La Mexicaine : ELTeC edition Rattazzi, Marie [Marie-Lætitia Bonaparte-Wyse] (1831-1902) encoded by Pia Geißel Original data capture L'Association Les Bourlapapey, bibliothèque numérique romande Jane Françoise 56517 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org La mexicaine: 3e volume de la série du «Piège aux maris» Marie-Lætitia Bonaparte-Wyse (Marie de Solms Mme Urbain Rattazzi) Bibliothèque numérique romande (BNR) 2012-10-08 La mexicaine Troisième partie du Piège aux maris Mme Urbain Rattazzi (Marie de Solms) A. Cadot et Degorge Paris 1866 1866

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CHAPITRE I Aventures grotesques et sentimentales (suite).

Mademoiselle Cécile, première ingénuité au théâtre des Célestins, à Lyon, avait reçu la lettre de Gabriel et, en reconnaissant la signature de l'ami de Roger, elle avait senti son petit cœur bondir dans sa poitrine.

La lettre était ainsi conçue :

« Mademoiselle,

« J'ose penser que vous pardonnerez à l'ami le plus intime de Roger, de vous adresser cette lettre, dictée par un sentiment de véritable amitié. Les circonstances sont graves, et vous excuserez le laconisme de mes expressions. Roger est en train de se perdre… L'aimez-vous assez pour vouloir le sauver ? Il est jeune, et n'est coupable que d'entraînement ; son caractère est faible ; mais je sais combien il vous a aimée et combien il vous aimera ! Ne vous effrayez pas en lisant ce passé et ce futur à côté l'un de l'autre, dans le trait d'union naturel qu'on appelle le présent… le présent n'est pas à vous, mademoiselle… et je vous demande de me répondre franchement. Aimez-vous assez Roger pour lui garder le secret sur ma lettre, et pour chercher avec nous, car je ne suis pas seul, le moyen de tirer ce pauvre ami d'un guêpier où il s'est laissé tomber par oisiveté ? – Votre silence est la seule réponse que nous vous demandons, si vous ne vous sentez pas le courage de nous aider dans l'œuvre de sa régénération. Il avait arrangé sa vie avec vous, pour toujours, dans son imagination, et, je crois, dans son cœur, car sa voix était bien sincère quand il nous racontait « ses espérances, sa foi et son amour… Il disait que vous aussi vous lui aviez voué votre existence. Soyez franche avec nous, la franchise en amour, c'est tout. Pouvez-vous appeler Roger près de vous, ou pouvez-vous venir près de lui ? – Ma lettre vous paraîtra singulière, absurde, inouïe, et ce nous qui s'y retrouve à chaque ligne aura bien le droit de vous surprendre… Voici l'explication de ce nous mystérieux. Au milieu du monde parisien, de ce monde qui mène l'amour à grandes guides, il s'est rencontré un jour quatre jeunes gens dont une femme, une jeune fille spirituelle et bonne. Nous avons fait le serment de rester fidèles, chacun à son premier amour, de lutter contre les obstacles et de nous aider mutuellement pour cela. Roger a manqué à son serment et il y a une place vide à notre cour d'amour et de fidélité… Je suis chargé de vous l'offrir… Voulez-vous être des nôtres ?

Votre serviteur dévoué et respectueux,

Gabriel du Garril.

Le trio de la fidélité se prenait de plus en plus au sérieux… Georges et Gabriel imaginaient toutes sortes de ruses destinées à dessiller les yeux de madame Baldy. Ils employaient tous les moyens pour ridiculiser les prétendants, mais ces chasseurs intrépides ne bougeaient pas plus que des termes, et, leurs inventions pour plaire à Antoinette étaient souvent amusantes, surtout quand elles étaient provoquées par Georges ou par Gabriel. Ainsi, madame Baldy, ayant organisé un bal masqué, Antoinette, conseillée par ses deux amis, annonça qu'elle choisissait le costume de Colombine, et elle eut la précaution de ne faire part de son projet qu'à ses araignées et encore sous le sceau du plus grand mystère. Le soir du bal en question, vingt araignées de la forge firent leur apparition en Arlequins. Rien n'y manquait ; ni le masque noir, ni le chapeau-claque en feutre, ni la batte ! – Antoinette avait, paraît-il, changé d'avis au dernier moment, car elle portait un délicieux costume de vivandière, le costume exact de l'adorable Patti dans la Fille du Régiment, Quant aux deux amis, ils avaient endossé deux coquets Mousquetaires… Qui fut penaud ? Les Arlequins, qui comprirent qu'ils avaient été joués et qui essayèrent d'en prendre gaiement leur parti.

Personne, pas même madame Baldy, ne comprenait rien à cet uniforme adopté par vingt jeunes gens, pour un bal où le hasard n'amena pas une seule Colombine. Les mousquetaires riaient sous leurs perruques et Antoinette faisait les honneurs de son petit tonneau aux invités… Au lieu de la liqueur favorite des troupiers, le mignon baril, un petit chef-d'œuvre de Siraudin, contenait de délicieux bonbons.

Une autre fois, on joua la comédie… Roger s'arracha aux douceurs des tabagies pour prendre le rôle de Don César de Bazan, dans le drame de ce nom, choisi par les Mousquetaires. Georges jouait don José, – Gabriel, le roi, et Antoinette, la Mariquita… On avait obtenu une des salles de Herz pour cette petite fête dramatique. Tous les prétendants furent employés en courses, pour les costumes, pour l'orchestre, pour les invitations, etc. – Ils se disputaient le plaisir de figurer auprès de la belle forgeronne… Aussi, assistèrent-ils à toutes les répétitions, lesquelles se firent en costumes, et apprirent-ils les chœurs avec le plus grand soin. – Enfin, au bout de vingt et un jours de fatigues de tout genre, le fameux soir arriva ! Ils étaient tous en scène, attendant Mariquita ; mais, tout à coup, Georges fit faire place au théâtre et annonça gravement au public que, par suite d'une indisposition subite de mademoiselle Antoinette Baldy, son rôle serait rempli par madame Othon du Triquet qui l'avait appris en double. Les Araignées furent fort désappointées, car la reine de la fête ne fit même pas une apparition à la salle Herz. Quant à Othon, elle fut… je ne dirai pas sifflée… c'était une soirée d'invités, mais… écoutée…, avec des marques peu dissimulées d'ennui. Roger était furieux, Othon lui faisait manquer tous ses effets. – Elle ne savait pas assez le rôle, hésitait à chaque instant et passait d'une scène à l'autre sans cérémonie.

Quant à Antoinette qui n'était nullement malade… mais qui s'était fait faire des laits de poule, elle causait au coin du feu avec son père, car elle avait exigé que madame Baldy allât à la salle Herz. Le père et la fille passèrent une soirée charmante ; Antoinette fit beaucoup rire le maître forgeron, en lui racontant tous les tours qu'elle jouait à ses prétendants.

— Alors, ça ne te va pas d'être grande dame ?

— Oh, non pas du tout ! J'ai obéi à maman mais je suis fatiguée de cette comédie et de ce monde que je n'aurai vu que six mois, mais qui, à la longue, doit être terriblement ennuyeux !

— C'est pourtant amusant, à ce qu'il paraît, de danser chaque soir, de mettre des gants tout le temps et de se coucher tous les lendemains ! Qu'est-ce que tu rêves donc de mieux ? ajoutait-il en riant.

— Moi, papa ! je désire un petit appartement comme celui où vous avez été heureux si longtemps, toi et maman. Nous danserons, si nous voulons, avec notre monde à nous, Pierre n'a pas besoin de gants pour diriger la forge, et il faudra que je me couche de bonne heure, pour surveiller les enfants ! D'abord, je ne veux pas de nourrice… Tu viendras, le soir, faire ta partie avec nous… maman tricotera et ne pensera plus à tout ce qui s'est passé. Elle s'est plus fatiguée en peu de mois, à s'amuser, que, toute sa vie durant, à travailler. – Pierre, – Fanfan, qui finira bien par oublier Titi et par se marier, Georges qui est un bon garçon… Voilà assez d'amis pour nous… nous irons au spectacle, en famille…, et le dimanche, encore souvent chez Tonnelier… Je suis née petite bourgeoise, je veux rester petite bourgeoise. Je jouerai tout aussi bien du piano pour mes amis que pour des intrigants qui veulent ma dot et se soucient de moi comme d'une poupée. Je dessinerai tout aussi bien le profil de mes enfants que le nez de madame Othon du Triquet… une bien jolie connaissance que maman a faite là !

— Alors, elle raconta à son père ce que madame du Triquet était par le fait... Le père Baldy resta stupéfié.

— Est-ce possible, dit-il, et comment, toi, si naïve, sais-tu de pareilles choses ?

— Maman m'a rendu un grand service sans le savoir, papa. J'ai appris, dans ce monde où elle m'a lancée, quels ressorts bas et vils font mouvoir ce tableau à musique, dont les airs changent souvent, mais les accessoires jamais. C'est toujours la même chose, médisances, envie, bassesse, cupidité, inconduite et surtout égoïsme profond ! J'ai vu le mal, je saurai l'éviter. Je ne suis plus une petite fille, et j'ai le droit de dire à mon mari : Soyez tranquille sur la vertu de votre femme, Pierre… J'ai vu le vice, Dieu me préserve d'y jamais tomber ! S'ils étaient heureux ou gais, au moins, tous ces gens-là ? Mais, pas du tout… Les hommes pensent à l'argent… les femmes à la toilette… ils ont tous, la plupart du temps, des serpents dans le cœur. Là où l'âme n'a rien à faire, peut-on être heureux ? Je ne le crois pas ! Je ne vois le bonheur que dans l'affection et dans la famille ! Je ne suis donc pas faite pour le monde.

— Sambleu ! dit Baldy, tu l'arranges bien ton monde ! Moi qui craignais l'entraînement…

— Il n'y a pas de danger… Pierre se bat là-bas, et moi j'ai ma petite guerre ici… Quand notre temps sera fini, nous prendrons nos invalides et nous raconterons nos batailles à nos enfants. Voilà toute mon ambition…

En ce moment, la mère Baldy, accompagnée de Georges, rentrait à la maison… On se tut et l'on reprit le train ordinaire des choses.

Ce soir-là, Roger refusa sa porte à Othon… il la détestait de tout son cœur ; au milieu de la scène la plus palpitante, elle avait fait éclater la salle de rire, en l'appelant César de Bazane.

Othon passa donc la nuit sur le paillasson de Roger, il fut inflexible… Don César n'avait plus envie de disputer Mariquita… au roi d'Espagne, au contraire !

— Ah ! sans la dot, sans la dot ! murmurait le chœur des Araignées de la Forge , tout en essayant de décoller les énormes moustaches qu'ils avaient adoptées pour les exigences de leurs rôles !

CHAPITRE II Fanfan Mâconnais et mademoiselle Titi.

Le jour du jugement de Moïse Klauss accusé de tentative d'assassinat sur Suzanne, avait attiré un assez grand nombre de personnes à la Cour d'assises. Le vicomte de Chatenay, sans entrer dans d'autres détails, avait laissé échapper trois ou quatre mots sur l'événement, et comme Suzanne était fort connue dans ce monde où vivait Titi, ou plutôt la Sirène, et que celle-ci avait même été son amie pendant toute une soirée, elle se fit un plaisir, suivant son expression, d'aller voir condamner l'assassin, et ce fut du ton dont elle aurait dit : « Allons-nous aux courses ? » qu'elle interrogea ainsi Bouche-d'Acier, Pervenche et Tricolore, ses trois intimes du moment : « Nous payons-nous la Cour d'assises ? » La partie fut convenue et le vieux duc de… un sénateur plein de bontés pour Titi, lui procura quatre places réservées… Le bruit se répandit que quelques-unes des étoiles parisiennes honoreraient la Cour d'assises de leur présence, et gandins et journalistes, cocodès et cocodettes, d'accourir au jour dit. Les lorettes s'étaient habillées d'une façon très décente : leurs toilettes étaient celles de toutes les femmes du grand monde… Si Titi avait salué madame de Maufrigneuse, celle-ci lui eût rendu courtoisement son salut, tout en se demandant où elle avait pu la voir auparavant.

L'audience commença : le jeune Charles Moronval fut entendu, à titre de renseignements, et seulement pour être confronté avec Moïse qu'il reconnut parfaitement, et dont la vue le troubla profondément. M. de Chatenay se hâta, avec la permission du président, de le faire reconduire chez lui dans sa voiture.

L'interrogatoire de Moïse fut long ; condamné sous différents pseudonymes, forçat libéré, il avait un grand intérêt à égarer, la justice. Mais l'instruction avait été admirablement conduite, et les antécédents de Moïse étaient incontestables. Quant au crime, Moïse déclara qu'il n'avait agi que dans le cas de légitime défense. Que sa volonté était seulement de reprendre à Suzanne une somme de cent mille francs qu'elle venait de lui voler. Selon lui, Suzanne avait été sa maîtresse autrefois ! Elle le savait en possession d'une forte somme et s'était introduite chez lui sous le prétexte de renouer leur ancienne liaison, et elle avait fini par le dépouiller de ses cent mille francs avec une adresse étonnante ; instruite par elle-même qu'elle demeurait hôtel de Lyon, il résolut de rentrer en possession de son argent, mais il n'avait jamais eu la pensée de la tuer. Le hasard avait ramené Suzanne plus tôt qu'il ne le pensait à l'hôtel, et c'est en la voyant que, la tête perdue par les cris furibonds qu'elle poussait, il s'élança du côté de l'escalier. Le malheur voulut encore que Suzanne dégringola quelques marches, et qu'ayant par hasard son couteau ouvert à la main, il roula sur la malheureuse, et par une fatalité horrible, la blessa grièvement. Le malheur une fois accompli il prit la fuite ; ce fut alors qu'il fut arrêté par Fanfan. « La destinée me poursuivait, acheva mélancoliquement Moïse ! je n'avais d'autre but, en venant à Paris, que de m'y fixer et d'y vivre honnêtement du fruit de mes économies, car ces cent mille francs étaient bien à moi ; et sans la rencontre de cette malheureuse qui m'avait perdu autrefois, qui m'avait conduit au bagne, je ne me verrais pas aujourd'hui traîné sur ces bancs les mains couvertes d'un sang que je ne voulais pas verser ! J'ai pu avoir des torts, mais je n'ai jamais ôté la vie à personne. Et non seulement je vois la mort suspendue sur ma tête ; mais encore c'est à Fanfan, à mon fils, que je la devrai ; car cet homme qui m'a livré c'est mon enfant ! Je lui disais : je suis ton père, laisse-moi m'évader ! je suis ton père ! Et il m'a livré au bourreau. »

Moïse retomba sur son banc la tête dans ses deux mains ; la scène était bien jouée. Il avait un costume sévère, il s'était fait soigneusement raser, et un curé de campagne n'aurait pas pu trouver une face plus bénigne, plus paterne, plus contrite que celle du juif. Toute la salle avait été émue, on avait jeté les regards sur Fanfan-Mâconnais, le premier témoin inscrit, et l'on attendait sa déposition avec curiosité. – Un fils qui arrête son père en flagrant délit d'assassinat et qui témoigne contre lui, c'était du fruit nouveau pour des convives qui avaient le palais usé à force d'avoir goûté les mets épicés des cours d'assises.

Pour Fanfan il était un peu pâle, mais il n'était pas intimidé. Sa toilette était celle d'un ouvrier aisé. Il n'avait pas mis ses habits à carreaux ; ses vêtements étaient sombres, et avec ses énormes favoris rouges, bien taillés, il avait la tournure et la physionomie d'Hercule déguisé en cockney.

Titi se pencha vers ses compagnes et leur dit !

— Mes premières amours !

— Pas mal, dit Tricolore !

— Quels muscles, dit Pervenche !

— Il est épatant, conclut délicieusement Bouche-d'Acier.

Le président s'adressa alors à Fanfan, et avec un accent plein d'intérêt, de compassion même, il lui dit :

— C'est grâce à vous que la justice a mis la main sur un dangereux criminel. Vous avez été blessé dans la lutte, et malgré cette blessure, malgré des sollicitations capables d'ébranler un cœur moins honnête que le vôtre, vous n'avez pas failli à votre devoir. La justice vous remercie du concours apporté par vous à la loi, et dans la position exceptionnelle où le sort vous a placé, elle vous donne le choix de parler ou de garder le silence.

Fanfan écouta les paroles du président avec recueillement, et quand celui-ci eut fini, relevant la tête qu'il avait un peu inclinée en signe de respect, il prononça sans émotion, d'une voix ferme et simple, la réponse que nous sténographions :

— Monsieur le président, avec votre permission, je dirai quelques mots. Pardon si je parle mal… je ne sais ni lire, ni écrire… mais tout ignorant que je suis, je crois en effet n'avoir fait que ce que je devais. Je voudrais pouvoir expliquer bien ce que je pense ; enfin je vais tâcher de le faire à ma manière. Je n'avais pas trois ans quand ma mère mourut de faim, abandonnée par son mari, et je fus recueilli aux Enfants-Trouvés. Ce n'est pas mon père qui m'a élevé, c'est la charité publique, c'est la société. Je lui dois tout, à la société, car elle a enterré ma mère ; sans la société, je serais devenu un voleur peut-être, un vagabond pour sûr. Elle m'a donné un bon état, elle m'a dit : Sois honnête, et je lui ai obéi parce qu'elle a toujours été bonne pour moi. Un soir on crie à l'assassin, et je vois passer un homme avec un couteau à la main. La loi, cette mère de tous, qui m'a nourri et élevé, me dit : Tiens ferme ! J'arrête l'assassin… lui me dit : Prends l'argent que j'ai volé, je suis ton père ! J'ai suivi les conseils de cette société qui nourrit les pauvres abandonnés, enterre les mères qui meurent de faim et a fait de moi, gratis, un bon ouvrier et un honnête garçon ! Cet homme-là, je ne le connais pas ! maintenant, monsieur le président, je vous demanderai la permission de me retirer, parce que je ne me sens pas à mon aise et que j'ai dit tout ce que je voulais dire.

Fanfan sortit silencieusement. On s'écartait avec respect sur son passage. Il était vaillant, ce forgeron, et son action comme son discours attestaient que jamais les tentations du mal ne pourraient mordre sur ce cœur de bronze.

Titi était toute rêveuse depuis l'allocution du président et la réponse de Fanfan. Elle se demandait si ce forgeron si beau, si fort, si honnête, ne valait pas mieux que les vieux sénateurs lubriques, les roués de coulisse et les gandins millionnaires qui voltigeaient autour d'elle. Il lui revint au visage comme une bouffée du passé. Sa sœur, la Bise, était peut-être plus heureuse qu'elle. Elle ne se dit pas qu'elle était, elle, hors la loi et que, comme le père de Fanfan, tout ce qui était honnête ne la connaissait plus ! Elle sortit, avant la fin de la séance, pensive et comme énervée.

Les dépositions des autres témoins furent accablantes. M. de Chatenay prouva que jamais cet homme n'avait eu cent mille francs. La disparition de Barratte venait corroborer ce que lui avait dit Suzanne à son lit de mort. Bref, Moïse fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Le misérable avait eu le bénéfice des circonstances atténuantes ; quelques jurés avaient hésité en raison de la cause première de l'arrestation. Ils ne voulaient pas faire tuer le père par le fils, même légalement. Toujours est-il que Moïse Klauss, qui s'attendait à une condamnation capitale, reprit soudain son insouciance et sa gaieté.

— On se sauve du bagne et de Cayenne, grommelait-il. Ah ! Fanfan, si jamais je te retrouve !

Ses yeux étaient injectés de sang ; mais cela passa vite, et il soupa avec appétit d'un monceau de pain de munition et de trente-trois haricots.

À la forge, on reçut Fanfan à bras ouverts. Jamais, depuis son aventure avec Quoniam, on ne lui parlait de son père. M. Baldy se contenta de lui demander :

— C'est fini ?

— C'est fini, murmura Fanfan. À Cayenne.

— On n'en meurt pas, dit Baldy. Veux-tu dîner avec moi et Quoniam ?

Au moment où Fanfan allait répondre pour accepter l'offre de Baldy, un commissionnaire entra, et remit une lettre à l'ouvrier, en lui disant :

Fanfan Mâconnais, forgeron ; – pressé – rien à donner. Bonjour !

— Pour moi ça ? Il se trompe disait Fanfan en tournant et retournant le billet. Je ne connais personne qui puisse m'écrire sur du papier en satin, et qui empoisonne le pain d'épice !

— Donne, dit Baldy ! Mais oui, c'est bien pour toi : – Monsieur Fanfan Mâconnais, forgeron, chez M. Baldy, rue de Lamartine, 26. – Pressé !

— Lisez, patron, dit Fanfan en riant, je n'ai pas mes lunettes.

M. Baldy décacheta le billet et poussa un cri de surprise.

— Qu'est-ce qu'il y a ? dirent à la fois Quoniam et Fanfan.

— Une lettre de Titi !

— Pas possible, dit Quoniam, et sautant à pieds joints par-dessus une enclume, il se rapprocha du patron.

Fanfan n'avait pas compris, et regardait le forgeron d'un air abruti.

Baldy fit la lecture du billet parfumé :

« Monsieur Fanfan, j'ai à vous parler d'une affaire très grave ; aussi je vous attends aujourd'hui, chez moi, à cinq heures précises… Je serai seule, et vous me désobligeriez beaucoup en ne venant pas partager mon petit diner. Vous m'avez assez comblée de petits noirs à la crémerie Rochechouart, pour que j'aie bien le droit de vous offrir la côtelette de l'amitié… Je vous répète encore que c'est grave, très grave ! Il s'agit d'un service à me rendre… Je compte sur vous, à cinq heures.

« Titi.

« Rue d'Amsterdam, 43.

« P.S. Demandez mademoiselle Sirène de Saint-Gratien. Je vous attendrai toute la soirée s'il le faut. – Ne parlez à personne de cette lettre ! ».

Dire l'ébahissement des trois forgerons est impossible. Baldy relut la lettre deux fois, une pour Quoniam et la troisième pour Fanfan. Celui-ci roulait des yeux hagards, qui rappelaient les yeux en émail des petits pendules qui suivent dans leurs orbites les mouvements du balancier. Quoniam fouillait avec ses mains noires dans sa chevelure inculte, et Baldy poussait des hem ! him ! houm ! capables de fendre des pavés.

— Tiens ferme ! Je n'irai pas ! cria tout à coup Fanfan.

— Cependant, dit Baldy, si elle a besoin de toi ?

— Et puis, c'est la sœur de M. Pierre, glissa Quoniam.

— C'est vrai, dit Fanfan, faut prévenir la Bise !

Puisque Titi, mademoiselle Sirène, du moins, vous recommande de ne parler à personne de cette lettre…

— Ah ! elle me recommande… J'ai pas vu ça.

— Je vas relire la lettre, dit Baldy.

Et tous les trois serrés, l'un lisant, les deux autres écoutant, recommencèrent à discuter chaque phrase chaque proposition, chaque mot de cette lettre qui venait comme un coup de foudre lézarder la cervelle de Fanfan. Le temps pressait : quatre heures venaient de sonner, il fallait prendre un parti.

— Bath ! j'y vas tout de même, décida Fanfan. Tiens ferme ! ça m'intrigue !

Ce disant, il enfonça son chapeau sur sa tête et prit la porte.

— Diable ! diable ! Il est encore malade d'amour !

— Et il n'en sera pas de longtemps guari Baldy !

Cet atroce calembour ne fut lancé par Quoniam que lorsque le patron eut disparu sous la porte cochère.

CHAPITRE III Suite du précédent.

Fatigué, ma bell'demoiselle !

Si vous èt's pressé, moi, j'n'y suis pas :

Ah ! laissez-moi ramer mes pois.

(Refrain d'une ronde bretonne.)

Fanfan arpentait le chemin, sans s'inquiéter s'il bousculait tout le monde pour aller plus vite ; mais il se trouva fort embarrassé quand il se vit rue d'Amsterdam. Il n'avait mis qu'un quart d'heure à faire le trajet, et l'horloge du chemin de fer lui annonça qu'il avait encore trois quarts d'heure à passer avant de se présenter au n° 43. Que faire pendant ce temps-là ?

— Prenons un verre d'absinthe, se dit Fanfan, ça me donnera du toupet !

Il entra dans un café, regarda les images de l'Illustration, du Charivari, du Journal pour rire, et fit semblant de lire le Constitutionnel ; mais la pendule ne marchait pas. Il avait bu deux absinthes, examiné toutes les gravures et compté dix fois les colonnes du Constitutionnel, et cependant il avait encore une demi-heure devant lui.

Il sortit pour se faire décrotter, quoiqu'il, n'eût pas une tache, et après s'être fait de nouveau arranger la coiffure, il eut enfin le bonheur d'entendre sonner cinq heures.

Ô bonheur ! il allait voir Titi ! Titi, qu'il avait aimée, qu'il aimait encore, Titi, la sœur de Pierre, son meilleur camarade, la sœur de la Bise, cette courageuse enfant qui travaillait double, depuis que la petite part de Titi manquait à la maison. Il allait la revoir, dîner avec elle, avec elle seule !…

Il demanda au concierge, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre indifférente : mademoiselle Sirène de Saint-Gratien. Le concierge sourit d'un air malin, et alla à un grand tableau où étaient quatre trous ressemblant à quatre grandes bouches ouvertes. Au-dessus de chacune de ces ouvertures, on voyait un timbre et un bouton. Fanfan regardait le portier curieusement. Il n'avait jamais vu ce système, et se demandait ce que faisaient là ces bouches de cuivre, ces boutons et ces timbres. Il en eut bien vite l'explication. Un bouton abaissé prévint qu'on avait quelque chose à communiquer au premier étage ; le timbre sonna un coup, ce qui voulait dire : nous y sommes ! Le portier marmotta quelque chose dans une des bouches et y appliqua son oreille un instant après, puis, se retournant, il dit à Fanfan, en ôtant sa casquette :

— Madame de Saint-Gratien attend monsieur… Je vais avoir l'honneur de conduire monsieur !

Et toujours sa casquette à la main, il précéda Fanfan, qui, l'absinthe aidant, se sentait très troublé. Tous ces préliminaires l'intimidaient. Après lui avoir fait gravir vingt-deux marches, recouvertes d'un fin tapis d'Aubusson, le portier sonna à une porte, salua profondément en disant à Fanfan :

— C'est ici, monsieur !

La porte s'ouvrit, et une petite bonne alerte, à l'œil mutin et fripon, véritable soubrette de vaudeville, qui vivait de l'antichambre en attendant qu'elle vécût du boudoir, lui dit d'une voix mielleuse :

— Si monsieur Fanfan veut se donner la peine de me suivre, madame attend monsieur !

Elle ouvrit alors une petite porte perdue dans la tapisserie et introduisit, ou plutôt poussa Fanfan dans le boudoir où Titi l'attendait, paresseusement étendue sur une causeuse.

Le forgeron fut un moment ébloui. La porte s'était refermée derrière lui, et il demeurait en place, son chapeau à la main, les veux fixes, la bouche ouverte, se demandant in petto s'il rêvait tout éveillé !

Il se trouvait dans un merveilleux petit salon rose et blanc, éclairé par un lustre de bougies roses, quoiqu'il ne fût que cinq heures. Un tapis épais et moelleux cédait sous ses pieds… Comme il le dit plus tard à Quoniam, il croyait marcher dans de la crème ! Une table toute couverte d'argenterie, de fleurs et de mets mystérieusement assis sur des réchauds étincelants, se dressait au milieu du salon. Tout autour, sur des étagères de laque, on apercevait des poteries, des bronzes. Une chaleur douce, et l'odeur appétissante du dîner, qui attendait en se mitonnant, flattait délicieusement l'odorat. Mais, par-dessus tout, il admirait Titi, ravissante dans un déshabillé rose et blanc comme la chambre. Elle lui souriait de son plus joli sourire, et semblait heureuse de sa surprise.

Après l'avoir laissé quelques instants à son extase, elle se leva, alla à lui, le débarrassa de son chapeau, qu'elle posa sur un meuble, prit ses deux mains, durcies et hâlées par le feu de la forge, et qui étaient dégantées, quoique Fanfan eut acheté des gants noirs pour aller aux assises. On les lui avait mis, non sans beaucoup de peine, et aussitôt sorti du palais, il les avait glissés dans sa poche. Quant à y remettre ses doigts tout seul, il ne put jamais y parvenir.

— Arrivez donc, et mettons-nous à table… Je meurs de faim… Nous nous servirons nous-mêmes… J'ai défendu à mes gens de nous déranger… Nous serons plus à notre aise pour causer, n'est-ce pas, Fanfan ?

Ce disant, elle le fit asseoir à table, prit place à ses côtés, et lui servit un délicieux potage à la bisque, qu'elle attaqua bravement la première. Fanfan, toujours fort ému, ne trouvait rien à dire. Il prit le parti d'imiter Titi et comme il avait très faim aussi, il fit disparaître en un clin d'œil son assiettée de soupe.

Je vous en demanderai encore un peu, dit-il en riant, c'est crânement bon !

La glace était rompue… Fanfan avait parlé, et pour une grosse nature comme la sienne, ce n'était pas maladroit du tout d'aborder la question comme il l'avait fait.

— Hein ! c'est meilleur que l'ordinaire de la crémerie, dit à son tour Titi, qui lui remplit son assiette.

Fanfan mangea de tout de fort bon appétit, et oubliant sa gêne primitive, il bavarda sur tout et sur tous ; mais sans faire aucune allusion à Titi. Il paraissait complètement ignorer sa position et ne pas désirer la connaître. Il raconta les amours de Pierre, les folies de madame Baldy, les jovialités de Quoniam ; au fromage, il était rouge comme un coq, et comme Titi lui versait un verre d'alicante en lui criant comme une folle :

— Tiens ferme !

Il s'enhardit jusqu'à lui dire :

— Et à votre santé, Titi !

Puis vint le café, qu'on prit encore tous deux, bien près l'un de l'autre, en fumant des cigarettes. Fanfan était dans le septième ciel, car Titi s'était trompée deux fois en allumant sa cigarette à la sienne, deux fois c'était celle de Fanfan qu'elle avait mise entre ses jolies dents en lui tendant l'autre à dessein. Tout d'un coup, et sans transition, elle lui dit :

— M'aimez-vous toujours, Fanfan ?

— Oui, toujours, et vous le savez bien.

Eh bien ! moi aussi, je vous aime.

— Allons donc, dit Fanfan, j'attendais ce mot-là ! Vous êtes donc raisonnable, maintenant ! Et vous allez quitter cette vie-là… Vous me connaissez bien… Vous vous êtes dit : Fanfan est un bon garçon. Il me pardonnera, il m'aime tant ! Je redeviendrai une honnête fille, et il fera de moi une honnête femme… Et vous avez eu raison, Titi… Qu'on se moque de moi si on veut, mais je vous dis : Que le passé soit mort, à partir de ce soir ; vous avez voulu l'enterrer gaiement avec moi, et c'est gentil de votre part. Pierre ne saura pas les choses qu'il n'a pas besoin de savoir, Bise est une fille qui vous adore, j'entortillerai le père, et, dans un mois, vous serez madame Fanfan… J'ai quelques économies, je gagne huit francs par jour, et je ne fais pas le lundi… Vous serez heureuse, et je ne vous parlerai jamais de rien… ma parole d'honneur… C'est dit, je vas annoncer ça à la maison… Demain, vous serez reçue à bras ouverts, et, dans un mois, la noce ! Tiens ferme !

Et il avala une gorgée de rhum !

Titi l'avait écouté parler sans trop le comprendre, elle le regardait, et réellement sa figure si franche, si loyale, s'épanouissant à toutes les bonnes pensées qui s'échappaient de ce cœur d'or, devenait presque belle. Sa vulgarité disparaissait sous l'animation que lui donnait son enthousiasme. Fanfan était bien convaincu de ce qu'il disait : il croyait fermement que Titi l'aimait assez pour tout quitter, pour devenir la femme honorable d'un honnête ouvrier. Il croyait un retour possible. Fanfan ne savait pas lire ; c'était un juste. Il croyait que rien n'est plus simple que de revenir au bien et que rien n'est plus facile que de le faire. Il croyait au repentir ! bref, il avait toutes les sublimes utopies des âmes naïves. Il ne connaissait pas les existences semblables à celle de Roger… on aurait perdu son temps à les lui expliquer, il n'aurait pas compris. Titi qui n'ignorait plus rien, elle, et qui, en peu de temps, était devenue maîtresse en toute rouerie, ne voulut pas le détromper.

— Oh ! vous êtes le meilleur des hommes, Fanfan, murmura-t-elle en se laissant glisser coquettement près de lui et en penchant câlinement sa tête vers la sienne… vous ferez un bon mari.

Fanfan fut surpris de cet abandon subit, il se sentit troublé :

— Après tout, se dit-il, puisque je vais être son mari ! et, s'approchant à son tour, il entoura la taille de la jeune fille d'un de ses bras. Tandis que Titi passait ses jolis doigts dans ses cheveux, Fanfan rêvait tout haut à son bonheur futur. Titi ne l'interrompait que par des caresses innocentes, mais où se manifestait quelque chose qui ressemblait à de la colère. Ses mains étaient nerveusement agitées et, tout en tortillant les favoris de son amoureux, elle les tira si fortement que Fanfan sentit une larme dans ses yeux.

— Bah ! dit-il en riant, tirez, c'est à vous… Alors vous consentez à tout ?

— Oui, oui, à tout, murmurait Titi frémissante.

— Et demain je viendrai vous chercher… nous laisserons tout ça ici.

— Oui… oui, demain.

— Alors, à demain ! Votre pendule dit une heure du matin… Je reviendrai demain !

Titi le regarda d'un air si étonné que Fanfan lui dit :

— Eh bien ! qu'avez-vous ? n'est-ce pas convenu ?

— Pourquoi revenir ? Reste, je t'aime.

Et lui saisissant la tête à deux mains, elle la serra passionnément sur son cœur qui battait à tout rompre.

Fanfan n'était pas un Joseph, mais le pauvre garçon venait de bâtir un avenir si doux, de rêver une réhabilitation si haute, que comprenant tout à coup que Titi s'était moquée de lui, qu'un caprice et non l'amour avait tout fait dans cette invitation à dîner, dans cette soirée d'intimité, il fut pris d'un sentiment de dégoût, presque d'aversion ! Il reposa donc Titi sur la causeuse ; celle-ci le regardait toujours amoureusement ; mais Fanfan prit son chapeau :

— La sœur de Pierre, dit-il, jamais ! Adieu, Titi.

Et il sortit sans se retourner. Titi était restée clouée sur son canapé. Elle avait envie de pleurer, et quand sa bonne ouvrit la porte, elle lui demanda en riant si elle ne comptait pas se coucher bientôt.

— Ah ! l'animal ! s'écria-t-elle. Il n'est qu'une heure ; vite une capeline, un grand châle.

— Où allez-vous donc, madame ?

— Au bal masqué, donc… c'est aujourd'hui samedi. Je m'habillerai chez Arthur !

— Tiens ! tiens ! dit la soubrette, il paraît que madame n'a pas fait ses frais.

Bien des gens riront de Fanfan ; nous ne ferons pas comme eux. Il avait un ami, un véritable ami ; il pouvait bien rêver la réhabilitation de la sœur de cet ami, mais il lui était impossible de partager sa honte.

Le lendemain, en le voyant pâle et triste à son fourneau, Baldy et Quoniam lui serrèrent silencieusement la main sans lui faire une seule question.

Ils avaient tout deviné.

CHAPITRE IV Histoire d'une grue.Mademoiselle Hélène.

On n'a peut-être pas oublié que, lors de la première entrevue de Dumont-Baratte avec les dames Houlot, Mathilde avait manifesté une grande sympathie pour le caractère et la personne d'une certaine madame de Winzelles, qu'elle avait entrevue à sa pension. Or, le commis élégant de la maison Anderson, lequel, entre parenthèse, n'avait, dans les allures, rien de commun avec la Ce Baratte, venait, par une sorte de coïncidence bizarre, proposer à la fille de madame Houlot d'entrer, comme demoiselle de compagnie, chez la sœur de la comtesse de Winzelles, madame Hélène Legendre ! On conçoit avec quel plaisir les dames Houlot acceptèrent cette place. Une sœur de madame de Winzelles ne pouvait être qu'une gracieuse personne. Si le lecteur veut bien nous suivre, nous lui ferons connaître cet ange nommé terrestrement Hélène Legendre, et que madame de Winzelles, sa sœur, ne voyait presque plus depuis longtemps, et pour cause. Donc, il y avait une fois, mademoiselle Hélène, sœur ou plutôt demi-sœur de madame de Winzelles, car elles n'étaient pas du même lit. Nous la prendrons à dix-huit ans, pour mieux l'apprécier dans la suite. À dix-huit ans, mademoiselle Hélène avait une taille charmante, des formes admirables d'élégance et de fraîcheur, une peau éclatante, malgré de nombreuses taches de rousseur. C'était une belle fille, dans toute l'acception du terme ; mais ce n'était pas une jolie femme. Quelque chose de disgracieux, d'antipathique dominait en elle. Hélène avait de grands traits irréguliers. Son nez était un de ces nez qui déplaisent aux hommes en général et aux artistes en particulier, surtout chez une femme. Il était busqué, et notre ami Quoniam n'aurait pas manqué de dire qu'il y avait promesse de mariage entre le nez et le menton de mademoiselle Hélène. Ses yeux de lapin aux paupières rouges étaient petits, ses cils et ses sourcils d'un blond blanc. Une bouche pour ainsi dire sans lèvres, tant elles étaient pincées, des dents écartées, un front bas et étroit, – des cheveux magnifiques par exemple, d'assez jolis pieds, quand elle était chaussée ; de vilaines mains, larges et épaisses, quoique blanches et soignées, des extrémités sans finesse ; en dix lignes, voilà sa photographie. Hélène ne supportait pas l'analyse ; mais l'ensemble était gracieux en somme, et, certainement, elle était, dans un bal, une des dix femmes les plus remarquées, en l'absence de madame de C…, ou de madame de K…, ou de madame ***, en l'absence, en un mot, des deux ou trois beautés de premier ordre, beautés incontestées de tous, qui ne manquent pas de se trouver dans toute ville de province ou dans tout salon parisien.

Mais son père lui nuisait beaucoup, sans le savoir, le cher homme ! Ce n'était pas de l'admiration qu'il avait pour sa fille, c'était du fétichisme. Incapable de dissimuler son enthousiasme il abordait chacun avec des phrases dans le genre de celles-ci : « De l'avis de tous les sculpteurs, ma fille est la plus grande beauté des temps modernes ! » Ou bien : « Quoi, vous admirez le bras de madame A…, mais vous n'avez donc pas vu celui d'Hélène ? Je ne comprends pas comment la justice qu'on lui rend et les éloges qu'on lui adresse ne lui ont pas encore tourné la tête. À Londres, ou j'ai passé la dernière saison, elle a été proclamée la reine des salons, etc., etc. »

Quelquefois, impatienté, on voulait couper court à ce panégyrique, aussi intempestif que paternel. Il n'y avait pas moyen… Vous hasardiez timidement que le nez de mademoiselle Hélène… « Je vous y prends, s'écriait le père incorrigible, ma fille a le plus beau nez du monde, et vous n'êtes qu'une bête ! Alors (et voici où était l'écueil pour Hélène, et quand on songe à l'éducation qu'elle avait reçue, on la trouve vraiment plus à plaindre qu'à blâmer) ; on se prenait à la regarder attentivement, et l'on rabattait soudain de l'excellente impression première qui aurait pu durer, sans l'intervention du trop bon père de famille. On découvrait, un à un, les défauts saillants, et de la beauté merveilleuse qu'on était prêt à acclamer tout à l'heure, il ne restait plus alors, pour l'observateur, devenu presque sévère en face de cette admiration systématique, qu'une jeune fille bien charpentée, à la peau blanche, aux cheveux abondants, mais, en définitive et au total, fort insignifiante, sans grâce et sans beauté réelles, sans fraîcheur et presque laide même, le matin en déshabillé. Et puisque Quoniam doit endosser tous les termes marqués du cachet de la trivialité, attribuons-lui ce mot populaire : « Pas mal aux quinquets ; mais faudrait voir au déballage ! »

Le père de mademoiselle Hélène ne lui faisait pas seulement un grand tort par ses louanges exagérées ; il avait un dada assez commun aux pères aveugles. – Il voulait absolument que tout le monde eût demandé sa fille en mariage ou fût prêt à la demander. Mais il voulait toujours et quand même que chacun en fût épris ! De sorte que, le lendemain d'une soirée ou d'un bal, il n'était pas rare que le vicomte Z… abordât le baron Y… par ces mots :

— Eh bien, cher ! mes compliments ! vous épousez donc mademoiselle Hélène.

— Moi, je l'ai vue hier pour la première fois !

— Allons donc, sournois que vous êtes… Pourquoi faire ainsi du mystère… c'est son père qui me l'a dit ce matin à déjeuner chez la marquise X… Heureux gaillard ! Une jeune fille qui a refusé le prince P… et le maréchal S… que la reine d'Espagne a voulu marier avec un principicule allemand et que le roi de Prusse a fait demander pour son premier ministre, après l'avoir rencontrée à Nice.

Le baron Y… restait abasourdi… il voulait répondre ; mais le vicomte Z… était déjà loin de lui, qui racontait à des amis, à grand renfort de gestes, la fameuse nouvelle. Il y avait de quoi donner la rage, et le baron, lorsque, sa mère ou sa cousine donnaient un bal, se hâtait d'empêcher que mademoiselle Hélène ou son père-bavard y fussent invités. Heureusement que la colère du baron Y… ne durait que trois ou quatre jours ; car il ne tardait pas à entendre raconter la même histoire, seulement avec le nom d'un ou de plusieurs nouveaux futurs et, à son tour, il pouvait aborder le vicomte Z… et lui dire :

— Eh bien, cher ! mes compliments ! vous épousez donc mademoiselle Hélène ? etc.

Il en résultait vis-à-vis d'Hélène une certaine contrainte, une certaine gêne, qui finirent par ressembler à de l'isolement. Cependant, comme Hélène, à part ces petits ridicules, était doucereuse, souple, hypocrite et flatteuse surtout, quelques femmes, très indulgentes, le nombre n'en est pas grand ! – laissaient volontiers approcher leurs maris de la belle Hélène !

— On ne dira pas, du moins, que ceux-là ont demandé en mariage la plus grande beauté des temps modernes !

