Les mariages du père Olifus : édition ELTeC Dumas, Alexandre (-) 61684

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, 167 , . Image de couverture : Portrait d'Alexandre Dumas à l'âge de 26 ans. Lithographie d'après un dessin au crayon de Deveria. Collection Société des Amis d'Alexandre Dumas. , , . 1849 , , .

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I Le preneur de corbeaux

Un matin du mois de mars 1848, en passant de ma chambre à coucher dans mon cabinet de travail, je trouvai comme d'habitude, sur mon bureau, une pile de journaux, et sur cette pile de journaux, une pile de lettres.

Parmi ces lettres, il y en avait une dont le large cachet rouge attira tout d'abord mes regards. Elle ne portait le timbre d'aucune poste, et était adressée tout simplement : « À monsieur Alexandre Dumas, à Paris » ; ce qui indiquait qu'elle avait été remise par une personne tierce.

L'écriture avait un caractère étranger, flottant, entre l'écriture anglaise et l'écriture allemande : celui qui l'avait tracée devait avoir l'habitude du commandement, une certaine fermeté de résolution dans l'esprit, le tout mitigé par des élans de coeur et des caprices de pensées qui parfois faisaient de lui un tout autre homme que l'homme apparent.

J'aime assez, quand je reçois une lettre d'une écriture inconnue, et que cette lettre me paraît venir de quelque personne considérable, j'aime assez à me faire d'avance et d'après les lignes insignifiantes tracées par cette personne sur la suscription, une idée de son rang, de ses habitudes, de son caractère.

Mes réflexions faites, j'ouvris la lettre et je lus ce qui suit :

J'avoue que cette lettre, datée du 22 février 1848, c'est-à-dire du jour où éclatait la révolution parisienne, reçue le lendemain ou le surlendemain d'un jour où on avait voulu me tuer sous prétexte que j'étais un ami des princes , me fit un sensible plaisir.

En effet, pour le poète, l'étranger c'est la postérité, l'étranger placé en dehors de nos petites haines littéraires, de nos petites jalousies artistiques ! L'étranger, comme l'avenir, juge l'homme sur ses oeuvres, et la couronne qui passe la frontière est tressée des mêmes fleurs que celles que l'on jette sur une tombe.

Cependant la curiosité l'emporta sur la reconnaissance. Je commençai par ouvrir le carton qui était déposé dans un coin de mon bureau, et j'y trouvai en effet quatre charmants dessins : l'un représentant l'arrivée de d'Artagnan et de son cheval jaune à Meung ; l'autre, le bal où Milady coupe les ferrets de diamant au pourpoint de Buckingham ; le troisième, le bastion de Saint Gervais ; le quatrième, la mort de Milady.

Puis j'écrivis au prince pour le remercier.

Au reste, je connaissais depuis longtemps le prince pour un artiste. Je le savais compositeur distingué, et deux autres princes qui ne se trompaient guère en hommes et en arts m'en avaient parlé souvent, le duc d'Orléans et le prince Jérôme Napoléon.

On sait que le duc d'Orléans gravait d'une façon charmante. J'ai des épreuves sortant de ses mains et qui sont des modèles d'eau-forte et d'aqua-tinta.

Quant au prince Napoléon, j'ai de lui, chose qu'il a probablement oubliée, des vers républicains qui lui avaient valu un rude pensum au collège de Stuttgart, et qui m'ont été donnés à Florence en 1839 ou 1840 par la belle princesse Mathilde.

J'avais surtout entendu parler de la princesse d'Orange comme d'une de ces femmes supérieures qui lorsqu'elles ne s'appellent pas Élisabeth ou Christine, s'appellent madame de Sévigné ou madame de Staël.

Il en résulte que lorsque le prince d'Orange fut appelé à succéder à son père sur le trône de Hollande, il me vint naturellement à l'esprit cette idée de faire le voyage d'Amsterdam pour assister au couronnement du nouveau roi, et de présenter tous mes remerciements à l'ex-prince d'Orange.

Je partis donc le 9 mai 1849.

Le 10, les journaux annoncèrent que je me rendais à Amsterdam pour faire une relation des fêtes du couronnement.

On avait annoncé la même chose, quand, le 3 octobre 1846, je partis pour Madrid.

J'en demande pardon aux journaux qui veulent bien s'occuper de moi ; mais quand je vais aux noces des princes, j'y vais comme convive et non comme historien.

Ceci pesé, je reviens à mon départ.

Outre le plaisir de la locomotion, outre ce besoin de respirer de temps en temps un autre air que celui qu'on respire habituellement, une excellente surprise m'était réservée.

Comme j'allais passer du salon d'attente sous la gare, je sentis qu'on me tirait par le pan de ma redingote.

– Où allez-vous donc comme cela ? me demanda celui qui venait d'attirer mon attention à l'aide de ce geste.

Je jetai un cri de surprise.

– Et vous ?

– En Hollande.

– Mais moi aussi.

– Voir le couronnement ?

– Oui.

– Mais moi aussi. Êtes-vous invité directement, vous ?

– Non ; mais je sais le roi un prince artiste, et comme, depuis la mort du duc d'Orléans, il n'y a plus beaucoup de princes artistes, je veux aller voir couronner celui-là.

Mon compagnon de voyage, c'était Biard.

Vous connaissez Biard de nom, si vous ne le connaissez pas personnellement. Biard, vous le savez, c'est le spirituel pinceau qui a fait la Revue de la garde nationale dans un village, le Baptême du bonhomme Tropique, les Honneurs partagés . C'est le pinceau poétique qui vous a montré, au pied de cette montagne de glace qui craque et qui se fend, ces deux Lapons qui passent chacun dans une pirogue, et qui s'embrassent en passant ; c'est l'auteur enfin de tous ces ravissants portraits de femmes pleins de coquetterie et de lumières, que vous avez pu voir à la dernière exposition, et encore à celle-là ; mais c'est surtout, et plus que tout cela, car j'ai la mauvaise habitude de mettre l'homme avant l'artiste, c'est l'esprit charmant, l'infatigable conteur, le voyageur du midi et du nord, l'ami bienveillant, le confrère sans jalousie, qui s'oublie quand il parle des autres ; c'est enfin un compagnon de voyage comme j'en souhaite un à mon lecteur pour faire le tour du monde, et comme j'étais enchanté d'en avoir trouvé un pour aller en Hollande.

Il y avait un ou deux ans que nous ne nous étions vus. Étrange vie que la nôtre ; on s'aime quand on se rencontre, on est heureux de se voir, on passe des heures, des jours, une semaine toute joyeuse de cet accouplement que le hasard a fait ; on revient dans le même wagon, on se fait reconduire par le même fiacre ; on se serre la main en se disant le plus sérieusement du monde : « Ah çà ! mais, c'est stupide de ne pas se voir ; voyons-nous donc un peu » ; et l'on ne se revoit pas.

Car chacun rentre dans sa vie, se rejette dans son oeuvre, bâtit son édifice de fourmi ou de géant, auquel la postérité seule assignera sa véritable hauteur, le temps sa véritable durée.

Ce fut une bonne nuit que cette nuit passée sur la route de Bruxelles, entre Biard et mon fils. Il y avait cinq ou six autres personnes avec nous, dans la même diligence ; ont-elles compris quelque chose à ce que nous avons dit ? j'en doute ; au bout de cinquante lieues de route et de cinq ou six heures de voyage, étions-nous pour elles des gens d'esprit ou des imbéciles ? je n'en sais rien ; notre esprit à nous autres est si étrange ! il saute si rapidement des hauteurs de la philosophie dans les bas-fonds du calembour ! il a un cachet si particulier, si individuel, si excentrique ! il appartient tellement à une caste, qu'il faut en quelque sorte une longue initiation à cet esprit-là pour le comprendre !

Mais, comme on se lasse de tout, même de rire, vers deux heures du matin la conversation tarit ; vers trois heures, nous nous endormions ; vers cinq heures, on nous réveilla pour visiter nos malles ; enfin, vers huit heures, nous arrivâmes à Bruxelles.

À Bruxelles, tout était parfaitement tranquille, et si on n'y avait pas entendu dire en français tant de mal de la France, on aurait pu y oublier que la France existât.

Nous étions rentrés en pleine monarchie.

Singulier pays que la Belgique, pays qui garde son roi parce que son roi est toujours prêt à s'en aller.

Il est vrai que c'est un homme d'infiniment d'esprit que le roi Léopold Ier.

À chaque révolution qui se fait en France ou à chaque émeute qui gronde à Bruxelles, il accourt sur son balcon, met le chapeau à la main, et fait signe qu'il veut parler.

On écoute.

– Mes enfants, dit-il, vous savez qu'on m'a fait roi malgré moi. Je n'avais pas envie de l'être avant de l'avoir été, et, depuis que je le suis, j'ai le désir de ne l'être plus ; si donc vous êtes comme moi, et si vous avez assez de la royauté, donnez-moi une heure, je ne vous en demande pas davantage ; dans une heure, je serai hors du royaume : je n'ai encouragé les chemins de fer que pour cela. Seulement, soyez sages, ne cassez rien ; vous voyez que ce serait inutile.

Ce à quoi le peuple répond :

– Nous ne voulons pas que vous vous en alliez. Nous éprouvons le besoin de faire un peu de bruit, voilà tout ; nous l'avons fait, nous sommes contents. Vive le roi !

Après quoi, le roi et le peuple se quittent plus satisfaits l'un de l'autre que jamais.

Tout le long de la route, Biard m'avait dit : « Soyez tranquille, en arrivant à Bruxelles, je vous mènerai voir quelque chose que vous n'avez pas vu. »

Et, dans mon orgueil, à chaque fois qu'il me faisait cette promesse, je haussais les épaules.

J'ai été dix fois peut-être à Bruxelles. Dans ces dix voyages j'avais vu le Parc, le Jardin Botanique, le palais du prince d'Orange, l'église de Sainte-Gudule, le boulevard de Waterloo, les magasins de Méline et Cans, le palais du prince de Ligne. Que pouvait-il donc me rester à voir ?

Aussi, à peine arrivé :

– Allons voir ce que je n'ai pas encore vu, dis-je à Biard.

– Venez, me dit-il laconiquement.

Et nous partîmes, Biard, Alexandre et moi.

Notre guide nous conduisit droit à une assez belle maison, située aux environs de la cathédrale, s'arrêta à une porte cochère, et sonna sans hésitation.

Un domestique vint ouvrir.

Son aspect me frappa tout d'abord. Il avait le bout des doigts ensanglanté, son gilet et son pantalon étaient littéralement couverts de plumes ou plutôt de duvet appartenant à la dépouille de toutes sortes d'oiseaux.

De plus, il avait un singulier mouvement de tête, mouvement semi-circulaire et semblable à celui du torcol.

– Mon ami, dit Biard, voulez-vous avoir la bonté de prévenir votre maître que des étrangers qui passent à Bruxelles désirent visiter sa collection ?

– Monsieur, répondit le domestique, mon maître n'y est pas, mais, en son absence, je suis chargé de faire les honneurs de ses cabinets.

– Ah diable ! fit Biard. Puis, se retournant de mon côté : Ce sera moins curieux, dit-il, mais n'importe, allons toujours.

Le domestique attendait ; nous lui fîmes un signe de tête et il marcha devant nous.

– Regardez-le marcher, me dit Biard, c'est déjà une curiosité.

En effet, le brave homme qui nous conduisait n'avait pas l'allure d'un homme, mais d'un oiseau, et l'oiseau auquel il paraissait avoir le plus particulièrement emprunté son allure, c'était la pie.

Nous traversâmes d'abord une cour carrée peuplée d'un chat et de deux ou trois cigognes. Le chat paraissait défiant, les cigognes, au contraire, immobiles sur leurs longues pattes rouges, semblaient pleines de confiance.

Pendant tout le temps qu'il traversa la cour, je ne remarquai rien d'extraordinaire dans la marche de notre guide, si ce n'est ce tournoiement de tête que j'ai indiqué, et une allure grave que lui donnait sa façon de mettre une jambe devant l'autre.

En effet, comme je l'ai dit, il marchait à la manière des pies, quand les pies marchent gravement.

Nous arrivâmes au jardin.

Le jardin est une espèce de petit jardin des plantes carré comme la cour, mais plus grand, avec une multitude de fleurs étiquetées et divisées en une quantité de plates-bandes séparées par des allées, de manière à ce qu'on puisse faire facilement la toilette de ces plates-bandes.

À peine dans le jardin, l'allure de notre guide changea.

De la marche grave il passa au sautillement.

À trois ou quatre pas de distance, il apercevait un insecte, une chenille, un coléoptère ; aussitôt, avec un mouvement de reins que rien ne peut rendre, il faisait à pieds joints deux ou trois petits sauts en avant, puis un saut de côté, retombait sur un pied, se penchait du même coup, pinçait l'animal, sans jamais le manquer, entre le pouce et l'index, le jetait dans l'allée et retombait dessus avec le pied qu'il tenait en l'air, de toute la pesanteur de son corps.

De cette façon, il n'y avait pas une seconde perdue entre la découverte, l'arrestation et le supplice de l'animal.

L'exécution terminée, il se retrouvait, par un petit saut de côté, dans la même allée que nous.

Puis, à la première vue d'un animal quelconque, il recommençait la même opération ; mais cela, je le répète, si rapidement que nous pouvions, sans nous arrêter, continuer notre route vers un pavillon qui paraissait le numéro premier de l'exposition.

La porte était toute grande ouverte.

Le pavillon, de forme carrée, était plein de casiers.

À la première vue, il me sembla que ces casiers étaient pleins de graines. Je me crus chez quelque savant horticulteur, et je m'attendais à voir d'intéressantes variétés de pois, de haricots, de lentilles et de vesces ; mais, en m'approchant et en regardant avec attention, je m'aperçus que ce que je prenais pour des légumes secs, c'étaient tout simplement des yeux d'oiseaux : yeux d'aigles, yeux de vautours, yeux de perroquets, yeux de faucons, yeux de corbeaux, yeux de pies, yeux de sansonnets, yeux de merles, yeux de pinsons, yeux de moineaux, yeux de mésanges, yeux de toute espèce enfin.

On eût dit du plomb de toutes les dimensions, depuis les balles de douze à la livre, jusqu'à la plus fine cendrée.

Grâce à une préparation chimique, inventée sans doute par le propriétaire de l'établissement, tous ces yeux avaient conservé leur couleur, leur solidité, et je dirai presque leur expression.

Seulement, tirés de leurs orbites et privés de leurs paupières, ces yeux avaient pris une expression féroce et menaçante.

Au-dessus de chaque casier, une étiquette indiquait à quel volatile ces yeux appartenaient.

Oh ! Coppélius ! docteur Coppélius ! fantastique enfant d'Hoffmann, vous qui demandiez toujours des youx , de beaux youx , si vous étiez venu à Bruxelles, comme vous eussiez trouvé là ce que vous cherchiez avec tant de persévérance pour votre fille Olympia.

– Messieurs, nous dit notre guide lorsqu'il crut que nous avions suffisamment examiné cette première collection, voulez-vous passer dans la galerie des corbeaux ?

Nous nous inclinâmes en signe d'assentiment, et nous suivîmes notre guide, qui nous introduisit dans la galerie des corbeaux.

Jamais galerie n'a mieux justifié son titre. Imaginez-vous un long corridor, large de dix pieds, haut de douze, éclairé par des fenêtres donnant sur un jardin, et entièrement tapissé de corbeaux cloués sur le dos avec les ailes étendues, les pattes et le cou tirés.

Ces corbeaux formaient le long de la muraille les rosaces les plus fantastiques, les dessins les plus extravagants.

Les uns tombant en poussière, les autres à tous les degrés de putréfaction ; les autres frais, les autres enfin s'agitant et criant.

Il pouvait y en avoir huit ou dix mille.

Je me retournai vers Biard, plein de reconnaissance pour lui : en effet, je n'avais jamais rien vu de pareil.

– Et, demandai-je au domestique, c'est votre maître qui se donne la peine de tracer sur la muraille toutes ces figures cabalistiques ?

– Oh ! oui, monsieur, personne ne touche que lui à ses corbeaux. Ah bien ! il serait content si l'on y mettait la main.

– Mais il a donc par toute la Belgique des fournisseurs de corbeaux.

– Non, monsieur, il les prend lui-même.

– Comment ! il les prend lui-même ? et où cela ?

– Là, sur le toit.

Et il me montra un toit, sur lequel je voyais en effet une espèce de mécanique dont je ne pouvais distinguer les ingénieux détails.

Je suis grand chasseur aux oiseaux, quoique je ne pousse pas l'amour de l'ornithologie jusqu'à la rage comme le faisait notre digne Bruxellois. J'ai fort pratiqué, dans ma jeunesse, la pipée et la marette ; ce détail commençait donc à m'intéresser.

– Mais, dis-je au domestique, voyons : dites-moi un peu comment s'y prend votre maître. Le corbeau est un des oiseaux les plus fins, les plus subtils, les plus rusés, les plus défiants qui existent au monde.

– Oui, monsieur, contre les vieux moyens, contre le fusil, contre la noix vomique, contre le cornet englué ; mais pas à l'endroit de la basse.

– Comment ! pas à l'endroit de la basse ?

– Sans doute, monsieur ; le corbeau peut se défier d'un homme qui tient un fusil, et même d'un homme qui ne tient rien ; mais comment voulez-vous qu'il se défie d'un homme qui joue de la basse.

– Ainsi, votre maître, comme Orphée, attire les corbeaux en jouant de la basse ?

– Je ne dis pas cela précisément.

– Que dites-vous donc ?

– Tenez, je vais vous expliquer la chose ; mon maître a un traître.

– Un traître !

– Oui, un corbeau apprivoisé. Tenez, ce vieux gueux qui se promène là dans le jardin.

Et il nous montra un corbeau qui sautillait dans les allées. C'était un corbeau à mantelet, presque blanc de vieillesse.

– Il se lève à quatre heures du matin.

– Le corbeau ?

– Non, mon maître. Ah, oui ! le corbeau ; est-ce qu'il dort, lui : le jour comme la nuit il a les yeux toujours ouverts. Il rumine le mal. Moi, je crois que ce n'est pas un vrai corbeau, mais un démon. Mon maître se lève donc à quatre heures du matin, avant le jour ; il descend en robe de chambre ; il met son vieux gueux de corbeau au milieu du filet que vous voyez là-haut sur le toit, à l'autre bout du jardin ; il attache à son pied la ficelle, qui correspond au filet ; il prend sa basse, il se met à jouer : Une fièvre brûlante ; son corbeau crie ; les corbeaux de Sainte-Gudule entendent cela, ils descendent, ils voient un camarade qui mange du fromage blanc, un monsieur qui joue de la basse. Ils ne se doutent de rien vous comprenez, ces animaux. Ils descendent auprès du traître, plus il en descend plus mon maître fait avec son archet ron-ron-ron. Puis tout à coup, zing ! il tire le pied, crac ! le filet se ferme, et les imbéciles sont pris. Voilà.

– Et votre maître alors les cloue ?

– Oh ! mon maître, alors, voyez-vous, ce n'est plus un homme, c'est un tigre. Il lâche sa basse, il détache sa ficelle, court au mur, grimpe à l'échelle, prend les corbeaux, saute à terre, met des clous plein sa bouche, empoigne un marteau et pan ! pan ! voilà un corbeau crucifié ; il a beau faire coua ! coua ! Ah bien ! oui, ça l'excite, mon maître. D'ailleurs, vous voyez bien.

– Et il y a longtemps que cette maladie-là a pris votre maître ?

– Oh ! monsieur, voilà dix ans ! c'est sa vie, cet homme. S'il était trois jours sans prendre de corbeaux, il en tomberait malade ; s'il était huit jours, il en mourrait. Maintenant, voulez-vous voir la galerie des mésanges ?

– Volontiers.

Cette tenture de cadavres emplumés, cet air tout imprégné de miasmes d'une fétidité sèche, ces mouvements convulsifs et les cris des corbeaux agonisants, tout cela me soulevait le coeur.

Nous traversâmes le jardin à nouveau, et c'est alors, en regardant le corbeau à mantelet d'un oeil et notre domestique de l'autre, que je m'aperçus de la similitude de leurs mouvements dans la recherche et la punition des insectes. Il était évident que le corbeau avait copié le domestique ou le domestique imité le corbeau.

Quant à moi, comme de notoriété publique le corbeau avait cent vingt ans, et que le domestique n'en avait que quarante, je soupçonne le domestique d'être le plagiaire.

Nous arrivâmes à la galerie des mésanges : c'était un petit pavillon placé à l'autre angle du jardin, tout tapissé d'ailes et de têtes de moineaux francs, brodé d'ailes, de têtes et de queues de mésanges.

Figurez-vous une grande tenture grise avec des dessins jaunes et bleus.

Ces dessins représentaient des roues, des rosaces, des étoiles, des arabesques, enfin toutes les fantaisies que peut dessiner, avec des corps, des pattes et des becs d'oiseaux, une imagination malade.

Dans les intervalles des dessins, il y avait des têtes de chats appliquées à la muraille, la gueule ouverte, la face ridée, les yeux étincelants ; ces têtes de chats surmontaient des pattes de chats croisées comme ces os dont le funèbre ornement accompagne d'ordinaire les têtes de mort.

Ces têtes étaient surmontées elles-mêmes de légendes conçues en ces termes :

Misouf , condamné à la peine de mort, le 10 janvier 1846, pour avoir endommagé deux chardonnerets et une mésange.

Le Docteur , condamné à la peine de mort, le 7 juillet 1847, pour avoir dérobé une saucisse sur le gril.

Blucher , condamné à la peine de mort, le 10 juin 1848 pour avoir bu à même d'une jatte de lait réservée pour mon déjeuner.

– Ah ! ah ! fis-je, il paraît que votre maître, comme nos anciens seigneurs féodaux, s'est arrogé le droit de justice basse et haute.

– Oui, monsieur, comme vous voyez ; et il en use sans appel. Il dit que si chacun faisait comme lui et détruisait les pillards, les voleurs et les assassins, il ne resterait bientôt plus sur la terre que les animaux doux et bienfaisants, et qu'alors les hommes, n'ayant que de bons exemples, en deviendraient meilleurs.

Je m'inclinai devant cet axiome : je respecte les collectionneurs sans les comprendre. J'ai visité à Gand un amateur qui faisait collection de boutons ; eh bien ! la chose paraissait ridicule au premier abord et finissait par devenir intéressante ; il avait divisé ses boutons par séries depuis le IXe siècle jusqu'à nous. La collection commençait à un bouton de la robe de Charlemagne et finissait par un bouton de l'uniforme de Napoléon ; il y avait des boutons de tous les régiments qui avaient existé en France, depuis les francs-archers de Charles VII, jusqu'aux tirailleurs de Vincennes ; il en avait en bois, en plomb, en cuivre, en zinc, en argent, en or, en rubis, en émeraudes et en diamants ; la collection, valeur matérielle, était estimée 100 000 francs ; elle lui avait coûté 300 000 francs peut-être.

J'ai connu à Londres un Anglais qui faisait collection des cordes de pendus. Il avait voyagé dans une portion du globe et dans l'autre ; il avait des correspondants ; par lui et par ses correspondants, il s'était mis en relation avec les bourreaux des quatre parties du monde. Aussitôt un homme pendu en Europe, en Asie, en Afrique ou en Amérique, l'exécuteur coupait un bout de la corde, et envoyait cela avec un brevet d'authenticité à notre collectionneur, lequel en échange lui retournait le prix de son envoi ; il y avait une de ces cordes qui lui avait coûté cent livres sterling ; il est vrai qu'elle avait eu l'honneur d'étrangler Sélim III, étranglement auquel, comme chacun le sait, la politique anglaise n'avait pas été totalement étrangère.

Je venais de copier l'épitaphe de maître Blucher, le buveur de lait, lorsque la demie après neuf heures sonna à Sainte-Gudule ; nous n'avions plus qu'une demi-heure pour gagner le chemin de fer d'Anvers ; je joignis mon offrande à celle qu'avait déjà donnée Biard en entrant, et nous sortîmes tout courant de cette nécropolis.

Notre guide, plein de reconnaissance, nous accompagna en sautillant jusqu'à la porte, et nous suivit des yeux, tout en se tordant le cou, jusqu'à l'angle de la rue.

Nous arrivâmes au débarcadère comme la machine jetait son cri de départ.

II Gaufres et cornichons

Nous arrivâmes à Anvers à onze heures. Pour ne pas manquer le bateau, qui partait à midi, nous allâmes déjeuner sur le quai en face du bateau même. À midi, nous étions installés à bord. À midi cinq minutes, nous partions, accompagnés d'une jolie petite pluie fine que je crois particulière à Anvers, attendu que je l'y ai constamment retrouvée à chacun des voyages que j'ai faits dans cette ville.

Biard n'était pas sans inquiétude sur la façon dont nous nous logerions à Rotterdam, à la Haye et à Amsterdam, une cérémonie comme celle à laquelle nous allions assister devant amener un grand concours de voyageurs.

Mais je suis homme de précaution. D'ailleurs, quelle est la ville où je ne connaisse pas quelqu'un ?

En 1840 je descendais le Rhône. Embarqué à Lyon à quatre heures du matin, je m'étais endormi vers onze heures ou midi, sur le pont, à l'ombre de la tente, doucement caressé par cette brise fraîche qui court à la surface des fleuves.

C'était une si douce chose que ce sommeil, que, deux ou trois fois éveillé à moitié par un accident quelconque, je n'avais pas voulu rouvrir les yeux de peur de m'éveiller tout à fait. J'étais donc resté immobile, la raison suspendue au-dessus de ce vague qui accompagne le crépuscule du sommeil, quand, tiré de ma béate rêverie par une troisième ou quatrième secousse, je sentis pénétrer pour ainsi dire, dans le demi-jour de mon cerveau, quelques mots prononcés en français par des voix de femmes, teintés d'un léger accent anglais.

Je rouvris tout doucement les yeux, et, regardant avec précaution autour de moi, je distinguai, entre mes paupières closes aux trois quarts, un groupe composé de deux jeunes femmes de dix-huit à vingt ans, d'un jeune homme de vingt-six à vingt-huit, et d'un homme de trente-quatre à trente-six.

Les deux femmes étaient charmantes, non seulement de leur propre beauté, mais encore de cette grâce naïve et presque nonchalante toute particulière aux Anglaises.

Les deux hommes étaient remarquables de distinction.

Il y avait discussion dans le groupe.

La discussion roulait sur l'itinéraire à suivre : descendrait-on à Avignon, pousserait-on jusqu'à Arles ?

C'était fort grave et surtout fort embarrassant pour des étrangers qui n'avaient d'autre guide que Richard.

– Il faudrait, hasarda une des deux femmes, que quelqu'un qui eût fait le voyage par Arles et par Avignon voulût bien nous renseigner.

Ce souhait semblait envoyé à mon adresse. J'avais fait trois ou quatre fois la route de Lyon à Marseille par le Rhône et par chacune de ces deux villes. Je pensai que le moment était venu de me présenter, et que le service que j'allais rendre à la société voyageuse me ferait pardonner ma hardiesse.

Je rouvris les yeux tout à fait, et, m'inclinant à moitié :

– Si ces messieurs veulent permettre à l'auteur des Impressions de voyage de les éclairer sur cette grave question, interrompis-je, je dirai à ces dames que mieux vaut aller par Arles que par Avignon.

Les deux jeunes femmes rougirent ; les deux hommes se retournèrent de mon côté avec le sourire de la courtoisie sur les lèvres. Il était évident qu'ils me connaissaient avant que je ne leur parlasse, et que pendant mon sommeil on leur avait dit qui j'étais.

– Et pourquoi cela, s'il vous plaît ? me demanda l'aîné des deux voyageurs.

– D'abord, parce qu'en passant par Arles, vous verrez Arles, qui vaut bien la peine d'être vue. Puis, d'Arles à Marseille, vous aurez un chemin sans poussière et extrêmement curieux, en ce qu'il longe d'un côté la Camargue, c'est-à-dire l'ancien camp de Marins, et de l'autre la Crau.

– Mais il faut que nous soyons à Marseille après-demain.

– Nous y serons.

– Nous partons par le bateau de Livourne.

– Je pars par le même bateau.

– Nous voulons être à Florence pour la Saint-Jean.

– J'y suis attendu pour cette époque.

– Comment irons-nous d'Arles à Marseille ?

– J'ai ma calèche sur le bateau. Nous sommes cinq, on y tient six ; nous prendrons des chevaux de poste. Nous irons en pique-nique, et tout le long de la route, je serai votre cicérone.

Nos deux voyageurs se retournèrent vers les deux jeunes femmes, qui firent de la tête un signe presque imperceptible ; la chose était décidée.

On en était encore à la lune de miel dans le double ménage, et, pendant la lune de miel, la femme, on le sait, a l'initiative de la décision.

Nous fîmes un charmant voyage. À Arles, nous visitâmes les Arènes et achetâmes des saucissons. À Marseille, nous fûmes reçus par Méry et mangeâmes chez Courty. Enfin à Florence, nous vîmes les courses de chars chez monsieur Finzi et les illuminations de l'Arno chez le prince de Corsini.

Enfin, il fallut nous quitter. Je restais à Florence, et mes compagnons de voyage devaient parcourir toute l'Italie. Nous nous fîmes force promesses de nous revoir. Nous échangeâmes nos adresses dans le cas où ces messieurs viendraient à Paris, et où j'irais en Hollande.

De la part des voyageurs, les cartes étaient : l'une, celle de monsieur Jacobson à Rotterdam, l'autre, celle de monsieur Wittering à Amsterdam.

Contre les habitudes de ces sortes de promesses, elles furent tenues, plus que tenues, même, car monsieur Jacobson, de voyageur s'est fait mon ami, et, dans une circonstance, m'a rendu un service que beaucoup d'amis ne rendraient pas.

Au moment de partir pour la Hollande, j'avais donc écrit d'avance à monsieur Jacobson, à Rotterdam, lui annonçant mon arrivée.

Ce qui m'assurait une hospitalité royale, d'abord chez lui, ensuite chez monsieur Wittering.

En effet, monsieur Jacobson est non seulement un voyageur plein d'esprit, un banquier plein d'honneur, mais encore c'est un coeur tout artiste.

Nos plus charmants tableaux de Decamps, de Dupré, de Rousseau, de Scheffer, de Diaz, que nous voyons partir pour la Hollande, c'est lui qui nous les enlève : aussi à peine eus-je prononcé son nom, que Biard fut rassuré.

Quant à la Haye, huit jours auparavant Jacquand devait y être arrivé, avec son tableau de Guillaume le Taciturne vendant sa vaisselle à des Juifs, pour soutenir la guerre de l'indépendance.

Il avait dû me retenir une chambre à l'hôtel de la Cour-Impériale.

Nous pouvions donc nous laisser aller tranquillement au cours de l'Escaut, et, pendant les rares instants où le vent et la pluie nous permettaient de monter sur le pont, jeter un coup d'oeil sur les Paul Potter, les Hobbema, et les Van de Velde que nous côtoyions.

Nous traversâmes Dordrecht à travers une forêt de moulins près desquels les moulins de Puerto-Lapice ne sont que des pygmées. À Dordrecht, tout le monde a son moulin ; il y en a au bord de l'eau, il y en a dans les jardins, il y en a sur les maisons, il y en a de petits, il y en a de grands, il y en a de gigantesques, il y en a pour les enfants, pour les hommes, pour les vieillards ; tous ont la même forme, mais chacun peint son moulin à sa fantaisie ; il y en a de gris avec des ourlets blancs qui ont l'air de veuves en demi-deuil, il y en a de carmélites avec des ourlets noirs qui ont l'air de capucins désolés, il y en a de blancs avec des ourlets bleus qui ont l'air de pierrots en goguette. Rien de plus original que ces grands corps immobiles, rien de plus fantastique que toutes ces grandes ailes qui tournent. À côté de ces moulins, à leur ombre, pour ainsi dire, de petites maisons rouges à persiennes vertes, propres, époussetées, charmantes, apparaissant derrière des allées d'arbres à la chevelure frisée, aux tiges peintes à la chaux, et tout cela passant avec la rapidité de deux cent vingt chevaux : c'est un charmant panorama.

En approchant de Rotterdam les bâtiments foisonnent à leur tour : les navires glissant sur l'eau font concurrence aux moulins immobiles sur le sol. Il y en a aussi de toute grandeur, des trois-mâts, des bricks, des sloops, des chasse-marée ; il y en a surtout qui ont un aspect tout particulier, avec leur grande voile écrue et leur petite voile azurée au haut du mat ; on dirait d'immenses pains de sucre encore enveloppés de leur papier gris et bleu et que l'on a mis fondre dans le fleuve ; et je dis fondre, parce qu'au fur et à mesure qu'ils s'éloignent ils ont l'air de s'enfoncer dans l'eau. Tout cela est vivant, actif, marchand, on sent qu'on s'approche de cette vieille Hollande, qui n'est qu'un immense port, et qui essaimait tous les ans dix mille vaisseaux.

À huit heures du soir, le bateau stoppa devant le quai de Rotterdam. À peine une communication fut-elle établie entre le paquebot et la terre, que j'entendis prononcer mon nom ; c'était un commis de Jacobson m'annonçant que son patron était parti le jour même pour Amsterdam, où j'étais attendu avec impatience par son beau-frère Wittering, chez lequel était déjà depuis la veille installé Gudin.

Encore une bonne nouvelle ! Gudin venait comme moi et comme Biard pour assister au couronnement ; c'était non seulement un ami, mais encore un confrère. Gudin est pour le moins aussi poète que peintre ; rappelez-vous le naufragé n'ayant plus qu'un mât pour se soutenir et qu'une étoile pour se guider.

Nous sautâmes à terre ; il n'y avait pas de temps à perdre, le chemin de fer partait à neuf heures pour la Haye, il était huit heures et demie ; nous traversâmes toute la ville avec cet air affairé qui n'appartient qu'aux gens qui courent après les locomotives.

Comme à Bruxelles, nous arrivâmes à temps.

Trois quarts d'heures après, nous heurtions une folle kermesse, pleine de bruit, de danses, de cris, de sons d'instruments, de baraques foraines, de boutiques de marchands de gaufres et d'échoppes de détailleurs de cornichons.

Les détailleurs de cornichons et les marchands de gaufres sont les deux spécialités industrielles qui méritent la peine d'être consignées ici, attendu que l'équivalent de ces deux spéculations nous manque complètement en France.

En Hollande, on se grise avec des cornichons et des oeufs durs, et l'on se dégrise avec des gaufres et du punch.

Celui qui veut se mettre en goguette s'arrête tout simplement devant l'échoppe d'un détailleur de fruits au vinaigre, il dépose cinq sous sur une des tablettes, prend une fourchette de la main droite et un oeuf dur de la main gauche.

Puis il pique avec la fourchette dans un grand baquet où nagent comme des poissons rouges des portions de concombres de la grosseur d'un cornichon ordinaire.

Il en tire une de ces portions qu'il dévore, et sur laquelle il applique immédiatement un oeuf dur.

Et il alterne ainsi tant que son estomac ne crie pas assez ; tant mieux pour ceux dont la capacité gastrique est double, triple, quadruple : il ne leur en coûte pas plus cher qu'aux autres.

C'est cinq sous pour tout le monde.

Les médecins de tous les pays ont fait des remarques scientifiques et morales sur les différentes ivresses : ivresse d'eau-de-vie, ivresse de vin, ivresse de bière, ivresse de gin, tout a été étudié.

Il n'y a que l'ivresse de cornichons sur laquelle je crois qu'il n'a encore été fait aucun rapport.

Je vais essayer de combler la lacune.

À peine le Hollandais est-il ivre de cornichons, qu'il éprouve le besoin de faire des folies.

Il s'approche en conséquence des boutiques des marchandes de gaufres.

Ces boutiques méritent une description toute particulière.

C'est un carré long dont voici le plan :

Quatre femmes tiennent ordinairement ces boutiques, deux d'âge incertain, deux jeunes et jolies.

Toutes quatre portent le costume frison.

Le costume frison consiste dans un casaquin plus ou moins élégant, dans une robe plus ou moins élégante. Ce n'est pas là que gîte son originalité.

Son originalité consiste dans une double calotte de cuivre doré, qui, de chaque côté, enserre les tempes. Deux petits ornements d'or se dressent à l'extrémité extérieure de chaque sourcil : on dirait deux petits chenets.

Sur ces plaques de cuivre, on incruste d'ordinaire deux ou trois boucles de faux cheveux.

Sur le tout, on monte un bonnet à barbes.

Eh bien ! en général, cet assemblage étrange de cuivre qui donne à la tête l'aspect d'un crâne doré, de cheveux poussant sur du cuivre, et de dentelles éteignant les lumières trop vives sur toutes les parties qu'elles recouvrent, fait un ensemble très agréable à voir.

Ces dames font le métier que font les almées en Égypte, et les bayadères dans l'Inde, excepté qu'elles ne dansent ni ne chantent.

Les deux femmes d'un âge raisonnable se tiennent, l'une sur le fauteuil qui est à la porte, l'autre sur le fauteuil qui est derrière le comptoir.

Elles y sont incrustées.

Celle qui est à la porte fait les gaufres.

Celle qui est au comptoir sert le punch.

Les deux jeunes filles font... c'est assez difficile de dire ce qu'elles font, surtout après avoir dit ce qu'elles ne font pas.

Elles reconnaissent à la première vue les gens ivres de cornichons et leur font des signes.

Quand les signes ne suffisent pas, elles sortent de la boutique et vont les chercher.

Une fois entré dans la boutique, le consommateur disparaît dans un des cabinets particuliers.

Une Frisonne le suit.

Puis une assiette de gaufres et un demi-bol de punch y sont introduits.

Puis les rideaux, qui interceptent aux passants et aux habitants de la boutique l'intérieur des cabinets, retombent avec une naïveté toute hollandaise.

Un quart d'heure après, l'homme sort complètement dégrisé.

Voilà ce que nous vîmes le 10 mai au soir, vingt-quatre heures juste après avoir quitté Paris.

Nous avons fait, grâce à tous les tours et à tous les détours de l'Escaut, cent soixante lieues pendant ces vingt-quatre heures.

Sur quoi, ayant trouvé nos lits préparés par les soins de notre ami Jacquand, nous nous couchâmes au son de la plus infernale musique que j'aie jamais entendue.

III Femmes marines et sirènes

Souvenir, doux présent du ciel à l'aide duquel l'homme revit dans son existence passée, miroir magique qui réfléchit les objets en leur prêtant la vague poésie du crépuscule, le suave contour de la distance, c'est près de moi surtout que ta présence est réelle, ton entraînement irrésistible ! Je prends la plume dans l'intention bien arrêtée de traverser l'espace à vol d'oiseau, dans le seul désir de partir et d'arriver. Mais voilà que tout le long de la route le souvenir a posé des jalons qu'il retrouve. Voilà que je ne m'appartiens plus, que je suis corps et âme au passé. Voilà que mon esprit, qui voulait traverser l'espace rapide comme l'éclair, flotte incertain, pareil à la bulle de savon qu'emporte le souffle du vent, et qui en se baignant dans le saphir, le rubis et l'opale, réfléchit sur son globe éphémère les maisons, les champs, le ciel, c'est-à-dire un monde éternel dans un monde d'un instant.

C'est cependant vrai : je voulais dans un seul chapitre franchir la France, traverser la Belgique, descendre l'Escaut, gagner Amsterdam, et m'embarquer pour Monnikendam, où nous devions trouver le père Olifus. Mais voilà que sur la route j'ai rencontré Biard, le roi des Belges, l'homme à la basse, les moulins de Dordrecht, les bâtiments d'Ysselmonde, la lettre de Jacobson, Jacquand, la kermesse de La Haye, les détailleurs de cornichons, les marchands de gaufres, les Frisonnes aux bonnets d'or ; voilà que je me suis arrêté à chacune et à chacun, aux hommes et aux choses ; voilà que j'ai tendu la main, détourné la tête, ralenti le pas : voilà qu'au commencement de mon troisième chapitre, j'en suis encore où ? à La Haye, à la veille du couronnement ; voilà que je n'aurai pas trop de ce chapitre encore pour parler du roi, de la reine, d'Amsterdam avec ses trois cents canaux, ses trente mille étendards, ses deux cent mille habitants. Que mes lecteurs me pardonnent ; Dieu m'a fait ainsi, qu'ils me prennent donc comme Dieu m'a fait, ou qu'ils ferment le livre.

Je ne perds pourtant pas l'espérance d'arriver à Monnikendam à la fin de ce chapitre. Mais l'homme propose et Dieu dispose.

Comme les bateaux de papier que les enfants mettent sur un ruisseau, qui pour eux est un fleuve, je vais donc me laisser aller au cours de mon récit, au risque de chavirer aujourd'hui et de n'arriver que demain.

J'avais une lettre du roi Jérôme Napoléon pour sa nièce la reine de Hollande. Dès mon arrivée, j'avais fait remettre cette lettre à son adresse ; de sorte que je fus réveillé par un messager du palais.

J'allongeai ma tête hors du lit de plume dans lequel j'étais enseveli, et m'informai de la cause de mon réveil.

L'aide de camp du roi me faisait passer, de la part de Sa Majesté, une autorisation de prendre, avec mes compagnons de route, le convoi spécial, et m'envoyait des cartes pour assister au couronnement dans la tribune diplomatique.

Le convoi spécial partait à onze heures ; il en était neuf ; je remerciai le messager et essayai de me tirer hors de mon lit.

Je dis que j'essayai de me tirer de mon lit, et c'est le mot propre ; ce n'est pas chose facile que de se tirer d'un lit hollandais, fait en forme de caisse et garni de deux matelas bourrés de plume, dans lesquels on creuse son moule et qui se referment sur vous.

Il y a une chose incroyable, c'est la variété apportée dans les accessoires et dans la forme d'un meuble qui, dans tous les pays du monde, a le même but, celui de reposer le corps humain. Les esprits sédentaires croient que partout l'on doit se coucher de la même manière, ou à peu près ; ceux-là se trompent grandement.

Mettez à côté les uns des autres un lit anglais, un lit italien, un lit espagnol, un lit allemand et un lit hollandais, faites-les étudier par un savant parisien qui n'aura jamais vu d'autre lit qu'un lit français, et vous aurez un volume de conjectures, plus curieuses les unes que les autres, sur les différents usages auxquels peuvent être employés ces différents meubles.

Il leur assignera cent destinations différentes avant de deviner que ce ont des machines à sommeil.

Heureusement je suis depuis longtemps familiarisé avec les lits les plus extravagants, et j'avais parfaitement dormi dans mon lit hollandais.

Il n'en était pas de même d'Alexandre et de Biard, qui étaient depuis sept heures du matin à la recherche d'une maison de bains. Ils espéraient que l'eau les remettrait de la plume, et la baignoire de la couchette.

Ils revinrent à neuf heures et demie, ayant fait trois fois le tour de La Haye, ayant visité tous les musées, tous les magasins de bric-à-brac, mais n'ayant pas pu découvrir une seule maison de bains.

Il est vrai que la mer n'est qu'à une lieue de La Haye.

Il me restait juste le temps d'aller moi-même au musée.

Il y avait une chose que je voulais voir, à part les Rembrandt, les Van Dick, les Hobbema, les Paul Potter et tous les chefs-d'oeuvre de la peinture hollandaise, c'était, dans les salles basses, au milieu de ce musée pittoresque, une case vitrée dans laquelle on conserve plusieurs échantillons de femmes marines.

La femme marine est un produit particulier à la Hollande et à ses colonies.

Comme on le sait, ou comme on ne le sait pas, la femme marine se divise en deux classes :

La sirène et la néréide.

La sirène, c'est le monstre antique, à tête de femme et à queue de poisson. Ce sont les filles de Parthénope, de Ligée et de Leucosie. S'il faut en croire les auteurs du XVIe, du XVIIe et même du XVIIIe siècle, les sirènes ne sont point rares. Le capitaine anglais John Smith vit en 1614, dans la Nouvelle-Angleterre aux Indes Occidentales, une sirène ayant la partie supérieure du corps parfaitement semblable à celle d'une femme. Elle nageait avec toute la grâce possible lorsqu'il l'aperçut au bord de la mer. Ses yeux grands, quoique un peu ronds, son nez bien fait, quoique un peu camus, ses oreilles d'une jolie forme quoique un peu longues, en faisaient une personne fort agréable, à laquelle de longs cheveux verts donnaient un caractère d'étrangeté qui n'était pas sans charmes. Malheureusement la belle baigneuse fit une culbute, et le capitaine John Smith, qui commençait à en devenir amoureux, s'aperçut qu'à partir du nombril la femme n'était plus qu'un poisson.

Il est vrai que ce poisson avait une double queue, mais une double queue ne remplace pas deux jambes.

Le docteur Kircher constate, dans un rapport scientifique, qu'une, sirène fut prise dans le Zuyderzee, et disséquée à Leyde par le professer Pierre Paw ; et, dans le même rapport, il parle d'une sirène qui fut trouvée en Danemark, et qui apprit à filer et à prédire l'avenir. Cette sirène avait une longue chevelure, formée, non de poils, mais de filets charnus. Elle avait le visage agréable ; les bras plus longs que ceux des hommes, les doigts des mains, joints par un cartilage en forme de patte d'oie, les mamelles rondes et fermes, la peau couverte d'écailles si blanches et si fines que, de loin, on pouvait les prendre pour une peau blanche et grasse. Elle racontait que tritons et sirènes forment une population sous-marine qui, tenant pour l'adresse du singe et du castor, se construisent dans des lieux inaccessibles aux plongeurs, des grottes de rocailles, où ils étendent des lits de sable, sur lesquels ils se reposent, dorment et aiment.

Jean-Philippe Abelinus rapporte dans le premier volume de son Théâtre de l'Europe, qu'en l'an 1619, des conseillers du roi de Danemark, naviguant de la Norvège à Copenhague, virent un homme marin se promenant dans la mer, et portant une botte d'herbes sur sa tête. On lui jeta un appât qui cachait un hameçon. L'homme marin était gourmand, à ce qu'il paraît, comme un homme terrestre, il se laissa prendre au morceau de lard, y mordit, et fut attiré à bord du vaisseau. Mais à peine fut-il sur le pont, qu'il se mit à parler le plus pur danois et à menacer le bâtiment de sa perte. Aux premières paroles qu'il prononça, les matelots, comme on le pense bien, furent fort étonnés. Mais quand des simples paroles il passa aux menaces, leur étonnement se changea en épouvante. Ils se hâtèrent de rejeter l'homme marin à la mer en lui faisant toutes sortes d'excuses.

Il est vrai que, comme c'est le seul exemple d'homme marin qui ait parlé, les commentaires d'Abelinus prétendent que ce n'était point un triton, mais un spectre.

Johnston raconte qu'en 1403, on prit une femme marine dans un lac de Hollande où elle avait été jetée par la mer. Elle se laissa habiller, s'accoutuma à manger du pain et du lait, apprit à filer, mais resta muette.

