La fée d'Auteuil : édition ELTeC Alexis Ponson du Terrail, Pierre (-) 61344

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, 1173 , . Édition de référence : Paris, E. Dentu, Éditeur. 1868 , , . 1868 , , .

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I

Paris est tout petit depuis qu'il est devenu si grand.

Jadis, il y a une dizaine d'années, quand on partait du boulevard Montmartre pour aller à Auteuil, on ne faisait peut-être pas son testament, mais on prenait ses précautions.

Le rentier s'armait d'un parapluie, au mois de juin, le peintre emportait son caoutchouc.

Aujourd'hui, un demi-cigare vous sépare du parc des Princes.

Or donc, un matin du mois de juin d'il y a deux ans, comme six heures sonnaient à Saint-Philippe-du-Roule, un jeune homme trottait d'un pas alerte dans le bout de la rue de Morny où on trouve des maisons, c'est-à-dire entre le faubourg Saint-Honoré et les Champs-Élysées.

Lorsqu'il voulut traverser cette dernière voie qui, Dieu merci, n'est pas encombrée à cette heure matinale, il s'arrêta néanmoins, et parut inquiet comme un provincial égaré en plein carrefour Drouot.

La raison de cette inquiétude était peut-être dans l'arrivée d'une de ces voitures qu'on nomme squelettes , et auxquelles les marchands de chevaux attellent auprès d'un maître d'école le cheval neuf qu'ils veulent dresser.

L'attelage était conduit par un jeune homme tout vêtu de blanc et coiffé d'un chapeau de panama. Derrière le siège, debout sur les palettes, deux autres jeunes gens paraissaient suivre avec attention la marche des chevaux, qui étaient de superbes steppeurs sous poil alezan brûlé.

Le piéton qui arrivait à l'angle de la rue de Morny eut beau s'effacer ; il fut aperçu par les trois jeunes gens qui ne purent retenir un cri de surprise, tandis que celui qui conduisait arrêtait les chevaux.

– Bonjour, baron, lui crièrent-ils.

Se voyant reconnu, le piéton s'avança.

– Bonjour, mes très chers, répondit-il.

– Mais que faites-vous donc à pied dans les Champs-Élysées à six heures du matin ? dit en riant celui qui tenait les guides.

– Je prends l'air.

– Vous rentrez ?

– Non, je sors.

– Et à pied ? Vous habitez cependant rue du Helder ?

– J'ai pris le boulevard Haussmann tout du long jusqu'à la rue de la Pépinière.

– Baron, mon ami, dit un des deux autres jeunes gens, aussi vrai que je m'appelle Léon de Courtenay, tu es mystérieux comme un héros de roman.

– Héros, non ; mystérieux, peut-être, dit le jeune homme en riant. Donnez-moi donc du feu, Arthur, j'ai laissé éteindre mon cigare.

– Mon cher, dit le personnage vêtu de blanc en lui tendant son cabanas, vous êtes amoureux, n'est-ce pas ?

– Peut-être.

– Et vous allez soupirer sous un balcon ?

– Peut-être encore. Au revoir, messieurs et merci.

Ce disant, M. le baron de Morgan salua, traversa les Champs-Élysées et poursuivit son chemin vers le Trocadéro.

C'était un homme de vingt-huit à trente ans, de taille moyenne, blond, mince, joli garçon, excessivement distingué et tel qu'une femme romanesque n'en saurait rêver de plus accompli.

Il cheminait d'un pas leste, le regard perdu dans cet horizon de brume bleuâtre qui inonde Paris le matin en été, et paraissait cependant peu pressé d'arriver à son but.

Les trois jeunes gens du* squelette* s'étaient arrêtés avec curiosité, et celui qu'il avait appelé Arthur murmura :

– Dieu me damne si je sais où il peut aller !

– Je le saurai, moi, dit M. Léon de Courtenay.

Un pli de terrain déroba bientôt le baron à leurs regards, et le squelette reprit sa course vers l'arc de triomphe.

Le baron cheminait toujours.

Quand il fut au Trocadéro, récemment transformé, au lieu de prendre le quai, il remonta vers Passy, longea la grande rue, passa devant la station du chemin de fer, suivit le boulevard Beauséjour et ne s'arrêta qu'à l'angle de la rue de l'Assomption.

Là, il jeta son cigare et s'enfonça dans une petite ruelle bordée de haies et de clôtures en planches qui est bien, en plein Paris, le coin le plus retiré du monde.

Auteuil a ses mystères de feuillage et de fleurs, ses nids de verdure que seuls les initiés connaissent.

Entre la rue de l'Assomption et la rue de la Source, il y a une centaine d'arpents coupés de chemins creux, couverts de grands arbres, semés de jolies et blanches maisons qui rappellent les cottages de Montmorency et du lac d'Enghien.

Ce fut dans ce dédale fleuri que le baron s'engagea.

Quelle était donc la femme, ange ou fée, pour laquelle il mouillait si gaiement ses pieds dans la rosée du matin ?

Un peu au-dessus de la rue de la Source, il prit un petit sentier à l'entrée duquel se trouvait l'écriteau traditionnel : Terrains à vendre , se glissa le long d'une haie jusqu'à une belle grille seigneuriale qui portait une autre enseigne : Il y a des pièges à loups dans le parc , et s'arrêta de nouveau.

Il était bien, en effet, arrivé à la grille d'un parc, si on peut donner ce nom toutefois à un beau jardin planté de grands arbres, couvert de fleurs, et au milieu duquel se dressait une coquette maison brique et pierre, avec terrasse à l'italienne, dont toutes les persiennes étaient closes, preuve évidente que les maîtres de cette jolie demeure dormaient encore d'un profond sommeil.

Alors notre jeune homme s'assit sur le mur d'appui de la grille et se mit à couver d'un amoureux regard la blanche villa.

Sous son toit sans doute sommeillait la fée.

Il consulta sa montre, il était sept heures.

On eût pu conclure d'un léger froncement de sourcils qu'il ne put réprimer que le baron trouvait la fée plus paresseuse qu'à l'ordinaire.

– Elle sera allée au bal de charité qu'on a donné hier, pensa-t-il.

Et il eut un de ces bons gros soupirs qui soulèvent la poitrine des amoureux convaincus.

Et, comme il s'obstinait à fixer les yeux sur ces jalousies immobiles, une voix retentit tout à coup à dix pas de lui.

Une voix sonore, un peu moqueuse en sa franchise, qui disait :

– Mon cher baron, vous n'avez donc pas lu qu'il y a des pièges à loups dans le parc ?

Le baron se retourna, pâle, muet, le rouge au front.

Un homme en jaquette de coutil rayé, en souliers blancs, une casquette de velours sur la tête, venait de se montrer entre deux touffes d'ébéniers de l'autre côté de la grille.

– Monsieur de Valserres ! balbutia le baron.

– Un père qui veille sur sa fille comme un dragon sur un trésor, mon cher baron, répondit en souriant le nouveau venu qui était un homme d'à peine quarante-trois ou quarante-quatre ans.

Et comme le baron se montrait de plus en plus confus, il ajouta, riant toujours :

– Suivez donc la grille jusque là-bas à cette petite porte, que je vais vous ouvrir ; nous causerons un brin, monsieur le lovelace.

Et, en effet, le baron ayant suivi la grille, vit la petite porte s'ouvrir, et M. de Valserres le prenant par le bras, lui dit :

– Entrez donc, il y a des pièges à loups, mais je les connais et vous les indiquerai assez à temps pour que vous ne tombiez pas dedans.

Pour les voleurs de votre espèce, mon cher baron, il faut des pièges plus sérieux.

Il l'entraîna, raillant ainsi, jusque sous une tonnelle de verdure, l'y fit asseoir sur un banc rustique, auprès d'une table qui supportait des journaux et une boîte de cigares ; et il lui dit alors :

– Prenez un puros et causons, baron. Vous êtes donc amoureux de ma fille ?

– À ce point, mon cher hôte, répondit le baron, qu'il est probable que je me brûlerai la cervelle en rentrant chez moi, car maintenant il faut que je vous demande la main de Mlle de Valserres, que vous me refuserez, j'en suis certain.

– Pourquoi donc, baron ?

– Oh ! mon Dieu, pour une raison toute simple et pleine de sens. Je suis ruiné, et on ne fait pas figure dans le monde avec les cent mille livres de rente qu'on a éparpillées un peu partout et dont il ne reste plus rien.

Néanmoins, poursuivit le baron avec une gaieté mélancolique, je dois vous faire ma demande en règle.

– Voyons, dit M. de Valserres, et si je ne vous accorde pas la main de Pauline, il est probable que je vous trouverai d'excellentes raisons pour que vous laissiez vos pistolets tranquilles.

Diantre ! monsieur, je suis un homme d'argent, un banquier âpre au gain ; mais je suis bon diable au demeurant, et ne veux avoir sur la conscience la mort de personne, pas même celle d'un mauvais sujet comme vous. Donc, parlez, je vous écoute.

Et M. de Valserres laissa monter en spirale vers le bleu du ciel la fumée grise de son cigare.

II

Le baron avait pris le cigare que lui offrait M. de Valserres.

– Donnez-moi un peu de feu, dit-il. Bon ! maintenant, je suis à vous.

– J'écoute, dit le banquier.

– Mon cher hôte, je commence par vous dire que c'est par erreur qu'on m'appelle M. de Morgan.

Je m'appelle Morgan tout court. Cependant je suis baron. Mon grand-père était fournisseur des armées au commencement de ce siècle, et l'Empereur le fit baron.

Mais je n'ai pas dans les veines la plus petite goutte de sang des croisés et mon blason ne figure nullement à Versailles, en dépit du cachet historique de ce nom de Morgan.

Mon grand-père était un aventurier méridional, et ni mon père, ni mon oncle, ni moi n'avons jamais su son histoire.

Il évitait soigneusement de parler de sa jeunesse, et dans le pays où il est mort propriétaire du vieux château de Crisenon, on n'a jamais su où il était né.

Je ne l'ai pas connu. Il est mort une dizaine d'années avant ma naissance, laissant sept ou huit millions de fortune, que mon père et mon oncle se sont partagés.

– Ah ! vous avez un oncle ? dit M. de Valserres.

– Riche, vieux, sans enfants, et dont je suis l'unique héritier. Mais le bonhomme est vert, et il pourrait bien mourir centenaire.

Vous voyez donc, mon cher hôte, que je ne puis pas, raisonnablement, mettre cet oncle-là en ligne de compte.

Parlons donc de moi seul.

J'ai mangé tout mon bien, et de la façon la plus naturelle, comme vous le pensez.

J'ai joué, j'ai brocanté des chevaux, acheté des rivières de diamants pour tout le corps de ballet de l'Opéra, et je me suis éveillé un matin avec six mille livres de rente à peine, un peu blasé, un peu vieilli, et bien décidé à me brûler honorablement la cervelle après avoir changé le dernier louis de mes cent vingt mille francs, lorsque je me suis aperçu que j'avais dans le cœur un amour vrai, profond, incommensurable ; qu'après avoir aimé le vice j'adorais la vertu, et cette découverte a été mon premier remords.

Vous devinez, n'est-ce pas ?

– Parfaitement, dit froidement le banquier, vous aimez ma fille.

Le baron fit un signe de tête affirmatif et continua :

– Depuis ce jour j'ai rompu avec mon passé ; on ne m'a plus vu au club, on ne m'a plus rencontré aux courses ; j'ai vendu mes chevaux, je me suis défait de quelques bibelots de prix, et au lieu de me dire : À cinquante mille francs par an, j'en ai encore pour vingt-six mois, je me suis dit : J'ai six mille livres de rente et je pourrai vivre et adorer mon idole dans l'ombre. Car vous pensez bien que l'idée de vous demander la main de Mlle de Valserres ne m'était même pas venue.

Depuis trois mois voici comme j'ai arrangé ma vie.

Chaque matin, je viens me blottir là derrière cette grille, et j'attends que votre fille ouvre sa fenêtre et me montre son visage d'ange.

Alors je m'en vais, et j'ai du bonheur pour ma journée.

Maintenant, ce bonheur est fini, puisque vous savez mon secret, et j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Pauline de Valserres, en vous conseillant fort de me la refuser, car je ne suis pas digne d'elle.

Le baron avait dit tout cela simplement, sans emphase, comme il eût raconté une histoire ; mais on devinait son émotion et sa souffrance à un léger pli formé sur son front entre les deux sourcils, et à un petit geste fiévreux et saccadé qui accompagnait chacune de ses paroles.

M. de Valserres était demeuré impassible.

– Histoire pour histoire, dit-il ; nous parlerons ensuite de ma fille.

Vos confidences provoquent les miennes, et je vous vais esquisser en quelques mots ma biographie.

Mais, si vous le voulez bien, nous allons nous promener un peu : j'ai besoin de marcher.

– Soit, dit le baron.

Le banquier le prit par le bras, et ils se mirent à arpenter une allée sablée plantée de marronniers.

– Je me suis marié à vingt et un ans, dit M. de Valserres, et j'en ai quarante-trois.

Veuf au bout de deux ans, j'ai vécu pour ma fille, et je l'ai élevée en père jaloux.

Vous savez le bruit qu'elle fait dans le monde avec son esprit, sa beauté, sa voix de diva. Elle est capricieuse ; elle est excentrique et presque élevée à l'anglaise. Je l'ai voulu ainsi, et peut-être ai-je eu tort, mais qu'y faire à présent ?

Et le banquier soupira.

– J'ai une fortune considérable, poursuivit-il, mais j'ai eu le tort d'engager des capitaux importants dans de grandes affaires, dont quelques-unes sont aléatoires.

Riche aujourd'hui, je puis être ruiné demain.

– J'aimerais assez cela, dit le baron Morgan en souriant.

– Je vous comprends, dit le banquier, mais permettez-moi de ne point partager votre désir.

Donc, je n'ai qu'un amour au monde, une adoration plutôt. Lorsque, dans un bal, je vois une demi-douzaine de petits messieurs à moustaches se presser autour d'elle et se disputer la faveur d'une contredanse ou d'une valse, je suis toujours tenté de leur couper les oreilles.

– Je comprends cela, dit à son tour le baron Morgan.

M. de Valserres reprit :

– Jadis, un banquier ne se livrait qu'à des opérations classiques ; il faisait sa fortune lentement, petit à petit ; aujourd'hui, on veut aller vite. La vie est devenue une bataille dont le million est l'arme de guerre ; et puisque tout le monde se bat, je fais comme tout le monde.

Pauline aura donc une grosse dot, une dot princière, si je la marie vite.

Mais je dois vous dire que l'idée ne m'en vient que pour soulever des tempêtes de colère dans mon cœur : je suis jaloux, jaloux de ma fille.

Elle s'y prête admirablement du reste, car elle a refusé l'hiver dernier une douzaine et demie de prétendants, tous plus accomplis les uns que les autres.

Le baron Morgan eut un soupir de soulagement.

– Cependant, poursuivit M. de Valserres, si j'étais sage, je commencerais par lui chercher un mari riche, qui eût une fortune bien solide, en belles maisons ou en bonnes terres ; je mettrais deux millions dans la corbeille et je dirais à mon gendre : – Prenez toujours cela, et ne me le rendez sous aucun prétexte.

Je joue ce jeu d'enfer qu'on nomme le jeu des millions.

Ou je vous laisserai de quoi acheter un trône à votre femme, ou vous serez forcé de me donner du pain pour mes vieux jours.

Donc, acheva le banquier, si j'étais sage, je ferais cela.

– Mais vous n'êtes pas sage, dit le baron en souriant.

– Non, et voici pourquoi.

Il s'arrêta un moment et regarda le jeune homme en souriant.

– Je me suis juré, reprit-il, de laisser Pauline libre ; elle prendra celui qu'elle aimera... et je crois bien, ajouta-t-il, que vous ne vous brûlerez pas la cervelle, car Pauline vous aime.

Le baron jeta un cri de joie et voulut tomber aux genoux du banquier.

Mais celui-ci était devenu pâle tout à coup et il recula de quelques pas, comme si une hideuse apparition eût soudain surgi devant lui.

Sa main s'allongeait fiévreuse vers la grille du jardin, et il murmurait d'une voix étranglée : – Lui ! lui ! encore lui !.

Alors le baron Morgan, stupéfait, suivit du regard cette main étendue, et il aperçut collée aux barreaux de la grille, entre deux buissons fleuris, une tête pâle, grimaçante, moqueuse, couverte de rares cheveux grisonnants, animée de lèvres minces et ironiques, éclairée par deux petits yeux caves et flamboyants, et il entendit en même temps une voix grêle, mordante, timbrée, d'une raillerie haineuse, qui disait :

– Oui ! oui ! tu peux y compter, tu te ruineras !.

M. de Valserres eut alors un accès de rage, et, s'armant d'un bâton qui servait de tuteur à une plante, il marcha vers la grille en le brandissant.

Mais la tête hideuse disparut et la voix s'éloigna en répétant :

– Oui, oui, tu te ruineras !...

III

Si M. de Valserres avait éprouvé une émotion pleine de colère à la vue de cette tête grimaçante qui le défiait, le baron Morgan, lui, était demeuré stupéfait.

M. de Valserres s'était avancé jusqu'à la grille en brandissant son bâton.

Mais le mystificateur s'était enfui et le banquier n'avait nulle envie de le poursuivre, car il revint à son hôte et lui dit :

– Je vous demande mille pardons, mais j'ai un peu perdu la tête à la vue de cet insolent.

Il essayait de sourire, mais son visage crispé et sa pâleur protestaient contre ce ton d'indifférence affectée.

– Mais quel est donc cet homme dont la vue produit sur vous une impression aussi désagréable ? demanda le baron Morgan.

– Mon cher ami, répondit le banquier, je vais regretter amèrement de vous avoir donné ma parole.

– Hein ? fit le jeune homme.

– Le jettator m'est apparu, et très certainement un malheur nous menace, ou vous, ou moi, ou ma fille, et peut être même tous les trois.

– Mais, mon cher hôte, dit le baron en souriant, avez-vous réfléchi que nous vivons en 1866, qu'il est sept heures du matin, que nous sommes à Auteuil, banlieue annexée, et par conséquent à Paris ?

– Baron, répondit le banquier ému, quand je vous aurai raconté l'histoire de cet homme, vous accueillerez moins légèrement mes terreurs.

Le baron lorgnait toujours les persiennes closes de la villa.

– Nous avons le temps, ajouta M. de Valserres ; nous avons eu du monde hier, Pauline s'est couchée tard et elle sera paresseuse.

– Je suis tout oreilles, monsieur.

– Figurez-vous, continua le banquier, que je connais cet homme depuis ma jeunesse ; nous nous sommes trouvés côte à côte sur les bancs du collège.

C'était un esprit chagrin, un caractère taquin et méchant, une de ces natures aigries par la pauvreté et le malheur héréditaires ; ces hommes-là n'ont pas souffert encore, mais leurs pères ont souffert pour eux et leur ont légué comme le reflet de leurs douleurs.

On l'appelait Simon.

Était-ce un prénom on un nom ? Je ne l'ai jamais su.

Il n'avait pas d'amis, on ne lui connaissait pas de parents.

Quand les vacances nous ouvraient les portes du collège, il y demeurait, lui, et personne ne venait le chercher.

Il avait bien quatre ou cinq ans de plus que moi, mais il était si malingre, si chétif, que le plus jeune de nous le rossait à coups de poing.

Du reste, il nous détestait tous. Mélange de haine et d'orgueil, ce petit être semblait avoir pris à partie, dans ses camarades, la société tout entière.

Il nous espionnait et rapportait, comme on dit au collège, et nous avions fini par le haïr presque autant qu'il nous haïssait.

À quinze ans, je le perdis de vue, mais il me resta de lui un souvenir détestable.

Il avait quitté le collège avant moi, et il était peu probable que, lui pauvre et moi riche, nous nous rencontrerions désormais.

Cela devait être cependant.

De seize à vingt ans je voyageai.

La mort de mon père, banquier comme moi, me rappela à Paris.

La première figure que j'aperçus dans mes bureaux, car je me trouvais banquier à mon tour, fut celle de Simon.

Le pauvre diable était employé à dix-huit cents francs. Je commis alors une mauvaise action.

Sous l'influence de mes souvenirs de collège, je sentis ma haine pour lui se réveiller, et je le congédiai.

Je n'oublierai jamais le regard qu'il me lança quand mon chef de contentieux lui eut signifié ma volonté.

Il osa me tutoyer comme au collège :

– Tu m'ôtes mon pain, me dit-il, mais je porte malheur, et je me vengerai.

On le mit à la porte et je n'y pensais plus.

J'étais fiancé depuis longtemps à une jeune créole de la Martinique élevée en France, et j'attendais l'expiration de mon deuil pour l'épouser.

– C'était la mère de Pauline ? demanda le baron.

– Non, dit le banquier, il y avait un an que mon père était mort, et mon mariage était fixé à la semaine suivante.

Tout était prêt, le contrat, la corbeille.

Chaque jour j'allais passer la soirée auprès de ma fiancée, qui habitait le rond-point des Champs-Élysées, et quelquefois nous sortions en voiture avec sa mère.

Ce soir-là, comme je traversais la place de la Concorde, mon cocher faillit renverser un homme mal vêtu, portant des bottes percées et un chapeau rougi et sans bords.

Le pauvre hère n'eut que le temps de se ranger pour n'être point écrasé.

Mais en se rangeant il me regarda, et je reconnus Simon. Il me menaça du poing et se mit à rire d'un rire de malheur.

Hélas ! la vengeance commençait.

J'avais laissé, la veille, ma fiancée joyeuse et pleine de santé ; je la trouvai souffrante, alitée, en proie aux premières atteintes d'un mal épouvantable, la petite vérole. Trois semaines après elle était morte.

– Mais, mon cher hôte, dit le baron, je ne vois là qu'une coïncidence, et vraiment...

– Attendez encore, reprit le banquier. Tout passe en ce monde, surtout la douleur. Après le désespoir, vint une simple tristesse, et un an après j'avais oublié ma pauvre créole et j'épousais la mère de Pauline.

Mes affaires prospéraient ; ma fortune s'était triplée en deux ou trois ans ; Pauline venait de naître, et j'étais l'homme le plus heureux du monde.

Une nuit, en sortant du club, je rencontrai un mendiant qui me tendit la main.

Je lui donnai cent sous ; mais, comme il allait les prendre, la clarté d'un bec de gaz inonda mon visage.

Alors le mendiant eut un éclat de rire et repoussa mon aumône.

– Je ne veux pas de ton argent, me dit-il.

J'avais reconnu Simon.

Huit jours après, il y avait des courses à la Croix-de-Berny, et j'étais engagé dans un pari considérable. Le cheval que je faisais courir gagna, et je m'en revenais tout joyeux, en demi-daumont, ayant Mme de Valserres à ma droite, lorsque, entrés dans Paris par la barrière d'Enfer, les chevaux rencontrèrent un régiment, musique en tête, et s'emportèrent.

La voiture versa, le postillon fut tué, et ma femme, qui relevait de couches, éprouva une telle émotion qu'elle se mit au lit et mourut quinze jours après.

– Et vous croyez.. dit encore le baron.

– Je crois à ce que j'ai vu, dit M. de Valserres avec émotion. Au moment où l'on parvenait à arrêter les chevaux, tandis qu'on relevait mon postillon et que je donnais des soins à Mme de Valserres évanouie, un mendiant passa auprès de moi et me regarda en riant.

– C'était encore Simon ?

– Oui, fit le banquier d'une voix sourde.

– Et vous ne l'avez plus revu depuis ?

– Si, une fois, il y a dix ans. J'étais engagé dans une très grosse affaire d'emprunt étranger. La Bourse était folle. Comme j'entrais dans le temple de ce dieu moderne que nous appelons l'argent, un homme appuyé à la balustrade se retourna et me regarda, c'était encore lui.

L'épouvante me prit. Je montai à la corbeille, et je fis vendre pour trois millions de rente.

L'opération fut désastreuse, et il me fallut quatre ou cinq ans pour boucher cette brèche faite à ma fortune.

Depuis lors je n'avais plus revu cet homme.

Comment est-il venu ici ? d'où vient-il ? Je l'ignore, mais c'est un malheur qu'il nous annonce.

– Heureusement que je ne suis pas superstitieux, dit le baron.

Et comme le jeune homme parlait ainsi, une des fenêtres du premier étage s'ouvrit, et une femme en peignoir blanc s'y montra, ses beaux cheveux noirs flottant sur ses épaules.

Elle aperçut le baron causant avec M. de Valserres et eut un petit cri d'étonnement et de joie.

– Pauline ! dit le banquier.

Le baron était en extase devant cette éblouissante apparition.

La jeune fille sourit après avoir rougi, et son sourire, dont le baron s'enivra, fut comme un baume consolateur qui se répandit sur le cœur troublé de M. de Valserres, qui oublia un moment la sinistre et moqueuse figure de Simon le mendiant.

IV

Ce fut une journée délicieuse que celle que le baron Paul Morgan passa dans la villa d'Auteuil.

Le matin, il était à peu près désespéré ; le soir, le paradis était dans son cœur.

M. de Valserres avait dit vrai, – Pauline l'aimait.

Pourtant, aux yeux du monde, les deux jeunes gens se connaissaient à peine.

Jamais ils ne s'étaient vus en dehors de ces fêtes qui réunissent là tout Paris ; jamais un mot ne leur était échappé comme un aveu ; mais quand ils se rencontraient, un tressaillement mutuel leur disait qu'ils étaient l'un à l'autre.

Ce fut donc une vraie journée de fiançailles que celle qui s'écoula.

La baron déjeuna à Auteuil, et comme le banquier était un homme qui allait vite en besogne, il leur dit :

– Mes enfants, je ne sais rien de plus désagréable, dans la vie, que les horribles préliminaires du mariage qui tuent quelquefois l'amour avant sa naissance. Si vous ne vous aimiez pas, on laisserait les choses suivre leur cours, mais vous vous aimez, et c'est bien différent. Si vous m'en croyez, nous ne ferons pas le moindre bruit. Nous sommes en été, il n'y a personne à Paris ; nous n'enverrons que des lettres de faire part et pas d'invitations.

Vous vous marierez dans trois semaines à l'église et à la mairie d'Auteuil, puis vous vous envolerez en Suisse ou en Allemagne ; et quand vous reviendrez, en octobre, on n'aura pas eu le temps de jaser, de faire mille commentaires ; d'établir que vous, baron, vous êtes ruiné, et que Pauline aurait pu trouver un mari qui ait moins fait parler de lui.

M. de Valserres avait donc ainsi réglé les choses : on rachèterait deux bans à l'église, on ferait les publications, et dans trois semaines au plus Pauline serait la baronne Morgan.

Lorsque, à dix heures du soir, le baron songea à retourner à Paris, il n'était pas bien sûr d'être éveillé.

– Tout cela, pensait-il, me semble impossible ! Hier, je n'espérais rien ; aujourd'hui, tout m'est promis. C'est à n'y pas croire. Je rêve bien certainement. Si je rencontrais un ami, je le prierais de me pincer le bras.

Et il s'en allait, devisant ainsi avec lui-même, par le chemin qu'il avait suivi le matin.

M. de Valserres, en lui serrant la main, lui avait dit :

– Vous pouvez prendre une voiture pour vous en aller ; la dot de votre femme fera face à cette prodigalité.

Mais Paul Morgan avait répondu en souriant :

– J'ai besoin d'être seul avec moi-même et de me faire à mon bonheur.

Cependant, comme il avait franchi cette porte ménagée dans la grille que M. de Valserres lui avait ouverte le matin, un souvenir avait traversé son esprit. Ce souvenir était celui de la figure hideuse et grimaçante entrevue l'espace d'une minute, et qui avait si fort épouvanté M. de Valserres.

Paul Morgan avait toujours été un sceptique, et les superstitions modernes telles que la jettature n'avaient jamais eu de prise sur lui.

Il n'avait jamais touché un bossu avant d'entreprendre une affaire importante, ni consulté des somnambules pour savoir s'il était aimé.

Eh bien, ce soir-là, son cœur, qui débordait d'ivresse, se serra tout à coup ; une vague inquiétude s'en empara et il se souvint des paroles de M. de Valserres, le matin :

– Il nous arrivera certainement un malheur, à vous, à ma fille ou à moi, ou peut-être même à tous les trois.

Paul Morgan hâta le pas, comme s'il eût eu peur de rencontrer une seconde fois cet homme qui paraissait avoir eu une influence funeste sur la vie tout entière de son beau-père futur.

Nous l'avons dit, il suivait le chemin qu'il avait pris le matin pour venir, ou plutôt il croyait le suivre.

C'est-à-dire qu'il était parvenu à un endroit où le sentier bordé de haies coupait un autre sentier.

La nuit aidant, car il avait toujours fait cette route en plein jour jusque-là, il s'était trompé, avait pris à droite au lieu de prendre à gauche, et tantôt rêvant avec délices à Pauline de Valserres, tantôt tressaillant au souvenir du prétendu jettator, le baron avait tourné deux ou trois fois sur lui-même sans s'en douter, descendant vers la rue de la Croix au lieu de remonter vers celle de l'Ascension.

Tout à coup il s'arrêta et se dit :

– Ou je me suis égaré, ou le chemin s'allonge pendant la nuit.

Cette partie d'Auteuil, qui est encore à l'état rustique, n'a ni becs de gaz, ni noms de rues, et la nuit, étoilée, il est vrai, était privée de lune.

M. Paul Morgan eut bien vite constaté qu'il s'était trompé de sentier ; mais Auteuil n'est pas si grand qu'on ne finisse par s'y reconnaître ; et il continua gaiement à marcher droit devant lui, se répétant le proverbe que tout chemin mène à Rome et par conséquent à Paris.

Mais celui qu'il suivait et qui décrivait mille courbes originales, courant tantôt entre deux buissons, tantôt à travers des clôtures en planches bordant des jardins déserts et des terrains en friche, paraissait ne pas devoir finir. Çà et là, cependant, au-dessus des haies, quand il se dressait sur la plante des pieds, il apercevait une maisonnette, mais une maisonnette silencieuse et plongée dans les ténèbres.

Enfin, à force de marcher, le baron arriva à un endroit où le chemin profondément encaissé formait un coude assez brusque, et ce coude franchi, il fut frappé au visage par un rayon de lumière.

À cent pas environ devant lui, une petite maison, une hutte plutôt, inclinait sur le chemin, par-dessus la haie, son pignon déjeté.

La lumière était celle d'une chandelle qu'on apercevait auprès d'une fenêtre.

– C'est la demeure de quelque jardinier, pensa le baron, et il me remettra dans mon chemin.

Il hâta un peu le pas et marcha droit sur la maisonnette.

Mais, à une certaine distance, il s'arrêta.

Un bruit avait frappé son oreille, et il ne pouvait s'y tromper, dans cette maison il y avait un malade ou un mort, car il entendait sangloter.

Alors il s'approcha avec précaution, étouffant le bruit de ses pas, cheminant sur les côtés qui étaient couverts d'herbe, et il arriva ainsi presque auprès de la haie qui séparait la maisonnette du chemin.

C'était une pauvre cabane en terre et en pans de bois, qui s'élevait au milieu d'un terrain inculte et planté de vieux arbres.

Elle n'avait qu'un rez-de-chaussée percé d'une fenêtre unique sur le côté.

Cette fenêtre était ouverte, et, caché derrière la haie, le baron Morgan put jeter un curieux regard à l'intérieur. Il vit alors une jeune fille pâle, amaigrie, qu'on eût volontiers prise pour un fantôme, et qui était couchée sur un misérable grabat.

Un homme, tournant le dos à la fenêtre, mais dont les cheveux étaient blancs, agenouillé devant le lit, pleurait bruyamment, en tenant dans ses mains la main diaphane de la malade..

Celle-ci disait :

– Ne pleure pas, père ; j'ai tant souffert déjà, va !... La mort est une délivrance, et la délivrance approche. Ne pleure pas, cher père... Dieu est bon, il prendra soin de toi.

– Ma fille ! ma fille ! disait le vieillard d'une voix pleine de sanglots.

Et tout à coup il se leva, et la lumière inonda son visage, et le baron Morgan recula frappé de stupeur : ce visage baigné de larmes, il l'avait reconnu !

Ce père qui pleurait sur sa fille agonisante dans ce réduit misérable, qui sans doute avait vu bien des jours sans pain, c'était le même homme qui le matin avait crié à M. de Valserres ces mots sinistres : « Tu te ruineras ! »

Cet homme enfin, c'était Simon le mendiant, Simon que le banquier avait chassé de ses bureaux vingt ans auparavant.

Et le baron Paul Morgan, qui d'abord avait songé à entrer dans cette maison et à y offrir de l'argent et des consolations, se sentit pris d'une indicible épouvante, et il s'enfuit.

V

Après avoir couru tout droit devant lui pendant un quart d'heure environ, le baron Morgan s'arrêta tout à coup.

D'abord il avait entendu tout près de lui le sifflet du train du chemin de fer de ceinture ; ensuite il s'était reconnu. À force de tourner et de retourner dans ce labyrinthe de chemins creux et de sentiers, il se retrouvait presque à son point de départ, c'est-à-dire au bout du chemin des Fontis, à quelques pas de la rue de l'Assomption.

Il se mit alors à rire.

– On n'est pas plus fou que moi, se dit-il.

Si mes anciens amis du club m'avaient vu tout à l'heure me sauvant à toutes jambes, ils se seraient joliment moqués de moi.

Un bec de gaz lui indiquait maintenant son chemin, et le roulement du train sur la voie ferrée lui rappelait que l'âge des fantômes, des revenants et des gens à mauvais œil était passé.

– Ce pauvre M. de Valserres, se dit-il en se remettant en marche, je ne l'aurais jamais cru superstitieux à ce point.

Croire qu'un homme lui porte malheur parce qu'il a eu tort avec cet homme, parce qu'il l'a privé de son pain autrefois, ne s'explique, en définitive, que par le remords.

M. de Valserres a été dur pour le pauvre diable, et le pauvre diable se venge à sa manière, c'est-à-dire qu'il l'injurie quand il le rencontre.

Le train venait de passer.

Paul Morgan calcula qu'il aurait le temps de prendre le suivant à la station de Passy, et il se mit à longer le boulevard Montmorency, causant toujours avec lui-même.

– La preuve que cet homme n'est et ne saurait être un jettator, poursuivit-il, c'est que ceux qui croient à la jettature n'ont jamais douté de ceci : que celui qui porte malheur aux autres se porte bonheur à lui-même.

Or, je viens de voir le pauvre diable à genoux près du lit de sa fille agonisante et fondant en larmes, et j'ai été assez niais pour prendre la fuite, alors que j'eusse si bien fait d'entrer et de vider ma bourse dans cette maison où il n'y a peut-être pas de pain.

Et comme le baron Morgan avait obtenu la permission de revenir le lendemain à la villa, mais un peu moins matin qu'à l'ordinaire, c'est-à-dire au temps où il devait, en cachette, contempler son idole, il prit une belle résolution, celle de rechercher cette maisonnette où Simon vivait auprès de sa fille, de lui amener un médecin et de venir à l'aide de cette détresse suprême à l'insu de M. de Valserres et de Pauline elle-même.

C'était un garçon de cœur que le baron Paul Morgan ; il n'y a guère, du reste, que ceux-là qui se ruinent. Et quand il eut arrêté le projet de secourir mystérieusement la victime de son beau-père futur, il se sentit réconcilié avec lui-même à un haut degré et ne songea plus qu'à son bonheur.

La salle d'attente de la station de Passy était à peu près déserte. Cependant le baron fronça le sourcil en y entrant.

Il venait d'apercevoir, humant son cigare, un des trois jeunes gens qu'il avait rencontrés le matin, M. Léon de Courtenay.

Le premier mouvement des gens heureux est de se replier en eux-mêmes pour connaître leur bonheur.

Le besoin d'expansion ne vient qu'après.

M. Paul Morgan eut donc tout d'abord l'intention de battre en retraite et de continuer son chemin à pied.

Mais M. de Courtenay l'avait aperçu et le salua de la main.

Paul rendit le salut, et comme il avait été fort lié avec lui au temps de son opulence, il alla lui tendre la main.

M. de Courtenay le prit par le bras.

– Descendons sur la voie, dit-il ; nous respirerons plus à l'aise et nous causerons ; nous avons près de dix minutes à attendre.

– Est-ce que tu habites Passy l'été ? demanda le baron.

– Je n'y viens pas une fois par an.

– Alors voici un heureux hasard.

Un sourire un peu railleur glissait sur les lèvres de M. de Courtenay.

C'était un garçon de trente ans qui méritait à tous égards le nom de viveur endurci. Il était riche ; après avoir croqué son héritage paternel et maternel, il avait enterré une demi-douzaine d'oncles et de tantes qui lui avaient tout légué.

Fort de son expérience chèrement acquise, M. de Courtenay vivait maintenant en homme qui ne croit à rien, ne s'afflige ou ne se réjouit de rien, marchande le superflu comme d'autres le nécessaire, et est toujours tenté de répondre à ceux qui essayent de parler à son cœur : Je la connais celle-là ! on ne me la fait plus !

Donc M. Léon, vicomte de Courtenay, souriait en regardant le baron.

– Mon cher Paul, lui dit-il, tu ne te doutes guère que tu m'as fait gagner cent louis.

– Moi ! fit le baron.

– Mon Dieu, oui ; j'ai fait ce matin un pari te concernant et je l'ai gagné.

M. Paul Morgan tressaillit et une légère rougeur colora même son front.

– Mon bon ami, poursuivi Léon de Courtenay, il est tout naturel qu'un homme élégant comme toi, qui traverse à pied les Champs-Élysées à six heures du matin, intrigue au plus haut point ses anciens amis qui le rencontrent, surtout quand depuis plusieurs mois il s'est tenu tout à fait à l'écart.

– Ah ! je vous ai intrigués ? dit le baron s'efforçant de sourire.

– Oui. Arthur prétendait que tu allais voir une grisette de Passy ou d'Auteuil.

– En vérité ?

– Moi, j'ai affirmé que tu avais un but plus sérieux ; et comme je sais un tas de choses, j'ai même avancé que tu étais amoureux de la belle mademoiselle de Valserres.

– Vraiment ! fit le baron.

– Et j'ai parié cent louis que je ne me trompais pas.

– Qui sait ? dit M. Paul Morgan. Je ne vois pas encore comment tu prouveras que ton pari est gagné.

– Oh ! d'une façon bien simple : en donnant à mes amis ma parole d'honneur que je t'ai suivi à la trace, grâce à l'instinct merveilleux de Tom.

Alors le baron s'aperçut qu'un petit terrier-boule noir et feu suivait M. de Courtenay.

– Tom, poursuivit M. de Courtenay, a un flair merveilleux ; il m'a conduit sur tes pas et j'ai pu, à travers une grille, te voir donner le bras à M. de Valserres.

– Eh bien, qu'est-ce que cela prouve ?

– Mais, mon cher bon, acheva M. de Courtenay en riant, j'ai passé la journée à Auteuil, chez mon ancien cocher, qui est jardinier du comte R..., à deux pas de l'habitation de ta bien-aimée, et je suis fixé. À quand le mariage ?

Cette fois le baron n'y tint plus. Le besoin d'épanchement se faisait sentir, et il prit les deux mains de son ancien ami en lui disant :

– Ma foi, tu en sais trop long déjà pour ne pas tout savoir.

Et il lui ouvrit tout entier ce cœur qui débordait de joie et d'ivresse.

– Un assez joli rêve que tu as fait là, disait Léon en riant.

Et ils montèrent dans le train qui arrivait.

Vingt minutes après ils étaient rue Saint-Lazare.

– Dis donc, fit alors M. de Courtenay, veux-tu que je te vende ma discrétion ?

– Hein ? dit le baron.

– Si je n'annonce pas à nos amis ton prochain mariage, je perds cent louis.

– Eh bien ?

– Et comme tu me parais un être mystérieux et concentré, tu voudrais peut-être que ton amour demeurât quelques jours encore à l'état de secret.

– Si tu faisais cela, je t'en saurais un gré infini, dit le baron.

– Oui, mais je perdrais cent louis, et je ne suis pas homme à te les demander. Cependant tu possèdes un bibelot dont j'ai toujours eu envie.

– Bah ! fit le baron qui tressaillit en songeant qu'il avait vendu ses bibelots, et qu'il ne lui restait que des objets sans valeur.

– Je suis amoureux d'une terre cuite que tu as dans ton fumoir et qui représente une bacchante donnant à boire à un satyre.

Paul Morgan respira, il avait conservé la terre cuite.

– Je te l'enverrai, demain, dit-il.

– Non, j'irai la prendre ; adieu, compte sur moi, j'enverrai cent louis à Arthur et je lui dirai que j'ai perdu.

Les deux amis se séparèrent, Léon pour gagner le boulevard Malesherbes, Paul Morgan la rue du Helder.

Comme celui-ci entrait chez lui, le concierge lui tendit une lettre.

Cette lettre arrivée par le courrier de province du soir portait le timbre de Vierzon à Paris.

– Une lettre de Crisenon, c'est-à-dire de mon oncle, pensa Paul Morgan.

Et il eut un battement de cœur, éprouva une subite inquiétude, et Simon le mendiant lui revint tout à coup en mémoire.

VI

Le baron Paul Morgan habitait un entresol selon la mode un peu ancienne des garçons d'il y a vingt ans. Il avait gardé un domestique, chose à peu près impraticable aujourd'hui pour qui n'a que six mille livres de rente. Mais ce domestique était un vieillard qui l'avait vu naître, le servait sans demander ses gages, et avait assisté au spectacle douloureux de sa ruine.

Antoine était un type du siècle dernier égaré dans celui-ci.

Quand il avait vu son maître ruiné, il lui avait dit :

– Monsieur a tort de se retirer du monde, car, en mangeant nos derniers cent mille francs convenablement et sans barguigner, nous trouverions avant six mois une héritière de deux millions.

À quoi Paul avait répondu : Je suis amoureux et n'ai nulle envie de me brûler la cervelle dans six mois.

Antoine s'était installé comme il avait pu dans le nouvel appartement, qui n'avait que trois pièces.

Le soir, il se faisait un lit dans la salle à manger.

Or, le baron avait des tendresses pour son vieux valet de chambre, et ce soir-là, malgré l'émotion qui s'était emparée de lui en prenant cette lettre qu'on lui tendait, il n'oublia pas comme à l'ordinaire d'ouvrir la porte sans bruit, de marcher sur la pointe du pied et de gagner son lit par un corridor qui aboutissait à l'antichambre.

Une fois dans sa chambre, il alluma un flambeau et s'approcha de la cheminée.

Une lettre portant le timbre de Vierzon à Paris n'avait pourtant rien d'extraordinaire pour lui.

Cela voulait dire que cette lettre avait été mise à la poste au bureau de Salbris et qu'elle venait bien certainement du vieux château de Crisenon, la demeure de ce vieil oncle, dont le baron avait parlé au banquier.

Il y a tant de neveux qui attendent avec impatience la mort de leur oncle que le baron Paul Morgan se permettait une autre manière de penser et de voir.

Il aimait son oncle et il ne souhaitait ni sa mort ni son héritage.

Chaque année, il s'en allait passer deux longs mois à Crisenon, au milieu des marais et des sapinières de la giboyeuse Sologne, et il se plaisait dans la société de ce vieillard qui avait conservé toute l'amabilité des hommes de la Restauration.

Le bonhomme écrivait deux ou trois fois par an à son neveu qui avait pris l'habitude de lui écrire tous les mois.

Il n'y avait donc pas sujet à être bien ému de cette lettre ; à première vue, il était difficile de s'expliquer que le baron, au bout de dix minutes, n'eût pas encore osé en briser le cachet.

C'est qu'il avait vu l'écriture de la suscription, et cette écriture n'était pas celle du vieillard.

Que pouvait-on lui écrire, sinon l'annonce d'un malheur ?

Et le visage grimaçant de Simon passait devant ses yeux troublés et son cœur battait, tandis qu'il tournait et retournait sous ses doigts fiévreux la lettre encore fermée.

Mais enfin, cette émotion vague et mystérieuse se calma un peu, et le baron rompit le cachet de cire rouge qui était surmonté d'un tortil de baron.

L'oncle était baron aussi, car tel est l'usage ou plutôt l'abus moderne que lorsqu'il y a un titre dans une famille, tout le monde le porte.

Paul Morgan ouvrit donc la lettre et courut à la signature qui était celle du garde-chasse de Crisenon. Puis il lut :

Le baron laissa tomber cette lettre sur le tapis et deux larmes jaillirent de ses yeux.

Était-ce donc la jettature de Simon le mendiant qui commençait ?

Paul Morgan éveilla son vieux valet et lui montra la lettre.

Il était dans un tel état de douleur qu'il perdit un peu la tête et dit à Antoine :

– Fais-moi ma valise, nous partons !

Et il s'apprêtait à écrire une longue lettre à Pauline de Valserres pour lui apprendre ce brusque départ, l'assurer de son amour et la conjurer de penser à lui et de partager sa douleur, lorsque Antoine lui dit :

– Mais, monsieur le baron, comment voulez-vous partir ? Il est une heure du matin, et le premier train de chemin de fer que vous pourrez prendre ne part qu'à sept heures.

Or, c'est un train omnibus qui s'arrête à vingt-sept stations ; je l'ai pris bien souvent et je les ai comptées. Vous n'arriverez pas avant deux heures à Salbris, c'est-à-dire un quart d'heure avant l'express, qui quitte Paris trois heures plus tard.

Les paroles du vieil Antoine amenèrent sur-le-champ une subite transaction entre la douleur du baron et son amour.

Antoine avait raison ; Paul Morgan ne pouvait pas partir avant neuf heures cinquante minutes du matin.

Il avait donc le temps de prendre une voiture, de courir à Auteuil, entre six et sept heures, et de faire à Pauline de tendres adieux.