L'affluence des hommes mariés auprès d'Hélène n'était pas une grande fiche de consolation pour celle-ci, qui ne répugnait pas au mariage, qui y aspirait même beaucoup. Le mariage était son rêve, son ambition ! le mariage ! le mariage quand même ! Mais son père, avec son bagout et ses caquets, ses mensonges éternels, cousus de fil blanc et qui ne trompaient personne, malgré la persistance bruyante et inconcevable qu'il mettait quelquefois à les soutenir, même en face de l'évidence, était cause qu'il y avait autour de la jeune fille comme un cordon sanitaire. Les mères qui avaient des fils, les jeunes femmes qui avaient un amant, les vieilles maîtresses de maison qui avaient un ami auquel elles tenaient, leur défendaient de mettre les pieds chez le père d'Hélène. Cette manie du pauvre homme était inguérissable ! Une seule chose m'étonne : c'est qu'il n'ait pas prétendu que les séraphins et les anges, munis d'autorisations spéciales, ne soient descendus du ciel pour lui demander sa fille en mariage ! l'élégant cavalier qui la saluait au bois… l'artiste qui la lorgnait au spectacle. Le général qui commandait une revue à laquelle elle assistait… le poète qui lui faisait un quatrain inoffensif, et jusqu'à l'inconnu qui lui offrait la main pour monter en wagon… autant de prétendants, autant d'amoureux, autant de victimes ! – Une grande dame qui occupe une haute position à la Cour impériale reçut la visite d'Hélène et de son père dans un petit château qu'elle habitait, en automne, aux environs de Calais… Le général H… ou K… comme il vous plaira, un de ses amis les plus dévoués et l'un de ses admirateurs les plus fervents, vint passer quelque temps auprès d'elle. Naturellement, la princesse présenta le célèbre guerrier au père et à la fille. Deux heures après, le père-marieur courait chez sa voisine, la vieille et spirituelle marquise de B…, si connue par ses jolis vers et une illustre amitié, et lui disait :

— Je vais vous confier un secret. Soyez discrète, le général K… vient d'arriver… il est éperdument amoureux d'Hélène, il a fait le voyage exprès, dans le but de me demander sa main. Je ne sais pas trop si je dois y consentir… ma fille est si recherchée, et puis le général K… est presque proscrit !

— Vous m'étonnez ! Le général ! Mais je croyais qu'il aimait la princesse depuis vingt ans, qu'ils ont fait ensemble le fameux siège de *** et que cet amour, joint à de rudes soucis, ne lui laissait guère le loisir de songer au mariage.

— Eh bien ! vous vous étiez trompée !

— Mais tout le monde le croit comme moi !

— Eh bien !… eh bien ! tout le monde se trompe !

Il faut pourtant avouer qu'une fois un imprudent faillit se laisser prendre à la souricière paternelle. Assis un soir auprès de M. Combalet, l'économiste en renom, le père fatal s'étendait avec complaisance sur son sujet favori…

— Ma fille, disait-il, est la plus jolie femme de notre époque, quelle beauté ! quelle taille ! et puis quel caractère ! quelle fierté ! c'est un ange. Aussi, me la demande-t-on tous les jours… le roi de Danemark, la reine de Suède ont voulu la marier… mais je ne suis pas pressé. Elle est d'ailleurs si jeune encore !

Ébloui par ce flux de paroles, par cette kyrielle de noms illustres, M. Combalet se laissa étourdiraient engager pour le lendemain. Hélène avait, en ce temps-là, une conversation à l'usage des jeunes filles, telles que mademoiselle Dubois les a stéréotypées dans lady Tartuffe. C'était la même innocence, la même candeur, le même naturel… On eut dit qu'elle connaissait le faible de Combalet. L'innocence est un paravent à la fois commode et gracieux pour les filles à marier. Elle permet de dire à un homme tant de choses charmantes qu'on est censé n'avoir pas comprises. C'est une arme qui porte entre les mains des femmes de quinze à vingt-cinq ans. Hélène voulait être épousée à tout prix… Aussi, était-elle toujours gaie, insinuante, proprette et d'égale humeur : nous verrons plus tard si le mariage ne lui enleva rien de cette réunion de qualités aimables. Elle fut charmante pour le professeur. Il avait bien les cheveux un peu gris et les genoux moins corrects que ceux de l'Apollon du Belvéder ; mais, malgré les 48 ou 50 refus d'Hélène, elle lui fit l'accueil le plus empressé. Elle avait tout bonnement entrepris de lui tourner la tête. Elle causa, servit le thé, puis s'assit au piano et enfin organisa des jeux innocents. M. Combalet ressentait déjà quelque émotion. Le contact d'une belle jeune fille est dangereux et une petite main blanche fait si bien, quand elle repose sur une manche d'habit noir. Après la pendule, la sellette, le chevalier de triste figure, on passa au secrétaire… on se mit à une table et l'on commença à écrire, sur des carrés de papier, des demandes et des réponses. Ce jeu est un moyen fort ingénieux de correspondre. Les jeux innocents ont été inventés pour l'usage des jeunes filles innocentes.

La naïve Hélène écrivit des phrases dans le genre de celles-ci.

« J'aimerai qui m'aimera ! – Pour être mon mari, il faudra m'aimer beaucoup ! – il me semble qu'il y a un sentiment plus fort que celui que j'ai pour mon père ! – Ma perruche est venue m'embrasser ce matin ; mais en lui rendant son baiser, – je ne pensais pas à elle ! ! »

Ô sainte innocence ! qu'as-tu à voir dans ces petits ballons d'essai lancés dans l'atmosphère de l'amour ! – Lorsqu'on lut tout haut les billets échangés… Hélène rougit jusqu'aux oreilles et se cacha la figure dans les mains.

Certains hommes font grand cas de l'ignorance chez une femme. M. Combalet avait ce travers plus que quiconque. On ne peut s'imaginer quels attraits a pour certains hommes une jeune personne, franchement, admirablement bête ! Il serait si doux de lui apprendre tout, de faire son éducation et surtout de pouvoir dire une balourdise ou commettre des erreurs, sans avoir à craindre d'être relevé du péché d'ignorance, sans redouter la discussion ou la polémique ! Ce sentiment se rencontre souvent chez les hommes de talent, chez des gens de génie même, qui ont dans le caractère un côté étroit, dont ils ne se rendent pas compte. La femme, en définitive, doit être une compagne, une amie. Mais il y a des hommes qui veulent tout ramener à eux, qui, obligés par leur position de subir souvent des contradictions, des démentis, de la part de leurs adversaires politiques ou autres dans la vie publique ou littéraire ne veulent trouver dans leur intérieur que l'admiration et l'adulation. Pour ces hommes, une femme intelligente ne saurait être leur affaire. S'ils prennent le Pirée pour un homme, où s'ils parlent des chemins de fer du temps des Romains, comme certain député de ma connaissance le fit un jour, à la tribune ; s'ils débitent des absurdités au barreau, pour en finir, il leur déplaît souverainement que leurs femmes sourient où plaisantent à propos de leurs énormités. Heureuses les femmes qui savent se faire bêtes, plus heureuses peut-être celles qui le sont réellement ! Mais nous plaignons sincèrement les hommes qui placent leur amour-propre à posséder ces trésors de nullité. Je n'interdis pas le mariage aux femmes bêtes ou ignorantes ; seulement, je ne comprends pas les hommes qui les recherchent de préférence aux autres. Je me méfierai toujours d'un homme qui a épousé une grue, comme on se méfie des gens qui sont couverts de parfums. Il y a toujours quelque chose là-dessous. M. Corabalet, l'économiste en renom, était peut-être de cet acabit. Toujours est-il qu'il partit enthousiasmé, en promettant de revenir le jour suivant ; mais, je ne sais quelles réflexions prudentes l'assaillirent pendant la nuit ! – Peut-être trouva-t-il un peu trop virginales, un peu trop candides, les innocentes roueries et la tactique de la pure Hélène et de son père enthousiaste ; la vérité est qu'il trouva fort à propos une lettre qui l'appelait à Chalon-sur-Saône. Trois jours après, il n'y pensait plus et toute la ville était informée que l'infortuné professeur avait demandé la main de la reine des salons français et étrangers ! mais qu'il avait essuyé un refus et avait dû s'éloigner la mort dans le cœur. M. Combalet est un galant homme ; une fois sorti du piège, il n'a pas protesté.

Cependant, malgré tout cela, Hélène après avoir refusé sa main à tant de maréchaux ou de millionnaires, qui n'y avaient jamais songé et avaient même fini par rompre avec les maisons qui accueillaient ces méchants bruits, Hélène restait toujours fille, et le temps marchait. Elle comprit, et son père lui-même finit par comprendre, qu'il fallait un peu en rabattre, et la fiancée du ministre de Prusse, du roi de Danemark et du grand Turc, finit par épouser un artiste de quelque talent, rendu presque célèbre par une esquisse de la mer Morte ! Cette spécialité de peindre les ruines, les déserts et les Mammouths le condamnait à une vie très aventurée et très aventureuse. Son mariage avec Hélène devait être pour lui un obstacle à ses projets d'excursions lointaines. Les artistes ne devraient jamais se marier sérieusement, surtout les peintres de la nature morte. Mais Hélène avait envie d'un époux ; pour en avoir un, elle eût pu se laisser aller aux actions les plus blâmables et dont elle était peut-être primitivement le plus incapable. Aussi le père fut-il lancé après l'heureux élu qui, pris entre deux feux, se rendit sans trop de résistance et se suspendit au cou une pierre d'achoppement.

CHAPITRE V Histoire d'une grue, (suite).Les amies de pension d'Hélène.

Rien n'est perdu, tout se paie.

Hélène avait été élevée à Lyon avec une jeûne fille, mademoiselle Euphrasie, appartenant à là bourgeoisie, mais bonne, dévouée, candide, l'aimant à l'adoration, et qui lui avait rendu mille de ces petits services qui se rendent en pension ; plus tard elle lui en avait rendu de plus sérieux encore par ses relations et son influence. Mais Hélène avait des idées singulières sur la propriété, elle ne dédaignait pas les pommes de la voisine de droite ou les poires de la voisine de gauche, et oubliait souvent de leur demander leur avis à ce sujet. Cédant à l'excellente disposition de son cœur, Euphrasie se fit un plaisir de garder son amie quelques jours chez ses parents pendant les vacances, Hélène en profita pour essayer de lui enlever son fiancé ! Elle fit des médisances, des cancans, de ces petites perfidies dans lesquelles certaines femmes sont passées maîtresses. Elle ne réussit pas à accaparer le fiancé ; mais du moins elle faillit faire rompre le mariage. Deux ou trois ans se passèrent, elles étaient toutes les deux mariées. Euphrasie, bonne âme, heureuse d'ailleurs et sans rancune, après l'avoir boudée et évitée pendant deux ans, lui avait complètement pardonné et vint, avec son mari, rendre à Hélène la visite qu'elle en avait reçue. Celle-ci se trouvait pour deux mois à Chalon, et elle chercha à lui en rendre le séjour agréable. Son mari y était receveur et y jouissait d'une certaine autorité en même temps que d'une juste popularité ; les honnêtes femmes ont quelquefois la chance de rencontrer des hommes honnêtes ! Le hasard se trompe quelquefois en faisant le bien ! Euphrasie mit sa loge au théâtre à la disposition d'Hélène et l'invita à dîner. Elle ne reçut que des refus plus ou moins bien motivés. En effet, l'artiste avait retrouvé à Chalon le comte de T… ministre de… qui avait un château dans les environs et appréciait fort son talent qu'il avait patronné autrefois ; il lui présenta sa femme ; madame Legendre, gonflée de vanité, crut alors pouvoir se passer de son ancienne compagne et résolut de lui faire ce que dans sa petite tête elle appelait une impertinence. Son mari s'étonnait de ce qu'elle n'allait pas plus souvent chez Euphrasie ; mais Hélène inventait des histoires saugrenues pour expliquer sa négligence envers une ancienne amie :

— Que veux-tu, disait-elle ! Elle est si bourgeoise, et il me semblé que nous devons et que nous pouvons voir mieux que ça !

À ce propos, son mari se permit de lui faire les quelques observations suivantes :

— Ma chère amie, je ne vois pas trop en quoi la société que tu vois à Paris l'emporte sur celle de ton amie de pension ; il me semble au contraire que les seules personnes bien que tu connais, c'est par elle, est-ce chez madame Agaritha de Boisflotté que tu iras chercher la véritable aristocratie ? C'est une bonne enfant ; mais cela n'empêche pas que sa mère n'ait épousé, à la dernière heure, le pauvre vieillard dont elle était la cuisinière ! Quand nous nous sommes mariés, je ne te le reproche pas, mais tu m'avais un peu surfait ton monde. Je croyais aller dans le faubourg Saint-Germain, et jusqu'à présent tu ne m'as pas encore mené par là, et je crois bien qu'il faudra attendre que je sois de l'institut pour passer les ponts.

— Je ne parle pas d'Agaritha, répondit la jeune femme impatientée ; mais toi tu as des amis haut placés : M. de Blossiers, par exemple, qui est président de la Cour d'appel et qui vient tous les jeudis ! Nous sommes donc aussi bien posés, sinon mieux, par nos relations, par les hommes influents que nous recevons, que ne le sont Euphrasie et son receveur.

Elle inventa alors quelques petites calomnies, sans se rendre compte que le sentiment auquel elle obéissait n'était autre que le dépit de voir Euphrasie mariée à un homme dont la capacité était incontestable, et l'avenir assuré.

L'heureux mari de son ancienne amie avait résisté aussi à ses jeux innocents deux années auparavant. Il n'avait plus maintenant l'air de l'avoir connue, et faisait en cela preuve d'un grand tact. Il était si heureux dans son gentil ménage, qu'il ne devait plus lui rester aucun souvenir de ce petit trouble-fête dont l'amour-propre souffrait toujours intérieurement. Legendre se résigna, peu convaincu et regrettant fort Euphrasie dont il aimait l'esprit et surtout la bonhomie. – Au lieu d'aller chez Euphrasie, elle ne manquait pas une soirée chez le comte de T. ou chez le président » Là, elle n'était choyée que tout juste, les prévenances étant pour son mari. Cependant son bonheur le plus grand était de pouvoir dire : « J'ai refusé de dîner chez Euphrasie, c'est si bourgeois, son père est le fils d'un épicier ! » Quand elle allait chez Euphrasie le matin, elle essayait de l'éblouir, lui racontait les belles connaissances de son mari et tous les bals où on les invitait. Euphrasie ne la contredisait pas-mais elle pensait qu'il y avait beaucoup à en rabattre ! Elle savait bien que tout véritable artiste que fût Legendre, il lui était difficile de franchir certains cercles où la vaniteuse Hélène se prétendait recherchée ; qu'en tout cas, y eût-il été admis lui, il n'eût pu y introduire sa femme. Legendre était sur les épines quand sa moitié débitait ces mensonges dont il devinait bien qu'Euphrasie n'était pas dupe ; il pestait contre Hélène, mais il savait un gré infini à la charmante femme de ne pas sourire à ces balourdises. Grâce à toutes les sottes inventions de notre grue pendant son séjour à Chalons, l'artiste ne put jouir qu'imparfaitement d'une société qu'il aimait et qui était, vraiment la meilleure de l'endroit.

Plus tard, le mari d'Euphrasie fut envoyé consul général à Naples, et Hélène y accompagna son mari, que divers travaux y appelaient. Le salon d'Euphrasie était le plus recherché, et voyant cette fois que l'ancienne amie de pension pouvait lui être utile, elle voulut s'en rapprocher. Compliments, flagorneries, courbettes, elle mit tout en usage pour arriver à son but ; mais si Euphrasie était bonne, son mari avait de la fermeté et de la mémoire et malgré tout, la grue en fut pour ses frais.

C'était donc, comme on le voit, une piteuse amie ! envieuse et sans aucun sentiment de reconnaissance. Du reste, Euphrasie ne lui en aurait pas demandé tant, elle se contentait d'être bonne, et quand son mari lui disait : « tu as bien le meilleur cœur que je connaisse, » elle n'en voulait pas davantage.

Hélène, qui avait tant désiré le mariage, ne s'en trouva pas parfaitement lotie. Trois ans de ménage et trois grossesses avaient suffi à la faner complètement. Sa taille, charmante autrefois, s'était épaissie et raccourcie. Sa poitrine, si admirablement dessinée quatre ou cinq ans auparavant, s'était déformée et flétrie ; ses yeux n'étaient pas cernés, mais fatigués, rougis, son visage élargis, ses lèvres plus pâles et plus serrées encore. Elle était passée, bien passée, à vingt-quatre ou vingt-cinq ans, c'est-à-dire à l'âge où presque toutes les femmes sont dans l'épanouissement de leur jeunesse et de leur beauté. Le soir elle faisait encore quelque effet, mais en plein jour c'était tout différent. Ce qui n'empêchait pas son père d'avancer qu'au bal on l'appelait encore mademoiselle !

Était-ce une punition du ciel que cette déchéance apportée par la réalisation de sa plus violente ambition, de ce désir forcené du mariage qui l'avait poussée à tant de choses répréhensibles qui n'étaient peut-être pas dans sa nature ? qui pourrait le dire ? Quant au moral, elle était encore plus transformée qu'au physique. Seulement la grue avait changé de tactique. Elle ne posait plus pour la candeur, pour l'innocence, l'ignorance et l'horreur des bas bleus ! Elle ne se vantait pas, comme autrefois, de ses fautes d'orthographe. Un seul homme était tombé dans le piège et il s'était sauvé. Donc ce piège n'était pas bon et la tactique était mauvaise. Elle était bien encore un peu la maréchale Lefebvre des petits salons, et de temps en temps un barbarisme inventé autrefois, incrusté maintenant, sortait de sa bouche. Elle avait consacré tant d'efforts à paraître d'une ignorance crasse, qu'il lui en était resté quelque chose ; maintenant elle avait un babil sans queue ni tête, un bredouillement perpétuel, des mots vides ; mais point d'idées ! Parlant de tout à la fois, sans comprendre rien à quoi que ce fût, discourant sur Murât poignardé par Charlotte Corday, et sur Marat fusillé ; tranchant toutes les questions, bouleversant toutes les conversations, elle avait le talent de se rendre ridicule au suprême degré. Quelquefois on questionnait la bonne et spirituelle madame de Winzelles, sa sœur, à son sujet, et elle répondait : « Que voulez-vous, elle aime à parler, cette chère sœur, il y a peut-être du bon au fond de tout ce qu'elle dit ! Seulement ça n'est pas filtré…

Au surplus, madame de Winzelles avait presque cessé de la voir et courait le monde, sans se fixer beaucoup nulle part. Hélène se piqua de l'abandon de sa sœur et s'imagina de se venger en la copiant. La pauvre Hélène devint la caricature de madame de Winzelles et cela se conçoit. Elle ne pouvait l'imiter que par ses côtés risqués et mauvais, par conséquent, sans prendre les bons. Il ne faut jamais copier une individualité : car une individualité n'est pas toujours la dernière expression du beau et du bien ; il ne faut copier que le vrai beau, que l'invariablement bien.

En littérature, copier Molière, copier Corneille, copier une école DÉFINIE, positive, partant de règles stables, cela n'a rien de ridicule… Si vous faites bien, vous illustrez votre nom ; si vous faites médiocre, vous ne l'abaissez pas. Mais copier un peintre, un sculpteur, un romancier, un musicien, ou une élégance qui s'écarte des règles : c'est une folie ! Il est imprudent de faire du Courbet, du Sterne, du Wagner ou du Brummel. Ces exceptions ont toutes une qualité personnelle, originale, qui échappe à l'analyse et c'est par la copie de ces exceptions qu'on est exposé à tomber dans la palinodie, dans la charge. Prenons des exemples.

Au théâtre Lafont, le vieux Lafont d'aujourd'hui, était un acteur original, mais il blésait ou blaisait en parlant, et tous ceux qui ont imité Lafont, n'ont réussi qu'à copier, parfaitement, il faut l'avouer, – la seule imperfection de son talent. – Odry, Grassot, Brunet et Lassagne, ces types cocasses, n'ont produit que des paillasses et des comiques d'une trivialité révoltante. – Si Paul Legrand a du mérite, c'est qu'il n'a pas tenté de singer Debureau, et toutes les actrices qui ont voulu imiter Rachel ont été repoussées de partout. Ristori ne copie personne : malheur à celles qui voudront l'imiter ! Le peintre Courbet a fait des femmes laides et grosses, et cependant c'est un grand peintre, et les marchands de bric-à-brac regorgent de femmes encore plus laides et encore plus grosses signées d'imitateurs que chacun raille à plaisir. En musique et en littérature… c'est bien pis encore ! Mais ce dernier terrain doit m'être sacré, et je me contenterai de dire que dans les arts, comme dans la vie, l'originalité est charmante par elle-même, mais en elle-même aussi, déplorable par ses résultats… Aimons, admirons Théophile Gautier, madame de Staël, Balzac, Diaz et David… voire même Thérésa ! Aimons Rouvière, ce pauvre comédien mort à la peine, victime de cette originalité dont nous parlons… Oui, tous ont eu, ou ont encore une originalité indiscutable ! Mais, hélas ! quels poètes ridicules, quels sculpteurs insensés, quelles chanteuses horribles, et quels comédiens stupides n'ont-ils pas fait naître !

Toutes ces puissantes personnalités ont vécu, ou vivent en dehors des règles consacrées. Ce sont des génies qui ont trouvé le moyen de voler en l'air… Seulement Dieu seul a le secret de leurs ailes… Vous les voyez d'en bas et vous vous dites : « Singulières gens ! Ils ne font pas comme tout le monde… Essayons de faire comme eux ! » Vous vous jetez du haut du Panthéon et vous vous cassez le cou… Vous n'avez vu qu'une chose dans l'originalité de ces êtres à part, c'est que leur originalité était de voler quand les autres marchent… Mais vous n'avez jamais vu, ou deviné quel était le génie invisible, ange ou démon, qui les soutenait. Contentons-nous donc des règles établies et ne nous embarquons pas sans parachutes dans les pays aériens. Le cheval hyperbolique de Victor Hugo, si magnifiquement dépeint dans la préface des Chansons des rues et des bois a désarçonné bien des cavaliers imprudents. Allons à âne, ou du moins ne montons que les chevaux dressés… C'est plus sûr et moins trompeur ! – Je copie Bilboquet, mais les banquistes aujourd'hui ne sont pas des originaux.

Or, madame de Winzelles était une exception à toutes les règles. Toute autre, faisant ce qu'elle faisait, aurait touché, en plein, l'absurde et le ridicule. Mais elle y échappait parce qu'elle était vraiment elle. Rien n'était affecté, ni chez elle, ni en elle, même ce qui ressemblait à de l'affectation. Elle comprenait tous les systèmes et n'en choisissait aucun. Elle était, avant tout, la femme libre et indépendante. Elle ne soupçonnait rien aux choses du cœur et n'avait rien à craindre des orages de la passion. Elle n'a jamais aimé, et n'a peut-être jamais été aimée d'un certain amour… C'est une femme incomplète, et madame Récamier seul eût pu nous dire peut-être le secret, le même pour toutes deux sans doute de cette absence complète de ce qu'on appelle les sens. Elle préférait une thèse à un poème et ne pouvait pas souffrir la musique… Il lui semblait absurde qu'un ténor pût gagner plus d'argent qu'un professeur d'histoire naturelle… Elle trouvait ridicule qu'il y eût plus de monde à l'Opéra, pour voir le nouveau ballet, qu'il n'y en avait à la Sorbonne pour entendre Saint-Marc-Girardin. C'est un signe de décadence ! disait-elle.

Madame de Winzelles est l'héroïne des aventures les plus bizarres, les plus incroyables… Elle monte à cheval comme Baucher, nage comme un poisson, tire l'épée comme Grisier, la carabine comme Bas-de-Cuir et le pistolet comme Lepage. Elle a tout lu, tout appris et approfondi même plusieurs choses. Elle cause philosophie avec Jules Simon, économie politique avec Proudhon, religion avec Renan, poésie avec Hugo, spiritisme avec Allan Kardec, histoire avec Augustin Thierry, voyages avec Pierre de Tchihatcheff et ballon avec Nadar ! Elle a fait trois fois le tour du monde, tué trois ours blancs au Grœnland, et cinq ours noirs dans les Pyrénées. Elle a dormi dans le wigwam du caraïbe et commandé un régiment de femmes, en Amérique, sous le nom de colonel Vinzelles. Elle parle italien comme un Toscan, anglais comme Byron, prussien comme M. de Bismarck, espagnol comme Cervantès, portugais comme S.M. le roi Louis Ier, français comme les frères Bescherelles et grec comme M. Papodoupoulos le maître et le professeur de cette charmante et aimable femme qui s'appelle la comtesse Dora d'Istria, et qui ressemble à madame de Winzelles par ses plus charmants côtés. Enfin elle a appris le russe à Moscou, l'arabe à Alger et elle a fait tout cela sans pose et le plus naturellement du monde. On l'admire et on ne là jalouse pas !

C'est fête à Paris de la voir ! – Elle a visité la Chine il y a deux ans et s'est reposée six mois à Paris, pour prendre langue. Puis elle est partie essayer de trois bains de mer au Chili… on l'a rencontrée à Biarritz quatre mois plus tard, et en ce moment elle étudie le terrain de l'Islande où elle désire implanter quelques plantes exotiques et utiles.

Quant à sa beauté, c'est une chose étrange et en dehors de toutes les règles… Des yeux tenant tout le visage, des yeux tout autour de la tête, pour employer le phébus des poètes. Ces yeux sont d'un vert profond comme la mer… son front est trop proéminent et ses cheveux n'ont pas une nuance bien définissable. Nous n'avons pas employé l'expression propre en disant tout à l'heure, quant à sa beauté ! C'est l'art, la fantaisie à leur suprême degré… Comme Rachel, elle a une taille charmante, mais ses formes lui permettent de porter impunément le costume d'homme et de rappeler le mot célèbre de Sophie Arnoult. C'est l'activité en personne… Béranger l'avait surnommée la Fée vif argent… Les passions ne devaient pas avoir prise sur elle… En effet on n'a guère le temps de s'occuper des niaiseries de l'amour quand on fait aujourd'hui l'ascension du Mont Blanc et quand on descendra demain dans le cratère de l'Etna. Fuyait-elle ou bravait-elle l'amour ? Son cœur n'aimait-il plus ou avait-elle été frappée par Dieu de l'impuissance d'aimer… Voilà ce que l'on se demandait ! – Nous avons dit tout à l'heure notre opinion, à cet égard, – si elle avait un secret, il est de la nature de ceux dont on ne peut exiger la confidence… On peut demander à une femme pourquoi elle n'aime pas ; mais si cette femme, aux grands yeux verts, vous regarde étrangement et vous dit ces deux mots : Je ne peux pas ! – on ne se sent pas capable d'insister.

Or, Hélène ne pouvait saisir que le mauvais côté de sa sœur, c'est-à-dire le côté excentrique, un peu ridicule, mais racheté par tant d'adorables qualités ; aussi perdait-elle son temps et ses peines… Elle cassait les glaces avec ses pistolets de salon et renversait les porcelaines à coups de fleuret… Elle jouait la comédie en dépit du sens commun et se distribuait les plus beaux rôles, de manière que cette malheureuse femme était encore plus insupportable, mariée que jeune fille… À la scène elle était, si cela est possible, encore plus ennuyeuse qu'à la ville… Elle mâchait horriblement ses mots, bredouillait, bafouyait, disait tout sur le même ton et en courant la poste… Bref, elle assommait. Il était impossible de porter davantage sur les nerfs, d'être plus agaçante ! Cependant son père incorrigible trouvait qu'elle avait gagné encore ! en esprit et en grâce ! – Nous ne pouvons qu'analyser ses sottises, l'histoire complète remplirait des volumes. Quand elle se trouvait avec une femme de sa force, par exemple ! sa grande préoccupation était de savoir laquelle d'elles d'eux était la plus grande, ou la plus mince ! On passait le temps à se mesurer eh long et en large et, malgré l'évidence, elle voulait absolument avoir la priorité. Alors, entre les deux grues, c'était une discussion à n'en plus finir : on envoyait des témoins et la scène prenait des proportions sublimes de ridicule, quand elle ne dégénérait pas en querelle. Du reste, elle avait le don de rendre aussi sottes qu'elle les femmes qui la fréquentaient. J'ai vu une femme, intelligente cependant, s'échauffer, s'animer et devenir aussi grue qu'elle, l'espace d'une minute.

Au surplus, elle payait souvent les pots cassés de ses petites noirceurs. Par exemple, elle rencontra plus d'une fois des femmes plus rétives qu'Euphrasie, dont nous vous parlions tout à l'heure. Laure de Chatel fut une de celles-là ! Veuve et riche, elle était sur le point de se remarier. Suivant son habitude incorrigible, la Grue essaya de lui enlever son fiancé… elle n'était pas encore mariée à cette époque, et cherchait un épouseur suivant sa monomanie féroce. Laure surprit un jour un billet innocemment écrit par la Grue à son futur, mais, tout innocent qu'il pût être, ce billet contenait la preuve que le jeune homme avait, de son côté, écrit à la sensible Hélène.

Laure ne se fâcha point, non ! Elle mit simplement et carrément Hélène à la porte de chez elle, et pria le fiancé de chercher ailleurs une autre veuve ou une autre jeune fille. Il voulut persister.

— Vous êtes fou ! lui dit-elle… Jamais je ne serai la femme d'un homme qui a pu s'occuper, fût-ce un quart d'heure seulement, d'une pareille sotte.

La bonne Hélène se vengea par des cancans comme elle savait les faire… Or, plusieurs années après, quand elle eut épousé Legendre, celui-ci s'étonna de ce qu'elle n'avait pas invité Laure, sa plus brillante connaissance, à sa noce.

— Je ne la vois plus, répondit la Grue. Elle a dû se marier et, au beau moment, le futur n'a plus voulu d'elle. Cela l'a horriblement compromise !

Le bon Legendre, qui n'est pas un aigle, après tout, et qui était alors en pleine lune de miel, crut aveuglément la médisante femelle. Mais il devait avoir bientôt à en rabattre, et voici comment ! Un soir, chez un homme très influent aux beaux-arts, la conversation tomba sur Laure, et un invité de l'homme influent demanda négligemment à Legendre pourquoi sa femme et madame de Chatel ne se voyaient plus comme autrefois, elles qui avaient été élevées ensemble.

— Oh ! c'est impossible ! Je ne sais comment vous dire cela, mais il paraît qu'elle est horriblement compromise… un mariage manqué, une histoire déplorable… C'est ma femme qui me l'a dit.

— Votre femme s'est trompée, ou plutôt vous a trompé, mon cher Legendre, reprit l'homme influent, vers lequel tous les yeux s'étaient portés ; pardonnez-moi de vous l'affirmer. Madame Chatel est la femme la plus respectable du monde, et je crains bien qu'il ait, dans cette rupture, une cause peu favorable n'y à la gloire de votre femme ! Je n'en sais rien, mais je le crois. Engagez-la donc à être plus circonspecte en parlant de madame Chatel. Demandez-lui comment on sort de chez madame Chatel et pourquoi l'on en sort. Il y a une histoire de sortie assez curieuse qui s'est passée il y a deux ans, précisément ; vous n'étiez pas encore marié, mon cher Legendre. Ah ! à propos, vous savez que j'épouse madame Chatel dans huit jours, mon ami… et il lui tourna le dos.

Pour toute vengeance, madame Chatel écrivit à Hélène les quelques lignes suivantes, que la Grue se garda bien de montrer.

« Ma chérie, je t'ai aimée et beaucoup aimée ; par cela même, je ne désire pas avoir à parler de toi, je n'aurais pas de bien à en dire. Cependant, comme il me serait désagréable d'avoir à le faire, car je respecte mes amitiés, à défaut de ceux ou celles qui les ont inspiré, je t'engage vivement à ne plus prononcer mon nom ni à entretenir les gens de notre brouille. Je pourrais me laisser entraîner, si je l'apprenais, non pas seulement à en dire les motifs, mais à les dévoiler, pièces en main et preuves à l'appui ; épargne-moi donc non seulement cette mauvaise action, mais encore la peine de m'occuper de toi et accorde-moi l'oubli que je te concède, moi, si volontiers.

« Laure de Chatel. »

Le pauvre Legendre ne connut pas cette lettre, mais il rentra de fort mauvaise humeur. Sa lune de miel eut, de ce jour, une première tache. L'artiste comprit qu'il ne devait pas se faire le complice et le propagateur des petites perfidies de madame sa femme. Sa foi en la véracité d'Hélène fut légèrement ébranlée, et il n'accepta plus les déclarations de principes de la bredouillante Grue que sous bénéfice d'inventaire.

Au surplus, elle était tellement maladroite, qu'elle se nuisait à elle-même et à son mari plus qu'à ceux auxquels elle en voulait. Ainsi, sa manie de faire des cancans sur toutes les femmes ou d'en dire du mal à tout propos, fit perdre à son mari une commande du roi de Hollande. Elle s'était rendue, avec Legendre, chez le baron Faguey, l'ambassadeur, et avait déployé toutes ses grâces. Le baron semblait tout disposé à accorder la commande, il venait d'accepter à dîner pour le lendemain, car Hélène avait la passion des invitations à dîner, auxquelles elle attachait une grande importance. Il n'avait pu refuser à cette voix doucereuse, quand, tout d'un coup, le nom de madame X… retentit aux oreilles de la Grue.

— Oh ! je la connais, dit-elle, elle m'écrit quelquefois, mais je ne lui réponds jamais ; nous nous sommes connues, mais nous ne sommes plus en correspondance… Son mari l'a plantée là… elle le trompait avec un sergent de ville.

Le baron était devenu pâle.

— Madame de X… est ma meilleure amie, dit-il à Legendre.

Et sur ce, il leur tourna les talons sans ajouter une parole. Quant au dîner, un billet d'excuses bien sec et bien laconique arriva au milieu des préparatifs : inutile d'ajouter que la commande passa devant le nez du pauvre mari, qui s'enferma dans son atelier et brisa son appui-main sur le dos d'un mannequin inoffensif ; peut-être pensait-il à la Grue. Toujours est-il qu'il y eut, à partir de ce jour-là, éclipse totale de lune de miel.

Hélène eut beaucoup de mortifications de ce genre ; mais les sots sont incorrigibles ! Legendre tremblait chaque fois qu'elle ouvrait la bouche.

— Voilà le sabord ouvert, gare au boulet !

Il l'accompagnait le moins possible, et elle se plaignait aigrement !

— Je suis la plus malheureuse des créatures… Toutes les femmes ont des amies et des amis fervents, dévoués, un entourage prêt à les protéger, à les défendre, à les exalter… Et moi qui suis jeune, belle, sage et spirituelle autant et plus que toutes, je n'ai rien de tout cela. Pourquoi ? pourquoi ?

Il eût été facile de lui répondre que le tout n'est pas de n'avoir pas de vices, mais bien d'avoir des qualités propres… que lorsqu'on est grue, on reste grue… que quand on a des prétentions, il faut les justifier, que lorsqu'une funeste éducation a faussé le jugement et l'intelligence, on est destiné à vivre sans amis. L'esprit et la bonté savent attirer et retenir les bons cœurs qui, au contraire, se sauvent des sots et des envieux.

Mais on aurait perdu son temps à lui expliquer tout cela ; quelques collègues de son mari venaient chez elle pour en rire, elle prenait ces rires pour de l'admiration.

Elle avait beau porter des chapeaux en cuir verni, des bottes à éperons, des cannes Louis XIII et monter à âne sur le boulevard ; elle avait beau se faire photographier en drapeau ou en Landaise tricotant sur des échasses, rien n'y faisait. Elle était ridicule partout et toujours… en poudre ou en bonnet, à pied ou à âne ! On riait d'elle à son grand nez, et elle ne se doutait de rien… Son père criait : « C'est l'esprit, c'est la grâce incarnée ! c'est la femme la plus recherchée… c'est la beauté, c'est la perfection ! tout le monde l'adore, l'encense, l'entoure, elle est adorable et angélique ! »

Le monde, impitoyable, répondait d'une seule voix :

— C'EST UNE GRUE !

CHAPITRE VI Mathilde chez la Grue.

Voilà quelle était l'aimable femme chez laquelle la pauvre Mathilde alla se présenter un matin, à onze heures, accompagnée de sa mère. On les fit monter à l'entresol et elles s'assirent dans une antichambre obscure et humide dont les papiers demandaient à être renouvelés : – « Monsieur et madame déjeunent, leur fut-il dit, attendez ! » Cette phrase fut prononcée avec le ton particulier aux domestiques quand ils ont affaire à cette malheureuse race d'individus que le besoin, l'ignorance de la vie ou toute autre cause ont fait entrer dans la grande catégorie des déclassés… secrétaires, professeurs, institutrices, maîtresses de piano, dames et demoiselles de compagnie, que sais-je ? S'il y a jamais eu une fausse position au monde, c'est bien celle de ces pauvres diables et de ces pauvres diablesses… On sait ce que c'est qu'un patron et ce que c'est qu'un domestique… on comprend le maître blanc et l'esclave noir… Dans le contrat passé avec un domestique, les choses sont toutes simples. Le domestique doit faire dans la maison tout ce qui est réputé indigne d'une personne qui a des rentes. Il fait les lits, cire les bottes, conduit la voiture, prépare les repas, n'a point d'heures à lui, est à chaque instant à la discrétion de celui qui le paie… il est sa chose ! – Mais ces êtres incolores, ces individualités mixtes qui sans faire un emploi dégradant, n'en sont pas moins gagés, qui ont « un pied dans l'antichambre, un pied dans le salon ! » tous ces gens-là, qui touchent leur mois ou leur cachet, se considèrent comme les égaux de ceux qui les emploient et ils ont raison ; mais ils n'en sont pas moins dans la dépendance de quelqu'un à qui il faut qu'ils plaisent quand même, et on leur fait souvent sentir que le pain ainsi gagné est, pour certaines natures plus vaniteuses qu'orgueilleuses, plus paresseuses que fières, toujours plus cher que le pain acquis sans travail. Il en résulte que, dans la maison dont ils font partie, s'ils n'ont pas ce respect inné d'eux-mêmes qui force les autres, grands ou petits, à les respecter quand même, il est fort difficile de leur assigner un rang. Les maîtres les prennent parce qu'ils en ont besoin… quand ils ne sont pas mus par un affectueux intérêt, ce qui est fort rare ! Ils n'osent pas les traiter comme des valets ; beaucoup, quoiqu'ils en aient envie, d'autres, parce qu'ils sentent qu'ils n'en ont pas le droit et se dégraderaient à leurs propres yeux en le faisant… Mais ils ne peuvent guère les souffrir en dehors de leur spécialité. Tant qu'un secrétaire écrit, tant qu'une pianiste joue du piano, tant qu'une dame de compagnie fait la lecture… tout va bien : c'est leur état : on les respecte dans l'exercice de leurs fonctions… Mais en dehors de cela, la plupart des gens voudraient les voir au diable… Ils gênent, ces malheureux exilés dans les familles étrangères ; ils se trouvent isolés dans la foule. Il serait insensé à l'un d'eux de demander de l'intérêt, ou d'avoir un élan d'affection dans des conditions sociales pareilles… On leur rirait au nez et quelque gros parvenu leur répondrait : « Ah ! pas de sentiment, hein ? je ne vous paie pas pour ça. » Quant aux domestiques, ils détestent cordialement ces espèces-là, ces crève-la-faim, ces traîne-misère qui entrent souvent dans le salon autrement que pour y apporter une bûche ou pour y allumer les bougies. Aussi, leur font-ils payer cher l'obligation où ils sont de les servir quelque peu. Ils font leurs lits à coups de poing, quand ils ne les oublient pas, – leur montent leur déjeuner froid, baptisent leur vin, ou leur diminuent leur faible portion, leur servent le café dans des tasses sales, les laissent sans linge, ne leur répondent que l'éternel Est-ce que je sais ? à toutes les questions… leur disent à chaque instant : Ne touchez pas aux chandeliers d'argent, en voici en cuivre pour vous ! On ne vous donne que ça aujourd'hui, du reste nous n'en avons pas davantage ! Et mille autres coups d'épingle ! Le pauvre hère se plaint, on lui répond : Vous avez raison, faites-vous respecter par les domestiques ! ne vous familiarisez pas avec eux, ne buvez pas de compagnie et, surtout, ne leur empruntez jamais d'argent... Mais, quelquefois, le patron est enchanté des petites couleuvres qu'avale l'homme incolore, et domestiques et maîtres disent en chœur : En vérité, ces gens-là se croient tout permis ! » Dans cette guerre où il est sans cesse attaqué, l'employé perd bien vite courage… Il ne peut pas toujours se plaindre, et les maîtres ne peuvent pas toujours être fourrés au milieu de ces banalités. Pauvre volant, obligé de toucher l'une ou l'autre des raquettes entre lesquelles il passe son existence ballottée, il dévore sa rage en silence… alors, les domestiques voyant qu'il cède redoublent d'efforts. » Las de la lutte, en butte aux cancans, aux rapports toujours crus… il en arrive à haïr les maîtres et à détester les domestiques ; et s'il n'a pas ou si elle n'a pas, – quoiqu'on puisse bien adopter le genre neutre pour ces eunuques mâles et femelles qui écrivent, professent, pianotent ou lisent pour les autres, sans participer en rien au plaisir que leurs travaux procurent à ceux qui les paient, dans ce cas, – s'ils n'ont pas le cœur naturellement fier, les eunuques du salon deviennent les don Juan ou les Marco de la cuisine. En l'absence des bourgeois, la maîtresse de piano fait danser le valet de chambre, le secrétaire chante des romances à la camériste ; le professeur enseigne le verbe aimer à la laveuse de vaisselle et la dame de compagnie s'enivre avec le maître d'hôtel. Une fois dans ce courant de bassesses, de caquets et de fourberies, ils se joignent à ce troupeau ignoble qui n'a que le vol pour base de sa fortune à venir et que l'immoralité la plus crapuleuse pour base de son bonheur présent. Plaignons ces tristes existences ! Malheureux s'ils résistent, et déshonorés s'ils cèdent, ces pauvres parias n'excitent la compassion de personne, et plus d'un valet jaloux, en voyant les yeux rouges d'un de ces eunuques de la société, s'est frotté les mains en murmurant le fameux et populaire : C'est bien fait, fallait pas qu'il y aille.

Heureusement que Mathilde n'avait rien à redouter des basses tentations… L'amie de Gabriel avait une âme haute à laquelle se heurtaient sans l'ébranler toutes les indélicatesses, toutes les lâchetés, toutes les vagues immondes que roule le fangeux océan du monde.

Mesdames Houlot attendirent une bonne heure pendant laquelle la camériste qui leur avait ouvert, chercha trois ou quatre fois à établir une sorte d'égalité et d'intimité anticipées entre la jeune fille et elle.