Enfin, pour finir comme un feu d'artifice, c'est-à-dire par le bouquet, Dimas Bosque, médecin du vice-roi de l'île de Manara, raconte, dans une lettre insérée à l' Histoire d'Asie de Barthole, qu'étant à se promener au bord de la mer avec un jésuite, une troupe de pêcheurs vint tout courant inviter le père à entrer dans leur barque pour voir un prodige. Le père se rendit à leur invitation, et Dimas Bosque l'accompagna.

Dans cette barque se trouvaient seize poissons à figure humaine, neuf femelles et sept mâles, que les pêcheurs venaient de prendre d'un seul coup de filet ; on les tira sur le rivage et on les examina minutieusement. Leurs oreilles étaient éminentes comme les nôtres, cartilagineuses et couvertes d'une peau mince. Leurs yeux étaient semblables aux nôtres par la couleur, la forme et la situation, ils étaient enfermés dans des orbites cachées sous le front, étaient garnis de paupières, et n'avaient pas comme ceux des poissons, différents axes de vision. Le nez ne différait du nez humain qu'en ce qu'il était un peu aplati comme celui du nègre, et, légèrement fendu comme celui du bouledogue. La bouche et les lèvres étaient parfaitement semblables aux nôtres. Les dents étaient carrées et serrées l'une contre l'autre. Ils avaient la poitrine large et couverte d'une peau extrêmement blanche, qui laissait apercevoir les vaisseaux sanguins.

Les femelles avaient les mamelles rondes et fermes et sans doute quelques-unes nourrissaient, car en pressant ces mamelles, on en faisait jaillir du lait très blanc, et très pur. Leurs bras, longs de deux coudées, plus pleins que les nôtres, étaient sans jointures, les mains étaient attachées au cubitus. Enfin le dessous du ventre, à commencer aux hanches et aux cuisses, se partageait en une queue double, pareille à celle des poissons.

On comprend qu'une pareille prise fit grand bruit. Le vice-roi traita de ce coup de filet avec les pêcheurs, et fit cadeau, en la détaillant, de toute cette société de tritons et de sirènes à ses amis et connaissances.

Le résident hollandais reçut pour sa part une sirène, qu'il adressa à son gouvernement, lequel la retourna au musée de La Haye.

On comprend qu'une véritable sirène, une sirène authentique, une sirène casée et étiquetée dans un musée, une sirène que la science a déclarée n'être point de la famille des Lazarille de Tormes ou de Cadet-Roussel-Esturgeon, mais bien une descendante authentique du fleuve Achélous et de la nymphe Calliope, était bien autrement curieuse qu'une galerie de corbeaux, y eût-il dix mille corbeaux dans cette galerie.

Car enfin les corbeaux, on en voit tous les jours, et les sirènes au contraire deviennent de plus en plus rares.

Si bien que ne sachant pas si je viendrais jamais à La Haye, je ne voulais pas manquer cette occasion de voir une sirène.

Mais, si pressé que je fusse de me donner ce plaisir, je fus arrêté court en entrant.

Je savais que c'était dans ce même musée que se trouvait exposé le costume complet que portait Guillaume de Nassau, prince d'Orange, que l'histoire a surnommé le Taciturne, lorsqu'il fut assassiné à Delft, par Balthazar Gérard, le 10 juillet 1584.

Ce souvenir historique avait pour moi un attrait positif qui valait bien celui des sirènes et des femmes marines de tous les pays.

Je priai donc le cicérone de m'indiquer d'abord la case où étaient enfermés les vêtements de Guillaume, ensuite l'armoire où était le cadavre de la femme marine.

La dépouille du fondateur de la république hollandaise, de l'auteur de l'union d'Utrecht, de l'époux de la veuve de Téligny, se trouve à gauche en entrant dans la première salle ; depuis deux cent soixante-quatre ans, elle est exposée à la vénération du peuple pour lequel fut le dernier soupir de Guillaume.

– Seigneur, ayez pitié de mon âme et de ce pauvre peuple ! dit le Taciturne en tombant.

Le pourpoint, la veste et la chemise teints de sang sont là, avec la balle qui lui traversa la poitrine, avec le pistolet d'où elle sortit.

C'est une malédiction vivante et éternelle contre l'assassin.

Je ne sais rien qui pousse à la méditation, au rêve, à la poésie, comme la vue des objets matériels.

Que de choses de Balthazar Gérard !

Qui dira ce que trois pouces de fer ou une once de plomb pèsent dans la destinée des peuples !

Hasard, providence ou fatalité, le monde blanchira sur ces trois mots.

Le sphinx qui veille sur eux, c'est le doute.

Je reviendrai à La Haye rien que pour revoir cette chemise teinte de sang, ce pistolet et cette balle.

Mais il était onze heures moins un quart, je n'avais plus que quelques minutes à moi. Je demandai à voir ma sirène ; on me conduisit à la case n° 449 : cette case contenait trois monstres : un faune, un vampire et une sirène.

C'était à la sirène que j'en voulais. Je laissai de côté le vampire et le faune.

Elle était desséchée et à peu près de la couleur d'une tête de Carabe. Ses yeux étaient fermés ; le nez s'était aplati ; les lèvres s'étaient collées aux dents, devenues jaunes ; le sein était évident, quoique déprimé ; quelques cheveux rares et courts se hérissaient sur sa tête ; enfin la partie inférieure du corps se terminait en queue de poisson.

Il n'y avait rien à dire : c'était bien une sirène.

Interrogé par moi, mon cicérone me raconta alors l'histoire du médecin Dimas Bosque, du père jésuite, du vice-roi de Manara et du résident hollandais, telle que je l'ai racontée.

Puis, comme il vit que j'insistais pour avoir d'autres détails :

– Il paraît, me dit-il, que vous êtes curieux de renseignements sur ces sortes d'animaux.

Je trouvai mon cicérone assez impertinent, de ranger au nombre des animaux une créature ayant la tête d'une femme, les mains d'une femme et le sein d'une femme ; mais comme je n'avais pas le temps de discuter avec lui :

– Très curieux, lui répondis-je, et si vous pouviez m'en donner...

– Oh ! pas moi précisément ; mais je puis vous indiquer où vous en trouverez.

– Où cela ? dites vite.

– À Monnikendam.

– Qu'est-ce que c'est que Monnikendam ?

– C'est un bourg à deux lieues d'Amsterdam, au fond d'un petit golfe du Zuyderzee.

– Et je trouverai là des renseignements sur les sirènes ?

– Oh ! bien oui, sur les sirènes ! sur les femmes marines, ce qui est bien plus curieux encore.

– Il y en a donc une dans le musée de Monnikendam ?

– Non, mais il y en a une dans le cimetière ; vous verrez son mari et ses enfants, ce qui sera bien aussi amusant.

– Elle s'est donc mariée ? elle a eu des enfants ? votre femme marine.

– Elle s'est mariée et elle a eu des enfants. Il est vrai que ses enfants la renient, mais son mari vous racontera tout, lui.

– Parle-t-il français ?

– Oh ! Il parle toutes les langues. C'est un vieux loup de mer.

– Et vous le nommez ?

– Le père Olifus.

– Où le trouverai-je ?

– Peut-être à Amsterdam même ; il a un bateau avec lequel il passe les voyageurs d'Amsterdam à Monnikendam. Si vous ne le trouvez pas à Amsterdam, vous le trouverez à Monnikendam, où sa fille Marguerite tient l'hôtel du Bonhomme Tropique.

– Le père Olifus, vous dites ?

– Le père Olifus.

– Bon.

Je jetai un dernier regard à la sirène, dont Biard fit un croquis, et nous sautâmes dans notre remise en criant :

– Au chemin de fer.

IV L'auberge du « Bonhomme Tropique »

La Hollande est la patrie des chemins de fer. De La Haye à Amsterdam, les ingénieurs hollandais, n'ont pas eu un ravin à combler, pas une taupinière à tendre.

Au reste, le pays est toujours le même : une vaste prairie toute coupée de cours d'eaux, des bouquets de bois du vert le plus frais, des moutons ensevelis dans leur laine, des vaches avec des paletots.

Rien n'est plus scrupuleusement vrai que les paysages des maîtres hollandais. Quand on a vu Hobbema et Paul Potter, on a vu la Hollande.

Quand on a vu Teniers et Terburg, on a vu les Hollandais.

Et cependant que ceux qui n'ont pas été en Hollande y aillent. Même après Hobbema et Paul Potter, la Hollande est belle à voir ; même après Teniers et Terbeg, les Hollandais sont bons à connaître.

En deux heures, nous fûmes à Amsterdam.

Un quart d'heure après, nous montions le perron d'une charmante maison située sur le Keisergratz ; et, signalés par le domestique qui nous attendait, nous voyions accourir au-devant de nous madame Wittering, messieurs Wittering, Jacobson et Gudin.

Madame Wittering était bien toujours la charmante femme que j'avais déjà eu l'honneur de voir trois fois, belle, modeste, rougissant comme une enfant, gracieux mélange de la Parisienne et de l'Anglaise.

Sa soeur, madame Jacobson, était à Londres. Ce fut pendant cinq minutes un cliquetis d'embrassades et une gymnastique de poignées de main.

Gudin était là, je l'ai dit, arrivant d'Écosse.

La table était mise.

Je viens de parler avec mes habitudes françaises, en disant « la table était mise ».

En Hollande, la table est toujours mise ; c'est là que la maison est hospitalière dans toute l'acception du mot.

Chacun de nous avait sa chambre toute préparée dans cette charmante maison, qui tenait à la fois du château et du chalet.

C'était plaisir de voir ces vitres transparentes, ces boutons de portes reluisants, ces tapis dans les salles, dans les corridors, dans les escaliers ; ces domestiques qu'on ne voit jamais et qu'on devine toujours, occupés de propreté, d'élégance et de bien-être.

Tout en nous conduisant à la table, madame Wittering nous rappela que le roi faisait son entrée à trois heures, et que nous avions, chez une de ses amies, une fenêtre pour assister à cette entrée.

Nous mîmes les morceaux doubles, et, à trois heures moins un quart, nous nous acheminâmes vers la maison où nous étions attendus.

Nous étions arrivés au 11 mai. Il y avait sept jours que j'avais vu à Paris la fête du 4 mai. À sept jours de date et à cent cinquante lieues de distance, je voyais une seconde fête qui, au premier aspect, semblait une continuation de la première. À Amsterdam comme à Paris, à Paris comme à Amsterdam, nous passions sous une voûte de drapeaux tricolores, au milieu des cris de la population. Seulement les drapeaux hollandais portent les trois couleurs en face ; seulement à Paris on criait : À bas la royauté ! et à Amsterdam : Vive le roi !

Nous fûmes présentés à nos hôtes d'un instant. C'était un nouvel échantillon d'une maison hollandaise : elle était un peu plus grande que celle de Wittering, était située, comme la sienne, entre un canal et un jardin, la façade sur le canal, le derrière sur le jardin.

Le plafond était orné de belles peintures.

Je m'attendais à rencontrer à chaque pas en Hollande les meubles de laque, les vases de porcelaine, la Chine et le Japon, entassés dans les salles à manger et dans les salons ; mais les Hollandais sont comme ces propriétaires dédaigneux qui n'estiment pas ce qu'ils ont. Je vis force étagères françaises, quelques figurines de Saxe, mais peu de paravents, peu de potiches, peu de chinoiseries.

À trois heures un quart, nous entendîmes un grand bruit qui nous fit courir aux fenêtres. C'était le commencement du cortège. Nous vîmes déboucher d'abord la musique, puis la cavalerie, puis du peuple et des voitures mêlés ensemble, puis enfin une garde nationale à cheval, vêtue en habits bourgeois, sans autre arme qu'une cravache, sans autre distinction qu'un grand cordon de velours cramoisi.

Le tout était précédé de deux ou trois cents ouvriers et gamins qui jetaient leurs casquettes en l'air et chantaient l'hymne national de la Hollande.

Seulement, il y a cela de remarquable, que l'hymne national des Hollandais, c'est-à-dire du peuple le plus républicain de la terre, est un hymne monarchique.

Pendant que je rêvais à toutes les entrées royales que j'avais déjà vues dans ma vie, le cortège défilait, et le roi venait à nous au milieu d'une douzaine d'officiers généraux ou de grands officiers de son palais.

C'était un homme de trente à trente-deux ans, blond, avec des yeux bleus auxquels il sait donner tour à tour une grande expression de douceur et de fermeté, et une barbe qui lui couvre le bas du visage.

L'ensemble de la physionomie était sympathique, les saluts étaient affables et reconnaissants.

Je m'inclinai à son passage, et lui, se retournant, me salua particulièrement de l'oeil et de la main.

Je ne pouvais croire que ce double salut s'adressât à moi ; aussi me retournai-je pour savoir qui venait de recevoir cet honneur royal.

Jacobson comprit mon mouvement.

– Non, non, me dit-il, c'est bien vous que le roi a salué.

– Moi que le roi a salué ? Impossible, il ne me connaît pas.

– Voilà justement pourquoi il vous a reconnu. Il sait toutes nos figures par coeur. Il a vu une figure étrangère, il a dit : C'est mon poète.

Ce qu'il y a de curieux, c'est que c'était vrai, et que le lendemain le roi me le dit lui-même.

Le roi était à cheval, et portait l'habit d'amiral.

Une grande voiture dorée venait ensuite ; elle était traînée par huit chevaux blancs, tenus chacun à la bride par un valet en livrée. Aux deux côtés de la voiture, en équilibre sur des marchepieds, on reconnaissait les pages à leur uniforme rouge et or.

Une femme de vingt-cinq à vingt-six ans, deux enfants de six à huit ans étaient dans la voiture et saluaient.

Les enfants, sans songer à rien, la femme en songeant trop peut-être.

Cette femme et ces deux enfants, c'étaient la reine, le prince d'Orange et le prince Maurice.

Il est impossible de voir une figure plus gracieuse et plus mélancolique à la fois que celle de la reine : c'est la femme dans toute sa grâce, la princesse dans toute sa majesté.

J'ai eu l'honneur d'être reçu trois fois par elle pendant les deux jours que je suis resté à Amsterdam ; pas un mot de ce qu'elle m'a dit, je ne l'ai oublié.

Que son peuple lui soit bon et fidèle, et que Dieu ne change jamais sa mélancolie en douleur !

Le cortège passa, s'éloigna et disparut.

Le cortège passé, disparu, je n'avais plus affaire à Amsterdam que le lendemain à onze heures. Je demandai donc congé à mes hôtes, en les priant de me donner des renseignements sur la façon dont je pouvais me rendre à Monnikendam.

Cette fantaisie leur parut étrange. Que pouvais-je avoir à faire à Monnikendam ?

Je me gardai bien de leur dire que j'étais à la recherche d'une femme marine.

J'insistai seulement pour aller à Monnikendam.

On me donna pour m'accompagner le frère de Wittering.

Alexandre se sépara de moi ; il voulait aller à Brock.

Biard demeura attaché à ma fortune, et déclara qu'il m'accompagnerait à Monnikendam.

Biard, je le crois, était un peu honteux d'avoir été au cap Nord, d'avoir, de l'extrémité la plus avancée de l'Europe, vu deux mers, et, dans ces deux mers, de n'avoir pas rencontré une seule femme marine.

Il comptait sur mon étoile, à défaut de la sienne.

Arrivé au port, je me mis, ou plutôt je priai mon guide de se mettre à la recherche du père Olifus.

La recherche fut longtemps infructueuse ; la barque était bien là, mais le patron n'y était pas.

Enfin on le découvrit dans une espèce d'affreuse taverne où il avait des habitudes. On le prévint qu'un voyageur qui partait pour Monnikendam ne voulait partir qu'avec lui.

Cette préférence le flatta ; il consentit à quitter son grog, et s'avança tout souriant vers moi.

– Voilà le père Olifus, me dit l'homme qui, sur la prière de Wittering, avait bien voulu se mettre à sa recherche.

Je donnai un florin à mon dénicheur d'homme.

Le père Olifus aperçut la florin, et, voyant le prix que je l'estimais, devint plus aimable que jamais.

Pendant ce temps, je l'examinais avec une curiosité proportionnée à son importance.

Biard le croquait.

C'était, comme on me l'avait dit, un vieux loup de mer de soixante à soixante-quatre ans, ayant plus du phoque que de l'homme. Cheveux blancs et barbe blanche, tous deux longs d'un pouce ; cheveux et barbe raides comme les poils d'un écouvillon ; yeux ronds d'un bleu faïence, à prunelles humides ; bouche fendue jusqu'aux oreilles, laissant percer deux dents jaunes, plantées de haut en bas comme des dents de morse ; teint acajou.

Il était vêtu d'un large pantalon, qui autrefois avait été bleu, et d'une espèce de paletot à capuchon, sur les coutures duquel on pouvait distinguer encore quelques ornements qui assignaient à ce paletot une origine espagnole ou napolitaine.

Une de ses joues était gonflée par une énorme chique comme une fluxion.

De temps en temps un jet de salive noire s'élançait de sa bouche avec ce sifflement tout particulier aux chiqueurs.

– Ah ! vous êtes français, me dit-il.

– D'où le savez-vous ?

– Bon ! ça ne serait pas la peine d'avoir vu les quatre parties du monde, l'Asie, l'Afrique, et l'Amérique, si on ne reconnaissait pas un homme du premier coup. Français, français, français !

Et il se mit à chanter : « Mourir pour la patrie... »

Je l'arrêtai court.

– Ah ! pas cela, père Olifus, hein ! autre chose.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je connais ce refrain-là.

– Bon, comme vous voudrez... Vous désirez donc aller à Monnikendam ?

– Oui.

– Et vous tenez à ce que ce soit le père Olifus qui vous y mène, vous, pas bête ?

– Oui.

– Eh bien ! on va vous y mener, et sans faire de prix encore...

– Et pourquoi sans faire de prix ?

– Parce qu'on a des yeux, et qu'on a vu, ça suffit ; y couchez-vous à Monnikendam ?

– Oui.

– Eh bien ! je vous recommande l'auberge du Bonhomme Tropique.

– C'est justement là où je vais.

– Elle est tenue par ma fille Marguerite.

– Je sais cela.

– Ah ! fit le père Olifus ; ah ! vous savez cela. Bon ?

Et il eut l'air de réfléchir.

– Eh bien ! si nous partions, père Olifus ?

– Oui, oui, partons. Puis, se retournant de mon côté : Je sais pourquoi vous venez, vous.

– Vous le savez ?

– Je le sais ; vous êtes un savant, et vous voulez me faire parler.

– Est-ce que ça vous fait de la peine de parler, père Olifus, quand on arrose le commencement de la conversation avec du tafia, le milieu avec du rhum, et la fin avec du rack ?

– Tiens ! vous connaissez la gradation ?

– Oh ! ma foi ! non ; c'est par hasard.

– Eh bien ! on parlera, mais pas devant les enfants, entendez-vous ?

– Et où sont-ils, les enfants ?

– Vous allez les voir.

Il se tourna vers trois directions différentes, et siffla.

Le sifflement du père Olifus ressemblait fort au cri d'une locomotive.

À ce sifflement, je vis venir dans des directions différentes cinq grands garçons qui s'acheminaient vers un centre commun.

Ce centre commun, c'était Biard, le père Olifus et moi.

– Çà, Joachim ! çà, Thomas ! çà, Philippe ! çà, Simon et Jude ! cria-t-il en hollandais, dépêchons-nous un peu. Voilà de la pratique pour nous et pour votre soeur Marguerite.

Au nom de Marguerite, et à la façon dont le père Olifus parlait aux cinq grands gaillards qui s'avançaient vers nous, je compris à peu près ce qu'il venait de dire.

– Ah çà, père Olifus, est-ce que c'est là un échantillon de cette belle famille dont on m'a parlé ?

– À La Haye, n'est-ce pas, au musée ? Il faudra que je lui fasse une remise, à ce vieux coquin-là. Oui, ce sont mes cinq fils.

– Alors vous avez cinq fils et une fille ?

– Une jeune fille et cinq fils, dont deux jumeaux, tout autant, Simon et Jude ; le plus vieux a vingt-cinq ans.

– Et tous de la même mère ? demandai-je avec une certaine hésitation.

Olifus me regarda.

– De la même mère, oui ; de ce côté-là, c'est sûr. Je n'en dirais pas autant du côté du... Mais, chut ! voilà les enfants ; pas un mot devant eux.

Les enfants passèrent devant moi en me saluant et en regardant avec défiance leur père ; il leur avait semblé sans doute que le bonhomme avait déjà bavardé.

– Allons, allons, les enfants, à la barque ! dit le père Olifus, et montrons à monsieur que nous ne serions pas déplacés sur un bâtiment de quatre-vingts.

Trois des jeunes gens descendirent assez vivement dans la barque, tandis que les deux autres tiraient la chaîne pour la rapprocher du bord.

Nous sautâmes sur l'arrière, où le père Olifus descendit assez légèrement encore. Puis enfin les deux derniers fils, Simon et Jude, nous suivirent, et équipage et passagers se trouvèrent au complet. Il me parut que Simon et Jude ne se quittaient jamais, car ils s'occupaient à relever le petit mât qui était couché au fond de la barque, tandis que le père s'asseyait au gouvernail, que Joachim détachait la chaîne et que Philippe et Thomas armés chacun d'un aviron, manoeuvraient au milieu des milliers de barques et de bâtiments qui encombrent le port.

Une fois débarrassés des obstacles, nous pûmes hisser la voile. Le vent était bon ; nous avançâmes rapidement. Au bout de dix minutes, nous avions doublé le petit cap qui nous interceptait la vue, et nous voguions en plein Zuyderzee.

Au bout d'une demi-heure, nous passâmes entre Tidam et l'île de Marken.

Olifus me toucha du bout du doigt.

– Regardez bien ces grands roseaux-là, dit-il.

– Sur le bord de l'île ? demandai-je.

– Oui.

– Eh bien ! je les regarde.

– C'est là que je l'ai trouvée.

– Qui ?

– Chut !

En effet, Joachim avait vu le mouvement, s'était retourné de notre côté, et avait, en haussant assez irrespectueusement les épaules, lancé un regard de reproche à son père.

– Eh bien ! quoi, les enfants ? dit celui-ci ; rien.

Tout rentra dans le silence.

Au bout de cinq minutes, nous étions dans le petit golfe, et nous commencions à distinguer le village qui s'élevait à notre gauche.

Les jeunes gens avaient plusieurs fois jeté les yeux du côté du midi, et, quoique leurs regards ne fussent pas inquiets, ils étaient occupés.

– Qu'ont donc vos enfants ? demandai-je ; ils ont l'air d'attendre quelque chose.

– Oui, ils attendent quelque chose qu'ils aimeraient autant ne pas voir venir.

– Et qu'attendent-ils ?

– Le vent...

– Le vent ?

– Oui, le vent, le vent du midi et ce soir il faudra probablement veiller aux digues. Tant mieux pour nous...

– Pourquoi tant mieux pour nous ?

– Oui, nous serons tranquilles et nous pourrons causer.

– Cela ne vous contrarie donc pas de parler de...

– Moi, au contraire, ça me soulage le coeur. Mais c'est comme s'ils s'étaient donné le mot pour prendre le parti de cette charogne de la Buchold. Bon, voilà que j'ai laissé échapper le mot, et qu'ils l'ont entendu. Regardez les yeux que me font Simon et Jude. Ce sont pourtant les plus jeunes, ils n'ont pas vingt ans. Eh bien ! ils sont déjà comme les autres.

– Qu'est-ce que la Buchold ?

Les jeunes gens se retournèrent en fronçant le sourcil.

– Bien ! voilà, que vous répétez le mot. Vous allez vous faire bien venir, vous.

En effet, nos cinq matelots paraissaient être d'assez mauvaise humeur.

Je me tus.

Nous approchions du petit village, qui, à mesure que nous avancions, semblait sortir de l'eau.

– Ne faites semblant de rien, me dit le père Olifus, et regardez à votre gauche.

Je vis un cimetière.

Il cligna de l'oeil d'un air triomphant.

– C'est là qu'elle est, dit-il.

Je compris, et cette fois je me contentai de répondre par un petit hochement de tête.

Mais notre dialogue, quoique à moitié muet, n'avait point échappé à Thomas, qui, en opposition sans doute avec le sentiment de satisfaction que paraissait éprouver son père, poussa un soupir et fit le signe de la croix.

– Tiens, vos enfants sont catholiques ? lui demandai-je.

– Oh mon Dieu, oui ! ne m'en parlez pas, ils ne savent qu'imaginer pour me faire enrager, ces gaillards ; au reste, j'ai tort de leur en vouloir : ce n'est pas leur faute, mais celle de leur mère.

– Ah ! leur mère était...

– Le jour où je l'ai trouvée, je l'ai laissée traîner un instant. Crac, pendant ce temps-là, le curé l'a baptisée.

– Mon père ! dit Philippe, qui était le plus près de nous en se retournant.

– Bon ! dit-il, on parle de saint Jean, qui a baptisé Notre-Seigneur dans le Jourdain, et pas d'autre chose.

En même temps, se levant, il fit avec son bonnet un signe de salut.

– Eh ! Marguerite !... eh !... cria-t-il à une belle fille de dix-neuf à vingt ans, debout sur le seuil de sa porte, prépare la plus belle chambre, et fais un bon souper : je t'amène de la pratique. Allez devant, et attendez-moi dans votre chambre. Pendant qu'ils seront aux digues, je monterai chez vous, et, tout en fumant une pipe et en buvant un verre de tafia, je vous conterai la chose.

Je lui fis un signe d'assentiment, auquel il répondit par un coup d'oeil narquois ; et ayant mis pied à terre avec l'aide de Simon et de Jude, nous nous avançâmes vers l'auberge du Bonhomme Tropique, sur le seuil de laquelle, le sourire aux lèvres, nous attendait notre belle hôtesse.

V Premier mariage du père Olifus

Nous fûmes parfaitement accueillis par mademoiselle Marguerite Olifus.

Elle nous conduisit à une chambre à deux lits, et nous demanda si nous voulions être servis dans notre chambre, ou manger dans la chambre commune.

L'espérance que le père Olifus nous raconterait ses aventures nous fit préférer d'être servis dans notre chambre.

Invités à déclarer ce que nous préférions pour notre souper, nous déclarâmes nous en rapporter entièrement à la bonne volonté de mademoiselle Marguerite.

Toute cette conversation, bien entendu, se faisait par signes ; mais ces signes, ridicules entre hommes qui s'impatientent, deviennent une langue fort agréable parlée avec une jolie femme qui vous sourit.

Il en résulta que, quoique pas une seule parole n'eût été prononcée entre nous, au bout de dix minutes nous nous étions entendus à merveille.

Le père Olifus ne s'était pas trompé ; le vent continuait de souffler en augmentant de force ; il n'y avait rien à craindre, mais cependant on devait, par précaution, veiller aux digues.

De la fenêtre nous vîmes trois des fils du père Olifus se diriger vers la côte ; les deux autres, Simon et Jude entrèrent dans une maison où nous apprîmes plus tard qu'ils faisaient la cour aux deux soeurs.

Pendant que nous suivions des yeux, du milieu des premières ombres de la nuit qui allaient toujours s'épaississant, le mouvement de la rue et du port, notre table se couvrait d'abord d'un plat de saumon sur le gril et d'un plat d'oeufs durs fumant.

Ces oeufs, gros comme des oeufs de pigeon, étaient verts et tachetés de roux ; ce sont des oeufs de vanneau, que l'on trouve en abondance au mois de mai, et qui sont bien autrement délicats que les oeufs de poule.

Une bouteille de vin de Bordeaux s'élevait au milieu de cette exposition des produits nationaux, comme un clocher grêle et vacillant au moindre choc.

Nous nous mîmes à table avec un appétit de navigateur. Tout était excellent, vin et comestibles.

D'ailleurs le souper pour nous n'était qu'un accessoire ; ce que nous attendions avec le plus d'impatience, c'était l'apparition du père Olifus.

Au dessert, nous entendîmes dans l'escalier le bruit d'un pas à la fois lourd et furtif. La porte s'ouvrit et le père Olifus, une bouteille sous le bras, et la pipe à la bouche, fit son entrée en riant silencieusement.

– Chut ! dit-il, me voilà.

– Et en compagnie à ce qu'il paraît.

– Oui. J'ai dit : ils sont deux Français, allons-y à quatre pour être de force. J'ai pris une bouteille de tafia, une bouteille de rhum, une bouteille de rack, et me voilà.

– En vérité, père Olifus, lui dis-je, plus je vous écoute, plus vous m'étonnez ; vous parlez le français, non pas comme un matelot de Sa Majesté Guillaume III, mais comme un marin de Sa Majesté Louis XIV.

– C'est que je suis français au fond, dit le père Olifus en clignant de l'oeil.

– Comment, au fond ?

– Oui, mon père était français et ma mère danoise, mon grand-père était français et ma grand-mère hambourgeoise. Quant à mes enfants, je m'en vante, ils ont un père français et une mère... Oh ! quant à la mère, je ne me hasarderai pas à dire ce qu'elle était ; quant à eux, ce sont de vrais Hollandais : ce qui ne serait pas arrivé si j'avais été là pour soigner leur éducation ; mais j'étais aux Indes.

– Cependant, vous reveniez de temps en temps ! demandai-je en riant.

– C'est ce qui vous trompe, je ne revenais pas.

– Mais votre femme allait vous y trouver ?

– Non et oui.

– Comment, non et oui ?

– Voilà justement où le chapelet s'embrouille, voyez-vous. Il paraît que la distance n'y fait rien, quand on a une femme sorcière.

– Enfin ?

– Oui, voilà. En tout cas, je vais tout vous raconter ; mais avant, un verre de tafia ; c'en est du vrai, celui-là, je vous en réponds. À votre santé !

– À la vôtre, mon brave !

– Donc, comme je vous disais, je suis Français, fils de Français, matelot de père en fils, de la race des loups de mer et des veaux marins ; je suis venu au monde sur la mer, j'espère bien mourir sur la mer.

– Avec cette vocation-là, comment n'êtes-vous pas entré dans la marine militaire ?

– Oh ! j'ai servi du temps de l'Empereur ; mais, en 1810, bonsoir ! j'ai été pincé et envoyé en Angleterre, pour y apprendre l'anglais probablement ; ça m'a servi plus tard, comme vous verrez.

En 1814, je revins ici à Monnikendam ; c'était là que l'Empereur m'avait pris. J'étais industrieux, je faisais toutes sortes d'ouvrages en paille, là-bas sur les pontons, et puis je les vendais aux dames anglaises qui venaient nous visiter ; de sorte que j'arrivai ici avec une petite somme, quelque chose comme trois ou quatre cents florins.

J'achetai une barque, je me fis patron, et je m'amusai à mener les voyageurs à Amsterdam, à Purmeren, à Edam, à Hoorn, tout le long de la côte enfin.

Ça alla comme cela de 1815 à 1820. J'avais trente-cinq ans ; on me disait toujours : « Vous ne vous mariez pas, père Olifus ? » Je disais : « Non. Je suis un homme marin, je ne me marierai pas tant que je n'aurai pas trouvé une femme marine. – Et pourquoi voulez-vous une femme marine, père Olifus ? – Tiens, répondais-je, parce que les femmes marines ça ne parle pas. »

Il faut vous dire qu'il y a deux ou trois cents ans, on a trouvé, comme cela, sur le sable, une femme marine échouée ; on lui a appris à faire la révérence et à filer ; mais on n'a jamais, au grand jamais ! pu lui apprendre à parler.

– Oui, je sais. Eh bien !

– Vous comprenez ; une femme qui fait la révérence, qui file et qui ne parle pas, c'est un trésor ; mais ce qu'il y a de vrai, voyez-vous, c'est que je ne croyais pas aux femmes marines, et que j'étais décidé à ne pas me marier.

Un jour, c'était le 20 septembre 1823, je n'oublierai jamais la date, il avait fait gros temps la veille ; le vent soufflait de la mer du Nord. En venant de conduire un Anglais à Amsterdam, et comme je passais entre le cap Tidam et la petite île de Marken, juste à l'endroit où il y avait des roseaux et que je vous ai montré en venant, nous apercevons quelque chose comme un animal qui bat l'eau.

Nous nageons ; plus nous nageons, plus nous croyons reconnaître une créature humaine. Nous lui crions : « Tenez bon ! courage ! nous voilà ! » Mais plus nous crions, plus le vacarme redouble. Nous arrivons, et nous apercevons, quoi ! une femme qui barbotte.

Il y avait un Parisien dans l'équipage, un farceur, il me dit :

– Tiens, père Olifus, une femme marine, c'est bien votre affaire.

Voyez-vous, à ce mot-là, j'aurais dû me sauver. Pas du tout ; curieux comme un marsouin, je m'avance toujours, et je dis :

– Ma foi, vrai ! que c'est une femme, et qui est en train de se noyer, encore. Faut la prendre, faut l'emporter.

– Elle n'est guère vêtue, dit le Parisien.

En effet, elle était toute nue.

– Oh ! n'as-tu pas peur ? que je lui fis.

Et, en même temps, je sautai à l'eau, et je la pris dans mes bras.

Elle venait de s'évanouir.

Nous voulûmes la tirer des roseaux ; mais, je ne sais pas comment elle s'y était prise, les herbes lui avaient fait un noeud à la jambe, que les noeuds de marinier ça n'est que de la Saint-Jean.

On fut obligé de couper les herbes.

Nous la déposâmes dans la barque, nous la couvrîmes de nos manteaux, et nous mîmes le cap sur Monnikendam.

Nous présumions qu'il y avait eu quelque naufrage dans les environs, et que la pauvre femme avait été poussée à la côte, où elle s'était empêtrée dans les roseaux.

Le Parisien seul secouait la tête. Il disait que la femme s'était évanouie de peur en nous apercevant, et il soutenait que c'était une néréide, et non pas une naufragée.

Et puis il levait un coin de nos manteaux, et regardait. Moi, je regardais aussi, et, je l'avoue, je trouvais même du plaisir à regarder.

C'était une jolie créature, qui paraissait avoir vingt ou vingt-deux ans tout au plus. Beaux bras, belle gorge ; seulement des cheveux tirant sur le vert, mais, comme elle était très blanche, ça lui allait assez bien.

Pendant que je la regardais, elle ouvrit un oeil. L'oeil était vert aussi, mais il n'en était pas plus laid pour cela..

Quand je vis qu'elle avait ouvert l'oeil, je laissai retomber le manteau, en lui demandant pardon de mon indiscrétion, et en lui disant qu'à Monnikendam, j'irais emprunter la plus belle robe de la fille du bourgmestre Van Clief, pour la lui donner.

Elle ne répondit pas ; je crus que c'était par honte ; je fis signe aux autres de ne rien dire, seulement je les encourageai à ramer. Tout à coup, les manteaux se soulèvent. elle prend son élan pour sauter à l'eau. Imbécile que j'ai été de ne pas la laisser faire.

– Vous l'avez retenue ?

– Par ses cheveux verts, justement ; mais alors il se passa quelque chose qui aurait bien dû m'ouvrir les yeux, à moi : c'est que toute seule qu'elle était, elle manqua venir à bout de nous tous qui étions six. Le Parisien entre autres reçut d'elle une tape sur l'oeil... Ah ! il l'a dit, jamais, à la Courtille, il n'avait rien vu de pareil.

Moi, je crus que c'était une folle qui voulait se détruire. Je l'empoignai à bras le corps, et quoiqu'elle eût la peau glissante comme celle d'une anguille, je parvins à la maintenir, tandis que mes compagnons lui liaient les pieds et les mains.

Une fois les pieds et les mains liés, ce fut fini ; elle jeta quelques cris, elle versa quelques larmes, puis elle se décida à se tenir tranquille.

Il n'y en avait pas un de nous qui n'eût reçu sa calotte ; mais la meilleure, c'était celle du Parisien ; de cinq minutes en cinq minutes, il se bassinait l'oeil avec de l'eau de mer. Si jamais vous recevez quelque torgnole, c'est souverain, voyez-vous ! l'eau de mer.

Bref, nous abordâmes. Quand on sut la trouvaille que nous avions faite, tout le village accourut.

Nous portâmes la femme dans la maison, et je fis prévenir la fille du bourgmestre Van Clief pour qu'elle voulût bien mettre une de ses robes à la disposition de la naufragée. Que voulez-vous ? quand on ne sait pas.

La fille du bourgmestre accourut, apportant un costume ; je la fis entrer dans la chambre où était notre prisonnière, couchée sur le lit et toujours liée et garrottée.

Il fait croire qu'elle la reconnut comme une créature de son espèce, car, ayant fait signe à la jeune fille de lui délier les mains, et celle-ci s'étant empressée de lui rendre ce service, elle commença à regarder avec curiosité, à toucher ses habits, à les soulever comme pour voir s'ils ne faisaient point partie de son corps, à regarder dessous sa robe et dans son corset ; ce à quoi la fille du bourgmestre se prêta avec la plus grande complaisance, lui montrant la différence qu'il y avait entre la chair et la toile, se déshabillant et se rhabillant pour lui faire comprendre le secret de la ressemblance qu'il y avait entre elles quand elles étaient nues, et de la différence quand elles étaient habillées.

– Oh ! voyez-vous, la coquetterie est un vice naturel à la femme sauvage comme à la femme civilisée, à la femme civilisée comme à la femme marine ; la nôtre, au lieu de chercher à fuir, au lieu de continuer de crier et de pleurer, s'amusa à regarder les robes et les casaquins, les bonnets et les ornements dorés de la coiffure ; après quoi, elle fit signe qu'elle voulait s'habiller ; elle n'avait vu qu'une fois comment tout cela se défaisait et se mettait. Bah ! elle était presque aussi savante que si elle n'avait fait, toute sa vie, que s'habiller et se déshabiller. Quand sa toilette fut finie, elle chercha de l'eau pour se mirer dedans. La fille du bourgmestre lui présenta une glace ; elle se regarda, jeta un cri de surprise, et se mit à rire comme une folle.

C'est dans ce moment-là que le curé entra, et, à tout hasard, se mit à la baptiser. Seulement, quand le curé voulut lui ôter son bonnet, elle faillit arracher les yeux au curé. Il fallut lui faire comprendre que ce n'était que pour un moment qu'on lui découvrait la tête ; mais elle ne lâcha ni le bonnet ni les ornements d'or, qu'elle rajusta toute seule aussitôt que le curé fut sorti.

Je mourais d'envie de la voir. Aussi je montai en demandant à la fille du bourgmestre si je pouvais entrer ; celle-ci m'ouvrit la porte. Mes cinq compagnons étaient derrière moi ; ils se tenaient serrés dans le corridor ; le Parisien venait le dernier, avec une compresse d'eau et de sel sur son oeil.

Je cherchais où était la femme marine. Je ne la reconnaissais pas. Je voyais une belle Frisonne, avec des cheveux un peu verts, voilà tout ; mais le vert et l'or, vous savez, cela va très bien ensemble.

La fille du bourgmestre me fit une grande révérence.

La femme marine regarda comment s'y était prise son amie, et en fit autant. Ce que c'est que la femme, monsieur ; quel être hypocrite ça fait ! Il n'y avait que deux heures qu'elle avait fait connaissance avec des créatures humaines, et elle pleurait, riait, se regardait dans un miroir, et faisait déjà la révérence. Oh ! cela aurait bien dû m'éclairer ; mais ce qui est écrit est écrit.

Je commençai une conversation par signes avec elle.

Je lui demandai si elle n'avait pas faim. Je sais que c'est par la gourmandise qu'on se fait aimer des animaux ; et, que voulez-vous ? j'avais l'idée, ne fût-ce que par curiosité, de me faire aimer de cette femme. Elle fit signe que oui ; alors je lui apportai des melons d'eau, des raisins, des poires, tout ce que je pus me procurer de fruits, enfin.

Elle connaissait tout cela. Dès qu'elle les vit, elle sauta dessus. Seulement, quand elle eut mangé les fruits, elle voulut manger l'assiette, et l'on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre que cela ne se mangeait point.

Cependant le curé avait déjà fait des siennes. Il avait expliqué à la fille du bourgmestre que la femme marine avait beau être un poisson, c'était un poisson qui ressemblait trop à une femme pour rester chez un garçon. De sorte que, comme elle achevait son repas, le bourgmestre vint la chercher avec sa femme et son autre fille.

Les deux nouvelles amies s'en allèrent bras dessus, bras dessous.

Seulement la femme marine marchait nu-pieds ; elle n'avait pu mettre les souliers qu'on lui avait apportés, non pas qu'ils fussent trop petits, au contraire ; mais cette partie de son accoutrement fut la dernière à laquelle elle put s'habituer.

En arrivant à la porte de la maison, elle jeta un coup d'oeil sur la mer ; peut-être avait-elle envie de rentrer dans son ancien domicile, mais il fallait traverser toute la population qui était réunie par la curiosité ; d'ailleurs c'était gâter ses beaux habits. La nouvelle débarquée secoua la tête et prit tranquillement son chemin vers la maison du bourgmestre, suivie de toute la population de Monnikendam, qui criait « la Buchold ! la Buchold ! » ce qui en patois veut dire : « la fille de l'eau ».

Comme elle n'avait pas de nom de famille, ce nom lui resta.

J'avais dit cent fois que je n'épouserais qu'une femme marine. J'étais servi à mon souhait. Aussi le même soir tous les camarades burent-ils à mon prochain mariage avec la Buchold : elle était jeune, elle était jolie, elle m'avait regardé avec ses yeux verts d'une certaine façon qui ne m'avait pas déplu, elle était muette ; ma foi ! j'y bus comme les autres.

Trois mois après, elle savait faire tout ce que sait faire une femme, excepté de parler ; elle était, avec son costume frison, la plus jolie fille, non seulement de toute la Hollande, mais de toute la Frise ; elle avait l'air de ne pas me détester, et j'en étais amoureux comme une bête. J'avais tous droits sur elle, puisque c'était moi qui l'avais trouvée ; il n'y avait pas d'opposition à craindre de la part de ses parents.

Je l'épousai.

Elle fut mariée à la mairie sous le nom de Marie la Buchold, monsieur le curé ayant jugé à propos, en la baptisant, de lui donner le nom de la mère de Notre-Seigneur.

Je donnai un grand dîner, puis un grand bal, dont la nouvelle Marie fit tous les honneurs par signes, buvant, mangeant, dansant comme une femme ordinaire, seulement muette comme une tanche.

Ce n'était qu'un cri parmi tous les invités ; en la voyant si jolie, si gracieuse et si muette, chacun disait : « Est-il heureux, ce diable d'Olifus ! est-il heureux ! »

Le lendemain, je me réveillai à dix heures du matin. Elle était déjà réveillée et me regardait dormir.

J'ouvris les yeux tout à coup, et il me sembla lire sur sa figure une singulière expression de raillerie et de méchanceté. Mais aussitôt qu'elle eut vu mon regard se fixer sur elle, sa figure reprit son expression habituelle, et je ne pensai plus à l'autre.

– Bonjour, ma petite femme, lui dis-je.

– Bonjour, mon petit mari, répondit-elle.

Je poussai un cri de désespoir ; la sueur me monta au front : ma femme parlait.

Il paraît que le mariage lui avait coupé le filet.

Ceci se passait le 22 décembre 1823.

– À votre santé, monsieur, dit le père Olifus, en avalant un second verre de tafia et en m'invitant ainsi que Biard à en faire autant, et n'épousez pas une femme marine.

Puis il passa le dos de sa main sur ses lèvres et continua :

VI Tribulations conjugales

Cependant, comme l'usage de la langue semblait n'être venu à ma femme que pour me dire des douceurs, je me consolai de n'avoir pas une femme muette.

Il y a même plus : pendant un mois, je fus assez heureux. Tout le monde me faisait des compliments ; il n'y avait que le Parisien qui, lorsque je lui vantais mon bonheur, me répondait en chantant :

Va-t'en voir s'ils viennent, Jean,

Va-t'en voir s'ils viennent.

Il faut lui rendre cette justice, il n'avait jamais eu confiance dans la Buchold, lui.

Au bout d'un mois de calme, je crus m'apercevoir que le temps s'assombrissait ; il y avait encore, par-ci, par-là, du calme ; mais c'était le calme qui précède la tempête. Moi, comme marin, vous comprenez, je connaissais cela, et je m'apprêtai à y faire face.

Ça commença à propos d'un voyage que j'avais fait à Amsterdam : elle prétendit que j'avais été faire visite à une ancienne amie à moi, qui demeurait sur le port, que j'y étais resté toute la nuit, et que si cette amie avait été muette la veille, rien ne se serait opposé à ce qu'elle parlât le lendemain.

Ah ! il faut vous dire qu'en moins de huit jours ma femme avait appris à tout dire, et qu'elle en aurait remontré, au bout de ce mois, à tous les maîtres de langue d'Amsterdam, de Rotterdam et de La Haye.

Ce qui me mit en colère dans ce qu'elle disait de ma visite sur le port d'Amsterdam, c'est que c'était vrai ; on aurait dit que la sorcière m'avait suivi, qu'elle était entrée dans la maison, et qu'elle avait vu tout ce qui s'était passé.

Je niai comme un beau diable, mais elle n'en persista pas moins à croire ce qu'elle voulut et à me menacer, la première fois que pareille chose m'arriverait, de m'en faire souvenir.

Je pris la menace pour ce que vaut d'ordinaire une menace de femme, et comme rien au monde ne m'est plus insupportable qu'une figure maussade, je cajolai si bien la Buchold que le lendemain elle n'y pensait plus, ou du moins avait l'air de n'y plus penser.

Quinze jours se passèrent assez tranquillement. Le seizième jour, je conduisis des voyageurs à Edam ; ils devaient revenir le même soir à Monnikendam ; mais c'étaient des peintres, ils avaient trouvé des dessins à faire ; ils me déclarèrent qu'ils me gardaient jusqu'au lendemain. Je pouvais revenir et leur dire que puisqu'ils ne tenaient pas leurs conventions, je ne tenais pas les miennes, mais, vous comprenez, on ne quitte pas comme cela de bonnes pratiques. D'ailleurs, j'avais une ancienne amie à Edam, je ne l'avais pas vue depuis mon mariage avec la Buchold ; elle m'avait fait, comme je passais dans la rue, un petit signe derrière son rideau, et moi j'avais cligné de l'oeil ; ce qui voulait dire : « C'est dit, si j'ai un instant, j'irai te faire ma visite. » J'avais plus qu'un instant, j'avais toute la nuit.

Et puis, cette fois, j'étais bien tranquille. Comme mon amie avait des précautions à prendre, quand je la visitais avant mon mariage, c'était la nuit, en franchissant un mur de jardin, en ouvrant une petite porte qui fermait une haie, et en entrant dans sa chambre par la fenêtre.

Personne n'avait jamais rien su alors de ces expéditions nocturnes, personne n'en saurait rien maintenant.

À onze heures, par une nuit noire comme de l'encre, je m'acheminai donc vers le mur, que j'enjambai ; vers la porte, que je franchis ; vers la fenêtre que j'escaladai, et au haut de laquelle je trouvai deux jolis bras qui me reçurent tout ouverts.