Cette résolution prise, le baron s'assit dans un grand fauteuil, auprès de la fenêtre ouverte, et se prit, en attendant le jour, à songer à son pauvre oncle que peut-être il ne trouverait plus vivant.

On a beaucoup parlé de la corruption du siècle et du manque absolu de cœur de cette génération qu'on appelle les petits crevés ; on a même fait là-dessus des livres volumineux et des pièces qui n'étaient pas très amusantes, mais nous devons à la vérité d'avouer que la perspective de l'héritage de son oncle ne se présenta pas un seul instant à l'esprit du baron Morgan. Il pleura de vraies larmes, il éprouva une vraie douleur, et, quand cinq heures et demie sonnèrent à la pendule de sa chambre à coucher, il cria à Antoine :

– Va me chercher une voiture.

Antoine avait fait la valise de son maître, et il se disposait à sortir pour exécuter ses ordres, lorsqu'on sonna à la porte.

Jamais le baron n'avait reçu de visite à pareille heure.

Était-ce donc un nouveau malheur qu'on venait lui apprendre ?

Antoine alla ouvrir, et Paul Morgan, à son grand étonnement, vit entrer M. Léon de Courtenay, qui lui dit d'un ton joyeux :

– Mon cher bon, je sors du club, je me suis souvenu que tu allais à Auteuil à une heure fabuleusement matinale, et comme depuis hier je rêve de ma terre cuite, je viens la chercher.

Mais comme il parlait ainsi, M. de Courtenay s'aperçut que le baron avait les yeux rouges.

– Ah ! mon Dieu, fit-il, qu'est-ce donc ?

Paul Morgan lui tendit la lettre du garde-chasse qui était demeurée ouverte sur la cheminée.

– Quel drôle de bonhomme tu fais ! dit-il. Voilà cent mille livres de rente qui t'arrivent, et tu pleures !.

Le baron, en effet, s'était remis à pleurer.

– Ma foi, mon cher bon, reprit M. de Courtenay, c'est dans le malheur qu'on trouve les vrais amis. Je te vois dans un tel état que je te crois capable de te tuer de désespoir sur la tombe de ton oncle.

Aussi je ne te quitte pas ; je vais avec toi. D'ailleurs, il fait très chaud à Paris, et je me trouvais absurde, pas plus tard que tout à l'heure, de ne pas aller prendre l'air quelque part.

– Tu vas enterrer ton oncle, j'en suis, et tu verras, je suis très convenable !...

VII

La proposition faite à Paul Morgan par le vicomte Léon de Courtenay de l'accompagner et d'aller assister aux funérailles de son oncle, comme on va faire un voyage d'agrément, était tellement absurde que tout d'abord le baron ne la prit pas au sérieux.

Mais Léon de Courtenay qui passait pour un toqué était l'homme le plus sérieux.

– Je t'accompagne, avait-il dit.

Et dès lors, il n'en voulut pas démordre.

Tandis que Paul Morgan courait à Auteuil, M. de Courtenay alla chez lui fermer une malle, et le baron se trouva à la gare d'Orléans trois heures après, dix minutes avant le départ du train.

Les deux jeunes gens s'installèrent dans un coupé et s'y trouvèrent seuls. Le train partit.

– Mon cher bon, dit alors M. Léon de Courtenay, l'homme ressemble quelque peu à un bateau à vapeur américain.

– Drôle de comparaison, répondit le baron, dont la pensée et le cœur étaient encore à Auteuil.

– Que tu vas trouver juste, si tu veux bien m'écouter.

– Parle.

Léon de Courtenay alluma un cigare, s'allongea le plus qu'il put dans son coin et dit :

– Les bateaux à vapeur américains descendent une foule de fleuves, le Mississipi, par exemple.

Ils sont deux souvent à la même compagnie, tous deux chargés de passagers et de marchandises ; ils ont tout le temps voulu pour se rendre à leur destination.

Mais à peine sont-ils en route, qu'ils chauffent à toute vapeur : après le bois, on emploie le charbon ; après le charbon, des jambons salés ; après les jambons, des tonneaux de suif.

La machine est rouge ; les deux bateaux ne filent plus, ils volent : on dirait des martinets sur un lac.

Et cela dure une heure ou deux, ou six, jusqu'à ce que l'un des deux saute avec son équipage, ses passagers et son chargement.

– Mais, mon ami, dit le baron Paul Morgan, je ne vois nullement en quoi l'homme peut ressembler à...

– À un bateau à vapeur ? C'est bien simple, dit M. de Courtenay. L'homme comme nous est constitué pour vivre vieux quand il est sage, mais il ne l'est pas ; il se démène, se surmène, chauffe à toute vapeur et fait naufrage bien avant l'entrée du port, c'est-à-dire cette bonne vieillesse qui est la récompense du viveur bien équilibré.

– Par exemple, dit le baron, je serais curieux de savoir ce que tu appelles un viveur bien équilibré.

– Un homme comme moi.

– Ah !

– J'ai toujours mesuré toutes choses, reprit M. de Courtenay, je n'ai jamais fait du plaisir un labeur, j'ai joui de tout, je n'ai jamais abusé de rien ; je me suis aperçu que le grand lévier de ce monde était l'argent, et je n'ai croqué un héritage que lorsque celui que j'attendais après commençait à être mûr.

Je ne me suis jamais donné le ridicule et la peine d'être sérieusement amoureux ; j'ai accepté avec une grande philosophie la perte de mes parents ou de mes amis ; enfin, je ne me suis jamais surmené. Aussi, tu me vois, à trente-six ans, aussi jeune qu'à vingt-cinq, aussi expérimenté qu'à soixante.

– Mille compliments, dit le baron.

– Toi, au contraire, mon bien bon, tu as chauffé à tous les degrés, tu n'es pas un homme ; aujourd'hui, par exemple, tu es une locomotive.

– Plaît-il ?

– Tu pleures ton oncle qui n'est pas mort ; tu soupires comme un phoque en songeant à ta fiancée qui va t'attendre bien gentiment. Tu es entre la joie et la douleur, comme l'âne de Buridan entre ses deux picotins, et le résultat de toute cette agitation pourrait bien être une bonne petite maladie que tu recueillerais à ton retour, comme le laurier des triomphateurs.

– En vérité, dit le baron, je ne te comprends pas.

– Commençons par la chose triste, nous finirons par la chose gaie, poursuivit M. de Courtenay.

– J'écoute.

– Ton oncle a bien soixante ans, n'est-ce pas ?

– À peine, dit le baron.

– Et cent cinquante mille livres de rente au moins, hein ?

– Je ne sais pas au juste, mais il est très riche.

– Bon ! Qu'est-ce qu'il dépense ?

– Presque rien.

– Tu es son unique héritier ?

– Sans aucun doute.

– Eh bien, voici deux ans que tu es quasi ruiné. Ton oncle le sait-il ?

– Certainement.

– Et l'idée de t'envoyer cent mille écus ne lui est point venue ?

– Non, mais il me laissera tout son bien.

M. de Courtenay haussa les épaules.

– Tu es un naïf et candide jeune homme, dit-il. La belle générosité, ma foi, de laisser ce qu'on ne peut emporter ! La Providence a dû faire comme moi, hausser les épaules, puisqu'elle a permis que ce brave homme d'égoïste se casse les reins, juste au moment où son héritage va te donner, aux yeux de ta fiancée, une plus-value de cent cinquante pour cent.

– Tu blasphèmes ! s'écria le baron. Pauline m'aime et elle est trop riche elle-même...

– Mon très cher bon, répliqua M. de Courtenay d'une voix railleuse, je savais déjà que tu ne connaissais pas les hommes, je m'aperçois maintenant que tu es plus ignorant encore à l'endroit des femmes.

– Léon...

– Si riche que soit une femme, elle a fait d'avance un petit calcul bien simple : elle dépensera tout son revenu. Si son mari est pauvre, il faudra retrancher sur la modiste, la couturière, la compagnie des Indes et le bijoutier, de quoi lui faire une liste civile.

Les femmes n'aiment pas cela.

Donc, si tu es riche, juste au moment où tu vas épouser, ta femme doublera son amour pour toi de toute la joie qu'elle éprouvera de te voir subvenir aux frais généraux de la maison et à tes dépenses personnelles, comprends-tu ?

– Je comprends que tu es un sceptique, dit le baron.

Et il ramena sa casquette de voyage sur ses yeux et ne souffla plus mot.

M. de Courtenay s'amusa tout le long du chemin à lire des journaux illustrés, et quatre heures après son départ de Paris, le train du Centre s'arrêta à la station de Salbris.

Un peu avant, Paul Morgan avait étendu la main vers le nord-ouest, disant :

– Vois-tu cette construction en brique rouge ?

– Avec des tourelles ?

– Justement. C'est Crisenon.

– Ton château ?

– Celui de mon oncle.

– Niais ! c'est le tien, puisque le brave homme va revoir ses ancêtres.

Un domestique attendait à la gare.

C'était le garde-chasse qui avait écrit au baron.

Il était triste et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

– Ah ! monsieur Paul, dit-il, monsieur Paul, vous avez bien tardé à venir. Votre oncle est à l'agonie. Venez, venez !

– Ce serviteur est touchant ! murmura M. Léon de Courtenay en montant à côté de Paul dans le char à bancs de campagne attelé d'une vigoureuse jument percheronne, que le vieux garde-chasse avait amené.

VIII

Salbris est un joli village qui a des airs de petite ville.

On y trouve jusqu'à trois rues bien alignées, et des maisons blanches et coquettes.

Tout à l'entour s'étend une plaine sablonneuse ; mais au-delà commence la sapinière, cette forêt moderne qui a remplacé les marécages couverts d'ajoncs, et d'où la fièvre s'exhalait aux rayons du soleil.

Un quart d'heure après son départ de la station, le char à bancs courait sur une route tracée à travers les sapins et impénétrable aux rayons du soleil.

M. Léon de Courtenay, tout en prenant une mine consternée pour être fidèle à sa promesse de se montrer convenable, accablait Germain Maubert de mille questions.

Le pays était-il giboyeux ? Y rencontrait-on du cerf ou du chevreuil ? La perdrix rouge était-elle abondante ? Valait-il mieux employer l'épagneul ou le braque comme chien d'arrêt ?

Maubert répondait avec distraction.

Évidemment la douleur du vieux garde était profonde et sincère.

Notre héros, le baron Paul Morgan, ne soufflait mot.

Il avait pris les rênes des mains de Maubert, et il conduisait.

Chose bizarre ! à mesure qu'on avançait et que la distance qui le séparait du château s'amoindrissait, le baron se souvenait des paroles de son ami Léon de Courtenay qui lui avait dit : Ton bon oncle, que tu pleures si consciencieusement, te savait ruiné, mais il n'a point songé à t'envoyer cent mille écus.

Et Paul Morgan se répétait ces paroles et cherchait vainement le secret de la conduite de son oncle.

Or, en interrogeant ses souvenirs, le baron se rappelait que son oncle n'avait jamais été avare ; qu'autrefois même, il lui avait toujours ouvert sa bourse en lui disant : Prends tout ce que tu voudras.

Il se rappelait encore que sept ou huit mois auparavant il avait écrit à son oncle pour lui demander une vingtaine de mille francs dont il avait un pressant besoin.

Son oncle lui avait répondu qu'il avait la goutte et ne pouvait aller à Orléans où il avait des fonds à recouvrer, et il n'avait pas envoyé les vingt mille francs.

Et plus le char à bancs approchait du château, plus le baron se sentait assailli par ces souvenirs, et se disait que peut-être, après tout, son bon oncle ne méritait pas tant de regrets.

Enfin l'allée forestière qu'ils suivaient fit un coude et le château de Crisenon se montra à deux portées de fusil.

La Sologne, quoique plate, quoique fabuleusement pauvre et dépeuplée jadis, est une terre historique. Elle a eu Chambord pour capitale ; et François Ier se plaisait à y courir le cerf tout l'automne.

Aussi les vieux manoirs en briques rouges, assis au bord d'un étang putride, n'y sont-ils pas rares.

Crisenon était une construction de la renaissance. Confisqué, après la Saint-Barthélemy, sur une famille protestante, il avait été donné par le roi Charles IX à un courtisan du nom de Saulieu.

Ce Saulieu avait fait souche de gentilshommes.

Lorsque 1789 arriva, le marquis Louis de Saulieu était un haut et puissant seigneur dont les terres s'étendaient depuis Romorantin jusqu'à la Loire.

La nation prit les terres et le château.

Deux ans après, un étranger, un méridional, le citoyen Morgan, qui avait entrepris les fournitures de l'armée du Rhin, passa par là, trouva le château de son goût et l'acheta pour quelques milliers de livres en assignats. Vingt ans plus tard, le citoyen Morgan était devenu le baron de Morgan et menait grand train dans ce château dont le dernier maître était mort sans postérité sur l'échafaud révolutionnaire.

Comme le baron était fort riche, il restaura le château, le meubla avec goût, défricha les terres qui l'environnaient, dessécha les étangs du voisinage et mourut entouré de la vénération et de l'estime publique, laissant deux fils.

Le premier, le père de Paul, alla vivre à Paris.

Le second ne quitta pas Crisenon, et tandis que son neveu dissipait sa fortune, il accrut considérablement la sienne.

Or donc, le char à bancs roulait maintenant en vue du château, et bientôt il passa sur le pont levis restauré par le premier des Morgan.

Au bruit, un homme accourut, descendant quatre à quatre les marches du perron.

Cet homme qui était vêtu de noir comme un monsieur, Paul le reconnut sur-le-champ.

C'était le docteur Rousselle, la célébrité médicale de Saint-Florentin.

– Monsieur le baron, dit le docteur d'une voix émue, je ne crois pas beaucoup aux miracles et, comme médecin, je suis toujours tenté d'expliquer les phénomènes selon la raison.

Mais je vous avoue, aujourd'hui, que je ne comprends rien à ce qui arrive.

Il prit Paul Morgan par le bras et continua, en le faisant entrer sous le vestibule :

– Votre oncle devrait être mort depuis hier soir, cependant il vit encore. Pourquoi ? comment ? C'est pour moi, l'homme de science, un problème.

« Docteur, m'a-t-il dit ce matin, combien d'heures me reste-t-il à vivre ? » Je ne répondais pas, car je m'attendais depuis la veille à lui voir rendre le dernier soupir d'une minute à l'autre.

Mais il me dit avec un sourire : « Je vivrai jusqu'à ce que mon neveu soit ici. » Et, en effet, monsieur le baron, il vit encore et toute sa vie paraît s'être réfugiée dans son regard.

Il ne veut pas mourir avant de vous avoir vu.

M. Léon de Courtenay, qui avait suivi Paul Morgan, entendit ces paroles et dit au docteur :

– Monsieur, je suis le meilleur ami de Paul, et c'est à ce titre que je l'ai accompagné dans ce pénible voyage ; mais pensez-vous qu'il soit convenable que j'entre dans la chambre du mourant ?

– Je crois, monsieur, répondit le docteur, que M. Paul doit pénétrer seul auprès de son oncle.

M. de Courtenay fit un signe d'assentiment, et, voyant la porte de la salle à manger ouverte, il y entra.

Alors Paul suivit le docteur.

Celui-ci le conduisit au premier étage, et Paul, les larmes aux yeux, se précipita vers le lit du moribond.

Le vieillard était couché dans une grande chambre tendue de tapisserie de haute lisse et garnie de vieux meubles en noyer et en chêne.

Il s'était fait adosser à une pile d'oreillers, sans doute pour respirer plus librement ; et Paul Morgan fut frappé de la sérénité majestueuse qui planait sur ce visage déjà voilé des ombres de la mort.

Le regard, en effet, avait conservé toute son énergie ; et ce regard, après avoir remercié Paul Morgan, s'arrêta sur le docteur.

Cela voulait dire :

– Laissez-moi seul avec mon neveu.

Et le docteur sortit, fermant la porte derrière lui.

Alors le vieillard fit un effort suprême et étendit la main vers son neveu :

– Paul, dit-il, j'ai supplié Dieu de me laisser vivre jusqu'à ton arrivée, et Dieu m'a exaucé.

– Mon oncle.

– J'ai un secret terrible à te confier, mon enfant, dit encore le vieillard d'une voix faible, mais qui contenait une volonté énergique et tenace.

Et le baron Paul Morgan regarda le mourant et se demanda si les paroles qu'il entendait n'étaient point le résultat du délire qui s'empare de ceux qui vont quitter ce monde.

IX

Le vieillard était calme.

Cette auréole de majesté que Dieu met au front des mourants éclatait autour de son visage transfiguré.

Il fallut bien que le baron Paul Morgan comprît que son oncle ne délirait pas, et qu'il s'était cramponné à la vie assez pour avoir le temps de lui faire quelque solennelle confidence.

– Parlez, mon oncle, dit-il en lui prenant la main, je vous écoute religieusement.

– Mon enfant, dit le mourant, tu as gaspillé ta fortune, et, je le sais, depuis près de deux années tu luttes contre la mauvaise fortune, tu vois ta ruine se consommer peu à peu ; je le savais, et je ne suis point venu à ton aide.

Peut-être, mon enfant, m'as-tu accusé d'égoïsme, peut-être as-tu méconnu mon cœur.

Il n'en est rien, cependant, et je ne t'ai jamais plus tendrement aimé.

Mais il est des devoirs auxquels l'honnête homme sait sacrifier son cœur, et je n'ai pas voulu mourir avant d'avoir accompli ce devoir en ce qui me touche, et t'avoir légué la part qui te revient à toi-même de ce devoir dont je parle.

À l'heure où je parle, tu es pauvre, continua le mourant d'une voix faible, mais parfaitement distincte. Dans une heure je serai mort, laissant près de trois millions de fortune, et tu seras pauvre encore, et cependant tu es mon unique héritier.

Le baron regardait son oncle avec une sorte d'effarement.

– Mon enfant, poursuivit celui-ci, dans le premier tiroir de ce secrétaire tu trouveras une lettre à ton adresse. Ce n'est pas mon testament, je n'avais nul besoin d'en faire, puisque tu es le seul rejeton de ma famille et que la loi te fait mon héritier.

Mais cette lettre te prescrit ton devoir, et je compte sur ta loyauté.

Tu dois te souvenir de ton enfance, mon ami, tu dois voir encore, à travers les souvenirs de ta première jeunesse, ce grand vieillard taciturne et songeur qui était mon père et ton aïeul.

Il est mort dans ce lit où je suis, baigné de nos larmes, entouré de vénération et de respect.

Eh bien, mon ami, cet homme qui est mort riche et considéré avait commencé sa vie par un crime ; il avait dépouillé une famille de sa fortune, et cet or dont nous avons joui si longtemps sans remords, il l'avait volé...

Paul Morgan jeta un cri.

– Le temps presse, mon ami, continua le moribond. La mort est là ; je n'ai point le temps de te raconter cette lugubre histoire, mais je l'ai écrite pour toi et tu la trouveras tout au long dans cette lettre avec les indications nécessaires pour restituer à qui de droit ce qui ne nous a jamais appartenu.

La voix du vieillard s'affaiblissait par degrés.

Paul Morgan avait pris sa main et la couvrait de ses larmes.

– Il y a deux ans, dit encore le moribond, en brûlant de vieux papiers, j'ai trouvé une lettre qui fut pour moi toute une révélation.

Une lettre qui me foudroya, car elle m'apprenait la source impure de notre fortune et la faute de celui dont je vénérais la mémoire.

Cette lettre, tu la trouveras annexée à celle que je t'écris. Adieu, mon enfant... adieu. Sois honnête... tu es jeune, intelligent... tu seras courageux, n'est-ce pas ?

– Oui, mon oncle, murmura Paul d'une voix entrecoupée par les sanglots.

Alors, comme s'il n'eût attendu que cette promesse pour quitter ce monde, le vieillard se souleva brusquement, poussa un grand cri et rendit l'âme.

Deux minutes après, le médecin rentra ; le vieillard était inanimé sur son lit, et Paul Morgan, étendu à terre, paraissait en proie à une sorte d'hébétement.

Il pleurait et riait tout à la fois, et il avait le délire.

M. de Courtenay, prévenu, arriva en toute hâte.

Il prit son ami dans ses bras, il lui parla, l'appela par son nom.

Paul ne le reconnut pas.

– Parole d'honneur, pensa le viveur, je ne croyais pas si bien dire hier en affirmant qu'il était imprudent de le laisser partir seul.

Ce garçon est fou.

– Rassurez-vous, lui dit le docteur, cette folie n'est que momentanée ; mais il va falloir l'emporter hors d'ici ; il faut l'éloigner du cadavre de son oncle et prendre les plus grands ménagements.

Quarante-huit heures après, le délire durait encore chez Paul Morgan.

Les funérailles de son oncle avaient eu lieu ; M. Léon de Courtenay avait conduit le deuil, et il s'était montré fort convenable, selon sa promesse.

Deux autres jours s'écoulèrent.

On avait d'abord redouté une fièvre chaude chez le malade ; mais sa jeunesse et sa robuste constitution triomphèrent.

Enfin, le soir du cinquième jour, la raison lui revint.

Léon de Courtenay était assis à son chevet et le regardait avec la sollicitude d'un ami dévoué.

Paul lui tendit la main et lui dit :

– J'ai été fou, n'est-ce pas ?

– Non, répondit M. de Courtenay, mais tu as éprouvé une si violente émotion, qu'elle a amené chez toi le délire.

– Maintenant, dit le baron avec tristesse, je me souviens de tout. Mon oncle est mort...

– Hélas ! mon ami.

– Depuis combien de temps ?

– Depuis cinq jours.

– Alors il est enterré ?...

– Oui, mon ami ; le docteur et moi nous l'avons conduit à sa dernière demeure.

Une larme roula sur la joue du baron.

– Mon Dieu ! mon cher bon, dit M. Léon de Courtenay, il faut pourtant te faire une raison.

– Ah ! mon ami...

– Songe à ta fiancée, à cette rayonnante et belle Pauline de Valserres.

Il y eut dans les yeux noyés de pleurs du baron comme un rayon de joie.

Mais ce rayon s'éteignit bientôt.

– Mon ami, dit-il, veux-tu me rendre un service ?

– Parle.

– Va-t'en dans la chambre où est mort mon oncle.

– Bien.

– Ouvre son secrétaire, la clef doit être après. Tu trouveras, dans le premier tiroir, une lettre à mon adresse.

– Un testament sans doute ?

– Non, dit le baron, une lettre qui me trace mon devoir.

– Que veux-tu dire ?

– Mon ami, je suis plus pauvre que jamais.

– Ah ! mon Dieu, s'écria M. de Courtenay, voici le délire qui le reprend ! Docteur... docteur !...

Heureusement le docteur Rousselle n'était pas dans la pièce voisine.

– Tais-toi, dit vivement Paul Morgan, je n'ai pas le délire mon ami, tu vas bien le voir.

– Alors tu as cent cinquante mille livres de rente ?

– Non, pas une obole.

– Ton oncle t'a donc déshérité ?

– Non.

– Docteur, à moi ! cria de nouveau M. de Courtenay.

Mais Paul Morgan lui prit vivement la main.

– Tais-toi donc, dit-il, et écoute-moi !...

X

Au bout de cinq jours de délire et de prostration, le baron Paul Morgan croyait encore entendre la voix de son oncle lui parlant de probité et d'honneur et l'engageant à restituer une fortune dont l'origine était souillée.

Il se rappela donc avec une netteté parfaite les paroles du défunt et il dit à son ami M. Léon de Courtenay dont la stupeur allait croissant :

– Écoute-moi, tu vas voir que je n'ai pas le délire.

Et il lui répéta mot pour mot tout ce que le vieillard lui avait dit avant de mourir.

M. de Courtenay l'écouta jusqu'au bout sans l'interrompre.

Mais un sourire glissait sur ses lèvres.

– Mon ami, dit-il enfin, tout cela est absurde.

– Absurde ! exclama le baron.

– Sans doute.

– Ce n'est plus moi qui suis fou, c'est toi, dit encore Paul Morgan.

– Oh ! tu crois ?

– Je te dis que la fortune que mon oncle me laisse est une fortune volée.

– Soit.

– Et tu me trouves absurde de vouloir la restituer ?

– Parfaitement.

– Mais tu es un homme d'honneur, pourtant, et je ne comprends pas.

– Je suis un homme d'honneur et un homme de bon sens, dit M. de Courtenay avec calme.

– Oh !

– Et si tu veux bien mettre à m'écouter la patience dont je viens de te donner l'exemple, je te le prouverai aussi clairement que deux et deux font quatre.

Paul Morgan regardait son interlocuteur avec une sorte d'effarement.

– Parle, dit-il enfin.

– Voyons, mon ami, reprit M. de Courtenay, le meilleur moyen de voir clair, c'est de récapituler les événements et de procéder par ordre.

Je n'ai pas lu la lettre de ton oncle que nous n'avons pas ouverte encore, mais je puis te réciter ce qu'elle contient.

– Ah ! fit le baron de plus en plus stupéfait.

– Sans doute. Suis bien mon raisonnement. Ton père était un honnête homme, ton oncle un honnête homme, toi aussi ; mais ton grand-père était un gredin. Passons. Le gredin en question a volé une fortune, je te l'accorde. Comment ? Cela m'est tout à fait indifférent. Lui a-t-on confié de l'argent qu'il n'a pas rendu ? Peut-être. A-t-il assassiné quelque pauvre diable qui avait sur lui un portefeuille gonflé de billets de caisse ? Rien ne s'y oppose.

Cependant, avant cette précieuse confidence que ton brave homme d'oncle t'a faite avant sa mort, il était de notoriété publique que ton grand-père avait gagné un ou deux millions dans les fournitures des armées.

– Je te l'accorde, dit le baron qui ne savait réellement pas où son ami en voulait venir.

M. de Courtenay continua :

– À la gredinerie près, l'histoire de ton grand-père est celle d'un juif devenu un banquier célèbre. La Révolution éclate ; un émigré qui fuit la guillotine lui confie cent mille francs. Suis-tu mon raisonnement ?

– Parfaitement.

– Le juif fait ses affaires ; il est laborieux, intelligent, il est honnête. Avec les cent mille francs de l'émigré, il gagne un million, puis deux, puis trois. L'émigré revient et réclame son argent : « Voilà quinze cent mille francs, dit le juif. – Non, répond l'émigré, je vous ai prêté cent mille francs seulement ; rendez-les-moi, nous sommes quittes. » Et l'émigré avait raison.

– Mais que prouve cette histoire ? demanda le baron Paul Morgan.

– Ceci : ton grand-père était un gredin, soit ; il a volé cent mille francs, très bien ; mais il a gagné trois millions. Donne cent mille francs aux pauvres, double et triple cette somme si bon te semble, mais ne va pas plus loin.

Le baron secoua la tête.

– Ton raisonnement, dit-il, est spécieux, et il satisferait même certaines consciences indépendantes, mais la mienne le repousse.

– Tu es fou !

– Soit ; mais mon oncle m'a ordonné, en mourant, de restituer ; je ne garderai pas un sou de cette fortune.

– Alors, mon cher, dit M. de Courtenay, il faut être logique jusqu'au bout.

– Plaît-il ?

– La fortune que tu as mangée avait la même source.

– Hélas ! oui.

– Et tu as un créancier inconnu auquel, si tu es un honnête homme, tu rendras ce qui te reste, c'est-à-dire tes six mille livres de rente.

– Je le ferai, dit simplement le baron.

– En outre, tu devras, pour être logique, travailler toute ta vie pour reconstituer cet héritage évanoui et le restituer pareillement tôt ou tard.

– Mon beau-père futur m'associera à ses affaires, répliqua Paul Morgan.

– Si tu n'étais idiot, tu serais sublime, dit alors M. de Courtenay avec un accent d'ironie. Voyons maintenant à qui tu dois cette restitution.

– Je l'ignore.

– Mais la lettre de ton bon oncle te l'indiquera.

– Oui.

– Eh bien, je vais la chercher, nous verrons bien.

M. de Courtenay fit deux pas vers la porte ; mais au moment d'en franchir le seuil, il se retourna :

– Encore une question, cher ami, dit-il.

– Voyons.

– Nous avons supposé que ton grand-père avait simplement volé une somme plus ou moins importante qui était l'origine de sa fortune.

– Oui.

– Mais rien ne nous empêche de penser qu'il a, pour se procurer cet argent, assassiné un monsieur.

– Eh bien ? fit le baron en baissant la tête.

– Supposons alors que le monsieur n'ait pas eu d'enfant et qu'il n'ait laissé aucun héritier.

– Après ?

– C'est donc à l'État, qui est au besoin l'héritier de tout le monde, que tu restitueras.

– Oui.

– Ma foi, mon ami, dit M. de Courtenay, Bayard n'était qu'un homme de tiède vertu auprès de toi, et je t'admire.

Sur ces mots, M. de Courtenay partit d'un éclat de rire et se dirigea vers la chambre du défunt.

Les indications, données par le vieillard à son neveu étaient exactes.

M. de Courtenay trouva tout de suite la fameuse lettre. Elle était volumineuse et enfermée dans une large enveloppe grise qui portait cette suscription :

À mon neveu, Paul Morgan, avec prière d'ouvrir cette lettre quinze jours après ma mort.

– Donc, dit M. de Courtenay en souriant, mon ami Paul est plus riche qu'il ne croit. Il a quinze jours devant lui, et quand on a quinze jours de réflexion, on ne renonce pas à cent cinquante mille livres de rente, surtout quand je suis là, moi !...

XI

Quarante-huit heures après, à quatre heures du matin, l'express de Limoges à Paris entrait en gare avec M. le baron Paul Morgan et son ami Léon de Courtenay.

Le coupé de ce dernier les attendait.

– Mon bon ami, dit le viveur, jusqu'à présent j'ai un peu prêché dans le désert et je ne t'ai pas convaincu ; mais j'espère que les huit jours qui nous restent te donneront le temps de réfléchir encore.

Le baron ne répondit pas.

– Sais-tu, poursuivit M. de Courtenay, que j'ai fait une singulière réflexion ?

– Laquelle ?

– Ton oncle s'est défié de toi et de lui.

– Comment cela ?

– Il aurait fort bien pu écrire sur cette fameuse lettre : « À ouvrir aussitôt après ma mort. » Il ne l'a pas fait, il a voulu que tu eusses le temps de la réflexion. Il a pensé que la probité était peut-être par trop chevaleresque, et peut-être a-t-il pensé comme moi, qu'en restituant simplement la somme volée, tu aurais largement accompli ton devoir.

– Ce n'est pas mon opinion, dit froidement le baron qui, depuis deux jours, résistait aux paroles tentatrices de son ami.

– Voyons, cher, poursuivit M. de Courtenay, réfléchis à une chose encore.

– Laquelle ?

– Nous vivons dans le siècle le plus positif, et, comme je te l'ai dit, l'amour sans argent est à peu près impraticable.

– Pauline est riche.

– Oui, mais son père qui est un brave homme de bourgeois ne s'est pas mis à pleurer, j'en suis sûr, en apprenant que tu partais pour enterrer ton oncle et recueillir trois millions.

– M. de Valserres est un honnête homme, dit le baron, et il pensera comme moi.

– Ou comme moi, dit Léon de Courtenay. Et puis, mon cher baron, songe que tu as huit jours devant toi ; par conséquent, ne pensons plus à cette lettre jusqu'au moment où tu devras l'ouvrir.

– Soit, dit le baron.

– En outre, veux-tu un bon conseil ?

– Parle.

– Attends huit jours pour dire un mot de tout cela, soit à ta fiancée, soit à son père.

– Pourquoi ?

– Mais parce que, mon ami, il est toujours temps d'apprendre aux gens qui nous croient riche qu'on est pauvre.

Et comme M. Léon de Courtenay disait cela, son coupé qui était traîné par un trotteur très vite s'arrêta à la porte de la maison que le baron Morgan habitait rue du Helder.

– J'ai ta parole, n'est-ce pas ? dit-il en tendant la main.

– De ne rien dire à Pauline et à son père ?

– Oui. Me la donnes-tu ?

– Soit, répondit le baron.

Et il mit pied à terre et sonna, prenant à la main sa petite valise de voyage.

– Au revoir, dit M. de Courtenay ; je viendrai te demander à déjeuner demain.

Et le coupé repartit.

Le baron monta chez lui.

Le vieil Antoine, qui attendait son maître depuis plusieurs jours, ne dormait que d'un œil, et il accourut à sa rencontre.

Paul Morgan était triste ; mais sa douleur n'était plus bruyante comme au premier jour.

– Mon ami, dit-il à Antoine, je voudrais causer sérieusement avec toi.

Le vieillard, un peu étonné, suivit son jeune maître dans sa chambre à coucher, disant :

– Est-ce que monsieur le baron ne va pas se mettre au lit ?

– Non, j'ai dormi en chemin de fer et je n'ai plus sommeil.

Antoine demeurait debout devant son maître et n'osait lui parler de son oncle défunt.

– Antoine, reprit le baron, depuis combien d'années es-tu au service de ma famille ?

– Ma foi, monsieur, répondit le vieillard, j'ai soixante-dix ans bientôt et j'en avais quinze à peine lorsque votre grand-père me prit comme groom. Ça ne s'appelait pas comme ça, il est vrai, mais le métier était le même : je montais derrière le cabriolet, j'accompagnais M. le baron quand il sortait à cheval.

– Et mon grand père était riche alors ?

– Oui, monsieur.

– Très riche ?

– Oh ! non pas comme il l'est devenu depuis.

– Vraiment !

– C'est surtout en 1814 que M. le baron a doublé sa fortune en échangeant des terrains considérables qu'il avait aux Champs-Élysées contre des maisons toutes bâties sur le boulevard de Gand.

– Mais enfin, quel chiffre de fortune pouvait-il avoir auparavant ?

– Mon Dieu, monsieur le baron, dit Antoine, aujourd'hui on parle de cent mille francs de rente comme d'une aisance honnête ; mais alors un homme qu'on qualifiait de millionnaire ne l'était pas toujours. Je suis bien sûr que M. le baron votre grand-père n'avait pas plus de sept ou huit cent mille francs quand 1814 arriva.

– C'est bien, Antoine, dit le baron ; je te remercie. Va te coucher, mon ami. As-tu des lettres pour moi ?

– Une seule, arrivée hier par la poste.

Antoine sortit et revint une minute après, un plateau à la main.

Le baron tressaillit en prenant la lettre qui se trouvait dessus. Il avait reconnu une mignonne écriture un peu allongée et qui trahissait une main de femme.

Antoine se retira discrètement, et le baron ouvrit la lettre avec empressement.

Quelle autre femme que Pauline de Valserres aurait pu lui écrire ?

C'était elle, en effet ; mais, dès les premières lignes, l'émotion joyeuse du baron fit place à un froncement de sourcils et à une légère pâleur.

Pauline écrivait :

Cette lettre échappa aux mains du baron, et une fois encore la figure grimaçante de Simon le mendiant traversa son cerveau épouvanté.

XII

La lettre de Pauline de Valserres n'exagérait rien.

M. de Valserres était, en effet, parti pour Londres, en proie à une vive agitation.

Ainsi qu'il l'avait dit à son gendre futur, le banquier jouait le jeu des millions avec une grande hardiesse.

Les tranquilles opérations de la banque classique n'allaient point à sa nature fougueuse, et la guerre d'Amérique lui avait fourni l'occasion d'entreprendre, de concert avec deux grandes maisons de banque anglaises, de vastes opérations qui, si elles réussissaient, devaient quintupler sa fortune. Ces deux maisons, dont l'une était à Liverpool, l'autre à Dublin, avaient à Paris, auprès de M. de Valserres, un représentant unique, de même que le banquier en avait un auprès d'elles. Or, le matin même de ce jour, le banquier avait reçu un télégramme qui lui annonçait qu'une traite considérable lui serait présentée par le représentant de ses correspondants anglais.

À midi, le fondé de pouvoirs avait demandé et reçu neuf cent mille francs.

À six heures du soir le banquier apprenait la faillite de ses associés.

Il était donc parti avec l'espérance de rejoindre le misérable qui avait ainsi dégarni sa caisse.

L'avait-il retrouvé ?

C'était peu probable. Depuis quatre jours qu'il était parti, M. de Valserres n'avait pas écrit un seul mot à sa fille.

Comme on le pense bien, le baron Paul Morgan, en recevant la lettre de sa fiancée, n'avait pas perdu une minute, et bien qu'il fût à peine six heures du matin, il envoya chercher une voiture et dit au cocher :

– Mène-moi à Auteuil ; cent sous de pourboire, si tu marches bien.

Le cocher crut avoir affaire à un prince indien et il le mena un train d'enfer.

Il y avait longtemps que Pauline, après une nuit sans sommeil, avait ouvert sa fenêtre, quand il arriva.

– Mon ami, lui dit-elle, il est arrivé malheur à mon père, cela est certain ; peut-être est-il malade... peut-être...

Elle s'arrêta frissonnante, n'osant achever.

– Voulez-vous que je parte pour Londres ? dit vivement le baron.

– Vous feriez cela ? s'écria la jeune fille.

– Enfant, répondit-il, votre père n'est-il pas le mien à présent ?

Cependant le baron ne partit pas tout de suite. Il passa la matinée tout entière auprès de Pauline.

Ils attendaient le courrier de Londres qui arrive ordinairement à midi ; et Pauline qui, parfois, se reprenait à respirer, disait :

– Mon père arrivera peut-être aujourd'hui. Il n'aura pas eu le temps de m'écrire.

– Point de nouvelles, bonnes nouvelles, disait Paul qui ne pensait pas, hélas ! un mot de ce proverbe et que de sombres pressentiments continuaient à assaillir.

Midi arriva ; le facteur n'apporta aucune lettre ; on ne vit point venir l'homme du télégraphe ; et Pauline se sentit reprise par le désespoir.

Elle était si triste et si touchante en sa douleur, qu'auprès d'elle le baron avait tout oublié, même le serment qu'il avait fait à son oncle mourant.

– Mon ami, disait Mlle de Valserres, partez, je vous en supplie... ramenez-moi mon père.

Le caissier de M. de Valserres, qui avait la signature de la maison, était venu tous les jours deux fois, et pas plus que Pauline, il n'avait reçu la moindre nouvelle du banquier.

Le baron quitta la jeune fille en lui disant :

– Je prendrai l'express de sept heures ; demain matin je serai à Londres et je vous enverrai sur-le-champ une dépêche.

Pauline se jeta à son cou :

– Ah ! dit-elle avec un élan d'enthousiasme et d'affection, vous êtes bien l'homme que j'avais rêvé.

Le baron partit.

Il ne s'agissait plus pour lui d'aller à pied par les petits sentiers qui grimpent de la rue de la Source à la rue de l'Assomption, de cheminer lentement en caressant son rêve d'amour. Il s'agissait de regagner Paris au plus vite, de faire à la hâte quelques préparatifs et de partir sur-le-champ.

Ni le baron, ni Pauline n'avaient songé à faire atteler, ce qui eût été fort simple, car il y avait cinq chevaux dans les écuries de la villa.

Paul, en franchissant la grille, songea à descendre à la rue de la Fontaine où on trouve des voitures de place.

Pour cela, au lieu de suivre son chemin habituel, il fallait qu'il se dirigeât tout d'abord vers la rue de la Croix.

Il prit donc machinalement ce chemin, ne se souvenant plus ou plutôt ne songeant pas qu'il allait passer devant cette maisonnette à l'intérieur de laquelle, un soir, il avait aperçu Simon pleurant agenouillé au pied du lit de sa fille.

Ce ne fut que lorsqu'il fut à dix pas de distance qu'il reconnut le pauvre logis et s'arrêta brusquement.

La maisonnette, à demi cachée par la haie sur laquelle retombaient des grappes de lilas blanc et de chèvrefeuille, était silencieuse.

Le baron fut tenté tout d'abord de rebrousser chemin, et il serra convulsivement dans ses doigts une corne en corail qui pendait aux breloques de sa montre.

Oserait-il donc passer devant la maison du jettator, dont il ne pouvait plus nier la funeste puissance, car depuis le jour où il l'avait vu pour la première fois, les malheurs semblaient s'entasser pour lui ?

Et cependant le baron ne prit pas la fuite.

Un autre sentiment que celui de la peur s'était tout à coup emparé de lui.

Un sentiment de curiosité triste et poignante ; et ce ne fut plus le visage sarcastique et douloureusement grimaçant de Simon le mendiant qui passa devant lui, mais bien cette figure pâle et touchante de la jeune fille à l'agonie.

Il lui sembla qu'il entendait encore cette voix si douce et si résignée qui disait :

– Ne pleure pas, père, ne pleure pas !...

La maison était silencieuse, le jardinet aussi ; la fenêtre, ouverte l'autre jour, était fermée...

Le baron sentit son cœur se serrer.

Depuis huit jours qu'il avait passé là, Dieu n'avait-il pas fait un ange du ciel de la pauvre poitrinaire ?

Et Paul Morgan, au lieu de rebrousser chemin, s'avança, et, se dressant sur la pointe du pied, il regarda par-dessus la haie.

Alors tout son sang afflua à son cœur.

La jeune fille n'était pas morte.

Elle était dans le jardinet, assise sur un banc, exposée à un chaud rayon de soleil.

Elle était toujours pâle, toujours souffrante ; mais il semblait qu'un peu de force lui fût revenu et que la jeunesse se cramponnait à la vie avec une vague espérance de triomphe.

M. Paul Morgan, caché derrière la haie, silencieux, immobile, retenant son haleine, se prit à contempler la pauvre enfant dont le mal semblait avoir respecté la beauté angélique.

Simon n'y était pas.

Si la fenêtre était fermée, la porte était ouverte, et il était facile de voir qu'il n'y avait personne à l'intérieur. Que se passa-t-il alors dans l'esprit et le cœur du baron ?

Peut-être n'aurait-il pu le dire lui-même.

Mais il chercha la porte du jardinet qui était perdue dans la haie, mit la main sur le loquet et entra.

À sa vue, la jeune fille eut un mouvement d'effroi et se leva vivement.

– Ne craignez rien, mademoiselle, dit le baron d'une voix émue ; ne craignez rien de moi... je suis un ami...

Et sa voix était empreinte d'une douceur caressante, et il y avait, répandu sur tout son visage, un tel rayonnement de bonté compatissante, que la poitrinaire se sentit rassurée et qu'elle regarda ce brave jeune homme, qu'elle voyait pour la première fois, comme on regarde un ami.

XIII

En entrant ainsi dans le jardinet, le baron Paul Morgan avait plutôt obéi à un instinct irréfléchi qu'à un raisonnement quelconque.

Il était entré, parce qu'il avait vu la jeune fille mourante, huit jours auparavant, levée et presque convalescente ; parce qu'une curiosité ardente l'avait mordu au cœur, curiosité sympathique et qui se nuançait d'un sentiment bizarre et presque impossible à expliquer.

Simon était un jettator, Simon portait malheur ; le baron était payé pour le savoir.

Eh bien, il lui semblait qu'en allant au-devant de cette jettature il la dominerait, et que, en outre, si le père avait une influence fatale, la fille devait, au contraire, porter bonheur.

Si bon, si parfait que soit un homme, il aura toujours un grain d'égoïsme.

Donc, Paul Morgan était entré dans le jardinet, et la jeune fille avait levé sur lui ses grands yeux mélancoliques, un peu effarés, et dont les bords rougis trahissaient des larmes récentes et de longues heures d'insomnie.

Mais ce n'était pas le tout d'entrer, il fallait encore expliquer sa visite d'une façon plus ou moins plausible.

Heureusement il savait le nom du père.

– Mademoiselle, dit-il, c'est bien ici chez M. Simon ?

– Oui, monsieur, répondit-elle.

– Est-il chez lui ?

– Non, monsieur, mon père est sorti.

– Pensez-vous qu'il revienne bientôt ?

– Oh ! monsieur, fit-elle toujours mélancolique, mais achevant de se rassurer, mon père est allé à Paris... et il y a loin quand on va à pied...

– J'aurais pourtant voulu le voir, murmura le baron qui n'en pensait pas un mot et respira plus librement en apprenant que Simon était loin.

Elle le regarda avec une expression de naïf étonnement.

Jamais peut-être une créature quelconque n'avait manifesté le désir de voir son père.

Simon n'avait sans doute jamais affaire à personne.

Le baron ajouta :

– Je suis un de ses amis.

Mais la jeune fille secoua la tête.

– Mon père n'a pas d'amis, monsieur, dit-elle, nous sommes trop pauvres et trop malheureux pour cela.

Elle dit cela sans amertume, naturellement, avec une tristesse résignée, exempte de reproche.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit le baron, votre père a... des amis... ou plutôt des gens qui s'intéressent à lui... et à vous...

Une légère rougeur empourpra les joues pâles de la jeune fille.

– Vous paraissez bon, monsieur, dit-elle, et je ne vois pas quel intérêt vous auriez à vous railler de moi.

– Oh ! mademoiselle, fit Paul avec chaleur, une telle pensée...

– Vrai, reprit-elle, il se pourrait que quelqu'un s'intéressât à mon père...

– Moi, mademoiselle, et à vous aussi...

– Oh ! moi, fit-elle toujours avec cet accent de douleur résignée, je n'aurai bientôt plus besoin ni de soins ni d'amitié.

Mais je mourrais bien heureuse, monsieur, ajouta-t-elle avec une animation subite, si je savais que quelqu'un veillerait sur mon père quand je ne serais plus auprès de lui.

Le baron, en présence de cette douleur calme, de cette tranquillité pour ainsi dire stoïque, se sentait ému jusqu'aux larmes.

Il osa prendre la main de la jeune fille et lui dire :

– Mais, mademoiselle, vous n'êtes pas aussi malade que vous le croyez... vous allez beaucoup mieux qu'il y a huit jours...

– Oui, dit-elle, je vais mieux aujourd'hui, puis demain j'irai plus mal... et cela ira ainsi jusqu'à la fin...

– Oh !

