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Écoute, me dit mon ami Goguel, tu es un homme de paix, un homme amoureux du bétail, des abeilles et de tout ce qui regarde la vie des champs ; c'est tout naturel, de père en fils dans ta famille on ne fait que labourer, semer et récolter ; mais il ne faut pas croire que les autres vous ressemblent ; il ne faut pas dire non plus que l'Éternel est avec vous seuls ; si l'Éternel n'aimait que la paix, est-ce qu'il aurait créé et mis au monde les éperviers pour manger les poules, les loups pour manger les moutons et les brochets pour avaler les carpes ?
Quant à moi, je ne te cache pas que j'ai toujours eu plus de plaisir à me sentir un bon cheval entre les jambes, un sabre à la ceinture et un mousqueton sur la cuisse, que d'être assis devant une charrette pour conduire des légumes au marché.
Que veux-tu ? À chacun son caractère ! Le plus beau jour de ma vie, c'est le 30 mars 1871, quand Grosse, vieux trompette au 1er chasseurs d'Afrique, à Blidah, sonna vers une heure aux fourriers de tous les escadrons, et qu'en entrant dans la salle du rapport, je vis l'adjudant Pigacé qui me souriait en se retroussant les moustaches.
Je sentis aussitôt qu'il allait m'arriver quelque chose d'agréable, et je ne me trompais pas ; à peine les camarades réunis, l'adjudant s'écria :
-- Ordre du jour. -- Quel numéro avons-nous ? Personne n'en sait rien !... Allons, vous le mettrez plus tard. -- Promotions : Le colonel commandant le 1er régiment de chasseurs d'Afrique nomme maréchal des logis, Goguel (Alban-Montézuma).
Il n'avait pas fini de parler, que j'étais un tout autre homme. Moi, Goguel, engagé pour la durée de la guerre contre la Prusse, maréchal des logis de chasseurs d'Afrique au bout de huit mois de service !... Tu ne pourras jamais comprendre ça. Je me redressai, j'allongeai mon pantalon, les deux pouces dans les poches, les épaules effacées, et je criai :
-- Vive la France !
Les autres riaient, et l'adjudant, refermant son cahier, me dit d'un air joyeux :
-- Eh ! eh ! Goguel, nous voilà le pied dans l'étrier ; nous entrons dans les honneurs !...
Tu penses bien que j'invitai les camarades à boire l'absinthe, et que nous sortîmes tous bras dessus, bras dessous, pour aller à la cantine. Jusqu'à cinq heures on ne fit que rire, trinquer et se représenter la vie en beau. Mais à cinq heures, Grosse sonne encore une fois aux fourriers. Nous sortons, et là, devant le quartier, on annonce que le maréchal des logis Goguel est désigné pour aller rejoindre le détachement à Tizi-Ouzou, avec quatre chasseurs non montés.
Tu sauras que Tizi-Ouzou se trouve en Kabylie, à trente-cinq lieues environ de Blidah, et que nous avons en cet endroit un fort qui protège les villages européens. Des hommes étaient morts là-bas, soit par maladie, soit autrement ; on envoyait quatre de nos chasseurs les remplacer et monter leurs chevaux.
C'était très bien ; mais de faire porter le porte-manteau et les bagages à mes hommes pendant trente-cinq lieues, sous le soleil d'Afrique, cela me paraissait un peu dur. J'ai toujours pensé qu'il faut ménager le soldat autant que possible, et je passai le reste de la journée à tourmenter l'intendance pour faire voiturer mes chasseurs par la charrette et la vieille bique du père Lubin, qui remplissait ce service depuis quinze ans.
On finit par me l'accorder.
Le lendemain donc, avant le petit jour, ayant harnaché mon cheval et fait compléter les effets d'habillement de mes hommes, je leur donnai l'ordre de prendre l'avance.
Moi, je courus serrer la main de mon ami Jaquel, avoué à Blidah. Mon cheval piaffait à la porte. Nous prîmes sur le pouce un petit verre de kirschen-wasser qu'il avait reçu du pays ; puis, nous étant embrassés, je sautai en selle et je rejoignis mon petit détachement d'un temps de galop.
La vieille rue des Juifs était encore déserte ; quelques bonnes femmes donnaient leur coup de balai le long des murs et tournaient la tête pour voir filer le maréchal des logis à franc étrier, le sabre sonnant contre la botte.
Une fois hors de la porte d'Alger, j'eus bientôt rattrapé la charrette, qui s'en allait au pas, avec mes quatre chasseurs fumant leur pipe à la fraîcheur du matin et causant entre eux de choses indifférentes.
Un peu plus loin, nous prîmes la route de Dalmatie, chemin stratégique qui longe le pied de l'Atlas et qui devait nous conduire directement à l'Arba, notre première étape.
Jamais je n'oublierai le calme joyeux de notre départ, à cette heure matinale où la fraîcheur règne encore à l'ombre de hautes montagnes. Les cailles s'appelaient et se répondaient au milieu des blés ; elles sont innombrables en Algérie. À notre droite montait l'Atlas, avec ses broussailles de lentisques et d'ajoncs dorés ; à notre gauche s'étendait la plaine de la Métidja, couverte de récoltes, et ses mille ruisseaux qui sortent en bouillonnant des gorges voisines.
À mesure que s'élevait le soleil, les tourterelles, les rossignols et d'autres oiseaux du pays s'égosillaient dans les sycomores, et nous distinguions mieux, à travers le crépuscule, la grande masse de pierres en pyramide qu'on appelle le Tombeau de la Reine, et, tout au bout de l'horizon, le grand mont du Zackar.
C'était quelque chose d'immense, personne ne peut se faire une idée de cette abondance des biens de la terre.
Si l'on avait construit des chemins de fer en Algérie depuis trente ans, les villages seraient venus se poser par milliers sur leur parcours, comme on le raconte de l'Amérique ; nous aurions là une France plus belle et plus riche que la première. Mais nous autres, nous voulons que les villages existent avant d'établir des routes et des chemins de fer ; nous donnons des pays entiers à des gens qui ne cultivent rien, et puis nous avons les bureaux arabes. Tu ne sais peut-être pas ce que c'est qu'un bureau arabe, je vais te le dire, ce ne sera pas long.
D'abord, toute l'Algérie est divisée en trois grandes provinces : celle d'Alger au centre, celle d'Oran à l'ouest, et celle de Constantine à l'est.
Chacune de ces provinces a plusieurs subdivisions, qui sont administrées, les unes civilement par des préfets, comme en France, les autres militairement par des bureaux arabes.
Les bureaux arabes font tout dans ces dernières provinces ; ils répartissent les impôts, ils rendent justice, ils veillent à l'instruction publique ; ils ont même autorité sur les choses de la religion.
Aussi la place de chef d'un bureau arabe, quand ce serait le plus petit de tous, est une fameuse place, surtout en ce qui regarde les impôts. Un simple sous-lieutenant, ruiné de fond en comble par le jeu, par le luxe et toutes les mauvaises habitudes, lorsqu'il a la chance d'être attaché à quelque bureau arabe, paye ses dettes rapidement : il s'achète des immeubles, il monte des chevaux magnifiques, il marche sur des peaux de lion, enfin il mène un train de pacha, et tout cela avec sa paye de sous-lieutenant !
Tu penses bien que je ne vais pas t'expliquer comment ces messieurs s'y prennent ; cela les regarde et ne regarde pas l'armée d'Afrique : le vrai soldat est fait pour se battre, quand la patrie l'ordonne, et ne se fourre pas dans des affaires véreuses. Mais tu dois comprendre que ces gens tiennent à leurs places en proportion de ce qu'elles leur rapportent, et que tous les bureaux arabes considèrent l'administration civile comme leur plus terrible ennemie.
Nous allions donc ainsi, tout rêveurs, moi sur mon cheval Négro, et les autres sur leur carriole, le vieux Lubin devant, avec sa blouse déteinte, son morceau de chapeau gris sur l'oreille, et criant à chaque pas : « Hue ! Grisette, hue ! » ce qui ne faisait pas aller la pauvre bête plus vite.
De temps en temps nous rencontrions un Arabe assis sur son cheval, les genoux en l'air, comme dans un fauteuil, le grand manteau blanc rabattu sur les étriers, le long fusil en travers de la selle, ou bien une jeune femme revenant de la source voisine, sa cruche de grès sur l'épaule.
On ne se disait ni bonjour ni bonsoir ! Je crois que ces gens-là nous méprisent, car ils passent auprès de nous sans même nous jeter un coup d'œil.
Au petit village de Dalmatie, où nous arrivâmes vers six heures du matin, mes hommes voulurent absolument m'offrir un verre de vin, que je ne pus pas leur refuser. Ce petit vin de Dalmatie était excellent ! Cela ne m'empêcha pas de leur dire, après m'être essuyé les moustaches, qu'à l'avenir on ne s'arrêterait plus en route, parce qu'un chef a des devoirs particuliers à remplir, et que s'ils se conduisaient bien, je leur ferais part d'une cinquantaine de francs que m'avait prêtés mon ami Jaquel, pour nous alléger les fatigues du voyage ; mais que s'ils me jouaient des farces, je m'en tiendrais à la solde de route. Ils me promirent que tout irait bien, et nous partîmes, n'ayant plus qu'une trentaine de kilomètres à faire dans la journée.
Tout en marchant, je riais en moi-même des chasseurs de notre pays, qui se fatiguent du matin au soir à courir après un lièvre, tandis qu'à chaque massif de chênes nains, de lentisques ou d'aloès, partaient des compagnies de perdrix dans toutes les directions.
Voilà ce qui s'appelle un pays giboyeux ! Et quant à la culture, je n'en parle pas ; on peut dire que tout pousse à foison. C'est là que devraient aller, avec leurs femmes et leurs enfants, les pauvres diables qui s'épuisent à faire pousser du seigle et des pommes de terre dans le sable de nos montagnes. Mais il ne faudrait plus de bureaux arabes, car avec les bureaux arabes nous aurons toujours des guerres en Afrique, et ceux qui cultivent ont surtout besoin de la paix.
Quelquefois, en levant le nez, nous voyions par dessus les mûriers, les oliviers et les autres arbres, tout au haut de la côte, un berger arabe appuyé sur son grand bâton, qui nous regardait en silence.
Après cela, pour finir de te peindre le pays, nous rencontrions aussi de loin en loin un Kabyle, autre espèce d'indigènes particulièrement adonnés au commerce. Ils vont rarement à cheval, étant de vrais montagnards, et passaient auprès de nous fiers comme des patriarches, avec leurs burnous graisseux et leurs belles mules chargées d'outres pleines d'huile.
L'huile est le plus grand commerce de la Kabylie. Dans chaque village, on trouve un pressoir, où les gens apportent leur récolte d'olives. Les Kabyles approvisionnent aussi nos marchés d'oranges, de citrons, de pêches, de grenades, de melons, de concombres, de poivrons, d'aubergines, enfin de tous les fruits et de tous les légumes qu'ils cultivent autour de leurs villages. Les grains viennent dans la plaine ; c'est l'affaire des Européens et des Arabes.
Mes chasseurs s'étaient mis à chanter des gaudrioles, qui les faisaient rire, et puis de ces vieilles chansons que le régiment avait chantées en Crimée, en Italie, au Mexique, et même à Lunéville, en Lorraine, avant d'aller à Metz et à Sedan, où les trois quarts de nos anciens avaient mordu la poussière. On devenait grave en pensant à ces braves, qui tous avaient fait leur devoir et qui dormaient maintenant dans les brouillards de la Meuse et de la Moselle.
Mais bah ! il vaut mieux être mort que de vivre comme ces gens qui rendent leur épée pour sauver leur peau et leurs fourgons ; au moins on ne connaît pas la honte, et votre mémoire élève le cœur des enfants de la patrie.
Finalement, à quatre kilomètres de l'étape, je partis en avant, sachant trouver à l'Arba mon camarade Rellin, détaché depuis environ quinze jours avec vingt hommes, à la garde d'un convoi de poudre.
Comme j'approchais de l'Arba, j'aperçus en dehors des murs le bivouac, les fourgons, les tentes, les chevaux au piquet. J'y courus d'abord ; et je crois voir encore mon vieux Rellin, la barbiche en pointe, le képi sur l'oreille, en train de raccommoder une de ses bottes ; je l'entends me crier, en passant la tête à travers sa tente toute décousue :
-- Hé ! c'est Goguel. D'où diable sort-il ? Ah çà ! mon vieux, tu m'apportes la solde du détachement ?
-- Ma foi non ! Je n'ai rien à ton service, sauf un bon appétit, que je te recommande.
Alors, il se mit à rire.
-- Eh bien ! descends de cheval, dit-il.
Et se tournant vers son chasseur, qui bouchonnait les chevaux plus loin, il lui cria :
-- Mathis, tu vas mettre le cheval du maréchal des logis au piquet. Tu veilleras à ce que rien ne lui manque.
-- Oui, maréchal des logis.
-- Et tu préviendras le cuisinier que nous avons une bonne fourchette de plus au râtelier.
Là-dessus il sortit, et me prenant par le bras :
-- Arrive, dit-il, nous allons boire le vermouth, en attendant que tout soit prêt.
Nous passions déjà le petit mur du bivouac, quand, se retournant encore une fois, les deux mains devant la bouche, il cria :
-- Mathis, tu viendras nous prendre à l'auberge du Colon économe.
Le chasseur fit signe qu'il comprenait, et nous enfilâmes une ruelle juste en face du bivouac.
L'Arba est un grand et beau village européen, à l'embranchement de la route stratégique de l'Atlas avec celle d'Alger à Aumale ; ses maisons sont bien alignées, bien bâties, couvertes de tuiles et blanchies à la chaux.
Le village a son église, sa gendarmerie, son grand moulin sur l'oued Djemmaa, une belle place carrée plantée d'arbres, une grande fontaine en croix ; et dehors, à l'endroit où nous étions campés, un marché de grain et de bétail, où viennent deux fois par semaine tous les marchands des environs.
Un peu plus loin, nous entrâmes à l'auberge du Colon économe, qui forme le coin de deux ruelles et présente une assez belle apparence ; mais nous eûmes à peine le temps de nous asseoir, car Mathis vint nous appeler à midi juste, et nous retournâmes au bivouac, où mes hommes, arrivés depuis un instant, faisaient honneur à la gamelle des camarades.
Rellin et moi, tous les deux assis sur notre selle, à l'ombre de sa tente, nous dînâmes d'une bonne poule au riz ; et, comme j'avais eu soin d'apporter de l'auberge une bouteille de vin, rien ne nous manquait ; puis nous prîmes notre café.
Tout en mangeant et nous rafraîchissant, Rellin me raconta qu'un caïd des environs d'Aumale avait refusé ses appointements et venait de nous déclarer la guerre ; que les 3 e et 4e escadrons du régiment, détachés à Alger, étaient partis pour Aumale en doublant les étapes, laissant sous la garde de quelques chasseurs vingt voitures encore là, près des nôtres, et qu'il attendait, d'une minute à l'autre, l'arrivée d'un bataillon du 1er zouaves, chargé d'escorter le convoi.
Il me dit aussi que les diligences d'Alger n'arrivaient plus et que les Arabes avaient commencé par couper les fils télégraphiques.
Tout cela m'étonnait, car à Blidah, le matin même, il n'avait été question de rien.
Rellin m'assura que les Arabes avaient essayé d'acheter des cartouches chassepot à ses hommes, ce qui le forçait d'ouvrir l'œil.
Oui, cela me surprit d'abord ; l'idée de croiser le sabre avec les Arabes me réjouit ensuite, et, rêvant à ces choses, j'allai faire un petit somme sous la tente de Rellin.
Vers quatre heures, il m'éveilla ; tout était en ordre, les chasseurs à leur poste, et nous retournâmes à l'auberge du Colon économe.
Des négociants d'Alger, marchands de grains et de bétail, arrivés sans doute pour le marché du lendemain, remplissaient la salle ; ils buvaient de la bière, et les deux filles de l'aubergiste avaient bien du mal à servir tout ce monde.
Ces négociants, avec leurs chapeaux de paille et leurs grosses vareuses, semblaient être de bons enfants ; la vue de l'uniforme leur fit plaisir ; ils nous invitèrent à prendre de la bière avec eux ; Rellin accepta, et bientôt on se mit à parler de politique.
Un petit vieux, la tête toute blanche, les yeux vifs et le nez pointu, rejetait tous nos malheurs sur l'Empire ; il savait tout ce qui s'était passé dans la colonie depuis quarante ans et tapait sur la table avec son petit poing. Il racontait mille abominations des bureaux arabes, des congrégations de jésuites, des sociétés financières, etc.
Je ne sais pas où ce petit homme avait pris toutes ses histoires, et la seule chose qui m'en revienne aujourd'hui, c'est la fin, quand il s'écria :
-- Oui, messieurs, nous en sommes là ; c'est triste, c'est pitoyable !... Mais attendez, vous en verrez bien d'autres... On raconte déjà que du côté de Bordj-bou-Arraidj les affaires se gâtent ; que Mohamet-el-Mokrani s'est révolté... Eh bien ! je ne serais pas étonné qu'il y eût encore du bureau arabe là-dessous !... On dit que le nouveau gouverneur général, M. de Gueydon, arrive muni de pleins pouvoirs du gouvernement de la République, et que son premier acte sera la suppression des bureaux arabes ; j'en doute, car M. de Gueydon est un royaliste clérical ; mais les bureaux arabes, se croyant menacés, peuvent bien faire une petite insurrection, comme ils en ont fait tant d'autres, pour prouver encore une fois qu'ils sont indispensables.
