La Bande rouge : édition ELTeC Boisgobey, Fortuné Du (-) 227858

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Chapitre I

La nuit était sombre et froide.

Les grands arbres de la forêt de Saint-Germain, secoués par le vent d'automne, craquaient en inclinant leurs cimes sur une route étroite et profondément encaissée.

Par moments, une rafale plus forte chassait les nuages et la lune brillait à travers les feuilles.

On entrevoyait alors au fond du chemin creux un véhicule de forme étrange.

Ce n'était pas une voiture, et ce n'était pas une charrette.

Cela roulait cependant, car un bruit aigre de roues mal graissées se détachait sur le grondement sourd de l'orage qui passait dans les hautes branches.

L'objet avait la forme d'une longue caisse surmontée d'un tuyau en fonte et percée d'ouvertures latérales.

On eût dit une maison ambulante, et cette maison devait être habitée, car il s'en échappait des jets de lumière dont le reflet éclairait le taillis à droite et à gauche.

Le ravin pierreux que suivait ce logis voyageur tournait brusquement auprès d'un bouquet de vieux chênes et s'élevait ensuite par une pente assez raide.

Au bas de cette montée il y eut un temps d'arrêt, suivi du bruit sec et cadencé des sabots d'un cheval martelant les cailloux, puis le bizarre équipage, qui venait sans doute de rencontrer une ornière imprévue, s'inclina comme un navire surpris par un grain et resta accoté sur une énorme souche plantée là fort à propos pour l'empêcher de chavirer tout à fait.

-- Mille trompettes ! cria une voix rauque qui sortait des profondeurs de la carriole échouée au bord du fossé, la brute vient de nous verser !

À cette exclamation, un gémissement lamentable répondit de l'avant du véhicule, mais rien ne bougea.

Évidemment, le cocher renonçait à relever l'animal qui venait de s'abattre et qui semblait prendre son parti de sa chute, car il se contentait de souffler bruyamment, sans se livrer à des efforts inutiles.

-- Alcindor ! hurla la voix enrouée, m'entends-tu, propre à rien ?

En même temps, l'arrière de l'épave s'ouvrit avec violence, un homme sauta à terre et courut à l'attelage.

Il tenait de la main gauche une lanterne qu'il mit sous le nez du conducteur, et de la droite une longue baguette avec laquelle il commença à lui cingler les jambes.

L'effet de ces deux mouvements ne se fit pas attendre.

Le cocher recula d'abord, ébloui par la lumière, mais, dès qu'il sentit les coups, il lâcha les rênes et se jeta de l'autre côté du brancard.

Il ne semblait, du reste, ni trop effrayé, ni même trop surpris, car il s'assit sur le revers du fossé et mit ses mains dans ses poches comme un homme blasé sur les corrections.

C'était un garçon efflanqué dont le buste trop court reposait sur des jambes interminables. Il avait de longs cheveux d'une nuance vague qui se rapprochait sensiblement du jaune, une face blême et imberbe, un nez pointu et des yeux gris à fleur de tête.

L'expression dominante de sa physionomie était la résignation mêlée d'un certain enthousiasme contenu.

Un observateur aurait deviné sous ce masque abruti un illuminé dissimulant ses rêveries ou un inventeur, honteux de ses découvertes.

Quant à son costume, il était simple, mais saugrenu.

Des guêtres jadis blanches enveloppaient ses maigres tibias fâcheusement terminés par d'immenses pieds chaussés de galoches en cuir.

Sur ses épaules osseuses flottait une vareuse trop large dont la coupe rappelait la souquenille des valets de la comédie classique, et son chef était coiffé d'une casquette plate et pointue qui avait dû figurer dans « la Tour de Nesle » sur la tête de quelque Buridan de province.

Cet être grotesque était visiblement jeune, malgré son apparence vieillotte.

Son maître, l'homme qui venait de s'élancer de la carriole engravée, formait avec lui un contraste vivant.

Trapu, crépu et surtout basané, il réalisait le type complet d'un hercule de foire.

Ses vigoureux biceps et ses mollets énormes se dessinaient en relief sous son pantalon de velours à côtes ; mais, par une anomalie bizarre, ses traits réguliers et fades, décelaient une absence totale d'énergie.

Il y avait dans sa mise vulgaire et dans ses épais favoris soigneusement peignés je ne sais quoi d'ordonné qui lui donnait l'air d'un comptable déguisé en athlète.

Cet alcide bourgeois s'était croisé les bras et contemplait d'un air tragique le grand dadais aux cheveux couleur de filasse et la bête agenouillée, maigre rosse au poil gris qui broutait philosophiquement l'herbe du chemin.

Mais son silence menaçant ne fut pas de longue durée, et il reprit ses objurgations avec cet organe éraillé qui est particulier aux orateurs accoutumés à parler en plein vent.

-- Fainiant ! grommela-t-il en brandissant sa redoutable baguette, comment t'y es-tu pris pour jeter la boîte dans un trou, sur une route macadamisée, au beau milieu d'une forêt impériale ?

» Tu dormais, c'est sûr, tu dormais comme un grand lâche que tu es !

-- Patron, répondit le malencontreux cocher d'une voix lente et monotone, pour ce qui est d'avoir dormi, je ne le nie pas.

» Le sommeil est un besoin de l'organisme humain qui est toujours proportionnel à l'âge du sujet, et comme je termine mon vingt-sixième été, j'ai droit à un minimum de huit heures de repos.

» Or, nous avons quitté le champ de foire de Poissy sur le coup de minuit, et si j'en juge par la position de la Grande Ourse relativement au zénith, il doit être environ six heures du matin.

» Je suis donc en règle vis-à-vis de la nature.

-- Tu n'y es pas vis-à-vis de moi, méchant paillasse, interrompit l'homme barbu, et je ne te paie pas pour dormir.

-- Quant à la route, reprit imperturbablement le long personnage, je soutiens qu'elle n'a nullement bénéficié de l'ingénieuse invention de l'Écossais Mac Adam, attendu la profondeur des ornières qu'on y rencontre, et pour ce qui est de la qualification d'impériale que vous donnez à la forêt, je vous ferai respectueusement observer, patron...

-- Assez ! mille millions de trompettes ! assez, imbécile ! garde tes boniments pour la parade, et aide-moi plutôt à sortir d'ici.

» Nous sommes égarés, c'est sûr et certain, car nous devrions être à Saint-Germain depuis longtemps, et si je n'avais pas été assez serein pour dormir aussi, je me serais bien aperçu que tu nous mettais dedans.

-- Vous, patron, qui avez quarante-sept ans, vous n'avez pas besoin de plus de six heures de sommeil, observa le cocher d'un air narquois.

-- C'est bon ! dit le maître d'un ton bourru, prends la lanterne et marche devant, que je voie un peu où nous sommes.

-- Régine ! cria-t-il en se tournant vers la carriole, Régine ! reste là, ma fille, nous allons revenir.

Personne ne répondit de l'intérieur à cette recommandation, et l'hercule ajouta en se parlant à lui-même et en haussant les épaules : -- Suis-je bête ! j'oublie toujours que la mioche est sourde et muette.

» Allons, Alcindor, en route !

L'individu qui répondait à ce nom ridicule obéit sans répliquer, et se mit à grimper l'escarpement devant lequel la malheureuse haridelle avait bronché.

Le chemin, détrempé par les pluies, était détestable, et le patron, beaucoup moins leste que le maigre Alcindor, trébuchait à chaque pas et lançait de formidables bordées de jurons.

Après dix minutes de cette marche accidentée, les deux égarés débouchèrent dans un carrefour entouré d'arbres séculaires. Cinq ou six routes rayonnaient dans toutes les directions, et un poteau s'élevait au centre du rond-point.

-- Nous sommes sauvés, il y a un écriteau ! s'écria le cocher en hâtant le pas.

Arrivé au pied du poteau indicateur, il éleva sa lanterne au bout de ses grands bras et parvint à déchiffrer l'inscription, qu'il lut avec un accent de triomphe.

-- Étoile du Chêne-Capitaine ! Joli nom ! Il doit y avoir une légende, et si je m'occupais de ces frivolités, j'en ferais un roman.

-- Tais-toi, imbécile, grommela le patron ; au lieu de dire des bêtises, tu ferais mieux de trouver notre chemin au milieu de tous ceux-là.

-- C'est que ce n'est pas facile, patron, murmura piteusement Alcindor en se grattant le front.

» Tiens ! une lumière, ajouta-t-il en étendant la main vers la route qui s'ouvrait à sa gauche.

-- Une cabane de bûcheron ! c'est notre affaire. Allons-y gaiement, dit l'hercule, rasséréné par cette découverte inespérée.

Mais Alcindor ne bougea pas.

-- Patron, ça remue, dit-il en secouant la tête, et je croirais plutôt que c'est un de ces gaz terrestres vulgairement appelé feux follets.

En effet, la lumière assez éloignée, d'ailleurs, semblait aller et venir, et par instants, disparaissait tout à fait.

-- C'est drôle ! murmura l'homme trapu. On dirait le falot d'un garde qui fait sa ronde. Faut voir ça de près sans être vus. Éteins notre lumignon et avançons en douceur.

Alcindor exécuta l'ordre en homme habitué aux expéditions nocturnes, et imita son maître qui marchait déjà vers le fanal, avec toutes les précautions à l'usage des braconniers.

Le temps était du reste singulièrement favorable à une surveillance occulte.

La tempête avait redoublé de violence, et le bruit des pas sur un sol boueux se perdait dans le concert du feuillage agité par le vent d'ouest.

Les curieux arrivèrent ainsi sans révéler leur présence jusqu'à une coupe de bois toute récente.

Une clairière se dessinait derrière un énorme tas de bûches rangées symétriquement, et, au-delà de cette muraille forestière, la lueur entrevue de loin éclairait les troncs blancs des bouleaux.

Un bruit sourd et régulier arrivait aux oreilles très tendues des deux observateurs.

Ils se glissèrent, en se baissant, jusqu'au pied de la coupe et ils se relevèrent doucement.

Alcindor, grâce à ses longues jambes, dominait l'obstacle, et ce qu'il vit de l'autre côté lui parut sans doute peu rassurant, car il saisit brusquement le bras de son maître et se pencha à son oreille en murmurant : -- Sauvons-nous, patrons, sauvons-nous !

-- Qu'est-ce qui te prend, animal ? demanda tout bas l'hercule.

-- Là !... murmurait Alcindor en désignant de la main un chêne colossal isolé au milieu de la clairière, là-bas... ils enterrent quelqu'un...

-- Ou quelque chose, grommela le maître, qui semblait partager médiocrement l'émotion de son cocher.

» Faut savoir ce que c'est avant de filer.

Et, se glissant le long de l'obstacle, l'homme trapu trouva un peu plus loin une grosse pierre sur laquelle il grimpa sans bruit.

Grâce à ce marchepied, il put profiter aussi de l'observatoire découvert par Alcindor et voir ce qui se passait à vingt pas devant eux.

La clarté qui les avait attirés venait d'un large fanal accroché aux basses branches d'un arbre au pied duquel deux hommes, armés chacun d'une bêche, achevaient de remplir de terre un trou plus long que large.

Leur besogne semblait toucher à son terme et ils se hâtaient comme des gens pressés d'en finir.

À pareille heure et à pareil lieu, cette œuvre de fossoyeur était assez étrange.

On ne vient pas remuer, par une nuit de tempête, le sol d'une forêt pour y faire des plantations, et, d'ailleurs, les travailleurs nocturnes n'étaient ni des ouvriers, ni des paysans.

Vêtus de redingotes sévèrement boutonnées et coiffés de chapeaux neufs dont la soie reluisait sous les rayons de la lanterne, ils avaient l'air de s'être habillés pour quelque cérémonie, et leur costume quasi-officiel jurait singulièrement avec le travail manuel auquel ils se livraient avec tant d'ardeur.

L'un d'eux même avait négligé d'ôter ses gants et maniait la bêche avec des mains emprisonnées dans le chevreau noir des grands deuils.

Le mystère dont les inconnus s'entouraient était évident, mais le but réel de leurs efforts restait difficile à deviner, car la fosse était presque comblée au moment où Alcindor et son maître avaient pris possession de leur poste, et la terre amoncelée avec tant d'ardeur pouvait aussi bien cacher un cadavre qu'un trésor.

Quoi qu'il en fût d'ailleurs, le spectacle était bien fait pour clouer sur place les deux curieux amenés là par le hasard, et ils observaient ce qui se passait au pied du chêne avec une égale attention, mais avec des pensées très différentes.

Alcindor, qui s'était rapproché peu à peu de son patron, jusqu'à se serrer contre lui, était visiblement sous le coup d'une frayeur d'autant mieux sentie qu'il n'osait l'exprimer ni par des paroles, ni même par des gestes.

Il croyait assister à la dernière scène d'un drame voué à la future célébrité d'une cour d'assises, et, craignant par instinct les aventures judiciaires, il maudissait l'accident qui l'avait conduit à l'Étoile du Chêne-Capitaine.

L'hercule, au contraire, depuis qu'il avait réussi à se hausser au-dessus du mur de bois, avait pris l'air satisfait d'un spéculateur qui vient de découvrir une bonne affaire.

Sa figure maussade s'était éclairée et ses petits yeux pétillaient de cupidité.

Évidemment, il pensait tenir un secret qu'il pourrait monnayer plus tard, et il s'inquiétait peu des conséquences immédiates de son indiscrétion.

-- C'est fini, patron, allons-nous-en, souffla le malheureux cocher.

En effet, le trou paraissait comblé, et l'homme aux gants noirs s'était croisé les bras comme un ouvrier qui se repose après un travail pénible.

Son camarade s'occupait activement à ramasser des feuilles sèches pour recouvrir la terre fraîchement remuée, et il opérait avec une dextérité remarquable.

En moins d'un quart d'heure, le sol fut nivelé, la fosse cachée sous l'épaisse litière fournie par l'automne, et, en dehors des témoins de cette scène bizarre, personne n'aurait pu se douter de l'enfouissement mystérieux qui venait de s'accomplir.

L'ordre une fois rétabli au pied du grand chêne, le soigneux travailleur prit les deux bêches sur son épaule, traversa rapidement la clairière et glissa les outils sous les ronces qui bordaient de ce côté le commencement du taillis.

-- Bon ! ils vont décamper et nous allons déterrer le pot aux roses.

Ces mots, que l'hercule lui glissa dans l'oreille, firent frissonner Alcindor, qui ne se sentait aucun goût pour les entreprises compromettantes.

-- Mais, patron, murmura-t-il timidement, Régine est toute seule là-bas et je crains...

-- Régine n'a pas besoin de société, puisqu'elle est muette, interrompit brusquement le maître, et elle n'est pas si poltronne que toi.

» Ferme ta bouche et ouvre tes oreilles ! v'là les particuliers qui ont l'air de venir par ici.

Pendant que son acolyte se débarrassait des bêches, l'homme resté sous l'arbre avait décroché et éteint le fanal, et la disparition de cet éclairage factice rendait plus sensibles les premières blancheurs de l'aube, qui commençait à poindre.

Après avoir pris ces précautions, les travailleurs s'étaient rejoints et se dirigeaient en effet vers le tas de bois.

Ils marchaient côte à côte, lentement et silencieusement comme des gens absorbés par des pensées sérieuses.

Le plus grand des deux, celui qui portait la lanterne, était de moyenne taille, mince de corps et élégant de tournure.

L'autre, qui paraissait beaucoup plus âgé, avait une grosse tête enfoncée dans les épaules inégales et une démarche bizarre et saccadée.

Il ne boitait pas précisément, mais on aurait pu dire qu'il louchait des jambes, car elles fonctionnaient en désaccord.

Ce fut tout ce que l'hercule eut le temps d'apercevoir, car en voyant les inconnus se rapprocher, il s'était hâté de se baisser et de s'accroupir au pied des bûches.

Alcindor ne s'était pas fait prier pour imiter cette manœuvre prudente, et, grâce à l'ombre protectrice de la coupe, les observateurs pouvaient espérer qu'on passerait sans les découvrir.

Après une minute d'attente, qui ne fut pas exempte d'anxiété, le son d'une voix aigre vint frapper leurs oreilles.

-- Nous n'avons plus longtemps à attendre, disait l'homme qui parlait ; le rendez-vous est pour six heures, et le Saint-Senier doit être exact comme un imbécile de soldat qu'il est.

» Restons ici ; la place est bonne pour nous reposer, et tu dois en avoir besoin.

-- Oui, je crains même de m'être un peu trop fatigué la main, répondit une autre voix plus grave.

-- Je t'avais dit de me laisser piocher tout seul, mais tu ne veux jamais m'écouter.

Ces propos se tenaient de l'autre côté du tas de bois, et si près que les interlocuteurs n'étaient séparés de leurs espions que par une distance de trois ou quatre mètres.

Ceux-ci ne pouvaient plus fuir sans révéler leur présence, et, du reste, l'hercule tenait beaucoup à ne pas perdre les confidences que les deux mystérieux personnages ne pouvaient pas manquer d'échanger.

Il resta immobile et attentif, pendant qu'Alcindor, moins curieux, s'étendait doucement sur l'herbe mouillée.

-- Je ne sais pas pourquoi, reprit la voix grave, mais jamais je ne me suis senti plus mal disposé. Ce temps humide m'a détrempé les nerfs, sans compter que Rose a les siens depuis deux jours et qu'elle m'a fait une scène, hier soir.

-- Fume une cigarette et laisse-là les femmes, si tu veux devenir un homme politique, dit sèchement l'autre inconnu.

Ce conseil fort sage fut médiocrement goûté.

-- Taupier, mon ami, répondit en riant l'interlocuteur, tu n'es qu'un sot et tu n'en as pas le droit, en ta qualité de bossu.

-- Merci, grommela le personnage ainsi qualifié.

-- Ne me remercie pas et réponds-moi. À quoi me servirait-il d'avoir l'argent et la célébrité, -- je pense que c'est là ce que tu entends par devenir un homme politique, -- si je renonçais aux femmes ?

-- J'y ai bien renoncé, moi !

-- Pas tant que ça ! on prétend que tu es amoureux de la sœur de mon adversaire, la belle Renée. On disait même l'autre jour, chez Brébant, qu'on t'avait vu à la messe de la Madeleine. Tu l'attendais à la porte pour lui offrir de l'eau bénite.

-- Ce n'est pas vrai ! ce sont mes ennemis du club de la Vache-Noire qui répandent ces bruits-là pour nuire à ma candidature.

-- Ne te fâche pas, bouillant Taupier, je retire la Madeleine ; je ferai même, si tu veux, une rectification à la quatrième page.

-- C'est bon ! je ne t'en demande pas tant. Pense seulement à viser juste pour me débarrasser de ce Saint-Senier qui m'agace.

Après cette réponse, il y eut un silence dont l'hercule, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, profita pour réfléchir.

Il se trouvait singulièrement désappointé, car dans tout ce qu'il venait d'entendre, rien ne l'avait renseigné.

Le secret qu'il comptait surprendre fuyait devant lui, et ce dialogue où il était question d'amour et de duel confondait toutes ses idées.

Il résolut pourtant d'écouter jusqu'au bout, en espérant toujours qu'une phrase le mettrait sur une piste fructueuse.

-- Je crois que je le manquerai et que c'est lui qui me tuera, reprit lentement l'homme aux gants. Pourquoi as-tu accepté le pistolet ?

-- Parce que tu es au moins de seconde force, tandis qu'à l'épée tu t'es fait embrocher sottement toutes les fois que tu es allé sur le terrain.

-- Mon père est mort d'une balle, et j'ai le pressentiment que je finirai de même.

-- Ton père a été tué sur une barricade, et le temps des barricades est passé, puisque nous sommes en république.

-- Qui sait ? on était aussi en république le 24 juin 1848, et, ce jour-là, mon père a reçu un coup de fusil dans le dos à l'entrée du faubourg du Temple.

-- Quelle drôle d'idée de parler de ça aujourd'hui, dit Taupier, avec une hésitation marquée.

» Voyons, Valnoir, calme-toi ; j'entends marcher là-bas dans les feuilles ; c'est probablement Saint-Senier qui arrive avec ses témoins.

-- Ils viennent donc à pied ?

-- Tu sais bien qu'ils ont dû aller coucher hier à Maisons, qui est tout près d'ici.

-- C'est vrai ! je l'avais oublié. Qui doit tirer le premier ?

-- Lui, parbleu ! ton article était assez raide pour qu'il se crût l'offensé.

-- Alors, je suis mort, dit celui qu'on avait appelé Valnoir.

-- Quant à ça, je m'en charge, dit Taupier entre ses dents, pas assez bas pourtant pour ne pas être entendu de l'hercule, toujours aux aguets.

Le jour était venu, un jour blafard et triste.

L'orage s'était calmé, la pluie avait cessé, et les grands arbres, que le vent n'agitait plus, pleuraient silencieusement sur la bruyère.

On entendait de fort loin les pas des arrivants, qui ne tardèrent pas à se montrer à l'autre extrémité de la clairière.

Préférant la philosophie contemplative au spectacle inattendu que le hasard lui procurait, Alcindor s'était commodément étendu sur le dos et paraissait fort occupé à suivre les progrès de l'aube éclairant peu à peu le ciel.

Mais son maître, vivement préoccupé de ce qu'il venait d'entendre et de ce qu'il espérait voir, avait fini par découvrir une solution de continuité dans le tas de bois protecteur, et par cette ouverture, il pouvait suivre, sans crainte d'être aperçu, tous les détails de la scène qui se préparait.

Ainsi embusqué, l'hercule ressemblait fort à un bandit épiant les voyageurs au coin d'un bois ; seulement il n'était armé que d'une vue perçante et d'une ouïe très fine dont il comptait bien se servir.

Il comprenait, du reste, qu'il avait besoin d'user de toutes ses facultés physiques et morales pour percer un mystère qui s'embrouillait de plus en plus, et son esprit était pour le moment aussi tendu que sa physionomie.

De l'observatoire qu'il occupait, il ne voyait que le dos des deux premiers inconnus, tandis que les nouveaux venus lui faisaient face.

Ceux-ci étaient trois ; un très jeune officier, dont un ample caban cachait à moitié l'uniforme, et deux hommes plus âgés, dont la tournure militaire semblait un peu gênée par un costume bourgeois.

Le plus grand portait à sa boutonnière le ruban rouge de la Légion d'honneur, et ses favoris blonds, taillés à l'anglaise, indiquaient suffisamment l'arme à laquelle il devait appartenir.

Un marin pouvait seul réunir ces trois conditions, l'absence de moustaches, la décoration et la tenue un peu roide que donne l'habitude du commandement.

L'autre, avec ses cheveux ras et sa barbe en pointe, ressemblait à un de ces gardes de Henri III qu'on appelait les quarante-cinq. Son teint brun et la vivacité de ses mouvements accusaient son origine méridionale.

Celui-là portait sous son bras une boîte oblongue et plate qui devait contenir une paire de pistolets.

Ce petit groupe de survenants rencontra vers le milieu de la clairière les deux personnages qui semblaient les attendre.

On se salua de part et d'autre avec la politesse grave usitée en pareille circonstance ; puis l'officier de marine et le jeune homme qui avait porté la lanterne pendant le travail nocturne s'éloignèrent de quelques pas chacun de leur côté.

Ceux-ci étaient évidemment les deux adversaires.

Les trois autres, pour conférer, se rapprochèrent de la cachette où s'étaient blottis Alcindor et son maître.

L'homme à la boîte de pistolets paraissait avoir pris la direction de l'affaire, et il commença par présenter l'un à l'autre les deux témoins.

-- M. Pierre Taupier, homme de lettres... M. Roger de Saint-Senier, lieutenant de la garde mobile, dit-il avec une volubilité qui n'était peut-être pas exempte d'embarras.

Le jeune officier s'inclina froidement sans prononcer un mot, mais l'acolyte tortu de Valnoir s'empressa de prendre la parole : -- Monsieur est le frère du commandant de Saint-Senier ? demanda-t-il avec un regard étonné.

-- Monsieur est son cousin germain, et il vient plutôt ici en qualité de parent, puisque Valnoir n'a pas eu le temps de se procurer un second témoin, répondit le méridional.

-- Fort bien ! mon cher Podensac, reprit Taupier, visiblement préoccupé de se composer un air digne que sa tournure ridicule ne comportait guère ; alors c'est avec vous seul que je vais avoir à régler les conditions de l'affaire, et...

-- Elles sont toutes réglées, interrompit celui auquel on venait de donner le nom très gascon de Podensac, et qui crut devoir prendre aussi le ton solennel.

» En sa qualité d'offensé, qualité que M. Charles de Valnoir a reconnue lui-même, le commandant Louis de Saint-Senier a droit à tous les avantages du combat.

» Il a, comme vous le savez, choisi le pistolet, et il aura le premier feu. On se bat à vingt-cinq pas, on tire au signal, et, après trois balles échangées sans résultat, l'affaire sera terminée.

» Est-ce bien cela ?

Les deux témoins firent à la fois un signe d'assentiment.

-- Quant à un arrangement, continua le verbeux Podensac, vu la gravité du motif, je crois qu'il est inutile d'espérer...

-- Parfaitement inutile, monsieur, dit le jeune officier. Mon parent vous sait beaucoup de gré d'avoir bien voulu l'assister à titre d'ancien compagnon d'armes, mais son désir formel est qu'il ne soit fait sur le terrain aucune tentative de conciliation.

-- C'est ce que je pensais, lieutenant, et il n'en sera plus question.

-- Je dois même vous prévenir, messieurs, continua le jeune homme avec plus d'animation, que si cette rencontre devait être funeste à mon parent, j'ai l'intention de demander moi-même à M. de Valnoir une réparation par les armes.

» Il a insulté une personne qui porte mon nom, et le commandant n'est pas seul en cause.

-- Permettez, permettez ! s'écria Taupier ; on ne se bat qu'une fois pour le même article, et d'ailleurs, c'est contraire aux usages du duel.

-- Dans tous les cas, c'est un point à discuter plus tard, dit Podensac, qui semblait pressé d'en finir.

» Pendant que nous allons charger les pistolets, voulez-vous, monsieur, prendre la peine de compter les pas ? ajouta-t-il en s'adressant à l'officier.

Celui-ci s'inclina et se dirigea vers son parent, qui était resté les bras croisés, adossé à un arbre au pied duquel il ne se doutait guère que son adversaire venait d'enterrer un secret.

Valnoir se promenait le long du taillis.

Les deux acteurs de cette scène à cinq personnages avaient entamé sur-le-champ une conférence intime, et l'hercule suivait tous leurs mouvements d'un œil plus attentif que jamais.

Ils étaient arrivés tout en causant jusqu'à toucher presque le tas de bois, et Alcindor lui-même, s'il ne pouvait pas les voir à cause de la position horizontale qu'il avait adoptée, ne perdait pas du moins une seule de leurs paroles.

-- Quelle diable d'idée t'a poussé, demandait Taupier, d'amener ce blanc-bec d'officier de mobiles ? Nous avions bien assez de soldats dans cette affaire, sans aller chercher celui-là.

-- Vous autres journalistes, vous êtes toujours les mêmes, répondait Podensac en haussant les épaules ; est-ce que je pouvais empêcher le commandant de choisir son cousin ?

» D'ailleurs, je te prie de ne pas blaguer les militaires. Tu sais que je suis à peu près sûr d'être nommé colonel des Enfants perdus de la rue Maubuée ; ainsi, tu me dois le respect, et de plus, des réclames dans ta feuille de chou.

-- Nous verrons ça, dit Taupier de fort mauvaise humeur. Ouvre la boîte que je charge les pistolets.

-- Toi ! allons donc ! tu serais capable de mettre les balles avant la poudre.

Les petits yeux gris de Taupier lancèrent des éclairs et sa figure terreuse prit une teinte verdâtre.

-- Citoyen Podensac, dit-il d'une voix qui sifflait entre ses dents, je suis ton supérieur et je te préviens que je rendrai compte au comité de tes insolences.

L'homme à la barbe en pointe hésita un instant, mais la menace du bossu avait produit son effet, et il finit par obéir en grommelant : -- C'est bon ! c'est bon ! je sais ça ; l'élément civil doit gouverner les troupiers ; et moi, je ne suis qu'un troupier.

» Voilà les joujoux et tout ce qu'il faut pour les remplir ; d'ailleurs, j'ai confiance en toi et je ne te crois pas capable de me jouer un mauvais tour.

» Un duel, vois-tu, c'est sacré, même quand on se bat contre un réactionnaire.

Taupier le regarda de travers et prit la boîte ouverte que Podensac lui tendait.

-- Maintenant, dit-il avec un sourire équivoque, va me chercher ce beau fils qui achève là-bas ses enjambées de sept lieues et amène-le-moi. Je veux qu'il assiste à l'opération.

» Où sont les balles ?

-- En voilà six, c'est l'effectif réglementaire, dit Podensac, en lui remettant les accessoires obligés de la mise en scène d'un duel.

L'hercule se tenait coi derrière ses bûches, et si épaisse que fût son intelligence, il devinait vaguement que le secret enfoui au pied du grand chêne n'était peut-être pas le seul dont il allait pouvoir tirer parti.

Dès que le futur chef de corps bizarre recruté dans la rue Maubuée eut tourné les talons, Taupier posa prestement la boîte sur l'herbe, y prit un des pistolets et se mit en devoir de le charger.

Contrairement aux prévisions railleuses de Podensac, il commença par y verser la poudre qu'il appuya d'une bourre.

Quand il en fut à ce point de son opération, il jeta autour de lui un regard rapide.

Valnoir se promenait le long du taillis.

L'officier de mobiles venait de mesurer la distance : il avait rejoint son cousin au pied du chêne et il lui serrait la main.

Podensac se disposait à les aborder.

À ce moment, le bossu, qui tenait ostensiblement une balle entre le pouce et l'index, la lança par-dessus le tas de bois, et avec une dextérité qui aurait fait honneur à un prestidigitateur de profession, lui substitua un objet de forme ronde qu'il se mit à enfoncer dans le canon à grands coups de baguette.

Après quoi il remit tranquillement l'arme sur le gazon et prit en main l'autre pistolet.

Par un hasard singulier, le plomb était allé tomber sur le visage d'Alcindor, qui avait poussé un gémissement aussitôt réprimé par un geste énergique de son maître.

Peu s'en fallut que Taupier n'entendît l'exclamation contenue du paillasse ; mais son attention était ailleurs.

Le groupe des adversaires et des témoins s'avançait vers lui, et il l'observait du coin de l'œil.

-- C'est fini, messieurs, dit-il en achevant de bourrer.

-- Voulez-vous examiner les armes ? ajouta-t-il en s'adressant à l'officier.

Celui-ci, au lieu de répondre, fit jouer les batteries, mesura avec la baguette la hauteur des charges, qui se trouva exactement pareille, et rendit les pistolets à Taupier, après avoir mis les capsules sur les cheminées.

Il y eut un instant de silence embarrassant.

Le bossu baissait les yeux et tenait les armes croisées dans sa main droite qui tremblait visiblement.

Il semblait hésiter avant de remettre à ces deux hommes les instruments avec lesquels ils allaient jouer leur vie.

Mais il releva tout à coup la tête comme s'il venait de prendre un parti et dit brusquement :

-- Choisissez, messieurs.

Valnoir s'inclina poliment et laissa la priorité à son adversaire, qui prit sans regarder le pistolet dont la crosse se trouvait le plus à sa portée.

-- Bon ! murmura l'hercule qui avait suivi les moindres détails de la scène, je connais le tour.

» C'est la carte forcée !

Alcindor, toujours couché sur le dos, n'avait rien vu des manœuvres qui intéressaient si vivement son patron, et continuait à regarder la voûte céleste, en tournant ses pouces.

Sa figure béate n'exprimait que la satisfaction purement physique de l'homme qui se repose après un travail pénible, et son maître ne s'occupait pas beaucoup plus de lui que d'un chien qu'il aurait amené à la chasse.

Un observateur plus fin que l'hercule aurait certainement reconnu à certains tressaillements nerveux que l'indifférence contemplative du paillasse était plus apparente que réelle.

Mais l'alcide barbu était trop persuadé de sa propre supériorité pour se défier des facultés auditives d'un subalterne, et son attention était absorbée tout entière par le spectacle qui se préparait.

La scène, il est vrai, valait bien qu'on la regardât, et le hasard offrait à ce saltimbanque une émotion que des gens blasés auraient payée fort cher.

La civilisation moderne a rapetissé le duel, qui, trois fois sur quatre, n'est plus de nos jours qu'une promenade matinale, suivie d'un joyeux déjeuner.

D'ailleurs, pour apprécier un drame, il ne faut pas faire partie de la troupe, et les témoins sont des acteurs.

L'hercule, fort indifférent aux existences qui allaient se jouer sous ses yeux, jouissait donc d'un privilège assez rare, car la rencontre à laquelle il allait assister était sérieuse, et, de plus, il gardait toute la liberté d'esprit nécessaire pour profiter des secrets qu'il croyait avoir surpris.

Le dénouement approchait, et les deux adversaires se rendaient à leurs places de combat.

L'officier de marine appuyé sur le bras de son cousin, lui donnait ses dernières instructions avec une tranquillité parfaite.

De son côté, Valnoir, escorté de son fidèle Taupier, s'acheminait vers son poste en gesticulant beaucoup.

Ses mouvements saccadés contrastaient avec l'allure calme de M. de Saint-Senier, et il n'était pas difficile de deviner qu'il faisait des efforts pénibles pour conserver une attitude convenable.

Podensac n'avait pas quitté le centre de la clairière et s'apprêtait visiblement à jouer un rôle capital.

Rien qu'à la façon dont il jetait en arrière sa tête pointue et dont il frisait sa moustache en croc, on devinait l'ancien prévôt de régiment, convaincu de l'importance de sa mission.

Les places avaient été choisies sur la lisière du taillis, et il eût été difficile de rencontrer un endroit plus commode pour se tuer dans toutes les règles.

Le sol était nu, et le bois, coupé partout à une hauteur égale, ne pouvait pas fournir de point de mire.

Les bûches entassées sur un des côtés de la clairière en faisaient un véritable champ clos.

Il n'était pas jusqu'au vieux chêne isolé au milieu du terrain qui ne semblât avoir été planté là tout exprès pour abriter les juges du camp.

Les trois amis des combattants l'avaient sans doute compris ainsi, car ils s'étaient réunis autour du tronc séculaire, et ils causaient entre eux avec une animation contenue.

Cette mise en scène, indiquée par la disposition des lieux, se trouvait arrangée de telle sorte que l'hercule, agenouillé devant son observatoire, faisait face aux témoins.

Il voyait, à quinze pas à peu près sur sa gauche, M. de Saint-Senier, et sur sa droite, Valnoir un peu plus rapproché de lui.

Celui-ci se tenait droit et immobile. Il était d'une pâleur que son costume noir rendait encore plus apparente.

Il y avait dans sa contenance, assurément très ferme, quelque chose de tendu, et dans toute sa personne une raideur indéfinissable qui accusait le travail de la volonté luttant contre les nerfs.

Quant à l'officier de marine, il boutonnait avec soin son paletot, qu'il avait ouvert pour remettre à son cousin un paquet de lettres.

À voir son sang-froid, qui allait jusqu'à l'indifférence, on aurait été tenté de croire qu'il assistait à l'affaire en curieux.

-- Patron, est-ce qu'ils vont tirer bientôt ? demanda tout bas Alcindor sans changer de position.

-- Tiens, il paraît que tu as entendu, grommela l'hercule assez surpris. Eh bien ! je te conseille de continuer à faire le mort.

-- Oh ! soyez tranquille, patron, ça ne m'intéresse qu'au point de vue de l'acoustique. Le son parcourt environ 330 mètres par seconde, et je voudrais calculer...

L'exposé du problème que le paillasse se proposait de résoudre fut interrompu par la voix sonore de Podensac.

Le futur colonel des Éclaireurs s'était détaché du groupe et adressait aux deux adversaires la question consacrée : -- Êtes-vous prêts, messieurs ?

Les combattants acquiescèrent d'un signe de tête.

-- Au troisième coup que je frapperai, dit Podensac, M. de Saint-Senier tirera le premier, M. de Valnoir rendra le feu immédiatement.

Il y eut quelques secondes de silence solennel.

Si peu accessible qu'il fût aux émotions, l'hercule, sans cesser de regarder de tous ses yeux, passait rapidement sa grosse main sur sa barbe, ce qui était chez lui l'indice certain d'une forte préoccupation.

Le chant clair d'un pinson, qui ramageait dans les branches, fut interrompu par le signal donné par Podensac.

Le coup de pistolet de l'officier de marine partit en même temps que le dernier claquement de mains.

-- Manqué ! dit l'hercule d'une voix étouffée.

En effet, Valnoir avait tressailli légèrement, mais il était resté en position, le corps de profil, l'arme haute, et le bras droit couvrant la poitrine.

-- C'est drôle ! murmurait Alcindor ; je n'ai pas entendu passer la balle ; impossible de calculer la distance.

Après avoir tiré, M. de Saint-Senier s'était à peine effacé, et, dédaignant de se garantir avec son arme, il regardait fixement son adversaire, qui le visait déjà.

Presque aussitôt, Valnoir fit feu avec une précipitation qui dénotait un médiocre sang-froid.

Cette fois, elle a sifflé, dit à demi-voix le paillasse, et le carré des distances...

-- Mille trompettes ! il est mort ! cria l'hercule, oubliant qu'on pouvait l'entendre.

Mais son exclamation se perdit au milieu du trouble qui suivit le second coup de feu.

M. de Saint-Senier venait de tomber les bras en avant et la face contre terre.

Les témoins avaient couru à lui tous à la fois, pendant que Valnoir jetait son pistolet avec un geste de regret trop spontané pour ne pas être sincère.

-- Il a été tué sur le coup ; la balle est entrée au-dessus de la cinquième côte, dit Podensac en se penchant à l'oreille de Taupier.

-- Louis ! réponds-moi ! criait l'officier de mobiles en secouant la main de son malheureux cousin, dont la mort n'était que trop certaine.

Les yeux fixes et la figure livide de M. de Saint-Senier indiquaient assez qu'il avait été atteint dans la région du cœur.

Le sang avait à peine coulé par l'étroite ouverture qui trouait le paletot à la hauteur du sein. L'épanchement avait dû se faire intérieurement et déterminer une mort instantanée.

-- Il n'a pas souffert, et bien des soldats comme nous envieraient sa fin, reprit Podensac, qui n'avait pas trouvé d'autres consolations à offrir à un parent désespéré.

Mais le jeune officier ne paraissait pas l'entendre.

Il s'était jeté à genoux auprès du mort et le regardait d'un œil égaré, en répétant tout bas un nom de femme :

-- Renée !

Taupier, après les premiers instants consacrés à l'expression quelque peu forcée d'une douleur de commande, avait jugé convenable de s'éloigner du groupe désolé et d'aller rejoindre son ami Valnoir.

Celui-ci, qui semblait fort troublé de l'issue du combat, s'était assis en tournant le dos à la scène et tenait sa tête dans ses mains.

Cloué par l'émotion dans sa cachette, l'hercule n'avait pas encore bougé.

L'événement tragique auquel il venait d'assister avait fortement remué les fibres grossières de son intelligence, et il s'opérait dans son lourd cerveau un travail complexe.

Il se croyait bien sûr d'avoir mis la main sur un double mystère qu'il comptait exploiter sans scrupule, et il comprenait parfaitement que, s'il laissait partir sans se montrer les acteurs de ce drame, il allait perdre le fil conducteur le plus important de tous.

D'un autre côté, il se souciait médiocrement de se mêler d'une affaire où il y avait eu mort d'homme.

Les gendarmes ou les gardes forestiers pouvaient survenir d'un moment à l'autre, et, par instinct autant que par profession, l'artiste forain redoutait le contact des représentants de l'autorité.

Le plus sage parti eût été assurément de reprendre le chemin par lequel il était venu et de rejoindre la carriole, sauf à revenir visiter la place un peu plus tard.

Mais il était fort difficile de s'éloigner sans être vu, et cependant le pire était encore de se laisser prendre en flagrant délit d'espionnage.

Plus indécis que jamais après tant de réflexions, le saltimbanque caressait fiévreusement sa barbe, et, dans son embarras, il en était venu jusqu'à interroger de l'œil son inférieur, que d'habitude il ne consultait guère.

Alcindor n'avait pas changé de position et semblait absorbé dans des calculs ardus, car il fermait les yeux à moitié en marmottant des chiffres.

Son maître, impatienté, allait le pousser du pied pour l'arracher à ses calculs, quand tout à coup le paillasse se leva, comme s'il eût été poussé par un ressort, en s'écriant : -- Régine !

L'effet naturel de ce mouvement, dont Alcindor n'avait sans doute pas calculé la portée, fut que sa longue personne dépassa le niveau de la coupe de bois, et que sa tête effarée apparut tout à coup aux yeux étonnés des acteurs du drame qui s'achevait dans la clairière.

Le cri qu'il avait poussé en même temps aurait suffi du reste pour attirer leur attention, et tous les yeux se tournèrent à la fois du même côté.

Une créature étrange venait de se montrer à quelques pas du groupe qui se pressait autour de M. de Saint-Senier frappé à mort.

Si étrange, qu'au premier abord il était difficile de juger à quel sexe appartenait l'être fantastique dont la robe rouge tranchait sur la verdure du taillis.

La figure de l'apparition était aussi bizarre que son costume.

Une tête couronnée de cheveux noirs, éclairée par des yeux étincelants et dorée par le soleil des tropiques, surmontait un long cou chargé de colliers de corail.

Le corps souple et frêle ondulait sous les plis d'une simarre écarlate, que dépassaient à peine des pieds d'enfants chaussés de mules vertes à haut talons.

Les bras étaient nus jusqu'au coude et couverts de bracelets en verroterie.

Ce fantôme, qui n'aurait pas déparé le cinquième acte d'une féerie, marchait si légèrement qu'il avait pu traverser la route et arriver à la lisière du bois sans faire le moindre bruit.

Si Alcindor avait été tiré de ses rêveries mathématiques, c'était surtout par cet instinct qui vous avertit de la présence de quelqu'un qu'on ne voit pas, car il avait à peine entendu le frôlement de la soie dans les branches.

Mais il savait à quoi s'en tenir sur cette visite inattendue, et il s'épuisait à faire signe à l'apparition de s'arrêter.

De son côté, son maître s'était décidé fort à contre cœur à se lever aussi, et il était sorti de sa cachette, tout pâle de surprise et de colère.

Il en résulta que les témoins du duel aperçurent à la fois les trois êtres qui venaient à eux.

Podensac qui, en sa qualité de méridional, avait horreur de l'incertitude, marcha droit aux intrus.

Il s'apprêtait à les questionner rudement, quand l'hercule jugea prudent de devancer l'interrogatoire, en prenant la parole.

-- Pardon ! excuse ! messieurs, dit-il en portant la main à son front et en exécutant avec la jambe droite la glissade qui constitue le salut traditionnel des saltimbanques, je suis artiste et je m'appelle Antoine Pilevert, pour vous servir.

-- Que nous fait cela ? interrompit Taupier qui s'était rapproché du groupe et qui semblait vivement contrarié de cet incident. Au lieu de nous dire votre nom, vous feriez mieux de vous expliquer sur ce que vous faites ici.

-- Égaré dans cette forêt, avec mes élèves, j'ai été attiré par les coups de pistolet ; mais je sais ce que c'est qu'une affaire d'honneur et je suis discret par état, de sorte que vous pouvez compter...

-- Sur votre silence, s'écria Podensac, parbleu ! je le pense bien ; mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit pour le moment. Avez-vous une voiture ?

-- À six roues, mon officier, s'empressa de répondre l'hercule qui avait flairé un gradé sous la tenue bourgeoise du colonel des Enfants perdus de la rue Maubuée.

-- Bon ! Alors vous pouvez nous aider à transporter à Saint-Germain un... blessé ?

-- Un blessé, un mort, tout ce que vous voudrez, mon général, dit Pilevert, de plus en plus respectueux.

Pendant ce dialogue, Taupier n'avait cessé de promener sur les nouveaux venus des regards soupçonneux.

-- C'est ce pitre et cette sorcière que vous appelez vos élèves ? demanda-t-il brusquement.

Le ton dédaigneux du bossu piqua au vif Alcindor, qui se porta en avant par une immense enjambée, et dit d'un air solennel : -- Je suis en effet l'élève de maître Antoine Pilevert, dit le Rempart d'Avallon, professeur de canne au gymnase de Saint-Gaudens, et physicien breveté du grand conseil de la république d'Andore, mais j'ai suivi d'autres cours que les siens.

Taupier, peu touché sans doute de cet étalage de titres, se contenta de hausser les épaules, ce qui, vu sa difformité, imprima à toute sa personne un mouvement de roulis des plus grotesques.

Podensac, toujours positif, donna à la conversation un tour plus pratique.

-- Il y a de braves gens partout et j'ai confiance en vous, dit-il à Pilevert, qui s'inclina derechef. Voici le cas : un de nos amis vient d'être grièvement blessé en duel...

-- Facies hippocratique, décubitus dorsal, raideur des membres thoraciques ... il est mort par le cœur... voyez Bichat, murmura l'incorrigible Alcindor.

-- Silence dans le rang ! cria le colonel.

» Nous sommes venus à Maisons, et nous perdrions beaucoup de temps pour aller chercher une voiture. Pouvez-vous nous prêter la vôtre ?

-- Avec honneur et plaisir, je vous l'ai déjà dit, mon général, répondit Pilevert. Seulement, nous ferons bien de nous dépêcher, car les Prussiens arrivent grand train, et ce serait dommage de nous faire pincer.

-- Les Prussiens ! s'écria Taupier ; allons donc ! ils ne sont pas encore à Reims.

-- Possible ! mais ce que je sais, c'est qu'on a vu hier des uhlans du côté de Pontoise. Demandez plutôt à mon élève.

Alcindor, ainsi interpellé, n'avait garde de manquer une si belle occasion de faire montre de ses connaissances.

-- Il se peut, dit-il gravement, que le principal corps d'armée teuton se trouve attardé dans les champs Catalauniques ; mais, quant à l'arrivée des troupes légères, nous l'apprîmes hier à Poissy où nous logeâmes à l'auberge de l'Esturgeon, acipenser fluvialis.

Cette réponse, où l'élève de maître Pilevert venait en une seule phrase de se révéler stratégiste, naturalise et latiniste, parut impressionner Podensac, qui n'était pourtant rien de tout cela.

-- Raison de plus pour partir au pas accéléré, dit-il vivement. Votre cheval est-il en état de nous mener à Saint-Germain, en une heure ?

-- Bradamante ne marche pas vite, mais elle a du fond et je crois que nous ferions mieux de filer sur Paris, où, d'ailleurs, je suis appelé par mes affaires, dit l'hercule avec une certaine majesté.

-- Mais nous n'y arriverons jamais !

-- Nous irons toujours bien aujourd'hui jusqu'à Rueil, et là nous serons déjà à l'abri des casques à pointe.

Podensac réfléchissait et semblait hésiter.

Taupier, qui éprouvait probablement le besoin d'en finir, se chargea de trancher la question.

-- Tu comprends, dit-il tout bas au colonel, que Valnoir n'a plus rien à faire ici. Je vais l'emmener et tâcher de le remonter, car ce garçon, qui a pourtant un tempérament littéraire, manque absolument de moral.

» Croirais-tu qu'il est ému comme un enfant ?

-- On le serait à moins, grommela Podensac, et j'ai beau avoir trimé cinq ans au Mexique, où on n'est pas tendre, la mort du commandant m'a remué.

-- Moi, ça me laisse froid, dit Taupier en se posant, et je serais capable...

-- Toi, tu as ton cœur dans ta bosse, cria le colonel révolté par cette fanfaronnade d'insensibilité, et je t'engage à faire demi-tour le plus tôt possible.

» Je me chargerai, avec le lieutenant, de ramener le corps à Paris.

-- Très bien, ça se passera entre soldats, dit Taupier sèchement.

» Je m'en vais, et je t'attendrai samedi au Comité central. Tu sais que tu as besoin de moi pour être nommé. On me lit beaucoup rue Maubuée.

Et il tourna sur ses talons avec toute la désinvolture que comportaient ses jambes inégales.

-- Canaille de journaliste ! murmura Podensac, comme je t'enverrais au diable, si je n'avais pas peur de tes tartines.

Le bossu n'entendit pas, ou fit semblant de ne pas entendre, et se dirigea, en sautillant pour dissimuler son infirmité, vers son ami Valnoir qui n'avait pas bougé.

En passant devant l'officier toujours agenouillé après du corps de son cousin, il salua pour cacher un mouvement nerveux dont son indifférence réelle ou affectée n'avait pu le garantir.

Mais M. de Saint-Senier, absorbé dans sa douleur, ne parut pas l'apercevoir.

-- Alors, c'est convenu ; faisons vite, dit Podensac à l'hercule ; allez chercher votre carriole, je vous attends ici.

» Toi, l'homme à l'esturgeon, ajouta-t-il en se tournant du côté d'Alcindor, tu vas te mettre en faction sur la route, pour qu'on ne vienne pas nous déranger.

» Quant à cette fille, je ne sais pas trop ce que nous en ferons, mais elle peut rester là en attendant.

-- Elle ne vous gênera pas, elle est muette, dit Pilevert.

-- Tant mieux, je n'aime pas les bavardes. Et sourde aussi probablement ?

-- Oui, mais ne vous y fiez pas trop. Elle n'entend pas, elle devine. Avec ça, bonne enfant tout de même.

» Tiens ! où est-elle donc passée, notre Régine ?

En effet, la créature singulière qu'on appelait de ce doux nom s'était écartée dès que Taupier avait pris part à la conversation.

On aurait dit qu'elle fuyait le contact de cet être difforme, comme les bonnes fées s'éloignent des génies malfaisants.

C'était bien une jeune fille et, malgré la bizarrerie de son costume et de sa coiffure, il y avait dans toute sa personne un charme indéfinissable.

Ses traits irréguliers exprimaient une sorte de bonté passionnée, et ses grands yeux noirs brillaient d'intelligence.

Elle était allée s'asseoir à côté du mort et elle avait pris une de ses mains dans les siennes.

Le jeune officier n'avait pas entendu son pas, léger comme celui d'un oiseau, et il la regardait avec étonnement.

-- Au fait, murmura Podensac, les femmes c'est toujours utile dans une ambulance.

» En route, vous autres ! je vous attends dans un quart d'heure.

Alcindor exécuta l'ordre sans dire un seul mot, mais non sans jeter sur Régine un regard mélancolique.

Pilevert, satisfait de sa matinée et décidé à suivre l'aventure jusqu'au bout, s'achemina vivement vers le ravin où son domicile ambulant s'était échoué.

Il y retrouva Bradamante, qui était parvenue à se remettre sur ses jambes, sauta sur le siège et, à grand renfort de coups de fouet, réussit à tirer du chemin creux la lourde carriole.

Une fois arrivé à l'Étoile du Chêne-Capitaine, la vieille jument prit le trot sans se faire prier, et, en moins de cinq minutes, Pilevert déboucha avec son équipage sur la clairière où Podensac l'attendait.

Régine tenait toujours la main du mort.

Valnoir, appuyé sur le bras de Taupier, s'éloignait sous les arbres.

Chapitre II

Trois jours après le dénouement de ce drame, par une brûlante soirée de septembre, la place de la Madeleine était encombrée de promeneurs.

Le marché aux fleurs étalait des triples rangées de rosiers et de bruyères multicolores, et les cafés n'avaient pas assez de chaises pour les consommateurs altérés qui venaient chercher un peu de fraîcheur sous les maigres arbres du boulevard.

À voir cette foule oisive et bruyante, on ne se serait pas douté que Paris, investi complètement depuis la veille, allait être fermé pour cinq mois.

Le seul détail qui rappelât la situation était une poussière intense qui obscurcissait l'air et qui fut le trait caractéristique des premiers temps du blocus.

De longs troupeaux de moutons, tout effarés du mouvement des voitures, remontaient tumultueusement le boulevard Malesherbes.

On les regardait passer avec curiosité, et on supputait en riant le nombre de jours de résistance que représentaient ces provisions vivantes.

Personne n'était triste et on lisait sur les figures beaucoup plus d'étonnement que d'inquiétude.

C'était l'âge d'or du siège.

L'affluence était surtout énorme auprès de la fontaine artificielle construite au centre de l'angle rentrant qui termine la rue Royale.

Les minces filets d'eau qui jaillissaient du bassin réjouissaient les bourgeois et les enfants assis en cercle autour de la corbeille fleurie de ce square en miniature.

Au second étage d'une des plus belles maisons de ce côté de la place, une femme, accoudée sur un balcon, regardait ce riant tableau.

Elle était vêtue d'un long peignoir blanc et jouait d'une main avec ses cheveux qui flottaient à moitié dénoués sur ses épaules.

Rien qu'à voir sa pose nonchalante on devinait qu'elle s'ennuyait mortellement ; et cette toilette du matin, exhibée à quatre heures du soir, aurait appris à un Parisien de quelque expérience que la rêveuse du balcon appartenait au demi-monde.

Le Parisien aurait deviné juste.

La dame au peignoir était célèbre, depuis le lac du bois de Boulogne jusqu'à l'hippodrome de Vincennes, sous le nom harmonieux de Rose de Charmière, et, pour le moment, elle mourait, en effet, d'ennui, de cet ennui sans bornes qui est particulier aux femmes galantes et qui les rend féroces.

Cette fâcheuse disposition se traduisait par des bâillements nerveux qu'elle ne prenait pas la peine d'étouffer et par un léger trépignement de son joli pied dont l'extrémité dépassait la saillie du balcon.

Son regard indifférent errait sur la foule avec tout le mépris qu'elle croyait devoir à des gens qui se promènent à pied.

De temps en temps, la belle indolente suivait de l'œil une voiture où elle avait cru reconnaître une figure familière, mais elle se détournait avec un mouvement d'impatience en s'apercevant qu'elle venait d'honorer de son attention une calèche de louage chargée de vulgaires inconnus.

Une fois, elle daigna s'arrêter un moment à examiner deux promeneurs, qui levaient la tête de son côté avec une persistance marquée, mais ce fut sa dernière tentative de distraction.

Fatiguée du spectacle monotone de la rue et de la curiosité qu'elle inspirait aux passants, elle quitta brusquement le balcon, et rentra dans son salon en disant tout haut : -- Ces gens sont infects ! Dieu ! que j'ai été bête de rester à Paris !

Soulagée sans doute par cette exclamation triviale, la dame se jeta sur un immense divan à l'orientale et se mit à jouer avec la cordelière de son peignoir en fredonnant d'une voix assez fausse l'air alors nouveau des Drinn... Drinn...

Rose de Charmière était une grande et assez élégante personne.

Sa beauté était incontestable, si des yeux bien fendus, un front élevé, un nez droit et une petite bouche constituent la beauté.

Seulement, en la voyant pour la première fois, on était tenté de croire qu'on la connaissait déjà, tant elle se rapprochait du modèle invariable qui est devenu le type des dames du lac.

Elle était évidemment née brune et la nuance dorée de ses cheveux avait dû lui coûter plus d'une séance chez un coiffeur expert en teinture capillaire, mais son teint mat pouvait se passer des préparations savantes usitées dans le monde interlope.

Elle avait la peau méridionale, sans éclat, mais chaude et unie.

Les dents étaient superbes, l'oreille petite, le pied étroit et cambré ; mais la main, malgré des soins assidus, manquait de distinction, comme l'ensemble manquait de charme.

Dans cette grande armée de la galanterie parisienne qui a ses soldats, ses officiers, ses maréchaux et même sa vieille garde, Rose faisait incontestablement partie de l'état-major.

Avait-elle obtenu un avancement précoce ou était-elle arrivée à l'ancienneté ?

C'était fort difficile à décider au premier abord.

Sa taille dégagée et son allure vive constituaient des signes indiscutables de jeunesse, mais il y avait dans l'expression de son visage quelque chose de trop arrêté qui accusait de longs états de service dans la milice galante.

Il résultait de ces contrastes que son âge était un problème pour ses amis les plus intimes.

Les naïfs lui donnaient vingt-deux ans, les forts, vingt-cinq, et il n'y avait guère que les vieux viveurs endurcis par une longue pratique du turf qui affirmaient carrément que Rose avait dépassé la trentaine.

Ceux-là, du reste, ne venaient pas chez elle et, s'ils avaient osé s'y présenter, elle les aurait mis à la porte, pour l'exemple.

Elle avait d'ailleurs sur ses contemporaines un grand avantage, celui d'avoir passé ses premières années en province ou à l'étranger, circonstance qui déroutait les recherches indiscrètes.

Madame de Charmière était arrivée à Paris armée de toutes pièces et elle était entrée de plain-pied dans les régions supérieures du demi-monde, sans passer par les tristes étapes de l'appartement garni.

Cette absence d'antécédents parisiens était une force dont elle usait avec toutes les ressources d'un esprit aussi étroit que positif.

Du reste, depuis six semaines, elle traversait une crise, et les événements politiques qui, pour la première fois, venaient influer sur son existence, surexcitaient les redoutables facultés calculatrices dont la nature l'avait pourvue.

Aussi, sur le tapis de Smyrne qui lui servait de lit de repos, se livrait-elle à des réflexions d'autant plus sérieuses qu'elle venait de causer longuement avec son homme d'affaires.

Ses méditations sur l'inconvénient des placements à gros intérêts furent interrompues par l'apparition de sa femme de chambre, montrant à travers la portière discrètement soulevée, un minois de soubrette qu'un vaudevilliste aurait payé très cher.

-- Qu'est-ce que c'est, Fanfine ? demanda Rose d'un air ennuyé.

-- Madame, c'est monsieur ! dit doucement la camériste.

Cette formule, consacrée dans le monde galant pour désigner l'adorateur officiel, produisit sur la dame un effet magique.

-- Qui ça ? Gontran ? demanda-t-elle en se levant avec empressement.

-- Mais non, madame, c'est M. Charles de Valnoir.

-- Tiens ! c'est vrai, dit Rose avec un sourire qui ressemblait fort à une grimace, j'oublie toujours que cet imbécile de La Giraudière a éprouvé le besoin d'aller lever un corps franc dans ses terres et que c'est Valnoir qui est « monsieur ».

-- Madame veut-elle que je dise qu'elle a sa migraine ? demanda l'intelligente Fanfine.

-- Non, fais-le entrer, dit Rose du ton résigné d'un fonctionnaire obligé d'accorder une audience ennuyeuse.

La soubrette disparut sans bruit et quelques secondes après, la portière se souleva de nouveau pour laisser passer le principal acteur du duel de Saint-Germain.

Valnoir était, comme toujours, correctement vêtu, soigneusement ganté et fort pâle.

-- Bonjour, chère amie, dit-il d'un air dégagé que démentait le tremblement de sa voix.

-- C'est vous, Charles ? demanda négligemment madame de Charmière qui avait eu le temps de reprendre sur le divan une pose gracieuse ; je ne vous attendais qu'à sept heures.

-- En effet, c'est l'heure où dînent les gens qui se respectent, répondit aigrement Valnoir, et je me conduis comme un pleutre en arrivant trop tôt.

Il y eut un moment de silence dont Rose profita pour allumer tranquillement une cigarette.

-- Mon bon ami, dit-elle après une pause calculée, depuis trois jours, vous devenez parfaitement insupportable. Votre mauvaise humeur est très injuste, puisque je vous ai sacrifié une liaison excessivement sérieuse.

» Je vous préviens que l'état de siège ne me paraît pas excuser suffisamment vos accès de jalousie.

-- Le sacrifice dont vous me parlez n'a pas été volontaire, dit brutalement Valnoir, et si M. de La Giraudière n'était pas parti...

-- Si Gontran n'était pas parti, interrompit Rose, il penserait à me distraire au lieu de me faire des scènes ridicules.

» Parce que vous venez d'avoir un duel, ce n'est pas une raison pour prendre des airs ténébreux.

-- Vous oubliez que j'ai eu le malheur de tuer un homme, dit Valnoir avec une violence contenue.

-- Mon cher, je vous croyais plus fort, reprit dédaigneusement madame de Charmière. Quand on est de race, comme vous prétendez l'être, on ne prend pas un duel pour un événement ; on laisse ces émotions-là aux collégiens.

» Parlons affaires, tenez ! j'aime mieux ça.

-- Soit, répondit le jeune homme, qui venait de faire un violent effort sur lui-même, Le Serpenteau a paru et, dès le second jour, nous avons tiré à dix mille.

-- Qu'est-ce que c'est que Le Serpenteau , demanda Rose qui suivait de l'œil les spirales bleuâtres de la fumée du maryland.

-- Un journal que je fonde, je vous l'ai dit vingt fois, dit sèchement Valnoir.

-- Très bien ! et qu'entendez-vous par tirer à dix mille ? S'agirait-il de dix mille francs que vous auriez l'intention de m'apporter sur un plat d'argent, comme les clefs de Paris que vos amis ne manqueront pas d'offrir un de ces jours au roi de Prusse ?

Valnoir ne répondit rien, mais il enfonça rageusement son chapeau sur sa tête et alla s'accouder sur le balcon.

-- Vous avez trop chaud, mon ami ? dit Rose d'un ton doucereux ; au fait, on étouffe ici, et je vous rejoins, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la fenêtre qui s'ouvrait sur la place.

Son amant semblait absorbé par la contemplation du péristyle de la Madeleine, mais il était devenu plus pâle.

-- Que regardez-vous donc là ? demanda-t-elle.

Une femme vêtue de deuil montait lentement les marches de l'église, et Valnoir la suivait d'un œil fiévreux.

-- Ah ! ah ! je comprends, dit railleusement madame de Charmière, qui venait de s'armer d'une lorgnette de spectacle ; vous êtes venu ici, à ce qu'il paraît, pour voir la belle Renée de Saint-Senier allant à l'office du soir.

-- Rentrez ! rentrez sur-le-champ ! cria Valnoir en lui serrant le bras avec une violence inouïe.

Rose, ennemie par instinct des scènes en public, se laissa sans résistance arracher du balcon, mais elle profita de l'avantage que venait de lui donner la violence de Valnoir.

Dans le monde interlope auquel madame de Charmière appartenait, un amant est un ennemi, et, pour n'avoir pas fourni le sujet d'un traité technique, la stratégie gagnante n'en est pas moins une science aussi positive que dangereuse.

Dans cette guerre incessante, les flegmatiques finissent toujours par triompher, et le rédacteur en chef du « Serpenteau » n'était rien moins que flegmatique.

Rose le savait bien et tendait souvent des pièges au caractère emporté de son adorateur.

Parfois, la querelle qu'elle lui cherchait avait un but sérieux ; plus souvent, la dispute était amenée par le simple désir de constater une domination qui n'était que trop réelle.

Madame de Charmière faisait alors de l'art pour l'art, comme disent les peintres, et, ce soir-là, c'était le cas.

Au fond, elle s'inquiétait fort peu que son amant regardât ou non mademoiselle de Saint-Senier, et elle avait entamé la scène uniquement pour le principe.

-- C'est ignoble ! dit-elle avec un accent d'autant plus convaincu que Valnoir ne lui avait fait aucun mal en lui serrant le bras ; j'aurais dû savoir que vous n'étiez qu'un manant.

Et, après avoir lancé cette phrase comme un coup de fouet, elle se laissa tomber sur le divan avec un mouvement dont la brusquerie calculée n'excluait pas la coquetterie.

Rose excellait dans l'art de se fâcher sans être laide, et réussissait surtout dans le drame intime.

Le coup avait porté juste et le malheureux Valnoir, atteint dans les fibres les plus secrètes de son orgueil et de sa passion, cherchait vainement à reprendre l'équilibre.

-- Vous n'avez pas de cœur, murmura-t-il en se jetant dans un fauteuil.

Il fallait que la fascination fût bien forte pour qu'un journaliste, dépouillé par état de toute illusion naïve, se laissât prendre à cette comédie, mais la magicienne Circé a fait école et madame de Charmière avait retrouvé le secret qui changea en bêtes les compagnons d'Ulysse.

-- Pas de cœur, s'écria-t-elle en sanglotant avec un talent de premier ordre, pas de cœur ! moi qui me suis résignée aux privations et aux dangers d'un siège pour rester avec un homme qui en aime une autre.

» Tenez ! ce que vous venez de faire m'a blessée profondément. Venir chez moi pour voir passer votre maîtresse, c'est lâche !

Valnoir devint pâle et se leva pour sortir de cet antre capitonné.

La scène de la forêt venait de passer devant ses yeux comme un éclair, et il avait senti tout ce qu'il y avait d'indigne à laisser insulter le cœur de l'homme qu'il avait tué.

Mais Rose avait secoué ses superbes cheveux blonds, avec un mouvement de tête irrésistible, et le philtre opérait déjà.

L'esclave avait repris sa chaîne avant d'avoir eu le temps de fuir.

-- Vous savez bien que je n'ai jamais parlé à mademoiselle de Saint-Senier, dit-il avec un reste de colère, et d'ailleurs...

-- Qu'importe ? on peut aimer de loin, interrompit madame de Charmière ; j'ai bien été assez sotte pour me toquer de vous à la première d'une de vos pièces, et Dieu sait si elle était mauvaise !

Ce changement de gamme, habilement calculé, devait ramener le dialogue à un diapason plus modéré, et Rose avait ses raisons pour se radoucir.

Au fond, sa liaison avec le journaliste n'était que le résultat d'une série de combinaisons financières très compliquées, et la dame, qui avait à moitié franchi le Rubicon en se laissant volontairement bloquer dans Paris, désirait éclaircir la situation, avant de se fier définitivement à la barque qui portait Valnoir et sa fortune.

-- Écoutez, Rose, dit le journaliste, ce n'est en vérité pas le moment de me chercher une querelle d'Allemand...

-- Quand les Prussiens sont à Versailles, interrompit madame de Charmière en riant. Vous faites des mots. C'est bon signe.

Valnoir, subjugué par ce trait qu'il aurait trouvé idiot dans la bouche d'un confrère, eut la faiblesse de sourire.

Aussitôt, Rose fit donner la réserve en jouant avec sa mule à talon pointu, et son pied cambré n'avait pas quitté trois fois sa prison de satin noir, que l'amant, reniant son indignation, était à genoux devant l'idole.

En ce moment même, madame de Charmière se demandait s'il fallait vendre ses certificats du dernier emprunt pour acheter des obligations du Crédit foncier, et elle supputait mentalement ce que pouvait bien rapporter un tirage à dix mille.

Les chiffres avaient la propriété de se graver sur-le-champ dans son esprit, et celui que Valnoir avait énoncé l'avait particulièrement frappée.

Mais, d'une scène de jalousie à une question de finance, la transition était scabreuse, et Rose jugea sagement qu'il était temps de revenir aux larmes, moyen qui a l'immense avantage de couper court aux récriminations.

Elle pleura donc, comme elle savait pleurer, sans vilaines grimaces et sans hoquets ridicules.

Sur Valnoir, déjà fortement ébranlé, cette charge à fond produisit un effet décisif.

-- Rose ! qu'as-tu, ma Rose blanche, demanda-t-il d'une voix émue, et que faut-il faire pour que tu sois heureuse ?

-- Rien, Charles, rien, répondit la charmeuse, en passant avec distraction les doigts dans les cheveux de son amant.

-- Écoute, reprit Valnoir emporté sur les ailes de sa chimère amoureuse, je sais ce que tu as fait pour moi et je veux que tu ne le regrettes jamais.

» Je ne t'ai pas tout dit, et je voulais te faire une surprise ; cet appartement qu'un autre a meublé me déplaît ; j'ai trouvé à Auteuil une charmante maison et... je crois que bientôt je pourrai l'acheter et l'arranger pour toi.

-- Tu es fou, mon Charles, dit Rose toujours dans les nuages ; crois-tu donc que je voudrais peser sur l'avenir d'un homme de talent qui n'a que sa plume pour vivre ?

-- La plume va être dorée, ma Rosalinde, dit vivement Valnoir atteint à l'endroit sensible ; avant un mois, le Serpenteau rapportera cinq cents francs par jour.

-- Vraiment ? demanda madame de Charmière, avec un air d'admiration merveilleusement joué.

-- Oui, ma chérie ; seulement Taupier prétend qu'il faut accentuer encore notre politique.

-- Ton ami a raison, dit gravement Rose, après une pause employée à essuyer avec art ses yeux parfaitement secs ; il faut défendre le peuple.

-- Je ne te savais pas des opinions si avancées, dit Valnoir en riant.

-- Moi ! reprit madame de Charmière, qui avait eu le temps de se composer un visage passionné, mais tu ne sais donc pas que j'ai plus souffert qu'une fille du peuple, moi qui suis née noble et pauvre. Le premier de notre maison est mort en Palestine et...

Valnoir leva la tête et attendit la suite, mais Rose s'arrêta prudemment.

Puisées dans Geneviève de Brabant, ses connaissances n'étaient pas assez étendues pour lui permettre de citer des dates.

-- Pourquoi ne veux-tu pas que je fasse des recherches sur ta famille ? demanda Valnoir, après un silence.

-- À quoi bon ? soupira madame de Charmière. Mon père s'était ruiné, il est mort en exil, et le seul frère qui me reste est entré au service de l'Espagne.

» Des parchemins sans patrimoine ne valent pas qu'on les montre, et je garde les miens pour le jour où tu seras riche.

Valnoir, touché au cœur, allait répondre avec effusion, quand un bruit lui fit tourner la tête.

La tête fine de la soubrette apparaissait, encadrée dans les plis de la lourde portière.

-- On demande madame, prononça-t-elle de ce ton discret qui s'apprend dans les antichambres du demi-monde.

-- Qui ? interrogea brusquement Rose que cet incident contrariait fort.

Fanfine répondit par une pantomime qui, dans tous les pays, veut dire : Je ne sais pas.

-- Prends le nom de ce monsieur, dit madame de Charmière.

Elle avait compris tout de suite, aux façons de sa femme de chambre, qu'il s'agissait d'une visite masculine.

Valnoir, frappé de la même idée, s'était levé et se frappait le front d'un air de mauvaise humeur.

-- Ce n'est pas un monsieur, c'est un homme, dit la camériste en dissimulant une forte envie de rire.

-- Comment ! un homme !... un fournisseur ?

-- Non, madame ; un homme que je n'ai jamais vu et qui est bien drôle, allez !

-- Fanfine, ma fille, dit sèchement Rose, je n'aime pas les charades et je ne suis pas disposée à plaisanter.

-- Madame m'excusera, mais si elle l'avait vu, elle rirait plus que moi.

-- Qui, vu ? cria madame de Charmière impatientée.

-- Un grand escogriffe qui a les cheveux jaunes et qui parle latin.

-- Tu es folle ! c'est un mendiant, et tu sais que je ne les aime pas ; mets celui-là à la porte.

-- Mais non, madame, il ne demande rien, il m'a même offert un franc pour l'annoncer au salon ; mais madame pense bien que pour vingt sous...

-- Tu sais comment il s'appelle, alors ; parle vite et finissons-en.

-- Il ne me l'a pas dit, madame, mais il paraît qu'il vient de la part de M. Antoine Pilevert.

Ce nom produisit sur madame de Charmière l'effet d'un coup de foudre.

-- Pilevert ! s'écria-t-elle pâle et tremblante.

» C'est impossible.

-- C'est pourtant bien le nom qu'il m'a donné, dit la soubrette, en s'efforçant d'imposer à sa figure de fouine une expression à la fois bête et respectueuse.

-- Mais ce... ce Pilevert n'est pas là ? demanda madame de Charmière avec une hésitation presque craintive.

-- Non, madame, il a envoyé son groom, voilà tout ; seulement, le groom a une bien drôle de livrée, répondit Fanfine, qui reprenait de l'aplomb en raison directe du trouble qu'elle constatait chez sa maîtresse.

Il eût été difficile, du reste, de ne pas s'apercevoir de l'effet produit sur la descendante des croisés par le nom très vulgaire que venait de prononcer la camériste.

Après Godefroy de Bouillon, Pilevert arrivait assez mal à propos, et Valnoir lui-même semblait avoir reçu une douche d'eau froide sur son enthousiasme.

Quand on aime dans le monde où le journaliste avait placé son idéal, on n'est jamais bien sûr de ne pas être ramené brusquement aux réalités parisiennes, et la jalousie de Valnoir entrevoyait déjà l'arrivée de quelque rival appuyé sur des millions récoltés dans l'épicerie.

Son dépit se traduisit tout naturellement par une maladresse.

-- Si je vous gêne, ma chère, je vais vous laisser seule, dit-il d'un ton aigre-doux auquel Rose ne pouvait pas se méprendre.

En d'autres temps, elle aurait répondu sur le même ton ; mais l'annonce apportée par la femme de chambre semblait avoir assoupli le caractère impérieux de la superbe madame de Charmière.

-- Vous vous trompez, ami, dit-elle en tendant la main à Valnoir.

» Ce nom ridicule vient de me rappeler de bien tristes événements que je vous raconterai peut-être un jour.

» Il faut que je voie cet homme. Restez, et attendez-moi dans mon cabinet de toilette.

Elle avait su mettre tant d'émotion dans sa voix que le lion amoureux était dompté.

Il eut même un scrupule de générosité et ne voulut pas être en reste de confiance.

-- Je vais fumer un cigare aux Champs-Élysées, dit-il en prenant son chapeau, et je serai de retour à sept heures.

-- Non, Charles, je t'en prie, murmura Rose en se penchant à son oreille, ne t'éloigne pas, je puis avoir besoin de toi.

Et, sans attendre une réponse, elle ouvrit la porte qui donnait sur son boudoir et installa Valnoir sur une des causeuses de cet élégant réduit.

Dès qu'elle eut casé son jaloux dans ce poste rapproché, où, du reste, il ne pouvait rien entendre, grâce à l'épaisseur des tentures, madame de Charmière s'empressa, par surcroît de précaution, de pousser un verrou de sûreté.

Ce procédé ingénieux la débarrassait d'un surveillant incommode, tout en lui permettant d'appeler du secours en cas d'urgence.

Ces opérations préliminaires lui avaient d'ailleurs donné le temps de retrouver tout son calme, et ce fut avec un visage aussi froid qu'un hiver polaire, qu'elle dit à Fanfine : -- Fais entrer cet homme !

Rose avait le talent de régler son attitude sur le plan qu'elle avait en tête, -- et elle avait toujours un plan.

Chez elle, le mot, le geste et la pose s'accordaient à volonté avec l'idée du moment.

C'était même là sa grande force, et plus d'une fois elle avait regretté de ne pas avoir exploité sur la scène ses merveilleuses facultés de comédienne.

Mais le théâtre, c'est elle-même qui le disait, lui aurait fait perdre trop de temps.

Pour recevoir l'inconnu, elle s'était campée dans un fauteuil bas, en ayant bien soin de tourner le dos à la fenêtre.

Mettre le jour dans les yeux de l'adversaire était une des manœuvres favorites de Rose, accoutumée à traiter comme un duel les conversations d'amour ou d'affaires.

La porte s'ouvrit, mais personne n'entra, ou plutôt madame de Charmière n'aperçut que les jambes d'un personnage dont la tête, haut perchée, s'empêtrait dans les draperies supérieures de la portière.

Cette entrée était assez comique pour troubler la gravité calculée de la dame, mais, dans les occasions sérieuses, Rose savait se priver de tout, même d'éclater de rire.

D'ailleurs, le flot de soie dans lequel disparaissait le visiteur finit par s'écarter, et la longue personne d'Alcindor apparut.

L'artiste forain avait évidemment sacrifié au goût bourgeois depuis son arrivée à Paris, car le costume fantaisiste qu'il portait dans la forêt de Saint-Germain avait subi des modifications sensibles.

Ses jambes maigres flottaient dans un pantalon à bandes rouges, et le reste de sa personne disparaissait dans un immense paletot d'alpaga blanchâtre dont les longs poils juraient avec la saison.

Il tournait entre ses doigts un képi que n'ornait pas le numéro de cuivre adopté par les bataillons de nouvelle formation, et malgré cette coiffure guerrière, personne ne l'aurait pris pour un garde national sérieux.

Rose avait jugé d'un seul coup d'œil la valeur sociale du nouveau venu, et elle avait pris sans hésiter ce qu'elle appelait : sa figure pour les fournisseurs.

-- Que me voulez-vous ? demanda-t-elle en jouant avec un éventail turc à travers les mailles duquel elle examinait l'intrus.

-- Moi ? rien, répondit tranquillement Alcindor, en se balançant comme un peuplier caressé par la brise.

Madame de Charmière avait compté sur un effet plus marqué. Elle possédait le don de déconcerter les gens, et elle le savait. Aussi éprouva-t-elle quelque surprise en constatant que sa phrase d'attaque n'avait pas porté.

-- Alors, que venez-vous faire ici ? reprit-elle en accentuant son dédain.

-- Distinguons, madame, distinguons, dit Alcindor en posant son index sur son nez avec un geste rempli d'intentions fines ; moi je ne vous veux rien, mais mon maître vous veut quelque chose.

-- Et qui est votre maître ?

-- M. Antoine Pilevert, je l'ai déjà dit à cette jeune fille qui garde votre porte, en latin puella, en anglais girl , en espagnol...

-- Assez ! s'écria Rose que l'impatience mettait déjà hors de garde ; j'ai connu autrefois quelqu'un qui portait le nom que vous venez de citer, mais...

-- Tiens ! le patron avait raison, il paraît que vous le connaissez, interrompit Alcindor.

Madame de Charmière se mordit les lèvres. Dès les premières passes, elle venait de commettre une faute et elle cherchait le moyen de la réparer.

-- Je vous répète, mon garçon, reprit-elle en adoucissant sa voix, que vous vous trompez, car la personne dont je parlais doit être morte depuis longtemps.

» Voyons que fait-il, votre maître ?

-- Il voyage, madame, répondit majestueusement Alcindor.

-- Ce n'est pas une profession, dit Rose avec un sourire destiné à encourager le paillasse dans la voie des éclaircissements, où il ne se pressait pas d'entrer.

-- C'est la sienne pourtant, et c'est celle qui convient le mieux à un artiste.

-- Alors il est artiste ?

-- Oui, madame ; artiste gymnaste.

-- Gymnaste ? demanda Rose en fronçant le sourcil.

-- Oui, c'est un mot qui vient du grec.

Madame de Charmière, en ce moment ne pensait guère aux étymologies.

Les affiches du cirque des Champs-Élysées l'avaient familiarisée avec le titre ambitieux que se donnait Pilevert, et elle se disait tout bas : -- Saltimbanque ! c'est bien lui !

Elle eut quelque peine à cacher son trouble, mais elle réussit pourtant à reprendre un air indifférent.

-- Décidément, mon garçon, il y a erreur, et je regrette que vous ayez pris la peine de monter ici, dit-elle en se levant.

La secousse avait été assez vive pour qu'elle éprouvât le besoin de respirer l'air du balcon.

-- Ma foi ! c'est bien possible, après tout, dit Alcindor en exécutant un mouvement de retraite, et j'expliquerai au patron...

-- Mais, au fait, qui vous a donné mon nom et mon adresse ? demanda madame de Charmière qui le regardait de côté sans quitter la fenêtre.

-- Personne, madame ; c'est M. Pilevert qui avait cru vous reconnaître et qui m'a dit de monter au second...

-- Me reconnaître ! Et où m'avait-il vue ?

-- Là, à votre balcon. Il se promène sur la place depuis une heure.

Rose tressaillit comme si elle eût été piquée par un serpent et rentra vivement dans le salon.

-- Et que vous avait-il dit de demander ? reprit-elle d'une voix agitée.

-- Oh ! ce n'est pas la peine que je vous le dise, répondit Alcindor en soulevant la portière. Il s'est trompé pour sûr, et vous ne pouvez pas vous appeler comme ça.

-- Dites toujours, mon ami, insista Rose, en essayant de sourire.

-- Eh bien ! madame, il m'a recommandé de vous parler à vous-même ; c'est à cause de ça que j'ai insisté de rentrer et de vous demander si vous ne vous nommiez pas...

-- Si je ne me nommais pas ? interrogea madame de Charmière dont les yeux brillaient.

-- Catiche, madame, balbutia le malheureux Alcindor fort intimidé.

Il y eut un instant de silence. La dame était très pâle et mordait son éventail.

-- Le nom est un peu champêtre, reprit Alcindor avec l'intention évidente de s'excuser, mais c'est un diminutif de Catherine, qui est un nom d'impératrice russe.

-- Votre maître est un insolent, interrompit Rose, qui venait de prendre son parti, et je vous prie de sortir pour aller lui dire que je ne connais pas mademoiselle Catiche.

-- Entendre, c'est obéir, dit gravement le paillasse en portant ses deux mains à son front, à la façon des esclaves du sérail.

Il allait ouvrir la porte, quand le bruit d'une violente discussion s'éleva de l'antichambre.

L'organe flûté de Fanfine s'élevait au diapason le plus aigu et dominait une grosse voix qui jurait sur tous les tons en répétant : -- Je vous dis que c'est elle, sacrebleu ! et il faut que je lui parle.

Madame de Charmière avait sans doute reconnu la voix qui prodiguait ainsi les jurons, car son émotion fut si vive qu'elle dut s'appuyer sur un meuble placé là fort à propos pour la soutenir.

Presque aussitôt la porte s'ouvrit violemment et un homme se précipita dans le salon avec l'impétuosité d'un taureau furieux.

Pilevert, car c'était lui, tremblait de colère, et ses yeux, très ternes d'habitude, lançaient des éclairs.

Il venait de se débarrasser de la femme de chambre par une dernière bourrade, et il repoussa d'un coup de poing magistral le pauvre Alcindor qui, bien involontairement, lui barrait le passage.

Madame de Charmière était cachée à moitié par les plis de la portière, si bien qu'il ne l'aperçut pas d'abord et qu'il arriva jusqu'au milieu du salon en vociférant : -- Ah ! on ne veut pas me recevoir ! ah ! on dit qu'on ne me connaît pas !

» Mais je suis chez moi, ici ! criait-il en martelant du poing les fauteuils innocents.

Au plus fort de l'explosion, Rose, qui, dans les occasions décisives, redevenait promptement maîtresse d'elle-même, s'avança et toucha doucement le bras de l'hercule.

-- Vous voilà donc enfin ! cria-t-il en se retournant avec un geste qui aurait fait fuir toute autre que la dame du logis.

Madame de Charmière, ferrée sur l'art d'apprivoiser les bêtes féroces ou autres, ne bougea pas.

-- Vous ne direz plus maintenant que ce n'est pas vous ! hurla Pilevert en lui mettant sous le nez le poing qu'il avait levé dans une autre intention.

-- Pardonnez-moi, monsieur, de vous avoir fait attendre, dit Rose avec un sang-froid parfait, j'étais si loin d'espérer le plaisir de vous revoir à Paris que j'ai cru à une méprise de ce garçon quand il m'a dit votre nom.

» Je vous croyais au fond de l'Espagne.

-- J'en arrive, et de plus loin encore, grommela l'hercule dont la colère commençait déjà à se refroidir.

Madame de Charmière le regardait en face, comme un dompteur regarde un tigre, et ne perdait pas un seul de ses mouvements.

-- Quant à mon nom, ajouta Pilevert, il me semble que vous avez de bonnes raisons pour ne pas l'oublier, Madame... Madame... Comment vous appelez-vous pour le quart d'heure ?

Rose ne jugea pas sans doute à propos de répondre directement à la question, car elle dit d'un ton bref à sa femme de chambre qui paraissait écouter ce dialogue édifiant avec le plus vif intérêt : -- Laissez-nous et dites que je n'y suis pour personne.

» Je serai charmée de pouvoir causer longuement avec vous, monsieur, ajouta-t-elle en s'adressant à l'hercule, stupéfait de tant d'aplomb, et je ne veux pas que nous soyons dérangés.

-- Vraiment ! exclama Pilevert. Eh bien ! au fait... ça me va ! D'ailleurs, pour ce que nous avons à nous dire, nous n'avons pas besoin de témoins.

» Allons, toi, Pierrot, tourne-moi les talons et va m'attendre sur la place !

-- Suffit, patron, répondit Alcindor, qui sortit en jetant une œillade mélancolique à la soubrette.

Les deux principaux acteurs de cette scène intime se trouvèrent seuls.

Ils se regardèrent un instant sans se parler, comme deux lutteurs qui s'examinent avant de se prendre corps à corps.

Ce fut madame de Charmière qui engagea le combat.

-- Asseyez-vous, Antoine, dit-elle de sa voix la plus douce.

Le ton sur lequel cette invitation lui était adressée acheva de désarçonner l'hercule, qui s'attendait évidemment à une toute autre attaque.

-- Ce n'est pas la peine, grommela-t-il en essayant de ressaisir sa colère qui s'évaporait peu à peu sous l'influence des tendres accents de Rose ; nous parlerons aussi bien debout.

Pour toute réponse, la dame s'empara de la grosse main de Pilevert et le força de s'asseoir sur le divan.

Quand elle eut ainsi amené l'adversaire à la place voulue, elle vint se poser à côté de lui, légère et gracieuse comme un oiseau.

L'investissement était complet, et, si robuste qu'il fût, le pauvre hercule ne se trouvait pas de force à rompre les lignes.

-- Causons, maintenant, dit Rose, aussi tranquille que si son interlocuteur l'avait quittée la veille.

-- Causons, soit. Il y a assez longtemps que je te cherche, riposta Pilevert, qui essayait encore d'être brutal.

Ce fut sa dernière tentative de révolte.

-- Et moi donc ! soupira madame de Charmière ; crois-tu que depuis cinq ans je n'aie pas fait tout au monde pour savoir ce que tu étais devenu.

-- Bah ! s'écria l'hercule d'un air peu convaincu.

-- Veux-tu que je te le prouve ?

-- Ma foi ! je n'en serai pas fâché, car, franchement, je ne m'en suis jamais douté.

-- Tu m'as quittée à Bordeaux, n'est-ce pas, en me disant que tu partais pour l'Espagne ?

-- Parbleu ! j'avais un engagement superbe pour le cirque de Séville ; seulement, quand j'arrivai en Andalousie, le directeur venait de faire faillite, et j'ai été obligé d'entrer dans une troupe qui partait pour San Francisco.

-- Et tu as oublié de me l'écrire. Oh ! je ne t'en veux pas, mais que pouvais-je faire ? j'étais seule, sans ressources, sans amis. Je fis demander des renseignements par le consul d'Espagne ; il ne put en obtenir aucun. Veux-tu que je te montre ses lettres ?

-- Ce n'est pas la peine, dit Pilevert avec un geste d'insouciance : puisque je t'ai retrouvée et que tu as fait fortune, je n'ai plus besoin de courir les foires et c'est tout ce que je demande, car j'en ai assez de lever des poids dans la baraque.

Un tressaillement de colère contracta un instant la figure de Rose ; mais ce fut un éclair, et l'hercule ne s'en aperçut même pas.

-- J'espère bien, en effet, mon ami, que tu vas quitter ce triste métier, reprit-elle vivement, et tu peux croire que je ne laisserai pas mon frère travailler dans la rue.

-- C'est bien, ça, petite sœur, s'écria Pilevert touché ; j'avais toujours dit que tu n'étais pas si mauvaise que tu en avais l'air.

Cet éloge mitigé ne parut pas du goût de madame de Charmière, qui ne put s'empêcher de froncer le sourcil.

-- Ainsi, c'est convenu, reprit le saltimbanque, je m'installe chez toi. C'est gentil ici. J'y serai mieux que dans ma carriole. Tu trouveras bien un coin pour nous nicher, moi, mon pitre Alcindor, et ma...

Rose arrêta d'un geste l'enthousiasme de Pilevert.

-- Pardon, mon ami, dit-elle en posant la main sur la large épaule du professeur de canne, tu n'as pas l'intention de me ruiner, n'est-ce pas ?

-- Pas si bête ! s'écria naïvement l'hercule.

-- Eh bien ! alors tu dois comprendre que ma situation ne me permet pas de te loger chez moi.

-- Pourquoi ça, Catiche ? demanda d'un ton hargneux le frère de la soi-disant descendante des croisés.

-- Parce que j'ai une situation à ménager et que la famille de Catherine Pilevert serait fort mal accueillie par les amis de madame de Charmière.

-- Ça, je m'en moque, dit l'hercule en faisant craquer ses doigts.

Ce geste, qui manquait absolument d'élégance, ne déconcerta pas la noble dame.

-- Veux-tu que nous parlions sérieusement ? demanda-t-elle d'un ton sec.

-- Je ne suis venu que pour ça.

-- Alors, écoute-moi. Je ne puis pas te loger, mais je puis t'aider et je suis toute prête à le faire, à une condition.

-- Laquelle ? demanda Pilevert défiant.

-- C'est que tu m'aideras aussi.

-- Moi ! tu sais bien que je n'ai pas le sou, dit le frère en haussant les épaules.

-- Ce n'est pas de ta bourse que j'ai besoin, mais de ton activité et de ton intelligence.

-- Quant à ça, murmura Pilevert, évidemment flatté, tu peux compter sur moi, et tu n'as qu'à me dire de quoi il s'agit.

-- Tu le saurais bientôt : mais, en attendant je vais te donner de l'argent pour te loger et t'habiller, car j'aurai besoin de te voir souvent, et tu comprends qu'avec ce costume...

-- Pourtant, il me semble que je ne suis pas trop mal vêtu, dit Pilevert en jetant un coup d'œil satisfait sur son paletot à larges boutons de nacre et sur les chaînettes de cuivre qui servaient de sous-pieds à son pantalon.

Rose sourit et se dirigea vers un petit secrétaire en bois de rose qu'elle ouvrit pour en extraire un billet de cinq cent francs.

À la vue du papier teinté de bleu que sa sœur lui tendait gracieusement, l'hercule s'épanouit tout à fait.

-- Allons, décidément, Catiche, s'écria-t-il, tu es une bonne fille, et je crois que nous pourrons nous entendre.

» Voilà une papillote qui va me servir de mise de fonds pour l'affaire que j'ai en tête, ajouta-t-il en engloutissant le billet dans la poche de côté de sa houppelande.

-- Tu as une affaire ? demanda Rose devenue très attentive.

-- Oui, oui, et une bonne.

-- Puis-je t'être utile ?

Pilevert passa plusieurs fois sa main sur sa barbe, selon son invariable habitude dans les cas épineux.

-- Au fait ! pourquoi pas ? murmura-t-il.

-- Oh ! si c'est un secret, je ne te le demande pas, dit sa sœur d'un air dégagé.

L'hercule ne se pressait pas de répondre, mais les veines gonflées de son front se tendaient comme des cordes, ce qui était chez lui le signe évident d'une forte contention d'esprit.

-- Voilà ce que c'est, ma petite Catiche, dit-il enfin d'un air embarrassé ; quand je dis que j'ai une affaire, ce n'est pas tout à fait ça... je crois que je tiens une piste, voilà tout...

-- Une piste ? répéta Rose étonnée.

-- Oui, je sais une chose qui... enfin une chose que des gens payeraient peut-être bien cher...

L'hercule s'arrêta court, comme s'il craignait d'en avoir trop dit.

Sa sœur ne le quittait pas des yeux. Elle commençait à comprendre, et elle entrevoyait déjà tout le parti qu'elle pourrait tirer de la confidence suspendue aux lèvres de Pilevert.

Il s'agissait de l'obtenir complète, et pour cela, elle voulut d'abord le rassurer.

-- En effet, dit-elle du ton le plus naturel, tout se paye à Paris, et les secrets s'y vendent très bien.

-- Ainsi tu crois que je pourrais tirer parti ?...

-- Parfaitement. C'est un commerce très répandu et qui a même un nom.

-- Oui ! mais voilà le diable ! c'est que je ne sais pas où trouver les gens auxquels j'ai affaire.

-- Sont-ils à Paris ?

-- Ils y sont, mais je n'ai pas leur adresse, ou plutôt je l'ai perdue.

-- Écoute, dit Rose avec bonhomie, je n'ai pas envie de savoir ton secret ; dis-moi seulement le nom dont tu as besoin.

-- Je connais par hasard, un M. de...

Il s'arrêta encore, pris d'un dernier scrupule.

-- M. de... quoi ? demanda froidement madame de Charmière.

-- Ma foi ! tant pis ! s'écria Pilevert. Connais-tu un M. de Valnoir ?

-- Valnoir ! tu as dit : Valnoir ! s'écria madame de Charmière.

-- Tu le connais donc ! comme ça se trouve ! dit Pilevert enchanté de la découverte.

Il attendait une plus ample explication qui ne vint pas.

Sa sœur, absorbée dans des réflexions inquiètes, regardait machinalement les fleurs du tapis.

-- C'est impossible ! pensait-elle. Valnoir n'a pas quitté Paris depuis plus d'un an ; où l'aurait-il rencontré ?

-- Ma petite Catiche, reprit Pilevert, si tu peux me donner son adresse, à ce paroissien-là, tu me rendras un fameux service, et après... là, foi d'homme, si l'affaire rapporte quelque chose, tu auras ta part.

-- Je me trompais, mon ami, dit Rose ; la personne à laquelle je pensais porte bien ce nom-là, mais elle n'est pas en France.

-- Mais c'est peut-être bien un parent.

-- Je ne crois pas. Qu'est-ce que fait ce Valnoir que tu cherches.

-- Ça, je n'en sais trop rien. Il me semble bien pourtant avoir entendu dire qu'il écrivait dans les journaux.

Rose eut un mouvement nerveux, mais elle trouva la force de répondre :

-- Je ne connais personne dans ce monde-là, et je crains fort que ton secret ne vaille pas cher. Les journalistes ne sont pas riches.

-- Possible ! mais je ferai bien payer celui-là, et de plus, à la rigueur, je n'ai pas besoin de lui pour palper.

» Ah ! si ces gueux de Prussiens ne nous avaient pas appuyé une chasse quand j'ai quitté Saint-Germain, l'affaire serait faite ; mais ils ne seront pas toujours là, mille trompettes ! et puis je trouverai bien moyen de leur passer la jambe un de ces jours, et alors...

-- Prends garde ! tu vas m'en dire plus long que tu ne voudrais, interrompit Rose en souriant. Voilà que je sais déjà que tu as rencontré ce M. Valnoir à Saint-Germain.

La vieille ruse qui consiste à affirmer ce qu'on ne sait pas pour se faire dire ce qu'on voudrait savoir réussit cette fois comme toujours.

-- Oh ! je ne m'en cache pas ; c'est là que je lui ai servi de témoin, il y a trois jours, reprit Pilevert.

Il avait déjà bien assez parlé pour que madame de Charmière devinât au moins une partie de la vérité.

Le secret se rattachait évidemment au voyage de son amant à Saint-Germain, voyage dont elle connaissait le triste résultat, mais non les détails.

Que Valnoir se fût fait assister dans son duel par un saltimbanque, elle n'en croyait pas un mot, et savait son respectable frère très capable de mentir, mais elle sentait qu'il y avait là un mystère.

Quelque envie que la dame éprouvât de l'éclaircir, elle comprit qu'il ne fallait pas trop insister et se décida à prendre un moyen terme.

Elle pensait d'ailleurs qu'il devenait urgent d'abréger l'entretien.

Valnoir devait trouver le temps long dans le cabinet de toilette, et ce voisinage était plein de danger.

-- Mon ami, dit-elle, je vais te donner l'adresse d'un homme qui te renseignera beaucoup mieux que moi.

» Présente-toi de ma part chez M. Frapillon, rue Cadet, 97. On le trouve tous les jours jusqu'à midi. Explique lui ton histoire. Il est fort habile et il trouvera certainement ce que tu cherches.

» Et il me contera ce que tu lui auras dit, ajouta mentalement la prudente Rose.

-- Oui, mais combien me prendra-t-il pour ça ? demanda Pilevert, peu prodigue de sa nature.

-- Rien. Je le paye à l'année pour s'occuper de mes affaires, et il fera la tienne par-dessus le marché.

» Maintenant, mon cher Antoine, il faut nous quitter. Reviens me voir dès que tu seras logé et habillé. J'aurai besoin de toi, et si tes démarches ne réussissent pas, j'ai autre chose à te proposer.

Pilevert aurait volontiers prolongé l'entretien, car il se trouvait fort bien sur le divan, et il avait encore une foule d'éclaircissements à demander à sa sœur, mais le billet de cinq cents francs l'avait rendu très coulant sur les procédés.

-- Tu as raison, Catiche, dit-il : Alcindor doit m'attendre, et puis, c'est l'heure de mon vermouth, et ça, c'est sacré !

» Seulement, avant de partir, il faut que je t'embrasse.

Madame de Charmière se serait bien passée de cette marque de tendresse fraternelle, mais pour abréger les adieux, elle se résigna à tendre le front.

Elle attendait ainsi, les yeux baissés, quand un léger bruit lui fit relever la tête.

Antoine n'eut pas le temps de déposer son baiser, car sa sœur bondit comme une panthère.

Un homme venait d'entrer et s'avançait vers le canapé par une marche oblique et bizarre.

-- Fanfine ! cria madame de Charmière d'une voix irritée, j'avais dit, ce me semble que je n'y était pour personne.

-- Excepté pour moi, puisque je dîne chez vous, dit le nouveau venu.

-- Je l'avais oublié, monsieur... monsieur Taupier, je crois, dit Rose d'un ton à mettre en fuite tout autre qu'un journaliste bossu.

-- Moi pas, répondit le cynique personnage, car Valnoir m'a dit qu'on dînait très bien chez vous.

Le nom que Taupier venait de prononcer produisit l'effet d'un coup de trompette lancé au milieu de gens qui sommeillaient.

Rose, dans le premier moment de colère, n'avait pas envisagé toutes les conséquences possibles de cette entrée imprévue, et le danger venait de lui apparaître.

De son côté, l'hercule avait dressé l'oreille en entendant nommer Valnoir, et s'était levé, bien plus par curiosité que par politesse.

-- Tiens ! l'homme de la forêt de Saint-Germain ! s'écria le bossu, qui le reconnut sur-le-champ.

L'étonnement fut réciproque.

Pilevert n'en pouvait croire ses yeux ; il les ouvrait démesurément et il les promenait sur Rose et sur Taupier, comme s'il eût espéré apercevoir le fil qui reliait deux personnes dont il n'aurait jamais soupçonné les relations.

Il commençait du reste à comprendre que sa sœur l'avait trompé, et il se préparait à lui faire payer cher ses mensonges.

Mais c'était précisément dans les situations dangereuses que brillait l'esprit net et positif de madame de Charmière.

Elle savait prendre son parti sans hésiter et marcher droit à l'ennemi.

-- Puisque vous le connaissez, dit-elle tranquillement à Taupier, je n'ai pas besoin de vous présenter monsieur qui est venu m'apporter des nouvelles de mon frère.

Tout en parlant, elle commandait le silence à Pilevert d'un coup d'œil impérieux.

-- Monsieur arrive d'Espagne, reprit Rose sans cesser de tenir l'hercule sous son regard clair et froid comme l'acier.

-- D'Espagne ? répéta Taupier. En passant par la Normandie, alors, car il venait de Poissy quand nous nous sommes rencontrés là-bas dans la forêt.

-- Eh bien ! après ? dit l'hercule, tout chemin mène à Rome, pas vrai ?

Son épaisse intelligence, pénétrée par le regard aigu de madame de Charmière, avait fini par comprendre qu'une alliance offensive et défensive avec elle était commandée par les circonstances.

Il avait donc résolu de faire provisoirement cause commune, sauf à s'expliquer plus tard.

-- Citoyen, vous avez raison, dit Taupier, vos affaires ne me regardent pas, quoique vous vous soyez bien un peu mêlé des nôtres.

» À propos, c'est bien votre pitre que j'ai rencontré en bas sur la place ?

-- Possible, répondit sèchement Pilevert.

-- Eh bien ! il me plaît ce grand échassier-là. Il a une manière de bayer aux corneilles qui dénote de fortes tendances à la philosophie sociale.

» Quelle est sa manière de voir en politique ?

On aurait demandé à Pilevert des renseignements sur le souverain temporel du Japon qu'on ne l'aurait pas embarrassé davantage.

-- Je n'en sais rien, et ça m'est bien égal, grommela-t-il entre ses dents.

-- Curieuse indifférence ! s'écria Taupier ; mais vous, mon cher citoyen, vous-même, que pensez-vous de l'avenir des sociétés modernes ? Un artiste doit avoir des opinions, que diable !

» Je parie que vous êtes positiviste.

L'hercule ahuri n'eut même pas l'énergie de chercher une réponse.

-- Très bien ! citoyen, vous n'êtes pas forcé de parler ; nous ne sommes pas ici au club, reprit l'imperturbable bossu en s'installant dans un fauteuil, sans attendre qu'on l'y invitât.

Depuis quelques instants, madame de Charmière méditait de délivrer Valnoir, et surtout de le préparer à une rencontre inévitable.

En effet, maintenant que Pilevert était averti, il paraissait peu probable qu'il consentît à partir sans avoir vu l'homme qu'il cherchait, et ce que Rose voulait empêcher avant tout, c'était un tête-à-tête entre son frère et son amant.

Quant à Taupier, qu'elle ne croyait pas mêlé au secret de Pilevert, elle ne voyait aucun inconvénient à le laisser en conversation avec lui.

-- Vous m'excuserez, monsieur, dit-elle en s'adressant à l'hercule, j'ai quelques ordres à donner, mais je compte bien que vous me ferez le plaisir de rester à dîner avec deux de mes amis.

» Au moins, je pourrai le surveiller, pensait-elle, et j'aurai bien du malheur si le chambertin ne lui délie pas la langue.

-- Ma foi ! ça n'est pas de refus, dit Pilevert enchanté de l'occasion de faire bonne chère ; mais c'est que j'ai Alcindor qui m'attend toujours en bas...

-- Je vais l'envoyer chercher, dit madame de Charmière.

Et, en passant à côté de son frère, touché de tant de bonne grâce, elle lui dit à l'oreille :

-- Reste et laisse-moi faire. Demain, je t'expliquerai tout.

Après avoir murmuré cette phrase destinée à prévenir des velléités de révolte, elle disparut avec la légèreté d'un oiseau.

Taupier se frottait les mains et se disposait à faire poser l'hercule.

Se moquer des gens vigoureusement bâtis était pour le bossu un plaisir de choix, et il n'avait garde de manquer une si belle occasion de blaguer un homme dont un seul coup de poing l'aurait pulvérisé.

Il aurait été moins gai s'il avait pu se douter que ce grossier saltimbanque avait sur lui l'avantage, bien autrement redoutable, d'avoir tout vu dans la clairière.

-- Eh bien ! mon brave, demanda-t-il en se balançant sur son siège à la façon des singes, comment vous êtes-vous tiré d'affaire l'autre jour avec votre corbillard ? Avez-vous mené l'illustre défunt jusqu'au tombeau de ses pères ?

L'hercule ne répondit pas à cet odieux persiflage.

Il avait tiré de sa poche un objet rond qu'il faisait rouler entre son pouce et son index, et semblait complètement absorbé par cette opération.

-- Tiens ! tiens ! s'écria Taupier, vous travaillez même quand vous êtes en société, vous ? Voyons, citoyen escamoteur, faites-moi un joli tour.

» C'est une muscade que vous tenez là ?

-- Non, dit Pilevert en le regardant bien en face, c'est une balle.

-- Une balle ! répéta Taupier toujours gouailleur. Tiens ! c'est une idée. Nous sommes en état de siège et les patriotes ne doivent plus jouer qu'avec du plomb.

» Citoyen escamoteur, tu as bien mérité de la patrie !

Pilevert ne se formalisa point de ce tutoiement inattendu, mais il continua à présenter son projectile au bout de ses doigts, comme un talisman dont la puissance devait se manifester bientôt.

-- Seulement, tu retardes, mon vieux ; elle n'est pas conique, continua le bossu qui pensait beaucoup plus à blaguer l'hercule qu'au duel de Saint-Germain.

» Nous avons changé tout ça. On ne tue plus avec des balles rondes.

-- Tout de même, reprit le saltimbanque, poursuivant son idée.

» Ceci est une balle de pistolet, et j'ai idée qu'elle aurait tué son homme, si on ne l'avait pas arrêtée en route.

Cette fois, l'allusion était trop claire pour ne pas porter.

Taupier fit un mouvement de surprise comme un duelliste qui croyait avoir affaire à une mazette et qui reconnaît la force de son adversaire, après une botte savamment poussée.

Ainsi que la plupart de ses pareils, le bossu avait l'esprit vif, mais la méchanceté nuisait parfois à sa lucidité ordinaire.

Un scélérat moins complet aurait eu des inquiétudes en retrouvant un témoin plus ou moins instruit du criminel escamotage de la forêt.

Taupier, lui, faisait le mal avec une sorte de naïveté inconsciente qui le préservait des remords et des transes.

Il avait déjeuné aussi gaiement après le duel où M. de Saint-Senier avait été assassiné, qu'il dînait chaque soir après avoir insulté un honnête homme dans son journal, et la rencontre de Pilevert ne lui avait troublé ni la digestion ni le cœur.

Cependant, si cuirassé qu'il fût, le publiciste contrefait avait senti le coup, et la phrase du saltimbanque lui ouvrait des horizons redoutables.

On pouvait l'avoir vu préparant le meurtre dont Valnoir avait été le complice involontaire et, pour la première fois, l'idée du châtiment venait troubler sa foi dans l'impunité.

Le grossier personnage qui entrait ainsi dans son jeu possédait-il tous les secrets de cette nuit passée dans la clairière ? Taupier se le demandait encore, et il avait beaucoup de peine à le croire.

Mais enfin, c'était un point à éclaircir, et le bossu, qui ne se déconcertait pas pour si peu, croyait avoir facilement raison des réticences de l'hercule.

-- Tu as ramassé ça dans la forêt de Saint-Germain, n'est-ce pas, mon brave ? demanda-t-il en payant d'aplomb.

-- Possible, dit froidement Pilevert.

-- Et tu as l'intention de la faire monter en bague pour l'offrir à ton épouse, car tu dois avoir une épouse.

-- Non, je veux m'en faire des rentes, répondit le frère de Rose, oubliant complètement que sa sœur lui avait recommandé la prudence.

-- Diable ! l'argent est plus rare que le plomb, par le temps qui court, s'écria Valnoir décidé à pousser l'enquête jusqu'au bout.

-- On en trouve encore au pied des chênes, riposta le saltimbanque.

Cette fois, l'acolyte de Valnoir ne put dissimuler une grimace nerveuse.

-- Allons ! il a tout vu et il est plus fort que je ne croyais, pensa-t-il en se levant pour ne pas perdre contenance.

Son sang-froid était à bout, et il cherchait le moyen de battre en retraite afin de couper court à une conversation qui prenait une tournure menaçante, quand madame de Charmière rentra fort à propos pour le tirer de peine.

La belle maîtresse de Valnoir n'avait pas été absente plus d'une demi-heure, mais ce temps lui avait suffi pour changer de toilette, et, tour de force moins facile à accomplir, pour amener son amant au point où elle voulait le conduire.

Les confidences tronquées de Pilevert et les premiers mots de la conversation de Taupier l'avaient suffisamment éclairée.

Elle était sûre qu'il y avait un secret entre Valnoir et l'hercule, et que ce secret se rattachait au duel où M. de Saint-Senier avait péri.

Une jeune femme moins forte aurait cherché à éviter une rencontre entre les intéressés. Rose avait manœuvré plus hardiment et aussi plus habilement.

D'abord, en dix minutes de causerie intime, elle avait pu s'assurer que le prisonnier du boudoir ne se doutait pas d'être à la merci de Pilevert. Le mystère restait donc entre son frère et elle, qui se réservait de l'éclaircir plus tard.

Pour le moment, l'important était de s'assurer le droit de recevoir le saltimbanque en toute liberté, et, pour arriver à ce résultat, Rose n'avait rien trouvé de mieux que de faire dîner ensemble les acteurs, très disparates, de cette trame dont elle tenait tous les fils.

Quelques caresses et une demi-douzaine de mensonges lui avaient suffi pour convertir Valnoir, qui avait cru pieusement à l'arrivée inattendue d'un message portant à la noble dame de Charmière des nouvelles de son frère, exilé en Espagne.