– Mais comment savez-vous, monsieur, ajouta-t-elle, que j'allais plus mal il y a huit jours ?

– Ne vous ai-je pas dit que je m'intéressais à vous ? Eh bien, un soir j'ai passé là, dans la ruelle... j'ai entendu des sanglots... je me suis approché... j'ai regardé par la fenêtre ouverte... vous étiez au lit... et votre père pleurait...

– Pauvre père ! dit-elle. Ah ! monsieur, il a tant souffert déjà que Dieu devrait bien le prendre en pitié !

Elle s'exprimait avec cette aisance et cette pureté d'expression qui trahit une éducation première.

– Sans doute, dit le baron, vous avez éprouvé des revers... de fortune.

– Hélas ! monsieur, répondit-elle, ma pauvre mère avait une toute petite dot ; elle est morte en me donnant le jour... et longtemps mon père a travaillé comme il a pu, pour ne pas toucher à cet argent... mais il n'avait pas de chance depuis sa jeunesse... il a des cheveux blancs aujourd'hui ; rien ne lui a réussi ; il n'a jamais pu rester nulle part et conserver le moindre emploi.

J'ai longtemps travaillé, moi, avant de tomber malade ; mais les travaux d'aiguille sont si peu payés... et puis, le mal m'a pris... Oh ! je sais que je suis perdue... et si je ne devais pas laisser mon pauvre père derrière moi...

Elle essuya une larme, et, regardant encore le baron :

– Mais qui êtes-vous donc, vous, monsieur, qui paraissez si bon, et qui vous intéressez à mon pauvre père ?

– Oh ! répondit Paul, mon nom ne vous apprendrait pas grand-chose, mademoiselle. Je vous l'ai dit, j'ai passé par ici un soir... je vous ai vue souffrante, j'ai entendu votre père sangloter... N'est-ce pas une explication suffisante de l'intérêt que vous m'inspirez ? Aussi, ajouta le baron, si vous vouliez me permettre de vous être utile...

Elle rougit, et le baron sentit qu'il y avait une grande fierté sous cette misère navrante.

– Je suis un peu médecin, se hâta-t-il de dire encore ; mais je suis surtout l'ami d'une célébrité, d'un grand homme de science, qui vous donnerait ses soins avec joie.

– À quoi bon ? dit-elle. Le médecin des pauvres, qui est venu me voir il y a un mois, ne nous l'a pas caché : je suis perdue.

– On n'est jamais perdu quand on est jeune, dit le baron.

– Vous parlez comme mon pauvre père, dit-elle. Tenez, aujourd'hui, il est allé à Paris solliciter mon admission dans un hospice. La femme du jardinier d'à côté, qui est bonne pour nous, lui a mis cela en tête ; et il est parti. Mais c'est très difficile d'abord, dit-on, et il faut être protégé. Et puis, mourir pour mourir, j'aimerais mieux m'éteindre ici... au soleil, sous ces arbres, au milieu de cette verdure qui est l'opulence des pauvres gens...

– Cette maison est à vous, n'est-ce pas ? dit le baron, qui voulait à tout prix distraire la pauvre créature de ses idées de mort.

– Non, monsieur, dit-elle, mon père l'a louée pour un an lorsqu'on lui a dit que peut-être le grand air me ferait du bien.

Il a consacré nos dernières ressources à payer le loyer, et l'année sera bientôt finie, et il faudra nous en aller... Mais je serai peut-être morte avant... Qui sait ?...

Et dans ces dernières paroles il y avait comme une sombre espérance.

– Mademoiselle, dit le baron, je suis obligé de retourner à Paris, et je vais même m'absenter pour deux ou trois jours. Est-ce que vous ne me permettrez pas de vous envoyer mon médecin ?

Elle ne répondit pas. Il lui prit la main et dit encore :

– Aussitôt de retour, je viendrai vous voir... mais, dites-moi, ne me considérez-vous pas, dès aujourd'hui... comme... votre ami ?...

Elle le regardait toujours et paraissait chercher l'explication de ces derniers mots.

– Puisque je m'intéresse à votre père... puisque...

Il avait le mot de secours aux lèvres, mais il n'osa le prononcer.

Et il reprit un peu brusquement :

– Je vous enverrai mon médecin.

Il serra la main de la jeune fille, une pauvre petite main amaigrie et presque diaphane.

– Adieu, dit-il, au revoir... Comment vous appelez-vous ?

– Marthe, dit-elle.

– Et votre père s'appelle bien M. Simon ?

– Oui, fit-elle d'un signe de tête, il n'a pas d'autre nom.

Quelques minutes après, le baron descendait la rue de la Croix en se disant :

– Je leur enverrai Courtenay, il leur fera accepter ce qu'elle m'eût certainement refusé aujourd'hui. Pauvre enfant !... Et le baron Paul Morgan, en dépit de ses préoccupations personnelles, du désespoir de sa Pauline adorée, de l'inquiétude où il était lui-même touchant M. de Valserres, le baron se sentait le cœur allégé, et il lui sembla qu'un coin de ciel bleu se montrait dans l'horizon de son avenir assombri.

XIV

À mesure qu'il s'éloignait de la maisonnette, Paul Morgan revenait peu à peu à un sentiment de réalité plus poignante et plus personnelle.

Il songeait à lui-même, ou plutôt à Pauline, cet autre lui-même, qu'il avait laissée dans les larmes ; à M. de Valserres, dont on était sans nouvelles, et enfin à son départ pour Londres.

Néanmoins, il n'oubliait pas la fille de Simon ; et même, une pensée égoïste se mêlait à sa philanthropie.

– En admettant, disait-il, que Simon m'ait porté malheur, en devenant le sauveur de sa fille je paralyse cette néfaste influence.

Le baron atteignit, en faisant toutes ces réflexions, la rue de la Fontaine, monta dans un fiacre et indiqua le n° 7 du boulevard Malesherbes au cocher.

Il était quatre heures à peine ; le baron avait du temps devant lui, puisque l'express de Londres ne partait qu'à sept. Or, tandis que le fiacre roulait, Paul Morgan se disait :

– Léon est un original, un faux sceptique, il sera ravi d'avoir à s'occuper de cette pauvre fille.

M. de Courtenay habitait le n° 7 du boulevard Malesherbes, et c'était chez lui que le baron se faisait conduire, avec la certitude de le rencontrer, car son ami rentrait chaque jour entre quatre et cinq heures pour faire sa toilette et aller diner.

M. de Courtenay venait de rentrer, en effet, lorsque Paul arriva.

– Comment, mon cher bon, s'écria-t-il, je te revois déjà ! Il paraît que tu mords à mes conseils, hein ?

À ces mots, Paul Morgan tressaillit et songea à l'héritage de son oncle.

– Ma foi ; continua Léon de Courtenay, je te croyais bien tranquillement à Auteuil, occupé à roucouler sous les arbres, au bras de ta fiancée.

– Mon ami, dit le baron, je savais te trouver chez toi, et je viens te demander un service.

– Ah ! ah !

– Je t'ai parlé de Simon, n'est-ce pas ?

– Le jettator ? Oui.

– Et de sa fille ?

– Est-ce qu'elle est morte ?

– Non, et je voudrais la sauver, ou du moins adoucir ses derniers jours.

– Voyons, explique-toi un peu plus clairement.

Le baron n'avait pas de meilleure explication à donner que de raconter simplement à M. de Courtenay ce qu'il avait fait en sortant de chez M. de Valserres, et comment il avait eu un entretien avec Marthe Simon.

– Compris, dit M. Courtennay, je vais trouver notre ami le docteur M..., je l'emmène à Auteuil, je me présente de ta part, et je parviens à faire accepter ce que tu n'as osé offrir, c'est-à-dire de l'argent, dans cette maison où on manque de tout.

– C'est tout à fait cela, dit le baron.

– Puis, continua M. de Courtenay, en revenant, je passe chez toi... et te rends compte de ma mission, en ambassadeur fidèle que je suis.

– Quant à cela, tu pourras t'en dispenser demain, dit le baron.

– Pourquoi ?

– Je ne serai pas à Paris, je pars ce soir.

Cette fois M. de Courtenay regarda Paul.

– Ah çà mais, au fait, dit-il, je te trouve la mine un peu renversée. Qu'as-tu donc ? Es-tu en froid avec elle ?

– Pauline m'adore.

– Et tu pars ?

– Pour elle.

– Je ne comprends pas, dit M. de Courtenay.

– Tu es mon ami, je n'ai pas de secret pour toi, je vais donc t'avouer tout ce qui nous arrive.

Et Paul, dont la voix était de plus en plus émue, confia à M. de Courtenay l'angoisse de sa chère Pauline et le désastre probable de M. de Valserres.

L'impitoyable sceptique l'écouta froidement, sans émotion, comme il eût entendu la lecture d'un roman.

– Tout cela est très fâcheux, mon ami, dit-il enfin, car voilà tes petites combinaisons de vertu légèrement endommagées.

– Comment cela ? demanda Paul Morgan qui tressaillit de nouveau.

– Hier, tu me disais : Mon beau père est riche, il m'associera à ses affaires, et je regagnerai la fortune dissipée, et je la restituerai, avec celle de mon oncle, à ces malheureux aussi touchants qu'inconnus. As-tu dit cela ?

– Sans doute.

– Voici que ton beau-père me fait l'effet d'un homme ruiné. Tu l'es aussi, volontairement du moins ; ta femme donnera des leçons de piano, n'est-ce pas ?

Le baron passa la main sur son front.

– Tais-toi, dit-il, ne raille pas.

– Voilà que tu ne t'en tiens pas là, mon bon ami, poursuivit M. de Courtenay toujours moqueur ; voici que tu deviens philanthrope, bienfaiteur de l'humanité, et que tu entreprends la guérison des filles poitrinaires.

Le baron courba la tête.

– Mais, malheureux, acheva Léon avec un accent de raillerie cruelle, avec quoi vas-tu faire tout cela ? Avec quel argent voyageras-tu, puisque ta chevaleresque probité te condamne à ne plus rien avoir, et que la dot de ta femme va probablement se réduire au bilan que son père déposera un de ces jours ?

– Oh ! tu me rends fou ! s'écria Paul qui, en effet, prit sa tête à deux mains et pirouetta un moment sur lui-même, comme s'il eût été frappé de la foudre.

Léon de Courtenay lui tendit la main :

– Tu as sept jours devant toi pour réfléchir, dit-il. Va-t'en à Londres, repêche ton beau-père et reviens. Pendant ce temps le ciel t'inspirera.

Le baron secoua la tête :

– Mon ami, dit-il, il est un proverbe vraiment français : Fais ce que dois...

– Et advienne que pourra ! dit Léon de Courtenay.

– Pauline pauvre m'aimera pauvre.

– Tarare !

– Pauline est un cœur d'or.

– Soit, mais en t'épousant, elle songera quelque peu au prince Arochrènes, ce Russe Allemand qui avait trente-deux millions de terres et de paysans, et qu'elle a refusé il y a six mois.

Ces derniers mots tombèrent sur le cœur du baron comme un flot de lave enflammée.

– Tais-toi, dit-il, tais-toi. Dussé-je renoncer à Pauline, je rendrai... Adieu...

Et Paul Morgan sortit précipitamment.

Une nouvelle émotion l'attendait chez lui, sous la forme d'une lettre portant le timbre de Londres.

Ce fut avec un horrible serrement de cœur qu'il l'ouvrit ; on aurait dit qu'à travers l'enveloppe il en avait deviné le contenu.

Cette lettre était de M. de Valserres.

Paul tomba à la renverse, et le vieil Antoine, en accourant, le trouva évanoui.

XV

Il était dit que M. Léon de Courtenay, même sans le vouloir, se trouverait mêlé perpétuellement à l'existence du baron Paul Morgan.

Quand ce dernier fut sorti précipitamment de chez lui, le viveur se dit :

– Je ne voudrais pas jouer le rôle de l'esprit tentateur ; mais je suis de mon siècle, et je n'aime pas ma génération.

Rendre quelque chose, c'est bien ; mais rendre tout, c'est absurde.

C'est pour cela que je m'acharne après mon malheureux ami, car sans moi il fera sottise sur sottise.

Au reste, continua M. de Courtenay tout en ajustant son nœud de cravate devant une glace, au reste, je crois que je gagne du terrain ; à la façon dont il est sorti tout à l'heure, je suis bien sûr qu'il va commencer à réfléchir.

M. de Courtenay jeta ensuite un coup d'œil sur la pendule de son cabinet de toilette.

– Cinq heures, se dit-il ; je ne dîne qu'à sept, et chez Arthur, tout en haut des Champs-Élysées. Que faire de ces deux heures ?

Je ne veux pas aller au club où je me laisserais mettre à une table d'écarté. Les parties de l'absinthe en cinq points et cinq mille francs ne me plaisent guère...

Tiens, si je commençais mon rôle de philanthrope ?...

Et M. de Courtenay songea à la jeune fille poitrinaire que lui avait recommandée le baron.

Il mit une vingtaine de louis dans sa poche et sonna.

– Jean, dit-il à son valet de chambre, dis au cocher d'atteler* Souveraine* au coupé ; elle est beaucoup plus vite que Bamboche , et je veux faire beaucoup de chemin en peu de temps.

En effet, Souveraine était une trotteuse russe qui avait battu tous les chevaux irlandais et français, sur tous les hippodromes de courses attelées.

Du boulevard Malesherbes à Auteuil, M. de Courtenay avait calculé qu'il ne lui faudrait pas plus de douze à quatorze minutes, par la rue de Morny et le Trocadéro.

Ce chemin, qui est évidemment le plus court, est cependant le moins fréquenté ; les cochers de fiacre prennent les quais, les voitures de maître vont chercher l'ancienne avenue de Saint-Cloud ; personne ne songe à traverser Passy, si ce n'est les gens qui ont une longue pratique de ces différentes voies.

Aussi, entre les Champs-Élysées et le Trocadéro, la rue de Morny est à peu près sans voitures comme elle est presque sans maisons.

Ce qui fait qu'involontairement, si une voiture en dépasse une autre, il y a un regard de curiosité échangé, soit entre les cochers, et plus encore peut-être entre les hôtes des deux voitures.

Souveraine , qui courait à se flanquer des coups de genou dans les naseaux, eut bientôt dépassé un modeste fiacre à deux biques bretonnes qui montait au pas, conduit par un de ces cochers endormis, paresseux et grossiers, qui ne sont pas le plus joli souvenir de l'Exposition.

Comme un cheval ardent passait auprès de lui, l'automédon crasseux ne pouvait manquer de faire claquer son fouet à tour de bras.

C'est si agréable d' embêter un bourgeois ; et si, d'aventure, son cheval s'emporte et brise la voiture contre une borne ou un bec de gaz, franchement c'est une petite satisfaction qu'on aurait tort de se refuser.

En entendant le fouet, Souveraine précipita sa course.

M. de Courtenay eut un mouvement de colère ; il mit la tête à la portière pour regarder l'insolent, et machinalement son regard pénétra à l'intérieur du fiacre.

Ô surprise ! un homme que M. de Courtenay connaissait beaucoup et dont il avait parlé cinquante fois par jour depuis une semaine, un collègue du club, un ami du turf, M. de Valserres en un mot, était dans cette humble voiture.

M. de Valserres, le père de Pauline, celui qu'à cette heure même le baron Paul Morgan s'apprêtait à aller chercher à Londres.

M. de Courtenay tira violemment le cordon de soie bleue qui correspondait au petit doigt de son cocher.

Celui-ci maîtrisa son cheval et s'arrêta.

Le fiacre continuait à monter, et l'automédon à faire claquer son fouet sur les côtes saillantes de ses deux pauvres petites rosses.

Alors, M. de Courtenay descendit et alla à la rencontre du fiacre.

Le cocher s'apprêtait à l'insulter, quand il s'aperçut que M. de Courtenay en avait à son voyageur, et il rentra ses injures dans sa gorge.

M. de Courtenay ouvrit la portière du fiacre, et M. de Valserres fit alors un mouvement de surprise et parut sortir d'une préoccupation profonde.

– Cher ami, dit le jeune homme, vous êtes donc de retour de Londres ?

À ces mots, M. de Valserres tressaillit.

– Vous savez que je suis allé à Londres ? dit-il.

– Parbleu, dit Léon de Courtenay, la preuve en est que j'ai quitté il y a une heure votre gendre futur, qui doit prendre le train de sept heures pour aller vous y chercher. Votre fille est dans une inquiétude mortelle ; enfin, mon cher bon, je suis au courant de tout, et vous me le pardonnerez quand vous saurez que je suis le meilleur ami du baron.

M. Léon de Courtenay avait prononcé tout cela avec une volubilité telle que M. de Valserres n'aurait pu l'interrompre s'il l'eût voulu.

Mais le banquier n'y songea même pas.

Et M. de Courtenay put remarquer alors que les traits de M. de Valserres étaient profondément altérés, que ses cheveux avaient grisonné et qu'il ressemblait à un vieillard.

– Ah ! vous savez tout cela ? dit-il, en attachant sur M. de Courtenay un œil atone.

– Je vais à Auteuil, moi aussi, dit le jeune homme ; renvoyez votre fiacre, je vais vous mettre chez vous, et vous embrasserez votre fille un quart d'heure plus tôt.

En même temps il le prit par le bras et le fit sortir du véhicule.

M. de Valserres paraissait n'avoir plus qu'une volonté relative. Il monta dans le coupé de M. de Courtenay, et celui-ci lui dit alors :

– Il paraît que vous avez été pincé avec les Anglais.

– Mon ami, répondit alors le banquier qui parut sortir de son atonie, je ne vous le cacherai pas plus longtemps, je suis ruiné.

Hier matin j'ai voulu me brûler la cervelle ; mais j'ai songé à ma fille ; et puis, j'ai voulu examiner froidement ma situation.

S'il ne m'arrive une dernière catastrophe, je sauverai mon honneur.

– De quelle catastrophe parlez-vous ?

– J'avais une dizaine de millions il y a huit jours ; il ne me reste plus un obole, voilà mon bilan. Mais je payerai tout, si j'en ai le temps.

Je viens de passer deux heures avec mon caissier ; il a en caisse un million ; avec cette somme il peut faire face à tout pendant huit jours.

J'ai pour plus d'un million de propriétés, exemptes d'hypothèques, terrains ou maisons. Si j'ai huit jours devant moi, je trouverai huit ou neuf cent mille francs pour rembourser lord H..., et je serai sauvé ; je liquiderai alors peu à peu et je me retirerai des affaires sans un sou, mais en honnête homme.

– Qu'est-ce que lord H... ?

– Un original qui a versé dans ma caisse huit cent mille francs qu'il peut exiger dans une heure. Il n'est pas à Paris, il est à Cannes, et c'est ce qui me rassure. Mais supposez que lord H... arrive ce soir, qu'il apprenne mon désastre et qu'il passe au guichet de ma caisse, demain je suspends mes paiements et je suis perdu.

– Bah ! fit M. de Courtenay, et votre gendre ?

– Je n'ai plus de gendre, dit M. de Valserres, j'ai écrit au baron une lettre qu'il a reçue sans doute ce matin, pour lui reprendre ma parole.

– Ce matin, mon cher ami, Paul était à Auteuil auprès de votre fille qu'il adore ; et ce soir, il partirait pour Londres si je ne vous avais rencontré.

Il y a huit jours, vous aviez des millions, et il était ruiné, lui avez-vous refusé la main de votre fille ?

Le banquier tressaillit.

– Aujourd'hui, continua M. de Courtenay, Paul a cent cinquante mille francs de rente, et il vous rendrait votre parole ? Ah ! vous ne le connaissez pas.

Le coupé de M. de Courtenay entrait alors dans la rue de la Croix.

– Tenez, mon cher bon, dit le viveur, vous ferez bien un bout de chemin à pied, n'est-ce pas ? Nous causerons sérieusement et raisonnablement.

Et il fit arrêter.

XVI

– D'abord, dit M. Léon de Courtenay en mettant pied à terre, je ne suppose pas que vous vouliez que mon ami Paul aille vous chercher à Londres, tandis que vous êtes à Paris ?

– Non certes, dit le banquier.

– Par conséquent je vais lui écrire un mot.

Il tira de sa poche un carnet, en déchira une feuille et écrivit dessus :

M. de Courtenay tendit ce billet au banquier.

– Mais, dit celui-ci, je ne veux pas maintenant lui donner ma fille.

– Bah ! répondit Léon, vous allez voir que dans le bout de chemin que nous allons faire à pied, je vais vous prouver que vous ne sauriez faire autrement. Ah ! pardon, j'ai un post-scriptum à ajouter.

Et, en effet, il écrivit ces deux lignes audessous de son nom :

« Surtout n'oublie pas nos conventions, et la parole que tu m'as donnée en chemin de fer. »

– Qu'est-ce que cela ? demanda M. de Valserres qui, machinalement, lisait par-dessus l'épaule de Léon de Courtenay.

– Oh ! dit celui-ci en riant, c'est un pari que nous avons fait. On vous mettra au courant un peu plus tard.

Puis il plia le papier en quatre et le donna à son cocher.

– Tu vas courir rue du Helder, lui dit-il, chez M. le baron Morgan. Si tu ne le trouves plus, tu iras à la gare du Nord et tu te placeras en sentinelle dans la salle d'attente. Le baron doit partir par l'express de sept heures, et tu lui remettras ce billet.

Le cocher prit le billet, tourna bride et partit.

Alors Léon de Courtenay passa familièrement son bras sous celui du banquier.

– Mon cher bon, lui dit-il, où en étiez-vous tout à l'heure ?

– Je ne sais plus, dit M. de Valserres dans l'âme agitée de qui cette gaieté insouciante de son interlocuteur apportait un peu de calme.

– Ah ! oui, dit Léon, j'y suis. Vous avez écrit à Paul ?

– Oui.

– Pour lui dire qu'étant ruiné vous lui retiriez votre parole ?

– Je ne puis faire autrement.

– Avez-vous consulté votre fille ?

– Non, puisque je ne l'ai pas vue encore, mais elle pensera comme moi.

– Tarare ! dit M. de Courtenay, votre fille aime Paul et Paul aime votre fille.

– Hélas !

– Votre fille vous dira : Mon père, Paul est riche et cela lui sera bien égal que je n'aie pas de dot.

– Mais, mon ami, dit M. de Valserres avec émotion, vous oubliez toujours une chose.

– Laquelle ?

– C'est que, non seulement je suis ruiné, mais que je puis être en faillite dans deux jours.

– Oui, si lord H... vous réclame son argent.

Le banquier fit un signe de tête affirmatif.

– Mais lord H... est à Rennes, il ne reviendra point pour cela.

– Qui sait ?

– Ensuite, dit M. de Courtenay, ne m'avez-vous pas dit que la vente des terrains que vous avez au Trocadero produirait un million ?

– À peu près, mais... après la purge légale, c'est-à-dire dans les quatre mois qui suivront la vente.

– Alors ce n'est pas une chose que vous oubliez, c'est deux.

– Voyons la seconde alors ? fit M. de Valserres avec étonnement.

– Votre gendre futur vient d'hériter de trois millions. Pensez-vous qu'il vous laissera dans l'embarras pour huit cent mille francs ?

– Oh ! balbutia le banquier, vous avez réponse à tout, en vérité.

Et il garda dès lors le silence ; mais il précipita le pas, tant il avait hâte d'arriver et de revoir sa fille.

Comme ils s'enfonçaient dans ce dédale de petites ruelles de verdure que nous avons déjà décrit, Léon de Courtenay lui dit encore :

– Maintenant, mon cher bon, que vous entrevoyez les choses sous un point de vue moins noir, laissez-moi vous donner encore un conseil.

– Parlez.

– Votre fille ne sait rien ou presque rien. Ne l'attristez pas ce soir ; il sera toujours temps de lui apprendre la vérité.

– Vous avez raison, dit M. de Valserres.

Comme tous les gens qui ont été mêlés aux grandes affaires, le banquier avait beaucoup de puissance sur lui-même ; il savait se donner au besoin, et en présence d'un immense désastre, un visage impassible et un sourire de sphinx.

Comme il arrivait à la grille de sa villa, il entendit un cri de joie.

C'était Pauline qui l'avait aperçu d'une fenêtre d'où elle explorait le chemin à toute heure depuis son départ.

Quelques secondes après, elle était dans les bras de son père.

Puis, le premier moment d'épanchement calmé, elle songea à son fiancé.

– Ah ! mon Dieu, dit-elle, et Paul qui va te chercher à Londres, cher père.

Alors M. de Courtenay, qui s'était tenu discrètement à l'écart, s'approcha.

– Rassurez-vous, mademoiselle, dit-il, je l'ai prévenu.

– Vous l'avez vu ? dit Pauline toute rougissante.

– Je lui ai écrit, mademoiselle ; et, ajouta Léon en souriant, il ne serait pas impossible qu'il ne fût ici dans une heure.

– Vous dinez avec nous, Léon ? dit M. de Valserres.

– Parbleu ! répondit le viveur ; vous avez trop besoin de moi pour que je vous abandonne.

Et il entra sans plus de façon dans le jardin.

Mais comme il montait les marches du perron, un souvenir traversa son esprit :

– Et la poitrinaire, pensa-t-il, la protégée de mon ami Paul, que j'oublie.

Ah ! bah ! je n'irai pas ce soir... je n'aurais qu'à rencontrer Simon... et ils diraient, eux, que cela me porterait malheur...

Sur cette réflexion mentale, M. Léon de Courtenay se mit à rire.

Mais le banquier, au bras de qui Pauline se suspendait, montait devant lui, et il ne vit point ce sourire plein de scepticisme et d'ironie qui arquait les lèvres du viveur.

XVII

L'émotion éprouvée par M. le baron Paul Morgan, à la lecture de cette lettre de rupture que M. de Valserres lui écrivait de Londres, avait, nous l'avons dit, déterminé un évanouissement.

Au bruit de son corps s'affaissant sur le parquet, le vieil Antoine était accouru.

Il releva son maître, lui fit respirer des sels anglais, lui frotta les tempes avec de l'eau de Cologne et du vinaigre, et en quelques minutes il parvint à le rappeler à lui.

Si une heure auparavant Paul était déjà décidé à partir pour Londres, il devait l'être bien plus encore maintenant.

Il ne s'agissait plus seulement d'aller à la recherche du banquier, il fallait le faire revenir sur sa détermination première.

– Pauline ou la mort, se dit-il.

Le temps marchait, l'heure du départ approchait.

Ce ne fut que sur les instances réitérées de son vieux serviteur que le baron consentit à prendre quelque nourriture avant son départ.

Tandis qu'il avalait quelques bouchées à la hâte, Antoine alla chercher une voiture, et il n'y avait pas trois minutes qu'il était parti lorsqu'on sonna.

Le baron se leva et alla ouvrir.

Un jeune homme qui lui était inconnu, et qui portait sous son bras une serviette en maroquin noir, le salua avec la déférence qu'on accorde à un homme riche,

– Monsieur le baron, dit-il, je suis le maître clerc de maître Ladmirault, notaire, rue de la Chaussée-d'Antin.

– Monsieur, répondit le baron, si vous venez pour affaire, je vous prierai de remettre notre entretien à huitaine, comme on dit au palais ; vous voyez un homme qui part dans dix minutes.

– C'est cinq minutes de plus qu'il ne me faut, dit le jeune homme.

En même temps il présenta une lettre à Paul Morgan. Le baron prit la lettre avec quelque impatience et pria le maître clerc de le suivre dans son cabinet.

La lettre, écrite tout entière de la main de maître Ladmirault, était conçue en ces termes :

Le baron prit une plume et écrivit au bas de la lettre ces simples mots :

Le maître clerc prit cette laconique réponse, salua et sortit.

Sur le seuil il se croisa avec Antoine qui revenait en toute hâte.

Antoine avait trouvé à la porte le coupé et le cocher de M. Léon de Courtenay.

Celui-ci lui avait remis le billet au crayon écrit par son maître au coin de la rue de la Croix.

Un cri de joie échappa au baron.

– Je ne pars pas ! dit-il à Antoine.

– Monsieur, reprit le vieux serviteur, le cocher de M. de Courtenay est en bas et demande s'il y a une réponse.

– Descends le prier de m'attendre.

Et le baron passa dans son cabinet de toilette ; il remplaça son habit de voyage par des vêtements plus mondains.

Ce fut l'affaire de quelques minutes ; et Paul radieux, Paul ayant tout oublié, se jeta dans la voiture de son ami et dit au cocher :

– Mène-moi à Auteuil.

Souveraine repartit avec son allure de cheval fantôme ; mais Paul eût volontiers trouvé qu'elle trottait comme une bête de fiacre.

M. de Valserres était revenu, et il ne lui refusait plus la main de sa fille.

Il allait donc revoir Pauline, à qui, tantôt, il avait fait des adieux si tendres et si déchirants !

Et, tandis que le coupé roulait vers Auteuil, le baron lisait et relisait le billet de son ami.

Mais, tout à coup, deux souvenirs l'assaillirent à la fois.

Le premier fut celui-ci : M. de Valserres était ruiné. Il ne pouvait en douter après avoir lu la lettre datée de Londres.

Donc Pauline était sans dot.

Le deuxième souvenir fut plus poignant encore.

Le baron se revit au lit de mort de son oncle, lui jurant de rendre jusqu'au dernier sou cette fortune dont il était le dépositaire.

M. de Valserres était ruiné, et lui, Paul Morgan, n'avait plus rien, et il était condamné à mourir de faim auprès de trois millions.

C'était donc la misère, et la misère pour Pauline...

– Mon Dieu ! murmura-t-il, qu'allons-nous donc devenir ?

Un sinistre tableau, véritable fantasmagorie de l'avenir, passa alors devant ses yeux.

Il se vit modeste employé dans quelque administration obscure, tandis que sa femme, sa Pauline adorée, celle que Paris avait admirée si longtemps dans sa demi-daumont au bois, donnerait des leçons de piano à six francs le cachet.

Et il cacha sa tête dans ses mains, et des larmes de rage et de désespoir jaillirent au travers de ses doigts.

Tout à coup la voiture s'arrêta.

Elle était arrivée dans la rue de la Croix, à l'angle de cette petite ruelle bordée de haies et de clôtures en planches, trop étroite pour être praticable à un véhicule quelconque, et qu'on appelle la rue de la Source.

– Monsieur le baron, dit le cocher, c'est ici que j'ai laissé monsieur.

– C'est bien, dit le baron.

Il mit pied à terre et ajouta :

– Tu peux t'en aller.

Et pendant que le cocher tournait bride, le baron s'enfonça dans la ruelle.

Une lumière brillait devant lui, à travers les arbres et les haies, car la nuit était venue.

Le baron sentit une émotion nouvelle s'ajouter à toutes celles qui lui étreignaient déjà le cœur.

Cette lumière partait de la maisonnette de Simon, et, comme tantôt, il s'approcha sur la pointe du pied, dominé par une curiosité attendrie que surexcitait encore un murmure confus de voix.

Sans doute le père et la fille causaient, et la pauvre poitrinaire racontait à Simon son entretien avec cet inconnu qui lui avait dit :

– Je m'intéresse à vous et je suis votre ami.

Et quand il fut derrière la haie, Paul Morgan regarda au travers et prêta l'oreille.

XVIII

Pour expliquer la conversation que le baron Paul Morgan entendit, il est nécessaire de dire que Simon était revenu quelques instants auparavant.

Le pauvre homme était harassé de fatigue, baigné de sueur et dans un état de véritable désespoir.

Il n'avait rien obtenu ; on l'avait repoussé de partout.

Marthe s'était jetée à son cou :

– Eh bien, tant mieux, père, dit-elle ; au moins je resterai avec toi... Ne suis-je pas bien ici ? Est-ce que les arbres et les buissons qui nous entourent ne sont pas imprégnés de parfums ? Tiens, vois comme l'air est doux... et comme il fait bon sur ce banc...

Elle avait pris Simon par la main et elle l'attirait auprès d'elle, sur ce même banc où elle était assise quand Paul Morgan était entré.

– Mais, malheureuse enfant, dit le pauvre père, ne vois-tu pas que nous sommes ici sans remèdes, sans secours d'aucune sorte ?

– Je vais mieux, beaucoup mieux, aujourd'hui, répondit-elle.

– Et demain cette affreuse toux te reprendra ?

– Nous ne sommes pas à demain, cher père.

– Et puis, dit le pauvre homme avec un accent de désespoir profond, nous sommes tout à l'heure sans ressources, et il va falloir payer un nouveau loyer si nous voulons rester.

Marthe ne répondit pas.

Simon leva les yeux au ciel et ferma les poings avec une colère subite.

– Oh ! dit-il, être sans un parent, sans un ami, dans cette grande ville où l'or ruisselle ! Voir son enfant mourir petit à petit, et ne pas trouver un médecin qui la veuille soigner !

– Mais, père, dit la jeune fille, tu as tort de parler ainsi. Le médecin des pauvres est venu et il a parlé de revenir tous les jours me voir ; mais lorsqu'il t'a dit que j'étais bien malade, lorsqu'il t'a laissé entrevoir que je ne guérirais pas, tu t'es mis en colère et tu l'as injurié.

Ce reproche, fait d'une voix douce et triste, terrassa le malheureux.

– Oh ! oui, dit-il en prenant sa tête dans ses mains, si tu étais la fille d'un autre, on te soignerait, on te guérirait, on t'aimerait, mon cher ange. Mais tu es la fille de Simon, qui ose braver le puissant, l'opulent M. de Valserres... et comme on a peur des gens d'argent... tout le monde s'éloigne de nous.

Et de nouveau il serra les poings avec fureur.

– Mais tu te trompes encore, père, dit-elle, ou tu exagères du moins. M. de Valserres ne sait même pas que nous demeurons ici. Il ne nous a jamais fait de mal.

– Il m'a chassé voici vingt ans, et tous les malheurs ont fondu sur moi !

– Ah ! pauvre père, dit encore Marthe en passant un de ses bras autour du cou de Simon, c'est que tu es bien irascible aussi. Tu te fâches si vite, et tu menaces toujours les gens... et alors on te craint... et on s'éloigne de nous...

Simon ne répondit pas.

– Et cependant, vois-tu, continua Marthe, le monde n'est pas aussi méchant que tu le dis, et il y a des gens qui s'intéressent à nous.

– Qui donc ? fit Simon avec un accent de scepticisme désolé.

– J'ai reçu une visite aujourd'hui, pendant que tu étais à Paris.

– Une visite, et qui donc nous peut visiter, en vérité ? ricana Simon.

– Un beau monsieur, un jeune homme qui est venu ici, qui m'a dit qu'en passant un soir il t'avait entendu pleurer... et quand tout le monde me dit que je suis perdue, il croit, lui, qu'on peut me sauver encore.

– Il a dit cela, ce jeune homme, il a dit cela !

– Oui, père, il l'a dit, et il m'enverra un grand médecin qui est de ses amis...

– Serait-ce possible ? fit Simon en joignant les mains.

Puis, tout à coup, un souvenir traversa son cerveau comme un éclair.

– Comment est-il, ce jeune homme ? fit-il.

À cette brusque question Marthe demeura interdite.

– Mais, mon père... balbutia-t-elle.

– Ah ! dit-il avec un nouveau geste de colère, si c'était celui que je crois...

Marthe le regardait avec une sorte d'effroi.

– De taille moyenne, n'est-ce pas, avec des favoris blonds, une jolie figure, et vêtu de blanc...

– Oui, c'est bien cela, dit Marthe.

– Tonnerre ! s'écria Simon hors de lui, c'est l'amoureux de sa fille !

– Quelle fille ? quel amoureux ? demanda la poitrinaire stupéfaite.

– La fille de Valserres ! exclama-t-il avec un redoublement de fureur. Qu'il ne vienne pas ici surtout ! Qu'il ne revienne pas !

Et Simon s'était levé, effrayant, sinistre, serrant les poings et menaçant le ciel.

– Mais, père, reprit Marthe toute tremblante, qui te dit que c'est... cette personne...

– Oui, oui, dit-il, c'est lui... ce ne peut être que lui... L'autre jour, je l'ai vu dans le jardin de Valserres... C'est bien l'homme que tu dis... et s'il t'a dit qu'il s'intéressait à nous, il a menti... ce n'est pas vrai... Mais ils disent que je porte malheur, et c'est la peur qui l'a amené ici... Comprends-tu ?...

Et Simon se promenait à grands pas dans le jardinet, vociférant et proférant les plus affreuses menaces contre le banquier et tout ce qui l'approchait.

Marthe, épouvantée, s'était réfugiée dans la maison ; elle s'était assise auprès de la table, sur laquelle brûlait une chandelle.

Tout à coup Simon s'arrêta brusquement, il vint sur le seuil et regarda sa fille.

Cette rougeur vive qui monte aux pommettes des poitrinaires empourprait les joues de Marthe, et Simon pâlit en la voyant porter soudain son mouchoir à sa bouche.

La pauvre enfant essaya d'étouffer cette toux sèche et caverneuse qui faisait tant de mal à son père, mais elle n'y put parvenir, et quand elle retira son mouchoir de ses lèvres, il était ensanglanté.

Alors Simon poussa un grand cri et tomba à genoux :

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il en se tordant les mains, châtiez-moi, mais châtiez-moi seul... Je suis un misérable... mais elle est un ange... Oh ! sauvez ma fille !... mon Dieu ! sauvez-la !...

Marthe toussait toujours, et toujours elle reportait à ses lèvres ce mouchoir ensanglanté.

– Oh ! dit Simon en pleurant, pardonnez-moi, Seigneur, et faites que ceux qui nous ont promis leur assistance reviennent...

Et comme il disait cela, la porte de la haie fut poussée et le baron Paul Morgan entra.

Il vint droit à Simon et lui dit :

– Monsieur, j'aime, en effet, la fille de M. de Valserres, dont vous avez à vous plaindre, je le sais ; mais je ne vous ai jamais fait de mal, moi, et vous n'avez pas le droit de refuser l'assistance que je vous offre...

XIX

Que se passa-t-il entre le baron Paul Morgan, Simon et sa fille ?

Rien que de bien simple.

Le baron avait beaucoup de charme dans la voix et le regard ; sa franchise affectueuse désarma momentanément la colère du vieil employé congédié.

Le baron convint que M. de Valserres avait des torts envers son ancien camarade, et il demanda la permission de les réparer. Il s'y prit d'une façon pleine de délicatesse pour faire accepter à Simon un premier secours de quelques louis. Il demanda et obtint la permission de revenir le lendemain avec un médecin, disant :

– L'air qu'on respire ici est excellent, et je suis de l'avis de mademoiselle : elle doit rester. Mais cette maison a besoin d'être assainie et rendue plus confortable. Vous manquez de bien des choses, et je vous supplie de me permettre de vous aider momentanément.

Puis, pour ménager le plus possible la fierté ombrageuse de Simon, il ajouta :

– Quand votre fille sera rétablie, – et elle se rétablira, je vous le promets, – je vous ferai avoir un emploi, et alors, si bon vous semble, vous pourrez me rendre à la longue les petites sommes que je vous aurai avancées.

Et le baron quitta la maisonnette, laissant Simon qui fondait en larmes, et sa fille qui lui disait en lui tenant les mains :

– Tu vois bien, père, qu'il ne faut jamais désespérer et que les hommes ne sont pas tous méchants, et qu'il y en a d'aussi bons que les anges du bon Dieu !

Le baron s'en alla le cœur allégé et l'esprit plus calme. Cette pensée qu'il venait de conjurer à tout jamais la jettature de Simon lui revint, et il marcha d'un pas plus alerte.

Comme il approchait de la grille du parc de M. de Valserres, il entendit une voix qui lui disait :

– Mais que fais-tu donc, mon ami, que tu n'arrives pas ?

Il reconnut la voix de M. de Courtenay.

Le viveur venait à sa rencontre en fumant un cigare.

– Mon cocher, reprit-il, ne t'a donc pas trouvé chez toi, et il ne t'a rejoint qu'à la gare, que tu nous arrives à huit heures et demie du soir ? Ma foi, nous t'avons attendu jusqu'à sept heures, mais nous avons fini par dîner.

– J'ai été retardé plus que je ne pensais, dit le baron, qui ne jugea pas nécessaire de parler de sa visite à Simon.

M. de Courtenay le prit par le bras.

– Je suis venu à ta rencontre, dit-il, parce que je voulais te faire la leçon. Je suis un ami sérieux, vois-tu, bien que j'aie l'air de traiter toutes choses en riant.

– Quelle leçon veux-tu donc me faire ?

– Écoute, mon cher bon, dit M. de Courtenay en baissant la voix.

– Parle.

– Ton futur beau-père est ruiné...

– Après ? dit Paul Morgan, qui se rappela soudain le serment qu'il avait fait à son oncle mourant.

– Mais, continua M. de Courtenay, sa fille ne sait rien, ou presque rien encore.

– Ah !

– Elle croit à une perte d'argent considérable, et voilà tout.

« Bah ! disait-elle tout à l'heure, ne te désole pas, petit père, tu me donneras un peu moins pour ma toilette, et, au besoin, Paul me prendra sans dot. »

– Mais, malheureux, répondit le baron à voix basse, moi aussi, je suis ruiné...

– Tu es riche pour sept jours encore, et tu m'as fait un serment, ne l'oublie pas.

– Ah ! c'est juste.

– Ainsi, aux yeux de ton beau-père futur, tu as cent cinquante mille livres de rente.

– Mais il faudra bien que je lui avoue la vérité...

– Dans sept jours, pas avant. J'ai ta parole. Et quand on a sept jours de réflexion devant soi, mon cher bon, on n'a pas encore divorcé avec trois millions.

Un souvenir traversa l'esprit du baron comme ils franchissaient la grille du parc.

« Votre grand-père, lui avait dit le vieil Antoine, n'avait certainement pas plus de huit cent mille francs quand je suis entré à son service. »

Et le baron, tout en se laissant entraîner par Léon de Courtenay, ne put se défendre de cette réflexion :

– En admettant la théorie de Léon, je n'aurais que huit cent mille francs à restituer.

Pauline l'attendait en bas du perron. Elle se jeta dans ses bras en lui disant : – Ah ! je puis bien vous appeler mon mari, maintenant que mon père est revenu et que je suis heureuse !

Le banquier était triste, mais sa physionomie avait perdu cette expression de désespoir concentré qu'elle avait, quelques heures plus tôt, lorsqu'il rencontra M. de Courtenay.

Ce dernier, avec sa belle humeur et sa tournure d'esprit paradoxale et pleine de philosophie, avait fini par lui faire entrevoir l'avenir sous un jour beaucoup moins sombre.

Paul n'avait pas diné, et il en convint.

Dans les romans, les amoureux ne mangent pas ; mais ils ont un excellent appétit dans la vie réelle, et nous avouons humblement que le baron Paul Morgan ne se fit pas faire violence pour passer dans la salle à manger et se mettre à table.

La jeune fille s'établit auprès de lui :

– Je vais vous tenir compagnie, mon cher Paul, dit-elle, tandis que mon père et M. de Courtenay fument dans le jardin.

En effet, M. de Valserres et Léon de Courtenay se promenaient sous une grande allée de marronniers, et le viveur était en train de prouver au banquier qu'un homme de quarante-trois ans qui a remué des millions et possède la triture des grandes affaires refait sa fortune quand il veut avec quelques centaines de mille francs.

– Mais où les prendrai-je ? disait M. de Valserres.

– Votre gendre vous les prêtera.

– Non ! non ! répondait l'honnête homme ; c'est bien assez déjà que j'aie ruiné ma fille, sans compromettre encore la fortune de son mari.

– Bah ! disait M. de Courtenay, on n'est pas malheureux en affaires deux fois de suite, et...

Un coup de sonnette les interrompit.

Un homme était à la grille, et cet homme le banquier le devina plutôt qu'il ne le reconnut.

C'était son caissier.

Un brave homme qui avait soixante ans et avait passé sa jeunesse au service du père, comme il passait sa vieillesse au service du fils.

M. de Valserres eut le pressentiment d'un nouveau malheur, et il courut à sa rencontre.

Le caissier était consterné, et il tenait à la main un télégramme qu'il remit au baron.

– Lord H..., dit-il, réclame son argent ; il a acheté une propriété à Nice, et on doit se présenter demain pour toucher.

M. de Valserres poussa un cri sourd et s'affaissa sur un banc du jardin.

– La faillite ! murmura-t-il.

– Bah ! fit Léon de Courtenay, si vous n'avez besoin que de huit cent mille francs, je vous les porterai demain matin.

Et il serra le bras de M. de Valserres, ajoutant :

– Surtout, pas un mot à votre gendre ce soir ; je me charge de tout.

XX

M. Léon de Courtenay s'était improvisé en quelques heures le deus ex machina du moment.

Lui seul tenait tous les fils de l'intrigue ou, pour mieux dire, le secret de chacun.

Ainsi, il savait l'histoire du serment fait à l'oncle mourant, et M. de Valserres et sa fille ignoraient cette histoire ;

Il savait aussi que le banquier était ruiné, et Pauline l'ignorait encore, ou plutôt ne se doutait pas de l'immensité du désastre ;

Enfin, il venait d'apprendre que si le banquier n'avait pas huit cent mille francs le lendemain, il serait obligé de suspendre ses paiements.

Mais il avait eu soin de demander sa parole à chacun, et de cette façon il demeurait le maître de la situation.

En effet, Paul n'avait pas dit un mot de la promesse faite à son oncle de restituer la fortune qui lui arrivait, et le banquier, engagé avec M. de Courtenay, se garda bien d'apprendre à son futur gendre qu'il avait besoin de huit cent mille francs le lendemain.

En conduisant ainsi les choses, M. de Courtenay, comme on le verra, avait un plan combiné d'avance et parfaitement sage.

Paul s'en alla donc, ce soir-là, le cœur plein d'amour, à moitié gris de bonheur, oubliant les sombres rêveries de la journée, et tout entier dominé par la gaieté insouciante et la philosophie de belle humeur de son ami Léon.