Pas un des autres négociants ne lui donna tort ; au contraire, ils semblaient tous être de son avis ; et, quant à nous, cela ne nous regardait pas, nous écoutions sans rien dire.
Vers le soir, ces gens sortirent, et nous restâmes seuls à prendre de la bière, regardant les deux filles de l'aubergiste, Mlles Marguerite et Marie, une jolie brune toute vive et une belle blonde, remettre un peu d'ordre dans la maison. La plus jeune finit par dresser la table pour le souper, et l'aubergiste, M. Pouchet, un homme grand et sec, à mine respectable, sans doute content de notre bonne tenue, nous pria de manger la soupe en famille, ce que nous acceptâmes de bon cœur.
J'eus soin de laisser tout le monde prendre place, et de m'asseoir ensuite à côté de Mlle Marie, dont les yeux bleus et les cheveux blonds me rappelaient les jeunes filles des Vosges. Te dire ce que l'on mangea, j'en serais bien embarrassé ; c'était, je crois, une soupe aux haricots et puis un gigot à l'ail avec de la salade ; mais ce que je puis t'affirmer, c'est qu'à notre retour au bivouac, vers dix heures, j'aurais donné mes galons pour être toujours assis à côté de Mlle Marie ; et que cette nuit-là, n'ayant pas dépaqueté ma tente, et m'étant couché près de Rellin, je l'empêchai de fermer l'œil à force de lui rabâcher mon admiration et mon enthousiasme.
La nuit était magnifique, claire, couverte d'étoiles ; les rossignols chantaient à plein gosier dans tous les orangers du voisinage, et la bonne odeur des fleurs me rendait fou.
-- Tu dors, Rellin ? tu n'as pas honte de dormir ? disais-je en le poussant du coude.
-- Non ! non !... Je t'entends bien... Va toujours !... faisait-il en se remettant tout doucement à ronfler ; je t'écoute !
Enfin au petit jour je me levai ; je donnai sa ration à Négro, j'éveillai le père Lubin, qui se dépêcha de fourrager sa haridelle. Les chasseurs préparaient déjà leur café, Mathis nous apporta le nôtre ; puis mon cheval étant harnaché, mes hommes sur leur charrette, je serrai la main de Rellin, et nous voilà partis pour l'Alma, notre deuxième étape.
En traversant le village, je m'arrêtai deux secondes devant l'enseigne du Colon économe, espérant revoir Mlle Marie et lui dire adieu ; mais tout dormait encore à la maison, et ce n'est que plus loin, au tournant de la rue, en donnant un dernier coup d'œil à l'auberge, que je vis M. Pouchet pousser ses volets et me dire de la main au revoir !
Voilà l'existence du soldat... on arrive sans penser à rien... deux grands yeux vous entrent dans le cœur... on voudrait rester... ; mais la trompette sonne... En route !... Durant plus d'une heure je ne fis que songer à cela, puis mes idées prirent un autre cours.
Le pays changeait, les broussailles succédaient aux cultures le long de notre chemin. Dans un certain endroit, en nous détournant, nous vîmes à gauche, par-dessus la plaine, un coin de la mer, et la ville d'Alger sur le fond bleu du ciel, avec ses maisons blanches autour de la rade. La charrette s'était arrêtée ; mes chasseurs et le père Lubin regardaient aussi ; on sentait comme une odeur de marée, que nous apportaient de petits coups de vent frais venant du large ; puis, nous étant remis en route, nous arrivâmes au Fondouck, village revêtu d'anciennes fortifications. On y fait un assez grand commerce de grains et de bétail ; et, pour notre compte, nous achetâmes en cet endroit des pommes de terre et du lard.
Le bois manquait, c'est pourquoi nous partîmes, traversant à gué le ruisseau, qui sort de l'Atlas.
Mais alors commencèrent nos misères ; le chemin à chaque pas devenait plus abominable, les roches suivaient les roches, d'une fondrière on entrait dans une autre ; la vieille bique n'en pouvait plus ; le père Lubin jurait, les chasseurs criaient, rien ne servait.
Pour comble de malheur, voilà qu'à deux kilomètres du village l'essieu de la charrette se casse ; il faut retourner au galop demander où se trouve un forgeron, pendant que mes hommes attendent. On m'en indique un sur la route que nous devions suivre. Je reviens ; on a déchargé la carriole ; on tape sur la vieille rosse, on crie pour la faire avancer. Enfin elle marche, et nous arrivons, à trois kilomètres plus loin, devant une masure où par bonheur se trouvait le forgeron Rivero, un Mahonais, petit homme basané, qui demeurait là dans la solitude, avec trois enfants.
Aussitôt arrivés, nos misères étaient oubliées ; et pendant que le soufflet allait à la forge, que le marteau sonnait sur l'enclume, mes chasseurs s'occupaient à chercher du bois, des artichauts, des oignons, de la salade, dans le petit potager derrière la baraque ; d'autres faisaient la cuisine. C'est là que j'ai mangé pour la première fois une omelette aux blancs d'artichauts, et je puis t'assurer que c'était excellent.
La charrette raccommodée, Rivero payé, on se remit en chemin, quelques crottes marquant la route à travers les cactus, les aloès, les lentisques, les rochers, les creux, les fondrières de toute sorte.
Au bout d'une heure, personne ne savait plus où nous étions, et cette bonne odeur de marée, que nous avions sentie au Fondouck, avec les petits coups de vent, nous avait amené des nuages qui crevèrent sur nous d'une manière épouvantable.
Il faut avoir vu un orage d'Afrique : ces coups de tonnerre et ces torrents d'eau qui ne finissent plus !
Le pire, c'est que nous aurions été bien embarrassés de revenir, parce que nous avions perdu notre chemin. Heureusement, après la grande averse, en regardant de tous les côtés, j'aperçus de la fumée à travers les broussailles. -- On marche dans cette direction, et, quelques centaines de pas plus loin, nous arrivons près d'un gourbi arabe, sur le bord d'un petit ruisseau.
Représente-toi une hutte de charbonnier ; au milieu de la hutte, quelques brindilles qui flambent ; trois ou quatre Arabes qui dorment, une vieille accroupie devant le feu, un jeune Arabe qui coupe des feuilles de tabac, deux chiens maigres qui grognent, et un enfant qui dort sur une peau de mouton.
Voilà ce qu'on appelle un gourbi dans ce pays. Il pleuvait toujours ; et ces gens, en train de préparer leur café, furent bien surpris de voir apparaître au milieu d'eux un maréchal des logis à cheval, des chasseurs le mousqueton en sautoir, puis la charrette et le père Lubin. Ils regardaient tout inquiets. Je leur demandai du café pour mes hommes et pour moi ; le jeune homme se dépêcha de nous en chercher à leur gamelle. Après cela, je n'eus qu'à leur demander notre chemin, et les pauvres diables nous le montrèrent, par les petits villages de Saint-Pierre et Saint-Paul.
Nous arrivâmes à l'Alma sur les six heures du soir. C'est une longue file de maisons, traversée par une belle rivière qui galope sur le gravier, en sortant de la montagne. On y trouve un grand lavoir, où les femmes sont agenouillées et battent leur linge comme en France ; des auges où s'abreuve le bétail, une église, une gendarmerie, des jardins, des auberges, avec leurs portes cochères où stationnent des voitures et des voyageurs. Comme l'orage avait détrempé la terre, nous ne voulions pas bivouaquer ; je dis à mes hommes de me suivre, et nous descendîmes à l'auberge du roulage. Cette auberge me rappelait tout à fait celles de notre bon pays de Lorraine ; elle avait grange, écuries, hangars, grande cour derrière, pleine d'oies, de poules, de pintades.
Je demandai à l'aubergiste, jeune homme d'une trentaine d'années, la permission de mettre nos chevaux dans son écurie et de laisser mes chasseurs se coucher sous le hangar. Il y consentit volontiers. Après avoir déposé leurs sacs, mes hommes voulurent aller pêcher dans la rivière ; je n'y vis pas d'inconvénients, et ils partirent.
Moi, m'étant changé, j'allai percevoir nos bons de vivres chez le fournisseur et faire signer à la gendarmerie mon ordre de route.
Je pourrais te raconter l'heureuse rencontre que je fis là du brigadier Lefèvre, grand gaillard à la figure militaire et le cœur sur la main, qui m'invita d'abord, selon l'habitude, à prendre l'absinthe et puis à dîner ; le retour de mes chasseurs, avec une magnifique pêche de barbeaux, qu'ils accommodèrent eux-mêmes à la buanderie ; et puis, pendant notre dîner, dans la grande salle tapissée d'une superbe chasse aux lions, l'arrivée du brigadier du col de Beni-Aicha, lequel avait les fièvres et voyait tout en noir, tandis que nous autres nous chantions la chansonnette et voyions tout couleur de rose ! Oui, je pourrais m'étendre sur ce chapitre et te raconter notre visite à l'auberge du Veau qui tète, où le brigadier Lefèvre était comme chez lui, mais tout cela nous traînerait trop en longueur.
La seule chose que je ne veuille pas oublier, c'est l'arrivée en cet endroit du maître d'école Wagner, de Rothau, que tu as connu dans le temps, tu sais, le petit maître d'école alsacien, avec favoris rouges, sa grande bouche et ses yeux couleur de faïence.
Le brigadier Lefèvre et moi nous étions en train de chanter et de rire, quand tout à coup débarque d'une patache qui venait de s'arrêter devant la porte une jeune femme avec ses paquets et ses cartons. Le brigadier crie :
-- Eh ! c'est Mme Wagner.
On l'aide à déballer, on l'invite à prendre place, et notre joie redouble, parce qu'une jolie figure est toujours agréable à voir.
Cette dame parlait de son mari, de leur exploitation à la grande ferme de San-Salvator ; je l'écoutais en admirant ses beaux cheveux bruns et ses dents blanches. Et voilà que le mari débarque par une autre patache ; il entre, je tourne la tête : c'était mon vieux camarade Wagner, de Rothau ! Oui, c'était lui-même ; mais il avait aussi les fièvres, il était maigre comme un hareng saur. Nous nous reconnaissons, il ouvre ses bras en criant :
-- Montézuma Goguel, de Saint-Dié... Dieu du ciel !
Et là-dessus, il me dit d'embrasser sa femme, ce que je fis avec plaisir.
Nous buvons, nous causons du pays, de nos excursions à Fonday, dans les Vosges, chez le père Gaignière, du kirsch, du bon lard fumé, des grives, de la truite, des écrevisses, du petit vin blanc de Mutzig ; l'eau nous en venait à la bouche.
La femme de Wagner riait, les deux brigadiers aussi ; celui du col de Beni-Aicha n'avait plus les fièvres. Enfin, qu'est-ce que je peux te dire ? Le bonheur de rencontrer un camarade de jeunesse, à cinq cents lieues du pays, en pleine Afrique.
Nous restâmes là jusqu'à cinq heures du matin, moment où nos chasseurs arrivèrent avec mon cheval, la charrette et le père Lubin, prêts à partir.
Les embrassades recommencèrent, puis je remontai sur Négro, et, n'ayant pas dormi deux nuits de suite, je m'endormis tranquillement en selle, sans voir où nous allions.
Heureusement la route est droite, et de l'Alma aux Isser on compte trente-six kilomètres : j'avais du temps devant moi.
Jusqu'au col de Beni-Aicha nous montions et je dormais ; c'est à peine si j'ouvrais de temps en temps les yeux, comme en rêve ; les arbres et les broussailles défilaient lentement. Mais en haut du col, l'air vif me réveilla tout à fait. Le Jurjura, ce géant de l'Atlas, était là devant nous, couvert de neige, et ses grands contreforts de la Kabylie serpentaient à nos pieds dans la plaine des Isser. C'est la retraite des lions.
L'Afrique, avec ses forêts d'oliviers, ses villages blancs, ses mosquées, son beau soleil, nous souriait toute joyeuse.
Qui se serait jamais figuré que la guerre allait se promener là dedans, avec le pillage et l'incendie ?
De ce point, notre route descendait, laissant à droite celle de Constantine. Personne ne se doutait de rien ; nous allions sans méfiance, et vers midi nous arrivâmes aux Isser, large vallée où se réunissent plusieurs ruisseaux, avant de se rendre à la mer.
Nous passâmes sur un pont ; quelque cent mètres plus loin, nous trouvâmes le grand caravansérail, vaste construction carrée -- une cour au milieu, un magnifique sycomore à droite de la porte -- où s'arrêtaient autrefois les caravanes, et loué maintenant à un marchand juif. À droite de cette bâtisse se tient en plein soleil le marché des Isser. Là, les vendredis matin, vers huit heures, tout est encore désert ; à midi, trente mille personnes se pressent et marchandent ; huiles, grains, tabacs, corbeilles pleines de racines, d'oranges, de pêches, monceaux de melons, caffas à cinq et six étages remplis de volailles, tout s'entasse sur ce vaste terrain battu. Les Kabyles y mènent leurs bœufs, leurs mules, leurs juments, leurs baudets ; on y voit des juifs discuter comme chez nous ; des montagnards kabyles, toujours sérieux, les écouter en fronçant le sourcil ; des caïds se promener gravement sur leurs chevaux superbes ; des spahis en manteau rouge aller et venir, pour maintenir l'ordre au milieu de cette foule.
À cinq heures, plus une âme !... Tout est fini. Des milliers de moineaux, sortis du caravansérail et de son grand sycomore, voltigent seuls de place en place et se livrent bataille pour un crottin.
Voilà le marché des Isser, un des principaux de l'Algérie.
Comme nous n'étions pas un vendredi, rien ne paraissait.
Nous fîmes halte à l'auberge en planches de M. Paul, un brave homme, alors tellement miné par les fièvres, qu'il ne tenait plus sur ses jambes. Dans cette auberge s'arrêtaient les officiers allant de Dellys à Dra-el-Mizan ; elle était pleine de monde. Il fallut chercher une autre baraque plus loin, où nous pûmes enfin nous abriter.
Je mis mon cheval à l'écurie, et mes chasseurs s'occupèrent de faire la soupe.
J'appris à l'auberge qu'un maréchal des logis de la première compagnie de remonte était détaché depuis quelques jours au caravansérail, avec trois hommes et six chevaux étalons. Naturellement j'attachai tout de suite mon sabre à la boucle du ceinturon, et j'allai voir qui c'était.
Le marchand juif, qui tenait un café maure à la porte, me conduisit dans la cour du caravansérail, entourée de bâtiments, les toits tombant à l'intérieur et les murs percés de meurtrières. Il m'indiqua les écuries et le logement de la remonte ; et figure-toi ma satisfaction de trouver là, dans une petite chambre ornée de viandes fumées pendues au plafond et de bouteilles rangées sur des tablettes, mon vieil ami Collignon, en train de mettre ses écritures au courant. Représente-toi nos embrassades et puis la noce qu'il fallut faire. Je ne t'en dirai rien, quoique ce soit bien agréable de trinquer avec un vieux camarade et de causer des amis et connaissances qu'on n'a pas vus depuis longtemps ; oui, cela mérite qu'on en parle, mais tu pourrais me reprocher d'être trop porté sur ma bouche, et j'aime mieux continuer.
Le lendemain, en prenant la goutte avec Collignon, avant mon départ, je vis qu'une grande inquiétude commençait à se répandre. Des négociants de Dellys, arrivés pour le marché, parlaient à l'auberge d'incendies du côté d'Aumale, de marchés rasés par les Kabyles, et d'autres particularités semblables.
Ces gens me regardaient de temps en temps pour voir l'effet que tout cela pouvait me produire ; mais je me moquais bien de leurs histoires, ayant l'habitude de ne m'inquiéter des choses que lorsqu'elles arrivent.
Ils trouvaient que les douze spahis indigènes, commandés par un maréchal des logis également indigène, n'étaient pas trop rassurants pour le marché des Isser, et l'un d'eux finit par me dire :
-- Maréchal des logis, savez-vous ce que vous devriez faire ? Votre première étape est Azib-Zamoun ; ce n'est qu'à seize kilomètres d'ici, toujours belle route. Eh bien ! vous devriez rester jusqu'à midi ; des soldats français, quand ils ne seraient que cinq, inspireraient toujours plus de confiance que ces spahis.
-- Ah çà ! lui répondis-je, est-ce que vous me prenez pour une bête ? Mon ordre de route est d'être à Azib-Zamoun avant midi ; s'il arrivait quelque chose à mon détachement, est-ce vous qui devriez en répondre ?
Mes chasseurs arrivaient alors à la porte sur leur charrette. Je sortis, en donnant une poignée de main à Collignon, et j'enfourchai mon cheval, que le père Lubin tenait en bride ; après quoi nous repartîmes.
On raconte toujours que dans les grandes occasions le soleil se voile, que la terre tremble, et d'autres histoires pareilles, pour marquer l'horreur de la nature, à cause de la mauvaise conduite des gens !