Elle avait même prévenu toute surprise en racontant qu'un hasard assez romanesque avait conduit précisément sur le terrain du duel de Saint-Germain ce messager providentiel, et que l'ami Taupier venait de le reconnaître.

Une fois ces bourdes acceptées, grâce à l'aveuglement dont la vie littéraire ne défend pas les amoureux, il n'était pas très difficile d'amener le journaliste à dîner en compagnie d'un hercule et d'un paillasse.

La proposition avait d'ailleurs un côté excentrique bien fait pour plaire au rédacteur en chef du « Serpenteau ».

-- Ce sera drôle, avait dit madame de Charmière, et Valnoir, que sa passion rendait capable de bien d'autres lâchetés, avait accepté sans trop se faire prier.

Il fit donc son entrée à la suite de l'enchanteresse, et dans le salut qu'il adressa au convive imposé par les parentés voyageuses de Rose, rien ne trahit la contrariété ou l'embarras.

Il poussa même la condescendance jusqu'à offrir une poignée de main à l'hercule.

Pilevert, tout à la fois flatté et troublé par la politesse de l'homme auquel il comptait extorquer des rentes, répondit par une étreinte qui faillit briser les doigts de Valnoir.

Taupier, charmé de cette diversion, respirait plus à l'aise et ruminait déjà un plan pour mater le dangereux ennemi qui lui tombait des nues.

L'apparition d'Alcindor vint encore à son secours.

Le long personnage, que la soubrette était allée arracher sur la place à la contemplation des bonnes d'enfants, entra dans le salon doré de madame de Charmière avec autant d'aisance que s'il avait foulé toute sa vie des tapis d'Aubusson.

Sa face blême exprimait une douce satisfaction, et il salua l'assistance par une révérence circulaire qui manquait absolument de grâce, mais non d'une certaine majesté.

Le savant méconnu perçait sous le paillasse, à ce point que Valnoir entrevit sur-le-champ le moyen d'égayer le dîner.

Il fit signe de l'œil à Taupier, qui comprit parfaitement et qui saisit avec joie l'occasion de tourner les difficultés de la situation.

Bafouer Alcindor et griser Pilevert, c'était un programme qui convenait fort au bossu, très peu rassuré par la mine renfrognée de l'hercule.

-- Madame est servie ! vint annoncer la voix aigrelette de Fanfine.

Madame de Charmière montra le chemin à ses convives, négligeant toute formalité cérémonieuse, au grand désappointement d'Alcindor, qui, pour montrer ses belles manières avait déjà arrondi son bras en forme d'anse de panier.

Le couvert était mis dans une salle à manger tendue en cuir de Cordoue et garnie de crédences sur lesquelles brillaient une argenterie respectable et des poteries variées.

Valnoir avait introduit le luxe artistique des faïences chez sa maîtresse qui préférait de beaucoup la vaisselle plate à la céramique.

La table était ronde, les sièges confortables, la nappe éblouissante, et devant chaque couvert se dressait la série complète des cristaux de Bohême, depuis la coupe évasée en tulipe pour développer le bouquet des grands crus bordelais, jusqu'au verre allongé qui fait mousser le vin de Champagne.

Cette ordonnance engageante dérida le front soucieux de Pilevert, qui avait poussé la préoccupation jusqu'à oublier son vermouth.

Rose lui fit les honneurs de la droite et mit à sa gauche Alcindor, qui se trouva flanqué de Taupier.

Valnoir, en sa qualité d'amphitryon sérieux, faisait vis-à-vis à la maîtresse de la maison.

Le premier acte du dîner fut silencieux.

De tous les convives, Alcindor était à peu près le seul qui mangeât sans arrière-pensée, mais il paraissait doué d'un appétit capable de mettre un frein à son éloquence naturelle.

Le service était fait par Fanfine, qui possédait tous les talents de son emploi, même celui de découper adroitement et de verser à boire à propos.

Madame de Charmière, experte en l'art de graduer les ivresses, avait d'abord mis en jeu l'innocente tisane qui se glace dans des carafes frappées, et ne voulait pas faire donner trop tôt la puissante réserve bourguignonne.

Pilevert, qui méprisait souverainement la piquette rafraîchissante d'Épernay, se contentait, en attendant des boissons plus sérieuses, d'un beaujolais qui n'était pas de force à lui délier la langue.

Taupier puisait du courage au fond d'une bouteille de madère, qu'il avait menée grand train.

Valnoir, qui avait le moët sentimental, cherchait les yeux de Rose et les rencontrait rarement, car la dame n'était occupée que du messager envoyé d'Espagne par le dernier des Charmière.

Il finit par y renoncer et il revint à son idée de mettre le paillasse sur la sellette.

-- Monsieur, lui dit-il à brûle-pourpoint, je suis sûr que vous avez des aspirations littéraires.

-- Ô mes rêves ! soupira mélancoliquement Alcindor en se versant à boire.

-- Tu as des rêves, ô Alcindor ! dit Taupier, qui avait la manie de tutoyer les gens.

Le bossu attendait avec impatience le moment d'engager le feu, et il avait ramassé le mot au vol, comme un joueur de raquette relève le volant.

Mais le mélancolique paillasse ne répondit pas.

Plongé dans la béatitude que procurent les premiers verres de vin de Champagne, il regardait le plafond et semblait suivre dans les corniches dorées la trace des rêves qu'il venait d'invoquer.

-- Encore une âme de poète ! s'écria Valnoir pour donner la réplique.

-- Monsieur est jeune, insinua Rose, qui, en dépit de ses graves préoccupations, ne sut pas résister au plaisir de faire poser un nigaud.

La noble héritière des preux avait suivi les cours qu'on professe au Grand-Seize, ce célèbre cabinet du Café Anglais dont le renom s'étend du Caucase au Kentucky, et elle était de première force pour mettre en lumière les ridicules d'un provincial ou d'un débutant.

Alcindor secoua tristement la tête et demanda de nouvelles consolations à la carafe frappée.

-- Pitre, mon ami, tu dois avoir eu des aventures, s'écria Taupier, qui ne se décourageait pas facilement ; narre-les-moi.

Le patient soupira, mais il resta aussi muet qu'un poisson.

-- Tu te fais prier, Alcindor ? reprit le bossu sur un ton tragique ; tu refuses d'épancher ton âme dans la mienne ! et cependant tu dois avoir un passé, car ce nom romantique d'Alcindor m'apprend que tes ancêtres ont dû figurer sur les pendules, en costume de troubadour.

» Parle-moi, je t'en conjure, parle-moi de tes impressions de jeunesse.

Ce bouquet de plaisanteries d'un goût douteux ne réussit même pas à dérider l'hercule, que le beaujolais commençait à affadir.

-- Romanée-Conti 1858, dit gravement Fanfine sur un signe de sa maîtresse.

Ce cri de Rallie-Bourgogne entraîna Pilevert, qui depuis trois quarts d'heure marchandait son ivresse pour ne pas nuire à sa discrétion.

-- Vas-y gaiement, la fille, dit-il en tendant son grand verre ; j'en ai assez de vos dés à coudre ; et vous autres, n'déclamez plus, mes p'tits agneaux ! Alcindor vous vaut bien.

Valnoir et Taupier échangèrent un coup d'œil satisfait comme ils auraient salué au théâtre l'entrée d'un acteur impatiemment attendu.

-- Comment donc ! cher monsieur, s'écria le rédacteur en chef du « Serpenteau », mais nous n'en doutons pas et nous supplions monsieur votre employé de nous exposer ses idées.

» Je suis sûr qu'il a un système politico-littéraire, et je suis tout prêt à lui ouvrir nos colonnes.

-- Ouvrir quoi ? blanc-bec ? demanda l'hercule qui s'égarait déjà dans les vignes de la Côte-d'Or.

-- Nos colonnes, notre feuille, si cette image te plaît mieux, vénérable Alcide, répondit Taupier ravi de voir opérer le Romanée.

-- Déclame pas, Fénelon ! cria Pilevert avec un geste majestueux.

-- Pourquoi me donnes-tu le doux nom du cygne de Cambrai ? reprit le bossu ; appelle-moi philistin, terrible Samson, j'aime mieux ça, à condition que tu me fourniras la mâchoire d'âne.

-- Gare à la tienne, méchant bombé ! vociféra l'hercule en se levant furieux ; je vas causer de toi avec le commissaire de police.

-- Vous plairait-il, cher monsieur, de porter à la santé de mon frère ? dit gracieusement Rose en attachant sur Pilevert un regard clair et froid.

On aurait versé une douche d'eau glacée sur la tête de l'irascible lutteur qu'on ne l'aurait pas calmé plus vite.

Il se laissa retomber lourdement sur sa chaise en grommelant :

-- Faut pas m'en vouloir ; j'ai dit Fénelon, parce que c'est un auteur et que j'aime pas les auteurs.

» Enfin, suffit !

Cette péroraison fut accompagnée d'un formidable coup de poing qui secoua les cristaux comme un tremblement de terre.

Taupier, dont la face terreuse avait pâli, comprit que ses plaisanteries avançaient au moins de trois bouteilles, et qu'il était dangereux d'agacer l'hercule avant le deuxième service.

Valnoir, qui n'aimait pas les scènes de cabaret, trouvait que le dernier des Charmière envoyait d'étranges messagers à sa sœur.

Rose jugea que le moment était venu de détourner l'orage, et se servit d'Alcindor pour éloigner la foudre.

-- Et vous, monsieur, lui demanda-t-elle de sa voix la plus musicale, ne boirez-vous pas aux absents ?

-- Aux absents ! s'écria le paillasse, qui commençait à entrer dans les régions lyriques de l'ivresse ; les absents, hélas ! ce sont mes rêves !

-- Il y tient, murmura l'incorrigible bossu.

-- Oui, mes rêves, mes illusions, qui se sont envolées, car j'ai vingt-six ans, et personne encore ne m'a compris.

-- Eh bien ! voilà une occasion de vous faire comprendre, cher monsieur Alcindor, dit Valnoir, qui eut la force de garder son sérieux.

» Expliquez-nous votre théorie, car avec des cheveux comme les vôtres, on a toujours une théorie.

-- Vous le voulez ? dit Alcindor d'un ton tragique ; soit ! je vais encore une fois m'exposer aux railleries du monde, car vous êtes du monde vous autres, tandis que je ne suis plus qu'un histrion.

Les deux journalistes protestèrent par un geste encourageant.

-- Il faut que je commence par vous raconter ma vie, reprit le paillasse, car tout est dans tout, et l'histoire de ma vie, c'est l'histoire de mes convictions.

-- Il parle bien, murmura Taupier d'un air d'admiration.

-- Sachez donc, continua l'orateur flatté, que je suis d'origine grecque, comme vous l'indique mon nom d'Alcindor Panaris ; seulement je naquis à Pontoise, où mes parents me firent donner une excellente éducation.

-- Diable ! ce sera long, dit tout bas Valnoir.

-- À vingt ans, j'avais déjà été refusé à l'École navale, à l'École polytechnique, à l'École normale, à l'École...

-- Ce que tu nous chantes là, interrompit l'hercule, c'est des boniments perdus, et tu sais que je n'aime pas ça.

-- Pas plus que je n'aime à perdre de la copie, observa judicieusement le journaliste bossu.

-- À l'école de Saint-Cyr même, où je m'étais présenté, malgré mon horreur pour les armées permanentes, reprit l'imperturbable pitre.

-- Cher Alcindor, s'écria Taupier, si tu continues à raconter tes malheurs, madame va être obligée de pleurer, et nous ne pourrons plus chanter au dessert.

» Explique nous tout de suite ton système.

-- Pourquoi faire ? grogna l'orateur, vexé d'avoir été interrompu.

-- Mais pour l'adopter, ô grand homme incompris ! Contemple en nous des écrivains naïfs qui cherchent encore leur voie, et ouvre-nous des horizons.

-- Je suis « fusionien » dit Alcindor, de l'air dont un contemporain de Sylla aurait dit : Je suis citoyen romain.

-- Fusio... quoi ? ricana Taupier.

-- Quelle est cette religion ? demanda Valnoir sans rire.

-- Celle de l'avenir, s'écria le paillasse d'un air inspiré, tout en se versant le reste de la bouteille de madère entamée par son voisin.

» Je fusionne tout... les cultes, les opinions, les nationalités.

-- Et les vins, dit Rose en souriant.

-- Plus de rois, plus de riches, plus de guerres. L'homme produit et consomme, la terre se couvre de moissons qui mûrissent sur l'emplacement des palais démolis...

-- Musset a dit ça en deux vers, interrompit Valnoir :

Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,

Comme un grand potiron roulera dans les cieux.

-- Ah ! la soupe au potiron ! comme grand'mère la faisait bien ! soupira l'hercule en se tournant vers madame de Charmière, qui se serait bien passée de ce détail rétrospectif.

-- Vous voyez bien que vous ne comprenez pas, grommela le fusionien. Les littérateurs sont les plus grands ennemis de la philosophie humanitaire : je les exclurai de la société que je veux fonder.

-- Tu veux donc fonder une société ? demanda Taupier qui venait d'avoir une idée.

-- Le plan est là, dit Alcindor en se frappant le front.

-- Et pourrait-on connaître, ajouta Valnoir avec un sérieux parfait, le but de cette société et le moyen de l'établir ?

-- Le but, je viens de vous le dire : c'est la fusion de tout ; le moyen, c'est l'abolition de tout.

-- Bravo ! c'est large ; c'est beau, ça me va, cria Taupier en battant des mains avec enthousiasme.

-- Sans compter que ça prendrait très bien par le temps qui court, ajouta Valnoir.

-- Voyons, Alcindor, demanda le bossu en changeant de ton tout à coup, serais-tu en état de parler dans un club ?

-- En six langues et sur n'importe quoi, répondit sans hésiter le philosophe de l'avenir.

-- Bon ! maintenant, es-tu capable d'écrire un article qui se tienne sur ses pieds ?

-- Dix par jour, si vous voulez. Avant de débuter avec le patron, j'ai rédigé à moi tout seul l' Amalgame, organe fusionien , qui avait déjà huit numéros quand il fut supprimé.

-- Jeune homme, ton avenir est dans tes mains. Veux-tu fusionner avec la rédaction du Serpenteau ?

-- Oui, si elle veut soutenir mes principes, répondit Alcindor avec la fermeté d'un apôtre.

-- Es-tu fou ? dit tout bas Valnoir en poussant le coude du bossu.

-- Laisse-moi aller, je sais ce que je fais, répondit Taupier.

Madame de Charmière suivait ce dialogue avec attention, tout en égrenant une superbe grappe de raisin de Fontainebleau ; car on était arrivé au dessert.

Quant à Pilevert, il n'avait pas compris grand'chose à la conversation humanitaire, et il s'entretenait avec un grand cru des côtes du Rhône, quand la proposition du bossu lui fit dresser l'oreille.

-- Minute ! cria-t-il, je ne veux pas qu'on débauche mon pitre.

-- Illustre rempart d'Avallon, tu n'en auras plus besoin, reprit Taupier ; le Serpenteau t'engage aussi. Tu dois être fort à toutes les armes ?

-- Un peu, mon neveu. Pointe et contre-pointe. J'ai mes brevets.

-- Très bien ! Tu seras là pour répondre aux réclamations. Dix francs par jour et du tabac à discrétion.

-- Taupier, mon ami, ta charge est trop longue, murmura Valnoir.

-- Ce n'est pas une charge, reprit à haute voix le bossu et je vais m'expliquer tout à l'heure. Mais avant de vous exposer mes vues, que notre belle présidente adoptera, j'en suis sûr, je fais appel à vos lumières pour trouver le nom de notre société.

-- C'est inutile, j'en ai un et je ne le changerai pas, dit Alcindor d'un ton rogue.

-- Voyons le nom, demanda Rose en souriant.

-- L'association fusionienne, prononça majestueusement le paillasse, s'appellera la Société de la lune avec les dents.

-- Il est fou, murmura Valnoir.

-- Laissez parler l'orateur, cria Taupier, qui paraissait prendre fort au sérieux les propos du paillasse.

À vrai dire, il y avait bien de quoi.

Depuis qu'il avait lâché la bride à son éloquence, Alcindor semblait transfiguré.

Ses gros yeux sortaient de leur orbite, ses cheveux jaunes ondulaient sur ses maigres épaules, et ses longs bras esquissaient dans le vide des gestes oratoires.

Il s'agitait tant sur sa chaise de cuir, et sa loquacité subite contrastait si fort avec le silence mélancolique du premier service, qu'un classique aurait pu le comparer indifféremment à la Sibylle de Cumes ou à l'ânesse de Balaam.

-- Citoyens, commença-t-il avec un sérieux imperturbable, le nom que je veux donner à la société fusionienne vous fait sourire.

» Je reconnais bien là l'influence désastreuse de la presse contemporaine. Vous êtes des journalistes de la décadence, et vous blasphémez ce que vous ne comprenez pas.

» Ah ! si vous compreniez !...

-- Mais nous ne comprenons pas, dit Valnoir entre ses dents. J'ai déjà entendu ça aux Variétés dans les saltimbanques .

-- Eh bien ! vous allez comprendre, reprit Alcindor en se levant pour pérorer plus à l'aise.

-- Prendre la lune avec les dents , c'est la formule usitée dans notre société vieillie pour exprimer l'impossible.

» L'impossible ! je veux rayer de la langue de l'avenir cet adjectif rétrograde.

» Oui ! par la force de l'association, citoyens, le prolétariat émancipé prendra avec les dents la lune du bonheur universel...

À cette image plus hardie que littéraire, Valnoir ne put s'empêcher d'éclater de rire, et Rose eut toutes le peines du monde à ne pas en faire autant.

Pilevert, réduit au silence par une dernière bouteille de vin de Tavel, n'avait plus la force de défendre à son pitre de gaspiller les boniments.

Le bossu était le seul qui s'enthousiasmât aux divagations d'Alcindor.

-- Tu es grand comme le monde ! cria-t-il en faisant mine d'embrasser l'orateur.

» La Société de la « Lune avec les dents » est fondée, et le « Serpenteau » devient son organe officiel.

-- Joli moyen d'augmenter le tirage ! ricana Valnoir en haussant les épaules.

-- Toi ! veux-tu m'écouter et me répondre ? lui dit Taupier avec le ton ferme d'un homme sûr de son fait.

» Crois-tu à la puissance des mots dans ce pays-ci ?

-- Parbleu ! je suis payé pour ça. Si j'écrivais comme tout le monde, mon journal n'aurait pas trois cents acheteurs.

-- Crois-tu que le mystère attire les imbéciles ? Crois-tu qu'avec des mots de passe et des serments sur des poignards on puisse recruter une armée de nigauds capables de renverser n'importe quel gouvernement ?

-- Connu. C'est l'histoire du carbonarisme que tu me contes là.

-- Bon ! nous y sommes. Tu vas fonder avec nous « La lune avec les dents. »

-- Pourquoi faire ?

-- Pour que tu sois président de la République dans six mois, naïf publiciste.

-- Pardon, mais je ne veux ni président, ni République, interrompit le paillasse.

-- Laisse-moi développer à mon tour, illustre novateur.

» Notre ami Valnoir a du talent et des lecteurs, mais il manque d'utopie pour entraîner les masses. Alcindor, lui, tient l'utopie, mais il n'en a pas le placement.

» Donc, ils vont se compléter l'un par l'autre. Le Serpenteau propage doucement le fusionisme qui, de son côté, recrute une armée pour le vote et au besoin pour les barricades, et nous gouvernons Paris, en attendant que nous gouvernions l'univers.

-- Pourquoi pas ? dit madame de Charmière qui n'avait pas perdu un mot des raisonnements du bossu.

Cette interrogation perfide fut accompagnée d'un regard savamment calculé pour éveiller chez Valnoir toutes les ambitions et toutes les convoitises.

Depuis qu'on s'était mis à table, Rose, tout en surveillant les progrès de l'ivresse de son frère, avait eu le temps d'écouter et de réfléchir.

Elle commençait à entrevoir à travers les exagérations de Taupier un plan dont l'exécution pouvait lui permettre d'utiliser largement ses relations avec un journaliste.

Des perspectives infinies s'ouvraient à la voix séduisante du bossu, et cette liaison que la dame avait acceptée d'abord sous bénéfice d'inventaire prenait des proportions inattendues.

Très experte en affaires d'intérêt, madame de Charmière manquait de ce jugement droit qui fait apprécier sainement les situations.

Pour elle, en politique aussi bien qu'en amour, tout était possible ; elle pensait donc sérieusement à fonder sa fortune sur la grandeur future de son amant.

La combinaison bizarre de Taupier lui offrait d'ailleurs l'avantage de rassembler des hommes qu'elle voulait surveiller de près et qu'elle comptait bien mettre tous au service de ses intérêts.

-- Pourquoi pas ? reprit-elle en s'adressant à Valnoir ; pourquoi ne seriez-vous pas tout ce que dit votre ami ? S'élever en servant la cause de l'humanité, c'est une ambition qu'on peut avouer, et cette ambition-là, je l'ai pour vous, mon cher Charles.

-- Mais c'est absurde, dit le rédacteur en chef du Serpenteau . Comment voulez-vous que je soutienne dans mon journal les théories auxquelles personne ne comprend rien, ni moi non plus ?

-- Ne t'inquiète pas de ça, je m'en charge, reprit le bossu. Alcindor t'écrira des tartines superbes, et moi je te ferai un feuilleton humanitaire dont tu me diras des nouvelles.

-- Si c'est avec cette littérature-là que tu comptes nous faire monter !...

-- Peut-être, cher ami, peut-être, dit Taupier d'un air vexé. Dans tous les cas, tu ne nous empêcheras pas d'organiser notre société secrète.

» Le plan est tout fait. L'association se subdivise en sections qui s'appelleront des quartiers ; le comité directeur, dont tu feras partie, si tu veux, s'appellera la pleine lune, et, quant au mot de passe, ce sera éclipse ou croissant.

» Il y aura des insignes et un serment.

-- C'est admirable ! cria le paillasse transporté.

-- Très bien ! et de l'argent ? dit froidement Valnoir.

-- Deux sous par semaine et par tête d'amant de la lune, car les sociétaires s'appelleront les amants de la lune, et je sais où les recruter.

» Nous aurons des millions avant trois mois.

-- Et moi, j'ai un caissier à vous proposer, ajouta madame de Charmière.

-- Qui ça, s'il vous plaît ? demanda le bossu, qui se serait volontairement réservé l'emploi.

-- Frapillon, mon homme d'affaires, dit Rose sans hésiter. Il est discret comme une tombe, il aime le peuple et il est honnête.

-- Et habile par-dessus le marché, murmura Valnoir ébranlé. C'est lui qui a les fonds du journal, et s'il jugeait l'association possible, je crois que je n'aurais plus d'objections.

-- J'en ai une, moi, grommela Pilevert que les convives croyaient absorbé par sa lutte avec les vins du Rhône.

-- Tu écoutes donc, vénérable hercule ? dit Taupier en s'accoudant pour admirer ce buveur, capable de suivre une conversation après la septième bouteille.

-- Oui, j'écoute, mais je ne comprends pas.

-- Inutile, mon brave, complètement inutile !

-- Je vous dis que je veux savoir ce que vous manigancez, reprit le frère de Rose en martelant la table de son poing formidable.

» La lune, le Serpenteau , tout ça m'est égal ; mais on a parlé de Frapillon, et j'en ai besoin de Frapillon ; j'ai un renseignement à lui demander.

-- Le misérable est ivre et il va tout dire, pensa Rose avec effroi.

» Messieurs, reprit-elle tout haut, le café est servi dans le salon, et j'ai d'excellents cigares à vous offrir.

-- Je vous dis que je veux voir Frapillon, continua Pilevert avec l'obstination particulière aux ivrognes.

-- Tu le verras, rempart d'Avallon, tu le verras au journal où tu va être employé pour la pointe et la contre-pointe ; une, deusse ! là, mon brave, cria le bossu en dessinant des dégagements avec son bras aussi long qu'un fleuret.

-- Ah ! oui, murmura l'hercule en cherchant à rappeler ses souvenirs ; un emploi... dix francs par jour et... le tabac, mais je n'en veux pas, j'ai mieux que ça ; et puis je ne peux pas quitter Régine.

-- Qu'est-ce que Régine, vaillant guerrier ? demanda Taupier en ricanant ; la dame de tes pensées, je suppose ?

À ce nom, qu'elle entendait prononcer pour la première fois, madame de Charmière était devenue attentive.

-- Régine, c'est mon élève, reprit Pilevert, et le premier qui en dirait du mal...

-- Je n'en ai nulle envie, alcide de mon cœur, mais serait-ce par hasard cette sauvage beauté que nous avons entrevue dans la forêt de Saint-Germain ?

-- Pourquoi ça, tortillard ?

-- Parce que nous la caserions dans les ambulances ; elle a une vocation décidée pour le métier d'infirmière. Je la vois encore à genoux auprès de...

-- On étouffe ici, dit Valnoir en se levant brusquement ; allons prendre l'air au salon.

-- L'air, et le café, surtout, sans oublier les alcools, ajouta Taupier.

Madame de Charmière, ravie de lever la séance, s'était empressée de montrer le chemin à ses invités.

Alcindor la suivit en tâchant de garder une attitude digne, et Pilevert, encore très ferme sur ses jambes, ferma la marche.

Le café avait été préparé par les soins intelligents de l'universelle Fanfine, et le bossu, qui appréciait fort cet épilogue obligé d'un bon dîner, s'installa près de la table couverte de flacons séduisants.

Alcindor et son maître, que Rose tenait à ne pas perdre de vue, furent retenus dans les mêmes parages par l'offre gracieuse d'une tasse de moka brûlant.

Valnoir seul, pour chasser le triste souvenir grossièrement évoqué par le bossu, alla s'accouder sur le balcon.

La nuit était venue depuis longtemps et le ciel était brillant d'étoiles.

L'amant de madame de Charmière avait allumé un cigare et regardait vaguement sur la place quand un spectacle singulier attira son attention.

Sous les arbres, les promeneurs étaient devenus rares.

À peine quelques acheteurs retardataires marchandaient-ils encore les derniers bouquets cueillis dans ces charmants villages de la banlieue que la guerre allait bientôt détruire.

Mais dans le coin de la place que bordait d'un côté la maison de madame de Charmière, un groupe nombreux s'était formé et le bruit confus de cette réunion tumultueuse montait jusqu'au balcon.

Valnoir ne pouvait pas deviner le sens des exclamations et bien moins encore la cause de l'attroupement, mais il distinguait très bien une femme placée au centre de ce cercle bruyant.

Il lui sembla même que cette femme cherchait à percer les rangs pressés de la foule et qu'on s'opposait à sa fuite.

Dans la disposition d'esprit où se trouvait l'amant de Rose, les épisodes de la rue ne pouvaient guère l'intéresser, mais il cherchait à chasser les idées noires et, pour se distraire, il se mit à suivre les mouvements de cette masse animée qui s'agitait à ses pieds.

La femme qui causait tout ce tumulte avait fini par s'asseoir sur un banc.

Valnoir crut remarquer qu'elle cachait son visage dans ses mains et il en conclut qu'elle pleurait.

La polémique ardente du journal et les orages quotidiens de ses amours n'avaient pas tellement blasé le rédacteur en chef du Serpenteau qu'il eût cessé d'être accessible à un sentiment de pitié.

Il éprouvait d'ailleurs ce besoin de mouvement qui succède presque toujours aux émotions violentes, car, depuis trois jours, les événements avaient étrangement surexcité les nerfs.

La soirée qui s'achevait n'était pas faite pour les calmer, et quoiqu'il eût médiocrement fêté la cave de madame de Charmière, Valnoir étouffait dans la lourde atmosphère de l'appartement.

D'ailleurs, la compagnie des deux saltimbanques commençait à lui devenir odieuse et les plaisanteries de Taupier l'agaçaient.

Il lui vint à l'esprit d'aller voir de plus près ce qui se passait sous la fenêtre, et de profiter de ce changement d'air pour remettre un peu de calme dans ses idées.

-- Vos cigares sont exécrables, ma chère, dit-il en rentrant dans le salon ; toutes ces prétendues marques de la Havane ne valent pas le diable, et je vais acheter tout simplement des londrès au bureau qui est en bas.

En tout autre moment, Rose, qui ne laissait passer sans y réfléchir ni un mot ni un détail, se serait demandé quel caprice poussait Valnoir à sortir.

Mais elle avait fort à faire de surveiller son frère, qui, sous l'influence d'un kirsch venu directement de la Forêt-Noire, tenait à Taupier des propos inquiétants.

Elle sentait même la nécessité d'abréger la séance.

-- Faites, mon ami, dit-elle, sans se déranger, et si vous voyez sur le boulevard une calèche à quatre places, retenez-là ; nous irons respirer un peu aux Champs-Élysées.

-- Je ne demande pas mieux, car j'ai un mal de tête fou, dit Valnoir en prenant son chapeau.

Pendant qu'il traversait l'antichambre, il entendit la voix criarde du bossu qui disait à Pilevert :

-- C'est convenu, mon vieil alcide, je ferai entrer ton élève à l'ambulance de mon illustre ami, le grand docteur Molinchard.

Ce propos de l'incorrigible Taupier lui remit en mémoire la jeune fille dont l'hercule avait prononcé le nom à la fin du dîner.

Il l'avait à peine entrevue dans la forêt de Saint-Germain, et cependant cette apparition s'était gravée dans son esprit, comme se gravent toujours les objets qui ont servi de cadre ou d'accessoires à une scène terrible.

D'autres figures se mêlaient à ce souvenir et Valnoir, tout en descendant l'escalier, pensait à l'étrange concours de circonstances qui avait amené chez madame de Charmière ceux que le hasard avait déjà conduits sur le terrain de ce duel funeste.

Depuis sa rentrée à Paris, il était fort peu sorti de chez lui, et ne s'était pas senti d'humeur à aller voir Podensac pour se renseigner sur les événements qui avaient suivi le combat.

Les journaux, envahis par le récit des événements militaires, s'étaient à peine occupés de cette rencontre, qui, en d'autres temps, aurait été une nouvelle à sensation.

Ils s'étaient bornés à raconter le retour de la carriole qui ramenait M. de Saint-Senier et ses témoins, et qui avait eu beaucoup de peine à échapper aux Prussiens.

Un parti de ulhans l'avait poursuivie presque jusqu'aux avant-postes.

C'était tout ce que Valnoir savait, et il n'avait eu ni le temps ni le courage d'interroger Pilevert sur la fin de ce triste voyage.

Le souvenir de mademoiselle de Saint-Senier montant les marches de la Madeleine en habits de deuil venait encore d'assombrir ses idées, et quand il arriva sur la place, il avait à peu près oublié le motif qui l'avait décidé à y descendre.

Du reste, il s'aperçut qu'il s'était dérangé inutilement, car le cercle s'était rompu et la foule achevait de se disperser.

C'est une folle, disaient les curieux en s'éloignant pour obéir aux exhortations de deux gardiens de la paix que le rassemblement avait attirés.

Valnoir questionna un de ces agents qui venaient de remplacer les sergents de ville, et apprit que les badauds s'étaient attroupés sottement devant une femme bizarrement vêtue, mais très inoffensive.

-- Je l'ai débarrassée de tous ces flâneurs, et elle vient de filer du côté de la Madeleine, dit le placide représentant de l'autorité ; mais elle aura de la chance si elle ne se fait pas ramasser avec un costume pareil.

Ainsi renseigné, Valnoir, que ces détails intéressaient peu, se dirigea machinalement du côté du marché aux fleurs, où il pensait trouver un peu de fraîcheur sous les arbres.

Chapitre III

La soirée était magnifique et, à la pâle clarté des étoiles, la longue colonnade de la Madeleine prenait des proportions grandioses.

Le silence s'était fait autour du monument, et les chaises de l'esplanade étaient vides.

Valnoir remonta lentement jusqu'au bout du marché sans rencontrer personne, car les vendeuses de bouquets venaient de plier bagage.

Il allait tourner l'angle de l'église pour faire le tour de la place, quand il se trouva face à face avec une femme qui venait du côté opposé.

Il faillit la heurter, et, en se reculant, il leva la tête et ne put retenir une exclamation de surprise.

À la lueur d'un bec de gaz, il avait cru reconnaître la jeune fille de la forêt de Saint-Germain.

La vision, cette fois, fut plus courte encore que dans la clairière, car l'étrange créature fit volte-face et revint rapidement sur ses pas.

Mais elle n'avait pas pu se retourner si vite que Valnoir n'eût le temps de remarquer un détail de son costume.

La mante de couleur sombre qui l'enveloppait laissait voir ses petits pieds chaussés de mules vertes à talons pointus.

Elle traversa en courant le large trottoir qui s'étend derrière la Madeleine.

Une voiture de place s'éloignait au même instant vers la rue Tronchet, et, par la portière, Valnoir crut apercevoir une femme qui faisait avec la main un signe d'adieu.

Tout cela s'était passé si vite qu'il se demandait encore s'il n'avait pas rêvé, quand l'inconnue se retourna avant de disparaître au coin de la grille opposée.

Cette fois il n'eut plus de doute. Son manteau s'était entr'ouvert, et il avait distingué clairement sa robe rouge et ses bras nus.

C'était bien l'étrange créature qu'il avait vue agenouillée auprès de M. de Saint-Senier.

Poussé par un instinct vague, l'amant de madame de Charmière pressa le pas.

L'occasion était bonne pour chasser les idées qui l'obsédaient et pour savoir à quoi s'en tenir sur celle que Pilevert appelait son élève.

Du reste, la promenade projetée et la société des convives de Rose ne le tentaient guère, et il se décida sans peine à y renoncer pour suivre la jeune fille.

Quand il arriva à l'angle de la place, il vit qu'elle avait déjà gagné du terrain et qu'elle marchait vers la rue Royale.

Il prit le même chemin, en ayant soin de garder sa distance pour ne pas attirer l'attention de l'inconnue.

Elle semblait du reste avoir oublié la rencontre de Valnoir, car elle ne se retournait plus, et elle avançait vers la place de la Concorde d'un pas ferme et rapide.

Il était évident qu'elle avait un but, et il n'était pas probable que ce but fût bien éloigné.

Valnoir avait donc toutes raisons de croire qu'il allait bientôt savoir où courait à pareille heure une femme en souliers de bal et la tête nue.

C'est bien certainement autour d'elle qu'on s'attroupait sous la fenêtre de Rose, pensait-il ; mais que diable venait-elle faire là ?

Plus il cherchait une réponse raisonnable à cette question, moins il la trouvait.

Il eut un instant l'idée qu'elle était véritablement folle, et il fut sur le point de renoncer à sa poursuite. Mais il se souvint de l'autre inconnue qui avait fait des signes par la portière d'un fiacre, et il revint à la pensée d'éclaircir cette complication de mystères.

Il y avait bien un moyen de savoir à quoi s'en tenir, c'était d'aborder la belle de nuit et de lui demander une explication ; seulement Valnoir ne se souciait pas trop de se montrer avant d'être un peu mieux fixé sur le motif de cette bizarre promenade.

La jeune fille venait de prendre une direction inattendue.

Au lieu de passer le pont ou de remonter l'avenue des Champs-Élysées, où brillaient encore les lanternes de quelques voitures, elle s'engagea sous les grands arbres du Cours-la-Reine.

Valnoir, assez étonné, marcha un peu plus vite, afin de ne pas la perdre de vue.

Il arrivait au tournant de l'allée, et l'inconnue n'avait plus sur lui qu'une vingtaine de pas d'avance, quand un homme caché dans un massif de verdure sauta brusquement sur la route.

Le dernier candélabre de la place éclairait assez pour que Valnoir pût voir briller une arme, et le coquin qui la tenait se jeter sur la jeune fille.

L'influence de madame de Charmière avait fortement gâté l'esprit et le cœur de Valnoir, mais elle n'en avait pas fait un lâche.

S'il avait eu le temps de réfléchir, peut-être aurait-il hésité à s'exposer pour une inconnue d'allures suspectes ; mais le premier mouvement l'emporta, et il ne vit qu'une jeune fille charmante attaquée par un bandit.

-- Attends, gredin ! cria-t-il en courant droit à l'homme.

En quelques secondes il fut sur lui et il le saisit à la gorge.

-- Lâchez-moi, mille tonnerres ! cria le misérable en laissant tomber le fusil qu'il tenait à la main.

Avec beaucoup de présence d'esprit, Valnoir ramassa l'arme et mit l'homme en joue en lui criant :

-- Au large ! ou je te casse la tête.

-- Mais c'est moi qui devrais te dire de passer au large, répondit une voix avinée.

L'inconnue avait profité de la surprise du coquin pour se dégager, et s'appuyait toute tremblante contre un arbre.

Valnoir s'approcha en croisant la baïonnette, et vit alors à qui il avait eu affaire.

L'assaillant n'était autre qu'un garde national ivre à ne pas se tenir sur ses jambes.

-- Pourquoi attaquez-vous cette femme ? lui demanda Valnoir assez satisfait au fond de ne pas se trouver en face d'un ennemi plus redoutable.

-- J'l'attaquais pas, j'l'arrêtais.

-- Et de quel droit l'arrêtiez-vous ?

-- Eh ben ! quoi ! puisque je suis de service, c'est pour arrêter le monde. À quoi que ça servirait donc d'avoir fait une révolution, si un brave de la 7e du 322 ne pouvait pas mener une femme au poste ?

Tout en proclamant cette étrange théorie, l'ivrogne avait saisi le bout du fusil et cherchait à l'arracher des mains de Valnoir, qui crut le moment venu d'en finir.

D'un coup de poing vigoureusement appliqué, il envoya le défenseur de l'ordre rouler dans le fossé, et courut à la jeune fille.

Elle n'était pas encore tout à fait revenue de sa frayeur, mais elle trouva la force de tendre la main à son libérateur, qui la conduisit jusqu'au quai, où il la fit asseoir sur un banc pendant que l'ivrogne essayait en jurant de se relever.

Sans s'occuper davantage de ce gredin, Valnoir posa son fusil à côté de lui et tira de sa poche un flacon de sels qu'il voulut faire respirer à l'inconnue.

Il avait écarté doucement ses cheveux qui retombaient en boucles sur son front, et il admirait l'étrange beauté de ce visage pâle, à peine entrevu le jour du duel, quand la jeune fille, qui le regardait avec une attention profonde, se leva brusquement.

-- Qu'avez-vous, mademoiselle ? lui demanda Valnoir étonné.

Il voulut encore lui prendre la main, mais elle le repoussa d'un geste qui exprimait l'horreur et le dégoût.

L'amant de madame de Charmière n'était pas habitué à inspirer une répulsion aussi énergiquement caractérisée, et après le premier moment de surprise, il éprouva une irritation très vive qu'il ne put s'empêcher d'exprimer.

-- Vous avez une singulière façon de remercier les gens qui vous rendent service, dit-il d'un ton sec. Savez-vous, la belle, que j'ai bien envie de vous confier à cet aimable ivrogne qui vous appelle là-bas ?

La jeune fille ne répondit pas, mais elle leva fièrement la tête et le regarda fixement comme pour lui dire : -- Faites-le donc, si vous l'osez !

Les arbres du Cours n'étendaient pas leur ombre jusque sur le quai, et la nuit était assez claire pour que ce jeu de physionomie fût visible.

L'inconnue était si belle ainsi, que Valnoir eut un remords et voulut se faire pardonner sa grossièreté.

-- J'ai tort, mademoiselle, dit-il d'une voix douce, et je conçois que j'ai pu vous blesser, mais pourquoi me traitez-vous ainsi ?

L'éclair des grands yeux noirs s'éteignit, mais ce fut tout.

-- Je ne suis pas tout à fait un étranger pour vous, reprit Valnoir en se rapprochant un peu. Je vous ai vue une fois déjà dans une circonstance douloureuse et je sais votre nom.

» Vous vous appelez Régine.

La jeune fille fit un pas sur la route.

-- Pourquoi refusez-vous de me répondre ? demanda l'amant de Rose, qui ne comprenait plus rien à ce silence obstiné.

Régine s'éloignait toujours.

-- Je crois en vérité qu'elle est muette, dit à demi-voix Valnoir en se rapprochant.

La jeune fille s'arrêta court et fit un geste qui signifiait : -- Partez !

-- Voilà qui devient curieux ! murmura Valnoir stupéfait.

» Comment se fait-il que ce saltimbanque n'ait rien dit de cela ?

Le saltimbanque l'avait dit, mais il l'avait dit à Podensac, et ni le rédacteur en chef du Serpenteau , ni son acolyte Taupier, n'avaient écouté ses confidences.

-- Bah ! elle n'est peut-être pas sourde, et nous allons bien voir.

Après avoir fait tout bas cette réflexion, Valnoir reprit, en touchant le bras de Régine, qui tressaillit au contact : -- Mademoiselle, je ne sais pas si vous m'entendez, mais je vous préviens que, malgré le désir que vous exprimez très clairement de vous débarrasser de moi, je suis parfaitement décidé à vous reconduire chez vous, ou ailleurs, à votre choix.

» Je n'ai nullement l'intention de vous offenser, mais je ne puis pas vous laisser errer seule à pareille heure sur des quais déserts.

» Je vous accompagnerai donc jusqu'à ce que vous soyez à l'abri des mauvaises rencontres.

Régine s'était arrêtée et le regardait comme si elle eût suivi le mouvement de ses lèvres.

-- Je vous ferai remarquer, d'ailleurs, continua Valnoir, qui crut l'avoir persuadée, que si vous voulez cacher le but de votre promenade nocturne, vous vous y prenez fort mal.

» Où que vous alliez dans ce costume, et surtout par le temps où nous vivons, vous serez certainement arrêtée, comme vous avez déjà failli l'être deux fois.

» Ne niez pas ! je vous suis depuis la place de la Madeleine et je vous ai vue sur le banc où les gardiens de la paix sont venus vous protéger.

» Or, quand vous serez tombée entre les mains d'une patrouille ou d'un agent de police, votre secret sera, ce me semble, très compromis.

La jeune fille fit de la main un signe que son protecteur volontaire prit pour un consentement, et se mit à suivre rapidement le quai dans le sens du cours de la Seine.

-- C'est trop fort ! s'écria Valnoir en marchant obstinément à côté d'elle ; c'est trop fort ! et l'histoire est trop curieuse pour que je ne tienne pas à en avoir le cœur net.

Plus il avançait dans cette aventure, assurément fort inattendue, plus il se perdait en conjectures, et plus il avait envie d'aller jusqu'au bout.

Avant de se lancer dans la politique, il avait écrit des romans, et il lui était resté de son ancien métier un fonds d'imagination qu'il ne trouvait guère l'occasion de dépenser dans sa liaison avec madame de Charmière.

Rose, qui excellait dans la conduite des affaires de cœur, manquait absolument d'imprévu, et chez elle les querelles et les tendresses alternaient avec une régularité désespérante.

Valnoir, faible comme tous les amoureux, s'accommodait de ces relations aussi réglées qu'un bordereau d'agent de change, mais le naturel revenait au galop depuis que l'ex-romancier se retrouvait en présence du charme de l'inconnu.

Ce n'était que de la curiosité, et son ardeur pour madame de Charmière n'y avait rien perdu ; seulement c'était de la curiosité surexcitée jusqu'à la passion.

Tout en marchant, il observait Régine, qu'il avait peine à suivre, tant elle se hâtait, et il s'exaspérait de ne rien lire sur son visage.

La jeune fille ne se retournait plus. Elle avançait en ligne droite, et ses yeux fixes semblaient regarder un but invisible pour son persécuteur.

Le quai de Billy fut parcouru d'un pas qui s'accélérait toujours et le Trocadéro était déjà dépassé quand Valnoir fit une dernière tentative.

-- Régine ! ma chère enfant ! arrêtez-vous, je vous en supplie ! dit Valnoir d'une voix émue ; la route est déserte et vous mène au mur d'enceinte ; les portes sont fermées depuis le siège. Évidemment, vous suivez ce chemin pour me lasser, et vous n'y parviendrez pas.

» Revenez avec moi, et je vous donne ma parole d'honneur de vous remettre entre les mains de votre tuteur, de ce Pilevert qui vous a élevée.

Régine ne parut pas entendre. Ses traits immobiles n'exprimaient rien qu'une sorte d'exaltation intérieure.

On aurait dit une somnambule qui marche sans voir la terre où elle pose ses pieds.

Passy fut dépassé, puis le quartier d'Auteuil qui touche au pont de Grenelle.

Les rares passants qu'on avait rencontrés ne s'étaient pas occupés de ce couple, dont l'allure éveillait l'idée d'un jeune ménage pressé de regagner son domicile.

La colère commençait à prendre Valnoir ; une colère froide faite de lassitude et surtout d'orgueil froissé.

Encore quelques minutes et ils allaient arriver à la porte du Point-du-Jour.

L'amant de Rose ne se souciait nullement d'être forcé d'expliquer sa singulière équipée aux gardes nationaux de service aux remparts.

-- Décidément, dit-il en serrant les dents, il paraît que vous ne voulez pas m'écouter.

» Eh bien ! puisque vous tenez à vous faire arrêter, c'est moi qui vais m'en charger.

Et il saisit brusquement le bras de Régine.

La jeune fille se dégagea d'un bond et se jeta en courant de toutes ses forces, dans une ruelle qui s'ouvrait à gauche de la route.

Valnoir la poursuivit ; mais il était fatigué, et la fugitive arriva sur le quai avant qu'il réussît à l'atteindre.

Le viaduc du chemin de fer de ceinture dressait devant eux ses arches colossales, et la rive était encombrée par des embarcations de toute forme et de toute grandeur.

-- Sacrebleu ! elle va se jeter à l'eau, cria Valnoir en voyant qu'elle se lançait sur ce plancher flottant.

Il la suivit en sautant de barque en barque, et il arriva en même temps qu'elle dans un canot plus avancé dans la Seine que les autres.

Au moment où il la saisissait par son manteau, Régine s'échappa de ses mains et se précipita dans le fleuve.

Valnoir était tellement surexcité, qu'il fut sur le point de se jeter à l'eau après la fugitive.

Les actions violentes ont le pouvoir de réagir sur le moral, et telle résolution extrême dont on serait incapable quand on se promène tranquillement vous vient naturellement après une course effrénée.

Un soldat, sous le feu, enlève en trois enjambées une barricade qu'il mettrait cinq minutes à franchir de sang-froid.

De même le rédacteur en chef du Serpenteau, qui deux heures plus tôt, n'aurait peut-être pas jeté son cigare pour sauver la vie à Régine, faillit sauter dans la Seine, uniquement parce qu'il s'était échauffé de corps et d'esprit en poursuivant la jeune fille.

La réflexion, il est vrai, le calma promptement, et il s'arrêta à temps ; mais enfin il avait hésité au moins une minute.

La chute de Régine avait fait très peu de bruit, et d'ailleurs le quai paraissait désert, de sorte qu'il ne fallait pas compter sur un secours étranger.

Du reste, Valnoir, déjà refroidi, se souciait médiocrement d'appeler à son aide.

Il lui aurait fallu expliquer ce qu'il faisait là et raconter tout au long cette aventure aussi ridicule que tragique.

Pendant qu'il faisait rapidement toutes ces réflexions il crut voir le corps de la jeune fille reparaître sur l'eau à quelques mètres du canot.

Un remords le prit, et il pensa alors à ramer vers la noyée.

Il se baissait pour détacher l'embarcation, quand il s'aperçut que c'était chose faite.

L'élan de deux personnes lancées à toute vitesse et tombant à la fois dans cette coquille de noix avait rompu la corde qui l'amarrait, et le canot s'en allait à la dérive.

-- Bon ! pensa Valnoir, revenu tout à coup à son premier mouvement, j'arriverai plus vite.

Un coup d'œil rapide lui avait montré un point noir flottant à la surface.

Il était encore temps.

Le journaliste, avant de devenir un homme politique, avait assez fréquenté les parages de Bougival pour acquérir des notions suffisantes sur l'art du canotage.

-- J'aurai bien du malheur si je ne la repêche pas, murmura-t-il en cherchant les avirons qui manquaient au bordage.

Mais il eut beau explorer le fond du bateau, il n'y trouva rien qui ressemblât à une rame.

Il se releva vivement et tâcha de saisir une des barques voisines.

Elles étaient déjà trop loin, et il lui fallu renoncer à l'espoir de s'y accrocher.

Le courant n'était pas très fort auprès du bord mais les mouvements brusques de Valnoir avaient déjà poussé l'embarcation fort au large, et dans le milieu de son lit, la rivière roulait assez d'eau pour l'entraîner rapidement.

Le viaduc se dressait devant l'amant de Rose, qui commençait à s'inquiéter des suites de son équipée.

Il n'y avait aucun moyen de diriger le canot, que le cours du fleuve conduisait vers l'arche centrale.

Mais il lui restait l'espoir de saisir en passant un des anneaux de fer rivés dans les piles, et il se tint prêt à utiliser cette ancre de salut.

L'ombre du pont s'étendait au loin sur la Seine, et le corps de Régine avait disparu.

Valnoir pensa que la pauvre fille était noyée et il ne s'occupa plus que de lui-même.

Plus le viaduc se rapprochait, plus le courant augmentait de force, et le bateau fut emporté très rapidement sous la voûte.

Valnoir se tenait d'une main au bordage et de l'autre tâchait d'accrocher un point d'appui.

En s'allongeant beaucoup au risque de faire chavirer le canot, il atteignit les pierres de la maçonnerie, mais ses doigts glissèrent sur leur surface polie, et les anneaux, placés trop haut ou trop bas, lui échappèrent.

En quelques secondes, l'arche fut franchie, et Valnoir fatigué de ses efforts inutiles, allait se laisser retomber au fond de la barque, lorsqu'il aperçut une masse noire qui barrait la rivière un peu plus bas.

L'espoir lui revint en se rappelant qu'on avait planté là tout récemment des pilotis pour s'opposer aux tentatives nautiques des Prussiens, et que cet obstacle devait forcément arrêter le canot.

Mais il avait compté sans les nécessités de la défense. Pour faciliter les manœuvres des canonnières et des batteries flottantes, on avait laissé un passage libre au milieu du barrage, et, par malheur, la barque était entraînée tout droit vers cette ouverture.

Si le navigateur forcé avait eu en sa possession un instrument quelconque, ne fût-ce qu'un simple bâton, il aurait encore eu quelque chance de se retenir à un des pieux de l'estacade ; mais le canot ne contenait absolument rien que deux banquettes solidement clouées.

On en avait enlevé jusqu'au gouvernail, dont Valnoir à défaut de rames, aurait pu se servir pour modifier la direction.

Au moment où, bien malgré lui, il passait juste au milieu de la porte d'eau, il eut un moment de vive émotion en voyant flotter à sa portée un objet dont il ne pouvait distinguer la forme.

Croyant mettre la main sur un point d'appui, il se pencha et saisit le manteau de Régine qui était resté sur l'eau.

Valnoir reconnut sur-le-champ ce vêtement et le jeta au fond de la barque, en pensant que c'en était fait de la jeune fille. Il ne se demanda pas ce qu'était devenu le corps, car le moment eût été mal choisi pour se livrer à de longues réflexions.

La situation devenait très grave.

Tant qu'il avait navigué en deçà de l'enceinte, l'amant de madame de Charmière ne courait pas de grands risques.

Le pis qui pouvait lui arriver, c'était d'être forcé d'appeler au secours et d'expliquer les motifs de sa promenade sur la Seine à des soldats ou des gardes nationaux.

Maintenant, il venait de dépasser la ligne des fortifications, et le courant l'entraînait lentement, mais sûrement vers des dangers beaucoup plus sérieux.

Valnoir, fort au courant des nouvelles militaires, en sa qualité de journaliste, savait parfaitement que les Prussiens occupaient déjà la rive gauche de la Seine, et le fleuve faisait assez de détours pour que la barque, livrée à elle-même, eût grande chance d'aller aborder en pays ennemi.

C'était le renversement de tous les projets d'avenir politique du rédacteur en chef, et, ce qui le désolait encore davantage, c'était de perdre Rose.

L'amoureux ne s'aveuglait pas assez sur sa maîtresse pour croire que sa fidélité fût à l'épreuve de l'absence, et il n'espérait pas retrouver son cœur libre après la guerre.

D'ailleurs, on racontait que les prisonniers étaient expédiés au fond de l'Allemagne, et la perspective de passer l'hiver dans quelque bourg perdu de la Poméranie était désolante pour un homme dont la vie, les amours et l'ambition tenaient si étroitement au boulevard des Italiens.

Valnoir envisageait tristement cette chance ; il pensait aussi que les tirailleurs français et prussiens garnissaient les bords de Seine, et qu'il allait bientôt se trouver entre deux feux.

Il s'étonnait même d'avoir pu franchir sans accident l'espace qui s'étendait entre le viaduc et les fortifications.

Le bruit sec d'un coup de fusil interrompit ses réflexions, et une balle vint frapper l'eau à quelques mètres de la barque.

On avait tiré sur lui du bastion du Point-du-Jour qu'il venait de dépasser.

Il était brave, dans le sens qu'on donne assez légèrement à ce mot, c'est-à-dire qu'il ne refusait pas de se battre avec les gens qu'il insultait, et qu'il se tenait convenablement sur le terrain ; mais il n'était pas assez maître de ses nerfs pour ne pas saluer les balles quand personne ne le regardait.

L'idée qui lui vint ensuite fut d'appeler et de se faire reconnaître comme Français, mais il n'était pas bien sûr d'être compris, et ses cris pouvaient fort bien attirer sur lui une décharge générale.

Il crut plus prudent de se laisser dériver encore un peu et de se fier à sa bonne étoile.

Pour le moment, la barque suivait le milieu de la rivière ; la nuit était assez sombre, et, en se tenant coi, Valnoir avait des chances pour éviter les projectiles, jusqu'à ce qu'une heureuse direction du courant le poussât vers la rive droite.

Malheureusement, le coup de feu parti du bastion avait réveillé les tirailleurs dispersés sur les berges, et la fusillade commençait à pétiller.

Le danger n'était pas immédiat, car l'engagement avait lieu un peu plus bas ; mais, dans quelques minutes, la barque, qui suivait lentement le fil de l'eau, allait se trouver fort exposée.

Valnoir s'était assis à l'arrière et il regardait autour de lui avec inquiétude, quand il crut distinguer en avant et à droite un nageur qui cherchait à aborder en terre française.

Cette fois, il n'y tint plus et il cria de toutes ses forces :

-- À moi ! à moi !

Mais, soit qu'il n'eût pas entendu, soit qu'il eût ses raisons pour ne pas obtempérer à l'invitation, le nageur, au lieu de s'arrêter, accéléra ses mouvements, et disparut presque aussitôt dans les saules qui bordaient la rive.

Valnoir aurait bien voulu faire comme lui, mais dans ses exercices de canotier, il avait négligé la natation, et il était incapable de faire dix brassées.

Mieux valait encore tomber entre les mains des Prussiens que de se noyer, et bien lui en avait pris déjà de n'avoir pas cédé à son premier mouvement en se jetant à l'eau après Régine.

Par contre, il regretta bientôt d'avoir appelé, car trois ou quatre coups de fusil partirent de la rive gauche, et un bruit mat l'avertit que les balles avaient frappé l'avant du canot.

Valnoir se coucha encore une fois et ne bougea plus.

En ce moment, il déplorait la sotte fantaisie qui l'avait poussé à suivre Régine, et il aurait donné volontiers la pleine et entière propriété du Serpenteau pour que le bateau obliquât à droite.

Mais il crut au contraire s'apercevoir qu'il tendait plutôt vers le côté opposé et surtout qu'il filait moins vite.

Le courant était cependant à peu près le même, mais l'embarcation semblait alourdie.

Valnoir cherchait dans sa tête l'explication de ce phénomène, quand il sentit une fraîcheur très vive.

Il allongea la main et la retira mouillée.

Il tâta encore et il ne put retenir un cri de désespoir.

L'eau entrait par l'avant et le canot commençait à s'enfoncer.

Valnoir tâta avec ses mains et s'aperçut que l'eau pénétrait par une large ouverture.

Le bateau était construit de planches très minces, et une de ces planches avait été brisée sur l'avant, au-dessous de la ligne de flottaison.

Cet accident provenait-il d'un choc sur quelque pieu du barrage ou des balles qui avaient frappé le canot ? Valnoir n'en savait rien et n'avait pas le temps d'y songer, car il lui fallait boucher immédiatement la voie d'eau sous peine de périr.

Le manteau de Régine fut le premier objet qui lui tomba sous la main, et il s'en servit en guise de tampon, mais cette opération ne fit que retarder les progrès de l'eau.

Si peu qu'elle se fît jour, comme Valnoir n'avait aucun ustensile pour vider la barque à mesure qu'elle se remplissait, le naufrage n'était plus qu'une question de temps.

Il essaya bien de rejeter l'eau avec son chapeau et même avec ses mains, mais il fut obligé de renoncer à ces moyens, assez dangereux d'ailleurs, car le canot n'avançant plus que très lentement, était de nouveau le point de mire des tireurs prussiens.

Les balles commençaient à siffler de telle sorte que Valnoir osait à peine remuer dans la crainte de se montrer au-dessus du bordage.

C'était une de ces situations où l'esprit le plus fécond en ressources n'entrevoit aucune chance de salut et le malheureux amant de madame de Charmière se crut bien perdu.

-- Mourir noyé dans ce sabot, comme un rat dans une souricière, disait-il en grinçant des dents, quel sort !

Puis il pensa qu'on retrouverait son corps et qu'on le porterait à la Morgue, et cette idée lui donna froid.

Il lui passa aussi par l'esprit que les journaux où ses ennemis écrivaient ne manqueraient pas de dire que le rédacteur en chef du Serpenteau avait péri en allant porter des renseignements aux Prussiens.

Taupier ne sera pas fâché de me remplacer, pensa-t-il avec amertume.

Le nom de Rose vint alors sur ses lèvres, et il se dit qu'elle aussi le remplacerait.

La colère lui rendit un peu d'énergie.

Mieux valait encore se faire prendre par les Prussiens que de couler au fond de la Seine. Il résolut donc de les appeler à son secours, au risque de recevoir encore une fois des coups de fusil pour réponse.

-- Mourir pour mourir, murmura-t-il, j'aime encore mieux que ce soit d'une balle ; ce sera plus vite fait.

La barque s'enfonçait toujours, et il n'y avait plus à hésiter.

-- Ils ne me comprendront peut-être pas, pensa Valnoir, mais ils croiront que je suis un espion et que je leur apporte des nouvelles.

» Ils viendront et je serai sauvé.

Le danger était de se montrer et de servir de cible, en attendant que l'ennemi se fût décidé à capturer le bateau.

Le raisonnement péchait d'ailleurs en ce point que les Prussiens n'avaient peut-être pas de barque disponible pour venir amarrer leur prise, et, dans ce cas, Valnoir ne pouvait guère espérer qu'ils se mettraient à la nage pour le tirer de là.

Il était probable, au contraire, que le spectacle de la noyade d'un Français ne leur serait pas désagréable.

Mais Valnoir n'avait plus le choix des moyens.

Il avait remarqué, du reste, qu'on ne tirait pas de la rive française, qui, en cet endroit, paraissait déserte.

Beaucoup plus bas, au delà de l'île qui s'allonge devant Billancourt, la fusillade continuait, mais peu nourrie.

-- C'est le moment, pensa Valnoir, et il se mit à crier le plus fort qu'il put :

-- Ami ! ami ! sauvez-moi !

Il avait eu la précaution de rester étendu sur les bancs du canot pour se garantir, dans le cas où il prendrait fantaisie aux Allemands de l'accueillir par une nouvelle salve.

Cette fois les ennemis furent moins féroces.

Ils ne tirèrent pas ; seulement ils se rapprochèrent.

Valnoir les entendait très distinctement parler et rire derrière les arbres qui garnissaient la berge.

Il ne comprenait pas ce qu'ils disaient, mais son instinct l'avertissait que les soldats du Nord s'amusaient de sa détresse et qu'ils allaient le laisser périr.

L'eau était arrivée presque au niveau du bordage, et il était évident que le canot allait sombrer d'un moment à l'autre.

Le manteau de Régine, qui avait servi à boucher la voie d'eau, s'était déroulé peu à peu et flottait maintenant à la surface.

La vue de cette dépouille rappelait à Valnoir la cause de sa triste aventure, mais en même temps elle lui inspira une idée.

Le canot, fait de bois très léger, coulait sous le double poids de celui qui le montait et de l'eau qui le remplissait ; mais il suffisait de l'alléger pour le maintenir à flot.

Valnoir, incapable de traverser la rivière à la nage, se sentait de force à se soutenir avec un point d'appui, et il conçut un projet qui devenait sage à force d'être hardi.

Depuis qu'il avait appelé à l'aide, la situation s'était nettement dessinée.

Les Prussiens ne voulaient évidemment ni le tuer, ni le sauver ; ils aimaient mieux se donner le plaisir de le voir mourir, et ils se préparaient à jouir de son agonie.

Pour éviter leurs balles, il fallait donc avoir l'air de se noyer.

La nuit était assez sombre et ne permettait pas de distinguer bien loin.

En simulant le mouvement d'un homme qui lutte contre l'asphyxie, Valnoir pouvait encore espérer d'échapper aux impitoyables Teutons.

Il ne perdit pas de temps pour exécuter son plan.

Il commença par rouler en corde le manteau de Régine ; puis il noua un des bouts autour du bordage troué, et avec l'autre il se fit une ceinture.

Ce lien improvisé l'attachait solidement au canot et l'aurait entraîné très vite au fond de la rivière ; mais en se levant brusquement, Valnoir donna une violente secousse à la barque et la fit chavirer.

Cette manœuvre avait le double avantage de vider l'embarcation, qui se mit à flotter la quille en l'air et de faire croire aux Prussiens que tout était fini.

Le naufragé volontaire en fut quitte pour un très court plongeon.

Quand il revint à la surface, il se sentit maintenu par le manteau comme par une amarre, et, pour ne plus enfoncer, il n'eut qu'à poser la main gauche sur l'épave et à remuer doucement le bras droit et les jambes.

Le canot défoncé qui avait été sur le point de l'engloutir devenait à la fois une planche de salut et un abri protecteur, car il se trouvait placé entre lui et les Prussiens.

Ceux-ci avaient salué sa chute par un formidable éclat de rire poussé avec l'ensemble qui caractérise toutes les manœuvres allemandes.

Évidemment, ces aimables guerriers croyaient le Français bien et dûment englouti, et ils célébraient la catastrophe à leur manière.

C'était précisément ce que souhaitait Valnoir, qui s'applaudissait de sa ruse et qui commençait à reprendre un peu de confiance.

La barque renversée suivait doucement le fil de l'eau, et chaque instant qui s'écoulait l'éloignait du danger.

Il ne s'agissait plus que de se laisser conduire par le courant, et même, si mauvais nageur qu'il fût, le naufragé pouvait encore influer sur la direction par des mouvements bien combinés.

Ses yeux, comme ses espérances, étaient tournés vers la rive française qui restait silencieuse, mais qui n'était peut-être pas aussi déserte qu'elle en avait l'air.

Plus d'une fois déjà, il avait cru voir s'agiter les touffes de roseaux au bord de l'eau. D'ailleurs, à deux ou trois cents mètres en aval, la Seine faisait un coude, et, sur ce point, une lumière brillait par intervalles au milieu des arbres.

-- Ce sont nos avant-postes, pensait Valnoir ; si je pouvais aborder là, je serais sauvé.

Et il tâchait d'attirer doucement le canot du côté où était le salut.

Mais il s'aperçut alors que ses jambes s'engourdissaient, et il comprit qu'il allait avoir à lutter contre un nouvel et plus dangereux ennemi, -- le froid.

On était au commencement de l'automne, et la température de la rivière était supportable ; mais, en se jetant brusquement à l'eau après une longue course suivie d'émotions très vives, Valnoir avait éprouvé un saisissement dont les suites commençaient à se faire sentir.

Il voulut s'agiter, et il n'aboutit qu'à se paralyser davantage.

Alors il ne pensa plus qu'à se soutenir, ce qui n'était même plus chose facile, car le poids de ses vêtements mouillés le gênait beaucoup.

La main gauche, qui tenait la quille, se fatiguait de plus en plus, et il avait toutes les peines du monde à conserver sa position.

Si dans un quart d'heure je n'ai pas touché terre, murmura-t-il, je suis perdu.

C'était à peu près le temps qu'il fallait pour atteindre le promontoire, où il espérait trouver des soldats français.

Il restait donc encore une chance à Valnoir, quand tout à coup il sentit une forte secousse.

Le canot venait de s'arrêter subitement.

Le manteau roulé qui l'amarrait au bateau venait de s'accrocher à un pieu planté dans le milieu de la rivière.

L'effet naturel de ce choc fut de séparer Valnoir de la barque.

Il fut entraîné d'un côté de l'obstacle pendant que l'épave passait de l'autre et il se trouva retenu par le lien que lui-même avait fabriqué.

Par un effort suprême, il réussit à remonter à la force du poignet le long de l'amarre et à saisir la tête du pilotis qui dépassait à peu près d'un pied le niveau du fleuve ; mais ce travail l'épuisa.

Cramponné à ce poteau funeste, le malheureux sentait le froid qui étreignait ses membres remonter peu à peu vers le cœur.

Bientôt sa pensée s'engourdit et il éprouva des sensations étranges.

Des lueurs de souvenirs traversaient son cerveau, éclairant quelque scène oubliée de sa jeunesse ou de son enfance, de ces temps heureux où il ne rédigeait pas le Serpenteau , et où il ne connaissait pas madame de Charmière.

Puis le sentiment de la douleur physique lui revenait, et alors une souffrance aiguë traversait sa poitrine.

Il lui semblait par moments que son corps se rapetissait et que le sommeil le gagnait lentement.

Alors il comprit que la mort allait venir, et il ferma les yeux.

Valnoir s'était presque évanoui, mais ses mains crispées serraient encore le pieu avec cette énergie convulsive que donne à l'homme qui se noie l'approche de la mort.

Il fut rappelé à lui par une douleur aiguë.

Il avait glissé peu à peu, et un clou planté dans le poteau lui déchirait la chair.

En ouvrant les yeux, il s'aperçut que le nœud s'était défait et que la barque s'en allait au fil de l'eau.

Le manteau détaché du bordage était resté roulé autour de sa ceinture et flottait encore à la surface.

Il entendait toujours la voix des Prussiens, qui probablement se livraient à de joyeux commentaires sur le naufrage auquel ils venaient d'assister.

Ils avaient cessé de tirer, et Valnoir en conclut qu'ils ne le voyaient plus, mais il sentait aussi que les forces allaient bientôt lui manquer tout à fait.

Ses souffrances d'ailleurs devenaient intolérables.

Avant d'ouvrir les bras et de se laisser couler, il jeta un regard désespéré vers la rive droite.

Là était la France, là était le salut, et le malheureux se disait qu'il allait mourir faute de pouvoir nager pendant cinq minutes.

Par une de ces évolutions rapides qui se produisent dans les moments suprêmes, sa pensée se porta tout à coup sur les événements funestes qui l'avaient conduit à cette horrible fin, et la figure pâle de Saint-Senier mourant lui apparut comme dans un rêve.

Valnoir, élevé par une mère simple et pieuse, mais lancé de bonne heure dans la bohême littéraire, avait oublié depuis longtemps la foi de son enfance.

Il lui restait encore cependant une vague croyance dans la juste rémunération des actions humaines en ce monde.

-- J'ai tué, je dois mourir, murmura-t-il en levant les yeux vers le ciel, où il y a un Dieu qui récompense et qui punit.

Son père, dont il connaissait à peine la vie, son père, était tombé sur les barricades de Juin, et le dogme de la fatalité, auquel se rallient presque toujours les incrédules, lui avait fait entrevoir dans l'avenir une mort violente.

-- C'était écrit ! pensait Valnoir en se sentant couler peu à peu dans l'abîme.

Alors il regarda une dernière fois autour de lui, comme pour dire adieu à la vie.

Le cadre qui entourait cette scène d'agonie ressemblait à un décor de mélodrame.

Le vent d'ouest s'était levé, et les nuages qui couraient au-dessus de la tête du naufragé cachaient les étoiles.

La Seine avait pris une teinte plombée, et le silence n'était plus troublé que par le canon du Mont-Valérien, qui tirait à de longs intervalles, car la fusillade avait cessé tout à fait au-dessous de l'île, et, sur la rive gauche, les Prussiens ne riaient plus.

Le calme était si profond qu'un bruit très faible et assez éloigné vint frapper Valnoir.

Ses sens avaient acquis cette finesse de perception que donnent les nerfs surexcités par le danger.

Le bruit partait de la rive droite.

Il fit un dernier effort pour se soutenir au-dessus de l'eau, et il regarda attentivement du côté où il avait cru entendre le son mat d'une chute.

Un point noir à peine visible se détachait sur la surface grisâtre de la rivière unie comme une glace.

Le cœur de Valnoir se serra en pensant que peut-être on venait à son secours et que le sauver arriverait trop tard.

Il se sentait défaillir, et il eut à peine la force de se soulever pour regarder encore.

Le point noir s'était rapproché, et son oreille percevait distinctement un bruit faible et régulier.

Le naufragé ne pouvait plus en douter ; un homme, un Français sans doute, nageait vers lui avec précaution.

Encore une minute, et il pouvait échapper à une mort affreuse, mais cette minute, il n'était pas sûr que l'épuisement la lui laisserait.

Une crampe terrible tordait ses membres raidis, et ses ongles, qui s'enfonçaient dans le poteau, ne pouvaient plus supporter le poids de son corps.

-- Tenez bon ! dit la voix contenue du nageur, qui fendait l'eau avec une rapidité surprenante.

Valnoir essaya de se retenir avec les dents, mais ses mâchoires contractées ne pouvaient pas mordre la tête du pieu ; ses mains s'ouvrirent et il allait disparaître, quand un bras vigoureux le saisit par l'épaule et lui maintint la tête au-dessus de l'eau.

-- Respirez un instant et appuyez-vous sur moi, dit à voix basse l'homme qui arrivait si à propos.

Le naufragé, auquel la joie venait rendre des forces, se cramponna au cou du nageur avec une énergie désespérée.

-- Pas ainsi, vous m'étouffez, reprit la voix ; allongez le corps et posez seulement vos deux mains sur mes épaules.

Mais Valnoir ne semblait pas entendre et, pour se débarrasser d'une étreinte dangereuse, l'inconnu fut obligé de le repousser violemment.

Valnoir lâcha prise et s'agita en battant l'eau de ses deux bras. Il avait perdu la tête et il se serait infailliblement noyé, si son sauveur ne l'eût remis dans une position verticale.

Il commença alors à reprendre un peu de sang-froid ; ses yeux se rouvrirent, sa poitrine oppressée se remplit d'air, et il poussa un long soupir de soulagement.

-- Placez-vous comme je vous l'ai dit et laissez-moi faire, souffla l'inconnu.

-- Oh ! merci ! balbutiait Valnoir à demi suffoqué par l'émotion.

-- Faites vite, continua la voix ; nous n'avons pas de temps à perdre, je crains qu'on ne nous ait vus.

L'homme qui parlait n'avait que trop raison.

Le bruit de cette courte lutte avait attiré l'attention des Prussiens, et un coup de fusil partit de la berge.

La balle ricocha sur la rivière à dix mètres du poteau.

-- Ils tirent mal, mais dépêchons-nous, dit tranquillement l'inconnu.

Cette fois, Valnoir ne se fit pas répéter l'invitation.

Sans prendre le temps de se débarrasser du manteau de Régine, il se laissa aller sur l'eau en s'appuyant des deux mains sur le dos du nageur, qui se mit à fendre le courant avec une vigueur et une adresse incroyables.

Autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurité, c'était un jeune homme, et il avait dû prendre à peine le temps de se déshabiller pour se jeter dans la Seine, car ses épaules étaient couvertes d'un vêtement de laine.

Valnoir n'avait pas pu distinguer les traits de son sauveur, mais sa voix lui causait une impression singulière.

Il lui semblait qu'elle ne lui était pas inconnue, et il cherchait à se rappeler dans quelles circonstances il l'avait entendue ; mais sa tête était encore trop troublée pour lui permettre de rassembler sur-le-champ ses souvenirs.

La situation d'ailleurs n'était rien moins que rassurante, car le péril n'avait fait que changer de nature.

Les tirailleurs allemands, attirés par les coups de fusil de leurs camarades étaient revenus s'embusquer dans les saules et avaient ouvert un feu nourri sur les fugitifs.

La nuit était trop sombre pour que leur tir pût être bien précis, mais des sifflements aussi désagréables que fréquents rappelaient à Valnoir que sa vie ne tenait encore qu'à un fil.

-- Courage ! lui disait de temps en temps l'intrépide nageur, nous approchons !

En effet, la rive droite commençait à se dessiner nettement, et le naufragé, qui ne la perdait pas de vue, croyait déjà voir des formes humaines se mouvoir à travers les arbres.

À mesure qu'il avançait vers la terre si ardemment désirée, l'amant de Rose se rassurait, mais il se demandait aussi en quelles mains sa bonne étoile l'avait fait tomber et comment il faudrait expliquer son étrange aventure.

Il supposait bien que son sauveur était un soldat, car, à pareille heure et sous le feu de l'ennemi, les bourgeois de la banlieue ne se promenaient guère sur le bord de la Seine.

Le poste ne devait pas être loin et Valnoir pouvait s'attendre à être interrogé par l'officier qui le commandait.

Avec la manie de voir des espions partout, qui sévissait dans les premiers temps du siège, l'affaire avait chance de tourner fort mal.

Un sifflement sec, le plus bref qu'il eût encore entendu, arracha le naufragé à ses réflexions.

Une balle venait de passer tout près de lui, et il crut sentir que le nageur avait tressailli.

-- Êtes-vous blessé, monsieur ? lui demanda-t-il avec une émotion d'autant plus sincère que sa vie tenait étroitement à celle de son sauveur.

-- Ce n'est rien, répondit l'inconnu en tirant vigoureusement sa coupe avec le bras droit.

Quelques brassées à peine le séparaient du bord et il l'atteignit sans beaucoup de peine.

-- Feu ! maintenant, mes gars ! cria-t-il en prenant pied.

Une salve très nourrie partit de la berge pour répondre à cet appel, et on put conjecturer que tous les coups n'avaient pas été perdus, car un cri de douleur s'éleva de la rive prussienne.

Valnoir avait touché terre ; mais quand il se retrouva debout, l'énergie factice qui le soutenait encore pendant le trajet tomba subitement.

Sa vue se troubla, ses jambes fléchirent sous lui, et il chancela comme un homme ivre.

-- Aidez-le à marcher et conduisez-le au poste, dit son sauveur aux soldats qui venaient de se montrer.

Valnoir ne s'était pas trompé dans ses conjectures ; il allait avoir affaire à des militaires.

-- Mais vous, mon lieutenant, demanda un de ceux qui s'étaient avancés pour le soutenir, j'espère que ces gueux-là ne vous ont pas touché ?

-- Si, là, au-dessous de l'épaule, mais si peu que je n'aurai pas besoin de chirurgien ; tu pourras faire le pansement toi-même, mon vieux Landreau, dit le nageur en secouant son bras gauche.

-- Allons vite à la Maison-Rouge, alors, dit le soldat, parce que, voyez-vous, mon lieutenant, les blessures, c'est comme la soupe, ça perd à refroidir.

Valnoir se laissa conduire en s'appuyant sur le bras des deux hommes qui avaient remis leur chassepot en bandoulière.

L'obscurité ne lui permettait ni de reconnaître les uniformes, ni de voir la figure de l'officier, mais il se trouvait si heureux de sentir la terre ferme sous ses pieds, qu'il ne s'inquiétait plus beaucoup des suites de son accident.

Seulement, l'humidité le glaçait, et tout en arrangeant dans sa tête une histoire plausible, il hâtait le pas dans l'espoir de se réchauffer bientôt au feu du poste.

Le terrain s'élevait par une pente assez raide et redescendait ensuite vers la route, au bord de laquelle il vit briller la fenêtre éclairée d'une maison.

L'officier suivait le groupe, qui n'eut que vingt pas à faire pour arriver à la porte de ce poste assez bien choisi, puisqu'on ne pouvait pas l'apercevoir de la rive droite.

Valnoir entra le premier dans une salle où brûlait un feu très vif dans une large cheminée.

Le naufragé, pressé de sécher, courut à ce foyer et se retourna pour présenter son dos à la flamme.

Ce mouvement le mit face à face avec l'officier, qui recula de surprise.

Le sauveur et le sauvé venaient de se reconnaître.

Valnoir avait devant lui un des témoins du duel de Saint-Germain, le lieutenant Roger de Saint-Senier.

Son émotion fut si vive qu'il faillit tomber à la renverse dans le foyer.

Devoir la vie à un homme qui avait une terrible raison de le haïr mortellement, c'était une surprise à laquelle le journaliste ne s'attendait guère, et, pour son amour-propre, mieux aurait valu assurément tomber entre les mains des Prussiens.

L'étonnement de l'officier n'avait pas été moindre, et sa figure avait pris sur-le-champ un air de répugnance hautaine qui blessa au vif l'amant de madame de Charmière.

M. de Saint-Senier était grand, mince et blond ; ses traits réguliers avaient une finesse et une douceur presque féminines et sa moustache naissante n'annonçait pas plus de vingt-trois ans, mais des yeux d'un bleu clair et d'une mobilité singulière donnaient à ce visage juvénile une remarquable expression de courage et d'audace.

Le lieutenant était vêtu du pantalon bleu à bande rouge de la garde mobile et d'une chemise de flanelle blanche.

Pour se jeter à la nage, il avait ôté précipitamment sa capote d'uniforme, et il n'avait pas même pris le temps de retirer les bottes en cuir jaune qui lui montaient jusqu'aux genoux.

Il se tenait debout à quelques pas de Valnoir, dont la personne offrait avec celle de son sauveur un contraste frappant.

Le rédacteur en chef du Serpenteau était de taille moyenne et très brun ; les lignes tourmentées de sa figure osseuse et fatiguée indiquaient plutôt la passion que l'énergie.

On lui aurait donné largement dix ans de plus qu'à M. de Saint-Senier, et cependant il n'avait pas encore atteint la trentaine.

Pour un observateur, ces deux hommes représentaient deux types opposés que les hasards du siège rapprochèrent souvent, -- le fils de famille élevé à la campagne dans ce milieu provincial dont l'influence modère l'esprit et affermit le caractère, et l'enfant jeté en sortant du collège dans la vie militante des grandes villes où on échange vite ses illusions contre des vices.

Ils s'étaient devinés comme se devinent à première vue les races ennemies, et leur antipathie réciproque éclatait dans les regards qu'ils échangeaient.

Seulement, dans cette lutte muette, Valnoir avait tout le désavantage.

Il ne pouvait pas oublier que M. de Saint-Senier, en venant généreusement à son secours, l'avait arraché à une mort certaine.

C'était donc à lui à rompre, pour le remercier, le silence glacial qui avait suivi le premier moment de surprise, mais, avant de parler, il cherchait à renouer dans son cerveau le fil des événements.

Tout en tâchant de s'expliquer les étranges aventures qui avaient rempli les premières heures de cette nuit féconde en péripéties, Valnoir préparait une phrase de reconnaissance à l'adresse de son sauveur, et il avait beaucoup de peine à la trouver.

L'intervention d'un personnage subalterne vint le tirer d'embarras.

-- Voyons l'égratignure, mon lieutenant, dit un des soldats en s'approchant de M. de Saint-Senier.

L'homme qui offrait ainsi ses services portait l'uniforme de moblot, comme on disait alors, mais il avait depuis longtemps passé l'âge de servir dans la garde mobile et même dans l'armée.

Petit, sec et maigre, quoique large d'épaules et bien pris dans sa taille, ce singulier militaire était porteur d'une figure longue, d'un nez busqué et d'une moustache grise taillée en brosse.

Sa peau ridée et brunie indiquait une vie passée au grand air, et ses petits yeux bruns pétillaient de vivacité et d'intelligence.

-- Ah ! monsieur Roger, dit cet infirmier volontaire en relevant la manche tachée de sang qui couvrait le bras gauche de son officier, je vous l'avais bien dit que c'était une folie d'aller servir de cible à ces gueux de Prussiens, sans compter la chance d'attraper une fluxion de poitrine. Et s'exposer comme ça, sans savoir seulement pour qui...

-- Je t'ai déjà dit que ce n'était rien, mon brave Landreau, murmura le blessé qui semblait beaucoup moins occupé du pansement que de Valnoir.

-- C'est vrai que la balle n'a pas enlevé beaucoup de chair avec la peau, dit le soldat qui examinait la blessure en connaisseur, mais c'est encore trop.

» Vous en aurez bien assez à terre des occasions de recevoir du plomb, sans aller les chercher au milieu de la rivière.

» Ah ! j'ai joliment bien fait de m'engager dans votre bataillon. Les braconniers de Saint-Senier tueront quelques chevreuils de plus, pendant que je ne suis pas là pour les pincer, mais au moins, monsieur Roger, je pourrai veiller sur vous, et mademoiselle Renée dira que j'ai eu raison de troquer ma plaque de garde-chasse contre une cartouchière.

À ce nom de Renée, qui éveillait en lui plus d'un souvenir, Valnoir ne put dissimuler un mouvement nerveux, et l'officier fronça le sourcil.

-- Savez-vous, monsieur Roger, qu'elle ne sera pas contente tout de même, mademoiselle Renée, reprit Landreau qui avait tiré de sa poche une compresse et s'était mis en devoir de bander le bras blessé.

-- C'est bon, mon ami, fais vite, dit le lieutenant avec impatience.

-- Et si vous vous étiez fait tuer, continua le vieux garde, qui est-ce qui lui resterait à mademoiselle, maintenant qu'elle n'a plus mon pauvre maître pour la protéger ?

» Ah ! si j'avais été présent à ce maudit duel, le brigand qui a fait le coup ne serait pas entré à Paris. Je l'aurais tué comme un chien enragé.

Valnoir pâlit et retint la phrase qu'il avait sur les lèvres. Le moment lui paraissait mal choisi pour remercier son sauveur.

-- Je n'ai plus besoin de toi maintenant, dit vivement M. de Saint-Senier ; je vais rester ici au coin du feu avec monsieur qui doit avoir comme moi envie de se réchauffer.

» Retourne à la berge avec le camarade et veille à ce que les hommes ne s'exposent pas inutilement là-bas.

-- Hum ! s'ils faisaient comme leur officier ! grommela l'incorrigible serviteur.

» Au moins, monsieur Roger, si vous aviez besoin de moi, vous savez que je ne suis pas loin, ajouta-t-il en jetant à Valnoir un coup d'œil médiocrement bienveillant.

-- Sois tranquille, si je veux t'appeler, je sifflerai deux coups.

Sur cette assurance, Landreau se décida à sortir avec l'autre soldat, et ferma la porte en répétant :

-- Surtout, n'oubliez pas que je suis là.

Pour la première fois, Valnoir et l'officier se trouvèrent seuls.

Celui-ci, pendant que son vieux garde le pansait, s'était assis, près de la cheminée, sur un des rares escabeaux qui, avec une longue table, formaient tout le mobilier du poste.

Cette salle, éclairée par une seule fenêtre, avait dû être la cuisine de la malheureuse maisonnette, que son emplacement avait vouée aux chances de la guerre, et que ses habitants s'étaient empressés d'évacuer.

Après s'être débarrassé, en le posant sur la table, du manteau qui lui servait de ceinture, Valnoir avait pris place de l'autre côté du foyer et, comme il avait eu le temps de se préparer, il entama sans trop d'embarras le scabreux entretien auquel la situation le condamnait.

-- Je vous dois la vie, monsieur, dit-il chaleureusement, et je suis heureux de vous la devoir.

» Si j'ai tardé à vous remercier, c'est que je n'ai pas voulu faire allusion devant vos soldats au funeste événement qui a précédé notre rencontre de ce soir.

» Mais, maintenant que nous sommes seuls, permettez-moi de vous exprimer en même temps que ma reconnaissance la vive et sincère douleur que m'a causée l'issue de ce duel funeste.

-- C'est inutile, monsieur, interrompit l'officier, je ne puis accepter ni les remerciements que vous m'offrez, ni les regrets que vous me témoignez, mais je dois vous rappeler que vous me devez à moi aussi une réparation par les armes.

-- À vous, monsieur ! à vous qui venez de me sauver, s'écria Valnoir.

-- Je vous l'ai demandée sur le terrain, un instant avant le combat, reprit froidement M. de Saint-Senier, et vous connaissez les circonstances qui ont empêché une seconde rencontre.

» Je n'ai pas pu me battre avec vous parce que les Prussiens arrivaient et vous savez que, pour leur échapper, nous avons dû profiter de la voiture de cet homme que le hasard avait amené là.

-- Je me rappelle parfaitement tout ce qui s'est passé, dit vivement le journaliste, mais je n'ai pas revu Podensac : aussi j'ignore encore comment s'est terminé cet affreux voyage et je vous demanderai...

-- Veuillez donc me dire, monsieur, reprit l'officier sans répondre à la question, où et quand je pourrai vous rencontrer.

Valnoir n'avait pas prévu la tournure que prenait l'entretien, et se trouvait fort mal préparé pour discuter la possibilité d'un duel avec son sauveur, mais, d'un autre côté, il était fort aise d'échapper à l'obligation de raconter ses aventures.

L'idée lui vint même de profiter des dispositions belliqueuses de M. de Saint-Senier pour détourner la conversation jusqu'à la fin.

Si le tête-à-tête avait dû se prolonger toute la nuit, l'entreprise eût été difficile, mais Valnoir comptait bien que les nécessités du service d'avant-postes abrégeraient l'entrevue.

-- Monsieur, dit-il, avec une fermeté triste, j'ai pour ne pas me battre avec vous des raisons que tout homme de cœur appréciera, et, de plus, je ne vous ai jamais offensé personnellement.

-- Vous avez insulté le nom que je porte, dit gravement l'officier.

-- La polémique d'un journal a pu m'entraîner à des violences de langage que j'ai amèrement regrettées, reprit Valnoir.

M. de Saint-Senier eut un geste d'indifférence.

-- Mais je vous jure, monsieur, continua le rédacteur en chef, que je n'aurais jamais consenti à cette fatale affaire si j'avais eu l'honneur de connaître vous ou... les vôtres.

-- Ainsi, vous refusez absolument de vous battre ? demanda l'officier.

Valnoir préparait une réponse évasive, mais il n'eut pas le temps de la formuler.

M. de Saint-Senier s'était levé tout à coup, pâle, les yeux étincelants et la main étendue sur le manteau de Régine.

Valnoir comprit et pâlit à son tour.

Le manteau qu'il avait jeté sur la table en arrivant était fait d'une étoffe grossière évidemment tissée dans quelque bazar de Smyrne ou du Caire, et la fantaisie orientale l'avait orné de deux glands d'or qui le rendaient très facilement reconnaissable.

Il suffisait d'avoir vu une seule fois cet étrange vêtement pour ne pas pouvoir se méprendre sur la femme qui l'avait porté.

L'officier, absorbé par les pensées de vengeance qu'avait réveillées la rencontre imprévue du meurtrier de son cousin, n'avait pas fait attention d'abord à la singulière ceinture dont le naufragé s'était débarrassé en entrant.

Mais le hasard lui avait enfin fait jeter les yeux sur la table, et il s'était levé comme s'il eût été frappé d'une commotion électrique.

-- Où avez-vous pris ce manteau, monsieur, demanda-t-il d'une voix qui tremblait de colère.

Il fallait que l'épave recueillie par Valnoir rappelât à M. de Saint-Senier des souvenirs bien émouvants, car il oublia subitement le duel qu'il proposait à son adversaire.

L'amant de Rose, pris à l'improviste par cette question dangereuse, ne se pressait pas d'y répondre.

Il cherchait à reconstruire dans sa tête l'échafaudage de mensonges qu'il avait laborieusement préparé, et, dans son trouble, il ne trouvait que des histoires inacceptables.

-- Expliquez-vous ! justifiez-vous ! cria l'officier plus menaçant que jamais.

-- Me justifier ? de quoi ? demanda Valnoir uniquement pour gagner du temps.

M. de Saint-Senier avait la colère froide des gens du Nord, et la question du journaliste lui rendit promptement la possession de lui-même.

-- Vous avez raison, monsieur, dit-il en se rasseyant, et j'ai tort de m'emporter.

» C'est moi maintenant qui vais m'expliquer clairement, et je vous engage, dans votre propre intérêt, à me répondre de même.

Le provocateur se changeait subitement en juge d'instruction, et Valnoir n'eut besoin que d'un coup d'œil pour comprendre que la situation devenait grave.

Si l'officier faisait passer l'enquête sur le manteau de Régine avant le soin de venger la mort de son parent, c'est qu'il avait de puissants motifs pour s'intéresser à la jeune fille.

Il fallait donc plus que jamais jouer serré, et Valnoir s'y prépara de son mieux.

-- Monsieur, reprit son sauveur, en le regardant fixement, j'étais de garde tout à l'heure, sur les bords de la Seine, quand j'ai entendu appeler au secours en français.

» Mes hommes ont voulu m'empêcher de m'exposer pour ramener à terre l'homme qui allait périr, mais je ne pouvais pas abandonner un compatriote, je me suis jeté à l'eau et j'ai réussi à vous tirer du double danger que vous couriez.

-- Je n'ai pas oublié le service que vous m'avez rendu, s'écria chaleureusement Valnoir, et je suis tout prêt à vous prouver ma reconnaissance.

-- Veuillez ne pas m'interrompre et m'écouter jusqu'au bout, reprit M. de Saint-Senier sans s'émouvoir.

» L'homme que je venais de sauver, je ne le connaissais pas. Cet homme était peut-être un déserteur et un espion.

Valnoir fit un geste de dénégation indignée.

-- J'ai dit : peut-être, continua froidement l'officier, j'aurais pu dire : probablement.

» Qui donc, en effet, sinon un déserteur ou un espion, pouvait traverser la Seine, la nuit, en face d'un poste prussien ?

» Je n'ai même aucune raison pour vous cacher que je me proposais de vous questionner sévèrement après vous avoir sauvé.

» Mais quand je vous ai reconnu à la clarté de ce feu, je n'ai plus vu en vous que l'ennemi mortel de tous ceux qui portent mon nom ; et alors, je l'avoue, j'ai pensé à venger notre honneur avant de songer à mon devoir de soldat.

M. de Saint-Senier s'arrêta un instant comme pour chercher des expressions qui rendissent exactement sa pensée.

-- Il me plaît maintenant, reprit-il avec hauteur, de me souvenir que je suis de service aux avant-postes, et de vous demander compte de vos actions de cette nuit.

Valnoir avait eu le temps de prendre un parti et de préparer sa défense.

-- À votre aise, monsieur, dit-il avec l'accent d'un honnête homme blessé par un soupçon injuste.

-- D'où veniez-vous, alors ? demanda l'officier qui ne parut pas s'apercevoir du ton indigné que l'interrogé croyait devoir affecter.

-- De Paris.

-- Les portes sont fermées à sept heures, comment avez-vous pu sortir ?

-- Dans une barque.

-- Où l'avez-vous prise ?

-- Près du viaduc du chemin de ceinture.

-- Et vous avez pu franchir le barrage qui est sévèrement surveillé ?

-- Oui. On a tiré sur moi du bastion, mais on ne m'a pas atteint.

-- Fort bien. Où alliez-vous ?

-- Nulle part.

-- Je vous préviens, dit M. de Saint-Senier avec une froideur glaciale, que si vous refusez de vous expliquer avec moi, je suis parfaitement décidé à vous envoyer chez le commandant du secteur, qui trouvera sans doute le moyen de vous faire parler.

-- Je vous ai dit la vérité, reprit Valnoir sans se déconcerter, je ne savais pas où j'allais, parce que je n'avais aucun moyen de diriger le canot qui me portait.

-- Vous jouez sur les mots, monsieur, et je n'ai pas de temps à perdre. Pourquoi étiez-vous entré dans ce canot ?

-- Pour sauver la vie à quelqu'un, répondit froidement le journaliste qui avait enfin trouvé une histoire plausible.

-- À qui ? demanda l'officier avec un empressement qui contrastait déjà avec la raideur de ses premières questions.

-- À une femme.

Le coup avait porté juste, car M. de Saint-Senier ne dissimulait plus son émotion.

-- Et ce... ce manteau ? demanda-t-il d'une voix agitée.

-- Lui appartenait ; je l'ai recueilli flottant sur la rivière et je l'ai gardé dans l'espoir qu'il servirait à connaître le nom de la pauvre victime d'un acte de désespoir.

L'officier cacha sa figure dans ses mains, et Valnoir n'eût garde de laisser échapper l'occasion d'intéresser et d'attendrir son adversaire.

-- Puisque vous ne m'interrogez plus, monsieur, dit-il avec une dignité très bien jouée, je suis prêt à vous raconter tous les détails de cette triste histoire.

» J'étais seul, sur le quai d'Auteuil, où m'avait amené une... visite à un ami, quand je fus croisé par une femme qui courait vers la rivière. Son air égaré, autant que sa démarche précipitée, me firent penser qu'elle allait se suicider. Je la suivis et je vis que j'avais trop bien deviné.

» Elle venait de se jeter dans la Seine, et, malheureusement, j'étais arrivé trop tard.

-- Et vous n'avez pas essayé de la sauver ? demanda l'officier.

-- C'est pour l'avoir tenté que j'ai failli périr, répondit doucement Valnoir.

» Je ne sais pas nager, vous avez pu le voir, vous qui m'avez sauvé, continua-t-il en regardant M. de Saint-Senier ; j'ai fait alors la seule chose qui fût en mon pouvoir ; j'ai détaché une barque et j'ai voulu rejoindre la pauvre femme qui venait de disparaître.

» Malheureusement je ne l'ai plus revue ; son manteau flottait encore, je l'ai ramassé... vous savez le reste.

Dans cette histoire habilement arrangée, Valnoir avait eu le soin de retrancher tout ce qui pouvait le compromettre et de s'attribuer un rôle honorable.

Il évitait ainsi de raconter la persécution qu'il avait fait subir à Régine en la suivant malgré elle, et il espérait bien se concilier la bienveillance de l'officier.

Ce dernier point était important, car l'amant de madame de Charmière n'avait pas plus envie de se battre encore une fois que d'aller s'expliquer devant l'autorité militaire.

Il n'avait pas à craindre d'ailleurs que la pauvre fille vînt le démentir, puisqu'il l'avait vue s'enfoncer dans les eaux profondes de la Seine.

-- Allons, décidément, pensait-il, je crois que je sortirai mieux que je ne l'avais espéré de cette sotte aventure.

-- Et cette... cette femme, demanda M. de Saint-Senier qui semblait hésiter à pousser plus loin ses questions, vous ne la connaissiez pas.

-- Je ne l'avais jamais vue, répondit Valnoir avec une rare impudence.

Il lut presque aussitôt le doute dans les yeux de M. de Saint-Senier, et il se hâta d'ajouter :

-- D'ailleurs, quand même je l'aurais déjà rencontrée auparavant, ce que je ne crois pas, je n'aurais pu la reconnaître, car la nuit était assez sombre ; je n'ai pas vu son visage.

-- Son costume ne vous a pas frappé, insista l'officier.

-- Mais, non... je n'ai remarqué que ce manteau, répondit Valnoir avec moins d'assurance.

La persistance de M. de Saint-Senier à le questionner commençait à l'étonner.

-- Monsieur, reprit le lieutenant, je veux bien croire que vous dites la vérité, mais je suis obligé de vous affirmer que vous aviez déjà vu la jeune fille qui s'est noyée sous vos yeux.

-- Mais... je... je ne sais, balbutia Valnoir, assez déconcerté.

-- Je vais vous rappeler dans quelle grave circonstance vous l'avez rencontrée, dit M. de Saint-Senier en appuyant sur les mots.

-- Je vous en saurai gré, murmura le journaliste en se levant pour échapper au regard clair de son adversaire.

» Mais je vais m'éloigner un instant de ce feu, qui est vraiment trop vif, ajouta-t-il.

Pour se donner une contenance, il fit quelques pas dans la salle et marcha vers l'unique fenêtre qui donnait sur la rivière.

Sa tête brûlait et il allait appuyer son front contre les vitres quand il crut voir au dehors une forme humaine.

Il ne s'était pas trompé.

Deux yeux ardents le regardaient.

La nuit était sombre et l'éclatante lumière du foyer qui brûlait dans la salle empêchait Valnoir de distinguer clairement les objets en dehors de la fenêtre.

La personne qu'il avait entrevue venait de disparaître, et il n'avait pas eu le temps de la reconnaître.

Il crut avoir eu affaire à quelque soldat trop curieux, et il ne s'inquiéta pas autrement de la silhouette qui l'avait occupé un instant.

M. de Saint-Senier ne s'était pas retourné et attendait une réponse.

-- Je vous répète, monsieur, dit-il lentement, que vous aviez déjà vu celle qui est morte. Son costume, d'ailleurs, était assez bizarre pour attirer votre attention, et il est au moins étrange que vous ne l'ayez pas reconnue.

-- Voudriez-vous parler de la jeune fille qui accompagnait cet homme dans la forêt de Saint-Germain, demanda Valnoir.

-- Précisément, répondit l'officier, en se levant pour regarder son adversaire en face.

-- Oh ! mais alors c'est une fatalité, s'écria le journaliste qui avait retrouvé tout son aplomb.

L'accent de sincérité avec lequel il prononça cette phrase aurait fait honneur à un comédien consommé, et Valnoir avait dû, sans s'en douter, profiter des leçons de madame de Charmière.

-- Mais, si je ne l'ai pas reconnue, elle du moins aurait dû me reconnaître, continua-t-il pour aller au-devant d'une objection prévue.

-- C'est ce que je pensais, dit froidement M. de Saint-Senier.

Il y eut un silence assez long.

Valnoir avait repris place sur son escabeau et se chauffait au foyer, oubliant dans son trouble qu'il venait de se plaindre de l'ardeur du brasier allumé par les soins du fidèle Landreau.

L'officier était retombé dans ses réflexions et semblait suivre une idée qu'il hésitait à exprimer.

-- Tenez, monsieur, dit-il tout à coup, je vais vous parler franchement.

Valnoir s'inclina comme pour remercier.

-- Votre récit, reprit le lieutenant, paraîtrait vraisemblable à tout autre qu'à moi, mais je dois vous dire qu'il m'est impossible de l'accepter.

-- Pourquoi cela, s'il vous plaît ? demanda le journaliste, qui se crut obligé de prendre un air indigné.

-- Parce que cette jeune fille ne pouvait pas penser au suicide et parce qu'elle avait, au contraire, de puissantes raisons pour tenir à la vie...

-- Qui sait ? un acte de désespoir ! un amour contrarié ! interrompit Valnoir en haussant les épaules.

-- Ne la calomniez pas, je vous prie, dit M. de Saint-Senier avec hauteur.

» Elle avait une mission à remplir, et elle n'a pu y faillir en quittant volontairement la vie. Sa mort reste donc pour moi inexpliquée, et, jusqu'à ce que j'en connaisse la véritable cause, vous resterez mon prisonnier.

-- Diable ! mais cela pourra être fort long, dit Valnoir redevenu railleur, et, si grande que soit ma reconnaissance, elle ne va pas jusqu'à consentir à passer ma vie aux avant-postes pour suivre mon sauveur.

-- Préférez-vous que je vous fasse conduire devant un juge qui vous demandera ce que vous faisiez à pareille heure sur la Seine ?

-- Oh ! un juge !... en état de siège ! murmura Valnoir d'un ton dégagé.

-- Un juge qui porte un sabre au côté et qui condamne sans appel, le grand-prévôt de l'armée.

Le journaliste pâlit, mais il resta maître de lui et il ne jugea pas que la partie fût perdue.

Un mot l'avait frappé dans la phrase menaçante de M. de Saint-Senier.

-- Monsieur, dit-il, vous avez parlé tout à l'heure d'une mission confiée à cette jeune fille ; j'ignore en quoi pouvait consister cette mission.

-- À venir me trouver ici, ce soir même, dit le lieutenant.

-- Très bien ! reprit Valnoir ; alors avec ce renseignement, et d'autres encore que vous pourrez sans doute lui fournir, votre magistrat militaire n'aura pas de peine à découvrir la vérité : aussi je suis tout prêt à m'expliquer devant lui.

L'amant de Rose soupçonnait que son adversaire y regarderait à deux fois avant de donner à cette affaire la publicité d'une audience de la cour martiale.

L'attitude de M. de Saint-Senier lui montra qu'il ne s'était pas trompé.

Le lieutenant se taisait et se mordait les lèvres, comme s'il eût regretté d'en avoir trop dit.

Valnoir jugea le moment favorable pour frapper un coup décisif.

-- Mon Dieu ! monsieur, dit-il en nuançant très habilement les inflexions de sa voix, je crois que nous faisons fausse route tous les deux.

» J'ai refusé de vous accorder une réparation par les armes, que je ne croyais pas devoir à l'homme qui vient de me sauver la vie ; vous me menacez maintenant de me faire arrêter pour un crime que je n'ai pas commis.

» Je crois que nous ferions mieux de régler entre nous seuls, et un peu plus tard, une affaire dont la solution ne me paraît pas urgente.

» Je ne pourrais pas quitter Paris, quand même j'en aurais envie, puisque l'investissement est complet ; vous êtes donc sûr de m'y retrouver, quand il vous plaira, et je vous donne ma parole d'honneur de me tenir toujours à votre disposition, si vous persistez à exiger une rencontre.

M. de Saint-Senier se promenait dans la salle avec agitation.

-- Quant à l'événement mystérieux de cette nuit, reprit Valnoir, je désire autant que vous l'éclaircir, et, si la publicité dont je dispose peut vous être utile...

-- Monsieur, interrompit l'officier en s'arrêtant brusquement, je désire au contraire que tout le monde ignore ce qui s'est passé, et si j'accepte votre parole, c'est à condition que vous vous tairez.

-- Je vous le promets ! s'écria le journaliste, enchanté d'en être quitte à si bon marché.

-- Demain matin, vous pourrez rentrer à Paris ; mais je compte sur votre promesse et j'enverrai deux de mes amis vous la rappeler, dès que mon bataillon aura été relevé de garde.

M. de Saint-Senier ne s'était pas décidé sans effort à différer une rencontre irrévocablement arrêtée dans son esprit, et la vue de son futur adversaire semblait lui être odieuse, car il alla s'asseoir à l'autre bout de la table, en tournant le dos à Valnoir.

Celui-ci, qui ne tenait pas du tout à prolonger l'entrevue, crut devoir profiter de l'occasion.

-- Le jour ne tardera pas beaucoup à venir, dit-il en se dirigeant vers la porte, et, si vous n'avez plus rien à me dire, je vais aller sur la route attendre que l'on baisse le pont-levis.

-- Vous êtes libre, monsieur, dit froidement l'officier.

Valnoir ne se fit pas répéter deux fois la permission de s'éloigner et il allait sortir quand la porte s'ouvrit vivement.

-- Régine ! s'écria M. de Saint-Senier qui venait de se retourner au bruit.

L'amant de madame de Charmière bondit d'étonnement et presque de frayeur.

La jeune fille qu'il croyait morte était devant lui, vêtue comme elle l'était le jour du duel, et cette apparition bouleversait toutes ses idées.

Il recula comme s'il se fût trouvé subitement en présence d'un spectre, mais Régine ne paraissait pas le voir.

Elle marcha droit à l'officier qui tremblait d'émotion et de joie et lui tendit une lettre.

-- Vivante ! murmurait le jeune homme en lui serrant les mains, vous êtes vivante ! Mais comment avez-vous pu échapper à la mort ? qui vous a sauvée ?

» Ah ! j'oublie qu'elle ne m'entend pas, ajouta-t-il avec un geste de dépit.

Mais Régine avait sans doute deviné la question au mouvement des lèvres de celui qui l'interrogeait, car elle imita avec ses bras le mouvement d'une personne qui nage.

Valnoir commençait à comprendre.

-- Elle s'était jetée à l'eau pour m'échapper, pensa-t-il, et il a failli m'en coûter cher pour avoir voulu courir après elle.

-- Mais pourquoi vous êtes-vous exposée à ce danger, reprit M. de Saint-Senier en faisant asseoir auprès du feu la jeune fille, dont les vêtements ruisselaient encore. Pourquoi Renée vous a-t-elle envoyée si tard ?

Régine prouva encore une fois qu'elle entendait avec les yeux, car elle mit un doigt sur ses lèvres.

-- Très bien ! pensa le journaliste, elle vient de la part de mademoiselle de Saint-Senier.

» Demain je saurai à quoi m'en tenir sur toute cette histoire.

Par une pantomime encore plus expressive que son regard, la jeune fille indiqua à l'officier qu'il fallait lire la lettre qu'elle venait de lui remettre.

M. de Saint-Senier baisa d'une main tremblante un large cachet noir sur lequel le journaliste, qui avait de très bons yeux, crut reconnaître des armoiries.

À mesure que l'officier lisait, sa figure s'éclaircissait, mais, quand il eut achevé, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

Régine suivait tous ses mouvements avec une attention passionnée.

-- Merci ! merci ! dit-il avec effusion, mais je vous en supplie, ne vous exposez plus ainsi.

» Dans quelques jours, j'irai, je pourrai les voir, les...

Un mouvement de la jeune fille lui rappela que Valnoir était là.

L'amant de Rose pensa qu'il n'en apprendrait pas davantage en écoutant les monologues que Régine avait toujours soin d'arrêter à propos.

-- Je vais partir, monsieur, dit-il doucement, mais permettez-moi de vous exprimer ma joie de revoir saine et sauve une personne à laquelle vous vous intéressez vivement, et...

Les yeux de Régine suivaient le mouvement de ses lèvres avec une persistance qui finit par le déconcerter, et il crut devoir abréger le compliment.

-- Je suis heureux aussi d'avoir pu, avant de vous quitter, vous prouver mon innocence, ajouta-t-il avec un sourire forcé.

-- Je m'étais trompé, monsieur, dit gravement l'officier, et je vous répète que vous êtes libre.

Valnoir salua et fit un pas pour sortir.

Régine alors se leva et se plaça devant la porte en étendant les bras pour lui barrer le passage.

La démonstration était bien faite pour inquiéter Valnoir.

Forcer le passage n'eût été ni prudent, ni même facile, car l'air déterminé de la jeune fille annonçait qu'elle ne céderait pas.

D'ailleurs, le rédacteur en chef du Serpenteau était obligé de soutenir jusqu'au bout le rôle qu'il avait pris et de paraître désintéressé dans la question.

Et puis il avait vu jouer la Muette et il croyait les ressources de la pantomime trop bornées pour expliquer une situation autre part qu'à l'Opéra.

-- Elle aura beau faire les grands bras et rouler les yeux, pensa-t-il, ce traîneur de sabre ne devinera pas que je l'ai poursuivie de la Madeleine à Auteuil.

L'officier semblait beaucoup plus préoccupé que son adversaire de l'action de Régine.

Il s'était approché et il la regardait attentivement.

-- Pourquoi voulez-vous empêcher monsieur de sortir, demanda-t-il en scandant ses paroles pour lui donner le temps de suivre le mouvement des lèvres.

Cette fois, Régine ne parut pas avoir compris.

L'amant de madame de Charmière avait cru devoir reculer et, satisfaite sans doute de l'avoir condamné à rester, la jeune fille venait de démasquer la porte.

Elle était revenue s'asseoir devant le feu et s'absorbait dans ses pensées, mais ses yeux ne quittaient pas son persécuteur et Valnoir comprenait fort bien qu'une nouvelle tentative de départ n'aurait pas plus de chance de succès que la première.

-- C'est une plaisanterie, sans doute, dit-il en essayant de sourire.

-- On ne plaisante pas quand on vient d'échapper à la mort, dit gravement M. de Saint-Senier.

-- Alors, monsieur, répliqua le journaliste, veuillez faire cesser cette scène qui serait d'un grand effet au théâtre de la Porte-Saint-Martin, mais qui me semble ici parfaitement déplacée.