– Pardieu ! dit Biard, vous avez une manière de raconter, père Olifus, qui fait venir l'eau à la bouche. À la santé de la propriétaire de ces deux jolis bras !

– Oh ! monsieur, buvez plutôt à la mienne, dit le père Olifus d'un air mélancolique et en avalant un troisième verre de tafia.

– Bah ! et que devait-il donc vous arriver dans cette petite chambre où vous étiez si agréablement attendu ?

– Ce n'était pas dans cette petite chambre, monsieur, c'était en sortant.

– Allez, père Olifus, nous vous écoutons ; vous racontez comme Sterne, allez.

– Eh bien ! en sortant, c'était avant le jour, vous comprenez bien ; elle avait des précautions à prendre comme je vous ai dit, et moi-même, après ce qui m'était arrivé à la maison à mon retour d'Amsterdam, je ne me souciais d'être vu ; eh bien ! en sortant, après avoir franchi la petite porte de la haie, je trouvai un obstacle au milieu de l'allée, un rien, une ficelle, un fil de carret, une chose tendue sur mon chemin : j'avais mon couteau dans ma poche, je l'ouvris et, crac ! je coupai le fil.

Mais au même instant, voyez-vous, je reçus un coup de bâton sur les reins, mais un coup ! « Ah ! gredin », m'écriai-je, et je saisis le bâton. Mais il n'y avait personne, qu'un poirier auquel le bâton était ajusté par une mécanique des plus ingénieuses ; en coupant ce fil, je lâchais le bâton, le bâton lâché, il frappait.

Je me sauvai en me frottant les reins. Ma première idée avait été que le père ou les frères s'étaient douté de quelque chose et que, n'osant pas venir m'attaquer en face, ils avaient préparé cette embuscade.

Au reste, comme personne n'avait ri, comme personne n'avait soufflé mot, comme personne n'avait bougé même, je me retirai sur la pointe des pieds et rentrai à l'auberge.

À dix heures, nous quittâmes Edam, une demi-heure après, nous étions dans le port de Monnikendam.

Du plus loin que je pus apercevoir ma maison, je vis la Buchold sur la porte ; elle m'attendait d'un air de mauvaise humeur qui me sembla de méchant augure ; moi, au contraire, je pris une physionomie riante. Mais, à peine eus-je passé le seuil, qu'elle referma la porte derrière moi.

– Ah ! dit-elle, voilà une jolie conduite pour un homme qui a six semaines de mariage.

– Quelle conduite ? demandai-je d'un air innocent.

– Oh ! il ose encore interroger ! dit-elle.

– Sans doute.

– Taisez-vous, et répondez.

Ses yeux verts étincelaient.

– Où avez-vous été cette nuit, à onze heures ? dites. Où êtes-vous resté de onze heures à cinq heures du matin ? Que vous est-il arrivé, en sortant de l'endroit où vous avez passé ces six heures ?

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Ah ! vous ne savez pas !

– Non.

– Je vais vous l'apprendre, alors. Vous êtes sorti de l'auberge à onze heures, vous avez franchi un mur, vous avez ouvert une porte, vous avez escaladé une fenêtre, vous êtes entré dans une chambre, où vous êtes resté jusqu'à cinq heures du matin. À cinq heures du matin, vous êtes sorti, vous avez reçu un coup de bâton, et vous êtes rentré à l'auberge en vous frottant les reins. Dites un peu que ce n'est pas vrai !

Je niai tout de même. J'avoue que je n'avais pas le même aplomb cette fois que l'autre ; d'ailleurs, je portais ma condamnation avec moi, attendu que j'avais la marque du bâton sur les épaules.

Mais, tout en niant, je faisais de l'oeil à la Buchold. J'attrapais une main par-ci, une joue par-là, et, toute grognante encore, elle finit par me pardonner en me disant :

– Prenez garde ; la prochaine fois, vous n'en serez pas quitte à si bon marché.

– Oh ! dis-je en moi-même, la prochaine fois, va, je prendrai si bien mes précautions, que nous verrons un peu.

Elle me fit un signe de la tête qui semblait dire : « Oui, nous verrons ! »

Cette sorcière de Buchold, on eût dit qu'elle lisait jusqu'au fond de ma pensée.

Enfin, cette fois-là encore, nous nous raccommodâmes.

Huit jours après, je conduisis des voyageurs à Stavorin.

La course était longue, il n'y avait pas moyen de revenir le même jour, je ne savais que faire de ma soirée, quand tout à coup je me souvins que j'avais une amie dans les environs.

C'était une jolie meunière qui demeurait sur le bord d'un joli petit lac situé entre Bath et Stavorin. Quand autrefois j'allais lui faire des visites, je traversais le petit lac à la nage, et comme la fenêtre donnait sur l'eau, elle n'avait qu'à me tendre la main, et, crac ! j'étais dans sa chambre.

Cette fois-là, c'était encore bien plus commode : le lac était gelé.

J'empruntai une paire de patins. À dix heures, je partis de Stavorin ; à dix heures un quart, j'étais au bord du lac ; à dix heures vingt-cinq minutes, j'arrivais sous la fenêtre de ma meunière.

Je fis le signal convenu : la fenêtre s'ouvrit.

Mon mariage était connu au moulin. La meunière avait bonne envie de bouder ; mais c'était une excellente femme, de sorte que la dispute ne fut pas longue.

À six heures, je pris congé ; j'étais bien tranquille ; le lac était parfaitement désert ; personne ne m'avait vu venir ; personne ne me verrait m'en aller. Je pris mon élan, et, b'zt ! je partis.

Au troisième ou quatrième coup de patin, il me sembla que je sentais la glace qui craquait sous moi. Je voulus revenir sur mes pas, il était trop tard. Je me sentis emporté vers un endroit où j'entendais clapoter l'eau ; la glace avait été rompue pendant que j'étais chez ma meunière. Il y avait devant moi comme un fosse liquide ; j'eus beau peser sur mes talons, j'arrivai au trou, et bonsoir ! plus personne, j'étais dans le lac.

Heureusement que je plonge comme un phoque. Je retins ma respiration et je cherchai l'ouverture. Ce n'est pas commode de s'orienter sous la glace, allez ! Enfin, je vis une espèce de bande plus transparente. Je nageais vers la bande, lorsque tout à coup je sentis quelque chose qui m'empoignait par la jambe et qui m'attirait au fond de l'eau. J'avais la bouche ouverte pour respirer, mais, au lieu d'une bouffée d'air, j'avalai une gorgée d'eau. Ce n'est pas la même chose. J'y vis tout bleu.

J'entendis un bourdonnement dans les oreilles ; je compris que si je ne me débarrassais pas, et plus vite que cela, de ce qui me tirait en bas, j'étais un homme flambé ; j'allongeai un coup de pied de toute ma force ; je sentis que le coup avait porté ; la chose qui m'entraînait me lâcha. Je profitai de ma liberté pour remonter à la surface de l'eau. Pendant deux ou trois secondes encore, je donnai du crâne contre la glace ; enfin, étouffant, à moitié mort, presque évanoui, je parvins à la solution de continuité, comme disent les mathématiciens. Je sortis la tête hors de l'eau, je respirai des yeux, du nez et de la bouche à la fois, je me cramponnai à la glace, mais la glace s'écaillait au fur et à mesure que j'essayais de remonter. Enfin, par une vigoureuse impulsion, je glissai sur le ventre ; le poids occupant une large dimension, la glace résista. Je me relevai, je donnai un coup de patin. Oh ! voyez-vous ! il n'y a pas de vaisseau courant dans le vent qui aille le train que j'allais. Je filais trente noeuds à l'heure ; mais, en arrivant au bord du lac, j'étais au bout de mes forces. Je tombai sans connaissance, et quand je revins à moi, je me trouvai dans un lit bien chaud, et je reconnus la chambre de l'auberge d'où j'étais parti la veille.

Des paysans, qui allaient au marché, m'avaient trouvé étendu par terre, à moitié mort, aux trois quarts gelé ; ils m'avaient mis dans leur charrette et m'avaient ramené à Stavorin, où l'hôtesse, qui me connaissait, avait eu toutes sortes de soins pour moi.

Deux heures après, grâce à un bol de punch que j'avalai tout flambant, je n'y pensais plus. Nos voyageurs avaient fini leurs affaires vers dix heures du matin ; ils étaient pressés de revenir, et moi aussi ; car je n'étais pas sans inquiétude sur ce qui m'attendait à la maison. Nous partîmes à onze heures ; le vent était bon. Il y avait douze lieues à peu près de Stavorin à Monnikendam, nous les fîmes en six heures. C'était bien marcher.

Cette fois, ce n'était pas sur le seuil de la porte que m'attendait la Buchold, c'était au bord de la mer. Ses yeux verts brillaient dans l'ombre comme deux émeraudes. Elle me fit un signe de 1a main de marcher devant elle et de rentrer à la maison.

Je ne fis pas d'observations, bien décidé, si elle m'ennuyait par trop, à lui donner une de ces petites corrections conjugales dont on dit que les femmes ont besoin tous les trois mois si l'on veut en faire des épouses parfaites. Je rentrai donc et refermai la porte moi-même.

Puis, allant m'asseoir :

– Eh bien ! après ? lui dis-je.

– Comment, après ? s'écria-t-elle.

– Oui. Que me voulez-vous ?

– Ce que je vous veux ? Je veux vous dire que vous êtes un homme infâme, de courir comme vous faites au risque de vous noyer et de laisser votre pauvre femme veuve avec un enfant sur les bras.

– Comment, un enfant ?

– Oui, malheureux, je suis enceinte, vous le savez bien !

– Ma foi ! non.

– Eh bien ! si vous ne le savez pas, je vous le dis.

– Ça me fait plaisir.

– Ah ! ça vous fait plaisir ?

– Voulez-vous que je vous dise que cela me fait de la peine ?

– Voilà comme vous me répondez au lieu de me demander pardon.

– Pardon de quoi ?

– De courir la nuit comme un loup-garou, d'aller faire la cour aux meunières. Est-ce que c'est une heure pour patiner, je vous le demande, que six heures du matin ?

– Ah ! lui dis-je, tenez, je commence à en avoir assez de vos espionnages ; et si vous ne me laissez pas tranquille...

– Que ferez-vous ?

J'avais un joli bambou d'Inde, pliant comme un jonc, et qui me servait à battre mes habits du dimanche. Je le pris dans une coin et je le fis siffler aux oreilles de la Buchold.

– Je ne vous dis que cela, ma mie.

– Oh ! fit-elle, tu me menaces ! Attends.

Ses yeux lancèrent deux éclairs verdâtres. Elle sauta sur mon bambou, me l'arracha des mains avec autant de facilité que j'eusse fait de celles d'un enfant, et, grinçant des dents, me donna une volée, ah mais, voyez-vous, que le diable en aurait pris les armes.

– Bah ! fîmes-nous.

– J'avais oublié l'affaire du bateau, moi, où elle avait manqué nous rosser tous les six, vous savez ; mais aux premiers coups que je reçus, je m'en souvins ; je voulus résister, c'était une grêle ! Je commençai par menacer, par jurer, par sacrer, et je finis par demander pardon. J'avais mon compte, comme on dit, et même plus que mon compte.

Quand elle vit que j'étais à genoux, elle cessa de frapper.

– Là ! dit-elle, c'est bien ! cela passera encore comme cela cette fois-ci, mais que je ne vous y reprenne plus, ou, la prochaine fois, vous n'en serez pas quitte à si bon marché.

– Peste ! murmurai-je, à moins de m'assommer tout à fait...

– Silence ! et couchons-nous, dit-elle ; d'ailleurs vous devez être fatigué.

J'étais mieux que fatigué, j'étais moulu.

Je me couchai sans rien dire ; je tournai le nez du côté de la ruelle ; je fermai les yeux ; je fis semblant de dormir, mais je ne dormis pas.

VII Fuite

Vous comprenez que je ne perdais pas mon temps ; cette vie-là ne me paraissait pas tenable ; je ruminais un moyen de me tirer des griffes de la Buchold et de me venger d'elle tout à la fois. Je ne savais pas pourquoi j'avais une idée sourde que c'était elle qui avait organisé l'affaire du bâton à Edam et cassé la glace du lac à Stavorin.

Il y avait plus. Vous vous rappelez que j'avais senti que quelque chose me tirait par la jambe au fond de l'eau, et que je ne m'étais débarrassé de cette chose qu'à l'aide d'un grand coup de pied.

Or, j'avais encore dans l'esprit que c'était non pas quelque chose, mais quelqu'un qui m'avait tiré par la jambe, et que ce quelqu'un c'était la Buchold.

Un jour ou l'autre, me disais-je tout en ruminant, je saurai bien si c'est elle.

– Et comment ? dis-je, interrompant le père Olifus.

– Dame ! vous comprenez, j'avais mes patins aux pieds. Pour donner le coup de pied, je n'avais pas pris la précaution d'ôter mon patin. Ce n'est pas sain un coup de pied avec un patin, surtout quand ce coup de pied porte d'aplomb. Eh bien ! mon coup de pied avait porté d'aplomb, et si c'était la Buchold qui avait reçu le coup de pied, elle devait en avoir la trace quelque part.

– C'est juste.

– Je me disais donc : il faut dissimuler, avoir l'air d'oublier le coup de bâton d'Edam, la noyade de Stavorin, la volée de Monnikendam ; si c'est elle, elle payera tout à la fois.

Cette résolution prise, je me retournai.

Le lendemain, comme elle dormait encore, je levai le drap, et je regardai ; elle n'avait pas la plus petite trace de patin sur tout le corps.

Seulement, je remarquai qu'au lieu de mettre son bonnet de nuit comme d'habitude, elle avait gardé son bonnet de cuivre.

– Bon ! dis-je, si tu ne l'ôtes pas demain, c'est qu'il y a quelque chose là-dessous.

Mais je ne fis semblant de rien, vous comprenez ; je commençai à me rhabiller ; pendant que je me rhabillais, la Buchold se réveilla.

Son premier mouvement fut de porter la main à son bonnet de cuivre.

– Bon ! dis-je encore, nous verrons bien.

Mais je disais cela en dedans, tout en faisant semblant de rire. Elle, de son côté, c'était une justice à lui rendre, quand le premier moment était passé, elle avait l'air de n'y plus songer ; il est vrai que le premier moment était rude.

La journée s'écoula sans que ni l'un ni l'autre de nous parlât de ce qui s'était passé la veille, nous avions l'air de deux tourtereaux.

Le soir venu, nous nous couchâmes.

Comme la veille, la Buchold se coucha avec son bonnet de cuivre.

Toute la nuit j'avais une envie du diable de me lever, d'allumer la lampe et de pousser le petit ressort qui fait ouvrir le diable de bonnet ; mais c'était comme un fait exprès, on eût dit que la Buchold avait la fièvre. Elle ne faisait que de se tourner et se retourner. Je pris patience espérant que, la nuit suivante, elle aurait le sommeil plus tranquille.

La nuit suivante arriva ; je ne m'étais pas trompé. Cette nuit-là elle dormait comme un chien de plomb. Je me levai tout doucement ; j'allumai la lampe. La Buchold était justement couchée sur le côté. Je pinçai le ressort, la plaque s'ouvrit, et, sous la plaque, au-dessus de la tempe, je vis une ligne à laquelle il n'y avait pas à se tromper.

La lame du patin avait coupé la peau de la tête, et sans ses maudits cheveux verts, qui avaient amorti le coup, elle lui aurait ouvert le crâne.

J'étais fixé. Non seulement c'était ma femme qui avait préparé la mécanique d'Edam, c'était ma femme qui avait cassé la glace du lac, mais encore c'était ma femme qui m'avait tiré par la jambe dans l'intention de me noyer.

Moi noyé, elle revenait à Monnikendam, et, comme nous nous étions tout passé au dernier vivant, elle héritait de moi, pauvre petite chatte !

Vous comprenez qu'il n'y avait plus de considérations à garder vis-à-vis d'une pareille créature. Mon parti était pris d'avance. J'avais mis tout ce que j'avais d'argent dans un sac, avec cet argent je m'embarquerais pour n'importe quel pays, et, dans ce pays, peu m'importe ce qui devait m'arriver, je vivrais toujours tranquille et heureux, pourvu que je vécusse loin de la Buchold.

En conséquence, décidé à mettre ce projet à exécution, j'éteignis la lampe, je m'habillai doucement, je pris mon sac dans l'armoire, et je gagnai la porte sur la pointe des pieds.

Comme je mettais la main sur la clef, je sentis une griffe qui m'empoignait par le col et qui me tirait en arrière.

Je me retournai : c'était cette sorcière de Buchold ; elle avait fait semblant de dormir et elle avait tout vu.

– Ah ! dit-elle, c'est comme cela que tu t'y prends ? après m'avoir trompée, tu m'abandonnes, et, en m'abandonnant, tu me ruines ! attends ! attends !

– Ah ! et toi, après m'avoir battu, tu casses la glace ! après avoir cassé la glace, tu veux me noyer ! attends ! attends !

Elle prit le bambou dans un coin de la chambre. Mais, moi, je pris un chenet au coin du feu. Nous nous frappâmes tous les deux en même temps ; seulement, moi, je restai debout, et elle tomba.

Elle tomba comme une masse, en jetant un cri, ou plutôt en poussant un soupir, et, une fois à terre, elle ne bougea plus.

– Bon ! dis-je, elle est morte ; ma foi ! tant pis ; je ne lui ai fait que ce qu'elle voulait me faire !

Et, tâtant si mon sac était bien dans ma poche, je m'élançai hors de la maison, fermai la porte derrière moi, jetai la clef dans la mer, et me mis à courir à travers la prairie, du côté d'Amsterdam.

Une demi-heure après, j'étais au bord de la mer.

J'éveillai un pêcheur de mes amis qui dormait dans sa cabane. Je lui racontai que j'étais si malheureux avec ma femme, que, cette nuit même, j'avais résolu de m'expatrier. Je le priai, en conséquence, de me conduire à Amsterdam, où je saisirais la première occasion de quitter la Hollande.

Le pêcheur s'habilla, poussa sa barque à la mer, et mit le cap sur Amsterdam.

Une demi-heure après, nous entrions dans le port. Un magnifique trois-mâts s'apprêtait à partir pour l'Inde, et appareillait en ce moment même.

J'ai la résolution prompte.

– Ah ! par ma foi ! dis-je à mon ami, voilà mon affaire, et si le capitaine est raisonnable et ne demande pas trop cher pour la traversée, il y aura moyen de faire affaire ensemble.

Et je hélai le capitaine.

Le capitaine s'approcha du bordage.

– Holà ! de la barque, qui appelle ? demanda-t-il.

– Moi...

– Qui... vous ?

– Quelqu'un qui voudrait savoir si vous avez encore de la place pour un passager.

– Oui, tournez à tribord, vous trouverez l'escalier.

– C'est pas la peine, envoyez-moi une tire-veille.

– Bon ! vous êtes du métier, à ce qu'il paraît.

– Un peu.

Je me retournai vers le pêcheur.

– Quant à toi, mon ami, lui dis-je, je veux que tu boives à ma santé, et voilà une pièce de dix florins.

– Ah ! mille tonnerres, qu'est-ce que c'est que cela ?

– Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.

C'était que je venais d'ouvrir mon sac, et qu'au lieu d'être plein d'or, il était plein de cailloux.

– Ma foi ! mon ami, dis-je au pêcheur en lui montrant mon sac, tu le vois, la bonne volonté y était, mais je suis volé.

– Ah bah !

– Oui, parole d'honneur !

Et je vidai mon sac dans la barque.

– Eh bien ! tant pis, père Olifus, dit le brave homme. Que voulez-vous ? la bonne intention y était ; ça ne m'empêchera pas de boire à votre santé, soyez tranquille.

– Ohé ! cria une voix du haut du pont ; voilà le grelin demandé.

Je donnai une poignée de main au pêcheur, j'empoignai la manoeuvre et je grimpai comme un écureuil.

– Me voilà, dis-je en sautant sur le pont.

– Eh bien ! demanda le capitaine, et vos malles ?

– Est-ce qu'il y a besoin de malle pour être matelot ?

– Matelot ? Vous avez dit passager.

– Passager ?

– Oui.

– Alors c'est la langue qui m'a tourné. J'ai voulu dire : Avez-vous encore de la place pour un matelot ?

– Eh bien ! tu m'as l'air d'un bon diable, dit le capitaine. Oui, j'ai place pour un matelot, et pour un matelot à quarante francs par mois encore, attendu que je suis capitaine au service de la compagnie des Indes, et que la compagnie des Indes paie bien.

– Si elle paie bien, on la servira bien, voilà tout.

Le capitaine ne m'en dit pas plus, je ne lui en répondis pas davantage ; l'engagement était fait aussi valable que si tous les notaires du monde y avaient passé.

Le surlendemain, nous étions en pleine mer.

VIII Un homme à la mer

La première terre que nous aperçûmes, après avoir perdu de vue les côtes de France, fut la petite île de Porto-Santo, située au nord de Madère. Madère, caché dans un brouillard plus épais, n'en sortit que deux heures après. Nous laissâmes le port de Funchal à notre gauche, et nous continuâmes notre route. Le quatrième jour, après avoir doublé Madère, nous eûmes connaissance du pic de Ténériffe, qui se montrait et disparaissait dans les ondulations de la vapeur, laquelle semblait comme une seconde mer, battre son flanc de ses vagues. Nous passâmes sans nous arrêter, et nous commençâmes à entrer dans une mer verdoyante qui ressemblait à une vaste cressonnière ; des couches épaisses de varech d'un vert sombre, passant au jaune, couvraient la surface de l'océan, et formaient ces grappes que les matelots appellent raisin des tropiques.

Ce n'était pas la première fois que je faisais de pareils voyages. J'avais été deux fois à Buenos Ayres, et j'avais vu ce que les marins nomment les eaux bleues. Je me retrouvais donc dans mon élément ; je respirais tout à mon aise.

Le bâtiment était bon voilier et filait sept à huit noeuds à l'heure. Chaque noeud m'éloignait d'un mille de la Buchold, je n'avais rien à désirer.

Nous passâmes la ligne, il y eut fête à bord comme d'habitude. J'y présentai mon certificat, signé du bonhomme Tropique, et, au lieu d'en recevoir, ce fut moi qui versai de l'eau sur la tête des autres.

Le capitaine était bon diable : il avait ouvert la soute au rhum, de sorte que je m'étais couché un peu en train. Tout à coup, j'étais comme on dit, vous savez, entre le ziste et le zeste ; je roupillais, moitié chantonnant, moitié ronflant, chassant avec ma main les cancrelats, que je prenais pour des poissons volants, quand il me sembla voir une grande figure blanche descendre par l'écoutille et s'approcher de mon hamac.

À mesure qu'elle approchait, je reconnaissais la Buchold ; peut-être que je ronflais encore, mais je vous en réponds, je ne chantais plus.

– Ah ! me dit-elle, après m'avoir défoncé deux fois le crâne, une fois d'un coup de patin et une autre fois d'un coup de chenet, au lieu de te repentir, au lieu de faire pénitence, voilà donc l'état dans lequel tu te mets, ivrogne !

Je voulus lui répondre ; mais c'était drôle : C'était elle qui parlait maintenant, et c'était moi qui étais devenu muet.

– Oh ! c'est inutile, continua-t-elle ; non seulement tu es muet, mais tu es paralysé ; essaie un peu de t'en aller, essaie.

Elle voyait bien ce qui se passait en moi, la maudite Buchold, et que je faisais des efforts surhumains pour enjamber par-dessus mon hamac. Mais bah ! ma jambe était raide comme le mât de misaine, et il aurait fallu le cabestan pour me faire bouger.

J'en pris mon parti. Je mis en panne et je restai immobile comme une bouée.

Heureusement que je pouvais fermer les yeux et ne pas la voir, c'était une consolation ; mais malheureusement je ne pouvais pas fermer les oreilles et ne pas l'entendre. Elle m'en dit tant, elle m'en dit tant, que ça finit par bourdonner sans que j'entendisse les mots ; puis je n'entendis plus même le bourdonnement ; puis j'entendis piquer l'heure ; puis la voix du contremaître qui criait : « Le deuxième quart sur le pont. »

– Vous savez ce que c'est que les quarts ? me demanda le père Olifus.

– Oui, lui répondis-je, allez toujours.

– J'étais donc du deuxième quart. C'était moi qu'on appelait. J'entendais qu'on m'appelait ; je ne pouvais remuer ni pieds ni pattes. Seulement je me disais : «Ton compte est bon, Olifus, tu vas en avoir, des coups de garcette. Mais, malheureux, on t'appelle ; mais, paresseux, lève-toi donc ! »

Monsieur, tout cela se passait au-dedans. Au-dehors, bonsoir ; rien ne bougeait.

Tout à coup, je sens qu'on me secoue ; je crois que c'est la Buchold. Je me fais petit ; on me secoue plus fort ; je ne bouge pas. Enfin, j'entends un juron à faire fendre le bâtiment, et une voix qui me dit :

– Ah çà ! mais es-tu mort ?

Bon ! je reconnais la voix du maître timonier.

– Non ! non ! je ne suis pas mort ! non, père Vidercome, me voilà. Seulement, aidez-moi à descendre de mon hamac.

– Comment ! que je t'aide ?

– Oui, impossible de me bouger moi-même.

– Je crois, Dieu me pardonne ! qu'il n'est pas encore dessaoulé. Attends, attends.

Et il prend le manche d'un balai quelconque qui traînait.

Je ne sais pas si c'est la peur qui me donna des forces, ou si c'est que mon engourdissement était passé ; mais j'étais léger comme un oiseau. Je saute en bas de mon hamac, et je dis :

– Voilà ! voilà ! C'est cette drôlesse de Buchold ! Décidément, elle est née pour mon malheur, cette créature-là.

– Buchold ou non, que ça ne t'arrive pas demain, dit le maître timonier, ou bien nous verrons...

– Oh ! demain, fis-je en passant mes pantalons et en grimpant l'échelle de l'écoutille, il n'y a pas de danger.

– Oui, demain tu ne seras plus ivre, je le comprends ; pour aujourd'hui, je te le passe : ce n'est pas tous les jours la fête du bonhomme Tropique. Allons, allons, sur le pont.

J'y étais ; jamais je n'ai vu pareille nuit.

Ce n'était plus des étoiles qu'il y avait au ciel, monsieur, c'était de la poudre d'or. Quant à la mer, elle était ridée par une petite brise qu'on n'en demanderait pas une autre pour aller en paradis.

Ce n'était pas tout. Le bâtiment semblait enflammer les vagues en les divisant. Il n'y avait rien à faire. Le bâtiment marchait toutes voiles dehors, cacatois et bonnettes au vent, comme une jeune fille qui va le dimanche à la messe.

Je me penchai donc hors de la muraille, et je me mis à regarder l'eau.

Voyez-vous, vous ne pouvez pas vous figurer quelque chose de pareil. On dit que c'est des petits poissons qui font ça ; moi, j'aime mieux dire que c'est le bon Dieu. C'était comme s'il y avait eu cinquante chandelles romaines le long de la carcasse du navire. C'étaient des feux d'artifice sans fin qui s'en allaient faire bouquet dans le sillage du bâtiment. Tout cela se détachant sur la teinte sombre des vagues, comme un étendard de flammes dont on secouerait les longs plis au fond de l'eau.

Tout à coup, au milieu de ces flammes, il me semble voir se jouer comme une forme humaine. La forme se fait de plus en plus visible, et qu'est-ce que je reconnais ? la Buchold !

Il ne faut pas me demander si je voulus faire un bond en arrière ; mais, ouiche ! collé sur la muraille du bâtiment, collé comme une morue sèche, impossible de m'en aller de là. Tout au contraire, en se jouant dans l'eau, en piquant des têtes, en tirant des coupes, en faisant la planche, c'étaient des signes, c'étaient des agaceries, c'étaient des sourires, que je sentais mes pieds qui quittaient la terre, mon ventre qui glissait ; ça m'attirait comme un vertige ; je voulais me retenir, je ne trouvais rien ; je voulais crier, plus de voix ; ça m'attirait toujours. Ah ! maudite sirène ! Je sentais mes cheveux se dresser ; il y avait une goutte d'eau à chaque poil, et je glissais, je glissais, et la tête emportait le derrière, et je sentais que je m'en allais, que je m'en allais. Maudite sirène ! va.

Tout à coup, on m'empoigne par le fond de ma culotte.

– Ah çà, mais ! tu es donc enragé, Olifus ? me dit le maître timonier en m'attirant à lui. À moi, deux hommes ! deux vigoureux ! deux solides ! à moi donc.

Ils arrivèrent ; il était temps ! je l'entraînais avec moi. Je retombai sur le pont. Ouf !

Monsieur, j'étais trempé comme une soupe ; je grinçais des dents, je tournais les yeux.

– Bon ! dit le maître timonier, quand on est épileptique, on le dit, du moins. C'est un cas rédhibitoire. Là ! voilà qui est joli, un matelot qui a des attaques de nerfs. C'est du propre. Petite maîtresse d'Olifus, va !

C'est vrai, monsieur, je gigotais, tout en disant :

– Non, ce n'est pas l'épilepsie, c'est la Buchold. Est-ce que vous ne l'avez pas vue ?

– Quoi ?

– La Buchold ; elle était là, jouant dans l'eau et dans le feu, comme une salamandre ; elle m'appelait, elle m'attirait.. c'était elle ! Ah ! maudite sirène, va !

– Qu'est-ce que tu parles de sirène ?

– Rien, rien...

– Voyez-vous, reprit le père Olifus, si vous faites de longs voyages, monsieur, il ne faut jamais parler aux matelots, ni de sirènes, ni de néréides, ni de femmes marines, ni d'hommes marins, ni de poissons évêques. À terre, c'est encore bon ; à terre, ils en plaisantent, les matelots, mais en mer ils n'aiment pas cela ; ça leur fait peur. Tant il y a, que j'avais manqué faire le plongeon, et que, sans le maître timonier, va te promener, je buvais un coup à la grande tasse.

J'allai m'asseoir au pied de l'artimon ; je passai mon bras dans un cordage, et j'attendis le jour.

Le jour venu, il me sembla que tout cela était un rêve ; seulement, comme j'avais une fièvre de cheval, je compris qu'il y avait un fond de réalité dans tout cela. Or, la réalité c'était bien simple : j'avais donné un coup de chenet à la Buchold ; le coup de chenet était bien appliqué, si bien appliqué qu'elle en était morte ; et c'était son âme qui venait me demander des prières.

Malheureusement, sur les bateaux de la compagnie des Indes, il n'y a pas de chapelain ; s'il y avait eu un chapelain, je lui eusse fait chanter une messe, et tout était dit. Alors, je m'avisai d'un autre moyen, d'un moyen connu.

Je pris une noix muscade, j'y écrivis le nom de la Buchold ; je l'entortillai dans un linge, j'enfermai le tout dans une boîte de fer-blanc, je fis sur le couvercle deux croix séparées par une étoile, et, le soir venu je jetai le talisman à la mer, avec un de Profundis, puis j'allai me fourrer dans mon hamac.

Je n'y étais pas plus tôt que j'entendis crier :

– Un homme à la mer !

Vous savez, quand on entend ce cri-là, c'est pour tout le monde ; car, dans un bâtiment, c'est le tour de mon camarade aujourd'hui, ce sera peut-être le mien demain. Je sautai au bas de mon hamac, et je courus sur le pont.

Il y eut un moment de confusion. Chacun disait : Qu'est-ce donc ? Qui est à la mer ? Est-ce moi, est-ce toi, est-ce lui ? Mais n'importe ; comme dans un navire bien tenu il y a toujours un homme armé d'un couteau près de l'aiguillette de la bouée de sauvetage, ou après l'échappement mer, l'homme avait déjà fait sa besogne, et la bouée était dans le sillage du bâtiment.

Pendant ce temps, le capitaine criait :

– La barre dessous ; défaites les hautes voiles ; larguez les drisses et les écoutes.

Voyez-vous, c'est une manoeuvre comme cela. Quand il tombe un homme à la mer, on met le bâtiment en panne ; et, pour mettre le bâtiment en panne, si on ne larguait pas les drisses et les écoutes, on aurait, pendant le temps qu'il fait son auloffée, pas mal de bouts-dehors cassés, de bonnettes déchirées, surtout s'il court grand largue.

En même temps, on hissait le canot au moyen de ses palans ; on prenait un bout de filin assez fort pour le supporter ; on passait le bout de dessus en dessous, dans un chaumard accolé au portemanteau... Bref, on mettait un canot à la mer.

Pendant ce temps-là, tout le monde était à l'arrière ; c'était une vraie bouée de sauvetage qu'on avait laissée, avec un feu d'artifice pour éclairer ; le feu d'artifice brûlait ; de sorte qu'on pouvait voir un individu qui nageait, qui nageait, qui nageait.

Quand je dis qu'on pouvait voir, je me trompe, il n'y avait que moi qui voyais ; et j'avais beau dire : « Voyez-vous ? voyez-vous ? » les autres disaient : « Non, nous le voyons pas. »

Puis, en regardant tout autour d'eux, les matelots disaient :

– C'est drôle, me voilà, te voilà, le voilà, nous sommes tous là. Qui donc a vu tomber un homme à la mer ?

Tout le monde disait :

– Pas moi, pas moi, pas moi.

– Mais enfin, qui a crié un homme à la mer ?

– Pas moi, pas moi, pas moi.

Personne n'avait vu, personne n'avait crié. Pendant ce temps-là, le nageur ou la nageuse avait gagné la bouée, et je voyais distinctement une personne cramponnée dessus.

– Bon, dis-je, il la tient.

– Quoi ?

– La bouée.

– Qui ?

– L'homme qui est à la mer.

– Tu vois quelqu'un sur la bouée, toi ?

– Tiens, parbleu !

– Dis donc, Olifus qui voit quelqu'un sur la bouée, dit le maître timonier. Jusqu'ici il paraît que j'avais de bons yeux, mais je me trompais, n'en parlons plus.

Le bateau était à la mer et ramait vers la bouée.

– Ohé ! du bateau ! cria le maître timonier, voyez-vous quelqu'un sur la bouée ?

– Personne.

– Dites donc, il me vient une idée, dit le maître timonier en se retournant vers les matelots.

– Laquelle ?

– C'est que c'est Olifus qui a crié : Un homme à la mer !

– Ah ! par exemple !

– Dame ! personne ne manque, personne ne voit la bouée occupée ; il n'y a qu'Olifus qui prétend qu'il manque quelqu'un ; il n'y a qu'Olifus qui voit un individu sur la bouée ; il faut qu'il ait ses raisons pour cela.

– Je ne dis pas qu'il manque quelqu'un, je dis qu'il y a quelqu'un sur la bouée.

– Nous allons bien voir ; voilà le canot qui la ramène.

En effet, le canot avait joint la bouée, et l'avait amarrée à son arrière, de sorte qu'elle suivait dans le sillage.

Je voyais distinctement une personne assise sur la diable de bouée, et plus le canot approchait, mieux je distinguais.

– Ohé ! du canot, cria le maître timonier, que nous amenez-vous là ?

– Rien.

– Comment rien ! m'écriai-je, vous ne voyez pas ?

– Eh bien ! mais qu'a-t-il donc ? on dirait que les yeux vont lui sortir de la tête.

En effet, voyez-vous, je venais de reconnaître mon affaire, et je disais : « Bon ! je suis toisé ! » Monsieur, la personne qui était sur la bouée, c'était la Buchold que je croyais avoir jetée à la mer dans une boîte de fer-blanc.

– Ne la ramenez pas ! m'écriai-je. Jetez-la à la mer... Ne voyez-vous pas que c'est une sirène ? ne voyez-vous pas que c'est une femme marine ? ne voyez-vous pas que c'est le diable ?

– Allons, allons, dit le maître timonier, décidément il est fou : liez-moi ce gaillard-là, et prévenez le chirurgien.

En un tour de main je fus lié et porté dans un cadre ; puis le chirurgien vint avec sa lancette.

– Oh ! dit-il, ce n'est rien ; une fièvre cérébrale, voilà tout. Je vais le saigner à blanc, et si dans trois jours il n'est pas mort, il y aura de la chance qu'il en revienne.

Je ne me souviens plus de rien, si ce n'est que j'éprouvai une douleur au bras, que je vis couler mon sang et m'évanouis.

Mais cependant je ne m'évanouis pas si vite que je n'entendisse le capitaine dire tout haut :

Personne, n'est-ce pas ?

Et tout l'équipage de répondre :

– Personne.

– Ah ! brigand d'Olifus, je lui promets bien une chose, c'est de le jeter sur la première terre que nous rencontrerons.

Ce fut sur cette douce promesse que je perdis connaissance.

IX La pêche des perles

Le capitaine était homme de parole ; quand je revins à moi, j'étais effectivement à terre. Je m'informai dans quelle portion du monde je me trouvais, et j'appris que le trois-mâts Jean-de-Witt, c'était le nom de mon bâtiment de la compagnie des Indes, m'avait déposé, en passant, à Madagascar.

Comme j'avais trois mois et demi de service à bord du Jean-de-Witt, je trouvai sous mon oreiller une somme de cent quarante francs, qui faisait juste le prix de mes trois mois et demi.

Vous voyez que c'était encore un brave homme tout de même que le capitaine. Il pouvait me retenir un mois, puisque depuis un mois je ne faisais plus de service.

Pendant ce mois-là, où il m'était impossible de dire ce qui s'était passé, nous avions atterri à Sainte-Hélène, doublé Le Cap et jeté l'ancre à Tamatave, où l'on m'avait déposé.

Comme ce n'était point à Tamatave que je désirais former un établissement quelconque, mais bien dans l'Inde, je m'inquiétai près de mon hôte d'un moyen de transport. Une occasion pour l'Inde, c'était, un événement à Tamatave. Mon hôte me conseilla en conséquence de gagner Sainte-Marie, où la chance me serait meilleure. Un bateau partait huit jours après pour Pointe-Larrée ; je résolus d'y prendre passage, si dans huit jours je me trouvais mieux.

Je n'avais qu'une peur, monsieur, il n'y avait qu'une chose qui pût faire que j'allasse plus mal : c'était si par hasard on avait débarqué ma femme avec moi.

La première nuit, voyez-vous, je la passai dans des transes que ce n'était pas vivre ; au moindre bruit que j'entendais, je disais : « Bon, la Buchold ! » et la sueur me montait au front ; après cela, vous comprenez, il y avait encore un peu de fièvre.

Enfin le jour vint. Rien. Je respirai.

La seconde nuit, rien encore.

La troisième, idem.

Les quatrième, cinquième, sixième, septième, huitième, rien. Aussi je reprenais vie à vue d'oeil. Et quand mon hôte vint me dire :

– Voyons, êtes-vous en état de partir pour Sainte-Marie ?

– Je crois bien, lui dis-je.

Et en dix minutes j'étais prêt.

Nos comptes furent bientôt réglés. Il ne voulut rien recevoir. J'aimais mieux le payer en reconnaissance qu'en monnaie, attendu que j'étais mieux fourni de l'une que de l'autre. Je n'insistai donc pas ; nous nous embrassâmes et je m'embarquai pour Pointe-Larrée.

Ce n'était pas sans inquiétude que je remettais le pied sur la mer. À chaque poisson que j'apercevais, je croyais que c'était ma femme. On voulut pêcher en route, mais je priai tant, que les matelots n'eurent pas le courage de jeter la ligne.

Je ne fus bien réellement tranquille qu'en arrivant à Pointe-Larrée. La mer était l'élément de la Buchold ; mais ne l'ayant pas aperçue pendant la traversée, je me dis : « Bon ! elle est dépistée. »

Je ne décidai pas moins que je m'en irais de Pointe-Larrée à Tintingue par terre. La terre, c'était mon élément à moi, et il me semblait que j'y étais plus fort. C'est drôle, moi, qui auparavant ne savais pas à quoi pouvait servir la terre, si ce n'est pour y prendre de l'eau et y faire sécher du poisson.

Je m'arrangeai donc avec deux guides noirs, qui, moyennant un couteau-fourchette que j'avais et qui se séparait en deux, consentirent à me conduire de Pointe-Larrée à Tintingue. Vous comprenez que c'était pour ménager mes cent quarante francs, toujours.

Le lendemain nous partîmes ; ça ne s'appelait pas s'en aller par terre, voyez-vous ; car à chaque instant la route était coupée de rivières et de marais où nous avions de l'eau jusqu'à la ceinture. De distance en distance nous apercevions quelques îles de terre ferme sur lesquelles foisonnait le gibier.

– Êtes-vous chasseur ?

– Oui.

– Eh bien ! si vous aviez été là, vous vous seriez joliment amusé. Les pintades, les tourterelles, les cailles, les pigeons verts, les pigeons bleus, tout cela s'envolait par milliers, si bien que nous nous procurâmes, rien qu'avec nos bâtons, un rôti de prince.

À midi, nous nous arrêtâmes sous un bosquet de palmiers ; c'était l'heure du dîner. Je plumai nos pintades, mes nègres firent du feu, on secoua quelques arbres qui donnèrent leurs fruits, que le roi de Hollande n'en a jamais mangé de pareils, et nous commençâmes notre repas.

Il n'y avait qu'une chose qui nous manquait : c'était une bonne bouteille de vin de Bordeaux ou d'ale d'Edimbourg : mais comme je suis philosophe, et que je sais me passer de ce qui me manque, je m'acheminai vers le ruisseau, afin de boire à même.

Ce que voyant, un de mes guides me dit :

– Ça né pas bon de l'eau, mossié.

– Parbleu, répondis-je, je le sais bien que ce n'est pas bon, et j'aimerais mieux du vin.

– Il aimeré mieux du vin, mossié ?

– Eh ! oui, mossié, il aimerait mieux du vin, repartis-je, impatienté.

– Eh bien ! moé va en donné à li.

– Du vin ?

– Oui, et du vin nouveau. Vené, mossié.

Je le suivis en me disant tout bas : « Ah farceur ! si tu me fais aller, nous ferons notre compte en arrivant. »

Je disais en arrivant, voyez-vous, parce qu'en route mes gaillards auraient pu me jouer un mauvais tour, tandis qu'une fois arrivé...

– Oui, oui, je comprends.

Je le suivis donc ; il marcha une trentaine de pas, puis regardant autour de lui :

– Vené, vené, mossié, véla le tonneau.

Et il me montra un arbre.

Je disais toujours tout bas : « Ah ! farceur, si tu me fais aller... »

– Eh bien ! c'était un ravenala, l'arbre qu'il vous montrait, dit Biard.

Olifus le regarda avec de grands yeux tout étonnés.

– Tiens, vous savez cela, vous ?

– Pardieu !

– C'était un ravenala, comme vous avez dit, surnommé l'arbre du voyageur. Eh bien ! moi, j'avais déjà bien voyagé, et cependant je ne connaissais pas cet arbre, de sorte que lorsqu'il cueillit une feuille, qu'il lui donna la forme d'un verre, et qu'il me dit : « Prenez ça, mossié, et n'en perdé pas une goutte, » je répétais toujours. « Ah ! farceur ! »

Monsieur, il donna un coup de mon couteau dans l'arbre, et il en sortit une eau, voyez-vous, ou plutôt un vin, ou plutôt une liqueur...

Je lui en ôtai mon chapeau, monsieur, comme si ce singe de nègre était un homme.

Après moi, mes deux nègres burent.

Je me mis à boire après eux. J'aurais bu jusqu'au lendemain, mais ils me dirent qu'il fallait reprendre la route. Je voulais mettre un foret à l'arbre tant ça me faisait de peine de voir perdre une si bonne liqueur, mais ils me dirent que je trouverais des ravenalas tout le long du chemin, qu'à Madagascar il y avait des forêts de ravenalas.

J'eus un instant l'envie de m'arrêter à Madagascar et d'exploiter une de ces forêts-là.

Le lendemain, nous arrivâmes à Tintingue : mes guides ne m'avaient pas menti ; tout le long de la route nous avions trouvé des ravenalas que j'avais mis en perce.

À Tintingue, le hasard fit que je rencontrai un riche Chingulais qui faisait le commerce de perles. Le moment de cette pêche, qui a lieu au mois de mars, était arrivé, et il était venu chercher des plongeurs sur la côte du Zanguebar et parmi les sujets du roi Radhama, qui passent pour les plus hardis pêcheurs du monde. Il me reconnut pour un Européen. Il cherchait un directeur de pêcherie. Il crut que je pourrais faire son affaire : il faisait la mienne à merveille. Je lui offris de me prendre à l'essai ; il accepta. Quinze jours après nous jetions l'ancre dans le port de Colombo.

Il n'y avait pas de temps à perdre ; la pêche était déjà commencée. Nous ne fîmes que toucher à Colombo, et nous appareillâmes pour Condatchy, qui est le bazar de l'île. Mon Chingulais était un des principaux adjudicataires de la pêche. Nous partîmes avec une véritable flottille et nous nous dirigeâmes sur l'île de Mannar, aux environs de laquelle se fait la pêche.

Notre flottille se composait de dix barques montées par vingt hommes chacune. Sur ces vingt hommes, dix forment l'équipage des manoeuvres, dix sont des plongeurs.

Ces barques ont une forme particulière, sont longues et larges, n'ont qu'un mât et une voile, et ne tirent pas plus de dix-huit pouces d'eau.

J'étais patron d'une de ces barques.

J'avais prévenu mon Chingulais que je n'entendais rien à la pêche des perles, mais que j'étais un manoeuvrier de première force, et, en effet, il ne tarda pas à s'apercevoir que je menais ma barque d'une certaine façon qui faisait que les autres patrons n'étaient que de la Saint-Jean.

Seulement, au bout de trois jours, je m'aperçus d'une chose, c'est que nos plongeurs, pourvu qu'ils fussent habiles, pouvaient quelquefois gagner en un jour dix fois ce que moi, leur patron, je gagnais en un mois.

Cela tenait à ce que les pêcheurs sont intéressés, dans la proportion d'un dixième, à la pêche qu'ils font ; de sorte que si un plongeur a de la chance, s'il tombe sur un banc d'huîtres, il peut gagner dix, quinze et vingt mille livres dans sa saison, c'est-à-dire en deux mois ; tandis que moi pendant ces deux mois, je gagnais purement et simplement cinq cents livres.

Alors je me mis à étudier la façon dont s'y prenaient mes hommes. Au bout du compte, ce n'était pas la mer à boire.

Chaque plongeur prenait entre ses deux pieds ou nouait autour de ses reins une pierre, d'une dizaine de livres à peu près ; puis, lesté de cette pierre qui l'entraînait à fond, il se jetait à l'eau, tenant un sac en filet d'une main, et de l'autre récoltant le plus d'huîtres qu'il en pouvait trouver. Quand il n'a plus d'air, il secoue le cordon d'amarre qui le retient à la barque, et on le ramène à la surface de l'eau. Chaque homme de l'équipage veille sur ce cordon, de manière à ce que le plongeur n'ait pas besoin de faire signe deux fois. Voilà pourquoi les matelots sont en nombre égal aux plongeurs.