Moi, tout ce que je peux dire, c'est que le temps s'était remis au beau, et que les alouettes chantaient comme à l'ordinaire.
Nous traversâmes bien tranquillement le petit village de Bordj-Menaïel, puis nous commençâmes à monter, par un chemin bordé de blés, la grande côte d'Azib-Zamoun.
Je me souviens maintenant qu'au bout d'une heure de marche environ, nous rencontrâmes à gauche de notre route une jolie maison européenne, ressemblant à une petite cité ouvrière, le jardin devant, fermé de palissades, les banquettes pleines d'artichauts, de choux-fleurs, de salade pommée, de radis ; et, sur le seuil de la maison, une véranda toute couverte de volubilis, de chèvrefeuilles et d'autres plantes grimpantes qui pendaient tout autour.
Le verger était aussi rempli d'arbres européens : cerisiers, pruniers, pommiers, orangers en pleine fleur.
Je m'étais arrêté, regardant cette jolie demeure. Mes hommes ne voyaient que les artichauts, et l'un d'eux me dit :
-- Maréchal des logis, c'est le paradis terrestre... Si l'on pouvait entrer !...
Mais il y avait des palissades, et puis, à travers les fleurs, je voyais sous la véranda un homme à barbe noire, les yeux luisants, qui n'avait pas l'air de vouloir se laisser voler ses artichauts.
Nous continuâmes donc notre route ; et j'ai su plus tard que c'étaient les agents des ponts et chaussées qui demeuraient là. Nous avons aussi appris, quelques jours après, que cette jolie habitation avait été saccagée par les Kabyles, ses arbres coupés et plusieurs de ses habitants égorgés.
Les hommes sont comme des pendards vis-à-vis les uns des autres ; quand ils trouvent un nid plein de jeunes, ils n'y laissent que des plumes et du sang.
Enfin, ayant poursuivi notre chemin, nous arrivâmes à Azib-Zamoun, où je fis monter les tentes. J'écrivis mes bons, pour toucher mes rations de vivres, et je me rendis moi-même chez M. Boucher, aubergiste et fournisseur.
Mais à peine avais-je demandé nos rations de fourrage, que ce M. Boucher entra dans une fureur sourde et se mit à traiter notre armée de rien qui vaille, nous accusant de tous les malheurs du pays ; sa femme vint bientôt se joindre à lui pour m'accabler d'injures.
L'indignation me gagnait ; je leur criai de se taire, ou que j'allais les faire solidement ficeler avec une corde à fourrage et conduire au commandant de Tizi-Ouzou, qui pourrait écouter leurs injures, si cela lui convenait.
Ils se turent alors et me délivrèrent le fourrage contre mes bons.
De retour au bivouac, après la soupe, voyant qu'il nous restait encore huit heures de soleil, je décidai qu'on doublerait l'étape et qu'on coucherait à Tizi-Ouzou. Nous levâmes le camp. Les époux Boucher, sur leur porte, me montraient le poing.
Je leur ris au nez.
Ces pauvres gens, tombés depuis entre les mains des Kabyles, ont dû faire de tristes réflexions ; ils ont dû reconnaître que sans les soldats leur boutique était peu de chose.
De pareilles leçons coûtent cher ; malheureusement, les hommes ne s'instruisent que par l'expérience.
À partir d'Azib-Zamoun, notre route entrait dans l'immense vallée du Sébaou, rivière torrentueuse, presque à sec en juin et juillet, mais alors bordée de joncs, de tamaris et d'autres plantes semblables. Les cimes arides et broussailleuses de la Grande Kabylie se développaient au-dessus de nous, la rivière se déroulait dans la vallée.
À mesure que nous avancions, chaque détail de ce paysage devenait plus frappant ; un peu sur notre droite, à la cime des airs brillaient les murailles blanches du fort National et la route qui serpente en zigzag jusqu'à sa hauteur ; sur une autre cime, à gauche, scintillait le marabout Dubelloi, petit ermitage arabe surmonté de son croissant.
Lorsque nous eûmes dépassé le camp du Maréchal et le petit village appelé Vin-Blanc, nous aperçûmes enfin au pied de ces masses colossales, sur un léger renflement de terrain, le bordj de Tizi-Ouzou.
En Afrique l'air est beaucoup plus clair que dans nos pays brumeux, on voit les choses de très loin. Ce bordj, sur un petit monticule presque au niveau des orges et des blés, avec son mur d'enceinte haut de trois mètres et blanchi à la chaux, n'avait pas grande apparence. Malgré moi j'en conçus d'abord une triste opinion, d'autant plus qu'il nous cachait le village européen et le village arabe, tous deux inclinés sur l'autre pente du mamelon ; de sorte que je me représentais l'immense ennui que nous allions avoir, et la quantité de verres d'absinthe qu'il faudrait prendre en cet endroit pour tuer le temps.
Mais il ne faut jamais désespérer de rien, et nous devions avoir à Tizi-Ouzou des distractions auxquelles j'étais loin de m'attendre. Avant d'arriver au bordj, nous eûmes le plaisir de rencontrer la belle fontaine construite par les Turcs, pendant leur occupation ; elle est à gauche, en contre-bas de la route, entourée d'une solide maçonnerie à fleur de terre et recouverte de deux magnifiques saules pleureurs. On ne peut voir d'eau plus fraîche, plus limpide ; et ces deux grands saules qui se penchent, laissant tomber leurs longues feuilles pâles, sont d'un effet admirable.
Presque tous les voyageurs, en passant, descendent à la fontaine abreuver leurs mules et leurs chevaux, c'est ce que nous fîmes ; et sur les six heures nous arrivâmes au bordj de Tizi-Ouzou, découvrant enfin sur l'autre versant de la colline le village européen, avec sa grande rue, son église, sa place entourée de platanes, et, contre la montagne Dubelloi, le village arabe, la mosquée, la maison de commandement du caïd Ali, noyés dans le feuillage des orangers, des figuiers, des lauriers-roses.
Cette vue me rafraîchit le sang, et je me promis de descendre plus d'une fois à ces deux villages.
Le bordj lui-même, avec ses trois portes d'Alger, de Bougie et du bureau arabe, dominait tous les environs. Il comprenait d'abord le vieux bordj, lourde et massive construction turque en pierre, haute de vingt-cinq à trente pieds et garnie de créneaux. Autour de ce fortin, on avait bâti l'hôpital, la poudrière, le magasin du génie, deux pavillons pour les officiers, deux longues baraques sans étages, servant de remises et de casernes ; le tout était relié par un mur, et plusieurs de ces constructions formaient rempart, leurs fenêtres étant grillées sur la campagne et leurs portes tournées à l'intérieur.
Les camarades nous reçurent à bras ouverts, et l'on passa le reste de la journée à se donner des nouvelles.
Le détachement du 1er régiment de chasseurs, à Tizi-Ouzou, se composait d'un lieutenant, d'un sous-lieutenant, trois maréchaux des logis, deux trompettes, un maréchal ferrant, soixante hommes, soixante-dix chevaux.
Mon camarade, le maréchal des logis Ignard, était de semaine.
Je fis la connaissance, ce même jour, à la cantine, du maréchal des logis Detchard, du train des équipages, un bon et brave soldat, pour lequel j'ai toujours conservé de l'estime.
La nuit venue et la retraite sonnée, nous allâmes enfin nous reposer à la grâce de Dieu.
Le lendemain, après la soupe, Detchard, qui sortait de l'artillerie, et moi, tout en fumant notre pipe, nous fîmes le tour du bordj, car ma première idée en arrivant quelque part, c'est de voir où je suis.
Du haut des remparts, on jouissait d'une vue très étendue sur les deux côtés de la vallée. Detchard m'expliquait tout.
-- Voici là-haut, me disait-il, le fort National, à vingt-six kilomètres d'ici, par la route, mais en ligne droite il n'est pas à plus de dix ou douze kilomètres ; il a six pièces rayées, huit cents hommes de garnison et une bonne fontaine. C'est dommage que nous n'en ayons pas autant ; nous n'avons que des citernes, et l'on peut nous couper l'eau, ce qui serait bien désagréable pendant les grandes chaleurs de mai, juin, et juillet. Entre le fort National et nous, dans le fond de ce ravin, coule l'Oued-Aissi, une petite rivière très froide, claire comme l'eau de roche, qui sort du Djurdjura ; on y pêche de bons poissons, vous verrez ça plus tard. L'Oued-Aissi fait un détour derrière cette côte et tombe plus loin dans le Sébaou ; à l'embranchement des deux rivières se trouve le village arabe de Si-Kou-Médour, où l'on mène quelquefois les promenades militaires. Toutes les montagnes autour de nous sont habitées par les Kabyles, et l'on peut dire que ces gens-là se défendent très bien ; ce sont des tribus guerrières, surtout les Beni-Raten et les Mâatka. Tenez, voyez-vous sur cette crête, ces murs blancs derrière les broussailles ; vous croiriez des nids d'éperviers, n'est-ce pas ? Eh bien ! c'est le village de Bouïnoum. Les Kabyles ne bâtissent pas comme nous le long des rivières, ils nichent sur les montagnes ; leurs femmes aiment mieux faire quatre ou cinq kilomètres tous les jours, pour descendre à la vallée avec leurs cruches, chercher de l'eau, et les hommes aiment mieux descendre et remonter mille fois avec leurs charges d'huile, de fruits et de légumes, que de se fier à nous. Je me suis même laissé dire qu'ils ne se sont jamais fiés à personne, ni aux anciens Romains, ni aux Arabes, ni aux Turcs ; ils ont toujours eu plus de confiance dans leurs rochers que dans la parole des généraux.
-- Cela montre une grande défiance, lui disais-je.
-- Oui, maréchal des logis, et pourtant on ne peut pas leur donner tort, car bien des généraux et même bien des empereurs ont manqué de parole. Ces Beni-Raten, ces Mâatka et tous les autres Kabyles vivent donc ainsi dans les airs, et font semblant de se soumettre, quand ils ne sont pas les plus forts. Dans leurs villages, où les baraques sont entassées sans ordre, comme des taupinières, ils fabriquent de tout : des yatagans, des fusils, des balles, de la poudre, même de la fausse monnaie. Puisqu'ils ne se fient pas à nous, il ne faut pas non plus se fier à eux.
-- Je suis tout à fait de votre avis. Mais qu'est-ce que nous voyons donc là-bas ?
-- Ça, c'est le cimetière européen ; il est entouré d'un petit mur. Et cette route qui serpente dans la vallée, c'est la route muletière de Dra-el-Mizan ; elle se perd plus loin dans les gorges profondes des Mâatka.
-- Et ceci, maréchal des logis, derrière l'hôpital ?
-- C'est l'endroit qu'on appelle le cimetière des braves ! C'est là que dorment les Français morts en 1857, en enlevant d'assaut le fort des Beni-Raten, lorsque nous fîmes la conquête du pays. Et plus bas, à l'endroit où descendent les égouts du bordj, vous voyez le jardin militaire, loué maintenant au vieil Antonio, un bon homme qui nous vend des légumes pour l'ordinaire ; il tient un petit cabaret, où nous allons quelquefois prendre l'absinthe.
Detchard me donna ces explications et beaucoup d'autres, en suivant la terrasse du petit mur ; puis nous descendîmes au village par la porte de Bougie, pour prendre quelques chopes de bière, à l'auberge de la Femme sans tête, non loin des écuries militaires.
La bière n'est pas mauvaise avant le mois de mai, en Afrique, et puis on ne peut pas toujours prendre de l'absinthe et du vermouth.
Nous étions donc là, le coude sur la table ; je regardais par la fenêtre les gens aller et venir dans la rue. Au bout d'une heure, j'avais vu passer le jeune curé, avec sa barbe noire, le tricorne sous le bras ; puis les deux chères sœurs, le bandeau blanc sur le front, qui s'en allaient tenir l'école des filles ; le sous-maître Deveaux, sergent de zouaves, que mon camarade Detchard se dépêcha d'appeler, en toquant à la vitre, et qui voulut bien accepter un petit verre sur le pouce, avant d'entrer en classe. Le brigadier de gendarmerie vint aussi jeter un coup d'œil sur les nouvelles figures. Celui qui m'étonna le plus, ce fut le brigadier forestier Lefèbre, un bon vieux tout gris, et l'oreille fort dure, qui gardait les forêts de l'État dans les environs ; il vint se rafraîchir au comptoir, la bretelle du fusil de chasse sur l'épaule.
Alors, voyant cela, je me dis que nous étions à Tizi-Ouzou comme dans un autre coin de la France ; que rien n'y manquait, ni les curés, ni les chères sœurs, ni les gardes forestiers, ni les gendarmes ; et tout ce qu'on m'avait raconté de soulèvements, d'incendies, de marchés rasés, de Beni-Raten, de Mâatka, me parut une mauvaise plaisanterie.
J'en étais même vexé ; je trouvais ces figures si calmes, si paisibles, que je me disais en moi-même :
« Goguel, tu es un véritable enfant de croire à tout ce qu'on te raconte ; est-ce que ces gens-là, s'ils étaient dans l'inquiétude, ne feraient pas d'autres mines ?... Allons... allons... il n'y aura rien ; c'est une partie remise pour longtemps ! »
Mais j'étais loin de mon compte ; la précipitation des jugements ne vaut rien.
Le dimanche 9 avril, le maréchal des logis Ignard descendait de semaine, mon tour était venu.
Tout alla bien jusqu'au 12.
Ce jour-là, je conduisais la promenade des chevaux sur la route du fort National ; les chasseurs me demandèrent de leur faire voir le moulin de Saint-Pierre, à quelques kilomètres plus loin ; j'y consentis.
C'est un moulin français, sur l'Oued-Aissi, exploité par des négociants d'Alger ; ils avaient là leur gérant, avec sa jeune femme et sa belle-sœur. Nous descendîmes donc au ravin, entouré de plantations admirables ; grands arbres, belle culture, tout réjouissait la vue.
Le gérant, un brave homme, s'empressa de nous montrer l'établissement, et puis nous revînmes d'un bon pas, car je craignais d'avoir conduit trop loin notre promenade, mais nous rentrâmes à temps pour la soupe ; et vers trois heures, comme j'assistais au pansage dans les écuries qui se trouvent au pied du bordj, sur la pente du village, le lieutenant Wolf, du bureau arabe, escorté de quatre cavaliers, arriva.
-- Surveillez bien le pansage, me dit-il, et faites donner une bonne ration aux chevaux ; tout annonce que vous monterez à cheval ce soir.
Il s'en alla, et toute l'après-midi on vit du mouvement.
Le vieux brigadier de spahis, Abd-el-Kader Soliman, attaché depuis des années au bureau arabe, rentrait vers quatre heures, et le voyant arriver ventre à terre sur son cheval blanc, la crinière flottante, la grande queue balayant la poussière, sa vieille barbe grise ébouriffée et la chamelière roulée autour du capuchon blanc, je lui criai :
-- Eh bien ! Abd-el-Kader, quoi de nouveau ?
-- Laisse-moi, maréchal des logis, dit-il en s'arrêtant une seconde, la croupe de son cheval repliée sur les jarrets ; le caïd Ali se révolte ; M. Goujon, l'interprète, est allé chez lui hier soir ; nous avons peur qu'il ne soit enlevé avec ses deux spahis.
Il repartit à fond de train. Je le suivais de loin, et, comme j'entrais par la porte de Bougie, il sortait déjà du bureau du commandant Leblanc, il sautait à cheval et repassait auprès de moi comme un ouragan.
Il faut avoir vu un vieux cavalier arabe descendre une rampe pareille au triple galop, pour savoir ce que c'est que de manier un cheval.
Enfin, pendant qu'il allait porter des ordres quelque part, je rentrai dans notre chambre, où se trouvaient justement les maréchaux des logis Ignard et Brissard.
-- Goguel, me dit aussitôt Brissard, il y a du nouveau, le lieutenant m'a demandé la liste des chevaux disponibles, il m'a dit de compléter leurs trois paquets de cartouches à mes hommes, de préparer les bons pour six jours de vivres et de nous tenir prêts à partir.
-- Tant mieux ! dit Ignard, nous allons voir du pays, dans trois jours nous serons près d'Aumale.
Je n'étais pas de leur avis, et je leur racontai que le caïd Ali venait de se révolter aux environs, ce qui nous dispenserait d'aller si loin.
-- Qu'est-ce que Caïd Ali peut faire avec son gros ventre ? disait Brissard. Comment cette grosse pastèque pourrait-elle tenir la campagne ?
Je leur fis observer que Caïd Ali n'aurait pas besoin de marcher, qu'il avait deux beaux-frères : Mokrani et Saïd Caïd, qui tiendraient la campagne à sa place.
Brissard sortit là-dessus, pour compléter l'armement, et vers sept heures le lieutenant Cayatte, puis le sous-lieutenant Aressy vinrent nous prévenir que dans une heure il faudrait être prêts, que nous serions quarante combattants.
Ils nous recommandèrent surtout de ne pas courir, de ne pas faire de bruit, d'éviter tout ce qui pouvait donner l'éveil, et d'être à cheval après avoir complété nos provisions de six jours.
