La femme immortelle : édition ELTeC Alexis Ponson du Terrail, Pierre (-) 91378

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Prologue
La maison enchantée I

Au moment où minuit sonnait, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à deux battants et un chambellan annonça que le souper de Son Altesse royale, monseigneur le duc Philippe d'Orléans, régent de France, était servi.

Les convives étaient peu nombreux, mais choisis.

Madame de Sabran, maîtresse de Son Altesse, faisait les honneurs ; M. de Nocé et M. de Simiane, les deux favoris par excellence, avaient été chargés des invitations, et le cardinal Dubois avait bien voulu les prier d'en adresser une à un gentilhomme de province, son parent, qui n'était pas venu à Paris depuis quarante années, mais que monseigneur Gaston d'Orléans, frère du feu roi et père de Son Altesse royale, avait eu à son service.

Le Régent, à qui on avait soumis la liste, voyant ce nom, s'était écrié :

– Mais, compère, que veux-tu que nous fassions de ce sexagénaire ?

– Il est fort gai, avait répondu Dubois ; et puis il sait une foule d'anecdotes sur l'ancienne cour.

– Et tu dis qu'il a servi mon père ?

– En qualité de valet de chambre.

– Il y a quarante ans ?

– Peut-être quarante-cinq, monseigneur.

Le Régent n'avait pas insisté.

Or donc, à minuit on se mit à table.

Cependant deux places demeuraient vides, et madame de Sabran observa qu'on avait mis deux couverts de trop.

– Non pas, ma chère belle, répondit Philippe d'Orléans. L'un de ces couverts est destiné au parent de Dubois, et l'autre est celui de ce pauvre chevalier d'Esparron.

Ce nom, prononcé mélancoliquement par le Régent, répandit une vague tristesse parmi les convives.

– Pauvre d'Esparron ! dit madame de Sabran ; un si gai compagnon, un garçon si spirituel !

– C'est pour cela, mes amis, que, pendant six mois il aura son couvert ici, bien que nous nous soyons tous résignés à ne plus le revoir.

– Hélas ! monseigneur, fit le cardinal, Votre Altesse royale trouvait plaisant, au commencement, de conserver le couvert du chevalier ; elle disait même que le chevalier ne pouvait manquer de revenir prendre sa place un jour ou l'autre... Mais, d'après le rapport de police que j'ai reçu il y a trois jours, je crois qu'on peut enlever le couvert, et que le seul et dernier service qu'on puisse encore rendre au chevalier est de lui faire dire des messes.

– Vraiment, cardinal, dit la marquise de Sabran, vous croyez que le chevalier est mort ?

– Un homme de la cour ne disparaît pas, madame. Il est assassiné, répliqua Dubois.

– Mais par qui ?

– Voilà ce que tous mes limiers ont vainement cherché.

Le Régent soupira :

– Voici quatre mois que d'Esparron nous a quittés, un soir, et que nous ne l'avons jamais revu. Où est-il ? qu'est-il devenu ? Par le Béarnais mon aïeul ! continua Philippe d'Orléans, c'est chose plaisante, en vérité, moi régent, qu'on fasse disparaître, en plein Paris, un homme que j'honorais de mon amitié.

– Mais enfin, dit M. de Nocé, qui n'avait pas desserré les dents jusque-là, que savez-vous au juste, cardinal ?

– Ce que je vous ai déjà dit, et pas autre chose, répondit Dubois.

– Excusez-moi, observa Simiane, j'arrive du fond de mes terres, et je ne sais absolument rien, moi.

La porte s'ouvrit en ce moment, et le convive prié sur la demande de Dubois fit son apparition sur le seuil.

Dubois alla le prendre par la main et le présenta à Son Altesse royale en disant :

– Monsieur le marquis de la Roche-Maubert.

C'était un homme de haute taille, un peu voûté cependant, les cheveux entièrement blancs, mais le visage jeune encore, l'œil vif, la lèvre sensuelle, et d'une parfaite distinction de manières.

Pour un homme qui vivait depuis quarante ans en province, en un vieux manoir de Normandie, le marquis n'était, certes, ni ridicule, ni emprunté.

Ses habits étaient au goût du jour, et il salua les dames en homme qui les avait beaucoup aimées et qui les aimait encore peut-être.

– Pardieu ! fit le Régent, votre nom, marquis, était sorti de ma mémoire, mais non votre personne. Je vous reconnais maintenant, vous étiez chez mon père.

– Oui, monseigneur.

– Et c'est vous qu'il appelait familièrement Maubertin ?

– Précisément, monseigneur.

Le marquis s'étant mis à table, M. de Simiane renouvela sa question :

– Mais dites-moi donc comment le chevalier a disparu ?

– Eh bien, reprit Dubois, le chevalier d'Esparron nous est arrivé un soir encore de plus belle humeur que de coutume.

– Ah ! ah !

– Il nous a montré un billet qu'il avait reçu dans la matinée. Ce billet, ambré, parfumé, tracé par une main de femme, et ne portant aucune signature, lui assignait un rendez-vous au bord de l'eau, dans un cabaret bien connu, qui est sur l'emplacement de l'ancienne tour de Nesles. Le rendez-vous était pour deux heures du matin.

– Et il y est allé ?

– Oui. Le lendemain, nous l'avons attendu. Nous étions fort curieux de savoir si la personne était de la cour ou de la ville, et nous avions même engagé de nombreux paris là-dessus. Mais, le lendemain, ni les jours suivants, d'Esparron n'est revenu. Alors, monseigneur s'est ému, et il m'a commandé de mettre la police en campagne.

– Et la police n'a rien trouvé ?

– Elle n'a pas retrouvé d'Esparron, mais elle a pu suivre sa trace pendant vingt-quatre heures.

– Comment cela !

– Le cabaret où était le rendez-vous se nomme la Pomme d'Or ; il est tenu par une femme qu'on appelle la Niolle.

– Singulier nom, observa madame de Sabran.

– Nos limiers sont donc allés à la Pomme d'Or, et ils ont menacé la Niolle de l'emprisonner si elle ne révélait où était passé le chevalier d'Esparron. La Niolle a raconté alors, et tous les gens à son service ont appuyé son dire, que le chevalier était arrivé le premier ; puis une femme qui portait un loup de velours noir sur le visage, mais qui paraissait fort belle, est venue un quart d'heure après, en bateau, et son bateau, que deux mariniers, pareillement masqués, conduisaient, est demeuré amarré sous les fenêtres du cabaret.

« Le chevalier et l'inconnue ont soupé tête à tête.

« Au petit jour, la dame au loup est sortie seule de la chambre, et, mettant une poignée d'or dans la main de la Niolle, lui a dit :

« – Il dort... ne le réveillez pas... Je reviendrai la nuit prochaine.

« Comme une partie de la journée s'était écoulée sans qu'on eût entendu le moindre bruit dans la chambre du chevalier, reprit Dubois après un silence, la Niolle a fini par entrer.

« Le chevalier dormait, sa chemise ouverte, et la Niolle a remarqué qu'il avait au cou comme une piqûre d'épingle...

Comme le cardinal donnait ce détail, le marquis de la Roche-Maubert fit un brusque mouvement sur son siège.

– Qu'avez-vous donc ? lui demanda son voisin.

– Oh ! rien... un souvenir... Excusez-moi, balbutia le vieillard, vivement ému.

Mais cet incident passa presque inaperçu tant le récit de Dubois intéressait.

Le cardinal poursuivit :

– Il dormait de si bon cœur que la Niolle se retira sur la pointe des pieds.

« Le soir, la dame revint avec ses deux bateliers, masqués comme elle.

« La Niolle servit un second souper, qui se prolongea fort avant dans la nuit ; puis la dame quitta le cabaret, emmenant, cette fois, le chevalier d'Esparron, qui était fort pâle, mais dont les yeux étincelaient comme ceux d'un fou.

« Le chevalier prit place à côté d'elle dans la barque et depuis on ne l'a plus revu.

« J'ai fait menacer la Niolle de la question, on l'a même conduite devant un juge criminel pour essayer de lui arracher des aveux ; mais elle n'a rien dit, par l'excellente raison qu'elle ne savait rien de plus.

– Et la femme n'a pas ôté son masque devant elle, ni devant personne du cabaret ? demanda le marquis de la Roche-Maubert avec un redoublement d'émotion.

– Personne n'a vu son visage.

Alors le vieux gentilhomme s'adressant au Régent :

– Monseigneur, dit-il, voici quarante-cinq ans que pareille aventure m'est arrivée.

– Mais pas avec la même femme, j'imagine ? fit le Régent.

– Hé ! hé ! qui sait ? dit le vieux gentilhomme. Ce serait la même que ça ne m'étonnerait pas...

Cette fois quelques-uns des convives se récrièrent, tandis que les autres, et avec eux le Régent, regardaient le marquis avec un étonnement qui aurait pu se traduire par ces mots : Aurions-nous affaire à un fou ?

– Vous ne me croyez pas, je le vois bien, dit gravement le vieillard ; mais si monseigneur le permet, je vous dirai une bien étrange histoire, allez, et vous verrez que la femme vampire n'est point une fable.

– Comment ! elle était vampire ?

– Elle s'est nourrie de mon sang pendant trois mois.

– Mais parlez donc, marquis, fit le Régent, pris d'un accès de curiosité.

Et les convives se suspendirent, haletants, aux lèvres du vieux marquis de la Roche-Maubert.

II

Les cheveux blancs du marquis de la Roche-Maubert et son visage ému et grave excluaient toute idée de mystification.

Il était évident que ce qu'il allait raconter était vrai.

– Monseigneur, dit-il, s'adressant toujours au Régent, je supplie Votre Altesse royale, quelque extraordinaire que puisse lui paraître mon récit, de daigner l'écouter jusqu'au bout.

– Allez, marquis, répéta le Régent.

Alors le vieillard commença ainsi :

– C'était à la fin de l'année 1675, et j'étais encore page de monseigneur Gaston d'Orléans, le père de Votre Altesse.

« J'avais dix-neuf ans, mais j'étais grand et fort, et je paraissais plus âgé de trois ou quatre années.

« Un soir que je courais les rues de Paris, cherchant aventure, je passai auprès d'une litière dont les rideaux étaient hermétiquement fermés.

« J'entendis une voix de femme qui disait :

« – Oh ! le beau petit gentilhomme !

« Intrigué, je voulus regarder au travers des rideaux ; mais il me fut impossible d'apercevoir celle à qui j'avais fait faire cette remarque flatteuse.

« Alors, intrigué, je suivis la litière.

« Elle longeait la rue Saint-Honoré et je me tenais à distance respectueuse, espérant qu'elle s'arrêterait à la porte de quelque noble maison et que celle qu'elle renfermait en sortirait.

« Mais la litière parcourut la rue dans toute sa longueur, dépassa le charnier des Innocents, gagna la place du Châtelet et arriva ainsi au bord de l'eau.

« La nuit approchait, le soleil avait disparu depuis longtemps et une brume légère couvrait le fleuve.

« Les porteurs s'arrêtèrent à cent pas environ du pont au Change.

« Alors j'entendis un bruit aigu, qui ressemblait à un coup de sifflet.

« Tout aussitôt une barque se détacha de la rive opposée et traversa le fleuve en droite ligne.

« Puis les rideaux de la litière s'écartèrent, une des portières s'ouvrit et je vis une femme de taille moyenne et d'une tournure enchanteresse mettre pied à terre.

« Elle était masquée ; mais son abondante chevelure noire, mais les yeux noirs qui brillaient au travers du loup, mais la blancheur de son col de cygne, disaient qu'elle était jeune et belle.

« Elle sauta lestement dans la barque et les deux bateliers, qui étaient masqués aussi, poussèrent aussitôt au large.

« J'étais demeuré à la même place, fasciné, ébloui, suivant du regard la barque qui s'éloignait en remontant le courant et qui finit par disparaître derrière le terre-plain de l'église de Notre-Dame.

« Alors seulement je songeai à regagner la place du Châtelet.

« La litière et les porteurs s'étaient éloignés sans que je fisse attention à eux.

« Cependant, comme je reprenais la rue Saint-Honoré pour rentrer au Palais-Royal, une main s'appuya sur mon épaule.

« Je me retournai et je crus reconnaître un des deux porteurs.

« – Mon gentilhomme, me dit-il, si vous me voulez dire votre nom et l'adresse de votre logis, je puis vous affirmer que vous ne vous en repentirez pas.

« – Je m'appelle Paul de la Roche-Maubert, répondis-je un peu ému, et je demeure au Palais-Royal, où je suis attaché à Son Altesse le duc d'Orléans.

« Cet homme s'éloigna.

« Le soir même, une main inconnue déposa dans ma chambrette de page un billet dans lequel on me disait :

« Vous êtes beau et je vous aime. Êtes-vous discret ? êtes-vous un vrai gentilhomme ? Brûlez cette lettre et trouvez-vous demain en aval du pont au Change, à l'entrée de la nuit. »

« Je ne pouvais douter un seul instant que ce billet ne me vînt de la femme masquée.

« Qui donc a hésité, à dix-neuf ans, quand on lui assignait un rendez-vous d'amour ?

« Je fus discret, je ne parlai à âme qui vive de mon aventure, et j'attendis le lendemain soir avec impatience.

« À l'heure indiquée, j'étais sur la berge, une minute après, une barque fendait l'eau et je reconnaissais mes deux bateliers masqués.

« Mais la dame n'était pas dans le bateau.

« Je pensai qu'elle m'envoyait chercher et je m'embarquai hardiment.

« L'un des bateliers me dit alors :

« – Mon gentilhomme, il faut que vous vous laissiez bander les yeux.

« Cette condition pleine de mystère acheva de me tourner la tête.

« J'avais affaire à quelque grande dame jalouse de sa réputation, sans aucun doute.

« On me mit, non un bandeau, mais une sorte de capuchon qui me descendit sur les épaules et me plongea dans une obscurité complète.

« Puis la barque s'éloigna.

« Il s'écoula bien une heure. Où me conduisait-on ? Je l'ignorais.

« Mais pour revoir la belle inconnue, je me fusse donné au diable.

« Enfin je sentis que la barque s'arrêtait.

« Un des bateliers me prit à bras le corps et me déposa sur le sable de la berge.

« Puis une main petite, mignonne, s'empara de la mienne, et une voix de femme me dit :

« – Suivez-moi, ma maîtresse vous attend.

« J'entendis en même temps le bruit des avirons qui retombaient à l'eau et je compris que la barque s'éloignait.

« La main qui m'entraînait me fit marcher pendant quelques instants sur le sable, puis j'entendis le bruit d'une porte qui s'ouvrait et je sentis sous mes pieds les dalles d'un corridor.

« Un peu plus tard, une autre porte s'ouvrit encore, et je fus enveloppé d'une atmosphère tiède et parfumée.

« En même temps, la voix de ma conductrice me dit :

« – Maintenant, ôtez le capuchon que vous avez sur les yeux.

« Vous pensez bien que je ne me fis pas prier, et tout aussitôt je me trouvai dans un joli boudoir tendu d'étoffes soyeuses aux tons éclatants, éclairé par des lampes à globes d'albâtre et je me vis assis auprès de la dame masquée qui me prit les deux mains et me dit :

« – Tu t'appelles donc Paul ? C'est un bien joli nom, sais-tu ?

« En même temps son masque tomba.

« Je poussai un cri d'admiration, tant elle était belle.

– Combien d'heures s'étaient écoulées, combien de jours peut-être ? reprit le marquis de la Roche-Maubert après un silence.

« Dieu ou le diable seuls le savaient.

« Mais je m'étais endormi ivre de vins généreux, de parfums et de volupté.

« Une petite douleur me réveilla, quelque chose comme une piqûre d'épingle.

« Je rouvris les yeux ; j'étais dans les bras de mon inconnue et elle me disait avec transport :

« – Je t'aime, oh ! je t'aime !

« Cependant j'avais porté ma main à cet endroit où je venais d'éprouver une douleur, c'est à dire à mon cou, et je la retirai tachée d'une goutte de sang.

« Et comme je pâlissais, elle me dit :

« – C'est une épingle de ma coiffure qui t'aura égratigné.

« L'explication était si naturelle qu'une autre ne me vint pas à l'esprit.

« Cependant la nuit suivante, j'éprouvai la même douleur et, éveillé en sursaut, je sentis les lèvres de mon adorable inconnue appliquées sur mon cou.

« Je la repoussai, je vis encore du sang sur ma main et je jetai un cri.

« Alors elle se mit à mes genoux et me dit :

« – Pardonne-moi, mais tu as le sang si rose et si frais que j'ai voulu en boire.

« Une horreur indicible s'était emparée de moi. J'aimais un vampire !

À ces derniers mots, le marquis de la Roche-Maubert s'arrêta encore.

Les convives du Régent ne mangeaient plus, ne buvaient plus et se regardaient entre eux avec stupeur.

– Mais c'est un conte bleu que vous nous faites-là, marquis, dit le prince.

– Un conte à donner le cauchemar, ajouta la belle madame de Sabran.

– Madame, répondit le marquis, tout cela n'est rien encore. Vous allez voir où commence le merveilleux et l'invraisemblable, et je vous jure, cependant, que tout ce que je vais vous dire est scrupuleusement vrai.

– Par tous les diables ! monseigneur, s'écria le cardinal Dubois, la Roche-Maubert est mon parent, mais, au risque de me brouiller avec lui, je lui dirai que nous avons déjà bien assez de peine à croire au ciel, pour que nous prenions encore celle d'ajouter foi à ses sornettes.

Le marquis regarda Dubois de travers ; mais le Régent lui dit :

– Continuez : on vous croit, marquis.

Et le marquis reprit son étrange histoire de femme masquée et de vampire.

III

Le marquis de la Roche-Maubert reprit :

– Vous tous qui m'écoutez ici, vous savez quelle est l'éloquence âpre et sauvage de la passion. On aime parce qu'on aime, et l'amour est sans excuse, comme il est sans remède.

« J'aimais un vampire, la chose était certaine, et cependant je ne me ruai point sur mon épée, que j'avais posée sur un guéridon, à la portée de ma main.

« Que se passa-t-il entre elle et moi ? Dieu le sait.

« Mais quand le jour vint, j'étais à ses genoux, priant, pleurant, suppliant, et elle me regardait avec tendresse et me disait :

« – Tu m'aimes, et cependant tu as horreur de moi. Ah ! si tu savais !

« Alors, comme je tenais ses mains dans les miennes, les portant à mes lèvres avec une frénésie furieuse, elle me fit le récit suivant :

« – J'ai près de cent ans, me dit-elle, et cependant tu me trouves belle, et on dirait, à me voir, que je n'ai pas vingt ans. Sais-tu bien que j'ai connu le roi Henri IV et que je suis née sous son règne ? Veux-tu savoir mon histoire ? Tu comprendras alors pourquoi j'ai bu une gorgée de ton sang, cher mignon que j'adore.

« Et je l'écoutais avec extase, à mesure qu'elle parlait.

« – Je suis Italienne d'origine, me dit-elle. Ma mère vint en France à la suite de la reine Marie de Médicis, et elle était la favorite de la maréchale d'Ancre.

« Quand Éléonore Galigaï fut assassinée, ma pauvre mère partagea son sort ; et je ne crois pas, mon mignon, que la politique et la fureur du peuple fussent pour quelque chose dans ces terribles meurtres.

« Non, mais ma mère avait dédaigné l'amour d'un gentilhomme, le chevalier de Flavicourt, et le chevalier se vengea.

« Ce fut lui qui guida les assassins. J'avais dix ans alors, mais je le vois encore excitant les misérables et se repaissant de la vue du cadavre de ma pauvre mère.

« Celle-ci, en mourant, avait prononcé ces mots : « Tu me vengeras ! »

« Quand je fus devenue une femme, je me souvins de l'ordre que ma mère m'avait donné.

« Le meurtrier avait changé de nom ; il avait fait à la cour une immense fortune et le roi l'avait créé duc.

« Cependant ma vengeance le poursuivait dans l'ombre. Pendant quinze ans, une main invisible le frappa dans sa fortune, dans ses affections, dans son amour. Une nuit, le chevalier, fou de désespoir et ne sachant d'où lui venaient tous ces coups terribles, prit la vie en dégoût et se tua.

« Un autre aurait cru sa tâche accomplie. Mais l'ombre de ma mère me poursuivait, et je m'en allais trouver un nécromancien de mon pays qui passait pour avoir le pouvoir d'évoquer les morts du fond de leur tombe.

« Cet homme qui logeait en un taudis, rue de l'Arbre-Sec, accepta l'argent que je lui offrais, traça sur le sol de sa chambre des cercles magiques, prononça des paroles mystérieuses, et tout à coup je me trouvai plongée dans une obscurité profonde.

« Alors, ma mère m'apparut.

« Elle était telle que je l'avais vue le jour de sa mort ; vêtue d'une robe blanche et la poitrine ensanglantée.

« – Je ne suis pas vengée, me dit-elle.

« Et comme je m'inclinais devant cette ombre redoutable et vénérée, elle me dit :

« – Pour que mes mânes soient satisfaites et jouissent du repos éternel, il faut que tu puisses frapper l'arrière-petit-fils de mon meurtrier, lequel naîtra dans cent ans.

« – Mais, ma mère, m'écriai-je, dans cent ans, il y aura bien longtemps que je serai morte.

« – Non, me dit-elle, car je t'apporte le secret de vivre, sinon éternellement, du moins jusqu'au jour où tu auras accompli mon œuvre.

« Je l'écoutais avec stupeur, elle poursuivit :

« – Non seulement tu vivras, mais tu seras jeune et belle jusqu'à l'heure dont je te parle, et voici le moyen de conserver ta beauté :

« Tous les dix ans, tu chercheras un homme jeune et beau et tu l'aimeras ; puis, la nuit, quand il dormira, tu lui feras au cou une légère piqûre, avec une épingle et tu suceras quelques gouttes de son sang.

« Tu recommenceras pendant dix nuits de suite, et tu auras ainsi, pour une demi-pinte de sang que tu auras prise à un homme qui t'adorera, recommencé pour dix autres années une vie nouvelle.

« – Mais, lui dis-je, si je dois attendre plus de cent ans pour vous venger, ma mère, où trouverai-je le descendant du meurtrier dont vous me parlez ?

« – Quand l'heure sera venue, me dit-elle, je t'apparaîtrai une nuit, pendant ton sommeil, et je te dirai ce que tu dois faire.

« Voilà mon secret, ô mon mignon adoré, me dit-elle en terminant cet étrange récit. Voici près de cent ans que j'existe, et depuis cent ans j'ai eu dix amants qui, tous, ont accepté ce sacrifice de me nourrir de leur sang pendant dix nuits.

« Mais je ne les aimais pas, et toi, je t'aime ; et si tu le veux, je mourrai sans avoir accompli mon œuvre : je suis riche, j'ai de grands trésors enfouis en un coin du globe que seule je connais et que je t'indiquerai. Dis, veux-tu que je vive encore, ou bien veux-tu que je meure ?

« Et elle me présentait sa poitrine et me disait en souriant :

« – Frappe !

« Vous devinez la suite, n'est-ce pas ? je me mis à ses genoux, heureux que mon sang pût éterniser sa jeunesse.

« Qu'était-ce d'ailleurs que quelques gouttes par nuit ?

« Le dixième jour je m'éveillai en proie à une fièvre ardente et à une extrême faiblesse. Je n'étais plus un homme, j'étais un cadavre qui marchait.

« Où étais-je ? Je ne le sus pas d'abord.

« Cette chambre mystérieuse, emplie de parfums, où elle m'avait aimé, ne m'entourait plus de ses murs capitonnés et réfléchissant une voluptueuse clarté. J'étais couché sur un grabat, dans une maison de pêcheur, au bord de la Seine, auprès de Saint-Cloud.

« Quand je pus demander où j'étais et ce qui m'était arrivé, les gens grossiers qui m'entouraient me répondirent qu'ils m'avaient trouvé dans une barque qui s'en allait à la dérive, emportée par le courant et veuve de ses bateliers.

« Pendant six mois, je fus entre la vie et la mort.

« Enfin, la vie triompha ; mais à mon ardent amour avait succédé une haine violente pour le vampire, et j'avais résolu de me venger.

– Ah ! ah ! fit le Régent.

– Monsieur le marquis, dit la belle madame de Sabran, j'aurai le cauchemar, tant pis pour vous ! mais je veux tout savoir...

– Hélas ! madame, répondit le marquis, je n'ai pas l'intention de vous rien cacher. Mais ce que je viens de vous raconter n'est rien auprès de ce qu'il me reste à vous dire.

Et le marquis vida mélancoliquement son verre.

IV

L'accent d'autorité avec lequel parlait le marquis de la Roche-Maubert avait fini par dominer les convives ; et les plus sceptiques d'entre eux commençaient à l'écouter avec une religieuse attention.

Il reprit :

– La haine n'est que la conséquence de l'amour, quand elle n'est pas l'amour encore.

« Je haïssais le vampire !

« Mais pourquoi ?

« Était-ce pour ces quelques gouttes de sang, provoquées à l'aide d'une épingle d'or et dont ses lèvres s'étaient abreuvées ?

« Non.

« Je le haïssais parce qu'il avait mis lui-même un terme à cette âpre et délirante volupté dont il m'avait abreuvé.

« Je le haïssais, parce qu'il m'avait expulsé de cette demeure mystérieuse où l'on m'avait conduit et où j'avais connu les délices inénarrables.

« Je m'étais endormi dans ses bras et je me réveillais dans une hutte de pêcheur.

« Je quittai donc cette dernière demeure, la rage au cœur, ayant fait le serment de me venger à tout prix.

« Mais comment ? j'ignorais non seulement le vrai nom de cette femme, mais encore celui de la rue où l'on m'avait conduit les yeux bandés.

« Cependant, rentré au Palais-Royal après une absence de plusieurs jours, j'allai trouver le capitaine des pages et je lui contai mon aventure.

« Il m'écouta le sourcil froncé.

« – Ce que vous me dites-là, me répondit-il, est fort extraordinaire. Cependant, je suis tenté de vous croire...

« Et comme je le regardais, cherchant à deviner sur quoi il pouvait baser sa confiance, il poursuivit :

« – Connaissez-vous Raoul de Berny ?

« – Mon camarade aux pages ?

« – Oui.

« – Mais sans doute, puisqu'il est mon intime ami.

« – Eh bien, Raoul a disparu comme vous.

« – Depuis quand ?

« – Depuis dix jours, et moins discret que vous, il a raconté son aventure avant d'aller au rendez-vous, et il a dû être enlevé de la même manière que vous.

« – Ah ! fis-je avec une âpre curiosité.

« – Cela étant, poursuivit le capitaine des pages, je vais faire mon rapport au roi. Donnez-moi les plus minutieux détails par écrit.

« J'obéis, et j'écrivis quatre longues pages dans lesquelles je racontai tout ce qui m'était arrivé.

« La police fut prévenue et se mit en campagne.

« Mais la police ne trouva rien.

« Huit jours s'écoulèrent.

« Tout à coup Raoul reparut.

« Comme moi, il s'était éveillé loin de la dame au masque, car, comme moi, il avait eu les preuves de son amour ; comme moi, il avait une piqûre au cou, preuve évidente que le vampire s'était pareillement abreuvé de son sang.

« Mais, de plus que moi, il était complètement fou.

« Alors un accès de jalousie forcenée s'empara de moi.

« Ma haine n'était, au fond, que de l'amour ; et cette femme était d'autant plus coupable, à mes yeux, qu'elle m'avait trompé !

« J'aurais voulu tuer Raoul.

« La police se livrait à de nouvelles recherches, auxquelles je m'intéressais avec acharnement, et elle ne trouvait absolument rien, lorsque le hasard me servit.

« Il y avait bien un mois que j'avais quitté la maison du pêcheur, et j'avais retrouvé toutes mes forces et toute mon énergie.

« Un soir, je quittais le Palais-Royal et je me dirigeais vers la place des Victoires où M. le duc de la Feuillade faisait construire un hôtel magnifique, lorsque je croisai un homme qui cheminait à grands pas.

« Cet homme, en me voyant, voulut prendre la fuite ; mais je courus après lui, je le saisis au collet et j'appelai à mon aide deux soldats aux gardes qui passaient par là.

« Or cet homme n'était autre que l'un des deux porteurs de litière, celui-là même qui m'avait remis le billet sans signature dans lequel on me donnait rendez-vous au bord de la Seine, en aval du pont au Change.

« Cet homme, arrêté sur mes instances, fut conduit au Châtelet.

« Là, un juge criminel l'interrogea.

« Mais il prétendit que je me trompais, qu'il n'était pas l'homme dont je parlais, et qu'il me voyait pour la première fois.

« Alors on le mit à la torture.

« Il supporta, sans faiblesse, le supplice du brodequin ; puis il se laissa tenailler le gras des jambes et des bras ; mais son courage s'évanouit devant la question par l'eau.

« Comme son ventre enflait et que le bourreau s'apprêtait à lui entonner une nouvelle cruche d'eau, il demanda grâce et promit de faire des révélations.

« Or, voici ce qu'il raconta :

« – La femme masquée qui de temps à autre, enlevait un jeune et beau gentilhomme et le conduisait en une retraite mystérieuse, n'était pas un vampire, mais une personne qui cherchait la pierre philosophale.

« La preuve en était, dit cet homme, que, lorsqu'elle avait bu quelques gorgées du sang de ses amants, elle se faisait saigner, à son tour, par un chirurgien qui était son complice, et que ce sang, qu'on lui tirait, servait à faire des expériences scientifiques, dont le but était de trouver le moyen de faire de l'or.

« Le porteur de litière ajouta même que ce secret elle l'avait trouvé.

– Et donna-t-il son adresse ? demanda le régent.

– Oui, monseigneur.

– Alors, on la retrouva ?

– Elle habitait, rue de l'Hirondelle, laquelle rue donne dans la rue Gît-le-Cœur, de l'autre côté de la Seine, une maison située au fond d'un jardin.

« Cette maison, le soir même, fut envahie par la police.

– Et on la trouva ?

– Oui, monseigneur. Elle était occupée à faire bouillir un mélange de sang et de drogues médicinales dans un réchaud d'argent, en une salle située dans les combles de sa maison, et qui était encombrée de cornues, d'alambics, de creusets et autres engins de chimie et de sorcellerie.

« Conduite au Châtelet, traduite devant la grande chambre criminelle, elle refusa de faire aucune révélation.

« On la mit à la torture, mais inutilement.

« Alors elle fut condamnée par le parlement à être brûlée vive.

– Et son supplice eut lieu ?

– Oui, monseigneur, j'y assistais. Et quand elle monta sur le bûcher, elle m'aperçut au milieu de la foule et me cria :

« – Tu savais pourtant bien que je suis immortelle !

« Un immense remords s'empara de moi.

« À cette heure, j'eusse donné tout mon sang pour la sauver, mais il était trop tard...

« Le bourreau mit le feu au bûcher et les flammes tourbillonnèrent autour d'elle, se faisant jour au travers d'un épais nuage de fumée.

« Une heure après, acheva le marquis de la Roche-Maubert, il ne restait plus du vampire qu'un monceau de cendres fumantes, et cependant cette femme n'était point morte...

Et le marquis couvrit son visage de ses deux mains et on vit des larmes jaillir au travers de ses doigts amaigris...

V

L'auditoire du marquis de la Roche-Maubert ne se composait pas précisément de gens crédules.

Autour de cette même table on avait souvent discuté jusqu'à l'existence de Dieu, et ce vieillard de province, qui venait raconter à ces roués de cour qu'une femme brûlée vive et réduite en cendres n'était cependant pas morte, ressemblait furieusement à un fou ou à un mystificateur.

Néanmoins personne ne se récria ; personne ne traita ce vieillard d'imposteur.

La curiosité, – une curiosité mélangée de terreur, – poussa tous ces gens-là à se taire.

Ils attendirent la suite du récit.

– Pardonnez-moi, dit le marquis en essuyant ses larmes, – mais à quarante années de distance, j'éprouve toujours la même émotion.

Puis il reprit :

– La rue de l'Hirondelle, vous le savez, est une des plus étroites de Paris, elle donne dans la rue Gît-le-Cœur, au couchant, et conduit, au levant, jusqu'au pont Saint-Michel.

« C'était au beau milieu de cette rue qu'était la maison où la femme masquée se livrait à son mystérieux et étrange commerce de sorcellerie.

« Chose bizarre ! les bourgeois, le menu peuple du quartier avaient à peine entendu parler d'elle.

« Elle sortait rarement et presque toujours le soir et en litière.

« Quand les archers du guet étaient venus pour l'arrêter, il y avait eu grande rumeur parmi les bonnes gens, dont la plupart ne l'avaient jamais vue.

« Mais dès le soir de son supplice, il se passa dans la rue de l'Hirondelle une chose fort extraordinaire, comme vous allez voir.

« On était alors en été, en plein mois de juin, et les habitants de la rue passaient la soirée sur le pas de leurs portes, cherchant un peu d'air frais, jusqu'à l'heure du couvre-feu.

« Le soir donc de ce jour où le vampire était monté sur le bûcher, son nom était dans toutes les bouches, et les privilégiés, ceux qui avaient été assez heureux pour approcher du bûcher racontaient complaisamment aux autres tous les détails du supplice.

« Or la maison de la sorcière avait été fermée le jour de son arrestation, et depuis portes et fenêtres étaient demeurées clauses.

« Eh bien, comme la nuit approchait, on vit déboucher par la rue Gît-le-Cœur une vieille femme qui portait, d'une main, un petit sac qui paraissait être plein de cendres, et conduisait de l'autre, tenu en laisse par un bout de corde, un grand bouc tout noir, dont les yeux étaient si brillants qu'on eût dit des charbons.

« Cette vieille avait un mauvais rire sur ses lèvres minces, et quand elle entra dans la rue de l'Hirondelle, les uns la regardèrent en frissonnant, les autres ne purent supporter l'éclat des yeux du bouc, enfin tout le monde l'évita avec une terreur superstitieuse.

« Où donc allait cette femme que l'on voyait pour la première fois ?

« Elle s'achemina ainsi jusque vers la maison de la suppliciée.

« Là, ce fut un redoublement d'étonnement, quand on la vit tirer une clef de sa poche et ouvrir la porte.

« La porte ouverte, le bouc entra le premier, puis la vieille le suivit, et tous deux demeurèrent dans la maison.

« On vit alors courir des lumières derrière les croisées et passer des ombres enlacées ; on entendit des bruits mélodieux, et chacun se sauva, car le bruit se répandit que Satan venait de prendre possession de la maison et qu'il donnait un bal aux gens de marque de l'enfer.

« Pourtant, un homme, plus brave et plus curieux que les autres, résolut de savoir au juste ce qui se passait dans la maison.

« C'était un ancien soldat qu'on appelait Pivoine et qui eût pris le diable par les cornes s'il l'avait rencontré.

« Il frappa donc hardiment à la porte, qui s'ouvrit devant lui.

« Au même instant la musique et le bal cessèrent, et les croisées illuminées rentrèrent dans les ténèbres.

« Mais Pivoine ne reparut pas ce soir-là.

« Ce ne fut que le lendemain, au petit jour, que les sergents du guet le trouvèrent assis sur une borne, à cent pas environ de la maison mystérieuse.

« Ses cheveux étaient devenus blancs et un rire idiot glissait sur ses lèvres.

« Pendant plus de huit jours, cet homme fut en proie à un délire effrayant, et on ne put rien tirer de lui.

« Enfin, au bout de ce temps, la raison parut lui revenir, et voici ce qu'il raconta :

« Quand il avait frappé à la porte, elle s'était ouverte. Alors un flot de lumières l'avait ébloui, et il s'était senti entraîner par une force mystérieuse vers une grande salle dans laquelle il y avait une trentaine de personnes.

« Ces gens-là dansaient, mais ne parlaient pas, et Pivoine avait remarqué avec terreur qu'ils étaient transparents comme du verre.

« Ce n'étaient pas des êtres humains, mais des fantômes.

« Les hommes portaient tous à la gorge une petite marque rouge, quelque chose comme un coup d'épingle, et Pivoine, qui avait suivi les débats du procès de la femme vampire, pensa que tous ces gens-là étaient ses victimes.

« Cette force mystérieuse qui l'avait attiré dans cette salle le contraignit à s'asseoir dans un coin.

« Tout à coup, un bruit métallique, comme celui d'un timbre sur lequel on frappe avec une baguette, se fit entendre.

« Alors les portes s'ouvrirent au fond de la salle, et Pivoine vit entrer la vieille femme, conduisant son bouc et portant son sac de toile grise.

« Les danses cessèrent.

« La vieille s'avança vers le milieu de la salle, délia le sac et en versa le contenu sur le sol.

« C'était un peu de cendre.

« – Voilà ! dit-elle, tout ce qui reste de celle que vous avez aimée.

« Elle prit alors un bâton et se mit à tracer tout à l'entour des cercles magiques, des lignes bizarres, puis elle fit un signe au bouc noir.

« Et celui-ci, se dressant sur ses pattes de derrière, se mit à exécuter une espèce de sarabande autour du monceau de cendres.

« Puis encore, tout à coup, le même bruit métallique se fit entendre et l'obscurité se fit, et quand Pivoine, qui était tombé à la renverse, se releva, se frotta les yeux et chercha à comprendre ce qui s'était passé, il se vit assis sur une ottomane, auprès d'une femme jeune et belle, qu'il reconnut pour celle-là même qui était montée sur le bûcher.

« – Je viens de renaître de mes cendres, dit-elle, et si tu veux m'aimer, je te ferai le plus heureux des hommes...

Le marquis de la Roche-Maubert en était là de son récit, lorsque le son d'une cloche arriva jusqu'à l'oreille des convives.

Or cette cloche ne tintait jamais que pour annoncer un hôte en retard, un invité qui ne se trouvait pas au Palais-Royal quand on s'était mis à table.

Et le Régent, regardant Simiane, lui dit :

– Mais qui donc attendons-nous encore ?

– Personne, monseigneur, à moins que ce ne soit ce pauvre d'Esparron.

– Il est mort, dit Dubois.

– Ou marié avec la femme vampire, fit un autre.

– Ni mort, ni marié, répondit une voix sonore et joyeuse sur le seuil de la salle.

Et les convives, de plus en plus étonnés, virent apparaître ce même chevalier d'Esparron dont la disparition avait tant occupé depuis quelques semaines la cour et la ville.

M. de la Roche-Maubert attachait sur lui un œil ardent et instigateur.

VI

L'apparition du chevalier d'Esparron était une surprise bien autrement grande encore que les fantastiques nuits du marquis de la Roche-Maubert, d'autant mieux que le jeune gentilhomme n'entrait point à la façon des revenants et des fantômes, qui glissent sans bruit sur le sol, et dont le corps est transparent comme du verre.

Le chevalier était bien un homme de chair et d'os parfaitement vivant, dont le talon rouge sonnait sur le parquet et qui jeta sur un fauteuil son manteau couvert de givre, preuve qu'il venait du dehors.

Le Régent s'était levé, et avec cette bonhomie toute spontanée, cette affabilité affectueuse qui caractérisait ce prince dont on a tant médit, il avait fait deux pas à la rencontre du chevalier et l'avait serré dans ses bras.

– Morbleu ! messieurs, dit-il, je vous jure bien qu'il n'est pas diaphane, et que ce n'est pas une ombre vaine que je viens d'embrasser.

Puis regardant le jeune homme :

– Mais d'où viens-tu donc, cher enfant ? Voici trois mois que nous te pleurons !...

– Je viens d'être amoureux, monseigneur, ou plutôt non, je le suis encore, car j'aime une femme divine, répondit le chevalier avec un accent plein d'enthousiasme.

C'était un beau et charmant garçon de vingt-huit ans que le chevalier d'Esparron.

Taille moyenne et bien prise, œil noir, cheveux châtains, dents éblouissantes, lèvres rouges, nez un peu busqué, petits pieds et petites mains, il résumait bien le type de beauté méridionale qui caractérise la race romaine devenue française, et dont l'aristocratie provençale était le plus pur échantillon.

Les pairs d'Angleterre tirent vanité de leur origine normande ; mais les nobles de Provence, la terre que Louis XI qualifiait de gueuse parfumée, disent avec orgueil : Nous sommes les fils des soldats de César, et les Francs étaient encore des barbares se nourrissant de chair crue, que nous étions depuis longtemps les maîtres, les viveurs et les philosophes du monde.

D'Esparron avait donc vingt-huit ans ; il était beau, il avait cette mélopée harmonieuse et un peu traînante qui du latin, et de l'italien, a passé dans le français des Provençaux.

Les femmes en avaient raffolé ; les hommes le tenaient en amitié et en estime, parce qu'il était brave.

Sa disparition, on a pu le voir, avait été un deuil à la cour.

Son retour détermina une explosion de joie.

Après monseigneur Philippe d'Orléans, ce fut à qui l'embrasserait et le presserait sur son cœur, et si le Régent n'eût été le plus indulgent et le plus philosophe des princes, il eût peut-être froncé le sourcil en voyant la marquise de Sabran subir l'élan général.

Puis, ce fut une avalanche de questions.

– As-tu encore un peu de sang ? dirent les uns.

– Le vampire t'a-t-il ménagé ? dirent les autres.

Un seul homme ne parlait pas et se tenait à l'écart.

C'était le vieux marquis de la Roche-Maubert.

Quant au chevalier, il demeurait comme ahuri sous cette avalanche d'interrogations, et paraissait ne pas en comprendre une seule.

Et comme le moyen de régler ce débat, de mettre un peu d'ordre dans cette conversation, était, pour lui, de s'adresser au Régent, il lui dit :

– Monseigneur, je ne comprends absolument rien à tout ce que l'on me dit, et je supplie Votre Altesse de me donner une explication.

Philippe d'Orléans fit un signe et le silence se rétablit.

– Mon ami, dit-il alors, nous t'avons cru mort.

– Vraiment ?

– Dubois a même prononcé ton oraison funèbre...

Le chevalier d'Esparron salua le cardinal.

– Mais monsieur le marquis de la Roche-Maubert, que voici, a pris soin de nous rassurer.

Le chevalier d'Esparron regarda le marquis avec cette indifférence qui indique qu'on voit une personne pour la première fois.

– J'ai donc l'honneur d'être connu de M. le marquis ? demanda-t-il.

– Non, répondit le Régent ; mais M. le marquis nous a affirmé, d'après les renseignements que Dubois tient de sa police, que tu étais amoureux de la femme immortelle.

Le chevalier eut un de ces beaux soupirs, pleins de mélancolie, qui sont l'or pur de la passion.

– Ah ! dit-il, je voudrais bien que la femme que j'aime fût immortelle, et qu'elle pût partager avec moi son immortalité, car un bonheur comme le mien ne devrait jamais finir.

– Peste ! fit le Régent.

– Mais, diantre ! fit Dubois, pour un homme à qui chaque nuit on tire une pinte de sang, vous n'avez pas la mine trop abattue, chevalier.

– Monseigneur, dit le chevalier, voici les énigmes qui recommencent. Si Votre Altesse m'honore encore de la moindre amitié, je la supplie de faire cesser ce quiproquo.

– Essayons, dit le Régent. Voyons, chevalier, quand nous as-tu quittés ?

– Il y a trois mois.

– Pour aller à un rendez-vous d'amour ?

– Certes, oui.

– À la Pomme d'Or, chez la Niolle ?

– Précisément.

– Une femme masquée est venue t'y rejoindre ?

– Une femme est venue me rejoindre, oui, monseigneur ; mais elle n'était pas masquée.

– Elle est venue en bateau ?

– Mais non, en carrosse.

– Tu as soupé ?

– Oui, monseigneur.

– Tu t'es endormi ?

– Pas que je sache. Après souper, je suis monté dans son carrosse, et elle m'a emmené.

– Rue de l'Hirondelle.

– Mais non. À son château, près de Sceaux.

– On t'a bandé les yeux ?

– Mais pourquoi faire, monseigneur ?

– Enfin, pendant la nuit tu t'es éveillé sous l'impression d'une légère douleur ; et tu as surpris le vampire...

– Quel vampire ?

– La femme en question, si tu veux, s'abreuvant de ton sang.

– Monseigneur, dit le chevalier d'Esparron, je crois ouïr un conte des fées de feu M. Perrault, l'architecte. Et si Votre Altesse me veut permettre de lui raconter mon aventure, elle pensera, j'en suis sûr, que M. le cardinal que voilà et M. le marquis que je n'ai pas l'honneur de connaître, se sont plu à mystifier le plus grand personnage du royaume après le roi.

Le chevalier parlait froidement, avec un grand accent de sincérité, et le Régent s'écria, en regardant Dubois avec colère :

– Compère, voici une énigme qui se complique, mais prends garde ! Si elle est expliquée à ton désavantage, je casserai ma canne sur les reins de ta singulière éminence.

La colère du Régent gagna Dubois, qui montra sans façon le poing au vieux marquis de la Roche-Maubert.

Mais celui-ci ne se déconcerta point.

– Monseigneur, dit-il au Régent, j'ai des cheveux blancs comme neige, et le fils de mon père n'a jamais menti !

Comme l'avait dit le Régent, l'énigme se compliquait.

VII

Quand les femmes ne jouent pas le rôle de la discorde, elles veulent absolument jouer celui de la conciliation.

Ce fut madame de Sabran qui rétablit la paix, en disant au chevalier :

– Mais continuez donc, mon cher d'Esparron, nous vous écoutons.

Le chevalier reprit :

– La femme que j'aime n'a rien de mystérieux. Elle est jeune, elle est belle, elle est riche, elle est veuve, et nous devons nous marier. Peut-être a-t-elle trempé quelquefois ses lèvres dans un verre de vin d'Aï, mais elle n'a jamais bu de sang humain.

– Ainsi, dit le régent, tu ne t'es pas endormi chez la Niolle ?

– Non, monseigneur.

– Pourquoi donc la Niolle, soumise à la question, a-t-elle dit le contraire ?

– Voilà ce que j'ignore.

– Et pourquoi, depuis trois mois, ne nous as-tu pas donné signe de vie ?

– Mais parce que les amoureux perdent la tête ; parce que ces trois mois ont passé comme trois jours ; parce que je n'ai pas même songé à la quitter une heure, et que ce n'est que ce matin que je me suis enfin souvenu qu'on soupait chaque soir au Palais-Royal, et que depuis trois mois on ne m'y avait pas vu.

– Ma foi ! dit le régent, je ne vois qu'un moyen de sortir de là.

– Lequel ? monseigneur.

– C'est que le marquis te raconte ce qu'il nous disait tout à l'heure.

– Volontiers, dit le vieillard.

Et il refit gravement, avec un accent non moins grand de sincérité, le même récit que les convives du régent avaient entendu déjà.

Plusieurs fois le chevalier se mit à rire et murmura :

– Absurde ! absurde !

Puis, comme le marquis finissait, M. d'Esparron répondit :

– Monsieur le marquis, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous soyez superstitieux, et même j'irai plus loin, et il se peut bien que votre histoire soit vraie de tous points. Mais que prouve-t-elle ? Une seule chose, c'est que la note de police remise à M. le cardinal Dubois est le point de départ de votre erreur. On vous a raconté que j'avais été enlevé dans une barque par une femme masquée, et vous en avez conclu que cette femme était le vampire de votre prunelle. Ceci est tout naturel, et ce n'est pas à vous que j'en ai. Mais...

Ici le chevalier s'arrêta un moment et regarda le cardinal.

Puis il reprit :

– Mais, monsieur le cardinal, avez-vous bien réfléchi que votre police est mal faite ?

– Je ne le crois pas, fit Dubois avec colère.

– Et que Votre Éminence a fort bien pu être mystifiée par des coquins qui ont voulu tirer faveur et profit du conte qu'ils vous ont fait.

– Mais on a mis la Niolle à la torture, dit le régent.

– La Niolle est une coquine qui s'est entendue avec les mystificateurs.

Cette dernière réponse avait quelque chose de logique qui frappa Dubois.

Après tout, il ne savait que ce que les gens de la police lui avaient dit.

– Tonnerre ! dit-il, en frappant du poing sur la table, je vais envoyer chercher la Niolle !

– C'est par là qu'il aurait fallu commencer, dit le régent. Et, en attendant qu'elle vienne, soupons.

Le chevalier d'Esparron s'était mis à table, et il se trouvait précisément à côté du marquis.

Celui-ci, pendant le souper, se montra d'une courtoisie parfaite pour lui.

Il lui servit constamment à boire, et le chevalier, qui était un rude compagnon, lui fit raison chaque fois.

Pendant ce temps, on avait envoyé un capitaine des gardes à la Pomme d'Or, avec ordre de ramener la Niolle de gré ou de force.

Une heure s'écoula. Le capitaine des gardes revint.

– Voici la Niolle, dit-il.

– Où est-elle ?

– Dans l'antichambre.

– Qu'elle entre, ordonna le régent.

– Ah ! oui... qu'elle entre !... balbutia le chevalier d'une voix avinée.

Et, ce disant, il se renversa brusquement sur le dossier de son fauteuil.

– Chut ! fit le marquis, tout à l'heure.

En même temps, le vieillard montra le chevalier qui venait de fermer les yeux :

– Il dort, fit-il tout bas.

– Il est ivre, dit le régent.

– Et j'ai un peu précipité son ivresse, ajouta le marquis.

En même temps, il posa sur la table sa main gauche, dont l'annulaire était orné d'une grosse bague.

– Tout à l'heure, dit-il, j'ai laissé tomber dans son verre trois grains d'opium renfermés dans le chaton de cet anneau.

Le régent eut un geste de surprise.

– Il dort, répéta le vieillard avec un accent d'autorité qui impressionna tout le monde. Vous ferez entrer la Niolle après, monseigneur.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Mais parce que je n'ai pas besoin d'elle pour vous prouver que j'ai dit la vérité.

– Comment ?

– Le chevalier est amoureux de la femme vampire.

– Ah ! par exemple !

– Et je vais vous le prouver sur-le-champ.

Alors le vieux marquis se leva ; il repoussa un peu le fauteuil dans lequel dormait le chevalier d'Esparron.

Puis, au grand ébahissement de tous, il se mit à desserrer la collerette de dentelle du jeune homme.

Et soudain les convives jetèrent un cri.

Le chevalier avait au cou une cicatrice encore sanglante, quelque chose comme une large piqûre, et le marquis dit avec un accent de triomphe :

– Voilà les traces du vampire. Douterez-vous, maintenant ?...

VIII

Il est difficile de peindre la stupeur des hôtes du Régent, à la vue de cette cicatrice que le chevalier d'Esparron portait au cou et que le marquis de la Roche-Maubert venait de découvrir.

Ainsi donc le marquis avait dit vrai ! il y avait une femme vampire, une goule affreuse qui se nourrissait de sang humain !

Et le chevalier d'Esparron aimait cette femme et il était sa victime et son complice, puisqu'il avait nié tout d'abord.

Le vieux marquis triomphait.

Mais ce triomphe ne lui suffisait pas encore ; il n'était pas assez complet, selon lui.

Et, s'adressant au Régent qui ne croyait à rien :

– Monseigneur, dit-il, si la femme qui l'a mordu au cou est bien celle qui se nourrissait de mon sang, il y a quarante années, nous allons le savoir tout de suite.

– Comment cela ? fit le Régent.

– En dénouant la collerette du chevalier, poursuivit M. de la Roche-Maubert, ma main a rencontré sur sa poitrine un objet dur et froid que je soupçonne être un médaillon.

– Son portrait ?

– Oui, le portrait du vampire.

– Voyons-le, dit le Régent.

Mais le marquis secoua la tête.

– Oh ! pas encore, fit-il.

– Pourquoi ?

– Je désirerais, auparavant, que Votre Altesse m'accordât une minute de tête à tête.

– Soit, dit le prince.

Et s'adressant à madame de Sabran :

– Marquise, dit-il, on a servi le café dans votre boudoir, n'est-ce pas ? Voulez-vous y mener ces messieurs ?

La marquise se leva de table et tout le monde la suivit.

Il ne resta plus dans la salle du souper que le Régent, le vieux gentilhomme et le chevalier d'Esparron endormi.

– Voyons le médaillon, dit alors le Régent.

M. de la Roche-Maubert passa sa main décharnée entre la chemisette et la poitrine de d'Esparron, et cette main ramena un médaillon suspendu au cou par un cordon de soie.

Le marquis tremblait, du reste, et il détournait la tête, comme s'il eût craint que son regard ne se brûlât au contact de ce portrait.

– Voyez, monseigneur, dit-il.

Et il n'osait, lui-même, jeter les yeux sur le médaillon.

Le Régent s'en empara, l'approcha d'une torchère à trois bougies, et un cri d'admiration lui échappa :

– Ah ! marquis, dit-il, si cette ravissante jeune fille est une goule, je consens à être vampire moi-même.

En effet, le Régent avait sous les yeux une miniature représentant une femme blonde qui paraissait avoir dix-neuf ou vingt ans et dont la beauté avait quelque chose d'ingénu et de véritablement céleste.

C'était une tête de séraphin sur un corps de vierge.

L'exclamation du Régent força le marquis à regarder le médaillon à son tour.

– Oui, dit-il, avec une sombre énergie, c'est bien elle !

– Allons donc ! fit le Régent.

– Sur l'honneur, monseigneur.

– Mais ne voyez-vous pas que c'est une enfant ?

– Puisqu'elle est immortelle et qu'elle ne vieillit pas.

Le Régent regarda tour à tour alors d'Esparron endormi et dont les lèvres entrouvertes souriaient, le vieux marquis de la Roche-Maubert et le médaillon.

Ce portrait de femme, ce jeune homme au charmant visage formaient un singulier contraste avec le vieillard dont le front s'était subitement assombri, dont les lèvres se frangeaient d'une imperceptible écume et qui avait de fauves éclairs dans les yeux.

Sans cette petite marque rouge que le chevalier avait au cou, le Régent n'eût pas hésité à croire que le vieux marquis était fou.

En effet, depuis que les autres convives étaient sortis, le vieux marquis n'était plus le même homme.

Le calme qu'il avait tout à l'heure avait fait place à une agitation presque furieuse, et tout à coup il s'écria :

– Ah ! monseigneur, monseigneur, à quoi servent donc les cheveux blancs et les glaces de l'âge ? Il m'a suffi de revoir ce portrait pour que mon cœur se réveille et batte comme à vingt ans !

– Comment ! marquis, dit le Régent stupéfait. En admettant que cette femme fût celle que vous avez connue il y a quarante ans, vous l'aimeriez encore ?

– Oui, monseigneur.

– Mais c'est une goule ?

– Soit.

– Un vampire, c'est vous qui l'avez dit.

– Qu'importe !

– Alors pourquoi faire un crime à d'Esparron d'avoir obéi au même sentiment d'admiration ? fit le Régent avec une pointe d'ironie.

Le marquis ne répondit pas ; mais il laissa tomber sur le jeune homme endormi un regard de jalousie farouche.

Philippe d'Orléans était devenu tout à coup sérieux et son front avait pris un aspect sévère.

– Marquis, dit-il, tout ce que vous venez de me raconter m'intrigue au plus haut degré ; mais, en même temps, comme je porte une vive affection au chevalier d'Esparron que vous avez endormi un peu traîtreusement, vous me permettrez de vous demander un serment.

– Lequel, monseigneur ?

– Celui de ne souffler mot de tout cela à âme qui vive, avant que j'aie éclairé moi-même cette affaire ténébreuse.

– Mais, monseigneur, dit le marquis, toutes les personnes qui étaient là tout à l'heure...

– Je suis sûr de leur discrétion. Où logez-vous, marquis ?

– À la Croix-Jaune , rue des Nonnains d'Hyères, monseigneur.

– Eh bien, rentrez chez vous, marquis, et n'en bougez que lorsque je vous le ferai dire.

Ce disant, le Régent souleva une tapisserie qui masquait une porte qu'il ouvrit.

Cette porte donnait sur un escalier dérobé.

– Vous trouverez la cour d'honneur au bout, dit-il. Allez, marquis, et attendez mes ordres.

Le vieux gentilhomme s'inclina et sortit sans mot dire.

Alors, le Régent repassa le médaillon au cou du chevalier endormi et agrafa de nouveau la collerette, en ayant soin de renouer le ruban de soie qui était cousu après.

Puis il prit la sonnette qui se trouvait sur la table et l'agita.

Au bruit, les convives revinrent et se montrèrent quelque peu étonnés de voir que le marquis avait disparu.

– Mes amis, dit alors le Régent, je crois bien que M. de la Roche-Maubert n'a pas tout son bon sens.

– Je le crois aussi, dit le cardinal Dubois.

– Mais, enfin, continua le Régent, voilà certes une aventure qui a bien son mérite au point de vue de l'étrangeté, et je crois que nous aurions mauvaise grâce de ne pas nous en montrer friands. Combien sommes-nous ici ?

– Onze, répondit Dubois, y compris le chevalier.

– Reste à dix. Eh bien, poursuivit Philippe d'Orléans, nous allons faire un serment entre nous.

On attendit que le Régent s'expliquât.

– Le serment de ne rien dire à d'Esparron de ce que nous avons vu, acheva le prince.

– À quoi bon ? fit le cardinal.

– Parce que, mon compère, si d'Esparron se défend d'aimer une goule, c'est qu'il a ses raisons.

– Bon !

– Et dès lors il prendra ses précautions pour déjouer toutes nos investigations. Or, dit encore le Régent, nous ne nous amusons pas tous les jours, il faut en convenir, et voici peut-être la première occasion sérieuse qui se présente.

« Puisque d'Esparron est revenu, c'est qu'il veut être désormais des nôtres, tout en conservant ses amours.

« S'il se défie, nous ne saurons rien, et je veux savoir...

– Moi aussi, murmura la marquise de Sabran, curieuse comme toutes les femmes.

Et chacun prêta le serment demandé par monseigneur Philippe d'Orléans.

Puis celui-ci ajouta :

– Et maintenant, laissons-le dormir.

Et, sur un signe du Régent, Simiane et M. de Nocé prirent le chevalier à bras-le-corps et le portèrent sur une ottomane, où ils le couchèrent tout de son long.

Le chevalier dormait toujours.

IX

Le sommeil du chevalier d'Esparron ne fut pas de longue durée.

Soit que le narcotique, employé par le vieux marquis de la Roche-Maubert, fût à peu près inoffensif, soit que le calme et le silence, succédant tout à coup aux rires bruyants et aux conversations qui l'entouraient, eussent eu une action directe sur son système nerveux, le chevalier n'était pas seul depuis une heure, qu'il s'éveilla.

Il s'éveilla, non point à la manière des gens qui ont eu le cauchemar, se frottent les yeux, cherchent où ils sont, et dont la pensée ne se dégage qu'avec peine des brouillards du sommeil, retrouvant lentement et peu à peu sa lucidité, mais tout d'un bloc, tout d'une pièce, sans étonnement comme sans fatigue.

Le Régent et ses convives étaient partis.

Mais la table encore dressée supportait les restes du souper.

Des lampes à globe dépoli répandaient autour d'elles une clarté douce et mystérieuse.

Enfin, un profond silence régnait.

Le chevalier se dirigea d'abord vers la table, prit un verre et se versa à boire.

Puis il alla regarder la pendule qui se trouvait sur la cheminée.

Il était trois heures du matin.

Un sourire dont il eût été difficile, sinon impossible, de fixer la signification glissa alors sur ses lèvres :

– J'ai le temps, murmura-t-il.

Il s'approcha d'une glace et jeta un coup d'œil sur son costume.

Ses nœuds de rubans étaient un peu fripés ; mais ce ne fut pas à cela qu'il prit garde.

Ce qu'il examina avec une scrupuleuse attention, ce fut sa collerette et le ruban bleu de ciel noué par dessus en guise de cravate.

– Ah ! ah ! fit-il.

Il devenait évident pour lui que le nœud avait été défait, car il n'était pas attaché de la même manière, que sa collerette avait été ouverte, et que très certainement cette petite piqûre qu'il avait au cou avait été montrée au Régent et à ses convives.

Un nouveau sourire glissa sur ses lèvres :

– Parfait ! dit-il entre ses dents.

Et il chercha son manteau qu'il avait, en entrant, jeté sur un meuble, rajusta le ceinturon de sa petite épée de cour, rétablit un peu d'ordre dans sa coiffure, car il portait ses cheveux longs et sans poudre, mit son tricorne sous le bras et murmura encore :

– Maintenant, partons. À moins qu'il n'y ait de grands changements au Palais-Royal et qu'on en ferme à présent toutes les portes, la nuit, au lieu de les laisser discrètement ouvertes pour tous les amoureux qui ont besoin du grand air, je serai dans dix minutes dans la rue Saint-Honoré, et on aura de nouveau perdu mes traces.

Parlant ainsi, le chevalier d'Esparron fit un pas vers cette même porte par où le Régent avait fait partir le vieux marquis de la Roche-Maubert.

Mais un geste d'impatience lui échappa, car cette porte était fermée.

– Heureusement, se dit-il encore, que tout le monde doit être ou endormi ou dans les bras de la beauté, et qu'on ne s'occupe plus de moi.

Il se dirigea donc vers une autre porte, laquelle donnait sur une antichambre attenante au grand escalier.

Cette porte n'était pas fermée à clef, et elle céda sous la main du chevalier.

Mais comme il allait en franchir le seuil, il se trouva face à face avec monseigneur Philippe d'Orléans lui-même.

– Eh bien ! fit le Régent, as-tu bien dormi, mon mignon ?

Puis, au lieu de s'effacer pour laisser passer le chevalier, il le repoussa doucement dans la salle du souper.

– Où diable allais-tu donc comme cela, mon ami ? dit-il.

– Mais... monseigneur...

– Tu penses bien, continua le Régent avec bonhomie, que depuis trois mois qu'on ne t'a vu, il est bien possible qu'on ait disposé de ton logis, et si tu sortais pour l'aller chercher...

– Pas précisément, monseigneur.

– Où allais-tu donc ?

– Mais dame ! fit naïvement d'Esparron, je m'en allais.

– Où cela ?

– Chez la femme que j'aime.

– Ah ! oui, rue de l'Hirondelle ?

Le chevalier se mit à rire.

– Votre Altesse y tient, paraît-il.

– À la rue de l'Hirondelle ?

– Oui, et au vampire.

Et le chevalier continua à rire.

Cette fois un pli se forma sur le large front de Philippe d'Orléans. Il attacha un regard clair, froid, presque sévère, sur le jeune homme.

– Chevalier, dit-il, te plaît-il causer un moment avec moi ?

– Monseigneur... fit le jeune homme en s'inclinant.

– Écoute-moi, poursuivit le Régent. Tu sais si je t'ai toujours témoigné de l'amitié.

– Ah ! monseigneur, vos bontés me comblent d'orgueil et de confusion.

– Ai-je donc, s'il en est ainsi, quelques droits à ta franchise ?

– Certes, oui, monseigneur, et Votre Altesse n'a qu'un signe à faire pour que je lui obéisse.

– Bien, reprit le Régent. Ce soir tu nous as dit que tu aimais une femme qui te voulait épouser.

– Oui, monseigneur.

– Et comme le marquis de la Roche-Maubert affirmait que cette femme était une sorcière, une gent abominable, tu t'es récrié bien haut.

– C'est la vérité, monseigneur.

– Chevalier, dit sévèrement le Régent, n'as-tu pas menti à quelqu'un, cette nuit ?

– Si, monseigneur.

– Et à qui as-tu menti ?

– Au marquis de la Roche-Maubert.

Le Régent eut un geste d'impatience.

– À lui seul ? fit-il.

– Oui, monseigneur.

– Et non à moi ?...

– Je n'ai point menti à Votre Altesse.

– Prends garde, chevalier !

– Oh ! je ne crains rien, monseigneur, dit le jeune homme avec calme.

Et, comme le visage du Régent devenait de plus en plus sévère, un sourire glissa sur les lèvres de d'Esparron.

– Pendant que je dormais, monseigneur, dit-il, ou plutôt tandis que je feignais de dormir, car j'ai tout entendu...

Le Régent eut un nouveau geste de surprise.

– On a ouvert ma collerette, poursuivit le chevalier, et le marquis triomphant vous a montré la piqûre que j'ai au cou.

Et d'Esparron ouvrit une seconde fois sa collerette et la piqûre reparut aux yeux du Régent.

– Tu vois bien ! s'écria celui-ci, que tu mentais.

– Pas à vous, monseigneur.

– Mais à qui donc ?

– Je le répète à Votre Altesse, je mentais au marquis de la Roche-Maubert.

Cette fois, le Régent regarda le chevalier d'Esparron avec un mélange de stupéfaction et de colère :

– Je crois que tu te moques de moi ! fit-il.

– Non, monseigneur, et si Votre Altesse daigne m'écouter...

– Parle ! fit le Régent, qui voyait l'énigme se compliquer de plus en plus.

X

Le chevalier d'Esparron, toujours calme, toujours impassible, prit dans la poche de sa veste un petit instrument qu'il montra à Philippe d'Orléans et que celui-ci reconnut pour être une lancette de chirurgien.

– Que veux-tu donc faire de cela ? fit le prince.

– Prouver à Votre Altesse que j'ai menti au marquis de la Roche-Maubert.

– Mais comment ?

– Votre Altesse est convaincue, n'est-ce pas, que j'ai au cou la morsure d'un vampire ?

– Dame !

– Qui s'abreuve de mon sang depuis trois mois ?

– C'est possible.

D'Esparron alla se placer devant une glace, ouvrit la lancette, l'approcha de son cou et se fit jaillir une goutte de sang qu'il essuya avec son doigt.

Puis, revenant au Régent.

– Maintenant, monseigneur, dit-il, que Votre Altesse décide laquelle de ces deux piqûres est la première.

En effet, celle qu'il venait de se faire avec la lancette était à côté de la première, et toutes deux avaient la même profondeur, la même forme, le même aspect.

Un cri échappa au Régent.

– Vous voyez bien, monseigneur, dit le chevalier qui n'avait rien perdu de son calme, que j'avais simplement dans ma poche, sous la forme de ce petit outil, le vampire dont M. de la Roche-Maubert vous a conté l'histoire si extraordinaire.

Philippe d'Orléans secouait la tête.

– Je comprends de moins en moins, disait-il.

– C'est pourtant facile, monseigneur.

– Ah ! vraiment ?

– C'est moi qui me suis fait la première piqûre, comme je viens de me faire la seconde, en présence de Votre Altesse.

– Mais... dans quel but ?

Et le Régent regardait toujours d'Esparron d'un œil sévère.

– Monseigneur, répondit celui-ci, je savais que le marquis de la Roche-Maubert assisterait au souper de Votre Altesse Royale.

– Et c'est pour cela ?...

– C'est pour cela que je suis venu, monseigneur.

L'accent du chevalier était tout à coup devenu solennel, et le Régent en fut frappé.

– Tu connaissais donc le marquis ?

– Oui, monseigneur.

– Cependant...

– Cependant, il m'a vu, lui, pour la première fois. Mais...

Ici le chevalier d'Esparron s'arrêta encore.

Puis il retira de son sein le médaillon que le Régent avait examiné déjà.

– Mais, acheva-t-il, cette femme-là le connaît...

– Tu conviens donc de la vérité de ses paroles ?

– Oui et non, monseigneur.

Le Régent secoua encore la tête :

– Mais explique-toi donc, chevalier, fit-il.

– Monseigneur, répliqua d'Esparron, la femme que j'aime a vingt ans.

– Cependant le marquis l'a reconnue...

– C'est possible.

– Et c'est bien celle qui l'a aimé, mordu au cou et s'est abreuvée de son sang, voici plus de quarante ans ?

– Oui et non, monseigneur.

– Chevalier, tu parles comme le sphinx antique.

– C'est que je ne puis m'expliquer davantage, monseigneur.

– Même si je l'exige ?

Une expression de tristesse mélancolique se répandit sur le visage du chevalier.

– Monseigneur, dit-il, je suis un pauvre cadet de Provence qui n'est devenu quelque chose que par la bienveillance et la très haute protection de Votre Altesse, et cependant j'aurai le courage de répéter : je ne puis m'expliquer davantage aujourd'hui.

– Ah ! aujourd'hui ?

– Oui, monseigneur.

– Mais... demain...

– Demain, peut-être, poursuivit le chevalier, si je fais appel à la justice du Régent de France, Votre Altesse ne me refusera pas.

– On te doit donc justice ?

– Pas à moi, monseigneur.

– À qui donc ?

– À la femme dont Votre Altesse a vu le portrait.

– Contre qui ?

– Contre ce vieillard, à l'air respectable, aux cheveux blancs comme neige, monseigneur.

– Le marquis de la Roche-Maubert ?

– Oui, monseigneur.

– Diable, fit le Régent, mais sais-tu bien une chose, chevalier ?

– Laquelle ?

– C'est un parent de Dubois.

– Je le savais, monseigneur.

– Et si tu me brouilles avec mon compère, tu m'attireras mille soucis.

– Aussi, monseigneur, ne viens-je pas demander à Votre Altesse de frapper.

– Ah !

– Mais de ne point châtier ceux qui frapperont.

– Mais, chevalier...

– Monseigneur, dit encore le jeune homme, Votre Altesse a plus d'une fois couru, en ma compagnie et celle de MM. de Simiane et de Nocé les rues de Paris, la nuit, le nez dans son manteau.

– Certes, oui, dit le Régent ; et souvent nous nous sommes amusés, chevalier.

– Eh bien ! monseigneur, si je suppliais Votre Altesse de prendre son manteau ?...

– Bon !

– D'en ramener un pan sur son visage et de me suivre ?

– Où me conduirais-tu ?

– Durant mon prétendu sommeil, Votre Altesse n'a-t-elle pas dit qu'elle voulait à tout prix savoir où j'allais ?

– Oui.

– Eh bien, Votre Altesse le saura.

– Et je verrai le vampire !... pardon, la femme que tu aimes ?

– Oui, monseigneur.

– Tope ! dit le Régent, cela me va. La marquise a mal aux nerfs, ce soir, elle se passera de ma visite. Viens par ici.

Et le Régent, passant subitement à une joie d'écolier, entra dans une pièce voisine où il prit son épée et son manteau.

– Viens, dit-il alors au chevalier, en tirant de sa poche la clef de la porte dérobée.

Dix minutes après, le chevalier d'Esparron, conduisant Philippe d'Orléans, lui faisant longer la rue Saint-Honoré jusqu'à la place du Châtelet, puis, là, il le faisait descendre au bord de la rivière, en aval du pont au Change.

En mettant deux doigts sur sa bouche, il sifflait.

En même temps, une barque, cachée sous une des arches du pont, s'avança rapidement.

Deux hommes la montaient, et ces deux hommes étaient masqués.

– Tu vois bien, s'écria le Régent, que ce sont là les deux bateliers dont parlait le marquis.

– C'est possible, répondit d'Esparron, mais si Votre Altesse veut toujours bien me suivre, elle en verra bien d'autres.

– Je te suivrai jusqu'au diable, répondit Philippe d'Orléans.

Et il sauta lestement dans la barque.

XI

Il fallait tout le caractère aventureux de monseigneur Philippe d'Orléans, régent de France pour qu'il osât s'embarquer ainsi, à la merci de deux hommes masqués, et en compagnie d'un seul gentilhomme qu'il honorait de son amitié, il est vrai, mais qu'il n'avait pas vu depuis trois mois et qui pouvait fort bien être passé à l'ennemi.

Or l'ennemi du Régent, c'était l'Espagne d'abord, c'étaient ensuite le duc et la duchesse du Maine qui conspiraient nuit et jour, c'étaient tous les princes légitimes ou légitimés qui avaient, eux aussi, rêvé la Régence.

La conspiration Cellamare déjouée au dernier moment était de date récente ; et il pouvait fort bien se faire que le chevalier d'Esparron eût l'audace de vouloir enlever le duc d'Orléans.

Celui-ci même en eut un moment l'idée, et il dit au chevalier.

– Dis-donc, d'Esparron, tu ne t'es pas fait recevoir, au moins, de l'ordre de la Mouche à miel ?

– Dont madame la duchesse du Maine est grande-maîtresse ?

– Précisément.

– Non, monseigneur.

– Tu n'as pas d'or espagnol dans ta poche ?

– Non, monseigneur.

– Alors, tu m'es toujours dévoué ?

– Tout mon sang est à Votre Altesse royale.

L'accent de franchise du chevalier fit évanouir le soupçon qui, un moment, avait traversé l'esprit de Philippe d'Orléans.

Le prince et le chevalier s'étaient assis à l'arrière de la barque.

Les deux mariniers nageaient vigoureusement.

– Chez elle.

– Ah çà ! où me conduis-tu ? demanda le Régent. Est-ce loin ?

– Non, monseigneur. Mais vous serez le premier homme qui sera entré les yeux ouverts.

– Ah bah !

– Moi, j'ai eu les yeux bandés.

– Tu vois bien que les histoires du vieux marquis de la Roche-Maubert ont du vrai ?

– Oui et non, monseigneur.

– Singulière réponse !

– Monseigneur, répondit le chevalier d'Esparron avec gravité, si vous me dites que la femme dont je parle s'entoure de mystère, de merveilleux, d'appareils de magie et de sorcellerie, je répondrai à Votre Altesse qu'elle a raison.

– Ah ! tu en conviens ?