L'officier se récusa d'un geste.

-- Fort bien ! continua Valnoir, j'attendrai qu'il plaise à mademoiselle de rendre une ordonnance de non-lieu.

Cette raillerie porta coup.

-- Monsieur, dit le lieutenant, je vous ai déjà déclaré deux fois que vous étiez libre et je ne m'oppose nullement à votre départ ; mais je connais cette jeune fille et je suis sûr qu'elle a un motif sérieux pour vous retenir ici.

-- Je ne puis pourtant pas le lui demander, ricana le journaliste.

-- Elle s'expliquera, je le crains pour vous, monsieur, murmura M. de Saint-Senier, que les façons de Valnoir commençaient à offenser.

-- Le plus tôt sera le mieux, car le jour ne tardera pas à venir, et j'ai affaire autre part qu'aux grand'gardes.

Cette phrase, jetée du ton le plus insolent, fit sortir l'officier de la réserve froide où il avait essayé de se retrancher.

Il marcha droit à son prisonnier et lui dit en le regardant bien en face :

-- Il y a un moyen très simple d'en finir. J'ai deux sabres. Cette salle est assez grande. Nous allons nous battre sur-le-champ. Si vous me tuez, vous pourrez rentrer à Paris à temps pour écrire de nouvelles calomnies dans votre journal.

-- Et cette... cette dame nous servira de témoin ? demanda Valnoir avec ironie.

-- Vous l'avez dit, articula froidement M. de Saint-Senier en se dirigeant vers le coin de la salle où il avait déposé ses armes.

Quoiqu'il n'eût aucune envie de courir les chances d'un nouveau duel, le journaliste commençait à craindre de ne pouvoir l'éviter.

Au fond, il ne manquait pas de cœur, pas assez du moins pour reculer devant une rencontre à peu près forcée, et d'ailleurs la chance de se débarrasser d'un personnage au moins incommode le tentait fortement.

Régine n'avait pas bougé, mais elle suivait tous les mouvements de M. de Saint-Senier avec des yeux brillants d'intelligence.

Il était évident qu'elle comprenait parfaitement ce qui allait se passer et rien n'annonçait encore qu'elle tentât de s'y opposer.

L'officier était très occupé à examiner les sabres qu'il avait tirés du fourreau et dont il venait d'essayer le tranchant et la pointe quand une fusillade assez vive éclata dans la direction de la rivière.

On distinguait parfaitement les détonations sèches du chassepot alternant avec des coups de fusil d'un timbre plus grave.

Le bruit était très rapproché, et l'affaire devait se passer précisément à la place où le naufragé avait pris terre.

M. de Saint-Senier hésita un instant. On devinait qu'il était partagé entre le désir d'en finir avec son adversaire et le devoir de s'occuper de ses soldats.

Valnoir trouva l'occasion bonne pour se montrer chevaleresque.

-- Vous pouvez y aller, monsieur, dit-il avec une pointe d'ironie, je vous promets d'attendre votre retour.

Cette assurance ne parut sans doute pas suffisante à l'officier, car, au lieu de se diriger vers la porte, il ouvrit la fenêtre et tira deux appels précipités d'un sifflet qu'il portait suspendu au cou.

-- La prudence est mère de la sûreté, murmura Valnoir assez haut pour être entendu de M. de Saint-Senier, qui se retournait pour venir à lui, juste au moment où la figure de Landreau se montrait.

La tête du vieux garde-chasse dépassait à peine l'appui de la fenêtre, et il ne chercha pas à regarder dans l'intérieur.

-- Ce n'est rien, monsieur Roger, dit-il d'un ton tout à fait calme, c'est ce grand nigaud de Tournois, le fils du fermier de la Bretèche, qui a fait la bêtise de se montrer sur la berge. Les Prussiens l'ont vu, et les voilà qui font un bruit du diable avec leurs clarinettes.

-- Personne de touché ? demanda le lieutenant.

-- Pas ça ! répondit Landreau en faisant craquer son ongle sous sa dent ; ils s'en iront bredouilles, les maladroits.

-- C'est bon ! retourne là-bas, et appelle-moi si la chose devenait sérieuse.

-- Suffit, monsieur Roger, on ouvrira l'œil, dit le vieux garde en s'éloignant.

M. de Saint-Senier ferma la fenêtre et revint aux sabres.

-- Pour la dernière fois, monsieur, dit Valnoir, je vous ferai remarquer que, dans les conditions où nous sommes ici, un duel est insensé.

En parlant ainsi, il regardait Régine, et il s'attendait à la voir intervenir.

À sa grande surprise la jeune fille ne fit pas un mouvement, et il devint évident que ces préparatifs de combat ne l'effrayaient nullement.

-- Peu importe, répondit l'officier avec l'accent d'une résolution froide, je suis décidé à en finir avec vous cette nuit même.

-- Et si je refuse ? demanda le journaliste en se croisant les bras.

-- Si vous refusiez, je saurais bien vous y forcer.

M. de Saint-Senier appuya sa réponse d'un geste si menaçant que Valnoir comprit qu'il n'y avait plus moyen de reculer.

L'officier repoussa la table qui occupait le milieu de la salle et s'avança en présentant les deux sabres par la poignée.

Régine assistait à cette scène sans laisser percer la moindre émotion.

Elle avait l'immobilité d'une statue et le regard fixe d'une somnambule.

Les coups de fusil n'avaient pas cessé et l'engagement semblait se prononcer de plus en plus.

Valnoir avait pris un sabre et se disposait à ôter son habit, quand on frappa aux vitres avec violence.

-- Mon lieutenant, dit un soldat à M. de Saint-Senier qui venait d'ouvrir la fenêtre, Landreau m'envoie vous dire que nous avons déjà deux hommes blessés et que les Prussiens font mine de passer la Seine.

-- J'y vais, répondit l'officier.

Et se retournant vers Valnoir, il ajouta :

-- Voulez-vous me suivre ?

Le rédacteur en chef du Serpenteau hésita un instant, mais il comprit bien vite qu'il lui importait surtout de se débarrasser de Régine.

-- Je suis prêt, répondit-il hardiment.

Et pour donner à son consentement une couleur d'héroïsme, il ajouta :

-- Faites-moi donner un fusil pour que je sois du moins bon à quelque chose. J'aime mieux être tué par l'ennemi que par vous.

-- Soit, dit M. de Saint-Senier, en bouclant son ceinturon.

Il allait sortir suivi de Valnoir, qui se louait fort de ce dénouement très imprévu, quand la jeune fille, qui s'était levée, lui toucha doucement le bras.

-- Que voulez-vous, Régine ? demanda l'officier.

De la main elle désigna Valnoir et de la tête elle fit un signe négatif, comme pour dire :

-- Je ne veux pas qu'il sorte.

M. de Saint-Senier, très surpris, essaya d'avancer. La jeune fille le retint avec une énergie qui annonçait une résolution bien arrêtée.

-- Régine ! mon enfant ! il faut que je parte, reprit doucement l'officier.

La fusillade semblait se rapprocher.

-- Monsieur, dit Valnoir, nous perdons du temps et, si vous m'en croyez, nous laisserons là mademoiselle.

-- Adieu ! Régine ! cria M. de Saint-Senier en s'élançant vers la porte.

La jeune fille lui barra le passage comme elle l'avait déjà fait pour Valnoir, mais, cette fois, par un mouvement aussi rapide que la pensée, elle mit la main dans son corsage et en tira un papier qu'elle tendit à l'officier.

-- Misérable ! s'écria celui-ci, après avoir lu rapidement.

En même temps, il fit un pas vers Valnoir qui regardait cette scène avec stupéfaction.

Au même instant, la porte s'ouvrit avec violence, et le vieux garde-chasse se précipita dans la salle.

-- Monsieur Roger ! balbutia-t-il tout essoufflé, les Prussiens !... ils ont passé la Seine !... nous allons être enlevés.

M. de Saint-Senier s'élança dehors, et Régine, qui n'avait pas pu le retenir, le suivit en s'accrochant à ses habits.

Les cris et les coups de fusil redoublaient de violence.

Valnoir, éperdu, se demandait s'il fallait rester ou partir, quand ses yeux tombèrent sur le papier que l'officier, avant de sortir, avait jeté sur la table.

Il le prit d'une main tremblante et il lut.

Il n'y avait écrit que ces mots, tracés d'une grosse écriture très nette et très ferme :

« Cet homme et son complice ont assassiné votre cousin. »

Chapitre IV

Valnoir, comme beaucoup d'hommes de lettres, habitait les hauteurs du quartier Saint-Georges.

La fortune du Serpenteau était encore de trop fraîche date pour avoir enrichi son rédacteur en chef, et, bien que disposant de grosses sommes et dépensant beaucoup d'argent, l'amant de madame de Charmière n'avait pas encore osé prendre son vol vers les régions opulentes de la Madeleine.

Depuis que leur liaison était devenue sérieuse, Rose avait bien des fois plaisanté son adorateur au sujet de l'entresol qu'il persistait à habiter dans la peu aristocratique rue de Navarin.

Mais, comme elle n'y mettait jamais les pieds, et que Valnoir courait au-devant de toutes ses fantaisies, elle avait fini par faire ce raisonnement très judicieux que plus le journaliste réduirait ses dépenses personnelles, plus il lui resterait de fonds disponibles.

Or, ces fonds, la sœur d'Antoine Pilevert possédait à merveille l'art de les extraire de la caisse de son amant et de les employer en placements productifs.

Valnoir, épris jusqu'à la folie et aussi désordonné que sa maîtresse était rangée, s'accommodait parfaitement de cet arrangement.

Il résultait de cette cote fort mal taillée que l'homme qui dépensait trois louis pour aller dîner avec Rose au café Anglais et qui ne sortait jamais à pied, s'en tenait encore à un loyer de six cents francs et n'avait d'autre valet de chambre que son portier.

Du reste, le nid que s'était arrangé le journaliste dans ce quartier cher aux artistes ne manquait ni de confortable, ni même d'élégance.

Les fenêtres de son entresol donnaient sur de vastes jardins, et son appartement se composait de quatre pièces meublées avec beaucoup de goût.

On ne vit pas dix ans en pleine bohème littéraire et artistique, sans recueillir beaucoup d'épaves des ateliers célèbres et des théâtres à la mode.

Les murs du cabinet de Valnoir et de sa chambre à coucher disparaissaient littéralement sous les tableaux, signés de noms autorisés et sous les portraits d'actrices, enrichis d'un autographe qui en doublait assurément la valeur, mais qui avait presque toujours coûté fort cher au donataire.

La pièce de prédilection de l'homme de lettres était un petit fumoir qu'il avait fait construire à peu de frais sur une terrasse attenant à la maison qu'il habitait et dominant le jardin de l'hôtel voisin.

Valnoir, paresseux à ses heures, comme tous ceux qui se livrent avec excès à des travaux intellectuels, avait rassemblé dans ce réduit tout ce qu'il fallait pour écrire, mais surtout pour fumer et pour dormir.

Une table en chêne, un large divan couvert d'étoffe de Perse, deux fauteuils en canne, et des pipes de toute forme et de toute grandeur composaient tout l'ameublement du sanctuaire où ne pénétraient jamais que les intimes.

C'était là que s'était retranché le journaliste, le lendemain de cette nuit agitée qu'il venait de passer au bord de la Seine.

Après le tumulte qui l'avait délivré de M. de Saint-Senier et de Régine, Valnoir s'était éloigné le plus vite qu'il avait pu de ce poste dangereux à tous les points de vue.

Sans s'inquiéter de la fusillade et des cris qu'il entendait du côté de la rivière, il avait remonté à grands pas la route du Point-du-Jour, et s'était bientôt trouvé assez loin du théâtre de l'action pour s'arrêter et attendre en toute sûreté l'ouverture de la porte.

Après deux heures employées à se reposer de tant d'émotions et à réfléchir, assis sur le revers d'un fossé, aux étranges péripéties de la soirée, Valnoir avait vu venir le jour et avait pénétré dans Paris sans difficulté, au milieu d'une longue file de voitures maraîchères.

À une heure aussi matinale, il ne pouvait pas songer à se présenter chez madame de Charmière.

L'ingénieuse Rose, sous prétexte de se conformer aux us et coutumes du grand monde, avait mis son amant sur le pied de ne jamais venir chez elle à l'improviste, et, ce jour-là, Valnoir aurait d'autant moins osé forcer la consigne qu'il prévoyait une explication orageuse.

Il s'était trop fait attendre la veille au soir pour reparaître sans préparation chez la dame de la place de la Madeleine, et il se contenta de saluer en passant le balcon qui avait été le point de départ de son odyssée.

Une voiture de place, rencontrée à Passy, le ramena à son domicile brisé de fatigue, mécontent de lui-même et surtout inquiet des suites de son aventure.

Il avait ramassé le papier que Régine avait fait lire à M. de Saint-Senier et, bien qu'il ne comprît rien à cette phrase énigmatique où on parlait de complice et d'assassinat, il pressentait sous ce mystère un danger. Il se coucha cependant en arrivant rue de Navarin et s'endormit sur cette pensée consolante que l'officier et la bohémienne seraient tués ou pris par les Prussiens et qu'il en serait débarrassé.

En se réveillant vers midi, Valnoir trouva sur sa table de nuit un billet de madame de Charmière.

« Vous avez préféré passer la soirée sans moi, je passerai la journée sans vous, écrivait Rose qui affectionnait le style net et précis. Demain, je vous permettrai de venir à trois heures.

En attendant, M. Taupier vous donnera de mes nouvelles et vous parlera de nos projets pour faire prendre la Lune avec les dents. »

Ce gracieux avis n'était ni daté ni signé, en vertu d'un principe de prudence auquel la dame ne manquait jamais ; mais Valnoir, habitué à ces réserves, se décida sans peine à passer la journée chez lui.

Il avait un arriéré de correspondances à liquider ; la rédaction du Serpenteau se faisait le matin et il était trop tard pour envoyer de la copie ; deux raisons suffisantes pour ne pas sortir.

-- Taupier viendra après sa mise en page, dit le journaliste en s'étirant, et il me racontera comment la soirée a fini chez Rose.

-- Ah ! vous voilà, maître Bourignard, ajouta-t-il en voyant entrer son portier avec un plateau à la main.

» Vous avez deviné que j'avais besoin de prendre du thé. Cette perspicacité vous honore.

Le personnage auquel s'adressait ce compliment rappelait d'une manière frappante le type de Joseph Prud'homme.

Doué d'un nez magistral et d'un menton proéminent qui tendaient visiblement à se rejoindre, M. Bourignard était porteur de lunettes d'or qu'il avait relevées sur son front complètement chauve.

Son cou maigre était entouré d'une cravate blanche dont les bouts brodés retombaient sur les larges revers d'un gilet à la Robespierre.

On aurait pu croire qu'il cherchait à imiter la tenue correcte du trop célèbre avocat d'Arras, car il avait endossé un habit bleu à boutons de métal pareil à celui que portait Robespierre, le jour de la fête de l'Être Suprême.

Ce majestueux portier n'avait gardé de la tenue réglementaire de son emploi qu'un tablier en toile grise qui cachait ses jambes cagneuses et une calotte grecque posée sur le haut de son chef pointu.

-- Citoyen rédacteur, dit maître Bourignard, d'une voix qui paraissait sortir des profondeurs de son nez immense, je suis flatté de votre suffrage.

Cette phrase solennelle fut accompagnée d'un salut plein de dignité, et le personnage qui l'avait prononcée se prépara à poser le plateau sur la table de nuit.

-- Portez ça dans le fumoir, père noble, et ne me laissez monter personne que M. Taupier, dit Valnoir en sautant à bas de son lit.

-- C'est bien, citoyen rédacteur, reprit gravement M. Bourignard, mais je vous demanderai de ne plus m'appeler père noble.

-- Bah ! ça vous gêne donc de ressembler à M. Samson de la Comédie Française ? Et moi qui croyais vous faire un compliment !

-- Je suis père, il est vrai, et j'en suis fier, car mon fils Agricola me donne beaucoup de satisfaction, mais je ne suis pas noble et je m'en vante. Tous prolétaires de père en fils dans ma famille, monsieur... Je veux dire : citoyen.

-- Hum ! prolétaire ! on dit que vous avez des rentes sur le grand livre.

-- Je suis même bien aise de ne pas être noble, continua l'homme aux lunettes d'or, car si je l'étais...

-- Si vous l'étiez, vous aimeriez la noblesse et vous ne pouvez la souffrir, interrompit Valnoir en riant aux éclats.

» Tenez, Bourignard, venez me servir mon thé, ça vaudra bien mieux que de parler politique.

Le citoyen concierge se décida à suivre son locataire dans le fumoir et se mit à préparer le déjeuner, sans rien perdre de la majesté qui lui était naturelle.

-- Les nouvelles sont excellentes, dit-il, et je pense que nous serons bientôt débarrassés des hordes de Guillaume.

-- Excellentes, mon cher Bourignard, excellentes ! Les Prussiens ont passé la Seine cette nuit, et nos avant-postes sont refoulés sous le canon des forts.

Le portier sourit d'un air fin et se pencha à l'oreille de son maître.

-- On voit bien que monsieur ne sait pas ce que je sais, dit-il, en oubliant de donner du : citoyen à Valnoir.

-- Et que savez-vous, grand stratégiste Bourignard ?

-- Je sais que Gringalet est là et qu'il n'en retournera pas un en Prusse, de ces soldats du despotisme, dit le concierge patriote.

-- Qui ça, Gringalet ? demanda le journaliste en tâchant de garder son sérieux.

-- Un marin, monsieur, qui pointe tous nos canons les uns après les autres, et qui ne manque jamais son coup.

» Les Prussiens veulent mettre une pièce en batterie : paf ! Gringalet tire, il met juste son boulet dans la bouche de la pièce ; elle éclate... alors, vous comprenez...

-- Parfaitement, parfaitement ! dit Valnoir qui avait réussi à ne pas rire. Du moment que nous avons Gringalet, je ne vois pas pourquoi on a fait venir tous ces mobiles de province. Gringalet suffit.

-- Aussi, j'ai fait habiller mon fils Agricola en matelot, reprit Bourignard.

-- Idée judicieuse et patriotique ! s'écria Valnoir en trempant une tartine dans son thé.

La rédaction du Serpenteau n'avait pas fait entièrement oublier à l'amant de Rose les charges dont il se divertissait avant d'être devenu un homme politique.

-- Mon épouse voulait lui acheter un costume complet de moblot à la Belle-Jardinière, continua le portier, mais je m'y suis opposé, parce que je soupçonne ces militaires d'avoir apporté de leur province des idées rétrogrades. La réaction relève la tête.

-- La relève-t-elle, Bourignard ? demanda Valnoir avec un air de doute.

-- Elle la relève, monsieur, elle la relève, et on ne voit dans les rues de Paris que ces suppôts de la féodalité.

» Ça me fait penser qu'il en est venu un demander monsieur.

-- Qui est venu ? un mobile ?

-- Oui, et un officier encore ! il était avec un civil qui avait l'air d'un aristocrate fieffé. Je leur ai dit que monsieur dormait, et ils doivent revenir ce soir ou demain.

-- Déjà lui ! murmura Valnoir devenu rêveur, ce serait étrange.

Le citoyen portier Bourignard ne se doutait guère de l'effet qu'il venait de produire en annonçant à Valnoir la visite d'un militaire.

Le rédacteur en chef, qui avait oublié un instant ses aventures nocturnes pour se livrer au plaisir de blaguer son grotesque valet de chambre, se trouvait tout à coup rappelé brusquement à la réalité menaçante.

Si M. de Saint-Senier venait lui-même ou lui envoyait ses témoins, c'est qu'il était décidé à suivre cette affaire dont les côtés mystérieux inquiétaient beaucoup Valnoir.

L'amant de Rose s'était flatté un instant du secret espoir d'être débarrassé de l'officier et de Régine par les Prussiens qui avaient attaqué le poste.

Bourignard lui apprenait qu'il fallait en rabattre et compter avec les survivants de ce combat de nuit.

-- Vénérable père d'Agricola, dit-il avec un sourire qui ressemblait beaucoup à une grimace, je n'ai plus besoin de vos services, et j'ai trois articles à écrire.

-- Suffit, monsieur ; suffit, citoyen, murmura le plus jacobin des concierges, je me retire pour vaquer aux soins du ménage.

» Si ces aristocrates reviennent, que faudra-t-il leur dire ?

-- Que je ne suis pas rentré, répondit vivement Valnoir. Taupier seul ! rien que Taupier ! c'est la consigne pour aujourd'hui.

-- Avec plaisir, monsieur, avec plaisir, grommela Bourignard en sortant. Le citoyen Taupier est un pur et on ne peut que profiter dans sa société.

Le journaliste, resté seul, alluma une pipe, s'étendit sur un divan et se mit à rêver.

-- Qu'a voulu dire cette bohémienne ? pensait-il en tirant de sa poche le papier où elle l'accusait d'assassinat.

Il eut beau lire et relire la phrase, assez énigmatique d'ailleurs, il n'y comprit rien du tout.

-- Mon complice ! murmurait-il, ce ne peut être que Taupier qu'elle a voulu désigner. Or, il me semble que si j'ai eu le malheur de tuer ce marin, je l'ai tué du moins dans toutes les règles. Son témoin, Podensac, serait là pour l'attester au besoin.

» Assassiner ! peste ! comme elle y va ! Et cet imbécile de lieutenant qui a l'air de croire à de pareilles bourdes.

» Bah ! ajouta-t-il en posant sa pipe, je suis bien sot de m'inquiéter. Cette fille est tout bonnement folle, et quant au nouveau duel auquel cet enragé veut me forcer, je le défie bien de trouver des témoins.

Satisfait de ce raisonnement rassurant, Valnoir se leva et se mit à préparer sur un bout de la table, où il venait de déjeuner, ce qu'il lui fallait pour écrire.

Il avait quelque peu négligé depuis vingt-quatre heures la rédaction du Serpenteau , et il éprouvait le besoin de passer sa mauvaise humeur en éreintant, c'est le terme consacré, ses adversaires politiques.

Mais, ce jour-là, Valnoir n'était pas en veine ; après avoir griffonné dix lignes, il s'aperçut que les injures ne venaient pas sous sa plume avec la même abondance et qu'il ne trouvait plus pour calomnier ces tours ingénieux et ces oppositions de mots qui constituaient le fond de son talent.

L'image de Rose courroucée lui apparaissait à travers les phrases venimeuses qu'il alignait sur le papier, et il finit par abandonner une tirade laborieusement et perfidement ciselée, pour réfléchir à son aise au dîner de la veille et à ses singuliers convives.

Il en était à se demander s'il fallait croire à la mission du sieur Pilevert et aux projets d'Alcindor le fusionien, quand apparut tout à coup la personne anguleuse de Taupier.

-- Tiens ! te voilà, s'écria-t-il enchanté de la diversion que lui apportait le bossu. Je ne t'attendais pas sitôt.

-- Merci ! grogna Taupier qui semblait d'assez méchante humeur.

-- Allons ! ne te fâche pas et dis-moi si nous avons monté hier.

-- Non, et nous ne monterons pas tant que le Serpenteau ne s'affirmera pas carrément comme organe des idées socialistes...

-- Et fusioniennes, n'est-ce pas, pendant que nous y sommes. Aurais-tu pris au sérieux les boniments de ce paillasse ?

-- Mon cher, dit le bossu en s'enfonçant jusqu'au cou dans un fauteuil de canne, tu as du style, tu trousses proprement un article, mais en politique tu n'es qu'un niais.

-- Je m'en doutais, dit Valnoir en riant, depuis que j'ai refusé ton roman en cinq parties, les Amours d'un prolétaire.

-- Tu as eu tort, reprit Taupier, mais ce n'est pas de feuilleton qu'il s'agit. Si tu veux que le journal marche, il te faut une ligne. Or, tu attaques assez proprement les réactionnaires, mais tu n'as pas de ligne.

-- Alors, tu en as une, toi, demanda ironiquement Valnoir. Je ne m'en serais jamais douté en te voyant.

Cette allusion aux lignes tortueuses de sa personne ne fut pas du goût de Taupier, qui reprit avec une aigreur marquée : -- Si mes idées ne te conviennent pas, je ne serai pas embarrassé de les développer ailleurs, et je suis venu pour savoir si tu veux marcher avec nous...

-- Avec vous... les bossus de Paris ? interrogea fort impertinemment Valnoir.

-- Avec nous, fondateurs de la Société de la « Lune avec les dents », continua Taupier, sans relever l'insolence.

Cette fois, le rédacteur en chef ne retint plus un immense éclat de rire et se renversa sur son divan en battant des mains.

-- En attendant que je me décide, fais-moi le plaisir de m'expliquer ce logogriphe, ajouta-t-il en présentant au bossu le papier ramassé sur la table du poste.

Taupier le lut avec beaucoup d'attention, et sa figure n'exprima d'abord que l'étonnement d'un homme auquel on donne à lire un hiéroglyphe indéchiffrable.

-- Eh bien ? demanda-t-il froidement.

-- Eh bien ! mon cher, ce griffonnage nous traite tout simplement d'assassins : cet homme dont il est question dans ce billet doux, c'est moi ; son complice, c'est toi ; et l'homme assassiné, c'est l'officier du duel de Saint-Germain.

Cette explication eut le pouvoir de faire pâlir l'imperturbable bossu, qui demanda avec un émoi mal dissimulé :

-- D'où te vient ce papier ?

-- L'histoire serait trop longue à te raconter en détail. Sache seulement que ce gracieux avis a été remis en ma présence à M. de Saint-Senier, lieutenant de la garde mobile et cousin du mort, par une manière de tireuse de cartes associée de tes amis Pilevert et compagnie.

-- Elle aussi ! dit entre ses dents Taupier.

-- Comment ! elle aussi ! répéta Valnoir. Est-ce que par hasard ces drôles s'aviseraient, comme cette coureuse, de m'accuser d'assassinat ?

-- Peut-être ! répondit le bossu après un silence.

-- Vraiment ! s'écria le journaliste exaspéré, et c'est ainsi que tu prends la chose, toi, que ces gens-là traitent de complice.

-- Il paraît, dit froidement Taupier dont les yeux brillaient de méchanceté.

-- Ah ! très bien ! à ton aise, mais je te déclare que je ne pousse pas l'indifférence jusqu'à me laisser insulter par des gredins de cette espèce, et, si tu m'abandonnes dans cette ignoble affaire, je saurai bien me faire justice tout seul.

-- Qui t'a dit que je t'abandonnais ?

-- Parle alors, sacrebleu !

-- Parle toi-même, cria le bossu. Comment veux-tu que je te donne un conseil quand tu ne me dis pas seulement ce qui s'est passé ?

-- Je t'en ai dit assez ; mais, du reste, voici l'affaire en deux mots.

» Hier soir, j'ai rencontré dans la rue cette sorcière en robe rouge que nous avions laissée l'autre jour dans la clairière ; j'ai eu la sotte idée de la suivre, elle s'est jetée à la rivière pour m'échapper et moi j'ai failli me noyer pour la rattraper...

-- Tu feras toujours des bêtises, interrompit le bossu.

-- Bref, nous sommes tombés entre les mains de Saint-Senier qui était justement de garde par là. Il a voulu me forcer à me battre et j'allais être obligé d'en découdre quand les Prussiens ont attaqué le poste.

-- Et tu as pu te sauver !

-- Oui, mais la folle avait remis à cet enragé ce joli papier que j'ai rapporté. Elle ne parle pas, mais elle écrit, comme tu vois. Qu'est-ce que tu dis maintenant de la situation ?

-- Que l'officier et sa sourde-muette sont probablement, à l'heure qu'il est, en route pour la Prusse. Notre reporter nous a dit ce matin que le poste avait été enlevé.

-- Ah ! bien oui ! le Saint-Senier vient de m'envoyer deux témoins.

-- Diable ! et tu les as reçus ?

-- Non, je dormais. Mais ils ont dit à Bourignard qu'ils reviendraient.

-- Il ne faut pas qu'ils te trouvent.

-- Ah ! ça ! ma parole d'honneur, s'écria Valnoir furieux, on dirait que tu crois aux absurdes accusations de cette folle.

» Nous aurions réellement assassiné l'officier de marine que tu ne me répondrais pas autrement.

-- Si on m'accusait d'avoir volé les tours de Notre-Dame, je commencerais par me sauver, dit le bossu d'un ton sentencieux.

-- Taupier ! mon ami, sais-tu bien que tu m'ennuies fortement, dit le rédacteur en chef qui se mit à marcher à grands pas dans le fumoir.

-- Crois-tu que tu m'amuses en m'apprenant que tout est découvert.

Valnoir bondit, et, saisissant le bossu par le collet, il le fit pirouetter pour lui dire bien en face :

-- Je sais que tu n'es qu'un lâche, mais moi je ne suis pas du bois dont on fait les Taupier et je ne crains personne, entends-tu ? Je ne crains personne, parce que, si j'ai tué M. de Saint-Senier je l'ai tué loyalement.

-- En es-tu bien sûr, demanda le bossu avec un sourire venimeux.

Valnoir recula d'un pas et devint d'une pâleur livide.

-- Que veux-tu dire, misérable ? s'écria-t-il.

-- Je veux dire que cette fille a raison, et qu'au lieu de t'emporter, tu ferais mieux d'aviser avec moi aux moyens de parer le coup.

-- Mais tu n'as donc pas compris ! tu n'as pas lu ces mots odieux !...

-- Parfaitement, je les sais par cœur, et je te répète qu'elle dit la vérité.

» Tu as assassiné l'officier de marine et je suis ton complice.

Valnoir passa la main sur son front comme un homme qui cherche à rassembler ses idées.

Il commençait à se persuader que le bossu devenait fou, car le ton sérieux de Taupier ne permettait pas de croire à une plaisanterie.

-- Allons ! soit ! dit-il en riant d'un rire forcé, j'ai assassiné à mon insu M. de Saint-Senier ; je suis Valnoir, ou le criminel sans le savoir, -- joli titre de drame pour le théâtre Saint-Marcel, -- mais je voudrais bien être renseigné un peu sur les détails de mon forfait.

-- C'est très simple, répondit le bossu avec un sang-froid qui glaça le malheureux rédacteur en chef.

» Tu te battais avec un homme qui était de première force au pistolet et qui devait tirer le premier. Selon toutes les probabilités, tu étais donc un homme mort. J'ai voulu égaliser les chances, voilà tout.

-- Je... je ne comprends pas, balbutia Valnoir, qui commençait à entrevoir une partie de la vérité.

-- Tu vas comprendre ; je n'ai rien à te cacher.

» Je te disais donc que je tenais beaucoup à te sauver la vie et que j'avais ruminé un petit plan pour t'assurer contre un accident trop probable.

» Si j'avais hésité, tes pressentiments et tes inquiétudes nerveuses sur le terrain m'auraient décidé.

» On vise mal quand on a remué de la terre pour... ce que tu sais, et encore plus mal quand on a la superstition des souvenirs.

» Tu parlais si tristement de ton père, tué d'un coup de fusil en 1848, que tu aurais sans doute fini comme lui, aux barricades près, si je n'avais pas pris mes précautions.

-- Qu'as-tu donc fait ? demanda le journaliste, terrifié.

-- En chargeant les pistolets, j'ai mis une balle de plomb dans l'un et une balle de liège dans l'autre, et je me suis arrangé pour que le marin choisît l'arme inoffensive.

-- Scélérat ! cria Valnoir en saisissant le bossu à la gorge.

Mais Taupier se débarrassa de son étreinte avec une vigueur que sa construction physique n'annonçait guère et se retrancha derrière la table.

-- Voilà bien du bruit pour un réactionnaire supprimé, dit-il en ricanant, et je te conseille vraiment de te plaindre.

Cet excès d'impudence calma presque Valnoir qui se rappela fort à propos les circonstances du duel.

-- Mais, misérable ! c'est toi, toi seul qui es l'assassin de cet homme ! Je n'ai ni vu, ni touché les pistolets, et personne ne peut m'accuser de l'infamie qu'il t'a plu de commettre...

-- Personne, excepté la bohémienne, à ce qu'il me semble.

-- Mais cette jeune fille se trompe, je le lui prouverai et je te laisserai porter seul le poids de ton crime.

-- C'est bien pensé, mais je crois que tu auras de la peine à séparer nos deux causes. Tu as fait ton droit et tu dois connaître l'axiome latin qui dit : « Le coupable, c'est celui qui a profité du crime. » Or, à qui profitait, je te prie, la mort de ton adversaire ?

L'argument avait porté. Valnoir se laissa tomber sur le divan et cacha sa figure dans ses mains.

Il y eut un assez long silence.

Le bossu jouissait de son triomphe, et, crânement campé sur le coin de la table, laissait tomber des regards de pitié sur son complice involontaire.

-- Mais, malheureux, tu me perds et tu te perds avec moi, murmura Valnoir d'une voix étranglée par l'émotion.

-- Peut-être, dit Taupier d'un air dégagé.

-- Voyons ! tu n'as donc pas écouté ce que je t'ai dit ! tu oublies donc qu'on connaît ton affreuse action et que tu n'as même pas eu l'habileté de te cacher pour la commettre.

-- Ah ! voilà ! s'écria le bossu, du ton vexé d'un artiste auquel on signale un défaut dans son œuvre, je ne pouvais pas prévoir que nous serions espionnés par toute une nichée de saltimbanques.

-- Pour arranger les pistolets, je m'étais débarrassé adroitement du cousin et même de ce grand hâbleur de Podensac, mais je n'avais pas pensé au tas de bois qui servait d'écran à ces acrobates de malheur.

-- Ainsi, cette jeune fille n'est pas seule à savoir !...

-- Mais non, dit tranquillement Taupier. Ils sont bien jusqu'à trois qui connaissent notre secret.

Il eut soin d'appuyer sur le mot notre , qui impliquait la complicité de Valnoir.

Celui-ci tressaillit, mais il n'eut pas le courage de protester.

-- Il me semble, reprit le bossu, que tu deviens raisonnable. Si tu veux m'entendre seulement deux minutes, je suis sûr que nous tomberons d'accord.

Valnoir secoua la tête d'un air que Taupier prit pour une menace.

-- Oh ! je ne te demande pas de me remercier, ni même de m'approuver, reprit-il avec une rare audace. Mais maintenant que la chose est faite, tu conviendras bien qu'il nous faut tâcher d'en prévenir les conséquences.

L'amant de Rose, au lieu de répondre, regarda le bossu avec une attention inquiète.

-- Je te disais donc que nous avions contre nous trois personnes, et même quatre, puisque cette péronnelle a été raconter par écrit nos petites affaires au cousin, reprit Taupier de l'air tranquille d'un homme qui examine les chances d'une entreprise commerciale.

-- Alors, ce saltimbanque et son acolyte ont vu aussi...

-- Le saltimbanque, comme il te plaît d'appeler l'honorable messager du dernier des Charmière, le saltimbanque est parfaitement au courant, dit le bossu sans paraître remarquer la grimace de Valnoir.

» Il a même entre les mains ce que les magistrats appellent une pièce à conviction, car il a ramassé la balle de plomb que j'avais jetée adroitement par-dessus la coupe de bois.

L'infortuné journaliste laissa échapper un profond gémissement.

-- Quant au philosophe Alcindor, continua Taupier, je ne suis pas sûr qu'il ait consenti à descendre des hauteurs du fusionisme pour s'occuper de ces détails terrestres, mais il était derrière les bûches avec son maître, et il est bien probable qu'il a saisi comme lui mon petit escamotage.

-- Nous sommes perdus, murmura Valnoir.

-- Bah ! pourquoi donc ! sur les quatre témoins à charge, toujours pour parler le langage des cours... de justice, dit l'infernal bossu, j'en tiens deux, et je te réponds qu'ils ne diront rien sans ma permission.

-- Comment cela ? demanda timidement le rédacteur en chef du Serpenteau.

-- Parbleu ! ce n'est pas difficile à deviner ; en mettant le journal au service de la nouvelle société si heureusement nommée la Lune avec les dents, je me suis concilié le dévouement à toute épreuve de l'hercule et de son pitre .

-- Je ne veux pas, s'écria Valnoir, je refuse absolument de défendre les stupides théories de ces deux imbéciles.

-- Alors je ne vois aucun moyen de les empêcher de bavarder, dit froidement Taupier.

-- Tu oublies que le Serpenteau a réussi parce qu'il fait de l'opposition à l'usage des gens d'esprit ; comment veux-tu qu'il soutienne des absurdités assommantes ? Au bout de huit jours, je n'aurais plus un acheteur.

-- Et qui te parle de les soutenir avec ta plume de lettré ? est-ce que tu te figures par hasard que nos futurs sociétaires liront tes articles ? Il y a une bonne raison pour que la plupart s'abstiennent, car ils ont négligé d'étudier l'alphabet.

-- Je ne comprends plus, dit Valnoir.

-- Mais, grand niais que tu es, tu ne vois donc pas qu'avec ton talent de pamphlétaire, tu es une force. La Lune avec les dents se servira de cette force pour démolir les bourgeois, les patrons, toutes les autorités qui gênent l'expansion de l'idée « fusionienne », et, avant six mois, nous installerons notre principe sur la place que tu auras déblayée.

-- Jolie mission que tu me proposes là ! grommela le journaliste humilié.

-- Paul-Louis Courrier n'a pas fait autre chose, sans s'en douter, reprit l'impitoyable bossu, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit.

» Si tu veux me laisser agir à ma guise, je te garantis la discrétion de Pilevert et d'Alcindor.

-- Mais, malheureux, quand bien même je consentirais à me déshonorer pour acheter le silence de ces brutes, nous serions toujours à la merci de cette fille et de M. de Saint-Senier.

-- Ça, c'est une autre affaire, et je m'en charge encore. Seulement, il faut me dire tout ce que tu sais sur les deux personnages en question.

-- Je t'ai raconté tout ce que je savais.

-- Nous avons d'abord le Saint-Senier, reprit le bossu sans s'arrêter à cette fin de non-recevoir. Celui-là n'est pas bien dangereux, car en supposant que les Prussiens ne nous aient pas débarrassés de son illustre personne, il n'a rien vu sur le terrain et il ne peut nous accuser que par ouï-dire.

-- C'est bien assez, murmura le journaliste.

-- Ce n'est rien du tout, dit péremptoirement le bossu.

-- Reste la fille ; et celle-là pourrait vraiment nous nuire, si je n'y mettais ordre.

-- Et que veux-tu faire contre une espèce de folle qui ne parles pas, qui ne demeure nulle part, et qui ne tient à rien ni à personne ?

-- Tu crois ça, toi, reprit Taupier ; eh ! bien, moi, je suis sûr que, par cette prétendue folle, nous arriverons à connaître le fond du sac de tous ces gens-là.

» Seulement, il faut que je sois un peu mieux renseigné. J'ai déjà essayé de tirer les vers du nez à Pilevert, mais j'ai eu beau lui faire avaler un carafon de kirsch, je n'ai pas pu le faire parler.

» Voyons ! où l'as-tu rencontrée, hier soir ?

-- Derrière la Madeleine, à l'entrée de la rue Tronchet.

-- Seule ?

-- Oui. Pourtant, il m'a semblé qu'elle venait de quitter une personne qui s'éloignait en voiture au moment où j'arrivais.

-- Un homme ?

-- Non, une femme. Elle a mis la tête à la portière, et elle a fait un geste d'adieu.

-- C'est palpitant d'intérêt, s'écria le bossu triomphant. Continue, mon cher, je tiens la piste.

-- Oh ! dit Valnoir, je crois que tu te réjouis trop vite. J'ai à peine entrevu la personne qui était dans le fiacre, et, à plus forte raison, je ne sais pas où elle est allée.

-- C'était donc un fiacre ? dit le bossu qui paraissait réfléchir profondément.

-- Oui, je me rappelle même qu'il était attelé de deux chevaux gris.

-- Bien entendu, tu n'as pu voir le numéro...

-- Je n'ai guère pensé à le regarder, je t'assure, et d'ailleurs la voiture était déjà loin quand je me suis trouvé nez à nez avec la donzelle.

-- C'est dommage, dit Taupier entre ses dents.

» Dire qu'avec un morceau de carton comme celui-là, nous saurions à quoi nous en tenir, ajouta-t-il en jouant avec un papier carré que ses doigts venaient de rencontrer sur la table.

Valnoir, perdu dans ses réflexions sérieuses, suivait d'un regard distrait les mouvements du bossu, quand celui-ci s'écria tout à coup : -- Mais, au fait, d'où te vient ce numéro imprimé ?

-- Je... je ne sais, dit l'amant de Rose en examinant avec surprise l'objet que maniait Taupier.

C'était un de ces cartons que les cochers sont tenus de remettre au voyageur qui monte dans leur voiture, et celui-là semblait avoir été froissé et même mouillé, car les indications en étaient à peine lisibles.

Le bossu l'avait ramassé machinalement à côté du papier accusateur que Valnoir avait jeté sur la table après le lui avoir fait lire.

-- Voyons ! dit vivement Taupier, tâche de te rappeler si tu as pris un fiacre hier et si ce numéro a pu tomber de ta poche en rentrant.

-- Je suis sûr du contraire, et ce carton n'était pas là ce matin, car Bourignard, qui a la rage de balayer, l'aurait enlevé.

-- Donc, tu viens de le semer, sans t'en apercevoir, quand tu m'as montré l'écriture de cette drôlesse.

-- C'est bien possible, murmura Valnoir, qui ne comprenait pas encore.

-- C'est sûr ; maintenant, te souviens-tu des mouvements de la susdite quand elle a mis son acte d'accusation sous le nez de Saint-Senier ?

-- Parfaitement ; elle l'a tiré de sa poitrine où il était roulé et passablement déformé par l'eau ; l'officier n'y a jeté qu'un coup d'œil avant de le laisser tomber sur la table du poste où je l'ai pris et fourré dans ma poche après l'avoir lu rapidement.

-- Et tu ne t'en es plus occupé, si ce n'est, tout à l'heure pour l'exhiber ?

-- Non, je viens de le retrouver tel que je l'avais pris.

-- Très bien ! s'écria Taupier triomphant. Maintenant nous y sommes, et avec ce brimborion-là nous saurons à qui la sorcière avait donné rendez-vous derrière l'église.

» J'ai même une vague idée que je devine déjà.

-- Tu es plus habile que moi.

-- Cherche à te rappeler si tu n'as pas vu une personne de ta connaissance monter les marches de la Madeleine.

-- Non... je ne me souviens pas.

-- Je vais t'aider ; la dame de tes pensées est plus perspicace que toi et elle m'a fait hier soir ses petites confidences.

-- Je comprends de moins en moins.

-- Et qui pouvait aller faire sa prière si tard, sinon une dévote... une dévote affligée ?

-- Renée de Saint-Senier ! s'écria Valnoir frappé d'un souvenir oublié dans les agitations de la nuit.

-- Allons donc ! tu y arrives enfin, la belle Rose a eu bien raison de me conter la scène de jalousie qu'elle t'a faite à propos de cette noble « damoiselle ».

-- Oui, oui, c'est vrai, je l'ai vue entrer dans l'église.

-- À quelle heure ?

-- Mais, à la chute du jour, bien longtemps avant de rencontrer la bohémienne, et je ne crois pas...

-- Bah ! bah ! les pieuses personnes du grand monde font de longues dévotions et je parierais volontiers que la dame du fiacre était mademoiselle de Saint-Senier qui venait de causer avec la sauteuse.

-- Au fait ! dit Valnoir en se parlant à lui-même, cette Régine avait l'air d'attendre sur le banc où je l'ai aperçue d'abord... mais d'un autre côté, quel rapport entre l'élève d'un saltimbanque...

-- Tu oublies sa vocation pour le métier d'ambulancière, et son retour de Saint-Germain, en compagnie de l'illustre mort. Ni toi, ni moi ne savons au juste ce qui s'est passé dans ce voyage sentimental, car je n'ai pas encore pu mettre la main sur ce fier-à-bras de Podensac, mais je suis sûr qu'il y a là un mystère, et ce mystère, je l'éclaircirai avec ceci.

Taupier montrait le carton imprimé.

-- Numéro 5721 ! épela le bossu. Par la grâce de ce talisman et par la force des démarches du citoyen Frapillon, homme d'affaires et caissier du « Serpenteau », je saurai en trois jours tout ce que je veux savoir.

-- Et nous n'en serons pas plus avancés, puisque cette fille a tout vu et tout dit, interrompit Valnoir avec humeur.

-- Laisse-moi faire, et je te garantis que bientôt elle ne rédigera plus de poulets dans le genre de celui que tu m'as montré.

Le malheureux rédacteur en chef regarda son complice forcé avec inquiétude, comme s'il eût craint de lire dans ses yeux le présage d'un nouveau malheur.

-- Oh ! n'aie pas peur, dit Taupier, qui avait compris, j'opérerai par les moyens doux.

-- Mais, demanda Valnoir, si ces gens-là étaient cachés dans la clairière, ils ont vu aussi.

-- Le petit travail que nous avons exécuté au pied du gros chêne avant le duel ?

L'amant de madame de Charmière répondit par un signe de tête affirmatif.

-- Je n'en suis pas sûr, mais c'est probable, dit froidement le bossu, qui, depuis sa première conversation avec Pilevert, savait très bien à quoi s'en tenir.

-- Et cela ne t'inquiète pas ?

-- Tant que les Prussiens auront une garnison à Saint-Germain, je pense que nous pouvons dormir tranquilles. L'hercule n'ira pas donner de représentations de ce côté-là avec son paillasse et sa sorcière.

» Après la levée du siège, nous aviserons, comme disaient les rois de France, quand il y en avait encore.

Valnoir devint plus sombre et retomba dans ses réflexions.

-- Je me résume, reprit Taupier qui ne voulait pas lui laisser le temps de se rétracter ; tu me confies ce carton et tu me donnes carte blanche pour dresser mes batteries avec le concours de l'intègre Frapillon.

-- Soit ! murmura le journaliste.

-- Quant à la grrrande association, continua le bossu du ton d'un charlatan qui fait une annonce, nous en discuterons les statuts demain soir au célèbre café du Rat-Mort où j'ai convoqué nos illustres amis et j'espère que tu voudras bien honorer de ta présence ce cénacle humanitaire.

-- Ne compte pas sur moi ; je ne sais pas si je serai libre.

-- Tu demanderas la permission de dix heures à la citoyenne Charmière, cria l'irrévérencieux bossu en prenant le chemin de la porte ; je cours au journal et de là chez Frapillon, le plus socialiste des caissiers.

-- Pour lui demander une avance ? dit le rédacteur en chef avec une grimace.

-- Pour protéger tes précieux jours contre les hobereaux de province, ingrat ! répondit Taupier, qui disparut comme un Parthe après avoir lancé sa flèche.

Valnoir se trouva seul avec ses pensées, qui n'étaient rien moins que gaies.

La révélation qu'il venait d'entendre de la bouche de l'abominable bossu pesait de tout son poids sur sa conscience troublée, et il se demandait s'il ne ferait pas mieux de rompre avec ce scélérat et d'aller tout raconter à M. de Saint-Senier.

L'inspiration était loyale et salutaire, et, en d'autres temps, le journaliste n'aurait pas hésité à la suivre, mais, depuis que madame de Charmière était entrée dans sa vie, le souvenir de l'enchanteresse s'interposait toujours entre ses résolutions et ses actes.

-- Si je consultais Rose ? se disait-il invariablement dans les circonstances graves, et jamais occasion plus sérieuse ne s'était offerte de consulter cette dangereuse Égérie.

Aussi se décida-t-il à lui soumettre le cas, et il allait s'habiller pour se transporter chez elle, quand il se souvint de la consigne.

L'appartement de la place de la Madeleine lui était interdit pour toute la journée, de par le billet de la dame du logis, et force lui était de remettre au lendemain la terrible confidence.

Il alluma un cigare pour tuer le temps jusqu'à l'heure du dîner, et il s'installa dans un fauteuil en rêvant à ses récentes aventures.

La conversation avec Taupier avait été fort longue et le soleil à son déclin dorait de ses derniers rayons la cime des arbres du jardin qui s'étendait sous la terrasse.

À travers les feuilles des clématites et des pois de senteur qui grimpaient le long du treillage et que le citoyen Bourignard ne dédaignait pas d'arroser deux fois par jour, Valnoir voyait se dérouler devant lui une large pelouse où picoraient joyeusement les moineaux du voisinage.

Ce gazon, rarement fauché, précédait le pavillon construit en forme de chalet isolé au fond de ce parc qui paraissait avoir dépendu autrefois d'un grand hôtel, rasé, comme tant d'autres, pour faire place à des maisons de rapport.

Les fenêtres de ce pavillon ne s'ouvraient jamais, et le journaliste avait toujours cru qu'il était inhabité.

Indifférent, d'ailleurs, comme on l'est à Paris, il ne s'était jamais enquis des locataires qui pouvaient l'occuper, et se contentait de trouver que ce toit rustique bornait fort agréablement la perspective.

Ce soir-là, par extraordinaire, il remarqua que les persiennes du chalet étaient levées, au premier étage de la façade.

Il pensa que les habitants étaient revenus de quelque villa des environs de Paris, chassés par les Prussiens, et pesta intérieurement contre le siège qui lui ramenait peut-être des voisins incommodes et indiscrets.

Personne ne se montrait sur la galerie qui faisait extérieurement le tour du pavillon, mais le soleil éclairait en plein la chambre du milieu dont la fenêtre était ouverte.

Le fond de cette pièce était occupé par de vastes tentures blanches au pied desquelles, à sa grande surprise, l'amant de Rose distingua parfaitement une femme agenouillée.

Cette femme était vêtue de noir et son costume de deuil s'accordait parfaitement avec son attitude.

Elle avait l'air de prier sur un tombeau.

Elle tournait le dos à Valnoir, qui ne pouvait juger de son âge que par sa taille, évidemment jeune.

Quant à ses dévotions, il était très difficile de deviner à qui elles s'adressaient.

Les vastes tentures blanches qui garnissaient le fond de la pièce pouvaient recouvrir un cercueil ou entourer le lit d'un malade. Mais la première hypothèse était invraisemblable.

Comment admettre, en effet, que ce pavillon, inhabité depuis longtemps, se fût rouvert pour célébrer des funérailles ?

On n'enterre personne sans formalités préalables, à Paris surtout, et un décès dans le chalet aurait certainement amené des allées et venues qui n'auraient pas échappé à l'œil des voisins.

Le même raisonnement pouvait, il est vrai, s'appliquer au cas de maladie, et le silence qui avait toujours régné autour de cette maisonnette abandonnée ne s'accordait guère avec le mouvement obligé des visites du médecin.

Valnoir fit promptement toutes ces réflexions et sa surprise s'accrut d'autant.

Il ne pouvait détacher ses yeux de ce singulier spectacle et, pour ne pas être aperçu, au cas où l'inconnue se retournerait, il prit position derrière le treillage qui le cachait complètement.

Depuis qu'il était engagé dans une série d'aventures bizarres, le journaliste, d'ordinaire assez sceptique, se sentait très porté à croire au merveilleux, et surtout, à rattacher ce qu'il voyait à sa propre histoire.

La conversation de Taupier lui trottait par la tête et il lui suffisait d'apercevoir une femme en deuil pour penser à mademoiselle de Saint-Senier.

Mais quelle apparence que la sœur de son adversaire, fort bien apparentée au faubourg Saint-Germain, fût venue occuper un pavillon isolé sur les hauteurs du quartier Bréda ?

Avant le duel, Valnoir savait qu'elle avait passé l'été à Maisons-Lafitte, chez une tante qui revenait l'hiver habiter avec elle un petit hôtel de la rue d'Anjou-Saint-Honoré.

C'était même à propos de ce séjour à la campagne, en brillante compagnie, que le « Serpenteau » avait publié sous le titre : « Nouvelles du grand monde », quelques lignes où le frère de Renée avait vu une allusion blessante.

Le rédacteur en chef rejeta donc bien loin la supposition qui s'était présentée d'abord à son esprit, mais il n'en resta pas moins à son poste.

Le soleil avait disparu et l'intérieur de la chambre mystérieuse se remplissait d'ombre.

Les draperies blanches étaient encore visibles, mais la forme de la femme en noir s'effaçait déjà dans la demi-obscurité du crépuscule.

-- Il faudra bien qu'elle allume, ne fût-ce qu'un cierge, pensa Valnoir, et alors je verrai bien la figure de cette beauté désolée.

Il fut tiré de ces réflexions par l'entrée du majestueux Bourignard qui lui apportait les journaux du soir.

-- Monsieur, dit le citoyen concierge, le « moblot » est revenu vous demander, mais cette fois je lui ai dit que vous n'étiez pas rentré depuis hier et que j'était même très inquiet de vous.

-- Parfait, père Bourignard, parfait. Vous êtes rempli d'imagination. Et qu'a dit ce guerrier provincial ?

-- Il n'a pas paru trop surpris, seulement, il a chuchoté avec son camarade, et, même j'ai entendu qu'il lui disait : « Au fait, il est possible qu'il ne revienne jamais ! » et l'autre a répondu : « Tant mieux ! c'est toujours un de moins. »

-- Vraiment ! s'écria Valnoir, vous êtes sûr qu'ils ont dit cela ?

-- Sûr comme je suis sûr de savoir par cœur la « Déclaration des droits de l'homme », répondit solennellement le portier.

-- Bourignard ! vous êtes un serviteur modèle, et je vous donnerai cette semaine des places pour les Variétés.

-- Si ça ne faisait rien à monsieur, j'aimerais mieux deux entrées au café-concert pour aller entendre madame Bordas chanter la Canaille . Mon fils Agricola préfère cet hymne à tous les spectacles frivoles et réactionnaires.

-- Vous aurez vos entrées, vertueux Bourignard ; je vais sortir pour aller dîner et je renterai tard ; ainsi, ne m'attendez pas.

-- Monsieur désire-t-il de la lumière ?

-- Non, c'est inutile... À propos, le chalet d'en face est donc habité à présent ?

-- Je ne l'ai point ouï dire ; il est vrai que la politique ne me laisse pas le temps de m'occuper de ce qui se passe dans le quartier.

» D'ailleurs, l'entrée du pavillon est dans la rue de Laval, et, de ce côté-ci, je n'ai jamais vu personne.

-- Alors je me serai trompé, dit négligemment Valnoir, qui ne se souciait pas de mettre Bourignard dans la confidence de ses préoccupations.

Dès qu'il se trouva seul, il se remit à son observatoire, mais il eut le chagrin de constater que la fenêtre avait été fermée pendant son colloque avec le portier, et il ne vit pas briller la moindre lueur à travers les persiennes.

La toile tombait au moment où le spectacle allait devenir intéressant, mais Valnoir avait de quoi se consoler avec le récit que Bourignard venait de lui faire.

-- Ils croient que j'ai été tué ou pris dans la bagarre, pensa-t-il, et j'en suis débarrassé au moins pour quelques jours. D'ici à ce que le Saint-Senier soit détrompé, j'aurai le temps de prendre mes mesures, car il ne doit pas lire souvent les journaux.

Cette pensée rassurante le fit songer à parcourir ceux que le concierge avait apportés.

Il n'avait plus à craindre d'être vu du pavillon qui semblait plus désert que jamais. Il alluma donc une bougie et il se mit à parcourir les feuilles du soir.

Elles étaient, comme de coutume, remplies de considérations stratégiques que Valnoir s'empressa de sauter pour arriver aux faits divers.

L'escarmouche de la nuit n'avait pas dû passer inaperçue et le rédacteur en chef se doutait bien que les reporters n'auraient pas négligé une si belle occasion de faire de la copie.

Il trouva en effet dans le premier journal qui lui tomba sous la main un long récit du combat nocturne auquel le narrateur n'avait pas manqué de donner des proportions grandioses.

L'ennemi avait été vigoureusement repoussé et avait repassé la Seine en emportant beaucoup de morts et de blessés.

Malheureusement, ajoutait le rédacteur militaire, le lieutenant qui commandait le poste le plus avancé a disparu. M. de Saint-Senier qu'on a tout lieu de croire mort était un brillant officier, qui a payé de sa vie le tort de s'être laissé surprendre.

Valnoir se dispensa de lire les commentaires ajoutés par le stratégiste d'occasion qui déplorait vivement la fatale négligence de nos officiers.

Ce qu'il venait d'apprendre suffisait à le rassurer.

-- Allons, dit-il entre ses dents, je crois que je me tirerai sans encombre de cette vilaine affaire. On ne parle pas de la bohémienne, donc elle a disparu comme le Saint-Senier.

» Je laisserai Taupier s'arranger avec les deux saltimbanques, et je saurai bien plus tard me débarrasser de lui aussi, car ce bossu devient par trop dangereux.

Le seul point noir, c'était la visite des moblots ; mais Valnoir se persuada sans peine que les deux troupiers qui étaient venus le demander cherchaient tout simplement des nouvelles de leur camarade et ami le lieutenant.

-- Je suis assez connu à Paris, pensa-t-il, pour qu'un soldat du poste leur ait dit mon nom ; et ils auront facilement trouvé mon adresse.

» La réponse de Bourignard a dû les décourager, et il est probable qu'ils ne reviendront plus.

Après avoir ainsi arrangé les choses dans sa tête, Valnoir se sentit plus léger et se décida à s'habiller pour aller dîner dans un restaurant du voisinage.

La maison de madame de Charmière lui était fermée jusqu'au lendemain, et il éprouvait le besoin de se distraire par le bruit et le mouvement d'un lieu public.

Il allait sortir du fumoir quand le son éloigné d'une cloche attira de nouveau son attention du côté du jardin.

-- Tiens ! tiens ! murmura-t-il, on reçoit des visites au chalet mystérieux.

Le tintement se renouvela deux fois coup sur coup.

Cet appel paraissait venir d'une entrée qui devait donner sur la rue de Laval, comme l'avait dit Bourignard.

Il était donc peu probable que le visiteur, quel qu'il fût, se montrât sur la pelouse qui s'étendait derrière le pavillon.

À tout événement, néanmoins, Valnoir souffla sa bougie et attendit.

Sa persévérance fut récompensée.

Il n'était pas en observation depuis cinq minutes que deux formes humaines parurent à l'angle du chalet.

La nuit était trop sombre pour lui permettre de distinguer le sexe des promeneurs qui arpentaient lentement la gazon à cinquante pas de lui.

Tout ce qu'il pouvait voir, c'était qu'un dialogue animé devait être engagé entre eux, car ils s'arrêtaient de temps en temps et gesticulaient avec beaucoup de vivacité.

Valnoir crut même remarquer que l'un des inconnus élevait souvent le bras vers les fenêtres du chalet et il en conclut qu'il était question de la chambre aux draperies blanches.

Le vent, qui était assez fort, empêchait les voix d'arriver jusqu'à la terrasse, à la grande contrariété du spectateur de cette scène.

-- Je suis bien sot de m'obstiner ainsi, pensa le journaliste, j'enverrai demain aux renseignements dans la rue de Laval et probablement ce que j'apprendrai ne m'intéressera guère.

Au moment où il allait lever le siège, il s'aperçut que les promeneurs avaient changé de direction et se rapprochaient peu à peu de la terrasse.

-- Bah ! se dit-il, espionnons jusqu'au bout, pendant que j'y suis ; je vais peut-être savoir à quoi m'en tenir sur mes voisins ou voisines, et, dès que j'aurai deviné la charade, j'irai dîner.

Le couple avançait lentement, à cause des temps d'arrêt fréquents qui retardaient sa marche, et Valnoir ne distinguait encore que des gestes, sans avoir pu recueillir une parole.

Son cœur battait sans qu'il sût trop pourquoi, et il se sentait cloué à son poste par un instinct dont il ne se rendait pas bien compte.

Sa curiosité allait être satisfaite, car les mystérieux promeneurs arrivaient enfin à portée de la voix, et il redoublait d'attention, quand un formidable éclat de rire partit derrière lui.

-- Que diable fais-tu là ? criait à tue-tête l'insupportable Taupier, qui venait d'entrer sur la pointe du pied.

Avant que Valnoir eût le temps de se retourner, les deux inconnus avaient disparu.

Chapitre V

Le cabinet de J.-B. Frapillon, agent d'affaires, était situé au troisième étage d'une maison de la rue Cadet.

Cet immeuble, composé de deux immenses corps de bâtiment séparés par une longue cour, était un véritable phalanstère.

On rencontrait à ses divers étages toutes les catégories de la population parisienne.

Le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vin, par un facteur d'instruments de musique et par un libraire qui vendait des journaux.

Le premier était habité par un entrepreneur de bals publics et par un escompteur se disant banquier, quoique sa véritable industrie consistât à exploiter par l'usure les petits marchands du quartier.

Au second, on trouvait une modiste, deux couturières et un fabricant de bijoux faux.

L'appartement de J.-B. Frapillon marquait la limite entre les locations commerciales et les domiciles de fantaisie.

Au-dessus, ce n'étaient plus que lorettes de quatrième ordre, employés de magasin et courtiers en disponibilité.

La maison, malgré cette bizarre confusion de locataires, ou plutôt à cause de cette promiscuité, était merveilleusement choisie pour y exercer une profession interlope.

Les escaliers étaient incessamment montés et descendus par des gens de toute condition qu'attiraient là les motifs les plus variés.

Le gandin en quête d'une bonne fortune tarifée y coudoyait le négociant besoigneux qui venait solliciter un acompte sur des valeurs douteuses.

L'habituée de Mabille, armée et caparaçonnée en guerre, y rencontrait la mère de famille économe, à la recherche de chapeaux à bon marché.

Il résultait de ce mouvement incessant qu'un client pouvait venir consulter l'homme d'affaires sans avoir à craindre d'être remarqué, à quelque classe sociale qu'il appartînt.

J.-B. Frapillon jouissait, d'ailleurs, auprès du concierge de cette vaste ruche, d'une considération sans limites, grâce aux généreux pourboires dont il appuyait toujours le payement de ses termes de loyer, acquittés avec une régularité exemplaire.

Dans le quartier, il passait pour un habile homme et même, jusqu'à preuve du contraire, pour un honnête homme.

Il avait de tout temps professé des opinions démocratiques assez avancées, mais il affichait un profond respect pour l'ordre et remplissait très exactement tous ses devoirs civiques et sociaux.

Il était souvent désigné comme scrutateur dans le dépouillement des opérations électorales et, depuis la dernière révolution, il était grandement question de le choisir pour commander un bataillon.

De ses antécédents, ses concitoyens, savaient fort peu de choses.

On disait qu'il avait été jadis notaire en province, puis commissionnaire au Mont-de-Piété de Paris et qu'il s'était défait de toutes ces charges pour se consacrer exclusivement aux affaires .

Ce mot vague, qui pouvait servir d'étiquette à toutes sortes d'opérations, licites ou autres, était pris en bonne part par les voisins.

On répétait même tout bas que J.-B. Frapillon ne bornait point ses travaux à la gestion des affaires contentieuses, et que son intelligence, doublée d'une probité toute républicaine, lui avait valu la confiance de plusieurs notabilités politiques.

On ne lui connaissait, du reste, ni femme, ni enfants, ni maîtresse, ni chien, ce qui le plaçait au-dessus des commérages et le distinguait de ses confrères.

L'appartement de ce notable se composait d'une antichambre, formant bureau, d'un salon meublé en velours d'Utrecht, d'un cabinet garni de cartons superposés et étiquetés, et de plusieurs autres pièces réservées pour l'existence personnelle de l'agent d'affaires.

J.-B. Frapillon professait cet axiome salutaire que la vie privée doit être murée, et le public ne pénétrait pas au delà de trois locaux professionnels.

Il y avait même des catégories parmi les clients.

Les employés sans place s'arrêtaient à l'antichambre, où ils conféraient avec un homme maigre et blême, fruit sec de la basoche, qui enregistrait leurs demandes et leur distribuait des prospectus et des conseils payés.

Les débiteurs courant après le renouvellement d'un effet protesté, les boutiquiers en contestation avec leur propriétaire pour un bail à résilier s'abouchaient dans le salon avec le directeur de l'agence.

Les industriels importants et les gens du monde franchissaient seuls la porte à clous dorés du cabinet.

Ces trois pièces se commandaient, mais la partie intime de l'appartement s'accédait par un couloir entièrement séparé qui aboutissait sur le palier, en face de l'entrée officielle.

Le maître ouvrait toujours lui-même l'huis consacré aux privilégiés.

Quand il y avait concomitance de visites ordinaires et extraordinaires, un timbre électrique, mis en mouvement par le commis, avertissait J.-B. Frapillon qu'on l'attendait au cabinet ou au salon.

Pas de rencontre fâcheuse ou de confusion possibles.

Ce jour-là, par une jolie matinée d'automne, l'important personnage qui exerçait rue Cadet ses industries complexes avait remis à son subordonné le soin d'accueillir les trois classes de clients ordinaires.

Il s'était retranché dans le coin le plus retiré de son logement particulier, et il y donnait audience à une belle et élégante personne qui n'était autre que madame Rose de Charmière.

Ce réduit interdit à la foule était une salle ronde dont l'ameublement rappelait les vicissitudes de la vie accidentée de J.-B. Frapillon.

Les murs disparaissaient littéralement sous les cadres sculptés, les trophées d'armes et les objets d'art, épaves recueillies dans les liquidations commerciales ou dans des saisies immobilières.

Il y avait cinq lustres pendus au plafond, trois pendules sur des consoles et une argenterie variée sur des dressoirs.

Tous ces reliquats du Mont-de-Piété juraient avec les collections de journaux entassées sur le parquet et les énormes registres cerclés de cuivre qui s'étalaient sur un pupitre colossal.

Dans cette agglomération bizarre d'objets hétérogènes, le seul qui parût avoir été placé là par le goût personnel de l'agent d'affaires, était un portrait du conventionnel Hébert, dans un cadre de bois noir et surmonté d'une couronne de chêne.

L'admirateur du trop célèbre communiste de 1793 était un homme de quarante ans à peu près, grand, gros, fort et orné, en dépit de sa paisible profession, d'une barbe rousse qui aurait fait honneur à un sapeur.

La bouche était grande, les lèvres minces, le nez pointu et le front assez bas, malgré une calvitie précoce qui en doublait les dimensions apparentes.

Les yeux petits, mais vifs et intelligents, brillaient derrière les verres de lunettes très fines.

Il y avait dans la physionomie un mélange de ruse et d'audace, la ruse d'un spéculateur véreux, soutenue par l'audace d'un sectaire.

J.-B. Frapillon se drapait dans une robe de chambre en cachemire, mais il arborait dès le matin la cravate noire, le gilet blanc et le pantalon gris.

C'était la tenue d'un chef de bureau, moins l'habit traditionnel.

Assise en face de lui madame de Charmière avait l'air d'une grande dame qui daigne solliciter une faveur administrative sans rien perdre de sa désinvolture supérieure.

Elle venait d'entrer et jouait du bout de son ombrelle avec les papiers étalés sur le bureau, en femme habituée à traiter les affaires comme une commande de bottines.

-- Il y a donc du nouveau, chère belle, dit l'homme à lunettes.

» Pour que vous veniez me voir si matin, il faut que vous ayez besoin de moi, ajouta-t-il avec un sourire équivoque.

-- Vous avez deviné, futur dictateur, répondit Rose ; c'est étonnant comme la politique forme les hommes.

-- C'est mon état d'être perspicace, reprit J.-B. Frapillon, et vous savez de plus que je vous suis dévoué, jusqu'à la caisse, inclusivement.

-- Ce n'est pas seulement d'argent qu'il s'agit, et j'ai à causer avec vous.

-- De quoi, s'il vous plaît ?

-- De tout un peu.

-- Très bien ! j'écoute.

-- De Valnoir, d'abord.

-- Ah ! Ah ! ce cher ami, il y a trois jours que je ne l'ai vu, et je crois qu'il se dérange.

» Seriez-vous jalouse ?

-- Ne dites donc pas de sottises, Frapillon, dit madame de Charmière, en haussant les épaules.

» Où en est le journal ?

-- Il marche à merveille, et l'affaire me paraît toujours excellente.

-- Alors, vous croyez que j'ai fait un bon placement ?

-- Exceptionnel ; c'est de l'argent à vingt pour cent au moins, sans compte que vous pourriez toujours retirer vos fonds, si l'affaire se gâtait.

-- Vous n'avez rien dit à Valnoir, j'espère.

-- Pour qui me prenez-vous ? Il croit toujours que notre bâilleur de fonds est un Américain qui veut soumissionner des fournitures d'armes.

Rose approuva d'un signe de tête.

-- Savez-vous, chère belle, reprit l'agent d'affaires, que je vous ai trouvé là une jolie opération. Vous touchez d'un côté comme capitaliste et de l'autre en votre qualité de femme charmante, car, entre nous, la part que prélève l'ami Valnoir rentre en détail dans votre caisse.

-- Parbleu ! dit cyniquement la dame.

-- Vous étiez née pour les affaires, et je ne suis pas de votre force, reprit J.-B. Frapillon, en assurant ses lunettes par un geste qui lui était familier.

-- Je viens pourtant vous demander un conseil et un coup de main.

-- À vos ordres, vous le savez bien.

Madame de Charmière tourmentait la pomme de son ombrelle et ne se pressait pas de parler.

-- C'est donc grave ? demanda l'homme d'affaires qui n'était pas habitué à voir sa cliente embarrassée.

-- Mon cher, quelqu'un lit dans mon jeu, dit Rose avec le ton décidé d'une personne qui vient de prendre son parti.

-- Diable ! serait-ce Taupier qui vous gêne ?

-- Lui ? Peut-être ; mais surtout un autre.

-- Qui donc ?

-- Un frère que j'ai, répondit la dame après un silence.

-- Un frère ! répéta Frapillon. Je vous croyais sans famille... officielle.

-- C'est tout ce qui me reste de la mienne et c'est beaucoup.

-- Et ce parent... oublié revient tout exprès pour vous demander une pension alimentaire ?

-- Si ce n'était que cela, je m'en tirerais avec deux ou trois billets de mille francs.

-- Oh ! oh ! il est très fort, alors, votre frère. Il paraît que c'est dans le sang.

-- Ne plaisantez pas ; il a entre les mains une arme qui peut tuer Valnoir, moi, vous et, de plus, le journal.

-- Et cette arme, c'est...

-- Un secret qu'il a surpris et dont il va user.

J.-B. Frapillon pâlit et remonta ses lunettes pour cacher son trouble.

Il allait parler quand le timbre électrique fit entendre sa vibration sonore.

-- Quel est ce bruit ? demanda madame de Charmière.

-- Rien. Mon commis qui m'avertit de l'arrivée d'un client.

-- Alors, allez le recevoir et revenez.

-- Inutile. Il attendra ; contez-moi votre histoire, chère madame.

-- Je vous préviens qu'elle sera longue.

-- J'y compte bien, car vous savez mon système. Quand je joue d'une partie, je veux connaître toutes les cartes d'avance.

-- Je n'ai aucune raison pour vous cacher les miennes.

» Je vous disais donc qu'il a un secret et que ce secret concerne Valnoir.

-- Et ce secret, vous le connaissez ?

-- Pas encore ; je sais seulement qu'il s'agit de ce duel où Charles a eu le... malheur de tuer M. de Saint-Senier.

-- Diable ! mais c'est fort obscur ce que vous me dites là, et je ne vois pas trop quel rapport...

-- Ni moi non plus, mais si je savais à quoi m'en tenir, je n'aurais pas besoin de vous consulter, dit assez sèchement madame de Charmière.

-- Alors, ma chère amie, renseignez-moi un peu mieux, si vous voulez que je vous aide.

-- Vous seriez déjà au courant si vous ne m'aviez pas interrompue si souvent.

-- Très juste. Le temps c'est de l'argent, disent les Anglais.

-- Donc, reprit la dame avec quelque impatience, ce frère que je n'avais pas vu depuis plusieurs années est revenu à Paris au moment où je m'y attendais le moins. J'avoue même que je le croyais mort. C'est vous dire que nous n'avons jamais été en correspondance bien suivie.

-- Excellente méthode. La famille ne donne que du désagrément.

-- À qui le dites-vous, mon cher Frapillon, soupira madame de Charmière. Mon frère n'a jamais fait que me compromettre. Croiriez-vous que, malgré tous les sacrifices auxquels je me suis résignée pour le remettre dans la bonne voie, il est arrivé à courir les foires pour se donner en spectacle.

-- Peuh ! il n'y a pas de sots métiers, murmura l'homme d'affaires, qui semblait compatir médiocrement aux chagrins de famille de sa cliente.

-- C'est possible ; mais il y a de sottes gens, et si mon frère avait eu quelque bon sens, il aurait fait fortune en Amérique.

-- Que voulez-vous !... c'est un déclassé, dit philosophiquement J.-B. Frapillon.

-- Bref ! continua Rose, il est arrivé à Paris, traînant avec lui un paillasse ; il s'est présenté chez moi en cette honorable compagnie.

-- Comment n'avez-vous pas pu vous débarrasser de ces gens-là ?

-- Je m'en serais bien gardée avant de tenir le secret. Je les ai au contraire invités à dîner et j'ai tâché de faire parler mon frère, mais j'ai eu beau le griser, je n'en ai tiré que des renseignements très vagues.

-- C'est dommage ; l'idée était bonne, dit l'homme d'affaires, en hochant la tête d'un air connaisseur.

-- Peut-être en serais-je venue à mes fins, mais le malheur a voulu que Valnoir dînât chez moi ce soir-là. Mon frère a vu que je le connaissais, et il s'est défié de moi.

-- Oh ! oh ! voilà qui se complique. Et Valnoir qu'a-t-il pensé de la rencontre ?

-- Je n'en sais trop rien, mais dans tous les cas, il n'a pas paru le moins du monde embarrassé.

-- Bon ! c'est signe qu'il ne croit pas son secret découvert, observa judicieusement Frapillon.

-- Inutile de vous dire que je lui ai présenté mon convive comme un étranger qui venait m'apporter des nouvelles d'un frère exilé.

-- Très bien joué ! mais voyons le secret. Vous ne soupçonnez pas du tout à quoi il peut se rapporter ?

-- Évidemment à un fait qui a dû se passer dans la forêt de Saint-Germain et auquel le hasard a fait assister mon honorable frère.

» Il faut vous dire, mon cher, que malgré toute mon influence sur Valnoir, il y a un côté de sa vie que je ne connais pas. Plusieurs fois il s'est absenté, sans motif apparent, et j'ai su qu'il allait toujours du côté de Saint-Germain.

-- Le mystère est là, évidemment, et c'est à Saint-Germain qu'il faudrait chercher ; mais, tant que le siège durera, nous ne pouvons pas penser à aller prendre des renseignements au milieu des Prussiens.

-- Aussi ai-je songé à autre chose, reprit madame de Charmière.

-- Voyons votre plan, aussi bien les plans sont à la mode, dit J.-B. Frapillon, qui ne dédaignait pas d'égayer de temps en temps les affaires par une agréable plaisanterie.

-- Voilà. D'abord j'ai appuyé une combinaison inventée par ce Taupier que je n'aime guère...

-- Il a du bon.

-- En politique, peut-être ; mais du reste c'est de la politique qu'il s'agit.

-- Ma toute belle, dit lentement l'homme d'affaires, je ne demande pas mieux que de vous servir, mais avant de marcher, je veux savoir où je vais. Il s'agit donc de bien nous entendre.

-- Que voulez-vous dire ? demanda Rose assez étonnée.

-- C'est bien simple. Pour qui êtes-vous ?

-- Je ne comprends pas.

-- Je vais m'expliquer plus clairement. Si votre frère veut exploiter le secret, c'est que le secret peut rapporter gros, n'est-ce pas ?

-- C'est probable.

-- Donc, vous pourriez avoir intérêt à l'exploiter avec lui.

» D'un autre côté, la susdite exploitation peut être fort préjudiciable à Valnoir, qui est... votre ami et le mien.

-- Évidemment.

-- Bon ! maintenant voulez-vous prendre parti pour lui ou pour votre frère ?

À cette question cyniquement posée, madame de Charmière ne put s'empêcher de rougir.

L'agent la regardait par-dessus ses lunettes, comme s'il avait voulu lire jusqu'au fond de sa pensée, et la dame était résolue à jouer serré.

-- Comment pouvez-vous supposer que j'hésiterais entre un homme que j'aime et un frère qui ne m'a jamais causé que du chagrin ? dit-elle hypocritement.

-- Très bien ! reprit J.-B. Frapillon sans s'émouvoir ; alors, je vais marcher contre monsieur... À propos, comment s'appelle-t-il ?

-- Qui cela ? demanda Rose qui comprenait fort bien.

-- Mais, votre frère ?

-- Antoine Pilevert, répondit sèchement la noble personne qui n'aimait pas à prononcer son nom de famille, même devant son homme d'affaires.

Le timbre électrique résonna de nouveau et cette fois les vibrations se prolongèrent quelques secondes ; c'était le signal convenu avec le commis pour annoncer une visite importante.

-- Voulez-vous me permettre d'aller voir ce qu'on me veut ? demanda Frapillon en se levant.

-- Faites, mon cher, dit madame de Charmière ; j'ai encore quelques instructions à vous donner et je vous attendrai.

L'agent profita de la permission et disparut par une porte qui communiquait avec son cabinet.

Rose se demandait si elle n'avait pas fait fausse route en lui confiant la conduite d'une affaire aussi épineuse.

Sa foi dans l'honnêteté de Frapillon était médiocre, et les objectifs perfides de cet homme lui avaient donné à réfléchir.

-- Ce qu'il me proposait, pensait-elle, il est bien capable de le faire sans moi.

» Qui l'empêche de s'entendre avec mon frère ?

» Décidément, je verrai Antoine ce soir, et je tâcherai encore de le confesser, avant de m'engager tout à fait avec Frapillon.

Ses réflexions furent interrompues par l'apparition de l'agent, qui entra en marchant sur la pointe du pied.

-- C'est lui ! dit-il en mettant un doigt sur ses lèvres.

-- Qui, lui ?

-- Votre frère... M. Antoine Pilevert en personne.

-- Déjà ! s'écria Rose que cette visite précipitée contrariait fort.

-- Voulez-vous que je le renvoie ? demanda Frapillon, qui voyait parfaitement l'embarras de sa cliente.

-- Non... non... dit madame de Charmière. Seulement, je serais bien aise de connaître vite le résultat de l'entrevue, et puisque je me trouve ici...

-- Vous voulez y rester ? Faites mieux, chère belle, assistez à la visite.

-- Vous perdez la tête. Il ne faut pas qu'il me voie.

-- Il ne vous verra pas, soyez tranquille.

-- Comment cela ?

-- Venez avec moi ; je vais vous montrer comme mon appartement est machiné .

La proposition avait bien de quoi tenter madame de Charmière.

Assister sans être vue à l'entretien de Frapillon et de son frère, c'était s'assurer contre une trahison possible de l'homme d'affaires.

Elle s'attendait même si peu à cette invitation qu'elle hésita un instant à l'accepter, de crainte de tomber dans un piège.

C'était chez elle une vieille habitude de supposer toujours le mal, et toute action dont elle n'apercevait pas clairement le motif lui était suspecte.

-- Ah ! ça, vous avez donc ici des trucs comme dans un théâtre, dit-elle d'un air défiant.

-- J'ai tout simplement à côté de mon cabinet une cachette d'où on peut tout voir et tout entendre.

-- C'est bon à savoir, dit en riant madame de Charmière, et quand vous me recevrez dans le cabinet en question, j'aurai soin de m'assurer que la cachette est vide.

-- Oh ! nous ne causons jamais que dans la pièce où nous sommes en ce moment et où, je vous le jure, personne ne nous écoute.

-- Eh ! eh ! qui sait ?... mais à quoi vous sert, s'il vous plaît, ce système d'espionnage à la vénitienne ?

-- Chère amie, ça rentre dans mon état. Je tiens la partie des renseignements, vous ne l'ignorez pas, et c'est un excellent moyen de les fournir de première main.

» J'installe mon client dans le réduit que vous allez voir tout à l'heure, et je confesse à la portée de ses yeux et de ses oreilles la personne qu'il a intérêt à surveiller.

-- C'est très ingénieux.

-- Oh ! c'est d'un usage assez rare. Il n'est pas toujours facile d'amener le gibier dans le traquenard. Aussi, le plus souvent, je me sers du cabinet tout bonnement pour jeter un coup d'œil d'exploration sur les gens qui me demandent.

» C'est par ce procédé que je viens d'examiner monsieur votre frère. Je l'aurais reconnu quand même mon commis ne m'aurait pas remis sa carte.

-- Ah ! et qu'en pensez-vous ?

-- Il a l'air très pressé et de très mauvaise humeur. Il se promène en gesticulant et en parlant tout seul. Je crois même qu'il est sage de ne pas le faire attendre davantage.

-- Conduisez-moi, alors, dit madame de Charmière.

Frapillon poussa la porte et, prenant sa cliente par la main, il la guida à travers un long couloir garni d'un tapis très épais qui amortissait complètement le bruit des pas.

-- C'est ici, dit-il tout bas, en soulevant une portière.

Deux points lumineux brillaient devant eux et Rose comprit que le jour pénétrait par deux trous percés dans la cloison.

L'homme d'affaires la fit asseoir dans un fauteuil et appliqua son œil à une des ouvertures.

Et, dès qu'il eut regardé :

-- Comment ! il est parti ! murmura-t-il.

Puis se penchant à l'oreille de sa cliente :

-- Je n'y comprends rien, dit-il ; il faut qu'il se soit impatienté, mais je suis sûr qu'il est à parlementer avec mon commis et je vais le ramener.

-- Et si vous ne le rattrapez pas ? demanda Rose à voix basse.

-- Alors je reviendrai sur-le-champ vous délivrer, répondit Frapillon en s'éloignant avec précaution.

Le couloir, après avoir fait un coude, aboutissait au cabinet qu'il fallait traverser pour gagner le salon et ensuite la pièce où siégeait le commis.

L'homme d'affaires entra et constata derechef que le visiteur avait disparu sans laisser d'autre trace de son passage qu'un bout de cigare jeté tout allumé sur le parquet, comme pour témoigner de son impatience.

Frapillon allait se précipiter sur les traces du fugitif, quand la porte de salon s'ouvrit avec violence.

Un bruit de voix, montées au diapason le plus élevé, éclata en même temps, et l'agent vit apparaître avec stupéfaction Pilevert escorté et même poussé par Taupier.

-- Entre donc, mon brave, criait le bossu ; on ne lâche pas les amis comme ça, que diable !

-- Mais je vous dis que je suis pressé, grommelait le saltimbanque ; Alcindor m'attend.

-- Il attendra, sacrebleu ! Viens que je te présente à la perle des caissiers, au plus démocrate des comptables. Salut, Frapillon !

L'agent d'affaires semblait goûter médiocrement les politesses de Taupier, et cette invasion de son cabinet le contrariait fort.

En introduisant madame de Charmière dans la cachette, il avait bâti tout un plan que l'arrivée du bossu dérangeait tout à fait, et il cherchait déjà dans sa tête le moyen d'abréger l'entretien.

Pilevert paraissait du reste aussi embarrassé que lui.

Rencontré sur l'escalier au moment où il s'en allait très mécontent d'avoir attendu si longtemps, le malencontreux hercule avait été ramené à peu près de force par Taupier qui l'étourdissait de ses blagues incessantes.

Vainement le commis s'était-il opposé à cette infraction aux règles établies par son maître ; l'obstiné bossu avait forcé la consigne et traîné le saltimbanque jusque dans le sanctuaire.

Mais Pilevert, s'il n'avait pas su se défendre, était du moins bien décidé à ne pas s'expliquer devant témoins.

Il ne se doutait pas assurément que sa sœur le voyait et l'entendait ; mais la présence de Taupier suffisait pour lui fermer la bouche.

-- Voyons, rempart d'Avallon, qu'est-ce que tu lui veux, à mon ami ? reprit l'incorrigible plaisant. Viendrais-tu par hasard chercher un engagement pour le cirque de Toulouse ou pour l'Alcazar de Lyon ?

L'hercule, au lieu de répondre, exprimait son mécontentement par des grognements sourds.

-- Mais non, continua le bossu, je m'abuse, j'oublie que la politique te réclame et que tu es dorénavant le plus ferme soutien du Serpenteau.

» Parle alors, explique tes désirs. Mon ami Frapillon est un homme universel ; est-ce un renseignement que tu cherches ?

-- Ça ne vous regarde pas, grommela Pilevert.

-- Tu te fâches ?... alors, je suis fixé, c'est un renseignement et tu crains d'ouvrir ton cœur devant moi. Tu as tort ! je t'aime et je suis incapable d'abuser de tes secrets.

» Tiens ! veux-tu que je te le prouve ? Moi aussi, je viens pour un renseignement et je vais te donner l'exemple de la confiance en le demandant en ta présence.

J.-B. Frapillon suivait avec attention ce flux de plaisanteries, mais il n'avait aucune envie d'en rire.

L'idée de profiter de la rencontre fortuite de ces deux hommes venait de germer dans son esprit.

-- Veuillez donc prendre un siège, monsieur, dit-il avec une affectation de politesse, et m'apprendre à qui j'ai l'honneur de parler.

Le saltimbanque ouvrait la bouche pour répondre, quand Taupier lui coupa la parole :

-- Je vais te présenter, illustre hercule, dit l'intarissable bossu.

» Frapillon, tu as devant toi le citoyen Antoine Pilevert, qui a déjà un double titre à ton amitié. D'abord, il est attaché à la rédaction du Serpenteau en qualité de... de champion... et de plus, il est chéri et protégé par notre charmante patronne, la citoyenne de Charmière.

-- C'est plus qu'il n'en faut pour que monsieur soit le bienvenu ici, dit l'homme d'affaires.

-- Très bien, tu vas en conséquence prodiguer tes conseils à notre aimable associé, mais en attendant et pour l'encourager, je réclame une consultation personnelle.

-- Tout à ton service ! se hâta de dire Frapillon, saisissant l'occasion d'empêcher l'hercule de s'expliquer devant Taupier.

-- Numéro 5721, reprit le bossu en montrant le carton ramassé chez Valnoir. Il faut me trouver le fiacre qui a remis ce papier, mercredi soir, auprès de la Madeleine, à une femme en robe rouge, et savoir où il a conduit une femme en robe noire.

Pilevert était subitement devenu très attentif et l'expression de son regard n'échappa point à Taupier, qui s'écria aussitôt :

-- Mais, j'y pense, le cher Pilevert est à même de nous aider. Il s'agit d'une jeune personne qu'il connaît parfaitement.

» Tu sais mon vieux, c'est ta somnambule, ta sourde-muette, celle que tu voiturais à Saint-Germain.

-- Régine ! s'écria le saltimbanque. Ah ! la gueuse ! ah ! la coquine !

-- Tiens ! tiens ! mais il paraît que tu ne la portes plus dans ton cœur.

-- Elle s'est sauvée, dit Pilevert qui ne contenait plus sa colère, elle m'a planté là, moi qui la nourris depuis cinq ans.

-- Et tu ne sais pas où elle est allée ?

-- Non ! mille trompettes, mais si jamais je la retrouve !...

-- Tu la retrouveras, Pilevert, c'est moi qui t'en réponds. Où et quand t'a-t-elle quitté !

-- Après ce maudit duel, je l'avais laissée à Rueil avec la carriole et le mort qui était dedans, et j'étais allé faire un tour à Paris. Quand je suis revenu, je n'ai plus retrouvé que la carriole.

-- Très bien ! parfait ! ça se corse, et maintenant je demande la parole pour moi tout seul.

» Frapillon, mon ami, voici la chose. Valnoir et moi nous avons contre nous la sœur de l'officier qui a, comme tu sais, terminé sa carrière à Saint-Germain, plus un autre Saint-Senier, cousin du précédent.

» Tous ces gens-là nous veulent mal de mort ; ils font courir toutes sortes de vilains bruits sur notre compte, et ils ont embauché contre nous l'élève du vertueux Pilevert.

» Le cousin vient d'être pincé par les Prussiens, mais la sœur machine, avec la fille en rouge, savent des choses qui pourraient nous nuire.

» Il faut me la trouver d'abord, car elle se cache je ne sais où, et ensuite...

-- Ensuite ? demanda l'agent.

-- Nous en défaire, parbleu !

-- Très bien ! dit Frapillon sans sourciller.

-- Et toi, l'hercule, ça te va-t-il ?

-- Ça me va, grogna Pilevert.

-- C'est au mieux, mes enfants, s'écria le bossu. L'union fait la force et nous allons conclure sur place une sainte alliance entre les amis du Serpenteau.

-- Tu peux compter sur moi, dit l'agent d'affaires ; seulement il me faudra des renseignements un peu plus complets pour mener à bien mes recherches.

-- Tu les auras. En attendant, mets-toi en quête avec ce carton.

-- Ça, c'est l' a, b, c du métier, et le fiacre sera bientôt retrouvé. Pour les femmes, ce sera un peu plus long.

-- Voyons, combien te faut-il de temps, au maximum pour mettre la main dessus ?

-- Quinze jours au plus, ou alors j'y renonce.

-- Quinze jours, soit ! L'affaire est dans le sac, Vive Frapillon, qui va nous offrir illico deux absinthes !

-- Ça me va encore ! exclama l'hercule.

-- Citoyens ! cria le bossu d'un ton solennel, la ligue contre les ennemis du Serpenteau est formée.

» Vive la ligue ! et à quinzaine, comme on dit au palais.

Chapitre VI

Octobre était venu, et à mesure que l'automne s'avançait, se voilait le soleil radieux qui éclaira les premiers désastres de la funeste guerre de 1870.

Le siège de Paris entrait dans sa seconde période, celle où la population comprit que l'épreuve serait longue et se résigna à tous les sacrifices.

Les vivres ne manquaient pas encore et la température était supportable, mais on pressentait déjà l'entrée en ligne des deux terribles auxiliaires de la Prusse, la faim et le froid.

Aussi la ville n'avait plus cet aspect animé et presque joyeux des jours qui suivirent l'investissement.

Les chants patriotiques avaient cessé, les boutiques se fermaient de bonne heure et les voitures devenaient plus rares.

Plus de ces encombrements, plus de ces flots de lumière qui, dans le commencement du blocus, donnaient encore la vie aux grands boulevards.

On ne se promenait plus, on passait ; et, dans les rues éloignées du centre, la circulation cessait presque entièrement à l'entrée de la nuit.

Ce soir-là, Paris était plus sombre et plus triste encore que de coutume.

Le canon avait grondé toute la journée et une sortie tentée par nos soldats avait été repoussée.

La nouvelle de cet insuccès s'était répandue promptement, et sur toutes les figures, on lisait la douleur d'une espérance déçue.

Les passants, fort peu nombreux, marchaient à grands pas et la tête basse, et, si par hasard, un groupe se formait au milieu de la chaussée déserte ou sur le seuil d'une porte, c'était pour causer à demi-voix, comme on cause dans la chambre d'un malade.

Il y avait du deuil dans l'air, et certains quartiers excentriques avaient réellement pris un aspect lugubre.

La rue des Martyrs, assez bruyante d'ordinaire, était silencieuse, et à la lueur douteuse des becs de gaz, très clairsemés, on voyait à peine quelques ombres se glisser le long des murs.

Vers le sommet de la rude montée que forme en cet endroit le versant méridional de la butte Montmartre, une femme seule suivait, en hâtant sa marche, le trottoir de gauche.

Arrivée au coin de la rue Laval, elle s'arrêta un instant et se retourna pour jeter derrière elle un regard rapide.

Elle voulait sans doute s'assurer qu'on ne la suivait pas et le résultat de cet examen fut satisfaisant.

Pas un piéton ne se montrait en deçà de la rue de Navarin.

Seul, un fiacre traîné par deux maigres rosses grimpait péniblement la côte pavée.

Les malheureuses bêtes, que les nécessités de la défense avaient vouées à une mort prochaine, trébuchaient et s'arrêtaient à chaque instant, malgré les coups de fouet du cocher.

Les voyageurs impatientés avaient mis la tête à la portière et les encourageaient de la voix, mais leurs cris ne produisaient pas plus d'effet que la mèche qui cinglait les flancs des chevaux essoufflés, et l'attelage n'avançait guère.

La femme entra dans la rue de Laval et se mit à courir comme une personne qui touche au but et qui a des raisons pour l'atteindre vite.

En quelques secondes, elle arriva devant un grand mur au milieu duquel une porte basse montrait ses panneaux vermoulus.

Il ne semblait pas que cette entrée dérobée dût servir souvent, car la serrure se rouillait et les ais commençaient à se disjoindre.

Mais le chemin était sans doute familier à la femme qui venait de se jeter rapidement dans l'étroite baie formée par la muraille.

Elle mit la main sur un des larges clous semés au milieu du vantail supérieur et appuya fortement.

Une cloche résonna aussitôt à l'intérieur, et, un instant après, la porte s'ouvrit.

L'inconnue entra, non sans avoir donné un dernier coup d'œil au dehors.

Au moment où elle disparaissait, deux formes humaines se montraient à la hauteur des premières maisons, et on entendait claquer au loin le fouet du cocher qui excitait encore ses rosses sur l'escarpement de la rue des Martyrs.

Le mur, assez élevé, cachait une étroite allée de tilleuls dont les branches se rapprochaient jusqu'à former une voûte.

La femme referma la porte dont les gonds et le pêne devaient avoir été huilés, car il suffisait de la pousser pour qu'elle rentrât sans bruit dans son alvéole de pierre.

Elle s'arrêta un instant pour écouter si on marchait dans la rue et s'engagea ensuite résolument dans le chemin sombre.

Une lumière brillait au loin et, malgré l'obscurité, la visiteuse nocturne atteignit rapidement un perron au haut duquel brûlait une lampe placée là comme un phare.

-- Enfin, c'est vous, dit une voix rude, ces dames sont joliment inquiètes, depuis le temps qu'elles vous attendent.

» Allons ! voilà que j'oublie encore qu'elle ne m'entend pas, ajouta l'homme qui parlait en ramassant la lampe pour guider Régine, -- car c'était elle, -- à travers une galerie vitrée.

La jeune fille le suivit, après lui avoir adressé un geste amical, et se débarrassa, tout en marchant, d'une mante à capuchon qui l'enveloppait de la tête aux pieds.

Elle avait quitté le costume bizarre qu'elle portait encore la nuit de son aventure avec Valnoir et elle était vêtue comme une ouvrière aisée.

Sa robe de laine noire et la résille qu'elle avait jetée sur sa tête nue faisaient encore valoir sa merveilleuse beauté.

Ses grands yeux brillaient d'un éclat singulier, et l'animation d'une course précipitée avait légèrement coloré la blancheur mate de son teint.

Son introducteur fut sans doute frappé de tant de charmes, car il ne put s'empêcher de murmurer : -- Qui est-ce qui dirait pourtant qu'une si belle fille a couru les foires avec un saltimbanque ? Et honnête avec ça, et brave ! Si je ne m'étais pas mis devant elle, elle se faisait tuer par le Prussien qui a blessé ce pauvre M. Roger.

» Entrez, mademoiselle, ajouta-t-il en ouvrant une porte, ces dames sont là.

Au milieu d'une chambre très simplement meublée, deux femmes étaient assises autour d'une table ronde.

La plus âgée lisait une lettre, l'autre tenait un livre qu'elle posa vivement sur la table en voyant paraître la jeune fille.

-- Enfin, la voilà, dit le guide, et je crois qu'il ne lui est pas arrivé malheur, car elle a l'air tout joyeux.

Régine courut à la vieille dame et lui baisa la main.

Dieu soit loué, chère enfant, nous tremblions de vous savoir si tard dans les rues de cette maudite ville.

Ces mots prononcés d'une voix douce et sympathique, Régine les comprit sans doute aux mouvements des lèvres, car elle y répondit par un regard qui exprimait la plus vive reconnaissance.

La dame qui venait de parler avait certainement passé la soixantaine, mais elle n'était ni courbée, ni ridée et, n'eussent été ses cheveux d'un blanc de neige, personne ne lui aurait donné son âge.

Elle avait dû être remarquablement belle, et la courbure aristocratique de son nez accentuait dans ses traits une expression de fierté que tempérait la douceur de ses yeux bleus, un peu voilés.

Du reste pour juger de ce qu'elle avait été dans sa jeunesse, il suffisait de regarder la jeune fille qui brodait à côté d'elle et qui s'était levée pour tendre la main à Régine.

C'était son portrait vivant, avec toutes les grâces et toute la fraîcheur de vingt ans.

Grande, mince et blonde, mademoiselle Renée de Saint-Senier réalisait l'idéal de la beauté anglaise, relevée par une finesse de lignes et une vivacité de mouvements qu'on ne rencontre guère de l'autre côté de la Manche.

Sa tante, sœur de son père et titrée comtesse de Muire, offrait le type le plus parfait des douairières de l'ancienne cour, et la race se révélait dans ses manières encore plus que dans sa personne.

-- Asseyez-vous, mon enfant, dit-elle en indiquant une chaise à Régine.

» Landreau, avez-vous eu soin d'enlever la lumière et de fermer les volets ? ajouta-t-elle en s'adressant au domestique qui avait introduit la jeune fille.

Le garde-chasse n'avait gardé de son uniforme de mobile que le pantalon bleu à bandes rouges, et il portait un habit vert à retroussis qui comptait de longs services dans les bois de Saint-Senier.

-- Pas de danger que j'oublie la consigne, madame la comtesse, répondit le vieux serviteur. Il rôde de trop mauvaises figures autour du pavillon depuis quelques jours.

-- Bien, mon ami ; faites bonne garde. Renée, montrez donc à cette chère enfant la lettre qui nous apprend que Roger est blessé et prisonnier à Saint-Germain.

Mademoiselle de Saint-Senier tendit à Régine un papier de format ministériel.

La jeune fille le prit avidement, et à mesure qu'elle lisait, sa figure s'éclairait et ses yeux se mouillaient de larmes.

-- Pauvre petite, dit madame de Muire, comme elle est bonne et dévouée !

-- Oh ! ma tante, elle nous l'a bien prouvé, répondit mademoiselle de Saint-Senier en la regardant avec attendrissement, et j'espère qu'elle ne nous quittera plus.

-- Je le désire autant que vous, ma chère enfant, mais je crains toujours qu'elle ne retombe entre les mains de ce misérable saltimbanque.

» Ne pensez-vous pas aussi que son obstination à nous cacher son histoire est bien étrange ?

-- Elle est timide et défiante comme tous ceux qui ont souffert, dit Renée, mais je suis sûre qu'elle me dira tout.

-- Vous vous exprimez comme si elle pouvait parler, dit en souriant madame de Muire. Il est vrai qu'elle écrit avec une facilité et une correction qui m'étonnent.

-- Avez-vous remarqué aussi, ma tante, sa merveilleuse intelligence ? Elle entend vraiment avec les yeux.

-- J'ai toujours cru, reprit la vieille dame avec un air pensif, que cette jeune fille avait dû être élevée par des gens bien nés.

» Mais parlons un peu de notre pauvre Roger. Comme il doit souffrir d'être loin de nous ! bien plus que de sa blessure, n'est-ce pas, Renée ?

Mademoiselle de Saint-Senier rougit légèrement.

-- Oh ! oui, ma tante, soupira-t-elle ; si du moins, nous pouvions lui faire savoir de nos nouvelles, lui écrire que nos inquiétudes sont moins vives...

-- Qui sait ! dit madame de Muire, peut-être qu'un messager adroit et hardi parviendrait à franchir les lignes.

-- Qu'en dites-vous, Landreau ?

-- Pas facile, madame la comtesse.

» S'il ne s'agissait que de risquer sa peau, la mienne est toute à votre service ; mais ces gueux de Prussiens montent si bien la garde, que personne ne passe.

» Je me ferai prendre et je n'aurai même pas la consolation de voir M. Roger, car on m'enverrait tout droit en Allemagne, sans compter que je suis bien utile ici.

-- Hélas ! il a raison, dit la vieille dame. Mais voyez donc, Renée, ce qu'a écrit cette enfant.

Régine venait de tracer quelques mots sur une ardoise que le fidèle Landreau avait eu soin de placer sur la table.

Renée la prit des mains de la jeune fille et lut tout haut ces mots qui lui arrachèrent un cri de surprise : « Si vous n'avez plus besoin de moi, j'irai à Saint-Germain et je ramènerai M. de Saint-Senier. »

-- Pauvre enfant ! soupira madame de Muire après avoir lu, son dévouement passe ses forces. Je ne me pardonnerais jamais d'avoir consenti à l'exposer aux dangers d'un pareil voyage.

Régine suivait d'un œil attentif les impressions qui se reflétaient sur la physionomie de la vieille dame.

Elle devina sans doute que sa généreuse proposition n'était pas acceptée, car elle reprit l'ardoise et se mit à écrire avec une ardeur fiévreuse.

Mademoiselle de Saint-Senier s'était levée très émue et suivait par-dessus son épaule les lignes qu'elle traçait.

-- Que dit-elle ? demanda la comtesse.

« Ne craignez rien, lut Renée, les Prussiens ne me feront pas de mal ; je sais leur langue et je leur dirai la bonne aventure. »

-- Ça, c'est vrai, observa Landreau, qu'une femme aurait plus de chance de se tirer d'affaire en amusant ces coquins-là par des tours de passe-passe qu'un homme en bravant les coups de fusil.

-- Cela peut être, dit madame de Muire, mais je ne puis vraiment pas permettre qu'elle risque encore une fois sa vie pour Roger.

-- Et d'ailleurs, ajouta tristement Renée, alors même qu'elle réussirait à franchir les lignes, comment pourrait-elle le ramener, lui, blessé, mourant peut-être ?

Les pleurs lui coupèrent la parole.

-- Quant à ça, mademoiselle, reprit le vieux garde-chasse, j'ai vu tomber mon lieutenant, et je suis sûr qu'il n'avait reçu qu'un coup de crosse sur la tête, même que j'ai embroché le Prussien qui l'avait donné.

» Les blessures du crâne, ça tue ou ça guérit très vite, et je parierais bien que M. Roger vas sortir de l'hôpital un de ces jours pour filer sur l'Allemagne.

-- Et qui sait si nous le reverrons jamais, sanglota Renée.

Madame de Muire se taisait et semblait réfléchir.

-- Non, non, dit-elle après un silence, s'il arrivait malheur à cette petite, je me le reprocherais éternellement.

» Et puis, il m'en coûterait trop de lui voir reprendre son affreux métier, même pour sauver mon neveu.

» Faites-lui comprendre que je m'oppose à cette folie, et que d'ailleurs nous avons besoin d'elle pour achever ce qu'elle a si bien commencé.

Mademoiselle de Saint-Senier essuya ses larmes et écrivit :

« C'est impossible. Vos soins sont nécessaires ici. »

Régine lut d'un seul coup d'œil et baissa tristement la tête.

Sa poitrine se souleva sous l'empire d'une vive émotion et ses mains agitées d'un tremblement nerveux replacèrent l'ardoise sur la table.

-- Comme elle l'aime ! dit madame de Muire qui la regardait avec un intérêt profond.

Renée leva sur sa tante ses yeux encore humides.

-- Pas tant que vous, je le sais, ma chère fille, dit la vieille dame en souriant doucement mais vraiment je suis fière pour notre Roger qui inspire de pareils dévouements.

-- Il est si bon, murmura mademoiselle de Saint-Senier.

-- Aussi beau que bon, reprit la comtesse, car il est bien de notre race et je trouve qu'il ressemble beaucoup au portrait de votre grand-oncle, le colonel de Saint-Senier.

» Tenez, en uniforme surtout, c'est frappant, ajouta-t-elle en examinant une carte photographiée. Savez-vous bien, mon enfant, que vous aurez là un charmant mari.

-- Je n'ai jamais pensé qu'à son cœur, dit Renée en rougissant.

-- La figure ne gâte rien, ma fille, dit la dame, qui avait gardé sur ce point les idées du premier Empire, mais je pense comme vous que Roger a bien d'autres mérites, et, dès que cette affreuse guerre sera terminée, nous irons faire le mariage dans ma terre de Bourgogne.

-- L'avenir est bien noir, dit mademoiselle de Saint-Senier.

Sa tante lui prit les mains, et elle allait sans doute chercher à la rassurer, quand elle s'écria tout à coup : -- Mais cette petite se trouve mal. Landreau, vite, de l'eau et mon flacon de sels, qui est là sur la cheminée.

En effet, Régine était devenue affreusement pâle.

Renée et le vieux serviteur s'empressèrent à la fois autour d'elle ; mais la jeune fille se raidit par un violent effort intérieur, le sang remonta à ses joues et elle fit signe que le mal était passé.

-- Diable ! dit Landreau entre ses dents, et moi qui la croyais si forte ! Mais, bah ! toutes ces jeunesses, ça vous a des syncopes pour un oui, pour un non.

-- Cette enfant est épuisée de fatigue, dit madame de Muire, et il lui faut absolument du repos. Je ne veux plus qu'elle aille courir la ville, ni qu'elle passe ici ses nuits sans dormir. Nous veillerons à sa place, au besoin, et nous enverrons Landreau au-dehors quand il le faudra.

-- Ma permission ne finit que dans trois jours ; et d'ailleurs je demanderai une prolongation au capitaine, répondit le garde-chasse.

-- Conduisez-la chez elle, mon ami, reprit la comtesse ; et nous, ma chère Renée, montons à la chambre blanche.

Régine s'était levée en même temps que la vieille dame, et semblait absorbée par une pensée profonde.

Elle se laissa embrasser par mademoiselle de Saint-Senier, et prit machinalement le bras que lui offrait Landreau.

-- Soyez tranquille, madame la comtesse, dit le garde, tout le monde peut dormir tranquille, je fais ma ronde tous les soirs, comme si le jardin de la rue de Laval était le parc de Saint-Senier.

La jeune fille suivit son guide, qui la conduisit avec des attentions presque paternelles jusqu'à la porte du logement que madame de Muire avait fait arranger pour elle.

-- Bonsoir, la belle enfant ! dit le vieux serviteur en l'introduisant, ne faites pas de mauvais rêves, et surtout n'ouvrez pas les volets.

» Allons, bon ! voilà encore que je parle pour le roi de Prusse !

Sur cette réflexion, qu'il avait déjà faite plus d'une fois, le brave Landreau s'éloigna après avoir soigneusement enfermé la jeune fille.

La chambre où Régine se trouva seule était longue et étroite.

Cette partie du pavillon avait dû autrefois être habitée par un homme, probablement par l'un de ceux qui portaient le nom de cette famille de Saint-Senier si cruellement frappée par le sort depuis les premiers jours du siège.

Des armes de chasse étaient encore disposées en trophées sur les murs et des caisses de cigares s'empilaient sur un dressoir.

Une vieille tapisserie à personnages séparait en deux moitiés cette galerie transformée en chambre à coucher.

Une haute cheminée surmontée d'une glace ancienne encadrée de bois sculpté faisait face à la tenture.

Deux bougies allumées par Landreau éclairaient faiblement cette vaste pièce où l'ombre s'amassait à l'autre extrémité.

Les deux fenêtres donnaient directement sur le jardin, car la galerie était au rez-de-chaussée, mais des volets intérieurs soigneusement clos interceptaient toute lumière et toute communication avec le dehors.

Régine était allée s'appuyer sur le manteau de la cheminée et regardait un portrait, celui de Roger, qu'elle avait pris sur la table du salon et qu'elle avait tenu serré dans sa main droite.

Ni madame de Muire, ni mademoiselle de Saint-Senier n'avaient remarqué que la jeune fille s'était emparée de ce carton posé à côté de l'ardoise.

Depuis que Régine était seule, son visage semblait transfiguré, et son attitude résignée avait fait place à un air de résolution virile.

Ses yeux brillaient d'un éclat singulier, son teint pâle se colorait et sa taille souple se redressait comme pour affronter, la tête haute, un danger prochain.

Elle tira de son corsage un médaillon qu'elle baisa à plusieurs reprises, puis elle se remit à examiner le portrait de l'officier.

Ses lèvres remuaient comme si elle avait pu parler et bientôt des larmes roulèrent sur ses joues.

Après quelques instants de contemplation muette, elle se jeta à genoux et se mit à prier.

