prétexte de lui épargner l'intermédiaire ruineux des banquiers ou les rigueurs parfois mortelles de la Banque, le Crédit mutuel avait eu, pendant ses premières années, une spécialité parfaitement déterminée.

Mais il avait peu à peu élargi le cercle de ses opérations, remanié ses statuts, changé ses administrateurs, et vers la fin, ses souscripteurs primitifs eussent été bien embarrassés de dire son genre d'affaires et à quelles sources il puisait ses bénéfices.

Ce qu'on savait, c'est qu'il donnait toujours de respectables dividendes.

Ce qu'on disait, c'est que son directeur, le baron de Thaller, avait une fortune personnelle considérable, et qu'il était bien trop habile pour ne savoir point passer sans accroc à travers les articles du Code, de même que les clowns du cirque à travers leurs ronds de pipes...

Ce n'étaient cependant ni les envieux ni les détracteurs qui manquaient.

Vous rencontriez fréquemment des gens qui, hochant la tête et clignant de l'œil, vous disaient d'un air capable :

-- Prenez garde ! Le Crédit mutuel donne des bénéfices magnifiques, mais on sait ce que devient à la fin le capital de toutes ces compagnies, qui distribuent des dividendes si beaux.

D'autres, plus perfides, attaquaient directement M. de Thaller.

-- Ce qu'il y a d'inquiétant, remarquaient-ils, c'est qu'il est de toutes les spéculations. Il ne se tripote pas une affaire véreuse qu'il n'y ait la main. Il est possible qu'il soit très-riche, il est sûr qu'il mène un train de prince. Son hôtel est un palais. Sa femme et sa fille ont les plus luxueux équipages et les plus coûteuses toilettes de Paris. Sa maîtresse lui dépense des sommes folles. Enfin, pour brocher sur le tout, il joue et il a la passion des bibelots, et on ne voit que lui à l'Hôtel des Ventes, poussant avec fureur des porcelaines et des tableaux...

Mais baste ! les meilleures et les plus sûres affaires ne sont-elles pas, quand même, amèrement décriées !...

N'est-il pas archi-connu que les financiers de haut vol sont l'éternel sujet des clabaudages et des calomnies de toute cette tourbe d'impudents et avides tripoteurs qui rôdent autour des grandes entreprises comme les chacals autour du banquet des lions ?

Quelle est la Société dont on n'a pas un peu écrit : C'est une filouterie ! Quel est le gérant dont on n'a pas dit au moins une fois : C'est un filou !

Le positif, c'est que les actions du Comptoir du crédit mutuel étaient fort au-dessus du pair, et faisaient 580 francs, le samedi où, à l'issue de la Bourse, le bruit se répandit que le caissier, Vincent Favoral, venait de s'enfuir en emportant douze millions.

-- Quel coup de filet ! pensa, non sans un mouvement de jalousie, plus d'un boursier qui, pour le douzième seulement, eût gaîment passé la frontière...

Ce fut presque un événement dans Paris.

On y est fort accoutumé à de telles aventures, et à ce point blasé, que c'est à peine si, pour voir filer un caissier, on daignerait tourner la tête. Mais en cette occasion, l'énormité de la somme rehaussait la vulgarité du procédé :

On jugea généralement que ce Favoral devait être un homme fort, et quelques amateurs déclarèrent que prendre douze millions ce n'est presque plus voler.

Le soir, en s'abordant sur le bitume, aux environs du passage de l'Opéra, les habitués de la petite Bourse étaient étonnés et presque émus. Ils se consultaient entre eux.

-- Thaller est-il de l'opération ? S'entendait-il avec son caissier ?

-- Toute la question est là.

-- Si oui, le Crédit mutuel est en meilleure position que jamais.

-- Si non, le voilà coulé.

-- Thaller était bien fin.

-- Le Favoral l'était peut-être plus que lui.

Cette incertitude, pendant la première demi-heure, soutint un peu les cours.

Mais, vers neuf heures et demie, des nouvelles si désastreuses se répandirent de tous côtés, apportées on ne savait par qui, ni d'où, que ce fut une panique irrésistible.

De 435 francs, où il s'était maintenu, le Crédit mutuel tomba brusquement à 300, puis à 200, puis à 150 francs...

Des amis de M. de Thaller, M. Costeclar, entre autres, avaient essayé de réagir, mais ils n'avaient pas tardé à reconnaître l'inutilité de leurs efforts, et bravement ils s'étaient mis à faire comme les autres.

Trois messieurs qui étaient allés s'installer au café du Divan, au fond du passage, semblaient diriger le mouvement et manœuvraient comme il est d'usage quand on veut couler une affaire. Ils avaient des agents sur le boulevard, et de dix minutes en dix minutes, ils leur expédiaient un émissaire, un vieux bonhomme quelque peu boiteux et bossu, avec ordre de vendre, de vendre encore et toujours et à tout prix.

Si bien qu'à dix heures et demie on n'eût pas trouvé cinq cents francs comptant de vingt actions du Crédit mutuel .

Le dimanche, ce fut une autre histoire.

Dès le matin, on donnait comme positive partout l'arrestation du baron de Thaller et même on l'enjolivait de quantité de détails.

Cependant, le soir même, le fait fut démenti, par les gens qui étant allés aux courses, y avaient rencontré Mme de Thaller et sa fille, plus brillantes que jamais, très-gaies et très-causeuses.

Aux personnes qui allaient la saluer :

-- Mon mari n'a pu venir, disait la baronne, tout occupé qu'il est, avec deux de ses employés, à débrouiller les écritures de ce malheureux Favoral. C'est, à ce qu'il paraît, un gâchis inconcevable. Qui jamais eût cru cela d'un homme qui vivait de pain et de noix. Mais il jouait à la Bourse, et il avait organisé, grâce à un prête-nom, une sorte de banque où il a englouti, le plus sottement du monde, des sommes considérables...

Et toute souriante, comme après un danger définitivement conjuré :

-- Heureusement, ajoutait-elle, le mal n'est pas aussi grand qu'on s'est plu à le raconter, et cette fois encore, nous en serons quittes pour la peur.

Mais ce n'étaient pas les discours de la baronne qui pouvaient rassurer les gens qui se sentaient en poche les titres sans valeur du Crédit mutuel .

Et le lendemain, lundi, dès huit heures, ils arrivaient en bandes demander des explications à M. de Thaller...

C'est rue du Quatre-Septembre que sont installés les bureaux du Comptoir de crédit mutuel , dans une de ces maisons massives, qui sont comme les forteresses de la féodalité financière.

D'un seul coup d'œil, le passant y croit reconnaître un de ces puissants établissements qui remuent les millions par centaines de mille.

Rien qu'en mettant le pied dans l'immense vestibule dallé de marbre, à hautes colonnes et à statues de bronze soutenant des candélabres, l'actionnaire se sent ému.

Son émotion se complique d'un ébahissement respectueux lorsqu'il a poussé les lourdes portes de glaces, et qu'il s'est engagé dans le vaste escalier de pierre à rampe dorée, habillé d'un tapis moelleux, et meublé à chaque palier de banquettes de velours, larges et souples comme le lit de repos d'une duchesse.

La timidité le prend lorsque, arrivé au premier étage de ce palais de l'argent... des autres, il lit, en lettres d'or, sur une porte de palissandre : Comptoir de crédit mutuel .

Cependant, il rassemble tout son courage. Une inscription : T. L. B. S. V. P., lui dit ce qu'il doit faire.

Il tourne le bouton, et il entre...

Mais il demeure interdit de se trouver en présence d'un huissier tout de noir habillé, la chaîne d'acier au cou, lequel s'inclinant d'un air grave, demande :

-- Que désire Monsieur ?

D'une voix un peu troublée, il explique qu'il est venu pour souscrire, et qu'il voudrait...

-- Que Monsieur prenne la peine de me suivre à la caisse, interrompt l'huissier.

Il prend cette peine, et tout en longeant un spacieux corridor, il a le temps d'entrevoir des bureaux peuplés d'employés, puis la salle du conseil avec sa grande table recouverte d'un tapis, où brille la sonnette du président, et plus loin, le cabinet de M. le directeur, avec ses tentures de drap vert, ses meubles de chêne, son bureau encombré de papier et sa cheminée monumentale surmontée d'une pendule à sujet sévère...

Et tout en marchant, il rougit du peu d'importance de sa souscription. Il a honte de la modicité de la somme qu'il apporte à des caisses qui lui semblent renfermer, sous leurs triples serrures, les trésors des Mille et une Nuits . Autant porter une goutte d'eau au fleuve ou un grain de sable aux dunes de l'Océan. Il se demande presque si on ne va pas lui rire au nez...

Mais non. C'est d'un air froid et morne que le caissier reçoit sa souscription et lui passe, en échange, par le guichet étroit, un titre provisoire.

Il se retire alors, mais lentement.

Les six ou huit titres qu'il sent dans son portefeuille lui donnent de l'assurance. Il lui semble que sur toutes les splendeurs qui l'environnent il a un certain droit de propriété. C'est d'un pied plus ferme et d'un jarret mieux tendu qu'il foule les marches de l'escalier. Il y a du maître dans le geste dont il repousse la porte du vestibule...

Et c'est l'esprit tranquille et le cœur content qu'il se retire, rêvant déjà de ces dividendes fabuleux dont on se transmet le souvenir à la Bourse, ou de ces hausses soudaines qui centuplent en trois ans le capital versé et qui font qu'en 1872 on retire six mille livres de rentes d'une action qu'on a payée cinq cents francs en 1833.

Beaucoup des actionnaires du Comptoir de crédit mutuel avaient passé, autrefois, par ces émotions délicieuses.

Elles ne leur rendaient que plus pénibles celles qui les agitaient en ce moment, réunis qu'ils étaient au nombre d'une centaine environ, dans le vestibule, le long de l'escalier et sur le palier du premier étage de la maison de la rue du Quatre-Septembre.

Car on refusait de les admettre.

À tous ceux qui insistaient pour entrer, un grand diable de domestique, planté devant la porte, répondait invariablement :

-- Les bureaux ne sont pas ouverts... M. de Thaller n'est pas arrivé.

Nerveux, quinteux, bizarre, le plus souvent bénin, mais quelquefois féroce, d'une crédulité stupide ou d'une défiance idiote, tel est l'actionnaire, cet infortuné qui se sait traqué de toutes parts et entouré de piéges, ce malheureux qui, possédant quelque argent, brûle de le risquer et tremble de le perdre.

Mais celui-là ne le connaît pas, qui l'a vu seulement au début et à la fin de sa carrière de dupe :

Le jour où, tout illuminé d'espoir, il confie ses fonds à quelque Société nouvelle.

Et le jour où, désespéré, il découvre que ses fonds sont perdus.

Que d'alternatives entre ces deux termes extrêmes et que de palpitations ! Quels accès de découragement ou de joie, selon que le journal annonce une hausse ou une baisse !...

Mais le moment critique de l'actionnaire est celui où il commence à soupçonner son malheur.

C'est de l'étonnement d'abord : quelque chose comme la stupeur du paysan qui, ayant rompu son pacte avec le diable, voyait se changer en feuilles sèches les louis d'or du malin.

La colère ne vient que plus tard ; la douleur d'avoir été dépouillé d'un argent péniblement gagné, la rage d'avoir été pris pour dupe.

C'est à ce point, précisément, qu'en étaient les actionnaires du Comptoir de crédit mutuel .

Et comme la fureur de chacun d'eux s'augmentait de la fureur de tous, comme ils s'exaltaient et s'animaient mutuellement, c'étaient dans le vestibule, le long de l'escalier et sur le palier, de telles imprécations et de si terribles menaces, que le portier épouvanté s'était blotti tout au fond de sa loge.

Il faut avoir vu une réunion d'actionnaires au lendemain d'un désastre, il faut avoir vu les poings crispés, les faces convulsées, les yeux hors de la tête et les lèvres frangées d'écume, pour savoir à quelles contorsions épileptiques la rancune de l'argent réduit des hommes assemblés.

Ceux-ci en étaient à s'indigner de ce qui les avait enchantés jadis.

Ils s'en prenaient de leur ruine à la splendeur de la maison, aux somptuosités de l'escalier, aux candélabres du vestibule, aux tapis, aux banquettes, à tout...

-- C'est pourtant notre argent, criaient-ils, qui a payé tout ce luxe !...

Monté sur une banquette, un tout petit homme soulevait des transports d'indignation en décrivant les magnificences insolentes de l'hôtel de Thaller, dont il avait été le fournisseur autrefois, avant de se retirer du commerce.

Il avait compté jusqu'à cinq voitures sous les remises, quinze chevaux dans les écuries, et il ne savait plus combien de domestiques.

Il n'était jamais entré dans les appartements, mais il avait visité les cuisines, et il déclarait avoir été étourdi et ébloui du nombre et de l'éclat des casseroles, rangées par ordre de taille au-dessus des fourneaux.

-- C'est qu'il en faut, de ces casseroles, pour fricasser douze millions ! disait-il, arrivé à ce degré où la fureur, faute d'expressions, tourne à l'ironie...

Réunis en groupe, dans le vestibule, les plus sensés déploraient leur imprudente confiance :

-- Voilà, concluait l'un, la fin de toutes ces affaires industrielles...

-- C'est vrai... Il n'y a que la Rente...

-- Et encore !... Parlez-moi des placements de nos pères, de bons placements sur première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la femme... Si le débiteur ne paye pas, on vend... Voilà le bon système, on y reviendra...

Mais ce qui les exaspérait tous, c'était de ne pouvoir être admis auprès de M. de Thaller, et de voir ce domestique en faction devant la porte.

-- C'est tout de même hardi, de nous laisser sur l'escalier, nous qui sommes les maîtres ! grondaient-ils.

-- Qui sait où est M. de Thaller !...

-- Il se cache, parbleu !

-- N'importe, je le verrai, clamait un gros homme à face couleur de brique, je le verrai, quand je devrais, nom de nom ! ne pas bouger d'ici de la semaine !

-- Vous ne verrez rien, ricanait son voisin. Et les escaliers de service, et les portes dérobées ! Croyez-vous qu'il en manque dans cette satanée boutique !...

Le gros homme roulait des yeux terribles.

-- Ah ! si je savais cela ! disait-il d'une langue empâtée par le sang qui lui montait à la tête. Jeter bas une porte, ce n'est pas la mer à boire...

Et il montrait ses épaules d'athlète, et il affirmait qu'il entrerait et qu'il lui passerait quelqu'un par les mains...

Déjà il toisait le valet d'un regard inquiétant, quand un bonhomme à mine discrète s'avança et lui demanda :

-- Pardon !... Combien avez-vous d'actions ?

-- Trois ! répondit l'homme à figure brique.

L'autre soupira.

-- Moi, j'en ai deux cent cinquante, dit-il. C'est pourquoi, étant aussi intéressé que vous, pour le moins, à ne pas tout perdre, je vous conjure de ne vous porter à aucune violence...

Il n'eut pas besoin d'insister.

La porte que gardait le domestique s'ouvrit. Un employé se montra, faisant signe qu'il voulait parler.

-- Messieurs, commença-t-il, M. de Thaller vient d'arriver, mais il est en ce moment avec M. le juge d'instruction...

Des huées ayant couvert sa voix, il se retira précipitamment.

-- Si la justice s'en mêle, murmura le monsieur discret, adieu paniers, vendanges sont faites !...

-- C'est vrai, ricana un autre, mais nous aurons le précieux avantage d'entendre condamner ce cher baron de Thaller à un an de prison et à cinquante francs d'amende. C'est le tarif pour cinq cents familles mises sur la paille. Il n'en serait pas quitte à si bon marché, s'il avait volé un pain à la porte d'un boulanger.

-- Vous croyez donc à cette histoire de juge, vous !... interrompit brutalement le gros homme...

Il fallut bien y croire, quand on le vit paraître suivi d'un commissaire de police et d'un commissionnaire qui portait sur son crochet des registres et des papiers...

On s'écarta pour les laisser passer, mais nulle réflexion n'eut le temps de se produire, car un nouvel employé se présenta, qui dit :

-- M. le baron de Thaller est à vos ordres, messieurs, veuillez entrer...

Ce fut, alors, une terrible poussée, pour savoir à qui arriverait premier à la salle du conseil, qu'on apercevait, toute grande ouverte...

M. de Thaller s'y tenait, debout contre la cheminée.

Il n'était ni plus pâle ni plus troublé que d'ordinaire. On sentait l'homme maître de soi et sûr de ses moyens.

Dès que le silence se fut rétabli :

-- Avant tout, messieurs, commença-t-il, je dois vous dire que le conseil va se réunir, et qu'une assemblée générale sera convoquée...

Pas un murmure. Comme à un coup de baguette, les dispositions des actionnaires semblaient changées.

-- Je n'ai rien à vous apprendre, poursuivit-il. Ce qui arrive est un malheur, mais non pas un désastre. Il s'agissait, ayant tout, de sauver la société, et j'avais pensé d'abord à un appel de fonds...

-- Dame !... firent deux ou trois voix timides, s'il le fallait absolument...

-- J'ai reconnu qu'il n'en était pas besoin...

-- Ah ! ah !...

-- Et que j'assurerais le fonctionnement de nos services, en ajoutant à notre fonds de réserve, ma fortune personnelle...

Ah ! pour le coup, les bravos éclatèrent...

M. de Thaller les reçut en homme qui les mérite, et plus lentement :

-- C'était un devoir d'honneur, continuat-il... Je vous l'avoue, messieurs, le misérable qui nous a si indignement trompés avait toute ma confiance... Vous comprendrez mon aveuglement, lorsque vous saurez avec quelle infernale adresse a procédé le caissier infidèle...

De tous côtés, des imprécations s'élevaient à l'adresse de Vincent Favoral... Mais déjà le directeur du Crédit mutuel poursuivait :

-- Pour le moment, je n'ai à vous demander que du calme, et la continuation de votre confiance...

-- Oui ! oui !...

-- La panique d'avant-hier soir n'était qu'une manœuvre de Bourse, organisée par des établissements rivaux, qui espéraient s'emparer de notre clientèle. Leurs calculs seront déjoués, messieurs... Ce qui devait nous renverser démontre victorieusement notre solidité... Nous sortirons de cette épreuve plus puissants que par le passé.

C'était fini. M. de Thaller savait son métier. On lui votait des remercîments. Le sourire s'épanouissait sur toutes les lèvres l'instant d'avant crispées par la colère...

Seul, un actionnaire ne semblait pas partager l'enthousiasme général, et celui-là n'était autre que M. Chapelain, l'ancien avoué.

-- Décidément, grommelait-il, le Thaller est capable de s'en tirer... Il faut que je prévienne Maxence...

V

On a tous les courages, en France, et à un degré supérieur ; tous, hormis, cependant, celui de braver l'opinion des sots.

Peu d'hommes eussent osé, à l'exemple de M. de Trégars, offrir leur nom à la fille d'un misérable, accusé de détournements et de faux, et cela au moment même où le scandale du crime était le plus bruyant.

Mais lorsque Marius jugeait une chose juste et bonne, il la faisait sans le moindre souci de ce que penseraient les autres.

Aussi, avait-il suffi de sa seule présence, rue Saint-Gilles, pour y ramener l'espérance.

De ses desseins, il n'avait dit qu'un mot :

« J'ai les moyens de vous servir ; je prétends, en épousant Gilberte, en acquérir le droit. »

Mais ce mot avait suffi.

Mme Favoral et Maxence avaient compris que celui qui leur parlait ainsi était un de ces hommes de résolution et de sang-froid que rien ne décourage ni ne déconcerte, et qui savent tirer parti des situations les plus compromises.

Et lorsqu'il se fut retiré avec le comte de Villegré :

-- Je ne sais ce qu'il fera, disait Mlle Gilberte à sa mère et à son frère, mais certainement il fera quelque chose, et soyez sûrs que si réussir est humainement possible, il réussira...

Et avec quelle fierté elle s'exprimait ainsi ! Le concours de Marius, c'était la justification de sa conduite. Elle tressaillait de joie en songeant que ce serait, peut-être, à l'homme que, seule, audacieusement, elle avait choisi, que sa famille devrait son salut.

Hochant la tête et faisant allusion à des événements dont il gardait le secret : -- Je crois, en effet, approuvait Maxence, que M. de Trégars a pour atteindre les ennemis de notre père des moyens puissants... Et quels ils sont, nous ne tarderons pas à le savoir, puisque j'ai, demain, rendez-vous avec lui...

Il vint enfin, ce lendemain, le lundi, qu'il avait attendu avec une impatience que ne pouvaient soupçonner ni sa mère ni sa sœur.

Et sur les neuf heures et demie, il était prêt à sortir, lorsqu'on lui annonça M. Chapelain.

Tout irrité encore des scènes dont il venait d'être témoin rue du Quatre-Septembre, l'ancien avoué arrivait avec un visage lugubre.

-- J'apporte de mauvaises nouvelles, commença-t-il. Je viens de voir le baron de Thaller...

Il avait tant dit, la veille, qu'il ne voulait plus se mêler de rien, que Maxence ne put retenir un mouvement de surprise.

-- Oh ! ce n'est pas en tête-à-tête, que je l'ai vu, reprit M. Chapelain, mais en compagnie d'une centaine, au moins, des actionnaires du Crédit mutuel .

-- Ils se remuent donc ?

-- Non. Ils ont seulement failli se remuer. Il fallait les voir, ce matin, accourir furibonds, rue du Quatre-Septembre ! Ils demandaient la tête de M. de Thaller, ils voulaient tout casser, tout briser... c'était terrible ! Mais M. de Thaller leur a fait la grâce de les recevoir, et ils sont devenus plus doux que des moutons. Il a daigné parler, et ils lui ont voté des remercîments. C'est simple comme bonjour : on tient l'homme dont on tient l'argent. Que voulez-vous que fassent des actionnaires, si exaspérés qu'on les suppose, quand un gérant vient leur dire : « Eh bien ! oui, c'est vrai, vous êtes volés, et vos fonds sont diablement compromis... mais, si vous faites du bruit, si vous portez plainte, tout est définitivement perdu !... » Naturellement les actionnaires se taisent. Il est si connu qu'une affaire qui se liquide judiciairement est une affaire coulée, que les actionnaires volés craignent la justice autant que le gérant voleur. Il n'est pas de financier infime qui ne sache cela et qui n'en profite pour emplir ses poches de l'argent des autres... D'un mot, je vous résumerai la situation : Il n'y a pas une heure de cela, devant moi, les actionnaires de M. de Thaller lui ont offert des fonds pour combler le déficit...

Après un moment de silence :

-- Mais ce n'est pas tout, reprit l'ancien avoué. La justice est saisie de l'affaire de votre père, et M. de Thaller a passé la matinée avec le juge d'instruction...

-- Eh bien ?

-- Eh bien ! j'ai assez d'expérience pour vous affirmer que vous n'avez pas à compter sur la justice plus que sur les actionnaires. À moins de preuves trop évidentes pour qu'il en existe, M. de Thaller ne sera pas inquiété...

-- Oh !

-- Pourquoi ? Parce que, mon cher, dans toutes ces grosses affaires de finance, la justice, le plus qu'elle peut, se bouche les yeux. Non par corruption, grand Dieu ! ni par une connivence coupable, mais par des considérations d'ordre public et d'intérêt général. Elle a peur d'épouvanter les capitaux et d'ébranler le crédit. Si elle poursuivait, le gérant serait condamné à quelques années de prison, mais les actionnaires seraient du même coup condamnés à perdre ce qu'on ne leur a pas pris, de sorte que les volés seraient plus durement punis que le voleur. Désolée de son impuissance, la justice laisse faire... Et cela vous explique l'impudence et l'impunité de cette quantité de gredins de haut vol que vous voyez se promener le front haut, la poche pleine de l'argent d'autrui et la boutonnière chamarrée de décorations.

Maxence était abasourdi.

-- Et alors ? fit-il.

-- Alors, il est évident que votre père est perdu. Qu'il ait ou non des complices, il sera sacrifié seul. Il faut un bouc émissaire, n'est-ce pas, à égorger sur l'autel du crédit ? Eh bien ! on donnera cette satisfaction aux actionnaires dépouillés. Les douze millions seront perdus, mais les actions du Crédit mutuel remonteront et la morale sera sauve...

Un peu ému de l'accent de l'ancien avoué :

-- Que me conseillez-vous donc, monsieur ? interrogea Maxence.

-- Le contraire précisément de ce que, sur le premier moment, je vous ai conseillé... C'est pour cela que je suis venu. Je vous disais hier : Faites du tapage, agissez, criez... Il est impossible que votre père soit seul coupable, attaquez M. de Thaller... Aujourd'hui, après mûre délibération, je vous dis : Taisez-vous, cachez-vous, laisser tomber le scandale...

Un sourire amer crispa la lèvre de Maxence.

-- Ce n'est pas un conseil de brave que vous me donnez, dit-il.

-- C'est le conseil d'un ami...

-- Cependant...

-- C'est le conseil d'un homme qui mieux que vous connaît la vie. Pauvre jeune homme !... Vous ignorez le péril de certaines luttes. Tous les gredins se tiennent et se soutiennent. En attaquer un, c'est les attaquer tous. Vous ne pouvez soupçonner les influences occultes dont disposent les hommes qui manient des millions, et qui, en échange d'une complaisance, ont toujours un pot-de-vin à offrir ou une bonne opération à proposer. Si du moins je vous voyais une chance de succès ! Mais vous n'en avez pas une. Jamais vous n'arriverez jusqu'à M. de Thaller, désormais soutenu par ses actionnaires. Vous ne réussirez qu'à vous faire un ennemi puissant, dont la rancune pèsera sur votre vie entière...

-- Que m'importe !...

M. Chapelain haussa les épaules.

-- Si vous étiez seul, reprit-il, je dirais comme vous : qu'importe ! Mais vous n'êtes plus seul, vous allez avoir à votre charge votre mère et votre sœur. Il faut songer à manger, avant de penser à se venger. Combien gagnez-vous par mois ? Deux cents francs. C'est peu, pour trois personnes. Certes, je ne vous engagerai jamais à solliciter la protection de M. de Thaller, mais il ne serait, peut-être, pas inutile de lui faire savoir qu'il n'a rien à craindre de vous.

Pourquoi ne le lui donneriez-vous pas à entendre, en lui reportant les quinze mille francs que vous avez à lui. Si, comme il y a tout lieu de le croire, il est le complice de votre père, il sera certainement ému de la détresse de votre famille, et s'il lui reste un peu de cœur, il s'arrangera de façon à vous faire obtenir, sans paraître s'en mêler, une situation plus en rapport avec vos besoins. Je ne me dissimule pas ce que cette démarche peut avoir de pénible, mais je vous le répète, mon cher enfant, vous n'avez plus à penser qu'à vous seul, et ce qu'à aucun prix on ne ferait pour soi, on le fait pour une mère et pour une sœur...

Maxence se taisait.

Non qu'il fût, en aucune façon, touché des considérations que lui soumettait l'ancien avoué, mais parce qu'il se demandait s'il devait lui confier les événements qui s'étaient succédé depuis vingt-quatre heures et qui avaient si brusquement modifié la situation.

Il ne s'y crut pas autorisé.

Marius de Trégars n'avait pas demandé le secret, mais une indiscrétion pouvait avoir de funestes conséquences.

Et après un moment de réflexion :

-- Je vous remercie, monsieur, répondit-il évasivement, de l'intérêt que vous nous témoignez, et vos avis nous seront toujours précieux... Mais pour le moment, je vous demanderai la permission de vous laisser avec ma mère et ma sœur. J'ai un rendez-vous avec... un ami.

Et sans attendre une réponse, glissant dans sa poche les quinze mille francs de M. de Thaller, il se hâta de sortir.

Mais ce n'est pas chez M. de Trégars, c'est à l' Hôtel des Folies qu'il courut tout d'abord.

-- Mademoiselle Lucienne vient de rentrer, avec un gros paquet, dit, de son air le plus gracieux, la Fortin à Maxence, lorsqu'elle le vit sortir de l'ombre du corridor.

Depuis vingt-quatre heures, l'honorable hôtesse guettait son locataire avec l'espoir d'en obtenir quelques renseignements à communiquer aux voisins.

Il ne daigna même pas lui répondre : merci ! impolitesse dont elle fut violemment froissée. Il traversa d'un bond l'étroite cour de l'hôtel et s'élança dans l'escalier...

La chambre de Mlle Lucienne était ouverte ; il entra.

Et tout essoufflé de sa course :

-- Heureusement je vous trouve ! s'écria-t-il.

La jeune fille achevait de disposer sur son lit une robe de soie très-claire, garnie de ruches et de passementeries, un pardessus pareil, de coupe bizarre, et un chapeau de forme risquée, surchargé de plumes et de fleurs éclatantes.

-- Vous voyez pourquoi je suis ici, répondit-elle. Je rentre m'habiller. À deux heures, la voiture de Brion viendra me prendre, pour me conduire au bois, où je dois exhiber cette toilette, une des plus ridicules assurément dont m'ait affublée M. Van Klopen...

Un sourire effleura les lèvres de Maxence.

-- Qui sait, dit-il, si ce n'est pas la dernière fois que vous avez à subir cette corvée odieuse. Ah ! mon amie, depuis que je ne vous ai vue, que d'événements !...

-- Heureux !

-- Vous allez en juger.

Il ferma soigneusement la porte, et revenant se placer devant Mlle Lucienne : -- Connaissez-vous le marquis de Trégars ? interrogea-t-il.

-- Pas plus que vous. C'est hier, chez le commissaire de police, que, pour la première fois, j'ai entendu prononcer son nom.

-- Eh bien ! avant un mois, M. de Trégars sera le mari de Mlle Gilberte Favoral !

La plus vive surprise se peignit sur les traits charmants de la jeune fille.

-- Est-ce possible ? fit-elle.

Mais au lieu de lui répondre :

-- Vous m'avez raconté, reprit Maxence, qu'autrefois, en un jour de détresse suprême, vous trouvant sans asile et sans pain, vous vous êtes présentée à l'hôtel de Thaller, sollicitant un secours, alors que légitimement une indemnité vous était due, puisque la voiture de la baronne vous avait renversée et blessée grièvement...

-- C'est la vérité.

-- Pendant que vous attendiez dans le vestibule la réponse à votre lettre qu'un domestique était allé porter, le baron de Thaller est entré, et en vous apercevant, il n'a pu maîtriser un mouvement de stupeur, presque d'effroi...

-- C'est encore vrai.

-- Ce trouble de M. de Thaller est toujours resté pour vous une énigme...

-- Inexplicable.

-- Eh bien ! je crois que moi, aujourd'hui, je puis vous l'expliquer.

-- Vous ?...

Baissant la voix, car il savait qu'à l' Hôtel des Folies il y avait toujours à redouter quelque oreille indiscrète : -- Oui, moi, répondit-il, et par cette raison qu'hier, quand M. de Trégars est entré dans le salon de ma mère, je n'ai pu retenir un cri d'étonnement... Par cette raison, Lucienne, qu'entre Marius de Trégars et vous, une ressemblance existe, dont il est impossible de n'être pas frappé...

La jeune fille était devenue fort pâle.

-- Que supposez-vous donc ? demanda-t-elle.

-- Je crois, mon amie, que nous sommes bien près de pénétrer, du même coup, le mystère de votre naissance et le secret de cette haine obstinée qui vous poursuit depuis le jour où vous avez mis le pied à l'hôtel de Thaller...

Si admirablement maîtresse de soi que fût, ordinairement, Mlle Lucienne, le tremblement de ses lèvres trahissait, en ce moment, l'intensité de son émotion.

Après plus d'une minute de méditation profonde :

-- Jamais, reprit-elle, le commissaire de police ne m'a dit que très-vaguement ses espérances... Il m'en a dit assez, toutefois, pour que j'aie lieu de penser qu'il a déjà eu quelques-uns de vos soupçons.

-- Parbleu ! M'eût-il, sans cela, questionné au sujet de M. de Trégars ?...

La jeune fille hocha la tête.

-- Et cependant, fit-elle, même après vos explications, c'est vainement que je cherche en quoi et comment je puis troubler la sécurité de M. de Thaller jusqu'à ce point qu'il ait cherché à se défaire de moi...

Maxence eut un geste d'insouciance superbe.

-- J'avoue que je ne le vois pas non plus, dit-il, mais qu'importe ! Sans pouvoir en expliquer le pourquoi, je sens que le baron de Thaller est l'ennemi commun, le vôtre, le mien, celui de mon père et de M. de Trégars. Et quelque chose me dit, qu'avec l'aide de M. de Trégars, nous triompherons. Vous partageriez ma confiance, Lucienne, si vous le connaissiez. Celui-là est un homme, et ma sœur n'a pas fait un choix vulgaire. S'il a dit à ma mère qu'il a les moyens de la servir, c'est qu'il les a certainement...

Il s'arrêta, et après un instant de silence :

-- Peut-être, reprit-il, le commissaire de police serait-il à même de comprendre ce que je ne fais que soupçonner vaguement, mais jusqu'à nouvel ordre, il nous est interdit de recourir à lui. Ce n'est pas mon secret que je viens de vous dire, et si je suis accouru vous le confier, c'est qu'il me semble que c'est un grand bonheur qui nous arrive, et qu'il n'est pas de joie pour moi, si vous ne la partagez...

Mlle Lucienne eût eu bien des détails encore à demander. Mais, tirant sa montre : -- Dix heures et demie ! s'écria-t-il. Et M. de Trégars qui m'attend...

Et répétant une fois encore à la jeune fille :

-- Allons, à ce soir, bon espoir et bon courage ! Il s'élança dehors...

Dans la cour, deux hommes de mauvaise mine causaient avec les époux Fortin. Mais les époux Fortin causaient souvent avec des hommes de mauvaise mine. Il n'y prit garde et gagna le boulevard. Un fiacre vide passait, il s'y élança en criant au cocher : -- Rue Laffitte, 70, et bon train, je paye la course trois francs.

C'est rue Laffitte, en effet, qu'était allé s'installer Marius de Trégars, le jour où sa détermination avait été bien arrêtée de faire rendre gorge aux audacieux gredins qui avaient dépouillé son père.

Il y occupait à l'entre-sol un petit appartement, simplement meublé, -- le pied-à-terre de l'homme d'action, la tente où on s'abrite la veille de la bataille, -- et il avait, pour le servir, un vieux valet de sa famille, qu'il avait retrouvé sur le pavé, et qui lui était dévoué de ce dévouement obtus et têtu des serviteurs bretons.

C'est ce brave homme qui, au premier coup de sonnette de Maxence, vint ouvrir. Et dès que Maxence lui eût dit son nom : -- Ah ! monsieur, s'écria-t-il, monsieur vous attend avec une fière impatience !...

C'était si vrai, que M. de Trégars parut au même moment et que ce fut lui qui introduisit Maxence dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de travail. Et tout en lui serrant la main : -- Sans reproche, lui dit-il, vous êtes en retard de près d'une heure...

Maxence avait, entre autres, ce détestable défaut, indice certain d'un caractère faible, de ne jamais vouloir avoir tort et de tenir toujours une excuse toute prête. L'excuse ici était trop tentante pour qu'il la laissât échapper, et bien vite il se mit à raconter comment il avait été retenu par M. Chapelain, et comment il avait appris de l'ancien avoué, ce qui venait de se passer rue du Quatre-Septembre, au Crédit mutuel .

-- Je savais la scène, dit M. de Trégars...

Et fixant Maxence, d'un air d'amicale raillerie :

-- Seulement, ajouta-t-il, j'attribuais votre inexactitude à une autre raison, brune, celle-là, et très-jolie...

Un nuage de pourpre s'étendit sur les joues de Maxence.

-- Quoi ? balbutia-t-il, vous savez ?...

-- Je pensais que vous aviez eu hâte d'aller raconter à une... personne de vos connaissances, pourquoi, en m'apercevant hier, vous avez laissé échapper un cri.

Pour le coup, Maxence perdit contenance.

-- Comment, fit-il, vous savez aussi ?...

M. de Trégars souriait.

-- Je sais beaucoup de choses, mon cher monsieur Maxence, répondit-il, et cependant, comme je ne veux pas que vous me soupçonniez de sorcellerie, je vais vous dire d'où me vient ma science. Au temps où votre maison m'était fermée, après avoir longtemps cherché un moyen de me procurer des nouvelles de votre sœur, je finis par découvrir qu'elle avait pour maître de musique un vieil Italien, le signor Gismondo Pulci. J'allai demander des leçons à ce brave homme, et je devins son élève. Mais dans les commencements, il me regardait avec une persistance singulière. Je lui en demandai la cause, et il me répondit que cela tenait à ce qu'autrefois il avait eu pour voisine une jeune ouvrière qui me ressemblait prodigieusement...

-- Aux Batignolles, n'est-ce pas ?

-- Oui, aux Batignolles. Je ne fis point attention à cette circonstance, et je l'avais même totalement oubliée, lorsque tout dernièrement Gismondo me dit qu'il venait de voir son ancienne voisine, de la voir à votre bras, qui plus est, et que vous étiez entrés tous deux à l' Hôtel des Folies. Comme il me reparla encore, et avec plus d'insistance que jamais, de cette fameuse ressemblance, je voulus en avoir le cœur net : j'épiai, et je constatai de visu , que mon vieil Italien n'avait pas tout à fait tort, et que je venais, peut-être, de trouver enfin l'arme que je cherchais...

La bouche béante et les yeux démesurément écarquillés, Maxence semblait un homme qui tombe des nues.

-- Ah ! vous avez épié !... fit-il.

D'un geste insouciant, M. de Trégars fit claquer ses doigts.

-- Il est certain, répondit-il, que je fais, depuis un mois, un singulier métier. Mais ce n'est pas en restant dans mon fauteuil à déclamer contre la corruption du siècle, que j'atteindrai mon but. Qui veut la fin veut les moyens. C'est une duperie des honnêtes gens, que de laisser triompher effrontément les gredins, sous le prétexte sentimental de ne pas daigner employer leurs armes...

Mais un honorable scrupule tourmentait Maxence.

-- Et vous vous croyez bien renseigné, monsieur ? interrogea-t-il. Vous connaissez Lucienne ?...

-- Assez pour savoir qu'elle n'est pas ce qu'elle paraît être, ce que toute autre probablement serait, à sa place. Assez pour être sûr que si deux ou trois fois par semaine elle se montre en voiture, autour du lac, ce n'est pas pour son plaisir.

Assez encore pour être persuadé, qu'en dépit des apparences, elle n'est pas votre maîtresse, et que, bien loin d'avoir troublé votre vie et compromis votre avenir, elle vous a remis dans le droit chemin au moment où, peut-être, vous alliez vous jeter dans la traverse...

Décidément, dans l'esprit de Maxence, Marius de Trégars prenait des proportions fantastiques.

-- Comment avez-vous fait, balbutia-t-il, pour arriver ainsi à la vérité ?

-- À qui a du temps et de l'argent, tout est possible...

-- Pour vous préoccuper ainsi de Lucienne, il vous fallait de bien graves raisons...

-- Très-graves, en effet.

-- Vous savez qu'elle a été lâchement abandonnée lorsqu'elle était toute enfant...

-- Parfaitement.

-- Et qu'elle a été élevée par charité...

-- Par de braves maraîchers de Louveciennes, oui, je sais tout cela...

Maxence tressaillait de joie, il lui semblait que ses plus éblouissantes espérances allaient se réaliser, là, à l'instant.

Saisissant les mains de Marius de Trégars :

-- Ah ! vous connaissez la famille de Lucienne ! s'écria-t-il.

Mais M. de Trégars secoua la tête.

-- J'ai des soupçons, répondit-il, mais jusqu'ici, je vous l'affirme, je n'ai que des soupçons...

-- Cette famille existe, cependant ; c'est elle évidemment qui, à trois reprises déjà, a essayé de se défaire de la pauvre fille...

-- Je le pense comme vous, seulement il faut des preuves... Oh ! soyez tranquille, nous en trouverons. La recherche de la maternité n'est pas interdite en France.

Il eut la parole coupée par le bruit de la porte qui s'ouvrait.

Son vieux domestique entra, et s'avançant jusqu'au milieu de la pièce, d'un air mystérieux et à voix basse : -- Madame la baronne de Thaller... dit-il.

Marius de Trégars tressauta.

-- Là ? interrogea-t-il.

-- Elle est en bas, dans sa voiture, répondit le domestique, c'est son valet de pied qui est là, et qui demande si Monsieur est chez lui et si elle peut monter...

Les sourcils de M. de Trégars se fronçaient.

-- Aurait-elle eu vent de quelque chose ? murmura-t-il.

Et après une seconde de réflexion :

-- Raison de plus pour la voir, ajouta-t-il vivement. Qu'elle monte, qu'on la prie de me faire l'honneur de monter...

Ce dernier incident bouleversait de fond en comble toutes les idées de Maxence. Il ne savait plus qu'imaginer.

-- Vite, lui dit M. de Trégars, vite, disparaissez, et quoi que vous entendiez, pas un mot.

Et il le poussa dans sa chambre à coucher, séparée du cabinet de travail par une simple portière de tapisserie.

Il était temps, on entendait déjà dans l'antichambre un grand froissement de soie et de jupons empesés.

Mme de Thaller parut.

C'était toujours la même femme, d'une beauté provocante et brutale, que seize ans plus tôt, Mme Favoral avait vue à sa table. Le temps avait passé, sans presque l'effleurer de son aile. Ses chairs avaient gardé leur blancheur éblouissante, ses cheveux d'un noir bleu leur merveilleuse opulence, ses lèvres leur carmin, et ses yeux leur éclat.

Sa taille seulement s'était épaissie, ses traits s'étaient empâtés, et sa nuque et son col avaient perdu leurs ondulations et la pureté de leurs contours.

Mais ni les années, ni les millions, ni l'intimité des femmes les plus à la mode, n'avaient pu la parer de ces dons qui ne s'acquièrent pas : la grâce, la distinction et le goût.

S'il était une femme accoutumée à la toilette, c'était elle. On eût monté un magasin de nouveautés splendide rien qu'avec ce qui lui était passé sur les épaules de soie et de velours, de satin et de cachemire, de dentelles, et enfin de tous les tissus connus. Elle était d'une élégance citée et copiée. Et cependant, quand même, et toujours, il se dégageait d'elle comme un parfum de parvenue. Son geste restait trivial, sa voix commune et vulgaire...

Se laissant, dès son entrée, tomber dans un fauteuil, et éclatant de rire : -- Avouez, mon cher marquis, dit-elle, que vous êtes furieusement étonné de me voir comme cela ; tomber chez vous, sans crier gare, à onze heures du matin...

Le sourire aux lèvres, M. de Trégars s'inclinait.

-- Je suis surtout furieusement flatté, répondit-il.

D'un rapide regard, elle examinait le cabinet de travail, les meubles modestes, les papiers entassés sur le bureau, comme si elle eût espéré que le logis allait lui révéler quelque chose des idées et des projets du maître.

-- Je sors de chez Van Klopen, reprit-elle. Passant devant chez vous, fantaisie m'a pris de monter vous relancer... et me voilà.

Homme du monde, et du meilleur, le marquis de Trégars avait trop l'habitude de garder le secret de ses impressions pour qu'on en pût rien lire sur son visage. Et cependant, à quelqu'un qui l'eût bien connu, une certaine contraction de ses paupières eût révélé une vive contrariété et une grande préoccupation.

-- Comment se porte le baron ? interrogea-t-il.

-- Comme un chêne, répondit Mme de Thaller, malgré les soucis et les fatigues que vous pouvez imaginer... Vous savez ce qui nous arrive ?

-- J'ai lu que le caissier du Crédit mutuel a disparu...

-- Et ce n'est que trop vrai ! Ce misérable Vincent Favoral nous emporte une somme énorme.

-- Douze millions, m'a-t-on dit ?

-- Quelque chose comme cela... Un homme à qui on eût donné le bon Dieu sans confession, un puritain, un austère... Fiez-vous donc après cela à la mine des gens ! il ne m'était jamais revenu, je l'avoue, mais M. de Thaller ne jurait que par lui. Quand il avait parlé de son Favoral, il n'y avait plus qu'à tirer l'échelle. Enfin, il a décampé, laissant sa famille sans ressources, une famille très-intéressante, à ce qu'il paraît, une femme qui est la bonté même, et une fille délicieuse, à ce que prétend Costeclar qui en est très-amoureux.

Le visage de M. de Trégars demeurait immobile, tel que celui d'un homme à qui on parle de gens qui lui sont inconnus et dont il n'a nul souci.

Ce que voyant :

-- Mais ce n'est pas pour vous conter tout cela que je suis montée, reprit-elle. C'est un motif intéressé qui m'amène... Nous avons, quelques-unes de mes amies et moi, organisé une loterie, une œuvre de bienfaisance, mon cher marquis, et tout à fait patriotique, au profit des Alsaciens, j'ai des masses de billets à placer, et... j'ai jeté mon dévolu sur votre bourse...

Plus que jamais souriant :

-- Je suis à vos ordres, madame, répondit Marius, mais de grâce, ménagez-moi...

Elle tirait des billets d'un petit portefeuille d'écaille.

-- Vingt, à dix francs, dit-elle, ce n'est pas trop, n'est-ce pas ?

-- C'est beaucoup pour mes modestes ressources...

Elle empocha les dix louis qu'il lui tendait, et d'un ton d'ironique compassion...

-- Vous êtes donc bien pauvre, fit-elle, bien pauvre ?...

-- Dame ! je ne suis ni boursier, ni banquier...

Elle s'était levée, et de la main déplissait sa robe.

-- Eh bien ! mon cher marquis, reprit-elle, ce n'est certes pas moi qui vous plaindrai. Quand un homme de votre âge et de votre nom reste pauvre, c'est qu'il le veut bien... Manque-t-il donc d'héritières ?...

-- J'avoue que je n'en ai pas cherché encore.

Elle le regarda bien dans les yeux, puis tout à coup, éclatant de rire : -- Cherchez autour de vous, dit-elle, et je gage que vous ne tarderez pas à découvrir une belle jeune fille, très-blonde, qui serait ravie d'être marquise de Trégars, et qui apporterait dans son tablier douze ou quinze cent mille francs de dot, en bonnes valeurs, en valeurs que les Favoral n'emportent pas... Réfléchissez et venez nous voir, vous savez que M. de Thaller vous aime beaucoup, et après le désagrément que nous venons d'éprouver, vous nous devez une visite...

Ayant dit, elle sortit, et M. de Trégars descendit la reconduire jusqu'à sa voiture.

Mais en remontant :

-- Alerte ! cria-t-il à Maxence, car il est clair que les Thaller se doutent de quelque chose...

VI

C'était une révélation, que cette visite de la baronne de Thaller, et point n'était besoin d'une grande perspicacité pour deviner son angoisse sous ses éclats de rire, pour comprendre que c'était un marché qu'elle était venue proposer.

Il était donc évident que Marius de Trégars tenait entre les mains les fils principaux de cette intrigue embrouillée qui venait d'aboutir à ce vol de douze millions...

Mais saurait-il en tirer parti ? Quels étaient ses desseins et ses moyens d'action ?