« – Mademoiselle vient pour être demoiselle de compagnie… du moins c'est ce que madame m'a dit ! Ah ben ! mademoiselle va en voir de toutes les couleurs… En voilà une pétaudière que la maison de madame Legendre ! Moi, je peux dire ce que je veux… Je ne la crains pas. D'abord, si elle n'est pas contente, je file… Ah mais ! faut pas être gênée avec elle ! faut dire ce qu'on pense… si elle vous embête, rembarrez-la et ferme.

Mesdames Houlot écoutèrent cette première tirade en silence… La camériste disparut. Dix minutes après, elle était de retour :

« – Ils n'en finissent pas… c'est un chic qu'elle a pour faire poser le monde… Oh ! une bonne farce ! figurez-vous que tous les jours, elle compte ses morceaux de sucre dans son sucrier… Il en manque deux ce matin ! Elle a menacé de chasser tout le monde… Moi, ça m'est égal ! c'est une baraque ! Elle m'a demandé si vous étiez toujours là… J'ai dit… oui, madame, et ces dames doivent s'ennuyer… Vraiment, elles s'ennuient ! c'est plaisant… ces dames s'ennuient ! Ah ! c'est fort drôle ! Et elle s'est remise à additionner son sucre… Bon, elle sonne ! c'est pour vous sans doute… Je vais voir !

Et la camériste, qui répondait au nom pompeux de Zaïra, disparut pour la deuxième fois.

— Ah ! mon Dieu, Mathilde, mais si cette dame est aussi méchante qu'on le dit, allons-nous-en !

— Ne crains rien, chère maman, si l'on écoutait les cancans des domestiques, on n'en finirait pas !

Mademoiselle Zaïra fit une troisième entrée :

— Ça n'était pas pour vous… Elle n'y pense plus sans doute ! je n'ai pas osé lui rappeler que vous étiez là… Enfin ! attendons ! si vous faites l'affaire de madame, vous serez ma voisine de carré… Je vous soignerai bien… C'est moi qui tiens la lingerie… je vous donnerai des draps de maître… vrai, vous me plaisez ! Puisque vous mangerez dans votre chambre, les jours où madame aura du monde, je m'entendrai avec le cuisinier… parce que si vous n'aviez à manger que les portions qu'elle vous fera !… Elle est d'un rat, c'est incroyable ! Mais vous savez, on s'arrange toujours ! Moi, d'abord, faut que je me nourrisse bien… Je ne viens pas chez les autres pour crever de faim… dame ! est-ce juste ? Et puis, le cuisinier, M. Lantimèche, est un charmant homme et distingué… du reste vous verrez ! Ah ! une chose ! faudra fermer votre porte à clef, madame Fouille-Partout, comme nous l'appelons, ouvre les tiroirs, décachète les lettres… Elle croit toujours qu'on la vole… ou qu'on la trahit… moi, je reçois mes lettres poste restante… c'est plus sûr… Oh ! vous verrez comme c'est drôle ici ! vous rentrerez à deux heures du matin, vous lirez quelque chose à madame pour l'endormir, c'est son habitude… C'est moi que ça ennuyait ! Enfin, vous voilà, c'est toujours ça de moins ! Et puis, à six heures du matin… Pan ! pan ! à votre porte, qui est là ? C'est madame, en chemise, qui réveille tout le monde… Dépêchons-nous ! en deux temps, là toilette est faite… nous sommes prêts… que faut-il faire ? Madame s'est recouchée et a dit qu'on lui apporte son chocolat dans son lit, à midi, pas avant, elle est malade… alors, vous, par exemple, vous sortez un instant, drelin ! drelin ! Où est ma demoiselle de compagnie ? – Elle est sortie ! Où est-elle ? je la paie, je ne veux pas qu'elle sorte une minute, une seconde ! – Madame, la voici, elle rentre ! – Dites-lui de me copier cette polka tout de suite, je l'ai promise à la baronne de Boisflotté ! – Et elle s'endort, bien certaine que personne n'en fait autant dans la maison ! – Vous, vous copiez la polka, vous la lui donnez à midi ; elle ne se rappelle pas avoir demandé de polka. Et c'est tous les jours comme ça ici ! Ah ça ! va-t-elle casser la sonnette maintenant.

Cette fois, c'était bien pour les dames Houlot. Une espèce de groom, habillé de couleurs voyantes, vint les prévenir que madame les attendait dans la chambre à coucher. Elles suivirent le jeune Poinsillon, – tous les noms étaient originaux dans la maison de madame Legendre, – qui les introduisit dans la chambre à coucher de la burlesque sœur de madame de Winzelles. Cette chambre tapissée d'un papier rouge ponceau, donnait une idée de la femme… Étalée sur un fauteuil, elle se faisait coiffer par Zaïra ; sa pose était étudiée d'après le dernier roman qu'elle avait lu. Elle n'avait qu'un pied chaussé ; l'autre, nu, se jouait dans une mule fourrée qu'elle balançait nonchalamment. Son vêtement consistait en une espèce de robe de chambre du même rouge que l'ameublement, quelque reste de coupon probablement, bordée de poils de lapins blancs parsemés de larmes en drap noir, pour figurer l'hermine, et telle qu'on en voit aux artistes de la foire quand on joue la Tour de Nesle à quatre, ou Lucrèce Borgia à trois. Un jupon gris de perle apparaissait à travers l'ouverture de cette robe moyen âge, retenue à la ceinture par une embrasse de rideaux. Elle tenait à la main un miroir et s'y étudiait à faire des mines spirituelles. Mais ni madame Houlot, ni sa fille, ne firent attention à tout cela. Elles étaient fort émues l'une et l'autre, et d'ailleurs, la sémillante Hélène entama tout de suite la conversation et débita ce qui suit tout d'une haleine et sans s'arrêter :

— Ah ! ah ! vous voilà. Vous êtes la mère, à merveille ! On m'a dit du bien de vous… Dame, j'ai pris des renseignements… je n'achète pas Anguille sous roche, moi ! j'ai bon cœur, mais je ne veux pas être dupe… Oh ! non, non ! Zaïra, vous me tirez horriblement les cheveux. En deux mots, voici la chose : Mon mari est presque toujours absent et j'ai besoin d'une femme aimable auprès de moi et surtout d'une personne sage…

Madame Houlot fit un mouvement.

— Ah ! je sais, je sais, mademoiselle Houlot est vertueuse, moi aussi… ça vous étonne ; on vous aura dit : Cette petite folle de Legendre ! elle fait beaucoup parler d'elle ! eh bien, malgré tout ce qu'on dit de moi, et Dieu sait combien l'on s'en occupe… je suis sage… très sage… entre nous je suis une vertu. Oh ! il n'y a pas d'histoires sur mon compte. Quoique si j'écoutais… n'est-ce pas, Zaïra ?

— Madame est si jolie !

— Oui, je suis jolie, c'est convenu ; mais j'aime mon mari, moi ! Un peintre que j'ai distingué… Je connais tout le monde, moi ! Je suis une femme à part, et voilà pourquoi tant de gens disent du mal de moi, mais je m'en moque, comme disait Sophie About ! Je ne fais pas de mal, j'ai de l'esprit, je m'amuse… je suis jolie… je m'amuse ! Je fais des folies, je m'amuse ! Du reste, c'est de famille ! ma sœur essaie de me copier… mais il n'y a pas moyen… je ne la vois que rarement… Elle voyage toujours… un peu de jalousie ! Elle se dit : si je reste à Paris, je ne pourrai jamais être aussi excentrique qu'Hélène… car, je suis excentrique… c'est le mot… vous ignorez peut-être ce que cela veut dire… mais voyons, vous savez l'orthographe ?

Mademoiselle Houlot abasourdie par ce déluge de paroles hachées, tronquées, précipitées, étourdie de cette entrée en matière, fut quelques secondes à se remettre de son trouble ; mais enfin, elle reprit assez d'empire sur elle-même pour répondre modestement qu'elle croyait être en état de satisfaire aux exigences de sen service.

Bon ! vous êtes timide, reprit la Grue, ça se passera ! je suis un bon cheval de charrette, moi, et vous aurai bientôt mise à votre aise ! Zaïra vous abusez de ma patience… vous avez les plus beaux cheveux de Paris dans les mains et vous les traitez comme des cheveux de fiacre… Ah ! cheveux de fiacre ! un calembour !… Vous voyez comme je suis drôle… avez-vous un calepin ? Non… je vous en achèterai un ; parce que comme vous serez toujours à côté de moi quand je dirai quelque chose de joli, vous le noterez sans en avoir l'air. Je fais beaucoup de mots ; ma sœur n'en fait pas, elle ; mais j'ai une mauvaise mémoire. Cheveux de fiacre ! tu te le rappelleras, Zaïra !

Et la petite caricature se mit à rire, en répétant deux ou trois fois : Cheveux de fiacre ! cheveux de fiacre ! ah ! si papa était là !

Pendant qu'elle reprenait haleine en se mirant dans la glace, les dames Houlot étaient debout et silencieuses comme si elles avaient assisté à un cours de langue caraïbe. Zaïra, que sa maîtresse voyait dans son miroir à main, ne sourcillait pas ! Enfin, l'accès de la trop excentrique et ci-devant candide Hélène s'arrêta, et elle put continuer sa conversation ou plutôt son monologue. Zaïra peignait et pommadait toujours les plus beaux cheveux du monde.

— Mais je parle et je vous laisse debout. Il faut faire nos petites conventions, asseyez-vous… Bon ! je sais combien vous vous aimez toutes deux. Si vous voulez demeurer ensemble, j'ai justement une chambre libre, vous pouvez la prendre, c'est un peu haut ; mais quand le loyer est gratis, et puis vous savez le proverbe : « À cheval donné on ne regarde pas les rides ! » Zaïra demeure sur le même carré ; je nourrirai mademoiselle Houlot, tantôt à ma table, tantôt chez elle, ça dépendra. Quand elle mangera chez elle, eh bien ! voilà, moi je me mets à la place de tout le monde ! Du reste, vous êtes libre de faire ce que vous voudrez ; Zaïra va vous mener voir la chambre, et dans une heure vous me donnerez votre réponse. Ah ! encore une chose ! chez moi, les demoiselles de compagnie s'habillent en gris de fer. Je fournis la première toilette, commandez et envoyez-moi la couturière, je la paierai moi-même, c'est une règle que j'ai établie, et comme vous êtes une honnête personne, vous ne pouvez m'en vouloir. Pauline, celle qui était ici avant vous, a essayé de me faire sauter trente francs, une misère ! mais j'ai l'œil alexandrin. Allons, adieu ! dans une heure, pas avant ! vous êtes prévenue, vous me direz oui ou non, et si c'est oui, nous commencerons tout de suite. Je suis une bonne femme et mon mari aussi ! Vous serez heureuse comme une reine. Zaïra, conduisez ces dames là-haut, par l'escalier de service, c'est plus court ; allons, dans une heure ! J'attends le ministre de la justice et de la culture. Il m'adore, je lui dis franchement ce que je pense et il m'écoute, il m'a dit l'autre jour : Je suis Numa et vous êtes mon Eurydice ! c'est gentil, n'est-ce pas ? Il a une femme si stupide, qu'il vient se fournir d'esprit chez moi ; c'est en tout bien, tout honneur. Je suis sage et mon mari est un homme charmant, vous le verrez ! Je l'ai stylé et il est très bien reçu partout. On m'a reproché quelquefois d'avoir épousé un artiste, j'ai laissé dire le monde, et maintenant Legendre va dans toutes les maisons où je vais, car je suis de l'aristocratie, moi. On voulait me le décorer, j'ai dit : non ! je veux qu'il soit député auparavant. La peinture, c'est gentil, mais la politique ! D'abord il n'y a plus que cela maintenant ! Je ne suis qu'une femme, mais je sens bien que l'horizon politique ne va pas sur des roulettes, et que tous les hommes intelligents doivent défendre au gouvernement de s'appuyer sur la roche carpéienne qui est près de la capitale. Adieu, vous me plaisez ! faites vos réflexions, je vais jouer un peu de piano. La dernière pensée d'Albert !

Et là délicieuse Hélène passa dans une autre pièce en chantonnant :

« Ô martyre, idole de mon âme. »
CHAPITRE VII Le musée d'une grue.

Le monde de madame Hélène Legendre était un monde bourgeois au superlatif, un monde tout composé de grues comme on en voit dans trois ou quatre quartiers de Paris. Il y a un peu de tout là dedans ; mais il n'a aucun rapport avec le demi-monde, et il est encore moins amusant. Il commence au boutiquier et atteint parfois jusqu'à l'académicien. Il y a de vrais nobles et de vrais vilains : il y a des gens très pauvres et des gens très riches !

Par quelques photographies des membres les plus saillants du cénacle de la grue, vous jugerez le reste.

C'était d'abord M. de Linarès, un ancien garde du corps, grand et maigre, dont les culottes étroites sont repassées à l'encre de chine. Il a toujours les yeux humides et prétend qu'il le doit à un coup d'air ; mais des gens qui se croient bien informés disent que ce n'est pas à un coup d'air ; mais à de trop fréquents coups de coude qu'il faut attribuer cette sensibilité de M. de Linarès. Il est veuf d'une jeune femme morte poitrinaire, et dont il ne parle jamais qu'avec componction et en se dandinant devant la glace. Les mauvaises langues prétendent que tout en la rouant de coups pour des motifs futiles, il fermait les yeux sur des choses étonnantes. Du reste, on ne le voyait jamais ivre, et il avait une voix grave et solennelle. Quand il vous disait bonjour, il était si ténébreux que l'on cherchait instinctivement le crâne d'Yorick dans sa main. Il parlait peu et s'était particulièrement attiré, grâce à son mutisme, l'affection de M. Sorbier, le juge d'instruction. M. Sorbier aimait le whist et il abusait de la traduction du mot pour exiger le plus impérieux silence tandis qu'on faisait la partie ; il s'était fâché tout jaune, un soir, parce que madame de la Roche de Lange, compromise par l'émission imprudente d'un singleton, lui avait dit qu'il n'était pas fort au whist pour un homme de robe ! Ce M. Sorbier était petit, couleur pain d'épices, et couchait, assure-t-on, avec ses lunettes. Il avait pour mère une femme aussi cuivrée que lui. Raides, gourmés, ces deux êtres, qui semblaient avoir avalé chacun un paratonnerre, répandaient autour d'eux l'ennui et le froid. Il aimait à parler politique et donnait toutes ses sympathies à la branche cadette, au grand scandale de la majorité des grues. Car dans ce monde-là, il était du meilleur ton de passer pour carliste. Il y a beaucoup de petits salons comme ça.

On remarquait ensuite madame Tourtille et son fils Louis. C'étaient deux exceptions, deux excentricités dans le monde grue. Louis, sorti à vingt ans du Conservatoire, donnait des leçons de piano ; son aspect était celui d'un sergent de ville en bourgeois. Son enfance avait été celle du vrai gamin de Paris, Misérables comme les pierres, sa mère et lui couchaient autrefois sur un grabat ignoble. La police leur fit donner un lit de sangle afin de séparer les sexes. Louis adorait sa mère. Tout en polissonnant dans les rues, il ramassait des vieux clous, et comme il était de première force aux billes, il rapportait toujours sept ou huit sous par jour à la maison. Quant à la mère, bossue, vieille et laide, c'était une véritable caricature ! Elle avait des prétentions à la jeunesse et à l'amour ; elle assurait que, par suite d'un long veuvage, elle avait reconquis ses droits entiers à la couronne de Nanterre. Elle était tellement myope, qu'elle ne pouvait lire qu'à l'aide d'un puissant microscope, et posait sur ses cheveux blanchis des couches extravagantes de mauvais cosmétique noir qui fondait sur son front et la rendait encore plus épouvantable. Bas-bleu et poète, elle vivait de la vente de ses œuvres qu'on lui prenait par charité. Elle avait fait pour une famille régnante un poème, où le roi était représenté en chêne, le fils héréditaire en pin, etc. Tous les arbres y avaient passé. Cette œuvre l'avait soutenue, ainsi que Louis, pendant deux ans environ. Quand le bois est habilement travaillé, il rapporte, comme on le voit.

On rencontrait aussi chez madame Hélène, l'inévitable sous-chef d'un ministère quelconque destiné à rester sous-chef toute sa vie. Il a épousé sa bonne, et ne sait pas s'il mettra son fils dans le notariat, dans le commerce, dans l'armée ou dans l'administration, tandis que celui-là rêve d'être mousse ou saltimbanque. Que de manies chez ces éternels employés du ministère ! que de ruses pour des niaiseries ! Mangeurs insatiables de budget, ils agissent comme les voleurs sur la grand-route, et cela sans le moindre scrupule. M. Gigoux n'aurait pas pris un centime à un voisin, ni fait un sou de dettes ; mais tous les jours il entrait au bureau avec un énorme rouleau en carton blanc sous son bras. On y était tellement habitué qu'on n'y prenait pas garde ; or ce rouleau était creux, et tous les jours M. Gigoux emportait une bûche par ce moyen étrange. On n'achetait jamais de papier chez lui, et il gagnait quelques invitations à dîner en offrant à des amis des rames de papier ministériel, des paquets et des boîtes de plumes, des pelotes de ficelles de couleur. Il allumait son poêle avec des paquets de chandelles, et il installa, dans son domicile privé, la pendule, les vases, etc., en un mot toute là garniture de cheminée qui ornait son bureau au ministère. Sa femme l'écoutait comme un oracle, tandis que son fils faisait la culbute dans les jambes de tout le monde. Tel était le personnage qui tenait dans le salon d'Hélène la place du vrai ministre qu'elle s'était, devant les dames Houlot, vantée de connaître.

On y remarquait encore un grand homme, maigre, les cheveux longs, la barbe en désordre, Gaston de Loir. C'était un vrai noble, mais il était à l'index parce qu'il s'était peu respecté. Après avoir été reçu avocat, il s'était lancé dans la littérature, et il publia un drame tellement romantique, mélodramatique et insensé, qu'il fut refusé par tous les directeurs. Il en récitait des morceaux à tout le monde, et il finit par séduire une grisette à laquelle, grâce à quelques travaux scientifiques, car il était réellement savant, il parvint à monter un petit caboulot, – c'est le nom de certains cafés au quartier latin, – dont il devint le principal consommateur. Il y avait de tout dans cet homme singulier, de l'étudiant, du cafetier, de l'homme du monde et du proxénète. Très amusant quand il le voulait, mais bavard insupportable, d'une liberté choquante avec tout le monde, incapable de dire ou de faire une méchanceté, il était accepté pour son nom et son titre de docteur en droit ; puis il connaissait beaucoup de gens de lettres, et Hélène le tourmentait sans cesse pour qu'il lui présentât des célébrités.

Grâce à lui, elle reçut deux vaudevillistes, jeunes et pleins d'esprit, qui faisaient leurs débuts de concert et sont aujourd'hui très répandus. Un beau soir, Loustal, un des deux vaudevillistes, qui avait bu un peu plus d'absinthe que de coutume, – il était du nombre des disciples de la dangereuse muse verte ! – Henri Loustal lui prit le bras tendrement, un peu plus haut que le coude, et se trouvant seul avec elle, lui dit en clignant ses beaux yeux noirs : « Tu es gentille, ce soir, veux-tu que je te tutoie ? » Hélène cria au feu ; Loustal, qui déteste les pompiers, prit sa canne et rencontra son collaborateur auquel il dit tristement :

— J'ai fait un four complet… Hélène m'a plu ! Mais ? n'hélas ! il Pâris que je ne lui ai pas fait le même effet !

— Le calice est Homère… viens prendre une chope !

Cela s'ébruita, Hélène se prétendit malade et raconta à tout le monde ce qui lui était arrivé.

— Ah ! çà, mais c'est ridicule, dit Henri Loustal, il faut que ça finisse.

Il envoya ses témoins à Legendre avec ces mots :

« Il paraît que je t'ai attaqué dans tes plus saintes affections, que j'ai déshonoré le seuil hospitalier qui m'accueillit avec tant d'amabilité, et si peu de rhum dans le punch... Ta femme ne veut pas se taire… je t'envoie mes témoins… il est de toute nécessité que nous nous coupions la gorge.

« Tout à toi, ma vieille,

« H. Loustal. »

Legendre qui s'occupait fort peu d'Hélène depuis quelque temps, et qui avait ses raisons particulières pour cela, ne s'expliquait pas nettement la situation, mais comme en définitive il ne voulait pas avoir l'air de reculer, il répondit :

— Dites à Loustal que si ça lui fait plaisir, je veux bien me battre… Mais à l'épée et de la main gauche l'un et l'autre… Je vous jure que je ne suis pas gaucher. Seulement, j'ai besoin de ma main droite ces jours-ci… ajoutez que ses plaintes sur le punch m'ont ému et que je veillerai au grain.

Ils se battirent au premier sang, Legendre fut légèrement égratigné à la main gauche. L'honneur était complètement satisfait et, jetant son épée, le peintre dit à Loustal : « Je m'en méfiais, j'ai eu une bonne idée ! je pourrai peindre comme d'habitude. C'est égal, tu as de bien jolis boutons de manchettes ! »

— Un cadeau de Césarine… mais allons déjeuner, ces messieurs doivent mourir de faim, dit Loustal, en prenant le bras de Legendre…

Et l'on déjeuna gaîment en parlant arts, femmes et cigares. – Il ne fut pas un seul instant question d'Hélène. Les grues ne comptent pas dans la vie de la plupart des hommes.

CHAPITRE VIII Le musée d'une grue (suite).

Le reste de la partie féminine qui fréquentait la maison d'Hélène était assez nul. Peu étaient jolies, beaucoup étaient laides… Il y en avait deux ou trois qui sortaient du commun, et dans l'histoire desquelles il y avait quelque chose à chercher. En première ligne on rencontrait la petite baronne de Lalo et son amie mademoiselle de Cessé. Elles avaient au moins cent cinquante ans à elles deux. L'une n'avait vécu que pour l'amour, l'autre n'avait jamais voulu se marier. Elles étaient ruinées toutes les deux et vivaient de quelques pensions arrachées à des parents, qu'une vieillesse aussi prolongée désespérait. La baronne de Lalo avait tout donné à ses amants, mademoiselle de Cessé avait tout mangé en festins et au jeu. Chacune avait avec elles un vieux chien qui ne quittait pas le dessous de leurs bergères, et qui grognait quand on approchait de leurs maîtresses. Elles étaient toutes deux parentes des Legendre. La baronne était une arrière-cousine d'Hélène et mademoiselle Cessé, une arrière grande tante de Legendre. Toutes deux égoïstes comme des vieillards qui n'ont plus rien à demander à la vie… elles ne se quittaient que le moins possible… elles seules pouvaient se supporter. Le coin des vieilles, comme on appelait leurs places habituelles, était redouté des familiers de la maison. C'était de là que partaient les cancans, les médisances qui alimentaient les salons des grues. La conduite de chacun y était notée et soulignée… Personne n'échappait à cette censure impitoyable. Ces deux vieilles sorcières, qui ne pouvaient plus abuser de l'existence, mettaient consciencieusement leur bonheur à jeter du venin sur le bonheur des autres. Bigotes toutes deux, elles avaient le même confesseur et le comblaient de cadeaux en rapport avec leur peu de fortune. Bonbons, confitures, cuisses de poulet, tout était bon pour le petit abbé Lecœur qui venait de temps à autre passer la soirée chez Hélène. Le salon d'une grue a toujours son aumônier, homme discret qui n'empêche pas de danser, de jouer des charades ou de chanter des gaudrioles… qui se gorge honnêtement de gâteaux, de pâtisseries, de sirops, de punch et dont les yeux pétillent à l'annonce d'un souper.

Il y avait encore madame Doctorat, une lionne pauvre, poitrinaire, fort bien née par elle-même, elle mettait sur ses cartes des Grimauds de la Pétaudière. Un amour insensé du monde et de la toilette l'avait conduite à une grande déconsidération. Pour aller dans les bals, pour y briller, elle s'était exposée aux plus cruelles mésaventures… Sa maison était devenue comme la salle des Pas-Perdus de tous les créanciers imaginables… On criait, on tempêtait, on apportait des chapeaux qui reprenaient aussitôt le chemin de la boutique. Les épiciers, les boulangers, les pâtissiers et les bouchers faisaient chorus aux quatre coins de l'antichambre… Nous ne sortirons pas sans être payés… nous ne sortirons pas… Faire travailler le pauvre monde ! et ne pas pouvoir trouver un sou. C'est une infamie ! c'est une horreur ! De l'argent ! de l'argent ! etc.

Ce petit concert avait lieu tous les jours de midi à deux heures, au grand déplaisir d'un vieux serviteur de madame Doctorat, sorte de Caleb, plein de vénération pour les Grimauds de la Pétaudière, et qui luttait courageusement contre ces enragés faquins, comme il les appelait, en style Louis XV.

Mais les faquins de nos jours ne reçoivent plus de coups de bâton, et le porteur de chaise des bourgeoises ridicules est devenu le créancier constitutionnel de notre civilisation actuelle : Payez… ou sinon ! Et il lève… une assignation… sur vous ! La loi a remplacé les coups, et un petit homme en bonnet carré peut aujourd'hui expulser de son palais le premier des Montmorency, sans avoir à redouter les nazardes de Dorine ou les poussées de Damis.

Donc, on criait beaucoup chez les Doctorat et cela produisait un effet désastreux. Madame Doctorat des Grimauds de la Pétaudière avait réussi à fermer à son mari toute carrière depuis dix-sept ans, et ce n'était qu'avec les plus grandes difficultés qu'il venait d'être nommé à un poste bien modeste au Tribunal de commerce. Elle était à la recherche, pour le moment, d'une audience auguste, et en attendant qu'elle l'obtînt, madame Doctorat, qui malgré sa noble origine, malgré ses nombreux enfants et les lamentations de son mari, bon et excellent homme, qui l'aimait et la plaignait de cet abandon de dignité dû à la nature de son mal terrible, malgré tout cela, dis-je, madame Doctorat aimait le sans-gêne de quelques lorettes en renom. Forcée pour satisfaire à ses frais de toilette de trouver du crédit quand même, elle s'était jetée à corps perdu dans les bras perfides des marchandes à la toilette. Les marchandes à la toilette, véritables sangsues, affreuses créatures, plus juives que Shylock, plus usurières que Gobseck, étaient en train de dépecer le reste du petit patrimoine des Doctorat, et c'est chez ces fournisseuses exécrables, qu'elle avait fait la connaissance de quelques petites dames. Donc, en entrant non seulement chez mistress Catacurays, mais encore chez Sirène de Saint-Gratien, chez Bouche d'Acier, chez Flanelle de santé, ou d'autres encore bien connues des habitués de la Boule-Rouge ou du Casino-Cadet, il n'était pas impossible d'y rencontrer, madame Doctorat fumant un londrès, les pieds sur le marbre de la cheminée.

— Elle se tue, disait Doctorat au petit père Courtois, le médecin des dames.

— Laissez-la faire, elle se prolonge peut-être, répondait le petit docteur.

Une autre lionne pauvre, puisque nous avons emprunté ce mot au vocabulaire théâtral, était une amie de la Doctorat mistress Virginal Catacurays… c'était aussi une habituée fidèle de la grue, qui la recevait couci-couci, à cause de son nom qui était des plus estimables, mais dont elle avait singulièrement maculé le blason.

Nouvellement arrivée à Paris, mistress Virginal Catacurays avait une histoire curieuse ; c'était une vraie dame, bien née et mieux élevée encore. Mais elle avait été chassée, exclue à tout jamais de la société de son pays à cause de ses scandaleux désordres ! Dans le fait, rien n'était plus triste que l'existence de cette femme, se mentant toujours à elle-même encore plus qu'aux autres, plus intelligente que le milieu où elle se trouvait, et où, tout secondaire qu'il fût, elle n'était pourtant reçue que par faveur, les grues ne l'acceptaient que tout juste. Mistress Virginal avait été adorablement jolie, elle l'était encore, quoique un peu passée et d'une taille trop exiguë, mais néanmoins charmante (quand elle n'était pas décolletée, par exemple), une taille juvénile mais dont la gorge était vieillotte. C'était un jeune arbuste qui portait des fruits blets ou confits. Mariée à l'homme le plus ignoble qui se puisse voir, un vieil ivrogne, officier en demi-solde depuis quarante ans… qui la rouait de coups dans l'intimité, elle prétendait n'avoir jamais eu d'autres rapports avec lui que ceux d'une courtoise et platonique affection ; et à chacun de ses amants, fort nombreux, de toutes classes et de tous pays, elle jurait qu'il était le premier à lui dévoiler les charmants mystères de l'amour. Quelques-uns le croyaient ou faisaient semblant de le croire : d'autres, moins niais ou moins indulgents, se permettaient à ce sujet des plaisanteries d'un goût douteux et racontaient des particularités, qui, si elles n'étaient pas des calomnies, devaient démentir singulièrement les prétentions de mistress Virginal. Son mari, paraît-il, tout ivrogne et tout brutal qu'il fût, était assez accommodant ; ce n'était donc pas le désespoir d'une union disproportionnée qui avait, peu à peu, fait descendre tous les échelons à cette jeune femme : non, c'était le vertige, le délire, la passion de la toilette. – Comme à madame Doctorat, il lui fallait du luxe de parade à tout prix ; mais d'un caractère résolu et sans pudeur naturelle, elle préférait prendre l'amour pour caissier plutôt que d'entrer dans les tiraillements perpétuels de la vie des gens endettés. – Pendant bien des années le vieux guerrier-contumace avait soldé les toilettes fantasques et tapageuses… mais un beau jour, il arriva au bout de son dernier rouleau, à la dernière paire de bœufs de sa dernière ferme. Ce fut alors qu'elle fit intervenir le public dans ses comptes de couturières, de modistes, etc. Quant au vieil ivrogne, il continua à s'enivrer, et feignit d'ignorer complètement la conduite de sa femme. Mais ils n'étaient pas riches, tant s'en faut. Après avoir promené leurs ennuis à travers l'Allemagne et l'Italie, ils venaient de s'installer à Paris. La lionne pauvre, malgré son mari et les amis qui venaient discrètement en aide à son étalage, ne parvenait qu'à avoir un luxe bien médiocre. Si mistress Virginal vendait non seulement ses charmes déjà un peu mûrs, elle vendait encore des pianos, des guitares, des harpes, etc. Elle avait toujours une bonne occasion à offrir à une amie. Il est vrai qu'elle jouait un peu de tous ces instruments, mais comme madame Doctorat, elle touchait plus souvent le papier timbré, que le papier à musique : achetés à terme, les guitares, les harpes et les pianos étaient revendus aussitôt avec un rabais considérable. Acheter cent francs, vendre quinze… voilà où en était la pauvre madame Virginal.

Madame Virginal avait cependant deux chevaux, l'un borgne, l'autre boiteux, qui servaient, tantôt à la selle, tantôt à la Daumont, grimpé par le marmiton, tour à tour groom, page et gâte-sauce. Ses amies, ses bonnes amies, disaient entre elles : Mistress Virginal est, à n'en pas douter, une femme entretenue ! »

Ce à quoi d'autres s'écriaient : « Mal entretenue, par exemple… Faire ce métier-là pour gagner si peu, ça n'est vraiment pas la peine !

Ses robes étaient toujours éclatantes, voyantes… mais ses dentelles sentaient un peu trop l'Angleterre et ses bijoux la pacotille ; les uns et les autres étaient problématiques. Mais ce qui par dessus tout en faisait un des types les plus curieux de cette galerie de grues, c'était sa manie invincible de mensonges incessants. En cela elle laissait bien loin derrière, le père de la grue Hélène, bon et excellent homme au fond, plein de cœur après tout, lequel pourtant, dans sa vie, n'avait dit que trois vérités :

— J'aime ma fille, j'adore ma fille, je ne vois que par ma fille ! Comme tous les menteurs, elle ne se souvenait pas toujours de ce qu'elle, avait dit, et il lui fallait à chaque instant avoir l'esprit tendu pour ne pas répondre une bêtise à quelque demande dans le genre de celle-ci :

« – Eh bien ! aimez-vous mieux la Patti dans le Barbier que dans Lucie.

— Moi, je ne l'ai pas encore vue.

— Comment ! mais elle vous tutoie, nous avez-vous dit hier ?

Une fois, elle se trouvait seule au spectacle et causait avec un jeune homme fort distingué qui avait une stalle de balcon voisine de la sienne. C'était une première représentation…

On parlait de l'auteur dont le nom avait été révélé d'avance par plusieurs journaux… Il se nommait Dorgebret et avait eu déjà de grands succès.

— Le cœur me bat, disait mistress Virginal… pourvu que la pièce réussisse, l'auteur m'a envoyé un billet… et je m'intéresse tant à lui que je pleurerais presque s'il était sifflé ?

— Voilà un auteur bien heureux, madame !

— Est-ce que vous le connaissez aussi, monsieur.

— Moi… oh ! je ne connais pas d'auteurs dramatiques, je suis tout à fait étranger à la littérature. Je suis professeur d'orthopédie, je m'occupe spécialement de lythopédie, d'antoplastie et d'hétéroplastie, – toutes choses qui n'ont aucun rapport avec le théâtre. Mais vous, madame, qui paraissez le connaître, donnez-moi donc quelques détails… M. Dorgebret est-il dans la salle ?

— Oh ! non… il ne vient jamais aux premières représentations de ses pièces… Il reste chez lui couché et il boit des grogs chauds en fumant une pipe chargée d'opium, il défend sa porte à tout le monde, excepté à sa maîtresse, une esclave grecque de toute beauté, qui le sert à genoux, et le berce en chantant et en jouant de la guitare…

— Oh ! c'est particulier… Il est donc riche ?

— Il est millionnaire, sa dernière pièce lui a rapporté trois cent mille francs, et l'empereur de Russie lui a envoyé un diamant phénoménal dont on ignore la valeur…

— Si j'étais si riche… je ne voudrais plus travailler.

— Mais la gloire, monsieur, la gloire ! Tenez, il me disait encore tout à l'heure… car j'ai dîné avec lui… il me disait… je donnerais un million pour que ma pièce réussit !

— Ah ! il vous disait…

— Il me dit tout…

— Mais la femme grecque !

— Oh ! une esclave !… ça ne compte pas !

— C'est juste !

La représentation allait son train et la conversation aussi. Le jeune homme interrogeait, sans cesse, mistress Virginal amplifiait les détails… En moins de trois actes le jeune homme apprit toute l'histoire de Dorgebret et les moindres particularités de sa vie.

La pièce réussit, mais les mensonges de madame Virginal tombèrent à plat, quand une jeune et jolie femme parut à la galerie et dit tout haut au voisin de la bavarde :

— Viens-tu, Dorgebret… on nous attend au foyer.

Mistress Virginal pâlit, rougit, balbutia, mais le jeune homme la salua gracieusement en lui disant :

— Voilà mon esclave » ; elle m'a déjà donné deux petits Grecs et elle est enceinte du troisième ; me voici, Haydée.

— Comment Haydée, demanda la jeune madame Dorgebret.

— Rien… rien… je te dirai cela à souper.

Mistress Virginal avait tellement pris l'habitude de ne rien dire de vrai, qu'aucune mésaventure ne pouvait la corriger. Un jour elle eut la patience de rester quatre heures dans la loge d'un concierge pour avoir l'air de sortir de chez le propriétaire de l'hôtel, qui avait une soirée ! Elle s'était prétendue invitée et croyait ainsi le prouver.

Enfin, on voyait encore chez la Grue une grande femme, que les familiers de la maison appelaient la tante Brigitte, et qui mangeait à Paris les cinq mille livres de rentes que lui faisait parvenir son neveu, nouvellement marié, et qui habitait une ville du Midi. La tante Brigitte était maigre, maigre, maigre ! Et quoiqu'assez attrayante dans sa jeunesse, elle avait toujours été maigre… Jambes en fuseau, bras de faucheux, cou de cigogne, où couraient en tous sens, des cordes à violons, oreilles plates en parchemin, nez crochu, yeux creux bordés de rouge, brillant sous des sourcils gris, teints en châtain, comme des vers luisants sous une couche poudreuse, cheveux plantés bas, rudes et épais, tous à elle, par exemple, mains en battoirs, pieds de gendarme, voix de crécelle sortant d'une bouche sans lèvres, admirable râtelier, chef-d'œuvre de Fattet, menton large et carré… toujours tirée à quatre épingles, propre comme un grenadier à la parade, elle tenait la tête haut, elle marchait raide, et chacun de ses gestes était accompagné d'un craquement sec, assez désagréable. Si elle s'était cognée à une pierre à fusil elle aurait pris feu, à coup sûr. La tante Brigitte était méchante, envieuse, avare, galante et égoïste à un degré impossible à atteindre. Dès sa jeunesse, elle avait laissé percer ses dispositions naturelles, qui n'avaient fait que croître et embellir avec le temps ; elle avait été triste épouse, mauvaise sœur, fille ingrate. Elle s'était mariée à un brave hobereau de province qu'elle avait fait mourir de chagrin, car le malheureux l'aimait, et elle lui en faisait voir de toutes les couleurs, comme dirait Quoniam. À peine était-il refroidi, qu'elle avait déjà fait main basse sur tout ce qui valait un sou dans la maison. Elle avait eu beaucoup d'amants qu'elle avait tous grugés, trompés ou volés tour à tour ou ensemble… Familière avec l'inceste, – plusieurs générations dans sa famille y avaient passé, – la tante Brigitte n'y regardait pas de si près quand il s'agissait de mettre la main sur l'argent de ses parents ou de ses amis. Cette vie de désordres, de rapines, avait eu son cours de-ci et de-là. Dans sa province, on se doutait bien de quelque chose ; mais on ne savait pas au juste à quoi s'en tenir, et puis l'on craignait cette langue de vipère qui mordait sur tout et partout, de sorte que quand cette vieille brebis fatiguée revint au bercail, c'est-à-dire à la famille, elle fut acceptée… Elle n'avait plus un sou vaillant, car, avare pour les autres, elle ne s'était jamais privée de rien ; au contraire !… Sa sœur l'accueillit, et elle devint, dès lors, l'intendante de la maison. Cette sœur avait, un fils de 17 ans qui sortait du collège et qui, à la veille d'aller à Paris faire son droit, passa cinq mois de vacances chez sa mère… La tante Brigitte, nous le savons, n'était pas scrupuleuse, Léonard, c'est le nom de son neveu, était joli garçon. C'est épouvantable à dire ; mais cela est. La tante devint une amante et initia Léonard à cette chose ravissante que les romanciers appellent amour et à laquelle, en présence de Brigitte, nous ne savons quel nom donner. Dès lors, elle devint le cauchemar vivant du pauvre Léonard. Elle le suivit à Paris pour le surveiller, l'accompagnant au spectacle, aux concerts… en un mot, abrutissant ce pauvre étudiant de ses amours surannées, de ses caresses de manche à balai ; mais prenant chaque jour plus d'empire sur son cher et infortuné neveu !

Les années s'écoulèrent, 15 ans, 20 ans peut-être. Léonard avait perdu ses parents ; il venait d'être nommé à la Recette générale de… Mais tante Brigitte ne l'avait pas quitté d'une semelle. Il lui avait fait mille infidélités sous les yeux, pour ainsi dire, afin de s'en débarrasser, il lui avait dit de ces mots qui indiquent à une femme qu'elle n'inspire plus que le dégoût et le mépris ; rien n'y avait fait.

« – Tu es mon amour, tu es tout pour moi, tu es ma vie... Trompe-moi, bats-moi » tue-moi… mais aime-moi encore ! »

Léonard, ne se souciant pas de la battre et ayant une certaine répugnance à la tuer, continua à la tromper sans scrupules. Il était bien excusable ; elle avait 53 ans à cette époque. Mais cette situation ne pouvait toujours durer… Léonard venait d'épouser une femme charmante, et la présence de celle-ci dans la maison, toujours gouvernée, malgré lui, par la tante Brigitte, enflamma la vieille de fureur.

Il, n'y avait plus rien à espérer du côté de l'amour. Léonard adorait sa jeune épouse, aussi Brigitte songea-t-elle à demander à la vengeance ce que lui refusait le petit dieu malin, tout honteux d'avoir pu sourire à cette sorcière. « – Il ne veut plus de moi, le lâche ! mais je ferai tant et tant, qu'ils trouveront l'enfer là où ils croyaient rencontrer le paradis !…

Et elle avait raison, car elle était le plus vilain, le plus coriace et le plus méchant diable que l'on pût voir. Elle commença la petite guerre sourde des âmes viles. Médisances, cancans, calomnies, tout fut employé par cette mégère amoureuse et délaissée. La mèche fut longtemps à s'allumer ; mais les gens de province mordent facilement aux petits mensonges, aux petits bruits, et au bout de six mois, la mèche était consumée. La mine éclata ! c'est-à-dire que, peu à peu, Léonard et sa jeune femme se virent froidement accueillis par ceux qui étaient leurs meilleurs amis auparavant. Dans un bal, la femme de Léonard, si fêtée à son arrivée dans le pays, ne recevait que peu ou pas d'invitations ; dans une soirée, les jeunes filles l'évitaient. Quand ils entraient dans un salon, la conversation s'arrêtait tout d'un coup, et l'on se regardait d'un air étonné, embarrassé. Un jour même, chez le préfet, une dame dit assez haut pour que Léonard l'entendît : « C'est trop d'audace ! le mari passe encore, mais cette femme… c'est à quitter la place ! »

Léonard était confondu, sa femme pleurait en cachette, et la tante Brigitte faisait craquer ses doigts mal joints en disant :

— On pleure déjà ! Bon ! dans un mois on se battra peut-être !

Le préfet était un homme fort spirituel, il prit des informations, remonta à la source et fit appeler Léonard dans son cabinet.

— Mon cher Léonard, je vous aime beaucoup… J'ai un conseil à vous donner. La ville est contre vous, à tort, je le sais… mais enfin, le fait est là !… Demandez votre changement, je me charge de vous trouver une compensation… À propos, dites-moi, est-ce que votre tante Brigitte… vous est indispensable…

— Mais… monsieur le préfet… qu'est-ce que ma tante Brigitte a à faire avec mon changement ?

— Tout vient d'elle… Tenez-vous-le pour dit.

— Mais je ne veux pas partir, j'aurais l'air de céder, de craindre. Je veux lutter.

— Vous ne connaissez pas l'esprit des petites villes, mon cher ; lutter contre un parti pris est impossible. On emporte d'assaut une citadelle, on guérit les maladies les plus épouvantables, on se fait obéir des éléments, on dompte la nature… mais on ne peut pas vaincre les cancans ! Je vous ai donné un conseil d'ami. Agissez maintenant à votre volonté… mon devoir est rempli.

Léonard, après mûres réflexions, prit son parti :

— Je suis jeune, se dit-il, ma femme est jolie comme un cœur, elle est sage, intelligente, bien née et bien élevée ; nous nous adorons… au diable la ville, la tante Brigitte et les cancans !