Ces ordres donnés, chacun s'occupa de son affaire, et à huit heures sonnant, l'appel terminé, nos officiers se partagèrent les hommes en deux pelotons de vingt hommes chacun, le premier commandé par le lieutenant Cayatte, Brissard et Ignard, maréchaux des logis ; le second commandé par le sous-lieutenant Aressy, et moi comme sous-officier. Nous allions laisser dans le bordj, en partant, une quinzaine de chasseurs, cent quatre mobilisés de la Côte-d'Or, cinq artilleurs commandés par un brigadier, et vingt soldats du train commandés par le maréchal des logis Detchard, qui remplissait en même temps les fonctions d'adjudant de place.
Le commandant supérieur était M. Leblanc, chef du bureau arabe de Tizi-Ouzou. Le bureau arabe se composait de M. Sage, capitaine ; Wolf, lieutenant ; Laforcade, sous-lieutenant, et de M. Goujon, interprète, jeune homme plein d'énergie.
Ajoutez un garde du génie, un gardien de batterie, un jeune chirurgien, M. Annesley, nouvellement sorti des écoles, et M. Desjardins, comptable.
Donc, sur les huit heures et demie, chacun ayant pris sa place dans les rangs, le lieutenant Cayatte donna l'ordre du départ, et nous descendîmes la rampe du bordj au village.
En traversant la grande rue, le sous-lieutenant Aressy me demanda si j'avais de la place pour loger sa gourde. Une petite place pour la gourde ne manque jamais aux chasseurs d'Afrique. Nous fîmes halte un instant à la porte du café Thibaud ; Mlle Marie nous remplit la gourde d'eau-de-vie et nous offrit un petit verre de cognac ; après quoi nous rejoignîmes le détachement, qui cheminait en silence sur la grande route.
La nuit était venue, très obscure, et quelques pas plus loin nous prîmes le chemin de Si-Kou-Médour, en traversant l'Oued-Aissi ; les chevaux avaient de l'eau jusqu'au poitrail ; les étoiles tremblotaient dans les flots sombres.
Après avoir touché l'autre rive, durant plus d'une demi-heure nous eûmes un chemin impossible, bordé d'immenses cactus, dont les dards nous accrochaient et nous piquaient jusqu'au sang ; mais on ne murmurait pas, on allait.
Vers onze heures, les aboiements des chiens de Si-Kou-Médour nous avertirent que nous contournions le village ; nous n'en étions plus loin, et quelques instants après nous sortions de ce passage abominable, sur un grand terrain vague, autant que j'en pus juger par cette nuit noire.
Là, le lieutenant nous donna l'ordre de nous mettre sur deux rangs, puis de mettre pied à terre : il commanda de planter les piquets, de tendre les cordes, d'entraver les chevaux.
Cela fait, il nous appela, les trois maréchaux des logis, et nous dit de prévenir les hommes qu'on ne dresserait pas les tentes, qu'on n'allumerait pas de feu et qu'on ne ferait pas de bruit.
-- Les chevaux ne seront pas dessellés, dit-il, on les déchargera seulement ; chaque homme, après avoir débridé, se couchera près de son cheval, le sabre au corps, le fusil sous la main, la bride passée dans le bras, pour être prêt à brider et à monter au premier signal. Il est bien entendu que deux factionnaires vont être placés et qu'on les relèvera d'heure en heure. Un de vous se promènera en tête des chevaux durant deux heures, un brigadier se promènera derrière, le même temps, chacun à son tour. Moi, je resterai là, pendant que M. Aressy se reposera ; puis il viendra me relever. À quatre heures du matin on donnera une ration aux chevaux, on fera le café ; à cinq heures nous serons à cheval.
Après ces explications, je pris le premier quart ; le lieutenant alluma sa pipe, et les chevaux étant déchargés, tout rentra dans le silence.
La nuit était profonde ; nous entendions l'eau du Sébaou couler sur les galets, et, plus loin, les bandes de chacals s'appeler d'un bout à l'autre de la vallée.
Le silence était aussi troublé par les cris des chevaux, qui se battent quelquefois entre eux, et ceux des chasseurs réveillés en sursaut, qui les traitaient de vieilles rosses, en les menaçant de se fâcher.
Au bout de mes deux heures, j'allai réveiller Ignard, qui dormait dans son manteau. C'est un bien bon garçon, mais il ne put s'empêcher de prétendre, en se levant, que je n'étais pas resté là cinq minutes.
Le brigadier Péron alla réveiller aussi son camarade, qui n'était pas de meilleure humeur, à ce que j'entendis. Enfin je me couchai près de mon cheval et je m'endormis.
Le petit jour blanchissait à peine le haut des montagnes, lorsque mon chasseur Coppel m'éveilla.
-- Tenez, maréchal des logis, me dit-il, en me présentant un bon quart de café, voilà de quoi vous réchauffer.
Aussitôt, je sautai sur mes jambes et je regardai ; nous étions tout près de Si-Kou-Médour, dont les vieilles baraques en torchis, couvertes de roseaux, et les jardinets, séparés l'un de l'autre par d'énormes haies de cactus, se voyaient à cinquante pas. Nous occupions, derrière le village, un petit plateau, où s'élevaient quelques meules de paille, entourées d'épines.
Des officiers du bureau arabe, arrivés après nous, pendant la nuit, s'étaient logés dans une de ces meules ; leurs spahis caracolaient autour.
Une foule de Kabyles, par groupes de quinze à vingt, avec leurs grands burnous blancs, leurs longs fusils ou leurs vieux tromblons en bandoulière, descendaient des montagnes environnantes. C'étaient nos contingents ; ils arrivaient soi-disant pour nous soutenir.
Je vis tout cela d'un coup d'œil.
Les enfants de Si-Kou-Médour arrivaient aussi se mêler à nous et nous observaient d'un œil de pie, pendant que les femmes nous regardaient du fond de leurs gourbis, et les cigognes du haut des toits.
C'est le pays des cigognes, je n'en ai jamais autant vu de ma vie.
J'avalai mon quart de café, puis je donnai l'accolade à la gourde du lieutenant Aressy ; j'appelai les camarades, qui lui souhaitèrent aussi le bonjour.
Le lieutenant arriva presque aussitôt ; il ordonna de recharger les chevaux, de leur ôter la musette, d'enlever les cordes et les piquets.
Le soleil alors étincelait. Tous ces Kabyles qui venaient gravement et s'arrêtaient à quelques pas du bivouac ne m'inspiraient pas trop de confiance. Bientôt les officiers du bureau arabe se mirent à leur distribuer des cartouches ; des mules chargées de couffins arrivaient encore plus loin, et la distribution continuait.
Les spahis, tout joyeux, causaient avec ces nouveaux venus, et je dis au vieil Abd-el-Kader, qui s'avançait à cheval, en lui présentant la gourde :
-- Dis donc, brigadier, qu'est-ce que tous ces bédouins-là ? d'où sortent-ils et qu'est-ce qu'ils demandent ?
Lui, regardant de tous les côtés, pour s'assurer que personne ne le regardait, leva le coude et but un bon coup ; puis, passant lentement la main sur ses vieilles moustaches grises, il me rendit la gourde et répondit :
-- Le caïd Ali s'est révolté avec son village de Temda... Alors, tu comprends, maréchal des logis, nous avons prévenu les autres tribus de nous envoyer des gens pour faire razzia ; ce sont nos amis ! Nous allons marcher devant, comme toujours ; eux derrière ; Caïd Ali se défendra peut-être ; on donne quelques cartouches à ces gens pour charger leurs fusils... Il y aura razzia, répéta-t-il en souriant.
-- Et si nos amis nous tournent casaque ? dit Brissard.
-- Il n'y a pas de danger. Tu vas voir ; les femmes et les enfants de Temda sont déjà partis ; nous prendrons tout et nous brûlerons le village. Il y a beaucoup de bœufs à Temda ; si j'en prends un, je le donnerai à mes amis les chasseurs.
Ainsi parla le vieux spahi. Il en avait vu bien d'autres depuis trente ans et ne doutait de rien. Puis il partit, allant à la rencontre de nouveaux groupes de Kabyles, pour leur indiquer l'endroit où se distribuaient les cartouches.
Au bout de quelques instants, le lieutenant Cayatte nous ayant fait compter par quatre et rompre par deux, se mit à la tête de la colonne, avec un cavalier du bureau arabe, qui devait nous servir de guide, et nous partîmes tranquillement à travers les broussailles, jusqu'au tracé de la nouvelle route de Tizi-Ouzou à Bougie ; deux ou trois cents Kabyles nous précédaient ; mais, voyant que la masse ne nous suivait pas, le lieutenant fit arrêter la colonne, et le guide retourna voir ce qui retardait ces gens.
Il revint dire que les Kabyles se partageaient en deux colonnes, dont l'une suivait le pied de la montagne des Beni-Raten, à notre droite, l'autre la rive du Sébaou, à notre gauche. Il ajouta que ces deux colonnes nous rejoindraient avant d'arriver à Temda.
Le lieutenant, satisfait de cette explication, après nous avoir fait mettre pied à terre pour serrer les sangles, ordonna de se remettre en marche.
Nous allions sans nous presser. La route, qui n'était qu'ébauchée, suit cette magnifique vallée du Sébaou dans toute sa longueur ; de chaque côté s'élèvent de hautes montagnes couvertes d'oliviers, où se détachent les murailles blanches des villages kabyles.
C'était un spectacle splendide au lever du soleil.
Le Sébaou, presque à sec, laissait à découvert les trois quarts de son lit, plein de galets blancs comme du marbre ; de notre côté, l'eau, plus profonde, serpentait contre la berge à travers les tamaris et les lauriers-roses. De loin en loin, se levaient des bécassines, des sarcelles, des cigognes et d'autres oiseaux aquatiques, qui fuyaient à notre approche ; les deux colonnes du bureau arabe s'étaient enfin décidées à partir ; l'une allait sur une longue file, dans l'ombre des montagnes, l'autre sur les galets de la rivière, en plein soleil ; elles semblaient nous escorter à distance.
La marche durait depuis environ une heure, lorsque nous découvrîmes, à cinq ou six kilomètres devant nous, en travers de la vallée, une haute colline à gauche, entièrement déboisée et couverte de blés verts.
Le Sébaou faisait un coude au pied de la colline, et des milliers d'Arabes fourmillaient là-haut.
Au sommet d'un petit mamelon, à droite, se dressait un cavalier sur un cheval noir et vêtu d'un burnous noir.
Dès que cet homme nous aperçut, il descendit à la charge, traversa le Sébaou et rejoignit les révoltés.
Le guide dit sans doute alors au lieutenant : « Voici l'ennemi ! » car ces mots furent répétés jusqu'à l'arrière-garde.
Vingt minutes après, nous arrivâmes au coude de la rivière, large en cet endroit d'environ un kilomètre, tout de gravier sec, et de huit à dix mètres d'eau seulement, coulant contre la berge de notre côté. Nous traversâmes ce petit bras d'eau, et dans le lit même de la rivière, sur le gravier, on se mit en bataille, le premier peloton en avant, et le second, dont j'étais, en arrière.
À quelques cents mètres devant nous, au pied de la colline, s'étendait un grand verger de figuiers, où nous voyions aller et venir six cavaliers arabes, qu'on nous dit être de la famille du caïd révolté.
Pendant que nous étions en bataille, nos colonnes de Kabyles auxiliaires s'étaient réunies en une seule masse, car déjà, depuis une demi-heure, celle qui marchait à gauche, sur le gravier, avait passé la rivière, et celle de droite, qui suivait le pied des montagnes, était descendue dans la vallée, de sorte qu'au lieu de les avoir en flanqueurs, pour nous soutenir, nous les avions sur nos derrières. Et tous ces braves gens, avec leurs grands burnous, leurs longues barbes et leurs fusils, s'arrêtèrent tranquillement sur la rive, regardant ce que nous allions faire.
Quelques-uns avaient bien déchargé leurs vieilles patraques, mais ils savaient qu'elles ne portaient pas au quart de la distance.
Enfin, cela regardait les officiers du bureau arabe.
Le lieutenant Cayatte ne parut pas s'en inquiéter ; il déploya son peloton en tirailleurs, et, cinq minutes après, les six cavaliers qui nous observaient du verger étaient démontés. Nous avons appris par la suite que deux étaient morts de leurs blessures ; les autres gagnèrent leur ligne de retraite, emportant les blessés.
Ainsi commença le combat.
Et maintenant représente-toi le premier peloton qui remonte à cheval et part au galop ; les Kabyles répandus dans les blés, qui se lèvent et font feu sur eux, tout en se retirant à grands pas ; la charge qui passe à travers le verger et gagne le haut de la colline ; nous en bas, en ligne de bataille, impatients de partir, et derrière nous les officiers du bureau arabe, en train de haranguer nos contingents, pour les décider à passer le Sébaou.
Le cavalier Ali, du bureau arabe, ne faisait que passer et repasser la rivière, pour leur montrer qu'elle n'était pas profonde ; mais ces braves gens, toujours graves et solennels, n'avaient pas l'air de le voir ni de l'entendre, lorsqu'une balle vint frapper son cheval juste au milieu du front et l'étendit mort dans le courant.
Alors nos bons amis poussèrent de grands cris et se précipitèrent dans l'eau, pour attraper l'un la bride et l'autre la selle de la bête.
Ali gagna le bord et vint nous rejoindre à la réserve.
Pendant ce temps, le premier peloton avait atteint aux deux tiers de la colline ; les coups de fusil redoublaient.
Tout à coup, nous vîmes déboucher en arrière du premier peloton, à droite, une colonne serrée de Kabyles, le grand étendard jaune et vert déployé. Ils se dépêchaient d'accourir, pour couper la retraite à nos camarades.
Le lieutenant Aressy vit le danger.
-- Pas une minute à perdre, dit-il ; sabre à la main, en avant !
Et nous partîmes comme des forcenés.
Quelques instants après, nous arrivions au verger. Là nous enfilâmes un petit ravin, où l'on ne pouvait passer qu'un à un, et nous débouchâmes dans les blés, juste en face des Kabyles, qui ne nous attendaient pas et se mirent précipitamment en retraite.
Nous poursuivîmes notre charge jusqu'au premier tiers de la colline, près de trois ou quatre vieilles masures, où venait aboutir une haie de cactus haute et profonde, coupant la colline en écharpe.
-- Voyons, les bons tireurs, pied à terre ! s'écria le lieutenant.
Aussitôt je sautai de mon cheval, je remis la bride à l'élève trompette Lecomte, et je lui demandai son chassepot. Puis j'enfilai la ruelle, où passait un petit ruisseau plein de grosses pierres tachées d'énormes gouttes de sang ; c'est par là que les Kabyles avaient emporté leurs blessés.
Il y avait au bout de la ruelle un champ de blé. Je vis auprès de moi le brigadier Péron, mon ordonnance Coppel, les vieux chasseurs Audot et Ramadier ; nous mîmes genou à terre dans les blés pour commencer le feu.
Deux ou trois chasseurs à cheval, de l'autre côté de la haie, derrière nous, tiraient aussi par-dessus les cactus. Le lieutenant Aressy, tout riant, sur son petit cheval rouge, le sabre à la main, nous indiquait les directions :
-- À droite du champ... en voici deux qui se glissent... Attention !...
Mais ils arrivaient toujours plus serrés, en rampant, et tout à coup le lieutenant cria :
-- Tout le monde à cheval !... Allons... allons... dépêchons-nous, ils vont nous tourner !
Moi, je dis aux tirailleurs :
-- Repassons la haie !
Mais j'arrivais à peine de l'autre côté, que presque tout notre monde partait. L'élève trompette Lecomte commençait à filer, avec mon cheval en main. Je le rappelai furieux. Il me passa la bride et partit au galop.
J'entendais les Kabyles courir et s'appeler. Mon cheval, voyant que tous les autres partaient, était d'une impatience dangereuse. Je voulais monter ; comme le terrain était en pente, et que le côté montoir se trouvait sur la pente au-dessous, je ne pouvais m'enlever : ma selle tournait, mon cheval se dressait pour partir.
J'entendais les Kabyles arriver.
Enfin je passai du côté hors montoir, je ramenai ma selle, et la bretelle du fusil au cou, le sabre entre les jambes, je montai.
Il était temps !
Je lâchai les rênes, et le cheval partit comme la foudre. Les Kabyles, à vingt pas, avaient cru me prendre vivant ; ils auraient pu me tuer cent fois à coups de fusil ; leur haine, leur espoir de vengeance m'avaient sauvé.
Mon cheval, suivant les autres de l'œil, filait sur le flanc de la colline, au milieu d'une grêle de balles.
Je parcourus ainsi environ huit cents à mille mètres, et j'atteignis le bord d'un immense talus ; au-dessous s'étendait une plaine ; un filet d'eau, légèrement encaissé, passait au bas ; et derrière le ruisseau, dans les tamaris, nos chasseurs du premier et du second peloton, déployés en tirailleurs, attendaient, prêts à tirer.
En arrivant au bord de ce talus, je vis le brigadier Péron couché sous son cheval, dont il ne pouvait se dégager la jambe. Je lui criai :
-- Péron, sauve-toi, les Kabyles me suivent.
Alors, faisant un effort, il retira sa jambe ; mais le fourreau du sabre était aussi pris sous le cheval, il ne pouvait le tirer de là. Je lui dis :
-- Lâche ton ceinturon... laisse ton fourreau...