Celui-ci l'accompagnait.

Il pouvait être dix heures et demie du soir, et ils s'en allaient bras dessus, bras dessous, dans les chemins de verdure de cet Auteuil mystérieux que nous avons déjà décrit.

De nouveau, ils passèrent auprès de la maisonnette de Simon.

Cette fois il n'y avait plus de lumière et l'humble pignon était baigné des rayons de la lune.

– C'est là, dit Paul.

– Là qu'est le jettator ?

– Oui.

Ils regardèrent par-dessus la haie ; porte, croisée, tout était clos.

La poitrinaire et son père dormaient sans doute tous deux.

– Je reviendrai demain, dit Paul, et j'amènerai un médecin.

– Demain, mon bon ami, dit M. de Courtenay, tu auras bien des choses à faire.

– Plaît-il ?

– Oh ! je te dirai ça quand nous serons chez toi.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Tu es drôle, fit Léon en riant ; en vérité, tu ne sais pas attendre.

La voiture de M. de Courtenay était revenue le chercher et elle attendait au coin de la rue de la Croix et de celle de la Fontaine.

– Nous allons chez toi, dit M. de Courtenay.

– Ce soir ?

– Oui.

– Mais pourquoi ?

– Parce que je veux causer sérieusement avec toi.

Paul Morgan fronça quelque peu le sourcil et le souvenir de son oncle traversa son esprit ; mais en même temps l'image de Pauline monta de son cœur à son cerveau.

Le fantôme de l'oncle mort disparut.

Pendant le trajet, M. de Courtenay parla de Pauline avec enthousiasme.

Elle était belle, bonne, aimante, spirituelle. Fallait-il que la Providence fût assez cruelle pour ruiner le père, juste au moment où cent mille livres de rente paraissaient un cadre indispensable à ce pastel ravissant !

Et fallait-il aussi que cet oncle solognot eût, avant de mourir, retrouvé de vieux papiers dans un vieux tiroir !

Il disait tout cela, passant de l'émotion au persiflage ; et de temps en temps Paul lui disait d'une voix rauque :

– Mais tais-toi donc, tu me fais mourir !...

M. de Courtenay avait un dernier argument à faire valoir, mais il le gardait comme un auteur dramatique ménage sa situation la plus émouvante pour le quatrième acte.

Enfin ils arrivèrent rue du Helder.

Alors M. de Courtenay renvoya sa voiture et dit à Paul :

– Enfermons-nous dans ton cabinet. Nous en avons pour une heure.

– Mais que peux-tu donc avoir à me dire que tu ne m'aies déjà dit ? fit le baron.

– Tu verras.

Ils montèrent.

– Antoine, dit le baron à son vieux valet, tu peux aller te coucher.

Le baron était un homme de loisirs, et on ne s'en fût guère douté, cependant, à voir la table qui se trouvait au milieu de cette pièce qu'il appelait son cabinet.

Livres, journaux, lettres décachetées étaient entassés pêle-mêle sur un tapis qui la recouvrait.

Au milieu, il y avait un plat en faïence italienne du 16e siècle dans lequel Paul Morgan jetait les lettres auxquelles il avait à répondre.

Au milieu de ces lettres, une enveloppe grise attira l'attention de M. de Courtenay.

– Eh ! mais, dit-il, c'est la fameuse lettre de l'oncle.

– Oui.

– Tu l'as placée là, sans doute, pour te remémorer à toute heure ce que tu appelles ton devoir ? ricana M. de Courtenay.

– Non, dit Paul Morgan, je l'avais dans ma poche ; je l'ai mise là, et chaque fois que j'étends la main vers elle pour la prendre et la serrer, il me semble qu'elle va me brûler les doigts, et je retire vivement les mains.

– Encore sept jours, dit M. de Courtenay en riant.

– Oh ! depuis ce matin, j'ai des envies de l'ouvrir qui me tourmentent, reprit le baron.

– Puisque tu as promis à ton oncle de lui obéir, obéis-lui donc en tout et attends l'expiration du délai.

Paul inclina la tête en signe d'adhésion.

– Mais, à ta place, continua M. de Courtenay, je l'ôterais de là...

– À quoi bon ? fit le baron.

Puis, regardant son ami :

– Voyons maintenant ce que tu as à me dire.

– J'y suis, mais auparavant laisse-moi faire une cigarette.

Le baron avait posé au milieu de la table une lampe à abat-jour, de telle sorte que sa figure et celle de son ami demeuraient, ainsi que le reste de la pièce, dans une pénombre assez mystérieuse.

M. de Courtenay s'était accoudé sur la table, tandis que Paul était à une certaine distance, assis à califourchon sur sa fumeuse.

Léon de Courtenay tira de sa poche un petit étui en cuir de Russie, y prit une feuille de papier, une pincée de tabac, roula une cigarette, l'alluma avec une petite bougie, et dit, en tournant le dos à la table chargée de papiers :

– Ton oncle n'a pas laissé trois millions en terre, je suppose ?

– Non, répondit Paul, j'ai même reçu un mot de son notaire, qui me demande quel emploi il doit faire d'une somme de onze cent mille francs qu'il a en caisse.

– Et ce notaire est à Paris ?

– Rue de la Chaussée-d'Antin.

– Parfait !

– Que veux-tu dire ?

– Que ton beau-père est sauvé.

– Plaît-il ?

– Ton beau-père va suspendre ses paiements demain s'il n'a pas huit cent mille francs. Mais puisque tu les as...

Le baron Paul Morgan se leva tout effaré.

– Mais, malheureux, dit-il, tu oublies donc que cet argent n'est pas à moi...

– Bon ! dit froidement M. de Courtenay, voilà que je laisse éteindre ma cigarette.

Il la ralluma tranquillement et jeta ensuite l'allumette encore enflammée par-dessus son épaule.

XXI

Le baron Paul Morgan regardait M. de Courtenay avec une sorte d'épouvante.

Celui-ci lui imposa silence d'un geste.

– Écoute-moi donc, dit-il.

– Mais...

– Écoute-moi. Ton beau-père est ruiné, mais il peut, avec ce qu'il a de propriétés, payer tout ce qu'il doit ; seulement, ces propriétés, il faut avoir le temps de les vendre, et c'est le temps qui lui manque. Un Anglais, lord H..., qui a déposé huit cent mille francs chez lui, les demande pour demain. Il faut les trouver.

– Mais, s'écria le baron, tu sais bien que cet argent dont tu parles n'est pas à moi.

– Soit. Mais tu peux en prêter une partie, qui te sera remboursée à la vente de l'hôtel et des terrains. Puisque les gens spoliés ont attendu quarante ans la restitution que tu te proposes, ils te feront bien crédit quatre mois de plus.

– Oui, dit le baron, je sais bien que tout cela paraît simple et naturel ; et cependant...

– Et cependant, ricana M. de Courtenay, tu préfères laisser M. de Valserres, le père de ta Pauline adorée, déposer son bilan et se déshonorer.

Paul étouffa un véritable gémissement.

– Léon, dit-il tout à coup, tu es un homme d'honneur, n'est-ce pas ?

– On me l'a dit, répondit le viveur avec son accent moqueur.

– Si tu me donnes ta parole, je puis y croire ?

– Oh ! sans doute ! Va toujours.

– Tu as causé avec M. de Valserres de ses affaires ?

– Toute la soirée ; je les connais aussi bien que les miennes.

– Et tu es certain que la vente de ses propriétés couvrira ce qu'il doit.

– Il me l'a juré.

– Par conséquent, si je prête les huit cent mille francs qui ne sont pas à moi, ils me rentreront ?

– Incontestablement.

– Sur ton honneur ?

– Oui.

– Eh bien, je les prêterai.

– À la bonne heure ! fit M. de Courtenay ; voici que tu t'humanises, mais ce n'est pas sans peine, ma foi !

Enfin, Pauline et toi vous serez pauvres..., mais l'honneur sera sauf.

– Tais-toi, dit le baron frissonnant, ne parle point de Pauline.

– Tu l'aimes pourtant bien, hein ?

– À en mourir.

– Je voulais t'amener à ce mot, mon cher bon, reprit M. de Courtenay avec son accent de persiflage éternel, et maintenant que la question des huit cent mille francs est vidée, je vais te donner un conseil.

– Parle.

– Mais mon conseil a besoin d'une petite introduction, je ne suppose pas que tu aies envie de dormir.

– Assurément non.

Par conséquent, nous avons le temps. Écoute-moi. Un jour, il y a six mois de cela, par une belle journée de novembre – je commence comme dans un roman, tu vois – un grand landau, conduit en daumont, faisait le tour du lac. Les quatre chevaux étaient attelés traits sur traits, le landau irréprochable, les postillons corrects, et nous étions un groupe de cavaliers rangés côte à côte dans la contre-allée sablée, contemplant la délicieuse personne qui passait au pas dans ce fringant équipage.

Un de nous soupira et dit :

« Le mari qu'elle aura saura ce qu'elle coûte. »

Un autre ajouta :

« Pour avoir une femme comme cela, il faut avoir quatre à cinq cent mille livres de rente. »

« J'ai quatre millions de revenu, s'écria enfin un dernier, et si elle veut être princesse, c'est une affaire faite. »

C'était en effet le prince K..., un Russe doublé de boyard, qui parlait ainsi.

La belle demoiselle au landau, tu l'as reconnue, c'était ta Pauline.

Elle a refusé le prince parce qu'elle t'aimait. Mais le prince l'aime toujours.

– Où veux-tu en venir ? demanda le baron dont le front était inondé de sueur.

– À ceci, que la plus grande preuve d'amour que tu pourrais donner à ta Pauline, serait de te brûler la cervelle. Elle te pleurerait. Oh ! j'en suis sûr. Mais plus les femmes pleurent, plus vite elles sont consolées, et le prince finirait par épouser.

Alors, plus de ruine, plus de misère, plus rien de ce joli avenir que vous avez en perspective : les leçons de piano au cachet pour elle, l'emploi dans quelque administration pour toi.

M. le baron Paul Morgan tendit la main à M. de Courtenay et lui dit froidement :

– Ton conseil est bon. Si tu veux être mon exécuteur testamentaire, c'est-à-dire te charger de restituer la fortune dont je suis le dépositaire, je suis prêt à te suivre.

– Héroïque ! dit M. de Courtenay. Baron, tu es un homme du moyen âge... et je regrette pour toi qu'on n'aille plus en Palestine.

Mais comme le sceptique disait cela en ricanant, le baron jeta un cri :

– Au feu !

M. de Courtenay se retourna.

L'allumette qu'il avait jetée tout enflammée par-dessus son épaule était tombée sur la table, avait mis le feu aux papiers et aux journaux, et la flamme environnait le vase de faïence italienne dans lequel se trouvait la fameuse lettre de l'oncle.

Le baron se précipita vers la table, se jeta sur les papiers enflammés et voulut saisir la lettre ; mais il se brûla vigoureusement, et un cri de douleur lui échappa.

Cependant il se précipita de nouveau ; il parvint à la saisir.

Mais le feu l'avait atteinte et elle était déjà à demi consumée.

Il la prit dans ses mains, essaya d'étouffer le feu ; la douleur triompha de son énergie une fois encore, et la lettre lui échappa.

Il la reprit néanmoins, l'étreignit dans ses doigts brûlés, mais il ne restait plus que quelques lambeaux de papier noirci. Cependant il rassembla ces morceaux, il essaya de les réunir, de rapprocher les uns des autres les mots épars que la flamme avait respectés.

Ces mots n'avaient plus aucun sens.

M. de Courtenay avait assisté impassible à cet auto-da-fé ; et voyant le désespoir du baron, il lui dit :

– Tu ne vois donc pas que c'est la Providence qui ne veut pas que tu meures et que Pauline épouse le prince K... ?

Et toujours calme, M. de Courtenay entraîna Paul Morgan stupide et désespéré dans son cabinet de toilette et lui fit plonger ses mains brûlées dans une aiguière pleine d'eau froide dans laquelle il versa le contenu d'un flacon de phénol parfumé.

– Et qu'on dise encore, murmura-t-il, que le ciel ne daigne jamais se mettre en communication avec nous, humbles mortels !...

XXII

Le petit incendie allumé sur la table de M. Paul Morgan aurait pu prendre des proportions plus considérables si M. de Courtenay, homme de sang-froid avant tout, n'eût laissé le baron dans le cabinet de toilette, et, s'armant d'un vase plein d'eau, ne l'eût jeté sur la table.

Une fumée épaisse couvrit la flamme, et le feu s'éteignit.

Tout cela s'était fait si vite et avec si peu de bruit que le vieil Antoine n'avait rien entendu et n'avait pas quitté son lit, bien qu'il couchât dans l'appartement.

La première douleur calmée, le baron revint.

Il trouva M. de Courtenay qui avait ouvert la fenêtre pour laisser sortir la fumée et qui remettait tout en ordre.

Les fragments de la lettre brûlée étaient encore épars sur le tapis.

Le baron se baissa, les ramassa un à un, les posa sur la tablette de la cheminée et essaya de les réunir.

Chose impossible ! énigme indéchiffrable !

Les morceaux n'adhéraient plus les uns aux autres, et les quelques mots respectés par la flamme n'avaient plus, réunis, aucun sens.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait-il avec désespoir.

M. de Courtenay, revenu près de lui, regardait par-dessus son épaule et lisait :

Auberge, Joseph, mat... or... figure... plaie béante... cheval rouge... soupir... cent mille...

Tels étaient les mots vides de sens et sans aucune suite que M. Paul Morgan assemblait comme les pièces d'un casse-tête chinois.

– Allons, mon bon ami, dit alors M. de Courtenay, tu auras beau faire, ce n'est pas avec cela que tu auras jamais les indications nécessaires pour retrouver les gens spoliés par ton grand-père.

Le baron était en proie à un véritable désespoir, et il répétait avec une sorte de délire ces mots : Auberge, Cheval rouge, Joseph, cent mille.

M. de Courtenay l'interrompit :

– Écoute, mon bon ami, dit-il, je crois que je vais pouvoir te venir en aide, écoute-moi.

Paul Morgan regarda son ami d'un œil égaré.

– Parle, dit-il.

– Je vais te faire un petit travail à l'Edgar Poe, si tu veux bien le permettre, poursuivit M. de Courtenay ; suis-moi.

Et il posa un doigt sur chaque mot :

– Évidemment, dit-il, Cheval-Rouge et auberge , vont ensemble. C'est à l'auberge du Cheval-Rouge que s'est passée la chose.

– Quelle chose ? demanda Paul Morgan qui semblait avoir le délire.

– Eh bien ! l'assassinat, le meurtre, si ce mot-là te blesse moins... car enfin il est question de ton grand-père, j'imagine.

– Après ? fit le baron d'une voix sourde.

– Joseph, reprit M. de Courtenay, pourrait bien être le nom de la personne assassinée.

Mettons donc que celui que tu cherches s'appelle Joseph. Il y a évidemment beaucoup de Joseph dans le monde, mais enfin en cherchant bien...

Ce ton de persiflage qu'avait repris Léon de Courtenay agissait peu à peu sur l'exaltation et le désespoir de Paul Morgan, comme une douche glacée sur l'occiput d'un fou.

– Te moques-tu donc de moi ? lui dit-il d'un ton de reproche.

– Non pas, répondit Léon de Courtenay ; tu vas voir. Nous avons donc déjà l'explication de trois mots, Joseph et l' auberge du Cheval-Rouge . Bon ! plaie béante et figure vont ensemble.

Joseph, selon toute apparence, après avoir été occis et ayant rendu le dernier soupir, avait au visage une plaie béante.

Il y a un commencement du mot mar... qui pourrait bien être marquis... Joseph était gentilhomme, et cela se conçoit d'autant plus facilement que cela se passait au moment où la noblesse revenait de l'émigration.

Enfin, acheva M. de Courtenay, or et cent mille vont pareillement de compagnie.

Joseph, le gentilhomme assassiné, avait cent mille francs en or.

La lettre n'aurait point brûlé que tu n'en saurais guère davantage.

Paul Morgan haussa les épaules.

– Or, reprit le viveur, suis bien ma logique. Ton grand-père, la chose est notoire, a volé cent mille francs. C'est beaucoup et c'est bien peu.

Supposons que cela se passait en 1806, c'est-à-dire il y a soixante ans, et supposons encore qu'un capital avec les intérêts et les intérêts des intérêts double tous les quinze ans, ton grand-père devait en 1821, c est-à-dire quinze ans après, deux cent mille francs ; en 1830, le double ; en 1851, le double, et aujourd'hui tu dois à M. Joseph le double encore, soit seize cent mille francs. Tu vois que je suis aussi large que possible dans mes calculs de probité. Réunis un concile de casuistes et, s'ils ne me donnent pas raison en me proclamant le Bayard de l'honnêteté bourgeoise, je veux être pendu.

– Mais où veux-tu donc en venir ? demanda le baron, qui commençait à ouvrir de grands yeux.

– À ceci, mon cher bon, que raisonnablement tu ne dois pas davantage à M. Joseph. Ton grand-père lui a emprunté cent mille francs en or, un peu violemment, je l'avoue, mais il a joliment fait prospérer son capital, puisque tu es prêt à lui rendre quatre vingt mille livres de rente.

– Mais où trouverai-je M. Joseph ? demanda le baron avec un accent désolé.

– Attends, tout à l'heure. Procédons par ordre. Du moment où tu ne dois que seize cent mille francs à M. Joseph, il t'en reste quatorze, soit, au bas mot, soixante mille livres de rente. Pauline est simple ; au besoin, elle remettra ses robes de bal. Ton beau-père liquidera sa situation et élèvera tes enfants dans l'horreur des affaires. Que te restera-t-il donc à faire, mon cher bon ? à retrouver M. Joseph ou ses descendants.

Les gens riches s'ennuient et se cherchent des occupations. Les uns collectionnent des faïences et des potiches ; les autres se cassent une jambe dans les steeple-chases ; d'autres courent le monde à la recherche de la médaille de l'empereur Othon, que personne n'a jamais trouvée.

Toi, heureux mortel, tu as une besogne toute prête. Tu recherches d'abord toutes les auberges qui portent pour enseigne : Au Cheval-Rouge ; tu les collectionnes, tu les ranges par catégories, tu les subdivises ensuite, et tu tries soigneusement toutes celles qui ont été le théâtre d'un assassinat.

– Après ? fit le baron.

– Si tu en trouves une où on a égorgé quelqu'un aux environs de 1806, tu tiens ton affaire.

– Et puis ?

– Et puis tu collectionnes les gens assassinés et tu finis par en découvrir un qui répond au nom de Joseph.

Le baron soupira.

– Mais que fais-je pendant ce temps-là des seize cent mille francs ?

– Tu les capitalises.

Paul Morgan prit son front à deux mains :

– Mon Dieu ! murmura-t-il, aurait-il donc raison et comprendrait-il mieux que moi la probité ?

– Allons ! allons ! dit M. de Courtenay en riant, me voila tranquille à présent ; papa beau-père continuera à faire figure dans le monde et ta femme ne donnera pas de leçons de piano.

Laisse-moi fumer une cigarette ; comme tu le vois, la cigarette a du bon...

XXIII

Environ quinze mois après les événements que nous racontions naguère, par une belle soirée de septembre, entre quatre et cinq heures, un landau bleu attelé en demi-daumont, faisait, au pas, le tour du lac du bois de Boulogne.

Les équipages étaient nombreux ; les cavaliers plus nombreux encore dans la grande allée sablée qui côtoie la chaussée des voitures.

Le landau bleu attirait tous les regards, non pour sa tenue irréprochable, non pour les deux trotteurs hors ligne qui le traînaient, mais à cause des personnes qu'il renfermait.

Une jeune femme éblouissante de beauté était assise à la droite d'un homme d'environ trente ans, aux favoris blonds, aux yeux bleus, au visage pâle et un peu fatigué, mais d'une distinction exquise.

Sur les coussins de devant du landau on voyait une belle grosse commère normande, portant le bonnet cauchois, et tenant sur ses genoux un adorable bébé de six mois tout emmailloté de dentelles, et du bonnet brodé duquel s'échappaient les premières boucles d'une chevelure blonde.

Et la foule souriait en voyant passer la mère, le père et l'enfant, et les cavaliers rangés côte à côte, la tête de leurs chevaux tournée en face le lac, chuchotaient entre eux.

Les uns disaient :

– Depuis qu'elle est devenue la baronne Morgan, Mlle de Valserres est plus belle encore !

– C'est que, répondait un autre, il en est de certaines femmes comme de certaines fleurs ; elles s'épanouissent au soleil de la maternité, comme les fleurs dont je parle s'ouvrent tout à coup au grand air, en quittant la serre chaude où on les a élevées.

– Mon cher Léon, reprenait un troisième en s'adressant à un cavalier d'une rare élégance qui avait peine à contenir un fougueux double poney d'Écosse, noir comme un corbeau, vous êtes toujours lié avec Paul ?

– Toujours, Arthur, répondit M. de Courtenay. Car c'était lui qu'on interpellait ainsi.

– Le voyez-vous toujours autant depuis son mariage ?

– Toujours autant, mon cher Arthur, et il y a même pour cela une bonne raison.

– Laquelle ?

– C'est que je l'ai marié.

– Vous !

– Ô mon Dieu ! oui. Sans moi il n'aurait peut-être jamais épousé Mlle de Valserres.

– Vous m'étonnez, Léon.

– Chut ! mon ami, il est des petits mystères de la vie parisienne qu'il ne faut pas sonder.

Le landau passait en ce moment devant les deux jeunes gens.

Ils saluèrent.

Pauline sourit à M. de Courtenay. Quant au baron, il le salua de la main, levant sur lui un regard mélancolique.

– Mais, mon cher ami, dit alors Arthur, il n'a pas l'air si heureux que cela, votre ami Paul.

– Bah ! dit M. de Courtenay, que cette remarque fit tressaillir, c'est un garçon qui a le bonheur triste. Au fond, il est le plus heureux des hommes.

Les deux jeunes gens avaient remis leurs chevaux au galop, mais ils couraient en sens inverse du landau, et tandis que le baron Paul Morgan se dirigeait vers une des avenues qui aboutissent à Auteuil, ils remontaient, eux, vers le haut du lac, et gagnaient l'avenue de l'Impératrice.

Ils galopaient côte à côte, et Arthur, celui-là même que nous avons vu, au début de cette histoire, essayer ses chevaux dans les Champs-Élysées et rencontrer Paul Morgan s'en allant à pied à Auteuil, par le Trocadéro, Arthur, disons-nous, se penchant vers M. de Courtenay, lui dit :

– Vous ne voulez donc pas, Léon, m'apprendre comment vous avez été mêlé au mariage de Paul ?

– Mon cher, répondit M. de Courtenay, c'est impossible.

– Pourquoi ?

– Parce qu'il faudrait vous divulguer un secret de famille qui ne m'appartient pas.

– Mille pardons, cher ami. Mais au moins me direz-vous pourquoi, depuis qu'il est riche et heureux, le baron a cette figure de chevalier errant et cet air morne d'un coupable qui traîne après lui un remords ?

– Que voulez-vous, mon cher, je vous l'ai dit : Paul a le bonheur triste.

– Singulière raison ! Ah ! çà, comment se sont donc arrangées les affaires de M. de Valserres ?

– Tout naturellement.

– Mais encore.

– Le père de Pauline s'est trouvé ruiné du jour au lendemain.

– Je sais cela.

– Il avait même un déficit de huit à neuf cent mille francs.

– Que son gendre a payés ?

– Oui et non.

– Comment cela ?

– Les propriétés du banquier, à ce moment de sa ruine, couvraient au-delà ses dettes. Seulement on ne vend pas des terrains et un hôtel du jour au lendemain.

Il fallait huit cent mille francs dans les vingt-quatre heures ; Paul, qui venait d'hériter de son oncle et avait une somme importante liquide, les a prêtés. Seulement, M. de Valserres a reconnu à sa fille une dot de huit cent mille francs hypothéquée sur les terrains du Trocadéro.

– Et les terrains ne sont pas vendus ?

– Pas encore. On les laisse tout doucement doubler de valeur, ce qui sera l'affaire de quelques années.

– En sorte que M. de Valserres n'est plus banquier ?

– Non, et il paraît l'homme le plus heureux du monde ; il vit avec ses enfants, dans cette jolie villa d'Auteuil que vous connaissez sans doute.

– Je l'ai aperçue en passant.

Comme ils causaient ainsi, ils franchissaient la grille du bois, lorsque M. de Courtenay cria un gare énergique à un pauvre diable de piéton que son cheval avait failli heurter.

Le piéton se retourna.

C'était un homme aux cheveux blanchis, au visage pâle et souffrant. Ses vêtements, quoique décents, annonçaient la gêne.

– Ah ! c'est vous, Simon ? dit M. de Courtenay.

Le piéton salua.

– Oui, monsieur, dit-il.

Léon de Courtenay avait retenu son cheval, et il tendit la main au piéton en se penchant un peu sur sa selle, au grand étonnement de son compagnon.

– Vous venez de la maison de santé, mon pauvre homme ? dit M. de Courtenay affectueusement.

– Oui, monsieur.

– Comment va votre fille ?

Le vieillard secoua la tête et répondit en étouffant un sanglot :

– Mal ! mal !...

– Pauvre homme ! murmura M. de Courtenay.

Il glissa deux pièces d'or dans la main de Simon.

– Courage, mon ami, dit-il.

Le vieillard couvrit son visage de ses mains et des larmes jaillirent au travers de ses doigts amaigris.

Le cavalier qui répondait au nom d'Arthur assistait à cette scène bizarre avec un redoublement d'étonnement.

– Adieu, monsieur, et merci ! dit brusquement Simon.

Et il s'éloigna sans même se retourner pour regarder les deux jeunes gens qui continuaient leur chemin.

XXIV

– Savez-vous, Léon, dit alors Arthur, que vous avez de jolies connaissances, mon cher bon ?

– Dame ! répondit M. de Courtenay, vous en penserez ce que vous voudrez ; mais ce bonhomme m'intéresse fort.

– En vérité !

– Ensuite, il a joué un certain rôle.

– Dans le monde ?

– Non, dans le mariage de notre ami Paul Morgan.

Arthur se retourna à demi sur sa selle, tendit la jambe, gardant l'étrier au bord du pied, et regardant M. de Courtenay.

– Est-ce encore un secret, cela ? dit-il.

– Non, je puis vous dire ce qu'est ce bonhomme : il se nomme Simon.

– Et puis ?

– Il a une fille poitrinaire qui va mourir dans quelques jours, et que Paul et moi avons fait entrer, quand tout espoir de la sauver a été perdu, dans la maison de santé du docteur Richard qui est, vous le savez, auprès du bois, sur le versant de Boulogne. Elle devait mourir au printemps ; avec des miracles on est parvenu à la faire vivre tout l'été.

– Quel âge a-t-elle ?

– Peut-être dix-huit, peut-être vingt ans.

– Et belle ?

– Elle avait une tête d'ange, des cheveux d'or et des yeux bleus.

– Pauvre enfant ! murmura Arthur.

– Simon est en même temps jettator, si cela peut vous intéresser, Arthur, poursuivit M. de Courtenay.

Et souriant, il forma avec son index et son petit doigt ces deux cornes obligatoires chaque fois qu'on parle d'un homme qui porte malheur.

– Oh ! bah ! il porte malheur !..

– Mon Dieu ! c'est M. de Valserres qui l'a dit.

– Ah ! ah ! et vous ne me prévenez pas, mon cher, et vous causez avec cet homme comme avec le premier venu !

– C'est que je ne crois pas à la jettature, moi.

– Mais, moi, j'y crois.

– Vous, Arthur ?

– Oui, moi... Et vous dites que Valserres...

– Mon cher, reprit M. de Courtenay, je vous vois trop vivement intéressé, pour ne pas vous conter cette petite histoire ; allons au pas et écoutez-moi.

Là-dessus, Léon de Courtenay raconta tout ce qu'il savait de Simon, et bien qu'il ne crût pas à la jettature, comme il était avant tout un historien fidèle et consciencieux, il n'omit point de mentionner que c'était à la suite de leur rencontre avec Simon que M. de Valserres s'était ruiné et que Paul Morgan avait perdu son oncle le Solognot.

Mais en même temps il constata que la mort de l'oncle ne pouvait être considérée comme un malheur, puisque Paul avait hérité.

Arthur était devenu tout pensif.

– Mais sérieusement, dit M. de Courtenay, vous croyez à la jettature ?

– Je vous l'ai dit.

Et pour preuve, le jeune homme montra une belle corne de corail qui pendait à ses breloques.

– Bah ! dit Léon de Courtenay, M. de Valserres en avait une et cela ne l'a pas empêché de sauter.

– Comme moi, tenez, reprit Arthur, je crois que la mienne ne me préservera pas.

– De quoi ?

– D'un malheur qui va m'arriver.

M. de Courtenay haussa les épaules.

– Vous êtes plus fous les uns que les autres, dit-il.

Ils étaient alors dans la contre-allée sablée et arrivaient à cet endroit où la rue de la Pompe coupe un peu obliquement l'avenue de l'Impératrice.

Une succession de tombereaux chargés de moellons et de matériaux longeait cette voie et interceptait sans pudeur l'avenue.

Force fut donc à M. de Courtenay et à son compagnon de s'arrêter.

Un cavalier qui accourait au galop derrière eux s'arrêta aussi, mais si brusquement, si maladroitement, que son cheval, après s'être cabré, retomba sur ses pieds, ou plutôt sur la croupe du pur-sang d'Arthur, et lui laboura la cuisse de ses deux sabots de devant.

Le pur-sang se cabra à son tour et s'élança tête baissée dans un petit interstice existant entre deux tombereaux.

Il passa, et se trouva d'un bond de l'autre côté de la rue de la Pompe, mais non sans avoir frotté la jambe de son cavalier au large collier du cheval d'un des tombereaux.

Il résulta de cette double mésaventure que, lorsque M. de Courtenay, les tombereaux passés, rejoignit Arthur, il le trouva contenant avec peine son cheval fou de douleur et passant lui-même sa main sur sa cuisse meurtrie et son pantalon déchiré.

En même temps, le cavalier maladroit, cause de cet accident, continuait tranquillement son chemin et ne songeait pas à s'excuser.

– Mort-Dieu ! exclama Arthur, qui était quelque peu irascible, voilà un monsieur d'une impertinence achevée.

Le monsieur en question était un de ces aventuriers de l'asphalte qui sont devenus millionnaires entre deux liquidations, mais qui, ayant passé leur jeunesse partout ailleurs que dans le monde, n'ont pas eu l'occasion d'apprendre les plus vulgaires éléments du savoir-vivre.

Arthur mit son cheval au galop et le rejoignit.

– Hé ! monsieur, lui cria-t-il, mille pardons !

Le millionnaire tout neuf se retourna, le sourcil froncé, la lèvre dédaigneuse, toute sa vulgaire figure empreinte de l'impertinence que l'argent donne à un parvenu.

– Qu'est-ce que vous voulez ? dit-il, sans même porter le bout des doigts au bord de son chapeau.

– Regardez mon cheval, monsieur.

– Eh bien ?

– Et mon pantalon ?

– Me prenez-vous pour votre tailleur, dit le millionnaire avec son ton insolent.

– Non, mais pour un homme qui n'a pas plus d'années de manège que de jours d'éducation, répondit sèchement Arthur.

On peut être brave sans avoir été bien élevé.

– Monsieur, dit le millionnaire avec arrogance, vous m'insultez !

– Non, dit Arthur avec flegme, je vous corrige.

Ce qui se passa alors eut la durée d'un éclair.

Le cavalier maladroit leva sa cravache ; Arthur fit faire un saut de côté à son cheval et esquiva le coup, disant :

– C'est bien, je me tiens pour insulté et je vous tuerai demain.

Quand M. de Courtenay, demeuré en arrière arriva, son ami Arthur échangeait sa carte avec M. René Maillefer. C'était le nom de l'homme enrichi.

– Vous êtes mon témoin, lui dit-il.

Et comme M. de Courtenay demandait une explication sur ce qui s'était passé, Arthur ajouta avec un sourire mélancolique :

– Vous le voyez, la jettature ne fait pas attendre ses effets ; nous étions bien calmes tout à l'heure, et me voici avec un duel sur les bras.

– Ma parole ! murmura à part lui M. de Courtenay, cela est fort bizarre, en effet, et je commence à me demander si Simon ne porte pas malheur.

XXV

M. de Courtenay n'était pourtant pas homme à s'inquiéter longtemps et à laisser dominer son esprit par des préoccupations superstitieuses.

Il n'avait pas dépassé l'Arc-de-Triomphe, chevauchant toujours botte à botte avec son ami Arthur, qu'il avait déjà fait le raisonnement suivant :

– Il y a deux ans, à la même époque, j'ai été dans une situation semblable à celle d'Arthur, et je ne connaissais pas Simon.

Je me suis battu et j'ai été blessé, bien que mon adversaire eût tous les torts. Par conséquent, c'est bien un pur hasard que la querelle que vient d'avoir Arthur ait suivi notre rencontre avec le prétendu jettator.

Cette réflexion faite in petto et à la seule fin de mettre sa conscience en repos, M. de Courtenay releva la tête et dit à son compagnon :

– Est-ce que, sérieusement, tu vas donner suite à cette affaire ?

– Naturellement, répondit Arthur.

– Mais, qu'est-ce que ce monsieur ?

– Voilà sa carte.

M. de Courtenay lut ce nom : René Maillefer, et haussa un peu les épaules.

– Mon bon ami, dit-il, il faut être indulgent pour ce monsieur. Si la provocation n'est pas sans remède, je t'engage à ne pas aller plus loin.

– Il a levé sa cravache sur moi.

– Diable !

– Tu comprends donc qu'il faut que les choses aillent leur train.

M. de Courtenay ne répondit pas.

– Nous allons entrer au club, reprit Arthur, et tu demanderas à Gaston de R... ou à quelque autre de nos amis de se joindre à toi. Vous arrangerez cela pour demain matin, à l'épée, bien entendu.

M. de Courtenay fit un signe de tête affirmatif et ils continuèrent à descendre les Champs-Élysées.

Le club dont ils faisaient partie tous deux était sur le boulevard.

– Mon bon, dit Léon de Courtenay, lorsqu'ils furent au rond-point, viens chez moi, tu t'installeras dans mon fumoir et j'irai au club pendant ce temps-là.

Ils prirent alors la rue du Cirque, traversèrent le faubourg Saint-Honoré et, par la rue de la Ville-l'Évêque, arrivèrent au boulevard Malesherbes, que M. de Courtenay habitait, si on s'en souvient.

Un groom prit les deux chevaux en mains, et M. de Courtenay, après avoir installé Arthur chez lui, se dirigea à pied vers la Madeleine.

– Il ne faut pas, se dit-il, donner à cette chose-là plus d'importance qu'elle n'en mérite.

Je vais arranger à mon ami Arthur un petit duel à la première goutte de sang, et pour cela il me faut un homme raisonnable et non point un étourdi comme Gaston de R..., qui ne recule devant aucun luxe de courage lorsqu'il fait battre ses amis.

Le mois de septembre est, pour les Parisiens de la haute vie, un mois de villégiature, de chasse et de voyages, et le tout Paris qu'ils fréquentent est à peu près désert.

Il n'y avait donc que très peu de monde au club quand M. de Courtenay y arriva.

Mais, par contre, un personnage qu'on n'y voyait que rarement depuis bien longtemps, s'y trouvait assis dans une embrasure de croisée et lisant un journal du soir.

– Par exemple ! fit Léon en riant, je veux passer pour un philanthrope si je vous croyais ici !

Le personnage leva la tête. C'était M. de Valserres.

– Ah ! c'est vous, Léon ? dit-il.

– Oui, mon cher bon, et je ne m'attendais guère à vous trouver ici.

L'ancien banquier se prit à sourire :

– Je suis du club depuis l'âge de dix-neuf ans, dit-il, j'en ai quarante-cinq, voyez si je ne suis pas un des doyens.

– Le doyen de tous, dit un autre personnage assis tout près de là. Je ne suis venu qu'après vous, Valserres !

– Mais on ne vous voit jamais, surtout depuis le mariage de votre fille, dit M. de Courtenay.

– Je ne viens pas à Paris une fois en huit jours ; tout à l'heure je me suis trouvé sur le boulevard, ayant soif et ayant chaud, et je suis monté. Et puis, je ne dîne pas à Auteuil. Mes enfants dînent en ville ce soir, et ils m'envoient au cabaret.

– Mon cher bon, reprit M. de Courtenay, l'accent avec lequel vous dites « mes enfants » est parfaitement onctueux, mais il ne vous donne rien de vénérable. Vous êtes aussi jeune à l'œil que votre gendre, et vous allez voir, par le service que je vais vous demander, quel cas je fais de votre attitude à la papa.

– Vous avez besoin de moi ?

– Oui, vous connaissez Arthur de M...

– Parbleu !

– Voulez-vous, avec moi, lui servir de témoin ?

– Il se bat ?

– Oui, demain matin.

– Mais, mon cher, dit M. de Valserres, vous voulez donc me faire gronder par ma fille et par mon gendre.

– Ils ne le sauront pas. D'ailleurs, écoutez, c'est un véritable service que je vous demande. Arthur a eu une querelle des plus sottes avec un homme qui n'est et ne sera jamais de notre monde, et je voudrais d'abord que la rencontre n'eût pas de suites graves et qu'elle ne fît aucun bruit. Comme dit la Palférine, le héros de Balzac, quand on est quelqu'un, on ne se bat qu'avec quelque chose.

– Quel est donc l'adversaire ?

– Un homme qui a fait fortune en six mois. Voilà sa carte.

Au nom que M. de Valserres lut tout haut, le membre du club qui était assis tout auprès, à la fenêtre voisine, fumant son cigare et prenant à petites gorgées un verre d'absinthe, leva tout à coup la tête.

– Mille excuses, mes bons amis, dit-il, si votre conversation m'arrive ainsi par lambeaux ; mais ne dites-vous pas qu'Arthur de M... a une affaire ?

– Oui, fit M. de Courtenay.

– Avec M. René Maillefer ?

– Précisément.

– Est-ce que cela ne peut pas s'arranger ?

– Je ne crois pas.

– Tant pis ! dit le buveur d'absinthe avec flegme.

– Mais pourquoi donc ?

– Parce que le bonhomme dont vous parlez est de première force à l'épée.

– Et Arthur, donc !

Le buveur d'absinthe eut un imperceptible haussement d'épaules, puis il répondit :

– Au fait, cela vous regarde, et non moi. Mais...

– Mais quoi ? fit M. de Courtenay.

– Cet homme à la main malheureuse.

– Ah ! bah !

– Il a tué deux hommes le même jour.

– Et dans la même pièce, sans doute, drame ou féerie, ricana M. de Courtenay, car il a la tournure d'un ancien cabotin de province.

– Il a le mauvais œil, dit froidement le buveur d'absinthe.

– Comment ! lui aussi ?

Mais à peine avait-il prononcé ce mot, que M. de Courtenay se mordit les lèvres jusqu'au sang.

– Diable ! pensa-t-il, il ne faut pas parler de mauvais œil devant Valserres, et s'il savait que nous avons rencontré Simon, il ne voudrait pas servir de témoin à Arthur.

Ce mot de mauvais œil avait, du même coup, plongé M. de Valserres dans une rêverie profonde.

XXVI

Un quart d'heure après, MM. de Valserres et Léon de Courtenay quittaient le club.

L'ex-banquier passa alors son bras sous celui de M. de Courtenay et lui dit :

– Mais quelle singulière idée avez-vous eue là, mon ami, de venir me chercher pour que je serve de témoin à Arthur de M...

– Je ne vous cherchais pas, répondit Léon, mais vous ayant rencontré, je me hâte de vous choisir, attendu que je veux avec moi un homme sage et non quelqu'un des fous qui fréquentent notre club. Je ne veux pas d'un duel à outrance, d'abord parce que j'aime beaucoup Arthur, et ensuite...

– Ensuite ? fit M. de Valserres un peu étonné.

– Ensuite, j'ai une raison que je ne vous donnerai que lorsque j'aurai votre parole.

– Voyons ?

– Votre parole que vous ne m'abandonnerez pas et que, quelque histoire que je puisse vous raconter, vous demeurerez le témoin d'Arthur.

– Soit, dit M. de Valserres en souriant, je vous donne ma parole d'honneur.

– Eh bien, reprit Léon, fumons un cigare sur le boulevard et je vais vous conter cela.

Ils entrèrent au bureau de tabac du Grand-Hôtel et lorsqu'ils eurent allumé chacun un cabanos, Léon continua :

– Êtes-vous toujours superstitieux, cher ami ?

– Mais je ne l'ai jamais été, mon cher, dit M. de Valserres.

– Pardon, vous croyiez jadis à la jettature.

– Oh ! je croyais à l'influence néfaste de Simon, voilà tout.

– Y croyez-vous encore ?

– Hélas ! oui. Comment pourrait-il en être autrement, du reste ? N'est-ce pas trois jours après l'avoir vu pour la dernière fois que je me suis réveillé ruiné ?

– Eh bien, dit Léon, je sais quelqu'un à qui il n'a pas porté malheur.

– À qui donc ?

– À votre gendre.

– Paul l'a vu à peine.

– Vous vous trompez, mon ami. Paul l'a vu beaucoup et souvent. Et tenez, maintenant, on peut bien tout vous dire.

En effet, Paul et son ami, respectant les terreurs mystérieuses de M. de Valserres, avaient toujours caché à ce dernier ce qu'ils avaient fait pour Simon et sa fille.

M. de Valserres écouta M. de Courtenay en pâlissant.

– Oh ! dit-il, vous avez fait le malheur de Paul, mon ami.

Léon tressaillit.

– Que voulez-vous dire ? fit-il.

– Paul est le mari de ma fille, reprit l'ex-banquier.

– Sans doute.

– Pauline l'adore et ils ont tout ce qui saurait constituer le bonheur en ce monde, un bébé, de la fortune et de la jeunesse.

– Eh bien, ne sont-ils pas heureux ?

M. de Valserres soupira.

Puis, serrant le bras de Léon :

– Mon ami, dit-il, Paul m'épouvante. Après son mariage, il a emmené sa femme en Italie.

Quand ils sont revenus, il n'était plus le même homme.

Triste, songeur, parfois sombre, il a des accès de misanthropie dont j'ai vainement cherché la cause.

– Et vous ne l'avez pas questionné ?

– Cent fois.

– Que vous a-t-il répondu ?

– Rien. Il me quittait brusquement, mais pas assez quelquefois pour que je n'eusse le temps de voir couler une larme dans ses yeux. Ah ! mon ami, maintenant je m'explique tout. C'est Simon...

– Vous vous trompez, dit M. de Courtenay.

– Oh !

– Et tenez, demain, quand nous aurons fait battre Arthur et M. Maillefer, s'il n'arrive rien de bien grave, eh bien, je vous donnerai le moyen de connaître les motifs de la tristesse de ce pauvre Paul.

– Ainsi vous ne croyez pas à l'influence de Simon ?

– Au moins pour ce qui concerne Paul. Il y a une autre raison...

– Vous la connaissez ?

– Oui.

– Mais parlez donc alors, fit le banquier.

– Non, pas moi. Paul vous dira tout quand vous lui aurez dit : Léon m'a touché deux mots de votre histoire.

– Mais vous m'intriguez au dernier point, mon ami.

– Voilà comme je suis, fit M. de Courtenay en souriant.

– Et vous oubliez de me dire quelle est la seconde raison qui vous a déterminé à me choisir pour votre cotémoin ?

– Je veux vous prouver que Simon ne porte pas malheur.

– Simon n'a rien à faire dans cette rencontre.

– Mais si.

– Comment cela ? demanda M. de Valserres d'une voix quelque peu altérée.

– Arthur et moi nous revenions du bois.

– Bon !

– À la grille de l'avenue de l'Impératrice nous rencontrons Simon à qui je parle et donne la main.

– Mon Dieu !

– Arthur croit à la jettature, il porte comme vous une corne de corail à ses breloques ; quand il a su que Simon était jettator, il s'est écrié : Il va très certainement m'arriver malheur !

En effet, cinq minutes plus tard, il avait une querelle avec ce M. René Maillefer.

– Vous voyez bien ! dit M. de Valserres.

– J'avoue, reprit M. de Courtenay que, tout d'abord, j'ai été agité d'une vague inquiétude et que toutes vos superstitions m'ont passé par l'esprit. C'est pour cela que, tout d'abord, j'ai voulu avec moi un homme raisonnable qui pût m'aider à écarter toutes les mauvaises chances dans cette rencontre. Mais voici, mon cher bon, qu'un tout autre sentiment s'empare de moi.

– Lequel ?

– Je suis persuadé qu'en dépit de la prétendue influence néfaste de Simon, Arthur tuera ce monsieur Maillefer.

M. de Valserres secoua la tête.

– Et je veux, ajouta Léon de Courtenay, que vous assistiez à ce démenti solennel donné à la jettature, comme j'espère bien, demain, vous voir, d'un mot, ramener la sérénité sur le front assombri de votre gendre.

Comme il parlait ainsi, M. de Courtenay s'arrêta.

Ils étaient au coin de la rue Caumartin.

– C'est ici, dit-il, que demeure M. Maillefer à qui nous allons demander raison.

XXVII

M. René Maillefer habitait un somptueux appartement tout neuf, encombré d'un mobilier fort riche, quoique d'un goût médiocre, et il y avait dans son antichambre une demi-douzaine de valets dont l'insolence égalait celle du maître.

Comme il s'attendait à la visite des témoins de M. Arthur de L., il était rentré chez lui et n'était plus sorti.

M. de Valserres et Léon le trouvèrent dans un veston de velours noir à collet et à parements cerise, le cigare aux lèvres, parfaitement calme, du reste, et paraissant se soucier fort peu d'un coup d'épée.