La demande de changement fut faite en secret et eut un prompt résultat. Léonard avait tout avoué à sa femme, qui lui avait dit en riant :

— Mon ami, on m'avait toujours dit que le péché était laid… celui-là est abominable… Fuyons, fuyons ! Pauvre ami, tu étais donc bien courageux !

La tante Brigitte fut envoyée pour huit jours à Paris sous un prétexte quelconque. Pendant ce temps, le jeune couple déménagea sans tambour ni trompette, et à son retour, la tante Brigitte trouva la maison déserte, à l'exception de sa chambre à elle, où l'on avait laissé tout en ordre. Il y avait une lettre sur la table qui contenait ces mots :

« Mon mari m'a tout dit. Voici un mot pour notre notaire ; il vous remettra tous les six mois 5,000 francs. Vous pourrez vivre où vous voudrez ; seulement, je vous préviens que le jour où vous ferez une tentative pour nous revoir, le jour même où une lettre de vous arriverait chez moi, votre pension serait immédiatement supprimée… immédiatement et sans rémission. »

La tante Brigitte jura, tempêta, hurla ; mais cinq mille livres de rentes sont toujours bonnes à prendre, et elle les prit. Léonard et sa femme sont très heureux et très aimés dans leur nouvel arrondissement. Sa femme lui a donné un enfant blond et rose, et elle lui dit quelquefois en le lui montrant :

— Hein ! dis donc… si ton fils ressemblait à la tante Brigitte, comme ça serait flatteur pour toi !

Et voilà pourquoi Brigitte est maintenant à Paris cancanant avec les Grues, et cherchant toujours à brouiller les amoureux. Un ami m'a assuré l'avoir vue un jour, trinquant avec un carabinier, dans le jardin d'une guinguette à soldats de la barrière de l'École… La tante Brigitte est incorrigible, quoiqu'à la fin de son onzième lustre. Elle est bien capable de prendre les carabiniers en sevrage… Mais nous n'affirmons rien… On peut se tromper… Cependant, deux tantes Brigitte… ce serait trop !

Ajoutez à la collection, un digne Valaque, qui ne comprend presque pas le français, et qui joue sur la guitare un air qui n'a que quatre notes monotones, et chante invariablement une chanson dont les paroles sont quelque chose comme :

Quinn ti ti ni boûn !

répété à satiété, d'une façon à porter le diable en terre. Des femmes et des filles nulles, des surnuméraires, quelques calicots modestes, quelques courtiers en vins, un ex-Saint-Simonien, autrefois décrotteur des bottes de l'établissement de Ménilmontant, et qui joue du violoncelle, des jeunes gens à marier, peu ou point de vrais artistes, et la petite Agaritha de Bois-Flotté, la fille de cette cuisinière, qui a épousé son vicomte de Bois-Flotté à la dernière heure. Voilà le monde de madame Hélène Legendre, qui cherche à se persuader elle-même qu'elle reçoit la meilleure société de Paris, et à persuader les autres qu'elle a inventé la poudre !

Nous n'avons voulu parler que des gens à peu près supportables… jugez du reste, et revenons aux dames Houlot, qui ont eu le temps de prendre un parti pendant notre digression.

CHAPITRE IX Histoire d'une Grue (suite). C'est bien fait…… etc.

(Chanson populaire.)

Après de mûres réflexions, les dames Houlot décidèrent qu'il ne serait pas convenable qu'elles habitassent ensemble chez madame Legendre. La première impression produite par la Grue n'avait pas été bonne… La grue leur avait paru sotte et bavarde ; mais il fallait toujours essayer, et la nécessité parlait plus haut que toutes les autres considérations. Il fut donc convenu que la mère s'établirait dans le quartier, et, comme l'heure qu'on leur avait accordée pour se décider était écoulée, elles vinrent rendre compte de leurs déterminations à Hélène :

— Madame est sortie et ne rentrera pas dîner ! si vous restez ici, madame a dit que vous vous mettiez tout de suite à copier un inventaire qu'elle a laissé sur là table. Il le lui faut demain… Oh ! vous ne chômerez pas !

Je vais te conduire, maman, et je reviendrai ensuite pour travailler… Vous me donnerez une bougie, mademoiselle…, car ma chambre est obscure…

— Oh ! on n'a pas de bougies ici ! – chacun de nous a sa petite lampe économique… on l'emplit tous les huit jours… tant pis pour ceux qui aiment à lire dans leur lit.

— Je me contenterai de la lampe, dit mademoiselle Houlot, en souriant.

Et elle sortit avec sa mère.

— Je me contenterai de la lampe, grommelait Zaïra demeurée seule un moment et imitant le ton de Mathilde, – je me contenterai de la lampe ! Faudra bien que tu t'en contentes… ça m'a l'air d'une chipie ! oh ! mais faudra qu'elle marche au pas », je ne crains personne…

— Craignez-vous l'amour ? lui dit une voix animée.

Deux bras se collèrent à sa taille et un baiser s'épanouit sur son cou.

— Ah ! que c'est traître ! a-t-on jamais vu ! Ce M. Lantimèche, il se croit tout permis !

— Vous avez vu la nouvelle… est-elle chique ?

— Qu'est-ce que ça vous fait, séducteur ! Vous n'allez pas en conter aussi à celle-là ! Sinon, je fais une scène à tout casser et je la dévisage, cette sainte nitouche ! Allons !… finissez donc… si on venait !… Et cette pécore qui peut rentrer d'un moment à l'autre ! – On n'est jamais tranquille ici !… Oh !… que c'est bête !… Lantimèche !… Lantimèche, tu ne lui feras pas la cour au moins !

Mathilde passa toute la soirée à copier l'inventaire... Elle avait acheté une bougie, ne voulant pas contrevenir aux usages de la maison… À neuf heures et demie du soir, elle se sentit fatiguée, elle avait mal à l'estomac et s'aperçut alors qu'on ne lui avait pas apporté à dîner. Elle descendit et rencontra Zaïra qui prenait son café sur l'escalier avec Lantimèche. Zaïra ne se leva pas plus que le cuisinier. Alors, la jeune fille ramenant sa crinoline à elle, se fit un étroit passage entre la camériste et l'heureux vainqueur de cette pécore :

— Vous sortez, demanda Zaïra ?

— Restez donc… nous ferons des crêpes, repartit Lantimèche.

La chambrière lui lança un coup d'œil terrible.

Mathilde demanda si madame Legendre n'était pas rentrée… et si elle avait donné des ordres pour son dîner.

— On ne m'a rien dit ! d'ailleurs, il n'y avait rien ou presque rien ! Je n'ai pas pu retourner aux épinards et pour cause… ça n'est pas de ma faute… si madame me commande, j'obéis ; mais, sans ordre, je ne peux rien… C'est comme je le dis souvent à madame : si madame n'a pas de mémoire, je ne peux pas deviner !

Mathilde trouvant le raisonnement juste, passa entre les deux domestiques et se dirigea vers la porte.

— Vous allez dîner dehors ! si vous voulez manger convenablement et pas cher… on n'est pas riche dans votre état ! je vous recommande le marchand de vin du coin… c'est là que nous allons quelquefois. On y est bien et puis, c'est tous domestiques du quartier, on peut blaguer.

Mathilde remercia et sortit ! Ce début l'humiliait profondément ; mais elle s'était promis de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et elle finit par se dire que les attaques et les coups d'épingles des gens de la basse classe ne devaient en rien offenser le caractère réellement noble après tout, – peut-être, de madame Legendre.

— Bath ! murmura-t-elle, il faut bien des pelotes pour les épingles. Je me ferai un cœur de pelotes…

Et elle alla acheter son dîner, c'est-à-dire, une cuisse de volaille froide, un petit pain et quelques noix, comptant les manger chez elle.

Après avoir sonné trois fois, elle fut accueillie d'un air étonné et contrarié par Zaïra.

— Eh bien ! à la bonne heure ! vous y allez vite à dîner, vous !

— Je vais dîner dans ma chambre…

— Dans votre chambre… c'est que…

— Quoi ?

Zaïra était toute rouge.

— C'est que si vous vouliez manger à l'office, ça me donnerait le temps…

— Le temps de quoi… dit simplement Mathilde, qui ne comprenait rien aux hésitations de Zaïra ?

— Le temps de mettre des petits rideaux !... murmura enfin Zaïra, qui avait trouvé quelque chose.

Mathilde dîna à l'office et monta ensuite terminer sa copie. Tout était en ordre dans sa chambre… Seulement, il lui sembla voir passer le bout d'un mouchoir par la fissure d'un tiroir.

— Elle a des doubles clefs, pensa-t-elle… c'est bon… je n'ai rien à voler !

À deux heures du matin, Hélène rentra du bal. Elle monta tout habillée dans la chambre de Mathilde.

— Vous n'avez pas encore fini ?

— Encore dix pages et…

— Bon ! bon ! finissez ! nous causerons demain ! J'ai dit mon mot de chevaux de fiacre… quel effet ! L'événement le met samedi… J'étais ravissante… à demain… vous déjeunerez avec mon mari… je vous présenterai… nous n'aurons personne… je vous raconterai mes succès… j'ai dansé les lanciers… Le directeur de l'Opéra… un ami à moi… m'a dit que j'enfonçais Alboni !… Adieu… à demain ! Je bavarde… mais quand j'aime les gens… où donc est votre mère ?

— Ma mère a préféré loger dehors !

— À son aise ! moi, je disais : c'est une économie ! Enfin, bonsoir… je vous danserai mon pas de lanciers demain.

À trois heures et demie, Mathilde exténuée se coucha. L'inventaire était copié.

CHAPITRE X Petit bossu vit encore.

Nous ne vous dirons pas tout ce que la pauvre Mathilde eut à souffrir chez Hélène. D'après ce que nous avons esquissé de madame Legendre, vous le devinerez facilement.

Elle était toujours sur pied, le jour comme la nuit.

Elle jouait du piano de onze heures à une heure, toute seule, car elle n'avait déjeuné qu'une seule fois avec les patrons, comme disait Zaïra. Elle recevait maintenant un supplément de 30 centimes par jour pour pourvoir à son déjeuner. Elle jouait donc toute seule dans le salon arlequin de la grue et par son ordre ; celle-ci trouvait excentrique de déjeuner en musique. Elle lisait tout haut ensuite quelque insipide roman à sa maîtresse, et copiait de la musique ou autre chose. Son travail ne servait à rien ; mais Hélène ne perdait pas une minute du temps des gens qu'elle employait. Égoïste, avare, envieuse, bavarde et paresseuse surtout, il fallait que l'on veillât pendant qu'elle dormait, que l'on travaillât pendant qu'elle bayait aux corneilles et que l'on dînât avec du beurre rance pendant qu'elle dévorait gloutonnement une foulé de petits plats. Il est vrai que les domestiques avaient le droit de boire, avec modération, une détestable mixture de vinaigre rouge enfermé dans des bouteilles qui ne furent jamais rincées. Les domestiques s'en moquaient et la volaient à qui mieux mieux. Mais Mathilde, qui était une honnête fille et qui haïssait la domesticité, dont elle avait à chaque instant à souffrir péniblement, dépérissait dans cette maison. Legendre, seul, était bon pour elle. Il sentait que cette jeune fille était malheureuse, et, autant qu'il le pouvait, il cherchait à lui adoucir les ennuis de l'esclavage. Mais, comme nous l'avons dit, il fréquentait le moins possible le gîte conjugal. Il avait son atelier hors de la maison, et Hélène n'y mettait jamais les pieds. Elle avait été trop effrayée une première fois que, malgré la contrariété visible de Legendre, elle avait voulu franchir le sanctuaire. Un énorme serpent boa se tordait autour de la colonne de fonte qui soutenait le vaste atelier. Les mouvements lents et mystérieux du gigantesque reptile étaient accompagnés d'un sifflement aigu, tandis que son dard venait lécher l'appuie-main que lui présentait l'artiste. Un ours faisait gravement de la tapisserie dans un coin, et un squelette hideux se versait à boire dans son crâne, sur le lit de repos où il était à califourchon. Hélène n'en voulut pas voir davantage, et se sauva de l'atelier. Elle était poltronne à l'excès, Legendre, qui le savait, avait donc pris le meilleur parti pour se débarrasser d'elle. Aussitôt après son départ, l'ours dépouilla sa fourrure, le squelette remit son crâne sur ses maxillaires, le rapin qui tenait les ficelles du boa constrictor se débarrassa de ses liens et tout fut dit. Loustal et son collaborateur avaient été les complices de cette petite farce d'atelier.

— Prenez vos précautions avec madame Legendre, avait dit à Mathilde un vieillard, fort aimable, spectateur curieux de ce monde de grues. – Je vous ai prise en amitié, parce que je vois en vous la lutte fière de l'intelligence réduite à servir les vanités humaines. La première et la plus importante de toutes choses, est de ne jamais relever une faute de la chère femme. La jeune personne que vous remplacez a dû son renvoi à une imprudence. Madame Legendre qui a maintenant, des prétentions au beau style, a voulu un certain jour écrire, seule, une lettre au ministre de la guerre pour lui recommander un de ses neveux, et elle mit bravement sur la suscription : À Son Excellence, le ministre de la GUAIRE ! Mademoiselle Pauline mit prudemment une autre enveloppe, et corrigea en même temps, dans le corps de la lettre, cinq ou six barbarismes de la même force que la guaire… Elle en avertit gentiment Hélène, qui ne fit semblant de rien et la mit à la porte cinq ou six jours après, sous un prétexte frivole. – Ainsi, ajouta-t-il, quelque ineptie qu'elle dise devant vous… ne les relevez jamais… Loin de vous en savoir gré, elle vous en voudrait à mort !

Mathilde suivit les conseils de M. Simonet : mais ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait était le bouleversement de toutes ses idées, de tous ses principes. Quelquefois, souvent même, elle serrait sa tête dans ses mains et se demandait si elle n'était pas folle ou idiote, et si tous les gens qui l'entouraient n'étaient pas des sages ou des génies. Dans cette maison, en effet, on cherchait toujours midi à quatorze heures ; on disait solennellement les plus grandes balourdises et on admettait, comme possibles, les plus violentes absurdités ; c'était le temple de la sottise… On y faisait parler les tables, tourner les clefs dans les livres, valser les chapeaux et les corbeilles… On interrogeait les esprits frappeurs.

Il y avait une femme d'un certain âge qui vivait en extase perpétuelle et qui racontait que, la nuit, elle volait en l'air et éprouvait des jouissances ineffables, telles que les anges seuls peuvent en ressentir. On ne voulut point admettre là la supercherie des deux frères américains qui récoltèrent des millions dans le Nouveau-Monde et qui furent si peu appréciés à Paris, où l'on perça à jour le grand et innocent mystère de leur armoire mystérieuse. L'abbé Lecœur se refusait à prendre part aux expériences qu'il considérait comme autant d'évocations, mais il en admettait les résultats et disait que lui aussi, il avait le secret de faire apparaître le diable et de lui commander en maître. Mais il ne voulut jamais prononcer que le premier mot de la terrible formule, lequel était Cosmos ! Le grand magicien, celui qui avait la direction des choses spirites, était l'ex saint-simonien dont nous avons parlé, et il apportait une telle gravité dans ses opérations, qu'il imposait complètement à ce cénacle de grues. Quand on parlait de lui devant Hélène, elle ne manquait jamais de s'écrier : « Oh ! c'est un être à part… c'est le meilleur médiou des temps modernes : il a interrogé Henri IV sur moi, et ce bon roi lui a répondu que s'il vivait encore, il ferait de moi sa Gabrielle de Vergy, et que le peuple aurait tous les jours des poulets ou du foie de veau ! » – Un soir, on jouait à la loterie… M. de Linarès qui était à côté de Mathilde, lui emprunta dix sous pour faire son jeu… Le lendemain, le jeune Tourtille lui en emprunta quinze, et trois jours après, madame Tourtille, la mère, lui en emprunta vingt. Cela lui parut bien un peu singulier que ce fût à elle qu'on eût recours et non à la maîtresse de la maison ; mais elle fut tout à fait surprise quand elle se trouva créancière du Valaque, du saint-simonien, des deux vieilles et du sous-chef de bureau.

— C'est étonnant, se disait-elle ! ils oublient toujours leur bourse.

Elle ne prêta plus et se fit des ennemis. Or, avoir des grues pour ennemies est pire que tout le reste ! Quand une grue aime quelqu'un, elle ne lui fait que des sottises. Jugez ce que ce doit être quand elle vous hait !

Ce que nous racontons des petits emprunts est exact. Dans ce monde-là, l'avarice et l'économie sont de règle. On cherche à tirer le plus qu'on peut des autres… on n'est pas voleur, non ! Mais on est pique-assiette, parasite, liardeur. Un sou est un sou, et ce n'est qu'avec regret qu'on se décide à paver ce qu'on doit.

— Les grues finissaient cependant par payer ; mais au bout d'un temps assez long et toujours après un gain considérable ; et avec un accompagnement obligé de discussions dans le genre de celles-ci :

— Madame Gigoux, voilà huit sous que je vous dois d'il y a eu dimanche huit jours.

— Pardon, madame Sorbier, c'est dix sous !

— Oh ! je suis certaine du contraire ! Du reste, il y a des témoins…

— Moi, disait une grue, je me rappelle que vous avez emprunté à madame ; mais, dire quoi ! Du reste, vous dites huit sous, madame, dix… mettez neuf sous… Quand on peut arranger les choses…

— Pardon ! je ne dois que huit sous, pourquoi en paierais-je dix ?

— Et moi, à qui on doit dix sous pourquoi n'en recevrais-je que huit… chacun son compte, ça fait les bons amis… je ne suis pas chiche… mais il me faut mon dû… rendez à saint Lazare ce qui appartient à saint Lazare.

Et ces discussions renouvelées chaque jour duraient un quart d'heure. Mathilde aurait donné tout au monde pour être dans sa chambre… mais non ! il lui fallait rester parmi ce monde de grues, et elle sentait avec terreur que son esprit perdait tous les jours de sa netteté d'autrefois… son intelligence semblait se voiler peu à peu, son cerveau semblait mollir dans sa boite et elle devenait insensiblement machine… Elle en était arrivée à jouer du piano, à lire, à faire le whist ou la loterie, à manger dans une espèce de rêve… Elle allait… elle allait comme font les demoiselles d'un dévidoir ou les aiguilles d'une horloge… c'était la vie encore ; mais ce n'était plus la véritable vie, c'en était le cauchemar ou le somnambulisme. Elle avait parfois des suffocations étranges. Sa tête semblait se vider complètement et osciller à droite et, à gauche, comme ces petits ballons que les enfants tiennent captifs au bout d'une ficelle… Elle se croyait à jamais abandonnée de Dieu et des hommes… Ses nerfs surexcités à un point extrême la rendaient très impressionnable. Il lui prenait des envies de pleurer sans raison apparente. Tout la bouleversait. Un jour Hélène fit arrêter sa voiture pour écouter les bouffonneries d'un homme coiffé d'un casque qui vendait des crayons et parlait à la foule, tout en faisant quelques profils grotesques sur de grandes feuilles de papier blanc ; ce spectacle fit une telle impression sur Mathilde qu'elle fut obligée de se jeter dans le fond de la voiture et de s'enfoncer son mouchoir dans la bouche… elle sanglotait.

Ces éruptions de larmes auraient été inexplicables pour les grues, mais tous les êtres doués d'un cœur comprendront la pauvre enfant. Obligée à chaque instant de refouler en elle-même tous ses sentiments, à l'âge où l'on a au contraire besoin de les épancher, Mathilde était une véritable martyre de la misère. Contrainte à vivre avec des êtres froids, secs, avares, vaniteux, quand elle avait en elle un trésor de charité à donner, elle pleurait de voir méconnus, son amour, sa bonté et son dévouement. Elle n'avait même pas la consolation de verser le trop plein de son cœur dans l'âme de sa bonne mère… Elle ne pouvait sortir, et quand madame Houlot venait la voir, la pétulante Hélène, qui ne laissait pas sa proie, sa victime se reposer longtemps, faisait soudain irruption dans là chambre… prenait le dé de la conversation et, après avoir assommé les deux infortunées créatures de ses phrases mal cousues, emmenait Mathilde précipitamment pour jouer une rédowa nouvelle ou bien pour lui donner son avis sur une robe de bal. Pauvre enfant ! Il lui restait encore une épreuve à subir.

Petit bossu vit encore ! Hélas ! oui, pour le malheur des chanterelles et pour le désespoir des gouacheurs et des aquarellistes, ses rivaux en l'art de colorier ou de noircir du papier innocent. Il vit encore et le voici qui vient se jeter au milieu de notre récit avec ses lunettes vertes et sa figure de singe amoureux.

Le père Daguet est mort et enterré ! La Mexicaine, l'adroite Sophie Duchêne, la jeune madame Daguet, a résolu de planter là Limoges et ses pavés pointus… Jules Daguet qui adore sa femme, – (l'infortunée) n'a pu lui résister ; Claire n'a pas de volonté, et la sainte mère du petit bossu ne veut pas quitter son innocent. D'ailleurs, le père Beaudont, son pieux directeur, a suivi son mari dans la tombe… Le vénérable confesseur est mort d'une indigestion d'oie grasse, et rien ne la retient plus à Limoges. Cela la réjouit même de voir de nouvelles églises et de nouveaux curés...

Hilarion, – Martial Tillet, l'oncle de Jules. Daguet a suivi ses vieux amis dans la capitale et sa fille Éméla est aussi du voyage.

En arrivant à Paris, le premier soin de Jules poussé par sa femme, qui grillait d'envie de voir le monde et de se délimousiner, fut de se mettre en quête de deux ou trois familles de Limoges qui avaient établi leurs pénates dans la moderne Babylone. Il savait bien où trouver Gabriel du Garril, mais celui-ci s'était montré si froid avec lui, depuis son aventure, qu'il se souciait médiocrement de le rencontrer. Il dénicha un peintre qui le présenta dans une maison tierce, à madame Hélène Legendre, laquelle s'empressa d'inviter toute la famille… la grue adorait les nouvelles connaissances, ce soir-là elle fut aimable et ne commit qu'une bévue, celle de demander si ce n'était pas à Limoges qu'était arrivée l'histoire du chien de Montargis. Elle venait de voir jouer la pièce, à la Gaîté, et était bien aise d'étaler un peu son savoir. Nonobstant, elle sut jeter de la poudre aux yeux de ces provinciaux, dignes de pénétrer dans le cénacle des grues et de figurer dans son musée, dont elle raccrochait les figures un peu au hasard.

Madame Daguet, instruite qu'il y avait à ses soirées un prêtre nommé Lecœur, en fut doucement émue et se promit bien de sortir la robe de velours ponceau qui ne lui avait pas servi depuis le mariage de son fils et lui venait de sa mère. La Mexicaine et la Legendre étaient faites pour se comprendre et elles se comprirent tout de suite… Elles étaient hypocrites et méchantes toutes deux… La seule différence qui existât entre elles, c'était qu'Hélène quoique grue restait à peu près sage, tandis que l'autre était rouée et… Nous avons le mot à la plume… Attendons les preuves, qui ne vont pas tarder à venir, pour le laisser tomber plus à propos.

Jules apprit qu'on y faisait de la musique : il ne lui en fallut pas davantage… Il demanda quelles étaient la longueur et la largeur du salon, et monta, en lui-même, cinq ou six concerts d'avance chez madame Legendre, leur nouvelle amie.

Éméla sourit à Hélène qui l'invitait, tandis que son père saluait profondément en murmurant : Moi ! je ne vois qu'une chose… Hilarion avait entendu dire qu'on y jouait aux cartes… C'était tout ce qu'il lui fallait.

Claire qui aimait beaucoup Éméla, avec laquelle elle causait souvent de Mathilde et qui avait une sorte d'antipathie pour sa belle-sœur, se promit du plaisir dans cette nouvelle société :

— Nous ne dirons rien, nous regarderons, n'est-ce pas ? dit-elle à Éméla.

— Nous ferons tout ce que tu voudras ; cousine.

Rendez-vous fut pris pour la prochaine soirée. – Il n'avait pas été dit un mot de Mathilde.

— Elle aussi doit être à Paris, murmurait Claire, en revenant au logis… mais où ?

— Ne t'inquiète pas, Paris est grand, dit-on ; mais les bons cœurs finissent toujours par s'y retrouver !

Pauvre Mathilde… Ce n'était pas assez d'une grue de Paris, il te manquait une Dalila de province !

CHAPITRE XI Où le vicomte de Chatenay rencontre Gabriel en cherchant mademoiselle Houlot.

Nous avons laissé Suzanne mourante à l'hôtel de Lyon. Comme nous l'avons dit, elle avait fait prier le vicomte de Chatenay de passer chez elle et ; après avoir exigé de son fils qu'il allât prendre un peu de repos, elle pria le vicomte de s'asseoir auprès de son lit et, quoique sa blessure la fît beaucoup souffrir, elle lui parla en ces termes :

Monsieur le vicomte… c'est à vous que je dois le plus grand bonheur que j'aie goûté dans ma vie… Vous m'avez rendu mon fils et j'ai pu l'embrasser pendant près d'une année, tous les jours… Je n'avais sans doute pas droit à tant de bonheur, puisque Dieu me rappelle à lui maintenant. Le vicomte fit un geste. Ma blessure est mortelle, je le sais ; mais je suis prête… Ce sera pour demain, je crois… J'ai besoin de toutes mes forces pour vous parler, et pourvu que j'aille jusqu'au bout, c'est tout ce que je demande… Cet homme qu'on a arrêté et qui m'a tuée, m'avait volé cent mille francs… Ils sont là, sous mon oreiller… on me les a rendus. Ils appartiennent à une dame, nommée Houlot, dont la fille est la sœur de mon fils. J'ai aidé à ruiner cette famille, il est de mon devoir de réparer le mal que j'ai fait… Voici ce que j'attends de votre bonté ; c'est au nom de Charles que vous aimez et de deux pauvres femmes bien malheureuses par ma faute que je vous parle ; vous allez vous marier bientôt, je le sais, et vous ne pouvez vous charger de mon fils. Prenez ces cent mille francs, allez trouver madame Houlot, dites-lui tout. Il faut lui dire tout ! Et priez-la de garder auprès d'elle le frère de sa fille, auquel je laisse assez de fortune d'ailleurs, pour qu'il ne leur soit pas à charge. Madame Houlot est bonne… elle acceptera, je n'en doute pas, et je mourrai tranquille. Le voulez-vous, monsieur le vicomte ? »

Suzanne n'avait pu prononcer cette tirade tout d'une haleine… Sa voix était si faible que le vicomte avait été obligé d'approcher sa chaise tout près du lit de la mourante. Celle-ci avait les yeux fixés sur lui d'une façon suppliante. Il lui fit la promesse qu'elle attendait, prit le portefeuille et s'engagea à revenir le lendemain l'informer du résultat de ses recherches, car ni lui, ni Suzanne ne connaissaient l'adresse des Houlot et Paris est grand ! Mais avec de l'argent et une police comme la nôtre, un jour devait suffire pour obtenir les renseignements nécessaires. Merci, dit-elle, appelez Charles : les forces me manquent ! Le vicomte de Chatenay réveilla l'enfant qui s'était endormi sur son lit, et qui sauta au cou de la pauvre femme. Charles, murmura celle-ci, monsieur le vicomte va te donner une autre mère… Embrasse-moi ! Aime-la bien et priez pour moi ensemble… Vicomte, emmenez Charles… adieu… adieu !

Tout était dit pour Suzanne. La tombe venait de s'ouvrir pour cette pécheresse à qui Dieu avait permis de se racheter par l'amour maternel.

Par les soins de M. de Chatenay, madame Moronval eut un enterrement convenable…

Le vicomte, Charles et les maîtres de l'hôtel de Lyon accompagnèrent le corps au cimetière. L'enfant était pâle, mais calme. Ce ne fut que lorsqu'il entendit le bruit de la terre qu'on jetait sur le cercueil qu'il poussa un sanglot déchirant. Son cœur débordait. Le vicomte l'installa chez lui, et dès le lendemain, il le promena malgré lui dans ce Paris où tout se perd, où tout se retrouve !

Après une audience du préfet de police, dans laquelle le vicomte prouva que cette recherche était tout à fait dans l'intérêt de madame Houlot, l'ordre fut donné ci la police municipale de se mettre à la disposition de M. de Chatenay… et le soir même, comme il se trouvait avec Charles au café Anglais, le garçon lui apporta sur un plateau un papier plié en quatre sur lequel étaient écrits ces mots :

« – Madame veuve Houlot et sa fille, rue Lamartine, 26. »

— Qui vous a donné cette lettre ? demanda le vicomte au garçon.

— C'est un monsieur qui dîne en bas et qui vous a vu passer avec ce jeune monsieur.

— Parbleu ! se dit le vicomte, je n'ai jamais vu de mouchard !... Voici l'occasion de combler cette lacune de mon éducation ! À quelle table est-il, ce monsieur ?

— C'est que…

Le garçon hésitait.

— Voilà cinq francs pour vous !

— C'est que le monsieur, qui est assis contre la première fenêtre, à gauche, en entrant, m'a défendu de dire à monsieur le vicomte de qui je tenais ce billet.

— Vous avez parfaitement rempli votre commission… Vous pouvez avoir la conscience en repos…

Le vicomte descendit promptement avec Charles. Son premier soin fut de regarder sans affectation à la place indiquée par le garçon... Il ne s'y trouvait qu'un convive qui n'eut pas l'air de voir M. de Chatenay. C'était un homme de trente à trente-cinq ans, mis avec beaucoup de recherche, décoré de plusieurs ordres et qui dégustait lentement une bouteille de vin de Bordeaux, dont le bouchon noirci attestait l'antique origine.

— Il paraît que c'est un bon métier, pensa le gentilhomme.

Il se fit sur-le-champ conduire rue Lamartine. Gabriel se promenait dans la cour, en fumant une cigarette avec Georges. Ils avaient accepté, ce jour-là, le dîner des Sainte-Hélène, au grand contentement du couple vertueux, et ils attendaient en causant que la mère Sainte-Hélène eût fini de faire son café, préparation à laquelle elle apportait des soins méticuleux.

— Bonjour, mon cher Georges, dit le vicomte, qui aimait beaucoup le jeune auteur, je ne m'attendais pas à vous trouver ici, dans une maison que je cherche depuis hier. Je suis à vous, – permettez-moi de prendre des renseignements…

Et il entra dans la loge, où il apprit que les dames Houlot étaient parties sans laisser leur nouvelle adresse.

— Il s'agit d'une communication des plus importantes pour ces dames, avait dit le vicomte.

Gabriel, qui s'était approché et avait entendu le nom de Houlot, ajouta :

— Moi-même, monsieur, j'ai un puissant intérêt à savoir où sont les personnes que vous demandez… On vous a dit l'exacte vérité. Mesdames Houlot ont disparu, sans indiquer le lieu de leur retraite.

Le vicomte remercia Gabriel, que Georges lui présenta comme son ami. – On sait que Roger était encore sous les griffes de la Dutriquet ! – Gabriel regardait le vicomte avec une certaine inquiétude. Georges devina qu'un grain de jalousie germait dans le cerveau de son ami et il demanda négligemment au vicomte, s'il n'y avait pas d'indiscrétion à s'informer du motif pour lequel il était à la piste des dames Houlot.

— C'est un peu long à raconter, dans une cour surtout, dit le vicomte en souriant, je veux vous confier cette histoire à vous, homme de lettres. Elle vous servira peut-être plus tard. Ce soir, je dois aller à l'Opéra, trouvez-vous chez Vachette, à minuit, avec monsieur, s'il veut bien vous y accompagner, et nous causerons.

— Accepté, dit Napoléon… accepté pour nous deux. Mais qu'as-tu donc ? demanda-t-il à Gabriel, qui était comme en contemplation devant le petit Charles.

L'enfant était occupé à regarder, à travers les vitres, Fanfan et Quoniam s'escrimant sur une barre de fer.

— C'est inouï ! c'est stupéfiant ! murmurait Gabriel !

Le vicomte et Georges ne comprenaient rien à ces exclamations. Gabriel contemplait toujours Charles.

— Est-ce qu'il est devenu fou ? dit Napoléon, en poussant le bras de Gabriel… qu'as-tu donc ?

— Ah ! pardon, dit Dugaril ! regarde donc, Georges ; comme cet enfant ressemble à mademoiselle Houlot.

Tu la vois partout. Allons, à ce soir, vicomte.

En ce moment le vénérable Sainte-Hélène, entrouvrant la porte de la loge, lança ces mots, comme un conducteur d'omnibus lâche le fameux : Complet.

— C'est fait !

— Nous voilà, dit Gabriel.

— Vous connaissez ces braves gens ? demanda le vicomte à Georges, qui, apercevant son père encore à la porte :

— Ces braves gens sont mon père et ma mère ! dit-il avec un orgueilleux courage. Ils me font du café comme on n'en boit pas chez les Verdier.

— Vous avez plus que de l'esprit, vous avez du cœur, murmura M. de Chatenay en serrant cordialement la main de Georges ; à ce soir !

Il appela Charles, qui, comme tous les enfants, prenait un vif plaisir à voir les marteaux Rabaisser sur le fer incandescent et il remonta en voiture.

— Tu m'as fait plaisir, dit Sainte-Hélène à son fils, mais tu as peut-être eu tort ! Les hommes sont des hommes et la société, dans ses tendances… enfin, la vérité est que nous sommes portiers.

— Bath ! vous êtes portiers, parce que vous le voulez bien. Et puis, mes chers parents, j'ai résolu de marcher toujours le front haut. Le mensonge est l'arme des lâches ! Je suis assez fort maintenait pour avouer mon origine. Désaugiers était le fils d'un tailleur, je puis bien être le fils d'un concierge. Il vaut mieux tirer le cordon que de mendier ! Donnez-moi une goutte de rhum ! J'ai eu mes petits moments de vertige dans les commencements. J'ai quelques reproches à me faire. J'ai prié Titi, un certain soir, de ne rien dire, mais je me suis souvent reproché cette faiblesse, maintenant c'est passé, bien passé. Je suis fier de vous, mes bons parents, parce que vous êtes d'honnêtes gens.

— Brave garçon, dit la mère Sainte-Hélène.

— Oui, c'est un brave garçon, murmura Sainte-Hélène le père ! Il me rappelle ma verte jeunesse… C'était en 1815, les alliés…

— Que diable ! ce vicomte peut-il avoir à faire avec Mathilde ? se disait Gabriel ; et il se prit à rêver, tandis que le père de Georges entamait la campagne de Troyes qu'il n'avait pas narrée depuis plus d'un mois ?

À minuit, exact au rendez-vous, M. de Chatenay racontait, en la voilant un peu… l'histoire de Suzanne la Folle, et les motifs de son désir de retrouver les dames Houlot.

— Quel bonheur ! cent mille francs ! cent mille francs, hurlait Gabriel, à la profonde stupéfaction du vicomte.

— Qu'y a-t-il encore ? demanda-t-il.

— Mais vous ne comprenez donc pas que je l'aime… qu'elle m'aime ! Elle a cent mille francs… Je l'épouse.

— Et si elle n'avait rien, vous ne l'épouseriez donc pas ? demanda le vicomte un peu étonné.

— Je vous pardonne votre sourire et votre supposition intérieure, répliqua Gabriel. Je l'épouse parce que sa mère n'ayant pas voulu me donner sa fille, sous le prétexte que je suis riche et qu'elles étaient pauvres, ne peut plus me la refuser, du moment qu'elles ont 100,000 francs ! Voilà pourquoi je suis content.

L'aveu de Gabriel toucha le cœur du vicomte qui lui demanda pardon d'avoir pu, un seul instant, le supposer capable d'une pensée cupide. De bonnes et loyales poignées de mains cimentèrent cette pose de la première pierre d'une sincère amitié. Il fut immédiatement passé, entre les jeunes gens, un contrat d'alliance offensive et défensive. Chacun devait employer tous ses soins à découvrir la retraite des dames Houlot. Gabriel voulut faire la connaissance de Charles : il sera mon beau-frère, dit-il, ou plutôt il sera le fils de la maison. Il ne saura jamais rien de sa parenté avec Mathilde… Ça fera plaisir à sa pauvre mère là-haut.

Il fut convenu que l'on commencerait, dès le lendemain, les recherches et les démarches.

CHAPITRE XII Une soirée chez la Grue.

Tout est en l'air dans la maison. Hélène a la tête perdue ! elle a essayé cinq robes, dix coiffures, déchiré quinze paires de gants, essayé trois fois un morceau à quatre mains avec Mathilde qui n'a jamais pu la suivre dans ses excursions en dehors de la mesure, Zaïra est, comme sa maîtresse, dans tous ses états ! Legendre a fui dès le déjeuner, qu'il a pris seul, sa femme étant trop occupée pour avoir faim. Mademoiselle Houlot se met en quatre pour composer une toilette qui avantage, suivant le terme choisi par la Grue. Le père d'Hélène, les mains dans ses poches, se promène en disant :

« Je connais tout le monde ! je connais tout le monde ! » C'est qu'il y a ce soir un grand événement dans la maison ! À cette soirée où les Daguet et leur famille ont été invités doit paraître madame de Winzelles ! Oui, madame de Winzelles, qui, de retour du Connecticut, a fait prévenir sa sœur qu'elle viendrait à sa soirée accompagnée du prince de Libstein, qui a sollicité l'honneur d'être son cavalier. Hélène est folle de joie ! Posséder chez elle sa sœur qui la boude depuis si longtemps, sa sœur que toute la haute aristocratie de Paris recherche, adule et chérit, sa sœur la merveilleuse madame de Winzelles, l'infatigable voyageuse, la science, le bon goût, la grâce et l'excentricité personnifiés. Elle ne s'attendait pas à tant de bonheur ! En vain, elle cherche à dissimuler son ivresse : elle ne peut pas empêcher sa joie orgueilleuse de déborder, et quel honneur pour la maison Legendre... Sa sœur va lui amener un prince, un vrai prince, un millionnaire ! Elle est ivre dès le matin. Sa poitrine se soulève à chaque instant, elle est oppressée, elle suffoque, sa tête enfle et elle se hausse sur la pointe des pieds ; elle prend des poses à la Rachel, elle se croit la reine du monde. Elle a oublié les Daguet et n'en a pas parlé à Mathilde… elle a tout oublié, excepté qu'elle donne une soirée et qu'un PRINCE ET SA SŒUR vont y venir : le reste ne compte plus pour rien à ses yeux. Elle a loué des tapis et des fleurs, ainsi que des lanternes vénitiennes pour les escaliers. Si elle l'osait, elle ferait tirer des coups de fusil avant la fête et un feu d'artifice à l'entrée du prince de Libstein.

— « Mademoiselle, croyez-vous que le jaune m'aille bien ? non… le rose ?… non ! Ah ! si je mettais ma robe vert-pomme. Ça n'est pas que je tienne beaucoup à cette soirée. Mais enfin, madame de Winzelles est ma sœur, je ne peux pas lui refuser ma porte : elle tient tant à venir chez moi… nous avons été brouillées ; mais, en définitive, une sœur est toujours une sœur ! Enfin, je ne veux pas être fagotée. Le prince de Libstein ! C'est un homme charmant ! J'ai failli l'épouser, mais je lui ferai bon accueil. D'abord c'est ma sœur qui me le présente et puis, s'il fallait que je misse à la porte tous ceux qui m'ont fait la cour avant mon mariage, je ne recevrais pas grand monde ! Dieu ! en ai-je entendu des déclarations ! c'en était ridicule… On m'appelait cruelle, tigresse ! Les hommes sont si sots ! mais le mariage c'est comme la boîte de Stentor ! Mon père est encore fatigué d'avoir écrit des lettres de refus à tous ces épouseurs… Mathilde, vous avez votre robe grise ?

— Oui, madame, elle est très convenable !

— Je le crois bien ! Elle me coûté assez ! Vous n'en aurez pas comme ça toujours, chère enfant ! mais si je suis l'excentricité même, je suis bonne. Je suis adorée de tout le monde… Tout le monde me recherche. Ah ! je mettrai ma robe mauve… Apportez-moi ma robe mauve, Zaïra ; vous ferez des sorbets pour quarante personnes : deux livres de sucre, c'est assez ! je vous les pèserai tout à l'heure ! Les bons comptes font les bons amis, comme dit Victor Hugo dans la Tour de Nesle. Il a fait des vers sur moi dans la Gazette de France ! et des souliers ! il me faut des souliers neufs. Vous irez chez mon cordonnier, mais non : j'en ai qui sont encore frais. C'est comme les gants ! Ceux-là ? bon ! encore crevés ! j'ai pourtant une main d'enfant… Ces ouvriers sont si bêtes… ah ! en voilà qui vont. Nettoyez-les bien ! Mathilde vous aidera… C'est pour une fois, ma chère enfant ! vous êtes ici mon égale et tout ça ne doit pas vous humilier… vous verrez, je suis excentrique… mais je ne vous dis que ça ! Je ferai votre bonheur, seulement, vous n'allez pas en mesure. Vous accompagnerez ce soir ceux qui voudront chanter. Si on danse, vous tiendrez le piano… c'est ennuyeux de louer un pianiste, des gens qu'on ne connaît pas. Enfin, je vous revaudrai cette petite corvée. Vous êtes la plus heureuse fille du monde d'être tombée chez moi ! Je suis excentrique ; mais de l'esprit comme un bulletin, mais avant tout, la bonté… Oh ! si je savais que quelqu'un manque de quelque chose !… Eh ! bien, qu'est ce qu'il y a !

— Madame, dit Zaïra, c'est Lantimèche, le chef… Vous n'avez pas donné d'ordres pour le dîner.

— C'est inutile ! Je n'ai pas le temps aujourd'hui… on mangera sur le pouce… Achetez votre dîner chacun. Legendre ira au café. Je n'ai pas faim. Pour une fois… je vous revaudrai cela.

Et, tout en parlant, tout en bavardant, Hélène finit par être habillée à huit heures du soir. Tout était prêt pour la réception ; mais tout le monde était sur les dents. Lantimèche avait revêtu une livrée pour faire le service de l'antichambre, attendu qu'Hélène avait renvoyé son valet de chambre la veille.

— Bath ! pour une fois, avait-elle dit à Lantimèche, vous n'en mourrez pas ; je vous revaudrai cela plus tard ! vous verrez ! vous verrez ! vous ne savez pas comme je suis, moi !

— Pour une fois, grommela Lantimèche, pour une fois !... c'est la huitième soirée que je passe… pour une fois ! Pas d'étrennes ! Je les connais les étrennes… et sans la gratte et Zaïra, je te la ficherais au nez, ta livrée.