– Mais si Votre Altesse croit le marquis de la Roche-Maubert, quand il vient de dire que cette femme est une goule et qu'elle s'abreuve de sang humain, Votre Altesse se trompe.

– Mais enfin, mon bel ami, reprit le Régent, le marquis a été saigné à blanc dans sa jeunesse.

– Peuh ! fit d'Esparron.

– Et toi-même tu as au cou...

Le petit gentilhomme provençal eut la hardiesse d'interrompre le Régent.

– Monseigneur, dit-il, je suis lié par un serment, je ne puis rien dire à Votre Altesse, mais elle, celle que nous allons voir, dira tout ; et alors Votre Altesse comprendra une foule de choses qui sont du grimoire en ce moment, et qui deviendront claires et limpides comme de l'eau de roche.

Le Régent aimait trop le merveilleux, pour ne se point accommoder provisoirement de cette réponse.

– Soit, dit-il, j'attendrai.

– Monseigneur, reprit d'Esparron, elle et moi avons une foi si aveugle en Votre Altesse, que je ne vous ai même pas demandé un serment.

– Lequel ?

– Celui de ne révéler à personne le chemin que vous prenez en ce moment.

– Qu'à cela ne tienne, je te jure de n'en point parler, mon mignon.

La barque, en effet, courait rapidement.

Cependant elle ne s'en allait point au fil de l'eau. Tout au contraire, elle remontait le courant, et, après avoir passé sous le pont au Change, elle longeait maintenant la Cité, laissant sur sa droite les tours de l'église Notre-Dame.

La nuit était brumeuse, du reste, il n'y avait au ciel ni étoiles ni lune, et un fanal placé à l'avant de la barque, enfermait le Régent dans un cercle de lumière au-delà duquel tout était ténèbres, ce qui ne lui permettait guère de savoir au juste quelle route il suivait.

La barque contourna ainsi l'extrémité orientale de la Cité, le terre-plain, comme on disait, et entra dans le petit bras de la Seine.

Alors, par une habile et rapide manœuvre, les bateliers virèrent si subitement de bord, que le Régent ne s'en aperçut pas.

Mais, au lieu de continuer à remonter le courant, la barque descendit au fil de l'eau avec une rapidité vertigineuse.

Les édifices de la Cité, les tours gigantesques de Notre-Dame se trouvaient maintenant à gauche, et le Régent ne put se rendre compte de ce changement.

D'Esparron reprit :

– Monseigneur, jusqu'à présent notre voyage ressemble tout à fait, n'est-ce pas ? à celui du vieux marquis de la Roche-Maubert.

– En effet, la barque mystérieuse, les bateliers masqués, tout y est, dit le Régent.

– Mais Votre Altesse va constater une légère différence tout à l'heure.

– Ah !

– Autrefois, les bateliers sautaient sur la berge, amarraient leur embarcation, le personnage qu'ils amenaient les yeux bandés mettait pied à terre ; on le prenait par la main...

– Eh bien, ne sera-ce point ainsi, cette fois ?

– Non, monseigneur.

– Qu'arrivera-t-il donc ?

– Votre Altesse arrivera en bateau dans la maison.

– Comment cela ?

– Votre Altesse va voir...

La barque avait passé sous le pont Saint-Michel, côtoyait la place Maubert et se dirigeait maintenant vers le pont Neuf.

Tout à coup elle effleura une maison enfumée et noire dont les assises plongeaient dans l'eau.

Alors l'un des bateliers se dressa, saisit une chaîne qui pendait au long des murs et la barque s'arrêta un moment.

En même temps le fanal s'éteignit.

Puis il sembla au Régent qu'un tourbillon se creusait sous lui ; la barque tournoya, s'enfonça, le ciel disparut, et monseigneur Philippe d'Orléans se sentit entraîné avec une rapidité vertigineuse dans un canal souterrain, à travers des ténèbres opaques.

– Ah ! ça, mais c'est en enfer que tu me conduis ? s'écria le Régent.

– Peut-être, répondit d'Esparron en riant.

Et la barque poursuivit son étrange voyage à travers cet abîme inconnu qui venait de s'ouvrir devant elle.

XII

La barque continuait à tourbillonner et était emportée avec une vitesse vertigineuse.

L'obscurité enveloppait le Régent, et tout brave qu'il était, il aurait pu être réellement effrayé, si le chevalier d'Esparron n'avait pas pris soin de lui expliquer comment s'effectuait ce fantastique voyage.

– Monseigneur, disait-il, en tenant le Régent par la main, ne craignez rien. Nous sommes dans un canal creusé au dessous de la rivière et qui aboutit à la maison où nous allons.

« Tout à l'heure nous allons nous arrêter, car le canal fera un angle brusque et retournera ensuite à la rivière.

– Mais, dit le Régent, y verrons-nous, au moins ?

– Tout à l'heure.

– Pourquoi a-t-on éteint le fanal ?

– C'est le courant d'air qui l'a éteint, monseigneur.

Et comme il disait cela, la barque reçut un choc et s'arrêta brusquement.

– Tenez toujours bien ma main, monseigneur, poursuivit le chevalier.

Le choc avait été si violent que le Régent, quoique assis, avait failli être précipité hors de la barque.

Mais, l'équilibre rétabli, le chevalier ajouta :

– Levez un peu la jambe, monseigneur, nous voici sur la première marche d'un escalier.

En effet, le Régent, enjambant le bordage, sentit tout à coup, sous son pied, un sol ferme.

D'Esparron le tenait toujours par la main.

Le Régent gravit une trentaine de marches, toujours entraîné par le chevalier.

Puis, ce dernier s'arrêta.

Alors le prince entendit le bruit d'une clef dans une serrure, puis, une porte s'étant ouverte subitement, aux ténèbres qui l'enveloppaient succéda soudain une clarté assez vive, et monseigneur Philippe d'Orléans se trouva au seuil d'une longue galerie, à l'extrémité de laquelle brillait une lampe.

– Monseigneur, dit le chevalier, nous sommes au seuil de la maison enchantée.

Enchantée est bien le mot, répondit le Régent, car on y pénètre d'une façon singulière.

Un sourire vint aux lèvres de d'Esparron.

– Votre Altesse n'a rien vu encore, dit-il.

Au bout du corridor, il y avait une seconde porte.

Le chevalier ne l'ouvrit point comme la première, mais il frappa dessus avec le pommeau de son épée.

Alors cette porte s'ouvrit, et, cette fois, le Régent recula ébloui, tant fut étincelante la gerbe de lumière qui le frappa au visage.

Les contes orientaux ne donneraient qu'une idée imparfaite du lieu où se trouva alors monseigneur Philippe d'Orléans, régent de France.

Il n'y avait pas un salon au Palais-Royal, pas un salon à Versailles qui, un jour de gala, pût rivaliser de luxe, de coquetterie et d'originalité avec ce boudoir dans lequel le chevalier introduisit le prince.

Au premier regard, on eût pu croire à une forêt vierge du nouveau monde.

Les murs disparaissaient sous les fleurs et le feuillage, et des lampes à globe d'albâtre, suspendues au plafond de distance en distance, imitaient, à s'y méprendre, la clarté du soleil tamisée par les grands arbres, en un carrefour de bois.

Des parfums mystérieux chargeaient l'air, des fleurs inconnues s'échappaient de vastes jardinières ; le pied foulait un sable fin et moelleux en guise de tapis.

Au lieu de sièges, on voyait des hamacs suspendus à cette forêt artificielle dont chaque arbre portait des fruits merveilleux.

– Monseigneur, dit le chevalier en souriant, nous ne sommes plus à Paris, nous sommes dans l'Inde.

– Es-tu bien sûr que nous ne fassions pas un rêve et que nous n'ayons pas roulé sous la table, après boire ? dit Philippe d'Orléans.

– Votre Altesse est bien éveillée, dit le chevalier.

– Et comment appelles-tu cette salle ?

– C'est la grotte des Nymphes, monseigneur.

– Où sont les nymphes ?

– En voici une, regardez.

Le Régent se retourna et il fit un nouveau pas en arrière.

Le feuillage venait de s'écarter et une créature idéale, céleste, apparaissait aux regards fascinés du prince.

C'était la femme que représentait le médaillon, mais plus belle cent fois, comme si le peintre se fût trouvé impuissant en présence d'un pareil modèle.

Mais, chose plus bizarre encore, bien que ce fussent les mêmes traits, la même expression de visage, la femme du médaillon avait les cheveux blonds, et celle-ci les cheveux noirs comme l'aile du corbeau.

Son costume justifiait les paroles du chevalier ; nous ne sommes plus à Paris, mais dans l'Inde.

En effet, elle était vêtue d'une robe asiatique aux couleurs harmonieuses, chaussée de petites mules sans talons, et ses beaux bras nus étaient chargés de bracelets, et elle avait au cou un triple collier de perles grosses comme des noisettes, et dont chacune représentait pour le moins sans doute la vie d'un pauvre plongeur indien.

Le Régent la contemplait et se demandait s'il n'était pas en présence de quelque fille de nabab ou de roi du Bengale.

Mais elle vint à lui, fit une révérence aussi correcte qu'eût pu la faire une dame de la cour, et dit au prince en souriant :

– Je vous remercie, monseigneur, d'être venu. Le chevalier me l'avait promis, il est vrai, mais je n'osais y croire.

Et elle tendit au Régent sa belle main qu'il baisa galamment.

Alors elle l'attira sur un tapis de mousse étalé à l'entour du tronc d'un de ces arbres exotiques qui semblaient avoir été transportés là par la baguette d'une fée.

– Puisque vous avez bien voulu venir, monseigneur, dit-elle, je vais vous dire mon étrange histoire, et vous verrez que je ne m'abreuve pas de sang humain, comme le prétend le marquis de la Roche-Maubert.

Elle parlait d'une voix harmonieuse et douce, et cependant cette voix s'altéra tout à coup en prononçant le nom du marquis.

Le Régent la contemplait toujours et ne s'était pas aperçu que d'Esparron n'était plus là et qu'il était seul avec la reine de ce merveilleux palais.

XIII

Que se passa-t-il alors entre le Régent et cette femme qui était si merveilleusement belle ?

C'est ce que personne n'aurait pu dire, car ils demeurèrent seuls pendant plus d'une heure et causèrent à voix basse. Mais certainement, il n'avait pas été question d'amour entre eux, et la galanterie bien connue de monseigneur Philippe d'Orléans n'eut rien à voir dans cet entretien.

Le chevalier d'Esparron s'était éclipsé, nous l'avons dit, mais sans doute qu'il n'était pas loin, car le Régent l'ayant appelé, il revint aussitôt.

Le prince était pâle et tout son visage trahissait une violente émotion.

Il tenait dans sa main la main de la femme immortelle, et il attachait sur elle un affectueux regard.

Qu'aurait donc pensé le marquis de la Roche-Maubert ?

– Approche, dit-il au chevalier.

Et il lui prit pareillement la main et il la mit dans celle de la jeune femme.

Puis, d'une voix triste et grave :

– Maintenant que je sais tout, dit-il, écoutez-moi, mes enfants.

Ils se groupèrent auprès de lui comme s'il eût été réellement leur père.

– Je ne suis pas vindicatif, dit le Régent, je pardonne même trop facilement ; cependant j'avoue que si j'étais en votre lieu et place, je penserais comme vous et je poursuivrais le but que vous vous êtes donné, comme le plus saint des devoirs.

« Malheureusement, mes enfants, au-dessus du cœur humain, il y a la raison de l'homme, et l'homme, en raisonnant, a forgé des lois pour réfréner ses passions.

« Que demain, la vérité se fasse jour, que, votre vengeance accomplie, vous soyez arrêtés, traduits devant le parlement assemblé en chambre criminelle, les juges vous absoudront peut-être, au fond de leur conscience, mais ils vous condamneront sûrement.

« Vous serez brûlée comme sorcière, ma pauvre petite, et toi aussi, mon bon ami.

Ils ne répondirent pas, mais leur silence témoignait d'une résolution inébranlable.

Le Régent les regardait toujours.

– Pourtant, dit-il, sans cet héritage de haine qui vous est transmis, vous pourriez être si heureux, mes enfants ! vous êtes jeunes, vous êtes beaux, vous vous aimez...

– Oh ! oui, dit la créature mystérieuse en passant ses deux bras au cou du chevalier.

– Vivre et mourir ensemble, c'est le bonheur, ajouta le chevalier.

– Écoutez-moi encore, poursuivit Philippe d'Orléans. Je suis Régent, j'ai pour quelques années encore le pouvoir suprême, mais le roi deviendra majeur et je ne serai plus rien, et si votre œuvre n'est pas accomplie alors, je ne pourrai plus vous sauver.

« Hâtez-vous donc et priez Dieu qu'il me conserve, car si je venais à mourir demain, mon héritage pourrait bien advenir à ce prêtre austère qu'on appelle M. de Fréjus et qui se montrerait d'autant plus sans pitié pour les sorciers, qu'il ne croit pas à la sorcellerie.

« Hâtez-vous donc ; puis, votre œuvre accomplie, quittez Paris, fuyez le royaume et allez-vous-en en quelque coin du monde où vous puissiez vivre heureux.

En prononçant ces derniers mots, le Régent baisa la main de cette femme étrange, puis il s'appuya sur l'épaule du chevalier d'Esparron pour se lever, et quand il fut debout, il leur dit encore :

– Adieu, mes enfants, et Dieu vous garde !

– Monseigneur, dit alors le chevalier, je vais vous reconduire.

– Par le même chemin ?

– Oh ! non. Venez. Maintenant que Votre Altesse sait tout, à quoi bon le merveilleux ?

– Adieu, monseigneur, dit la jeune femme qui, à son tour, prit la main du Régent et la baisa.

Alors le chevalier écarta un rideau de feuillage et le prince se trouva au seuil d'une autre salle d'une décoration toute différente, et qui n'avait plus rien d'oriental.

Le chevalier fit traverser cette salle au Régent, puis après elle un corridor, puis gravir un escalier, et enfin, ils se trouvèrent dans un vestibule sombre, garni de vieilles boiseries.

Au fond de ce vestibule d'Esparron ouvrit une porte.

Alors une bouffée d'air vif et froid frappa le Régent au visage, et il se trouva dans la rue.

Une rue étroite, bordée de maisons hautes et noires.

– Ah ! ah ! dit-il, est-ce par hasard la rue de l'Hirondelle, cela ?

– Oui, monseigneur.

– Et la maison d'où nous sortons ?...

– Est celle, fit le chevalier en souriant, dans laquelle on vit entrer la vieille femme et le bouc, le soir du supplice.

– Et vous osez rester ici ?

– Monseigneur, dit froidement le chevalier, toute la police du cardinal Dubois, le compère de Votre Altesse, fouillerait cette maison de fond en comble, qu'elle ne trouverait rien.

– Pas même la grotte des Nymphes ?

– Pas plus la grotte que le canal souterrain par lequel nous sommes venus.

– Je le souhaite pour vous, dit le Régent.

Il poussa un soupir, puis il s'enveloppa dans son manteau, et tous deux se dirigèrent vers la rue Gît-le-Cœur, qui, parallèle à celle de l'Hirondelle, descendait vers la rivière.

Le lendemain matin, le cardinal Dubois pénétra de bonne heure dans le cabinet du Régent.

Le prince, levé depuis longtemps, travaillait.

– Ah ! te voilà compère ? dit-il.

– Oui, monseigneur, Votre Altesse n'a-t-elle pas eu le cauchemar ?

– Aucunement, compère.

– Cependant le récit de mon vieux parent ?...

Le Régent fronça le sourcil.

– Écoute, Dubois, fit-il. Veux-tu que je te donne un bon conseil ?

– Parlez, monseigneur.

– Ton parent est logé rue de l'Arbre-Sec, n'est-ce pas ?

– Oui.

– Va le voir.

– Bon.

– Mets-le dans une chaise de poste.

– Après ?

– Et renvoie-le dans ses terres.

– Mais, monseigneur...

– En lui disant que s'il tient à vivre vieux, l'air des champs vaut mieux pour lui que celui de Paris. C'est tout ce que je puis te dire.

Et le Régent congédia Dubois d'un geste qui signifiait : Tu ne sauras rien autre chose.

XIV

Revenons un peu en arrière, maintenant, et suivons le marquis de la Roche-Maubert quittant le Palais-Royal.

De même qu'il y a des volcans couronnés de neige, il est des vieillards qui ont gardé sous leurs cheveux blancs toute la fougue, toutes les ardeurs de la jeunesse.

Tel était le marquis de la Roche-Maubert.

Après une jeunesse orageuse passée à la cour du grand roi, le marquis s'était retiré en province.

Une jeune femme qu'il avait beaucoup aimée, une grande fortune, lui avaient fait oublier pendant un certain temps Paris et Versailles.

Mais, un matin, le patriarche s'était éveillé veuf, avec des fils mariés et vivant loin de lui.

Alors le jeune homme avait reparu dans le vieillard, et il s'était dit :

– Mes fils n'ont pas besoin de moi ; je suis vert encore, j'ai pour le moins vingt ans de vie : allons nous amuser un peu à la cour.

Comment Dubois, ce laquais devenu cardinal, était-il le parent du noble marquis de la Roche-Maubert ?

C'était incompréhensible à première vue ; mais, en cherchant bien, on trouvait que le père dudit Dubois avait épousé une demoiselle aussi pauvre que noble et qui était petite cousine du marquis.

Ce dernier, qui avait longtemps fait fi d'une semblable parenté, s'en était souvenu lors de ce retour de jeunesse inattendu.

Dubois était cardinal, premier ministre, ami du Régent, et le marquis s'était dit :

– Voilà un homme qui semble fait tout exprès pour m'appeler son cousin.

Donc le marquis était venu à Paris ; il avait vu Dubois, il lui avait ouvert sa bourse, et, Dubois qui était toujours endetté avait accepté sans scrupule.

Voilà comment le marquis de la Roche-Maubert s'était trouvé l'un des commensaux du Régent cette nuit-là.

On sait le reste de l'aventure.

Le marquis s'était enivré dans ses propres souvenirs, puis, avec cet amour-propre que les vieillards partagent avec les enfants, il avait tenu à prouver au Régent que tout ce qu'il avait avancé était parfaitement vrai et que le chevalier d'Esparron était l'amant d'une femme vampire, d'une goule, comme on disait alors.

Car, à cette époque, le vampirisme avait déjà joué un grand rôle.

Les gens qui s'abreuvaient du sang humain n'étaient pas des êtres de pure invention, si l'on en croyait tous les bruits de la ville et de la cour, et on citait même un prince du sang, qui ne devait sa beauté et sa vigueur qu'à des bains tièdes mélangés de sang de taureau et de sang humain.

Les princes aussi jouaient un rôle, en dépit du scepticisme qui régnait à la cour.

Il n'y avait pas un quartier de Paris qui ne renfermât deux ou trois alchimistes essayant de faire de l'or, et pour le moins une sibylle qui voyait l'avenir à travers une carafe ou dans un reste de marc de café.

Cela explique donc le succès qu'avait eu le récit du marquis, succès encore augmenté par l'arrivée du chevalier d'Esparron.

Mais le triomphe même avait eu pour le vieillard des suites funestes.

Après avoir endormi le chevalier, après avoir mis son cou à nu et montré la piqûre du vampire, le marquis avait pris le médaillon et l'avait montré au Régent.

Ce médaillon représentait cette créature idéale de beauté que le marquis accusait de s'être gorgée de sang humain, qu'on avait brûlée, il y avait quarante ans, et qui cependant ressuscitée de ses cendres, était toujours jeune et toujours belle.

Et le marquis, en contemplant ce médaillon, avait senti comme une tempête d'amour monter de son cœur à son cerveau, et il s'était dit, en descendant ce petit escalier dans lequel monseigneur Philippe d'Orléans l'avait poussé :

– Il faut que je la retrouve, il faut que je la revoie... et, si elle veut, je l'épouserai.

Il s'en allait donc, la tête brûlante, les yeux enflammés, son vieux cœur bondissant dans sa poitrine, et il se disait, tout en longeant la rue Saint-Honoré :

– Je vois bien pourquoi le Régent m'a ordonné de me tenir tranquille et de ne point bouger de mon hôtellerie.

« Le Régent s'est épris du portrait, et comme il est le premier personnage du royaume, que rien ne lui doit résister, ni faire obstacle, il trouvera bien le moyen d'envoyer le chevalier à la Bastille, comme il m'enjoint déjà de ne pas sortir de l'hôtellerie de la Pomme-d'Or. Mais... nous verrons bien...

Et ce vieillard qui était loin d'avoir la sagesse d'un Nestor, s'en allait d'un pas leste et gaillard, le nez dans son manteau, le feutre sur l'oreille, faisant sonner contre les murailles le fourreau d'acier de son épée.

À pareille heure de la nuit les rues étaient désertes.

Tant qu'il fut dans la rue Saint-Honoré, le marquis ne rencontra pas un chat.

Mais comme il tournait l'angle de la rue de l'Arbre-Sec, il s'arrêta un peu étonné, et force lui fut d'interrompre un moment son rêve d'amour.

La rue était bruyante, animée ; le populaire, qui aurait dû être couché depuis longtemps, s'y pressait avec curiosité et la porte de la Pomme-d'Or, l'hôtellerie où le marquis était descendu était littéralement assiégée par une foule empressée et curieuse.

Que signifiait donc tout cela ?

La Pomme-d'Or ne logeait que des seigneurs et des gentilshommes de province, ordinairement braves gens qui venaient solliciter, passaient leurs journées à Versailles, rentraient exténués et se couchaient de bonne heure.

Quand le couvre-feu sonnait, il était rare qu'on vît encore de la lumière à la Pomme-d'Or.

Et cependant cette nuit-là les vitres de l'hôtellerie flamboyaient ; les fourneaux étaient allumés, la broche tournait, une armée de marmitons allait et venait au milieu d'eux ; César le Borgne, – tel se nommait l'hôtelier, – donnait des ordres avec le calme et la dignité d'un général en chef sur le champ de bataille.

– Que diable est-ce que tout cela ? s'écria le marquis de plus en plus surpris.

Il se fit faire place, il donna des coups de plat d'épée, parla haut, força des coudes, s'ouvrit un passage et finit par entrer dans l'hôtellerie.

Alors, il vit au coin du feu, assis sur un escabeau, un homme d'environ cinquante ans, portant une riche livrée or et écarlate, qui paraissait surveiller avec attention tous ces préparatifs.

César le Borgne lui dit :

– Monsieur le marquis, vous m'excuserez, mais je crains bien que vous ne dormiez pas cette nuit. Vous voyez quel remue-ménage.

– Qu'est-ce donc ? dit le marquis.

– Monsieur que voilà, dit l'hôtelier en montrant l'homme à la livrée écarlate, monsieur est l'intendant du prince margrave de Lansbourg-Nassau.

– Ah ! fit le marquis.

– Et son noble maître, qu'il ne précède que de quelques heures, est sur le point d'arriver avec toute sa suite, et il me fait l'honneur insigne de descendre chez moi. Il vient, dit-on, pour se marier.

– C'est donc un jeune homme ?

– Non, il a soixante et dix ans, répondit l'intendant, muet jusque-là.

– Bon ! pensa le marquis, je ne suis donc pas le seul fou de cet âge.

Et il regarda curieusement l'intendant.

XV

Certes, le personnage que regardait le marquis était bien digne, après tout, d'attention.

C'était un petit homme au profil anguleux, au front chauve, aux dents jaunes, dont les yeux gris pétillaient de malice et dont les lèvres minces étaient armées d'un sourire moqueur et sardonique.

– Ah ! ah ! dit-il en regardant le marquis, cela vous étonne, n'est-ce pas, que mon noble maître se veuille marier à soixante et dix ans ?

« Cela vous étonnera bien plus encore quand vous l'aurez vu.

« Il est chétif, il est courbé, il tient à peine sur ses jambes, et il ne sort pas quand il fait du vent, de peur d'être renversé.

– Voilà, pensa le marquis, un excellent serviteur et qui fait tout à fait bien les honneurs du physique de son maître.

– Mais il est si riche, le prince margrave, poursuivit le petit homme, que les filles à marier se l'arracheront... vous verrez ça...

– Comment ! fit le marquis, votre maître ne vient donc pas pour épouser une femme choisie à l'avance ?

– Que nenni ! répliqua l'intendant ; mon maître veut choisir. Il va mettre sa main aux enchères. La plus jeune et la plus belle l'emportera. Un bel enjeu, ma foi !

Et le petit homme riait d'un si bon cœur que le marquis lui dit :

– Est-ce que vous plaisanteriez aussi agréablement en présence de votre maître ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, répondit le petit homme. Il ne se fâche jamais avec moi, et j'ai pouvoir de tout lui dire. D'abord, il ne fait que ce que je veux...

– Vous êtes un heureux intendant, dit le marquis avec un sourire.

– C'est moi qui lui ai donné le conseil de se marier.

– Vous ?

– Parbleu. Que voulez-vous qu'il fasse tout seul ? Et puis, il n'a pas d'héritier.

– Et il est probable qu'il n'en aura pas, s'il est aussi décrépit que vous le dites.

– Bah ! qui sait ? railla le petit homme. Vous connaissez le proverbe, monsieur : Dieu est grand.

Et il se mit à rire de plus belle.

– Mais, attendez donc, fit le marquis dont la mémoire se rafraîchissait singulièrement cette nuit-là, il me semble que je l'ai connu autrefois, votre prince margrave ?

– C'est fort possible.

– Il a vécu à la cour de France ?

– Oh ! une année seulement.

– À quelle époque ?

– Il y a tant d'années que je ne saurais vous le dire au juste, mais c'était celle où on brûla en place de Grève une sorcière qui, disait-on, se nourrissait de sang humain.

Le marquis tressaillit de nouveau, et ses souvenirs s'éclaircirent de plus en plus.

L'intendant, le petit homme à la livrée écarlate, continuait de sourire, et attachait sur le marquis un regard qui semblait vouloir dire :

– Je vous raconterais bien autre chose, si vous le vouliez...

Ce regard fut sans doute compris du marquis, car il fit une chose inouïe pour ce temps-là.

Il prit une chaise et il alla s'asseoir, lui, le gentilhomme, l'homme de race, à côté de ce laquais.

– Oui, oui, poursuivit-il, du ton qu'il eût employé avec un égal, je me souviens parfaitement maintenant. Le prince margrave de Lansbourg-Nassau ? Mais je ne connais que cela !

– C'est bien possible, répéta le petit homme.

– Est-ce que vous étiez à son service alors !

– Moi, non, je n'avais pas dix ans, mais mon père...

– Ah ! ah ! Il était l'ami du comte d'Auvergne, n'est-ce pas ?

– Oui, certes.

– Et du baron de V..., un personnage fort important, en ce temps-là ?

– Précisément.

– Et vous dites que votre maître est riche ?

– Fabuleusement riche.

– C'est singulier, murmura le marquis.

Le petit homme souriait toujours.

– Ah ! fit-il, je sais bien ce que vous allez me dire. Au temps dont nous parlons, le margrave n'avait absolument que des dettes.

– Du moins, on le disait...

– La principauté de Lansbourg est grande comme la main, et mon maître a eu beau vouloir se rattacher par les femmes à la noble maison de Nassau, il était alors un très petit seigneur.

– C'est ce que j'allais vous dire, fit le marquis.

– J'ai ouï dire à mon père, poursuivit l'intendant à voix basse, que le margrave avait trouvé le moyen de faire de l'or.

– En vérité ?

– Mais chut ! fit l'intendant, ce n'est pas ici qu'on peut raconter ces choses-là.

– Cependant, dit le marquis avec un abandon et une familiarité qui flattèrent sensiblement l'intendant, j'aimerais assez les savoir.

– Logez-vous ici ?

– Vous le voyez.

– Où est votre chambre ?

– Au second étage. Elle porte le numéro 3.

– Eh bien, dit le petit homme, mon noble maître ne peut maintenant tarder d'arriver. Quand il sera venu, qu'il aura soupé, que je l'aurai mis au lit, j'irai vous dire bonsoir.

– Et vous me raconterez ?...

– Tout ce que vous voudrez.

Le marquis n'eut pas le temps de répliquer, car un grand bruit se fit dans la rue de l'Arbre-Sec.

On entendait retentir des coups de fusil, sonner de bruyants grelots, résonner sur le pavé le trot de plusieurs chevaux et un grincement de roues continue !...

C'était le prince margrave de Lansbourg-Nassau.

– Ma foi ! murmura le marquis, je ne suis pas curieux d'ordinaire, mais je veux voir ce personnage.

Et il se précipita vers le seuil de l'hôtellerie.

L'hôte et ses marmitons armés de torches environnaient la chaise de poste du margrave.

Un homme en descendit.

Il était de haute taille, mais tellement courbé qu'il paraissait petit.

Son front était chauve, son visage aussi jaune qu'une feuille de parchemin ; mais ses yeux avaient encore des éclairs et comme une expression fatale.

Le marquis rencontra son regard, et tout brave et si robuste qu'il fût encore, il eut froid au cœur...

– C'est un démon dans le corps décrépit d'un centenaire, murmura-t-il.

Et il éprouva sur-le-champ comme un sentiment de haine violente pour cet homme qui paraissait avoir déjà un pied dans la tombe.

XVI

Le prince margrave de Lansbourg-Nassau était suivi d'une véritable cour en miniature ; une quinzaine de personnes, pour le moins, l'accompagnaient.

Pages, écuyers, petits gentilshommes allemands, et avec eux une femme du nom d'Edwige.

Cette femme était une forte commère, haute en couleurs, d'une beauté masculine qui frisait la quarantaine.

Elle avait des dents blanches et pointues comme un animal carnassier, des lèvres lippues et sensuelles, des formes appétissantes et robustes.

Était-ce une cuisinière ou une grande dame ?

Ni l'un ni l'autre.

Madame Edwige, comme on l'appelait, était la femme de ce petit homme en livrée rouge et or qui prenait le titre d'intendant.

Cependant, pages et valets, hauts et bas gentilshommes de la suite du margrave lui témoignaient un respect servile qui semblait établir entre elle et le prince richissime tout au moins des relations mystérieuses, sinon la connaissance de quelque secret terrible sur lequel elle avait fondé toute sa puissance.

Le margrave était entré dans l'auberge, en homme habitué à tout fouler aux pieds.

D'abord il n'avait vu que l'hôtelier et ses marmitons et avait laissé peser, sur la foule des curieux assemblés à la porte, un de ces regards indifférents et pleins de mépris que les grands ont pour les petits.

Le vieux marquis de la Roche-Maubert demeurait assis tranquillement au coin du feu, et comme il était un peu dans l'ombre, le margrave ne le vit pas tout d'abord.

Il n'en fut pas de même de madame Edwige, qui s'approcha de l'intendant et, tout en demandant à celui-ci si tout était prêt pour la réception de leur seigneur et maître, regarda le marquis avec attention.

Le marquis avait sacrifié à sa curiosité tout son orgueil de gentilhomme.

Au lieu de demander sèchement qu'on le conduisît à sa chambre, il demeura pendant plus d'une heure à la même place, confondu avec les gens de la suite du prince.

Celui-ci s'était mis à table.

La cuisine, à cette époque, n'avait pas encore, dans les hôtelleries, abdiqué son importance en faveur de la salle à manger.

Celle-ci n'existait pas encore.

C'était dans la cuisine, auprès des fourneaux rutilants, en face de la cheminée à large manteau, sous lequel tournait une broche homérique, que les tables de gala étaient toujours dressées.

Cette nuit-là, César le Borgne, l'homme qui dirigeait les destinées de la Pomme-d'Or, avait fait deux tables.

L'une, plus haute, chargée d'argenterie et de cristaux, était réservée au margrave et ne supportait qu'un couvert.

L'autre était réservée à tous les gens de sa suite.

Le margrave se mit donc à table ; et seulement alors il aperçut le marquis de la Roche-Maubert, qui n'avait point bougé du coin de la cheminée.

Il attacha sur lui son petit œil diabolique, ses lèvres minces se plissèrent avec une nuance de dédain, et il appela César le Borgne.

L'hôtelier s'empressa d'accourir.

– Qu'est-ce que ce seigneur ? demanda le margrave de sa voix chevrotante.

Le marquis entendit la question, et il se chargea de répondre.

– Je suis, monsieur, dit-il, le marquis Paul de la Roche-Maubert, gentilhomme normand et ancien page du duc d'Orléans.

À ce nom, le margrave ne put réprimer un mouvement de surprise.

Évidemment, le marquis ne lui était pas inconnu.

– Vraiment ! monsieur, lui dit-il, c'est vous qui étiez page du duc.

– Oui, monsieur.

– Mais attendez donc...

Et le margrave regardait le marquis avec avidité.

Celui-ci s'était complaisamment avancé et il était maintenant en pleine lumière.

Le margrave les regardait toujours.

Très certainement, il cherchait à retrouver les traits du page sous les cheveux blancs du vieillard.

– Oui, oui, dit-il enfin, ce doit être vous. Je vous reconnais au regard, qui est resté jeune.

– M'avez-vous donc beaucoup vu, autrefois ? dit le marquis.

– Oui, plus que vous ne pensez.

– Ah ! ah !

– Mais il y a bien longtemps de cela...

– En effet, dit le marquis, je me rappelle vous avoir vu, moi aussi, en compagnie du comte d'Auvergne...

– Ah ! ah ! fit à son tour le margrave.

Et son œil eut un fauve éclair et un méchant sourire vint à ses lèvres.

– Vous étiez alors, monsieur, un fort beau cavalier, brun, grand, svelte, et les femmes raffolaient de vous.

– Hé ! hé ! ricana le prince, j'avais trente ans, j'en ai soixante et dix, il y a donc quarante années de cela.

Puis il salua de nouveau le marquis.

– Soupez donc avec moi, monsieur, lui dit-il. Vous me ferez un plaisir extrême.

– Et ce plaisir serait certainement partagé, répliqua courtoisement le marquis. Malheureusement, j'ai soupé.

– En vérité ?

– Chez monseigneur le Régent, ajouta M. de la Roche-Maubert.

– Au moins me ferez-vous l'honneur de boire un verre de malvoisie avec moi ?

– Oh ! de grand cœur.

Et le marquis, qui se trouvait d'aussi bonne souche que le margrave, en dépit de sa principauté, vint s'asseoir en face de lui et prit le verre qu'on lui offrait.

Le margrave voyageait sans doute avec ses vins, car, dès le commencement de son souper, on avait tiré des vastes flancs de sa chaise de poste un immense panier rempli de bouteilles et de cruches de toutes formes.

Sur un signe de lui, l'intendant vêtu de rouge, qui se tenait constamment derrière son fauteuil, décoiffa une cruche de grès, pansue comme un moine, et après laquelle pendaient encore quelques toiles d'araignée.

Puis il versa au margrave d'abord, au marquis ensuite, un vin plus jaune que l'ambre.

Selon le vieil usage, le margrave but la première gorgée, puis il choqua son verre à celui de son hôte.

– En vérité ! dit-il, je suis très aise de vous rencontrer, marquis.

– Et moi aussi, prince, répondit M. de la Roche-Maubert.

– Hé ! hé ! reprit le margrave, je vous dois plus que vous ne pensez, savez-vous ?

– À moi ?

– À vous.

– Quel est donc cette énigme, prince ?

Le margrave fit de nouveau emplir son verre, et le vida d'un trait.

– À l'époque où nous nous sommes vus à Versailles, je n'étais pas riche, dit le margrave.

– Ah !

– Aujourd'hui j'ai assez d'or pour acheter Paris et le reste du royaume.

– Eh bien ?

– Eh bien ! c'est à vous que je le dois.

– Vous plaisantez, prince ?

– Mais non... mais non... ricana le margrave. Seulement je ne puis pas m'expliquer... mais je dis la vérité, croyez-le bien...

Et, comme il parlait ainsi, madame Edwige, jusque-là silencieuse, se leva de l'autre table et vint se placer en face du margrave, en lui disant :

– Vous allez vous faire du mal en parlant si longtemps, monseigneur.

Et le margrave baissa les yeux sous le regard de la mégère, et balbutia quelques mots inintelligibles pour le marquis.

XVII

Tout ce qui se passait dans l'hôtellerie de la Pomme-d'Or depuis une heure, tout ce qu'il voyait et entendait, depuis la promesse de confidences que lui avait faite l'intendant, jusqu'à cet aveu du margrave disant qu'il lui devait son immense fortune, tout cela surprenait si fort le marquis de la Roche-Maubert qu'il avait presque oublié le médaillon, et le chevalier d'Esparron et la femme vampire.

Mais il n'était pas au bout de ses étonnements.

Madame Edwige fit un signe à l'intendant, son mari.

L'intendant, qui paraissait devant elle aussi petit garçon que le margrave, s'empressa de courir au panier de vins.

Il y prit une petite fiole en verre de bohême et à fermoir d'or ciselé...

Puis il le tendit à madame Edwige.

Le margrave leva un œil timide sur la mégère :

– Déjà ? fit-il.

– Oui, répondit-elle. Vous avez voyagé aujourd'hui une partie de la journée et vous êtes encore plus las que de coutume.

– Mais non, balbutia le vieillard, je ne suis pas aussi fatigué que tu le crois, ma bonne Edwige, et je te dirai même que la vue de M. le marquis me ragaillardit étrangement.

– Alors, dit sèchement madame Edwige, vous renoncez à vous marier, sans doute ?

– Mais non... mais non... Ah ! c'est juste...

Et ce sourire cruel, que le marquis avait déjà remarqué, reparut sur ses lèvres.

Puis il se tourna vers M. de la Roche-Maubert.

– Oui, oui, dit-il, je viens à Paris pour me remarier.

– En vérité !

– Je chercherai une jeune fille, belle et sage.

– Et vous la trouverez certainement, répondit le marquis avec une pointe d'ironie.

– Quand on est aussi riche que moi, on trouve tout ce qu'on veut, dit le margrave.

– Même la jeunesse, dit madame Edwige. Allons, monseigneur, tendez votre verre.

– Adieu, marquis, fit le vieillard... bonsoir... nous nous reverrons demain.

Avant que M. de la Roche-Maubert eût eu le temps de demander l'explication de ces bizarres paroles, le margrave avait tendu son gobelet à madame Edwige.

Celle-ci y vida le contenu de la fiole en verre de Bohême.

Alors le marquis eut l'explication de cet adieu que venait de lui dire le margrave ; car, à peine celui-ci eut-il vidé son verre, qu'il se renversa brusquement en arrière.

Puis ses yeux se fermèrent et tout son corps garda dès lors l'immobilité de la mort.

Et comme le marquis laissait échapper un geste d'étonnement, la mégère lui dit :

– Cela vous étonne, n'est-ce pas ?

– En effet, dit le marquis.

– Eh bien ! écoutez et vous comprendrez. Cet homme est usé, complètement usé ; sa vie tient à un souffle, et les médecins qui le soignent, dans sa principauté, ne parviennent à lui conserver la vie qu'en le plongeant dans de longues léthargies.

« Il va maintenant dormir deux jours et deux nuits de suite.

« Quand il s'éveillera, vous ne le reconnaîtrez plus, car il aura reconquis une jeunesse factice pour quelques heures.

Sur ces mots, madame Edwige fit un nouveau signe, non plus à son mari l'intendant, mais à deux jeunes pages, qui se levèrent aussitôt de table et vinrent prendre le margrave à bras-le-corps.

César le Borgne, qu'on avait prévenu sans doute de toutes ces singularités, prit un flambeau et se dirigea vers l'escalier qui partait du fond de la salle et conduisait aux étages supérieurs.

Les pages, portant leur seigneur endormi, le suivirent.

Puis madame Edwige ferma la marche.

Seulement, elle se pencha à l'oreille de l'intendant, son mari, et lui dit quelques mots en allemand.

Et ces mots firent tressaillir le marquis de la Roche-Maubert, car il avait servi autrefois dans les armées que le prince Eugène avait si longtemps tenues en échec, et il comprenait parfaitement la langue germanique.

Or madame Edwige avait dit à son mari :

– Maintenant, Conrad, tu peux aller rue de l'Hirondelle !

Et le marquis sentit un nouveau jour se faire dans son esprit, un dernier voile qui obscurcissait son cerveau se déchira, et il se souvint que le jour où on avait brûlé la sorcière de la rue de l'Hirondelle, un homme était au premier rang des spectateurs qui entouraient le bûcher.

Cet homme, il se le rappelait parfaitement maintenant.

C'était le margrave de Lansbourg-Nassau.

Un homme était avec lui, un homme déjà vieux, mais dont le visage avait une expression d'étrange méchanceté.

La sorcière, au moment où elle monta sur le bûcher les regarda avec une expression de mépris et de colère.

Elle leur eût certainement montré le poing, si ses deux bras n'eussent été liés au poteau sinistre que des flammes commençaient à environner.

Et le marquis se souvint encore que ces deux hommes demeurèrent là jusqu'au moment où la sorcière ne fut plus qu'un monceau de cendres.

Alors le margrave et son compagnon s'en étaient allés, et le premier avait murmuré :

– Maintenant, nous sommes tranquilles, l'avenir et le monde sont à nous.

Et le marquis de la Roche-Maubert demeura si longtemps absorbé par ces bizarres souvenirs, qu'il ne s'aperçut pas que tout le monde était allé se coucher, à l'exception de Conrad l'intendant.

Celui-ci était sorti sans bruit.

– Il m'a promis de me raconter des choses étranges, pensa le marquis, je l'attendrai...

Puis il monta dans sa chambre.

Mais au lieu de se mettre au lit, il ouvrit sa fenêtre et s'y accouda pour guetter le retour de l'intendant, que madame Edwige avait chargé d'un mystérieux message pour la rue de l'Hirondelle.

XVIII

Il s'écoula plus d'une heure.

Le marquis de la Roche-Maubert attendait toujours, penché en dehors de sa fenêtre et l'œil fixé sur la rue de l'Arbre-Sec.

La rue était maintenant déserte.

Quand ils avaient vu les lumières s'éteindre une à une dans l'auberge, les bons bourgeois que la curiosité avait d'abord ameutés à la porte s'étaient éloignés un à un.

Les sergents de police en faisant leur ronde avaient balayé les retardataires.

Donc la rue était déserte et silencieuse, le vieux marquis de la Roche-Maubert attendait le retour de l'intendant, et, tout en attendant, le bonhomme songeait.

On le sait, sa tête était verte et sa cervelle légère, en dépit de la neige qui les recouvrait.

Ce nom de la rue de l'Hirondelle venait de plonger le marquis dans le vaste domaine des suppositions, et son imagination jalouse l'emporta bientôt dans des sphères fantastiques.

D'abord il revint à son rêve d'amour ; c'est à dire à cette femme qui triomphait de la mort, qui ressuscitait au milieu des cendres d'un bûcher, et, plus belle, plus jeune que jamais, tournait la tête au chevalier d'Esparron.

Mais ce rêve qui lui fit oublier un moment le margrave se compliqua tout à coup de ce nouveau personnage. C'est à dire qu'ayant entendu madame Edwige dire à son mari : Va-t'en rue de l'Hirondelle ! – le marquis ne douta pas un seul moment que ce fût ailleurs que chez la femme immortelle que l'intendant vêtu de rouge eût une mission à remplir.

Or quelle pouvait être cette mission ?

Le marquis devina ou crut deviner.

Le margrave venait à Paris pour se marier.

Il y avait, rue de l'Hirondelle, une femme merveilleusement belle, et c'était à elle qu'il songeait.

La chose parut même si simple à M. de la Roche-Maubert, que, tout d'abord, il songea à mettre son épée sous son bras, à descendre à l'étage inférieur, à pénétrer chez le margrave, et à le tuer sans vergogne.

Cependant, un éclair de raison traversa son cerveau, juste à temps pour l'empêcher de donner suite à ses projets insensés.

Il se souvint que le margrave avait assisté à l'exécution de la femme immortelle, et qu'il avait paru s'en réjouir, et que, par conséquent, en admettant qu'il eût conservé des relations avec cette créature qui se riait des flammes et de la mort, rien ne prouvait qu'il l'aimât et voulût l'épouser.

Donc, le marquis de la Roche-Maubert remit son épée sous son traversin et alla se replacer à la fenêtre, attendant toujours l'intendant.

Bientôt un bruit de pas se fit à l'entrée de la rue, du côté de la rivière.

La nuit était obscure, et le marquis eut d'abord quelque peine à reconnaître un homme qui s'avançait le nez dans son manteau.

Mais il y avait deux lanternes qui éclairaient la rue, et cet homme ayant passé sous l'une d'elles, le marquis n'eut plus de doute.

C'était bien l'intendant.

– Pourvu qu'il n'oublie pas le rendez-vous qu'il m'a donné ! pensa le bouillant marquis.

Il ferma la fenêtre, et il attendit.

Quelques minutes s'écoulèrent encore, puis on frappa deux coups discrets à la porte.

M. de la Roche-Maubert courut ouvrir.

– Est-ce vous ? dit-il tout bas.

– C'est moi, dit l'intendant.

– Attendez que je rallume une bougie.

– Oh ! non, c'est inutile, fit le bonhomme à voix basse. Edwige me croit encore dehors et je suis monté tout doucement.

Le marquis conclut de ces mots que l'intendant redoutait autant que le margrave la terrible madame Edwige :

– Comme vous voudrez, dit-il.

Et il avança un siège à l'intendant et s'assit lui-même sur le pied de son lit.

Une question bouillonnait dans la gorge de M. de la Roche-Maubert.

Il avait bien envie de dire à l'intendant : « Mais qu'êtes-vous donc allé faire rue de l'Hirondelle ? »

Un sentiment de vulgaire prudence l'en empêcha.

– Sachons d'abord ce qu'il m'a promis de me raconter, pensa-t-il, nous verrons après.

Et, dominant son émotion jalouse, rendant à sa voix le calme qu'il seyait à son âge, il dit à l'intendant :

– Ainsi donc, cher monsieur Conrad, vous avez des choses curieuses à me raconter ?

– Très curieuses, monsieur le marquis.

– Touchant votre maître le margrave ?

– Naturellement, mais, reprit Conrad en baissant la voix, j'eusse hésité peut-être, malgré ma promesse, si je n'avais vu monseigneur reconnaître monsieur le marquis.

– Ah ! ah !

– Et si je ne l'avais entendu dire : « Je vous dois ma fortune. »

– Ah ! c'est juste, dit le marquis, il a dit cela.

– Certainement il l'a dit.

– Le margrave serait-il fou ou bien se moquait-il de moi ?

– Ni l'un, ni l'autre ?

– Comment ?

– Monseigneur a dit la pure vérité.

– Ah ! par exemple !

– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.

– Mais...

– Il est impossible, reprit Conrad, que monsieur le marquis manque de mémoire au point d'oublier certaine sorcière qu'on brûla en place de Grève ?

– Certes non, je ne l'ai pas oubliée.

– Eh bien, c'est parce qu'on a brûlé la sorcière que mon maître est si riche.

– Ah ! bah !

– Et comme c'est sur la dénonciation de monsieur le marquis que la sorcière a été brûlée...

Un nuage passa sur le front du marquis.

– Ah ! vous savez aussi cela ? fit-il.

– Dam ! répondit l'intendant, sans cela, conterais-je mes petites affaires à monsieur le marquis ?

– Eh bien ! continuez, je vous écoute.

Et le marquis essuya quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.

XIX

L'obscurité, nous l'avons dit, régnait dans la chambre où se trouvaient le marquis de la Roche-Maubert et l'intendant.

Mais, à l'accent sarcastique de ce dernier, on devinait que son visage devait avoir une expression infernale.

– Monsieur le marquis, dit-il, la chose n'est pas commune, n'est-ce pas ? Un serviteur qui parle de son maître aussi peu révérencieusement que moi ?

– En effet, dit le marquis, cela n'est pas très fréquent ; mais continuez, de grâce, cher monsieur Conrad.

– Je ne veux pourtant pas que vous me jugiez mal, monsieur, et c'est pour cela que je vais tout de suite vous dire que l'histoire que je vais vous raconter, je la tiens de mon père.

– Ah !

– Mon père était comme moi au service du margrave, et il m'a laissé des mémoires.

– Eh bien, fit le marquis avec impatience, voyons les mémoires de monsieur votre père.

– Je commence donc. Mon père et le margrave étaient à peu près du même âge.

« Ils arrivèrent ensemble à Paris, et comme le margrave était pauvre comme Job, tout serviteur qu'il était, mon père était un peu son ami.

« Ils venaient à Paris, le prince pour revendiquer certaine indemnité de guerre qui avait été stipulée, en faveur de la famille à la suite de la guerre de Trente ans, mais qui n'avait jamais été payée ; mon père, s'attachant à la mauvaise fortune de ce souverain sans souveraineté et espérant des jours meilleurs.

« Au bout de six mois de démarches de toute nature, le prince margrave de Lansbourg-Nassau n'avait encore rien obtenu.

« Il avait vu les ministres qui l'avaient renvoyé au roi et le roi qui l'avait renvoyé à ses ministres.

« Les écus devenaient rares dans sa bourse, et le jour où cette bourse serait complètement à sec était proche.

« Mais, un matin, le prince, qui était sorti de très bonne heure, revint à la méchante auberge où il logeait et où on lui avait fait comprendre qu'on ne pouvait plus le garder ; tout rayonnant de joie et d'espoir, il frappa sur l'épaule de mon père et lui dit :

« – Nous allons devenir riches.

« Mon père crut que la fameuse indemnité de guerre allait être payée ; mais il n'en était pas question.

« Il s'agissait bien de cela en vérité !

« Et cependant le prince tira de son escarcelle une pile de louis et il paya ce qu'il devait à l'auberge, à la grande joie et à la courte honte de l'hôtelier qui lui avait refusé crédit.

« Puis il commanda à mon père de réunir leurs hardes, de fermer leurs valises et de s'apprêter à partir.

« Mon père demanda s'ils quittaient Paris ; mais le margrave ne lui répondit pas.

« Ils attendirent la nuit.

« Quand le couvre-feu fut sonné, tous deux quittèrent l'hôtellerie à pied.

« Mon père portait les valises sur son dos et le prince ne dédaigna pas de se charger de quelques menus paquets.

« Ils descendirent ainsi jusqu'au bord de l'eau.

« Là, le prince mit deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet.

« Alors une barque se détacha de la rive opposée, traversa lentement le fleuve et vint accoster à leurs pieds.

« Cette barque était montée par deux hommes dont le visage était couvert d'un loup de velours noir.

« Sans doute qu'ils attendaient le prince et son compagnon, car ils ne dirent pas un mot, et aussitôt que ceux-ci furent embarqués, ils poussèrent au large.

« Mon père voulut encore demander où ils allaient ; mais le prince lui imposa silence, et la barque descendit au fil de l'eau.

« Une demi-heure après, elle passait sous le pont Saint-Michel et venait raser les murailles grises d'une vieille maison dont les assises plongeaient dans le fleuve.

« Alors, elle s'arrêta.

« En même temps, une fenêtre qui était presque au niveau de l'eau s'ouvrit.

« La fenêtre ouverte, le prince en enjamba l'entablement, et mon père le suivit.

« Ils se trouvèrent alors dans une obscurité profonde.

« Mais mon père entendit des chuchotements. Il crut distinguer comme une voix de femme et comprit que le prince était conduit par la main.

« Puis, une porte s'ouvrit devant eux.

« Alors la lumière succéda à l'obscurité, et mon père s'arrêta tout étonné.

« Il était au seuil d'une salle de dimensions ordinaires, mais entièrement ronde et voûtée.

« On eût dit qu'il se trouvait sous la coupole de quelque vaste édifice.

« Les murs n'avaient pas de fenêtre.

« Une lampe, qui descendait de la voûte, projetait autour d'elle une lumière douteuse.

« Cependant, à sa lueur, mon père put voir les objets environnants.

« Il aperçut des cornues, des alambics, un mouton vivant attaché au mur par une chaîne, une table chargée de vieux livres, de parchemins, et dans un coin, une autre table sur laquelle se trouvait un autre mouton.

« Celui-là avait été égorgé et son sang coulait goutte à goutte dans un bassin d'argent placé au dessous.

« À peine étaient-ils entrés qu'une femme parut.

« Elle était jeune, si on s'en rapportait à sa démarche et à sa tournure.

« Elle était belle, si on en jugeait par les boucles luxuriantes d'une chevelure blonde qui retombaient confusément sur ses épaules demi nues.

« Mais il était impossible de voir son visage, lequel était couvert d'un masque au travers duquel brillaient deux yeux d'un noir éclatant.

« Elle salua le prince d'un geste.

« Puis elle regarda mon père.

« – C'est le serviteur dont je vous ai parlé, dit-il.

« La femme masquée s'inclina.

« Alors le margrave se tourna vers mon père :

« – Hermann, lui dit-il ; nous sommes entrés dans le temple de la Fortune. Nous sortirons d'ici aussi riches que nous voudrons, mais nous jouons notre vie...

« – Ah ! fit mon père avec indifférence.

« – Nous serons les rois du monde ou nous serons brûlés vifs comme des sorciers, ajouta le prince. Si tu as peur, dis-le, et va-t'en.

« – Non, répondit mon père.

« Et il resta.

« – Après ? fit le vieux marquis de la Roche-Maubert que ce récit intriguait et qui se sentait intéressé au plus haut degré.

XX

M. de la Roche-Maubert écoutait avidement le récit de maître Conrad.

Celui-ci continua :

– Maintenant, monsieur le marquis, je vais vous dire en deux mots quelle était cette femme et ce que signifiaient les objets bizarres et les choses sanglantes qui l'entouraient.

« Mon père était entré, à la suite du margrave dans un laboratoire d'alchimie.

« Cette femme avait trouvé le moyen de faire de l'or.

– En effet, interrompit le marquis, je me souviens que lorsqu'on la jugea comme vampire, elle protesta de toutes ses forces et prétendit qu'elle n'avait jamais abusé du sang humain pour autre chose que pour ses préparations mystérieuses.

– Et elle disait vrai, monsieur le marquis.

– Est-il possible ?

– En deux mots, poursuivit Conrad, je vous aurai mis au courant de ce qui se passa réellement dans la maison de la rue de l'Hirondelle.

« Seulement, laissez-moi commencer par le commencement, c'est à dire vous raconter comment le prince et cette femme s'étaient rencontrés.

– Je vous écoute, fit le marquis.

– Deux jours auparavant, reprit Conrad, le prince margrave, en proie à une sombre tristesse, qui n'avait d'autre cause que l'insuccès de ses démarches et son dénuement presque absolu, était entré par hasard après avoir longtemps cheminé à l'aventure, dans une sorte de bouge au-dessus duquel pendait un rameau de houx.

« Ce cabaret, qui était au bord de l'eau, se trouvait presque désert lorsque le prince y entra, et une demi-obscurité y régnait.

« Le cabaretier apporta du vin dans un pot d'étain à ce client qu'il voyait pour la première fois, puis il retourna à son comptoir.

« Deux hommes du peuple, des mariniers sans doute, causaient à mi-voix à une table voisine de celle du prince.

« L'un d'eux disait :

« – Voici longtemps que la femme masquée n'est pas venue.

« – C'est vrai, répondait l'autre.

« – L'ouvrage ne va pas sur la rivière, reprit le premier et je ne serais pas fâché qu'elle vînt. Deux pistoles sont toujours bonnes à prendre.

« – Pardieu ! dit l'autre, il est vrai que pour ces deux pistoles nous lui donnons une bonne pinte de sang.

« – C'est encore vrai, ce que tu dis. Mais quand on est robuste comme nous...

« Cette conversation étrange frappa le prince margrave, et bien qu'il fût un noble seigneur, il ne dédaigna point de s'approcher de ces hommes et de les questionner.

« Ceux-ci ne firent pas grand mystère.

« – Monseigneur, lui dit le premier, car tout pauvre et tout râpé qu'il était, le prince avait grande mine, ce que vous voulez savoir est bien simple.

« Il vient de temps en temps ici une femme dont nous n'avons jamais vu le visage, mais qui est envoyée par un médecin.

« Ce médecin fait des expériences, paraît-il, et il a besoin pour cela de sang humain.

« Elle cherche, nous a-t-elle dit, un remède souverain contre une maladie considérée comme mortelle jusqu'à présent.

« – Et il lui faut du sang humain pour cela ?

« – Il paraît. Alors, de pauvres gens comme nous, qui ont bien de la peine à vivre, consentent moyennant deux pistoles, quelquefois à tendre leur bras.

« Cette femme tire de sa poche une lancette et une petite aiguière d'argent qu'elle a sous ses vêtements, nous fait une petite piqûre à l'avant-bras, nous soutire un peu de sang qui tombe dans l'aiguière et s'en va, après nous avoir payés.

« – Et vous vous laissez faire ? demanda le prince.

« – Il faut bien vivre, dit l'autre homme du peuple.

« – Mais une pareille chose est-elle donc permise ? fit encore le margrave.

« – Je ne sais pas. Mais nous n'y voyons pas de mal, nous.

« – Cependant de pareilles saignées doivent vous affaiblir énormément ?

« – Peuh ! comme vous le voyez, nous sommes robustes. Voilà plus d'un an qu'elle nous saigne à tour de rôle tous les quinze jours, et nous n'en sommes pas morts.

« L'autre ajouta, en soupirant :

« – Voici trois soirées de suite que nous l'attendons, mais elle ne viendra encore pas.

« – J'en ai peur, reprit le premier. Allons, ce sera pour demain.

« Et tous deux se levèrent.

« – Vous partez ? dit le prince.

« Ils firent un signe de tête, et comme le cabaretier s'approchait, celui qui avait répondu au prince tout d'abord, lui dit :

« – Camarade, nous n'avons pas un denier, et nous ne te paierons pas aujourd'hui. Ce sera pour demain.

« – Allez, dit le cabaretier, en homme qui a confiance dans ses pratiques.

« Le prince resta seul.

« Une âpre curiosité s'était emparée de lui. Il voulait voir cette femme qui faisait, argent comptant, commerce de sang humain.

« Son désir devait être satisfait.

« Il n'y avait pas un quart d'heure que les deux hommes du peuple étaient partis, que la porte du cabinet s'ouvrit et que la femme masquée entra.

« Elle était enveloppée dans un ample manteau qui dissimulait entièrement l'élégance de sa taille, et le masque qu'elle portait couvrait entièrement son visage.

« Voyant que les gens qu'elle cherchait sans doute n'étaient plus dans le cabaret, elle allait se retirer, lorsque le prince, s'étant levé, lui barra le passage.

« – Pardonnez-moi, dit-il, mais je désirerais causer une minute avec vous.

« Elle tressaillit, regarda cet homme qu'elle voyait pour la première fois, jeta un petit cri, voulut passer outre, et fut clouée au sol par une force invisible.

« Le prince était alors un homme d'à peine trente ans. Il était très beau, et beau de cette beauté fatale qui domine et fascine.

« Il exerça subitement sur la femme masquée une puissance magnétique absolue, et le fluide qui jaillissait de ses yeux la pénétra tout entière.

« – Que voulez-vous ? balbutia-t-elle toute tremblante.

« – Vous parler, dit-il, mais seul à seul, en secret.

« Et il la prit par le bras, l'entraîna au dehors, et elle le suivit sans résistance.

« Au dehors, c'était la berge du fleuve et la nuit noire.

« Cependant une lumière tremblotait sur l'eau et le margrave reconnut le falot d'une barque ; sans doute la barque qui avait amené la femme masquée.

« – Que me voulez-vous ? dit-elle alors toute tremblante.

« – Je m'appelle, répondit-il, le prince margrave Othon de Lansbourg-Nassau ; je suis plus misérable que les deux hommes que vous cherchez, et si vous voulez me tirer pour deux pistoles de sang, je suis à votre disposition.

« La femme masquée jeta un cri et elle chercha à lire dans les yeux du prince qui étincelaient dans la nuit, s'il ne se moquait pas d'elle ou ne lui tendait pas un piège.

XXI

– À partir de ce moment où le prince margrave avait offert son sang pour de l'argent à la femme masquée jusqu'à celui où mon père les vit en présence dans le laboratoire d'alchimie, il ne le sut jamais positivement.

« Mais il put le deviner par la suite.

« Le prince avait exercé tout à coup sur cette femme une mystérieuse fascination.

« L'avait-elle emmené ? C'est probable.

« Quand le prince et mon père vinrent s'installer rue de l'Hirondelle, elle l'aimait déjà passionnément, follement, et l'avait associé à sa fortune.

« Or, cette fortune consistait dans le secret que possédait cette singulière créature de faire de l'or.

« Un or vrai, pur, de bon aloi, et que tous les orfèvres de Paris avaient contrôlé sans hésiter.

« Cependant elle n'avait point révélé son secret tout entier.

« Le prince savait qu'il fallait du cuivre, du plomb, de l'étain, que ces trois métaux, mis en fusion dans un creuset, étaient additionnés d'une poudre mystérieuse qui leur servait de liaison ; mais il ne savait ni le nom de cette poudre, ni le moyen de se la procurer.

« Les trois métaux réunis devenaient, après trente-six heures de fusion, un seul et même bloc d'apparence brune et presque noirâtre.

« Il s'agissait alors de le clarifier.

« Pour cela, on le jetait tout brûlant dans un bain de sang de mouton ou de taureau, dans lequel on avait mélangé du sang humain pour un dixième environ.

« Or, sauf celui de la poudre mystérieuse, la fille alchimiste avait livré tous les autres secrets au prince, pour qui son amour était arrivé au paroxysme de la folie et du délire.

« Ainsi, au bout de huit jours, le prince savait que cette femme à laquelle il donnait le nom de Janine, poursuivait un plus noble but que celui d'avoir de l'or. Il lui en fallait beaucoup, elle voulait arriver à posséder des trésors immenses, mais pourquoi ?

« Pour venger sa race persécutée et proscrite durant un siècle, et frapper des ennemis puissants.

« Le prince savait encore que pour se procurer ce sang humain, Janine avait souvent à lutter contre des difficultés inouïes.

« On ne trouvait pas toujours des hommes de bonne volonté qui vendissent leur sang.

« Jusqu'au jour où elle rencontra le prince, Janine avait fait honnêtement ce métier, et la pensée d'un crime ne lui était jamais venue.

« Mais le prince, je vous l'ai dit, exerça sur elle une puissance irrésistible, une domination tellement fatale, qu'elle lui obéit aveuglément.

« Jusqu'alors, elle avait fabriquée pour cinq ou six mille livres d'or par mois.

« Cet or fabriqué, elle en faisait deux parts : l'une allait grossir la masse de ce trésor mystérieux qu'elle amassait pour sa vengeance.

« L'autre servait aux prodigalités du prince.

« Car, ne croyez pas, monsieur le marquis, reprit l'intendant Conrad, après quelques minutes de repos, ne croyez pas que le prince se soit enseveli tout vivant dans le laboratoire de Janine.

« Pendant un an, le prince, devenu riche tout à coup, éblouit Paris et Versailles de son luxe, se lia avec le baron de V... et le comte d'Auvergne, deux mauvais sujets, et, tandis que Janine travaillait pour lui, il se livra à tous les plaisirs.

« Janine, je vous l'ai dit, l'aimait avec furie.

« Le prince lui dit un jour :

« – Il me faut de l'or, beaucoup plus d'or que ce que tu m'en donnes.

« – Je n'en puis faire, cependant, qu'une certaine quantité, répondit-elle.

« – Pourquoi ?

« – Mais parce que c'est le sang humain qui nous manque.

« – N'est-ce que cela ? dit le prince en riant.

« À partir de ce jour, il se passa des choses horribles dans la maison de la rue de l'Hirondelle.

« On entendit de sourdes rumeurs dans Paris ; il fut question d'hommes disparus, d'enfants enlevés, de cadavres qu'on retrouvait dans les filets de Saint-Cloud et qui paraissaient avoir été saignés comme des porcs.

« Le roi reçut des plaintes, ordonna des enquêtes, mais la police ne découvrit rien.

« Le comte d'Auvergne, qui était prince du sang, protégea mystérieusement les égorgeurs.

« Et Janine faisait de l'or, beaucoup d'or.

« Alors le prince, qui ne l'aimait plus, lui dit encore :

« – Quand on est aussi belle que toi, on a du sang tant qu'on en veut.

« Et Janine, dès lors, joua le rôle de goule et de vampire, obéissant comme une esclave aux volontés de cet homme qui lui prenait son or et la forçait à vendre son honneur.

« Cependant, au milieu de cette folie, Janine conservait une lueur de raison.

« Elle ne voulait pas livrer le secret de la poudre mystérieuse qui opérait, en se dissolvant dans le creuset, le mélange des métaux et les transformait en or.

« – Ce secret n'est pas à moi, disait-elle ; on me l'a transmis et je dois le transmettre fidèlement à une personne qui n'est point à Paris, que je n'ai même jamais vue, mais qui est du même sang que moi, et qui continuerait mon œuvre, s'il m'arrivait malheur quelque jour.

« Janine ne voulait pas non plus livrer au prince la clef qu'elle portait jour et nuit à son cou.

« Cette clef était celle d'un coffre en acier de proportions colossales, qui était enfoui dans les caves de la maison de la rue de l'Hirondelle.

« L'or amoncelé par Janine pour son œuvre de vengeance l'emplissait.

« – Non, disait-elle, prends ce que je te donne, mais laisse-moi poursuivre mon œuvre.

« Et le prince avait employé vainement les menaces et les prières.

« Janine restait inébranlable.

« Un jour, le prince dit à mon père :

« – Si nous avions ce que contient le coffre d'acier, nous nous en retournerions en Allemagne.

« Je rachèterais ma principauté et tu serais mon premier ministre.

Ici le narrateur s'interrompit encore :

– Mille pardons, monsieur le marquis, dit-il, de vous avoir donné d'aussi longs détails, mais il faut bien que vous sachiez comment le prince margrave vous doit, en réalité, son immense fortune.

– Continuez, dit le marquis de la Roche-Maubert, qui écoutait avidement le récit de Conrad l'intendant.

XXII

Conrad reprit :

– Mon père était dévoué au prince, malgré ses crimes et son mauvais naturel.

« D'ailleurs il était devenu son complice dans la mystérieuse existence qu'ils menaient depuis près de deux ans.

« Par conséquent, il ne repoussa point l'idée qu'émettait son maître de retourner en Allemagne, de racheter la principauté de Lansbourg-Nassau et de se voir élevé à la dignité de premier ministre.

« Seulement il se permit des objections.

« La première était celle-ci :

« Le coffre d'acier était scellé dans le mur, et il eût fallu plusieurs personnes et des instruments pour l'en arracher.

« La seconde n'avait pas non plus une médiocre importance :

« La triple serrure du coffre avait été forgée à Milan au commencement du siècle dernier et il était non seulement impossible de la forcer, mais encore de l'ouvrir même avec la clef, car elle était pourvue d'un secret que Janine seule connaissait.

« Mais le prince n'était pas embarrassé pour si peu.

« – Ne crains rien, dit-il à mon père, je saurai bien forcer Janine à me livrer son secret.

« Mon père secoua la tête.

« – Vous a-t-elle jamais livré celui de la poudre mystérieuse ? fit-il.

« Le prince entra en fureur.

« – Nous verrons bien, dit-il ; je les aurai tous les deux. C'est une affaire de patience, voilà tout.

« Et, en parlant ainsi, le prince avait son idée, comme vous allez voir.

« Janine était Italienne d'origine ; elle avait un sang brûlant dans les veines, et la passion frénétique, que le margrave lui avait inspirée, en était la preuve.

« Cependant Janine n'aimait plus cet homme, qui l'avait forcée à commettre des crimes.

« Seulement elle subissait sa terrible et fatale influence, lui donnant autant d'or qu'il en désirait, et se soumettant comme une esclave à ses volontés les plus étranges.

« Il avait exigé qu'elle se servît de sa beauté pour attirer des victimes chez elle, et elle avait obéi encore.

« Là, peut-être, était le secret de cette lassitude pleine de dégoût qui avait remplacé, dans son cœur, l'ardent amour qu'elle avait éprouvé d'abord.

« Pourtant elle avait résisté à ses prières, à ses menaces, à tous les moyens de violence ou de séduction qu'il avait employés pour avoir son double secret.

« – Non, répondait-elle toujours, ces deux secrets ne sont pas à moi. Tuez-moi, si vous voulez, mais vous ne saurez rien.

« Il y avait plusieurs mois déjà que le margrave avait confié ses espérances à mon père, et il n'était pas plus avancé que le premier jour.

« Mais il ne se décourageait point.

« Pareil au tigre qui guette sa proie, il attendait.

« Qu'attendait-il donc ?

« Vous allez le voir. Janine attirait donc chez elle, de temps en temps, quand ils avaient besoin de sang humain pour leur infernal creuset, tantôt un petit gentilhomme de province, nouvellement arrivé et inconnu encore à Paris ; tantôt un page, un soldat ou un clerc du pays Latin.

« Le malheureux s'endormait, ivre de toutes les ivresses, et ne se réveillait pas.

« Son sang recueilli, le cadavre allait rejoindre d'autres cadavres dans la Seine.

« Mais, un jour, il arriva que Janine se révolta.

« Son cœur, muet depuis qu'elle n'aimait plus le margrave, parla tout à coup, battit à outrance, et elle se prit à aimer un jeune et beau gentilhomme qu'elle avait, comme les autres, traîtreusement attiré chez elle.

« Quand, à la fin d'une nuit d'orgie, le malheureux se fut endormi, mon père et le prince entrèrent, comme de coutume, armés, l'un, du coutelas avec lequel ils égorgeaient leurs victimes, l'autre de l'aiguière d'argent destinée à recueillir son sang.

« Alors Janine jeta un cri ; elle se mit aux genoux du prince, elle pleura, supplia, demandant grâce pour le gentilhomme endormi.

« Le prince riait comme un démon.

« Janine couvrait le gentilhomme de son corps, elle s'arrachait les cheveux, elle se tordait les mains.

« Quand son désespoir fut arrivé au paroxysme, le prince lui dit :

« – Si tu veux que je lui fasse grâce, dis-moi ton secret.

« Janine était vaincue.

« Pour sauver le gentilhomme, elle aurait consenti à être déchiquetée par lambeaux avec des tenailles rougies.

– Ainsi donc, interrompit le marquis de la Roche-Maubert, qui essuyait de temps en temps son front que mouillait une sueur glacée, ainsi donc, Janine livra le secret du coffre d'acier ?

– Oui, monsieur.

– Et celui de la poudre brune ?

– Pareillement.

– Et le gentilhomme vécut ?...

– Sans doute.

Le marquis parlait avec une émotion profonde.

– Attendez donc, reprit Conrad, je n'ai point fini. Quand Janine eut livré son secret, le prince lui dit :

« – C'est bien. Tu m'as donné une marque de confiance : je n'en abuserai pas.

« Et il reprit sa vie accoutumée de débauches et de plaisirs et ne parla plus à mon père de retourner en Allemagne en emportant l'or de Janine.

« Celle-ci, pendant ce temps, aimait son petit gentilhomme et négligeait de faire de l'or.

« Puis, un jour, le petit gentilhomme disparut.

« Alors le prince dit froidement à mon père :

« – J'avais d'abord songé à tuer Janine. Mais c'est tout à fait inutile.

« – Pourquoi ?

« – Elle s'est tuée elle-même.

« – Comment cela ?

« – En aimant l'homme qui doit la perdre.

« – En effet, monsieur, ricana Conrad en terminant son récit, Janine devait être arrêtée, jugée et brûlée vive, sur la dénonciation de l'homme qu'elle avait arrachée à la mort... car cet homme vous n'en doutez pas maintenant, c'était vous !...

Le marquis de la Roche-Maubert jeta un cri, cacha son visage dans ses mains et des larmes jaillirent au travers de ses doigts...

Conrad riait d'un petit rire sec et moqueur et disait :

– Pauvre Janine ! elle n'a pas eu de chance.

XXIII

– Monsieur le marquis, reprit Conrad, je n'ai point encore fini. Permettez-moi donc de continuer.

– Parlez, répliqua le marquis d'une voix sourde.

– On brûla donc la sorcière, à la suite de votre dénonciation, poursuivit Conrad.

« Le margrave et moi, nous demeurâmes sur la place de Grève jusqu'à la fin du supplice.

« La pauvre femme s'était vantée d'être immortelle. Cependant les flammes l'environnèrent, et elle jeta des cris de douleur ; puis, la fumée monta, tourbillonna, l'enveloppa toute entière. On entendit encore ses cris...

« Puis ses cris cessèrent...

« Et quand la flamme domina la fumée, on ne vit plus qu'un corps calciné.

« Janine avait vécu.

« Alors le margrave dit à mon père :

« – L'or est à nous, et le secret aussi.

« Et ils se glissèrent hors de la place, et prirent le chemin de la rue de l'Hirondelle.

« Il faut vous dire que lorsqu'on avait arrêté Janine, on avait fait de nombreuses et minutieuses perquisitions dans sa maison.

« Mais la police n'avait rien trouvé, par la raison toute simple qu'elle n'avait pu découvrir une porte mystérieuse dont elle et le margrave avaient seuls connaissance.

« Cette porte, qui était au fond du laboratoire dissimulée dans une boiserie, mettait à découvert, en s'ouvrant, un escalier et un corridor souterrain.