C'est ce que Maxence n'eût su pressentir, alors même qu'il eût eu plus de liberté d'esprit que ne lui en laissait le choc incessant des événements.

Il n'eut pas le temps d'interroger.

-- À table ! lui dit M. de Trégars, dont l'agitation était manifeste, à table et déjeunons, nous n'avons pas une minute à perdre...

Et pendant que son domestique apportait le modeste repas :

-- J'attends M. d'Escajoul, lui dit-il, fais-le entrer dès qu'il se présentera.

Si à l'écart du monde où se tripote l'argent des autres qu'il eût été tenu par son père, Maxence n'était pas sans connaître Octave d'Escajoul.

Qui ne le connaît, d'ailleurs !

Qui ne l'a vu souriant et florissant, l'œil vif et la lèvre vermeille, malgré ses cinquante ans, promener sur le boulevard, du côté du soleil, sa jaquette bleu de roi et l'éternel gilet blanc qui sangle son ventre prospère.

Il aime de passion la bonne chère, les belles et le jeu, toutes ses aises et tout ce qui fait la vie plus facile et plus douce, -- et comme il est millionnaire, comme il a son coin chez Bignon et au café Anglais, comme il est bien vu des dames et que jamais le baccarat ne lui a tenu rigueur, comme son appartement est un chef-d'œuvre de comfort et son coupé le plus moelleux qui soit à Paris, il est et se plaît à se déclarer le plus heureux des hommes.

Avec tant d'avantages on ne le jalouse pas, ou du moins il a su imposer silence à l'envie.

Aller de la Chaussée-d'Antin à la rue Vivienne sans récolter cinquante saluts et autant de poignées de main, lui serait impossible.

Il est si bon enfant et si disposé toujours à rendre service, il a le rire si communicatif et la poche si facile, il se laisse si volontiers tutoyer et appeler Octave tout court !...

Et quand on demande :

-- Que fait-il ?

Invariablement on répond :

-- Lui ! Il fait des affaires.

Expliquer quelles affaires, serait peut-être assez malaisé...

Il est dans le monde des coquins, certains coquins plus redoutables que les autres et bien autrement habiles, qui échappent toujours à l'action de la justice. Ceux-là ne sont pas si naïfs que d'opérer eux-mêmes. Ce n'est pas eux qui jamais s'aventureraient à pénétrer de nuit, avec escalade et effraction, dans une maison habitée, à forcer une caisse, ou à dévaliser la boutique d'un bijoutier...

Vivant en bourgeois corrects, estimés dans leur quartier, ils se contentent de surveiller et d'épier les camarades.

Un bon coup s'est-il fait ? On les voit apparaître au moment du partage, réclamant impérieusement leur part. Et comme c'est sous peine de dénonciation qu'ils réclament, il faut bien en passer par où ils veulent, et leur laisser empocher le plus clair du profit.

Eh bien ! dans une sphère plus élevée, dans le monde de la spéculation, sans comparaison, c'est précisément cette honorable et lucrative industrie qu'exerce M. d'Escajoul.

Maître de son terrain, doué d'un flair supérieur et d'une patience imperturbable, toujours en éveil et continuellement à l'affût, c'est à coup sûr qu'il opère.

Bien avant qu'une affaire ne soit présentée au public, il la connaît, il l'a étudiée et analysée, il en a calculé le fort et le faible, il sait où elle ira et ce qu'elle fera, ce qu'elle peut durer de temps et si elle finira en police correctionnelle...

Et il veille, et il attend...

Et le jour où le gérant d'une société quelconque s'est mis en contravention, a donné une entorse à la loi ou un croc-en-jambe à ses statuts, il peut être assuré de voir M. d'Escajoul arriver, lui demander quelques petits... avantages, et lui promettre en échange une discrétion à toute épreuve, et même ses bons offices.

Deux ou trois de ses amis lui ont entendu dire :

-- Qui oserait me blâmer ? C'est très-moral ce que je fais !

Ce qui est positif, c'est que sur toutes les affaires véreuses, sur toutes les opérations suspectes, il prélève une dîme ; c'est qu'il vit de ceux qui vivent de l'argent des autres ; c'est qu'il ne se commet pas une escroquerie de quelque importance dont il ne tire rançon.

Aussi est-il l'homme de Paris qui connaît le mieux son code financier et les lois spéciales et fort compliquées qui régissent les sociétés. Et dès qu'il se présente un cas difficile ou douteux, et sur lequel les jurisconsultes ne sont pas d'accord, c'est lui que l'on va trouver en dernier ressort.

Il n'est pas médiocrement fier de son savoir, et, à ses moments perdus, il aime à lester de ses conseils ces débutants qui ont des dispositions, tous ces jeunes financiers qui brûlent de prendre leur vol.

Il leur explique comment il faut bien se garder de tomber sous le coup de tel article funeste qui conduit droit en cour d'assises, tandis que tel autre ne mène qu'en police correctionnelle.

Il leur apprend à distinguer le détournement de bonne compagnie du vol grossier, l'escroquerie brutale du doux abus de confiance, la bénigne altération d'écriture du redoutable faux...

Tel est l'homme qui, au moment où Maxence et Marius de Trégars venaient de se mettre à table, entra souriant et ramenant vers les tempes, d'une main potelée, ses cheveux devenus rares.

M. de Trégars s'était levé pour le recevoir.

-- Vous déjeunez avec nous ? lui dit-il.

-- Merci, répondit M. d'Escajoul, j'ai déjeuné à onze heures précises, comme toujours. L'exactitude est une politesse qu'un honnête homme doit à son estomac... Mais je prendrai volontiers une larme de cette vieille eau-de-vie dont vous m'avez offert l'autre soir.

On lui en servit un verre, sur le coin de la nappe, et lorsqu'il se fut assis :

-- Je viens de voir notre homme, dit-il.

C'était, Maxence le comprit, de M. de Thaller qu'il parlait.

-- Eh bien ? interrogea M. de Trégars.

-- Impossible de le boucler. J'ai eu beau le tourner et le retourner dans tous les sens... rien.

-- En vérité !

-- C'est comme cela... Et vous savez si je m'y entends !... Mais que voulez-vous dire à un homme qui vous répond tout le temps : La justice est saisie, des experts sont nommés, je n'ai rien à redouter des investigations les plus minutieuses.

Au regard que Marius de Trégars tenait rivé sur M. d'Escajoul, il était aisé de voir que sa confiance en lui n'était pas sans bornes.

Il le comprit, car faisant une grimace :

-- Me soupçonneriez-vous, dit-il, de m'être laissé bander les yeux par de Thaller ?

Et comme M. de Trégars se taisait, -- ce qui était la plus éloquente des réponses :

-- Parole d'honneur ! insista-t-il, vous auriez tort de douter de moi. Est-ce vous qui êtes venu me chercher ? Non. C'est moi qui, sachant par Marcolet l'histoire de votre fortune, suis venu vous dire : Voulez-vous un moyen de couler de Thaller ? Et les raisons que j'avais de souhaiter que de Thaller fût coulé, je les ai toujours. Il s'est moqué de moi, il m'a joué, il faut qu'il lui en cuise, car si on venait à se persuader qu'on peut me rouler impunément, c'en serait fait de mon crédit sur la place.

Après un instant de réflexion :

-- Croyez-vous donc, interrogea M. de Trégars, que M. de Thaller est innocent ?

-- Peut-être.

-- Ce serait curieux...

-- Ou que ses mesures sont si bien prises qu'il n'a rien à craindre absolument. Si Favoral endosse tout, que voulez-vous qu'on dise à l'autre ? S'ils se sont entendus, le coup était préparé depuis longtemps, et vous devez penser que leurs mesures sont bien prises, et qu'avant de se mettre à pêcher, ils ont si bien troublé l'eau que la justice n'y verra rien.

-- Et vous ne voyez personne qui puisse nous fixer ?...

-- Favoral...

À la grande surprise de Maxence, M. de Trégars haussa les épaules.

-- Celui-là est loin, fit-il. Et l'eût-on sous la main, il est clair que s'il s'est entendu avec M. de Thaller, il ne parlerait pas...

-- Juste.

-- Cela étant, que faire ?...

-- Attendre...

M. de Trégars eut un geste de découragement.

-- Autant renoncer à la lutte, fit-il, et essayer de transiger...

-- Pourquoi donc ? on ne sait pas ce qui peut arriver... Ne bougez pas, patientez, je suis là, moi, et je veille au grain...

Il s'était levé, et s'apprêtait à se retirer :

-- Vous avez plus d'expérience que moi, fit M. de Trégars, et du moment que c'est votre avis...

M. d'Escajoul avait repris toute sa bonne humeur.

-- Eh bien ! voilà qui est entendu, dit-il en serrant la main de M. de Trégars, je veille pour nous deux, et dès que j'aperçois une occasion, j'accours et vous agissez...

Mais la porte extérieure n'était pas refermée, que soudainement la physionomie de Marius de Trégars changea.

Secouant celle de ses mains que venait de toucher M. d'Escajoul :

-- Pouah !... fit-il d'un air d'insurmontable dégoût, pouah !...

Et ne pouvant s'empêcher de sourire de l'ébahissement de Maxence :

-- Ne comprenez-vous donc pas, lui dit-il, que ce vieux misérable m'a été dépêché par M. de Thaller pour sonder mes intentions et m'égarer par de faux renseignements. C'est le compère chargé d'indiquer les cartes du joueur qu'on est en train de dépouiller. Je l'avais flairé, par bonheur ; si l'un de nous est dupe de l'autre, j'ai tout lieu d'espérer que ce n'est pas moi...

Ils achevaient de déjeuner ; M. de Trégars appela son domestique.

-- Es-tu allé me chercher une voiture ? lui demanda-t-il.

-- Elle est à la porte, monsieur...

-- Alors, en route !...

Maxence avait du moins ce bon esprit, le plus rare de tous, peut-être, de ne point s'en faire accroire. Persuadé qu'à lui seul il n'arriverait à rien, il était absolument résolu à s'en remettre aveuglément à Marius de Trégars.

Il le suivit donc, et c'est seulement lorsqu'ils furent en voiture, et que le cocher eût fouetté son cheval, qu'il se hasarda à demander : -- Où allons-nous ?

-- Ne m'avez-vous donc pas entendu, répondit M. de Trégars, commander au cocher de nous conduire au Palais-de-Justice...

-- Pardonnez-moi, et c'est ce que nous allons y faire que je voudrais savoir...

-- Vous y allez, mon cher ami, demander une audience au juge d'instruction chargé de l'affaire de votre père, et déposer entre ses mains les quinze mille francs que vous avez en poche...

-- Quoi ! vous voulez ?...

-- Je pense que mieux vaut remettre cet argent à la justice, qui appréciera votre démarche, qu'à M. de Thaller qui n'en soufflerait mot. Nous sommes dans une situation à ne rien négliger, et cet argent peut devenir un indice...

Mais ils arrivaient. M. de Trégars guida Maxence à travers le dédale des corridors du Palais, jusqu'à ce qu'enfin, avisant un huissier assis à l'entrée d'une longue galerie, un journal à la main, il lui demanda : -- M. Barban d'Avranchel ?

-- Il est à son cabinet, répondit l'huissier.

-- Veuillez savoir s'il consentirait à recevoir une déposition importante au sujet de l'affaire Favoral...

Abandonnant son journal, l'huissier se leva d'un air de mauvaise grâce, et pendant qu'il s'éloignait : -- Vous allez entrer seul, dit à Maxence M. de Trégars. Je ne dois pas paraître, et il est important que mon nom ne soit même pas prononcé. Mais surtout retenez bien jusqu'aux moindres paroles du juge d'instruction, car c'est sur ce qu'il vous aura dit que je réglerai ma conduite.

L'huissier reparaissait.

-- M. D'Avranchel, fit-il, consent à vous recevoir.

Et conduisant Maxence à l'extrémité de la galerie, il lui ouvrit une petite porte et le poussa en disant : -- Entrez, c'est là !

C'était une petite pièce, basse de plafond et pauvrement meublée. La tenture flétrie et le tapis qui montrait la corde, disaient que bien des juges s'y étaient succédé, et que des légions de prévenus y avaient traîné leurs pieds.

Devant une table, deux hommes, l'un vieux, le juge d'instruction, l'autre jeune, le greffier, classaient et paraphaient des papiers.

Et ces papiers étaient relatifs à l'affaire Favoral, car sur tous on lisait, en grosses lettres : Comptoir de crédit mutuel .

Dès que parut Maxence, le juge se leva, et après l'avoir toisé d'un regard froid et clair : -- Qui êtes-vous ? interrogea-t-il.

D'une voix légèrement troublée, Maxence déclina ses noms.

-- Ah ! vous êtes le fils de Vincent Favoral, interrompit le juge, et c'est vous qui l'avez aidé à s'évader par une fenêtre... J'allais aujourd'hui même vous adresser une assignation... Puisque vous voici, tant mieux. Vous avez, m'a-t-on dit, une communication importante à me faire ?

Très-peu de gens, même parmi les plus strictement honnêtes, peuvent se défendre d'un sentiment pénible lorsque, passant le seuil du Palais-de-Justice, ils se trouvent en présence d'un juge. Plus que tout autre, Maxence devait être accessible à ce sentiment de vague et inexplicable contrainte. Cependant faisant un effort : -- Samedi soir, répondit-il, quelques moments avant le commissaire de police, M. le baron de Thaller est venu à la maison. Après avoir accablé mon père de reproches, il l'a engagé à passer à l'étranger, et pour faciliter sa fuite, il lui a remis une somme assez importante, quinze mille francs...

Il avait tiré les billets de banque de sa poche, il les posa sur la table.

-- Voici ces quinze mille francs, poursuivit-il. Mon père les a repoussés avec horreur, et avant de s'enfuir, il m'a bien recommandé de les restituer à M. de Thaller. J'ai pensé que mieux valait vous les rapporter, monsieur.

-- Pourquoi ?

-- Parce que je tenais à ce que la justice sût que M. de Thaller avait offert cet argent, et que mon père l'avait refusé.

D'un geste qui lui était familier, M. Barban d'Avranchel caressait ses favoris d'un roux ardent, autrefois, maintenant presque blancs.

-- Est-ce une insinuation à l'adresse du directeur du Crédit mutuel ? fit-il.

Maxence ne baissa pas les yeux.

-- Je n'accuse personne, répondit-il, d'un ton qui affirmait précisément le contraire.

-- C'est que je dois vous prévenir, reprit le juge, que M. de Thaller lui-même m'a révélé cette circonstance. Lorsqu'il s'est présenté chez vous, il ignorait l'importance des détournements et il espérait encore pouvoir étouffer l'affaire. Voilà pourquoi il eût voulu que son caissier passât en Belgique. Ce système de soustraire des coupables au châtiment de leur faute est amèrement déplorable, mais il est tout à fait dans les habitudes des gens de finance, qui aiment mieux envoyer se faire pendre à l'étranger un employé infidèle que de risquer d'ébranler leur crédit en disant qu'ils ont été volés...

Maxence eût eu beaucoup à dire, mais M. de Trégars lui avait recommandé la plus extrême réserve ; il garda le silence.

-- D'un autre côté, reprit M. d'Avranchel, ce refus d'accepter le subside qui lui était si généreusement offert, n'est pas à l'avantage de Vincent Favoral...

-- Cependant...

-- Peut-on l'attribuer à un sentiment d'honorable délicatesse ? Évidemment non. Qu'un honnête homme repousse une aumône, alors même qu'elle lui serait le plus nécessaire, on le conçoit. Mais un caissier qui a puisé des millions à la caisse qui lui était confiée ne saurait avoir de ces scrupules...

-- Mais, monsieur...

-- Donc, si votre père a dédaigné ces quinze mille francs, c'est que ses précautions étaient prises. Il n'ignorait pas, quand il s'est enfui, que pour gagner la frontière, pour se dérober aux recherches, pour se cacher à l'étranger, il lui faudrait de l'argent, beaucoup d'argent...

Des larmes de colère et de honte roulaient dans les yeux de Maxence.

-- Je suis sûr, monsieur, s'écria-t-il, que mon père s'est enfui sans un sou !...

-- Oh !

-- Et j'en ai presque la preuve. Depuis longtemps, il en était réduit aux plus misérables expédients. Depuis des mois, déjà, dans notre voisinage, parmi nos amis et chez nos fournisseurs, il empruntait des sommes insignifiantes. Il en était descendu jusqu'à cette extrémité de se faire remettre par une pauvre vieille marchande de journaux cinq cents francs, toute sa fortune.

M. d'Avranchel demeurait impassible.

-- Que sont donc devenus les millions volés ? demanda-t-il froidement.

Maxence hésita. Pourquoi ne pas dire ses soupçons ? Il n'osa.

-- Mon père jouait à la Bourse, balbutia-t-il...

-- Et il menait une conduite scandaleuse...

-- Monsieur...

-- Il entretenait, hors de son ménage, des liaisons qui ont dû absorber des sommes immenses...

-- Jamais nous n'en avons rien su, monsieur, et le premier soupçon qui nous en est venu nous a été inspiré par le commissaire de police...

Mais le juge n'insista pas. Et d'un ton qui trahissait une de ces questions qu'on fait pour l'acquit de sa conscience, et sans attacher la moindre importance à la réponse : -- Vous êtes sans nouvelles de votre père ? demanda-t-il.

-- Sans nouvelles.

-- Vous n'avez pas idée de la retraite qu'il a choisie ?

-- Pas la moindre.

Déjà M. d'Avranchel s'était réinstallé à son bureau et recommençait à classer ses papiers.

-- Vous pouvez vous retirer, dit-il, vous serez averti lorsque j'aurai besoin de vous...

Le découragement de Maxence était grand lorsqu'il rejoignit M. de Trégars qui l'attendait à l'entrée de la galerie.

-- Ce juge est convaincu de la parfaite innocence de M. de Thaller, lui dit-il...

Mais dès qu'il eût raconté, et avec une exactitude qui faisait honneur à sa mémoire, ce qui venait de se passer : -- Rien n'est désespéré, déclara M. de Trégars.

Et tirant de sa poche l'adresse du magasin où avaient été achetées les deux malles dont la facture s'était trouvée dans le portefeuille de M. Favoral : -- C'est là, dit-il, que nous connaîtrons notre sort.

M. de Trégars et Maxence jouaient de bonheur. Ils avaient un cocher habile et un bon cheval. Ils ne mirent pas vingt minutes à franchir la distance qui sépare le Palais-de-Justice du boulevard des Capucines.

Dès que le fiacre s'arrêta :

-- Allons, il faut en passer par là ! dit M. de Trégars.

Et de l'air d'un homme qui a pris son parti d'une besogne qui lui répugne étrangement, il sauta à terre, et suivi de Maxence il entra dans le magasin d'articles de voyage.

C'était un établissement modeste. Et les gens qui le tenaient, le mari et la femme, voyant deux clients leur arriver, se précipitèrent à leur rencontre avec ce sourire accueillant qui fleurit sur la lèvre de tous les boutiquiers parisiens.

-- Que faut-il à ces messieurs ?...

Et avec une surprenante volubilité, ils énuméraient à l'envi tout ce qu'ils avaient à vendre dans leur boutique, depuis le « nécessaire-indispensable » qui renferme soixante-dix-sept pièces en argent et qui coûte deux cents louis, jusqu'à l'humble sac de nuit de trente-neuf sous.

Mais Marius de Trégars se hâta de les interrompre, et leur montrant leur facture :

-- C'est bien chez vous, leur demanda-t-il, qu'ont été achetées les deux malles que je vois portées là ?...

-- Oui, monsieur, répondirent ensemble le mari et la femme.

-- Quand ont-elles été livrées ?...

-- Notre garçon est allé les livrer moins de deux heures après qu'elles ont été achetées...

-- Où ?...

Déjà les boutiquiers échangeaient un regard inquiet.

-- Pourquoi nous demandez-vous cela ? fit la femme, d'un accent qui annonçait l'intention bien arrêtée de ne répondre qu'à bon escient.

Obtenir le renseignement le plus simple n'est pas toujours aussi aisé qu'on le pourrait supposer. La défiance du négociant parisien s'éveille vite. Et comme il a la cervelle farcie d'histoires de mouchards et de voleurs, dès qu'on le questionne, la peur le prend et il devient aussi muet qu'une tanche.

Mais M. de Trégars n'avait pas été sans prévoir des difficultés.

-- Je vous prie de croire, madame, reprit-il, que mes questions ne me sont pas dictées par une vaine curiosité. Voici les faits : un de nos parents, un homme d'un certain âge, que nous aimons beaucoup, et qui a la tête un peu faible, a depuis quarante-huit heures abandonné sa famille ; nous le cherchons, et nous espérons, si nous retrouvons ses malles, le retrouver du même coup.

Du coin de l'œil, le mari et la femme se consultaient.

-- C'est que, dirent-ils, nous ne voudrions à aucun prix commettre une indiscrétion qui pourrait être préjudiciable à un client...

M. de Trégars eut un joli geste d'insouciance.

-- Soyez sans crainte, fit-il. Si nous n'avons pas eu recours à la police, c'est que, vous savez, on n'aime pas à fourrer la police dans ses affaires. Si, cependant, vous trouviez trop d'inconvénients à me satisfaire, j'aurais recours au commissaire...

L'argument fut décisif.

-- Si c'est ainsi, répondit la femme, je suis prête à vous dire ce que je sais...

-- Eh bien, madame, que savez-vous ?

-- Ces deux malles nous ont été achetées dans l'après-midi du vendredi par un homme d'un certain âge, assez grand, très-maigre, à visage sévère, et qui était vêtu d'une longue redingote...

-- Plus de doute ! murmura Maxence, c'était bien lui !...

-- Maintenant que vous venez de me dire que votre parent a la tête faible, reprit la marchande, je me rappelle que ce monsieur avait l'air tout extraordinaire, et qu'il allait et qu'il venait dans le magasin, comme s'il eût eu des fourmis dans les jambes. Et difficile, qu'il était, et minutieux ! Jamais il ne trouvait de cuir assez beau ni assez solide. Il tenait aussi beaucoup aux serrures de sûreté, ayant, disait-il, à serrer des objets très-précieux, des papiers, des valeurs... Si bien qu'il est resté près d'une heure avant de choisir ses deux malles, qui sont, du reste, tout ce qui se fait de beau.

-- Et où vous a-t-il dit de les lui envoyer ?

-- Rue du Cirque, chez une dame... madame... j'ai son nom sur le bout de la langue...

-- Vous devez l'avoir aussi sur vos livres, observa M. de Trégars.

Le mari n'avait pas attendu l'observation. Déjà il feuilletait son brouillard.

-- Du 26 avril 1872, disait-il, du 26... voilà !... Deux malles, cuir, serrures de sûreté, Mme Zélie Cadelle, 49, rue du Cirque...

Sans trop d'affectation M. de Trégars s'était rapproché du boutiquier, et il lisait par-dessus son épaule.

-- Qu'est-ce que je vois là, demanda-t-il, écrit au-dessous de l'adresse ?...

-- Ça, monsieur, c'est une recommandation du client. Lisez plutôt : « Imprimer en grosses lettres sur chaque côté des malles : Rio de Janeiro ... »

Maxence ne put retenir une exclamation :

-- Oh !...

Mais le négociant s'y méprit, et saisissant cette occasion magnifique de faire preuve d'érudition : -- Rio de Janeiro est la capitale du Brésil, dit-il d'un ton capable, et monsieur votre parent avait évidemment l'intention de s'y rendre. Et s'il n'a pas changé d'idée, je doute que vous puissiez le rejoindre...

Il s'interrompit, et après avoir consulté une affiche placardée au fond du magasin, il ajouta : -- Oui, j'en doute, car le paquebot du Brésil a dû partir du Havre hier dimanche...

Quelles que fussent ses impressions, M. de Trégars conservait un calme inaltérable :

-- Cela étant, dit-il aux boutiquiers, je pense que je ferai bien de renoncer à mes recherches... Je ne vous en suis pas moins obligé de vos renseignements...

Mais une fois dehors :

-- Croyez-vous donc vraiment, demanda Maxence, que mon père a quitté la France ?

M. de Trégars hocha la tête :

-- Je vous donnerai mon opinion, prononça-t-il, quand nous aurons vu rue du Cirque.

Leur voiture les y conduisit en moins de rien, et comme ils s'étaient fait arrêter à l'entrée de la rue, c'est à pied qu'ils passèrent devant le numéro 49.

C'était un petit hôtel, d'un étage seulement, bâti entre une cour sablée et un jardin, dont les grands arbres dépassaient le toit. Aux fenêtres se voyaient des rideaux de soie claire, galante enseigne, qui trahit le nid d'une jolie femme...

Pendant quelques minutes, Marius de Trégars resta en observation, et comme rien ne paraissait : -- Il nous faut cependant quelques indications ! fit-il avec une sorte de colère.

Et, avisant au numéro 62 un grand magasin d'épicerie, il s'y dirigea, toujours escorté de Maxence.

C'était l'heure de la journée où les clients sont rares. Debout, au milieu de sa boutique, l'épicier, un gros homme à l'air important, surveillait ses garçons occupés à tout mettre en ordre.

M. de Trégars le tira à l'écart, et d'un accent de mystère :

-- Je suis, lui dit-il, le commis de M. Drayton, le bijoutier de la rue de la Paix, et je viens vous demander un de ces services qu'on se doit entre négociants...

L'autre avait froncé les sourcils. Peut-être trouvait-il que M. Drayton avait des employés de bien haute mine. Peut-être s'imaginait-il voir poindre quelqu'une de ces escroqueries dont à chaque instant les boutiquiers sont victimes.

-- Parlez, fit-il.

-- Je vais de ce pas, reprit M. de Trégars, livrer une bague qu'une dame nous a achetée hier. Elle n'est pas notre cliente et ne nous a pas donné de références. Si elle ne paye pas, dois-je laisser le bijou ? Mon patron m'a dit : « Consultez quelque notable commerçant du quartier, et suivez ses conseils... »

Notable commerçant !... La vanité délicatement chatouillée riait dans l'œil de l'épicier.

-- Comment appelez-vous votre dame ? interrogea-t-il.

-- Mme Zélie Cadelle.

L'épicier éclata de rire.

-- En ce cas, mon garçon, fit-il en frappant familièrement sur l'épaule du soi-disant commis, qu'elle paye ou non, lâchez l'objet.

La familiarité n'était peut-être pas fort du goût du marquis de Trégars. N'importe.

-- Elle est donc riche, cette dame, fit-il ?

-- Personnellement, non. Mais elle est protégée par un vieux fou qui lui passe toutes ses fantaisies...

-- Vraiment ?

-- C'est-à-dire que c'est scandaleux, et qu'on ne peut pas se faire une idée de ce qui se dépense d'argent dans cette maison : chevaux, voitures, domestiques, toilettes, bals, grands dîners, jeu d'enfer toute la nuit, carnaval perpétuel, ce doit être une ruine...

M. de Trégars ne bronchait pas.

-- Et le vieux monsieur qui paye, demanda-t-il, le connaissez-vous ?

-- Je l'ai vu passer ; c'est un grand, sec, vieux, qui n'a, ma foi ! pas l'air cossu... Mais pardon, voilà une cliente qu'il faut que je serve...

Ayant entraîné Maxence dans la rue :

-- Nous allons nous séparer, lui déclara M. de Trégars.

-- Quoi ! vous voulez...

-- Vous allez vous rendre dans ce café, là-bas, au coin de la rue, et m'y attendre. Je veux voir cette Zélie Cadelle et lui parler...

Et sans permettre une objection à Maxence, marchant résolûment à l'hôtel, il sonna...

Au branle de la sonnette, tirée de main de maître, sortit de l'hôtel un de ces domestiques comme il s'en fabrique, on ne sait où, pour le service spécial des demoiselles qui ont un train de maison, un grand drôle au teint blême et aux cheveux plats, à l'œil cynique et au sourire bassement impudent.

-- Monsieur demande ? fit-il à travers la grille.

-- Que vous m'ouvriez d'abord, prononça M. de Trégars d'un tel air et d'un tel accent que l'autre obéit immédiatement.

Puis, la grille ouverte :

-- Maintenant, dit-il, annoncez-moi à Mme Zélie Cadelle.

-- Madame est sortie, répondit le valet...

Et voyant le haussement d'épaules de M. de Trégars :

-- Parole d'honneur, insista-t-il, elle est au bois avec une de ses amies. Si Monsieur ne veut pas me croire, il peut interroger mes camarades...

Et il montrait deux serviteurs de sa trempe, que l'on apercevait sous la remise, attablés devant des bouteilles et jouant aux cartes.

Mais il ne convenait pas à M. de Trégars de s'en laisser imposer. Il était sûr que le domestique mentait. Au lieu donc de discuter : -- Vous allez me conduire près de votre maîtresse, commandat-il d'un ton qui n'admettait plus d'objection, sinon j'irai la trouver seul...

Il était homme à faire comme il disait, envers et contre tous, de force au besoin, cela se voyait. C'est pourquoi, renonçant à défendre la porte : -- Venez donc, puisque vous y tenez tant, dit le valet, nous allons parler à la femme de chambre...

Et ayant introduit M. de Trégars dans le vestibule, il appela :

-- Mam'selle Amanda !...

Une femme ne tarda pas à paraître, qui était le digne pendant du valet.

Elle devait avoir une quarantaine d'années, et la plus inquiétante duplicité se lisait sur son visage ravagé par la petite vérole. Elle portait une robe prétentieuse, un tablier de soubrette d'opéra-comique et un bonnet à grandes brides, pavoisé de fleurs et de rubans.

-- Voilà un monsieur qui veut absolument voir Madame, lui dit le domestique, arrangez-vous avec lui.

Mieux que son camarade, Mlle Amanda savait son monde et se connaissait en physionomies. Il lui suffit de toiser ce visiteur obstiné pour comprendre qu'il n'était pas de ceux qu'on éconduit.

Lui souriant donc de son meilleur sourire, qui découvrait ses dents cariées :

-- C'est que Monsieur va beaucoup déranger Madame, observat-elle.

-- Je m'excuserai.

-- Je vais être grondée...

Au lieu de lui répondre, M. de Trégars tira de sa poche et lui campa dans la main deux billets de vingt francs.

-- Que Monsieur prenne donc la peine de me suivre au salon, dit-elle avec un gros soupir.

Ainsi fit M. de Trégars, non sans tout observer autour de lui avec l'attentive perspicacité d'un huissier-priseur chargé de dresser un inventaire.

Étant double, l'hôtel de la rue du Cirque était beaucoup plus spacieux qu'on ne l'eût cru de la rue, et aménagé avec cette science du comfort qui est le génie des architectes modernes.

Le luxe y éclatait partout, non ce luxe solide, tranquille et doux à l'œil, qui est le résultat de longues années d'opulence, mais ce luxe brutal, criard et superficiel du parvenu, avide de jouir vite, pressé de posséder tout ce qu'il a convoité chez les autres.

Le vestibule était une folie, avec ses plantes exotiques, grimpant le long de treillages de cristal, et ses jardinières de Sèvres et de Chine remplies d'azalées gigantesques. Et tout le long de l'escalier, à rampe dorée, les marbres et les bronzes s'étageaient au milieu de massifs de fleurs.

-- Il faut vingt mille francs par an rien que pour entretenir cette serre, pensait M. de Trégars...

Cependant, la vieille soubrette lui ouvrit une porte de citronnier à serrure d'argent.

-- Voilà le salon, lui dit-elle, asseyez-vous pendant que je vais prévenir Madame.

Dans ce salon, tout avait été combiné pour éblouir. Meubles, tapis, tentures, tout était riche, trop riche, furieusement, incontestablement, manifestement riche. Le lustre était une pièce d'orfévrerie, la pendule une œuvre originale et unique. Les tableaux accrochés aux murs étaient tous signés de noms célèbres...

-- À juger du reste par ce que j'ai vu, calculait M. de Trégars, on n'a pas dépensé moins de quatre ou cinq cent mille francs dans cet hôtel...

Et bien qu'il fût choqué par quantité de détails qui trahissaient un manque absolu de goût, il avait peine à se persuader que le caissier du Crédit mutuel fût le maître de cette somptueuse demeure, et il se demandait presque s'il n'avait pas suivi une fausse piste lorsqu'une circonstance vint lever tous ses doutes.

Sur la cheminée, dans un petit cadre de velours, était le portrait de Vincent Favoral...

Depuis quelques minutes déjà M. de Trégars s'était assis, et il rassemblait ses idées un peu en désordre, quand un grincement léger de porte et un froissement d'étoffes le firent se dresser.

Mme Zélie Cadelle entrait...

C'était une femme de vingt-cinq à vingt-six ans, assez grande, svelte et bien découplée. D'épais cheveux bruns encadraient son visage pâli et fatigué, et s'éparpillaient sur son cou et sur ses épaules. Elle avait l'air à la fois railleur et bon enfant, impudent et naïf, avec ses yeux pétillants, son nez retroussé et sa bouche largement fendue et meublée de dents saines et blanches comme celles d'un jeune chien...

Sa toilette ne lui avait pas demandé de longs apprêts, car elle est vêtue d'un simple peignoir de cachemire bleu, retenu à la taille par une sorte d'écharpe de soie pareille...

Dès le seuil :

-- Ah ! mon Dieu, fit-elle, c'est singulier...

M. de Trégars s'avança.

-- Quoi ? interrogea-t-il.

-- Rien, répondit-elle, rien !...

Et sans cesser de le considérer d'un œil surpris, mais changeant brusquement de ton :

-- Ainsi, monsieur, reprit-elle, mes domestiques n'ont pu vous empêcher de pénétrer chez moi ?...

M. de Trégars s'inclina.

-- J'espère, madame, dit-il, que vous excuserez mon insistance... Il s'agit d'une affaire qui ne saurait souffrir de retard.

Elle le regardait toujours obstinément.

-- Qui êtes-vous ? interrogea-t-elle.

-- Mon nom ne vous apprendra rien, madame... Je suis le marquis de Trégars.

Levant la tête vers le plafond comme pour y chercher une inspiration :

-- Trégars !... répéta-t-elle, sur deux tons différents, Trégars !... Décidément, connais pas...

Et se laissant tomber sur un fauteuil :

-- Enfin, monsieur, reprit-elle, que me voulez-vous ? Parlez.

Il avait pris place près d'elle, et tenait les yeux rivés sur les siens.

-- Je suis venu, madame, répondit-il, vous demander de me fournir les moyens de parler à l'homme dont la photographie est là sur la cheminée...

Il pensait la surprendre, et que par un tressaillement, par un geste, elle trahirait son secret. Point.

-- Êtes-vous donc des amis de M. Vincent ? demanda-t-elle tranquillement.

M. de Trégars comprit, ce qui devait lui être plus tard confirmé, que c'était sous son seul prénom de Vincent que le caissier du Crédit mutuel était connu rue du Cirque.

-- Oui, je suis son ami, répondit-il, et si je pouvais le voir je lui rendrais probablement un très-grand service...

-- Eh bien, vous arrivez trop tard.

-- Pourquoi ?

-- Parce que voilà vingt-quatre heures que M. Vincent a filé.

-- Vous en êtes sûre ?

-- Comme une personne qui, hier matin, à cinq heures, est allée le conduire à la gare Saint-Lazare avec tous ses bagages.

-- Vous l'avez vu partir ?

-- Comme je vous vois.

-- Où se rendait-il ?

-- Au Havre, prendre le paquebot du Brésil qui partait le jour même... De sorte qu'à cette heure, il doit avoir un mal de mer soigné...

-- Réellement, vous pensez que son intention était de gagner le Brésil ?

-- Dame ! il me l'a dit. C'était écrit sur ses trente-six colis, en lettres d'un demi-pied. Enfin, il m'a montré son billet de passage.

-- Soupçonnez-vous le motif qui a pu le déterminer à s'expatrier ainsi, à son âge ?

-- Il m'a raconté qu'il avait mangé tout son argent, et aussi celui des autres, qu'il était au bout de son rouleau, qu'il craignait d'être mis en prison, et qu'il filait pour être tranquille, là-bas, et refaire sa fortune.

Mme Zélie était-t-elle de bonne foi ? Le lui demander eût été naïf. Mais on pouvait essayer de s'en assurer.

Voilant d'un flegme imperturbable l'étrangeté de ses impressions et l'importance extraordinaire qu'il attachait à cet entretien : -- Je vous plains, madame, reprit M. de Trégars, et sincèrement, car vous devez être fort affligée de ce brusque départ de M. Vincent...

-- Moi ! fit-elle, d'un accent qui partait du cœur, je m'en moque un peu !...

Marius de Trégars connaissait assez les dames de la classe à laquelle appartenait, pensait-il, Mme Zélie Cadelle, pour ne se point étonner de cette franche déclaration.

-- C'est pourtant lui, dit-il, qui vous donnait ce luxe princier qui vous entoure...

-- Naturellement.

-- Lui parti, et dans les conditions que vous dites, pourrez-vous conserver votre train ?

Se dressant à demi :

-- Ah ! je n'en ai même pas l'intention ! s'écria-t-elle vivement. Jamais, au grand jamais, je ne me suis tant ennuyée que depuis cinq mois que je suis dans cette cage dorée. Quelle scie ! mes frères. Je bâille encore rien qu'en songeant à ce que j'y ai bâillé.

Le geste de surprise de M. de Trégars fut d'autant plus naturel que sa surprise était immense.

-- Vous vous ennuyez ici ! fit-il.

-- À mort !

-- Et vous n'y êtes que depuis cinq mois ?

-- Mon Dieu !... oui. Eh bien par hasard, encore. Vous allez voir : c'était à Versailles, au commencement de décembre dernier, un matin qu'il faisait un froid de loup. Je sortais... mais que vous importe, d'où je sortais ! Toujours est-il que je ne possédais pas un centime, et que je n'avais sur le dos qu'un méchant caraco tout rapiécé et une jupe d'indienne. Brrr ; j'en souffle encore dans mes doigts. Et pour comble de bonheur, mon saint-frusquin ayant péri pendant la Commune, ou ayant été donné par moi, je ne savais où me réfugier. Je n'étais donc pas d'une gaieté folle, et je m'en allais le nez baissé, le long des rues, quand je sens qu'on me suit. Du coin de l'œil, sans me retourner, je regarde derrière moi, et j'aperçois un vieux monsieur, l'air respectable, vêtu d'une longue redingote...

-- M. Vincent ?

-- En personne naturelle, et qui marchait, qui marchait... Sans faire semblant de rien, je ralentis le pas, et dès que nous arrivons à un endroit où il n'y avait presque plus de monde, le voilà qui se met à marcher à mes côtés...

Il avait dû se passer à ce moment quelque chose de comique que Mme Zélie ne disait pas, car elle riait du meilleur cœur, d'un rire sonore et franc...

-- Donc il m'aborde, reprit-elle, et tout de suite il se met à m'expliquer que ma physionomie lui rappelle une personne qu'il aimait tendrement et qu'il vient d'avoir le malheur de perdre, ajoutant qu'il s'estimerait le plus heureux des hommes si je voulais lui permettre de s'occuper de moi et de m'assurer une position brillante...

-- Voyez-vous, ce diable de Vincent ! dit M. de Trégars, pour dire quelque chose.

Mme Zélie hochait la tête.

-- Vous le connaissez, reprit-elle. Il n'est pas jeune, il n'est pas beau, il n'est pas drôle. Il ne me revenait pas du tout. Et si j'avais su seulement où aller coucher, je l'aurais envoyé promener, avec sa position brillante. Mais n'ayant pas même de quoi m'acheter un petit pain, ce n'était pas le moment de faire la renchérie. Je lui réponds donc que j'accepte. Il va chercher un fiacre, nous y montons et il nous fait conduire tout droit ici.

Positivement, il fallait à M. de Trégars toute sa puissance sur soi pour dissimuler l'intensité de sa curiosité.

-- Cet hôtel était donc déjà ce qu'il est aujourd'hui ? interrogea-t-il.

-- Absolument. Sauf qu'il ne s'y trouvait en fait de domestiques que la femme de chambre, Amanda, qui est la confidente de M. Vincent. Tous les autres avaient été renvoyés, et c'était le palefrenier d'un manége des Champs-Élysées qui venait panser les chevaux...

-- Et alors ?

-- Alors vous pouvez vous imaginer si je brillais, au milieu de toute cette richesse, avec mes savates et mon jupon de quatre sous ! Je faisais l'effet d'une tache de cambouis sur une robe de satin. M. Vincent n'en semblait pas moins ravi. Il avait expédié Amanda m'acheter du linge et un peignoir tout fait, et en attendant, il me promenait de la cave au grenier et jusque dans les écuries, en me disant que tout était à ma disposition, et que, dès le lendemain, j'aurais un bataillon de domestiques pour me servir...

C'était visiblement en toute franchise qu'elle parlait, et avec ce plaisir qu'on éprouve à raconter une aventure extraordinaire.

Mais soudain, elle s'arrêta court, comme si elle se fût aperçue qu'elle se laissait entraîner plus loin qu'il ne convenait.

Et ce n'est qu'après un moment de réflexion qu'elle reprit :

-- Dame ! c'était comme une féerie. Je n'avais jamais tâté de l'opulence des grands, moi, et je n'avais jamais eu d'argent que celui que je gagnais. Aussi, dans les premiers jours, je ne faisais que monter et descendre, tourner, virer, regarder. Je voulais toucher tout de mes mains, pour m'assurer que je ne rêvais pas. J'essayais les fauteuils, je respirais la bonne odeur des fleurs, je me mirais dans les glaces, je sonnais pour faire venir les domestiques, et quand ils arrivaient je leur éclatais de rire au nez. Je passais des heures à essayer des robes qu'on m'apportait par trois ou quatre. Je commandais d'atteler et j'allais faire ma tête au bois, étendue, tenez, comme ça, sur les coussins de ma voiture. Ou bien, je me faisais conduire dans des magasins, et j'achetais des tas de bibelots. M. Vincent me donnait plus d'argent que je n'en voulais, et Amanda était toujours à me dire que je ne dépensais pas assez, que l'autre avant moi s'y entendait bien mieux, et que les vieux sont faits pour payer... Enfin j'étais comme une folle...

Cependant le visage de Mme Zélie s'assombrissait.

Changeant brusquement de ton :

-- Malheureusement, continua-t-elle, on se lasse tout. Après deux semaines, je connaissais la maison à fond, et au bout d'un mois, j'avais plein le dos de cette existence. C'est pourquoi, un soir, voilà que je m'habille. -- « Où voulez-vous aller ? me demanda Amanda. -- À l'Élysée-Montmartre, donc, danser un quadrille. -- Impossible ! -- Pourquoi ? -- Parce que Monsieur ne veut pas que vous sortiez. -- C'est ce que nous verrons !... » C'était tout vu. Je raconte cela à M. Vincent, le lendemain, et aussitôt le voilà à froncer le sourcil et à me dire qu'Amanda a très-bien fait de me retenir, qu'une femme dans ma position ne fréquente pas les bals publics, que si je sors le soir, ce sera pour ne plus rentrer... As-tu fini !... Non, ce n'était pas l'envie de filer qui me manquait. J'ai toujours fait mes quatre volontés, moi, et je me brûlais le sang de me voir au caprice d'un homme. Mais quoi ! Ma belle voiture me tenait au cœur. Je n'osai pas désobéir, mais le dégoût me prit, et il grandit si bien de jour en jour que si M. Vincent n'était pas parti, j'allais le camper là.

-- Pour aller où ?

-- N'importe où !... Ah çà ! est-ce que vous vous figurez que j'ai besoin d'un homme pour manger, moi !... Dieu merci, non ! La petite Zélie, que voilà, n'a qu'à se présenter chez n'importe quelle couturière, et on sera très-content de lui donner quatre francs par jour pour faire rouler la mécanique. Et elle sera libre, au moins, et elle pourra rire et danser tout son content !...

M. de Trégars s'était mépris, et il n'était pas à le reconnaître. Mme Zélie Cadelle, à coup sûr, n'était pas une vertu, mais elle était bien loin d'être la femme qu'il s'attendait à rencontrer.

-- Enfin, dit-il, vous avez bien fait de patienter...

-- Je ne le regrette pas.

-- Si cet hôtel vous reste...

D'un grand éclat de rire, elle lui coupa la parole.

-- Cet hôtel ! s'écria-t-elle. Il y a beaux jours qu'il est vendu, avec tout ce qu'il renferme, meubles, chevaux, batterie de cuisine, tout enfin, excepté moi. C'est un jeune monsieur bien mis qui l'a acheté, pour y installer une grande fille qui a l'air d'une oie, sèche comme un cotteret, avec des cheveux rouges pour plus de mille francs sur la tête...

-- Vous en êtes sûre ?

-- Comme de mon existence. Ayant de mes yeux vu le jeune cocodès et sa rouge compter à M. Vincent des tas de billets de banque. C'est après-demain qu'ils s'installent, et même, je suis invitée à pendre la crémaillère. Mais n, i, ni, c'est fini. J'en ai par-dessus les yeux de ce monde-là ! et la preuve, c'est que je suis en train de faire mes paquets ; car j'en ai, de ces nippes, et de la toilette, et du linge, et des bijoux ! Tout de même, c'était un bon enfant que le père Vincent ! Il m'a donné de quoi m'acheter des meubles, j'ai loué un appartement rue Saint-Lazare, et je vais m'établir entrepreneuse. Et on rira, et je vais m'en payer de ce plaisir, pour rattraper le temps perdu !... Allons, les enfants, en place pour le quadrille !...

Et bondissant de son fauteuil, elle se mit à esquisser un de ces en avant-deux qui étonnent les sergents de ville.

-- Bravo ! faisait M. de Trégars, se forçant à sourire, bravo ! bravo !

Maintenant, il voyait clairement quelle femme était Mme Zélie Cadelle, comment il devait lui parler et quelles cordes il pouvait espérer faire encore vibrer en elle.

Il discernait la fille de Paris, fantasque et nerveuse, qui, au milieu des désordres les moins avouables, conserve une instinctive fierté, qui place son indépendance bien au-dessus de tout l'argent du monde, qui se donne plutôt qu'elle ne se vend, qui ne connaît de loi que son caprice, de morale que le sergent de ville, de religion que le plaisir.

Dès qu'elle se rassit :

-- Vous dansez gaiement, reprit-il, et ce pauvre Vincent, à l'heure qu'il est, se désespère sans doute, d'être séparé de vous !...

-- Ah ! je le plaindrais si j'avais le temps ! dit-elle.

-- Il vous aimait...

-- Oui, parlons-en.

-- S'il ne vous eût pas aimée, il ne vous eût pas installée ici...

Mme Zélie eut une moue équivoque.

-- Fameuse preuve ! murmura-t-elle.

-- Il n'eût pas dépensé pour vous des sommes considérables...

Mais elle se rebiffa sur ces mots.