Tous les personnages qui composaient le service de la Grue, et avec lesquels nous avons fait connaissance dans les chapitres précédents, défilèrent l'un après l'autre devant la maîtresse de la maison, qui était sur des charbons ardents et recevait assez lestement son monde. Enfin, on annonça le prince de Libstein et madame de Winzelles. Ces deux noms firent sensation… Toutes les Grues se tordirent le cou… Legendre, lui-même, ne put se soustraire à une certaine émotion. Il sentait que c'était un bonheur et un honneur à la fois pour sa maison que la présence de ces deux hôtes presqu'illustres. Car le prince de Libstein avait du côté gauche de la Seine une réputation faite de noblesse, de richesse et de rare distinction. Quant à madame de Winzelles, il lui avait toujours porté la plus vive affection et il lui était reconnaissant de venir, l'oubli et le pardon dans le cœur, chez cette sœur désagréable, dont elle avait eu tant sujet de se plaindre autrefois et qui avait failli la brouiller avec quatre ou cinq de ses meilleurs amis, par sa malheureuse manie de faire des prétendants à sa main de tous les hommes qu'elle rencontrait. Quant à Mathilde, elle ne disait rien, mais son cœur battait bien fort à l'idée de se trouver en présence de cette madame de Winzelles qu'elle savait si supérieure à toutes les autres femmes, et pour laquelle elle avait toujours eu une admiration instinctive. Madame de Winzelles fit son entrée le plus simplement du monde. Cette charmante femme avait le talent de mettre tout le monde à son aise autour d'elle. On venait d'assez bonne heure chez Hélène, et à neuf heures et demie on était au complet, moins la famille Daguet. La Mexicaine avait désiré ne faire son apparition qu'à dix heures : C'est plus comme il faut, avait-elle dit !

Le fait est qu'elle avait la persuasion qu'elle mettait les pieds dans le grand monde et elle désirait, pour la première fois, y rester le moins longtemps possible. C'était un début, et elle craignait les gaucheries. Sous le prétexte de sa toilette, elle fit donc attendre toute sa famille. Madame Daguet ruminait auprès d'Hilarion… Éméla et Claire s'apprêtaient, en riant aux éclats, à faire de belles révérences, et Jules sciait du bois comme un forcené, en attendant sa femme. À dix heures, la Mexicaine était prête, sa mère devait garder la maison, et deux fiacres reçurent la famille Daguet et consorts. La femme de Jules était dans une troisième voiture, toute seule, pour ne pas friper sa robe. Elle avait à grand-peine consenti à ce qu'on plaçât sous ses pieds le stradivarius de Jules. L'entrée solennelle de cette procession suspendit un moment les conversations chez la Grue. La soirée était fort animée. Le prince de Libstein et la spirituelle voyageuse tenaient naturellement le dé de la conversation. Hélène, rouge comme une carotte, sanglée comme un paquet de toile, lançait, à tort et à travers, des mots péniblement amassés, qui se perdaient en l'air, sans éclater, semblables aux bombes qui ratent dans les feux d'artifices. Cependant, quand elle s'écria : « Cet été, à Livourne, j'ai été tellement tourmentée par les cousins, que j'ai fini par coucher avec un mousquetaire ! » il y eut un franc éclat de rire : douce récompense au cœur de la Grue. Madame de Winzelles, qui avait reconnu Mathilde pour l'avoir vue au pensionnat, l'avait fait asseoir à côté d'elle. La jeune fille, d'abord étonnée de tant d'honneur, avait fini par oublier qu'elle n'était qu'une demoiselle de compagnie et, sans cesse interrogée par madame de Winzelles, enchantée de trouver une personne de bon sens auprès de sa sœur idiote ; elle avait fini par prendre une part modeste, mais assez active, à la conversation. Mathilde avait reçu une éducation complète, elle n'était pas pédante ; mais elle ne dédaignait pas de se laisser aller, pour une fois, comme aurait dit la Grue, au plaisir d'une conversation pleine d'intérêt. Hélène enrageait bien un peu de voir mademoiselle Houlot faire preuve d'une véritable supériorité sur le reste de ses habitués, mais, comme elle était aussi vaniteuse que bête, elle se consolait en pensant que les succès de Mathilde rejailliraient toujours sur elle. Et puis, elle se promettait bien de faire payer à la pauvre enfant les quelques heures de véritable plaisir qu'elle lui laissait goûter : « Mange ton pain blanc, murmurait-elle, demain, je te mènerai par un petit chemin que tu ne connais pas encore.

— En vérité, c'est un trésor que vous avez auprès de vous, chère sœur, je suis jalouse, et j'ai bien envie de vous l'enlever. Ah ! reprit spirituellement la Grue, je garde mes trésors, moi… Je ne suis pas riche comme toi dans ce genre-là, n'envie donc pas mon bien. Je ne te donnerais pas Mathilde pour les mines de Joconde !

Heureusement pour Mathilde que Lantimèche annonça les Daguet. La réception fut fort empressée de la part de M. et madame Legendre. La Mexicaine était belle et sa toilette irréprochable. Le prince de Libstein en fut frappé, et il s'occupa de la jeune femme tout particulièrement… On parla naturellement de musique en voyant le cahier que Jules avait déposé sur le piano en entrant, et Mathilde fut requise d'ouvrir le concert par un morceau quelconque.

— Jouez ce que vous voudrez, dit Hélène ; c'est pour mettre en train seulement. Mathilde, à la vue de Jules, de sa mère et de la Mexicaine, était devenue blanche comme la neige. Elle n'entendit pas l'injonction de la Grue, et ne bougea pas de sa chaise.

— Chère enfant, qu'avez-vous ? demanda madame de Winzelles… Mais voyez donc, Mathilde se trouve mal. Au nom de Mathilde, toute la dynastie Daguet tourna la tête. Claire et Éméla entouraient déjà la jeune fille et lui faisaient respirer des sels, car elle s'était réellement évanouie ; Jules avait caché sa bosse dans une fenêtre et ne soufflait mot. Madame Daguet resta là main en l'air, elle avait envie de faire le signe de la croix. La Mexicaine dardait les yeux sur la jeune fille évanouie. Un éclair de haine avait illuminé sa figure. Hilarion, suivant son habitude, restait complètement indifférent à ce qui se passait. Vous connaissez mademoiselle Houlot ? demanda Hélène à la Mexicaine. Oui, je l'ai vue à Limoges quelquefois…

— Ma bonne amie, revenez à vous, disaient Claire et Éméla.

Mathilde rouvrit les yeux et, confuse d'avoir été la cause d'une espèce d'alerte, au milieu d'une soirée, elle s'excusa auprès d'Hélène.

— Permettez-moi de regagner ma chambre… et excusez-moi d'avoir si sottement troublé votre petite fête… je ne me sens pas la force de rester plus longtemps.

— Certainement, dit madame de Winzelles, je monte avec vous. Restez, ma sœur, dans un quart d'heure je suis à vous… le temps de faire préparer ce qu'il faut à cette enfant. Mes petites amies, puisque vous aimez mademoiselle Mathilde, venez avec moi…, elle sera contente, j'en suis sûre de vous voir l'accompagner. Dans son esprit droit et juste, madame de Winzelles avait deviné qu'il y avait un petit drame derrière cette subite transformation de Mathilde... Elle avait, d'un coup d'œil ; sinon compris, dû moins senti qu'un mystère existait entre la famille qui venait d'arriver et la demoiselle de compagnie. Elle avait surpris les regards haineux de la Mexicaine, la stupéfaction de la mère, et l'empressement à se cacher du bossu Daguet. Que s'était-il passé ? Elle l'ignorait, mais l'élan spontané des deux jeunes filles, Claire et Éméla, l'avait singulièrement touchée. Cependant elle n'avait guère envie de se mêler de cette affaire, quoiqu'elle se fît intérieurement le raisonnement suivant : S'il y a une faute ou une erreur entre mademoiselle Houlot et ces gens-là, ce ne peut être du côté, de Mathilde. L'amitié de ces deux enfants est une garantie de la pureté de son cœur.

Une fois dans sa chambre, Mathilde pleura abondamment ; cela la soulagea, et après avoir bu une tasse de tilleul qu'on avait préparée immédiatement, après que ses deux bonnes amies l'eurent déshabillée et couchée, elle remercia tendrement les trois femmes de leurs bontés et les pressa de retourner au salon.

— Nous voulons rester auprès de vous, disaient ensemble Claire et Éméla.

— Non, mes petites amies, dit madame de Winzelles. Mathilde, permettez-moi de vous donner ce nom, chère enfant ! Mathilde à besoin de repos et de solitude… Ce n'est rien et demain il n'y paraîtra plus. Avant de vous quitter, chère enfant, promettez-moi devons rappeler que si jamais vous éprouviez une peine quelconque, vous pouvez vous adresser à moi. Ne l'oubliez pas, bonne nuit. Embrassez-moi, ainsi que ces deux petits anges… et nous, mesdemoiselles, allons rassurer ma sœur qui doit être inquiète de notre absence prolongée.

Hélène n'était pas inquiète du tout. On avait commencé le concert… Jules s'escrimait, accompagné par sa femme et par le Saint-Simonien ; c'était une symphonie d'Haydn, et grâce à l'habileté de la Mexicaine, et à la consciencieuse exécution du Saint-Simonien, le trio fut applaudi. On chanta quelques airs et l'on parla de danser ; c'est alors qu'Hélène s'écria :

— Certainement, certainement, mais qui tiendra le piano ? Ma demoiselle de compagnie qui se trouve mal… il y a des gens étonnants… je ne la paie pas pour avoir des faveurs.

— Oh ! mademoiselle Houlot est très impressionnable, dit aigrement la Mexicaine.

— Comment le savez-vous ?

— Je vous raconterai une bonne histoire là-dessus, lui dit tout bas la Mexicaine.

— Bath ! reprit sur le même ton la Grue… Est-ce que…

— C'est une peste que cette fille-là ! Je vous dirai cela pendant la valse, si vous voulez… moi, je ne valse jamais.

— Oui… à la première valse… je m'en doutais... Il faut toujours se méfier de l'eau qui dort.

M. Louis Tourtille s'offrit pour tenir le piano et les danses commencèrent.

— Vous connaissez mademoiselle Houlot ? demanda madame de Winzelles à madame Daguet, la mère.

— Oui… c'est-à-dire… mais je suis un puits, je suis une tombe !

Madame de Winzelles s'éloigna de madame Daguet, elle avait horreur du jésuitisme et cette réponse l'avait glacée.

— Partons-nous ? dit-elle au prince de Libstein, qui causait avec la Mexicaine.

— Je suis à vous, chère madame, répondit le prince. Il salua la Mexicaine qui s'inclina légèrement. Leurs regards se heurtèrent, pour ainsi dire, et de cet échange rapide d'un seul coup d'œil, il résulta pour chacun d'eux un trouble particulier.

— Elle est délicieuse, murmurait-il en la reconduisant…

— Bon ! voilà encore mon chevalier amoureux !

— Puisque vous ne voulez pas vous laisser aimer…

— N'empêchez pas au moins d'en aimer d'autres… c'est ce que vous voulez dire, n'est-ce pas ? Aimez, cher prince… mais défiez-vous des femmes de bossus, et de celle-ci en particulier, je ne la crois pas douée d'un cœur bon ou sensible. Vous voilà prévenu… je ne vous dirai plus rien… mais aimer la femme d'un bossu ! il n'y a que vous pour cela.

M. Tourtille, après avoir successivement joué deux quadrilles et une polka, entama une valse ; c'était le moment de la confidence et Hélène vint s'asseoir à côté de la Mexicaine, qui, sans honte et sans ménagement, lui peignit mademoiselle Houlot sous les traits les plus odieux. C'était, suivant elle, une femme dangereuse, capable de prendre les maris ou les amants, cachant sous un air doucereux une profonde hypocrisie. Elle ajouta que madame Daguet l'avait chassée après avoir trouvé son fils dans sa chambre, au milieu de la nuit.

— Nous n'étions pas encore mariés, ajouta-t-elle, et puis mon mari n'est pas une demoiselle… mais je vous avoue que je crains pour l'avenir… Elle n'est pas trop mal… Enfin ! je vous ai dit tout ce que mon amitié me commandait de vous dire… faites-en votre profit, chère amie.

Pauvre Mathilde ! elle avait contre elle tout ce qu'il fallait pour la faire haïr de ces deux femmes ; l'une, belle et réellement supérieure… l'autre, tout au plus jolie et sotte ; mais toutes les deux jalouses, envieuses et ne pouvant pardonner à une autre la vertu, l'esprit et la beauté.

Mathilde fut renvoyée le lendemain même par madame Hélène, qui n'avait pas prévenu son mari de cette détermination. Elle n'ajoutait pas grande foi aux paroles de la Mexicaine, mais Mathilde avait eu trop de succès auprès de son monde et de sa sœur, pour qu'elle ne fût pas enchantée d'avoir un prétexte pour s'en débarrasser. D'un autre côté, craignant sa sœur comme le feu, elle ne mit pas trop de grossièreté dans son procédé. Elle prétexta un voyage subit… une impossibilité créée tout à coup, un changement de position… Enfin, elle essaya de lui dorer la pilule, suivant l'expression consacrée. Elle n'eût pas voulu, pour tout au monde, rompre de nouveau avec madame de Winzelles, elle y mit donc quelques égards ; aux premiers mots sortis de sa bouche, mademoiselle Houlot l'interrompit en lui disant :

— Je m'attendais à ce qui m'arrive. Je n'entreprendrai point ma justification. La calomnie me touche peu et je suis prête à partir la tête haute et le cœur ferme. Ces paroles de Mathilde, mirent la Grue à son aise, et deux heures après Mathilde avait quitté la maison.

— Ah ! ah ! elle a laissé la robe gris de fer… j'en ferai cadeau à Zaïra… où plutôt, non ! Si je peux mettre la main sur une autre demoiselle de compagnie, de la taille de Mathilde…

Celle-ci pleurait de nouveau dans les bras de sa mère :

— Chassée ! je suis chassée, oh ! mon Dieu ! qu'ai-je donc fait pour être si malheureuse ?

— Du courage ! disait madame Houlot… Il nous reste Dieu…

— Tu as raison, maman, il nous reste Dieu ! Et tout bas, bien bas, son cœur murmurait :

— Dieu et Gabriel !

CHAPITRE XIII Comment les Mexicaines jouent avec les Grues.

Hélène se prit d'une affection sans bornes pour Sophie Daguet. De son côté, l'adroite femme du bossu lui rendit tendresse pour tendresse… Madame Legendre avait toujours raté ses amitiés, grâce à un caractère déplorable et jaloux, quoique bon en apparence ; elle en était encore à chercher une amie dans le cercle de ses connaissances. Quelque sotte qu'elle fût, elle avait compris que la première condition, pour se faire aimer, c'est d'aimer soi-même, de se rendre agréable aux autres. Or, la Grue n'avait jamais ressenti de véritable affection pour personne et l'attrait de la nouveauté ou de la vanité seulement l'avait quelquefois entraînée vers une autre femme…

« Tout nouveau, tout beau ! » cette vieille phrase pouvait s'appliquer à Hélène, mieux qu'à toute autre… Elle se jetait à la tête de chacun et n'avait plus l'air de connaître son monde au bout de huit jours… Ajoutons aussi que celles qu'elle délaissait si rapidement ne gémissaient pas trop de son inconstance… car il était bien rare que dans le peu de temps qu'elle accordait à ses excursions sur les terres de l'amitié, elle ne commit pas quelques grosses bévues, quelques sorties impertinentes dont elle rendait victimes ses nouvelles amies.

En effet Hélène avait eu cette chance unique quand elle était jeune fille d'inspirer un vif intérêt à deux femmes intelligentes et bonnes, qui l'eussent placée dans une tout autre position sans sa mauvaise nature. L'affection d'une de ces femmes dura plusieurs années, celle de l'autre quelques jours. La première fut sa sœur, madame de Winzelles, qui s'en occupa sérieusement jusqu'au moment où elle fut découragée, dégoûtée, en reconnaissant à n'en pas pouvoir douter qu'il n'y avait rien dans le cœur où dans l'esprit de cette triste enfant. Elle aussi comme Euphrasie et Léonie de Chotel, plus efficacement seulement, car elle était mieux placée pour cela, employa ses amis, ses relations, son influence, pour lui venir en aide et la servir ; elle l'eût mariée, et brillamment mariée ; en attendant elle lui donnait ses robes et ses chapeaux ; et la gardait chez elle des mois entiers à ses frais ; plus tard, elle lui valut une dot ; pour l'en récompenser, Hélène essaya non pas de la brouiller, c'était impossible, mais de porter le trouble dans son entourage, elle se prétendit, suivant son invariable habitude, recherchée en mariage par chacun, de telle façon que le pauvre maréchal de Ribeyre, le comte de Loscres, le général Kolas, etc., c'est-à-dire, trois des personnes auxquelles madame de Winzelles tenait le plus, se plaignirent affectueusement, mais tristement, à la charmante jeune femme, de ces sots bruits qui n'avaient pas le moindre fondement et les compromettaient ou les rendaient ridicules à divers points de vue ; ils lui demandèrent la permission de ne plus fréquenter son salon tant que sa petite peste de sœur ne serait pas mariée. « Un serpent que vous réchauffez dans votre sein, prenez-y garde, ajoutèrent-ils. » En effet dans toutes ses liaisons de femme, étant jeune fille, Hélène n'avait qu'une idée, se substituer par tous les moyens possibles à la personne qui la protégeait, l'aidait où la patronnait. – L'autre amitié manquée, et qui faillit la mettre dans une voie brillante et inespérée, fut celle d'une illustre et non moins charmante femme, illustre par le rang, l'intelligence et la beauté, charmante par des qualités mâles et douces à la fois. Hélène avait su l'intéresser à de prétendus malheurs, à de prétendues persécutions suscitées par la haine, la jalousie et l'envie de bienfaiteurs et de bienfaitrices dont elle dénaturait les services et les sentiments. Le ciel la punit cette fois ; elle avait compté sans le regard profond et scrutateur, pénétrant jusqu'au fond de la conscience, de la dame en question. Hélène fut en faveur quarante-huit heures auprès d'elle, elle la fit, ô honneur ! asseoir à sa table et la conduisit à un bal. Ce qui permit au père de s'écrier plus tard : Assistez-vous à l'apothéose de ma fille ce fameux 27 du mois de ? etc. – Hélène perdit la tête de joie folle et d'enivrement ; elle fit tous les rêves de la plus innocente Perrette ; mais par une de ces intuitions magnétiques que les intelligences d'élite ont quelquefois, l'illustre dame cherchait à part elle à formuler un jugement, et ce jugement n'était pas favorable ; et Hélène ne s'apercevant pas qu'elle était observée s'abandonnait. Au bal où elle fut amenée, laissa-t-elle trop vite échapper une expression de triomphe ? oublia-t-elle une seconde son masque de doucereuse hypocrisie ? la grande dame devina-t-elle, par déduction ou par toute autre cause, ce qu'il y avait de vrai dans les persécutions dont Hélène se prétendait la victime ? sut-elle quel odieux rôle on avait fait jouer à un jeune homme chevaleresque ? de quelle odieuse complicité on avait accusé, pour couvrir des imprudences trop faciles à prouver, un homme estimable et une femme estimée ? je ne sais ; ce qu'il y a de certain, c'est que le regard d'aigle de l'illustre dame plongea dans l'âme de celle qui devait être plus tard la Grue sans que celle-ci s'en aperçût et que son parti fût pris. Hélène lui ayant écrit, quatre ou cinq jours après, une de ces lettres humbles et serviles comme elle seule savait les écrire, la dame la lui renvoya toute cachetée à son couvent, sans même en vouloir prendre connaissance. Hélène ayant cherché à avoir une explication auprès du mari de la dame, un de nos grands hommes du jour, au sujet du revirement de sa femme, se vit trahie par son servilisme même et sa flatterie outrée : « Rendez-moi la bienveillance de votre admirable épouse, commençait-elle, moi qui admise près d'elle dans sa chambre, tabernacle où j'eusse voulu me prosterner, et… »

Je ne continue pas, dit le grand personnage au général qui lui avait remis la lettre, ces platitudes m'écœurent. Oh ! qu'ils nous connaissent mal ceux qui pensent qu'un tel abaissement peut nous intéresser. Quand on a vingt ans, il faut être fier.

Et il ne fut plus question d'Hélène, ce qui ne l'empêchait pas, malgré ces deux fâcheuses aventures, de se prétendre toujours protégée envers et contre tous par l'illustre dame qu'elle n'a plus revue, et à se dire, quand c'était son intérêt, l'amie intime de sa sœur qui passait sa vie à l'éviter le plus possible.

Donc si elle ne faisait pas plus que les premiers pas, elle risquait fort de rester toute seule dans son coin. Aussi quand elle vit la Mexicaine lui faire des avances positives, ne se sentit-elle plus de joie ! Elle allait donc avoir encore une amie !… seulement, cette fois elle tombait sur une fine mouche qui avait besoin d'elle et qui avait mis dans sa tête de faire d'Hélène un instrument docile et de prolonger la liaison jusqu'au jour où la Grue ne lui étant plus nécessaire, elle lui rendrait sa liberté. Nous disons qu'elle lui rendrait sa liberté, parce qu'elle se proposait d'en faire une esclave de ses desseins secrets, et nous verrons bientôt qu'elle y parvint entièrement. Sophie passa, sans avoir l'air de s'en apercevoir, sur les manques d'usages ou les petites grossièretés habituelles à madame Legendre… Elle rit avec joie de ses naïvetés et laissa passer, sans leur opposer la moindre digue, les flots de solécismes et d'anachronismes dont Hélène avait coutume d'arroser ses phrases incultes. Elle la flatta au contraire et finit par lui persuader qu'elle était sa supérieure en tout… Nous savons qu'Hélène avait la manie des comparaisons physiques et qu'il lui fallait sans cesse mesurer le nez de l'un, la main de l'autre, la taille de celle-ci, le pied de celui-là… Sophie se prêta complaisamment à tous ces essais et il fut établi entre elles deux après un débat, où Sophie lui laissa prendre tout l'avantage, que la Mexicaine était une femme assez gentille et pas trop mal faite, tandis que madame Legendre était la personne la mieux proportionnée qu'on pût trouver.

— Comme vous avez des petites mains, chère Sophie, disait la Grue.

— Voyons les vôtres, répondait madame Daguet la jeune.

— Oh non ! j'ai de grosses pattes, moi… murmurait Hélène en ricanant comme une crécelle rouillée.

— Menteuse, ajoutait Sophie en lui saisissant sa main épaisse. Voyez, la vilaine ! qui ne veut pas montrer cette merveille.

— Oui… on m'a dit… quelquefois !

— Vous avez une main admirable… c'est de l'antique tout pur… qu'est-ce que c'est que ces mains mignonnes qui fondent à la moindre pression… à la bonne heure… la vôtre résiste, au moins ! votre mari, qui est un artiste distingué, a dû la copier bien souvent.

— Non ! je n'y ai jamais consenti… Je sais bien que, si j'avais voulu… il m'a suppliée de poser pour un tableau en pied ; mais, comme c'était une Vénus sortant de Londres, j'ai refusé net… Et puis, il aurait fallu me tenir en équilibre dans un grand bénitier… Vous comprenez combien c'était gênant.

— Il a dû être furieux !

— Ça m'est bien égal… Je ne veux pas me constituer en public ! aussi, je lui ai dit : « Tu peux en chercher une autre que moi pour poser ton espèce d'amphyfrite… c'était surtout le mollet qu'il regrettait !… Combien comptez-vous autour du mollet…

— Je ne sais pas… je n'ai jamais essayé.

— Bath, attendez… Zaïra… Zaïra ! Vite, apportez-moi le mètre en maroquin qui est dans le tiroir de ma table de nuit.

Et les deux amies de se mesurer, à la grande joie de Zaïra, qui allait raconter les estupidités de madame au sémillant Lantimèche, qui l'embrassait en lui disant :

— Laisse-là faire… Est-elle assez dinde ?… quand même elle porterait cent cinquante de mollet, elle sera toujours bête sans mesure !

Sophie Daguet se plaisait à s'effacer en tout et pour tout.

— Je ne suis qu'une pauvre petite provinciale, disait-elle à la Grue. Je me mets sous votre protection… Vous êtes si élégante, si répandue… soyez ma conseillère… Je suis timide et j'ai besoin d'un guide tel que vous… soyons amies, le voulez-vous ?

— De tout cœur ! répondait Hélène.

Et elles s'embrassaient avec effusion.

Douée d'une intelligence réelle, égoïste à l'excès, coquette raffinée, pleine d'un tact exquis, madame Daguet comprit bien vite tout le parti qu'elle pouvait tirer de la Grue et dans cette association de deux femmes si différentes de corps et d'esprit, tout le bénéfice devait être pour la Mexicaine. La Grue, cette petite personne, sotte, parleuse, médiocrement méchante, souple, flatteuse, servile, hypocrite, vaniteuse et surtout maladroite ! devint, entre les mains de la jeune rouée, comme une cire molle entre les doigts d'un sculpteur habile.

Une fois présentée dans le monde des Grues, la Mexicaine fit de nombreuses connaissances. La femme de Jules Daguet était d'une nature envieuse et dominatrice. Elle aurait voulu devenir reine dans ce monde, plus que vulgaire pour une autre, mais fort enviable encore dans sa position. Elle ne négligeait aucun des petits moyens que les femmes ont toujours à leur disposition, pour jeter de la défaveur sur telles ou telles femmes de cette société, qui avaient le malheur d'être jolies ou spirituelles, car elles lui faisaient concurrence ! Seulement, ce n'était jamais d'elle que partaient les flèches empoisonnées de la médisance ou de la calomnie. Lorsqu'elle voulait lancer une bonne grosse méchanceté sur quelques-uns, elle se gardait bien de débiter cette méchanceté elle-même. Tout au contraire elle en défendait la victime envers et contre tous… Elle la défendait d'une façon compatissante et outrée qui rendait encore plus vraisemblable la calomnie semée dans l'ombre de ses conversations avec la Grue. Elle lui faisait la leçon, sans que celle-ci s'en doutât le moins du monde… Commençant toujours par l'éloge de celle dont elle voulait faire une victime, elle excitait naturellement la Grue, qui s'emportait en invectives contre la bonté, la candeur de son amie.

— Comment ! vous vous laissez prendre à cela ? D'abord, elle a un râtelier.

— Ça n'est pas une raison… on peut avoir un râtelier et… et, encore ! a-t-elle un râtelier ?

— Puisque je vous dis que j'ai vu la facture… Un râtelier complet, avec des os en or !

— Moi, je n'ai rien vu… aussi je ne veux pas savoir si c'est vrai… Cette pauvre petite femme ! elle serait à plaindre… n'allez pas dire ça devant M. Loustal…

— Bath ! est-ce que cet insolent vaudevilliste… oh ! c'est trop fort.

— Mais je n'ai rien dit.

— C'est infâme… figurez-vous, ma chère, que ce Loustal s'est battu avec mon mari… Il m'avait insultée… mais Legendre n'a pas de rancune… et moi, je n'ai pas plus de fiel qu'un boulet. Nous l'avons reçu, au bout de quelque temps : mais voilà qu'il recommence…

— Qu'il recommence, quoi !

— Oh !… je sais ce que je veux dire… c'est cela, je me souviens… l'autre jour, dans mon salon jaune… Il l'a embrassée…

— Vous l'avez vu l'embrasser !

— Non, mais ils sont restés seuls un bon quart d'heure pendant que je recevais mon bois en bas… moi je compte tout, d'abord… Le portier est un voleur ! Eh ! bien… ils sont restés ensemble un quart d'heure ou une demi-heure, voilà tout… Je mettrais ma main au feu qu'il ne s'est rien passé.

— Oh ! vous ! on vous ferait croire que les vessies sont des asperges !

— Parce que vous êtes une méchante ; vous !… cette petite femme est charmante… Elle à les plus jolies dents du monde et, certes, pour la vertu !…

— Allez ! allez ! je sais à quoi m'en tenir… Vous êtes mon amie, mais, franchement, vous êtes trop bonne et vous ne voulez jamais reconnaître le mal même quand il vous crève les yeux… Moi, qui ai vu !…

— Mais vous n'avez rien vu !

— Suffit, criait la Grue, je sais tout. Ce Loustal ! mais pourquoi prennent-ils donc ma maison ?

— Allons ! allons ! vous allez trop loin… et à moins d'être sûre !

— Je suis sûre de tout ce que je dis. – D'abord, elle était rouge comme une écrevisse et lui, comme un coq !… C'est honteux ! honteux, honteux ! mais elle ne le portera pas en paradis ! je la démasquerai… je ferai savoir à tout le monde qu'elle a tout faux ! oui, tout faux, depuis le haut jusqu'en bas ! – Jolie, jolie ! jolie ! vous vous y connaissez ! une femme qui a un œil de verre… peut-être les deux ! Et qui donne, chez moi, des rendez-vous à un homme capable de tout… car ce Loustal !… je suis sûre qu'il est connu à la Préfecture !

Ce genre de scènes avait généralement lieu le matin des réceptions de la Grue. Quand venait le soir, Sophie accostait Loustal qui aimait assez sa conversation et lui demandait nonchalamment des nouvelles de la jeune femme dont il avait été question le matin. Je ne sais pas… je ne l'ai pas revue de puis le jour où j'ai eu l'honneur de me trouver avec elle chez madame Legendre.

— Là ! quand je vous le disais, murmurait Sophie à l'oreille de la Grue, il ne l'a pas vue depuis…

— C'est trop fort de café ! Monsieur Loustal, vous avez plus que de l'aplomb.

— Moi, demandait le vaudevilliste tout surpris… quel aplomb !

— Rien, je suis discrète… seulement, je vous en prie, une autre fois… donnez vos rendez-vous ailleurs.

— Je ne vous comprends pas.

— Ah ! faites donc l'innocent… Du reste, elle est charmante… quand elle n'oublie pas ses dents, ses cheveux, son rouge, son blanc, jusqu'à ses mollets… Oui… elle a de faux mollets… sa femme de chambre l'a dit à Zaïra…

Et la pécore d'aller, au grand désarroi de Loustal, à la grande joie des Grues, et à la confusion admirablement jouée de Sophie… qui s'écriait… ah ! si j'avais su ! Dire que c'est moi… ah ! monsieur Loustal, que je vous demande pardon… Pauvre petite dame ! si vous l'aimez, vous devez bien souffrir.

— Mais je ne l'aime pas ! Je ne l'ai jamais aimée…

— Oh ! c'est bien… vous devez être discret, vous.

Et l'œil de la Mexicaine se fixa sur celui de Loustal qui ne put s'empêcher de se sentir ému.

Jules Daguet, qui s'approchait en ce moment, regarda sa femme d'un air étonné. Voyez, monsieur Loustal, s'écria en riant la femme du bossu. Voilà l'effet de la calomnie ! Vilain jaloux ! continua-t-elle en s'adressant à Jules, il vient nous surprendre en flagrant délit… Vous arrivez bien, vous !

— Comment cela ? dit le mari en essayant de sourire. Mais pour remercier M. Loustal !

— Il m'a promis de nous donner le livret d'une petite opérette… Nous en ferons la musique à nous deux, mon ami, et nous la jouerons chez cette bonne madame Legendre !… Cela vous raccommodera avec elle, monsieur Lovelace…

Et prenant le bras de Jules, la Mexicaine alla au piano faire sa partie dans le concert habituel conduit par la jeune Daguet.

— Ah ! çà, se demanda Loustal, quelle comédie joue-t-on ici ? Elle est charmante après tout, cette femme-là, et elle m'a regardé bien singulièrement… et puis, cette invention d'opérette !… J'ai justement un petit ours du temps du bazar Bonne-Nouvelle… Voilà qui me donne mes entrées dans la maison Daguet.

Le lendemain, Loustal se présenta chez les Daguet, son manuscrit en main… Par un hasard singulier la Mexicaine était seule… Madame Daguet et les petites filles étaient à Saint-Roch… Hilarion et Jules avaient été visiter, à l'instigation de Sophie, une petite maison de campagne à Charenton-les-Carrières. Quant à Sophie, la pauvre petite femme n'avait pu les accompagner ni les uns, ni les autres… Elle avait une migraine atroce !

— Oh ! monsieur Loustal, quelle aimable surprise et que mon mari sera contrarié de ne pas vous avoir vu… Je ne vous attendais que demain…

— Mais, cependant… je vous avais bien dit aujourd'hui… Pardonnez.

J'ai si peu de tête…

Le soir, sur les sept heures, comme on allait se mettre à table… Sophie dit à son mari :

— Ah ! je m'étais trompée d'un jour… M. Loustal est venu aujourd'hui…

— Ah ! et l'opérette ?

— Je l'ai mise sur ton bureau… Je crois qu'il reviendra demain… il était désolé de ne pas te trouver ?

— Est-ce amusant, son opérette…

— Je ne l'ai ma foi pas lue… Tu as de l'esprit pour tout le monde, ici, toi… mon ami… Tu nous diras ce que tu en penses…

— Comment une opérette, disait madame Daguet… Est-ce que vous allez travailler pour le théâtre… oh ! Jules… mon fils ! ne sois pas un Scribe ! je t'en prie !

— Non, mère… C'est de la musique de chambre… c'est pour jouer chez madame Legendre...

— À la bonne heure, mon fils… Oh ! le théâtre ! Dieu, te garde du théâtre ! M. Alexandre Dumas a été excommunié et M. Scribe aussi ! Dernièrement il y a eu un auteur qui s'est séparé d'avec sa femme et une actrice qui s'est faite musulmane !

On alla se coucher là-dessus.

Jules lisait l'opérette, et Sophie pelotonnée dans la ruelle se parlait ainsi tout bas à elle-même :

— Loustal ne peut guère me pousser… mais il est fort répandu dans le grand monde ; il connaît le prince de Libstein !… qui sait ?...

Elle ferma les yeux et vit à travers ses paupières passer les mirages les plus fantastiques ; où les billets de banque, les diamants, les calèches à la Daumont, les bals, les fêtes ; les bouquets, les parfums et les vins les plus exquis se mêlaient, se heurtaient, s'entrecroisaient, comme ces bribes colorées qui miroitent dans les kaléidoscopes !… Quant au bossu Daguet, son cher et musical mari, il n'apparaissait même pas à l'état de repoussoir dans cette sorte de mirage en apothéose.

Pauvre bossu !

Passons rapidement sur l'épisode Loustal. Ce n'était là qu'un premier pas, et arrivons à une seconde et plus sérieuse exploitation exercée par Sophie aux dépens de la Grue.

Nous avons vu à quel point la rusée Mexicaine abusait d'Hélène et comme elle savait la pousser à mille imprudences sans se compromettre elle-même bien entendu ; la Grue avait un aplomb imperturbable et ne doutait de rien, mais Sophie la poussa hors de toute mesure. Ainsi Hélène ne recevait pas chez elle ce qu'on est convenu d'appeler la haute société ; mais elle se faufilait parfois dans quelques salons… Flatteuse, insinuante et souple, toute Grue qu'elle était… elle savait se faire si bonne femme, si bonne enfant à l'occasion… Elle se faisait si volontiers la dame de compagnie d'une femme plus haut placée qu'elle et dont elle espérait tirer quelque avantage, qu'il n'était pas rare d'entendre dire par de bonnes âmes, avec d'autant plus d'ensemble qu'elle n'inspirait aucune jalousie, et qu'elle ne faisait ombrage à personne : « La bonne petite femme, la charmante petite femme !… » Et aussitôt le père terrible de s'écrier : « Ma fille est adorée de toute la ville ! » – Hélène était de ce genre de personnes insignifiantes par leur position ou leur individualité, que l'on accepte, que l'on conduit avec soi, par-dessus le marché… une de celles dont on dit en allant faire une visite... ah ! j'oubliais… J'ai madame une telle en bas, dans ma voiture. Voulez-vous me permettre de la faire monter… Il y a beaucoup de ces nullités dans le monde… Elles sont bonnes à garder votre écharpe pendant une valse ou votre éventail et votre bouquet durant un cotillon… Et de même que pour la voiture, on dit d'elles en entrant dans un salon… « J'ai pris la liberté d'amener avec moi madame ou mademoiselle… » Ce à quoi la maîtresse de maison répond : « Comment donc, mais certainement… » et tourne le dos pour aller organiser un quadrille !

Au surplus, si Hélène n'avait pas une véritable société chez elle… ce n'était vraiment pas sa faute… car elle ne laissait jamais échapper une occasion de se produire, de se montrer, de s'introduire, de se faufiler comme nous le disions tout à l'heure. Poussée par la Mexicaine, elle déploya une grande ténacité dans sa volonté d'occuper à tout prix une place dans la société ! Il lui suffisait d'avoir rencontré un quart de minute quelqu'un chez tel ou telle, pour qu'immédiatement, si c'était une femme, elle l'inondât de cartes de visites… Si c'était un homme, elle lui adressait une invitation à dîner qui le surprenait et à laquelle il ne se rendait pas la moitié du temps. Après avoir déposé ses cartes, elle s'informait avec empressement du jour où la dame entrevue recevait, et elle tombait chez elle à l'improviste, comme une bombe, un quart d'heure après que les cartes avaient été rendues. On était poli pour elle, comme on est poli pour toutes les Grues, mais la connaissance se bornait là ou du moins elle la cultivait seule. Les personnes visitées ainsi ne s'en fâchaient pas ; mais elles se gardaient bien de mettre les pieds chez elle, autrement qu'en cartes, tous les trois mois, Cela lui suffisait pour se croire et pour se dire fêtée et recherchée quand même.

Si par hasard elle rencontrait quelque résistance… Si on lui refusait une invitation… à une fête quelconque, je ne sais pourquoi par exemple ! car elle tenait si peu de place partout où on la recevait, elle prenait bien vite, pour recevoir son monde de Grues, le jour du bal ou de la fête annoncée, et alors elle s'écriait bien haut… Cette pauvre amie, elle va m'en vouloir à mort ! Prendre son jour… Un bal arrangé pour moi ! Mais comment faire… elle ne m'a pas prévenue et j'ai fait mes invitations, tout Paris sait que je reçois, aujourd'hui… Je ne pouvais pas décommander ma fête, ni elle non plus… Elle m'avait proposé de remettre son bal à un autre jour. « Tant pis, me disait-elle, si je ne vous ai pas, que me font les autres ! – Mais, je lui ai dit, pas de ça, Lisette ! il faut être convenable… Ça sera pour une autre fois. » La conversation d'Hélène dans le monde, quand elle y accompagnait Sophie, était un prodige de bêtise… Flatteuse à un degré invraisemblable et ne trouvant rien à dire… elle avait des ressources à elle propres pour bavarder quand même. Elle commençait à passer en revue toutes les parties de votre ajustement ; « – Ah ! mon Dieu, que c'est joli cela… Quel charmant chapeau ! De chez qui vient-il ?… Mais aussi quels beaux cheveux et l'adorable résille… qui est-ce qui vous a fourni le chignon ? etc., etc. ! » Ou bien, elle s'en prenait à l'appartement. « – Ah ! oh ! délicieux ! Voyez, Sophie, cette pendule. Ce berger qui joue de la flûte, ça me rappelle les anamoroses d'Ovide ! Et ces patères en porcelaine peinte, comme ils sont de bon goût ! » – La cheminée, les pincettes, tout y passait… Elle s'occupait de tout en détail comme ont l'habitude de le faire les personnes qui vont peu dans le grand monde… tout les surprend, et elle laissait échapper des exclamations stupides. Hélène était une orgueilleuse dont toutes les actions dénotaient la profonde humilité. Elle sentait combien elle était au-dessous du vrai luxe, mais peu lui importait ! Toute son ambition était satisfaite quand elle pouvait s'écrier devant son cénacle de Grues : « Je suis reçue chez madame… Voici les cartes de visites de messieurs tels et tels ! Ces travers lui valaient quelquefois de petites leçons… Ainsi une dame, impatientée de l'analyse et de l'estimation de son ameublement que faisait la Grue avec volubilité devant cinq ou six personnes, lui dit sèchement : « Est-ce que vous avez envie d'acheter mon mobilier, ma chère ?… Ou voulez-vous me procurer des locataires en garni ?… Je vous avertis que je ne loge pas à la semaine et que je ne vends pas de meubles !… »

Hélène se mordit les lèvres, mais elle répliqua aussitôt : « Vous êtes méchante, madame… Quand on est aussi spirituelle que vous, aussi belle… Car vous êtes belle… Voyez ce pied… ah ! quel pied… On se mettrait aux pieds de ces pieds-là !… » Et la voilà repartie de plus belle. Il n'y avait pas moyen de se fâcher. – Soufflée par Sophie, elle avait des inventions de Grue pour les commérages où l'engageait la Mexicaine… Ainsi, quand une femme se trouvait mal, elle ne manquait jamais de dire : « Elle était trop serrée… elle étouffe… Je suis sûre que ses baleines sont gravées dans sa chair… Ah ! quelle bêtise de s'étrangler comme ça… Ça n'est pas moi qui risquerais ma santé… Ah ! bien, non par exemple... Je n'ai pas une taille de lymphe, mais j'aime mieux mes aises !… » Et elle en profitait pour se carrer dans ses robustes appas ! Une de ses jeunes amies, que la Mexicaine ne pouvait pas sentir, eut le malheur de perdre son enfant en accouchant. La leçon d'Hélène fut bientôt faite : « La malheureuse ! c'est elle qui est cause de tout. Cela ne m'étonne pas… Je lui disais toujours : Ma chère, vous vous serrez trop… c'est ridicule… Songez que vous êtes enceinte… vous tuerez votre enfant… C'est un crime ! ah ! ça n'a pas manqué… c'est affreux ! c'est triste ! c'est épouvantable ! c'est abominable…, c'est un meurtre… Une femme enceinte doit veiller sur elle. Elle ne doit pas se serrer… elle est responsable aux yeux de Dieu et des hommes de celui qui… de l'enfant que… et, comme disait… Chose… dans… un drame que j'ai vu à l'Opéra-Comique… Il faut aimer la mère de son enfant et quand cet enfant est son propre fils… on est deux fois plus coupable ! »

La pauvre mère désolée apprit les commérages d'Hélène ; au milieu de sa douleur elle ne put s'empêcher de sourire… – Ça n'est pas ma faute, s'écria-t-elle si au plus fort de ma grossesse, j'avais encore la taille plus fine que celle de madame Legendre dans son état naturel. Cet avantage m'était bien indifférent… mais c'est odieux de s'en venger de la sorte.

Le père d'Hélène, que nous n'avons vu que de temps à autre et que nous vous ferons connaître plus amplement, était bien l'être le plus bizarre que la nature eût jamais produit.