Elle resta longtemps ainsi, la tête appuyée sur ses mains jointes qui reposaient sur une table où le fidèle Landreau avait préparé des livres, du papier et les menus objets à l'usage d'une jeune fille.

Puis, elle se leva lentement, et marcha vers la fenêtre qu'elle entrouvrit après avoir eu soin de masquer les bougies de façon à ce que la clarté ne parût pas à l'extérieur.

La nuit était sombre et une pluie fine chassée par le vent d'ouest venait fouetter la figure de la jeune fille qui se penchait pour regarder dans le jardin.

Rien ne bougeait dans l'enclos désert au milieu duquel s'élevait le chalet que Valnoir avait si souvent examiné du haut de sa terrasse.

Le silence était profond, car cette nuit-là, les batteries des forts se taisaient.

On aurait dit que la ville assiégée se recueillait après la bataille qui venait de finir, et l'artillerie prussienne, qui attendait le moment psychologique, n'avait point encore ouvert son feu.

Un coup d'œil jeté sur la pelouse et sur les allées solitaires avait suffi pour rassurer Régine.

Elle revint vivement à la table et, sans prendre le temps de s'asseoir, elle se mit à tracer avec une rapidité fébrile quelques lignes sur une large feuille de papier.

« Pardonnez-moi de vous désobéir, écrivait-elle d'une main tremblante ; je pars. Il faut que je le sauve ou que je meure.

« Si dans cinq jours vous ne m'avez pas revue, priez Dieu pour moi, et pensez quelquefois à celle qui vous aimait et qui s'estime heureuse de vous donner sa vie. »

Elle signa : « Régine » et resta un instant immobile. On aurait dit qu'elle hésitait à ajouter un nom de famille.

Mais presque aussitôt, elle jeta la plume et, secouant la tête comme pour repousser une pensée qui lui était venue, elle se releva et fit un pas vers la cheminée où les bougies brûlaient encore sur le marbre, à côté du portrait de Roger.

Elle étendit la main pour prendre cette image qu'elle voulait mettre sur son cœur comme un talisman contre les balles prussiennes, mais elle s'arrêta pétrifiée.

Dans la glace elle venait de voir, debout, derrière elle, un homme.

Régine voulut crier, mais elle n'en eut pas le temps.

Avant d'avoir pu jeter ce son inarticulé qui est comme la voix des sourds-muets, la malheureuse jeune fille fut saisie à la taille par deux bras robustes.

En même temps, un autre homme caché derrière la tapisserie s'élançait sur elle d'un seul bond et lui appliquait un mouchoir sur la bouche.

L'attaque avait été si brusque et si imprévue que Régine fut renversée et bâillonnée sans avoir pu se défendre.

L'un de ses agresseurs profita du premier moment de surprise pour souffler les bougies, et avec l'obscurité complète qui envahit subitement la chambre, le sens de la vue, le seul qui lui restât, lui devint inutile.

Elle ferma les yeux et se prépara à mourir.

-- Enlevons-la, et vivement, dit tout bas le misérable qui l'avait attaquée le premier.

-- Attends un peu que je prenne le papier où elle vient d'écrire, répondit l'autre.

-- Pourquoi faire ?

-- On ne sait pas. Ça peut servir plus tard.

-- Laisse donc ça et dépêchons-nous. Cet animal de soldat peut revenir rôder par ici, et nous n'avons pas le temps de flâner.

Les deux scélérats tombèrent sans doute d'accord sur la nécessité d'opérer promptement, car Régine, soulevée par une étreinte énergique, fut emportée vers la fenêtre.

-- Est-ce fait ? dit une voix qui partait du jardin.

-- Oui, citoyen, répondit un des coquins.

-- Alors, envoyez le colis, et filons.

L'enlèvement s'acheva avec une adresse et une rapidité qui dénotaient une grande habitude des expéditions clandestines.

La fenêtre n'était pas très élevée au-dessus du sol et le corps frêle de la jeune fille ne pesait guère aux mains vigoureuses qui la tenaient.

Régine fut reçue dans les bras du complice aposté au dehors ; les deux autres bandits sautèrent sur le gazon sans faire le moindre bruit, saisirent la victime et l'affreux cortège se mit en marche.

La nuit était plus noire que jamais, le vent avait redoublé de violence, et les habitants du chalet devaient être endormis, car on ne voyait pas de lumière et on n'entendait aucun bruit.

Les ravisseurs semblaient connaître parfaitement le chemin ; ils tournèrent l'angle du pavillon, s'engagèrent dans l'allée des tilleuls, et arrivèrent promptement à la porte.

Ils étaient même au courant du secret qui servait à l'ouvrir, car l'un d'eux n'eut qu'à toucher un ressort pour faire jouer la serrure.

La rue de Laval était complètement déserte.

À la lueur douteuse d'un bec de gaz lointain, on distinguait à peine un fiacre arrêté au coin de la montée des Martyrs.

-- Je cours devant pour vous annoncer, dit l'homme qui avait monté la garde dans le jardin.

Depuis l'instant où elle était tombée entre les mains de ses ennemis inconnus, Régine n'avait pas fait un mouvement pour leur échapper.

C'était à croire que la frayeur l'avait tuée, car ses bras pendaient immobiles le long de son corps, et sa tête retombait inerte et échevelée sur la poitrine du bandit qui la soutenait.

En quelques enjambées rapides, les porteurs arrivèrent au fiacre.

Celui qui paraissait être le chef de l'expédition les attendait en tenant la portière ouverte.

-- Emballez, dit-il d'une voix rauque.

L'ordre fut exécuté avec une dextérité qui aurait fait honneur à des brigands calabrais, et en un clin d'œil, la jeune fille, jetée sur les coussins du fiacre, se trouva serrée de près par deux gardiens décidés à tout faire pour empêcher leur prisonnière de fuir.

Elle ne paraissait pas y songer et s'était placée sans résistance au milieu de deux geôliers qui occupaient les coins de la voiture.

L'autre, qui venait de donner ses ordres au cocher, sauta aussi dans l'intérieur, et le fiacre roula ver le carrefour formé par la rencontre de la rue de Laval et de la rue de Bréda.

-- Eh ! eh ! mes enfants, voilà ce que j'appelle travailler proprement, dit le personnage auquel les autres semblaient obéir.

-- Faut dire aussi que nous avons eu de la chance, grommela un des coquins subalternes. Trouver justement la porte de la cuisine ouverte, des tapis dans l'escalier pour ne pas faire de bruit, et une tenture dans la chambre pour nous cacher.

-- Sans compter, reprit l'autre, qu'avec une fille qui ne parle pas et qui n'entend pas, la moitié de la besogne est faite d'avance.

-- La nôtre n'est pas finie, dit laconiquement le chef de l'expédition.

-- Dites donc, au fait, monsieur Taupier, demanda le premier gredin, qu'est-ce que nous allons faire de notre marchandise ?

-- Frapillon ne te l'a pas dit ?

-- Ma foi, non, le patron est comme ça, voyez-vous ; il vous dit : Faut marcher ! et on ne demande pas d'explications.

-- Oh ! c'est un fier homme, pour sûr, reprit l'autre acolyte, et généreux, quand on le sert bien.

» Il nous a fait venir, il y aura demain quinze jours et il nous dit : -- Mes lapins, il faut que le gibier soit levé cette semaine et pris la semaine suivante.

» Il y a cinq cents balles pour vous, si l'affaire est dans le sac avant l'autre quinzaine, mais je retiendrai cinquante francs par chaque jour en plus.

-- Et comme nous finissons cette nuit, vous n'aurez pas de dédit à payer, mes petits agneaux, dit l'infernal bossu qui s'était chargé de commander les agents fournis par son ami Frapillon.

-- Alors, nous allons déposer la princesse en lieu sûr.

-- Tu l'as dit, Mouchabeuf, prononça Taupier d'un ton d'autorité.

-- Et où ça se trouve-t-il, cet endroit-là, sans vous commander ? demanda le coquin qui répondait à ce nom gracieux.

-- Tu le verras dans un quart d'heure, au train dont le camarade qui est là-haut, sur le siège, mène ses rosses.

-- Comme le patron est bien monté, tout de même ! reprit avec admiration Mouchabeuf.

-- C'est égal, observa l'autre drôle, c'est heureux que la petite soit si sage ; si nous avions du remue-ménage dans cette boîte, ça pourrait nous attirer du désagrément.

-- Oh ! dans ce quartier-ci, ils se couchent comme les poules ; nous n'avons pas vu trois passants depuis la place Pigalle.

Le fiacre, en quittant la rue de Laval, avait gagné les boulevards extérieurs et roulait dans la direction de la Villette.

Minuit était sonné depuis longtemps, et, dans ces parages déserts, on ne rencontrait à pareille heure que des ivrognes attardés.

Les baraques récemment construites au milieu de la chaussée pour loger les mobiles de province n'étaient pas occupées cette nuit-là, par suite de la sortie de la matinée.

Les troupes les avaient quittées la veille et bivouaquaient en dehors de l'enceinte.

-- Paraît que nous allons consigner notre colis à l'entrepôt, dit Mouchabeuf en riant de son aimable plaisanterie.

En effet, la voiture approchait de ce monument circulaire qui marque l'emplacement de l'ancienne barrière de la Villette et on voyait se dresser sur la gauche les immenses bâtiments construits pour emmagasiner les marchandises transportées par le canal.

Régine gardait toujours l'immobilité d'une statue et, n'eût été sa respiration précipitée, on aurait pu la croire morte.

-- Puisqu'elle se tient tranquille, nous pourrions bien lui ôter ce mouchoir qui doit diablement la gêner, reprit le facétieux agent qui semblait tenir à apporter dans l'exercice de ses fonctions toute l'humanité compatible avec ses devoirs envers J.-B. Frapillon, son redoutable maître.

-- Pas la peine, maintenant, dit laconiquement Taupier, nous sommes arrivés.

-- Tiens ! j'avais deviné, observa Mouchabeuf.

-- Tu brûles, mais tu n'y es pas tout à fait, mon vieux lascar, répondit le bossu en se retournant pour ouvrir la glace et tirer le cocher par le bas de sa redingote.

-- À droite, n'est-ce pas ? demanda celui-ci.

-- Oui, pousse un peu tes rosses et file devant toi jusqu'à ce que je frappe aux carreaux.

Le fiacre quitta le boulevard pour s'engager sur une pente assez rapide qui descendait le rond-point vers le quai du canal.

-- Il paraît que nous allons nous embarquer, reprit l'agent toujours plaisant ; ça me va, j'ai toujours eu du goût pour la marine.

-- Trop d'imagination, citoyen, dit Taupier, ça te nuira dans ta partie.

Tout en parlant, le bossu avait mis la tête à la portière et observait avec attention le chemin suivi par le cocher.

Le pavé était devenu très inégal, et la voiture, assez mal suspendue, secouait rudement les voyageurs sur cette voie peu fréquentée.

À droite s'élevaient de place en place quelques maisons basses séparées par des chantiers de bois ou réunies par de longues murailles grises.

À gauche, s'étendait la berge du canal, couverte de futailles vides et complètement déserte.

On ne voyait même pas s'élever au niveau du quai la coque massive des bateaux à charbon, et on n'entendait que le bruit monotone de l'eau filtrant à travers les écluses.

La guerre avait interrompu la navigation et les douaniers, surveillants habituels de la berge, avaient pris le fusil et montaient la garde aux remparts.

Après quelques minutes d'une course très cahotée, le fiacre arriva devant un hangar en ruines, que l'industrie paraissait avoir abandonné depuis longtemps.

Aucune autre construction n'apparaissait au delà de cette baraque vermoulue, et, de quelque côté qu'on regardât, on pouvait se croire à cent lieues de Paris, tant la rue, ou plutôt la route, était silencieuse et solitaire.

Taupier frappa vivement contre la glace et le fiacre s'arrêta court.

-- Nous y sommes, ingénieux Mouchabeuf, dit-il avec le ricanement qu'il affectionnait dans les circonstances graves.

» Ouvre la boîte, saute sur le macadam et tends les bras à la donzelle que nous allons te passer.

-- Il vaudrait mieux la faire descendre par l'autre portière, observa le méthodique agent ; nous aurons moins de chemin pour la porter à la cassine que je vois sur la droite. Drôle de logement, tout de même !

-- Fais ce que je te dis sans raisonner, dit rudement le bossu, ce n'est pas de ce côté-là que nous allons.

-- Excusez ! j'avais cru que vous aviez trouvé là-dedans un logement pour la petite.

» D'autant plus que de l'autre côté il n'y a que le canal.

-- C'est justement là que j'ai affaire, répondit Taupier en éclatant de rire.

-- Au canal ! vous avez affaire au canal ! répéta Mouchabeuf stupéfait.

-- Ouvre donc, mille tonnerres ! cria le bossu, nous perdons notre temps, et je t'expliquerai mieux ça sur la berge.

L'agent se décida à obéir.

Il sauta à terre et Taupier le suivit, en disant à l'autre coquin :

-- Reste-là, toi, et veille à ce que la fille ne bouge pas jusqu'à ce que je revienne.

La recommandation était superflue, car Régine n'avait pas fait un mouvement.

Ses yeux seuls vivaient et le misérable qui la gardait avait plus d'une fois été frappé de leur éclat.

-- Viens avec moi, dit brusquement le bossu en secouant le bras de Mouchabeuf.

-- On y va, mon général. Où allons-nous ?

-- En reconnaissance, mauvais soldat.

Le bossu enjamba lestement la chaîne en fer qui séparait de la rue le quai de déchargement, et marcha droit au canal.

Mouchabeuf, qui devait avoir servi jadis, emboîtait le pas militairement, mais il maugréait entre ses dents : -- Est-ce que le bombé aurait l'intention... Nom de nom ! ça passerait la plaisanterie.

Taupier était arrivé au bord du canal et se penchait pour examiner la place.

Elle était admirablement choisie.

L'eau noire et profonde affleurait presque le quai ; pas un bateau à portée, pas une lumière à perte de vue.

-- Une écluse en dessus ! une autre plus bas ! murmurait le bossu. Pour que la navigation soit rétablie, il faudra que les Prussiens lèvent le siège et nous en avons pour un bout de temps.

» Allons ! décidément, j'ai eu la main heureuse ! Ce joli bassin est comme une boîte aux lettres. On peut y jeter tout ce qu'on veut, et c'est le tombeau des secrets.

Le satellite fourni par J.-B. Frapillon observait les mouvements de son chef de file avec une inquiétude visible.

-- Faisons vite, dit tout à coup Taupier ; retourne à la voiture, empoigne le colis avec ton camarade et apportez-le-moi ici.

Mouchabeuf resta cloué sur place. On aurait dit que ses pieds avaient pris racine sur le granit du quai.

-- Es-tu devenu sourd comme la gonzesse ? Est-ce que ça se gagne, ces infirmités-là ? ricana le bossu.

-- J'entends très bien, dit l'agent sans broncher ; mais si ce n'était pas trop vous contrarier, je voudrais savoir, avant d'aller chercher la petite, où vous comptez la mener.

-- Curieux, va ! qu'est-ce que ça peut bien te faire ?

-- Une idée que j'ai comme ça !

-- L'enfant est fatiguée, nous allons l'envoyer se reposer là-dedans, dit Taupier en montrant le canal.

-- Je m'en doutais !

-- Tant mieux ! ça t'évitera les émotions de la surprise. Seulement, dépêche-toi, je n'aime pas les affaires qui traînent.

-- Celle-là ne se fera pas, dit froidement Mouchabeuf.

-- Et qui s'y opposera ? demanda le bossu d'un ton menaçant.

-- Moi.

-- Ah çà ! je rêve, dit Taupier furieux. Voyons, es-tu payé, oui ou non, par Frapillon, pour m'aider à me débarrasser d'une fille qui me gêne ?

-- Entendons-nous. Pour l'enlever, oui ; c'est ma partie ; pour la tuer, non ; il n'a pas été question de ça et je ne veux pas me mêler de ces opérations-là.

-- Très bien, je comprends. Tu trouves que ça n'est pas payé et tu veux un supplément de solde. Soit ! je suis bon prince et j'en parlerai à ton patron pour qu'il change le billet de cinq cents en billet de mille.

» Allons ! maintenant, en route !

-- Ni pour mille, ni pour dix mille, dit Mouchabeuf en secouant la tête. Je n'ai pas envie de finir sur la place de la Roquette.

-- Imbécile ! la peine de mort va être abolie. Elle est immorale, et j'écris tous les jours dans mon journal pour qu'on la supprime.

Cette assurance offerte, en ricanant, par l'odieux bossu n'eut pas le pouvoir de convaincre Mouchabeuf.

-- Possible ! dit-il froidement, mais en attendant, je tiens à ne pas sortir de ma spécialité.

» Je vous aiderai à mener la petite partout où vous voudrez, excepté dans le canal.

-- Je l'y mènerai sans toi, triple brute, s'écria Taupier furieux.

» Ton camarade ne sera pas si difficile et je suis sûr du cocher.

» File ton nœud, et plus vite que ça ! nous nous passerons de tes services.

Tout en exhalant sa colère, le bossu se dirigeait vers le fiacre ; mais Mouchabeuf, au lieu d'obéir en gagnant le large, s'attacha à ses pas et arriva en même temps que lui à la portière.

Le cocher avait quitté son siège et se tenait à côté des chevaux.

C'était un grand et solide gaillard qui avait évidemment endossé pour la circonstance l'uniforme de la Compagnie générale et qui paraissait taillé pour toutes sortes d'expéditions nocturnes.

L'agent qui était resté dans la voiture partageait son attention entre Régine toujours immobile et les promenades de Taupier sur la berge.

-- Allons ! vous autres, êtes-vous disposés à me donner un coup de main ? demanda l'abominable bossu.

-- Tout de même, si j'en étais capable, dit le cocher d'une voix traînante qui révélait son origine normande.

» Quoi qu'il faut faire ?

-- Attacher la fille qui est là-dedans, et la porter à dix pas d'ici sur le quai.

» Je me charge du reste, et il y a cinquante louis à gagner pour vous deux, puisque ce clampin-là nous lâche.

-- Ça ferait alors cinquante pistoles pour chacun, murmura le cocher, visiblement tenté.

-- Et je paye comptant, dit Taupier en faisant sonner l'or dans la poche de son gilet.

-- Ma foi ! ça pourrait bien m'aller, dit le Normand, sans se prononcer tout à fait.

Mouchabeuf assistait immobile à la conclusion de cet horrible marché.

Il s'était croisé les bras et il paraissait réfléchir.

-- Pourquoi que tu refuses d'en être ! lui demanda à mi-voix son camarade de la voiture.

-- Parce que d'abord je ne veux pas avoir le cou coupé, répondit l'agent avec une véhémence qui témoignait de son attachement à la vie.

-- Bah ! dit l'autre, pas vu, pas pris.

-- Et puis aussi parce que, moi, je ne connais que le patron, et qu'il ne m'a pas soufflé un mot de ça.

» Il m'a dit de filer la petite, je l'ai filéé, quand j'ai su où elle perchait, il m'a dit de l'enlever, j'ai enlevé : tout ça, ça me connaît, mais le canal, nixe, comme disent les Prussiens.

» Sans compter qu'il ne m'est pas prouvé que ça lui plaise au patron.

-- Comment ! vrai ? tu crois qu'il ne sait pas...

-- Si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas t'en mêler.

Si Régine avait pu entendre le dialogue épouvantable où se débattaient les conditions de sa mort, il aurait fallu qu'elle fût douée d'une force d'âme plus que virile, car elle ne bougea pas, et l'agent qui lui tenait le bras ne l'avait pas sentie tressaillir.

Quant au bossu, il trépignait de rage, et ses traits biscornus se décomposaient par une succession de grimaces hideuses.

Il sentait que sa proie allait lui échapper, et il cherchait dans sa cervelle, fertile en scélératesses, un argument capable de lever les scrupules tardifs de ses sicaires.

-- Mes enfants, dit-il d'un ton paterne, je vous croyais moins bêtes que ça ; mais, après tout, vous êtes de bons enfants et je veux bien prendre la peine de vous prouver clair comme le jour qu'il est trop tard pour reculer.

-- Jamais trop tard pour éviter l'article 302, murmura Mouchabeuf qui possédait son code pénal.

-- Connu ! reprit Taupier, mais toi qui es si fort sur l'application de la peine de mort, sais-tu ce que c'est que la complicité ?

-- Articles 59 et 60, parbleu !

-- Bon ! eh bien ! supposons que j'emmène la fille quelque part, chez moi ou chez Frapillon, par exemple, et que je trouve moyen de m'en défaire sans vous.

» Crois-tu, grand homme de loi, que le voyage auquel tu viens de contribuer serait du goût du juge d'instruction qui mettrait le nez dans mon affaire ?

Ce raisonnement que le bossu avait déjà essayé sur Valnoir, produisit encore une fois son effet.

-- Mais, monsieur Taupier, dit Mouchabeuf ébranlé, vous tenez donc absolument à... à supprimer la petite ?

-- Je n'ai pas payé son enlèvement pour le plaisir de regarder ses yeux de près.

-- Ils sont assez beaux pour ça, murmura l'agent ; mais enfin, n'importe, il y aurait moyen de s'arranger autrement. Si on l'enfermait tout simplement dans une bonne chambre bien grillée et bien verrouillée. On pourrait vous trouver ça.

-- Oui, dit ironiquement le bossu, et les femelles du chalet pourraient aussi découvrir la cage, un beau jour, et délivrer l'oiseau...

» Alors, aimable Mouchabeuf, gare le Code !

-- Oh ! cette petite, c'est un oiseau qui ne chante jamais, et il ne nous dénoncerait pas.

-- Tu crois ça, imbécile ?

-- D'ailleurs, il y a des maisons de fous, et on pourrait très bien la faire passer pour une toquée, avec son air de somnambule et ses prunelles qui roulent toujours.

» J'ai travaillé dans la partie et j'en ai fait enfermer de plus posées qu'elle.

-- Mauvaise affaire ! Le moyen est usé. Et puis un de ces jours, les Prussiens prendront Charenton et on lâchera les pensionnaires, dit le bossu en riant de son atroce facétie.

Mouchabeuf se grattait le front et semblait à bout d'arguments.

Taupier ne lui laissa pas le temps de réfléchir davantage.

-- Mes petits agneaux, il me semble que c'est pesé, dit-il en s'adressant aux deux acolytes.

Le cocher approuva d'un signe de tête, et l'autre agent ne fit pas d'objection.

-- Alors, c'est le moment d'enlever.

» Eh ! l'homme au fouet, tu dois bien avoir une corde par là !

-- Bien sûr... dans le coffre de devant.

-- Bon ! passe-la-moi, je vais mettre la main à la pâte, puisque vous ne voulez pas travailler, tas de flâneurs !

Le sort de la malheureuse Régine était décidé et l'horrible opération se fit en un clin d'œil.

Ce fut l'effroyable bossu qui se chargea de lier la jeune fille.

Elle n'essaya même pas de se défendre.

Mouchabeuf s'était assis sur la chaîne tendue le long du quai et tremblait de tous ses membres.

Les deux autres bandits gardaient la portière.

-- C'est fait, dit Taupier ; prenez-la.

Les misérables obéirent.

Régine, enlevée de la voiture, fut portée sur la berge.

Elle avait pu joindre ses mains attachées et levait les yeux au ciel.

Elle priait.

-- Ici ! dit Taupier en se penchant sur le bord du canal. La place est bonne.

L'horrible cortège traversait lentement le quai, et Régine, portée par les deux scélérats que le bossu avait décidé à le suivre, n'avait plus que quelques secondes à vivre.

Mouchabeuf avait laissé s'accomplir, sans y prendre part, les préparatifs du meurtre.

Le corps de la jeune fille l'avait frôlé en passant et à ce contact, l'agent s'était levé brusquement.

Le misérable avait trempé dans bien des infamies et bu bien des hontes au service de J.-B. Frapillon, mais il n'aimait pas les crimes qui mènent à l'échafaud.

Il est avéré depuis longtemps qu'il y a des degrés dans la scélératesse, et que la race des coquins se subdivise en plusieurs catégories qui ne confondent pas leurs spécialités.

Les scrupules de Mouchabeuf commençaient à l'assassinat.

Mais l'éloquence de Taupier n'avait pu le convaincre, et il cherchait un biais pour convertir cette opération dangereuse en coquinerie plus douce.

Peut-être aussi la vue de la victime, si belle et si résignée, avait-elle touché ce cœur endurci.

Que ce fut frayeur ou attendrissement, le sentiment qui poussait Mouchabeuf à sauver Régine lui donna une inspiration.

Il avait suivi machinalement ses acolytes plus féroces, qui avaient consenti à traîner la jeune fille à la mort, et il eut le temps de se jeter entre eux et l'horrible bossu, penché sur l'eau noire et bourbeuse comme un vautour sur un charnier.

-- C'est dit, maintenant, cria-t-il en barrant le chemin au cortège, je ne veux pas qu'on la tue.

Taupier bondit et voulut le saisir au collet.

Mais l'agent était vigoureux, et il se débarrassa sans peine de l'être rabougri qui l'attaquait.

-- Tu me le payeras, drôle, criait le bossu, haletant. Je te ferai chasser par Frapillon, et, si tu ne crèves pas de faim, c'est moi qui me chargerai de t'envoyer sous terre.

Les porteurs, troublés, hésitaient et venaient de déposer leur fardeau sur les dalles du quai.

-- Excusez, monsieur Taupier, dit Mouchabeuf ; si je vous contrarie, c'est pour notre bien à tous ; et je mettrais ma tête à couper que le patron aimera mieux que la chose finisse comme ça.

Le bossu grinçait des dents, mais il ne disait rien.

Il ne se sentait pas de force à lutter seul contre l'adversaire inattendu qui venait déranger son affreux dessein, et il cherchait un moyen de s'assurer l'appui des deux autres bandits.

-- J'ai une idée, voyez-vous, reprit le coquin scrupuleux.

-- Je les connais tes idées, grommela Taupier.

-- Celle-là n'est pas comme les autres, et tenez, foi d'homme, si elle ne vous convient pas...

-- Après ? dit le bossu.

-- Eh bien ! si elle ne vous convient pas, je ne dirai plus rien et vous ferez ce que vous voudrez.

-- Dis vite, alors.

-- Ce n'est pas pour le plaisir de la tuer que vous voulez envoyer la petite dans le canal, pas vrai ?

-- Non. Ensuite ?

-- C'est tout bonnement pour qu'on ne la revoie plus... pour que les femmes du chalet ne la retrouve jamais.

-- Et pour qu'elle n'embarrasse plus mon chemin et celui de mes amis.

-- Bon ! eh bien ! j'ai trouvé le moyen de faire tout ça sans seulement risquer six mois de prison.

-- Oui, la chambre grillée, la maison de fous ; tu l'as déjà dit, mon bonhomme.

» Invente autre chose si tu veux que je t'écoute.

-- J'ai inventé.

-- C'est impossible.

-- Voyons ! si on pouvait l'expédier sans bruit dans un pays d'où elle ne reviendrait jamais...

-- Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.

-- Comme qui dirait aux Indes ou en Chine.

-- Il y aurait trop de chemin à faire pour aller s'embarquer au Havre ou à Nantes. J'aime mieux l'y envoyer par le canal, dit l'atroce bossu.

-- Là où je veux l'expédier on peut aller par terre.

-- Où ça ? Accouche donc à la fin.

-- En Prusse.

-- Es-tu fou ou te moques-tu de moi, animal ? cria Taupier furieux.

-- Ni l'un ni l'autre. C'est très sérieux.

-- Va-t'en au diable ! J'en ai assez de tes stupidités.

-- Voulez-vous m'écouter ?

-- Non ! j'aime mieux lâcher la fille et rentrer chez moi. Elle retournera au chalet, elle te dénoncera et tu seras pincé comme un imbécile que tu es, tandis que je me tirerai toujours d'affaire, quand je devrais quitter Paris en ballon.

-- Personne ne sera pincé, si vous me laissez faire. Je n'ai qu'un tour dans mon sac, mais il est bon, et je ne vous demande que trois minutes pour vous l'expliquer.

-- Achève, sacrebleu ! dit le bossu exaspéré.

-- Le patron m'en voudra peut-être ; mais, tant pis, je dis tout.

-- Tu feras bien, car voilà un quart d'heure que tu ne dis rien.

-- Connaissez-vous Rueil ? demanda Mouchabeuf, sans s'émouvoir des fureurs de Taupier.

-- Oui.

-- Savez-vous ce qui s'y passe ?

-- Je sais qu'on s'y est battu aujourd'hui, ou plutôt qu'on nous y a battus.

-- Aujourd'hui, je ne dis pas ; mais les autres jours, Rueil est un terrain neutre, et on peut y causer avec les Prussiens tout tranquillement comme nous causons là.

-- Ça m'est égal, et si c'est là tout ce que tu as à me raconter...

-- Laissez-moi finir, vous déciderez après. Depuis vingt ans que je travaille, voyez-vous, j'ai fait des économies et je les ai placées dans ce pays-là.

» J'adore la pêche à la ligne et, quand la besogne ne donne pas à Paris, vous comprenez...

Le bossu trépignait d'impatience.

-- Tout ça, c'est pour vous dire que j'ai acheté une bicoque et un fonds de marchand de vins, tout au bout du pays, sur la route de Bougival, et que, depuis le siège, j'ai eu le temps de faire des connaissances chez les casques à pointe.

-- Qu'est-ce que tu nous chantes ? tu es toujours ici, dit Taupier qui devenait plus attentif.

-- Pas tant que ça, reprit Mouchabeuf d'un air fin ; je vais voir mon établissement au moins trois fois par semaine, pour mes petites affaires et aussi pour les commissions du patron.

-- Ah ! ah ! Frapillon te donne des commissions pour les Prussiens ?

-- Oh ! c'est bien innocent. Des journaux que je leur porte ; ils me payent un peu cher, c'est vrai, ils m'en donnent des leurs en retour, et le patron me les achète -- bon marché, c'est encore vrai. -- mais enfin tout le monde y gagne...

-- Et où se pratique ce joli commerce ?

-- Chez moi, dans ma boutique. C'est joliment organisé, allez. Chacun a ses heures et on ne se rencontre jamais.

» Quand les francs-tireurs sont à boire un coup sur mon comptoir, les Prussiens sont prévenus par leurs vedettes et alors pas de danger qu'ils montrent leur nez. Seulement, dès que nos troupiers s'en vont, ils arrivent et je vous promets qu'un litre de schnaps ne leur fait pas peur.

-- C'est bon à savoir, grommela le bossu, et le jour où le citoyen Frapillon me gênera...

» Mais, continua-t-il tout haut, je ne vois pas à quoi tes accointances avec les Allemands peuvent me servir.

-- C'est pourtant bien simple. Vous voulez vous débarrasser de la petite, et pourvu qu'elle ne revienne jamais, vous n'en demandez pas davantage.

-- Non.

-- Eh bien ! je me charge de la confier moi-même aux Prussiens qui ne la lâcheront pas, je vous en réponds.

-- Allons donc ! ces brutes-là ne prennent pas les femmes.

-- Ils prennent tout. Je leur ai fait passer dernièrement deux chanteuses qu'ils ont expédiées à Saint-Germain pour monter un café concert.

-- Mais celle-ci ne chante pas, animal.

-- N'ayez pas peur. J'arrangerai une histoire avec un ami que j'ai là-bas, le caporal Tichdorf, des fusiliers de Poméranie. C'est un gaillard qui comprend à demi-mot quand on lui montre des « thalers », et je vous promets qu'il se chargera d'expédier la petite si loin qu'elle ne vous gênera plus.

Taupier avait cessé de s'agiter, et il suivait les nouvelles explications de Mouchabeuf avec beaucoup d'attention.

-- Qui me garantit que tu feras ce que tu proposes ? dit-il après un instant de silence.

-- Vous pouvez venir avec moi, si vous voulez ; vous assisterez à la conclusion de l'affaire, et, comme ça, vous serez bien sûr que je ne vous trompe pas.

-- Mais quand et comment veux-tu que j'aille à Rueil, surtout avec une marchandise pareille.

-- Faut pas que ça vous tourmente. Les portes sont fermées, mais elles ouvriront à sept heures.

» J'ai ma carriole remisée aux Ternes ; nous avons tout le temps d'y aller au trot avec le fiacre.

» Une fois là, nous transvasons l'enfant dans mon « berlingot » ; le logeur me connaît et il ne s'occupera pas de ce que nous ferons dans sa remise.

» Au jour, nous filons par la porte de Neuilly et avant midi nous sommes chez moi.

-- À moins que les jolis gardes nationaux ne nous arrêtent en route.

-- J'ai un laissez-passer pour trois personnes ; nous arriverons aussi facilement que si nous avions pris les premières du chemin de fer.

-- Et si la fille ameute le poste ou les passants ?

-- Ah ! monsieur Taupier ! vous qui êtes si malin en affaires, dit Mouchabeuf tout étonné, comment voulez-vous qu'elle les appelle, puisqu'elle est muette ?

-- Elle peut faire des gestes.

-- Ma carriole est couverte, nous la mettrons dans le fond. D'ailleurs, je suis connu, et en cas de besoin, je dirai que c'est une nièce à moi qui est folle.

-- Mais, quand nous arriverons, les Prussiens ne seront pas là à t'attendre.

-- Quant à ça, non ; ils ne viennent que la nuit ; mais j'ai une bonne cave bien cadenassée où nous logerons la petite en attendant, et, pour la garder, j'ai Polyte, mon garçon, qui est un solide.

Taupier se promenait sur le quai d'un pas saccadé.

-- Pas moyen de faire autrement, disait-il entre ses dents ; ces brigands-là ne m'obéiraient pas.

» Allons, vous autres, reportez-moi ça dans le fiacre et en route pour les Ternes.

Les deux coquins ne se firent pas prier ; les articles du Code pénal leur avaient donné à réfléchir.

Régine, toujours inerte, fut assise de nouveau dans la voiture, qui tourna pour gagner le boulevard.

-- J'aurais mieux aimé le canal, grommelait le bossu c'est plus près et c'est plus sûr.

Chapitre VII

Mouchabeuf n'avait pas menti.

Son cabaret était bien certainement, pendant le siège, l'établissement le plus achalandé du village de Rueil.

Ce n'était pas que la maison payât de mine, car on aurait difficilement rencontré dans les environs de Paris une plus laide baraque.

Bâtie avec des matériaux sans nom, charpentée avec des poutres enlevées dans les démolitions de Paris, cette construction déplaisante affectait la forme d'un carré long et n'était élevée que d'un étage.

Au rez-de-chaussée, occupé presque tout entier par une immense salle destinée aux buveurs, on trouvait encore une sorte de loge étroite dont l'ingénieux patron avait fait une boutique.

Au premier, deux ou trois cabinets, qui avaient la prétention d'être meublés, pouvait loger pour une nuit des hôtes peu difficiles.

Extérieurement, l'immeuble était peint en jaune et orné de volets et de portes couleur sang de bœuf.

Un maigre jardinet où poussaient pêle-mêle des salades et des carottes complétait les agréments de ce séjour champêtre.

Dans un coin de ce légumier, Mouchabeuf avait trouvé le moyen d'élever avec des lattes arrachées à la clôture du chemin de fer une tonnelle destinée à abriter les buveurs qui tenaient à s'enivrer en plein air.

Il poussait même l'industrie jusqu'à y nourrir des lapins qui échappaient à la cuisine des bivouacs français ou allemands, grâce à la protection d'un énorme dogue enchaîné à portée de leur cage.

La vogue de la taverne ne tenait pas non plus à la qualité des denrées solides ou liquides qu'on y débitait.

Le vin y arrivait des coteaux aussi voisins que mal famés de Suresnes ; l'eau-de-vie, distillée chez quelque liquoriste de hasard, s'y mélangeait volontiers de poivre, et la bière contenait plus de jus de réglisse que de houblon.

Quant aux objets qui garnissaient la boutique, ils étaient de nature variée, mais de qualité détestable.

On y vendait des cigares fabriqués à Hambourg avec des feuilles de chou, des bougies qui empestaient le suif et des cartes d'occasion qui auraient pu fournir une quantité de graisse très suffisante pour faire de la soupe.

C'était un immense assortiment de tout ce qui ne vaut rien.

Et cependant, à la maison jaune, tout se vendait au poids de l'or et les deux pièces de plain-pied suffisaient à peine aux consommateurs.

Le secret de cette préférence était bien simple et la prospérité du débit se fondait uniquement sur l'emplacement privilégié qu'il occupait.

Située à l'extrémité et en dehors du village, entre les avant-postes Prussiens et les avant-postes Français, la bicoque était complètement isolée.

Elle avait deux sorties, l'une sur la route, l'autre sur le jardin qui confinait à la Seine, une cave profonde où on ne redoutait pas les surprises et un pigeonnier pour voir venir de loin.

Elle eût été édifiée en vue de la guerre que le plan n'en eût pas été différent, et Mouchabeuf n'avait eu garde de négliger tant d'avantages.

Le commerce interlope qu'il y exerçait n'était point ignoré, du reste, des autorités civiles et militaires qui fermaient les yeux, à certaines conditions.

Outre le trafic clandestin auquel il se livrait pour le compte de son patron, le respectable J.-B. Frapillon, Mouchabeuf fournissait assez souvent à ses compatriotes des renseignements obtenus des officiers allemands, moyennant un cadeau de vrais havanes et de champagne authentique dont il possédait un approvisionnement secret.

On le soupçonnait bien de manger, comme on dit, à deux râteliers, mais ce défaut est commun à tous les espions et on en était quitte pour le surveiller.

Pendant les fréquentes absences du maître, l'établissement était tenu par un garçon de vingt-cinq à trente ans, pourvu de biceps énormes et d'une chevelure ébouriffée, qui rappelait celle de Samson, vainqueur des Philistins.

Cet être robuste et peu dégrossi aurait pu compléter la ressemblance en se servant d'une mâchoire d'âne contre les buveurs récalcitrants, car il exerçait dans ses loisirs la profession d'équarrisseur et dépeçait les animaux morts sur les champs de bataille ou ailleurs.

Cette industrie constituait même son bénéfice particulier et Mouchabeuf lui abandonnait généreusement le produit de la vente des filets de cheval et des cuissots de mulet qu'il cédait aux pratiques à des prix doux.

Il faisait de plus les commissions à Rueil et à Nanterre, servait de batelier pour traverser la rivière dans une mauvaise barque amarrée au bout du jardin, soignait le chien et nourrissait les lapins.

Ce maître Jacques de banlieue répondait au nom de Polyte.

Le lendemain de la nuit de l'enlèvement de Régine, il avait eu fort à faire toute la journée.

Le combat de la veille avait amené dans les parages du cabaret de nombreuses escouades de brancardiers et des bandes de traînards qui ne manquaient pas de faire une station devant le comptoir.

La salle et la boutique n'avaient pas chômé un seul instant et Polyte s'était multiplié, mais il commençait à être sur les dents.

Aussi avait-il regretté plus d'une fois l'absence de son maître, parti depuis plusieurs jours et attendu dans la matinée.

Le soir approchait, et l'actif serviteur regrettait d'autant plus de ne pas voir arriver Mouchabeuf qu'il avait hâte d'aller inspecter les chevaux restés sur le terrain.

Perdre l'aubaine apportée par la sanglante affaire de la Malmaison n'était pas du goût de Polyte. Il savait bien que la concurrence ne manquait pas, et il courait grand risque, en retardant sa visite, de se laisser devancer par les francs-tireurs du voisinage, hippophages déterminés et grands amateurs de morceaux de choix.

La funèbre besogne des ambulances était terminée et l'affluence des pratiques avait considérablement diminué, mais une demi-douzaine de consommateurs obstinés occupaient encore la grande salle du cabaret, et le fidèle garçon aurait cru manquer à ses devoirs en négligeant de les surveiller.

On était payé à la maison jaune pour se défier des clients fournis par les avant-postes et ceux qui pour le moment buvaient au comptoir ne jouissaient ni d'une confiance ni d'un crédit illimités.

Aussi Polyte bornait-il ses absences à de courtes apparitions sur le pas de la porte.

Là, sans perdre de vue les pratiques sujettes à caution, il pouvait alternativement examiner la route de Rueil où il espérait voir paraître la carriole de Mouchabeuf.

-- C'est drôle, tout de même, disait-il entre ses dents, il est quatre heures passées, et le patron n'arrive pas.

» Il a pourtant dû entendre le canon, et il doit savoir que j'ai de la besogne.

-- Polyte ! encore une tournée de dur ! Dépêche-toi donc, cabaretier de malheur, cria le chœur des ivrognes.

-- On y va !

-- Vive Polyte ! hurlèrent les buveurs sur l'air des lampions.

-- Quoi qu'il vous faut encore. Vous devriez pourtant avoir votre plein.

Les clients qui menaient tout ce bruit paraissaient en effet suffisamment excités.

Ils étaient cinq, vêtus d'un uniforme bizarre qui se composait d'un pantalon bleu de ciel, d'une ceinture rouge, d'une veste noir agrémentée de parements jonquille et d'un chapeau pointu orné d'une plume de coq.

Il ne leur manquait qu'un manteau « du velours le plus beau » pour réaliser le type complet de Fra-Diavolo.

Ces costumes de brigands d'opéra-comique ne paraissaient nullement les embarrasser, et il était visible qu'ils se prenaient tout à fait au sérieux ; mais la discipline militaire ne devait pas être leur fort, à en juger par la familiarité dont ils usaient avec leur chef.

Ce personnage, fort galonné sur les manches, était un grand gaillard qui pouvait bien avoir quarante ans, et qui portait les cheveux ras, la barbe en pointe et la moustache en croc.

Il ne dédaignait pas de trinquer avec ses soldats, et il ne semblait rechercher d'autre supériorité sur eux que celle du nombre de petits verres absorbés.

-- À la santé des Enfants-Perdus de la rue Maubuée ! cria ce commandant des francs-buveurs, en ingurgitant d'un trait la nouvelle rasade versée par la main crasseuse de Polyte.

Les soldats répétèrent le toast en l'accompagnant d'un hurrah qui aurait fait honneur à des fantassins anglais.

-- Ah ! mes enfants, reprit l'homme aux galons, avec cet accent mélancolique qui est particulier aux ivrognes, si on avait voulu m'écouter, nous n'aurions pas été brossés encore une fois aujourd'hui.

-- Ces états-majors, voyez-vous, mon commandant, c'est tous propres à rien , dit un Enfant-perdu, en reposant magistralement son verre sur le comptoir d'étain.

-- L'attaque en masse, mes vieux lascars, l'attaque en masse, je ne connais que ça, reprit le chef avec conviction ; qu'on me donne un matin à mener trois mille lapins comme vous, et nous coucherons le soir à Versailles.

» Polyte ! un punch au kirsch pour rincer les carreaux, cria-t-il en manière d'affirmation de cette promesse audacieuse.

Mais Polyte ne l'écoutait plus.

Il avait entendu le roulement lointain d'une voiture et il avait couru à la porte.

-- C'est le patron ! murmura-t-il en mettant sa main sur ses yeux en guise d'abat-jour.

» Faut croire qu'il rapporte de rudes provisions, car la carriole a l'air joliment chargée.

C'était bien l'équipage de Mouchabeuf qui s'avançait sur la route de Rueil, au trot peu allongé d'un cheval gris que sa maigreur avait sans doute soustrait aux entreprises culinaires de l'équarrisseur par vocation.

Le maître de la maison jaune, assis sur le devant de la tapissière , conduisait lui-même sa rosse, et, à force de la fouailler, il l'amena devant le cabaret.

-- Arrive ici, Polyte ! cria-t-il en sautant à bas de son siège ; j'ai de la compagnie, viens m'aider à la faire descendre.

-- Voilà, patron, voilà ! vous faites crânement bien de rentrer ce soir.

-- Est-ce que nous avons beaucoup de monde ?

-- Cinq ou six pochards, v'là tout.

-- Faudra les faire filer en douceur ; il y aura de l'ouvrage cette nuit, dit tout bas Mouchabeuf.

-- Hé ! l'ami ! cria Taupier qui venait de mettre pied à terre, viens décharger le colis.

» Moi, j'ai besoin de me dégourdir les genoux, ajouta-t-il en se dirigeant vers la maison aussi vite que le lui permettaient ses jambes cagneuses.

-- Tiens ! une femme ! et une chouette encore ! dit Polyte qui venait de déplier le marchepied.

Une sourde exclamation répondit à la sienne.

-- Podensac ! pas de chance, sacrebleu ! grommelait le bossu qui venait de se trouver nez-à-nez sur le seuil avec le commandant des Enfants-Perdus.

-- Tiens ! Taupier ! cria en même temps le commandant.

Le bossu aurait donné gros pour éviter cette rencontre.

-- Voilà ce que c'est que de se laisser attendrir par les imbéciles, grommela-t-il en reculant instinctivement comme pour se ménager une retraite.

-- Que diable viens-tu faire ici ? Est-ce que tu t'es mis dans les ambulances ? demanda Podensac en riant.

-- Je te conterai ça tout à l'heure, dit Taupier qui sentait l'impossibilité de se dérober.

Mouchabeuf assistait de loin au colloque, et, avec son instinct d'agent de police, il devinait que la rencontre était désagréable à celui pour lequel il travaillait momentanément.

Aussi fit-il une tentative pour empêcher Régine de se montrer.

Il courut à la voiture, mais il arriva trop tard.

La jeune fille s'était appuyée sur l'épaule du complaisant Polyte et venait de sauter légèrement à terre.

Elle ne paraissait du reste ni effrayée, ni même étonnée.

On l'avait, pendant le trajet, débarrassée de ses liens et du mouchoir qui lui fermait la bouche, ce qui prouvait que ses persécuteurs ne se défiaient plus d'elle.

-- Bon ! bon ! j'y suis, dit le commandant des Enfants-Perdus qui venait d'apercevoir Régine. Il paraît, citoyen Taupier, que nous sommes en bonne fortune.

-- Mêle-toi de tes affaires, répondit brutalement le bossu.

-- Allons ! ne te fâche pas, farouche amoureux, et viens boire un petit verre avec nous. Il n'y a que de bons enfants ici et tu peux amener ta particulière.

-- Je n'ai pas soif, murmura Taupier qui cherchait un mensonge plausible et qui ne trouvait rien pour expliquer son voyage à Rueil en compagnie d'une femme.

-- Mais, s'écria Podensac, je crois que je ne me trompe pas... cette belle fille que tu amènes, c'est... parbleu ! oui, c'est notre connaissance de Saint-Germain, l'élève du saltimbanque.

Le bossu fit une horrible grimace et ne répondit rien.

On ne pense pas à tout, et, dans le premier moment de surprise, il avait complètement oublié que le commandant et Régine s'étaient déjà vus dans des circonstances qu'ils ne pouvaient pas avoir oubliées.

La situation se compliquait et l'astucieux Taupier se demandait déjà s'il ne serait pas plus simple de mettre Podensac dans la confidence d'une partie de ses projets.

La moralité du chef des Enfants-Perdus lui était suffisamment connue pour qu'il pût sans embarras tenter l'aventure, car ses relations avec lui dataient de loin, et il possédait sur son passé civil et militaire des renseignements assez exacts.

Le brillant Podensac avait servi jadis dans l'armée régulière en qualité de sous-lieutenant, et il comptait même plusieurs campagnes honorables, car il ne péchait nullement par la bravoure, mais le malheur avait voulu qu'en revenant de Crimée, il fût adjoint au trésorier de son régiment.

Ce fut sa perte.

Il aimait l'absinthe et les dames de comptoir ; sa solde était légère autant que ses principes, et, après un an de la vie de garnison, certaines erreurs dans ses comptes l'obligeaient à donner sa démission.

Après cette catastrophe très méritée, l'ex-sous-lieutenant avait pratiqué successivement une foule d'industries, dont la plus honnête était certainement celle qui l'avait mis en rapports suivis avec Taupier.

Tour à tour commis chez un marchant d'hommes, fabricant de prospectus industriels et spéculateur marron sur les trottoirs de la Bourse, Podensac avait fini par se faire courtier d'annonces, et, à ce titre, il avait longtemps collaboré à la quatrième page des journaux où le bossu plaçait sa prose.

Depuis les derniers événements, sa fortune avait semblé prendre une face nouvelle, et ses fréquentations dans les parages peu aristocratiques de la rue Maubuée lui avaient valu le commandement d'un corps franc recruté dans le quartier.

Son élection à ce haut grade ne lui avait enlevé aucun de ses goûts favoris, mais il lui avait procuré d'assez bonnes connaissances, et c'était même au hasard d'une camaraderie d'avant-postes qu'il devait l'honneur d'avoir servir de témoin à M. de Saint-Senier.

Il n'avait fallu à Taupier qu'un instant pour se rappeler tous ces détails, et il allait se décider à user de ses avantages pour influencer le commandant, lorsque celui-ci vint s'enferrer lui-même.

-- Je comprends, maintenant, dit Podensac d'un air fin, la petite t'a donné dans l'œil, d'abord parce qu'elle est jolie comme un cœur, et puis parce qu'elle est muette.

» Pas de bavardages à craindre et, pour un homme politique aussi sérieux que toi, c'est une excellente affaire.

Le bossu pensa qu'il valait mieux ne pas le détromper que de s'embarquer dans des confidences dangereuses.

-- Décidément, on ne peut rien te cacher, dit-il avec un geste résigné.

Il venait de calculer que Régine n'aurait ni le temps ni la possibilité de le démentir.

-- Alors, comme ça, on vient en partie fine chez le père Mouchabeuf, reprit le commandant en éclatant de rire.

-- Eh bien ! après ? ce n'est pas défendu.

-- Non, sacrebleu ! et ça tombe bien, puisque je suis là avec quatre bons garçons de ma compagnie.

» Nous allons faire une noce à tout casser, et je t'invite, toi, ta dulcinée et le patron de la cassine.

-- Merci, mon vieux, mais je crois que l'enfant est fatiguée et qu'elle aimera mieux aller se reposer.

» D'ailleurs tu sais qu'elle ne brille pas par la conversation, et nous rirons tout aussi bien sans elle.

-- Entrons toujours, nous verrons après, dit Podensac en poussant dans le cabaret ses francs-tireurs, que la conversation avait attirés sur le pas de la porte.

Polyte et son maître, occupés à extraire de la carriole une foule d'objets hétérogènes, n'avaient rien entendu de ce dialogue, et Mouchabeuf, voyant Taupier causer gaiement avec Podensac, pensa qu'ils s'entendaient à merveille.

Quant à Régine, elle se promenait lentement sans donner le moindre signe de crainte ou d'embarras, et le bossu, qui suivait ses mouvements du coin de l'œil, s'applaudit de la résolution qu'il venait de prendre.

Il alla galamment lui offrir la main et la conduisit à la maison, non sans avoir jeté en passant à Mouchabeuf ces mots significatifs : -- Viens, dès que tu auras fini, et débarrasse-moi de ces gens-là le plus tôt possible.

L'entrée du couple mal assorti fut saluée par les acclamations de Podensac qui arrivait à cette période de l'ivresse où on éprouve le besoin de faire du bruit en compagnie.

-- Eh ! les enfants ! cria le commandant, je vous présente le citoyen Taupier, publiciste de premier ordre, et son épouse, artiste distinguée.

-- Quoi que c'est que ça, un publiciste ? demanda un enfant peu lettré de la rue Maubuée.

-- Ça veut dire que le citoyen écrit dans les journaux et dans les bons.

» C'est lui qui rédige Le Serpenteau .

-- Fameux, alors ! dit l'éclaireur.

-- Et pas fier avec ça. Vous allez voir comment il va lamper avec nous.

» Eh ! Polyte, le punch au kirsch demandé.

-- Voilà ! voilà, cria le garçon qui venait de rentrer portant un immense saladier où fumait un liquide brûlant.

Mouchabeuf était resté dehors pour remiser la carriole et vaquer à d'autres préparatifs.

L'apparition du punch fut bruyamment fêtée par les francs-tireurs, et Podensac, armé d'une cuiller en fer-blanc se mit en devoir de remplir les verres.

Taupier accepta sans se faire prier et poussa l'impudence jusqu'à offrir à boire à Régine.

La jeune fille était allée s'asseoir sur un des bancs de la salle, et sa figure presque souriante n'exprimait nullement le dégoût que devait lui causer cette scène de cabaret.

Elle repoussa doucement le verre en faisant signe qu'elle n'avait pas soif, mais elle ne se fâcha point de cette familiarité.

Son calme commençait à étonner et à inquiéter Taupier qui se défiait toujours de ce qu'il ne comprenait pas.

-- Sais-tu qu'elle n'est pas aimable avec toi, ta petite, dit Podensac, naturellement porté à taquiner le bossu.

-- Je m'en arrange comme ça, répondit celui-ci en haussant les épaules. D'ailleurs, je t'avais prévenu qu'elle n'est pas aimable en société.

-- Tiens ! mais c'est vrai, je n'y pensais plus, s'écria le commandant, elle est muette...

-- Et sourde, par-dessus le marché ; ainsi ne te gêne pas.

-- Parbleu ! je le sais depuis le jour du duel, où je suis revenu de Saint-Germain dans la carriole de son maître.

» À propos, qu'est-ce qu'il est devenu l'hercule avec son grand imbécile de paillasse ?

-- Je crois qu'ils ont changé d'état, dit Taupier avec indifférence.

-- C'est dommage qu'elle ne parle pas. J'aurais voulu lui demander ce qu'il leur était arrivé avec le mort.

-- Je croyais que vous étiez revenus ensemble.

-- Jusqu'à Rueil, oui, même que les uhlans ont manqué de nous pincer, mais en arrivant dans nos lignes, j'ai quitté la voiture pour rejoindre mes hommes qui étaient du côté de Colombes.

La jeune fille n'avait pas paru surprise en voyant Podensac.

Seulement, elle ne cessait de le regarder et on aurait dit qu'elle suivait ses paroles au mouvement de ses lèvres.

Au moment où le chef des Enfants-Perdus venait d'exprimer le regret de ne pouvoir l'interroger, elle tira d'un sac pendu à sa ceinture une quantité de jetons en ivoire et les étala sur la table.

-- Tiens ! un alphabet ! s'écria Podensac, nous allons pouvoir causer.

-- Laisse-la donc tranquille, dit Taupier avec humeur. Elle n'a pas la tête bien solide et je ne veux pas qu'on la fatigue.

» Suis-je bête de ne pas avoir pensé à ça ! ajouta-t-il mentalement.

Pendant qu'il cherchait des yeux le complaisant Mouchabeuf pour lui faire signe de le délivrer des francs-tireurs, Régine se leva, marcha droit au commandant et lui prit la main gauche, dont elle se mit à examiner les lignes avec une attention profonde.

-- Charmant ! charmant ! dit Podensac en éclatant de rire, elle va me dire la bonne aventure !

-- Elle est folle ! grommela Taupier.

La tournure que prenait l'aventure était en effet assez bizarre pour justifier l'étonnement du bossu.

Après la scène du canal, quand il s'était décidé à accepter les propositions de Mouchabeuf, le misérable prévoyait de graves difficultés d'exécution.

Régine n'avait d'abord opposé aucune résistance et sur le quai, à deux doigts de la mort, elle n'avait pas même poussé un soupir.

Jusque-là, Taupier se rendait très bien compte des motifs de cette attitude passive.

La défense était inutile -- une femme ne peut pas lutter contre quatre hommes -- le secours impossible, à pareille heure et dans un quartier désert.

De plus, les antécédents de la jeune fille témoignaient de la virilité de son caractère.

Il n'était donc pas surprenant qu'elle eût pris héroïquement son parti de mourir.

Mais, si résignée qu'on supposât la victime, il était peu probable que, dans le long trajet de la Villette à Rueil, elle s'abstint de profiter des chances de salut qui viendraient à s'offrir.

Il y avait l'enceinte à franchir, une route fréquentée à suivre, le pont de Neuilly à passer devant les plantons chargés de réclamer les permis de circulation.

Régine pouvait sinon crier, du moins se débattre et se faire remarquer par des gestes désespérés, et le bossu s'y attendait bien.

Dans le transbordement qui s'était effectué chez le logeur des Ternes, il avait pris toutes ses précautions.

La jeune fille, placée dans le fond de la carriole et surveillée de près, se trouvait dans l'impossibilité de se montrer aux passants, et, au cas où les gendarmes auraient visité l'intérieur, Taupier comptait, pour abréger l'inspection, sur la notoriété dont Mouchabeuf jouissait en ces parages.

Afin d'éviter des explications embarrassantes, il avait renvoyé à J.-B. Frapillon son fiacre, véhicule inusité aux avant-postes, son cocher et son agent en second, gens de mauvaise mine et inconnus des naturels du pays de Rueil.

Mais à sa grande surprise, ces soins méticuleux se trouvèrent superflus.

Régine, délivrée de son bâillon qu'on ne pouvait pas lui laisser sans s'exposer à provoquer les questions du logeur, non seulement n'avait pas cherché à attendrir ce personnage par des gestes ou des pleurs, mais elle s'était tenue tranquillement dans un coin pendant qu'on attelait la voiture.

Sur la route, son attitude avait été la même.

Immobile et droite au fond de la tapissière, elle n'avait pas cherché une seule fois à soulever la bâche pour regarder au dehors, et, pendant la visite obligée au pont de Neuilly, elle s'était effacée derrière Taupier.

Un peu plus loin, en sortant de Courbevoie, le voyage fut interrompu par l'encombrement qui s'était produit à la suite du combat de la veille.

Il fallut attendre une partie de la journée que les voitures d'ambulance et les fourgons du train eussent défilé.

Régine ne bougea pas et cependant l'occasion était belle pour attirer l'attention des soldats.

Enfin, quand on approcha de Rueil, Taupier crut remarquer que le visage de sa prisonnière s'éclairait et que ses yeux brillaient.

C'était à croire qu'elle se réjouissait d'être enlevée.

Le bossu ne s'arrêta cependant pas à cette idée par trop invraisemblable.

Il inclinait plutôt à penser que la frayeur avait troublé l'esprit de sa victime, et, s'il eut encore un instant d'inquiétude en apercevant Podensac, il ne douta plus que Régine fût devenue folle, quand il la vit regarder dans la main du commandant.

La jeune fille avait attiré doucement le brillant officier de la rue Maubuée vers la table où elle avait étalé ses jetons alphabétiques et l'avait fait asseoir à côté d'elle sur le banc de bois qui tenait lieu de chaises dans la grande salle de la maison jaune.

Podensac s'était laissé conduire et paraissait trouver l'aventure fort plaisante.

Ses hommes partageaient sa gaieté et s'étaient groupés autour de la jolie sorcière, en échangeant des quolibets d'un goût douteux.

Taupier seul ne riait pas, et son front soucieux attestait qu'il se défiait encore de Régine.

-- Les folles ont des moments lucides, pensait-il, et je ne me soucierais pas d'avoir dans mon jeu cet imbécile de Podensac.

Il regarda vers la porte pour voir si Mouchabeuf ne venait pas faire diversion, mais il n'aperçut que le garçon s'agitant autour du comptoir.

Le patron était probablement encore occupé à l'écurie, et Polyte s'occupait fort peu de ce qui se passait dans la salle.

Il rêvait aux superbes filets de cheval qui l'attendaient sur le champ de bataille.

-- Voyons un peu, la belle enfant, ce que vous allez lire dans ma main, dit le commandant qui se cambrait dans son uniforme.

Devant une femme, Podensac posait toujours, et d'ailleurs l'idée d'exciter la jalousie du bossu lui souriait assez.

Régine ne semblait pas s'apercevoir de ce manège : elle suivait avec une attention profonde les lignes de la robuste main du prétentieux soldat.

Soit qu'elle fût de bonne foi, soit qu'elle jouât habilement son rôle de chiromancienne, sa figure changeait d'expression à mesure qu'elle avançait dans son examen.

Elle avait commencé par sourire en levant sur Podensac des yeux étonnés, puis ses traits s'étaient rembrunis peu à peu et elle avait fini par laisser tout à coup tomber la main qu'elle tenait, comme si elle venait de découvrir une marque funeste.

-- Eh bien ! charmante sorcière, que dit le livre du destin ? demanda Podensac en riant.

La jeune fille s'accouda sur la table et secoua la tête d'un air triste.

-- Allons ! allons ! en avant l'alphabet ! continua le commandant en frappant du bout de son doigt les jetons d'ivoire.

Régine le regarda fixement et ses yeux demandèrent clairement : Vous le voulez ?

L'officier comprit, car il répondit avec force gestes affirmatifs.

-- Allez-y, la belle, allez-y ! je suis bon cheval de trompette, et vous pouvez m'annoncer tout ce que vous voudrez.

La jeune fille commença à trier rapidement les jetons et Podensac ne put s'empêcher de s'écrier :

-- En voilà des doigts tournés en fuseau et des ongles roses taillés en amande !

Scélérat de Taupier, va !

Ce n'était pas pour le moment la main aristocratique de Régine que regardait le bossu.

Il suivait de l'œil les lettres qu'elle alignait sur la table, et il se demanda avec une certaine anxiété : -- Que va-t-elle lui dire ?

Podensac épelait à mesure que les jetons se rangeaient.

-- « Vous... aurez... un jour... six... galons... d'or. »

» Général ! je serai général ! s'écria-t-il en se redressant ; eh bien ! mais c'est possible, après tout, et il n'y a pas là de quoi prendre une figure d'enterrement, la petite mère !

La jeune fille continuait à écrire.

-- Diable ! il y a un post-scriptum, reprit le commandant.

» Voyons ça.

La phrase suivante apparut sous les doigts de Régine :

« Mais vous mourrez de mort violente... »

-- Oh ! oh ! c'est moins gai, dit le futur général ; mais bah ! une balle ou un éclat d'obus dans une quinzaine d'années, le grade vaut bien qu'on en coure la chance.

» Tiens ! il paraît que ce n'est pas encore fini, ajouta-t-il en suivant le travail de la jeune fille.

« avant un an... »

-- Sacrebleu ! c'est bien court ! je n'aurai pas le temps de faire des économies sur ma solde.

« à moins que... »

-- Ah ! voyons la condition. Je ne serais pas fâché de vivre un peu plus longtemps.

» Nous disons donc : « à moins que... »

« ... Cette semaine... vous ne sauviez... la vie... à quelqu'un. »

Après avoir formé ces derniers mots, Régine s'arrêta et attacha sur Podensac son regard lumineux.

En ce moment, la scène était curieuse.

Les citoyens de la rue Maubuée, si voltairiens qu'ils fussent, n'avaient pas toujours dédaigné de se faire tirer les cartes par leurs bonnes amies des Halles, et ils suivaient avec un intérêt visible les phases de l'horoscope.

Le commandant, tout en faisant l'esprit fort, ne pouvait se défendre de ce sentiment superstitieux qu'éprouvaient à certaines heures les gens accoutumé à jouer leur vie.

Quant à Taupier, il n'était pas encore bien fixé sur le caractère véritable de cette sorcellerie, et il se demandait si Régine préparait une ruse pour lui échapper ou si elle était tout simplement idiote.

Mais il commençait à être inquiet.

Heureusement pour lui, Mouchabeuf venait de rentrer et avait pu lire sur la table l'étrange prédiction.

Les deux coquins échangèrent un coup d'œil qui voulait dire : Il est temps de mettre fin à ce manège.

-- Sauver la vie à quelqu'un ! répéta Podensac, parbleu ! je ne demande pas mieux, pourvu que ce ne soit pas un Prussien.

Évidemment, la sourde-muette n'avait pas pu entendre l'objection et cependant le bossu s'imagina qu'elle faisait de la tête un signe négatif.

-- Laisse donc cette petite tranquille, dit-il en se levant brusquement ; elle a la manie de reprendre son ancien métier, et je n'aime pas ça, parce qu'elle se monte la tête, au point de se rendre malade.

-- Allons, galant Taupier, encore une question et la consultation sera finie.

» Le temps seulement de savoir qui je dois sauver.

-- Commandant, il est l'heure de partir, dit Mouchabeuf. J'ai déjà eu des raisons pour avoir gardé vos soldats après sept heures, et je n'ai pas envie que la gendarmerie fasse fermer ma cambuse.

-- Ne nous fâchons pas, patron, je ne tiens pas à coucher ici, d'autant plus qu'il y a un joli ruban de queue pour attraper notre bivouac.

-- Où est donc votre grand'garde ? demanda le bossu qui se souciait fort peu de ce renseignement, mais qui cherchait à détourner l'attention de Podensac.

-- Au petit Nanterre, au bout du pont d'Argenteuil.

» Laisse-moi voir un peu ce qu'elle écrit, et je file.

Le commandant se mit de nouveau à épeler.

-- « Celui... qu'il faut sauver... c'est le lieutenant... »

La lecture fut interrompue par une exclamation de Mouchabeuf, qui était allé se planter sur le seuil de la porte.

-- Mille millions de tonnerres ! voilà une patrouille prussienne, cria le patron tout effaré.

Ces mots furent le signal d'une débandade générale.

Les Enfants-Perdus coururent à leurs fusils, et Podensac tira son sabre.

-- Je ne veux pas de bataille chez moi, dit Mouchabeuf, d'un ton décidé. Filez par le jardin, Polyte va vous conduire.

-- Au fait, nous ne sommes pas en force, murmura le commandant en suivant ses hommes qui avaient gagné vivement la sortie du côté de la rivière.

Taupier, qui n'avait pas perdu la tête, s'était penché pour voir le nom que traçait la jeune fille, mais elle brouilla les jetons d'un coup de main, se leva et alla se placer à droite et attentive dans un angle de la salle.

-- Que faire ? demanda vivement le bossu.

-- Rester ici tous les deux. Ce sont les Poméraniens. Je les connais. Nous ne risquons rien.

-- Et elle ? faut-il la leur montrer ?

-- Ma foi ! je change d'idée, dit Mouchabeuf en s'approchant doucement du mur, cette gaillarde-là est trop fine et je reviens au grands moyens.

Tout en parlant il se baissa et toucha le plancher.

Une trappe s'ouvrit sous les pieds de Régine, qui disparut en jetant un grand cri.

-- Elle a crié ! dit Taupier, effrayé, non pas du sort de Régine, mais du bruit qui venait de se produire et des conséquences qui pouvaient en résulter.

-- Tous les sourds-muets crient, et les Prussiens sont trop loin pour avoir entendu, observa Mouchabeuf, qui avait deviné les deux préoccupations du bossu.

Depuis l'arrivée à la maison jaune, le cabaretier montrait beaucoup plus de sang-froid que le chef de l'expédition.

Il y avait plusieurs motifs à cette interversion des rôles.

D'abord, le bouillant Taupier, quoiqu'il parlât volontiers de faire des sorties en masse, était au fond de l'avis de Panurge, lequel craignait naturellement les coups.

Le voisinage de l'ennemi nuisait beaucoup à sa lucidité.

On s'était fort massacré la veille tout autour de Rueil et il y avait dans l'air une odeur de bataille qui lui troublait la cervelle.

Mouchabeuf, qui au fond n'était peut-être pas beaucoup plus brave, avait l'immense avantage de se trouver sur son terrain.

Ensuite, le bossu avait fait son siège à l'avance, et les accidents les plus imprévus venaient, par une fatalité singulière, déranger successivement toutes ses combinaisons.

Ce n'était pas qu'en définitive le violent expédient auquel le cabaretier venait de se décider lui déplût, mais il n'aimait pas les dénouements impromptus, et, plus que jamais, il regrettait le canal.

La trappe, après avoir basculé, s'était remise en place d'elle-même, et il avait suffi à Mouchabeuf de refermer le ressort qui la faisait jouer pour que le plancher redevînt solide.

Grâce à cet ingénieux mécanisme et à la porte donnant sur le jardin, Régine et les francs-tireurs avaient disparu avec la rapidité de l'éclair et sans laisser d'autres traces de leur passage que les verres à moitié vides et les jetons oubliés sur la table.

-- Pourvu que cet ivrogne de commandant retrouve son chemin, murmura le cabaretier. Il est capable de se tromper et de se jeter au milieu des Allemands.

-- Il ne nous manquerait plus que les coups de fusils, maintenant, dit Taupier peu rassuré.

-- Oui, sans compter que ses gueux de Poméraniens prendraient prétexte de l'attaque pour fouiller ma cave, et alors...

-- Est-ce que la fille s'est tuée en tombant ? demanda le bossu en baissant la voix.

Un coup de sifflet très aigu partit du dehors avant que Mouchabeuf eût le temps de répondre à cette question brûlante.

-- C'est Tichdorf qui s'informe si la place est libre, dit-il précipitamment.

» Et ce lambin de Polyte qui ne revient pas !

Le garçon accusé à tort reparut juste au moment où son maître prononçait son nom.

-- Ils ont filé, dit-il tout essoufflé, je les ai conduits jusqu'au tournant de la route, et je leur ai bien recommandé de se taire.

-- C'est bon ; maintenant, cours au devant de la patrouille et donne le signal pour que le caporal fasse avancer ses hommes.

Polyte se précipita dehors avec un empressement qui ne témoignait pas en faveur de son patriotisme.

Mais il n'eut pas le temps d'aller bien loin.

Les Allemands s'étaient approchés à pas de loup, et les crosses de fusil sonnaient déjà sur le pavé de la cour.

-- Les voilà ! dit Mouchabeuf ; je vais vous faire passer pour mon neveu. Tichdorf est très soupçonneux, et, en voyant un étranger, il se défierait tout de suite.

Taupier aurait eu bonne envie de décliner cette parenté improvisée, mais il était trop tard pour faire des objections.

Une tête ornée de longues moustaches jaunes, d'un nez camard et d'un béret graisseux venait de se montrer par la porte entrebâillée.

Cette figure déplaisante appartenait à un soldat poméranien qui se glissa dans le cabaret avec toutes les précautions à l'usage de cette race prudente.

Un autre suivit, absolument pareil au premier, puis un autre encore, et, en moins d'une minute, douze fusiliers du roi Guillaume avaient envahi la salle.

Ces hommes se ressemblaient entre eux à ce point qu'un œil exercé pouvait seul les distinguer les uns des autres.

Mêmes bottes en cuir noir chaussées par-dessus le pantalon, même gibecière de toile grise, mêmes physionomies niaises et brutales.

C'était à croire qu'on les avait tous coulés dans le même moule, comme les soldats de plomb qu'on donne aux enfants pour jouer à la bataille.

Le caporal seul tranchait sur cette réunion de marionnettes armées, et sa personne valait la peine d'être étudiée.

Grand, mince et blond, taillé par conséquent sur le modèle de presque tous les Allemands du Nord, il était porteur d'une figure fine et d'un nez pointu qui juraient avec la mine grossière de ses soldats.

Son uniforme était aussi beaucoup plus propre, et ses favoris, régulièrement peignés, attestaient qu'il prenait des soins de toilette généralement inusités dans les bivouacs prussiens.

-- Salut, père Mouchabeuf et la compagnie, dit-il en français et sans le plus léger accent, y a-t-il moyen de se réchauffer avec un ou deux verres de cognac ?

-- Certainement, monsieur Tichdorf, répondit le cabaretier avec empressement ; vous savez bien que ma cave est à votre disposition.

-- Hum ! la cave, vous ne m'y avez jamais mené, vieux finaud, reprit le caporal en riant, mais enfin, pourvu que vous montiez deux litres de trois-six pour mes hommes et une bouteille de fine pour que je trinque avec vous, je ne m'inquièterai pas de ce qui se passe dans votre sous-sol.

Taupier écoutait avec stupéfaction ce discours que n'aurait pas désavoué un Parisien de pure race, et il se sentait déjà pris d'une vague inquiétude.

L'allusion à la cave lui fit passer un frisson dans le dos et il se mit à se balancer d'un pied sur l'autre pour cacher son embarras.

-- Je vais recommander à Polyte de prendre les fioles dans le bon coin, dit Mouchabeuf qui éprouvait le besoin d'adresser des instructions particulières au garçon avant de l'envoyer au caveau.

Pendant qu'il s'abouchait avec lui sur le seuil, les soldats avaient pris place sur les bancs, et avec cet instinct de la conservation qui n'abandonne jamais les Prussiens, ils s'étaient installés en demi-cercle et faisaient face à la porte, le fusil entre les jambes et devant eux la table pour servir au besoin de barricade.

Tichdorf s'était mis à cheval sur un escabeau isolé, dans la position d'un chef sur le front de sa troupe, et il allumait une énorme pipe en porcelaine.

-- Il me semble que nous avons de la société, aujourd'hui, père Mouchabeuf, dit-il en lançant une bouffée.

-- Oui, monsieur est mon neveu, qui est venu ici ce matin avec les ambulances et qui me reste à coucher ce soir.

-- Bah ! vraiment ! exclama le caporal d'un air incrédule ; j'aurais juré que j'avais vu monsieur à la Bourse ou au café de Suède.

-- À la... Bourse, répéta Taupier de plus en plus décontenancé.

-- Ah ! c'est vrai, reprit Tichdorf en éclatant de rire, ça doit vous étonner de voir un homme qui connaît le café de Suède, conduire une douzaine de gaillards qui pataugeaient encore il y a trois mois dans les marais de Kœnigsberg ; des Barbares, quoi !

-- Non, balbutia le bossu tout ahuri, mais j'avoue...

-- Mon Dieu ! c'est bien simple, mon cher monsieur, continua l'aimable caporal ; quand la guerre a éclaté, j'étais commis chez un agent de change de la rue de Richelieu et je compte bien y rentrer quand toutes ces bêtises-là seront finies.

-- Au fait, dit Taupier pour se donner une contenance, je ne vois pas pourquoi...

-- Moi, d'abord, je suis humanitaire et je n'aime pas les batailles. Ça nuit à la fraternité des peuples et à la prospérité du commerce.

» Aussi, je me bats parce que j'y suis forcé, mais ça ne m'empêche pas de faire mes petites affaires.

» Pas vrai, père Mouchabeuf ?

-- Ça, c'est sûr, monsieur Tichdorf, dit le cabaretier, et même elles ne doivent pas être mauvaises, vos petites affaires.

-- Peuh ! on boulotte. À propos de ça, m'apportez-vous des journaux ?

-- Ceux d'avant-hier seulement. Hier soir, je n'ai pas eu le temps de les acheter.

-- Alors, ce sera vingt francs de moins. Vous savez nos conventions. Moi j'ai là du nanan pour vous ; les derniers numéros du Times et de la Gazette d'Augsbourg.

-- Fameux ! s'écria le cabaretier ; et si vous n'en demandez pas trop cher.

-- Ça vaut un billet de mille comme un sou, mais pour vous ce sera cinq cents.

-- Oh ! monsieur Tichdorf, faut être raisonnable. Où voulez-vous que je prenne tout cet argent-là ?

-- Ça ne me regarde pas. Mais tenez, je suis bon prince. Je vous passerai les deux feuilles tout à l'heure quand mes hommes commenceront à y voir double ; après-demain vous me rapporterez une obligation du Crédit foncier, et vous allez me donner vos journaux par-dessus le marché.

» On a dû baisser aujourd'hui, puisque nous vous avons battus hier, et j'ai idée que je ferai un bon placement.

-- Je ne dis pas, monsieur Tichdorf, mais...

-- Pas de mais, mon vieux. Vous savez que je suis rond en affaires, c'est à prendre ou à laisser.

Taupier, qui ne s'étonnait pas facilement, marchait de surprise en surprise.

Ce singulier spéculateur, qui donnait ses ordres de Bourse entre une bataille et une patrouille, lui inspirait une admiration mêlée de crainte.

Il se disait qu'un homme assez fort pour mener de front la guerre et les opérations financières pourrait devenir un adversaire dangereux ou un auxiliaire utile.

Aussi ruminait-il déjà au moyen de le mettre dans ses intérêts.

-- Et ce cognac, père Mouchabeuf ? Est-ce pour demain ?

-- Je ne comprends pas ce que fait cet animal de Polyte, murmura le cabaretier.

-- Mes sauvages ont soif, reprit le caporal, et, pour qu'ils ne se mêlent pas de notre commerce, vous savez qu'il faut les désaltérer.

-- Je vais l'appeler, dit Mouchabeuf en se dirigeant vers le comptoir derrière lequel s'ouvrait un escalier tournant qui descendait à la cave.

Tichdorf dit quelques mots en allemand à ses soldats pendant que le patron s'égosillait à crier le nom de Polyte en se penchant sur la rampe.

Personne ne répondit.

-- La brute est capable d'avoir été courir du côté de la Malmaison pour voir après ses chevaux morts, grogna Mouchabeuf.

-- Tiens ! un alphabet, s'écria le caporal en apercevant les jetons oubliés sur la table par Régine.

» Il y a donc des enfants ici !

Taupier allait lui répondre quand un bruit singulier le fit tressaillir.

On aurait dit des coups frappés sous le plancher.

Taupier en sentant sous ses pieds ces chocs répétés avait vivement quitté le coin de la salle où il se tenait debout.

Mouchabeuf était resté au haut de l'escalier tournant, l'oreille tendue et la bouche béante.

Les Prussiens s'étaient levés, et, tout en armant leurs fusils, ils regardaient autour d'eux avec inquiétude.

Le caporal seul n'avait pas bougé, mais sa figure avait pris subitement une expression de curiosité malveillante.

-- Avez-vous entendu ? demanda-t-il au bossu en le regardant entre les deux yeux.

-- Moi, rien, balbutia Taupier qui n'avait pu s'empêcher de changer de couleur.

-- Et vous là-bas, eh ! père Mouchabeuf, cria Tichdorf, est-ce qu'il y a des revenants dans votre cambuse ?

-- C'est le vent, caporal, dit le cabaretier avec un embarras visible.

-- Le vent ! dans votre cave, allons donc ! faudrait pas me la faire celle-là, mon vieux gargotier.

-- Mais, je vous jure, monsieur Tichdorf...

-- Dites donc, interrompit l'ex-commis d'agent de change, vous savez que je suis bon enfant jusqu'à concurrence de mes devoirs militaires exclusivement.

» Il est venu des Français ici, ça sent le franc-tireur à plein nez, et si par hasard vous méditez de faire une farce à moi et à mes hommes, il vaudrait mieux me le dire, parce que...

-- Une farce ? comment ?

-- Parce que je vous ferais fusiller tout de suite, vous et monsieur, qui m'a l'air d'être votre neveu comme je suis le fils de Bismarck !

-- Oh ! monsieur Tichdorf, murmura Mouchabeuf très pâle, vous ne traiteriez pas comme ça une vieille connaissance.

-- Mon cher, deux précautions valent mieux qu'une, et je n'ai pas envie de perdre le goût du pain ou de rentrer à Paris comme prisonnier de guerre.

» Ça interromprait mes opérations à la Bourse.

Le caporal, après avoir prononcé cette phrase qui témoignait d'une connaissance approfondie de la langue française, changea d'idiome pour donner des ordres à ses hommes.

Il n'y avait pas besoin d'entendre l'allemand pour deviner qu'il leur recommandait de se tenir sur leurs gardes, car les Poméraniens se mirent immédiatement au port d'armes.

Par surcroît de précautions, deux d'entre eux allèrent se placer à la porte qui donnait sur la route, deux autres prirent position en haut de l'escalier tournant, et Tichdorf se rapprocha du bossu.

Celui-ci commençait à maudire la faiblesse qui l'avait conduit à la maison jaune et il jetait des regards effarés sur les soldats dont l'attitude n'était rien moins que rassurante.

L'absence des litres d'eau-de-vie les avait mis de méchante humeur et ils roulaient de gros yeux en frisant leurs longues moustaches.

Les plus impatients tourmentaient la batterie de leurs fusils Dreyse, et chaque craquement du chien provoquait chez Taupier des soubresauts de frayeur.

-- Maintenant, père Mouchabeuf, reprit tranquillement le caporal, procédons par ordre.

» Le bruit vient de votre sous-sol, et je suppose que ce ne sont pas les bouchons de vos bouteilles de champagne qui sautent si fort que ça.

-- C'est Polyte, bien sûr ! Cet animal-là aura cassé quelque chose, dit le cabaretier heureux d'avoir trouvé une explication à peu près plausible.

-- Encore une blague, cher ami ; si c'était Polyte, il serait monté, depuis le temps qu'il est parti et que vous l'appelez.

» Donc, il est l'heure de venir faire un tour avec moi dans cette fameuse cave, quand ça ne serait que pour voir un peu si votre provision de cognac est au complet.

À cette invitation directe, l'infortuné Mouchabeuf faillit s'évanouir.

En temps ordinaire, il n'aurait livré qu'avec désespoir l'entrée du cellier où il cachait ses provisions solides, et surtout liquides, mais, ce soir-là, c'était bien autre chose.

L'idée de mettre Régine en rapport avec son ami Tichdorf l'effrayait encore davantage, car ses projets sur la jeune fille n'étaient plus les mêmes.

Quand il l'avait prise sous sa protection au bord du canal, l'astucieux cabaretier croyait avoir affaire à une enfant presque idiote, et il fondait sur l'infirmité de sa victime l'espoir d'une impunité complète.

Mais depuis qu'il avait assisté à la scène avec Podensac, il s'était rallié aux idées radicales de Taupier, et ne pensait plus qu'à supprimer Régine.

La montrer au caporal, surtout après la violence qu'elle venait de subir, c'était s'exposer à une dénonciation dangereuse.

L'alphabet d'ivoire était encore là sur la table, et la sourde-muette avait montré ce qu'elle savait faire.

Ce n'était pas qu'il crût Tichdorf capable de s'indigner d'un crime, mais il ne voulait à aucun prix le mettre dans la confidence de méfaits que l'ex-boursier chercherait certainement à exploiter contre lui.

-- Il me ferait chanter, pensait Mouchabeuf, et, pour lui fermer la bouche, mes provisions et mon argent y passeraient.

-- Allons, en route ! dit le Prussien, montrez le chemin à mes hommes.

Le cabaretier ne bougeait pas.

-- Emmenons-nous votre neveu dans notre promenade souterraine ? demanda Tichdorf d'un air goguenard.

Cette fois ce fut au tour du bossu de trembler.

Il faisait depuis un quart d'heure la plus étrange figure.

Ses mains de gorille se promenaient incessamment sur son front plissé pour essuyer la sueur qui perlait par tous ses pores, et ses genoux arqués se dérobaient sous lui.

Lui aussi comprenait que le caporal était un associé qu'il ne faisait pas bon d'avoir dans son jeu.

Parler lui semblait encore plus périlleux que se taire.

-- Eh bien y sommes-nous ? reprit l'impitoyable Tichdorf.

-- C'est que... je... je n'ai pas la clef de la cave, balbutia Mouchabeuf.

-- Ah ! bah ! Et où est-elle s'il vous plaît ?

-- C'est Polyte qui... l'a prise pour... aller chercher l'eau-de-vie, et...

-- Et naturellement, Polyte a disparu, n'est-ce pas ?

-- Il sera allé du côté où on s'est battu. Quand il y a un cheval tué à une lieue à la ronde, il faut qu'il y coure, l'animal.

-- À moins qu'il n'ait pris le chemin de Rueil où les francs-tireurs qui étaient là tout à l'heure attendent qu'on les prévienne.

-- Foi d'homme ! ça n'est pas vrai, exclama le cabaretier qui, pour le moment, était sincère.

-- Père Mouchabeuf, dit tranquillement le caporal, il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de mon intellect pour croire que je goberai les bourdes que vous me contez.

» Mais je vous avertis que j'en ai assez et que je vais m'en aller avec mes hommes.

» Votre cognac me coûterait trop cher.

-- Comme vous voudrez, monsieur Tichdorf, dit le cabaretier, enchanté de voir les Prussiens battre en retraite ; mais je vous donne ma parole d'honneur...

-- Seulement, reprit l'entêté caporal en lui faisant signe de se taire, avant de partir, je veux prendre mes précautions.

» Vous comprenez que si j'ai envie de boire un verre de vieille, de fumer un bon cigare ou de lire un journal à la maison jaune, je ne peux pas m'exposer continuellement à être pincé.

» En conséquence, mon vieux, il faut que vous cédiez la place à un autre.

-- Céder... quoi ? demanda Mouchabeuf stupéfait.

-- Votre établissement, parbleu ! avec tout ce qu'il y a dedans.

-- Je... je ne comprends pas, murmura le malheureux patron.

-- C'est bien simple, pourtant.

» Supposons que vous et monsieur votre neveu, vous ayez ce soir un coup de sang, et que demain matin les autorités de Rueil viennent constater votre décès, qu'arriverait-il ?

-- Mais nous ne sommes pas malades, s'écria Mouchabeuf avec véhémence.

-- Possible ! mais nous sommes tous mortels.

» Il arriverait donc que les susdites autorités, qui ne sont pas fâchées d'avoir de temps en temps des renseignements, installeraient ici un autre cabaretier avec lequel je m'entendrais très bien et qui ne chercherait pas à me jouer des tours.

» Vous voyez bien que j'ai tout à gagner au coup de sang en question.

-- Vous plaisantez, monsieur Tichdorf ? dit le patron d'une voix étranglée.

-- Pas du tout, et vous allez bien le voir, dit l'impitoyable caporal.

Il donna en allemand un ordre à ses hommes, qui ne se firent pas prier pour mettre la main au collet des deux Français et les pousser contre le mur.

-- Mais vous n'allez pas nous fusiller, j'espère ? cria Taupier en se débattant.

-- Parfaitement, cher monsieur, parfaitement, répondit Tichdorf.

-- C'est une infamie, je proteste, hurla le bossu.

-- Que voulez-vous ! j'avais confiance en monsieur votre oncle, maintenant, je n'ai plus confiance, et alors, dame ! vous comprenez...

-- Monsieur Tichdorf, je... vous le jure, par... tout ce qu'il y a de plus sacré, balbutia Mouchabeuf terrifié, il n'y a personne dans la cave, et...

Le malheureux bondit sans achever sa phrase.

Trois nouveaux coups frappés avec plus de force venaient d'ébranler le plancher.

-- Là ! qu'est-ce que je vous disais, s'écria le caporal ; vous voyez bien que je n'ai pas de temps à perdre.

» Ainsi, messieurs, faites vos paquets.

Les deux bourreaux de Régine, adossés à la muraille, fléchissaient sur leurs jambes et n'avaient plus la force de crier.

-- « Gewher an ! » dit Tichdorf à ses hommes, qui exécutèrent avec un ensemble parfait le mouvement qui se commande en français : « Apprêtez armes ! »

-- Grâce ! grâce ! hurlèrent à la fois le bossu et le cabaretier, nous allons ouvrir la cave.

-- M'ouvrir la cave ! répéta Tichdorf avec un sourire diabolique, mais à quoi bon, puisqu'il n'y a personne ?

-- Ça ne fait rien, répondit Mouchabeuf, qui avait perdu la tête au point de ne plus savoir ce qu'il disait.

-- Si, si, il y a une femme, cria le bossu, espérant que cet aveu le sauverait.

Les soldats étaient restés en position, l'arme prête, et il ne fallait plus qu'un dernier commandement pour envoyer les deux complices dans l'autre monde.

Le caporal semblait se complaire à prolonger les angoisses de ces misérables.

Il promenait alternativement son œil perçant sur leurs faces blêmes et sur les visages anguleux des Poméraniens que la soif avait rendus féroces.

-- Une femme ! dit-il en hochant la tête, la cantinière des francs-tireurs, alors.

-- Non, je vous le jure, monsieur Tichdorf, balbutia le cabaretier d'une voix suppliante, c'est une jeune fille et même... elle est... très jolie.

-- Pas possible ! s'écria le caporal avec un sourire incrédule ; comment, il y aurait une jolie fille ici et vous me l'auriez caché ! Père Mouchabeuf, ça ne serait pas bien ! Vous savez pourtant que les dames ne me font pas peur.

-- Vous verrez, reprit le malheureux patron de plus en plus bouleversé par les airs ironiques de l'ex-boursier.

-- Non, décidément, je n'ai plus le temps, dit Tichdorf, et je suis bête de m'amuser à blaguer avec vous, quand les francs-tireurs peuvent nous cerner d'une minute à l'autre.

Et il se retourna du côté des soldats.

Taupier tomba à genoux et Mouchabeuf joignit les mains en criant :

-- Pardon ! grâce ! la cave est là... et je vais vous y conduire, et...

-- Mouchabeuf, mon ami, vous dites toujours la même chose, vous devenez fastidieux.

Les Poméraniens avaient armé leurs fusils et quelques uns avaient déjà mis en joue.

Le caporal, au lieu de commander le feu, continua d'une voix traînante :

-- D'ailleurs, mon vieux, vous parlez d'ouvrir la cave et vous n'avez pas la clef, puisque vous prétendez que Polyte l'a emportée.

-- Mais...

-- Il n'y a pas de mais ; je n'ai pas envie de courir après votre garçon ou d'attendre qu'il revienne ; aussi ne causons plus et finissons-en.

Le cabaretier poussa un véritable hurlement.

-- Là ! essaya-t-il d'articuler en étendant le bras vers l'angle de la salle.

-- Eh bien, quoi ? là ? Est-ce que votre cave a une porte dans la muraille ?

-- Non... c'est une trappe, dit Mouchabeuf avec beaucoup de peine, car les mots s'arrêtaient dans sa gorge.

-- Bah ! vraiment, s'écria Tichdorf en éclatant de rire. Une trappe ! mais c'est machiné comme un théâtre, votre cambuse ! et j'avais joliment raison de me défier.

-- Ouvre... ouvre vite, murmura le bossu à moitié évanoui.

-- Allons, je suis bon enfant, vous le savez, reprit le facétieux caporal, et, quand ce ne serait que par curiosité, je veux en avoir le cœur net.

» Où est-elle, cette fameuse trappe ?

-- Je vais vous la montrer, mais faites retirer vos hommes.

-- Soit ! je comprends que leurs fusils vous fassent un peu loucher ; mais vous savez, ils ne seront pas loin et, si vous cherchez à me mettre dedans, votre affaire sera vite expédiée.

Tout en prononçant cette phrase peu rassurante, Tichdorf avait fait un signe à ses hommes qui mirent sur le champ l'arme au pied.

Le bruit des crosses de fusil tombant sur le plancher faillit faire tomber à la renverse les deux coquins affolés de terreur.

Il produisit même un autre effet plus inattendu.

Les coups recommencèrent sous le plancher comme pour faire écho.

Le caporal donna des ordres en allemand et l'escouade les exécuta avec cette précision silencieuse qui a distingué de tout temps les guerriers prussiens.

Quatre soldats se rangèrent autour de leur chef, le fusil prêt à faire feu ; les autres restèrent en réserve au milieu de la salle afin de prévenir toute tentative d'évasion.

-- Voyons ! la trappe est dans ce coin-là, je suppose ! reprit Tichdorf en montrant l'angle d'où partait le tapage.

-- Oui... oui... j'y vais, soupira le cabaretier qui avait beaucoup de peine à se tenir debout.

Taupier, lui, faisait d'inutiles efforts pour se relever sur ses jambes torses.

-- Un peu de nerf ! que diable ! un peu de nerf ! ricana l'ex-boursier.

» Je vous offre la vie contre une jolie femme, c'est un simple arbitrage, comme nous disions à la coulisse, et il n'y a pas de quoi s'effrayer.

» À moins pourtant que n'ayant pas la valeur, vous ne puissiez pas livrer, auquel cas je serais forcé de vous exécuter.

Ces abominables facéties eurent le pouvoir de remettre d'aplomb les deux coquins.

Ils comprirent qu'ils venaient de rencontrer leur maître, et que le plus sûr était d'obéir passivement.

Mouchabeuf fit quelques pas en s'appuyant au mur, puis il se baissa et pressa le ressort.

La trappe s'abattit sur-le-champ et laissa voir le trou béant.

Tichdorf se pencha avec précaution sur l'ouverture et ne vit rien.

-- Voilà la trappe, c'est déjà quelque chose, dit-il sur le même ton railleur ; maintenant où est la femme ?

-- Au fond, murmura le cabaretier.

-- Au fond ! si vous croyez que je vais aller l'y chercher, pour me faire prendre dans une souricière avec mes hommes, vous vous mettez le doigt dans l'œil, Mouchabeuf.

-- Mais pourtant...

-- Appelez la fille, parbleu ! Si elle est vivante, elle viendra, car elle ne doit pas s'amuser beaucoup dans ce trou-là.

-- C'est que... elle est sourde.

-- Pas mal trouvé, mais ça ne prend pas avec moi, je veux la voir, et tout de suite, quand même elle serait muette par-dessus le marché, prononça le caporal qui ne croyait pas si bien dire.

-- Comment faire ? demanda timidement Mouchabeuf.

-- C'est bien simple ! dit Tichdorf, qui affectionnait cette locution très usitée dans le monde des boursiers.

» Votre neveu va descendre dans ce trou noir et me ramener l'objet. Seulement, comme il pourrait lui prendre fantaisie de me faire une farce, voici mon ultimatum : » Si dans cinq minutes monsieur n'a pas reparu, je vous fais fusiller et je mets le feu à la maison.

-- Il sera revenu, monsieur Tichdorf, il sera revenu, s'écria le cabaretier en poussant le coude de Taupier pour l'engager à obéir.

Le bossu, quelle que fût la terreur que lui inspiraient les fusils Dreyse, montrait peu d'empressement à s'engloutir dans les profondeurs obscures de la cave.

Il ignorait la disposition intérieure de ces oubliettes et il craignait par-dessus tout d'y rencontrer sa victime.

Que Régine fût gisante et blessée par sa chute ou qu'elle dût se présenter debout et armée du bâton qui lui avait servi à frapper le plancher, ces deux hypothèses n'avaient rien d'engageant pour son bourreau.

-- Je... je ne sais pas le chemin, murmura Taupier ; tandis que Mouchabeuf...

-- Vous pouvez sauter, il y a un matelas, s'empressa de dire le cabaretier qui ne se souciait pas non plus d'aller à la découverte dans la cave.

-- Allons, cher monsieur, exécutez-vous, reprit le caporal ; vous ne vous ferez pas de mal, puisque monsieur votre oncle assure qu'il y a un matelas.

-- Et une échelle pour remonter, ajouta Mouchabeuf.

Le malheureux bossu faisait une étrange figure entre l'abîme qui s'ouvrait à ses pieds et les baïonnettes qui le menaçaient par derrière.

Il allait cependant se décider à sauter, et, penché sur le trou il prenait déjà la pose de Curtius prêt à s'élancer dans le gouffre, quand une apparition inattendue le fit reculer vivement.

De l'ombre qui remplissait la caverne émergeait peu à peu la charmante tête de Régine.

-- Ah ! ah ! dit le caporal, c'était donc vrai !

En effet, Mouchabeuf, par extraordinaire, n'avait pas menti depuis une heure, et ce qu'il venait de dire à Taupier au sujet du matelas et de l'échelle était parfaitement exact. La trappe servait à deux fins.

En cas d'alerte, le cabaretier pouvait s'y jeter sans risque ; il en était quitte pour tomber sur le sol rembourré et une fois dans le trou, il n'avait plus qu'à faire jouer un ressort ; le plancher se relevait et Mouchabeuf avait le choix de rester là jusqu'à ce que le danger fût passé, ou de sortir par une porte de la cave qui donnait dans le jardin.

S'agissait-il, au contraire, de se débarrasser d'un intrus ou d'un ennemi, le jeu de la trappe était le même, mais il suffisait d'enlever préalablement le matelas pour rendre la chute très dangereuse.

Ce dernier cas étant le plus rare, le matelas était presque toujours en place, et, ce soir-là notamment, le cabaretier n'avait eu ni la précaution, ni le temps de le retirer.

La jeune fille, préservée par cet heureux oubli, montait lentement les degrés d'une sorte de marche pied qu'elle avait su découvrir et utiliser.

Au fond de cette salle assez mal éclairée, cette figure, qui s'élevait comme poussée par un ressort invisible, prenait un aspect fantastique.

Les Poméraniens, quoique peu impressionnables de leur naturel, se reculèrent surpris et presque effrayés.

Mouchabeuf et Taupier se regardaient avec une inquiétude mal dissimulée.

Tichdorf, lui, ne semblait nullement ému.

Il offrit la main à Régine pour sauter dans la salle avec la même aisance que s'il l'avait invitée à valser.

-- Je vois avec plaisir, ma chère dame, que votre séjour dans ce sous-sol n'a pas fait tort à votre beauté, dit-il sur un ton de galanterie doucereuse.

-- Elle n'entend ni ne parle, se hâta de dire le cabaretier.

La jeune fille entraîna le caporal vers la table.

-- Les jetons ! j'ai oublié les jetons ! murmura Mouchabeuf avec effroi.

Régine s'était assise et les lettres gravées sur l'ivoire glissaient déjà sous ses doigts agiles.

-- Elle écrit ? s'écria Tichdorf ; parbleu ! ça va être curieux !

-- Que va-t-elle lui dire ? pensaient les deux coquins.

-- Tiens, c'est de l'allemand, dit le caporal qui suivait de l'œil les lettres assemblées par Régine.

Mouchabeuf et Taupier échangèrent un regard consterné.

Ni l'un ni l'autre n'entendait la langue des Prussiens, et la déception qu'ils éprouvaient donnait à leur physionomie bouleversée une expression des plus comiques.

La scène qui venait de se passer en présence de Podensac se renouvela avec cette différence que les deux coquins n'y pouvaient rien comprendre.

Tichdorf se mit à épeler :

-- Vollen... sie... mich nach Saint-Germain fuhren...

-- Tiens ! tiens ! à Saint-Germain ! répéta le caporal, c'est une drôle d'idée.

Et il ajouta en allemand :

-- Ia wohl.

-- Elle ne vous entend pas, dit Mouchabeuf.

Mais le mouvement de tête affirmatif, qui avait accompagné la réponse du caporal, suffisait pour que la jeune fille devinât que la proposition était acceptée.

Que demande-t-elle ? C'est ce que Taupier et son compagnon auraient bien voulu savoir, mais ils n'osaient pas questionner le Prussien, de peur de paraître trop curieux et d'éveiller ses soupçons.

Un mot français, le seul qui figurât dans la phrase écrite par Régine, les avait vivement frappés et le bossu tout particulièrement.

Il était question de Saint-Germain et ce nom réveillait chez l'ami de Valnoir plus d'un souvenir.

Le visage de la jeune fille s'était éclairé en voyant Tichdorf disposé à faire ce qu'elle demandait.

Elle se remit à manœuvrer les jetons et les mots suivants s'alignèrent sous ses doigts :

-- Ich dank. Lasst uns geken.

À peine eut-elle fini d'écrire qu'elle se leva et son attitude traduisit un remerciement et le désir de se mettre en route.

Le caporal lui fit signe de se rasseoir et murmura en français :

-- Tout à l'heure.

-- C'est évident, pensait Taupier, elle lui demande de l'emmener.

Un interrogatoire était imminent.

Tichdorf promenait ses petits yeux brillants sur le cabaretier et sur son acolyte, et ceux-ci ne pouvaient pas espérer qu'il allait partir sans demander une explication.

Mouchabeuf avait déjà préparé son histoire et le bossu en cherchait une.

La difficulté était de s'entendre avant de parler, et les deux coquins se trouvaient dans la situation d'accusés qui vont passer devant le juge d'instruction sans avoir eu le temps de se concerter.

Si le caporal les interrogeait séparément et seul à seul, ils étaient fort exposés à se couper dans leurs mensonges.

Mais la salle du cabaret ne se prêtait guère à des interrogatoires sans témoins, car il n'était pas probable que Tichdorf prît la peine de les emmener dans un coin pour les confesser l'un après l'autre.

Il devait avoir envie de les questionner vite et d'en finir avec une situation inquiétante.

Ce fut en effet ce qui arriva.

-- Qu'est-ce que c'est que cette jeune fille ? demanda-t-il sèchement.

-- Mon Dieu ! monsieur Tichdorf, je vas vous dire, répondit Mouchabeuf en cherchant ses mots, c'est... une parente à mon neveu.

-- Que fait-elle ici et pourquoi l'avez-vous cachée dans la cave ?

-- Dame ! vous comprenez, elle est très jolie, et ici c'est une auberge où il vient toutes sortes de gens ; -- ce n'est pas pour vous ni pour vos hommes que je dis ça, monsieur Tichdorf ; -- mais ces francs-tireurs ne respectent rien, et, ma foi ! alors...

-- Bon ! ça ne m'explique pas pourquoi vous l'aviez amenée.

» Le lendemain d'une bataille, une femme jeune et jolie ne va pas se promener pour son agrément aux avant-postes.

Le cabaretier lança un coup d'œil à Taupier comme pour lui dire : « Attention ! »

-- Tant pis ! s'écria-t-il en prenant l'air d'un homme qui se décide à faire un aveu pénible, j'ai confiance en vous et je vais vous conter tout.

-- Contez vite, je suis pressé.

-- Eh bien ! voilà la chose. L'enfant est de bonne famille, parente de mon neveu, comme je vous l'ai déjà dit, mais elle a mal tourné...

-- Vraiment ! une sourde-muette, vous m'étonnez, dit ironiquement Tichdorf.

-- Oh ! elle est maligne comme un singe, et vous venez de voir qu'elle sait se faire comprendre tout de même.

-- Je vous expliquais donc qu'elle donnait beaucoup de chagrins à ses parents. Ces jeunesses-là, voyez-vous, c'est le diable pour les tenir. Croiriez-vous que celle-ci s'est échappée de chez elle pour courir les chemins avec un saltimbanque ?

-- C'est curieux, en vérité, observa le caporal, toujours incrédule.

-- Oui, ma foi ! une espèce de paillasse qui lui a appris à dire la bonne aventure et à faire des tours. Vous pensez bien que sa famille n'était pas contente et on me l'a envoyée pour la mettre à la raison.

-- Très bien. Et c'est pour la corriger que vous l'aviez logée dans votre cave.

-- Justement ! dit Mouchabeuf ; mais je ne comptais pas l'y laisser. Oh ! mon Dieu, non ! la pauvre fille ! à tout péché miséricorde ! J'ai là-haut une chambre pour elle et, dans une quinzaine de jours, quand nous l'aurons bien sermonnée, moi et mon neveu, nous la renverrons à son père, quoique, à vous parler franchement...

-- Quoique ?... interrogea Tichdorf en regardant fixement le cabaretier.

-- Quoique je n'espère pas beaucoup la convertir ; le saltimbanque dont elle s'est amourachée est à Paris, et il est capable de venir rôder par ici.

» Si ses parents m'écoutaient, ils feraient avec elle comme on fait avec un jeune homme qu'on embarque pour les îles quand il est mauvais sujet.

-- Pas facile pour le moment, le voyage aux îles, observa le Prussien.

-- Ça, c'est vrai, et, tant que le siège durera, nous serons bien forcés de la garder.

» Ah ! celui qui pourrait nous en débarrasser nous rendrait un fameux service !

Pendant que Mouchabeuf débitait d'un ton doucereux ses mensonges, Régine s'était accoudée sur la table et jouait distraitement avec les jetons d'ivoire.

Son sort se décidait à côté d'elle sans qu'elle cherchât à suivre le mouvement des lèvres de ceux qui débattaient ainsi sa liberté et sa vie.

Taupier, au contraire, écoutait de toutes ses oreilles le joli récit filé par son complice.

Le commencement lui avait beaucoup plu, mais la dernière phrase du cabaretier vint tout gâter.

Cette invitation directe à un enlèvement de la jeune fille par les Prussiens n'était plus à ses yeux qu'une colossale maladresse, car le bossu, plus clairvoyant que son acolyte, commençait à deviner la vérité.

Il aurait donné bien cher pour tenir Mouchabeuf dans un coin et le tancer de sa sottise, mais il était trop tard, pour l'arrêter sur la pente où il venait de s'engager.

-- Triple brute que je suis ! pensait-il en rongeant ses ongles, pourquoi ne les ai-je pas envoyés tous les deux dans le canal !

-- Alors la famille veut s'en défaire, demanda le caporal du ton d'un homme qui vient d'avoir une idée.

-- S'en défaire, c'est-à-dire l'éloigner, dit le cabaretier qui tenait à préciser ses propositions.

-- Est-elle riche, la famille ?

-- Mais, répondit Mouchabeuf un peu inquiet, elle est... à son aise.

-- Très bien ! Alors, c'est un marché fait. Vous allez me donner deux rouleaux de mille, en or, bien entendu, moyennant quoi je vous passe mes deux journaux et j'emmène la jeune fille.

-- Deux mille francs ! mais je ne les ai pas ici, monsieur Tichdorf, et je ne pourrais vous les remettre qu'après avoir vu les parents.

-- Allons donc ! vieux farceur ! les parents !... Et votre neveu que voilà ! Je suis sûr qu'il a sa poche pleine de napoléons et qu'il ne regardera pas à quelques sous pour profiter d'une si bonne occasion.

En parlant ainsi, le caporal se tournait du côté de Taupier qui ne répondit que par une épouvantable grimace.

Le misérable bossu se trouvait dans la plus déplorable de toutes les situations.

Sûr maintenant que son complice faisait fausse route, il n'avait pas même la ressource de le contredire, car il ne pouvait pas démentir son récit sans se compromettre gravement lui-même.

D'un autre côté, payer pour envoyer Régine là où précisément il comprenait qu'elle voulait aller, cette perspective lui déchirait l'âme.

Il essaya de se tirer d'affaire en tergiversant.

-- Je... je n'ai pas cette somme... sur moi, dit-il avec un geste qui ne pouvait pas manquer de le trahir.

Sa main s'était involontairement portée sur son gousset, comme pour défendre le trésor qui se dessinait en relief à travers l'étoffe de son gilet.

Car, le bossu, aussi avare que son ami Valnoir était prodigue, et de plus, très défiant, portait toujours sur lui toutes ses économies.

-- Bah ! vous croyez, dit Tichdorf ; cherchez bien dans votre poche, et je suis sûr que vous y trouverez la bagatelle que je vous demande.

-- Mais non... je vous assure, balbutia Taupier qui étouffait de rage.

-- Voulez-vous que deux de mes hommes vous aident à faire l'inspection de votre gousset ? reprit le caporal avec un sourire diabolique.

À cette proposition, le bossu bondit comme s'il avait marché sur un serpent. L'idée de sentir les mains des Poméraniens se promener dans les poches où il cachait son avoir lui faisait dresser les cheveux sur la tête.

Il comprit que mieux valait encore s'exécuter.

-- En effet, grommela-t-il, je crois que je puis... j'avais oublié que... justement, ce matin... on m'a fait un payement... et...

-- Je savais bien, cher monsieur, que nous finirions par nous entendre, dit Tichdorf en tendant la main pour recevoir.

Taupier, avec des contorsions désespérées, tira de leur cachette deux rouleaux d'or et les remit au terrible caporal en poussant un soupir qui ressemblait fort à un grognement.

-- Parfait ! s'écria le Prussien, donnant, donnant ; voici les journaux ! Vous réclamerez cinq cent francs à monsieur votre oncle.

» Maintenant, j'emmène la jeune personne et je vous réponds que sa famille n'en entendra plus parler de quelque temps.

Régine était prête. Tichdorf donna un ordre à ses hommes qui entourèrent la jeune fille et sortit en tête du cortège.

Les deux coquins se regardaient.

-- Ça vous coûte un peu cher, dit Mouchabeuf quand il crut le caporal assez loin, mais au moins nous sommes débarrassés de la créature.

-- Imbécile ! cria Taupier furieux, tu as fait justement ce qu'elle voulait, et tu viens de l'envoyer à Saint-Germain rejoindre l'homme qui peut nous perdre tous.

Chapitre VIII

La neige couvrait les toits et le vent glacé du nord faisait tourbillonner au-dessus du mur qui bordait la rue de Laval les feuilles jaunies des tilleuls.

Un homme arpentait le trottoir en face de la porte par laquelle avait passé, six semaines auparavant, la bande de Taupier, la nuit de l'enlèvement de Régine.

Coiffé d'un képi de forme pyramidale et affublé d'une capote verdâtre dont les pans laissaient passer le bout d'un tablier bleu, ce personnage bizarre réalisait le type si répandu vers la fin du siège du garde national de fantaisie.