La pêche était excellente, et je n'avais qu'un regret, c'était de m'être engagé comme patron au lieu de m'être engagé comme plongeur. À Monnikendam, j'avais une certaine réputation pour rester sous l'eau, et bien m'en avait pris quand j'avais été obligé de chercher mon chemin sous la glace, vous savez, dans le lac de Stavorin. La seule chose qui me consolât, c'est que j'avais une peur affreuse, en plongeant, de rencontrer la Buchold ; et alors, vous comprenez, ce n'était plus drôle. Bonsoir les huîtres ! J'aimais mieux rester toute ma vie patron à deux cent cinquante livres par mois.

Au reste, ce n'était pas la seule chose qu'il y eût à craindre : les requins connaissent l'époque de la pêche comme s'ils avaient des calendriers et c'est incroyable, pendant les deux mois qu'elle dure, la quantité de ces poissons-là qui vient flâner dans la baie de Mannar. Aussi il n'y avait pas de jours qu'il n'arrivât quelque accident. Mais, je dois le dire, s'il n'y avait eu que les requins, ça ne m'aurait pas empêché de plonger ; c'était la Buchold.

Nous avions à bord, au nombre de nos plongeurs, un nègre et son fils. C'étaient deux magnifiques Africains, qui avaient été donnés à mon Chingulais par l'iman de Mascate lui-même ; l'enfant avait quinze ans et le père trente-cinq. C'étaient nos plus hardis et nos plus habiles plongeurs. Depuis dix ou douze jours que durait la pêche, ils avaient, à eux seuls, ramassé presque autant d'huîtres que les huit autres pêcheurs ensemble. J'avais pris le petit noiraud en amitié, et, au milieu de ses camarades, c'était lui que je suivais particulièrement dans ses plongeons ; aussi, en sortant de l'eau, c'était toujours entre mes jambes qu'il venait déposer sa prise, et je veillais sur sa part. On l'appelait Abel.

Un jour il se jette à l'eau. Bon ! Il restait toujours quinze à vingt secondes sans reparaître, ce qui est énorme, voyez-vous ! Contre son habitude, à peine a-t-il disparu qu'il secoue l'amarre, et allez donc ! et allez donc ! L'homme qui était chargé du cordon pensait à autre chose ; il venait de voir le pauvre moricaud sauter à la mer. Quand je lui dis : « Mais hisse donc ! imbécile, hisse donc ! tu vois bien qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire là-dessous ; hisse donc ! » Va te promener : il était déjà trop tard. Je vois un grand point rouge qui monte à la surface de l'eau en s'élargissant ; et puis, au milieu de la flaque, l'enfant qui barbote avec une jambe coupée au-dessus du genou.

Au même instant, le père reparaît ; il voit la figure convulsive de son enfant, le sang qui rougit l'eau. Il ne pleure pas, il ne crie pas. Seulement, son visage, qui est d'un noir d'ébène, devient couleur de cendre. Il remonte avec le petit Abel dans la barque, me le pose sur les genoux, prend un grand couteau, coupe la corde qui lui lie la pierre autour des reins, coupe la corde qui l'attache à la barque, et plonge juste au moment où le requin venait à fleur d'eau.

Je dis : « Faites attention, vous autres, je connais l'homme, nous allons voir quelque chose de drôle. »

À peine j'avais achevé, v'lan ! le requin, dont on voyait la nageoire dorsale au-dessus de la mer, fouette la mer avec sa queue et plonge à son tour ; et puis voilà dans l'eau des tourbillons, des remous, un tohu-bohu épouvantable, et le petit qui criait, les yeux ardents, sans penser à lui : « Courage, père, courage ! tue, tue, tue ! » et qui voulait se jeter à la mer avec sa pauvre jambe déchirée. Croyez-moi, allez, vous ne verrez jamais rien de pareil à ce qui se passa sous nos yeux ; ça dura un quart d'heure, un grand quart d'heure. Pendant ce quart d'heure-là il ne revint que cinq fois à la surface de l'eau pour respirer, pour faire des yeux un signe à son fils, comme pour lui dire : « Va, sois tranquille, tu seras vengé ; » et puis il replongeait, et aussitôt la mer redevenait tourmentée comme par une tempête sous-marine. À vingt pas tout autour, ça n'était qu'une tache de sang ; le monstre faisait des bonds de six pieds hors de l'eau, et l'on voyait ses entrailles qui pendaient par son ventre ouvert. Enfin, la mer commença à se calmer ; ce n'était plus l'homme qui venait respirer, c'était l'animal. Enfin le requin entra dans l'agonie, tourna sur lui-même, fouetta désespérément l'air avec sa queue, plongea, reparut, plongea encore, puis on vit comme des éclairs d'argent qui flamboyaient sous la vague ; c'était lui qui remontait, le ventre en l'air, roulant inerte et raide comme une solive.

Le requin était mort.

Alors le nègre reparut à son tour, vint prendre son enfant dans ses bras, et alla s'asseoir avec lui au pied du mât.

Le chirurgien d'un bâtiment français, qui se trouvait dans la baie de Colombo, fit l'amputation au pauvre Abel, et l'entrepreneur de la pêche laissa au père la part entière d'huîtres qu'il avait pêchée.

En regardant le requin qui était revenu à la surface de l'eau, en comptant ses soixante-trois blessures, dont deux trouaient le coeur, j'avais fait cette réflexion, que puisqu'on se défend bien contre un requin, que puisqu'on vient bien à bout d'un requin, on peut bien se défendre contre une femme, et venir à bout d'une femme, fût-ce une femme marine. J'eus donc honte de ma lâcheté, et, comme la part d'huîtres perlières des deux nègres était estimée plus de douze mille livres, pour dix jours de pêche, je me sentis tourmenté de l'idée de faire fortune ; de sorte que la première fois que mon Chingulais vint nous faire une visite, chose à laquelle il ne manquait pas tous les quatre ou cinq jours, je lui demandai, comme une faveur, de troquer ma position de patron de barque contre celle de simple plongeur.

Cette demande parut le contrarier.

– Olifus, me dit-il en hollandais, je suis fâché que vous me demandiez cela ; vous êtes un de mes bons patrons de barque, et, s'il ne faut que doubler votre solde pour vous garder, je la doublerai.

– Vous êtes bien bon, lui répondis-je ; mais, voyez-vous, je suis breton d'origine, greffé hollandais par là-dessus ; quand quelque chose m'entre dans la tête, ça y entre si bien que moi-même je ne peux pas l'en faire sortir. Je me suis mis dans la tête de pêcher des perles ; c'est comme cela, ce sera comme cela, ça ne peut pas être autrement.

– Sais-tu plonger, au moins ?

– Oh ! je suis né en Danemark. le pays des phoques.

– Eh bien ! voyons ce que tu sais faire.

– Oh ! quant à cela, dis-je ; ce ne sera pas long.

En un tour de main, je me mis tout nu, je m'attachai un galet de dix livres aux pieds, je pris un filet à ma main gauche comme je voyais faire aux autres plongeurs, je n'oubliai pas un couteau bien emmanché que je passai à ma ceinture, je me fis amarrer à la place du pauvre petit Abel ; je me dis : « Ah bah ! ma foi tant pis, si la Buchold y est, on la verra », et je sautai à la mer.

Il y avait à peu près sept brasses. J'allai assez rapidement au fond, puis j'ouvris les yeux, je regardai autour de moi, c'était le moment d'angoisse.

Pas de Buchold, et des huîtres à remuer à la pelle.

Je remplis mon filet et je tirai la ficelle pour qu'on me remontât. J'étais resté du premier coup dix secondes sous l'eau.

Je vidai le filet aux pieds de notre entrepreneur.

– Tenez, lui dis-je, qu'en dites-vous ?

– Que tu es un habile plongeur ; que tu peux, en effet, faire ta fortune, et que je n'ai pas le droit de t'en empêcher.

Cette facilité à faire ce que je désirais me donna un peu de honte. Je comparai la conduite du patron de la pêcherie à celle du patron de la barque. Je n'avais pas le côté brillant.

– Cependant, lui dis-je, comme vous m'avez engagé comme patron et non comme plongeur, vous avez le droit de me demander plus qu'aux autres.

– Non, dit-il ; nous arrangerons cela autrement, et, je l'espère, à la satisfaction de tout le monde. Tu es bon patron et bon plongeur ; sois patron pour moi et plongeur pour toi. Les plongeurs ont droit au dixième de leur pêche ; comme tu me rends des services, je te donne le huitième de la tienne ; c'est-à-dire que tu seras sept jours patron, et le huitième plongeur. Bien entendu que la totalité de ce que tu pêcheras ce huitième jour sera pour toi. Cela te va-t-il ?

– Je crois bien que ça me va !

– Eh bien ! maintenant, comme la saison est déjà commencée depuis quelque temps, suppose que notre marché est fait depuis sept jours, et commence demain.

Il n'y avait rien à dire qu'à le remercier. Je lui pris la main et je la baisai.

C'est la façon de remercier dans le pays.

J'attendis le lendemain avec impatience.

X Nahi-Nava-Nahina

Je ne m'étais pas trompé, continua le père Olifus après être passé du tafia au rhum. La pêche fut excellente ; pendant les six jours que je me livrai à cet exercice, je pêchai pour 7000 francs de perles à peu près, et je ne vis ni requin ni Buchold.

La saison était finie ; je remerciai mon Chingulais en lui offrant mes services pour l'année suivante, et, ayant réalisé mon bénéfice, je me retirai à Négombo, charmant petit village encadré par des prairies et ombragé par des bois de canneliers.

J'avais l'intention d'employer tout l'intervalle qui devait s'écouler entre les deux saisons de pêche à un commerce soit de bois de cannelle, soit de châles, soit d'étoffes. Cela m'était chose facile, la population qui domine à Colombo, l'une des capitales de l'île, éloignée de Négombo de quelques lieues seulement, étant encore aujourd'hui la population hollandaise.

Je commençai par acheter une maison à Négombo ; ça n'est pas une grande dépense ; pour trois cents francs, j'eus une des plus jolies du village. C'était une charmante case en tiges de bambous se liant par des attaches de fibres de cocotier, n'ayant qu'un étage et trois chambres ; mais, trois chambres, c'était tout autant qu'il en fallait pour moi. Moyennant cent cinquante francs, j'eus un des ménages les plus confortables de l'île. Il se composait d'un lit, de quatre nattes, d'un mortier à piler le riz, de six plats de terre et d'une râpe à noix de coco.

J'avais déjà arrêté le genre de commerce que je voulais faire : c'était d'acheter des étoffes d'Europe à Colombo et de faire des échanges avec les Bedaths.

Je vais vous dire ce que c'est que les Bedaths.

Les Bedaths c'est une race sauvage qui se cache dans les forêts, qui vit indépendante, qui n'a pas de roi, et qui se nourrit de sa chasse. Ces gaillards-là n'ont pas même besoin d'acheter des maisons, eux, attendu qu'ils n'ont ni villes ni villages, pas même une simple cabane. Leur lit est le pied d'un arbre entouré de branches épineuses ; si quelque éléphant, quelque lion, quelque tigre essaie de passer à travers la haie qu'ils ont faite, le bruit les réveille, ils grimpent sur leur arbre, et de là ils font la nique aux tigres, aux lions et aux éléphants. Quant aux serpents, que ce soient des cobra-di-capello, des caravilla, des tii-polonga ou des bodrou-pam, quatre gueusards de reptiles qui vous tuent un homme, une mouche, ils s'en moquent comme de colin-tampon, attendu qu'ils ont des charmes contre leurs morsures ; il n'y a donc que le pembera, qui n'a pas de venin, c'est vrai, mais qui avale un homme comme nous avalons une huître, dont ils ont à s'inquiéter ; mais, vous comprenez, des insectes de vingt-cinq à trente pieds de long, ça n'est pas commun. Bref, ils n'ont donc pas de maison, et ils s'en passent.

Voici la façon dont on fait le commerce avec eux. Quand ils ont besoin de quelque objet manufacturé, comme fer ou étoffes, ils se rapprochent des villes ou des villages, déposent dans un endroit convenu de la cire, du miel ou de l'ivoire ; ils écrivent en mauvais portugais sur une feuille d'arbres ce qu'ils désirent en retour, et on le leur porte.

Je me mis donc en communication avec les Bedaths, et je fis des échanges pour de l'ivoire.

En attendant, je m'étais fait une société. Je fréquentais assez particulièrement un brave homme de Chingulais, joueur enragé aux dames, et qui faisait le commerce de cannelle. Dix fois, il s'était ruiné au jeu, et dix fois il avait refait sa fortune pour se ruiner encore. C'était l'homme qui se connaissait le mieux en épices de toute l'île peut-être, et, à la simple vue d'un cannelier : « Bon, disait-il, voilà le vrai courouundou, c'est-à-dire, voilà ce qu'il y a de mieux. » Il faut vous dire qu'il y a à Ceylan dix sortes de canneliers, et que les plus forts s'y trompent ; lui ne s'y trompait jamais. À quoi reconnaissait-il cela ? était-ce à la forme de la feuille, qui ressemble à celle de l'oranger ? était-ce au parfum de la fleur ? était-ce à son petit fruit jaune, gros comme une olive à peu près ? je n'en sais rien. Tant il y a qu'il vous mettait la main sur un cannelier, lui enlevait sa première écorce, fendait la seconde, la faisait sécher, vous la roulait dans de la toile de cocotier, mettait son nom sur le ballot, et tout était dit ; on ne demandait pas même à voir l'échantillon.

Aussitôt son argent en poche, il le faisait sonner, et qui voulait jouer aux dames avait son joueur tout trouvé.

Or, vous savez ou vous ne savez pas que les Chingulais sont enragés pour le jeu. Quand ils n'ont plus d'argent, ils jouent leurs meubles ; quand ils n'ont plus de meubles, ils jouent leurs maisons ; quand ils n'ont plus de maisons, ils jouent un doigt, deux doigts, trois doigts...

– Comment un doigt, deux doigts, trois doigts ? interrompis-je ?

– Parfaitement ! le perdant pose son doigt sur une pierre ; le gagnant a une petite hache avec laquelle il le lui coupe très habilement à la phalange convenue. Vous comprenez, on n'est pas obligé de jouer le doigt entier, on joue une phalange, celui qui a perdu trempe son doigt dans l'huile bouillante, cela cautérise la plaie, et il continue de jouer. Mon voisin Vampounivo avait trois doigts de moins à la main gauche ; il s'était arrêté au pouce et à l'index, mais je ne réponds pas qu'à l'heure qu'il est ils ne soient pas allés rejoindre les autres.

Entre lui et moi, vous comprenez, cela n'allait jamais jusque-là, je respecte trop mon individu ; je jouais une perle ou une dent d'éléphant contre une partie de cannelle. Je perdais ou je gagnais ; bon ! c'était fini.

Un soir que nous étions en train de faire notre partie de dames, je vis tout à coup paraître sur le seuil une belle jeune femme qui entre et se jette au cou de Vampounivo.

C'était sa fille ; elle avait seize ans, et n'avait encore été mariée que cinq fois.

Il faut vous dire qu'à Ceylan on peut se quitter après s'être pris à l'essai ; la prise à l'essai varie depuis quinze jours jusqu'à trois mois. Or, la belle Nahi-Nava-Nahina, c'était ainsi que se nommait la fille de Vampounivo, avait fait cinq essais, et, toujours mécontente de ses maris, était toujours revenue à la maison paternelle.

Je vis qu'ils avaient à parler d'affaires de famille, et discrètement je les quittai.

Le lendemain, Vampounivo vint me chercher. Sa fille lui avait demandé deux ou trois fois quel était cet Européen qui jouait aux dames avec lui quand elle était entrée, et il voulait me faire faire sa connaissance.

Je vous l'ai déjà dit, Nahi-Nava-Nahina était une femme superbe ; elle m'avait frappé à la première vue, je lui avais produit le même effet. Cette facilité qu'on a à Ceylan de se prendre à l'essai et de se quitter si l'on ne se convient pas me séduisait sur toutes choses ; au bout de huit jours, nous étions d'accord, elle de faire un sixième essai, et moi d'en faire un second.

La cérémonie conjugale est chose prompte et facile à accomplir chez les Chingulais ; on discute la dot, un astrologue fixe le jour du mariage, les familles des deux conjoints se réunissent, on s'assied autour d'une table au milieu de laquelle s'élève une pyramide de riz posée sur des feuilles de cocotier. Chacun puise à pleines mains dans la pyramide. Après ce témoignage d'intimité, la fiancée s'approche du fiancé ; chacun d'eux a fait trois ou quatre boulettes de riz et de noix de coco. On échange ces boulettes qu'on avale comme des pilules. Le fiancé offre à la fiancée un morceau d'étoffe blanche, et tout est dit.

L'affaire fut bientôt terminée. Pour mon compte, je donnai à mon beau-père quatre défenses d'éléphant ; il me donna un ballot de cannelle. Un astrologue fixa le jour de notre mariage. Le jour venu, nous mangeâmes le riz à pleines mains, après quoi j'avalai deux boulettes que la charmante Nahi-Nava-Nahina m'avait préparées. Je lui donnai une pièce d'étoffe blanche comme la neige et nous fûmes mariés.

L'habitude de Ceylan est que les époux soient reconduits séparément dans la chambre conjugale ; la femme la première, le mari ensuite. Cette conduite se fait au bruit des sistres, des tambours et des tam-tams, avec une partie de la population qui accompagne les mariés.

J'avais fait arranger de mon mieux la chambre nuptiale. À dix heures du soir, les jeunes filles vinrent prendre la belle Nahi-Nava-Nahina, qui s'achemina vers la maison en me lançant un dernier coup d'oeil.

Oh ! quel coup d'oeil !

Je mourais d'envie de la suivre ; mais il fallait donner le temps aux jeunes filles de conduire la mariée à son lit et de la coucher.

Je restai donc encore une demi-heure à peu près chez le beau-père ; il me proposa une partie pour passer le temps.

Ah ! oui, avec cela, que j'étais en train de jouer !

Enfin mon tour vint. Je me mis en route d'un pas que mes compagnons avaient toutes les peines du monde à suivre. Sur le seuil, je trouvai les jeunes filles qui dansaient, qui chantaient, qui faisaient le diable, enfin.

Elles voulurent m'empêcher de passer. Ah ! bien oui ! j'aurais passé à travers un bataillon carré.

Je montai à la chambre : toute lumière était éteinte ; mais j'entendis une petite respiration, douce comme une brise, qui venait de l'alcôve. Je fermai la porte au verrou. Je me déshabillai ; je me couchai.

Je trouvai que les cinq premiers maris de Nahi-Nava-Nahina étaient des gaillards bien difficiles, quand tout à coup j'entendis une voix qui me fit courir un frisson dans tout le corps.

– Ah ! fit d'abord cette voix en modulant un soupir.

– Hein ! répondis-je en me soulevant sur les deux poings.

– Eh bien, oui ! c'est moi, dit la même voix.

– Comment, vous, la Buchold ?

– Sans doute.

Juste en ce moment, monsieur, un rayon de lune passait par la fenêtre et nous éclairait comme un réflecteur.

– Mon ami, continua la Buchold, je viens vous dire que depuis deux mois, vous avez un fils que j'ai appelé Joachim, du nom du saint qui préside au jour où je suis accouchée.

– J'ai un fils depuis deux mois ! m'écriai-je. Mais comment cela se fait-il ? nous ne sommes mariés que depuis neuf.

– Vous savez, mon ami, qu'il y a des accouchements précoces, et que les médecins reconnaissent que les enfants qui naissent à sept mois naissent viables.

– Hum ! fis-je.

– Je lui ai choisi pour parrain, continua-t-elle, le bourgmestre Van Clief, chez lequel vous savez que j'ai passé trois mois avant notre mariage.

– Ah ! fis-je.

– Oui, et qui a promis de l'élever.

– Ah ! ah !

– Que voulez-vous dire ?

– Rien ! C'est bon, va pour monsieur Joachim ! ce qui est fait est fait. Mais pourquoi diable vous mêlez-vous de ce qui se passe à Ceylan, quand je ne me mêle pas, moi de ce qui se passe à Monnikendam ?

– Ingrat, dit-elle, voilà donc comme vous recevez les marques d'amour que l'on vous donne ! En avez-vous vu beaucoup de femmes qui fassent quatre mille lieues pour venir passer une nuit avec leur mari ?

– Ah ! vous ne venez donc que pour passer une seule nuit avec moi ? demandai-je un peu radouci.

– Hélas ! pas plus, répondit-elle ; comment voulez-vous que j'abandonne ce pauvre innocent qui est là-bas ?

– C'est vrai.

– Qui n'a que moi.

–Vous avez raison.

– Et voilà comme vous me recevez, ingrat !

– Mais il me semble que je ne vous ai pas trop mal reçue.

– Oui, parce que vous me preniez pour une autre.

Je me grattai la tête. Cette autre, qu'était-elle devenue ? Cela m'inquiétait un peu ; mais, pour le moment, ce qui m'inquiétait le plus, je l'avoue, c'était la Buchold.

Je pensai que ce qu'il y avait de mieux à faire, puisqu'elle ne parlait pas du coup de chenet, c'était de n'en point parler ; que puisqu'elle ne soufflait mot de la noix de muscade, c'était de garder le silence sur ce fait ; enfin, puisqu'elle promettait de partir au jour, c'était d'être le plus aimable que je pourrais pour elle, tant qu'il ferait nuit.

Cette résolution prise, il n'y eut plus de discussion entre nous.

Vers trois heures du matin je m'endormis. En m'éveillant, je regardai autour de moi, j'étais seul.

Seulement on faisait un grand bruit à la porte.

C'était le père de la belle Nahi-Nava-Nahina, qui venait, avec tous ses parents me faire des compliments sur ma nuit de noces.

Vous comprenez qu'avant d'ouvrir, mon premier soin fut de m'inquiéter de ce qu'était devenue la belle Nahi-Nava-Nahina. Je n'étais pas trop rassuré sur le compte de la pauvre femme, connaissant la Buchold comme je la connaissais.

J'appelai tout bas, n'osant pas appeler tout haut : « Charmante Nahi-Nava-Nahina ! » et il me sembla qu'un soupir me répondait.

Ce soupir venait d'un petit cabinet qui donnait dans la chambre à coucher.

J'ouvris le petit cabinet, et je trouvai la pauvre Nahi-Nava-Nahina pieds et poings liés, un bâillon dans la bouche et proprement couchée sur une natte.

Je me précipitai vers elle, je la déliai, je la débâillonnai, je voulus lui expliquer la chose ; mais, vous le comprenez bien, je trouvai une femme furieuse. Elle n'avait pas entendu ce que nous avions dit, la Buchold et moi, parce que nous avions parlé hollandais, mais elle avait compris tout de même.

J'eus beau faire, il n'y eut pas moyen de l'apaiser.

Elle déclara à sa famille qu'elle était encore, plus mécontente de son sixième essai que des cinq autres ; que les maris européens avaient vis-à-vis de leurs femmes de plus mauvaises façons que les maris chingulais, et qu'elle voulait quitter une maison où on lui faisait passer la première nuit de noces, liée, garrottée, bâillonnée, couchée sur une natte, tandis que son mari, à côté... Enfin... n'importe.

Tant il y a qu'elle ameuta contre moi père, frères, neveux, cousins, arrière-petits-cousins, et que voyant l'impossibilité qu'il y avait pour moi à rester à Négombo après une pareille aventure, je pris le parti de renvoyer au père son ballot de cannelle, tout en lui laissant mes quatre dents d'éléphant, et d'aller chercher fortune dans une autre partie de l'Inde.

Je me hâtai donc de réaliser tout mon petit avoir, qui se montait à dix ou douze mille livres, et, ayant trouvé un bâtiment qui faisait voile pour Goa, je m'y embarquai, huit jours après mon second mariage, second mariage qui, comme vous le voyez, avait si singulièrement tourné.

Le père Olifus poussa un soupir, qui prouvait le profond souvenir que la belle Nahi-Nava-Nahina avait laissé dans son esprit ; et, ayant avalé un verre de rhum, il continua.

XI L'autodafé

Pendant les huit jours que j'avais été forcé de passer à Négombo après mon mariage, j'avais été fort tourmenté. Les Chingulais, quand ils en veulent à un homme, ont parfois une singulière manière de se venger de lui. En Italie, on s'arrange pour faire donner un coup de couteau, à son ennemi ; en Espagne, on le lui donne soi-même ; mais, dans l'un ou l'autre cas, la chose a toujours des inconvénients. Payez-vous un homme pour frapper ? cet homme peut vous dénoncer. Frappez-vous vous-même ? vous pouvez être vu. Mais à Ceylan, pays de vieille civilisation, on est bien plus avancé que dans notre pauvre Europe.

À Ceylan, on tue son homme par accident.

Voici en général à l'aide de quel accident on se débarrasse de son ennemi.

Il faut vous dire que Ceylan est la terre natale des éléphants. À Ceylan, on rencontre des éléphants comme en Hollande on rencontre des canards. Ceylan fournit le monde tout entier d'ivoire et l'Inde tout entière d'éléphants.

Or, les éléphants, comme vous savez, sont des animaux pleins d'intelligence, qui, là-bas, remplissent tous les offices, même celui de bourreau et, dans ce cas, ils apprennent si bien ce rôle, qu'ils procèdent selon le programme qui leur est donné. Quand le criminel est condamné à être écartelé, ils lui arrachent, les uns après les autres, bras et jambes, et le tuent ensuite. Quand la mort est ordonnée, ils prennent le patient avec leur trompe, le jettent en l'air et le reçoivent sur leurs défenses. Quand il y a des circonstances atténuantes, ils enlèvent le condamné, toujours avec leur trompe, lui font faire trois tours comme un berger fait d'une fronde, et le jettent en l'air ; s'il ne rencontre pas d'arbres, s'il ne retombe pas sur un terrain plus dur, parfois il en est quitte pour la jambe cassée, le bras démis ou le cou disloqué. Aussi, j'ai remarqué qu'à Ceylan il est très rare qu'un éléphant passe près d'un boiteux, d'un manchot, ou d'un bossu, sans lui faire un petit signe de connaissance.

Maintenant, vous comprenez, tout le monde a son éléphant et chaque éléphant a son cornac. On invite un cornac quelconque à fumer une pipe d'opium, à mâcher une chique de bétel ou à boire un verre d'eau-de-vie, et on lui dit :

– Je donnerais bien dix, vingt, trente, quarante, cinquante roupies à l'homme qui viendrait me dire que un tel est mort.

Vous placez là bien entendu le nom de celui que vous voulez détruire.

– Vraiment ? dit le cornac.

– Parole d'honneur.

– Touchez là, et si j'apprends sa mort, je vous promets d'être le premier à vous l'annoncer.

Huit jours après, on vous raconte qu'un éléphant, en passant près d'un brave homme qui ne lui disait rien, est entré tout à coup, en fureur, l'a pris avec sa trompe, et, malgré les cris de son cornac, l'a jeté si haut, si haut, si haut qu'il était mort avant de retomber.

Le soir même on ramasse le cornac ivre mort, et quand on l'interroge, il répond qu'il s'est grisé de désespoir.

Le lendemain, on enterre le mort à la manière du pays, c'est-à-dire que l'on arrache un arbre, qu'on le creuse, qu'on y met le corps ; qu'on remplit de poivre les espaces vides, et qu'on le laisse là jusqu'à ce qu'on ait obtenu la permission de le brûler.

Voilà donc de quoi j'avais peur. Aussi, pendant les huit derniers jours que je restai à Négombo, quand je voyais un éléphant d'un côté, je disais : connu ! et j'allais de l'autre.

Je fus donc bien content, lorsque je me sentis sur un bon petit brick, filant ses huit noeuds à l'heure, et rasant la côte du Malabar.

Trois semaines après mon départ de Négombo, je débarquais à Goa.

Je m'étais embarqué sur un bâtiment portugais, et je voyais le capitaine si pressé d'arriver, il mettait même dans les gros temps tant de hautes voiles dehors, dans les temps ordinaires il lâchait tant de bonnettes, que je ne pus m'empêcher de lui demander les causes d'une si grande célérité.

Il me répondit alors qu'il était bon catholique, et qu'il croyait que ce serait une chose heureuse pour son salut s'il pouvait arriver à temps pour assister à l'autodafé de 1824.

Il faut vous dire qu'à Goa les autodafés n'ont lieu que tous les deux ou trois ans, vous comprenez ; mais ils n'en sont que plus beaux.

Monsieur, il fit tant et si bien, ce démon de capitaine, que, Dieu aidant, nous arrivâmes trois jours avant la cérémonie.

Grâce à lui, je trouvai, le jour même de mon arrivée, un logement dans une famille portugaise. D'abord j'avais voulu m'arranger pour y prendre ma pension tout entière, repas en commun ; mais le capitaine, qui était un brave homme, me dit d'attendre, attendu que les habitudes portugaises ne me conviendraient peut-être pas.

En effet, le jour même de mon arrivée, ayant été invité à dîner chez mes hôtes, et les ayant vus manger tous à même les plats, et, dès le soir, je courus tant et si bien, que je trouvai une petite maison à louer sur le port, laquelle, quoiqu'elle fût admirablement située, qu'elle eût un étage, un charmant jardin, me fut adjugée moyennant deux roupies par mois, c'est-à-dire moyennant un peu plus de cinq francs.

– Dites donc, Biard, fis-je en me retournant vers mon compagnon, si nous allions à Goa.

– Hé ! hé ! répondit Biard en homme qui goûtait assez la proposition.

– Allez à Goa, allez à Goa, reprit le père Olifus, c'est un beau pays où l'on vit pour rien. Il y a des femmes superbes ; seulement défiez-vous du troa et de l'inquisition.

– Qu'est-ce que le troa ? demandai-je.

– Bon, laissez-moi dire, continua Olifus, la chose viendra en son temps. La maison louée, ce fut comme à Négombo, il fallut la meubler ; là non plus ce n'était pas cher. Seulement comme j'avais toute ma petite fortune en or, je fus obligé de recourir aux changeurs publics, dont l'état, fort lucratif, est de donner aux étrangers une affreuse monnaie de cuivre en échange de leur or et de leur argent. Deux ou trois fois j'eus donc recours à eux dans la même journée, ce qui deux ou trois fois me fit mettre la main à la poche. De sorte que, comme chaque fois on m'avait vu tirer de ma poche des pièces de cinq et de dix florins, il n'en fallut pas davantage pour que le bruit se répandît dans une pauvre ville ruinée comme l'est Goa qu'il y était arrivé un nabab. Aussi, dès le soir, eus-je la visite de deux ou trois dames ou demoiselles nobles, qui m'envoyèrent, comme c'est la coutume, leur domestique pour me demander l'aumône, tandis qu'elles attendaient dans un palanquin à la porte, dans le cas où je désirerais les voir. J'étais encore très fatigué de mon voyage, de sorte que je me contentai de leur envoyer tout ce qui me restait de la monnaie de cuivre, deux ou trois roupies à peu près, ce qui confirma les esprits dans l'idée que j'étais un riche négociant.

Le lendemain, je visitai la ville, les églises, qui sont fort belles, et surtout celle de Notre-Dame-de-Miséricorde ; l'hôpital royal, qui est situé sur la rivière, et que je pris d'abord, non pour un hôpital, mais pour un palais ; la place Sainte-Catherine, la rue Droite, marché perpétuel où l'on trouve tout ce dont on a besoin : meubles, vêtements, légumes, ustensiles de toute espèce, esclaves mâles et femelles, sur lesquels on ne peut pas être trompé, attendu qu'on les vend tout nus ; la statue de Lucrèce qui, par la blessure qu'elle s'est faite donne assez d'eau pour abreuver toute la ville ; les arbres plantés par saint François-Xavier, et qui, grâce à leur origine sacrée, n'ont jamais été touchés, ni par la cognée, ni par l'émondoir ; et je rentrai convaincu que le meilleur commerce à adopter parmi tous ces commerces était celui de marchand de fruits.

Voici comment ce commerce se pratique à Goa : on achète au bazar une quinzaine de belles filles, au prix de vingt ou vingt-cinq écus ; on leur met un élégant costume sur le corps, des bagues aux doigts, des boucles aux oreilles, une corbeille sur la tête, et, dans la corbeille, des fruits ; et puis, à huit heures du matin on les lâche par la ville. Les jeunes gens riches, et qui aiment les fruits et la conversation, les font entrer chez eux et causent avec elles. Il y en a qui vident leur corbeille jusqu'à huit et dix fois par jour. Quand, chaque fois qu'elles vident leur corbeille, cela ne rapporterait qu'une roupie au maître, comme le maître ne leur donne qu'à sa volonté, attendu qu'elles sont esclaves, on voit que ce commerce est un assez joli revenu.

Ce qui me frappa d'abord, c'est que les rues ne semblaient peuplées que par des esclaves, des métis, ou des Indiens naturels. De temps en temps, il est vrai, l'on voit passer un palanquin porté par des nègres, mais si strictement fermé, qu'on ne peut distinguer la personne qui est dedans, laquelle, de son côté, a des jours ménagés pour voir tout à son aise. Je me plaignis dès le premier jour de cette absence de femmes, qui attriste et appauvrit les rues de Goa ; mais on me dit que le surlendemain, au champ Saint-Lazare, je verrais ce qu'il y avait de mieux dans la ville. Je demandai ce que c'était que le champ Saint-Lazare et l'on me répondit que c'était le lieu où se tenait l'autodafé.

Il était, m'avait-on dit, fort difficile à moins d'avoir de grandes protections, d'obtenir des places réservées ; et, pour les autres places, il fallait faire queue longtemps à l'avance ; mais on me croyait riche, comme je l'ai dit, et alors chacun me fit offrir des places ; ces places, que l'on n'avait pas de honte de me faire deux ou trois pagodes, baissaient de prix à mesure qu'on voyait que je marchandais, et je finis par avoir un billet, au-dessous de la loge du vice-roi, pour deux roupies.

La fête avait justement lieu le jour de la Saint-Dominique, patron de l'inquisition, et je puis dire, ce jour-là, qu'excepté moi peut-être, personne ne se coucha à Goa. Ce n'étaient que danses, chants et sérénades dans la rue, et l'on voyait bien qu'il allait se passer, comme je l'avais entendu dire vingt fois dans la journée, quelque chose de fort agréable à Dieu.

J'avais ma place gardée dans le cirque qu'on avait dressé tout autour de l'autodafé ; je pus donc jouir, les uns après les autres, de tous les détails du spectacle.

D'abord je vis sortir les condamnés de leur prison ; ils étaient près de deux cents.

Je demandai combien de temps allait durer la fête ; un si grand nombre de patients réclamait au moins une semaine. Mais celui auquel je m'adressai, et qui était un riche marchand portugais de la ville, me répondit, en secouant la tête tristement, que le tribunal de l'inquisition se relâchait chaque jour de son zèle, et que, parmi toute cette foule de païens et d'hérétiques, trois seulement étaient condamnés à être brûlés, les autres ayant échappé aux rigueurs du Saint-Office, et étant condamnés seulement, à quinze ans, dix ans, cinq ans, deux ans de prison, quelques-uns même à faire seulement amende honorable, et à assister pour toute punition au supplice des trois misérables qui avaient été jugés assez coupables pour être brûlés.

Je demandai à voir ceux qui étaient destinés à être brûlés ; mon complaisant interlocuteur me répondit que rien n'était plus facile que de les reconnaître, attendu que ceux-là, sur leurs longues robes noires, avaient leur portrait posé sur des tisons embrasés avec des flammes qui s'élèvent tout autour, et des diables qui dansent dans ces flammes ; ceux qui étaient condamnés à la prison, au lieu de flammes qui s'élevaient du bas de la robe jusqu'à la ceinture, avaient, au contraire, des flammes qui descendaient de la ceinture au bas de la robe ; ceux qui seulement faisaient amende honorable et qui, pour toute punition, devaient assister à l'exécution, portaient des robes noires rayées de blanc, sans aucune flamme montant ni descendant.

Tous ces condamnés furent conduits d'abord de la prison à l'église des jésuites, où on leur fit de vives remontrances, après lesquelles on lut à chacun son jugement, que chacun connaissait déjà sans doute, grâce à la robe dont il était revêtu.

Puis, la messe entendue, le jugement lu, la procession funèbre s'achemina vers le champ Saint-Lazare.

Mon marchand d'épices ne m'avait pas menti, et, cette fois j'avais eu tort de me plaindre.

Toutes les femmes nobles, toutes les femmes riches, toutes les femmes élégantes de Goa étaient là, rassemblées dans un espace grand comme celui d'un cirque de taureaux ordinaire ; tous les gradins en étaient chargés à croire qu'ils allaient se rompre. Au milieu, s'élevait le bûcher, avec un poteau taillé à trois faces, sur chacune de ces faces était un anneau de fer pour maintenir le condamné, et, en face de chaque anneau, on avait dressé un autel surmonté d'une croix, afin que le patient pût jouir du bonheur de voir le Christ jusqu'au dernier moment.

Nous eûmes grand-peine, mon marchand d'épices et moi, à arriver jusqu'à nos places ; mais enfin nous y parvînmes, juste au moment où, de leur côté, les condamnés, par une porte tendue de noir et parsemée de larmes d'argent, entraient dans le lieu de l'exécution.

À leur entrée, les chants religieux s'élevèrent de tous côtés, et les femmes commencèrent à rouler dans leurs mains de magnifiques chapelets, les uns d'ambre, les autres de perles, tout en lançant sous leurs voiles à demi soulevés des coups d'oeil à droite et à gauche.

Je crois que je fus reconnu pour celui qu'on appelait le riche marchand de perles, car pas mal de ces regards s'arrêtèrent sur moi. Il est vrai que, comme j'étais au-dessous de la loge du vice-roi, je pus bien avoir pris pour moi bon nombre de regards qui étaient pour lui.

La cérémonie commença.

On prit les trois patients par-dessous les bras, on les aida à monter sur le bûcher, ils y parvinrent à grand-peine, vous comprenez, ça n'est pas drôle d'être brûlé tout vif. Enfin, moitié s'aidant, moitié aidés, ils parvinrent à la plate-forme ; on les lia aux anneaux avec des chaînes de fer, attendu que des cordes ordinaires seraient vite consumées, et qu'alors, sans aucun doute, les patients sauteraient du bûcher à terre et se mettraient à courir tout en feu dans le cirque, ce qui était un scandale général pour tout le monde, et un malheur particulier pour leurs âmes, attendu qu'ils penseraient à faire une bonne fuite et non une bonne mort ; mais grâce aux chaînes de fer qui les maintiennent par les pieds, par le milieu du corps et par le cou, il n'y a pas de danger qu'ils fassent un seul mouvement.

Seulement, comme il y a toujours un côté faible aux choses les plus ingénieuses, à défaut de ce danger-là, il y en a un autre : c'est que les parents du condamné séduisent le bourreau, et qu'en lui passant la chaîne autour du cou, celui-ci donne un tour de plus à la chaîne et l'étrangle. Alors, vous comprenez, le spectacle perd à peu près tout son intérêt, puisqu'on voit brûler un cadavre au lieu de voir brûler un homme vivant.

Mais ce jour-là le bourreau était un homme consciencieux, et chacun put être assuré que les condamnés étaient bien vivants, attendu que, par-dessus les prières de tout le monde, on les entendit crier miséricorde pendant plus de dix minutes.

La cérémonie terminée, chacun alla emplir un petit sac de cendre au bûcher ; cette cendre ayant, à ce qu'il paraît, le même privilège que la corde de pendu, et portant bonheur aux familles.

Comme je venais d'emplir mon sac comme les autres, je sentis qu'on me glissait un billet dans la main. Je me retournai ; une vieille femme posa son doigt sur sa bouche, prononça ce seul mot : « Lisez ! » et s'éloigna.

Je restai un moment interdit, puis, dépliant le billet, je lus :

Je me retournai du côté de la duègne ; elle était demeurée à distance.

Je lui fis un signe d'adhésion avec la main ; elle répondit par une révérence et disparut.

XII Dona Inès

Je savais à peu près où était le lieu de rendez-vous.

Du haut de la muraille de l'ancienne ville, j'avais découvert tous les environs, et j'avais remarqué, surtout comme promenade charmante, les bords de ce petit étang, où tous les riches Portugais ont des maisons de plaisance entourées de jardins.

Quant à l'espèce d'arbre que l'on nommait l' arbre triste parce qu'il ne fleurit que la nuit, je le connaissais, en ayant vu un dans un jardin de la maison que j'avais louée.

À neuf heures et demie, je sortis de Goa ; j'avais sur moi trois ou quatre perles, assez belles pour que le cadeau, si par hasard j'avais un cadeau à faire, ne fût pas méprisé. Je mis à tout hasard sous mon gilet, un poignard chingulais, et je résolus de courir bravement les risques de mon excursion nocturne.

À dix heures moins un quart, j'arrivai à la petite maison, que je reconnus parfaitement à la désignation qui m'en avait été faite. J'en fis le tour pour chercher un endroit de la muraille du jardin que je pusse escalader sans une trop grande difficulté.

Quand je trouvai une porte, l'espoir me vint que, pour m'épargner la peine de l'escalade, on avait peut-être laissé cette porte ouverte : je ne me trompais pas ; en la poussant, elle céda, et je me trouvai dans le jardin.

Ce n'était pas, une fois entré, une chose difficile que de trouver le lieu où je devais attendre.

Guidé par son admirable parfum, au bout d'un instant je fus perdu dans l'ombre épaisse que projetait autour de lui l'arbre triste. Ses fleurs, qui s'ouvrent à dix heures de la nuit pour se refermer avant le jour, secouaient leur calice embaumé, et parmi cette multitude de fleurs dont il était couvert, quelques-unes se détachant comme des flocons de neige tombaient autour de moi et m'invitaient à me coucher sur leur suave jonchée.

Quoique, comme vous avez pu voir, je sois d'une nature assez peu poétique, je ne pouvais m'empêcher de me laisser aller au charme de cette belle nuit, et si j'ai un regret à cette heure où je vous en parle, c'est de vous en parler comme un vieux loup de mer que je suis, et non comme un poète que vous êtes, ou comme un peintre qu'est votre camarade.

Nous nous inclinâmes, Biard et moi.

– En vérité, père Olifus, lui dis-je, vous avez tort de vous excuser. Vous racontez comme monsieur Bernardin de Saint-Pierre.

– Je vous remercie, répondit le père Olifus, car, quoique je ne connaisse pas monsieur Bernardin de Saint-Pierre, je présume que c'est un compliment que vous me faites.

Je continue donc.

J'étais là, attendant depuis un quart d'heure à peu près, lorsque j'entendis un froissement d'étoffe et un bruit de pas à la suite desquels j'aperçus une forme qui s'approchait craintive.

J'appelai doucement, ma voix rassura mon guide, qui alors vint droit à moi, me jeta un bout de ceinture dont il tenait l'autre bout, et, se mettant à marcher devant moi, me guida, sans dire un seul mot, dans la direction de la maison.

La maison, à part deux ou trois fenêtres dont la lumière intérieure filtrait à travers les interstices de la jalousie, la maison était complètement dans l'ombre, et d'autant mieux dans l'ombre, que, peinte en rouge, on n'en distinguait point les contours dans l'obscurité de la nuit.

Une fois le seuil franchi, l'obscurité redoubla.

Alors la duègne tira la ceinture à elle, jusqu'à ce qu'elle rencontrât ma main : elle prit ma main, me fit monter un escalier, traverser un corridor, et, tirant une porte qui laissa sortir par son ouverture un flot de lumière, elle me poussa dans une chambre où une femme de vingt à vingt-deux ans, parfaitement jolie, était couchée sur un matelas recouvert d'une magnifique étoffe de Chine et supporté par un lit de repos en bambou.

Au milieu de la chambre, dont l'air était rafraîchi par un grand éventail pendu au plafond, et qui semblait s'agiter tout seul, se dressait une table chargée de confitures et de pâtisseries.

Dans ce temps-là, j'étais jeune, j'étais beau garçon, pas timide, au contraire.

Je fis mon compliment à la dame ; elle le reçut en femme qui, au bout du compte, l'avait envoyé chercher.

Je m'assis auprès d'elle.

À Ceylan et à Buenos Ayres, j'avais appris, tant bien que mal, à baragouiner un peu d'espagnol : l'espagnol et le portugais se donnent la main ; puis au bout de la langue des mots, que quelquefois on ne comprend pas, il y a la langue des gestes que l'on comprend toujours.

Elle me montra la collation qui m'attendait depuis une heure. Je lui dis que si la collation m'attendait depuis une heure, il ne fallait pas la faire attendre plus longtemps. Nous nous mîmes à table.

Selon l'habitude des tête-à-tête en Espagne et en Portugal, il n'y avait qu'un verre.

Le porto est le madère brillaient dans deux carafes, l'un comme un rubis, l'autre comme une topaze.

J'avais déjà dégusté les deux liquides ; je les trouvais de premier choix, et j'allais donner sur les pâtisseries et les confitures, quand tout à coup la duègne entre tout épouvantée et dit deux mots à l'oreille de sa maîtresse.

– Hein ! demandai-je, qu'y a-t-il ?

– Rien, répondit tranquillement ma belle convive ; c'est mon mari, que je croyais à Gondapour pour trois ou quatre jours encore, et qui nous arrive comme une bombe. Il n'en fait jamais d'autres, l'affreux métis.

– Ah ! ah ! fis-je. Et serait-il jaloux, par hasard, votre mari ?

– Comme un tigre.

– De sorte que, s'il me trouvait ici...

– Il vous tuerait.

– C'est bon à savoir, dis-je en tirant mon poignard de ma poitrine et le posant sur la table ; on prendra ses précautions.

– Oh ! mais que faites-vous donc ? dit-elle.

– Dame ! vous le voyez, il y a un proverbe qui dit qu'il vaut mieux tuer le diable que le diable ne vous tue.

– Oh ! il ne faut tuer personne, dit-elle en riant et en me montrant dans ce ris des perles près desquelles celles que j'avais dans ma poche eussent paru noires.

– Comment cela ?

– Je me charge de tout.

– Oh ! très bien alors.

– Seulement, entrez dans ce cabinet ; il donne sur une terrasse ; ne perdez pas de vue ce qui se passera ici. Si mon mari fait un pas vers le cabinet, ce qui n'est pas probable, gagnez la terrasse et sautez du haut en bas... elle n'est élevée que de douze pieds.

– Bon !

– Allez ! je vais faire de mon mieux pour que le retour ne change rien à nos projets.

– Tant mieux !

– Soyez tranquille, allez, j'entends son pas dans l'escalier.

Je me jetai dans le cabinet.

Elle, pendant ce temps, jetait par une fenêtre ouverte l'assiette de porcelaine et le couvert d'argent qui pouvaient dénoncer ma présence ; puis, tirant de sa poitrine un petit sachet brodé d'argent, elle y prit un petit flacon contenant une liqueur verdâtre ; et elle en versa quelques gouttes sur celles des pâtisseries qui formaient le sommet de la pyramide ; après quoi elle se leva et fit la moitié du chemin pour aller à la porte.

En ce moment la porte s'ouvrit.