« Au bout de ce corridor se trouvait un second laboratoire, et dans cette salle souterraine, fixé dans le mur, le fameux coffre d'acier dont le margrave avait maintenant la clef.

« Ne trouvant rien, la police avait abandonné la maison.

« Nous attendîmes la nuit pour aller rue de l'Hirondelle.

« À neuf heures, quand le couvre-feu fut sonné, quand les bourgeois furent rentrés chez eux, mon père et le prince se dirigèrent vers la maison.

« À l'angle de la rue Gît-le-Cœur, le margrave s'arrêta tout à coup.

« – Qu'est-ce ? demanda mon père.

« – Regarde.

« Et il lui montrait une fenêtre derrière laquelle tremblotait une lumière.

« – C'est la police sans doute qui fait une dernière visite, répondit mon père.

« Ils demeurèrent au coin de la rue quelques minutes encore.

« Puis la lumière s'éteignit.

« Alors le margrave se remit en route.

« Il avait conservé une clef de la maison, et ils entrèrent.

« On n'entendit aucun bruit à l'intérieur et le vestibule était plongé dans les ténèbres.

« Mais comme tous deux s'avançaient à bas bruit dans l'obscurité, une forte odeur de soufre les prit à la gorge.

« En même temps deux ombres glissèrent auprès d'eux et le prince sentit ses cheveux se hérisser.

« L'une de ces deux ombres paraissait être celle d'un corps humain.

« Mais l'autre était celle d'un quadrupède.

« Elles gagnèrent la porte que le prince et son compagnon avaient laissée ouverte, et lorsqu'elles furent dans la rue, elles prirent la fuite.

« Le prince avait rebroussé chemin jusqu'au seuil.

« Les deux ombres passèrent sous la lanterne unique qui éclairait la rue tant bien que mal, et alors le prince vit distinctement, l'espace d'une seconde, une vieille femme qui se sauvait à toutes jambes, entraînant un bouc qu'elle tenait en laisse.

« Qu'était-ce que cette vieille femme ?

« Le prince l'a su depuis.

« C'était une espèce de sorcière, une diseuse de bonne aventure à qui Janine, autrefois, avait donné une mission.

« Cette mission consistait à s'introduire dans la maison, si jamais il lui arrivait malheur, et à s'emparer d'un petit coffret en ébène qui renfermait des papiers importants.

« À qui la sorcière devait-elle remettre ce coffret ?

« Mystère !

« Le premier moment d'émotion et presque de terreur étant passé, le margrave dit à mon père :

« – Maintenant, occupons-nous de faire de l'or nous-mêmes.

« Ils ouvrirent la porte secrète, descendirent dans le laboratoire que la police n'avait pu découvrir, et ils se mirent à l'œuvre.

« La pauvre Janine avait, le prince en était sûr du moins, livré la recette de la poudre mystérieuse, et le prince avait, pendant le jugement de la malheureuse, fabriqué de cette poudre dans le logis qu'il avait rue Saint-Honoré.

« Ils passèrent toute la nuit livrés à cette besogne.

« Les trois métaux bouillonnaient dans le creuset rouge et blanc.

« Comme ils manquaient de sang humain cette nuit-là, mon père s'était dévoué et il avait placé son bras au-dessus de l'aiguière.

« Puis le prince avait ouvert une veine et le sang de mon père avait coulé.

« Les trois métaux arrivés à la fusion, le prince jeta la poudre dans le creuset.

« Comme à l'ordinaire, le creuset crépita. Les trois métaux se réunirent, et bientôt le prince retira un lingot de couleur brune qu'il plongea dans l'aiguière pleine de sang, avec la conviction que le lingot allait se clarifier et devenir de l'or.

« Mais, ô déception ! le lingot demeura noir.

« Le prince, furieux, attendit qu'il fût refroidi, puis il prit un lourd marteau et le brisa.

« Il obtint un mélange de cuivre et d'étain, mais pas d'or.

« Janine n'avait livré que la moitié de son secret, et Janine était morte.

« Alors, ivre de rage, le margrave se précipita vers le coffre d'acier et il l'ouvrit.

« Cette fois, ce n'était pas une déception. Le coffre était plein d'or et il y en avait pour une somme énorme.

« Une somme si considérable, monsieur le marquis, que le prince margrave a racheté sa principauté et qu'il ne sait plus au juste le chiffre de sa fortune.

– Mais il n'a jamais pu faire de l'or ? demanda le marquis de la Roche-Maubert.

– Jamais.

– Et vous croyez que Janine est morte ?

– Pardieu !

– Alors, dit le marquis se dressant tout à coup qu'êtes-vous donc allé faire, vous aussi, ce soir, rue de l'Hirondelle ?

À cette brusque question, Conrad jeta un cri.

– Ah ! ah ! dit-il vous savez cela ? vous comprenez donc l'allemand ?

Et il y avait dans sa voix comme une menace subite.

Et il ajouta :

– Vous avez tort de savoir l'allemand, monsieur le marquis !

Le marquis éprouva alors comme un sentiment de terreur indéfinissable.

XXIV

Il y eut un moment de silence entre Conrad l'intendant et le marquis de la Roche-Maubert.

Le marquis avait peur. Peur de quoi ?

Il n'eût certes pas pu le dire. Mais il éprouvait cette épouvante vague qui s'empare de l'homme le plus brave à de certaines heures.

Enfin Conrad reprit la parole, et cette fois avec un accent d'autorité, une intonation mêlée de mépris et de raillerie.

On eût dit une de ces scènes étranges où le valet domine tout à coup le maître.

– Mon cher marquis, dit-il, employant, lui, l'homme vêtu d'une livrée, cette appellation familière avec un gentilhomme, mon cher marquis, que venez-vous donc faire à Paris ?

« Vous êtes vieux, vous êtes riche, vous pouvez vivre heureux dans votre province. Quelle mouche vous pique donc et vous amène ici ? Vous avez soupé avec monseigneur le Régent, cette nuit ? À quoi bon ! Vous avez voulu savoir l'histoire du margrave et je vous l'ai racontée...

– Eh bien, après ?

– Voulez-vous un bon conseil ? et je n'en donne jamais d'autres, croyez-le bien. Dites, le voulez-vous ?

– Eh bien ? fit le marquis, blessé au dernier point de ce ton de familiarité étrange.

– Mon cher marquis, poursuivit Conrad, dormez bien, demain matin, levez-vous à votre heure ordinaire, soldez votre écot ici, demandez une bonne berline de voyage, des chevaux de poste et allez vous-en !

Le marquis fut pris d'une rage folle.

– Je ne m'en irai pas ! s'écria-t-il.

– Vous avez tort !

– Tort ?

– Oui.

Et Conrad se mit à rire.

– Misérable ! hurla le marquis en se ruant sur son épée, tu me diras toujours, avant que je parte, ce que tu es allé faire dans la rue de l'Hirondelle.

– Je ne vous dirai rien du tout, mon cher marquis.

– Ah ! par exemple !

– Cela ne vous regarde pas.

Ils étaient sans lumière, mais une vague clarté qui venait du dehors et entrait par la fenêtre permettait à M. de la Roche-Maubert de voir Conrad.

Il se précipita donc sur lui, l'épée haute.

– Parle, ou je te cloue contre un mur, dit-il.

Conrad ricana.

Alors le marquis allongea le bras et son épée alla heurter le mur et se brisa en deux morceaux.

L'intendant s'était jeté lestement de côté, et l'épée du marquis avait, au lieu de son corps, rencontré la muraille.

Conrad, en même temps, se précipita vers la porte, l'ouvrit et disparut.

M. de la Roche-Maubert se trouva seul.

Un moment, aveuglé par la fureur, il songea à poursuivre l'intendant, à le rejoindre et à lui plonger son tronçon d'épée dans la poitrine.

Mais le corridor et l'escalier étaient plongés dans l'obscurité la plus complète, et il n'est pas de colère qui tienne longtemps contre les ténèbres.

Conrad disparu, le marquis rentra chez lui.

Il se jeta sur son lit et murmura :

– Ce qu'il est allé faire rue de l'Hirondelle, je le sais bien ! la femme immortelle est toujours là, elle est ressuscitée de ses cendres comme le phénix, et le vieux margrave veut l'épouser.

« Mais je l'aime, moi aussi, et je l'épouserai !

Comme on le voit, le marquis était encore un tout jeune homme en dépit de ses cheveux blancs.

Il passa le reste de la nuit en proie à une agitation indescriptible ; mais avec les premiers rayons de l'aube ses nerfs se calmèrent et une sorte de prostration morale et physique s'empara de lui.

Alors il se jeta tout vêtu sur son lit et un lourd sommeil succéda à cette tempête de fureur et d'amour.

Combien dura ce sommeil ? Longtemps sans doute, car les derniers rayons du soleil couchant effleuraient les toits environnants, lorsque deux coups frappés à la porte du marquis l'éveillèrent.

Il sauta à bas de son lit et, se frottant les yeux, alla ouvrir.

Quelle ne fut pas sa surprise en se trouvant face à face avec M. de Simiane, un des favoris de Son Altesse royale monseigneur le régent.

– Bonjour, marquis, dit M. de Simiane d'un ton dégagé.

Et il entra et ferma la porte.

– Monsieur, balbutia M. de la Roche-Maubert stupéfait, je ne sais vraiment ce qui peut me valoir l'honneur de votre visite.

– Je viens de la part de Son Altesse.

– Du Régent ?

– Précisément.

– Ah ! fit le marquis.

Et il attendit.

– Mon cher marquis, poursuivit M. de Simiane, depuis quand êtes-vous à Paris ?

– Depuis deux jours.

– Alors vous ne savez pas ?

– Quoi donc ?

– Une épidémie règne à Paris.

– Ah bah !

– Elle s'attaque surtout aux hommes d'un certain âge.

– En vérité.

– Et le Régent qui vous aime beaucoup...

Le marquis s'inclina.

– Le Régent poursuivit M. de Simiane, a voulu que je vinsse vous prévenir.

– Je suis confus de tant de bonté.

– Il m'a même chargé de vous dire que vous feriez bien de retourner en Normandie, dans vos terres, et de lui faire tenir, aussitôt votre arrivée, des nouvelles de votre santé, à laquelle il s'intéresse énormément.

Et M. de Simiane salua, pirouetta sur son talon gauche, et se dirigea vers sa porte.

Mais avant d'en franchir le seuil, il se retourna.

– Ah ! pardon, dit-il, j'oubliais.

– Quoi encore ? fit le marquis.

– Son Éminence le cardinal Dubois se joint à monseigneur le Régent pour vous donner le même conseil.

Et cette fois M. de Simiane sortit.

Alors le marquis, qui sentit sa colère de la nuit lui revenir, murmura d'une voix étouffée :

– Ils veulent tous que je m'en aille, mais je resterai, oui, je resterai !

XXV

M. le marquis de la Roche-Maubert était fou, en dépit de ses cheveux blancs, fou d'amour, – ce qui est chez un vieillard, la folie la plus terrible, – mais il avait dans l'esprit cette logique rigoureuse que les maniaques appliquent à la poursuite de leur idée fixe.

Après que M. de Simiane fut parti, après s'être écrié que puisque tout le monde voulait qu'il partît, il ne partirait pas, le vieux marquis se prit à réfléchir.

Il dit que si grand seigneur qu'on puisse être, si riche qu'on fût, on ne résistait ouvertement ni à monseigneur le Régent ni à Son Éminence le cardinal Dubois.

Ils veulent que je parte, se dit-il, eh bien, je partirai, mais ce sera pour revenir.

Dès lors, M. de la Roche-Maubert annonça qu'il quittait Paris.

Il fit monter Simon le Borgne, l'hôtelier de la Pomme-d'Or, et lui enjoignit de lui trouver des chevaux de poste.

Le marquis était venu à Paris dans un vieux carrosse de famille qui avait servi au mariage de son père.

Il avait amené avec lui un serviteur, à la fois secrétaire et valet de chambre, lequel était couché depuis longtemps, la veille, quand il était revenu du Palais-Royal.

M. de la Roche-Maubert fit venir ce valet, qui se nommait Jonquille, et lui dit :

– Tu vas t'en aller chez le cardinal et tu lui diras que, sur le point de quitter Paris, je sollicite la faveur de prendre congé de Son Éminence.

Pendant que maître Jonquille sortait pour aller exécuter cet ordre, le marquis faisait charger ses bagages sur le carrosse, faisait une toilette de voyage, soldait la dépense à la Pomme-d'Or et faisait assez de bruit et d'embarras pour que tout le quartier sût qu'il retournait dans ses terres.

Jonquille revint et lui dit que le cardinal serait heureux de lui serrer la main avant son départ.

Le marquis monta donc dans son carrosse, les postillons se mirent en selle, firent claquer leurs fouets, et le marquis prit bruyamment le chemin du Palais-Royal.

Cependant, vers le milieu de la rue Saint-Honoré, il fit arrêter un moment à la porte de Buffalo.

Qu'était-ce que Buffalo ?

Un enchanteur, un sorcier, que personne, du reste, ne songeait à brûler.

Buffalo avait une belle boutique qui portait pour enseigne :

À la Fontaine de Jouvence.

Buffalo était Italien de naissance et parfumeur de profession.

Il vendait ses odeurs exquises aux petites maîtresses de la cour, des cosmétiques rares et précieux, des eaux merveilleuses qui rendaient aux cheveux blancs leur couleur primitive, des savons qui assouplissaient la peau, des pâtes qui faisaient disparaître les rides.

On entrait vieux chez Buffalo, on en ressortait jeune.

Néanmoins le marquis n'y subit aucune métamorphose.

Il se borna à acheter une caisse de petites fioles, de savons, de pâtes et de cosmétiques, fit mettre le tout dans son carrosse, et continua son chemin vers le Palais-Royal.

Dubois l'attendait.

– Mon cher parent, lui dit-il, je ne puis que vous féliciter d'avoir suivi le conseil de monseigneur le Régent.

– En vérité ! fit le marquis avec un sourire.

– Croyez-nous, poursuivit Dubois, la vie de Paris ne vaut rien à un certain âge. Vous êtes robuste, vous avez l'œil encore plein de jeunesse, et vous êtes en passe de devenir centenaire si vous restez dans votre beau château de la Roche-Maubert, qui est situé tout à fait en bon air et dans le plus riche et le plus charmant pays qu'on puisse voir.

Puis, ce petit discours débité, ce cardinal étrange que le Régent traitait de faquin et qui ne croyait pas à Dieu, donna une poignée de main au marquis et le reconduisit jusqu'à son carrosse.

– Route de Normandie ! cria M. de la Roche-Maubert aux postillons.

La route de Normandie était alors ce qu'elle est encore aujourd'hui.

On sortait de Paris en traversant le village de Chaillot, puis en passant la Seine à Courbevoie ; de Courbevoie on se dirigeait vers Bezons, et de Bezons on se rendait à Mantes, en laissant Saint-Germain sur la gauche.

Il était presque nuit quand le marquis avait quitté Paris, il était deux heures du matin lorsque son carrosse conduit en poste vint s'arrêter à la porte de l'hôtellerie du Singe-vert.

Le Singe-vert était la première auberge de Mantes, et cette auberge était tenue par un brave homme de Normand, né sur les terres du marquis et qu'on appelait Blaisotin.

Le marquis annonça à Blaisotin, qui s'était levé en toute hâte pour le recevoir, qu'il coucherait chez lui, après avoir soupé ; et il lui demanda le meilleur cheval de selle de ses écuries, car Blaisotin était maître de poste en même temps qu'aubergiste.

Que voulait-il faire d'un cheval de selle, puisqu'il voyageait en voiture ?

Voilà ce que Blaisotin ne put savoir.

Le marquis fit à Jonquille, son valet de chambre, l'honneur de l'admettre à sa table ; il soupa de bon appétit ; puis, ayant commandé à Blaisotin de tenir les chevaux de poste et le cheval de selle prêts, il se retira dans l'appartement qu'on lui avait préparé à la hâte.

Jonquille le suivit pour le déshabiller.

Mais quel ne fut pas l'étonnement du valet, lorsqu'il vit son maître, au lieu de se mettre au lit, étaler sur une table les cosmétiques et les flacons achetés chez Buffalo.

Son étonnement devint de la stupeur lorsque, avec l'aide de ces mystérieuses préparations, le marquis se mit à teindre ses cheveux en un beau noir d'ébène, ainsi que sa moustache, à passer sur ses lèvres une couche de vermillon, et à appliquer sur son front parcheminé, avec un couteau à lame d'argent, une belle pâte nacrée qui fit disparaître ses rides.

Quand ce fut fait, le marquis dit à Jonquille :

– Tu vas descendre aux écuries.

Jonquille s'inclina.

– Tu feras seller le cheval que m'a promis Blaisotin.

– Et je monterai dessus ? demanda le valet.

– Non pas, c'est moi.

– Comment ! monsieur le marquis ne va pas se coucher ?

– Non, je repars pour Paris.

– Seul ?

– Et toi tu vas retourner en Normandie.

Jonquille était ahuri, mais il exécuta les ordres qu'on lui donnait.

Une heure après, le carrosse dont les rideaux de cuir étaient soigneusement tirés, sortait de la cour du Singe-vert, aussi bruyamment qu'il y était entré.

Le marquis que personne ne reconnut, dont la métamorphose était complète, chevauchait à la portière.

Le carrosse traversa Mantes dans toute sa longueur et alors, le marquis tourna bride et prit au galop la route de Paris, murmurant :

– C'est la femme immortelle qu'il me faut maintenant !...

XXVI

Le marquis de la Roche-Maubert galopa le reste de la nuit.

Au petit jour, il rentrait donc dans Paris par le même chemin qu'il avait suivi pour en sortir.

Comme il avait teint en noir ses moustaches et ses cheveux blancs, qu'il avait fait disparaître ses rides sous les pâtes merveilleuses de Buffalo, sanglé sa taille un peu épaisse dans un corset, et qu'il s'était donné une tournure tout à fait juvénile, il aurait fort bien pu revenir aux environs du Palais-Royal, se trouver même face à face avec le Régent ou avec Dubois que ni l'un ni l'autre ne l'eussent reconnu, et Simon le Borgne, l'hôtelier de la Pomme-d'Or, pas davantage.

Et cependant le prudent marquis, car il était prudent quoique fou, au lieu de prendre de nouveau le chemin de la rue de l'Arbre-Sec, passa la Seine et gagna le pays Latin.

Au pays Latin, dans la rue Saint-Jacques, il y avait une hôtellerie qui avait bien son mérite.

Elle datait de près de deux cents ans, avait été fameuse au temps des Valois, par un siège qu'elle soutint dans la nuit de la Saint-Barthélemy, et portait pour enseigne :

Au cheval rouan

Un bon roi Henri IV avait été, après coup placé à califourchon sur ledit cheval, de manière à fixer un second souvenir historique.

Le Béarnais, encore roi de Navarre, y avait logé.

Ce fut donc vers le Cheval rouan que se dirigea le marquis de la Roche-Maubert.

Il y descendit, se donnant pour un gentilhomme beauceron qui venait à Paris pour une affaire importante, et cacha soigneusement son nom.

Puis, comme, en dépit de la tournure juvénile qu'il s'était donnée, il commençait à sentir le poids des années et avait perdu l'habitude des exercices violents, que d'ailleurs il avait passé une nuit blanche, il se sentit assez fatigué pour demander un lit sur-le-champ.

D'ailleurs le marquis revenant à Paris dans le seul but de retrouver la femme immortelle, savait bien qu'il ne pourrait pas se livrer en plein jour à ses recherches, sans s'exposer à une série de petits dangers et d'obstacles.

– Je commencerai ce soir, s'était-il dit.

Par conséquent, il dormit toute la matinée et une partie de l'après-midi.

Il s'éveilla vers trois heures, ayant grand appétit.

Cependant, avant d'appeler l'hôte ou les filles d'auberge, il se livra à une petite peinture de son visage.

Il n'avait eu garde d'oublier les petits pots et les flacons de parfumeur Buffalo, qu'il avait renfermés dans l'une des deux valises placées sur sa selle.

Cette jeunesse artificielle ainsi réparée, le marquis descendit dans la salle commune de l'hôtellerie et se fit servir à dîner.

Il mangea et but en Normand robuste qu'il était, attendit patiemment la brune, et sortit en prévenant l'hôtelier que, sans doute, il rentrerait tard.

De la rue Saint-Jacques à la rue de l'Hirondelle, il n'y avait que deux pas.

– Allons reconnaître la position, se dit le marquis.

Et il s'en alla d'un pas délibéré, d'un air conquérant, le nez dans son manteau, le feutre sur l'oreille, son épée lui battant les mollets, avec un cliquetis vainqueur.

Cependant, lorsqu'il fut dans la rue Gît-le-Cœur, ses souvenirs de quarante années le reprirent à la gorge, et il ne put se défendre d'un violent battement de cœur.

Il ralentit le pas, s'arrêta même plusieurs fois, et ce ne fut que par une grande force de volonté qu'il continua à avancer.

La rue de l'Hirondelle, étroite, obscure, la même, enfin, que quarante années auparavant, était silencieuse et paisible comme toujours.

Deux enfants jouaient au seuil d'une porte ; un drapier était assis sur le pas de la sienne, et c'était tout.

Il n'y avait encore de lumière nulle part, et cette clarté crépusculaire qu'on appelle entre chien et loup suffisait aux bons bourgeois du quartier.

Le marquis était ému, mais ses souvenirs lui revenaient un à un avec une netteté parfaite.

Il était venu bien souvent, à l'époque du procès de Janine voir extérieurement la maison de la femme vampire, car cette maison avait, alors, été fermée par la police. Cette maison était située à gauche, vers le milieu de la rue.

Le marquis la reconnut.

Pourtant elle n'avait rien de mystérieux sous son aspect.

Les fenêtres étaient ouvertes et la porte entrebâillée.

Une jeune fille était assise sur le seuil, et tricotait un bas de laine blanc, profitant des dernières lueurs du crépuscule.

Cette jeune fille n'était ni belle ni laide, avait des cheveux rouges et était vêtue comme une servante.

Avec la meilleure volonté du monde, il était impossible de voir en elle le moindre suppôt de Satan, et dans la maison dont elle gardait l'entrée autre chose que la demeure de quelque bourgeois paisible.

– Je ne me trompe pourtant pas, se disait le marquis de la Roche-Maubert. C'est bien là...

Il passa et repassa deux ou trois fois devant la maison, comme s'il eût espéré saisir quelque indice mystérieux, quelque lueur fugitive errant derrière les fenêtres, entendre quelque bruit insolite et approprié à la maison d'une sorcière ou d'un sorcier.

Rien de tout cela !

Alors le marquis se décida à aborder la jeune fille, qui leva sur lui de grands yeux étonnés.

– Ma belle enfant, dit-il, à qui donc appartient cette maison ?

– À mon maître, monsieur, répondit-elle.

– Et comment se nomme-t-il, votre maître ?

– Guillaume Laurent.

– Quelle est sa profession ?

– Il était mercier, rue Saint-Denis, mais il a gagné de quoi vivre et il ne fait plus rien.

– Y a-t-il longtemps qu'il habite cette maison ?

– Oh ! oui, monsieur.

Une inspiration traversa la cervelle du marquis.

– Oui, oui, ma belle enfant, dit-il, Guillaume Laurent, c'est bien le nom que je cherchais.

– Vous connaissez mon maître ?

– Non, mais je suis chargé d'un petit message pour lui.

Le marquis voulait, à tout prix, pénétrer dans la maison, et c'était pour cela qu'il faisait ce petit mensonge.

En même temps il enjamba la marche du seuil.

– Mais, monsieur, dit la fille aux cheveux rouges en se levant, mon maître n'est pas à la maison.

– Où est-il donc ?

– Chaque soir, il passe l'eau après son souper, et va se promener sur la place du Châtelet où il y a un cabaret dans lequel il rencontre de vieux amis.

– Eh bien, dit le marquis insistant pour entrer, je vais l'attendre.

– Ma foi, monsieur, dit la servante, vous ne l'attendrez pas longtemps, car le voilà.

En effet, un gros homme qui marchait d'un pas pesant, apparut en ce moment au coin de la rue.

XXVII

Ce bourgeois, qui marchait d'un pas lourd, s'arrêta à dix pas de distance, étonné sans doute de voir un homme avec sa servante.

Voyant cela, le marquis le salua.

Alors le bourgeois s'avança de nouveau et reconnut qu'il avait affaire à un gentilhomme, car l'épée du marquis retroussait légèrement son manteau.

– Monsieur Guillaume ? fit le marquis d'un ton courtois.

– Oui, monseigneur, répondit le bourgeois, en s'inclinant presque jusqu'à terre.

C'était un homme entre deux âges, obèse, grisonnant, figure épaisse et joviale, front déprimé et dépourvu d'intelligence.

– Monsieur Guillaume, reprit le marquis, je vous demande mille pardons de venir aussi tard mais j'ai absolument besoin de causer avec vous quelques minutes.

Le bourgeois, ivre d'orgueil, fit une nouvelle révérence, et, s'effaçant devant sa porte, pour en laisser l'entrée toute grande :

– Monseigneur, dit-il, je suis tout à votre service.

Puis il dit brusquement à la servante :

– Toi, Suzon, fais du feu dans la salle, allume les flambeaux. – Donnez-vous donc la peine d'entrer, monseigneur.

– Tout cela est fort bizarre, pensait le marquis.

Et il entra.

Le bourgeois Guillaume ne cherchait pas même à deviner ce que pouvait avoir à lui dire cet inconnu.

C'était un gentilhomme, un homme d'épée, qui faisait à un bourgeois l'honneur de le visiter. Cela suffisait.

Suzon, la servante aux cheveux rouges, se hâta d'allumer du feu dans une vaste salle qui se trouvait à la suite du vestibule.

En même temps, Guillaume allumait des bougies et les posait sur la cheminée.

À leur clarté, M. de la Roche-Maubert cherchait à se rendre un compte exact de ce qu'il avait autour de lui.

Certes, rien n'était moins mystérieux que cette grande salle aux murs nus, aux meubles vulgaires, dans laquelle il se trouvait.

Et ce visage béat du bourgeois !

On pouvait jurer, à première vue, qu'il n'était ni le confident, ni le serviteur de la femme immortelle.

Le feu allumé, maître Guillaume renvoya Suzon d'un geste impérieux.

Après quoi, il avança un siège au marquis.

Et, se tenant respectueusement debout devant lui :

– Monseigneur, dit-il, je suis à vos ordres.

– Mais, asseyez-vous donc, monsieur Guillaume, fit le marquis avec la politesse d'un grand seigneur.

– En vérité, je n'oserais... balbutia le bourgeois.

– Et moi, dit M. de la Roche-Maubert, je ne saurais causer avec un homme qui se tient debout.

Guillaume était vaincu. Il salua de nouveau et s'assit sur le bord d'une chaise.

Alors le marquis lui dit :

– Vous êtes donc retiré des affaires, monsieur Guillaume ?

Le bourgeois parut flatté de la question.

– Oui, monseigneur, répondit-il.

– Et vous avez fait une petite fortune ?

– J'ai de quoi vivre, répliqua modestement Guillaume.

Le marquis reprit :

– Ne vous étonnez pas, monsieur Guillaume, des questions que je vous adresse. J'ai été chargé de vous voir par un grand seigneur de la Cour, qui est de vos amis et qui s'intéresse beaucoup à vous.

– En vérité ! exclama le bourgeois de plus en plus flatté. Je suis à vos ordres, monseigneur, répéta-t-il.

– Ainsi, poursuivit M. de la Roche-Maubert, qui continuait à promener un regard investigateur autour de lui, votre fortune faite, vous avez donc quitté la rue Saint-Denis ?

– Oui, monseigneur.

– Et vous êtes venu louer cette maison ?

– Non pas, elle était à moi.

– Depuis longtemps ?

– Depuis plus de vingt ans, monseigneur.

– Et vous l'avez achetée sans répugnance ?

– Mais dame ! fit naïvement le bourgeois, la rue est tranquille, habitée par de braves gens et la maison est grande, bien bâtie et bien aérée.

– Cependant elle avait une mauvaise réputation...

– Cette maison ?

– Oui. Comment ! Vous ne le saviez pas ?

Maître Guillaume stupéfait, regardait le marquis.

– Il y a quarante ans, poursuivit le marquis, elle appartenait à une sorcière.

– Je n'ai jamais entendu parler de cela.

– Une sorcière qui a été brûlée...

Maître Guillaume frissonna.

– Je ne serais pas étonné, continua M. de la Roche-Maubert, que la nuit vous n'entendissiez parfois des bruits étranges.

– Jamais je n'ai rien entendu, monseigneur.

Et maître Guillaume manifestait une vague inquiétude en parlant ainsi.

– On dit même, reprit le marquis, que bien qu'on ait brûlé cette sorcière, elle n'est pas morte.

– Ah ! par exemple !

Et, cette fois, maître Guillaume eut un gros rire.

– Enfin, de qui tenez-vous cette maison ?

– D'un vieux drapier qui est mort l'année même où il me l'a vendue.

– Et il ne vous a pas parlé de la sorcière ?

– Jamais.

– Vous avez dû cependant découvrir des portes secrètes, des souterrains...

– Absolument rien.

– Alors, dit le marquis s'enracinant de plus en plus dans sa conviction, c'est que vous n'avez pas bien cherché, mon cher monsieur Guillaume.

– Mais, monseigneur, dit le bonhomme, savez-vous que tout ce que vous me dites là m'effraie ?

– Dame !

– Et dès demain je ferai une perquisition minutieuse de la cave au grenier.

– Pourquoi pas tout de suite ?

Guillaume se reprit à frissonner.

– En pleine nuit ! dit-il.

– Avez-vous donc peur ?...

– Non... mais... pourtant...

Le marquis ouvrit son manteau et montra la garde de son épée :

– Avec Finette, dit-il, je n'ai peur de rien, moi ; et si vous le voulez, nous allons sonder les mystères de votre maison.

– Comme il vous plaira, dit maître Guillaume, qui parut se rassurer un peu.

– Envoyez coucher votre servante, reprit le marquis ; d'abord, nous n'avons pas besoin d'elle ; ... ensuite, il est inutile d'effrayer cette pauvre fille.

– Oh ! sans doute, murmura Guillaume, dont les dents claquaient de terreur.

Le marquis lui fit signe de prendre un flambeau.

– Par où commencerons-nous ? dit-il.

– Par où vous voudrez, monseigneur.

Et Guillaume s'agitait sur ses jambes.

– Alors, descendons tout de suite dans les caves, dit le marquis.

M. de la Roche-Maubert se souvenait que Conrad l'intendant lui avait dit que le laboratoire mystérieux de Janine était dans un souterrain.

Et il se disait :

– Je gage que ce souterrain existe encore et que Janine s'y trouve, puisque l'intendant du margrave est venu rue de l'Hirondelle, il y a deux jours...

Et M. de la Roche-Maubert, qui fût allé au bout du monde pour retrouver la femme immortelle, se dirigea bravement vers la porte de la salle, suivi de Guillaume le bourgeois, qui avait l'air plus mort que vif.

XXVIII

La servante, cette fille rousse à qui maître Guillaume avait donné le nom de Suzon, se trouvait dans le vestibule, quand le marquis et le bourgeois sortirent.

– Suzon, lui dit Guillaume, tu peux monter dans ta chambre et te coucher.

La servante salua et se dirigea vers l'immense cage d'escalier, qui montait aux étages supérieurs.

C'était sous ce même escalier que s'ouvrait la porte des caves ou plutôt de la cave, car maître Guillaume, en ouvrant la porte, dit au marquis :

– Notre visite sera bientôt faite, monseigneur, la cave n'est ni grande ni profonde.

La vue de sa servante paraissait avoir un peu calmé l'épouvante du maître Guillaume.

Ce fut presque d'un pas ferme qu'il s'engagea le premier sur les marches humides et glissantes de l'escalier.

Il levait le flambeau au-dessus de sa tête, et M. de la Roche-Maubert marchait derrière lui sans hésitation.

À la trentième marche, Guillaume se retourna.

– Nous y sommes, dit-il.

Le marquis vit alors une salle souterraine voûtée, qui paraissait avoir la largeur de la maison qu'elle supportait, et autour de laquelle étaient rangées de belles futailles, pleines pour la plupart.

– Peste, dit le marquis, voilà un beau caveau, et bien meublé, monsieur Guillaume.

Le bourgeois s'inclina.

– Voyons les autres, continua le marquis.

– Quels autres, monseigneur ?

– Les autres caves, pardieu !

– Il n'y en a pas d'autres ; du moins, je n'en connais pas.

– Par exemple !

M. de la Roche-Maubert était un homme consciencieux. Soutenu par cette conviction double d'abord que le laboratoire de Janine était sous terre, ensuite que la femme immortelle habitait quelque part dans cette maison, à l'insu du bourgeois lui-même, il s'arma d'un marteau de tonnelier qu'il trouva sur une futaille.

– Qu'allez-vous faire ? demanda Guillaume.

– Chercher les portes condamnées.

Il lui prit alors le flambeau, puis le tenant d'une main et le marteau de l'autre, il se mit à frapper sur les murs de la cave, de distance en distance, tantôt en haut, tantôt en bas.

Le marquis savait parfaitement qu'une porte, même murée, rend toujours un son moins plein qu'une muraille ordinaire.

Et, d'ailleurs, il était persuadé que la porte de fer dont lui avait parlé Conrad existait encore, mais, qu'elle avait disparu sous une couche de badigeon, car les murs semblaient avoir été recrépis il y avait quelques années seulement.

Le marquis en fut pour ses frais. Partout le marteau rendit le même son.

Alors, comme l'un des bouts était pointu, destiné qu'il était à glisser au besoin entre les douves de tonneaux, M. de la Roche-Maubert, qui ne se décourageait pas, creusa le sol çà et là.

Le marteau s'enfonçait dans une terre humide et poreuse et ne rencontrait nulle part une résistance.

– Voilà qui est bizarre ! murmura-t-il enfin ; il doit pourtant exister une voûte ou un autre plancher sous nos pieds.

– Je ne crois pas, murmura Guillaume.

Le marquis se remit à la besogne. Au bout d'une heure, il n'était pas plus avancé.

– Il faut que je me trompe, murmura-t-il enfin, et que la porte, l'issue que je cherche soit ailleurs qu'ici.

Maître Guillaume paraissait d'une parfaite bonne foi.

Le marquis voulut remonter au rez-de-chaussée, Guillaume le suivit de nouveau.

Le marquis avait conservé le marteau.

Il recommença au rez-de-chaussée, puis d'étage en étage, ce sondage des murs qui n'amena aucun résultat.

Rien n'était moins mystérieux que cette maison, et c'était bien l'habitation d'un bourgeois paisible qui mange ses petites rentes.

– Vous le voyez, monseigneur, dit Guillaume, il n'y a ni murs creux, ni portes secrètes, ni souterrains. Je n'ai jamais entendu dire que cette maison eût été habitée par des sorciers, et je crois bien qu'on vous aura mal renseigné.

Il disait cela avec une candeur parfaite, – si parfaite qu'un soupçon traversa l'esprit du marquis : – Je pourrais bien m'être trompé de maison, se dit-il.

Alors il fit mille excuses à maître Guillaume, lui dit qu'il ne tarderait pas à lui venir donner des nouvelles de ce grand seigneur, son ami, qui s'intéressait à lui, et il finit par s'en aller sans lui avoir donné d'autre explication.

Mais, une fois dans la rue, le marquis ne se tint pas pour battu.

Il était, en effet, possible qu'il se fût trompé et qu'il eût pris la maison de Guillaume pour celle de la femme immortelle ; mais enfin, il était dans la rue de l'Hirondelle, ceci n'était pas douteux, et c'était bien la rue de l'Hirondelle que Jeanne habitait autrefois.

Tandis que le marquis s'était trouvé avec maître Guillaume, la lune s'était levée, et ricochant sur les pignons pointus des maisons, elle laissait ruisseler ses rayons dans la rue.

Le marquis se prit à examiner une à une toutes les maisons du côté gauche, car il se souvenait parfaitement que c'était à gauche et non à droite que celle qu'il cherchait se trouvait.

Mais plus son examen était consciencieux, plus sa conviction devenait forte.

La maison de Janine était bien celle d'où il sortait, la maison de ce bélître de Guillaume.

– Dussé-je passer la nuit ici, se dit l'entêté vieillard, je saurai bien quelque chose.

Juste en face de cette maison, il y en avait une autre dont le porche était perdu dans l'ombre.

Le marquis alla s'y placer et y resta les yeux fixés sur la maison dont une seule fenêtre était éclairée, celle de la chambre du bourgeois qui se mettait sans doute au lit.

Le marquis attendit environ une heure. La lumière s'éteignit. Guillaume dormait ou s'apprêtait à dormir.

Cependant le marquis ne bougea.

Quelque chose lui disait qu'il allait assister à des choses imprévues, sinon extraordinaires.

En effet, comme minuit sonnait dans le lointain à Saint-Germain l'Auxerrois, un pas d'homme, suivi d'un cliquetis d'épée heurtant le pavé, se fit entendre.

Au clair de la lune, le marquis vit un homme qui marchait lestement, le nez dans son manteau retroussé par un coin.

Ce pouvait être un passant.

Pourtant le marquis eut un battement de cœur qui se trouva bientôt justifié, car l'homme au manteau s'arrêta devant la porte de maître Guillaume.

Alors le marquis traversa la rue et vint se camper devant lui.

L'inconnu eut un geste de surprise, et M. de la Roche-Maubert s'aperçut qu'il avait un masque sur le visage.

– Mon gentilhomme, dit le marquis, me permettrez-vous de vous demander où vous allez ?

– Chez moi, répondit l'homme au manteau.

– Cette maison est à vous ?

– Sans doute.

Et, pour preuve, il tira de sa poche une clef qu'il mit dans la serrure.

– Voilà qui est trop fort ! s'écria le marquis.

Et il se plaça devant la porte, ajoutant :

– Vous n'entrerez pas que vous ne m'ayez donné une explication.

En même temps il tira son épée.

L'homme au manteau en fit autant et le marquis l'entendit ricaner au travers de son masque.

XXIX

M. de la Roche-Maubert s'était donc mis devant la porte, flamberge au vent, bien résolu à ne laisser entrer l'inconnu que lorsque celui-ci lui aurait donné une explication.

L'inconnu riait au travers de son masque :

– Vous allez me laisser pénétrer chez moi, je suppose, dit-il.

– Pas avant que nous n'ayons causé un brin, dit l'entêté marquis.

– Je ne vous connais pas, monsieur, fit courtoisement l'inconnu.

– Ni moi, monsieur.

– Alors que pouvons-nous avoir à nous dire ? dit l'inconnu d'un ton hautain.

– Monsieur, reprit le marquis, vous voulez entrer dans cette maison ?

– Sans doute.

– Et vous prétendez rentrer chez vous ?

– Parfaitement. La preuve en est que voilà une clef qui tourne dans la serrure.

– Moi, monsieur, je sors de cette même maison.

– Ah !

Et au travers du masque, les yeux de l'inconnu brillèrent comme des lucioles.

– J'y ai trouvé un brave homme qui se nomme Guillaume Laurent.

– En vérité !

– Lequel m'a affirmé que la maison était à lui.

– Ah !

– Or, reprit le marquis avec une logique de plus en plus serrée, si la maison est à Guillaume, elle n'est point à vous ; si elle est à vous, elle n'est pas à Guillaume.

– Et qu'est-ce que cela peut vous faire, bon Dieu ?

– Cela m'intrigue.

– Mon gentilhomme, dit froidement l'homme au masque, la curiosité est malsaine par de certaines nuits où il fait clair de lune.

– Vraiment ! ricana le marquis.

– Je vous conseille donc d'aller vous coucher fort tranquillement à votre hôtellerie, car vous me paraissez un gentilhomme de province, ajouta l'homme au masque avec ironie.

– Que je sois de province ou non, je ne m'en irai pas ! fit le marquis avec obstination.

– Mon cher monsieur, reprit l'inconnu qui n'avait rien perdu de son calme, si vous n'aviez la moustache noire, je jurerais que c'est à un vieux fou que j'ai affaire, tant votre voix ressemble à la sienne. Ne seriez-vous pas par hasard le marquis de la Roche-Maubert, un vieux maître qui se sera plongé dans quelque bain préparé par Buffalo ?

Le marquis tressaillit.

Lui aussi croyait avoir entendu déjà la voix qui résonnait à ses oreilles.

Et tout à coup il dit à son tour :

– Et vous, en dépit de votre masque, je vous reconnais.

– Ah ! ah !

– Vous êtes le chevalier d'Esparron ?

– Vous êtes donc le marquis de la Roche-Maubert.

– Peut-être...

– Marquis, dit froidement l'homme au masque, je croyais que vous aviez quitté Paris.

– Je l'ai quitté, en effet, mais je suis revenu.

– Pour vous mêler de choses qui ne vous regardent pas.

– Peut-être.

– Vous avez tort, marquis.

Je veux la voir ! dit le vieillard.

– Qui donc ?

– Elle ! la sorcière ! la femme immortelle, qui loge dans cette maison, car, à présent, je n'en puis plus douter.

– Bah !

– Puisque vous voilà.

– Je vous jure, marquis, que c'est un bon conseil que je vous donne, en vous invitant à vous aller coucher. Vous logez rue de l'Arbre-Sec, n'est-ce pas ?

– Non, plus maintenant : rue Saint-Jacques, au Cheval Rouan.

– C'est plus près. Bonsoir, marquis.

Et l'homme au masque voulut écarter le marquis.

Mais le vieillard rajeuni lui porta la pointe de son épée au visage.

– Allons, dit l'homme au masque, je suis de l'avis de monseigneur le Régent, vous êtes l'homme le plus entêté de France et de Navarre.

Et comme, lui aussi, il avait l'épée à la main, il se mit en garde.

La rue était déserte et les bourgeois dormaient.

Mais n'eussent-ils pas dormi qu'ils se fussent bien gardés, entendant un cliquetis d'épées, de se mettre à la fenêtre.

Les Parisiens du menu monde avaient pris, dès longtemps, l'habitude de ne se jamais mêler des querelles de gens de qualité.

Le marquis et son adversaire pouvaient s'en donner à cœur joie.

Ils engagèrent donc le fer, et l'homme au masque murmura d'un ton moqueur :

– Vous m'accorderez cette justice, monsieur, que j'ai essayé de vous parler raison.

Mais le marquis ne voulait rien entendre.

Il avait été très friand de la lame, en son temps, et son adversaire, dès la première passe, sentit qu'il avait affaire à une rude épée.

– Ma foi ! tant pis, dit-il, advienne que pourra.

Pendant dix minutes on entendit un cliquetis d'enfer ; les deux épées étaient engagées jusqu'à la garde, le fer heurtait le fer, et ce vieillard et ce jeune homme luttaient avec une terrible égalité de force, de souplesse et de courage.

Cependant un spectateur, si ce combat en eût eu un, aurait pu voir que l'homme au masque se défendait plutôt qu'il n'attaquait, et conservait toutes ses forces, tandis que le marquis commençait à s'épuiser.

– Marquis, dit-il tout à coup, croyez-moi, il en est temps encore, suivez mon conseil, rentrez à votre auberge et, demain, prenez le chemin de votre château de Normandie.

– Plutôt la mort, répondit le marquis qui sembla reprendre une vigueur nouvelle.

Et le combat recommença plus acharné que jamais.

XXX

Mais si terrible que fût cette reprise d'armes, elle n'empêcha pas néanmoins les deux adversaires d'échanger quelques mots.

– Vous m'avez reconnu, disait le marquis, mais je vous ai reconnu aussi, moi. Vous êtes le chevalier d'Esparron, l'amant de la sorcière, du vampire qui fait de l'or avec du sang humain.

– En vérité, ricana l'homme au masque, vous savez trop de choses, marquis.

– Ah ! vous trouvez ?

– On dit que les enfants précoces vivent peu, poursuivit l'homme au masque, mais les vieillards qui ont trop de mémoire finissent mal.

– C'est ce que nous verrons bien, dit le marquis avec rage.

Et son épée se tordait et sifflait comme une couleuvre, cherchant toujours le chemin de la poitrine de son adversaire, et rencontrant sans cesse le fer.

– Je ne m'étonne pas, disait encore celui-ci, que vous ayez conservé des passions de jeune homme, marquis. Tudieu ! vous êtes une rude lame.

– J'espère bien vous tuer, vociféra M. de la Roche-Maubert qui perdait tout son sang froid.

– Bon ! parlons-en...

– Et quand je vous aurai tué...

– Ah ! oui, quand vous m'aurez tué, que ferez-vous ?

– J'entrerai dans cette maison.

– Et puis ?

– Et puis je mettrai sur la gorge du bonhomme, avec qui je causais tout à l'heure, mon épée toute ruisselante de sang, et il faudra bien qu'il parle.

– Que voudriez-vous donc qu'il vous dît ?

– Je veux qu'il m'indique le passage souterrain qui mène chez Janine.

– La femme immortelle ?

– Oui.

– Vous y croyez donc ?

– Si j'y crois !... mais, vous aussi, vous y croyez.

– Peut-être...

– Puisque vous êtes son amant.

L'adversaire du marquis continuait à ricaner à travers son masque.

– Mais, que lui voulez-vous donc, à cette femme ? dit-il.

– Je veux la voir.

– Pourquoi ?

– Je l'aime.

– Encore ?

– Et je veux l'épouser.

– Marquis, vous êtes fou !...

– Que vous importe ?

Et M. de la Roche-Maubert pressait de plus en plus son adversaire.

Mais celui-ci parait toujours et semblait invulnérable.

– Marquis, disait-il encore, vraiment à votre âge, c'est de la pure folie. Vous n'avez plus vingt ans, comme au temps où vous dénonçâtes la pauvre sorcière qui vous aimait et la livrâtes au bûcher. Croyez-moi, entre la femme que vous cherchez et celle dont vous avez causé la mort, il n'y a aucun rapport.

– C'est la même ! hurla le marquis.

– Soit, admettons-le. Mais alors, cette femme ne vous aime plus.

– Oh !

– Elle vous hait même.

– Pourtant, reprit M. de la Roche-Maubert, je ne suis pas le plus coupable, moi.

Ces mots arrachèrent un cri d'étonnement à l'homme au masque.

– Vraiment ? dit-il.

– Non, celui qui a véritablement perdu Janine c'est le prince margrave de Lansbourg-Nassau.

– Vous savez cela ?

– Oui.

– Ah ! ah ! vous savez bien des choses.

– Je sais encore que le prince est à Paris.

L'homme au masque tressaillit de nouveau.

– Et que ses gens, sinon lui, ont renoué des relations avec la rue de l'Hirondelle, acheva le marquis.

– Ah ! cette fois, vous en savez trop, dit l'homme au masque, et changeant subitement de jeu, laissant la défensive pour l'attaque, il se mit tout à coup à presser le marquis, le forçant à rompre et il le poussa ainsi jusqu'au mur.

– Tant pis pour vous ! dit-il.

Et il allongea le bras, fit une feinte et se fendit.

Un cri échappa au marquis, sa main s'ouvrit et laissa tomber son épée.

Puis il s'affaissa sur lui-même en rendant une gorgée de sang.

– Je crois que j'ai mon compte, dit-il.

Puis ses yeux se fermèrent, et il s'allongea sur le sol ensanglanté et ne bougea plus.

– Entêté ! murmura l'homme au masque.

En même temps, il prit un petit sifflet d'argent qu'il portait suspendu à son cou et l'approcha de ses lèvres.

Au bruit, la porte de la maison s'ouvrit, et trois hommes en sortirent.

Deux étaient vêtus comme des laquais, le troisième n'était autre que le bonhomme Guillaume Laurent.

Ce dernier fit un geste d'étonnement douloureux en voyant le marquis baigné dans son sang.

– Comment, dit-il, le vieux fou était donc resté là ?

– Oui. Et j'ai bien peur de l'avoir tué ; regarde.

Le bourgeois se pencha sur le marquis évanoui, dégrafa son pourpoint, déchira sa chemise et se mit à examiner la blessure au clair de lune.

– Est-il mort ? demanda l'homme au masque.

– Non.

– Sa blessure est-elle mortelle ?

– Je ne crois pas.

– Tant pis ! Mieux vaudrait pour lui passer ainsi de vie à trépas.

Puis l'homme au masque se tourna vers les deux laquais.

– Prenez-le sur vos épaules, vous autres, leur dit-il, et emportez-le.

– En quel endroit ? demanda l'un des laquais.

– Rue Saint-Jacques, à l'auberge du Cheval rouan.

– Que dirons-nous ?

– Rien. Vous le laisserez à la porte.

Les deux hommes s'éloignèrent, emportant dans leurs bras le marquis évanoui, mais sur la blessure duquel, en déchirant son mouchoir, le bourgeois Guillaume Laurent avait posé un premier appareil pour empêcher le sang de couler.

Puis l'homme au masque poussa la porte et tous deux disparurent dans les profondeurs de la maison mystérieuse.

XXXI

Guillaume Laurent, ce bourgeois qui avait fait au marquis l'effet d'un imbécile, ne s'était pourtant pas trompé sur la blessure du marquis en disant qu'elle n'était point mortelle.

Sans doute aussi, les valets avaient fidèlement exécuté les ordres de l'homme au masque, car le marquis, revenant à lui et redevenant pour la première fois maître de sa raison, se retrouva dans la chambre qu'il avait occupée déjà à l'hôtellerie du Cheval rouan.

D'abord il eut quelque peine à rassembler ses souvenirs.

Puis, s'étant agité dans son lit, il éprouva une douleur aiguë causée par sa blessure, à laquelle il porta vivement la main.

Alors il se souvint de l'homme au masque.

En même temps un petit homme, déjà vieux et vêtu de noir, entra.

– Qui êtes-vous donc ? lui dit le marquis.

– Je suis votre médecin, répondit le petit homme.

– Ah ! ah !

– Vous avez été très dangereusement malade, monsieur le marquis, reprit cet homme.

– En vérité !

– Mais depuis deux jours je suis sans inquiétude.

– Depuis deux jours ?

– Oui. Mais pendant quatre autres, je n'aurais pas donné une pistole de votre vie.

– Comment ! quatre autres jours ? exclama le marquis.

– Oui, certes.

– Depuis combien de temps suis-je donc ici ?

– Depuis dix jours.

– Mille tonnerres ! s'écria le marquis. Il y a dix jours que je me suis battu avec le chevalier ?

– Je ne sais pas avec qui vous vous êtes battu, monsieur le marquis, reprit le petit homme, tout ce que je sais, c'est qu'on vous a trouvé le matin à la porte de l'hôtellerie inondé de sang et évanoui.

– Ah ! Ah ! ricana M. de la Roche-Maubert ; il a eu la courtoisie de me faire mettre à ma porte. Mais nous nous reverrons, mort-dieu ! nous nous reverrons !

Puis regardant le médecin :

– Ainsi, dit-il, je suis hors de danger ?

– Tout à fait.

– Ma blessure...

– Votre blessure est presque fermée.

– Alors je puis me lever ?

– Oh ! pas encore... mais dans trois ou quatre jours...

– C'est bien.

Et le marquis se faisait in petto le serment de retrouver l'homme au masque ; lequel ne pouvait être que le chevalier d'Esparron, et de lui rendre avec usure le coup d'épée qu'il en avait reçu.

– Mais, au moins, puis-je me lever ? demanda-t-il encore.

– À la condition de ne pas sortir de votre chambre.

– Soit ! fit le vieillard en soupirant.

Une glace, placée en face de son lit, venait de lui faire une triste révélation.

Ses cheveux et sa barbe avaient perdu, pendant sa maladie, leur belle couleur brune et étaient redevenus blancs.

Tandis que M. de la Roche-Maubert soupirait, la porte s'ouvrit de nouveau, et cette fois ce fut l'hôtelier lui-même qui entra.

– Ah ! monseigneur, dit-il, vous l'avez échappé belle ; mais, comme l'avait prédit M. le chirurgien, vous voilà hors de danger.

– Vraiment ? fit le marquis, j'ai été si malade que cela ?

– Vous avez eu le délire trois jours et trois nuits, monseigneur.

– Vraiment ?

– Mais vous voilà hors d'affaire, et je vais pouvoir l'annoncer au premier valet de chambre de Son Éminence.

– Hein ? fit le marquis, de quelle Éminence parles-tu, par hasard ?

– De monseigneur le cardinal Dubois, votre parent, monseigneur.

– Le cardinal sait que je suis ici ?

– Il fait prendre de vos nouvelles deux fois par jour, et Son Altesse royale le Régent une fois tous les matins.

– Comment ! le Régent aussi ?

– Oui, monseigneur.

– Coquin de chevalier ! grommela le marquis, ne doutant pas que son adversaire n'eût fait part avec empressement aux gens de la cour de sa présence à Paris.

– Et même, continua l'hôtelier, je suis chargé de vous remettre une lettre.

– Une lettre de qui ?

– Je ne sais pas. On l'a apportée ce matin. La voilà.

Et l'hôtelier tendit un pli cacheté à M. de la Roche-Maubert, qui l'ouvrit aussitôt et, avant de lire, courut à la signature.

Mais il n'y avait pas de signature.

Alors le marquis lut en se mordant les lèvres de dépit :

Cette lettre évidemment avait été dictée par Dubois à un secrétaire quelconque et le prudent ministre n'avait pas signé.

M. de la Roche-Maubert la froissa avec colère :

– Quatre ou cinq jours, dit-il entre ses dents. Ils me donnent quatre ou cinq jours...

C'est plus qu'il ne m'en faut, et Dieu aidant, je serai sur pied bien avant.

En même temps le marquis s'agita dans son lit pour bien se rendre compte de l'état de ses forces.

XXXII

M. de la Roche-Maubert s'était fait ce raisonnement :

– Le chirurgien dit que je ne pourrai pas me lever avant quatre ou cinq jours ; le cardinal et le régent partagent cette opinion.

« Par conséquent, on ne s'avisera pas de me surveiller d'ici là, et je m'arrangerai bien de manière à retourner auparavant rue de l'Hirondelle.

Après que le chirurgien et l'hôtelier l'eurent mis au courant de tout ce qui s'était passé, le marquis n'avait plus qu'une idée fixe : être seul un moment.

Le chirurgien le pansa.

Il avait été homme de guerre en sa jeunesse, le vieux fou qu'on appelait le marquis de la Roche-Maubert, et il avait reçu plus d'une estafilade, soit sur les champs de bataille, soit en combat singulier.

Aussi, se connaissait-il quelque peu en plaies, contusions et autres inconvénients du métier des armes.

Ayant vu sa blessure, il se dit :

– La voilà aux trois quarts fermée ; dans deux jours, il n'y paraîtra plus.

Le chirurgien s'en alla, puis l'hôtelier, et le marquis demeura seul un moment.

Il ne perdit pas une minute et sauta à bas de son lit.

Puis, en chemise, il se mit à marcher, à agiter ses bras et ses jambes, à ployer ses genoux, à se rendre compte, enfin, de la force qui lui restait.

Son épée était dans un coin. Il la prit et se fendit deux ou trois fois contre le mur.

– Allons ! allons ! murmura-t-il, je ne suis pas aussi bas qu'ils le disent. Nous verrons demain.

Et il se recoucha et passa patiemment au lit le reste de la journée et la nuit qui suivit.

Le chirurgien vint de bonne heure, le lendemain, toujours accompagné de l'hôtelier qui, du reste, aidait aux pansements.

– Barbier de malheur, dit le marquis au chirurgien, est-ce que vous allez me tenir à la diète ? Je meurs de faim ce matin.

– Monseigneur pourra manger une aile de volaille et boire quelques gorgées de vin vieux, répondit le petit homme.

– J'ai faim et je m'ennuie profondément, continua le marquis.

– Vous vous ennuyez, monseigneur ? fit l'hôtelier.

– À mourir.

L'hôtelier se gratta l'oreille :

– Je ne sais pas trop, dit-il, comment parler de cela à Votre Seigneurie, mais...

– Mais quoi ?

– Peut-être pourrais-je proposer quelque distraction à monseigneur.

– Comment cela ?

– Il y a en ce moment chez moi un petit cadet de Gascogne qui est plein d'esprit.

– Il est chez toi ? fit le marquis.

– Oui, il vient à Paris pour solliciter, reprit l'hôtelier. Quand il a su que le Régent et le cardinal faisaient prendre tous les jours des nouvelles de Votre Seigneurie, il s'est intéressé très vivement à elle.

– Naturellement, fit M. de la Roche-Maubert en souriant.

– Ainsi, reprit l'hôtelier, serait-il très heureux, monseigneur, d'être admis à vous faire une visite.

– Comment s'appelle-t-il ?

– Le chevalier de Castirac.

– Fort bien ; quel âge a-t-il ?

– C'est un homme de trente ans.

– Bonne mine ?

– Et batailleuse, monseigneur.

– Sait-il jouer aux échecs ?

– Certainement.

– Eh bien, demande-lui s'il veut faire ma partie ?

Et tandis que l'hôtelier sortait avec le chirurgien, qui avait terminé le pansement, M. de la Roche-Maubert se disait :

– Un garçon qui vient de solliciter et croit à une haute influence peut au besoin me faire un utile auxiliaire.

Le chevalier de Castirac arrive.

C'était un grand jeune homme avec de grandes jambes et un grand nez.

Il était fort laid, mais plein d'esprit ; de plus, il avait une mine des plus résolues et sa rapière, qui lui battait les mollets, sonnait d'une façon toute conquérante.

– Il est assez laid pour que je ne redoute pas un rival en lui, pensa M. de la Roche-Maubert, et pour peu que son escarcelle soit plate et son épée hardie, je l'utiliserai.

Le chevalier de Castirac se montra infiniment reconnaissant de la faveur que lui faisait M. de la Roche-Maubert de le prendre pour partner dans une partie d'échecs.

Le marquis l'ayant invité à déjeuner, il accepta avec empressement, et au bout d'une heure, ils étaient les meilleurs amis du monde.

Alors le marquis lui dit :

– Vous venez à Paris pour solliciter ?

– Comme tous les Gascons, depuis le roi Henri, répondit le chevalier en souriant.

– Que désirez-vous ?

– Une casaque dans les mousquetaires.

– Avez-vous de l'argent ?

– Il me reste une dizaine de pistoles.

– Mon jeune ami, dit le marquis, que penseriez-vous d'un homme qui vous ferait entrer aux mousquetaires dans les huit jours et qui vous donnerait deux cents pistoles tout de suite.

Tout Gascon qu'il était, le chevalier de Castirac fut abasourdi et regardant le marquis :

– Mais, monsieur, lui dit-il, pourquoi donc vous moquez-vous de moi ?

– Je ne me moque nullement, répondit le marquis, et les deux cents pistoles seront à vous quand vous voudrez.

– Cornes du diable ! s'écria le chevalier, vous êtes donc Satan, monsieur le marquis, et vous voulez m'acheter mon âme ?

– Non, répondit le marquis en souriant, mais j'ai besoin de vous.

– Ah !

– Et de votre épée.

– C'est une gaillarde, allez ! fit le Gascon en frappant sur la coquille de sa rapière. De quoi s'agit-il ?

– Tel que vous me voyez, dit le marquis, je suis amoureux.

– En vérité !

– Et c'est en allant à la conquête de ma maîtresse que j'ai reçu le coup d'épée qui me tient au lit.

– Bon !

– Mais je n'y renonce pas, et je veux me mettre en campagne, reprit M. de la Roche-Maubert.

– Quand donc !

– Ce soir même. Voulez-vous m'accompagner ?

– Je suis votre homme, dit le Gascon.

– Alors les deux cents pistoles sont à vous. Mais écoutez-moi bien,

– Parlez...

– Je ne serais pas étonné qu'on me surveillât ici, et qu'on voulût m'empêcher de sortir.

– Ah ! ah ! Eh bien, on avisera. Fiez-vous à moi.

Et le Gascon, plein de suffisance, avala un grand verre de vin de Médoc et frappa de nouveau sur la coquille de sa rapière, ajoutant :

– Mamzelle Finette, il va y avoir de l'ouvrage pour vous, j'imagine !...

XXXIII

Il y avait bien une quinzaine de jours que le chevalier de Castirac, le Gascon, était descendu à l'hôtel du Cheval rouan.

Il en connaissait, par conséquent, les us et les mœurs, et il apprit à M. de la Roche-Maubert, qui en était persuadé, du reste, que le Régent ou Dubois avaient dû donner à son endroit quelque consigne mystérieuse.

En effet, chaque soir, le chevalier, qui logeait au même étage, mais à l'autre extrémité, avait pu voir qu'un solide gaillard, qui était valet d'écurie, dressait un lit de camp devant la porte même du marquis, et s'y couchait.

Or l'hôtellerie n'était pas assez encombrée de voyageurs, en ce moment, pour que le valet d'écurie n'eût aucun autre endroit où coucher.

Le chevalier fit donc part de cette remarque à M. de la Roche-Maubert.

Celui-ci se dit :

– Je l'aurais parié ! on me surveille...

Puis il eut un accès de colère.

– Je passerai mon épée au travers du corps de ce drôle, pensa-t-il.

Le Gascon se mit à rire.

– C'est inutile, dit-il. J'ai un moyen bien plus simple de nous en débarrasser.

– Lequel ?

– Chaque soir, je reste à la cuisine, occupé à boire à petites gorgées un flacon de vin de Jurançon.

« L'hôte et sa femme vont se coucher et je demeure quelquefois seul avec le valet d'écurie.

« C'est un garçon de mon pays, et bien que je sois gentilhomme et un peu fier, comme tout gentilhomme sans sou ni maille, je ne dédaigne pas de trinquer avec lui.

M. de la Roche-Maubert se prit à sourire.

– Jusqu'à présent, poursuivit le Gascon, je ne lui ai offert qu'un verre de vin, je lui en ferai boire une bouteille ce soir et je le griserai.

– Bon !

– Puis je viendrai vous chercher.

– Parfait.

M. de la Roche-Maubert, comme on le voit, avait trouvé un auxiliaire.

Les choses se passaient comme le chevalier de Castirac l'avait annoncé.

Le marquis eut, du reste, la précaution de se montrer plus souffrant et plus faible que la veille, il dit au chirurgien qui vint le panser qu'il avait peur de ne pas dormir.

Le chirurgien lui prépara une potion calmante, que le marquis feignit de boire et qu'il jeta dans la ruelle du lit.

L'hôte vint, comme à l'ordinaire, aider au pansement et souhaita le bonsoir à M. de la Roche-Maubert.

Il sortit avec le chirurgien, et le marquis l'entendit qui disait :

– Ce n'est pas aujourd'hui encore qu'il nous donnera du souci.

Une heure plus tard, un autre bruit, auquel il n'avait jamais fait attention jusque-là, parvint à son oreille, et il reconnut que c'était sans doute le garçon d'écurie qui dressait son lit dans le corridor.

Enfin, peu après, il entendit un ronflement sonore.

Son geôlier dormait.

Alors le marquis se glissa sans bruit hors de sa couche.

Il faisait clair de lune et les rayons de l'astre nocturne entraient à profusion dans la chambre.

M. de la Roche-Maubert n'eut donc pas besoin d'allumer une lampe.

Grâce au clair de lune, il s'habille, ouvrit ses petits pots et ses fioles et se mit à teindre de nouveau ses cheveux et sa barbe et à couvrir son visage d'un enduit destiné à en faire disparaître les rides.

Puis il s'assura que son épée jouait aisément dans son fourreau ; et il visita le bassinet de deux pistolets qu'il passa à sa ceinture.

Après quoi il attendit.

Il s'écoula environ une heure.

Les ronflements du garçon d'écurie se faisaient toujours entendre et les autres bruits de la maison s'éteignaient un à un.

Enfin on frappa doucement à la porte.

Le marquis ouvrit.

– Ouf ! dit le Gascon en entrant, j'ai cru que l'hôte ne se coucherait pas ce soir. Il bavardait comme une pie borgne. Êtes-vous prêt ?

– Oui.

– Alors, venez.

– Mais le garçon d'écurie ?

– Il est ivre comme un Suisse et nous allons pouvoir lui prendre au cou la clef de l'écurie, car c'est par là que nous sortirons, l'hôte couchant trop près de l'autre porte.

– Comme il vous plaira, dit le marquis.

Le chevalier, qui connaissait parfaitement les êtres, le prit par la main et ils gagnèrent le corridor. Le lit du garçon d'écurie était en travers de la porte, tout à l'heure, mais le Gascon l'avait dérangé sans façon.

Avec non moins d'audace, il rejeta la couverture dans laquelle le rustre avait enfoui son nez et il s'empara de la clef qu'il avait au cou.

Puis ils longèrent le corridor à pas étouffés, gagnèrent l'escalier, descendirent à la cuisine, traversèrent la cour et entrèrent dans l'écurie.

L'écurie avait une porte qui donnait sur une ruelle, et c'était de cette porte que le Gascon avait pris la clef au cou du valet.

Quelques minutes après, les deux fugitifs étaient hors de l'hôtellerie, et un quart d'heure plus tard, ils entraient dans la rue Gît-le-Cœur.

Il était alors près de minuit et le paisible quartier était désert.

Cependant à l'angle de la rue de l'Hirondelle, une forme humaine s'agita sur une borne où elle était assise.

Le marquis de la Roche-Maubert s'arrêta.

La forme humaine se dressa et tendit la main :

– La charité, s'il vous plaît, dit-elle.

Rassuré, le marquis s'approcha et vit une vieille mendiante.

– La charité, répéta celle-ci, en échange d'un bon conseil.

– Plaît-il ? fit le marquis.

Et il mit une pistole dans la main de la vieille femme.

– Vous êtes généreux, répondit-elle, et il ne doit pas vous arriver malheur.

– Que parles-tu de malheur, vieille sorcière ?

– N'allez pas rue de l'Hirondelle, répliqua la mendiante.

Et elle prit la fuite.

XXXIV

Il se fit comme une lueur dans l'esprit de M. de la Roche-Maubert, mais une lueur de bon sens.

La vieille femme qu'on avait vue, quarante années auparavant, entrer dans la maison de Janine, le soir du supplice, en tenant un bouc en laisse, lui revint tout à coup en mémoire.

Peut-être cette mendiante à qui il venait de faire l'aumône était-elle cette même vieille femme.

Depuis que sa folie amoureuse le tenait, le marquis n'avait pas encore éprouvé un seul moment de crainte.

Il en eut un en ce moment ; et peut-être même eût-il battu en retraite s'il eût été seul.

Mais le Gascon était avec lui.

Le Gascon qui voulait gagner ses deux cents pistoles et qui se mit à rire.

Le rire du Gascon fit tressaillir le marquis ; il eut honte de son hésitation :

– Allons donc, fit-il, en avant !

– C'est mon avis, répliqua le chevalier de Castirac.

Et ils allongèrent le pas et entrèrent dans la rue de l'Hirondelle.

Mais le marquis avait pris le bras de son jeune compagnon et lui disait :

– Il faut pourtant que je vous mette au courant de la situation.

– Fort bien. J'écoute.

– Ce n'est pas d'hier, reprit le marquis, que j'aime la personne.

– Ah !

Le marquis n'osait cependant avouer que son amour remontait à quarante ans.

Le chevalier aurait fort bien pu lui rire au nez, tout comme il avait fait pour la mendiante.

– Donc, mon amour n'est pas d'hier, continua le vieux fou, mais la femme que j'aime est peut-être la plus pure et la plus belle du monde.

– Je vous crois sans peine, monsieur, interrompit le chevalier de Castirac, flatteur et courtisan comme doit l'être un homme qui loge le diable en son escarcelle.

Le marquis poursuivit :

– Tenez, voilà la maison où elle est.

– Bon !

– Il s'agit d'en faire le siège.

– Et de tuer un amant ou un mari jaloux, sans doute.

– Attendez, ce n'est pas cela...

– Voyons, alors ?

Et le chevalier regarda tour à tour le marquis, dont le visage s'empourprait, et la maison, qui était silencieuse et qui paraissait déserte.

– Cette maison est pleine de mystères, tout comme la femme que j'aime, reprit M. de la Roche-Maubert.

– En vérité !

– Entre nous, cette créature idéale de beauté est un peu bizarre, un peu... extraordinaire... elle s'occupe de science.

– Comment cela ?

– De chimie et d'alchimie, dit encore le vieux marquis, jugeant inutile de tout dire au chevalier, mais ayant besoin cependant de lui faire comprendre certaines choses, afin d'utiliser le secours de son épée quand il en serait temps.

– Elle fait donc de la chimie et de l'alchimie ? Que cherche-t-elle ?

– La pierre philosophale.

– C'est à dire le moyen de faire de l'or ?

– Précisément.

– Et... l'a-t-elle trouvé ?

– Peut-être bien... je ne sais au juste. Mais voici ce que je sais, cette maison est double.

– Comment cela ?

– Elle a une partie souterraine où se tient l'objet de mes amours, un palais éclairé par des lampes et dans lequel la lumière du jour n'a jamais pénétré.

– Après ? fit le Gascon, intrigué.

– La partie supérieure de la maison, c'est à dire ce que nous voyons, est habitée par un bourgeois fort niais appelé Guillaume Laurent ; mais sa niaiserie et son air placide, il ne faut pas nous y tromper, ne sont qu'apparents, et cet homme est comme le Cerbère de ce palais souterrain dont j'ignore l'entrée.

– Fort bien, dit froidement le Gascon. Je lui mettrai mon épée sur la gorge, et il faudra bien qu'il nous la montre, cette entrée.

– Ce n'est pas tout encore, dit le marquis.

– Ah !

– La belle a un amant...

– Oh ! oh !

– Et c'est avec lui qu'il faudra en découdre, si nous parvenons dans la partie souterraine dont je parle.

– Je n'en ferai qu'une bouchée, dit le Gascon, qui n'était pas né pour rien sur les bords de la Garonne.

– Or donc, poursuivit M. de la Roche-Maubert, voici, selon moi, le plan à suivre.

– Voyons.

– Vous allez frapper à la porte.

– Après ?

– Il est probable qu'un guichet seulement s'ouvrira, et qu'on demandera quel peut être le visiteur qui se présente à pareille heure.

– Que répondrai-je ?

– Mais, monsieur Guillaume, je viens de la place du Châtelet, et j'ai un message pour vous.

Le Gascon s'inclina.

– Il est probable que le bourgeois vous ouvrira.

– Je comprends, en ce cas, je le repousserai dans l'intérieur et vous entrerez derrière moi.

– C'est cela même.

– Le reste ira tout seul, acheva le Gascon. Effacez-vous derrière moi.

Le marquis se rangea le long du mur.

Alors le chevalier de Castirac souleva le lourd marteau de la porte qui, en retombant, fit retentir tous les échos endormis de la maison.

Quelques secondes s'écoulèrent.

Puis on entendit un pas lourd à l'intérieur, puis encore, comme l'avait prévu le marquis, un guichet s'ouvrit dans le milieu de la porte, et une voix, qu'il reconnut pour celle du bourgeois Guillaume, demanda :

– Que diable peut-on me vouloir à pareille heure ?

Un rayon de lumière, qui passait à travers le guichet, attestait que le bonhomme s'était muni d'une lampe.

– Je viens de la place du Châtelet et j'ai un message pour vous, répondit le chevalier.

Le bourgeois répondit :

– Soyez le bienvenu, en ce cas.

Et il ouvrit.

Soudain le chevalier le saisit à la gorge et le poussa dans le fond du vestibule.

En même temps, le marquis entra et ferma la porte.

– Cette fois, mon bonhomme, dit-il, il faudra parler...

Et il lui porta la pointe de son épée au visage.

XXXV

Maître Guillaume Laurent, le paisible bourgeois, avait reculé précipitamment, mais il n'avait pas laissé échapper le flambeau qu'il portait à la main, et il n'avait poussé aucun cri.

– Ah ! coquin, disait le marquis, cette fois tu parleras.

Guillaume reculait toujours, et il arriva ainsi dans cette salle où il avait reçu, quelques jours auparavant, la visite du vieil amoureux.

– Marquis, marquis, dit alors le chevalier de Castirac, je vois que le bonhomme ne paraît pas vouloir nous opposer la moindre résistance. Par conséquent, je crois que nous pouvons remettre l'épée au fourreau.

– Oui ; mais le drôle parlera ! répéta le marquis.

Guillaume, la sueur au front, hors d'haleine, s'était adossé au mur, après avoir toutefois placé son flambeau sur la cheminée.

Le marquis remit l'épée au fourreau, mais, en même temps, il ferma la porte.

Puis il se planta devant le bourgeois.

– Ça, drôle, dit-il, causons un peu. Tu m'as dis que cette maison t'appartenait ?

– Oui, monseigneur.

– Depuis plus de vingt ans ?

– Oui, monseigneur.

– Tu as fait le niais avec moi, et tu as prétendu que tu n'avais pas de locataire.

Guillaume ne répondit pas.

– Tu avais même l'air de si bonne foi, quand nous visitions les caves, que je suis sorti persuadé que tu ne savais absolument rien.

Un sourire glissa sur les lèvres de Guillaume, qui paraissait se remettre d'un premier moment d'effroi.

Le marquis continua :

– Cependant, au lieu de m'en aller, je suis resté dans la rue et me suis mis en observation devant ta maison. Peu après, un gentilhomme s'est présenté, il a mis une clef dans la serrure et...