À ses lunettes d'or et à sa cravate blanche, un habitant du quartier l'aurait reconnu sur-le-champ pour le citoyen Bourignard, concierge d'un immeuble sis rue de Navarin et fourrier d'une compagnie sédentaire.

Mais, pour le moment, la rue était absolument déserte.

Neuf heures venaient de sonner et les queues matinales retenaient encore à la porte des bouchers les ménagères du voisinage.

Chacun attendait patiemment son tour, armé de la carte que l'administration municipale avait fait délivrer à chaque ménage.

Cependant, le majestueux portier n'était pas seul.

Autour de lui voltigeait un gamin vêtu d'un uniforme de marin qui paraissait avoir été traîné dans le ruisseau, tant il était couvert de crotte.

La figure chafouine et blême de ce gavroche disparaissait aux trois quarts sous un immense chapeau ciré enfoncé jusqu'aux yeux, et on ne distinguait que sa langue incessamment tirée et plus prestement rentrée quand le fourrier se retournait.

Cette grimace ironique était d'autant plus blâmable que l'enfant terrible l'adressait à l'auteur de ses jours, car le mousse d'occasion n'était autre que le jeune Agricola, fils mineur du vertueux Bourignard, concierge de son état et jacobin par vocation.

En l'honneur du légendaire Gringalet, le canonnier de la flotte qui démontait du premier coup toutes les pièces prussiennes, son père lui avait acheté un costume en drap où la main patriote de la citoyenne Bourignard avait brodé à profusion les ancres d'or, attribut de la marine.

Mais cette tenue brillante n'avait rien changé aux habitudes d'Agricola, qui continuait à donner les plus belles espérances à ses parents en faisant l'école buissonnière pour aller jouer au bouchon sur tous les bastions du secteur.

Bourignard disait volontiers en parlant de son héritier présomptif, qu'il avait les instincts du cheval sauvage, et il l'élevait suivant les théories de l'« Émile » de J.-J. Rousseau, son auteur favori.

Il en résultait qu'à la « mutuelle », Agricola passait pour un âne, et dans le quartier, pour un fort méchant polisson.

Assez rarement, du reste, cet enfant de la nature consentait à accompagner son père ; mais ce jour-là, le concierge avait sans doute des raisons majeures pour traîner sur ses talons son indomptable progéniture.

Il s'était planté tout droit devant le mur qui cachait aux passants la vue du chalet et essuyait les verres de ses lunettes avec une activité fébrile.

-- C'est vraiment particulier, dit-il en se parlant à lui-même, cette clôture ne présente pas d'autre issue qu'une porte sans serrure.

» Je ne vois pas comment je pourrais m'acquitter de la commission du citoyen Taupier.

Ce monologue fut interrompu par la voix aigre du gamin qui se mit à chanter à tue-tête un refrain fort en vogue alors dans les parages peu littéraires de Belleville : Bismarck, si tu continues,

De tous les Prussiens, il n'en restera guère,

hurlait Agricola.

-- Assez ! dit Bourignard avec un geste plein de noblesse ; ce chant est patriotique mais intempestif, pour le moment.

-- De quoi ! de quoi ! intempestif ! glapit le gavroche avec le pur accent traînard des faubourgs.

-- Oui, mon fils, intempestif, attendu que je suis investi d'une mission de confiance, et que je ne veux pas éveiller l'attention des aristocrates qui habitent cette demeure.

De tous les Prussiens, il n'en restera plus.

continua l'irrévérencieux Agricola, sur un diapason encore plus aigu.

-- Je dois m'y introduire par la ruse, reprit le solennel portier, et c'est pour m'aider dans cette entreprise difficile que je t'ai amené.

» J'espère, Agricola, que tu justifieras ma confiance.

-- Ta confiance ! j'y tiens pas, j'aime mieux une pièce de dix sous.

-- Tu l'auras, si tu trouves un moyen de me faire ouvrir l'entrée de ce repaire féodal.

-- Quoi que c'est que ça, un repaire féodal ? demanda l'aimable enfant tout en piétinant dans un tas de boue.

-- C'est l'habitation des suppôts de la tyrannie, mon fils.

-- Comprends pas, ricana le gamin.

-- Cette muraille que tu vois cache des menées réactionnaires, continua imperturbablement Bourignard, sans compter qu'elle occupe un terrain qui serait beaucoup mieux employé si on y construisait des logements pour les prolétaires...

-- Et une loge pour le portier, pas vrai, papa ?

-- Quant au jardin qui est derrière, il nourrirait vingt familles, si on y plantait des légumes.

-- C'est pas tout ça, dit Agricola qui ne se gênait jamais pour interrompre les théories humanitaires de son respectable père.

» Quoi qu'il faut faire pour gagner les dix sous ?

-- Il faut que je parle à un individu du sexe masculin, assez vil pour servir les deux aristocrates femelles cachées dans ce pavillon qui rappelle le Parc-aux-Cerfs.

-- Le larbin ! parbleu ! un vieux avec un habit vert, connu ! J'y ai fait un pied de nez l'autre jour, comme il sortait de chez l'épicier.

-- Justement.

-- Eh ben ! c'est pas malin de le faire venir. Pourquoi que vous ne sonnez pas à la porte ?

-- Tu es jeune, mon fils, et tu ne connais pas les roueries des aristocrates, dit gravement Bourignard.

» D'abord, il n'y a pas de sonnette, et ensuite tu auras beau frapper, personne ne t'ouvrira. Ces gens-là conspirent et, pour entrer, il faut connaître le signal.

-- Ce n'est que ça ? cria le gamin. Attends un peu ; je vais leur en donner, du signal.

En ramassant une pierre au coin d'une borne, l'affreux drôle la lança par-dessus le mur avec tant de force et d'adresse qu'on l'entendit tomber sur le toit du chalet.

-- Colle-toi contre la porte, papa ; tu vas voir l'effet tout à l'heure.

-- A-t-il de l'esprit, ce monstre-là ! murmura Bourignard en exécutant la manœuvre prescrite par son ingénieux héritier.

Personne ne bougeait à l'intérieur, mais Agricola était tenace, et trois ou quatre projectiles envoyés magistralement décrivirent la même parabole et s'abattirent sur le pavillon.

Un artilleur de profession n'aurait pas mieux réussi.

Les rares passants qui suivaient la rue couraient pour se réchauffer et ne s'arrêtaient pas à examiner les opérations du gavroche, qui avait eu soin, du reste, de se placer hors de la vue des deux ou trois boutiques encore ouvertes.

Après trois ou quatre minutes de cet exercice, Agricola eut l'indicible satisfaction de voir la porte s'entrebâiller doucement.

Une tête à barbe grisonnante se montra dans l'étroite ouverture et s'avança pour regarder au dehors.

C'était le moment que guettait Bourignard fils.

Un dernier caillou habilement jeté alla frapper aux jambes l'imprudent qui venait de se découvrir et l'aimable enfant se mit à courir vers la rue des Martyrs.

-- Ah ! drôle ! ah ! gredin ! cria le blessé en se lançant sur ses traces.

Landreau, car c'était lui que la ruse d'Agricola avait attiré, n'avait pas pris le temps de réfléchir.

Il aurait assurément beaucoup mieux fait de rentrer, mais la pierre lui avait rudement contusionné le genou et le garde-chasse, peu endurant de son naturel, ne sut pas résister à l'envie de corriger le polisson qui se permettait de l'assaillir de la sorte.

Il se jeta donc dans la rue en tirant la porte derrière lui et, sans faire attention à Bourignard, planté contre le mur, il commença la poursuite avec autant d'ardeur que s'il avait donné la chasse à un braconnier dans les bois de Saint-Senier.

Mais Agricola avait de bonnes jambes.

Quand Landreau déboucha de la rue de Laval, le mauvais drôle était déjà au coin de l'avenue Trudaine et il disparut derrière la maison d'angle.

Le vieux garde, qui avait eu le temps de se calmer, jugea qu'il était sage de renoncer à l'entreprise et s'arrêta tout essoufflé au coin de la rue des Martyrs.

Il était sorti la tête nue et vêtu de son éternelle jaquette verte qui s'accordait assez mal avec le pantalon réglementaire de la garde mobile.

C'était plus qu'il n'en fallait pour attirer l'attention des badauds.

D'ailleurs un homme qui court est toujours un peu suspect, et l'allure désordonnée de Landreau fut immédiatement remarquée par des citoyennes qui faisaient queue à la porte d'un boucher.

-- Tiens ! ce vieux qui se sauve !

-- C'est un voleur !

-- Arrêtez-le !

Ces exclamations partirent toutes à la fois, et une agitation de mauvaise augure se produisit dans la queue qui se mit à onduler comme un serpent.

Le garde-chasse, averti de son imprudence, s'empressa de battre en retraite vers la rue de Laval, mais il était trop tard.

Deux des gardes nationaux chargés de maintenir l'ordre devant la boutique se détachèrent du groupe et se mirent en devoir de lui barrer le chemin.

Landreau pensa qu'en se sauvant il donnerait raison aux clameurs de la foule, et il avait de sérieux motifs pour éviter d'attirer les uniformes du côté du chalet.

Il attendit donc tranquillement sur le trottoir les miliciens qui accouraient.

-- Où allez-vous donc si vite, citoyen ? demanda un énorme garde national qui paraissait de fort mauvaise humeur.

La question fut répétée par un autre sédentaire aussi maigre que son camarade était gras, et, les passants s'étant réunis à la force publique, un groupe fut bientôt formé.

Landreau cherchait une réponse quand un petit homme contrefait perça la foule et, en jouant des coudes, réussit à se placer au premier rang.

-- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il d'un ton rogue.

-- Tiens, c'est vous, citoyen Taupier, s'écria le garde national gras.

» Ma foi ! je n'en sais rien encore. C'est ce gaillard-là qui se sauve, et il doit avoir des raisons pour ça.

-- Parbleu ! je crois bien, dit le bossu, c'est un déserteur !

» Regardez son pantalon de moblot.

-- Tiens ! c'est vrai ! s'écrièrent en chœur les gardes nationaux et les badauds.

-- Moi ! déserteur ! Jamais ! dit Landreau avec énergie.

-- Pourquoi avez-vous un pantalon d'uniforme, alors ? demanda Taupier.

-- Qu'est-ce que ça vous fait, à vous, bancroche ! dit le garde-chasse que le coup de pierre d'Agricola n'avait pas disposé à la patience.

-- Citoyens, je vous prends tous à témoins, cria le bossu. Cet individu refuse de s'expliquer, donc il est en faute.

-- Et de quel droit m'interrogez-vous ? Je ne vous connais pas, moi, et je n'ai pas envie de vous connaître.

-- C'est possible, mais je parle au nom du peuple, qui a le droit de tout savoir, dit Taupier sur le ton emphatique qu'il réservait ordinairement pour ses discours dans les clubs.

-- Oui ! oui ! cria la foule, il faut qu'il réponde.

-- On ne court pas comme ça quand on n'a rien fait de mal, observa judicieusement une vieille femme armée d'un immense cabas.

-- Parions que c'est un Breton, dit un citoyen porteur d'une casquette graisseuse et de cheveux collés sur les tempes.

-- Ce n'est pas vrai, je suis de la Bourgogne, exclama Landreau emporté par le patriotisme local.

-- C'est la même chose, hurla un gamin sans respect pour la géographie.

-- D'ailleurs, ça ne fait rien, reprit l'homme aux accroche-cœurs, les moblots de province, c'est tous des aristos.

-- Voyons, êtes-vous, oui ou non, de la mobile ? demanda un spectateur plus sensé que les autres.

-- Je suis trop vieux pour ça, répondit évasivement le garde-chasse.

-- Alors, vous n'avez pas le droit de mettre un pantalon d'uniforme. Le port illégal de costume constitue un délit, prononça le garde national maigre, qui devait avoir travaillé chez un avoué.

-- Citoyens, cet homme est au moins suspect, reprit gravement Taupier.

-- Suspect au premier chef, appuya le sédentaire efflanqué.

-- Il faut l'arrêter, ajouta la vieille.

-- Certainement ! Au poste ! au poste !

Cette clameur s'éleva de tous les rangs de la foule, qui avait rapidement grossi.

Le rassemblement remplissait maintenant toute la largeur de la rue et arrêtait les passants, qui se joignaient au groupe.

Les derniers venus ne voyaient rien et criaient uniquement par esprit d'intimidation ; mais au centre du cercle, les badauds devenaient de plus en plus hostiles.

-- Au poste ! Pourquoi faire ? demanda Landreau en s'efforçant de rester calme.

-- Pour t'apprendre à tirer des bordées, méchant moblot ! cria le citoyen en casquette plate.

-- Si ça ne fait pas suer de voir ces clampins-là flâner dans les rues, pendant que mon homme, qu'est sergent au 61e, s'esquinte tous les jours à monter la garde au bastion ! grommela la mégère au cabas.

Dans les foules, aussi bien que dans les assemblées délibérantes, il y a toujours un élément modéré et au milieu du rassemblement de la rue des Martyrs, le parti conservateur était représenté par un épicier coiffé d'une casquette de loutre.

-- Après tout, il n'est p't-être pas au service, ce pauvre vieux, dit ce personnage rempli d'excellentes intentions.

» Plutôt que de le traîner au corps de garde, vaudrait mieux le conduire à son domicile pour qu'il se fasse reconnaître.

-- Non ! non ! il s'expliquera bien mieux avec le chef de poste, cria Taupier que cette proposition conciliante n'arrangeait pas du tout.

-- Au fait, s'il ne demeure pas trop loin, ça nous dérangerait moins, observa le garde national gras.

» Voyons ! où restez-vous, citoyen ?

Landreau ouvrit la bouche pour répondre, mais l'idée d'attirer au chalet cette foule menaçante arrêta les paroles dans sa gorge.

Il rougit, balbutia et finit par lancer cette phrase imprudente :

-- Ça ne vous regarde pas et je ne veux pas vous le dire.

-- Vous entendez, citoyens ! hurla le bossu triomphant, il refuse de parler.

-- Parbleu ! il a ses raisons pour cela, dit la vieille.

Il n'y eut plus qu'une voix dans la foule.

Les premiers rangs crièrent que c'était un voleur ; un peu plus loin on disait qu'on venait d'arrêter tout au moins un forçat évadé ; les derniers venus affirmaient qu'il s'agissait d'un complice de Troppmann.

-- Enlevez-le ! glapissaient les gamins sur le fausset le plus aigu.

Les deux gardes nationaux qui représentaient la force armée au milieu de ce tumulte ne pouvaient plus hésiter devant la volonté du peuple souverain si bruyamment exprimée.

Ils se consultèrent du regard, et le plus gros serra de près le garde-chasse, pendant que le camarade maigre essayait de la persuasion.

-- Allons ! citoyen, dit ce dernier d'un ton insinuant, il vaut mieux marcher de bon gré que de force.

Au contact du sédentaire obèse, Landreau avait bondi en arrière et fermé les poings.

Sa figure exprima si bien la résolution de se défendre, que le vide se fit immédiatement autour de lui.

La foule ondula comme une mer, mais les plus éloignés qui se sentaient hors de la portée des coups, répondirent au mouvement de recul par une vigoureuse poussée, et le cercle se resserra forcément.

Les deux gardes nationaux, effrayés, firent mine de croiser la baïonnette.

Ce geste imprudent acheva d'exaspérer Landreau.

Il se campa fièrement sur ses jambes et tomba en position comme un boxeur de la vieille Angleterre.

-- Essayez donc de me toucher, espèces d'escargots de rempart ! dit-il d'une voix sourde.

Cette épithète peu flatteuse pour les sédentaires mit le comble à l'indignation des assistants.

Landreau l'avait apprise au bivouac des mobiles, médiocres admirateurs des soldats citoyens, et il vit bientôt à ses dépens ce qu'il en coûtait de manquer de respect à la garde nationale.

Le milicien gras lui mit la main au collet et le maigre lui allongea sournoisement un coup de crosse.

Mais le vieux chasseur était leste et solide.

Il se débarrassa d'un revers de main de ses deux adversaires et, par un geste rapide comme l'éclair, arracha une baïonnette, avec laquelle il se mit en garde.

Cette attitude résolue produisit un bel effet de terreur et le groupe s'ouvrit avec une promptitude qui prouva une fois de plus la prodigieuse élasticité des foules.

Une seconde plus tôt, un enfant n'aurait pas trouvé de place et le fer pointu avait subitement ouvert un passage suffisant pour trois hommes.

Landreau ne perdit pas de temps et se lança à toutes jambes par l'issue inespérée qui s'offrait.

-- À mort ! à l'assassin !

Ces cris éclatèrent avec un ensemble formidable, et les plus hardis se mirent à la poursuite du fugitif.

Le vieux serviteur s'était bien gardé de courir du côté du chalet, et, au lieu de rentrer dans la rue de Laval, il s'était jeté vers l'entrée de l'avenue Trudaine.

Le premier moment de surprise lui avait donné une dizaine de pas d'avance et il pouvait espérer de distancer ses persécuteurs s'il réussissait à gagner les petites voies qui descendent du boulevard extérieur.

Mais il avait compté sans Agricola.

L'affreux polisson, attiré par le bruit qui se faisait autour de Landreau, était revenu sur ses pas en voyant le garde-chasse empêtré au milieu d'un rassemblement hostile.

Il n'avait pas jugé prudent de s'y mêler, imitant en ce point son respectable père qui avait repris paisiblement le chemin de la rue de Navarin, mais il s'était embusqué au coin de l'avenue pour jouir du spectacle.

Quand il vit Landreau prendre sa course dans cette direction, il eut naturellement l'idée de faire une méchanceté et mal en prit au fugitif.

Au moment où il tournait l'angle de la première maison, le pauvre garde-chasse fut heurté par le gamin qui lui passa la jambe et le fit tomber à plat.

Il n'eut pas le temps de se relever. Avant d'avoir pu se remettre sur pied, il fut saisi par vingt bras vigoureux, frappé, désarmé et finalement emporté comme un paquet.

Résister était inutile, et Landreau n'y essaya même pas.

Taupier, trop mal bâti pour courir, venait de rejoindre le groupe aussi vite que sa structure défectueuse le lui avait permis, et il prit le commandement de la bande.

-- Citoyens, dit-il d'un ton solennel, cet homme est évidemment un grand coupable, et il appartient à la justice du peuple.

-- Oui ! oui ! à l'eau ! à la lanterne ! hurlèrent tous à la fois les généreux badauds qui venaient de se mettre dix pour arrêter un homme.

La colère des foules est féroce. À peine les premiers cris de mort eurent-ils été poussés, que la soif du sang s'empara de tous ces misérables.

Landreau eût été massacré sur place, si ses persécuteurs avaient eu des armes.

Mais les baïonnettes des deux gardes nationaux ne pouvaient pas suffire à assouvir leur rage.

Chacun voulait sa part de la victime.

Force fut donc de chercher un autre supplice. La rivière heureusement était loin et il était peu probable que le prisonnier y arrivât sans être délivré en route.

Ce fut le rejeton du vertueux citoyen Bourignard qui se chargea de lever la difficulté.

-- Par ici ! cria-t-il, par ici, citoyens ! je connais un bon endroit pour prendre l'aristo.

Au milieu de l'avenue, sur les terrains de l'ancien abattoir, s'élevaient les constructions inachevées du futur collège Rollin.

La proposition d'Agricola fut acceptée avec enthousiasme et le rassemblement se mit en marche.

Landreau était littéralement porté par la foule et l'odieux gamin gambadait devant le sinistre cortège.

En des temps plus calmes, une exécution sommaire eût été certainement impossible en plein jour et en plein Paris.

Mais les crises politiques ou militaires réagissent toujours sur les esprits et, pendant le siège, la population était devenue nerveuse outre mesure.

Il résultait de cette surexcitation maladive un déplacement complet des habitudes et un bouleversement radical des caractères.

Tel honnête bourgeois qui, avant la guerre, avait sans cesse à la bouche le mot de légalité, ne parlait plus que d'empoigner et de fusiller sans jugement.

Les femmes surtout subissaient l'influence des privations et des angoisses auxquelles le blocus les condamnait et, après trois ou quatre heures de station dans la boue à la porte d'un épicier ou d'un boucher, des mères de famille se transformaient en furies.

Aussi, le groupe qui entraînait le malheureux Landreau se composait-il en majeure partie de gens très pacifiques, à l'ordinaire.

L'élément féminin y dominait et les ménagères du quartier avaient unanimement déserté la queue pour ne pas perdre le spectacle hideux que leur ménageait la méchanceté de Taupier.

Il est bien probable que ces mêmes créatures, si elles eussent rencontré le garde-chasse mourant de faim au coin d'une borne, se seraient privées pour le réconforter de leur ration si péniblement attendue sous la neige.

Mais les mots avaient alors la puissance de ces philtres qui autrefois, à ce qu'on prétend, troublaient subitement la raison.

Il suffisait d'appeler un homme : traître ou espion, pour le vouer aux fureurs aveugles de la foule, et le bossu qui se connaissait en populace n'avait eu garde d'oublier la recette employée par les massacreurs de tous les temps.

Il méditait depuis longtemps de se débarrasser de Landreau et il avait préparé le piège avec trop de soin et d'adresse pour ne pas se hâter d'en finir avec le vieux serviteur qui le gênait.

-- Dépêchons-nous, citoyens, cria-t-il en brandissant sa canne comme un sabre, dépêchons-nous pour que la réaction ne vienne pas entraver la justice du peuple.

Le cortège avait traversé l'avenue Trudaine et les exhortations de Taupier étaient bien superflues, car la réaction était pour le moment occupée ailleurs, c'est-à-dire que les gens d'ordre montaient la garde aux remparts ou travaillaient à domicile.

La voie publique appartenait donc à peu près exclusivement à cette portion de la population parisienne qui préfère la flânerie à l'exercice de ses devoirs civiques et qui vague sans cesse par les rues, en quête de méfaits à perpétrer.

Les batteurs de pavé et les femmes étaient pour l'affreux bossu des auxiliaires tout trouvés et, quant à l'autorité, il n'avait pas à s'en inquiéter.

La surveillance municipale était alors exercée par des agents que leurs habitudes et leur costume firent qualifier par les journaux du temps, de moines contemplatifs et ambulatoires.

Ces placides fonctionnaires rasés avec soin et affublés d'un capuchon arpentaient lentement les trottoirs par groupes de deux ou trois et montraient de temps en temps leurs faces mélancoliques dans les carrefours, mais jamais il ne leur serait venu à l'idée d'intervenir dans un mouvement populaire.

On a supposé depuis qu'ils avaient été institués pour ramener le calme dans les esprits par l'exemple de leur méditation en plein air, mais à coup sûr, ce n'était pas pour réprimer le désordre, car, vers la fin du siège, ils assistèrent stoïquement au pillage des Halles centrales, sans essayer de l'empêcher.

Deux de ces utiles gardiens de la tranquillité publique stationnaient à l'autre bout de l'avenue et pouvaient voir de loin le groupe qui se mouvait sur la chaussée.

Mais ils pensèrent sans doute qu'il s'agissait d'une manifestation patriotique, car ils ne bougèrent pas.

Il faut dire qu'ils étaient commodément installés sous une porte cochère et que la neige tombait à gros flocons.

Guidée par Agricola qui gambadait devant elle en poussant des gloussements de joie, la foule s'engouffra dans les bâtiments en construction du futur collège Rollin.

L'entrée principale donnait accès dans une grande salle du rez-de-chaussée que l'architecte avait bâtie en vue d'y installer le réfectoire.

Il n'y avait encore de terminé que les quatre murs, mais on avait commencé à placer les poutrelles transversales destinées à supporter le plancher de l'étage supérieur.

Le lieu se prêtait assez bien à la perpétration du crime que Taupier avait prêché à la tourbe populaire, et on pouvait y justicier tout à son aise.

Seulement, la pendaison n'y trouvait pas toutes les facilités désirables.

Les cordes manquaient et le point d'appui des poutrelles était placé hors de la portée des exécuteurs volontaires.

La victime, replacée sur ses pieds et serrée de très près par les plus robustes de la bande, formait toujours le centre d'un groupe compact, et Taupier errait à l'entour, en quête d'instruments propices à son abominable dessein.

Il commençait à craindre que le supplice adopté en principe ne fût pas praticable, et d'ailleurs il y avait déjà des dissidents.

Quelques voix s'élevèrent pour demander qu'on modifiât le programme et qu'on prît le chemin de la rivière ou du canal.

Cet atermoiement ne faisait pas le compte de l'affreux bossu, qui savait parfaitement que les violences différées ne s'accomplissaient jamais.

Il tenait beaucoup d'ailleurs à ce que l'exécution se passât pour ainsi dire en famille et loin de tous les yeux profanes, afin de pouvoir disparaître aussitôt après le coup.

Il enrageait donc de ce retard dû à l'absence des ustensiles indispensables, et il maudissait le gamin qui lui avait fait faire fausse route en le conduisant dans un local aussi dénué de ressources.

Il le chercha même des yeux pour le tancer de sa bévue, et lui demander d'autres indications sur l'intérieur de ces constructions abandonnées.

Mais Agricola s'était subitement éclipsé.

Les partisans de la noyade se mirent alors à formuler hautement leurs intentions.

-- Emmenons-le d'ici ; ce n'est pas un bon endroit pour le finir.

-- Allons au pont d'Austerlitz.

-- Non, c'est trop loin.

Tous ces cris confus éclatèrent en même temps.

-- Au bassin de la Villette ! hurla la vieille au cabas.

Cette dernière proposition rallia la majorité.

-- Oui ! Oui ! c'est des bons, des solides dans ce quartier-là.

-- Au bassin !

-- Prenons par le boulevard extérieur.

Le nom du canal où il avait voulu naguère jeter Régine sonnait assez mal aux oreilles de Taupier, qui avait conservé un fâcheux souvenir de cette expédition manquée.

Il cherchait dans sa tête fertile en inventions scélérates un autre projet à mettre en avant, quand un auxiliaire inattendu vint le tirer d'embarras.

-- Ohé ! les autres ! ohé ! cria une voix aigre qui partait des régions supérieures de l'édifice.

Toutes les têtes se levèrent et la personne grêle de l'atroce gamin se montra perchée à vingt pieds en l'air sur l'appui d'une fenêtre.

Le digne héritier de Bourignard avait prestement fait le tour du bâtiment par l'extérieur, et, grimpant à une échelle appliquée contre les échafaudages, il avait atteint le palier en bois qui correspondait aux ouvertures du premier étage.

Les maçons avaient laissé là des auges, des truelles et des cordes entre lesquelles Agricola n'eut qu'à choisir. Muni d'un chanvre de grosseur et de longueur convenables, il apparut aux regards ébahis des assassins.

-- V'là le gosse !

-- Est-il malin, ce crapaud-là ?

-- Il apporte une ficelle ; nous allons rire.

Flatté de ces acclamations, le gavroche salua comme un acteur qui entre en scène et se mit à crier :

-- Place au théâtre !

Des éclats de rire accueillirent cette aimable saillie, et Taupier respira en voyant que sa proie ne pouvait plus lui échapper.

-- Citoyens, vous allez voir Blondin, le héros du Niagara, glapit l'horrible drôle en s'avançant sur une des poutrelles.

Le corps en équilibre, les bras étendus en balancier, il parvint avec une adresse de singe jusqu'au milieu de la salle.

Arrivé là, il s'assit à califourchon, défit la corde qu'il avait attachée à sa ceinture et la laissa couler, un bout de chaque côté de la poutre.

-- Maintenant, citoyens, on commencera quand vous voudrez.

Un mouvement se produisit dans le groupe des misérables qui entouraient Landreau.

Il n'y avait plus à reculer.

L'instrument du supplice était là ; il suffisait de passer un des bouts de la corde autour du cou de la victime et de peser vigoureusement de l'autre côté pour enlever le patient et l'envoyer dans l'éternité.

De ces bandits des deux sexes, les moins féroces s'écartèrent avec une répugnance visible, tandis que les plus acharnés se mirent en devoir de préparer un nœud coulant.

Pendant toutes ces affreuses péripéties, le garde-chasse avait gardé son sang-froid ; il était très pâle, mais il portait la tête haute et il n'avait pas prononcé un mot depuis que sa chute l'avait mis à la merci de cette foule stupide.

D'ailleurs, il était trop tard, et toute tentative pour attendrir ces brutes eût été en pure perte.

Landreau éleva son âme à Dieu et se prépara à mourir.

Les ignobles préparatifs étaient achevés.

Quatre bourreaux d'occasion avaient saisi la corde, le nœud coulant était fait et se balançait à quatre pieds du sol.

-- Allez-y, citoyens, cria du haut de la poutrelle le vipereau que Bourignard avait engendré.

La victime, poussée par les scélérats qui la tenaient, fut conduite à ce gibet improvisé, et un gredin aux cheveux plats se chargea de passer le fatal collier.

Taupier suivait l'affreuse opération d'un œil sec.

Quelques femmes, prises d'un accès tardif de sensibilité, se précipitèrent vers la porte.

Quant aux gardes nationaux qui avaient arrêté Landreau, ils étaient déjà partis.

Ces miliciens, plus bêtes que méchants, arrêtaient volontiers les gens, mais ils n'aimaient pas à les voir pendre.

-- Enlevez ! cria le fils du portier.

Le signal donné par Agricola fut compris.

Les lâches gredins qui tenaient le bout de la corde se raidirent sur leurs jambes et levèrent les bras en l'air pour prendre un vigoureux élan.

Une seconde encore et le patient allait être enlevé.

Taupier qui attendait ce moment avec impatience ne vit pas sans inquiétude les femmes que la frayeur avait poussées dehors, rentrer précipitamment.

-- V'là les mobiles ! sauvez-vous ! crièrent ces drôlesses en opérant leur retraite dans l'intérieur du bâtiment.

-- Vite ! vite ! finissons-en, sans quoi le gueux va nous échapper, vociféra le bossu.

Mais les assassins, moins intéressés que lui à supprimer le garde-chasse, jugèrent bon de prendre le temps de la réflexion.

La simple annonce de la présence d'une force armée dans les environs, suffit pour les rendre circonspects, et tous, même les plus enragés, lâchèrent la corde fatale.

Landreau resta le cou pris dans le nœud coulant, mais le vide s'était fait autour de lui, et, comme il avait les mains libres, rien ne l'empêchait déjà plus de se débarrasser de cet ignoble lien.

Ses yeux se tournèrent vers la porte par où la délivrance pouvait venir, mais personne ne parut.

Les horribles femelles n'avaient pourtant pas menti. La chance avait voulu qu'au moment où elles montraient leurs déplaisantes figures hors de la salle, un détachement de soldats passât sur l'avenue Trudaine.

C'étaient des mobiles du Finistère qui revenaient des tranchées et qui s'en allaient rejoindre leur bataillon cantonné dans les baraques du boulevard de Clichy.

La neige continuait à tomber, le froid était très vif et les pauvres Bretons, exténués par une nuit de grand'garde, marchaient la tête basse et suivaient leur chemin avec l'indifférence de paysans peu sensibles aux beautés d'une capitale.

On aurait donc pu parfaitement pendre Landreau derrière les murs du collège, sans que l'idée leur vînt de se déranger pour aller voir ce qui se passait dans cette grande bâtisse dont ils n'avaient jamais demandé le nom.

Mais la Providence ne fait pas les choses à demi pour sauver un juste, et les mégères qui avaient fort contribué à l'inique arrestation du garde-chasse causèrent involontairement son salut.

Elles s'étaient précipitées dans la rue en gesticulant et en exprimant leur émotion, avec la loquacité démonstrative qui est particulière à leur sexe.

-- On va le tuer !

-- Il est déjà pendu !

-- Je l'entends qui râle !

Ces phrases sinistres se croisaient avec des cris de terreur et des interjections empruntées au vocabulaire des Halles. Cette tumultueuse sortie ne pouvait pas manquer d'attirer l'attention du sergent qui conduisait les mobiles, et, à tout hasard, il commanda à ses hommes de faire halte.

Il n'en fallait pas davantage pour mettre le désordre dans le groupe féminin.

Les unes, perdant tout à fait la tête, se rejetèrent dans la salle, tandis que les autres, mieux avisées, se dispersaient en courant de tous les côtés de l'avenue.

Si peu Parisiens que fussent les soldats du Finistère, ils ne pouvaient pas méconnaître qu'il se passait dans ces constructions inachevées, quelque grave événement.

D'ailleurs, le sous-officier était un jeune homme élevé dans les villes, et beaucoup plus déluré que les gars du Léonais placés sous ses ordres.

Il leur dit quelques mots en bas-breton et marcha vers le collège à la tête de la petite colonne.

La rentrée des femmes avait jeté le désordre dans la salle où Landreau attendait la mort, mais l'apparition des soldats causa une véritable débandade.

Les plus lestes partis, les assassins se hâtèrent de grimper sur les fenêtres à hauteur d'appui et de sauter dans les cours intérieures du collège pour se disperser ensuite à travers des terrains vagues où il était impossible de les poursuivre.

Les autres se réfugièrent dans tous les coins, et il n'y eut guère que Taupier qui fit bonne contenance.

Quant à l'aimable enfant du concierge, dès qu'il aperçut les uniformes, du haut de la poutrelle où il était juché, il pensa très judicieusement que le moment était venu de disparaître.

Rampant sur son perchoir, à la façon des belettes et autres bêtes puantes qui dévastent les poulaillers, il atteignit prestement le palier par lequel il s'était introduit.

-- Je me la casse ! Bonne chance, monsieur Taupier, cria-t-il avant de dégringoler à travers les échafaudages.

La salle du rez-de-chaussée présentait en ce moment un curieux spectacle.

Le petit sergent breton et ses hommes barraient l'issue du côté de l'avenue Trudaine et regardaient avec une stupéfaction bien naturelle cette populace effarée et ces apprêts de pendaison. Landreau avait toujours la corde au cou et paraissait fort ému.

Par un effet, assez commun du reste, de crainte rétrospective, le vieux garde qui était resté ferme au moment de mourir, frémissait maintenant à la pensée du danger qu'il avait couru.

Le bossu rongeait son frein en se balançant d'une jambe sur l'autre, et préparait une combinaison de mensonges, selon son invariable habitude dans les circonstances graves.

-- Qu'est-ce qu'il y a donc, mon brave ? dit le sergent en allant droit à Landreau, qui ne trouva pas de réponse.

Quand on a couru le risque d'être pendu pour avoir parlé trop vite, on est moins pressé de s'expliquer devant un inconnu, et le fidèle serviteur des Saint-Senier comprenait très bien que l'affaire n'était pas finie.

Il se voyait sauvé de la mort, mais non dispensé de faire constater son identité, sous peine d'être arrêté.

Comment se tirer des mains de l'autorité sans livrer son nom et celui des dames du chalet ? Ce problème restait à résoudre.

Son embarras n'avait pas échappé à Taupier qui jugea utile de prendre la parole.

-- Citoyen, dit-il en s'avançant vers le sous-officier, cet homme est déserteur d'un de vos bataillons ; il a résisté aux braves gardes nationaux qui voulaient l'arrêter et il a blessé plusieurs personnes à coups de baïonnette.

-- Déserteur ! À son âge on n'est plus soldat, dit le Breton en regardant la moustache grise de Landreau.

-- Oui ! oui ! il l'a avoué ! crièrent deux ou trois gredins qui commençaient à reprendre courage.

-- Après tout, ça se peut, reprit le sergent, mais ce n'est pas une raison pour le pendre.

-- Le peuple a toujours le droit de faire justice des traîtres, prononça Taupier qui affectionnait cette formule menaçante.

-- Dites donc, vous, je ne vous parle pas, dit le Breton que les allures prépondérantes du bossu commençaient à agacer.

-- Je vous répète, citoyen, que nous devons tous obéir au peuple.

L'ami de Valnoir croyait intimider le petit sergent mais il trouva heureusement à qui parler.

-- Le peuple ! répéta-t-il en haussant les épaules ; vous appelez ça le peuple, tous ces faillis gars qui se mettent vingt pour tuer un homme !

-- Vous insultez les citoyens, cria Taupier, et je vous rends responsable de tout ce qui peut arriver...

-- C'est bon ! interrompit le sous-officier sans s'émouvoir, je sais ce que j'ai à faire.

» Voyons, vous, continua-t-il en s'adressant à Landreau, contez-moi un peu votre affaire.

-- On m'a empoigné comme je passais tranquillement dans la rue, dit le garde ; je me suis défendu, on m'a jeté par terre et on m'a traîné ici. Si vous n'étiez pas arrivé avec les camarades, j'étais mort.

-- Et vous n'êtes pas au service ?

-- Je n'y suis plus, répondit Landreau avec une hésitation qui trahissait son embarras.

-- Tout ça ne me paraît pas clair, dit le sergent après un instant de silence, et je suis obligé de vous conduire à la Place .

Et il ajouta en se tournant vers les assistants.

-- Allons, vous autres, ceux qui veulent servir de témoins n'ont qu'à venir avec nous, et quant à celui-là, qui m'a l'air d'être cause de tout ce branle-bas, je l'emmène aussi.

C'était Taupier que le Breton désignait, et pas un des coquins qui peuplaient la salle n'osa élever la voix pour faire une objection.

Mais ce dénouement ne plaisait pas du tout au bossu, qui ne se souciait pas de comparaître avec Landreau devant l'autorité militaire.

Il aurait fallu décliner ses noms et qualités, et son titre de rédacteur du Serpenteau n'était pas de nature à lui concilier la bienveillance de l'état-major, que cette feuille venimeuse vilipendait quotidiennement.

Il comprenait pourtant qu'il n'y avait pas moyen de résister à cette injonction appuyée par une douzaine de baïonnettes rurales, et il ne pouvait espérer aucun secours de ses lâches acolytes.

Il voulut du moins essayer de se tirer d'affaire par un biais assez adroit.

-- Je ne demande pas mieux que de vous suivre, dit-il d'un ton radouci, mais ce n'est pas la peine d'aller déranger le commandant de place ; il y a un poste ici tout près.

Le sergent jeta un coup d'œil sur l'avenue.

Le temps était devenu épouvantable et le voyage de la place Vendôme n'était pas une mince corvée pour des soldats transis de froid et harassés de fatigue.

-- Où est-il, ce poste ? demanda le Breton qui tenait à ménager ses hommes.

-- Rue Neuve-Bossuet, à deux pas.

-- Marchons alors, et vivement, car on ne se réchauffe pas ici.

Taupier ne se fit pas prier pour sortir, et Landreau, résigné aux suites de sa mésaventure, alla se placer de lui-même au milieu des soldats.

Trois ou quatre citoyens, parmi lesquels l'homme aux accroche-cœurs, s'offrirent comme volontaires et on partit.

Les autres profitèrent de l'occasion pour se disperser, et l'escorte traversa l'avenue au pas accéléré, sans que les contemplatifs gardiens de la paix, abrités sous une porte cochère, daignassent de s'enquérir de ce qui se passait.

-- Je ne sais pas quel est le bataillon qui est de garde aujourd'hui, pensait Taupier, mais j'aurai bien du malheur si je ne trouve pas dans le poste des camarades de la « Lune avec les dents, » et alors ça ira bien.

Le garde-chasse, entièrement remis de son émotion, calculait les chances de délivrance qui lui restaient et se disait qu'après tout l'officier de la garde nationale ne devait pas être bien rigoureux sur le service militaire.

Le trajet ne fut pas long et on ne rencontra que fort peu de monde.

La neige chassait les passants, et les commères du quartier étaient fort occupées pour le moment à colporter dans les boutiques l'importante nouvelle de l'arrestation de la matinée.

Et leurs récits transformaient Landreau en espion envoyé par Bismarck pour acheter le gouvernement.

On arriva devant le poste au moment où l'officier qui le commandait ouvrait la porte pour s'en aller déjeuner, et Taupier poussa un grognement de joie en reconnaissant J.-B. Frapillon, agent d'affaires et capitaine.

Le prudent bossu eut la présence d'esprit de ne faire aucun signe qui révélât ses relations avec l'agent d'affaires, et celui-ci était homme à deviner la situation d'un coup d'œil.

-- Entrez, messieurs, dit Frapillon avec la politesse dont il ne se départait jamais.

Il avait même sur ce point des théories que n'admettait pas son ami Taupier, car il prétendait que l'aménité des formes était absolument nécessaire pour faire passer la violence du fond.

Il allait jusqu'à dédaigner systématiquement l'emploi du mot : citoyen, si cher aux révolutionnaires de tous les temps.

J.-B. Frapillon était un jacobin à l'eau de rose, et il aurait au besoin demandé des têtes, sans manquer aux règles du savoir-vivre.

Le sergent poussa dans le corps de garde prisonniers et témoins, les suivit et laissa prudemment ses soldats à la porte.

Il savait par expérience que les bataillons du Finistère n'étaient pas très bien vus de certains gardes nationaux qui les qualifiaient volontiers de chouans et de suppôts de la tyrannie.

Le poste était rempli de miliciens dont l'aspect farouche et débraillé justifiait assez les appréhensions du sous-officier.

Les uns se chauffaient autour du poêle, les autres fumaient dans des pipes noires et courtes, ou jouaient avec des cartes graisseuses.

L'atmosphère du lieu était chargée de miasmes nauséabonds que l'odeur âcre du tabac suffisait à peine à neutraliser, et les nerfs délicats de J.-B. Frapillon devaient terriblement y souffrir.

Aussi se hâta-t-il de traverser cette salle empestée pour conduire les arrivants dans le réduit réservé à l'officier de service.

C'était un étroit cabinet meublé d'une table en bois blanc, et de quelques chaises de paille.

L'agent d'affaires prit place avec l'aisance d'un homme habitué à donner des audiences derrière un bureau.

Il se renversa sur son siège vermoulu, comme il l'aurait fait rue Cadet dans son fauteuil de maroquin vert, assura ses lunettes, passa la main sur sa barbe rousse et commença son interrogatoire avec toute la douceur dont il était susceptible.

Contrairement à ce qui a lieu d'ordinaire lorsque les accusateurs, les accusés et les représentants de la force publique se trouvent simultanément en présence de l'autorité chargée de vider le différend, il ne se produisit ni récriminations aigres, ni discussions bruyantes.

Landreau et Taupier avaient chacun leurs raisons pour se taire, et ce dernier, d'ailleurs avait pleine confiance dans la sagacité de son complice Frapillon.

Le sergent put donc achever sans être interrompu le récit très succinct des faits.

Il avait entendu des cris et il avait trouvé un homme que faisaient mine de vouloir pendre des gens qui l'accusaient de désertion et de rébellion, crimes très graves en état de siège.

Il n'en savait pas davantage et il laissait très clairement percer le désir de se débarrasser de toute responsabilité dans cette affaire.

Landreau, questionné avec beaucoup d'égards par le doux capitaine, se plaignit des violences qu'on lui avait fait subir, et refusa de s'expliquer sur sa profession et sur son domicile.

C'était assurément le plus mauvais de tous les systèmes de défense, mais le garde-chasse aurait été fort embarrassé pour en inventer un autre, car le malheur voulait qu'il ne fût pas en règle vis-à-vis de l'autorité militaire.

Après la disparition de son lieutenant, dans le combat nocturne de Billancourt, le vieux serviteur avait obtenu une permission pour venir à Paris, mais elle était expirée et on avait refusé de la renouveler.

Il s'ensuivait que Landreau, excellent soldat, mais dévoué avant tout à la famille de Saint-Senier, s'était mis dans un très mauvais cas.

Depuis près de six semaines qu'il se cachait au chalet pour servir ces dames, son nom et son signalement figuraient sur l'état des déserteurs transmis au commandant de place.

Le garde-chasse avait donc fait ce raisonnement qu'une arrestation dans la rue valait encore mieux pour lui que la visite des gendarmes au pavillon de la rue de Laval.

Il comptait sur le désordre qui régnait alors un peu partout et il se disait qu'on ne le garderait pas indéfiniment en prison.

Le pis qui puisse m'arriver, pensait-il, c'est d'être reconnu par un homme de mon bataillon, et alors je verrai à me tirer d'affaire.

J.-B. Frapillon eut beau lui faire observer, avec une bienveillance extrême, que ce silence obstiné lui nuisait beaucoup. Landreau persista dans son mutisme.

Les témoins déposèrent avec un ensemble remarquable.

Taupier, qui parla le premier, donna le ton aux autres, et les coquins subalternes déclarèrent tous que le bon peuple, indigné de la conduite du moblot, voulait tout simplement l'arrêter.

Si on l'avait maltraité, c'était parce qu'il avait essayé de se défendre, et, quant à la prétendue tentative de pendaison, il n'y fallait voir qu'un simulacre de supplice, une farce innocente destinée à lui faire peur.

La cause était entendue.

Le juge en vareuse galonnée se recueillit un instant et rendit sa sentence avec une urbanité de langage qui en adoucissait la rigueur.

-- Je regrette vivement, monsieur, dit-il à Landreau, que vous n'ayez pas cru devoir répondre à mes questions, car je vais me trouver, à mon grand regret, dans la nécessité de vous envoyer au Dépôt.

» On vous y retiendra jusqu'à ce que votre identité ait pu être vérifiée, mais j'espère que, sous peu de jours, vous serez libre.

Cet arrêt ne déplaisait pas trop au prisonnier, qui redoutait surtout d'être à la disposition de la prévôté.

Il s'inclina sans répondre et J.-B. Frapillon poursuivit le cours de ses gracieusetés, en s'adressant aux témoins.

-- Je ne puis que vous remercier, messieurs, dit-il avec un sourire paternel, du zèle que vous avez montré dans cette circonstance.

» Le peuple est fort, mais il est juste et je suis bien persuadé que vos intentions étaient pures.

-- À la bonne heure ! en v'là un bon zig ! murmura l'homme à la casquette plate ; c'est pas comme ce « réac » de sergent.

-- Deux hommes, pour conduire monsieur au violon ! cria le capitaine en se levant et en avançant la tête dans le corps de garde.

La milice citoyenne avait alors une vocation marquée pour les arrestations et, au lieu des deux hommes demandés, il s'en présenta cinq ou six qui empoignèrent Landreau, selon toutes les règles usitées en pareil cas, et l'enfermèrent dans le cabanon destiné à recevoir provisoirement les ivrognes, les vagabonds et les malfaiteurs qu'on amène au poste.

L'incarcéré n'appartenait certainement à aucune de ces trois catégories, et il n'avait opposé aucune résistance.

Il n'en fut pas moins accueilli en traversant le corps de garde par des murmures hostiles et peu s'en fallut que la justice du capitaine ne fût trouvée trop douce.

-- Vous pouvez vous retirer, mon ami, dit Frapillon au sergent.

Le Breton, qui ne partageait pas tout à fait les opinions des gardes nationaux sur la culpabilité du prisonnier, n'avait cependant aucune envie de se mêler plus longtemps d'une affaire de police, et il ne se fit pas répéter deux fois la permission de partir.

Les soldats se morfondaient dans la rue, et il se hâta d'aller les relever de leur faction supplémentaire sous la neige.

Les affreux coquins qui avaient fait office de témoins déguerpirent en même temps avec un visible plaisir.

Ils avaient eu trop souvent maille à partir avec les sergents de ville pour se plaire longtemps dans le poste que ces fonctionnaires en tricorne occupaient jadis.

L'aimable capitaine les reconduisit jusqu'à la porte, et ne daigna même pas sortir pour donner un coup d'œil au départ des mobiles.

Le bossu avait d'abord fait mine de rester, mais son complice le regarda si à propos par-dessus ses lunettes qu'il comprit le danger d'une conversation dans un cabinet ouvert.

Il sortit donc comme les autres, en ayant soin cependant de marcher le dernier et de se tenir à portée de Frapillon.

Parfaitement décidé à ne pas avoir l'air de connaître le capitaine devant ses inférieurs, Taupier cherchait le moyen de lui dire rapidement et secrètement quelques mots indispensables.

Frapillon, qui avait deviné son intention, manœuvrait du reste de manière à lui faciliter un court tête-à-tête.

Pendant que les Bretons se mettaient en rang pour reprendre le chemin de leurs baraques, il commença à piétiner circulairement sur la neige comme un homme qui veut se réchauffer les pieds.

-- Vilain temps pour courir les rues, messieurs, dit-il en ramenant sur sa tête le capuchon de son caban : je voudrais rétablir un peu la circulation du sang dans mes jambes engourdies, avant de me mettre en route, car il faisait diablement froid dans mon cabinet.

-- Vous sortez, capitaine ? demanda Taupier sur le ton d'une question banale.

-- Oui, j'allais déjeuner quand vous êtes arrivés et, comme je ne descendrai de garde que ce soir, je cours au restaurant.

-- Je vais vous faire la conduite, si vous le permettez, citoyen, dit le bossu.

-- Et nous aussi, s'écrièrent en chœur les témoins qui entrevoyaient peut-être l'espoir de se faire offrir un litre ou deux chez le marchand de vins au coin de la rue.

-- Comment donc, messieurs ! avec plaisir, répondit Frapillon, très contrarié de ce surcroît de compagnie.

On s'achemina vers l'avenue Trudaine, et Taupier commença à désespérer de se défaire des importuns qui le gênaient.

Mais, à vingt pas du corps de garde, l'ingénieux capitaine s'arrêta subitement et dit :

-- Pardon, messieurs, j'ai oublié de donner un ordre à mon lieutenant et il faut que je retourne au poste.

» À l'avantage de vous revoir.

Sur ce compliment, J.-B. Frapillon tourna les talons, et en passant à côté du bossu, qui était resté un peu en arrière, il lui jeta ces mots à voix basse : -- Ce soir, à neuf heures, au « Rat-mort ».

Chapitre IX

Le café du « Rat-mort » est bien connu des artistes et des écrivains qui habitent le quartier essentiellement littéraire de la place Pigalle.

Sa renommée a même gagné les régions centrales, et plus d'un habitué des brillantes terrasses du boulevard Montmartre ne dédaigne pas de venir s'asseoir devant les tables modestes qui garnissent la façade de cet établissement déjà légendaire.

L'hiver, la société variée qui fréquente le café se réfugie dans les deux salles du rez-de-chaussée, et chaque bande se parque volontiers dans un coin de prédilection.

Il y a l'angle des peintres, le banc des journalistes, et, au premier étage, le salon des dames, car le beau sexe est abondamment représenté au « Rat-mort. »

C'est le séjour préféré de tout un clan féminin, cantonné par goût ou par nécessité sur le versant méridional de Montmartre, mais ces excentriques de la galanterie n'y viennent pas pour faire des conquêtes.

Elles vont finir leur soirée là, comme les hommes vont au cercle, en garçons.

La plupart de ces beautés émérites comptent de nombreuses campagnes sur un terrain plus brillant et quelques-unes en ont rapporté des rentes.

Retirées dans les solitudes du boulevard extérieur, à la façon des vieux militaires qui s'en vont manger leur pension de retraite aux Batignolles, elles aiment à se réunir autour d'un billard pour parler de leurs batailles d'autrefois et critiquer la stratégie des jeunes qui leur ont succédé dans la carrière galante.

La bière, la cigarette et la partie de besigue défrayent ces simples fêtes et les recrues en robe de soie qui s'aventurent par hasard dans ce cénacle y font la mine piteuse de Saint-Cyriens fourvoyés avec des vétérans.

Parmi les habituées, quelques-unes ont des aspirations littéraires ; on en a vu même qui ne craignaient pas d'aborder les questions politiques et sociales.

Aussi, les indépendantes du « Rat-mort » vivent-elles sur un pied d'intimité fraternelle avec les aspirants romanciers qui étudient en jouant aux dominos la société moderne, et avec les futurs hommes d'État qui apprennent la diplomatie en soignant les carambolages.

L'élément masculin est composé de diverses catégories qui ne fusionnent guère entre elles, quoique faisant très bon ménage.

Il y a la tribu des artistes, la coterie des gens de lettres et le grand parti des démocrates, sans compter les passants attirés par le désir de contempler de près les célébrités du petit journalisme et les charmes de la dame du comptoir qui ressemble à une bergère de Watteau égarée dans un estaminet.

Pendant le siège, la clientèle s'était sensiblement modifiée.

Quelques-uns des piliers du lieu, appelés par la Révolution à des fonctions publiques, ne fréquentaient plus aussi assidûment cette école primaire de la haute politique.

D'autres, s'élevant au-dessus du préjugé qui qualifiait les absents de « francs-fileurs », avaient pris leur vol pour aller peindre ou rédiger en province.

Les femmes étaient généralement restées fidèles à leur café d'élection et la plupart avait bravé le rationnement pour ne pas s'éloigner de ce centre intellectuel et galant.

Leur bataillon comptait cependant des vides et le « baccarat » intime qui se perpétrait d'habitude à l'étage supérieur languissait assez souvent pour que les aimables joueuses se répandissent sur les banquettes du rez-de-chaussée.

Là se pressait un public dont le costume et les allures militaires donnaient à l'artistique et pacifique café un faux air de cantine.

N'eût été l'image du « Rat-mort », peinte jadis au milieu du plafond par un coloriste de bonne volonté, on se serait cru dans quelque ville de garnison, à cent lieues de la place Pigalle.

Ce n'étaient que vareuses et képis galonnés ; le billard était occupé par tout un état-major, et il y avait des parties de piquet à quatre où le moins gradé des joueurs était capitaine.

La majeure partie de ces guerriers appartenait à la garde nationale, mais le voisinage des baraques du boulevard extérieur amenait aussi quelques mobiles de province.

Par une sorte de convention tacite, les consommateurs en uniforme occupaient la première salle où ils se livraient à de bruyants ébats tandis que le parti du « vieux Rat-mort » représenté par l'élément civil, se cantonnait dans la pièce du fond pour deviser sur les événements du jour.

Quant aux femmes, elles voltigeaient comme des abeilles autour des tables chargées de verres et de demi-tasses et ne dédaignaient pas de boire indifféremment le punch belliqueux et le cassis littéraire.

Du haut du comptoir où elle trônait, la jolie souveraine de cet empire commercial distribuait avec impartialité ses gracieux sourires à ses sujets des deux classes et des deux sexes.

Ce soir-là donc, après la journée neigeuse qui avait failli être la dernière pour le pauvre Landreau, le personnel du « Rat-mort » se trouvait au grand complet.

Tout était joie et chansons dans la salle d'entrée, où le petit sergent breton régalait d'eau-de-vie une demi-douzaine de gars de Roscof et de Morlaix.

À l'autre bout de l'établissement, tout au fond de la pièce, où trois miliciens se délassaient de leur dernière garde aux remparts en exécutant d'interminables carambolages, Taupier et Frapillon se faisaient vis-à-vis.

Sur la table de marbre qui les séparait s'élevait une formidable pyramide de soucoupes qui, selon l'usage de ces lieux de rafraîchissement, marquaient le nombre de bocks absorbés.

Le rédacteur et le caissier du Serpenteau professaient tous les deux une grande estime pour la bière, parce qu'ils la considéraient comme une liqueur démocratique et sociale ; et d'ailleurs, pour conférer sans attirer l'attention, ils avaient jugé prudent de se donner les allures de buveurs déterminés.

Ni l'un ni l'autre n'étaient familiers du « Rat-mort », car Taupier hantait de préférence la grande église radicale du café de Madrid, et J.-B. Frapillon, agent d'affaires et comptable, croyait devoir à sa dignité professionnelle de ne pas fréquenter les estaminets.

Ils avaient donc toutes chances, dans ce coin retiré, d'éviter les rencontres inopportunes.

La nombreuse galerie qui entourait les joueurs de billard leur servait d'écran, et les consommateurs militaires de la première salle ne pouvaient pas remarquer leur conciliabule.

Les tables voisines étaient occupées, à gauche par deux rapins chevelus qui jouaient un paquet de tabac de six sous en quinze d'écarté, partie liée, et, à droite, par trois femmes qui jacassaient en gobant des cerises à l'eau-de-vie.

Aussi avaient-ils pu échanger de nombreuses et intéressantes confidences, et personne n'était venu troubler le colloque animé auquel ils se livraient depuis une heure.

Frapillon, en déposant son uniforme, avait repris la tenue et les allures correctes de ce qu'on est convenu d'appeler un homme établi, et le bossu, assis le dos à la muraille, cachait au public le côté défectueux de sa grotesque personne.

-- Ainsi, notre homme est décidément à l'ombre, dit Taupier d'un air satisfait.

-- Oui, et pour un bon bout de temps, je t'en réponds ; j'ai des amis là-bas, au dépôt, et je l'ai recommandé de la bonne façon.

-- C'est égal, soupira le bossu, j'aurais encore mieux aimé le laisser accroché par le cou dans le collège Rollin. C'était si simple et si commode ; sans cet imbécile de moblot nous en étions débarrassés pour toujours.

-- Bah ! vagabondage, résistance à la force publique... quand même il ne serait pas déserteur, il en aurait pour six mois, et d'ici là nous en aurons fini avec tous ces Saint-Senier et leur séquelle.

-- Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas, dit Taupier d'un air sombre.

-- Oh ! toi, tu es toujours pour les moyens violents. C'est une faute, mon cher, une très grosse faute. On peut se défaire des gens sans les tuer, que diable ! et, avec ma méthode, on ne risque pas la cour d'assises.

-- Il n'y en a plus depuis le siège, dit le bossu, et nous supprimerons définitivement cette vieillerie-là dès que la « Lune avec les dents » aura le pouvoir.

-- Je l'espère bien, mais, en attendant, je crois que nous ne devons pas nous lancer dans de mauvaises affaires.

» La douceur ! toujours la douceur ! c'est mon système.

-- Il est joli, ton système ! Voilà deux mois passés que nous travaillons contre ces gens-là et nous ne sommes pas à moitié de la besogne.

-- Taupier, mon fils, tu n'es pas juste. Récapitulons un peu. Quand tu es venu me trouver à la fin de septembre, la Société Valnoir et compagnie avait tout à craindre. Son secret courait entre cinq ou six personnes, dont un ivrogne et trois femmes. C'est à peine si tu savais à qui nous devions nous en prendre.

» Aujourd'hui, maître Pilevert est enrôlé dans notre bande ; il nous aiderait au besoin contre l'ennemi commun, s'il pouvait parvenir à se dégriser.

-- Oui, grommela Taupier, et un beau jour qu'il aura bu plus qu'à l'ordinaire, il nous vendra tous.

-- Boire plus qu'à l'ordinaire, pour lui, c'est impossible, attendu qu'il ne fait que ça jour et nuit, reprit Frapillon en souriant.

» Maintenant, parlons de son élève, comme il l'appelle, de la bohémienne muette. Celle-là était dangereuse, et j'avoue que je ne voyais pas trop le moyen de m'en défaire.

» Qu'est-ce qui a donné à Mouchabeuf des instructions habiles et prudentes pour l'expédier au fond de l'Allemagne, d'où elle ne reviendra jamais, au lieu de la jeter bêtement dans la canal Saint-Martin, où on aurait retrouvé son corps ?

-- Parbleu ! je te conseille de t'en vanter ! cet imbécile l'a envoyée à Saint-Germain retrouver le Saint-Senier qui va nous tomber sur le dos un de ces jours avec elle.

-- Il est mort à l'hôpital, mon bon. Mouchabeuf en a reçu l'avis à Rueil par ses amis les Prussiens, et quant à la sauteuse, il me semble qu'elle aurait eu le temps de revenir, si elle ne voyageait pas depuis six semaines sur la route de Berlin.

-- Rien ne le prouve et je ne suis pas tranquille.

-- Le garde-chasse nous gênait, continua Frapillon sans s'occuper des craintes du bossu ; le voilà coffré pour longtemps.

-- Ça, c'est à moi qu'en revient le mérite, dit vivement Taupier ; si je n'avais pas stylé Bourignard et son crapaud de fils, nous n'aurions jamais pu pincer le vieux.

-- Restent les deux femmes, interrompit l'agent d'affaires.

-- Oui, et tant que nous ne les tiendrons pas, ce sera comme si nous n'avions rien fait.

-- Parfaitement raisonné, mais nous les tiendrons bientôt.

-- Laisse-moi donc tranquille. Tu ne pourras pas les envoyer en Prusse, celles-là, ou les faire empoigner par les hommes de ta compagnie.

-- Non, dit froidement Frapillon, mais...

-- Mais ?

-- J'ai mon plan.

-- Ton plan ! répéta Taupier en haussant les épaules, tu me fais rire, ma parole d'honneur, avec tes moyens doux et tes projets.

» Nous savons ce que vaut un plan, ajouta le bossu, qui avait plus d'une fois critiqué celui du gouvernement de la Défense.

-- Le mien est infaillible et, avant huit jours, tu me remercieras, reprit imperturbablement J.-B. Frapillon.

-- Laisse-moi donc tranquille ! Tu ne feras pas, avec deux femmes qui vivent retirées du monde, ce que tu as fais avec une bohémienne et un déserteur.

-- Non, mais je ferai autre chose et le résultat sera le même.

-- Nous verrons bien, grogna Taupier d'un air peu convaincu.

-- Garçon, deux bocks, cria le bossu qui était doué d'une soif inextinguible.

La quantité de liquide qu'il absorbait et les manières prépondérantes qu'il affectait commençaient à faire impression sur ses voisins de table.

Les rapins assis à sa gauche regardaient avec une certaine admiration l'homme assez opulent pour renouveler sa consommation tous les quarts d'heure, et les femmes installées à sa droite lui lançaient des œillades obliques.

L'une d'elles, majestueuse et quadragénaire beauté qui se consolait du départ définitif de ses anciens adorateurs en s'intéressant à la politique, avait flairé un folliculaire sous l'enveloppe anguleuse et bizarre de Taupier.

Cette idée une fois entrée dans sa tête romanesque, la matrone ne s'était plus proposé d'autre but que d'attirer l'attention du publiciste biscornu, et elle avait commencé à parler pour la galerie.

-- Oui, mes petites chattes, c'est moi qui vous le dis, articulait cette commère démocratique et sociale, il se passe de drôles de choses dans le quartier.

-- Quoi donc, m'ame Irma ? demanda naïvement une jeune adepte, que les rigueurs du siège avait confinée sur ces hauteurs inhospitalières et qui venait d'être initiée depuis deux jours aux mystères du « Rat-mort ».

-- On conspire, ma fille, on conspire, dit d'une voix de contralto la puissante personne.

-- Bah ! s'écria d'un air ébahi l'aimable enfant qui répondait au nom mythologique d'Aglaé, quoiqu'elle n'eût rien de commun avec la plus belle des trois Grâces.

-- On conspire ! Eh bien ! après ? reprit en fausset l'autre mangeuse de cerises à l'eau-de-vie, maigre créature qui semblait avoir eu des malheurs très antérieurs à la guerre.

-- Comment ! après ? répéta avec indignation m'ame Irma, mais il me semble que ça suffit pour qu'une citoyenne fasse son devoir en dénonçant les traîtres.

-- J'suis pas citoyenne, moi, je suis Picarde, dit Aglaé, qui ne possédait que des notions vagues sur ses droits civiques.

-- Et moi, je ne moucharderai jamais, prononça la sèche beauté qui complétait le trio.

-- Toi, d'abord, Phémie, tu parles toujours sans savoir, dit la grosse femme ; si tu m'avais laissé finir, tu aurais appris que je ne moucharde personne, seulement, j'ai des yeux.

-- Quoi que vous avez vu, m'ame Irma ? interrogea la néophyte Aglaé.

-- Vous savez que je reste rue de Laval, au cinquième, sur le devant, continua la solennelle Irma.

-- Connu ! même que ta portière m'a dit que tu devais trois termes, murmura Phémie qui passait pour la plus mauvaise langue du Rat-mort.

-- Vas-tu prendre les intérêts de mon propriétaire, à présent ! demanda aigrement l'obèse présidente du petit cénacle.

-- Vous fâchez pas, m'ame Irma, dit, en gobant une cerise, l'innocente Aglaé qui préférait les fruits confits aux disputes.

-- D'autant plus qu'il n'y a pas de quoi, ajouta Phémie ; moi, je n'ai pas payé le mien depuis un an, et je n'en suis pas plus triste.

-- Je vous disais donc, reprit Irma avec la dignité d'une femme supérieure, que mes fenêtres donnent sur la rue et que je vois tout ce qui se passe en face.

-- En face, c'est un mur, ricana la sceptique Phémie.

-- Oui, mais derrière ce mur, il y a un jardin qui va jusqu'à la rue de Navarin, et au milieu du jardin un pavillon qui est habité par des personnes... Vois-tu, ma fille, je ne te dis que ça.

Depuis un instant, le bossu, qui n'avait d'abord fait aucune attention à ce verbiage féminin, prêtait, sans en avoir l'air, une oreille attentive.

Frapillon lui avait allongé sous la table un coup de pied d'avertissement et le regardait avec un air qui voulait dire : « Le hasard nous sert à souhait : profitons-en. »

La conversation des deux amis avait été menée à voix basse et venait de cesser tout à fait.

Ils se mirent d'un commun accord à suivre les discours de leur grosse voisine et, pour se donner une contenance indifférente, Frapillon prit un journal pendant que Taupier allumait une pipe.

C'était bien le meilleur moyen d'exciter la loquacité d'Irma, qui continua son récit sans se départir de ses airs importants.

-- Deux femmes, une vieille et une jeune, qui viennent on ne sait d'où, qui ne sortent jamais, qui ne reçoivent personne, et un homme à barbe grise pour les servir et aller chercher les provisions, qu'est-ce que vous dites de ça, mes petites chattes ?

-- Eh bien ! quoi ? dit la fille maigre, c'est pas défendu d'avoir un domestique et d'aimer à rester au coin de son feu.

-- Avec ça qu'il ne fait pas bon dehors, dit judicieusement Aglaé ; si j'avais du bois pour me chauffer, on ne me verrait pas souvent dans la rue.

-- Bon ! reprit majestueusement Irma, mais au moins, toi, on te connaît dans le quartier.

-- Trop, dit tout bas Phémie.

-- Tandis que les princesses du pavillon, personne ne sait leur nom, ni ce qu'elles font ni quand elles sont arrivées là.

-- La baraque appartient à un « aristo », un noble qui vit en province et qui n'y met jamais les pieds, car il fait payer ses impositions par son banquier ; c'est le commis de la recette qui me l'a dit l'autre jour à la brasserie Fontaine.

-- Pour sûr, c'est pas naturel tout ça, dit Aglaé, qui faisait des efforts visibles pour comprendre.

-- Attendez ! ce n'est pas fini.

-- Tous les soirs, mes enfants, à la même heure... vers huit heures... quelquefois plus tard... je vois...

-- Quoi ? demandèrent en chœur les deux donzelles, car, en filant cette narration émouvante, la présidente prenait des temps comme un acteur consommé.

-- Une lumière qui s'allume en haut du pavillon et qui s'éteint toujours avant minuit, et cette lumière est verte !

-- Verte ! répéta la jeune Aglaé d'un air hébété.

-- Parbleu ! c'est un signal, dit Phémie qui paraissait beaucoup plus versée dans l'art des sièges.

-- Hein ? demanda triomphalement Irma, croyez-vous maintenant que j'aurai raison d'aller dénoncer ces farceuses-là au commissaire.

-- Elles ne l'auront pas volé, affirma la sévère Phémie.

Frapillon lança un coup d'œil significatif à Taupier.

Aglaé réfléchissait profondément.

-- Dites donc, m'ame Irma, demanda la naïve enfant, après une demi-minute de méditation, est-ce que la jeune n'est pas en deuil ?

-- Toutes les deux, la jeune et la vieille, et en grand deuil encore.

-- Et jolie, pas vrai ?

-- Peuh ! une blonde fadasse, avec un teint de papier mâché et une taille d'échalas, dit Irma qui était brune, plantureuse et haute en couleur.

-- C'est bien ça !

-- Allons donc, tu ne peux pas la connaître, puisque je te dis qu'elle ne sort jamais.

-- Elle est sortie ce soir, et je suis sûre que c'est elle, puisque je passais justement devant ta maison quand je l'ai vue qui refermait la petite porte dans le mur en face de chez toi.

-- Pas possible ! Et où allait-elle ?

-- Vous allez voir, dit Aglaé qui n'était pas fâchée de pérorer un peu à son tour.

» Figurez-vous que je m'étais retournée sur elle, parce que là, vrai ! elle est jolie tout de même.

» V'là qu'elle s'approche et qu'elle me dit d'une voix qu'était douce, oh ! mais douce !...

-- Va donc, interrompit la grosse femme qui n'aimait pas beaucoup l'éloge des autres.

-- Elle me dit : « Madame, voudriez-vous m'indiquer une boutique où je pourrais acheter du pain ?

» Justement, j'allais en chercher pour mon dîner ; je lui dis de venir avec moi, et nous voilà parties sur le trottoir de la rue de Laval.

» En chemin, je voulais lui causer, mais elle me répondait : Oui, non, et on aurait dit qu'elle avait envie de pleurer.

» Ma foi ! moi ça me chiffonnait, et je ne dis plus rien.

» V'là que nous arrivons à la porte du boulanger qu'est au coin de la rue Condorcet, même qu'il allait fermer.

» Nous entrons et elle demande un pain, mais d'un air si drôle, qu'on voyait bien qu'elle n'avait pas l'habitude d'aller au marché.

-- Pimbêche ! dit Irma entre ses dents.

-- Votre carte, madame, que lui fait le patron. Elle n'avait seulement pas l'air de savoir ce que c'était.

-- Parbleu ! c'est le vieux qui les nourrit.

-- Mais êtes-vous seulement du quartier ? qu'il reprend cet homme. Là-dessus, v'là ma grande fille qui bredouille trois ou quatre paroles et qui devient encore plus pâle.

» Je veux m'en mêler ; ah ! ouiche ! elle avait déjà tourné les talons et elle filait dans la rue des Martyrs.

-- Qu'est-ce que je vous disais ! s'écria la présidente enchantée de voir son diagnostic se vérifier.

» J'espère qu'elles sont assez suspectes ! des femmes qui ont tellement peur d'être connues qu'elles ne se font pas inscrire pour avoir une carte de boulangerie.

-- Et qui se font apporter à manger par un homme ! je parierais qu'elles ont des rations des Prussiens, appuya Phémie.

-- Ma foi ! ça ne fait rien, dit l'ingénue, je ne connais pas la vieille, mais la jeune est gentille et je ne peux pas croire qu'elle ferait du mal à quelqu'un.

-- Tais-toi donc ! c'est une sainte nitouche !

Depuis que la conversation de leurs voisines avait pris ce tour intéressant, les deux amis ne perdaient pas une syllabe.

Taupier fumait avec ardeur et lâchait bouffées sur bouffées, à ce point qu'il avait fini par s'envelopper dans un nuage, à la façon des dieux de l'Olympe.

Frapillon en se tournant à demi sur son tabouret, s'était fait un écran de son journal, de manière à dérober aux femmes ses jeux de physionomie.

Grâce à cette stratégie, ces alliés clandestins pouvaient se faire impunément des signes et même échanger quelques mots bien sentis.

-- La faim chasse les loups du bois, murmura Taupier. Plus de domestique, plus de provisions.

-- Oui, ma chère, prononça la voix grave d'Irma, j'irai demain trouver le commissaire.

-- Que penses-tu maintenant de mon plan ? dit tout bas Frapillon en assurant ses lunettes.

Le bossu allait répondre quand un abominable vacarme éclata dans la première salle.

C'était un bruit de voix courroucées qui accompagnait comme une basse continue, le fracas plus aigre du verre cassé.

-- Je vous dis que je veux un litre de vieille, hurlait un consommateur enroué, et quant à vos « bibelots », je les paierai, mille trompettes ! Est-ce que vous croyez que je n'ai pas d'argent ?

-- À la porte ! criait le chœur composé principalement des mobiles et conduit par le petit sergent.

Il était évident qu'un buveur un peu trop surexcité venait de renverser une table sur ses voisins et qu'une querelle se préparait.

Frapillon et Taupier, peu curieux de se mêler à une querelle d'ivrognes, se consultèrent de l'œil pour savoir s'il ne conviendrait pas de lever le siège, mais le bossu, frappé du son particulier de l'organe qui dominait la tempête, fit signe à son associé d'écouter.

-- De quoi ! à la porte ! s'écrie une voix rauque ; venez donc m'y mettre, tas de « fainiants ».

-- Ce ne sera pas long, si vous ne vous taisez pas, fit une voix beaucoup plus calme.

-- Ah ! c'est donc toi, blanc-bec, qui veux « mécaniser » le rempart d'Avallon ; eh bien ! nous allons rire.

-- C'est lui ! c'est cette brute de Pilevert ; filons si nous ne voulons pas qu'il nous compromette, dit tout bas Taupier.

-- Non pas, souffla Frapillon sur le même ton ; restons au contraire pour l'empêcher de faire des sottises.

Le vacarme redoublait dans la première salle et un combat en règle semblait imminent.

Les joueurs de billard avaient interrompu leur partie et s'étaient rangés en demi-cercle, appuyés sur leurs queues comme des lanciers sur leurs lances.

Les femmes, désireuses de ne pas perdre un spectacle si intéressant, se pressaient derrière eux et complétaient la galerie.

L'homme d'affaires et le bossu jugèrent utile de jeter un coup d'œil sur la scène qui se préparait et vinrent se joindre tout doucement au groupe des curieux.

La salle du comptoir avait l'aspect d'un champ clos.

La table renversée par Pilevert avait jonché le sol de ses débris, et les consommateurs prudents étaient montés sur les banquettes pour se mettre à l'abri des horions.

Au milieu du cercle, l'hercule, rouge comme un pivoine et écumant de colère, s'était campé sur ses jambes dans une position qu'il cherchait à rendre académique.

Mais l'ivresse influait visiblement sur ses mouvements et nuisait beaucoup à la correction de son attitude.

Il eut beau se frotter les mains, selon l'usage classique des lutteurs, et faire saillir ses épaules en ouvrant ses bras en forme de pince, il ne parvint pas à retrouver cette pose magistrale qui lui avait valu si souvent jadis les suffrages des amateurs éclairés dans les foires de province.

On devinait que cette masse n'était pas solide et que le colosse péchait par la base.

Le public du Rat-mort s'en aperçut et se permit quelques plaisanteries qui portèrent à son comble la rage de Pilevert.

-- Viens donc, méchant « moblot », que je te démolisse ! cria-t-il en battant des appels avec le pied comme un maître d'armes.

Le petit sergent breton qui s'était fait le champion volontaire des buveurs dérangés et injuriés par l'hercule, ne parut nullement intimidé par les rodomontades de son adversaire.

Sans s'inquiéter des clameurs féminines, le sous-officier écarta les consommateurs naïfs qui réclamaient l'intervention tout à fait chimérique des gardiens de la paix, et s'avança avec le plus grand calme vers le lutteur furieux.

-- Voyons, décidément, vous ne voulez pas nous laisser tranquilles ? lui demanda-t-il de sa voix la plus douce.

Un grognement fut la seule réponse de l'hercule, qui fit un pas en avant pour saisir son chétif ennemi.

Les terribles biceps ne rencontrèrent que le vide.

Le breton s'était baissé tout à coup, et sa tête, présentée à la façon des béliers, était allée frapper au creux de l'estomac l'infortuné Pilevert, qui chancela une seconde et finit par aller tomber à la renverse au milieu des joueurs de billard.

-- C'est comme ça que ça se joue au « pardon » de Saint-Thégonec, dit le petit sergent en regagnant sa place à la table du fond.

Les applaudissements ne lui manquèrent pas, et on vit une fois de plus que les actions vigoureuses triomphent toujours des préventions populaires, car l'assistance, assez mal disposée pour les Bretons, n'en prit pas moins leur parti.

-- Bravo, le « moblot ! » crièrent les gardes nationaux les plus gradés.

-- Il faut mettre le « pochard » dehors !

-- Le conduire au poste !

Peu s'en fallut que le malencontreux hercule fût saisi par la tête et par les pieds et jeté sans cérémonie dans le ruisseau.

Mais il rencontra des protecteurs auxquels il ne pensait guère.

Pendant qu'il se débattait entre les jambes des spectateurs et cherchait, sans y parvenir, à se remettre debout, J.-B. Frapillon, qui ne perdait jamais la tête, avisait déjà au moyen de le tirer de là.

L'homme d'affaires aurait donné Pilevert au diable de bien bon cœur, mais il sentait parfaitement le danger de le livrer au bras séculier des gardes nationaux.

L'hercule, malgré tous ses défauts, était un des pions indispensables de la partie que jouait le stratégiste de la rue Cadet, et il importait de l'avoir toujours sous la main.

Taupier, moins profond dans ses calculs, se serait volontiers débarrassé du saltimbanque, et il tirait son acolyte par la manche pour l'entraîner dans la rue.

Mais J.-B. Frapillon le repoussa d'un coup de coude et se baissa charitablement pour aider le vaincu à se relever.

Quand il eut réussi à extraire l'ivrogne du fouillis de chaises et de petits bancs au milieu desquels il était allé rouler, il prévint ses exclamations de surprise en lui glissant à l'oreille ces mots significatifs : -- Pas un mot sur nous, si vous tenez à votre paye.

Et il dit tout haut :

-- Le pauvre homme est malade et il aurait besoin de soins.

-- Il a besoin d'ammoniaque car il est ivre-mort, observa un des rapins qui avaient abandonné leur soixantième partie d'écarté pour venir contempler la bagarre.

-- Ça n'est pas défendu, et un citoyen peut bien boire un coup de trop en temps de siège, répondit Taupier pour se mettre à l'unisson de son acolyte.

-- C'est vrai, au fait !

-- Et on a eu tort de le laisser assommer par ce Breton.

-- Faut le venger.

Ces exclamations partirent à la fois du groupe des joueurs de billard.

Une nouvelle bataille ne faisait pas du tout l'affaire de J.-B. Frapillon, qui se hâta de détourner l'orage.

-- Messieurs, dit-il avec sa politesse habituelle, je crois que nous aurions tort, car les ruraux sont en force, et, d'ailleurs, nous serions infiniment désagréables à la belle maîtresse de l'établissement.

Ce dernier argument produisit un effet décisif et les galants miliciens se replièrent en bon ordre vers le billard, pendant que le sauveur de Pilevert ajoutait : -- Je vais reconduire ce brave garçon à son domicile.

L'hercule, depuis qu'il avait réussi à reprendre la position verticale, était partagé entre la colère qui grondait encore dans sa poitrine contusionnée et l'ébahissement que lui causait l'apparition des deux amis.

L'avertissement lancé en sourdine par J.-B. Frapillon avait pénétré son épaisse cervelle encore alourdie par l'ivresse, et il n'avait pas osé desserrer les dents, de peur de lâcher une sottise.

Pilevert professait pour l'agent d'affaires une admiration mêlée de crainte, et il respectait aussi le mystérieux pouvoir du bossu, qui lui avait fait obtenir une excellente place dans les bureaux du « Serpenteau ».

Aussi comprima-t-il de son mieux les élans de la rage qui l'avait saisi, lui, le Rempart d'Avallon, professeur au gymnase de Saint-Gaudens, en se voyant « tomber » par un chétif troupier qu'il croyait broyer du premier coup.

-- Allons, mon brave, dit J.-B. Frapillon d'un ton paterne, remettez-vous et venez avec nous.

» Mon ami et moi nous allons vous ramener chez vous.

L'hercule répondit par des grognements sourds qui pouvaient passer pour un consentement, et l'agent d'affaires, qui tenait à profiter de l'embellie, comme disent les marins, se hâta de payer au garçon la dépense de la soirée, en y comprenant même le prix de la verrerie brisée par l'hercule.

La formalité accomplie, il poussa le bossu vers la porte, offrit le bras à Pilevert et l'entraîna dans la rue.

Cette sortie peu triomphale fut bien accompagnée par certaines huées parties de la première salle, qui tenait généralement pour la mobile bretonne, mais personne ne songea à inquiéter la retraite.

À peine les trois acolytes se trouvèrent-ils au milieu de la rue Frochot, que Frapillon lâcha le bras du saltimbanque et lui tint ce discours bien senti : -- Je vous ai déjà dit, monsieur Pilevert, que je vous permettais de boire chez vous, mais que je vous défendais de vous montrer ivre dans les lieux publics où vos sottises peuvent compromettre gravement l'association à laquelle vous avez l'honneur d'appartenir.

-- Ce... ce n'est pas ma faute, et je m'en vas vous dire, balbutia l'hercule que le grand air achevait d'enivrer.

-- Cette fois, je veux bien encore vous pardonner, mais je vous préviens qu'à la première frasque de ce genre, c'est à moi que vous aurez affaire... À moi seul, entendez-vous !

-- Oui, oui, j'entends bien, murmura Pilevert, qui tremblait à la seule pensée de tomber entre les mains redoutables du doucereux agent d'affaires.

-- Voyons, où demeurez-vous ? demanda rudement Frapillon.

-- Là... tout près... à Montmartre, dit l'ivrogne, dont la langue s'épaississait de plus en plus.

-- Je sais où il perche, dit Taupier.

-- Alors, aide-moi à le traîner jusqu'à sa porte : si nous le lâchons, il se fera ramasser et nous compromettra encore.

-- Autant vaudrait le laisser crever au coin d'une borne, grommela le bossu, qui préférait toujours les mesures radicales.

Cependant il prêta main forte à son ami, et tous deux tenant chacun l'hercule par un bras s'acheminèrent vers la place Pigalle.

Au moment où ils débouchaient de la rue Frochot, une femme qui marchait à grands pas les devança, et traversa la zone lumineuse des clartés du « Rat-mort ».

À la lueur douteuse que les lampes projetaient à travers les carreaux, la taille et le visage de cette errante de nuit frappèrent les yeux très clairvoyants de J.-B. Frapillon, qui s'arrêta tout court.

-- L'as-tu reconnue ? demanda-t-il vivement à Taupier.

Taupier était trop occupé de soutenir les pas chancelants de Pilevert pour faire beaucoup d'attention aux passants.

L'énorme masse de l'hercule, depuis que Frapillon lui avait lâché le bras, pesait de tout son poids sur la grêle personne du bossu et menaçait à chaque instant de s'écrouler sur lui en l'aplatissant dans le ruisseau.

-- Reconnue qui ? grogna Taupier de fort mauvaise humeur.

» Tu ferais bien mieux de m'aider, au lieu de rester en contemplation devant la première coureuse venue.

-- Tais-toi, imbécile, répondit à demi-voix l'agent d'affaires ; le hasard nous sert mieux que tu le mérites.

» Cette femme, qui vient de passer à côté de nous, c'est la demoiselle du chalet.

-- Pas possible ! s'écria le bossu en se livrant à un soubresaut qui faillit faire perdre l'équilibre à l'ivrogne.

-- J'en suis sûr, dit laconiquement J.-B. Frapillon. Tiens-toi en repos et regarde un peu ce qu'elle va faire.

La femme, après avoir passé l'angle lumineux du « Rat-mort », s'était lancée sur la place Pigalle, alors absolument déserte.

La neige continuait à tomber et les pavés avaient disparu sous un épais tapis blanc.

La fontaine qui occupe le centre de cette vaste esplanade laissait pendre des stalactites de glaces, et le bassin gelé portait encore les traces des glissades auxquelles s'étaient livrés dans la journée les polissons des Buttes.

Avec les arbres décharnés et les baraques silencieuses du boulevard extérieur, ce coin de Paris représentait assez bien un de ces tableaux d'hiver si chers à certains peintres bourgeois.

Pour s'aventurer seule la nuit, et par un temps pareil, dans ce quartier solitaire, une jeune fille devait avoir de bien graves motifs, et Frapillon ne s'y était pas trompé.

Il avait choisi tout d'abord un poste excellent pour observer sans être vu, et, collé comme il l'était contre la devanture du café, le subtil caissier du Serpenteau suivait avec attention les mouvements de Renée de Saint-Senier.

J.-B. Frapillon devait éprouver en ce moment les sensations d'une araignée qui regarde une pauvre mouche voler autour de la toile où elle doit se prendre fatalement.

Ce n'était pas que l'agent d'affaires eût épousé sans arrière-pensée les griefs de ses amis Valnoir, Taupier et compagnie contre les habitants du chalet.

Les inquiétudes de sa belle cliente, Rose de Charmière, ne le touchaient même pas outre mesure, mais, à force de sonder les secrets des autres, il avait fini par s'intéresser personnellement à l'intrigue dont il tenait en main tous les fils.

En dehors de ses agissements pour le compte de l'association, le célibataire de la rue Cadet poursuivait l'exécution d'un plan particulier.

Aussi, pour le moment, pensait-il surtout à se débarrasser de deux complices gênants.

-- Où va-t-elle, se disait J.-B. Frapillon, et comment faire pour la suivre sans traîner sur mes talons ces deux animaux ?

La première question semblait assez difficile à trancher, car la jeune fille, après avoir fait mine de traverser la place, errait maintenant devant les façades des maisons qui bordent le côté méridional du rond-point.

Elle allait d'un pas saccadé, s'arrêtant à toutes les portes et levant les yeux en l'air, puis reprenant sa marche, comme si elle n'avait pas trouvé ce qu'elle cherchait.

Ces allures bizarres déroutaient toutes les conjectures de l'homme d'affaires.

Il s'était d'abord rappelé la conversation de m'ame Irma dans la salle du « Rat-mort », et il avait eu un instant l'idée que mademoiselle de Saint-Senier était toujours en quête d'une boulangerie.

Mais, à cette heure avancée, la supposition devenait bien invraisemblable, et l'homme d'affaires ne s'y arrêta pas longtemps.

Il était cependant évident que la promeneuse nocturne avait dû être attirée hors de chez elle par des raisons sérieuses.

Elle donnait des signes non équivoques d'agitation, et s'il y avait eu des passants dans ces solitudes, ils auraient pu la prendre pour une folle.

Après avoir hésité et tourné plusieurs fois sur elle-même, elle finit par s'approcher de l'entrée d'une grande maison qui fait le coin de la rue Pigalle et qui loge toute une colonie d'artistes.

J.-B. Frapillon crut d'abord qu'elle allait se décider à sonner, mais il la vit se pencher comme pour lire les noms inscrits sur des plaques de cuivre à côté du bouton, puis se relever avec un geste de désespoir et s'éloigner rapidement.

Ce fut pour lui un trait de lumière.

-- Bon ! j'y suis, murmura-t-il en tressaillant de joie, et maintenant j'aurais bien du malheur si je n'en viens pas à mes fins.

Et, saisissant le bras du bossu, il lui dit d'un ton bref :

-- Charge-toi de l'ivrogne, puisque tu sais où il demeure ; moi, je vais suivre la princesse.

Cette injonction ne pouvait pas être du goût de Taupier, et cela pour plusieurs raisons.

D'abord il n'avait pas en son complice une confiance absolue, et il aimait à le surveiller de près dans les occasions décisives.

Ensuite la garde et la conduite de Pilevert constituaient une tache qui dépassait de beaucoup les forces du chétif aide de camp de Valnoir.

L'hercule, saisi par le froid qui concentrait les fumées de l'alcool, arrivait à la dernière période de l'ivresse, celle qui abat les robustes et peut tuer les faibles.

Taupier avait réussi à l'accoter tant bien que mal à une muraille, et, ses longs bras de bossu faisant office d'arc-boutant, il le maintenait à peu près droit.

Pilevert ouvrait de grands yeux hébétés et grommelait des mots sans suite, au milieu desquels dominaient les injures à l'adresse de son vainqueur.

-- Où est-il... ce... cet « Aztèque » de sergent ! soupirait-il entre deux hoquets.

» Où est-il que je l'aplatisse ?

Le bossu n'avait garde de répondre, mais, de temps à autre, l'ivrogne reprenait un peu d'aplomb sur ses jambes amollies et faisait un effort pour lui échapper, en criant à tue-tête : -- Je veux rentrer au « caboulot » pour lui donner son compte.

» Soutiens-moi, mon petit Mayeux, et ouvre-moi la porte.

-- Sacrebleu ! dit Taupier, qui perdait patience, comment veux-tu que je garde cette brute ?

Ce discours adressé à Frapillon ne produisit pas d'autre effet que de décider l'agent d'affaires à partir plus vite.

-- Arrange-toi comme tu pourras, je n'ai pas le temps d'attendre, dit-il en s'éloignant vivement...

-- Ni moi non plus, et tu n'iras pas seul courir après la donzelle, cria le bossu en repoussant Pilevert.

Mal lui en prit de cet effort tenté avec des muscles d'une puissance insuffisante.

L'hercule comprit qu'on voulait se débarrasser de lui et se cramponna au collet de Taupier avec une énergie indomptable.

Sa vigueur, doublée de l'obstination particulière aux gens abrutis par l'alcool, eut promptement raison des résistances d'un être chétif et contrefait.

-- Lâche-moi, animal ! glapissait le malheureux bossu, à moitié étranglé par l'étreinte.

Rien n'y faisait et Pilevert n'en serrait que plus fort.

Cependant, J.-B. Frapillon continuait à prendre le large, sans s'occuper des objurgations et de la détresse de son acolyte.

Taupier, furieux de cet abandon déloyal, risqua un coup désespéré.

Il enchevêtra ses courtes jambes entre les deux énormes colonnes qui soutenaient le corps herculéen du saltimbanque et lui donna une saccade, suivant la méthode classique des gamins de Paris.

Agricola lui-même aurait accordé son approbation à cette manœuvre qui réussit à merveille.

Le colosse, sapé par sa base, glissa brusquement sur le pavé glacé et s'abattit comme un chêne déraciné.

Par malheur, le bossu n'avait pas calculé tous les effets de cette chute si habilement provoquée.

Pilevert, en tombant, ne l'avait pas lâché et l'entraîna sous lui.

-- Au secours ! à moi ! criait Taupier étouffé par le poids écrasant qui l'accablait.

Mais l'hercule, en se couchant dans la neige, avait perdu le peu de connaissance qui lui restait et pesait sur le malheureux avorton comme une masse inerte.

En même temps, l'impitoyable Frapillon gagnait du terrain, et il disparut derrière la vasque de la fontaine avant d'avoir daigné se retourner.

L'agent d'affaires était enchanté du ridicule accident qui venait de le délivrer de Taupier, et il ne se serait pas gêné pour en rire, s'il n'avait pas eu en ce moment des préoccupations plus sérieuses.

La première de toute était de ne pas perdre de vue la femme qui traversait rapidement la place.

Elle marchait droit vers les maisons adossées à la butte de Montmartre et le silence était si profond que Frapillon entendait la neige durcie craquer sous ses pas précipités.

Les vociférations de Taupier n'avaient pas eu le pouvoir d'attirer son attention, et il était évident qu'elle poursuivait un but assez intéressant pour absorber toutes ses facultés.

Du reste, le bossu ne hurlait plus, soit qu'il eût rendu le dernier souffle sous l'hercule, soit qu'il eût jugé prudent de battre en retraite.

Frapillon avait donc le champ libre et il ne perdit pas une minute pour mettre à exécution le projet qui venait de germer dans son esprit.

Comment l'aborder ? Toute la question est là, pensait-il en manœuvrant de façon à garder sa distance.

La jeune fille avait un peu obliqué à gauche et abordé le pâté de maisons en coupant de biais les allées du boulevard.

Une fois sur le trottoir, elle s'était mise à remonter à droite en continuant à examiner les portes et les enseignes.

Si j'arrive directement sur elle, se disait Frapillon, elle est capable de prendre peur et de se sauver.

Il imagina un procédé plus habile. En quelques enjambées, il gagna la contre-allée du côté de la rue des Martyrs, se glissa à travers les baraques vides et se rabattit ensuite vers la gauche, en ayant soin de marcher lentement.

Cet ingénieux détour devait le mettre face à face avec celle qu'il poursuivait, sans l'effrayer par une apparition brusque.

En effet, à la hauteur de la petite rue Houdon, qui remonte vers Montmartre, l'heureux Frapillon vit venir à lui la belle Renée de Saint-Senier.

Il cherchait un moyen convenable de lui adresser la parole, mais elle coupa court à son embarras en l'abordant par ces mots : -- Un médecin ! monsieur, indiquez-moi la demeure d'un médecin !

-- J'avais deviné, pensa Frapillon.

L'agent d'affaires, en voyant la jeune fille aller de porte en porte, avait eu l'intuition du motif qui la poussait à courir ainsi au milieu de la nuit, et il s'était préparé à profiter de cette rencontre inespérée. La première idée qui lui était venue avait été de conduire Renée chez un docteur de ses amis, personnage très dévoué à la cause que défendait le Serpenteau , et domicilié dans les environs, mais, à la réflexion, il avait renoncé à ce projet.

Frapillon professait ce principe qu'il valait toujours mieux opérer soi-même afin de supprimer les confidents.

Il avait d'ailleurs des raisons particulières pour agir seul ce soir-là, et quand il s'était trouvé en face de l'objet de ses entreprises, son siège était déjà fait.

-- Vous cherchez du secours, madame, demanda-t-il de sa voix la plus douce, vous serait-il arrivé un accident.

-- Pas à moi, monsieur, mais à une personne qui... est en danger de mort, et je vous supplie de m'indiquer...

-- Je puis faire mieux, madame, je puis vous accompagner chez le malade.

-- Quoi ! vous seriez ?...

-- Médecin, oui, madame, et entièrement à vos ordres.

Renée leva les yeux au ciel, comme pour rendre grâce à Dieu de l'appui qu'il lui envoyait.

-- Oh ! merci, merci, monsieur, dit-elle avec effusion.

-- Je ne fais que mon devoir, dit modestement Frapillon, et je suis heureux du hasard qui m'a placé sur votre chemin.

-- Venez, je vous en prie, le danger est pressant, reprit la jeune fille en se tournant vers la place.

-- Acceptez mon bras, madame, dit le prétendu docteur, qui tenait à ne pas perdre sa cliente en route.

Renée répondit d'abord par un geste de refus et se lança intrépidement sur le pavé glissant ; mais Frapillon ne se tint pas pour battu.

-- Croyez-moi, madame, avec mon aide, vous irez plus vite, reprit-il, en arrondissant le coude avec toute la politesse dont il était susceptible.

Cette fois, la jeune fille accepta.

Le dégel commençait et la neige, à moitié fondue, rendait la marche très difficile à travers ce vaste espace où le terrain formait un plan incliné.

-- Enfin je la tiens, pensa l'agent d'affaires en sentant le bras de mademoiselle de Saint-Senier se poser sur le sien.

Appuyée, sans le savoir, sur le plus dangereux de ses persécuteurs, la pauvre enfant se hâtait de gagner l'entrée de la rue Frochot, et Frapillon se disait avec une certaine inquiétude qu'il allait être obligé de passer à portée du trottoir où il avait laissé Pilevert et Taupier écroulés l'un sur l'autre.

Il essaya de nouer une conversation pour occuper l'attention de Renée, et, comme il n'aimait pas les paroles inutiles, il eut soin de diriger ses questions sur certains points qu'il tenait à éclaircir.

-- Ne pensez-vous pas, madame, dit-il doucement, qu'il conviendrait, pendant que je donnerai les premiers soins au malade, d'envoyer chercher votre médecin ordinaire ?

-- Nous n'en avons pas... nous ne connaissons personne, répondit la jeune fille avec quelque embarras.

C'était ce que l'homme d'affaires voulait savoir, car il tenait à ne pas s'exposer à une rencontre avec un véritable docteur.

-- Oh ! alors, je me chargerai bien volontiers de la cure, reprit-il d'un air satisfait, tandis que je me serais fait un scrupule d'empiéter sur la clientèle d'un confrère.

Renée tressaillit comme si cette phrase avait fait naître en elle une pensée pénible.

-- Monsieur, dit-elle d'une voix émue, vous n'avez pas cela à craindre, mais je dois vous dire aussi que nous sommes pauvres, et...

-- Tiens ! Tiens ! pensa Frapillon ; voilà qui est bon à savoir.

-- Et nous ne pourrons peut-être pas, pour le moment...

-- Madame, interrompit l'agent d'affaires, je dois vous dire...

-- Mais, plus tard, se hâta d'ajouter la jeune fille, quel que soit le prix que vous mettrez à vos soins, monsieur, nous serons heureuses de les reconnaître.

-- Vous ne m'avez pas laissé achever, reprit son perfide conducteur avec un sourire ; je voulais vous rassurer sur ce point, car je n'exerce la médecine que par humanité.

» Je suis assez riche pour ne rien exiger de mes malades et même pour les obliger, ajouta-t-il avec une intention trop marquée.

-- Merci, monsieur, nous n'avons besoin que de votre science, dit la jeune fille dont la fierté venait de se réveiller.

-- Croyez que je n'ai pas eu l'intention de vous blesser, madame, reprit Frapillon avec empressement.

Il venait de s'apercevoir qu'il avait été trop loin, et, pour réparer sa faute, il redoubla de prévenances, soutenant doucement Renée chaque fois que ses petits pieds trébuchaient sur le verglas, et par la même occasion, dirigeant sa marche vers le trottoir opposé au « Rat-mort. »

Au fond, le caissier du « Serpenteau » ne se possédait pas de joie depuis qu'il commençait à voir clair dans la situation des hôtes du chalet.

Son esprit subtil, servi par sa connaissance parfaite de l'existence parisienne, lui montrait les dames de Saint-Senier surprises par le siège, enfermées dans la ville avec des ressources qui tiraient à leur fin, et réduites à la dernière extrémité par l'absence de leur cousin prisonnier des Prussiens et par la disparition de Landreau.

La pauvreté achevait de mettre à sa discrétion deux femmes déjà suspectes par le mystère dont elles s'entouraient, et l'excellent Frapillon se promettait bien d'abuser de leur malheur.

-- Avons-nous encore beaucoup de chemin à faire ? demanda-t-il avec l'air du plus tendre intérêt ; ce pavé vous fatigue, et je crains...

-- Au bout de cette rue, à gauche, nous sommes arrivés, dit la jeune fille dont l'agitation paraissait augmenter à mesure qu'elle approchait du chalet.

On était arrivé à la hauteur du café et, au moment de doubler ce cap dangereux, l'agent était d'autant moins tranquille qu'il entendait des bruits confus et qu'il voyait se mouvoir une masse noire sur la neige.

-- Ce sont des gens ivres, passons vite, dit-il à voix basse à sa protégée, qui ne se fit point prier pour hâter le pas.

Les craintes du prudent Frapillon étaient fondées, car en débouchant dans la rue Frochot, il reconnut à vingt pas un groupe tumultueux.

-- Cette brute de Pilevert aura attiré en se débattant tout le personnel de l'estaminet, pensa-t-il ; pourvu que Taupier ne nous voie pas !

Et il serra le mur opposé en tâchant de passer inaperçu à côté de la bagarre.

Ses conjectures sur la conduite de ses deux associés n'étaient que trop fondées.

Pendant qu'il s'élançait sur les traces de Renée, le bossu, enseveli sous la masse charnue qui l'opprimait, faisait pour s'en débarrasser des efforts qui avaient fini par être couronnés d'un certain succès.

Il s'était péniblement remis sur ses genoux, mais chaque fois qu'il essayait de se relever tout à fait, pour gagner au large, la main puissante de l'hercule abattu comprimait son élan et le courbait derechef vers le pavé.

L'infortuné Taupier se trouvait à peu près dans la triste situation d'un hanneton retenu par la patte, et cette lutte inégale aurait pu se prolonger indéfiniment, si deux ou trois clients du « Rat-mort » n'avaient pas butté en sortant du café contre la boule humaine qui roulait sur le trottoir.

Ces braves citoyens s'étaient charitablement mis en devoir de débrouiller cet écheveau bizarre ; mais Pilevert, réveillé par leurs attouchements, avait commencé à lancer des ruades terribles, et le bossu, rudement atteint par un coup de pied de l'ivrogne, s'était mis à pousser des cris de douleur.

Il n'en fallait pas davantage pour arracher à leur partie les joueurs de billard et de dominos, et les curieux étaient sortis en foule pour voir ce qui se passait dans la rue.

Après quelques minutes de confusion, les survenants étaient parvenus à s'y reconnaître, et l'hercule, qui ne leur avait laissé que de fort mauvais souvenirs après sa bataille de l'intérieur, fut fortement malmené.

Au moment où Frapillon, donnant le bras à Renée, arrivait en vue du bruyant rassemblement, on traînait le malheureux saltimbanque au poste de la place Bréda.

L'agent d'affaires essaya bien de passer en glissant le long des maisons, mais la cohue barrait complètement le chemin et s'arrêtait à chaque instant, car Pilevert opposait une résistance acharnée.

Les horions pleuvaient au milieu du groupe et Frapillon eut le chagrin de distinguer la voix rauque de Taupier englobé dans la mésaventure de son adversaire.

-- Ai-je eu raison de lâcher ces êtres-là, pensait l'homme de loi en rasant la muraille, et comme je vais dorénavant travailler pour mon compte !

Renée, en tout autre moment, aurait eu certainement envie de rebrousser chemin devant cette foule belliqueuse, mais elle était dominée par un sentiment plus fort que ses timidités de jeune fille.

-- Hâtons-nous, monsieur, je vous en supplie, dit-elle en serrant le bras de son conducteur.

Frapillon réfléchit que le mieux était encore de se tirer de là le plus tôt possible, et il se mit à fendre résolument le flot populaire.

L'entreprise fut facilitée par l'élargissement de la voie, qui formait un carrefour à l'autre bout de la rue Frochot, et le couple put tourner à gauche pour gagner l'entrée du chalet.

Seulement, le hasard jeta sur son passage un petit groupe féminin qui regagnait le café en jasant sur l'événement de la soirée.

L'agent d'affaires crut bien reconnaître ses trois voisines de la salle du fond, mais il était trop pressé d'arriver pour se préoccuper beaucoup de cette rencontre, et il continua rapidement son chemin vers la rue de Laval.

Par malheur, m'ame Irma et son élève Aglaé avaient d'excellents yeux, et toutes deux reconnurent la jeune fille.

-- C'est trop fort ! dit la matrone, encore cette coureuse !

-- Et le monsieur de tout à l'heure qui lui donne le bras ! s'écria la jeune Picarde.

-- Il la mène peut-être chez le boulanger, ajouta Phémie en ricanant.

-- Faut voir ça, reprit la judicieuse Irma.

Et les trois femelles se lancèrent d'un commun accord sur la piste.

Frapillon ne s'était pas retourné. Il se laissait conduire par sa protégée, feignant d'ignorer où elle le menait, et, quand elle s'arrêta devant la petite porte percée dans la muraille, il ne manqua pas de marquer son étonnement.

-- Veuillez me suivre, monsieur, dit Renée après avoir appuyé sur un ressort qui fit tourner le battant sur ses gonds.

Frapillon entra en dissimulant sa joie, et la porte se referma sans bruit.

Le cœur battait très fort à J.-B. Frapillon en franchissant la porte basse qui donnait accès dans ce chalet dont il surveillait depuis plus de deux mois les habitants.

Il éprouvait à peu près les sensations d'un général d'armée qu'un hasard inespéré introduit tout à coup dans les murs d'une place longtemps assiégée.

Au début de l'entreprise, le caissier du « Serpenteau » n'y avait vu qu'une affaire à mener à bien, une de ces affaires véreuses qui constituaient le fond de sa profession et qu'il intitulait contentieuses, par un euphémisme quelque peu risqué.

Un peu plus tard, la passion s'en était mêlée et il avait joui en artiste du succès de ses combinaisons qui avaient sur les grossiers procédés de Taupier une supériorité évidente.

Enfin, à force de creuser la situation et de se renseigner sur les possesseurs du secret qui inquiétait ses amis, le politique de la rue Cadet en était venu à envisager l'opération sous une nouvelle face.

Circonspect par tempérament autant que par principes, J.-B. Frapillon ne commençait jamais une campagne sans s'assurer d'abord une retraite avantageuse.

Or, il prévoyait parfaitement les cas où la chance viendrait à tourner contre l'association démocratique dirigée par Valnoir, soutenue par Taupier et inspirée par la belle Rose de Charmière.

Il lui semblait donc sage de se ménager des amis dans les deux camps et, tout en se prêtant aux manœuvres de la bande à l'encontre de la famille de Saint-Senier, il n'attendait qu'une occasion pour se tailler un rôle à son usage particulier.

Cette occasion, la rencontre la plus inattendue venait de la lui fournir et il se promettait bien d'en tirer parti pour prendre pied chez les dames du chalet, sans se brouiller avec leurs persécuteurs.

Le rôle de médecin qu'il avait jugé à propos de se donner l'embarrassait bien un peu ; mais la nature l'avait doué d'un tel aplomb, qu'il était fort capable de s'en tirer.

Pour commencer à entrer dans l'esprit de sa nouvelle personnalité, il crut devoir adresser à la jeune fille une question doctorale : -- À quelle époque remonte le début de la maladie ? demanda-t-il gravement, tout en suivant Renée dans l'avenue des tilleuls.

-- À l'instant, monsieur... une attaque subite... j'étais seule et j'ai couru chercher du secours...

-- Hâtons-nous, alors ; on ne saurait porter remède trop tôt à un accident de ce genre, reprit le faux praticien, d'un ton sentencieux.

Il n'avait pas besoin de recommander l'empressement à mademoiselle de Saint-Senier, car elle marchait aussi vite que le lui permettait la neige qui cédait sous ses pas, et le retard causé par l'encombrement de la rue Frochot lui avait arraché des marques d'impatience.

L'avenue et le perron furent franchis rapidement et, guidé par la jeune fille, Frapillon pénétra, non sans émotion, dans le chalet mystérieux.

Les portes restées ouvertes témoignaient de la précipitation avec laquelle Renée était sortie et, à la lumière d'une lampe qui brûlait au fond d'un corridor, on voyait l'intérieur de la chambre où Régine avait été reçue le soir de son enlèvement.

Pâle, immobile, la tête renversée en arrière et les yeux fermés, madame de Muire gisait étendue dans un fauteuil.

Elle avait tellement l'aspect d'une morte que le prétendu médecin s'y trompa d'abord.

Il se réjouissait déjà d'un dénouement qui le délivrait de l'obligation d'exercer sa profession usurpée et qui servait on ne peut mieux ses projets.

Mais la jeune fille se jeta aux genoux de sa tante, lui prit les mains avec une ardeur fébrile, et, à ce contact brûlant, madame de Muire tressaillit et poussa un long soupir.

-- Dieu soit loué ! elle revient à elle, murmura Renée.

J.-B. Frapillon ne le voyait que trop, mais il sut prendre son parti de ce renversement de ses espérances et, faisant contre fortune bon cœur, il se mit bravement à tâter le pouls de la malade.

-- Beaucoup de faiblesse... un peu d'intermittence, murmurait-il en imitant de son mieux les façons d'un docteur.

Le son de cette voix inconnue acheva de tirer madame de Muire de son long évanouissement.

Elle ouvrit les yeux et regarda avec stupeur l'étrange docteur qui lui serrait le poignet.

Ce n'était pas que l'agent d'affaires n'eût suffisamment le physique de l'emploi.

Ses lunettes, sa cravate blanche et sa physionomie sérieuse et discrète n'auraient déparé aucun médecin.

Mais les grandes crises dotent quelquefois les natures nerveuses du don de seconde vue, et madame de Muire avait sans doute su lire le véritable caractère de Frapillon à travers le masque bénin de ses traits honnêtes et réguliers, car elle retira sa main avec un mouvement de répulsion bien prononcé.

-- Vous sentez-vous mieux, chère madame ? demanda le caissier avec l'accent doucereux qu'il savait si bien affecter dans les cas où il fallait procéder par insinuation.

-- Monsieur est médecin, ma tante, se hâta de dire Renée, et il a bien voulu se déranger pour vous donner ses soins.

L'intelligente jeune fille avait deviné l'impression ressentie par sa seconde mère, à la vue de ce prétendu sauveur, et elle cherchait à la rassurer.

Mais les sensations sont contagieuses et, tout en présentant le docteur de rencontre sous le titre qu'il s'attribuait, elle ne pouvait se défendre d'un premier soupçon.

-- Merci, ma chère enfant, articula péniblement madame de Muire, je me sens mieux et... ce ne sera rien, je l'espère.

-- Ne vous fatiguez pas, madame, dit Frapillon en s'asseyant avec l'aisance d'une illustration médicale en visite chez des clients pauvres ; le moindre effort pourrait vous être nuisible, et mademoiselle votre nièce me renseignera parfaitement sans que vous ayez besoin de parler.