-- Pour moi ! pour moi !... Que lui ai-je donc tant coûté, s'il vous plaît ? Est-ce pour moi qu'il a fait bâtir cet hôtel, et qu'il l'a meublé, et qu'il l'a rempli de plantes rares, de statues et de tableaux ? Est-ce pour moi qu'il a acheté les chevaux que vous avez vus dans les écuries et les voitures qui sont sous les remises ? Il m'a installée ici comme il y eût installé toute autre femme, jeune, vieille, brune ou blonde, laide ou belle. Il avait la cage, il y a mis un oiseau, le premier venu...

-- Cependant...

-- Quant à ce que j'ai pu lui dépenser ici, c'est une plaisanterie en comparaison de ce que l'autre avant moi, dépensait. Amanda ne se gênait pas pour me répéter que je n'étais qu'une imbécile... Vous pouvez donc me croire, quand je vous promets que M. Vincent ne mouillera pas beaucoup de mouchoirs avec les larmes qu'il pleurera en pensant à moi...

-- Lorsqu'il vous a abordée, cependant, c'est que votre physionomie l'attirait...

-- Il me l'a dit, mais il mentait. Et la preuve...

Elle s'arrêta net. Et son silence se prolongeant :

-- Et la preuve ? interrogea M. de Trégars.

-- Suffit, je m'entends, répondit-elle d'un ton de mauvaise humeur, comme si elle se fût repentie d'en avoir déjà trop dit.

Mais M. de Trégars avait, pensait-il, un moyen de lui délier la langue.

-- Seriez-vous donc jalouse de l'autre ? fit-il d'un ton ironique.

-- De quelle autre ?

-- De celle que vous avez remplacée ici, pour qui toutes les grosses dépenses ont été faites, qui s'entendait si bien à jeter l'argent par les fenêtres ?

Elle protesta d'un geste d'insouciance dédaigneuse.

-- Je m'en soucie comme de l'an quarante ! déclara-t-elle.

-- Savez-vous qui elle était ? du moins, ce qu'elle est devenue ; si elle est vivante ou morte ? enfin, par suite de quelles circonstances la cage, comme vous dites, s'est trouvée libre ?

Mais au lieu de répondre, Mme Zélie enveloppait Marius de Trégars d'un regard soupçonneux. Et, au bout d'un moment seulement !

-- Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-elle.

-- J'aimerais à savoir...

Elle ne le laissa pas poursuivre. Se dressant vivement, elle se rapprocha, et d'un accent de sombre défiance : -- Ne seriez-vous pas de la police ? interrogea-t-elle.

Si elle était inquiète, c'est qu'évidemment elle avait des sujets d'inquiétude qu'elle avait dissimulés. Si à deux ou trois reprises elle s'était tout à coup interrompue, c'est que manifestement elle avait un secret à garder. Si cette idée de police lui venait, c'est que très-probablement on lui avait recommandé de se défier de la police.

M. de Trégars comprit tout cela, et aussi qu'il avait voulu aller trop vite.

-- Ai-je donc la mine d'un policier ! demanda-t-il d'un accent de gaieté forcée.

Elle le considérait de toute la force de sa pénétration.

-- Pas du tout, répondit-elle, je l'avoue. Mais les gens de police sont si fins ! Si vous n'en êtes pas, comment venez-vous chez moi, que vous ne connaissez ni d'Ève ni d'Adam, me faire des tas de questions auxquelles je suis bien bête de répondre ?

-- Je vous l'ai dit, je suis l'ami de M. Favoral...

-- Qui ça, Favoral ?

-- M. Vincent, madame, dont c'est le vrai nom.

Elle ouvrait des yeux immenses.

-- Vous devez vous tromper, jamais je ne l'ai entendu appeler que Vincent.

-- C'est qu'il avait des motifs impérieux de dissimuler sa personnalité. L'argent qu'il dépensait ici ne lui appartenait pas, il le puisait, il le volait à la caisse du Comptoir de crédit mutuel , dont il était le caissier...

-- Allons donc !...

-- Et où il laisse un déficit de douze millions.

Mme Zélie recula comme si elle eût mis le pied sur un serpent.

-- C'est impossible ! s'écria-t-elle.

-- C'est l'exacte vérité. Vous n'avez donc pas vu, dans les journaux, l'affaire de Vincent Favoral, caissier du Crédit mutuel ?

Et tirant un journal de sa poche, il le présenta à la jeune femme en disant :

-- Lisez...

Mais elle le repoussa, non sans rougir légèrement.

-- Oh ! je vous crois !...

Le fait est, et Marius le comprit, qu'elle ne lisait pas très-couramment.

-- Ce qu'il y a de plus affreux dans la conduite de M. Vincent Favoral, reprit-il, c'est que pendant qu'il jetait ici l'argent à pleines mains, il imposait à sa famille les plus cruelles privations.

-- Oh !...

-- Il refusait le nécessaire à sa femme, la meilleure et la plus digne des femmes, jamais il ne donnait un sou à son fils, il privait sa fille de tout !...

-- Ah ! si j'avais pu me douter de cela ! murmurait Mme Zélie, confondue...

-- Enfin, pour couronner sa conduite, il est parti laissant sa femme et ses enfants sans pain...

Transportée d'indignation :

-- Ah çà ! mais c'est une horrible canaille que cet homme-là ! s'écria la jeune femme.

C'est à ce point que la voulait amener M. de Trégars.

-- Et maintenant, reprit-il, vous devez vous expliquer l'intérêt énorme que nous aurions à savoir ce qu'il est devenu...

-- Je vous l'ai dit.

M. de Trégars, à son tour, s'était levé. Prenant les mains de Mme Zélie et la regardant d'un de ces regards aigus qui vont chercher la vérité jusqu'aux plus intimes replis des consciences : -- Voyons, ma chère enfant, commença-t-il d'une voix pénétrante, vous êtes une brave et digne fille, vous ! Laisserez-vous dans la plus épouvantable des angoisses une famille désespérée qui s'adresse à votre cœur ! Croyez bien que rien de mal n'arrivera par notre fait à Vincent Favoral !...

Elle leva la main, comme pour prêter serment en justice, et d'un accent solennel :

-- Je vous jure, prononça-t-elle, que je suis allée conduire M. Vincent à la gare, qu'il m'a affirmé qu'il se rendait au Brésil, qu'il avait son billet de passage, et que sur toutes ses caisses il y avait écrit : Rio de Janeiro.

La déception était rude. Un mouvement de dépit échappa à M. de Trégars.

-- Au moins, insista-t-il, apprenez-moi qui était la femme dont vous avez pris ici la place...

Déjà s'était évanoui l'éclair de sensibilité de la jeune femme et ses défiances la reprenaient.

-- Est-ce que je le sais ! répondit-elle. Comment voulez-vous que je le sache ? Adressez-vous à Amanda... Moi je n'ai pas de comptes à vous rendre... Et puis, vous savez, on m'attend pour finir mes malles... Ainsi, bien du plaisir !

Et elle sortit si précipitamment qu'elle surprit, agenouillée derrière la porte, Amanda, la femme de chambre...

-- Ah ! cette fille nous écoutait ! se dit M. de Trégars, inquiet et mécontent.

Mais c'est en vain qu'il supplia Mme Zélie de revenir, d'écouter un mot encore, elle disparut ; et il lui fallut bien se résigner à ne rien apprendre de plus pour le moment, et à quitter l'hôtel de la rue du Cirque.

Il y était resté fort longtemps, et tout en gagnant la rue, il se demandait si Maxence, impatienté, n'aurait pas quitté le petit café borgne où il l'avait envoyé l'attendre...

Point. Maxence était resté fidèle au poste.

Et lorsque Marius de Trégars vint s'asseoir près de lui, tout en lui criant :

-- Enfin, vous voilà !

-- Attention ! lui disait-il du geste.

Et du coin de l'œil il lui désignait deux hommes, installés à la table voisine devant un bol de vin chaud.

Sûr que M. de Trégars resterait sur le quivive, Maxence, à poing fermé, tapait sur la table pour appeler le garçon de l'établissement, lequel faisait la sourde oreille, tout occupé qu'il était à jouer au billard avec un client.

Et lorsque, enfin, très-mécontent, comme de juste, d'être dérangé, il s'approcha pour savoir ce qu'on lui voulait : -- Donnez-nous deux bocks, commanda Maxence, et apportez-nous un jeu de piquet...

M. de Trégars comprenait bien qu'il était survenu quelque chose d'extraordinaire, mais ne pouvant deviner quoi, il se pencha vers son compagnon : -- Qu'est-ce ? demanda-t-il à voix basse.

-- Il faut entendre ce que disent ces deux hommes près de nous.

-- Ah !

-- Et le piquet va nous servir de contenance.

Le garçon revenait, apportant deux verres d'un liquide trouble, un tapis dont la couleur disparaissait sous une épaisse couche de crasse et des cartes horriblement molles et grasses.

-- À moi de faire ! dit Maxence.

Et il se mit à battre et à donner, pendant que M. de Trégars examinait les buveurs de vin chaud de la table voisine.

En l'un d'eux, encore jeune, vêtu d'un gilet rayé à manches de lustrine, il lui semblait reconnaître un des mauvais drôles qu'il avait entrevus sous la remise de Mme Zélie Cadelle.

L'autre, un vieux, dont le teint enflammé et le nez bourgeonné trahissaient d'anciennes habitudes d'ivrognerie, devait être quelque peu cocher sans place. La bassesse et la ruse s'épanouissaient sur son visage, et l'éclat de ses petits yeux avinés rendait plus inquiétant le sourire sournoisement obséquieux figé sur ses lèvres blêmes et minces.

Ils étaient si complétement absorbés par leur conversation, qu'ils ne faisaient aucune attention à ce qui se passait autour d'eux.

-- « Alors, poursuivait le vieux, c'est bien fini ?

-- « Absolument, l'hôtel est vendu.

-- « Et le bourgeois ?

-- « Parti pour les colonies.

-- « Comme cela, tout d'un coup ?

-- « Non. Nous nous doutions qu'il devait faire un grand voyage, car tous les jours, depuis le commencement de la semaine, on apportait des malles et des caisses, mais personne ne savait quand il se mettrait en route. Mais voilà que dans la nuit de samedi à dimanche, il tombe comme une bombe à l'hôtel, et dare, dare, fait lever tout le monde. -- « Je pars, » nous dit-il. Aussitôt nous attelons, nous chargeons ses bagages, nous le conduisons au chemin de fer de l'Ouest... et bon voyage, mon ami Vincent !

-- « Et la bourgeoise ?

-- « Il faut qu'elle déguerpisse d'ici vingt-quatre heures.

-- « Elle ne doit pas rire.

-- « Baste ! elle s'en moque. Les plus fâchés, c'est encore nous...

-- « Pas possible !

-- « C'est comme ça. C'était une bonne fille et nous n'en retrouverons pas de sitôt une pareille. Ah ! elle ne faisait pas à sa tête, elle ! Le soir, quand elle s'ennuyait, et c'était quasiment tous les soirs, elle descendait à l'office, histoire de rire un moment avec nous, et en faisant une partie de chien vert... Seulement, pour garder son rang, elle se laissait tricher... »

Le vieux semblait désolé.

-- « Pas de chance ! grommelait-il. Je me serais plu dans cette maison-là, moi !

-- « Oh ! pour ça, oui !

-- « Et plus moyen d'y rentrer ?

-- « On ne sait pas. Il faudra voir les autres, qui ont acheté. Mais je m'en défie, ils ont l'air trop bêtes pour n'être pas méchants. »

Tout à la conversation de ces deux hommes, c'est machinalement et au hasard que M. de Trégars et Maxence jetaient leurs cartes sur le tapis et prononçaient les formules consacrées au jeu de piquet : -- Cinq cartes !... Quatrième majeure !... Trois as !...

Le vieux domestique poursuivait :

-- « Qui sait si M. Vincent ne reviendra pas ?

-- « Pas de danger !

-- « Pourquoi ? »

L'autre regarda autour de lui, et n'apercevant que deux joueurs enfoncés dans leur partie : -- « Parce que, répondit-il, M. Vincent est ruiné de fond en comble, à ce qu'il paraît, qu'il a mangé toute sa fortune et aussi celle des autres...

-- « Oh ! oh !

-- « C'est Amanda, la femme de chambre, qui nous l'a dit, et elle doit le savoir, car elle était l'âme damnée du bourgeois.

-- « Tu le disais si riche !

-- « Il l'était. Mais à force de prendre dans un sac, si gros qu'il soit, on en trouve le fond.

-- « Alors il dépensait beaucoup ?

-- « C'est-à-dire que ce n'était pas croyable. Je n'ai jamais servi que chez des dames... seules, moi, et j'en ai rencontré d'aucunes qui n'étaient pas regardantes. Eh bien ! nulle part, jamais, je n'ai vu l'argent filer comme depuis cinq mois que je suis dans cette maison. Un vrai pillage, quoi ! Prenait la clef de la cave qui voulait. Quand on avait envie de n'importe quoi, on allait le prendre chez les fournisseurs, et on leur disait de le marquer sur le compte. Et ni vu, ni connu, c'était payé avec le reste...

-- « Alors, oui, en effet, l'argent devait filer ! » fit le vieux d'un air convaincu.

-- « Eh bien ! reprit l'autre, ce n'était encore rien.

-- « Bah !...

-- « Et il paraît que dans le temps, les écus dansaient une bien autre danse encore. Amanda, la femme de chambre, qui est à la maison depuis quinze ans, nous a conté des histoires à casser bras et jambes. Zélie n'était pas une mangeuse, elle, mais il paraît que les autres !... »

Il fallait à Maxence et à M. de Trégars un très-sérieux effort, non pour jouer, mais seulement pour paraître jouer, et pour continuer à compter des points imaginaires.

-- Un, deux, trois, quatre...

Le cocher au nez rouge, du reste, semblait fort empoigné.

-- « Quelles autres ? interrogea-t-il.

-- « Est-ce que je le sais, moi ! répondit le jeune valet. Mais tu peux bien penser qu'il a dû en passer plus d'une dans ce petit hôtel de la rue du Cirque, pendant des années que M. Vincent en a été propriétaire. Un homme qui n'avait pas son pareil pour aimer les femmes, et qui possédait des millions !...

-- « Et que faisait-il de son état ?

-- « Ah ! ça, ni moi non plus.

-- « Quoi ! vous étiez dix domestiques dans la maison, et vous ne saviez pas la profession de l'homme qui payait ?

-- « Nous étions tous nouveaux...

-- « La femme de chambre, Amanda, devait le savoir.

-- « Quand on le lui demandait, elle répondait qu'il était négociant... Ce qui est sûr, c'est que c'était un drôle de particulier. »

Si intéressé était le vieux cocher, que voyant le bol de vin chaud vide, il en fit servir un second.

Son camarade ne pouvait manquer de reconnaître cette politesse.

-- « Ah ! oui, reprit-il, le papa Vincent était un fier original, et jamais, à le voir, on ne se serait douté qu'il faisait ses farces comme cela, et qu'il jetait l'argent à pleines mains...

-- « Vraiment ?

-- « Dame ! Figure-toi un homme d'une cinquantaine d'années, roide comme un piquet, l'air aimable d'une porte de prison, voilà le bourgeois. Été comme hiver, il portait des souliers lacés, des bas bleus, un pantalon gris trop court, une cravate de coton et une redingote qui lui battait les mollets. Dans la rue, tu l'aurais pris pour un bonnetier retiré avant fortune faite.

-- « Ah ! par exemple !...

-- « Non, jamais homme n'a tant ressemblé à un vieux grigou. Tu crois peut-être qu'il nous arrivait en voiture ? Ah bien ! oui ! c'est en omnibus qu'il venait, mon cher, et sur l'impériale, encore, pour ses trois sous. Quand il pleuvait, il ouvrait son parapluie. Je suis sûr que dans son commerce il coupait les liards en quatre. Mais, dès qu'il avait passé le seuil de l'hôtel, changement de décor. Le grippe-sou devenait pacha. Il campait là ses frusques pour passer une robe de chambre de velours bleu, et alors il n'y avait plus rien d'assez beau, d'assez bon, ni d'assez cher pour lui. Sans me vanter, j'ai vu dans les maisons où j'ai servi des particuliers qui avaient de drôles de fantaisies. Jamais comme celui-là. Et quand il avait bien fait le mylord dans son hôtel, il remettait ses vieilles frusques, il reprenait sa figure de porte de prison, et il s'en retournait comme il était venu, sur l'omnibus, qu'il allait attendre au coin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré...

-- « Et ça ne vous étonnait pas, tous tant que vous étiez, une existence pareille ?

-- « Énormément.

-- « Et vous ne vous disiez pas que ces caprices singuliers cachaient certainement quelque chose ?

-- « Ah ! mais, si !

-- « Et vous n'avez pas cherché à découvrir ce que pouvait être ce quelque chose ?

-- « Comment cela ?

-- « T'était-il bien difficile de suivre ton bourgeois et de savoir où il se rendait en quittant la rue du Cirque ?...

-- « Assurément, non ; mais après ?... »

Le cocher au nez rouge haussa les épaules.

-- « Après, répondit-il, tu aurais fini par savoir son secret, tu serais allé le trouver, et tu lui aurais dit : « Donnez-moi tant, ou je dis tout !... »

VII

Cette histoire de M. Vincent, telle que la racontaient ces deux honnêtes compagnons, c'était en quelque sorte la légende vulgaire de l'argent des autres si âprement convoité et si furieusement disputé.

Ce qui vient par la flûte s'en va par le tambour. L'argent volé a des pentes fatales et c'est irrésistiblement qu'il va au jeu, aux palefreniers, aux filles, à toutes les fantaisies ruineuses, à tous les assouvissements malsains.

Ils sont rares, parmi les détrousseurs effrontés de la spéculation, ceux à qui véritablement profite le bien d'autrui, si rares qu'on les cite et qu'on se les montre, et qu'on pourrait les compter, comme on compte les filles qui, sautant une nuit du trottoir dans un appartement de cinq cents louis, savent s'y maintenir.

Les autres ont leur destinée fixée d'avance.

Saisis du vertige des richesses soudaines, ils perdent toute mesure et toute prudence. Qu'ils croient leur veine inépuisable, ou qu'ils se défient d'un revers soudain, ils se hâtent de jouir, mettant, en quelque sorte, les morceaux doubles, comme les voyageurs de l'express pendant une station de cinq minutes à un buffet.

Et ils remplissent les restaurants en renom, les grands cafés, les théâtres, les cercles, le terrain des courses du mouvement de leur impudente personnalité, de l'éclat de leur voix, du luxe de leurs maîtresses, du tapage de leurs dépenses et des ridicules de leur vanité...

Et ils vont, ils vont, prodiguant l'argent des autres, jusqu'au quart d'heure fatal d'une de ces liquidations désastreuses qui terrifient le parquet et la coulisse, et qui font blêmir les figures et grincer les dents au passage de l'Opéra.

Jusqu'au moment où, en présence d'un effroyable déficit, ils ont à choisir entre le coup de pistolet qu'ils ne choisissent jamais, la police correctionnelle qu'ils tâchent d'éviter, et un voyage à l'étranger...

Que deviennent-ils ensuite ? Jusqu'à quels ruisseaux roulent-ils de chute en chute ?...

Sait-on ce que deviennent les filles qui tout à coup disparaissent après deux ou trois ans de folies et de splendeurs !

Mais il arrive parfois qu'en descendant de voiture devant un théâtre, on se demande où on a déjà vu la physionomie de l'ignoble ouvreur de portières qui, d'une voix enrouée, réclame ses deux sous.

On l'a vue au café Riche, pendant les six mois que cet ouvreur de portières a été un gros financier...

D'autres fois, dans la foule, on saisit les bribes d'une conversation étrange entre deux crapuleux gredins.

-- « C'était du temps, dit l'un, où j'avais cet attelage alezan brûlé, que j'avais acheté mille louis au fils aîné du duc de Sermeuse.

-- « Il m'en souvient, répond l'autre, car c'est à ce moment que je donnais six mille francs par mois à la petite Cabirole, des Délassements. »

Et si invraisemblable que semble ce qu'ils disent, c'est la vérité pure, car l'un a été le gérant d'une société industrielle qui a englouti six millions, et l'autre était à la tête d'une opération financière qui a ruiné cinq cents familles.

C'est vrai, car ils ont eu un hôtel comme celui de la rue du Cirque, et des maîtresses plus coûteuses que Mme Zélie Cadelle, et des domestiques pareils à ceux qui s'entretenaient dans ce piteux café, à deux pas de Maxence et de M. de Trégars.

Domestiques philosophes, d'ailleurs, et sachant leur monde, et la preuve, c'est que le plus vieux, le cocher au nez rouge, disait à son jeune camarade :

-- « Enfin, cette affaire de M. Vincent doit te servir de leçon. Si jamais tu te retrouves dans une maison où il se dépense tant d'argent que cela, rappelle-toi bien qu'il n'a pas donné grand mal à gagner, et arrange-toi de façon à en avoir, n'importe comment, la meilleure part possible...

« -- C'est ce que j'ai toujours fait partout où j'ai servi.

« -- Et surtout, hâte-toi de remplir ton sac, parce que, vois-tu, dans des maisons pareilles, on ne sait jamais la veille si le lendemain le bourgeois ne sera pas à Mazas et la bourgeoise à Saint-Lazare. »

Leurs confidences étaient terminées et ils avaient vidé leur second bol de vin chaud.

-- « Ainsi, c'est convenu, reprit le vieux, s'il fallait un cocher aux cocodès qui viennent d'acheter l'hôtel, tu songerais à moi.

-- « Sois tranquille, répondit l'autre, je sais que tu es des bons ! »

Sur quoi, ils payèrent et sortirent...

Et Maxence et M. de Trégars purent enfin déposer leurs cartes.

Maxence était fort pâle, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

-- Quelle honte ! murmura-t-il. Voilà donc le revers de l'existence de mon père ! Voilà donc comment il dépensait les millions qu'il puisait à sa caisse, pendant que rue Saint-Gilles il privait sa famille du nécessaire !

Et d'un accent d'affreux découragement :

-- Maintenant, c'est bien fini, ajouta-t-il, et poursuivre nos recherches est inutile. Mon père est certainement coupable...

Mais M. de Trégars n'était pas homme à abandonner ainsi une partie.

-- Coupable, oui, dit-il. Mais dupe, aussi...

-- Dupe de qui ?

-- C'est ce que nous saurons bientôt.

-- Quoi ! après ce que nous venons d'entendre ?...

-- J'espère plus que jamais.

-- C'est donc que Mme Zélie Cadelle vous a révélé quelque chose ?

-- Rien que ne vous ait appris la conversation de ces deux mauvais drôles.

Dix questions encore se pressaient sur les lèvres de Maxence, mais M. de Trégars lui coupa la parole.

-- C'est surtout ici, mon cher ami, poursuivit-il, le cas de ne pas se fier aux apparences. Laissez-moi parler. Votre père était-il un homme naïf ? Non. Son habileté à dissimuler pendant des années une double existence, prouve, au contraire, une duplicité supérieure. Comment donc, en ces derniers temps, sa conduite est-elle si extraordinaire et si absurde ? Vous m'allez dire qu'elle a sans doute été toujours telle. Mais je vous répondrai que non, parce qu'alors son secret n'en eût pas été un pendant seulement un an. On nous raconte que bien des femmes ont habité l'hôtel de la rue du Cirque, et qu'elles étaient autrement ruineuses que Mme Zélie Cadelle, mais ce n'est là qu'un bruit. Qu'étaient ces femmes ? On ne sait. Que sont-elles devenues ? On l'ignore. Ont-elles seulement existé ? Rien ne me le prouve.

Tous les domestiques ayant été changés à propos, la femme de chambre Amanda est la seule qui connaisse la vérité, et elle se garderait bien de la dire. Donc, nos renseignements positifs ne remontent qu'à cinq mois. Que nous apprennent-ils ? Que votre père semblait prendre à tâche de faire parler de lui dans le quartier. Que ses profusions étaient si extravagantes que les domestiques eux-mêmes s'en étonnaient. Cachait-il au moins soigneusement l'origine de l'argent qu'il prodiguait ainsi ? Pas le moins du monde. Il racontait à Mme Zélie qu'il était au bout de son rouleau, et qu'après avoir dissipé sa fortune, il dissipait celle des autres. Déjà, depuis plusieurs jours, il annonçait son départ. Il avait vendu l'hôtel et en avait reçu le prix. Enfin, au dernier moment, que fait-il ?

Résolu à fuir, à ce qu'il prétend, il raconte à tout le monde où il va. Il le dit au marchand d'articles de voyage, à Mme Cadelle, aux domestiques, à tout le monde. Il ne se contente pas de le crier sur les toits, il l'écrit sur toutes ses malles en lettres d'un demi-pied. Il se sait poursuivi, et au lieu de s'esquiver comme un caissier qui a dévalisé sa caisse, c'est en grand appareil, avec une femme, des domestiques, plusieurs voitures et je ne sais combien de colis, qu'il se rend au chemin de fer. Tient-il donc à être repris ? Non, mais à créer une fausse piste. Donc, tout, dans son esprit, était d'avance arrangé et calculé, et la catastrophe a été loin de le surprendre. Donc, sa scène avec M. de Thaller était préparée. Donc, c'est bien à dessein qu'il avait laissé son portefeuille dans la poche de sa redingote et très-volontairement qu'il y avait laissé la facture qui devait nous conduire ici tout droit... Donc, tout ce que nous avons vu n'est qu'une comédie grossière montée à notre intention et destinée à masquer la vérité, et à faire prendre le change à la justice...

Mais Maxence n'était pas encore complétement convaincu.

-- Cependant, observa-t-il, ces dépenses si considérables...

M. de Trégars haussa les épaules.

-- Vous doutez-vous, dit-il, de ce qu'on peut paraître, et surtout faire de folies, avec un million ?... Mettons que votre père en ait dépensé deux... Mettons qu'il en ait dépensé quatre !... Il en a été volé douze au Comptoir de crédit mutuel ... Où sont les huit autres ?...

Et comme Maxence se taisait :

-- C'est ces huit millions que je veux, poursuivit-il, qu'il me faut, et que j'aurai. C'est à Paris, j'en suis sûr, que votre père se cache ; nous le retrouverons, et il faudra bien qu'il avoue la vérité que je soupçonne, et qu'il nous fournisse les moyens d'atteindre ses complices...

Ayant dit, il jeta sur la table le prix de la bière qu'il n'avait pas bue, et il sortit du café, entraînant Maxence...

-- Enfin ! vous voilà, bourgeois !... leur cria le cocher qui, depuis tantôt trois heures, les attendait au coin de la rue, et dont l'accent disait de quelles inquiétudes il avait été agité.

Mais M. de Trégars était pressé. Faisant monter Maxence dans le fiacre, il s'y élança après lui, en criant au cocher :

-- 24, rue Joquelet... cent sous de pourboire !...

Le cocher qui attend cent sous de pourboire a toujours, au moins pour cinq minutes, un cheval de la vitesse de Flageolet.

Tandis que le fiacre roulait avec des cahots terribles sur les pavés inégaux du faubourg Saint-Honoré :

-- Ce qui importe maintenant, disait M. de Trégars à Maxence, c'est de savoir au juste où en est la crise du Comptoir de crédit mutuel , et le sieur Lattermann, de la rue Joquelet, est l'homme de Paris le mieux à même de nous renseigner...

Quiconque a perdu ou gagné seulement dix louis à la Bourse, connaît le sieur Lattermann, lequel, depuis la guerre, se prétend Alsacien, et maudit, avec un accent terrible la « parparie » prussienne.

Cet estimable spéculateur s'intitule modestement changeur, mais il serait naïf de lui venir demander de la monnaie. Ce n'est pas le change qui lui procure les cent mille écus de bénéfices qu'il encaisse chaque année.

Lorsqu'une société est tombée en déconfiture, que sa liquidation est judiciairement terminée, que les souscripteurs dépouillés ont reçu deux ou trois du cent pour tout potage, et que le gérant est en fuite ou tresse des chaussons de lisière à Poissy, on s'imagine assez généralement que les titres de ladite société, si bien imprimés qu'ils puissent être, ne sont plus bons qu'à allumer le feu.

C'est une erreur.

Bien après que la société a sombré, ses titres surnagent, comme ces épaves sinistres que, bien des mois encore après un naufrage, la mer rejette sur la grève.

Ces titres, le sieur Lattermann les recueille et les emmagasine.

Entrez dans ses bureaux et il vous montrera d'innombrables cartons bondés des actions et des obligations qui, depuis une vingtaine d'années seulement, ont enlevé douze cents millions, selon quelques statistiques, et selon certaines autres deux milliards de la fortune publique.

Dites un mot, et ses employés vous offriront des « Terrains de Bretonnèche, » des « Société Franco-Serbe, » des « Compagnie Marseillaise de navigation à vapeur, » des « Société houillère et métallurgique des Asturies, » des « Compagnie Franco-Américaine, » des « Forêts de Formanoir, » des « Salines de Maumusson, » des « Compagnie française de roulage et de messagerie, » des « Mines de cuivre de Rossdorff (près Darmstadt), » et des « Mines de Tiffila, » et des « Mines de Mouzaïa, » et des « Mines de Cherchell et Tils... »

Et si dans tout cet assortiment, pourtant si remarquable, rien ne vous séduisait, rien ne vous agréait, les mêmes employés se feraient un plaisir de vous offrir encore :

Des « Usines de Bastange, par Romœuf, » des « Produits céramiques » et des « Mutualité, » des « Gastronomie » et des « Chaudronnerie, » des « Ancre Paule » et des « Garantie industrielle, » des « Transcontinental Memphis el Paso (Amérique) » et des « Ardoisières de Caumont, » des « Banque Catholique » et du « Crédit cantonal, » des « Épargnes des Paroisses » et des « Orphelinat des Arts-et-Métiers, » et des « Tréfileries réunies, » et des « Cabotage International... »

Tous ces titres, et bien d'autres encore, illustrés de vignettes alléchantes, qu'on trouve chez M. Lattermann, n'ont pour le commun des martyrs d'autre valeur que celle du vieux papier, qui se vend couramment de trois à cinq sous la livre.

Mais c'est la gloire de notre temps et le génie de la spéculation de tirer parti de ce qui ne semble bon à rien, de donner du prix à ce qui semble n'en plus avoir aucun. Dans une société bien ordonnée, rien ne se perd. Et il se trouve des agioteurs pour se disputer ces chiffons...

Autour du tapis vert de Saxon et de Monaco, on voit des hommes à face blême, juste assez proprement vêtus pour être admis dans les salons, qui suivent d'un œil ardent les évolutions de la roulette, et qui sans ponter jamais pointent d'une ardeur sans pareille les coups qui se succèdent.

Ceux-là sont les décavés.

Comme ils n'ont plus en poche la pièce de deux ou de cinq francs qui est le minimum de la mise, ils parient entre eux, deux sous, six sous, dix sous, et selon que sort la rouge ou la noire, on voit les uns sourire et les autres faire la grimace.

C'est que plus leur enjeu est minime, plus poignante est leur émotion. C'est du dîner et du gîte qu'il s'agit pour la plupart. Si une couleur passe dix fois, il y en a qui iront dormir le ventre vide à la belle étoile.

Eh bien ! de même que la roulette, la Bourse a ses décavés, des exécutés dont on ne veut plus au passage de l'Opéra, qui ne trouveraient pas un coulissier véreux pour leur prendre un ordre de cinq louis...

Doivent-ils, parce qu'ils n'ont plus la mise exigée, renoncer aux délirantes émotions de la hausse et de la baisse, à l'espoir de se refaire, au bonheur de remuer de l'argent avec la langue faute d'en pouvoir remuer avec les mains !

Ce serait trop cruel ! Et forcés d'abandonner la rente, c'est bien le moins qu'il leur soit permis de se rejeter sur les valeurs qui n'en sont plus.

Il est à la Bourse des recoins ignorés où grouille tout une population hétéroclite de vieux à barbe pointue et de jeunes messieurs trop bien mis, et où on trafique de toutes choses vendables et de quelques autres encore. Là se tiennent des négociants étranges, qui vous proposeront des fonds de commerce, des parties de marchandises provenant de faillites, des lots de bonnes créances à recouvrer, et qui, à la fin, tireront résolûment de leur poche une lorgnette dont ils vous vanteront la monture, une montre apportée de Genève en contrebande, un revolver ou un flacon d'eau sans pareille pour faire repousser les cheveux.

C'est à ce marché qu'aboutissent tous ces titres destinés jadis à représenter des millions, et qui ne représentent plus rien qu'une preuve incontestable de l'audace des fripons et de la crédulité des dupes.

C'est là que se négocient toujours des « Gastronomie » à 1,75 et des « Forêts de Formanoir » à 2,25.

C'est là qu'il y a des éclats de joie, parce que les « Houillères des Asturies » sont en hausse de vingt sous, et des grincements de colère, parce que la « Compagnie française de Roulage et de Messagerie » vient de baisser de dix centimes.

Et cependant, il ne faudrait pas croire que le hasard seul décide les fluctuations de ces valeurs fantaisistes.

De même que tout ce qui se vend et s'achète, elles subissent les lois de l'offre et de la demande...

Car on les demande, car on les recherche...

Et c'est ici qu'apparaît l'utilité de l'industrie dont le sieur Lattermann est un des plus recommandables représentants.

Un commerçant, à la veille de déposer son bilan, veut-il priver ses créanciers d'une partie de son avoir, masquer des détournements ou dissimuler des dépenses exagérées ? C'est rue Joquelet qu'il se rend tout droit. Il y achète un assortiment de « Crédit cantonal, » de « Mines de Rossdorff (près Darmstadt), » ou de « Salines de Maumusson, » et précieusement, il les serre dans sa caisse.

Et quand se présente le syndic :

-- Voilà, lui dit-il, mon actif ; j'en ai là, comme vous le pouvez voir, pour vingt, pour cinquante, pour cent mille francs, au prix d'émission, le tout ne vaut plus cent sous ; mais est-ce ma faute ? Je croyais le placement bon. Et si je n'ai pas vendu quand on pouvait encore vendre, c'est que j'espérais toujours que l'affaire reviendrait sur l'eau.

Et on lui accorde son concordat, parce qu'en vérité, il serait trop cruel de punir un homme de ce qu'il n'a pas su placer son argent.

-- Il est déjà assez malheureux de l'avoir perdu, pensent les créanciers...

C'est rue Joquelet, pareillement, que s'adressent les estimables industriels qui se font livrer des marchandises contre un dépôt d'actions sans valeur, et ceux qui obtiennent des crédits sur consignation de titres bons à jeter au panier, et bien d'autres encore, dont la Gazette des Tribunaux ne se lasse pas d'enregistrer les exploits et de dénoncer l'imagination trop fertile.

M. Lattermann, du reste, sait mieux que personne à quel emploi on destine les valeurs sans valeur qu'on lui vient acheter.

Il le sait si bien, qu'il donne des consultations aux clients qui se présentent, et qu'à un futur failli, par exemple, il conseille de prendre telles actions plutôt que telles autres, parce qu'elles paraîtront plus vraisemblables et qu'on trouvera plus naturel qu'il les ait achetées lors de leur émission.

Il ne s'en vante pas moins d'être un parfait honnête homme.

-- Le commerce que je fais est-il défendu ? répond-il fièrement à ceux qui l'appellent voleur.

Et si on insiste, il déclare qu'il n'est pas plus responsable des vols qui se commettent avec ses titres, qu'un armurier ne l'est du meurtre commis avec un fusil qu'il a vendu...

-- Mais il nous apprendra sûrement où en est le Comptoir de crédit mutuel , répétait à Maxence M. de Trégars...

Quatre heures sonnaient lorsque leur voiture s'arrêta rue Joquelet.

La Bourse venait de finir : on voyait encore cependant quelques groupes de coulissiers attardés sur la place, et autour des grilles des gens qui rôdaient, comme des affamés qui auraient cherché pour les ramasser les miettes de quelque festin gigantesque.

-- Pourvu que le sieur Lattermann soit chez lui, dit Maxence.

Ils montèrent, car c'est au second que cet honorable trafiquant a ses bureaux.

Et, lorsqu'ils se présentèrent :

-- Monsieur est dans son cabinet, en conférence avec un client, leur répondit un commis... veuillez attendre.

« L'office » du sieur Lattermann ressemblait à toutes les cavernes de ce genre.

Un fort étroit espace y était réservé au public, et tout autour, derrière un épais treillage de fil de fer, on apercevait des employés, qui, fiévreusement, alignaient des chiffres ou comptaient des coupons.

À droite, au-dessus d'un large guichet, se lisait le mot magique : CAISSE.

Une petite porte, à gauche, conduisait au cabinet du patron.

Il y avait loin de cette simplicité sordide aux splendeurs du Comptoir de crédit mutuel . Mais le luxe qui attire les actionnaires ne retient pas l'argent. C'est dans des bouges que s'amassent les grosses fortunes.

Patiemment, M. de Trégars et Maxence s'étaient assis sur une dure banquette de cuir, rouge autrefois, et ils regardaient et ils écoutaient.

Le mouvement ne laissait pas que d'être considérable.

À tout moment, des jeunes gens bien mis arrivaient d'un air important et empressé, et tirant un carnet de leur poche, ils bredouillaient quelques phrases de ce patois hérissé de chiffres qui est la langue des affaires.

Au bout d'un gros quart d'heure :

-- M. Lattermann en a-t-il encore pour longtemps ? demanda M. de Trégars.

-- Je ne sais pas, répondit un employé.

Les clients se succédaient, gens de mine hétéroclite pour la plupart, d'allures inquiètes ou inquiétantes, faces blêmes d'usuriers, visages rubiconds de maquignons, nez allongés de dupes. Quelques-uns étaient si misérablement vêtus qu'on leur eût donné un sou dans la rue, et que certainement ils l'eussent accepté, et cependant ce n'étaient pas les plus mal reçus, tant il est vrai qu'aux alentours de la Bourse, surtout, l'habit ne fait pas le moine. Il y en avait qui passaient à la caisse, et qui versaient ou recevaient de l'argent. D'autres, les familiers de l'office, évidemment, entraient la tête jusqu'aux épaules dans un guichet, et ployés en deux, les mains appuyées sur la tablette, ils restaient en grande conférence avec les employés.

Par instants, une voix s'élevait, qui, dominant le murmure confus des conversations, criait :

-- Combien ont fait les Tiffila ?

-- Sept vingt-cinq, répondait une autre voix sur le même ton.

-- Et les Épargnes des Paroisses ?

-- Trois trente...

À la fin, cependant, la petite porte de gauche s'ouvrit, et on vit sortir le client qui, depuis si longtemps, accaparait M. Lattermann.

Ce client n'était autre que M. Costeclar...

Apercevant M. de Trégars et Maxence, qui s'étaient levés au bruit de la porte, il parut on ne peut plus désagréablement surpris ; il pâlit même légèrement, et fit un pas en arrière comme pour rentrer précipitamment dans la pièce qu'il quittait.

Car le cabinet du sieur Lattermann, de même que celui de tous les brasseurs d'affaires, a plusieurs issues, sans compter celle qui donne sur la police correctionnelle.

Mais M. de Trégars ne lui laissa pas le loisir de battre en retraite.

-- Eh bien ? lui demanda-t-il d'un ton où perçait la menace.

Le brillant financier avait daigné retirer son chapeau, d'ordinaire rivé sur sa tête, et avec le sourire contraint du gredin pris en flagrant délit :

-- Je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici, monsieur le marquis, dit-il.

À ce titre de marquis, toutes les plumes s'étaient arrêtées et tous les nez s'étaient levés.

-- Je le crois sans peine, fit M. de Trégars. Mais moi, je vous demande où en est l'affaire ?

-- Elle se corse, la justice marche...

-- En vérité !...

-- C'est positif ; Jules Jottras, de la maison Jottras et son frère, a été arrêté ce tantôt, au moment où il arrivait à la Bourse.

-- Pourquoi ?

-- Parce qu'il était, paraît-il, le complice de Vincent Favoral, et que c'était lui qui vendait les titres enlevés à la caisse du Crédit mutuel ...

D'un regard, M. de Trégars commanda le silence à Maxence, qui, au nom de son père, avait tressailli, et d'un accent ironique :

-- Fameuse capture ! murmura-t-il, et qui prouve la clairvoyance de la justice.

-- Mais ce n'est pas tout, reprit vivement M. Costeclar. On croit Saint-Pavin, vous savez, le rédacteur du Pilote financier , fortement compromis. Le bruit courait, en clôture, qu'un mandat d'amener allait ou venait d'être lancé contre lui.

-- Et le baron de Thaller ?

Les employés ne pouvaient assez s'étonner de la patience dont M. Costeclar faisait preuve.

-- Le baron, répondit-il, a paru à la Bourse ce tantôt, et il y a été l'objet d'une véritable ovation...

-- C'est admirable ! Et que disait-il ?

-- Que tout était réparé.

-- Alors les actions du Crédit mutuel ont remonté ?

-- Malheureusement non. Elles n'ont pu franchir cent dix francs.

-- Et cela ne vous a pas étonné ?

-- Pas trop, parce que, voyez-vous, je suis un homme d'affaires, moi, et je sais comment les choses se passent. En quittant M. de Thaller, ce matin, les actionnaires du Crédit mutuel se sont réunis, et ils se sont engagés sur l'honneur à ne pas vendre, pour ne pas assommer les cours. C'est pourquoi, dès qu'ils ont été séparés, chacun à part soi, s'est dit : « Si je vendais, puisque les autres qui sont des imbéciles vont garder ! » Or, comme ils ont été trois ou quatre cents à se tenir ce raisonnement, la place a été inondée de titres...

Regardant bien dans les yeux le brillant financier, si visiblement troublé que les employés ne pouvaient s'empêcher de rire :

-- Et vous ? interrompit M. de Trégars.

-- Moi ?... balbutia-t-il.

-- Oui, je vous demande si vous avez été plus fidèle à votre parole que les actionnaires dont vous parlez, et si vous avez fait ce dont nous étions convenus ?

-- Assurément. Et si vous me trouvez ici...

Mais M. de Trégars, lui posant la main sur l'épaule, l'arrêta net.

-- Je crois savoir ce que vous y êtes venu faire, prononça-t-il, et dans un moment je serai fixé...

-- Je vous jure...

-- Ne jurez pas. Si je me trompe, tant mieux pour vous. Si je ne me trompe pas, je vous prouverai qu'il est dangereux de jouer au fin avec moi... quoique je ne sois pas homme d'affaires...

Cependant, le sieur Lattermann, ne voyant pas de client venir remplacer celui qui le quittait, finit par s'impatienter et apparut sur le seuil de son cabinet...

C'était un homme encore jeune, petit, trapu, commun ; on n'apercevait de lui d'abord que son ventre, un gros, grand et large ventre, siége de ses pensées et tabernacle de ses aspirations, un ventre de parvenu que battait une double chaîne d'or chargée de breloques.

Sur un cou apoplectique, rouge comme celui d'un dindon, se dressait sa tête toute petite, garnie de rudes cheveux roux taillés en brosse. Une barbe touffue, en éventail encadrait sa large face de pleine lune, coupée en deux par un nez écrasé comme celui d'un kalmouk, et éclairée par deux petits yeux en coulisse où éclatait la plus insigne fourberie...

Ceux qui le connaissaient le mieux affirmaient que personne jamais n'avait fait impunément une affaire avec lui. Mais il « la faisait à la rondeur, » selon son expression, tapant sur le ventre des gens, et mettant à exécuter les malheureux tombés entre ses griffes cette bonhomie sinistre, qui est le trait distinctif des Allemands.

Voyant M. de Trégars et M. Costeclar en grande conversation :

-- Tiens ! vous vous connaissez ! fit-il.

M. de Trégars s'avança.

-- Nous sommes même... amis intimes, répondit-il, et il est fort heureux que nous nous soyons rencontrés. Je suis amené par la même affaire que ce cher Costeclar, et j'étais en train de lui expliquer qu'il s'est trop hâté, et que mieux vaudrait attendre encore trois ou quatre jours...

-- C'est justement ce que je lui ai dit, appuya l'honorable patron de l'office de la rue Joquelet.

Maxence ne comprenait qu'une chose, c'est que M. de Trégars avait pénétré les desseins de M. Costeclar, et il ne pouvait assez admirer son sang-froid et son habileté à saisir une occasion unique.

-- Heureusement il n'y a rien de fait ! reprit le sieur Lattermann.

-- Et qu'il est encore temps de revenir sur ce qui a été convenu, ajouta M. de Trégars.

Et s'adressant à M. Costeclar :

-- Venez, ajouta-t-il, nous allons nous entendre avec monsieur...

Mais l'autre, qui se souvenait de la scène de la rue Saint-Gilles, et qui avait ses raisons pour craindre, eût sauté par la fenêtre plutôt.

-- Je suis attendu, balbutia-t-il, entendez-vous tous les deux...

-- Alors vous me laissez carte blanche.

Ah ! si le brillant financier eût osé !... Mais il sentait rivés sur lui des yeux si menaçants, qu'il n'osa même pas hasarder un geste de dénégation...

-- Ce que vous ferez sera bien fait ! dit-il, de l'accent d'un homme qui se sent perdu...

Et pendant qu'il gagnait la porte, M. de Trégars entrait dans le cabinet du sieur Lattermann.

Il n'y resta que cinq minutes, et quand il rejoignit Maxence qu'il avait prié de l'attendre :

-- Je crois que nous les tenons, lui dit-il en l'entraînant...

C'est chez M. Saint-Pavin que se rendaient M. de Trégars et Maxence, et ils y furent en moins de rien, car c'est à l'entrée de la rue Vivienne que sont installés les bureaux du Pilote financier , -- au deuxième au-dessus de l'entre-sol, ainsi que l'indiquent un écusson cloué sur la porte et une main à l'index tendu peinte sur le mur de l'escalier.

Il n'est personne qui n'ait au moins aperçu un exemplaire de cette feuille, dont la vignette ingénieuse représente un hardi marin conduisant à pleines voiles un timide passager vers le port Million , à travers une mer orageuse, toute hérissée des écueils de la faillite et des récifs de la ruine.

Les bureaux du Pilote sont moins ceux d'un journal que ceux de la première agence d'affaires venue.

De même que chez le sieur Lattermann, on y voit des employés griffonnant derrière des grillages, des guichets, une caisse, et, sur une immense ardoise, le cours, écrit à la craie, de la Rente et des valeurs françaises et étrangères.

C'est qu'en vérité, le Pilote financier n'est que le porte-voix d'une usine de tripotages.

Comme il dépense chaque année une centaine de mille francs en publicité pour racoler des abonnés, comme d'autre part il ne coûte que trois francs par an, il est clair que ce n'est pas sur les abonnements qu'il réalise des bénéfices.

Il a d'autres sources de revenu. Ses courtages, d'abord. Car il vend et achète, et exécute, disent ses prospectus, « tous les ordres de Bourse généralement quelconques au mieux de l'intérêt du client. »

Et la besogne ne lui manque pas.

Les petits capitalistes de province ont des fantaisies singulières. Ils pourraient, lorsqu'ils ont des fonds disponibles, les porter à quelque banquier de leur ville, à un homme connu, dont ils savent la vie et la fortune, dont ils estiment le caractère et respectent la probité.

Mais non ; ce serait trop simple et trop sûr.