Celui qu'elle appelait un affreux métis était un magnifique Indien au teint couleur de bronze florentin, à la barbe rase et crépue.

Il portait un riche costume musulman, quoiqu'il fût chrétien, ou à peu près.

– Ah ! monsieur, interrompit le père Olifus, je ne sais pas si vous avez étudié les femmes, mais, femmes terrestres ou femmes marines, je crois que plus elles sont jolies, plus ce sont de faux et hypocrites animaux.

Celle-là, qui était belle comme un amour, sourit à son mari du même sourire dont elle m'avait souri à moi un instant auparavant. Mais, malgré ce sourire, le nouveau venu paraissait assez préoccupé. Il regarda d'abord autour de lui, puis il flaira comme l'ogre cherchant de la chair fraîche. Il me sembla que ses yeux se fixaient sur le cabinet.

Il fit un pas de mon côté, j'en fis deux en arrière.

Il toucha la clef de la porte, je me laissai glisser de la terrasse entre les branches d'un arbre touffu.. Je vis comme une ombre noire se pencher au-dessus de ma tête ; je retins mon souffle, l'ombre disparut.

Je respirai, et, remontant doucement, ma tête se retrouva bientôt au niveau de la terrasse : elle était vide.

Alors la curiosité me prit de voir ce qui se passait dans la chambre que je venais de quitter.

Je remontai sur la terrasse avec l'agilité et l'adresse d'un marin, et je m'avançai sur la pointe du pied, afin de voir, s'il était possible, au travers de la porte restée entrebâillée.

Nos deux époux étaient à table à côté l'un de l'autre, la femme tenant le mari amoureusement enlacé dans son bras, tandis que le mari mangeait à pleines dents les petits gâteaux sur lesquels sa femme avait jeté de l'eau verte.

Le mari me tournait le dos ; la femme, relativement à moi, était de profil ; elle aperçut une portion de mon visage, sans doute à travers l'entrebâillement de la porte ; elle me fit du coin de l'oeil un signe qui voulait dire : « Vous allez voir ce qui va se passer. »

En effet, presque au même moment, le mari se mit à lever son verre et à porter fanatiquement la santé de sa femme.

La santé portée, il commença une petite chanson qui finit à grand orchestre d'assiettes et de bouteilles, sur lesquelles il frappait avec son couteau ; enfin il se leva et se mit à danser la danse des Bayadères, en se drapant avec sa serviette.

Alors la femme se leva de table, vint à la porte derrière laquelle je regardais, caché, cet étrange spectacle, ouvrit cette porte, et me dit tranquillement :

– Venez.

– Venez... venez... répondis-je, c'est charmant ! mais...

– Allons donc ! dit-elle en me tirant par la main ; quand je vous dis de venir !

Je fis un mouvement des épaules et je la suivis.

En effet, son mari, tout entier à la danse de caractère qu'il avait adoptée, continuait son ballet solitaire, en se donnant toutes sortes de grâces avec sa serviette.

Puis, comme la serviette était bien exiguë pour des draperies dont ses poses gracieuses devaient être à demi voilées, il déroula son turban et entama la danse du châle.

Pendant ce temps, sa femme m'avait conduit sur le canapé où elle était couchée quand j'étais entré, et à chaque observation que je lui faisais, elle haussait les épaules.

Quand je vis cela, je ne lui en fis plus.

Au bout de trois quarts d'heure de danse, le mari, qui de son côté, paraissait s'être très bien amusé aussi, ronflait comme un tuyau d'orgue.

Je profitai de la circonstance pour demander une explication sur ces petites gouttes d'eau verte versées sur les pâtisseries, attendu que je me doutais bien que ce grand amour du mari pour la vocalisation et la chorégraphie venait de là.

Ces gouttes d'eau verte, c'était du troa.

– Très bien ! cher monsieur Olifus, répondis-je. Maintenant, expliquez-moi ce que c'est que du troa. Vous m'avez dit, comme un habile narrateur que vous êtes, que vous me rendriez ce service en temps et lieu ; je crois que le temps et le lieu sont venus.

– Monsieur, le troa est une herbe qui pousse abondamment dans l'Inde. On en tire le suc quand elle est encore verte, ou bien on en réduit la graine en poudre quand elle est mûre ; puis on mêle ce suc ou cette poudre aux aliments de la personne dont on veut se débarrasser momentanément.

La personne, alors, s'absorbe en elle-même, chante, danse et s'endort, sans plus voir ce qui se passe autour d'elle, et, à son réveil, comme elle a complètement perdu la mémoire de ce qui s'est passé, on lui raconte la première bourde venue, et elle donne dedans.

Voilà ce que c'est que le troa, chose très commode, comme vous voyez ; aussi assure-t-on que les femmes de Goa portent toujours sur elles du jus de troa dans un flacon, ou de la graine de troa dans un sachet.

À cinq heures du matin, ma belle Portugaise me pria de l'aider à mettre son époux dans son lit ; puis, comme le jour allait venir, nous prîmes congé l'un de l'autre, en promettant de nous revoir.

J'avais eu un instant l'idée de faire une cargaison de troa, et de l'envoyer en Europe avec un programme détaillé des vertus de cette marchandise ; mais on m'assura qu'elle se détériorait en passant la mer, ce qui me fit renoncer à ma spéculation, qui cependant, je le crois, n'aurait pas été mauvaise.

En attendant, ma spéculation sur les fruits prospérait, mes dix esclaves me rapportaient, bon jour mauvais jour, six roupies de bénéfice net, c'est-à-dire de trente-six à quarante francs de notre monnaie, ce qui est un énorme revenu pour Goa, où tout est pour rien.

Aussi mon ami le marchand d'épices laissa-t-il échapper devant moi quelques mots d'une alliance avec sa fille dona Inès, jeune personne charmante, élevée dévotement au couvent de l'Annonciation, et que j'avais déjà vue une fois ou deux chez lui.

Dona Inès était fort belle, dona Inès paraissait fort modeste.

Je commençais à me fatiguer de ma Portugaise qui peu à peu grappillait toutes mes perles.

Puis, voyez-vous, j'étais né pour le mariage avant que les femmes ne m'en eussent dégoûté. Je donnai donc en plein dans les propositions de mon ami le marchand d'épices, et l'on fit sortir dona Inès du couvent, dans l'intention cette fois de nous faire trouver ensemble.

Dona Inès était toujours la belle et modeste jeune fille que j'avais vue et remarquée ; seulement elle avait les yeux rouges.

Je m'informai d'où venait cette rougeur, qui indiquait pas mal de larmes versées ; mais on me dit que dona Inès était tellement innocente, que lorsqu'on lui avait parlé de quitter son couvent, elle avait fondu en eau.

Je m'informai auprès d'elle de cette douleur, et effectivement la charmante créature me dit qu'elle n'avait aucune aspiration vers le mariage, que c'était avec un vrai chagrin qu'elle quittait son couvent, dans lequel elle trouvait généralement tout ce qu'elle pouvait désirer.

Je me mis à sourire à cette charmante innocence ; et, comme je ne doutais pas que le mariage ne produisît sur elle le même effet que le voyage fait sur le voyageur, c'est-à-dire ne la séduisît par la nouveauté des aspects, je ne me préoccupai ni de ces regrets, ni de leur cause.

Mon mariage avec dona Inès fut donc décidé d'un commun accord entre mon ami, le marchand d'épices, et moi ; nous réglâmes les conditions de la dot, et trois semaines après, ayant rempli toutes les formalités préparatoires, nous fûmes unis en grande pompe à l'église cathédrale.

Je ne m'appesantirai pas sur les cérémonies du mariage, elles sont à peu près les mêmes qu'en France. Au reste, dona Inès paraissait avoir complètement oublié son couvent. Elle était aussi gaie que la décence pouvait le permettre, et quand le moment de nous retirer fut venu, elle me demanda avec une pudeur charmante la permission de se retirer dans la chambre à coucher, ne me demandant qu'un quart d'heure de grâce pour avoir le temps de se déshabiller et de se mettre au lit.

Un quart d'heure, c'est long dans certains moments, allez ! mais enfin !

D'ailleurs, il y avait pour m'aider à prendre patience, une petite collation si bien préparée, si proprement dressée dans des assiettes de Chine ; il y avait une bouteille de moscato de San-Lucar qui brillait d'un si vif rayonnement dans sa prison de cristal, que je me mis philosophiquement à boire à la santé de ma belle épousée. Jamais je n'ai bu de pareil vin, monsieur, et je me connais en vin cependant.

Je me mis à manger quelques fruits. J'étais marchand de fruits, comme vous savez. Eh bien ! jamais je n'avais mangé de pareils fruits.

Le vin, c'était du nectar ; les fruits, c'était de l'ambroisie.

Et puis tout cela avait un petit goût excitant ; un petit acide apéritif qui aurait fait que j'eusse bu et mangé toute la nuit, si, au premier verre de vin et à la première banane, je ne me fusse senti si joyeux et si content que je me mis à chanter une chanson de bord.

Monsieur, il faut vous dire que je ne chante jamais, ayant la voix si fausse que je me fais horreur à moi-même quand j'essaie de filer le plus petit son. Eh bien ! ce soir-là, monsieur, il me semblait que je chantais comme un rossignol, tout naturellement, et je prenais un si grand plaisir à entendre ma propre voix, que les jambes me démangeaient, que mes pieds battaient des flicflacs et des pas de zéphir, que je sentais que je m'enlevais tout seul de terre, comme si, au lieu d'avoir bu un verre de muscat, j'avais bu un baril d'air inflammable.

Bref, la tentation devint si forte que je me mis à danser en battant la mesure avec un couteau sur le fond de mon assiette, qui résonnait comme un tambour de basque ; et je me voyais danser dans une glace, et j'étais content de moi ; et plus je me voyais, plus j'avais envie de me voir, jusqu'à ce qu'à force de chanter, ma voix s'éteignit ; à force de danser, mes jambes se lassèrent ; et à force de regarder, je ne vis plus que des flammes bleues et roses, et qu'à force de jubilation, j'allai me coucher sur un grand canapé, me trouvant l'homme le plus heureux de la terre.

Je ne sais pas combien de temps je dormis, mais je me réveillai avec une charmante sensation de fraîcheur à la plante des pieds.

Je tendis les bras, je sentis ma femme à côté de moi, je pensai que c'était à elle que je devais l'état de bien-être dans lequel je me trouvais, et, ma foi !... je lui en fus reconnaissant.

– Ah ! fit-elle avec un long soupir.

Monsieur, l'intonation de ce soupir me rappela tellement le soupir que j'avais déjà entendu à Négombo, la première nuit de mes noces avec la belle Nahi-Nava-Nahina, que j'en frissonnai des pieds à la tête.

– Hein ! m'écriai-je.

– Eh bien ! je fais ah ! dit-elle.

Monsieur, je devins à l'instant même, froid comme une glace, mes dents claquaient, et, entre mes dents qui claquaient, je murmurai : « La Buchold ! la Buchold ! »

– Eh bien ! oui ! la Buchold, qui vient vous annoncer, mon cher petit mari, que vous êtes père d'un second fils, beau comme les amours, qui va avoir demain six mois, et que j'ai appelé Thomas, en souvenir du jour où je suis venue empêcher ton mariage avec la belle Nahi-Nava-Nahina. Il a été tenu sur les fonts de baptême par l'ingénieur des digues, l'honorable Van Brock, qui m'a promis d'être un second père pour le cher enfant.

– En vérité, lui dis-je, ma chère femme, la nouvelle est agréable, j'en conviens ; mais puisque j'avais déjà attendu pour l'apprendre cinq ou six mois, j'eusse bien attendu encore cinq ou six jours au moins.

– Oui, je comprends, dit la Buchold ; au moins je n'eusse pas troublé vos noces avec la belle dona Inès.

– Eh bien ! justement, là ! puisqu'il faut vous le dire.

– Ingrat !

– Comment, ingrat ?

– Oui ; quand, au contraire, j'ai fait diligence pour empêcher que tu ne fusses indignement trompé.

– Comment, indignement trompé ?

– Certainement, indignement trompé. Ta femme ne t'a-t-elle pas demandé un quart d'heure pour se mettre au lit ?

– Oui.

– En attendant que ce quart d'heure s'écoulât, n'as-tu pas bu un verre de moscato de San-Lucar, et mangé une banane ?

– En effet, je crois me rappeler.

– Et à partir de ce moment-là, que te rappelles-tu ?

– Rien.

– Eh bien ! mon cher ami, dans ce vin, il y avait du jus de troa ; sur cette banane, il y avait de la poudre de troa.

– Ah ! sarpejeu !

– De sorte que, pendant que vous dormiez comme un ivrogne, que vous ronfliez comme un Cafre...

– Quoi ?

– Votre chaste épouse...

– Hein ? ma chaste épouse...

– Une personne fort dévote, qui, toutes les semaines, se confessait à un beau cordelier, du temps qu'elle était à son couvent.

– Eh bien ! eh bien ! ma chaste épouse...

– Eh bien ! voulez-vous voir ce qu'elle faisait pendant ce temps-là ?

– Est-ce qu'elle se confessait, par hasard ? m'écriai-je.

– Justement, regardez.

Et elle me conduisit à une ouverture de la cloison qui me permettait de voir ce qui se passait dans la chambre à coucher.

Monsieur, ce que je vis était tellement humiliant pour un mari, surtout pendant une première nuit de noces, que je pris un bambou qui se trouvait là comme par miracle ; que j'ouvris la porte, et que je tombai à coups de bambou sur le confesseur de dona Inès, lequel se sauva en criant comme les brûlés que j'avais vus le troisième jour de mon arrivée.

Quant à ma femme, je voulus lui faire des reproches sur sa conduite.

Mais avec le plus grand sang-froid :

– C'est bien, monsieur, dit-elle ; plaignez-vous à mon père, et moi je me plaindrai à l'inquisition.

– Et de quoi vous plaindrez-vous, madame la drôlesse ? demandai-je.

– De ce que vous interrompez mes exercices religieux en frappant un saint homme qui, depuis trois ans, est connu pour mon confesseur. Allez, monsieur, vous êtes un hérétique ; et comme je ne veux pas vivre avec un hérétique, je retourne dans mon couvent.

Et sur ces mots, elle sortit fière comme une reine.

Quant à moi, à ce seul mot d'hérétique, voyez-vous, la peur m'avait pris ; je me voyais déjà revêtu d'une robe noire, peinte de flammes montantes ; je me sentais déjà attaché par les pieds, par le cou et par le milieu du corps, au poteau du champ de Saint-Lazare ; de sorte que je ne fis ni une ni deux, je pris mon ancien magot, j'y joignis deux ou trois mille livres que j'avais économisées dans mon commerce de fruits depuis mon arrivée à Goa, et me rappelant que j'avais dans la journée vu en rade un bâtiment en partance pour Java, je m'y fis conduire à l'instant même, abandonnant à qui voudrait, maison, jardin et meubles.

Par bonheur, le bâtiment attendait pour sortir une petite brise d'est, accompagnée du reflux.

J'arrivai à bord avec la brise d'une main et la marée de l'autre.

Je convins avec le capitaine de dix pagodes pour ma traversée, et j'eus la satisfaction, au moment où les premiers rayons du jour blanchissaient les faîtes des églises de Goa, de sentir le vent et la marée qui m'entraînaient insensiblement en pleine mer.

La précaution n'était pas inutile : deux ans après, je fus brûlé en effigie au champ Saint-Lazare.

XIII Intercalation

Je l'ai dit à mes lecteurs, ce livre que je publie en ce moment est tout personnel : outre mes souvenirs, il renferme certains événements quotidiens qui seront des souvenirs à leur tour, et je répands dans mon récit non seulement cette somme de talent que Dieu a bien voulu me départir, mais encore une portion de mon coeur, de ma vie, de mon individualité.

C'est ce qui fait qu'aujourd'hui je leur parlerai d'autre chose que du père Olifus, et que je laisserai notre digne chercheur d'aventures voguant sur l'océan sombre et mystérieux de l'Inde, pour suivre l'âme envolée d'un ami voyageant à cette heure sur l'océan bien autrement sombre et bien autrement mystérieux de l'éternité.

J'avais passé la soirée à la première représentation du drame d' Harmental.

C'était la quarantième fois, je crois, que se renouvelait pour moi cette épreuve de la lutte de la pensée contre la matière, de l'isolement contre la multitude, jeu terrible qui m'a guéri de jouer jamais aucun autre jeu, car j'y joue non seulement une somme d'or égale à celle que peuvent jouer les plus forts joueurs, mais encore la portion de renommée conquise depuis vingt ans dans cette vaste plaine littéraire où tant de gens glanent, mais où si peu moissonnent.

Et remarquez que, lorsqu'un homme tombe au théâtre, il tombe, non pas de la hauteur de l'oeuvre qu'il vient de donner, mais de la hauteur des vingt, trente ou quarante succès qu'il a eus ; de sorte que plus il a eu de succès, plus l'abîme est profond, et plus, par conséquent, il risque de se tuer sur le coup.

Eh bien ! ces efforts que fait toute une salle pour pousser un auteur du haut en bas de sa renommée, efforts que j'ai étudiés quand ils s'opèrent sur mes confrères, j'ai le courage de les étudier quand ils s'opèrent sur moi.

C'est une chose curieuse, je vous le jure, pour le coeur que Dieu a couvert d'un triple acier assez solide pour la supporter, que cette lutte dans laquelle une oeuvre vient seule jeter le défi à dix-huit cents spectateurs, lutte corps à corps pendant six heures avec eux, pliant et, parfois comme un athlète lassé se redresse, fait plier le public à son tour, et le tient renversé et haletant sous son genou jusqu'à ce qu'il ait crié grâce et demandé le nom de son vainqueur inconnu.

Ou trop connu, car, dans cette science anticipée du non, est bien souvent le secret de cet acharnement du public des premières représentations.

En effet, qu'on le sache bien, le public des premières représentations est un public à part, composé d'éléments qui se rassemblent sans s'amalgamer, et qu'on ne trouve réunis que ce jour-là ; public qui est toujours le même cependant, et que vous reconnaissez à chaque solennité de ce genre dans son ensemble et dans ses détails, pour peu que vous ayez la mémoire des visages et le souvenir des sensations.

Voici de quels éléments se compose le public d'une salle, un jour de première représentation :

De cinq ou six cents personnes, hommes et femmes du monde, dont une portion s'y est prise à temps pour avoir des places et les a eues au prix du bureau ; dont l'autre portion s'y est prise trop tard, et les a eues au prix des marchands de billets.

Cette dernière portion est parfaitement maussade d'avoir payé une place qui vaut cinq francs, quinze, vingt, trente et quelquefois cinquante francs.

Cette fraction du public ne se contente donc plus d'être distraite pour cinq francs, elle veut être amusée pour cinquante.

Cette dernière fraction se sous-fractionne encore de gens qui ne sont pas venus pour le spectacle, qui sont venus pour venir, les uns parce que madame ou mademoiselle X y venait, et que ne pouvant pas avoir de place dans la loge de mademoiselle X ou de madame, et désirant voir madame ou mademoiselle X, pour échanger avec elle un signe quelconque, imperceptible pour tous, perceptible pour eux seuls, il fallait bien faire cette dépense pour venir.

Dépense exorbitante souvent, et qui, dans cette bienheureuse époque de pénurie universelle, réduit celui qui l'a faite au cigare de la régie pendant un mois, au dîner de la taverne anglaise pendant huit jours.

Voilà donc une première portion du public composée de six cents personnes, parmi lesquelles trois cents sont indifférentes, et trois cents de mauvaise humeur.

Passons aux autres.

Trente ou quarante journalistes, amis ou ennemis de l'auteur ou des auteurs, plutôt ennemis qu'amis, lesquels auront beaucoup d'esprit si la pièce tombe, attendu qu'ils ramasseront une partie de cet esprit tombé pour s'en faire des projectiles ; tandis que si la pièce réussit, ils n'auront que l'esprit qu'ils ont.

Trente ou quarante auteurs dramatiques, que les succès trop continus de deux de leurs confrères humilient dans leur orgueil, qui battent des mains sans rapprocher les mains, tout en murmurant à leur voisin : « C'est affreux ! c'est détestable ! toujours les mêmes moyens, les mêmes combinaisons, les mêmes ficelles ! » De sorte qu'ils applaudissent tout bas et murmurent tout haut.

Trente ou quarante artistes des théâtres voisins qui ne viennent pas pour voir la pièce, mais pour voir comment jouent les artistes qui remplissent les mêmes emplois qu'eux et qui choisissent presque toujours les rares moments où le public fait silence, pour émettre sur l'art du comédien les observations les plus judicieuses, accompagnées de commentaires sur la façon dont eux-mêmes ont joué, dans telle circonstance et avec le plus grand succès, un rôle analogue à celui que joue l'acteur qui est en scène ; seulement le rôle était beaucoup moins beau, de sorte qu'il demeure naturellement sous-entendu qu'il fallait un bien autre talent pour le jouer.

Trente ou quarante demoiselles, moitié lorettes, moitié artistes, qui débutent toujours et ne s'engagent jamais. Celles-là ne viennent ni pour la pièce ni pour les acteurs, elles viennent toujours pour les spectateurs, flottent pendant un tableau ou deux des avant-scènes à l'orchestre et de l'orchestre au balcon, et finissent par se fixer ; alors, des lignes télégraphiques s'établissent, dont les trois signes principaux sont la lorgnette, l'éventail et le bouquet ; la pièce finie, elles n'ont vu de toute la pièce que la robe de l'amoureuse et l'étoffe dont était faite cette robe. Trois jours après, si l'étoffe était jolie, on les verra à une autre première représentation avec une étoffe pareille.

Deux ou trois cents bourgeois qui viennent avec cette conviction que le théâtre moderne est un tissu d'immoralités, qui ont amené leurs femmes à grand-peine, et ont laissé leurs filles boudant à la maison, qui cherchent pendant cinq ou six tableaux les immoralités qu'on leur a promises, et qui, ne les trouvant pas, sont tout prêts à murmurer de ce qu'on leur a manqué de parole.

Ceux-là sont formés d'une assez bonne pâte, qui se laisse pétrir à l'intérêt.

Ceux-là rendent à l'auteur en larmes et en rires les avances qu'il leur a faites ; rarement l'auteur a à se plaindre d'eux.

Enfin, trois ou quatre cents enfants du peuple, sans préventions, sans préjugés, qui sont venus faire queue à deux heures, leur pain sous le bras, leur saucisson dans leur poche, qui disent Dumas tout court, Maquet tout court, l' Historique tout court, qui viennent pour s'amuser, qui applaudissent quand ils s'amusent, qui sifflent quand ils s'ennuient. Ceux-là ce sont les bons juges, c'est la partie intelligente de la société, car leur intelligence n'est obscurcie ni par la haine ni par l'envie, ni par la vanité, ni par l'intérêt, ni par la frivolité.

Ajoutez à cela cent cinquante claqueurs, qui semblent n'être là que pour se faire dire, à chaque fois qu'ils applaudissent :

– À bas la claque !

Voilà donc une salle de première représentation, voilà l'aréopage devant lequel se produit le génie de toutes les époques ; voilà le Briarée aux deux mille têtes et aux quatre mille bras, contre lequel, pour la quarantième fois, je luttais ce soir-là avec ma tranquillité habituelle, mais avec une tristesse plus grande encore que de coutume.

Je dis plus grande encore que de coutume ; oui, car rien n'est plus triste, je le répète, que cette lutte, même victorieuse, qu'on est obligé de soutenir contre cette portion malveillante du public qu'on retrouve, à chaque première représentation, réagissant contre le rire, réagissant contre les larmes, et se tenant prête à charger à fond, au premier signe de faiblesse ou de trouble qu'elle aperçoit ou qu'elle croit apercevoir devant elle.

Puis, tout ce monde qui s'écoule, vous laissant d'autant plus isolé que le succès est plus grand. Tous ces amis qui s'en vont en oubliant de vous serrer la main, toutes ces lumières qui s'éteignent, même avant que les derniers spectateurs soient partis. Cette toile qui se relève sur une scène vide et froide, ce théâtre dont l'âme vient de s'envoler et qui n'est plus qu'un cadavre, cette lumière qui veille seule et qui remplace tous ces feux, ce silence qui succède à tous ces bruits, voilà bien, croyez-moi, de quoi motiver la tristesse la plus réelle, le découragement le plus profond.

Combien de fois, mon Dieu ! même aux jours où la tristesse n'est que superficielle, où le découragement ne descend pas jusqu'au coeur, combien de fois, après mes succès les plus beaux, les plus bruyants, les plus incontestés, après Henri II, après Antony, après Angèle, après Mademoiselle de Belle-Isle, combien de fois suis-je revenu seul à pied, le coeur gonflé, l'oeil humide, prêt à verser les plus amères de mes larmes, quand la moitié des spectateurs disait :

– Il est bien heureux à cette heure-ci.

Eh bien ! je rentrais donc ce soir-là, comme je l'ai dit, plus triste encore que de coutume, lorsque je trouvai chez moi mon fils qui m'attendait et qui me dit :

– Notre pauvre James Rousseau est mort.

J'inclinai la tête saris rien répondre. Depuis quelque temps, les mêmes mots retentissent bien douloureusement autour de moi.

Mademoiselle Mars est morte, Joanny est mort, Frédéric Soulié est mort, madame Dorval est morte, Rousseau est mort.

Il y a tout un âge de la vie, le premier âge, cette portion de l'existence dorée par l'aube, qui s'écoule sans que rien de pareil vienne l'attrister. Le bruit des cloches qui sonnent la mort semble ne pouvoir parvenir à notre oreille. Toutes les voix qui nous parlent, nous adressent de douces paroles ; tous les murmures sont des gazouillements, c'est que l'on monte encore cette belle montagne de la vie, si riante du côté où on la monte, si aride du côté où on la descend.

Salut donc à toi, heure mélancolique, où, arrivé au sommet de la montagne, on s'arrête pour faire halte dans sa vie, où l'oeil se porte à la fois sur la pente fleurie qu'on vient de gravir et sur le versant désolé qu'on va descendre, et où vous arrive avec la bise de l'hiver ce premier écho de la tombe qui vient vous dire : une mère, un parent, un ami vous est mort.

Alors, dites adieu aux franches joies de ce monde, car cet écho ne vous quittera plus, cet écho vibrera peut-être d'abord une fois par an, puis deux, puis trois ; vous serez comme cet arbre auquel un premier orage d'été enlève une feuille, et qui dit : « Que m'importe ? j'ai tant de feuilles. »

Puis les orages se succèdent, puis vient la bise d'automne, puis vient la première gelée d'hiver, l'arbre est chauve, ses rameaux sont nus, et, squelette décharné, il n'attend plus lui-même, pour disparaître de la surface du sol, que la bruyante cognée du bûcheron.

Au reste, n'est-ce point un bienfait du ciel que cet abandon successif dans lequel nous laisse tout ce qui nous aimait et tout ce que nous aimions ?

Ne vaut-il pas mieux lorsqu'on penche soi-même vers la terre, que ce soit de la terre que viennent les voix les mieux connues et les plus chéries ?

N'est-il pas consolant que lorsqu'on marche inévitablement vers un but ignoré, on soit sûr d'y trouver au moins tous ces souvenirs qui, au lieu de nous suivre, nous ont précédés ?

« Notre pauvre James Rousseau est mort, » m'avait dit mon fils.

Disons maintenant à quel souvenir de ma vie se rattachait celui dont on m'annonçait la mort.

XIV James Rousseau

J'avais dix-huit ans, pas d'avenir, pas d'éducation, pas de fortune. J'étais deuxième clerc de notaire en province, et je détestais le notariat. Je m'apprêtais à solliciter une charge de percepteur des contributions dans un village quelconque, où ma vie allait passer obscure et ignorée lorsqu'à la tête d'un petit bourg à une lieue de Villers-Cotterêts, et nommé Corcy, j'aperçus, venant de l'extrémité d'un sentier que je suivais, trois personnes qu'au bout de trente ou quarante pas je devais nécessairement croiser.

Ces trois personnes étaient un jeune homme de mon âge, une jeune femme de vingt-cinq à vingt-six ans, et une petite fille de cinq.

Le jeune homme était complètement étranger à mes souvenirs ; les deux autres personnes, c'est-à-dire la jeune femme et la petite fille, se mêlaient aux premiers événements de ma vie.

La jeune femme était la baronne Capelle.

La petite fille était Marie Capelle, depuis madame Lafarge.

Mon Dieu ! qui eût dit alors, en voyant s'avancer cette belle jeune femme et cette rieuse enfant, l'une précédant l'autre à peine dans la vie, l'une charmante, l'autre promettant de l'être ; qui eût dit qu'il y avait dans l'avenir une mort prématurée pour la mère, et pour la fille un malheur pire que la mort ?

Un chaud rayon de soleil de juin filtrait à travers de grands arbres, et faisait trembler sur les fronts rayonnants et sur les robes blanches de la mère et de l'enfant l'ombre des feuilles, légèrement agitées par cette brise qui court dans les bois à l'approche du soir.

J'ai dit que je connaissais cette jeune femme. Je la connaissais en effet par tous les bons sentiments de mon coeur, par l'amitié, par la reconnaissance.

J'étais orphelin à trois ans, son père était devenu mon tuteur.

Outre ma mère et ma soeur, qui me restaient, je retrouvai une seconde mère et trois autres soeurs au château de Villers-Hellon.

Je me retourne vers le passé et je vous salue de la main et du coeur, Hermine et Louise ; je ne vous ai pas revues depuis vingt ans, mes soeurs ; on me dit que vous êtes toujours jeunes, toujours belles ; je vous dis, moi, qu'au fond de mon coeur si religieux à ses souvenirs, je vous dis, moi, que vous êtes toujours aimées.

Oh ! bien souvent je pense à vous, allez ; quand mes yeux, fatigués du soleil ardent qui brûle la vie du poète, percent les rayons de mon midi, et vont se reposer sur l'horizon bleuâtre de mes jeunes années, alors, je vous revois, telles que vous étiez, fleurs parfumées de ma plus jeune enfance, penchées au bord de l'eau comme des lis, mêlées aux massifs comme des roses, perdues dans les hautes herbes comme des violettes ; hélas ! vous ne pensez pas à moi, vous ; le vent m'a emporté dans un autre monde que le vôtre et que le mien ; vous ne me voyez plus, et parce que vous m'oubliez, vous croyez que je vous oublie.

Voilà donc ce qu'étaient cette jeune femme et cette jeune fille qui, par une belle journée de juin, vers quatre heures de l'après-midi, venaient au-devant de moi, c'est-à-dire d'un pauvre enfant dont l'avenir, à tous les yeux, était bien autrement humble et obscur que le leur.

Disons maintenant ce qu'était le jeune homme au bras duquel madame Capelle s'appuyait, et qui était vêtu en étudiant allemand.

C'était le fils d'un homme dont le nom restera fatal et illustre dans l'histoire des monarchies, d'un homme qui fut l'ami d'Ankastrom et de Horn, c'était le fils du comte de Ribing ; c'était celui que vous connaissez tous sous le nom d'Adolphe de Leuven, nom dont il devait signer plus tard quelques-uns des plus beaux et des plus productifs succès de l'Opéra-Comique et du Vaudeville.

Je joignis ces trois personnes, qui avaient quarante-six ans à elles trois, juste l'âge qu'une seule de ces personnes a aujourd'hui.

Madame Capelle me présenta à son cavalier : nous étions deux enfants du même âge ; nous commençâmes, ce jour-là, une amitié qu'aucun jour sombre ou heureux n'a altérée depuis ; et quand nous nous rencontrons aujourd'hui, nous nous saluons encore du même sourire joyeux, du même battement de coeur sympathique avec lesquels nous nous saluâmes il y a vingt-cinq ans.

Hélas ! je suis forcé de le dire, même dans ce temps d'égalité, c'est que non seulement Adolphe de Leuven est un homme de lettres, mais surtout un gentilhomme de lettres.

Il était exilé avec sa famille, il devait rester dans un rayon de vingt lieues de Paris : Paris était interdit à sa famille, proscrite par les Bourbons de la branche aînée.

Mais, si jeune qu'il fût, il avait touché du pied le sol de la capitale ; il avait trempé ses lèvres à sa coupe enivrante, où l'on boit d'abord l'espérance, puis la gloire, puis l'amertume : il n'en avait encore goûté que l'espérance.

Il avait essayé de travailler pour le Gymnase, où il connaissait Perlet, l'excellent comédien que tous les hommes de trente-cinq à quarante ans ont connu ; puis une belle jeune fille, au nom qui s'épanouissait comme une rose, Fleuriet, qui mourut empoisonnée, dit-on.

Tous ces noms-là m'étaient bien inconnus, à moi, pauvre provincial, n'ayant quitté ma ville natale que pour faire une excursion à Paris en 1807, et dont tous les souvenirs se bornaient à revoir, comme à travers un nuage, une représentation de Paul et Virginie, par Michu et madame de Saint-Aubin.

Et cependant, au milieu de tout cela, ces grands hêtres de la forêt de Villers-Cotterêts, plantés par François Ier et madame d'Étampes, sous lesquels Henri IV et Gabrielle s'étaient assis, ces grands hêtres avec leur sombre feuillage, leur ombre épaisse, leurs longs murmures, n'étaient pas restés muets pour moi.

Les poètes de cette époque, c'étaient Demoustier, Parny et Legouvé.

Tous trois avaient passé sous la voûte fraîche et mouvante de ce grand parc aujourd'hui abattu comme toutes les grandes choses ; et quand sous cette voûte je courais, enfant, poursuivant des papillons ou cueillant des fleurs, il m'était arrivé plus d'une fois de m'arrêter à lire les vers qu'ils avaient de leurs mains écrits sur l'écorce argentée, et que la vénération publique garantissait de toute mutilation.

Les premiers vers que je lus, je ne les lus donc pas dans des livres, je les lus sur des arbres, où ils semblaient avoir poussé comme poussent les fruits, comme poussent les fleurs.

Et, plus d'une fois, comme la vibration d'une harpe animée par le souffle et par les doigts du musicien fait vibrer un luth solitaire, muet, perdu dans quelque coin ou suspendu à quelque muraille, plus d'une fois j'avais jeté au milieu de la création mes premiers cris de poète, inexpérimentés et discordants.

Aussi quand, assis auprès d'un de ces vieux arbres baignés par cette ombre séculaire qui nous ombrageait tous deux, nous dont les pères étaient nés aux deux extrémités du monde, et que le hasard réunissait pour influer sur la destinée l'un de l'autre ; quand au lieu de cet avenir humble et tranquille d'un employé de province, de Leuven souleva un coin du voile qui me cachait la vie de Paris ; quand, avec cette confiance de la jeunesse, robe dorée que chaque jour de l'âge mûr froisse et ternit, il me montra la lutte, le bruit, la renommée, ces spectateurs applaudissants, ces sublimes ravissements du succès, si douloureux que leurs jouissances ressemblent à des tortures et leurs rires à des gémissements ; ma tête tomba dans mes mains, et je murmurai :

– Oui, oui, vous avez raison, de Leuven, il faut aller à Paris, car il n'y a que Paris.

Sublime confiance de l'enfant en Dieu.

Que nous manquait-il, en effet, pour aller à Paris ?

À lui, la liberté.

À moi, l'argent.

Lui était exilé, moi j'étais pauvre.

Mais nous avions dix-neuf ans chacun, dix-neuf ans, c'est la liberté, c'est la richesse ; c'est mieux que tout cela, c'est l'espérance.

À partir de ce moment, je ne vécus plus dans la réalité, mais dans le rêve, comme un homme qui a regardé le soleil et qui, les yeux fermés, voit encore l'astre éblouissant.

Mes yeux se fixèrent sur un but dont ils purent se détourner un instant, mais auquel, après chaque détournement, ils revinrent plus obstinés que jamais.

Au bout d'un an, l'exil du comte de Ribing fut radié

Adolphe accourut m'apporter cette nouvelle, il retournait à Paris avec son père et sa mère.

Il n'y avait plus que moi d'exilé.

À partir de ce moment, ma pauvre mère n'eut plus de repos.

Le mot Paris était dans toutes mes conversations, dans toutes mes caresses, dans tous mes baisers.

J'ai raconté ailleurs comment ce désir si ardent se réalisa ; comment, à mon tour, je vins à Paris, et comment je descendis de la diligence dans un petit hôtel de la rue des Vieux-Augustins, avec cinquante-trois francs dans ma bourse, et, confiant et fier comme si j'eusse possédé la lampe merveilleuse d'Aladin, que l'on jouait justement à l'Opéra au moment de mon arrivée.

Au bout de trois mois, ma mère avait réalisé ce qu'elle avait pu réaliser, cent louis peut-être, et elle était venue me rejoindre.

J'avais douze cents francs d'appointements.

Les cent louis de ma mère, renforcés des douze cents francs d'appointements, durèrent deux ans.

Alors commença la lutte.

Je n'avais pas plutôt heurté les premières intelligences que j'avais rencontrées, que je m'étais aperçu que je ne savais rien, ni grec, ni latin, ni mathématiques, ni langue étrangère, ni même ma propre langue, rien dans le passé, rien dans le présent, ni les morts ni les vivants, ni l'histoire ni le monde ; aussi au premier choc ma confiance en moi tomba-t-elle ; mais Dieu permit qu'il me restât la volonté, et qu'au sein de cette volonté fleurît l'espérance.

Cependant de Leuven, mon introducteur et dans le monde réel et dans le monde fictif, ne m'avait pas abandonné.

Nous nous étions mis à l'oeuvre.

Oh ! pour le moment, mon ambition n'était pas grande. Il s'agissait de confectionner un vaudeville pour le Gymnase. Eh bien ! cette oeuvre, tout infime qu'elle était, quand, après deux heures d'un travail qui nous brisait le cerveau, nous nous regardions en face, nous étions forcés de nous avouer à nous-mêmes que nous étions impuissants à l'accomplir seuls.

Un jour, de Leuven me proposa de nous adjoindre un de ses amis, chansonnier charmant, lié avec Désaugiers, et dont la réputation d'esprit était proverbiale.

Il connaissait en outre tous les directeurs de Paris, lisait à merveille, et enlevait un comité.

Je reconnaissais comme lui notre insuffisance : j'acceptai l'offre qu'il me faisait.

Le même soir, nous lûmes notre vaudeville à notre futur collaborateur, sur la figure duquel je suivais avec anxiété toutes les impressions que cette figure traduisait.

C'était de Leuven qui lisait. Je n'eusse pas pu lire tant j'étais impressionné.

– C'est bon, dit-il, quand de Leuven eut fini, il faut nous mettre à cela. Il y a peut-être quelque chose à en faire.

En effet, sous la plume de notre collaborateur, plus exercée que la nôtre, les phrases s'arrondirent, les couplets s'aiguisèrent, quelques étincelles jaillirent çà et là dans le dialogue, et, au bout de huit jours, l'oeuvre était accomplie.

Nous demandâmes, ou plutôt notre collaborateur demanda lecture au Gymnase, et l'obtint :

Nous fûmes refusés à l'unanimité.

Nous demandâmes lecture à la Porte Saint-Martin :

Nous eûmes six boules noires et deux boules blanches.

Nous lûmes à l'Ambigu-Comique :

Nous eûmes une réception éclatante.

C'était un bien grand désappointement, non pas pour mon orgueil dramatique, je n'ai jamais su ce que c'était que l'aristocratie du théâtre, mais pour mes calculs pécuniaires ; plus nous avancions, plus nous étions gênés, ma mère et moi.

J'avais obtenu de l'avancement dans mon bureau. J'avais quinze cents francs par an au lieu de douze cents ; mais aussi, moins novice en certaines choses que dans d'autres, tandis que nous avions grand-peine à confectionner un vaudeville à trois, j'avais fait un enfant à moi tout seul.

Or, la venue au monde d'Alexandre compensait bien l'augmentation de vingt-cinq francs par mois que je devais à la libéralité du duc d'Orléans.

La gloire que devait m'apporter mon tiers de vaudeville n'était pas à dédaigner sans doute, mais les premiers droits d'auteur de ce tiers, je dois l'avouer, étaient attendus avec autant d'impatience par ma poche que les premiers sourires de la renommée par mon front.

Or, les droits d'auteur, pour un vaudeville joué à l'Ambigu, étaient de douze francs par soirée et de six francs de billets.

Ce qui nous constituait à chacun par soirée, les billets vendus à moitié prix, une somme de cinq francs.

Sur ces futurs droits, un excellent homme, qui a fait plus pour les auteurs dramatiques de Paris que n'ont jamais fait monsieur Sosthène de la Rochefoucauld, ou monsieur Cavé, ou monsieur Charles Blanc, Porcher, un jour où il n'y avait pas de quoi dîner à la maison, me prêta cinquante francs.

Ce prêt de cinquante francs fut le premier argent que je gagnai avec ma plume.

Celui qu'on me comptait tous les mois à la caisse de monsieur le duc d'Orléans, je le gagnais avec mon écriture.

Enfin le grand jour arriva. Notre vaudeville fut joué avec un succès d'estime.

Un succès d'estime à l'Ambigu de 1826, comprenez-vous ? et qui me rapporta pour ma part cent cinquante francs.

La pièce était intitulée : La chasse et l'amour.

Quant à notre collaborateur, il s'appelait James Rousseau.

Quelle étrange coïncidence ! c'est à vingt-trois ans de distance, le soir d'un succès aussi, que mon fils, qu'Alexandre, enfant vagissant à peine en 1826, m'attendait chez moi pour me dire :

– Notre pauvre James Rousseau est mort.

Pendant ces vingt-trois ans, pauvre James Rousseau, qu'avait été la vie pour toi, si bon, si spirituel, si aimant ?

Je vais le dire.

Ne trouvez-vous pas qu'il en est des siècles comme des hommes, et qu'ils ont leur jeunesse folle, leur âge mûr sérieux, et leur vieillesse sombre ? Jeunesse folle, en effet, que celle du XVIIIe siècle avec sa régence, monsieur d'Orléans, madame de Berry, madame de Prie, monsieur le duc, madame de Châteauroux et Richelieu ; âge mûr sérieux, que celui qui voit éclore la réputation du maréchal de Saxe, de monsieur de Lowendal, de Chevert, qui gagnent les batailles de Fontenoy et de Raucoux : vieillesse sombre que celle qui commence par les guerres du Canada, par le traité de Paris, par la gangrène du roi qui gagne la royauté, et qui s'achève par les massacres de l'Abbaye, les échafauds de la place de la Révolution et les orgies du Directoire.

Il en fut ainsi de notre XIXe siècle, Waterloo l'avait fait triste d'abord comme un enfant orphelin ; mais la Restauration, assez bonne mère à tout prendre, lui rendit bientôt son insouciance et sa folie.

De 1816 à 1826 datent les derniers éclairs de la gaieté française, les dernières chansons de Caveau, ces chansons de chansonniers qui n'avaient pas encore la prétention d'être des chansons de poètes, ces chansons signées Armand Gouffé, Désaugiers, Rougemont, Rochefort, Romieu et Rousseau.

Dans cette période, Potier, Brunet, Tiercelin florissaient. Tiercelin jouait le Coin de rue ; Brunet, Jocrisse maître et Jocrisse valet ; Potier, Je fais mes farces.

C'était en effet le temps des farces ; cette tradition du vieil esprit basochien que nous avons vue mourir peu à peu, soupir à soupir, haleine à haleine, nous autres hommes de quarante ans comme on voit mourir un vieillard d'épuisement et de consomption.

On dînait encore à cette époque ; il y avait des restaurateurs artistes qui causaient gravement cuisine avec messieurs Brillat-Savarin et Grimod de La Reynière, comme monsieur de Condé causait avec Vatel. Ils avaient été chefs, les uns chez Cambacérès, les autres chez d'Aigrefeuille ; ils s'appelaient Borel et Beauvilliers.

Aujourd'hui, on mange encore au restaurant, mais on n'y dîne plus.

Puis non seulement on dînait, mais encore on soupait, autre tradition de l'autre siècle qui s'est à peu près éteinte dans le nôtre.

Qui dirait ce que l'esprit français a perdu par la suppression de ce repas charmant qui se faisait à la lueur des bougies, à l'heure où on fait les rêves, à l'heure enfin où tous les soins, tous les soucis, toutes les affaires, ces fantômes de la journée, sont évanouis ?

Romieu, Rousseau et Henri Monnier étaient de rudes soupeurs ; jeunes et ayant plus grand appétit souvent que grosse bourse, vivant de cette vie vagabonde qui tient à la fois du bohème et de l'étudiant ils n'avaient pas besoin que l'enseigne du restaurant portât un nom illustre dans les fastes de la cuisine pour y poser leur tente.

Non, le premier bouchon venu suffisait ; on s'attablait devant un pâté, devant une côtelette, devant une matelote ; on faisait monter du pouilly à défaut de Champagne, du Beaugency à défaut de Chambertin.

On chantait la Treille de sincérité. Plus on est de fous plus on rit, Qu'on est heureux d'n'avoir pas le sou !

Puis on sortait à deux heures du matin, échauffé par les vins, par les rires, par les chansons, et les farces commençaient.

Ces farces, pour la génération qui nous suit, ne sont plus connues qu'à l'état de légendes : il y a la légende du lampion, la légende des deux magots, la légende du portier à qui l'on demande de ses cheveux ; tout cela, entremêlé de chats attachés aux sonnettes, de réverbères cassés, de cordes tendues, épisodes nocturnes qui finissaient presque toujours par conduire les farceurs chez le commissaire du quartier où leurs exploits avaient lieu.

Mais les commissaires étaient appropriés à l'époque : eux-mêmes avaient été farceurs dans leur temps ; une réprimande toute paternelle était d'ordinaire la seule punition à ces fréquentes infractions aux règles de la police municipale ; chacun avait son commissaire de prédilection chez lequel il demandait à être conduit.

Rousseau avait adopté celui du quartier de l'Odéon.

Six fois dans la même semaine, six fois du lundi au samedi, c'est-à-dire une fois chaque nuit, il s'était recommandé de ce brave homme, qui, enfin lassé d'être toujours réveillé à la même heure, par le même homme et pour la même cause, fit la sixième fois semblant de se fâcher.

Rousseau écouta la semonce avec une grande componction et une profonde humilité ; puis, quand le magistrat eut fini :

– C'est juste, monsieur le commissaire, répondit Rousseau, Demain, je me ferai conduire chez un autre. C'est bien le moins que vous vous reposiez le dimanche.

Cette joyeuse vie dura tant que dura la Restauration : c'était un bon temps pour quiconque avait de l'esprit, et Rousseau en avait tant, surtout au dessert, que chacun connaissait Rousseau, quoiqu'il n'eût jamais rien imprimé, excepté la Chasse et l'Amour ; car tous ces charmants articles qui paraissaient dans le Figaro, dans la Pandore, dans le Journal Rose, et qui fournissaient grandement à tous ces soupers, à tous ces dîners, nul ne les signait : on les faisait en commun comme on les mangeait en commun.

La révolution de Juillet arriva ; ce fut une bombe jetée dans la bande d'oiseaux chanteurs : la politique prit ceux-ci, les affaires entraînèrent ceux-là, l'art en absorba quelques-uns.