– Monseigneur, dit alors Guillaume, il est inutile que vous alliez plus loin. Je sais le reste.

– Bon ! fit le marquis, alors tu sais tout ?

– Tout absolument.

– Et tu parleras ?

Guillaume regarda le chevalier de Castirac.

– Ce jeune homme est votre ami sans doute, fit-il.

– Je m'en vante, dit le Gascon.

– Alors je puis parler devant lui ?

– Sans doute.

Le bourgeois parut alors subitement transfiguré.

Une lueur de sourire lui vint aux lèvres et son visage niais s'éclaira d'une expression de finesse ; en même temps, il prit une chaise et se mit à califourchon dessus, sans plus de respect pour un homme à qui, jusque-là, il avait prodigué du monseigneur.

Mais le marquis paraissait si pressé de savoir qu'il passa sur ce manque de convenances.

– Monsieur le marquis, reprit alors Guillaume, un gentilhomme de province aussi riche que vous ne saurait n'être pas chasseur.

– Après ? fit le marquis.

– Qui dit chasseur dit un peu braconnier, et Votre Seigneurie doit savoir comment on pose des collets pour le lièvre et le lapin.

– Sans doute, je le sais. Mais où veux-tu en venir ?

– Le lièvre et le lapin courent tête baissée ; la bécasse, plus circonspecte, poursuivit Guillaume, lève de temps en temps la tête et si, d'aventure, elle voit un petit carreau de papier blanc attaché à un bâton, elle rebrousse chemin.

– Mais que me chantes-tu donc là, drôle ?

– Attendez encore, monseigneur. Le bout de papier dont je parle a été placé là par un braconnier qui fait fi de la bécasse et ne veut pas qu'elle se prenne dans le collet qu'il réserve à un lièvre.

– As-tu bientôt fini de me conter des sornettes ! s'écria le marquis, impatienté.

– J'ai fini, dit Guillaume. Cette maison ressemble à un collet, monseigneur.

– Bon !

– Et je suis le morceau de papier blanc.

– Ce qui veut dire ?...

– Que le collet ne vous est point destiné...

– En vérité !

– Le collet est pour un autre que vous, et c'est pour cela que je vous dis ce que d'autres vous ont dit déjà, monseigneur ; si vous étiez sage, vous vous en iriez.

– Drôle ! exclama le marquis, je te jure que si tu ne m'indiques pas sur-le-champ le passage qui conduit à la partie souterraine de la maison, je te planterai mon épée dans la gorge.

Un soupir souleva la poitrine de Guillaume.

– Ma foi ! dit-il, il est des gens à qui on crie vainement : casse-cou !

– C'est possible.

– Ainsi vous le voulez ?...

– Oui, je le veux.

– Eh bien, soyez satisfait.

En même temps, Guillaume quitta la place où il était et se dirigea vers la cheminée, dans laquelle il n'y avait point de feu.

Alors le chevalier de Castirac et le marquis stupéfaits, le virent prendre un des chenets et en frapper trois coups sur la plaque du foyer.

Il s'écoula environ une minute.

Puis, soudain, la plaque du foyer tourna sur ses gonds invisibles, comme une porte, et le marquis et son jeune compagnon virent apparaître une sorte de trou noir et béant.

Le marquis eut un cri de triomphe.

Il s'empara du flambeau et s'approcha de ce mystérieux corridor.

– Je vois un escalier, dit-il.

– Un escalier qui vous mènera où vous voulez aller, dit Guillaume.

– Je l'espère bien.

– Mais d'où vous ne reviendrez pas, ricana Guillaume.

– Tu crois ?

– J'en suis sûr.

– Eh bien, moi, je suis sûr du contraire.

– Ah ! ah !

– Chevalier, dit alors le marquis en tirant sa montre, il est une heure du matin. Vous allez rester ici, avec maître Guillaume.

– Fort bien, fit le chevalier.

– Si, à trois heures, je ne suis pas revenu...

– Je logerai ma rapière dans la poitrine du bonhomme, n'est-ce pas ? dit froidement le chevalier.

– Précisément, dit le marquis.

Alors il prit le flambeau et, l'épée à la main, il s'aventura dans le mystérieux escalier.

XXXVI

Quand le marquis de la Roche-Maubert se fut engagé dans le passage mystérieux et que le bruit de ses pas, retentissant d'abord sur les marches de l'escalier, se fut éteint dans l'éloignement, le bourgeois Guillaume Laurent changea tout à coup d'attitude avec le chevalier de Castirac.

– Monsieur, lui dit-il, si vous voulez bien, nous allons causer un peu.

– Volontiers, répondit le chevalier qui se posa à califourchon sur une chaise et mit son épée nue entre ses jambes.

– Êtes-vous le fils, le neveu ou simplement l'ami du marquis ? reprit Guillaume.

– Je suis simplement son ami.

– Depuis longtemps ?

– Depuis ce matin.

– Alors tant mieux, fit le bourgeois, une amitié de si fraîche date n'est pas dangereuse.

– Plaît-il ?

– On se console de la perte d'un ami de vingt-quatre heures, poursuivit Guillaume avec flegme.

– Te moques-tu de moi, maroufle ?

– Dieu m'en garde ! mon gentilhomme.

Mais la voix de Guillaume, faisant cette humble réponse, n'était plus la même.

Elle était timbrée d'une nuance ironique, mêlée à une sorte d'accent d'autorité.

– J'espère bien, reprit le chevalier, n'avoir pas à pleurer le marquis.

– Peuh ! Qui sait ?

– Et, dans tous les cas, reprit le Gascon, tu sais ce que je t'ai promis...

– Mais non, je ne sais pas, dit Guillaume.

– Je t'ai promis que si, dans deux heures, le marquis ne revenait pas, je te passerais mon épée au travers du corps, dit le Gascon.

– Ah ! c'est juste, je n'y pensais plus.

– Tu as l'air bien hardi, maintenant, drôle !

– Voulez-vous donc que je pleure ?

– Non, mais je veux que tu aies vis-à-vis de moi l'attitude qu'un bourgeois doit avoir vis-à-vis d'un gentilhomme.

– Excusez-moi, dit Guillaume, j'ignore les belles manières. Mais nous avons deux heures devant nous, n'est-ce pas ?

– Deux heures de vie pour toi, car si le marquis ne revient pas...

– Bon, je comprends. Mais qu'allons-nous faire de ces deux heures ? Avez-vous soif ?

– Heu ! heu ! dit le Gascon en faisant claquer sa langue.

– J'ai dans ce bahut que vous voyez là, continua Guillaume, deux ou trois flacons de vieux vin.

– Eh bien, voyons-les...

– Aimez-vous le jeu, dit encore Guillaume.

– Parbleu !

– La bête ombrée, par exemple ?

– C'est mon jeu de prédilection.

– Eh bien, dit Guillaume, il m'est avis que nous allons nous amuser un brin pendant deux heures.

Il alla ouvrir le bahut, y prit deux vénérables bouteilles couvertes de toiles d'araignées, et les apporta, ainsi que deux gobelets sur la table qui se trouvait au milieu de la salle.

Les bouteilles débouchées, il remplit les gobelets.

– À votre santé ! dit-il.

– À la tienne plutôt, dit le Gascon, ou mieux, à celle du marquis.

Le bourgeois hocha la tête et ne répondit pas.

– Et ces cartes, où sont-elles ? dit encore Castirac.

– Là, dans cette pièce voisine qui me sert de chambre à coucher.

– Va les chercher.

– Ne buvez pas tout en mon absence, au moins, dit Guillaume en souriant.

Et il entra dans la pièce voisine.

– Il est tout à fait bon homme, dit le Gascon, et je souhaite, en vérité, que le marquis revienne sain et sauf de son aventureuse expédition, car j'aurais de la répugnance à l'occire.

Deux minutes s'écoulèrent, la porte de la chambre dans laquelle Guillaume était entré se rouvrit.

Mais le chevalier ne put réprimer un geste et un cri de surprise.

Guillaume n'était plus Guillaume, ou plutôt c'était Guillaume métamorphosé des pieds à la tête.

Guillaume avait jeté sa souquenille couleur cannelle, son bonnet fourré de peau de loutre, ses chausses marron et ses bas de laine noire.

Guillaume était vêtu d'un bon pourpoint de gros drap, chaussé de bottes à entonnoir, coiffé d'un chapeau à plume qu'il inclinait sur l'oreille gauche, il avait un manteau sur l'épaule et une rapière au côté.

Enfin ses bottes étaient garnies d'éperons qui sonnaient gaillardement sur les dalles de la salle.

Mais chose non moins surprenante ! le visage du bonhomme Guillaume avait perdu son expression de débonnaireté niaise pour revêtir une expression d'audace qui annonçait un homme d'épée.

Et s'avançant vers le Gascon stupéfait :

– Ça, dit-il, par quel jeu voulez-vous commencer, mon gentilhomme ?

– Mais... balbutia le Gascon, je trouve cette mascarade plaisante, drôle.

– Où voyez-vous une mascarade ?

– Dame... ces habits ?...

– Sont les miens.

– Cette épée ?...

– Fera connaissance avec la vôtre, mon petit monsieur.

– Maroufle ! dit le Gascon, un gentilhomme comme moi...

– Peut se battre avec un autre...

– Tu es gentilhomme ?

– Pour vous servir.

– Tu n'es donc pas mercier ?

– Pas plus que vous.

– Alors, que fais-tu ici ?

– Je sers mes amis quand ils ont besoin de moi.

– En vérité !

– Et quelquefois je donne un bon conseil à des gens qui me sont sympathiques, ont une jolie figure et me reviennent. Vous êtes de ceux-là.

– Et tu as un conseil à me donner ?

– Peut-être.

– Voyons en ce cas.

– Remettez votre rapière en sa gaine, votre chapeau sur la tête, votre manteau sur les épaules, buvons un dernier coup et allez-vous-en.

Maître Guillaume avait prononcé ces mots froidement, avec un accent d'autorité.

– Tu railles, drôle ! fit le Gascon.

– Non, je parle dans votre intérêt.

– Et si je ne veux pas m'en aller ?...

– Il m'est avis alors que c'est à un tout autre jeu que la bête ombrée que nous allons jouer, mon petit cadet de Gascogne.

Et Guillaume, sur ces mots, mit gaillardement et lestement flamberge au vent.

Puis il tomba en garde.

– À nous deux donc ! dit-il.

XXXVII

Le chevalier de Castirac était brave, ceci est incontestable, mais il était Gascon ; et, par tempérament, le Gascon exagère toutes choses.

Or donc, le chevalier, dix minutes auparavant, croyant avoir à faire à un paisible bourgeois, frappait sur la coquille de sa rapière avec des rodomontades à faire frémir.

Cette rapière, on l'eût juré, était de taille à faire une seconde brèche de Roland, comme la fameuse Durandal.

Eh bien, lorsque le prétendu bourgeois reparut, avec un justaucorps de gentilhomme et une épée au poing, la rapière du chevalier perdit quelque peu de son prestige, et le chevalier de son assurance.

Néanmoins il ne cessa pas, en se mettant en garde, de protester.

– Drôle, disait-il, je crois que tu te moques de moi.

– Vraiment ! ricanait Guillaume.

– Tu n'es pas gentilhomme.

– Bah ! vous croyez ?

– Et puisque tu oses me braver...

– Pardon, pardon, disait Guillaume, je comprends qu'un pauvre bourgeois sans armes, tremblant et se mettant à vos genoux eût bien mieux fait votre affaire. Mais enfin, mon bon petit monsieur, on fait comme on peut, et faute de lard on prend du beurre.

– Je saurai bien te corriger, hurlait le Gascon.

Les deux épées étaient engagées jusqu'à la garde et, dès la première seconde, le chevalier avait senti qu'il avait affaire à forte partie.

Guillaume tirait bien, avec un grand calme et une remarquable vitesse de poignet, en dépit de son gros ventre et de son apparence lourde.

– Me corriger ? disait-il en riant. Mais vous n'en pensez pas un mot, mon jeune ami.

– Ah ! tu crois ?

– Et tenez, en ce moment, vous avez bien autre chose à faire. Vous ne songez qu'à vous couvrir, et vous avez raison.

En effet, le chevalier parait de son mieux et avait fort à faire, car Guillaume le poussait avec vigueur.

Cependant le chevalier n'était pas Gascon pour rien :

– Sandis ! s'écria-t-il, tout cela va finir par ta mort, mon pauvre ami.

– C'est bien possible, répondit Guillaume, mais, alors, il ne faut pas rompre éternellement.

Et Guillaume disait vrai.

Le chevalier rompait, rompait constamment, et Guillaume le pressait si vivement qu'il lui avait fait faire deux fois le tour de la salle.

Ce qui n'empêchait pas le chevalier de crier :

– Je finirai bien par te clouer contre un mur, maroufle.

– Je ne dis pas non, répliqua Guillaume toujours calme et plein d'ironie ; seulement...

– Ah ! tu demandes grâce ?

Et le Gascon rompait toujours devant la terrible épée de Guillaume.

– Je n'en ai pas l'air, dit celui-ci, mais il est fort possible que vous me logiez votre rapière en plein corps.

– Tu peux y compter, sandis.

Et le chevalier, néanmoins, rompait toujours.

– Seulement, poursuivait Guillaume, je pense avoir le temps de causer avec vous.

– Ah ! ah !

– Et de vous faire une petite proposition.

– En vérité !

– Précédée d'une question.

– Plaît-il ?

– Je me suis laissé dire que vous n'étiez l'ami de ce pauvre marquis que depuis ce matin.

– Cela est vrai ; mais il est des vins assez généreux pour qu'on les puisse boire au sortir des tonneaux de vendange. Mon amitié est comme cela.

– Il est riche, le marquis, poursuivit Guillaume.

Le chevalier tressaillit, fit une faute, se découvrit un moment, et l'épée de Guillaume effleura sa poitrine.

– Si je l'avais voulu, je vous tuais, dit celui-ci avec calme. Mais, causons toujours. Donc le marquis est riche...

– Que vous importe !

Et le chevalier écumait, et son front était baigné de sueur, tandis que Guillaume paraissait avoir le calme d'un maître d'armes.

– Je voudrais savoir de quelle promesse il a stimulé votre jeune amitié.

– Misérable !

– Bah ! bah ! entre nous... on peut tout se dire... Voyons ! est-ce cent, deux cents, trois cents pistoles ?

Le chevalier eut un cri de rage.

– Si vous voulez vous en aller, poursuivit Guillaume, il faut me jurer de garder le secret sur cette aventure, et vous bien persuader que vous n'avez rien à gagner maintenant par le commerce du marquis de la Roche-Maubert, que, d'ailleurs, vous ne reverrez peut-être plus... Mais, prenez donc garde, interrompit Guillaume, voilà que, pour la seconde fois, je viens d'avoir votre vie entre mes mains... Donc, je reprends, si vous voulez garder le secret, et vous en aller, ce n'est pas deux cents pistoles, c'est le double que je vous offre...

Le chevalier rompait toujours, et s'il n'eût été Gascon, il se fût écrié sur-le-champ qu'il acceptait.

Mais ce diable de sang des bords de la Garonne qui lui coulait dans les veines...

– Ah ! gredin, dit-il, je crois que tu m'insultes !

– Mais non, dit Guillaume.

– Ou que tu te moques de moi ?

– Pas davantage.

– Il me faut tout ton sang.

Et le chevalier, ivre de colère, se fendit à fond. Guillaume esquiva le coup, et, par contre, le chevalier, en se redressant, sentit son épée sur sa poitrine.

– Bah ! fit Guillaume, j'aurai toujours le temps de vous tuer. Voyons si nous ne pouvons pas nous entendre.

Et il releva son épée.

Le chevalier se trouvait, en ce moment, acculé dans l'angle de la porte.

– Voulez-vous quatre cents pistoles ? répéta Guillaume.

– Jamais.

– Alors, finissons-en.

Et Guillaume lia l'épée du Gascon tierce sur tierce, donna un vigoureux coup de fouet, et l'épée, échappant à la main du chevalier, alla sauter à vingt pas.

– Cette fois, dit le prétendu bourgeois en portant la pointe de la sienne à la gorge du Gascon, cette fois, mon jeune ami, il faut choisir... ou passer dans l'autre monde sans bruit ni trompette, ou prendre mes quatre cents pistoles et s'en aller.

– Oh ! vous m'en direz tant ! murmura le Gascon tout confus.

– Vous acceptez ?

– Parbleu !

– Et vous serez muet ?

– Comme la tombe.

– À la bonne heure ! Je savais bien que les Gascons sont gens d'esprit.

Et Guillaume remit son épée au fourreau, et, ramassant celle du chevalier, il la garda, pour ôter à son adversaire vaincu toute tentation de recommencer une lutte inégale, comme on a pu le voir.

XXXVIII

Maintenant, voyons ce que devenait le marquis de la Roche-Maubert.

Il n'est rien de si tenace, a-t-on dit, que la fantaisie amoureuse d'un vieillard.

On a pu voir par sa conduite depuis huit jours que le marquis se chargeait de justifier pleinement cette sentence.

Retrouver Janine, la femme immortelle, la sorcière qui faisait de l'or, était désormais pour lui l'unique but de sa vie.

Il s'était donc aventuré bravement, un flambeau à la main, dans cet escalier que la plaque mobile de la cheminée venait de démasquer.

Où conduisait cet escalier ?

Très certainement au laboratoire, se disait le marquis.

Et le flambeau d'une main, son épée nue de l'autre, le marquis continuait à descendre.

L'escalier tournait sur lui-même, en forme de vrille.

Des bouffées d'air humide montaient de ses profondeurs et fouettaient le marquis au visage.

Mais il descendait toujours.

À la quarantième marche environ, il entendit un bruit sourd.

Alors il s'arrêta et tendit l'oreille.

Le bruit avait quelque chose du roulement lointain du tonnerre.

Mais le marquis eut bientôt reconnu ce qu'il en était.

C'était le clapotement de l'eau contre un rocher qui parvenait jusqu'à lui, et M. de la Roche-Maubert comprit que cet escalier descendait à la rivière.

Un moment, il songea à rebrousser chemin et à chercher ailleurs la route qui devait conduire au laboratoire.

Mais alors il se souvint que pendant son procès, il y avait quarante ans, Janine avait dit à ses juges :

– On arrive chez moi par eau aussi bien que par terre.

Les juges n'avaient point compris ces paroles sans doute, puisque les enquêtes et les perquisitions ordonnées par le parlement dans la maison de la rue de l'Hirondelle, n'avaient amené aucun résultat.

Mais le marquis, en se remémorant cette réponse, pouvait en conclure qu'il trouverait, en descendant toujours, quelque corridor latéral, quelque porte pratiquée dans la cage de l'escalier et qui le conduirait là où il voulait aller.

Il se remit donc en marche et continua à descendre.

Le bruit devenait plus distinct, l'air plus humide.

Le marquis ne s'était pas trompé cependant.

À la soixantième marche il trouva un repos.

La cage s'élargissait et une galerie s'ouvrait sur la gauche.

– Voilà mon chemin, dit le marquis.

Et, quittant l'escalier, il entra dans la galerie.

À peine avait-il fait vingt pas que l'air devint plus vif et qu'une bouffée de vent souffla sur son flambeau et l'éteignit.

Alors le marquis se trouva plongé dans d'épaisses ténèbres.

Tout autre que l'entêté vieillard eût, en ce moment, perdu tout son calme et toute sa présence d'esprit.

Peut-être même n'eût-il osé bouger.

Ou bien, essayant de revenir en arrière, il n'eût plus eu qu'un but, retrouver l'escalier et remonter à la surface du monde vivant.

En aucun cas, tout autre que le marquis n'eût songé à aller en avant.

Mais le marquis, lui, n'hésita pas longtemps.

Il était dans les ténèbres, mais peu lui importait ! Il se remit donc en marche, étendant son épée devant lui pour sonder les obstacles, et murmurant :

– Quand ce chemin conduirait à l'enfer, j'irais jusqu'au bout !

La galerie avait un sol humide, un peu boueux ; en outre elle suivait un plan incliné et le marquis comprit qu'elle descendait toujours.

Mais en descendant et s'enfonçant sous terre elle tournait légèrement sur elle-même, M. de la Roche-Maubert le comprit, car tout à coup les ténèbres qui l'environnaient devinrent moins épaisses, et quelque chose comme la lueur d'une étoile à demi perdue dans un nuage, ou un bout de tison couvert de cendres, lui apparut dans le lointain.

– Ah ! ah ! fit-il avec une joie d'enfant.

Et il doubla le pas.

À mesure qu'il avançait, le point lumineux se rapprochait de lui, mais ne grandissait pas.

Et quand il fut tout auprès, le marquis put se rendre un compte exact de ce qu'il voyait.

La galerie qu'il venait de suivre était fermée par une porte ; au milieu de cette porte, il y avait un petit trou, et par ce trou s'échappait un rayon de lumière.

Le marquis colla son œil à ce trou.

Il aperçut une seconde galerie.

Celle-là était éclairée par une lampe suspendue à la voûte.

Mais comment y pénétrer ?

La porte qui le séparait de la première était fermée et paraissait très épaisse.

Le marquis lui donna un coup d'épaule et ne parvint qu'à se meurtrir inutilement.

La porte résista.

Alors le vieillard se mit à promener sa main dessus, en hauteur et en largeur, et tout à coup il étouffa un cri de joie.

Sa main avait rencontré une corde : et cette corde qui pendait, il la tira et aussitôt une cloche fut mise en mouvement.

– Bon ! se dit le marquis, voici la sonnette des visiteurs.

Et il tira sur la corde une seconde fois.

Puis il attendit.

Quelques secondes s'écoulèrent.

Le marquis avait appliqué de nouveau son œil au trou de la porte et il explorait la galerie éclairée.

Soudain la clarté devint plus vive et une autre lumière apparut au marquis dans le lointain.

Puis encore, derrière la lumière qui était celle d'un flambeau, le marquis aperçut un homme.

Cet homme s'avançait, le flambeau de la main gauche, un trousseau de clefs de la main droite.

Il était drapé dans un grand manteau.

Et quand il fut tout près, le marquis sentit son sang affluer à son cœur et ses lèvres se crisper de colère.

L'homme au trousseau de clefs était masqué.

Le marquis n'en douta pas un seul instant, c'était son adversaire, celui qui l'avait galamment couché, d'un coup d'épée, dans le ruisseau de la rue de l'Hirondelle.

Et cet adversaire ne pouvait être que le chevalier d'Esparron, l'amant actuel de Janine.

– Ah ! cette fois, rugit le marquis, j'aurai une revanche.

L'homme au masque arriva jusqu'à la porte et dit :

– Qui donc a sonné ?

– Moi, fit le marquis d'une voix étouffée par la colère.

– Comment vous nommez-vous ?

– La Roche-Maubert.

L'homme ricana à travers son masque.

Mais il mit une clef dans la serrure et la porte s'ouvrit.

– Je vous attendais, marquis, dit alors l'homme au masque d'un ton railleur.

En même temps, il posa la main sur la garde de son épée, qui relevait son manteau par un coin.

XXXIX

Le marquis avait l'épée à la main.

Quand il se trouva en présence de l'homme au masque, il poussa comme un rugissement.

– À nous deux, fit-il.

L'homme au masque laissa sa rapière au fourreau.

– Vous voulez donc votre revanche ? demanda-t-il avec calme.

– Sans doute, dit le marquis, et je m'étonne que vous n'ayez point dégainé encore.

– C'est que je ne vous savais pas aussi pressé.

– Vraiment !

– Et que je ne le suis pas moi-même.

– Vous deviez pourtant vous attendre à me retrouver sur votre chemin, dit le marquis furieux.

– Très certainement, et la preuve en est que je suis venu vous ouvrir.

– Ah ! c'est juste, fit le marquis frappé de la logique de cette réponse.

– Or, poursuivit le chevalier, si vous voulez m'écouter une seconde, vous verrez...

– Parlez !

– Vous êtes entré dans la maison, là-haut...

– Naturellement.

– Vous voulez absolument voir la femme immortelle, comme vous l'appelez ; et, poursuivit l'homme au masque, toutes les bonnes raisons qu'aura pu vous donner maître Guillaume vous auront paru mauvaises, puisque vous voilà ici.

– Vous savez cela ?

– Je l'imagine, puisque Guillaume a frappé la plaque de la cheminée, derrière laquelle se trouve un timbre qui correspond à l'endroit où je me trouvais, ce qui fait que je suis venu à votre rencontre.

– Eh bien, monsieur, dit le marquis, maintenant que vous voilà fixé, en garde, s'il vous plaît.

– Un mot encore, et je suis à vos ordres.

– Soit, mais hâtez-vous.

– Il est bien convenu, poursuivit l'homme au masque, que vous n'êtes pas venu jusqu'ici uniquement pour vous rencontrer avec moi de nouveau et prendre votre revanche.

– Non, je suis venu, parce que je veux la voir.

– Eh bien, si nous nous battons tout de suite et que je vous tue, vous ne la verrez pas.

Ceci était encore parfaitement logique.

Cependant le marquis eut un geste de défiance :

– Je crois, dit-il, que vous avez peur et que vous cherchez à m'échapper.

– Dieu m'en garde ! et j'irai plus loin encore, dit l'homme au masque avec colère. Du moment que vous êtes venu jusqu'ici, nous n'avons plus de raison pour vous barrer le chemin, et si vous voulez voir la femme immortelle, je suis prêt à vous conduire auprès d'elle. Après quoi, si le cœur vous en dit encore, je me mettrai à votre disposition.

En bonne conscience, le marquis de la Roche-Maubert n'avait plus aucune objection à faire.

– Eh bien, soit, dit-il, marchons.

– Suivez-moi, répondit l'homme au masque.

Puis, élevant son flambeau au-dessus de sa tête de façon à éclairer la route, il passa le premier.

Le marquis avait remis son épée au fourreau.

Le corridor était long, tournait sur lui-même comme un large escalier, affectait une pente assez rapide, et rappelait à M. de la Roche-Maubert, cette voie originale construite par Louis VIII dans une des tours du château d'Amboise, laquelle permettait au monarque d'arriver en litière, à cheval ou en char jusque sur la plate-forme du palais qui est à plus de cent pieds au-dessus du niveau de la Loire.

– Mais ce corridor ne finira donc jamais ? s'écria le marquis perdant patience.

L'homme au masque se retourna :

– Il finira toujours trop vite pour vous, dit-il d'une voix empreinte d'une raillerie triste.

– Ah ! oui, ricana le marquis, vous allez sans doute me tenir le même langage que le Régent.

– Le Régent vous aimait beaucoup, marquis.

– Il m'aimera encore...

– Ou du moins il vous regrettera.

– Plaît-il ?

L'homme au masque s'était arrêté.

– Écoutez, marquis, dit-il, vous êtes fou, mais l'honneur doit vous être cher encore, et je suis convaincu que si vous me donniez votre parole, vous la tiendriez...

– Que voulez-vous dire ? fit le marquis avec hauteur.

– Que vous allez, tête baissée, à la mort.

– Oh ! oh ! est-ce vous qui me tuerez ?

– Je ne puis rien dire. Seulement, de grâce, écoutez-moi encore. Vous avez fait violence à Guillaume, vous avez trouvé un chemin qu'on ne voulait pas vous laisser parcourir, vous êtes venu jusqu'ici, tout cela est fort bien. Consentez à revenir en arrière, donnez-moi votre parole de gentilhomme que vous retournerez dans votre province, que vous ne parlerez plus à personne de ce que vous avez vu, que vous ne prononcerez plus désormais le nom de la femme immortelle et il en est temps encore, je vous sauve !

– Monsieur, dit le marquis avec colère, je vous ai accepté comme guide et non comme conseiller.

– Ainsi, vous voulez aller en avant ?

– Morbleu ! oui, je le veux !

– Eh bien, dit tristement l'homme au masque, que votre volonté soit faite.

Et il se remit en marche.

En outre de son épée, on s'en souvient, le marquis s'était muni de ses pistolets.

– Vive Dieu ! murmurait-il en suivant l'homme au masque qui avait allongé le pas, une armée ne me ferait pas reculer maintenant.

Le corridor fit une dernière évolution sur lui-même, et le marquis se trouva en présence d'une nouvelle porte.

– Écoutez, dit encore l'homme au masque, si depuis tout à l'heure vous aviez réfléchi, il serait temps de revenir sur vos pas.

– Jamais ! s'écria le marquis.

L'homme au masque ôta silencieusement son chapeau.

– Que faites-vous ? demanda le marquis hors de lui.

– Je salue celui qui va mourir, dit-il.

Et il frappa à cette porte qu'il avait devant lui.

Une voix de femme se fit entendre derrière cette porte, disant :

– Qui est là ?

– Le marquis de la Roche-Maubert, répondit l'homme au masque.

– Vous n'avez donc pu lui faire rebrousser chemin ?

– Non.

– C'est la voix de Janine, je la reconnais ! s'écria le marquis ; je veux la voir.

– Que la volonté de la destinée s'accomplisse donc ! reprit la même voix.

En même temps la porte s'ouvrit.

Alors le marquis ébloui par une gerbe de lumière, se trouva au seuil de cette salle orientale dans laquelle le Régent avait pénétré quelques nuits auparavant.

Janine était assise sur une pile de coussins, son enivrant sourire aux lèvres.

Et le marquis, ivre d'amour, se précipita vers elle et lui dit en se mettant à genoux :

– Oh ! oui, c'est bien toi... toi que j'ai aimée... toi que j'aime encore !...

Et il prit une des mains de la femme immortelle et la porta avec transport à ses lèvres parcheminées.

La porte qu'il venait de franchir s'était refermée et l'homme au masque avait disparu.

XL

– Ô Janine, je vous aime ! Janine, je sens que ma raison m'abandonne et que mon cœur retrouve ses vingt ans, tandis que je suis à vos pieds, Janine, je veux réparer mes torts involontaires d'autrefois... je veux être votre époux, Janine. Vous serez la marquise de la Roche-Maubert.

Et l'amoureux vieillard demeurait à genoux.

Elle était silencieuse et le regardait avec un mélange de pitié et de haine.

– Monsieur le marquis, dit-elle enfin, vous avez voulu pénétrer jusqu'ici, quoi qu'on ait pu vous dire... vous avez eu tort...

– Je fusse allé vous chercher en enfer, Janine !

– Peut-être y êtes-vous ? fit-elle.

Et elle eut un énigmatique sourire.

Puis dégageant la main qu'il continuait à couvrir de baisers :

– Voyons, dit-elle, regardez-moi bien. Ai-je l'air d'une femme qui traverse les siècles sans prendre une ride, en conservant une jeunesse éternelle ? Et ne vous trompez-vous pas, marquis ?

– Non, non, dit-il, vous êtes Janine !

Elle haussa les épaules et dit tristement :

– Janine est morte.

– Morte !

– Vous l'avez vue sur son bûcher. Pouvez-vous en douter ?

– Janine, c'est vous, et vous êtes immortelle ! dit l'entêté vieillard.

– Janine avait les cheveux noirs.

– Et vous les avez blonds, n'est-ce pas ?

– Dame ! vous voyez...

– Oh ! fit le marquis, qu'est-ce que cela prouve ? rien. Il y a des eaux merveilleuses pour teindre la chevelure.

– Marquis, vous êtes fou.

– Soit, mais je vous aime...

– Alors, dit-elle froidement, prouvez-moi votre amour par votre soumission.

– Que dois-je faire ?

– M'écouter.

– Parlez, dit-il en la contemplant avec extase.

Le sourire avait disparu de ses lèvres, et son regard était maintenant acéré comme la lame d'un poignard.

– Puisque vous êtes venu jusqu'ici, dit-elle, je veux tenter un dernier effort... pour vous sauver... car votre vie tient à un fil...

À son tour, il haussa les épaules, et il eut un sourire qui voulait dire :

– La mort n'a rien à faire avec moi.

Elle reprit :

– Supposez un instant que je sois, non pas Janine, mais sa nièce, et que j'aie hérité en même temps que de sa beauté et d'une ressemblance frappante avec elle, d'un legs : sa vengeance...

– Ah ! oui, dit le marquis, vous m'avez dit la même chose autrefois... la nuit où vous me mordîtes au cou.

– Mais écoutez-moi donc ! fit-elle.

– Soit, parlez, dit le marquis, paraissant se résigner.

– J'ai pour mission de frapper un homme, un monstre plutôt. Vous venez, ô étourdi en cheveux blancs, vous poser sur mon chemin et vous entravez mes projets...

– Je vous aime.

– Moi, dit-elle, je devrais vous haïr, car vous avez trahi Janine !... mais Janine, en mourant, vous a pardonné... ou plutôt, elle ne m'a pas laissé d'instruction vous concernant...

« Eh bien, je vais, à mon tour, vous faire la prière que le Régent vous a faite, que l'homme qui est en haut vous a faite aussi, que vous a répétée celui qui vous a amené jusqu'ici...

Le marquis eut un rire féroce :

– Vous voulez que je m'en aille ? dit-il.

– Oui.

– Que je retourne dans mon château de Normandie, poursuivit-il en ricanant, et que je ne parle de vous à âme qui vive ?

– Oh ! non, dit-elle, il est trop tard !...

– Ah ! ah !

– Du moment où vous avez pénétré jusqu'ici, reprit-elle, vous avez été condamné...

– À mort ?

– À mort, marquis, dit-elle froidement.

– Et qui se chargera de l'exécution de la sentence ? fit-il en se redressant et posant la main sur la garde de son épée.

– Peu importe ! dit-elle. Eh bien, je voudrais commuer votre peine.

– En vérité !

– Dites un mot, et je donnerai des ordres, poursuivit elle. On vous apportera un breuvage qui vous plongera dans un sommeil léthargique de plusieurs heures et même de plusieurs jours. Lorsque vous reviendrez à vous, quand vous rouvrirez les yeux, vous serez dans un carrosse de voyage en compagnie de deux hommes qui auront ordre de ne vous quitter ni jour, ni nuit, et de vous poignarder au premier mot imprudent qui sortira de vos lèvres.

– Charmant ! ricana le marquis.

– Vous voyagerez ainsi plusieurs jours, plusieurs semaines et ne vous arrêterez qu'en Italie, dans la ville de Milan où vos gardiens vous conduiront dans un palais qui m'appartient et où ils vous tiendront prisonnier jusqu'à l'heure où la besogne que je me suis donnée ici sera accomplie. Alors, je vous rendrai la liberté, marquis, et vous pourrez revenir à Paris, et chercher Janine, si bon vous semble ! Janine n'aura plus rien à craindre de vous.

Le marquis riait toujours.

– C'est vous qui êtes folle ! dit-il.

Puis le délire amoureux qui l'étreignait lui monta au cerveau.

– Ah ! dit-il, vous ne voulez pas être ma femme... Eh bien !...

Il avait l'œil en feu ; il était furieux et frémissant...

Il voulut s'élancer sur la femme immortelle et la saisir dans ses bras...

Mais elle fit un bond en arrière et, rapide comme l'éclair, elle se réfugia à l'autre extrémité du salon oriental.

Sa main prit un sifflet qui pendait à sa ceinture et le porta à ses lèvres.

Le sifflet rendit un bruit aigu.

À ce bruit deux hommes entrèrent.

On eût dit que le mur de feuillage s'était entrouvert devant eux.

L'un de ces deux hommes était ce même adversaire masqué à qui le marquis devait un si joli coup d'épée.

L'autre était un nain hideux, un nègre vêtu de rouge qui portait un plateau sur lequel était un gobelet d'argent.

– À moi ! dit-elle.

Et regardant le marquis d'un œil enflammé :

– Vous n'avez plus qu'une minute. Buvez le contenu de ce gobelet, ou vous êtes mort !...

Mais le marquis répondit par un éclat de rire.

En même temps, il laissa tomber son manteau, prit ses pistolets à sa ceinture, et les braquant sur la poitrine de l'homme au masque :

– Vous vous trompez, madame, dit-il, c'est moi qui suis le maître de la situation !...

XLI

Une pensée rapide comme un éclair avait traversé le cerveau de ce fou qu'on appelait le marquis de la Roche-Maubert.

L'homme au masque, il n'en doutait pas, c'était le chevalier d'Esparron.

Le chevalier, c'était le nouvel amant de celle qu'il persistait à appeler Janine, et cet amant, elle l'adorait sans doute.

Or, en dirigeant l'un de ses pistolets vers la poitrine du chevalier, M. de la Roche-Maubert avait cru fermement que la femme immortelle, épouvantée, allait tomber à ses pieds et demander grâce.

Tout au contraire, elle se mit à rire, et l'homme au masque lui dit :

– Vous pouvez faire feu, marquis...

Un nuage passa sur le front de M. de la Roche-Maubert, ses yeux s'injectèrent de sang, et son doigt pressa fiévreusement la détente.

Le coup partit.

Un nouvel éclat de rire se fit entendre, tandis qu'une épaisse fumée blanche emplissait un moment la salle.

Le marquis, hors de lui, fit feu une seconde fois, et un autre éclat de rire lui répondit.

La fumée était si épaisse que d'abord il ne vit rien ; mais ce fut l'affaire d'une minute.

La fumée se dissipa, et alors le marquis jeta un cri de stupeur.

La femme immortelle et le nain avaient disparu.

Il ne resta plus là que l'homme au masque qui riait toujours.

Le marquis tira son épée et se rua sur lui.

Mais l'homme au masque avait pareillement mis flamberge au vent, et il se trouva sur la défensive.

– Ah ! misérable ! dit le marquis, il me faut ton sang jusqu'à la dernière goutte.

– Et si vous le versez, vous saurez d'où il vient, répondit son adversaire dont le masque tomba.

Le marquis ne s'était pas trompé, c'était bien le chevalier d'Esparron, avec qui il avait soupé chez le Régent, qui se trouvait devant lui.

– Vous voulez donc votre revanche avant de mourir ? disait le chevalier toujours calme et railleur.

– C'est toi qui mourras ! répondit le marquis.

Et il attaqua son adversaire avec fureur.

Les deux épées se heurtaient, étincelaient, se heurtaient encore, et le chevalier, superbe de sang-froid, poursuivait la conversation :

– En vérité ! monsieur le marquis, vous ne seriez pas plus déraisonnable, disait-il, si vous n'aviez que vingt ans !

« Voyez ce que vous avez fait !... Un matin vous êtes pris, au fond de votre manoir, du désir de revoir Paris, vous vous faites prier à souper chez le Régent, vous y racontez une histoire absurde ; vous calomniez une femme, vous ridiculisez un galant homme comme moi, qui ne demandais pas mieux que d'avoir du respect pour vos cheveux blancs. Cela ne vous suffit pas. Quand on vous conseille de vous en retourner chez vous, de laisser dormir vos souvenirs de jeunesse, vous vous entêtez dans un amour imaginaire, vous bravez les ordres du Régent, vous méprisez les conseils de vos amis...

– Je te tuerai comme un chien ! hurla le marquis.

Et il se fendit à fond sur son adversaire.

Le chevalier esquiva le coup et l'épée du marquis filant jusqu'au mur se heurta violemment et se brisa en trois morceaux.

Et comme le vieillard poussait un cri de rage suprême, le chevalier lui porta la pointe de son épée au visage pour le tenir en respect.

– Une dernière fois, dit-il, laissez-moi vous donner un conseil.

– Tue-moi, mais ne me raille pas, bandit ! s'écria le marquis.

– Je ne vous raille pas, monsieur. Tenez, regardez sur ce guéridon... Le gobelet qui contient le narcotique est toujours là... Prenez-le et buvez !

– Jamais !

– Buvez ! dit une autre voix derrière le marquis.

Il se retourna brusquement et aperçut la femme immortelle, qui était au seuil d'une porte qui venait de s'ouvrir sans bruit.

Cette porte ouvrait sur ce corridor que le marquis avait déjà parcouru.

– Ah ! c'est vous, dit-il, vous !

Et il s'élança vers elle.

Mais, légère comme une biche effarouchée, elle avait bondi en arrière et se trouvait maintenant dans le corridor.

Le marquis oublia son adversaire, il oublia qu'il était désarmé, il oublia tout.

Et, retrouvant ses jambes de vingt ans, il s'élança à la poursuite de la femme immortelle, qui fuyait devant lui dans cet interminable corridor.

– Puisque tu ne veux pas être ma femme, disait-il, tu n'en seras pas moins à moi !...

Et il la gagnait de vitesse, et le moment était proche où il allait l'atteindre.

Tout à coup elle se retourna.

Son regard fut si flamboyant, si dominateur, qu'il s'arrêta un moment, comme fasciné.

– Marquis, lui dit-elle, une dernière fois, voulez-vous vivre ?

– Je veux t'aimer, dit-il avec rage.

On entendit alors comme un soupir déchirant qui soulevait la poitrine de cette femme étrange.

– Eh bien, dit-elle, que votre volonté s'accomplisse !

Et elle se mit à fuir de nouveau.

– Oh ! répéta le vieillard affolé, je finirai bien par t'atteindre... et si tu ne veux pas m'aimer... eh bien, je te tuerai !...

Soudain, la femme immortelle fit un dernier bond. On eût dit qu'elle franchissait quelque obstacle mystérieux.

Le marquis fit un pas encore...

Puis, tout à coup on entendit un cri terrible... un cri d'agonie suprême... puis rien !

Une trappe s'était ouverte sous les pieds du vieillard et le marquis de la Roche-Maubert venait d'être précipité dans les profondeurs ténébreuses d'un abîme inconnu.

Pâles, frémissants, face à face, la femme immortelle et le chevalier d'Esparron se regardaient.

– Oh ! c'est affreux ! murmurait-elle.

– Il l'a voulu, répondit le chevalier d'une voix sourde.

– Eh bien ! murmura-t-elle, tandis qu'un sombre éclair jaillissait de ses grands yeux limpides, à l'œuvre maintenant ! c'est le margrave qu'il faut frapper.

– Au margrave ! répéta le chevalier.

Et il prit la main de la femme immortelle et la porta respectueusement à ses lèvres.

Première partie
I

La rue Saint-Honoré était alors une rue du bel air.

Plus d'un grand seigneur s'enorgueillissait d'y avoir son hôtel, et les litières et les beaux équipages s'y croisaient en tout sens.

Le feu roi n'avait presque pas quitté Versailles ; mais le Régent aimait Paris.

Or le Régent c'était alors le pouvoir, c'est à dire la cour, car un roi de neuf ans ne comptait guère.

Le beau monde avait donc fui Versailles pour Paris, et la rue Saint-Honoré, qui passait devant le Palais-Royal, était la rue à la mode entre toutes les rues.

On ne s'étonna donc point, un matin, d'apprendre que le très haut et très puissant seigneur le prince margrave de Lansbourg-Nassau, après avoir passé quarante-huit heures rue de l'Arbre-Sec, s'était installé dans un bel hôtel de la rue Saint-Honoré, à l'angle même de la rue des Bons-Enfants.

L'arrivée de ce haut personnage avait fait quelque bruit dans Paris.

On disait de lui des choses merveilleuses.

D'abord, le margrave était fabuleusement riche ; ensuite, il jetait l'or par les fenêtres.

Enfin, il venait à Paris pour se marier.

Annoncez qu'un homme riche est à marier, et les jeunes filles pleuvront.

Le margrave aurait eu cent vingt ans et la tête de Méduse, qu'il aurait encore trouvé du choix.

La cour et la ville s'étaient émues.

Aux environs de l'hôtel qu'il habitait, les commentaires s'entassaient sur les commentaires.

Les bonnes gens du quartier, au mépris du couvre-feu, s'entassaient le soir au seuil des portes et se livraient à mille conjectures.

Cependant personne n'avait vu le margrave.

Il était entré de nuit dans sa nouvelle demeure et ne s'était plus montré.

Était-il jeune ?

Était-il vieux ?

C'était là une question que personne ne pouvait résoudre.

Tout ce qu'on savait, c'est que le prince avait fait savoir dans Paris que les plus jolies filles pouvaient se présenter et qu'il ferait un choix, à partir du lundi de la Pentecôte, qui était précisément le jour où cette histoire recommence.

Juste en face de l'hôtel, et par conséquent de l'autre côté de la rue, se trouvait la boutique de maître Chaubourdin.

Chaubourdin était un apothicaire.

Les apothicaires, en général, ont toujours joué un rôle dans l'histoire des peuples, et Chaubourdin, mieux qu'aucun de ses confrères, avait droit à une certaine considération.

Chaubourdin était un petit homme entre deux âges, qui se mêlait de tout ce qui ne le regardait pas, et dont l'officine était ouverte à quiconque avait une nouvelle à répandre, ou une histoire à raconter.

La boutique de Chaubourdin était un véritable bureau de renseignements, où chacun apportait son petit récit et son cancan du jour.

Le rôle du spectateur ne contentait point Chaubourdin.

Il cherchait des nouvelles, de son côté, avec beaucoup de zèle et de conscience, et, quand il n'en avait pas, il en inventait.

Chaubourdin s'était donc mis sous les armes dès l'installation du margrave, bien décidé à ne pas laisser passer inaperçu le moindre fait et le moindre geste de ce haut personnage.

Le premier jour, il s'était mis à causer avec un petit page gouailleur qui lui avait parlé des projets matrimoniaux de son maître.

Une heure après, il avait fait la connaissance de maître Conrad, l'intendant vêtu d'écarlate que nous avons vu faire ses confidences au marquis de la Roche-Maubert.

À midi, Chaubourdin savait que le margrave était vieux.

À cinq heures du soir, il pouvait affirmer que la fortune du margrave rendrait le roi de France jaloux.

Le lendemain matin, comme il ouvrait sa boutique, la porte de l'hôtel s'ouvrit pareillement.

Un homme en sortit.

C'était Conrad, l'intendant vêtu de rouge.

Chaubourdin, en le voyant traverser la rue et venir à lui, crut qu'il lui faisait une visite de politesse pure et simple.

Mais Conrad le combla de joie en le désillusionnant.

– J'ai besoin de vous, lui dit-il.

Chaubourdin, qui était tout petit, se sentit tout à coup grandi de cent coudées.

Conrad lui dit :

– Le prince a un médecin.

– Est-il malade ?

– Non.

– Alors, à quoi bon le médecin ? fit l'apothicaire qui était plein de scepticisme.

– Pour ne pas le devenir, répliqua Conrad.

Et il mit une ordonnance sous le nez de l'apothicaire.

Chaubourdin la lut.

Cette ordonnance était tellement bizarre, que l'apothicaire s'écria :

– Bon Dieu ! mais à quoi donc peut servir tout cela ?

L'intendant se mit à rire...

– Bah ! fit-il, vous me paraissez un homme de bon sens...

– Je m'en vante, fit Chaubourdin avec orgueil.

– Discret...

– Comme la tombe.

– Et je puis bien vous faire une confidence ?

– Parlez...

– Le prince est vieux.

– Ah !

– Si vieux qu'il veut se rajeunir.

– C'est difficile.

– L'ordonnance que je vous apporte est de son médecin. Vous confectionnerez, grâce à elle, un breuvage qui rendra quelque force à Son Altesse.

– Parfait.

– En outre du breuvage, l'ordonnance prescrit une certaine pâte, n'est-ce pas ?

– Oui.

– Cette pâte est destinée à couvrir les rides du prince et à les faire disparaître.

– À merveille !

– Ensuite, il est question d'un cosmétique, je crois ?

– Oui, certes.

– Ce cosmétique a pour but de teindre en brun les cheveux et la barbe du prince qui sont blancs.

– De mieux en mieux.

– Mettez-vous donc à la besogne.

– À l'instant même.

– Et soyez discret...

– Je vous le jure.

L'intendant avait eu raison de se fier à la discrétion de maître Chaubourdin l'apothicaire.

Le soir même, tout le quartier savait que le prince margrave de Lansbourg-Nassau employait des breuvages, des pâtes et des cosmétiques destinés à le rajeunir.

Et tout le monde attendait.

Car, Chaubourdin l'avait dit, un grand événement se préparait...

II

Le grand événement qui se préparait, l'intendant l'avait dit tout bas à Chaubourdin, et Chaubourdin l'avait dit haut à tout le monde.

C'était le mariage du prince.

Le prince avait passé trente-six heures dans une chambre obscure, enveloppé dans ses linges, couvert d'onguents mystérieux.

Encore quelques heures, il se serait refait une deuxième jeunesse.

Le soir même de ce jour, lundi de Pâques, à huit heures du soir, le concours serait ouvert.

C'est à dire que toute fille qui se croirait d'une beauté remarquable avait le droit de se présenter au guichet de l'hôtel.

Elle serait reçue d'abord par l'intendant.

Si l'intendant la trouvait assez jolie pour subir une première épreuve, elle franchirait une porte et serait présentée à la femme de l'intendant madame Edwige.

Madame Edwige jugeait en deuxième ressort.

Si madame Edwige trouvait la jeune fille jolie, elle la conduirait dans la grande salle de l'hôtel.

Là, celle-ci rencontrerait sans doute d'autres jeunes filles admises comme elle à concourir.

À une certaine heure, le prince passerait.

Il examinerait une à une les aspirantes au rang de princesse, causerait avec elles, prendrait des notes et leur annoncerait qu'il réfléchirait.

À moins que, toutefois, il ne se trouvât parmi elles quelque beauté souveraine, idéale, qui le subjuguât et le terrassât du coup.

C'était là ce que maître Chaubourdin racontait dans sa boutique ce soir-là, comme la nuit tombait.

Tous les désœuvrés du quartier s'était réunis chez lui.

Chacun même avait amené une connaissance, un ami, un parent.

Chaubourdin, assis derrière son comptoir, donnait complaisamment tous ces détails et on les écoutait avec avidité.

Un brave homme de mercier qui avait pour enseigne : À la Chemise de la Vierge, entra, en ce moment, suivi d'un homme d'épée.

Un homme d'épée faisait toujours un peu de sensation parmi les bourgeois.

Le mercier, qui s'appelait Rabuteau, joignait à son industrie première celle de logeur en garni. Il louait une chambre meublée dans la maison qui se trouvait à l'angle de la rue des Frondeurs et de celle des Orties-Saint-Honoré.

Or l'homme d'épée qu'il amenait n'était autre que son locataire.

Ce locataire était un Gascon, le chevalier de Castirac, qui parlait de ses châteaux et de ses terres à tout venant, et ne retirait sa main de sa poche que pleine de pistoles.

On devine d'où venaient ces pistoles, surtout si on se rappelle le duel du Gascon avec maître Guillaume Laurent, le bourgeois gentilhomme de la rue de l'Hirondelle, duel qui s'était terminé par un petit arrangement.

Or donc le chevalier de Castirac avait accompagné le mercier Rabuteau qui, la veille, avait entendu parler déjà du prince margrave et qui venait chez Chaubourdin avec la certitude qu'il apprendrait des choses intéressantes.

L'apothicaire recommença alors, pour la dixième fois peut-être depuis une heure, le récit qu'il avait déjà fait touchant le margrave qui cherchait à se rajeunir.

À mesure que la nuit approchait, la boutique de Chaubourdin s'emplissait de plus en plus.

L'heure n'était plus loin où les aspirantes à la main du margrave allaient se présenter.

En effet, dès sept heures et demie on vit arriver presque en même temps un carrosse et deux litières.

Litières et carrosse s'engouffrèrent sous la porte cochère d'une vaste cour d'honneur qui se referma aussitôt. Mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que cette porte se rouvrit et que le carrosse et une des litières sortirent précipitamment.

– Peste ! murmurèrent plusieurs voix, voilà déjà deux personnes hors du concours.

Comme la porte de la boutique était demeurée ouverte, les hôtes de Chaubourdin avaient envahi la rue et jetaient des regards avides à travers les rideaux de la litière, et les vitres du carrosse.

L'un et l'autre contenaient de fort jolies femmes et le chevalier de Castirac s'écria :

– Le vieux drôle est, ma foi, bien difficile !

Pendant deux heures la scène se renouvela.

Chaubourdin avait illuminé sa boutique et l'avait convertie en chapelle ardente, à la seule fin que la lumière se projetât au loin dans la rue et qu'aucun détail de cette scène nocturne ne fût perdu.

Les litières, les carrosses, les modestes pots-de-chambre, petites voitures de louage alors fort à la mode se succédaient, et la même scène se répétait.

– Sandis ! s'écria le chevalier, il est bigrement difficile, ce prince... Voilà les plus belles femmes de France, qui s'en retournent sans avoir même franchi la première salle.

Mais, tout à coup, il se passa quelque chose de plus extraordinaire encore.

On vit arriver une femme à pied, laquelle voulait concourir aussi.

C'était une belle jeune fille de dix-neuf ans, brune comme une Andalouse, emprisonnant avec peine sa chevelure d'ébène dans un mouchoir rouge, et sa taille opulente dans un corsage de velours noir posé sur une jupe rayée de blanc et de bleu.

Elle marchait, posant avec insouciance son petit pied cambré dans la boue noire de la rue, la tête haute, le sourire aux lèvres, comme il convient à ceux qui sont sûrs de la victoire.

La foule, qui s'était ameutée dans la rue, à la porte de l'hôtel battit des mains.

– Sandis, cadédis ! s'écria le chevalier de Castirac, c'est une Bayonnaise ! c'est une compatriote... et elle est en passe de devenir princesse, car elle est plus belle que toutes les autres.

Sur ces mots, en homme avisé et qui ne laisse jamais échapper une occasion de faire son chemin, le Gascon s'en fut droit à la jeune fille, la salua galamment et lui offrit ses services.

III

La Bayonnaise s'était arrêtée et regardait curieusement le chevalier.

– Que me voulez-vous ? dit-elle enfin.

Mais le Gascon lui répondit en langue basque :

– Comme je suis convaincu que vous allez devenir princesse, je viens vous offrir mes services et vous demander votre protection.

Cette langue du pays natal résonnant tout à coup à son oreille avait fait tressaillir la jeune fille, qui regarda une seconde fois le chevalier.

Il y eut entre eux comme un échange de fluide électrique et de regards magnétiques.

Ces deux êtres qui se voyaient pour la première fois devinèrent que la destinée avait voulu les réunir, et qu'ils se devaient l'un à l'autre.

Et certes, l'amour ne fut pour rien dans ces pressentiments.

La jeune fille se dit :

– Voilà le protecteur dont j'ai besoin.

Le Gascon se dit pareillement :

– Je suis venu à Paris pour y chercher fortune, et il pourrait bien arriver que j'eusse trouvé l'instrument qui doit me servir à la faire.

Il lui prit le bras, et elle ne se dégagea point.

Elle marchait résolûment vers la porte du margrave, tout à l'heure ; il l'entraîna à l'autre bout de la rue et elle ne résista point.

Les curieux qui encombraient les abords de l'hôtel avaient eu le temps de voir ce manège.

Quelques-uns battirent des mains, disant :

– La plus belle jeune fille ne sera pas pour le vieillard. C'est le jeune homme qui l'emmène.

Le chevalier avait entraîné la jeune fille à l'écart en lui disant :

– Vous ne perdrez rien à vous faire attendre. Quand vous paraîtrez, le margrave tombera à vos genoux.

Elle n'en doutait pas un moment, puisqu'elle le suivit sans résistance.

Il y avait dans la rue une sorte de cabaret, désert en ce moment.

Le chevalier y poussa la Bayonnaise :

– Nous allons causer un brin, dit-il, et nous verrons à quoi je vous puis être utile.

Une minute après, ils étaient attablés vis-à-vis l'un de l'autre, et personne ne pensait plus à eux.

– D'où venez-vous ? disait le chevalier de Castirac, continuant à regarder cette fille splendide dont les vêtements étaient ternis et qui, en dépit de sa pauvreté, avait un air de reine.

– Vous voulez savoir mon histoire ? dit-elle.

– Oui.

– Je vais vous la dire. Elle est courte, mais elle ne manque pas d'intérêt, comme vous l'allez voir.

Le chevalier s'accouda sur la table, contemplant toujours la Bayonnaise.

Elle reprit :

– Mon costume vous a dit mon pays. Je m'appelle Jeanne, je suis de Bayonne, j'ai dix-neuf ans.

« Je suis venue à Bordeaux, il y a deux ans, pour y chercher une condition.

« J'ai rencontré alors un beau sergent au régiment de Picardie, qui tenait garnison à Bordeaux, et je m'en suis affolée.

« Le sergent m'a promis de m'épouser, et il eût tenu sa promesse, j'en suis certaine, s'il n'avait eu la malencontreuse idée de me montrer à son capitaine.

« Le capitaine s'est épris de moi, et je m'en suis bientôt toquée moi-même, abandonnant le sergent.

« Le capitaine m'a amenée à Paris. Nous sommes descendus à la Croix du Trahoir, rue de l'Arbre-Sec, et nous avons habité un mois ensemble.

« Le capitaine était un cadet, il n'avait pas grand argent.

« Il s'est endetté avec moi, et il m'a abandonnée un matin, me laissant quatre pistoles.

« Cela se passait il y a huit jours.

« Depuis ce temps une foule de projets m'ont traversé l'esprit.

« Je me suis dit d'abord qu'il ne devait pas y avoir à la cour une femme aussi belle que moi.

– C'est vrai, dit le chevalier.

– Et que si je pouvais arriver jusqu'au Régent, il perdrait la tête en me voyant.

– C'est bien possible, ma foi !

– Puis, continua Jeanne la Bayonnaise, j'ai appris que ce vieux fou, qui a des trésors incalculables, épouserait la plus belle fille qu'il trouverait, et je me suis dit que je devais être la plus belle de toutes celles qu'il pourrait voir.

– Vous avez raison, dit le chevalier, qui admirait cette foi robuste de la jeune fille en sa beauté.

Jeanne poursuivit :

– Mon père et ma mère étaient de misérables cabaretiers qui tenaient une auberge à la porte de Bayonne sur la route d'Espagne.

« J'avais six ans quand une bohémienne, à qui nous avions donné l'hospitalité, me dit la bonne aventure.

« Elle examina les lignes de ma main et affirma que je serais princesse.

« Or, reprit Jeanne, j'ai une foi profonde dans la conviction de la bohémienne, et si ce n'est pas ce prince-là que je dois épouser, c'en sera un autre, mais j'en trouverai toujours un.

« Seulement, acheva-t-elle, je suis au bout de mes ressources, et je n'ai pas de temps à perdre.

Le chevalier se mit à sourire.

Puis il mit la main dans sa poche et la retira pleine d'or :

– Jeanne, dit-il, j'ai autant de foi que vous, maintenant, dans la protection de la bohémienne, et, comme elle, je vous dis que vous serez princesse.

– Bon, fit-elle.

– Mais, à Paris, une femme toute seule ne peut rien, il lui faut un cavalier, un protecteur, un ami. Voulez-vous que je sois tout cela ?

– Je ne demande pas mieux, répondit-elle.

– Voulez-vous associer nos deux fortunes ?

– Oui, certes.

– Alors, topez là.

Et il prit dans la sienne les petites mains de Jeanne la Bayonnaise, ajoutant :

– Maintenant, nous pouvons aller chez le margrave. Donnez-moi le bras.

Il jeta un petit écu sur la table du cabaret et sortit, conduisant triomphalement la jeune fille qui voulait devenir princesse.

Ce fut un nouveau murmure d'étonnement parmi la foule de curieux qui stationnaient devant l'hôtel du margrave.

On avait applaudi en voyant le Gascon enlever cette jolie fille.

Mais quand on les vit reparaître tous deux bras dessus bras dessous, entrer dans la cour et se présenter à ce guichet ou on subissait une première inspection, celle de l'intendant, quelques sifflets se firent entendre.

Le chevalier se retourna.

– Imbéciles que vous êtes, dit-il, ne voyez-vous pas que c'est ma sœur ?

Et il continua son chemin la tête haute.

IV

Pénétrons maintenant avant le chevalier de Castirac et sa nouvelle alliée Jeanne la Bayonnaise, à l'intérieur de l'hôtel du margrave, dont la cour était illuminée comme une cathédrale un jour de fête.

Paris était alors ce qu'il est aujourd'hui.

La baguette d'or y transformait tout en quelques heures.

Tandis que le vieux prince allemand, l'ancien associé de Janine la chercheuse d'or, passait deux jours à l'hôtellerie de l'Arbre-Sec, une armée de tapissiers, de maçons et de peintres sous les ordres de maître Conrad, l'intendant vêtu de rouge et le tremblant époux de la terrible madame Edwige, avaient envahi ce vieil hôtel inhabité et l'avaient converti en un palais des Mille et une Nuits.

Le margrave y était entré l'avant-veille au soir, à une heure assez avancée pour que nul ne le vît.

Il était descendu péniblement de sa litière, tant il était vieux et cassé ; puis, appuyé sur l'épaule de l'un de ses pages, donnant le bras à madame Edwige, il s'était traîné jusqu'à la somptueuse chambre à coucher qu'on lui avait préparée.

Là, madame Edwige l'avait confié à ses deux médecins, dont l'un était allemand et l'autre hongrois.

Pendant quarante-huit heures, le vieillard avait été plongé dans différents bains odorants, frotté d'huiles et de parfums ; on l'avait enduit de pâtes mystérieuses ; puis on l'avait, au moyen d'un narcotique, plongé dans un sommeil profond.

Il s'endormait vieux et devait se réveiller jeune... au moins pour quelques heures.

Le moment de cette résurrection venu, le margrave qui était fait du reste à ces métamorphoses, avait ouvert les yeux, étiré ses membres, auxquels on avait rendu une souplesse momentanée.

Il s'était regardé dans un petit miroir qu'on lui avait apporté, et il s'était vu jeune, les cheveux noirs, le front sans rides.

En même temps, madame Edwige était entrée.

– Eh bien, monseigneur, avait-elle dit, êtes-vous toujours dans l'intention de passer en revue les plus belles fille de Paris et d'épouser celle qui vous plaira le plus ?

– Oui, certes, avait répondu le margrave.

– J'ai fait répandre cette nouvelle aux quatre coins de la ville, poursuivit madame Edwige.

– Fort bien.

– Et déjà la rue est encombrée de litières et de carrosses. Vous avez du choix, et il est possible que vous soyez embarrassé.

– Bah ! fit le margrave, je suis assez connaisseur pour discerner la plus belle au premier coup d'œil.

– Il suffit de ne pas se presser, dit madame Edwige.

Elle était sortie alors et avait envoyé au margrave deux de ses pages.

Ceux-ci avaient procédé à la toilette de leur seigneur et maître.

Certes, cette toilette terminée, aucun de ceux qui avaient vu le vieux margrave descendre de son carrosse à la porte de l'hôtellerie de la rue de l'Arbre-Sec, ne l'eussent reconnu alors, tant il était changé.

Le vieillard était presque un jeune homme, et il était vêtu avec une extrême élégance.

Il se mit à marcher la tête haute, tendant le jarret, la main entourée de dentelles, coquettement placée sur la coquille de son épée de gala.

– Vous avez vingt ans, lui dit madame Edwige en reparaissant, et je ne plains pas celle qui aura le bonheur de plaire à Votre Altesse.

– Où sont -elles ? demanda le margrave.

– Oh ! fit en souriant madame Edwige, Votre Altesse y met trop d'impatience. Il en est venu plus de cent à l'heure qu'il est, et nous avons dû, Conrad et moi, imaginer un petit système de triage.

– Comment cela ?

– Conrad est dans la cour.

– Bon.

– Si une femme n'est que médiocrement belle, il la prie de remonter en carrosse ou en litière, et l'avertit qu'elle n'a aucune chance de plaire à Votre Altesse.

– Ah ! cela est fort bien, dit le margrave. C'est une manière de simplifier les choses.

– Justement. Quant aux femmes plus jolies, reprit madame Edwige, on les introduit dans un petit salon. Il y en a déjà une demi-douzaine.

– Alors, j'y vais, dit le margrave.

– Non, dit madame Edwige, ce n'est pas ainsi que les choses sont disposées : prenez ma main, monseigneur, et accompagnez-moi...

Le margrave subissait toujours la volonté de madame Edwige.

Il ne fit donc aucune objection et obéit.

Elle le conduisit dans une salle à peine éclairée par une lampe à verre dépoli, le fit asseoir sur un canapé et souleva un rideau.

– Maintenant, regardez, dit-elle.

Le rideau qu'elle venait d'écarter recouvrait une glace sans tain.

À travers cette glace on voyait le petit salon dont avait parlé madame Edwige brillamment éclairé, et dans ce salon plusieurs jeunes filles.

Le margrave les regarda une à une.

– Peuh ! fit-il, elles sont laides !

– Fort bien, dit madame Edwige, je vais les éconduire, alors.

Elle quitta le margrave, gagna un corridor et entra par une autre porte dans le petit salon.

Le margrave, à travers la glace, ne put entendre ce qu'elle disait, mais il vit les jeunes filles se lever l'une après l'autre, pâlir et rougir tour à tour, et se retirer une à une pleines de confusion.

En même temps Conrad entra.

– Le prince est-il à son poste ? demanda-t-il à sa terrible femme.

– Oui, depuis quelques minutes.

– Bien. Aucune de celles-là ne lui a plu ?

– Tu penses, répondit madame Edwige en souriant, que la glace à travers laquelle il regarde et qui élargit et grossit les traits, n'est pas faite pour embellir. Nous lui ferons passer ainsi devant les yeux toutes les femmes de Paris sans qu'une seule lui plaise.

– Et c'est bien ce que nous voulons, n'est-ce pas ? murmura Conrad.

– Dame ! pour que celle à qui nous obéissons triomphe, il le faut bien.

– Mais, reprit madame Edwige, tu peux en faire entrer tant que tu voudras.

Conrad sortit.

Le prince, dans sa cachette, vit alors paraître l'une après l'autre, six autres jeunes filles.

Certes, elles étaient belles à l'envi, mais cette glace dont madame Edwige avait trahi le secret, n'était pas de nature à les avantager.

Et le prince frappa deux petits coups à la glace.

Madame Edwige quitta le salon et alla rejoindre le bizarre personnage.

– Tout cela est laid, dit-il. Et je ne vois pas pourquoi l'on me dérange pour si peu.

Madame Edwige retourna dans le salon et congédia les six autres jeunes filles.

En ce moment, le chevalier de Castirac traversait la cour, donnant la main à Jeanne la Bayonnaise.

Conrad l'arrêta au passage.

– Où allez-vous ? dit-il.

– Mademoiselle est ma sœur, dit-il.

– Eh bien ?

– Elle est assez belle, comme vous voyez, pour prétendre à quelque succès.

– Je ne dis pas non, fit Conrad, et si mademoiselle veut me suivre...

– Non pas, dit le Gascon, je l'accompagne partout et je veux entrer avec elle.

– Mais, c'est impossible !

– Allons donc ! fit le Gascon qui regarda Conrad dans le blanc des yeux.

Et il repoussa l'intendant et entra dans le petit salon où madame Edwige attendait.

Jeanne était triomphante et se disait :

– Le margrave va tomber à mes pieds et m'offrir sa fortune et sa main !...

V

Jusque-là, toutes les femmes qui s'étaient présentées étaient venues seules.

Le chevalier de Castirac, en formulant la prétention d'accompagner sa sœur, inaugurait donc une nouvelle manière de présentation.

Maître Conrad avait bien voulu l'empêcher d'aller plus loin ; mais le Gascon avait une épée au côté, il parlait haut, se donnait des airs de matamore, et le pauvre intendant eut peur.

– Voilà un gaillard, pensa-t-il, qui va m'embrocher comme un poulet si je lui résiste.

Et il avait commencé par lui livrer passage.

Mais, au moment où le chevalier et sa prétendue sœur allaient franchir le seuil de ce petit salon, d'où toutes les aspirantes étaient jusqu'alors sorties si désappointées, Conrad vit se dresser un fantôme devant lui.

Ce fantôme était celui de madame Edwige, la terrible madame Edwige qui, faisant trembler le margrave, devait faire trembler bien plus encore son mari.

Qu'allait-elle dire ?

Conrad sentait ses jambes fléchir, un nuage passa devant ses yeux, et le cœur lui manqua.

Heureusement ce malaise universel n'eut que la durée d'un éclair et fut suivi d'une inspiration.

– Monsieur, dit-il en prenant le chevalier par le bras, un mot, un seul.

– Soit, mon bonhomme, répondit le chevalier, mais faisons vite, car ma sœur est pressée de devenir princesse.

Conrad sentit un flot d'éloquence monter à ses lèvres.

– Mon gentilhomme, dit-il, non seulement je ne vois aucun inconvénient à ce que vous accompagniez mademoiselle votre sœur...

– À la bonne heure ! fit le Gascon.

– Mais encore je suis persuadé qu'une pareille démarche préviendra Son Altesse en votre faveur.

– Je le crois bien, dit le Gascon. Dans notre famille, les demoiselles sont bien élevées, ne sortent jamais seules, et on peut les prendre de confiance.

– Vous êtes trop gentilhomme, poursuivit Conrad, pour ne pas m'accorder une minute, une seule.

– Pourquoi faire ?

– Afin que je prévienne Son Altesse.

– Soit, dit le chevalier, qui ne vit à cela aucun inconvénient.

– Attendez-moi là, je ne fais qu'entrer et sortir.

Et Conrad se glissa dans le petit salon, laissant le chevalier et Jeanne la Bayonnaise à la porte.

Au moins aurait-il le temps de prévenir la terrible madame Edwige.

Celle-ci en le voyant entrer, devina qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.

Et, fronçant le sourcil, elle vint au devant de Conrad et lui dit :

– Qu'est-ce donc ?

– Un diable d'homme, un Gascon qui a des moustaches d'une aune et une épée d'une lieue.

– Que veut-il ?

– Il veut entrer.

– Le prince n'a que faire d'un homme.

– Il accompagne sa sœur... et il dit que sa sœur n'entrera pas sans lui.

– Eh bien, dit froidement madame Edwige, qu'ils s'en aillent !

– Vous êtes folle, dit Conrad. Il brisera tout ici, et il nous pourfendra tous.

– Comment est sa sœur ?

– Éblouissante, et c'est bien pour cela que je ne voudrais pas que le prince la vît.

– Tu es un niais, dit madame Edwige. Oublies-tu donc que la glace qui défigure est toujours là ?

– Non.

– Eh bien, laisse-les entrer.

– Mais le prince ?

– Je vais le prévenir.

Et madame Edwige souleva une draperie, ouvrit une porte et passa dans le grand salon, où le margrave n'avait point quitté son poste d'observation, et que ce conciliabule qu'il ne pouvait entendre intriguait singulièrement.

– De quoi s'agit-il donc ? demanda le prince à madame Edwige.

– Monseigneur, répondit-elle, c'est un gentilhomme qui veut entrer avec sa sœur, disant que c'est une fille bien éduquée qui ne sortira seule que lorsqu'elle sera mariée.

– J'aime assez cela, dit le prince. C'est toujours une garantie.

– Peuh ! fit madame Edwige.

– Il veut entrer avec sa sœur ?

– Oui.

– Et comment est-elle, cette sœur ?

– Je ne l'ai pas vue, mais Conrad prétend qu'elle n'est ni belle ni laide.

– Voyons-la toujours, dit le prince que cette présentation de famille alléchait.

– Heureusement, pensa madame Edwige, la glace est là...

Et elle entra dans le petit salon.

Pendant ce temps Conrad rejoignait le chevalier de Castirac et sa prétendue sœur.

Mais peut-être avait-il eu tort de les quitter pendant quelques minutes, et voici comment :

La cour était pleine de monde, et dans la foule, il y avait une jeune fille qui venait d'être conduite par madame Edwige et qui faisait grand bruit et grand tapage, criant que c'était une vraie mystification.

Comme elle était fort belle, le chevalier s'était approché d'elle, lui disant :

– En vérité ! vous avez été mise ainsi sans plus de façons hors de concours ?

– Mon Dieu ! oui, répondit-elle.

– Cet homme est fou...

– Ou bien difficile, dit un bourgeois du voisinage qui s'était glissé dans la cour.

– Mais je ne l'ai pas vu ! reprit la jeune fille.

– Vous n'avez pas vu le prince ?

– Non.

– Alors qui donc vous a renvoyée ?

– La femme de l'intendant.

– Voilà qui est bon à savoir, pensa le chevalier. Je casserai tout ou le prince viendra.

– Je crois bien qu'il y a quelque supercherie là-dessous, dit encore la jeune fille.

Ce mot de supercherie fit ouvrir un œil au chevalier.

Il se pencha vers Jeanne la Bayonnaise et lui dit tout bas :

– Ne vous étonnez de rien, et laissez-moi agir. Nous verrons bien.

Ce fut en ce moment que l'intendant Conrad revint.

– Voulez-vous me suivre ? dit-il.

– Certainement dit le Gascon.

Et donnant toujours la main à la Bayonnaise, il entra dans le petit salon où madame Edwige attendait.

– Eh bien, fit-il, où est le prince ?

– Vous ne le verrez pas, dit madame Edwige.

– Plaît-il ?

– Mais il vous voit...

– Ah bah !

– Ainsi que mademoiselle votre sœur.

– Madame, dit froidement le chevalier, comme je n'aime pas les énigmes, on est toujours obligé de me les expliquer.

Et il se campa devant elle le poing sur la hanche et reprit son attitude de matamore, au grand déplaisir de la terrible matrone, qui n'avait d'espoir que dans la glace magique, car la Bayonnaise était d'une incomparable beauté.