Il reçut ces deux messieurs avec toute la politesse dont il était susceptible, leur donna l'adresse de deux de ses amis auxquels il avait écrit un mot, et qui devaient se trouver chez l'un d'eux, tout à côté, rue Godot-de-Mauroy.

Léon de Courtenay et M. de Valserres se retirèrent alors, et prirent le chemin de la rue de Mauroy.

Léon était devenu tout à coup sérieux, et il fronçait légèrement le sourcil.

– Hé ! hé ! dit M. de Valserres, est-ce que vous allez, vous aussi, tomber dans une rêverie profonde ?

– Non ; mais la figure de ce M. Maillefer ne me va pas, répondit Léon.

– Ah !

– Elle a quelque chose de fatal qui m'effraie.

– Pour Arthur ?

– Oui.

– Alors, fit M. de Valserres, vous aussi vous allez croire à l'influence néfaste de Simon ?

Léon de Courtenay ne répondit pas, et ils continuèrent à marcher l'un près de l'autre sans échanger un mot.

Les témoins choisis par M. René Maillefer étaient deux jeunes gens parfaitement bien élevés, du reste, qui tout d'abord s'excusèrent d'avoir accepté le rôle sérieux de témoin, et cherchèrent même à arranger l'affaire en se montrant conciliants.

Malheureusement M. René Maillefer avait levé sa cravache sur M. Arthur de M..., et l'offense était trop grave pour que la rencontre pût être évitée.

Les témoins de M. Arthur de M. avaient le choix des armes et optèrent pour l'épée.

Il fut convenu que la rencontre aurait lieu le lendemain, au bois de Boulogne, dans la partie qui avoisine le parc des Princes.

– Mon cher ami, dit M. de Valserres à Léon de Courtenay en regagnant le boulevard, vous pensez bien que je ne reviendrai pas ici demain matin ; vous prendrez Arthur et vous irez directement au bois, où vous me trouverez à la porte d'Auteuil.

– Je comprends cela, répliqua M. de Courtenay ; mais, puisque vos enfants dînent en ville et que vous comptez dîner au cabaret, pourquoi ne dînerions-nous pas ensemble ?

– Comme il vous plaira, dit M. de Valserres.

– Ah ! par exemple, à une condition...

– Laquelle ?

– Vous ne me questionnerez plus.

– Sur quoi ?

– Sur la tristesse de votre gendre, dont je vous ai dit connaître le motif, et vous attendrez à demain.

– Soit, dit M. de Valserres.

L'ancien banquier n'avait guère qu'une dizaine d'années de plus que Léon de Courtenay, ce qui expliquait le pied d'intimité, sur lequel ce dernier s'était placé avec lui.

Ils dînèrent chez Durand, place de la Madeleine, et M. de Courtenay reconduisit M. de Valserres dans son phaéton.

Le père de Pauline arriva encore le premier à la villa. Le baron et sa jeune femme n'étaient pas encore rentrés.

– Il faut avouer, pensait l'ex-banquier en gagnant sa chambre, que je me suis chargé d'une singulière besogne, et que je joue là un rôle qui n'est plus de mon âge. Si Paul et ma fille savaient cela, ils me gronderaient.

Mais il y avait une bonne raison pour que s'ils apprenaient la mission acceptée par M. de Valserres, ils ne l'apprissent que cette mission remplie.

En se mariant, Paul Morgan avait renoncé à ses habitudes matinales. M. de Valserres, par contre, avait conservé les siennes.

Il était toujours levé à six heures et demie en automne, et à cinq heures en été.

Or, il n'avait pas un quart d'heure de marche de chez lui au rendez-vous convenu, et il sortirait de chez lui sans même éveiller la curiosité et l'attention d'un jardinier.

Il se mit donc au lit avant que ses enfants ne fussent rentrés ; mais, chose facile à expliquer, il dormit peu et mal, et la sinistre figure de Simon passa plus d'une fois devant ses yeux.

Quand le jour parut, quand, après avoir fait sa toilette du matin, il descendit du jardin, M. de Valserres était convaincu que Simon avait par avance porté malheur à Arthur de M..., et que celui-ci serait tué.

Mais cette conviction devait être corroborée encore par un événement inattendu.

L'ex-banquier descendit par la rue de la Source, prit la rue des Vignes, arriva dans la grande rue d'Auteuil et se dirigea vers la porte du bois.

Tout à coup ses cheveux se hérissèrent, ses tempes se mouillèrent d'une sueur glacée ; il sentit son cœur se serrer, et ses jambes refusèrent de le porter.

Un homme était assis sur le revers du talus des fortifications, et tenait sa tête dans ses mains.

Cet homme pleurait.

Bien qu'il ne vît pas son visage, le banquier le reconnut sur-le-champ.

C'était Simon.

Simon, qui venait de Paris à pied, le pauvre homme, pour aller voir sa fille, et qui attendait que le moment d'entrer dans la maison de santé fût venu.

Si M. de Valserres eût continué son chemin, peut-être qu'absorbé dans sa douleur, Simon ne l'aurait point vu.

Mais il s'était arrêté, et instinctivement le malheureux père leva la tête.

Alors ses larmes cessèrent soudain de couler, son visage amaigri reprit cette expression de méchanceté infernale qui avait si souvent fait pâlir le banquier, et, quittant la place où il était, il marcha droit à M. de Valserres.

Celui-ci aurait voulu fuir, mais une force invincible le cloua au sol.

XXVIII

Simon avait des éclairs dans les yeux et ce rire méphistophélique qui donnait le frisson arquait ses lèvres minces et livides.

Il vint droit à M. de Valserres, se planta devant lui et l'appela par son nom de baptême, le nom qu'il lui donnait au collège, Alfred.

– Eh bien, Alfred, lui dit-il, es-tu content ? Ma fille va mourir, et c'est ton gendre qui me donne du pain. Ah ! je ne voulais pas d'abord, je repoussais la main d'un homme qui te touche, car je continue à te haïr, toi qui es la cause première de tous mes malheurs ; mais ma fille souffrait tant !... j'ai été lâche... je mange le pain de mes ennemis... Es-tu content ? es-tu content ?

Et il riait, cet homme dont les yeux étaient encore pleins de larmes, et dans ce rire il y avait une fureur désespérée. M. de Valserres ne répondait pas.

– Le médecin m'a dit hier, continua Simon, que ma fille mourrait au commencement d'octobre, dans un mois... Oh ! ce sont des gens habiles, les médecins, et s'ils sont quelquefois impuissants à guérir, s'ils ne peuvent rendre une fille à son père, au moins lui dirent-ils, à un jour près, la date de sa mort. Ah ! ah ! ah !

M. de Valserres essaya de balbutier quelques mots, mais sa gorge crispée et sa langue desséchée s'y refusèrent.

Simon reprit avec son accent sarcastique et timbré d'un sombre désespoir :

– Tu seras bien content, n'est-ce pas ? quand tu me verras tout seul, mendiant mon pain, allant chercher un asile sur les fours à plâtre de la banlieue, jusqu'à ce que la police correctionnelle prenne soin de moi comme vagabond ; car, vois-tu, Alfred, quand ma fille sera morte, je ne veux plus rien de ton gendre... non, non, plus rien !...

Et il s'éloigna sur ces derniers mots, et regagna le talus des fortifications sur lequel il pleurait tout à l'heure.

M. de Valserres n'avait pas bougé.

Pâle, frémissant, ému jusqu'aux larmes de la douleur de cet homme, qu'il considérait comme son ennemi et envers lequel cependant il avait eu un premier tort, l'ex-banquier paraissait être rivé au sol.

Un moment, il eut la tentation de fuir à toutes jambes et de manquer au rendez-vous qu'il avait donné.

Une autre pensée lui passa en même temps par l'esprit : il songea à aller se jeter aux genoux de Simon et à lui demander humblement pardon du mal qu'il lui avait fait.

Mais sa fierté se révolta.

Enfin le sentiment d'un devoir à remplir, de sa parole donnée à tenir, domina tout chez lui ; et, faisant un suprême effort, il se dirigea vers le sentier qui, tout auprès des fortifications, descend au parc des Princes.

Comme il y entrait, il entendit un bruit de voiture derrière lui et se retourna.

Il aperçut alors M. de Courtenay dans son phaéton, ayant auprès de lui Arthur de M...

Ces messieurs étaient venus par Passy et le boulevard Montmorency.

M. de Valserres s'arrêta au bord du sentier, et l'épouvante le reprit en voyant la voiture des deux jeunes gens passer à dix pas de Simon.

Mais ni Léon ni Arthur de M... n'aperçurent le pauvre père, et, certes, en ce moment, M. de Valserres se fût bien gardé de leur montrer le jettator.

Les deux jeunes gens sautèrent à terre en apercevant le banquier et vinrent à lui.

Léon avait sous son bras les épées enveloppées dans un fourreau de serge verte.

M. de Valserres s'aperçut alors qu'Arthur était un peu pâle.

Celui-ci lui tendit la main et lui dit :

– Je vous remercie, monsieur, d'avoir bien voulu m'assister, je vous remercie avec d'autant plus d'effusion que j'ai le bizarre pressentiment que c'est le dernier service que vous me rendrez.

– Mais es-tu bête ! dit M. de Courtenay en riant.

– Comte, répondit Arthur gravement, je me suis battu plusieurs fois, et tu sais si je me conduis en galant homme. Eh bien, aujourd'hui j'ai un battement de cœur atroce ; ce n'est pas de la peur, non, c'est un pressentiment : voilà tout.

M. de Valserres avait tourné la tête vers le talus sur lequel Simon était allé s'asseoir ; et soudain il respira plus librement, car Simon avait disparu.

Une autre voiture, un coupé fermé arrivait en ce moment.

C'était M. René Maillefer et ses témoins.

Ces messieurs descendirent pareillement de voiture ; on se salua, et ces six personnes prirent le sentier sans échanger un mot.

Cette partie du bois est tout à fait solitaire à sept heures du matin.

Le voisinage d'Auteuil semble même éloigner l'idée qu'elle sera choisie pour une rencontre, et les gardes du bois de Boulogne s'y promènent rarement.

Au bout de quelques minutes de marche, M. René Maillefer, Arthur de M... et leurs témoins eurent trouvé une éclaircie d'une dizaine de mètres carrés ; l'herbe était courte et le fond de terre sablonneux : c'était comme un endroit fait exprès.

Les deux adversaires se tinrent à distance, tandis que les témoins causaient à voix basse, mesuraient les épées et tiraient les places au sort.

Puis ils mirent habit bas.

– Eh bien, mon cher, dit alors tout bas M. de Courtenay au père de Pauline, est-ce que vous avez des pressentiments, vous aussi ?

– Oui, fit l'ex-banquier d'un signe de tête.

Léon haussa imperceptiblement les épaules.

– Je considère Arthur comme un homme mort, ajouta M. de Valserres, qui était plus pâle encore que M. de M...

– Mais pourquoi ? est-ce à cause du jettator ?

– Oui, je l'ai vu.

– Quand ?

– Tout à l'heure.

– Mais, mon cher, ce n'est pas vous qui vous battez...

– Je le sais bien, mais tout à l'heure vous avez passé près de lui, Arthur et vous.

– Près de Simon ?

– Il était assis sur le talus des fortifications.

– Au diable vos impressions ! murmura M. de Courtenay, qui fut repris, lui aussi, d'une vague angoisse ; on finirait par les partager.

Et il porta son épée à Arthur, qui venait de mettre habit bas, et il lui souffla à l'oreille :

– N'oublie pas le contre de quarte, c'est le salut.

Deux secondes après, M. René Maillefer et Arthur de M... tombaient en garde et engageaient le fer.

XXIX

M. René Maillefer était d'une jolie force à l'épée, chose assez extraordinaire, si on songe qu'il n'était riche que depuis fort peu de temps, l'escrime étant l'exercice des gens de loisir et d'éducation.

Cependant il tirait fort bien et avait, dans sa jeunesse, à Bordeaux, fréquenté les salles d'armes pendant de longues années.

En outre, il avait un magnifique sang-froid.

Dès le premier engagement, M. de Valserres pâlissant et Léon de Courtenay échangèrent un coup d'œil plein d'alarmes.

Quoique tirant assez bien, Arthur de M... était évidemment d'une force inférieure.

Deux fois en dix secondes, Léon de Courtenay ferma même les yeux, car il vit l'épée de M. Maillefer trouver le chemin de la poitrine d'Arthur.

Cependant le coup fut paré.

Arthur se défendait avec une énergie désespérée ; on eût dit que convaincu qu'il allait mourir, il essayait de prolonger son existence quelques minutes encore.

Et M. de Courtenay, la sueur au front, se disait :

– La jettature n'est donc pas un vain mot ?

Tout à coup on entendit un léger cri.

Puis on vit M. Maillefer faire un brusque saut en arrière, et l'épée échapper à sa main.

Chose imprévue, improbable, miraculeuse ! l'épée d'Arthur avait touché M. René Maillefer au-dessous du sein droit, et lui avait fait une légère piqûre.

C'était donc M. Maillefer qui avait jeté ce cri.

Et quand il eut reculé, il porta vivement la main à sa poitrine, murmura un mot : « J'ai froid ! » chancela et tomba tout à coup à la renverse.

M. Maillefer était mort...

M. de Courtenay, M. de Valserres, se regardèrent alors d'un œil stupide ; tandis que M. Arthur de M..., obéissant à un premier mouvement de regret et presque de désespoir, se précipitait sur le corps de son adversaire.

Les témoins de ce dernier essayèrent de le relever, mais l'un d'eux se fut bien vite aperçu que tout soin était inutile.

La mort avait été pour ainsi dire instantanée.

Arthur de M..., pâle, hors de lui, les regarda alors et leur dit :

– Messieurs, vous me rendrez cette justice que je me suis battu loyalement.

– Oui, monsieur, répondirent-ils.

Alors le vainqueur les salua et rejoignit ses témoins, qui causaient à voix basse.

– Eh bien, disait M. de Courtenay à l'ex-banquier, vous avez pourtant vu Simon ce matin, et nous avons passé auprès de lui, Arthur et moi, et Arthur était convaincu qu'il allait être tué. Que pensez-vous de la jettature, maintenant ? Se peut-il que des hommes d'éducation comme vous aient de pareilles superstitions ?

M. de Valserres ne répondit pas ; il baissait la tête et paraissait en proie à une morne tristesse.

Arthur de M... s'approcha alors :

– Que faut-il faire maintenant ? dit-il.

– Une chose bien simple, mon ami, nous en aller.

– Comment ! nous laissons ces messieurs tout seuls, en présence de ce cadavre ?

– Chacun prend soin de ses morts, dit Léon. Et puis les gardes du bois ne sont pas loin ; n'oublions pas qu'on peut très bien aller en prison à la suite d'un duel, et il est parfaitement inutile de s'y exposer. Nous allons remonter par le sentier jusqu'à la route d'Auteuil à Boulogne, où nous avons laissé les deux voitures. Nous donnerons à ces messieurs le coupé de ce pauvre Maillefer, et tout sera dit. Nous aurons fait notre devoir jusqu'au bout.

Le programme fut suivi à la lettre.

Nous l'avons dit, cette partie du bois est tout à fait déserte le matin ; et bien que le coupé de M. Maillefer et le phaéton de M. de Courtenay fussent demeurés à cent pas à peine de la grille d'Auteuil, ils n'avaient attiré l'attention de personne.

Arthur marchait le premier, le front penché, en proie à un tremblement convulsif, et désespéré du foudroyant résultat de cette rencontre.

M. de Courtenay avait de nouveau passé son bras sous celui de M. de Valserres et lui disait :

– Maintenant, mon cher bon, je vais tenir la parole que je vous ai donnée hier.

– Ah ! fit le banquier en tressaillant.

– Votre gendre est triste ?

– Hélas !

– Et vous ne songez plus, j'imagine, à attribuer cette tristesse à l'influence néfaste de Simon.

– Non, certes.

– Cependant elle a une cause.

– Que je cherche vainement, soupira M. de Valserres.

– Eh bien, dit M. de Courtenay, rentrez chez vous, mon ami, et attendez que Paul, selon son habitude, descende dans le jardin pour fumer un cigare.

– Bon.

– Alors dites-lui que vous avez diné avec moi hier, et que je vous ai dit ceci : Je sais pourquoi votre gendre est triste, et s'il n'entre pas avec vous dans la voie des aveux, je vous dirai tout.

– Mais, dit brusquement M. de Valserres, qu'a-t-il donc fait ? que lui est-il donc arrivé ?

– Oh ! une chose bien simple...

– Mais parlez donc, mon ami, parlez ! reprit vivement M. de Valserres, pourquoi ne me diriez-vous pas tout vous-même ?...

– Non, je ne vous dirai rien, ou plutôt si, écoutez-moi. Paul est le plus honnête et le plus chevaleresque des hommes, mais...

– Mais quoi ? fit le banquier anxieux.

– Mais il a un grand tort.

– Lequel ?

– Le tort de se croire un malfaiteur de la pire espèce, un homme sans probité et sans conscience.

– Oh !

– J'ai essayé de lui démontrer le contraire ; mais vous serez très certainement plus éloquent que moi, mon très cher, et c'est pour cela que je ne veux pas vous en dire davantage.

Comme M. de Courtenay parlait ainsi, ils arrivaient en haut du sentier.

Arthur, qui avait pris les devants, s'était approché du cocher de M. Maillefer, auquel il parlait à voix basse.

– Adieu, cher, et merci ! dit M. de Courtenay en montant dans son phaéton et prenant les rênes des mains de son groom.

Puis, tout bas :

– Et ne croyez plus à la jettature, hein ?

Ensuite il s'adressa à Arthur :

– Allons, en voiture, dit-il. Tu étais pâle tout à l'heure ; maintenant te voilà rouge comme si tu allais avoir un coup de sang. Nous allons regagner Paris et tu prendras un bain. Adieu, Valserres...

Et M. de Courtenay, toujours calme, toujours positif, rendit la main à son trotteur, laissant M. de Valserres retourner à Auteuil, à pied, et tout bouleversé de ses dernières paroles.

Quel était donc le crime que le baron Paul Morgan croyait avoir à se reprocher ?

XXX

M. de Valserres reprit donc à pied le chemin de la villa.

La population semi-campagnarde d'Auteuil commençait à s'agiter, et les braves boutiquiers qui viennent chaque soir, à dix heures, coucher dans une maisonnette louée qu'ils appellent pompeusement leur maison de campagne, se dirigeaient en hâte vers la place d'où partent les omnibus, le père traînant sa fille, qui regrettait son piano, et la mère fermant la marche et pliant sous le faix d'un énorme bouquet de lilas.

Quand l'ancien banquier introduisit sa clef dans la serrure de la grille, il vit une fenêtre ouverte, celle du cabinet de toilette de son gendre.

Puis, ayant fait quelques pas, il aperçut le baron assis sur un banc de verdure et plongé dans sa morne rêverie habituelle.

En entendant les pas de M. de Valserres crier sur le sable des allées, Paul Morgan releva brusquement la tête.

– Ah ! c'est vous, monsieur ? lui dit-il ; je vous croyais encore couché.

– Vous savez que je suis matinal, Paul, répondit l'ex-banquier, et tel que vous me voyez je reviens du parc des Princes.

– Que diable êtes-vous allé faire là ?

– J'avais un rendez-vous. Je vous conterai cela tout à l'heure. Tenez, allons nous asseoir là-bas, dans ce pavillon, au fond du jardin.

– Ne sommes-nous pas bien ici ? demanda le baron, un peu étonné.

– Nous sommes trop près de la maison. Pauline est levée sans doute.

– Elle s'habille.

– Et elle pourrait nous entendre.

À ces mots, Paul tressaillit et regarda son beau-père.

– Je veux causer sérieusement avec vous, reprit M. de Valserres.

Et passant son bras sous le sien, il entraîna Paul Morgan vers le pavillon.

– Savez-vous, commença celui-ci, que vous êtes quelque peu mystérieux ?

– En effet, dit gravement l'ex-banquier.

Et lorsqu'ils furent assis sous le pavillon de verdure, M. de Valserres reprit :

– Vous savez que j'ai dîné au cabaret hier.

– Oui, où cela ?

– Chez Durand. Et devinez avec qui ?

– Dites-le-moi tout de suite, fit le baron avec mélancolie ; je ne devine jamais rien.

– J'ai dîné avec Courtenay.

À ce nom, Paul Morgan tressaillit de nouveau et une légère rougeur colora son front.

– Mon ami, continua M. de Valserres d'une voix grave, presque émue, je n'ai pu cacher à M. de Courtenay, qui est votre ami, le bizarre changement qui s'est opéré en vous depuis que, de votre propre aveu, vous êtes l'homme le plus heureux du monde.

– Et Courtenay... balbutia le baron.

– Courtenay m'a dit qu'il savait la cause de votre mélancolie.

– Ah !

– Et il me la dira, poursuivit M. de Valserres avec un accent de fermeté, si vous ne me faites vous-même et sur-le-champ cette confidence.

– Monsieur...

– C'est au nom de ma fille, qui pleure quelquefois dans le silence et l'isolement, que je vous supplie de parler.

– Et si, balbutia Paul Morgan, au nom de votre fille, je vous suppliais de ne me rien demander ?

– Oh !

Le baron, rouge tout à l'heure, était devenu pâle, et son visage exprimait une violente émotion.

– Monsieur, monsieur, dit-il encore, par pitié pour Pauline !

– Mais parlez donc ! fit l'ex-banquier avec un singulier accent d'autorité.

– Vous le voulez ?

– Je l'exige.

Il s'échappa comme un gémissement des profondeurs de la poitrine de Paul Morgan.

Puis, tout à coup, son œil brilla, les pommettes de ses joues se colorèrent de nouveau.

– Monsieur, dit-il avec le ton résolu d'un homme qui veut enfin soulager sa conscience par l'aveu d'une faute, je vous ai sauvé avec la fortune de mon oncle ; c'est avec cette fortune que j'ai pu conserver à votre fille ce luxe au milieu duquel elle avait toujours vécu, et je suis un grand misérable, croyez-moi, car cette fortune ne m'appartient pas et n'était qu'un dépôt dans mes mains.

M. de Valserres étouffa un cri et se leva stupéfait.

– Ah ! dit Paul en s'animant, vous avez voulu que je parlasse, eh bien ! vous m'écouterez jusqu'au bout.

Et alors il fit à son beau-père une confession pleine et entière ; il lui raconta jusqu'aux moindres détails de ce drame intime auquel nous avons assisté, n'omettant ni ses scrupules ni sa robuste probité, qui avait résisté si longtemps aux théories pleines de scepticisme de M. de Courtenay, ni l'incendie en miniature qui avait détruit la lettre de son oncle et l'avait mis ainsi dans l'impossibilité de retrouver la trace de ceux que son aïeul avait spoliés.

M. de Valserres l'écouta froidement jusqu'au bout, sans l'interrompre.

Alors, comme Paul avait fini et qu'il se tenait devant son beau-père comme un coupable devant le juge qui doit prononcer sa condamnation, M. de Valserres lui dit :

– Mon ami, Léon de Courtenay avait raison, selon les lois un peu élastiques de votre monde ; votre grand-père, après avoir volé une somme importante, a fait une fortune considérable...

Beaucoup de gens feront, en tout repos de conscience, le raisonnement de M. de Courtenay. Vous ne devrez rendre, selon eux, que la somme volée, en calculant ce qu'aurait produit cette somme en se capitalisant pendant soixante années.

Mais cette théorie humaine, logique, raisonnable en apparence, vôtre conscience la repoussait, et, comme vous, je la désapprouve.

En effet, mon ami, si votre aïeul n'avait pas volé ce premier argent, aurait-il pu faire fortune ?

Paul baissa la tête et ne répondit pas.

– Donc, la source de cette fortune est impure, et pas plus vous que moi n'avons le droit d'y toucher.

– Ah ! fit Paul avec un soupir de soulagement. Eh bien, que faut-il donc faire maintenant ? Conseillez-moi, inspirez-moi, car le remords m'a pris à la gorge et ma vie est un supplice sans trêve.

– Demain je vous répondrai, dit froidement M. de Valserres. Pas un mot aujourd'hui devant votre femme.

Et le banquier se leva et salua de la main la jeune baronne, qui, souriante, apparaissait à une des fenêtres de la villa.

XXXI

Le lendemain, en effet, M. de Valserres fit un petit signe à son gendre, au moment où le déjeuner s'achevait.

Ce signe voulait dire :

– Je suis prêt à vous donner l'explication que je vous ai promise et à vous faire part de mes résolutions.

Paul Morgan se leva de table et sortit le premier, laissant sa jeune femme occupée du bébé.

Peu après, M. de Valserres le rejoignit dans le jardin.

– Mon ami, lui dit-il en le conduisant sous ce même pavillon de verdure où ils avaient causé la veille, j'ai beaucoup réfléchi depuis hier et j'ai même passé une partie de la matinée à entasser des chiffres, ni plus ni moins que si j'étais encore banquier.

Mes réflexions n'ont fait qu'asseoir mon opinion que nous n'avons pas le droit de détourner une obole de l'héritage de votre oncle.

Paul Morgan ne répondit pas, il baissa même la tête, et le nom de Pauline expira sur ses lèvres, tandis qu'une larme brillait dans ses yeux.

À l'heure suprême du sacrifice, le baron ne tressaillait pas ; mais il ne pouvait s'empêcher de songer à sa femme et à son enfant, riches encore aujourd'hui, et qui seraient pauvres demain.

M. de Valserres continua :

– Donc cette fortune, dont vous avez distrait près d'un million depuis dix-huit mois, doit être reconstituée tout entière.

Vous avez pris huit cent mille francs pour me sauver du déshonneur, mais ces huit cent mille francs ne sont pas perdus, puisque je n'ai point vendu mes terrains du Trocadero.

Ces terrains, qui représentaient, il y a deux ans, un peu moins de cette somme, ont augmenté d'un tiers depuis ce temps-là.

J'estime donc que leur vente couvrira, et même au-delà, intérêts compris, cet emprunt que vous aviez fait au bien d'autrui dont vous étiez dépositaire.

Lorsque j'ai eu acquis cette conviction, poursuivit M. de Valserres, je me suis trouvé plus tranquille, et alors, obéissant à l'instinct d'égoïsme qui n'abandonne jamais complètement l'humanité, j'ai songé à vous, à votre femme, à votre enfant. Que va-t-il vous rester ?

Ma ruine n'a pas été aussi complète que je le supposais tout d'abord ; quelques créances me sont rentrées ; cette maison où nous sommes est bien à nous ; et quand Pauline aura vendu ses diamants, nous aurons peut-être bien une dizaine de mille livres de rentes. Hélas ! je sais bien que la transition sera dure pour la pauvre enfant ; on ne passe pas sans douleur de l'opulence à la médiocrité.

Pour une femme d'employé, six mille francs de rente, c'est la fortune ; pour une femme comme la vôtre, qui a vu remuer des millions autour d'elle, c'est la misère.

Mais la misère honnête, décente, la misère qui porte encore le front haut.

Et puis, je la connais, ma Pauline, elle acceptera cette nouvelle situation avec un courage résigné et presque avec joie, car elle a le sentiment des grands sacrifices et du devoir absolu.

Vous avez un nom, mon ami. À tort ou à raison, même en ce siècle d'égalité où nous vivons, un titre de baron, une particule sont un passeport qui ouvre bien des carrières.

Nous avons des relations, nous solliciterons un poste dans les ambassades pour vous, un consulat dans quelque port de commerce pour moi. Vous voyez donc bien que l'avenir nous apparaît moins sombre que nous ne l'eussions supposé d'abord.

À ces derniers mots, Paul Morgan se jeta dans les bras de M. de Valserres.

– Vous êtes le plus loyal des hommes et le meilleur des pères, dit-il. Ah ! pourquoi ne vous ai-je point ouvert mon âme dès le premier jour ?

M. de Valserres reprit :

– S'il est tout simple d'accomplir un devoir, j'estime qu'on le doit faire inopinément.

Passer, du jour au lendemain, de la situation où nous sommes à celle que nous devons accepter, est difficile aux yeux du monde.

Il ne faut pas que vous soyez obligé de dire à tous ceux qui vous ont cru riche : Je me dépouille de la fortune que vous me connaissiez, parce qu'elle ne m'appartient pas.

Un seul homme a notre secret, c'est Courtenay, et Courtenay est un galant homme, qui sera muet.

Par conséquent voici ce que j'ai imaginé : Il nous faut environ deux ou trois mois pour vendre les terrains du Trocadero.

Pendant cc laps de temps, nous nous préparerons peu à peu à la transition dont je vous parle, et l'automne viendra.

Il se trouvera bien un médecin complaisant qui prescrira à votre femme un hiver en Italie. Avec dix mille livres de rente, on est presque riche là-bas.

Nous partirons au commencement de novembre, et Paris, qui trouvera ce départ tout naturel, nous aura oubliés dans quelques mois.

Dans deux ans, ceux de nos amis qui passeront devant cette grille se souviendront à peine qu'elle clôturait notre maison et ne se demanderont même pas si cette maison est vendue.

– Vous parlez d'or, monsieur, dit le baron Paul Morgan, mais n'oubliez-vous pas une chose ?

– Laquelle ?

– La fortune de mon oncle reconstituée, qu'en ferons-nous, puisque j'ai laissé brûler cette lettre qui devait me mettre sur la trace de ceux à qui elle appartient ?

– D'après ce que vous m'avez dit, vous avez pu arracher aux flammes quelques mots auxquels M. de Courtenay attribue un sens.

– Oui.

– Eh bien, ces mots nous guideront. Nous chercherons, et, croyez-le bien, mon ami, nous finirons par trouver, dussions-nous pour cela nous adresser à quelqu'une de ces agences mystérieuses qui ont pour métier de rechercher les héritiers et les héritages.

Tandis que M. de Valserres parlait ainsi, Pauline apparut au seuil du pavillon.

M. de Valserres et le baron tressaillirent et échangèrent un regard qui aurait pu se traduire ainsi :

– Nous avons tout prévu, sauf une chose. Comment oserons-nous lui apprendre la vérité ?

Mais la jeune femme comprit ce regard, elle embrassa son père, tendit la main à son mari et leur dit :

– J'ai tout entendu, je sais tout, et je suis fière de vous !...

Et comme un cri leur échappait :

– Pauvre père ! dit-elle, crois-tu donc que ta Pauline a besoin d'être riche pour être heureuse ? Que peut nous faire l'argent, puisque nous nous aimons tous trois ? N'est-ce pas, Paul ?

Et elle enveloppa son mari d'un regard de tendresse, et M. de Valserres murmura :

– Tu es bien mon sang, chère enfant. Maintenant nous avons fait notre devoir ; comme dit le vieil adage, advienne que pourra !...

XXXII

Une dizaine de jours s'étaient écoulés, gros de ces petits événements qui constituent le drame dans la vie parisienne.

M. de Valserres avait mis le plus grand ordre dans ses affaires, c'est-à-dire qu'il avait donné à son notaire ses pleins pouvoirs pour la vente des terrains du Trocadero et de sa villa d'Auteuil.

Les domestiques avaient été congédiés, sous le prétexte que leurs maîtres partaient en voyage.

Les chevaux et les voitures avaient été vendus chez Chéri, et Antoine, le vieux valet de chambre qui avait vu naître le baron Paul Morgan, s'occupait, à huit heures du matin, de boucler les valises et de fermer les malles de ses maîtres, qui devaient se rendre, le soir même, au chemin de fer de Paris à Marseille.

Le baron était descendu au jardin.

Il voulait une dernière fois respirer sous ces grands arbres, au milieu de cette verdure dans laquelle il s'était si souvent blotti silencieusement jadis, pour contempler à la dérobée cette blanche et belle Pauline qui devait être sa femme.

Paul Morgan, du reste, était tout à fait métamorphosé.

Comme le pécheur pardonné, comme le coupable allégé du poids d'une faute, il levait maintenant la tête, et le sourire qui avait reparu sur ses lèvres disait qu'il avait la conscience en repos.

La baronne dormait encore, et la fenêtre de M. de Valserres, qui s'ouvrait cependant de bonne heure, était encore fermée.

Cependant le jardinier, que Paul rencontra au détour d'une allée, lui dit que M. de Valserres était levé et que même il était sorti.

Où pouvait-il être ?

Le jardinier assura, en outre, que M. de Valserres avait pris le petit sentier qui descend à la rue des Vignes, et qu'il paraissait même un peu pressé.

Paul Morgan, muni de ce renseignement, prit le même chemin.

Auteuil a conservé en partie sa physionomie d'autrefois.

Bien que devenu un quartier de Paris, il est resté en certains endroits le joli village, un peu cancanier, dont Musard était maire il y a quelque quinze ou vingt ans.

Dans la partie qui s'étend entre Passy et la rue La Fontaine, tout le monde se connaît peu ou prou, et beaucoup de gens se saluent, quoique ne s'étant jamais parlé.

La rue des Vignes commence par être un sentier, et au bord de ce sentier il y a des maisonnettes qui rappelleraient assez volontiers celles d'un hameau de la banlieue.

Un bout de jardin potager est devant ; un gros arbre pousse derrière, allongeant ses branches touffues par-dessus le toit.

Une de ces maisonnettes était occupée par un ferblantier ambulant.

Le brave homme partait dès le matin pour courir les environs ; mais il laissait au logis une jolie fille de dix-huit ans qui chantait du matin au soir, et que les voisins avaient fini par surnommer la Cigale.

La Cigale connaissait tout le monde et tout le monde la connaissait.

En voyant passer Paul, elle le salua, car elle était assise sur le seuil de sa porte.

Paul lui rendit son salut ; mais, au lieu de passer outre, il s'arrêta.

– Ma belle enfant, lui dit-il, vous connaissez M. de Valserres, n'est-ce pas ?

– Ah ! dame, oui, je le connais, répondit-elle, il passe là tous les matins, monsieur.

– Et l'avez-vous vu aujourd'hui ?

– Voici un quart d'heure, monsieur.

– Savez-vous où il est allé ?

– Certainement je puis vous le dire, monsieur, continua la Cigale, parce que je suis allée à la gare du chemin de fer tout à l'heure, et que j'ai vu M. de Valserres qui allait s'asseoir au même endroit.

– Qu'appelez-vous le même endroit, ma petite ? demanda Paul Morgan, étonné de voir la Cigale si bien renseignée.

– Dame, monsieur, répondit-elle, moitié rougissante, quoique souriant toujours, je vais vous paraître bien curieuse, mais c'est un pur hasard, je vous le jure.

Quand M. de Valserres descend, c'est précisément à la même heure où je vais acheter mon lait au coin de la rue d'Erlanger et mon journal d'un sou à la gare ; ça fait que quelquefois je suis devant M. de Valserres et quelquefois derrière. Mais nous faisons tout de même et par le fait route ensemble.

– Et M. de Valserres s'en va à la gare ainsi ? demanda Paul Morgan, de plus en plus étonné.

– Oh ! non, monsieur, il passe la grille, mais il ne va pas bien loin dans le bois ; il s'assoit sur le talus des fortifications.

– Tous les jours ?

– Dame, voilà bien une semaine que cela dure.

Intrigué au plus haut degré, le baron remercia la Cigale et descendit la rue des Vignes dans toute sa longueur, puis il prit la rue nouvelle qui conduit à la gare et doubla le pas.

Que pouvait donc avoir à faire M. de Valserres sur le talus des fortifications ?

Paul s'adressait cette question pour la vingtième fois depuis dix minutes, quand, arrivé à la grille du bois, il aperçut en effet l'ex-banquier penché sur l'herbe et paraissant attendre quelqu'un.

Le baron hâta le pas.

À sa vue, M. de Valserres eut un mouvement de surprise et presque de contrariété.

– Ah ! c'est vous, Paul ? dit-il. Où diable allez-vous ?

– Mon cher beau-père, répondit le baron, je suis tout simplement à votre recherche.

– Ah !

– Et fort intrigué de savoir ce que vous venez faire ici chaque matin.

– Vraiment ? fit M. de Valserres en souriant.

– Je ne suppose pas que ce soit l'amour du pittoresque...

– Mon ami, dit M. de Valserres en descendant du talus et prenant le baron par le bras, il y a en effet huit jours que je viens ici chaque matin, et toujours inutilement. Aujourd'hui c'est la dernière fois, puisque nous partons ce soir, et, comme ma sœur Anne dans Barbe-Bleue , je ne vois rien venir.

– Mais qui donc attendez-vous ?

– Vous ne le devinez donc pas ?

– Mon Dieu, non.

– Tenez, mon ami, poursuivit le banquier, à cette même place où j'étais tout à l'heure, il y a huit jours, j'ai vu le pauvre Simon qui pleurait.

Ce nom fit tressaillir Paul Morgan.

– Il attendait là que le moment de pénétrer dans la maison de santé où est sa fille fût venu.

– Et vous espérez qu'il reviendra par ici ?

– Sans doute. Il me semble qu'il doit aller voir la pauvre enfant tous les jours.

– Eh bien ?

– Eh bien, fit simplement M. de Valserres, je voudrais que cet homme me pardonnât...

Et comme il disait cela avec une émotion pleine de noblesse et de franchise, Paul Morgan fit un mouvement de surprise.

– Tenez, dit-il, le ciel vous écoute. Voilà Simon.

Et son doigt étendu montrait le pauvre homme qui cheminait lentement, le front penché et les veux abaissés vers le sol.

XXXIII

Comme Simon approchait, M. de Valserres fit un mouvement et se plaça au milieu du chemin.

Alors Simon releva machinalement la tête, et reconnaissant M. de Valserres il s'arrêta brusquement.

Celui-ci fit un pas vers lui :

– Simon, dit-il, j'ai été bien coupable avec vous, voulez-vous me pardonner ?

Et il lui tendit la main.

Mais Simon haussa les épaules, et un ricanement féroce lui déchira la gorge.

– Est-ce que tu m'as pardonné, toi ? dit-il. Tu ne te souviens donc plus que je te parlais de ma pauvreté, de ma détresse, que je te disais que ma jeune femme et mon enfant seraient sans pain si tu me chassais ? Ah ! ah ! ah ! M'as-tu écouté, alors ?

M. de Valserres ne se découragea point.

– Tout ce que tu dis là est vrai, dit-il, et je suis un grand coupable vis-à-vis de toi.

Mais n'es-tu pas assez vengé ? Ne m'est-il pas arrivé assez de malheurs depuis vingt ans pour que tu sois satisfait ? J'ai perdu ma femme, je me suis ruiné.

– Oh ! oh ! fit Simon dont les yeux brillaient de méchanceté, tu t'es ruiné !

– Oui, dit simplement le banquier.

– Mais ton gendre est riche... ta fille est heureuse... ah ! ah ! ah !

– Simon !

– Elle ne mourra pas au mois d'octobre comme la mienne, car ils me l'ont dit, ces hommes habiles qu'on appelle les médecins. Au mois d'octobre, dans soixante jours... comprends-tu ça ? qu'un père sache exactement l'époque où il n'aura plus d'enfant...

Et le malheureux avait un rire sinistre qui étreignait douloureusement le cœur du baron Paul Morgan demeuré à distance et qui ne s'était pas encore montré.

M. de Valserres tenta un dernier effort.

– Simon, dit-il, tu n'es donc pas chrétien ?

– Que le ciel me garde ma fille ! blasphéma le malheureux... et alors...

– Mais qui te dit, poursuivit M. de Valserres, que les médecins ne se trompent pas.

Simon haussa les épaules.

– Pardonne-moi, reprit M. de Valserres, donne-moi la main et peut-être que Dieu aura pitié de ton enfant... peut-être...

Mais Simon interrompit M. de Valserres, qui lui tendait toujours la main, par un nouvel éclat de rire ; puis il la repoussa brutalement :

– Arrière ! misérable, dit-il, arrière ! toi qui as été le bourreau de ma femme et de mon enfant ; je te hais comme au premier jour, arrière ! arrière !

Et il passa la tête haute, l'œil en feu, l'écume à la bouche, tandis que M. de Valserres soupirait et laissait échapper un geste de désespoir.

Mais un autre personnage se dressa tout à coup devant lui.

C'était Paul Morgan.

Et, cette fois, Simon fit un pas en arrière et balbutia quelques mots inintelligibles.

Paul lui mit la main sur l'épaule :

– C'est mal ce que vous avez fait là, monsieur, dit-il ; Dieu commande le pardon des injures et il vient en aide à ceux qui lui obéissent.

– Ce qui n'empêche pas que mon enfant va mourir, dit le pauvre père dont la colère était tombée tout à coup sous la voix grave et sympathique du baron.

– Qui vous l'a dit ? répondit Paul ; les médecins, n'est-ce pas ?

– Oui, les médecins, et ils le savent.

– Mais ils ignorent les secrets de la Providence..., et qui vous dit que la Providence ne sauvera point votre enfant ?

Simon secoua la tête.

– Ne blasphémez pas et souvenez-vous, poursuivit Paul Morgan. Il y a plus d'un an que je vous ai vu pour la première fois, agenouillé au chevet de votre fille. Un médecin vous avait dit qu'elle n'avait que quelques jours à vivre, et vous pleuriez. Pourtant, Dieu, que vous niez, vous est venu en aide, puisque un an s'est écoulé et que votre fille n'est pas morte... et que peut-être on parviendra à la sauver.

Simon sentait son âme se fondre peu à peu au souffle de cette parole éloquente et simple.

Il regardait Paul avec une sorte d'effarement, et tout à coup, obéissant encore à sa haine, il s'écria :

– Mais comment avez-vous pu, vous si noble et si bon, épouser la fille de cet homme ?

– Parce que cet homme est bon et qu'il s'est repenti, répondit Paul Morgan.

Puis, avec une autorité subite, il prit la main du pauvre père et lui dit :

– Écoutez-moi, j'ai un pressentiment bizarre, mais dans lequel j'ai foi.

– Que voulez-vous dire ? balbutia Simon.

– Les médecins ont condamné votre fille, n'est-ce pas ?

– Oui, dit le pauvre père, dont les yeux se remplirent de larmes encore une fois.

– Eh bien, j'ai la conviction qu'elle vivra.

– Vous croyez cela, vous ?

– Oui, je le crois. Et maintenant, voulez-vous donner la main à votre ennemi ? Dieu attend peut-être ce sacrifice de votre part pour lui rendre la santé.

Simon poussa un cri, et il regarda de nouveau le baron avec une avidité défiante.

– Oh ! dit-il tout à coup, je sais bien pourquoi vous me dites cela... c'est pour que je donne la main à cet homme... mais je ne le puis pas... je ne le puis pas !... je le hais trop !...

Et Simon repoussa Paul Morgan comme il avait repoussé M. de Valserres ; et il prit la fuite en répétant :

– Je le hais ! oh ! je le hais !...

M. de Valserres, pâle et muet, les yeux rivés au sol, n'avait point bougé de place.

Le baron retourna vers lui, prit sa main dans les siennes et lui dit :

– Mon père, nous avons fait notre devoir. Maintenant, laissez-moi répéter à mon tour vos paroles : Advienne que pourra !

Et il entraîna le banquier, ajoutant :

– Vous savez que nous partons ce soir, et nous n'avons pas de temps à perdre d'ici là.

XXXIV

Si le coucou obstiné roulait encore, il y a quelques années, sur la route de Paris à Versailles, le Rhône a conservé son coche, ou plutôt son bateau à vapeur, qui lutte courageusement avec le chemin de fer.

La Mouche partait de Lyon à cinq heures du matin et descendait le Rhône jusqu'à Arles.

Or, le surlendemain du jour où M. de Valserres avait essayé vainement de se réconcilier avec Simon, nous eussions retrouvé l'ancien banquier et sa famille sur le bateau à vapeur du Rhône, s'acheminant vers cette Italie où ils allaient cacher leur pauvreté volontaire.

Le vieil Antoine et une petite bonne qui portait l'enfant dans ses bras étaient les uniques serviteurs qu'ils eussent emmenés.

Une seule personne, à Paris, avait été dans le secret de leur départ et de leur sacrifice.

C'était M. de Courtenay.

Le viveur avait un peu haussé les épaules ; mais, en présence de cette probité chevaleresque, il avait fini par s'incliner, ne protestant plus que par ces mots :

– S'il y avait beaucoup de gens comme vous, mon cher ami, notre société moderne serait en retour sur le moyen âge.

Donc, le baron Paul Morgan, sa jeune femme et son beau-père descendaient le Rhône, un peu pour commencer cette vie de réforme à laquelle ils s'étaient résignés, beaucoup aussi pour satisfaire un caprice de Pauline, qui avait préféré de beaucoup le bateau à vapeur au chemin de fer.

Le Rhône est un fleuve parfois dangereux.

En hiver, il est souvent couvert de brouillards qui interrompent la navigation.

En été, pour peu que la sécheresse se soit prolongée, les eaux baissent rapidement, et il arrive que, d'un jour à l'autre, d'immenses bancs de sable apparaissent tout à coup là où l'on croyait avoir un passage sûr et facile.

Entre Tournon et Valence, le Rhône a une largeur démesurée ; aussi est-ce l'endroit où l'eau manque tout d'abord.

Un accident de cette nature devait arriver à nos voyageurs.

Plusieurs fois déjà le capitaine de la Mouche avait fait stopper et jeter la sonde.

Mais, quand* la Mouche *fut à un quart de lieue au-dessus du confluent de l'Isère et du Rhône, le pilote qui tenait la barre déclara qu'il était impossible d'aller plus loin sans courir les plus grands dangers.

Il n'y avait ni ville ni village sur les deux rives, en face du bateau.

La première station du chemin de fer, la Roche, était à plusieurs kilomètres en aval, et sur la rive droite, c'est-à-dire au pied des hautes montagnes de l'Ardèche et du Vivarais qui encaissent le Rhône en cet endroit, se dressait, isolée, une maison dont la porte était surmontée du traditionnel buisson de houx, qui est encore l'enseigne des auberges dans le midi de la France.