Ils aiment mieux envoyer leur argent à Saint-Pavin, qu'ils ne connaissent ni d'Ève ni d'Adam, uniquement pour cette raison qu'un beau matin la poste leur a apporté gratis un numéro du Pilote financier , où ils ont lu que ledit Saint-Pavin est le premier homme du monde pour manœuvrer les capitaux, en tirer des intérêts fabuleux et enrichir ses clients.

Et ils sont nombreux les gens que Saint-Pavin grise de ses articles, qu'il éblouit de ses chiffres, qu'il prend aux miroitements des primes et des reports.

-- J'ai cinquante mille abonnés ! dit-il fièrement.

Et c'est absolument exact. Il y a de par la France, cinquante mille bonnes âmes qui payent trois francs par an la prose de Saint-Pavin, et il en est bien sur ce nombre huit ou dix mille qui se laissent piloter par lui, vendant quand il conseille de vendre, achetant dès qu'il dit d'acheter...

Mais aux courtages opulents, il convient d'ajouter la réclame : autre mine.

Pas d'affaires sans le Pilote financier .

Six fois sur dix, le jour où une affaire s'organise, les organisateurs ont mandé Saint-Pavin. Honnêtes ou fripons, il leur faut passer par ses mains ; ils le savent et s'y sont d'avance résignés.

-- Nous avons compté sur vous, lui disentils.

Et lui :

-- Quels avantages faites-vous ?

On discute alors l'opération : ce que peut rapporter la société à lancer et ce qu'exige Saint-Pavin avant d'emboucher la trompette.

Si pour cent mille francs il promet des accès de lyrisme et de chauffer sa clientèle à blanc, pour cinquante mille il ne sera qu'enthousiaste. À vingt mille francs, il fera de l'affaire un éloge raisonnable ; à dix mille, il gardera simplement la neutralité.

Et si ladite société refuse tout avantage au Pilote ?

-- Ah ! prenez garde ! dit Saint-Pavin.

Et dès le numéro suivant, il commence sa campagne.

Il est modéré, d'abord, et se réserve le moyen de revenir. Il n'émet que des doutes : « L'affaire, hum ! il ne la connaît pas bien... Elle est peut-être excellente, il se peut qu'elle soit détestable... Le plus sûr est d'attendre, de voir venir... »

C'est la première sommation.

Si elle est infructueuse, il empoigne derechef sa bonne plume financière et accentue ses défiances.

Habile à éviter les procès en diffamation, il insinue que « les calculs ne sont peut-être pas exacts, qu'on a, oh ! bien involontairement, enflé le chapitre des bénéfices probables et diminué celui des dépenses certaines... »

Il sait son métier, c'est incontestable, il s'entend à grouper les chiffres, à démontrer, selon les besoins de sa thèse, que deux et deux font trois ou font cinq.

Il est rare qu'avant le troisième article, la société visée ne mette pas les pouces :

-- Nous nous rendons, voilà tant.

Et il faut le donner poliment, ce tant, avec des égards et comme chose due. Saint-Pavin est susceptible, à ses heures. Il se bat, il s'est battu. Il a rudement traîné sur le terrain le fils d'un financier puissant qui lui avait tendu dix mille francs au bout d'une paire de pincettes.

Si cependant la société tympanisée ne met pas les pouces, oh ! alors, il devient terrible, il casse les vitres et n'ayant plus rien à espérer, il ne ménage rien.

Mais il est rare qu'il soit forcé d'en venir à ces extrémités.

Son influence est très-réelle, très-positive, et on le sait.

Il ne se vante pas, quand il raconte comme quoi, lors de l'emprunt de New-Sestos, une des plus immenses floueries de ce temps, il tira de sa clientèle la somme énorme de deux millions cinq cent mille francs, dont le dixième resta dans les caisses du Pilote .

Aussi Saint-Pavin serait-il depuis longtemps millionnaire, s'il était l'unique propriétaire du journal qu'il rédige.

Il ne l'est pas, malheureusement.

Qu'une mésaventure advienne, qu'il faille répondre à la justice ou tenir tête à des clients trop durement étrillés, oh ! il est seul en nom, seul responsable.

S'agit-il de partager les bénéfices ? C'est une autre paire de manches, les commanditaires arrivent.

Car, hélas ! Saint-Pavin a des commanditaires, ou plutôt il n'est qu'un instrument dont jouent impitoyablement trois ou quatre de ces fins matois de la finance qui ont un pied dans toutes les affaires, un œil dans tous les tripotages et une main dans toutes les poches. À Saint-Pavin le péril et la peine, à eux le profit. On tient en piètre estime le directeur du Pilote financier ; mais eux, haut cotés sur la place, considérés, recherchés, décorés, ils avancent les lèvres d'un air d'insurmontable dégoût dès qu'on prononce devant eux le vilain mot de chantage.

-- J'aurai ma revanche, gronde-t-il quelquefois.

Il ne l'aura jamais ; car il lui manque les deux qualités essentielles à la Bourse, la discrétion et le sang-froid.

Au rebours de ses compatriotes du Midi, qui restent de glace intérieurement tout en jetant feu et flammes, Saint-Pavin s'échauffe pour tout de bon. Grand hâbleur, il finit si bien par prendre ses hâbleries au sérieux, qu'on a pu dire de lui qu'il n'avait jamais mis personne dedans sans s'y être mis lui-même.

Jusqu'à ce point qu'au moment de l'emprunt de New-Sestos, ayant reçu pour ses articles dix mille francs de prime, il les plaça dans ledit emprunt ; dupe des raisons qu'il avait accumulées depuis un mois pour démontrer les avantages de cette audacieuse piperie.

Avec ce tempérament, vivant dans ce milieu dangereux de gens qui souvent n'ont pas le sou, qui sont toujours sûrs de gagner leur million fin courant, Saint-Pavin se trouve avoir une existence singulière.

-- C'est la misère, dit-il... tempérée par des pots-de-vin.

On l'a vu rouler voiture au commencement d'un mois, et le trente n'avoir plus de souliers à se mettre aux pieds.

Il était jeune alors. En vieillissant, ennuyé de ces alternatives de misère et de luxe, il a fini par adopter, pour ne s'en plus départir, le débraillé d'un homme revenu de toutes les illusions, et qui n'attache plus d'importance qu'aux jouissances positives et immédiates.

Son appartement est un taudis où on marche sur une litière de bouts de cigares, mais il mange dans les restaurants en renom, ne boit que du meilleur et ne fume que des havanes de choix.

Bon compagnon, d'ailleurs, obligeant à l'occasion, convive solide, causeur spirituel, d'une impudence rare et d'un cynisme renversant, il a fini par se faire admettre partout, en répétant toujours : « Je suis comme cela, et il faut me prendre comme je suis. »

Tout Paris le connaît, et il a beaucoup d'amis.

Aussi, les bureaux du Pilote financier étaient-ils pleins, lorsque M. de Trégars et Maxence y arrivèrent, pleins de cette foule de gens qui vivent de la Bourse, spéculateurs, remisiers, intermédiaires, venus là aux nouvelles et pour discuter les fluctuations du jour et les probabilités du marché du soir...

-- M. Saint-Pavin est occupé, leur dit un garçon de bureau taillé en force.

On entendait sa voix brutale, car il était, non pas dans son cabinet, mais dans le bureau même, derrière les grillages garnis de rideaux verts...

Bientôt il se montra, reconduisant un vieux bonhomme, qui semblait confondu de l'algarade, et auquel il criait :

-- Non, monsieur, non, le Pilote financier ne se charge pas d'exécutions pareilles, et je vous trouve bien hardi de me venir proposer des gredineries de deux sous...

Mais apercevant Maxence :

-- M. Favoral !... fit-il. Parbleu ! c'est ma bonne étoile qui vous amène... Passez dans mon cabinet, cher monsieur, passez, nous allons rire !...

Beaucoup, parmi les gens qui se trouvaient dans les bureaux du Pilote , avaient un mot à dire à M. Saint-Pavin, un conseil à lui demander, un ordre à lui transmettre ou une nouvelle à lui communiquer.

Ils s'étaient donc avancés et l'entouraient, lui souriant et lui tendant amicalement la main.

Il les écartait avec sa brusquerie ordinaire.

-- Tout à l'heure ! Je suis occupé ! Laissez-moi !

Et poussant Maxence vers la porte de son cabinet, qu'il venait d'ouvrir :

-- Entrez donc, vous ! faisait-il d'un ton d'impatience extraordinaire.

Mais M. de Trégars entrait aussi, et comme il ne le connaissait pas :

-- Ah çà ! qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-il brutalement.

Maxence se retourna.

-- Monsieur est mon meilleur ami, prononça-t-il, et je n'ai pas de secret pour lui...

-- Qu'il passe donc ; mais, sacrebleu ! faisons vite.

Fort somptueux autrefois, le cabinet de M. le directeur du Pilote financier était peu à peu tombé dans un état de sordide délabrement. Si le garçon de bureau avait reçu l'ordre de n'y jamais promener le plumeau ni le balai, il obéissait ponctuellement. Le désordre et la malpropreté y régnaient. Les cartons en lambeaux pendaient misérablement hors des cartonniers, et sur les larges divans séchait depuis des mois la boue des bottes de tous les visiteurs qui s'y étaient vautrés. Sur la cheminée, au milieu d'une demi-douzaine de verres crasseux, se dressait une bouteille de vin de Madère à moitié vide. Enfin, devant l'âtre, sur le tapis, et le long de tous les meubles, s'amoncelaient à profusion les bouts de cigares et de cigarettes...

Dès qu'il eut fermé au verrou la porte de son cabinet, venant se planter droit devant Maxence :

-- Qu'est devenu votre père ? demanda brusquement M. Saint-Pavin.

Maxence tressaillit. S'il s'attendait à une question, ce n'était certes pas à celle-là.

-- Je l'ignore, répondit-il.

Le directeur du Pilote haussa les épaules.

-- Que vous répondiez cela au commissaire de police, dit-il, aux juges et à tous les ennemis de Favoral, je le comprends, c'est votre devoir. Qu'ils vous croient, je le comprends encore, parce qu'au fond, que leur importe ! Mais à moi, qui suis un ami, sans que vous vous en doutiez, à moi qui ai des raisons de n'être pas crédule...

-- Je vous jure que nous ne savons pas où il s'est réfugié.

Maxence disait cela d'un tel accent de sincérité, qu'il n'y avait pas à douter. Aussi, une vive surprise se peignit-elle sur les traits de M. Saint-Pavin.

-- Quoi ! fit-il, votre père a filé, comme cela, sans s'assurer le moyen d'avoir des nouvelles de sa famille...

-- Oui.

-- Sans dire un mot de ses intentions à votre mère, à votre sœur, à vous-même...

-- Sans un mot.

-- Sans laisser d'argent, peut-être...

-- On n'a trouvé après son départ qu'une somme insignifiante, que le commissaire a tenu à laisser à ma mère.

Le directeur du Pilote financier eut un geste d'ironique admiration.

-- Allons, c'est complet, fit-il, et Vincent est décidément un homme très-fort !...

-- Monsieur !...

-- Ou plutôt, ses satanées femmes lui tenaient au cœur beaucoup plus qu'on ne le supposait.

Silencieux jusqu'alors et resté à l'écart, M. de Trégars s'avança.

-- Quelles femmes ? interrogea-t-il.

Le dépit de M. Saint-Pavin était manifeste.

-- Est-ce que je le sais ! répondit-il brutalement. Est-ce que personne jamais a rien su des affaires d'un mâtin plus hermétiquement boutonné dans sa redingote qu'un jésuite dans sa soutane !...

-- M. Costeclar...

-- Encore un joli coco, celui-là ! Cependant, oui, il avait peut-être découvert quelque chose de l'existence de Vincent, car il le faisait drôlement aller. N'a-t-il pas dû épouser Mlle Favoral ?...

-- Même malgré elle, oui.

-- Alors, vous avez raison, il avait surpris quelque chose. Mais si vous comptez sur lui pour vous apprendre quoi que ce soit, vous comptez sans votre hôte...

-- Qui sait ! murmura M. de Trégars.

Mais M. Saint-Pavin ne l'entendit pas.

En proie à une agitation surprenante, il arpentait son cabinet :

-- Ah ! ces hommes d'apparence froide, grondait-il, ces hommes à mine discrète, ces rogneurs de liards, ces calculateurs, ces moralistes, quand ils se mettent à faire des sottises !... Qui peut imaginer à quelle insanité on aura poussé celui-ci, et quel parti il aura pris, sous l'empire de quelque passion enragée...

Et frappant furieusement du pied, ce qui dégageait du tapis des nuages de poussière :

-- Il faut pourtant que je le déniche, jurait-il, et, par le tonnerre du ciel ! où qu'il se cache, je le dénicherai !...

C'est d'un œil perspicace que M. de Trégars observait le directeur du Pilote .

-- Vous avez donc, fit-il, un grand intérêt à le retrouver ?

L'autre s'arrêta court :

-- J'y ai l'intérêt, répondit-il, d'un homme qui se croyait un malin, et qui se voit joué comme un enfant et dupé comme un sot ! D'un homme à qui on avait promis monts et merveilles, et qui voit sa situation menacée ! D'un homme qui est las de travailler à la fortune d'une bande de brigands qui entassent millions sur millions et qui, pour toute récompense, lui offrent la police correctionnelle et la perspective d'une retraite à Poissy, pour ses vieux jours ! L'intérêt, enfin, d'un homme qui veut se venger, et qui, par le saint nom de Dieu ! se vengera...

-- De qui ?

-- De M. le baron de Thaller, monsieur !

Et reprenant sa promenade :

-- Comment a-t-il pu, poursuivait-il, contraindre Favoral à endosser la responsabilité de tout, et à disparaître ? Quelle somme énorme lui a-t-il donnée ?...

-- Monsieur, interrompit vivement Maxence, mon père est parti sans un sou !...

M. Saint-Pavin éclata de rire.

-- Et les douze millions, demanda-t-il, qu'en a-t-on fait ? Pensez-vous qu'on les a distribués en bonnes œuvres ?

Et sans attendre d'autres objections :

-- Cependant, continua-t-il, ce n'est pas avec de l'argent seulement qu'on peut décider un homme à se déshonorer et à se perdre pour un autre, à s'avouer voleur et faussaire, à braver le bagne, à tout abandonner, pays, famille, amis ! Évidemment, le baron de Thaller avait d'autres moyens d'action, il tenait Favoral...

M. de Trégars l'arrêta.

-- Vous parlez, lui dit-il, comme si vous étiez absolument sûr de la complicité de M. de Thaller...

-- Parbleu !...

-- Pourquoi ne le dénoncez-vous pas ?

Le directeur du Pilote eut un violent mouvement de recul.

-- Fourrer, moi-même, le nez de la justice dans mes affaires ! s'écria-t-il. Peste ! comme vous y allez ! À quoi cela m'avancerait-il, d'ailleurs ? Ai-je des preuves à fournir de mes allégations ! Croyez-vous donc que Thaller n'a pas pris ses précautions et ne m'a pas lié les mains ? Qu'on se crève un œil pour crever les deux yeux d'un ennemi, très-bien ! Mais s'éborgner pour la gloire, ce serait trop bête. Sans Favoral, rien à faire...

-- Supposez-vous donc que vous le décideriez à se livrer à la justice ?...

-- Non, mais à me fournir les preuves qui me manquent pour envoyer Thaller là où déjà ils ont envoyé ce pauvre Jottras...

Et s'animant de plus en plus :

-- Mais ce n'est pas dans un mois qu'il me les faudrait, ces preuves, poursuivait M. Saint-Pavin, ni même dans quinze jours, mais demain, mais à l'instant même... Avant la fin de la semaine, Thaller aura fait son coup, réalisé on ne sait combien de millions, et tout remis si bien en ordre, que la justice qui, en matière de finances, n'est pas de première force, n'y verra que du feu. Si Thaller va jusque-là, il est sauvé : le voilà sacré financier de premier ordre et hors d'atteinte. Alors, où ne montera-t-il pas ! Déjà, il parle de se faire nommer député, et il raconte partout qu'il a trouvé pour épouser sa fille un gentilhomme qui porte un des plus vieux noms de France, le marquis de Trégars...

Montrant Marius :

-- Mais c'est monsieur qui est le marquis de Trégars ! s'écria Maxence.

Pour la première fois, M. Saint-Pavin prit la peine d'examiner son visiteur, et lui qui avait trop pratiqué la vie pour ne se pas connaître en hommes, il parut étonné...

-- Veuillez m'excuser, monsieur, prononça-t-il avec une politesse fort éloignée de ses habitudes, et... permettez-moi de vous demander si vous soupçonnez les raisons qu'a M. de Thaller de tenir prodigieusement à vous avoir pour gendre...

-- Je pense, répondit froidement M. de Trégars, que M. de Thaller serait heureux de m'enlever le droit de rechercher les causes de la ruine de mon père...

Mais il fut interrompu par un grand bruit de voix dans la pièce voisine, et presque aussitôt on frappa rudement à la porte, et quelqu'un dit :

-- Au nom de la loi !...

Le directeur du Pilote financier était devenu plus blanc que sa chemise.

Il dit :

-- Voilà ce que je craignais ; Thaller m'a gagné de vitesse !

Et encore :

-- Je suis peut-être perdu !

Cependant, il ne perdit pas la tête.

D'un mouvement prompt comme la pensée, il sortit d'un tiroir une liasse de lettres qu'il lança dans la cheminée et auxquelles il mit le feu, en disant d'une voix enrouée par l'émotion et par la colère :

-- On n'entrera pas qu'elles ne soient brûlées.

Mais elles mettaient à s'enflammer une lenteur désespérante.

Il faut avoir, en un moment critique, anéanti des documents compromettants, pour savoir avec quelles difficultés inouïes le papier en masse brûle. Du bois vert serait plus vite consumé.

Du dehors, on secouait la porte, et on criait :

-- Ouvrez !

Agenouillé devant l'âtre, M. Saint-Pavin remuait et éparpillait ses paperasses.

-- Et maintenant, lui dit M. de Trégars, hésiterez-vous à livrer à la justice le baron de Thaller ?...

Il se retourna les yeux étincelants.

-- Maintenant, répondit-il, si je veux être sauvé, il faut que je le sauve. Ne comprenez-vous pas qu'il me tient !...

Et voyant que les derniers feuillets de sa correspondance flambaient :

-- Vous pouvez ouvrir à présent, dit-il à Maxence.

Maxence obéit, et un commissaire de police, ceint de son écharpe, se précipita dans le cabinet, pendant que ses hommes, non sans peine, contenaient la foule de la première pièce.

C'est qu'elle était terriblement émue, cette foule.

Il n'était pas un des boursiers qui s'y trouvait mêlé qui ne frémît d'une catastrophe dont vaguement il se sentait menacé dans l'avenir. Le terrain de la spéculation est si glissant, l'occasion si perfide ! Il n'en était pas un qui, regardant Saint-Pavin, ne se dît intérieurement :

-- Aujourd'hui, lui. Demain, moi, peut-être...

Le commissaire de police, cependant, un vieux routier, qui en était à sa centième expédition de ce genre, avait, d'un coup d'œil, examiné le cabinet :

Apercevant dans la cheminée des débris carbonisés, sur lesquels voltigeait encore une flamme mourante :

-- Voilà donc, dit-il, pourquoi on tardait tant à m'ouvrir ?

Un sourire goguenard effleura les lèvres du directeur du Pilote .

-- On a ses affaires personnelles, répondit-il, des affaires de femme...

-- Ce sera une preuve morale contre vous, monsieur.

-- Je la préfère à une preuve matérielle.

Ne daignant pas relever l'impertinence, le commissaire, d'un regard soupçonneux, toisait Maxence et M. de Trégars.

-- Qui sont ces messieurs qui étaient enfermés avec vous ? demanda-t-il à M. Saint-Pavin...

-- Des visiteurs. Monsieur que voici, est M. Favoral...

-- Le fils du caissier du Crédit mutuel ?

-- Précisément. Et Monsieur est M. le marquis de Trégars...

-- En entendant frapper au nom de la loi, ces messieurs auraient dû ouvrir, grommela le commissaire.

Mais il n'insista pas.

Tirant de sa poche un papier, il le déplia, et le présentant au directeur du Pilote financier :

-- Je suis chargé de vous arrêter, reprit-il. Voici le mandat d'amener.

D'un geste insouciant l'autre le repoussa.

-- À quoi bon lire ! fit-il. Quand j'ai appris l'arrestation de ce pauvre Jottras, j'ai compris ce qui me pendait au nez. Il s'agit, j'imagine du vol du Crédit mutuel ?

-- Précisément.

-- J'y suis aussi absolument étranger que vous-même, monsieur, et je n'aurai pas de peine à le démontrer. Mais cela ne vous regarde pas, et vous allez, je suppose, apposer les scellés sur mes papiers...

-- Sauf sur ceux que vous avez brûlés...

M. Saint-Pavin éclata de rire. Il avait repris son impudence et son sang-froid, et semblait aussi à l'aise que s'il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde.

-- Me sera-t-il permis, demanda-t-il, de parler à mes employés, et de leur donner mes instructions ?

-- Oui, répondit le commissaire, mais en ma présence.

Appelés, les employés parurent ; la consternation peinte sur le visage, mais la joie pétillant dans les yeux. Réellement, ils étaient ravis de la mésaventure de leur patron. De même que M. Saint-Pavin reprochait à M. de Thaller de spéculer sur lui, ils accusaient M. Saint-Pavin de les exploiter indignement.

-- Vous voyez ce qui m'arrive, mes enfants, leur dit-il. Mais rassurez-vous, il en sera cette fois comme la dernière : avant quarante-huit heures, on aura reconnu l'erreur dont je suis victime ou je serai relâché sous caution. Quoi qu'il en soit, je puis compter sur vous, n'est-ce pas ?...

Tous lui jurèrent qu'ils allaient redoubler de zèle.

Et alors, s'adressant à son caissier, qui était son homme de confiance et le bras droit des commanditaires :

-- Quant à vous, Besnard, reprit-il, vous allez courir chez M. de Thaller et lui apprendre ce qui se passe.

Qu'il prépare des fonds, car dès demain tous les gens qui ont de l'argent chez nous vont venir le retirer. Vous passerez ensuite à l'imprimerie, vous ferez décomposer mon article sur le Crédit mutuel, et vous le remplacerez par des nouvelles financières que vous couperez dans les journaux. Ne parlez pas de mon arrestation surtout, à moins que M. de Thaller ne l'exige. Allez, et que le Pilote paraisse comme à l'ordinaire, c'est l'important...

Il avait, tout en parlant, allumé un cigare. L'homme de bien, victime de l'iniquité humaine, n'a pas une contenance plus ferme ni plus tranquille.

-- La justice, dit-il au commissaire qui furetait dans les tiroirs du bureau, la justice ne sait pas l'irréparable mal qu'elle peut faire en arrêtant aussi légèrement un homme chargé comme je le suis d'immenses intérêts. C'est la fortune de dix ou douze mille petits capitalistes qu'elle compromet...

Déjà les témoins de l'arrestation s'étaient retirés un à un, pour en aller donner la nouvelle tout le long du boulevard, et aussi pour songer au parti à en tirer, car une nouvelle, à la Bourse, c'est de l'argent.

À leur tour, M. de Trégars et Maxence sortirent.

-- Surtout, n'allez pas raconter ce que je vous ai dit ! leur criait encore M. Saint-Pavin, au moment où ils passaient la porte.

M. de Trégars ne répondit pas. Il avait le visage contracté et les lèvres serrées d'un homme en train de peser quelque grave détermination sur laquelle il ne lui sera plus possible de revenir.

Une fois dans la rue, et lorsque déjà Maxence ouvrait la portière de leur fiacre :

-- Nous allons nous séparer ici, lui dit-il, de cette voix brève qui annonce un parti définitivement arrêté. J'en sais assez, maintenant, pour me présenter chez M. de Thaller. C'est là, seulement, que je verrai comment frapper le coup décisif. Rentrez rue Saint-Gilles, rassurer votre mère et Gilberte ; vous me verrez, je vous le promets, dans la soirée...

Et sans attendre une réplique, il s'élança dans le fiacre qui partit aussitôt.

Mais ce n'est pas rue Saint-Gilles que se rendit Maxence.

Il tenait à voir d'abord Mlle Lucienne, à lui apprendre les événements de cette journée, la plus remplie de son existence, à lui dire ses découvertes, ses étonnements, ses angoisses et ses espérances...

À sa grande surprise, il ne la trouva pas à l'Hôtel des Folies . Sortie en voiture à trois heures, lui dit la Fortin, elle n'était pas encore rentrée.

Elle ne pouvait tarder, il est vrai, car déjà le jour baissait.

Maxence ressortit donc pour aller à sa rencontre. Suivant le trottoir, il était arrivé à cet escalier qui rend impraticable une partie du boulevard du Temple, quand, au loin, sur la place du Château-d'Eau, il lui sembla apercevoir un tumulte inaccoutumé.

Presque aussitôt, des cris de terreur retentirent. Des gens affolés se mirent à fuir dans toutes les directions, et une voiture lancée à fond de train passa devant lui comme un éclair.

Mais si vite qu'elle eût passé, il avait eu le temps d'y reconnaître Mlle Lucienne, pâle et désespérément cramponnée aux coussins.

Éperdu, il se mit à courir de toutes ses forces.

Il était clair que le cocher n'était plus maître de ses chevaux, qui galopaient d'un galop furieux... Un sergent de ville qui essaya de les arrêter fut renversé... Dix pas plus loin, une roue de derrière de la voiture accrochant la roue d'une lourde charrette, volait en éclats, et Mlle Lucienne était lancée sur la chaussée, pendant que le cocher, précipité de son siége, roulait jusque sur le trottoir...

VIII

Le baron de Thaller était un homme trop pratique pour habiter la maison et même le quartier où étaient installés ses bureaux.

Vivre au centre de ses affaires, s'assujettir à l'incessant contact de ses employés, se résigner à l'espionnage et aux commentaires malveillants d'un monde de subordonnés, s'exposer de gaieté de cœur à des tracas de toutes les heures, à des sollicitations énervantes, aux réclamations et aux éternelles criailleries des actionnaires et des clients, fi ! pouah ! Plutôt renoncer au métier !

Aussi, le jour même où il avait établi le Comptoir de crédit mutuel rue du Quatre-Septembre, M. de Thaller s'était-il acheté un hôtel rue de la Pépinière, à deux pas du faubourg Saint-Honoré.

C'était un hôtel tout battant neuf, dont les plâtres n'avaient pas été essuyés encore, et qui venait d'être bâti par un entrepreneur qui fut presque célèbre, vers 1856, au moment des grandes transformations de Paris, lorsque des quartiers entiers s'écroulaient sous le pic des démolisseurs ou surgissaient si vite que c'était à se demander si les maçons, au lieu de truelle, n'employaient pas la baguette d'un enchanteur.

Cet entrepreneur, nommé Parcimieux, venu du Limousin en 1860 avec ses outils pour toute ressource, avait en moins de six ans amassé, au bas mot, six millions.

Seulement, c'était un enrichi modeste et timide, qui mettait à dissimuler sa fortune et à n'offusquer personne, le même soin que les parvenus mettent à étaler leur argent et à éclabousser les gens.

Encore bien qu'il sût à peine signer son nom, il connaissait et mettait en pratique la maxime du philosophe grec, qui pourrait bien être le secret du bonheur : cache ta vie.

Et il n'était pas de ruses auxquelles il n'eût recours pour la cacher.

Au temps de sa plus grande prospérité, par exemple, ayant besoin d'une voiture, pour ses affaires autant que pour ses plaisirs, c'est le directeur des petites voitures, M. Ducoux, son compatriote, qu'il alla trouver.

-- Pourriez-vous, monsieur, lui demanda-t-il, me louer deux fiacres à l'année ?

-- Volontiers.

-- C'est que je les souhaiterais dans de certaines conditions.

-- Si elles sont exécutables...

-- Je le crois.

-- Veuillez donc me les exposer.

-- Voici : quand je dis que je veux deux fiacres, j'entends deux voitures qui, extérieurement, soient en tout et pour tout pareilles aux grands fiacres que vous employez au service des chemins de fer, qui aient des lanternes semblables, un numéro, et même sur l'impériale cette galerie destinée à retenir les colis... Quant à l'intérieur, ce serait une autre chanson : je le voudrais luxueux, sans être voyant, et qu'on y réunît tout ce que le progrès de la carrosserie a inventé de recherché et de confortable. Naturellement, il faudrait commander ces fiacres, mais je suis prêt à verser la somme nécessaire.

-- C'est faisable, dit M. Ducoux.

-- Pardon ! je n'ai pas fini encore... Je désirerais pour ces fiacres des chevaux de premier ordre, ne payant pas de mine, mais capables de m'enlever dix lieues en deux heures. Ils seraient harnachés comme les chevaux de la compagnie, ni mieux ni plus mal. Comme je ne regarderai pas au prix...

-- Cela se peut encore...

-- Excusez !... Je termine : je souhaiterais pour conduire mes fiacres deux cochers que vous auriez l'extrême obligeance de me trier sur le volet, parmi les meilleurs et les plus honnêtes de votre administration. Je les rétribuerais généreusement, à la condition de porter toujours l'uniforme de la compagnie et de se maintenir dans un état de malpropreté raisonnable...

M. Ducoux, qui avait été préfet de police, regardait son homme dans le blanc des yeux.

-- En un mot, lui dit-il, vous vous proposez d'avoir chevaux et voitures sans qu'on puisse le soupçonner.

-- Juste.

-- Pourquoi ?

-- C'est que, répondit modestement l'entrepreneur, je serais désolé d'humilier mes confrères...

-- Vous êtes donc bien riche ?

-- Monsieur, j'ai cent cinquante mille livres de rentes au moins, et je ne sais comment cela se fait, je gagne tout ce que je veux.

Moyennant vingt-cinq mille francs de première mise et une somme annuelle de tant, la convention fut conclue et signée séance tenante.

Et tant que M. Parcimieux resta dans les affaires, on ne le vit jamais rouler qu'en fiacre crotté. Les confrères disaient :

-- Il a de la chance, mais il n'en abuse pas, c'est un homme de mœurs simples et de goûts modestes...

Ayant voiture, le digne entrepreneur voulut avoir maison montée, -- une maison à lui, bâtie par lui.

C'étaient de bien autres précautions à prendre.

-- Car, vous devez bien le penser, expliquait-il à ses amis, on ne gagne pas tout l'argent que j'ai gagné sans se faire des ennemis cruels, acharnés, irréconciliables. J'ai contre moi tous les hommes du bâtiment qui n'ont pas réussi, les sous-entrepreneurs que j'occupe, et qui prétendent que je spécule sur leur pauvreté, les milliers d'ouvriers que je fais travailler et qui m'accusent de les exploiter et de mettre leur sueur à la caisse d'épargne. Tous ces gens-là constituent une armée. Déjà ils m'appellent brigand, négrier, voleur, sangsue. Que serait-ce, s'ils me voyaient dans un bel hôtel à moi appartenant ! Ils diraient que si je n'avais pas commis des crimes je n'aurais pas une si grosse fortune, et que je devrais me rappeler, avant de faire le seigneur, que j'ai porté « l'oiseau » comme les camarades, et que si on battait mes habits de drap d'Elbeuf, on ferait encore sortir la poussière des plâtres qui m'ont enrichi. Sans compter que me construire un superbe immeuble sur la rue, ce serait, en cas d'émeute, ouvrir des fenêtres aux pierres de tous les mauvais gars que j'ai employés...

Voilà quelles étaient les préoccupations de M. Parcimieux, lorsque, selon son expression, il se résolut à faire bâtir maison.

Un terrain était à vendre rue de la Pépinière, il en fit l'acquisition et acheta du même coup l'immeuble voisin, une vieille baraque qu'il fit démolir.

Cette opération le rendait maître d'un vaste emplacement, de médiocre largeur, mais très profond, puisqu'il s'étendait jusqu'à la rue de La Beaume.

Aussitôt les travaux commencèrent, sur un plan que son architecte et lui avaient mis six mois à mûrir.

À l'alignement de la rue s'éleva une maison d'apparences aussi modestes que possible, de deux étages seulement, avec une très-large et très-haute porte cochère pour le passage des voitures.

C'était le trompe-l'œil -- le fiacre banal à lanternes numérotées dissimulant le confortable du coupé de maître.

À l'abri de cette maison, véritable rideau de théâtre, entre une cour spacieuse et un vaste jardin, fut construit l'hôtel qu'avait rêvé M. Parcimieux, et ce fut une bâtisse véritablement exceptionnelle, tant par l'excellence des matériaux employés que par le soin qui présida aux plus infimes détails.

L'entrepreneur y déploya tout son savoir. Pas une pierre ne fut mise en place qu'il n'eût fait sonner, dont il n'eût étudié le grain. C'est d'Afrique, d'Italie et de Corse qu'il tira les marbres du vestibule et de l'escalier. Il fit venir des ouvriers de Rome pour les mosaïques. C'est à de véritables artistes qu'il confia la menuiserie et la serrurerie.

Répétant à qui voulait l'entendre qu'il travaillait pour un grand seigneur étranger, dont chaque matin il allait prendre les ordres, il pouvait s'abandonner à toutes ses fantaisies, sans craindre les railleries ni les réflexions malveillantes.

Et il fallait le voir se frotter les mains, lorsque conduisant quelqu'un de ses amis rue de la Pépinière, et s'arrêtant devant la maison de façade, il lui disait :

-- Hein ! se douterait-on qu'il y a de l'autre côté un des plus charmants petits hôtels de Paris ? Bientôt nous pendrons la crémaillère...

Pauvre brave homme !... Le jour où le dernier ouvrier eut planté le dernier clou, une attaque d'apoplexie l'emporta, sans seulement lui laisser le temps de dire : Ouf !

Mais dès le surlendemain, de même qu'une bande de loups, fondaient à Paris tous ses parents du Limousin. Six millions tombés du ciel à partager ! Il y eut procès. L'hôtel fut mis en vente à la chambre des notaires...

Déjà, à cette époque, M. de Thaller était un habile et patient guetteur d'affaires, professant cette théorie, parfaitement acceptée d'ailleurs, qu'il n'y a, pour s'enrichir, qu'à savoir profiter des folies d'autrui.

Il faut aussi de l'argent comptant. M. de Thaller en avait. Il se présenta à la vente, et l'hôtel lui fut adjugé moyennant deux cent soixante-quinze mille francs, le tiers environ de ce qu'il avait coûté.

Un mois après il y était installé, et il n'était bruit à la Bourse que des dépenses qu'il faisait pour se procurer un mobilier digne de l'immeuble. Le crédit d'un autre en eût souffert peut-être ; le sien, non ; sa réputation était établie de ne faire de folies que celles qui rapportent de l'argent.

Et cependant il n'était pas complétement satisfait de son acquisition. Il s'en fallait du tout au tout qu'il eût pour le luxe incognito la passion de M. Parcimieux.

Quoi ! il possédait un de ces ravissants petits hôtels qui sont l'émerveillement et l'envie du passant, et cet hôtel était masqué par une construction mesquine qui semblait une maison de rapport.

-- Il faudra pourtant que je fasse jeter bas cette bicoque, disait-il de temps à autre...

Puis il pensait à autre chose, et cette bicoque était encore debout le soir où, en quittant Maxence, M. de Trégars se présenta à l'hôtel de Thaller.

La leçon des valets avait été faite, car dès qu'apparut Marius sous le porche de la maison de façade, le concierge -- non, le Suisse s'avança, l'échine en cerceau et la bouche fendue jusqu'aux oreilles par le plus obséquieux sourire.

Sans attendre une question :

-- Monsieur le baron n'est pas encore rentré, dit-il, mais il ne saurait tarder, et certainement madame la baronne y est pour monsieur le marquis. Si donc monsieur le marquis veut bien prendre la peine de passer...

Et s'étant effacé, il frappa un coup sur l'énorme gong placé près de sa loge, un seul coup sec, destiné à réveiller les valets de pied du vestibule et à leur annoncer un visiteur d'importance.

Lentement, et non sans tout observer du coin de la paupière, M. de Trégars traversa la cour sablée de sable fin -- on l'eût poudrée de sable d'or, si on l'eût osé -- et tout entourée de corbeilles de bronze où s'épanouissaient d'admirables rhododendrons.

Il allait être six heures, le directeur du Crédit mutuel dînait à sept, l'hôtel s'animait pour le service du soir.

On entendait piaffer les chevaux appelant la botte. Dans la sellerie, les gens préparaient les harnais. Des palefreniers, sous les remises, lustraient avec des peaux le glacis de la voiture qui devait, après le dîner, conduire Mme la baronne à l'Opéra.

Par les larges fenêtres de la salle à manger, on apercevait M. le maître d'hôtel présidant à la mise du couvert. M. le sommelier remontait de la cave chargé de bouteilles. Enfin, par les soupiraux du sous-sol, montaient les appétissants parfums de cuisines exquises.

De combien d'affaires fallait-il le tribut pour soutenir un train pareil, pour étaler ce luxe à faire blêmir d'envie un de ces principicules allemands qui ont échangé la couronne de leurs ancêtres contre une livrée prussienne, dorée avec l'or de la France -- l'argent des autres.

Cependant, le coup frappé sur le gong par le Suisse avait produit son effet.

Devant M. de Trégars montant le perron, semblèrent s'ouvrir seules les portes du vestibule, -- de ce vestibule qui était tout ce que Mlle Lucienne connaissait de l'hôtel de Thaller, et dont elle avait décrit à Maxence les splendeurs si surprenantes pour elle.

Il est de fait qu'il eût été digne de l'attention d'un artiste, si on lui eût laissé la simplicité grandiose et l'harmonie sévère qu'avait cherchées et obtenues l'architecte de M. Parcimieux.

Mais M. de Thaller, ainsi qu'il se plaisait à le dire, avait horreur de la simplicité. Et partout où il découvrait une place vide, large seulement comme la main, il y accrochait un tableau, un bronze, une faïence, n'importe quoi, n'importe comment.

Les deux valets de pied de service étaient debout quand M. de Trégars entra.

Sans lui rien demander :

-- Que Monsieur le marquis daigne me suivre, dit le plus jeune.

Et ouvrant les portes de glace du fond, il se mit à précéder M. de Trégars le long d'un escalier à rampe de marbre, dont les élégantes proportions étaient absolument gâtées par une ridicule profusion « d'objets d'art » de toute nature et de toute provenance.

Cet escalier aboutissait à un vaste palier semi-circulaire, sur lequel, entre des colonnes de marbre précieux, ouvraient trois larges portes à huisserie et à entablement de bronze.

Le valet de pied ouvrit la porte du milieu qui donnait sur la galerie de tableaux du baron de Thaller, galerie célèbre dans le monde financier, et qui lui avait valu une réputation d'amateur éclairé.

Les soixante ou quatre-vingts toiles qui la composaient n'étaient pas, il s'en fallait, également remarquables ; mais toutes portaient une signature illustre, certifiée authentique par les experts, toutes avaient été conquises à des prix ridicules au feu des enchères.

Car M. de Thaller avait précisément le goût aussi sûr et aussi pur que ses confrères et rivaux MM. les amateurs.

Le plus volontiers du monde, il donnait mille ou quinze cents louis d'un barbouillage quelconque, attribué par les truqueurs de la rue Drouot à Raphaël ou à Velasquez, à Murillo ou à Rembrandt...

Il n'eût pas donné cent sous d'un chef-d'œuvre signé d'un peintre de génie, mais non coté encore à cette bourse pitoyable et grotesque, où des Auvergnats, jadis chaudronniers ou ferrailleurs, font et défont ce qu'ils appellent les réputations marchandes...

Mais M. de Trégars n'eut pas le temps de donner un coup d'œil à cette galerie, que d'ailleurs il connaissait.

Le valet le fit entrer dans le petit salon de la baronne, un salon bouton d'or, rehaussé de crépines et de torsades de satin cramoisi.

-- Que monsieur le marquis prenne la peine de s'asseoir, dit-il, je cours prévenir madame la baronne de la visite de monsieur le marquis...

C'est à pleine bouche, avec une pompe singulière, et comme s'il en eût rejailli sur lui quelque lustre, que le valet de pied prononçait ces titres nobiliaires. Néanmoins, il était manifeste que marquis sonnait à son oreille beaucoup mieux que baronne.

Resté seul, M. de Trégars s'assit.

Brisé par les émotions de la journée et par une contention d'esprit extraordinaire, il bénissait la destinée de lui accorder ce moment de répit, qui lui permettait, au moment d'une démarche décisive, de se recueillir et de rassembler tout ce qu'il avait d'énergie et de sang-froid.

Et, au bout de deux minutes, il était si profondément enfoncé dans ses réflexions, qu'il tressauta comme un dormeur brusquement éveillé, au claquement de la serrure d'une porte qui s'ouvrait.

Tout en même temps retentissait un léger cri de surprise :

-- Ah !...

C'est qu'au lieu de Mme la baronne de Thaller, c'était sa fille, Mlle Césarine, qui entrait.

S'avançant jusqu'au milieu du salon, et répondant par un geste familier au très-respectueux salut de M. de Trégars :

-- On prévient le monde, dit-elle. Je viens ici chercher ma mère et c'est vous que je trouve ! Vous m'avez fait une peur ! Quel trac, princesse !...

Et prenant la main du jeune homme et l'appuyant contre sa poitrine :

-- Regardez comme mon cœur bat, ajouta-t-elle.

Plus jeune que Mlle Gilberte, Mlle Césarine de Thaller avait une réputation de beauté si solidement établie, que la discuter eût paru un crime à ses nombreux admirateurs.

Et véritablement, c'était une belle personne. Assez grande et bien découplée, elle avait de larges hanches, la taille large et souple comme une baguette d'acier et la gorge splendide. Son cou était un peu fort et un peu court, mais sur sa nuque robuste s'éparpillaient et bouclaient en mèches folles ces cheveux indisciplinés qui se dérobent au peigne.

Elle était blonde, ou plutôt rousse, mais de ce roux presque aussi foncé que l'acajou, que recherchait le Titien et que les belles Vénitiennes obtenaient par des pratiques passablement répugnantes, et en s'exposant, en plein midi, au soleil, sur la terrasse de leurs palais. Son teint avait les pâleurs dorées de l'ambre. Ses lèvres, rouges comme le sang, s'entr'ouvraient sur des dents éblouissantes. Dans ses grands yeux à fleur de tête, d'un bleu laiteux comme les ciels du Nord, riait l'éternelle ironie des âmes blasées qui ne croient plus à rien.

Plus soucieuse de sa renommée d'élégante que du bon goût, elle était vêtue d'une robe de nuance fausse gonflée d'un pouff extravagant et boutonnée de biais sur la poitrine, selon cette mode ridicule et disgracieuse imaginée par les femmes plates et bossues.

Se laissant choir sur un fauteuil et posant cavalièrement le pied sur une chaise, ce qui lui découvrait la jambe, qu'elle avait admirable :

-- Savez-vous que c'est épatant de vous voir ici, dit-elle à M. de Trégars. Examinez un peu la tête que va faire, en vous apercevant, le baron « Trois francs soixante-huit. »

C'était son père qu'elle appelait ainsi, depuis le jour où il lui avait été révélé qu'il existe une monnaie allemande nommée thaler, qui représente trois francs soixante-huit centimes de la monnaie française. Et chacun autour d'elle d'admirer son esprit et son génie, et de rire...

-- Vous savez, reprit-elle, que papa vient d'être refait ?

M. de Trégars s'excusait en termes vagues, mais c'était une des habitudes de Mlle Césarine de n'écouter jamais les réponses qu'on faisait à ses questions.

-- Favoral, poursuivit-elle, le caissier de papa, vient de se payer un courant d'air international !... Le connaissiez-vous ?

-- Fort peu...

-- C'était un vieux, toujours vêtu comme un bedeau de campagne, et qui la faisait à celui qui tire à cinq... Et le baron « Trois francs soixante-huit » qui donnait là-dedans, lui, un roublard ! Car il y donnait. Il fallait voir sa figure de Monsieur qui a le feu à sa cheminée quand il est venu nous dire, à maman et à moi : Favoral m'emporte douze millions !...

-- Il a emporté réellement cette somme énorme !...

-- Pas intacte, bien entendu, vu que ce n'est pas d'avant-hier qu'il faisait des trous à la lune du Crédit mutuel ... Il y avait des années que cet aimable gommeux menait une existence... panachée, avec des dames un peu... drôles, vous savez... Et comme il n'était pas précisément bâti pour être adoré au pair, dame !... ça coûtait bon aux actionnaires de papa. Mais, n'importe, il doit avoir levé un joli magot...

Et bondissant jusqu'au piano, et s'accompagnant avec une énergie à fêler les vitres, elle se mit à chanter le refrain, qui faisait alors fureur, de la ronde des Demoiselles de Pantin :

Caissier, t'as l'sac,

Vite, un p'tit bac,

Et puis, en rout'pour la Belgique...

Tout autre que Marius de Trégars eût été, sans nul doute, étrangement surpris des façons de Mlle de Thaller.

Mais il la connaissait depuis assez longtemps déjà, il savait son passé, ses habitudes, ses goûts et ses prétentions.

Jusqu'à quinze ans, Mlle Césarine était restée claquemurée dans un de ces aimables pensionnats parisiens où on initie les jeunes filles au grand art de la toilette, et d'où elles sortent armées de théories folâtres, sachant voir sans paraître regarder et mentir effrontément sans rougir, c'est-à-dire mûres pour le monde.

La directrice de ce pensionnat, une dame de la société qui avait eu des malheurs, et qui tenait bien plus de la couturière que de l'institutrice, disait de Mlle Césarine, qui lui payait trois mille cinq cents francs de pension :

-- Elle donne les plus hautes espérances, et j'en ferai certainement une femme supérieure.

On ne lui en laissa pas le loisir.

La baronne de Thaller, un beau matin, découvrit qu'il lui était impossible de vivre sans sa fille, et que son cœur maternel était déchiré par une séparation qui allait à l'encontre des lois sacrées de la nature.

Elle la reprit donc, déclarant que rien désormais, pas même le mariage, ne l'en séparerait, et qu'elle achèverait elle-même l'éducation de cette chère enfant.

Dès ce moment, en effet, qui voyait la baronne apercevait, marchant dans son ombre, Mlle Césarine.

C'est un commode chaperon qu'une fillette de quinze ans, discrète et bien stylée, un chaperon qui permet à une femme de se montrer hardiment là où elle n'eût pas osé s'aventurer seule. Devant une mère suivie de sa fille, la médisance, déconcertée, hésite et se tait.

Sous le prétexte que Césarine n'était encore qu'une gamine sans conséquence, Mme de Thaller la traînait partout, au bois, aux courses, en visite, au bal, aux eaux ou à la mer, au restaurant et dans les magasins, et à toutes les premières représentations du Palais-Royal et des Bouffes, des Délassements et des Variétés.

C'est donc au théâtre surtout que se paracheva l'éducation si heureusement commencée de Mlle de Thaller.