Ce qu'il fit bien vite. Puis il descendit quatre à quatre, tenant son fusil d'une main et la lame du sabre de l'autre.
Nous n'étions pas au bas du talus que les Kabyles paraissaient au haut. Heureusement nos chasseurs reçurent les premiers à coups de fusil, ce qui nous permit de rejoindre le détachement.
À peine arrivés au milieu de nos camarades, je mis pied à terre pour resseller mon cheval et rétablir un peu l'ordre de mon équipement. -- Le lieutenant Aressy vint me serrer la main ; il était heureux de me revoir.
Nous allâmes aussitôt nous reformer en bataille dans le lit desséché de la rivière, et là nous reconnûmes avec peine que le vieux chasseur Audot avait disparu, ainsi que Ramadier, de notre peloton ; le chasseur Joseph, du premier peloton, avait une balle dans la cuisse.
Péron prit le cheval de Ramadier, qui venait de rejoindre.
Les Kabyles faisaient mine de vouloir nous poursuivre. Le cavalier noir, pour les entraîner, descendit même jusqu'au pied de la montée, et là nous envoya bravement son coup de fusil ; puis il se retira tranquillement au pas, rejoindre ses gens. Les balles pleuvaient autour de lui, soulevant la poussière ; nous ne pûmes le toucher.
Voilà ce qui s'appelle un fier soldat ; personne ne le disait, mais nous le pensions tous.
Pendant cette fusillade, nos chasseurs se demandaient des cartouches les uns aux autres, et l'on reconnut avec stupeur qu'il n'en restait que trois paquets au détachement.
Ce n'était pas gai, à vingt kilomètres de Tizi-Ouzou !
Encore si les Kabyles avaient osé se hasarder en plaine, nous aurions pu les charger le sabre à la main, mais ils se tenaient sur les hauteurs.
Nous repassâmes donc la rivière, et nous rejoignîmes nos fameux contingents, auxquels on avait distribué des cartouches. Une sorte de satisfaction intérieure éclatait dans leurs yeux ; par bonheur, ils ne se doutaient pas que les munitions nous manquaient, car ils nous seraient tombés sur le dos, j'en suis sûr.
Nous n'avions rien de mieux à faire que de retourner à Si-Kou-Médour, et c'est ce que nous fîmes. Deux heures après, nous étions à notre point de départ ; les chevaux, débridés et déchargés, mangeaient leur ration d'orge, la musette au nez, à la même place où nous bivouaquions le matin ; les hommes faisaient la soupe ; et à six cents mètres en avant, du côté de l'ennemi, se voyait un de nos chasseurs en vedette.
Nous passâmes la nuit au même endroit. Vers le soir, au coucher du soleil, arriva un mulet chargé de cartouches, que nous envoyait le commandant du cercle, Leblanc. On se couvrit d'une grand-garde ; l'ennemi n'était pas loin, il avait dû nous suivre. Et toute cette nuit, en rêvant aux camarades restés là-bas, derrière les cactus, j'entendais les chacals crier et s'appeler bien plus encore que la veille ; comme j'en faisais la remarque au vieux spahi Abd-el-Kader, il me répondit que c'était le cri de ralliement des Kabyles.
Combien de tristes réflexions je fis alors, en songeant qu'il ne s'en était fallu que d'une minute pour avoir ma tête dans le même sac que celles du brave Ramadier et du vieil Audot. Je me demandais comment ils avaient été pris ; Audot sans doute était tombé mort dans les blés, où je ne l'avais plus vu ; Ramadier avait couru jusqu'au bout de la haie, pensant s'échapper par les vieilles masures, et là les Kabyles l'attendaient. Mes idées n'étaient pas réjouissantes.
Le jour parut enfin ; on releva la grand-garde, on fit un brin de pansage. Nos gueux d'auxiliaires, qui ne nous avaient pas encore tout à fait abandonnés, se trouvaient au milieu de nous. On parlait de renforts qui devaient nous venir de Tizi-Ouzou, de chasseurs à pied, d'artilleurs, etc. ; un spahi soutenait même qu'ils étaient à deux kilomètres au delà de l'Oued-Aissi.
Nos amis Kabyles, assis en rond par groupes, prêtaient l'oreille. Et voilà qu'un coup de fusil part, personne n'a jamais su d'où ni comment ; le sous-lieutenant Aressy, qui regardait tranquillement manger ses chevaux, les mains croisées sur le dos, pousse un cri : il venait de recevoir par derrière une balle qui lui traversait l'os où s'emboîte la cuisse et qui lui pénétrait jusque dans le ventre.
Figure-toi l'indignation des chasseurs ; les Kabyles ne disaient rien.
-- Goguel, me cria le lieutenant Cayatte, en se tournant de mon côté, cherchez le médecin à Tizi-Ouzou !
Je montai vite à cheval et je partis au galop.
Après avoir traversé l'Oued-Aissi, j'aperçus dans le lointain, sur la route, des chasseurs à pied et des artilleurs ; mais ce n'était pas le moment de leur donner ni de leur demander des nouvelles.
En arrivant au bordj, j'appris que le vieux commandant Leblanc était relevé de son commandement et remplacé par M. Letellier, un jeune chef de bataillon du 1er zouaves. Je me transportai près de lui, pour lui rendre compte de ce qui venait d'arriver. Il me fit quelques questions, puis il donna l'ordre au médecin de partir, et en même temps de faire atteler une charrette pour ramener le blessé.
Je redescendais au village, laissant respirer mon cheval, lorsque je fis la rencontre du vieux sergent Deveaux, adjoint à l'instituteur de Tizi-Ouzou, qui montait au bordj, et s'empressa de me raconter que soixante-six chasseurs à pied, armés de chassepots, sous la conduite de deux officiers, étaient arrivés le matin même, à la destination du fort National, avec trente soldats du train et vingt-quatre ouvriers de la 10e compagnie d'artillerie, commandés par le maréchal des logis Erbs ; mais que depuis notre défaite, toute la tribu des Beni-Raten s'étant soulevée, ce détachement resterait à Tizi-Ouzou ; que le commandant du fort National était également relevé de ses fonctions et remplacé par le colonel Marchai, lieutenant-colonel au 4e régiment de chasseurs d'Afrique, lequel n'avait pas voulu compromettre son petit détachement et s'était engagé seul, sur une mule, à travers l'insurrection.
-- Il doit être à cette heure au fort, dit le sergent, à moins qu'il n'ait eu le cou coupé en route.
Après m'avoir raconté cela, Deveaux me dit :
-- Je vous quitte, car, vous le voyez, tout notre monde se rend au bordj ; toute la Kabylie s'insurge, bientôt nous serons assiégés. Le père Colombani, l'instituteur, a déjà mené sa vache là-haut, mais sa femme et ses enfants sont encore à la maison d'école, en train de tout déménager ; voici les deux chères sœurs qui viennent avec de gros paniers, et les hommes de M. le curé, avec ce qu'il y a de plus précieux. Le père Thibaud, du café des officiers, emballe ses bouteilles, et là-bas, le boucher Louis, avec sa petite voiture et sa mule, monte au trot ; il a déjà fait au moins six voyages.
-- Allons, dis-je au sergent, je vois que vous êtes tous des peureux, les Kabyles n'oseront jamais venir sous le canon de la place.
-- Ah ! ah ! maréchal des logis Goguel, je n'ai pas toujours été détaché instituteur adjoint : j'ai vingt-trois ans de service ; j'ai suivi le 1er zouaves dans plus d'une expédition, et je connais ces gens-là mieux que vous ; en 1857, ils nous ont donné du fil à retordre, et déjà bien avant ils avaient bloqué le colonel Beauprêtre dans le vieux bordj. Beauprêtre... ah ! quel homme !... C'est lui qui savait prendre les Kabyles, et qui n'épargnait pas leurs têtes ; aussi tous le respectent encore et disent : « C'était un brave ! » Quel homme ! quel homme !... Avec trente chasseurs, dans le vieux bordj, il les a tenus en échec.
Le sergent allait me raconter cette histoire, mais j'étais pressé.
-- Vous me raconterez cela plus tard, lui dis-je, il faut que je parte. Au revoir... à bientôt !
Et je poursuivis mon chemin.
Deux kilomètres plus loin, je rencontrai les chasseurs à pied, les soldats du train et les artilleurs qui revenaient en allongeant le pas ; je pressai l'allure et je rejoignis notre détachement.
Tout le monde était à cheval. Le maréchal des logis Brissard faisait l'appel ; les contingents kabyles autour de nous, appuyés sur leurs longs fusils, nous regardaient d'un œil sombre ; l'appel fini, le lieutenant Cayatte allumant sa pipe, dit :
-- Tout le monde est présent.
Il nous fit rompre par deux, et nous défilâmes devant nos bons amis, dont les figures basanées et les yeux noirs n'exprimaient pas positivement une grande tendresse pour nous. Brissard était en avant, moi au centre, Ignard à l'arrière-garde.
Un instant avant de partir, comme Brissard passait près de moi, je lui dis :
-- Tu vois ces gens-là ; ce matin ils étaient nos amis, à ce que disaient les cavaliers du bureau arabe, maintenant ils sont avec les insurgés... Gare au défilé !... S'ils en ont le courage, en se voyant dix contre un et des cartouches plein leur sac, ils feront sur nous une décharge générale ; pas un homme du détachement n'en réchappera !
-- Tu penses à cela, Goguel, me dit-il en clignant de l'œil ; eh bien ! j'y pensais aussi !
Après le commandement de marche, pour gagner la route il fallait sauter un petit fossé. Le lieutenant se mit à la queue de la colonne. Brissard passa le premier ; puis les deux trompettes, puis les deux chevaux de bât, puis tous les chasseurs sautèrent l'un après l'autre. Au delà du fossé, on faisait halte pour reformer les rangs. Il ne restait plus qu'un chasseur et le lieutenant.
Nous tournions le dos aux Kabyles. J'avais fait face en queue, par un mouvement instinctif. Comme le dernier chasseur, Katterling, un jeune Alsacien, allait sauter, son cheval fit un faux pas, il tomba dans le fossé ; le lieutenant resta seul de l'autre côté. Katterling se releva, remonta sur son cheval ; et le lieutenant, passant le dernier, commanda de nouveau :
-- Marche !
Les Kabyles n'osèrent pas bouger.
Deux heures après, nous rentrions dans Tizi-Ouzou, trompettes en tête, ayant laissé à la ferme Berton, à trois kilomètres de la place, le maréchal des logis Ignard et huit hommes, pour garder la route.
Tout le village montait au bordj derrière nous, pleurant, criant, emportant lits, paillasses, meubles, provisions ; je n'ai jamais vu pareille scène de désolation.
Nous autres, nous mîmes nos chevaux au piquet dans la cour, et chacun regagna le casernement qu'il avait quitté deux jours auparavant.
Le soir, vers neuf heures, par une nuit très obscure, le commandant supérieur Letellier envoya un exprès porter l'ordre au maréchal des logis Ignard de se rapprocher avec ses hommes et de garder la route à partir de la fontaine romaine, qui se trouve à cinq cents mètres du bordj, sur le chemin que nous venions de suivre.
La nuit fut tranquille.
Le lendemain matin, le lieutenant Cayatte me prit avec trente hommes, pour aller faire une reconnaissance sur la route de Si-Kou-Médour ; en passant près d'Ignard, il lui donna l'ordre de rentrer, puis nous poussâmes notre pointe jusqu'à la ferme Berton ; là, nous ne vîmes rien de nouveau. Nous revînmes donc sur nos pas, en prenant l'ancienne route, qui tourne près de la gendarmerie et passe par le cimetière arabe.
Le lieutenant monta sur une éminence à gauche qui domine la vallée, et, ne voyant rien, nous redescendîmes en coupant la route, pour gravir une autre colline, en face de Tizi-Ouzou, celle où se trouvait une redoute en 1857.
Le lieutenant, ayant jeté un coup d'œil, me dit :
-- Goguel, vous allez rester ici avec dix hommes, dont un brigadier. Vous mettrez trois vedettes, l'une regardant du côté de la Mâatka, l'autre la vallée du Sébaou, et la troisième le pied de la montagne où se trouve le marabout Dubelloi.
Puis il partit avec le restant des hommes, en me recommandant, dans le cas où je verrais quelque chose d'extraordinaire, d'envoyer le brigadier prévenir le commandant.
Vers dix heures, comme je fumais tranquillement ma pipe, regardant d'un côté, puis de l'autre, tout à coup des Arabes traversent la rivière et s'approchent de la maison du cantonnier ; ils en enfoncent la porte, et deux minutes après le feu se met à danser sur le toit. Les gueux étaient hors de portée.
Ils ressortent et courent à la ferme Berton ; malgré tout, je ne pus m'empêcher de leur envoyer quelques balles, mais elles n'arrivaient pas jusque-là. Bientôt la ferme commence à brûler ; le toit s'affaisse, il ne reste plus que les quatre murs.
Nous regardions cela, les bras croisés, ne pouvant rien y faire, quand d'un autre côté, du fond de la gorge, et se dirigeant vers les Mâatka, s'avance une longue file de burnous blancs, conduisant des mules par la bride. C'était le corps d'armée du caïd Ali, qui se rendait de tribus en tribus, pour les sommer de se joindre à l'insurrection si elles ne voulaient pas être brûlées.
Naturellement, par ce moyen, le nombre des insurgés allait grandir de minute en minute. Les étendards jaunes et verts marchaient devant. Le commandant Letellier leur fit lancer quelques obus, qui les forcèrent de se rapprocher de la montagne, mais le défilé n'en continua pas moins.
À la nuit tombante, le maréchal des logis Ignard vint me chercher avec mes dix hommes, et nous abandonnâmes la position.
Nous n'étions pas rentrés, que les pillards remplissaient déjà le village arabe ; puis ils envahirent le village européen, abandonné depuis la veille. Le commandant supérieur fit aussitôt partir les miliciens, appuyés de quelques chasseurs à pied, pour les déloger ; une fusillade assez vive s'engagea. Il y eut plusieurs Kabyles de tués ; mais il en venait d'autres, il fallut se replier ; et peu d'instants après, vers dix heures, le feu se déclara dans le village, d'abord à la maison du jardin militaire, au pied du bordj, en face de l'hôpital, puis au magasin à orge, puis à la gendarmerie, puis enfin dans toutes les maisons, qui brûlaient au milieu de la nuit comme des allumettes. Tout était en flammes et le ciel plein de milliards d'étincelles. On entendait le craquement des toits, l'écroulement des murs ; et dans les rues, où passaient les lueurs de l'incendie, on voyait courir les grands manteaux blancs, la torche au poing. Les pauvres gens du village, réfugiés dans le fort, regardaient s'en aller en fumée ce qu'ils avaient amassé avec tant de peine ; c'était horrible !
Quelques coups de canon furent tirés pour balayer ces misérables, mais à quoi bon ? La nuit, on tire au hasard.
Ce soir même, les tuyaux de la fontaine furent coupés ; il ne nous restait plus que les citernes.
Le lendemain, dimanche, 16 avril, le commandant Letellier déclara l'état de siège, il institua la cour martiale et régla tous les postes et services. Nous étions bloqués et privés de toute voie de communication.
Le commandant fit hisser sur le vieux bordj le drapeau de la France ; il prit les clefs des citernes et distribua les rations de la manière suivante : les hommes un litre et demi d'eau par jour, les femmes et les enfants demi-ration, les chevaux cinq litres. -- La moitié de la garnison devait toujours monter la garde aux créneaux et l'autre être de réserve.
L'état de la garnison était alors : 104 mobilisés de la Côte-d'Or, avec un capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant ; cinquante-sept chasseurs d'Afrique, commandés par le lieutenant Cayatte ; soixante-six chasseurs à pied, commandés par le capitaine Truchy et le lieutenant Masso ; une cinquantaine de soldats du 1er régiment du train, commandés par le lieutenant Valé ; vingt-quatre ouvriers d'artillerie, de la 10e compagnie, commandés par le maréchal des logis Erbs ; puis la milice du village : quarante hommes, commandés par le capitaine Tibaud.
Les habitants du village européen encombraient le bordj ; le commandant supérieur eut beaucoup de peine à caser tous ces ménages -- les logements séparés étaient rares --, il fallait en mettre partout, dans les casernes, dans les pavillons du génie, de l'artillerie, du bureau arabe.
Nous avions aussi avec nous une quinzaine d'Arabes surpris par l'insurrection, et les spahis commandés par le brigadier Abd-el-Kader Soliman.
Tout cela demandait des vivres et de l'eau.
Par bonheur, le troupeau d'un fournisseur du fort National avait été forcé de se replier sur la place ; au moment du soulèvement, le berger n'avait pas trouvé d'autre refuge ; son troupeau se composait de vingt bœufs. Il y avait de plus les vaches et le bétail des particuliers ; dans tous les coins et recoins du bordj, jusqu'au fond des prisons, on avait logé ces animaux, avec le peu de foin et de paille qu'il avait été possible de sauver.
Le mardi, 18 avril, nous entendîmes tonner le canon du fort National ; les Arabes nous serraient de très près.