La sécheresse avait été extrême cet été-là, cependant il avait plu depuis deux jours, et le capitaine, tout en grommelant, annonça aux passagers qu'il était à peu près certain de voir le niveau du Rhône remonter, pendant la nuit prochaine, sous l'action d'une crue subite.

Du reste, le brave homme offrait de rendre leur acquit aux voyageurs pressés et de les faire conduire en canot à la plus prochaine station du chemin de fer.

M. de Valserres s'était consulté avec son gendre. Quel parti prendrait-on ?

Le baron pensait que mieux valait attendre à bord du bateau.

M. de Valserres, au contraire, prétendait que cette crue rêvée par le capitaine pouvait bien se faire attendre fort longtemps.

Enfin Pauline montra cette maison qui se dressait solitaire sur la rive gauche.

– Et pourquoi, dit-elle, ne passerions-nous pas la nuit dans cette auberge ?

Le baron et M. de Valserres se rangèrent à cette dernière opinion.

Quelques autres passagers se montrèrent également de cet avis, et le capitaine fit mettre la petite chaloupe à l'eau.

À mesure que les passagers descendus dans cette embarcation voyaient la rive approcher, le paysage se dessinait plus nettement à leurs yeux.

Les montagnes à droite et à gauche s'abaissaient brusquement et formaient l'entonnoir d'une vallée, dont cette auberge, vers laquelle se dirigeaient les passagers de la Mouche , semblait être le point central.

Montagnes noires, hérissées d'arbres au feuillage sombre ; vallon sinistre en dépit de sa verdure, et dans lequel l'esprit rêveur reconstituait volontiers quelque drame du temps passé.

La maison elle-même, qui, vue du bateau à vapeur, avait un aspect honnête et tranquille, changeait de physionomie à mesure qu'on approchait.

Quand la chaloupe avait quitté le bateau, un dernier rayon de soleil dorait encore cette maison et faisait étinceler son toit plat de tuiles rouges.

Mais le soleil avait maintenant disparu derrière les montagnes, et l'ombre qui descendait dans la vallée enveloppait peu à peu l'auberge, lui donnant une physionomie de singulière tristesse.

Elle n'était pas blanche, avec des treilles de vigne, comme la plupart des maisons du Midi.

On avait dû mélanger au mortier qui avait servi à crépir ses murs de la brique pilée, car ses murs étaient rougeâtres.

Portes et fenêtres étaient de la même couleur, et un peu plus foncées peut-être.

Enfin un arbre unique croissait morne et désolé auprès de cette maison solitaire.

Cet arbre était un chêne vert.

Le chêne vert, qu'on a chanté si souvent, n'a ni les tons chauds du chêne blanc, ni ses rameaux hardis, ni son tronc robuste et noueux.

Le chêne blanc est un arbre honnête et loyal, qui vous fait souvenir des antiques forêts qui protégèrent si longtemps le sol de la Gaule et dans les profondeurs desquelles les druides cueillaient le gui sacré.

Le chêne vert est un arbre sinistre, en dépit de la lumière qui l'environne et le baigne.

Quand on l'aperçoit se dressant sur quelque roche calcinée, on dirait un de ces bandits solitaires sortis du pinceau de Salvator Rosa.

La chaloupe approchait toujours, et à mesure des hêtres nains apparaissaient au-dessous du buisson de houx ; et tout à coup le baron Paul Morgan, que ces hêtres fascinaient sans qu'il pût trop se rendre compte de cette bizarre attraction, le baron tressaillit ; il venait de lire ces mots :

À L'AUBERGE-ROUGE

On loge à pied et à cheval.

XXXV

Paul Morgan avait tout à coup saisi le bras de M. de Valserres :

– Mais regardez donc, lui dit-il, regardez donc !

– Eh bien ! quoi ? fit celui-ci.

– Vous ne lisez pas ? L'Auberge-Rouge !

– En effet, répondit l'ancien banquier. Eh bien ?

– Eh bien !... si... c'était... là...

Et la voix de Paul Morgan tremblait.

– Mais, mon ami, fit M. de Valserres en souriant, il y a peut-être trois cents auberges rouges en France.

– Oui, mais ne voyez-vous pas comme celle-ci est isolée...

– Soit.

– Comme elle est sinistre d'aspect, à l'entrée de ce vallon... Comme ces montagnes sont noires...

– Mais, mon ami, murmura M. de Valserres d'un ton plein de doute, pensez-vous donc que l'homme qui commet un crime se commande un paysage ?

– Oh ! fit le baron, j'ai comme un pressentiment que nous allons savoir quelque chose ici.

M. de Valserres ne répondit pas.

En revanche, sa fille, occupée jusque-là de son enfant, s'approcha d'eux et dit :

– Ah ! l'affreux pays !

– Mais c'est fort beau au contraire, mon enfant !

– Soit, dit-elle, c'est beau, pittoresque, grandiose, mais c'est horriblement triste, et ces montagnes noires, maintenant que le soleil a disparu, ont quelque chose d'étrange qui serre le cœur.

Et cette auberge, isolée, sinistre... oh !

Paul Morgan jeta à son beau-père un regard qui voulait dire :

– Eh bien ! suis-je donc le seul ?

La baronne ajouta :

– C'est une auberge à crimes !

Et cependant elle n'avait pas encore lu l'enseigne de l'auberge !

Enfin la chaloupe accosta la rive droite.

Elle contenait onze personnes, y compris les deux serviteurs emmenés par Paul Morgan.

Les autres passagers étaient demeurés à bord du bateau à vapeur, solidement établi sur ses ancres.

C'étaient donc cinq autres personnes qui se trouvaient avec notre petite colonie d'Auteuil.

Il y avait un jeune homme, un peintre qui s'en allait en Italie, deux commis voyageurs, et un ménage de braves gens, Lyonnais d'origine, qui descendaient à Avignon.

Le peintre et les deux commis voyageurs avaient fait tout de suite bande à part.

Le Lyonnais et sa femme s'étaient rapprochés, sur la chaloupe, de la baronne Morgan, en admirant et caressant le bébé.

Tout le monde sauta lestement à terre.

Il n'y avait pas soixante mètres de distance de la berge à l'hôtellerie, et cependant nul ne bougea dans celle-ci.

– Ma foi ! murmura le peintre, on n'est pas hospitalier dans ce pays-ci.

– Voilà des gens qui n'ont jamais eu peut-être une pareille aubaine, dit un des commis voyageurs, et cependant ils ne se dérangent guère.

Enfin, comme les voyageurs n'étaient plus qu'à une dizaine de pas du seuil de la maison, un chien aboya, puis une porte s'ouvrit.

L'Auberge-Rouge était entourée par une basse-cour dans laquelle picoraient quelques poules. Une charrette couverte de boue était sous un hangar fait avec des fagots. Au milieu de la cour, il y avait une mare de fumier liquide de laquelle s'échappait une odeur nauséabonde.

Et si on n'avait pas vu le buisson de houx, on aurait fort bien pu supposer que c'était là une ferme et non une auberge.

Cependant, aux aboiements du chien, la porte s'était ouverte.

Une femme entre deux âges, petite, bossue, le visage couturé par la petite vérole, s'arrêta un moment sur le seuil, et son attitude pleine d'étonnement justifia les paroles du commis voyageur.

Jamais, sans doute, l'Auberge-Rouge n'avait eu pareille aubaine, et la femme qui venait de se montrer en paraissait fort embarrassée.

Le commis voyageur, qu'on s'est plu souvent à ridiculiser, est aujourd'hui le seul Français qui sache voyager, soit toujours de belle humeur, sache être industrieux et trouver des ressources partout.

– Hé ! la petite mère, dit celui-ci, voilà des gens qui ont très faim, qui viennent vous demander à souper.

La femme regardait tout ce monde avec ahurissement, et elle ne répondit pas tout d'abord.

– C'est pourtant une auberge ici ? dit encore le commis voyageur.

– Oui, monsieur, répondit enfin cette femme, mais les bourgeois n'y viennent point ; il n'y a guère que le maire de Saint-Andéol, qui a une ferme par ici, qui vient coucher chez nous deux fois par an. Nous ne logeons que des voituriers et des rouliers.

Et comme elle ne paraissait pas se remuer et s'émouvoir davantage, le commis voyageur lui passa ses deux bras sous les aisselles, la souleva et la rangea de côté, déblayant ainsi le seuil de la porte.

Son compagnon et le peintre entrèrent les premiers, puis les autres voyageurs suivirent.

– Mais je n'ai rien à vous donner ! dit enfin cette femme d'un ton de mauvaise humeur.

– Bah ! fit le voyageur de commerce, nous avons vu des poules dans la cour, on leur tordra le cou.

– Mon homme n'y est pas, ni le vieux non plus, continua-t-elle.

– Puisqu'il y a des poules, dit le peintre, il y a des œufs ; vous nous ferez une omelette.

Et les trois jeunes gens, obéissant à la galanterie française, avaient, en parlant ainsi, jeté un fagot dans la cheminée, et, comme la flamme pétillait, ils s'étaient empressés d'avancer des sièges aux dames.

Alors, voyant la maison ainsi prise d'assaut, la bossue se résigna.

Elle s'en alla dans la cour et appela une petite servante qui étendait du linge sur une corde.

La servante se hâta d'accourir, et la maîtresse s'empara de deux poules et d'un coq, en disant à la maritorne :

– Va chercher des œufs au grenier.

– Mesdames et messieurs, dit alors le commis voyageur, vous allez voir que nous souperons aussi bien qu'à l'Hôtel du Louvre ou au Grand Hôtel.

Paul Morgan, toujours silencieux, regardait les poutres enfumées, la cheminée à haut manteau de la salle d'auberge, et son esprit persistait dans cette idée que ce n'était pas le hasard qui l'avait amené dans cette maison, mais bien la Providence.

XXXVI

Une heure après, l'Auberge-Rouge fonctionnait comme une véritable auberge.

La bossue et la servante avaient fini par se mettre à la hauteur de la situation.

La broche tournait, la table était couverte d'une grosse nappe de toile écrue, et la jeune baronne se faisait une fête de manger dans une cuiller de fer battu.

La bossue ne grognait plus ; elle avait compris vaguement que tous ces gens-là s'en iraient en laissant de beaux écus, et non point la modeste pièce de trente sous des rouliers, et il n'y avait plus qu'une chose qui la chagrinait, c'était l'absence de son homme et du vieux.

– Où est-il donc votre homme ? lui demanda le commis voyageur, qui n'avait cessé de tenir le dé de la conversation.

– À la chasse, avec Finette.

– Qu'est-ce que Finette ?

– C'est notre chienne, donc ! une bonne bête, allez, et qui a fait tuer plus de lièvres et de perdreaux que tous les chiens des Avignonais qui viennent par ici pour faire la chasse aux grives.

– Et le vieux ? qu'est-ce que c'est ?

– C'est le père à mon homme.

– Où est-il donc ?

– Il est parti à Saint-Andéol, avec l'âne et le charreton, pour rapporter des provisions, car on n'a rien de rien, par ici.

– Alors il ne reviendra point ce soir.

– Oh ! si fait ; peut-être dans une heure, peut-être dans deux.

Paul Morgan écoutait tout cela avec une religieuse attention.

Le commis voyageur, intarissable, poursuivit ses questions :

– Alors il ne vous passe pas grand monde ici ? dit-il.

– Non, monsieur, rien que des voituriers, et il est rare qu'ils arrêtent.

– Ah !

– Et si nous n'avions pas du bien à travailler, ce n'est pas les profits de l'auberge qui nous nourriraient.

La servante, une assez jolie fille, au rire niais, pensa qu'après s'être donné tant de mal, elle pouvait bien placer son mot.

– Et puis, voyez-vous, mes bons messieurs, dit-elle, l'auberge n'a pas bonne odeur ; c'est des bêtises pourtant, mais c'est comme ça.

La bossue jeta à sa maritorne un regard fulminant :

– Mêle-toi donc de ce qui te regarde ! dit-elle.

– Qu'est-ce qu'elle dit donc ? fit le peintre, et que signifie ce mot de bonne odeur ?

– Bonne réputation, dit le Lyonnais, silencieux jusque-là.

– Ah ! ah ! ah ! s'écria le peintre, à qui les charges d'atelier revinrent en mémoire, est-ce qu'on fait disparaître les voyageurs ici ?

– Seigneur Dieu ! fit la bossue en joignant les mains et levant les yeux au ciel, c'est pourtant le vieux, avec son histoire, qui est cause de tout ça.

– Ah ! reprit le commis voyageur, il y a une histoire ?

– Pour notre malheur ! monsieur.

– Eh bien, il faut nous la dire, ma bonne femme, fit le peintre en riant ; nous aimons les histoires après boire, pourvu qu'on puisse les raconter devant les dames.

Et il salua.

– Je gage, reprit le commis voyageur, qu'on a assassiné quelqu'un ici.

La bossue ne dit rien ; mais la servante, qui apportait l'omelette, se chargea de répondre.

– C'est vrai tout de même ; mais il y a bien longtemps, dit-elle.

– Oh ! oh ! on a assassiné ? fit le peintre, riant toujours. Combien de personnes ?

– Le vieux pourrait vous dire ça mieux que moi, répliqua la maritorne ; c'est de son temps.

– Mais tais-toi donc ! s'écria la bossue avec colère. Si mon homme t'entendait...

Et comme elle disait cela, le chien de cour aboya ; en même temps, par la porte demeurée ouverte, un autre chien entra en hurlant joyeusement et frétillant de son bout de queue, en se frottant au tablier de l'hôtesse.

C'était Finette, la chienne d'arrêt de l'aubergiste.

Le chasseur apparut au même instant sur le seuil, et s'arrêta, un peu étonné de voir tant et de si beau monde chez lui.

C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, assez grand, large d'épaules, le nez busqué, les dents blanches et pointues, la barbe noir de jais.

Il avait quelque chose de dur, de cruel même dans son regard. C'était bien le type de ce paysan méridional que les guerres civiles et religieuses fanatisaient si aisément.

Il n'avait rien entendu, et cependant il devina tout.

– Messieurs et dames, dit-il en plaçant sur une table voisine de celle du souper sa carnassière, à travers les mailles de laquelle on apercevait un lièvre et deux perdrix rouges, il passe si peu de monde par ici, que nous sommes bien démontés et que nous ne savons pas toujours ce que nous offrirons aux voyageurs. Hé ! Suzanne, ajouta-t-il, toujours d'une voix brève et dure, s'adressant à la maritorne, plume ces perdrix ; on les mettra à la broche.

– C'est inutile, dit alors Paul Morgan, nous avons soupé.

– Et bien soupé, dit un des commis voyageurs.

– Et nous comptons joliment dormir. Avez-vous de bons lits ?

– Nous ferons de notre mieux, répondit l'hôte. Ce n'est pas les matelas et les lits qui nous manquent ; au temps du roulage, nous avions jusqu'à trente rouliers.

– Était-ce avant l'assassinat ? demanda le peintre avec l'accent d'un enfant terrible.

À cette question, l'hôtelier pâlit.

– Qui vous a donc parlé de cette vieille histoire ? fit-il d'un ton de menace ; c'est cette bête de Suzanne, pour sûr !...

Et il lança un regard terrible à la maritorne.

– Dame ! fit celle-ci, est-ce que tout le monde ne sait pas ça par ici ?

– Ces messieurs ne sont pas de par ici, répondit durement l'aubergiste.

Puis, comme s'il eût eu à cœur de ne pas laisser peser plus longtemps un soupçon sur lui ou les siens, il reprit :

– Cet assassinat, dont on vous a parlé, dit-il, a eu lieu voici plus de soixante ans. Je n'étais pas né, comme vous pensez bien, et mon père, que vous verrez tout à l'heure, n'avait pas dix ans.

– Mais qui a-t-on assassiné ?

– Un voyageur.

– Et quel était l'assassin ?

– Un autre voyageur.

En ce moment, on entendit sur la route un petit trot et un bruit de grelots mêlé à un bruit de roues.

– Tenez, dit l'aubergiste, voici le vieux qui revient, et il vous dira ça mieux que moi, car il s'en souvient comme si c'était aujourd'hui, et s'il n'avait pas eu la rage de le raconter à tout le monde pendant toute sa vie, nous aurions peut-être plus de voyageurs...

Le bruit de grelots vint mourir à la porte ; puis, deux minutes après, celui qu'on appelait le vieux fit son entrée dans l'Auberge-Rouge.

XXXVII

Celui qu'on appelait le vieux justifiait merveilleusement cette épithète.

C'était un petit vieillard sec, maigre, chétif, au menton anguleux, au nez recourbé comme un bec de perroquet, et dont les petits yeux gris avaient cependant conservé comme un rayon de jeunesse et de vivacité.

Sa lèvre était dédaigneuse, et, à la façon dont il s'arrêta, lui aussi, sur le seuil, on devinait un homme qui avait vu bien des choses, méprisait peut-être beaucoup l'humanité et ne s'étonnait plus de rien.

Le vieux avait un autre nom, comme on le pense bien : il s'appelait Guillaume Pointu.

Les Pointu tenaient l'Auberge-Rouge de père en fils depuis plus d'un siècle.

– Ah ! dit-il en entrant, après avoir jeté un long regard sur cette table qu'entouraient une dizaine de personnes, il me semble que le bon temps de l'Auberge-Rouge revient. Hein ! qu'en dis-tu, mon garçon ?

Et il regarda son fils assez méchamment.

– C'est un bateau du Rhône qui s'est ensablé, dit brusquement Jean Pointu, le fils de Guillaume et par conséquent le mari de la bossue.

– Il paraît que ces messieurs et ces dames ne savent pas l'histoire ? ricana le vieillard.

Le fils eut un geste de colère.

– Personne ne la saurait sans vous, vieux drôle, vieux bavard, dit-il sans se préoccuper davantage du respect filial.

– Ça, c'est vrai, fit le vieux Guillaume, et il y aurait beau jour même qu'on l'aurait oubliée, si je ne la racontais pas de temps à autre.

Puis, d'un ton de menace et d'ironie, il ajouta en regardant sa bru :

– Chacun se défend à sa manière, voyez-vous, mes bons messieurs ; et quand un pauvre vieux comme moi a des enfants qui lui font la vie dure, il est bien obligé de se revenger à sa manière.

Ces mots, prononcés par le vieillard avec une ironie sourde et pleine de rage, donnaient la clef de la situation, expliquaient le mot de l'énigme.

Le bonhomme avait perdu sa femme ; il était vieux, sans force et en butte aux mauvais traitements de son fils et de sa bru, qui lui reprochaient le pain qu'il mangeait, depuis qu'il avait eu la faiblesse de faire ce que font, du reste, presque tous les paysans du Midi.

Quand ils sont vieux, qu'ils ne peuvent plus travailler, ils abandonnent leur bien à leurs enfants moyennant une rente viagère, ou simplement leur entretien et leur subsistance.

L'Auberge-Rouge, lieu sinistre, maison frappée par l'opinion publique, avait été longtemps fermée. Guillaume Pointu n'avait pas fait le métier d'aubergiste comme ses ancêtres, il avait cultivé ses terres.

Son fils, en se mariant à la bossue, qui avait quelque argent, se remit en tête de rouvrir l'auberge, et il commença par réussir. Il y avait plus de quarante ans que le crime avait été commis ; la génération d'alors avait disparu et trois révolutions s'étaient opérées.

La situation de l'auberge, à mi-chemin de deux villages sur la rive gauche du Rhône, était bonne.

Les voituriers s'y arrêtaient et faisaient donner l'avoine à leurs chevaux.

Les commis des droits réunis y soupaient deux fois par mois.

Cela dura jusqu'au jour où Guillaume Pointu eut la faiblesse de se déshabiller avant de se coucher, comme on dit, c'est-à-dire de se dépouiller en faveur de son fils et de sa bru.

Trois mois après, ivre de mauvais traitements, le vieillard se vengea.

Il raconta cette histoire oubliée ; il ne passa pas un voyageur qui n'en eût la narration complète ; il s'en alla dans les foires et recommença dans tous les cabarets.

Et cette vengeance durait toujours, et il n'y avait guère que la terreur de l'échafaud qui empêchait la bossue et son mari de prendre un soir ou l'autre le vieillard à la gorge pour l'étrangler.

Donc, le vieux fut ravi ce soir-là de se trouver un auditoire aussi choisi et aussi nombreux.

– Ah ! ah ! dit-il, ces messieurs ne savent pas l'histoire ? Eh bien ! on la leur dira.

– Et nous vous écouterons avec plaisir, bonhomme, dit le peintre. De quoi s'agit-il ?

– D'un assassinat, dit brusquement Jean Pointu.

– Ne l'écoutez pas, dit le vieux ; il ne sait pas la chose comme moi.

– Eh bien ! parlez donc !

– Père ! père ! dit Jean Pointu en serrant les poings, ça finira mal entre nous.

– Et quand tu m'auras assassiné, répondit le vieillard avec son mauvais rire et sa voix mordante, ça n'étonnera personne, va, car les gens de notre race ne valent pas cher ; il n'y a que moi qui n'ai rien à me reprocher, mais ce n'est pas que je sois meilleur que mon père et que mon fils, c'est que je n'ai pas tenu auberge comme eux.

Ces dernières paroles semblaient impliquer tout au moins la complicité morale de son père dans cet assassinat dont on avait parlé.

Jean Pointu échangea un regard plein de fureur avec sa femme la Bossue, mais il ne souffla mot, ni elle non plus, et tous deux allèrent s'asseoir sous le manteau de la cheminée, tandis que les voyageurs se montraient fort impatients d'entendre le récit du vieillard.

– Excusez-moi si je vous demande un verre de vin, dit celui-ci ; la route de Saint-Andéol ici est joliment poussiéreuse. J'ai le gosier plus sec qu'un four.

– Buvez, mon brave homme, dit le peintre, qui lui versa un plein verre de ce vin noir et capiteux dont les méridionaux sont si fiers et qui n'est supportable qu'avec beaucoup d'eau.

Le vieux but, puis il s'exprima ainsi :

– J'ai septante ans passés, et il y en a soixante de cela ; mais je me rappelle tout comme si j'y étais.

C'était mon père qui tenait l'auberge avec ma sœur aînée, car ma mère était morte.

Mon père n'était pas un bon homme, allez ! Il avait dénoncé plus d'un aristocrate en 93, et le seigneur de Vessins, un petit village à deux lieues d'ici, étant venu se cacher dans notre maison, il fit signe aux gendarmes qui passaient sur la route et ne se doutaient de rien.

Les gendarmes avaient emmené le malheureux seigneur de Vessins, et mon père s'était donné, deux jours après, le plaisir de l'aller voir guillotiner à Orange.

Mais c'est pas de ça qu'il s'agit, comme vous allez voir.

Un soir d'hiver, en 1806, un voyageur qui allait à pied, portant au bout d'un bâton un mouchoir plein de hardes, vint frapper à la porte.

Il avait faim, il soupa, et, après souper, il se mit à jaser avec le père.

– Les temps sont durs, lui dit-il. Il n'y a plus rien à faire depuis que le premier consul est empereur, et on ne peut plus pêcher dans l'eau trouble.

– Quel métier faisiez-vous donc ? demanda mon père.

– La contrebande.

– Sur quelle frontière ?

– Sur la frontière d'Espagne. J'avais de l'argent, mais on m'a pris, j'ai été condamné, et ils m'ont tout enlevé.

– Et où allez-vous donc maintenant ?

– Dans le Nord. On dit que par là le métier n'est pas tout à fait perdu ; mais j'aurai du mal à arriver, je n'ai pas cent francs pour faire mon voyage.

Comme il donnait cette explication, on entendit le trot d'un cheval sur la route.

Puis le trot s'arrêta à la porte.

– Bon ! dit mon père, c'est le jour aux voyageurs, il paraît.

Et il fit un signe à ma sœur, qui alla ouvrir.

Ici le vieillard s'interrompit :

– Donnez-moi donc encore un verre de vin, dit-il.

On eût entendu voler une mouche dans la salle d'auberge, et le baron Paul Morgan essuyait son front où perlait une sueur glacée.

XXXVIII

M. de Valserres, que ce récit impressionnait pareillement, jugea inutile de faire partager plus longtemps cette émotion à sa fille.

Il lui fit un signe, et la baronne, se levant de table, gagna l'escalier qui se trouvait au fond de la salle, pour monter au premier étage et rejoindre la femme de chambre, occupée à coucher l'enfant.

Le vieux Guillaume Pointu avala un nouveau verre de vin, puis il continua :

– Le second voyageur qui nous arrivait était un homme entre les deux âges.

Il était habillé comme un bourgeois des environs, mais, en y regardant de plus près, on devinait que c'était un ancien aristocrate.

D'ailleurs, mon père le reconnut.

C'était un ancien émigré qui venait de rentrer en France à la suite de l'amnistie.

Son château, dont vous pourrez voir les ruines en descendant le Rhône demain, à deux lieues d'ici, en aval, avait été brûlé en 93 ; mais il avait de braves gens pour fermiers, et ils avaient racheté les terres pour les lui rendre.

Il y avait plus de dix ans que mon père n'avait vu M. de Saint-Joseph...

À ce nom, Paul Morgan et M. de Valserres tressaillirent et échangèrent un regard, auquel du reste personne ne prit garde, car le récit du vieux Guillaume Pointu absorbait l'attention générale.

Celui-ci poursuivit :

– M. de Saint-Joseph n'était pas changé et les malheurs qu'il avait eus n'avaient pas blanchi ses cheveux ; mon père le reconnut et lui fit mille provenances.

– Ah ! mon pauvre Pointu, dit l'ex-marquis.

– Il était marquis ? demanda vivement Paul Morgan.

– Oui, monsieur.

– Après, après, fit le peintre.

– Mon pauvre Pointu, dit-il, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus.

– Ça, c'est vrai, monsieur le marquis, fit mon père.

– Chut ! dit-il, je ne suis plus marquis. Je suis un pauvre homme aux trois quarts ruiné, et qui le serait tout à fait s'il n'y avait pas encore de braves gens. Mes fermiers ont été honnêtes... ils m'ont sauvé quelques terres que je viens de vendre.

– Ah ! vous avez vendu des terres ?

– Oui, pour cent mille francs, que j'ai en or dans les deux valises qui sont sur ma selle, dit le marquis, qui ne se défiait pas de mon père et n'avait pas fait la moindre attention au contrebandier qui fumait silencieusement sa pipe dans un coin.

Ma sœur, qui avait mené le cheval à l'écurie, revint, apportant une des valises. Mon père alla chercher l'autre. Toutes deux furent déposées sur la table et rendirent un bruit métallique qui fit jaillir un éclair des yeux du contrebandier.

– J'emporte cet argent en Savoie, dit encore le marquis. C'est là que je me suis établi avec ma femme et mon enfant.

– Ah ! vous allez en Savoie ? fit mon père.

– Oui, dit le marquis. J'y ai vécu douze années, je m'y suis marié, et avec ces cent mille francs je m'y trouverai plus riche qu'en France.

Puis il se mit à table et soupa.

Son repas terminé, le marquis de Saint-Joseph fit transporter ses deux valises dans la chambre que ma sœur lui avait préparée, et il monta se coucher.

Mon père demeura seul alors avec le contrebandier, et, comme il s'était contenu en la présence du marquis, il éprouva le besoin de soulager un peu sa bile.

– Ah ! gredin, dit-il, il y a dix ans, si tu étais venu coucher ici, tu ne serais point reparti sur la route de Savoie, mais bien sur la route d'Orange. Mais, à présent, ça ne se passe plus ainsi. La guillotine chôme, les gendarmes protègent les richards qui s'en vont tranquillement par les chemins, portant cent mille francs en croupe et n'ayant peur de rien.

– Hé ! compère, dit alors le contrebandier demeuré silencieux jusque-là, vous n'aimez pas l'aristocratie, ça se voit.

– Ma foi non ! dit mon père.

– Moi non plus.

– Ah ! ah !

– Et si je ne me retenais pas...

– Eh bien ?

– Je lui ferais son affaire, à celui-là.

Mon père soupira.

– Ce serait un mauvais jeu que vous joueriez là, dit-il.

– Bah !

– Il a des pistolets.

– J'ai un bon couteau sur moi, dit-il, et si je le frappais endormi.

Mon père fit un brusque mouvement.

– Je crois qu'il ne se réveillerait pas, acheva le contrebandier.

Mon père jeta un coup d'œil sur moi.

J'étais étendu sur une chaise, à l'autre coin de la cheminée, et je faisais semblant de dormir.

– Hi ! hi ! dit-il, vous me paraissez avoir de l'appétit pour les deux valises, compère ?

– Ça se peut bien, répondit le contrebandier avec un rire sinistre.

– Mais, voyez-vous, dit encore mon père, je me suis juré d'être honnête homme...

– Ah !

– Et de ne jamais donner un coup de main à personne.

– Oui, fit le contrebandier, mais vous haïssez les aristocrates.

– Ça, c'est vrai.

– Et vous n'avez pas juré de les protéger ?

– Oh ! non.

– Ça fait que si, cette nuit... Avez-vous le sommeil dur, compère ?

– Quand je veux.

– Eh bien... si cette nuit... vous le vouliez... vous savez, le bien vient en dormant... et une vingtaine de mille francs...

– Chut ! fit brusquement mon père.

Ma sœur, qui avait conduit le marquis à sa chambre, redescendait en ce moment.

Moi, je faisais toujours semblant de dormir ; mais mon cœur battait bien fort, et, quoique je ne fusse qu'un enfant, je comprenais qu'il allait se passer quelque chose d'extraordinaire.

Ma sœur était comme mon père, elle ne valait pas cher. C'était une grande fille laide et robuste, qui eût battu un homme au besoin.

Les voyageurs couchaient en haut.

Nous autres, nous occupions cette chambre que vous voyez là dans le fond.

Ma sœur couchait dans un lit ; mon père et moi, nous occupions l'autre.

– Allons nous coucher, dit mon père.

Il échangea un nouveau regard avec le contrebandier, et celui-ci prit une chandelle en disant :

– Dormez bien !

– Oh ! répondit mon père en riant, la cloche de Saint-Andéol ne me réveillerait pas.

Il me secoua alors et je fis semblant de m'éveiller.

– Mais donnez-moi donc encore un verre de vin, dit le vieillard en interrompant son récit.

Et il tendit son verre vide.

XXXIX

Quand il eut bu, le vieux Guillaume Pointu continua :

– Va te coucher, me dit mon père.

Il était brutal et ne me ménageait pas les coups. Je ne me le fis donc pas répéter, et je gagnai, sans mot dire, la chambre que vous voyez là, tout au fond, et dont la porte est ouverte.

Quelques minutes après, j'étais blotti dans mes couvertures.

Mon père et ma sœur demeurèrent au coin du feu environ un quart d'heure.

Je les entendis chuchoter, mais je ne pus distinguer ce qu'ils disaient.

Seulement, je vous l'ai dit, ricana le vieillard, nous ne valons pas mieux les uns que les autres dans notre famille, et ma sœur ne parut pas s'effaroucher de ce que mon père lui dit.

Ils me rejoignirent bientôt et se couchèrent.

Quand je sentis mon père s'allonger auprès de moi, je fis de nouveau semblant de dormir.

Mais mon cœur battait bien fort, et quelque chose me disait qu'il allait se passer là-haut une chose horrible.

Je n'avais pas dix ans ; cependant le courage ne me manquait pas, et j'eus alors une inspiration.

– Si mon père et ma sœur pouvaient s'endormir, pensais-je, je me glisserais hors du lit, je monterais pieds nus à la chambre du vieux gentilhomme et je l'avertirais de se tenir sur ses gardes.

Et certes, poursuivit le vieillard, quoique je ne vaille pas mieux que les autres, je vous réponds bien que je l'aurais fait.

– Mais votre père ne dormit pas ? dit le peintre.

– Non, ni ma sœur non plus.

Ils ne parlaient pas, mais ils se tournaient et s'agitaient sur leur lit comme des fiévreux.

Au bout d'une heure, un bruit se fit au-dessus de nous.

– Hé ! père ! dis-je, on marche là-haut.

– Qu'est-ce que ça te fait ? répondit-il, dors !

Le bruit cessa, puis il recommença, puis nous entendîmes un cri sourd.

– Voilà que ça commence, dit ma sœur.

– Tais-toi et dors ! répéta mon père.

– Après les pas, après le cri, ce fut le bruit d'une lutte, de meubles renversés ou heurtés.

Le marquis était robuste encore et certainement il donnait du fil à retordre à son assassin.

Un nouveau cri nous arriva à travers l'épaisseur du plancher : « Au secours ! »

Je me mis à crier. Mon père me mit la main sur la bouche :

– Mais tais-toi donc, petit misérable ! dit-il. Ça ne nous regarde pas. Dors !

Le bruit dura une minute encore ; on entendit un dernier cri, le cri suprême de la victime agonisante, sans doute, puis plus rien.

– C'est fini, sans doute, dit ma sœur.

– Mais dors donc, répéta mon père.

Un quart d'heure plus tard, un pas furtif se fit entendre dans l'escalier.

Alors mon père se leva et nous dit :

– Si vous ne vous tenez pas tranquilles ici, vous aurez affaire à moi.

Il disait cela pour moi bien plus que pour ma sœur, à qui il avait sans doute tout raconté.

Cependant il tira la porte sur lui et donna un tour de clef.

Mais il y avait une chose à laquelle il n'avait pas pensé.

Le lit où nous couchions, lui et moi, était contre la cloison qui sépare la chambre de cette salle.

J'ai fait réparer tout ça depuis le temps, mais alors il y avait dans la cloison des trous à y passer le bras.

Et je n'eus qu'à m'appuyer un peu sur le bord du lit et à coller mon œil à un de ces trous pour voir ce qui allait se passer.

Comme notre chambre était dans l'obscurité, ma sœur ne s'aperçut pas de cette manœuvre.

Je pus voir alors le contrebandier descendre tranquillement l'escalier. Il avait sa chandelle d'une main et il portait de l'autre une des deux valises.

– Eh bien ? fit mon père.

– C'est fait.

– Et a-t-il crié longtemps ?

– Non, dit le contrebandier. Je vais chercher l'autre valise.

Et il remonta en effet, et peu après les deux valises étaient étalées sur la table.

Alors je me souviens qu'une discussion s'éleva entre eux.

Mon père disait :

– Nous devrions partager.

– Mais non, répondait le contrebandier, ça ne serait pas juste.

– Pourquoi ?

– Parce que c'est moi qui ai tout fait.

– Oui, mais je n'ai rien dit.

– Aussi vingt mille livres font un joli denier, compère.

Et, sur ce mot, le contrebandier ouvrit une des deux valises, y plongea ses mains ensanglantées et en retira des poignées d'or, qu'il étala et mit en piles sur la table.

Mon père se rendit-il aux raisonnements du contrebandier ou bien fut-il intimidé par le couteau que celui-ci avait toujours auprès de lui, tout ce que je sais, c'est qu'il céda.

Il mit l'or dans un coin de sa blouse et alla l'enterrer dans le jardin.

Pendant ce temps, le contrebandier avait donné une poignée d'avoine au cheval du malheureux marquis, lui avait remis la selle et sur la selle les deux valises.

Quand mon père revint, il était prêt à partir, et il avait volé jusqu'au manteau, au passeport et au portefeuille de sa victime.

Ils se serrèrent la main, et j'entendis encore le contrebandier qui disait :

– Tu ne te lèveras pas avant le jour, hein ?

– Ah ! mais non, répondit mon père.

– D'ici là, j'aurai fait un bout de chemin, et, quand tu iras prévenir la justice, je me moquerai des gendarmes.

Ils se séparèrent. J'entendis le cheval qui sortait de l'écurie et que l'assassin mit au galop.

Puis mon père vint se recoucher.

Le lendemain il nous dit :

– Si vous ne voulez pas aller en prison, vous direz aux messieurs habillés de noir qui viendront dans la journée que vous n'avez rien entendu.

Puis il s'en alla à Saint-Andéol, et les choses se passèrent exactement comme le contrebandier les avait prévues.

La justice trouva le cadavre du marquis frappé de quinze coups de couteau, et ne soupçonna point mon père, qui s'était hâté de la prévenir.

On chercha vainement le contrebandier, et, dix ans après, mon père mourut avec la réputation d'un très honnête homme.

– Et jamais on n'a retrouvé l'assassin ? demanda le peintre.

– Jamais.

– Au moins a-t-on su son nom ?

À cette question, le baron Paul Morgan sentit tout son sang affluer à son cœur ; mais nul ne remarqua la pâleur livide qui venait de se répandre sur son visage...

XL

Ce fut un siècle d'angoisse qui passa dans une minute.

Le contrebandier avait pu dire son nom, et ce nom était presque sûrement celui du baron.

Ce nom, on l'avait entendu prononcer plusieurs fois à bord du bateau à vapeur...

Et le baron et M. de Valserres sentirent leurs cheveux se hérisser et souffrirent mille morts pendant les quelques secondes qui s'écoulèrent entre la question et la réponse.

Mais le vieux Guillaume Pointu répondit :

– Les gens qui font de mauvais coups ne disent pas leur nom. Nous n'avons jamais su celui de l'assassin de M. de Saint-Joseph, et cependant la justice a bien cherché, allez.

Elle s'est donné du mal, sans jamais, du reste, soupçonner mon père.

Le baron et M. de Valserres respirèrent alors bruyamment.

Mais le vieillard devenait intarissable, et il racontait d'autant plus volontiers que son fils, ivre de colère, continuait à grommeler au coin du feu et disait à sa femme.

– Tu verras que tout ça finira mal.

Donc, Guillaume Pointu continua :

– Cependant le contrebandier avait laissé une trace : c'était un bout de papier tombé de sa poche pendant la lutte avec le marquis.

Ce bout de papier était comme son livre de dépense. Depuis une semaine, il avait marqué dessus, tantôt avec une plume, tantôt avec un crayon, ce qu'il avait dépensé en route.

– Et ce papier fut remis à la justice ? demanda le peintre.

– Ma foi, non. Mon père le garda, et je l'ai gardé aussi.

– Ah ! vous l'avez gardé ?

– Oui, il est avec un tas de vieux papiers ; faudra que je vous le cherche, mes bons messieurs. Restez-vous ici demain ?

– Nous nous en irons toujours d'une façon quelconque, dit le commis voyageur. Pour moi, j'ai des affaires à Avignon, et quand je devrais aller de l'autre côté du Rhône prendre le chemin de fer...

– C'est égal, fit le loquace vieillard, vous ne partirez toujours pas avant le jour. Je vous chercherai le papier et je vous le ferai voir.

Sur ces mots, Guillaume Pointu se leva de table, car il avait fini par souper avec les voyageurs :

– Je vais voir mon âne, fit-il ; car, voyez-vous, depuis que monsieur mon fils est aubergiste, je ne suis plus que le garçon d'écurie.

Jean Pointu et sa femme le menacèrent du poing, mais le vindicatif vieillard sortit en ricanant :

– Hé ! hé ! voilà toujours quelques personnes de plus qui sauront l'histoire.

M. de Valserres et Paul Morgan s'étaient esquivés hors de la salle.

Sous prétexte de fumer un cigare, ils étaient sortis de l'auberge, puis de la cour, et ils avaient gagné le bord de l'eau.

Ils étaient tous deux silencieux et songeurs.

Enfin Paul Morgan prit le premier la parole.

– Eh bien, monsieur, dit-il, que pensez-vous de cela ?

– Dame ! répondit M. de Valserres, cette histoire me semble se rapporter entièrement aux fragments de la lettre brûlée. Joseph, les cent mille francs, l'Auberge-Rouge, tout y est.

– Aussi ai-je la conviction, soupira Paul Morgan, que le contrebandier, c'était mon grand-père.

– Pourtant nous n'en avons pas la preuve.

– Non, mais cette preuve sera peut-être facile à acquérir.

– Comment cela ?

– Vous devez certainement avoir des lettres, des notes, un fragment quelconque de l'écriture de votre grand-père.

– Oh ! certainement. Mais pas ici, à Paris, dans mon secrétaire, j'ai une liasse de vieux titres de propriété et tout une correspondance échangée entre mon grand-père et un notaire de Champagne.

– Eh bien, dit M. de Valserres, il faut avoir ce papier dont parle le vieil aubergiste.

– Oui, mais comment ?

– En le lui achetant.

– Et puis ?

– Et puis nous enverrons Antoine à Paris chercher les lettres que vous avez, et si l'écriture est la même, nous n'aurons plus le moindre doute.

– Mais que ferons-nous pendant ce temps-là ?

– Nous attendrons Antoine à Avignon ; car, ajouta M. de Valserres, écoutez-moi bien, si le dernier doute qui nous reste est levé, ce n'est plus en Italie qu'il faut aller.

– Ah !

– Mais en Savoie. C'est là que nous retrouverons probablement les traces de la famille du malheureux marquis de Saint-Joseph.

– Mais, dit Paul Morgan, il y a une chose encore plus simple à faire.

– Laquelle ?

– Puisque cet assassinat a fait du bruit jadis, on doit s'en souvenir à Saint-Andéol. Le marquis, gentilhomme des environs, ne s'était pas procuré ces cent mille francs, prix de la vente de ses propriétés, sans avoir passé différents actes dont nous trouverons la trace dans les études de notaires de cette petite ville.

– Cela est juste, dit M. de Valserres.

Et, grâce à ces actes, nous saurons d'une manière positive quel était le pays, en Savoie, où le marquis s'était marié et où il comptait vivre désormais.

– Par conséquent, poursuivit Paul Morgan, je crois que nous devons complètement modifier notre itinéraire ; au lieu de descendre à Avignon, laisser partir nos compagnons et nous en aller demain au bourg Saint-Andéol.

– Je partage votre avis, répondit M. de Valserres.

En ce moment, on entendit résonner dans le lointain la cloche du bateau à vapeur ; puis une lumière brilla sur le fleuve, se dirigeant en droite ligne vers l'Auberge-Rouge.

C'était le fanal de la chaloupe.

Deux hommes du bord la montaient et venaient annoncer aux voyageurs descendus à terre que la crue attendue s'était manifestée subitement, que le bateau n'était plus ensablé et qu'on pouvait se remettre en route.

Il n'y avait alors encore que la baronne Morgan et son enfant qui fussent couchés.

La sinistre histoire racontée par le vieux Guillaume Pointu n'était pas de nature à inspirer un ardent désir de passer la nuit dans l'Auberge-Rouge.

Donc, le peintre, les deux commis-voyageurs et le ménage lyonnais se rendirent en toute hâte à bord de la chaloupe.

Mais M. de Valserres et son gendre, sous prétexte de ne point éveiller la jeune baronne, annoncèrent qu'ils restaient jusqu'au lendemain.

Jean Pointu et sa femme, les voyageurs partis, allèrent se coucher, laissant le vieux Guillaume au coin du feu et bavardant avec M. de Valserres et Paul Morgan.

XLI

Un matin, huit jours après les événements que nous venons de raconter, M. Léon de Courtenay achevait sa toilette du matin, quand on lui apporta une lettre timbrée d'Annecy en Savoie.

Il reconnut sur-le-champ l'écriture de la suscription et dit avec un geste d'étonnement :

– Décidément, ces gens-là sont un peu toqués. Je les ai embarqués au chemin de fer de la Méditerranée, et ils s'en allaient en Italie ; voici maintenant que mon ami Paul m'écrit de Savoie.

Et il ouvrit la lettre que nous transcrivons ici :

– Ma parole d'honneur, murmura M. de Courtenay en terminant cette lecture, ces braves gens ne savent qu'inventer. S'il n'y a plus de Saint-Joseph, ils chercheront un d'Apremont.

Ce n'est plus de la probité, c'est de la folie.

Et M. de Courtenay, tout en haussant les épaules, acheva sa toilette, demanda son coupé et se fit conduire chez Me Ladmirault, notaire à Paris.

XLII

Me Ladmirault est un des premiers notaires de Paris, et son étude est celle qui possède la clientèle la plus riche et la plus distinguée.

Chose déjà rare en province et qui n'existe plus à Paris depuis longtemps, voici près de trois quarts de siècle que la charge se transmet de père en fils dans la famille Ladmirault.

Le grand-père a été pair de France ; le père a longtemps représenté à la Chambre un des grands centres industriels du Nord, et c'est tout dernièrement qu'il a cédé l'étude à son fils, qui venait d'accomplir sa trentième année.

Ce fut donc à ce dernier que M. Léon de Courtenay eut affaire.

Courtenay était un des hommes les plus connus de Paris ; il n'eut donc nullement besoin de se recommander de son ami le baron Paul Morgan, un des clients de l'étude, pour être accueilli avec empressement.

– Cher monsieur, dit-il au jeune notaire, je suis chargé de retrouver les traces d'un homme qui a disparu depuis longtemps, et je suis à peu près certain de les retrouver chez vous. Cela doit remonter à 1811 ou 1820. Bon ! voilà que je vous effraye !

– Mais non, répondit le notaire ; nous avons ici un vieux clerc qui est entré à l'étude en 1810.

– Et qui a de la mémoire ?

– Une mémoire excellente.

En effet, Me Ladmirault fit appeler M. Bernard : c'était ainsi que se nommait le vieux clerc.

C'était un petit homme, tout petit, avec une forêt de cheveux blancs sur la tête, des yeux vifs, un teint rose et frais, enfin ce qu'on appelle un vieillard bien propret.

M. Bernard avait soixante et onze ans ; il en avait quinze lorsqu'il était entré chez le premier Ladmirault en qualité de saute-ruisseau.

Derrière son même pupitre, auprès de la même croisée, il avait vu passer trois générations de patrons et de clercs, toujours souriant, toujours de belle humeur, et sans jamais se plaindre de n'être pas enfin notaire à son tour.

Comme on le pense bien, Léon de Courtenay n'avait point apporté la lettre par trop confidentielle du baron Paul Morgan, mais il avait pris une note.

Cette note, il la lut au vieux clerc.

Celui-ci parut chercher un moment :

– Diable ! monsieur, dit-il, il y a cinquante ans au moins de cela... mais attendez donc...