À seize ans, elle possédait à fond le répertoire de toutes les scènes de genre et disait avec des intonations surprenantes et des gestes stupéfiants les rondes à succès de Blanche d'Antigny et les couplets les plus salés de Thérésa. Avec une bien autre perfection que Silly, elle imitait Schneider et une débutante, Judic, qu'elle n'avait cependant vue encore que deux fois, aux Folies-Bergère, où la baronne l'avait conduite au bras de M. Costeclar.

Entre temps, elle étudiait les journaux de modes et formait son style à la lecture de la Vie parisienne , dont les articles les plus énigmatiques n'avaient pas d'allusions assez obscures pour échapper à sa pénétration.

Le plus légitime succès devait récompenser ses efforts.

Une nuit, au bal, chez M. Marcolet, il lui fut donné de recueillir la conversation de deux jeunes messieurs.

-- Elle est épatante ! disait l'un.

-- Oui, répondait l'autre, elle a « du chien. »

Elle en tressaillit d'aise, et la vanité triomphante illumina son visage.

Pour avoir « du chien » -- on ne disait pas encore « du zing, » -- que n'eût-elle pas tenté, encouragée qu'elle était par la baronne !

Elle apprit à monter à cheval, fit des armes, s'exerça au pistolet et brilla au tir aux pigeons. Elle eut un livret pour inscrire ses paris, fit preuve « d'estomac » à Monaco au trente-et-quarante et connut le fin du baccarat. À Trouville, elle ébahissait les gens par la désinvolture de ses costumes de bain, et quand elle se voyait un cercle raisonnable de badauds, elle se jetait à l'eau avec une crânerie qui lui valait les applaudissements des maîtres baigneurs. Elle « grillait » volontiers une cigarette, vidait lestement une coupe de champagne, et une fois sa mère fut obligée de la rentrer coucher bien vite, parce qu'elle avait voulu tâter de l'absinthe et que sa conversation devenait par trop excentrique.

Grâce aux jeunes messieurs de la coulisse, qui formaient l'escadron d'escorte ordinaire de la baronne de Thaller, Mlle Césarine avait appris son Paris, et le monde qui s'amuse n'avait plus pour elle de mystères.

Elle était insatiable de renseignements, et s'il arrivait qu'on reculât devant une de ses questions par trop scabreuses :

-- Baste ! disait-elle, répondez-moi en javanais.

Car elle parlait le javanais -- supérieurement, et pensait sans doute que ce spirituel argot a les priviléges du latin.

Aussi connaissait-elle toutes les demoiselles un peu en renom, depuis Jenny Fancy jusqu'à Rosa Mariolle, si délicatement surnommée Fleur de Bitume, et s'intéressait-elle passionnément à leurs faits et gestes, sachant au juste ce qu'elles dépensaient par an et à qui, comment c'était chez elles, si elles étaient drôles, où elles s'habillaient et ce que pouvaient valoir leurs diamants.

Un matin qu'elle montait à cheval au bois de Boulogne, surprise par la pluie, elle s'était réfugiée sous un chalet-abri ; le hasard, l'instant d'après, y avait amené Cora Pearl ; elle lui avait parlé la première ; elles s'étaient entretenues longuement... et ç'avait été, de son aveu, une des plus délicates émotions qu'elle eût ressenties.

Avec un tel genre de vie, il était difficile que l'opinion ménageât éternellement Mme et Mlle de Thaller.

Il se trouva des sceptiques pour donner à entendre que cette inaltérable amitié de la mère et de la fille ressemblait fort à la liaison de deux femmes qu'unit la complicité d'un secret pareil.

Un boursier raconta qu'un soir, une nuit plutôt, car il était près de deux heures, passant devant le Moulin-Rouge, il en avait vu sortir la baronne et Mlle Césarine, accompagnées d'un gentleman de lui inconnu mais qui, très-certainement, n'était pas le baron de Thaller.

On avait attribué à un enfantillage devenu impossible à dissimuler certain voyage que la mère et la fille avaient fait en plein hiver, et qui n'avait pas duré moins de deux mois. Elles étaient allées en Italie, disaient-elles au retour, mais personne ne les y avait rencontrées.

Cependant, comme l'existence de Mme de Thaller et de Mlle Césarine était en somme celle de beaucoup de femmes qui passaient pour excessivement honnêtes, comme on n'articulait aucun fait positif et palpable, comme on ne citait aucun nom, quantité de gens haussaient les épaules et répondaient :

-- Pures calomnies...

Et pourquoi pas, puisque le baron de Thaller, le véritable intéressé, se tenait pour satisfait !...

Aux amis assez mal avisés pour risquer certaines allusions aux bruits qui couraient, il répondait selon son humeur :

-- Ma fille peut bien faire les quatre cents coups si bon lui semble, comme je donne un million de dot, elle trouvera toujours un mari !...

Ou encore :

-- Et après ? Les jeunes filles américaines ne jouissent-elles pas d'une liberté illimitée ; ne les voit-on pas, journellement, faire des parties de campagne avec des jeunes gens, se promener et voyager seules, découcher des semaines entières ?... En sont-elles moins honnêtes que nos filles, que nous tenons en chartre privée, en sont-elles de moins fidèles épouses et de moins excellentes mères de famille ? L'hypocrisie n'est pas la vertu !

Jusqu'à un certain point, le directeur du Crédit mutuel avait raison.

Déjà Mlle Césarine de Thaller avait eu à se prononcer sur plusieurs partis, en vérité fort convenables, qui s'étaient présentés.

Elle les avait carrément repoussés...

-- Un mari !... avait-elle répondu à chaque fois, merci, il n'en faut pas, j'ai d'assez bonnes dents pour manger ma dot moi-même. Plus tard, nous verrons, quand il me sera venu des dents de sagesse, et que je serai lasse de ma bonne vie de garçon...

Elle ne semblait pas près de s'en lasser, encore bien qu'elle se prétendît revenue de toutes les illusions et absolument blasée, affirmant qu'elle avait épuisé toutes les sensations et que la vie ne lui pouvait désormais réserver aucune surprise.

C'était donc une des moindres excentricités de Mlle Césarine que son accueil à M. de Trégars, et cette fantaisie qui lui prenait, soudainement, d'appliquer à la situation une des rondes les plus idiotes de son répertoire :

Caissier t'as l'sac,

Vite un p'tit bac...

Elle ne fit d'ailleurs pas grâce d'un couplet, et lorsqu'elle s'arrêta :

-- Je vois avec plaisir, lui dit M. de Trégars, que le détournement dont votre père est victime n'altère en rien votre bonne humeur...

Elle haussa les épaules.

-- Voulez-vous pas que je pleure, fit-elle, parce que les actionnaires du baron « Trois francs soixante-huit » sont volés ! Consolez-vous, ils y sont habitués...

Et comme M. de Trégars ne répondait pas :

-- Et dans tout cela, reprit-elle, je ne vois à plaindre que la femme et la fille de ce vieux gommeux de Favoral.

-- Elles sont fort à plaindre, en effet.

-- On dit la mère une bonne maman pot-au-feu.

-- C'est une femme excellente.

-- Et la fille ? Costeclar en était toqué, dans le temps. Il faisait des yeux de carpe pâmée en nous disant à maman et à moi : « C'est un ange, mesdames, un ange !... Et quand je lui aurai donné un peu de chien !... » Est-elle vraiment si bien que cela ?

-- Elle est très-bien.

-- Mieux que moi ?

-- Ce n'est pas la même chose, mademoiselle.

Mlle de Thaller avait daigné cesser de chanter, mais elle ne s'était pas éloignée du piano.

À demi tournée vers M. de Trégars, elle promenait distraitement une main sur le clavier, y plaquant un accord, de ci et de là, comme pour ponctuer ses phrases.

-- Ah ! très-joli ! s'écria-t-elle, et du dernier galant surtout. Vrai, si vous risquez souvent des déclarations pareilles, les mères ont bien tort de vous laisser seul avec leurs filles...

-- Vous m'avez mal compris, mademoiselle...

-- Admirablement, au contraire. Je vous ai demandé si je suis mieux que Mlle Favoral, et délicatement vous m'avez répondu que ce n'est pas la même chose...

-- C'est qu'en effet, mademoiselle, il n'y a pas de comparaison possible entre vous, qui êtes une riche héritière et dont la vie est un perpétuel enchantement, et une pauvre petite bourgeoise, bien humble, bien modeste, qui va en omnibus et qui fait ses robes elle-même...

Un dédaigneux sourire plissait les lèvres de Mlle Césarine.

-- Pourquoi non ! interrompit-elle. Les hommes ont de si drôles de goûts !...

Et se retournant brusquement, elle se mit à s'accompagner une ronde non moins fameuse que la première, et empruntée cette fois au troisième acte des Petites Blanchisseuses :

Qu'importe la qualité,

La beauté seule a la pomme,

Et les femmes, devant l'homme

Réclament l'égalité...

Fort attentivement, M. de Trégars l'observait.

Il n'avait pas été dupe de la grande surprise qu'elle avait témoignée de le trouver installé dans le petit salon. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Le cri de pensionnaire effarouchée qu'elle avait poussé était un trop flagrant démenti à son caractère résolu pour ne pas éveiller la défiance.

-- Elle me savait ici, pensait Marius de Trégars, et c'est sa mère qui me l'a dépêchée. Mais pourquoi, dans quel but ?...

Elle finissait :

-- Avec tout cela, reprit-elle, je vois la douce Mme Favoral et sa fille, si modeste, dans un drôle de pétrin. Quelle dèche, marquis !...

-- Elles ont du courage, mademoiselle.

-- Naturellement. Mais ce qui vaut mieux, c'est que la fille a une voix superbe, à ce que son professeur a dit à Costeclar. Pourquoi n'entrerait-elle pas au théâtre ? On gagne de l'argent, à jouer la comédie. Papa l'aidera, si elle veut. Il est très-influent dans les théâtres, papa ; il y a pour plus de cent mille francs par an de relations...

-- Madame et mademoiselle Favoral ont des amis...

-- Ah ! oui, Costeclar...

-- D'autres encore...

-- Pardon ! il me semble que celui-là suffit pour commencer... Il est galant, Costeclar, excessivement galant... sans compter qu'il est généreux comme un grand seigneur, dont il a, d'ailleurs, la tournure et les façons... Pourquoi ne ferait-il pas un sort à la timide jeune personne, un joli coquin de sort, acajou et bois de rose... Nous aurions, comme cela, le plaisir de la rencontrer autour du lac...

Elle se reprit à chanter, avec une légère variante :

Manon, qui le mois passé,

Portait le linge aux pratiques,

Vit des gains problématiques

D'un Costeclar insensé...

-- Ah ! cette grande fille rousse est terriblement agaçante ! pensait M. de Trégars.

Mais comme il ne discernait pas encore clairement où elle en voulait venir, il se tenait sur ses gardes et restait plus froid que marbre.

Déjà elle s'était de nouveau détournée.

-- Quelle drôle de tête vous faites ! lui dit-elle. Seriez-vous par hasard jaloux du bouillant Costeclar ?

-- Non, mademoiselle, non !...

-- Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que sa flamme soit couronnée ? Elle le sera, vous verrez. Vingt-cinq louis pour Costeclar ! Les tenez-vous ? Non ? Tant pis, c'est vingt-cinq louis que je manque à gagner. Je sais bien que dans le temps mademoiselle... Comment l'appelez-vous ?

-- Gilberte.

-- Tiens ! un joli nom, pour une fille de caissier. Donc, je n'ignore pas qu'autrefois Mlle Gilberte avait envoyé ce cher Costeclar porter ses hommages à Chaillot. Mais elle avait des ressources, alors. Tandis que maintenant... C'est bête comme tout, mais il faut manger...

-- Il y a encore des femmes, mademoiselle, qui sauraient mourir de faim...

M. de Trégars, désormais, se croyait fixé.

Il lui paraissait manifeste qu'on avait eu vent, rue de la Pépinière, de ses intentions ; que Mlle de Thaller lui avait été envoyée pour les pressentir, et qu'elle n'attaquait Mlle Gilberte que pour l'irriter et l'amener dans un moment de colère, à se déclarer.

-- Baste ! fit-elle, Mlle Favoral est comme toutes les autres, si elle avait à choisir entre l'aimable Costeclar et un réchaud de charbon, ce n'est pas le réchaud qu'elle choisirait.

De tout temps, Mlle Césarine avait eu le don de déplaire souverainement à Marius de Trégars, mais en cet instant, sans l'impérieux désir qu'il avait de voir le baron et la baronne de Thaller, il se serait retiré.

-- Croyez-moi, mademoiselle, prononça-t-il froidement, ménagez une pauvre jeune fille que frappe le plus cruel malheur. Il peut vous arriver pis...

-- À moi ! Eh ! que voulez-vous qui m'arrive ?...

-- Qui sait !...

Elle se dressa si brusquement que le tabouret du piano en fut renversé.

-- Quoi que ce puisse être, s'écria-t-elle, d'avance je dis : tant mieux !...

Et comme M. de Trégars tournait la tête :

-- Oui, tant mieux ! répéta-t-elle, parce que ce serait un changement, et que j'en ai assez de la vie que je mène... Ah ! mais oui, j'en ai assez, j'en ai trop, parce que d'être éternellement et invariablement heureuse d'un même inaltérable bonheur, cela donne des nausées, à la fin !...

Et dire qu'il y a des idiots qui croient que je m'amuse et qui envient mon sort... Dire que souvent, quand je passe en voiture dans les rues, j'entends des grisettes s'écrier en me regardant : « A-t-elle de la chance ! » Petites bêtes ! Je voudrais les voir à ma place !... Elles vivent, elles ; leurs joies se succèdent sans se ressembler, elles ont des angoisses et des espérances, des hauts et des bas, des heures de pluie et des jours de soleil. Tandis que moi !... Toujours calme plat, toujours le baromètre au beau fixe... Quelle scie ! Savez-vous ce que j'ai fait aujourd'hui ? Juste la même chose qu'hier, et je ferai demain la même chose qu'aujourd'hui.

Un bon dîner, c'est excellent, mais toujours le même bon dîner, sans extra, sans supplément, pouah ! Trop de truffes, je réclame un miroton ! C'est que je sais la carte par cœur, voyez-vous. L'hiver : bal et théâtre ; l'été : courses et bains de mer ; été comme hiver, stations dans les magasins, promenades au bois, visites, essayages de robes, séances du coiffeur, adorations perpétuelles des amis de ma mère, tous gens de cœur et d'esprit, auxquels l'idée de ma dot donne la jaunisse... Excusez-moi de bâiller à me décrocher la mâchoire, c'est que je songe à leurs conversations...

Et elle bâillait, en effet.

-- Et penser, poursuivait-elle, que ce sera mon existence, jusqu'au jour où je me déciderai à choisir un mari !... car il faudra bien que j'en vienne là, moi aussi !... Le baron « Trois soixante-huit » me présentera un « gommeux » quelconque alléché par mon argent ; je répondrai : « Autant lui qu'un autre, » et il sera admis à l'honneur de me faire sa cour... Tous les matins il m'enverra un bouquet superbe ; tous les soirs, après la Bourse, il m'arrivera ganté de frais, la bouche en cœur comme son gilet. Dans l'après-midi, il se prendra aux cheveux avec papa, au sujet de la dot... Enfin, le grand jour arrivera. Vous voyez ça d'ici : messe en musique, dîner, bal, le baron « Trois soixante-huit » ne me fera pas grâce d'une cérémonie... Le mariage de la fille du directeur du Crédit mutuel doit fatalement être une réclame. Les journaux imprimeront le nom des témoins et des invités...

Il est vrai que papa aura un nez d'une aune, ayant eu, la veille, à verser la dot ; maman aura la figure toute renversée par l'idée de devenir grand'mère ; le marié sera d'une humeur massacrante, parce qu'il aura des bottes trop étroites, et moi j'aurai l'air d'une grue, parce que je serai en blanc, et que le blanc est une couleur bête qui ne me va pas du tout... Charmante fête de famille !... Quinze jours après, mon mari aura de moi plein le dos et j'aurai de lui par dessus les yeux. Un mois plus tard, nous serons à couteaux tirés, il retournera à son cercle et chez ses maîtresses, et moi... Ah ! moi, j'aurai conquis le droit de sortir seule, et je recommencerai à aller au bois et au bal, aux eaux, aux courses, partout où va ma mère ; je dépenserai un argent fou pour ma toilette et je ferai des dettes que papa payera... Voilà la vie absurde que fatalement je dois mener.

Encore bien que de Mlle Césarine on pût s'attendre à tout, M. de Trégars, visiblement, était surpris...

Et elle, riant de sa surprise :

-- Voilà le programme invariable, continua-t-elle, et voilà pourquoi je dis : tant mieux ! à l'idée d'un changement, quel qu'il soit. Vous me reprochez de ne pas plaindre Mlle Gilberte, comment voulez-vous que je la plaigne, alors que je l'envie ! Elle est heureuse, elle, son avenir n'est pas d'avance arrêté, tracé, fixé. Elle est pauvre, mais elle est libre. Elle a vingt ans, elle est jolie, elle a une voix admirable, elle peut entrer au théâtre demain, et être avant six mois une des comédiennes adorées de Paris... Quelle existence alors !... Ah ! c'est celle que je rêve, c'est celle que j'aurais choisie si j'avais été maîtresse de ma destinée...

Mais elle fut interrompue par le claquement de la porte qui s'ouvrait brusquement...

La baronne de Thaller entrait :

Comme elle devait, aussitôt le dîner, se rendre à l'Opéra, et ensuite à une soirée que donnait la vicomtesse de Bois-d'Ardon, elle était habillée.

Elle portait une robe audacieusement décolletée, de satin gris très-clair, coupée de bandes de taffetas cerise, encadrées de dentelle. Dans les cheveux, retroussés très-haut sur la nuque, elle avait un « puff » de fuschias, dont les branches flexibles, liées par un gros nœud de diamants, retombaient jusque sur ses épaules, blanches et fermes comme le marbre.

Mais, encore bien qu'elle se contraignît à sourire, sa physionomie n'était pas celle des jours de fête, et le regard était chargé de menaces, dont elle enveloppa sa fille et Marius de Trégars.

D'une voix dont elle essayait en vain de maîtriser le tremblement :

-- C'est bien aimable à vous, marquis, commença-t-elle, de vous être rendu si vite à mon invitation de ce matin. Je suis véritablement désolée de vous avoir fait attendre, mais je m'habillais... Après ce qui est arrivé à M. de Thaller, il faut absolument que je sorte, que je me montre, si je ne veux pas que demain nos ennemis s'en aillent raconter partout que je suis en Belgique à préparer les logements de mon mari...

Et tout de suite, changeant de ton :

-- Mais que vous disait donc cette folle de Césarine ? interrogea-t-elle.

C'est avec une stupeur profonde que M. de Trégars découvrait que l'entente cordiale qu'il soupçonnait entre la mère et la fille n'existait pas, en ce moment du moins.

Voilant d'un ton léger les conjectures étranges qu'éveillait en lui cette découverte inattendue :

-- Mlle Césarine, répondit-il, qui est excessivement à plaindre, comme chacun sait, me disait ses malheurs...

Elle l'interrompit :

-- Ne prenez pas la peine de mentir, monsieur le marquis, fit-elle, ce que je disais, maman le sait aussi bien que vous, car elle écoutait à la porte...

-- Césarine !... s'écria Mme de Thaller.

-- Et si elle est entrée comme cela, tout à coup, c'est qu'elle a jugé qu'il n'était que temps de couper court à mes confidences...

Un flot de pourpre montait au visage de la baronne.

-- Cette petite devient folle ! fit-elle.

Cette petite éclata de rire.

-- Voilà comment je suis, reprit-elle. Il ne fallait pas m'envoyer ici... par hasard et malgré moi. Tu l'as voulu, ne t'en plains pas ! Tu soutenais que je n'avais qu'à paraître, et que M. de Trégars, éperdu d'amour, allait tomber à mes pieds. Joliment ! J'ai paru, et... tu as vu l'effet par le trou de la serrure ?...

La face contractée, les yeux étincelants, tordant son mouchoir de dentelle entre ses mains chargées de bagues :

-- C'est inouï ! répétait Mme de Thaller. Elle perd la tête, décidément.

Saluant sa mère d'une révérence ironique :

-- Merci du compliment ! dit la jeune fille. Le malheur est que jamais je n'ai si complétement joui de tout ce que j'ai de bon sens, chère maman. Que me disais-tu, il n'y a qu'un instant : « Cours, le marquis de Trégars vient demander ta main, c'est une affaire convenue. » Et moi « Inutile de me déranger : Au lieu d'un million de dot, papa m'en donnerait deux, il m'en donnerait quatre, il me donnerait les milliards payés par la France à la Prusse, que M. de Trégars ne voudrait pas de moi pour femme... »

Et regardant Marius bien en face :

-- N'est-ce pas, monsieur le marquis, interrogea-t-elle, que j'ai raison, et que vous ne voudriez de moi à aucun prix ?... Voyons, la main sur la conscience, répondez...

La situation de M. de Trégars ne laissait pas que d'être embarrassante, entre ces deux femmes, dont la colère était pareille, quoiqu'elle se manifestât différemment. Évidemment, c'était une discussion entamée hors de sa présence, qui continuait.

-- Je crois, mademoiselle, commença-t-il, que vous vous êtes calomniée à plaisir...

-- Oh ! je vous jure bien que non ! reprit-elle. Et si maman n'était pas survenue, vous en auriez entendu bien d'autres... Mais ce n'est pas répondre...

Et comme M. de Trégars se taisait, se retournant vers la baronne :

-- Hein ! tu vois, lui dit-elle. Qui était folle de nous deux ? Ah ! vous vous figurez, vous autres ici, que l'argent est tout, et que tout est à vendre, et que tout s'achète ! Eh bien ! non. Il y a encore des hommes, qui pour tout l'or du monde, ne donneraient pas leur nom à Césarine de Thaller. C'est bizarre, mais c'est comme cela, chère maman, et il faut en prendre son parti.

Et se retournant vers Marius, et appuyant sur chaque syllabe, comme si elle eût craint que l'allusion lui échappât :

-- Les hommes dont je parle, ajouta-t-elle, épousent les filles qui sauraient mourir de faim...

Connaissant assez sa fille pour savoir qu'elle ne réussirait pas à lui imposer silence, la baronne de Thaller s'était laissée choir sur un fauteuil ; elle eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, ou du moins n'attacher aucune importance à ce qu'elle disait, mais à chaque moment un geste menaçant ou une exclamation sourde trahissait l'orage furieux qui grondait en elle.

-- Va, pauvre folle ! disait-elle. Va, continue...

Elle continuait en effet.

-- Enfin, si M. de Trégars voulait de moi, c'est moi qui ne voudrais pas de lui, parce qu'alors...

Une fugitive rougeur colora ses pommettes, ses yeux hardis vacillèrent, et baissant la voix :

-- Parce qu'alors, ajouta-t-elle, il ne serait plus ce qu'il est, parce que je sens bien que fatalement, je mépriserai le mari que papa m'achètera... Et si je suis venue ici m'exposer à un affront que je prévoyais, c'est que je voulais m'assurer d'un fait qu'un mot de Costeclar, il y a quelques jours, m'avait laissé entrevoir, d'un fait que tu ne soupçonnes peut-être pas, chère mère, malgré ton étonnante perspicacité. J'ai voulu connaître le secret de M. de Trégars... et je le connais.

C'est avec un plan arrêté d'avance que Marius s'était présenté à l'hôtel de Thaller. Longtemps il avait réfléchi avant de décider ce qu'il ferait et ce qu'il dirait, et comment il entamerait la lutte décisive.

Ce qui arrivait lui démontrait l'inanité de ses conjectures, et par suite démolissait son plan.

S'abandonner au hasard des événements et en tirer parti le plus habilement possible était désormais le plus sage.

-- Croyez-moi assez de pénétration, mademoiselle, prononça-t-il, pour avoir bien discerné vos intentions. Il n'était pas besoin de détours, parce que je n'ai rien à cacher. Vous n'aviez qu'à m'interroger, je vous aurais répondu franchement : « Oui, c'est vrai, j'aime Mlle Gilberte, et avant qu'il soit un mois, elle sera la marquise de Trégars... »

Mme de Thaller, à ces mots, s'était dressée, repoussant si violemment son fauteuil, qu'il roula jusqu'au mur.

-- Vous épouseriez Gilberte Favoral, s'écria-t-elle, vous !

-- Moi !

-- La fille d'un caissier infidèle, d'un homme déshonoré que la justice poursuit et que le bagne attend !...

-- Oui !

Et d'un accent qui fit passer un frisson sur les blanches épaules de la baronne de Thaller :

-- Quel qu'ait été, prononça-t-il, le crime de Vincent Favoral, qu'il ait ou non volé les douze millions qui manquent à la caisse du Crédit mutuel , qu'il soit seul coupable ou qu'il ait des complices, qu'il soit un scélérat ou un fou, un fourbe ou une dupe, Mlle Gilberte n'est pas responsable...

-- Vous connaissez donc la famille Favoral ?...

-- Assez pour que sa cause soit la mienne, désormais !

Le trouble de la baronne était trop grand pour qu'elle tentât même de le dissimuler.

-- Une fille de rien !... dit-elle.

-- Je l'aime !

-- Sans le sou !...

Mlle Césarine eut un geste superbe.

-- Eh ! c'est parce qu'elle est pauvre qu'on peut l'épouser ! s'écria-t-elle.

Et tendant la main à M. de Trégars :

-- C'est bien, ce que vous faites là, dit-elle, c'est très-bien !...

Il y avait de l'égarement dans les yeux de la baronne.

-- Malheureuse ! interrompit-elle, folle ! Si ton père venait à savoir...

-- Qui donc lui rapportera notre conversation ? M. de Trégars ? Il ne le voudrait pas. Toi ? tu n'oserais !...

Se redressant de toute la hauteur de sa taille, la poitrine gonflée de colère, la tête rejetée en arrière, l'œil flamboyant :

-- Césarine ! commanda Mme de Thaller, le bras tendu vers la porte, Césarine, sortez, je vous l'ordonne !...

Mais immobile à sa place, la jeune fille toisait sa mère d'un regard de défi.

-- Allons, calme-toi, fit-elle d'un ton d'écrasante ironie, ou tu vas avoir le teint gâté pour toute la soirée. Est-ce que je me plains, moi, est-ce que je me monte la tête ? Et cependant a qui la faute, si l'honneur me fait un devoir de crier à un honnête homme qui voudrait m'épouser : « Casse-cou ! » Que Gilberte se marie, qu'elle soit heureuse et qu'elle ait beaucoup d'enfants, c'est son rôle de repriseuse de chaussettes et d'écumeuse de pot-au-feu. Le nôtre, à nous, chère mère, celui que tu m'as appris, est de nous amuser et de rire, tout le temps, nuit et jour, à mort !...

Un valet de pied qui entra lui coupa la parole.

Remettant une carte de visite à Mme de Thaller :

-- Le monsieur qui me l'a donnée est là, dit-il, dans le grand salon...

La baronne était devenue fort pâle :

-- Oh !... faisait-elle, en tournant la carte entre ses doigts, oh !...

Puis, tout à coup, elle s'élança dehors, en criant :

-- Je reviens !...

Un silence embarrassant, pénible, devait suivre, et en effet, suivit le départ précipité de la baronne de Thaller.

Mlle Césarine s'était rapprochée de la cheminée, et elle s'y tenait accoudée, le front dans la main, toute palpitante et tout émue. Intimidée pour la première fois de sa vie, peut-être, elle détournait ses grands yeux d'un bleu pâle, comme si elle eût craint qu'on n'y vît passer l'ombre de ses pensées.

M. de Trégars, lui, demeurait à sa place, n'ayant pas trop de cette puissance sur soi que donne la longue habitude du monde, pour dissimuler ses impressions. S'il avait un ridicule, ce n'était pas la fatuité ; mais Mlle de Thaller avait été trop explicite pour qu'il lui fût possible de douter.

Tout ce qu'elle avait dit se résumait en une phrase :

« Mes parents espéraient que je deviendrais votre femme, je vous avais assez bien jugé pour comprendre leur erreur... Précisément parce que je vous aime, je me reconnais indigne de vous et je tiens à ce que vous sachiez que si vous m'aviez demandé ma main, à moi qui ai un million de dot, j'aurais cessé de vous estimer... »

Qu'un tel sentiment eût pu germer et éclore dans l'âme desséchée par la vanité et blasée par le plaisir de Mlle Césarine, c'était comme un miracle. C'était, en tous cas, une étonnante preuve d'amour qu'elle donnait, que de se montrer telle qu'elle était réellement, et Marius de Trégars n'eût pas été homme, s'il n'en eût pas été profondément remué.

Tout à coup :

-- Quelle misérable je fais !... prononça-t-elle.

-- Vous voulez dire malheureuse !... fit doucement M. de Trégars.

-- Que devez-vous penser de ma sincérité ? Vous la trouvez étrange, sans doute, impudente, grotesque...

Il protestait du geste, car elle ne lui laissait pas le temps de placer une parole.

-- Et cependant, continuait-elle, ce n'est pas d'aujourd'hui que je suis honteuse de moi et assaillie de sinistres idées. J'étais persuadée jadis que cette existence folle qui est la mienne est la seule enviable, la seule qui puisse donner le bonheur... et voici que je découvre que ce n'est pas la bonne route que j'ai suivie, ou plutôt qu'on m'a fait prendre... Et pas de retour possible !

Elle pâlissait, et d'un accent de sombre désespoir :

-- Tout me manque, disait-elle ; il me semble que je roule dans des abîmes sans fond, où pas une branche ne pousse, où me raccrocher ? Autour de moi, c'est le vide, la nuit, le néant. Je n'ai pas vingt ans et il me semble que j'ai vécu des milliers d'années et que j'ai épuisé tout ce que la vie a de sensations. J'ai tout vu, tout appris, tout expérimenté, et je suis lasse de tout et rassasiée jusqu'à la nausée. J'ai l'air, comme cela, d'une évaporée, d'une folle ; je chante, je plaisante, je parle argot, ma gaieté étonne... en réalité, je m'ennuie, oh ! mortellement. Ce que j'éprouve, je ne saurais l'exprimer, il n'y a pas de mot pour traduire le dégoût absolu. Quelquefois je me dis : « C'est stupide d'être triste comme cela, que te manque-t-il ? N'es-tu pas jeune, belle, riche ?... »

Il faut pourtant qu'il me manque quelque chose, pour que je sois ainsi agitée, nerveuse, inquiète, incapable de tenir en place, tourmentée d'aspirations confuses et de désirs que je ne saurais formuler. Que faire ? M'étourdir ? J'y tâche, je réussis une heure... mais l'étourdissement se dissipe comme la mousse du champagne, la lassitude revient, et pendant que je continue de rire, en dedans de moi je pleure des larmes de sang qui me brûlent le cœur. Que devenir, moi qui n'ai pas dans le passé un souvenir, dans l'avenir un espoir où reposer ma pensée...

Et éclatant en sanglots :

-- Ah ! je suis effroyablement malheureuse ! s'écria-t-elle, et je voudrais être morte !...

Plus ému qu'il n'eût peut-être voulu l'avouer, M. de Trégars se leva :

-- Je vous raillais, il n'y a qu'un moment, mademoiselle, dit-il, de sa voix grave et vibrante, pardonnez-moi... C'est sincèrement et du plus profond de mon âme que je vous plains.

Elle le considérait d'un air de doute timide, et de grosses larmes tremblaient entre ses longs cils.

-- Bien vrai ? interrogea-t-elle.

-- Sur mon honneur !

-- Et vous n'emporterez pas de moi une opinion trop mauvaise ?

-- Je garderai cette conviction que, lorsque vous n'étiez encore qu'une enfant, vous avez été abusée par des théories insensées...

D'un geste doux et triste elle passait et repassait sa main sur son front.

-- Oui, c'est bien cela, murmura-t-elle... À quinze ans, comment résisterait-on à des exemples venant de certaines personnes ?... Quand on se voit comme dans un nuage d'encens, comment ne serait-on pas enivrée ?... Comment douterait-on de soi, quand on ne recueille, quoi qu'on fasse, que louanges et applaudissements ?... Et puis, il y a l'argent qui déprave quand il vient d'une certaine façon, à flots... On se lasse de n'avoir rien à souhaiter, on rêve l'extraordinaire, l'impossible, l'inouï !

Elle se tut, mais le silence qui recommença ne tarda pas à être troublé par un bruit qui venait de la pièce voisine.

Machinalement, M. de Trégars regarda autour de lui...

Le petit salon bouton d'or où il se trouvait, n'était séparé du grand salon de l'hôtel de Thaller que par une haute et large porte qui était restée ouverte et dont les portières étaient relevées.

Or, telle était la disposition des glaces des deux pièces que, dans la glace de la cheminée du petit salon, M. de Trégars voyait se refléter le grand salon presque tout entier...

Un homme d'apparences suspectes et vêtu d'habits sordides s'y tenait debout.

Et plus M. de Trégars le considérait, plus il lui semblait qu'il avait déjà vu quelque part cette physionomie inquiète, ce regard cauteleux, ce sourire méchant errant sur des lèvres plates et minces...

Mais, brusquement, l'homme s'inclina profondément. Il était probable que Mme de Thaller, qui avait fait le tour par la galerie pour gagner le grand salon, y entrait.

Presque aussitôt, en effet, elle apparut dans le champ de la glace.

Elle semblait fort agitée, et du doigt posé sur les lèvres, elle recommandait à l'homme d'être prudent et de parler bas.

C'est donc tout bas, si bas qu'il n'en arrivait même pas un vague murmure jusqu'au petit salon, que l'homme prononça quelques mots...

Ils furent tels que la baronne se rejeta en arrière comme si elle eût vu un abîme s'ouvrir sous ses pieds, et à son mouvement, il fut aisé de comprendre qu'elle devait dire :

-- Est-ce possible !...

De la voix qu'on n'entendait toujours pas, et du geste qu'on voyait, l'homme évidemment répondait :

-- Rien de plus vrai, je l'affirme...

Et se penchant vers Mme de Thaller, sans qu'elle parût choquée de sentir les lèvres de ce répugnant personnage lui effleurer l'oreille, il se mit à lui parler.

L'étonnement qu'éprouvait M. de Trégars de cette sorte de vision était grand, mais ne l'empêchait pas de réfléchir.

Que signifiait cette scène ? Comment cet homme suspect avait-il été introduit sans difficulté dans le grand salon ? Pourquoi la baronne, en recevant sa carte, était-elle devenue plus blanche que ses dentelles ? Quelle nouvelle apportait-il, qui avait produit une si vive impression ? Que racontait-il, qui semblait en même temps épouvanter et ravir Mme de Thaller ?

Mais elle ne tarda pas à interrompre l'homme.

Elle lui fit signe d'attendre, disparut l'espace d'une minute, et quand elle reparut, elle tenait à la main une liasse de billets de banque qu'elle se mit à compter sur la table du salon.

Elle en compta vingt-cinq qui, autant qu'en put juger M. de Trégars, devaient être des billets de cent francs.

L'homme les prit, les recompta, les glissa dans sa poche avec une grimace de satisfaction et parut disposé à se retirer...

La baronne le retint, et à son tour se penchant vers lui, se mit à lui exposer, ou plutôt, à en croire son attitude, à lui demander quelque chose. Ce devait être grave, car il branlait la tête et remuait les bras, comme s'il eût dit :

-- Diable ! diable !

Les doutes les plus bizarres tressaillaient dans l'esprit de M. de Trégars.

Qu'était-ce que ce marché, auquel le hasard des glaces le faisait assister ? Car c'était un marché, il n'y avait pas à s'y méprendre. L'homme ayant reçu une mission, l'avait remplie et était venu en toucher le prix. Et maintenant, on lui proposait une commission nouvelle...

Mais l'attention de M. de Trégars fut distraite par Mlle Césarine.

Secouant la torpeur qui l'avait envahie :

-- Mais à quoi bon se désoler et maudire ? reprit-elle, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'elle ne s'adressait à M. de Trégars. Ferai-je que ce qui est ne soit pas !... Ah ! s'il en était des fautes de la vie comme du linge sale qu'on accumule dans une armoire et qu'on donne à blanchir d'un coup ! Mais rien ne lave le passé, pas même le repentir, quoi qu'on en dise. Il est de ces idées qu'il faut repousser. Un prisonnier doit se défendre de songer à la liberté...

Elle haussa les épaules.

-- Et cependant, fit-elle, un prisonnier a toujours l'espoir de s'évader, tandis que moi !...

L'effort était visible, qu'elle faisait pour reprendre ses façons accoutumées.

-- Bast ! reprit-elle, c'est assez la faire au sentiment comme cela !... Et je ferais bien mieux, au lieu de rester là à vous scier le dos, de monter m'habiller, car je vais à l'Opéra avec ma bonne mère, et de là au bal... Vous devriez venir... J'ai une toilette d'un chic épatant... C'est chez Mme de Bois d'Ardon, le bal, une de nos amies qui est dans le mouvement. Il y a chez elle un fumoir pour les femmes... est-ce assez renversant ! Voyons, venez-vous ? nous boirons du champagne et nous rirons... Non ?... Zut alors, et bien des choses chez vous...

Cependant, au moment de se retirer, le cœur lui manqua :

-- C'est sans doute la dernière fois que je vous vois, monsieur de Trégars, lui dit-elle. Adieu !... Vous savez maintenant pourquoi moi, qui ai un million de dot, j'enviais Gilberte Favoral !... Encore adieu !... Et quoi qu'il vous arrive d'heureux dans la vie, rappelez-vous que Césarine vous l'aura souhaité...

Et elle sortit au moment même où la baronne de Thaller rentrait...

IX

-- Césarine ! appela Mme de Thaller d'une voix où il y avait à la fois de la prière et de la menace.

-- Je cours m'habiller, maman, répondit la jeune fille.

-- Revenez !...

-- Pour que tu me grondes, n'est-ce pas, si je ne suis pas prête quand tu voudras partir...

-- Je vous ordonne de revenir, Césarine !...

Pas de réponse ; elle était loin déjà !...

Mme de Thaller referma la porte du petit salon et s'asseyant près de M. de Trégars :

-- Quelle fille singulière !... fit-elle.

Lui suivait dans la glace ce qui se passait de l'autre côté, dans le grand salon. L'homme à mine suspecte y était encore, seul. Un domestique lui avait apporté une plume, de l'encre et du papier, et assis devant un guéridon, d'une main rapide il écrivait...

-- Comment le laisse-t-on là, seul ? se demandait Marius.

Et il cherchait sur la physionomie de la baronne une réponse aux pressentiments confus qui s'agitaient en lui.

Mais il n'était plus question du trouble, que, prise à l'improviste, elle avait laissé paraître. Ayant eu le loisir de la réflexion, elle s'était composé un visage impénétrable.

Un peu surprise du silence de M. de Trégars :

-- Je vous disais, reprit-elle, que Césarine est une fille étrange.

Toujours absorbé par la scène du grand salon :

-- Étrange, en effet, murmura-t-il.

La baronne soupira.

-- Voilà, pourtant, dit-elle, le résultat de la faiblesse de M. de Thaller et surtout de la mienne...

-- Ah !...

-- Nous n'avons d'enfant que Césarine, et lorsqu'elle était toute petite, sa santé nous inspirait les plus cruelles inquiétudes. Les médecins nous donnaient à entendre qu'elle n'atteindrait pas vingt ans. Cela explique son caractère. Nous étions, eh ! mon Dieu ! nous sommes encore à genoux devant ses volontés. Sa fantaisie est notre unique loi. Jamais je ne lui ai laissé le temps de formuler un désir, elle n'a pas parlé qu'elle est obéie...

Elle soupirait encore et plus profondément que la première fois.

-- Vous venez de voir, poursuivait-elle, le résultat de cette éducation insensée. Et cependant il ne faudrait pas se fier aux apparences. Césarine n'est pas, croyez-le bien, l'extravagante qu'elle paraît être. Ses qualités sont réelles, et de celles que demande un homme à la femme dont il veut faire sa compagne.

Cette pauvre enfant, si sceptique à ce qu'elle prétend, si désillusionnée et si positive, est au fond extraordinairement romanesque, naïve et d'une exquise sensibilité. En elle s'agitent confusément toutes sortes d'idées généreuses et d'une chevalerie qui n'est plus de notre temps...

Sans quitter la glace des yeux :

-- Je vous crois, madame, dit M. de Trégars...

-- Elle est avec son père, avec moi surtout, capricieuse, volontaire, emportée ; mais un mari qu'elle aimerait l'aurait vite assouplie à toutes ses volontés... Elle qui me dépense vingt mille francs par an, pour sa toilette, elle irait gaiement vêtue de bure, si elle croyait plaire ainsi à celui que son cœur aurait choisi.

L'homme du salon avait achevé sa lettre, et avec un sourire équivoque, il la relisait.

-- Croyez, madame, répondit M. de Trégars, que j'ai su démêler ce qu'il y avait de forfanterie naïve dans tout ce que me disait Mlle Césarine.

-- Alors, bien vrai, vous ne la jugez pas trop mal...

-- Votre cœur n'a pas pour elle plus d'indulgence que le mien...

-- Et cependant, c'est de vous que lui vient son premier chagrin véritable.

-- De moi ?...

La baronne eut un hochement de tête mélancolique destiné à traduire ses tendresses et ses angoisses maternelles.

-- Oui, de vous, mon cher marquis, répondit-elle, de vous seul... C'est du jour où vous êtes devenu de nos amis que le caractère de Césarine a changé...

Ayant relu sa lettre, l'homme du grand salon l'avait pliée et glissée dans sa poche, et s'étant levé, il semblait attendre quelque chose.

Ses moindres mouvements, M. de Trégars les épiait dans la glace, avec une âpre curiosité...

Et néanmoins, comme il sentait la nécessité, ne fût-ce que pour ne pas éveiller l'attention de la baronne, de parler, de dire quelque chose :

-- Quoi ! fit-il, le caractère de Mlle Césarine a changé ainsi !...

-- Du soir au lendemain...

-- Oh !...

-- N'avait-elle pas rencontré ce héros que rêvent les jeunes filles, un homme de trente ans, qui porte un des plus beaux noms de France...

Elle s'interrompit, attendant une réponse, un mot, une exclamation.

Mais comme le marquis de Trégars demeurait bouche close :

-- Vous ne vous êtes donc aperçu de rien ? demanda-t-elle.

-- De rien...

-- Si je vous disais, moi, que ma pauvre Césarine, hélas ! vous aime ?

M. de Trégars tressauta. Moins préoccupé du personnage du grand salon, il n'eût certes pas laissé la conversation s'engager ainsi.

Il comprit sa faute, et d'un ton glacé :

-- Permettez-moi de croire que vous raillez, madame, fit-il.

-- Et si je disais vrai ?

-- J'en serais au désespoir...

-- Monsieur...

-- Par cette raison, que je vous ai dite, que j'aime Mlle Gilberte Favoral du plus profond et du plus pur amour, et que depuis trois ans elle est ma fiancée devant Dieu...

Il passa comme une flamme de colère dans les yeux de Mme de Thaller.

-- Et moi, s'écria-t-elle, je vous répéterai que ce mariage est insensé...

-- Je voudrais qu'il le fût plus encore, pour mieux montrer à Gilberte jusqu'à quel point elle m'est chère.

Calme en apparence, la baronne égratignait de ses ongles le satin du fauteuil où elle était assise.

-- Alors, reprit-elle, votre résolution est prise...

-- Irrévocablement...

-- Cependant, là, voyons, entre nous... qui ne sommes plus des enfants, si M. de Thaller doublait la dot de Césarine... s'il la triplait ?

Une expression d'insurmontable dégoût contractait l'énergique visage de Marius de Trégars.

-- Ah ! plus un mot, madame ! interrompit-il.

Nul espoir ne restait, Mme de Thaller le comprit à son accent... Elle demeura pensive plus d'une minute, et tout à coup, comme une personne qui prend une résolution définitive, elle sonna.

Un valet de pied accourut.

-- Faites ce que je vous ai dit ! commanda-t-elle.

Et dès que le valet se fut retiré, se retournant vers M. de Trégars :

-- Hélas ! reprit-elle, qui jamais eût pensé que je maudirais le jour où vous êtes entré dans notre maison !...

Mais tandis qu'elle parlait, M. de Trégars apercevait dans la glace le résultat de l'ordre qu'elle venait de donner :

Le valet de pied entra dans le grand salon, prononça quelques mots, et tout aussitôt l'homme à mine inquiétante campa sur sa tête son chapeau crasseux et sortit...

-- C'est étrange ! pensa M. de Trégars.

La baronne poursuivait.

-- Si vos intentions sont à ce point irrévocables, comment êtes-vous ici ? Vous avez trop l'expérience du monde pour n'avoir pas, ce matin, compris le but de ma visite et mes allusions...

Bien heureusement, M. de Trégars était débarrassé des distractions que lui causait la glace. Le moment décisif était venu. Le gain de la partie qu'il jouait allait peut-être dépendre de son sang-froid.

-- C'est parce que j'ai compris, madame, et mieux que vous ne le supposez, que je suis ici.

-- En vérité !...

-- Je venais résolu à n'avoir affaire qu'à M. de Thaller... Ce qui arrive modifie mes desseins... C'est à vous que je parlerai d'abord.

La tranquille assurance de Mme de Thaller ne se démentait pas, mais elle se dressa. Sentant venir l'orage, elle voulait être debout, pour lui tenir tête.

-- C'est bien de l'honneur ! fit-elle, avec un sourire ironique.

Il n'était plus, désormais, de puissance humaine capable de détourner Marius de Trégars de son but.

-- C'est à vous que je parlerai, reprit-il, parce que, après m'avoir entendu, peut-être jugerez-vous qu'il est de votre intérêt de vous joindre à moi pour obtenir de votre mari ce que je demande, ce que j'exige, ce que je veux !...

D'un air de surprise merveilleusement joué, s'il n'était pas réel, la baronne le considérait.

-- Mon père, continuait-il, le marquis de Trégars, était riche de plusieurs millions, autrefois... Et cependant, lorsque j'ai eu la douleur de le perdre, il y a trois ans, il était à ce point ruiné, que pour rassurer les scrupules de son honneur et lui faire une mort plus douce, j'ai abandonné à ses créanciers ce que je possédais... Où avait passé la fortune de mon père ? Quel philtre lui avait-on versé, pour le décider à se lancer dans des spéculations hasardeuses, lui, un gentilhomme breton, entêté jusqu'à l'absurde des préjugés de la noblesse ?... Voilà ce que j'ai voulu savoir...

-- Ah !...

-- Et aujourd'hui, madame, je -- le -- sais !

C'était une maîtresse femme que Mme la baronne de Thaller.

Elle avait couru tant d'aventures en sa vie, côtoyé tant de précipices, dissimulé tant d'angoisses, que le danger était comme son élément, et que même à l'instant décisif d'une partie presque désespérée, elle pouvait rester souriante, à l'exemple de ces vieux joueurs dont rien ne trahit les affreuses émotions au moment où ils hasardent leur suprême enjeu.