Nous n'avions pu garder le redan de la porte du bureau arabe, à cause de son étendue ; cette porte restait donc condamnée : elle était en bois plein jusqu'à un mètre et demi environ de hauteur, le dessus en lattage, et le génie avait fait construire derrière un mur en pierres sèches.
Le redan de la porte de Bougie nous resta jusqu'à la fin, parce que le commandant Letellier s'était dépêché de faire construire en avant des épaulements et des retranchements, où les sentinelles se trouvaient à couvert.
Comme artillerie, nous n'avions que des pièces à âme lisse, deux obusiers de quinze, trois obusiers de quatre et deux petits mortiers, ordinairement appelés crapauds.
Les Kabyles, voyant de loin que la porte du bureau arabe n'était pas gardée au dehors, espérèrent s'en rendre maîtres ; ils se mirent aussitôt à l'ouvrage, et, dès la première nuit, en traçant leurs chemins couverts, ils avaient fait d'assez forts remblais pour attirer l'attention du commandant. Ils poursuivirent leur travail les nuits suivantes avec la même ardeur.
Le jour, c'était une fusillade continuelle ; ils tiraient dans la place au tir plongeant. Puis, reconnaissant qu'ils avaient eu tort de brûler le village européen avant de le piller, toutes les nuits on ne les entendait plus que démolir les maisons, pour en emporter les poutres, les fenêtres, les portes à moitié consumées et jusqu'aux tuiles. Quelquefois ils n'étaient pas d'accord sur le partage, alors les coups de bâton roulaient.
Comme les colons de Tizi-Ouzou avaient ensemencé les terrains vagues autour de la place, en vue d'en consacrer les récoltes à secourir les victimes de la guerre contre la Prusse, les blés, les orges, les fèves foisonnaient jusqu'au pied des remparts. Ces cultures ont beaucoup contrarié la défense ; les Arabes se glissaient là-dedans et poussaient l'audace jusqu'à venir, la nuit, au pied du mur, insulter grossièrement en français M. le curé, les chères sœurs, les gens mariés, nous menaçant tous de nous couper le cou dans quatre ou cinq jours, et nous invitant à nous apprêter. Allez donc tirer, dans la nuit noire, sur des gens étendus dans les hautes herbes, c'était impossible.
Tout cela n'aurait encore été que de la plaisanterie, sans la soif terrible qui s'approchait ; la soif est ce que je connais de pire au monde.
Nous souffrions déjà beaucoup avec notre litre et demi d'eau, dont un quart pour le café, un quart pour boire à la main, et le reste pour la soupe ; c'était déjà fort, quand on réduisit la ration à un litre par homme, et celle des chevaux à trois litres.
Jamais tu ne pourras te faire l'idée d'une privation pareille ; je ne parle pas seulement des hommes, mais encore des animaux.
Si tu avais vu nos bœufs errer dans la cour des prisons arabes et dans le bordj, poussant des mugissements sourds, qui ne sortaient qu'avec peine de leurs entrailles desséchées ; si tu les avais vus, la tête basse, les yeux hors de la tête, les naseaux arides, aller ainsi comme de vieilles carcasses, tu aurais frémi ; leur chair, quand on les tuait, était plus rouge que du jambon. Et les moutons, les chèvres, il fallait les voir avaler jusqu'aux feuilles de papier, et nous, nous tous, avec nos figures noires de crasse, car tu penses bien qu'on ne se lavait plus, il fallait aussi nous voir !... On avait pitié de soi-même en se regardant ; on se sentait comme un masque de plâtre sur la face.
Voilà ce qui s'appelle un supplice ; et quelle rage cela vous donnait contre ceux qui vous réduisaient à cet état ! Mais ils étaient plus de cent contre un ; d'autres passaient par milliers, hors de portée du canon ; ils gardaient toutes les routes, tous les défilés.
Pendant la nuit, au milieu du grand silence, nous les entendions forger je ne sais quoi dans l'église de Tizi-Ouzou. Le matin, lorsqu'ils regagnaient leurs retranchements et se distribuaient les postes, le commandant Letellier ne perdait jamais l'occasion de leur envoyer quelques obus ; mais durant le jour, au moment où la grande chaleur du soleil pesait sur le bordj, tout restait paisible ; ils avaient résolu, les gueux, de nous réduire par la soif et la famine.
Je suis sûr que des Arabes ou d'autres traîtres enfermés avec nous dans la place les tenaient au courant de ce qui s'y passait ; cela parut clairement le 22 avril.
Ce jour-là, quelques instants avant midi, toute la garnison fut prévenue qu'à midi juste aurait lieu une sortie, pour détruire les ouvrages inquiétants des Kabyles à la porte du bureau arabe. On avait bien fait de ne nous prévenir qu'à la dernière minute, car à peine l'ordre donné, l'ennemi savait notre intention.
Il n'était pas prêt à nous recevoir, il lui fallait du temps pour appeler des renforts. Aussitôt on annonça qu'un parlementaire kabyle se présentait à la porte de Bougie ; il tenait à la main un roseau, garni au bout d'une feuille de papier écolier.
-- Qu'on le laisse entrer ! dit le commandant, qui tout d'abord avait deviné la manœuvre.
C'était un vieux Kabyle à barbe grise, faisant le saint homme, l'ami de la paix !
-- Qu'est-ce que tu veux ? lui demanda le commandant au milieu des officiers.
L'autre alors dit qu'il avait obtenu de ses compatriotes qu'avant de livrer l'assaut, on proposerait au commandant de capituler, et que s'il y consentait, la garnison, les femmes et les enfants seraient conduits sains et saufs à Dellys.
-- Tu te moques de moi ! s'écria le commandant. Je vais te montrer comment nous capitulons.
Puis, s'adressant au brigadier de gendarmerie :
-- Vous allez me garder ce parlementaire à vue, dit-il ; nous reprendrons la conversation plus tard.
Et tout aussitôt, le sabre au côté, le revolver à la main, la longue-vue sous le bras, il prit le commandement des troupes déjà rangées derrière la porte.
Moi, j'étais avec douze hommes sur le bastion du bureau arabe ; Ignard, avec le même nombre, sur celui du génie ; la porte se trouvait entre nous deux.
Le lieutenant Cayatte et le maréchal des logis Brissard, avec quinze chasseurs, devaient rester en réserve à la porte de sortie. Ignard et moi, les fusils dans les créneaux, nous devions protéger la retraite. Le maréchal des logis Erbs, avec un obusier de 15, envoyait des boîtes à mitraille sur le village, pour empêcher les Arabes d'arriver au secours des leurs de ce côté.
Les troupes composant la sortie étaient des chasseurs à pied, des mobilisés ; quelques soldats du train et la milice, avec des pioches, pour détruire les ouvrages des Kabyles. Un petit obusier de quatre, manœuvré par cinq artilleurs et un brigadier, devait appuyer l'attaque.
Naturellement, le garde du génie avait eu soin de faire enlever la muraille en pierres sèches construite contre la porte ; tout à coup elle s'ouvrit et nos hommes s'élancèrent au pas de course. Les Kabyles, dans leurs ouvrages, n'étaient pas à plus de vingt mètres.
Aussi longtemps que je vivrai, j'aurai ce spectacle sous les yeux :
-- Haïe !... Haô !... Haô !... criaient nos soldats.
À six pas en avant des premiers, courait M. Goujon, l'interprète ; il tenait son fusil en joue et tua le premier Arabe qui se levait de la tranchée ; je le vis ensuite sauter dans les chemins couverts ; sa crosse en l'air ne faisait que monter et s'abattre. Le capitaine Truchy le suivait de près ; puis tous les chasseurs à pied, la baïonnette en avant. C'étaient des cris, des hurlements de rage sans fin, là devant nous, sous les créneaux, des malédictions à nous faire dresser les cheveux sur la tête.
Les Arabes après avoir soutenu l'orage une minute, lâchèrent pied ; leurs blessés, se traînant à quelques pas, finissaient par tomber. Ce fut même quelques jours après la cause d'une infection épouvantable ; l'un de ces hommes était tombé à quelques pas du redan, il pourrit sur place, parce que ni les Arabes ni nous, nous ne pouvions l'enlever ; les chiens et les chacals le dévorèrent à notre vue, se disputant ses lambeaux et les traînant de tous côtés.
Mais, pour en revenir à la sortie, au bout de quelques instants, du haut des créneaux nous vîmes arriver une véritable avalanche d'Arabes, il en venait par milliers, malgré la mitraille ; on aurait dit qu'ils sortaient de dessous terre ; notre fusillade, dont chaque coup portait dans la masse, semblait même exciter leur fureur. Le commandant s'en aperçut, il donna le signal de la retraite : tout rentra précipitamment et la porte se referma.
La milice et les soldats du train avaient renversé les épaulements de leurs chemins couverts ; le but principal de la sortie était atteint. Mais tout le restant de ce jour et la nuit suivante personne ne ferma l'œil.
-- Attention !... Et tout le monde aux créneaux ! avait dit le commandant Letellier.
Il avait bien raison, car nous étions au milieu d'un cercle de Kabyles qui ne se possédaient plus de rage ; partout, dans toutes les directions, se dressaient leurs drapeaux. Je n'aurais jamais cru que les Kabyles fussent en aussi grand nombre. Nous nous attendions à les voir d'une minute à l'autre se précipiter à l'assaut, mais ils reçurent sans doute de leurs chefs l'ordre d'attendre une occasion plus favorable ; et puis ils espéraient nous réduire par la soif.
Leur exaltation tomba pendant la nuit ; ils avaient éprouvé de grandes pertes ! Les nôtres furent d'un chasseur à pied, resté malheureusement entre leurs mains, et d'un vieux brigadier d'artillerie, blessé à la tête et qui mourut à l'hôpital. Le sergent-major Martin fut aussi mordu au pouce très grièvement par un Kabyle.
C'est à partir de ce jour que les chevaux commencèrent à périr ; on ne savait plus où les enterrer ; un grand trou, qu'on avait fait derrière la poudrière, était comble. Outre les chevaux, nous avions aussi le bétail qui n'en pouvait plus.
Je crois voir encore le vieux maître d'école Colombani, tout petit, tout ratatiné dans sa capote noire râpée, son vieux chapeau gris sur la nuque, arriver à la cantine, suivi de sa vache et de son veau, qui ne le quittaient jamais ; je l'entends nous dire d'une voix plaintive :
-- Ah ! messieurs les maréchaux des logis, ayez pitié de ma pauvre vache ! c'est tout notre bien... Qu'est-ce que nous deviendrions, ma femme, mes filles et moi, sans notre vache, mon Dieu !... Un peu d'eau, je vous prie... Voyez comme elles me suivent, les pauvres bêtes !
Tu penses s'il était bien reçu ; rien que de l'entendre nous demander de l'eau, l'indignation nous prenait, nous l'aurions jeté volontiers par la fenêtre.
Ce pauvre vieux grimpait tous les jours sur les petits platanes de la place, dont il arrachait les feuilles pour sa vache. Les Kabyles, le voyant de loin, tiraient dessus, les balles sifflaient dans les branches, mais il n'y prenait pas garde ; on avait beau lui crier de descendre, il ne vous écoutait pas.
Le brave homme a fini par sauver sa vache et son veau ; il le méritait bien !
Je me rappelle aussi de ce temps une scène singulière et même touchante. Un entrepreneur du génie, dont le nom ne me revient pas maintenant, avait une trentaine de bourricots dans le bordj ; les malheureux ânes n'avaient pas bu depuis quelques jours, aussi figure-toi si leurs oreilles pendaient, s'ils tiraient la langue. C'était une vraie pitié !
Enfin, comme ils commençaient à crever, et que c'aurait été du travail pour les enterrer, on décida qu'il valait mieux les lâcher à la grâce de Dieu. Ils étaient tous marqués au fer rouge sur la fesse, et l'entrepreneur pensa sans doute que c'était la meilleure chance de les sauver et de les ravoir, si nous échappions de notre triste position.
Je me trouvais justement au redan de la porte de Bougie, quand on les amena tous à la file, pour leur donner la clef des champs. Ils ne se tenaient plus debout, et l'on eut mille peines à leur faire comprendre ce dont il s'agissait ; ils ne voulaient pas monter sur le talus ; il fallut les pousser par derrière, l'un après l'autre ; mais à peine avaient-ils vu la campagne, que leurs grandes oreilles se redressaient et qu'ils se mettaient à trottiner vers la fontaine, comme des lièvres ; l'odeur de l'eau les attirait de plus d'un kilomètre.
En les voyant défiler ainsi, tout joyeux et ranimés, nous aurions bien voulu pouvoir les suivre.
Mais revenons à des choses plus sérieuses.
Depuis le malheur de mon pauvre lieutenant Aressy, je n'oubliais pas d'aller le voir chaque jour à l'hôpital. Il me serait bien difficile de te donner une idée de cette petite chambre blanchie à la chaux, de ce lit malpropre et de cette odeur presque insupportable. L'eau manquait pour laver les bandages, c'est tout dire !
Et puisqu'on représente toujours le long des rues, à tous les coins de Paris et d'ailleurs, les chères sœurs et monsieur le curé assis auprès du lit des malades, et secourant les blessés sur le champ de bataille, je déclare que ceux de Tizi-Ouzou ne s'y trouvaient jamais et qu'ils restaient prudemment dans leur coin, chose connue de toute la garnison et de tous les habitants du bordj, qui ne viendront pas dire le contraire.
Il faudrait pourtant tâcher de mettre les actions un peu d'accord avec les peintures, et ne pas faire lever les épaules des gens par de semblables comédies.
À cause de cet isolement, mon bon et brave lieutenant, autrefois si gai, l'air si riant, était tout abattu. Mon Dieu ! qu'il me faisait de peine, et qu'il était content de recevoir quelques nouvelles du dehors !
Souvent il bouillonnait et s'indignait d'être cloué là.
-- Voyez la fatalité, mon cher Goguel, disait-il ; être réchappé de Sedan, avoir assisté à cette fameuse charge, où le régiment s'est si bien montré... et venir ici attraper bêtement une balle au bivouac, après une action... Ah ! si je l'avais seulement reçue en pleine poitrine, au moins je serais mort !
Alors l'émotion le gagnait, il ne pouvait s'empêcher de pleurer.
Tout cela, tu le penses bien, ne vous embellissait pas l'existence, et souvent je me disais que si nous sortions de ce trou, les Kabyles en verraient de dures ; je serrais la poignée de mon sabre, en pensant :
« Malheur à vous quand sonnera la charge ! Vous me payerez tout ce que nous souffrons ; vous me le payerez cher ! »
De leur côté, les gueux se faisaient sans doute des réflexions semblables ; chaque matin je les voyais le nez en l'air, dans leurs tranchées ; ils aiguisaient leurs flissas, comme pour nous dire :
« Apprêtez votre cou ! Voici ce qui vous attend ! Vos citernes doivent être bientôt vides... le moment approche où nous vous ferons passer le goût du pain ! »
Nous touchions alors au mois de mai, tous les jours il faisait plus chaud que la veille ; et dans notre bordj, entre neuf heures du matin et cinq heures du soir, quand le soleil d'Afrique passait au-dessus de nos murs blancs, sans verdure et sans ombre, nous desséchions sur pied. Rien ne bougeait ; nos spahis mêmes qui supportent mieux la soif que nous, restaient assis, les jambes repliées, la tête penchée, tout rêveurs.
Les Arabes ont quelque chose pour se consoler de tout, c'est de dire que c'était écrit ; mais tu penses bien que cette façon de voir ne me convenait pas, et que j'étais résolu à défendre ma peau jusqu'à la dernière extrémité.
Malgré cela, d'être enfermé dans cette espèce de cimetière, et de monter régulièrement la garde autour, sans pouvoir s'allonger de temps en temps un coup de sabre avec l'ennemi ; de rêver toujours à boire ; de se représenter le plaisir qu'on aurait eu à vider d'un trait une bonne canette de bière bien fraîche, et de se forger d'autres illusions pareilles, sans arriver à rien, c'était terrible au bout du compte. Chaque fois qu'il passait un nuage, on se disait :
« Il va pleuvoir ! »
Puis le nuage s'en allait dans les oliviers de la montagne, le soleil revenait plus beau qu'avant, et l'on restait à sec comme des poissons sur le sable, quand la rivière se retire.
Nous croyions aussi quelquefois entendre un orage dans le lointain ; on écoutait : c'était le canon du fort National, de Dellys, de Dra-el-Misan ! -- L'insurrection s'étendait partout.
Je ne te cache pas que je me suis souhaité plus d'une fois en ce temps d'être à Saint-Dié, dans les Vosges, au milieu des sapins, auprès d'un ruisseau ; et que souvent la nuit, le manteau autour de la tête, dans un coin quelconque, après la garde, je me suis traité d'imbécile, d'être venu me fourrer dans ce guêpier de Tizi-Ouzou, pendant que tant d'autres, restés chez eux malgré les appels du gouvernement provisoire, faisaient leurs trois repas par jour, arrosés de bon vin, et fumaient tranquillement leur pipe à la brasserie, dans l'après-dînée, en battant les cartes et causant des petites affaires de la ville. -- Oui, bien souvent je me suis écrié :
« Oh ! Goguel, faut-il que tu sois bête de t'être engagé sans réfléchir une minute, tandis que des milliers de garçons plus riches que toi, ayant beaucoup plus de bien à défendre, ne bougeaient pas de la maison. Ils deviendront maires de leur commune, membres du conseil général, députés du département ; ils épouseront de jolies filles, qui t'auraient peut-être préféré ; et toi, dans cette misérable bicoque, tu dépéris de soif ; tu risques de voir ta tête promenée de gourbi en gourbi, au bout d'un bâton ! Oh ! mon pauvre Goguel, faut-il que tu manques de bon sens ! Si tout le monde était forcé de servir, à la bonne heure, en partant tu n'aurais fait que ton devoir, mais de cette manière, tu t'es conduit comme un véritable fou. »
Voilà les réflexions que je me faisais.