Romieu fut fait sous-préfet. Monnier se fit comédien, Rousseau resta seul et isolé.

À partir de ce moment les soupers cessèrent.

Un distique constate que ce fut l'absence de Romieu qui amena la cessation des soupers, puisque son retour à Paris, après un exil de quatre ans en province, y fit revivre cette habitude.

Voici le distique à l'appui de ce que nous avançons :

Lorsque Romieu revint du Monomotapa,

Paris ne soupait plus, et Paris resoupa.

Romieu revenait avec la réputation d'un excellent sous-préfet.

Il y avait bien l'histoire d'une leçon donnée à des enfants qui ne pouvaient pas casser un réverbère.

Il y avait bien le fabliau de l'horloger et de la montre. Mais tout cela prouvait une chose qui n'avait pas été démontrée jusque-là : c'est qu'on pouvait être un homme d'infiniment d'esprit, et malgré cela faire un excellent sous-préfet.

Cela fut démontré si clairement, que Romieu repartit préfet.

Quant à Rousseau, l'âge était venu, et, sans rien ôter à son charmant esprit ni à son excellent coeur, avait ajouté quelque chose à sa raison. C'était toujours l'homme du dessert, le chansonnier plein de verve, le joyeux buveur, mais c'était aussi l'homme du travail journalier.

Avec les soupers les farces avaient cessé. Les commissaires de police, changés à la révolution de Juillet, ignoraient son nom, fameux chez les commissaires de la Restauration.

Il s'était fait rédacteur de la Gazette des Tribunaux.

C'est lui qui, dans cet excellent journal, racontait, avec une verve qui n'appartient qu'à lui, toutes ces histoires de vagabondages, de tapis-francs, de vols, où chaque acteur prenait un caractère, une allure, presque un visage.

En 1839, je crois, Rousseau se maria. Rousseau, vous le voyez bien, s'était rangé tout à fait.

Il fit plus, il alla demeurer à Neuilly.

À partir de ce moment, plus d'insouciance dans cette vie si insouciante autrefois, plus de paresse dans cette existence si paresseuse.

Rousseau avait compris que, philosophe quand il vivait seul, il pouvait supporter les privations, mais que ces privations, il n'avait pas le droit de les imposer à la femme qui avait uni son existence à la sienne ; et cependant, malgré le travail, malgré la rétribution mensuelle et fixe de ce travail, la vie avait ses exigences, et parfois Rousseau se trouvait bien plus pauvre qu'au temps où, à défaut d'argent, restait la gaieté.

Rousseau, ce jour-là, ne chantait plus Qu'on est heureux d'n'avoir pas le sou ! Rousseau, ces jours-là, ne prenait pas même l'omnibus ; il gagnait Paris à pied, il venait me trouver et me disait :

– Tu es toujours bien avec le duc d'Orléans, n'est-ce pas ?

Je savais ce que cela signifiait.

Je faisais un signe affirmatif de la tête, et je lui donnais, sur la caisse de mon cher et excellent prince, un bon de cent, de deux cents ou de trois cents francs, selon les besoins. Asseline faisait honneur à ce bon, et Rousseau repassait par la maison, me serrait la main et me disait :

– Oh ! toi, vois-tu, je te trouverai jusqu'au jour de ma mort pour me faire enterrer.

Pauvre Rousseau, il ne croyait pas si bien dire !

Le prince fut tué : une grande et facile ressource manquait à Rousseau.

Mais à défaut du prince restaient les ministres.

Quand la gêne se faisait par trop sentir dans le ménage de Neuilly, je revoyais Rousseau.

– Comment es-tu avec le ministre de l'Instruction publique ? me demandait-il.

– Bien, répondais-je, si c'est monsieur de Salvandy qui était au ministère ; mal, si c'était monsieur Villemain ou monsieur Cousin.

Et quand c'était monsieur de Salvandy, je donnais un mot à Rousseau pour monsieur de Salvandy, et monsieur de Salvandy y faisait honneur par tradition princière.

Et quand c'étaient messieurs Villemain ou Cousin j'ouvrais mon tiroir, et je disais :

– Prends, mon ami.

Et Rousseau prenait sans hésitation dans mon tiroir, comme j'eusse pris dans le sien, si Rousseau eût un tiroir où j'eusse pu prendre quelque chose.

Qu'on n'aille pas croire du reste que cela se renouvelât souvent ; une fois tous les deux ans à peine ; une fois par an au plus.

La révolution de Février arriva, les appointements de Rousseau furent réduits de trois cents francs à cent francs. Hélas ! et plus de prince et presque plus de ministres.

Puis, avec cela, une maladie cruelle, quelque chose comme une maladie de poitrine, dont les médecins ne se rendaient pas compte, des étouffements qui interrompaient le souffle, qui altéraient la voix.

Ce fut alors que l'on put voir tout ce qu'il y avait de dévouement et de courage dans ce coeur si bon, dans cette âme si aimante. Souffrant à être obligé de s'arrêter tous les cinquante pas pour reprendre haleine, Rousseau partait tous les matins pour aller à son bureau de la Gazette, feignant parfois d'avoir dans sa poche dix sous pour prendre l'omnibus, afin de ne pas inquiéter sa femme, et ces dix sous, ne les ayant pas, il faisait la route à pied, aller et retour.

Cela dura plus d'un an.

Je fus plus d'un an sans le revoir.

Pauvre ami ! il savait bien quelle répugnance j'aurais aujourd'hui à demander à ceux qui sont là ; et, à moi, il ne voulait pas me demander de peur que je n'eusse pas. »

Enfin, il vint un jour ; il n'y avait pas moyen d'attendre plus longtemps.

– Connais-tu le ministre de... ? me demanda-t-il.

Je ne le connaissais pas ; mais pour que James vînt à moi, il fallait que le besoin fût si urgent que je n'hésitai point.

– Je ne le connais pas, lui dis-je ; mais il doit me connaître, lui, et je vais lui écrire.

Et j'écrivis au ministre de... pour lui demander un secours pour James Rousseau, homme de lettres, auteur dramatique et journaliste.

Rousseau dîna avec moi, me serra la main et emporta la lettre.

Un matin, je reçus un billet du ministre de... Il me demandait des renseignements sur monsieur James Rousseau.

Le soir, mon fils m'attendait, comme je l'ai dit, à mon retour, pour m'annoncer la fatale nouvelle.

Je pris la plume et j'écrivis au ministre de...

Voici maintenant comment Rousseau est mort :

Il était venu à Paris à pied, se rendant rue de Harlay, où est le bureau de la Gazette des Tribunaux.

Arrivé à dix heures un quart, il était entré dans la salle de rédaction, et y lisait les journaux quand tout à coup il pousse un soupir, se lève, étend les bras, ouvre la bouche, vomit une gorgée de sang et balbutie :

– Une apoplexie foudroyante ! Je ne suis pas malheureux, dit-il.

Puis il ajoute :

– Ma pauvre femme !...

Et il tombe la face contre terre. Il était mort.

Il avait cinq sous dans la poche de son gilet, et c'était tout ce qu'il possédait.

– Vous avez raison, monsieur L... ; les hommes de lettres ne meurent pas de faim ; ils ont du superflu même, puisqu'à leur mort on retrouve cinq sous dans la poche de leur gilet.

Le matin, à dix heures, Alexandre était à Neuilly. Il portait à la veuve de notre pauvre ami cette première consolation qu'elle n'avait à s'occuper de rien, et que tous ces tristes détails qui suivent la mort d'une personne aimée nous regardaient, nous, ses amis.

Mais si fort qu'Alexandre se fût pressé, d'autres amis avaient déjà pris les devants ; c'étaient les rédacteurs de la Gazette des Tribunaux, qui réclamaient le pieux honneur de déposer le corps de leur collègue dans une demeure qui lui appartînt pour l'éternité.

– Non, monsieur L..., les hommes de lettres ne meurent pas de faim, mais on les rapporte chez eux sur la civière des pauvres, parce que avec cinq sous on ne peut pas les ramener chez eux en fiacre. Non, les hommes de lettres ne meurent pas de faim ; mais si vous alliez aux enterrements des hommes de lettres, vous verriez les huissiers attendre la levée du corps pour faire la saisie, et vous pourriez leur dire ce que je leur dis :

« Pourquoi ne saisiriez-vous pas le corps, messieurs, on vous en donnerait sept francs à l'école de Médecine ? »

Ô pauvre société mal organisée, où le vivant ne trouve pas un morceau de pain, où le mort ne trouve pas une tombe, et où l'on attend que le cadavre du mari soit emporté pour dépouiller la maison de la veuve !

Soyez tranquille, pauvre femme, pleurez et priez en paix, pauvre veuve ! quand vous rentrerez dans cette triste demeure dont on vous a emportée évanouie, vous y retrouverez, c'est moi qui vous le dis, chaque meuble à la place où vous l'aurez laissé.

Seul notre ami vous manquera ; mais lui aussi vous le retrouverez là-bas, dans ce charmant cimetière où nous l'avons couché près du chemin, comme un voyageur fatigué qui se repose et qui attend.

Dieu vous fasse paix dans la vie ! Dieu lui fasse miséricorde dans la mort.

XV Une suttie

L'homme propose et Dieu dispose ; c'est pour le navigateur surtout que ce proverbe, le plus véridique de tous les proverbes, semble avoir été fait.

Nous partîmes de Goa dans les premiers jours de juin, époque à laquelle l'hiver commence ; or, qui n'a pas vu les tempêtes de la côte du Malabar, n'a rien vu.

Une de ces tempêtes-là nous jeta à Calicut ; et, bon gré mal gré, il fallut bien rester là.

Cependant il y a cela de commode dans les hivers de l'Inde, qu'ils ne sont pas le moins du monde accompagnés de froids, mais seulement de vents, de nuages et d'éclairs ; ce qui fait que les fruits profitent aussi bien, pour mûrir, de l'hiver que de l'automne.

Au reste, ceux qui sont las de l'hiver n'ont pas beaucoup de chemin à faire pour aller chercher une autre saison. Ils n'ont qu'à traverser les montagnes de Gate, qui courent du nord au midi. En deux jours, au lieu d'être sur la côte de Malabar, ils se trouveront sur la côte de Coromandel, et, au lieu d'être trempés par l'hiver du golfe Persique, ils seront rôtis par l'été du golfe du Bengale.

Au reste, je vous dirai ! Rien de beau comme cette côte, toute parsemée de palmiers et de cocotiers toujours verts, toujours empanachés, et qui dans les grands vents se couchent comme des arches de pont. Rien de beau comme ces plaines, comme ces prairies, comme ces rivières et maisons de campagne, et qui s'étendent depuis le cap Comorin jusqu'à Mangalore.

Quand je vis que nous étions à la côte, et que le patron me dit que de trois ou quatre mois il n'y avait pas moyen de se remettre à la mer, j'en pris mon parti, et comme j'étais déjà presque aux trois quarts hindou, je me décidai à faire un établissement à Calicut, et cela avec d'autant plus de tranquillité que, Calicut étant au pouvoir des Anglais, qui sont protestants, je n'avais rien à craindre de mon diable d'inquisiteur de Goa.

D'ailleurs, à dix lieues de Calicut, j'avais Mahé, qui est un comptoir français et dont je pouvais me réclamer.

Ce qui me frappa tout d'abord, ce fut la longueur des oreilles que je rencontrais. J'avais cru jusqu'alors avoir les oreilles d'une assez jolie dimension,. et je devais cet ornement à la libéralité que mon père et ma mère avaient toujours mise à me les tirer dans ma jeunesse ; mais je m'aperçus que mes oreilles, à moi, n'avaient point acquis le quart du volume auquel peuvent atteindre les oreilles humaines. Cela tient à ce qu'on les perce aux enfants calicutiens au moment où ils viennent au monde, et qu'à partir de cette heure les parents ingénieux mettent dans cette ouverture une feuille de palmier, sèche et roulée, qui, tendant sans cesse à se dérouler dilate excessivement le trou, de sorte qu'il y a quelques-unes de ces oreilles à travers lesquelles on peut passer le poing.

Vous comprenez combien sont fiers ceux qui jouissent de cette espèce de beauté : ce sont les muscadins du pays.

Mon premier soin, en mettant pied à terre ; avait été de prendre un naïr, c'est-à-dire une espèce de janissaire, pour visiter la ville et les environs, et pour me guider dans les locations et les achats que j'avais à faire.

Nous nous acheminâmes donc vers Calicut.

Mais en route nous fûmes pris d'un tel ouragan, que je me vis forcé de me réfugier dans une pagode malabare. C'était justement celle où, quatre cents ans avant moi, avait abordé Vasco de Gama.

Comme l'intérieur du temple était garni d'images, Vasco et ses compagnons prirent la pagode pour une église chrétienne, et comme des hommes couverts de calicot, c'est-à-dire ressemblant à des prêtres en petite tenue, leur versèrent de l'eau et des cendres sur la tête, cela les confirma d'autant plus dans cette croyance.

Cependant, un des compagnons de Gama, inquiet de voir toutes ces idoles à figure étrange, et ne voulant pas compromettre son salut, accompagna sa prière de cette restriction :

– Que je sois ou non dans la maison du diable, c'est à Dieu que j'adresse mon oraison.

Moi, comme je suis tant soit peu païen, je ne fis oraison ni à Dieu, ni au diable. J'attendis que la pluie fût passée, et voilà tout.

J'avais toujours entendu parler d'un délai commercial fort en usage à Calicut, et qui, au moment d'y établir un magasin quelconque, ne laissait pas de me préoccuper.

Un créancier qui rencontre son débiteur, m'avait-on dit, n'avait qu'à tracer un cercle autour de lui, et, m'avait-on assuré, celui-ci n'en pouvait sortir, sous peine de mort, avant que la dette pour laquelle il venait d'être écroué ne fût payée.

Il y avait plus. Une fois, le roi lui-même, à ce qu'on m'avait toujours assuré, avait rencontré un marchand qu'il remettait de jour en jour depuis trois mois ; celui-ci traça une ligne autour du cheval du roi ; le monarque resta immobile comme une statue équestre, jusqu'à ce que l'on eût apporté du palais la somme dont il avait besoin pour se liquider.

L'aventure était vraie, mais elle avait eu lieu dans les temps reculés, et la loi que nous venons de citer était tombée à peu près en désuétude.

Mais une loi qui subsistait toujours, quoique les Anglais eussent déclaré que les femmes hindoues n'étaient plus forcées de s'y soumettre, c'était celle qui ordonne aux femmes de se brûler sur le corps de leurs maris.

Or, comme si j'étais destiné à assister aux différents genres d'autodafé qui se pratiquent sur la côte occidentale de l'Inde, je n'étais pas plutôt établi à Calicut, que l'on annonça qu'un brahmine venait de mourir et que sa femme était décidée à se brûler sur son tombeau.

J'arrivai donc tout d'emblée pour assister à une suttie.

C'était un spectacle assez curieux pour un Européen, pour que cet Européen n'y manquât point, surtout quand il était doué d'une femme qui, au lieu de se brûler sur son tombeau, eût fait bien certainement un feu de joie, le jour de la mort de son époux.

J'arrêtai donc définitivement mon naïr pour un mois.

C'était un garçon intelligent, qui passa marché avec moi, pour un demi-taron par jour, c'est-à-dire pour cinq ou dix sous, et qui se chargea de me faire place le jour du spectacle.

Le jour du spectacle tombait le dimanche suivant, et la cérémonie s'accomplissait dans une plaine, à un quart de lieue de la ville.

Le bûcher composé des matières les plus combustibles et des bois les plus inflammables, était, je ne dirai pas dressé, mais établi dans une fosse, de sorte que le foyer présentait un trou pareil à celui d'un cratère.

Sur le bûcher était couché le cadavre du mari, embaumé de façon à attendre la femme, sans trop se détériorer en attendant.

À l'heure convenue, c'est-à-dire vers dix heures du matin, la veuve du brahmine, pieds nus, tête nue, et le corps couvert d'une longue robe blanche, sortit de la maison conjugale au son des flûtes, des tambours et des tam-tams, et fut conduite en grande pompe au bûcher de son époux.

Une fois hors de la ville, elle trouve sur la route un officier anglais et une douzaine d'hommes placés là par le gouverneur de Calicut.

L'officier s'approcha d'elle, et lui dit en langue indoustani que j'entendais parfaitement :

– Est-ce volontairement que vous venez ?

– Oui, répondit-elle, c'est volontairement.

– Au cas où vos parents vous forceraient, je suis là pour vous porter secours ; réclamez mon appui et, au nom de mon gouvernement, je vous emmène avec moi.

– Personne ne me force, je me brûle de plein gré, laissez-moi donc passer.

J'étais, comme je l'ai dit, assez près de ceux qui dialoguaient pour entendre leur dialogue, et j'avoue que je fus frappé d'admiration à la vue d'une résolution pareille.

Il est vrai que la veuve parlait à un chrétien, devant lequel elle était bien aise de faire preuve de sa religion, et que tous ces démons de brahmes l'étourdissaient en lui chantant leurs litanies aux oreilles.

Elle continua donc sa route assez fermement vers le bûcher ; arrivée au bord de la fosse, qui commençait à flamboyer, elle fut entourée par les brahmes, qui lui firent boire une liqueur qui parut lui donner des forces.

Mon naïr me dit que celui qui lui faisait boire cette liqueur, et qui la poussait le plus vigoureusement, était son oncle.

Quoi qu'il en fût, les brahmes s'écartèrent, et la pauvre femme, après avoir fait ses adieux à l'assistance, après avoir distribué ses bijoux entre ses amies, recula de quatre pas pour prendre son élan, et au milieu des cris d'encouragement des prêtres, au son d'une musique infernale, s'élança dans la fournaise.

Mais à peine y fut-elle, qu'elle trouva l'atmosphère un peu chaude, à ce qu'il paraît ; et que, malgré l'opium qu'elle avait bu, malgré les chants des prêtres, malgré les tam-tams des musiciens, elle poussa de grands cris, et sortit un peu plus vite qu'elle n'y était entrée.

Ce fut alors que j'admirai la prévoyance de mes graves inquisiteurs de Goa, lesquels dressent un poteau au milieu du bûcher, et, à ce poteau, scellent un anneau de fer pour retenir le condamné.

Du reste, à la vue de cette veuve qui manquait ainsi à tous ses devoirs, il faut rendre justice aux assistants : ils poussèrent un cri d'indignation, et chacun se précipite à la rencontre de la fugitive pour la repousser dans les flammes.

J'avais surtout devant moi une adorable petite Calicutienne, de dix à douze ans, qui était furieuse, et qui déclarait que, lorsque ce serait son tour de se brûler, elle ne ferait pas de telles façons ; aussi criait-elle de toutes ses forces :

– Au feu ! la renégate ! Au feu ! au feu ! au feu !

Comme chacun jetait les mêmes cris, excepté moi, l'officier anglais et ses douze hommes, qui faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour arriver à la potence, mais qui, on le comprend bien, étaient facilement repoussés par toute cette population furieuse, la renégate, comme l'appelait ma jolie petite Calicutienne, fut prise, enlevée, ramenée à la fosse, et jetée à toute volée au milieu des flammes ; puis aussitôt on lança sur elle tout ce que l'on put trouver de fagots, de bûches, de fascines, d'herbes sèches, ce qui ne l'empêcha pas d'écarter tout cet échafaudage en flamme, de sortir une seconde fois de la fournaise et, vivant incendie, avec la force du désespoir, d'aller, écartant tout le monde, se plonger dans un petit ruisseau qui coulait à cinquante pas du bûcher.

Vous concevez le scandale.

Ça ne s'était jamais vu, à ce que disaient du moins les assistants. Ma petite Calicutienne surtout ne revenait point d'étonnement de ce qu'une femme pût oublier à ce degré ses devoirs envers son époux.

C'était au point qu'elle ne pouvait que proférer ces paroles :

– Oh ! moi !... oh ! moi !... Si c'était moi !

Aussi courut-elle avec tout le monde vers le ruisseau où s'était réfugiée la coupable à demi brûlée.

Je la suivis, car je me sentais déjà pour elle une admiration profonde.

Comme nous arrivâmes sur les bords du ruisseau, la pauvre créature criait :

– Messieurs les Anglais, à moi ! au secours ! à moi !

Puis, comme les Anglais, repoussés de tous les côtés, ne pouvaient la secourir, elle aperçut son oncle, le même qui la poussait à se brûler.

– Mon oncle, cria-t-elle, au secours ! ayez compassion de moi ! Je quitterai ma famille, je vivrai comme une maudite, je mendierai.

– Eh bien ! soit, lui répondit l'oncle d'un air câlin. Laisse-moi t'envelopper dans ce drap mouillé, je te remporterai à la case.

Et, en disant cela, l'oncle clignait de l'oeil comme pour dire aux brahmines :

– Laissez faire, quand elle sera dans le drap, son affaire sera claire.

Sans doute elle aussi vit le coup d'oeil et le comprit ; car, au lieu de se fier à son oncle, elle cria :

– Non ! non ! je ne veux pas ! éloignez-vous ! Je m'en irai toute seule ! laissez-moi ! laissez-moi !

Mais l'oncle ne voulait pas en avoir le démenti ; il avait sans doute répondu de sa nièce, et il tenait à ce qu'elle acquittât sa parole.

Il jura donc à sa nièce, par les eaux du Gange, qu'il la ramènerait à la maison.

Le serment est si sacré, que la pauvre femme y crut. Elle se coucha sur le drap mouillé dans lequel son oncle la roula comme une momie. Puis, quand les bras furent pris, quand les jambes furent prises, il la chargea sur son épaule en criant : « Au bûcher ! au bûcher ! »

En effet, il se mit à courir vers la fosse, suivi de toute la population qui criait : « Au bûcher ! au bûcher ! »

Ma petite Calicutienne était au comble de l'admiration. Quand le brahme avait prononcé le serment sacré, elle avait été au moment de le flétrir du nom de paria ; mais quand elle vit que ce serment n'avait pas d'autre but que de tromper sa nièce, et que le brahme manquait à son serment :

– Oh, l'honnête homme, cria-t-elle en battant des mains, le digne homme ! le saint homme !

Je ne comprenais pas trop comment on était un brave homme, un saint homme, un digne homme, en manquant à son serment ; mais ma petite Hindoue disait cela d'un air si convaincu, il y avait tant de grâce et de naïveté dans toute sa personne, que je finis par convenir en face de moi-même, l'orgueil masculin aidant, que cette pauvre veuve était décidément une grande coupable d'hésiter ainsi à se brûler sur le corps de son mari.

Aussi joignis-je mes acclamations aux acclamations générales de la foule, quand je vis cet honnête homme d'oncle, ce saint homme d'oncle, rejeter dans la fournaise sa misérable nièce, si bien empaquetée cette fois, que, quelques efforts qu'elle fit, en cinq ou six minutes la flamme en eut raison.

Ma petite Calicutienne était dans l'enthousiasme.

Ce dévouement conjugal préexistant dans le coeur d'une jeune fille me toucha au point que je lui demandai comment elle se nommait et qui elle était.

Elle se nommait Amarou, ce qui est un fort joli nom, comme vous voyez, et son père appartenait à la caste des Veissiahs, c'est-à-dire à celle des directeurs de l'agriculture et du commerce.

Le père d'Amarou était donc de la troisième classe, n'ayant au-dessus de lui que la classe des rajahs et celle des brahmes, et au-dessous de lui, celle des sudras.

Le poste qu'il occupait à Calicut correspondait à celui de syndic du port.

C'était un homme qui pouvait m'être fort utile ; et comme mon naïr le connaissait, il fut convenu qu'il me présenterait à lui le lendemain.

XVI Les pantoufles du brahmine

Le résultat de ma visite au père de la belle Amarou fut que je me décidai à m'établir à Calicut, et à y fonder un commerce d'épiceries.

Mon premier soin fut d'acheter une maison.

Les maisons sont encore moins chères à Calicut qu'à Goa. Il est vrai que la plus solide maison de Calicut est en terre séchée, et que la plus haute a huit pieds de haut.

Aussi, pour douze écus, me trouvais-je propriétaire d'une maison qui me fut cédée par le vendeur avec trois serpents attachés à la propriété.

Je lui dis que je tenais peu à ses serpents, et que mon premier soin serait de leur tordre le cou, mais il m'invita à bien me garder d'une pareille imprudence.

Les serpents remplissent, à Calicut, l'office que remplissent les chats en Europe, en détruisant les rats et les souris, dont sans eux les maisons seraient infestées.

Je demandai à ce que les reptiles dont je devenais acquéreur me fussent présentés, afin que je fisse connaissance avec eux.

En effet, il était important pour moi et pour eux de bien nous entendre afin qu'il n'entrât pas d'intrus dans la maison.

Mon vendeur les siffla, et ils accoururent comme des chiens.

Au bout de trois jours, grâce à deux ou trois jattes de lait, dont je leur avais fait libéralement cadeau, nous étions les meilleurs amis du monde.

Cependant, j'avoue que les premières fois que je trouvai l'un ou l'autre dans mon lit en me couchant ou en m'éveillant, cette familiarité m'inspira quelque répugnance ; mais peu à peu je m'y habituai et bientôt je n'y pensai plus.

Le commerce auquel je m'étais particulièrement adonné était celui du cardamome, espèce de poivre qui ne se trouve chez nous que chez les apothicaires, mais dont tous les insulaires des îles de l'Inde sont on ne peut plus friands.

Pendant mon séjour à Ceylan, j'avais appris à connaître la valeur de cette denrée, et je résolus d'en faire ma branche principale de spéculation.

J'étais arrivé justement dans la saison des pluies, qui est le bon temps pour défricher les terres où l'on veut planter du cardamome.

Le défrichement, au reste, est facile ; pendant l'hiver il pousse sur le sol des environs de Calicut une véritable forêt d'herbes qui servent d'engrais à la terre, dans laquelle on peut planter ou semer ; on sème ou on plante, et quatre mois après on récolte.

J'afermai donc une grande quantité de terre aux environs de Calicut, et je commençai mon défrichage, non pas comme on fait dans ce pays-là, en s'en rapportant à une vingtaine de sudras qui, éloignés de l'oeil du maître, le trompent à qui mieux mieux dans l'emploi de la journée, mais en surveillant tout moi-même.

Et pour que cette surveillance fût plus active, je commençai par me bâtir quatre cabanes aux quatre coins de mon exploitation. Ce qui me fut chose facile et peu dispendieuse, attendu que j'avais une grande quantité de cocotiers sur mon terrain, et que, comme chacun sait, cet arbre est un don du ciel pour ces climats, puisque avec son bois on bâtit des maisons, qu'avec ses feuilles on les couvre, qu'avec son écorce on tresse des nattes, qu'avec sa moelle on se nourrit, qu'avec son bourgeon on fait du vin, qu'avec sa noix on fait de l'huile, et qu'avec sa sève on fait du sucre.

Or, de ce vin, en le passant à l'alambic, je composais une espèce d'eau-de-vie avec laquelle je faisais faire tout ce que je voulais à mes sudras. Aussi ma récolte se pressentit-elle de mes distributions de tari.

On n'avait jamais rien vu de pareil, à Calicut, à mes dix ou douze arpents de cardamome ; non seulement ma récolte fut abondante, mais de première qualité, et je résolus, quand je vis le résultat, de consacrer cinq ou six ans à cette exploitation, au bout desquelles ma fortune était faite, surtout si j'allais vendre moi-même à Ceylan ce que j'avais récolté moi-même à Calicut.

Pour cela, il s'agissait purement et simplement de noliser un petit bateau et, pendant la fin de la saison d'été, de gagner Ceylan, lorsque j'aurais une cargaison suffisante.

Or, deux récoltes devaient me suffire pour charger un bateau, et deux récoltes à Calicut se font dans l'année.

Pendant ce temps, je continuais de visiter mon vieil ami Nachor et ma jeune amie la belle Amarou.

Je n'avais pas oublié que le père pouvait, pour mes patentes, pour mes droits de douane, etc., m'être plus utile, et, je l'avoue, ce grand dévouement à ses devoirs conjugaux que la fille avait déployé dans la fameuse journée de la suttie, m'avait profondément touché le coeur.

Or, le papa Nachor n'était pas un niais ; il m'avait vu payer comptant tout ce que j'avais acheté ou loué.

Il ne douta pas, à la manière dont je menais mon exploitation, que je ne fusse en train de faire fortune ; de sorte qu'il me recevait en homme qui désire que celui qu'il reçoit trouve la maison bonne, afin qu'il revienne dans la maison le plus souvent possible.

J'y revins tant et si bien, qu'au bout de huit ou dix mois, sauf le consentement de la belle Amarou, que j'avais cependant cru lire plus d'une fois dans ses yeux, tout était à peu près décidé entre moi et le père Nachor.

Un événement qui pouvait avoir les suites les plus déplorables amena, au contraire, une plus rapide conclusion des choses ; que peut-être nous désirions tous, mais que la pudeur de la belle Amarou l'empêchait de laisser transparaître.

Un jour que j'avais invité le père et la fille à venir visiter mes plantations, et que, comptant passer la journée tout entière dans la plaine, j'avais galamment fait dresser quatre collations dans mes quatre cabanes, la belle Amarou, qui suivait immédiatement l'esclave qui battait les deux côtés du sentier avec un bâton pour en écarter les reptiles venimeux, jeta un grand cri. Une petite couleuvre verte, de l'espèce la plus terrible et dont la blessure est toujours mortelle, venait de s'élancer d'une touffe d'herbe, et s'était attachée au pan de son écharpe.

J'avais vu s'élancer la couleuvre, j'avais entendu le cri, et d'un coup de la baguette que je tenais à la main, je l'avais atteinte si heureusement, que je lui avais fait lâcher prise puis, comme j'avais des bottes, d'un coup de talon je lui avais écrasé la tête.

Mais, pour avoir échappé au danger, la belle Amarou n'en était pas dans un meilleur état.

Au lieu de mourir du venin, elle semblait prête à mourir de frayeur.

Renversée sur un de mes bras, comme un beau lis de rivière, elle était pâle et frissonnante comme lui.

Je l'enlevai, et, la pressant contre ma poitrine, je la portai jusqu'à la cabane où nous attendait le déjeuner.

Au reste, la charmante enfant, qui avait douze ans à peine, ne pesait guère plus à mes bras qu'un rêve ou une vapeur ; son coeur seul, en battant contre le mien, constatait la réalité.

Une fois entré dans la cabane, une fois la visite faite de tous côtés, la belle Amarou commença de se rassurer un peu et consentit à manger quelques grains de riz ; mais lorsqu'il fallut se remettre en route, la même frayeur s'empara d'elle, et elle déclara qu'elle était décidée à ne plus marcher à pied.

Rien ne pouvait m'être plus agréable qu'une pareille déclaration.

Je lui offris le même moyen de transport qui l'avait conduite où elle était. Elle regarda son père, lequel lui fit signe qu'elle pouvait accepter.

Je repris Amarou entre mes bras et nous nous remîmes en route.

Cette fois, comme elle craignait de peser trop lourdement, elle avait passé sa main autour de mon col, ce qui rapprochait son visage du mien, ses cheveux des miens, son haleine de la mienne, toutes choses qui, à ce qu'il paraît, n'étaient pas fâchées d'être rapprochées, attendu qu'elles se mêlaient à qui mieux mieux, et que, plus elle se mêlaient, plus elles se rapprochaient.

À la première cabane j'espérais être aimé ; à la seconde, j'étais sûr de l'être ; à la troisième, Amarou m'avait fait l'aveu de son amour ; enfin, à la quatrième, notre mariage était convenu, et il ne restait plus à arrêter que l'époque.

Cette époque, ce fut Nachor qui la fixa.

C'était un homme prudent que Nachor ; il avait bien vu la récolte sur pied, mais il voulait la voir en magasin. Il fixa donc la cérémonie au mois de juillet.

Cette époque m'allait assez ; c'était celle où je comptais expédier mon petit bâtiment, ou plutôt le conduire moi-même à Ceylan, et je n'étais pas fâché de laisser derrière moi quelqu'un qui surveillât le labour et la plantation de mon champ.

Amarou, avec la peur qu'elle avait des couleuvres vertes, était incapable de faire office d'inspecteur ; mais Nachor m'avait prouvé qu'il s'y connaissait, et quand il aurait à soigner les intérêts de sa fille unique, il n'y avait pas de doute que ces intérêts, qui se trouvaient tout naturellement être les miens, ne fussent parfaitement soignés.

Or, nous étions à la fin de mai ; je n'étais donc pas condamné à une longue attente.

Nachor et Amarou suivaient la religion hindoue. Il fut convenu que nous nous marierions selon le rite des brahmines.

En conséquence, quoique tout fût arrêté entre nous, je cherchai un brahmine pour faire en mon nom à Nachor la demande de la main d'Amarou.

C'est l'usage, et je ne voyais aucun inconvénient à me conformer à l'usage.

Je n'avais aucune connaissance parmi les brahmines ; Amarou m'indiqua ce grand coquin qui avait roulé sa nièce dans un drap, après avoir fait un faux serment par les eaux du Gange, et qui l'avait jetée dans la fournaise, malgré ses cris et ses supplications.

Je n'avais rien contre lui que de le trouver assez mauvais parent. Mais comme la mission qu'il remplissait pour moi près de Nachor n'en faisait pas mon oncle, peu m'importait.

Au jour convenu, il partit donc de chez moi pour aller chez Amarou, rentra deux fois, à différents intervalles, sous prétexte qu'il avait toujours trouvé sur sa route de mauvais présages.

Mais, la troisième fois, les mauvais présages ayant disparu pour faire place, au contraire, aux plus heureux auspices, il ne s'agissait plus que de choisir un jour qui fût agréable à Brahma, quand il revint me dire que la main d'Amarou m'était accordée.

Je répondis que tous les jours m'étaient bons, que par conséquent le jour de Brahma serait le mien.

Le brahmine choisit le vendredi.

J'eus envie de chicaner un instant, vous savez que chez nous il y a des préjugés sur le vendredi ; mais j'avais fait le bravache, j'avais dit que tous les jours m'étaient bons, je ne voulus pas m'en dédire, et je répondis :

– Va pour le vendredi, pourvu que ce soit vendredi prochain.

Ce bienheureux vendredi arriva ; c'était chez Nachor que la cérémonie se faisait.

Vers cinq heures du soir, je m'y rendis.

Nous nous présentâmes réciproquement le béthel.

On alluma le feu Homan avec le bois Ravisitou.

Le grand gueux de brahmine, toujours l'oncle de la brûlée, prit trois poignées de riz et les jeta sur la tête d'Amarou.

Il en prit trois autres qu'il jeta sur la mienne, après quoi Nachor versa de l'eau dans une grande jatte de bois, me lava les pieds, puis il tendit la main à sa fille. Amarou posa sa main dans celle de son père, Nachor y jeta quelques gouttes d'eau, y déposa trois ou quatre pièces de monnaie, et me présenta Amarou en lui disant :

– Je n'ai plus rien à faire avec vous, je vous remets au pouvoir d'un autre.

Alors le brahmine tira d'un sachet le véritable lien du mariage, c'est-à-dire le tali, espèce de ruban auquel pend une tête d'or. Il le montra à la compagnie, et me le rendit ensuite pour que je l'attachasse au cou de ma femme.

Le ruban noué, nous étions mariés.

Mais l'habitude est que les fêtes durent cinq jours, pendant lesquels le mari n'a aucun droit sur sa femme. Aussi, pendant les quatre premiers jours, fus-je si bien gardé à vue par les garçons et par les filles, qu'à peine si je pus baiser le petit doigt de la belle Amarou. Je tâchai de lui exprimer par mes regards combien le temps me paraissait long ; elle, de son côté, faisait des yeux qui semblaient dire : c'est vrai, il n'est pas court, mais patience ! patience !

Et, sur cette promesse, je patientais.

Enfin le cinquième jour se leva, s'écoula, finit : la nuit vint, on nous reconduisit jusqu'à ma maison. Dans la première chambre était une collation préparée ; j'en fis les honneurs à nos amis, tandis que l'on déshabillait et que l'on couchait ma femme.

Puis, au bout d'un instant, quand je crus que personne ne faisait attention à moi, je me glissai vers la porte de la chambre à coucher, abandonnant bien volontiers le reste de la maison à mes convives, pourvu qu'ils m'abandonnassent la petite chambre où m'attendait la belle Amarou.

Mais, à la porte, je fus bien étonné de trébucher dans quelque chose ; je portai la main sur l'objet qui m'avait fait trébucher et je trouvai une paire de pantoufles.

Une paire de pantoufles à la porte d'Amarou ! que voulait dire cela ?

Cela me préoccupa un instant, mais je jetai bientôt les pantoufles de côté, et me mis en devoir d'ouvrir la porte.

La porte était fermée.

J'appelai de ma voix la plus douce : « Amarou, Amarou. Amarou », croyant toujours qu'elle allait ouvrir, mais quoique j'entendisse très bien qu'il y avait quelqu'un dans la chambre et plutôt même deux personnes qu'une, on ne me répondit pas.

Vous comprenez ma colère : s'il n'y avait pas eu là ces diables de pantoufles, j'aurais encore pu douter ; mais, comme je ne doutais pas, j'allais commencer à carillonner de toutes mes forces, lorsque je sentis qu'on me saisissait le bras.

Je me retournai, je reconnus Nachor.

– Ah ! pardieu ! lui dis-je, vous êtes bienvenu, vous allez m'aider à faire justice de votre coquine de fille.

– Que voulez-vous dire ? demanda Nachor.

– Je veux dire qu'elle est enfermée avec un homme, ni plus ni moins.

– Avec un homme ? s'écria Nachor ; en ce cas je la renie pour ma fille, et, si c'est vrai, vous pouvez la mettre en prison et même la tuer, c'est votre droit.

– Ah ! tant mieux ! je suis bien aise que ce soit mon droit, et je vais en profiter, je vous en réponds.

– Mais qui vous fait croire cela ?

– Pardieu, le bruit que j'entends dans la chambre, et puis ces pantoufles.

Et je poussai du pied les preuves de conviction dans les jambes de Nachor.

Nachor ramassa une pantoufle, puis l'autre, et, les regardant avec attention :

– Oh ! bienheureux Olifus ! s'écria-t-il, oh ! fortuné mari oh ! famille privilégiée que la nôtre ! Mon gendre, remerciez Wishnou et sa femme Lackemy, remerciez Siva et sa femme Parvatty, remerciez Brahma et sa femme Saraswaty ; remerciez Indra et sa femme Avitty ; remerciez l'arbre Kalpa, la vache Kamaderou et l'oiseau Garrouda. Un saint homme daigne faire pour vous ce qu'il ne fait d'ordinaire que pour le roi du pays ; il vous épargne la peine que vous alliez prendre, et dans neuf mois, si les huit grands dieux de l'Inde ne détournent pas les regards de nous et de votre femme, nous aurons un brahmine dans notre famille.

– Pardon ! pardon ! m'écriai-je, je ne tiens pas du tout à avoir un brahmine dans ma famille. Je ne suis pas paresseux, et la peine que prend notre saint homme, je l'eusse parfaitement prise moi-même. Je ne suis pas roi du pays, et par conséquent, je ne regarde pas comme un honneur qu'un prêtre s'enferme avec ma femme la première nuit de mes noces. Je ne remercierai ni l'oiseau Garrouda, ni la vache Kamaderou, ni l'arbre Kalpa, ni Indra, ni Brahma, ni Siva, ni Wishnou, mais je vais casser les reins à votre gueux de brahmine, qui a brûlé sa nièce après avoir juré par les eaux du Gange qu'il allait la reconduire à la maison.

Et, en disant ces mots, je sautai sur un bambou, bien décidé à mettre ma menace à exécution.

Mais aux cris de Nachor, toute la noce accourut ; ce que voyant, je jetai mon bambou, et me précipitai dans un cabinet dont je refermai la porte derrière moi.

Là je pus donner libre cours à ma colère.

Je me précipitai sur le plancher couvert de nattes et je me roulai en jurant et en blasphémant de la bonne manière.

Tout en me roulant, tout en jurant, tout en blasphémant, je me trouvai entre des bras qui me serrèrent et contre une bouche qui m'embrassa.

Cela ne m'étonna pas trop.

Parmi mes esclaves de la quatrième classe, c'est-à-dire de la classe des sudras, il y avait une jolie fille de quatorze ou quinze ans que parfois j'avais trouvée dans mon lit, comme mes serpents preneurs de rats, et que, je dois le dire, j'y avais rencontrée avec plus de plaisir.

Cette fidélité à mon malheur, le soir même où j'avais complètement oublié la pauvre fille, me toucha.

– Ah ! ma pauvre Holaoheni, lui dis-je, je crois que décidément il y a un sort sur moi et sur mes femmes. Aussi je jure bien désormais de ne plus me marier, et quand j'aurai une belle maîtresse comme toi, de me borner à elle. Aussi, tiens !

Et je lui rendis le baiser qu'elle m'avait donné.

– Ah ! fit-elle au bout de cinq minutes.

– Ouais ! m'écriai-je, ce n'est pas Holaoheni ; qui est-ce donc ? Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! serait-ce encore...

Et cette sueur bien connue, que j'ai déjà constatée dans trois circonstances pareilles, me passa sur le front.

– Eh oui ! ingrat, c'est moi encore, c'est moi toujours ; c'est moi qui ne me lasse pas d'être repoussée, insultée, trompée, et qui reviens chaque fois que j'ai une bonne nouvelle à t'apprendre.

– Bon. ! fis-je en me débarrassant de l'étreinte conjugale, connue la bonne nouvelle, vous venez m'annoncer que je suis père d'un troisième enfant, n'est-ce pas ?

– Que j'ai appelé Philippe, en mémoire du jour ou je suis venue vous avertir que votre troisième femme vous trompait. Hélas ! aujourd'hui, je n'ai pas eu besoin de vous avertir, vous vous en êtes aperçu vous-même, mon pauvre ami !

– Ah çà ! m'écriai-je impatienté, c'est très bien, mais me voilà trois fils sur les bras, il me semble que c'est bien assez.

– Oui, et vous voudriez une fille, dit la Buchold ; eh bien ! nous sommes aujourd'hui au 20 juillet, jour de sainte Marguerite, espérez qu'à la recommandation de cette bonne sainte vos voeux seront exaucés.

Je poussai un soupir.

– Maintenant, cher ami, continua-t-elle, vous comprenez que lorsqu'on a une famille comme la mienne, on ne peut s'absenter longtemps de sa maison ; et si je n'avais pas eu le très honorable sire Van Tigel, sénateur d'Amsterdam, qui a promis d'aimer et de protéger notre pauvre Philippe comme s'il était son fils, et qui, en mon absence, veut bien s'occuper de lui et de ses frères, je n'eusse pas même pu vous faire cette petite visite.

– Ainsi, vous partez, lui dis-je.

– Oui, mais en partant, laissez-moi vous donner un conseil.

– Donnez.

– Vous en voulez à ce pauvre cher homme de brahmine qui, croyant vous rendre service, a...

– C'est bien, c'est bien.

– Vengez-vous de lui, c'est trop juste. Mais vengez-vous adroitement, comme on se venge dans ce pays-ci : vengez-vous sans vous exposer. Vous vous devez à votre femme et à vos enfants.

– Je ne dis pas... fis-je ; le conseil est bon. Mais comment me venger ?

– Oh ! mon Dieu ! vous connaissez les paroles de l'Évangile : « Cherche et tu trouveras. » Cherchez et vous trouverez. Vous avez un bâtiment tout chargé, une bonne pacotille, qui vaut deux à trois mille roupies dans le pays, le double à Ceylan, le triple à Java. Allez à Trinquemale ou à Batavia, et je vous promets une vente assurée. Adieu, cher ami, ou plutôt au revoir ; car vous me forcerez, j'en ai bien peur, de faire encore un ou deux voyages dans la mer des Indes. Heureusement que je suis comme Mahomet et que lorsque la montagne ne vient point à moi, je vais à la montagne. À propos, n'oubliez pas de brûler, à la première occasion, un cierge à sainte Marguerite.

– Oui, lui dis-je, tout distrait, soyez tranquille... je tâcherai de me conserver pour vous et pour nos enfants... et si sur ma route je rencontre une chapelle à sainte Marguerite... Ah ! je l'ai trouvée, m'écriai-je.

Je m'attendais à ce que la Buchold me demande ce que je venais de trouver, mais elle était déjà partie.

Ce que j'avais trouvé, c'était ma vengeance.

J'appelai un de mes esclaves qui était fort renommé pour sa manière de charmer les serpents, et je lui promis dix farons si, avant le lendemain matin, il m'apportait une couleuvre verte.

Une demi-heure après, il m'apportait le reptile demandé dans une boîte. C'était ce qu'il y avait de mieux dans l'espèce, un véritable collier d'émeraude.

Je lui donnai douze farons au lieu de dix, et il s'en alla en me recommandant aux huit grands dieux de l'Inde.

Quant à moi, je commençai par prendre sur moi tout ce que j'avais de monnaie, de bijoux et de perles.

J'allai sur la pointe du pied à la chambre de ma femme, j'ouvris la boîte où était renfermé mon aspic, juste au-dessus de la pantoufle du brahmine ; l'animal, trouvant un nid, qui semblait fait pour lui, s'y enroula tranquillement et j'allai rejoindre mon petit bâtiment qui se balançait dans le port avec sa cargaison de cardamome.

Il est vrai que j'abandonnais une maison qui valait douze écus et un mobilier qui en valait huit. Mais, ma foi ! dans les grandes occasions, il faut savoir supporter une petite perte.

Mon équipage, qui était prévenu qu'il recevrait l'ordre d'appareiller d'un moment à l'autre, était tout prêt.

Nous n'eûmes donc qu'à lever l'ancre et qu'à hisser les voiles, ce que nous fîmes sans tambour ni trompette.

Lorsque le jour parut nous étions déjà à plus de dix heures de la côte.

Je n'ai jamais entendu parler de mon grand gueux de brahmine, mais il est probable qu'il est, à cette heure, guéri pour toujours, et depuis une vingtaine d'années, de la manie, lorsqu'il entre quelque part, de laisser ses pantoufles à la porte.

Ma foi ! dit le père Olifus, en mirant le cadavre de sa seconde bouteille, je crois que le rhum nous fait faux bond, et qu'il est temps de passer au rack.

XVII Cinquième et dernier mariage du père Olifus

Comme on le comprend bien, le narrateur n'avait pas arrosé d'un carafon d'eau-de-vie et d'un carafon de rhum la narration de ses quatre premiers mariages, sans que le souvenir du passé, mêlé aux libations présentes, eût jeté quelque émotion sur son récit. Aussi nous étions convaincus, Biard et moi, que, s'il avait à nous raconter encore un sixième ou septième mariage, nous serions obligés ou de nous constituer gardiens du carafon de rack, ou de remettre au lendemain la fin de l'odyssée de l'Ulysse de Monnikendam.

Heureusement lui-même nous rassura en passant, après avoir bu sa gorgée de rack, le dos de sa main sur ses lèvres, et en disant du ton d'un homme qui fait une annonce :

– Cinquième et dernier mariage du père Olifus !