-- Monsieur, dit Renée avec un empressement qui avait déjà un double motif, j'étais là, à côté de ma tante, quand je l'ai vue pâlir tout à coup et s'affaisser dans ce fauteuil. Je me suis levée, j'ai couru à elle... ses mains étaient glacées, ses yeux fixes... je l'ai appelée, elle ne m'a pas répondu... alors j'ai perdu la tête, et...

-- Et vous vous êtes précipitée à la recherche d'un médecin, que le hasard -- je n'ose dire la Providence -- vous a fait rencontrer en ma personne, interrompit modestement l'homme d'affaires.

-- Je vous remercie encore une fois, monsieur, mais je vous supplie de mettre fin à mes inquiétudes, et de me dire...

-- Ce que je pense de l'état de madame, reprit J.-B. Frapillon ; eh ! bien, je le trouve on ne peut plus rassurant.

» Nous avons affaire à une simple syncope, et j'ai tout lieu d'espérer qu'avec des soins et du repos nous n'aurons pas besoin de recourir même à la saignée.

Le caissier du Serpenteau avait d'excellentes raisons pour parler ainsi, car, s'il possédait l'art de grouper les chiffres, il ignorait absolument le maniement de la lancette, et il n'aurait pas eu l'impudence de jouer son rôle jusqu'à l'opération, quand même il eût été porteur de l'instrument indispensable.

-- Cependant, ajouta-t-il avec un merveilleux aplomb, je voudrais connaître les circonstances dans lesquelles s'est produit cet accident nerveux.

Renée leva la tête et le regarda avec une attention inquiète.

-- Mais rien, monsieur... je ne vois rien qui ait pu amener...

-- Pas d'émotion vive, pas de chagrin violent ?

-- Non, répondit la jeune fille avec une certaine hésitation.

Et elle ajouta en baissant un peu la voix :

-- Rien d'immédiat, du moins.

-- Je vous faisais cette question, mademoiselle, reprit J.-B. Frapillon, parce que le moral a presque toujours la plus grande part dans les crises de ce genre ; peut-être, cette fois, faut-il en chercher la cause ailleurs, et je suis obligé de vous prier encore de m'excuser si je vous demande...

-- Quoi donc, monsieur ? interrogea Renée en voyant que le prétendu docteur s'arrêtait.

-- Si je vous demande dans quelles conditions hygiéniques se trouve votre chère malade.

» Aurait-elle eu à subir des... comment dirai-je... des privations... physiques ?

Mademoiselle de Saint-Senier devint rouge comme une cerise, et son trouble augmenta encore quand elle s'aperçut que madame de Muire venait d'être prise d'un tremblement convulsif.

-- Mon Dieu ! mademoiselle, continua J.-B. Frapillon en voyant qu'elle se taisait, je vous supplie de croire que je n'ai pas la moindre intention de vous blesser, ni même de m'immiscer dans des questions qui ne regardent pas le médecin du corps, mais, ici, le cas exige absolument que je sois renseigné et...

-- Ma tante n'avait rien pris depuis hier, dit Renée avec la brusquerie qu'on met à faire un aveu pénible.

-- Cela suffit pour m'expliquer son état de faiblesse et je sais maintenant quel traitement nous devons suivre.

Après cette promesse d'ordonnance médicale, l'homme d'affaires fit une pause.

Il se sentait de plus en plus maître de la situation et il voulait ménager ses avantages afin de mieux en profiter.

La jeune fille baissa les yeux et madame de Muire avait refermé les siens, comme si elle eût voulu demeurer étrangère à tout ce qui allait se passer.

Le silence devenait embarrassant.

Il fut rompu par Frapillon, qui jugea que le moment était venu de frapper un coup décisif.

-- Écoutez-moi, ma chère enfant, dit-il sans prendre garde aux mouvements nerveux que cette locution paternelle venait de produire chez la fière descendante des Saint-Senier.

» Je vous parlais tout à l'heure de la compétence du médecin ; la mienne va, je l'espère, un peu plus loin et j'ai assez d'expérience et de dévouement pour soigner aussi les âmes qui souffrent.

» Fiez-vous à moi et ne craignez pas de me dire la vérité.

» Croyez-vous donc que je ne la devine pas ? ajouta-t-il avec une effusion qui aurait fait honneur au comédien le plus consommé.

» Nous vivons, hélas ! dans un temps où tous les malheurs sont possibles et, avant de guérir mes clients, je commence par m'occuper de les aider et de les protéger contre toutes les détresses de cet affreux siège.

Cette tirade fut débitée avec tant d'art qu'elle triompha des défiances de Renée.

-- Merci, monsieur, dit-elle en lui tendant la main, je vous crois et je vais tout vous dire.

Malgré toute sa puissance sur lui-même, J.-B. Frapillon eut bien de la peine à dissimuler sa joie, en entendant Renée lui offrir son secret.

Il trouva cependant la force de se composer sur-le-champ l'air grave d'un honnête homme qui s'apprête à recevoir une confidence délicate.

-- Parlez, mademoiselle, dit-il du ton le plus digne, et soyez sûre que vous confiez vos peines à un ami.

La jeune fille leva sur lui des yeux où il sut lire un doute.

-- Si je ne le suis pas encore, j'espère le devenir, se hâta-t-il d'ajouter en s'apercevant qu'il s'était avancé un peu trop vite.

-- Monsieur, dit rapidement Renée, qui venait de prendre son parti, je dois avant tout vous dire le nom des clientes auxquelles vous offrez si généreusement vos soins et vos conseils...

-- Pardon, interrompit le caissier, qui tenait à ne pas sembler pressé, mais je voudrais m'assurer avant tout que notre malade n'a pas besoin de ces soins que vous appréciez bien au-dessus de leur valeur.

La phrase fut accompagnée d'un sourire modeste, qui acheva de gagner la confiance de mademoiselle de Saint-Senier.

Elle remercia d'un regard J.-B. Frapillon pour sa touchante sollicitude et se tourna vers sa tante toujours immobile.

-- Ne vous occupez pas de moi, mon enfant, dit madame de Muire d'une voix faible, les forces me reviennent peu à peu.

Et ses yeux ajoutèrent clairement :

-- Vous pouvez parler devant monsieur.

L'agent d'affaires tressaillit d'orgueil en constatant ce nouveau succès de sa diplomatie. Sa parole mielleuse avait séduit les deux pauvres femmes et désormais ses machinations avaient le champ libre.

-- Le médecin des âmes vous écoute, mademoiselle, dit-il avec une grâce parfaite.

-- Ma tante, qui vous devra peut-être la vie, commença Renée, est madame la comtesse de Muire ; c'est la sœur de mon père qui se nommait le baron de Saint-Senier...

-- Vous êtes orpheline ? interrompit Frapillon avec l'air du plus tendre intérêt.

-- J'ai à peine connu mon père et ma mère est morte en me mettant au monde, dit la jeune fille d'une voix émue.

-- Pauvre enfant ! soupira le caissier du Serpenteau.

-- Ma tante a remplacé dès mon enfance les parents que j'avais eu le malheur de perdre, reprit Renée, elle m'a élevée comme si j'eusse été sa fille, et je ne l'ai jamais quittée.

-- Nobles cœurs ! murmura l'odieux homme de loi en levant les yeux au ciel.

-- Notre seule famille se compose ou plutôt se composait de mon frère... et d'un cousin qui porte aussi mon nom...

-- Quoi ! eux aussi ! réclama l'hypocrite consolateur.

-- L'histoire de ces nouveaux deuils est celle que je vais vous raconter, continua mademoiselle de Saint-Senier d'un ton plus ferme.

J.-B. Frapillon touchait au but, et il n'avait plus qu'à prêter l'oreille pour entendre tout ce qu'il avait intérêt à connaître, mais il aimait à raffiner la ruse et à aller au devant des difficultés.

Son flair d'agent secret lui disait que d'après les usages du monde, une confidence de ce genre appelle la réciprocité, et que tôt ou tard il lui faudrait à son tour décliner son nom et son domicile.

Il avait déjà un mensonge tout prêt et il eut l'habileté de ne pas attendre qu'on le lui demandât.

-- Pardon, mademoiselle, dit-il ; -- il affectionnait cette formule insinuante, -- mais je me sens trop fier de votre confiance pour ne pas vous dire tout de suite à qui elle s'adresse.

» Ce sera très court et très simple, ajouta-t-il en souriant.

» Je me nomme Pierre Molinchard, j'habite 175, boulevard Pigalle, j'exerce la médecine depuis dix ans dans ce quartier très pauvre, et je n'ai d'autre titre à votre estime que d'y avoir fait quelque bien.

Cette déclaration fut débitée avec une bonhomie qui aurait trompé un vieux juge et le faux docteur ne risquait rien en s'affublant de la personnalité d'un sien ami, praticien douteux, que Taupier appelait son âme damnée.

Madame de Muire fit un signe imperceptible qui voulait dire :

-- Décidément, c'est un homme bien élevé.

Renée s'inclina légèrement en reprenant son récit :

-- Nous habitions, l'été, notre terre patrimoniale de Bourgogne, et l'hiver, un hôtel que ma tante possédait à Paris dans la rue d'Anjou.

» Mon frère servait dans la marine et venait rarement en France... Plût au ciel que cette année son devoir ne l'y eût pas rappelé.

La voix de mademoiselle de Saint-Senier s'altérait peu à peu et Frapillon crut devoir s'écrier :

-- Ah ! je devine, il est tombé victime de cette affreuse guerre.

-- Vous vous trompez, monsieur, continua la jeune fille avec amertume, je n'ai pas eu la consolation d'apprendre que mon frère était mort pour son pays... il a été frappé dans un duel.

L'homme d'affaires, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir, fit un geste d'étonnement douloureux.

-- Dans un duel, reprit Renée, ou plutôt...

Elle n'acheva pas et le mot terrible que Frapillon devinait n'arriva pas jusqu'aux lèvres qui allaient le prononcer.

-- C'était quelques jours avant le commencement du siège, dit la sœur du mort ; nous allions quitter Maisons-Laffitte où nous venions de passer deux mois, les derniers d'une vie heureuse et calme, quand ce malheur est venu nous frapper.

-- C'est affreux, murmura le prétendu médecin, en passant sa main sur ses yeux absolument secs.

-- Le jour même où mon frère fut tué, les Prussiens arrivaient aux environs de Paris, et nous n'eûmes que le temps de nous y réfugier.

-- Seules ! sans appui ! sans amis !

-- Nous avions un parent, continua mademoiselle de Saint-Senier avec quelque embarras, mon cousin, qui est mon fiancé...

J.-B. Frapillon baissa discrètement les yeux et redoubla d'attention.

-- Ma tante avait vendu à la fin de l'hiver son hôtel de la rue d'Anjou ; notre douleur se serait mal accommodée d'une habitation située dans les quartiers bruyants de ce Paris que toutes les personnes de notre monde avaient fui, et nous voulions mener avant tout une vie retirée.

» Il fut décidé que nous viendrions occuper ce pavillon, qui appartenait depuis longtemps à ma famille, et qui nous rappelait des souvenirs en harmonie avec notre deuil.

L'homme d'affaires ne put retenir un mouvement de curiosité ; il allait apprendre un détail nouveau, et le récit de la jeune fille entrait dans l'inconnu.

-- Mon père y est mort, reprit-elle d'une voix sourde, mort dans des circonstances fatales qui, depuis un demi-siècle, se renouvellent sans cesse pour notre famille.

J.-B. Frapillon retenait son souffle pour ne pas perdre une syllabe.

Renée était devenue très pâle et venait de s'interrompre, comme si la force lui eût manqué pour continuer.

-- Mais cette histoire ne peut vous intéresser, monsieur, dit-elle enfin, et je ne veux pas abuser de votre patience.

Le caissier fit mine de protester.

-- Mon cousin avait un grade dans la garde mobile de notre province, continua Renée avec un accent qui coupait court aux questions ; il campait avec son bataillon aux portes de Paris, et ses fréquentes visites étaient notre seule consolation.

» Une nuit, le poste qu'il commandait fut attaqué et Roger, grièvement blessé, tomba entre les mains de l'ennemi...

-- Mais il vit... vous le reverrez, n'est-ce pas ? s'écria Frapillon, qui sut faire trembler sa voix.

-- Il est mort, murmura la jeune fille en s'efforçant de retenir ses larmes, mort à l'hôpital de Saint-Germain, soigné par des mains ennemies, sans qu'un cœur dévoué lui ait fermé les yeux.

-- Comment le savez-vous ?

Cette question échappa au prudent associé de Taupier.

-- La nouvelle est venue du quartier général prussien ; notre nom est connu en Allemagne, et ceux qui l'ont tué nous ont fait cette grâce.

-- Oh ! c'est affreux, dit d'un ton pénétré Frapillon, qui aurait payé bien cher ce précieux renseignement.

-- Ce n'est pas tout, reprit amèrement Renée, et Dieu n'a pas encore eu pitié de nous.

» Deux dévouements nous restaient : celui d'une jeune fille qui avait recueilli le dernier soupir de mon frère, et celui d'un vieux serviteur de notre maison.

-- Eh bien ?

-- Un soir, la jeune fille a disparu de ce chalet dont on avait forcé l'entrée et j'ai la certitude qu'elle a dû périr victime de scélérats inconnus.

» Ce matin, le fidèle ami qui veillait encore sur nous est sorti et il n'est plus revenu...

-- Mais c'est un épouvantable roman que vous me racontez là, ma chère demoiselle ! s'écria le caissier.

-- C'est la triste vérité, dit mademoiselle de Saint-Senier d'une voix éteinte.

Il se fit un silence profond.

Madame de Muire tenait ses mains jointes, et de grosses larmes coulaient sur ses joues amaigries.

Frapillon savourait sa joie, -- la joie du tigre qui tient enfin sa proie et qui aiguise ses griffes.

-- Pauvres dames ! dit-il lentement.

-- Pauvres, oui ! répéta Renée avec une énergie fébrile.

» J'ai promis de tout vous dire et je vais tenir ma promesse.

Sa voix était devenue brève et sèche et ses yeux brillaient.

-- Au moment où le siège nous a enfermées ici, nous allions partir pour Saint-Senier... le temps a manqué à ma tante pour recevoir les fonds qu'elle avait demandés à son intendant... deux femmes seules ne gardent pas avec elles de grosses sommes... trois mois ont épuisé nos faibles ressources, et maintenant...

-- Ah ! mademoiselle, interrompit le prétendu docteur, je remercie Dieu qui m'a envoyé sur votre route.

» Voyons, mademoiselle, un homme peut faire ce qu'une jeune fille et une malade ne sauraient même essayer.

» Il est impossible qu'il n'y ait pas en ce moment, à Paris, une personne de vos relations à qui j'irai demander...

-- Notre pauvre Landreau s'est épuisé à chercher quelqu'un qui nous connaît... il n'a rien trouvé...

-- Mais votre famille n'avait pas ici un banquier, un crédit ?

-- Mon cousin n'avait pas de fortune... mon frère est arrivé trois jours avant que...

-- Et en vos mains, pas un titre, pas une valeur ? demanda Frapillon qui voulait être bien sûr de tenir ses victimes.

-- Landreau devait changer ce matin notre dernier billet de banque. Je venais de le lui remettre quand il a disparu.

-- C'est bon à savoir, pensa Frapillon.

Et, relevant la tête, le misérable soupira d'une voix attendrie :

-- N'est-ce pas, ma chère enfant, que vous ne me refuserez plus le bonheur de vous sauver ?

-- Nous sauver, répéta Renée en secouant la tête d'un air de doute.

-- Avez-vous confiance en moi ? demanda Frapillon, qui tenait à profiter sur-le-champ de ses avantages.

-- Comment ne l'aurais-je pas, après tout l'intérêt que vous venez de nous témoigner ? répondit un peu évasivement la jeune fille.

-- Alors, veuillez m'écouter ; et d'abord, il est bien entendu que le manque d'argent ne doit pas vous préoccuper un instant de plus. J'ai eu l'honneur de vous dire que j'étais riche, et...

-- Pardon, monsieur, dit Renée qui, devant cette ouverture un peu trop directe, retrouva toute sa fierté, je vous remercie de votre excellente intention ; mais je vous prie de ne pas insister.

» Nous ne pouvons pas, quels que soient nos embarras, accepter d'aumône.

-- Et qui vous parle d'aumône, mademoiselle ? s'écria l'homme d'affaires avec une sorte de brusquerie grave.

» Quand on porte votre nom et qu'on a votre fortune, on trouve autant d'argent qu'on en veut.

-- Nous venons d'avoir la preuve du contraire et, tant que les communications ne seront pas ouvertes avec la province...

-- Mais c'est un enfantillage que ces difficultés-là, et votre Landreau n'était vraiment pas fort.

» Vous ne connaissez personne ici, soit ! Mais votre château et vos terres de Bourgogne sont connus.

-- Comment cela, monsieur ? demanda la jeune fille d'un air étonné.

-- On voit bien que vous n'avez jamais su ce que c'est que les affaires, reprit Frapillon avec un sourire.

» Mais apprenez donc, ma chère enfant, qu'il n'y a pas un banquier qui ne s'estimât heureux de vous prêter la somme dont vous avez besoin pour attendre la fin du siège, et même bien davantage sur la simple attestation de votre identité.

-- Je n'avais pas songé à cela, répondit mademoiselle de Saint-Senier, après un instant de réflexion, et d'ailleurs, qui pourrait nous recommander à un banquier, puisque nos amis sont absents ?

-- Mais moi, mademoiselle, moi, le docteur Molinchard, qui possède assez de notoriété, Dieu merci, pour que mon attestation soit jugée suffisante.

Renée se retourna vers madame de Muire comme pour la consulter.

-- Et je suis bien sûr, ajouta Frapillon, que madame votre tante ne voit là rien de compromettant.

La malade, qui avait repris ses forces peu à peu, suivait cette conversation avec un intérêt marqué, mais, jusqu'alors, elle s'était contentée d'approuver du regard les refus de sa nièce.

À cette interpellation directe, la vieille dame tressaillit, comme si la nécessité de répondre lui eût semblé pénible.

Et, en effet, les sentiments qui agitaient en ce moment madame de Muire, la plaçaient dans le plus grand embarras.

Élevée dans une famille où la richesse était héréditaire depuis des siècles et où les traditions de l'ancienne cour s'étaient perpétuées, en dépit des révolutions, la comtesse avait l'habitude d'abandonner complètement la gestion de sa fortune à un intendant.

Elle signait des baux, quand c'était indispensable, et, pour tout le reste, s'en rapportait à cet homme, qui touchait les revenus, plaçait les capitaux et administrait les biens.

Les paysans des terres de Saint-Senier ne connaissaient leur châtelaine que par ses bienfaits, car elle n'entrait chez eux que pour secourir les affligés et n'intervenait que pour remettre charitablement les fermages arriérés après une mauvaise récolte.

Il résultait de cette manière de vivre, empruntée à un autre âge et fort peu pratiquée par les riches de nos jours, que madame de Muire ignorait complètement les affaires.

À ses yeux, un notaire était toujours un tabellion dont la charge consistait à griffonner des contrats pour les gens de qualité qui n'avaient pas besoin de les lire, et les banquiers des traitants avec lesquels la noblesse n'avait rien à démêler.

Elle aurait volontiers appelé le juge de paix de son village « Monsieur le bailli », mais il ne lui serait jamais venu à l'idée de porter devant un tribunal une contestation à propos d'argent.

La comtesse, en toutes choses, retardait de cent ans sur les idées modernes, et il n'était pas surprenant qu'elle restait perplexe devant les offres de service d'un inconnu.

J.-B. Frapillon, malgré ou peut-être à cause de ses manières dégagées, ne lui inspirait qu'une médiocre confiance et pas la moindre sympathie.

D'un autre côté, la perspective d'une gêne qui touchait à la misère, l'effrayait beaucoup plus encore pour Renée que pour elle-même, et les propositions du médecin lui ouvraient une voie inespérée. Mais madame de Muire avait trop vécu pour ignorer qu'on n'oblige pas les gens sans arrière-pensée et pour méconnaître le danger de contracter au hasard une dette de reconnaissance.

-- Monsieur, dit-elle après un long silence que J.-B. Frapillon mit sur le compte de son état de souffrance, je vous sais le plus grand gré de votre bonne volonté, et je n'hésiterais pas à en profiter, si je pouvais croire qu'une simple recommandation de vous suffira auprès d'un banquier.

-- Une recommandation appuyée de ma signature, cela va sans dire, s'écria le caissier, qui tenait à établir ses droits à la gratitude de ses clients.

-- C'est ce que je pensais, reprit doucement la vieille dame, et c'est précisément ce qui fait que je ne saurais accepter un pareil service d'un... d'une personne que je vois ce soir pour la première fois.

-- Ce serait toujours une aumône, ajouta la fière jeune fille.

L'agent d'affaires se mordit les lèvres. Sa finesse d'intrigant n'allait pas jusqu'à prévoir les délicatesses qu'il ne rencontrait jamais dans sa clientèle de la rue Cadet, et ce refus dérangeait toutes ses combinaisons.

Tenir les habitants du chalet par le plus sûr de tous les liens -- l'argent -- tel était le plan que le subtil Frapillon avait arrêté dans sa cervelle de financier interlope.

-- Mais ce n'est pas même un service, puisque vous payerez les intérêts, s'écria-t-il avec une stupéfaction qui n'était pas feinte.

L'argument n'eut aucune prise sur la comtesse qui n'entendait rien à la banque et qui voyait très clair en matière de convenance.

-- Oh ! soyez tranquille, je ne vous mènerais pas chez Rothschild, ajouta brutalement le faux docteur, j'ai un ami qui est dans les affaires et qui demeure à deux pas d'ici ; je n'aurais qu'un mot à lui dire et vous auriez votre argent dans deux heures.

Il est inutile de dire que l'ami en question n'était autre que J.-B. Frapillon lui-même, lequel comptait bien puiser dans sa propre caisse les fonds destinés à enchaîner ses victimes. Son désir de les dominer par la reconnaissance n'avait fait que s'accroître, et, depuis qu'il se trouvait en présence de la charmante héritière de Saint-Senier, toutes sortes d'idées extravagantes lui passaient par la tête.

Il lui revenait des histoires de la première Révolution où des sans-culottes sauvèrent des filles nobles pour les épouser après. Aussi voyait-il avec un dépit très voisin de la colère, sa proie lui échapper par un refus imprévu.

-- Voyons, reprit-il en faisant mine de se lever, j'y cours, je reviens vous apporter mille francs pour parer au plus pressé et nous règlerons ensuite avec une obligation que vous signerez seules.

Cette fois, il comptait bien avoir touché juste.

-- Autant vaudrait alors, monsieur, accepter cet argent de vous-même et vous devez comprendre que c'est impossible, dit Renée avec une dignité froide qui coupait court à toute insistance.

J.-B. Frapillon donnait au diable les scrupules de ces provinciales assez sottes pour préférer la misère à l'argent d'un inconnu et il commençait à désespérer de les amadouer.

-- Mais enfin, ma chère demoiselle, qu'allez-vous devenir ? demanda-t-il de l'air contrit d'un homme qui s'apitoie sur un malheur inévitable ; que va devenir madame la comtesse, habituée comme vous au bien-être, au luxe ?

-- Je travaillerai, dit tranquillement la jeune fille.

-- Vous travaillerez ! pauvre enfant ! mais vous ne savez donc pas que, même en temps ordinaire, une femme à Paris ne peut pas gagner sa vie et que depuis le siège, c'est cent fois plus difficile encore.

-- Il y a des secours... des distributions d'aliments...

» Je ne rougis pas de ma pauvreté, je me présenterai... je demanderai...

-- Et vous n'obtiendrez rien, vous qui n'avez dans ce quartier ni relations, ni domicile légal.

» Tenez ! je parie que vous n'avez même pas une carte pour acheter du pain.

J.-B. Frapillon parlait en connaissance de cause et frappait à coup sûr.

-- C'est vrai ! dit Renée en baissant tristement la tête.

-- Enfin ! pensa le perfide caissier qui venait d'avoir une idée.

Madame de Muire était devenue très pâle, et on pouvait croire qu'elle allait tomber en syncope.

-- Écoutez, mademoiselle, dit l'homme d'affaires avec une gravité pleine de bienveillance, je comprends vos refus et je les honore, mais vous ne voulez pas sans doute les pousser jusqu'à la cruauté, et ce serait une cruauté que de laisser madame votre tante exposée aux privations dans l'état où elle est.

» Je vous déclare nettement que mon devoir de médecin m'obligerait à la faire transporter immédiatement dans un hôpital.

La jeune fille ne put dissimuler un mouvement nerveux.

-- Ne craignez rien, reprit Frapillon ; j'ai autre chose à vous proposer et je compte assez sur votre cœur et sur votre raison pour être sûr que vous ne refuserez pas.

Renée le regarda avec une attention inquiète.

-- En dehors de ma clientèle, continua le prétendu docteur, je dirige une maison de santé où je reçois des malades qui y sont logés, nourris et soignés.

» Oh ! rassurez-vous ! tout cela n'est pas gratuit ; on paye chez moi et assez cher même ; mes pensionnaires appartiennent tous à la classe élevée.

» Vous ne voulez ni de mon argent, ni de ma signature, ni de ma recommandation auprès d'un ami, soit !

» Mais je ne vois pas ce qui vous empêcherait d'entrer dans un établissement où on vous présentera votre note le jour de votre départ.

» Que diable ! vous pouvez bien accepter de moi le crédit qu'on vous ferait dans une auberge de Dieppe ou de Vichy, si vous alliez aux bains de mer ou aux eaux.

Cette fois, mademoiselle de Saint-Senier laissa voir sur sa figure une vive émotion, que madame de Muire semblait partager.

J.-B. Frapillon attendait une réponse. Il n'avait menti qu'à moitié et la maison de santé qu'il proposait existait en effet sous la direction de son âme damnée le docteur Molinchard, dont il avait déjà pris le nom et dont il comptait bien usurper les fonctions.

-- Quel est ce bruit ? demanda tout à coup Renée.

Frapillon prêta l'oreille.

Des coups répétés ébranlaient la petite porte de la rue de Laval, et, dans le silence de la nuit, le bruit prenait une intensité formidable. On aurait été tenté de croire qu'on faisait le siège de la maison.

-- Attendez-vous quelqu'un ? demanda l'homme d'affaires, assez contrarié de cette diversion imprévue.

-- Personne, murmura mademoiselle de Saint-Senier, qui semblait fort effrayée.

-- Alors ce sont des gens qui se trompent... quelque farce de polissons errant par les rues.

Renée secoua la tête et dit tristement :

-- Je ne crois pas.

-- Depuis quelque temps, ajouta madame de Muire, ce pavillon est devenu dans le quartier l'objet d'une curiosité malveillante.

-- Et pourquoi ? demanda d'un air naïf Frapillon qui tenait à se bien renseigner...

-- Notre isolement a donné lieu aux suppositions les plus absurdes.

-- Et il ne se passe pas de jour, ajouta Renée, où notre pauvre Landreau n'ait à répondre à des questions sur notre compte ; je crains même que sa disparition ne se rattache à quelque tentative de ce genre.

-- Le tapage redouble, observa le faux médecin.

En effet, les coups d'abord réguliers comme un feu de file se confondaient en un roulement continu.

Il était évident que plusieurs personnes heurtaient à la fois en se servant d'instruments variés, et il ne paraissait pas impossible que la porte cédât sous les efforts combinés de la foule.

Frapillon ne savait trop quel parti prendre.

Cet incident que, la veille encore, il aurait provoqué volontiers, dérangeait toutes ses combinaisons, maintenant qu'il était parvenu à pénétrer dans la place.

Il n'était pas éloigné de croire à un assaut populaire et la perspective de voir le public se mêler de ses affaires ne lui souriait nullement.

Toutes réflexions faites il pensa qu'il valait encore mieux aller au-devant de l'invasion que d'attendre les violences d'une foule enragée.

-- Permettez-vous, mesdames, que j'aille voir ce que c'est ? demanda-t-il, en se levant.

Et sans leur donner le temps de répondre, il sortit et se dirigea à grands pas vers l'allée de tilleuls.

Le vacarme n'avait pas cessé et on distinguait même des voix irritées qui s'entrecroisaient dans la rue.

Frapillon avait son thème tout fait et n'hésita point à ouvrir.

Dès qu'il eût entrebâillé la porte, le battant céda sous une vigoureuse poussée venue du dehors et avant qu'il eût le temps de s'y opposer, dix personnes avaient franchi le seuil.

-- Que demandez-vous, citoyens ? dit J.-B. Frapillon avec beaucoup de sang-froid.

Les citoyens auxquels il s'adressait étaient mêlés à plusieurs citoyennes, et, au premier rang des envahisseurs, se pressaient les trois aimables dames qui devisaient si agréablement naguère au café du « Rat-mort ».

M'ame Irma semblait même avoir pris le commandement de la troupe, car elle était entrée la première avec des allures de tambour-major et ce fut elle qui se chargea de répondre.

-- Nous voulons visiter l'établissement, dit-elle d'un ton d'autorité.

-- Et de quel droit venez-vous forcer l'entrée d'un domicile particulier ? demanda le diplomate de la rue Cadet qui ne craignait jamais d'invoquer la loi quand elle s'accordait avec ses intérêts.

-- Au nom du peuple ! dit majestueusement la matrone.

-- Oui ! Oui ! crièrent les assistants.

-- Encore faudrait-il savoir ce que vous cherchez, reprit Frapillon, parfaitement fixé à cet égard.

-- On fait des signaux ici tous les soirs, répondit un jeune citoyen qui paraissait trop ému pour n'avoir pas fait une longue station chez le marchand de vin avant de se mêler au rassemblement.

-- Et il y a là-dedans deux femmes d'aristos, qui sont des agents prussiens, ajouta la terrible Phémie.

Pendant que ce dialogue s'échangeait, Frapillon, qui ne l'avait entamé que pour gagner du temps, étudiait son monde et cherchait un point d'appui dans cette réunion bigarrée. Il avait tout d'abord constaté avec un vif plaisir qu'aucun représentant de l'autorité ne dirigeait l'entreprise, comme il aurait pu le craindre après les menaces de dénonciation des habituées du « Rat-mort ».

Probablement, le temps avait manqué à m'ame Irma pour aller chercher le commissaire, et elle avait dû improviser cette aimable manifestation.

La foule, mise en goût par l'arrestation de Pilevert, ne s'était sans doute pas fait prier pour passer à d'autres exercices, et la dame n'avait pas eu de peine à recruter des acolytes.

Ils n'étaient pas du reste extrêmement nombreux, et l'heure avancée avait découragé beaucoup de ces amateurs de visite domiciliaires qui pullulaient pendant le siège.

Les trois femmes, une demi-douzaine de gamins, sept ou huit ouvriers et quelques bourgeois attardés composaient tout le rassemblement.

C'était parmi ces derniers que Frapillon espérait trouver quelque auxiliaire bénévole et il promenait sans affectation sur ses voisins les plus rapprochés des yeux très clairvoyants, quand il se sentit presser légèrement le coude.

En se retournant, il aperçut derrière lui la figure blafarde d'un des assaillants qu'il n'avait pas remarqué dans le tumulte de l'entrée.

Le hasard avait bien fait les choses, et l'homme d'affaires était servi à souhait. L'individu qui venait de le toucher si discrètement n'était autre que le docteur dont il avait à tout hasard endossé le personnage, Molinchard, le vrai, celui qu'il comptait mettre en réquisition pour ses projets ultérieurs.

Ce membre peu connu de la Faculté de Paris était un grand et maigre quadragénaire, porteur de longs cheveux plats qui tombaient piteusement sur le collet d'une lévite verdâtre et d'un visage blême qui semblait avoir été pris entre deux portes, tant il affectait la forme d'une lame de couteau.

Il y avait dans sa mine quelque chose de niais qui faisait penser tout de suite à Thomas Diafoirus, et il se dégageait de toute sa personne comme une odeur de cuistre.

Fruit sec de la science, quoique d'ailleurs régulièrement diplômé, Molinchard suivait depuis sa plus tendre jeunesse les sentiers peu fleuris de la démagogie, et, comme il n'était pas de force à s'y frayer un chemin tout seul, il s'était mis de bonne heure à la remorque de l'habile et audacieux Frapillon.

Le triste docteur était un des nombreux pions que le stratégiste de la rue Cadet faisait manœuvrer sur l'échiquier de sa diplomatie.

Sur un mot ou sur un signe de son chef de file, Molinchard marchait comme un automate, et le caissier n'eut garde de manquer une si belle occasion d'utiliser son dévouement aveugle.

La réponse à la pression du coude fut un coup d'œil magistral où l'obéissant médicastre lut clairement l'ordre de se taire et d'approuver passivement.

Sûr maintenant du concours de cet esclave patenté, J.-B. Frapillon aborda d'un cœur léger la défense de ses protégées.

-- Vous vous trompez, citoyenne, dit-il en s'adressant poliment à l'irascible Phémie, les personnes qui habitent ici sont bonnes patriotes et il y a une excellente raison pour qu'elles ne passent pas leur temps à faire des signaux, c'est que toutes les deux sont fort malades.

-- Allons donc ! Faut pas nous la faire, celle-là, cria la virulente Irma ; il y en a une qui courait encore les rues tout à l'heure.

-- Elle avait surmonté son mal pour venir me chercher et m'amener auprès de sa tante presque mourante.

» Car j'ai l'honneur d'être médecin, ajouta Frapillon avec une dignité qui ne manqua point son effet.

La profession médicale a généralement le privilège d'imposer le respect aux masses, civilisées ou non, et les insurgés de tous les pays subissent son ascendant tout aussi bien que les sauvages.

-- Au fait, c'est bien possible ce qu'il dit là c't homme, murmura la compatissante Aglaé.

-- Tout ça c'est très bien, mais faudrait nous le prouver, dit m'ame Irma, qui ne se payait pas de belles paroles.

-- Oui certainement, appuya Phémie.

-- Visitons la baraque ! cria un ouvrier.

-- Citoyens, reprit Frapillon, j'ai le plus grand respect pour les intentions patriotiques dont vous êtes animés, mais je manquerais à tous les devoirs de ma profession si je me prêtais à une visite bruyante qui pourrait tuer une de mes malades.

La majorité fit entendre un murmure approbateur et l'agent d'affaires encouragé par cette sympathie naissante continua : -- Je propose donc que trois d'entre vous m'accompagnent auprès de mes clientes. Monsieur, par exemple, -- et il désignait son séide Molinchard, -- madame que voici, -- et il s'adressait à la tendre Aglaé, -- plus une autre personne de bonne volonté.

» Si je vous ai dit la vérité, j'espère que vous me ferez la grâce de vous retirer sans bruit.

-- Ça va ! crièrent en masse les manifestants.

Et les deux témoins désignés se rangèrent autour du prétendu médecin.

Un des partisans les plus déterminés de la visite s'adjoignit volontairement aux élus.

-- Je vous demande cinq minutes, citoyens, et je vous recommande le silence en attendant mon retour.

» Soyez calme, au nom de l'humanité, prononça J.-B. Frapillon qui savait que les grands mots ne manquaient jamais d'impressionner les foules.

L'assistance se conforma sans difficultés à la recommandation et le petit groupe s'achemina vers le pavillon.

Aglaé, visiblement flattée de la préférence, tenait la tête du cortège, suivie par le délégué volontaire.

Molinchard et Frapillon fermaient la marche.

-- Répète ce que je dirai et appuie-moi au besoin, dit tout bas le maître de la rue Cadet à son âme damnée.

-- Sois tranquille, répondit l'acolyte sur le même ton, j'ai compris qu'il y avait de la politique sous jeu.

-- Service de la « Lune avec les dents », lui souffla J.-B. Frapillon.

Arrivé à l'entrée du chalet, Frapillon arrêta sa troupe.

-- Messieurs et madame, dit-il en revenant aussitôt que faire se pouvait à ses habitudes de langage courtois, ne pensez-vous pas que notre entrée trop brusque pourrait effrayer ces dames ?

En fait de concessions, il n'y a que le premier pas qui coûte, et, depuis qu'elle était séparée du gros des envahisseurs, la députation ne demandait qu'à se montrer facile.

-- Comment donc, citoyen, dit le visiteur du sexe masculin, respect aux dames ! Le premier qui bougerait aurait affaire à moi.

Bouger, Molinchard n'en avait nulle envie ; il réglait ses mouvements sur les yeux de son chef de file, qui ne lui ménageaient pas les avertissements.

Quant à la sensible Aglaé, son tendre cœur battait rien qu'à la pensée de revoir l'héroïne innocente et persécutée qui lui avait demandé naguère l'adresse d'un boulanger.

La protégée de m'ame Irma lisait beaucoup de romans, et mademoiselle de Saint-Senier lui apparaissait sous une forme toute poétique.

-- Si vous le permettez donc, reprit Frapillon, je vais entrer seul chez mes malades pour les prévenir et je reviendrai vous introduire.

-- Faites, citoyen, faites, s'empressa de répondre le délégué du peuple, la petite mère que voilà me tiendra compagnie.

Aglaé s'inclina avec un sourire gracieux.

-- Mais j'y pense, dit le caissier du Serpenteau , saisissant, comme on dit, la balle au bond, peut-être vaut-il mieux habituer peu à peu ces dames au surcroît de compagnie qui leur arrive.

» Monsieur peut me suivre, ajouta-t-il en se tournant vers Molinchard.

Et sans attendre des objections qu'il était, du reste, assuré d'avance de ne pas rencontrer, il se dirigea vers la chambre du rez-de-chaussée. Le docteur aux cheveux plats obéit à la consigne avec une précision mathématique, et mit ses longues jambes en mouvement pour escorter son maître.

Au fond du couloir, la porte était restée entrouverte et Frapillon n'eut qu'à la pousser doucement pour faire son entrée suivi de son timide acolyte.

Le triste intérieur qu'il venait de quitter n'avait pas changé d'aspect.

Madame de Muire était toujours immobile dans son fauteuil.

Renée tenait une de ses mains dans les siennes et l'interrogeait du regard.

Elles avaient dû échanger, pendant l'absence de leur prétendu sauveur, de douloureuses confidences, car des traces de larmes récentes apparaissaient encore sur leurs joues.

L'étonnement qui se peignit sur les traits de la tante et de la nièce en apercevant l'étrange figure de Molinchard, n'avait rien d'hostile.

Et, de fait, le pauvre docteur n'était pas de ces gens qui effrayent rien qu'en se montrant. Ce piteux personnage, quoique capable d'une foule de méchancetés, montrait au premier abord un air bénin auquel on pouvait aisément se tromper.

Il avait salué gauchement et gardait l'attitude modeste d'un débutant qu'un ami plus expérimenté vient d'introduire pour la première fois dans le monde.

-- Nous nous sommes effrayés à tort, mes chères dames, dit Frapillon avec beaucoup de rondeur, mais cependant mademoiselle ne s'était pas trompée ; c'était bien une foule malveillante qui frappait à la porte.

-- Et que leur avons-nous fait, bon Dieu !

-- Rien assurément, mais le peuple ne raisonne guère, et il se défie de tout ce qu'il ne comprend pas.

-- Expliquez-vous, monsieur, dit madame de Muire, inquiète.

-- Permettez-moi d'abord de vous présenter l'homme à qui je dois d'avoir pu calmer tous ces enragés.

Molinchard se composa sur-le-champ un air digne qu'il crut parfaitement approprié à la circonstance.

-- Monsieur est un ami que le plus heureux des hasards a conduit dans la rue au moment où l'attroupement se formait, et grâce à son intervention qui s'est jointe à la mienne, j'ai pu obtenir quelque répit.

-- Comment ! s'écria la jeune fille effrayée : ces gens sont donc encore là ?

Frapillon ne répondit que par un signe affirmatif.

-- Et que veulent-ils ? demanda Renée avec une certaine hauteur.

-- Mais tout simplement visiter cette habitation de fond en comble.

-- C'est impossible, dit mademoiselle de Saint-Senier, en se levant avec agitation.

-- Calmez-vous, ma chère enfant, reprit doucement Frapillon, frappé de l'effet que produisait sur sa cliente l'annonce d'une visite domiciliaire.

-- Je vous répète, monsieur, que c'est impossible, répéta la jeune fille. La vie intérieure doit être respectée, et, moi qui ne suis qu'une femme je saurais bien, je vous le jure, m'opposer à une violation de la loi.

-- Il doit y avoir un secret ici, pensait l'homme d'affaires, qui répondit tout haut :

-- Nous vivons dans un temps où les lois sont fort peu respectées et, sous le prétexte qu'ils invoquent, on force maintenant tous les domiciles.

-- Et de quel crime nous accuse-t-on, s'il vous plaît ? demanda dédaigneusement Renée.

-- De... je vous demande pardon de répéter une pareille absurdité... de faire des signaux à l'ennemi.

-- Des... signaux, dit avec stupéfaction mademoiselle de Saint-Senier qui n'avait jamais eu l'occasion de sonder la profondeur de la bêtise parisienne.

-- Mon Dieu : oui, reprit Frapillon en haussant les épaules, il paraît que, tous les soirs, après huit heures, une lumière apparaît à l'étage supérieur de ce chalet.

La jeune fille pâlit, et le visage amaigri de sa tante refléta une très vive émotion.

Ces symptômes n'échappèrent point à l'œil attentif du caissier qui ne manqua pas d'appuyer encore sur la corde qu'il venait de faire vibrer.

-- Ils prétendent même que cette lumière est d'une couleur étrange... verte, ou bleue, je ne sais, et...

-- Ah ! c'est indigne ! s'écria Renée d'un air accablé.

» Mais ce peuple est donc aussi stupide que féroce !

-- Hélas ! mademoiselle, vous n'avez que trop bien deviné et j'ai vu de grands malheurs produits par l'ignorance populaire, à la suite d'apparences plus frivoles encore.

Après avoir prononcé cette phrase peu rassurante, Frapillon fit une pause pour jouir de son ouvrage.

En cherchant à terrifier les deux pauvres femmes, il avait réussi au-delà de ses désirs, car elles semblaient véritablement consternées. C'était bien le moment de frapper un grand coup pour en venir à ses fins, mais avant qu'il eût repris la parole, mademoiselle de Saint-Senier s'arrêta devant lui et dit avec un accent de résolution extraordinaire : -- Ce pavillon où mon père est mort est un lieu sacré, et, moi vivante, personne ne le visitera.

-- Très bien ! se dit le caissier, il y a décidément anguille sous roche, et voilà mademoiselle au point où je la voulais.

-- Non, ils n'y entreront pas, répétait la jeune fille, en se promenant dans la chambre d'un pas saccadé.

-- Mademoiselle, reprit doucement Frapillon, vous ne m'avez pas laissé achever, et je me hâte de vous dire que, pour ce soir du moins, je crois le danger conjuré, moyennant une petite concession que je vais vous expliquer tout à l'heure ; seulement...

-- Seulement, interrogea Renée.

-- Je ne garantis rien pour l'avenir. Ce qui se passe aujourd'hui peut recommencer demain, et, tant que ce chalet sera habité, les actes les plus simples de votre existence peuvent amener une catastrophe.

-- Mais que faire alors ?

-- Suivre mon conseil ; quitter ce domicile, non pas demain, mais cette nuit et venir vous installer avec madame votre tante dans ma maison de santé où personne, je vous le promets, ne viendra vous chercher.

Si mademoiselle de Saint-Senier avait pu deviner le double sens que Frapillon attachait à ces derniers mots, elle se serait moins pressée de répondre.

Mais la jeune fille était sous l'influence d'une telle émotion qu'elle avait perdu la faculté de réfléchir.

Madame de Muire paraissait frappée des avantages de la proposition, car elle approuva du regard et du geste sa nièce quand celle-ci dit au prétendu docteur : -- Eh bien ! soit ! monsieur je vous crois incapable d'abuser de la confiance de deux femmes qui n'ont plus au monde un seul protecteur et nous allons vous suivre... à une condition.

-- Elle est acceptée d'avance.

-- C'est que je pourrai venir ici aussi souvent qu'il me plaira et y venir seule.

-- Rien de plus simple ; vous emportez la clef du chalet ce soir et vous y ferez toutes les visites que vous voudrez.

-- Croyez bien, chère demoiselle, que je n'ai jamais eu l'intention de vous séquestrer, ajouta-t-il en souriant.

-- Mais comment nous débarrasser de cette foule méchante ? demanda Renée qui, une fois sa résolution prise, marchait de l'avant comme toutes les natures primesautières.

-- Laissez-moi faire, dit Frapillon.

En s'adressant à Molinchard, qui avait joué jusqu'alors le rôle d'un personnage muet :

-- Ayez l'obligeance, cher ami, d'introduire ici les deux personnes qui attendent sous le péristyle.

Le médecin obéit avec la ponctualité passive d'un esclave oriental.

-- Les délégués que je suis obligé de vous présenter, reprit l'homme d'affaires, n'appartiennent pas aux premières catégories sociales, mais je vous demande un peu d'indulgence, et je vous assure que l'audience ne sera pas longue.

Il avait à peine achevé que Molinchard reparut, poussant devant lui le député en blouse et la sentimentale Aglaé.

Frapillon, qui possédait la connaissance du cœur humain, ne s'était pas trop avancé en promettant que l'entrevue tournerait bien.

Le couple envoyé par le peuple se montra on ne peut plus sensible quand il vit deux femmes abandonnées qui portaient sur leurs traits pâles les marques d'un profond chagrin.

L'homme s'arrêta sur le seuil en tournant sa casquette dans ses doigts, et la jeune Aglaé s'essuya les yeux, sans vouloir entrer.

-- Vous voyez, mes amis, que je ne vous avais pas trompés et que ces pauvres dames sont bien inoffensives, leur dit Frapillon.

» Allons rassurer vos camarades.

Et prenant la tête de la troupe, qui s'empressa de battre en retraite, il trouva moyen de dire tout bas à Molinchard : -- File en même temps que la foule et reviens dans une demi-heure m'attendre avec un fiacre.

Chapitre X

La maison de santé du docteur Molinchard n'avait rien de commun avec les magnifiques établissements de ce genre qui étendent sur les coteaux de Passy ou d'Auteuil leurs constructions imposantes.

Une longue bâtisse gauchement plantée sur le versant des Buttes-Montmartre qui regarde la plaine de Saint-Denis et une suite de cours entourées de murs blanchis à la chaux composaient le local et les attenances exploitées par le médecin démocrate.

Ces constructions avaient été primitivement destinées à une fabrique et après la faillite du malencontreux industriel qui les avaient occupées jadis, Molinchard s'était empressé de profiter de l'occasion pour les louer à très bas prix.

Revenu de ses premières illusions, le docteur avait abandonné depuis un an le quartier des Écoles où les visites à trois francs et les consultations à quarante sous ne lui procuraient qu'un bien-être insuffisant.

Las de prodiguer des soins aussi piètrement rétribués à la jeunesse des deux sexes qui hante le pays latin, il s'était un beau jour décidé à prendre un grand parti.

Secouant la poussière de ses souliers sur le local enfumé qu'il habitait vers le haut de la rue Saint-Jacques, il avait, non sans regret, dit adieu aux brasseries du boulevard Saint-Michel pour transporter dans des régions plus productives sa science et ses pénates.

Mais, en même temps qu'il déplaçait ainsi le centre de sa clientèle, Molinchard avait tourné ses vues vers le côté pratique de son art.

Il y avait bien longtemps que les affiches vertes et rouges de ses confrères l'empêchaient de dormir et qu'il rêvait l'exercice de la médecine industrielle.

Dans ses insomnies, entretenues par l'abus de la bière et du tabac, il avait entrevu plus d'une fois le cabinet splendide où il comptait distribuer avec ses consultations gratuites des remèdes qu'il ferait payer fort cher.

Il aspirait à siéger dans un beau fauteuil d'acajou, en robe de chambre à ramages et il avait même composé en vue de ses grandeurs plusieurs pommades infaillibles. Mais, pour réaliser ces brillantes espérances, il fallait des capitaux qui manquaient absolument à Molinchard et l'infortuné docteur avait dû beaucoup rabattre de ses prétentions.

Sur le conseil de son ami Frapillon, qu'il vénérait comme un maître, il s'était résigné à exploiter une mine moins fructueuse, avec une mise de fonds plus modeste.

L'oracle de la rue Cadet avait déclaré que le besoin d'une maison de santé se faisait impérieusement sentir dans les quartiers pauvres qui s'étendent au nord de Paris, dans le voisinage des fortifications.

Le praticien errant qui cherchait la fortune à tout prix n'avait eu garde d'élever des objections, surtout quand l'agent d'affaires lui eut offert d'avancer les frais de premier établissement.

Celui-ci, qui savait fort bien ce qu'il faisait en risquant cette dépense, s'était mis en quête d'un local selon ses vues et y avait installé Molinchard sur un pied convenable.

La maison de santé de nouvelle création complétait à merveille la série de fondations accessoires que J.-B. Frapillon jugeait indispensable d'annexer à son industrie.

Le cabaret que Mouchabeuf tenait à Rueil sous son patronage occulte avait une véritable utilité pour les opérations extérieures, et la pauvre Régine en savait quelque chose ; mais il était situé beaucoup trop loin pour les affaires courantes, et d'ailleurs il ne répondait pas du tout à certaines nécessités.

Enfermer un fou, procurer à une jeune personne séduite le moyen de cacher sa faute, tout cela rentrait dans la spécialité d'une agence secrète, et cet important département n'avait pas encore de titulaire, quand l'homme de loi le confia à son âme damnée.

Molinchard l'avait accepté avec enthousiasme et s'acquittait à souhait de ses délicates fonctions.

Il y trouvait son compte à tous les points de vue.

D'abord J.-B. Frapillon lui abandonnait généreusement la moitié des bénéfices, qui ne laissaient pas d'atteindre un chiffre présentable, et, de plus, le docteur se créait tout doucement une petite notoriété dans les quartiers populaires.

Les honneurs de la députation de Paris lui apparaissaient déjà en perspective et ce brillant avenir ne tentait pas médiocrement le médecin des pauvres, -- c'était le titre que se décernait Molinchard.

Depuis la révolution, son importance avait grandi naturellement et le siège était venu lui apporter un supplément de clientèle et de gloire.

Il n'avait pas manqué de décorer la porte principale de son établissement de la croix rouge des ambulances, et, s'il recevait fort peu de blessés, en revanche il ouvrait volontiers ses salles hospitalières aux braves gardes nationaux qu'une entorse ou une bronchite privaient de faire partie des compagnies de marche.

Or, ces sortes d'accidents s'étaient multipliés à ce point que les certificats d'exemption libéralement délivrés par le docteur constituaient pour lui un notable accroissement de revenus.

Malgré tant de prospérités, la maison de santé continuait à être tenue sur un pied qui n'était rien moins que luxueux.

Les nécessités du rationnement y avaient réduit la nourriture aux proportions les plus économiques ; et quant aux aménagements, ils n'avaient jamais brillé par le confortable.

Une sorte de grand dortoir pour les hommes et une demi-douzaine de chambres pour le sexe faible, le tout meublé de lits de fer, de chaises de paille et de tables en bois blanc, occupaient le premier étage d'un grand corps de logis percé de fenêtres étroites et soigneusement grillées.

Le rez-de-chaussée renfermait la cuisine, garnie d'une batterie très succincte, la pharmacie où s'étalaient des herbes variées recueillies dans les terrains crayeux du voisinage, enfin les appartements particuliers du directeur.

Une cantinière retraitée après de longs services en Algérie et plus forte sur la distribution des boissons que sur l'administration des remèdes, veillait aux besoins des pensionnaires femelles.

Le personnel masculin était servi par une sorte de maître Jacques qui avait été tour à tour garçon apothicaire, tambour de la garde nationale et cuisinier, et qui trouvait dans l'établissement, l'emploi de ces talents divers.

Les cours, au nombre de trois, ressemblaient fort à des préaux de prison.

Sablés avec le plâtre pulvérisé qui abonde sur les buttes et privés de toute espèce de verdure, ces promenoirs n'offraient même pas aux malades l'agrément d'une belle vue, car ils étaient enfermés entre des murailles de moellons qui s'élevaient jusqu'à la hauteur du toit.

Cette disposition avait même contribué beaucoup à déterminer le choix que J.-B. Frapillon avait fait de ce local aussi disgracieux que bien approprié à ses desseins.

Bâtie au-dessous de l'éminence déserte que couronne le célèbre moulin de la Galette, la maison se trouvait complètement à l'abri des regards indiscrets et, de plus, elle offrait l'inappréciable avantage d'avoir autant de portes qu'il en fallait pour de nombreux services clandestins.

L'entrée officielle faisait face au nord-ouest et s'accédait par des chemins qui conduisent à la porte de Saint-Ouen, mais l'enceinte adossée aux mamelons boueux qui dominent le cimetière Montmartre était percée de trois ou quatre poternes basses dont Molinchard portait toujours les clefs dans sa poche. Du reste, les pensionnaires du docteur ne se plaignaient pas de l'isolement auquel les condamnait la disposition des bâtiments. La plupart ne manquaient pas de raisons pour apprécier les avantages de l' incognito , et les femmes notamment se gardaient presque toujours de franchir le seuil de leur chambre, où l'ex-cantinière venait deux fois par jour leur apporter un repas frugal.

Quant aux hommes, la cour carrée où ils pouvaient se livrer aux jeux de bouchon et de tonneau suffisait à leur bonheur.

Mais là ne se bornaient pas les commodités de cet établissement modèle, et le local choisi par l'intelligent Frapillon eût été bien incomplet s'il n'avait pas renfermé un réduit mieux approprié à certaines exigences extraordinaires de son industrie malfaisante.

Le diplomate de la rue Cadet avait prévu le cas où il faudrait loger et surtout séquestrer des pensionnaires d'une autre importance que les miliciens réfractaires et les cuisinières abusées qui formaient le fond de la clientèle du docteur.

Au bout du grand bâtiment où on casait les malades vulgaires, s'élevait le toit d'ardoise d'un petit corps de logis séparé, qui avait dû autrefois servir à l'habitation du propriétaire de la fabrique.

Cette humble construction n'avait qu'un seul étage et ne contenait qu'un appartement petit, mais complet et propre à recevoir un ménage de deux personnes.

Il y avait deux chambres à coucher, un salon et une salle à manger, convenablement meublés, et les fenêtres de ce séjour retiré donnaient sur une petite cour où on avait essayé de semer du gazon.

Une maigre pelouse ornée de quelques rosiers mal taillés égayait un peu la vue, qui se reposait aussi sur les rameaux desséchés d'une clématite grimpant le long du mur du fond.

On entrait du dehors dans ce semblant de jardin par une porte qui s'ouvrait sur des terrains vagues, et il existait dans l'intérieur du logement une communication avec la maison principale.

C'était là, dans ce coin secret d'un logis mystérieux, dans ce réduit plus introuvable en plein Paris que les oubliettes d'un vieux château perdu dans les bois, que la prévoyance mal intentionnée de Frapillon avait conduit madame de Muire et sa nièce.

Amenées par une nuit noire, au fond d'un fiacre que Molinchard s'était procuré après la dispersion du rassemblement, les pauvres femmes n'avaient même pas su le chemin qu'on leur faisait suivre.

Elles avaient si bien perdu le sentiment de la réalité, au milieu des émotions de cette soirée fatale, qu'elles ne s'étaient pas inquiétées des suites de cette résolution si brusquement prise.

Le début de leur installation n'avait eu du reste rien d'effrayant.

J.-B. Frapillon y avait présidé et après avoir présenté à ses pensionnaires le docteur Molinchard qui, disait-il, avait charge de le suppléer en toutes choses, il avait pris congé en promettant de revenir le lendemain.

Après avoir pris un souper auquel elles touchèrent à peine, la tante et la nièce s'étaient couchées sans avoir la force d'échanger leurs réflexions, tant elles étaient brisées de fatigue.

Le lendemain, le jour était venu depuis longtemps, quand mademoiselle de Saint-Senier s'éveilla, un peu étonnée de voir autour d'elle des objets nouveaux.

La mémoire lui revint promptement, et, respectant le sommeil de sa tante, elle s'habilla, avec le projet de sortir de bonne heure pour aller au chalet.

Le départ avait été tellement improvisé la veille qu'un voyage à la rue de Laval était indispensable pour y prendre une foule d'objets nécessaires à leur nouvelle existence.

Renée qui avait d'ailleurs d'autres raisons de désirer revoir bientôt le pavillon, s'étonna d'abord de ne voir personne et descendit dans le jardinet où elle pensait rencontrer quelque servante.

Elle trouva partout la solitude la plus complète et regarda avec une surprise inquiète les hautes murailles qui l'entouraient de tous côtés.

Elle appela à plusieurs reprises la fille qui l'avait servie la veille et dont, par hasard, elle se rappelait le nom.

L'écho des grands murs lui répondit seul.

Renée pensa que son appel n'avait pas été entendu et elle se dit que peut-être les nécessités du service de la maison de santé retenaient les infirmières dans une autre partie de l'établissement. L'heure, du reste, était assez matinale pour expliquer la solitude complète où on laissait les nouvelles venues.

Renée se résigna donc sans trop de peine à attendre la visite du docteur ou l'arrivée de ses subalternes et se mit à parcourir l'étroit espace dévolu aux pensionnaires privilégiés.

Ce fut tôt fait.

Les murs limitaient la promenade à une douzaine de pas en long ou en large, car le parterre affectait la forme d'un carré parfait.

La jeune fille fut frappée de la négligence avec laquelle on entretenait ce petit coin de terre.

La pelouse semblait n'avoir jamais été ni arrosée, ni ratissée, les rosiers qui bordaient le gazon séchaient sur pied ; les feuilles jaunies formaient comme une litière qui cachait le sol des allées.

Il était évident que jamais la main d'un jardinier n'avait passé par là. Le retour du printemps ne pouvait plus rendre la vie à ces pauvres plantes étiolées, et le manteau de neige jeté par la saison sur ce triste promenoir servait du moins à cacher la misère de la nature livrée à elle-même.

Renée aimait la verdure et les fleurs ; elle s'intéressait à toutes les créations de Dieu, et, dès son enfance passée loin des villes, elle avait appris à lire dans ce livre mystérieux que présentent les champs et les bois à ceux qui les habitent.

La vue de ce jardinet délaissé la choquait ; elle souffrait de cet abandon, comme elle aurait souffert en voyant un malade se consumer lentement, faute des soins affectueux d'un ami.

Ce premier désenchantement fit naître en elle d'autres idées.

Elle regarda autour d'elle et elle trouva que les murs étaient bien hauts et les barreaux des fenêtres bien épais.

Ce lieu, destiné, lui avait-on dit, à recevoir des malades, ressemblait beaucoup à une prison.

L'air, le soleil et l'espace, si chers aux convalescents, manquaient à cette cour resserrée, et la parodie de culture qu'on avait essayé d'y introduire ne faisait qu'ajouter un regret aux tristes impressions que son aspect faisait naître.

Renée étouffait et croyait sentir sur ses épaules le poids de ces moellons entassés selon les règles disgracieuses de l'architecture suburbaine.

Cette succession de bâtisses vulgaires élevées par un maçon de la banlieue pour abriter des chaudières ou des machines lui paraissait une chose laide, sombre, presque menaçante.

Pour échapper à cette sensation pénible, elle rentra dans l'appartement qu'elle venait de quitter.

Là, du moins, régnait un certain confortable qui pouvait faire oublier un instant les tristesses du dehors.

Madame de Muire dormait encore et Renée put examiner, mieux qu'elle ne l'avait fait la veille, le petit salon et la salle à manger qui formaient les pièces principales de leur nouveau domicile.

Les meubles étaient à peu près neufs et le papier de tenture assez frais.

Cela avait au premier abord l'apparence d'un honnête intérieur bourgeois ; mais en y regardant de plus près, on retrouvait les marques très visibles de l'abandon qui était le trait distinctif de ce séjour déplaisant.

La poussière couvrait d'une couche épaisse les consoles et les fauteuils ; les vitres étaient devenues opaques, faute d'un lavage suffisant, et la vilaine pendule en bronze doré qui masquait une glace semée de taches noires, semblait n'avoir jamais marché.

Deux tisons, éteints peut-être depuis le dernier hiver, se croisaient dans les cendres du foyer, et on avait froid rien qu'à regarder cette mesquine cheminée sans flamme.

Dans la salle à manger, la vaisselle qui avait servi au maigre souper de la veille était restée sur la table, et la vue des reliefs peu appétissants d'un repas improvisé ne contribua pas peu à augmenter la répugnance que la jeune fille éprouvait, en dépit de sa résignation.

Le luxe, dont elle n'avait jamais connu le besoin, faisait, sans qu'elle s'en doutât, partie intégrante de son existence, et cette négligence, poussée jusqu'à la malpropreté, révoltait ses nerfs délicats. Mais des préoccupations plus sérieuses commençaient à prendre le dessus.

Renée venait de remarquer que la seule porte de communication avec le bâtiment principal était fermée par une énorme serrure dont la clé était placée en dehors.

Il était évident que les habitants du corps de logis séparé se trouvaient dans l'impossibilité d'en sortir sans la permission du directeur.

Il fallait attendre qu'il plût à ses subalternes de faire jouer extérieurement le pêne solide qui assurait la clôture, et mademoiselle de Saint-Senier s'étonnait à bon droit qu'on laissât ainsi des malades à la discrétion d'un infirmier.

Elle chercha vainement un cordon de sonnette ou un bouton électrique, et, agacée à la fin de son isolement par trop prolongé, elle se mit à frapper contre la porte avec une colère d'enfant.

Cette tentative ne fut pas plus heureuse que les appels jetés au vent.

Renée meurtrit inutilement ses doigts délicats et renonça bientôt à perdre ainsi sa peine.

Elle revint sur ses pas en faisant de fort tristes réflexions sur l'imprudence qui l'avait conduite dans cette étrange maison, et se dirigea machinalement vers le jardin qu'elle venait de quitter.

Au moment où elle y mettait le pied, elle ne put retenir une exclamation de surprise.

Le docteur était là, celui du moins qu'elle prenait pour le directeur de l'établissement, c'est-à-dire J.-B. Frapillon en personne.

Calme, frais et souriant, le faux médecin avait mis chapeau bas et saluait sa cliente avec toute la grâce acquise dans l'exercice de ses professions multiples.

Comment était-il entré dans cette cour, si solitaire un instant auparavant et si bien murée de toutes parts ?

Ce fut la première pensée qui vint à mademoiselle de Saint-Senier, et dans le coup d'œil rapide qui accompagna sa réflexion, elle remarqua sous le treillage appliqué à la muraille, une sorte de guichet très bas qu'elle n'avait pas encore aperçu.

Cette issue, habituellement dissimulée, était la seule qui donnât accès au jardin.

Le docteur venait donc, non de l'intérieur de la maison de santé qu'il dirigeait, mais du dehors ; singularité nouvelle qui frappa vivement Renée.

-- Permettez-moi, mademoiselle, dit-il d'un ton obséquieux que démentait l'expression ironique de son regard, permettez-moi de vous féliciter de la fraîcheur de votre teint ; je vois que le repos et l'air excellent qu'on respire ici ont déjà produit leur effet.

La jeune fille, à ce compliment dont la forme affectée déguisait mal l'intention railleuse, répondit par un coup d'œil méprisant.

-- Je vous prie avant tout, monsieur, dit-elle sèchement de me dire où vous m'avez conduite.

Frapillon, qui s'était senti démasqué du premier coup n'en feignit que mieux l'étonnement.

-- Mais, chère demoiselle, vous le savez aussi bien que moi ; vous êtes à Montmartre, dans ma maison de santé, la Villa des Buttes où, j'ose le dire, vous trouverez tous les soins que comporte votre santé.

Renée allait relever cette phrase, dont l'ambiguïté l'avait choquée instinctivement, mais elle préféra aller droit au but.

-- Vous ne répondez pas à ma question, monsieur, dit-elle avec une fermeté froide ; peut-être me suis-je mal exprimée, mais j'ai voulu vous demander comment on entre ici et comment on en sort.

-- Par la porte, mademoiselle, dit impudemment Frapillon.

-- Trêve de plaisanterie, monsieur ; j'ai pu hier dans le trouble où j'étais, accepter une proposition que j'aurais dû mieux examiner, mais aujourd'hui je veux reprendre ma liberté.

-- Et qui songe à vous l'enlever, s'écria l'hypocrite personnage, en joignant les mains.

-- Vous n'avez sans doute pas la prétention de me persuader que ces murs et ces grilles sont l'ornement habituel d'une maison de santé.

-- Pourquoi donc, chère demoiselle ; il y a des malades très agités et dans leur intérêt même...

-- Que voulez-vous dire ? demanda avec un tremblement nerveux mademoiselle de Saint-Senier qui craignait d'avoir compris.

-- Rien qui vous concerne assurément, répondit Frapillon sans s'émouvoir.

-- Enfin, monsieur, vous ne nierez pas que nous soyons prisonnières ici.

» Je suis levée depuis une heure : j'ai appelé ; personne n'est venu ; j'ai cherché une porte ; la seule que j'aie trouvée était soigneusement fermée à clef.

» Vous conviendrez que j'ai lieu de me plaindre et de vous demander l'explication de ces étranges habitudes.

-- Désolé, chère demoiselle, que notre unique servant vous ait fait attendre, mais nous avons en ce moment beaucoup de pensionnaires et...

-- Il ne s'agit pas de cela, monsieur, mais de m'indiquer le moyen de sortir d'ici.

-- Et pourquoi voulez-vous sortir, demanda le faux docteur, après un silence.

-- Vous le demandez, s'écria Renée avec emportement ; avez-vous déjà oublié que j'ai consenti à vous suivre, à condition d'aller tous les jours au chalet de la rue de Laval.

-- Non, certes, mais aujourd'hui ce serait une grande imprudence.

-- Comment ?

-- Eh ! mais, pensez-vous que le rassemblement qui assiégeait votre porte, hier soir, n'a pas fait quelque bruit dans le quartier ? Croyez-vous que la police n'a pas été avertie et que les abords du pavillon ne sont pas surveillés ?

La jeune fille pâlit et baissa la tête.

-- Tenez ; je ne serais pas étonné, ma foi ! que le commissaire y fît dans la journée une petite visite et je vous assure qu'il est fort heureux que vous soyez en sûreté ici.

» D'ailleurs, voyons, qu'y a-t-il de si urgent à ce que vous alliez ce matin même courir à la rue de Laval ?

-- Mais, dit mademoiselle de Saint-Senier avec embarras, ne comprenez-vous pas qu'à défaut d'autre motif, j'ai besoin d'aller chercher des vêtements...

-- Parfaitement, et c'est de cela que je venais vous parler. Je me chargerai volontiers du déménagement et vous allez me remettre les clés du chalet.

-- Les clés ? à vous ? Jamais ! s'écria Renée.

-- Je les veux, dit Frapillon en regardant fixement la jeune fille.

En prenant ce ton impératif, Frapillon tentait simplement un essai, car il n'avait pas l'intention, pour le moment du moins, de pousser les choses jusqu'à la violence matérielle.

Sa diplomatie était à deux fins.

Il avait commencé par s'assurer de la personne des dames du chalet, mais il s'était réservé de tirer parti de leur séquestration, suivant les circonstances.

Nul autre que lui et Molinchard ne connaissait l'événement qui les avait mises à sa discrétion.

Il lui était donc loisible, suivant qu'il trouverait son intérêt d'un côté ou de l'autre, de marcher d'accord avec Taupier, Valnoir et toute la bande du « Serpenteau » ou d'opérer seul pour son propre compte.

Dans ce dernier cas, la douceur était indispensable pour amadouer les captives, tandis qu'au contraire les ménagements devenaient inutiles, s'il s'agissait de les supprimer, comme disait le bossu en son affreux langage.

Selon son invariable attitude, Frapillon tâtait d'abord le terrain, sauf à modifier au besoin sa tactique.

Son début, il faut le dire, ne fut pas heureux.

-- Vous... voulez... les clés, répéta mademoiselle de Saint-Senier, en scandant ses mots pour leur donner plus de portée, mais je n'ai pas, que je sache, d'ordre à recevoir de vous.

Cette phrase fut appuyée d'un coup d'œil si hautain et d'une attitude si ferme que le faux docteur s'aperçut qu'il faisait fausse route.

-- Vous avez mal interprété le sens de mes paroles, ma chère demoiselle, reprit-il d'un ton plus doux ; je suis tellement habitué à parler à des malades déraisonnables que, sans y songer, je m'exprime parfois un peu trop brusquement.

» Mais il ne faut pas m'en vouloir et je vous prie de m'excuser.

Renée ne releva pas cette amende honorable.

Elle attachait en somme assez peu d'importance aux formes dont il plaisait au sieur Frapillon d'user avec ses pensionnaires, mais un mot l'avait vivement frappée.

Le soi-disant directeur de cette maison si bien murée et si bien grillée venait de faire allusion à une certaine spécialité de traitement dont le simple énoncé faisait trembler la jeune fille.

L'année qui se terminait avait été féconde en histoires d'arrestations arbitrairement opérées sous prétexte de folie, et Renée se demandait si on ne l'avait pas conduite, à son insu, dans un établissement d'aliénés.

Déjà, au début de la conversation, ce singulier médecin avait parlé de malades agités, et ces mots à double entente devenaient inquiétants.

Mademoiselle de Saint-Senier voulut savoir tout de suite à quoi s'en tenir.

-- De quelle déraison voulez-vous parler, monsieur ? demanda-t-elle ; est-ce qu'on traiterait ici...

-- Les affections mentales ? Mais oui, comme toutes les autres, répondit tranquillement Frapillon.

Cet aveu ouvrit subitement à Renée des perspectives effrayantes.

Ainsi, elle se trouvait dans une maison de fous, sans savoir au juste où cette maison était située, sans aucun moyen de faire prévenir ses amis, en supposant même qu'il lui en restât à Paris, ou d'intéresser un indifférent à son sort.

Le voile tombait de ses yeux, et il lui semblait qu'une barrière infranchissable venait de se dresser tout à coup entre elle et le monde.

Elle maudit l'imprudence qui l'avait poussée à se livrer à un inconnu, et peu s'en fallut qu'elle ne laissât paraître sur son visage les sentiments qui l'agitaient.

Mais l'excès même du danger lui donna la force de se contenir et d'ailleurs un instant de réflexion lui fit entrevoir des éventualités un peu plus rassurantes.

On ne séquestre pas sans motifs deux femmes qu'on n'a jamais vues, et les motifs qui faisaient agir Frapillon échappaient à l'analyse.

La jeune fille ne connaissait personne qui eût intérêt à commettre une infamie pareille, et il n'était pas probable, dans tous les cas, qu'on pût la pousser impunément jusqu'au bout.

Renée se persuada donc qu'elle avait tout simplement affaire à un homme mal élevé qui cachait peut-être sous des formes grossières d'excellentes intentions.

Aussi résolut-elle de réserver son jugement et de gagner du temps.

-- Le voisinage de ces malheureux qui ont perdu la raison m'attriste et m'inquiète malgré moi, dit-elle, avec beaucoup plus de calme, et je crains surtout que ma tante ne puisse pas s'y accoutumer.

-- Oh ! quant à cela, ne craignez rien, ma chère demoiselle, vous ne les verrez ni ne les entendrez jamais et vous pourrez rester ici des années entières sans soupçonner leur présence.

Cette supposition d'un long séjour que Frapillon venait de jeter incidemment dans sa réponse, donna froid à mademoiselle de Saint-Senier.

-- J'espère, dit-elle en s'efforçant de sourire, que je ne serai pas mise à cette épreuve et que nous n'abuserons pas de votre hospitalité au-delà d'un temps très prochain...

-- Le siège ne fait peut-être que commencer, dit le caissier du « Serpenteau », en hochant la tête avec l'air important d'un homme qui en sait plus long qu'il n'en veut dire.

-- Vraiment ? vous pensez cela ? interrogea Renée qui n'avait pu s'empêcher de pâlir à l'idée que la situation pouvait se prolonger jusqu'à lasser ses forces.

-- Paris a encore pour six mois de vivres, reprit sentencieusement Frapillon, qui n'en pensait pas un mot.

-- Dieu nous donnera le courage et la patience, murmurait la jeune fille avec résignation.

-- Et moi, mademoiselle, je vous promets que vous ne vous ennuierez pas ici ; le premier aspect est peut-être un peu triste, mais on s'y fait, et, d'ailleurs, rien ne s'opposera bientôt à ce que vous sortiez.

» La promenade des Buttes est fort gaie.

-- Ainsi, monsieur, vous ne vous opposerez pas...

-- Pourquoi donc m'y opposerais-je, dit Frapillon, qui venait de se décider à agir par la douceur, vous n'êtes pas en prison, et, dès que le quartier de la rue de Laval sera tranquille, vous pourrez aller faire un tour au chalet.

-- Je désire que ce soit le plus tôt possible, reprit mademoiselle de Saint-Senier, un peu rassurée.

-- Après-demain, demain peut-être, et je m'engage d'avance à ne plus jamais vous demander les clefs, répondit en souriant l'homme d'affaires.

Et le misérable à ce moment même pensait :

« Je saurai bien me les procurer sans ta permission. »

-- Mais j'y pense, ajouta-t-il tout haut, il faut que je vous indique le moyen d'appeler pour votre service, afin que le contretemps de ce matin ne se renouvelle pas.

Renée, tout à fait calmée par ces apparences de franchise ne put que remercier d'un signe de tête, et, sur un geste gracieux de Frapillon, qui s'inclinait en lui montrant l'entrée du logement, elle le précéda dans l'intérieur.

À peine avait-elle franchi le seuil qu'elle fut frappée du changement qui s'était opéré pendant sa courte absence.

Un bon feu brûlait dans la cheminée, la pendule marchait et la poussière qui couvrait les meubles avait été soigneusement balayée.

Au delà du petit salon qui venait de prendre si subitement cet air de vie, apparaissait par la porte ouverte de la salle à manger, la table couverte d'un linge éblouissant de blancheur et chargée de vaisselle et de cristaux.

Assez surprise de la prestesse avec laquelle cette louable métamorphose s'était accomplie, et presque honteuse de ses premiers soupçons, Renée se retourna pour remercier le prétendu directeur aux ordres duquel étaient dus sans doute ces soins intelligents.

Elle ne vit personne.

Frapillon, qui avait passé après elle, avait complètement disparu.

Pour le coup, l'étonnement de mademoiselle de Saint-Senier devint de la stupéfaction.

Le faux docteur n'avait pas pu s'évanouir comme un fantôme, et il était probable qu'un motif quelconque l'avait fait retourner sur ses pas.

Saisie d'une curiosité inquiète, la jeune fille revint à la porte et regarda dans le jardin.

Le jardin était vide.

L'aventure commençait à tourner à la féerie et Renée se mit à parcourir dans tous les sens l'étroit carré que bornaient les hautes murailles de l'enceinte extérieure.

Tout était clos et infranchissable.

Un seul point pouvait présenter une issue. C'était une sorte de guichet bas pratiqué au pied du mur du fond. La jeune fille qui l'avait à peine remarqué d'abord s'approcha et en se baissant elle reconnut qu'à la rigueur cette espèce de trappe pouvait livrer passage à un homme. Mais que dans l'espace de quelques secondes, le médecin qui était de taille et d'encolure respectable eût pu se glisser par ce trou au ras du sol, cela tenait véritablement du prodige, et Renée ne pouvait pas y croire.

Cependant, en examinant le terrain de plus près, elle crut remarquer une empreinte de pas.

La neige durcie n'avait gardé qu'imparfaitement la forme de deux pieds masculins, mais cet indice suffisait cependant pour qu'il ne restât aucun doute sur le chemin suivi par le fugitif. Cette façon d'escamoter sa propre personne avait quelque chose de si étrange que tous les soupçons de Renée lui revinrent.

Elle sentait, pour ainsi dire, le terrain lui manquer sous les pieds et de tous les côtés, le mystère s'épaississait autour d'elle.

Rentrée dans l'appartement, elle alla d'abord à la salle à manger où il lui restait encore une lueur d'espoir de rencontrer la femme qui l'avait servie la veille.

Mais elle s'aperçut bientôt qu'il en était du déjeuner comme de tout le reste.

On aurait dit qu'il était venu là tout seul.

Étourdie, effrayée par toutes ces fantasmagories, mademoiselle de Saint-Senier pensa à consulter sa tante.

Madame de Muire n'avait pas encore donné signe de vie et cependant l'heure habituelle de son réveil était passée depuis longtemps.

Renée souleva doucement le rideau qui séparait du salon la chambre à coucher de sa tante et poussa un cri de terreur.

Le lit était vide.

Renée se précipita et tâta la place où sa tante avait reposé.

Cette place était froide.

Elle parcourut la chambre d'un regard rapide.

Les vêtements de madame de Muire n'y étaient plus et rien n'était resté des objets à son usage.

On aurait pu croire que ce lieu n'avait jamais été habité, si le lit n'eût pas été défait.

Confondue de cette étrange disparition, la jeune fille se laissa tomber sur un fauteuil, et, prenant sa tête dans ses mains, elle essaya de renouer le fil de ses idées bouleversées.

La veille elle avait assisté, selon son habitude, aux apprêts de nuit de sa tante et elle ne l'avait quittée qu'après lui avoir donné l'affectueux baiser de l'oreiller qui terminait ses adieux de chaque soir.

Madame de Muire, entièrement remise de son accident nerveux, lui avait paru calme, rassurée et pleine de confiance ; elle avait peu parlé des bizarres événements de la journée, mais dans les quelques mots qu'elle avait laissé échapper perçait la joie d'avoir pris une résolution salutaire.

Avant de quitter le chalet, quand Renée hésitait encore à se fier au docteur inconnu, la comtesse moins soupçonneuse s'était énergiquement prononcée pour le départ.

Le voyage à travers des rues escarpées et désertes, l'exiguïté et la mesquinerie de la nouvelle installation, les visages déplaisants de Molinchard et de la servante, n'avaient pas provoqué de sa part une seule observation.

-- À demain matin, ma chère enfant, avait-elle dit à sa nièce qui se retirait ; entrez chez moi de bonne heure, et n'oubliez pas la visite au pavillon de la rue de Laval.

Mademoiselle de Saint-Senier se rappelait à merveille les moindres détails de cette dernière entrevue et n'en était que plus stupéfaite.

Comment imaginer que madame de Muire avait été prise de la singulière fantaisie d'un départ nocturne et clandestin ?

Où serait-elle allée d'ailleurs, puisque ce logement muré et verrouillé comme une prison n'offrait aucune issue ?

Il était plus simple de supposer qu'on l'avait enlevée pendant son sommeil, mais cette hypothèse même semblait bien hasardée, pour peu qu'on y réfléchît.

D'abord, la chambre où Renée avait couché n'était séparée de celle de sa tante que par une cloison assez mince, et, si profondément qu'eût dormi la jeune fille, brisée de fatigue, elle ne pouvait pas croire que ce rapt audacieux pût s'être accompli sans la réveiller.

D'ailleurs, il suffisait d'un coup d'œil pour s'assurer que tout était resté en ordre et que ni les meubles ni le lit ne présentaient la moindre trace de violence.

Il était évident que ce local étroit, où chaque objet soigneusement rangé occupait la même place que la veille, n'avait pas pu être le théâtre d'une lutte.

Il fallait donc admettre que le départ de madame de Muire avait été volontaire, et cette supposition était peut-être encore plus invraisemblable.

Comment et à quelle heure aurait-il pu s'effectuer ?

Renée remarqua que la bougie placée sur une table au chevet du lit avait dû brûler fort peu de temps, car elle était à peine entamée.

Sa tante s'était donc endormie presque aussitôt après son départ et tout annonçait qu'elle ne s'était pas réveillée avant le jour.

Fallait-il croire qu'elle avait disparu pendant que le prétendu docteur faisait la conversation au fond du jardin ?

À la rigueur, c'était admissible, et mademoiselle de Saint-Senier eut même l'intuition passagère d'un complot ourdi pour l'occuper au dehors et profiter de son absence momentanée pour emmener madame de Muire.

-- L'emmener ? où donc ? murmurait la jeune fille en se rappelant la disposition de l'appartement.

L'unique porte de communication avec le bâtiment principal donnait dans la salle à manger et la comtesse n'avait pu passer par ce chemin.

Renée, qui n'avait plus rien à apprendre dans cette chambre vide, se leva et se dirigea lentement à travers le salon dont l'aspect rajeuni lui rappela qu'on y était entré pendant sa promenade.

Le feu ne s'était pas allumé tout seul et la pendule avait été remontée par quelqu'un.

À vrai dire même, ces soins si discrètement pris n'annonçaient pas de la part des maîtres ou des serviteurs de l'établissement, des dispositions bien hostiles.

À l'âge qu'avait mademoiselle de Saint-Senier, on s'alarme vite, mais on a bien de la peine à croire à des desseins sinistres et on saisit avidement la moindre lueur d'espérance.

Elle chercha donc à se persuader que l'absence de madame de Muire pouvait s'expliquer assez naturellement.

-- L'autre médecin sera venu, pensa-t-elle en se rappelant la personne à peine entrevue de Molinchard, et il aura proposé à ma tante de visiter le reste de la maison pendant que le domestique préparait notre appartement.

Sans vouloir trop s'arrêter aux nombreuses invraisemblances de cette hypothèse rassurante, Renée entra dans la salle à manger où elle avait aperçu de loin un couvert dressé.

À sa grande surprise, l'attention de la servante ne s'était pas bornée à préparer la table.

Elle avait en même temps apporté le déjeuner.

Une boîte de conserves dont le couvercle ouvert laissait voir un pâté de volaille assez appétissant occupait la place d'honneur au milieu de ce service complété par une boule de fromage de Hollande et par un plat de raisins secs.

Un énorme bol de chocolat fumait sur un plateau garni de tranches de pain grillé.

Enfin, deux carafes de cristal taillé contenaient, l'une de l'eau très limpide, l'autre du vin, d'une couleur vermeille fort engageante.

Pour la période du siège à laquelle on était arrivé, c'était un repas des plus luxueux, et peu de Parisiens en faisaient alors de pareils, surtout dans les parages médiocrement opulents de Montmartre.

Quelque indifférente que fût mademoiselle de Saint-Senier à ces détails matériels, elle ne put s'empêcher de voir encore une intention bienveillante dans ces préparatifs.

-- Ma tante va revenir, pensa-t-elle, et ce médecin qui l'accompagne s'expliquera, sans doute, plus clairement que le directeur.

Sur cette idée consolante, Renée se mit à bâtir tout un échafaudage de conjectures et en attendant le retour de madame de Muire, elle s'assit pour réfléchir, le coude appuyé sur la table et les yeux fixés sur cette porte qu'elle espérait à chaque instant voir s'ouvrir.

Rien ne vint et la jeune fille eut beau prêter l'oreille, aucun bruit ne troubla le silence profond de l'appartement solitaire.

Quelquefois, elle croyait entendre marcher au delà de la cloison qui bornait sa liberté, mais, en écoutant plus attentivement, elle reconnaissait qu'elle avait été la dupe d'une illusion.

Tout à coup, en reportant machinalement son regard sur le couvert si confortablement disposé, elle s'aperçut que le déjeuner avait été préparé pour une seule personne.

Il n'y avait sur la nappe qu'une serviette et qu'un verre, placés à côté d'une assiette, devant la chaise qu'elle occupait et qu'une main inconnue avait approché de la table.

Ce siège unique avait un langage ; il signifiait évidemment : « N'attendez personne ; vous mangerez seule. »

Renée comprit bien vite, et ses inquiétudes vagues se changèrent en frayeur sérieuse.

Il était impossible de douter encore de la conspiration qui se tramait contre elle.

Évidemment, madame de Muire, attirée sous quelque prétexte habile, avait été conduite dans une partie de cette maison inconnue et enfermée loin de sa nièce.

La malheureuse jeune fille se voyait donc condamnée à un isolement dont elle ne comprenait pas le but, mais dont elle n'envisageait les conséquences qu'en frissonnant.

Elle se leva toute droite, les yeux fixes, les joues pâles, et, comme affolée de terreur, elle se mit à parcourir au hasard et dans tous les sens ce logement qui se changeait décidément en prison. Elle ne vit rien et revint bientôt, poussée par une sorte d'instinct, devant cette porte qui la séparait de sa seconde mère que des misérables venaient de lui ravir.

Elle l'appela de toutes ses forces, comme si elle avait pu l'entendre, et, découragée bientôt par l'inutilité de sa tentative, elle courut au jardin.

La neige avait recommencé à tomber et le ciel voilé de gris jetait une teinte encore plus lugubre sur les sombres murailles qui formaient tout l'horizon de la pauvre captive.

Un silence de mort ajoutait à l'horreur de ce préau, car les bruits de la ville n'arrivaient pas jusqu'au sommet désert de la butte.

À peine si le roulement lointain des batteries prussiennes passait dans les nuages comme un tonnerre sourd.

Renée eut un instant l'idée de crier, dans l'espoir d'attirer l'attention de quelques passants du dehors.

Elle n'osa pas.

Une crainte presque superstitieuse arrêta la voix dans sa gorge et paralysa ses mouvements ; il lui semblait que ce sinistre édifice pesait sur elle comme les pierres du tombeau sur le malheureux qu'on a enterré vivant.

Elle se sentait vaincue.

Lentement et d'un pas incertain, elle revint s'asseoir devant le feu qui brûlait dans la cheminée du salon.

Le sang affluait à ses tempes et une soif ardente desséchait ses lèvres.

Elle fit un dernier effort pour aller vers la table où l'attendait le déjeuner qui ne la tentait guère et se versa un verre d'eau qu'elle avala d'un trait.

Presque aussitôt elle éprouva une sensation singulière.

Cette eau était froide, presque glacée et, en la buvant, Renée sentit comme un frisson passer dans ses veines.

Elle eut à peine la force de rentrer dans le salon et de s'étendre sur une chaise longue. À la fièvre qui l'agitait avait succédé une torpeur générale.

Sa tête appesantie se penchait sur son épaule et ses yeux se fermaient malgré elle. En même temps, des rêves bizarres passaient dans son cerveau.

Elle croyait voir s'agiter les draperies du salon et glisser sur le tapis des formes indéterminées.

Parfois, un craquement subit des meubles ou de la boiserie faisait vibrer ses nerfs surexcités ; puis elle ne percevait plus que le bruit monotone et régulier du balancier de la pendule.

À travers cet engourdissement de son intelligence, une idée terrible se fit jour.

Elle se souvint qu'il existait des narcotiques puissants, et, passant la main sur son front brûlant, elle essaya de se lever.

Mais elle retomba lourdement, et toute sensation s'éteignit pour Renée de Saint-Senier.

Chapitre XI

Le bureau de rédaction du « Serpenteau » était installé dans un quartier éminemment populaire.

Il occupait le premier étage d'une vieille et noire maison de la rue Montorgueil et le choix de ce local était dû à l'initiative de J.-B. Frapillon, qui joignait à ses autres industries celle des locations.

L'agent d'affaires avait fait valoir les convenances démocratiques qui militaient en faveur d'un établissement central et, tout en prenant les intérêts du journal, il avait trouvé le moyen de réaliser pour son compte personnel une assez jolie commission.

Le voisinage bruyant des Halles n'était pas précisément du goût de Valnoir qui, en dépit de ses opinions avancées, passait sa vie dans des régions parisiennes plus élégantes.

Mais le rédacteur en chef s'était rendu aux observations de son conseiller intime et résigné à supporter des frais de voiture assez considérables, qu'il faisait du reste religieusement payer à ses actionnaires.

Du reste, si sa présence à la rédaction était indispensable tous les jours, il n'y séjournait pas longtemps.

Une séance de deux heures dans l'après-midi, au moment solennel de la mise en page, suffisait amplement à Valnoir pour donner à la feuille socialiste qu'il dirigeait un cachet tout particulier de violence agressive.

Il se livrait dans ce louable but à une révision complète des articles et même des faits divers, qu'il avait soin de saupoudrer d'injures et de mensonges, pour la plus grande joie de ses respectables lecteurs.

Quant à ses propres élucubrations, qui constituaient le fond du journal, il les rédigeait à son domicile où chez son amie de la place de la Madeleine.

Jamais il n'attaquait la société avec plus de verve qu'après avoir encaissé les lucratifs produits de sa littérature, jamais il ne plaignait avec plus d'attendrissement les souffrances du peuple qu'en sortant d'un joyeux dîner présidé par madame de Charmière.

La courte station au bureau de la rue Montorgueil était donc consacrée en quelque sorte à la vie officielle du folliculaire démocrate.

C'était là aussi que se traitaient les opérations financières que nécessitait le mouvement de fonds d'un journal très bien achalandé.

Valnoir, que ce côté de l'entreprise touchait particulièrement, ne dédaignait pas à ses heures d'entrer dans tous les détails de la vente, ni même d'encaisser de ses propres mains les monnaies variées que lui versaient quotidiennement ses agents subalternes.

Il en était quitte pour remettre ses gants en sortant.

Ce jour-là donc, vers trois heures de l'après-midi qui suivit la triste matinée où Renée de Saint-Senier s'était endormie d'un sommeil étrange, la rédaction du « Serpenteau » se trouvait tout entière à son poste.

Une activité fiévreuse régnait aux abords et sous la porte cochère de l'immeuble choisi par J.-B. Frapillon.

Ce n'étaient dans la cour et par les escaliers que porteurs attroupés et gamins dégringolant avec un paquet d'épreuves sous le bras.

Les passants paisibles qui circulaient dans ces régions commerçantes, en quête de pommes de terre introuvables, s'arrêtaient avec une certaine curiosité devant cette maison si animée et cessaient de s'étonner en apprenant que tout ce mouvement était causé par la confection du fameux Serpenteau , organe de la démocratie radicale.

Comme contraste à cette foule prolétaire, un petit coupé fort élégant et attelé d'un cheval de race stationnait à quelques pas de l'entrée, sous la garde d'un cocher correctement vêtu de noir.

Cette épave du luxe parisien était assez rare à cette époque du siège pour attirer l'attention et plus d'un pauvre diable réduit aux cent cinq grammes réglementaires regardait avec une convoitise bien naturelle les reins charnus du bai-brun.

Mais le cocher, fort bien nourri, ne se préoccupait guère des appétits que la vue de sa bête surexcitait, et, du haut de son siège, où il fumait philosophiquement un excellent cigare, il jetait sur la plèbe des regards assez dédaigneux.

On devinait qu'il se sentait soutenu par une protection capable d'imposer le respect aux maigres hères de la rue.

Et, de fait, les apprentis du journal, qui connaissaient parfaitement l'équipage, ne se faisaient pas faute d'expliquer aux badauds que ce joli attelage était le produit de gros sous consacrés par le public à l'achat de la feuille socialiste.

C'est toujours flatteur de savoir qu'on a contribué de son obole à embellir l'existence d'un ami du peuple et personne ne murmurait, quoique tout cela appartînt non à Valnoir, défenseur des prolétaires, mais à sa belle amie, Rose de Charmière.

Le rédacteur en chef se contentait pour lui-même de véhicules de louage, car popularité oblige au moins autant que noblesse, et grâce à ce procédé démocratique et prudent, il pouvait se donner toutes les jouissances du luxe, sans rien perdre de son prestige de vertu et d'austérité.

Il n'était aristocrate que par procuration.

Au plus fort de l'attroupement qui encombrait le trottoir, un homme se glissait avec cette allure discrète qui n'attire jamais les réclamations.

Ce personnage que ses lunettes d'or et sa cravate blanche distinguaient de la foule adressa en passant un signe de tête familier au superbe cocher, recueillit les saluts des ouvriers de la maison groupés sous la porte et se dirigea, avec l'aisance d'un habitué, vers l'escalier qui conduisait à la rédaction.

Frapillon -- car c'était lui qui faisait ainsi son entrée dans le sanctuaire -- enjamba quatre à quatre les marches vermoulues où les pieds des porteurs avaient laissé une couche de boue gluante et arrivé au premier étage, poussa la porte d'un geste décidé.

Deux ou trois garçons qui stationnaient dans l'antichambre se levèrent respectueusement en le voyant apparaître, et on aurait pu mesurer à leur empressement l'influence dont le diplomate de la rue Cadet jouissait dans la maison.

Frapillon traversa sans s'y arrêter cette première pièce, consacrée plus spécialement aux visiteurs des catégories inférieures et ouvrit, avec l'empressement d'un homme qui n'a pas de temps à perdre, le battant mobile qui défendait l'entrée du premier bureau.

Là il se trouva en présence d'une vieille connaissance.

Derrière une table recouverte de cuir noir siégeait, sur un fauteuil de canne, le sieur Antoine Pilevert.

L'hercule portait encore, sur son visage barbu, les traces de ses mésaventures de la veille.

Un de ses yeux disparaissait sous l'enflure produite par un magistral coup de poing. Ses joues marbrées de jaune et de violet lui donnait une vague ressemblance avec les sauvages tatoués qu'on exhibe, dans les foires, et ses cheveux retombaient en mèches désordonnées sur son front plissé.

Sa physionomie et son attitude exprimaient une mélancolie profonde.

Au premier coup d'œil, on devinait en lui l'athlète vaincu, mais on s'apercevait aussi qu'il avait déjà cherché à se consoler de sa défaite.

Le bureau sur lequel il s'accoudait tristement portait, non tout ce qu'il faut pour écrire, mais tout ce qu'il faut pour boire et pour fumer.

Une triple rangée de chopes vides protégeait l'hercule dompté, et des pipes variées s'alignaient devant lui, au lieu des plumes dont ce rédacteur fantaisiste, n'appréciait pas l'utilité.

L'encrier traditionnel était remplacé par un énorme pot à tabac, et au-dessus de la tête de Pilevert, s'étalait en guise de bibliothèque une panoplie complète.

Les fleurets démouchetés et les épées de combat alternaient dans ce trophée d'armes avec les pistolets d'arçon, et ces belliqueux instruments accrochés à la muraille semblaient avoir été mis là pour servir d'enseigne aux fonctions spéciales de l'alcide.

En voyant paraître Frapillon, le pauvre saltimbanque baissa piteusement la tête et poussa en signe de contrition des grognements inarticulés.

L'homme d'affaires qui, pour le moment, n'avait pas l'esprit tourné à la joie, ne put cependant s'empêcher de rire de cet air déconfit.

-- Eh ! bien, mon brave, dit-il, comment la soirée s'est-elle terminée hier ?

-- Vous devez le savoir, mille trompettes ! répondit Pilevert d'un ton bourru.

-- Mais non, je vous assure, cher monsieur, reprit Frapillon en jouant l'innocence.

» Je vous ai confié à notre ami Taupier, et je suppose qu'il vous a ramené à bon port.

-- Oui, parlons-en de votre bossu, s'écria l'hercule, c'est un joli coco.

-- Aurait-il manqué aux égards qui vous sont dus, mon cher collaborateur ? dit l'homme d'affaires en prenant l'air du plus tendre intérêt.

-- Il m'a laissé tomber dans le ruisseau, et il est cause que j'ai couché au poste. J'en ai assez de ses égards.

-- Vraiment ?... oh ! je ne me consolerai jamais de vous avoir quitté si vite, mon bon monsieur Pilevert.

» Et, dites-moi, comment vous êtes-vous tiré de ce mauvais pas ?

La réponse à cette question intéressait plus Frapillon que tout le reste.

Il lui importait assez, en effet, de savoir ce qui s'était passé après son départ.

Au milieu des trames compliquées qu'il menait de front, l'homme de loi ne redoutait rien tant que l'imprévu.

-- Tiré ! hum ! tiré ! grommela l'hercule, ce n'est pas lui qui est en cause, si je suis ici aujourd'hui à fumer une pipe... car si M. Valnoir n'avait pas écrit pour nous réclamer...

-- Ah ! très bien ! alors c'est l'ami Valnoir...

-- Oui, et il a eu assez de peine à obtenir qu'on nous lâchât...

» Votre bossu a si mauvaise mine que le chef du poste voulait nous envoyer au Dépôt.

-- Enfin je vois avec plaisir que vous êtes revenu sain et sauf, reprit Frapillon qui ne tenait pas à en apprendre plus long.

-- Sain et sauf, avec un œil au beurre noir. Il me semble que j'ai un casque de pompier sur la tête et que mon gosier est en bois.

-- Ce ne sera rien, cher monsieur, ce ne sera rien ; mais je vous quitte, car je pense que ces messieurs m'attendent.

-- Ils sont là tous, au grand complet, dit l'hercule, et on vous a déjà demandé.

Le caissier ne l'écoutait plus, et il avait repris son air sérieux pour franchir le seuil des appartements réservés.

Il tourna doucement le bouton de cuivre au-dessus duquel on lisait le mot sacramentel « Rédaction » et entra dans le cabinet où Valnoir trônait en nombreuse compagnie.

Ce cabinet était réservé d'habitude à Valnoir, qui, en sa qualité de rédacteur en chef, jouissait du privilège aristocratique de se rendre inaccessible, quand la fantaisie lui en prenait.

Les visiteurs ordinaires ne dépassaient pas la salle commune où un secrétaire et deux ou trois apprentis rédacteurs se livraient, à l'aide de longs ciseaux, au travail quotidien qui constitue ce qu'on appelle en termes techniques la cuisine du journal.

Il fallait, comme on dit, montrer patte blanche -- ou plutôt patte rouge, vu la couleur du « Serpenteau » -- quand on prétendait à l'honneur d'une audience particulière.

Inutile d'ajouter que l'homme d'affaires jouissait pleinement des grandes et des petites entrées.

Seulement, il était habitué à traiter en tête à tête avec Valnoir les questions intimes, et sa surprise ne fut pas médiocre en voyant que son ami était entouré d'un petit cénacle.

À la droite et à la gauche de son fauteuil, siégeaient comme principaux assesseurs Taupier et madame de Charmière.

Sur les flancs de ce tribunal voltigeait la longue personne d'Alcindor, qui semblait ne pas pouvoir tenir en place. Tout cela avait un certain air solennel qui frappa d'abord Frapillon, peu accoutumé à rencontrer là des attitudes aussi sérieuses.

Prié dans la matinée, par un billet de Valnoir, de venir à trois heures à la rédaction ; averti de plus par l'hercule que l'aréopage du « Serpenteau » était au grand complet, l'homme d'affaires s'attendait à être accueilli par des plaisanteries et des éclats de rire, selon les us et coutumes du lieu.

Il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour deviner que le vent n'était pas aux joyeusetés, et, sans savoir au juste de quoi il s'agissait, Frapillon se composa sur-le-champ une figure de circonstance.

Il commença par distribuer à la ronde des poignées de main aux trois hommes, baisa galamment le bout des doigts de la charmante Rose, saisit une chaise vacante et se campa dessus avec aisance, jambe de ci, jambe de là, et les coudes appuyés sur le dossier.

-- Eh ! bien, cher ami, dit-il en s'adressant à Valnoir, où en sommes-nous depuis samedi dernier ?

-- Nous avons monté de trois mille cinq cents, dit froidement le rédacteur en chef.

-- Bravo ! Voilà ce que c'est que de corser les articles de fond. Ton dernier éreintement de l'armée régulière vaut son pesant d'or. Encore cinq ou six premiers Paris comme celui-là, et nous arriverons à doubler notre tirage.

-- Sans compter le feuilleton que j'ai commencé avant-hier, dit Taupier. La nouvelle tour de Nesle ou Marguerite de Bourgogne au XIXe siècle. Le titre seul représente vingt mille de plus.

-- Et ma variété où je développe la théorie fusionienne fera vendre encore trente mille, observa gravement Alcindor.

-- Trente mille et vingt mille font cinquante mille, reprit Frapillon, avec un sérieux parfait, lesquels ajoutés à notre chiffre actuellement acquis produiront un tirage d'une centaine de mille.

» Encore trois mois de siège et nous serons tous millionnaires.

Valnoir, qui avait d'autant mieux senti l'intention ironique de ce discours qu'il appréciait à leur juste valeur les élucubrations du bossu et du paillasse, Valnoir se hâta de ramener la conversation à un sujet plus pratique.

-- Mon cher, dit-il en s'efforçant de prendre un air dégagé, je t'ai écrit de venir pour causer de choses qui nous intéressent tous, au moins autant que le tirage du « Serpenteau ».

-- Ah ! ah ! je crois que je devine. Il s'agit de mes petites affaires avec la dynastie des Saint-Senier.

-- De celle-là et d'autres encore.

-- Très bien ! Alors procédons par ordre, dit Frapillon sans s'émouvoir.

» Vous voulez savoir d'abord, je suppose, où nous en sommes des opérations dirigées contre nos belles dames du chalet.

Valnoir répondit par un signe de tête affirmatif.

-- Mais l'ami Taupier a pu vous en donner des nouvelles fraîches.

-- Moi, s'écria le bossu, je ne sais rien du tout depuis que tu as trouvé le moyen de me planter là hier soir.

-- Alors, je ne suis pas en état de vous renseigner davantage. Mes informations s'arrêtent, comme celles de notre cher associé, à l'arrestation du domestique que, grâce à mon concours, il a réussi à faire bien et dûment coffrer.

» De celui-là, nous sommes débarrassés pour longtemps.

-- Bon ! Et la demoiselle que tu suivais quand tu m'as lâché ? demanda le bossu.

-- Je l'ai perdue de vue, et il m'a été impossible de la retrouver, dit Frapillon avec une rare impudence.

Rose, Valnoir et Taupier échangèrent des regards dont le sens ne pouvait pas échapper à la sagacité de l'homme d'affaires.

Évidemment, on le soupçonnait d'agir pour son compte, et le bossu devait s'être livré, à son endroit, à des insinuations malveillantes.

C'était une raison de plus pour nier et pour jouer serré.

-- Comme j'ai bien fait de tout arranger pour en finir promptement ! pensa-t-il.

Et il ajouta tout haut :

-- Je ne vois pas pourquoi vous vous tourmentez ; le plus fort de la besogne est fait puisque tous les hommes sont éliminés, et il me semble que vous n'avez pas grand'chose à redouter de deux femmes seules.

-- Il faudra pourtant aviser, observa madame de Charmière ; les femmes sont toujours plus à craindre que les hommes.

-- Je crois que vous avez raison, dit Frapillon avec un sourire équivoque.

-- Du reste, interrompit Valnoir, ce n'est pas ce qui nous intéresse le plus aujourd'hui.

-- Quoi donc alors ?

-- Mon cher, j'ai à te parler, en mon nom et au nom de nos amis de notre association.

-- De la Lune avec les dents ?

-- Précisément.

-- Très bien ! et que voulez-vous que je vous en dise ? demanda l'homme d'affaires avec un calme imperturbable.

Il y eut un instant de silence, comme pour mieux marquer l'hésitation du rédacteur en chef.

-- Mon cher, voici ce que c'est, dit enfin Valnoir, encouragé par un coup d'œil de sa maîtresse.

Depuis trois mois que la Société est fondée, les adhésions ont été nombreuses et vont toujours en se multipliant. Il en résulte que si minime que soit le chiffre de la cotisation versée chaque semaine par les membres anciens et nouveaux, nous n'en avons pas moins encaissé des sommes assez rondes...

-- Très rondes, interrompit Frapillon d'un ton glacial.

-- Dont nous ne connaissons le chiffre qu'approximativement, reprit Valnoir, un peu décontenancé par ce sang-froid.

» Toi seul les a reçues, en ta qualité de caissier de la Société, toi seul en réponds et tu en as toujours disposé sans contrôle.

-- Tout cela est parfaitement exact. Où veux-tu en venir ?

-- Mon Dieu ! nous savons tous qu'il est de l'essence même de notre association d'opérer secrètement et il ne s'agit pas de produire des reçus et des quittances comme un percepteur, mais cependant...

-- Cependant ? répéta Frapillon en assurant tranquillement ses lunettes sur son nez.

-- Eh bien ! nous croyons qu'il serait possible et souhaitable, pour mettre notre responsabilité à couvert, d'établir des... registres, de produire... des pièces.

-- Alors ce sont des comptes que vous me demandez ?

-- Je n'ai pas besoin de te dire que ta probité n'est pas mise en doute, et que notre confiance en toi reste entière, se hâta d'ajouter Valnoir.

-- Il y paraît en effet, dit le caissier sans laisser percer la moindre des impressions qu'il ressentait.

-- D'ailleurs ce n'est pas nous qui désirons ce petit éclaircissement.

-- En vérité ! exclama Frapillon d'un air peu convaincu.

-- On me l'a réclamé dans cinq ou six lettres, et pour la fournir, je suis obligé de te le demander.

-- Quels sont ces curieux, je te prie ?

-- Mais, des sociétaires ; et je ne te cacherai même pas qu'à la prochaine assemblée, la question sera portée à la tribune.

-- Et tu m'avertis pour que je me prépare. C'est très charitable de ta part.

-- C'est tout naturel et j'espère que tu ne m'en sauras pas mauvais gré.

-- Moi ? au contraire ! et je te remercie de m'offrir une occasion que je cherchais depuis quelque temps.

-- Une occasion ? Voyons, mon cher, explique-toi un peu plus clairement.

-- C'est inutile aujourd'hui. Je suis tes conseils, et je me réserve pour l'assemblée.

Les assesseurs de Valnoir, et tout particulièrement madame de Charmière, paraissaient suivre ce dialogue avec un vif intérêt, et il n'était pas malaisé de démêler que cette petite scène avait été arrangée à l'avance.

Frapillon qui n'en doutait plus, se demandait d'où venait le bâton qu'on jetait si intempestivement dans ses roues.

Il connaissait trop bien le caractère insouciant et léger de Valnoir pour lui attribuer l'invention d'une comptabilité à l'usage de la Lune avec les dents , mais il hésitait entre Taupier et la belle Rose.

Tous deux lui semblaient bien capables d'avoir imaginé cette botte perfide, et il se promettait bien de les en faire repentir.

-- Pourrais-tu me faire voir le style et l'écriture de tes aimables correspondants ? demanda-t-il à Valnoir, d'un air assez indifférent.

-- Mais je... je ne sais pas trop ce que j'en ai fait, balbutia le rédacteur en chef, visiblement décontenancé.

-- Bon ! bon ! je comprends à merveille, reprit Frapillon, tout doit être secret entre les membres de la Lune avec les dents et tu crains de compromettre ces braves associés.

Valnoir, dont le trouble allait croissant, cherchait une réponse qu'il ne trouvait pas.

Un incident très imprévu vint le tirer d'embarras.

Un bruit de voix courroucées qui partait de la pièce voisine arrivait à travers la porte jusqu'aux oreilles du conseil et menaçait de troubler gravement ses délibérations.

Le diapason, qui s'élevait de plus en plus, accusait une querelle violente.

On ne parlait pas, on criait, et il n'était guère possible de se méprendre sur la cause du vacarme.

Maître Pilevert était dans la maison le seul être capable de soutenir une conversation sur un ton pareil et quelque envie que Valnoir éprouvât de vider la question entamée dans son cabinet, il ne pouvait pas rester indifférent aux disputes de son subalterne.

L'hercule avait été engagé par le prévoyant Taupier pour recevoir les réclamations trop vives et jusqu'alors il s'était acquitté de sa besogne à la satisfaction générale.

Son aspect rébarbatif suffisait presque toujours pour calmer les emportements des visiteurs qui avaient à se plaindre de la rédaction ; et, quand on insistait, l'ex-professeur de pointe et de contre-pointe offrait le choix des armes.

Depuis son entrée en fonctions, il n'avait encore rencontré personne qui fût tenté de pousser les choses jusqu'au bout, et cette circonstance n'avait pas médiocrement contribué à développer ses instincts de grossièreté et d'insolence.

Le rédacteur en chef du « Serpenteau » commençait même à trouver que son éditeur responsable le défendait trop énergiquement, et il avait eu plus d'une fois l'idée d'y mettre ordre.

Ce jour-là, les colères de l'hercule lui semblaient particulièrement fâcheuses et intempestives.

Il fit mine de se lever pour aller voir lui-même de quoi il s'agissait, mais un coup d'œil de madame de Charmière lui rappela que la prudence était la première vertu d'un homme politique.

Il allait se tourner vers l'obligeant Taupier, pour le prier de se charger de la mission d'apaiser une dispute dont il soupçonnait l'origine, car depuis quelques jours, ses articles étaient devenus si virulents et frappaient si fort, à tort et à travers, qu'il pouvait s'attendre à récolter de nombreuses querelles.