— Bon, excellent, dévoué, sensible, il avait un si fâcheux assemblage de qualités et de défauts, qu'il n'avait fait toute sa vie que nuire à ceux qu'il disait aimer et qu'il aimait peut-être en réalité. Du reste il se rendait malheureux lui-même. Il avait une vanité sans bornes, et comme Hélène un orgueil qui ressemblait à de l'humilité, car c'est s'humilier, que de se vanter de choses qui devraient vous être dues, c'est s'humilier encore que de les revendiquer, si on ne vous les accorde pas ! En outre il possédait une habitude de mensonge si innée qu'il ne pouvait pas parler vrai pour les choses les plus insignifiantes. Il était d'une avarice sordide, et à côté de cela, il avait des accès de prodigalité vaniteuse, sans rime ni raison.

Il vous compromettait par ses mensonges, et vous nuisait avec les meilleures intentions du monde. – Il s'imaginait et voulait persuader tout le monde que ses enfants étaient des phénix ! Il était même un peu plus partial pour ceux du second lit, que pour ceux du premier. – Au surplus il fallait que cet excellent homme eût de grandes qualités privées, en opposition à ses défauts apparents, car il était adoré de tous ses enfants, auprès desquels il était toujours. – Tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre… Et comme de raison, il était un peu plus aimé de ceux qu'il aimait le moins.

Les Legendre habitaient un appartement qui, quoique fort modeste, était encore au-dessus de leurs moyens. – Le véritable désagrément de ce logement c'était que, pour y parvenir, il fallait passer par une petite porte bâtarde et franchir un escalier raide et étroit qui ne permettait pas de se tenir deux de front sur ses marches. La Mexicaine, jugeant bien de l'esprit téméraire d'Hélène, lui fourra cependant dans la tête de recevoir des personnages. – Voici comment la Grue fut amenée à cette détermination. Les maris s'étant procuré des billets pour le bal de l'Hôtel-de-Ville, les deux femmes s'y rendirent en grande pompe. Là, Sophie Daguet fit remarquer à madame Legendre que la société qui se pressait dans les salons avait bien meilleur air que celle qu'elle recevait habituellement.

— Oui, disait Hélène en soupirant. C'est mieux que chez nous, j'en conviens… mais je ne peux pas prétendre !…

— Pourquoi cela, chère amie ? Vous êtes la femme d'un homme de talent, vous êtes belle et spirituelle, je suis sûre que tout ce monde-là se ferait un plaisir d'envahir vos salons.

— Ta, ta, ta ! vous plaisantez…

— Il n'y a pas de Ta, ta, ta ! qui tiennent. Quelques invitations lancées dans Paris… et le tour serait bientôt fait ! Il est vrai que cela ferait peut-être enrager vos autres connaissances…

— Oh ! si ce n'était que cela, mais je ne sais pas les noms de tous ces gens-là, moi !

— C'est vrai… il y a bien l'almanach des 500,000 adresses à la rigueur ; on choisit ce qu'il y a de mieux…

— Certainement… l'almanach, tenez, je serai franche, chère Sophie, j'y ai déjà pensé, et dès demain !

— Dès demain ! vous êtes prompte…

— Ah ! dame, quand j'ai une idée, moi !

— Oh ! je sais que vous êtes pleine d'intelligence et de spontanéité, vous ne démordez pas facilement de ce que vous avez résolu, insinua la Mexicaine… seulement, réfléchissez. C'est fort coûteux, toutes ces grandes soirées, tous ces grands bals !

— Oh ! n'ayez pas peur ! Je me tire toujours d'une grande soirée, à peu de frais !

— Et vous faites bien… mais si j'étais à votre place…

— Voyons, que feriez-vous ?

— Je ferais un palais de mon appartement. J'y ferais construire un petit théâtre, je donnerais un souper splendide, pour une fois, pour amorcer, et j'aurais la fine fleur du monde parisien. Tous vos amis, toutes vos connaissances, tous vos censeurs seraient stupéfiés, aplatis… mais tout cela ce sont des mots en l'air. Il vaut mieux vivre comme vous faites que de viser plus haut… Et puis, il faut de l'audace pour entreprendre la formation d'un salon à Paris et vous êtes trop bonne, trop simple, trop timide.

— Timide, simple, moi ! répétait Hélène en fureur. Moi ! moi ! nous verrons cela et dès demain !

Hélène se tint parole. Le lendemain 800 invitations imprimées furent expédiées par les soins de la compagnie Bidaut… Chacune contenait les lignes suivantes :

« M. Legendre, membre hr de l'Institut, et Mme Legendre vous prient d'avoir l'honneur de venir passer chez eux la soirée de… on dansera, on jouera la comédie, et l'on soupera à giorno ! »

— Pourquoi diable as-tu mis sur les invitations mon titre de membre honoraire de l'Institut ? murmura Legendre.

— D'abord je n'ai pas mis de l'institut… mais de l'autre j'ai mis membre honorair, sans e, remarque ; bien qu'il n'y a pas d'E… on peut croire tout ce qu'on voudra, membre d'honneur, membre d'humeur, mais de quoi ? voilà ce qui intriguera… d'abord, si j'avais mis hre au féminin, on aurait pu croire que c'était moi, et je tiens à ce que ton nom ait du retentissement !…

Legendre s'occupait peu des fêtes données par la Grue, il ne fut pas convaincu ; mais il la laissa faire. – Pendant 15 jours tout fut sens dessus, sens dessous, l'installation des Baldy n'avait rien de comparable à celle-là ! On ne mangea plus, car toutes les pièces furent converties en salons… on ne coucha plus, par la même raison. Luxe et misère ! On loua les candélabres et les glaces, on bâtit une espèce de théâtre dans une alcôve, sur deux tables, et des tentures furent clouées sur tous les murs. Enfin on parvint à rendre le local capable de contenir une cinquantaine de personnes. – Or, les Grues étaient déjà 32, je laisse à penser ce qu'il serait advenu si les 800 invités avaient accepté l'offre d'avoir l'honneur de venir à la soirée-comédie-souper de la Grue. Heureusement pour l'imprudente, 17 personnes seulement répondirent à l'appel et encore trois, sur les dix-sept, rebroussèrent elles chemin en voyant la porte d'entrée. – Elles avaient cru à une mystification ! Les 32 Grues furent exactes, comme bien l'on pense, et les 14 notables n'eurent pas trop à se plaindre. On pouvait presque circuler. La comédie préluda au bal. La charmante Hélène paya de sa personne. – Elle joua deux pièces, nous savons de longue date la façon impossible dont elle s'acquittait d'un rôle. Elle bredouilla, s'empêtra, dénatura les mots, estropia les phrases plus que jamais… Enfin elle fut d'un ridicule achevé. Les Grues souriaient d'aise, les 14 notables bâillaient et Legendre faisait une partie d'écarté avec Loustal, qui lorgnait de temps en temps la Mexicaine. – Mais ce soir-là, celle-ci semblait ne plus le connaître.

Quant à Hélène, à part son fiasco dans la comédie, elle semblait avoir retrouvé un peu de son éclat d'autrefois. Elle s'agitait, se trémoussait, cherchant à émoustiller son monde et serrée dans son corset comme dans un étau, elle avait des couleurs rubicondes, ce qui faisait dire à son père : Allons, ma fille est plus que jamais la plus grande beauté des temps modernes ! Enfin l'on dansa. La Bonne Daguet, le Valaque et l'ex Saint-Simonien, aidés du jeune Tourtille qui tenait le piano, composaient un orchestre infatigable.

La Mexicaine caquetait, dansait et réfléchissait.

Jamais Hélène ne lui avait semblé plus ridicule que ce soir-là, sur son petit théâtre de carton qui ressemblait à une boîte de bonbons. Pour rien au monde, elle n'aurait voulu paraître à côté d'elle sur cette scène digne du Café des Aveugles, mais elle se disait in petto :

« La soirée fait fiasco et je suis certaine que les 14 invités extraordinaires doivent trouver bien biscornue l'idée de donner une soirée quand on n'a ni appartement convenable, ni rang dans la société, ni fortune constatée ; mais, en définitive, ces 14 personnes sont bien posées dans le monde… j'en ferai mon profit, car je ne les aurais jamais connues sans cela. Ils ne reviendront plus ici, très bien ! mais je veux qu'ils m'invitent avec mon mari. Tirez les marrons du feu, ma toute belle... je les mangerai, moi ! »

En effet, elle fit la conquête de 4 ou 5 des invités extraordinaires, leur présenta son mari ; il y eut un échange d'adresses, et deux invitations pour la famille Daguet furent le prix des sacrifices d'Hélène qui était bien loin de se douter de ce qui se passait dans ses salons. Quand on eut bien dansé, bien cotillonné, on annonça majestueusement le souper. Rendons cette justice à la Grue que c'était la seule chose qui méritât un éloge sans restriction, Lantimèche s'était surpassé ! Pâtés chauds de lamproies en matelote bordelaise, croquettes d'œufs aux truffes, croustades de macaroni à la crème, pâté de saumon truffé, gros aspics de poisson, soufflés de riz (vanille), voilà pour le maigre. – Pâtés de foie à l'antique, suprêmes de volaille, gigot froid, etc., une véritable armée d'entremets, une montagne de dessert, rien n'y manquait ; que les 14 invités extraordinaires qui avaient profité du cotillon pour prendre leurs jambes à leur cou, jurant mais un peu tard qu'on ne les y prendrait plus.

« Vraiment, disaient-ils, sans cette charmante et spirituelle madame Daguet, c'était à n'y pas tenir une heure ! »

Hélène fut stupéfaite de ne plus trouver que les trente-deux Grues qu'elle s'était promis d'éconduire à table. Elle les eût volontiers fait jeter par la fenêtre une heure auparavant ; maintenant elle se réjouissait de les avoir, car il fallait que le souper fût mangé et elle fit contre mauvaise fortune bon cœur. – Le Valaque fit disparaître les plats avec une agilité sans égale, M. de Linarès ; Tourtille et le sous-chef de bureau rivalisèrent d'entrain et d'appétit sans plus s'occuper des personnes présentes ou des maîtres de la maison que s'ils se fussent trouvés à la table d'hôte d'Arpajon ou d'Ambérieu. Ils n'appartenaient même pas à cette race de parasites dont parle le spirituel chantre du saumon à la sauce piquante.

« À peine savez-vous sa patrie et son nom,

Au rang de vos amis, il se met sans façon,

Il vous aime en effet, vous chérit, vous honore,

Et paie en compliment les morceaux qu'il dévore. »

Bref le souper fut haché comme chair à pâté par toutes ces mâchoires ivres de poussière et de cotillon. On ne se sépara que lorsqu'il ne resta plus de moelle dans les os, plus de gelée dans les plats, plus de jus dans les sauciers et surtout plus de vins dans les carafes.

— Sacrebleu, dit Legendre en se couchant, ces gens-là n'avaient donc pas mangé depuis quinze jours ! Je n'ai pu attraper qu'un pilon et deux olives : que le diable emporte les soirées ; et surtout les soupers, nous en avons au moins pour trois mille francs dans…

Il s'endormit rompu de fatigue, devinant bien que sa femme s'était coulée avec son invention de soirée, fort insensible aux réflexions de celle-ci, qui ne cessait de répéter :

— C'était superbe ! on en parlera ! tu seras nommé inspecteur général des musées et je serai dans les journaux !

À quelque temps de là, Hélène, jalouse d'offrir un pendant à sa soirée-comédie-souper, résolut de donner un concert. La comédie ne lui avait pas assez réussi pour qu'elle en tentât une seconde épreuve de sitôt. Cette fois, par exemple, Legendre défendit qu'on servît le moindre souper. « Les brioches, du thé et des sirops, c'est bien suffisant pour tous ces gouliafres ! »

L'attente d'Hélène fut encore déçue ce jour-là, car aucun des 14 invités extraordinaires de la première soirée solennelle ne parut au concert de la Grue. Ils en avaient eu assez, et les pasquinades théâtrales de la séduisante et trop serrée Hélène les avaient éloignés à tout jamais des soirées de madame Legendre. De plus Daguet et la Mexicaine envoyèrent un mot d'excuse à huit heures du soir. Sophie avait la migraine et Jules avait une entorse ! Le fait est qu'ils étaient tous deux en soirée chez M. X., le jeune agent de change, un des 14 invités de la Grue.

La soirée fut des plus ennuyeuses. Quelqu'un qui y assistait m'assura qu'elle lui avait tout à fait rappelé cette charmante saynète d'Offenbach, de MM. de Morny, de Saint-Rémy, ou Crémieux, Chi lo sà ? qui a nom M. Choufleuri restera chez lui ! – MM. Rubini, Tamburini et madame Sontag furent remplacés par monsieur et madame Tourtille et M. le Valaque dont le

Qui ! ti ti ni boun ! !

n'obtint qu'un succès d'estime, bien que le programme imprimé portât en tête au-dessus de ces mots grotesques : Concert chez madame Legendre de 3 à 11 heures, trio de la Reine de Chypre par le célèbre M. Tourtille, la toute gracieuse madame Tourtille et M. X… VALAQUE. »

La Mexicaine ne tint pas Hélène pour quitte ; elle avait une idée en tête et vous savez si elle était persévérante. Loustal ne lui déplaisait pas, mais elle désirait, elle voulait faire une plus ample connaissance avec le prince de Libstein.

Or, dans une ville de bains de mer, dont le nom n'à que faire ici, se trouvait en ce temps-là, un certain marquis surnommé plaisamment le marquis Grotesco, ami intime de ce prince charmant des rêves de Sophie. Elle résolut de faire sa connaissance : tout chemin mène à Rome. Le prince fréquentait assidûment les salons du marquis Grotesco pendant l'hiver, il ne s'agissait plus que de s'y faire inviter. Mais comment… c'est ce que nous allons vous raconter, chers lecteurs, si notre Mexicaine ne vous ennuie pas trop. Type d'ambition perverse, décidée à fouler aux pieds tous les devoirs sociaux pour conquérir une position brillante et indépendante, Sophie Daguet, que nous avons connue, nous a toujours inspiré le désir d'en faire le sujet d'une étude particulière, et c'est à ce désir conçu depuis longtemps que nous obéissons aujourd'hui.

— Chère belle, dit-elle un soir à Hélène, vous ne savez pas quelle folie vient de me passer par la tête.

— Dites ! si c'est drôle, j'en suis !

— Vous en serez si vous le voulez. J'ai une envie féroce d'aller prendre des bains de mer !

— Charmant ! charmant ! des bains de mer ! des bains de mer ! Zaïra, Zaïra ! as-tu jamais pris des bains de mer ?

— Moi, madame… Plus souvent… on dit qu'il s'y trouve des monstres qui vous dévorent les mollets, quand ils n'avalent pas la jambe ?

— Tu n'es qu'une bête, ma fille… Legendre et moi nous avons vu la mer et nous n'avons jamais été mangés, que je sache, et cependant nous avons passé deux fois l'épaule hydropique ! Mais à quels bains allez-vous ?

— Oh ! mon Dieu, je ne sais pas trop ; on m'a parlé de Biarritz, il paraît qu'il y a là une société des plus distinguées.

— Allons-y ! Ah ! Legendre qui veut peindre une avalanche, comme ça fera son affaire !

Huit jours après on était à Biarritz, Hélène n'avait pas eu de repos que tout ne fût décidé pour le départ.

— Vous m'entraînez partout où vous allez, il faut donc que je vous suive, lui dit la Mexicaine.

— Que voulez-vous… c'est ma nature… le bruit, le mouvement… quand je reste en place, je meurs de chagrin… quand j'entends parler de voyage, d'excursion, oh ! alors, comme dit mon médecin, je ne puis plus résister, ça me gavarnise subitement.

Aux bains, Hélène fut vraiment une femme recherchée. D'abord c'était loin de Paris, et la compagnie perpétuelle de Sophie Daguet l'illuminait pour ainsi dire. Pour Legendre et Jules, – ils occupaient chacun leur loisir d'une façon analogue à leurs, goûts, – Jules jouait du violon au salon de conversation, Legendre copiait tous les rochers qui bordent la plage, et Hélène et la Mexicaine trônaient dans le jardin et sur la rotonde des bains. – Un membre de l'institut qui s'v trouvait avec sa famille ne fit que peu d'attention aux nouvelles venues. – Il y avait une certaine ligne de démarcation, une barrière difficile à franchir entre Legendre et l'académicien. Celui-ci avait été la principale cause de l'échec reçu quelque temps auparavant par Legendre au palais Mazarin.

— Voilà le moment de faire la paix avec eux, souffla Sophie à Hélène. Faites-leur une visite d'après-dîner.

— Non ! ils me font une mine longue d'une aune, ils me rebiffent, bref ! je n'ose pas !

— Enfant, essayez toujours.

— Mais songez donc, chère amie ! il a refusé une bille à mon mari. Et puis ils sont dans une position bien supérieure à la nôtre.

— Bah ! qui ne risque rien n'a rien.

— Et Hélène se décida à tenter l'épreuve. Elle fut reçue froidement, mais cependant on lui rendit sa visite. Toutefois, il était facile de comprendre que l'on désirait en rester là. La cause de cette froideur était inconnue à notre Grue, et cependant elle seule en était la cause. Le membre de l'institut estimait Legendre comme artiste, mais il le plaignait sincèrement d'avoir épousé une sotte fille qui l'entraînait dans des dépenses hors de ses moyens, et qui l'empêchait de poursuivre librement une carrière où il avait convenablement débuté ; mais dont la conservation dépendait de certains voyages lointains, que les brèches faites par Hélène au léger patrimoine du peintre le mettraient probablement toujours hors d'état d'accomplir ; maintenant elle s'était imaginé de le lancer dans des spéculations hasardeuses.

— Ah ! comme il serait vite des nôtres, disait-il en riant, s'il était seulement… divorcé ! Avec cette Grue il se perdra et finira par se compromettre tout à fait dans des tripotages industriels, qui sait ? Une femme folle ruine plus vite un homme que dix lorettes ou deux intendants.

Alors la Mexicaine eut une idée, mais là une idée !

— Ils ne veulent pas décidément de vous… Eh bien, il faut faire tourner la chose à vôtre avantage… J'ai trouvé… embrassez-moi !

Elle lui expliqua son thème qui ne manquait pas de logique, vraiment.

— Comment faire du mal à quelqu'un ? disait-elle. Le diffamer ! le calomnier ! cela ne sert à rien ! Lorsqu'on en veut à une personne à quoi cela est-il utile d'aller en parler à tout venant ? – Il faut tâcher de trouver aussi quelqu'un qui en veuille à celui que vous haïssez – Il n'y a que l'union et l'association qui puissent nuire aux uns en aidant les autres. Et cela est parfaitement senti par tous ceux qui veulent réussir dans leurs entreprises ou ruiner celles des autres. Que sont les coteries, les cabales, les sociétés secrètes et les gendarmes ? Les moyens les plus sûrs pour arriver au but que l'on se propose. Un voleur s'échappe du bagne, dix gendarmes le rattrapent. Une pièce pourrait réussir, soixante sifflets la compromettent, si elle n'a qu'un bravo pour elle, etc. Je pourrais vous multiplier les exemples ; mais il ne s'agit ici ni de voleurs, ni de vaudevilles. Il est tout simplement question de vous venger, en y trouvant votre belle, de cet académicien qui vous reçoit comme un chien dans un jeu de quilles. Il faut donc trouver quelqu'un qui lui en veuille. – Or, j'ai votre affaire.

Hélène écoutait sans trop comprendre, c'était la première fois que Sophie se montrait à elle sous cet aspect, – mais elle était trop grue pour apprécier à quel point une femme qui raisonne ainsi pouvait devenir dangereuse par la suite.

— Donc, continua Sophie, le peintre qui est ici est non-seulement membre de l'institut, mais il est encore un de nos caricaturistes les plus renommés ; il a fait à la plume, d'aucuns disent en plâtre, deux charges admirablement réussies d'un certain marquis Grotesco qui se trouve également aux bains et qui vous lorgne assidûment, chère belle. Les caricatures sont terribles et frappent cruellement notre marquis Grotesco. Il a juré une haine à mort à leur auteur. Il faut vous faire un ami de Grotesco et il vous poussera votre mari, il faudra voir, quand il saura qu'il est là victime des intrigues de l'académicien-caricaturiste !

— Mais en aura-t-il le pouvoir ? demanda Hélène. J'ai entendu dire par Legendre qu'il n'avait guère d'influence.

C'est vrai, personne ne le prend au sérieux, si ce n'est lui-même. – C'est la plus immense vanité, la vanité la plus burlesque, la plus ridicule qu'il soit possible de trouver ou d'imaginer. Dans une assemblée, il fait rire. – On ne l'écoute pas quand il parle, mais il excite l'hilarité et il est enchanté, etc. Il ne se doute pas qu'on se moque de lui. – Comme il n'a aucune valeur… Mais il aime éperdument – sa personnalité et il est heureux dans son amour, car il n'est inquiété par aucun rival. – Mais, au point de vue des choses sociales, c'est autre chose. – Si tout le monde rit de lui, du moins connaît-il tout le monde. – Il est bruyant, remuant, intrigant. – Il reçoit beaucoup. Il a une femme bien née et bien élevée, qu'il fait parler et agir à sa guise comme un tonton ; – il dit parfois cependant qu'elle est folle et prétend qu'elle a voulu étrangler sa fille aînée dans un accès. – Faites-vous présenter à lui. – Appuyez surtout sur ceci que vous êtes l'ennemie personnelle des Yolis et il servira vous et votre mari contre l'académicien ; ce sera un succès d'opposition, un succès contre au lieu d'un succès pour, voilà tout.

Le soir, au Casino, on essaya de la présentation. Loustal qui connaissait Dieu et le diable et qui avait accompagné Jules aux bains de mer, parla de Legendre au marquis Grotesco.

— Qu'est-ce ? encore quelque intrigant académicien… quelque barbouilleur !…

— Oh ! dit une douce voix derrière lui, plût à Dieu que tous les académiciens lui ressemblassent.

Le marquis se retourna et salua Sophie, car c'était elle.

— Vous n'aimez donc pas les académiciens, belle dame ?

— Je ne parle pas de tous… je ne parle que d'un…

Et lequel, sans être indiscret ?

— Je ne me serais pas permis de dire ces mots, si je n'avais vu près de vous M. Loustal, qui est notre ami.

— Parlez, ma belle dame, – je grille de savoir quel est l'académicien qui vous déplait tant.

— Oui, dites-le, madame, dit Loustal en riant, et je lui plonge ma plume de Tolède dans le ventre.

— Vous le voulez ? – Eh bien, c'est M. Yolis.

— Bah ! dit Grotesco. – Et pourquoi ?

— Parce que je trouve qu'un jeune homme qui s'abaisse à publier des bouffonneries sans nom, qui galvaude, pardon pour le mot, le peu de talent qu'il a à chercher à jeter le ridicule sur des hommes d'un mérite incontestable… ne devrait pas siéger à l'institut. – Tenez, puisque nous causons de lui et que j'ai entendu M. Loustal parler de M. Legendre… je dirai toute ma pensée. M. Legendre honore le mérite, son talent est sérieux, et parce qu'il s'est permis de blâmer vertement le charges grossières de Yolis, il s'est vu, par les cabales de ce dernier, échouer à ce même Institut que déshonore son ennemi…

Grotesco fit un sourire plus aimable que jamais à Sophie… qui avait repris sa conversation avec une jeune dame assise à côté d'elle.

— Singulier speech, murmurait Loustal en se grattant l'oreille. – Où diable veut-elle en venir ?

De ces petites ruses, il résulta que Legendre fut présenté et invité ainsi que sa femme aux soirées du marquis Grotesco. – On ne parla que du talent de Legendre et des charmes de madame.

Deux jours après ce fut le marquis lui-même qui fit des avances aux Daguet et quand on rentra à Paris, la Mexicaine était adorée du marquis, de sa femme et de ses filles.

Pendant ce temps l'amour de Loustal pour Sophie allait bon train ; mais certains remords, certaines hésitations le retenaient encore. Nous l'avons dit, il plaisait à la Mexicaine, et elle le lui laissait voir. – Tout en ayant d'autres vues, elle ne laissait pas que de sourire à Loustal, elle avait beaucoup observé et elle avait remarqué que plus une femme a de courtisans, plus elle est recherchée. Son mari était trop laid pour lui être utile ; mais elle se disait qu'un joli garçon comme Loustal serait peut-être un bon appât pour le prince de Libstein.

C'était un raisonnement cynique, mais Sophie n'y regardait pas de si près. – Elle voulait quelque chose, et tout lui était bon pour arriver à son but.

Un soir, quelque temps après ces petits incidents, – Gabriel Dugaril, Georges-Napoléon Sainte-Hélène entraient au café des Variétés et y trouvèrent Loustal, méditant profondément dans un coin.

— Loustal, dit Georges, je vous fais trois américains en 30 sec.

— Merci, lui dit Loustal. Prenons des grogs américains, mais ne jouons pas… monsieur est sans doute un ami ?

Un des trois mousquetaires dont je vous ai parlé, répondit Georges.

— Touchez là ! Et donnez-moi un conseil.

— De quoi s'agirait-il ? dirent les deux amis.

— Je suis amoureux !

— Mariez-vous, dit encore le duo…

— Sapristi, quelle logique à coups de massue ! D'abord, j'ai Fifine qui mangera du charbon, si je me marie.

— Alors, épousez Fifine !

— Mes chers mousquetaires… Fifine a refusé ma main…

— Comment, une grisette.

— Oui… elle m'a dit cela : tant que je serai ta maîtresse, tu me seras plus ou moins fidèle, parce que tu m'aimes un peu au fond et que je peux ficher mon camp (pardon, c'est le style de Fifine, mes amis !) – lorsque ça me fera plaisir… Si tu m'épouses… tu te diras : Elle me doit beaucoup, elle porte mon nom… reconnaissance oblige ! – Et tu te pousseras du col ! (toujours le déplorable style de cet enfant de la machine à coudre !) – et je n'aurai même pas le droit de me suicider ! une femme mariée qui se détériore ça n'est pas dans la nature… Une femme mariée trompe son époux… c'est la peine du talion, tandis qu'une maîtresse a le droit de dévorer son petit boisseau de charbon. C'est poétique et ça embête l'amant (elle prononce embête), voilà pourquoi je ne peux pas épouser Fifine… Quant à l'autre… Horreur ! (Ce n'est plus Fifine qui parle, c'est le drame.) – Horreur ! elle est déjà mariée !

— Monsieur, dit Gabriel en saluant Loustal, l'adultère est prohibé dans notre cénacle…

— Mon cher Loustal, je ne puis que vous plaindre... mais je ne saurais vous consoler, ajouta Georges en ôtant aussi son chapeau…

— Hommes de l'âge d'or, vous êtes superbes… mais, si je vous disais que le mari est bossu, myope, malsain, et qu'il joue du violon.

— Il y a des circonstances atténuantes, murmura Georges. Je me sens défaillir et puis vous dire : « Espère. »

— Bossu, myope, malsain et violoniste… grommela « Gabriel… Encore un mot… Le prénom de la dame ?…

— Sophie !

— Sophie ! – juste ciel… (ça n'est pas le drame qui parle, c'est moi Gabriel Dugaril), l'homme doit se nommer Daguet !

— C'est toi qui l'as nommé… mais comment savez-vous ?

— Monsieur Loustal… Georges, mon ami, vous a dit qu'il se sentait défaillir parce que le mari était bossu… il a même ajouté : « Espère ! » – Permettez-moi de vous dire que, du moment que l'infortuné mari bossu et violoniste s'appelle Daguet, je sens tous les principes les plus invétérés de ma conscience s'évanouir… Et plus hardi encore que le mousquetaire ici présent, avec la noble familiarité qui unit les criminels d'amour, – je ne vous dirai plus seulement : « Espère ! « Je vous crierai : « Vas-y ! »

En ce moment un jeune homme entrait dans le café et venait tendre la main à Georges et Gabriel.

— Roger ! s'écrièrent les deux amis.

— Ah ! dit Loustal, le 3e mousquetaire.

— Gabriel, j'ai à te parler… au sujet de…

— Au sujet de quoi… parle… je n'ai pas de secret pour Georges, tu le sais bien.

— Eh bien ! fais-nous donner un grog… laisse-moi allumer ma pipe… et… ma pauvre vieille… je vais te faire du chagrin…

— Comment !… qu'est-ce qu'il y a ?… Mathilde est morte ?… demanda Gabriel pâle comme la mort.

— Non… mais elle est partie ce matin pour un bien long voyage...

— Partie… avec qui ?

— Avec madame de Winzelles qui l'emmène, ainsi que sa mère…

— Mais où… tu me fais mourir…

— Je n'ose pas te le dire.

— Mais parle donc, animal !

— Eh bien… madame de Winzelles est partie pour l'Algérie et se propose de traverser le Sahara.

— Adieu ! dit Gabriel.

— Où allez-vous ? dirent les jeunes gens.

— Je vais envoyer une dépêche télégraphique chez moi, j'ai besoin d'argent, – après-demain je serai en route pour l'Afrique...

— Mais c'est de la folie !

— Mes chers amis… j'aime et l'amour n'est pas fou ! Mathilde n'a plus rien à opposer pour refuser d'être ma femme…, elle a cent mille francs. Je vais les lui porter… c'est tout simple, et puis je ne veux pas qu'elle reste trop longtemps chez les Bédouins… Elle n'aurait qu'à attraper des taches de rousseur…

Nous laisserons Gabriel faire ses préparatifs, et nous retournerons chez la petite Othon du Triquet où une scène assez comique pour l'ami Roger que nous venons de revoir se prépare dans l'ombre du mystère.

CHAPITRE XIV Mademoiselle Cécile et madame Othon du Triquet.

Dans le premier chapitre de ce volume nous avons vu mademoiselle Cécile, ingénuité aux Célestins à Lyon, recevant la lettre du trio de la Fidélité et nous avons dit que son petit cœur devait battre bien fort dans sa jolie poitrine. Nous ne la connaissons que bien peu cette ingénuité que nous n'avons fait qu'entrevoir à Limoges et qui a peut-être laissé une impression peu favorable dans l'esprit de nos lecteurs… car nous l'avons montrée fort aimable avec Roger, lui apprenant complaisamment un rôle et le recevant même à souper en compagnie d'une soubrette, Gabriel Dugaril, l'ennemi des cabotins, mais non des cabotines, comme il le disait à Roger le lendemain. Il y a longtemps de cela, et notre petite ingénuité a gagné un nouveau grade au théâtre… Elle est maintenant jeune première aux Célestins, c'est-à-dire, dans un des théâtres de second ordre du monde dramatique. Appartenant à une famille d'artistes, Cécile était montée sur les planches dès l'âge de cinq ans, et comme tant d'autres enfants de la balle, pour nous servir du terme propre employé dans le vocabulaire artistique, c'était une petite comédienne, – sage, – dans toute l'acception du mot. Et à ce propos nous ne pouvons nous empêcher de faire une digression sur cette pauvre profession de cabotins et de cabotines si dénigrée la plupart du temps et qui ne mérite :

« Ni cet excès d'horreur, ni cette indignité. »

Nous qui avons toujours aimé le théâtre, qui avons eu chez nous la plupart des acteurs connus du monde dramatique, nous qui avons fait jouer plus de vingt petits ouvrages, tant en prose qu'en vers, nous avons appris bien des détails ignorés du reste des spectateurs indifférents à ce qui touche la vie privée des comédiens. Nous avons recueilli de la bouche même de gens célèbres aujourd'hui, les navrants, mais honorables épisodes de l'existence aléatoire de ces pauvres coureurs d'aventures, honnêtes et dévoués à un art trop souvent ingrat, lequel pour une seule couronne d'or achetée au prix d'un travail exorbitant, distribue tant de couronnes d'épines, et qui pour un seul succès fait éprouver tant de déceptions et tant de revers ! Oui, disons-nous, au milieu de ce monde mal connu, même dans le tohu-bohu des petites troupes de provinces, il y a une foule d'honnêtes natures qui vivent d'art et de pain sec, rêvent la gloire, et la conquièrent quelquefois grâce à leur persévérance, grâce surtout à la foi sacrée qu'ils ont dans le métier de leurs pères. – Nés comédiens, ils meurent comédiens, – comme le catholique meurt catholique, comme le juif, le protestant, le mahométan et le païen meurent païen, mahométan, protestant et juif !

Depuis sa plus tendre enfance Cécile exerçait la profession de comédienne en province. L'expérience, toute théorique entendons-nous, lui était venue de bonne heure. Elle avait vu de bien près le vice ; mais elle avait vu la vertu de plus près encore, car ses parents étaient des plus honorables.

Dès l'âge de dix-huit ans elle s'était vue livrée à elle-même, et son premier amour avait été Roger. Comment cet amour était-il né, comment avait-il pris dans son cœur des racines aussi profondes, c'est ce que nous pourrions difficilement expliquer. Certainement, Roger aimait beaucoup Cécile, mais cet amour, qui acceptait une Othon du Triquet comme intermède, n'avait rien de comparable à celui que l'ingénuité éprouvait pour cet être au caractère faible et facile à entraîner. – Elle avait pris au sérieux les chances d'avenir de Roger ; malgré le peu d'expérience de celui-ci, elle s'était intéressée à cette vocation irrésistible qui l'entraînait vers le théâtre. Elle aimait Roger parce qu'il aimait la comédie et qu'il était prêt à lui sacrifier son avenir sans hésitation. Elle l'aimait parce quelle voyait en lui un mari digne d'elle : parce qu'elle croyait à leur gloire future à tous deux, et enfin parce qu'elle espérait lui faciliter le succès en l'astreignant à une vie sage, régulière… à un travail partagé. Selon elle, ils devaient tous les deux gagner à une association légitime… Roger, instruit et intelligent, devait être pour elle le phare lumineux destiné à éclairer son chemin dans la vie artistique ; et elle, qui, à défaut de science apprise, avait à un haut degré la science pratique de son art, devait à son tour être d'une grande ressource à Roger pour lui aplanir en peu de temps les premières difficultés. Ils se complétaient l'un par l'autre.

Aussi la lettre de Gabriel la bouleversa-t-elle au dernier point. Roger la trahissait ! Ce n'était point une jalousie banale qui la torturait. Son amour était pur, et elle n'était jalouse que du tort moral que se faisait Roger, et comme cet amour vaillant était plus fort que sa jalousie, elle se dit :

— Roger se perd, c'est à moi de le sauver, s'il en est temps encore !

Et elle sollicita un congé d'un mois. – Le moment était propice : on jouait une grande féerie, où elle avait accepté, par complaisance, un petit rôle. Elle fut facilement remplacée. La féerie avait un succès fou, et devait tenir l'affiche longtemps encore. Le directeur n'opposa aucun obstacle à son départ. Elle arriva à Paris cinq jours après la lettre de Gabriel. Sa première visite fut pour Antoinette, pour laquelle elle se sentait instinctivement une vive sympathie, et qu'elle avait fait prévenir par un petit mot jeté à la poste. Antoinette lui répondit aussitôt en lui assignant un rendez-vous, auquel Gabriel et Georges assisteraient. On profita d'une station journalière de madame Baldy à Notre-Dame-de-Lorette, et nos quatre jeunes gens se trouvèrent réunis dans la chambre d'Antoinette, autour d'une petite table couverte de gâteaux, en face d'une théière odoriférante.

— La séance est ouverte, dit Gabriel. La parole est à mademoiselle Antoinette Baldy, présidente de la cour de Fidélité… sur la question Roger, Othon du Triquet et Cécile.

CHAPITRE XV Mademoiselle Cécile et Othon du Triquet. (Suite.)

Antoinette, après avoir versé le thé dans les tasses et croqué un biscuit, prit la main de Cécile dans les siennes et commença en ces termes :

— Laissez-moi d'abord vous remercier d'être venue, aussitôt notre lettre reçue, et apprenez que nous ne nous serions jamais permis de vous écrire, si nous n'étions sûrs tous les trois que Roger vous aime toujours et que vous êtes digne de son amour. L'ami Gabriel, que vous connaissez de Limoges, a fait de vous, à l'une de nos séances solennelles, tenue à trois, dans cette chambre imposante, Gabriel a fait de vous, dis-je, l'éloge le plus enthousiaste. Donc… Mais, chère demoiselle, permettez-moi de quitter un ton qui ne me va guère, et causons cœur à cœur tous les quatre. Roger est dans une mauvaise route… Une femme, et quelle femme ! s'est emparée de lui et lui fait jouer un rôle bien vilain. Ça n'est pas pour répéter cette comédie-là qu'il a dû abandonner les siens… Vous l'aimez, puisque vous êtes venue nous trouver… Nous l'aimons encore, malgré ses entraînements, parce qu'il est bon au fond, et ensuite parce que c'est un de nos associés ; car nous nous sommes promis aide et assistance dans nos amours. C'est-à-dire que nous nous sommes juré de vaincre les obstacles qui s'opposent à nos mariages réciproques. Nous nous sommes engagés à nous soutenir les uns les autres, à ne pas laisser la défaillance s'introduire parmi nous. Gabriel, Georges et moi, nous sommes restés vaillamment sur la brèche. Roger seul a fait défaut. Et, cependant, vous ne lui avez jamais donné le droit de renoncer à vous.

— Oh ! murmura Cécile la paupière humide. Dieu m'est témoin que sa pensée a toujours été présente à mon esprit. Je le savais à Paris… Je le croyais luttant contre des débuts toujours longs et difficiles lorsqu'il s'agit d'un inconnu ; mais je me disais : Il a près de lui M. Gabriel Dugaril, qui est bon… Il m'avait écrit que M. Georges Sainte-Hélène lui avait offert un logement, j'étais presque tranquille. Il voulait jouer la comédie à Paris… j'ai consenti à lui laisser tenter l'épreuve, pendant que, moi, en province, je récoltais quelques bravos et mettais des gros argents de côté… À chaque bravo, je me disais : – Cher Roger, quand nous serons mariés, tu seras fier de moi. Et à chaque billet de banque que j'entassais, je me disais encore : – Quelle belle garde-robe nous lui achèterons, à mon cher premier rôle… car je l'ai fait premier rôle.

— Comment pouvez-vous amasser de l'argent au théâtre ? dit Georges. Mais vos costumes ! les loyers en garni ! la nourriture, vos domestiques, vos diamants !

— Monsieur le journaliste, vous parlez pour vos comédiennes de Paris, dont le luxe écrasant est la plupart du temps la seule cause de succès. Il n'en est pas de même en province, surtout dans mon emploi. Songez donc que, sans être ridicule, je puis mettre vingt fois de suite une robe blanche… Les amoureuses ! Vous savez la tradition :

Une robe légère,

D'une entière blancheur,

Un chapeau de bergère,

De nos champs une fleur !

La fleur, voilà mes diamants ordinaires ; mais je veux vous dire comment je m'arrange pour être toujours aussi élégante que toutes les autres. J'ai six robes en tout, – deux blanches en mousseline, – une bleue et une rose en satin ; – une blanche encore en taffetas et une violette en velours. – Mes corsages sont tous à part, et je puis arranger mes robes de trente-six façons, et m'en faire vingt-quatre costumes en ouvrant les lès, en y appliquant tantôt des fausses dentelles, tantôt des fausses fourrures ; – Mon Collier de diamants, mes boucles d'oreilles de diamants, mes bracelets et mes broches, toujours de diamants, m'ont coûté 250 fr. le tout. – Bref, toute ma garde-robe ne m'est pas revenue à plus de 2000 fr. et je l'entretiens avec 300 fr. par an. – Ce qui me coûte le plus cher, c'est le blanchissage et les souliers. – Je fais mes chapeaux moi-même, mes costumes aussi, et j'ai inventé une manière de nettoyer les gants jusqu'à la quatrième génération. Je paie une chambre, dans la maison de mon directeur, 150 fr. par an, et j'ai loué des meubles très convenables à raison de 20 fr. par mois, soit 390 fr. par an. Oh ! je sais compter. Je paie 45 fr. par mois de pension chez notre premier comique, dont la femme fait la cuisine pour une quinzaine de comédiens de Lyon. J'ai deux bénéfices qui me rapportent 3000 fr. à peu près. J'ai 6000 fr. d'appointements et quelque chose comme 1200 fr. de feux. – Voilà mon bilan ! – Et, dans la ville, tout le monde me salue comme une grande dame ; au théâtre, tous mes camarades m'aiment, et le public ne m'a jamais fait sentir que mes robes ne coûtaient pas 100 fr. l'aune. Tout cela parce que j'aime Roger. – On m'a fait la cour ! Depuis longtemps on me fait la cour ! Mais on s'aperçoit tout de suite qu'on perdra son temps, et l'on ne m'en veut pas, parce que je ne fais pas de jaloux. Je vous assure que, même au théâtre, c'est une duperie que de se mal conduire1. – À la fin de l'année, beaucoup de mes camarades qui, selon notre expression, font la noce, se trouvent sans le sou, tandis que j'ai toujours 5 ou 6000 fr. devant moi. Ça sera ma dot quand nous aurons tiré Roger des mains de sa vilaine Circé. Mais comment nous y prendrons-nous ? Pardon si je dis nous, mais il me semble déjà que, je vous connais depuis des années.

— J'avais pensé, dit Georges, à obtenir pour lui un petit trou dans quelque théâtre modeste. Mais il a des prétentions, et puis ça ne l'éloignerait pas d'Othon du Triquet !

— Moi, dit Gabriel, j'avais envie de lui prêter encore de l'argent, de lui faire faire un billet et de l'envoyer à Clichy.

— Mauvais moyens ! s'écria Cécile, je les connais ces femmes-là ! Elle aurait payé, et Roger se serait trouvé plus enchaîné que jamais ! Mais vous, mademoiselle Antoinette vous n'avez pas encore donné votre avis.

— Moi, dit à son tour Antoinette, voici ce que je pense : Mademoiselle Cécile connaît beaucoup de directeurs en province. Qu'elle trouve un engagement à Roger pour une ville lointaine. Il aime la comédie, et je crois qu'Othon du Triquet ne consentirait jamais à quitter Paris pour le suivre.

— Mais Roger non plus ne consentirait pas à quitter Paris pour jouer en province. À moins que…

— À moins que ? demandèrent les trois associés.

— À moins que je ne l'enlève, s'écria Cécile avec un rire nerveux.

— Comment, l'enlever !

— Mes amis, jurez-moi de me répondre la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme à la cour d'assises.

— Nous le jurons ! dit le trio.

— M'aime-t-il encore ?

— Oui !

— Suis-je digne de lui ?

— Oh ! oui !

— Sera-t-il heureux d'être mon mari ?

— Oui ! oui !

— Est-ce mal d'aimer qui nous aime, et la femme doit-elle suivre son mari ?

— C'est dans le Code !

— Eh bien ! donc, puisqu'il sera mon mari, puisqu'il m'aime, puisque je l'aime… et qu'il n'y a pas de mal à tout cela, j'enlève Roger au nez de la du Triquet.