Ce qui m'indignait encore le plus, c'était de voir que les Kabyles, au lieu de nous attaquer, voulaient nous prendre comme des rats dans une ratière.
La patience de ces gens finit pourtant aussi par se lasser ; ils nous croyaient à bout, quand un soir, les nuages, qui depuis si longtemps allaient et venaient, s'arrêtèrent sur le bordj, les éclairs se mirent de la partie, et nous reçûmes une averse abondante.
Quelle joie pour les hommes et le bétail ! Nous avions de l'eau cette fois, on put s'en donner ! Et comme l'eau de tous les toits s'en allait aux citernes, elles furent à moitié remplies. Les Arabes en devinrent furieux.
-- Ah ! chiens de Français, nous criaient-ils de leurs chemins couverts, vous avez du bonheur qu'Allah ait pensé à vous ! Il vous prolonge l'existence de cinq ou six jours ; mais vous ne perdrez rien pour attendre !
Bientôt nous vîmes qu'ils se rendaient par bandes dans les villages environnants, et qu'ils en rapportaient des poutres, des planches, des fagots. Ces fagots s'entassaient derrière un monticule, en face de la porte du bureau arabe, et toute la garnison pensa qu'ils étaient enfin décidés à livrer l'assaut ; qu'ils allaient tous accourir au premier signal, leur fagot sur l'épaule, et qu'ils les jetteraient en tas au pied du mur, jusqu'à la hauteur du rempart, où l'on se prendrait corps à corps.
On s'apprêtait à les bien recevoir.
Or, la nuit même où on s'attendait à l'attaque, j'étais de réserve au bureau arabe. Il faisait un clair de lune magnifique ; nos écuries touchaient à ce bureau ; le toit s'appuyait au sommet contre le mur du bordj, et, dans la cour à l'intérieur, il reposait sur des piliers en forme de hangar. On voyait au-dessous les chevaux et les mulets rangés à la file ; et devant le mur du fond, percé de meurtrières, se tenaient nos spahis, l'arme prête, observant la campagne.
J'avais ordre d'empêcher que la moindre parole ne fût échangée entre nos hommes et l'ennemi, car les Kabyles, dans leurs tranchées, n'étaient pas à plus de quinze mètres du rempart.
Je me promenais donc de long en large, fumant ma cigarette, écoutant et regardant ce qui se passait.
À minuit sonnant, j'éveillai le brigadier Péron, qui prit la garde à son tour ; puis, enveloppé dans mon grand manteau blanc, je m'étendis derrière les chevaux, sur une botte de paille, à l'ombre du toit, et je m'endormis profondément.
Dieu sait depuis combien de temps je dormais et quelle heure il pouvait être, quand de ma place je vis entre les pieds des chevaux un trou énorme dans le mur, sous la mangeoire.
« Ah ! me dis-je, en pensant aux Kabyles, c'est par là qu'ils veulent entrer ! »
Et tout aussitôt la tête barbue d'un Kabyle, les yeux luisants comme ceux d'un chat, parut dans ce trou ; j'en frémis !... Il tenait à la main un grand yatagan et rampait de mon côté ; puis j'en vis un autre derrière, puis un troisième, ainsi de suite.
Je faisais des efforts terribles pour me lever et crier aux armes ! Impossible !... quelque chose me pesait sur la poitrine.
Et voilà que le premier Kabyle arrive auprès de moi ; il me regarde dans l'ombre, son bras se lève, le yatagan m'entre dans l'estomac jusqu'à la garde ; je sens le sang qui bouillonne de la blessure... alors je crie :
-- À moi, chasseurs !
La sentinelle se retourne et me demande :
-- Qu'est-ce que vous avez donc, maréchal des logis ?
Et je lui réponds, en portant les mains à ma poitrine toute chaude et toute mouillée :
-- Je suis blessé... mon sang coule !...
Mais le silence régnait partout. Je me lève, et qu'est-ce que je vois au clair de lune ? Mon manteau tout jaune du haut en bas : je venais d'avoir un cauchemar, et vers la fin, une mule, tirant sur sa longe pour se reculer, m'avait inondé de son urine... C'est de là que venait ce que j'avais pris pour du sang !
Tu penses si les camarades se moquèrent de moi le lendemain, lorsque je leur racontai mon rêve ; tout le bordj en rit de bon cœur ; ce fut une distraction à nos misères.
Malheureusement l'assaut n'arrivait pas ! Les Kabyles, bien loin de penser à grimper aux murs, s'étaient construit des baraques avec leurs matériaux, pour nous observer plus à leur aise. Nous avions eu plusieurs hommes tués aux créneaux ; dix-sept chevaux étaient morts de soif ; le bétail se trouvait réduit des trois quarts, l'eau des citernes redevenait rare, on creusait depuis longtemps le puits du paratonnerre sans en trouver ; on attendait du secours, et rien ne paraissait.
Nous aurions bien fait notre trouée le sabre à la main et la baïonnette en avant ; mais les femmes et les enfants n'auraient pas pu nous suivre, et le commandant Letellier n'était pas homme à les laisser en arrière. Pas un de nous d'ailleurs n'était capable d'avoir une idée pareille ; nous serions plutôt morts là jusqu'au dernier ; il faut nous rendre cette justice.
On ne pensait donc plus qu'à la colonne qui devait venir nous délivrer.
Le 11 mai, étant de garde au bastion de la poudrière, je traversais la place, vers midi, pour aller manger la soupe, quand, en passant auprès des chariots de MM. Moute, d'Alger, réfugiés dans le bordj, en me retournant avant d'entrer à la cantine, je vis une immense colonne de fumée se dérouler dans les airs.
-- Qu'est-ce que cela ? dis-je à l'un des conducteurs.
-- Çà, maréchal des logis, c'est le caravansérail d'Azib-Zamoun qui brûle.
J'entrai, pensant qu'il avait raison.
Mais le soir, après avoir relevé mes factionnaires, comme j'allais m'étendre au pied du mur pour dormir, un coup de canon au loin me fit dresser la tête ; j'écoutais en retenant mon haleine ; un second coup bien faible arriva jusqu'au bordj, et je me dis :
-- Si j'en entends un troisième, c'est le signal, nous sommes sauvés !
En effet, le troisième coup retentit, mais si loin, qu'il fallait être prévenu pour l'entendre.
J'aurais bien voulu pouvoir annoncer la bonne nouvelle aux camarades, mais malheureusement j'étais de garde, impossible de quitter le poste.
Toute cette nuit-là les Kabyles ne firent que tirer et crier, sans doute pour nous empêcher de voir ou d'entendre d'autres signaux.
Enfin, à quatre heures du matin, le vieux brigadier Abd-el-Kader parut et me dit, en étendant la main vers la porte du bureau arabe :
-- Il n'y a plus de Kabyles de ce côté, maréchal des logis ; ils sont tous à la porte de Bougie.
Je ne pouvais le croire ; mais bientôt des mobilisés de la Côte-d'Or s'avancèrent hors des remparts et se mirent à couper les blés pour le bétail ; puis, vers le camp du maréchal, au coude de la route, je vis s'élever un long nuage de poussière, annonçant une colonne en marche. Le bruit courut aussitôt que nous allions être débloqués !... Songe avec quelle émotion les malheureux enfermés dans le bordj venaient s'en assurer de leurs propres yeux.
Deux heures après, nous vîmes flamber le petit village de Vin-Blanc ; un officier français à cheval parut sur la route d'Alger ; il entra ventre à terre, annonçant l'arrivée de la colonne Lallemand, composée de huit mille hommes, dix pièces de canon et deux mitrailleuses.
Inutile de te peindre l'enthousiasme des gens, les cris de « Vive la France ! Vive la République ! »
Les Kabyles se repliaient à la hâte vers la montagne ; ils se concentraient au village arabe, près du marabout Dubelloi.
Un pauvre soldat du train accourut sur les remparts pour jouir de ce spectacle ; je le vois encore arriver tout riant et se pencher dans un créneau, quand il s'affaissa, la tête toute sanglante. La dernière balle avait été pour lui. On l'emporta.
-- Allons... allons... criait le lieutenant Cayatte, pas de temps à perdre... bridons... il faut faire boire les chevaux.
Mais comment leur passer la bride ? Ils ne pouvaient plus ouvrir leur bouche gercée et crevassée. On se mit pourtant à cheval et l'on partit. J'avais pris bien vite un morceau de savon. Comme nous arrivions à la fontaine turque, la tête de la colonne débouchait auprès ; le général Lallemand, en nous voyant dans cet état, se mit à sourire.
Il faut avoir passé par là, pour savoir quel bonheur il y a de se laver, de se savonner et de se bouchonner à fond avec de la bonne eau fraîche. Toute la colonne défilait auprès de nous ; bientôt ce fut le tour du régiment. Le régiment ! Tu ne connais pas ça, puisque tu n'as jamais servi ; le régiment, vois-tu, c'est la famille du soldat, ça remplace tout !
Les petits schakos à couvre-nuque blancs, les vestes bleu de ciel, les gros pantalons rouges à jupe, les larges baudriers blancs s'avançaient au pas, dans la poussière ; le cliquetis des sabres, le hennissement des chevaux nous réjouissaient encore une fois l'oreille ; comme nous regardions !...
Et tout à coup une voix crie :
-- Goguel !
Mon vieux camarade Rellin saute à terre ; d'autres sous-officiers le suivent. Quelles bonnes et solides poignées de main on se donnait ; qu'on était content de se revoir !
Mais la colonne marchait ; il fallut se remettre en selle et partir au trot pour reprendre son rang.
Nous autres, les manches retroussées, nous continuâmes notre lessive ; puis, après nous être bien lavés, bien savonnés, nous revînmes à Tizi-Ouzou, menant les chevaux par la bride.
Tout allait bien alors de notre côté ; seulement, à vingt-six kilomètres de nous, dans la haute montagne, le fort National restait toujours bloqué ; les Kabyles, fortement retranchés autour, avaient coupé la route en plus de vingt endroits. En attendant qu'on pût les déloger, le général Lallemand donna l'ordre de déblayer nos environs ; et comme nous rentrions au bordj, un bataillon partait déjà le fusil sur l'épaule, pour enlever le village arabe. Mais la résistance fut plus sérieuse qu'on ne pensait ; les Kabyles, furieux de voir que nous leur échappions, se battaient avec désespoir ; il fallut envoyer un second bataillon, puis un régiment, enfin toute la colonne fut engagée.
Au premier coup de canon, j'étais monté sur les remparts du vieux bordj, qui dominaient la position. Des milliers de Kabyles, embusqués dans les maisons du village et derrière leurs immenses haies de cactus, faisaient un feu d'enfer ; de tous les côtés, au milieu des orangers, des mûriers, des sycomores, s'élevait la fumée de leur fusillade. Notre artillerie leur répondait du village européen, hachant cette verdure comme de la paille, et nos tirailleurs arrivaient sur eux au pas de course. Plus d'une ruelle était déjà pleine de morts et de blessés.
La lutte fut longue ; mais aux approches de la nuit, les Kabyles, enfoncés sur toute la ligne, se mirent en retraite ; leurs longues jambes brunes s'allongèrent sur la côte, grimpant au marabout Dubelloi, pour gagner d'autres cimes éloignées ; quelques rares coups de fusil brillaient encore de loin en loin dans les oliviers, puis tout se tut, et la flamme monta sur le village, enlaçant les vieux arbres déjà mutilés, dont les grandes ombres tremblotaient dans la plaine.
Cela fait, la colonne Lallemand resta deux jours sous Tizi-Ouzou ; elle rétablit les tuyaux de la fontaine, elle approvisionna la place, et nous quitta le matin du troisième jour, en nous laissant une compagnie d'infanterie, une pièce rayée et une mitrailleuse. Elle allait au nord, vers la mer, et livra le lendemain le sanglant combat de Taourga, qui dispersa les insurgés et les força de lever le blocus de Dellys. Huit jours après, elle était déjà revenue à Temda et recevait la soumission des Beni-Djéma. C'est là que notre petit détachement, escortant un convoi de pain, alla la rejoindre ; le commandant Letellier était à notre tête. Nous revîmes, en passant, Si-Kou-Médour, complètement abandonné, le Sébaou, dont nous suivîmes encore une fois le lit desséché, et la colline où nous avions livré combat quarante jours avant. Enfin, vers huit heures du matin, nous arrivâmes à Temda.
La colonne campait sur la côte.
Je passai quelques heures avec les camarades. Nous fîmes même un tour au village, et je me rappelle avoir vu là des turcos dans une ruelle, en train de ravager quelques ruches ; ils étaient noirs de mouches et riaient comme des fous, sans s'inquiéter des piqûres, ayant sans doute un moyen de s'en préserver ; ils mordaient à même dans les rayons de miel et s'empressèrent de nous en offrir. J'acceptai, et je me souviendrai longtemps de la colique qui s'ensuivit.
Ce même jour, on fit sauter la maison du caïd Ali et l'on brûla Temda. Il était environ quatre heures du soir, la colonne avait plié bagage et descendait au Sébaou, pour aller camper plus loin dans la montagne. Nous autres, nous reprîmes le chemin de Tizi-Ouzou ; vers cinq heures, nous repassions par Si-Kou-Médour ; les habitants de ce village avaient rejoint les insurgés.
Il faisait une chaleur étouffante. Tout se taisait dans ce monceau de gourbis, de huttes, de baraques, où des centaines de cigognes avaient élu domicile ; chaque vieux toit en portait deux ou trois nids énormes, pleins de jeunes, dont les cous repliés et les grands becs toujours ouverts attendaient la pâture. Les mères, par douzaines, arrivaient de la vallée du Sébaou, leur apportant des couleuvres, des crapauds, des grenouilles. Les arbres mêmes étaient chargés de ces nids ; on aurait dit des greniers à foin. Au-dessous, dans les petites ruelles, entre les haies touffues, couraient des colonies de poules et de poulets, que les Arabes n'avaient pas eu le temps d'emmener avec le bétail.
Voilà les seuls habitants de Si-Kou-Médour.
Comme nous approchions du village, le commandant donna l'ordre d'y mettre le feu, ce qui se fit rapidement par une vingtaine de chasseurs. On arrachait du toit voisin une poignée de chaume qu'on allumait et qui vous servait de torche. Au bout d'un quart d'heure, tout était en feu ; et par ce temps chaud, calme, les flammes se réunirent bientôt en une gerbe immense, puis la fumée noire monta directement au ciel.
Là, je vis une scène vraiment attendrissante et terrible : les cigognes, ces oiseaux des marais, appelées par les cris de leurs petits, planaient au milieu de cette fumée sombre ; elles plongeaient dans le brasier et tombaient mortes sur leurs couvées.
Nous partîmes au pas ; mais combien de fois je tournai la tête, regardant ce spectacle navrant et me rappelant ce que nous avions souffert nous-mêmes en France : nos villes brûlées, nos terres ravagées, nos parents fusillés par les Prussiens.
Une heure après, nous rentrions à Tizi-Ouzou ; et chaque jour, depuis, nous entendions gronder le canon dans la montagne ; nous voyions les villages brûler tantôt à droite, tantôt à gauche.
Vers le 1er juin, la colonne Lallemand revint camper auprès de nous, le général ne se trouvait pas assez en force pour tenter le débloquement du fort National ; mais la colonne Cérez, forte de six à sept mille hommes, arrivait des environs d'Aumale ; il s'agissait d'opérer la jonction avant de commencer l'attaque.
Le 5 juin au soir, étant allé serrer la main de mon ami Babelon, lieutenant au premier régiment de tirailleurs algériens, il me dit que la nuit suivante la colonne allait lever le camp, et qu'elle serait à la pointe du jour au pied des Mâatka, dont elle gagnerait la crête, pour se joindre à la colonne Cérez. En effet, la colonne Lallemand partit le lendemain, laissant à Tizi-Ouzou de la cavalerie, une compagnie d'infanterie, deux pièces de canon et deux mitrailleuses. Ce détachement, le 6 juin au matin, partit à son tour, se dirigeant par la route muletière de Dra-el-Misan, vers la montagne où se trouve le village de Bounoum. Les Kabyles, croyant que nous allions les attaquer de ce côté, descendirent en masse à notre rencontre ; et la colonne Lallemand qui se trouvait plus loin, profita de cette diversion pour grimper directement sur les crêtes des Mâatka sans éprouver de résistance.
Vers onze heures du matin, tout était terminé. Le détachement rentra dans le bordj ; et ce même soir nous vîmes les feux des deux colonnes briller à la cime des montagnes ; la jonction était faite.