Il réfléchit encore quelques secondes, puis tout à coup :

– Nous rechercherons les minutes de cette affaire, qui sont ici, dit-il, si besoin est ; mais je puis tout de suite vous dire ce qu'il en est : je me souviens parfaitement maintenant, et comme j'étais très jeune, les moindres détails sont entrés dans ma mémoire.

– Ah ! fit Léon de Courtenay. Voyons.

– Nous étions en effet chargés, à l'étude, du service d'une rente de douze cents francs qu'on avait fini par appeler la rente de Chambéry, et dont voici l'origine :

Un Savoyard, M. Apremont ou d'Apremont, avait loué une maison à Paris, moyennant une somme annuelle de douze cents francs, pendant un laps de soixante années, au bout desquelles elle appartiendrait au locataire.

L'acte remontait à 1782.

M. d'Apremont était mort depuis longtemps, et ses héritiers avaient été, tour à tour, sa fille, la marquise de Saint-Joseph, puis le fils de cette dernière.

Quand je suis entré à l'étude, en 1810, c'est-à-dire vingt-huit ans après le contrat dont je vous parle, on adressait les douze cents livres, en un seul paiement, à un prêtre qui se nommait... attendez donc...

– L'abbé Poirot, dit M. de Courtenay.

– Justement. Ce prêtre était le tuteur du jeune marquis de Saint-Joseph.

Pendant plusieurs années, les choses allaient ainsi ; puis, un beau jour, un notaire savoyard nous avisa officiellement que l'abbé Poirot était mort et que nous verserions désormais directement à M. de Saint-Joseph, qui était garçon.

Cela dura deux ans encore.

Puis, un matin de l'année 1819, le 1er mai, je me rappelle la date exactement, la porte de la salle des clercs s'ouvrit et nous vîmes entrer un saltimbanque.

C'était un jeune homme ; il avait une jolie figure et l'air fort distingué, en dépit de ses oripeaux.

On voulut cependant le mettre à la porte, et nous lui rîmes cordialement au nez quand il nous eut dit qu'il voulait parler à M. Ladmirault.

Mais nos rires firent place à une véritable stupéfaction quand il ajouta :

– Je suis un client de l'étude et je m'appelle le marquis de Saint-Joseph.

Il avait toutes les pièces nécessaires à l'établissement de son identité, et force nous fut alors de l'introduire dans le cabinet du patron.

Je fus présent à l'entretien.

Je n'étais plus saute-ruisseau, observa M. Bernard ; la confiance du patron m'avait élevé au poste de secrétaire intime.

– Monsieur, lui dit le marquis, j'ai la passion du théâtre et je me suis fait saltimbanque en attendant que je puisse faire des études dramatiques sérieuses. Pour cela, il me faut une indépendance pécuniaire que je n'ai pas, et je viens voir s'il vous est possible de me la procurer.

La rente annuelle que je touche est servie depuis 1782, et je devrais la toucher encore pendant vingt-trois ans, c'est-à-dire jusqu'en 1842 : c'est donc vingt-sept mille six cents francs qui me reviendraient dans ce laps de vingt-trois années.

Pensez-vous que mon débiteur consentirait à me donner tout de suite, et moyennant une quittance générale, une somme de dix mille francs ?

Avec cet argent, je pourrais vivre deux ans, travailler sérieusement et me faire admettre au Conservatoire.

Le patron pria le marquis saltimbanque de revenir le lendemain.

La maison cédée en 1782 avait acquis une grande valeur ; elle était alors aux mains du petit-fils du premier locataire.

C'était un homme riche, qui aurait bien voulu être en possession définitive de l'immeuble qui n'était plus qu'une masure, le démolir et construire dessus une maison neuve.

Il accepta donc avec empressement et se montra même généreux, car il donna vingt mille francs au lieu de dix mille.

– Et le marquis ? demanda M. de Courtenay.

– Ma foi, monsieur, répondit Bernard, nous n'en avons jamais plus entendu parler. Est-il devenu un grand comédien sous un autre nom ? est-il mort saltimbanque ? je l'ignore.

Et le vieux clerc salua, en homme dont la mission est remplie.

XLIII

Léon de Courtenay à Paul Morgan.

« Mon bon ami,

Je sors de chez Ladmirault et voici ce que j'ai appris.

Le dernier marquis de Saint-Joseph était saltimbanque ; il a touché en 1819 une somme ronde comme amortissement de sa rente annuelle de douze cents francs, et depuis lors on ne l'a plus revu.

Et cependant, mon bien cher et mon bien héroïque ami, je voudrais maintenant que le marquis fût de ce monde, ou qu'il eût laissé des enfants, ou que sais-je encore ?

J'ai essayé de te prouver tout d'abord, ô Don Quichotte de la probité, que tu ferais seize fois plus que ton devoir, en donnant seize cent mille francs pour cet emprunt forcé de cent mille francs frappé par M. ton grand-père.

Mais je n'y suis point parvenu. Il faut que tu rendes trois millions !

Eh bien ! mon cher bon, je commence à être de ton avis et je voudrais qu'un Saint-Joseph quelconque sortît de dessous terre pour que tu puisses lui jeter tout de suite ces trois millions à la tête.

Peut-être ce dévouement t'arrêterait-il en chemin, car je te crois, pardonne-le-moi, sur la pente douce qui mène à la folie.

Ne te récrie pas, mon ami ; la preuve de ce que j'avance est tout entière dans ta lettre.

À défaut d'un Saint-Joseph, me dis-tu, tu vas chercher un d'Apremont.

Pourquoi ?

Est-ce parce que les d'Apremont sont les parents maternels du petit marquis ?

Je sais bien, car j'ai fait un bout de droit dans ma jeunesse, que les oncles héritent des neveux ; mais entre une restitution et un héritage, dis, ne trouves-tu pas qu'il y ait une nuance ?

Je les vois d'ici, ces d'Apremont sur la tête desquels tu suspens, à leur insu, trois millions en guise d'épée de Damoclès.

Je les connais sans les avoir jamais vus ; j'ai des petits-cousins en Savoie et tous les Savoyards se ressemblent quelque peu.

Je vois d'ici leur petite gentilhommière, une bicoque agrémentée d'une tour moussue, avec un fossé inoffensif et peuplé de grenouilles.

Le tout est au pied d'une montagne, au bord d'un ruisseau, avec une prairie de deux hectares, trois vaches dans la prairie et un moulin comme dépendance.

Ils sont là-dessous une demi-douzaine d'hommes et de femmes.

Les hommes vont à la chasse au chamois, les femmes ne dédaignent pas de confectionner de leurs blanches et nobles mains une façon de fromage de Gruyère.

Le soir, les vieilles tantes parlent du duc Amédée, qui était un fort galant homme, et les jeunes gens se plaignent que la brigade de Savoie ait été dissoute.

Ils ont un tantinet d'orgueil nobiliaire, vivent avec sept ou huit mille livres de rente et n'ont jamais souhaité autre chose.

Et c'est à ces patriarches de la simplicité qu'en désespoir de cause tu porteras ces trois millions qui sont ton rocher de Sisyphe ?

Mais, malheureux, que veux-tu qu'ils en fassent ?

Tu tueras net les vieilles tantes et tu rendras fous les neveux.

Et puis, d'ailleurs, la chose n'est praticable que lorsque tu auras en main l'acte de décès du marquis de Saint-Joseph et la preuve qu'il était célibataire.

Et cet acte, je le cherche, mais je ne l'ai pas encore trouvé.

En attendant, mon bon ami, moi qui ne suis pas fou et qui ai des prétentions à l'honnêteté tout comme un autre, je ne te cacherai pas que je me suis occupé de vous tous, c'est-à-dire de vos protégés depuis votre départ.

Que tu rendes trois millions, c'est bien ; mais, en attendant, tu peux sans scrupule prendre sur cette somme quelques milliers de francs pour soulager une infortune dont ton beau-père est la cause première.

Tu devines que je veux parler de Simon et de sa fille, n'est-ce pas ?

Je suis allé voir cette dernière, le jour même de ton départ.

Il n'est pas du tout facile de mourir, crois-le bien, et la vie a des ressorts mystérieux, des énergies qu'on ne soupçonnerait pas.

Marthe va mieux.

Un jeune docteur, qui vient d'être attaché à la maison de santé, prétend qu'il la sauvera.

Il la traite par l'acide phénique, et il prétend que si elle était riche ou simplement assez aisée pour avoir une maison à elle, il en répondrait absolument.

Nous nous sommes promenés dans le jardin, seul à seul, ce jour-là, le jeune docteur et moi.

Il m'a développé tout son système de traitement nouveau, que je n'ai pas compris entièrement, mais dans lequel j'ai démêlé ceci :

Il faudrait à cette enfant, qui se cramponne à la vie avec une énergie désespérée, il lui faudrait une maison à elle, un jardin autour de la maison et des soins spéciaux, et son père auprès d'elle, car le pauvre homme, qui va la voir tous les jours, pleure chaque fois, et son émotion lui fait un mal affreux.

Alors, mon ami, bien que tu ne m'eusses pas encore parlé des d'Apremont, je les ai devinés ; et les devinant, ils m'ont paru moins intéressants que la pauvre Marthe.

Et sais-tu ce que j'ai fait ?

Je suis revenu à Auteuil, et dans une rue toute neuve que tu connais bien, la rue de la Croix, je me suis fait montrer une maison à vendre.

Le jardin a mille mètres, la maison est gentille ; Marthe y guérira peut-être.

Je l'ai achetée au nom de Simon, et j'ai mis les ouvriers dedans le lendemain.

Trois jours après, Marthe et son père en prenaient possession.

Ai-je eu tort ?

Bah ! tu pourras toujours payer les quatre vingt mille francs qu'elle coûte, et qui ne seront exigibles que dans quatre mois, après la purge, sans toucher aux trois millions convertis en reliques.

Les terrains du Trocadero augmentent de valeur tous les jours, et ton beau-père est capable de redevenir riche.

J'attends tes nouvelles instructions.

Ton dévoué,

LÉON. »

XLIV

Le baron Paul Morgan à M. Léon de Courtenay.

« Tu railleras donc toujours, mon cher ami ?

Pourquoi cette longue plaisanterie sur cette famille d'Apremont qui hériterait certainement des Saint-Joseph, si tous les Saint-Joseph étaient morts ?

Mais à présent j'ai presque la certitude que, si le marquis est mort, il n'est pas mort sans postérité.

Tandis que tu faisais des recherches à Paris, je poursuivais ici mes investigations.

Dans les pays de montagnes on vit vieux ; les centenaires ne sont pas rares ; les octogénaires courent les rues. Le marquis de Saint-Joseph a quitté le pays vers 1819 ou 1820, il y a quarante-six ans, par conséquent.

Le premier jour personne ne se souvenait de lui ; maintenant tout le monde se le rappelle.

Il a plus vécu, du reste, à Chambéry qu'à Annecy ; et c'est dans cette première ville, d'où je t'écris, qu'on vient de me donner un renseignement très certainement postérieur de six ou sept années à ceux que tu as recueillis dans l'étude de maître Ladmirault.

Ce renseignement est tout une histoire, comme tu vas voir.

Je le tiens d'un vieux médecin savoyard appelé Boutoux, et chez lequel on m'a conduit hier en me disant qu'il avait donné des soins à la marquise de Saint-Joseph vers la fin de sa vie.

– Monsieur, me dit M. Boutoux en me voyant, on m'a dit que vous recherchiez le marquis de Saint-Joseph. Il ne doit pas être jeune, s'il vit encore toutefois ; mais je puis vous affirmer qu'il s'est marié et qu'il a eu au moins un fils.

– Mais alors, observai-je, vous avez eu de ses nouvelles bien après l'époque où il a quitté le pays.

– Oui, monsieur, et par le plus grand des hasards.

– Ah !

– Mais, reprit le vieux docteur, qui a conservé toute sa mémoire, a l'œil vif, la mine joyeuse, et ne dédaigne pas un verre de genièvre, c'est un peu long. Asseyez-vous, monsieur ; Madeleine, ma gouvernante, nous apportera du kirsch, et je vais vous demander tout en causant la permission de fumer ma pipe.

Puis, lorsque j'eus acquiescé d'un signe de tête à toutes ces propositions, le bonhomme commença ainsi :

– J'ai été le médecin de presque toute l'aristocratie savoyarde, et j'ai eu l'honneur de soigner le feu roi Victor-Amédée.

Le roi habitait Turin l'hiver ; mais, dès le printemps, il s'empressait de passer le mont Cenis et de revenir sur nos montagnes qui sont le berceau de ses ancêtres.

Tous ceux qui avaient une charge ou un emploi à la cour le suivaient.

L'hiver, Turin était capitale ; mais l'été, c'était Chambéry, et il n'était pas une grande famille qui n'eût un hôtel dans les deux villes, et qui ne fît un double voyage chaque année.

Je vous dis cela, monsieur, pour vous faire comprendre pourquoi le pauvre médecin savoyard fut plus d'une fois appelé à Turin auprès de nobles malades qui n'avaient confiance qu'en lui.

Si ma mémoire ne me fait pas défaut, c'était en 1826 ; je revenais de Turin et j'étais déjà à dix lieues de cette ville, me dirigeant vers nos montagnes, quand une neige épaisse vint à tomber.

Vous le savez, l'hiver on met les diligences sur un traîneau, et la neige n'interrompt pas souvent le service des messageries.

Cependant ce jour-là elle tombait si épaisse, si drue, que les postillons refusèrent d'aller plus loin.

J'occupais le coupé avec un jeune capitaine au régiment de Piémont.

– Docteur, me dit-il, êtes-vous pressé ?

– Oui, certes, lui répondis-je, j'ai hâte de revoir ma maison, ma femme et mes enfants.

J'ai passé plus de trois semaines à Turin, et j'ai un peu la nostalgie de mes Alpes.

– Ces coquins-là, reprit le jeune officier en faisant allusion au conducteur et au postillon de la diligence, ont mis dans leurs têtes qu'ils coucheraient à Saint-Jean, et ils n'en démordront pas.

Saint-Jean était une bourgade à l'entrée de laquelle la diligence s'était arrêtée et où le postillon avait déclaré qu'il était impossible d'aller plus loin.

– Je suis aide de camp, poursuivit le capitaine, mon général m'envoie à Chambéry pour affaires de service ; j'ai donc le droit de mettre en réquisition les chevaux de la poste.

Je ne savais encore où il voulait en venir. Il poursuivit :

– Je vous offre de continuer notre route ensemble. Nous irons à cheval de poste en poste. Qu'en pensez-vous ?

– J'accepte, répondis-je.

Un médecin de campagne, dans nos pays, fait toutes ses tournées à cheval, et il passe quinze ou vingt heures en selle sans trop de fatigue.

D'ailleurs j'étais jeune alors et, comme je l'avais dit au capitaine, j'avais hâte d'arriver.

Nous soupâmes donc à Saint-Jean, puis en dépit du mauvais temps nous montâmes à cheval et partîmes.

Nous voyageâmes ainsi une partie de la nuit ; mais vers le matin, et comme nous en étions à notre troisième cheval de poste, le froid devint si vif que le capitaine me dit :

– Je commence à croire que les gens de la diligence avaient raison.

– Moi aussi, lui dis-je. Je dois avoir les pieds gelés.

– Ma moustache est devenue un glaçon, murmura le capitaine. Mais où nous arrêter et trouver du feu ?

– Nous sommes encore à plus de trois lieues d'un village, répondis-je.

– Ah !

– Et je ne sais ni une ferme, ni une maison isolée au bord de la route, ajoutai-je.

Le capitaine laissa échapper un juron et donna un coup d'éperon à son pauvre cheval qui butait à chaque pas, tant la route était mauvaise.

Tout à coup, et comme nous tournions une de ces rampes si nombreuses dans ces chemins de montagnes, le capitaine jeta un cri de joie.

Il venait d'apercevoir une grande lueur au bord de la route.

Cette lueur était celle d'un feu allumé en plein air. Tout auprès, quelque chose de noir tranchait sur la neige.

– Savez-vous ce que c'est que cela ? me dit-il.

– Non.

– Eh bien, ce sont des bohémiens ou des saltimbanques surpris comme nous par le mauvais temps et qui campent en plein air faute de mieux.

Le feu nous attirait, et nous poussâmes nos malheureuses montures vers le campement.

Le vieux docteur, mon ami, s'interrompit un moment pour vider un verre de kirsch et rebourrer sa pipe.

Puis il reprit :

– Le capitaine ne s'était point trompé. C'était bien un campement de saltimbanques que nous avions devant nous.

Le point noir que nous avions vu de loin était une baraque roulante, théâtre, fourgon et maison d'habitation tout à la fois.

Une demi-douzaine d'hommes et de femmes vêtus d'oripeaux misérables, se pressaient autour de ce brasier qu'ils avaient allumé à grand-peine, car il avait fallu déterrer du bois et des broussailles enfouis sous la neige.

Un enfant de cinq ans dormait étendu sur un lambeau de couverture.

Deux chevaux faméliques erraient en liberté sous les sapins dont ils mordaient l'écorce à défaut d'autre nourriture.

Ces malheureux nous regardèrent avec une curiosité morne.

Le froid a cela de particulier qu'il éteint à peu près toutes les facultés et rend indifférent à tout.

En nous voyant descendre de cheval, ils comprirent que nous voulions profiter de leur feu et ils nous firent place, sans empressement, comme sans mauvaise humeur.

Le capitaine jeta deux pièces d'or dans la sébile du paillasse.

Alors les yeux de ces malheureux brillèrent.

Ces deux pièces d'or c'était du pain pour toute la troupe pendant huit jours.

– Vous voyez bien, camarades, dit une des femmes, qu'il ne faut jamais désespérer de rien. Vous aviez peur de ne pas dîner demain.

– Ah ! c'est que les temps sont durs, fit le paillasse d'un air sombre.

Le son de cette voix me frappa ; je regardai cet homme et je tressaillis.

Où donc l'avais-je vu déjà ?

Se voyant l'objet de mon attention, il se rejeta brusquement en arrière, de façon à se trouver dans l'ombre et hors du rayonnement du brasier.

Puis il dit à la jeune femme qui venait de parler :

– Tu es pleine d'espérance, toi, et on voit bien que tu es toute nouvelle parmi nous. Mais demande à Mélita, elle sait qu'on ne dîne pas tous les jours dans notre métier.

– C'est vrai, répondit Mélita, d'une voix douce et triste.

Je la regardai alors.

C'était une grande et belle jeune femme, au teint un peu olivâtre, aux cheveux noirs et aux yeux bleus. La misère avait apposé son sceau fatal sur ce visage où régnait cependant une expression de bonté et de résignation.

Elle se leva, ôta le haillon qu'elle avait sur les épaules en guise de châle et alla en couvrir l'enfant endormi.

Cette manœuvre démasqua de nouveau le paillasse ; son visage fut éclairé une seconde fois par la flamme du brasier, et, tout à coup un souvenir traversant mon esprit, un cri m'échappa.

Mais nul, excepté lui, n'y prit garde.

Je n'oublierai jamais le regard qu'il attacha sur moi alors.

Ce regard était à la fois une prière et une menace, il était suppliant et il était farouche.

Puis il se glissa auprès de moi et me dit tout bas.

– Quand ils dormiront... nous causerons...

En effet le capitaine s'était roulé dans son manteau et il commençait à sommeiller.

Bientôt les saltimbanques un peu réchauffés fermèrent les yeux.

Mélita elle-même se coucha auprès de son fils, et bientôt le mouvement régulier de sa poitrine m'annonça qu'elle dormait.

Alors le paillasse me prit la main.

– Vous êtes le docteur Boutoux ? me dit-il.

– Oui.

– Et vous m'avez reconnu ?

– Sans doute. Vous êtes le marquis de Saint-Joseph, lui dis-je avec émotion. Comment donc vous retrouvé-je en cet état misérable, monsieur ?

Il leva les yeux au ciel.

– Dieu l'a voulu ! dit-il.

Puis me serrant de nouveau la main, il me dit d'une voix brève, saccadée, fiévreuse :

– Vous êtes un homme de cœur et d'honneur, docteur... Vous ne me trahirez pas... Vous ne direz pas que vous m'avez rencontré...

Et comme je le regardais avec une douloureuse stupeur :

– Je ne suis plus le marquis de Saint-Joseph, reprit-il avec amertume, je suis Joseph le paillasse, et mes compagnons ne me savent pas d'autre nom. Vous voyez Mélita ? C'est ma femme... Ah ! ah ! elle ne se doute pas qu'elle est marquise, allez ! Et notre enfant... il ne le sait pas non plus...

– Mais, monsieur, lui dis-je, pourquoi donc avez-vous quitté le pays où tout le monde vous aimait et vous estimait ?

– La passion du théâtre, me dit-il ; on rêve le Théâtre-Français, on aboutit à un rôle de paillasse dans les foires !

– Mais vous n'avez donc plus aucune ressource ?

– Aucune.

Cependant il était si fier dans ses haillons que j'eus toutes les peines du monde à lui faire accepter une petite somme d'argent.

Quand le jour vint, nous nous séparâmes.

Les saltimbanques descendirent vers Turin ils espéraient gagner l'Italie et les pays du soleil. Nous, nous retournâmes dans nos montagnes, acheva le docteur.

– Et vous ne l'avez jamais revu ? demandai-je alors au vieux médecin.

– Jamais. Cependant il est probable que son fils est de ce monde, s'il n'en est pas lui-même encore.

Tu penses bien, mon cher Léon, que je ne songe plus à aller trouver les d'Apremont et que je partage l'opinion du docteur Boutoux.

Si le pauvre saltimbanque est mort, son fils vit certainement encore.

Où ? je l'ignore.

Mais il faudra bien que nous le retrouvions.

En attendant, Pauline et moi, nous allons demeurer ici jusqu'à la fin d'octobre.

L'air vif des montagnes est excellent pour notre enfant, et Pauline, qui était un peu souffrante, se sent renaître.

M. de Valserres part pour Paris. Son notaire lui écrit qu'il trouve à vendre plus avantageusement que nous ne l'espérions les terrains du Trocadéro. Tu verras que nous finirons par être riches, tout en restituant la fortune mal acquise.

Ne raille donc plus, mon ami, et crois moi

Ton dévoué, mais inébranlable dans ses résolutions.

PAUL MORGAN. »

XLV

Une dizaine de jours environ après que M. de Courtenay eut reçu la dernière lettre de Paul Morgan, nous eussions retrouvé celui-ci et M. de Valserres en voiture sur la route d'Auteuil.

Il pouvait être environ quatre heures de l'après-midi ; par conséquent la chaleur commençait à tomber, et une petite brise agitait le feuillage des grands arbres qui s'élèvent çà et là à travers les maisons, dans ce dernier coin de Paris où ils ont encore droit de cité.

Quinze mois auparavant, Léon de Courtenay et le banquier avaient fait le même voyage, on s'en souvient.

M. de Valserres revenait de Londres ruiné et le désespoir dans l'âme.

Léon de Courtenay essayait de faire pénétrer dans son cœur des espérances qu'il ne partageait pas, mais aujourd'hui tout était bien changé, pour M. de Valserres du moins.

Comme les femmes, les hommes ont une seconde jeunesse qui éclate tout d'un coup, semblable à ces bourgeons tardifs qui s'épanouissent subitement au milieu de l'été.

M. de Valserres, depuis qu'il n'était plus banquier, depuis que sa fille était devenue la baronne Morgan, depuis, surtout, qu'il encourageait son gendre dans cette œuvre de restitution qu'ils avaient entreprise tous deux, M. de Valserres, disons-nous, paraissait revenu à ce temps, peu éloigné encore du reste, où on l'appelait le beau Valserres.

C'est qu'il avait quarante ans à peine et que, jusqu'à l'heure de son désastre, il avait passé pour un des hommes les plus séduisants de Paris.

Bien souvent, quand on le voyait au bois, montant à cheval avec sa fille, on le prenait pour son frère ou son mari, non pour son père.

Un moment, quand il avait marié sa fille, M. de Valserres avait vieilli ; mais bientôt la jeunesse s'était arrêtée en chemin, et, le voyant de retour de ce court voyage en Savoie, M. de Courtenay n'avait pu retenir une exclamation :

– Mais, mon bon ami, vous vous êtes donc en chemin trempé dans l'eau de Jouvence ?

En effet, M. de Valserres semblait avoir oublié dix années de sa vie dans quelque coupé de chemin de fer ou sur le pont de quelque bateau à vapeur.

Donc l'ancien banquier, en chapeau de panama, en veste blanche, s'en allait à Auteuil avec M. Léon de Courtenay.

Celui-ci avait fait atteler sa jument à un joli poney-chaise, et il conduisait lui-même.

Tous deux causaient en descendant les pentes douces du Trocadéro, et M. de Valserres disait :

– Vous êtes bien sûr, au moins, que Simon n'y est pas ?

– Très sûr.

– Ah ! vraiment ?

– Le pauvre diable ne quitte sa fille qu'une fois par jour, reprit M. de Courtenay, mais il la quitte.

– Pourquoi ?

– Il veut acheter les remèdes lui-même, et le médecin ne veut pas le contrarier.

Or le médecin vient chaque jour à trois heures et s'en va un peu avant quatre, laissant une ordonnance.

Le pauvre homme a besoin d'exercice, nous l'avons jugé ainsi, le docteur et moi ; un peu de distraction lui est absolument nécessaire.

Alors nous avons imaginé de commander les remèdes chez un pharmacien du faubourg Saint-Honoré, lequel est le meilleur pharmacien de Paris, selon le docteur.

Celui-ci parti, Simon prend l'ordonnance et va à pied d'Auteuil aux Champs-Élysées, ne se doutant pas que ce mouvement, cette vie, ce tourbillon de voitures, de cavaliers et de passants qu'il traverse tout à coup, est pour lui un réactif violent contre cette prostration dans laquelle le plonge la maladie de sa fille.

Admettons donc qu'il soit parti à quatre heures.

– Bon !

– Nous avons deux heures devant nous avant son retour. Vous aurez par conséquent le temps de voir votre protégée.

– Que je n'ai jamais vue, dit M. de Valserres. Mais pour rien au monde je ne voudrais rencontrer ce malheureux qui me poursuit de sa haine.

M. de Courtenay fit un appel de langue à son cheval qui précipita un peu sa course. Quelques minutes plus tard, ils remontaient la rue Gros, puis la rue Lafontaine, et s'arrêtaient à l'angle de la rue de la Croix.

– Allons à pied, maintenant, dit Léon de Courtenay, c'est à deux pas d'ici.

Et il jeta les rênes à son groom, puis il prit M. de Valserres par le bras.

La rue de la Croix est une rue toute neuve, dont les trottoirs sont çà et là encore bordés de palissades en guise de grilles.

Un mur en briques entourait le jardin de la propriété achetée à Marthe par M. de Courtenay.

Un mur à hauteur d'appui sur lequel on avait posé un treillage garni de clématites et autres plantes grimpantes.

Un peu avant d'arriver à la porte, Léon se dressa sur la pointe du pied et regarda au travers du treillage.

– Assurons-nous bien, dit-il, que le bonhomme est parti.

M. de Valserres s'était arrêté derrière lui.

– Tenez, dit Léon en se retournant, Marthe est seule.

– Où !

– Là-bas, dans le jardin, à gauche de la maison, sous ce grand acacia.

M. de Valserres regarda à son tour au travers du treillage, et il aperçut, en effet, la jeune fille qui, assise sur un banc du jardin, avait un livre à la main.

– Oh ! qu'elle est belle ! dit-il naïvement.

– N'est-ce pas ? fit M. de Courtenay.

– Et elle est poitrinaire ! et les médecins l'ont condamnée ! murmura M. de Valserres avec tristesse.

– Pas tous, dit Léon, puisqu'il en est un qui espère la sauver.

Et, disant cela, il tira doucement le fil de fer qui faisait mouvoir une petite sonnette placée à l'intérieur du jardin, au-dessus de la porte.

– Avoir vingt ans... être belle... et condamnée à mourir ! pensa M. de Valserres en soupirant.

Et comme la porte s'ouvrait, il entra sur les pas de M. Léon de Courtenay, à la vue duquel Marthe s'était levée avec empressement.

XLVI

Léon de Courtenay à Paul Morgan.

« Ouf ! mon bon ami, tu ne t'attends certainement pas à la nouvelle que je vais te donner.

Par exemple, ne va pas croire que j'aie retrouvé un Saint-Joseph quelconque.

Jusqu'à présent l'héritier de tes trois millions n'a montré nulle part le bout de son nez.

Non, ce n'est pas de lui qu'il s'agit, mais de ton beau-père, M. de Valserres, de Marthe ta protégée et de ce grincheux de Simon, dont tu as pu apprécier l'aimable caractère.

Simon et M. de Valserres se sont réconciliés.

Qu'en dis-tu ?

Mais pas une réconciliation pour rire, crois-le bien, pas une poignée de main banale.

Oh ! non, il se sont jetés dans les bras l'un de l'autre avec une effusion et des larmes... ah ! mais des larmes !...

Je te jure que c'était fort touchant.

Comment cela est-il arrivé ?

Je vais te le dire.

Je ne pouvais pas être éternellement votre mandataire et je trouvais juste que ton père, venant à Paris, fît connaissance avec celle qu'il protégeait.

Seulement, tu penses bien que tout d'abord il n'a pas voulu s'exposer de nouveau aux injures de Simon.

Nous avons donc choisi un moment où le bonhomme n'était pas dans cette maison qu'ils tiennent de ta munificence.

J'ai présenté ton beau-père à Marthe.

La pauvre enfant n'est guère robuste, mais enfin elle n'a pas dit son dernier adieu à la vie.

Elle lutte courageusement contre le mal et nous avons des heures d'espoir.

En dépit de son titre de beau-père et de grand-père, Valserres, tu en conviendras, est encore un homme très jeune, très aimable, très séduisant.

Si j'étais amoureux de la pauvre petite, j'aurais été jaloux, car dès la première entrevue il lui a plu énormément. Il a trouvé des accents paternels, une voix enchanteresse, des soins affectueux, des attentions délicates qui étaient à cent lieues de mon esprit et de mon cœur.

Nous sommes partis pour ne point rencontrer Simon, puis nous sommes revenus le lendemain, et les jours suivants, toujours à la même heure.

Tu sais si notre pauvre chère malade aime les fleurs. Valserres en emplissait ma voiture tous les jours, et pendant toute une semaine, Simon a pu croire que c'était moi qui les envoyais.

Malheureusement nous avions compté sans la Normande.

Qu'est-ce que la Normande ? vas-tu me dire.

C'est une grande et forte fille que le jeune docteur a placée auprès de Marthe.

Elle la porte dans ses bras comme un nourrisson, elle veille sur elle avec une sollicitude maternelle, veille la nuit au besoin, et si elle dort, ne dort que d'un œil.

Un soupir de Marthe la réveillerait.

Malheureusement, ce phénix du pays de Caux est bête comme ses pieds.

On lui avait pourtant bien recommandé de ne point parler à Simon de M. de Valserres ; mais un beau jour elle n'a pu retenir sa langue.

Simon n'a rien dit tout d'abord et, comme à l'ordinaire, il est sorti vers quatre heures, pour aller commander des remèdes à Paris.

Mais il est revenu un quart d'heure après, comme une avalanche, comme un tonnerre...

Nous étions tous les trois dans le jardin.

Marthe, en voyant son père, n'a pu retenir un cri.

Simon s'est rué les poings fermés sur Valserres et, si je ne l'avais saisi par le bras en chemin, il lui eût sauté à la gorge.

– Ah ! misérable ! disait-il, misérable ! oses-tu bien venir ici !

Nous avons essayé de le calmer, mais inutilement ; M. Valserres avait pris le parti de se retirer, lorsque, tout à coup, nous avons entendu un faible cri.

Brisée par l'émotion, Marthe venait de s'évanouir.

Tu devines, n'est-ce pas ?

Simon a oublié Valserres pour ne songer qu'à sa fille.

Nous avons transporté la jeune fille dans sa chambre, et ce n'est qu'au bout de deux heures que nous sommes parvenus à lui faire reprendre ses sens.

Ces deux heures avaient été pour Simon deux siècles d'agonie.

Il pleurait, suppliait, se mettait à genoux, se tordait les mains, et disait que si on lui rendait son enfant, il ferait tout ce qu'on voudrait.

Et Marthe est revenue à elle.

Et comme Simon la couvrait de baisers et de larmes, elle lui a pris les mains, disant :

– Mais, chère père adoré, tu veux donc me faire mourir que tu hais ainsi notre bienfaiteur ? Cette maison où nous sommes, c'est lui qui nous l'a donnée ; et si ta Marthe est encore vivante, n'est-ce pas grâce à lui ?

Elle ne disait pas un mot de moi, la pauvre petite, mais je le lui pardonne.

Après tout, je ne suis qu'un bienfaiteur par procuration, hein ? Mais je poursuis : Marthe a donc pris la main de son père dans les siennes, puis elle a fait un signe à M. de Valserres qui s'est approché.

Il y a bien eu encore un petit moment d'hésitation de la part du bonhomme, mais Marthe l'a emporté.

– Donnez-vous la main, a-t-elle dit.

Alors Simon s'est jeté au cou de M. de Valserres, il l'a tutoyé comme s'ils eussent été encore au collège.

– Pardonne-moi, lui a-t-il dit en pleurant ; je suis un méchant homme.

– Non, tu es un homme digne, et c'est à toi de me pardonner, a répondu ton beau-père, car j'ai eu les premiers torts.

Tu vois le tableau d'ici.

Maintenant tout est pour le mieux, si ce n'est que Marthe a eu une petite rechute.

Mais le docteur ne se montre pas trop effrayé ; et cette lettre n'ayant d'autre objet que de t'apprendre ce grand événement, je mets aux pieds de notre chère petite baronne mes hommages affectueux, et je te serre la main.

LÉON.

P. S. Je te disais dans ma précédente lettre que les terrains du Trocadéro doublaient de valeur, c'est triplaient que j'aurais dû dire.

Ton beau-père me charge de te dire que les huit cent mille francs remboursés et les terrains vendus, il vous restera vingt mille livres de rente.

Peut-être avais-tu raison, dans ton austère et âpre probité ; elle vous a porté bonheur. Cherche donc un Saint-Joseph ; et, si tu ne le trouves pas, je suis capable de dire un mot pour les d'Apremont et de renier ainsi tous mes principes.

À toi encore. »

L. »

XLVII

M. de Valserres à la baronne Morgan.

Octobre...

« Ma Pauline chérie,

Est-ce que vous ne commencez pas à grelotter, là-bas, au bord du vaste lac dans lequel se réfléchissent les cimes neigeuses des Alpes ?

N'allez-vous pas revenir ?

Je t'écris d'Auteuil, de notre villa, que je n'ai point vendue, car nous sommes plus heureux que nous ne l'avions espéré d'abord.

Tout compte fait, tout liquidé, les huit cent mille francs restitués à la masse de ce capital dont nous recherchons le destinataire, il nous reste dix-sept mille livres de rentes et notre maison d'Auteuil.

Il est vrai que j'ai vendu un bout de jardin, le potager, quelque chose comme deux mille mètres ; il nous en reste autant, ce qui est fort raisonnable dans Paris.

Quand j'ai vu que je pouvais conserver notre maison, ma chère fille, une grande joie m'a rempli le cœur.

N'est-elle pas la maison de ton enfance ?

Je gage que tu n'as pas donné un regret à notre hôtel du faubourg Saint-Honoré ; non, n'est-ce pas ?

Mais je me souviens du jour de notre départ d'ici. Tu essayais de sourire, mais ton pauvre cœur était bien gros, et tes yeux humides de larmes.

Je crois même que tu t'es écriée :

– C'est pourtant là que je suis devenue femme et mère !

Eh bien, ma chérie, réjouis-toi, la maison nous reste et tu la trouveras comme tu l'as laissée.

En attendant votre retour, mes enfants, j'y vis seul, et elle me paraît bien grande.

Il est vrai que cet excellent et original Léon de Courtenay vient me voir tous les jours et que nous descendons ensuite faire une petite visite à votre protégée, à notre chère malade, à Marthe, la fille de notre ancien ennemi Simon.

Ce dernier s'est réconcilié avec moi et j'ai fini par le désarmer ; cependant il a des tentations, parfois, de revenir à sa vieille haine.

Quelquefois, quand j'arrive, il me regarde avec colère ; mais cela ne dure pas.

Il me tend la main, alors il me dit :

– Pardonne-moi... une vieille habitude... ça se passera.

La fille vivra-t-elle ou bien est-elle condamnée à mourir ?

Là est le problème.

Problème insoluble jusqu'ici, même pour le médecin, un habile homme cependant qui me disait hier :

– Je suis tout à fait dérouté. Il est des jours où je sens que la mort est là, qu'elle frappe à la porte, qu'elle va entrer ; la pauvre enfant sent sa respiration oppressée, ses joues s'empourprent, son œil s'éteint, on dirait qu'elle va rendre l'âme entre deux hoquets... Eh bien ! non, tout à coup la vie revient, l'œil s'anime, ses lèvres se colorent, les forces reparaissent, la mort s'éloigne.

Nous redoutions pour elle le mois de septembre.

Mais septembre s'est écoulé ; nous voici à la mi-octobre, et elle n'est pas plus mal.

Je voudrais que tu sois ici, ma Pauline, que tu la visses.

Je me demande comment cette pauvre et chère créature peut être la fille de Simon.

C'est à n'y rien comprendre.

En dépit des privations, des longues souffrances, en dépit de ce sceau fatal que la mort semble avoir imprimé sur son front afin de la reconnaître un jour, Marthe est belle.

Elle a d'adorables cheveux blonds, de grands yeux bleus, un visage mélancolique et doux.

Elle est grande, sa taille est bien prise et, quand elle peut dominer le mal qui l'étreint, elle se redresse et elle a alors la plus charmante tournure qu'on puisse voir.

Autre problème !

Cette enfant, qui a toujours été pauvre, cette fille de Simon le mendiant, a reçu une éducation complète ; elle est instruite, elle sait tout.

Je m'en suis étonné un jour, elle m'a répondu :

– C'est ma pauvre mère qui m'a élevée. J'ai été dans une pension tant que mon père a eu quelques ressources, et, si je n'étais pas tombée malade, j'aurais été sous-maîtresse ou institutrice.

Elle me parle beaucoup de toi ; elle voudrait te connaître.

Tu iras la voir quand tu reviendras, n'est-ce pas ?

D'ailleurs, il faut que vous reveniez, mes enfants.

Depuis trois mois que vous êtes en Savoie, vous avez eu le temps de fouiller tous les coins et tous les recoins de ce pays, de compulser tous les vieux papiers, et ce n'est pas là que vous retrouverez, croyez-le, les traces du marquis de Saint-Joseph. C'est à Paris.

Courtenay et moi, nous avons eu une idée qui, peut-être, finira par nous mettre sur la voie.

Et, comme tu vas voir, cette idée est si simple, qu'il est surprenant que nous ne l'ayons pas eue plus tôt.

Il y a quarante ans personne ne lisait les gazettes.

Aujourd'hui il y a des centaines de journaux et des millions de lecteurs.

Maître Ladmirault va faire des annonces qui seront conçues à peu près ainsi :

« La personne ou les personnes qui représenteraient encore, etc., etc. sont priées de passer à l'étude ; il est question pour elles d'un héritage important. »

Je sais bien que Paul va me dire que s'il faut s'en rapporter au témoignage du médecin savoyard, le marquis de Saint-Joseph, devenu saltimbanque, cachait soigneusement son nom ; mais enfin, il s'était marié, et sa femme devait savoir ce nom, et il est impossible, s'il est mort, qu'il n'ait pas laissé à son fils ou à ses fils quelques papiers de famille.

Dis bien tout cela à Paul, et revenez, mes chers enfants.

Nous passerons l'hiver à Auteuil ; la maison est au midi, elle est chaude, et puis le mauvais temps est loin encore.

Je n'ai pas de feu et je t'écris la fenêtre ouverte.

À peine si les feuilles des arbres commencent à tomber.

Tu sais, ce ne sera pas la première fois, peut-être n'aurons-nous pas d'hiver.

Dieu veut peut-être que cette pauvre Marthe vive.

Ton père affectionné,

VALSERRES. »

XLVIII

Un mois s'était écoulé.

Aucun événement saillant ne s'était passé pendant ce laps de temps, si ce n'est le retour de Paul Morgan à Paris.

La bise de novembre avait arraché aux arbres leurs dernières feuilles, et le feu flambait joyeusement dans ces maisons naguère entourées de verdure comme des nids d'oiseau.

Les Parisiens étaient partis et Auteuil à peu près désert, car, en dépit des fortifications et du nouveau plan topographique, pour beaucoup de gens Auteuil n'est pas Paris encore.

Quelques propriétaires obstinés y bravent seuls la froidure de l'hiver et contemplent sans effroi la cime dépouillée des massifs du bois de Boulogne.

M. de Valserres l'avait écrit à sa fille au commencement d'octobre, leur jolie villa leur restait.

Pauline et son mari étaient donc revenus à Auteuil.

– Ah ! mes chers grands arbres, s'était écriée la jeune femme, je vous retrouve donc !

Allez, je suis patiente et j'attendrai bien ici, vous contemplant sans tristesse, que le printemps vous rende votre verte toison !

Et la famille s'était réinstallée à Auteuil, sans regret de Paris et de ce bel hôtel du faubourg Saint-Honoré que jadis le banquier avait fait construire avec tant d'amour pour sa Pauline adorée.

Comme on le pense bien, Simon et sa fille n'avaient pas non plus quitté Auteuil.

Où seraient-ils allés, d'ailleurs ?

Le jeune médecin qui soignait Marthe, s'il ne répondait pas absolument encore de sa guérison, affirmait qu'elle passerait l'hiver et qu'il ne redoutait plus pour elle que le retour de cette terrible époque de transition, si funeste aux malades, qu'on nomme le printemps.

La maison achetée par M. de Courtenay avait, du reste, été confortablement disposée pour l'hiver et un calorifère la chauffait tout entière.

Puis, M. de Valserres et lui avaient converti le salon et la chambre à coucher de la jeune fille en une véritable serre chaude, en y accumulant des fleurs et les plantes les plus rares.

Quand on entrait chez la pauvre poitrinaire, on se croyait transporté dans quelque jardin de Nice ou de Monaco.

De la villa de M. de Valserres à la petite maison de la rue de la Croix, il n'y avait que quelques centaines de pas.

Les deux ennemis d'autrefois étaient devenus des amis presque inséparables, et les deux familles vivaient presque en commun.

Pauline amenait son enfant à Marthe, et Marthe se sentait revivre en prenant le bébé sur ses genoux, et en passant dans sa chevelure blonde ses mains diaphanes et un peu amaigries.

M. de Courtenay, tout en continuant à Paris son existence de viveur sage et philosophe, passait rarement un seul jour sans venir à Auteuil, soit chez M. de Valserres, soit chez Simon.

La gaieté de cet original passait du reste dans le bonheur de ceux qu'il visitait.

Mais il y avait toujours deux nuages dans ce coin d'azur retrouvé.

L'un était la santé de Marthe, et cette menace du printemps qui pouvait amener le deuil et la désolation, en ramenant le ciel bleu et la verdure. L'autre nuage, on le devine, c'était cet invisible héritier des trois millions accumulés, capitalisés, déposés à la caisse des consignations, et que personne ne réclamait.

Le front du baron Paul Morgan s'assombrissait de plus en plus.

Souvent il disait à M. de Courtenay :

– J'ai hâte de restituer, cet argent me brûle les doigts.

À quoi M. de Courtenay répondait en riant :

– Mais tu ne l'as pas dans les mains, cher ami. Et puis il faut avoir de la patience. Nous avons fait des annonces comme un dentiste ; il n'y a pas un coin du monde où on ne sache, à l'heure qu'il est, que Me Ladmirault, notaire à Paris, a une communication très importante à faire aux héritiers du marquis de Saint-Joseph.

Qui sait ? ces héritiers sont peut-être en Amérique, il faut leur donner le temps de revenir.

M. de Valserres, plus calme que son gendre, pensait comme Léon de Courtenay.

Du reste, tous trois avaient gardé le plus profond silence vis-à-vis de leurs connaissances, et même de Simon, touchant cette fortune qui attendait un possesseur absent ou peut-être introuvable.

En même temps, Me Ladmirault était le seul homme, après eux, qui sût d'où venait cet argent.

Paul Morgan voulait bien restituer, mais il ne voulait pas traîner dans la fange la mémoire de son aïeul, à qui Dieu, sans doute, avait fait miséricorde.

Or donc, il y avait un mois que le baron Paul Morgan et sa jeune femme étaient revenus de Savoie, lorsque, un soir, tandis que la famille était réunie dans la salle à manger de la villa, un coup de sonnette se fit entendre.

Peu après, un homme traversa le jardin et on reconnut le modeste employé au collet bleu et au képi qui représente le bureau télégraphique.

Cet homme apportait un télégramme à Paul Morgan.

Le télégramme était ainsi conçu :

Paul tendit la dépêche à M. de Valserres.

Tous deux se regardèrent, et ils eurent la même pensée.

L'héritier avait sans doute donné de ses nouvelles.

Et ils se levèrent de table avec précipitation.

– Paul, dit M. de Valserres, je vais avec vous.

– Mais, cher père, dit la baronne, il est huit heures du soir ; le notaire n'est plus à son étude.

– Il est chez lui et nous le trouverons, dit Paul Morgan.

Un quart d'heure après, le beau-père et le gendre couraient au chemin de fer et prenaient le train de Paris.

– Mon cœur bat, murmurait Paul, comme si j'allais à un rendez-vous d'amour.

XLIX

Maître Ladmirault demeurait rue Caumartin, et M. de Valserres, ainsi que Paul Morgan, ne s'étaient pas trompés en disant qu'ils le trouveraient chez lui.