Pas un des muscles de son visage ne tressaillit, et il se fût agi d'une autre, qu'elle n'eût pas dit d'un calme plus imperturbable :

-- Je vous écoute... Ce doit être fort curieux !

Ce n'était pas le moyen de disposer M. de Trégars à l'indulgence.

D'une voix brève et dure :

-- Lorsque mon père mourut, reprit-il, j'étais jeune... J'ignorais ce que j'ai appris depuis, que c'est en quelque sorte se faire le complice des gredins que de contribuer à assurer leur impunité... Et c'est y contribuer que de se taire... Celui-là a rendu un fier service aux fripons qui le premier a dit : « L'honnête homme dupé s'éloigne et ne dit rien !... » L'honnête homme doit parler, au contraire, et signaler aux autres, pour qu'ils l'évitent, le piége où il est tombé.

Il arrive tous les jours que, sous peine de passer pour un personnage sans éducation, on est condamné à subir un récit assommant... On écoute, alors, mais de quel air !...

La baronne avait précisément cet air-là :

-- Voilà un sombre préambule ! fit-elle.

M. de Trégars ne releva pas l'interruption.

-- De tout temps, poursuivit-il, mon père a paru fort insoucieux de ses affaires ; il devait, pensait-il, cette affectation au nom qu'il portait. Son désordre n'était qu'apparent. Je pourrais citer de lui des traits qui feraient honneur au bourgeois le plus méthodique... Il avait, par exemple, l'habitude de conserver toutes les lettres de quelque importance qu'il recevait... J'en ai retrouvé chez lui douze ou quinze cartons pleins à rompre... Elles étaient soigneusement classées par années, et beaucoup portaient en marge une annotation rappelant en peu de mots quelle réponse y avait été faite...

Étouffant à demi un bâillement :

-- C'est, en effet, de l'ordre, ou je ne m'y connais pas, dit la baronne...

-- Sur le premier moment, résolu à ne point réveiller le passé, je n'attachai à ces lettres aucune importance, et elles auraient été certainement brûlées, sans un vieil ami de la famille, le comte de Villegré, qui fit porter les cartons chez lui... Mais plus tard, sous l'empire de certaines circonstances qu'il serait trop long de vous dire, je regrettai mon inertie et je songeai que peut-être je trouverais dans cette correspondance de quoi dissiper ou justifier certains soupçons qui m'étaient venus...

-- De sorte que, en fils respectueux, vous l'avez lue ?

M. de Trégars, cérémonieusement, s'inclina.

-- Je crois, dit-il, que c'est rendre hommage à la mémoire d'un père, que de le venger des impostures dont il a été victime de son vivant... Oui, madame, j'ai lu toute cette correspondance, et avec un intérêt que vous allez comprendre... J'avais déjà très-inutilement dépouillé plusieurs cartons, lorsque dans la liasse de 1852, une année où mon père habitait Paris, des lettres attirèrent mon attention. Elles étaient écrites sur un papier grossier, d'une écriture toute primitive, et fourmillaient de fautes d'orthographe. Elles étaient signées tantôt Phrasie, tantôt marquise de Javelle. Quelques-unes donnaient l'adresse : Rue des Bergers, 3, Paris-Grenelle.

D'un geste familier, Mme de Thaller remontait les épaulettes de sa robe de bal.

-- Rue des Bergers, ricana-t-elle, nous voilà en pleine pastorale...

-- Ces lettres ne me laissaient aucun doute sur ce qui avait dû se passer... Mon père avait rencontré une ouvrière d'une rare beauté, il s'en était épris, et comme il était tourmenté de la crainte de n'être aimé que pour son argent, il s'était fait passer pour un pauvre employé de ministère...

-- Très-touchant, ce petit roman d'amour !... interrompit la baronne.

Mais il n'était pas d'impertinence capable d'altérer le sang-froid de Marius de Trégars.

-- Roman, peut-être, dit-il, mais d'argent alors, et non pas d'amour... Cette Phrasie, cette marquise de Javelle, annonce bientôt dans une de ses lettres qu'elle est enceinte, et, en effet, dans le courant de février 1853, elle accouche d'une fille qu'elle confie, écrit-elle, à une de ses parentes qui demeure dans le Midi, près de Toulouse... Ce fut cet événement, sans doute, qui décida mon père à se découvrir. Il avoue qu'il n'est pas un pauvre employé, mais bien le marquis de Trégars, riche de plus de cent mille livres de rentes... Aussitôt le ton de la correspondance change : la marquise de Javelle s'ennuie, rue des Bergers ; les voisins lui reprochent sa faute, son travail lui abîme les mains, qu'elle a charmantes... Résultat : moins de quinze jours après la naissance de sa fille, mon père installe sa jolie maîtresse, 87, rue de Bourgogne, sous le nom de Mme Devil ; elle a un appartement ravissant ; quinze cents francs par mois, des domestiques, une voiture...

Ce n'était plus des marques d'ennui, c'était des signes d'impatience, que donnait Mme de Thaller...

Son geste semblait dire :

-- Qu'est-ce que tout cela peut me faire, bon Dieu !

Impassible, M. de Trégars poursuivait :

-- Libres désormais de se voir chaque jour, mon père et sa maîtresse cessent de s'écrire. Mais Mme Devil ne perd pas son temps. En moins de huit mois, de février à septembre, elle détermine mon père à disposer, non en sa faveur, elle est bien trop désintéressée pour cela, mais en faveur de leur fille, d'une somme de plus de cinq cent mille francs. En septembre, la correspondance reprend. Mme Devil découvre qu'elle n'est pas heureuse, et l'avoue dans une lettre dont l'écriture meilleure et l'orthographe moins fantaisiste prouvent qu'elle a pris des leçons.

Elle se plaint de sa situation précaire et gémit de n'être qu'une fille entretenue ; l'avenir l'épouvante, elle a soif de considération... Pendant trois mois, c'est l'incessant refrain : elle regrette le temps où elle était ouvrière ; pourquoi a-t-elle été si faible ! Ah ! qu'elle paye cher sa faute ! Puis enfin, dans un billet qui trahit de longs débats et d'orageuses discussions, elle annonce qu'il se présente pour elle un parti inespéré : un galant homme qui, si elle avait seulement deux cent mille francs, lui donnerait son nom et reconnaîtrait sa fille, sa pauvre chère petite fille adorée... Longtemps mon père hésite, sa jolie maîtresse lui tient au cœur... Mais elle le presse si vivement et avec une habileté si rare ; elle lui démontre si bien que ce mariage assurera le bonheur de leur fille, que mon père se résout au sacrifice... Et dans une note, en marge d'une dernière lettre, il écrit qu'il vient de donner deux cent mille francs à Mme Devil, qu'il ne la reverra plus, et qu'il retourne vivre en Bretagne, où il veut, à force d'économies, réparer la brèche qu'il vient de faire à sa fortune...

D'un ton léger :

-- Ainsi finissent toutes ces histoires d'amour ! dit Mme de Thaller.

-- Pardon !... celle-ci n'est pas finie encore. Pendant de longues années, mon père se tint parole et ne quitta pas notre domaine de Trégars. Mais l'ennui le prit à la longue, au fond de sa solitude ; il revint à Paris... Chercha-t-il à revoir son ancienne maîtresse ? Je ne le crois pas. Je suppose que le hasard les rapprocha, ou plutôt, sachant son arrivée, elle s'arrangea pour le rencontrer sur son chemin. Il la retrouvait plus séduisante que jamais, et d'après ce qu'elle lui écrivait, riche et considérée, car son mari était devenu un personnage. Elle eût été complétement heureuse, ajoutait-elle, s'il lui eût été possible d'oublier l'homme qu'elle avait tant aimé autrefois, qui avait eu les prémices de son cœur, et auquel elle devait sa position...

J'ai cette lettre. L'écriture élégante, le style et la parfaite correction disent mieux que tout les transformations de la marquise de Javelle.

Seulement, elle n'est pas signée. La petite ouvrière est devenue prudente ; elle a beaucoup à perdre, elle craint de se compromettre...

À huit jours de là, par un billet laconique et qu'on jurerait arraché à la passion, elle supplie mon père de la venir voir chez elle.

Il s'y rend. Il y trouve une toute jeune fille qu'il croit être la sienne, et qu'il se met à idolâtrer !...

Et tout est dit. De nouveau il retombe sous le charme, il cesse de s'appartenir ; son ancienne maîtresse peut disposer de sa fortune et de sa volonté !...

Mais voyez le malheur ! Le mari ne s'avise-t-il pas de prendre ombrage des visites de mon père ! Dans une lettre, qui est un chef-d'œuvre de diplomatie, la jeune femme expose ses angoisses. Il a des soupçons, écrit-elle, à quelles extrémités ne se porterait-il pas s'il venait à découvrir la vérité ! Et avec un art infini, elle insinue qu'il est pour mon père un moyen peut-être de justifier sa continuelle présence. Que ne s'associe-t-il avec ce jaloux...

C'est avec un empressement d'enfant que mon père saisit ce moyen unique. Mais il faut de l'argent. Il vend ses propriétés et annonce partout qu'il a de grandes idées financières et qu'il va décupler sa fortune.

Le voilà l'associé du mari de son ancienne maîtresse, lancé dans les spéculations, gérant d'une société. Il croit ses affaires excellentes, il est persuadé qu'il gagne un argent fou. Pauvre honnête homme ! On lui prouve un matin qu'il est ruiné et de plus compromis. Et cela semble si bien la vérité, que j'interviens et que je paye les créanciers. Nous voilà dépouillés, mais l'honneur était sauf. À quelques semaines de là, mon père mourait désespéré...

Avec cet empressement qui trahit la joie d'échapper enfin à un gêneur impitoyable, la baronne de Thaller s'était à demi levée.

Un regard de M. de Trégars la cloua sur son fauteuil, lui glaçant aux lèvres la plaisanterie qui déjà y montait.

-- Je n'ai pas achevé ! dit-il d'un ton rude.

Et sans souffrir d'interruption :

-- De cette correspondance, reprit-il, résultait la preuve irrécusable, flagrante, d'une intrigue honteuse, depuis longtemps soupçonnée par mon vieil ami le général comte de Villegré. Il devenait évident pour moi, que mon pauvre père avait été joué comme un enfant, par cette maîtresse si jolie et tant aimée, et plus tard dépouillé par le mari de cette maîtresse. Je n'en étais pas plus avancé. Ignorant la vie de mon père et ses relations, les lettres ne me livrant ni un nom ni un détail précis, je ne savais qui accuser. Pour accuser, d'ailleurs, il faut à tout le moins un commencement de preuve matérielle.

La baronne s'était rassise, et tout en elle, la pose, le geste et le mouvement des lèvres semblait dire :

-- Vous êtes chez moi, la civilité a ses exigences, je vous subis, mais, en vérité, vous abusez.

Il poursuivait :

-- À ce moment, j'étais encore une manière de sauvage, tout préoccupé de mes expériences, ne sortant presque jamais de mon laboratoire... J'étais indigné, je souhaitais ardemment retrouver et punir les misérables qui avaient dupé mon père et qui nous avaient dépouillés ; mais je ne savais comment m'y prendre, ni où chercher des renseignements. L'impunité des misérables était peut-être assurée, sans un brave et digne homme, commissaire de police aujourd'hui, auquel j'ai rendu un léger service autrefois, un soir d'émeute, qu'il était serré de fort près par cinq ou six dangereux chenapans. Je lui exposai ma situation, il s'y intéressa, me promit son concours et me traça ma conduite.

Mme de Thaller s'agitait sur son fauteuil.

-- Je vous avouerai, commença-t-elle, que je ne suis pas absolument maîtresse de mon temps ; je suis habillée, comme vous le voyez, et j'ai à sortir...

Si elle avait gardé l'espérance d'ajourner l'explication qu'elle sentait venir, elle dut la perdre, rien qu'à l'accent dont M. de Trégars l'interrompit :

-- Vous sortirez demain !...

Et sans se hâter :

-- Conseillé comme je viens de vous dire, continua-t-il, et armé de l'expérience d'un homme du métier, je me rendis à Grenelle, au n° 3 de la rue des Bergers. J'y rencontrai de vieilles gens, le contremaître d'une fabrique voisine et sa femme, qui habitaient la maison depuis tantôt vingt-cinq ans. Dès mes premières questions, ils échangèrent un regard et se mirent à rire. Ils se souvenaient, on ne peut mieux, de la marquise de Javelle. C'était, me répondirent-ils, une jeune blanchisseuse très-jolie, qui devait son surnom à sa beauté dédaigneuse, à ses idées ambitieuses et aussi à son état, où l'eau de javelle joue un rôle considérable. Elle avait demeuré pendant dix-huit mois sur le même palier qu'eux, et ils lui avaient connu un amant qui se faisait passer pour un employé, mais qui, d'après ce qu'elle leur avait confié, devait être un grand seigneur immensément riche, dont elle espérait tirer bon parti. Ils ajoutaient qu'elle était accouchée d'une fille, et que même ils l'avaient soignée pendant ses couches. Mais la semaine suivante, la mère et l'enfant avaient disparu, et jamais plus ils n'en avaient entendu parler...

M. de Trégars s'arrêta, et après une pause :

-- Par ces vieilles gens, reprit-il, j'ai su que la marquise de Javelle s'appelait de son vrai nom Euphrasie Taponnet, qu'elle était de Paris et n'avait pas de parents près de Toulouse. Lorsque je les ai quittés, ils m'ont dit : « Si vous connaissez Phrasie, vous n'avez qu'à lui parler du père et de la mère Chandour, et elle se rappellera bien de nous, allez !... »

Pour la première fois, Mme de Thaller eut un tressaillement. Mais ce fut presque imperceptible.

-- De Grenelle, poursuivait M. de Trégars, c'est rue de Bourgogne, 87, que je me rendis. Je jouais de bonheur : la concierge y était la même qu'en 1853. Aussitôt je lui parlai de Mme Devil, elle me répondit qu'elle l'avait si peu oubliée qu'elle la reconnaîtrait entre mille. C'était, déclarait-elle, une des plus jolies petites dames qu'elle eût vues, et jamais en sa vie de portière, elle n'avait rencontré une locataire aussi généreuse. Je compris. Et moyennant deux louis que je lui donnai, cette femme m'apprit tout ce qu'elle savait. Cette jolie Mme Devil, qui était une fine mouche, me dit-elle, avait non pas un amant, mais deux : l'un en titre, qu'elle affichait, qui était le maître et l'officier payeur ; l'autre anonyme, qu'elle cachait, qui s'esquivait par l'escalier de service, et qui ne payait pas, lui, bien au contraire. Le premier, la recette, s'appelait le marquis de Trégars. Du second, la dépense, la concierge n'avait jamais su que le prénom : Frédéric... J'insistai pour savoir ce qu'était devenue Mme Devil, et j'appuyai mon insistance d'une nouvelle pièce de vingt francs. Mais la portière me jura ses grands dieux qu'elle l'ignorait absolument.

Un beau matin, telle qu'une personne qui s'expatrie ou qui veut faire perdre ses traces, Mme Devil avait envoyé chercher un marchand de meubles et une marchande à la toilette, et elle leur avait vendu tout ce qu'elle possédait : son mobilier, son linge et jusqu'à ses nippes. En moins d'une heure, le marché avait été conclu, et elle était partie n'emportant que ses bijoux et son argent dans un petit sac de cuir...

Si la baronne de Thaller suait dans son corset, sous son harnais de bal, elle n'en faisait pas moins bonne contenance encore.

Après l'avoir considérée un moment avec une sorte de curiosité avide, Marius de Trégars reprit :

Lorsque je fis part de ces renseignements au commissaire de police, mon ami, il hocha la tête : « Il y a deux ans, dit-il, je vous aurais répondu : En voilà plus qu'il n'en faut et nous tenons nos gens, car les registres de l'état civil nous livreront le dernier mot de cette énigme à demi déchiffrée. Mais nous avons eu la guerre et la Commune, et les registres de l'état civil ont été incendiés... Cependant, il ne faut pas perdre courage : un dernier espoir me reste et je sais un homme capable de le réaliser. »

Dès le surlendemain, en effet, il me mit en rapport avec un brave garçon nommé Victor Chupin, en qui je pouvais avoir la plus entière confiance, car il m'était recommandé par un des hommes que j'aime et que j'estime le plus : le duc de Champdoce. Renonçant du premier coup à s'adresser aux mairies, Victor Chupin avec une patience et une ténacité de sauvage suivant une piste, se mit à battre les quartiers de Grenelle, de Vaugirard et des Invalides. Et ce ne fut pas en vain. Après huit jours d'investigations, il m'amena une sage-femme, demeurant rue de l'Université, laquelle se rappelait très-bien avoir accouché autrefois une jeune fille remarquablement jolie, demeurant rue des Bergers, et surnommée la marquise de Javelle.

C'était même ce surnom singulier qui avait fixé sa mémoire. Et comme c'était une femme d'ordre et qui, de tout temps, avait tenu un compte fort exact de ses recettes, elle m'apporta un petit registre où je lus : « Accouchement d'Euphrasie Taponnet, dite la marquise de Javelle, une fille, reçu cent francs... » Et ce n'est pas tout. Cette sage-femme m'apprit qu'elle avait été chargée de présenter l'enfant à la mairie, et qu'elle l'y avait déclarée sous les noms d'Euphrasie-Césarine Taponnet, née d'Euphrasie Taponnet, blanchisseuse, et d'un père inconnu. Enfin, persuadée que mes démarches avaient pour objet une reconstitution d'état civil, elle mettait à ma disposition et son livre de comptes et son témoignage...

Bandée outre mesure, l'énergie de la baronne commençait à la trahir, elle blêmissait sous sa poudre de riz.

Toujours du même accent glacé :

-- Vous devez le comprendre, disait Marius de Trégars, le témoignage de cette sage-femme, joint aux lettres que je possède, me met à même d'établir devant un tribunal la date exacte de la naissance d'une fille que mon père a eue de sa maîtresse. Ce n'est cependant rien encore. Avec une ardeur nouvelle, Victor Chupin avait repris ses investigations ; il s'était mis à dépouiller les registres de mariages de toutes les paroisses de Paris, et dès la semaine suivante, il découvrait à Notre-Dame-de-Lorette l'acte de mariage de demoiselle Euphrasie Taponnet et du sieur Frédéric de Thaller...

Encore bien qu'elle dût s'attendre à ce nom, la baronne se dressa d'un bloc, livide, l'œil hagard...

-- C'est faux !... commença-t-elle d'une voix étranglée.

Un sourire d'ironique pitié effleurait les lèvres de Marius.

-- Cinq minutes de réflexion vous prouveront qu'il est inutile de nier, interrompit-il... Mais attendez : sur le livre des baptêmes de cette même église, Victor Chupin a trouvé enregistré le baptême d'une fille du sieur et de la dame de Thaller, d'une fille qui porte les mêmes prénoms que la première : Euphrasie-Césarine.

Convulsivement, la baronne haussait les épaules. Accablée par l'évidence, elle essayait encore de payer d'audace...

-- Qu'est-ce que cela prouve ?... dit-elle.

-- Cela prouve, madame, l'intention bien arrêtée de substituer un enfant à l'autre ; cela prouve qu'on a impudemment trompé mon père, lorsqu'on lui a fait croire que la seconde Césarine était sa fille, la fille en faveur de laquelle autrefois il avait disposé de plus de cinq cent mille francs... Cela prouve qu'il y a de par le monde une malheureuse que sa mère, la marquise de Javelle, devenue la baronne de Thaller, a lâchement abandonnée...

Éperdue de colère et de peur :

-- Vous en avez menti ! s'écria la baronne.

M. de Trégars s'inclina.

-- La preuve que je dis vrai, fit-il froidement, je la trouverai à Louveciennes, et à l' Hôtel des Folies , boulevard du Temple, à Paris.

La nuit venait : un valet de pied entra, apportant des lampes qu'il posa sur la cheminée.

En tout, il ne resta pas une minute dans le petit salon bouton d'or, mais cette minute suffit à la baronne de Thaller pour ressaisir son sang-froid et rassembler ses idées.

Lorsque le valet se retira, elle avait pris un parti, avec cette promptitude des gens accoutumés aux situations extrêmes ; elle renonçait à discuter.

Se rapprochant de M. de Trégars :

-- Assez d'allusions comme cela, reprit-elle, parlons-nous franc et en face. Que voulez-vous ?

Mais le changement était trop brusque pour n'éveiller pas les défiances de Marius.

-- J'exige beaucoup de choses, répondit-il.

-- Encore faut-il spécifier.

-- Eh bien ! je réclame d'abord les cinq cent mille francs dont mon père avait disposé en faveur de sa fille, de la fille que vous avez abandonnée...

-- Et ensuite ?

-- Je veux de plus la fortune de mon père et la mienne, cette fortune dont M. de Thaller, avec votre assistance, nous a dépouillés...

-- Est-ce au moins tout ?

M. de Trégars secoua la tête.

-- Ce n'est rien encore, répondit-il.

-- Oh !...

-- Il nous reste à nous occuper des affaires de Vincent Favoral.

Un avoué qui débat les intérêts d'un client dont il se soucie peu, n'est ni plus calme ni plus froid que ne l'était en ce moment Mme de Thaller.

-- Les affaires du caissier de mon mari me regardent donc ? fit-elle avec une nuance d'ironie.

-- Beaucoup, oui, madame.

-- Je suis bien aise de l'apprendre.

-- Moi, je le sais de source certaine, parce qu'en revenant de Louveciennes, je me suis rendu rue du Cirque, où j'ai parlé à une demoiselle Zélie Cadelle.

Il pensait qu'à ce nom la baronne aurait au moins un tressaillement. Point. D'un air de profonde surprise :

-- Rue du Cirque, répéta-t-elle, comme si elle eût fait un prodigieux effort de mémoire, rue du Cirque !... Zélie Cadelle !... Décidément, je ne comprends pas.

Mais au coup d'œil que lui jeta M. de Trégars, elle dut comprendre qu'elle ne lui arracherait pas aisément les détails qu'il s'était promis de taire.

-- Je crois au contraire, prononça-t-il, que vous comprenez admirablement.

-- Si vous y tenez, soit ! Que demandez-vous pour Favoral...

-- Je demande, non pour Favoral, mais pour les actionnaires, impudemment dupés, les douze millions qui manquent à la caisse du Crédit mutuel .

Mme de Thaller éclata de rire.

-- Rien que cela ? fit-elle.

-- Oui, rien que cela.

-- Eh bien ! mais il me semble que c'est à M. Favoral qu'il faut présenter vos réclamations. Vous avez le droit de courir après.

-- C'est inutile...

-- Cependant...

-- Par la raison que ce n'est pas lui, le pauvre fou, qui a emporté les millions...

-- Qui donc les a ?

-- M. le baron de Thaller, sans doute.

De cet accent de pitié qu'on prend pour répondre à une proposition absurde :

-- Vous êtes fou, mon pauvre marquis, dit Mme de Thaller.

-- Vous ne le pensez pas.

-- Si c'était mon dernier mot, cependant ?

Il arrêta sur elle un regard où elle put lire une détermination irrévocable, et lentement :

-- J'ai horreur du scandale, répondit-il, et, comme vous le voyez, je cherche à tout arranger sans bruit, sous le manteau de la cheminée, entre nous. Mais si je n'obtiens rien ainsi, je m'adresserai aux tribunaux.

-- Et des preuves ?

-- Soyez tranquille, j'en puis fournir à toutes mes allégations.

Nonchalamment la baronne s'était allongée sur un fauteuil.

-- Peut-on les connaître ? demanda-t-elle.

Cette imperturbable assurance de Mme de Thaller finissait par inquiéter Marius. Qu'espérait-elle ? Entrevoyait-elle donc une issue à une situation en apparence si désespérée ?

Résolu à lui prouver qu'elle était perdue et qu'elle n'avait plus qu'à se rendre :

-- Oh ! je sais, madame, reprit-il, que vos précautions sont bien prises. Mais quand la Providence s'en mêle, voyez-vous, la prudence humaine est bien peu de chose. Voyez plutôt ce qui arrive, pour votre première fille, celle que vous avez eue quand vous n'étiez encore que la marquise de Javelle.

L'ayant abandonnée avec des maraîchers de Louveciennes, auxquels vous aviez eu la prévoyance de ne pas donner votre nom, vous pensiez en être à tout jamais débarrassée, et lorsque mon père vous retrouvait, après des années de séparation, c'est sans l'ombre d'un soupçon qu'il acceptait comme sienne Mlle Césarine... Mais voilà qu'un jour, près de la porte Saint-Martin, votre voiture renverse une pauvre servante, qui s'en allait dans Paris en quête d'une place qui lui donnât du pain... et il se trouve que cette malheureuse est votre première fille, celle à laquelle mon père, sur vos instances, avait assuré un capital de cinq cent mille francs. Vous en êtes-vous doutée sur le moment ?

Je ne crois pas, car très-certainement, en ce cas, vous n'eussiez pas laissé votre adresse à un des sergents de ville témoins de l'accident. Mais à quelques jours de là, cette malheureuse vous ayant adressé de l'hôpital, où on l'avait transportée, une touchante supplique où elle vous racontait toute son histoire, vous n'avez plus eu de doutes. En ne répondant pas, vous espériez que tout serait dit. Non. À quelques mois de là, elle se présentait ici, l'infortunée, M. de Thaller l'apercevait, il la devinait sous ses haillons, à sa ressemblance avec moi, et aussitôt, dans son trouble, il lui donnait tout l'argent qu'il avait sur lui et recommandait à ses laquais de la chasser, si jamais elle se présentait.

Mais de cet instant, c'en était fait de votre sécurité, madame, et de celle de M. de Thaller. Vous compreniez qu'il suffisait d'un hasard pour que cette malheureuse découvrît qui elle était et se dressât soudainement, réclamant sa fortune. Aussi, pour la faire disparaître, avez-vous tenté l'impossible. C'est un homme à vous, que vous lui dépêchez d'abord, et qui essaye de l'entraîner à New-York. Vous vous disiez : « Quand elle sera en Amérique, elle n'en reviendra pas. » Malheureusement pour votre tranquillité, les promesses les plus éblouissantes ne la décident pas à quitter Paris.

Vous cherchez autre chose alors, et l'idée vous vient de la signaler à la préfecture de police, au bureau des mœurs, espérant ainsi la pousser à l'abîme et qu'elle roulera si bas que ce sera comme si elle était morte. On l'arrête, en effet, et elle serait perdue, sans un honnête homme, un officier de paix, qui prend en pitié sa jeunesse, qui s'assure qu'elle a été misérablement calomniée et qui la sauve. C'est une tentative avortée. Et comme il est des pentes fatales, et sur lesquelles il est impossible de se retenir, vous finissez par mettre un couteau aux mains d'un vil assassin, que vous envoyez, de nuit, au coin d'une ruelle déserte, attendre votre fille. Cette fois encore, elle est miraculeusement préservée.

Allez-vous pardonner ? Non. Au lendemain de la Commune, vous la dénoncez ; on la jette avec d'immondes pétroleuses dans les prisons de Versailles, et sans un ami dévoué, elle serait en Calédonie, à cette heure, ou au fond de quelque prison centrale...

Il s'arrêta, attendant une réponse, une protestation.

Et Mme de Thaller se taisant :

-- Vous me regardez, madame, reprit-il, et vous vous demandez comment j'ai pu découvrir tout cela. Un mot vous l'expliquera. L'officier de paix qui a sauvé votre fille et qui depuis a veillé sur elle, est celui précisément auquel il m'a été donné de rendre un service autrefois. En complétant les uns par les autres nos renseignements, nous sommes arrivés jusqu'à la vérité, jusqu'à vous, madame... Reconnaissez-vous maintenant que j'ai plus de preuves qu'il n'en faut pour m'adresser à la justice ?...

Qu'elle le reconnût ou non, elle ne daigna pas discuter.

-- Après ? fit-elle froidement.

Mais M. de Trégars était trop sur ses gardes pour s'exposer, en continuant de la sorte, à livrer le secret de ses desseins.

Et d'ailleurs, s'il était absolument fixé quant aux manœuvres employées pour dépouiller son père, il n'en était encore qu'aux présomptions pour ce qui concernait Vincent Favoral.

-- Permettez-moi de n'ajouter plus un mot, madame, répondit Marius. Je vous en ai dit assez pour vous mettre à même de juger de la valeur de mes armes...

Elle dut sentir qu'elle ne le ferait pas changer d'avis, car elle se leva.

-- Il suffit, prononça-t-elle. Je vais réfléchir, et, demain, je vous rendrai une réponse...

Elle se disposait à sortir, mais vivement M. de Trégars se jeta entre elle et la porte.

-- Excusez-moi, dit-il ; mais ce n'est pas demain qu'il me faut une réponse, c'est ce soir, à l'instant...

Ah !... si elle eût pu l'anéantir d'un regard.

-- Mais c'est de la violence ! fit-elle d'une voix qui trahissait l'incroyable effort qu'elle faisait pour se maîtriser...

-- Elle m'est imposée par les circonstances, madame...

-- Vous seriez moins exigeant, si mon mari était là...

Il devait être à portée d'entendre, car brusquement la porte s'ouvrit et il parut sur le seuil.

Il est des gens pour lesquels l'imprévu ne compte pas, que nul événement ne saurait déconcerter. Ayant tout risqué, ils s'attendent à tout.

Tel était le baron de Thaller.

D'un coup d'œil sagace, il examina sa femme et M. de Trégars, et d'un ton de cordiale bonhomie :

-- On n'est donc pas d'accord, ici ! fit-il.

-- Heureusement te voilà ! s'écria la baronne.

-- Qu'y a-t-il donc ?

-- Il y a que M. de Trégars abuse odieusement de certaines misères de notre passé...

M. de Thaller riait.

-- Voilà bien l'exagération des femmes ! dit-il.

Et tendant la main à Marius :

-- Je vais faire votre paix, mon cher marquis, ajouta-t-il, c'est dans mes attributions de mari...

Mais, au lieu de prendre cette main qui lui était tendue, M. de Trégars recula.

-- Il n'est plus de paix possible, monsieur, je suis un ennemi...

Si la stupeur de M. de Thaller n'était pas réelle, elle était merveilleusement jouée.

-- Un ennemi ! répéta-t-il.

-- Oui, interrompit la baronne, et il faut que je te parle à l'instant, Frédéric. Viens, M. de Trégars t'attendra...

Et elle entraîna son mari dans la pièce voisine, non sans adresser à Marius un regard où étincelait la haine triomphante.

Resté seul, M. de Trégars s'assit.

Loin de le contrarier, cette soudaine intervention du directeur du Crédit mutuel lui paraissait un coup de fortune. Elle lui épargnait une explication plus pénible encore que la première, et ce supplice d'avoir à confondre un misérable en lui prouvant son infamie.

-- Et d'ailleurs, pensait-il, quand le mari et la femme se seront consultés, ils reconnaîtront qu'il n'y a pas à lutter et que mieux vaut se rendre.

La délibération fut courte.

Dix minutes ne s'étaient pas écoulées quand M. de Thaller reparut, seul. Il était pâle, et son visage exprimait bien cette douleur de l'honnête homme qui reconnaît trop tard qu'il a mal placé sa confiance.

-- Ma femme m'a tout dit ! monsieur, commença-t-il...

M. de Trégars s'était levé.

-- Eh bien ? interrogea-t-il.

-- Vous me voyez navré. Ah ! monsieur le marquis, devais-je m'attendre à cela de vous ? Comment imaginer qu'un jour viendrait où vous regretteriez votre conduite si noble et si désintéressée lors de la mort de votre père ? C'est cette conduite cependant qui vous avait valu mon estime. Car je vous estimais, monsieur, et beaucoup, et il me semble vous l'avoir prouvé lorsque M. Marcolet vous présenta chez moi. Rappelez-vous l'accueil que je vous fis et mon empressement à vous ouvrir ma maison et à vous faire asseoir à ma table ! C'est que je savais combien votre situation était précaire, depuis l'abandon que vous aviez fait de tous vos biens. C'est que dès lors je cherchais un moyen de réparer l'injustice de la fortune à votre égard...

Décidément, M. de Thaller se posait en bienfaiteur méconnu, et pour bien peu il eût accusé Marius de la plus noire ingratitude.

Toujours du même ton paterne :

-- Ce moyen, poursuivit-il, je l'avais trouvé : c'était de vous donner ma fille, avec une dot assez ronde pour vous permettre de porter brillamment votre nom. Et je pensais que vous aviez pénétré mes intentions. Et je me réjouissais en constatant que ma fille n'était pas insensible à vos assiduités...

Il était hardi de parler des assiduités de Marius qui, de tout temps, s'était étudié à garder près de Mlle Césarine une réserve glacée.

-- Ainsi donc, continuait le baron, j'avais le droit de vous croire et je vous croyais mon ami. Et c'est vous cependant qui, au lendemain du malheur qui me frappe, essayez de me porter le coup de grâce. C'est vous qui voudriez m'écraser sous des calomnies ramassées au ruisseau...

D'un geste, M. de Trégars l'arrêta.

-- Pour que vous prononciez ce mot de calomnie, il faut que Mme de Thaller ne vous ait pas rapporté exactement mes paroles...

-- Elle me les a rapportées sans y rien changer.

-- C'est qu'alors elle ne vous a pas dit la valeur des preuves que j'ai entre les mains...

Le baron persistait, eût dit Mlle Césarine, à « la faire à l'attendrissement. »

-- Il n'est guère de famille, reprit-il, où il ne se trouve quelqu'un de ces secrets douloureux qu'on s'efforce de dérober à la méchanceté du monde. Il en est un, dans la mienne : oui, c'est vrai, ma femme avant notre mariage avait eu une fille que la misère l'avait forcée d'abandonner... Depuis, tout ce qui est humainement possible, nous l'avons fait pour retrouver cette enfant, mais nos efforts sont demeurés stériles. C'est un grand malheur et qui a pesé sur toute notre vie, ce n'est pas un crime. Si pourtant vous croyez qu'il soit de votre intérêt de divulguer notre secret et de déshonorer une femme, libre à vous, je ne puis vous en empêcher. Mais je vous le déclare, ce fait est tout ce qu'il y a de réel parmi vos accusations. Votre père, dites-vous, a été dupé et dépouillé. De qui vous est venue cette idée ?

De Marcolet, sans doute, un homme taré, devenu mon ennemi mortel depuis le jour où, jouant au fin avec moi, il ne s'est pas trouvé le plus fin ? De Costeclar, peut-être, qui ne me pardonne pas de lui avoir refusé ma fille et qui me hait parce que je sais qu'il a fait des faux, autrefois, et qu'il serait au bagne sans l'excessive indulgence de votre père ? Eh bien ! Costeclar et Marcolet vous ont trompé. Si le marquis de Trégars s'est ruiné, c'est qu'il avait entrepris un métier qu'il ignorait, et qu'il a spéculé à tort et à travers. On perd très-vite une fortune sans que les voleurs y soient pour rien.

Quant à prétendre que j'ai profité des détournements de mon caissier, c'est inepte, et il ne peut y avoir à le soutenir que Jottras et Saint-Pavin, deux mauvais drôles que dix fois j'ai eu l'occasion d'envoyer en police correctionnelle et qui étaient les complices de Favoral. La justice d'ailleurs est saisie de l'affaire, et je prouverai au grand jour de l'audience, comme je l'ai prouvé dans le cabinet du juge d'instruction, que pour sauver le Crédit mutuel , j'ai sacrifié plus de la moitié de ma fortune...

Impatienté par ce plaidoyer dont le but manifeste était de l'amener à discuter et à se découvrir :

-- Concluez, monsieur, interrompit durement M. de Trégars.

Toujours du même ton placide :

-- Conclure est aisé, répondit le baron. Vous allez, m'a dit ma femme, épouser une jeune fille que vous aimez, la fille de mon ancien caissier, qui est d'une exquise beauté, mais qui n'a pas le sou... Il lui faudrait une dot...

-- Monsieur !...

-- Jouons cartes sur table. Je suis dans une passe difficile. Vous savez ma situation et vous voulez l'exploiter... Eh bien ! nous pouvons nous entendre... Que diriez-vous si je donnais à Mlle Gilberte la dot que je destinais à ma fille...

Tout le sang de M. de Trégars lui sauta à la face.

-- Ah ! plus un mot ! s'écria-t-il avec un geste d'une violence inouïe.

Mais se maîtrisant presque aussitôt :

-- Je veux, ajouta-t-il, la fortune de mon père ; je veux que vous remettiez dans la caisse du Crédit mutuel les douze millions qui y ont été volés...

-- Sinon ?

-- Je m'adresserai à la justice.

Ils restèrent un moment face à face, les yeux dans les yeux, puis :

-- Avez-vous réfléchi ? demanda M. de Trégars.

Sans soupçonner peut-être que son offre était une nouvelle injure :

-- J'irai jusqu'à quinze cent mille francs, répondit M. de Thaller..., et je paie comptant.

-- C'est votre dernier mot ?

-- Oui.

-- Si je porte plainte, avec les preuves que je puis fournir, vous êtes perdu...

-- C'est ce que nous verrons.

Insister eût été puéril.

-- Soit nous verrons ! dit M. de Trégars.

Et il sortit, et en remontant dans son fiacre qui l'attendait à la porte de l'hôtel, il se demandait d'où pouvait venir l'assurance du baron de Thaller, et s'il ne s'était pas trompé dans ses conjectures...

Il allait être huit heures, et Maxence, Mme Favoral et Mlle Gilberte devaient l'attendre avec une fiévreuse impatience ; mais il n'avait rien pris depuis le matin, il se fit arrêter devant un des restaurants du boulevard.

Il venait de se faire servir à dîner, quand à la table voisine vint s'asseoir un homme d'un certain âge déjà, mais alerte et vigoureux encore, à tournure militaire, portant moustache et la boutonnière pavoisée d'ordres multicolores.

En moins d'un quart d'heure M. de Trégars eut expédié un potage et une tranche de bœuf, et il se hâtait de sortir, lorsque son pied, sans qu'il pût s'expliquer comment, heurta le pied du dîneur son voisin.

Bien persuadé que la faute ne venait pas de lui, il s'empressa néanmoins de s'excuser, mais le dîneur se mit à se fâcher tout rouge, et si haut que tout le monde se retournait...

Si agacé qu'il fût, Marius renouvela ses excuses...

Mais l'autre, pareil à ces poltrons qui croient avoir trouvé plus poltron qu'eux, s'était dressé et se répandait en injures grossières.

M. de Trégars levait le bras pour lui infliger la correction méritée, lorsque soudain se représenta à son esprit la scène du grand salon de l'hôtel de Thaller. Il revit, comme dans la glace, l'homme de mauvaise mine écoutant d'un air inquiet les propositions de Mme de Thaller et se mettant ensuite à écrire...

-- C'est cela ! s'écria-t-il, éclairé par une foule de circonstances, qui, sur le moment, lui avaient échappé.

Et sans plus réfléchir, saisissant son adversaire à la gorge, il le renversa, les reins sur la table, le maintenant du genou.

-- Je suis sûr qu'il a la lettre sur lui, disait-il aux gens qui l'entouraient.

Et en effet, de la poche de côté du misérable, il tira une lettre qu'il déplia et qu'il se mit à lire à haute voix :

« Je vous attends, mon cher commandant ; arrivez vite, car la chose presse. Il s'agit de faire tenir tranquille un monsieur gênant, ce sera pour vous l'affaire d'un coup d'épée, et pour nous l'occasion de partager une somme assez ronde... »

-- Et voilà pourquoi il me provoquait, ajouta M. de Trégars.

Deux garçons s'étaient emparés du misérable, qui se débattait furieusement ; et on parlait de le livrer aux sergents de ville...

-- À quoi bon !... fit Marius, j'ai sa lettre, cela suffit, la police saura bien où le prendre...

Et l'homme ayant été lâché, M. de Trégars regagna son fiacre :

-- Rue Saint-Gilles, commanda-t-il au cocher, et bon train s'il se peut !...

X

Rue Saint-Gilles, les heures se traînaient lentes et mornes...

Après le départ de Maxence courant au rendez-vous de M. de Trégars, Mme Favoral et sa fille étaient restées seules avec M. Chapelain et avaient eu à subir le flot de sa colère et de ses interminables doléances.

C'était certes un homme excellent que l'ancien avoué, et trop juste pour faire retomber sur Mlle Gilberte et sa mère la responsabilité des actes de Vincent Favoral. Il ne mentait pas lorsqu'il leur affirmait avoir pour elles une affection sincère et qu'elles pouvaient compter sur son dévouement. Mais il perdait cent soixante mille francs, et quand on perd une si grosse somme on est de méchante humeur et peu disposé à l'optimisme.

Le plus cruel ennemi des pauvres femmes les eût moins impitoyablement torturées que cet ami dévoué.

Il ne leur épargna pas un détail attristant de cette réunion de la rue du Quatre-Septembre d'où il sortait. Il leur exagérait l'assurance superbe du directeur du Crédit mutuel , et la bénignité confiante des actionnaires.

-- Ce baron de Thaller, leur disait-il, est bien le plus impudent drôle et le plus habile gredin que j'aie vu en ma vie. Il s'en tirera, vous verrez, les chausses nettes et les poches pleines. Qu'il ait ou non des complices, Vincent sera le bouc émissaire, il faut en faire notre deuil...

Son intention formelle était de consoler Mme Favoral et Mlle Gilberte. Il eût juré de les désespérer qu'il ne s'y fût pas pris autrement.

-- Pauvres femmes ! ajoutait-il, qu'allez-vous devenir ! Maxence est un bon et loyal garçon, j'en suis sûr, mais si faible, si étourdi, si avide de plaisir !... Il a déjà bien du mal à se tirer seul d'affaire. De quel secours vous sera-t-il ?

Puis venaient les conseils :

Mme Favoral, déclarait-il, ne devait pas hésiter à demander une séparation que le tribunal lui accorderait certainement. Faute de cette précaution, elle resterait toute sa vie sous le coup des dettes de son mari, et incessamment exposée aux avanies des créanciers.

Et toujours son refrain était :

-- Qui jamais se fût attendu à cela de Vincent !... Un ami de vingt ans !... Cent soixante mille francs ! À qui se fier désormais !

De grosses larmes roulaient silencieusement le long des joues flétries de Mme Favoral.

Mais Mlle Gilberte était de celles pour qui la pitié d'autrui est le pire malheur et la plus poignante souffrance.

Vingt fois elle fut sur le point de s'écrier :

-- Réservez votre compassion, monsieur, nous ne sommes ni si à plaindre ni si abandonnées que vous le pensez... Notre malheur nous a révélé un ami véritable, qui ne parle pas, lui, qui agit...

Enfin, comme midi sonnait, M. Chapelain se retira, en annonçant qu'il reviendrait le lendemain savoir des nouvelles et apporter encore des consolations.

-- Enfin, Dieu merci ! nous voilà seules ! dit Mlle Gilberte à sa mère.

Elles n'eurent pas la paix pour cela.

Si grand qu'eût été le bruit du désastre de Vincent Favoral, il n'avait pas éveillé sur le coup tous les gens qui lui avaient confié leurs économies. Tant que dura le jour il y eut, pendus à la sonnette, des créanciers prévenus tardivement.

Ils entraient, malgré la servante, rouges de colère, promenant de tous côtés des regards avides, comme s'ils eussent cherché un gage à emporter.

Tous voulaient voir M. Favoral, prétendant qu'il devait être caché quelque part dans la maison, qu'ils le savaient de source sûre, et en se retirant, ils proféraient des injures grossières et toutes sortes de menaces.

Puis le papier timbré pleuvait.

La vieille portière, qui ne se fût pas dérangée pour une lettre pressée, retrouvait ses jambes de vingt ans pour monter les sommations que les huissiers apportaient par trois et quatre à l'heure.

Mme Favoral en perdait tout courage :

-- Quelle honte !... gémissait-elle. Sera-ce donc toujours ainsi désormais !

Et elle s'épuisait en conjectures inutiles sur les causes de la catastrophe, cherchant dans le passé les indices qui eussent dû la prévenir et qu'elle n'avait pas discernés.

Car elle était superstitieuse, comme toutes les âmes faibles dont le malheur a brisé les ressorts et qui jamais n'ont essayé de réagir contre la destinée.

Elle rappelait que le mois d'avril lui avait de tout temps été funeste, et que c'était toujours un samedi qu'elle avait eu ses grands sujets d'affliction.

C'était un samedi qu'elle avait perdu sa mère, un samedi qu'elle avait été mariée, un samedi qu'elle avait vu M. de Thaller pour la première fois et que Vincent Favoral était entré au Crédit mutuel ...

Tels étaient l'affaissement de son esprit et le désordre de sa pensée, qu'elle ne savait plus qu'espérer ni que craindre, et que d'une minute à l'autre elle souhaitait les choses les plus contradictoires.

Elle eût voulu savoir son mari en sûreté à l'étranger, et cependant elle se fût estimée moins malheureuse si elle l'eût su caché près d'elle, dans Paris. Il avait eu bien raison, disait-elle, de s'enfuir, et néanmoins elle en était à envier le sort de ces pauvres femmes dont le mari est à Mazas et qui obtiennent la permission de le visiter plusieurs fois la semaine.

Et obstinément les mêmes questions lui revenaient aux lèvres :

-- Où est-il en ce moment ? que fait-il ? à quoi pense-t-il ? Comment a-t-il l'affreux courage de nous laisser sans nouvelles ? Est-il possible que ce soit une femme qui l'ait poussé à l'abîme ?... Et si oui, quelle est cette femme ?...

Bien autres étaient les pensées de Mlle Gilberte...

Le grand malheur qui atteignait sa famille venait d'amener la brusque réalisation de ses espérances. La catastrophe de son père lui avait donné l'occasion d'éprouver l'homme qu'elle aimait et de le trouver supérieur à ce qu'elle eût osé rêver. Le nom de Favoral était à jamais flétri, mais elle allait être la femme de Marius, la marquise de Trégars...

Et dans la candeur de son honnêteté, elle s'accusait de ne pas prendre assez de part à la douleur de sa mère, et elle s'indignait de sentir au dedans d'elle-même des tressaillements de joie...

-- Où est Maxence, demandait cependant Mme Favoral, où est M. de Trégars ? Comment ne nous ont-ils rien dit de leurs démarches...

-- Ils rentreront sans doute pour dîner, répondait Mlle Gilberte.

C'était si bien sa conviction, qu'elle avait donné des ordres à la servante pour que le dîner fût un peu meilleur que de coutume, et tout ce qu'elle avait de sang lui affluait au cœur à l'idée qu'elle allait être bientôt assise près de Marius, entre sa mère et son frère.

Vers six heures, un violent coup de sonnette retentit.

-- C'est lui ! fit la jeune fille, en se levant toute palpitante.

Non. C'était encore la portière. Elle apportait, cette fois, une assignation qui enjoignait à Mme Favoral, sous les peines édictées par la loi, d'avoir à se présenter le lendemain, à une heure précise, devant le juge d'instruction Barban d'Avranchel, en son cabinet, au Palais-de-Justice.