VI

Cependant, madame Edwige fit bonne contenance, en présence de ce sacripant qui paraissait disposé à tout briser et à pourfendre tout.

– Mon gentilhomme, dit-elle, l'énigme est facile à déchiffrer, je vous jure.

– Voyons ?

– Vous voyez cette glace ?

– Parbleu !

– Elle est sans tain, et le prince est derrière, dans une demi-obscurité, ce qui lui permet de voir sans être vu.

– Fort bien !

– Si le prince ne prise pas à sa juste valeur la merveilleuse beauté de mademoiselle votre sœur, il frappera trois petits coups à la glace.

– Et alors ?

– Alors, vous vous en irez, dit madame Edwige, à mon compte.

S'il n'en frappe que deux, vous passerez dans une autre pièce, et... alors...

Tandis que madame Edwige parlait, le chevalier s'était approché de la glace sans tain et l'examinait curieusement.

En même temps, la Bayonnaise, sûre de sa beauté, s'était placée en pleine lumière.

Le margrave ne se hâtait pas de frapper les trois coups, et madame Edwige était sur les épines...

La glace magique avait-elle donc perdu sa vertu ?

Mais soudain elle entendit un petit bruit sec, suivi d'un craquement.

En même temps un cri d'admiration retentit de l'autre côté de la cloison.

Le chevalier avait un diamant au doigt. Avec ce diamant il avait décrit une circonférence sur la glace, aussi habilement qu'aurait pu le faire un voleur de profession.

Et la glace découpée s'était détachée soudain, et tout aussitôt le margrave, stupéfait, avait pu voir Jeanne la Bayonnaise, non plus défigurée, mais telle qu'elle était, et c'était lui qui avait poussé cette exclamation de naïve admiration.

– Monseigneur ! cria alors le Gascon, tandis que madame Edwige laissait échapper un geste de fureur, vous le voyez, on vous trompait...

Le margrave avait ouvert la porte que recouvrait une draperie, et il entra dans le petit salon, murmurant :

– Oh ! qu'elle est belle !

– Et sage, dit audacieusement le chevalier.

– Maudit Gascon ! exclama madame Edwige.

Le chevalier était en veine de hardiesse ; il prit un air hautain et protecteur avec madame Edwige :

– Mais laissez-nous donc, respectable matrone, dit-il, ne voyez-vous pas que le prince désire causer avec nous ?

Mais madame Edwige ne bougea.

Elle avait lancé au margrave un de ces regards qui le terrassaient.

– Laissez, monsieur, dit le margrave, cette bonne Edwige est la femme de mon intendant, et je n'ai pas de secrets pour elle.

– C'est pour cela qu'elle vous trompait sans doute, dit le chevalier.

Le margrave n'avait garde de se mettre en colère.

– Mais non... je ne sais pas... balbutia-t-il, tout ce que je puis vous dire, c'est que mademoiselle est fort belle... plus belle qu'aucune des femmes que j'ai vues...

Puis regardant le Gascon :

– C'est votre sœur ?

– Ma sœur, mademoiselle Jeanne de Castirac, dit le chevalier avec aplomb.

Le margrave couvrait la jeune fille d'un regard ardent de convoitise.

– Eh bien, dit madame Edwige qui ne se tenait pas pour battue, je vais conduire mademoiselle dans le grand salon ; et monseigneur pourra voir ensuite les autres personnes...

– Non, dit le margrave, c'est inutile... mademoiselle est si belle... qu'elle ne pourrait avoir de rivale...

– Alors, dit le chevalier, qui aimait à aller vite en besogne, vous épousez ?

– J'épouserai, dit le margrave... cependant...

– Ah ! prenez garde ! dit le Gascon dont l'audace allait croissant, les Castirac sont comme les Rohan et les Crécy, ils ne daignent être ni princes, ni ducs, mais ils sont nobles depuis Clovis, et leur manquer de parole serait offenser Dieu lui-même, qui les a toujours traités de cousins.

Cette gasconnade amena un sourire sur les lèvres du prince margrave.

– Parlons, dit-il, je ne promets jamais sans tenir religieusement ma promesse. Cependant je demande vingt-quatre heures de réflexion, mais, pendant ces vingt-quatre heures vous resterez ici...

– Après ? dit le chevalier.

– Avec mademoiselle votre sœur et vous serez traités avec distinction, je vous demanderai même la faveur de manger à ma table... et...

– Cela nous suffit, dit le Gascon qui avait une foi aveugle dans les perfections physiques de Jeanne la Bayonnaise.

– Alors, monseigneur, dit madame Edwige, il est inutile que je fasse désormais entrer personne ?

– Tout à fait inutile.

– Dans ce cas, fit la terrible matrone, je vais donner l'ordre à Conrad de faire fermer les portes.

Et madame Edwige sortit furieuse.

Conrad, qui se tenait à la porte, devinait qu'il avait dû se passer quelque chose d'extraordinaire dans le petit salon.

Quand il vit paraître madame Edwige, pâle de colère et les yeux enflammés, il eut comme une envie de prendre la fuite.

Mais elle vint droit à lui.

– Annonce, dit-elle, que le prince a fait son choix.

– Allons, bon ! murmura Conrad.

– C'est la vérité !

Et madame Edwige, lui parlant allemand afin que personne ne pût les comprendre, lui raconta le trait d'audace inouïe du Gascon et ce qui s'en était suivi.

– Mais, alors, tout est perdu, dit l'intendant.

– Je ne sais pas...

– Et Janine...

– Silence !

Les gens qui encombraient la cour se répétaient de bouche en bouche que le prince avait fait son choix.

– C'est cette belle fille qui est entrée avec le Gascon, disait Chaubourdin qui avait quitté sa boutique pour la cour de l'hôtel.

– Sa maîtresse, dit un autre.

– Sa sœur, fit une commère du quartier.

– Ah ! vous me la baillez belle ! s'écria une voix mâle et railleuse.

Et on remarqua alors un sergent des gardes françaises qui tortillait sa moustache et disait :

– Jeanne la Bayonnaise n'a pas de frère, c'est une gourgandine !

– Qu'en savez-vous ? demanda Chaubourdin.

– Parbleu ! répondit le sergent, elle m'a aimé pendant trois mois... et je ne suis pas le seul...

À ces paroles qui parvinrent jusqu'à elle, madame Edwige jeta un cri de joie...

Puis elle s'élança vers le sergent, comme le naufragé se dirige en toute hâte vers le rocher qui doit être son salut.

Et lui prenant le bras :

– Est-ce vrai ce que vous dites-là ? fit-elle.

– Pardieu ! si c'est vrai !

– Pourriez-vous le prouver ?

– Aussi facilement que je tirerais mon épée du fourreau.

– Eh bien, dit madame Edwige avec un accent de triomphe, s'il en est ainsi, je vous jure que votre fortune est faite !...

VII

Madame Edwige s'était cramponnée au sergent comme à une ancre de salut.

Elle lui avait dit vivement :

– Si vous pouvez prouver ce que vous dites là, votre fortune est faite.

Mais cela ne lui suffit point ; elle lui glissa deux pistoles dans la main, comme arrhe de leur marché à venir, et lui dit :

– Il doit bien y avoir par ici un cabaret ?

– Il y en a cinquante, répondit le sergent, qui était ferré sur la matière.

– Eh bien, allez boire un coup à ma santé.

– Fort bien, dit le sergent, qui empocha les deux pistoles sans plus de façon.

– Puis, continua madame Edwige, vous attendrez que tout ce monde, que je vais faire sortir de la cour et qui va encombrer la rue pendant quelque temps encore, se soit dissipé.

– Et puis ? fit le sergent.

– Et puis vous viendrez rôder aux alentours de l'hôtel, où vous trouverez ce petit homme vêtu de rouge que vous voyez là.

Le sergent regarda maître Conrad et fit un signe de tête affirmatif.

– Il vous frappera sur l'épaule et vous fera signe de la suivre.

– Je ne demande pas mieux, répondit le sergent, qui caressait du bout de ses doigts les deux pistoles qu'il avait fourrées dans sa poche.

Et il sortit de la cour.

Le sergent aux gardes françaises n'était autre que l'ancien sergent au régiment de Picardie qui avait été le premier amour de Jeanne la Bayonnaise.

Seulement, il avait changé d'uniforme en changeant de corps.

Peut-être en toute autre circonstance n'aurait-il ajouté qu'une foi médiocre aux promesses de madame Edwige et se fût-il en allé boire les deux pistoles sans songer à revenir. Mais on redevient toujours un peu amoureux de la femme qu'on a abandonnée, quand on s'aperçoit qu'un autre la tient en haute estime.

Le sergent qui se nommait Lafolie subit cette impression et il quitta madame Edwige en se promettant bien de revenir.

Les bourgeois timides s'étaient écartés respectueusement devant cet homme, qui avait une longue épée qui lui battait les mollets.

Il traversa donc la foule sans difficulté et s'en alla tout en face de l'hôtel du margrave, à côté de la boutique de Chaubourdin, s'attabler dans un cabaret qui avait pour enseigne : Aux fils de Mars et dans lequel les soldats de service au Palais-Royal se donnaient ordinairement rendez-vous.

Placé tout auprès de la porte, il put voir, tout en sablant une bouteille de vieux vin de Bourgogne, les pages et les valets du margrave refouler à coups de plat d'épée, les bourgeois hors de la cour.

Alors ceux-ci devant qui les portes s'étaient fermées s'attroupèrent dans la rue et les commentaires continuèrent à aller leur train.

Il était même assez probable que les attroupements ne se fussent pas dissipés de sitôt et que pas mal de badauds eussent passé la nuit sous les fenêtres du margrave, si les gens du guet ne fussent venus à passer.

Le couvre-feu était un peu tombé en désuétude ; mais le lieutenant de police, s'il ne s'inquiétait guère de ce que les Parisiens pouvaient faire dans leurs maisons, ne voulait pas que la paix des rues fût troublée.

Les gens du guet parurent donc, et les bourgeois s'évanouirent.

Chaubourdin lui-même, le loquace apothicaire, ferma sa boutique.

Alors le sergent, qui en était à sa deuxième bouteille, jeta une demi-pistole sur la table et sortit du cabaret.

Un homme se promenait de long en large devant la porte de l'hôtel.

Le sergent Lafolie le reconnut sur-le-champ.

C'était maître Conrad.

Conrad avait reçu les instructions de madame Edwige, sa terrible épouse, et il vint droit au sergent.

– Est-ce vous, lui dit-il, à qui on a donné deux pistoles ?

– Oui, répondit Lafolie.

– Alors, suivez-moi.

Au lieu de rentrer dans l'hôtel par la grande porte, Conrad fit passer le sergent par la rue des Bons-Enfants, ouvrit une porte basse au moyen d'une clef qu'il tira de sa poche, et tous deux se trouvèrent dans un corridor faiblement éclairé.

Madame Edwige s'y trouvait et paraissait les attendre avec impatience.

Conrad lui dit en allemand :

– Mais, ma chère, que voulez-vous donc faire de ce soudard ?

– Ce soudard est notre salut, répondit Edwige.

Elle prit le sergent par la main et lui dit :

– Venez, vous êtes sur le chemin de la fortune.

En même temps, elle fit un signe impérieux à Conrad qui demeura dans le corridor.

Au bout du corridor il y avait un petit escalier.

Madame Edwige tenait toujours le sergent par la main ; elle lui fit gravir ainsi une vingtaine de marches, s'arrêta un moment, poussa une porte et le sergent se trouva dans une petite chambre éclairée par une lampe suspendue au plafond.

Madame Edwige ferma la porte et lui dit alors :

– Voyons, êtes-vous bien sûr de ce que vous disiez, il y a une heure ?

– Parfaitement sûr, dit le sergent.

– Vous avez vu entrer cette femme ?

– Parbleu !

C'est bien Jeanne la Bayonnaise, mes anciennes amours.

– Et son frère ?

– Elle n'a pas de frère. L'homme qui se donne pour tel doit être autre chose.

– C'est égal, dit madame Edwige, avant de mettre à exécution le projet que j'ai en tête, je veux que vous la voyiez.

– Eh bien, vous verrez si elle ose ne pas me reconnaître, dit le sergent.

– Vous la verrez, mais elle ne vous verra pas.

Ce disant, madame Edwige se baissa dans un coin de la salle, souleva le tapis qui recouvrait le parquet et le sergent put voir avec étonnement que le parquet était en verre et qu'on voyait une vive lumière passer au travers. Au dessous de lui, il y avait une salle splendidement illuminée, une table servie et autour de cette table trois convives, le margrave, le chevalier de Castirac et la Bayonnaise.

Celle-ci était à la droite du prince et souriait en écoutant ses doux propos.

– Ventre de biche ! dit le sergent, c'est bien elle ! que je sois à l'instant changé en apothicaire, si je me trompe !

Madame Edwige laissa retomber le tapis.

– Eh bien, dit-elle, attendez ici... je reviendrai tout à l'heure, et je vous dirai ce qu'il y a à faire.

En même temps, elle tira le cordon d'une sonnette.

Un valet parut aussitôt.

Il portait une petite table sur laquelle il y avait deux flacons de vieux vin, un pâté et une volaille.

– Vous pouvez souper tranquillement, dit madame Edwige. Vous avez deux grandes heures devant vous.

Et elle se retira.

VIII

Laissons un moment madame Edwige et le sergent Lafolie, et voyons ce qui se passait au rez-de-chaussée de l'hôtel, dans cette salle où le margrave, le chevalier et la Bayonnaise soupaient.

Le chevalier de Castirac avait, en moins d'une heure, marché à pas de géant dans l'estime et la confiance du vieux prince.

Comment s'était opéré le miracle ? De la façon la plus simple.

Le chevalier était le premier homme qui, aux yeux du margrave, eût osé braver madame Edwige.

Le margrave était fabuleusement riche : il avait une cour, des pages, des gentilshommes ; dans sa principauté, il rendait la justice.

Tout cela ne l'empêchait pas de subir les volontés de Conrad, et d'être l'esclave de madame Edwige.

Depuis vingt ans, cette mégère le faisait trembler, et il n'eût trouvé autour de lui personne qui osât prendre parti pour lui contre ce démon femelle.

Or, voici qu'un étranger, un Gascon, un aventurier, arrivait, et, du premier coup, dominait madame Edwige et lui parlait presque en maître.

L'exemple est contagieux.

Pendant une heure, le margrave était redevenu maître chez lui ; il avait parlé d'une voix impérieuse, donné des ordres qu'on s'était empressé d'exécuter.

Et puis la beauté de la Bayonnaise aidant, le margrave s'était dit :

– Je crois que je vais devenir le plus heureux des hommes. J'aurai une fort jolie femme, et son frère me débarrassera de ces deux misérables, qui m'ont courbé si longtemps sous leur joug.

Le margrave s'était fait servir à souper.

Comme à l'ordinaire, Conrad s'était présenté avec son habit rouge, une serviette sous le bras, prêt à remplir ses fonctions de majordome.

Mais le prince l'avait congédié :

– Je n'ai pas besoin de tes services ce soir, avait-il dit. Envoie-moi mes pages.

Conrad était sorti consterné.

Madame Edwige avait voulu paraître, à son tour, mais le Gascon lui avait dit :

– Sandis ! ma chère, vous me portez singulièrement sur les nerfs, et je vais vous jeter une bouteille à la tête si vous ne vous en allez !

Madame Edwige était sortie sans mot dire, mais, comme on l'a vu, elle avait déjà sous la main un auxiliaire et se promettait de prendre une revanche éclatante des deux aventuriers.

Le Gascon, que nous n'avons cependant pas vu très brillant, en présence de maître Guillaume le bourgeois, subitement transformé en homme d'épée, le Gascon, disons-nous, estima qu'on doit battre le fer quand il est chaud, et qu'il fallait ruiner le plus tôt possible le reste de crédit que pouvaient encore avoir l'intendant et sa femme.

– Pardieu ! prince, disait-il, en regardant le margrave du coin de l'œil, vous avez à votre service deux grands coquins, en vérité !

– Cela est vrai, répondit le margrave.

– Avez-vous compris la supercherie infernale de la glace ?

– Mais... pas tout à fait...

– Comment avez-vous trouvé ma sœur, tout d'abord ?

– J'avoue, répliqua le margrave, que sa beauté ne m'a pas produit un grand effet immédiat.

– La glace, mon prince, c'était la glace !...

– Quel pouvoir avait-elle donc ?

– Le verre en était jaune et donnait au visage un reflet terreux...

– Bon !

– Ensuite, elle élargissait et boursouflait les traits.

– Ah ! je comprends...

Puis, le prince se frappant le front :

– Mais alors, reprit-il, j'ai congédié une foule de jolies femmes, sans aucun doute.

– Sans aucun doute, répéta le chevalier de Castirac, qui fronça légèrement le sourcil.

– Oh ! fit Jeanne avec un sourire superbe, si Votre Altesse les veut faire revenir, je ne m'y oppose nullement, et je ne crains pas la comparaison.

– J'en suis persuadé, dit le margrave, aussi mon choix est-il fait.

– Là ! fit le chevalier triomphant, j'en étais bien sûr, monseigneur. Ma sœur est la plus belle personne du royaume de France.

– Et dès demain, j'épouse, continua le margrave.

– Vous aurez raison.

– Mais, dit encore le margrave, il est une chose que je ne comprends pas...

– Laquelle ?

– Quel intérêt avaient tous ces misérables à ce que je trouvasse laides toutes les filles qu'on me présenterait ?

Le chevalier cligna de l'œil :

– Votre Altesse parlera-t-elle à cœur ouvert ? dit-il.

– Certainement.

– Madame Edwige n'est plus de la première jeunesse.

– Mais ! fit le margrave, elle peut bien avoir quarante ans.

– Mais elle a été jeune... et fort belle...

– Hé ! hé ! dit le margrave.

– Et Votre Altesse s'en est aperçue jadis, j'en suis sûr.

– Hum ! hum ! peut-être bien...

– Ce qui explique la domination qu'elle a longtemps exercée sur Votre Altesse.

– Après ? fit le margrave.

– Eh bien, madame Edwige n'était pas fâchée, tout en poussant Votre Altesse au mariage, que Votre Altesse ne trouvât aucune femme digne de son amour.

– Parbleu ! oui, s'écria le margrave, vous avez raison, et je comprends tout maintenant.

– Aussi je me permettrai de donner un conseil à Votre Altesse.

– Lequel ?

– Celui de congédier ces deux drôles.

– C'est ce que je compte faire dès demain. N'est-ce pas, chère amie ?

Et, se tournant vers la Bayonnaise, il voulut lui prendre un baiser.

Mais le chevalier lui saisit le bras et l'arrêta.

– Ah ! pardon, dit-il, vous allez trop vite.

– Hein ? fit le margrave.

– Vous allez trop vite, répéta sèchement le Gascon.

– Mais puisque... j'épouse...

– Quand vous aurez épousé... mais... pas avant...

Et le Gascon prenait un air sévère.

Le margrave, que madame Edwige ne surveillait plus avait bu ce soir-là plus que de coutume, et les premières fumées de l'ivresse commençaient à lui monter au cerveau.

– Et si je veux embrasser ma femme, moi ! dit-il avec hauteur.

Le Gascon se leva, tira son épée et dit :

– Pas avant que vous n'ayez réglé nos petites affaires.

– Qu'entendez-vous par là ? dit le margrave un peu dégrisé par la vue de cette épée nue.

– Ce n'est pas le tout d'épouser ma sœur.

– Ah !

– Il faut vous conformer aux volontés de son père et le mien, le marquis de Castirac, ajouta le Gascon imperturbable.

Et il s'appuya sur son épée, affectant de plus en plus des airs de matamore.

En alliée fidèle et docile, Jeanne ne soufflait mot, et le margrave un peu intimidé, murmura :

– Eh bien, parlez donc, et voyons quelles sont ces volontés dont vous parlez...

IX

Le chevalier était, comme on le sait, le maître de la situation.

Jeanne, émerveillée des premiers résultats obtenus, avait en lui désormais une confiance aveugle, et se gardait bien de le contredire.

Quant au margrave, vieux et cassé, en dépit de ses onguents et de ses cosmétiques, il se montrait plein de respect pour cette rapière dont la lame étincelait aux feux des bougies.

La verve gasconne reprit alors tout son empire.

– Monseigneur, dit alors le chevalier, l'histoire que je vais vous dire est peut-être un peu longue, mais il est nécessaire que vous la sachiez pour comprendre la position qui m'est faite.

– Parlez, soupira le margrave.

– Mon père, reprit le chevalier, était un des plus riches seigneurs du pays de Gascogne. Nous avions deux douzaines de châteaux et des centaines de métairies aux bords de la Garonne, et un roi de France, passant par là, s'était écrié jadis : Je crois que j'aimerais autant être marquis de Castirac que roi ; le drôle est plus riche que moi.

Le margrave ne sourcilla pas à cette gasconnade et le chevalier, imperturbable, continua :

– Malheureusement, mon père avait un grand défaut, il était joueur.

« Chaque fois qu'il allait à Bordeaux, il perdait un de ses châteaux et une demi-douzaine de métairies.

« Notre mère en mourut de chagrin.

« Mon père jouait toujours et toutes nos métairies y passèrent, puis nos châteaux, à l'exception, toutefois, du manoir de Castirac, qui a été bâti au temps du roi Salomon, par un de nos ancêtres.

– Peste ! interrompit le margrave en souriant, vous êtes de bonne noblesse.

– Heu ! heu ! fit modestement le chevalier. Mais je reprends. Mon père avait donc tant et si bien joué qu'il ne nous restait plus que le manoir de Castirac.

« Nous avions un voisin.

« Ce voisin, dont la gentilhommière s'élevait en face de Castirac, de l'autre côté de la Garonne, était fort jaloux de nous et il s'était réjoui en apprenant notre ruine.

« Un jour qu'il rencontra mon père, il lui dit :

« – Voulez-vous jouer Castirac contre mon château ?

« – Jamais ! répondit mon père.

« Puis il prit un air dédaigneux et ajouta :

« – Votre château n'a que deux tours et le mien en a quatre.

« – Qu'à cela ne tienne ! répondit le voisin, je vous joue mes deux tours contre deux des vôtres.

« – Comment l'entendez-vous ? fit mon père.

« – Écoutez-moi bien. Si je perds, je rase mes deux tours.

« – Et si vous gagnez ?

« – Vous rasez deux des vôtres, celles qui se mirent dans la Garonne...

« – Et qui vous font loucher quand vous les regardez, ricana mon père.

« – Peut-être... et il est bien convenu que le perdant ne pourra racheter ses deux tours que moyennant une rançon de cent mille livres.

« – Accepté, dit mon père.

« Il avait toujours un cornet et des dés dans sa poche.

« Ils s'assirent tous deux, le voisin et lui, à l'ombre d'une haie, prirent une pierre pour table et entamèrent la partie : au troisième coup mon père avait perdu.

– Et vous rasâtes vos deux tours ?

– Naturellement...

– Et vous ne les avez jamais reconstruites ?

– Pas encore. Mais... attendez...

– Voyons !

– Il y a une légende dans notre famille.

– Remonte-t-elle à Salomon ?

– Non, mais à saint Joseph, qui était un grand ami de celui de mes ancêtres qui était son contemporain.

– Après ? fit le margrave.

– Cette légende prétend qu'une femme d'incomparable beauté reconstruira les deux tours de Castirac et rendra à cette antique maison toute sa splendeur passée.

– Qu'à cela ne tienne, dit le margrave, je vous promets de reconstruire les deux tours.

– Oui, dit le Gascon, mais il faut payer leur rançon, c'est à dire cent mille livres.

– Oh ! oh !

– J'ai juré à mon père mourant que personne n'embrasserait ma sœur qu'il n'eût versé par avance cette somme. Comprenez-vous maintenant ?

– Parfaitement, dit le margrave. Eh bien, je vais appeler Conrad et vous faire compter son argent.

– À merveille ! dit le chevalier, qui tressaillit de joie.

Mais, en ce moment, la porte s'ouvrit et un des pages qui faisaient le service de la table entra.

Il portait un plateau sur lequel était un flacon de vin du Rhin et deux gobelets en verre de Bohême.

– Voici le vin des fiançailles, dit le margrave.

– Je vais boire à la santé des tours de Castirac, dit le Gascon.

– Et moi, dit le margrave, à la santé de la future princesse de Lansbourg-Nassau.

Le page remplit les verres.

Puis le margrave et le chevalier trinquèrent en saluant Jeanne.

– Ceci est un vin d'homme, qui est interdit aux femmes, dit le margrave, par un édit de l'empereur Joseph. Respectons sa volonté.

Et il vida son verre.

Le chevalier l'imita et se pourlécha les lèvres.

– Sandis ! s'écria-t-il, voilà du fameux vin, beau-frère ; et quand vous m'aurez compté les cent mille livres...

– Ah ! c'est juste, dit le margrave.

– Vous pourrez embrasser ma sœur.

À ces mots, la Bayonnaise crut devoir rougir.

Le margrave, s'adressant alors au page :

– Mignon, fit-il, va-t-en dire à mon intendant qu'il apporte sur-le-champ cent mille livres.

Puis, regardant le Gascon :

– Comment voulez-vous cette somme, dit-il, en or ou en billets de caisse ?

– En billets de caisse, c'est plus commode.

Le page sortit.

Mais, presque aussitôt le chevalier jeta un cri et porta la main à son front.

– Ah ! dit-il, voilà qui est bizarre...

– Quoi donc ? fit le margrave.

– Ce vin me produit un effet... Il me semble qu'on me brise la tête à coups de marteau.

Il essaya de se lever et retomba dans son fauteuil.

– Moi aussi, dit le margrave, qui, à son tour, jeta un cri.

Et tous deux luttèrent un moment contre une ivresse subite et foudroyante.

Jeanne effrayée les regardait tous deux...

Pendant quelques minutes, ils se débattirent convulsivement, puis leurs yeux se fermèrent, leurs gémissements s'éteignirent et ils roulèrent sous la table comme des corps inertes.

Alors une portière se souleva et madame Edwige parut.

X

La Bayonnaise était quelque peu bouleversée.

Le chevalier de Castirac, son protecteur de hasard, n'était plus qu'un homme ivre-mort, dont elle ne pouvait attendre aucun secours.

Le margrave, son futur époux, se trouvait dans le même cas, et elle se voyait à la merci de la terrible gouvernante.

Son premier mouvement fut donc un mouvement de crainte, puis elle éprouva comme un besoin instinctif de se défendre, et un couteau qu'elle saisit sur la table lui devint une arme dans la main.

Mais Madame Edwige avait aux lèvres un sourire qui excluait toute idée de violence, et Jeanne se trouva subitement rassurée.

La mégère s'approcha d'un air respectueux et presque timide, et dit :

– Ne vous effrayez pas, ma belle demoiselle, de ce qui vient d'arriver. Le margrave, dans un accès d'humeur, a refusé les services de son intendant, et c'est un page qui a fait tout le mal.

Heureusement le mal n'est pas grand.

Jeanne regardait tour à tour ces deux corps inertes qui ronflaient sous la table.

Madame Edwige reprit :

– Le margrave, que vous allez épouser, est très vieux, et vous serez bientôt veuve. Il n'a conservé une apparence de jeunesse qu'à la condition de prendre chaque soir un verre de ce vin qu'il vient de boire et qui le plonge dans un sommeil profond, qui dure parfois vingt-quatre heures.

Le page, que Conrad l'intendant n'avait point prévenu, a apporté le breuvage accoutumé, et dont il ignorait l'influence.

Le margrave a bu, ne sachant pas que le vin avait été mélangé de narcotique, et c'est ce qui explique la mésaventure advenue à M. le chevalier, votre frère, qui lui a fait raison. Vous comprenez maintenant, n'est-ce pas ? acheva madame Edwige.

Néanmoins, la défiance de la Bayonnaise n'était point désarmée.

– Oh ! fit madame Edwige devinant sa pensée, je sais bien que vous n'avez pas confiance en moi, et en cela vous avez raison, du moins en apparence, car j'ai essayé de vous nuire. Mais je vais vous en dire le motif.

Sur ces mots, elle prit la main de la Bayonnaise et poursuivit :

– J'avais une protégée, une femme fort belle, moins belle que vous cependant, et qui aspirait à devenir princesse. C'est pour cela que j'avais imaginé la glace enlaidissante et j'espérais bien que ma protégée, qui n'arrivera à Paris que demain, surviendrait à temps pour s'emparer du cœur de mon maître.

« Il faut vous dire, ajouta madame Edwige en clignant de l'œil, que ma protection n'était pas désintéressée.

« Il était convenu que si ma protégée devenait princesse, elle nous donnerait, à mon mari et à moi, cent mille livres avec lesquelles nous nous en irions tous les deux vivre tranquilles dans notre pays.

« Voulez-vous me promettre cette somme, et je vous suis toute dévouée ?

La proposition de madame Edwige paraissait si pleine de franchise que Jeanne s'y laissa prendre.

– Soit, dit-elle, je vous promets que si j'épouse le margrave, vous aurez vos cent mille livres.

– Vous l'épouserez, dit madame Edwige.

Et, baisant la main de la Bayonnaise, elle ajouta :

– Maintenant, je suis votre alliée et je vous reconnais pour ma maîtresse.

Sur ces mots, elle se dirigea vers un cordon de sonnette et le secoua.

Aussitôt une porte s'ouvrit et deux femmes parurent.

Deux camérières, vives, lestes et pimpantes.

– Voici vos femmes de chambre, dit madame Edwige ; elles vont vous conduire à votre appartement.

La Bayonnaise se demandait si elle n'était pas le jouet de quelque rêve, et si tout cela était bien réel.

Elle suivit les deux camérières.

Elles ouvrirent une seconde porte, et Jeanne se trouva au seuil d'un véritable petit palais, ou plutôt d'une chambre à coucher qui paraissait avoir été disposée pour une reine.

De riches vêtements étaient étalés sur le lit.

Une baignoire parfumée l'attendait.

Mais Jeanne étaient de ces femmes qui, nées sur le fumier, semblent faites pour les grandeurs.

Elle se laissa baigner, parfumer, revêtir d'un somptueux vêtement de nuit, et se coucha sur une moelleuse ottomane. Après quoi, elle congédia les deux soubrettes, leur recommandant toutefois de la venir éveiller de bonne heure le lendemain, et de lui amener son frère, le chevalier de Castirac, aussitôt qu'il sortirait de son ivresse.

Elle n'avait point voulu se mettre au lit tout d'abord.

Elle éprouvait le besoin de réfléchir un peu, de retrouver tout son calme, toute sa présence d'esprit, et, en outre, de jouir, par le regard, de toutes ces richesses qui l'entouraient.

– Évidemment, se disait-elle, on m'a conduite dans la chambre de la mariée, dans celle que doit occuper la femme future du margrave.

Or, puisque j'ai déjà la chambre, il sera difficile de m'en déposséder, ou alors je deviendrais sotte, laide et bossue, en quelques minutes, ce qui ne saurait arriver que par un miracle, et ce miracle, j'en suis bien sûre, ne se fera pas.

Cependant, au milieu de sa joie, Jeanne la Bayonnaise éprouvait un certain malaise.

Si elle n'avait absorbé aucun narcotique, du moins avait-elle bu des vins quelque peu capiteux, et quelque effort qu'elle fît pour demeurer éveillée, elle sentit peu à peu ses paupières s'alourdir.

Néanmoins, elle luttait encore contre le sommeil, lorsqu'un léger bruit la fit tressaillir.

De paresseusement allongée qu'elle était sur l'ottomane, elle se leva tout à coup.

Le bruit persistait.

C'étaient de petits coups discrets qu'on frappait à la porte.

Elle crut que c'était madame Edwige et elle dit :

– Entrez !

Mais une voix qu'elle ne put reconnaître répondit :

– C'est impossible ! la porte est fermée.

Alors Jeanne se souvint qu'après le départ des camérières elle avait poussé le verrou.

Elle se leva donc pour aller ouvrir.

Cependant, avant de tirer les verroux, elle demanda :

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

– Ouvrez..., répéta la voix, qui perdait son timbre ordinaire et sa sonorité en passant au travers de la porte. Je suis un ami...

À tout hasard, Jeanne ouvrit.

Mais à peine la porte se fut-elle entrebâillée que la Bayonnaise jeta un cri.

Elle avait devant elle le sergent Lafolie, son premier amoureux.

XI

Cependant madame Edwige, une heure après avoir pris congé de la Bayonnaise, qui se voyait déjà la femme du vieux margrave et lui avait fait force protestation de tendresse et de dévouement, madame Edwige, disons-nous, était retournée dans la salle du souper.

Mais elle n'y était point retournée seule.

Conrad, son mari docile, la suivait.

Le bonhomme était quelque peu tremblant, car il n'avait aucune idée de ce qui allait arriver.

Le margrave d'un côté, le chevalier de l'autre, dormaient toujours profondément sous la table.

– Conrad, dit madame Edwige d'un ton d'autorité, va me chercher la caisse aux flacons mystérieux que nous avons apportée d'Allemagne.

Conrad sortit, laissant sa femme qui fixait sur le margrave un regard plein de mépris et de haine.

Quelques secondes après, Conrad revint apportant la caisse que nous avons déjà vue à l'hôtellerie de la rue de l'Arbre-Sec, et de laquelle madame Edwige avait tiré un flacon dont elle avait fait avaler au margrave une partie du contenu.

– Mais, dit Conrad en posant la caisse sur la table, il me semble que c'est bien inutile, aujourd'hui ?

– Pourquoi cela ?

– Parce que le margrave est suffisamment endormi comme ça.

Madame Edwige haussa les épaules.

– Vous êtes un sot ! dit-elle.

Conrad s'inclina, en homme habitué à de semblables compliments.

Madame Edwige reprit.

– À côté du poison se trouve toujours le remède. Il est des jours où nous avons besoin que le prince dorme...

– Bon !

– Aujourd'hui nous avons besoin qu'il s'éveille.

– Ah ! fit Conrad, qui ne comprenait toujours pas.

Et madame Edwige, qui ne daigna pas s'expliquer autrement, prit dans la caisse un autre flacon que celui qui renfermait le narcotique.

Puis elle dit à Conrad :

– Prends ton maître à bras-le-corps et porte-le sur ce sofa.

Conrad obéit.

Madame Edwige, qui le dirigeait du geste, lui fit entasser sous la tête du margrave endormi une pile de coussins de façon qu'il se trouvât presque sur son séant.

Cela fait, elle prit une cuillère sur la table, versa dedans quelques gouttes du contenu du flacon, et les lui répandit sur les lèvres.

Aussitôt le prince poussa un soupir. Cependant, il ne s'éveilla point.

Madame Edwige prit alors une serviette et l'imbiba de la même liqueur ; après quoi elle se mit à frictionner les tempes du dormeur.

Le prince poussa un nouveau soupir.

Alors madame Edwige dit à Conrad.

– Il va s'éveiller. Va-t-en !

Conrad aurait bien voulu rester, mais sa terrible épouse ordonnait et il ne lui restait qu'à obéir.

Il sortit donc, tandis que madame Edwige continuait délicatement les frictions, posant sous les narines du margrave la serviette imprégnée de la mystérieuse liqueur.

Le prince poussa encore deux ou trois soupirs ; puis, tout à coup, ses yeux s'ouvrirent, et la léthargie qui l'étreignait cessa subitement.

– Ah ! c'est toi, coquine ! dit-il en reconnaissant madame Edwige.

– C'est moi, dit-elle froidement.

Elle le dominait depuis si longtemps, que la peur le reprit ; néanmoins il songea qu'il avait un auxiliaire et s'écria.

– Où est le chevalier ?

– Le voilà, dit madame Edwige.

Et elle repoussa la table et le margrave vit le Gascon étendu sur le parquet.

– Mort ! s'exclama-t-il.

– Pas plus que vous, madame Edwige ; mais son sommeil durera plus que le vôtre, et nous avons le temps de causer un peu, monseigneur.

– Ah ! coquine, dit le prince, dissimulant sa terreur sous une feinte colère, tu veux causer avec moi ?

– Oui, monseigneur.

– Tu veux sans doute m'apprendre l'histoire de cette glace...

– Peut-être.

Et madame Edwige demeurait impassible.

Tout à coup le prince s'écria :

– Où est- elle ?

– Qui, elle ?

– Jeanne... la princesse...

Madame Edwige se mit à rire :

– Eh bien ! dit-elle, j'ai respecté les volontés de Votre Altesse.

– Comment cela ?

– Je l'ai fait conduire dans la chambre nuptiale.

– Ah !

– Mais elle n'y est point seule...

Le margrave fit un soubresaut et se trouva debout, et l'œil en feu.

– Monseigneur, reprit madame Edwige en lui saisissant le bras et le forçant à se rasseoir, je vous ai dit que je voulais causer un brin avec vous.

– Parle, que veux-tu, coquine ?

– Vous empêcher de jouer le rôle de dupe.

– Plaît-il ?

– Et de tomber dans un guet-apens.

– T'expliqueras-tu, misérable !

– Oui, monseigneur, si vous m'en donnez le temps.

– Eh bien, parle !

Madame Edwige poussa du pied le chevalier, qui dormait toujours.

– Savez-vous, dit-elle, ce que c'est que ce Gascon ?

– C'est le frère de Jeanne.

– Jeanne n'a pas de frère.

– Ah !

– Mais elle a eu des amourettes.

Le margrave fut pris d'une colère folle :

– Tu mens ! dit-il.

Et il menaça du poing sa gouvernante.

– Monseigneur, dit tranquillement madame Edwige, si j'ai menti, je suis prête à quitter le service de Votre Altesse à l'instant même et à m'en aller sans une obole.

– Alors, donne-moi la preuve de ce que tu avances, dit le prince que ce sang-froid de la mégère commençait à impressionner vivement.

– C'est pour cela que je vous ai fait respirer des sels et des parfums, afin de vous réveiller, répondit-elle.

– Mais parle... parle... dit-il. La preuve ? où est la preuve ?

– Si vous voulez me suivre, dit madame Edwige, je vais vous montrer un homme aux pieds de Jeanne.

Le prince se leva.

– Venez, acheva-t-elle, et appuyez-vous sur mon bras, car vous n'êtes pas très vaillant sur vos jambes...

Et elle entraîna le vieillard chancelant hors de la salle.

XII

Comme on le pense bien, la redoutable gouvernante avait mis à profit cette heure qui s'était écoulée entre le moment où elle avait pris congé de Jeanne la Bayonnaise et celui où elle s'était mise en devoir de tirer le margrave de sa léthargie.

Elle était montée dans cette chambre où elle avait laissé le sergent Lafolie soupant et buvant.

– Êtes-vous prêt ? lui avait-elle dit.

– Prêt à vous suivre, dit-il.

– Alors, suivez-moi.

Elle avait ouvert une porte et l'avait conduit jusqu'à un corridor au bout duquel se trouvait un escalier.

Escalier et corridor étaient éclairés par des lampes d'albâtre qui répandaient autour d'elles un demi-jour.

Au bas de l'escalier, se trouvait un autre corridor, et à l'extrémité de ce corridor une porte à deux vantaux.

– La chambre de votre ancienne maîtresse est là, dit alors madame Edwige.

– Et elle y est ?

– Oui.

– Seule ?

– Oui.

– Eh bien ! que voulez-vous que je fasse ?

– Je veux que vous attendiez ici. Quand l'intendant vêtu de rouge qui est allé vous chercher reviendra, vous frapperez à cette porte.

– Bon ! et on m'ouvrira ?

– Oui. Si vous ne dites pas votre nom et si vous contrefaites un peu votre voix.

– Parfait !

– Quand Jeanne vous aura ouvert, vous entrerez et vous vous arrangerez de façon qu'elle vous reconnaisse.

– Mais que lui dirai-je ?

– Oh ! tout ce que vous voudrez. Cela vous regarde et non moi.

Et madame Edwige, qui n'avait pas voulu s'expliquer davantage, s'en était allée tirer le marquis de son sommeil, après avoir prévenu Conrad de ce qu'il avait à faire.

Suivons-la donc maintenant, tandis qu'elle donnait le bras au vieillard.

– Mais où me conduis-tu, coquine ? disait le margrave.

– Venez toujours, monseigneur.

Elle lui fit traverser plusieurs salles, arriva dans le grand vestibule de l'hôtel et gravit l'escalier d'honneur en soutenant le prince.

– Tu ne me conduis pas chez Jeanne, disait-il, puisque sa chambre est au rez-de-chaussée.

– Je vous mène dans un endroit d'où vous pourrez la voir comme si vous étiez près d'elle.

Le prince, toujours chancelant, gravit l'escalier, suivit un corridor, et madame Edwige l'introduisit dans cette même salle où le sergent avait soupé.

– Qu'est-ce que cela ? fit-il, en voyant la table encore chargée des débris du souper.

– C'est l'un des amoureux de Jeanne qui a cassé une croûte ici.

Le prince eut un rugissement de colère.

– Et où est-il donc ce misérable ? fit-il.

– Avec elle.

Sur ces mots, madame Edwige souleva le tapis à un coin opposé de celui où elle avait montré ce parquet en glace au sergent.

Une vive lumière frappa le margrave au visage.

– Penchez-vous et regardez, dit madame Edwige.

Le prince se pencha et reconnut qu'il était au-dessus de la chambre à coucher où Jeanne venait d'achever sa toilette de nuit.

– Ah ! coquine, dit-il, tu vois bien qu'elle est seule.

– Attendez ! répondit-elle.

En effet, c'était en ce moment sans doute que le sergent frappait à la porte, car Jeanne s'était levée pour aller ouvrir.

– Maintenant, monseigneur, dit madame Edwige, si vous voulez me promettre de ne pas faire de bruit, je vais vous mettre à même d'entendre ce qui se fera et se dira là-bas.

– Soit, dit le prince, je te le promets.

Alors madame Edwige pressa un ressort, et la feuille du parquet en glace se souleva, laissant ainsi passer le son.

Une sorte de curiosité tenace et furieuse s'était emparée du margrave.

Il regarda et il écouta...

Jeanne la Bayonnaise était donc allée ouvrir et elle avait jeté un cri en se trouvant face à face avec le sergent Lafolie.

Elle fut même si émue qu'elle recula de quelques pas, ce qui permit au sergent d'entrer et de fermer la porte.

Celui-ci avait la démarche conquérante et le verbe haut.

– Eh bien ! Jeanne, dit-il, me reconnais-tu ?

– Oui, balbutia-t-elle.

La peur s'était emparée d'elle et elle murmura :

– Oui, je te reconnais... mais tais-toi...

– Ah ! tu veux que je me taise ?

– Parle bas, au moins...

– Et pourquoi ?

– Mais parce qu'on pourrait nous entendre...

– Ah ! c'est juste, dit-il d'un ton moqueur, tu es en passe de devenir princesse.

– Tais-toi !

– Soit, je parlerai plus bas, mais tu me reconnaîtras ?...

– Je te reconnais...

– Je suis Lafolie.

– Oui.

– L'homme que tu as tant aimé...

– Je ne m'en défends pas, mais silence !...

– Tu ne t'attendais pas à me revoir...

– Non, balbutia-t-elle. Mais comment es-tu entré ici ? D'où sors-tu ?...

– Je te le dirai plus tard : maintenant...

Et le soudard reprit sa mine conquérante et ses airs vainqueurs.

– Maintenant, quoi ? dit-elle toujours émue.

– Il s'agit de faire nos conditions.

– Hein ?

– Ne vas-tu pas devenir princesse ?

– Peut-être...

– Moi je suis toujours sergent et le rôle de fils de Mars commence à m'ennuyer.

– Que veux-tu que je fasse ?

– C'est ce que je vais t'expliquer.

Et le sergent s'allongea sur l'ottomane où Jeanne était couchée tout à l'heure.

– Eh bien, monseigneur, dit madame Edwige à l'oreille du margrave, que pensez-vous de tout cela ?

– Mais tais-toi donc, fit le prince avec impatience, je ne veux pas perdre un mot des confidences de ce soudard et de cette gourgandine.

Madame Edwige triomphait !

XIII

C'était le bon temps, alors ; un soldat faisait son chemin par les femmes et ne s'en cachait guère.

Le sergent Lafolie était même si imbu de ces principes, empreints d'une douce philosophie, qu'il oublia comment et pourquoi il se trouvait là, et, alléché par ce luxe princier qui l'entourait, il songea quelque peu à son avenir.

Donc, voluptueusement allongé sur l'ottomane, salissant la soie dont elle était recouverte avec ses bottes de cuir graissé, il reprit ainsi la parole :

– Je te disais donc que le métier de soldat m'ennuyait.

– Bon ! fit Jeanne.

– Je voudrais vivre tranquille, avec de l'argent dans mes poches...

– Après ?

– Et puisque tu vas devenir princesse, si tu es une bonne fille, tu m'aideras à mener cette vie-là.

– Je ne demande pas mieux.

– Je voudrais donc que tu me fisses hommage de quelques pistoles.

– Aussitôt que j'en aurai.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Mais, dame... parce que j'en ai pas encore...

– Est-ce bien vrai ce que tu dis là ?

– Je te le jure.

– Soit, je te crois. Alors, causons de la situation que tu comptes me faire.

– Eh bien, répondit-elle naïvement, quand je serai princesse, je dirai à mon époux que tu es un de mes parents.

– Soit.

– Que tu es malheureux...

– Fort bien.

– Et il te donnera vingt ou trente mille livres, avec lesquelles tu iras vivre dans notre pays.

– Non pas, ce n'est point ce que je veux.

– Que veux-tu donc ?

– Je veux rester auprès de toi.

– Quelle folie !

– Tu me feras passer pour ton frère, si bon te semble.

– Mais j'en ai déjà un, dit la Bayonnaise, qui songea en ce moment au chevalier.

– Ah ! oui... ce Gascon...

– Précisément, dit-elle.

– Eh bien, comme ce Gascon me déplaît, tu le congédieras.

– Mais c'est impossible.

– Pourquoi donc ?

– Mais parce que... c'est lui... qui... m'a amenée ici...

– Ah ! ah ! ah !

Et le soudard se mit à rire bruyamment.

– Mais tais-toi donc, s'écria Jeanne alarmée, on peut venir... et alors... je suis perdue...

– Si tu veux que je me taise, promets-moi de me laisser auprès de toi.

– Mais, fit-elle éperdue, puisque je t'offre une fortune, pourquoi ne préfères-tu pas t'en aller ?

Le sergent se redressa et se mit à friser sa moustache.

– Voici la chose, dit-il. J'ai un revenez-y d'amour...

– Plaît-il ?

– Tu n'as jamais été aussi belle...

Malgré son émotion et son angoisse, la Bayonnaise se mit à rire au nez du sergent.

– Oh ! dit-elle, tu te trompes, mon cher.

– Hein ? fit-il à son tour.

– Quand l'amour est parti, il ne revient pas. J'aimerais mieux accueillir le premier amoureux venu...

Les joues du sergent s'empourprèrent.

– Ah ! c'est ainsi, dit-il, tu fais fi de moi ?

– Non, mais je ne t'aime plus.

– Tu m'aimeras !

– Jamais !

Il allait l'étreindre dans ses bras lorsque, se réfugiant derrière une table, elle lui dit :

– Mais, malheureux, avant de faire un scandale, avant de me forcer à crier au secours, réponds-moi, comment es-tu ici ?

Il y avait dans cette question un tel accent d'autorité que le sergent se dégrisa quelque peu.

– Ah ! c'est juste, dit-il, j'oubliais de te le dire... c'est une bonne dame qui m'a fait entrer.

– Une dame ?

– Oui.

– Madame Edwige !

– Je crois que c'est son nom.

– Et elle t'a conduit ici.

– C'est à dire qu'elle a commencé par me donner à souper, puis elle a soulevé le tapis et, par un trou pratiqué dans le plancher elle m'a montré ton futur époux, ton prétendu frère et toi-même qui soupiez joyeusement.

La Bayonnaise jeta un cri.

– Et elle t'a ensuite conseillé de frapper à cette porte ?

– Sans doute.

– Alors nous sommes perdus !

– Qu'est-ce que tu chantes-là ?

– La vérité, dit la Bayonnaise : cette femme est mon ennemie... et à l'heure où nous parlons, il y a sans doute des gens qui nous voient... qui nous écoutent...

– Eh bien, tant mieux ! dit le sergent ; en attendant que le ciel s'écroule, laisse-moi te prendre un baiser.

Il était ivre-mort, et tout tournait autour de lui.

Il voulut cependant s'élancer vers elle ; mais elle prit la fuite et se mit à tourner autour de la table.

Il essaya de la rejoindre et de la saisir, mais à mesure qu'il tournait, les murs et les meubles semblaient tourner en sens inverse...

Et tout à coup il tomba.

Il tomba comme s'il avait été foudroyé, tant l'ivresse acquit un subit empire sur lui.

Jeanne était sauvée de son ivresse...

– Eh bien ? monseigneur, dit alors madame Edwige en regardant le margrave.

– Eh bien, répondit-il, tu vas appeler Conrad.

Madame Edwige referma le parquet transparent.

Puis elle frappa sur un timbre.

Conrad parut.

– Appelle mes pages, dit le margrave et commande-leur de jeter à la porte cette gourgandine et ce soudard.

Conrad s'inclina.

Mais comme il allait sortir, madame Edwige dit encore :

– Et l'autre ?

– Le Gascon ?

– Oui, qu'est-ce que Votre Altesse veut qu'on en fasse ?

Le margrave était prince et les princes sont ingrats. Il oublia en ce moment que grâce au chevalier de Castirac il avait pu braver une heure les colères de madame Edwige.

– Eh bien, dit-il, portez le Gascon dehors et mettez-le dans le ruisseau. Il achèvera de cuver son vin au grand air !

Et Conrad sortit pour exécuter les ordres de son maître.

XIV

Une heure après, sur l'ordre de madame Edwige, on transportait le margrave, avec les plus grandes précautions, dans son appartement.

À la suite de ce qu'il avait vu et entendu, le vieux prince margrave de Lansbourg-Nassau avait été pris d'une crise nerveuse et avait bientôt perdu connaissance.

Tant d'émotions en quelques minutes, c'en était trop pour un homme que les médecins tourmentaient en lui rendant tous les deux jours une apparence de jeunesse.

Quand Conrad était revenu lui apprendre que la gourgandine, c'était ainsi qu'il avait appelé Jeanne la Bayonnaise, s'en était allée sans difficulté et qu'on avait porté dehors l'un dans la rue des Bons-Enfants, l'autre dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré, le chevalier de Castirac et le sergent Lafolie, ivres tous deux, le margrave avait tout d'abord poussé un soupir de soulagement.

Puis se retournant vers madame Edwige :

– Il me semble, avait-il dit, que la tête me tourne un peu.

Madame Edwige l'avait assis dans un fauteuil.

Le margrave avait poussé un nouveau soupir et fermé les yeux, disant :

– Je crois que je m'en vais !...

Et, en effet, il était tombé en syncope.

Mais madame Edwige avait jugé inutile d'envoyer quérir un des deux médecins du margrave, lesquels étaient couchés depuis longtemps.

La caisse aux flacons mystérieux était là, et madame Edwige saurait bien y trouver un cordial suffisamment énergique pour rappeler le margrave à la vie.

En attendant, elle appela les pages et fit porter le prince évanoui sur son lit.

Puis elle congédia les pages et demeura seule avec Conrad auprès du margrave.

Pour la première fois depuis plusieurs heures, les deux époux avaient enfin le temps de respirer.

Conrad regarda sa femme et lui dit naïvement :

– Je crois que nous l'avons échappé belle.

– Peuh ! fit madame Edwige.

– J'ai vu le moment où le maudit Gascon allait nous jeter par la fenêtre.

– C'est que vous perdez facilement la tête, maître Conrad, dit la gouvernante avec dédain. Mais au lieu de nous féliciter mutuellement voyons à présent l'avenir, c'est à dire à faire réussir nos projets.

– Le prince est évanoui, dit Conrad, et, si vous ne lui faites pas respirer des sels, il peut rester en cet état plusieurs heures.

– C'est bien là-dessus que j'ai compté.

– Ah !

– Et nous allons mettre ce temps à profit.

Conrad regarda sa femme avec curiosité. Cela tenait à ce que madame Edwige ne lui faisait jamais part de ses projets qu'à la dernière heure et ne l'initiait qu'à la moitié de ses plans.

– Tout ce qui nous est advenu ce soir ne serait point arrivé si celle pour qui nous agissons avait été prête aujourd'hui.

– C'est vrai, dit Conrad.

– Il faut donc mettre le temps à profit et aller sur-le-champ la trouver.

– En pleine nuit ?

– Tu sais bien qu'il n'y a ni jour ni nuit pour elle.

– C'est juste.

– Va donc, j'attends ton retour pour prendre un parti.

Et Conrad quitta madame Edwige et la laissa au chevet du prince toujours évanoui.

Une heure après, l'intendant revint.

– Eh bien ? fit la terrible gouvernante.

Elle m'a dit que demain tout serait prêt, ainsi que les choses ont été convenues.

– Fort bien... Tu peux t'en aller maintenant, je n'ai plus besoin de toi.

Le docile Conrad sortit.

Alors madame Edwige fit, pour la seconde fois, usage de ce cordial renfermé dans un des flacons de la caisse mystérieuse.

Elle en frotta les tempes, les narines et les lèvres du margrave, et celui-ci commença à soupirer, à s'agiter, puis au bout d'un quart d'heure, il ouvrit les yeux.

La nuit s'était écoulée tout entière et les premiers rayons de l'aube glissaient à travers les rideaux.

Le margrave regarda la gouvernante.

– Ah ! c'est toi, dit-il.

– Oui, monseigneur.

– Ai-je fait un rêve, ou est-ce la réalité ? continua le prince. Jeanne... le chevalier... le soldat ?...

– Jeanne était une fille perdue et les deux hommes des aventuriers, dit madame Edwige.

– C'était donc vrai ?

– Sans doute.

– Ainsi je n'ai pas rêvé ?

– Pas le moins du monde.

– Et que sont-ils devenus ces misérables ?

– On les a jetés dehors selon vos ordres, monseigneur.

Le margrave soupira.

– Edwige, dit-il, je voudrais pourtant me marier.

– Votre Altesse est venue à Paris dans ce but.

– Hélas ! trouverai-je jamais une femme aussi belle que cette aventurière ?

– Plus belle, monseigneur.

– Oh !

Madame Edwige prit un air mystérieux.

– Depuis quelque temps, dit-elle, Votre Altesse se défie de moi et ne m'accorde plus toute sa confiance, comme jadis.

Ces paroles évoquèrent dans l'esprit encore troublé du margrave le souvenir de la glace que le chevalier de Castirac avait brisée d'un coup de poing.

– Ah ! coquine, dit-il, si je me méfie de toi, j'ai, pardieu, bien raison.

– Monseigneur.

– Et si tu voulais m'expliquer l'histoire de cette glace à travers laquelle toutes les femmes me semblaient laides...

– Rien n'est plus facile, dit madame Edwige.

– Voyons, alors !

– Il y a de par le monde une femme si belle que Votre Altesse n'aura qu'à la voir pour tomber à ses pieds.

– Ah ! fit le margrave dont l'œil brilla.

– Cette femme qui vient de fort loin, de l'extrême Orient, à la seule fin de rencontrer Votre Altesse, devait arriver hier à Paris.

– Eh bien ?

– Elle a éprouvé un retard et n'arrivera que ce soir. Et dans l'intérêt même de Votre Altesse, Conrad et moi nous avons imaginé cette glace, afin que Votre Altesse ne fît pas quelque choix imprudent.

– Et tu dis, fit le prince, que cette femme est belle ?

– Elle ne saurait avoir de rivale.

– Et je la verrai ?...

– Ce soir.

– C'est bien long, soupira le margrave.

– Non, dit madame Edwige, vous êtes las, vous avez besoin de repos. Il faut que vous ne lui paraissiez pas trop vieux, elle pourrait ne pas vouloir de vous.

– Oh ! dit le margrave en souriant, je suis riche !

– Elle est plus riche que vous, dit madame Edwige.

Ces mots plongèrent le prince margrave dans une profonde stupeur, et il regarda madame Edwige pour voir si elle ne se moquait pas de lui.

XV

Tandis que ces choses-là se passaient à l'intérieur de l'hôtel, notre ami le chevalier de Castirac cuvait son vin ou plutôt était encore sous l'étreinte de cette léthargie violente dans laquelle il avait été plongé en même temps que le margrave.

Conrad, l'intendant vêtu d'écarlate, avait ponctuellement exécuté les ordres du margrave et fait porter le Gascon dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré.

On l'avait couché tout de son long, la tête vers le mur, les pieds tournés vers la chaussée et, en s'en allant, les deux pages qui avaient été chargés de cette besogne avaient eu l'humanité de lui poser une lanterne sur le ventre, afin que quelque carrosse attardé ne l'écrasât point. Cela se passait environ une heure après que les gens du guet avaient fait leur ronde et, par conséquent, la rue était déserte.

À quatre heures du matin, personne encore n'était passé par là, ou, tout au moins, fait attention à la lanterne qui servait de phare au Gascon, quand une litière déboucha par la rue des Bons-Enfants.

Les porteurs de cette litière paraissaient pressés et allaient un bon train, lorsque le premier se heurta aux jambes inertes du chevalier.

– Hé ! dit-il, qu'est-ce que cela ?

En même temps il s'arrêta.

L'autre porteur en fit autant, et tous deux déposèrent la litière sur ses quatre pieds.

Sans doute la litière était vide, car personne ne réclama.

Alors les deux porteurs, qui étaient de grands et robustes laquais vêtus d'une livrée sombre, se penchèrent sur le dormeur, et la conversation suivante s'établit entre eux :

– Crois-tu qu'il est ivre ? dit le premier.

– On dirait qu'il est mort, fit l'autre.

– Les morts n'ont pas d'héritiers, reprit le premier.

L'autre le regarda.

– Crois-tu, reprit celui qui avait émis cette singulière opinion, que nous avons fait une mauvaise journée, hein ?

– Dam ! répliqua l'autre, quand on est loué par le président Boisfleury, on ne doit pas s'attendre à autre chose.

Un mot suffira pour expliquer ces dernières paroles.

À cette époque, on louait une litière absolument comme une voiture ; et, de même qu'il y avait des gens qui avaient trois, quatre, jusqu'à dix carrosses numérotés, à l'usage des seigneurs et de tous ceux qui n'avaient pas un équipage à eux, de même il se trouvait des industriels qui louaient à l'heure, à la demi-journée ou à la soirée des chaises à porteurs.

Or les deux drôles qui venaient de prononcer le nom du président Boisfleury appartenaient à une industrie de ce genre et ils n'avaient de plus clair bénéfice que les pourboires que leur donnait un client généreux, la location de la chaise à porteur étant payée directement à celui qui en était le propriétaire.

Or le président Boisfleury n'était pas précisément un client généreux.

Membre du parlement, président de la chambre criminelle, maître Boisfleury était signalé dans la rue de la Vrillière, qu'il habitait depuis un quart de siècle, pour le dernier cuistre de France et de Navarre.

C'était un petit homme entre deux âges, sec, bilieux, au teint olivâtre, possédé d'un amour immodéré de la justice, et que ses fonctions redoutables avaient habitué à voir des coupables partout.

Il était garçon, vivait mal avec une vieille servante, faisait maigre chère et menait une vraie vie d'anachorète.

Les malfaiteurs tremblaient quand il montait sur son siège ; les bourgeois de son quartier se livraient à mille plaisanteries sur son avarice, mais personne au monde n'eût osé dire que le président Boisfleury n'était pas l'homme le plus honnête et le juge le plus intègre de France.

Or, ce soir-là, le président avait eu beaucoup de visites à faire.

Il était allé saluer plusieurs de ses confrères qui prenaient l'hiver gaiement et donnaient des bals et des fêtes, et n'avait regagné son modeste logis que vers trois heures du matin.

Pour cela, il avait loué une chaise, et quand il avait congédié les deux porteurs, il leur avait donné, en matière de pourboire, une pièce de douze sous.

Or donc, les deux porteurs avaient posé leur chaise à terre, et ils contemplaient, grâce à la lanterne, le chevalier de Castirac évanoui.

– Tu as raison, dit le second, les morts n'ont pas toujours des héritiers, mais ils peuvent en avoir...

– Bah ! la nuit est noire, la rue est déserte...

– Et puis, qui te dit qu'il est mort ?

Et le deuxième porteur mit la main sur la poitrine du Gascon.

– Certes, non, il n'est pas mort.

– Ah !

– Le cœur bat...

– Mais il est ivre, et on est si mal payé par les gens de justice que l'on a envie de se faire voleur.

– Les voleurs sont pendus.

– Oui, quand ils sont pris.

– Et puis, reprit le second porteur, plus honnête que son compagnon, regarde-moi l'homme.

– Bon ! je le vois...

– Il a une épée au côté, c'est vrai, mais ses vêtements sont dépenaillés, et je parierais qu'il n'a pas dix deniers dans sa bourse, s'il a une bourse.

– Voyons toujours.

– Non, dit l'autre, devenir voleur pour si peu de chose, est tout à fait misérable.

– Alors, allons-nous-en !

– Il me vient une idée...

– Laquelle ?

– Tu as pesté contre le président... moi aussi...

– Ah ! le cuistre !

– Veux-tu lui jouer un bon tour ?

– Je ne demande pas mieux.

– Tu sais qu'il a la rage de rendre la justice jour et nuit.

– Après ?

– Nous allons mettre cet homme dans la litière.

– Et puis ?

– Nous retournerons chez le président.

– Il est couché et il dort.

– C'est précisément là qu'est le bon tour.

– Voyons !

– Nous frapperons tant et si fort que la vieille sorcière de servante viendra ouvrir et qu'il s'éveillera.

– Et alors ?

– Alors nous lui déposerons cet ivrogne dans le corridor, en lui disant que nous avons pensé que ce pouvait être un criminel. Il nous a donné douze sous pour l'avoir porté pendant six heures, il est capable de nous donner un écu pour lui avoir amené un homme à juger.

– En effet, dit le premier porteur, c'est un bon tour à lui jouer que le tirer brusquement de son premier somme.

Et tous deux prirent le chevalier à bras-le-corps et le portèrent dans la litière.

Le chevalier dormait si profondément qu'un coup de canon ne l'eût point éveillé.

XV

Le premier des deux porteurs l'avait fort bien dit, le président Boisfleury était couché et dormait probablement, car les deux drôles frappèrent plusieurs fois à tour de bras sur la vieille porte de la vieille maison sans obtenir de réponse.

Le président Boisfleury s'était mis au lit en rentrant et il dormait sans doute de ce lourd sommeil qui est comme la récompense des consciences tranquilles.

Enfin une fenêtre s'ouvrit au-dessus de la grande porte et le président, coiffé d'un bonnet de coton, demanda ce qu'on lui voulait.

– C'est nous, monsieur le président, répondit l'un des porteurs.

Le président reconnut la chaise dont il s'était servi toute la soirée.

– Hé ! que voulez-vous, drôles ? fit-il, qu'avez-vous à réclamer ? Vous aurais-je par hasard payé avec un écu rogné ?

La voix du magistrat était aigre comme celle d'un homme mécontent d'avoir été éveillé en sursaut.

– Non, monsieur le président, répondit l'autre drôle sans se déconcerter le moins du monde.

Seulement nous croyons avoir découvert la trace d'un crime, et nous venons vous en prévenir.

À ce mot de crime, le zélé président avait bondi comme un cheval de bataille, rendu à la charrue, dresse l'oreille quand il entend le clairon.

Le premier porteur acheva de le subjuguer en ajoutant :

– Et, comme nous savons votre grand amour pour la justice et votre exécration pour les malfaiteurs, nous n'avons pas hésité à vous réveiller.

– Mais de quel crime est-il question ? demanda encore le président.

– Nous avons trouvé un homme dans la rue.

– Bon !

– Un homme qui n'est pas mort, et qui, cependant, ne peut pas parvenir à s'éveiller. Nous pensons qu'il y a dans cette singulière ivresse dont il paraît atteint quelque chose qui n'est pas naturel.

– Et où est-il, cet homme ?

– Nous l'avons laissé dans la chaise, et nous vous l'apportons.

Le président disparut de la fenêtre en disant :

– Attendez... je descends...

– Eh bien, dit le second porteur, que te disais-je ? Le bonhomme est capable de passer une nuit tout à fait blanche par amour de la justice et en haine des voleurs.

– C'est pourtant vrai.

– N'est-ce pas un bon tour ?

– Oh ! excellent.

La vieille gouvernante du président Boisfleury était sourde ; elle n'avait donc pas entendu frapper, et son maître, enfin éveillé, n'ayant pas hésité à se lever, jugea inutile de troubler son repos.

Il descendit donc lui-même ouvrir la porte, en caleçon, en bonnet de coton, tenant, en guise de lampe, une chandelle à la main.

À peine la porte s'était-elle ouverte, que les deux porteurs ne donnèrent point au président le temps de mettre le pied dans la rue.

Tout au contraire, ils prirent la chaise et la portèrent dans le vestibule.

M. Boisfleury s'approcha alors, sa chandelle à la main, écarta les rideaux de cuir de la chaise et vit le chevalier de Castirac toujours plongé dans un sommeil profond.

– Hum ! hum ! fit-il, voilà un visage qui ne me revient qu'à moitié.

– C'est l'effet qu'il nous a produit, dit le premier porteur.

– Aussi n'avons-nous pas hésité, reprit le second...

– C'est bien, c'est bien, fit le président.

Puis il examina les vêtements dépenaillés du chevalier.

– Hum ! hum ! répétait-il, c'est un aventurier... un soudard, cela se voit.

Puis il ajouta :

– Pincez-moi ce gaillard-là, qu'il s'éveille et que je l'interroge.

Les deux porteurs secouèrent la tête.

– Nous n'avons jamais pu l'éveiller, dirent-ils.

– Pincez-le toujours.

Ils obéirent en conscience et le chevalier ne s'éveilla point.

– Sortez-le de la chaise, ordonna encore le président Boisfleury.

Le chevalier était comme une masse inerte.

Les deux porteurs l'étendirent sur le sol du vestibule.

– Mais il est mort ! dit le président.

– Nous l'avons cru comme vous, monsieur ; mais vous allez voir que son cœur bat.

Le président, ravi, posa sa main sur le cœur du chevalier et en sentit parfaitement les pulsations.

Alors il se mit à le secouer lui-même et à le pincer aux deux bras, de façon à lui faire de véritables bleus.

Le chevalier dormait toujours.

– Voilà qui est bien extraordinaire ! murmurait le petit homme, dont les yeux brillaient d'une sombre joie ; car il entrevoyait déjà une magnifique instruction à faire.

Il ouvrit une porte qui donnait sur le vestibule.

Cette porte était celle d'une petite salle dans laquelle il y avait un lit.

– Prenez-moi cet homme, ordonna encore le président, et apportez-le moi ici.

En même temps, il passa le premier et s'arrêta auprès du lit, sa chandelle à la main.

Le chevalier fut étendu dessus, et l'un des porteurs, sur un signe du président, se mit à dégrafer sa veste et à déboutonner sa chemise.

Ni la gorge ni la poitrine ne portaient aucune trace de violence ni aucune blessure.

En même temps, le sommeil léthargique dans lequel il était plongé paraissait d'une régularité parfaite et sa poitrine se soulevait comme celle d'un homme qui dort naturellement.

– Voilà qui est vraiment bien extraordinaire ! murmurait le président de plus en plus joyeux.

Il alla chercher du vinaigre et en imbiba les tempes, les lèvres et les narines du chevalier.

Ce fut peine perdue.

– Et où l'avez-vous trouvé ? dit-il.

– Dans le ruisseau, rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Bons-Enfants.

– Ah !

– Il avait une lanterne sur le ventre.

Un souvenir parut traverser l'esprit du président :

– Rue des Bons-Enfants, dites-vous ?

– Oui, monsieur le président.

– N'est-ce pas là qu'est un hôtel dans lequel est descendu un personnage un peu... extraordinaire... un prince allemand ?...

– Justement.

– Hum ! hum !

Et le président Boisfleury flairait de plus en plus une belle instruction criminelle.

– Fouillez-moi ce drôle-là, dit-il, peut-être a-t-il sur lui quelques papiers importants.

Les deux porteurs obéirent encore, et ce fut celui qui avait émis l'opinion, un quart d'heure auparavant, qu'un homme dont les habits étaient aussi fanés ne pouvait loger que le diable en sa bourse, qui fourra sa main dans les poches du chevalier.

À la grande stupeur de son compagnon, il en retira une bourse.

Et cette bourse était ronde, et le président l'ayant ouverte, elle se trouva pleine d'or.

Les deux porteurs se regardèrent consternés, et celui qui s'était montré si honnête soupira.

Le président, au contraire, murmurait :

– Un homme aussi mal vêtu, et qui a de l'or plein ses poches, voilà qui est de moins en moins naturel.

Et il posa la bourse sur la cheminée, ajoutant :

– Ce sera le point de départ de mon instruction.

En même temps, il regarda les deux porteurs :

– Vous êtes de braves gens, leur dit-il, vous avez, selon toute apparence, rendu un grand service à la justice, et vous méritez une récompense.

Ce disant, il fouilla dans sa propre poche et en retira une seconde pièce de douze sous qu'il leur offrit majestueusement.

XVII

Les mystificateurs se trouvaient mystifiés.

Le dormeur dépenaillé avait de l'or dans ses poches et les porteurs de chaise ne l'avaient point soupçonné.

Quand ils auraient pu tranquillement le dépouiller, ils avaient préféré le transporter chez le président Boisfleury, à la seule fin de troubler le sommeil de celui-ci et de se venger de son avarice.

Et voici qu'une nouvelle gratification dérisoire venait les faire repentir de leur belle conduite.

Mais le président Boisfleury ne fit nulle attention à leur déconvenue.

Tout au contraire, il continua à les féliciter de leur bonne pensée, les avertit qu'ils seraient peut-être obligés de venir déposer en justice et les poussa tout doucement de la salle où il gardait le Gascon endormi, dans le vestibule, et du vestibule vers la porte.

Les deux porteurs étaient si penauds qu'ils se laissèrent éconduire sans résistance.

Alors le président Boisfleury revint auprès du dormeur.

Il essaya de nouveau de lui faire respirer du vinaigre et de le réveiller, mais il reconnut que la chose était impossible.

Le dormeur était sous l'influence d'un narcotique, le président le vit bien, et le moyen d'en briser le charme était inconnu à l'homme de justice.

Néanmoins, le courageux magistrat avait gardé cet étrange prisonnier.

Au lieu de remonter lui-même dans sa chambre, il s'installa dans un fauteuil auprès du lit, laissa la chandelle allumée et attendit.

Or, en attendant que le chevalier s'éveillât, le président s'endormit et le grand jour pénétrait dans la chambre lorsqu'il rouvrit les yeux.

Le Gascon n'avait même pas changé d'attitude, et sa léthargie continuait.

Alors le président courut ouvrir la porte et cria :

– Marianne ! Marianne !

C'était le nom de sa vieille gouvernante.

La bonne femme, qui se livrait à ses occupations ordinaires de servante unique, et balayait en ce moment l'escalier, descendit à l'appel de son maître.

Celui-ci était rentré dans la chambre où dormait le Gascon.

– Jésus-Dieu ! s'écria la vieille en y entrant sur les pas du président, qu'est-ce que cela, seigneur ? Un homme ici !... Quelque voleur peut-être...

– Chut ! dit le président. Au lieu de pousser des exclamations, écoute-moi et apprête-toi à exécuter mes ordres.

Marianne levait les bras et les yeux au ciel.

– Tu connais le barbier Révol ? dit le président.

– Oui, monsieur, répondit Marianne. C'est lui qui est venu me saigner l'an dernier.

– Précisément. Il demeure rue Saint-Honoré, tout auprès d'un apothicaire.

– C'est bien cela, dit Marianne.

– Tu vas courir chez lui.

– Mais... cet homme... il est donc mort ?

Le président jugea inutile de donner des explications à sa servante, et il ajouta :

– Et tu lui diras de venir ici en toute hâte et d'apporter sa lancette.

– Et vous allez rester seul... avec...

– Mais va donc ! fit le président avec impatience.

La servante ne fit plus d'objection.

Il n'y a pas loin, comme on sait, de la rue de la Vrillière à la rue Saint-Honoré, et M. Boisfleury calcula que dans moins d'un quart d'heure, Marianne pourrait être de retour, accompagnée du barbier-chirurgien.

Ce qu'il attendait de ce dernier, on l'a deviné sans doute, c'était le moyen de réveiller cet obstiné dormeur dans la personne de qui le zélé magistrat s'obstinait à voir un grand et mystérieux coupable.

Depuis trente années qu'il était juge criminel, M. le président Boisfleury n'avait jamais tremblé devant les scélérats.

Par conséquent il ne fit même pas cette réflexion qu'il se trouvait seul avec un homme qu'il pensait être un bandit, que cet homme pouvait s'éveiller brusquement, se servir de l'épée qu'il avait au côté et tout au moins, s'il ne faisait pis, reconquérir sa liberté.

Mais, en revanche, persuadé que le barbier allait tirer cet homme de sa léthargie, et que dès lors, lui, Boisfleury, aurait à commencer son instruction sur-le-champ, il alla revêtir sa robe rouge, se coiffa de son bonnet carré, revint s'asseoir auprès du lit et dans cette imposante attitude attendit l'arrivée du chirurgien.