Le jeune notaire les attendait, du reste.

– Monsieur le baron, dit-il à Paul en le voyant entrer, je crois que nous tenons l'héritier.

– Comment ! Parlez vite, monsieur ! fit le baron avec émotion.

Le notaire poursuivit :

– Aujourd'hui, à l'heure de mon déjeuner, j'ai reçu par la poste la lettre que voici.

Et il prit une lettre sur sa cheminée et la tendit au jeune homme.

Cette lettre était écrite sur un papier grisâtre, avait été pliée sans enveloppe et scellée avec un gros pain à cacheter.

Elle était ainsi conçue :

– Et il est venu ? dit Paul Morgan.

– Oui ; il y a une heure. C'est un homme déjà vieux, assez mal vêtu et qui paraît avoir beaucoup souffert.

Il n'a voulu me dire ni le nom qu'il porte aujourd'hui, ni quelle est sa demeure actuelle.

Il s'est étonné beaucoup d'avoir un héritage à recueillir, en disant que son père était mort pauvre, que sa mère l'était, et qu'il n'avait jamais entendu dire qu'ils eussent des parents riches.

– À quoi, poursuivit le notaire, je lui ai répondu que cet argent, que je tenais à sa disposition pour le jour où il aurait les preuves de sa filiation en mains, n'était point un héritage, mais une restitution.

Il paraissait très agité et des larmes roulaient dans ses yeux.

Néanmoins, il s'est enquis du chiffre et j'ai cru qu'il allait se trouver mal quand je lui ai parlé de trois millions.

Puis il s'est écrié :

– Ah ! cela vient peut-être trop tard... beaucoup trop tard...

Puis il m'a quitté brusquement en me disant :

– Je reviendrai dans trois jours.

J'ai pensé qu'il avait besoin de ce temps-là pour aller faire ce voyage en province et en rapporter les preuves de son identité.

Tandis que le notaire parlait, M. de Valserres avait pris la lettre des mains de Paul Morgan et il l'examinait avec curiosité.

– Voilà qui est bizarre, murmurait-il, très bizarre.

– Quoi donc ? fit le baron.

– Il me semble que je connais cette écriture.

– Bah !

– Oui, il y a longtemps, par exemple, que je ne l'ai vue... où et quand ? je ne sais... mais ces jambages irréguliers, et comme tracés par une main tremblante. Oui, oui, j'ai déjà vu cela quelque part...

Et M. de Valserres prenait son front à deux mains et semblait vouloir débrouiller de vieux souvenirs.

– Monsieur, dit Paul Morgan au notaire, vous pensez qu'il reviendra dans trois jours ?

– Il me l'a dit. Et cependant...

Maître Ladmirault hésita un moment.

– Cependant ? fit le baron.

– Je ne suis pas bien certain qu'il n'ait, pour faire ce voyage, à lutter contre des difficultés, peut-être des obstacles insurmontables.

– Comment cela ?

– Peut-être n'a-t-il pas d'argent ?

– Il fallait lui en offrir, dit Paul Morgan avec vivacité.

– J'allais le faire, quand il m'a quitté si brusquement. Et puis, vous l'avouerai-je ? j'ai éprouvé comme un mouvement de défiance. Il y a tant de gens qui se présentent pour recueillir des héritages auxquels ils n'ont aucun droit.

– Depuis quand avait-il connaissance des annonces que nous avons faites ?

– Il m'a dit avoir trouvé une moitié de journal qui avait servi à envelopper quelque chose, qu'il y avait jeté les yeux par hasard.

– Quand cela ?

– Ce matin même.

Comme Me Ladmirault faisait cette réponse, M. de Valserres se frappa le front :

– Ah ! dit-il, je crois me souvenir. Si c'était... Oh ! non... c'est impossible... et pourtant...

L'ancien banquier paraissait en proie à une vive émotion.

– Mais qu'est-ce donc ? fit Paul Morgan, vous reconnaissez cette écriture ?

– Oui.

– Et vous croyez savoir de qui elle est ?

– Oui.

– Mais parlez donc !

Mais, au lieu de répondre à Paul Morgan, M. de Valserres s'adressa au notaire :

– Monsieur, lui dit-il, je vois que vous n'avez pas autre chose à nous apprendre. Cependant pourriez-vous me dépeindre le plus exactement possible votre visiteur ?

– C'est un homme assez grand.

– D'environ cinquante ans ?

– Il m'a paru plus vieux.

– Maigre ?

– Très maigre, avec des cheveux blancs taillés en brosse.

– Vêtu d'un paletot marron ?

– Justement.

– Eh bien ! s'écria M. de Valserres, c'est lui !

– Qui, lui ? fit Paul Morgan d'une voix étranglée.

– Simon, le père de Marthe ! répondit M. de Valserres.

Et Paul Morgan regarda alors son beau-père avec stupeur !...

L

Une heure après, M. de Valserres et le baron Paul Morgan étaient de retour à Auteuil et ils montaient la rue de la Croix.

Lorsqu'ils avaient quitté la villa, il avait été convenu avec Mme Morgan qu'elle irait passer la soirée avec Marthe et qu'à leur retour, son père et son mari la reprendraient chez elle.

– Mon cher beau-père, dit alors Paul Morgan en faisant arrêter leur voiture de place devant la maison de Simon, nous allons avoir sur-le-champ la preuve de ce que vous avancez. Si, comme vous le croyez, l'homme qui s'est présenté chez le notaire n'est autre que Simon, nous le verrons bien.

– En effet, dit M. de Valserres, un homme qui a trois millions en perspective ne saurait être le même. Le bonhomme doit être joliment ému.

Il est même probable qu'il a déjà sauté au cou de sa fille pour lui annoncer cet événement presque foudroyant.

Il renvoyèrent leur voiture, et Paul passa sa main au travers de la grille, fit jouer un petit ressort, et la porte s'ouvrit.

C'était le secret naïf des familiers de la maison.

Il y avait une trentaine de pas à faire entre cette porte et la maison elle-même.

M. de Valserres et Paul Morgan s'avancèrent sans bruit, guidés par la clarté qui s'échappait des fenêtres du rez-de-chaussée.

– Marthe n'est point couchée encore, dit le baron.

Il n'y avait pas de chien de garde dans la petite propriété, et les deux visiteurs ayant pris soin d'éviter le sable qui aurait pu crier sous leurs pas, pour marcher sur une petite bande de gazon, purent arriver jusqu'aux fenêtres éclairées et regarder au dedans.

Ils virent alors Marthe et Pauline.

La jeune fille et la jeune femme, assises toutes deux auprès d'une table à ouvrage, causaient.

Sur le canapé voisin, on avait porté le bébé endormi et on lui avait arrangé un petit lit provisoire avec des coussins.

Enfin, à l'angle de la cheminée, muet, sombre, plus triste que jamais peut-être, Simon attachait un morne regard sur sa fille.

Paul Morgan poussa M. de Valserres du coude :

– Est-ce donc là, dit-il, un homme qui a trois millions en perspective ?

M. de Valserres regardait Simon avec étonnement :

– Oh ! voilà qui est bizarre ! murmura-t-il.

– Vous vous êtes trompé, beau-père. D'abord il y a une foule d'écritures qui se ressemblent.

– C'est possible... et pourtant...

– Pourtant, voyez... le bonhomme n'a pas la mine joyeuse. Allons ! ce n'est pas lui qui s'est présenté chez le notaire. Venez et entrons.

Ils passèrent devant les fenêtres, pénétrèrent dans le vestibule et frappèrent deux petits coups à la porte du salon.

– Entrez ! répondit la jolie voix de la baronne Morgan.

– Bonsoir, dit Marthe en les voyant entrer.

Et elle souriait, la pauvre enfant, et son sourire semblait dire :

– Vous verrai-je ainsi longtemps encore ?

Marthe était du tout petit nombre de poitrinaires qui ne se font pas d'illusions, car s'il est une maladie pendant laquelle on ne se sent pas mourir, c'est bien la phtisie.

Simon se leva à demi :

– Bonsoir, dit-il.

Et il tendit la main à M. de Valserres.

– Vous venez bien tard, dit Marthe.

– Nous revenons de Paris, où nous avions affaire ce soir.

En parlant ainsi, Paul Morgan regardait Simon.

Le pauvre vieux ne sourcilla pas.

– Je trouve, dit-il, que le docteur est bien lent à venir, ce soir.

– Mon ami, répondit M. de Valserres, qui essayait de dominer une émotion mystérieuse, qu'est-ce que cela prouve ? que notre chère malade marche à grands pas vers la guérison.

– Ah !

– Quand le médecin devient inexact, c'est que le danger n'est plus à la porte.

– Cela est bien vrai, dit Paul Morgan.

– Ah ! vous croyez, vous aussi, fit Marthe avec son sourire triste et résigné.

– Mais, chère belle, dit à son tour la baronne en embrassant la jeune fille, c'est mon avis aussi. Je vous trouve en pleine convalescence. N'est-ce pas que les forces vous reviennent ?

– Oui... un peu...

Elle tendit ses deux bras à Simon.

– Ne te tourmente donc pas ainsi, petit père, dit-elle ; tu vois bien que tout le monde espère ici.

Simon ne répondit pas.

Jamais il n'avait été si sombre.

– Où donc mon cher beau-père, pensait Paul en le regardant, avait-il donc rêvé que c'était là notre homme aux trois millions.

En ce moment, le bébé s'éveilla et, comme tous les enfants, se mit à pleurer.

– Pauline, dit M. de Valserres, il faut songer à coucher ton fils. Allons, mes enfants, en route ; il fait très froid ce soir, et tu feras bien de l'envelopper chaudement.

– Je vais l'entortiller dans mon plaid, répliqua la jeune femme, qui avait déjà pris l'enfant dans ses bras et essuyait ses larmes avec des caresses.

L'enfant se calma.

Paul Morgan jeta sur les épaules de sa femme un large manteau à capuchon ; elle entortilla l'enfant, et M. de Valserres mit un chaste baiser sur la joue de Marthe.

– À demain, ma chère petite, dit-il.

Simon accompagna ses visiteurs jusqu'à la porte.

– Mon bon ami, lui disait Paul Morgan, qui lui avait pris le bras, je vous assure que vous avez tort de vous préoccuper ainsi ; votre fille est, selon moi, hors de danger.

Simon ne répondit que par un soupir.

Puis, au moment où ils se séparaient :

– Je voudrais pourtant bien, murmura-t-il, que le médecin vînt.

M. de Valserres, son gendre et sa fille s'en allèrent.

Mais Simon, au lieu de rentrer dans la maison, demeura au seuil de la grille, en proie à une impatience fiévreuse.

Le médecin se faisait attendre.

Enfin une lanterne brilla au coin de la rue.

C'était le coupé du docteur qui arrivait au grand trot d'un bon cob irlandais.

– Enfin ! dit Simon.

Et il courut tout frémissant à la rencontre du jeune médecin, et il lui dit en ouvrant lui-même la portière :

– Ah ! venez donc, docteur, j'ai cru que vous n'arriveriez pas ce soir ?

– Mais qu'y a-t-il donc ? demanda le docteur inquiet. Marthe...

– Elle ne va pas plus mal.

– Alors pourquoi cette impatience ?

– Oh ! dit Simon, depuis trois heures il me semble que les minutes sont des siècles.

Et il entraîna le docteur dans le jardin.

LI

En quelques minutes, Simon avait passé de la tristesse morne qui lui était habituelle à une singulière agitation, et si M. de Valserres et Paul Morgan fussent revenus sur leurs pas, ils en eussent été étonnés.

Quand il eut refermé la porte sur le docteur et lui, au lieu de le conduire tout de suite auprès de Marthe, il l'emmena dans un coin du jardin.

– Mais qu'avez-vous donc ? demanda le jeune médecin, que cette émotion stupéfiait.

– Docteur, dit alors Simon, pensez-vous que les grandes émotions puissent tuer ?

– Cela dépend.

– Oh ! mon Dieu ! fit le pauvre homme en cachant sa tête dans ses mains, je savais bien que cela arrivait trop tard.

– Mais de quoi s'agit-il enfin ? s'écria le docteur.

Alors Simon lui prit vivement la main.

– Vous ne savez donc pas que je suis riche ? dit-il.

– Riche ?

– Richissime, docteur.

Le médecin regarda Simon, dont le visage bouleversé était inondé des rayons de la lune, et il se demanda si le pauvre homme n'avait pas perdu subitement la raison.

Mais celui-ci continua :

– Oui, docteur, je suis riche, très riche, j'ai trois millions, cent cinquante mille livres de rente, comprenez-vous ?

– Et vous avez peur de mourir ?

– Non, j'ai peur de tuer mon enfant, en le lui annonçant. Oh ! cela vient trop tard !...

Et Simon appuyait ses mains fiévreuses sur son visage, et ses larmes jaillissaient au travers de ses doigts.

– Mais, mon ami, répondit le docteur, vous vous exagérez les choses. Votre fille est malade, très malade, mais la nature même de son mal l'a habituée aux émotions ; et pour peu qu'on s'y prenne avec des ménagements.

– Dites-vous vrai, docteur ! Ah ! si vous disiez vrai !...

– Et puis, continua le jeune médecin, une émotion heureuse n'est jamais aussi à craindre que l'annonce d'un malheur.

Il y a un an, quand vous étiez dans le dénuement le plus complet, une transition aussi brusque aurait pu faire beaucoup de mal à votre enfant ; mais aujourd'hui que vous avez déjà une certaine aisance.

– Mon Dieu ! interrompit Simon avec une explosion de joie, je pourrai donc le lui dire !...

– Oui, mais pas ce soir...

– Demain, alors ?

– Quand je reviendrai... nous lui apprendrons cela peu à peu. Mais enfin, dit le médecin, qui ne put se défendre d'un mouvement de vive curiosité, vous avez donc fait un héritage ?

– Oui et non, dit-il.

– Comment ! oui et non ?...

Simon lui prit la main de nouveau.

– Écoutez-moi, dit-il.

– Parlez.

– Je m'appelle Simon, mais ce n'est que mon prénom.

Mon nom de famille, que je ne porte pas, que je n'ai même jamais porté, est Saint-Joseph ; je m'appelle le marquis Simon de Saint-Joseph.

– Bon ! fit le docteur.

– Mon grand-père a été dépouillé de sa fortune. Comment ? Je crois que le notaire le sait, mais il ne me l'a pas dit.

– Eh bien ?

– Donc, mon grand-père a été dépouillé. Mon père est mort dans la misère, et j'y suis né, moi, et j'y ai vécu toute ma vie.

– Cela ne m'explique pas encore l'histoire de vos trois millions, observa le docteur.

– C'est pourtant bien simple, reprit Simon. Mon grand-père a été dépouillé de sa fortune. Ceux qui l'ont ainsi dévalisé ont laissé des descendants ; ces descendants sont honnêtes et ils ont déposé chez un notaire trois millions qui représentent l'argent volé, augmenté de ses intérêts.

– Ah ! je commence à comprendre.

– Et le notaire a fait des annonces dans les journaux, afin de retrouver les héritiers ou l'héritier du marquis de Saint-Joseph, et cet héritier, c'est moi, dit Simon avec une bouffée d'orgueil dans la voix.

– Et depuis quand savez-vous cela ?

– Depuis trois heures, docteur. Mais...

Ici Simon parut calmer son agitation, et se montra tout à coup embarrassé.

– Qu'y a-t-il encore ? dit le docteur.

– Vous dites que demain on pourra tout dire à ma fille ?

– Oui, certes.

– C'est qu'il faudra que je fasse un voyage.

– Ah !

– Que j'aille jusqu'à Évreux, où mon père est mort et où je retrouverai les papiers nécessaires pour établir que je suis le petit-fils du marquis de Saint-Joseph.

– Eh bien ! vous ferez ce voyage.

– Et ma fille le saura ?

– Mais sans doute.

– Pardonnez-moi, balbutia Simon, mais tout me semble des obstacles.

Et pleurant et riant tout à la fois, il ajouta :

– C'est si extraordinaire de penser qu'on n'avait pas de pain la veille et qu'on a trois millions le lendemain ! Ah ! ah ! ah !

– Mon ami, dit le docteur, voulez-vous que je vous donne un bon conseil ?

– Oui.

– Eh bien, allez vous coucher et tâchez de dormir. Vous avez le système nerveux irrité, et vous avez besoin de vous bien porter, maintenant surtout que vous avez cent cinquante mille livres de rente.

Et le docteur, lui donnant une dernière poignée de main en souriant, se dirigea vers la maison, afin de voir la malade.

Simon ne le suivit pas, mais il s'approcha en dehors de la croisée éclairée, et il se prit à contempler sa fille à travers les vitres.

– Comme elle est belle ! murmura-t-il avec un accent de naïf orgueil.

Et puis, tout à coup, cet orgueil grandit démesurément.

– Oh ! dit-il, quand elle sera guérie, je veux qu'elle épouse un prince !

Il semblait déjà au pauvre homme que l'argent est un brevet de longue vie et qu'on ne peut pas mourir quand on a cent mille livres de rente.

LII

Simon avait bien suivi le conseil du jeune docteur l'engageant à s'aller coucher, mais il ne dormit pas de la nuit.

Comme il l'avait fort bien dit, le pauvre homme avait vécu trois siècles en trois heures.

Passer de la situation presque précaire où il se trouvait, devant tout à la générosité de M. de Valserres et de Paul Morgan ; passer, disons-nous, de cette situation à celle d'un homme qui n'a qu'à étendre la main pour devenir fabuleusement riche, c'était un premier coup de tonnerre ; mais ensuite se dire tout à coup : Ma fille est dangereusement malade, et il y a un mois encore, tous les médecins déclaraient qu'elle allait mourir, et je puis la tuer d'un mot, c'était bien un autre coup de foudre.

Simon s'était dit cela en sortant de chez Me Ladmirault. Alors il avait marché tout droit devant lui, mais en décrivant des zigzags et ni plus ni moins que s'il eût été ivre.

Quand il s'était trouvé à la porte de la maisonnette, une prostration profonde avait fait place à la joie insensée qu'il avait éprouvée tout d'abord.

Ainsi qu'il l'avait dit à Me Ladmirault en le quittant, cette fortune venait peut-être trop tard. Mais le jeune docteur lui avait tout à coup remis du baume dans le sang, pour nous servir d'une vulgaire expression, et l'espoir était revenu dans ce cœur affolé.

Il pouvait sans danger apprendre à sa fille qu'elle était riche.

Le docteur l'avait dit !

Et comme ce docteur-là était le seul qui n'eût pas systématiquement hoché la tête en présence de la malade et qui eût même toujours affirmé qu'il guérirait la pauvre Marthe, Simon, on le comprend sans peine, avait en lui une foi aveugle.

Aussi quelle nuit il passa, le pauvre homme !

Il ne ferma pas l'œil une minute ; il se releva vingt fois pour aller voir, à la fenêtre, si le jour était loin encore ; et puis, quand l'aube parut, il se dit que le docteur ne venait guère avant midi.

C'était encore plus de six heures à attendre.

Durant cette longue insomnie, Simon avait préparé une demi-douzaine de petits discours préliminaires qu'il adresserait à sa fille avant de lui apprendre la grande nouvelle ; mais aucun ne l'avait satisfait entièrement.

Puis il s'était pris à songer à ce voyage d'Évreux qu'il lui fallait faire s'il voulait entrer en possession des trois millions.

Et puis encore la vie de l'homme s'était effacée un moment, pour faire place aux souvenirs de l'enfant.

Simon n'était pas très vieux, il n'avait pas cinquante ans, bien qu'il en parût soixante-dix, tant il avait souffert.

C'était à Évreux que son père, le saltimbanque, avait fini par se fixer.

Simon se souvenait de sa mère, qui était morte quand il avait une dizaine d'années.

Un jour, les pauvres saltimbanques étaient arrivés dans le chef-lieu du département de l'Eure, exténués de fatigue, dépourvus de ressources et grelottant de froid, car on était en plein hiver.

La mère de Simon était déjà bien malade et elle se sentait proche de sa fin.

Il y a de bonnes gens en province. Le maître et la maîtresse de l'auberge misérable dans laquelle ils étaient descendus s'étaient intéressés à eux et ne les avaient point renvoyés parce qu'ils n'avaient pas d'argent. Le gentilhomme devenu comédien de carrefour erra longtemps par la ville, avec son maillot d'hercule et ses oripeaux de clinquant ; il fit son métier en conscience jusqu'au dernier jour, c'est-à-dire jusqu'au moment où la maladie le terrassa.

Il mourut un soir, au soleil couchant, sur un grabat, dans cette auberge où on le gardait par charité.

Alors les habitants du quartier, émus, ouvrirent une souscription, et se chargèrent de la mère et de l'enfant.

Six mois après, la mère mourut à son tour, et Simon se trouva seul.

Une bonne dame et un vieux prêtre se chargèrent de lui.

La bonne dame le mit en pension ; quelques années après, le vieux prêtre mourut, lui laissant deux ou trois centaines de louis avec lesquels l'enfant, qui avait alors près de quinze ans, put entrer dans un collège de Paris, ce même collège où il avait connu M. de Valserres, bien que celui ci fût beaucoup plus jeune que lui.

Or, tous ces souvenirs étaient revenus en foule à Simon, et Simon disait :

– Je ne suis pas aussi vieux que j'en ai l'air, et certainement, à Évreux, il y a des gens qui m'ont connu autrefois et qui vivent encore. Il ne me sera pas difficile d'établir mon identité.

Le bonhomme, quand le jour vint, était donc aussi agité que la veille au soir, quand le docteur était parti.

Il entendit sonner sept heures, puis huit, et il ne put s'empêcher de murmurer :

– Jamais le moment où le docteur vient n'arrivera !

Tout à coup il eut une inspiration, ou plutôt il éprouva ce besoin impérieux qu'on a de confier à quelqu'un une grande émotion.

En même temps, il eut peur de lui et se dit :

– Non, je ne pourrai pas voir Marthe sans me trahir, et je suis si maladroit que je lui ferais du mal.

Et alors il obéit à cette inspiration qui consistait à prendre des confidents.

Ces confidents, on le devine, c'étaient ces amis sûrs et fidèles qui l'avaient tiré de la misère, lui et sa fille ; c'était le baron Morgan, qui, le premier, lui avait parlé d'espérance, et la jeune femme devenue la compagne de Marthe, et enfin M. de Valserres, son ennemi d'autrefois, son ami d'aujourd'hui.

Simon, cette résolution prise, sortit de la chambre sur la pointe du pied.

La Normande, qu'il rencontra dans l'escalier, lui apprit que sa fille dormait encore et qu'elle avait passé une bonne nuit.

– Si elle demande après moi en s'éveillant, tu lui diras que je vais rentrer, dit Simon.

Et il sortit.

M. de Valserres avait conservé ses habitudes matinales, et il se promenait déjà dans le jardin de la villa.

Quand il aperçut Simon à travers la grille, le banquier fut pris d'une émotion subite.

Jamais Simon n'était venu chez lui depuis leur réconciliation.

Que s'était-il donc passé ?

Et M. de Valserres songea à la pauvre Marthe, et il eut peur...

LIII

La grille avait été laissée entrouverte par le jardinier.

Simon n'eut donc qu'à la pousser pour entrer, car M. de Valserres, subitement ému, ne se pressait point de venir à sa rencontre.

Simon alla droit à son ancien ennemi et lui dit :

– Je suis matinal, hein ?

Il y avait dans cette voix de l'agitation, une émotion mystérieuse à coup sûr, mais non de la douleur.

M. de Valserres respira.

– En effet, dit-il, je vois que nous avons les mêmes habitudes.

Mais quelle idée t'a passé par la tête de venir me voir, mon ami ? tu ne m'as pourtant pas habitué à tes visites.

– C'est que j'ai besoin de te parler...

– Ah !

– Et... sérieusement ?...

Simon n'était plus sombre et triste comme la veille, et les soupçons que M. de Valserres avait eus chez le notaire, soupçons changés un moment en une certitude, lui revinrent.

– Ah ! tu veux me parler ? dit-il.

– Oui.

– Eh bien, va, de quoi s'agit-il ?

Simon était parti de chez lui n'ayant qu'une idée, qu'un désir, qu'un but, obtenir le concours de M. de Valserres pour préparer sa fille à cette brusque arrivée de la fortune.

Mais, dans les dix minutes qu'il avait mises à franchir la distance qui séparait sa maison de la villa, il avait songé à une foule de choses.

Les brusques misères, les douleurs profondes, laissent dans le cœur plus de naïveté que d'expérience. Tout en songeant qu'il ne fallait pas apprendre brutalement à Marthe qu'elle était riche, Simon se souvenait comment il l'avait appris lui-même et il s'avouait tout à coup que sa raison pourrait bien en être ébranlée.

Ce n'est pas tout qu'être riche tout à coup, il faut apprendre à savoir l'être.

Et repoussant toute hypothèse fâcheuse à l'endroit de Marthe, le bonhomme, pensant à lui-même, s'était dit, en cheminant à petits pas :

– Mais moi, qu'est-ce que je vais donc faire de cet argent ? Comment, diable ! dépenserai-je cent cinquante mille francs par an ?

Puis il se dit encore :

– Mais Valserres a été riche, très riche, plus riche encore que je ne le suis, et il me donnera des conseils.

La Perrette du pot au lait de notre bon La Fontaine calculait tout ce que ce pot au lait renfermait pour elle de richesses dans l'avenir ; Simon avait, en route, fait un petit travail à peu près analogue.

Il avait commencé par acheter un hôtel, puis une grande terre en province, des chevaux, des voitures ; il se cherchait un prince pour gendre, et, lorsqu'il avait franchi la grille de la villa, il était en train de se faire nommer député et songeait vaguement au Sénat.

La question directe de M. de Valserres : « De quoi s'agit-t-il ? » l'éveilla à demi de ce rêve ingénu.

– Mon ami, dit Simon, quand tu étais très riche, que faisais-tu de ta fortune ?

M. de Valserres regarda le pauvre homme, et ses soupçons redevinrent une certitude.

Simon était l'homme aux trois millions.

Cependant M. de Valserres ne broncha pas.

– Mais, mon ami, dit-il, quand j'étais riche, je plaçais mon argent dans une foule d'entreprises hardies qui devaient doubler ma fortune et qui m'ont ruiné, comme tu vois.

– Ce n'est pas ce que je veux dire, balbutia Simon. Je parle de tes revenus.

– Mes revenus payaient mon train de maison, les fantaisies de ma fille et les miennes ; puis je faisais un peu de bien.

– C'est de ton train de maison que je veux parler, dit encore Simon.

– J'avais cette maison où nous sommes, un hôtel à Paris, une quinzaine de chevaux, ceux de ma fille et les miens ; je recevais beaucoup de monde, j'étais d'un club et je perdais de grosses sommes au jeu, je faisais courir et je perdais généralement encore.

Mais pourquoi diable me demandes-tu cela ?

Et M. de Valserres, qui n'avait pu s'empêcher de sourire, regardait Simon du coin de l'œil.

– Dame, répondit naïvement Simon, qui prit tout à coup les mains de son ancien ennemi, c'est que...

Il s'arrêta hésitant.

– Eh bien ? fit M. de Valserres.

– Eh bien... moi aussi... je suis riche...

M. de Valserres ne jeta point le cri d'étonnement auquel s'attendait presque Simon.

Il se contenta de dire en souriant :

– Je le savais...

– Tu le savais ! exclama Simon stupéfait.

– Oui, tu as trois millions...

– C'est vrai, fit le bonhomme. Mais... comment le sais-tu ? Tu as donc vu le docteur hier ?

– Non, mais j'ai vu Me Ladmirault, le notaire.

– Ah !

– Et je sais que tu t'appelles Simon, marquis de Saint-Joseph.

– C'est bizarre... bizarre ! murmurait Simon.

– Enfin, reprit M. de Valserres en souriant, tu viens me demander des conseils.

À cette dernière question, Simon tressaillit et songea à sa fille :

– Mon Dieu ! dit-il, je crois que je deviens fou ? Pardonne-moi, mon ami..., j'oubliais le vrai motif qui m'amène vers toi.

– Vraiment ?

– Figure-toi que Marthe ne sait rien encore.

– Je m'en doute.

– Ah ! j'avais peur de la tuer... comprends-tu maintenant pourquoi j'étais si triste ?

– Oui, je le comprends.

– Mais le docteur m'a dit qu'on pouvait tout lui dire, et qu'aujourd'hui, quand il viendrait... si elle était aussi bien qu'hier... il me ferait un signe... ; mais je ne sais pas, moi, je suis si embarrassé... comment dire cela à Marthe ?... Alors, toi qui es notre ami...

– Eh bien ! fit M. de Valserres, je m'en charge.

– Vrai ?

– C'est moi qui lui apprendrai qu'elle est riche.

Une bouffée de naïf orgueil revint au bonhomme :

– Sais-tu, dit-il, que c'est une belle dot que trois millions ?

– Mais oui, fit M. de Valserres.

– Avec cela, je puis trouver un prince pour gendre.

L'ancien banquier posa la main sur l'épaule de Simon.

– Mon bon ami, dit-il, veux-tu un conseil ?

– Parle.

– Au lieu de songer à un prince, donne ta fille à l'homme qu'elle aimera, c'est le meilleur usage que tu puisses faire de tes trois millions.

Simon courba la tête et murmura :

– Tu as raison... je suis un peu fou... pardonne-moi...

LIV

Ce même jour-là, un peu avant midi, notre ami M. Léon de Courtenay déjeunait tranquillement chez lui, tout seul, d'une côtelette, ce mets essentiellement parisien, lorsque M. Arthur de B..., à qui, quelques mois auparavant, il avait servi de témoin, se fit annoncer pour la forme et entra sur les pas du valet de chambre.

– Bonjour, cher, dit Courtenay ; voilà bien longtemps que nous ne nous sommes vus.

– Six mois au moins.

– Tu as voyagé ?

– J'ai passé la saison aux eaux de Kissingen, puis je suis allé chasser en Morvan.

– Et tu reviens ?

– Oui, pour une chose grave.

– Encore un duel, je parie ?

– Non, mais quelque chose qui y ressemble, répondit Arthur, un mariage.

M. de Courtenay fut tellement étourdi de cet aveu, que sa fourchette lui échappa des mains et tomba bruyamment dans son assiette.

– Excuse-moi, dit-il, mais des nouvelles aussi brusques, qui vous arrivent sans préparation. Ainsi tu te maries ?

– Mon bon ami, répondit Arthur, je suis allé aux eaux, je te l'ai dit ; j'ai rencontré une jolie personne flanquée de son papa et de sa maman.

Le papa est un ancien colonel ; la maman est une femme d'esprit. Quant à* elle*, un ange, cela va sans dire.

Cependant, aux eaux, dame, on se méfie !...

On y rencontre tant de colonels pour rire, et des filles dont la dot est constituée en mouzaïas.

Je suis donc revenu à Paris, et j'ai accepté l'invitation que le colonel m'avait faite de le visiter à l'automne dans sa terre du Morvan.

C'est une vraie terre, mon ami ; avec un vrai château, de vraies fermes, et mon colonel est un vrai colonel. Cela n'arrive pas tous les jours aux eaux de Kissingen. La petite est jolie, bonne musicienne, sait faire des confitures et des pâtisseries, ne se déplaît pas à la campagne pendant six mois et ne me paraît pas folle du bal.

– Et tu épouses ?

– Dans trois semaines. Tout est superbe pour le moment ; après, dame, advienne que pourra !

M. de Courtenay était devenu rêveur.

– Me blâmerais-tu ? fit Arthur.

– Non, répondit Courtenay.

– M'approuves-tu ?...

– Oui et non... cela dépend... À propos, as-tu déjeuné ? Veux-tu partager ma côtelette ?

– J'ai déjeuné, merci !

M. de Courtenay essaya de reprendre la conversation, mais il ne parvint qu'à laisser échapper quelques phrases coupées de quelques mots sans suite.

– Mais vraiment, s'écria enfin Arthur, qui s'était, en manière de distraction, versé une tasse de thé et roulait une cigarette, l'annonce de mon mariage semble te faire perdre la tête.

À cette interpellation directe, Courtenay tressaillit, posa ses deux coudes sur la table et répondit brusquement :

– Ma foi ! tant pis, tu l'auras voulu !

– Quoi donc ?

– Devenir mon confident.

– Tu as une confidence à me faire ?

– Mon Dieu, oui.

– Je gage que, toi aussi, tu te maries ?

– Non, mais je suis amoureux...

M. Arthur de R... regarda son ami avec un certain étonnement.

– Mon cher, reprit Léon de Courtenay, tu vois un homme qui a passé sa vie à se refuser toute émotion violente et tout excès. Je ne me suis abandonné complètement à aucun penchant, je n'ai aimé qu'avec réserve, semblable à ces convives qui ne boivent que de l'eau rougie par crainte de se griser.

Voilà six années que tout Paris me proclamait le plus sage et le plus philosophe des viveurs.

Use de tout, n'abuse de rien, telle était ma devise ; chercher le plaisir, puis l'amour, c'était mon programme, car je savais que les plus grandes dames du demi-monde, si elles nous nuisent quelquefois, causent moins de ravages dans notre cœur qu'une petite fille qui a des mains rouges et de la vertu.

Adieu mes théories, mon cher bon ! me voici amoureux... et amoureux d'une femme qui ne peut être ma maîtresse... ni ma femme.

– Pourquoi ?

– J'ai un rival, ou plutôt une rivale, dit M. de Courtenay avec mélancolie.

– Ah !

– Et cette rivale, mon ami, se nomme la mort, acheva Léon.

Arthur fit un véritable soubresaut sur son siège.

– Es-tu fou ? dit-il.

– Non, mais j'aime une pauvre fille qui sera peut-être morte dans un mois.

– Allons donc !

– Ma foi ! reprit M. de Courtenay s'efforçant de sourire, tu l'as voulu ! tant pis pour toi, tu sauras tout.

– Mais parle donc, cher ami.

– Te souviens-tu du jettator ?

– Simon ?

– Oui.

– Il n'était pas si jettator que cela, et la preuve en est que j'ai tué mon adversaire quand je devais être tué moi-même. Eh bien ?

– C'est sa fille que j'aime. Ah ! mon bon, c'est toute une histoire. J'ai commencé par ne m'intéresser à elle que pour faire plaisir à Morgan.

– Bon !

Puis Morgan et son beau-père sont partis en me la recommandant. Alors j'ai pris ma mission au sérieux ; puis je me suis associé un jeune médecin plein de talent, qui paraît avoir trouvé des moyens victorieux contre la phtisie.

D'abord cette lutte contre le mal a séduit mon esprit désœuvré, puis ma sensibilité s'en est mêlée.

– Puis ton cœur.

– Comme tu le dis.

– Mais enfin comment est-elle ?

– Tantôt bien, tantôt mal.

– Elle a passé la chute des feuilles ?

– Oui ; mais viennent les premiers bourgeons.

La voix de ce railleur éternel qu'on appelait Courtenay était devenue sourde tout à coup.

– Veux-tu un conseil ? dit Arthur.

– Parle.

– Épouse-la ; je gage que tu la sauveras !.

– Oh ! si je le savais... fit M. de Courtenay vivement.

En ce moment la porte s'ouvrit et le valet de chambre apporta une lettre sur un plateau, disant :

– De la part de M. le baron Morgan.

LV

Cette lettre échappa des mains de M. de Courtenay.

– Mais qu'as-tu donc ? fit Arthur, et comme te voilà pâle !

– Mon ami, répondit M. de Courtenay, sais-tu ce que contient cette lettre ?

– Non.

– Une chose bien simple. Marthe la poitrinaire, Marthe la mourante, Marthe que j'aime, hérite de trois millions.

– Bravo ! sir Arthur. Alors tu l'épouseras, et l'amour aidant elle vivra.

– Je vois que tu ne me connais pas, répondit froidement Léon. Je l'eusse épousée peut-être quand elle était pauvre. À présent, c'est impossible, et elle ne saura même pas que je l'aimais.

Et M. de Courtenay s'approcha d'une table, prit une plume et écrivit la lettre suivante :

Mais M. de Courtenay n'avait pas encore fermé cette lettre que son valet de chambre reparut.

Il apportait une nouvelle lettre confiée à un commissionnaire.

M. de Courtenay fut pris d'un tremblement nerveux en l'ouvrant, car il avait reconnu l'écriture de Marthe Simon.

Marthe écrivait :

– Fatalité ! murmura M. de Courtenay.

Et il jeta au feu la lettre qu'il venait d'écrire.

LVI

Léon de Courtenay passa le reste de la journée à faire et à défaire sa malle.

Tantôt, bien résolu à quitter Paris le soir même, il écrivait à Paul une autre édition de cette lettre qu'il avait jetée au feu.

Tantôt, se disant qu'il ne pouvait refuser à Marthe l'entretien qu'elle lui demandait, il brûlait ce qu'il venait d'écrire.

Son valet de chambre dut le croire fou.

En effet, il avait commencé par annoncer qu'il partirait par l'express de Londres qui quitte Paris à sept heures.

À sept heures un quart, Léon était encore chez lui, roulant une centième cigarette et toujours hésitant.

Une vague curiosité se mêlait du reste à cette singulière hésitation.

Que pouvait lui vouloir Marthe ?

Jamais la jeune fille ne lui avait écrit, jamais elle n'avait paru éprouver le besoin de se trouver en tête à tête avec lui.

Cette curiosité l'emporta dans l'esprit et le cœur quelque peu bouleversés de M. de Courtenay.

À sept heures et demie il demanda sa voiture et donna l'ordre à son valet de chambre de tenir tout prêt pour son départ, le lendemain, par l'express du matin. Puis il se fit conduire à Auteuil.

– Ma parole d'honneur, murmurait-il une demi-heure plus tard en montant à pied la rue de la Croix, si cette petite Marthe était restée pauvre, j'aurais fini par l'épouser... Or, comme elle est condamnée à mourir. Allons, Dieu fait bien tout ce qu'il fait...

Arrivé à la grille, il regarda au travers des volets qui la doublaient en dedans.

La nuit était obscure, la maison silencieuse, et on n'apercevait qu'une seule lumière au rez-de-chaussée, celle d'une lampe à abat-jour placée sans doute dans le salon.

Léon de Courtenay connaissait aussi bien que Paul et la famille cet innocent secret qui permettait aux intimes de la maison d'ouvrir la grille eux-mêmes, et il entra dans le jardin sans faire aucun bruit.

Mais en chemin il rencontra la Normande, cette servante non moins idiote que dévouée.

– Ah ! monsieur Léon, lui dit-elle, je ne sais pas ce qui arrive, mais le père de mademoiselle est gravement fatigué ce matin, et voilà qu'il vient de partir en disant qu'il ne reviendrait pas ce soir !

– Je sais cela, dit Léon.

– Mais, reprit la Normande, mademoiselle est moins bien que ces jours-ci, et voilà que ses joues redeviennent rouges comme il y a trois mois. Ce soir elle est comme sur du feu et ne tient pas en place, et elle demande à tout moment si on n'entend pas le bruit d'une voiture.

– Elle m'attend avec impatience, pensa Léon de Courtenay.

Et il écarta la Normande, qui s'était plantée devant lui, pénétra dans le vestibule et alla frapper à la porte du salon.

– Entrez ! répondit la voix de Marthe.

À la vue de M. de Courtenay, la jeune fille se souleva à demi dans son fauteuil, mais elle retomba.

Étaient-ce les forces qui lui manquaient, ou bien était-elle sous le coup de quelque violente émotion ?

Elle tendit la main à Léon :

– Vous êtes bien bon, monsieur, d'être venu, dit-elle.

– Mais, chère enfant, murmura-t-il, non moins ému qu'elle, vous voilà donc encore souffrante ce soir !

– Oui, j'ai été un peu bouleversée... Il s'est passé tant de choses !

– Je le sais.

– Ah ! vous... savez ?...

– Je sais que vous voilà riche, fit-il en souriant.

– C'est précisément pour cela que je vous ai écrit, mon ami.

Et d'un geste et d'un sourire elle l'invita à s'asseoir auprès d'elle.

Léon obéit, et il continua à tenir une des mains de Marthe dans la sienne.

Marthe reprit :

– Mon père perd un peu la tête, et je n'ai même pas songé à tout lui dire.

Léon tressaillit.

– Car je sais tout, fit-elle, et depuis longtemps.

– Vous... savez !...

– Je sais que, pour restituer ces trois millions, M. de Valserres et le baron Paul Morgan, mes deux autres bienfaiteurs, se sont condamnés à la pauvreté.

– Comment ! exclama M. de Courtenay, vous savez cela ?

– Oui.

– Mais comment le savez-vous ?

– Il y a deux mois j'ai eu une mauvaise nuit pendant laquelle M. de Valserres et sa fille sont restés à mon chevet.

Vers quatre heures du matin, je m'étais un peu assoupie, mais je ne dormais pas, et j'entendais, la fièvre aidant, tout ce qui se disait et se faisait autour de moi. Persuadés que je dormais, le père et la fille causaient précisément de cet héritier introuvable.

J'étais loin alors, comme bien vous pensez, de supposer que cet héritier c'était mon père.

Aussi me suis-je tue, et depuis deux mois que je possédais ce secret, jamais un mot, jamais un geste ne me sont échappés qui pussent éveiller la susceptibilité ombrageuse de M. de Valserres et de ses enfants.

Or, mon ami, poursuivit Marthe, je sais donc toute l'histoire, et je partage entièrement votre opinion, cent mille francs ne valent pas trois millions, et la probité de M. le baron Morgan est exagérée.

– Je lui conseillais de partager, moi, dit M. de Courtenay, qui ne savait pas où Marthe en voulait venir.

– Je le leur proposerais bien aussi, reprit-elle ; mais je les connais, ils me refuseraient.

– C'est bien possible.

– Alors j'ai songé à vous...

– Oh ! moi ! fit Courtenay, je n'aurai pas plus d'influence.

– Quant à mon père, poursuivit-elle, il est complètement grisé... et il n'a plus qu'une chose en tête, me marier...

M. de Courtenay tressaillit, et une pâleur mortelle se répandit sur son visage.

– Me marier, dit-elle avec un sourire, quand je sens bien que je n'ai pas trois mois à vivre... La chute des feuilles m'a épargnée, mais, je le sens, je m'en irai avec les premiers bourgeons du printemps.

Alors, savez-vous ce qui arrivera ? Mon pauvre père deviendra fou, il me suivra à quelques jours de distance, et nos amis resteront pauvres ; car les parents que nous avons en Savoie, paraît-il, viendront recueillir notre héritage.

Aujourd'hui, voyez-vous, continua Marthe, parler à mon père d'un pareil revirement, ce serait le tuer ; et puis il a tant souffert qu'il est égoïste pour tout ce qui n'est pas moi... Lui parler de se dessaisir d'une partie de cet argent qui nous arrive serait s'exposer à un refus.

C'est pour cela que j'ai songé à vous...

– Mais que puis-je faire, moi ? s'écria M. de Courtenay.

– Écoutez, mon père me donnera deux millions de dot. J'ai le droit de les laisser par testament à mon mari. Voulez-vous m'épouser ? Je n'enchaînerai pas votre liberté longtemps, mon ami, puisque je vais mourir... et quand je serai morte, vous qui êtes riche, vous qui êtes l'ami de Paul Morgan, vous lui rendrez ce que je vous aurai laissé.

Léon de Courtenay avait glissé de son siège aux genoux de Marthe :

– Oui, dit-il enfin, oui, vous serez ma femme... mais vous ne mourrez pas... car je vous aime !...

Un cri souleva la poitrine oppressée de la jeune fille, puis ses yeux se fermèrent et sa tête s'inclina sur l'épaule de M. de Courtenay qui baisait ses mains avec transport...

Épilogue

Ceci se passait au commencement du mois de mai dernier.

M. de Valserres, sa fille, son gendre et son petit-fils, un bel enfant de deux ans et demi, qui a les cheveux blonds comme un chérubin, étaient assis un soir à l'heure du crépuscule sous un berceau de jasmins, de clématites et de chèvrefeuilles, dans le jardin de la villa d'Auteuil.

L'enfant se roulait sur l'herbe, M. de Valserres et son gendre fumaient tranquillement des cigarettes et Pauline travaillait à un ouvrage de tapisserie.

Le calme le plus profond semblait régner au milieu de cette famille, et il eût été difficile de supposer qu'elle avait éprouvé, peu d'heures auparavant, une vive émotion, si, de temps à autre, M. de Valserres ne s'était levé avec une certaine émotion et, allant entrouvrir la petite porte de la grille, n'eût exploré l'avenue.

Évidemment ils attendaient quelqu'un.

Le matin même, la poste avait apporté au baron Morgan une lettre datée de Lyon et ainsi conçue :

Cette lettre était donc arrivée le matin, et depuis une heure, les hôtes de la villa étaient fort agités, tant ils avaient hâte de revoir leurs vieux amis.

Enfin un bruit de voiture se fit entendre, et ce bruit vint mourir à la grille.

Tous s'élancèrent, mais le jardinier arrivé avant eux avait ouvert les deux battants de la grille, et le coupé de Léon de Courtenay entra aussitôt.

Marthe en sortit belle et radieuse, et se jetant au cou de Pauline, elle lui dit à l'oreille :

– Mon amie, je crois que je vais devenir mère. Si j'ai une fille elle sera baronne Morgan, n'est-ce pas ?

Oh ! que c'est bon de vivre !

M. de Valserres avait passé son bras sous celui de Léon de Courtenay et lui disait :

– J'étais bien un peu de votre avis au sujet des quatorze cent mille francs, mais cet argent avait besoin d'une épuration.

– Et il l'a eue, répondit Courtenay, en passant par vos mains, car Paul et vous, mon cher ami, vous êtes les plus honnêtes gens qu'on puisse rencontrer.

– Amen ! murmura le vieux Simon qui, les yeux humides, contemplait sa fille rayonnante de jeunesse et de santé et que les approches de la maternité rendaient plus belle encore.