La pauvre femme faillit se trouver mal.

-- Vincent serait-il arrêté ? balbutia-t-elle.

Et tout de suite :

-- Que veut de moi ce juge ? ajouta-t-elle. Il devrait être défendu d'appeler en témoignage une femme contre son mari, des enfants contre leur père...

-- M. de Trégars te dira comment répondre, maman, fit Mlle Gilberte.

Mais sept heures sonnèrent, puis huit heures, ni M. de Trégars, ni Maxence ne paraissaient.

L'inquiétude s'emparait de la mère et de la fille, quand enfin, un peu avant neuf heures, elles entendirent des pas dans l'antichambre.

Marius de Trégars parut presque aussitôt.

Il était pâle, et son visage portait les traces des écrasantes fatigues de la journée, des soucis qui l'agitaient et des réflexions que lui avait inspirées la provocation dont il avait failli être dupe l'instant d'avant.

-- Maxence n'est pas ici ? demanda-t-il tout d'abord.

-- Nous ne l'avons pas vu, répondit Mlle Gilberte.

Il parut si surpris que Mme Favoral, épouvantée, se dressa.

-- Qu'est-ce encore, mon Dieu ! s'écria-t-elle.

-- Rien, madame, dit M. de Trégars, rien qui doive vous inquiéter. Forcé il y a une couple d'heures de me séparer de Maxence, je lui avais donné rendez-vous ici... S'il n'y est pas, c'est qu'il aura été retenu... je sais où, et je vous demande la permission d'y courir...

Il sortit, en effet, mais Mlle Gilberte le suivit dans l'antichambre, et lui prenant la main :

-- Que vous êtes bon, commença-t-elle, et comment vous remercier jamais...

Il l'arrêta :

-- Oh ! vous ne me devez pas de remercîments, ma bien-aimée, car il y a dans mon fait plus d'égoïsme que vous ne croyez. C'est ma cause encore plus que la vôtre que je défends... Du reste, tout va bien, ayez confiance !...

Et sans vouloir s'expliquer davantage, il reprit sa course.

C'est qu'en effet il croyait bien savoir où retrouver Maxence. Il ne doutait pas que Maxence en le quittant n'eût couru à l' Hôtel des Folies , rendre compte à Mlle Lucienne des démarches de la journée. Et s'il était contrarié qu'il s'y fût attardé, à la réflexion il ne s'en étonnait pas.

C'est donc à l' Hôtel des Folies qu'il se rendait. Maintenant qu'il avait démasqué ses batteries et engagé la lutte, il ne lui déplaisait pas de se trouver en face de Mlle Lucienne.

En moins de cinq minutes il eut atteint le boulevard du Temple.

Devant l'étroit couloir des honorables époux Fortin, une douzaine de badauds stationnaient et causaient le nez en l'air.

M. de Trégars s'avança, prêtant l'oreille.

-- C'est un épouvantable accident, disait l'un, une si jolie fille, toute jeune !...

-- Moi, déclarait un autre, c'est le cocher que je plains, car enfin, si cette jolie coquine était dans cette voiture, c'était pour son plaisir, tandis que le pauvre cocher faisait son état, lui !...

De tout temps le Parisien a été curieux et quelque peu badaud.

Huit jours après qu'une femme s'est jetée par la fenêtre, il y a encore des groupes devant la maison, des gens qui restent des heures, plantés sur leurs jambes, mesurant de l'œil la hauteur de l'étage, tâtant le pavé du bout de leur canne et épiloguant sur les circonstances du drame.

M. de Trégars savait cela, mais un pressentiment confus lui serrait le cœur.

S'adressant à l'un de ces braves bourgeois :

-- Avez-vous des détails ? lui demanda-t-il.

Flatté de la confiance :

-- Certes, j'en ai, répondit-il, étant négociant du quartier... Je n'ai pas vu la chose personnellement de mes yeux, mais ma femme l'a vue... C'était terrible... La voiture, une superbe voiture de maître, ma foi ! venait du côté de la Madeleine. Les chevaux étaient emportés et déjà il y avait eu un malheur, place du Château-d'Eau, une vieille femme avait été renversée... Tout à coup, tenez, là-bas, en face du magasin de jouets, qui est le mien, voilà que la roue de la voiture accroche la roue d'un énorme camion, et aussitôt, patatras ! le cocher est jeté à terre et aussi la dame qu'il conduisait, qui est une belle fille qui demeure dans cet hôtel...

-- Plantant là le complaisant narrateur, M. de Trégars se précipita dans l'étroit couloir de l' Hôtel des Folies .

Et au moment où il arriva dans la cour, il se trouva en présence de Maxence...

Blême, la tête nue, les yeux égarés, secoué par un horrible tremblement nerveux, le pauvre garçon semblait un fou...

Apercevant M. de Trégars :

-- Ah ! mon ami, s'écria-t-il, quel malheur !...

-- Lucienne ?

-- Morte, peut-être... Le médecin ne répond pas d'elle... Je cours chez le pharmacien faire exécuter une ordonnance...

Il fut interrompu par le commissaire de police dont la bienveillante protection avait jusqu'à ce jour préservé Mlle Lucienne.

Il sortait de la petite pièce du rez-de-chaussée qui servait aux époux Fortin de chambre, de bureau et de salle à manger...

À la lueur du bec de gaz qui éclairait la cour, il avait reconnu Marius de Trégars. Il vint à lui, et lui serrant la main :

-- Eh bien ! fit-il, vous savez...

-- Oui.

-- C'est ma faute, monsieur le marquis, c'est ma très-grande faute, car nous étions prévenus... Je savais si bien que l'existence de Lucienne était menacée, j'attendais si positivement une nouvelle tentative, que chaque fois qu'elle sortait en voiture, c'était un de mes hommes, revêtu d'une livrée de valet de pied, qui montait sur le siége, près du cocher... Aujourd'hui, mon homme avait tant de besogne, que je me suis dit : « Bast, pour une fois !... » Vous voyez ce qui en est résulté...

C'est avec un inexprimable étonnement que Maxence écoutait. C'est avec une stupeur profonde qu'il découvrait entre Marius et le commissaire cette intimité sérieuse qui résulte de longues relations, d'une estime réelle et d'espérances communes.

-- Ainsi, reprit M. de Trégars, ce n'est pas un accident ?

-- Non.

-- Le cocher a parlé, sans doute ?

-- Non, le misérable a été tué sur le coup...

Et sans attendre une nouvelle question :

-- Mais ne restons pas là, reprit le commissaire. Pendant que Maxence va courir chez le pharmacien, entrons dans le bureau des époux Fortin.

Il ne s'y trouvait que le mari, la femme étant en ce moment près de Mlle Lucienne.

-- Faites-moi le plaisir d'aller vous promener un quart d'heure, lui dit le commissaire de police, nous avons à causer, monsieur et moi...

Humblement, sans souffler mot, en homme qui se rend justice et qui a conscience des égards qui lui sont dus, le sieur Fortin s'esquiva.

Et tout aussitôt :

-- Il est clair, monsieur le marquis, reprit le commissaire, il est manifeste qu'un crime a été commis. Écoutez et jugez :

Je sortais de table, lorsqu'on est venu me prévenir de ce qu'on appelait l'accident de notre pauvre Lucienne. Sans même prendre le temps de changer de vêtements, j'accours. La voiture gisait en mille pièces sur la chaussée. Deux sergents de ville maintenaient les chevaux dont ils s'étaient rendus maîtres. Je m'informe : on m'apprend que Lucienne, relevée par Maxence, a pu se traîner jusqu'à l' Hôtel des Folies , et que le cocher a été porté chez le pharmacien le plus proche. Désespéré de ma négligence et tourmenté de vagues soupçons, c'est chez le pharmacien que je me rends en toute hâte. Le cocher était dans l'arrière-boutique, étendu sur un matelas.

Sa tête ayant porté contre l'angle du trottoir, il avait le crâne ouvert et venait de rendre le dernier soupir. C'était, en apparence, l'anéantissement de l'espoir que j'avais de m'éclairer en interrogeant cet homme. Cependant, j'ordonne qu'on le fouille. On ne découvre sur lui aucun papier de nature à établir son identité. Mais dans une des poches de son pantalon, savez-vous ce qu'on trouve ? Vingt billets de banque de cent francs soigneusement enveloppés dans un fragment de journal.

M. de Trégars avait tressailli.

-- Quelle révélation !... murmura-t-il.

Ce n'était pas aux circonstances actuelles que s'appliquait ce mot.

Mais le commissaire de police devait s'y méprendre.

-- Oui, c'était une révélation, reprit-il. Pour moi, ces deux mille francs valaient un aveu ; ils ne pouvaient être que les arrhes d'un crime. Aussi, sans perdre une minute, je saute dans un fiacre et je me fais conduire chez Brion. Tout le monde y était sens dessus dessous, car on venait d'y ramener les chevaux. J'interroge, et dès les premiers mots la justesse de mes présomptions m'est démontrée. Le misérable qui venait de mourir n'était pas un cocher de Brion. Voici ce qui était arrivé. À deux heures, lorsque la voiture commandée par M. Van Klopen avait dû sortir pour venir prendre Lucienne, on avait dû envoyer chercher le cocher et le valet de pied, qui s'étaient attardés à boire dans un cabaret voisin, avec un individu qui était venu les voir dans la matinée. Ils étaient un peu avinés, mais pas assez pour qu'il fût imprudent de leur confier des chevaux, et même on devait croire que le grand air les dégriserait. Ils étaient donc partis, mais ils n'étaient pas allés fort loin, car un de leurs camarades les avait vus arrêter la voiture devant un marchand de vins et y rejoindre ce même individu avec lequel ils avaient riboté toute la matinée...

-- Et qui n'était autre que l'homme qui est mort ?

-- Attendez. Ces renseignements obtenus, je me fais indiquer le marchand de vins, j'y cours et je demande le cocher et le valet de pied de Brion. Ils y étaient encore, et on me les montre, dans un cabinet particulier, étendus à terre et dormant... J'essaie de les réveiller, inutile ! Je commande de les arroser largement, peine perdue ! Un broc d'eau fraîche qu'on leur lance à la face ne leur arrache qu'un grognement inarticulé... Je devine sur-le-champ ce qu'on leur a fait prendre. J'envoie chercher un médecin et je demande au marchand de vins des explications. C'est son garçon et sa femme qui me répondent. Ils me racontent que vers deux heures est entré chez eux un homme qui leur a dit être un employé de Brion, et qui leur a commandé de servir trois verres pour lui et deux camarades qui vont venir.

Ils servent, et l'instant d'après, une voiture s'arrête à la porte et un cocher et un valet de pied en descendent. Ils étaient, prétendaient-ils, très-pressés et ne voulaient qu'avaler une tournée. Ils en avalent trois coup sur coup, puis ils font venir un litre... Ils oubliaient évidemment leurs chevaux qu'ils avaient donné à tenir au commissionnaire du coin. Bientôt l'homme propose une partie. Les autres acceptent, et les voilà installés dans le cabinet, tapant du poing sur la table pour demander du vin bouché. La partie dura bien vingt minutes. Au bout de ce temps, l'homme qui s'est présenté le premier reparaît, l'air très-contrarié, disant que c'est bien désagréable, ce qui arrive, que ses camarades sont ivres-morts, qu'ils vont manquer leur service et que le patron, qui tient à contenter ses pratiques, les chassera certainement. Bien qu'il eût bu autant et même plus que les autres, il avait tout son sang-froid. Après avoir réfléchi un moment :

-- « Il me vient une idée, fait-il... Entre amis on doit s'entr'aider, n'est-ce pas ?... Je vais prendre la livrée du cocher et conduire à sa place... Justement je connais la pratique qu'il allait chercher, c'est une vieille dame très-bonne, et je lui conterai un mensonge pour expliquer l'absence du valet de pied... »

Persuadés qu'ils ont affaire à un employé de Brion, la femme du marchand de vins et son garçon ne trouvent rien à redire à ce beau projet.

Le bandit revêt la livrée du cocher endormi, monte sur le siége à sa place et part après avoir dit qu'il reviendra prendre ses camarades dès que son service sera fini, que sans doute à ce moment ils seront dégrisés.

M. de Trégars connaissait assez le savoir-faire du commissaire de police pour ne pas s'étonner de sa promptitude à obtenir des renseignements précis.

Déjà il poursuivait :

-- Juste comme je terminais mon interrogatoire, le médecin arrive. Je lui montre mes ivrognes, et immédiatement il reconnaît que j'ai deviné juste et que ces hommes ont été endormis avec un de ces narcotiques dont se servent certains voleurs pour dépouiller leurs victimes. Une potion qu'il leur administre, en leur desserrant les dents avec une lame de couteau, les tire de leur léthargie. Ils ouvrent les yeux et bientôt sont en état de répondre à mes questions. Ils sont furieux du tour qui leur a été joué, mais ils ne connaissent pas l'homme. Ils l'ont vu, me jurent-ils, pour la première fois le matin même, et ils ignorent jusqu'à son nom...

Il n'était plus de doute possible après de si complètes explications.

Le commissaire de police avait bien vu et il le prouvait.

Ce n'était pas d'un vulgaire accident que venait d'être victime Mlle Lucienne, mais d'un crime laborieusement conçu et exécuté avec une audace inouïe, d'un de ces crimes comme il ne s'en commet que trop, dont les combinaisons, neuf fois sur dix, écartent jusqu'au soupçon et déjouent tous les efforts de la justice humaine.

Comment les choses s'étaient passées, M. de Trégars désormais le discernait aussi clairement que s'il lui eût été donné de recueillir l'aveu des coupables.

Un homme s'était trouvé pour exécuter ce périlleux programme :

Lancer des chevaux à fond de train, jusqu'à les faire s'emporter, et accrocher quelque lourde charrette.

Le misérable jouait sa vie, à ce jeu, la légère voiture devant infailliblement être brisée en mille pièces. Mais il avait dû compter sur son adresse et son sang-froid pour éviter le choc, pour sauter à terre sain et sauf, pendant que Mlle Lucienne, lancée sur le pavé, serait probablement tuée sur le coup...

L'événement avait trompé ses calculs, et il avait été victime de sa scélératesse, mais sa mort était un malheur.

-- Car maintenant, reprit le commissaire de police, voilà rompu entre nos mains le fil qui infailliblement nous eût conduit à la vérité. Qui a commandé et payé le crime ? Nous le savons, puisque nous savons à qui le crime profite. Cela ne nous suffit pas : il faut à la justice plus que des preuves morales. Vivant, ce bandit eût parlé. Sa mort assure l'impunité des misérables dont il n'était que l'instrument.

-- Peut-être ! dit M. de Trégars.

Et ce disant, il sortait de sa poche et montrait le billet trouvé dans le portefeuille de Vincent Favoral, ce billet si obscur la veille, et à cette heure si terriblement clair :

« Je ne conçois rien à votre négligence. Il faudrait en finir avec l'affaire Van Klopen... là est le danger... »

Le commissaire de police n'y jeta qu'un coup d'œil, et répondant aux objections de sa vieille expérience, bien plus qu'il ne s'adressait à M. de Trégars :

-- On ne saurait le contester, murmura-t-il, c'est au crime d'aujourd'hui qu'ont trait ces recommandations si pressantes ; et adressées à Vincent Favoral, elles attestent sa complicité. C'est lui qui s'était chargé d'en finir avec l'affaire Van Klopen, c'est-à-dire avec Lucienne. C'est lui, j'en mettrais la main au feu, qui avait traité avec le faux cocher.

Il demeura plus d'une minute plongé dans ses réflexions, puis :

-- Mais qui adressait ces recommandations à Vincent Favoral ? reprit-il. Le savez-vous, monsieur le marquis ?...

Ils se regardaient, et le même nom leur montait aux lèvres :

-- La baronne de Thaller...

Ce nom, cependant, ils ne le prononcèrent pas...

Le commissaire de police s'était rapproché du bec de gaz qui éclairait le bureau des époux Fortin, et chaussant ses lunettes, il examinait le billet avec la plus méticuleuse attention, étudiant le grain et la transparence du papier, l'encre, les caractères...

Et à la fin :

-- Ce billet, déclara-t-il, ne saurait constituer une preuve manifeste, matérielle, telle qu'il nous la faut pour obtenir, d'un juge d'instruction, un mandat d'amener...

Et Marius se récriant :

-- Ce billet, insista-t-il, est écrit de la main gauche, avec de l'encre ordinaire, sur du papier écolier, tel qu'il s'en trouve partout... Or, toutes les écritures de la main gauche se ressemblent... Concluez.

Mais M. de Trégars ne se tenait pas pour battu.

-- Attendez ! interrompit-il.

Et brièvement, bien qu'avec la dernière exactitude, il se mit à raconter sa visite à l'hôtel de Thaller, son entretien avec Mlle Césarine, avec la baronne ensuite, et enfin avec le baron.

C'est d'une façon saisissante qu'il retraçait la scène qui avait eu lieu dans le grand salon, entre Mme de Thaller et un homme de mine plus que suspecte, cette scène dont une glace lui avait livré jusqu'au moindre détail...

Le sens en éclatait, désormais, plus clair que le jour.

Cet homme de mine suspecte avait été un des entremetteurs du meurtre, de là le trouble de la baronne quand il lui avait fait passer sa carte, et sa précipitation à le rejoindre. Si elle avait eu un mouvement d'effroi lorsqu'il lui avait adressé la parole, c'est qu'il lui annonçait l'accomplissement du crime. Si elle avait eu ensuite un geste de joie, c'est qu'il lui apprenait que le cocher avait été tué du même coup et qu'elle se trouvait ainsi débarrassée d'un complice dangereux...

Le commissaire de police hochait la tête.

-- Tout cela est probable, murmurait-il, mais ce n'est que probable...

De nouveau M. de Trégars l'arrêta.

-- Je n'ai pas terminé, fit-il.

Et il poursuivit plus vite, disant à quel guet-apens il venait d'échapper, comment tout à coup, dans un restaurant, il avait été brutalement provoqué par un inconnu, comment il s'était précipité sur cet abject drôle et lui avait arraché une lettre accablante et qui ne pouvait laisser de doutes sur la mission dont il s'était chargé.

Les yeux du commissaire de police étincelaient.

-- Cette lettre ! s'écria-t-il, cette lettre !...

Et dès qu'il l'eut parcourue :

-- Ah ! cette fois, reprit-il, je crois que nous l'emportons... « Il s'agit de faire tenir tranquille un monsieur gênant... » Le marquis de Trégars, parbleu ! qui est sur la bonne piste... « Ce sera pour vous l'affaire d'un coup d'épée... » Naturellement, les morts ne gênent personne... « Ce sera pour nous l'occasion de partager une somme assez ronde... » Honnête commerce, en vérité !...

L'excellent homme se frottait les mains à s'enlever l'épiderme.

-- Enfin, nous tenons un fait positif, continuait-il, une base où asseoir nos accusations... Soyez tranquille : cette lettre va nous livrer le gredin qui vous a provoqué, qui nous livrera l'entremetteur, qui ne manquera pas de nous livrer la baronne de Thaller... Lucienne sera vengée !... Si avec cela nous pouvions mettre la main sur Vincent Favoral !... Mais bast ! on finira bien par le dénicher. J'ai vu ce tantôt le juge d'instruction chargé de l'affaire du Crédit mutuel , et sur un mot de lui, la préfecture a mis en campagne deux gaillards qui ont un flair supérieur et qui savent leur métier...

Mais il fut interrompu par Maxence qui rentrait hors d'haleine, tenant à la main les médicaments qu'il était allé chercher...

-- J'ai cru, dit-il, que ce pharmacien n'en finirait jamais !

Et désolé d'être resté si longtemps absent, inquiet et pressé de remonter :

-- Ne voulez-vous pas voir Lucienne ? ajouta-t-il, s'adressant à M. de Trégars bien plus qu'au commissaire de police.

Pour toute réponse, ils le suivirent.

C'était un pauvre logis que la chambre de Mlle Lucienne, sans autres meubles qu'un étroit lit de fer, une commode boiteuse, quatre chaises de paille et une petite table. Au lit et aux fenêtres étaient des rideaux de calicot blanc, dont la bordure, jadis bleue, était devenue jaune à la lessive.

Souvent Maxence avait supplié son amie de prendre un logement plus confortable, toujours elle avait refusé.

-- Il faut économiser, répondait-elle ; cette chambre me suffit, et d'ailleurs j'y suis habituée.

Lorsque M. de Trégars et le commissaire y arrivèrent, la maîtresse de l' Hôtel des Folies , l'estimable Mme Fortin, était accroupie devant la cheminée où elle avait allumé du feu et où elle surveillait une tisane.

Entendant des pas, elle se dressa, et le doigt sur les lèvres :

-- Chut ! fit-elle, prenez garde de la réveiller !

Précaution inutile :

-- Je ne dors pas, fit Mlle Lucienne d'une voix faible ; mais qui donc est là ?

-- Moi, répondit Maxence en s'avançant vers le lit.

Il ne fallait que voir la pauvre jeune fille pour comprendre les épouvantables angoisses de Maxence. Elle était plus blanche que le drap, et la fièvre, cette fièvre horrible qui suit les graves blessures, donnait à ses yeux un éclat sinistre.

-- Vous n'êtes pas seul, Maxence, reprit-elle.

-- Je suis avec lui, mon enfant, répondit le commissaire. Je viens vous demander pardon de vous avoir si mal protégée...

D'un geste triste et doux, elle hochait la tête :

-- C'est moi qui ai manqué de prudence, interrompit-elle, car aujourd'hui, en route, il m'avait semblé m'apercevoir de quelque chose... J'ai eu peur d'avoir peur pour rien !... Mais bast ! ce qui est arrivé ce soir serait quand même arrivé un jour ou l'autre... Les misérables qui depuis tant d'années s'acharnent après moi doivent être contents... Ils vont être débarrassés de moi...

-- Lucienne !... fit douloureusement Maxence.

M. de Trégars, à son tour, s'était approché.

-- Vous vivrez, mademoiselle, prononça-t-il d'une voix émue, vous vivrez pour apprendre à aimer la vie...

Et comme elle arrêtait sur lui ses grands yeux surpris :

-- Vous ne me connaissez pas, ajouta-t-il.

Timidement, et comme si elle eût douté de la réalité :

-- Vous, fit-elle, le marquis de Trégars...

-- Oui, mademoiselle... votre frère...

Arbitre des événements, Marius de Trégars ne se fût, certainement, ni si vite, ni si complétement découvert.

Mais comment demeurer maître de soi, devant ce lit où une pauvre fille allait mourir peut-être, sacrifiée aux terreurs et aux convoitises de la misérable qui était sa mère, mourir à vingt ans, victime du plus lâche et du plus odieux des crimes ! Comment se défendre d'une immense pitié, à la vue de cette infortunée qui avait enduré tout ce que peut souffrir une créature humaine, dont la vie n'avait été qu'une lutte douloureuse, dont le courage s'était haussé au-dessus de toutes les adversités, et qui avait su traverser sans une souillure toutes les fanges parisiennes !...

Marius d'ailleurs n'était pas de ces hommes qui se défient de leur premier mouvement ; qui ne s'émeuvent qu'à bon escient ; qui réfléchissent et calculent avant de s'abandonner aux inspirations de leur cœur.

Lucienne était bien la fille du marquis de Trégars, il en avait acquis la certitude absolue ; il savait que le même sang coulait dans leurs veines... Il le lui dit.

Et il le lui dit surtout parce qu'il la jugeait en danger et qu'il voulait, si elle venait à mourir, qu'elle eût eu du moins cette joie suprême.

Pauvre Lucienne... Jamais elle n'avait osé rêver un tel bonheur. Tout son sang afflua à ses joues, et d'un accent où vibrait toute son âme :

-- Ah ! maintenant, oui, prononça-t-elle, oui, je voudrais vivre !

Le commissaire de police, lui aussi, était ému :

-- Soyez sans inquiétude, mon enfant, dit-il de sa bonne voix, avant quinze jours vous serez sur pieds ; M. de Trégars est un fameux médecin !

Cependant elle avait essayé de se soulever sur ses oreillers, et ce seul mouvement lui avait arraché un cri de douleur :

-- Mon Dieu ! que je souffre !

-- Voilà ce que c'est que de ne pas vous tenir tranquille, ma chérie, fit la Fortin, d'un ton de gronderie maternelle. Oubliez-vous donc que le docteur vous a expressément défendu de bouger ?

C'est que c'était une femme de tête, que l'hôtesse de l' Hôtel des Folies , et dont rien n'était capable d'altérer l'admirable sang-froid. En ce moment même, elle se creusait la cervelle à chercher quel profit elle pourrait bien tirer de cette aventure.

Appelant dans l'embrasure de la fenêtre le commissaire de police, M. de Tregars et Maxence, elle se mit à leur expliquer avec force soupirs qu'il était fort imprudent de troubler le repos de Mlle Lucienne. Elle était bien malade, la chère fille, affirmait l'estimable hôtelière, bien plus malade que ces messieurs ne l'imaginaient. Elle avait été horriblement meurtrie, une de ses épaules était luxée, et le médecin redoutait quelqu'une de ces lésions internes dont les symptômes mortels ne se révèlent que plus tard...

Son avis était donc qu'on se hâtât d'envoyer chercher une garde-malade.

Certes, il lui eût été doux de passer la nuit au chevet de sa chère locataire ; mais elle n'y devait pas songer, réclamée qu'elle était par les soins de son hôtel, car elle ne pouvait se reposer en rien sur son mari, le sieur Fortin étant d'une santé très-délicate et ayant un sommeil si profond qu'on pouvait bien briser toutes les sonnettes sans l'éveiller assez pour tirer le cordon.

Heureusement elle connaissait dans le voisinage une veuve qui était l'honnêteté même, et qui n'avait pas sa pareille pour soigner les malades... Devait-elle la faire prévenir ?... Car il était absolument nécessaire que Mlle Lucienne eût une femme près d'elle...

C'est d'un regard inquiet et suppliant que Maxence consultait M. de Trégars. Dans ses yeux se lisait la proposition qui lui brûlait les lèvres :

-- Si j'allais chercher Gilberte ?

Cette proposition, il n'eut pas le temps de la formuler.

Si bas qu'on eût parlé, Mlle Lucienne avait entendu.

-- J'ai une amie, dit-elle, qui, certainement, me rendrait ce triste service de me veiller.

Les autres se rapprochèrent.

-- Quelle amie ? interrogea le commissaire de police.

-- Vous la connaissez bien, monsieur, c'est cette pauvre fille qui m'avait recueillie chez elle, aux Batignolles, à ma sortie de l'hôpital, qui m'est venue en aide pendant la Commune, et que vous avez tirée des prisons de Versailles...

-- Savez-vous donc ce qu'elle est devenue ?...

-- Je le sais depuis hier que j'ai reçu une lettre d'elle. Oh ! une lettre bien amicale. Elle m'écrit qu'elle a trouvé de l'argent pour monter un atelier de couturière et qu'elle compte sur moi pour l'aider et surveiller ses ouvrières. C'est rue Saint-Lazare qu'elle va s'établir, ces jours-ci, et en attendant, elle demeure rue du Cirque...

M. de Trégars et Maxence avaient tressailli.

-- Comment donc s'appelle votre amie ? demandèrent-ils vivement.

-- Zélie Cadelle.

Ignorant les détails de la visite des deux jeunes gens rue du Cirque, le commissaire de police ne pouvait s'expliquer leur trouble.

-- Je crois, dit-il, qu'il serait peu convenable de s'adresser maintenant à cette fille.

-- C'est à elle seule, au contraire, que nous devons recourir, interrompit M. de Trégars.

Et comme il avait ses raisons de se défier de la Fortin, il entraîna le commissaire hors de la chambre, sur le palier, et là, en deux mots, il lui expliqua que cette Zélie était précisément la femme qu'il avait trouvée rue du Cirque, dans ce somptueux hôtel où Vincent Favoral, sous le nom de M. Vincent, menait, au dire des voisins, un train de prince.

Le commissaire de police était confondu.

Comment n'avait-il pas su cela plus tôt !... À quoi tiennent cependant les destinées !... Enfin, mieux valait tard que jamais.

-- Ah ! vous avez raison cent fois, monsieur le marquis, déclara-t-il. Cette fille, évidemment, doit connaître le secret de Vincent Favoral, le mot de l'énigme que nous cherchons en vain... Ce qu'elle n'a pas dit à vous, un étranger, elle le dira à Lucienne, son amie...

Maxence s'offrait pour courir chercher Zélie Cadelle.

-- Non, lui répondit Marius, elle n'aurait qu'à vous connaître, elle se défierait, elle refuserait de venir.

C'est donc le sieur Fortin qui fut expédié rue du Cirque, et qui partit en maugréant, encore bien qu'on lui eût donné cent sous pour sa course et cent sous pour prendre une voiture...

-- Et maintenant, dit le commissaire de police à Maxence, nous allons, vous et moi, nous retirer, moi parce que ma qualité de commissaire effaroucherait Mme Cadelle, vous parce qu'étant le fils de Vincent Favoral vous la gêneriez certainement...

Ils sortirent donc, mais M. de Trégars ne resta pas longtemps seul avec Mlle Lucienne.

Le sieur Fortin avait eu la délicatesse de ne pas muser en route.

Onze heures sonnaient, lorsque Zélie Cadelle entra comme un tourbillon dans la chambre de son amie.

Telle avait été sa hâte d'accourir, qu'elle n'avait pas pensé à sa toilette. Elle avait campé sur ses cheveux dépeignés le premier chapeau qui lui était tombé sous la main, et jeté un châle sur le vieux peignoir que Marius lui avait vu le tantôt.

-- Comment, ma pauvre Lucienne, s'écria-t-elle, tu serais si malade que cela !...

Mais elle s'arrêta court ; elle venait de reconnaître M. de Trégars ; et d'un ton soupçonneux :

-- Voilà une rencontre !... fit-elle.

Marius s'inclina.

-- Vous connaissez Lucienne ?

Ce qu'elle entendait par là, il le comprit.

-- Lucienne est ma sœur, madame, dit-il froidement.

Elle haussa les épaules.

-- Quelle blague !...

-- C'est la vérité, affirma Mlle Lucienne, je te le jure, et tu sais que je ne mens jamais...

Mme Zélie tombait des nues.

-- Puisque tu le dis !... grommela-t-elle... Mais c'est égal, c'est raide...

D'un geste, M. de Trégars lui imposa silence :

-- C'est même parce que Lucienne est ma sœur, reprit-il, que vous la voyez là, sur ce lit... On a tenté aujourd'hui de l'assassiner...

-- Oh !...

-- C'est sa mère qui a essayé de se défaire d'elle, pour s'emparer de la fortune que mon père lui avait léguée... Et il y a tout lieu de croire que le guet-apens a été combiné par Vincent Favoral...

Mme Zélie ne comprenait pas bien, mais lorsque Marius et Mlle Lucienne lui eurent appris ce qu'il était utile qu'elle sût :

-- Ah çà, mais, s'écria-t-elle, c'est une affreuse canaille que le papa Vincent !

Et comme M. de Trégars restait muet :

-- Ce tantôt, reprit-elle, je ne vous ai pas menti, mais je ne vous ai pas tout dit...

Elle s'arrêta, et après un moment de délibération :

-- Tant pis pour le père Vincent ! poursuivit-elle. Ah ! il a voulu tuer Lucienne. Eh bien ! vous allez savoir tout ce que je sais. Primo, il ne m'était rien de rien... Dame ! ce n'est pas très-flatteur pour moi, mais c'est comme cela... Jamais il ne m'a seulement embrassé le bout du doigt... Il disait comme cela qu'il m'aimait, mais qu'il me respectait encore plus parce que je ressemblais à une fille qu'il avait perdue... Vieux farceur ! Et moi qui le croyais ! Car je le croyais, parole d'honneur ! dans les commencements... Mais on n'est pas si bête qu'on en a l'air... Je n'ai pas tardé à reconnaître qu'il se moquait de moi, et qu'il ne m'avait que pour détourner les soupçons d'une autre femme...

-- De quelle femme ?...

-- Ah ! dame, ni moi non plus ! Tout ce que je sais, c'est qu'elle est mariée, qu'il en est fou, et qu'elle doit filer avec lui...

-- Il n'est donc pas parti ?

Le visage de Mme Cadelle s'était assombri, et pendant une bonne minute elle parut hésiter.

-- Savez-vous, dit-elle enfin, que ma réponse va me coûter gros. On m'a promis le Pérou, mais je ne le tiens pas... si je parle, bonsoir, je n'aurai rien.

M. de Trégars ouvrait la bouche pour la rassurer, elle lui coupa la parole :

-- Eh bien ! non, fit-elle, le père Vincent n'est pas parti. Il a monté une comédie pour dépister, à ce qu'il m'a dit, le mari de sa belle, il a fait filer des tas de bagages à l'étranger, mais il est resté à Paris.

-- Et vous savez où il se cache ?

-- Rue Saint-Lazare, parbleu ! dans le logement que j'ai loué il y a quinze jours...

D'une voix que faisait trembler l'émotion d'un succès presque certain :

-- Consentiriez-vous à m'y conduire ? demanda M. de Trégars.

-- Quand vous le voudrez... dès demain.

XI

En sortant de la chambre de Mlle Lucienne :

-- Rien ne me retient plus à l' Hôtel des Folies , dit le commissaire de police à Maxence. Tout ce qui est possible sera fait et bien fait par le marquis de Trégars. Donc, je regagne mon logis et je vous emmène, j'ai de la besogne par-dessus la tête, vous me donnerez un coup de main...

Ce n'était rien moins qu'exact, ce qu'il disait là ; mais il craignait que Maxence, dont la tête était absolument perdue, ne commît quelque imprudence et ne compromît le succès de la mission de M. de Trégars.

Il s'efforçait de penser à tout, de livrer au hasard le moins possible, en homme qui a vu les entreprises les mieux combinées échouer faute d'une futile précaution.

Une fois dans la cour, il ouvrit la porte de la loge où les honorables époux Fortin délibéraient et échangeaient leurs conjectures au lieu de songer à se mettre au lit. Car ils étaient extraordinairement intrigués de tous ces événements qui se succédaient, et inquiets de tant d'allées et de venues. Et leur locataire, Lucienne, qui tout à coup se trouvait la sœur d'un marquis !...

-- Je rentre chez moi, leur dit le commissaire, mais avant, écoutez une recommandation : vous ne laisserez monter personne, vous m'entendez bien, personne d'étranger près de Mlle Lucienne. Et rappelez-vous que je n'admettrais aucune excuse, et qu'il ne s'agirait pas de venir me dire après : « Ce n'est pas notre faute, on ne voit pas tous les gens qui entrent, » et autres niaiseries...

Il s'exprimait de ce ton dur et impérieux dont les hommes de police ont le secret, lorsqu'ils s'adressent à des gens que leur conduite a fait tomber sous leur dépendance...

-- Nous allons fermer notre porte, répondirent les estimables hôteliers. Monsieur le commissaire peut être tranquille...

-- Je le suis, parce que si vous veniez à me désobéir j'en serais averti, et qu'il en résulterait pour vous les plus graves désagréments... Outre que votre hôtel serait fermé sans miséricorde, vous vous trouveriez impliqués dans une très-mauvaise affaire...

La plus ardente curiosité flambait dans les petits yeux de la Fortin.

-- J'ai bien compris tout de suite, commença-t-elle, qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire...

Mais le commissaire lui coupa la parole.

-- Je n'ai pas fini. Il se peut que ce soir ou demain il se présente quelqu'un qui vous demande des nouvelles de Mlle Lucienne...

-- Et alors ?

-- Vous répondrez qu'elle est au plus mal, et qu'elle n'a ni prononcé une parole ni repris connaissance depuis sa chute, et que certainement elle ne passera pas la journée...

L'effort que s'imposait la Fortin, pour garder le silence, donnait mieux que tout la mesure de la frayeur que lui inspirait le commissaire.

-- Ce n'est pas tout, poursuivit-il. Dès que le quelqu'un en question se retirera, vous le suivrez sans affectation jusqu'à la porte de la rue, et vous le désignerez du doigt, tenez, comme cela, à un de mes agents qui se trouvera par hasard sur le boulevard...

-- Et s'il ne s'y trouvait pas ?...

-- Il s'y trouvera, rassurez-vous...

Les regards de détresse qu'échangeaient les honorables hôteliers n'annonçaient pas une conscience bien tranquille.

-- C'est-à-dire que nous voilà en surveillance, gémit le sieur Fortin. Qu'avons-nous fait pour qu'on se défie ainsi de nous ?...

Lui répondre eût été plus long que difficile.

-- Faites ce que je vous dis, insista durement le commissaire, et ne vous occupez pas du reste. Et sur ce, bonne nuit !...

Il avait raison de se porter garant de l'exactitude de son agent, car aussitôt qu'il sortit de l'étroit couloir de l' Hôtel des Folies , un homme passa près de lui qui, sans paraître s'adresser à lui ni seulement le connaître, dit à demi-voix :

-- Quoi de nouveau ?

-- Rien, répondit-il, sinon que la Fortin a le mot. La souricière est bien tendue, à toi d'ouvrir l'œil et de filer quiconque viendrait s'informer de Mlle Lucienne.

Et il pressa le pas, toujours suivi de Maxence, qui s'en allait comme un corps sans âme, torturé par les plus effroyables angoisses.

Comme le commissaire avait été absent toute la soirée, quatre ou cinq personnes l'attendaient à son bureau pour des affaires courantes. Il les expédia en moins de rien, après quoi, s'adressant à un agent de service :

-- Ce soir, lui dit-il, vers neuf heures, dans un des restaurants du boulevard, une rixe a eu lieu... Un consommateur en a provoqué grossièrement un autre...

Vous allez vous rendre dans ce restaurant ; vous vous ferez expliquer ce qui s'est passé, et vous me saurez qui est au juste ce provocateur, son nom, sa profession, son domicile...

En homme accoutumé à de telles commissions :

-- Peut-on avoir son signalement ? demanda l'agent.

-- Oui. C'est un homme d'un certain âge déjà, tournure militaire, grosses moustaches, chapeau sur l'oreille...

-- Un « crâneur », quoi ! Je vois ça d'ici.

-- Eh bien ! allez, je ne me coucherai pas que vous ne soyez de retour... Ah ! j'oubliais : sachez aussi ce qu'on pensait ce soir à la petite Bourse de l'affaire du Crédit mutuel, et ce qu'on disait de l'arrestation du sieur Saint-Pavin, directeur du Pilote financier , et d'un banquier nommé Jottras...

-- Peut-on prendre une voiture ?

-- Prenez.

L'agent prit ses jambes à son cou, et il n'était pas hors de la maison, que le commissaire ouvrant une porte qui donnait dans un petit cabinet de travail, appela :

-- Félix !

C'était son secrétaire, un garçon d'une trentaine d'années, blond, à l'air doux et timide, ayant dans sa longue redingote les allures d'un ancien séminariste. Il parut tout aussitôt.

-- Vous m'appelez, monsieur ?

-- Mon cher Félix, reprit le commissaire, je vous ai vu autrefois imiter fort joliment toutes sortes d'écritures...

Le secrétaire rougit, beaucoup sans doute à cause de Maxence, qu'il voyait assis près de son patron. C'était un garçon très-honnête, mais il est de ces petits talents dont on n'aime pas à s'entendre louer, et le talent de contrefaire l'écriture d'autrui est de ce nombre, par la raison que, fatalement et tout de suite, il éveille des idées de faux...

-- C'est en m'amusant que je faisais cela, monsieur ! balbutia-t-il.

-- Seriez-vous ici s'il en était autrement ? fit le commissaire. Seulement il s'agit cette fois non de vous amuser, mais de me rendre service.

Et tirant de son portefeuille la lettre arrachée par M. de Trégars à l'homme du restaurant :

-- Examinez-moi cette écriture, reprit-il, et dites-moi si vous êtes de force à l'imiter passablement.

Étalant la lettre sous la lampe, en pleine lumière, le secrétaire resta bien deux minutes à l'étudier avec la minutieuse attention d'un expert. Et en même temps, il grommelait :

-- Pas commode du tout !... Fichue écriture à contrefaire... Pas un trait saillant, pas un signe caractéristique !... Rien qui frappe l'œil et saisisse l'attention !... Ce doit être quelque ancien huissier qui a griffonné cela...

En dépit de ses préoccupations, le commissaire souriait.

-- Vous pourriez bien avoir deviné, dit-il.

Ainsi encouragé :

-- Enfin, je vais essayer, déclara Félix.

Il prit une plume, et après une douzaine de tentatives :

-- Est-ce cela ? demanda-t-il, en tendant une feuille de papier.

Soigneusement le commissaire compara l'original et la copie.

-- Ce n'est pas parfait, murmura-t-il, mais la nuit, l'imagination troublée par un grand péril... Ne faut-il pas risquer quelque chose, d'ailleurs...

-- Si j'avais quelques heures pour m'exercer...

-- Vous ne les avez pas... Allons, reprenez la plume, et écrivez de cette même écriture ce que je vais vous dire.

Et après un moment de réflexion, il dicta :

« Tout va bien. T... provoqué, se bat demain à l'épée. Seulement, notre homme, que je ne quitte pas, refuse de marcher si on ne lui compte pas deux mille francs avant l'affaire. Je ne les ai pas. Remettez-les au porteur, qui a l'ordre de vous attendre. »

Le commissaire suivait, penché sur l'épaule de son secrétaire, et le dernier mot écrit :

-- Parfait ! s'écria-t-il. Vite l'adresse : Madame la baronne de Thaller, rue de la Pépinière...

Il est des professions qui éteignent chez ceux qui les exercent, toute curiosité. C'est avec la plus profonde indifférence et sans une question, que le secrétaire avait fait ce qu'on lui avait demandé.

-- Maintenant, reprit le commissaire, vous allez, mon cher Félix, vous donner autant que possible la tournure d'un garçon de restaurant, et porter cette lettre à son adresse...

-- À cette heure...

-- Oui. La baronne de Thaller est en soirée. Vous direz à ses domestiques que vous lui apportez la réponse de l'affaire de tantôt. Ils ne comprendront pas, mais ils vous permettront d'attendre leur maîtresse chez le concierge. Dès qu'elle rentrera, vous lui remettrez la lettre, en disant que la réponse est attendue par deux messieurs qui soupent dans votre restaurant. Il se peut qu'elle s'écrie que vous êtes un drôle, qu'elle ne sait pas ce que cela signifie... c'est que nous aurions été prévenus.

En ce cas, déguerpissez sans demander votre reste. Mais il y a bien des chances pour qu'elle vous donne les deux mille francs, et alors il faudra vous arranger de façon à ce qu'on la voie bien vous les donner... C'est bien entendu ?

-- Très-bien.

-- En route alors, et ne perdez une minute. J'attends...

Loin de Mlle Lucienne, Maxence, peu à peu, avait été rappelé au sentiment de la situation, et c'est avec une curiosité mêlée d'étonnement qu'il regardait agir et s'empresser le commissaire de police.

L'excellent homme retrouvait son activité de vingt ans et cette fièvre d'espoir et cette impatience du succès qu'éteignent les années.

Il y avait si longtemps que cette affaire était sa constante préoccupation !...

Il n'était encore qu'officier de paix lorsqu'il avait eu l'occasion de soustraire Mlle Lucienne aux suites désastreuses d'une dénonciation infâme. De ce jour, il s'y était attaché, à mesure qu'il l'avait mieux connue.

Pour un homme de sa profession, confident obligé de toutes les hontes secrètes et de toutes les flétrissures ignorées, condamné à laver le linge sale d'une société corrompue, c'était un rare phénomène et digne d'étude que cette jeune fille d'une exquise beauté, livrée à elle-même, et qui conservait intact le pur sentiment de l'honneur, qui savait se défendre de toutes les séductions, résister à des tentations presque irrésistibles et repousser même les épouvantables suggestions de la misère et de la faim.

Dès cette époque, il s'était demandé :

-- Qui donc peut lui en vouloir ? Qui donc gêne-t-elle ?

Mais il n'avait que de vagues soupçons. Plus tard seulement, lors de l'attaque de nuit, il avait eu la certitude d'une machination ayant pour but de se défaire de Mlle Lucienne.

Qu'y avait-il au fond de ce crime avorté ?...

-- Je le saurai, dit-il, je saurai quels gens ont un si puissant intérêt à supprimer ma protégée.

Ce devint, en effet, sa préoccupation habituelle, quelque chose comme une de ces innocentes manies qui bouchent tous les vides de l'existence.

Quand il avait fait son métier, comme il disait, expédié toutes ces affaires banales, stupides, ridicules ou ignobles, qui sont du ressort d'un commissaire, c'est à l'énigme qu'il s'était juré de déchiffrer qu'il songeait.

Pour guider ses recherches, il n'avait rien que le récit que lui avait fait de sa vie Mlle Lucienne. C'était assez pour qu'il en tirât des déductions dont l'événement devait démontrer la justesse.

Aisément les hommes de police se laissent aller aux conjectures les plus aventurées. Ils ont vu si souvent l'impossible se réaliser, qu'il n'est pas pour eux de combinaisons inadmissibles. Les plus bizarres conceptions des romanciers ne sauraient surprendre des gens qui ont étudié les complications des intérêts, les écarts des passions, tous les vertiges de l'esprit et des sens.

-- Lucienne a été abandonnée par ses parents, pensait le digne homme, c'est eux qu'elle gêne, et c'est eux qu'il s'agit de retrouver.

C'était aisé à dire, non à exécuter. Où prendre le bout de fil qui pouvait conduire à la vérité ?

Des recherches qu'il fit à Louveciennes n'amenèrent aucun résultat.

Après la Commune, lorsque Lucienne fut dénoncée en même temps que son amie Zélie et conduite à Versailles, alors seulement le brave commissaire eut un indice. On lui confia la lettre qui avait motivé l'arrestation. C'était peu de chose, pour le moment ; ce pouvait devenir décisif, car c'était un moyen de vérification.

C'est pourquoi, lorsque Van Klopen proposa à Mlle Lucienne de devenir en quelque sorte l'enseigne vivante de sa maison, le commissaire de police, combattant ses répugnances, la détermina à accepter cette offre.

Il était persuadé que parmi le « beau monde » qui fréquente le bois de Boulogne, elle rencontrerait ses parents, et qu'un mouvement de physionomie les trahirait.

Et chaque fois que Mlle Lucienne se rendait au bois, il faisait monter sur le siége, vêtu d'une livrée de valet de pied, un homme à lui, un observateur intelligent et subtil.

L'expérience ne devait pas être inutile.

Dès la fin de la seconde semaine, cet observateur était venu lui dire.

-- Il est une femme qui, toutes les fois que sa voiture croise la nôtre, détourne la tête ou regarde Mlle Lucienne avec des yeux enflammés de haine et de colère... Cette femme est la baronne de Thaller.

Le commissaire, aussitôt, s'était procuré des lettres de la baronne et de son mari. Déception cruelle ! Leur écriture ne se rapprochait en rien de celle de la dénonciation.