Le barbier Révol ne tarda pas à arriver.

Marianne, qui était bavarde, lui avait appris durant le chemin, qu'elle avait trouvé son maître en présence d'un homme si bien endormi qu'on aurait pu le croire mort.

Comment cet homme se trouvait-il chez le président ?

Voilà ce que la vieille servante ne savait pas et qu'elle aurait voulu savoir, et ce que le barbier brûlait d'apprendre lui-même, en franchissant le seuil de la maison du président.

À cette époque, on le sait, le chirurgien était barbier ; il saignait les malades et rasait les gens bien portants.

Il avait un cabinet de consultations et une boutique dans laquelle les pratiques en bonne santé bavardaient tout à leur aise en attendant le moment de tendre leur joue à sa savonnette.

Le barbier était donc bavard et curieux et il se promettait déjà d'avoir quelques bons récits extraordinaires à faire à ses clients, lorsqu'il vit le président vêtu de sa robe rouge et dans l'attitude sévère d'un juge en exercice.

Le président Boisfleury était une véritable légende.

Tout le quartier connaissait son avarice et les bourgeois qui le voyaient passer, marchant sur la pointe du pied, pour ne se point crotter, riaient volontiers.

Mais personne ne s'était jamais moqué de lui quand il était sur son siège et sa robe inspirait une salutaire terreur.

Aussi maître Révol devint-il tout tremblant, et tout en regardant l'homme endormi avec curiosité, attendit-il silencieusement les ordres de M. Boisfleury.

– Regardez cet homme, dit celui-ci.

Le barbier se pencha sur le Gascon, l'examina et dit :

– Il dort.

– Éveillez-le.

Le barbier secoua le Gascon qui continua à ronfler.

– Vous voyez bien, dit le président, que son sommeil n'est pas naturel.

– Assurément non, dit le barbier, il est en léthargie.

– Y a-t-il un moyen de le réveiller ?

– Il y en a plusieurs.

– Alors, dit le président, servez-vous du plus prompt et mettez-vous à l'œuvre.

– Je vais le saigner.

Et maître Révol prit sa lancette et retroussa la manche gauche du chevalier.

Le président Boisfleury demeurait impassible.

Le coup de lancette donné, le sang du chevalier de Castirac jaillit tout à coup, le dormeur fit un brusque mouvement.

Ses lèvres serrées s'entrouvrirent et laissèrent passer un cri.

Enfin, il ouvrit les yeux.

– Sandis ! s'écria-t-il, où suis-je donc ?

Il vit son sang qui coulait, et, jetant un nouveau cri, il dégringola à bas du lit et sauta sur son épée qu'il avait toujours au côté.

Mais alors il vit le président en robe rouge.

Or, cela a été et sera de tout temps : la robe d'un magistrat inspirera plus de terreur que le sabre d'un soldat.

Les gens d'épée ont toujours eu peur des gens de robe, et le chevalier laissa son épée au fourreau et balbutia :

– Où suis-je donc ?

– Chez un homme qui juge les criminels, répondit le président Boisfleury.

Et il fit un signe au barbier, qui se mit en devoir d'arrêter le sang qui coulait du bras de M. le chevalier de Castirac.

XVIII

Il y avait, nous l'avons dit, plus de trente ans que le président Boisfleury rendait la justice.

Aussi avait-il non seulement une grande habitude de ses fonctions, mais encore un ascendant presque subit sur les gens qu'il interrogeait.

Cette peur salutaire que la justice inspire s'était donc emparée du chevalier de Castirac.

En face de cette robe rouge, la forfanterie du Gascon était tombée ; à peine se souvenait-il qu'il était homme d'épée et il n'eut certes pas la moindre envie de mettre la main sur la coquille de son innocente rapière.

Le barbier chirurgien, maître Révol, avait en un clin d'œil bandé son bras et arrêté son sang.

Le chevalier regardait d'un air effaré le président en robe rouge et le barbier vêtu de noir.

– Maître Révol, dit enfin le président Boisfleury, asseyez-vous là, devant cette table, approchez de vous ce papier, prenez cette plume et écrivez sous ma dictée. Vous allez me servir de greffier et transcrire l'interrogatoire de cet homme.

Alors le Gascon retrouva sa langue :

– Mais quel crime ai-je donc commis ? demanda-t-il.

– Taisez-vous, ou plutôt bornez-vous à répondre à mes questions, répondit sévèrement le président Boisfleury.

Le Gascon jetait des regards éperdus autour de lui.

– Comment vous nommez-vous ? reprit Boisfleury.

– Hector, chevalier de Castirac.

– D'où venez-vous ?

– Je n'en sais rien. Pas plus que je ne sais où je suis, répliqua le Gascon.

– N'essayez pas de tromper la justice, dit le président qui dardait ses petits yeux gris sur le chevalier.

L'esprit, qui est l'apanage de la race gasconne, et ne l'abandonne que rarement, revint au secours du pauvre chevalier.

– Monseigneur, dit-il, j'ai pour la justice non seulement le plus grand respect, mais j'ai encore en elle une confiance absolue.

Ces mots firent tressaillir Boisfleury.

D'abord le Gascon lui donnait du monseigneur, ce qui le flattait ; ensuite, un homme qui a confiance en la justice ne saurait la craindre.

Cependant, en bon juge criminel qu'il était, le président Boisfleury poursuivit :

– Prenez garde ! n'essayez pas d'égarer la justice par des mensonges. On vous a trouvé ivre-mort dans la rue.

– Ah ! vraiment ? fit le Gascon.

– En léthargie, plutôt, dit le barbier.

Ce mot était inconnu du Gascon, lequel n'était pas très lettré.

– Je ne sais pas ce que c'est que ça, dit-il.

– Passons, fit le président. On vous a donc trouvé en léthargie et il a fallu que monsieur que voilà, et qui est barbier de son état, vous donnât un coup de lancette pour vous éveiller.

– Je ne comprends toujours pas comment je suis ici, dit le Gascon, et je voudrais que la justice, qui protège le faible contre le fort, prît ma cause en main.

– Mais ! fit le président Boisfleury.

– Je suis tombé dans un véritable guet-apens, reprit le chevalier de Castirac.

– Comment cela ?

– Le prince margrave m'a invité à souper.

À ce mot, le président Boisfleury fit un véritable soubresaut.

– Le prince allemand ? dit-il.

– Oui, monseigneur.

Chose bizarre ! le président Boisfleury avait depuis deux jours les nerfs agacés par tout ce qu'il entendait dire sur le margrave.

Et comme après tout, un criminel lui suffisait, pourvu qu'il le trouvât, il se dit que peut-être cet homme avait raison et qu'au lieu d'être le coupable, il était la victime.

Il adoucit donc un peu la voix et dit :

– Voyons, si au lieu d'avoir à vous punir, la justice vous doit aide et protection, elle ne faillira à son devoir : racontez-moi ce qui vous est arrivé et comment il se fait qu'on vous ait trouvé ivre-mort dans la rue.

– En léthargie, rectifia le barbier.

M. Boisfleury eut un petit geste d'impatience mais il ne daigna point répondre à maître Révol et il attendit la réponse du Gascon.

Le chevalier poursuivit.

– Le prince est un vieux fou qui a des idées de l'autre monde. Il est fabuleusement riche... plus riche que le roi.

– Ah ! vraiment ? fit dédaigneusement Boisfleury.

– Il a eu une idée bien étrange, monseigneur, comme vous allez voir. Il a fait savoir aux quatre coins de Paris qu'il se voulait marier.

– Quel âge a-t-il ?

– Soixante et dix ans.

Boisfleury haussa les épaules.

– Après ? dit-il.

– Et que toutes les filles à marier se pouvaient présenter à lui : il choisirait la plus belle et l'épouserait.

– Tout cela ne m'explique pas...

– Attendez donc, monseigneur.

Et le chevalier, qui commençait à se familiariser singulièrement avec la justice, pensa que mêler un peu de roman à l'histoire n'était pas chose à dédaigner.

Aussi reprit-il :

– Il faut vous dire, monseigneur, que j'ai une sœur qui est fort belle, aussi belle que sage, et qui fera le bonheur d'un galant homme.

– Ah ! ah ! dit Boisfleury.

– Les Gascons ne sont pas riches, continua le chevalier, et l'idée m'est venue hier de présenter ma sœur au margrave, pensant que si elle devenait princesse, elle aurait assez d'or et de dignités pour relever notre maison, qui est contemporaine de Noé, le premier vigneron du monde.

Un semblant de sourire effleura les lèvres de Boisfleury.

– Après ? dit-il encore.

– J'ai donc présenté ma sœur au margrave, hier soir.

– Et il l'a trouvée belle ?

– Si belle, qu'il a fait fermer les portes de son hôtel et m'a juré qu'il ne voulait pas d'autre femme qu'elle.

– Et puis ?

– Et puis il m'a invité à souper. Alors, je me souviens que j'ai bu d'un certain vin qui m'a tout à coup brûlé la poitrine, mes oreilles se sont mises à bourdonner, mes tempes à battre, et je suis tombé à la renverse.

– Le vin contenait un narcotique sans doute, hasarda le barbier.

– Que vous est-il arrivé ensuite ? demanda Boisfleury.

– Je ne me souviens plus de rien.

– Le margrave vous a-t-il donné de l'argent ?

– Non.

– Alors, dit Boisfleury, qui reprit un front sévère, comment se fait-il qu'avec des habits aussi misérables que ceux que vous portez, vous ayez de l'or plein les poches ?

Et le président alla prendre sur la cheminée la bourse du chevalier, qui regorgeait de pièces d'or.

Mais le Gascon ne se déconcerta pas pour si peu.

– Ah ! ceci, monseigneur, dit-il, est une autre histoire.

– Plaît-il ?

– Une histoire encore plus curieuse que celle du margrave.

– Prenez garde ! répéta le président, si vous cherchez à égarer la justice...

– Au contraire, je la sers.

Et le Gascon eut un air de sincérité qui séduisit le président Boisfleury, dont le front se rasséréna et qui lui dit :

– Parlez donc !

– Ma foi ! pensa le chevalier, voici une belle occasion de me venger de ce rustre de Guillaume, moitié bourgeois, moitié homme d'épée, et qui m'a malmené ni plus ni moins que si j'eusse été un petit garçon.

– Apprêtez-vous à écrire, dit Boisfleury en regardant le barbier.

Le greffier improvisé avait repris sa plume.

XIX

Le chevalier commença ainsi sa déposition :

– Je suis arrivé à Paris il y a quinze jours et je suis descendu dans une hôtellerie du pays Latin, qui a pour enseigne : Au cheval rouan.

– Je la connais, dit Boisfleury.

– Le lendemain soir de mon arrivée, j'étais couché et endormi, lorsqu'une grande rumeur qui se fit dans l'hôtellerie me réveilla.

« Je descendis à moitié vêtu et je vis un homme tout sanglant qu'on avait apporté dans une salle de l'hôtellerie et déposé sur une table.

« Cet homme avait une large blessure à la poitrine et il était évanoui.

« On me dit que c'était le marquis de la Roche-Maubert. »

– Voilà un nom qui ne m'est pas inconnu, dit le président Boisfleury. Continuez...

– On l'avait trouvé à la porte, baignant dans son sang, et on le transporta dans sa chambre, où un chirurgien, après l'avoir examiné, secoua la tête en disant qu'il n'en reviendrait pas.

– On avait sans doute tenté de l'assassiner ? fit Boisfleury, qui flairait déjà une belle affaire criminelle.

– Non, il s'était battu en duel.

– Avec qui ?

– Voilà ce que personne ne savait et ce que j'ai su plus tard, moi.

– Après ?

– Cependant le marquis ne devait pas mourir. La nouvelle de sa mésaventure avait fait quelque bruit, car dès le lendemain monseigneur le Régent et le cardinal Dubois faisaient prendre de ses nouvelles.

Cette fois le président Boisfleury poussa une véritable exclamation de joie.

– Continuez, continuez donc, fit-il.

– Au bout de huit jours, le marquis était hors de danger, et il me fit demander pour lui tenir compagnie. Quand nous fûmes seul, il me dit :

« – Je suis amoureux.

– Quel âge avait-il donc ? demanda encore Boisfleury.

– L'âge du margrave ou à peu près.

– Un fou !

– Je ne dis pas non. Mais vous allez voir. « Je suis amoureux, me dit-il, et amoureux d'une femme qui me fuit. Me voulez-vous venir en aide et donner un coup de main pour l'enlever ? » Je logeais le diable dans ma bourse, j'étais venu à Paris pour chercher fortune et n'avais rien de mieux à faire, j'acceptai la proposition du marquis et je m'en allai avec lui, le jour même, entreprendre le siège de la maison où, disait-il, logeait l'inhumaine.

Le Gascon s'arrêta pour reprendre haleine.

– Vous écrivez toujours, n'est-ce pas ? fit Boisfleury, s'adressant au barbier.

– Toujours, répondit maître Révol.

Castirac poursuivit :

– Elle logeait, disait le marquis, rue de l'Hirondelle, laquelle rue donne dans la rue Gît-le-Cœur.

– Je sais cela.

– Au coin de la rue nous rencontrâmes une bohémienne qui dit la bonne aventure au marquis.

– Que lui prédit-elle ?

– Qu'il lui arriverait malheur s'il allait plus loin.

– Et il poursuivit sa route ?

– Naturellement.

– Au fait, dit Boisfleury qui était non seulement un magistrat plein de zèle, mais encore un grand philosophe, cela devait être, l'amour est une folie qui mène loin.

– Arrivés à la porte de la maison, le marquis s'effaça et ce fut moi qui frappai.

« Un homme ouvrit un guichet, parlementa un moment, finit par tirer les verroux et nous entrâmes.

« Alors le marquis lui porta la pointe de son épée au visage et lui dit : – Apprête-toi à mourir si tu ne me montres le passage secret qui mène chez elle.

« Alors cet homme eut l'air d'avoir peur. Il pria, il supplia, non pour sa propre vie seulement, mais pour celle du marquis qu'il disait être en danger.

« Celui-ci se montra inflexible.

« Alors le bonhomme se laissa faire violence et, tout en soupirant, il dit au marquis : – Puisque vous le voulez, je vais vous montrer le passage secret, mais vous n'en reviendrez pas.

« En même temps il pressa un ressort qui fit mouvoir une plaque de cheminée et cette plaque, en tournant, laissa voir un escalier qui semblait s'enfoncer sous terre.

« – Si ma vie est en danger, la tienne y est aussi, dit alors le marquis.

« Et il me donna pour consigne de rester auprès de cet homme et de le tuer, si, deux heures s'étant écoulées, lui, le marquis, ne reparaissait pas. »

Le président Boisfleury fronça de nouveau le sourcil.

– Ainsi donc, dit-il, vous acceptiez la mission de tuer un homme désarmé ?

Ici le chevalier de Castirac pensa que s'il racontait l'histoire exacte de sa mésaventure avec maître Guillaume, le bourgeois homme d'épée, elle ne serait pas précisément à son avantage, et il la modifia légèrement.

– Non, certes, monseigneur, dit-il, je n'acceptai pas sérieusement une mission pareille, et cela par la raison toute simple que je ne croyais nullement au danger que M. de la Roche-Maubert était censé courir.

– Mais, enfin, qu'arriva-t-il ? demanda le président avec impatience.

– Quand M. de la Roche-Maubert eut disparu dans les profondeurs de l'escalier, le bourgeois se mit à rire.

« – Mon gentilhomme, me dit-il, regardez-moi. Je suis un homme paisible et débonnaire, et je ne voudrais pas verser le sang d'une mouche, mais, en même temps, je ne suis pas un mari jaloux, et c'est de ma femme, qui est jeune et belle que le marquis s'est amouraché. Or je défends mon bonheur et mon honneur comme je peux.

« – Mais que va devenir le marquis ? demandai-je un peu ému, malgré moi, de la naïveté de ce brave homme.

« Le bourgeois rit de plus belle.

« – Cet escalier, dit-il, descend dans une cave. Cette cave est percée d'un corridor qui descend en pente rapide.

« Au bout de ce corridor est la Seine. Le marquis, que je connais de longue main, est bon nageur. Il glissera sur la pente, tombera dans la Seine, prendra un bain froid qui le calmera, et gagnera la berge à la nage.

« Au lieu de vous escrimer ici avec votre rapière, voulez-vous deux cents pistoles et un verre de vieux vin ?

« – Ma foi, monseigneur, acheva le Gascon, je ne connaissais guère le marquis et ce bourgeois qui défendait sa femme m'intéressait. Je vidais un verre de vin à sa santé, j'empochai les deux cents pistoles, dont j'avais grand besoin, et je m'en allai.

– Mais vous avez revu le marquis ?

– Jamais.

– Et il y a de cela ?

– Environ huit jours.

M. Boisfleury fronçait de plus en plus le sourcil.

– Vous avez eu tort de vous conduire ainsi, dit-il, car il a dû se commettre quelque crime abominable dans les profondeurs de cet escalier.

– C'est possible.

– Et je vais me livrer à une enquête. Écrivez-vous toujours, maître Révol ?

– Toujours, monsieur le président, répondit le barbier.

Alors le Gascon prit une mine piteuse :

– Monseigneur, dit-il, j'ai encore un mot à vous dire.

– Parlez...

– En quittant la maison de la rue de l'Hirondelle je suis retourné à l'hôtellerie.

– Bon !

– Le lendemain, le surlendemain et les jours suivants, j'ai attendu le marquis, mais il n'est pas revenu. Alors j'ai songé à prévenir la justice, d'autant mieux que je suis allé frapper vainement à la porte du bourgeois, et que cette porte ne s'est point ouverte.

– Elle s'ouvrira devant moi ! s'écria le zélé président.

Puis il posa ses deux mains sur son front et parut réfléchir.

XX

Les réflexions du président de Boisfleury furent de courte durée, et il parut avoir pris une résolution.

– Maître Révol, dit-il au barbier, je vous remercie de votre concours. Laissez là ce que vous avez écrit, j'en aurai besoin dans l'instruction.

Le barbier reposa la plume sur la table.

– Reprenez votre lancette et allez-vous-en, continua M. Boisfleury, et gardez le silence sur tout ce que vous venez de voir et d'entendre ; car si vous entraviez la marche de la justice, il pourrait vous arriver malheur. Ne l'oubliez pas.

Le barbier avait une sainte terreur du président Boisfleury. Il savait que, par amour de la justice, le zélé magistrat ne reculerait devant rien, et il s'en alla en saluant jusqu'à terre et en protestant de sa discrétion absolue.

M. Boisfleury demeura seul avec le Gascon.

– Mon ami, lui dit-il, rien ne me prouve que tout ce que vous m'avez raconté ne soit scrupuleusement vrai ; mais rien ne me prouve aussi que vous ne m'ayez pas débité une foule de mensonges, à la seule fin d'expliquer comment vous avez de l'or plein vos poches.

« Dans ces conditions, je vous garde prisonnier jusqu'à plus ample information.

Le chevalier de Castirac étouffa une exclamation de surprise, mais le président ne lui donna pas le temps de répliquer.

Il se mit à appeler de toutes ses forces Marianne, sa vieille gouvernante.

Marianne arriva.

Le président lui montra le Gascon.

La servante fit un geste d'étonnement et presque d'effroi. Elle avait vu le chevalier comme mort, et elle le retrouvait à ses pieds.

En outre elle n'avait peut-être jamais vu son maître en robe rouge à sept heures du matin.

Boisfleury, lui ayant montré le Gascon, lui dit :

– Monsieur est un de mes amis.

La surprise de Marianne augmenta.

– Tu vas lui servir à déjeuner.

Marianne leva les yeux au ciel.

– Et tu ne le laisseras sortir sous aucun prétexte.

Le chevalier écoutait bouche béante.

Après avoir eu grand-peur, il avait grande envie de rire, et cela était tout simple si on songeait que ce président en robe rouge prenait pour exécuter ses arrêts une maritorne comme la vieille Marianne.

Cependant le chevalier sut se mordre les lèvres à propos, garda son silence et répondit :

– Je ne demande pas mieux que de rester prisonnier jusqu'à ce que vous ayez, monseigneur, vérifié la véracité de mes assertions.

Boisfleury, le magistrat terrible, avait comme on l'a pu voir, des côtés singulièrement naïfs. Outre la douce manie qu'il avait de faire de la justice chez lui, en catimini, il ne doutait pas que ses arrêts pussent n'être pas exécutés et il avait donné l'ordre à la vieille Marianne de veiller sur son prisonnier aussi sérieusement que s'il se fût adressé au gouverneur du Châtelet ou de toute autre prison.

Le chevalier se disait à part lui :

– Quand je voudrais m'en aller, ce n'est pas cette vieille qui me retiendra. Puisque l'on m'offre à déjeuner, je ne vois pas pourquoi je refuserais.

Tandis que Marianne continuait à manifester son étonnement, étonnement d'autant plus fort que le président, qui n'avait jamais offert un verre d'eau à personne, parlait de donner à déjeuner au Gascon ; tandis que celui-ci prenait la résolution d'attendre que le bonhomme se fût donné le plaisir de terminer son enquête, Boisfleury opérait en leur présence une petite métamorphose.

Il quittait la robe, endossait son habit noir, sa veste noire, chaussait ses souliers à boucles d'argent, posait son tricorne sous son bras, fourrait dans sa poche les notes prises par le barbier et, sa canne à la main, après avoir salué le Gascon d'un geste amical, il se dirigeait vers la porte.

– Allons tout d'abord au parlement, se disait-il.

Et il sortait, laissant le chevalier de Castirac en tête à tête avec la vieille Marianne.

Le président Boisfleury était un homme trop économe pour aller en voiture ou en litière, autrement que dans les grandes occasions.

Si la veille, il avait adopté le dernier mode de locomotion, c'est qu'il avait rendu ses visites de cérémonie.

Il n'y avait pas loin, du reste, de la rue de la Vrillière au Palais de Justice.

Le président Boisfleury se mit à marcher d'un pas leste et gaillard, descendit au bord de l'eau, suivit la berge jusqu'au pont Neuf et gagna le Palais.

Les gens de justice se lèvent matin, et dans la grande salle, il y avait déjà des juges, des avocats et des plaideurs.

Les huissiers, qu'on appelait alors des exempts, les greffiers, les procureurs étaient déjà à leur poste.

Le président Boisfleury entra au greffe de la grande chambre criminelle et dit au greffier, en lui donnant les notes prises par le barbier Révol :

– Mettez-moi tout cela au net et attendez mes ordres.

Alors, comme aujourd'hui, le Palais et le Châtelet communiquaient par des corridors et des portes gardées par des soldats.

Et le lieutenant de police logeait au Châtelet.

Les ordres donnés au greffier, le président Boisfleury se dirigea vers le Châtelet.

Tout le monde le connaissait et le redoutait au Palais ; les soldats lui présentèrent les armes, les portes s'ouvrirent devant lui et il arriva chez le lieutenant de police un peu avant huit heures du matin.

Cet autre magistrat, tout en veillant sur la sécurité et le repos des Parisiens n'avait pas les habitudes matinales du président Boisfleury.

Il était encore couché, et ses gens firent quelques difficultés pour pénétrer dans sa chambre et l'éveiller.

Mais le président Boisfleury les menaça bel et bien de toutes les foudres de la justice et ils finirent par obéir.

Le lieutenant de police, arraché à son sommeil, se leva en fort méchante humeur.

Néanmoins il donna l'ordre d'introduire le président dans son cabinet.

Puis il l'y rejoignit, et après les salutations d'usage, bâillant encore et s'étirant, il demanda au président si le feu était aux quatre coins de Paris.

– Non, monsieur, répondit sèchement Boisfleury, mais il s'y commet des crimes que vous devriez empêcher.

Et il raconta tout d'une haleine au lieutenant de police l'histoire du margrave qui mettait sa main au concours, grisait les gens et les faisait porter ivres-morts dans les rues, et celle du marquis de la Roche-Maubert, qui avait disparu.

Le lieutenant l'écouta jusqu'au bout.

Puis, quand il eut fini :

– Je crois bien, monsieur le président, lui dit-il, que vous vous êtes mis de gaieté de cœur une méchante affaire sur les bras.

– Hem ? fit Boisfleury.

– Et si vous vous mêlez de tout cela, vous courez risque de vous brouiller avec un grand personnage.

– Plaît-il ? exclama Boisfleury, stupéfait.

– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, répéta tranquillement le lieutenant de police.

Et il se leva, comme s'il eût voulu que Boisfleury en fît autant et ne poussât pas plus loin ses questions.

Mais l'austère président demeura campé sur son siège.

– Monsieur, dit-il, je ne connais personne, en France qui soit placé plus haut que la justice, et je vous somme de vous expliquer.

XXI

Le président Boisfleury le prenait sur un ton si haut que le lieutenant de police résolut de dégager sur-le-champ sa responsabilité.

– Monsieur le président, dit-il avec calme, je pense que vous daignerez m'écouter avec le calme qui sied à ceux qui, comme vous, représentent la justice.

– Certainement, dit Boisfleury.

– Tout ce que vous venez de me raconter, reprit le lieutenant de police, je le savais ou à peu près.

– Ah !

– Parlons du margrave d'abord. C'est un prince allemand fort riche, très bien apparenté, qui jouit d'un grand crédit et qui vient à Paris pour y semer royalement son or.

« La police ni la justice n'ont rien à voir dans tout cela.

« Il plaît à ce personnage de faire de son hôtel un champ de foire ou plutôt un marché sur lequel tout ce qu'il y a de femmes douteuses ou de mœurs légères viennent exposer leurs charmes et briguer l'honneur d'être épousées ; je ne vois là rien qui me doive préoccuper. »

– Soit, dit le président Boisfleury. Mais cet homme qu'on endort et qu'on jette dans la rue...

– Cet homme est un aventurier, et peut-être ne vous a-t-il pas dit toute la vérité ; comme ceci, par exemple, que la prétendue sœur était une gourgandine et qu'il a voulu le premier se moquer du margrave.

– Mais le marquis de la Roche-Maubert...

– Ah ! ceci, c'est différent.

– Vous en convenez ?

– Certainement, le marquis, sur le compte duquel je suis plus renseigné que vous, a disparu, mais il a disparu après avoir refusé de suivre les conseils qu'on lui donnait.

– Il faut qu'on le retrouve !

– C'est ce que je me suis dit tout d'abord. L'hôtelier du Cheval rouan m'est venu voir.

– Quand cela ?

– Il y a huit jours. Il m'a raconté à peu près tout ce que vous venez de me dire et j'ai donné des ordres pour qu'on retrouvât le marquis ou ses assassins, si, par hasard, il avait été la victime de quelque guet-apens.

– Et vos agents n'ont rien découvert ?

Un sourire glissa sur les lèvres du lieutenant de police.

– Vous n'y êtes pas, dit-il, monsieur le président. Cependant vous devriez comprendre.

– Plaît-il ?

– À demi-mot...

– Encore une fois, monsieur, dit sévèrement Boisfleury, je vous somme de vous expliquer.

– Comme je mettais mes agents en campagne, dit froidement le lieutenant de police, on m'a averti de ne pas aller plus loin.

– Et qui donc s'est permis...

– Voilà ce que vous auriez dû deviner déjà.

– Je ne devine rien et je veux savoir.

Le lieutenant de police eut un geste d'impatience.

– Oh ! ma foi ! dit-il, allez voir monseigneur Philippe d'Orléans, régent de France, et il vous renseignera mieux que moi.

Ce nom avait fait pâlir légèrement Boisfleury.

Mais c'était un homme d'une ténacité rare et qui ne se tenait jamais pour battu.

– Eh bien, soit, monsieur, dit-il, j'irai voir Son Altesse, et cela à l'instant même.

– Pardon, dit le lieutenant de police avec un sourire quelque peu railleur, je vous demanderai alors une grâce.

– Laquelle ?

– Celle de raconter à Son Altesse notre entretien.

– Vous pouvez y compter ! dit Boisfleury hors de lui.

Et il se leva et prit congé.

Un autre homme que le président Boisfleury se fût mis à réfléchir.

Le Régent était le premier personnage de France et il devait en cuire à quiconque oserait aller contre sa volonté.

Mais Boisfleury était convaincu que le Parlement, qui avait jugé et condamné les plus grands seigneurs de France, et tenu tête au roi en maintes circonstances, devait être placé au-dessus du Régent, et lui dicter au besoin ses volontés.

Le bonhomme retourna donc au Palais.

Là, il endossa sa robe, mit son rabat, se coiffa du bonnet carré et commanda les quatre massiers qui accompagnaient les membres du Parlement dans les occasions solennelles.

Toute la cohorte des plaideurs, des juges et des avocats, en voyant ces préparatifs, demeura stupéfaite, et on crut à quelque grand événement politique.

Mais Boisfleury avait calmé sa colère dans le trajet qu'il avait fait depuis le seuil du cabinet de M. le lieutenant de police, jusqu'à la grande salle, et il avait retrouvé ce visage de sphinx devant lequel on tremblait, même avec la conscience tranquille.

Personne, excepté le greffier qui avait déjà mis au net les notes prises par le barbier, ne sut ce dont il s'agissait.

M. Boisfleury prit le travail du greffier, le fourra sous sa robe et monta dans la litière fleurdelisée qui était à la disposition des membres du Parlement, donnant l'ordre qu'on le portât au Palais-Royal.

Cet ordre confirma de plus en plus tous ceux qui l'entendirent dans cette opinion qu'il s'agissait d'un événement politique, comme, par exemple, une conspiration semblable à celle de M. de Cellamare, l'ambassadeur du roi d'Espagne et le complice des princes légitimés.

Trois quarts d'heure après, le président Boisfleury faisait, en grande pompe, son entrée au Palais-Royal et se faisait annoncer chez le Régent.

Philippe d'Orléans avait toujours témoigné à messieurs du Parlement, qui avaient cassé le testament de Louis XIV et l'avaient proclamé régent, une grande déférence.

Bien que ce prince se couchât ordinairement fort tard il se levait de bonne heure, et, dès le matin, travaillait avec Dubois, son premier ministre. M. le président Boisfleury ne fit donc pas antichambre et fut introduit sur-le-champ dans son cabinet.

Les instincts du juge criminel et ses hautes facultés d'observation permirent à M. Boisfleury de surprendre un geste et un regard d'inquiétude que le Régent et le cardinal échangèrent en le voyant entrer.

– Monseigneur, dit-il, je viens dénoncer à Votre Altesse royale des faits d'une haute gravité.

– Parlez, monsieur le président, répondit le Régent avec cette dignité affectueuse qui ne l'abandonnait jamais. À Dieu ne plaise que mon gouvernement soit jamais en désaccord avec la justice !

Ces paroles désarmèrent l'irritation subite de Boisfleury, qui pensa que le lieutenant de police avait rejeté sur le Régent la responsabilité de sa propre conduite.

Et l'entêté magistrat se mit à débiter son antienne, se servant des notes du barbier, et faisant suivre son récit d'une verte diatribe à l'endroit de M. le lieutenant de police, lequel paraissait, disait-il, méconnaître l'autorité du Parlement.

Le Régent l'écouta jusqu'au bout, sans l'interrompre, sans prononcer un mot.

Alors Boisfleury attendit.

– Monsieur le président, dit alors le prince avec calme, tout ce que le lieutenant de police vous a dit est parfaitement vrai.

Boisfleury fit un pas en arrière.

– Permettez, ajouta le Régent, que j'expédie une petite affaire pressante, et je vous donnerai ensuite l'explication de ma conduite.

Ce disant, il prit une plume et écrivit ces mots, qu'il mit sous les yeux du cardinal :

« Trouvez-moi le chevalier d'Esparron, il faut que je le voie aujourd'hui même. »

Dubois prit le papier et sortit.

XXII

Le Régent se trouvait donc à présent tête à tête avec le président Boisfleury.

Malgré sa perspicacité ordinaire, celui-ci n'avait pu deviner ce que contenait le papier que monseigneur Philippe d'Orléans avait mis sous les yeux du cardinal, et que celui-ci venait d'emporter.

– Monsieur le président, dit alors le prince en regardant Boisfleury, je vais imiter mon lieutenant de police et vous parler tout d'abord du prince margrave de Lansbourg-Nassau.

« Le prince est cousin de tous les souverains allemands, à commencer par l'empereur et à finir par le roi de Prusse.

« Nous mêler de ses affaires serait nous exposer à des désagréments avec plusieurs puissances, et, si vous voulez bien, nous n'en parlerons plus. »

Philippe d'Orléans parlait d'une voix courtoise, mais pleine de fermeté et qui en imposa au président Boisfleury.

Le Régent reprit :

– Parlons maintenant du marquis de la Roche-Maubert, lequel a disparu et, selon vous, aurait été assassiné.

– J'en ai la conviction, dit Boisfleury.

– Mais non la certitude.

– Et c'est pour cela que je viens supplier Votre Altesse royale de vouloir bien donner des ordres...

Le Régent arrêta le président d'un geste.

– Permettez, dit-il. Je connais cette affaire mieux que vous.

« Le marquis est un ancien serviteur de mon père et je l'aime fort.

– Alors Votre Altesse ne doit pas laisser sa mort impunie.

– Mais le marquis n'est point mort, dit le Régent.

Boisfleury fit un nouveau pas en arrière.

– Outre que le marquis est de mes amis, poursuivit le Régent, il est proche parent de Dubois, mon ministre, et vous pensez bien que s'il avait été assassiné, nous ne laisserions à personne le soin de rechercher les meurtriers et de les livrer à la justice.

– Cependant, dit Boisfleury, le marquis a disparu ?

– Oui.

– Où est-il ?

– Voilà ce que je sais, mais ce qu'il m'est impossible de vous dire.

Boisfleury eut un geste d'étonnement.

– Monsieur le président, dit froidement le Régent, écoutez-moi bien. La justice ne doit s'émouvoir que lorsqu'il y a eu un crime commis. Je vous donne ma parole de prince et de Régent de France, que le marquis est vivant. Mais, en même temps, ajouta Philippe d'Orléans avec l'accent de l'autorité suprême, je vous ordonne de mettre à néant ce commencement d'enquête qui, poussée plus loin, pourrait compromettre les gens haut placés dans l'État, et peut-être l'honneur d'une femme.

Ce disant, le Régent se leva avec une grande dignité, faisant ainsi comprendre à Boisfleury que son audience était terminée.

Celui-ci, pâle de dépit et d'irritation concentrée, salua jusqu'à terre et sortit sans dire un mot.

Alors le Régent perdit ce masque d'impassibilité qu'il avait su garder jusque-là et son visage imprima une vive inquiétude.

– Pauvre d'Esparron ! murmura-t-il, pauvre Janine !... Et il appuya son front sur ses deux mains et parut s'abîmer en une profonde et douloureuse rêverie. Quelques minutes après une draperie qui masquait une porte de sûreté se souleva et Dubois montra sa tête de fouine.

– Monseigneur, dit-il, d'Esparron est là.

– Qu'il entre ! dit le Régent qui leva vivement la tête.

Dubois s'effaça et d'Esparron entra sur-le-champ.

– Mon mignon, lui dit le Régent, tu me rendras cette justice que jusqu'ici la police vous a laissés bien tranquilles, Janine et toi.

– Oui, monseigneur.

– Mais la police n'est pas le Parlement et voici un vieux fou de président au criminel qui veut se mêler de vos affaires. Or, si dans huit jours, Janine et toi vous n'avez point accompli votre œuvre, je ne réponds plus de rien.

– Dans huit jours tout sera terminé, monseigneur, répondit le chevalier d'une voix lente et grave.

– Et vous serez partis ?

– Nous serons hors du royaume.

Le Régent regarda Dubois.

– Tu connais Boisfleury, toi aussi ? dit-il.

– Certes, répondit le cardinal, c'est l'homme le plus entêté de France et de Navarre.

– Et ne crois pas qu'il se tienne pour battu, dit le Régent. En sortant d'ici, sais-tu ce qu'il va faire ?

– Non, monseigneur.

– J'ai deux ennemis. M. de Bourbon et M. de Fripes, sans compter madame la duchesse du Maine et son imbécile de mari. Il va aller les trouver. Je lui ai défendu de pousser plus loin ses investigations, mais il ne tiendra aucun compte de ma défense, et dans trois jours, tout Paris saura que le marquis de la Roche-Maubert a disparu.

– Cela est probable, monseigneur.

– Il faut donc se hâter, ajouta le Régent, en s'adressant au chevalier d'Esparron.

Sans compter, poursuivit Philippe d'Orléans, que ce maudit Gascon fera grand tapage, et se montrera flatté de jouer un rôle. »

– Monseigneur, dit Dubois, il me vient une belle idée.

– Voyons !

– J'étais là tout à l'heure et je n'ai pas perdu un mot du récit de ce vieux fou de Boisfleury.

– Bon ! Après ?

– Si j'ai bien entendu, c'est chez lui qu'il a fait subir au Gascon un interrogatoire.

– Oui.

– C'est chez lui qu'il le garde prisonnier.

– En effet.

– Or, poursuivit Dubois, en admettant que Boisfleury ne coure pas sur-le-champ chez nos ennemis, il sera toujours retourné au Palais quitter sa robe et laisser la litière du Parlement.

– Cela est probable.

– D'ici à la rue de la Vrillière, il n'y a qu'un pas. Que Votre Altesse signe une lettre de cachet, qu'elle la remette à son capitaine des gardes avec ordre d'aller enlever le chevalier de Castirac et de le conduire à la Bastille.

– Tu as raison, dit le Régent.

Et il signa la lettre de cachet, et Dubois sortit pour donner des ordres au capitaine des gardes.

– Ah çà ! dit alors le Régent en regardant M. d'Esparron, le marquis est bien vivant, n'est-ce pas ?

– Oui, monseigneur, mais il a eu joliment peur...

– Prend garde qu'il ne t'échappe, dit le Régent, car si tu avais à la fois ce vieux fou et Boisfleury sur les bras, je serais impuissant à vous sauver...

Et le Régent ayant ainsi parlé, retomba dans sa rêverie.

XXIII

Revenons au Gascon, le chevalier de Castirac, que le président Boisfleury avait laissé chez lui sous la garde de Marianne, sa vieille gouvernante.

Le président avait pris une bonne précaution pour conserver son prisonnier : il avait commandé à sa gouvernante de lui servir à déjeuner, pensant que l'homme qui boit et qui mange n'a nul besoin de liberté.

En cela le président Boisfleury se trompait, comme il se trompait encore en ayant une confiance aveugle dans Marianne.

Non que la brave femme ne lui fût point attachée, depuis trente années qu'elle le servait, ni qu'elle eût été capable de lui faire tort d'une obole.

Mais elle était peut-être – justifiant le proverbe qui dit qu'il n'est pas de héros pour son valet de chambre – le seul être qui ne fît aucun cas des talents judiciaires de son maître.

Avare comme lui, Marianne prétendait que le président mangeait son bien par amour de la justice, qu'il était assez vieux pour se retirer du palais et vivre tranquille.

Marianne avait donc frissonné quand le président Boisfleury avait parlé de donner à déjeuner au chevalier.

Mais elle avait l'habitude d'obéir, et tout en levant les yeux et les bras au ciel, quand le président fut parti, elle dressa une table dans cette même salle où avait eu lieu l'interrogatoire.

Et, en accomplissant cette besogne, elle regardait le chevalier du coin de l'œil.

Il était grand, il était maigre, et pour achever de le rendre affamé, on lui avait tiré le matin même une pinte de sang.

– Mais cet homme, pensait la vieille gouvernante avec effroi, va nous dévorer tout vivants !

Néanmoins elle plaça sur la table une carcasse de poulet, du pain et un petit morceau de bœuf froid et bouilli.

Castirac avait faim, il se mit à table.

Mais, à la troisième bouchée, il dit à Marianne :

– Perdez-vous la tête, ma bonne ?

– Hein ? dit Marianne avec aigreur.

– Pensez-vous que je fasse le repas de l'âne et que je mange sans boire ?

En même temps, il repoussa la cruche d'eau qu'elle avait placée sur la table.

Marianne ne se déconcerta point :

– Peut-être, dit-elle avec une pointe d'ironie, auriez-vous désiré boire du vin ?

– Parbleu !

– Mais cela est impossible !

– Et pourquoi cela ?

– D'abord, M. le président n'en boit pas. Il ne boit que de l'eau, et il dit à cela qu'un juge ne doit jamais s'exposer à voir son cerveau troublé.

– Oui, mais moi qui ne suis pas juge...

– Soit. Mais vous êtes prisonnier, et les prisonniers ne boivent pas de vin.

– Ah ! la bonne plaisanterie !...

– Vous êtes prisonnier, répéta Marianne, et tant que vous serez ici, votre sort ne sera pas malheureux... mais après ?...

– Comment ! après ?

– Vous ne savez donc pas le sort qui vous attend, dit Marianne qui voyait avec un redoublement d'épouvante le chevalier ouvrir une bouche démesurément grande, garnie de dents pointues comme celles des carnassiers.

– Mais, dit naïvement le chevalier, je suis l'hôte du président, bien plus que son prisonnier.

Marianne eut un sourire de pitié douloureuse.

– Pauvre jeune homme ! dit-elle.

– Ah çà, que voulez-vous dire, bonne femme ?

– Que vous êtes jeune.

– Hein !

– Et que vous ne connaissez pas le président Boisfleury. Quand une fois, on est entre ses mains, on n'en sort plus.

– Mais...

– Il s'est montré doux, affable avec vous tout à l'heure, n'est-ce pas ?

– Comment ! il m'appelait son cher ami.

– Eh bien, c'était pour endormir votre défiance.

– Plaît-il ?

– Assez, poursuivit Marianne qui avait une idée fixe depuis tantôt cinq minutes, savez-vous bien que le président n'a jamais offert un verre d'eau à personne ?

– Bah !

– Et que vous êtes le premier homme à qui il donne à déjeuner ?

– Allons donc !

– S'il fait une chose pareille, c'est qu'il a son but.

– Et ce but quel est-il ?

– D'avoir le temps de courir au palais, chercher des sergents, leur donner une lettre de cachet et les ramener ici, où ils s'empareront de Votre Seigneurie et la conduiront à la Bastille.

Castirac avait écouté Marianne avec un tel intérêt, qu'il n'avait plus songé à réclamer du vin, et il avait bravement bu de l'eau.

Mais, tout en écoutant la bonne femme, il avait fait disparaître la carcasse de poulet, le morceau de bœuf et le pain d'une livre qui les accompagnait.

Marianne sentait ses cheveux se hérisser et poursuivait son idée fixe, celle de faire peur au Gascon pour qu'il s'en allât.

Le mot de Bastille avait arraché un léger frisson au chevalier.

– Vous êtes jeune, continua Marianne, et vous m'intéressez, bien que je vous voie pour la première fois.

– Vous êtes mille fois trop bonne, répondit le Gascon.

– Vous me rappelez un pauvre jeune homme, un cadet de Gascogne comme vous...

– Vraiment ?

– Qu'on a mis à la Bastille voici vingt-cinq ans, et qui y est encore.

– Et qu'avait-il fait ?

– Rien, ou presque rien. Il n'avait pas salué une procession qui passait ; mais il avait été vu par le président Boisfleury.

Cette fois, le chevalier repoussa vivement la table sur laquelle, du reste, il n'y avait plus rien, et il se leva en disant :

– Ah ! mais, je ne veux pas aller à la Bastille, moi !

– Il le faudra bien, quand les sergents vous viendront chercher, dit Marianne.

– Oui, mais je ne les attendrai pas.

– Et comment ferez-vous ?

– Je m'en vais partir tout de suite.

Et le chevalier boucla le ceinturon de son épée et replaça son chapeau sur sa tête.

– Mais vous êtes mon prisonnier, dit Marianne.

– Ah ! c'est juste.

– Et je réponds de vous au président.

– Cela m'est égal, place !

Et il voulut écarter Marianne.

– Mais mon maître me chassera ! dit-elle d'une voix lamentable en se plaçant devant lui.

– Je ne veux pas aller à la Bastille.

– Si encore...

Et elle le regarda d'un œil suppliant.

– Quoi donc ?

– Vous aviez l'air de me faire violence.

– Hein ?

– Si vous cherchiez une corde par la maison ?

– Bon !

– Et que m'ayant attaché les pieds et les mains vous me missiez cette serviette dans la bouche.

– Tiens ! dit le chevalier, c'est une idée.

– Quand le président reviendrait avec les sergents, il me trouverait bâillonnée, garrottée et verrait que j'ai fait mon service jusqu'au bout.

– Eh bien, où y a-t-il une corde ?

– Je vais vous en chercher une, répondit Marianne triomphante.

Et, en effet, elle revint peu après, munie d'une corde, se laissa garrotter et bâillonner et fit signe au chevalier qu'il eût à déguerpir le plus tôt possible.

Celui-ci ne se le fit pas répéter, le mot de Bastille avait répandu dans son esprit une véritable épouvante.

Et alors Marianne n'avait pas cru parler si juste, car il y avait à peine six minutes que le chevalier de Castirac s'était élancé hors de la maison, quand le capitaine des gardes de S. A. R. le duc d'Orléans arriva avec quatre mousquetaires, cherchant le chevalier de Castirac pour le conduire à la terrible prison d'État d'où on ne sortait que dix ou quinze ans après y être entré, quand toutefois on en sortait !...

XXIV

Revenons maintenant au margrave de Lansbourg-Nassau, sur l'esprit duquel la terrible madame Edwige avait repris tout son empire.

Le prince s'était montré docile à tous les désirs de sa gouvernante.

Il avait pris, sans murmurer, le narcotique qui devait lui procurer un profond et long sommeil, destiné à réparer ses forces et à ramener dans son corps vieilli une apparence de jeunesse.

Il avait dormi trente-six heures.

Au bout de ce temps, subissant peut-être l'influence de quelque nouvelle drogue habilement administrée, il était revenu à lui, avait ouvert les yeux, puis sauté à bas de son lit avec une vigueur toute juvénile.

Madame Edwige était là, et Conrad, le fidèle intendant, s'y trouvait aussi.

– Monseigneur, dit alors madame Edwige, vous pouvez nous commander d'appeler vos pages pour vous vêtir ; vous êtes frais comme une rose et leste comme un jouvenceau.

Il se fit un trait d'union dans la mémoire du margrave, entre l'instant où il s'était endormi et celui-là même où il s'éveillait ; c'est à dire qu'il se souvint de tout ce qui s'était passé depuis son souper avec la Bayonnaise et le Gascon, jusqu'à la promesse que madame Edwige lui avait faite de lui montrer une femme qui éclipserait en beauté toutes celles qu'il avait déjà vues.

Aussi, dit-il avec empressement :

– Combien de temps ai-je dormi ?

– Trente-six heures.

– Ah !

Et les yeux du margrave brillèrent, et il ajouta :

– Alors elle est arrivée ?

– Oui, monseigneur.

– Depuis quand ?

– Depuis ce matin, et elle vous attend.

– Où cela ?

– Dans son hôtel.

Les joues du margrave s'étaient empourprées.

– Comment ! dit-il, elle est arrivée ce matin seulement et elle a déjà un hôtel !

– Depuis trois mois une légion d'ouvriers travaillaient à lui accommoder une splendide demeure, et cette demeure vous est destinée, monseigneur.

– Alors, dit le prince avec un accent de sensuelle avidité, elle est belle ?

– Les anges paraîtraient des laiderons auprès.

– Mais, est-il dit qu'elle m'aimera ?

Un fin sourire glissa sur les lèvres de madame Edwige.

– D'autant plus, dit encore le margrave, que je ne suis pas de la première jeunesse, et que j'ai certaine balafre sur le front qui ne m'embellit pas.

– Monseigneur, répondit madame Edwige, vous avez été un des plus grands séducteurs de ce monde.

– Heu ! heu ! fit modestement le margrave, il y a peut-être du vrai dans ce que tu dis là.

– Tous les onguents, toutes les pommades dont on vous frotte, joints à ce sommeil réparateur que vous venez de goûter font de vous un jeune homme, au premier coup d'œil.

– Tu crois !

– J'en suis sûre. Et quant à ce langage que vous parliez si bien et qui tournait les têtes à toutes les femmes, vous ne sauriez l'avoir oublié.

– Non, certes !

– Soyez donc alors plein de confiance, elle vous aimera.

Le margrave eut de nouveau un frisson de joie.

– Eh bien, dit-il, appelle mes pages, je veux être vêtu à la dernière mode et au goût du jour.

Conrad frappa sur un timbre et les pages entrèrent.

Alors, tandis qu'on l'habillait, le prince accabla madame Edwige de questions.

– Ne m'as-tu pas dit qu'elle était riche ? fit-il enfin.

– Oui, monseigneur.

– Plus riche que moi ?

– Je le crois.

– Et je suis vieux, tandis qu'elle est jeune, et elle me veut épouser ?

– Oui, monseigneur.

– C'est bizarre ! murmura le margrave.

– Et pourtant bien simple à expliquer, fit madame Edwige en souriant.

– Comment cela ?

– Elle veut être princesse, et mettre sur son front une couronne.

– Ah ! c'est vrai, dit le margrave, j'oubliais que j'étais prince et souverain.

– Et je ne vous le cacherai pas plus longtemps, monseigneur, reprit madame Edwige, qui à cette heure osait tout, j'ai promesse d'un pot-de-vin de cent mille livres.

– Ah ! coquine, dit le margrave, je me doutais bien que tes services n'étaient pas désintéressés. Je parie qu'elle est laide.

– Si Votre Altesse la juge ainsi, il n'y aura rien de fait et je perdrai mes cent mille livres, répliqua la gouvernante avec le calme d'une personne sûre de son fait.

La toilette du prince était presque achevée et il venait d'endosser un bel habit de velours bleu à parements d'argent qui lui donnait la tournure d'un seigneur de trente ans à peine, tandis qu'il portait sur ses cheveux noir d'ébène, de par la vertu d'un cosmétique, un tricorne galonné.

– Mon carrosse est-il prêt ? demanda-t-il en ceignant sa petite épée de cour, dont la garde était enrichie de pierres et de perles fines.

– Oui, monseigneur.

– Et tu dis qu'elle m'attend ?

– Avec impatience.

– Partons, alors, et tout de suite, fit le margrave avec empressement.

Et il prit le bras de madame Edwige, selon son habitude. Ils arrivèrent ainsi à la cour d'honneur de l'hôtel dans laquelle, en effet, une voiture de gala attendait.

Madame Edwige ouvrit respectueusement la portière.

Alors, avant de monter en voiture, le prince lui dit :

– Où est donc l'hôtel de ma belle inconnue ?

– Je l'ignore, monseigneur.

– Hein ? fit le margrave stupéfait.

– Si Votre Altesse y regarde de plus près, elle verra que ce n'est point là son carrosse, mais un carrosse qu'elle a envoyé, elle.

– Eh bien ?

– Le cocher a des ordres.

Le prince hésitait à monter.

– Et que Votre Altesse n'ait aucune crainte. Je vais la rassurer d'un mot, acheva madame Edwige.

– Ah !

– J'aurai l'honneur de l'accompagner.

– Chez elle ?

– Oui. Il faut bien que je gagne mes cent mille livres.

En même temps, madame Edwige prit place dans la voiture à côté du margrave.

Puis elle cria au cocher :

– Vous pouvez partir.

Le cocher rendit la main à ses chevaux et le carrosse sortit de l'hôtel au grand trot.

XXV

L'assurance de madame Edwige était telle que le margrave, dominé, n'avait fait aucune objection.

Le carrosse roula bruyamment dans la rue Saint-Honoré et parut se diriger vers la place du Châtelet.

– Je devine où nous allons, dit alors le margrave ; nous nous rendons au Marais ?

– Je ne sais pas, répéta madame Edwige.

– Le Marais, continua le prince, surtout la place Royale, était, il y a quarante ans, le quartier du bel air. Cette chère petite, en sa qualité d'étrangère, retarde sur la mode de quarante années environ.

Et, ce disant, le vieillard, redevenu jeune, secoua quelques grains de tabac éparpillés sur son jabot.

Le carrosse arriva ainsi jusqu'à la place du Châtelet.

Mais là, il fit un demi-tour et, au lieu d'entrer dans la rue Saint-Antoine, il descendit vers la rivière.

– Oh ! oh ! fit le margrave, demeurerait-elle donc de l'autre côté de l'eau ?

– Je ne sais pas, répéta madame Edwige pour la seconde fois.

La Seine avait, des ponts, mais n'avait pas encore de quais.

Çà et là, sur des berges naturelles, entre deux ponts, croissaient des peupliers et des ormes ; et les pêcheurs amarraient leurs bateaux après leurs troncs.

L'étonnement du margrave fut grand, quand il vit le carrosse, au lieu de s'engager sur le pont au Change, prendre une route frayée par les pêcheurs et les mariniers qui halaient leurs bateaux avec des chevaux, et descendre au bord de la rivière.

– Mais où diable allons-nous ? dit encore le margrave.

– Je ne sais pas.

Et madame Edwige se retrancha derrière cette négation.

Arrivé au bord de l'eau le carrosse s'arrêta.

Alors le margrave mit la tête à la portière.

La nuit était venue, calme, silencieuse, un peu sombre et un givre pénétrant se dégageait du brouillard.

Quelques rares lanternes réfléchissaient leur lumière rouge dans l'eau qui coulait sans bruit.

Cette heure, ce lieu désert, ce singulier voyage eurent alors le privilège d'évoquer dans l'esprit affaibli du margrave tout un monde de souvenirs.

– Mon Dieu ! dit-il, mais ne suis-je pas le jouet d'un rêve, Edwige ?

– Vous êtes parfaitement éveillé répondit la gouvernante.

– Cela me rappelle Janine.

– Quelle Janine ?

– La sorcière qui faisait de l'or.

– C'est donc ici qu'on l'a brûlée !

– Non, mais c'était ici qu'elle donnait ses rendez-vous.

– Ah !

– Les hommes à qui elle avait tourné la tête, poursuivit le margrave, venaient ici à pied ou en voiture.

– Et ils y attendaient la sorcière ?

– Non, mais une embarcation qui devait les conduire auprès d'elle.

– Vraiment ?

– Un coup de sifflet se faisait entendre... puis...

Le margrave fut interrompu en ce moment.

Le cocher venait de prendre un sifflet à sa ceinture et d'en tirer un son aigu.

Au même instant, un bruit semblable s'était fait entendre dans le lointain, de l'autre côté de la rivière.

– Toujours comme du temps de Janine, fit le margrave avec un léger tremblement dans la voix.

– Oui, dit madame Edwige, mais Janine est morte ?

– Parbleu ! je l'ai vu réduire en cendres.

– Alors ce ne peut être elle qui vous donne rendez-vous...

– Non, et cependant...

Le margrave s'arrêta et ne put réprimer un frisson.

– Eh bien ? fit madame Edwige.

– Janine avait coutume, en son vivant, de dire qu'elle était immortelle.

– Oui, monseigneur, reprit madame Edwige en haussant les épaules ; mais je prenais Votre Altesse pour un esprit au-dessus de pareilles niaiseries.

– Sans doute, sans doute, dit le margrave, mais... ce rapprochement... à quarante années de distance... est au moins bizarre...

Il fut encore interrompu.

Après le coup de sifflet, un autre bruit se faisait entendre.

Cette fois, il était facile de reconnaître deux avirons tombant à l'eau et frappant le flot avec une régularité monotone.

Le margrave s'était mis à trembler.

– Toujours comme du temps de Janine, murmura-t-il.

Et pris d'une subite impatience, il sortit brusquement du carrosse.

Madame Edwige le suivit.

– Pourquoi m'avez-vous conduit ici ? demanda le margrave en s'adressant au cocher.

Le cocher se pencha vers lui et répondit quelques mots dans une langue inconnue au prince allemand.

Le bruit des avirons devenait de plus en plus distinct et bientôt on vit quelque chose de noir qui glissait à la surface du fleuve.

C'était une barque.

Madame Edwige était toujours auprès du margrave et ne soufflait mot.

La barque toucha la berge.

Alors le margrave vit deux hommes qui échangeaient des signes mystérieux avec le cocher du carrosse.

– Encore comme du temps de Janine, murmura-t-il.

– Monseigneur, dit froidement madame Edwige, je vous croyais plus hardi.

– Mais...

– Si vous avez peur, retournons à l'hôtel.

– Peuh ! dit le margrave, en posant la main à la garde de son épée.

– Alors, dit madame Edwige, allez jusqu'au bout. Je vous dis qu'une femme jeune, belle et riche, vous attend. Allez-vous donc hésiter, parce qu'un vieux souvenir vous traverse l'esprit, et n'y a-t-il donc eu en ce monde qu'une femme se servant d'une barque pour un rendez-vous galant ?

Cette observation était pleine de justesse et le margrave eut honte de sa faiblesse.

– Me suis-tu toujours ? dit-il à madame Edwige.

– Toujours, monseigneur.

– Eh bien, allons.

Et il se dirigea vers la barque.

Les deux hommes qui la montaient étaient masqués.

– Oh ! s'écria le margrave, encore comme du temps de Janine.

Madame Edwige ne lui répondit pas.

Ce que voyant, le margrave monta dans la barque et la gouvernante l'y suivit.

Alors les deux avirons retombèrent à l'eau et la barque glissa sur le fleuve, se dirigeant vers la rive opposée et passant sous les tours noires du vieux Châtelet.

XXVI

Tandis que le margrave se laissait entraîner par madame Edwige, ou plutôt, un peu auparavant, un cavalier, enveloppé dans son manteau et marchant d'un pas rapide, traversait la Seine au pont Neuf et gagnait le pays Latin.

C'était le chevalier d'Esparron qui revenait du Palais-Royal et se dirigeait en toute hâte vers la rue de l'Hirondelle.

Malgré son nom sinistre, la rue Gît-le-Cœur, à laquelle celle de l'Hirondelle est perpendiculaire, était une rue paisible et peuplée de braves gens qui ne se mêlaient absolument que de leurs affaires et se couchaient de bonne heure.

Ordinairement, quand le chevalier d'Esparron rentrait après dix heures du soir, il ne rencontrait personne sur son chemin.

Aussi, ce soir-là, et bien qu'il fût près de minuit, le chevalier fut-il étonné de voir deux hommes qui cheminaient à petits pas devant lui et s'arrêtaient précisément au coin de la rue de l'Hirondelle.

Comme le chevalier, ils avaient de grands manteaux qui les enveloppaient de la tête aux pieds.

Une vague inquiétude s'empara de M. d'Esparron.

Il était brave, cependant, jusqu'à la témérité, mais en ce moment, ce n'était peut-être pas pour lui-même qu'il avait peur.

Il s'arrêta donc un moment, comme s'étaient arrêtés ces deux hommes qui parlaient tout bas et il eut même bonne envie de rebrousser chemin jusqu'à la berge de la rivière.

Mais son hésitation ne fut pas de longue durée ; le chevalier n'avait jamais reculé, et puis il portait sous son manteau son épée qui lui battait les mollets.

Il se remit donc en marche et passa devant ces deux hommes.

Mais, en ce moment, l'un d'eux lui prit le bras et dit tout bas :

– Hé ! camarade ?

Le chevalier s'arrêta ; et, bien que la nuit fût obscure, il regarda ces deux hommes et put constater qu'ils lui étaient parfaitement inconnus.

– Que me voulez-vous ? dit-il.

– Bon ! répondit celui qui lui avait pris le bras, ce que c'est que d'avoir la vue basse. Excusez-moi, monsieur, je vous ai pris pour Porion.

Ce nom fit tressaillir le chevalier.

Porion n'était pas un inconnu pour lui. C'était un agent de police très habile, que le cardinal Dubois employait souvent et qui avait même joué un grand rôle, lors de la conspiration Cellamare.

M. d'Esparron eut alors une inspiration, et devinant que ces gens-là étaient apostés là par Porion, il répondit :

– Je ne suis pas Porion, mes drôles, mais je suis au-dessus de lui, et si vous avez quelque rapport de police à me faire, vous pouvez parler...

Les deux hommes se regardèrent.

– Connaissez-vous cela ? dit encore le chevalier.

Et il tira de sa poche un objet qu'il leur mit sous les yeux en les attirant sous la lanterne qui était placée à l'entrée de la rue.

L'objet qu'il montrait était une petite clef en forme de croix latine, et faite d'or massif.

Il y avait douze clefs comme ça qui couraient sinon le monde, au moins Paris, et voici l'histoire de ces douze clefs.

Quand monseigneur Philippe d'Orléans était devenu régent de France, il avait des favoris comme Nocé, comme le marquis de Simiane, qui étaient quelque peu mauvais sujets et qui, courant les rues la nuit, s'exposaient à des aventures désagréables et avaient presque toujours maille à partir avec le guet et les sergents du lieutenant de police.

Le Régent, qui prenait les choses de très haut et ne voulait pas qu'on molestât ses amis, fit un jour venir le lieutenant de police et lui dit :

– Monsieur, je viens de faire faire douze clefs dont voici le modèle. Ces clefs, qui ne s'adaptent à aucune serrure, ouvriront cependant toutes les portes ; c'est à dire que j'entends que ceux qui en seront munis soient respectés et n'aient aucun démêlé avec vos agents.

Il y avait bien deux ou trois ans que ces clefs, distribuées par le Régent à ses amis, étaient en circulation, et non seulement ceux qui en étaient porteurs passaient où ils voulaient, la nuit, mais encore ils requéraient l'aide des sergents et des policiers, au besoin.

M. d'Esparron avait une de ces clefs.

Les deux agents de police s'inclinèrent en l'apercevant, et celui-là même qui avait appelé le chevalier camarade, lui donna aussitôt du monseigneur.

– Veuillez nous excuser, monseigneur, dit-il, mais la nuit est si noire qu'on prend aisément un grand seigneur pour un drôle de notre espèce.

– À la bonne heure ! dit le chevalier en riant, il me semble que vous vous rendez justice.

Les deux policiers étaient de vils flatteurs, ils se mirent à rire.

– Que faites-vous donc ici, mes drôles ? reprit le chevalier.

– Nous attendons Porion, monseigneur.

– Ah ! ah !

– Et quelle besogne vous a-t-il donnée ce drôle de Porion ?

Les deux hommes se regardèrent de nouveau et parurent hésiter à répondre.

D'Esparron tira de sa poche deux pistoles et les leur donna.

– Tenez, dit-il, voilà pour boire à ma santé.

L'or fut irrésistible de tous temps.

Les deux coquins échangèrent un nouveau regard, puis celui qui avait parlé le premier, répondit :

– Monseigneur, Porion nous a donné l'ordre de surveiller cette rue.

– La rue de l'Hirondelle ?

– Oui, et cette maison.

En même temps, il désignait du doigt la maison du bourgeois Guillaume.

D'Esparron ne sourcilla pas.

– Qu'est-ce donc que cette maison ? fit-il.

– Nous ne savons pas.

– Ah !

– Il nous a dit de remarquer les gens qui entreraient et sortiraient ; et si parmi eux, il y avait une femme, de l'appréhender au corps et de l'arrêter.

– Fort bien, est-ce tout ?

– Nous ne savons pas autre chose.

– Eh bien, mes enfants, si vous m'en croyez, vous irez boire les deux pistoles que je viens de vous donner.

– Mais... monseigneur...

– Il y a un cabaret sur la berge, à deux pas d'ici, où le vin est très bon.

– Mais monseigneur, dit l'autre agent, Porion doit nous rejoindre ici.

– Quand ?

– À minuit.

– Il n'est que onze heures, vous avez le temps...

Et pour leur prouver que le conseil qu'il leur donnait était un ordre, d'Esparron ouvrit son manteau, laissa voir la coquille de son épée et ajouta :

– Moi aussi j'ai affaire ici, non dans cette maison mais dans une autre, et comme je ne vous veux point mettre dans la confidence de mes amours... au large, mes drôles !

Et le chevalier d'Esparron tira à demi son épée du fourreau.

Les deux agents de Porion prirent la fuite.

Alors le chevalier se dirigea d'un pas rapide vers la maison, murmurant :

– C'est le président Boisfleury qui certainement a mis tous ces gens-là à nos trousses.

Il avait une clef de la maison, et la porte céda sur-le-champ et se referma sur lui.

Seulement le chevalier ne soupçonnait point que les deux hommes de Porion, après avoir pris la fuite étaient revenus sur leurs pas, et que blottis sous le porche ténébreux d'une porte, au coin de la rue Gît-le-Cœur, ils venaient de le voir entrer.

XXVII

Le chevalier d'Esparron pénétra donc dans la maison et traversa le vestibule sans lumière, guidé seulement par un filet de clarté qui passait sous une porte.

Cette porte ouverte, il se trouva au seuil de la salle où nous avons déjà vu le marquis de la Roche-Maubert et son ami de hasard le Gascon Castirac.

Mais un singulier spectacle, et qui le fit frissonner, s'offrit alors à sa vue.

Un grand désordre régnait dans cette salle, et les meubles renversés attestaient d'une lutte violente et qui avait eu lieu récemment.

En même temps, il y avait dans un coin un homme couché sur le sol et qu'on aurait cru mort ou endormi, tant il était immobile.

Le chevalier se précipita vers lui.

Cet homme, c'était le bourgeois Guillaume.

Guillaume n'était pas mort, Guillaume ne dormait pas ; il avait les yeux grands ouverts.

Mais Guillaume était bâillonné et garrotté si merveilleusement qu'il ne pouvait ni jeter un cri, ni faire un mouvement.

D'Esparron tira son épée et s'en servit pour couper les cordes qui meurtrissaient ses poignets et ses chevilles ; puis, lui ayant ôté son bâillon, il lui dit d'une voix émue :

– Parle... Qu'est-il arrivé, mon Dieu ?

Le bourgeois se releva.

– Rien de mauvais jusqu'à présent, répondit-il, sauf une mésaventure.

– Qui donc t'a ainsi lié et bâillonné ?

– Des agents de police sous les ordres d'un misérable appelé Porion.

– Ah ! fit d'Esparron, je m'en doutais. Mais dis-moi comment ils sont entrés ici.

– C'est le Gascon qui nous a trahis.

– Je le sais.

– Heureusement, depuis le jour où je l'avais renvoyé en lui mettant deux cents pistoles dans la main, nous avons bouché l'entrée du souterrain derrière la plaque de cheminée, ce qui a dérouté tout ce monde-là.

– Mais comment sont-ils entrés ?

– Attendez, reprit Guillaume, que je me remette un peu.

Il y avait de l'eau et un verre sur une table. Le bourgeois se mit à boire à longs traits.

– Monsieur le chevalier, dit-il ensuite, non seulement le Gascon nous a trahis, mais la protection du Régent cesse de nous couvrir.

– C'est à dire, répondit d'Esparron, que, tandis que le Régent nous protège, un vieux fou, le président Boisfleury s'est mis en tête de nous traquer comme des bêtes fauves.

– C'est cela même, dit Guillaume, car j'ai entendu Porion prononcer son nom.

– Tu ne me dis toujours pas comment ils sont entrés ?

– En me disant au travers du guichet : – Nous venons de la part du Régent qui veut voir, sur-le-champ, le chevalier d'Esparron.

– Ils savent mon nom ?

– Oui, monseigneur.

– Et tu leur as ouvert ?

– Ç'a été ma première faute. Quand ils ont été dans la maison, ils se sont jetés sur moi, je me suis défendu longtemps si vigoureusement, espérant toujours que vous alliez revenir assez à temps pour me porter secours ; mais enfin j'ai été terrassé, garrotté et bâillonné comme vous m'avez vu.

« Alors ils se sont mis à chercher le ressort qui faisait mouvoir la plaque de la cheminée, et, ne le trouvant pas, ils ont brisé cette plaque.

En effet, le chevalier d'Esparron s'aperçut alors que la plaque était brisée et le feu éteint.

Mais derrière cette plaque, au lieu d'une ouverture qu'ils avaient cru trouver, Porion et ses hommes avaient rencontré un mur plein et qui paraissait aussi ancien que le reste de la maison.

Cette découverte avait même arraché à Porion cette exclamation : – Peut-être bien que ce maudit Gascon s'est moqué du président Boisfleury.

– Alors, poursuivit Guillaume, ils ont fouillé la maison de fond en comble, depuis la cave jusqu'au grenier ; mais ils n'ont rien découvert, comme bien vous pensez.

« Porion, découragé à moitié, dit à ses compagnons :

« – Allons-nous-en ! nous ne savons qu'une chose, c'est que le chevalier d'Esparron loge ici et qu'il n'est pas chez lui. Venez.

« Et il m'a laissé dans l'état où vous m'avez trouvé et ils s'en sont allés tous les trois.

– Mais, dit Guillaume, mon avis est qu'il fait mauvais ici pour nous et qu'il nous faut déguerpir.

– C'est mon avis aussi, dit M. d'Esparron avec un soupir. Mais cela ne dépend pas de moi. Elle seule peut décider. En attendant, mon ami, ajouta-t-il, je vais te mettre à l'abri. Tu me suivras dans les souterrains.

– La maison restera donc déserte ?

– Oui.

– Il est vrai, fit Guillaume, qu'à moins qu'on ne la démolisse, on ne trouvera pas l'autre entrée ; et la raison en est toute simple : on a rencontré un mur plein derrière la plaque de cheminée, et désormais la cheminée est le seul endroit vers lequel on ne songera plus à diriger les investigations.

– L'essentiel, dit le chevalier, c'est que nous soyons tranquilles deux ou trois jours. Allons, viens.

Sur ce dernier mot, le chevalier prit une des chaises que les gens de Porion avaient renversées ; il l'approcha de la cheminée et en fit un marchepied.

Cette cheminée était du bon vieux temps, et contemporaine pour le moins du roi Louis XIII ; son large manteau eût abrité vingt personnes, et on eût pu mettre un bœuf à la broche sur ses hauts chenets de fer forgé.

Le bourgeois, qui l'avait fait construire, n'avait eu garde d'oublier ses armoiries et il les avait fait peindre sur le manteau, dans le coin gauche, et sur un panneau encadré de riches sculptures.

Le chevalier d'Esparron étant monté sur la chaise, promena sa main sur le panneau et toucha un ressort semblable en tout à celui qui faisait auparavant mouvoir la plaque du foyer.

Soudain, le panneau tourna comme une porte qui s'ouvre à l'extérieur, et démasqua une seconde ouverture pratiquée dans l'épaisseur de la muraille.

– Filons vite, dit M. d'Esparron.

Et il enjamba cette croisée mystérieuse et disparut.

Guillaume le suivit et le panneau se referma.

XXVIII

Ce que personne, pas même le marquis de la Roche-Maubert, n'avait deviné, c'est que le souterrain auquel la cheminée servait d'entrée, s'étendait non point sous la maison du bourgeois Guillaume, mais sous la maison voisine.

On pouvait donc creuser indéfiniment dans les caves de la première sans rien découvrir.

Quand le Gascon avait été parti, M. d'Esparron avait pensé qu'il fallait prévoir le cas où il parlerait et raconterait à quelqu'un l'existence de cette porte cachée par la plaque de la cheminée.

Alors Guillaume et lui n'avaient pas perdu de temps ; ils avaient muré cette porte, ayant soin de mélanger au mortier un peu de noir de fumée, ce qui avait sur-le-champ donné au mur une apparence de vétusté qui avait trompé Porion et ses acolytes.

Guillaume, du reste, avait raison en disant que la cheminée était maintenant le seul endroit sur lequel on ne dirigerait plus aucune recherche.

Une fois dans le souterrain, le bourgeois homme d'épée et le chevalier d'Esparron descendirent rapidement.

L'obscurité la plus profonde les enveloppait, mais le chemin qu'ils suivirent leur était familier sans doute, car ni l'un ni l'autre ne songea à se procurer de la lumière.

Les deux portes que nous avons vu franchir au marquis de la Roche-Maubert s'ouvrirent et se refermèrent devant eux ; puis une troisième, et alors la lumière succéda pour eux à l'obscurité.

Ils étaient au seuil de la salle de verdure dans laquelle la femme immortelle avait reçu le Régent quelques jours auparavant.

Elle s'y trouvait, en ce moment, et en voyant entrer le chevalier, elle eut un geste de soulagement.

– Ah ! dit-elle, je commençais à désespérer de te voir revenir.

Puis apercevant Guillaume :

– Se passe-t-il donc là-haut quelque chose d'extraordinaire ? demanda-t-elle avec inquiétude.

– Janine, répondit le chevalier d'une voix grave et triste, les gens dont je vous ai parlé hier n'ont point suivi les recommandations de Son Altesse.

– Comment cela ?

– Ce maudit président au Parlement s'est mis en tête de retrouver le marquis de la Roche-Maubert.

– Il ne le retrouvera pas, dit-elle froidement.

– Mais il peut nous découvrir, et il importe de nous hâter.

– Il me faut huit jours, dit Janine.

– Huit jours.

– Oui, et c'est ce soir que commence mon œuvre.

Elle prononça ces mots d'une voix grave, triste, solennelle.

On eût dit la voix de la Destinée.

Puis elle prit une montre suspendue à sa ceinture :

– J'ai encore une heure devant moi, mon bien-aimé, dit-elle. Le margrave n'arrivera pas avant.

– C'est donc décidément ce soir qu'il vient ?

– Oui, dit-elle, regardant toujours Guillaume.