Puis il continua de sa voix ordinaire :

– J'étais donc parti avec mon petit bâtiment, une espèce de chasse-marée, pas davantage, et six hommes d'équipage, voilà tout, à l'aventure du bon Dieu, décidés que nous étions à doubler le cap Comorin, et, si le vent était bon et la mer belle, à laisser Ceylan par le bossoir de bâbord, et à gagner Sumatra et Java. Peu m'importait l'une ou l'autre de ces îles, puisque plus je m'avançais vers l'océan Pacifique, plus j'étais sûr de la vente de mon cardamome.

Le septième jour après notre départ, nous eûmes connaissance de Ceylan ; à l'aide de ma lunette, je pouvais même distinguer les maisons du port de Galles.

Mais, bah ! le vent était frais, et nous avions encore pour un mois de beau temps à peu près.

Je détournai la tête de cette diablesse de terre qui nous attirait, et je mis le cap sur Achem, lançant ma coque de noix à travers l'océan des Indes, avec autant de philosophie que si c'eût été le premier trois-mâts de Rotterdam.

Tout alla bien pendant les cinq premiers jours, et même après, comme vous allez voir ; seulement, vers le deuxième quart de la sixième nuit, un petit accident faillit nous envoyer tous pêcher des perles au fond du golfe du Bengale.

Pendant les nuits précédentes, c'était moi qui avais tenu le gouvernail, et tout avait été à merveille ; mais, ma foi ! nous étions loin de toute terre ; aucun rocher, aucun banc n'était signalé sur notre route ; grâce à notre mâture basse et au peu de voiles que portait notre bâtiment, nous devions, la nuit surtout, échapper à l'oeil des pirates, si perçant qu'il fût ; je mis le plus habile de mes hommes au gouvernail, je descendis dans l'entrepont, je me couchai sur mes ballots et m'endormis.

Je ne sais pas depuis combien de temps je dormais, lorsque tout à coup je fus réveillé par un grand bruit qui se faisait au-dessus de ma tête.

Mes hommes couraient de la poupe à la proue ; ils criaient à la fois des prières et des jugements ; aussi, ce que je vis de plus clair dans tout cela, c'est que nous courions un danger quelconque, et que le danger était grand.

Plus le danger était grand, plus il réclamait ma présence ; aussi, sans chercher quel il pouvait être, je courus à l'écoutille et m'élançai sur le pont.

La mer était magnifique, le ciel étoilé, excepté sur un point où une masse énorme, presque suspendue au-dessus de notre tête, et prête à tomber sur le bâtiment, interrompait par son opacité la lumière des étoiles.

Tous les yeux de mes hommes étaient fixés sur cette masse, tous leurs efforts avaient pour but de l'éviter.

Seulement, quelle était cette masse ?

Un savant se serait mis à résoudre le problème, et aurait été englouti avant de l'avoir trouvé. Je n'eus pas cette prétention.

Je sautai sur le gouvernail, je mis la barre toute à bâbord ; puis, comme il passait, envoyé par le bon Dieu sans doute, un joli petit coup de vent nord-ouest, je le reçus dans ma voile d'avant et d'arrière en même temps, ce qui fit bondir notre embarcation comme un bélier effarouché ; de sorte qu'au moment où la masse retomba, au lieu de retomber d'aplomb sur nous, comme elle menaçait de le faire, elle rasa notre poupe, et ce fut nous, à notre tour, qui nous trouvâmes sur la montagne, au lieu d'être dans la vallée.

Ce qui avait failli nous écraser, c'était une énorme jonque chinoise, au ventre rebondi comme celui d'une calebasse, et qui était venue sur nous sans dire gare !

J'avais retenu tant à Ceylan qu'à Goa, quelques mots chinois ; ce n'étaient peut-être pas des plus polis, mais c'étaient à coup sûr des plus énergiques.

Je pris mon porte-voix, et je les envoyai comme une bordée aux sujets du sublime empereur.

Mais, à notre grand étonnement, personne ne répondit.

Ce fut alors que nous nous aperçûmes que la jonque flottait inerte, comme s'il n'y avait sur le pont personne pour la diriger ; aucune lumière ne brillait ni par les sabords, ni près de la boussole ; on eût dit d'un poisson mort, du cadavre de Léviathan.

Sans compter que pas une voile n'était au vent.

La chose était assez extraordinaire pour mériter notre attention.

Nous connaissions les Chinois pour fort indolents ; mais, si indolents qu'ils soient, ils n'ont pas l'habitude de s'en aller au diable si tranquillement.

Je compris qu'il était arrivé au bâtiment ou à l'équipage quelque chose d'inaccoutumé ; et comme nous n'avions plus qu'une heure et demie ou deux heures à attendre le jour, je manoeuvrai pour naviguer de conserve avec la jonque, ce qui n'était pas difficile, attendu qu'elle roulait comme un ballot, et qu'il n'y avait qu'une précaution à prendre, c'était de ne pas nous laisser porter contre elle.

Une simple voile que nous conservâmes suffit à nous préserver de cet accident.

Peu à peu le jour vint ; au fur et à mesure que l'obscurité se dissipait, nos yeux essayaient de reconnaître quelque mouvement dans l'immense machine ; mais pas un homme ne bougeait ; ou la jonque était vide, ou son équipage était endormi.

Je m'approchai le plus qu'il me fut possible.

Je prononçai tout ce que je savais de mots chinois.

Un de mes hommes qui avait été dix ans à Macao, parla, appela, cria à son tour ; personne ne répondit.

Alors nous résolûmes de faire le tour de la jonque, pour voir si le même silence régnait à tribord qu'à bâbord.

Même silence ; seulement, à tribord, une tire-veille pendait.

Je manoeuvrai pour approcher le plus possible de l'énorme carcasse ; je parvins à empoigner la tire-veille, et en cinq minutes je fus sur le pont.

Il était évident qu'il s'y était passé quelque chose qui n'était pas agréable pour les habitants de la jonque ; des meubles cassés, des lambeaux d'étoffes flottants ; çà et là des taches de sang : tout indiquait une lutte, et une lutte dans laquelle les Chinois, sans aucun doute, avaient eu le dessous.

Pendant que je passais la revue sur le pont, il me sembla entendre des plaintes étouffées sortir de l'intérieur. Je voulus descendre dans l'entrepont, les écoutilles étaient fermées.

Je regardai autour de moi, et vis au pied du cabestan une espèce de pince qui me parut destinée à remplir merveilleusement le but que je me proposais. En effet, à l'aide d'une pesée, je fis sauter la trappe d'une des écoutilles, et le jour pénétra dans l'entrepont.

En même temps que le jour y pénétrait, des plaintes plus distinctes arrivaient jusqu'à moi.

Je descendis avec une certaine hésitation, je l'avoue ; mais à la moitié de l'échelle, j'étais rassuré.

Sur le plancher de l'entrepont, rangés comme des momies et ficelés comme des saucissons, étaient une vingtaine de Chinois rongeant leurs bâillons avec plus ou moins de grimaces, selon que la nature les avait doués d'un tempérament plus ou moins patient.

J'allai à celui qui me parut le plus considérable ; il était ficelé de cordes plus grosses, et mâchait un bâillon plus gros. À tout seigneur tout honneur.

Je le déficelai et le débâillonnai de mon mieux ; c'était le propriétaire de la jonque, le capitaine Ising-Fong.

Il commença par m'adresser ses bien sincères remerciements, à ce que je pus comprendre du moins ; puis il me pria de l'aider à déficeler et à débâillonner ses compagnons.

En moins de dix minutes l'opération fut terminée.

Au fur et à mesure qu'un homme était déficelé et débâillonné, il se précipitait dans la cale, où il disparaissait.

J'eus la curiosité de voir ce qu'ils allaient faire avec tant de précipitation dans les bas-fonds du bâtiment, et je vis les malheureux qui avaient défoncé une barrique d'eau, et qui buvaient à même.

Il y avait trois jours qu'ils n'avaient ni bu ni mangé ; mais comme ils avaient encore plus souffert de la soif que de la faim, c'était la soif qu'ils s'occupaient d'étancher d'abord.

Deux burent tant qu'ils en moururent ; un troisième mangea tant qu'il en creva.

L'histoire de cette malheureuse jonque, qui nous avait d'abord paru si incompréhensible, était cependant toute naturelle.

Abordé de nuit par des pirates malabars, l'équipage avait été pris après une courte résistance. C'était cette résistance dont nous avions aperçu les traces sur le pont.

Puis, pour n'être pas dérangés dans leur visite commerciale, les pirates avaient lié, bâillonné et couché l'équipage, son capitaine en tête, dans l'entrepôt ; après quoi ils avaient pris du chargement tout ce qu'il leur avait fait plaisir d'en prendre, gâtant ou noyant une partie de ce qu'ils n'avaient pas pu emporter.

Puis, dans l'espérance sans doute de faire un second voyage à la jonque, ils avaient cargué toutes les voiles qui pouvaient lui faire faire du chemin, et l'avaient laissée courir à sec.

C'était dans cet état qu'elle avait failli nous tomber sur la tête.

On comprend la joie du capitaine et de son équipage en se voyant délivrés par nous, ou plutôt par moi, après trois jours d'angoisse, de leur situation médiocrement agréable.

On envoya une espèce d'échelle à mes hommes, dont quatre montèrent sur le pont, tandis que les deux autres amarraient le chasse-marée à la poupe de la jonque, où il ne paraissait pas plus important qu'un canot à la suite d'un brick ordinaire.

Le chasse-marée amarré, les deux derniers hommes de mon équipage vinrent nous rejoindre.

Il s'agissait d'aider l'équipage chinois à se remettre en état.

Les sujets du sublime empereur ne sont ni les plus braves ni les plus habiles marins de la terre ; de sorte qu'ils poussaient de grands cris, faisaient de grands bras, mais n'eussent avancé en rien, si nous n'eussions fait leur besogne.

La besogne faite, les blessés pansés, les morts jetés à la mer, la jonque sous voiles, on décida que le chargement étant passé à bord des pirates, il était inutile de continuer la route pour Madras.

D'ailleurs, le capitaine Ising-Fong était décidé à revenir sur ses pas. C'est qu'il comptait prendre à Madras un chargement de cardamome, et que justement, moi, j'étais chargé de cardamome ; seulement, on comprend que la première chose que les pirates avaient visitée, c'était la caisse du capitaine Ising-Fong.

La caisse ne se trouvant pas en état de me solder les huit mille roupies auxquelles était estimée ma cargaison, il fut convenu que nous ferions route de conserve jusqu'à Manille, où le capitaine Ising-Fong avait un correspondant, et où par conséquent, grâce au crédit dont il jouissait depuis le détroit de Malacca jusqu'au détroit de Corée, nous pourrions terminer notre négociation.

Comme je n'avais de préférence pour aucun lieu du monde, et surtout rien de particulier contre les Philippines, j'acceptai la proposition, à la condition seulement que je serais consulté sur la manoeuvre, attendu que je ne me souciais nullement de faire connaissance avec les pirates.

Le capitaine Ising-Fong, soit amour-propre, soit défiance, fit d'abord quelques difficultés ; mais lorsqu'il eut vu que, grâce à mes manoeuvres, sa machine, qui roulait jusque-là comme une tonne, commençait à fendre l'eau comme un poisson, il croisa ses mains sur son ventre, se mit à dodeliner la tête de haut en bas, prononça deux ou trois fois la double syllabe hi-o, hi-o, qui veut dire : « À merveille », et il ne s'occupa plus de rien.

Si bien que nous franchîmes sans accident le détroit de Malacca, que nous traversâmes, sans accident toujours, l'archipel des Arambas, et qu'ayant doublé la petite île du Corrégidor, placée comme une vedette à l'entrée de la baie, nous nous engageâmes dans les bouches du Passig, et allâmes sains et saufs jeter l'ancre, à la nuit close, en face de l'entrepôt de la douane.

XVIII Le bézoard

Le capitaine Ising-Fong ne m'avait pas fait une vaine promesse, et, dès le jour de notre arrivée, il me conduisit chez son correspondant, riche fabricant de cigares, lequel m'offrit, ou de me payer mes huit mille roupies en espèces, ou de me donner des marchandises pour une somme égale, à un taux auquel lui seul pouvait me les fournir, vu l'étendue de son commerce et la multiplicité de ses affaires.

En effet, les îles Philippines peuvent être regardées comme l'entrepôt du monde : on y trouve l'or et l'argent du Pérou, les diamants de Golconde, les topazes, les saphirs et la cannelle de Ceylan, le poivre de Java, le girofle et les noix muscades des Moluques, le camphre de Bornéo, les perles de Mannar, les tapis de la Perse, le benjoin et l'ivoire de Camboie, le musc de Liquios, les étoffes du Bengale, et la porcelaine de la Chine.

C'était à moi de faire un choix parmi toutes ces denrées, et de jeter mon dévolu sur celles qui paraîtraient m'offrir le plus sûr et le plus prompt bénéfice.

Au reste, comme rien ne me pressait, attendu que j'avais réalisé un gain assez joli sur mon cardamome, je résolus de passer quelque temps à Manille et d'étudier, pendant mon séjour aux Philippines, la branche de commerce qui pouvait être la plus fructueuse à un homme qui, ayant commencé avec cent quarante francs, a une trentaine de mille livres comptant à mettre dans le commerce.

Mon premier soin fut de visiter les deux villes :

Manille, la ville espagnole ;

Bidondo, la ville tagale.

La ville espagnole est un composé de couvents, d'églises, de maisons de retraite et de maisons taillées carrément, sans plans d'ordonnance, avec des murs épais et hauts, des meurtrières percées au hasard, des jardins qui les isolent les unes des autres, peuplées de moines, de religieuses, d'Espagnols à manteaux se faisant porter dans de mauvais palanquins, ou marchant gravement, le cigare à la bouche, comme des vieux Castillans du temps de don Quichotte de la Manche.

Aussi la ville, qui peut renfermer cent mille habitants, et qui en renferme huit mille, est-elle d'une tristesse profonde.

Ce n'était pas là ce qu'il me fallait, et, après avoir visité Manille, tout en secouant dédaigneusement la tête, je résolus de faire connaissance avec Bidondo.

Le lendemain donc, après mon chocolat pris, je me dirigeai vers la ville roturière ; et, à mesure que j'en approchais, le bruit de la vie, complètement absente de ce tombeau qu'on appelle Manille, venait jusqu'à moi. Je respirais plus librement et je trouvais la verdure plus fraîche et le soleil plus lumineux.

Aussi je me hâtai de traverser les fortifications et les ponts-levis de la ville militaire, et, comme un homme qui sort d'un souterrain, je me trouvai tout à coup gai, joyeux et allègre, sur ce qu'on appelle le pont de Pierre.

Là commençait la vie, ou plutôt, à partir de là, la vie était répandue à foison.

Le pont était encombré d'Espagnols en palanquins, de métis courant à pied, armés de grands parasols, de créoles suivis de leurs domestiques, de paysans venus des villages voisins, de marchands chinois, d'ouvriers malais ; c'était un bruit, un tintamarre, un tohu-bohu qui faisaient plaisir à voir pour un homme qui pouvait se croire mort, ayant été enterré deux jours à Manille.

Adieu donc la ville sombre, adieu aux maisons ennuyées, adieu aux nobles seigneurs, et bonjour au joyeux faubourg, bonjour à Bidondo avec ses cent quarante mille habitants, bonjour aux maisons élégantes, à la population affairée ; bonjour au quai où grincent les poulies, où roulent les ballots des quatre coins du monde, où s'amarrent les jonques chinoises, les pirogues de la Nouvelle-Guinée, les proas malaises, les bricks, les corvettes, les trois-mâts européens !

Là, point de catégories, d'exclusions, de castes ; l'homme vaut selon ce qu'il est, est estimé selon ce qu'il possède ; on le reconnaît au premier coup d'oeil, à son costume, avant qu'on ne le reconnaisse à son accent. Malais, Américains, Chinois, Espagnols, Hollandais, Madécasses, Indiens, sont sans cesse occupés à fendre le flot indigène. Cet océan de Tagals, hommes et femmes, à leur costume presque normand, à la chemise qui pend en blouse sur le pantalon de toile, à la cravate à la Colin, au chapeau de feutre aux bords fatigués, aux souliers à boucles, au chapelet qui entoure son cou et à la petite écharpe qu'il porte comme un plaid ; les femmes, à leurs cheveux retenus par un haut peigne espagnol, à leur voile flottant par-derrière, au canezou de toile blanche qui joue sur leur poitrine et qui laisse à nu la portion du corps qui s'étend du dessous du sein au nombril ; à la cambaye roulée jusqu'à la cheville, au tapis bariolé roulé sur la cambaye, aux pantoufles imperceptibles, qui laissent le pied presque nu, au cigare toujours suspendu à leurs lèvres, et qui, à travers le nuage de fumée qu'il répand, rend leurs yeux plus ardents encore.

Ah ! c'était bien cela qu'il me fallait. Bonsoir à Manille, et vive Bidondo !

Aussi ne retournai-je à Manille que pour faire apporter tout mon bagage à Bidondo.

Le correspondant de mon capitaine chinois applaudit à ma résolution, qui, selon lui, était celle d'un homme de sens ; il avait lui-même une maison à Bidondo, où il venait le dimanche se reposer de son ennui de la semaine. Il m'offrit même une espèce de petit pavillon dépendant de cette maison et donnant sur le quai ; mais je ne voulus l'accepter qu'à titre de locataire, et il fut convenu que, moyennant la somme de trente roupies par an, quatre-vingts francs à peu près, j'en jouirais et disposerais, comme on dit en Europe, avec ses contenances et dépendances.

Au reste, au bout de trois jours d'observation, je m'aperçus que la principale industrie du Tagal est le combat du coq.

Impossible d'aller d'un bout à l'autre du quai de Bidondo sans heurter, dix, quinze, vingt cercles formés autour de deux champions emplumés, à la destinée desquels se rattachent les destinées de deux, trois, quatre, cinq familles tagales, car non seulement une famille tagale qui possède un coq de bonne race vit du produit de ce coq, mais encore les parents et les voisins, qui parient pour le propriétaire du coq, vivent en même temps qu'elle.

Grâce au coq, la femme a des peignes d'écaille, des chapelets d'or, des colliers de verre, l'homme de l'argent dans sa poche et le cigare à la bouche ; aussi le coq est-il l'enfant gâté de la maison, une mère tagale ne s'occupe pas de ses marmots, mais de son coq ; elle lustre ses plumes, elle aiguise ses éperons. Quant au mari, en son absence, il ne le confie à personne, pas même à sa femme ; sort-il, il le prend sous son bras, va avec lui à ses affaires et visite avec lui ses amis ; rencontre-t-il un adversaire sur sa route, les provocations s'échangent, les paris s'établissent ; les propriétaires s'accroupissent en face l'un de l'autre, poussent leur coq au combat, et voilà un cerclé formé, au milieu duquel se débattent les deux plus féroces passions de l'homme : le jeu et la guerre.

Ah ! ma foi ! c'est une belle vie que la vie de Bidondo.

Il existe parmi les Tagals un autre genre d'industrie qui ressemble assez à la recherche de la pierre philosophale, c'est celle de chercheurs de bézoard ; or, comme la nature a fait des Philippines l'entrepôt de tous les poisons du monde, elle a placé aussi aux Philippines le bézoard, qui est le contrepoison universel.

– Ah ! pardieu ! fis-je en interrompant le père Olifus, puisque vous avez lâché le mot bézoard, je ne serais pas fâché de savoir à quoi m'en tenir là-dessus. J'ai beaucoup entendu parler de bézoard, surtout dans les Mille et une Nuits ; j'ai vu les pierres les plus rares, j'ai vu le rubis balais, j'ai vu le grenat brut, j'ai vu l'escarboucle, mais j'ai eu beau chercher, je n'ai jamais vu le bézoard, nul n'a jamais pu m'en montrer la moindre parcelle.

– Eh bien ! moi, monsieur, me répondit le père Olifus, moi j'en ai vu, moi j'en ai touché, j'en ai avalé même, sans quoi, comme vous allez le voir, je n'aurais pas en ce moment-ci l'honneur de boire un verre de rack à votre santé.

Et le père Olifus se versa effectivement un verre de rack, qu'il but d'un seul trait à la santé de Biard et à la mienne.

– Ah ! reprit-il, nous disons que non seulement le bézoard existe, mais encore qu'il y a trois sortes de bézoards, le bézoard qu'on trouve dans les intestins des vaches, le bézoard qu'on trouve dans les intestins des chèvres, et le bézoard qu'on trouve dans les intestins des singes.

Le bézoard qu'on trouve dans le ventre des vaches est le moins précieux. Vingt grains de ce bézoard n'équivalent pas à sept grains de celui qu'on trouve dans le ventre des chèvres, de même que sept grains de bézoard que l'on trouve dans le ventre des chèvres n'équivalent pas à un grain de celui qu'on trouve dans le ventre des singes.

C'est surtout dans le royaume de Golconde que l'on rencontre les chèvres qui produisent le bézoard.

Sont-elles d'une race particulière ? Non, car chez deux chevreaux de la même mère, l'un produit le bézoard, l'autre ne le produit pas. Les pâtres n'ont qu'à leur toucher le ventre d'une certaine façon pour savoir à quoi s'en tenir sur ce genre de fécondité de leurs chèvres ; à travers la peau, ils comptent dans les intestins le nombre de pierres qu'ils renferment, et apprennent, sans jamais se tromper, la valeur de ces pierres. On peut donc acheter le bézoard sur pied.

Seulement un négociant de Goa avait fait, du temps que j'habitais la côte malabare, une expérience curieuse.

Il acheta dans la montagne de Golconde quatre chèvres portant des bézoards ; il les transporta à cent cinquante milles du lieu de leur naissance, en ouvrit deux tout de suite, et leur trouva encore les bézoards dans le corps, mais diminués de volume.

Il en tua une dix jours après. À l'autopsie de l'animal, on reconnut qu'il avait porté le bézoard, mais le bézoard avait disparu.

Enfin, il tua la quatrième au bout d'un mois, et celle-ci n'avait plus aucune trace de la pierre précieuse, qui avait disparu entièrement.

Ce qui prouverait qu'il y a dans les montagnes de Golconde un arbre particulier, ou une herbe spéciale, auquel, ou à laquelle les vaches et les chèvres doivent la formation du bézoard.

Nous disons donc qu'une des industries des Tagals est d'aller à la chasse des singes qui portent le bézoard, aussi précieux relativement et comparativement aux autres bézoards que l'est le diamant à l'endroit du caillou du Rhin, du strass, ou du cristal de roche.

Un seul bézoard de singe vaut mille, deux mille, dix mille livres ; attendu qu'une pincée de bézoard râpé et délayé dans un verre d'eau peut servir d'antidote à tous les poisons les plus terribles des Philippines et même à l'upas de Java.

Or, il est incroyable l'usage de poison qui se fait de Luçon à Mindanao, surtout en temps de choléra, attendu que les symptômes étant les mêmes, on profite en général des moments de peste, les maris pour se débarrasser de leurs femmes, les femmes pour se débarrasser de leurs maris, les neveux de leurs oncles, les débiteurs de leurs créanciers, etc., etc., etc.

Mais la race qui abonde à Bidondo, c'est la race chinoise. Ils possèdent le beau quartier, sur les bords du Passig ; leurs maisons sont construites moitié en pierres, moitié en bambou ; elles sont belles, bien aérées, ornées parfois de peintures à l'extérieur, avec magasins et boutiques au rez-de-chaussée ; et quelles boutiques ! quels magasins ! Voyez-vous, c'est à faire venir l'eau à la bouche rien que d'y passer devant, sans compter un tas de petites magotes chinoises qui sont assises devant leurs portes et qui, remuant la tête, font des yeux en coulisse aux passants...

Enfin !

Comme j'avais sauvé la vie à un capitaine chinois, à un équipage chinois, à une jonque chinoise, je me trouvais tout recommandé à Bidondo.

D'ailleurs, le correspondant du capitaine Ising-Fong, celui qui m'avait loué le pavillon que j'habitais, faisait son principal commerce avec les sujets du sublime empereur.

Le premier dimanche où il vint à Bidondo me fut entièrement consacré.

Il me demanda si j'étais chasseur. À tout hasard je lui répondis que oui.

Il me dit donc qu'il avait pour le dimanche suivant arrangé une chasse avec quelques-uns de ses amis, et que si je voulais en être, je n'eusse à m'occuper de rien, attendu que je trouverais, en descendant à la campagne de cet ami, un équipage de chasse complet.

J'acceptai de grand coeur.

La chasse devait avoir lieu en remontant le Passig, aux environs d'un charmant lac intérieur nommé le Laguna.

Le samedi suivant, nous partîmes de Bidondo, dans une barque armée de six rameurs vigoureux, et il n'en fallait pas moins, je vous en réponds, pour remonter le Passig.

Au reste, cette promenade était charmante ; non seulement les deux bords de la rivière offraient l'aspect le plus varié, mais encore, à notre droite et à notre gauche, les pirogues qui descendaient et qui remontaient le fleuve offraient le plus gracieux tableau qui se pût voir.

Au bout de trois heures de navigation, nous fîmes halte à un joli village de pêcheurs dont les habitants vont le soir vendre à Bidondo le produit de la pêche de la journée, et qui mire dans l'eau ses rizières balancées au vent, ses bouquets de palmiers, ses faisceaux de bambous et ses huttes aux toits aigus qui semblent des cages suspendues en l'air.

Cette halte avait pour but de faire reposer nos rameurs et de dîner nous-mêmes.

Le repas pris, nos rameurs reposés, nous nous remîmes en chemin.

Enfin, au moment où le soleil se couchait, nous vîmes resplendir devant nous, comme un immense miroir, le lac de Laguna, qui a trente lieues de tour.

Vers sept heures du soir, nous fîmes notre entrée dans le lac ; deux heures après, nous étions chez l'ami de notre correspondant.

L'ami de notre correspondant était un Français nommé monsieur de La Géronnière ; depuis quinze ans, il habitait au bord du lac de Laguna une charmante propriété nommée Hala-Hala.

Il nous reçut avec une hospitalité tout indienne ; mais quand il sut que j'étais européen, d'origine française ; quand nous eûmes échangé quelques paroles dans une langue qu'excepté dans sa famille il ne trouvait pas l'occasion de parler une fois tous les ans, l'hospitalité se changea en véritable fête.

Tout cela allait d'autant mieux, que je ne faisais pas mon hidalgo, mon aristocrate, mon fanfaron, je disais : « Voilà, vous me faites bien de l'honneur, je suis un pauvre matelot de Monnikendam, un pauvre patron de barque de Ceylan, un pauvre marchand de Goa ; on a la main rude, mais franche ; c'est à prendre ou à laisser. » Et on prenait le père Olifus pour ce qu'il était, c'est-à-dire pour un brave homme qui ne boudait pas.

Le soir, je fus fidèle à mon principe, c'est-à-dire que je ne boudai ni contre la bouteille, ni contre le lit ; on m'avait fait raconter mes aventures, et mes aventures avaient eu le plus grand succès ; seulement elles avaient fait pousser une idée cornue dans la tête du correspondant de mon Chinois, c'était de me marier une cinquième fois.

Mais je lui déclarai que j'avais bien décidé dans ma sagesse de ne plus me fier aux femmes, attendu que la belle Nahi-Nava-Nahina, la belle Inès et la belle Amarou m'avaient guéri de l'espèce.

– Bah ! me dit mon correspondant, vous n'avez pas encore vu nos Chinoises de Bidondo ; quand vous les aurez vues, vous m'en direz des nouvelles.

Il en résulta que, malgré moi, je me couchai avec des idées matrimoniales dans la tête, et que je rêvai que j'épousais une veuve chinoise qui avait le pied si petit, si petit, si petit, que je ne pouvais pas croire qu'elle était veuve.

XIX La chasse

À cinq heures du matin, je fus éveillé par les aboiements des chiens et le bruit des cors.

Je crus encore être à La Haye, un jour de chasse du roi Guillaume dans le parc de Loo.

Pas du tout ; j'étais à quatre mille lieues, plus ou moins, de la Hollande, au bord du lac Laguna, et nous allions chasser dans les montagnes des Philippines.

Le gibier que nous allions poursuivre était le cerf, le sanglier, le buffle ; le gibier qui allait peut-être nous poursuivre, c'était le tigre, le crocodile et l'ibitin.

Pour le tigre, j'étais prévenu ; si je faisais lever soit un paon isolé, soit une troupe de paons, il fallait me méfier du tigre, qui n'est jamais loin.

Pour le crocodile, toutes les fois que je m'approcherais du lac, il s'agirait de faire attention aux troncs d'arbres gisant sur le bord. Ces troncs d'arbres sont presque toujours des crocodiles, qui ont le sommeil fort léger, et qui vous happent par un bras, par une jambe ou par une fesse, au moment où vous passez près d'eux.

Quant à l'ibitin, c'est autre chose.

C'est un reptile d'une trentaine de pieds de long, un cousin germain du boa, qui s'enroule aux arbres, comme une grosse liane, reste immobile, puis, au moment où l'on y pense le moins, se laisse tomber sur le cerf, le sanglier ou le buffle, le broie contre un arbre, os et chair, l'allonge en le broyant, et finit par l'avaler tout entier.

Il va sans dire qu'il ne néglige pas l'homme, et que, quand l'occasion s'en présente, il mange indifféremment du Tagal, du Chinois ou de l'Européen.

Pour l'homme, le moyen de s'en débarrasser est bien simple ; seulement, le tout est de savoir l'employer. Il suffit de porter à sa ceinture un couteau de chasse tranchant comme un rasoir ; comme l'ibitin n'est pas venimeux, et se contente de vous étouffer, on passe, entre soi et un des replis qu'il forme autour du corps, le couteau de chasse susdit, et crac ! en biaisant, on le coupe en deux.

Au moment du départ, mon hôte me ceignit au côté un couteau de chasse magnifique, avec lequel il avait déjà pour son compte, tronçonné deux ou trois ibitins.

Quant aux serpents venimeux, comme il n'y a pas de remèdes à leurs blessures, ce n'était pas la peine d'en chercher.

Depuis deux mois, monsieur de La Géronnière avait perdu une charmante Tagale de seize à dix-huit ans, et qu'il soupçonnait d'avoir été emportée par un tigre, dévorée par un crocodile, ou étouffée par un serpent.

Tant il y avait que, sortie un beau soir, la pauvre Schimindra n'était point rentrée, et que, quelques recherches que l'on eût faites depuis cette époque, on n'avait point entendu parler d'elle.

J'avoue que lorsque mon hôte m'énuméra tous les dangers que nous courions dans notre partie de chasse de la journée, je trouvai que la chasse était un singulier plaisir.

Nous allâmes à cheval jusqu'à l'endroit où la battue devait commencer.

Là nous mîmes pied à terre et commençâmes à entrer dans la forêt.

Le premier gibier que je vis lever fut une magnifique volée de paons.

Je remarquai bien l'endroit d'où elle était partie.

Je fis un grand détour, et j'eus la satisfaction de ne pas déranger le tigre que m'annonçait le départ de ces magnifiques oiseaux.

Au bout de dix minutes, un coup de fusil partit. Monsieur de La Géronnière venait de tuer un cerf.

À mon tour j'entendis un grand bruit sous mes pieds ; je vis remuer les broussailles à dix pas de moi ; je jetai mon coup au hasard. Je ne dirai pas : ma balle rencontra le sanglier, mais le sanglier rencontra ma balle.

Chacun me félicita ; je venais de faire un coup magnifique.

J'avais tué raide un solitaire.

Il paraît que c'est comme cela qu'on appelle les vieux sangliers chez vous.

Je fis de la tête un signe affirmatif.

On fit la curée de mon sanglier ; on le mit sur des épaules de quatre Tagals, et l'on m'invita à poursuivre mes exploits, en m'assurant que du premier coup j'étais passé maître.

Monsieur, il n'y a rien qui perd l'homme comme la flatterie.

Il me semblait, maintenant que j'avais tué un sanglier, que je tuerais un tigre, un rhinocéros, un éléphant. Je me remis en marche à travers la forêt, ne demandant qu'à lutter corps à corps avec tous les monstres des Philippines.

Aussi, dans mon ardeur, ne remarquai-je point que je m'éloignais peu à peu de la chasse.

On m'avait dit que nous devions monter pendant deux heures à peu près, et, au bout de trois quarts d'heure à peine, je me trouvais sur une descente.

Tout à coup, à trente pas de moi, j'entendis un beuglement terrible.

Je me retournai du côté d'où venait le bruit, et j'aperçus un buffle.

Ah ! c'était là un beau coup. Seulement, comme mon fusil tremblait un peu, je ne sais pourquoi, dans mes mains, je l'appuyai à une branche d'arbre et je lâchai la détente.

À peine eus-je lâché la détente, que je vis deux yeux sanglants qui venaient à moi, tandis que le mufle de l'animal labourait le sol comme un sillon de charrue.

Je lâchai mon second coup ; mais, au lieu de ralentir la vitesse de l'animal, mon second coup sembla l'augmenter.

Je n'eus que le temps de jeter mon fusil, de saisir une branche de l'arbre sous lequel je me trouvais, et de m'enlever, par un élan gymnastique, à la hauteur de cette branche, de laquelle je gagnai les branches supérieures.

Mais, arrivé là, j'étais loin d'être quitte de mon buffle. Ne pouvant me suivre sur les branches de mon arbre, il se mit à en garder le tronc. Pendant les dix premières minutes, je lui disais : Tourne, tourne, mon bonhomme, je me moque un peu de toi, va.

Mais pendant dix autres minutes, je commençai à m'apercevoir que la chose était plus sérieuse que je ne l'avais cru d'abord.

Au bout d'une heure, je compris, à la tranquillité avec laquelle il faisait sa ronde autour de l'arbre, qu'il était décidé à se constituer mon gardien, en attendant qu'il fût mon bourreau.

En effet, de temps en temps, il levait la tête vers moi, me regardait avec des yeux sanglants, mugissant d'une façon menaçante, puis se mettait à brouter l'herbe qui poussait autour de mon arbre, comme pour me dire : Tu vois, j'ai là tout ce qu'il me faut, l'herbe pour me nourrir, la rosée du matin et du soir pour me désaltérer ; tandis que toi, comme tu es un animal carnivore, et que tu n'as pas pris encore l'habitude de te nourrir de feuilles, il faudra un jour ou l'autre, que tu descendes ; et quand tu descendras, v'lan, v'lan, avec mes pieds, dzing, dzing avec mes cornes ; quand tu descendras, tu passeras un mauvais quart d'heure, quoi !

Heureusement que le père Olifus est un gaillard qui ne boude pas quand il s'agit de prendre une résolution.

Je me dis : Olifus, mon ami, plus tu attendras, plus tu te détérioreras. Tu vas donner une heure à ton buffle pour qu'il s'en aille, et, dans une heure s'il n'est pas parti, eh bien ! s'il n'est pas parti, nous verrons.

Je regardai à ma montre, il était onze heures. Je dis : Bon, à nous deux, à midi.

Comme je m'en étais douté, le buffle, au lieu de quitter l'arbre, continua sa faction, levant de temps en temps le nez en l'air, mugissant de toutes ses forces.

Moi, de dix minutes en dix minutes, je regardais à ma montre, et je buvais un coup à ma gourde.

À la cinquantième minute, je lui dis : Fais attention, mon ami, tu n'as plus que dix minutes ; et si dans dix minutes tu n'es pas parti tout seul, nous partirons ensemble.

Mais, à la cinquante-neuvième minute, au lieu de partir, il se coucha, allongeant sa tête du côté du pied de l'arbre, ouvrant les naseaux, et de temps en temps levant de mon côté un oeil rancunier qui semblait me dire : Oh ! nous en avons pour un bout de temps, va, sois tranquille.

Moi, j'avais décidé que la chose se passerait autrement.

À la soixantième minute, j'avalai tout ce qui restait de rhum dans ma gourde, un bon coup. Je mis mon couteau entre mes dents, et houp ! je sautai, en calculant ma distance de manière à tomber à deux pieds de son derrière, et à lui empoigner la queue de la main gauche, comme j'avais vu faire aux toreros de Cadix ou de Rio de Janeiro.

Si leste que fût le buffle, moi j'étais aussi leste que lui, et quand il se releva, j'étais cramponné à sa queue. Il fit deux ou trois tours sur lui-même, qui me servirent à enrouler solidement sa queue autour de mon bras.

Alors, voyant que tant que je resterais fortement cramponné à son derrière, il ne pourrait me toucher avec ses cornes, je commençai un peu à me rassurer, tandis que lui, au contraire, commença à beugler de toutes ses forces, il est vrai que c'était de colère.

– Attends ! attends ! lui dis-je ! ah ! tu beugles de colère, mon ami. Eh bien ! je vais te faire beugler de douleur, moi.

Et, prenant mon couteau, v'lan, je le lui enfonçai dans le ventre.

Ah ! pour le coup, je l'avais touché à l'endroit sensible, à ce qu'il paraît ; car il se redressa comme un cheval qui se cabre, et s'élança en avant d'une secousse si inattendue, qu'il manqua de m'arracher le bras, mais je le tins bon ; je me laissai emporter, et v'lan ! v'lan ! je le criblais de coups de couteau.

En voilà une course que je ne vous souhaite pas de faire ! Voyez-vous, ça dura un quart d'heure, et en un quart d'heure, je fis plus de deux lieues à travers les broussailles, les marais, les ruisseaux ; autant aurait valu être attaché à la queue d'une locomotive.

Et v'lan ! v'lan ! je frappais toujours en disant : Ah, gueux ! ah, gredin ! ah, scélérat ! tu veux m'éventrer ; attends ! attends !

Aussi il n'était plus furieux, il était enragé, si enragé, qu'arrivé au sommet d'un rocher à pic, il ne fit ni une ni deux, il sauta en bas ; mais j'avais vu le coup, moi et je le lâchai. Je m'arrêtai tout court en haut, tandis que lui roulait en bas ; patatras ! boum ! boum !

J'allongeai la tête, je regardai par-dessus le rocher ; mon animal était étendu mort dans le précipice.

Quant à moi, il faut bien que je le dise, je ne valais guère mieux ; j'étais moulu, brisé, déchiré, couvert de sang ; seulement, je n'avais rien de cassé.

Je me relevai tant bien que mal, je coupai un petit arbre pour me soutenir, et je m'acheminai vers un ruisseau que je voyais briller à cent pas de moi à travers les arbres.

Arrivé sur le bord, je m'agenouillai et commençai à me laver le visage, lorsque j'entendis une voix qui criait en français : « À moi ! à moi ! au secours ! »

Je me retournai vers le côté d'où venaient ces cris, et je vis une jeune fille à peu près nue, venant à moi, les bras étendus, et donnant les signes de la plus vive frayeur.

Elle était poursuivie par une espèce de nègre qui tenait un bâton à la main, et qui courait avec une telle agilité, que, bien qu'il fût à plus de cent pas d'elle, en un instant il l'eut rejointe, prise entre ses bras, et remportée vers le plus épais de la forêt.

La vue de cette jeune fille qui appelait au secours en français, l'accent douloureux avec lequel elle m'avait appelé, la brutalité de ce misérable qui l'avait chargée sur son épaule et qui l'emportait vers les profondeurs du bois, tout concourait à me rendre mes forces ; j'oubliai ma fatigue et je m'élançai sur ses traces en criant : « Arrête ! arrête ! »

Mais, se sentant poursuivi à son tour, le ravisseur redoubla d'énergie. À peine, malgré le fardeau qu'il portait, sa course semblait-elle ralentie.

Je ne comprenais pas comment un homme pouvait être doué d'une pareille force, et je me disais tout bas qu'au moment où nous nous rencontrerions, je pourrais bien me repentir de faire le chevalier servant comme je le faisais.

Cependant, à peine gagnais-je sur le nègre, et je ne sais pas même si, malgré l'espèce de rage que je mettais à le poursuivre, je l'eusse jamais atteint, si la malheureuse femme qu'il emportait, en passant à côté d'une branche, ne s'y fût cramponnée de telle force, que son ravisseur s'arrêta court, la prit à bras le corps, et fit tous ses efforts pour lui faire lâcher la branche, tandis qu'elle continuait de crier : « À moi ! à moi ! au secours ! à l'aide ! au nom du Ciel, ne m'abandonnez pas ! »

Je n'étais plus qu'à vingt-cinq ou trente pas d'elle, lorsque tout à coup le nègre, voyant qu'il allait être attaqué, résolut, à ce qu'il paraît, de prendre l'initiative, et, lâchant la femme, vint à moi, le bâton levé.

En trois bonds, il fut en face de moi.

Je poussai un cri d'étonnement : ce que j'avais pris pour un nègre, c'était un singe.

Heureusement, moi aussi, j'avais un bâton ; et comme j'en jouais un peu proprement, je me mis bientôt en défense, car d'agresseur j'étais devenu l'attaqué.

Quant à la femme, elle avait, dès qu'elle s'était sentie libre, décrit un grand cercle, et elle était venue chercher un abri derrière moi, tout en criant : « Courage ! courage, monsieur ! délivrez-moi de ce monstre ! ne m'abandonnez pas ! »

Tout en faisant le moulinet pour parer, et tout en lui envoyant dans la poitrine des coups de pointe qui lui faisaient faire vouac ! mais qui ne le dégoûtaient pas, j'examinais mon adversaire.

C'était un grand gueux de singe, tout velu qui avait près de six pieds de haut, une barbe grisonnante, et qui jouait naturellement du bâton avec une adresse et une activité qui faillirent mettre la partie de son côté.

Heureusement pour l'honneur de la science, il n'en fut pas ainsi.

Au bout de dix minutes de lutte, les doigts écrasés, l'estomac défoncé et le museau saignant, il commença à battre en retraite ; mais cette retraite n'avait pour but que de gagner un arbre, sur lequel il monta rapidement, non pas pour s'y fixer, mais pour s'élancer du haut en bas sur moi.

Heureusement je vis le mouvement, je devinai le projet ; je tirai mon couteau, et, de toute la longueur de mon bras, je l'étendis au-dessus de ma tête.

Les deux mouvements d'attaque de la part du singe, et de défense de la mienne, furent instantanés.

Je sentis s'écrouler sur ma tête un poids que je ne pouvais soutenir, mon adversaire et moi roulâmes tous deux sur la terre ; seulement, je me relevai seul. Le couteau lui avait traversé le coeur.

L'animal jeta un cri, mordit l'herbe avec ses dents, déchira la terre avec ses ongles, fit deux ou trois mouvements convulsifs et expira.

– Oh ! la belle chose que la chasse ! m'écriai-je, si l'on m'y rattrape jamais, je veux bien que le diable m'emporte !

– Regrettez-vous donc d'y être venu, à la chasse ? dit derrière moi une douce voix.

– Oh ! mon Dieu ! non, dis-je en me retournant, puisque j'ai pu vous être utile, ma belle enfant ; mais comment diable êtes-vous dans la forêt, quel plaisir trouvez-vous à vivre avec un singe, et d'où vient que vous parlez français ?

– Je suis dans la forêt parce que j'y ai été emportée ; je ne trouvais aucun plaisir à vivre avec un singe, puisque je vous ai appelé à mon aide pour m'en délivrer, et je parle français parce que j'étais femme de chambre chez madame de La Géronnière.

– Alors, m'écriai-je, vous vous appelez Schimindra.

– Oui.

– Vous êtes, cette jeune fille qui a disparu voilà tantôt deux mois.

– Oui. Mais à votre tour, comment savez-vous mon nom, comment savez-vous mon aventure ?

– Parce que monsieur de La Géronnière m'a raconté votre aventure et dit votre nom, parbleu !

– Vous connaissez monsieur de La Géronnière ?

– Je chasse avec lui. Il est dans la forêt, mais dans quelle portion de la forêt ? je n'en sais rien, car il faut que je vous l'avoue, je suis parfaitement perdu.

– Oh ! que cela ne vous inquiète pas, je sais mon chemin, moi.

– Alors, puisque vous saviez votre chemin, pourquoi ne reveniez-vous pas à l'habitation ?

– Parce que, ni jour ni nuit, cet odieux animal ne me perdait de vue. J'ai fait vingt tentatives inutiles pour fuir ; et si la Providence ne vous avait pas conduit à ce ruisseau, il est probable que je n'eusse jamais revu les maisons des hommes.

– Eh bien ! lui dis-je, si vous m'en croyez, charmante Schimindra, nous les regagnerons au plus vite, les maisons des hommes, attendu, je vous l'avoue, que je m'y croirai plus en sûreté qu'ici.

– Soit, et je suis prête à vous suivre ; mais auparavant, laissez-moi vous dire un secret dans lequel vous trouverez la récompense de la bonne action que vous venez de faire.

– Ah ! bah !

– Cet affreux orang-outang dont vous venez de me délivrer appartient justement à cette race de singes dont vous avez peut-être entendu parler, et d'où l'on tire le plus pur bézoard.

– Vraiment ?

– Vous pouvez vous en assurer, tandis qu'à l'aide de quelques feuilles de cocotier, je vais réparer le désordre de ma toilette.

Je regardais la belle Schimindra, dont la toilette fort en désordre avait en effet besoin d'être réparée ; et, je l'avoue, il ne me fallut rien moins que cette idée que ce désordre venait d'un singe, pour qu'il ne me prît pas envie de l'augmenter encore.

Je fis donc signe à la belle Schimindra qu'elle pouvait se livrer à la réparation qu'elle désirait, et, plein de curiosité, de craintes et d'espérances, je commençai, à l'aide du couteau qui, dans cette journée, m'avait rendu de si grands services, à procéder à l'autopsie de mon ennemi.

Schimindra ne m'avait pas trompé, je trouvai dans les entrailles de l'animal une belle pierre bleue, veinée d'or, et de la grosseur d'un oeuf de pigeon.

C'était un des plus beaux bézoards qui se pussent voir.

– Maintenant, dit Schimindra, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne vous vanter à personne que vous possédez un pareil trésor, attendu que vous ne le posséderiez pas longtemps, dût-on vous assassiner pour vous le prendre.

Je remerciai Schimindra de l'avis, et comme la coquette s'était fait un charmant pagne de feuilles de cocotier, que rien ne nous retenait ni l'un ni l'autre dans la forêt, que j'éprouvais au contraire le plus vif désir de la quitter, j'invitai Schimindra à me servir de guide et à prendre le chemin le plus court pour revenir à l'habitation.

Deux heures après, nous arrivions à Hala-Hala, au grand étonnement, et surtout à la grande joie de tous les commensaux de l'habitation, qui me croyaient perdu comme Schimindra, et qui me voyaient revenir avec elle.

Je racontai mes aventures, Schimindra raconta la sienne mais ni l'un ni l'autre de nous ne dit un mot du bézoard.

XX Vanly-Tching

Huit jours après, j'étais installé à Bidondo, et comme j'avais absolument besoin d'une espèce de ménagère pour mettre à la tête de ma maison, j'avais demandé la belle Schimindra à monsieur de La Géronnière, lequel me l'avait gracieusement accordée.