— Bravo ! mais comment ferez-vous ?

— C'est mon secret ! Laissez-moi le garder quelques jours encore. J'ai un mois devant moi, c'est plus qu'il ne m'en faut. Donnez-moi votre main, chère Antoinette, et soyez sûre d'avance que si ce que je ferai peut donner prise à une mauvaise interprétation, je serai toujours malgré cela une honnête fille, digne de mon mari futur, que je veux honnête et purifié de la misérable existence qu'il a menée depuis qu'il est à Paris. Ne parlez pas à Roger de mon arrivée. Monsieur Georges, j'aurai besoin de votre journal… monsieur Gabriel, j'aurai besoin quelquefois de votre bras. Voici mon adresse : hôtel de la Tour, rue de la Tour ; jusqu'à midi, vous me trouverez toujours ; mais si j'ai besoin de vous, je vous écrirai. Mademoiselle Antoinette, vous me serez aussi très utile. Je viendrai dans une semaine vous dire en quoi. Puis-je compter sur mes nouveaux alliés ?

— À la vie ! à la mort ! Vivent l'amour et la fidélité !…

Et Cécile partit, laissant le trio fort intrigué de ce qu'elle allait faire.

Six jours se passèrent sans rien amener de nouveau. Gabriel et Georges avaient fait plusieurs visites à Cécile, et ils avaient eu ensemble de longues conférences. Antoinette ne voyait plus aucun des trois amis et elle s'impatientait de leur négligence.

Enfin, le septième jour, la jeune fille reçut la visite de l'ingénuité.

— Tout est prêt, dit Cécile, je viens recourir à vous !

— Parlez, je suis à votre disposition.

— Lisez, lui dit Cécile, et elle lui tendit un programme sur lequel Antoinette lut ce qui suit :

Dimanche 18…

THÉÂTRE DE LA TOUR D'AUVERGNE.

Représentation extraordinaire au bénéfice d'un artiste.

Pour cette fois seulement mademoiselle Anaïs, jeune première des théâtres de Rouen, de Bordeaux, de Toulouse et de Marseille, se fera entendre dans :

LES MEMOIRES DU DIABLE ,

où elle remplira le rôle de Marie.

M. Roger, artiste amateur, a bien voulu prêter son concours à cette solennité. Il jouera le rôle de Robin.

Suivait le détail ordinaire de ces sortes de représentations.

— Je ne comprends pas, dit Antoinette, quelle est cette demoiselle Anaïs ?

— C'est moi…

— Ah ! et Roger…

— Roger a accepté avec enthousiasme sans savoir de qui il s'agit.

— Mais comment cela s'est-il passé, comment lui avez-vous proposé ?

— C'est M. Georges qui s'est chargé de ce soin, maintenant Roger répète et mademoiselle Léonie s'est complaisamment offerte en remplacement de la fameuse Anaïs qui n'arrivera que le jour de la représentation.

— Comment, Léonie, elle s'est donc apprivoisée avec Georges maintenant ?

— Je crois que de ce côté-là leurs affaires sont en bon chemin.

— Et grâce à vous, chère petite fée, interrompit Georges qui entrait en ce moment suivi de Gabriel ! Oui, ajouta-t-il, en s'adressant à Antoinette, mademoiselle Cécile a entrepris la conquête de Léonie et ce matin, à la Tour-d'Auvergne d'où nous venons, Léonie et sa mère m'ont fait le meilleur des accueils… Elle m'a permis de lui embrasser la main derrière un portant… en me disant : Vous avez une grande amie en Cécile et elle a ajouté des choses qui m'ont bien fait réfléchir. À propos, a-t-elle dit encore en me regardant fixement, j'oubliais de vous dire que maman vous attend à dîner demain… Je ne joue pas. Nous aurons la soirée à nous… nous irons nous promener, voulez-vous ? et, en me serrant la main, elle m'a glissé ces mots en forme de post-scriptum : « Monsieur X… le professeur d'histoire, donnera le bras à maman… nous pourrons causer ! Et elle est entrée en scène… Je suis le plus heureux des hommes.

— Ah ! murmura Gabriel, qui à cette époque ignorait toujours le sort de Mathilde… Tu es le plus heureux de nous tous, tu vas lui parler pendant toute une soirée !

— Mais, dit Antoinette, je ne comprends pas encore ce que j'ai à faire là-dedans… moi…

— Voici où commence votre rôle… Nous avons couru pour composer ce spectacle et nous avons réussi… ça marchera ! M. Georges a placé près de deux cents francs de billets, M. Gabriel tout autant, moi, j'en placerai pour cent francs à des camarades, nous comptons sur vous pour nous en placer deux cents, ça fera sept cents francs net, – M. Gabriel, M. Georges et moi nous faisons les frais de la soirée. Il faut que ces sept cents francs soient remis intacts à Roger, – car c'est à son bénéfice que nous donnons cette soirée… au bénéfice d'un pauvre pèlerin égaré. – Vous ne pouvez pas lui parler le soir de la représentation, mais vous lui écrirez un petit mot comme vous devez savoir les écrire. – Georges et Gabriel l'emmèneront souper avec moi ; madame Leclerc et Léonie seront de la petite fête, car Léonie nous joue une pièce de Georges pour finir, et nous chapitrerons si bien Roger, nous lui prouverons si clairement qu'il lui est impossible de vivre comme il le fait, que vaincu par l'éloquence de ses amis, par votre lettre, par ma présence, sur laquelle je compte un peu, je l'avoue, il acceptera nos propositions. Quelles sont ces propositions ? demanda Antoinette. Voici, dit à son tour Gabriel. Il n'a pas d'argent pour quitter Othon du Triquet, Cécile ne doit pas lui en prêter et il refuserait peut-être mes offres et celles de Georges. Nous lui remettrons donc les sept cents francs, produit du bénéfice donné en sa faveur, et nous le supplierons de partir sur-le-champ sans revoir Dutriquet et d'accompagner Cécile qui retourne à Lyon. Il se trouvera assez riche pour vivre pendant un mois. Cécile a écrit à son directeur en lui recommandant un ami, et celui-ci lui a répondu qu'il cherchait précisément un jeune premier rôle, et qu'il consentait à prendre Roger à l'essai jusqu'à la fin de l'année théâtrale, à raison de trois cents francs par mois. Si Roger accepte, il est sauvé.

— Oui, sauvé et la du Triquet dans le troisième dessous, mort à toutes les du Triquet ! Tels étaient les projets qui se fomentaient dans l'ombre contre l'infortunée Othon qui continuait de confiance à adorer Roger.

— Tu ne me quitteras jamais ? lui disait-elle.

— Jamais, répondait Roger, jamais.

Le lecteur se demandera peut-être comment Léonie-et sa mère se trouvaient mêlées à cette conspiration amoureuse ; nous lui répondrons en quelques mots. Madame Leclerc, si l'on se le rappelle, était une femme un peu excentrique, une femme libre par excellence et qui avait eu le cœur tendre, fort tendre, assurait-on. Elle avait laissé toute liberté à Léonie et se plaisait souvent à se mêler à ce monde d'artistes où il y a toujours quelque chose de bon à cueillir pour l'observateur. D'ailleurs si elle avait aimé, cela avait été toujours franchement et loyalement. Tout ce qui avait trait à des intérêts pécuniers, surtout en amour, lui répugnait profondément. Elle s'était intéressée au petit roman de Cécile ; aussi voulut-elle concourir à la défaite de l'Othon du Triquet ; bref, tout le monde conspirait contre la trop sensible Othon… Et franchement elle méritait bien son sort. – L'amour est excusable toujours, certainement, mais nous préférons l'amour désintéressé et fidèle, l'amour à deux, – à cet autre amour à trois, qui ne peut exister que chez certaines natures dégradées.

Desgrieux et Manon ne nous diront jamais au cœur les si douces choses que nous murmurent Roméo et Juliette ; – il en est de l'amour comme de la musique, – nous préférerons toujours : Viens, gentille dame, à Rien n'est sacré pour un sapeur : c'est une simple affaire de goût !

CHAPITRE XVI Encore la Tour d'Auvergne.

Les répétitions avaient bien marché et Roger était sûr de son rôle… une seule chose le tourmentait, c'était de n'entendre point parler de mademoiselle Anaïs.

— Ah ! disait-il à ses amis, je tremble pour là représentation ; au moins si j'avais pu répéter une seule fois avec elle. Ça marche si bien avec Léonie… que le diable emporte cette Anaïs… si elle pouvait se casser le cou la veille, Léonie jouerait et ça irait comme sur des roulettes ; Pourvu qu'il ne me tombe pas encore une du Triquet sur le dos dimanche !

Il se souvenait de la triste représentation de Don César et il n'était pas tranquille. Le jour fixé arriva enfin, et nous voici de nouveau transportés dans la petite bonbonnière de Ricourt. Là encore une fois nous trouvons réunis nos principaux personnages. – Georges a donné des places à toute la maison de la rue Lamartine. Antoinette a fait prendre des billets à toutes ses Araignées. – La Mexicaine et son mari, escorté du cher ami Loustal, – Hilarion, Claire, Éméla, – Fanfan, Quoniam et par extraordinaire la Bise, que Fanfan a déterminée à venir et pour laquelle il a des attentions fraternelles ! – Le père Baldy est à côté de sa fille, – Bellotte a mis un bonnet rose et le père et la mère Sainte-Hélène sont aux avant-scènes du rez-de-chaussée ; – Georges, madame Leclerc, Gabriel, M. de Chatenay, se partagent les avant-scènes des premières. Des journalistes, quelques actrices occupent le reste des places privilégiées. Othon du Triquet a dû se contenter d'une galerie, et elle enrage parce qu'elle a apporté un gros bouquet qu'elle se proposait de jeter à Roger, Titi n'a pas pu venir ; mais Bouche-d'Acier et Pervenche occupent quatre places à elles deux.

De temps à autre, Fanfan regarde du côté où il a vu Titi, la première fois ; mais sa physionomie n'exprime aucun mécontentement, il bourre la Bise de pastilles de chocolat et de fruits glacés, dont il a fait remplir un grand sac.

— Oh ! dit la Bise, c'est trop, monsieur Fanfan !

— Tiens ferme ! c'est pas tous les jours fête… si ce pauvre Pierre était ici, comme il en croquerait… Mangez sa part la Bise, et attention, c'est la particulière à M. Roger qui va jouer.

— Pas possible !

— Si !… c'est une histoire… M. Georges m'a tout raconté… On va attraper une vieille gueuse qui… enfin ! suffit ! ça n'est pas de mon ressort.

— Bellotte, as-tu apporté de la galette ?

— Fi donc ! monsieur Quoniam ! nous ne sommes pas à l'Ambigu ici…

— Cristi ! j'ai faim...

— Tenez, goulu, voilà une tranche de pâté… C'est plus comme il faut…

— Vous disiez donc, monsieur Loustal, que le prince de Libstein est presque souverain en Allemagne ? demanda la Mexicaine.

— Vous me parlez bien souvent du prince, répond le vaudevilliste, qui ajoute tout bas… méchante !

— Hein ! fait le bossu en se retournant.

— Rien, c'est mon chapeau qui a manqué de tomber dans l'orchestre.

— Hilarion, Martial, voilà des noms bizarres, dit le vicomte de Chatenay, à Gabriel qui lui nomme ses compatriotes. Quelle est cette charmante jeune fille qui est à côté de lui ?

— À droite… c'est Claire Daguet.

— Non, à gauche !

— C'est la fille d'Hilarion… Éméla.

— Elle est charmante et son nom lui va fort bien… décidément elle est réellement charmante.

— Là, j'en étais sûre, mon vieux chéri. Vous avez encore apporté vos gants fourrés qui vous donnent l'air d'un balayeur endimanché, disait de son côté madame Sainte-Hélène à son mari, plus cravaté de crin que jamais, et qui lui répondit :

— Ma bonne amie, vos petits gants de peau ne sauraient me convenir… Je n'ai pas l'habitude de mettre des gants, et je l'ai bien prouvé… C'était à Troyes, en 1815, les alliés…

— Mais ton fils et Roger sont nos alliés aussi… et tu ne pourras pas applaudir avec des gants de cette épaisseur.

— La raison rédhibitoire ne manque pas d'une sorte de rationalisme.

Et le vertueux Sainte-Hélène remit ses gants dans la vaste poche de son habit des grandes cérémonies.

— Comme ils sont longtemps à commencer, dit tout haut Bouche-d'Acier.

— La toile ou mes quatre sous ! dit tout bas la coquette Pervenche, auquel il passait par la tête un des souvenirs de sa tendre jeunesse, alors qu'elle vendait des sucres d'orge au petit Lazary.

UN, DEUX, TROIS ! BRAVO ! SILENCE !

Le chef frappe le pupitre de son archet ; un gai flonflon prélude à la représentation, et docile à la sonnette du maître de musique, la toile se lève pour le premier vaudeville !

Laissons-le se jouer tranquillement, et de la salle passons dans les coulisses.

Roger était arrivé le premier au théâtre. « Avant que les chandelles fussent allumées ! » Il bouillait d'impatience de voir la célèbre Anaïs… Mais il était bien gardé par Gabriel et par Georges… qui s'arrangèrent de façon que Cécile pût gagner sa loge sans être vue de l'impatient comédien.

— Si elle pouvait ne pas venir ! soupirait-il de temps à autre…

— Le carton de mademoiselle Anaïs ? où est le carton de mademoiselle Anaïs ? cria tout à coup une habilleuse qui traversait le foyer.

— Son carton, elle est donc ici, mademoiselle Anaïs, demanda Roger, en arrêtant l'habilleuse par sa jupe.

— Certainement…

— Je veux lui parler, dites-lui que moi, M. Roger…

— Plus souvent ! elle met ses bas ! attendez au moins qu'elle soit prête.

— Elle est venue ! elle est venue ! Enfer… Il faut que j'attende qu'elle soit prête… Encore une demi-heure au moins… je me méfie de ces grands talents de province ; pourvu qu'elle soit plus forte que cette grue d'Othon !

C'était son refrain, depuis qu'il répétait les Mémoires du Diable.

— Je vais boire un verre de punch, venez-vous, dit-il à Gabriel et à Georges, tous deux magnifiques de sang-froid ?

— Ne bois plus, lui dirent ses deux amis… Tu as beaucoup à chanter, ménage-toi. Après le spectacle, tant que tu voudras, il y a un souper organisé.

— Vous avez raison… mais cette demoiselle Anaïs…

— Là ! je suis prête… Bonjour Roger !

C'était Cécile, sortant de sa loge, dans le costume de Marie… Sa robe noire, sévèrement fermée au cou, ses cheveux en bandeaux, sa figure qu'elle n'avait pas forcée au rouge en faisaient, en ce moment, une charmante jeune fille.

Roger recula de trois pas… ses amis le soutinrent, il allait s'évanouir :

— Cécile, Cécile ! dit-il si bas qu'elle seule l'entendit.

— Eh bien ! oui… mon ami ! Cécile qui voulait vous revoir et qui a employé un petit subterfuge bien innocent. Voilà mes complices, dit-elle en montrant Georges, Gabriel et Léonie qui arrivait en ce moment.

— Est-ce que vous m'en voulez ? dit gaiement Léonie. Allons, une bonne poignée de mains… Nous parlerons d'affaires après le spectacle…

— Mais je suis hors d'état de jouer… La surprise… l'émotion… Ah ! Cécile ! si vous saviez… je suis un misérable…

— Chut, dit celle-ci, ne nous occupons que des Mémoires du Diable, pour le moment… Nous ne sommes plus que des comédiens. Seigneur Dieu ! qu'est-ce qui vous a fagoté comme ça… Des cheveux frisés comme un garçon perruquier, une cravate de commis marchand en bonne fortune… Eh bien, merci ! vous arrivez la nuit dans une ferme des Pyrénées, par le vent, la grêle, le tonnerre et vous avez l'air de sortir d'une boîte de bonbons. Léonie, donne-moi une des brides de mon chapeau qui est accroché dans ma loge… et mon peigne. Là ! voilà une cravate au moins ! votre cache-misère avec son épingle en faux, c'est bon à brûler.

Et joignant le geste à la parole, elle lança la cravate et l'épingle dans la cheminée du foyer. Et ces cheveux… allons, asseyez-vous ! là… Voilà qui est mieux… au moins vous avez quelque chose d'artiste… Qu'est-ce qu'il a aux mains ? Des gants blancs ! en voilà un voyageur qui a des gants blancs ! N'en mettez pas du tout, ou mettez des gants sombres… Maintenant pas un mot, pensez à votre rôle et regardez-moi bien tout le temps que nous jouerons… ça vous réussissait dans le temps… Je vais surveiller nos accessoires, toujours comme dans le temps ! c'est égal, ça me fait plaisir de le revoir, ce grand enfant-là…

Et elle disparut avec Léonie.

Roger s'était laissé cravater, peigner, retourner, critiquer sans prononcer une parole. Il était comme abruti, et cependant deux grosses larmes roulaient dans ses yeux.

Gabriel et Georges lui avaient pris la main.

— Oh ! mes amis, je ne sais ce que j'éprouve… mais j'ai envie de pleurer… et j'étouffe ! Chère Cécile… est-elle jolie comme ça ! toujours la même, bonne, gaie… et j'ai perdu cet amour-là, par ma faute !

Le pauvre garçon tomba sur une banquette ; et les pleurs qu'il contenait à grand-peine, depuis longtemps, s'échappèrent en abondance de ses yeux. Le foyer était heureusement désert en ce moment, et les deux amis lui laissèrent épancher sa douleur.

— Oui, murmurait-il, oui, j'ai été bien coupable ! je le sens en ce moment… mais, au fond du cœur, je l'aimais toujours… j'espérais… je ne sais quoi. Mais maintenant, à la voir si gaie, si tranquille… j'ai compris que tout était fini et bien fini !

— Mais non, imbécile ! c'est le contraire. Crétin !… elle est venue exprès pour toi de Lyon… Elle t'aime toujours.

— Est-il possible !… Cécile m'aimerait encore !… Elle ne sait donc pas ?…

— Elle n'ignore rien au contraire, Antoinette, Georges et moi, nous lui avons tout dit…

— Vous… ah ! qu'avez-vous fait là ?

— Nous t'avons sauvé, animal ! Au premier mot elle est accourue et… mais la toile se lève… reprends tes sens et sois digne d'elle.

— Eh bien ! Roger… paresseux… votre manteau est prêt… j'ai fait porter votre chapeau à côté… sur la table qui est dans la coulisse gauche ; c'est à moi, je me sauve… bonne chance et surtout du toupet !

Cécile disparut et la pièce commença. Le petit chef-d'œuvre d'Etienne Arago qui a défrayé, et qui défrayera encore longtemps toutes les scènes de Vaudeville, eut un succès sans exemple dans les fastes de la salle de la Tour-d'Auvergne. Cécile joua et chanta d'une façon exquise ce rôle si touchant, et en même temps si malicieux de Marie ; pour Roger, encouragé, soutenu par la présence de celle qu'il aimait et qui le servit de tout son pouvoir, il se surpassa. La scène avec Marie au deuxième acte, un des deuxièmes actes les plus émouvants que je connaisse, fut l'occasion d'une véritable ovation… Quand elle lui adressa ce couplet, sur lequel Doche broda une si délicieuse mélodie :

À la bonne et tendre Marie Un pacte solennel vous lie Mais, quand vous serez son époux, Dites-moi la trahirez-vous ? Quel dommage Si volage ! Voila, voilà Ce que votre ange vous dira !

Toute la salle éclata en applaudissements, Antoinette porta son mouchoir à ses yeux… Les deux amis jetèrent deux bouquets à Cécile…

Elle avait dit ces quelques paroles avec un si grand attendrissement, avec une si grande ferveur, pour ainsi dire, que l'émotion qui la dominait gagna tous les spectateurs. Quant à Roger, il lui avait saisi la main et la contemplait comme en extase. Une sorte de divination magnétique fit le tour des galeries ; le public se demanda s'il n'y avait pas autre chose qu'une sensibilité de convention dans le jeu de ces deux comédiens, jeunes, beaux et habiles tous les deux, et les Bis ! bis ! sortirent de toutes les bouches, excepté de celle de la du Triquet, qui, sans soupçonner la vérité, n'en conçut pas moins un violent sentiment de jalousie, en voyant Roger si bien dans l'esprit de son rôle.

— Quelle bête de pièce, s'écria-t-elle !… mais sa voix se perdit dans le tumulte des bis et elle dut se contenter d'arracher avec ses dents toutes les fleurs de son bouquet. Mais où sa colère ne connut plus de bornes, ce fut au troisième acte quand Robin, s'adressant à Marie, lui chante à son tour les paroles suivantes en lui montrant la mystérieuse sonnette du château de Ronquerolles, qui, selon la tradition, avait le pouvoir d'évoquer Satan.

Un aveu coûte à faire Aux filles de seize ans ; Chargez sa voix légère Des mots embarrassants ; Si pour moi, ta chanson est complète, Quand cet hymen vous conviendra, Prenez cette sonnette Que Dieu nous conserva, Sonnez, sonnez… Votre mari viendra.

Roger mit tant de délicatesse, tant de charme dans le détail de cette romance que les transports se firent jour de nouveau… Tout à coup, comme cédant à la demande du public, il allait recommencer le couplet, Othon du Triquet se leva, blêmissante et agitant, comme une sorcière sa torche, son bouquet tout rongé, se mit à gesticuler en criant : « Je ne veux pas qu'il recommence, moi ! Tiens, attrape ! » Et, lançant son bouquet délabrée travers l'espace, elle en frappa le crâne dénudé du chef d'orchestre, qui se mit à crier : À l'assassin !

Cette sortie fit un effet indicible. On riait, on applaudissait, on sifflait ; mais Quoniam, furieux de voir son ami Roger troublé par cette folle des premières galeries, se mit à hurler de sa voix la plus perçante trois ou quatre :

À la porte ! à la porte ! à la porte !

Ces cris trouvèrent immédiatement des échos et, malgré ses protestations et une attaque de nerfs assez réussie, la pauvre Othon fut de par la loi expulsée de la salle.

Roger ne savait quelle contenance faire… Il était honteux, humilié de cette scène déplorable dont il savait que Cécile avait le secret. Mais celle-ci lui prit la main, comme effrayée du tumulte de la salle, et lui dit tout bas.

— Roger, je suis trop vengée, regarde-moi ! Je te pardonne tout… Je t'aime !

Ces paroles ranimèrent l'acteur… Tout disparut un moment à ses yeux. On aurait pu écarteler Othon du Triquet qu'il n'eût pas détourné son regard fixé sur celui de Cécile…

Enfin le calme se rétablit… Othon une fois enlevée… Roger bissa son couplet et la pièce s'acheva au milieu de bravos frénétiques.

Othon attendait Roger, comme cela était convenu, dans sa voiture, qu'elle avait fait arrêter au coin de la rue Neuve-Coquenard. Elle se repentait de ce qu'elle avait fait, mais elle se disait :

— Après tout, c'est une preuve d'amour ! on mettra la chose dans les journaux. Le ridicule sera pour moi, le succès pour lui… C'est que je l'aime tant, mon Roger… s'il le veut, je quitterai mon vicomte tout à fait pour lui ; j'écornerai mon capital, une chose que j'ai en horreur cependant, pour être toute à lui.

Le souper organisé dans la petite chambrette de Léonie fut cordial et gai. On commença d'abord par parler théâtre… Roger ivre de son succès, des sentiments qu'il sentait se réveiller en lui, accepta en pleurant de joie toutes les conditions imposées par ses amis et quand on se quitta à sept heures du matin, tandis que Léonie et madame Leclerc se mettaient au lit, Cécile, Gabriel, Georges et Roger montèrent dans un fiacre et se rendirent au chemin de fer… Une grosse malle à l'adresse de Roger, artiste à Lyon, s'y trouvait déjà.

— Qu'est-ce là ? demanda-t-il.

— Un peu d'habits et de linge seulement, tu ne dois rien emporter qui rappelle le passé.

Les adieux furent touchants de part et d'autre. Roger, assis auprès de Cécile, dans un wagon de première classe, se demandait s'il ne rêvait pas. Son amie avait appuyé sa tête sur son épaule et dormait en souriant ; vaincu par la fatigue, il ne tarda pas à en faire autant… Ils étaient seuls et comme Paul et Virginie, enroulés dans le même manteau. Roger tenait la main de Cécile dans les siennes, et avant de fermer les yeux à son tour, il la baisa chastement au front.

— Cher Roger ! murmura-t-elle sans se réveiller. Et ils dormirent ainsi, dans les bras l'un de l'autre, bercés par de doux rêves d'avenir.

Othon rentra à trois heures du matin.

— Il aura été souper avec ses cabotins. – Bath ! il reviendra demain… Il faut bien qu'il revienne, il n'a plus le sou !

Mais Roger ne devait plus revenir.

CHAPITRE XVII Georges et Léonie.

En ce temps-là, Georges commençait à se faire connaître à son petit journal. Ses vaudevilles lui rapportaient assez d'argent pour lui permettre de mener la vie des journalistes et des littérateurs de second ordre. Il avait commencé comme la plupart d'entre eux par fréquenter assidûment les estaminets en renom, par courir les bals et les foyers des petits théâtres. Mais un beau jour, il disparut subitement du monde artistique, ou du moins il n'y fit plus que de rares apparitions. On ne le voyait à son journal que le temps strictement nécessaire à sa rédaction, qu'il négligeait beaucoup du reste. Il n'assistait guère qu'à une ou deux répétitions de ses pièces et quelquefois quand un ami lui empruntait cent sous, il se tâtait le gousset et déclarait tout confus qu'il n'avait pas d'argent sur lui… Roger était installé à Lyon et Gabriel absent de Paris, nous saurons bientôt pourquoi. Il ne faisait que quelques rares visites à Antoinette et ne lui parlait plus en particulier ; quelquefois celle-ci lui demandait tout bas !

— Et Léonie ?

— Tout va bien, disait Napoléon, et il s'éloignait. – Son père et sa mère n'osaient se plaindre de son abandon, il n'apportait plus sa rente mensuelle et quand il venait par hasard les voir l'entrevue était froide de part et d'autre. C'est que madame Sainte-Hélène avait mis son veto sur une proposition formulée par son fils. Georges avait demandé la permission de se marier avec Léonie et, les deux concierges avaient refusé net, à la grande stupéfaction de Napoléon.

— Mais j'aime une jeune fille honnête, sage et dont le talent dramatique me sera d'un grand secours pour mes succès d'auteur. J'ai l'autorisation de sa mère et c'est bien la plus honorable famille que je connaisse.

— Quand tu auras 25 ans, mon cher enfant, tu feras ce que tu voudras ; mais je ne veux pas que tu puisses un jour nous reprocher d'avoir fait ton malheur.

— Mais puisque nous nous aimons.

— N'insiste pas. Tu pourras nous forcer à donner notre consentement à ce mariage quand la loi t'en donnera le pouvoir. Mais jamais de notre plein gré, nous ne te laisserons épouser une actrice… À ton âge ! ce serait une folie !

— Mais Roger…

— Mon ami, Roger est Roger, et toi tu es notre fils.

— Mais enfin, il est heureux !

— Soit ! Ils sont comédiens tous les deux, ça les regarde. Mais nous te répétons que nous, nous ne voulons pas d'actrice pour bru…

— Mais vous me réduisez au désespoir… Nous nous aimons tant.

— Eh ! bien, si vous vous aimez tant, vous aurez le courage d'attendre jusqu'à tes 25 ans. Vous vous épouserez ainsi tous les deux.

— Vous êtes cruelle, ma mère !

— Non, je suis raisonnable, voilà tout… et ton bonheur passe avant tout… Qu'aurais-je à te répondre si, à trente ans, tu venais me dire : « Vous m'avez laissé me marier trop jeune… Je suis le plus malheureux des hommes ! » Rien ! – je ne veux pas que cela arrive. Tu me reproches de faire ton malheur, – j'aime mieux endurer ce chagrin que de te céder là où je crois que je ferais réellement ton malheur. Léonie est jeune… qu'est-ce qui vous presse ? D'abord, as-tu une position faite pour te marier ? Suppose que ta femme perde sa voix, ses charmes… suppose qu'un accident l'éloigné du théâtre, que tu comptes comme une grande ressource… suppose encore que toi-même, tu restes un temps plus ou moins long sans travaux.

— Oh ! je ne crains rien de ce côté, dit fièrement Georges.

— Oui, tu as beaucoup de confiance en toi-même, tant mieux ! Ça rend fort, et nous aussi nous croyons en ton avenir. Mais des hommes plus connus, plus célèbres et aussi intelligents que toi sont morts de faim… Tu peux perdre ta rédaction tout d'un coup… les journaux disparaissent avec une grande facilité dans ce moment-ci… tu peux éprouver cinq ou six chutes de suite au théâtre… Tu nous parlais l'autre jour de Loustal qui vient de perdre 40,000 francs d'un coup, parce que la censure a refusé de laisser jouer sa pièce… Ça peut t'arriver et tu n'es pas encore Loustal… tu n'as pas les reins assez forts pour soutenir une perte pareille. Et puis tous les artistes, tous les vaudevillistes sont garçons pendant leur jeunesse… Tu nous as tant raconté leurs faits et gestes que je peux te réciter tout ce que tu nous as dit là-dessus. Littérateurs, vaudevillistes, enfin tout ce qui vit de sa plume, sont une race à part. Ils se marient tard et seulement quand en possession d'un joli apport ils ont le droit d'exiger une dot convenable. Ils raisonnent juste, fais comme eux ; ne compromets pas par un coup de tête tout ton avenir.

— Mais au contraire, avec l'amour de Léonie je me sens de force à soulever le monde.

— Voilà des phrases de romans ; si tu te maries pauvre et jeune, tu te disputeras tous les jours avec ta femme. Dans trois ou quatre ans… elle te pondra des mioches à la douzaine, et les mioches mangent, ils crient surtout. Tu fuiras la maison pour ne pas être assommé par leurs piaillements, tu travailleras comme un cheval pour fournir la pâtée à toute la nichée, et tu perdras peu à peu toutes tes relations. – Vous êtes des hommes de soupers, de cafés, de coulisses… Es-tu donc las de gagner ta vie en t'amusant, et veux-tu déjà te mettre une corde au cou ?

— Mais j'entends ne rien changer à mes habitudes… Ma femme est artiste… elle comprendra…

— Ta femme sera comme toutes les femmes… elle t'espionnera… te questionnera… elle sera jalouse et te fera des scènes ennuyeuses.

— Oh ! je connais trop bien Léonie, c'est un ange !

— Soit ! mais je trouve que c'est bien assez d'être fils de portier sans épouser une petite comédienne obscure, fille d'un marchand de salades ! Tu te ferais montrer au doigt et tout le monde nous jetterait la pierre si nous consentions à ce mariage-là.

— C'est votre dernier mot ?

— C'est mon dernier mot !

— Eh bien ! j'attendrai… mais vous regretterez un jour d'avoir causé mon malheur.

— Nous ne regretterons rien, cher enfant, car nous sommes certains de faire notre devoir.

Georges-Napoléon Sainte-Hélène était parti la mort dans lame. Comment expliquer le refus de ses parents à Léonie !

La chose n'était pas aisée en effet. Georges-Napoléon n'avait pas supposé un seul instant qu'il pût trouver la moindre opposition dans sa famille, et il s'était engagé positivement avec madame Leclerc ! Les jeunes gens sont tous ainsi faits, et malheureusement pour les imprudents. Les parents sont presque tous taillés sur le même patron que les Sainte-Hélène. De la loge du portier au salon du faubourg Saint-Germain, il y a unanimité sur ce chapitre. Arrivés à un certain âge, quand les illusions ont fait place à l'expérience, on regarde comme bien peu de chose les premiers élans du cœur. On sourit en repassant dans sa tête toutes les folles idées qui l'assiégeaient à vingt ans. – Tel chef de bureau raconte en riant que si ses parents l'avaient écouté, il serait peut-être aujourd'hui grande utilité à Bobino ; – la femme du notaire se rit au nez dans sa glace quand elle pense qu'elle a voulu se faire danseuse ; et plus d'un ministre, en admirant les diamants de madame la baronne de… qu'il vient d'épouser, se demande si ses parents ont eu tort de se refuser à le laisser épouser Louise, Maria, ou Paméla, les petites blanchisseuses de fin qu'ils adoraient sournoisement dans leur jeunesse ! Mariages d'amour, rêves éthérés de jeunesse, que vous paraissez stupides aux yeux de la maturité !

Mais Georges et Léonie étaient dans la période des mariages par inclination, période difficile à franchir sans encombre pour certains caractères exaltés. Or, Georges-Napoléon était singulièrement exalté, de plus il était amoureux fou de Léonie, et la résistance de ses parents, tout en le frappant au cœur, ne fit qu'accroître son désir d'en venir à ses fins. – Ainsi, sans dire aux dames Leclerc qu'il avait été refusé radicalement, il annonça que ses parents lui avaient demandé quelque temps pour réfléchir… qu'ils voulaient être bien sûrs de la réalité de son amour, et que dans deux ou trois mois, il pourrait hardiment compter sur eux. – Léonie parut se contenter de cette réponse ; madame Leclerc, de son côté, s'en montra satisfaite… Elle s'occupait peu de sa fille, et la question du mariage ne la touchait guère.

Cependant Georges devint plus assidu que jamais auprès de Léonie.

— Vous devez être ma femme, vous n'avez rien à craindre de moi.

Et là-dessus, serment d'amour pur, chaste, respectueux. Aurait-il voulu outrager celle qui devait porter son nom !

Léonie croyait-elle à la sincérité de ses protestations ? Nous l'ignorons ; toujours est-il que les jeunes gens ne se quittèrent plus que le moins possible. Georges-Napoléon avait installé un petit bureau dans la chambre de sa future, il y travaillait le jour pendant qu'elle répétait et, lorsqu'elle rentrait, un chaste et doux baiser le payait de sa sagesse, car Léonie ne voulait plus qu'il allât passer ses journées au café.

— Reste près de moi… reste près de moi… travaille… fais des drames, des comédies… c'est pour notre avenir… Apprenons-nous mutuellement la vie de ménage… C'est une répétition que nous faisons…

Et à force de répéter, Georges finit par prendre ses repas chez Léonie, par lui donner son argent à garder. « Je serai ta caissière, » avait-elle dit. Un soir, enfin, la répétition dura plus que de coutume. Les acteurs de cette petite comédie étaient jeunes, ils étaient toujours l'un près de l'autre, ils n'eurent pas la patience d'attendre la permission des autorités, et la pièce fut jouée à l'improviste, un soir d'automne. La brise tiède d'une nuit embaumée fut l'orchestre de cette comédie à deux, éclairée par la lueur d'un feu mourant, tandis que l'amie Mariette, qui les avait quittés assez tard, disait à son mari :

— Je ne sais pas ce qu'avaient Georges et Léonie ce soir… ils se boudaient… ils m'ont reçue froidement, et ils avaient l'air tout tristes… Je crois qu'ils ne s'aiment plus.

— Mariette, ma mie, lui répondit le comédien-professeur, vous n'êtes qu'une bête… Vous avez un joli nez… mais vous ne voyez pas plus loin que son bout retroussé.

— Que veux-tu dire ?

— Moi, rien.

Et il s'endormit en chantant :

C'est l'amour, l'amour

Qui fait le monde à la ronde.

Georges, disait Léonie au bout d'un mois et demi ; si tu ne m'épousais pas… je n'aurais plus qu'à mourir.

— Et pourquoi, ma chérie…

— Je suis enceinte…

Le soir, madame Leclerc qui était venue leur rendre visite apprit l'événement.

— Si tu commences comme ça, tu iras bien, dit-elle… Tu tiens de famille… j'en ai fait onze de suite, telle que tu me vois, et je n'en suis pas morte… Ah çà, voyons, vous mariez-vous !… Il me semble que voilà le moment.

— J'irai voir mes parents demain, et il faudra bien… Père… je suis père ! quel bonheur ! ah ! chère Léonie comment pour-rai-je jamais reconnaître ton amour ?

Le lendemain, il se présenta chez les Sainte-Hélène et il leur avoua tout ; il avait abusé de la crédulité, de l'inexpérience de Léonie. (Sic.) Les concierges furent stupéfaits, hébétés, confondus :

Enfin, c'est fait ! tu l'épouseras, c'est fait ! je ne veux pas de bâtard dans la famille. Georges, fou de joie, courut porter cette bonne nouvelle à Léonie qui dit à Mariette à sa répétition.

— Cette fois, je tiens mon mari !

Georges avait rivé sa chaîne.

CHAPITRE XVIII L'officier de fortune.

On a dit quelque part que la supériorité de César sur le grand Pompée éclata surtout dans la conduite qu'ils tinrent tous les deux vis-à-vis des Ciliciens, ces pirates audacieux qui osèrent porter leurs pas jusqu'à Rome et qui rançonnaient sans pitié les héroïques enfants de la ville aux sept collines. Pompée les chassa honteusement pour ajouter un fleuron de plus à sa couronne, déjà si bien fournie, tandis que César les associa à la fortune de son peuple et sut les rendre dignes et fiers de porter le titre de citoyens romains.

Voilà sans doute un début bien grave pour un épisode de notre histoire. Mais nous sommes en retard avec notre ancien ami Pierre, le timide amoureux d'Antoinette Baldy. Le jeune homme de notre premier volume que nous n'avons vu encore que, vêtu d'un pantalon de toile grise et d'une chemise à mille raies bleues, dont nous ne connaissons que les yeux qui brillent comme deux gouttes de café, mais qui unit à une certaine élégance de formes, un caractère d'une vraie noblesse, ce jeune homme distingué est devenu en bien peu de temps officier dans le régiment où le sort l'a placé.

Comment et pourquoi ce prolétaire est-il parvenu à un grade qui, pour le soldat d'artillerie, est presque toujours regardé comme impossible à atteindre. C'est ce que nous allons raconter. En arrivant en Afrique, Pierre ne se rappelait guère de l'histoire romaine que le passage que nous venons de citer et qui l'avait toujours frappé au point de vue spéculatif, bien entendu, car il ne se doutait point, en cognant sur son enclume, qu'il eût jamais à mettre en pratique aucun des moyens employés jadis par MM. César et Pompée, ces forgerons antiques de l'épopée romaine. Celui qui aurait prédit à Pierre, ouvrier sans ambition, né dans un milieu vulgaire, qu'il deviendrait un jour ou l'autre quelque chose, qu'il compterait tant soit peu dans la balance où se pèsent les services rendus au pays, celui-là aurait été accueilli avec un sourire d'incrédulité. Lui, pauvre manœuvre, fils d'un père ivrogne, d'une mère abrutie par les misères de la vie, frère de Titi, la grisette aux mauvais instincts, et de la Bise, l'infatigable travailleuse à la rémunération précaire, pouvait-il admettre que son nom aurait un jour quelque retentissement dans le monde ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien… Mais commençons par le commencement comme dans les contes de fées. – C'est toujours le plus sage et le meilleur. Reprenons le récit au moment où le forgeron conduit au chemin de fer par Baldy et Antoinette, par Fanfan et Quoniam, par la Bise, Titi et son père, vient d'abandonner tout ce qu'il a aimé jusqu'alors. Nous avons essayé d'exprimer en quelques lignes toutes les tristesses qui accompagnent un départ dans ces gares froides et tristes, – nous y avons vu pleurer Mathilde et sa mère, – Gabriel y a serré avec attendrissement la main de Roger, ce fugitif de Limoges, et Suzanne y a passé, palpitante pour voir l'enfant qu'elle oublia si longtemps, – nous ne reviendrons plus sur ces détails qui sont partout et toujours les mêmes. – Pierre est parti, Pierre est arrivé à Alger, – c'est là qu'il nous faut le rejoindre, et c'est à partir de son incorporation que nous allons le suivre pas à pas dans cette carrière où il entrait le cœur ulcéré, mais vaillant. Dès son arrivée, on lui demanda s'il voulait être canonnier conducteur ou servant. Nous allons expliquer ces deux mots à nos lectrices et à ceux de nos lecteurs qui ne seraient pas au fait des usages de l'artillerie montée. Il est bon de savoir un peu de tout, et nous avons toujours cru qu'il était utile d'écrire ce que l'on sait en toute chose. Il y a toujours quelqu'un qui y gagne. Il y a dans les régiments d'artillerie montée deux sortes de soldats. Le canonnier conducteur et le servant à pied. Le canonnier conducteur touche un prêt, c'est-à-dire une somme d'argent distribuée tous les cinq jours par le brigadier de semaine, et dont il a le droit de disposer à sa fantaisie : c'est son argent de poche. Le servant touche également ce prêt, mais il y a une différence dans la quotité de la somme. Le servant n'encaisse guère que la moitié des centimes perçus par le canonnier conducteur. Mais aussi leurs attributions sont-elles bien différentes à tous les deux. – Le servant n'a, comme service, que le balayage des cours, la cuisine, les manœuvres du canon et du foin, – il voyage assis sur les caissons, siège un peu dur ; il est vrai, fort mal suspendu c'est encore vrai, mais qui lui permet des loisirs et un repos relatif. – Le canonnier conducteur, lui, ne charge ni ne décharge les canons, il ne balaye pas les cours, mais il a deux chevaux à panser deux fois par jour, deux chevaux à dresser, tous les harnais à brosser, les voitures à conduire, le fourrage et l'avoine à prendre au magasin général, et à transporter au quartier. – C'est-à-dire, une ou deux fois par semaine huit ou dix voyages fatigants à faire, car il s'agit de porter, soit dix-huit bottes de paille où de foin, soit deux sacs d'avoine, ce qui donne une moyenne de cent kilogrammes par voyage, à cette différence près pour le foin ou pour l'avoine, que l'un se porte sur la tête, l'autre sur les épaules. – De plus le canonnier conducteur promène les chevaux deux fois par jour, en couverte, ce qui pour les nouveaux venus est un supplice intolérable ; il change tous les mois la litière de son cheval et c'est là aussi une corvée des plus pénibles ; bras nus, en sabots, il soulève à la force des bras cette litière compacte et la roule sur elle-même, comme le père du célèbre Léotard roulait le tapis du phénomène, et toujours à la force des bras, il transporte ce fumier sur des civières, à un kilomètre, et souvent plus, du quartier. Joignez à cela les gardes de nuit dans les écuries, le ferrage, les soins d'infirmerie, quatre heures de manœuvre par jour, le soin de son pantalon de cuir, le polissage de son grand sabre, de ses pistolets, de ses éperons, des mors et des martingales de ses poulets-d'Inde, et vous comprendrez facilement comment est justifiée cette différence dans la paie du servant et du conducteur. En temps de guerre les chances sont égales.