Celui-ci comprit qu'elle voulait être seule avec le chevalier et il fit un pas de retraite.

– Ouvre cette porte, dit M. d'Esparron, et va rejoindre nos serviteurs là-bas.

Guillaume obéit et Janine demeura seule avec le chevalier.

Alors elle lui prit les deux mains, le regarda avec amour et lui dit, tandis qu'il s'asseyait auprès d'elle :

– Mon cher bien-aimé, tu ne sais encore que la moitié de mon histoire et l'heure est venue où tu dois la savoir tout entière.

– Je n'ai besoin de rien savoir, répondit le chevalier, qui mit un baiser sur le cou de cygne de la jeune femme. Je t'aime et me suis fait ton esclave.

– Soit, dit-elle, mais je veux que tu saches que je poursuis un but sacré, que j'accomplis une œuvre terrible, mais pieuse. Écoute-moi donc, mon ami.

– Eh bien ! parle, dit le chevalier qui lui prit un nouveau baiser.

Alors Janine parla ainsi.

– Je ne suis pas, et il n'y a jamais eu de femme immortelle. J'ai vingt-quatre ans, et je mourrai quand mon heure sera venue.

« Une ressemblance frappante, étrange, avec celle dont je porte le nom m'a permis de reprendre la longue et terrible tâche de notre famille.

« Janine, qui a aimé le margrave et que le margrave a envoyée au bûcher, était ma tante. Elle avait une sœur, ma mère, qui lui ressemblait trait pour trait, et ma mère lui avait juré de la venger.

« Mais ma mère est morte avant d'avoir pu tenir sa promesse, et elle m'a légué cet héritage de famille.

« Tu sais maintenant qui je suis, mais ce que tu ne sais pas, c'est qui nous sommes, d'où nous venons, et quelle est cette œuvre mystérieuse que trois générations successives s'étaient juré d'accomplir. »

Janine parlait de cette voix grave et mélodieuse à laquelle un accent de tristesse ajoutait un charme de plus ; et le chevalier l'écoutait avec une avidité respectueuse.

– Nous sommes de race bohême, reprit-elle, et il y a du vrai dans ce que ce vieux fou de la Roche-Maubert racontait au souper du Régent.

« Mon aïeule, la mère de Janine, était venue en France à la suite de cette belle et malheureuse Éléonore Galigaï, qui, sous le nom de la maréchale d'Ancre, devait finir d'une façon si tragique.

« Elle n'était point sa servante ; elle était plutôt son amie.

« Mon aïeule était bohême, mais d'origine princière. Nos ancêtres ont eu des palais en Allemagne et en Italie, puis ils ont été persécutés, ruinés, trahis.

« Éléonore Galigaï avait vingt ans, lorsque, un soir, dans les rues de Florence, elle rencontra une petite fille qui chantait et s'accompagnait d'une guitare.

« Elle la recueillit et l'éleva.

« L'enfant savait le passé de sa famille : elle savait que son père avait été trahi par un homme qui avait eu longtemps sa confiance et son amitié.

« Cet homme était le prince Pierre de Lansbourg-Nassau, le père de ce margrave qui, à son tour, a causé la mort de Janine.

« Ce misérable avait ourdi un complot contre la vie de l'empereur son souverain, et il y avait entraîné le seigneur bohême mon ancêtre.

« Puis il avait vendu ses complices et, pour prix de sa trahison, on lui avait donné les biens confisqués à son ami, qui porta sa tête sur le billot.

« La petite fille recueillie par Éléonore Galigaï savait tout cela.

« Celle qui devait s'appeler la maréchale d'Ancre l'emmena en France et la maria à un seigneur italien de sa suite.

À cet endroit de son récit, Janine s'arrêta.

– Tout cela est bien embrouillé, n'est-ce pas ? dit-elle en regardant le chevalier d'Esparron ; mais bientôt tu vas voir sortir de ces événements confus une clarté lumineuse et tu verras si le devoir que je suis chargé d'accomplir est sacré.

Et Janine reprit son récit, abandonnant ses deux mains au chevalier d'Esparron qui les embrassait avec transport.

XXIX

– Tu vas voir, poursuivit Janine, quelle était cette race maudite des Lansbourg-Nassau.

« Ce même homme qui avait ruiné mon aïeul se fut bientôt ruiné lui-même.

« Il était ivrogne et joueur.

« Pris de vin, il demandait un cornet et les dés : les dés et le cornet en mains, il engageait royalement comme enjeu un des châteaux qu'il avait volés à ma famille.

« Un matin il se trouva pauvre et endetté.

« Alors comme aujourd'hui, ceux qu'avait trahis la fortune et qui espéraient encore en elle venaient à Paris où ils espéraient la retrouver.

« Ruiné, perdu dans l'esprit de l'empereur son maître, le margrave tourna les yeux vers Paris.

« À ce moment là, Éléonore Galigaï était au faite de sa puissance et son mari gouvernait le royaume.

« Mon aïeule, je te l'ai dit, avait été mariée par elle à un seigneur italien qui avait sa place à la cour de France.

« Le seigneur italien, mon aïeul, se nommait Mattéo ; les notes de famille qu'on m'a laissées ne portent pas d'autre nom. Il fut chargé d'un message à la cour de l'empereur, par le maréchal d'Ancre, alors son premier ministre, et ce fut au retour de ce voyage que traversant les montagnes du Tyrol il fit rencontre du chevalier de Flavicourt.

Ce nom, que Janine prononçait pour la première fois, fit faire à d'Esparron un geste de surprise.

Janine se prit à sourire :

– Le chevalier de Flavicourt et le margrave de Lansbourg-Nassau ne faisaient qu'un, dit-elle. C'était le nom qu'il avait adopté pour venir à Paris et se dérober aux poursuites des juifs à qui il avait emprunté des sommes considérables, tandis qu'ils le croyaient riche encore et alors qu'il était déjà ruiné.

« C'était un homme à la parole dorée, aux manières séduisantes, le misérable ; il était doué d'une sorte de fascination qui avait été la cause première de la perte du grand seigneur bohême, le père de mon aïeule.

« Mattéo et lui se lièrent.

« Le chevalier de Flavicourt, car je ne l'appellerai pas autrement désormais, vint à Paris avec Mattéo et celui-ci le présenta au maréchal d'Ancre sur l'esprit duquel il exerça la même fascination.

« Mon aïeule, la mère de Janine, la femme de Mattéo par conséquent, éprouva au contraire, dès la première entrevue, une profonde répulsion pour cet homme.

« Elle savait que la ruine et la mort tragique du seigneur bohême, son père, étaient l'œuvre du margrave de Lansbourg-Nassau, mais elle n'avait jamais vu ce misérable, et ne pouvait, par conséquent, le reconnaître dans le chevalier de Flavicourt.

« Cependant, elle éprouva tout de suite une sorte d'horreur de cet homme, sentiment bien différent de ceux que le margrave inspirait à Mattéo, car il en avait fait son ami intime, devenant ainsi son âme damnée.

« Le chevalier de Flavicourt fit son chemin à la cour en quelques semaines ; on lui donna un emploi lucratif, et il devint le favori du maréchal.

« Bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, il paraissait trente-cinq ans à peine, tant il était bien conservé, et cette apparence de jeunesse eût achevé d'éloigner chez mon aïeule la pensée que cet homme était le meurtrier, l'assassin de son père, car la mort de celui-ci remontait à plus de vingt ans.

« Comblé des bienfaits du maréchal d'Ancre et de ceux d'Éléonore Galigaï, menant une vie de plaisirs et de débauches, cet homme n'était point satisfait encore.

« Une seule personne ne partageait pas l'engouement général et lui témoignait une froideur dédaigneuse, alors que toutes les femmes l'adoraient.

« Cette personne était mon aïeule, la femme de Mattéo, son premier ami à la cour de France, celui à qui il devait sa seconde fortune.

« Le misérable ne fut point arrêté par ces considérations ; mon aïeule le haïssait, il en devint éperdument amoureux, et il osa le lui dire.

« Elle voulut le chasser, le menaçant de tout révéler à Mattéo.

« Il insista et se jeta à ses pieds.

« Elle le repoussa, il voulut user de violence.

« Heureusement pour elle, en ce moment Mattéo entra et trouva son ami aux pieds de Janine.

« Toute explication était inutile.

« Ces deux hommes avaient une épée au côté ; ils descendirent dans la rue, se placèrent sous les rayons d'une lanterne, en engagèrent le fer.

« Le combat fut long, acharné, et Mattéo fut vainqueur.

« Son adversaire tomba, frappé d'un coup qui paraissait mortel, et Mattéo remonta chez lui, laissant son ami de la veille, son ennemi maintenant, baignant dans son sang.

« Le lendemain, le corps du chevalier de Flavicourt avait disparu.

« Mattéo, jaloux de son honneur, ne parla à personne, pas même au maréchal, son bien-aimé maître, de cette sinistre aventure.

« Quand on lui demandait ce qu'était devenu le chevalier, il répondait que, très épris d'une belle dame en puissance de mari, il avait pris la fuite avec elle.

« Cette singulière version s'accrédita à la cour de France, et nul ne soupçonna le duel terrible qui avait eu lieu entre Mattéo et lui.

« Six mois s'écoulèrent.

« Par une froide nuit d'hiver, Mattéo, qui logeait à la place Royale, comme tous les seigneurs de ce temps-là, fut attaqué par une bande d'escarpes et de tire-laines, à quelques pas de son logis.

« Il se défendit vaillamment, mais ils étaient dix contre lui, et il finit par tomber percé de coups.

« Comme les escarpes le dépouillèrent, sa mort ne fut pas attribuée à un autre mobile que le vol.

« Les archers du guet arrivèrent trop tard pour sauver Mattéo, trop tard pour s'emparer de ses assassins, qui avaient pris la fuite emportant ses bijoux et sa bourse.

« Mon aïeule restait donc veuve à trente-cinq ans, avec deux filles, l'une qui avait dix ans déjà et qui devait être cette Janine dont tu connais la fin tragique, l'autre encore au berceau et qui devait être ma mère.

« On oublie vite à Paris, et les météores disparaissent avec la rapidité qu'ils ont mise à se montrer.

« Il y avait près d'un an qu'on n'avait entendu parler du chevalier de Flavicourt, lorsqu'il reparut tout à coup.

« Il revenait d'Orient, disait-il, et il avait cessé d'aimer la femme pour qui il avait quitté la cour.

« Mon aïeule, qui pleurait toujours Mattéo, était chez la maréchale un soir, quand le chevalier entra.

« Elle se sentit froid au cœur, une voix secrète lui cria :

« – Voilà l'assassin de Mattéo !

« Mais elle se sentit frissonner des pieds à la tête, quand il ajouta :

« – Maintenant que les juifs mes créanciers sont morts, je puis reprendre mon nom. Je m'appelle le prince margrave de Lansbourg-Nassau !

« L'assassin de Mattéo était aussi l'assassin du grand seigneur de Bohême.

« Et mon aïeule jeta un cri et s'évanouit dans les bras de la maréchale.

XXX

– Le lendemain, poursuivit la jeune femme, mon aïeule, aux pieds du maréchal, lui demandait vengeance.

« Mais le chevalier avait pris les devants ; il avait vu le maréchal, il lui avait forgé une histoire, véritable tissu de mensonges, qui établissait son innocence, non seulement en ce qui concernait l'assassinat de Mattéo, mais encore la fin tragique du seigneur bohême.

« Cet homme exerçait un tel empire sur tout ce qui l'approchait, que le maréchal le crut sur parole et lui rendit toute sa faveur.

« La faveur sans égale et presque inouïe dont avait joui le maréchal lui avait suscité des ennemis acharnés et puissants.

« On était parvenu à s'emparer de l'esprit du jeune roi et de celui de la reine mère.

« L'orage amoncelé contre lui était loin encore, mais il pouvait éclater tout à coup.

« Le chevalier de Flavicourt devina la situation, et comme la trahison était dans son cœur, il se retourna brusquement vers les ennemis de son bienfaiteur.

« Ce fut lui qui vola la correspondance secrète du maréchal, lui qui conspira des premiers contre celui-ci, lui enfin qui se chargea de conduire les bandes d'assassins qui pénétrèrent dans le palais du premier ministre et les massacrèrent lui, sa femme et ses serviteurs.

« Janine avait alors dix ans ; elle assista au massacre, elle ne dut son salut qu'au dévouement d'une vieille servante bohême qui l'emporta dans ses bras, après avoir mis sa jeune sœur en sûreté.

« Quant à ma malheureuse aïeule, elle tomba, comme la maréchale, sous le poignard des assassins, et elle put voir, en mourant, le chevalier de Flavicourt impassible et les lèvres serrées d'un cruel sourire qui se repaissait de son agonie.

« Mais la mère de Janine avait rendu le dernier soupir en léguant à sa fille le soin de la venger et de venger ses bienfaiteurs, le maréchal et la maréchale d'Ancre.

« La vieille servante bohême cacha les deux enfants, les éleva dans l'ombre et le mystère, et quand Janine eut seize ans, elle lui remit un papier couvert de signes bizarres, mais qui avaient un sens pour elle, car mon aïeule avait appris à sa fille aînée la langue tchèque qui était la langue maternelle.

« Ce papier ordonnait à la jeune fille de poursuivre le chevalier de Flavicourt, ou plutôt le prince margrave de Lansbourg-Nassau, en quelque lieu qu'il se trouvât.

« En outre il renfermait une recette pour faire de l'or.

« Ce dernier secret lui avait été donné par une vieille femme qui se disait centenaire et prétendait avoir trouvé le moyen de prolonger la vie humaine et de conserver une jeunesse éternelle ; et si elle avait renoncé à profiter elle-même de la découverte, disait-elle, c'est qu'elle n'avait ni parents, ni amis, et qu'elle était lasse de vivre.

« Mon aïeule n'avait pas ajouté grande foi à cette recette merveilleuse.

« Riche, comblée de faveurs, elle n'avait nul besoin d'or ; veuve et pleurant toujours Mattéo, que lui importaient les rides et la vieillesse ?

« Néanmoins elle avait écrit, sous la dictée de la vieille femme, les mots magiques qui devaient produire de l'or et conserver la beauté.

« N'avait-elle pas un héritage de vengeance à léguer à ses filles ?

« La servante bohême remit donc à Janine, devenue femme, le papier écrit en langue tchèque.

« Janine se mit à l'étudier.

« Pour que la vengeance donne des fruits, il faut la semer avec une charrue d'or, et Janine, qui était pauvre, songea à devenir riche.

« Et puis, ce n'était pas seulement pour son œuvre de vengeance que Janine voulait des trésors.

« Le maréchal d'Ancre et sa femme, Éléonore Galigaï, avaient laissé un enfant.

« Cet enfant, comme Janine, échappé au massacre et sauvé par un vieux serviteur, vivait en un coin ignoré de l'Italie, pauvre et manquant de pain.

« Et Janine avait juré de relever la splendeur des bienfaiteurs de sa mère.

« Elle essaya donc de faire de l'or.

« D'abord ses tentatives demeurèrent infructueuses ; il y avait quelques mots à demi effacés sur le papier mystérieux, et c'était l'impossibilité où elle était de déchiffrer ces mots qui sans doute paralysait ses efforts.

« Un soir, elle eut l'idée de frotter d'huile le papier et de l'exposer à la flamme d'une bougie.

« Soudain, au travers du papier devenu transparent, les mots incompris lui apparurent nets et distincts.

« Mais elle frissonna et jeta le papier avec terreur.

« Elle avait lu les mots « sang humain. »

« – Jamais ! s'était-elle écriée, jamais !

« La nuit suivante, comme elle dormait d'un sommeil agité, elle eut une vision.

« Sa mère, sanglante, le front sévère, vêtue de la robe qu'elle portait le jour de sa mort, était assise à son chevet et lui disait :

« – Venge-moi !

« Et Janine s'éveilla, résolue à obéir à sa mère.

« Mais elle ne voulait que la mort d'un seul homme, celle du chevalier de Flavicourt ; et pourtant il lui fallait du sang humain.

« Alors elle s'adjoignit un chirurgien à qui elle promit une part de cet or qu'elle espérait fabriquer, sans toutefois lui livrer son secret tout entier.

« Le chirurgien trouva le moyen de se procurer du sang humain sans tuer personne.

« Tantôt lui, tantôt elle, s'en allaient par les rues, dans les cabarets du vieux Paris et racolaient de pauvres diables qui, pour une ou deux pistoles, consentaient à se laisser tirer une demi-pinte de sang.

« Le problème était résolu : Janine fabriquait de l'or.

« Alors, elle se mit à la recherche du margrave.

« Mais bien des années s'étaient écoulées depuis la mort des Galigaï, et Dieu s'était chargé de leur vengeance.

« Le margrave était mort.

« Janine avait alors trente ans, et elle était si belle et paraissait si jeune qu'on lui en eût donné vingt à peine.

« Elle était déjà riche ; elle songea à entreprendre le voyage d'Italie et à rechercher le fils du maréchal pour lui offrir sa main.

« Mais, dans la nuit qui devait précéder son départ, sa mère lui apparut encore.

« – Je ne suis pas vengée, lui dit-elle.

« – Mais le margrave est mort ! exclama Janine.

« – Il a laissé un fils de par le monde. Cherche-le et continue à faire de l'or, car tu n'es pas encore assez riche.

« Et comme Janine s'inclinait avec soumission, le fantôme ensanglanté lui dit encore :

« – Ce n'est pas toi qui dois épouser le fils d'Éléonore Galigaï, c'est ta jeune sœur. Envoie-la en Italie, et reste ici.

« Et sur ce dernier ordre, le fantôme s'évanouit et sa fille s'éveilla, baignée d'une sueur glacée et les yeux pleins de larmes. »

XXXI

– Janine se remit donc à faire de l'or, reprit la jeune femme après un silence, et elle envoya sa sœur en Italie, accompagnée de sa vieille servante.

« Deux ans s'écoulèrent.

« Un matin, elle reçut des nouvelles de sa sœur.

« Celle-ci avait retrouvé le fils d'Éléonore Galigaï, et ce dernier s'était épris de sa beauté. Ils s'étaient mariés, ils s'aimaient.

« Alors Janine pensa qu'elle avait assez d'or et de nouveau elle songea à parcourir le monde pour y chercher, non plus le margrave, puisqu'il était mort, mais son fils.

« Elle fit tous ses préparatifs de départ, échangea ses lingots, qui furent trouvés de bon aloi par les orfèvres, contre de l'or monnayé, et elle devait se mettre en route le lendemain, lorsque, dans le milieu de la nuit, sa mère lui apparut de nouveau.

« Janine s'éveilla en sursaut.

« Mais ce n'était plus un rêve, et sa mère était bien là au pied de son lit, la regardant, non plus avec sévérité, mais avec tristesse.

« Toutes ses blessures saignaient, et elle avait les yeux pleins de larmes.

« Janine lui tendit les bras.

« La morte posa un doigt sur ses lèvres et lui dit :

« – Borne-toi à répondre à mes questions. Où vas-tu ?

« – Chercher le fils du margrave.

« – Hélas ! dit la morte, tu n'as pas besoin de quitter Paris pour cela.

« – Il y est donc !

« – Il y viendra.

« – Où le trouverai-je ?

« – Tu le rencontreras sur ton chemin.

« – Sans le chercher ?

« – Sans le chercher. Attends.

« Mais la morte pleurait toujours.

« Alors Janine lui dit :

« – Vous ai-je donc désobéi, ma mère, et vous aurais-je offensée ?

« – Pas encore, dit la morte.

« – Je désobéirai donc ?

« – Peut-être...

« – Oh ! c'est impossible.

« La morte poussa un soupir.

« – Bien que je ne sois plus qu'un pur esprit, dit-elle, je ne vois qu'imparfaitement dans l'avenir, mais ce que j'y vois m'épouvante.

« – Que voyez-vous donc, ma mère ?

« – Ton cœur trahira ta raison.

« – Ah ! fit Janine avec effroi.

« – Tu oublieras l'œuvre dont je t'ai chargée...

« – Ma mère !

« – Et tu feras une fin misérable, parce que tu auras aimé...

« Janine jeta un cri. Elle voulut de nouveau questionner le fantôme.

« Mais le fantôme ne parla pas.

« La robe tachée de sang s'effaça peu à peu et bientôt, au pied du lit, Janine ne vit plus qu'un léger nuage, un brouillard qui s'évanouit, comme le premier rayon de soleil entrait dans sa chambre.

« Et Janine ne partit pas ; et esclave de son œuvre, elle se remit au travail, poursuivie par la sinistre prédiction de la morte.

« Et le temps s'écoula, et plusieurs années s'écoulèrent encore. Mais elles passaient sur sa tête, grâce aux cosmétiques mystérieux de la vieille, sans creuser une ride à son front, sans ternir l'éclat de ses yeux.

« Elle était toujours jeune et belle.

« Un soir qu'elle cherchait dans une taverne un homme de bonne volonté qui voulût lui vendre une pinte de sang, elle rencontra un jeune et beau cavalier dont le regard la brûla.

« Ce cavalier avait bu sa dernière pistole, épuisé son dernier crédit, il n'avait plus ni feu, ni lieu, et il consentit à vendre son sang.

« Elle l'emmena chez elle.

« Alors il lui dit :

« – Je suis noble, très noble et je m'appelle le prince de Lansbourg-Nassau.

« Et comme il disait cela, Janine sentit tout son sang affluer à son cœur.

« Elle avait devant elle le fils du margrave, l'homme qu'elle devait frapper.

« Un moment la lancette trembla dans sa main et elle songea, au lieu de lui en piquer une veine, à la lui plonger dans le cœur.

« Mais le regard de cet homme la brûlait et elle jeta la lancette loin d'elle avec un geste d'horreur.

« Le lendemain, Janine était folle !

« Elle était folle d'amour et elle avait tout oublié, la vengeance, les prédictions de sa mère, et l'origine épouvantable de cet homme dont ses lèvres embrassaient les siennes.

« Je t'ai raconté déjà cette dernière histoire, dit la jeune femme en s'interrompant.

– C'est vrai, répondit d'Esparron.

– À partir de ce moment-là, poursuivit-elle, Janine ne fut plus en communication avec l'esprit de sa mère.

« La morte courroucée lui retira sa main protectrice.

« Mais le jour où, sur la dénonciation du marquis de la Roche-Maubert, Janine fut arrêtée et plongée dans un cachot comme sorcière, il se passa une chose étrange.

« La sœur de Janine, qui vivait heureuse, en Italie, avec son mari, et qui n'avait jamais entendu de sa mère, vit apparaître cette dernière.

« – Ta sœur a été folle, lui dit-elle, ta sœur a oublié tous ses devoirs ; elle a donné son cœur et son âme au fils de mon meurtrier ; c'est à toi de continuer cette œuvre de vengeance qu'elle a abandonnée.

« Et la sœur de Janine, docile, demanda au fantôme de sa mère ce qu'elle devait faire.

« – Va à Paris, ordonna la morte.

« Et la sœur de Janine partit en compagnie de la vieille servante bohême.

« Elle ne s'arrêta presque ni jour ni nuit, dormant à peine quelques heures, quand la fatigue triomphait de son énergie morale.

« La dernière nuit de son voyage, elle coucha dans une pauvre auberge de Villejuif.

« Pendant cette nuit-là, elle revit sa mère.

« La morte lui dit :

« – Demain Janine sera brûlée en place de Grève ; mais il ne faut pas que Janine meure ; Janine, c'est la femme immortelle.

« Et, comme elle ne comprenait pas, la morte laissa tomber sur son lit un médaillon.

« Ce médaillon était le portrait de Janine.

« – Lève-toi, dit encore la morte, approche-toi de cette glace et regarde-toi, après avoir regardé le médaillon.

« Il n'y avait pas de lumière dans la chambre, mais la morte était lumineuse et répandait autour d'elle une grande clarté.

« La sœur de Janine s'approcha de la glace, elle regarda tour à tour le médaillon et son propre visage, et elle comprit alors les paroles du fantôme...

« Les deux sœurs se ressemblaient comme la goutte d'eau ressemble à la goutte d'eau...

XXXII

La jeune femme fit une nouvelle pause.

– Sois patient, dit-elle au chevalier, qui se suspendait pour ainsi dire à ses lèvres, je suis bientôt à la fin de mon étrange récit.

Et elle continua :

– La morte fit alors à la sœur de Janine de longues recommandations et lui dit ce qu'elle avait à faire après la mort de sa sœur.

« Le lendemain elle arrivait à Paris.

« À l'heure où Janine montait sur le bûcher, sa sœur, le visage couvert d'un masque, était parmi la foule au pied de l'échafaud.

« Elle souleva un instant son masque et Janine, l'apercevant, eut un mouvement de joie.

« Ce fut alors qu'elle regarda le marquis de la Roche-Maubert et lui cria :

« – Tu sais bien que je suis immortelle !

« En effet, Janine ne mourait pas tout entière, puisque sa sœur lui ressemblait traits pour traits et qu'elle allait continuer son œuvre.

« Et c'est pour cela que, le soir du supplice, on vit de la lumière aux fenêtres de la maison de Janine, et que ceux qui entrèrent dans la maison jurèrent qu'ils l'avaient revue.

« Le margrave avait causé la mort de Janine, mais il n'avait pu lui dérober son secret tout entier.

« La morte apparut encore à sa fille.

« – Dois-je frapper le margrave ? demanda celle-ci.

« – Non, répondit la morte. Ce n'est pas toi qui accompliras cette besogne.

« – Qui donc ? fit-elle étonnée.

« – Ta fille.

« – Mais je n'ai pas de fille, répondit-elle ; je suis mariée depuis plus de dix ans et mon union est demeurée stérile.

« – Il faut rentrer au foyer conjugal.

« La sœur de Janine obéit encore.

« Elle rejoignit son mari.

« Un an après, elle mourut en me donnant le jour, et, chose étrange, je ressemble aussi parfaitement à ma mère qu'elle-même ressemblait à Janine, dont on m'a donné le nom.

« Ma mère était morte, mais le fantôme de mon aïeule ne nous a point abandonnées.

« Quand j'ai eu vingt ans, elle m'est apparue et m'a donné ses ordres.

« Et c'est pour exécuter ces ordres que je suis venue à Paris, et l'heure de l'expiation va sonner pour ce vieillard qui est couvert du sang de Janine, comme son père l'était de celui de mes ancêtres.

En ce moment un bruit sourd interrompit Janine. On eût dit une cloche qui résonnait dans l'éloignement à travers l'épaisseur d'un mur.

– Enfin ! dit Janine en se levant avec vivacité.

– C'est lui ?

– Oui, dans un quart d'heure il sera ici.

– Il vient donc par le chemin que j'ai fait prendre au Régent ?

– Oui, répondit Janine.

– Une chose m'étonne, reprit d'Esparron.

– Laquelle ?

– Tout vieux qu'il est, le margrave ne saurait avoir perdu la mémoire.

– Assurément non.

– Et le chemin qu'il a pris a dû éveiller ses souvenirs.

– Non, car ce chemin n'existait pas au temps de ma tante Janine.

– Ah !

– C'est ma mère qui l'a fait creuser.

– Mais cette barque, ces deux bateliers masqués ?...

– Lui rappelleront vaguement Janine.

– Et quand il la verra ?...

– Ce n'est pas moi qu'il verra.

– Et qui donc alors ?

Un sourire vint aux lèvres de la nouvelle Janine.

– Écoute, mon bien-aimé, dit-elle. Il faut que tu saches tout à présent.

« Depuis que nous nous aimons, tu n'es jamais descendu à l'étage souterrain qui est au dessous de celui-ci et qui a été, comme le canal par où le Régent est venu, creusé par l'ordre de ma mère.

« Dans cet étage, il y a un palais bizarre, œuvre d'ouvriers italiens et bohêmes qui étaient un peu magiciens.

« Dans ce palais, j'ai entassé une douzaine de serviteurs ramenés avec moi d'Italie et que tu n'as jamais vus.

« Ce sont les personnages de cette comédie de la mort dont le margrave sera le premier rôle et la victime.

« Parmi eux, il est une femme. Tu me trouves belle, n'est-ce pas ?

– Ah ! fit le chevalier avec admiration.

– Eh bien, la femme dont je te parle est plus belle que moi ; c'est une fille de Naples : elle a dix-neuf ans, elle a tourné la tête à bien des princes et à un roi, et c'est la femme que je destine au margrave.

Janine, en parlant ainsi, eut un sourire cruel.

– Je ne comprends pas encore, dit d'Esparron.

– Edwige, la gouvernante du margrave, mon esclave en secret, poursuivit la nouvelle Janine, est la petite fille d'un serviteur de ma famille. Elle m'est donc dévouée. En outre elle a pour le margrave une haine féroce, car son aïeul porta, comme le mien, sa tête sur l'échafaud.

« C'est encore le fantôme de ma grand-mère qui m'a fait cette révélation et qui m'a mise en rapport avec elle.

« Or donc, Edwige accompagne le margrave. C'est elle qui l'introduira dans le palais mystérieux où tout est prêt pour le recevoir.

– Mais, observa encore le chevalier d'Esparron, qui nous dit que le margrave trouvera cette femme à son gré ?

– Elle possède une beauté irrésistible.

– Soit. Mais je ne vois pas quelle vengeance si terrible on peut tirer d'un vieillard en le jetant dans les bras d'une femme éblouissante de jeunesse et de beauté.

– C'est que je lui ménage le supplice de Tantale.

– Comment cela ?

– J'ai trouvé le moyen de devenir fluide comme un spectre.

Le chevalier eut un nouveau geste d'étonnement.

– Et chaque fois que le margrave voudra s'élancer vers elle, mon spectre passera entre elle et lui.

« Cet homme, je le prédis, mourra fou de rage et d'amour.

« Je t'ai demandé huit jours, mon bien-aimé, mais je crois bien qu'il n'aura pas la force de vivre aussi longtemps.

– Je ne comprends absolument rien à tout cela, murmura le chevalier avec un accent naïf.

– Suis-moi et tu comprendras.

Alors elle le prit par la main, souleva une draperie qui masquait une porte et tous deux quittèrent la salle de feuillage et disparurent.

XXXIII

Revenons maintenant au prince margrave de Lansbourg-Nassau, qui n'était pas entré sans répugnance dans cette barque montée par des hommes masqués.

Heureusement madame Edwige était avec lui.

Il y avait près de vingt ans qu'il subissait le joug de fer de cette femme et obéissait à ses moindres caprices.

Pendant une heure, il avait espéré échapper à cette domination, et il avait eu toutes les joies de l'esclave en rébellion dont on encourage la révolte en voyant le Gascon Castirac malmener madame Edwige comme une simple mortelle.

Mais, comme on l'a vu, la terrible gouvernante n'avait pas tardé à reprendre tout son empire.

Le margrave était donc monté dans la barque, et il se faisait ce raisonnement plein de justesse :

– Je suis riche, fabuleusement riche ; mais je ne suis que l'esclave d'Edwige, et c'est elle qui gouverne mon immense fortune. Elle a donc tout intérêt à ce que je vive, et, si je courais le moindre danger, elle ne serait pas avec moi.

La barque filait rapidement.

La nuit était noire et un léger brouillard s'allongeait paresseusement sur les eaux du fleuve.

Les maisons qui bordaient la Seine apparaissaient, masses confuses, au travers de ce brouillard, et le margrave dit à Edwige :

– Nous allons avec une telle rapidité que très certainement nous suivons le courant.

– Vous vous trompez, monseigneur.

– Ah !

– Nous remontons, au contraire.

– En vérité !

– Tenez, voyez les tours de Notre-Dame, nous allons passer derrière le terre-plain et gagner l'autre bras de la Seine.

– Et puis ?

– Et puis nous redescendrons.

Le margrave poussa un soupir.

– Mais, dit-il, c'est donc le chemin que prenaient ceux que Janine attirait chez elle.

Madame Edwige haussa les épaules.

– Janine est morte, dit-elle.

– Qui sait ? fit le margrave.

Et il tomba dans une rêverie profonde.

La barque suivit en effet la route indiquée par la gouvernante.

Elle doubla le terre-plein de la Cité, entra dans le petit bras de la Seine et sa course devint alors d'une rapidité vertigineuse.

– Nous allons chez Janine, répéta le margrave avec une sorte d'épouvante.

Madame Edwige ne répondit pas, mais elle attacha sur son maître un regard dominateur qui semblait lui dire : « Nous irions en enfer, qu'il faudra bien que vous me suiviez. »

La barque passa sous le pont Saint-Michel et tout à coup elle fit une singulière manœuvre.

Les deux bateliers avaient subitement viré de bord, abandonné le courant et mis le cap sur la berge.

Le margrave respira.

– Nous allons descendre, j'imagine ? dit-il.

– Non pas, dit madame Edwige.

En effet, la barque vint raser les murs d'une maison humide et noire, aux fenêtres de laquelle on ne voyait aucune lumière, et dont les premières assises plongeaient dans le fleuve.

Puis, tout à coup, au dessous d'elle, il se forma comme un tourbillon et la barque se mit à tourner sur elle-même, et le margrave, éperdu, ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, d'opaques ténèbres l'enveloppaient et la barque allait un train d'enfer dans un canal souterrain.

Madame Edwige lui tenait la main et lui disait :

– N'ayez pas peur.

– Mais où sommes-nous donc ? demanda-t-il d'une voix étranglée par l'épouvante.

– Nous allons chez la future princesse de Lansbourg-Nassau, répondit madame Edwige.

– Nous allons à la mort plutôt, répondit-il plein d'angoisse et d'effroi.

La barque avait paru s'enfoncer au dessous du niveau du fleuve dans lequel il s'était fait comme un sillon profond ; puis elle avait couru en droite ligne sous les voûtes sombres.

On eût dit qu'elle était entrée dans un de ces canaux souterrains que les échevins de Paris commençaient à faire creuser sous la ville.

Après quoi le margrave sentit que la barque remontait comme si elle eût été placée au-dessus d'un jet d'eau gigantesque.

Et tout à coup elle s'arrêta et heurta une surface résistante.

– Nous voici arrivés, dit madame Edwige.

Ils étaient toujours au milieu des ténèbres.

Un des bateliers masqués tira sans doute à lui la corde d'une cloche, car le margrave entendit cette cloche résonner dans le lointain.

Peu après, aux ténèbres opaques succéda une faible clarté.

C'était un des bateliers qui venait de battre le briquet et d'allumer une torche.

Et le margrave, toujours plein d'effroi, put voir alors où il était.

La barque était sur un canal assez semblable à un cul de sac, car il ne paraissait pas aller plus loin.

Au dessus de sa tête, à six pieds de hauteur, le margrave aperçut une voûte de maçonnerie.

Devant lui était une porte de fer.

Moins de cinq minutes après que la cloche secouée par le batelier eut retenti, le margrave entendit grincer des verroux, tourner une clef dans une serrure, et la porte de fer s'ouvrit.

Alors madame Edwige lui dit :

– Descendons. Nous sommes chez votre fiancée.

La porte ouverte, une grande clarté avait frappé le margrave au visage, et il se trouvait au seuil d'une galerie éclairée par des lampes d'albâtre suspendues à la voûte.

Madame Edwige le prit par la main et le fit passer de la barque sur le sol ferme de la galerie.

Et la porte de fer se referma aussitôt, et le margrave vit disparaître la barque et les deux bateliers masqués.

La lumière succédant aux ténèbres lui avait rendu quelque courage.

Madame Edwige l'entraîna.

La galerie était longue d'environ cent pas et fermée par une autre porte, au long de laquelle pendait un gland de sonnette.

Comme la gouvernante s'apprêtait à faire mouvoir la sonnette, le margrave l'arrêta.

Il était d'une pâleur mortelle et ses jambes se dérobaient sous lui.

– Edwige, dit-il, tu me jures que nous n'allons pas chez Janine ?

Edwige haussa les épaules :

– Janine est morte, dit-elle.

Et elle sonna.

XXXIV

Un deuxième coup de cloche se fit entendre et une seconde porte s'ouvrit aussitôt.

Alors, la lumière devint plus éblouissante.

Le margrave, entraîné par madame Edwige, venait d'entrer dans une petite salle ronde, éclairée par de vastes globes de différentes couleurs et dont les murs étaient tendus d'étoffes orientales aux tons chauds et chatoyants. Des divans à la turque, des piles de coussins, des narghilés à longs tuyaux flexibles terminés par un bout d'ambre, posés à terre, en composaient tout l'ameublement.

Deux négrillons de taille microscopique, de véritables nains vêtus de rouge, étaient immobiles aux deux côtés de la porte.

On eût dit deux lampadaires d'ébène, car ils tenaient chacun un flambeau.

Une draperie se souleva dans le fond et un vieillard à barbe blanche, vêtu d'une longue robe brune, entra en même temps.

On eût dit un de ces eunuques respectables qui peuplent le sérail d'un grand seigneur.

Il s'avança lentement, avec une grande majesté, au devant du margrave, se plia en deux pour saluer et dit :

– Salut à celui qui attend la femme céleste dont je suis l'humble esclave et qui m'est aussi supérieure que l'étoile l'est au ver de terre.

Ce langage oriental plein d'images rassura un peu le margrave.

Mais son cœur battait toujours avec force, et ses oreilles bourdonnaient encore de l'infernal clapotement de l'eau dans le canal souterrain.

– La fille céleste qui a franchi les mers pour venir au devant de toi, poursuivit le vieillard, va bientôt venir éblouir tes yeux de sa beauté incomparable.

« Mais elle désire auparavant que tu te reposes un peu des fatigues du voyage.

Le margrave était encore si ému qu'il se laissa tomber sur un divan.

Madame Edwige se tint debout auprès de lui.

Le vieillard s'approcha d'un timbre d'argent auprès duquel était une baguette d'ébène, et prenant cette baguette, il frappa deux coups.

À ce bruit, la draperie se souleva de nouveau et deux autres nains, aussi noirs que les premiers, entrèrent portant un plateau sur lequel le margrave vit des confitures, des sorbets et des pâtes d'Orient.

Sur un signe du vieillard, ils vinrent présenter le plateau au margrave.

Celui-ci hésitait.

N'était-il pas chez Janine qui, pour se venger, le voulait empoisonner ?

Mais madame Edwige lui dit en langue allemande :

– Prenez donc, monseigneur.

Et pour lui donner l'exemple, elle prit un sorbet et l'avala d'un trait.

Alors le margrave l'imita.

Soudain les battements désordonnés de son cœur s'apaisèrent et un bien-être souverain s'empara de tout son corps.

Il sentit son front baigné de sueur subitement rafraîchi et comme une vigueur nouvelle circuler dans ses veines.

Les négrillons posèrent le plateau devant lui et allèrent chercher un narghilé, qu'ils lui apportèrent.

– Fumez ! ordonna encore la terrible madame Edwige.

Et le margrave, docile, prit le tuyau qu'on lui présentait et le pressa de ses lèvres.

Alors il fut pris de cet enivrement incomparable, il se trouva plongé dans cette béatitude céleste qui s'empare des fumeurs de hatchis à la troisième bouffée, et il s'écria :

– Où est-elle ? où est-elle ?

– Me voici, dit une voix harmonieuse comme le soupir de la brise dans les pins qui bordent les rivages méditerranéens.

Et la draperie s'étant soulevée une troisième fois, une femme entra.

Mais cette femme était masquée.

Seulement sa taille onduleuse, ses longs cheveux noirs tombant en boucles éparses sur ses blanches épaules, demi nues, et l'ardent et voluptueux regard qui brillait au travers du masque disaient éloquemment qu'elle était belle.

Mais la vue de ce masque arracha un moment le margrave à l'état extatique, où il commençait à être plongé, ses souvenirs l'assaillirent et il s'écria :

– Janine ! c'est Janine !

– Janine ? fit l'inconnue avec un accent plein d'étonnement, qu'est-ce que Janine ?

– Une femme que j'ai... aimée...

– Ah ! dit-elle.

Et elle eut un sourire au travers de son masque.

– Janine ! répétait le margrave dont les dents s'entrechoquaient.

– Mais ce n'est pas moi, dit-elle.

– Elle était masquée... toujours masquée... comme vous...

– Alors, fit-elle en venant s'asseoir sur le divan auprès de lui, vous n'aviez jamais vu son visage ?

– Oh ! si !

– Et... vous la reconnaîtriez...

– Si je la reconnaîtrais ? dit le margrave, dont l'épouvante augmentait.

– Eh bien, voyez !

Et le masque de velours noir tomba.

Alors le margrave jeta un cri.

Non plus un cri d'épouvante, mais un cri de joie et d'admiration.

Ce n'était pas Janine.

C'était une jeune fille éblouissante de beauté, de jeunesse, qui prit les mains du margrave et lui dit :

– Savez-vous que je viens tout exprès pour vous du fond de l'Orient ?

« Me trouvez-vous belle, au moins, et pensez-vous que je sois digne de m'appeler la princesse de Lansbourg-Nassau ?

– Vous n'êtes pas une femme, balbutia-t-il ivre de volupté, vous êtes un ange.

Et il prit dans ses mains amaigries et sèches comme du parchemin les belles mains parfumées de la jeune fille, et il les porta à ses lèvres.

– Mais, fit-elle, l'enivrant de son sourire, dites-moi donc, qu'était-ce donc que cette Janine ? Savez-vous que je suis horriblement jalouse ?

Et le margrave, fasciné, la contemplait avec extase, et il ne s'apercevait pas que madame Edwige n'était plus auprès de lui et que le vieillard à la barbe blanche et les quatre négrillons s'étaient retirés discrètement.

XXXV

– Mais qu'est-ce donc que cette Janine ? répéta la jeune femme en fascinant d'un sourire le margrave aux trois quarts enivré déjà par les vapeurs de l'opium.

– Une femme que j'ai aimée, dit-il.

– Était-elle plus belle que moi ?

– Oh ! non...

– Et il y a longtemps de cela, n'est-ce pas ?

– Oui... oui... bien longtemps.

Son rayonnant visage s'assombrit tout à coup :

– Je suis jalouse, dit-elle.

Il protesta par un geste :

– C'est vous que j'aime, fit-il, et puis Janine est morte...

– Vrai ?

– Je vous l'affirme.

– Alors pourquoi... tout à l'heure... avez-vous cru que j'étais cette même Janine ?...

– Pardonnez-moi... votre masque... une hallucination...

Elle lui ôta des lèvres le tuyau du narghilé.

– Vous avez assez fumé, dit-elle. Voyons, parlons de nous. Ainsi vous me trouvez belle ?

– Comme les anges ne peuvent l'être.

– Et vous me ferez princesse ?

– Oh ! certes.

– Quand ?

– Mais le plutôt possible... demain... aujourd'hui... si vous voulez... il faut faire venir un prêtre, balbutia l'amoureux vieillard.

– Mais je ne suis pas chrétienne, dit-elle, je suis une fille de Mahomet.

– Cela m'est bien égal, répondit le margrave, je suis si peu chrétien moi-même !

– Ah !

– Je ne crois même sérieusement qu'au diable. Mais, enfin comment nous marierons-nous ?

– J'ai amené un prêtre de ma religion.

– Un muezzin ?

– Oui, et dès demain matin, si vous voulez...

– Certainement, certainement, balbutiait le margrave, que l'ivresse de l'opium étreignait de plus en plus.

Elle était tout près de lui, et les boucles luxuriantes de sa chevelure effleuraient son visage.

Ivre d'amour, ivre d'opium, le margrave éprouvait en ce moment une sensation bizarre.

Il lui semblait que ses pieds ne touchaient pas la terre, et qu'il montait peu à peu dans un nuage, vers des régions éthérées.

– Comment te nommes-tu, reine de mon cœur ? dit-il enfin.

– Fatma, répondit-elle.

Elle passa ses bras au cou du vieillard.

– Ainsi donc, dit-elle, tu veux bien de moi pour femme, et je serai princesse ?

– Oui, oui, répétait-il enivré.

– Et quand nous serons mariés, reprit-elle, où irons-nous ?

– Où tu voudras. Mais pourquoi ne resterions-nous pas à Paris ? C'est le pays du plaisir et de l'amour.

– Non, dit-elle, nous retournerons en Orient, sous mes palmiers et mes sycomores, dans les vastes domaines que m'ont laissés mes pères.

« Et puis je ne veux pas rester à Paris, ajouta-t-elle d'un ton mutin.

– Pourquoi ? demanda le margrave.

– Parce que vous penseriez encore à Janine.

Ce nom parut tirer le margrave de sa béatitude pleine de torpeur.

– Janine, dit-il, encore Janine !

Et il eut un geste d'effroi.

– Que craignez-vous donc, puisqu'elle est morte ? dit Fatma souriante.

Mais l'effroi s'était emparé du vieillard, et il répétait entre ses dents :

– Je sais bien qu'elle est morte, mais je me rappelle bien aussi qu'elle prétendait être immortelle.

Et, comme il disait cela, une chose étrange eut lieu.

Les négrillons, en s'en allant, avaient éteint une partie des flambeaux qui éclairaient le boudoir oriental ; les lampes d'albâtre, suspendues au plafond, avaient pâli peu à peu, et la pièce se trouvait dans une demi-obscurité.

L'opium aidant, le margrave, qui concentrait son regard sur la divine Fatma, ne s'était point aperçu de cette transition.

Or donc, tout à coup, le mur, qui se trouvait en face de lui, se trouva éclairé, tandis que le reste de la salle demeurait dans l'ombre.

On eût dit qu'à l'aide de quelque puissant instrument d'optique, on projetait sur ce mur une lumière factice, semblable à celle d'une lanterne magique.

– Qu'est-ce que cela ? demanda le margrave qui fut ébloui par cette lumière.

– Quoi donc ? fit la jeune fille.

– Cette lumière...

– De quelle lumière parlez-vous ? demanda-t-elle ingénument.

– Là... là... dit le margrave.

Et il étendait la main vers le mur.

– Je ne vois rien, répéta-t-elle.

Mais soudain, le margrave jeta un cri terrible.

La double ivresse de l'opium et du charme, que la belle créature répandait autour d'elle venait de se dissiper brusquement.

Le margrave s'était levé pâle, frémissant ; il étendait les mains vers le mur.

Tout son corps était en proie à un tremblement convulsif, tandis que ses lèvres crispées laissaient échapper un nom :

– Janine !

En effet, devant ce mur éblouissant de clarté, un spectre, un fantôme s'était dressé tout à coup.

C'était le spectre d'une femme, et cette femme, le margrave, n'en pouvait douter, c'était Janine.

Janine étendit la main vers lui, comme pour le marquer au front d'un signe fatal.

Janine le regardait, comme elle l'avait regardé du haut de son bûcher, au moment où les flammes commençaient à monter.

Janine avait l'air de lui dire :

– Non, cette créature idéale de beauté n'est pas pour toi !

Et le margrave fut pris d'un subit accès de fureur et de courage, et tira l'épée qu'il avait au côté, disant :

– Je saurais bien si tu es vivante ou morte !

– Mais que faites-vous donc ! s'écria Fatma.

– Je veux tuer Janine, répondit-il. Ne la voyez-vous donc pas ?

– Je ne vois rien, répondit-elle.

– Là... cette lumière... Devant ce mur. La voyez-vous ?

– Je ne vois personne.

– Eh bien, moi, je la vois ! s'écria le margrave.

Et l'épée à la main il se rua sur le fantôme.

Janine ne bougea pas.

L'épée du margrave parut lui traverser le corps d'outre en outre, rencontra le mur derrière et se brisa.

En même temps un rire moqueur retentit aux oreilles affolées du margrave et les ténèbres se firent autour de lui !...

XXXVI

Au sentiment de colère qui s'était emparé du margrave succéda alors un sentiment d'horreur inexprimable.

Plongé dans les ténèbres, n'ayant plus à la main qu'un tronçon d'épée, entouré sans doute d'invisibles ennemis, il eut comme un souvenir de son passé sinistre et criminel ; et, dans cette obscurité profonde qui l'enveloppait, il lui sembla voir passer, fantasmagorie repoussante, toutes les mauvaises actions de sa vie.

Il n'osait bouger.

Une sueur glacée inondait ses tempes ; ses rares cheveux se hérissaient, ses jambes le soutenaient à peine, et sa langue, collée à son palais, n'osait proférer un mot.

Cependant, au bout de quelques instants, il fit un effort suprême.

Et, se souvenant de la belle jeune fille qui, tout à l'heure, l'enivrait de son regard et de son sourire, il appela :

– Fatma ! Fatma !

Mais personne ne répondit.

Il approcha encore, sa voix se perdit dans le vide, et son épouvante fut alors sans limites.

Il n'osait plus faire un pas en avant, de crainte sans doute que quelque insondable abîme ne s'ouvrît sous ses pieds.

Combien de temps demeura-t-il ainsi ?

C'est ce que ni lui, ni personne n'aurait pu dire.

Mais les fumées de l'opium, un moment dissipées par la terreur et la colère, ne pouvaient tarder à reprendre leur empire.

Le fumeur endurci, l'homme qui fait un usage quotidien du hatchis, passe presque sans transition, et par conséquent, sans douleur, de l'état de veille à l'extase.

Le fumeur novice, – et le margrave, cet homme qui pourtant avait abusé de tout, en était à son début, – le fumeur novice, disons-nous, n'arrive point sans douleur et sans un incomparable malaise à la béatitude du rêve.

Le margrave sentit donc tout à coup un cercle de feu étreindre son front, ses oreilles bourdonner, une chaleur infernale circuler dans ses veines, et il lui sembla qu'il était emporté dans un tourbillon fantastique.

Puis à ce feu qui le dévorait succéda une sensation opposée.

Il eut froid, le sang se figea dans ses veines, un anéantissement graduel s'empara de lui, et il finit par s'affaisser sur lui-même, sous l'influence d'un sommeil de plomb.

Alors le rêve commença...

Le margrave n'était plus dans les ténèbres.

Il se trouvait au contraire dans une vaste chambre éclairée par une lumière discrète.

D'où provenait cette lumière ?

Le margrave n'aurait pu le dire, car il n'apercevait ni lampe, ni flambeau.

Cependant le jour fantastique lui permettait de voir les objets environnants avec une parfaite netteté.

La chambre où il se trouvait était comme le boudoir de Fatma, meublée à l'orientale ; mais les tentures en étaient différentes, et le margrave sentit son regard fasciné tout à coup par les sujets que représentaient ces mêmes tentures.

En effet, on y voyait des paysages, des intérieurs, des personnages. Tout cela était divisé par panneaux, et chacun de ces panneaux représentait une scène différente.

La mystérieuse lumière qui régnait dans cette salle était suffisante pour que le regard ne perdît aucun détail.

Le margrave s'aperçut alors qu'il était couché tout habillé sur un lit placé au milieu de la salle.

Il essaya de se lever, mais une force inconnue, ou plutôt une faiblesse extrême ne le lui permit pas.

Toute sa vie, toute son énergie paraissaient s'être réfugiées dans son regard, et ce regard était fixé sur les bizarres peintures des tapisseries qui couvraient les murs.

Il se mit alors à examiner les panneaux un à un.

Le premier représentait une barque glissant sur un fleuve. Deux hommes et une femme la montaient.

Tous trois étaient masqués.

La barque courait entre deux rives bordées de maisons, et le margrave reconnut la Seine.

Ces deux inconnus, cette femme, portaient tous trois un masque de velours sur le visage. N'était-ce pas Janine courant à la recherche d'un homme qui lui voulût vendre une pinte de son sang pour un peu d'or ?

Au deuxième panneau, la scène changeait.

C'était l'intérieur d'un cabaret.

L'hôte, immobile à son comptoir, dans un coin deux hommes chuchotant, puis un troisième qui buvait silencieusement à l'écart, et dans ce dernier, le margrave se reconnut.

C'était lui-même.

Il essaya de détourner la tête ; mais une âpre curiosité s'empara de lui et le força à regarder le troisième panneau.

Celui-ci représentait le laboratoire de Janine.

Le creuset était en ébullition. L'or tombait, limpide, rutilant, dans des bassins de bronze, et lui, le margrave, était aux pieds de la sorcière, la contemplant avec amour.

Le margrave détourna encore la tête.

Mais la force mystérieuse le contraignit à se retourner sur le lit et à contempler le quatrième panneau.

Celui-ci représentait le supplice de Janine.

La sorcière, calme, souriante, était debout sur son bûcher.

La foule du populaire inondait la place de Grève, et, parmi cette foule, le margrave se vit encore et se reconnut parfaitement.

Il était tout au pied de l'échafaud et insultait des yeux et du sourire celle qui allait mourir.

Épouvanté, hors de lui, le margrave essayait de détourner la tête ; mais le charme invincible le tenait immobile et les yeux ouverts devant cette peinture flamboyante.

Chaque tête paraissait vivante, et les flammes du bûcher étaient de vraies flammes.

Janine, belle et dédaigneuse, semblait braver la mort, et le margrave croyait l'entendre lui crier, comme il y avait quarante ans :

– Tu sais bien que je suis immortelle.

Et le malheureux, éperdu, luttait contre la paralysie qui l'étreignait, il essayait de triompher de cette hallucination épouvantable, car il avait la conviction qu'il dormait et que tout ce qu'il voyait là était le résultat d'un rêve, lorsqu'il lui sembla que les têtes remuaient, que la foule ondulait autour de l'échafaud, que Janine s'agitait sur son bûcher et qu'un immense murmure arrivait jusqu'à lui.

Puis les flammes montèrent, enveloppant la sorcière qui disparut un moment.

Alors le margrave fit un suprême effort et ferma les yeux.

Mais presque aussitôt, cette volonté mystérieuse à laquelle il obéissait le força à les rouvrir.

Alors, ô stupeur ! il vit Janine descendre de son bûcher, traverser la foule qui s'écarta, s'approcher de ce lit où le margrave était couché, venir s'asseoir à son chevet, souriante, et il l'entendit qu'il lui disait de sa voix grave et triste :

– Tu as commis là un crime inutile, prince, puisque je suis immortelle !

Et, comme il essayait de jeter un cri, comme il tentait un effort inutile pour se précipiter à bas de ce lit et prendre la fuite, elle ajouta :

– Il y a longtemps que je veux causer avec toi. Causons, prince...

Et elle lui prit la main.

Et le margrave, éperdu, sentit sa main dans une main de chair et d'os, une main douce et parfumée, une main mignonne et charmante qu'il avait jadis couverte de baisers brûlants.

La lumière magique s'était maintenant concentrée autour du lit et les panneaux de tapisserie étaient rentrés dans l'ombre avec leurs peintures bizarres.

XXXVII

L'effarement du margrave était indicible.

Janine était là, Janine lui tenait la main ; Janine n'avait point l'air dédaigneux et courroucé comme tout à l'heure.

Au contraire, elle lui souriait tristement.

– Fritz, lui dit-elle enfin, se servant du petit nom que la sorcière lui donnait jadis, au temps de leurs amours, Fritz, tu as été ingrat avec moi, et si je n'avais été immortelle, tu aurais eu ma mort à te reprocher. Et cependant je t'aimais, Fritz, et je t'aime encore !...

Et le margrave éperdu la regardait, et il se sentait frissonner par tout le corps, et une émotion, peut-être inconnue jusque-là pour lui, le dominait.

Janine était rayonnante de jeunesse et de beauté, et elle effaçait presque la radieuse image de Fatma, la fille d'Orient.

– Je t'aimais, poursuivit-elle de sa voix la plus douce et la plus harmonieuse, et je t'eusse fait plus riche et plus puissant encore, si tu l'eusses voulu. Mais tu as cru que moi morte, tu hériterais de mon secret pour faire de l'or et tu n'as pu, pauvre fou, que me voler celui qui était fabriqué déjà.

La sueur inondait le front du margrave.

Plusieurs fois il avait voulu dégager sa main, mais elle le retenait doucement.

– Écoute, poursuivit-elle, j'ai traversé pour toi les mers. Je suis revenue de l'autre hémisphère croyant, dans ma naïveté d'immortelle, que tu étais resté jeune et beau. Car je t'aimais encore, ingrat !...

Elle le baignait des magnétiques effluves de son regard ; elle pressait dans sa belle main cette main ridée et sèche du vieillard.

– Hélas ! dit-elle encore, je me suis trompée. Tu n'es plus qu'un vieillard penché vers la tombe et la mort te prendra bientôt, à moins que je ne lui ordonne de reculer.

Ces derniers mots produisirent sur le margrave un effet magique.

Ils triomphèrent de son épouvante et de son angoisse ; ils brisèrent la paralysie qui l'étreignait par tout le corps ; il fit un brusque mouvement, sa langue collée à son palais se détacha et articula nettement ces paroles :

– Tu pourrais me rendre jeune ?

– Et immortel comme moi, si je le voulais.

– Oh !

Un sourire triste effleura les lèvres de Janine.

– Mais je ne le veux pas, dit-elle.

Et comme il jetait un cri :

– Ce n'est pas moi, du reste, c'est toi qui ne le veux pas, dit-elle ; car je ne puis user de ce nouveau pouvoir, fruit de nouvelles recherches et d'un long travail d'alchimie, qu'en faveur de l'homme qui m'aimera.

Les yeux du margrave brillèrent.

– Eh bien, je t'aime, dit-il.

Mais elle secoua la tête.

– Non, dit-elle, tu ne m'aimes pas..., tu ne m'as même jamais aimée... Tu es un fourbe et un méchant homme, Fritz... et si tu aimes quelqu'un, ce n'est pas moi... c'est Fatma, la fille d'Orient... la belle infidèle, aux pieds de laquelle tu étais tout à l'heure.

– Oui, répondit le margrave, je la trouve belle, mais elle est moins belle que toi, Janine.

– Si tu nous voyais l'une auprès de l'autre, tu ne parlerais pas ainsi.

– Eh bien, appelle-la et tu verras...

Janine hocha la tête une seconde fois :

– Fatma est ici chez moi, et cependant elle ne me connaît pas, elle ne m'a jamais vue, elle ne sait même pas que j'existe. Mais j'ai le pouvoir d'évoquer un fantôme qui lui ressemble traits pour traits, et puisque tu veux faire cette épreuve, sois satisfait.

Alors Janine frappa dans ses deux mains.

Soudain cette lumière éclatante qui, quelques heures plus tôt avait couvert le mur du boudoir de Fatma, la laissant apparaître, elle, Janine, aux yeux du margrave, cette lumière baigna un des murs de la salle, et au milieu de cette lumière, le margrave vit se dresser Fatma, calme et souriante.

C'était bien la fille d'Orient, à laquelle il avait promis de la faire princesse.

– Regarde, dit alors Janine, la trouves-tu plus belle que moi ?

– Non, dit le margrave.

Comme si ce mot eût été une condamnation sans appel, la lumière s'éteignit et Fatma disparut.

Mais Janine ne fut pas convaincue pour cela.

– Non, dit-elle, je ne te crois point, Fritz. Quand je t'aurais rendu jeune, tu me jouerais encore quelque tour infâme ; car je te l'ai dit : Tu es un fourbe !

– Janine, dit le margrave en joignant les mains, je t'aime, je te le jure.

Et il joignait les mains et avait pris, sur son lit, une attitude suppliante.

Janine demeura pensive un moment.

Enfin, elle regarda le margrave et lui dit :

– Tu penses bien que je ne puis te rendre la jeunesse que si tes paroles sont sincères. Si tu mens, le pouvoir dont je dispose n'aura pas la vertu nécessaire. Maintenant, je veux bien essayer.

Disant ces mots, elle détacha de sa coiffure une épingle d'or.

– Que vas-tu faire ? dit le margrave avec un mouvement d'effroi.

– Tu vois bien, dit-elle, que tu ne m'aimes pas, car si tu m'aimais, tu ne craindrais rien.

– Je ne crains rien, dit le margrave raffermissant sa voix. Parles, que vas-tu faire ?

– Pour te rajeunir, poursuivit Janine, il faut que ton sang vieux et appauvri, s'en aille jusqu'à la dernière goutte.

– Ah !

Et le margrave eut un léger frisson.

– Alors je t'infuserai dans les veines un sang jeune et généreux. Il me suffira pour cela de te donner un baiser chaque nuit.

– Mais si mon sang m'abandonne, je mourrai, dit encore le margrave.

– Non, parce que je ne le tirerai point en une seule fois.

En ce moment le margrave fut-il sincère ? le désir ardent de redevenir jeune et beau lui laissa-t-il croire qu'il pouvait encore aimer Janine ?

Cela est probable, car il dit :

– Eh bien, fais ce que tu dis.

Alors Janine se leva et alla prendre une aiguière d'argent sur un guéridon.

Puis elle retroussa la manche gauche du margrave et mit son bras à nu.

– Rappelle-toi, lui dit-elle encore, que si tu ne m'aimes pas, mes baisers sont impuissants à te rappeler à la vie.

– Je t'aime, répéta-t-il.

Alors avec son épingle d'or, Janine piqua une veine au bras du margrave.

Et son sang coula en un petit jet plutôt rose que rouge dans le bassin d'argent.

Et alors le vieillard fut pris d'une faiblesse subite et il tomba dans un long évanouissement.

XXXVIII

Lorsque le margrave rouvrit les yeux, il était seul.

Au lieu d'être couché tout vêtu, il était déshabillé dans un excellent lit ; mais il ne reconnaissait pas la chambre aux tentures représentant l'histoire de Janine, et il pensa qu'on l'avait transporté dans une autre pièce.

Que s'était-il passé ?

Le margrave était si faible qu'il n'en avait qu'une idée confuse.

Cependant le nom de Janine vint à ses lèvres.

Et comme il le prononçait, une porte s'ouvrit et une personne que le prince margrave de Lansbourg-Nassau avait complètement oubliée, entra.

Cette personne était madame Edwige.

– Ah ! dit-elle en s'approchant du prince, et d'un ton peu respectueux, quand vous vous mettez à dormir, vous dormez bien...

– Edwige ! murmurait le prince. Toi ici ?

– Eh bien, sans doute. Est-ce que cela vous étonne ?

– Mais...

– Ne suis-je pas venue avec vous, hier soir ?

– C'est vrai... mais... où est Janine ?

Madame Edwige haussa les épaules :

– Voilà que vous perdez la tête, dit-elle.

– Oh ! non certes ! protesta le margrave, dont les souvenirs s'éclaircirent.

– Janine est morte.

– Tu te trompes.

– Allons donc.

– Je l'ai vue... cette nuit... elle m'a parlé... elle m'aime toujours.

– En vérité ? ricana madame Edwige avec un accent de raillerie.

– Elle m'a promis de me rendre la jeunesse et de me faire immortel comme elle.

– Monseigneur, dit froidement la gouvernante, je crains pour vous un transport au cerveau. Je vais appeler votre médecin pour qu'il vous saigne sans retard.

Ce mot de saignée fit bondir le margrave.

– Elle m'a déjà assez tiré de sang comme cela, dit-il.

– Qui donc ?

– Elle, Janine.

– Il est fou ! murmura madame Edwige en levant les yeux au ciel.

Le margrave eut un accès de colère.

– Mais, coquine, dit-il, écoute-moi donc, et puis tu verras si je suis fou.

Madame Edwige s'assit alors dans le grand fauteuil qui se trouvait au chevet du lit de Son Altesse le prince margrave de Lansbourg-Nassau.

– Parlez, monseigneur, puisque tel est votre bon plaisir, dit-elle avec un accent résigné.

Le margrave reprit :

– Où m'as-tu laissé ?

– Aux pieds de Fatma, ce miracle de beauté qui souffrait d'un vieux fou tel que vous, répondit madame Edwige avec humeur.

– C'était là précisément ce que je voulais te faire dire.

– Eh bien ?

– Pendant que j'étais aux pieds de Fatma, poursuivit le margrave, que j'embrassais ses mains et que je m'enivrais de son sourire, la chambre s'est emplie tout à coup d'une vive lumière.

– Ah !

– Et Janine m'est apparue.

– Après ? fit madame Edwige d'un ton parfaitement incrédule.

– Alors je n'ai plus vu que Janine, et comme je croyais qu'elle me demandait compte de sa mort, j'ai pris mon épée et je me suis rué sur le fantôme.

– Bon !

– Mon épée s'est brisée.

– Continuez, dit la sceptique gouvernante.

– Je me suis alors trouvé dans l'obscurité ; puis, à cette obscurité a succédé une lumière nouvelle et alors je me suis vu dans une salle inconnue, dont les murs représentaient en peintures flamboyantes mon histoire et celle de Janine.

– Fort bien, dit encore madame Edwige avec un rire moqueur.

– Je voyais Janine sur son bûcher.

– Naturellement.

– Et quand les flammes l'ont enveloppée, elle en est descendue.

– Sans se brûler ? ricana la gouvernante.

– Elle est venue à moi, elle s'est assise au pied de mon lit...

– Vous étiez donc couché ?

– Oui, et je n'ai jamais pu m'expliquer comment cela s'était fait.

– Continuez, monseigneur.

– Alors Janine m'a dit qu'elle m'aimait toujours, et que si je voulais l'aimer, elle me rendrait la jeunesse.

– Un joli cadeau, monseigneur !

– Et me donnerait l'immortalité.

– Peste !

– Tu railles, mais je dis vrai, fit le margrave avec un accent de conviction profonde.

– Et quel moyen emploiera-t-elle pour cela ? demanda encore madame Edwige.

– Elle a commencé...

– Ah ! voyons.

– Elle est allée prendre une aiguière, et a découvert mon bras.

– Et puis ?

– Et puis elle m'a piquée avec une épingle d'or et mon sang a coulé.

– Dans l'aiguière ?

– Oui, certes, et je me suis évanoui.

– Et puis encore ?

– Et puis, je ne sais plus ce qui est arrivé.

– Eh bien, répliqua froidement madame Edwige, je vais vous le dire.

– Toi ?

– Oui, moi, vous avez fumé de l'opium hier soir et tout ce que vous me racontez là est un rêve.

– Ah ! par exemple !

– Demandez plutôt à la future princesse de Lansbourg-Nassau, ajouta madame Edwige.

Comme elle disait cela, la porte se rouvrit et Fatma, plus belle encore que la veille apparut sur le seuil.

– Prince, dit-elle, ce que madame Edwige dit est la vérité pure, vous vous êtes endormi sur le divan où vous étiez auprès de moi. C'est une trahison du hatchis.

– Et je n'ai pas vu Janine ?

– Mais non, dit la belle Turque en riant, puisqu'elle est morte depuis quarante ans et plus. Les morts ne reviennent que dans votre imagination.

– Et cela, l'ai-je rêvé aussi ? s'écria le margrave.

Et il sortit du lit son bras gauche.

Son bras portait une légère piqûre.

Mais Fatma continua à sourire.

– Tenez, dit-elle, voilà le coupable.

Et elle tira de dessous le traversin du lit l'épée du margrave.

Le prince jeta un cri.

Son épée qu'il avait brisée contre la muraille au travers du corps fluide de Janine, son épée était entière et parfaitement intacte.

Et il ne pouvait admettre qu'on eût substitué une épée neuve à celle qu'il prétendait avoir brisée.

C'était bien celle qu'il avait toujours portée ; il la reconnaissait à la coquille, enrichie de pierreries, et à la lame, qui portait quelques taches de rouille.

– Et je parie, ajouta madame Edwige, que cette piqûre n'est pas la seule.

Elle ouvrit, à ces mots, la chemise du margrave et lui montra trois autres piqûres espacées sur sa poitrine.

– Mais j'ai donc rêvé ! s'écria-t-il abasourdi.

– Oui, répondit madame Edwige, et j'ai eu le tort de placer sous votre traversin, comme à l'ordinaire, cette épée qui a joué le rôle de l'épingle d'or de Janine. Mais je ne savais pas que le hatchis procurait de pareilles hallucinations.

– C'est à devenir fou ! murmurait le margrave, regardant tour à tour la terrible madame Edwige et la belle Fatma qui avait traversé les mers pour lui offrir sa main.

XXXIX

Une seule chose eût pu confirmer au margrave la réalité des événements de la nuit.

C'était l'extrême faiblesse où il se trouvait.

Mais il la mit sur le compte du hatchis.

Et puis madame Edwige lui donna une boisson réconfortante et insista pour qu'il se levât et procédât à sa toilette.

Madame Edwige était la seule personne de sa maison qui l'eût suivi dans la retraite mystérieuse de Fatma.

Aussi le vieillard à la barbe blanche et les négrillons qui composaient la domesticité de la belle Turque, vinrent-ils se mettre à ses ordres.

Avec leur aide, le margrave redevenu amoureux de Fatma, tout en soupirant et se disant qu'il était bien fâcheux qu'il n'eût pas réellement vu Janine et que cette immortalité et cette jeunesse promises ne fussent qu'un rêve, – avec leur aide, le margrave, disons-nous, s'habilla.

On le mit d'abord au bain, on le lava avec des essences embaumées, on lui teignit ses cheveux et sa barbe, comme à l'ordinaire ; son corps voûté fut emprisonné dans un corset ; les rides de son front disparurent sous des enduits couleur de chair, et enfin on le revêtit de splendides habits de gala arrivés par les soins de madame Edwige.

Quand il fut ainsi transformé, le prince vit reparaître Fatma et madame Edwige.

La belle Turque était éblouissante de jeunesse, et son riche costume oriental, ses lourds bracelets d'or enrichis de perles et de pierreries, ses diamants gros comme des œufs de pigeons qu'elle portait aux oreilles, et le saphir monstrueux qui attachait la plume de son petit fez de velours bleu, attestaient son opulence et les trésors vantés par madame Edwige.

– Eh bien, dit-elle au prince, voulez-vous toujours m'épouser ?

– En doutez-vous ? dit-il en fléchissant un genou devant elle et en lui baisant la main.

– M'aimerez-vous ?

– De toute mon âme, répondit-il avec feu.

– Et me parlerez-vous plus de Janine ?

– Jamais.

– Eh bien ! dit Fatma, c'est aujourd'hui le jour de notre union, et le prêtre qui doit la consacrer nous attend à la mosquée.

– Comment ! dit le margrave, il y a une mosquée à Paris ?

– Dans cette maison même.

Et Fatma frappa sur un timbre.

Alors le margrave crut que les bizarres fièvres du hatchis recommençaient.

Au coup sec frappé sur le timbre, le mur s'ouvrit, se sépara en deux, et ces deux morceaux passèrent l'un à droite l'autre à gauche, comme des décors de théâtre qui rentrent dans la coulisse au coup de baguette de cet enchanteur moderne qu'on appelle le machiniste, et la mosquée apparut.

Une mosquée en miniature.

Le margrave vit une sorte de temple ovale, avec ses murs couverts d'arabesques et d'inscriptions tirées du Coran.

Au milieu était une sorte de colonne à hauteur d'appui, recouverte d'un drap rouge à franges d'or.

Sur cette colonne était ouvert un livre, le Coran.

Auprès se tenait un vieillard à longue barbe.

C'était le muezzin.

– Déchaussez-vous, dit Fatma, car on doit entrer pieds nus dans le temple d'Allah.

Deux négrillons se chargèrent de tirer les bottes au margrave qui faisait cette réflexion :

– Un mariage turc ne saurait engager à rien un chrétien. Vraiment cette belle fille est naïve au possible. Si elle m'ennuie, je la répudierai comme une fille d'Opéra. Puis il lui offrit galamment la main et la conduisit pieds nus auprès de l'autel.

Le muezzin leur lut en arabe deux ou trois pages du Coran, jeta un voile de lin sur eux, étendit les mains vers l'Orient d'abord, ensuite vers l'Occident et leur fit signe qu'ils pouvaient se retirer.

Le margrave était marié, et la belle Fatma était devenue princesse de Lansbourg-Nassau.

Alors les murs se refermèrent d'un côté pour s'entrouvrir d'un autre.

Tandis que la mosquée disparaissait, une autre salle apparut et le son de bizarres instruments se fit entendre.

Fatma conduisit son vieil époux sur un trône où elle s'assit auprès de lui, et tout aussitôt un flot d'almées et des bayadères entra en dansant.

C'était le ballet qui succède à l'acte du drame.

Puis les almées disparurent ; il y eut un nouveau changement à vue, et le margrave se trouva dans une demi-obscurité pleine de volupté.

Une seule personne était auprès de lui maintenant, madame Edwige.

– Est-ce bien toi ? lui dit le margrave.

– Oui, monseigneur.

– Je ne rêve pas ?

– Vous êtes parfaitement éveillé.

– Et je suis marié ?

– Oui, monseigneur.

– Où donc est ma femme ?

– Dans la chambre nuptiale.

– Ah !

– Et elle vous attend.

Un frisson d'amour parcourut tout le corps du vieillard.

– Venez, lui dit madame Edwige, appuyez-vous sur mon bras, je vais vous conduire.

Ils firent deux pas en avant, mais soudain le margrave jeta un cri et s'arrêta.

– Qu'avez-vous donc ? fit madame Edwige.

– Janine ! balbutia le margrave, dont les dents s'entrechoquaient.

Et il étendait la main vers le mur.

Le mur était resplendissant de cette lumière au foyer inconnu que le margrave avait déjà vue la veille.

Et baignée dans cette lumière, Janine, pâle et triste, le regardait.

– Là, là ! balbutiait le margrave éperdu.

– Je ne vois rien, répondit madame Edwige.

Elle essaya de l'entraîner.

Mais comme le margrave faisait un pas en avant, Janine fit un pas vers lui.

Il poussa un nouveau cri.