Depuis ce moment jusqu'au 15 juin, nous entendîmes tous les jours gronder le canon derrière les Mâatka ; mais il paraît qu'on ne pouvait s'approcher du fort National dans cette direction, c'est pourquoi les deux colonnes Cérez et Lallemand redescendirent à Tizi-Ouzou. Nous les croyions découragées, quand une nuit, toute l'infanterie partit, laissant la cavalerie en plaine ; elle arriva vers quatre heures du matin au pied des Beni-Raten, près du moulin Saint-Pierre, et l'assaut de ces immenses hauteurs, couronnées par le fort National, commença tout de suite.
Du haut des remparts, nous voyions nos soldats grimper à travers les oliviers et les broussailles, traînant après eux l'artillerie. Tout montait et tirait à la fois. Les pièces étaient mises en batterie sur chaque escarpement et tonnaient à leur tour ; les Kabyles se défendaient avec courage. Rien au monde ne pourrait rendre l'effet de nos vingt pièces de canon tonnant dans les échos des Beni-Raten : c'était un roulement formidable et grandiose.
Au plus fort de l'action, le fort National fit une sortie ; les Kabyles, pris entre deux attaques, se décidèrent enfin à quitter la position ; ils se dispersèrent, et le fort fut débloqué ; vers trois heures de l'après-midi, les deux colonnes campaient autour de ses murs.
Je pourrais m'arrêter ici, puisque nous étions dégagés, mais il faut que tu connaisses la fin de cette histoire, car le reste ne regarde pas seulement les choses de la guerre, mais encore les affaires intérieures de ces pays si beaux, si riches et si malheureux.
Le 24 juin au soir, le commandant Letellier, du cercle de Tizi-Ouzou, prit le commandement de quatre escadrons de cavalerie et nous choisit pour escorte, nous qui l'avions secondé dans sa défense du bordj. Nous allâmes coucher sur les cendres de Si-Kou-Médour. Le 25, nous campions un peu au-dessus de Temda. Le 26, de grand matin, nous partîmes avec le commandant, les quatre escadrons et les spahis du bureau arabe. Nous nous rendîmes au village de Djéma-Sahridj, dans la tribu des Beni-Frassen, pour recevoir leur soumission et les maintenir par notre présence, car l'insurrection n'était pas comprimée ; une foule d'insurgés allaient encore grossir le nombre des combattants d'Echeriden. Tout ce jour, le canon se fit entendre dans la direction du fort National ; il devait se livrer là-bas une véritable bataille. La précaution du commandant ne fut pas inutile, nous avions nos chevaux au piquet sur la place du village, et personne n'était tenté, nous voyant là, d'aller se battre ailleurs.
Le village de Djéma-Sahridj est peut-être un des plus beaux de l'Algérie ; on ne s'en douterait pas en le regardant de la vallée, car des rochers se hérissent tout autour ; mais arrivé au haut, c'est un paradis terrestre ; plus de cinquante sources bouillonnent aux environs, et dans ce pays de soleil brûlant, l'eau c'est tout, c'est l'abondance, la richesse. Aussi toutes les maisons de Djéma-Sahridj sont-elles bâties en pierres, couvertes de tuiles, entourées de jardins et plongées dans la verdure des noyers, des cerisiers, des orangers, des figuiers, tous couverts de fruits et entrelacés d'énormes plants de vigne. Près de la mosquée j'ai même remarqué trois grands palmiers, arbres assez rares dans les hautes régions de la Kabylie. Les femmes et les enfants avaient seuls quitté le village ; nous les voyions qui nous observaient d'un air craintif, du haut des rochers.
Les chasseurs firent là le café. Les Kabyles nous apportaient des couffins pleins de figues sèches ; les pauvres gens, ayant vu brûler tant d'autres villages, avaient peur. Enfin, le commandant, qui se promenait de long en large, tout pensif, donna l'ordre du départ, et nous retournâmes au camp, où bivouaquaient les camarades.
Nous repartîmes de là le jour suivant, remontant le Sébaou, pour aller camper à dix ou douze kilomètres plus haut, vers les sources de la rivière. La vallée se rétrécissait toujours à mesure que nous avancions ; des rochers bruns se dressaient à droite et à gauche ; les cultures devenaient rares ; la ronce, le chêne-nain, les lentisques prenaient le dessus ; à peine si quelques petits villages se montraient encore au fond de ces halliers.
Le lendemain, de bonne heure, le commandant fit partir un escadron en reconnaissance chez les Beni-Djéma ; puis il nous emmena pousser une pointe très avant dans la vallée.
Vers onze heures, nous atteignîmes un mamelon, où nous restâmes toute la journée en observation ; le soir, nous rentrâmes au camp. La nuit, dans ce recoin, se passa très bien, et le lendemain, avant le jour, nous repartîmes encore, renforcés d'un peloton du premier régiment de chasseurs.
Après avoir marché pendant trois ou quatre heures à travers des broussailles n'offrant plus trace de sentier, nous arrivâmes près d'un petit marabout solitaire, perdu dans les hautes herbes ; un verger de figuiers au-dessous, sur la pente du ravin, et plus bas un moulin kabyle au bord de la rivière, profondément encaissée.
Ce moulin, couvert de chaume, les poutres moussues, paraissait vieux comme le temps ; l'eau lui venait d'une cascade galopant sur les rochers et qui tombait dans un gros tronc d'arbre creux, d'environ quinze pieds ; au bas de l'arbre se trouvait une turbine en bois, grossièrement taillée, et sur le pivot même de la turbine, la meule en forme de toton ; quand on voulait arrêter le mouvement, il suffisait de repousser l'arbre attaché par une corde à l'autre bout ; l'eau tombait alors à côté. J'ai regardé cela très attentivement ; toutes les choses naturelles m'intéressent.
Tu vois que les turbines ne datent pas d'aujourd'hui, car cette vieille baraque avait pour le moins cent cinquante ans. Tout autour croissaient d'énormes frênes. Je m'étais assis au bord du courant, fumant ma pipe ; mon camarade Ignard était en vedette près du marabout, avec cinq hommes, et nos chasseurs arrachaient des oignons dans le petit jardin à côté, pour manger avec leur pain.
Il pouvait être dix heures lorsque le commandant donna l'ordre de remonter à cheval. On descendit dans le lit de la rivière, presque à sec, et l'on fit halte.
Nous étions là depuis environ un quart d'heure, le commandant à vingt-cinq ou trente pas en avant, quand nous vîmes arriver une femme européenne sur un mulet, escortée de deux Kabyles armés. Cette femme, déjà vieille, était habillée d'une robe en loques ; elle avait un chapeau de paille, les bords rabattus et liés contre les oreilles. En arrivant près du commandant, elle descendit de sa mule, et, se jetant à genoux, elle lui embrassa les mains, les bottes, et jusqu'aux pieds de son cheval. Nous ne savions ce que cela voulait dire ; et comme Ali, le cavalier du bureau arabe, passait près de moi, je lui demandai ce que c'était.
-- Ça, maréchal des logis, dit-il, c'est la femme d'un colon de Bordj-Menaïel, que Caïd Ali a faite prisonnière, avec quarante-cinq autres du même village ; il l'envoie en parlementaire.
Jamais je n'ai vu de figure plus triste et plus touchante. Ce que la malheureuse dit au commandant, je n'en sais rien, mais je l'entendis lui répondre :
-- Allez !... Retournez vers Caïd Ali, et dites-lui que s'il ne veut pas vous rendre à tous la liberté, nous irons vous chercher ; je suis las d'attendre !
Alors elle remonta sur sa mule et repartit, escortée de ses deux Kabyles.
Nous n'attendîmes plus longtemps ; une heure environ après débouchait du vallon une troupe de Kabyles armés ; ils arrivaient au pas et s'arrêtèrent à trois cents mètres de nous.
Le commandant se porta seul en avant ; un frère de Caïd Ali s'avança de son côté ; ils causèrent ensemble quelques instants ; puis le frère du caïd, se retournant, fit un signe à ses hommes, et nous vîmes bientôt s'avancer du fond de la gorge une troupe de gens affaissés, déguenillés, minables : c'était la population de Bordj-Menaïel, ce qui restait du massacre ! Caïd Ali avait trouvé bon de les emmener comme otages, se réservant de leur couper le cou s'il était vainqueur, et, s'il était battu, de les rendre, grave circonstance atténuante.
Représente-toi la joie de ces pauvres gens lorsqu'ils nous aperçurent ; ce n'étaient que des vieillards, des malades, des femmes et des enfants, en blouse, en veste, en chapeau, en casquette, tels qu'on les avait ramassés deux mois avant, les uns dans leurs maisons, les autres pendant le travail des champs ; enfin des gens réchappés de la potence, je ne peux pas mieux te dire. Il y avait soixante et dix jours qu'on les promenait de tribu en tribu ; tous les jours ces malheureux entendaient le canon de la colonne qui se rapprochait, et toutes les nuits Caïd Ali les faisait aller plus loin.
Ils vinrent donc nous serrer les mains et nous raconter leurs misères. Tu ne saurais croire ce qu'ils avaient supporté. Chaque village les nourrissait à son tour ; on ne leur donnait que du blé et des figues sèches, et chaque fois que les Kabyles venaient d'éprouver un échec, ils arrivaient auprès d'eux, aiguisant leurs flissas et disant :
-- Préparez-vous... Il est temps !
Puis ils délibéraient entre eux, et disaient :
-- Eh bien ! non, pas aujourd'hui, mais demain !
Je ne te parlerai pas des autres outrages que les malheureux avaient endurés... Ce serait trop horrible !... Le fanatisme religieux rend les hommes pires que les derniers des animaux.
Le commandant, ayant rappelé Ignard et ses cinq hommes, fit monter ces pauvres gens sur des mulets qu'on avait mis en réquisition au dernier village ; ils partirent, escortés d'un peloton de chasseurs, se dirigeant vers l'endroit où campait le reste de la cavalerie. L'ordre était de les conduire le lendemain à Tizi-Ouzou.
Le commandant n'avait retenu qu'un seul homme de la troupe, celui qu'il avait jugé le plus robuste et le plus intelligent, pour le conduire au général Lallemand, campé dans la haute Kabylie, près du Jurjura.
Je regardais cette scène tout pensif. La figure d'un Kabyle surtout attirait mon attention ; il était grand, il avait le nez un peu fort, la barbe courte, noire et frisée ; je me demandais où je l'avais vu, quand Brissard me dit :
-- Tu ne reconnais pas cet Arabe à cheval ? C'est Saïd Caïd, le cavalier noir de Temda.
Je le reconnus aussitôt ; il était sur le même cheval et portait le même manteau noir, nous regardant d'un air de hauteur, en se grattant la barbe avec indifférence. Il venait faire sa soumission, maintenant qu'ils étaient tous battus.
Le commandant donna l'ordre du départ.
-- En route ! dit-il en montrant les sommets ; nous en avons pour six heures avant d'arriver là-haut.
Et nous partîmes.
Si j'étais forcé de te peindre les chemins par lesquels nous avons passé à la file les uns des autres, toujours grimpant comme des chèvres, le précipice tantôt à droite, tantôt à gauche, les pentes d'oliviers sauvages, de chênes-nains, de myrtes et de genévriers à perte de vue au-dessous de nous, j'en serais bien embarrassé. Lorsque nous arrivions au haut d'un pic et que nous disions : « Nous y sommes ! » un autre se présentait, encore plus haut ; nous pensions que cela n'en finirait plus.
Du reste, nos petits chevaux arabes n'avaient pas l'air trop fatigués ; ils étaient là dans leur élément.
De loin en loin se rencontraient aussi de grands villages kabyles, soumis tout récemment ; les gens, sur leurs portes, nous présentaient de l'eau dans des écuelles de bois pour nous rafraîchir.
Finalement, après avoir grimpé sept heures, nous découvrîmes entre deux pics, sur un plateau couvert de gros frênes et d'oliviers, les petites tentes et les pantalons rouges de la colonne.
Le commandant Letellier, le colon qu'il avait amené et Saïd Caïd se rendirent au quartier général, et nous campâmes au-dessus d'un petit ravin, à l'endroit où l'on abattait le bétail. L'air était si clair à cette hauteur, que la tête vous en tournait.
J'allai voir tout de suite mon ami Babelon, le lieutenant de turcos. Les officiers de son régiment s'étaient construit une petite hutte en feuillage ; ils finissaient de dîner. Babelon me reçut comme un vieux camarade, et ces messieurs rappelèrent le cuisinier pour lui dire de me servir ; ils m'obligèrent à m'asseoir, ce que je fis de bon cœur, l'appétit ne manquait pas. Sur les neuf heures du soir, je les quittai ; nous étions restés quinze heures à cheval, j'avais besoin de faire un somme.
Le lendemain au tout petit jour, on sonnait déjà le départ. Je courus remercier Babelon de son bon accueil, et nous prîmes encore ensemble un verre de cognac sur le pouce.
-- Allons, Goguel, me dit-il au moment de nous quitter, bientôt nous nous reverrons au pays ; aussitôt l'expédition terminée, je demande une permission, et toi tu seras libéré.
-- Le plus tôt sera le mieux ! lui répondis-je en riant.
Il me regarda filer et rentra sous sa tente.
Nous suivions alors la crête des montagnes. C'est là qu'on respirait à son aise et qu'on voyait de loin : d'un côté, la mer toute bleue, Alger dans le ciel, avec son port, ses jardins, ses maisons blanches ; et de l'autre côté le Jurjura, dont les immenses contreforts, chargés de rochers, de forêts et parsemés de villages arabes, s'allongeaient à perte de vue dans toutes les directions jusqu'au bout de la plaine. Plus on regardait, plus on voyait de choses... Ah ! oui, c'était beau !... Quelle colonie nous aurions là, si l'émigration s'y était portée depuis trente ans ! Tous les malheureux que le besoin pousse dans le désordre vivraient là-bas au milieu de l'abondance ; nous n'aurions plus à craindre les révolutions de la misère... Mais le régime du sabre empêche tout !... Ceux qui quittent leur pays, pour chercher fortune ailleurs, aiment mieux s'en aller en Amérique ; et pendant que chez nous des millions de travailleurs ne possèdent pas un pouce de terre, nous avons en Algérie des millions d'hectares en friche, qui n'attendent que des bras pour produire les plus magnifiques récoltes.
Tous les chasseurs étaient comme moi, pas un ne disait mot ; nous regardions en silence, laissant les chevaux marcher, la bride sur le cou.
À neuf heures, nous passions auprès du village d'Echeriden, où s'était porté, quelques jours avant, le coup décisif de la campagne. Après ce combat, les Kabyles, repoussés de leurs derniers retranchements, n'avaient plus eu qu'à se soumettre.
Ce grand village était détruit ; les gros arbres étaient coupés et les petits tellement fauchés par la mitraille, qu'on aurait dit des blés couchés sur leurs sillons.
Là, j'ai vu pleurer un Kabyle -- je n'en ai jamais vu d'autre ! -- Il ne trouvait même plus la place de sa maison ; la femme, assise auprès de lui sur une pierre, se cachait la figure sur les genoux, et les enfants semblaient ahuris. Pauvres gens ! Le noble Caïd Ali les avait soulevés contre nous, en les menaçant de brûler leur village, s'ils ne marchaient pas ; ils étaient ruinés de fond en comble.
Vers onze heures, nous arrivâmes au fort National, et nous mîmes nos chevaux au piquet sur la route, en entrant. Il faisait très chaud. Brissard se chargea de nous trouver à déjeuner ; puis nous allâmes prendre quelques chopes avec les soldats du train, qui nous reçurent en bons amis. On se raconta les événements de la guerre. Caïd Ali avait tenté l'assaut du fort National ; il avait fait construire des échelles, disant à ses gens que celui qui ne toucherait pas au moins le mur serait maudit ; qu'il n'aurait jamais part aux délices du paradis ; qu'il glisserait en bas du rasoir, en passant sur l'enfer, enfin des histoires de Lourdes et de la Salette !...
Nous écoutions ces choses, qui méritent qu'on y réfléchisse ; dans tous les pays, les ignorants sont des instruments terribles entre les mains des fanatiques, et nous avons aussi des marabouts en France !...
À trois heures, nous reprîmes le chemin de Tizi-Ouzou, escortant deux mitrailleuses et deux pièces rayées ; à sept heures nous rentrions dans le bordj.
Ainsi finit notre campagne.
Dans les premiers jours du mois de juillet, le bruit se répandit que les militaires libérables auraient bientôt leur congé, et, le 12 au matin, Ignard, moi et vingt-deux chasseurs d'Afrique, nous quittions Tizi-Ouzou pour nous rendre à Dellys ; nous laissions au bordj Brissard, avec le lieutenant Cayatte et le reste des chasseurs.
Ce bon et brave Brissard et l'honnête maréchal des logis Erbs nous accompagnèrent jusqu'à la fontaine turque ; en nous quittant ils pleuraient comme des enfants.
Le soir, nous étions à Dellys et nous prenions le bateau de la côte pour Alger, où nous arrivâmes le lendemain ; de là, par le chemin de fer, nous retournâmes à Blidah. Enfin, le 15 juillet nous avions nos feuilles de route en poche et nous regagnions nos foyers.