Pierre n'hésita pas, il se fit inscrire, comme canonnier conducteur. Puisqu'il était soldat, il voulait connaître la vie militaire sous ses aspects les plus difficiles et puis, faut-il le dire, une certaine vanité le poussait à faire son choix, il voulait porter des éperons et avoir un grand sabre ! Ne niez pas ! beaucoup de gens dans la vie politique ont passé par dessus bien des tracas, bien des ennuis, bien des humiliations pour obtenir moins encore que les éperons ou le grand sabre de notre ami Pierre. Lui, au moins, n'avait pas d'humiliations à craindre, car le canonnier conducteur est toujours, par la force des choses, un peu plus considéré que le servant. Ô influence des éperons et du grand sabre !…

Ses commencements furent ceux de tous les soldats. Il eut à subir beaucoup de ces petites vexations qui découragent quelquefois les plus intrépides, mais il s'en consolait en lisant les lettres qu'Antoinette lui envoyait régulièrement avant la convention faite chez Tonnellier, le jour de la visite faite au petit père Courtois, Fanfan l'avait prévenu de la décision de madame Baldy, et l'avait assuré qu'Antoinette était bien résolue à lui rester toujours fidèle. C'était donc six mois encore à passer ce qui joint aux six mois qu'il venait déjà de faire au régiment, ne présentait qu'un total d'un an d'épreuve. – Résolu à ne pas écrire à Antoinette puisqu'elle avait juré de ne pas lire ses lettres et de ne pas lui répondre, il se contentait seulement de tenir Fanfan au courant de sa vie. Il avait pris goût à l'état militaire et grâce à une activité prodigieuse, au bout de six mois il était brigadier, au bout de huit, maréchal des logis, et la fameuse affaire où il sauva la vie du colonel de son régiment, lui valut la croix d'honneur. Doué d'une facilité incroyable, il parlait parfaitement l'arabe, et rendait ainsi de grands services à ses supérieurs. – Brave comme un lion, et doux comme un agneau, il fut en peu de temps adoré des Arabes, qui l'appelaient le Cœur de vérité. Toutes les fois qu'il y avait à parlementer avec les Arabes c'était le maréchal des logis Cœur de vérité qu'on chargeait de ces missions qui avaient été souvent si périlleuses pour d'autres messagers ; – mais il savait en imposer à ces gens barbares qui repoussent la civilisation, peut-être parce qu'elle leur a été offerte un peu trop vivement. Il leur parlait des avantages de leur union fraternelle avec les Français ; il leur disait combien ils auraient à gagner en acceptant leur annexion aux vainqueurs de l'Algérie ; il leur expliquait comment, en anéantissant la piraterie barbaresque, on avait ouvert un débouché au commerce dans le sein de l'Afrique. Il cherchait à excuser les moyens violents employés pour poser les bases d'une nouvelle nation entre sur la vieille civilisation arabe. Il leur parlait dans leur langage figuré de la merveilleuse lance d'Achille, qui possédait le don de guérir elle-même les blessures qu'elle avait faites. Plus de guerre, disait-il, plus d'Arabes insoumis. La France est intervenue pour faire une nouvelle nationalité forte et grande, et ce n'est plus au feu des bivouacs qu'on peut rallumer les flambeaux éteints des vieux édifices sociaux. – La France vous apporte la science, l'agriculture et la justice. – Il reste la question de religion : nous sommes chrétiens et vous êtes musulmans ! Sans doute, ces deux éléments sont différents, mais aucun des deux ne sera dépouillé au profit de l'autre. Ce que nous voulons, ce n'est pas vous imposer un chef de religion nouveau, nous voulons au contraire placer votre culte sur le même rang que les autres. Venez avec nous, et dans nos villes vous aurez, vous aussi, un consistoire de votre religion comme les protestants et les israélites en ont un de la leur ; vos Mabbous (communautés religieuses) seront respectées, et tout ce qu'il en reste sera loué aux indigènes d'après l'intention des fondateurs qui ont constitué ces Mabbous. Loin de vouloir vous rien enlever, nous voulons au contraire vous émanciper… Venez avec nous, nous vous donnerons les moyens de devenir à nos côtés un des plus grands peuples du monde ; vous garderez vos lois, votre culte, vous aurez les mêmes droits que nous ; vos propriétés seront bien à vous, et vous pourrez vendre et acheter librement sans être soumis à une taxe plus forte que celle qui pèse sur les chrétiens ; etc., etc.

Et bien souvent il amenait à se rendre, sans coup férir, une tribu entière. Les Arabes surpris d'entendre un soldat français leur parler avec respect de leur religion, leur promettre au lieu des tortures qu'ils croyaient leur être réservées, une part égale à celle des maîtres de leur territoire, les Arabes, disons-nous, se laissaient souvent convaincre par le jeune sous-officier. Mais si Pierre était bon pour le conseil, il était aussi bon pour l'action, et à une sanglante affaire il se conduisit avec un tel héroïsme, que les troupes l'acclamèrent… Seul dans la mêlée, il avait aperçu le porte-drapeau frappé mortellement et entraîné par une vingtaine d'Arabes. Le drapeau traînait dans le sable, et quoique mourant, le digne gardien de ce symbole de l'honneur du régiment, se cramponnait à lui dans une suprême étreinte. N'écoutant que son courage Pierre confia son cheval à l'un de ses camarades, et, le sabre au poing, s'élança à pied sur le groupe qu'il avait aperçu. Que se passa-t-il alors ? cela paraît impossible et cela est cependant, cet homme seul contre dix parvint à les maîtriser, à les isoler, et le drapeau reconquis d'une main, le sabre sanglant de l'autre, il s'élança du cercle compact où il s'était jeté et regagna son poste, tandis qu'une vingtaine de soldats appelés par les cris du camarade auquel il avait confié son cheval, le séparait des dix Arabes furieux d'avoir été battus par un seul homme. Le colonel, instruit de ce fait d'armes inouï, accourut pour le complimenter, mais Pierre était tombé évanoui, roulé dans les plis du drapeau qu'il avait si intrépidement sauvé des mains de l'ennemi ! Il fut porté à l'ambulance… Il avait reçu onze blessures, et la perte de son sang l'avait mis hors de combat pour un mois… Les blessures étaient peu profondes, et lorsqu'il fut en état de quitter l'hôpital, il reçut la visite du général X*** accompagné de son colonel.

— Embrassez-moi, lui dit le général et préparez-vous à nous quitter.

— Nous quitter, général, et pourquoi ?

— Vous abandonnez l'artillerie.

— Moi !

— Oui… vous passez au 8e léger en ce moment à Mostaganem.

— Mais, je conserve mes galons, au moins, dit Pierre en souriant…

— Non, mon ami...

— Comment ! mais en quoi ai-je mérité, général ?…

— Vous êtes libre de refuser… mais réfléchissez… mon cher sous-lieutenant !

— Quoi… officier… moi !

— Oui, mon ami… et je suis heureux d'être le premier à vous l'apprendre…

Les deux officiers supérieurs lui serrèrent encore la main et se retirèrent…

— Ô Antoinette, murmura Pierre… je suis à toi maintenant !

CHAPITRE XIX Une causerie au Bureau arabe.

Nous ne nous appesantirons point sur l'ancienne organisation des bureaux arabes. Au moment où tout se transforme, ou, du moins, tend à se transformer en Algérie, tous les vieux abus disparaissent peu à peu et nous sommes heureux de dire que notre ami Pierre fut, durant le peu de temps qu'il fit partie de cette administration, un modèle de probité et de modération.

Sa parfaite connaissance de la langue arabe avait depuis longtemps déjà attiré l'attention des officiers généraux sur lui. Aussi, dès qu'il fut nommé officier, le plaça-t-on à la tête d'un bureau. La position de chef de bureau arabe est des plus délicates et demande beaucoup de dévouement et de patience, de loyauté et de travail. Malheureusement, ces fonctions n'ont pas toujours été confiées à des mains assez intègres ou assez expérimentées. Les jeunes chefs de bureaux arabes ont souvent méconnu leur mission et abusé du pouvoir presque absolu qui leur était délégué par la France. Bien des malversations ont été commises. Les Arabes ont gémi plus d'une fois sous le faix d'exigences injustes, d'impôts capricieux qui ne servaient à rien autre qu'à payer les folles dépenses d'employés trop jeunes pour la plupart, et, généralement, trop amoureux du bon vin ou de la bonne chère ; mais nous ne voulons pas faire l'histoire des bureaux arabes, cela dépasserait le cadre de cet ouvrage, et nous laissons aux gens spéciaux le soin de développer cette question.

Qu'il nous suffise de dire qu'une fois installé à son poste, Pierre sut se faire aimer jusqu'à l'adoration des pauvres diables soumis à sa juridiction. Au lieu de passer son temps dans le farniente, au lieu de tirer à tout propos des redevances et d'imposer des amendes arbitraires, il s'appliqua à développer au sein de ces populations arriérées le sentiment de la justice et de la vérité. En peu de temps il opéra des miracles… Encore une fois, nous ne voulons pas faire de l'économie politique… L'action de notre petit drame nous presse de tout côté. Il était important cependant de faire connaître la situation de Pierre et de le suivre jusqu'à l'époque où nous avons laissé tous nos acteurs…

Or, un matin, Pierre rédigeait, un rapport assez grave, paraît-il, car il y apportait l'attention la plus soutenue, quand son planton s'avança, la main à son bonnet de police, en lui disant :

— Pardon, mon lieutenant. Mais que c'est z'un particulier qui s'obtempère de vous parler, si ça ne vous gêne pas, dit-il.

— A-t-il dit son nom ?

— Non, mais que d'après ses vêtements, je crois que ça se pourrait qu'il soit un homme du train d'artillerie.

— Un soldat… fais entrer…

— Tiens ferme, il faut que je tape.

À ces mots prononcés d'une voix retentissante, Pierre fit un bond sur sa chaise et, s'élançant les bras en avant, se jeta dans ceux de Fanfan, tandis que le planton, légèrement repoussé par le Mâconnais, allait tomber en pirouettant sur un lit de camp situé à quinze pas de là.

— Toi, Fanfan ! toi, ici ! Toi, soldat… Mais je suis fou, je rêve !

— Non, tu ne rêves pas… Je suis venu à pied ! j'ai une permission de quarante-huit heures… Je meurs de faim et de soif.

— Pauvre ami ! attends… Pérard ! Pérard ! où diable est-il cet animal-là ?

— Pardon, mon lieutenant… Mais que je crois que j'ai une ou deux côtes de détériorées, que votre ami m'a envoyé z'un atout numéro un.

— Allons donc, farceur ! exclama Fanfan… J'avais visé et je vous ai envoyé sur le matelas…

— Faites excuse, que vous avez la vue trouble… Que ce n'est point un matelas, mais que c'est simplement un sac de pommes de terre.

Pérard se frottait les reins et regardait Fanfan avec de grands yeux stupéfaits. La familiarité entre le soldat et l'officier est une chose tellement rare dans l'armée, que l'accolade du soldat du train et de son lieutenant était bien faite pour le plonger dans la stupéfaction. Mais Pierre coupa court à ses étonnements en lui ordonnant d'apporter immédiatement un déjeuner confortable et deux vieilles bouteilles de bordeaux.

— Du bordeaux ! s'écria Fanfan… Du bordeaux dans le désert !

— Oui, mon vieil ami, du bordeaux et conquis sur les Bédouins encore !… Pérard, mon ami, croyez-vous qu'une permission d'un cinquième de Tach vous serait un baume suffisant ?…

— Ah ! mon lieutenant, un cinquième pour deux côtes… c'est trop. Moi qui me ferais couper la tête pour un litre… Enfin, j'accepte pour ne pas vous désobliger…

Et, en passant près de Fanfan pour aller faire ses commissions, Pérard appliqua à celui-ci une vigoureuse claque sur l'épaule…

— Tiens ferme, dit Fanfan qui, d'un coup de pied lancé d'une main ferme, envoya Pérard au milieu de la route.

— Mais, cria Pérard, c'est juste en face la porte de la cave.

Il apporta deux bouteilles pour son maître et pour Fanfan.

Puis ayant consciencieusement rempli une gamelle d'eau-de-vie, il se retira dans un coin, où assis parterre, les jambes croisées à la manière arabe, il commença son frugal repas, comme il l'appelait ; ce frugal repas n'était ni plus ni moins qu'une quantité de croûtes de pain, rôties ou plutôt brûlées, que Pérard trempait d'habitude chaque matin dans une gamelle. Seulement le bouillon n'était pas toujours le même. Quand Pérard n'était pas sage, Pierre le mettait au régime, c'est-à-dire qu'il ne lui permettait que du vin pour sa gamelle… Pérard geignait… mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il avalait sa panade rouge. J'emploie ici les termes propres de Pérard. Mais quand il avait été sage… Oh ! alors, en avant les panades jaunes ! c'est-à-dire le pain grillé ou fumé, trempé dans l'eau-de-vie. – Or, sachez encore ceci ; c'est qu'une gamelle ordinaire ou plutôt réglementaire contient un peu plus d'un litre de liquide ! Donc quand Pérard était sage, il absorbait à son frugal déjeuner un peu plus d'un LITRE d'eau-de-vie et quelque chose comme deux ou trois livres de pain !

Maintenant vous allez me dire que si un seul matin Pérard absorbait cette quantité incroyable d'eau-de-vie, il lui était impossible de faire son service et d'être sage. Eh bien vous vous trompez ! Pérard n'était jamais plus sage que quand il avait pris son repas d'anachorète. – Savez-vous quand Pérard n'était pas sage ?… non ! je vais vous le dire.

Pérard n'était pas sage quand il voyait un Bédouin appelé devant Pierre, c'est-à-dire, devant son Dieu, son héros et son roi – Pérard n'était pas sage, dis-je, quand il voyait ledit Bédouin prêter tranquillement un faux serment. Il n'était pas plus sage encore quand un moricaud, – Pérard était soldat et, pour lui, tout ce qui n'était pas blond ou tendrement châtain était moricaud, accusé de vol de brebis ou autre, assurait qu'il n'avait été poussé que par la nécessité. – En effet, disait l'Arabe, la peau d'une brebis volée et dépouillée aussitôt le larcin est d'une grande efficacité pour les douleurs quand elle est appliquée toute chaude sur les parties endolories…

Mais la chair… Ma chair ! hurlait Pérard… ! rends la chair au moins.…

Et alors sa sagesse était complètement en défaut ; il saisissait un bâton et tombait à coups précipités sur le faux témoin ou sur le voleur de brebis. C'est alors que Pierre, qui ne pouvait souffrir cette justice trop expéditive, mettait Pérard au vin sec, comme disait le vieux planton.

Puisque j'en suis sur le chapitre de Pérard, je veux vous dire en peu de mots son histoire, nous verrons dans ces quelques pages qu'il méritait une mention dans ce livre, qui a la prétention de ne dire que la vérité, et de montrer des caractères vrais... Or, Pérard est vrai… si vrai, qu'on voudrait l'avoir inventé…

Je vous l'ai déjà présenté, mais seulement présenté dans Mademoiselle Million ; aujourd'hui, je suis amené à parler d'un événement qui fit grande sensation en Afrique et où il joua le premier rôle, je désire vous le faire connaître entièrement. Il y a dans l'armée française beaucoup de types comme celui-ci ; mais il faut les avoir vus pour croire qu'ils existent ; or, j'ai vu Pérard tandis que j'étais à Bône et j'y crois… mais c'était un bien singulier soldat que le planton de Pierre, et sa vie avait eu bien des épisodes curieux.

Pérard était né en... ! nul ne l'a jamais su… Trouvé à moitié mort sur le champ de bataille de Leipsick à l'âge de 4 ans à peu près, il fut adopté par le régiment, devint enfant de troupe et s'engagea dans la marine comme mousse, puis atteignit le grade de matelot classé. Tout en maugréant, le petit Pérard apprenait sa langue d'adoption avec ardeur et les mathématiques avec délices… mais dès sa jeunesse une fatale passion, ou pour mieux dire une fatale disposition l'entraîna vers l'étude spéciale des liqueurs fortes… Une nature tout à fait anormale en fit un homme incombustible… L'eau-de-vie devint son petit lait, et dès l'âge de vingt ans il ne vécut plus autrement qu'avec du pain grillé et du trois-six… Phénomène, disait-on ; soit ! mais phénomène plein de santé et de vigueur… mourant de faim quand Pierre le mettait au vin sec et qui, d'après l'avis de tous les médecins compétents, serait mort d'inanition le jour où il aurait mangé un succulent bifteck arrosé d'eau de source, Pérard était une salamandre, à cela près que s'il ne vivait pas dans le feu… du moins le feu vivait chez lui.

Excellent comptable, il fut de bonne heure employé dans l'administration militaire… mais cette singulière destinée, qui le condamnait à l'eau-de-vie forcée, ne laissait pas que de lui rendre le système nerveux un peu trop impressionnable. Dans la marine il se battit avec un maître et fut obligé, après acquittement bien entendu, car le maître d'équipages l'avait insulté le premier, – il fut obligé d'entrer dans l'armée de terre où il devint en peu de temps caporal du capitaine trésorier… Mais ici encore sa mauvaise tête le perdit. Comme travailleur, son capitaine l'adorait, mais comme homme il le méprisait souverainement et il eut le malheur de le lui faire sentir une seule fois… Pérard entrait à son bureau et nous devons à la vérité de déclarer, qu'il y entrait de ci de là, appuyant quelquefois plus à gauche qu'à droite, et réciproquement ; le capitaine était un de ces vieux de la vieille qui n'entendent pas raison sous le rapport de l'exactitude ; – or Pérard était en retard… Le capitaine eut l'imprudence de donner à Pérard un coup de poing sur la tête, et notre caporal eut à son tour l'imprudence de jeter le capitaine par la fenêtre de son bureau.

L'affaire fit du bruit ; mais le capitaine était tombé sur de la terre de bruyère, et de plus des témoins affirmèrent que le capitaine trésorier avait porté les premiers coups, chose que celui-ci se plut à reconnaître de la meilleure grâce du monde. Il résulta de tout cela que Pérard fut acquitté, mais que les galons de caporal furent perdus dans la bagarre. Ce fut alors que redevenu simple soldat, Pérard ne trouva plus les moyens de faire son déjeuner frugal… Il se mourait littéralement d'inanition, quand passant près du pont de Neuilly, il aperçut une barque qui chavirait ; Pérard nageait comme une ablette, il ne prit même pas le temps d'ôter son sabre et se jeta tout habillé dans l'eau. Il eut le bonheur de ramener à bord l'une après l'autre toutes les personnes de l'embarcation. Embrassements, promesses, tout lui fut prodigué. Le propriétaire de la barque était un des premiers commissionnaires en marchandises de Paris… Il prit le numéro matricule du brave Pérard, lui mit cent francs dans la main et lui dit…

— À bientôt ! vous aurez de mes nouvelles.

En effet huit jours après, Pérard, qui avait son frugal repas tous les matins depuis l'aventure du pont de Neuilly, et qui n'y pensait plus, reçut à la caserne la visite d'un homme tout de noir habillé… Cet homme était un notaire qui lui apportait le contrat d'une rente de 800 francs par an, et qui lui donna les meilleurs conseils du monde en lui répétant à chaque instant :

— Surtout n'aliénez pas le capital !… Songez à votre vieillesse, etc.

Pérard remercia le notaire, lui offrit là moitié de son déjeuner que l'homme à là cravate blanche refusa, et resté seul, il entra dans son cabinet, expression de son choix pour exprimer qu'il se mit à réfléchir profondément.

Pérard était marié !

Oui… : et marié depuis longtemps, à preuve que sa femme avait une fille de huit ans et demi, seulement ce n'était point celle du bon Pérard, elle était née pendant un voyage de celui-ci. « Le bien vient en naviguant ! » Depuis la naissance de cette enfant, le soldat n'avait pas vu sa femme… Il avait de la sensibilité à sa manière… Il savait pardonner ; mais il ne savait pas souffrir la présence de ceux qui le trompaient. Il va sans dire que dans un duel à coups de couteau, duel affreux où il fut blessé six fois par l'amant de sa femme, il avait purgé son passé de cette tache vivante. Cependant il pensait quelquefois à cette femme qu'il avait véritablement aimée, autant qu'un homme qui déjeune avec un litre d'eau-de-vie peut aimer quelqu'un ou quelque chose. Lorsqu'il fut en possession d'une rente de 800 fr., il fit les calculs les plus compliqués pour savoir combien 800 fr. par an faisaient à peu près de collations frugales, et il arriva à ce résultat qu'avec 1 franc par jour, il devait être le plus heureux des soldats passés, présents et futurs. – Il s'octroya donc immédiatement 365 francs et constitua 435 francs de rente à celle qui l'avait trompé.

— J'ai tué le père de la petite, c'est pas sa faute à l'enfant, si sa mère a z'evu quelques torts à l'égard de ma figure.

Ce trait vous peint l'homme.

Ajoutons, pour être dans le vrai jusqu'au bout, qu'après avoir accepté les 435 francs de rente que lui constituait son mari, madame Perard lui répondit qu'il n'était qu'un va-nu-pieds, et que quand un homme comme lui avait 800 francs de rente et était au service militaire, il n'avait pas besoin de rien garder du tout… surtout quand il savait bien, le misérable (le misérable était souligné dans la lettre) ! qu'il avait tué le père de sa fille légitime !

Pérard fut un peu abasourdi de ce remercîment ; mais il se consola facilement la première année. La seconde, il eut quelques remords.

— Est-ce que tu veux donner tout à ta femme ? lui demanda un sapeur de ses amis.

— Au contraire, répondit Pérard, je lui ai donné trop… Je n'ai gardé que 365 francs par an.

— Eh bien !

— Eh bien, imbécile… on voit que tu n'as pas étudié comme moi la natoménie… que cette année est bissextile.

— Comment dis-tu ?

— Je dis bissextile… Donc qu'il me manque vingt sous. – Oh ! les femmes ! les femmes !

Cette erreur lui fut funeste, car le dernier jour arrivé il se trouva n'avoir en sa possession que la modique somme de douze sous… Il n'y avait pas moyen d'essayer la panade jaune avec douze sous… il fallait se contenter de la panade rouge ! Mais ce n'était pas tout… Un sergent major, – les sergents majors sont tous gais, – lui dit en goguenardant :

— Oh ! oh ! Pérard, ma vieille, te voilà à la soupe au perroquet… Bon, ça ! bon, ça !

— Sergent, que vous êtes une huître, répondit le soldat affamé.

Le sergent riposta, Pérard l'insulta de nouveau et finalement, il attrapa deux ans d'Afrique.

— Je suis sauvé pour deux ans… s'écria-t-il après le jugement.

— Comment cela ? lui demanda son ami le sapeur.

— Mais certainement ! Tu ne comprends donc rien ?… En Afrique, l'eau-de-vie coûte moitié moins qu'ici et elle est plus forte !

Pérard fit ses deux ans consciencieusement, et grâce à ses 365 francs de rente, il ne fut pas trop malheureux… Puis il fut appliqué aux bureaux arabes en qualité de planton, et c'est chez Pierre que nous le voyons pour la première fois. – Comme nous allons le retrouver tout à l'heure, nous avons placé ici son esquisse afin de faire comprendre de quoi sont capables ces vieux bandits de soldats, qui ne pèchent le plus souvent que par ignorance, ennui, faiblesse ou entraînement… Laissons donc Pérard manger sa panade jaune en paix et revenons à Pierre et à Fanfan qui dévorent un succulent saucisson arrosé du bordeaux bédouin, dont nous avons parlé.

CHAPITRE XX Causerie au bureau arabe. (Suite.)

— Comment et pourquoi t'es-tu engagé, mon cher Fanfan ?… – Tu étais si heureux chez les Baldy ! Tout officier que je sois maintenant, je t'avoue que je regrette le temps où nous tapions ensemble sur l'enclume, et ton joyeux : Tiens ferme ! m'a bourdonné bien souvent aux oreilles.

— Mon cher Pierre, je me suis fait troupier pour deux raisons… je ne te dirai pas la première…

— Et pourquoi avoir des secrets pour moi ? Ne suis-je plus ton ami…

— Si et c'est… mais non ! Tiens ferme ! Il est crânement bon ton vin de Bédouin !… Donc la seconde raison c'est que… c'est difficile à décrocher… Tu sais mon histoire de l'hôtel de Lyon ?

— Oui, mon pauvre ami… Et d'ici je t'ai plaint de tout mon cœur, j'aurais voulu être ; près de toi pour te consoler… Tu as fais ton devoir… mais tu as dû bien souffrir…

— Oui… Pierre… j'ai souffert… non pas de remords de ce que j'avais fait… je crois que j'ai bien agi… non pas non plus de regrets pour moi… pour l'homme que j'ai livré… mais… c'est presque honteux à dire… mais pour moi seul… par égoïsme… J'ai peut-être été vaniteux et ça j'en demande bien pardon à Dieu ; mais c'était plus fort que moi… je me demandais ce que j'avais fait de mal pour me trouver fourré dans d'aussi vilaines affaires… Mais j'aurais tout de même continué mon état si les choses en étaient restées là… Seulement, il s'est passé du nouveau et du nouveau terrible…

Ici Fanfan avala d'un trait un verre de vin, et Pierre remarqua que la main de son ami tremblait fortement quand il reposa son verre sur la table.

— Mon cher Fanfan… qu'est-il donc survenu encore… cet homme est à Cayenne ou au bagne... Tu ne dois plus avoir rien à craindre de lui.

— Non, Pierre… je n'ai plus rien à craindre de lui, car il n'est ni à Cayenne ni au bagne… Il est mort…

— Ah ! il s'est suicidé…

— Suicidé ! des gens comme ça… allons donc ! Tiens ferme ! il est mort… sur l'échafaud…

— Ah ! mon dieu ! Quoi, Moïse Klauss…

— Oui… Moïse Klauss… en compagnie d'un autre, un nommé Dumont.

— Dumont… attends donc, j'ai lu le procès… c'était celui à qui la victime de l'hôtel de Lyon avait repris les 100,000 francs volés à… à… je ne sais plus les noms.

— À un nommé Houlot… un homme celui-là… il s'est fait sauter le caisson… Mais après sa condamnation, l'homme… Moïse Klauss, enfin, est parvenu à s'évader… Comment ? le diable n'en saurait que dire… Et une fois ensauvé, il n'a pas tardé à rejoindre son ami, le Dumont-Baratte… et voici le petit plan que ces deux individus arrangèrent : Ils savaient que les 100,000 francs avaient été donnés par Suzanne à M. le vicomte de Chatenay, à charge par lui de remettre ladite somme à la veuve de M. Houlot… Comprends-tu ?

— Je comprends ce que tu dis… mais je ne vois pas…

— Tu ne vois pas comment partant de là, et sachant de plus que madame Moronval avait laissé une assez jolie petite fortune au mioche, ils résolurent de s'emparer du petit Charles et de faire chanter soit les Houlot, soit M. de Chatenay, suivant que l'un ou les autres seraient les dépositaires du magot.

— Quels misérables ! Ils ont donc tué l'enfant…

— Non… l'enfant se porte comme un charme… Tu le verras demain.

— Demain… et que vient-il faire ici ?

Ah ! ne me demande pas trop de choses à la fois, ça m'embrouille, et quand je suis embrouillé ; je le suis bien… Donc, pour en revenir à la chose… ils ont tant guigné le petit qu'un beau soir, à la sortie d'une grande soirée dans un quartier reculé de Paris, ils se sont précipités sur le pauvre garçon, l'ont bâillonné, et comme il faisait un de ces brouillards dont on pourrait faire des tartines, ils sont parvenus à s'éclipser sans qu'il ait été possible de les prendre sur le moment…

— Et après.

— Ah ! après… voilà où ça commence à se compliquer, et voilà où tu vas voir que la police n'est pas bête à Paris. Ils ont forcé le petit Charles à écrire au vicomte qu'il se trouvait dans les mains de brigands, et que si l'on ne donnait pas 120,000 francs pour le racheter, on le menaçait de la mort. À cette lettre, il y avait un… comment que tu appelles ça, un… un postillon ?

— Tu veux dire un post-scriptum.

— C'est ça, un postillomme de ce gueux de Dumont... où il écrivait que c'était une simple restitution qu'on demandait, et que si, dans deux jours, les 120,000 francs n'étaient pas crachés, les amis de Charles recevraient un doigt de sa main droite, et seraient taxés à 130,000 francs, au lieu de 120,000 francs, et que ça irait toujours comme ça de semaine en semaine jusqu'à ce que l'argent soit versé ou que le petit fût mort…

— Mais c'est épouvantable ! Comment, dans Paris… il se passe des choses pareilles… Si c'était en Abyssinie ou dans les Abruzzes… Mais en France…

— Les canailles sont les mêmes partout, à ce qu'il paraît… Je ne connais pas les Abruzzes, et encore bien moins la chose en ie que tu viens de nommer… Mais j'ai vu ce que je te raconte… je l'ai vu à Paris…

Mais comment ont-ils fait pour recevoir leur rançon ?… car je pense bien qu'on n'a pas hésité à leur remettre la somme demandée… Des gens habitués au crime et roués comme eux devaient bien se douter que, s'ils donnaient un rendez-vous, ou bien s'ils donnaient une adresse quelconque, ils seraient infailliblement pris.

— Oh ! ils étaient fins, et tu vas voir que leurs précautions étaient bien prises… Voici ce qu'ils avaient imaginé pour toucher leurs capitaux sans danger pour eux. Ils exigeaient que les 120,000 francs fussent en billets et non en or, et enveloppés dans un fort sac de toile cirée, de manière à former un paquet facile à prendre…

— Je ne comprends pas encore…

— Tiens ferme !… je n'ai pas fini… facile à prendre pour un chien…

— Comment à prendre pour un chien…

— Ah !… si tu me chicanes sur les mots… Ils voulaient dire qu'on arrangeât le paquet de façon à ce qu'un chien pût facilement le porter dans sa gueule.

— Bon ! j'ai compris.

— C'est heureux !… Tiens ferme !… Donc, disait encore ce gueux de Dumont, vous irez demain, à minuit, au carrefour de la Pyramide, dans la forêt de Fontainebleau. N'ayez pas peur… il n'y a que nous de voleurs par là dans ce moment… Entends-tu ces canailles-là ?… Vous trouverez un beau chien blanc attaché à la Pyramide. Vous lui tendrez le paquet qu'il prendra, et vous couperez la corde… Ne vous inquiétez pas du reste… Il est bien entendu que, si le chien ne nous revient pas ou s'il nous revient sans argent, le petit est fumé !

— C'était un chien dressé… mais on pouvait peut-être…

— Quoi faire ?… tuer le chien… ça n'aurait avancé à rien, qu'à hâter la mort du petit Charles. Courir la nuit à travers une forêt comme celle-là à la poursuite d'un chien habitué à la contrebande… car on avait reconnu cet animal pour un de ceux qu'emploient les contrebandiers… c'était de la folie… La police a trouvé un autre moyen…

— Lequel ?

— As-tu lu, toi qui es savant, ce conte qu'on nous répétait souvent à l'hospice, d'un petit bonhomme qui prend les bottes d'un mangeur d'enfants ?…

— Le Petit-Poucet... Parbleu ! cent fois.

— Eh bien ! tu te rappelles que quand il a semé des cailloux sur sa route, il a fini par retrouver sa maison, d'où ses parents voulaient le ficher à la porte ?

— Mais quel rapport avec le chien ?

— Voilà… voilà… Les agents de police se sont dit une chose… ou les coquins sont en forêt ou ils n'y sont pas… On ne peut entrer prendre une chasse, puisqu'il n'y a que deux jours de délai, et qu'il faudrait au moins deux mois même pour battre sérieusement ce pays de rochers et d'arbres séculaires qui, en dépit des chemins inventés par Dennecourt, conserve encore des fourrés impénétrables et des cachettes insondables… des cavernes pleines de sable où l'on enfonce comme dans du beurre, et dont on ne revient jamais quand on ne sait pas la manière d'en sortir. D'un autre côté, chercher dans tous les petits villages qui ont poussé dans la forêt, comme des champignons au pied des chênes, ça demanderait encore plus de temps. Ils ont pris un bon moyen avec leur chien. Il ne s'agit que de nous en servir à notre profit.

— Et comment s'y sont-ils pris ?

— Ce qu'ils ont fait est peut-être un peu cruel… mais enfin c'était pour le bien de la chose… Ils ont donné à M. de Chatenay un conseil qu'il a suivi à la lettre : à savoir, de porter l'argent au lieu indiqué et dans la forme voulue. Seulement il lui était recommandé, après avoir tendu le paquet au chien, de couper la queue de l'animal avant de couper la corde…

— Pas possible… Et M. de Chatenay ?

— M. de Chatenay a fait ce que la police lui indiquait. Le chien est parti en hurlant… il a d'abord posé son paquet par terre… puis l'a ressaisi avec fureur et a disparu, laissant derrière lui une longue traînée de sang… C'est tout ce qu'on voulait. Les agents de police, munis d'une lanterne sourde, ont suivi la trace du chien ; huit gendarmes les accompagnaient en silence, et le sang les a conduits jusqu'à Franchard où nos deux brigands étaient en train de se partager le butin, dans une masure abandonnée qu'ils avaient choisie pour retraite. La mince chandelle qui les éclairait ne leur avait pas permis de voir l'accident arrivé à leur compère le chien. Le petit Charles, presque mourant de faim, était couché sur des feuilles et bâillonné, quand les gendarmes envahirent la cabane. Le premier soin du vicomte fut de le détacher et de l'emmener dehors. Il paraît que le pauvre petit diable s'est évanoui, autant d'émotion que de besoin, en reconnaissant son protecteur. Quant aux autres, ils essayèrent vainement de se défendre. Les gendarmes sont des gars qui ne plaisantent pas. Bien que Dumont et… et… l'autre, enfin ! fussent armés jusqu'aux dents, ils ne reculèrent pas d'une semelle… dans la lutte. Dumont fut blessé au bras, et l'autre tua un des agents d'un coup de révolver... Tu penses que leur procès ne fut pas long à instruire… Tous les deux étaient connus comme des criminels endurcis… Ils furent condamnés à mort… et exécutés… Quant à moi… cette fin épouvantable de l'homme qui prétendait être mon père m'a rendu bien malade… J'ai pensé devenir fou ! et les médecins m'ont dit qu'il n'y avait qu'un moyen de me guérir, c'était de voyager… Voyager ! c'est facile à dire… Je ne suis pas riche… j'ai bien un petit magot… mais c'est pour plus tard… j'ai mon idée à son endroit… Alors, ma foi ! je me suis dit : Faisons-nous soldat… je voyagerai aux frais du gouvernement… Je n'ai pas perdu mon état pour ça… de forgeron, je me suis fait maréchal-ferrant, en attendant que je sois maréchal de France… Je gagnerai de l'argent, et dans sept ans…

— Eh bien dans sept ans…

— Dans sept ans j'irai revoir les amis… et alors… mais ça c'est une idée… qui n'est pas mûre… là, j'ai bien bavardé de moi, causons de toi, Pierre, et pourquoi ne me demandes-tu rien ?

— Que veux-tu que je te demande ?… J'ai reçu des nouvelles de ma famille… je n'ai donc rien à apprendre de ce côté-là…

Allons ! voyons, sois franc... Tu m'as écouté d'un air distrait tout le temps… Tiens ferme ! Ta pensée est loin d'ici…

— Eh bien, et je l'avoue ; aussi bien, vois-tu Fanfan je n'y tiens plus... Dis-moi tout, Antoinette ne m'aime plus !

— Grosse bête… tu vas pleurer… un officier…, toi à qui j'ai fait écrire tout ce temps qu'on t'adore…

— Mais elle… elle ne m'a pas écrit depuis…

— Depuis qu'elle l'a promis à la mère Baldy… c'est une honnête jeune fille, que mademoiselle Antoinette. Elle ne t'a pas écrit… parce qu'elle l'avait promis et qu'une promesse… c'est sacré ! Mais on a beau être honnête, il y a toujours moyen de moyenner, comme dit cet autre… et elle a moyenné…

— Elle m'a écrit…

— Mieux que ça…

— Oh ! parle, Fanfan… parle… tu me fais mourir.

— Eh bien, la veille de mon départ, elle m'a dit : Monsieur Fanfan, puisque vous partez pour l'Afrique, venez dans ma chambre… j'ai à vous parler. Je l'ai suivie, et là, elle m'a montré un cahier de papier roulé avec un cordon rose autour et qui était sur sa table… « On m'à défendu de lui écrire, mais tous les soirs, je mets sur ce cahier toutes mes pensées du jour… ce n'est pas à lui que je parle, c'est à mon cœur… vous lui direz que vous avez vu ce petit cahier, qu'il m'est défendu de lui donner… » Et en me disant cela, Pierre, elle avait les larmes aux veux. Puis elle est sortie une minute en me disant : « Attendez-moi… j'ai brodé deux petites bourses pour vous… je vais vous les chercher… – comment deux bourses, me suis-je écrié ? – Oui, a-t-elle ajouté en devenant rouge comme une cerise. Si vous en perdez une par hasard… vous comprenez… » et elle est sortie de la chambre pour aller chercher les bourses… J'ai attendu cinq minutes… rien… Enfin, j'ai entendu sa petite voix qui me disait… « Descendez, monsieur Fanfan, – je ne peux pas les trouver… fermez ma porte de peur qu'on ne vole mes trésors ! » Moi, qui suis bête à manger du foin, j'ai compris tout de même la pologne… j'ai mis le petit cahier aux rubans roses dans ma poche… Tiens ferme ! Voilà ta bourse et ton cahier… Le ruban en est un peu défraîchi...

— Oh ! mon ami… mon cher ami.

Et Pierre ouvrit le cahier en tremblant…

À chaque page était répété le nom de Pierre… Il couvrit de baisers le précieux manuscrit et sautant au cou de Fanfan, il se mit à fondre en larmes… Fanfan pleurait aussi et tout à coup, tous les deux pris d'un accès de joie nerveuse se mirent à danser autour de la table, en se tenant la main et en hurlant les refrains d'une de leurs anciennes chansons d'atelier…

Pérard, qui avait achevé sa panade jaune, les regardait tous deux, profondément ébahi.

— Que serait-ce moi qui se trouverait z'en proie à l'allucide la nation… ou que mon lieutenant et ce maréchal auraient z'été mordu d'une taventure…

— Une autre de Bordeaux, – Bédouin, dit Pierre en se laissant tomber sur une chaise…

— As-tu entendu… Tiens ferme ! s'écria Fanfan en faisant un geste avec sa jambe.

— Non… pas de jambes, maréchal… que je préfère y aller à pied qu'en ballon…

La troisième bouteille alla rejoindre ses sœurs et tandis que Fanfan étalé sur une natte ronflait comme un sabot, tandis que Pérard fumait rêveusement sa pipe, – Pierre parcourait lentement les feuilles du cahier que lui avait apporté Fanfan.

Dire avec quelle délicieuse et pure volupté il parcourut ces confidences naïves d'une âme toute à lui serait impossible. C'était comme un miroir où toutes les actions d'Antoinette se réfléchissaient… quelques phrases détachées au hasard donneront une idée de tout ce recueil…

Ainsi Pierre lisait.

« On ne veut pas que je lui écrive… je l'ai promis ; s'il m'aime toujours, il attendra… monsieur… mais non, je ne veux pas qu'il se trouve dans mon journal un seul nom d'homme excepté celui de Pierre… monsieur Trois étoiles donc, comme dit ce joli journal qu'on appelle la Gazette Rose, et que m'apporte toujours madame du Triquet parlait, l'autre soir, d'une grande science qui s'appelle le magnétisme… Je voudrais bien croire à tout ce qu'il disait !… je n'ai sur moi, ni soie, ni cire… et j'envoie ma pensée tout entière, oh ! oui, tout entière… avec force, avec volonté, sans être distraite en rien, – pas même par le bruit que doit faire ma plume, à celui que j'aime et qui m'aime, je l'espère… Va, petite pensée, vole ; je suis, en dedans de moi, toute ta route ; traverse la mer… Va dire à mon ami ce qu'il y a dans mon âme, et que sa pensée à lui vienne à son tour faire battre mon cœur !… Oui… c'est vrai ! monsieur *** avait raison… j'entends comme une voix intérieure qui me parle… écoutons : que dit le silence à mon cœur ?… « Je t'aime ! » je l'ai entendue la voix de mon ami, et je vais dormir rassurée et confiante ! »

Et Pierre mettait un baiser en guise de signet à la page amoureuse.

Et celle-ci encore :

« Plaignons mademoiselle Houlot si elle aime véritablement l'ami ***, – et peut-on aimer d'une autre façon que véritablement ? Si elle l'aime, combien elle doit souffrir… La fausse délicatesse de sa mère peut faire son malheur… Quoi, parce qu'il est riche et qu'elle est pauvre ! Ô vilain argent ! Pierre, j'en suis sûre, m'aimerait tout autant si j'étais aussi pauvre que sa sœur la Bise… Chère Bise ! Elle lui ressemble… oui… je l'ai bien regardée hier… ce sont ses yeux… beaux et francs ! Je l'ai embrassée de bien bon cœur et elle m'a si gentiment souri quand elle m'a dit : « Antoinette, est-ce pour moi ce baiser-là que je me suis senti rougir jusqu'aux oreilles… C'est vrai, pourtant, ça n'était pas tout pour elle… Pauvre Mathilde, si on savait où elle est, elle ! Cent mille francs… cent mille francs ! si elle savait cela… Et l'autre qui est morte ! Elle fut coupable, dit-on… et malheureuse ! C'est qu'elle n'avait jamais véritablement aimé… « oh merci, mon Dieu ! Depuis que j'aime je suis bonne et heureuse… L'argent n'est rien… l'amour vrai est tout… J'ai acheté un beau livre sur l'Algérie… L'ami de Pierre, le nôtre à tous, va partir en Afrique. – Il « est heureux, lui… il va le voir !… Ah ! quel bel état que celui de vivandière ! »

La dernière page finissait ainsi :

« – Encore un mois ! encore un mois ! « Mon Dieu ! ne laissez pas les affreux Bédouins tuer mon mari d'ici là ! »

Le chef du bureau arabe, à cette dernière phrase, frappa sur un timbre, espèce de gong chinois en usage dans le pays, deux ou trois coups tels que pour la première fois de sa vie, Pérard laissa tomber sa pipe et que Fanfan réveillé en sursaut s'écria :

— Tiens ferme ! ce fer-là ne va pas du tout !

— Quel jour sommes-nous… planton l'almanach… tout de suite ou au vin sec !

— Voilà, mon lieutenant.

— Ah ! encore quinze jours… plus que quinze jours… Oui elle a raison… mon Dieu ! laissez-moi vivre jusque-là !

FIN