Voilà exactement où il en était de ses investigations, lorsque Marius de Trégars, qu'il avait perdu de vue depuis plus de deux ans, vint lui confier la résolution qu'il avait prise de revendiquer la fortune de son père, et lui demander conseil.

En le revoyant, éclairé soudainement par sa ressemblance avec Mlle Lucienne :

-- J'ai trouvé ! s'écria-t-il.

Et, en effet, grâce aux renseignements que lui apportait Marius, ce n'avait été qu'un jeu, pour lui, de remonter jusqu'à la marquise de Javelle, et de reconstituer le passé de Mme de Thaller.

Maître de la vérité, il n'avait plus qu'à rechercher les moyens de la démontrer, lorsque arriva le désastre du Crédit mutuel .

Il ne crut pas une minute à l'innocence de Vincent Favoral, mais il fut persuadé qu'il n'était pas seul coupable, que ce n'était pas à lui qu'était revenue la plus grosse part des douze millions volés, et qu'enfin il avait été dupe des mêmes gredins qui avaient, si audacieusement autrefois, dépouillé le marquis de Trégars...

-- Et je le prouverai ! s'était-il écrié...

Il se voyait à la veille de tenir parole, et de là lui venait cette exaltation joyeuse dont Maxence s'étonnait.

-- Maintenant que nous voilà seuls, reprit-il, examinons un peu nos pièces de conviction.

Ayant dit, il tira d'un carton la dénonciation qui lui avait été confiée, et il la rapprocha de la lettre arrachée par M. de Trégars à son adversaire.

Manifestement l'écriture était la même.

-- Ce qui prouve, s'écria le commissaire, que ce n'est pas d'hier que l'homme suspect du grand salon est l'âme damnée de Mme de Thaller... Aux mêmes procédés, il m'avait bien semblé reconnaître les mêmes intrigants... Si M. de Trégars pouvait réussir !... D'un seul coup de filet, nous prendrions toute la bande !...

Le claquement de la porte brusquement ouverte lui coupa la parole. M. de Trégars entrait, tout essoufflé d'avoir couru :

-- Zélie a parlé ! dit-il.

Et tout de suite, s'adressant à Maxence :

-- Vous, mon cher ami, reprit-il, vous allez courir l' Hôtel des Folies ...

-- Lucienne serait-elle plus mal !...

-- Non. Ce n'est pas de Lucienne qu'il s'agit. Zélie a parlé, mais rien ne nous prouve qu'à la réflexion elle ne s'en repentira pas. Rien ne nous dit que l'idée ne lui viendra pas d'aller donner l'éveil. Donc, vous allez rentrer et ne pas la perdre de vue jusqu'au moment où j'irai la prendre, demain matin. Si elle voulait sortir, vous l'en empêcheriez.

Le commissaire avait compris l'importance de la précaution.

-- Vous l'en empêcherez, fût-ce de force, insista-t-il. Et au besoin, je vous autorise à requérir l'agent que j'ai en observation devant l' Hôtel des Folies , et que je vais faire prévenir.

Maxence sortit en courant.

-- Pauvre garçon, murmura Marius, je sais où est ton père ; maintenant qu'allons-nous apprendre ?...

Il avait à peine eu le temps de rapporter les renseignements qu'il venait d'obtenir de Mme Cadelle, lorsque reparut le premier des émissaires du commissaire de police.

-- La commission est faite, dit-il, du ton de suffisance d'un homme qui a mené à bien une tâche difficile.

-- Vous avez le nom de l'individu qui a provoqué M. de Trégars ?

-- C'est un nommé Corvi, dont la réputation est faite dans toutes les tables d'hôte où il y a des femmes et où on taille un petit bac de santé après le dîner. Je ne connais que lui. C'est un mauvais gars, qui se donne pour un ancien officier supérieur de l'armée italienne...

-- Son adresse ?

-- Il demeure rue de la Michodière..., chez une dame qui loue des chambres meublées. J'y suis allé, le portier m'a répondu que mon homme venait de sortir avec un particulier de mauvaise mine, et qu'ils devaient être à un petit café borgne au coin de la rue. J'y ai couru, et, en effet, j'ai vu mes deux gaillards attablés devant des bocks...

-- Ne nous glisseront-ils pas entre les doigts ?...

-- Pas de danger, ils sont bouclés !...

-- Comment cela ?...

-- C'est une idée qui m'est venue. Je me suis dit : s'ils allaient filer ! Et tout de suite, je suis allé avertir des sergents de ville. Je suis alors revenu m'embusquer près du café. Justement on le fermait. Mes deux particuliers sont sortis, je leur ai cherché une querelle d'Allemand... et maintenant ils sont au poste, bien recommandés...

Le commissaire fronçait les sourcils.

-- C'est peut-être beaucoup de zèle, murmura-t-il. Enfin, puisque c'est fait !... Vous êtes-vous informé de M. Saint-Pavin et du banquier Jottras ?...

-- Je n'ai pas eu le temps, il était trop tard... Monsieur le commissaire oublie qu'il est près de deux heures.

Comme il finissait, le secrétaire qui avait été envoyé rue de la Pépinière reparut.

-- Eh bien ? interrogea le commissaire de police, non sans une visible anxiété.

-- J'ai attendu Mme de Thaller plus d'une heure, répondit-il. Quand elle est rentrée en voiture, je lui ai remis la lettre, elle l'a lue et m'a donné les deux mille francs que voici, en présence de plusieurs domestiques...

À la vue des billets de banque, le commissaire de police s'était dressé d'un bond.

-- C'est fini ! s'écria-t-il de l'accent du triomphe, voilà la preuve qui nous manquait !...

XII

Il était plus de quatre heures, lorsqu'il fut enfin permis à Marius de Trégars de regagner son logis.

Il s'était longuement et minutieusement concerté avec le commissaire de police, il s'était efforcé de prévoir toutes les éventualités, sa conduite était parfaitement tracée, et il emportait cette certitude qu'en ce jour, qui se levait, serait définitivement gagnée ou perdue l'étrange partie qu'il jouait.

Lorsqu'il arriva chez lui :

-- Enfin, vous voici, monsieur ! s'écria son fidèle domestique.

C'était l'inquiétude, évidemment, qui avait tenu ce brave homme sur pied toute la nuit, mais telle était la préoccupation de Marius, qu'il n'y prit pas garde.

-- Personne n'est venu en mon absence ? interrogea-t-il.

-- Pardonnez-moi... Un monsieur s'est présenté dans la soirée, M. Costeclar, qui a paru très-contrarié de ne pas trouver monsieur... Il venait, à ce qu'il m'a dit, pour une affaire très-importante que monsieur sait bien, et il m'a chargé de prier monsieur de l'attendre demain... c'est-à-dire aujourd'hui, avant midi...

M. Costeclar était-il envoyé par M. de Thaller ?

Le directeur du Crédit mutuel avait-il réfléchi et se décidait-il à accepter les conditions qu'il avait d'abord refusées ?...

Il était, en ce cas, trop tard. Il n'était plus au pouvoir de qui que ce fût de suspendre l'action de la justice.

Sans plus s'inquiéter de cette visite :

-- Je suis écrasé de fatigue, dit M. de Trégars à son domestique, et je vais me jeter sur mon lit. À huit heures précises, tu m'éveilleras...

Mais c'est en vain qu'il demanda au sommeil quelques instants de répit.

Depuis quarante-huit heures que son esprit restait tendu outre mesure, ses nerfs s'étaient montés à un degré d'exaltation presque intolérable. Dès qu'il fermait les yeux, c'est avec une implacable précision que son imagination lui représentait tous les événements qui s'étaient succédé depuis cette après-midi de la place Royale, où il avait osé avouer son amour à Mlle Gilberte.

Qui lui eût dit, alors, qu'il engagerait cette lutte, dont l'issue fatalement allait être quelque scandale abominable où son nom serait mêlé !...

Qui lui eût dit qu'insensiblement, et par la force même des choses, il en arriverait à surmonter toutes ses répugnances et à rivaliser de ruses et de combinaisons tortueuses avec les misérables qu'il prétendait atteindre !

Mais il n'était pas de ceux qui, une fois engagés, regrettent, hésitent et reculent. Sa conscience ne lui reprochait rien, c'était pour la justice et le droit qu'il combattait, et Mlle Gilberte devait être la récompense du succès...

Huit heures sonnèrent ; son domestique entra.

-- Cours me chercher une voiture, commanda-t-il, en un tour de main je suis prêt...

Il était prêt, en effet, quand le vieux serviteur reparut, et comme il avait en poche de ces arguments qui donnent des jambes aux pires chevaux de fiacre, moins de dix minutes plus tard, il arrivait à l' Hôtel des Folies .

-- Comment va Mlle Lucienne ? demanda-t-il tout d'abord aux honorables hôteliers.

L'intervention du commissaire de police avait rendu le sieur Fortin et son épouse plus souples que des gants et plus doux que miel.

-- La pauvre chère fille va beaucoup mieux, répondit la Fortin, et le médecin, qui sort d'ici, répond d'elle désormais. Seulement, il y a du grabuge là-haut !...

-- Du grabuge ?

-- Oui. Cette dame que vous avez envoyé chercher, hier soir, par mon mari, voudrait absolument s'en aller et M. Maxence la retient, de sorte qu'ils sont en train de se disputer. Écoutez plutôt !...

On entendait, en effet, les éclats de voix d'une violente altercation.

M. de Trégars s'élança dans l'escalier, et sur le palier du second étage, il trouva Maxence obstinément cramponné à la rampe, tandis que Mme Zélie Cadelle, plus rouge qu'une pivoine, prétendait le forcer à lui livrer passage et l'accablait des injures les plus salées de son riche répertoire.

Apercevant Marius :

-- Est-ce vous, lui cria-t-elle, qui avez ordonné qu'on me retînt ici malgré moi ?... De quel droit ? Suis-je votre prisonnière ?...

L'irriter encore eût été imprudent.

-- Pourquoi vouloir partir, fit doucement M. de Trégars, juste au moment où vous saviez que j'allais venir vous prendre ?

Mais elle lui coupa la parole, et haussant les épaules : -- Avouez donc la vérité, fit-elle, avouez donc que vous vous êtes défiés de moi !...

-- Oh !

-- Vous avez eu tort ! Quand j'ai promis, je tiens. Si je voulais rentrer chez moi, c'était pour m'habiller. Puis-je me montrer dans la rue telle que je suis ?

Et elle étalait son peignoir, tout passé en effet, et tout couvert de taches.

-- J'ai une voiture en bas, dit Marius, personne ne nous verra.

Sans aucun doute, elle comprit qu'hésiter serait inutile.

-- Comme vous voudrez !... fit-elle.

M. de Trégars attira Maxence un peu à l'écart, et à voix basse et très-vite : -- Vous allez, lui dit-il, vous rendre rue Saint-Gilles, et, de ma part, prier votre sœur de vous accompagner... Vous prendrez une voiture fermée, et vous irez attendre rue Saint-Lazare, en face du numéro 25... Il se peut que le secours de Gilberte me devienne indispensable... Et comme Lucienne ne doit pas rester seule, vous demanderez à Mme Fortin de monter près d'elle.

Et sans attendre une réponse :

-- Partons, dit-il à Mme Cadelle.

Ils se mirent en route, mais la verve effrontée de la jeune femme s'était absolument éteinte. Il était clair qu'elle regrettait amèrement de s'être tant engagée et de n'avoir pu s'esquiver au dernier moment. À mesure que le fiacre roulait, elle pâlissait, et ses sourcils se fronçaient.

-- C'est égal, commença-t-elle, ce n'est pas propre, ce que je fais.

-- Vous repentez-vous donc de m'aider à punir les assassins de votre amie ? fit M. de Trégars.

Elle secoua la tête :

-- Je sais bien que le père Vincent est une vieille canaille, mais il s'était fié à moi, et je le trahis, je le livre...

-- Vous vous trompez, madame... Me fournir le moyen de parler à M. Favoral est si peu le livrer, que je ferai tout au monde pour qu'il puisse se soustraire aux recherches de la police et passer à l'étranger...

-- Quelle plaisanterie !...

-- C'est l'exacte vérité, je vous en donne ma parole d'honneur.

Elle parut un peu rassurée, et lorsque la voiture tourna rue Saint-Lazare : -- Faites arrêter, dit-elle à M. de Trégars.

-- Pourquoi ?

-- Pour que j'achète le déjeuner du père Vincent. Il ne peut pas descendre au restaurant, cet homme, et il a été convenu que je lui porterais à manger...

Les défiances de Marius étaient loin d'être dissipées et cependant il ne crut pas devoir refuser, se promettant bien de ne pas quitter Mme Zélie d'une semelle. Il la suivit donc chez le boulanger et chez le charcutier, et lorsqu'elle eut fini son marché, il entra avec elle dans la maison de modeste apparence où elle avait son appartement.

Déjà ils montaient l'escalier, lorsque la portière sortit en courant de sa loge.

-- Madame ! appelait-elle, madame !...

Mme Cadelle s'arrêta.

-- Qu'est-ce qu'il y a ?

-- Une lettre pour vous.

-- Pour moi ?

-- La voilà ! C'est une dame qui l'a apportée, il n'y a pas cinq minutes. Vrai, elle avait l'air bien contrariée de ne pas vous rencontrer. Mais elle va repasser. Elle savait que vous deviez venir ce matin.

M. de Trégars lui aussi s'était arrêté.

-- Comment est cette dame ? interrogea-t-il.

-- Tout en noir, avec une voilette épaisse sur la figure.

-- Je vous remercie, c'est bien.

La portière ayant regagné sa loge, Mme Zélie rompit le cachet. La première enveloppe en contenait une autre, sur laquelle elle épela, car elle ne lisait pas très-couramment : Pour remettre à M. Vincent.

-- On sait qu'il se cache chez moi ! murmura-t-elle abasourdie. Qui peut le savoir ?...

-- Qui ? la femme dont M. Favoral tenait si fort à ménager la réputation, quand il vous a installée rue du Cirque.

Il n'était pas de souvenir qui irritât plus violemment la jeune femme.

-- Vous avez raison, fit-elle. M'a-t-il assez fait poser, le vieux scélérat ! Mais il va me le payer.

Ce qui n'empêche qu'en arrivant à son étage, le troisième, au moment de glisser la clef dans la serrure, ses perplexités la reprirent.

-- S'il allait arriver un malheur ! gémit-elle.

-- Que craignez-vous ?

-- Le père Vincent a toutes sortes d'armes. Il m'a juré que le premier qui pénétrerait dans l'appartement, il le tuerait comme un chien. S'il allait tirer sur nous !...

Elle avait peur, une peur terrible, elle était blême et ses dents claquaient.

-- Voulez-vous que je passe le premier ? proposa M. de Trégars.

-- Non... Seulement, si vous étiez un bon garçon vous feriez ce que je vais vous demander... dites voulez-vous ?...

-- Si c'est faisable...

-- Oh ! certainement... Voilà la chose. Nous entrons ensemble, n'est-ce pas, seulement vous ne faites aucun bruit... Moi, j'avance seule, j'attire le père Vincent dans la grande pièce qui sera mon atelier, je lui remets ses provisions et la lettre, et je le prépare à vous recevoir... Vous, pendant ce temps, vous restez dans un grand cabinet vitré, d'où on peut tout voir et tout entendre, et au bon moment, v'lan, vous paraissez...

C'était, en somme, fort raisonnable.

-- Accepté ! fit Marius.

-- Alors, dit-elle, tout ira bien. La porte du cabinet vitré est à droite en entrant. Marchez doucement, surtout !...

Et elle ouvrit.

XIII

L'appartement était bien tel que le faisaient supposer les indications de Mme Cadelle.

Dans l'antichambre étroite et à demi-obscure, trois portes s'ouvraient : à gauche, celle de la salle à manger, au milieu, celle d'un salon et d'une chambre à coucher qui se commandaient ; à droite, celle du cabinet vitré.

C'est par cette dernière que M. de Trégars se glissa sans bruit, et immédiatement, il reconnut que Mme Zélie ne l'avait pas trompé, et qu'il allait tout voir et tout entendre de ce qui se passerait dans le salon.

Il vit la jeune femme y entrer. Elle posa ses provisions sur une table et appela : -- Vincent !

L'ancien caissier du Crédit mutuel parut aussitôt, sortant de la chambre à coucher.

Il était changé à ce point que sa femme et ses enfants eussent hésité à le reconnaître. Il avait abattu sa barbe, épilé presque complétement ses épais sourcils et caché ses cheveux plats et rudes sous une perruque brune. À sa redingote de marguillier de campagne -- selon l'expression de Mlle Césarine -- à ses pantalons trop courts et à ses souliers lacés, il avait substitué des bottes vernies, le pantalon à la prussienne, très-évasé par le bas, et un de ces vestons à longs poils, courts et à larges manches, empruntés par l'élégance française aux palefreniers anglais.

Il faisait effort pour paraître calme, insouciant, enjoué... Mais la contraction de ses lèvres trahissait d'horribles angoisses et son regard avait l'étrange mobilité de l'œil des bêtes fauves, quand, à demi forcées, elles s'arrêtent un instant, écoutant les hurlements de la meute.

-- Je commençais à craindre que vous ne me fissiez faux-bond, dit-il à Mme Zélie...

-- Il m'a fallu du temps pour acheter votre déjeuner...

-- Et c'est la seule cause de votre retard ?

-- La portière aussi m'a retardée... Elle m'a remis une lettre dans laquelle j'en ai trouvé une pour vous, que voici...

-- Une lettre !... s'écria Vincent Favoral.

Et se jetant dessus, comme sur une proie, il en arracha l'enveloppe.

Mais à peine l'eut-il parcourue :

-- C'est monstrueux ! reprit-il en froissant le papier entre ses mains crispées, c'est une trahison infâme, ignoble !...

Un violent coup de sonnette, à la porte d'entrée, l'interrompit.

-- Qui peut venir ?... balbutia Mme Cadelle.

-- Je le sais, répondit l'ancien caissier, je le sais, ouvrez vite...

Elle obéit et presque aussitôt une femme se précipita dans le salon, pauvrement vêtue d'une robe de laine noire.

D'un mouvement brusque elle arracha sa voilette, et M. de Trégars reconnut la baronne de Thaller.

-- Laissez-nous ! commanda-t-elle à Mme Zélie, d'un ton qu'on n'oserait prendre pour parler à une servante de cabaret...

L'autre en fut révoltée :

-- Hein ! de quoi ! commença-t-elle, je suis chez moi, ici...

-- Sortez ! répéta M. Favoral avec un geste menaçant, sortez ! sortez !...

Elle sortit, mais ce fut pour venir se réfugier près de M. de Trégars.

-- Vous entendez comme ils me traitent !... lui dit-elle d'une voix sourde.

Il ne lui répondit pas. Tout ce qu'il avait d'attention se concentrait sur le salon.

La baronne de Thaller et l'ex-caissier du Crédit mutuel se tenaient debout, l'un devant l'autre, immobiles, se mesurant du regard comme deux adversaires au moment d'un duel.

-- Je viens de lire votre lettre, commença enfin Vincent Favoral.

Froidement la baronne fit :

-- Ah !...

-- C'est une raillerie, sans doute ?

-- Non.

-- Vous refusez de partir avec moi ?

-- Formellement.

-- C'était bien convenu, cependant. Je n'ai agi comme je l'ai fait que conseillé, poussé, harcelé par vous. Combien de fois m'avez-vous répété que vivre près de votre mari vous était devenu un supplice intolérable ! Combien de fois m'avez-vous juré que vous vouliez n'être plus qu'à moi seul, me conjurant de me procurer une grosse somme et de fuir avec vous...

-- J'étais de bonne foi, alors. J'ai reconnu, au dernier moment, qu'il me serait impossible d'abandonner ainsi mon pays, mes relations, ma fille...

-- Nous pouvons emmener Césarine.

-- N'insistez pas...

Il la considérait d'un air de morne hébétement, tel qu'un homme qui soudainement verrait tout s'effondrer autour de lui.

-- Alors, bégaya-t-il, ces larmes, ces prières, ces serments...

-- J'ai réfléchi...

-- Ce n'est pas possible !... Si vous disiez vrai, vous ne seriez pas ici...

-- J'y suis, pour vous faire comprendre qu'il nous faut renoncer à des projets irréalisables. Il est de ces conventions sociales qu'on ne déchire pas.

Comme si ce qu'elle disait n'eût pu lui entrer dans l'entendement, il répéta : -- Des conventions sociales !...

Et tout à coup s'abattant aux pieds de Mme de Thaller, la tête rejetée en arrière et les mains jointes : -- Tu mens, reprit-il, avoue-moi que tu mens et que c'est une dernière épreuve que tu m'imposes !... Tu ne m'aurais donc jamais aimé !... C'est impossible, tu me le dirais que je ne te croirais pas... Une femme qui n'aime pas un homme n'est pas pour lui ce que tu as été pour moi ; elle ne se donne ni si joyeusement ni si complétement ! As-tu donc tout oublié ? Se peut-il que tu ne te souviennes plus de nos soirées divines de la rue du Cirque, des nuits dont le seul souvenir allume des flammes dans mes veines et dans mon cerveau ?

Il était épouvantable à voir, effrayant et en même temps ridicule. Comme il voulait prendre les mains de Mme de Thaller, elle reculait, et il la poursuivait, se traînant sur les genoux.

-- Où trouverais-tu, continuait-il, un homme qui t'adore comme moi, d'une passion ardente, absolue, aveugle, folle ?... Qu'as-tu à me reprocher ?... Ne t'ai-je pas, sans un murmure, sacrifié tout ce qu'un homme peut sacrifier ici-bas, fortune, famille, honneur ?... Pour subvenir à ton luxe, pour prévenir tes moindres fantaisies, pour te donner de l'or à répandre à flots, n'ai-je pas laissé les miens aux prises avec la misère ?... J'aurais arraché le pain de la bouche de mes enfants pour acheter des roses à effeuiller sous tes pas ! Et pendant des années, est-ce que jamais un mot de moi a trahi le secret de nos amours ?... Que n'ai-je pas enduré !... Tu me trompais, je le savais et je me taisais. Sur un mot de toi, je m'effaçais devant l'heureux que faisait ton caprice d'un jour. Tu m'as dit : vole, j'ai volé. Tu m'as dit : tue, j'ai essayé de tuer...

Il venait de saisir une des mains de la baronne, mais elle se dégagea vivement, et d'un accent d'insurmontable dégoût : -- Oh !... assez ! fit-elle.

Dans le cabinet vitré, Marius de Trégars sentait frissonner à ses côtés Mme Zélie Cadelle.

-- Quelle misérable, que cette femme ! murmura-t-elle, et lui, quel lâche !...

L'ancien caissier restait prosterné, battant le parquet de son front.

-- Et tu voudrais m'abandonner, gémissait-il, quand nous sommes liés par un passé tel que le nôtre !... Comment me remplacerais-tu ? Où trouverais-tu un esclave plus dévoué de toutes tes volontés ?...

L'impatience semblait gagner la baronne.

-- Cessez, interrompit-elle, cessez ces démonstrations inutiles et ridicules...

Cette fois il se redressa comme sous un coup de fouet.

-- Que voulez-vous donc que je devienne ? demanda-t-il.

-- Fuyez. On n'est jamais embarrassé, quand on a, comme vous, douze cent mille francs en or, en billets de banque et en bonnes valeurs...

-- Et ma femme, et mes enfants !...

-- Maxence est en âge d'aider sa mère. Gilberte trouvera un mari, soyez tranquille. Rien ne vous empêche d'ailleurs de leur envoyer de l'argent.

-- Ils n'en voudraient pas.

-- Vous serez toujours naïf, mon cher !...

À la stupeur première de Vincent Favoral et à son indigne faiblesse, une colère terrible succédait. Tout son sang s'était retiré de son visage, ses yeux flamboyaient : -- Alors, reprit-il, tout est bien fini ?

-- Eh ! oui !

-- Alors je suis joué misérablement, comme tous les autres, comme ce pauvre marquis de Trégars, que vous aviez rendu fou, lui aussi !... Malheureux ! Il a du moins sauvé son honneur, lui !... Tandis que moi !... Et je suis sans excuse, car je devais bien savoir, car je savais bien que vous étiez l'amorce que le baron de Thaller tendait à ses dupes...

Il attendait une réponse, mais elle gardait un dédaigneux silence.

-- Alors vous croyez, fit-il, avec un rire menaçant, que tout est dit comme cela !

-- Que pouvez-vous ?...

-- Il y a une justice, j'imagine, et des juges. Je puis me constituer prisonnier et tout révéler...

Elle haussait les épaules.

-- Ce serait vous jeter bien inutilement dans la gueule du loup, prononça-t-elle. Vous devez savoir mieux que personne que les précautions ont été assez habilement prises pour défier toutes les dénonciations... Je n'ai rien à craindre !...

-- En êtes-vous bien sûre ?...

-- Fiez-vous à moi ! fit-elle avec le sourire de la sécurité parfaite.

L'ancien caissier du Crédit mutuel eut un geste terrible, mais tout aussitôt, se maîtrisant : -- C'est ce que nous allons voir, dit-il.

Et fermant à double tour la porte du salon qui donnait sur l'antichambre, il mit la clef dans sa poche, et, d'un pas roide comme celui d'un automate, il disparut dans la chambre à coucher.

-- Il va chercher une arme ! murmura Mme Cadelle.

C'est ce que Marius avait cru comprendre.

-- Descendez vite, dit-il à Mme Zélie, dans un fiacre, en face du n° 25, Mlle Gilberte Favoral attend... Qu'elle vienne...

Et se précipitant dans le salon :

-- Fuyez ! dit-il à Mme de Thaller.

Mais elle était comme pétrifiée de cette apparition.

-- M. de Trégars...

-- Oui, moi, mais partez, hâtez-vous.

Et il la poussa dans le cabinet vitré.

Il était temps. Vincent Favoral reparaissait sur le seuil de la chambre à coucher.

Si c'était une arme qu'il était allé chercher, ce n'était pas celle que supposaient Marius et Mme Cadelle. C'était une liasse de papiers qu'il tenait à la main.

Apercevant M. de Trégars et non plus Mme de Thaller, un cri d'étonnement et de terreur s'étouffa dans sa gorge.

Il démêlait si vaguement ce qui s'était passé, qu'il avait oublié le cabinet vitré et que l'homme qu'il voyait là s'y tenait caché et venait de faire évader la baronne.

-- Ah ! la misérable ! bégaya-t-il d'une langue épaissie par la rage, l'infâme ! Elle me trahissait, elle m'a livré, je suis perdu !

Maîtrisant la plus terrible émotion qu'il eût jamais ressentie :

-- Non, vous n'êtes pas livré, prononça M. de Trégars.

Rassemblant tout ce que lui avait laissé d'énergie la dévorante passion qui avait dévasté son existence, l'ancien caissier du Crédit mutuel fit quelques pas en avant.

-- Qui donc êtes-vous ? demanda-t-il.

-- Ne me connaissez-vous pas ?... Je suis le fils de ce malheureux marquis de Trégars dont vous parliez il n'y a qu'un instant. Je suis le frère de Lucienne.

Tel qu'un homme qui reçoit un coup de massue, Vincent Favoral s'affaissa lourdement sur une chaise.

-- Il sait tout !... gémit-il.

-- Oui, tout !

-- Vous devez me haïr mortellement...

-- Je vous plains.

L'ancien caissier en était à cet instant où toutes les facultés exaltées à un degré insoutenable défaillent ; où l'homme le plus fort s'abandonne et pleure comme un enfant.

-- Ah ! je suis le dernier des misérables ! s'écria-t-il.

Il avait caché son visage entre ses mains et en une seconde, comme il arrive, dit-on, aux mourants, sur le seuil de l'éternité, il revit son existence tout entière.

-- Et cependant, reprit-il, je n'avais pas l'âme d'un scélérat... Je voulais m'enrichir, mais honnêtement, par mon travail et à force de privations... Et j'y serais parvenu. J'avais cent cinquante mille francs à moi, lorsque j'ai rencontré le baron de Thaller. Hélas ! pourquoi l'ai-je rencontré ! C'est lui qui, le premier, m'a fait entendre que travailler et économiser est stupide, quand, à la Bourse, avec un peu de bonheur, on peut en six mois devenir millionnaire...

Il s'interrompit, secoua la tête, et tout à coup :

-- Connaissez-vous le baron de Thaller ? demanda-t-il.

Et sans attendre la réponse de Marius :

-- C'est un Allemand, continua-t-il, un Prussien... Son père était cocher de fiacre à Berlin, et sa mère servait dans les brasseries... À dix-huit ans, une escroquerie le força de s'expatrier, et c'est en France qu'il vint s'établir, à Paris... Admis dans les bureaux d'un agent de change, il vivait misérablement, quand il fit connaissance d'une blanchisseuse nommée Euphrasie, qui avait pour amant un grand seigneur très-riche, le marquis de Trégars, dont la faiblesse était de se faire passer pour un pauvre employé. Euphrasie et Thaller étaient faits pour s'entendre, ils s'entendirent et s'associèrent, apportant à l'association, elle sa beauté, lui son génie d'intrigue, tous deux leur corruption et leurs vices. Elle était enceinte alors. Quand elle accoucha, elle confia son enfant, une fille, à de pauvres gens de Louveciennes, avec la résolution bien arrêtée de l'y abandonner.

Et cependant c'est sur cette fille, dont ils espéraient bien n'entendre plus parler jamais, que les deux complices bâtissaient leur fortune.

C'est au nom de cette fille qu'Euphrasie arracha au marquis de Trégars des sommes considérables. Dès que Thaller et elle se virent à la tête de six cent mille francs, ils congédièrent le marquis et se marièrent. Alors déjà, Thaller avait pris le titre de baron, et menait un certain train... Mais ses premières spéculations ne furent pas heureuses ; la révolution acheva de le ruiner, et il allait être exécuté à la Bourse quand il me trouva sur son chemin, moi, pauvre imbécile qui m'en allais de tous côtés, demandant comment placer avantageusement mes cent cinquante mille francs...

C'est d'une voix rauque qu'il parlait, et, de son poing crispé dans le vide, il menaçait... le baron de Thaller sans doute.

-- Malheureusement, reprit-il, ce n'est que bien plus tard que j'ai su tout cela. Sur le moment, M. de Thaller m'éblouit. Ses amis, Saint-Pavin et les banquiers Jottras, le proclamaient l'homme le plus fort et le plus honnête de France... Je n'aurais cependant pas lâché mon argent sans la baronne... La première fois que je lui fus présenté et qu'elle arrêta sur moi ses grands yeux noirs, je me sentis remué jusqu'au fond de l'âme... Pour la revoir, je l'invitai avec son mari et les amis de son mari, à dîner chez moi, entre ma femme et mes enfants... Elle vint. Son mari me fit signer tout ce qu'il voulut, mais en me quittant elle me serra la main...

Il en frissonnait encore, le malheureux !...

-- Le lendemain, continua-t-il, je remis à Thaller tout ce que je possédais, et, en échange, il me donna la place de caissier du Crédit mutuel qu'il venait de fonder. Il me traitait en subalterne, et ne m'admettait pas dans son intérieur, mais j'en riais : la baronne m'avait permis de la revoir, et presque toutes les après-midi, je la rencontrais aux Tuileries, et j'avais osé lui dire que je l'aimais éperdûment... Si bien qu'un soir elle consentit à accepter, pour le surlendemain, un rendez-vous dans un appartement que j'avais loué... La veille de ce jour, et pendant que j'étais comme fou de joie, la veille de ce premier rendez-vous, le baron de Thaller me demanda de l'aider, au moyen de certaines irrégularités d'écriture, à masquer un déficit, provenant de fausses spéculations... Comment refuser à l'homme que je m'apprêtais, pensais-je, à tromper ? Je fis ce qu'il voulait... Le lendemain, Mme de Thaller était ma maîtresse, et j'étais perdu...

Cherchait-il à se disculper ?

Obéissait-il à ce sentiment impérieux, plus fort que la volonté, plus puissant que la raison, qui pousse le misérable à révéler le secret qui l'obsède ?...

-- De ce jour, poursuivit-il, commença pour moi le supplice de la double existence que j'ai soutenue pendant des années. Ainsi le voulait ma maîtresse. Dur, avare, morose avec les miens, je devais, près d'elle, me montrer toujours souriant, et d'une prodigalité folle... Mais j'aurais payé de mon sang et du sang des miens, ses baisers et ses caresses. De nouveau, M. de Thaller m'avait demandé d'altérer mes écritures, et je l'avais fait sans hésiter. Bientôt ce fut pour mon compte que je les altérai.

J'avais donné à ma maîtresse tout ce que je possédais, et elle était insatiable. Il lui fallait de l'argent, quand même, toujours, à flots. Elle avait voulu un hôtel pour nos rendez-vous, et j'en avais acheté un, rue du Cirque... Si bien qu'entre les exigences du mari et celles de la femme, je devenais fou. Je puisais à ma caisse comme à une mine inépuisable, et comme je sentais qu'un jour viendrait où tout se découvrirait, je portais toujours sur moi un revolver chargé, pour me faire sauter la cervelle, quand on m'arrêterait.

Et, en effet, il tirait à demi de sa poche, et montrait à Marius un revolver.

-- Si encore elle m'eût été fidèle ! continuait-il, en s'animant peu à peu. Mais que n'ai-je pas enduré ! Quand le marquis de Trégars est revenu à Paris, et qu'il s'est agi de le dépouiller, ne s'est-elle pas donnée à lui ! Elle me disait : « Es-tu bête ! Je n'en veux qu'à son argent, c'est toi que j'aime !... » Mais lui mort, elle en a pris d'autres. Notre hôtel de la rue du Cirque était, pour elle et pour sa fille Césarine, comme un lieu de débauche. Et moi, misérable lâche, je souffrais tout, tant je tremblais de la perdre, tant je craignais d'être sevré des semblants d'amour dont elle payait mes sacrifices inouïs !...

Et aujourd'hui, elle me trahirait, elle m'abandonnerait ! Car tout ce qui est arrivé a été inspiré par elle, pour me procurer une somme qui nous permît de fuir, de vivre à l'étranger, en Amérique. C'est elle qui m'a soufflé l'ignoble comédie que j'ai jouée, pour endosser la responsabilité de tout. M. de Thaller a eu des millions, pour sa part ; je n'ai eu, moi, que douze cent mille francs.

De grands frissons le secouaient, sa face s'empourprait...

Il se dressa, et brandissant les lettres qu'il était allé chercher : -- Mais tout n'est pas dit ! s'écria-t-il. J'ai là des preuves que ne me savent ni le baron ni sa femme !... J'ai la preuve de l'indigne escroquerie dont le marquis de Trégars a été dupe... J'ai la preuve de la comédie jouée par M. de Thaller et par moi pour dépouiller les actionnaires du Crédit mutuel ...

-- Qu'espérez-vous ?... interrogea Marius.

Il riait d'un air stupide.

-- Moi ? je vais me cacher dans quelque faubourg de Paris et écrire à Euphrasie de venir... Elle me sait douze cent mille francs, elle viendra... Elle reviendra tant que j'aurai de l'argent, et quand je n'en aurai plus...

Mais il s'interrompit, se rejetant en arrière, les bras étendus comme pour écarter une terrifiante apparition...

Mlle Gilberte entrait.

-- Ma fille !... bégaya le misérable, Gilberte !...

-- La marquise de Trégars, prononça Marius.

Une indicible expression de terreur et d'angoisse convulsait les traits de Vincent Favoral, il comprenait que c'était la fin...

-- Que voulez-vous de moi ?... balbutia-t-il.

-- L'argent que vous avez volé, mon père, répondit la jeune fille, d'un accent inexorable, les douze cent mille francs que vous avez ici, puis les preuves que vous possédez, et enfin... vos armes.

Il tremblait de tous ses membres :

-- Me prendre mon argent, fit-il, c'est me livrer... veux-tu me voir au bagne ?...

-- Le déshonneur en rejaillirait sur vos enfants, monsieur, dit M. de Trégars, nous ferons tout au monde, au contraire, pour vous soustraire aux recherches de la police...

-- Eh bien !... alors oui... Mais demain... Il faut que j'écrive à Euphrasie, que je la voie...

-- Vous avez perdu la raison, mon père, reprit Mlle Gilberte, revenez à vous... Faites ce que je vous demande...

Il se redressa de toute sa hauteur.

-- Et si je ne voulais pas ?

Mais ce fut le dernier éclair de sa volonté brisée.

Non sans d'horribles déchirements, non sans une lutte désolante, il céda, et l'argent, et les preuves, et ses armes, il remit tout à sa fille.

Et lorsqu'elle se retira au bras de M. de Trégars :

-- Mais envoie-moi ta mère, supplia-t-il, elle me comprendra, elle ne sera pas impitoyable, elle. C'est ma femme, qu'elle vienne vite, je ne veux pas, je ne peux pas rester seul !

XIV

C'est avec une hâte convulsive que la baronne de Thaller franchit la distance qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Pépinière.

La soudaine intervention de M. de Trégars confondait toutes ses idées. Les plus sinistres pressentiments tressaillaient en elle.

Dans la cour de son hôtel, tous ses domestiques réunis en un groupe causaient. Ils ne daignèrent pas se déranger quand elle passa, et même elle put surprendre des sourires et des ricanements ironiques.

Elle en reçut un coup terrible. Que se passait-il ? Que savait-on ? La joie insolente des valets présage le désastre du maître.

Dans le magnifique vestibule, un homme était assis quand elle entra.

C'était ce même homme de mine louche que Marius de Trégars avait aperçu dans le grand salon, en mystérieuse conférence avec la baronne.

-- Fâcheuses nouvelles, dit-il d'un air piteux.

-- Quoi ?

-- Cette coquine de Lucienne a l'âme chevillée dans le corps, elle n'est que blessée, elle en reviendra...

-- Il s'agit bien de Lucienne !... M. de Trégars...

-- Oh ! lui, c'est un fin merle. Au lieu de répondre à la provocation de notre homme, il lui a pris le billet que je lui écrivais...

Mme de Thaller eut un soubresaut.

-- Alors, interrogea-t-elle, que signifie votre lettre de cette nuit, où vous me disiez de remettre deux mille francs au porteur ?

L'homme devint tout pâle...

-- Vous avez reçu une lettre, balbutia-t-il, cette nuit, de moi...

-- Oui, de vous, et j'ai donné l'argent...

L'homme se frappa le front.

-- Je comprends tout ! s'écria-t-il.

-- Dites...

-- On voulait des preuves. On a imité mon écriture, et vous avez donné dans le panneau. Voilà donc pourquoi j'ai été consigné au poste, cette nuit. Et si on m'a relâché ce matin, c'était pour savoir où j'irais ; je suis suivi, on me file... Nous sommes flambés, madame la baronne... Sauve qui peut !

Et il s'élança dehors...

De plus en plus troublée, Mme de Thaller gagna le premier étage...

Dans le petit salon bouton d'or, l'attendaient le baron de Thaller et sa fille... Allongée sur un fauteuil, les jambes croisées, le bout du pied à la hauteur de l'œil, Mlle Césarine suivait d'un air curieux et narquois son père, qui blême et secoué de tressaillements nerveux, se promenait de long en large, comme la bête fauve dans sa loge.

Dès que la baronne parut :

-- Cela va mal, lui dit son mari, très-mal... Notre partie est diablement compromise.

-- Vous croyez ?

-- Je n'en suis que trop sûr ! Un coup si bien monté ! Mais tout est contre nous !... Devant le juge d'instruction, Jottras s'est bien tenu, mais Saint-Pavin a parlé. Ce misérable drôle n'était pas satisfait de la part que je lui avais faite. Sur ses dénonciations, Costeclar a été arrêté ce matin. Et Costeclar sait tout, puisqu'il a été votre confident, celui de Vincent Favoral et le mien. Quand on a, comme lui, dans son passé, deux ou trois affaires de faux, on parle toujours. Il parlera. Peut-être a-t-il déjà parlé, puisque la justice s'est transportée chez Lattermann, de la rue Joquelet, avec lequel j'avais organisé la panique et la dégringolade des actions du Crédit mutuel . Comment parer ce coup !

D'un coup d'œil plus sûr que celui de son mari, Mme de Thaller mesurait la situation.

-- N'essayez pas de parer, fit-elle, ce serait inutile.

-- Parce que...

-- Parce que M. de Trégars a retrouvé Vincent Favoral, parce qu'à l'heure qu'il est, ils sont ensemble, en train de se concerter...

Le baron eut un geste terrible.

-- Ah ! tonnerre du ciel ! s'écria-t-il, je l'avais bien dit que cet imbécile de Favoral nous perdrait... Il vous était si facile de lui trouver l'occasion de se brûler la cervelle...

-- Vous était-il si difficile d'accepter les conditions de M. de Trégars ?...

-- C'est vous qui n'avez pas voulu.

-- Est-ce moi aussi qui tenais tant à me débarrasser de Lucienne ?...

Il y avait des années que Mlle Césarine n'avait paru s'amuser autant, et à demi voix elle chantonnait l'air fameux de La Perle de Pontoise :

Touchant accord... Heureux ménage !...

-- Mais à quoi bon récriminer, reprit Mme de Thaller, après un moment de silence : il s'agit de prendre un parti...

Désespérément le baron faisait appel à son sang-froid.

-- Sans doute, reprit-il, mais lequel ? De toutes façons il va falloir restituer les cinq cent mille francs de Lucienne, et peut-être deux millions de la fortune du marquis de Trégars... J'ai bien eu la prévoyance de mettre à l'abri les fonds du dernier coup de filet ; mais on peut les retrouver...

-- Le temps presse, monsieur...

-- Eh ! je le sens bien, mais que faire ? Filer ? On obtiendrait mon extradition... Rester ? Ce serait peut-être encore le plus sage. En somme, je n'ai pas fait de faux, moi ! Pourquoi serais-je poursuivi ? Pour escroquerie, pour manœuvres frauduleuses ?... Ce serait cinq ans, au maximum. On ne meurt pas de cinq ans de prison... Si on ne met pas la main sur mes capitaux, je serai encore dix fois millionnaire, mon temps fini... Si on les découvre, eh bien ! il me restera encore notre fortune personnelle, pour recommencer les affaires...

Mais la baronne pinçait les lèvres.

-- De quelle fortune voulez-vous parler ? fit-elle. De la mienne ?

-- N'est-elle pas mienne aussi ? Aviez-vous le million de dot que je vous ai reconnu ? N'est-ce pas de mon argent, que j'ai placé, sous votre nom, douze ou quinze cent mille francs ?... Nous sommes séparés de biens, c'est autant de sauvé...

Elle hochait la tête.

-- Ne comptez pas sur cet argent, prononça-t-elle. Je l'ai bien gagné, il est à moi, je le garde...

Lui la regardait, d'un air d'inconcevable stupeur, comme s'il n'eût pu lui entrer dans l'esprit qu'elle parlait sérieusement...

-- Quoi ! balbutia-t-il, vous ne me donneriez pas...

-- Pas un sou, mon cher, pas un centime...

Les traits décomposés par une épouvantable colère, l'œil injecté de sang et l'écume à la bouche :

-- Ah ! misérable femme ! s'écria le directeur du Crédit mutuel , exécrable créature ; c'est à moi que tu prétends refuser ce qui est à moi ?...

Mlle Césarine ne riait plus.

-- Pas de bêtises !... fit-elle.

Mais la baronne ricanait d'un air de défi.

-- Tu me crois donc aussi lâche que tes amants ! clamait le baron, aussi stupide que Trégars, aussi ridicule que Favoral !... Ici même, à l'instant, tu vas me signer un abandon en règle...

Il avançait pour la saisir, elle reculait, le sachant peut-être capable de tout, lorsque brutalement on frappa à la porte.

-- Au nom de la loi !...

C'était un commissaire de police, avec deux mandats d'amener, décernés, l'un contre le baron, l'autre contre la baronne de Thaller.

Et pendant qu'entourés d'agents, ils montaient dans un fiacre :

-- Orpheline de père et de mère ! murmurait Mlle Césarine. Me voilà libre. On va pouvoir rire un peu.

À cette heure-là même, M. de Trégars et Mlle Gilberte arrivaient rue Saint-Gilles.

En apprenant que son mari était retrouvé :

-- Je veux le voir ! s'écria Mme Favoral.

Et quoi qu'on pût lui dire, jetant un châle sur ses épaules, elle partit avec Mlle Gilberte.

Lorsqu'elles pénétrèrent dans l'appartement de Mme Zélie, dont elles avaient une clef, elles aperçurent dans le salon, leur tournant le dos, Vincent Favoral, assis à une table, le haut du corps penché en avant et semblant écrire...

Sur la pointe du pied, Mme Favoral s'approcha, et par-dessus l'épaule de son mari, elle lut la lettre qu'il venait de commencer :

« Euphrasie, ma bien-aimée, maîtresse éternellement adorée, me pardonneras-tu ? L'argent que je gardais pour toi, ma chérie, les preuves qui vont accabler ton mari, on m'a tout pris... lâchement, de force. Et c'est ma fille... »

Il en était resté là. Étonnée de son immobilité, Mme Favoral appela :

-- Vincent !...

Il ne répondit pas.

Elle le poussa du doigt... Il roula à terre, il était mort !...

Trois mois plus tard, se déroulait devant la sixième chambre l'affaire du Crédit mutuel . Le scandale fut grand, mais la curiosité publique fut étrangement désappointée. Ainsi que dans presque tous ces procès financiers, la justice, tout en constatant les plus audacieuses filouteries, n'avait pas su en démêler le secret...

Elle sut du moins étendre la main sur tout ce qu'avait espéré mettre à l'abri le baron de Thaller, lequel fut condamné à cinq ans de prison.

M. Costeclar en fut quitte pour trois ans, et M. Jottras pour deux ans. M. Saint-Pavin fut acquitté...

Poursuivie pour tentative de meurtre, l'ancienne marquise de Javelle, la baronne de Thaller, fut relâchée faute de preuves suffisantes. Mais impliquée dans le procès de son mari, elle est aux trois quarts ruinée et vit avec sa fille, dont on annonce les débuts aux Bouffes ou aux Délassements-Comiques...

Déjà, avant cette époque, Mlle Lucienne, complétement rétablie, avait épousé Maxence Favoral.

Des cinq cent mille francs qui lui furent restitués, elle consacra trois cent mille francs à payer des dettes de son beau-père, et avec le reste, elle décida son mari à s'expatrier.

Paris leur était devenu odieux, à l'un et à l'autre.

C'est au château de Trégars, à trois lieues de Quimper, que Marius et Mlle Gilberte, devenue marquise de Trégars, sont allés se fixer, suivis dans leur retraite par Mme veuve Favoral et le comte de Villegré.

La plus notable partie de la fortune de son père, Marius l'a employée à désintéresser tous les créanciers personnels de l'ancien caissier du Crédit mutuel , tous les fournisseurs, et aussi M. Chapelain, le papa Desormeaux et les époux Desclavettes...

Il ne reste guère plus au marquis et à la marquise de Trégars qu'une vingtaine de mille livres de rentes, et s'ils les perdent jamais, ce ne sera pas à la Bourse...

Le Crédit mutuel fait 467 25...

FIN.