Mais Frapillon avait toutes sortes de motifs pour abréger l'audience intime où ses associés le tenaient sur la sellette et il saisit avec empressement l'occasion de se dérober à un interrogatoire gênant.

-- Je vais calmer un peu notre brave garde du corps, dit-il en se dirigeant vers la porte.

-- Vous savez que Valnoir n'y est pour personne.

Cette recommandation que lui adressa la belle Rose fut complétée par une injonction assez brutale de Taupier :

-- Fais vite et reviens de même, nous avons encore besoin de toi ici, lui cria le rancuneux bossu.

-- Le temps de mettre un peu d'eau dans le vin de maître Pilevert et je suis à vous, répondit Frapillon en tournant le bouton.

Le caissier savait bien que sa promesse de retour ne l'engageait à rien et que ses équivoques amis ne viendraient pas le relancer dans le bureau de l'hercule.

Il se réservait donc d'agir au mieux de ses intérêts et il avait déjà arrêté à peu près dans son esprit de rentrer tranquillement chez lui, après avoir apaisé la querelle.

Il éprouvait le besoin de se recueillir avant de rendre ses comptes aux sociétaires de la Lune avec les dents , et il avait bien d'autres affaires pour finir sa journée.

Quand il eut soigneusement refermé la porte qui défendait la rédaction du « Serpenteau », contre les profanes, Frapillon se trouva en présence d'un groupe où l'excitation avait atteint ses dernières limites.

L'hercule, retranché derrière sa table, dont il semblait vouloir faire une barricade et campé sur ses courtes jambes dans une pose athlétique, se préparait évidemment à un pugilat.

Deux adversaires qui étaient en face de lui ne paraissaient guère moins irrités.

L'un, tout jeune et vêtu de l'uniforme de capitaine d'infanterie, tourmentait d'une main la poignée de son sabre, et de l'autre frisait sa moustache en lançant à Pilevert des regards furieux.

Le second, plus âgé, mais tout aussi exaspéré, n'appartenait pas à l'armée.

Il était tout pâle et froissait convulsivement un journal entre ses doigts crispés.

L'aspect de cette scène en disait plus qu'il n'en fallait pour que Frapillon fût fixé sur la cause de la dispute.

Il n'en prit pas moins son air le plus innocent pour se renseigner avant d'intervenir.

-- Qu'y a-t-il donc, messieurs ? demanda-t-il, en s'adressant plus particulièrement au visiteur habillé en bourgeois.

Ce fut l'officier qui se chargea de répondre.

-- Il y a, dit-il d'un ton bref, que ce drôle a voulu faire l'insolent et que je vais le corriger.

-- Viens-y donc, méchant troupier, grommela l'hercule en se frottant les mains par un geste familier à sa profession.

-- Messieurs, messieurs, calmez-vous et expliquez-vous, je vous en supplie, s'écria Frapillon en se jetant généreusement entre les adversaires.

Et il ajouta, touchant l'épaule de l'alcide :

-- Faites-moi la grâce, mon cher Pilevert, de vous tenir en repos.

Vous êtes vraiment trop vif.

Cette courte phrase eut le pouvoir de modérer sur-le-champ la colère de l'irascible Antoine, qui redoutait beaucoup plus la doucereuse autorité du caissier que les coups de poing civils et militaires.

-- Si vous croyez que c'est amusant, aussi, de s'entendre traiter de manant et de goujat, grommela l'hercule en reprenant une pose pacifique.

Il était visible que ces injures de choix aristocratique l'avaient beaucoup plus vexé que les gros mots à l'usage de ses pareils.

-- Je ne puis croire, dit doucement Frapillon, que ces messieurs vous aient insulté sans motif, et je voudrais savoir...

-- Ce qui s'est passé, interrompit le plus âgé des deux visiteurs ; je vais vous le dire, monsieur, et je compte que vous allez mettre fin à cette scène honteuse en faisant droit à notre juste réclamation.

-- J'y suis tout disposé, monsieur, répondit l'homme d'affaires du ton le plus courtois.

-- Fort bien. Je suppose que vous appartenez à la rédaction de ce journal.

-- Je suis un de ses fondateurs, répondit évasivement Frapillon.

-- Alors, monsieur, vous ne serez pas surpris d'apprendre que les derniers articles publiés dans votre feuille ont blessé tous ceux qui ont l'honneur d'appartenir à l'armée française, et qu'un officier vient en demander raison au nom de tous ses camarades.

-- Assurément, cette susceptibilité est respectable, mais cependant...

-- Laissez-moi achever, je vous en prie. Mon ami qui est capitaine dans un régiment que vous insultez tous les jours, m'a prié de l'assister et j'y ai consenti d'autant plus volontiers que M. Valnoir, votre rédacteur en chef, m'est connu de longue date.

-- Ah ! murmura Frapillon dont cette phrase incidente éveilla l'attention.

-- C'était donc à lui, à M. Valnoir seul, que nous avions affaire et, quand nous avons été reçus par ce... par cet homme qui a eu l'impudence de prétendre être l'auteur de ces insolents articles, vous comprendrez, je pense, que la patience nous ait échappée.

-- Ce serait vraiment trop commode, dit l'officier, d'insulter les gens et de se faire représenter sur le terrain par un spadassin à gages.

-- Messieurs, s'écria l'agent d'affaires, je vous affirme qu'il y a là un malentendu que je regrette plus que personne.

» Mon ami Valnoir est homme d'honneur et il ne recule pas devant un duel.

-- Je le sais, dit le civil d'un ton qui donna fort à réfléchir à Frapillon.

Depuis un instant, il se demandait si cette affaire était tout simplement le résultat des attaques venimeuses du « Serpenteau » ou si elle se rattachait à l'histoire des Saint-Senier.

Ce dernier point de vue l'intéressait personnellement beaucoup plus que les polémiques du journal, et il lui importait fort de savoir à quoi s'en tenir.

-- Messieurs, reprit-il, M. Valnoir n'est pas ici, en ce moment, mais si vous voulez bien me donner vos cartes je me charge de les lui remettre et de lui expliquer le motif qui vous amène.

Les deux étrangers se consultèrent du regard et le plus âgé dit d'un ton bref :

-- C'est inutile. Nous voulons voir M. Valnoir lui-même et je vous prie de l'avertir que, demain à la même heure, nous reviendrons ici :

-- Et je compte que cette fois nous le trouverons, ajouta l'officier en accentuant sa phrase de manière à faire comprendre à Frapillon qu'on le rendait responsable de la commission.

-- Soyez sûrs, messieurs, que je n'oublierai pas, balbutia le caissier, assez déconcerté de voir les visiteurs lui tourner le dos, sans autre explication.

Ils étaient déjà dans l'antichambre que Frapillon restait encore plongé dans des réflexions profondes.

Il en fut tiré par la voix de l'hercule.

-- Bon voyage ! et au plaisir de ne pas vous revoir, grognait Pilevert.

Le moment était venu pour le diplomate de la rue Cadet de prendre un parti et de choisir entre les fils compliqués qu'il avait à faire mouvoir en même temps.

Les comptes de la Lune avec les dents, les mystères du chalet et les trames de la villa des Buttes, se mêlaient sans se confondre dans son esprit.

Il s'agissait seulement de savoir par où commencer.

Frapillon n'hésita pas beaucoup plus d'une minute.

-- Qu'est-ce que vous diriez, cher monsieur Pilevert, d'un joli dîner à la Halle, chez Baratte qui a une cave excellente ?

-- Ma foi ! ça m'irait, s'écria l'hercule avec conviction, j'ai le gosier sec comme de l'amadou.

-- En route, alors, et vivement, dit le caissier qui tenait beaucoup à ne pas rentrer à l'audience présidée par son ami Valnoir.

FIN DU TOME PREMIER.

Chapitre I

Par une froide et sombre nuit de décembre -- la même que celle où les dames de Saint-Senier avaient quitté le chalet -- un homme et une femme hâtaient le pas dans une étroite allée de la forêt de Saint-Germain.

L'homme était vêtu à la façon des colporteurs ambulants qui parcourent les campagnes, un ballot sur le dos et un bâton à la main. La femme le secondait évidemment dans ce métier nomade, car elle portait sa part de marchandises dans un long sac pendu à son côté.

À qui eût bien regardé cependant le visage et la tournure des deux voyageurs nocturnes, il serait peut-être venu des doutes sur leur véritable condition.

En dépit de son fardeau, de sa blouse bleue, de son pantalon de velours à côtes et de ses gros souliers ferrés, l'homme avait une manière de marcher qui n'était pas celle des porteballes.

Il avait le pas ferme et régulier d'un soldat et non cette allure traînante du piéton qui n'a pas besoin de se presser pour arriver avant l'ouverture de la foire du lendemain.

Sa taille mince et droite se redressait, comme celle d'un troupier sous le sac, et ses épaules bien effacées n'avaient pas encore subi cette voussure profonde que l'habitude inflige à tous ceux dont la profession consiste à suppléer les bêtes de somme.

Quant à sa figure, elle s'accordait encore moins avec le costume et les attributs du métier.

Il y avait dans ses traits hâlés et amaigris un mélange de finesse et de fermeté qui aurait pu le faire prendre pour tout autre chose qu'un colporteur.

Sauf l'absence complète de barbe et de moustaches, c'était bien le visage d'un militaire, et même d'un officier.

La femme, quoique vêtue d'une pauvre jupe de droguet et chaussée de sabots, n'avait pas non plus l'air d'une paysanne.

Elle dissimulait sa tournure élégante sous une sorte de manteau de laine rayée, assez semblable aux limousines à l'usage des rouliers, et son abondante chevelure noire sous un foulard rouge, noué à la façon des créoles.

Mais les lignes harmonieuses de son corps svelte se révélaient en marchant et ses yeux étaient trop brillants, son teint trop blanc, la coupe de son profil trop pure pour ne pas frapper un observateur.

Les deux voyageurs avançaient rapidement et sans échanger une parole.

Chose bizarre, la femme semblait servir de guide à son compagnon de route.

Elle marchait la première et de temps en temps s'arrêter comme pour s'orienter ; puis, elle continuait son chemin, tantôt en suivant l'allée, tantôt en prenant des sentiers qui s'enfonçaient sous bois.

À chacun des carrefours qui se présentent fréquemment dans la forêt de Saint-Germain, une des mieux percées de France, le couple faisait une station de quelques secondes, et après un rapide examen, la femme s'engageait sans hésiter dans une des nombreuses routes qui formaient ce qu'on appelle en termes forestiers une étoile .

L'homme suivait silencieusement, et les courtes délibérations étaient muettes.

Un geste de la main, un signe de tête échangé avec sa compagne avant de se remettre en chemin, et c'était tout.

À en juger par les précautions qu'ils prenaient, et par leur persistance à se taire, les deux voyageurs devaient avoir un grand intérêt à dissimuler leur marche.

Et de fait la forêt était alors assez peu fréquentée, surtout pendant la nuit, pour que leur seule présence à pareille heure et en pareil lieu dût les rendre suspects.

Les Prussiens qui occupaient Saint-Germain depuis plus de trois mois sont connus pour se garder à merveille, et n'avaient pas manqué de prendre de ce côté-là leurs précautions habituelles.

Dès le début de leur occupation, les arbres magnifiques qui bordaient les grandes avenues étaient tombés sous la hache impitoyable pour construire des abatis et barrer les routes.

Pendant les premiers temps de l'investissement, nos prudents ennemis ne s'étaient pas bornés à ces préparatifs de défense.

De fréquentes patrouilles sillonnaient alors la forêt dans tous les sens, sans parler des postes avancés qu'ils y avaient placés avec cette intelligence de la topographie dont ils avaient déjà donné tant de preuves depuis le commencement de la guerre.

Les allures honnêtes et modérées de la défense de Paris les avaient assez promptement rassurés, et, vers la fin du siège, leur surveillance, toujours aussi active sur les premières lignes du blocus, s'était quelque peu relâchée sur les derrières.

Trois mois plus tôt, les deux voyageurs auraient eu bien des chances de tomber dans une embuscade avant d'avoir fait cent pas dans la forêt, et leur voyage eût été si vite interrompu qu'ils ne se seraient probablement pas risqués à l'entreprendre.

Mais dans cette seconde période, moins agitée, il s'agissait tout simplement pour eux d'avancer prudemment et de bien connaître leur direction.

Ils paraissaient remplir parfaitement ces deux conditions, car la femme avait l'air de suivre un itinéraire à elle connu, et l'homme observait les abords du sentier avec un soin minutieux.

On aurait dit qu'il avait l'habitude de s'éclairer militairement.

Le temps était du reste assez favorable à une expédition secrète, car le sol était couvert d'une neige durcie qui amortissait le bruit des pas et le vent soufflait du nord avec une force croissante.

Les grand'gardes prussiennes, s'il y en avait encore dans ces parages, devaient s'être mises à l'abri et quant aux sentinelles, il était peu probable qu'elles se tinssent immobiles à leur poste de faction.

Le piétinement auquel le froid les contraignait pour se réchauffer aurait pu s'entendre de loin et c'était là un indice qu'un observateur expérimenté pouvait mettre à profit.

Après avoir marché longtemps sans qu'aucun incident vînt troubler leur expédition, le colporteur et sa compagne arrivèrent à une partie de la forêt où le terrain changeait de nature.

De plat qu'il était du côté de Saint-Germain, le sol devenait de plus en plus accidenté.

Ce n'étaient ni les gorges, ni les rochers qu'on rencontre si fréquemment à Fontainebleau, mais les sentiers s'élevaient par des pentes assez raides pour redescendre brusquement en talus coupés presque à pic.

Parfois même il fallait cheminer dans des ravins encaissés entre des berges escarpées.

Là, force était de ralentir la marche.

Les hautes branches des arbres séculaires formaient au-dessus du sentier comme un dôme et interceptaient le peu de clarté qui tombait du ciel nuageux.

D'énormes souches dont les racines tortueuses débordaient sur l'étroite allée prenaient dans ce clair-obscur des formes fantastiques.

Loin de se laisser rebuter par ces difficultés, le guide féminin semblait avancer d'un pas, sinon aussi rapide, du moins plus assuré.

Il était probable, à en juger par ses nouvelles allures, que ces parages lui étaient familiers, car elle s'arrêtait parfois pour examiner avec attention un tronc déjeté ou une pierre en saillie, comme si elle eût cherché à retrouver dans ces accidents du chemin des points de repère.

L'homme se contentait de suivre en réglant son pas sur le sien. Après chaque temps d'arrêt, la femme se retournait à demi, et par un geste à peine esquissé, indiquait à son compagnon qu'elle reconnaissait la route.

Celui-ci se conformait à l'invitation tacite qui lui était adressée et suivait sans jamais articuler une parole.

Peut-être craignait-il que le plus léger bruit n'allât réveiller dans l'ombre, non pas comme le dit Victor Hugo dans sa ballade des deux Archers : Un démon ivre encore du banquet des sabbats.

mais tout simplement un Prussien engourdi par le froid ou par le schnaps.

Quoi qu'il en fût du véritable motif de son mutisme, jamais enfants perdus ne se glissèrent plus silencieusement au milieu d'un bivouac ennemi, jamais tribu de Peaux-Rouges ne suivit avec plus de précautions le sentier de la guerre.

À mesure qu'ils avançaient, les voyageurs semblaient redoubler de prudence et d'attention.

Il y eut même un moment où la femme suspendit brusquement sa marche pour rester immobile au milieu du chemin.

En cet endroit commençait une montée pierreuse que bordaient à droite et à gauche des fossés profonds.

Le lieu avait une physionomie particulière qu'on ne devait pas oublier quand on était déjà passé par là.

Le guide en jupon reconnut sans doute cet escarpement où une voiture aurait eût bien de la peine à passer sans verser, et peut-être voulut-elle faire allusion à quelque accident de ce genre, car elle se mit à gesticuler avec une certaine animation en montrant une des ornières latérales et en se penchant de côté comme pour imiter un véhicule qui tombe.

L'homme hochait la tête pour montrer qu'il comprenait, mais continuait à ne pas desserrer les dents.

Après cette station, la femme n'hésita plus.

Elle se lança en avant d'un pas assuré et accéléré.

Il devenait évident qu'elle croyait toucher au but de son voyage et qu'elle se hâtait d'y arriver.

Aux allures incertaines et aux tâtonnements inquiets avaient succédé une décision de marche et une précision de mouvements qui ne laissaient aucun doute à cet égard.

Après dix minutes de course, le couple déboucha dans un rond-point au milieu duquel s'élevait un poteau indicateur dont l'obscurité ne permettait pas de lire l'inscription.

La femme le fit cependant remarquer à son compagnon, qui cette fois murmura très distinctement :

-- Voilà sans doute l'étoile du Chêne-Capitaine .

Soit qu'elle n'eût pas entendu, soit qu'il ne lui convînt pas de répondre, la voyageuse, toujours muette, l'entraîna plus loin.

À cent pas de là, sur le bord d'une large route, s'étendait un espace vide dont un arbre colossal marquait le centre.

La femme s'arrêta et étendit le bras.

-- C'est donc ici ! dit l'homme d'une voix étouffée.

La clairière devant laquelle venaient de s'arrêter les deux voyageurs était bien celle où le commandant de Saint-Senier avait succombé trois mois auparavant, dans un duel déloyal. Seulement l'aspect de ce coin de la forêt n'était plus le même.

D'abord, les piles de bois qui avaient abrité naguère les témoins fortuits de cette funeste rencontre n'existaient plus du tout.

Les Prussiens chargés de garder la forêt s'en étaient servi pour chauffer leurs bivouacs et, là comme ailleurs ces guerriers utilitaires avaient fait place nette. Le taillis se trouvait même sensiblement éclairci et les cognées allemandes y avaient pratiqué d'assez larges trouées.

Mais le théâtre du combat n'en était pas moins reconnaissable à cause de l'arbre isolé qui marquait le centre de la clairière. C'était un chêne plusieurs fois séculaire dont le tronc noueux soutenait comme une colonne trapue un chapiteau colossal formé de vingt étages de branches superposées. Le vent de l'hiver l'avait dépouillé de son dôme de feuillage, mais la silhouette de ses rameaux décharnés se profilait vigoureusement sur le ciel sombre.

Il était impossible de passer par là sans remarquer ce géant de la forêt, et les Prussiens ne l'avaient probablement respecté que faute de moyens suffisants pour l'abattre.

En effet, il leur aurait, à lui seul, fourni plus de combustible que toutes les bûches entassées aux environs, et cependant, il était resté debout.

La femme qui tendait la main pour le montrer à son compagnon de route était certainement déjà venue là et n'y revenait pas sans motifs.

Ce qu'elle cherchait au milieu de la nuit, par les sentiers difficiles et les détours compliqués de la forêt, c'était cette clairière du Chêne-Capitaine , et elle en avait reconnu les abords avec une sagacité qui faisait honneur à sa mémoire.

L'homme, au contraire, devait se trouver pour la première fois dans ces parages et l'exclamation qu'il venait de pousser indiquait que la vue de ce lieu désert éveillait en lui bien des souvenirs.

C'est que les deux voyageurs n'avaient de la profession qu'ils semblaient exercer que le costume.

Le colporteur se nommait Roger de Saint-Senier.

Sa compagne n'était autre que Régine, et cette nuit était la première d'une évasion effectuée à travers mille dangers.

L'accomplissement d'un devoir avait seul pu les attirer dans cette partie de la forêt, car la direction qu'ils suivaient ne les éloignait pas des lignes prussiennes et, au jour, ils étaient menacés de se trouver dans le plus grand embarras.

La seule route qui pût les conduire en pays ami était celle de l'Ouest et ils lui tournaient le dos en marchant vers le cours de la Seine où les Allemands avaient multiplié les postes, au lieu de mettre à profit cette longue nuit de décembre pour gagner à travers champs le pays boisé qui s'étend vers les départements de la basse Normandie.

De ce côté, les armées ennemies n'avaient encore fait que des pointes isolées, et il n'était pas très malaisé de passer au milieu de leurs coureurs, tandis qu'en s'enfonçant plus avant dans la forêt, on ne pouvait aboutir qu'à Poissy ou à Maisons, c'est-à-dire à des points parfaitement gardés.

Mais les fugitifs semblaient pour le moment préoccupés de tout autre chose que de se dérober aux recherches.

Tous les deux étaient restés immobiles au bord de la clairière et frappés du même sentiment.

On aurait dit qu'ils craignaient de fouler ce sol glacé où le sang avait coulé et qu'une crainte superstitieuse les clouait à la place où ils s'étaient arrêtés d'abord.

C'était précisément l'endroit où l'hercule Pilevert et le paillasse Alcindor s'étaient mis en observation le matin du duel.

On le reconnaissait facilement à l'empreinte que le tas de bois disparu avait laissée sur le terrain.

À quelques pas de là, sur la gauche, commençait le taillis d'où Régine était sortie, quand elle avait fait son apparition, après la chute du commandant, atteint en pleine poitrine par la balle de Valnoir.

Ces détails topographiques semblaient la préoccuper beaucoup, car elle regardait avec attention, comme si elle eût essayé de s'orienter.

Roger, lui, ne bougeait pas, mais son attitude affaissée trahissait une profonde émotion.

Après un instant de réflexion et d'examen, la jeune fille parut avoir trouvé ce qu'elle cherchait sans doute, car elle toucha le bras de son compagnon et lui fit signe de la suivre.

Puis, elle se dirigea vers le gros chêne, en ayant soin d'obliquer un peu à droite, et elle s'arrêta à cinq ou six pas du tronc. Là, elle promena encore ses yeux autour d'elle, en tâchant de retrouver un point de repère qu'elle avait dû fixer dans son esprit avant de traverser la clairière.

Alors, frappant du pied et montrant de la main une place sur le sol, elle exprima clairement par cette pantomime une indication que son compagnon comprit sur-le-champ.

Il se débarrassa du ballot qu'il portait, le posa contre l'arbre et se mit en devoir de l'ouvrir.

La jeune fille se défit aussi de son sac, et se mit à genoux pour examiner la terre de plus près.

Au premier aspect et, quoique l'obscurité fût moins profonde depuis qu'on était sorti de l'épaisseur du bois, il était fort difficile d'apercevoir une différence quelconque dans le niveau du terrain.

Une couche de neige durcie avait recouvert uniformément le gazon brûlé par la gelée et s'étendait au loin comme un tapis blanc.

Cependant, en regardant avec une attention minutieuse et surtout en tâtant avec les mains, on pouvait reconnaître certaines inégalités qui semblaient suivre une ligne symétrique, comme si les plaques supérieures du sol n'avaient pas pu se rejoindre entièrement, après avoir été déplacées.

Il n'y avait plus à en douter. C'était bien l'endroit où la terre avait été fouillée par Valnoir et son complice Taupier, pendant la nuit qui avait précédé le duel.

C'était donc là qu'il fallait creuser, si on voulait découvrir le secret enfoui au pied de l'arbre, et il était évident que les deux fugitifs n'étaient pas venus pour autre chose.

Ainsi s'expliquaient le détour dangereux qu'ils venaient de faire dans la forêt et les efforts de Régine pour retrouver l' Étoile du Chêne-Capitaine.

Roger avait tiré de sa balle une petite houe destinée à de menus travaux de jardinage.

Sa dimension et son poids lui avaient permis de la porter facilement, mais son maniement ne pouvait être ni commode ni rapide.

Cependant Roger vint s'agenouiller à côté de Régine et commença à travailler avec ardeur.

Les premiers coups firent voler la croûte de neige, et en mettant à nu l'herbe qu'elle recouvrait, confirmèrent la justesse du diagnostic de Régine.

Le gazon avait évidemment été coupé là avec une bêche et remis en place de main d'homme.

Cette certitude redoubla le courage de Roger, qui continua à creuser vigoureusement.

Il était très robuste, malgré sa taille élancée, et ses bras nerveux maniaient le pic avec tant de force que l'ouvrage avançait assez vite, malgré la résistance du sol, durci par un mois de froid rigoureux.

Mais, si l'ouvrier improvisé avait pour lui la vigueur et la volonté, il manquait absolument de méthode.

Le métier de terrassier n'est pas très difficile, et n'exige pas une haute dose d'intelligence, mais encore demande-t-il un apprentissage.

Faute de s'être préparé à cet exercice, Roger se donnait beaucoup plus de peine que le premier paysan venu et faisait moins de besogne.

Ses mains se couvraient d'ampoules et, à mesure que la profondeur du trou augmentait, le travail devenait plus pénible.

Régine y concourait de son mieux.

Elle enlevait la terre avec ses doigts délicats et saisissait, sans crainte de se meurtrir, des pierres anguleuses qu'elle jetait hors de la fosse avec une adresse surprenante.

Mais, en dépit de leurs efforts réunis, après une longue demi-heure, Roger n'avait pas creusé plus d'un pied, et paraissait très fatigué.

La jeune fille, qui ne le perdait pas de vue, lui fit signe de se reposer un instant, et tous deux s'assirent sur le bord du trou à peine entamé.

Roger regardait devant lui avec cet œil vague de l'homme accablé de graves soucis.

Parfois, le bruit des feuilles sèches secouées par le vent ou le craquement d'une branche le faisait tressaillir, et il se retournait vivement pour voir si rien ne se mouvait à la lisière du taillis.

Mais, dès qu'il avait reconnu que c'était une fausse alerte, il reprenait son immobilité pensive.

Après dix minutes de repos, il se remit au travail et cette fois avec une ardeur véritablement fébrile.

La terre volait sous sa courte pioche, et le trou s'agrandissait à vue d'œil.

Il arrivait à peu près à la profondeur où le dépôt, quel qu'il fût, avait dû être enterré, et cependant le fer ne rencontrait pas encore d'obstacle.

Régine avait cessé d'aider de ses mains.

On eût dit qu'elle craignait le contact de l'objet que recelait la fosse.

Mais bientôt Roger laissa échapper une exclamation involontaire.

L'instrument venait de se rebrousser contre un corps dur et un son sourd et mat avait répondu au coup de pioche.

Le jeune homme s'apprêtait à redoubler, quand Régine lui posa vivement la main sur l'épaule.

Il releva la tête et regarda devant lui.

Une lumière brillait à travers les arbres dans l'épaisseur du bois.

La pioche tomba des mains de Roger.

Il était difficile d'imaginer un contretemps plus fâcheux, puisqu'il se présentait juste au moment où on touchait au but.

L'objet que recelait la fosse était là, recouvert à peine d'une légère couche de terre.

Encore quelques coups de pioche et il apparaissait à découvert, mais ces coups, il eût été souverainement imprudent de les donner.

En effet, la lumière aperçue et signalée par Régine devenait de plus en plus distincte.

Elle disparaissait par instants pour se remontrer presque aussitôt, ce qui prouvait jusqu'à l'évidence qu'elle était portée par des hommes en marche à travers le bois.

À son peu d'élévation au-dessus du sol, on pouvait même conjecturer, sans crainte de se tromper, qu'elle provenait d'une lanterne promenée à bout de bras.

Roger fit toutes ces remarques en un clin d'œil et conclut sans hésiter à une ronde de nuit.

Les gardes forestiers ayant depuis longtemps quitté ces parages, la ronde ne pouvait être que prussienne et cette rencontre compliquait singulièrement la situation.

Abandonner la place, sans mener à sa fin une entreprise pour laquelle le lieutenant évadé avait risqué sa liberté et peut-être sa vie, c'était bien dur.

Mais d'un autre côté, rester sur le bord de ce trou inachevé c'était s'exposer, non seulement à se faire prendre, mais encore à livrer le secret de la fosse à de grossiers soldats allemands.

Roger, très perplexe, comprenait d'ailleurs l'impérieuse nécessité de se décider vite.

On entendait craquer les branches froissées par la marche lourde et méthodique de la patrouille ennemie qui manœuvrait évidemment de façon à déboucher du taillis dans la clairière.

Si on se décidait à partir, il fallait le faire avant que le détachement fût en vue.

L'officier se retourna pour interroger du regard sa compagne de route et de périls.

Un coup d'œil lui suffit pour voir qu'elle avait déjà pris son parti.

Elle nivelait avec ses petits pieds la terre fraîchement remuée et cette action en disait assez.

-- Au fait, murmura Roger, elle a raison ; il faut cacher la fouille pour que les Prussiens ne voient rien s'ils viennent par ici, et nous embusquer dans le fourré jusqu'à ce qu'ils soient passés.

C'était bien là le plan arrêté par Régine, car elle se releva prestement pour ramasser son sac et Roger l'imita en chargeant sa balle sur le dos.

La jeune fille, reprenant ses fonctions de guide, fit le tour du gros chêne et s'achemina en se courbant vers un massif de noisetiers qui se dessinait au bord de la clairière, du côté opposé à celui par lequel arrivaient les Allemands.

L'officier suivit, portant son fardeau et serrant dans sa main droite la houe qui pouvait encore, à la dernière extrémité, servir d'arme défensive.

Le bruit confus d'une conversation tenue à demi-voix arrivait par intervalles à ses oreilles, et quand il se retourna, au moment où il atteignait l'abri protecteur des broussailles, il aperçut distinctement un groupe débouchant du bois, à l'autre extrémité de l'esplanade dont le Chêne-Capitaine occupait le centre. L'abri que Régine avait choisi était probablement celui qui lui avait déjà servi d'observatoire le jour du duel, et il était fort bien approprié à cette destination, car au pied des noisetiers sauvages que le hasard de la végétation forestière avait multipliés en cet endroit, les ronces formaient un inextricable fouillis.

Leurs jets capricieux s'accrochaient aux basses branches et rampaient sur le sol, mais ils se recourbaient aussi en voûte et, au plus profond de ce hallier, leurs enlacements avaient laissé une place libre.

On y arrivait sans trop de difficultés par une coulée à l'usage des chevreuils, et Régine traversa bravement, la première, cet épineux sentier.

Une fois réfugié dans cette loge végétale, le couple pouvait se croire en sûreté et jouissait de l'avantage fort appréciable dans la circonstance de voir sans être vu.

Roger commença par arranger un siège improvisé avec le sac et le ballot pour y faire asseoir sa compagne qui devait avoir grand besoin de repos et se mit à regarder de tous ses yeux.

Il n'était pas encore très inquiet, car il se persuadait que les Prussiens allaient rejoindre la route en traversant la clairière et qu'il en serait quitte pour leur laisser le temps de s'éloigner.

La ronde s'avançait maintenant à découvert.

Autant qu'on en pouvait juger, la nuit à cette distance, le détachement se composait de cinq ou six hommes.

Le porteur de lanterne, qui était probablement le caporal, marchait seul en avant de sa petite troupe et, aux reflets de son falot, brillaient par moments les pointes de casques et les canons de fusil.

Selon la méthode germanique, ces soldats se mouvaient lentement et ne faisaient guère plus de dix pas sans s'arrêter pour reconnaître le terrain.

Roger pouvait voir distinctement le caporal placer derrière son dos sa lanterne dont le rayonnement aurait pu le gêner, lever le nez en l'air comme un chien de chasse qui prend le vent et regarder de tous côtés.

Le lieutenant connaissait assez les Allemands pour n'être pas surpris de ces précautions, mais le fanal l'étonnait.

Ils ne porteraient pas une lumière avec eux pour traverser la forêt, pensait-il ; ils doivent avoir un poste dans les environs.

Cette supposition avait cela d'inquiétant, qu'elle ne permettait pas d'espérer le prompt éloignement des Prussiens.

L'événement ne la justifia que trop.

Après une dernière station à mi-chemin du taillis, le vigilant caporal adressa un ordre bref et rauque à ses hommes et la patrouille se dirigea tout droit vers le grand chêne.

Une même émotion étreignit le cœur des deux fugitifs.

L'habileté des soldats allemands était devenue proverbiale pour découvrir les objets précieux qu'on avait l'imprudence de confier à la terre.

Ils savaient deviner les trésors enfouis beaucoup mieux que les sorcières de campagnes ne devinent les sources et on aurait dit qu'ils flairaient les tonneaux de vin cachés sous l'herbe comme certains animaux flairent les truffes.

Comment espérer que les fouilles commencées échapperaient à leurs yeux avides ?

Et s'ils creusaient à cette place, le secret qu'elle recouvrait allait leur être livré.

Ce secret, ni Roger ni Régine ne le connaissaient encore, car si la jeune fille avait vu, le matin du duel, Valnoir et Taupier combler une fosse, elle ne savait pas ce qu'ils y avaient enterré.

Mais elle devait avoir de puissants motifs pour chercher à pénétrer ce mystère, puisqu'elle amenait là Roger de Saint-Senier à peine échappé aux dangers d'une captivité de deux mois.

Cependant, les Prussiens s'étaient massés autour de l'arbre, et, à cette courte distance, les fugitifs ne perdaient pas un seul de leurs mouvements.

Au commandement du caporal, les armes furent déposées en faisceau et les soldats se mirent avec une évidente satisfaction à battre la semelle et à se brasser la poitrine pour se réchauffer. Leur chef avait posé son fusil et son falot, et s'occupait à allumer une grosse pipe à fourneau de porcelaine.

S'agissait-il d'une simple halte ou de l'installation d'un bivouac ?

Roger, qui se posait cette question avec anxiété, fut bientôt tiré d'incertitude.

Un Allemand se mit en devoir d'amasser des feuilles sèches et de petites branches contre le tronc du vieux chêne, un autre battit le briquet, et le reste de l'escouade se dispersa pour aller couper du bois dans le taillis, pendant que le caporal plaçait un factionnaire à côté des faisceaux.

Il n'y avait plus le moindre doute à conserver. Le détachement allait s'installer là pour le reste de la nuit.

Les Prussiens semblaient du reste avoir choisi cette place, sans y entendre malice, et tout simplement parce que cet arbre énorme fournissait à la fois un abri contre le vent et une bûche de fond pour leur foyer.

Les fouilles inachevées et imparfaitement comblées dans la précipitation du départ ne paraissaient pas avoir tout d'abord attiré leur attention. Mais cette heureuse indifférence se prolongerait-elle ?

C'était bien peu probable, et Roger n'y comptait guère.

Dans cette situation tendue, le seul parti que pussent prendre l'officier et la jeune fille c'était de rester tapis dans leur cachette, jusqu'au moment où l'ennemi se déciderait à s'éloigner.

Le pis qui pouvait leur arriver, c'était d'y passer la nuit, car les rondes rejoignent généralement au point du jour le poste qui les a détachés.

D'ailleurs il eut été fort imprudent de chercher à fuir.

Le hallier n'avait qu'une issue, celle qui s'ouvrait sur la clairière, et on ne pouvait pas penser en sortir par là.

Se dérober du côté opposé, en rampant à travers les ronces, c'était une entreprise à peu près impraticable, surtout pour une femme et avec des fardeaux.

D'ailleurs, les Allemands ont l'oreille fine, et le plus petit bruit les aurait attirés infailliblement sur la piste de fugitifs.

Enfin, si le bonheur voulait que le dépôt échappât à l'attention des soldats, on avait encore la chance d'achever, après leur départ, le travail interrompu par leur apparition.

Roger avait donc toutes sortes de raisons pour se tenir coi, seulement il n'envisageait pas sans une vive inquiétude la journée du lendemain.

Son évasion devait déjà être signalée à Saint-Germain, et il eût été bien important de profiter de la nuit pour gagner du pays.

Il fut bientôt distrait de ses réflexions par le voisinage inquiétant d'un Prussien qui abattait des branches à grands coups de cognée.

Non seulement il l'entendait, mais il le sentait, car une âcre odeur de tabac de Hambourg lui arrivait, chassée par la bise à travers les broussailles.

C'était un nouveau danger ; déjà Régine avait étouffé un accès de toux, et, d'ailleurs, il pouvait prendre fantaisie au coupeur de bois de s'avancer jusqu'au hallier mais il avait sans doute complété son fagot, car il s'éloigna en chantonnant.

Roger le vit bientôt se diriger vers le chêne central où ses camarades avaient déjà entassé les matériaux d'un bûcher respectable.

Ils s'évertuaient à souffler sur les feuilles qui commençaient à s'allumer au pied du tronc et l'attention du caporal lui-même était absorbée par cette intéressante opération.

Tout à coup une lueur très vive éclata dans le bois à vingt pas de la cachette.

-- Le feu ! murmura Roger consterné.

C'était en effet le feu qui venait de prendre dans les broussailles à quelques pas de la cachette où les fugitifs s'étaient blottis.

Le Prussien, en allumant sa pipe, avait dû laisser tomber une flammèche sur la litière de feuilles sèches qui recouvrait le sol, et il n'en avait pas fallu davantage pour embraser les branches minces du taillis.

Après la gelée, qui durait sans interruption depuis le commencement de novembre, toute humidité avait disparu du bois, qui brûlait comme en plein été.

La flamme montait en longs jets par-dessus les branches, et le vent du nord chassait la fumée vers le hallier voisin.

Dans la situation déjà si critique de Roger et de sa compagne, cette complication était des plus fâcheuses.

Ils se regardèrent avec inquiétude et, s'ils avaient pu échanger leurs pensées, il est probable qu'ils se seraient demandés s'il ne valait pas mieux fuir.

Mais l'infirmité de Régine la condamnait au silence.

Le danger d'ailleurs n'était pas encore pressant, seulement il se présentait sous deux formes également redoutables.

D'abord, l'incendie pouvait gagner de proche en proche, et de plus, la clarté devait attirer l'attention des Prussiens.

Déjà on les entendait rire bruyamment et échanger de grossières exclamations de joie.

Voir brûler une forêt française était pour eux un divertissement de choix et il y avait peu de chances qu'ils prissent la peine de se déranger pour éteindre le feu allumé par leur imprudence.

Mais il était à craindre que la fantaisie ne leur vînt de contempler de plus près cet agréable spectacle.

Dans ce cas, les fugitifs auraient certainement été découverts.

Il est vrai qu'il y avait aussi une compensation possible, l'attention des Allemands devant être détournée de la fosse creusée au pied du chêne.

Le feu, malheureusement, avait pris, en peu d'instants, des proportions considérables.

Les herbes et les ronces formaient la base d'un foyer qui allait s'élargissant.

Il devenait évident que l'incendie ne s'arrêterait que faute d'aliment, et, comme le buisson qui servait de refuge aux voyageurs se reliait au taillis enflammé, il devait nécessairement être atteint dans un temps donné. Par contre, la clairière était trop large pour que le feu pût arriver jusqu'à l'arbre central, et les soldats n'avaient rien à craindre.

Roger s'aperçut bientôt que la place allait cesser d'être tenable.

Déjà on sentait la chaleur de cet énorme brasier et la fumée devenait insupportable.

Il fit signe à Régine de se tenir prête à tout événement et lui donna l'exemple en chargeant son ballot sur ses épaules.

La jeune fille se leva, sans donner aucun signe de frayeur, prit son sac et attendit avec calme le moment qui allait décider de son sort.

La lueur de l'incendie se projetait au loin et éclairait le groupe des Allemands.

Ils avaient cessé de s'occuper des préparatifs de leur bivouac, trouvant sans doute que leur foyer ferait maigre figure à côté de cet embrasement colossal.

On les voyait, adossés tranquillement au gros chêne, savourer la vue de cette destruction qui ne les touchait guère et se montrer les uns aux autres les progrès du feu.

Un épisode de ce désastre semblait absorber particulièrement leur attention.

Au milieu du taillis qui brûlait, s'élevait un bouleau isolé dont le tronc blanc et lisse venait de s'allumer comme un cierge.

Ils suivaient avec une curiosité méchante, les effets de la flamme léchant l'écorce qui pétillait et gagnait les hautes branches qu'on voyait se transformer en girandoles éclatantes.

On aurait dit une pièce de feu d'artifice, et à chaque rameau qui se détachait pour tomber dans le brasier, en soulevant une pluie d'étincelles, c'étaient des exclamations de joie.

Il est juste d'ajouter que le caporal ne semblait pas prendre tout à fait aussi gaiement ce spectacle inattendu.

Il se promenait en fumant sa pipe autour des faisceaux et s'arrêtait de temps en temps comme pour interroger l'horizon assez borné de la clairière.

Peut-être, en sa qualité de chef du détachement, se préoccupait-il de la responsabilité qui allait lui incomber pour avoir laissé brûler avec tant d'indifférence une forêt dont la stratégie prussienne pouvait avoir besoin plus tard.

Toujours est-il qu'il paraissait indécis sur la question de savoir s'il fallait rester à son poste de nuit ou se replier en bon ordre pour aller chercher du secours.

Roger observait de son côté les progrès du feu sur le bouleau avec autant de soin que les Prussiens, mais avec de toute autres pensées.

L'arbre miné par le pied ne devait pas tarder à s'abattre et le hallier protecteur n'était pas assez éloigné pour se trouver en dehors du rayon de sa chute.

Il y avait là pour les réfugiés un nouveau et grave danger.

Si le bouleau s'abattait de leur côté, ils devaient presque infailliblement être écrasés sous le poids de cette masse incandescente.

Eussent-ils même par un miracle échappé à ce péril, le contact de l'arbre enflammé ne pouvait pas manquer de communiquer le feu aux broussailles.

C'était encore la mort en perspective, plus lente, il est vrai, mais aussi cent fois plus affreuse.

Et ce qui ajoutait à l'horreur de la situation, c'est que rien ne pouvait être tenté pour s'y soustraire, à moins de risquer une fuite sous les balles prussiennes.

La cachette était tellement étroite qu'elle ne laissait pas la faculté de s'écarter assez pour éviter d'être pris sous les ruines du bouleau que l'incendie minait par le pied.

Déjà il chancelait sur sa base, et on pouvait presque calculer les minutes qui restaient jusqu'à la catastrophe.

Ce n'était pas pour lui que Roger avait peur.

En venant défendre Paris avec son bataillon, il avait fait le sacrifice de sa vie, et, depuis le commencement du siège, il avait traversé assez de sérieuses épreuves pour avoir appris à maîtriser la mort.

Le jour même, quand il s'était décidé à s'échapper de l'hôpital de Saint-Germain à travers les sentinelles allemandes, il savait parfaitement à quoi il s'exposait en courant la chance d'être repris.

Mais il ne pouvait s'accoutumer à l'idée de voir périr avec lui la jeune fille qui s'était si généreusement dévouée pour le délivrer.

Si, en se rendant aux Prussiens, il avait pu assurer le salut de Régine, Roger n'aurait pas hésité.

Mais les événements avaient lié si étroitement leurs destinées qu'ils étaient condamnés à mourir ensemble, si Dieu ne les sauvait pas tous les deux.

L'héroïque jeune fille ne donnait du reste aucun signe de frayeur.

Elle regardait son compagnon d'un œil calme, et il y avait tant de fermeté dans son attitude que l'officier se reprochait presque de trembler pour elle.

En même temps, il se frappait le front avec désespoir comme pour y faire naître une idée qui pût les préserver de l'horrible fin dont ils étaient menacés.

Au moment où il allait se décider peut-être à tenter une évasion impossible, il entendit trois coups de sifflet répétés à intervalles inégaux, et il crut en même temps distinguer un bruit sourd sur la nature duquel un soldat ne pouvait pas se tromper.

C'était le pas cadencé d'une troupe en marche.

Roger comprit à l'instant ce qui se passait.

La clarté que l'incendie projetait au loin avait été aperçue des grands gardes prussiennes disséminées dans la forêt et un détachement nombreux s'était porté en toute hâte sur le lieu du sinistre.

Les coups de sifflet avaient été lancés par le prudent caporal qui se croyait obligé de signaler sa présence dans la clairière.

Le dernier espoir des fugitifs s'envolait.

L'escouade de secours qui arrivait, guidée par cet appel, ne pouvait pas manquer de faire sa jonction avec les Allemands cantonnés au pied du gros chêne, et, une fois réunis, ces hommes allaient évidemment se mettre à attaquer le bois à coups de haches pour couper le feu.

La cachette allait donc se trouver cernée, à moins que les soldats ne jugeassent à propos d'y pénétrer pour l'abattre.

Dans les deux hypothèses, les malheureux qui s'y étaient réfugiés se voyaient perdus.

Roger serra le bras de la jeune fille et lui montra la clairière comme pour lui dire :

-- Voulez-vous braver les balles et fuir de ce côté ?

Un signe de tête de Régine fit comprendre à son compagnon qu'elle était prête.

Il n'y avait pas une seconde à perdre et Roger prit la main de la jeune fille pour s'élancer avec elle.

Un pétillement sec qui éclata tout à coup derrière lui, fit qu'il se retourna.

Le feu venait de prendre au hallier.

Un tison apporté par le vent l'avait communiqué aux herbes sèches qui flambaient déjà, mais le hasard avait fait que la place où ce brandon était tombé ne portait autre chose que des ronces assez clairsemées.

Roger étouffa un cri de joie et retint sa compagne.

Dieu venait de lui envoyer l'idée qu'il cherchait.

L'incendie allait se charger de leur aplanir la route en détruisant les broussailles qui les emprisonnaient et en leur ouvrant une issue hors de la vue des Prussiens.

Seulement il lui fallait le temps de faire son œuvre et le bouleau aux trois quarts consumé, pouvait s'abattre d'un instant à l'autre. La vie de deux créatures humaines dépendait de la résistance d'un arbre assez frêle qui brûlait depuis une heure.

Pendant que Roger suivait avec une anxiété indicible la marche du feu, le roulement du pas accéléré des soldats qui arrivaient l'avertit que les Prussiens allaient paraître.

S'ils débouchaient du bois par la route qui passait derrière le hallier, la retraite était coupée.

À ce moment suprême, tout effort devenait inutile.

Il fallait se borner à faire des vœux pour que les buissons protecteurs fussent dévorés avant le tronc du bouleau et pour que le nouveau détachement se montrât du côté de la clairière.

Il y avait une centaine d'hommes conduits par un officier, et ils signalèrent leur arrivée par un hurrah formidable.

C'était déjà une fort heureuse chance pour les malheureux réfugiés dans le hallier de ne pas se trouver cernés par l'ennemi, mais la situation n'était cependant pas beaucoup plus rassurante.

Le bouleau qui menaçait de les écraser ne tenait plus debout que par une sorte de miracle d'équilibre.

Quant aux broussailles, à travers lesquelles il fallait passer pour fuir, elles brûlaient lentement, et la place n'était pas encore assez nettoyée pour que le chemin fût praticable.

Cependant, les secondes étaient des heures.

La lueur du brasier éclairait si vivement qu'on distinguait les objets beaucoup mieux qu'en plein jour.

Roger voyait l'officier qui venait d'amener le détachement gesticuler en donnant des ordres, et les soldats se masser par pelotons, le casque en tête et la hache à la main.

Ils n'attendaient évidemment qu'un ordre pour se lancer dans toutes les directions et commencer leur travail d'abattage afin d'isoler l'incendie.

Le tumulte des préparatifs avait occupé leur attention dans les premiers instants, mais ils ne pouvaient pas manquer d'apercevoir bientôt la silhouette des fugitifs qui se détachait nettement sur le fond lumineux des buissons enflammés.

-- Êtes-vous prête ? dit à demi-voix Roger, oubliant dans son trouble que Régine ne pouvait l'entendre.

Mais le geste commenta les paroles et la jeune fille comprit si bien qu'elle fit un pas en avant.

-- Forwaert ! cria l'officier prussien, et ses soldats se jetèrent en avant.

Ce fut le moment que saisit Roger.

Plaçant la jeune fille derrière lui, de façon à la couvrir de son corps, il se précipita tête baissée à travers le feu.

L'espace à franchir n'était pas large, mais le péril était grand. Il fallait courir sur des tisons ardents et écarter les branches enflammées qui barraient encore le passage.

À tout homme de sang-froid l'entreprise aurait paru impraticable, mais l'excès du danger surélève le courage, en même temps qu'il décuple les forces, et, dans les cas extrêmes, la témérité devient de la prudence.

Roger, naturellement adroit et vigoureux, accomplit avec un bonheur étrange ce double exploit de franchir le brasier et de préserver sa compagne.

Il parvint à gagner l'allée voisine sans autre accident qu'une brûlure à la main gauche et, quand il se retourna, il vit à côté de lui Régine saine et sauve.

À l'instant même où il posait le pied sur le sol que l'incendie n'avait pas encore atteint, le bouleau s'abattait avec un fracas épouvantable, et couvrait de ses rameaux enflammés la place que les fugitifs venaient de quitter.

La chute du géant végétal fut saluée par les acclamations des Allemands, qui attendaient sans doute ce moment pour entrer en action.

Les deux dangers, celui du fléau et celui de l'ennemi, avaient été évités en même temps.

Mais Roger comprenait bien qu'il n'en avait pas encore fini avec les Prussiens, s'il s'attardait dans ces parages, et qu'il fallait à tout prix s'éloigner rapidement.

S'accorder une minute pour respirer c'était s'exposer à perdre tout le fruit de son heureuse audace, car les hommes n'étaient pas moins à redouter que l'incendie.

Le lieutenant saisit la main de Régine et l'entraîna dans le taillis encore intact qui bordait l'allée.

Ils y avaient à peine fait dix pas que trois soldats se montrèrent sur la droite.

La jeune fille les aperçut la première, elle fit un bond de côté et se mit à courir de toutes ses forces dans la direction opposée.

Roger exécuta la même manœuvre avec beaucoup de présence d'esprit et d'agilité.

Mais il était déjà trop tard.

Si prompt qu'eût été le mouvement, les Prussiens étaient si près et le bois si bien éclairé par l'incendie que les fuyards furent aperçus.

-- Halte ! halte ! crièrent les Allemands.

L'officier et sa compagne n'avaient garde de s'arrêter et cette injonction ne servit qu'à leur donner de jambes.

Alors commença une course effrénée où les soldats avaient tout l'avantage.

D'abord, ils étaient trois et pouvaient se diviser pour barrer les sentiers. De plus ils ne portaient que leur hache, tandis que ceux qui cherchaient à leur échapper pliaient sous le poids de ballots assez lourds.

Enfin les persécuteurs arrivaient frais et reposés de leur bivouac, et le couple français marchait depuis plusieurs heures.

Il était difficile de supposer que les petits pieds d'une jeune fille en sabots auraient raison des jambes fortement bottées de trois robustes Teutons.

Cependant, ni elle ni Roger ne perdirent courage.

Ils s'étaient compris d'un coup d'œil et couraient côte à côte, en se retournant de temps en temps pour voir si la meute prussienne ne se recrutait pas d'autres soldats.

Toute la question était là en effet.

Si le reste de la bande hostile se mêlait de la poursuite, c'en était fait des fugitifs, mais, dans le cas contraire, il leur restait encore une faible chance de salut.

Après quelques minutes, Roger acquit la certitude que le gros du détachement s'occupait d'éteindre l'incendie et non pas de les poursuivre.

Quant aux trois camarades qu'un hasard malencontreux avait jetés sur leur chemin, ils ne portaient pas de fusils et ne pouvaient par conséquent leur envoyer des balles.

Cette certitude était rassurante et le lieutenant qui ne doutait de rien, pensait déjà qu'au cas où il faudrait en venir à une lutte corps à corps, sa pioche pourrait encore lui servir. Ce fer emmanché qu'il tenait à la main était une arme fort médiocre pour parer les coups de trois haches allemandes, mais énergiquement manié, il avait bien sa valeur.

Il s'agissait d'abord de gagner assez de terrain pour que le bruit d'un combat n'attirât pas du renfort à l'ennemi, et de trouver un endroit propice pour renouveler au besoin la célèbre manœuvre du jeune Horace qui fit mordre la poussière aux trois Curiaces en les attaquant l'un après l'autre.

Pour le moment, l'occasion d'utiliser ce stratagème historique ne semblait pas prochain, car les Prussiens courraient serrés les uns contre les autres, ni plus ni moins qu'à l'exercice.

Mais ils avaient beau accélérer leurs lourdes enjambées et s'exciter en vociférant, ils ne se rapprochaient pas et les Français conservaient leur avance.

Seulement, le taillis à travers lequel s'était engagé cet assaut de vitesse allait en s'éclaircissant, et c'était un désavantage pour les fugitifs.

Plus lestes et plus souples que leurs persécuteurs, ils utilisaient pour les dérouter tous les obstacles naturels, tandis que, sur un terrain découvert, il leur devenait beaucoup plus difficile de diviser l'ennemi.

Déjà, plusieurs fois, l'un ou l'autre des Prussiens avait bronché sur une pierre ou sur une souche, et ces achoppements faisaient toujours gagner quelques pas aux fugitifs.

Régine ne paraissait pas fatiguée, et Roger, qui l'observait, enviait presque son énergie, car il se sentait lui-même hors d'état de conserver longtemps cette allure.

On arriva tout à coup à un rideau de jeunes hêtres qui marquait le point où le bois finissait brusquement.

Au delà s'étendait une clairière beaucoup plus vaste que celle du Chêne-Capitaine, et, plus loin encore, une route assez large s'ouvrait dans la forêt.

Au centre de cette plaine resserrée entre le taillis et la futaie, s'étendait une sorte de tache blanchâtre qui tranchait sur la couleur plus sombre de la bruyère.

La jeune fille, après une seconde d'hésitation, se lança tout droit dans cette direction, après avoir touché le bras de son compagnon pour l'avertir d'être attentif.

À ce moment, les Allemands n'étaient pas à plus de vingt pas en arrière et on les entendait s'exciter entre eux par des interjections rauques.

En arrivant à ce terrain dont la nuance claire l'avait frappé, Roger comprit.

La tache blanche était produite par une couche de glace qui recouvrait une mare, ou plutôt deux flaques d'eau séparées par une étroite bande de terre ferme.

Régine, sans ralentir sa course, se serra contre son compagnon pour s'engager avec lui sur cette chaussée encore invisible pour leurs persécuteurs.

L'obstacle fut franchi en un clin d'œil, et, moins d'une minute après, Roger eut l'indicible satisfaction d'entendre derrière lui un craquement significatif, suivi d'une bordée de jurons retentissants.

Les Prussiens, serrés comme un escadron qui charge, étaient arrivés en bloc au bord de la mare et les lourdes bottes germaniques avaient crevé la croûte fragile qui recouvrait l'eau fangeuse.

Les fugitifs en se retournant purent les voir, enfoncés dans la vase glacée jusqu'à mi-corps, s'épuiser en efforts grotesques pour reprendre pied.

Un seul, plus adroit ou plus heureux, s'était maintenu à moitié sur la chaussée et faisait mine de continuer la poursuite, mais ses camarades s'accrochaient à ses habits en poussant des cris de détresse.

Il était évident qu'il n'allait pas les abandonner dans cette situation critique, et que le sauvetage des embourbés allait la retarder longtemps.

Quoique ce spectacle lui fût très doux, Roger ne s'arrêta pas à le savourer et redoubla de vitesse pour franchir avec sa compagne le reste de la clairière.

Quand ils arrivèrent au bord de la forêt, leurs ennemis s'agitaient encore dans la fondrière où la ruse de la jeune fille les avait conduits.

La route qui se présentait devant les heureux fugitifs s'enfonçait au plus profond d'une futaie magnifique et, à sa largeur, on pouvait conjecturer qu'elle conduisait à une ville ou tout au moins à un gros village.

C'était une excellente raison pour l'éviter. Régine, qui semblait connaître parfaitement le pays, s'engagea sans hésiter dans un sentier latéral.

Après quelques minutes de marche rapide, les voyageurs arrivèrent devant un gros rocher, derrière lequel Régine montra à son compagnon le toit rustique d'une cabane de feuillage.

Roger tombait de fatigue et il poussa d'autant plus volontiers la porte de cet abri providentiel qu'on n'entendait plus du tout les Prussiens.

-- Qui va là ! cria une voix d'homme au moment où les fugitifs allaient franchir le seuil de la cabane.

Roger fit un bond en arrière et entraîna brusquement Régine, de façon à la couvrir de son corps.

La cabane était habitée, et cette découverte était assurément des plus fâcheuses.

Dans la situation où se trouvait l'officier, toute rencontre avait son danger, et tout inconnu était menaçant.

Sa première pensée fut donc de se mettre en défense.

D'un rapide coup d'épaule, il se débarrassa de son ballot qui pouvait le gêner et il eut même la présence d'esprit de le jeter à ses pieds pour en faire un obstacle contre une sortie possible de l'ennemi.

En même temps, il leva sa pioche et se tint prêt à frapper.

Régine semblait avoir compris le danger et, laissant à son compagnon toute sa liberté de mouvements, elle s'était tournée pour faire face au danger qui pourrait venir par derrière, si par hasard les Prussiens retrouvaient la piste.

La nuit était assez noire et l'obscurité était encore augmentée par le voisinage des grands arbres dont les rameaux formaient comme un dôme au-dessus de la cabane.

Aussi ne pouvait-on apercevoir la personne du premier occupant de cet abri rustique.

Il n'avait encore révélé sa présence que par l'espèce de qui-vive si inopinément jeté, et Roger se demandait, non sans inquiétude, à quel être il allait avoir affaire.

Était-ce un bûcheron réfugié là pour se garantir du froid, un cantonnier en tournée, un espion en surveillance ?

Toutes ces conjectures étaient à peu près également plausibles.

Ce qu'il y avait de sûr, c'est que l'individu surpris avait crié en français et sans aucune espèce d'accent.

L'officier ne crut pas pouvoir se dispenser de répondre à tout hasard par le mot traditionnel :

-- Ami !

L'inconnu ne parut pas d'abord très sensible à cette formule encourageante, car il ne se pressa pas de renouveler ou de compléter son interrogation.

-- Qui êtes-vous, vous-même ? ajouta assez rudement Roger.

-- Ce n'est pas répondre, ça, reprit la voix ; dites-moi ce que vous me voulez et je vous dirai mon nom après.

-- Je veux entrer pour me reposer, voilà tout, dit le lieutenant qui ne tenait pas à engager une querelle.

-- Je ne vous en empêche pas, grommela l'inconnu d'un ton peu engageant. Il y a de la place pour deux.

-- Il en faut pour trois.

-- Pour trois ! Vous n'êtes donc pas seul ?

-- Non, dit laconiquement Roger.

-- Alors, c'est différent. La cabane est trop petite, et si vous entrez, je serai obligé de sortir.

-- Oh ! une femme ne compte pas et nous trouverons bien moyen de nous caser.

-- C'est donc une femme qui est là, derrière vous ?... demanda le personnage, qui devait avoir de bons yeux pour distinguer en pleine nuit la position que Régine occupait.

-- Oui, c'est ma sœur et, comme elle est très fatiguée, je n'ai pas de temps à perdre à la porte, répondit l'officier impatienté.

-- Bon ! bon ! ne vous fâchez pas ! du moment qu'il s'agit d'une dame, nous allons nous arranger.

-- Si vous veniez un peu ici pour me montrer le chemin, ce serait plus commode, fit observer Roger qui se souciait médiocrement de pénétrer à l'aveuglette sous ce toit très propice aux surprises.

-- Je vais faire mieux que ça, dit l'inconnu, et nous allons avoir de la lumière.

Le lieutenant allait se récrier sur cette imprudence qui pouvait attirer les Prussiens, mais il réfléchit qu'en avouant ses craintes il allait trahir le secret de sa fuite et il se tut.

La lueur bleuâtre du souffre brilla dans l'obscurité et le craquement sec d'une allumette frottée contre la muraille prouva que l'hôte de la cabane tenait sa promesse.

Dix secondes après, la clarté tremblotante d'une bougie illuminait l'intérieur de ce réduit que Roger put embrasser tout entier d'un coup d'œil.

-- Voilà ! dit l'inconnu d'un ton presque gai, votre chambre est prête, et celle de madame aussi ; car c'est la mienne.

Sans répondre à cet essai de plaisanterie, l'officier releva prestement son ballot, et, la pioche toujours en arrêt dans sa main droite, il s'avança jusque sur le seuil.

La jeune fille le suivait, sans donner le moindre signe d'inquiétude.

Quoique le sens de ce court dialogue eût dû lui échapper, elle s'était sans doute déjà rendu compte de la situation car, à voir son calme, on aurait été tenté de croire qu'elle s'attendait à cette rencontre.

Roger, avant de franchir la porte, qui était assez basse pour l'obliger à se courber, jeta un regard d'investigation rapide sur la hutte et sur celui qui l'occupait. Bâtie avec des troncs de sapin mal équarris et grossièrement jointés, couverte en chaume et privée de fenêtres, cette habitation primitive avait dû servir autrefois à abriter des forestiers en tournée.

Le sol y était dépourvu de toute espèce de plancher et le mobilier se composait de trois ou quatre bottes de paille et d'un tronc d'arbre taillé en forme d'escabeau.

Quant à l'individu que ce toit rustique abritait momentanément, c'était un assez gros gaillard, porteur d'une figure joviale et vêtu d'une blouse grise.

Il se tenait debout, élevant d'une main sa bougie qu'il avait placée dans une petite lanterne et de l'autre main, se faisant un abat-jour pour examiner les nouveaux arrivants.

Rien d'hostile dans son air, ni dans son attitude ; pas de surprise possible dans l'espace étroit qu'enserraient les quatre murs de bois de la cabane.

Tout cela était rassurant et Roger se décida à entrer.

Il prit la jeune fille par la main, la fit passer en même temps que lui et referma soigneusement la porte.

Il lui tardait de savoir en quelle compagnie le hasard l'avait jeté, et il se hâta d'employer, pour en venir à ses fins ce procédé infaillible qui consiste à parler de soi pour que les autres parlent d'eux.

Il jugeait d'ailleurs indispensable de devancer les questions et de jouer au naturel son rôle de colporteur.

-- Excusez-nous, camarade, dit-il, nous avons dû vous faire bien peur.

-- Peur ! à moi ? mais non, je vous assure, balbutia l'inconnu ; je... je n'ai rien à a cacher... rien à craindre, veux-je dire.

Cet empressement à protester contre la supposition et cet embarras parurent singulier au lieutenant.

-- Oh ! je pense bien, reprit-il d'un air convaincu, mais dam ! vous savez, la nuit par le temps qui court et au milieu d'une forêt, on ne sait jamais à qui on a affaire.

-- Ça c'est vrai, dit le personnage, et, quand on a comme moi des marchandises, on se méfie toujours un peu.

-- Des marchandises ? répéta Roger.

-- Mon Dieu, oui, et un gros paquet, encore, reprit l'inconnu en touchant du pied un ballot déposé dans un coin.

-- Tel que vous me voyez, je suis colporteur, et...

-- Colporteur ! s'écria l'officier avant d'avoir eu le temps de retenir l'expression de sa surprise.

-- Oui, et tout à votre service, camarade, murmura l'autre, en le regardant en dessous.

Il était difficile d'imaginer une coïncidence plus fâcheuse pour Roger, qui ne possédait encore de son prétendu métier que le costume et les attributs.

L'idée d'être obligé de raisonner sur les foires et sur les marchandises avec un confrère le jetait dans la plus grande perplexité.

Si la dissimulation eût été possible, il aurait renié de bon cœur la qualité sous laquelle il comptait voyager ; mais la balle qu'il portait suffisait pour le classer et déjà l'inconnu le regardait avec attention.

-- Mais, vous-même, murmura ce camarade d'occasion, est-ce que vous seriez de la partie ?

-- Parbleu ! ça se voit bien, répondit l'officier, comprenant qu'il n'était plus temps de reculer.

-- C'est étonnant comme ça se trouve ! dit l'homme en blouse.

Chose bizarre ! il ne paraissait pas beaucoup plus satisfait de la rencontre que ne l'était Roger, et celui-ci s'en aperçut.

-- Alors, comme ça, reprit l'inconnu avec une hésitation de plus en plus marquée, vous venez de...

-- De Saint-Germain, interrompit le lieutenant, et je m'en vais à...

-- À Poissy ? peut-être, se hâta de dire le camarade, devançant à son tour la réponse.

-- Oui, de ce côté-là, à moins que je ne passe par Maisons.

-- Alors, nous ne pourrons pas faire route ensemble ; je m'en vas sur Achères ; c'est dommage d'être obligé de nous quitter, observa l'inconnu d'un ton qui démentait le regret et si obligeamment exprimé.

-- C'est singulier ! pensait Roger ; il a autant d'envie de tirer de son côté que moi de me débarrasser de lui.

Et il ajouta tout haut :

-- Il n'y a si bonne compagnie qu'on ne quitte...

-- Disait le roi Dagobert à ses chiens, interrompit facétieusement le colporteur vrai ou faux.

-- Et quand ma sœur se sera reposée une heure ou deux, nous nous remettrons en route, car nous avons encore du chemin à faire.

-- C'est vrai qu'elle doit être fatiguée c'te jeunesse, dit l'inconnu en examinant Régine avait plus d'attention qu'il ne l'avait fait jusqu'alors.

-- Oh ! c'est une brave fille, et pas bavarde avec ça... elle est sourde et muette.

-- Pas possible ! Ah ! la pauvre petite ! s'écria l'inconnu, qui cette fois semblait sincère.

-- Mon Dieu, oui ! mais ça ne l'empêche pas de savoir vendre, allez ! Elle fait l'article mieux que moi, dit Roger qui commençait à entrer dans son rôle.

-- Ma foi ! camarade ! dit l'autre, je n'ai pas grand chose à vous offrir ; pourtant si vous avez envie de casser une croûte et de boire un verre de vin, j'ai là dans mon sac de quoi souper tous les trois sur le pouce.

Roger hésita un instant, mais il crut lire dans les yeux de Régine qu'elle lui conseillait d'accepter.

-- Eh bien ! mon brave, ce n'est pas de refus, répondit-il en préparant l'escabeau pour la jeune fille et une botte de paille pour lui : -- À la bonne heure ! ça fait que nous pourrons causer un peu en mangeant, s'écria l'inconnu ; et je n'en serai pas fâché, car voilà trois jours que je suis tout seul et que j'avale ma langue.

Puis, comme s'il craignait d'en avoir trop dit, il se jeta à genoux pour ouvrir son paquet et Roger crut remarquer qu'il avait rougi après avoir parlé de son isolement.

Pour un colporteur qui court les foires, c'était assez extraordinaire.

-- Il faut que je sache à quoi m'en tenir sur cet homme, pensa l'officier.

Chapitre II

Les événements s'étaient succédés avec tant de rapidité et d'imprévu, depuis son évasion de l'hôpital de Saint-Germain, que Roger n'avait pas eu le temps de réfléchir.

L'expédition du Chêne-Capitaine, l'arrivée des Prussiens, l'incendie du taillis, la fuite à travers la forêt, tous ces épisodes s'enchaînaient fatalement les uns aux autres, et l'officier les avait subi sans commentaires.

Il lui manquait même cette consolation des malheureux qui consiste à échanger ses idées avec un ami, puisque l'unique compagne de ses dangers ne pouvait ni parler ni entendre.

En arrivant à la cabane, Roger espérait bien reprendre là le seul entretien qui fût possible avec Régine, c'est-à-dire user de l'ardoise ou des jetons qu'elle portait toujours avec elle pour causer par écrit.

Il avait tant de choses à lui dire, tant de nouvelles à lui demander de tous ceux qui lui étaient chers, qu'il aspirait à cet instant de conversation.

Délivré à l'improviste et condamné à fuir en toute hâte, le prisonnier ne s'était pas encore trouvé dans les conditions indispensables pour causer avec sa libératrice, et cependant, avant d'aller plus loin, il fallait de toute nécessité arrêter de concert la suite du plan d'évasion.

On peut donc aisément se figurer à quel point le contrariait la rencontre du colporteur.

Ce premier occupant de la hutte où il comptait se reposer et se renseigner, était un témoin aussi incommode que forcé.

De plus, il y avait dans sa personne et dans certaines nuances de ses discours et de ses allures quelque chose de mystérieux qui était bien fait pour inquiéter le lieutenant.

Peut-être Régine partageait-elle ses défiances, mais elle ne les laissait pas voir, car son compagnon, qui était habitué à lire dans ses yeux, n'y démêla pas d'autre expression que celle d'une curiosité très attentive.

Pendant que toutes ces pensées se pressaient dans la tête de Roger, l'inconnu achevait avec un empressement obligeant les préparatifs d'un souper improvisé.

Il avait tiré de sa valise un pain très blanc que les assiégés de Paris auraient payé bien cher, un poulet froid, du fromage et des pommes.

Il étala le tout sur un beau foulard rouge emprunté à sa pacotille pour en faire une nappe, et compléta ces apprêts séduisants en détachant de sa ceinture une outre de cuir qu'il posa devant lui avec un certain respect.

-- Vous voyez, camarade, que nous ne mourrons pas de faim, ce soir, dit-il gaiement.

-- Parbleu ? non, s'écria Roger, et je ne suis pas si riche que vous, car je n'ai pas pensé à me ravitailler à Saint-Germain ; j'étais si pressé...

-- Ça ne fait rien du tout. Quand il y en a pour un, il y en a pour trois, interrompit l'homme, sans relever la maladresse que l'officier venait de commettre en s'excusant.

Un colporteur, pressé au point d'oublier de manger, c'était un peu invraisemblable, et Roger, qui s'était aperçu trop tard de la faute, se hâta d'ajouter : -- Mais je crains de vous priver de vos provisions. Vous avez peut-être une longue route à faire.

-- Moi ! s'écria l'inconnu, mon voyage finira cette nuit, et demain, à pareille heure, d'une manière ou de l'autre, je n'aurai plus besoin de mes vivres.

Ce fut au tour de l'amphitryon de se mordre les lèvres, après avoir lâché cette phrase qui frappa vivement son interlocuteur.

-- Alors, votre tournée est finie ? demanda l'officier, en le regardant bien en face.

-- Non... non, ce n'est pas ça que je veux dire... mais vous savez, par là-bas, du côté de Maisons, on trouve tout ce qu'on veut...

-- Tiens ! je croyais que vous alliez à Achères.

Cette fois, Roger vit très distinctement une vive rougeur monter aux joues du colporteur, qui, au lieu de répondre, se mit à découper le poulet avec acharnement.

Ce n'était guère le moment d'insister ; mais il n'y avait plus à douter de l'existence d'un mystère, et tout en se proposant de l'éclaircir, le jeune homme se promit d'être lui-même de plus en plus circonspect.

Ce porteballe, dont le sac contenait des victuailles si abondantes, et qui ne savait pas au juste où il avait affaire, ne lui disait rien qui vaille.

Les espions devaient foisonner autour des lignes prussiennes et pouvaient prendre tous les costumes.

C'était le cas ou jamais de se défier.

-- Allons ! camarade, passez cette aile à la belle enfant qui me fait vis-à-vis, dit l'inconnu d'un air dégagé.

Roger se mit à servir Régine, qui ne fit aucune difficulté d'accepter, et on se mit à manger de bon appétit.

La jeune fille, très indifférente d'ordinaire aux détails matériels de la vie, paraissait ce soir-là prendre plaisir à cette réfection, qui arrivait d'ailleurs fort à propos, après une marche aussi longue et aussi pénible.

Le calme et la tranquillité qu'elle montrait rassuraient un peu l'officier qui avait la plus grande confiance dans la sagacité de sa compagne.

Néanmoins, tout en faisant honneur au souper, il ne négligeait pas d'examiner à la dérobée l'hospitalier camarade que le hasard lui avait donné.

Son physique disait fort peu de chose. C'était un homme d'un certain âge, c'est-à-dire approchant de la quarantaine, de taille moyenne, plutôt gras que maigre et doué de traits aussi réguliers qu'insignifiants.

L'expression dominante de son visage était la gaieté, une gaieté tempérée par une certaine réserve dont la cause n'apparaissait pas encore clairement.

Il y avait un sourire en permanence sur ses grosses lèvres et de l'inquiétude dans ses petits yeux gris, mais pas la moindre ruse.

L'ensemble manquait de distinction et cependant le teint n'était pas hâlé comme celui d'un homme que sa profession oblige à vivre perpétuellement au grand air.

Les mains, quoique larges et épaisses, n'avaient évidemment pas travaillé.

En somme, l'extérieur du personnage était à peu près celui d'un commis ou d'un petit bourgeois, mais pas tout à fait celui d'un marchand ambulant et pas du tout celui d'un ouvrier.

Le langage, du reste, ne démentait pas ces apparences vulgaires et Roger crut démêler dans le mélange de cordialité et de réticence qui caractérisait la conversation de l'inconnu un indice favorable.

-- Après tout, pensait-il, il peut avoir comme moi d'excellentes raisons pour se cacher et pas de mauvaises intentions.

Pendant qu'il concentrait sur ce problème toutes ses facultés, le repas continuait silencieusement, et, l'outre qui faisait office de bouteille passait à la ronde.

L'amphitryon surtout lui donnait de fréquentes accolades, et à mesure qu'elle se vidait, il semblait se dérider et se montrait plus causeur.

L'occasion était bonne pour le questionner adroitement, et c'est à quoi ne manqua pas l'officier.

-- Dites donc, camarade, demanda-t-il sans avoir l'air d'y attacher une grande importance, comment vont nos gens, là-bas, à l'armée de la Loire ?

L'inconnu fronça imperceptiblement le sourcil et répondit en haussant les épaules :

-- Ma foi ! je n'en sais rien ; je viens de courir la Normandie et je ne m'occupe que de savoir si les droguets et les cotonnades se vendent bien.

-- Moi aussi, parbleu ! mais ça n'empêche pas d'être Français, et tous ces Prussiens, ça me fait bouillir le sang de les entendre. Croiriez-vous qu'à Saint-Germain, ils disent tout haut dans les cafés que Paris ne tiendra pas huit jours...

-- Des vantards, quoi ! dit philosophiquement le colporteur.

-- Tout de même, je crois bien que les Parisiens n'en ont pas pour longtemps. J'ai vu hier un meunier qui a fait des fournitures avant le siège et qui connaît son affaire.

» Il me disait que les farines n'iraient pas à la fin de l'année...

-- Ce n'est pas vrai ! s'écria l'inconnu avec vivacité, Paris a du pain pour six semaines et du cheval pour quatre mois...

-- Comment le savez-vous ? demanda Roger.

-- Je... je l'ai entendu dire... vous savez, dans les foires, on cause... et... j'écoute, balbutia le camarade, visiblement embarrassé.

-- Oh ! ce n'est pas un reproche que je vous fais ; car moi j'ai beau vendre aux Allemands et gagner de l'argent avec eux, je suis Français avant tout, et, quand je trouve de bons patriotes comme vous, ça me remet le cœur.

-- À votre santé, camarade !

-- À la vôtre ! dit le colporteur en prenant des mains de son nouvel ami l'outre de cuir, sensiblement allégée.

-- Ma foi ! puisque vous êtes si bon garçon, dit Roger, vous allez me donner un petit renseignement.

-- À votre service, si j'en suis capable.

-- Savez-vous si on demande les passeports du côté de Maisons ?

-- Mais oui, comme partout.

-- C'est que j'ai peur que le mien ne soit pas en règle et je voudrais savoir...

-- Je ne pourrais pas vous dire, interrompit l'inconnu ; ça change suivant les endroits.

-- Mais vous en avez bien un, vous ?

-- Certainement ; et il est signé de deux commandants et d'un major...

-- Prussiens ?

-- Naturellement. Il y a dessus mon nom, Pierre Bourdier, si vous voulez le savoir, et puis le reste... né à Rouen, venant d'Évreux et allant à Beauvais.

Cette phrase remplie d'indications fut débitée avec une vivacité qui dénotait à la fois l'impatience d'être interrogé et la crainte d'être obligé de montrer ses papiers.

La nuance ne pouvait pas échapper à Roger, qui demeura convaincu d'avoir affaire à un faux colporteur et résolut dès lors d'agir en conséquence.

Pour le moment, il lui fallait bien subir cette compagnie assez équivoque, mais il se mit à rêver au meilleur moyen d'y couper court.

Le souper tirait à sa fin. Régine semblait parfaitement remise de ses fatigues, et il était temps de mettre à profit le reste de la nuit pour s'éloigner, sauf à décider en route quel itinéraire on devait suivre.

Il ne s'agissait donc plus que de trouver un prétexte pour lever la séance et surtout pour se séparer définitivement de l'inconnu suspect.

-- J'aimerais bien à attendre le jour ici, dit-il en achevant de croquer une pomme, mais nous avons du chemin à faire et je crois que d'ici à un petit quart d'heure, nous serons obligés de nous remettre en route...

-- Faut pas vous gêner, camarade.

Cette réponse fut faite sur un ton qui laissait percer un désir d'en finir, au moins égal à celui de Roger.

Et Roger allait se lever pour faire comprendre ses intentions à Régine, quand on frappa doucement à la porte de la cabane ; si doucement qu'il fallait une oreille attentive et exercée pour entendre.

Le camarade n'avait pas fait attention à ce léger bruit.

Quant à Régine, si elle avait tourné la tête du côté de la porte, ce ne pouvait être que par hasard ou par instinct, puisque son infirmité la mettait hors de cause.

Roger crut s'être trompé.

Le moyen en effet d'imaginer qu'à cette heure de nuit, un visiteur venait heurter à cette baraque perdue dans le bois.

Comment d'ailleurs ce visiteur aurait-il pu s'approcher sans trahir sa présence, en marchant par les sentiers couverts de feuilles et de branches sèches.

Au milieu du silence profond de ce coin sauvage de la forêt, le moindre craquement éveillait un écho.

À tout hasard cependant, l'officier se leva et dit à son hôte :

-- Vous n'avez rien entendu ?

-- Moi ? rien du tout, répondit le colporteur avec un air de surprise qui n'était évidemment pas joué.

-- J'avais cru qu'il y avait quelqu'un...

-- Où donc ?

-- Là !... derrière la porte.

-- Vraiment ?

-- Mais oui, j'aurais juré qu'on frappait.

-- C'est le vent, sans doute.

En donnant cette explication, l'inconnu ne paraissait pas très convaincu et son embarras fit venir un soupçon à Roger.

Serait-il d'accord avec quelque rôdeur pour nous trahir et nous livrer aux Prussiens, pensa-t-il.

À l'instant où cette idée se faisait jour dans son imagination surexcitée, on frappa de nouveau.

Cette fois, il n'y avait plus moyen de douter.

Un être humain venait d'annoncer sa présence et demandait à entrer.

Celui qui s'était donné le nom de Pierre Bourdier fut sur pied en moins d'une seconde et porta vivement la main sous sa blouse, comme s'il y eût cherché une arme.

Roger serra le manche de sa pioche qu'il avait eu soin de ramasser en se levant.

Tous les deux, oubliant leur défiance mutuelle, firent face à la porte.

-- Si c'est un Prussien... murmura l'officier.

-- Nous lui ferons son affaire, acheva le colporteur, pâle et serrant les dents.

Sa figure débonnaire avait pris tout à coup une expression résolue qui frappa Roger.

Régine n'avait pas bougé, quoique l'attitude de ses compagnons dût l'avertir d'un danger.

Peut-être avait-elle déjà réfléchi que les Allemands, au cas où ils auraient découvert la cabane, feraient moins de façons pour y entrer.

-- Êtes-vous prêt, camarade ? demanda le lieutenant.

-- À en assommer deux ou trois, oui.

-- Alors je vais ouvrir et vous pouvez compter que je vous aiderai.

Le visiteur, quel qu'il fût, devait ne rien perdre de ce dialogue, à travers les planches minces de la hutte, mais il n'en était sans doute pas effrayé, car il continuait à frapper avec la même régularité et la même douceur.

Si c'était un ennemi, il faut bien avouer qu'il ne procédait pas par la violence, car cinq minutes venaient de s'écouler en hésitations et en préparatifs de défense, et il lui eût été difficile de se montrer plus patient.

Peut-être aussi était-ce une ruse pour attirer au dehors les hôtes de la cabane, et Roger, qui soupçonnait un piège, manœuvra en conséquence.

La porte s'ouvrait en dedans.

Il fit signe à Régine et à Bourdier de se ranger de façon à ne pas se trouver dans le rayon lumineux de la lanterne, qu'il n'avait pas voulu éteindre, de crainte de confusion.

Lui-même se plaça de telle sorte qu'en tirant le battant il se trouvait couvert et à la portée de prendre en flanc l'ennemi.

Celui qui se présenta n'était pas bien redoutable.

À peine le passage fut-il libre qu'une forme grêle apparut sur le seuil, en même temps qu'une voix plaintive murmurait cette invocation : -- Mes bons messieurs, la charité s'il vous plaît.

Roger qui ne s'attendait pas à entendre la formule traditionnelle des mendiants, bondit de surprise et s'avança pour mieux voir ce singulier pauvre qui s'en allait quêter par les bois des aumônes nocturnes.

-- Entrez ! cria-t-il brusquement.

Et comme le nouveau venu ne se pressait pas de se montrer :

-- Entrez donc, sacrebleu ! répéta-t-il en allongeant le bras et en saisissant le solliciteur au collet.

Le mouvement fut exécuté avec tant de promptitude et de précision que la porte se trouva refermée et le mendiant jeté au milieu de la hutte, avant d'avoir eu le temps de répondre.

L'être si rudement introduit ne justifiait guère par son apparence humble et chétive les précautions prises contre lui.

C'était un enfant de treize ou quatorze ans tout au plus, dont la figure hâve exprimait la souffrance et dont la taille rabougrie n'avait rien de redoutable.

Il était vêtu de haillons sordides qui tenaient à peine sur son corps.

Ses pieds rougis par le froid étaient dépourvus de toute espèce de chaussure, ce qui expliquait comment il avait pu arriver sans faire de bruit jusqu'à la porte de la cabane.

Quant à sa coiffure, elle consistait uniquement dans une forêt de cheveux roux et emmêlés qui retombaient sur un front bas et cachaient à moitié ses yeux.

Cette misérable créature portait sur son épaule une maigre besace dont les poches aplaties ne pouvaient contenir que des croûtes de pain desséchées, si elles contenaient quelque chose.

Il eût été difficile à l'homme le plus endurci de rester sur la défensive en présence d'une pareille misère. Roger ne put se défendre d'un remords en pensant qu'il avait prolongé les souffrances de cet enfant en le laissant si longtemps dehors.

Il était tout honteux aussi d'avoir fait tant de stratégie en pure perte, et il se hâta de déposer son arme.

L'enfant ne paraissait nullement intimidé.

Il se tenait debout sur ses maigres jambes, les mains arc-boutées sur sa ceinture et, autant qu'on pouvait juger de la direction de son regard à travers les broussailles de sa crinière, il examinait Régine avec une attention toute particulière.

Si on avait voulu se lancer dans des conjectures hasardées, on aurait pu croire qu'il s'attendait à trouver un ou plusieurs hommes dans la hutte, mais que la présence d'une femme le déconcertait.

Vêtue comme elle l'était, Régine n'avait rien cependant qui pût exciter l'étonnement d'un enfant de la campagne.

-- Qu'est-ce que tu veux, petit ? demanda le colporteur qui observait le mendiant avec un reste de défiance.

-- La charité, mes bons messieurs, répéta le gamin, sur le même ton monotone.

-- Nous ne sommes pas millionnaires, reprit Pierre Bourdier ; mais si tu veux un morceau de pain, on te le donnera tout de même.

L'enfant ne répondit pas.

-- Voyons, as-tu faim ? demanda Roger.

-- Oh ! oui, mon bon monsieur !

-- Et soif aussi, hein ?

-- Oh ! oui, mon bon monsieur !

Cette psalmodie semblait avoir été apprise par cœur, car le petit la récitait comme une leçon.

-- Alors assieds-toi, et arrange-toi des restes, dit le colporteur en lui montrant une botte de paille et en poussant devant lui le pain, le fromage et l'outre aux trois quarts vide.

Le mendiant obéit sans mot dire, tira de sa poche un couteau à manche de corne et entama le souper.

Roger et le colporteur avaient repris leurs places et regardaient manger leur invité.

Ils ne tardèrent pas à échanger un coup d'œil.

La même pensée leur était venue.

Ce mendiant si affamé, au lieu de dévorer le régal inespéré qu'on lui offrait, jouait des mâchoires avec une lenteur singulière.

Les minces bouchées de pain qu'il se coupait semblaient avoir de la peine à passer dans son gosier et il fêtait médiocrement le fromage.

En somme, cette opération intéressante de se restaurer après un long jeûne, il l'accomplissait sans aucun enthousiasme.

-- Et d'où viens-tu comme ça, petit ? demanda Pierre Bourdier.

L'enfant avala lentement une croûte avant de répondre.

On aurait dit qu'il cherchait ses mots.

-- Mes bons messieurs, dit-il enfin, je me suis perdu dans la forêt.

-- Ah ! Et qu'est-ce que tu y faisais dans la forêt ?

Il y eut un nouveau silence, puis le gamin reprit en commençant par son invariable formule :

-- Mon bon monsieur, je m'en revenais de Carrières oùs'que j'avais mené les vaches à mon oncle.

-- Tu es donc du pays ?

-- Bien sûr que j'en suis.

-- Et pourrais-tu nous conduire à Maisons où à Achères ?

-- Pour ça, oui, dit vivement le mendiant, qui cette fois oubliait son refrain, je connais toutes les routes et je vous mènerais les yeux fermés.

-- Vraiment ! s'écria le colporteur. Alors, comment as-tu fait pour t'égarer ?

L'enfant, pris au piège tendu par Bourdier, le balança un instant sur ses genoux pliés et dit niaisement : -- Je ne sais pas.

-- Il est idiot, murmura Roger.

Le colporteur eut un clignement d'yeux qui signifiait :

-- Pas tant que vous croyez.

Puis il reprit tout haut :

-- Si tu veux nous montrer le chemin de Maisons, je te donnerai une belle pièce de vingt sous.

-- Je veux ben, mais faudra que j'aille avec vous, répondit l'enfant sans hésiter.

-- Ça nous va. Nous partirons quand tu auras fini de souper.

-- Oh ! je mangerai bien mon pain en marchant, dit le gamin en sautant sur ses pieds.

-- C'est singulier comme il est pressé de nous conduire, pensait Roger, quand il sentit que le colporteur lui glissait dans la main un objet qu'il venait de ramasser et qui avait dû tomber de la poche de l'enfant.

Il se leva et se tourna sans affectation pour examiner ce que Pierre Bourdier venait de lui remettre mystérieusement.

C'était un thaler prussien.

Cette découverte avait une signification à laquelle il était difficile de se méprendre.

Le thaler n'était pas venu tout seul dans la poche du mendiant, et ceux qui l'y avaient mis ne pouvaient être que des Prussiens.

Or, on n'est pas prodigue dans les armées allemandes, et si on y avait payé cet enfant, c'est qu'il avait rendu des services.

Toutes ces déductions on ne peut plus logiques se succédèrent rapidement dans l'esprit de Roger et il lui suffit de regarder le colporteur pour voir que les mêmes pensées lui étaient venues.

-- Minute, petit, nous ne sommes pas si pressés que ça, dit Pierre Bourdier, qui voulait sans doute se donner le temps de réfléchir avant de prendre un parti.

La situation se tendait considérablement.

Ce n'était pas que ce chétif gamin fût un ennemi bien redoutable et rien assurément n'eût été plus facile à deux hommes vigoureux que de s'en débarrasser.

Le chasser, l'enfermer dans la cabane, ils avaient le choix de tous ce moyens, mais ces expédients pouvaient ne remédier à rien et le danger subsistait tout entier.

Qui prouvait que les Prussiens n'étaient pas cachés quelque part dans les environs et tout prêts à accourir au premier signal ou au premier cri de l'enfant ?

Cependant, à force d'y penser, Roger finit par se dire que l'hypothèse était peu probable.

L'empressement du mendiant à se mettre en route semblait indiquer d'autres projets.

L'intention de trahir semblait évidente. Tout annonçait que le misérable drôle méditait de conduire les hôtes de la cabane tout droit dans les lignes prussiennes, et qu'il s'offrait comme guide dans cette intention perfide.

Refuser sa proposition n'était pas malaisé, mais alors comment l'empêcher de suivre à distance les fugitifs pour les dénoncer au premier poste ennemi qui se trouverait sur la route ?

Toutes ces questions étaient fort embarrassantes à résoudre et le premier point était de se concerter.

L'action du colporteur ramassant le thaler avait dissipé tous les soupçons de Roger à son endroit, et cette pensée d'avoir rencontré un allié sûr consolait un peu l'officier de cette fâcheuse aventure.

Mais il cherchait un moyen de causer avec lui sans être entendu de l'enfant et sans exciter sa défiance.

L'affreux gamin s'était accroupi de nouveau et s'était remis à peler une pomme, probablement pour se donner une contenance.

Sa physionomie qui s'était animée un instant, quand il avait été question de partir, avait reprit son expression stupide.

Mais ses deux grandes oreilles pointaient sous ses cheveux roux comme pour rappeler aux voyageurs que leurs moindres paroles seraient recueillies.

Le colporteur avait ses coudes sur ses genoux et son menton dans sa main.

Il rêvait évidemment au moyen de sortir d'embarras et de se débarrasser sans violence de la malencontreuse compagnie du mendiant.

Quant à Roger, il cherchait instinctivement les yeux de Régine où il était habitué à lire dans les situations difficiles.

Mais quelle apparence que la jeune fille pût lui venir en aide, elle que son infirmité condamnait à rester étrangère à tous les événements extérieurs.

Le silence était profond et l'enfant lançait à la dérobée des regards interrogateurs sur ses hôtes.

Il avait l'air de se demander pourquoi ils ne parlaient pas.

La surprise de l'officier fut extrême quand il vit Régine prendre son sac, l'ouvrir et en tirer quelques pièces de menue monnaie et un jeu de cartes.

Il eut un instant la pensée qu'elle devenait folle, mais elle paraissait très calme et sa figure, tout à l'heure grave, était devenue souriante.

Elle posa le jeu devant elle avec un sang-froid parfait, et avança une pièce d'argent.

Le gamin l'observait avec stupéfaction et ne bougeait pas.

Seulement Roger remarqua l'éclair qui passa dans ses yeux au moment où la jeune fille étalait son petit trésor.

Elle toucha doucement le bras du mendiant et le questionna d'un signe de tête.

-- Jouer ! vous voulez jouer ? demanda le drôle qui avait compris.

-- Oui, dit le mouvement de Régine.

-- Je veux bien ! je sais jouer à la bataille, cria joyeusement le gamin en saisissant les cartes.

-- Tiens ! tiens ! c'est une idée, murmura le colporteur, en lançant à l'officier un coup d'œil oblique.

-- Ça te va, hein, petit, de gagner dix sous avant de te mettre en route, dit Roger.

-- Oh ! oui, mes bons messieurs, ça me va joliment, soupira l'enfant en reprenant son air lamentable.

-- Et si tu perds, avec quoi payeras-tu ? demanda Pierre Bourdier d'un air goguenard.

-- Je ne perdrai pas, dit vivement le petit misérable.

À cette affirmation qui révélait l'intention de tricher, le lieutenant ne put s'empêcher de rire, mais son camarade qui ne perdait pas de vue les choses importantes se leva en disant : -- Je crois que nous avons le temps d'aller fumer une pipe dehors ; l'odeur du tabac incommoderait c'te jeunesse et elle pourra s'amuser un peu avec le mioche pendant que nous tirerons quelques bouffées.

-- Ça y est ! s'écria Roger qui avait compris et qui ne savait laquelle admirer le plus de l'ingénieuse idée du colporteur ou de l'heureuse fantaisie de Régine.

Le gamin mêlait déjà les cartes avec une ardeur fiévreuse qui ne nuisait du reste en rien à sa dextérité.

Les as et les figures voltigeaient sous ses doigts crochus avec une rapidité incroyable et il faisait craquer le jeu avec l'aplomb d'un escamoteur de profession.

Les deux nouveaux amis avaient bien cru surprendre sur ses traits chafouins l'expression passagère d'un soupçon quand ils avaient parlé de sortir, mais la cupidité avait bien vite pris le dessus.

-- Allons, petit, bonne chance, dit Pierre Bourdier en ouvrant la porte, et tiens-toi prêt à filer quand j'aurai fini ma bouffarde .

-- Soyez tranquille, murmura le drôle sans se retourner.

La partie était déjà commencée, et Régine ramassait avec un sérieux parfait les rares levées que son adversaire lui laissait faire.

Pour compléter la mise en scène, le colporteur avait mis en évidence une pipe de terre et une blague bien garnie où Roger avait fait mine de puiser.

Dès qu'ils eurent franchi le seuil et soigneusement refermé le battant délabré qui défendait l'entrée de la hutte, les camarades échangèrent un serrement de main, et Pierre Bourdier murmura à l'oreille de Roger cette phrase concise : -- Là, derrière le rocher.

Dix secondes après ils se trouvaient face à face à quinze pas et en contrebas de la cabane.

Un gros bloc de grès surplombait le creux choisi par le colporteur pour y entamer l'urgente conférence qui les réunissait.

Ce fut lui qui parla le premier.

-- Monsieur, dit-il en changeant de ton et de langage, vous vous êtes défié de moi comme je me suis défié de vous, mais je pense qu'à présent vous êtes fixé.

-- Certainement, dit Roger qui conservait encore un reste d'inquiétude et qui ne voulait se livrer qu'à bon escient.

-- Allons, reprit l'homme à la blouse grise, je vois bien qu'il faut que je me confesse le premier, car nous n'avons pas de temps à perdre.

» D'abord, je ne suis pas plus colporteur que vous.

-- Ah ! dit froidement l'officier qui se méprenait encore sur l'intention cachée dans la fin de la phrase.

-- Écoutez, monsieur, continua le colporteur sans se déconcerter, je ne sais pas faire de beaux discours, mais je suis franc comme l'osier et je crois que je me connais un peu en physionomies.

» Il y a une heure que j'ai deviné votre déguisement.

Roger fit un haut-le-corps et recula d'un pas.

-- Oh ! je ne vous demande pas votre secret, mais j'ai bien le droit de vous dire le mien.

» Tel que vous me voyez, je suis chargé de dépêches importantes du général qui commande l'armée de la Loire, et je m'en vais à Paris, à travers les lignes allemandes.

» Si je suis pris, je serai fusillé sans rémission.

» Vous n'avez qu'à dire un mot ou à faire un signe à ce misérable môme qui est là, et l'affaire sera dans le sac.

» Vous défiez-vous encore de moi ?

Ces derniers mots furent prononcés avec tant de simplicité qu'ils triomphèrent de toutes les hésitations de Roger.

-- Vous êtes un brave homme, dit-il d'une voix émue en tendant à son nouvel ami une main que celui-ci serra cordialement.

-- Ma foi ! je le crois, répondit en riant le prétendu colporteur.

-- Et je ne veux pas être en reste avec vous, ajouta le lieutenant. Je suis officier, j'ai été blessé et fait prisonnier il y a deux mois ; je me suis évadé ce soir de l'hôpital de Saint-Germain, et si je tombe entre les mains des Prussiens, mon affaire ne sera pas beaucoup plus longue que la vôtre.

-- Sacrebleu ! s'écria Pierre Bourdier, j'espère bien qu'ils ne nous prendront ni l'un ni l'autre. Quant à cette... cette dame...

-- C'est à elle, c'est à son dévouement que je dois ma liberté, et...

-- Vous me conterez ça plus tard ; pour le moment, ce qui presse, c'est de nous tirer de ce guêpier en nous débarrassant de ce petit gredin de mendiant.

-- Oui, mais, si vous en trouvez le moyen, vous serez plus habile que moi :

-- Le moyen ? je l'ai, reprit le colporteur.

-- Voyons ce moyen, demanda Roger.

-- Oh ! il est très simple, répondit le faux colporteur ; seulement il se rattache à un plan qui pourrait bien ne pas vous convenir.

-- Dites toujours.

-- Avant tout, j'ai besoin de savoir ce que vous comptez faire.

-- Comment cela ?

-- Oui, vous m'avez dit que vous étiez prisonnier à Saint-Germain, que vous aviez réussi à vous évader, grâce au concours de cette jeune fille, ce qui ne m'étonne pas, vu qu'elle me paraît très intelligente ; mais je ne sais pas où vous voulez aller.

-- Le plus loin possible des Prussiens, répondit assez évasivement l'officier, qui n'était pas encore tout à fait délivré de ses soupçons.

-- C'est entendu ; mais c'est plus facile à dire qu'à faire, car ces gueux-là sont partout et, de quelque côté que vous marchiez, il faudra toujours que vous traversiez leurs lignes.

-- Qu'importe alors le chemin que je prendrai ? dit Roger avec l'insouciance d'un homme résigné à tous les malheurs.

-- Il importe énormément, au contraire, et je vais vous dire pourquoi.

» Moi je retourne à Paris, comme je vous l'ai avoué tout à l'heure, et je suis décidé à y arriver ou à périr en route.

» Quand j'en suis sorti, il y a quinze jours, je n'ignorais pas à quoi je m'exposais et ce n'est pas après avoir eu le bonheur de remplir la moitié de ma mission que je vais renoncer à la compléter.

» Vous, au contraire, vous avez parfaitement le choix.

-- Quel choix ? demanda le lieutenant, légèrement impatienté de ces préambules.

-- Mais de rejoindre une de nos armées de province ou de rentrer au corps où vous serviez, quand vous avez été pris car, je ne vous fais pas l'injure de supposer que vous pensez à regagner tranquillement vos foyers quand la France agonise.

En prononçant ces derniers mots, Pierre Bourdier s'était transfiguré.

Il y a des situations qui ont le pouvoir d'élever les hommes et le langage vulgaire du colporteur s'épurait naturellement en parlant des malheurs de la patrie.

-- Vous avez raison et vous êtes un brave garçon, dit Roger, vivement touché de ce changement.

-- Oh ! j'en étais bien sûr et je savais bien à qui j'avais affaire ; on ne se risque pas à courir les champs au milieu de gaillards qui ne demandent qu'à vous mettre douze balles de plomb dans la cervelle, quand on n'est pas un peu physionomiste.

-- Vous vous êtes pourtant défié de moi d'abord, dit l'officier en souriant.

-- Pas longtemps, et je crois que sous ce rapport-là, vous ne me devez rien, répondit finement Pierre Bourdier.

Ce fut au lieutenant à rougir quelque peu de ses préventions, mais le digne colporteur n'eut pas l'air de s'en apercevoir.

-- Nous disons donc, reprit-il, que d'ici vous pouvez tout aussi bien manœuvrer pour arriver jusqu'à nos vieilles fortifications de Paris qui tiennent encore bon et qui tiendront longtemps, je l'espère...

-- Que Dieu vous entende ! murmura Roger.

-- Ou, au contraire, filer à petites journées sur la Normandie ou sur le Maine, et, comme tout chemin mène à Rome, rattraper l'armée du Nord ou l'armée de la Loire.

-- C'est vrai, dit tout bas l'officier, très frappé de la netteté avec laquelle son nouvel ami exposait les deux alternatives.

-- C'est une affaire de goût, reprit gaiement Pierre ; on peut être utile à son pays d'un côté comme de l'autre, et on peut se faire tuer pour lui, à droite aussi bien qu'à gauche.

» Il y a maintenant de la gloire partout et du danger pour tout le monde.

-- Et je n'en donnerai pas ma part, dit Roger en se redressant.

-- Eh bien ! alors camarade, choisissez, demandez, faites vous servir, s'écria le colporteur dont le naturel facétieux reprenait facilement le dessus.

-- Je... je ne sais pas, je ne suis pas encore décidé, murmura le lieutenant qui n'avait pas encore eu une seconde pour s'entendre avec Régine, et qui ne voulait rien faire sans la consulter.

-- Je peux vous aider, si vous voulez, reprit Bourdier, car je connais tout ça comme ma poche, et si ce sont des renseignements qu'il vous faut, j'en ai une poignée à votre service.

-- Dites toujours, mon ami.

-- D'abord, le chemin de la province est, sans comparaison, bien plus facile.

» Vous comprenez que les Allemands ne couvrent pas tout le pays et que nos mobiles leur donnent assez de besogne pour qu'ils n'aient pas de temps à perdre à empoigner des gens isolés qui courent les campagnes.

-- C'est probable, en effet.

-- C'est sûr et, avec un peu d'adresse, vous leur glisserez entre les jambes.

» Je vous donnerai, si vous vous décidez pour l'Ouest, un petit itinéraire qui vous mènera au camp de Conlie, aussi aisément que si vous allez de Paris à Saint-Cloud.

-- Vous croyez ?

-- Je le crois si bien que je peux vous indiquer toutes vos étapes, comme si un intendant les marquait sur votre feuille de route.

» Tous les soirs, ou plutôt tous les matins, car il vaut mieux voyager la nuit et se reposer le jour, vous arriverez chez un bon paysan de ma connaissance, qui vous recevra à bras ouverts, quand vous lui aurez dit le mot de passe que je vais vous communiquer.

-- Et Régine ne courrait pas de dangers, dit tout bas l'officier en se parlant à lui-même.

-- Moins que dans cette satanée forêt, je vous en réponds.

» Sans compter que je vous donnerai avant de vous quitter une petite leçon, sur la manière de porter la balle et de débiter la marchandise, car ça me connaît, et, entre nous, vous ne me paraissez pas fort dans les façons du métier.

» Rien qu'à la manière dont vous avez posé votre ballot en entrant, j'avais vu que vous n'étiez pas de la partie.

-- C'est vrai, dit Roger en soupirant, et je crois que je ne tromperais personne.

-- Bah ! on s'y fait ; ce n'est pas si difficile après tout que de jouer la comédie de société, et je me charge de faire votre éducation en moins d'une heure.

-- Ce parti est encore, je crois, le plus prudent, reprit l'officier.

-- Ça ne fait pas de doute. Maintenant, voyons l'autre.

» Marcher sur Paris, c'est un peu plus rude. Là, il n'y a plus moyen d'esquiver la difficulté. Deux lignes de postes prussiens à percer, la Seine à passer trois fois, et, pour le bouquet, la chance d'attraper une balle française en débarquant au milieu de nos francs-tireurs qui ont la manie de brûler de la poudre à tort et à travers, surtout la nuit.

-- Encore, si j'étais seul, murmura le lieutenant, mais avec Régine...

-- Seulement, reprit Pierre Bourdier sans avoir l'air d'entendre cette réflexion, au bout de tout cela, il y a Paris et les amis, les parents, les sœurs, les fiancées qu'on y a laissés...

Sa voix était devenue vibrante et ses yeux brillaient.

-- Je parle pour moi, ajouta-t-il doucement.

-- Mais, s'écria Roger, moi aussi, j'ai à Paris des amis, des frères d'armes, une... une parente.

-- Et puis, continua le faux colporteur, il y a... il y a la France.

-- La France ? répéta l'officier que l'émotion gagnait visiblement.

-- Oui, car tant que Paris tiendra, notre patrie ne sera pas morte, et si Paris succombe... eh bien ! j'aurai du moins la consolation de finir avec la ville où je suis né.

Roger ne se possédait plus. Il saisit la main de l'héroïque compagnon que Dieu lui envoyait et il répondit : -- Nous partirons ensemble, quand vous voudrez.

-- J'étais bien sûr que vous viendriez avec moi, dit Pierre Bourdier dont l'exaltation avait subitement fait place à un air de froide résolution ; je me connais en hommes et je savais depuis une heure que je pouvais compter sur vous, comme vous pouvez compter sur moi.

-- Nous arriverons ou nous mourrons tous les trois, dit simplement Roger.

-- Écoutez-moi, reprit le brave messager, c'est la quatrième fois que je tente l'aventure, et je connais le pays, comme vous connaissez votre compagnie. Je l'ai parcouru sept ans comme facteur rural et comme agent voyer ; c'est vous dire que vous pouvez vous en rapporter à moi pour le chemin qu'il faut prendre.

-- Je ne crains qu'une chose, c'est de vous gêner.

-- Au contraire, mon officier, dit gaiement Pierre, l'union fait la force c'est gravé autour des pièces de cent sous et vous verrez que la devise est bonne.

-- Oui, objecta Roger, mais avez-vous pensé qu'une femme n'a ni la force, ni l'énergie qu'il nous faudra... Je crains que ma compagne...

-- La jeunesse qui est avec vous ? mais je serais bien fâché qu'elle ne fût pas de l'expédition et c'est même sur elle que je compte le plus pour nous aider.

-- Je ne doute pas de son courage, dit l'officier, mais...

-- Mon cher camarade, dit le faux colporteur, celle qui a eu l'esprit d'occuper ce petit monstre pour nous donner le temps de causer ici est en état d'en remontrer à tous les Prussiens de Bismarck.

» Croyez-moi, si nous avons des embarras pendant le voyage, c'est elle qui nous en tirera.

Roger pensait au fond comme son nouvel ami et aurait eu mauvaise grâce à insister.

-- Dieu nous protègera, reprit-il d'un ton ferme, et je suis prêt à vous suivre.

-- Que faut-il faire ?

-- D'abord, nous débarrasser de ce scélérat de gamin, qui nous vendrait avant que le jour se lève, si je n'y mettais ordre. Je connais cette race de vipères et je sais le moyen de les détruire.

-- Dites vite alors, car il y a longtemps que nous causons et je crains qu'il ne se doute de nos projets.

-- Pas de danger, il est trop occupé à tricher votre demoiselle.

En effet, depuis que les deux amis étaient sortis, le silence n'avait pas été troublé à l'intérieur de la cabane.

-- Vous allez voir comment je vais m'y prendre, dit Pierre Bourdier.

À ce moment, un bruit étrange perça les planches disjointes de la hutte.

Roger tressaillit et son compagnon se retourna vivement.

Le bruit qu'on entendait ressemblait à un trépignement, et il fallait qu'il fût bien fort pour arriver jusqu'aux deux amis.

-- Écoutez ! dit Roger.

-- On dirait qu'on se bat dans la cabane.

-- Ou qu'on marche à travers le bois.

-- Non, les branches craqueraient. C'est bien le bruit d'une lutte.

-- Mais c'est impossible... Régine est seule avec cet enfant.

-- Le petit gueux est capable de chercher à l'étrangler pour lui prendre son argent, murmura Pierre Bourdier.

-- Courons alors, s'écria l'officier frappé de cette idée qui ne lui était pas venue d'abord.

-- Ma foi ! je crois que vous avez raison ; nous reprendrons la conversation tout à l'heure, mais le plus pressé est d'aller voir ce qui se passe là-bas.

Et le brave colporteur s'élança, suivi de près par Roger.

Au moment même où ils dépassaient le gros bloc de grès qui surplombait le ravin, la porte de la hutte s'ouvrait brusquement, et une forme humaine apparaissait sur le seuil.

-- Ah ! gredin ! s'écria Pierre Bourdier.

Il ne fit qu'un bond jusqu'à la cabane ; mais au moment où il allait saisir au collet le mendiant -- car c'était bien lui qui venait de se montrer -- le drôle se baissa si adroitement que le bras du colporteur ne rencontra que le vide.

Avant qu'il eût le temps de redoubler le coup, l'enfant s'était dérobé.

Jamais serpent ne glissa plus subitement entre les mains d'un homme prêt à l'écraser.

Pierre Bourdier se retourna, mais trop tard, car le petit monstre tournait déjà le coin de la cabane.

-- Oh ! je te rattraperai bien, dit le messager de l'armée de la Loire en prenant sa course.

Le gamin s'était jeté dans un taillis. On ne le voyait plus mais on l'entendait.

Bourdier jugea sans doute qu'il y avait un grand intérêt à ne pas le laisser échapper, car il sauta après lui dans le bois et se mit à le poursuivre.

La nuit était noire, et quelques secondes après, ils avaient disparu tous les deux.

Tout cela s'était passé en moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, et Roger était resté immobile de surprise et muet de terreur.

Le souvenir de Régine lui revint, plus vif et plus poignant.

Courir après le mendiant était inutile, puisque Pierre Bourdier était déjà à ses trousses.

Le lieutenant se précipita dans la cabane.

La porte était restée ouverte, mais une obscurité profonde régnait sous ce toit bas et dépourvu de fenêtre.

La lumière avait dû être éteinte dans la lutte.

-- Régine ! où êtes-vous ? cria Roger, oubliant dans son trouble que la pauvre enfant ne pouvait pas l'entendre.

Bien entendu, personne ne lui répondit.

Roger s'avança à tâtons, les bras étendus en avant et marchant avec précaution, car il tremblait de mettre le pied sur le corps de la jeune fille.