Mon choix était fait. La branche de commerce que j'avais décidé d'exploiter était le cigare de Manille.

En effet, le cigare de Manille, même en Europe, fait concurrence sérieuse au cigare de La Havane, et dans toutes les mers de l'Inde, il lui est préféré.

Ce qui m'avait surtout suggéré cette idée, c'est que, chez monsieur de La Géronnière, c'était la belle Schimindra qui était chargée du département des cigares.

Je résolus donc, pour que le bénéfice fût plus réel, au lieu d'acheter la marchandise toute confectionnée, de la faire confectionner moi-même, et de mettre Schimindra à la tête de l'établissement.

Rien ne fut plus facile.

On bâtit une espèce de hangar dans le jardin : Schimindra engagea dix jeunes Tagales, dont quelques-unes sortaient de la manufacture royale de Manille, et, dès le lendemain, j'eus le plaisir de voir mon entreprise en pleine activité.

Grâce à la surveillance active de Schimindra, grâce à sa connaissance de la partie, je n'eus plus rien à faire qu'à me promener ; ce fut ce qui me perdit.

C'est incroyable combien un mot jeté en l'air, n'eût-il pas le sens commun, se loge parfois dans l'esprit et germe dans le cerveau.

On se rappelle ces quatre paroles qu'en soupant chez monsieur de La Géronnière, mon correspondant avait dit des Chinoises et de ce cinquième mariage projeté par lui ; eh bien ! il n'y avait pas de jour et surtout de nuit que je n'y songeasse.

À peine étais-je couché, à peine avais-je les yeux fermés, à peine étais-je endormi, qu'une véritable procession de Chinoises défilait devant mon lit, me montrant des pieds... mais des pieds auxquels la pantoufle de Cendrillon eût pu servir de savate ; et, remarquez une chose curieuse, c'est que j'avais près de moi Schimindra, qui était ce que l'on pouvait appeler une beauté véritable, c'est que j'avais dans ma manufacture de cigares, dix petites drôlesses dont la plus laide avec ses grands yeux noirs, avec ses grands cils de velours, avec... avec tout ce qu'elles avaient enfin, eussent fait tourner la tête à un Parisien, et qu'ayant tout cela, eh bien ! je ne rêvais qu'à des chinoiseries.

Il en résultait qu'une fois levé, je courais le quartier chinois, entrant dans toutes les boutiques, marchandant des éventails, des porcelaines, des paravents, apprenant deux mots de chinois par-ci, deux mots de cochinchinois par-là, baragouinant toutes sortes de compliments aux petits pieds qui me restaient cachés sous les longues robes, et revenant le soir plus décidé que jamais à me passer ma fantaisie chinoise.

Au milieu de tout cela, j'avais rencontré une charmante petite marchande de thé, possédant un des plus jolis magasins de Bidondo, laquelle m'avait surtout séduit par la façon dont elle mangeait son riz, à l'aide de ces petites aiguilles à tricoter qui servent de cuillères et de fourchettes aux dames chinoises ; ce n'était plus de l'adresse, c'était de la jonglerie, et je crois en vérité que c'était par coquetterie que la belle Vanly-Tching se faisait apporter un pilau quand il y avait là des étrangers.

Vous remarquerez en passant que les deux mots Vanly-Tching veulent dire dix mille lys ; vous voyez que les parrains de ma Chinoise lui avaient rendu justice et lui avaient donné un nom en harmonie avec sa beauté.

Je pris des renseignements auprès de mon correspondant sur la belle Chinoise ; mon correspondant, au premier mot que je prononçai, leva son doigt à la hauteur de son oeil, et s'écria :

– Ah ! coquin.

Ce qui voulait dire : Allons, allons, vous n'avez pas la main heureuse d'avoir mis du premier coup le doigt sur celle-là ; bon !

Je compris tout cela et n'en insistai que davantage ; alors j'appris que la belle Vanly-Tching était une petite orpheline chinoise, qui avait été recueillie par un fameux médecin, lequel était devenu amoureux d'elle quand elle n'avait que douze ans, et l'avait épousée quoiqu'il en eût, lui, soixante-cinq.

Aussi la Providence n'avait pas voulu qu'un mariage si disproportionné durât longtemps. Au bout de trois mois, le bonhomme de médecin était mort d'une maladie dans laquelle il n'avait pas vu clair lui-même. Mais il était mort bien heureux, car pas un homme ne pouvait se vanter d'avoir été soigné dans sa maladie comme il avait été soigné, lui, par sa jeune et digne femme ; aussi lui avait-il laissé tout ce qu'il possédait, montant à deux ou trois mille roupies.

C'était une bien mesquine récompense du dévouement qu'avait déployé la veuve, pendant la maladie, et surtout de la douleur qu'elle avait fait éclater après sa mort.

Seulement, avec ces trois mille roupies dont elle venait d'hériter, la jeune veuve avait fondé dans le quartier le moins apparent de la ville un petit établissement d'éventails, qui, grâce à son économie et à son intelligence, commença de prospérer d'une façon miraculeuse.

Mais ce qu'il y avait surtout de remarquable dans ce veuvage prématuré de la belle Vanly-Tching, c'est qu'au lieu d'écouter toutes les propositions des élégants de Bidondo, c'est qu'au lieu de perdre par quelque imprudence cette réputation de sagesse qu'elle s'était acquise, elle ne voulut jamais accepter que les soins d'un vieux mandarin, ami de son mari, lequel venait tous les jours pleurer avec elle la perte qu'ils avaient faite.

Il résulta de ces visites journalières que la veuve et le mandarin prirent l'habitude de pleurer ensemble, l'une son époux, l'autre son ami ; de sorte qu'un matin l'on apprit que, pour pleurer le défunt plus à leur aise, les deux inconsolables allaient se marier.

Un an après la mort de son premier mari, la belle Vanly-Tching avait donc épousé le mandarin ; mais, une fois réunis en face l'un de l'autre depuis le matin jusqu'au soir, il paraît que les deux nouveaux mariés pleurèrent tant, que le mandarin, qui avait cinquante ans, ne put résister à ce déluge de larmes, et qu'au bout de deux mois il mourut.

La belle Vanly-Tching, qui n'avait que quinze ans, supporta naturellement mieux la douleur, de sorte que, quoiqu'elle eût à pleurer à la fois son premier et son second mari, elle reparut bientôt plus belle et plus resplendissante que jamais à travers ses larmes.

Elle avait hérité de son mandarin cinq ou six cents pagodes, de sorte qu'avec ce petit surcroît de fortune elle put se lancer dans un quartier plus fashionable et dans un commerce plus étendu.

Elle passa donc de l'éventail à la porcelaine, et la réputation de la belle marchande commença à se répandre dans Bidondo.

Cette réputation se répandit tellement, que le juge civil, de Bidondo, qui, avait beaucoup connu le premier et le second mari de la belle Vanly-Tching et qui, par conséquent, avait pu apprécier combien le docteur avait été heureux pendant les trois mois, et le mandarin pendant les deux mois qu'ils avaient vécu avec elle, se mit sur les rangs pour les consoler.

Vanly-Tching, déclara qu'elle était atteinte si profondément, qu'elle croyait la chose impossible ; mais comme le juge civil insista, elle finit par répondre qu'elle voulait bien essayer.

Le mariage eut lieu au bout d'un an ; car, quoique ce délai ne soit pas de rigueur, Vanly-Tching était si fidèle observatrice des convenances, que, pour rien au monde, elle n'eût voulu essayer de se consoler avant terme.

Mais le juge civil n'eut pas là satisfaction d'en arriver à une consolation complète, attendu qu'un mois après son mariage, le lendemain du jour où il venait d'hériter d'une somme assez considérable d'un parent éloigné qu'il avait à Macao, et où il avait donné à dîner à quelques amis pour célébrer cet heureux événement, il mourut d'une indigestion de nids d'hirondelles.

Mais, avant de mourir, il déclara que le mois qu'il venait de passer avait été le mois le plus heureux de sa vie.

Comme il avait justement touché la somme, en apprenant que celle-ci lui avait été léguée, la belle veuve put, grâce à cette rentrée, étendre son commerce et fonder dans la principale rue de Bidondo le magnifique magasin de thé dans lequel je l'avais vue remuer la tête et manger du riz.

Tous ces renseignements, comme vous le comprenez bien, achevèrent de me tourner l'esprit.

La belle Vanly-Tching avait été beaucoup veuve, mais elle avait été si peu mariée, que ce devait être nécessairement la houri dont j'avais si agréablement rêvé.

Je m'ouvris donc à mon correspondant du désir bien vif que j'avais d'être son quatrième mari, et de la prendre pour ma cinquième femme.

On n'apprend jamais rien aux femmes quand on leur dit qu'on les aime, attendu qu'elles se sont toujours aperçues de notre amour avant nous. Aussi 1a belle Vanly-Tching non seulement ne manifesta-t-elle aucun étonnement de ma demande ; mais répondit-elle qu'elle s'y attendait.

Cette situation d'esprit dans laquelle elle se trouvait lui permit même de ne pas me faire attendre sa décision.

Sa décision était favorable, je ne lui déplaisais pas ; mais comme elle avait toujours eu l'amour-propre d'être aimée pour elle-même, elle tenait à ce que je lui fisse un petit relevé de ma fortune. Si ma fortune égalait ou surpassait la sienne, elle croirait à mon amour ; mais si ma fortune était inférieure, elle croirait qu'une basse cupidité et non l'amour me faisait agir.

Cela me parut puissamment raisonné.

Je lui fis demander si elle désirait que j'établisse mon calcul en francs, en roupies ou en pagodes ; elle me répondit que cela lui était égal, étant familière avec l'arithmétique de tous les pays.

Comme j'étais moins fort qu'elle en calcul, je préférai les francs, et lui envoyai, le lendemain, le calcul suivant :

Vous voyez que c'était un assez joli denier, et que je n'avais pas perdu mon temps depuis quatre ans que j'étais parti de Monnikendam.

Elle, de son côté, fit sa liquidation et me l'envoya.

La voici :

On voit qu'à 363 francs près, notre fortune était pareille ; j'avais même l'avantage puisque j'avais en magasin à peu près deux cent mille cigares prêts à être livrés.

Mais je l'avoue, au lieu de m'enorgueillir de cet avantage, je fus heureux de posséder quelque supériorité pécuniaire sur la belle Vanly-Tching, afin de compenser toutes les supériorités physiques qu'elle avait sur moi.

Cette supériorité établie et ce point bien arrêté que j'épousais Vanly-Tching pour ses beaux yeux et non pour les beaux yeux de sa cassette, le mariage fut fixé à trois mois et sept jours, ce qui était heure pour heure l'expiration du deuil du troisième mari de la belle Vanly-Tching.

Elle avait eu la délicatesse, tout en restant fidèle à la mémoire du juge civil, de ne pas me faire attendre une minute.

XXI Le choléra

Le bruit de mon futur mariage avec Vanly-Tching fut bientôt répandu dans Bidondo, et agit naturellement d'une façon diverse sur les habitants de cette ville, habitués depuis deux ou trois ans à se préoccuper des moindres mouvements de la belle Chinoise.

Les uns la blâmèrent, les autres l'approuvèrent ; enfin. beaucoup secouèrent la tête en disant que le premier mari était mort au bout de trois mois, le second au bout de deux mois, le troisième au bout d'un mois, et que, pour ne pas faire mentir le calcul nécrologique, je mourrais probablement, moi, la première nuit de mes noces.

Mais la personne sur laquelle le coup porta le plus violemment fut la pauvre Schimindra.

Les bontés que j'avais eues pour elle lui avaient fait pendant quelque temps concevoir l'espoir de devenir ma femme.

Dans un moment de désespoir, elle m'avoua jusqu'où avait été son ambition ; mais je lui fis promptement et facilement comprendre quelle supériorité avait la belle Vanly-Tching, veuve d'un docteur, veuve d'un mandarin, veuve d'un juge civil, sur elle, qui n'était veuve que d'un singe.

Il en résulta que Schimindra rentra dans son humilité, avoua franchement qu'elle n'eût jamais dû en sortir ; et, sachant que sa rivale m'avait demandé un relevé de ma fortune, se borna à me supplier de ne point porter sur mon actif le bézoard en question.

Comme, le bézoard à part, ma fortune égalait et même dépassait celle de ma belle future, je n'eus pas de peine à promettre ce que me demandait Schimindra ; et le bézoard, suspendu à mon cou dans une petite bourse de cuir, continua de demeurer un secret entre Schimindra et moi.

Tous les soirs, j'étais admis à faire la cour à ma future, de sorte que le temps passait rapidement.

Comme je parlais peu chinois et qu'elle parlait très peu hindoustani, pas du tout hollandais et pas du tout français, nos conversations avaient lieu surtout par gestes, ce qui me donnait parfois une hardiesse d'expression que je n'eusse pas eue avec la parole ; mais, je dois le dire en l'honneur de la belle Vanly-Tching, elle conserva intacte la réputation de vertu qu'elle s'était faite, et, tout en me concédant certaines bagatelles sans importance, jamais elle ne me laissa prendre un acompte sérieux sur le mariage.

Enfin le jour arriva.

La surveille, j'avais éprouvé une grande crainte : plusieurs cas de choléra avaient été signalés à Cavite et un ou deux à Bidondo, de sorte que je tremblais que la présence de l'épidémie ne déterminât Vanly-Tching à remettre notre mariage ; mais c'était un esprit fort que la belle Chinoise, et cet événement n'avait aucune prise sur elle.

C'était le 27 octobre le grand jour.

Le 27 octobre fut une fête pour toute la ville de Bidondo. Dès le matin, il y avait foule à la porte de Vanly-Tching.

C'était la quatrième fois que l'on voyait la belle Chinoise traverser la ville en costume de fiancée, et l'on ne se lassait pas de la voir.

L'habitude est que la fiancée chinoise se promène par la ville avec un cortège de musique et de chant. Cela ressemble assez, à ce que m'a dit un savant hollandais qui habitait Manille, aux anciens cortèges grecs : seulement à son premier mariage, la fiancée porte un voile épais sur la figure, en signe de virginité. Quand elle convole en deuxième, troisième et quatrième noces, l'épouse chinoise est promenée à visage découvert.

Ce fut donc à visage découvert que l'on promena ma fiancée, et cela à ma grande satisfaction, car j'entendais dire tout autour de moi : « Heureux Olifus, va ! coquin d'Olifus, va ! gredin d'Olifus ! »

Le reste, de la cérémonie ressemble fort à ce qui se pratique au Siam.

Quand les fiancés sont d'accord, les parents du jeune homme vont présenter aux parents de la jeune fille sept boîtes de bétel ; huit jours après, le fiancé vient lui-même et en apporte quatorze ; alors il demeure dans la maison du beau-père pendant un mois pour voir sa future et s'accoutumer à elle ; après quoi, le jour où l'on doit achever la célébration, les parents s'assemblent avec les plus anciens amis, et mettent dans une bourse, l'un des bracelets, l'autre un anneau, l'autre de l'argent ; un d'eux tient une bougie allumée, la passe sept fois autour des présents, pendant que tous les autres poussent de grands cris de joie en souhaitant une longue vie et une parfaite santé aux mariés.

Après quoi vient un grand festin, suivi d'une petite collation tête à tête, laquelle est suivie elle-même de la consommation du mariage.

Quant à Vanly et quant à moi, nous nous étions dispensés de tout ce cérémonial.

Elle m'avait montré la cassette dans laquelle était enfermée sa petite fortune ; je lui avais montré mes effets de commerce visés par le correspondant de mon capitaine chinois, payables à vue et au porteur ; nous nous passions chacun quarante mille livres au dernier vivant, cela valait bien sept boîtes de bétel et même quatorze.

Pour des parents, ni l'un ni l'autre nous n'en avions.

La cérémonie de la bourse et des bracelets, celle de la bougie allumée et passée sept fois autour des présents, celle des cris de joie nous souhaitant une longue vie et une parfaite santé, furent donc omises.

Nous nous en tînmes au grand dîner d'apparat et à la petite collation intime.

Le dîner d'apparat fut magnifique, Vanly l'avait dirigé ; il se composait des mets les plus recherchés : il y avait des souris au miel, du requin au coulis de cloporte, des vers à l'huile de ricin, des nids d'hirondelles aux crabes pilés, des salades de bambou, le tout arrosé de canchou, que des domestiques chargés d'énormes cafetières d'argent nous versaient à tout moment. On but à l'empereur de la Chine, au roi de Hollande, à la Compagnie anglaise, à notre heureuse union, le tout en prenant la tasse à deux mains et en faisant tchin tchin, c'est-à-dire en branlant la tête de droite à gauche et de gauche à droite, comme des magots, puis chacun montrait le fond de la tasse pour prouver qu'elle était vide.

Pendant le cours du dîner, la belle Vanly paraissait me regarder avec inquiétude, et parlait tout bas à ses voisins.

Deux ou trois fois elle m'adressa la parole pour me demander, avec la voix la plus douce de la terre :

– Comment vous trouvez-vous, mon ami ?

– Très bien, lui répondis-je, très bien.

Mais, malgré cette assurance, elle secouait la tête et poussait des soupirs tels que je commençai à être inquiet de moi-même, et qu'en sortant de table je me regardai dans une glace.

L'examen me rassura, j'étais rayonnant de joie et de santé. Il paraît cependant que je ne semblais pas si bien portant à la société, car deux ou trois convives, avant de me quitter, vinrent à moi pour me demander :

– Est-ce que vous souffrez ?

Et, malgré ma réponse négative, s'éloignèrent en me serrant tristement la main.

Je crus même entendre prononcer à mi-voix le mot choléra ; mais comme je demandais si quelqu'une de nos connaissances avait été atteinte du choléra, l'on me répondit que non, et je pensais avoir mal entendu.

Au milieu de tout cela, je cherchai ma belle mariée, qui vint à moi l'inquiétude dans les yeux.

Je voulus l'interroger sur l'objet de cette inquiétude ; mais elle se contenta de me regarder, de se détourner en essuyant une larme, et en murmurant :

– Pauvre ami !

Je pris congé des convives que j'avais hâte de voir disparaître, en frottant mon nez contre le leur, comme c'est l'usage.

Mon correspondant était le dernier.

Je lui frottai le nez avec une double ardeur, attendu, on se le rappelle, que c'était lui qui avait servi d'intermédiaire à mon mariage ; et, comme je lui montrais avec un sourire narquois la belle Vanly qui se dirigeait tout doucement vers la chambre à coucher, où je lui faisais signe que j'allais la suivre :

– Vous feriez bien mieux d'envoyer chercher le médecin, me dit-il.

Et, levant les yeux au ciel, il sortit à son tour.

Je n'y étais plus du tout.

Cependant je ne m'amusai point à chercher ce que tout cela voulait dire. Je fermai la porte, et j'entrai vivement dans la chambre à coucher.

La belle Vanly était déjà près de la table où était servie une charmante collation mêlée de fleurs et de fruits, occupée à transvaser une liqueur rose d'une carafe dans une autre.

Je n'avais rien vu de plus appétissant que cette liqueur rose ; on eût dit du rubis distillé.

– Ah çà ! chère amie, lui dis-je en entrant, pouvez-vous m'expliquer en quoi ma situation, qui ne me laisse absolument rien à désirer, à moi, semble faire pitié à tout le monde ? On me demande comment je me trouve, on me demande si je ne me sens pas mieux, on me donne le conseil d'envoyer chercher le médecin, si bien, ma parole d'honneur ! que je ressemble à ce personnage d'une comédie française que j'ai vu jouer à Amsterdam, à qui tout le monde veut persuader qu'il a la fièvre, à qui on le répète tant et si bien, qu'il finit par le croire, et qu'après avoir souhaité le bonsoir à tout le monde, il va se coucher.

– Ah ! murmura Vanly, si vous n'aviez que la fièvre, avec du quinquina on vous la couperait.

– Comment : si je n'avais que la fièvre ! Mais je n'ai pas la fièvre, je vous prie de le croire.

– Mon cher Olifus, dit Vanly, maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, maintenant que vous n'avez plus besoin de vous contraindre, dites-moi franchement ce que vous éprouvez.

– Moi, ce que j'éprouve ? j'éprouve le plus ardent désir de vous dire que je vous aime, et surtout de vous le...

– Et pas la moindre crampe d'estomac ? demanda Vanly.

– Pas la moindre.

– Pas le moindre refroidissement ?

– Au contraire.

– Pas la moindre colique ?

– Allons donc ! ah çà ! mais j'aurais le choléra, chère amie, que vous ne me feriez pas d'autres questions.

– Eh bien, justement, puisque c'est vous qui avez dit le mot...

– Après ?

–On a cru remarquer pendant le souper.

– Quoi ?

– Que vous changiez de couleur, que vous portiez plusieurs fois la main à votre estomac, et que plus tard...

– Ah ! je vous dirai, c'est que d'abord je n'ai pas pu me faire à la vue de vos souris au miel ; ensuite, voyez-vous ? votre coulis de cloporte... Nous n'avons pas l'habitude de ces coulis-là chez nous. Enfin votre huile de ricin... Mais ça s'est passé avec un peu d'air comme cela. Ah ! en voilà une idée, par exemple, de penser que je vais avoir juste le choléra pour la première nuit de mes noces ! bon ! bon ! bon !

– Eh bien ! mon cher ami, cette pensée, c'était celle de tout le monde, et je suis parfaitement certaine que, parmi les trente amis qui nous quittent, il y en a vingt-neuf convaincus que demain matin vous serez mort.

– Mort du choléra ?

– Du choléra.

– Ah ! par exemple !

– C'est comme cela.

– Voyons, franchement... est-ce que...

– Hé ! hé !

– Oh ! oh !

Monsieur, c'est une chose étrange que l'imagination. Après avoir ri de Bazile à qui on persuade qu'il a la fièvre, ne voilà-t-il pas que je me tâtais l'estomac, que je me tâtais le ventre, et que j'étais tout près de croire que j'avais déjà des crampes et que j'allais avoir la colique.

Dans tous les cas, il y avait un fait incontestable, c'est que je me refroidissais, oh ! mais à vue d'oeil.

– Pauvre ami, me dit Vanly en me regardant avec compassion ; heureusement que le mal n'a pas encore fait de grands progrès, et que mon premier mari m'a légué un remède infaillible.

– Contre le choléra ?

– Contre le choléra, oui.

– Oh ! le digne homme ! Eh bien ! chère Vanly, l'occasion se présente d'en faire usage, de votre remède.

– Ah ! vous avouez donc !

– Oui, je commence à croire. Oh ! qu'est-ce que c'est que cela ?

– Dépêchez-vous, cher ami, dépêchez-vous ; voilà les borborygmes qui viennent.

– Comment ! les borborygmes ?

Il faut vous dire que le mot est pas mal barbare déjà en français, n'est-ce pas ? mais qu'en chinois, c'était encore bien pis ; de sorte que lorsqu'elle me dit : Voilà les borborygmes ! c'est comme si elle m'avait dit : « Voilà les Cosaques ! »

– Les borborygmes ! répétais-je en me laissant aller sur une chaise. Eh bien ! chère Vanly, qu'y a-t-il à faire.

– Il y a à boire tout de suite un verre de cette liqueur rouge que je préparais quand vous êtes entré, et cela, pauvre Olifus, dans la prévision de ce qui vous arrive.

– Alors vite le verre, alors vite la liqueur rouge... Ah voilà les borborygmes qui reviennent : Vite, vite, vite.

Vanly versa la liqueur rouge dans un verre et me la présenta.

Je pris le verre d'une main tremblante, je le portai à ma bouche, et j'allais avaler la liqueur rouge depuis la première jusqu'à la dernière goutte, lorsque je vis Vanly pâlir et fixer les yeux sur la porte de la chambre.

En même temps, j'entendis une voix bien connue qui me dit :

– Au nom du Ciel ! Olifus, ne buvez pas.

– Schimindra ! m'écriai-je, que diable venez-vous faire ici ?

– Je viens vous rendre ce que vous avez fait pour moi, vous sauver la vie.

– Ah ! chère Schimindra, vous aussi, vous avez donc un secret contre le choléra ?

– Je n'ai pas de secret contre le choléra, et ce secret d'ailleurs serait inutile.

– Comment ! inutile ?

– Oui.

– Je n'ai donc pas le choléra ?

– Non.

– Si je n'ai pas le choléra, alors qu'ai-je donc ?

– Vous avez – Schimindra regarda Vanly qui pâlissait de plus en plus –, vous avez épousé une empoisonneuse, voilà tout.

Vanly jeta un cri comme si un serpent l'avait mordue.

– Une empoisonneuse ? répétai-je.

– Est-ce que vous allez écouter cette femme ? me demanda-t-elle.

– Schimindra, ma bonne amie, fis-je en secouant la tête, il me semble que vous allez un peu loin.

– Une empoisonneuse, répéta Schimindra.

Vanly devint livide.

– Comptons ceux que vous avez empoisonnés, madame, dit Schimindra, et voyons comment vous les avez empoisonnés.

– Oh ! venez ! venez ! Olifus ! s'écria Vanly.

– Non, restez et écoutez ! dit Schimindra.

Puis, se retournant vers Vanly :

– Vous avez empoisonné votre premier mari, le docteur, avec la fève de Saint-Ignace, si commune à Mindanao. Vous avez empoisonné votre second mari, le mandarin, avec le ticunas américain. Vous avez empoisonné votre troisième mari, le juge civil, avec le vooara de la Guyane. Enfin, ce soir, vous alliez empoisonner votre quatrième mari, Olifus, avec l'upas de Java.

– Vous mentez, vous mentez ! s'écria Vanly.

– Je mens ? dit Schimindra ; eh bien ! si je mens, buvez ce verre de liqueur rose que vous veniez de verser à votre mari, sous prétexte qu'il avait le choléra.

Et elle prit le verre que j'avais posé sur la table, et le présenta à Vanly.

Je m'attendais à ce que Vanly lui arrachât le verre des mains, et bût ce qu'il contenait ; mais, pas du tout, elle recula, gagna la porte tout en reculant, l'ouvrit et se sauva.

Je m'élançai après elle.

– Oh ! chère Vanly, m'écriai-je, ne craignez rien, revenez, je ne la crois pas, ce n'est pas possible.

– Ce n'est pas possible ! s'écria Schimindra au désespoir de ce que je ne la croyais pas ; ce n'est pas possible !

– Non, et à moins qu'on me donne une preuve...

– Et si l'on vous donne une preuve ! s'écria Schimindra.

– Dame !

– Vous croirez ?

– Il le faudra bien.

– Vous croirez que cette femme est une empoisonneuse, n'est-ce pas ?

– Sans doute.

– Et vous ne l'aimerez plus ?

– Comment ! je ne l'aimerai plus ! Non seulement je ne l'aimerai plus, mais je la dénoncerai, mais encore je la poursuivrai, mais encore je la ferai guillotiner, pendre, écarteler.

– Vous le jurez ?

– Je le jure.

– Eh bien ! dit Schimindra, cette preuve, la voilà.

Et elle avala le verre de liqueur rose, tout d'un trait, tout d'une haleine, avant que j'aie eu le temps de dire :

– Eh bien ! mais que faites-vous donc ?

Je jetai un grand cri à mon tour, car enfin, la pauvre Schimindra, je n'avais absolument rien contre elle, que ce malheureux singe... Mais, à part cet antécédent, je l'aimais de tout mon coeur.

– Maintenant, dit-elle en tombant dans mes bras, vous allez comprendre pourquoi on avait fait courir le bruit parmi vos convives que vous étiez atteint du choléra.

En effet, à peine Schimindra avait-elle prononcé ces paroles que je la vis pâlir, et que, portant la main à sa poitrine, elle donna les signes de la plus vive douleur.

Conclusion

À cette vue, je ne conservai plus aucun doute, Vanly était bien coupable, et Schimindra était bien empoisonnée.

Je n'eus plus qu'un désir, celui de sauver la pauvre femme qui venait de se dévouer pour moi.

– Au secours ! au secours ! m'écriai-je. Un médecin ! un médecin !

Puis, comme personne ne répondait attendu que Vanly avait pris ses précautions, et que la maison était parfaitement déserte, j'ouvris la fenêtre.

– Au secours ! répétai-je, au secours ! un médecin ! un médecin !

Heureusement, un portefaix passait en ce moment sur le quai. Il entendit mes cris, me reconnut et se mit à ma disposition.

– Un médecin ! lui criai-je en lui jetant une pièce d'or.

Il ramassa la pièce d'or, fit un signe de tête et se mit à courir à toutes jambes.

Cinq minutes après il revint avec une espèce de bonze qui faisait de la médecine gratis pour le peuple, et qui avait une grande réputation de science et de sainteté parmi les gens du port.

Mais, quoiqu'il se fût écoulé dix minutes à peine depuis que Schimindra avait avalé le poison, le mal avait déjà fait des progrès terribles. La respiration était bruyante et interrompue par des sanglots, les muscles de l'abdomen et du thorax commençaient à se contracter, la bouche devenait écumeuse, la tête se renversait en arrière, et les vomissements commençaient.

Je courus au médecin et l'amenai en présence de Schimindra.

– Oh ! oh ! s'écria-t-il, voilà une femme qui a le choléra, ou bien...

Il hésita.

– Ou bien ? répétai-je.

– Ou bien qui est empoisonnée.

– Avec quoi ?

– Avec l'upas de Java.

– C'est cela, m'écriai-je, oui, oui, elle a été empoisonnée avec l'upas de Java. Quel remède y a-t-il ?

– Il n'y a pas de remède, ou bien, s'il y en a un...

– Après ?

– Il est si rare.

– Enfin, ce remède ?

– Il faudrait du bézoard.

– Du bézoard ?

– Oui ; mais pas du bézoard de vache, pas du bézoard de chèvre...

– Du bézoard de singe ?

– Sans doute, mais où s'en procurer ?

Je jetai un cri de joie.

– Tenez, lui dis-je, tenez.

Et je tirai ma pierre de bézoard de son sachet de cuir.

Schimindra souleva la tête.

– Ah ! dit-elle, il m'aime donc encore un peu !

– Oh ! oh ! fit le bonze, du bézoard bleu, du véritable bézoard de singe.

– Oui, du véritable, je vous en réponds, attendu que je l'ai récolté moi-même. Mais ne perdez pas de temps ; vous voyez.

Et je lui montrai Schimindra qui se tordait dans les convulsions de l'agonie.

– Oh ! maintenant, dit-il, soyez calme, vous avez le temps.

– Mais, m'écriai-je, dans cinq minutes elle sera morte.

– Oui, si dans trois minutes elle n'est pas sauvée.

Et en effet le bonze se mit à râper le bézoard dans un verre d'eau, avec la même tranquillité qu'il eût fait d'un morceau de sucre.

L'eau prit à l'instant même une belle teinte azurée, qui peu à peu se changea en opale et lança des reflets d'or.

C'était sans doute le point où devait en être arrivé l'antidote, car me faisant signe de soulever Schimindra, le bonze introduisit entre ses dents, déjà serrées par les convulsions, les bords du verre, qu'elle faillit briser.

Mais aux premières gouttes qui humectèrent le palais de la mourante, les muscles se détendirent, la tête se balança mollement sur les épaules, les bras raidis retombèrent à ses côtés, le râle cessa, et une légère moiteur perla sur son front aride.

Schimindra vida le verre.

Puis, lorsque le verre fut vidé :

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, c'est la vie que vous m'avez fait boire.

Alors, jetant un dernier regard sur moi, me remerciant d'un dernier sourire, essayant de me toucher par un dernier geste, elle poussa un soupir, ferma les yeux et tomba dans une léthargie qui n'avait rien d'inquiétant, car on sentait sourdre la vie sous cette apparence de mort.

Je ne pouvais plus la laisser chez Vanly-Tching, je ne voulais pas y rester moi-même ; ma maison n'était qu'à cinquante pas de celle où nous nous trouvions. Je pris Schimindra dans mes bras. Je sortis avec le bonze, je fermai la porte à clef, je remis cette clef au bonze en le priant de la porter à l'instant même chez le juge civil, successeur de l'avant-dernier mari de Vanly-Tching, et de lui raconter tout ce qu'il avait vu, tandis que j'emportais chez moi Schimindra, qui n'avait plus, au dire du docteur, besoin que d'un sommeil tranquille.

Puis, Schimindra déposée sur son lit, j'allai me coucher à mon tour.

Vous dire ce qui se passa dans mon esprit une fois que la lumière fut éteinte, et que, vaincu par la fatigue, je me trouvai dans cet état de rêverie qui n'est pas encore le sommeil et qui n'est déjà plus la veille, serait chose impossible.

Mes quatre femmes semblaient s'être donné rendez-vous au pied de mon lit. C'était Nahi-Nava-Nahina, c'était dona Inès, c'était Amarou, c'était Vanly-Tching ; tout cela me réclamant, me tirant, me disputant bien plutôt à la façon des Furies qu'avec les manières de tendres épouses, tandis que la pauvre Schimindra, à qui la mort sans doute avait donné des ailes, planait au-dessus de moi, me défendait de son mieux, les écartant, les chassant ; mais, mise dehors par la porte, cette série interminable d'épouses rentrait par les fenêtres, se rejetait sur mon lit, s'acharnait sur moi, si bien que je me sentais m'en aller par morceaux, et que je pressentais le moment où l'une m'enlèverait un bras, l'autre une jambe, celle-ci un membre, celle-là un autre.

Tout à coup la porte s'ouvrit, et je vis apparaître comme un fantôme voilé, devant lequel mes quatre femmes indiennes s'évanouirent et qui vint, éloignant Schimindra elle-même d'un seul geste, se coucher tranquillement près de moi.

Ah ! ma foi ! la dernière venue me rendait un si grand service, que je me réfugiai dans ses bras ; où, après une agitation qui dura encore quelques instants, je m'endormis.

Le lendemain, le premier rayon du jour, en frappant droit sur mon visage, me réveilla ; j'ouvris les yeux et poussai un cri de surprise.

J'étais couché côte à côte avec la Buchold.

Mais, près de la Buchold si pâle, si changée, que je n'eus pas le courage de lui reprocher sa visite, tant elle me faisait l'effet d'avoir peu de temps à vivre.

D'ailleurs, je me rappelais le service qu'elle m'avait rendu dans la nuit.

– Comment ! c'est vous ? lui dis-je.

– Oui, c'est moi, qui toute souffrante que je suis, n'ai point hésité à vous apporter moi-même une bonne nouvelle.

– Ah ! oui, vous êtes accouchée ? lui dis-je.

– D'une fille, d'une charmante petite fille ; comme je vous l'ai promis, je l'ai appelée Marguerite.

– Et quel est le parrain de celle-ci ?

– Oh ! vous en serez fier, mon ami, c'est un des plus illustres professeurs de l'Université de Leyde, le docteur Van Holstentius.

– Oui, je le connais.

– Eh bien ! il m'a promis d'aimer la chère enfant comme s'il était son père, mais...

– Mais, quoi ?

– J'ai bien peur, quand je ne serai plus là...

– Comment ! quand vous ne serez plus là ? avez-vous quitté Monnikendam pour n'y plus retourner ?

– Si fait, au contraire, mon ami, et je vais repartir sans retard ; soyez tranquille. Mais nous ne sommes pas immortels, et si par hasard je mourais, nos pauvres enfants...

– N'auraient-ils pas chacun leur parrain, qui l'aime comme s'il était leur père ; n'auraient-ils pas le bourgmestre Van Clief, l'ingénieur Van Brock, le révérend Van Cabel, le docteur Van Holstentius, etc., etc., etc. ?

– Hélas ! répondit la Buchold, je sais, par ce qui m'est arrivé avec vous-même, quel fonds on peut faire sur les promesses des hommes ; il y avait plus de promesses vaines que de réalité dans ces engagements pris par nos illustres protecteurs ; de sorte qu'aujourd'hui, mon cher ami, sans votre compère Simon Van Groot, le gardien du port de Monnikendam, je ne sais pas ce que nous deviendrions, moi, les enfants que j'ai et ceux que je puis avoir encore.

– Comment ! que vous pouvez avoir ? Quel quantième du mois sommes-nous ?

– Le 28 octobre.

– Oui, mais quelle sainte ou quel saint préside à ce jour ?

– Deux grands saints, mon ami ; saint Simon et saint Jude.

– Ah ! c'est trop fort, m'écriai-je, cette fois je n'en serai pas quitte à moins de deux jumeaux.

– En tout cas, dit la Buchold, ce seront les derniers.

– Comment cela ?

– Oui, ne voyez-vous pas comme je suis changée ?

– En effet, je l'ai déjà dit, ce changement m'avait frappé à la première vue.

– C'est vrai, lui dis-je, qu'avez-vous ?

Elle sourit tristement.

– Croyez-vous, dit-elle, que des voyages pareils à ceux que je fais ne fatiguent pas ? Je suis venue vous voir quatre fois, sans reproche ; aller et retour, c'est quelque chose comme trente-deux mille lieues : quatre fois le tour du monde. Trouvez donc beaucoup de femmes qui en fassent autant pour... pour un scélérat d'homme qui ne songe qu'à la tromper ? Ah !

Et la Buchold versa quelques larmes.

Ce qu'elle me disait là était si vrai que j'en fus touché.

– Eh bien ! pourquoi venez-vous ? lui demandai-je.

– Mais parce que je vous aime, au bout du compte. Ah ! si vous étiez resté à Monnikendam, nous eussions pu être si heureux !

– Avec votre charmant caractère ! allons donc.

– Que voulez-vous ? Ce qui m'a gâté le caractère, c'est la jalousie. Et d'où venait cette jalousie ? De l'excès de mon amour. Voyons, aujourd'hui que cinq ans ont passé, direz-vous qu'ils étaient innocents vos voyages à Amsterdam, à Edam, à Stavorin ?

Je me grattai l'oreille.

– Dame ! répondis-je, pour ne pas mentir...

– Vous voyez bien que vous étiez dans votre tort. Qu'avez-vous de pareil à me reprocher, à moi ?

– Rien, je le sais bien, tant que j'ai été là-bas.

– Mais il me semble que depuis...

– Depuis, cela s'embrouille un peu. Mais enfin, il n'y a encore rien à dire, puisque, pour moi du moins, les apparences y sont, et que les dates se rapportent, n'est-ce pas ?

– Jour pour jour.

Je poussai un soupir.

– Ah ! le fait est, dis-je, avec un retour de philosophie, que l'on court bien loin pour trouver le bonheur...

– Oui, et que l'on trouve des femmes, n'est-ce pas ? Passons-les un peu en revue, vos femmes.

– Non, ce n'est pas la peine, je les connais ; aussi, j'en suis guéri du mariage, ou plutôt des mariages.

– Hélas ! mon pauvre ami, il n'y a que la maison, que le foyer, que les enfants, revenez, revenez, et vous trouverez tout cela, moins moi peut-être.

– Allons donc !

– Je sais ce que je dis, fit-elle en secouant la tête et en poussant un soupir. Mais je mourrais tranquille si j'avais l'espérance qu'à défaut de mère... mes pauvres enfants...

– C'est bon, c'est bon... ne nous attendrissons pas ; on verra à tout cela ; retournez là-bas.

– Il le faut bien.

– Et annoncez-moi.

– Oh ! vraiment ?

– Un instant, je ne m'engage pas. Je ferai ce que je pourrai, voilà tout.

– Adieu ! je pars dans cette espérance.

– Partez, chère amie. Qui vivra verra.

– Oui, qui vivra... Adieu.

Et la Buchold m'embrassa une dernière fois, poussa un soupir et sortit.

Cette apparition de la Buchold m'avait laissé une toute autre impression que les apparitions précédentes.

D'ailleurs, comme je le lui avais dit : la comparaison avec les femmes hollandaises des femmes chingulaises, espagnoles, malabares et chinoises, n'était pas à l'avantage de ces dernières ; il n'y avait donc que la pauvre Schimindra qui pouvait contrebalancer l'influence européenne ; mais, vous comprenez, elle avait contre elle l'histoire de ce misérable singe !...

Enfin, tant il y a que je ne pensai plus qu'à une chose, ce fut de mettre ordre à mes affaires et de retourner en Europe.

Mais, avant de partir, mon premier soin fut d'assurer le sort de Schimindra.

Je lui laissai mon exploitation de cigares, qui était en plein rapport, et le reste de mon bézoard, qui était écorné, c'est vrai, mais qui, tout écorné qu'il était, valait bien deux ou trois mille roupies, et cela d'autant plus incontestablement qu'il avait été éprouvé.

Quant à Vanly-Tching, elle avait disparu emportant sa cassette ; et, pendant les cinq mois que je demeurai encore à Bidondo, nul n'en entendit parler.

Enfin, le 15 février 1829, six ans environ après mon arrivée dans l'Inde, je quittai Bidondo après avoir réalisé une somme de quarante-cinq mille francs, que mon correspondant chinois encaissa, me donnant en échange d'excellentes valeurs sur les premières maisons d'Amsterdam.

La traversée fut longue à cause des calmes que nous trouvâmes sous l'équateur. Six mois après mon départ de Manille on signala le cap Finistère, puis nous doublâmes Cherbourg, puis nous entrâmes dans la Manche, puis enfin, le 18 août 1829, nous jetâmes l'ancre dans le port de Rotterdam.

Je n'avais aucun motif pour faire séjour ; je pris donc le même jour la voiture d'Amsterdam, puis, arrivé à Amsterdam, un bateau qui devait me conduire à Monnikendam.

C'était justement celui de mon ami le pêcheur qui, six ans et demi auparavant, m'avait conduit à bord du Jean de Witt, à qui je n'avais pas pu payer mon passage, et qui n'avait pas moins promis de boire à ma santé, promesse qu'il avait religieusement tenue.

Cette fois, au lieu d'un sac de cailloux, j'avais dans ma poche un portefeuille renfermant quarante-cinq bonnes mille livres.

De sorte qu'en débarquant à Monnikendam, comme je lui devais non seulement le dernier passage, mais encore le premier, avec les intérêts et les intérêts des intérêts pendant six ans, je lui donnai vingt-cinq florins, ce qui était un denier comme il n'en avait pas touché depuis longtemps.

Puis je m'acheminai vers ma maison.

À la porte, je vis de loin une nourrice en deuil, qui allaitait deux nourrissons.

Je compris tout.

J'entrai dans la salle basse, où se trouvaient mes trois fils et ma fille.

Les trois garçons s'enfuirent en me voyant.

Quant à la fille, comme elle ne marchait pas encore toute seule, elle fut bien obligée de rester.

Je compris que je n'étais pour ces pauvres innocents qu'un étranger ; je pris dans mes bras ma petite Marguerite, qui jetait les hauts cris, et je revins vers la porte, afin de me faire reconnaître à quelque voisin.

Justement Simon Van Groot, ayant appris qu'un étranger était arrivé et s'était dirigé vers la maison de la Buchold, était accouru, se doutant de la vérité, et il arrivait, ayant rallié les trois enfants qui fuyaient, plus la nourrice et les deux nourrissons.

En un instant tout fut éclairci.

– Et la pauvre Buchold ! demandai-je.

– Tu arrives deux mois trop tard, mon cher Olifus, répondit Simon Van Groot, la Buchold est morte en donnant le jour à tes deux jumeaux.

– Oui, Simon et Jude.

– Tu l'as dit. En ton absence, j'ai eu soin de la famille. Les créanciers avaient vendu la maison et je l'ai rachetée ; ils avaient vendu les meubles, je les ai rachetés. Je savais bien que tu reviendrais un jour, et je voulais, plus les enfants, que tu retrouvasses les choses dans l'état où tu les avais laissées.

– Merci, Van Groot.

– Il n'y a que notre pauvre Buchold !...

– Que veux-tu ? Simon, nous sommes tous mortels.

– Hélas ! tu n'en retrouveras jamais une pareille, Olifus.

– C'est probable.

Nous nous embrassâmes en pleurant, Van Groot et moi, puis nous réglâmes nos comptes.

Je lui remboursai le prix de la maison et des meubles, que je gardai pour la part de Marguerite.

Puis je plaçai six mille francs sur la tête de chaque garçon, me réservant les intérêts jusqu'à leur majorité.

Enfin je conservai neuf mille francs pour moi, afin de n'être jamais à charge de personne et de n'avoir qu'à fouiller à ma poche pour en tirer mon carafon de tafia, de rhum et de rack.

– Et vous n'avez jamais revu la Buchold ? lui demandai-je.

– Si fait, une fois. Elle est venue me raconter que j'étais débarrassé d'elle pour toujours, attendu qu'elle venait de se remarier avec Simon Van Groot, qu'on avait enterré la veille, et qui avait demandé, le vieux coquin, à être inhumé près d'elle. De sorte, ajouta le père Olifus en vidant son dernier carafon de rack, que j'en suis débarrassé pour ce monde et pour l'autre. Je l'espère, du moins.

Sur quoi, le père Olifus éclata d'un rire qui lui était tout particulier, et se laissa couler sous la table, d'où presque aussitôt sortit un ronflement qui ne nous laissa aucun doute sur la sérénité du sommeil auquel ce coeur pur et sans remords venait de se livrer.

Au même moment, la porte s'ouvrit ; je tournai la tête, et une voix douce et harmonieuse se fit entendre.

Cette voix, c'était celle de Marguerite, qui apparaissait sur le seuil de la chambre, une lampe à la main.

– Il est temps, messieurs, que vous alliez vous reposer, dit-elle. Je vais vous conduire à votre chambre. Mon pauvre père vous a bien fatigués, n'est-ce pas, avec ses histoires ? mais il faut avoir quelque indulgence pour lui. Il est resté six ans dans la maison des aliénés de Horn, du vivant de notre pauvre mère. Il n'en est pas sorti entièrement guéri. Ce sont des lubies et des contes bleus qui lui travaillent le cerveau, surtout lorsqu'il fait abus de liqueurs fortes, ce qui lui arrive souvent. Mais, comme toujours, sa raison reviendra en s'éveillant, et il oubliera ses voyages aux Indes Orientales, voyages qui n'ont jamais existé que dans son imagination.

Nous allâmes nous coucher sur cette explication, qui nous parut infiniment plus probable que tout ce que nous avait raconté le père Jérôme-François Olifus.

Le lendemain, nous demandâmes à le voir pour lui faire nos adieux. Mais on nous dit qu'au point du jour il était parti pour conduire un voyageur à Stavorin.

De sorte que nous quittâmes Monnikendam sans savoir laquelle nous avait menti, de la vieille bouche édentée du père Olifus ou de la fraîche et jolie bouche de sa fille Marguerite.

Cependant une chose nous prévint contre la belle hôtesse du Bonhomme Tropique, c'est que la veille elle ne nous avait parlé que par signes, et que tout à coup, le lendemain, elle s'était trouvée parler français pour nous donner l'explication que nous venons de consigner ci-dessus.

C'est aux personnes qui ont été dans l'Inde à juger si le père Olifus a réellement vu les pays qu'il a décrits, et que d'après lui nous avons décrits à notre tour, ou s'il a tout simplement vu Madagascar, Ceylan, Négombo, Goa, Calicut, Manille et Bidondo, de la maison des aliénés de Horn.