– Monseigneur, dit madame Edwige, vous êtes fou... je cours chercher le médecin.

Et elle sortit, laissant le margrave le front baigné d'une sueur glacée et les cheveux hérissés.

Alors le fantôme fit un pas encore :

– Fritz, dit la voix de Janine, tu vois bien que tu es un fourbe et que tu ne m'aimais pas...

Et certes, elle était si belle en ce moment, que l'effroi du margrave fit place à l'admiration.

Il tomba à genoux, joignit les mains et murmura :

– Oh ! pardonne-moi, Janine... mais je sens que ma raison s'égare... Tous ces gens-là m'ont prouvé que j'avais rêvé la nuit dernière.

Elle eut un amer sourire :

– Et c'est pour cela, dit-elle, que tu as épousé la belle Turque ?

– Pardonne-moi.

– Ingrat ! fit-elle, quand je songeais à te rendre jeune et immortel.

– Janine ! Janine ! balbutia le margrave éperdu, je t'aime !

– Je ne te crois pas, répondit-elle.

Et lui livrant le passage :

– Mais va donc, dit-elle, ta femme t'attend !

Le margrave demeura à genoux.

– Je t'aime, je n'aime que toi ! répétait-il.

XL

Le margrave demeurait à genoux.

Janine, silencieuse et triste, le regardait.

– Pardonne-moi, répétait-il, je t'aime.

– Je ne te crois pas, dit-elle encore.

– Que veux-tu donc que je fasse pour te le prouver ?

Elle parut réfléchir encore. Puis, tout à coup :

– Lève-toi, dit-elle, suis-moi.

Le margrave tout tremblant obéit.

Alors, Janine le prit par la main et l'emmena à l'autre bout de la salle.

Là, elle frappa deux coups dans ses mains.

Aussitôt une portière se souleva et les deux négrillons que le margrave avait vus lors de son arrivée dans la maison enchantée, se montrèrent, porteurs chacun d'un flambeau.

La draperie soulevée laissait voir un corridor qui paraissait suivre un plan incliné et qui était voûté comme les souterrains de quelque donjon féodal. Sur un signe de Janine les deux négrillons se mirent en marche pour éclairer la route.

Et la femme immortelle tenant toujours le margrave par la main les suivit.

– Mais où me conduis-tu ? demanda le margrave.

– Viens toujours, répondit-elle, tu verras.

À mesure qu'ils marchaient, ses lointains souvenirs se représentaient à l'esprit troublé du prince de Lansbourg-Nassau.

– Il me semble, balbutia-t-il enfin, que j'ai déjà passé par ici.

Un bruit sourd se faisait entendre dans l'éloignement et comme au-dessus de leurs têtes.

– C'est la Seine, dit-il encore.

Janine ne répondit pas.

Enfin, les négrillons s'arrêtèrent. Ils étaient devant une porte fermée.

Janine prit une clef suspendue à sa ceinture et ouvrit cette porte.

Alors le margrave s'écria :

– Je me reconnais maintenant, voici le laboratoire où nous avons travaillé si longtemps ensemble.

– Et où tu m'as trahie, répondit la femme immortelle.

Le margrave baissa la tête.

Ils étaient, en effet, au seuil d'une pièce bizarre, sans fenêtres, sans autre issue apparente que cette porte qui venait de s'ouvrir.

Des creusets, des cornues, des fioles de toute grandeur encombraient cette salle, véritable laboratoire d'alchimiste à la recherche de la pierre philosophale.

Dans un coin il y avait un immense coffre en fer dont les ferrures d'acier, taillées en pointe de diamant, étincelèrent au feu des flambeaux que portaient les négrillons.

– Voilà, dit Janine, le coffre-fort où étaient enfermées mes richesses et que tu as dévalisé.

– Je me repens, dit humblement le margrave.

Janine prit une seconde clef à sa ceinture et ouvrit le coffre, après avoir tourné cette clef en sens inverse plusieurs fois.

Le coffre ouvert, le margrave vit qu'il était vide.

– Fritz, dit alors Janine, tu m'as volé, il faut me rendre ce que tu m'as pris.

Le margrave tressaillit, et la voix sordide de l'avarice s'éveilla dans son âme avilie.

– Mais... balbutia-t-il, si tu dois m'épouser... à quoi bon ?

– Non, dit Janine, je puis te rendre la jeunesse, je puis te faire immortel comme moi, mais c'est à la condition que tu me prouveras par un sacrifice l'amour que tu prétends avoir pour moi.

– Hélas ! dit le margrave, j'ai dissipé l'or que je t'ai pris.

– Tu me trompes, ou plutôt tu essaies en vain de me tromper. Tu es avare, Fritz, et loin d'être pauvre comme ton père, tu as au contraire doublé cette fortune dont le vol est la source première ; tu as racheté tes vastes domaines, tes châteaux, ta principauté. Tu es le plus riche seigneur de l'Allemagne : il faut me rendre tout cela, Fritz.

– Mais je ne puis te le rendre qu'en t'épousant, fit encore le margrave.

– Non, tu te trompes, Fritz ; d'abord tu ne m'épouses pas. Je suis immortelle, et ceux qui sont au-dessus de la mort sont au-dessus des lois humaines.

– Mais je t'aime ! répéta le margrave.

– Alors rends-moi ce que tu m'as pris.

– Mais comment ?

– Écoute, dit encore Janine. Tu es vieux, cassé, presque infirme, et tu ne venais à Paris, tu ne voulais t'y marier que pour avoir un héritier à qui tu laisserais un jour tes grands biens et tes trésors. Est-ce vrai ?

– Oui, dit encore le margrave.

– Eh bien, poursuivit Janine, suppose que je te rende ta jeunesse, qu'au lieu d'avoir soixante et dix ans, tu n'en aies plus que vingt-cinq.

– Eh bien ? fit le margrave.

– Et que, quittant Paris, tu retournes dans ta principauté.

Le margrave ne savait encore où elle en voulait venir, et il la regardait avec une curiosité pleine de défiance.

– Après ? dit-il.

– Le plus intime de tes serviteurs refusera de te reconnaître. « Je suis votre maître, le prince margrave Fritz de Lansbourg-Nassau, » diras-tu ; on te répondra : « Vous êtes un imposteur ! »

– Oh ! fit le margrave avec effroi.

– Ce qui peut t'arriver de plus heureux alors, continua Janine, c'est qu'il se borne à t'expulser de tes domaines, à moins qu'on ne t'enferme comme fou. Mais, comme il se pourra fort bien aussi que le vieux margrave ne se retrouve plus, on t'accusera d'être ton propre assassin ; tu peux être pendu dans ta bonne ville de Lansbourg, en vertu des lois que tu as toi-même promulguées.

Un frisson parcourut tout le corps du margrave.

– Maintenant, écoute-moi encore, reprit Janine. Suppose que tu es à Paris, dans ton hôtel de la rue Saint-Honoré.

– Bon !

– Le bruit se répand que tu es très malade ; puis, on dit que tu es mort. Tes serviteurs, tes vassaux, tes sujets prennent le deuil et attendent que l'ouverture de ton testament désigne ton successeur. Pendant ce temps, je t'ai rendu la jeunesse, la beauté, je t'ai fait immortel, et tu te présentes un beau jour comme ton propre héritier.

– Cela serait donc possible ! s'écria le margrave.

– Oui, si tu fais ce que je te dis.

– Parle donc, dit le margrave.

Janine le conduisit vers la table qui était encombrée de fioles et de cornues.

Sur l'un des coins, il y avait un parchemin, de la cire et un sceau que le margrave stupéfait reconnut pour être le sien.

– Assieds-toi là, prends cette plume, continua Janine et écris sous ma dictée. Tu vas faire ton testament.

– Mais en faveur de qui ? demanda le margrave.

– En faveur de toi-même, répondit-elle. Seulement, il faut que tu changes de nom, et je t'ai trouvé une identité nouvelle.

En parlant ainsi, Janine tira de son sein un portefeuille qu'elle ouvrit et duquel s'échappèrent plusieurs papiers qui tombèrent sur la table.

XLI

– Qu'est-ce que tout cela ? demanda le margrave.

– Les papiers qui établissent qui tu es.

– Mais d'où proviennent-ils ?

– Je vais te le dire :

« Tandis que je revenais à Paris, fière de ma nouvelle découverte, me berçant de l'espoir que tu m'aimerais encore et que je pourrais te rendre cette jeunesse et cette beauté qui me tournèrent la tête autrefois et faillirent m'être si funestes ; alors que je n'étais plus qu'à quelques lieues de la grande ville, mon carrosse s'arrêta dans une auberge située au bord de la route qui passait en pleine forêt de Sénart.

« Les voyageurs qui s'arrêtent là sont rares. Ce soir-là, il n'y avait qu'un petit gentilhomme de province, qui s'en venait à Paris chercher fortune.

« Il avait vingt ans, il était joli garçon, et son œil noir se fixa sur moi avec un subit enthousiasme.

« À l'âge où il était, l'amour va vite.

« Il avait sollicité la faveur de souper à ma table.

« Avant la fin du repas, il était à mes pieds et disait qu'il m'aimait.

« Je fus insensible – je ne songeais qu'à toi.

« Cependant, le lendemain, je lui permis de me suivre.

« Le soir, nous entrâmes dans Paris, et nous vînmes ici tout droit, ce qui fait que personne ne l'a vu.

– Ah ! fit le margrave.

– Le pauvre garçon n'est plus sorti de cette maison, qui devait être son tombeau.

– Comment ! il est mort ?

– Oui. Il s'est passé son épée au travers du corps, dans un accès de désespoir amoureux, et il m'a laissé pour unique héritage les papiers que voilà et qui sont, d'abord son acte de baptême, pièce authentique s'il en fut ; une lettre de recommandation du gouverneur de sa province pour le capitaine des gardes de Sa Majesté, car son unique ambition était d'entrer dans la maison rouge, enfin une lettre pour sa sœur qui est mariée à un pauvre gentilhomme de son pays.

– Et il est mort ? dit le margrave.

– Oui.

– Mais alors on a constaté son décès ?

– Non. Je l'ai fait jeter de nuit à la Seine. Par conséquent le jour où, redevenu jeune, tu te présenteras chez le capitaine des gardes, tu obtiendras sans difficulté la casaque de mousquetaire rêvée par le pauvre garçon.

Un sourire dédaigneux vint aux lèvres du margrave.

– Le lendemain, poursuivit Janine, on ouvrira le testament de feu le prince margrave de Lansbourg-Nassau, et, devenant ton propre héritier, tu renonceras à être mousquetaire pour t'en aller prendre possession de ta principauté.

– Tout cela est fort bien, dit le margrave qui attachait sur Janine un œil clair et investigateur. Mais...

– Mais quoi ?

– Qui me dit que tu ne me trompes pas ?

Un rire dédaigneux vint aux lèvres de la femme immortelle.

– Ah ! tu te défies de moi, fit-elle. Eh bien, va-t-en alors, sois vieux, sois cassé et meurs.

– Janine...

– Ah ! fourbe, reprit-elle, triple traître, tu voudrais que je te rendisse ta jeunesse, que je te donnasse l'immortalité pour me vendre encore après à des juges qui me feraient monter de nouveau sur un bûcher. Va-t-en ! va-t-en !

Et la colère qui brillait dans son regard brûla les yeux du margrave.

Alors une nouvelle épouvante le prit et il se remit à genoux.

– Grâce ! dit-il.

– Non, va-t-en, répéta-t-elle.

Elle avait fait un signe aux deux négrillons, qui firent un pas de retraite comme pour éclairer le margrave et le ramener par le même chemin.

Mais le margrave ne bougea.

Cet homme, qui n'avait de vieux que le corps et dont l'esprit avait conservé toute sa pénétrante activité, l'âme, toutes ses infernales inspirations, venait de faire en lui-même ce raisonnement :

– Janine est aussi jeune, aussi belle qu'il y a quarante années ; serait-elle réellement immortelle ? et si elle me promet la jeunesse, c'est qu'elle m'aime encore, je ne risque donc rien à me dépouiller. Car, si je ne redeviens pas jeune, si je continue à vivre courbé et cassé, je ne dois rien à cet héritier imaginaire.

Et le margrave crut, une fois de plus, qu'il trompait Janine, ses calculs reposant sur cette base que c'était bien à la sorcière brûlée il y avait quarante ans, qu'il avait affaire.

Alors il sut jouer le plus violent désespoir ; il retrouva les accents les plus passionnés de la jeunesse, il parla d'amour comme un jouvenceau, et se précipitant vers la table, il écrivit d'une haleine, sans même lever la tête, ce singulier testament que lui demandait la femme immortelle, le signa et y apposa son sceau.

Janine, penchée sur son épaule, avait lu à mesure qu'il écrivait, et un sourire de satisfaction passa sur ses lèvres. Quand il lui tendit le testament, elle le prit, le glissa dans son sein et lui dit :

– Eh bien, maintenant, je te crois, Fritz, et je vais continuer le traitement qui doit te rendre la jeunesse et te donner l'immortalité.

Il eut cependant un dernier accès de défiance :

– Vrai ? dit-il.

– Suis-moi, et retournons dans cette chambre où nous étions tout à l'heure.

Ils abandonnèrent le laboratoire que Janine ferma soigneusement, et ils se remirent en route.

Mais vers le milieu de ce corridor qu'ils avaient déjà suivi, le margrave s'arrêta tout à coup.

– Qu'as-tu ? lui dit Janine.

– Il me semble que j'ai entendu un bruit sourd.

– C'est celui de la rivière qui roule au-dessus de nos têtes.

– Non, ce n'est pas cela...

– Qu'as-tu donc entendu ? dit Janine.

Et elle eut un mystérieux sourire.

– Quelque chose comme des hurlements.

– Ah ! dit Janine, c'est mon prisonnier.

– Quel prisonnier ?

Et à ce mot le margrave tressaillit.

– J'ai un prisonnier enchaîné, reprit Janine, et c'est un homme de ta connaissance.

– Plaît-il ?

– On le nomme le marquis de la Roche-Maubert.

– Mais je l'ai vu il y a quinze jours ! exclama le margrave.

– Je ne dis pas non.

– Comment est-il devenu ton prisonnier ?

– Il a voulu se mêler de mes affaires.

– Ah !

– Mais, dit encore Janine, veux-tu le voir ? c'est l'affaire de cinq minutes.

– Soit, répondit le margrave.

Alors dans le trousseau des clefs qui pendait à sa ceinture, Janine en choisit une et fit un signe aux deux négrillons.

Ceux-ci s'arrêtèrent devant une porte prise dans la voûte et que le margrave n'avait point remarquée en passant.

XLII

Janine ouvrit cette porte.

– Une fameuse serrure ! murmura le margrave qui put entendre, au seul mouvement de cette petite clef, grincer des verroux, et des pênes énormes courir dans leurs gâches.

Janine ne répondit pas.

La porte ouverte, le margrave vit un escalier qui s'enfonçait verticalement et tourner en manière de coquille de colimaçon.

À quelle profondeur atteignait-il, partant déjà de cette profondeur non calculée où se trouvaient Janine et le margrave ?

Nul n'aurait pu le préciser.

Mais les gémissements, les plaintes, et parfois les hurlements du prisonnier, tout en arrivant plus distinctement aux oreilles du margrave, lui parurent encore monter du fond de l'enfer.

Janine fit un nouveau signe aux deux négrillons.

L'un posa le pied sur la première marche et commença à descendre lentement.

Puis Janine, tenant toujours le margrave par la main, descendit après lui.

Enfin le deuxième négrillon, élevant sa torchère au-dessus de leur tête, ferma la marche.

À mesure qu'ils descendaient les imprécations et les hurlements du prisonnier devenaient plus violents et plus nettement articulés.

– Mais enfin, dit le margrave à Janine, explique-moi donc...

– Comment le marquis est en mon pouvoir ?

– Oui. Car je l'ai vu, il y a quinze jours.

– Je sais cela.

– Ah ! vraiment ?

Janine reprit :

– Maintenant que tu m'as donné une preuve d'amour, je ne veux pas revenir sur le passé ; mais enfin, il faut bien que je te dise que le marquis, alors âgé de vingt ans, fut ton complice, quand tu m'envoyas au bûcher.

– C'est lui qui te dénonça, traîtreusement.

– Soit, mais tu l'y avais poussé.

Le margrave ne répondit pas.

– Deux jours avant ma mort, poursuivit Janine, car, pour lui et pour toi, j'allais mourir, je ne t'aimais plus, je te méprisais et j'aimais le marquis.

« Lorsque je suis montée sur le bûcher, un revirement se fit dans mon cœur.

« Je vous aperçus tous deux dans la foule, et soudain je me repris à t'aimer avec cette frénésie sauvage dont aujourd'hui encore je te donne une preuve éclatante, et je me jurai de châtier le marquis.

« Et puis, ajouta Janine, avec sa voix mélancolique et son sourire triste, il s'est passé quarante années, et je ne me suis point vengée.

« Je suis une femme d'amour et non une femme de haine.

« Je t'aimais, et le jour où je fus sur le chemin de cette découverte, qui pouvait te rendre la jeunesse et te faire immortel, je n'eus plus qu'un but, qu'une pensée, un désir ardent : te reconquérir tout entier, mon Fritz adoré.

Ce vieillard chancelant, aux cheveux rares et aux dents disparues, avait une telle dose de fatuité qu'il ne sourcilla point à ces brûlantes paroles de Janine.

La femme immortelle poursuivit :

– Mais le marquis s'est mis en tête de me retrouver, de me revoir, lui qui croyait à mon immortalité.

« Il a voulu faire du bruit, il a failli compromettre mes projets te concernant. Alors, je lui ai tendu un piège et il y est tombé.

Les hurlements continuèrent.

Bientôt le margrave, qui descendait toujours, put entendre ces paroles nettement articulées :

– Janine, je te ferai périr par la hache du bourreau, et quand ta tête sera détachée du tronc, nous verrons bien si tu es immortelle !

– Nous y voici, dit Janine au margrave.

Celui-ci aperçut alors une énorme grille qui fermait une sorte de logette pratiquée dans la cage de l'escalier, lequel, du reste, continuait à s'enfoncer sous terre.

Alors les deux négrillons se placèrent devant cette grille, projetant à l'intérieur de ce singulier cachot la lumière de deux torchères.

Le margrave vit alors le marquis à demi vêtu, les cheveux en désordre, sa chemise déchirée, pâle, hâve, grinçant des dents et se cramponnant de ses mains crispées aux barreaux de sa prison.

– Ah ! te voilà, Janine ! s'écria-t-il en lui montrant le poing, je t'aimais jadis, mais je te hais maintenant, et je te ferai mourir de la main du bourreau.

Janine haussa imperceptiblement les épaules et, s'effaçant, laissa voir le margrave au prisonnier.

Cette vue lui donna un redoublement de rage, et il montra le poing à son rival.

– Marquis, lui dit Janine, l'heure de votre délivrance approche.

Il eut un ricanement de fureur.

– Si tu me délivres, sorcière d'enfer, dit-il, tu hâteras ton châtiment.

– Je vais rendre la jeunesse au margrave, poursuivit-elle, à mon Fritz bien-aimé ; puis nous nous marierons et nous quitterons la France. Dès lors, marquis, je braverai votre colère et vous pourrez reconquérir votre liberté, dont, dès à présent, ajouta-t-elle, je vais vous fournir l'instrument.

Ce disant, elle tira de son sein une petite lime qu'elle lui jeta au travers des barreaux.

– En admettant, poursuivit-elle, que vous en fassiez usage nuit et jour, il vous faudra deux grandes semaines pour briser ces barreaux, et dans quinze jours, nous serons hors de France.

L'exaspération du marquis croissait au lieu de se calmer.

– Fusses-tu au bout du monde ! s'écria-t-il, je te rejoindrai !

– Que je vous donne un dernier renseignement, marquis, dit encore Janine. Vos barreaux brisés, vous descendrez cet escalier. Il aboutit à un corridor qui remonte au niveau de la Seine. Vous êtes bon nageur, vous l'avez prouvé.

Et elle lui tourna le dos.

– Viens, dit-elle au margrave, viens mon bien-aimé. Je vais travailler maintenant à te rendre la jeunesse.

Dix minutes après, le margrave s'était couché sur le lit où déjà Janine lui avait tiré plusieurs pintes de sang.

Un des négrillons tenait l'aiguière d'argent, l'autre éclairait cette scène bizarre.

Cependant Janine n'avait point encore piqué la veine d'où le sang devait jaillir.

Un soupçon traversa l'esprit du margrave, comme elle approchait l'épingle d'or de son bras nu.

– Arrête ! s'écria-t-il.

XLIII

Le soupçon qui venait de traverser l'esprit du margrave était celui-ci : « Janine a enfermé le marquis de la Roche-Maubert ; elle se venge de lui. Qui sait si elle ne se vengera de moi aussi ? »

– Eh bien, fit la femme immortelle en laissant suspendue son épingle d'or au-dessus du bras.

– Tu ne me trompes pas, au moins ? fit le margrave.

– Te tromper ! et pourquoi ?

– Si, mon sang répandu jusqu'à la dernière goutte, tu allais me laisser mourir.

Janine haussa les épaules.

Mais au lieu de protester, elle se contenta d'aller vers la cheminée au long de laquelle pendait un gland de sonnette, qu'elle prit et agita.

– Que fais-tu ? dit le margrave étonné.

Janine ne répondit pas.

Seulement, au bout de quelques secondes, la porte s'ouvrit et un personnage entra, sur la vue duquel le margrave était loin de compter.

Ce personnage était madame Edwige.

La terrible gouvernante était comme le trait d'union entre la vie réelle et cette fantastique existence que le margrave menait depuis quarante-huit heures.

Madame Edwige souriait.

– Madame, lui dit froidement Janine, je ne puis tenir ce que je vous ai promis. Ce pauvre Fritz est fou.

« Vous seule savez si je l'aimais, vous qui, depuis vingt ans, m'écrivez chaque jour ce qu'il fait.

– C'est vrai, dit madame Edwige.

– Comment ! balbutia le margrave, tu savais ?...

– Je sais tout, dit madame Edwige, qui attacha sur le vieillard son regard dominateur, et j'ai eu bien de la peine à vous amener ici.

– Eh bien, dit Janine, emmenez-le, car il est indigne de mon amour.

– Janine, s'écria le margrave confus, pardonne-moi encore. Tiens... que mon sang coule... j'ai foi en toi...

Et il lui tendit son bras.

Mais Janine avait remis l'épingle d'or dans ses cheveux.

– Non, dit-elle, pas à présent.

– Pourquoi ?

– Je te l'ai dit, si tu ne m'aimes pas, je serai impuissante à te rendre la jeunesse.

– Et si je t'aime !

– Je veux bien te pardonner encore, dit-elle, mais à la condition que tu te soumettras à une dernière épreuve.

– Parle.

Janine fit un signe à madame Edwige cette fois.

La gouvernante alla prendre un gobelet d'argent et un flacon qui se trouvaient sur un dressoir.

– Tu as les nerfs agités, dit Janine, et tu as besoin de calme. Bois cela.

Madame Edwige avait versé une partie du contenu du flacon dans le gobelet et elle le présentait au margrave.

Celui-ci, devenu docile comme un enfant, prit le gobelet et le vida d'un trait.

Ce fut rapide, presque foudroyant.

Le margrave jeta un cri, fit un soubresaut sur le lit, puis retomba encore.

Ses yeux s'étaient brusquement fermés et une paralysie entière s'était emparée de tout son corps.

Alors madame Edwige regarda Janine.

– Il est mort ! dit-elle.

– Non, répondit Janine, mais tous ses sens sont paralysés à l'exception d'un seul.

– Lequel ?

– L'ouïe.

– Il entend ce que nous disons ?

– Oui, et son châtiment va commencer.

Et Janine, qui avait tout à coup pris la solennelle attitude d'un juge qui condamne, Janine regarda cet homme qui avait l'air d'un cadavre et dit :

– Fritz, prince margrave de Lansbourg-Nassau, je ne suis pas Janine, la sorcière, Janine, la femme qui faisait de l'or. Ma mère est morte sur le bûcher que tu lui as dressé. Mais Janine, en mourant, a légué sa vengeance à son héritière. C'était ma mère ; et Dieu, qui punit les assassins et les traîtres, a permis que j'eusse avec elle une ressemblance qui devait être ta perte.

Le margrave ne bougea pas ; ses yeux ne s'ouvrirent point ; mais quelques muscles de son visage se crispèrent.

Ce fut la seule trace visible de la terrible et profonde émotion qu'il éprouva en ce moment, – car Janine avait dit vrai : si tout son corps était plongé dans une léthargie profonde, son ouïe était demeurée intacte.

Janine poursuivit :

– Fritz, prince margrave de Lansbourg-Nassau, ta dernière heure est proche, et je t'ai condamné à mourir ; mais ta mort sera lente et ton sang s'en ira goutte à goutte, et tu pourras entendre s'ouvrir pour toi la porte de l'éternité.

« Chaque nuit je te tirerai quelques pintes de sang, et cela jusqu'à ce que tes veines soient vides et que ton cœur infâme cesse de battre.

« Écoute encore, prince margrave : tout à l'heure, ô insensé, tu as fait un testament et tu as indiqué ton héritier.

« Cet héritier est vivant et je l'aime. Tiens, si tu ne peux le voir, au moins entendras-tu le bruit de mes baisers sur sa joue.

Et Janine sonna une seconde fois.

Alors un homme entra.

C'était le chevalier d'Esparron.

Le chevalier ne savait rien sans doute de ce qui venait de se passer, car il regarda Janine avec étonnement.

– Prince margrave de Lansbourg-Nassau, je te salue, dit-elle.

Et comme il faisait un pas en arrière, elle tira de son sein le testament aux armes du margrave.

– Tiens, dit-elle, le misérable a bien fait les choses, il nous restitue les trésors volés à ma tante et te nomme son héritier.

Et Janine expliqua au chevalier d'Esparron par quelle ruse gracieuse elle avait amené le margrave à se dessaisir de ses biens.

– Il n'est donc pas mort ? demanda le chevalier.

– Il vivra cinq jours encore.

Le chevalier fronça le sourcil.

– C'est quatre jours de trop, dit-il.

– Pourquoi ? dit Janine étonnée.

– Parce que nos ennemis sont sur nos traces, dit le chevalier.

– Soit, mais le Régent nous protège, répondit Janine.

Et elle piqua avec son épingle le bras du margrave, et un jet de sang tomba dans l'aiguière que tenait toujours le négrillon.

Deuxième partie
I

Revenons maintenant à notre ami le président Boisfleury qui prenait tant de peines, de mal et de souci pour le plus éclatant triomphe de la justice dont il se croyait le plus pur représentant sur la terre.

Le président Boisfleury s'était donné beaucoup de mal depuis quelques jours.

On sait comment le Régent et le cardinal Dubois l'avaient reçu.

Mais un tel accueil ne pouvait rebuter l'infatigable magistrat.

Toute sa vie le président Boisfleury avait trouvé des coupables, et ce n'était pas à la fin de sa carrière qu'il allait déroger à ses principes en ne voyant plus autour de lui que des innocents.

Éconduit de chez le Régent, il était allé chez la duchesse du Maine.

La grande maîtresse de l'ordre de la Mouche à miel, lui avait dit :

– Le Régent est un misérable qui protège les vauriens, les assassins et les filous. Mais il est tout-puissant. Telle que vous me voyez, je suis exilée dans ma terre de Sceaux et ne pourrais vous être d'aucun secours.

De chez la duchesse, le président était allé chez le duc de Bourbon, puis chez madame de Prie, sa maîtresse.

On lui avait fait la même réponse.

Mais les obstacles, au lieu de rebuter l'acharné président, l'exaltaient, tout au contraire.

Un autre eût renoncé à retrouver le marquis de la Roche-Maubert et à se mêler des affaires du margrave.

Le président s'écria :

– Quand je devrais être moi-même agent de police, j'irai jusqu'au bout.

Le Gascon Castirac avait pris la fuite ; mais le président ne renonçait pas à le retrouver.

D'ailleurs, il avait appris qu'un capitaine aux gardes s'était présenté, pour arrêter le Gascon, cinq minutes après le départ de celui-ci.

On redoutait donc Castirac !

– Si je remets la main sur lui, s'était dit Boisfleury, il sera le plus bel atout de mon jeu.

Et le président, loin de renoncer à la tâche qu'il s'était imposée, avait mandé auprès de lui l'agent de police Porion.

Ce Porion, qui devait plus tard jouer un rôle important, sous le nom de Père Cannelle, dans l'arrestation du régicide Damiens, était non seulement un homme habile, mais encore un ambitieux.

Il voulait être lieutenant de police, lui, homme de rien ; et il n'attendait qu'une occasion pour se signaler à l'attention des gens qui tenaient le pouvoir en mains.

Le lieutenant de police avait-il pénétré ses vues ambitieuses ?

La chose était probable, car depuis quelque temps il ne l'employait plus.

Alors, les gens de police n'avaient pas un traitement fixe, mais chaque affaire leur était payée selon son importance.

Boisfleury fit donc venir Porion.

Il ne lui parla point du Régent, mais il lui dit que le lieutenant de police avait refusé de se mêler de cette affaire.

Porion vit là une excellente occasion, non seulement de se signaler, mais de se mettre en révolte ouverte avec son chef, en s'assurant l'appui du parlement.

Trois jours après s'être mis en campagne, il revint un matin chez Boisfleury.

– Monseigneur, lui dit-il, je tiens tous les fils d'une vaste intrigue.

– Ah ! fit Boisfleury, voyons !

Cela se passait dans la chambre des instructions criminelles ; le président avait mis sa robe rouge, et donné l'ordre à son huissier de ne laisser entrer personne.

– Monseigneur, reprit Porion, le margrave et le marquis de la Roche-Maubert, étaient amoureux de la même femme.

– Ah !

– Je ne crois pas que le marquis soit mort, mais je n'ai pas encore de données positives sur son sort. Quant au margrave, il a quitté son hôtel hier soir.

– Où est-il allé ?

– Dans un carrosse jusqu'au bord de la rivière, auprès du pont au Change.

– Et puis ?

– Là, il est monté dans une barque avec sa gouvernante.

« La barque a remonté le courant, mes agents l'ont suivie en longeant les berges, et l'ont vue disparaître à la hauteur d'une maison de la rue de l'Hirondelle, en aval du pont Saint-Michel.

– Elle a chaviré ?

– Non, elle s'est engouffrée sous un chenal souterrain. En même temps, poursuivit Porion, j'ai fait garder la rue de l'Hirondelle.

« Mes agents ont pénétré dans la maison que je leur ai signalée, et l'ont fouillée de fond en comble, après avoir bâillonné et garrotté le bourgeois gentilhomme.

– Et ils ont trouvé l'issue souterraine indiquée par le Gascon ? dit le président dont les yeux brillaient.

– Non.

– Comment !

– La plaque de cheminée recouvrait un mur plein.

« Alors, ne trouvant rien, ils ont établi dans la rue une sorte de souricière ; un gentilhomme est venu à passer, et ils ont voulu l'arrêter. Mais il leur a montré une de ces fameuses clefs que Monseigneur le Régent donne à ses favoris. Ils ont fait mine de s'éloigner, mais ils ont vu le gentilhomme entrer dans la maison suspecte.

– Fort bien.

– Et nous savons son nom.

– Ah !

– C'est le chevalier d'Esparron, et je suppose qu'il est l'amant de la sorcière.

Tandis que Porion parlait, Boisfleury prenait des notes.

Porion continua :

– La maison est gardée du côté de la rue. Deux de mes hommes, cachés dans un bateau de blanchisseuse font sentinelle du côté de la rivière.

– À merveille ! fit le président.

– Enfin, j'ai fait arrêter hier soir le mari de la gouvernante du margrave. C'est un Allemand nommé Conrad.

« Cet homme prétend ne rien savoir, mais si Votre Seigneurie daignait ordonner qu'on le soumît à la question, il nous apprendrait bien des choses.

– Rien n'est plus facile, dit froidement le président Boisfleury.

Et il écrivit ces mots :

« La chambre criminelle des mises en accusation ordonne que le sieur Conrad soit mis à la torture. »

Et il signa.

Porion prit l'ordre et dit :

– Maintenant, monseigneur, tout ira bien.

II

Tandis que le président Boisfleury se mettait en tête de retrouver le marquis de la Roche-Maubert, celui-ci ressemblait fort à ces bêtes fauves qui tournent sans relâche dans leur cage, espérant trouver une issue.

Du reste, comme on a pu le voir, le marquis était dans une cage.

Mais comment y était-il ?

D'une façon bien simple, si on se reporte à ce moment où le marquis poursuivait Janine dans un étroit corridor et, ivre d'amour et de fureur, essayait de la rejoindre.

On s'en souvient, le sol avait tout à coup manqué sous ses pieds.

Puis il avait jeté un cri terrible ; puis le chevalier d'Esparron et Janine n'avaient plus rien entendu.

Voici ce qui était arrivé.

À un certain endroit du corridor, le sol faisait place à une dalle tournante pareille à celles qui recouvraient les oubliettes.

La dalle avait fui sous le pied du marquis, et le marquis s'était senti précipité dans un abîme inconnu.

Cela avait été l'affaire d'un quart de seconde pendant lequel le marquis roulant dans les ténèbres s'était cru mort.

Mais au lieu de tomber sur des rochers aigus, des piques ou des lames de sabre, meubles ordinaires des oubliettes, au lieu de rencontrer dans sa chute un sol dur sur lequel il se serait brisé comme verre, le marquis était tombé dans l'eau.

Une sensation de froid succédant à cette angoisse terrible avait été accueillie par lui comme un bienfait inexprimable.

Non seulement, il ne s'était pas tué, mais encore la fraîcheur de l'eau calmait son exaltation.

Il s'était mis à nager.

L'obscurité la plus profonde l'enveloppait, et il pensa qu'il était tombé dans une citerne ou dans un puits.

En effet, ayant voulu aller droit devant lui, il s'était heurté à un mur ; puis, revenant en arrière, il en avait rencontré un autre, et enfin, il avait bientôt acquis la conviction qu'il était bien dans une citerne.

Mais comment en sortir ?

Pendant une heure environ, il se soutint sur l'eau, tantôt nageant avec vigueur, palpant les murs et cherchant une porte, tantôt faisant la planche et n'espérant plus son salut que du hasard.

Puis l'épouvante et l'angoisse l'avaient repris à la gorge. Cette eau glacée dans laquelle il était tombé était un raffinement de supplice et il devait finir par se noyer, si l'on ne venait pas à son aide.

Tout à coup il se passa une chose étrange.

Le marquis crut sentir que l'eau fuyait sous lui et que son niveau s'abaissait.

La citerne se vidait lentement par quelque soupape subitement ouverte.

Elle se vidait lentement, il est vrai, et, cela pouvait durer assez longtemps pour que le marquis épuisé se noyât ; mais l'instinct de la conservation et peut-être la soif de la vengeance lui donnèrent une vigueur nouvelle.

Il nagea encore, il nagea longtemps jusqu'à ce que, épuisé, il fermât les yeux et s'évanouît.

Mais ses pieds avaient enfin trouvé le sol de la citerne et il ne resta pas trois minutes sous l'eau, car l'eau s'échappant jusqu'à la dernière goutte, le laissa inanimé, mais vivant.

Et lorsque M. de la Roche-Maubert revint à lui, il était dans ce cachot donnant sur un escalier souterrain dont il était séparé par un treillage de barreaux de fer de l'épaisseur du bras et s'enchevêtrant les uns dans les autres.

On lui avait mis d'autres vêtements et il n'était plus mouillé, à ce point qu'il aurait pu croire qu'il avait fait un mauvais rêve.

Un homme, de l'autre côté de la cage, était assis sur une des marches de l'escalier, ayant un flambeau près de lui.

M. de la Roche-Maubert l'avait regardé avec effarement.

Puis il l'avait reconnu.

Et pris d'une fureur subite, il s'était rué sur les barreaux de sa prison.

Mais le chevalier s'était mis à rire.

Puis il lui avait dit en souriant :

– Monsieur le marquis, vous m'accorderez cette justice que j'ai opposé toutes sortes de résistance à vos projets téméraires, et que si vous avez failli vous noyer, si vous êtes prisonnier maintenant, c'est votre faute, absolument votre faute, et non la mienne.

– Ah ! misérable ! hurlait le marquis.

Le chevalier haussait les épaules.

– Au lieu de m'injurier, dit-il, écoutez-moi.

La rage du marquis était-elle épuisée, ou bien la curiosité de savoir ce qu'on voulait faire de lui fut-elle assez forte pour le calmer momentanément ?

Nous ne saurions le dire ; mais il se tut.

– Marquis, dit alors le chevalier, vous avez désobéi au Régent, vous avez dédaigné les conseils de l'abbé Dubois, votre parent, et tout ce qui vous advient est votre œuvre.

« La femme immortelle ne vous aime pas ; elle ne saurait vous aimer, et cela pour deux raisons : la première est que vous avez depuis longtemps passé l'âge des amours ; la seconde est que Janine m'aime et que son cœur n'est pas assez vaste pour nous loger tous les deux.

Le marquis serra les poings, mais il ne souffla mot et continua à regarder le chevalier.

Celui-ci poursuivit :

– En outre, Janine et moi nous avons à faire une besogne importante, dans l'accomplissement de laquelle nous ne voulons pas être dérangés ; et comme, si nous vous rendions la liberté vous iriez de nouveau faire grand bruit et grand tapage, souffrez que nous vous gardions jusqu'à ce que nous n'ayons plus à vous craindre. Rassurez-vous, du reste, c'est l'affaire de quelques jours.

Et le chevalier s'en était allé emportant le flambeau. Alors M. de la Roche-Maubert, l'intraitable vieillard, avait été en proie à un nouvel accès de fureur. Il avait heurté sa tête aux murs de sa prison, meurtri ses doigts aux barreaux de fer, crié et hurlé sans relâche, pendant plusieurs heures.

Enfin, épuisé, l'écume à la bouche, il était tombé sur le sol et n'avait plus fait entendre que des paroles vides de sens et des sons inarticulés.

Alors une lumière avait reparu dans l'escalier.

Le chevalier revenait portant un panier de provisions. Et s'arrêtant devant les barreaux :

– Marquis, avait-il dit, je ne veux pas vous laisser mourir de faim !...

III

Près de huit jours s'étaient écoulés.

La captivité change en haine féroce tous les autres sentiments qui se partageaient autrefois l'âme et le cœur d'un prisonnier.

Le marquis de la Roche-Maubert n'aimait plus Janine. Le marquis avait conçu pour elle une haine sauvage et mortelle.

Cependant au lieu de l'abattre, cet isolement avait surexcité sa fureur.

Pendant huit jours, le marquis avait hurlé et blasphémé sans relâche, injuriant le chevalier d'Esparron qui le visitait tous les soirs et lui faisait passer des provisions à travers les barreaux de sa cage.

Puis il avait vu, une nuit, venir deux autres visions, – on s'en souvient, – Janine et le margrave.

Et Janine lui avait dit d'un ton moqueur :

– L'heure de votre délivrance approche, marquis, et je veux que vous y puissiez travailler vous-même.

Et sur ces mots, on se le rappelle encore, elle lui avait jeté une petite lime en lui disant :

– Voilà pour scier vos barreaux ; mais, en travaillant sans relâche, vous n'arriverez pas à reconquérir votre liberté avant quinze jours.

Janine disparue, il s'était écoulé environ trois heures.

Le marquis n'avait même pas ramassé la lime et il avait continué à vociférer.

Au bout de ce temps, la lumière avait reparu dans l'escalier.

C'était encore le chevalier d'Esparron.

Le chevalier portait un énorme panier, cette fois, et qui devait renfermer des vivres pour plusieurs jours.

– Marquis, dit-il, je vais être très occupé désormais, et je ne sais pas si j'aurai le temps de vous venir visiter régulièrement.

« Aussi vous apporté-je des vivres pour une semaine. D'autant plus qu'elle m'a dit vous avoir donné une lime dont vous pourrez faire bon usage.

Sur ces mots, le chevalier fit passer du pain coupé en petits morceaux et des viandes froides à travers les barreaux, puis il jeta dans l'intérieur de la cage un paquet de chandelles et en laissa une allumée auprès des barreaux ajoutant :

– Puisque vous allez travailler, il est à propos que vous y voyiez !

Et le chevalier s'en alla.

Le marquis n'avait même pas ramassé la lime.

Cet outil était si petit et les barreaux de la cage si gros, que sa première pensée avait été que Janine et le chevalier d'Esparron se moquaient de lui.

Cependant, la lumière succédant aux ténèbres qui l'enveloppaient depuis sa captivité, ramena un peu de calme dans son esprit.

Il cessa tout à coup de hurler et de blasphémer.

Puis il ramassa la lime et se prit à l'examiner.

Elle était petite, mais d'acier bien trempé, et comme il l'essayait sur un des barreaux, il sentit que ses dents mordaient bien.

Alors il se souvint d'une foule d'histoires de prisonniers qui avaient percé des murs avec un clou et scié leurs chaînes avec un ressort de montre.

Et l'espoir de la délivrance lui monta au cerveau comme une ivresse et il se mit à la besogne.

Pendant une demi-journée environ, le marquis lima, lima sans relâche, ne s'arrêtant que pour remplacer par une autre la chandelle consumée et oubliant même de manger.

Au bout de plusieurs heures, le marquis, essoufflé, le front baigné de sueur, reconnut la vérité des paroles de Janine.

À travailler sans relâche, il en avait pour quinze jours. La lime mordait bien, mais les barreaux étaient si épais ! Et puis ils étaient serrés les uns contre les autres, au point qu'il faudrait en scier au moins quatre de haut en bas, et tout autant en travers pour pratiquer une ouverture assez grande pour que le marquis pût passer au travers.

Il eut un accès de découragement et abandonnant un moment sa besogne, il alla s'asseoir sur le grabat placé au fond de la cage et qui lui servait de lit.

La chandelle posée à terre, éclairait le cachot du bas en haut.

Les yeux distraits du marquis allaient du grillage au plafond formé par d'énormes solives, et comme ce plafond était très bas, quand il se tenait tout debout, il le touchait presque avec sa tête.

Soudain les regards du marquis se trouvèrent comme rivés entre deux de ces poutres.

Il avait vu une fuite, et cette fuite lui annonçait une ouverture.

Il se leva, prit la chandelle et l'approcha du plafond.

Les poutres étaient recouvertes d'un badigeon, mais l'humidité avait détaché peu à peu le plâtre qui les hourdait l'une à l'autre, pour nous servir d'une expression de maçon, et le marquis reconnut dans deux de ces poutres l'existence d'une trappe condamnée.

Comment s'ouvrait-elle autrefois ?

Le marquis ne le savait pas, et ceux qui l'avaient enfermé dans cette cage n'en soupçonnaient peut-être pas l'existence, car elle était en partie masquée par le badigeon.

Alors, avec la pointe de sa lime, M. de la Roche-Maubert se mit à faire tomber le plâtre peu à peu, et, en moins d'une demi-heure, il eut dégagé les rainures et mis à découvert deux charnières, sur lesquelles elle avait dû tourner jadis.

Ces charnières étaient en fer, mais d'une épaisseur ordinaire.

M. de la Roche-Maubert traîna son grabat verticalement au-dessous, monta dessus, et, abandonnant les barreaux de la cage, il se mit à attaquer avec la lime l'une des charnières.

Le fer était oxydé et la lime mordait aisément.

Il ne fallut pas une heure au marquis pour que la première charnière fût rompue.

Alors il entama la seconde et, moins d'une heure après, la trappe ne tenait plus au plafond que par un verrou ou un pêne invisible et qui devait s'ouvrir de l'étage supérieur.

Mais de même qu'il est toujours facile d'enfoncer une porte dont on a brisé les gonds, de même en introduisant un outil quelconque dans la rainure qui avait supporté les charnières, il serait facile de faire jouer la trappe.

Malheureusement, la lime était trop petite, et l'outil dont le marquis avait besoin, n'était pas sous sa main. Il regarda autour de lui, fit le tour de son cachot cherchant et ne trouvant rien.

Tout à coup ses yeux s'arrêtèrent sur une grosse pierre qui était dans un coin et lui servait parfois de siège.

Cette pierre était lourde et pesait plus de quarante livres.

Mais le marquis, en dépit de ses soixante-six ans, était robuste.

Il prit la pierre à deux mains, l'éleva au-dessus de sa tête, puis s'en servant comme d'un bélier, il se prit à heurter violemment la trappe.

IV

La trappe résista d'abord. Puis elle oscilla légèrement ; puis une nouvelle attaque plus vigoureuse la souleva d'environ trois pouces et elle retomba.

Alors M. de la Roche-Maubert eut peur de son succès.

Qui sait si on n'avait pas entendu tout ce vacarme, et si au moment où il croyait avoir trouvé un moyen de fuite, le chevalier d'Esparron n'allait pas apparaître suivi de deux ou trois laquais qui se jetteraient sur lui, le garrotteraient et le changeraient de cachot ?

L'amour de la liberté donne à l'homme l'instinct et les ruses de certaines bêtes fauves prises au piège.

Le marquis savait maintenant une chose, c'est que la trappe se soulèverait tout à fait quand il ferait un grand et suprême effort.

Il reposa la pierre à la place où il l'avait prise, alla se coucher sur son grabat et attendit.

De deux choses l'une : ou l'on avait entendu les coups frappés contre la trappe, ou le bruit n'était pas parvenu à ses geôliers.

Dans le premier cas, on ne pouvait tarder à descendre.

Dans le second, le marquis aurait toujours le temps de recommencer sa tentative d'évasion.

Il attendit donc ; et bien que son cœur battît violemment, il passa près de deux heures couché sur son lit, prêtant l'oreille au moindre bruit.

Un silence de mort régnait dans la cage et dans l'escalier.

Le marquis pensa que peut-être Janine et le chevalier avaient déserté la maison.

Et c'était assez probable, s'il songeait qu'on lui avait apporté des provisions pour plusieurs jours et une lime qui devait lui servir à reconquérir lentement sa liberté.

M. de la Roche-Maubert n'hésita plus.

Nous l'avons dit, le plafond du cachot était si bas que le marquis le touchait de la tête quand il se tenait debout.

Il eut alors une autre idée.

Au lieu de reprendre la pierre à deux mains et de s'en servir pour battre la trappe en brèche, il la traîna sur le sol, verticalement et au dessous.

Puis il s'en servit comme d'un marchepied et se courbant, il arc-bouta ses épaules contre la trappe.

On sait que le marquis était robuste.

C'était bien un de ces Normands de haute taille, aux épaules carrées, aux bras musculeux, qui descendent des compagnons de Guillaume le Conquérant, et qui semblent être nés pour la bataille éternelle.

Et puis le marquis avait soif de liberté, soif de vengeance, et haïssait d'autant plus Janine qu'elle aimait le jeune et brave chevalier d'Esparron.

Pareil à Samson qui, sentant repousser sa chevelure, renversa d'un coup d'épaule les piliers de la salle qu'emplissaient les Philistins, le marquis fit un effort gigantesque, et la trappe ne retomba point et demeura ouverte.

Le marquis se baissa alors et prit la chandelle qu'il avait laissée à terre.

Puis il l'éleva au-dessus de sa tête, pour explorer la cavité qu'il venait de mettre à découvert.

Il reconnut alors une sorte de corridor supérieur, dont l'extrémité se perdait dans les ténèbres.

Le marquis ne pouvait plus hésiter.

Il laissa la chandelle au bord de la trappe, mit la lime dans sa poche, se suspendit par les mains, comme un gymnaste qui fait son trapèze, et se hissa jusqu'au plancher supérieur.

Il se trouvait maintenant dans le corridor dont la chandelle était impuissante à éclairer l'extrémité.

Mais une fois debout dans le corridor, le marquis était libre relativement.

Où était-il ? peu lui importait ! il n'était plus dans cette cage où il avait passé de longues heures de rage et de désespoir, et c'était l'essentiel.

Comme on le pense bien, il n'avait plus ni épée, ni pistolets ; et son arme unique était cette petite lime que Janine lui avait jetée au travers des barreaux.

Mais il avait au bout de ses bras robustes des poings énormes, et il comptait bien s'en servir et assommer quiconque lui barrerait le passage.

Il prit donc la chandelle et se mit à marcher droit devant lui.

Le corridor suivait une pente inclinée et contournait légèrement sur lui-même.

Comme il avait une certaine sonorité, le marquis se mit à marcher sur la pointe des pieds.

Tout à coup, le corridor fit un coude brusque, et le marquis se trouva à l'entrée d'un escalier.

Cet escalier descendait.

Le marquis s'y engagea et, arrivé à la dernière marche, il reconnut qu'il en rejoignait un autre, sans doute celui qui passait devant la cage.

Or, Janine lui avait dit :

– Quand vous aurez scié vos barreaux, quand vous serez dans l'escalier, vous le descendrez. Il aboutit à la Seine, et comme vous êtes bon nageur, vous vous tirerez d'affaire aisément.

M. de la Roche-Maubert crut donc nécessaire de s'assurer que c'était bien là l'escalier qui passait devant la cage ; et au lieu de descendre encore, il se mit à remonter.

À la trentième marche, il trouva un repos et devant ce repos, le grillage d'énormes barreaux qui formait la prison qu'il venait d'abandonner.

Dès lors, il était fixé : et cependant il eut une tentation, celle de monter encore et d'arriver jusqu'à l'endroit probable où se tenaient Janine et le chevalier d'Esparron. Mais il était sans arme, et la prudence parla plus haut, en ce moment, que la haine violente qu'il avait au cœur.

Il redescendit donc les degrés.

Il descendit longtemps ; les marches succédaient aux marches et il semblait que cet escalier était l'échelle de Jacob.

Enfin, un bruit sourd parvint à ses oreilles.

Le marquis écouta et il eut bientôt reconnu le clapotis de l'eau.

Janine avait dit vrai.

Le marquis continua à descendre.

Tout à coup, une bouffée d'air humide éteignit la chandelle.

Mais cet accident n'arrêta point le marquis dans sa marche et, quelques minutes après, ses pieds plongèrent dans l'eau.

Il se trouvait au niveau de la Seine.

Le marquis descendit deux marches encore et se trouva avoir de l'eau jusqu'à la ceinture.

En même temps son pied foula un sol boueux et, levant les mains, il reconnut qu'il était dans une sorte de boyau souterrain envahi par les eaux.

Après il marcha droit devant lui et, peu après, il perdit pied.

Mais il était bon nageur, on le sait, et il se mit à fendre l'eau au milieu des ténèbres.

Quelquefois sa tête se heurtait aux pierres de la voûte.

Le marquis nageait toujours...

Et soudain, un pâle rayon de clarté frappa son regard.

V

Le rayon de clarté qui venait de frapper le marquis au visage était un rayon de lune.

Il nagea quelques secondes encore et se trouva tout à coup hors du chenal souterrain et en pleine Seine.

Alors il se mit à respirer bruyamment, et il était libre.

La nuit régnait, la lune brillait sur les maisons du vieux Paris et les deux rives du fleuve étaient désertes.

Le marquis chercha un moment à s'orienter.

Traverserait-il le fleuve ? ou bien reviendrait-il s'accrocher à quelqu'un des bateaux amarrés sur la rive gauche.

Mais comme il délibérait avec lui-même sur le parti à prendre, une barque se détacha et vint droit à lui.

Trois hommes la montaient.

Le marquis entendit ces paroles :

– Enfin, nous en tenons un !

Des trois hommes, deux tenaient les avirons et nageaient vigoureusement ; le troisième était debout à l'arrière.

Cependant le marquis, pensant qu'il avait affaire à des gens de Janine ou du chevalier d'Esparron, essaya de se dérober à cette poursuite.

Mais si bon nageur qu'il fût, il ne pouvait échapper longtemps à ceux qui le poursuivaient.

La barque le gagnait de vitesse, et bientôt il entendit un bruit sec qui dominait celui des avirons tombant à l'eau.

C'était le bruit d'un pistolet qu'on armait.

En même temps l'homme debout dans la barque lui cria :

– Si tu ne t'arrêtes, tu es mort !

Mais le marquis ne tint compte de l'injonction et continua de tirer au large.

Alors un éclair brilla, une détonation se fit entendre et une balle siffla.

Soudain le marquis disparut sous l'eau.

Mais ce fut pour aller reparaître à deux brasses plus loin.

Il avait plongé habilement et la balle avait passé par dessus sa tête sans le toucher.

– Arrête ! arrête ! cria la voix irritée.

Alors le marquis se retourna à demi et répondit :

– Par la mort-dieu ! aussi vrai que je me nomme le marquis de la Roche-Maubert, vous ne m'aurez pas vivant !

Un triple cri lui répondit.

Un cri d'étonnement et presque de joie.

Et la voix, tout à l'heure en colère, s'étant subitement radoucie, lui répondit :

– Mais monsieur le marquis, nous sommes vos amis, et voici quinze jours que nous vous cherchons.

Il y avait un tel accent de sincérité dans ces paroles que M. de la Roche-Maubert, au lieu de fuir, se mit au contraire à nager vers la barque et, deux minutes après, il se cramponnait à un aviron qu'on lui tendait.

Alors il regarda les gens qui se disaient ses amis.

Tous trois lui étaient parfaitement inconnus.

Mais celui qui était debout et qui paraissait le chef lui dit :

– Vrai ? vous êtes le marquis de la Roche-Maubert ?

– Puisque vous êtes mes amis, vous devez le savoir, répondit le marquis.

Et il se hissa dans la barque.

– Nous ne sommes pas précisément vos amis, dit l'homme qui était debout, mais nous sommes payés par vos amis pour vous retrouver, et voici trois nuits que nous cernons cette maison mystérieuse...

– Dites une maison infernale ! s'écria le marquis dont toute la colère revint.

– Aussi, reprit cet homme, avons-nous cru d'abord que c'était un des suppôts de la sorcière qui s'échappait.

Alors le marquis raconta aux trois hommes, qui n'étaient autres que Porion et deux de ses agents, comme il était parvenu à s'échapper.

Puis quand il eut fini :

– Oh ! dit-il, quelque protection que leur accorde monseigneur le Régent...

– Monseigneur le Régent ne protégera plus personne, répondit Porion.

– Hein ! fit le marquis. Que voulez-vous dire ?

– La vérité.

– Quoi ! le Régent aurait résigné le pouvoir ?...

– Le Régent est mort, cette nuit, en sortant de souper, dans le boudoir de madame de Phalaris, répondit Porion.

M. de la Roche-Maubert jeta un cri.

– Et M. le duc de Bourbon, Régent de France depuis ce matin, ajouta Porion, a donné des ordres pour que la sorcière et ses complices soient arrêtés.

Le marquis était grelottant et les émotions par lesquelles il avait passé depuis quelques heures avaient développé chez lui une sorte de fièvre nerveuse.

– Où faut-il vous conduire, monsieur le marquis ? demanda Porion.

– Où vous voudrez, répondit-il, pourvu que je me chauffe et que je change de vêtements.

Porion donna un ordre, et la barque, remontant rapidement le courant, vint passer sous le pont Saint-Michel, longea la cité et s'arrêta à cet endroit qu'on nomme le terre-plein.

Il y avait là un cabaret fort connu des pêcheurs et des mariniers qui avait pour enseigne :

À la Pomme d'or.

Comme le marquis était raidi par le froid, Porion et un de ses hommes lui donnèrent le bras et ils allèrent frapper à la porte du cabaret.

Une demi-heure après, le marquis était couché dans un lit bien chaud, et Porion lui disait :

– Vous ferez bien, monsieur le marquis, de dormir quelques heures. Demain, au jour, M. le président Boisfleury viendra recueillir votre déposition.

– Qui est-ce que le président Boisfleury ? demanda M. de la Roche-Maubert.

– C'est le magistrat qui s'est chargé de vous retrouver, et sans le zèle duquel vos ennemis auraient pu peut-être échapper au châtiment qui les attend.

– Ah ! dit le marquis.

Puis regardant Porion :

– Mais, dit-il, au lieu de cerner la maison, pourquoi ne l'avez-vous pas prise d'assaut ?

– Parce que nous avions peur que la sorcière ne vous fît assassiner.

– C'est juste, dit le marquis, j'étais en otage.

– Mais à présent, acheva Porion, je puis vous promettre que dans une heure la sorcière et ses complices, que le Régent ne peut plus protéger, seront sous la main de la justice.

Et Porion s'en alla pour mettre sa promesse à exécution.

VI

Porion avait dit la vérité au marquis de la Roche-Maubert. Le Régent était mort.

Cet événement que tout Paris savait, depuis le matin, les hôtes de la mystérieuse maison de la rue de l'Hirondelle, l'ignoraient. Comment cela pouvait-il se faire ?

C'est ce que nous allons expliquer en quelques mots.

Comme on s'en souvient le président Boisfleury, éconduit par le lieutenant de police, d'abord, par le Régent ensuite, avait fait grand tapage.

Mais le Régent à qui Janine avait fait des confidences et qui aimait fort son ami le chevalier d'Esparron, s'était juré de les protéger.

Il avait donc dit à d'Esparron, la veille au matin :

– Je te donne huit jours encore, et pendant ces huit jours, le lieutenant de police aidant, je te promets qu'on ne pénétrera point dans la maison de la rue de l'Hirondelle, mais au bout de ce temps, je ne réponds plus de rien. Arrange-toi donc pour que, votre œuvre accomplie, Janine et toi vous puissiez vous sauver.

De son côté, le lieutenant de police avait mandé Porion auprès de lui.

Porion qui s'était mis corps et âme au service du président s'était présenté d'un air insolent.

– Drôle, lui avait dit alors le lieutenant de police, écoute bien ce que je vais te dire. Tu sers le parlement contre nous, mais nous disposons, nous, de la Bastille et voici une lettre de cachet toute prête pour toi.

– Monseigneur, avait répondu Porion, je suis sous la protection du parlement.

– Hors d'ici, c'est possible. Mais tu vas voir que je vais te faire arrêter.

Ce disant, le lieutenant de police avait appelé deux exempts qui étaient venus se placer aux côtés de Porion.

– Je suis pris, avait murmuré l'agent de police avec dépit.

– À moins que tu ne veuilles composer avec moi. Tu sers qui te paie, n'est-ce pas ?

– Oui, répondit Porion, et si Votre Seigneurie me donnait de la besogne, je n'irai pas en chercher ailleurs.

Alors le lieutenant de police avait proposé à Porion cette singulière transaction :

« Pendant huit jours, il s'engageait à ne pas pénétrer, lui et ses hommes, dans la rue de l'Hirondelle et à amuser le président Boisfleury par des rapports insignifiants.

Au bout de huit jours, il pourrait faire ce que bon lui semblerait.

En échange de cette concession, il toucherait une somme de deux cents pistoles, le huitième jour. »

Cependant Porion avait ce qu'on nomme le tempérament d'un homme de police.

Tout en travaillant pour de l'argent, il avait l'amour de son art, et il s'était juré de prendre la prétendue sorcière et son complice, de savoir ce qu'était devenu le marquis de la Roche-Maubert et ce que deviendrait le margrave, et il n'eût pas renoncé à sa mission pour tout l'or du monde.

Aussi, avant de souscrire aux conditions du lieutenant de police, fit-il cette restriction :

« Il n'entrerait pas dans la maison, mais il aurait le droit de la cerner et d'arrêter quiconque en sortirait ou tenterait d'y pénétrer. »

Le lieutenant de police avait consenti à cette clause.

La raison de cette concession était toute simple, du reste.

Le lieutenant était sûr de sauver le chevalier d'Esparron et Janine le dernier jour.

Comment ? De la manière la plus naturelle comme on va voir.

Le lieutenant de police savait, par le Régent, qu'un chenal souterrain creusé sous la maison de la rue de l'Hirondelle aboutissait à la Seine.

Ni le président Boisfleury, ni Porion ne s'en doutaient encore.

Il ne s'agissait donc que de deux choses : d'abord convenir avec le chevalier d'Esparron qu'il ne sortirait plus de la maison.

Ensuite fixer d'avance l'heure où Janine et lui s'échapperaient par le chenal souterrain, dans une barque.

À cette époque, la police avait établi un service de sûreté sur la Seine.

Un lourd bateau, monté par une troupe de sergents et d'archers, faisait une ronde de nuit pour surveiller les nombreuses embarcations amarrées sur les deux rives.

Le bateau avait ordre de stationner, à l'heure dite, auprès du chenal et recueillerait ainsi deux fugitifs, à la barbe de Porion et de ses hommes, qui ne seraient pas en nombre suffisant pour tenter leur arrestation.

Comme on le voit, tout cela avait été assez bien combiné.

Malheureusement, le chevalier d'Esparron, à qui le Régent avait fait part du plan conçu par le lieutenant de police, répondit qu'il avait besoin de se concerter avec Janine.

Il avait été convenu alors qu'on enverrait un homme sûr prendre ses ordres, et que cet homme entrerait par le chenal au lieu de se présenter à la porte de la rue de l'Hirondelle.

Quelques heures après, en effet, que le chevalier fut entré et eut délivré Guillaume, qu'il avait trouvé garrotté, l'homme se présenta.

C'était un vigoureux gaillard qui nageait comme un poisson et dont le lieutenant de police était sûr.

Cet homme pénétra dans le chenal, et le chevalier d'Esparron, qui l'attendait au bas de l'escalier par lequel le marquis de la Roche-Maubert devait se sauver le lendemain, lui dit :

– Nous serons prêts samedi, à minuit.

L'homme s'était remis à la nage ; mais il faisait clair de lune, et Porion, qui était en surveillance sur le pont Saint-Michel, l'aperçut.

Alors Porion avait compris que la maison avait une seconde issue sur la rivière.

Seulement, fidèle à ses conventions avec le lieutenant de police, il s'était borné à placer un bateau et deux hommes à portée de l'entrée du chenal, se disant :

– M. le lieutenant de police sera bien penaud, les huit jours expirés.

Personne n'était donc plus sorti de la maison.

La nuit suivante, le Régent mourut subitement en sortant de souper.

Alors Porion se trouva dégagé, d'autant mieux que le premier soin du duc de Bourbon, proclamé premier ministre, avait été de destituer le lieutenant de police.

Et pourtant la journée tout entière s'était écoulée sans qu'il osât envahir la maison de la rue de l'Hirondelle.

Mais, comme il l'avait dit à M. de la Roche-Maubert, il avait été arrêté jusque-là par la crainte qu'on ne se défît du marquis.

Le marquis sauvé, Porion n'avait plus à hésiter, et c'est ce qu'il fit, comme on va le voir.

VII

Depuis quarante-huit heures le margrave était sans connaissance.

Son corps avait la rigidité d'un cadavre et ses yeux étaient clos.

Cependant il vivait.

Et non seulement il vivait, mais il entendait.

Le mystérieux breuvage que lui avait fait prendre Janine, avait, en paralysant ses autres sens, laissé intact le sens de l'ouïe et il l'avait même développé.

Il était couché sur son lit et de deux heures en deux heures, Janine lui piquait le bras avec son épingle d'or, et il pouvait entendre son sang tomber bruyamment dans l'aiguière que tenait un des négrillons.

Et tandis que son sang coulait, Janine lui disait :

– Je veux que tu te vois mourir, misérable ! je veux que ta vie s'en aille lentement et que tu sentes ton dernier souffle monter de ton cœur à tes lèvres.

« Puis, écoute bien ce qui nous arrivera, au chevalier, que j'adore, et à moi :

« Quand tu seras tout à fait mort, on te transportera dans ton hôtel, et des médecins affirmeront que tu as succombé à une maladie dont tu étais attaqué depuis longtemps.

« On te fera de belles funérailles, et tu seras royalement enterré.

« Puis on ouvrira le testament par lequel tu institues ton héritier le chevalier d'Esparron.

« Alors le chevalier et moi nous nous marierons, et nous irons vivre en Allemagne, dans ta principauté devenue notre domaine, et nous te ferons dire des messes ; – messes inutiles, car ton âme appartient à Satan, et il ne la rendra pas !

Et Janine riait en parlant ainsi.

En même temps, elle posait un appareil sur le bras du margrave pour arrêter l'effusion du sang.

Le chevalier hochait tristement la tête :

– Janine, Janine, disait-il, cet homme est assez puni ; mieux vaudrait en finir tout de suite.

– Non, non, répondit-elle, nous avons encore cinq jours devant nous. Le Régent nous protège.

– Janine, dit encore le chevalier, j'ai de sombres pressentiments.

– Quelle folie !

– Le Régent nous protège, mais le président Boisfleury a juré notre perte, cette maison est cernée.

– Tu sais que lorsque les gens de police y pénétreront, nous serons partis, répliqua Janine.

Mais comme elle parlait ainsi, un bruit se fit au dehors, la porte de la chambre s'ouvrit précipitamment, et Guillaume entra tout effaré.

– Qu'est-ce ? dit Janine.

– Que veux-tu ? dit le chevalier.

– Nous sommes perdus ! répondit Guillaume.

– Perdus !

– Oui, le marquis s'est échappé.

– C'est impossible ! s'écria Janine.

– C'est vrai, il n'est plus dans la cage. Venez, venez voir...

Guillaume avait un flambeau à la main et il avait ouvert une porte qui donnait sur l'escalier souterrain.

Janine et d'Esparron s'y engouffrèrent sur ses pas.

Guillaume avait dit vrai ; le marquis n'était plus dans la cage et il était facile de voir par où il avait pris la fuite.

– Eh bien, dit Janine, qu'importe ! le Régent nous a promis de ne pas laisser pénétrer dans la maison avant le jour fixé.

Et elle remonta dans la chambre où gisait toujours le margrave.

Mais là il y avait deux autres personnes non moins bouleversées, madame Edwige et la jeune fille qui avait joué le rôle de la princesse orientale.

– On pénètre dans la maison, disait madame Edwige ; entendez-vous ?

En effet, un bruit sourd retentissait au-dessus de leurs têtes, et il était facile de comprendre que la maison était envahie, dans les étages supérieurs, par une troupe d'hommes qui, ne trouvant pas le passage secret de la cheminée, s'étaient mis à effondrer les planchers à coups de hache.

D'Esparron avait tiré son épée et il s'était placé devant Janine.

Mais Janine, tout entière à sa vengeance, s'écria :

– Du moins, ils n'auront pas le margrave vivant !

Et elle arracha le bandage et le sang recommença à couler.

En même temps, avec son épingle, elle piqua deux autres veines.

Le bruit des coups de hache devenait plus distinct.

Madame Edwige et la jeune fille, folles de terreur, étaient tombées à genoux.

Le chevalier et Guillaume s'étaient placés devant Janine pour la défendre.

Quant à la femme immortelle, elle regardait avec une sombre joie le sang du margrave qui coulait.

Tout à coup la voûte de la salle trembla et un large panneau de boiserie vola en éclats.

En même temps une troupe d'hommes armés fit irruption dans la salle.

À leur tête marchait Porion.

– Au nom du roi ! dit-il, arrêtez tous ces misérables.

Un homme dont les petits yeux pétillaient d'une joie féroce était aux côtés de Porion, le vil agent de police.

Cet homme, on le devine, n'était autre que le président Boisfleury.

– Ce sera une belle cause criminelle, disait-il.

Le chevalier se rua, l'épée à la main, sur les assaillants, mais il reçut dix coups de poignard et tomba en criant :

– Le Régent me vengera !

– Le Régent est mort, répondit Porion, et nous sommes ici en vertu d'un ordre de monseigneur le duc de Bourbon premier ministre !...

VIII

Le chevalier d'Esparron était tombé percé de coups.

Mais aucune de ses blessures n'était mortelle et, confié à d'habiles chirurgiens, il fut en état, trois semaines après, de comparaître devant ses juges, en compagnie de Janine.

Ce fut un procès criminel qui passionna la ville et la cour.

Conrad, madame Edwige, la jeune Italienne, furent accusés de complicité ; car, on le pense bien, le margrave était mort.

Le marquis de la Roche-Maubert et le président Boisfleury se signalèrent par leur acharnement contre Janine et le chevalier.

Le marquis raconta ses tortures et sa captivité avec une éloquence sauvage ; il soutint que Janine était sorcière et vampire, qu'elle s'abreuvait de sang humain et qu'elle avait trouvé le moyen de vivre toujours.

Il se permit même un petit conseil à messieurs du Parlement.

– Il y a quarante années, dit-il, on avait pris toutes les précautions possibles pour que la sorcière ne pût échapper à son sort. Cependant on la brûla vainement, puisque vous l'avez devant vous.

« Mon avis serait donc qu'il faut la décapiter avant de la brûler, car le feu appartient à Satan, et Satan est l'ami de cette femme.

Le Parlement ne tint pas compte du conseil donné par le haineux vieillard.

Le chevalier d'Esparron ne daigna pas se défendre.

Il aimait Janine et il voulait partager son sort.

Le Parlement rendit un arrêt qui condamnait l'intendant Conrad et sa femme madame Edwige, à une réclusion perpétuelle dans une forteresse.

La jeune Italienne, les négrillons et le vieillard qui avait joué le rôle de muphti furent acquittés.

Le chevalier d'Esparron et Janine furent condamnés à être brûlés vifs.

Mais la veille de l'exécution, il se passa une chose étrange.

On ne retrouva plus madame Edwige et Conrad dans leur cachot.

Comment s'étaient-ils évadés ?

Voilà ce que nul ne put savoir.

Le lendemain, le chevalier et Janine furent conduits au supplice, pieds nus, en chemise et un cierge à la main.

Le ciel était chargé de gros nuages noirs que de fauves éclairs déchiraient de minute en minute.

Quand les condamnés furent liés au même poteau, le bourreau jeta une torche enflammée sous le bûcher.

La flamme pétilla, une fumée épaisse s'éleva et enveloppa les deux amants.

Mais soudain les nuages crevèrent, le feu du ciel tua le bourreau, dispersa la foule épouvantée, la pluie qui se mit à tomber à torrents éteignit le feu, et l'on prétendit que Satan s'était montré debout sur le bûcher une hache à la main et coupant les liens de Janine et du chevalier d'Esparron, qui descendirent tranquillement de leur échafaud et s'en allèrent, se tenant par la main, sans que ni les archers, ni les curieux, paralysés par la foudre, songeassent à leur barrer le passage.

Épilogue

Tel était le dénouement de cette absurde histoire, que j'avais trouvée tout au long dans l'ouvrage imprimé à la Haye en 1760.

La famille d'Esparron est une des familles de Provence les plus connues, et le marquis de ce nom habite un petit village des Basses-Alpes.

Je lui envoyai le volume lui demandant des explications.

Voici sa réponse :

Les archives du Parlement ne font pas la moindre mention du procès de la femme immortelle, et les livres d'écrou du Châtelet ne la mentionnent pas.

Cependant, au dire du petit livre imprimé à la Haye, cette affaire avait passionné la cour et la ville.

Et je tournais et retournais mes deux volumes, cherchant la clef de ce mystère, lorsque sur le verso de la couverture, quelques mots écrits à la main attirèrent mon attention : Ce livre fait partie de la bibliothèque de la maison des pères de Saint-Jean de Dieu, sise à Charenton.

Signé Decoulmier.

L'abbé Decoulmier avait été le premier directeur de la maison de Charenton, reconstituée en passant des mains des frères de Saint-Jean de Dieu à l'administration civile.

Charenton a conservé ses archives, et c'est là que grâce à la complaisance d'un haut fonctionnaire, j'ai eu le mot de l'énigme.

En 1734, par ordre du roi et en vertu d'une lettre de cachet, on enferma à Charenton un pauvre diable de commis greffier nommé Boisfleury.

La folie de ce brave homme consistait à se croire président de la chambre au criminel, chargé de retrouver les conspirateurs et appelé à rendre les plus grands services à l'État.

Il portait même chez lui une robe rouge, et les gens de la rue de la Vrillière, qu'il habitait, se faisaient un malin plaisir de l'appeler monsieur le président.

Ledit Boisfleury avait une servante dont les robustes appas avaient tenté un malheureux cadet de Gascogne, appelé Castirac.

Ce Castirac, pour s'introduire dans la maison, s'entendit avec deux chenapans et prenant Boisfleury au sérieux, lui confia une histoire de sorcière et de vampire qui, disait-il, préoccupait tout Paris.

Boisfleury acheva de perdre la tête.

Il sortit en robe rouge, s'en alla chez plusieurs seigneurs qui le mirent à la porte, se fit ensuite chasser du palais, et en fin de compte, fut enfermé à Charenton et confié aux frères de Saint-Jean-de-Dieu.

Là, il rédigea un mémoire, qui n'était autre que l'histoire du Gascon Castirac, embellie des nombreuses ressources de son imagination de fou.

Boisfleury mourut en 1752 ; sa folie avait duré dix-huit ans.

Un prisonnier de Charenton, qui n'était pas fou, mais qui avait déplu à madame de Pompadour, parvint à s'échapper.

Il emporta le manuscrit de Boisfleury, tombé en sa possession, passa en Hollande, le fit imprimer à la Haye et en envoya un exemplaire aux frères de Saint-Jean de Dieu, en leur maison de Charenton.

Et voilà comment, mes chers lecteurs, je vous ai raconté de la meilleure foi du monde, une histoire dont il n'y a pas un mot de vrai.

Pardonnez au mystificateur, car il a été lui-même mystifié.