Son cœur battait à rompre sa poitrine, et il tremblait si fort que par deux fois il fut obligé de s'appuyer au mur pour ne pas tomber.

Ses mains ne rencontrèrent que le vide et la pensée que Régine avait été emmenée hors de la cabane lui traversa l'esprit.

Il était, en effet, peu probable que l'enfant eût osé l'attaquer seul et il se pouvait que d'autres misérables fussent venus à son aide.

Dans cette anxiété, l'officier se baissa pour chercher la lanterne éteinte, et, au moment où il explorait le plancher, un bras se posa sur le sien.

-- Vivante ! s'écria-t-il.

C'était vrai.

Régine lui serrait doucement le poignet, comme pour lui faire comprendre, par cette pression, qu'elle avait échappée à l'attaque du mendiant.

En même temps, un hasard heureux fit que les doigts de Roger rencontrèrent sur le sol la boîte d'allumettes dont Pierre Bourdier s'était servi.

Retrouver la lanterne renversée, ce fut l'affaire d'un instant, quoique le trouble où il était nuisît beaucoup à la précision de ses mouvements.

Dès qu'il put embrasser d'un coup d'œil le théâtre de la scène, il poussa un cri de joie.

La jeune fille était assise sur l'escabeau où il l'avait laissée, et, quoique fort pâle, elle ne semblait ni blessée, ni même trop effrayée.

Elle passait sa main sur son front comme pour chasser un mauvais rêve.

Ses vêtements étaient en désordre, mais c'était la seule trace que la lutte eût laissée sur sa personne.

L'intérieur de la cabane en avait gardé davantage.

La paille avait été dispersée et foulée aux pieds ; les cartes éparses de tous les côtés semblaient avoir été jetées à la volée, et quelques pièces d'argent brillaient çà et là sur le sol.

Le sac qui les contenait avait dû être arraché violemment et il s'était sans doute ouvert à moitié dans la vivacité de l'action.

Il suffisait de regarder tous ces débris pour comprendre la scène.

Le petit misérable, enivré par la vue de ce trésor qu'il croyait peut-être plus considérable, avait dû méditer de se l'approprier par la force.

Enhardi par l'absence prolongée des deux amis, il avait cru avoir facilement raison d'une femme seule et il s'était jeté sur Régine.

Cette attaque sauvage ne s'accordait guère avec les intentions d'espionnage qu'on pouvait lui supposer, mais la satisfaction immédiate de sa cupidité avait dû l'emporter sur l'espoir lointain de toucher la prime promise par les Prussiens aux traîtres qui les servaient.

Il avait pu compter, d'ailleurs, pour s'assurer l'impunité et le moyen de fuir, sur l'infirmité qui ne permettait pas à la jeune fille d'appeler au secours.

-- Pierre Bourdier avait raison, murmura Roger, et c'est un miracle que ce drôle ne l'ait pas tuée.

Rassuré sur le sort de son amie, le lieutenant ne l'était pas du tout sur la suite de cette funeste aventure.

Il fallait absolument prendre un parti, et le prendre sur-le-champ, car les moments étaient précieux.

Tout en cherchant à lire dans les yeux de Régine qu'il aurait bien voulu consulter, Roger prêtait l'oreille.

Son compagnon s'était lancé à la poursuite du mendiant, et, soit qu'il l'eût atteint, soit qu'il eût perdu sa piste dans le taillis, il aurait dû reparaître.

Et cependant, la forêt restait silencieuse.

-- Que faire ? murmurait tristement l'officier.

Jamais sa situation n'avait été plus embarrassante, depuis son évasion de l'hôpital de Saint-Germain.

Les dangers qu'il avait couru dans la clairière du Chêne-Capitaine étaient de ceux qu'un cœur ferme peut braver, mais l'incertitude abat souvent les plus solides courages et Roger ne savait à quoi se décider.

Toute résolution était périlleuse dans l'isolement où le laissait l'absence de Pierre Bourdier.

L'attendre, c'était courir le risque d'être pris, car la nuit s'avançait et, avec le jour, les Prussiens pouvaient venir.

Partir, se lancer à travers la forêt, c'eût encore été possible quand il s'agissait de gagner la Normandie. Mais, depuis que son nouvel ami lui avait parlé de la possibilité de rentrer à Paris, le cœur de Roger s'était enflammé à l'idée de retrouver Renée de Saint-Senier, qu'il savait exposée aux privations et aux dangers du siège.

Il était décidé à tenter l'entreprise et à risquer sa vie pour revoir celle qu'il aimait.

Mais les chances de succès devenaient bien improbables sans le secours de Pierre Bourdier, et l'idée d'entraîner Régine à une mort presque certaine le faisait trembler.

D'ailleurs, il se serait reproché de partir sans s'inquiéter de ce rude compagnon que la Providence lui avait envoyé.

Encore, s'il avait pu échanger ses pensées avec Régine, mais, il ne se sentait pas le courage d'entamer un entretien par signes.

Ce fut elle qui vint à son secours.

Elle avait repris ce sang-froid qui ne l'abandonnait presque jamais, et on n'aurait pas soupçonné, à la voir si calme, qu'elle venait à peine d'échapper à une odieuse violence.

Roger la vit ouvrir le sac qu'elle avait remis à sa ceinture et en tirer une ardoise sur laquelle elle se mit à écrire avec un morceau de craie.

Il se pencha avidement et il épela ces mots tracés d'une main ferme :

-- Il faut partir.

-- Partir ! s'écria-t-il douloureusement, mais elle ne sait pas où je veux aller, la pauvre enfant.

Régine leva sur lui ses grands yeux qui brillaient d'intelligence et de résolution, effaça l'inscription et sous ses doigts apparut une autre phrase que Roger lut avec stupéfaction.

-- On nous attend à Paris et nous pouvons y être demain.

-- À Paris ! s'écria l'officier ; on dirait qu'elle lit dans ma pensée.

Et il saisit la main de Régine pour la serrer dans les siennes.

Paris ! ce nom magique lui avait tout fait oublier.

L'absence de Pierre Bourdier, les dangers terribles du voyage, tout s'effaçait devant cette courageuse résolution de la jeune fille si simplement exprimée.

-- Oui, nous irons à Paris, dit Roger enthousiasmé, oui, nous y serons demain, car Dieu qui nous a déjà sauvés ce soir de l'ennemi, des espions et de l'incendie, Dieu ne permettra pas que cette noble enfant périsse.

Régine était déjà debout et se chargeait de son sac qu'elle venait de refermer avec soin.

Roger prit son ballot sur son dos et se précipita avec elle hors de la cabane.

Roger avait à peine franchi le seuil de la cabane qu'il s'arrêta court.

Il venait de céder à un premier mouvement d'enthousiasme irréfléchi ; mais les terribles réalités de la situation s'imposaient de telle sorte que le calme devenait de nécessité absolue.

Peut-être l'impression du froid très vif qui glaçait l'air extérieur contribua-t-elle à rappeler le lieutenant à lui-même.

Toujours est-il qu'il arrêta Régine et lui montra la lumière qui brillait encore dans la hutte.

Dans sa précipitation il avait négligé d'éteindre la lanterne et cette clarté insolite pouvait attirer des rôdeurs de nuit.

La visite du mendiant n'avait pas eu d'autre cause, et il importait aux fugitifs de ne pas laisser là de traces de leur passage.

D'ailleurs, l'ennemi était peut-être à leurs trousses, et le hasard qui avait amené les Prussiens à la clairière du Chêne-Capitaine, pouvait tout aussi bien les conduire dans ce coin de la forêt.

Roger rentra donc pour souffler la bougie, rallumée si mal à propos.

En retrouvant les débris du souper qui jonchaient le sol, il s'applaudit de ne pas avoir omis cette précaution, et avant d'éteindre, il poussa du pied dans un coin tous ces restes accusateurs.

Ce mouvement lui fit rencontrer une autre pièce de conviction beaucoup plus difficile à faire disparaître.

Il heurta un gros paquet, en tout semblable à celui qu'il portait sur son dos.

C'était la balle du faux colporteur que son propriétaire avait déposée là, et, à laquelle il n'avait guère pensé en se lançant à la poursuite du petit vagabond.

Cette trouvaille inattendue réveilla tous les remords du lieutenant.

Il se demanda -- et, cette fois très sérieusement -- s'il avait le droit d'abandonner ainsi un généreux compagnon qui venait de se dévouer pour les délivrer d'un espion dangereux.

La valise contenait des étoffes et des draps sur lesquels Pierre Bourdier comptait pour jouer son rôle de marchand ambulant.

C'était comme un dépôt sacré qu'il avait laissé à la garde de son nouvel ami et Roger, en s'éloignant, allait laisser ce gage précieux à la merci du premier venu.

-- Non ! c'est impossible, murmura-t-il ; cet homme a eu confiance en moi, si je partais sans l'attendre, je serais un lâche.

Pendant qu'il réfléchissait, Régine était entrée dans la cabane.

Elle lui prit le bras, l'attira doucement à la porte et lui montra le ciel.

Un petit coin de la voûte céleste apparaissait à travers les branches des grands arbres et les sept étoiles de la grande Ourse brillaient de ce vif éclat qui annonce les grands froids de l'hiver.

L'officier n'avait pas fait une étude particulière de l'astronomie, mais il comprit l'intention de la jeune fille.

La constellation, en déclinant sur l'horizon, indiquait aux voyageurs que la nuit s'avançait et le geste de Régine signifiait : -- Il est temps de partir.

-- Ah ! elle ignore tout ! se dit Roger, elle n'a pas entendu ce que m'a dit ce brave camarade. Qui sait même si elle ne se défie pas encore de lui ?

» Comment lui faire comprendre que nous lui devons de la reconnaissance et qu'il peut contribuer puissamment à nous sauver ?

Toutes ce pensées se pressaient dans la tête du lieutenant, plus perplexe que jamais.

Mais la décision dont il manquait surabondait chez Régine qui n'avait pas les mêmes raisons que lui pour hésiter.

Sans attendre un consentement qui tardait trop à venir, elle rentra dans la hutte, ramassa la lanterne, l'ouvrit, en tira la bougie, l'éteignit et la jeta au loin dans les broussailles.

Il était impossible de dire plus clairement :

-- Je devine ce que vous vouliez faire, je le fais et maintenant il faut nous mettre en route.

Roger ne répondit que par un gémissement.

Il se sentait vaincu et il cédait devant cette volonté virile dont il avait déjà plus d'une fois subi l'ascendant.

Le sentiment qui le portait à attendre le retour de Pierre Bourdier laissait place à une sorte de confiance superstitieuse en Régine.

Il semblait qu'elle lui portât bonheur et que la Providence, qui veillait sur lui depuis son évasion, se manifestât par les actes hardis de la mystérieuse jeune fille.

D'ailleurs, elle aussi s'était dévouée, et il lui devait au moins autant de reconnaissance qu'à son camarade de hasard.

Il se retourna pour donner un dernier coup d'œil à cette misérable hutte, et il se représenta le pauvre colporteur arrivant tout épuisé de sa course et ne trouvant plus l'ami sur lequel il comptait.

-- Après tout, murmura-t-il, mon départ ne l'empêchera pas de se sauver.

» Qui sait même s'il ne passera pas plus facilement sans nous à travers les lignes prussiennes ?

Au moment où cette réflexion lui venait fort à propos pour rassurer sa conscience troublée, il crut percevoir un bruit lointain.

-- Serait-ce lui qui revient ? se demanda Roger, en prêtant l'oreille.

Après quelques secondes d'attention, il reconnut que le bruit partait précisément du côté où Pierre Bourdier avait disparu.

On marchait dans la forêt et on marchait dans la direction de la cabane, car le son arrivait de plus en plus distinct. Régine qui ne pouvait pas entendre, manifestait une vive impatience.

Elle avait pris la main de Roger et cherchait à l'entraîner.

Celui-ci, le cou tendu, cherchait à reconnaître d'où provenait ce roulement sourd qui réveillait l'écho de la futaie.

C'était plus fort et plus régulier que les pas d'un homme seul qui court à travers bois.

Bientôt, l'officier distingua le martelage cadencé des fers de chevaux résonnant sur la terre durcie.

À coup sûr, le colporteur ne pouvait pas être mêlé à cette cavalcade que le lieutenant jugeait assez nombreuse.

Son habitude des choses de la guerre lui permit de reconnaître presque aussitôt l'allure réglementaire des chevaux d'escadron.

Il n'y avait plus à en douter.

C'était une ronde de cavalerie qui arrivait, comme s'il eût été écrit que les fugitifs dussent épuiser toutes les mauvaises chances en rencontrant successivement les différents corps de l'armée allemande.

-- Le sort en est jeté, dit Roger entre ses dents.

Et il suivit Régine qui l'entraînait.

Il était véritablement temps de fuir. Les cavaliers venaient de prendre le trot et on pouvait se demander s'ils n'avaient pas déjà vent de la présence des fugitifs.

La jeune fille ne se doutait pas du danger, puisqu'elle n'entendait pas, mais son instinct continuait à la servir à merveille, car elle avait choisi sans hésiter la meilleure direction pour éviter l'ennemi.

Le détachement prussien suivait évidemment la large route que les voyageurs avaient prise en sortant de la clairière où s'étaient embourbés leurs premiers persécuteurs.

Il n'était pas à craindre que la prudence germanique se relâchât au point d'engager une troupe à cheval dans des massifs boisés.

Tout au plus pouvait-on redouter que deux ou trois soldats ne missent pied à terre pour fouiller le taillis et inspecter la baraque, si tant était qu'ils en connussent l'existence.

Le meilleur plan pour leur échapper consistait donc à gagner du terrain en sens inverse, à la condition de ne pas se trahir par le moindre bruit.

Roger savait par expérience que les Allemands ont l'oreille fine et qu'il est presque impossible de marcher rapidement, la nuit, à travers bois, sans briser des rameaux et sans froisser des feuilles.

Mais la jeune fille qui lui servait de guide avait su, dès les premiers pas, résoudre le problème.

Après avoir tourné le gros bloc de grès au pied duquel les deux amis avaient conféré, elle s'était engagée dans un sentier dont l'officier ne soupçonnait pas l'existence.

L'étroitesse de cette voie nouvelle ne permettait pas à deux piétons d'y marcher de front. À plus forte raison n'était-elle pas praticable pour les chevaux.

Et, elle se présentait absolument dégagée de tous les obstacles qui encombrent d'ordinaire les chemins forestiers.

Pas de branches mortes à écraser, pas de ronces à écarter, pas de cailloux roulant sous les pieds.

La marche y était aussi facile et pas plus bruyante que dans une allée de jardin.

Était-ce le hasard, était-ce une connaissance parfaite de la forêt qui avait conduit Régine dans cette route de salut ?

Roger n'en savait rien, mais l'espoir lui revenait en voyant les difficultés s'aplanir à mesure que se poursuivait cette étonnante odyssée.

C'était à croire que, sous une influence surnaturelle, les périls s'écartaient devant la jeune fille, comme les murs s'entrouvrent dans les contes de Perrault devant la baguette d'une fée.

Après un quart d'heure de pas accéléré, les fugitifs purent se croire hors de tout danger.

Ils n'entendirent plus le pas des chevaux, soit qu'ils eussent pris assez d'avance, soit que la patrouille eût changé de direction.

Cependant, la jeune fille paraissait décidée à continuer, car elle marchait sans se retourner et sans hésiter, même dans les nombreux carrefours qui se présentaient.

C'était bien plus fort que pendant la première partie du voyage.

Il n'était plus question de ces tâtonnements qui l'avaient quelquefois retardée avant d'arriver à l'Étoile du Chêne-Capitaine.

Maintenant on devinait qu'elle se sentait sur un terrain parfaitement connu, et qu'elle avançait vers un but arrêté dans son esprit.

En dépit de sa confiance, Roger ne pouvait s'empêcher de faire cette réflexion qu'en allant toujours du même train ils devaient bientôt sortir de la forêt, que le jour ne pouvait pas tarder beaucoup à venir et que son lever allait coïncider avec la fin de cet abri protecteur que l'épaisseur du bois assurait aux fugitifs.

De plus, la direction qu'ils suivaient et que l'officier avait relevée approximativement d'après l'étoile polaire, était celle du nord-est.

Il connaissait assez le pays pour savoir qu'en continuant ainsi on devait aboutir dans les environs de Maisons-Laffitte.

-- Que ferons-nous, pensait-il, quand nous arriverons dans ce pays découvert, où chaque village est occupé... où la surveillance de l'ennemi est incessante ?

Mais, comme il n'était plus temps de reculer et que d'ailleurs il avait la foi, Roger persista dans son obéissance passive.

Ils marchaient ainsi depuis deux heures au moins, quand Régine s'arrêta subitement.

On approchait de la lisière de la forêt, car les arbres commençaient à se détacher sur un fond plus clair.

La jeune fille avait sans doute atteint l'étape qu'elle s'était fixée, puisqu'elle déposa son sac au pied d'un vieux hêtre et fit signe à son compagnon de l'imiter.

Le lieutenant, assez surpris de cette brusque décision, regarda autour de lui et tressaillit en entendant un hibou hululer dans les hautes branches.

Dans les situations violentes, l'esprit le plus ferme devient accessible aux terreurs irréfléchies.

Roger n'était pas superstitieux et pourtant le cri lugubre de l'oiseau de nuit lui avait causé une impression nerveuse dont il aurait rougi en tout autre moment.

Il lui semblait que ce chant était un présage de mort.

Régine, qui restait naturellement étrangère à toutes les sensations extérieures, s'était déjà accommodé avec son sac une sorte de coussin appuyé contre le tronc de l'arbre.

Ses préparatifs terminés, elle serra la main de son compagnon comme pour lui dire un adieu momentané, s'étendit sur la bruyère glacée, posa sa tête sur l'oreiller improvisé et ferma les yeux.

Quelques secondes après, le bruit de sa respiration douce et régulière annonçait qu'elle s'était endormie profondément.

Cette résolution de se reposer avait été prise et exécutée si promptement que l'officier resta frappé de surprise et non exempt d'inquiétudes.

Il n'osait ni bouger, ni à plus forte raison, réveiller la jeune fille, mais il calculait tristement les conséquences possibles de ce temps d'arrêt.

Le jour ne devait pas être très éloigné, et avec lui allaient venir d'autres dangers moins vagues et plus graves que ceux de la nuit.

Par surcroît de malchance, la forêt finissait à quelques pas de là, et son abri allait manquer aux fugitifs pour suppléer à l'ombre protectrice de la nuit.

Il était difficile de choisir moins à propos la place et le moment, et cette halte intempestive pouvait leur coûter cher.

Mais Roger se serait reproché de l'interrompre et il ne s'étonnait que d'une chose, c'était que Régine n'eût pas cédé plus tôt à la fatigue et à l'envie de dormir.

Six ou sept heures de marche, d'aventures et d'émotions terribles, il y avait là de quoi excéder les forces d'une enfant frêle et délicate, et le sommeil devient parfois un besoin si impérieux qu'il triomphe de toute vigueur et de toute énergie.

Et cependant la jeune fille avait si tranquillement arrangé son lit de bivouac qu'elle semblait exécuter un plan arrêté d'avance.

Lorsque brisé, épuisé par des souffrances physiques et morales, on succombe à l'énervement qui suit les grandes crises, on ne se couche pas par terre, on s'y laisse tomber.

Régine s'y était étendue avec le sang-froid méthodique d'un soldat qui se dit : -- j'ai encore une heure à moi avant la bataille, il faut que je dorme -- et qui dort.

Cette faculté si rare qui contribue beaucoup à faire les héros, le pouvoir de commander au sommeil, elle l'avait et s'en servait hardiment en face du péril.

Roger gardait une telle foi en l'adresse et en la bravoure de sa libératrice qu'il se fit bientôt un raisonnement rassurant.

-- Si elle s'arrête ici, pensa-t-il, c'est que c'était décidé dans son esprit.

» À la grâce de Dieu, donc !

Et posant à son tour le ballot qu'il portait, il l'ouvrit pour en tirer une pièce de drap qu'il plaça sur la jeune fille en guise de couverture.

Le froid avait redoublé à l'approche du matin, et un aigre vent de bise venait de se lever.

Le lieutenant se sentait gagner peu à peu par un engourdissement général, et il lui fallut faire appel à tout son courage pour ne pas se laisser aller à l'immense désir de repos qui s'emparait de lui.

Veiller sur Régine endormie, c'était un devoir supérieur à tous les besoins du corps, et, de plus, le sommeil sous cette température glaciale, c'était peut-être la mort.

-- Si je me couche, je suis perdu, murmura Roger.

Il se mit à piétiner pour se réchauffer, et, comme la circulation tardait à se rétablir, il commença à courir en cercle autour du hêtre.

Le bruit sec de ses talons de bottes frappant la terre gelée n'était sans doute pas du goût de l'oiseau perché sur les hautes branches ou tapi dans un creux du tronc, car il jeta encore une fois sa note plaintive.

Soit qu'il y eût de l'écho dans la forêt, soit qu'un autre hibou fût à cette heure en chasse aux environs, le cri fut répété dans le lointain.

L'habitude de la guerre d'embuscade avait rendu l'officier défiant et ce chant nocturne éveilla un instant ses soupçons.

Il lui revint même à l'esprit qu'au temps des guerres de la première révolution, les paysans Bretons s'appelaient au fond des bois en imitant le piaulement sinistre du chat-huant.

Mais il n'y avait guère d'apparence que les gardes mobiles de l'Ouest enfermés pour le moment dans Paris eussent franchi les lignes prussiennes pour venir se livrer dans la forêt de Saint-Germain à ce concert nocturne.

Quant aux Prussiens, gens peu fantaisistes, Roger connaissait parfaitement leur invariable coutume de manœuvrer au sifflet et il ne pouvait pas leur attribuer cet échange d'appels plaintifs.

Du reste, il leva les yeux en l'air pour l'acquit de sa conscience, et il ne vit absolument rien sur l'arbre dépouillé de ses feuilles et peu propre, par conséquent, à dissimuler un guetteur.

En revanche, dans cette rapide inspection des régions supérieures, il s'aperçut que le tronc du hêtre était couvert à une certaine hauteur de couronnes desséchées, de médaillons en verre et de bouquets fanés que la piété des voyageurs avaient accrochés au-dessous d'une statuette de la Vierge.

Le nombre de ces ex-voto donnait à penser que l'endroit jouissait d'une notoriété particulière et qu'un pèlerinage, fondé sur quelque pieuse tradition, devait y attirer beaucoup de monde.

Régine avait montré cette nuit là une connaissance si parfaite de la forêt, que le lieutenant se confirma dans la pensée d'un choix intentionnel de la halte.

Si la jeune fille s'était arrêtée pour dormir au pied de cet arbre, remarquable entre tous les autres, c'est qu'elle avait eu ses raisons pour cela.

Roger cherchait à les deviner, tout en continuant sa course circulaire quand il entendit de nouveau le triste chant d'un oiseau de nuit.

Ce n'était pas le hibou, son voisin, qui donnait ainsi de la voix.

La plainte venait du fourré le plus épais, du même côté que la première fois, mais plus près.

Rien ne répondit à cette avance et la cime du hêtre resta silencieuse.

L'officier en conclut que le chat-huant s'était envolé et il ne fut pas fâché d'être délivré de cette harmonie funèbre qui troublait ses réflexions et lui agaçait les nerfs.

Il s'arrêtait de temps en temps pour jeter un coup d'œil sur Régine et pour interroger le ciel du côté de l'orient.

La pauvre enfant s'était endormie si vite et son sommeil était si profond, qu'elle n'avait pas fait un mouvement.

Son corps svelte se dessinait immobile sous le drap qui la couvrait et son souffle égal et faible soulevait les plis de la laine, comme pour montrer que cette immobilité n'était pas celle de la mort.

Quant à l'horizon, il ne blanchissait pas encore, à la grande joie de Roger que l'heure préoccupait beaucoup.

Les Prussiens, en le faisant prisonnier, l'avaient naturellement dépouillé de sa montre que les étoiles remplaçaient très imparfaitement. Partis de Saint-Germain vers minuit, les fugitifs avaient été retardés par de telles péripéties qu'ils avaient perdu beaucoup de temps et que le jour allait certainement les surprendre au débouché de la forêt.

-- Encore si j'avais avec moi ce brave messager, disait tout bas le lieutenant, je pourrais lui demander ses idées sur le lieu où nous sommes et sur la route à suivre, et je suis bien sûr qu'il me serait d'un grand secours.

» Qui sait ce qu'il est devenu ? ajouta-t-il en pensant que l'affreux mendiant avait bien pu l'attirer dans un piège.

Ce monologue fut interrompu par un éclat de voix du hibou voyageur.

L'odieuse bête s'était encore rapprochée, mais l'autre, celle du hêtre, si elle n'était pas partie, persistait à se taire.

-- Qui peut l'attirer de ce côté ? se demandait Roger, redevenu soupçonneux.

Insignifiant pour un homme des villes, ce fait d'un oiseau de nuit venant à portée, malgré le bruit des bottes, avait une certaine importance pour le lieutenant qui avait passé sa jeunesse dans les bois de Saint-Senier.

Le chant se renouvela à moins d'une minute d'intervalle, et cette fois il crut bien démêler dans cette imitation très réussie des notes qui lui parurent appartenir à la voix humaine.

La chose devenait sérieuse et Roger jugea prudent d'interrompre sa promenade.

Il hésita même un instant à réveiller Régine, mais il pensa qu'en cas d'attaque, elle ne lui serait d'aucun secours et qu'il valait mieux la laisser dormir, si c'était une fausse alerte.

Il s'adossa donc au tronc de l'arbre, de façon à ne pas être surpris par derrière et à faire face au danger, si danger il y avait.

Dans cette position fort bien choisie pour la défensive, il resta immobile et les yeux fixés devant lui.

Chapitre III

Le hêtre au pied duquel dormait la jeune fille s'élevait isolément, au milieu d'un bouquet de jeunes arbres assez clairsemés.

Du côté où Roger était tourné, le taillis très haut et très serré arrivait jusqu'à quinze pas tout au plus de cette espèce de rond-point.

Si un ennemi venait par là, il pouvait donc se dérober jusqu'au dernier moment dans l'épaisseur du bois.

Pendant que l'officier réfléchissait à ce désavantage stratégique, le chant recommença et cette fois, à si courte distance qu'il ne put s'empêcher de tressaillir.

Au fond cependant, il doutait encore d'avoir affaire à un homme, par cette raison qu'on ne s'annonce pas aussi bruyamment quand on veut surprendre les gens.

Si le signal eût été répété comme la première fois du haut de l'arbre, ces appels réciproques auraient pu s'expliquer, mais le silence continuait au-dessus de la tête de Roger.

-- Je me serai trompé, murmura-t-il, c'est quelque chouette effarouchée qui regagne son trou.

» D'ailleurs, l'heure s'avance et il est temps d'avertir Régine.

Il se redressait pour s'éloigner du tronc contre lequel il était adossé, quand un frôlement rapide lui fit lever les yeux en l'air.

Au même instant, deux pieds se posèrent sur ses épaules.

Les sensations imprévues sont toujours bien plus vives pendant la nuit.

L'obscurité, c'est l'inconnu, et tel qui aurait fait bonne contenance devant un danger visible et palpable, frissonne sous l'influence de cette horreur vague qui naît des ténèbres.

Au contact subit de deux pieds d'homme, Roger se sentit glacé d'effroi, et Roger était pourtant un vaillant soldat.

Instinctivement, malgré son émotion, il bondit en avant pour échapper au contact de ce singulier visiteur qui lui tombait du ciel et, en même temps, il se retourna pour voir à qui il avait affaire.

Mais, si vite qu'il eût fait volte-face, il fut encore moins prompt que son adversaire imprévu.

L'homme qui venait de se laisser couler du haut de l'arbre avait pris pied avec une prestesse incroyable et lui sauta à la gorge avant qu'il pût se mettre en défense.

Le choc fut si rapide et si violent que tous deux roulèrent par terre.

Roger, par malheur, avait le dessous. Il sentit un genou se poser sur sa poitrine, et deux mains vigoureuses lui serrer le cou.

Vainement chercha-t-il à repousser avec ses poings son sauvage agresseur.

Il s'attendait si peu à être attaqué de cette façon brusque, qu'il ne s'était pas muni de sa pioche.

La seule arme dont il pût disposer lui faisait donc défaut au moment même où il en aurait eu besoin pour se défendre.

Aussi, l'issue de cette lutte inégale n'était-elle pas douteuse...

L'intention de l'assaillant semblait du reste fort claire.

Il cherchait tout simplement à étrangler l'officier, et il y réussissait très bien.

Saint-Senier sentait que la respiration allait lui manquer.

Déjà ses oreilles bourdonnaient, le sang qui affluait à son cerveau obscurcissait sa vue, et ses idées devenaient confuses.

Il pensa une dernière fois à Régine, que sa mort allait laisser exposée aux violences de ce misérable qui se ruait ainsi sur un homme sans défense.

Puis ses mains s'ouvrirent et ses yeux se fermèrent.

Quelques secondes encore, et l'asphyxie était complète.

Au moment où il allait perdre tout à fait connaissance, il eut la perception vague d'un choc et d'un bruit de voix.

La pression qui lui écrasait la gorge se relâcha subitement et l'air, en pénétrant dans ses poumons, lui rendit la vie prête à s'échapper.

Il eut encore un moment d'angoisse indéfinissable.

C'était comme le suprême effort de l'âme se cramponnant au corps d'où on voulait la chasser. Mais cette sensation fut courte.

Il poussa un grand soupir, comme un nageur submergé qui remonte à la surface, étendit les bras dans le vide et se remit sur son séant, poussé par un instinct machinal de conservation à reprendre une posture de combat.

La précaution se trouva inutile.

En ouvrant les yeux et en regardant autour de lui, Roger vit deux hommes, l'un à genoux et cherchant à se relever, l'autre debout et tirant le premier par le collet de son habit.

Évidemment, le nouveau venu était un allié que la Providence venait de lui envoyer et qui avait empêché l'homme tombé de l'arbre d'achever sa sinistre besogne.

Le lieutenant, miraculeusement délivré, se demandait quel était cet auxiliaire inespéré et ses idées étaient encore trop confuses pour lui suggérer la solution de ce bizarre problème.

L'obscurité ne lui permettait pas de distinguer les traits de son sauveur, mais une voix qu'il crut reconnaître vint frapper son oreille.

-- Il paraît qu'il était temps, disait le secourable inconnu, d'un ton presque gai.

-- Ma foi ! mon vieux, répondit l'étrangleur, tu as bien fait d'arriver, si tu tiens à préserver l'existence de ce gaillard-là. Une seconde de plus et je crois qu'il tournait de l'œil.

-- Voyons, cher camarade, reprit l'autre en s'adressant à Roger, comment vous trouvez-vous ?

-- Le colporteur ! s'écria l'officier qui avait reconnu son ami de la cabane à cette appellation familière.

» Alors, vous allez m'aider à assommer ce misérable.

-- Qui ça ? le père Sarrazin ? demanda Pierre Bourdier en riant.

-- Ce scélérat qui a voulu me tuer, continua Roger en s'avançant les poings fermés contre l'homme de l'arbre.

-- Il y a erreur, mon officier, il y a erreur, dit le messager de l'armée de la Loire, le père Sarrazin que je vous présente est un ami et un solide encore.

-- Un ami qui vient de me sauter à la gorge, s'écria le lieutenant.

-- Il a eu tort de serrer si fort, mais je vous jure que c'était dans une bonne intention.

-- Je ne comprends pas, dit sèchement Roger.

-- Le fait est que ça doit vous paraître drôle au premier abord, mais je vais vous expliquer la chose.

-- En trois temps et deux mouvements, si ça ne te fait rien, interrompit celui qu'on avait appelé le père Sarrazin, car je n'aime pas à flâner par ici.

-- N'aie pas peur, ça ne sera pas long, reprit Pierre Bourdier.

Le lieutenant écoutait ce singulier dialogue avec stupéfaction et, par moments, il était tenté de croire qu'il faisait un rêve.

-- Mon officier, dit le faux colporteur, vous devez bien penser que je ne voyage pas avec des dépêches sans prendre mes précautions.

» J'ai des amis partout, et des étapes marquées tout le long de la route.

» Quand vous m'avez rencontré, là-bas, dans la baraque, je savais que ce brave ami m'attendait ici, et, sans ce maudit galopin qui est venu nous déranger, je vous y aurais conduit tout tranquillement.

-- Ainsi, demanda Roger, qui commençait à comprendre, vous aviez rendez-vous au pied de cet arbre ?

-- Justement, et c'est même une fameuse chance que le hasard vous y ait amené aussi, car je croyais bien vous avoir perdu, et, sans me vanter, je crois que vous auriez eu de la peine à vous tirer d'affaire tout seul.

Le lieutenant ne put s'empêcher de rougir en pensant qu'il avait abandonné cet ami inconnu dont le retour venait de le sauver.

-- À propos, reprit gaiement Pierre Bourdier, et votre petite amie ?

-- Elle est là, elle dort, et j'allais la réveiller pour nous remettre en route, quand j'ai été assailli par ce... par cet homme, dit Roger qui gardait encore rancune à son vainqueur.

-- Allons, tout va bien, s'écria le messager en se frottant les mains. Nous allons réveiller la petite et filer grand train car il fera jour dans une heure.

-- Je n'en reviens pas, murmura le lieutenant, et je ne peux pas encore me figurer que je suis en vie.

-- Ah ! c'est que mon vieux Sarrazin a la poigne un peu dure, dit Bourdier en riant de tout son cœur.

-- Mais enfin pourquoi m'a-t-il attaqué, sans savoir si j'était un ennemi ? demanda l'officier avec un reste de mauvaise humeur.

-- Oh ! je ne vous aurais rien fait, si je n'avais pas entendu l'ami Bourdier qui arrivait, dit le père Sarrazin d'une voix rude.

-- Comment cela ?

-- Mais oui, reprit le faux colporteur. Comprenez donc, mon officier, que ce brave homme-là qui était en faction dans le haut de l'arbre, vous voyait parfaitement au pied du tronc.

» Tant qu'il a été tout seul, il n'a pas bougé, mais quand je lui ai envoyé mon signal pour lui dire que j'arrivais, il a pensé que vous étiez peut-être venu là pour me pincer, et que j'allais me fourrer, comme on dit, dans la gueule du loup.

» C'est alors qu'il vous est tombé dessus.

-- À tout hasard, dit tranquillement le père Sarrazin.

-- Ainsi, demanda Roger ébahi, ce chant du hibou...

-- C'était moi, mon officier, dit Pierre Bourdier. Avouez que je ne m'en tire pas mal.

-- J'y ai été trompé complètement.

-- Vous n'êtes pas le seul, et j'ai mis les Prussiens dedans plus d'une fois. C'est un vieux tour que mon père m'a appris. Il était du Morbihan, et il avait pas mal chouanné dans le temps, ce qui prouve qu'il y a de braves gens partout.

-- Mais on a chanté aussi là-haut dans les branches et...

-- Mon compère Sarrazin, parbleu ! Il voulait m'avertir qu'il était au poste, mais il a arrêté sa chanterelle pour me faire comprendre qu'il fallait me mettre sur mes gardes. Si vous n'aviez pas été là, il aurait crié trois fois au lieu d'une.

» Est-ce assez bien organisé, hein ? demanda Bourdier qui avait bien le droit, en effet, de se féliciter un peu...

-- C'est merveilleux, dit Roger, et, avec vous, je commence à espérer que nous arriverons à Paris.

-- Maintenant que nous sommes chez mon vieil ami, vous pouvez être tranquille. Vous ferez connaissance aujourd'hui, et vous verrez que s'il n'est pas tout à fait de ma force pour faire la chouette, il en vaut trois comme moi pour passer au nez et à la barbe des Prussiens.

-- On fait ce qu'on peut, dit modestement le père Sarrazin.

-- Voyons, reprit Pierre Bourdier, ce n'est pas trop le moment d'échanger des compliments.

» Je crois que nous pouvons commander : Au pas accéléré, marche !

-- Pas un casque à pointe à une demi-lieue aux environs ; cinquante minutes de nuit devant nous, dit le nouveau guide du ton d'un sergent qui fait un rapport à son officier.

-- Et le mendiant qui a dû aller prévenir les Prussiens ? demanda Roger qui se souvenait de ses inquiétudes à propos de la ronde de cavalerie.

-- Il ne nous gênera plus, répondit laconiquement le faux colporteur.

-- Quoi ! s'écria le lieutenant, vous l'avez...

-- Je vous conterai cette histoire-là quand nous serons tirés d'affaire, interrompit Pierre Bourdier.

» Pour l'instant, appelez la petite et... en route !

La recommandation était inutile, car Régine se montra tout à coup aux trois amis.

Roger ne se lassait pas d'admirer ces singuliers effets du hasard qui présidait aux actions de Régine.

Elle se levait, s'arrêtait et marchait avec autant d'à propos que si elle eût entendu les conversations qui se tenaient autour d'elle. C'était à croire par moments que son infirmité était simulée. Mais le lieutenant avait de nombreuses raisons pour ne pas pousser le scepticisme jusque-là.

-- Tiens ! dit Pierre Bourdier, l'enfant est déjà prête. Ça fait que nous n'aurons pas la peine de la réveiller.

Elle regardait les nouveaux venus, sans donner la plus petite marque d'étonnement.

On aurait dit que tous ces épisodes d'une fuite accidentée se succédaient à ses yeux comme les actes d'un drame arrangé d'avance.

Le père Sarrazin ne partageait pas tout à fait cette indifférence. Du haut de son arbre, il avait assisté à l'arrivée des voyageurs et aux préparatifs de leur halte, mais il n'avait pu distinguer que très vaguement leurs personnes et il se trouvait pour la première fois en face de la jeune fille.

Dès qu'il l'avait vue paraître, il s'était mis à l'examiner avec une curiosité dont il n'avait donné jusqu'alors aucune preuve.

Il ne pouvait guère voir que la silhouette de son corps élégant et svelte, car l'obscurité ne lui permettait pas de détailler ses traits fins et réguliers.

Mais il mettait à l'observer une attention persistante que Roger remarqua fort bien.

Peut-être était-il frappé de la distinction de sa tournure et s'étonnait-il qu'une femme vêtue en paysanne eût si grand air.

L'officier s'arrêta un instant à cette explication, mais il pensa que c'était faire beaucoup d'honneur à la perspicacité de ce bonhomme. Le père Sarrazin, autant qu'on en pouvait juger dans le clair-obscur de la forêt, avait assez la mine et le costume du soldat laboureur des vieilles gravures.

Il paraissait donc très douteux qu'il fût en état d'apprécier la distinction de Régine.

Roger n'en fit pas moins une réflexion inquiétante.

-- Si ce paysan la remarque, que sera-ce donc, quand nous aurons affaire à un officier prussien ?

La voix de Pierre Bourdier vint couper court à ses méditations intimes.

-- Mes enfants, dit le messager, parlons peu et parlons bien, car le temps presse.

-- Nous en avons déjà perdu pas mal, fit observer Sarrazin.

-- Sommes-nous loin de chez toi ? lui demanda Bourdier.

-- Trois quarts d'heure, en marchant d'un bon pas ; le jour nous prendra en route.

-- Ton moulin est occupé, hein ?

-- Cinq soldats, dont deux montent la garde au pont à tour de rôle. Les trois qui ne sont pas de service passent leur nuit à boire et il y a des chances pour qu'ils soient sous la table quand nous arriverons.

-- Parfait. Maintenant, vient-on faire des inspections dans le jour ?

-- Pas souvent, mais ça arrive quelquefois.

-- Et regardent-ils de près les papiers ?

-- Ça dépend. Il y a un gros gendarme qui baragouine un peu le français et qui veut faire croire qu'il le lit très bien. À celui-là, il n'est pas trop difficile de faire voir le tour.

» Il a laissé passer sans rien dire un messager qui est venu de Tours la semaine passée, et qui, malgré sa limousine et son fouet avait l'air d'un charretier comme moi d'un évêque.

-- C'est le volontaire qu'on a expédié huit jours avant moi, interrompit Pierre Bourdier ; est-il arrivé à Paris ?

-- J'ai entendu dire qu'il avait été fusillé du côté d'Argenteuil, répondit le père Sarrazin, aussi simplement que s'il avait été question d'un accident de voiture.

-- Ah ! dit le faux colporteur avec le même calme.

-- En plus du gros gendarme, reprit le bonhomme, il vient quelquefois un petit maigre, chafouin, avec des lunettes, qui a une capote bleu clair galonnée au collet.

» Celui-là est malin comme un singe et ce n'est pas commode de le mettre dedans.

-- On l'y mettra tout de même, reprit Bourdier. Seulement, convenons de nos faits.

» Avez-vous un passeport ? demanda-t-il en s'adressant au lieutenant.

-- Non, répondit tristement Roger.

-- Je m'en suis douté tantôt quand vous m'avez demandé des renseignements dans la cabane.

-- Tout ce qu'a pu faire cette jeune fille, reprit le lieutenant, ça été de me procurer ces vêtements et ce ballot de colporteur.

-- Mauvaise affaire ! Un homme qui court les foires ne voyage pas sans papiers.

-- Vous voyez bien que nous vous gênerons, monsieur, dit l'officier, et mieux vaut cent fois nous séparer que de vous faire prendre.

-- Allons donc ! jamais, s'écria Bourdier. Tout ça s'arrangera. Le père Sarrazin vous fera passer pour un nouveau garçon et la petite pour une servante qu'il est allé engager à Poissy.

-- Ça peut se faire, dit laconiquement le paysan qui ne quittait pas des yeux Régine.

-- Alors, c'est convenu. Seulement, il faudrait expliquer ça à l'enfant et, la nuit, ce n'est pas aisé de causer avec une sourde et muette.

-- Comment ! elle est sourde-muette ? interrompit le père Sarrazin très ému.

-- Oh ! que cela ne vous inquiète pas, dit Roger, elle est si intelligente qu'elle devine ce qu'elle ne comprend pas, et je me charge de la mettre au courant de la situation.

-- Bon ! marche devant, mon vieux Sarrazin, dit Bourdier, nous emboîterons le pas.

Ce commandement mit fin au dialogue.

Le paysan prit la tête de la petite colonne et s'achemina vers la lisière de la forêt qui se dessinait très nettement, car l'aube blanchissait déjà le ciel, et on se dirigeait vers l'est.

Roger suivait et Régine marchait entre lui et le colporteur.

Où allait-on ? Le lieutenant n'en savait absolument rien, car il ne connaissait pas assez le pays pour s'y orienter après tant de détours et il n'osait plus questionner ses nouveaux amis.

Il se laissait aller au courant de sa destinée et s'en rapportait entièrement à Dieu qui disposait de sa vie.

La jeune fille à laquelle son sort était lié aurait seule pu influer sur ses résolutions et rien n'annonçait qu'elle voulût le détourner de la voie qui s'ouvrait devant eux.

Il cheminait donc silencieusement et se contentait d'observer le pays qu'on traversait.

La futaie s'arrêtait au bord d'un terrain en pente et en débouchant sur ce plan incliné, les voyageurs virent l'horizon s'ouvrir devant eux.

Le jour venait peu à peu et une vapeur glacée montait lentement comme un rideau qui se lève.

À travers ce brouillard mobile, Roger put embrasser un immense panorama.

Devant lui s'étendaient à perte de vue les plaines immenses qui se succèdent jusqu'à Paris.

À sa gauche une rangée de collines s'étageait en diminuant de hauteur vers le nord-est.

À sa droite, il reconnut dans le lointain le Mont-Valérien dont le sommet se couronnait de la fumée blanche d'une canonnade matinale.

La Seine coulait au bas de cette terrasse naturelle et séparait deux gros villages bâtis presque en face l'un de l'autre.

-- C'est Maisons-Laffite et, au-delà du pont, Sartrouville, dit Pierre Bourdier en lui montrant les constructions qui se détachaient comme deux taches jaunâtres sur le fond sombre de la plaine.

-- Et c'est là que nous allons ? demanda vivement Roger assez surpris du choix de cet itinéraire.

-- Non pas, non pas, nous tomberions en plein dans une division prussienne.

Le lieutenant cherchait des yeux un point qui se rapportait à la direction suivie par le guide, quand le faux colporteur étendit la main pour lui montrer tout à fait à leurs pieds un groupe de petites îles.

-- Voilà le château du père Sarrazin, dit-il en riant.

En regardant avec plus d'attention, Roger vit poindre à travers la brume le toit rouge d'une maison bâtie sur pilotis au milieu d'un bras de la Seine.

C'était à n'en pas douter, un moulin, et sa situation isolée le rendait très propre à cacher des voyageurs intéressés à éviter les mauvaises rencontres.

Sartrouville s'élevait de l'autre côté de la rivière, à plusieurs centaines de mètres en amont.

En aval, les rives étaient absolument désertes.

-- Nous y serons dans dix minutes, ajouta Pierre Bourdier ; une fois là, nous aurons toute la journée pour nous reposer, et, ce soir, nous risquerons le grand coup.

Roger remarqua alors un détail qui lui avait échappé dans l'obscurité. Le faux colporteur avait sa balle sur son dos, et il fallait qu'il eût trouvé le temps et le moyen de retourner à la cabane pour se charger de cet accessoire indispensable.

Les remords du lieutenant se trouvèrent apaisés d'autant, puisqu'il n'avait plus à se reprocher d'avoir mis son brave camarade dans l'embarras ; mais il ne put s'empêcher d'admirer l'incroyable présence d'esprit de cet homme qui n'oubliait rien, au milieu de dangers de toutes sortes.

Le père Sarrazin, qui ouvrait la marche, s'était mis à descendre grand train un sentier assez escarpé, qui aboutissait directement au moulin. Roger, chemin faisant, put l'examiner tout à son aise.

C'était un grand vieillard approchant de la soixantaine, mais sec et droit comme un peuplier.

Malgré le froid très vif, il tenait à la main son chapeau à larges bords et ses cheveux gris taillés en brosse laissaient à découvert un cou de taureau.

Il se retournait rarement, et le lieutenant ne pouvait qu'apercevoir sa figure hâlée, mais il admirait la carrure de ses épaules et ne s'étonnait plus de la vigueur dont il avait fait preuve au pied du hêtre.

Pas un être humain ne se montrait, ni sur la pente qu'on suivait, ni sur le bord de la rivière.

Sans doute, les Prussiens, se fiant à la surveillance exercée par leurs patrouilles dans la forêt, s'abstenaient de garder de ce côté-là le cours de la Seine.

Il était du reste à peu près impossible de la traverser ailleurs que sur le pont de Maisons, puisque toutes les barques avaient été enlevées.

-- Je vois mon garçon sur la porte du moulin, dit le père Sarrazin. C'est signe que l'inspecteur prussien est là.

-- Pourvu que ce ne soit pas le petit chafouin à lunettes, murmura Pierre Bourdier.

Régine, pendant tout le trajet, ne s'était pas départie un seul instant de son attitude purement passive.

Elle marchait courbée sous le poids de son sac, suivant son chemin sans regarder autour d'elle.

À peine leva-t-elle les yeux quand on arriva en vue du moulin. On aurait dit qu'elle avait prévu tous les épisodes de ce voyage accidenté, et Roger, qui savait à quoi s'en tenir à cet égard, ne comprenait plus rien à son indifférence. Il y avait des moments où il était tenté de croire à un affaiblissement de cette intelligence dont elle venait de donner tant de preuves.

Pierre Bourdier et le père Sarrazin avaient pour le moment bien d'autres préoccupations en tête.

On touchait au dénouement d'une situation compliquée, et il était temps de se recueillir avant d'aborder les terribles difficultés de la fin.

-- C'est convenu, n'est-ce pas, vieux, dit le messager à son compère ; tu viens de chercher un nouveau garçon et une servante de l'autre côté de la forêt, et tu m'as rencontré en route.

-- Ça aura de la peine à prendre, cette histoire-là, dit brièvement le meunier.

-- Pourquoi ?

-- À cause de la petite qui est muette.

-- Tu diras que c'est une parente de ta défunte et que tu la prends par charité.

-- Au fait, nous n'avons pas le temps de chercher autre chose ; et d'ailleurs, si c'est le gros gendarme, il n'est pas trop regardant.

-- Vous avez entendu, camarade ? reprit Bourdier en s'adressant à Roger.

-- Oui, et je ferai de mon mieux.

-- Parlez le moins possible et laissez-moi mener la conversation.

Cet échange rapide d'avertissements avait conduit les voyageurs au bord de la Seine.

Le moulin était devant eux.

Bâti dans une île boisée, il était séparé de la rive par un bras très étroit sur lequel était jetée une passerelle, grossièrement établie avec des planches.

La roue était arrêtée et on n'entendait pas le clair tic tac qui accompagne si joyeusement le travail des meules.

La rivière charriait de gros glaçons, mais elle n'était pas encore prise, et ses eaux jaunâtres roulaient bruyamment entre les pilotis.

Au milieu du pont, un grand garçon joufflu, en veste grise et en bonnet de laine, fumait tranquillement sa pipe.

Il avait les bras croisés et le nez au vent, comme un philosophe qui s'inquiète peu des événements de ce monde, et quoiqu'il eût certainement aperçu le patron et sa suite, il ne bougeait pas plus qu'un terme.

-- Hé ! Jacquot ! lui cria le père Sarrazin, y a-t-il du nouveau au moulin ?

-- Rien, not' maître, répondit le gars avec un accent normand des plus prononcés.

-- Et les casques ? demanda le meunier en baissant la voix et en s'avançant sur le pont.

-- Ils sont sous la table depuis hier soir, mais le vieux vient d'arriver.

-- Pas de chance, murmura le père Sarrazin.

-- Alors, dit Pierre Bourdier, c'est le chafouin à lunettes !

-- Juste.

-- Ouvrons l'œil et tenons notre langue, reprit le faux colporteur, en manière de recommandation collective.

-- Où est-il pour le moment, demanda le meunier, en poussant Jacquot devant lui.

-- Il a demandé où vous étiez. J'ai dit que vous étiez parti hier soir du côté d'Achères et que vous rentreriez ce matin.

» Là-dessus, il a grogné et il s'en est allé rôder dans l'île en vous attendant.

-- C'est bon. Entrons vite, dit le meunier qui tenait toujours la tête de la petite caravane ; s'il ne revient pas trop tôt, ça ira tout seul.

La porte du moulin s'ouvrait à quelques pas de la passerelle.

Le père Sarrazin la poussa doucement et introduisit ses hôtes en leur faisant signe de marcher avec précaution.

Quand Jacquot qui fermait la marche eût repoussé le battant mobile de cette clôture primitive, les voyageurs se trouvèrent dans le demi-jour d'une salle basse, mal éclairée par une fenêtre unique.

Au milieu de cette pièce dont le plancher était fait de terre battue, une chandelle de suif fichée dans une bouteille achevait de brûler sur une longue table chargée de verres et de bouteilles vides.

Des fusils, des sabres et des ceinturons déposés dans un coin attestaient la présence des soldats ennemis, mais on n'apercevait de leurs personnes étendues par terre que le bout de leurs bottes ou le fond de leurs bérets.

Jacquot n'avait pas exagéré. Les Allemands dormaient sous la table.

Ils étaient trois, autant qu'on en pouvait juger dans cet enchevêtrement de corps et de jambes, et leurs ronflements sonores prouvaient qu'on n'avait rien à craindre d'eux, pour le moment.

Le père Sarrazin embrassa d'un coup d'œil cet intérieur dont les moindres coins lui étaient familiers, s'assura ainsi qu'on n'était vu par aucun ennemi et dit d'une voix brève : -- Monsieur et madame, à la chambre bleue.

Il appuya cette injonction d'un geste qui montra à Roger un escalier mobile, assez semblable à une échelle, dont les marches supérieures aboutissaient à une ouverture pratiquée dans la muraille à dix pieds du sol.

-- Conduis-les, dit-il à Jacquot, et tire la trappe sur eux.

Le lieutenant déconcerté par cette brusque décision fit mine d'hésiter, mais Régine avait déjà mis le pied sur le premier échelon, et Pierre Bourdier ajouta : -- C'est plus sûr, à cause de la petite. Laissez-vous faire et ne bougez pas jusqu'à ce que je vienne vous délivrer.

Roger prit son parti et suivit le garçon meunier qui grimpa l'escalier devant la jeune fille avec une agilité dont on ne l'aurait pas cru capable.

Une fois arrivé en haut, il vit que le carré n'était que l'orifice d'un long couloir où il s'engagea résolument sur les pas de son guide.

Régine suivit.

À travers les planches disjointes sur lesquelles il marchait, l'officier aperçut les meules et la trémie.

Il se trouvait donc au dessus du moulin proprement dit, et il se demandait où ce chemin allait le conduire, quand le garçon meunier s'arrêta et appuya la main sur la cloison.

Un panneau bascula immédiatement et découvrit l'entrée d'une chambre étroite et longue.

-- Fourrez-vous là-dedans avec la demoiselle et ne bougez pas, dit le laconique Jacquot.

Il n'y avait qu'à obéir sans raisonner. Roger fit passer Régine la première, et à peine avait-il mis le pied après elle sur le plancher de cet asile, que la trappe se referma derrière lui.

À sa grande surprise, le lieu, quoique dépourvu de fenêtres, n'était pas obscur.

Au milieu du plafond, un vitrage assez épais laissait passer la pâle lumière d'un jour d'hiver.

Cette singulière cachette contenait un lit garni de rideaux de serge bleue, trois ou quatre vieux fauteuils en velours d'Utrecht et une table en bois blanc.

Les lambris étaient fait de planches mal rabotées et à la sonorité du sol sur lequel il marchait, le lieutenant comprit qu'il se trouvait dans un appentis appliqué comme une cage contre le mur extérieur de la maison.

Régine ne montrait ni émotion ni surprise, et son compagnon crut même lire sur sa figure une expression de joie contenue.

Elle déposa son sac, serra la main de Roger qui venait de se débarrasser aussi de son ballot, s'assit dans un des fauteuils et ferma les yeux.

Elle tombe de fatigue, pensa le lieutenant qui se serait bien gardé de troubler son sommeil.

Il se mit à faire le tour de la chambre sur la pointe du pied, et remarqua, non sans étonnement, qu'elle semblait avoir été habitée récemment.

Des bouts de cigares jetés dans les coins, une pipe posée sur la table et une tasse vide, qui devait avoir contenu du café, témoignaient du passage d'un occupant de ce réduit.

Un sabre de cavalerie et deux fleurets accrochés à la muraille, au-dessus d'une croix de la Légion d'honneur, devaient appartenir au maître de la maison, qui avait bien la mine d'un vieux soldat.

Roger se demandait avec une certaine inquiétude si sa captivité allait se prolonger beaucoup et comment ses nouveaux amis s'y prendraient pour se débarrasser des Prussiens.

Quant à la suite de la périlleuse entreprise où il était engagé, il n'osait même pas y penser.

Sa vie et celle de Régine étaient désormais entre les mains de celui qui s'était chargé de les sauver.

Il était résigné à tout souffrir et prêt à tout braver pour revoir Renée de Saint-Senier.

Chapitre IV

Pendant que Roger évoquait l'image de sa belle cousine, un son de voix bien connu arriva jusqu'à lui.

En se rapprochant de la cloison pour s'assurer d'où venait ce bruit, il reconnut qu'elle était percée de plusieurs trous et que, de cet observatoire, il pouvait à la fois voir et entendre ce qui se passait dans la salle où il avait laissé son guide.

Il regarda et il écouta.

Le meunier et le faux colporteur causaient avec un personnage dont Roger n'eut pas de peine à deviner la profession, quoiqu'il ne l'eût jamais vu.

La description qu'on lui en avait faite, avant d'arriver au moulin, était d'une rare exactitude.

Quoiqu'il portât un uniforme et même un collet galonné, cet individu n'avait pas la tournure martiale et il eût fallu beaucoup de bonne volonté pour croire qu'il appartenait à l'armée prussienne.

Mais le lieutenant avait assez voyagé sur les bords du Rhin pour savoir que l'homme à la capote bleue était tout simplement un de ces fonctionnaires civils qui pullulaient à la suite des troupes du roi Guillaume.

L'invasion de 1870, en effet, avait eu cela de particulier que nos prévoyants ennemis avaient amené avec eux un personnel suffisant pour administrer, réglementer et surtout dépouiller la France.

Ils traînaient dans leurs bagages jusqu'à des financiers qui en auraient remontré à nos percepteurs.

Le service de la police était largement représenté dans ce troupeau de non combattants et les divisions de guerre ne marchaient que précédées et entourées d'espions de toutes catégories.

L'interlocuteur des deux amis de Roger appartenait à l'honorable classe des agents avoués officiellement et, en cette qualité, il était chargé de surveiller les bords de la Seine aux alentours de Maisons.

Comme l'avait annoncé le père Sarrazin, il était petit, maigre, et orné de bésicles posées sur un nez pointu.

Le dialogue venait à peine de s'engager, et il s'animait déjà.

Roger était placé de façon à ce que ses yeux et ses oreilles ne perdissent rien de la scène qu'il dominait d'assez haut pour rester invisible.

-- Où avez-vous rencontré ce garçon ? demandait le Prussien dans un français assez pur, mais avec un fort accent germanique.

Il prononçait rengondrer et carzon .

-- Là-haut, sur la route, en revenant de Poissy où je suis allé chercher de l'argent qu'on me doit pour des moutures.

-- C'est très bien, mais pourquoi l'avez-vous amené ici ? Est-ce que vous tenez une auberge, maintenant ?

-- Pour vos soldats, oui, répondit le meunier d'un ton bourru, car ils boivent assez souvent chez moi sans payer.

-- Vous serez remboursé sur la contribution de guerre que nous imposerons à la France quand Paris sera pris, dit majestueusement le policier.

-- Alors, je peux attendre longtemps.

Cette réponse, dont le père Sarrazin ne sut pas se priver, déplut sans doute à l'espion patenté, car il prit son air le plus rogue pour répéter sa première question.

-- Que vient faire cet homme chez vous ?

-- Me vendre du drap dont j'ai besoin pour m'habiller, moi et mon garçon. Vous ne voyez donc pas qu'il est colporteur ?

-- Du drap ? Vous pourriez bien en acheter à Maisons, dans le magasin de mon ami Küntz, qui a un assortiment superbe en laines de Silésie.

-- Est-ce que vous croyez que j'ai le moyen de payer des marchandises étrangères ? Pas si bête !

» Il y a cinq ans que Pierre Bourdier que voilà fait son petit commerce par ici, et je suis sûr, au moins, qu'il ne me volera pas, au lieu que vos brocanteurs à tête carrée...

-- Vous avez tort ; mon ami ne vous aurait pas pris plus cher, interrompit-il le Prussien qui devait avoir un intérêt dans les affaires du sieur Küntz.

-- Possible, mais j'aime mieux m'arranger avec un de mes pays.

Le messager qui était le sujet de ce dialogue n'y avait encore pris aucune part.

Il s'était mis tranquillement à cheval sur un banc de bois et roulait une cigarette entre ses doigts.

Ce détail frappa Roger qui ne l'avait encore vu fumer que la pipe et qui remarquait les moindres incidents d'une scène où plusieurs vies étaient en jeu.

Il se demandait avec anxiété comment l'interrogatoire allait finir.

Les manières pincées et le langage aigre-doux de cet agent méthodique et froid n'annonçaient rien de bon.

Aussi l'officier regrettait-il vivement que son hôte n'eût pas profité de l'absence du petit chafouin, comme il l'appelait, pour faire cacher aussi le faux colporteur.

L'idée lui vint pourtant que ces deux nouveaux amis, en affrontant les questions, s'étaient dévoués pour détourner les soupçons de cet inquisiteur en bottes fortes.

Mais la conversation, qui n'avait été jusqu'alors qu'une escarmouche prit bientôt une tournure plus sérieuse.

L'espion, voyant qu'il ne pouvait rien tirer du meunier, s'adressa brusquement à Pierre Bourdier.

-- Eh ! bien mon brave, dit-il en affectant une certaine rondeur, avez-vous fait de bonnes affaires hier à Saint-Germain ?

Le piège était un peu trop grossier pour que le messager y tombât.

-- Je ne viens pas de ce côté-là, puisque j'arrive de Poissy, dit-il sans hésiter.

-- Et où allez-vous comme ça ? reprit le Prussien.

-- Ma foi ! je ne suis pas encore bien décidé si j'irai coucher ce soir à Maisons ou si je descendrai jusqu'au pont d'Herblay.

» Vous avez de la troupe par là-bas, vers Pontoise, et peut-être que je ferai des affaires avec vos hommes.

-- Venez plutôt causer avec mon ami Küntz, vous verrez qu'il vous prendra de la marchandise.

-- Je ne dis pas non, répondit le faux colporteur, pendant que Sarrazin grommelait entre ses dents : -- Il la prendra, c'est sûr ; mais quant à la payer, c'est une autre affaire.

-- Je suppose, mon cher, que vous avez un passeport, dit l'espion sans faire semblant d'entendre la réflexion du meunier.

-- Quant à ça, je vous prie de croire que, si je n'en avais pas, il y a longtemps que je serais coffré. On me l'a demandé onze fois depuis huit jours que je suis parti d'Évreux.

-- Voulez-vous me le montrer ?

-- Avec plaisir, répondit le messager en prenant dans la poche de sa veste un portefeuille usé qu'il remit tranquillement au commissaire.

La situation se tendait, et Roger, témoin muet de cette inspection qui menaçait de devenir minutieuse, pensait, non sans frayeur, que le brave Pierre n'avait pas eu le temps de se débarrasser de ses dépêches avant l'entrée de l'espion.

-- Si ce misérable le fouille, il est perdu, se disait-il.

Et, en effet, il n'y avait pas même à songer à un coup de vigueur, car les Prussiens qui cuvaient leur vin sous la table commençaient à revenir de leur ivresse et, sans compter ceux qui devaient être en faction dans l'île, c'étaient là des satellites tout disposés à prêter main forte à l'homme au nez pointu.

Le lieutenant les voyait déjà s'étirer, et les entendait distinctivement grogner dans leur bauge.

-- Bourdier... Pierre... épelait le commissaire sur le passeport... allant à Beauvais... les deux cachets de la commandature y sont...

» Mon ami, vous êtes en règle, ajouta-t-il en rendant le portefeuille.

Roger respira.

-- Seulement, ajouta le chafouin, je voudrais bien voir ce qu'il y a dans votre ballot.

» Pure formalité, vous savez.

-- À votre aise, dit le faux colporteur en se mettant en devoir de déboucler sa lourde valise.

-- Ce n'est certainement pas là qu'il a caché ses papiers, pensa Roger, assez rassuré par la tournure que prenait la visite.

Elle s'opérait pourtant avec un soin qui faisait honneur aux instincts policiers du Prussien.

Oubliant la dignité que lui conféraient ses galons d'argent, il s'était mis à genoux et il aidait Bourdier à vider son sac.

Les pièces de drap ou de cotonnade, les foulards jaunes ou rouges étaient dépliées, palpées, secouées et retournées dans tous les sens.

Le messager de l'armée de la Loire se prêtait de la meilleure grâce du monde à ce déballage forcé, qu'il égayait en disant de temps en temps : -- Père Sarrazin, voilà du drap de Montauban qui ferait parfaitement votre affaire.

Ou bien :

-- Ce mouchoir là irait joliment pour faire un fichu à votre nièce de Cormeil.

Il mettait tant de naturel à ce babillage que Roger ne savait ce qu'il devait admirer le plus de son sang-froid ou de sa présence d'esprit.

La vérification fut poussée jusqu'au bout avec un soin qu'auraient apprécié tous les douaniers d'Europe.

-- Maintenant, mon brave, dit le Prussien, quand il eut fini.

» Je voudrais bien visiter aussi vos vêtements..., pure formalité... et vos chaussures aussi... de sorte que je vous prierai...

-- De me déshabiller, interrompit le faux colporteur sans sourciller. Il ne fait pas chaud, mais je sais que c'est la méthode allemande.

Un frisson passa dans les veines de Roger, quand il le vit ôter sa blouse.

-- Ce ne sera pas long, insinua l'espion, d'un ton mielleux.

-- Laissez-moi seulement le temps d'allumer une cigarette ; ça me réchauffera un peu, dit Pierre Bourdier en riant.

Il tira de sa poche un paquet de tabac et un petit cahier dont il se mit à détacher une feuille.

-- Passez-moi donc ce papier, dit le chafouin dont les petits yeux brillaient sous le verre de ses lunettes.

-- C'est du pur papier de fil que j'ai acheté à Rouen, dit Pierre Bourdier, en tendant le cahier au Prussien.

Roger, qui ne perdait pas un seul des détails de cette scène, crut remarquer que la main du faux colporteur tremblait un peu et que ses joues hâlées pâlissaient légèrement.

Au même instant, le meunier se leva de l'escabeau où il était assis et fit un pas en avant.

Il avait mis la main sous sa blouse et ses traits contractés prenaient une étrange expression.

Cependant, l'homme aux lunettes ne voyait rien de toute cette pantomime.

Il avait pris le cahier et l'examinait avec une attention minutieuse ; il le feuilletait, le maniait, et finit par le flairer, comme s'il eût espéré y découvrir un parfum accusateur.

Pendant qu'il se livrait à cette opération, le messager de l'armée de la Loire achevait de rouler entre ses doigts la feuille qu'il avait détachée, et quand il eut magistralement confectionné une grosse cigarette bien serrée et tordue aux deux bouts, il la prit entre ses lèvres et fit mine de tirer des allumettes de sa poche.

-- Voulez-vous que je vous en fasse une ? dit-il tranquillement à l'espion en lançant au père Sarrazin un coup d'œil expressif.

-- Non, merci, je ne fume que la pipe, grommela le fonctionnaire Tudesque, qui semblait tout désappointé de n'avoir pas trouvé ce qu'il cherchait.

-- Est-ce que vous croyez qu'il y a de la contrebande dans mon papier ? reprit Bourdier d'un air goguenard.

-- Non, mais j'aime bien à voir tout quand je visite. Vous autres Français, vous êtes si fins que je me défie toujours, répondit le Prussien.

Il se décida cependant à rendre l'innocent cahier que le faux colporteur mit dans son gousset, en disant : -- Ah ! oui ! pour les lettres, les dépêches. On m'a conté comme ça qu'il y en avait qui les cousaient dans la doublure de leurs effets.

» Mais il n'y a pas de danger que je fasse ce métier-là, je tiens trop à ma peau.

Tout en parlant il avait saisi sa cigarette entre le médium et l'index.

-- Vous avez raison, mon ami, dit doucement l'espion, si je trouvais sur vous seulement trois lignes de correspondances, je serais forcé de vous envoyer à Maisons au commandant, qui serait forcé lui, de vous faire fusiller.

-- Vous n'aurez pas cette peine là, je vous en réponds, murmura Pierre Bourdier.

» Allons, bon v'là que j'ai perdu mes allumettes, ajouta-t-il en plaçant sa cigarette derrière son oreille, suivant le procédé usité pour leurs plumes par les scribes au repos.

-- Tu fumeras plus tard, dit le père Sarrazin, tu vois bien que monsieur attend que tu te déshabilles.

-- Tiens ! c'est vrai, je n'y pensais plus, reprit le messager de l'air le plus naturel ; mais ça ne va pas être long.

En effet, il commença à défaire ses habits avec la lenteur méthodique qui est particulière aux paysans.

-- Ça me rappelle le jour où j'ai passé au conseil de révision, dit-il en riant. Ah ! dam ! c'était pas hier !

À mesure qu'un vêtement était ôté, le terrible commissaire s'en emparait et le soumettait à une rigoureuse inspection.

Rien qu'à le voir procéder, on aurait deviné que cet homme était né pour le vilain métier qu'il exerçait.

Sa physionomie pointue s'éclairait d'une joie malicieuse en palpant les hardes du colporteur et il avait l'air d'un renard qui fouille un poulailler.

Ce fut fait d'ailleurs avec une adresse et une conscience qui lui auraient certainement valu des éloges de ses supérieurs, s'ils avaient pu le voir travailler.

Les poches furent vidées, les doublures furent décousues, le collet et les manches retournées et les boutons tâtés.

Il n'y eut pas jusqu'aux souliers dont le scrupuleux espion ne sondât les semelles et les talons à l'aide d'un petit instrument pointu qu'il portait sur lui pour cet usage.

Quant au chapeau de feutre du colporteur, il avait été l'objet d'une vérification spéciale et la visite avait commencé par là.

Roger suivait des yeux, par les trous percés dans la cloison de sa cachette, cette singulière opération.

Le calme parfait avec lequel Pierre Bourdier se prêtait aux recherches le rassurait sur leur résultat, mais il se demandait par quelle ruse ingénieuse les dépêches du messager avaient pu être soustraites à ce misérable Prussien.

-- Il aura trouvé le moyen de les remettre au meunier, pensa-t-il.

Régine dormait toujours et il se félicitait de l'heureuse occasion qui s'était présentée pour elle de prendre enfin un peu de repos.

Elle allait bientôt sans doute avoir besoin de toutes ses forces, car leurs épreuves n'étaient pas finies et le lieutenant n'entrevoyait même pas comment leur guide pourrait surmonter les obstacles qui les séparaient encore de Paris.

Il fallait voir d'abord ce qu'il allait advenir de l'inspection du commissaire.

Elle touchait à son terme, et ce soupçonneux personnage venait de faire signe à Pierre Bourdier qu'il pouvait reprendre ses habits.

Évidemment, l'espion avait espéré mieux, car il montrait la mine renfrognée d'un homme qui a manqué son coup.

Quant au brave messager, il s'habillait avec le même sang-froid et il égayait la situation par des plaisanteries qui témoignaient d'une entière liberté d'esprit.

-- Dites donc, mon officier, demanda-t-il en riant, est-ce que vous me payerez de la tisane pour guérir le rhume que vous m'avez fait attraper ?

» Brr ! qu'il fait froid dans votre cambuse, père Sarrazin.

-- Toujours farceurs, ces Français, dit le chafouin en le regardant par-dessus ses lunettes.

-- Faut bien s'amuser un peu pour se consoler du commerce qui ne va guère.

-- À propos, mon ami, reprit le Prussien d'un ton assez équivoque, j'espère bien que vous allez venir avec moi à Maisons pour faire quelques petites affaires avec mon ami Küntz.

-- Ma foi ! ce n'est pas de refus, dit Pierre Bourdier ; mon compère Sarrazin n'est pas si pressé et nous pourrons finir notre marché ce soir aussi bien que ce matin.

Et dès qu'il eut passé sa blouse, il se mit à genoux pour refaire son ballot.

Roger n'en revenait pas de l'entendre accepter si facilement la proposition du commissaire qui ne tenait évidemment à l'emmener que pour le mieux surveiller.

Il avait bien cru cependant surprendre un coup d'œil échangé entre les deux amis.

Après tout, il se pouvait que le messager eût son plan et il avait donné assez de preuves de son habileté pour que le lieutenant se fiât à lui du soin d'éconduire l'espion.

-- Je suis prêt, dit Pierre Bourdier en chargeant sa balle sur son dos.

-- Nous allons partir, mon ami, dit le Prussien d'un air aimable qui ne promettait rien de bon ; le temps de faire quelques petites recommandations à ce brave homme.

Le meunier dressa l'oreille à cette entrée en matières.

-- D'abord, mon ami, je vous prie de ne plus donner à boire à ces soldats.

-- Avec ça que c'est facile, grommela le père Sarrazin ; quand je leur refuse du vin, ils me menacent d'enfoncer la porte de ma cave.

-- Ce sont des ivrognes, de vilains ivrognes, et je ferai mon rapport au commandant pour qu'ils soient punis demain quand on relèvera le poste.

Le majestueux commissaire ajouta quelques mots en allemand à l'adresse des trois soudards qui pendant l'inspection, avaient réussi tant bien que mal à se remettre sur leurs jambes, puis il reprit son discours : -- J'ai remarqué aussi en faisant une promenade dans l'île qu'on n'a pas enlevé la corde du bac.

-- Eh ! bien, après ? dit le meunier d'un ton bourru.

-- J'enverrai une escouade pour la détacher et la rapporter au commandant. Ça servira là-bas à nos pontonniers et ici ça pourrait vous servir à passer la rivière.

-- Passer la rivière ? Avec quoi ? Vous avez pris le bateau, et, à moins d'être oiseau...

-- En attendant, reprit imperturbablement le Prussien, j'ai mis un factionnaire sur la rive, et je lui ai donné l'ordre de tirer sur tous ceux qui approcheraient.

Le meunier haussa les épaules.

-- Je vous préviens pour éviter un accident, dit l'espion avec un mauvais sourire.

Après avoir lancé cet avertissement qui ressemblait assez à une menace, il parla encore un instant avec les soldats, et montrant la porte à Pierre Bourdier avec une politesse ironique, il le fit passer devant lui, et sortit d'un pas mesuré.

-- Il le conduit en prison, pensa Roger.

Cette conjecture semblait infiniment probable, et la perspective d'être abandonné à ses propres ressources, n'avait rien de rassurant pour le prisonnier.

La cachette où on l'avait conduit avec Régine lui paraissait médiocrement sûre, car l'escalier de bois qui aboutissait au couloir était toujours appliqué contre la muraille, et il pouvait prendre fantaisie aux Prussiens d'y grimper.

Il se demandait même comment le commissaire n'avait pas eu l'idée de fureter de ce côté-là.

D'ailleurs, il fallait bien sortir tôt ou tard de ce réduit et Roger ne devinait pas comment.

Une heure se passa pour lui à réfléchir aux suites de cette aventure et à regarder alternativement Régine, qui ne s'était pas encore réveillée, et la salle basse où le père Sarrazin allait et venait au milieu des soldats.

Ceux-ci avaient allumé leurs pipes de porcelaine et fumaient silencieusement.

Le lieutenant se demandait ce qu'était devenu le gros garçon meunier qui l'avait conduit à la chambre bleue, quand il le vit apparaître à la porte du moulin.

Il poussait devant lui un enfant déguenillé que Roger reconnut sur-le-champ.

-- Le mendiant de la cabane ! murmura Roger.

C'était bien lui en effet, un peu plus sordide et un peu plus déguenillé que lors de sa première apparition mais toujours porteur de la même physionomie hypocrite et pleurarde.

-- Qu'est-ce que tu m'amènes encore là ? demanda brusquement le père Sarrazin qui, depuis le départ de Pierre Bourdier, semblait de fort mauvaise humeur.

-- C'est un galopin que j'ai trouvé assis au bout de la passerelle, répondit le garçon meunier ; il dit comme ça qu'il a faim et qu'il ne sait pas où coucher.

-- Ça ne me regarde pas, grommela le bonhomme ; s'il fallait recevoir tous les vagabonds qui rôdent dans le pays, on n'en finirait pas.

-- Oh ! mon bon monsieur, dit le gamin en prenant sa voix lamentable, ayez pitié d'un pauvre malheureux qui n'a pas mangé depuis deux jours.

-- Tu n'es donc pas d'ici ? dit le père Sarrazin, déjà un peu radouci.

-- Non, m'sieu, reprit le mendiant en faisant mine de pleurnicher, j'suis de la Normandie.

-- Tiens, c'est mon pays, fit observer le complaisant Jacquot.

-- Eh ! bien, pourquoi n'y restes-tu pas en Normandie ?

-- Les Prussiens ont brûlé notre maison, répondit l'enfant, non sans jeter un coup d'œil oblique sur les soldats qui fumaient leur pipe sans s'occuper de ce colloque.

-- Le misérable compte qu'ils n'entendent pas le français, pensa Roger qui savait à quoi s'en tenir sur les prétendus malheurs de ce jeune espion.

-- Et tes parents ? demanda le meunier, visiblement ému.

-- Mon père est parti soldat et ma mère... ils l'ont menée en prison, dit l'affreux drôle en essuyant ses yeux parfaitement secs.

-- Voyons, petit, ne pleure pas et dis-moi d'où tu viens et où tu veux aller.

-- Je viens de tout près de Gisors, en demandant la charité, et je m'en vais tout droit devant moi jusqu'à ce que je trouve à gagner ma vie.

-- Et qu'est-ce que tu sais faire ?

-- Chez nous, je gardais les vaches, mais je travaillerais bien dans votre moulin tout de même.

-- Allons ! dit le père Sarrazin après un instant de réflexion, les meules ne marchent plus et j'ai bien assez de Jacquot, mais il ne sera pas dit que j'aurai laissé le fils d'un soldat mourir de faim et coucher dehors.

-- S'il le garde ici, nous sommes perdus, murmurait Roger qui écoutait ce dialogue en se rongeant les poings.

-- Mène-le à la huche et donne-lui un bon morceau de pain et un coup à boire, dit le meunier à son garçon.

-- Merci, mon bon monsieur, psalmodia le mendiant, tout en suivant Jacquot qui paraissait partager l'attendrissement de son maître.

Les Prussiens n'avaient pas bronché durant toute cette scène, mais dès que l'enfant et son guide furent sortis, ils se mirent à échanger entre deux bouffées de tabac quelques phrases dont Roger malheureusement ne comprenait pas le sens.

Quant au père Sarrazin, il avait l'air satisfait d'un homme qui vient de faire une bonne action et s'occupait tranquillement à enlever les bouteilles vidées par ses garnisaires.

Jamais, depuis le moment de son évasion, le lieutenant ne s'était trouvé aussi perplexe.

Les dangers qu'il avait courus n'étaient rien au prix de cette situation ambiguë.

Il voyait le péril et il ne pouvait rien pour y parer.

Le père Sarrazin n'avait jamais vu ce petit scélérat, et par conséquent il était bien loin de soupçonner ses projets perfides.

Roger savait à n'en pas douter que le prétendu mendiant ne venait demander asile au moulin que pour perpétrer quelque trahison.

Un mot au meunier aurait suffi pour le mettre en garde contre les entreprises de son hôte ; mais ce mot, comment le dire ?

Appeler ! le prisonnier ne pouvait pas y songer.

Sa cachette était trop voisine de la salle occupée par les Allemands, et, dans cette maison de bois, le moindre bruit s'entendait à travers les cloisons.

Force lui était donc d'attendre qu'on vînt le délivrer, et qui pouvait lui répondre que l'occasion s'en présenterait bientôt ?

Il se voyait ainsi condamné à l'inertie en présence d'un danger imminent et terrible, et il avait bien de la peine à s'y résigner.

Mortellement inquiet et fatigué d'observer les soldats qui ne bougeaient pas de la salle basse, il quitta son poste de surveillance et revint à la jeune fille.

Elle continuait à dormir profondément et Roger la regarda longtemps avant de se décider à la réveiller.

Sa tête charmante s'était inclinée sur son épaule et sa bouche entrouverte laissait voir ses dents blanches.

On l'entendait à peine respirer, et un faible souffle soulevait à intervalles égaux le corsage de sa robe de bure.

C'était tout à fait le sommeil d'un enfant.

-- Elle ne sait pas que la mort est peut-être proche, pensa le lieutenant.

Puis, il se dit que ce repos était peut-être le dernier et que le troubler serait une cruauté inutile.

-- Elle apprendra toujours assez tôt les malheurs qui nous menacent, murmura-t-il en s'éloignant sur la pointe du pied.

Et, comme il se sentait lui-même brisé de fatigue, il s'étendit doucement sur le lit qui occupait le fond de la chambre bleue et se mit à réfléchir à leur étrange position.

La sinistre apparition du mendiant lui semblait inexplicable.

Les réponses écourtées de Pierre Bourdier, quand il lui avait demandé des nouvelles de ce petit misérable, laissaient croire qu'on en était débarrassé à tout jamais.

Comment revenait-il ainsi et quel funeste hasard le conduisait précisément au moulin où les fugitifs avaient trouvé un abri ?

Il y avait dans ce concours de circonstances bizarres de quoi troubler l'esprit le plus ferme, et le départ forcé du colporteur n'était pas rassurant.

Roger finit par se dire que la Providence ne les abandonnait pas tout à fait, puisque le traître, s'il était arrivé une heure plus tôt, se serait rencontré avec le faux colporteur et n'aurait pas manqué de le dénoncer sur-le-champ.

Mais l'alternative n'en était pas moins terrible.

En effet, si Pierre Bourdier revenait, il devait forcément se retrouver en face de ce vagabond, et, s'il ne revenait pas, la suite du voyage allait se compliquer étrangement.

Le lieutenant ne connaissait ni la route ni le moyen de franchir les obstacles qui le séparaient encore de ce Paris tant désiré.

Il savait vaguement qu'il fallait passer la Seine, au moins deux fois, et c'était même la première difficulté à vaincre, car, de son lit, il entendait le grondement sourd de l'eau du fleuve.

L'île où s'élevait le moulin était très étroite et, en cherchant à se rendre compte de la situation de sa cachette, Roger pensa que le grand bras qui le séparait de la rive droite devait être assez rapproché.

-- C'est par là qu'il faudrait fuir, murmura-t-il, mais comment traverser la rivière grossie par les pluies de l'hiver et gardée par les sentinelles prussiennes ?

Il avait beau chercher une solution à ce terrible problème, il n'en trouvait aucune, et, à force de repasser dans sa tête affaiblie ces tristes pensées, il finit par tomber dans une sorte de torpeur intellectuelle.

Les images du passé terrible et du présent, plus redoutable encore, se confondaient dans son cerveau, et en même temps, il sentait ses forces physiques s'anéantir sous le poids d'une immense lassitude.

Il essaya de lutter contre cet engourdissement qui l'envahissait peu à peu, mais il s'assoupit en murmurant les noms de Régine et de Renée.

Quand il se réveilla, la nuit était venue.

Il ouvrit les yeux en sentant le contact d'une main qui se posait doucement sur son épaule.

Comme il s'était endormi sous l'influence de préoccupations sombres, sa première pensée fut qu'il avait affaire à un ennemi, et son premier mouvement fut de se mettre en défense.

Se dresser, sauter à bas du lit et se retrancher dans l'encoignure de la chambre, toutes ces actions préventives ne demandèrent que trois ou quatre secondes au prisonnier qui, en sa qualité de militaire, avait l'habitude des surprises.

Il eut même la présence d'esprit de se rappeler que les Prussiens n'étaient pas loin et de ne pas crier.

Autour de lui, l'obscurité était profonde et le silence complet.

Une idée lui traversa l'esprit.

C'était peut-être Régine qui venait de le toucher pour l'avertir qu'elle ne dormait plus et qu'elle attendait une décision.

Il se demandait déjà comment il allait faire pour entrer en communication avec la pauvre muette.

Faute de lumière, le langage des signes lui faisait défaut, et il ne savait où prendre ce qu'il fallait pour éclairer la chambre.

L'eût-il su d'ailleurs, il n'aurait pas commis cette grave imprudence, puisque la moindre lueur brillant à travers les trous de la cloison pouvait trahir le secret de la cachette.

Une voix, dont il ne reconnut pas le son tout d'abord, vint mettre fin à ses perplexités.

-- C'est moi ! disait-on tout bas.

-- Qui ? vous ? demanda Roger, peu rassuré par cette indication vague.

-- Bourdier ! parbleu ! reprit la voix sur le même ton.

-- Le colporteur ! s'écria le lieutenant stupéfait.

-- Chut ! pas si haut, que diable ! Les murs ont des oreilles, ici.

-- Vous avez raison, mais je suis si content de vous revoir !

-- Ah ! il s'en est fallu de bien peu que je ne puisse pas vous procurer ce plaisir-là.

-- Mais comment avez-vous fait pour échapper à ce misérable espion ?

-- Ça m'a coûté toutes mes marchandises que j'ai offertes gracieusement à son ami Küntz, le plus juif de tous les juifs allemands ; mais ça m'est bien égal, car le temps de jouer au colporteur est passé, Dieu merci !

-- Comment ! Est-ce que vous renoncez à arriver à Paris ?

-- Y renoncer ? J'espère bien y être demain.

-- Avec vos dépêches ?

-- Ça va sans dire.

-- Mais vous avez donc pu les soustraire à la visite ? Il m'avait semblé, ce matin...

-- Que mein herr le commissaire me visitait des pieds à la tête.

-- Oui, j'étais là et j'ai tout vu.

-- Ah ! dit Pierre Bourdier en riant tout bas, c'est que, moi, je n'ai qu'un tour dans mon sac, mais il est bon.

-- Alors, vous aviez eu le temps de remettre la dépêche au meunier ?

-- Non pas ; le gueux d'Allemand est entré dans la salle une minute après que vous étiez grimpé ici.

-- Mais où l'aviez-vous cachée quand vous vous êtes déshabillé ?

-- Eh bien ! et ma cigarette ?

-- Quoi ! c'était...

-- Mon Dieu ! oui, sur la feuille que j'ai roulée tranquillement à son nez et à sa barbe, il y avait de quoi me faire fusiller.

-- C'est donc pour cela que je vous ai vu pâlir quand il a pris le cahier.

-- Je ne dis pas non, on a beau avoir l'habitude de ces moments-là, on a encore un peu d'émotion quand on se dit que d'une seconde à l'autre, on va être obligé de jouer du couteau.

-- Du couteau ! répéta Roger abasourdi.

-- Mon Dieu ! oui, dit tranquillement le messager de l'armée de la Loire ; le père Sarrazin, qui était dans la confidence, cherchait déjà sa lardoire sous sa blouse, et si l'Allemand avait fait mine de toucher à la feuille que je venais de rouler, il l'éventrait.

-- Et les soldats ?

-- Oh ! j'aurais sauté sur leurs sabres qui étaient dans le coin de la salle, et je crois qu'à nous deux nous en serions tout de même venus à bout ; mais les batailles, ça fait toujours du bruit, et j'aime mieux ne pas avoir été obligé d'en venir là.

-- C'est Dieu qui a veillé sur nous, murmura Roger, en pensant au terrible danger qu'il avait couru sans le savoir.

-- Et il veillera sur nous jusqu'au bout, soyez tranquille, reprit le brave colporteur.

-- Je l'espère, mais je me demande comment nous allons sortir d'ici.

-- Ça, je m'en charge. Où est la petite ?

Cette question rappela au lieutenant ce que la surprise et l'émotion lui avaient fait oublier un instant.

Il avait laissé Régine endormie sur un fauteuil et le moment était venu de la réveiller.

Mais il n'eut pas la peine de la chercher dans l'obscurité, car au moment même où Pierre Bourdier s'enquérait de la jeune fille, un serrement de main apprit à son ami qu'elle était debout.

Il ne pouvait pas la voir, mais il reconnut l'étreinte de ses doigts mignons, et il laissa échapper un soupir de soulagement, car, au milieu de tant d'événements bizarres, l'idée lui était venue un instant qu'elle avait disparu, victime de quelque machination.

-- Elle est là, se hâta-t-il de dire pour répondre à la question du messager.

-- Bon ! maintenant, pensez-vous qu'elle soit de force à sortir d'ici avec nous par un chemin que je vais vous montrer et qui est un peu moins commode que la grande route ?

-- Je réponds de sa volonté et de son courage, dit Roger.

-- Du reste, nous n'avons pas le choix des moyens, continua Pierre Bourdier, et je vais vous expliquer le mien.

-- J'écoute et je suis prêt, dit simplement Roger.

Régine n'avait fait aucun mouvement, depuis qu'elle avait donné signe de vie, et tenait toujours la main de son ami dans la sienne, comme si elle avait voulu lui dire : -- Nous ne nous quitterons pas dans le danger.

-- Mon cher camarade, reprit le faux colporteur, du ton bref d'un homme qui donne ses instructions suprêmes, la première étape de notre voyage est peut-être la plus difficile. Il s'agit de passer la Seine qui coule de l'autre côté de ce moulin, à dix pas d'ici.

-- C'est bien ce que je pensais, mais j'ai entendu ce Prussien dire que toutes les barques avaient été enlevées.

-- Si nous avions quelques heures devant nous, dit Pierre Bourdier sans s'arrêter à l'objection du lieutenant, la chose irait toute seule.

-- Comment ?

-- Le thermomètre a baissé ce soir de cinq degrés et il est bien probable que demain matin la rivière sera prise et qu'on pourra la traverser à pied sec, mais pour le moment, elle charrie toujours et les glaçons ne sont pas encore arrêtés.

» Donc il faut penser à un autre moyen.

-- Un autre moyen ! il n'y en a pas ou, du moins...

-- Il y a la corde du bac que mon ami Sarrazin a eu soin d'entretenir en bon état et qui peut parfaitement nous porter de l'autre côté.

-- Je ne comprends pas bien.

-- C'est très simple ; il ne s'agit que d'avoir les poignets solides et c'est pour ça que je vous demandais si nous pouvions compter sur votre petite amie. Je ne me défie pas de son courage, mais je ne suis pas aussi sûr de sa force.

Le programme que le messager exposait si tranquillement était de nature à faire réfléchir les plus intrépides, et le chemin aérien qu'il voulait suivre n'était pas assurément à l'usage d'une jeune fille.

Roger, troublé par l'effrayante perspective d'exposer Régine à un voyage aussi périlleux, tomba dans une grande perplexité.

Il n'avait pas même la ressource de consulter sa vaillante amie qui ne pouvait ni le voir ni l'entendre et il hésitait à répondre, quand une pression de sa main vint lui rappeler fort à propos qu'elle n'avait jamais reculé devant aucun obstacle.

-- Je... je crois qu'elle est capable de tenter l'entreprise, balbutia-t-il ; mais avez-vous bien réfléchi aux autres dangers qui nous menacent ?

» Ces soldats qui sont là, à quelques pas de nous, ces sentinelles que le commissaire a placées au bord de la Seine... je l'ai entendu... juste à l'endroit où passe la corde...

-- Ça, dit Pierre Bourdier avec mépris, c'est l'affaire du père Sarrazin et de son garçon. Le meunier est chargé du département des liquides, et les trois casques à pointes qui ne sont pas de service sont retombés sous la table où ils dormaient ce matin. Quant aux deux factionnaires, le froid les cloue dans leur gourbis et Jacquot les surveille.

-- Mais on peut les avertir, dit vivement Roger.

-- Qui donc ? Il n'y a pas de traîtres ici, que je sache ?

-- Vous vous trompez. Il y en a un.

-- Que voulez-vous dire ?

-- Je veux dire, reprit l'officier avec animation, que ce misérable mendiant est ici !

-- Qui ? l'enfant de la cabane ?

-- Lui-même ! Il est arrivé une heure à peine après que vous étiez parti.

-- Ah ! le gueux ! ah ! le gredin ! s'écria le faux colporteur. Voilà ce que c'est que de n'avoir pas écrasé cette vipère pendant que je la tenais. Si j'avais tordu le cou à ce méchant drôle au lieu de la bâillonner et de l'attacher à un arbre, il ne serait pas ici maintenant à nous espionner.

-- C'est la fatalité qui nous poursuit, murmura Roger.

-- Et le père Sarrazin n'a pas chassé ce petit scélérat ?

-- Il voulait d'abord le renvoyer, mais quand il l'a vu pleurer en disant qu'il avait faim, il a dit à son valet de lui donner à manger et à loger.

-- De sorte qu'il est encore à rôder dans la maison ?

-- Ce n'est que trop certain.

-- Et Sarrazin qui me voit revenir, qui sait que nous allons risquer le voyage, et qui ne me dit rien !...

-- Mais il ne sait pas que ce petit malheureux est un espion.

-- C'est juste ! dit Pierre Bourdier.

Un silence profond succéda à ce rapide colloque.

Le messager cherchait un moyen de parer aux conséquences de cette fâcheuse complication et Roger recommençait à désespérer du succès d'une évasion ainsi compromise.

-- J'ai trouvé ! s'écria le brave messager.

-- Trouvé quoi ? demanda Roger.

-- La manière de sortir d'ici avant que ce gredin ne nous dénonce.

-- Que Dieu vous entende !

-- Savez-vous où le père Sarrazin l'a logé ?

-- Non, j'étais brisé de fatigue ; je me suis endormi aussitôt après que ce drôle a été confié aux soins de Jacquot, et c'est vous qui m'avez réveillé.

-- Alors, je me doute de l'endroit où on l'aura casé et il y a des chances pour qu'il ne nous voie pas filer.

» Seulement, il est probable qu'il sortira cette nuit pour rôder autour du moulin et il faut le gagner de vitesse.

-- Pourvu qu'il ne soit pas déjà trop tard !

-- Non, il est à peine sept heures et c'est le moment où on met la table ici. Le gueux doit être occupé à manger sa soupe.

-- Mais êtes-vous sûr qu'il ne vous a pas vu tout à l'heure quand vous êtes arrivé ?

-- Parfaitement sûr. Vous pensez bien que je ne me suis pas amusé à entrer par la grande porte et à traverser la salle pour me montrer aux Prussiens.

-- Et comment avez-vous pu arriver jusqu'ici ?

-- Par dehors. Il y a une échelle contre la muraille et le couloir a deux issues, tout comme la chambre où nous sommes.

-- Deux issues ! répéta Roger qui n'en connaissait pas d'autre que la trappe par où on l'avait introduit.

-- Mais, oui, et vous n'avez qu'à lever la tête pour voir celle qui va nous servir.

-- Quoi, ce vitrage !

-- Tout juste, c'est un chemin qui a l'air de ne pouvoir servir qu'à des chats, mais je ne vous ai pas promis la grande route.

-- Je suis prêt à vous suivre partout et cette jeune fille aussi, dit Roger un peu choqué de ce langage bref, mais j'avoue que je ne comprends pas bien votre projet.

-- Vous allez comprendre. Ce vitrage s'ouvre sur le toit d'un appentis en planches qu'on a ajouté aux bâtiments du moulin.

-- Je le sais ou du moins je l'ai deviné, mais...

-- Ce toit, interrompit Pierre Bourdier, sert de point d'appui au câble du bac, c'est comme qui dirait l'embarcadère des voyageurs à la corde.

» Commencez-vous à saisir, maintenant ?

Roger saisissait très bien, mais il restait confondu à l'idée de tenter une pareille entreprise, et il doutait surtout que les forces de Régine puissent y suffire.

-- Mais, objecta-t-il avec embarras, le trajet doit être énorme, car le moulin n'est pas au bord de l'eau.

-- À quinze pas du grand bras tout au plus ; nous sommes ici à la pointe de l'île, et nous n'avons qu'une langue de terre très étroite à traverser.

» Quant à la Seine, elle n'est pas large.

Le lieutenant était trop préoccupé pour se presser de répondre.

-- Il est vrai qu'elle est profonde, ajouta ironiquement Bourdier, qui interprétait assez mal ce silence.

-- Une chute, ce serait la mort, murmura Roger.

-- Écoutez, mon officier, dit brusquement le faux colporteur, je ne veux pas vous amener de force, et, s'il arrivait malheur à vous ou à la petite, je me le reprocherais toute ma vie.

» Ainsi, vous êtes libre de me suivre ou de rester.

-- Et vous ? demanda timidement Roger.

-- Moi, c'est une autre affaire. Il faut que j'arrive à Paris demain matin ou que je meure cette nuit ; mais vous, qui ne portez pas de dépêches, vous n'avez pas les mêmes raisons pour risquer votre vie.

» C'est pourquoi, si le cœur ne vous en dit pas, je vous conseille de coucher tranquillement ici. Demain matin, le père Sarrazin viendra visiter la chambre bleue, vous lui conterez votre affaire et il trouvera peut-être le moyen de vous faire gagner la Normandie.

La perplexité du lieutenant était affreuse.

Il avait à choisir entre la chance d'une mort presque certaine et celle d'une longue suite de périlleuses aventures. Seul, il n'aurait pas hésité, mais l'idée de compromettre l'existence de Régine glaçait son courage.

-- En toute autre circonstance, reprit Bourdier d'un ton plus doux, je renoncerais à mon plan pour vous tenir compagnie et tâcher de vous être encore une fois utile, mais le devoir est là.

Ces paroles si simples émurent profondément Roger.

-- Après tout, continua le brave messager, c'est le hasard qui nous avait réunis et nous pouvons nous quitter sans avoir rien à nous reprocher. Si je péris en route, j'aurai toujours la consolation d'avoir rendu service à un officier français.

C'en était trop, et le lieutenant ne tint plus contre le souvenir que Pierre Bourdier venait d'évoquer.

Il pensa aux scènes de la forêt, et il rejeta bien loin l'idée de séparer sa fortune de celle de son sauveur.

Un dernier scrupule le retenait. Il aurait voulu consulter Régine. Son cœur lui disait pourtant que l'héroïque jeune fille était prête à le suivre, mais la décision était si grave qu'il hésitait encore.

Un nouveau serrement de main de la pauvre muette vint le décider.

Il prit pour une manifestation des volontés de la Providence cette étreinte silencieuse et il dit d'un ton ferme : -- Je ne veux pas vous abandonner ; nous allons partir ensemble.

-- À la bonne heure ! s'écria Bourdier. Je savais bien que vous viendriez.

-- Dites-moi ce qu'il faut faire, dit fermement Roger qui, maintenant que son parti était pris, avait retrouvé tout son sang-froid.

-- Vous allez voir.

Et le messager de l'armée de la Loire se mit en devoir, sans plus tarder, de préparer l'évasion.

Il fallait d'abord atteindre le vitrage et, pour cela, quoique le plafond de la chambre fût assez bas, un marchepied était absolument nécessaire.

La table et un fauteuil le lui fournirent.

Avec des précautions infinies, il réussit à placer ces deux meubles l'un sur l'autre, et, en dépit de l'obscurité, à construire l'échafaudage sans faire le moindre bruit.

-- Voilà l'escalier, dit-il gaiement, et c'est moi qui vais vous montrer le chemin.

» Seulement, je suppose que mon ami Sarrazin n'a pas osé se risquer à vous envoyer de quoi dîner et je ne veux pas que vous vous embarquiez, comme on dit, sans biscuits.

Il mit dans la main de Roger une grosse tablette de chocolat et une gourde pleine d'eau-de-vie.

-- Vous partagerez avec la petite et vous croquerez ça en route, mais avalez-moi tout de suite un bon coup de vieux cognac.

Le lieutenant ne se fit pas prier. Il sentait que ses forces avaient besoin de ce stimulant.

Régine elle-même ne refusa point la gourde que son ami lui tendait, et but bravement une gorgée, comme pour prouver qu'elle était décidée aux actions viriles.

Roger hasarda encore une objection.

-- En avançant l'heure du départ, demanda-t-il, ne craignez-vous pas de déranger les plans de ce brave meunier ? Il est probable qu'il s'est arrangé pour nous aider un peu plus tard et...

-- C'est possible, mais nous nous passerons de lui. L'important c'est de ne pas donner le temps à cet infernal gamin de nous dénoncer.

-- Comment ferons-nous pour emporter nos ballots ?

-- Vous ne les emporterez pas.

-- Et si on nous arrête ?

-- Si on nous arrête, nous serons fusillés, mon lieutenant, dit le messager avec un calme parfait, mais on ne nous arrêtera pas.

» Voyez-vous, ajouta-t-il, en dehors des lignes prussiennes on peut jouer au colporteur, mais, en dedans, cette comédie-là ne servirait à rien et nous avons trop de chemin à faire cette nuit pour charger nos épaules.

-- Je crois que vous avez raison, dit Roger, comprenant que l'heure était venue de brûler ses vaisseaux.

-- Maintenant, reprit Pierre Bourdier en grimpant sur la table, je vais vous montrer la route.

» Vous ferez monter la petite après moi et vous viendrez ensuite.

Le lieutenant prit le bras de Régine pour l'avertir, pendant que l'agile messager atteignait le second échelon de son marchepied improvisé.

Dès qu'il se fut hissé sur le fauteuil, il pressa la charnière du vitrage et soutint le châssis pour qu'il s'abattît doucement.

Le ciel se montra clair et brillant d'étoiles.

En quelques secondes, Pierre Bourdier se hissa sur le toit, s'accroupit au bord de l'ouverture, et dit à voix basse : -- Envoyez-moi l'enfant.

Régine avait deviné sans doute ce qu'il fallait faire, car elle était debout sur la table, avant que son ami eût le temps de lui venir en aide.

Le reste de l'ascension s'accomplit sans bruit et sans encombre.

Quand Roger, qui fermait la marche, arriva sur le toit, il trouva la jeune fille et le messager couchés côte à côte, et il n'eut pas besoin d'avertissement pour les imiter.

L'endroit où les fugitifs se trouvaient réunis était une espèce de plate-forme dont les dimensions correspondaient exactement à celles de la chambre bleue.

-- Ne bougez pas, murmura Bourdier, je vais aller en reconnaissance.

Et il commença à se traîner doucement jusqu'au bord du toit.

Roger eut un instant la velléité de le suivre, mais un geste qu'il entrevit le décida à rester immobile.

Le messager lui faisait de la main le signe qui par tous pays veut dire :

-- Attention ! il y a du danger.

Chapitre V

La nuit était assez claire et le froid extrêmement vif.

De la place où il était resté, Roger ne pouvait pas voir ce qui se passait au pied de la maison, mais il distinguait très bien les arbres rangés sur la rive droite de la Seine.

Il entendait aussi le craquement particulier que produit le choc des glaçons heurtés les uns contre les autres par le courant.

La rivière coulait, comme l'avait dit Bourdier, à quelques pas du moulin, le vent soufflait du nord, mais trop faiblement pour couvrir les bruits de la terre et du fleuve, et c'était là une fâcheuse condition pour tenter une évasion à quelques pas des Prussiens.

Un ouragan qui aurait agité les branches et couvert le ciel de nuages eût été bien plus favorable que ce temps calme et sec.

Le hardi messager appréciait sans doute toute la difficulté de l'entreprise, depuis qu'il était monté sur le toit, car, au lieu de se presser, il gardait une immobilité complète.

Couché à plat ventre, sa tête seule dépassant la plate-forme, il avait l'air d'observer attentivement le terrain.

Roger, mis en éveil par le geste qu'il lui avait adressé, n'osait pas bouger, mais il commençait à trouver que la station se prolongeait trop.

La température était glaciale et, quelque habitude que l'officier eût des nuits de bivouac, il sentait ses membres s'engourdir peu à peu.

Il pensait d'ailleurs que Régine devait souffrir encore plus que lui.

Étendue bravement sur le dur plancher de la toiture, elle ne prenait pas plus de souci du rude contact imposé à ses membres délicats que du froid.

Mais il devenait évident que la position ne serait pas tenable longtemps et Roger s'inquiétait de l'inertie volontaire de son guide.

L'appeler, même à voix basse, eût été une grave imprudence. Il se décida à l'aller rejoindre.

En se traînant avec des précautions infinies, il parvint à se placer côte à côte avec le messager et, quand sa tête toucha presque la sienne, il entendit ces mots soufflés à son oreille : -- Avez-vous de bons yeux ?

-- Oui, murmura le lieutenant.

-- Regardez sur la rive, de ce côté-ci de la rivière, et dites-moi ce que vous voyez.

En sa double qualité de chasseur et de soldat, Roger avait eu assez d'occasions d'exercer sa vue, et en plein jour, il aurait distingué à cinquante pas la couleur d'un perdreau ou le grade d'un Prussien.

Mais la demi obscurité de la nuit et l'intensité du froid qui lui piquait les paupières le gênaient beaucoup.

Dans sa nouvelle position, il pouvait embrasser d'un seul regard le sol de l'île, le cours de la Seine et la berge opposée.

La langue de terre sur laquelle s'élevait le moulin était plate et nue. Aucune surprise n'était donc à craindre de ce côté.

Tout au plus, un tas de bûches amoncelées au pied de l'appentis aurait-il pu servir à cacher un espion.

À quinze pas de là, le terrain s'abaissait brusquement et sur ce bourrelet qui bordait le fleuve se dressaient trois ou quatre saules maigres et rabougris.

C'était là le point que Pierre Bourdier avait signalé spécialement à l'attention de son compagnon de périls.

Roger concentra donc toutes ses facultés visuelles sur la ligne plantée de la rive gauche.

Il ne vit rien d'abord.

Un brouillard très léger montait de la Seine comme une poussière glacée et les objets semblaient nager dans une gaze transparente.

À force de fixer les yeux sur le point de repère que lui offrait un des arbres, l'officier crut remarquer au ras du sol un mouvement presque imperceptible.

C'était comme une tache noire qui se détachait sur le fond plus clair des vapeurs grises.

En regardant longuement, il reconnut que cette tache disparaissait par moments.

Quand elle se montrait de nouveau, on pouvait constater qu'elle s'était déplacée.

Il semblait à Roger qu'il était à l'affût dans les bois de Saint-Senier, surveillant un lapin qui jouait au bord d'un terrier.

Ce souvenir lui donna même l'idée que l'objet suspect appartenait au règne animal.

-- C'est quelque loutre, dit-il si bas que Bourdier, pour mieux entendre, colla sa joue contre la sienne.

-- En hiver et par ce froid ! Impossible, soupira le messager.

Le lieutenant se mit à inspecter consciencieusement la berge.

À cinquante pas des arbres, sur la gauche, pointait une masse sombre qui affectait la forme d'une hutte de sauvage.

Il lui suffit de l'examiner avec attention pour reconnaître un de ces abris construits avec des branchages, dont nos troupiers d'Afrique ont importé l'usage en France.

Les Allemands, gens éminemment pratiques, ne dédaignèrent pas de s'en servir pendant leur campagne, et Roger les y avait surpris plus d'une fois.

Il conclut donc de son expérience personnelle que la sentinelle prussienne chargée par le commissaire de garder le cours du fleuve, devait être blottie dans ce cabanon.

Elle ne montrait du reste ni la pointe de son casque ni la baïonnette de son fusil, car on aurait vu briller, dans ce clair-obscur, le cuivre et l'acier.

Mais l'embuscade était bien près de l'endroit que l'officier supposait être celui du passage, et il frémit à l'idée de le tenter avec Régine, à si courte distance de l'ennemi.

Cette remarque l'amena à chercher ce câble sur lequel le messager comptait pour fuir, et il s'aperçut que l'appareil prenait son point d'appui précisément au-dessous de lui.

À quelques pouces de son visage et à portée de sa main, la corde se rattachait à un crampon de fer solidement planté dans la muraille.

Il voulut se rendre compte de la force de ce chanvre auquel ils allaient confier leur vie, et il reconnut que le cordage avait à peu près l'épaisseur de quatre doigts.

Ce calibre offrait de suffisantes garanties de solidité, mais une voie aussi aérienne n'en était pas moins effrayante.

L'action seule de s'y embarquer paraissait des plus périlleuses, puisqu'il fallait se laisser glisser du toit en s'accrochant des pieds et des mains à ce fragile support.

-- Avez-vous vu ? lui souffla tout à coup Pierre Bourdier.

-- Quoi donc ?

-- Le point noir qui vient de se montrer à côté du gourbi.

L'apparition avait été si rapide qu'elle avait échappé à Roger occupé à palper le câble.

-- Eh bien ! demanda-t-il plein de confiance dans la sagacité de son camarade.

-- Eh bien, je suis fixé maintenant, murmura le messager.

-- Comment ?

-- C'est le mendiant qui a flairé la chair fraîche et qui rôdait tout à l'heure du côté du bac. Il a vu que rien ne venait, et il est allé se réchauffer dans le gourbi avec son ami le Prussien.

-- Alors ? interrogea le lieutenant avec anxiété.

-- Ça prouve d'abord que le petit vagabond ignore que nous sommes dans le moulin. S'il le savait, il aurait déjà été chercher les Allemands, pour visiter la maison du haut en bas.

» Il espionne au hasard et pour n'en pas perdre l'habitude, mais il n'est pas sur notre piste.

-- Je crois que vous avez raison, mais que faire ?

-- Partir, dit simplement Pierre Bourdier.

-- Partir ! s'écria Roger oubliant de modérer le diapason de sa voix ; partir quand ce misérable enfant peut nous surprendre au milieu du passage.

-- Nous n'avons pas le choix. Écoutez-moi bien. La nuit est longue, mais le chemin d'ici à Paris ne se fera pas comme une promenade au bois de Boulogne. Il ne faut donc pas perdre de temps.

-- C'est vrai, mais...

-- Maintenant, interrompit Bourdier, nous avons deux chances sur trois pour que le mendiant ne bouge pas d'ici à une heure.

» Les vipères, ça aime la chaleur, et le gredin doit se plaire dans le gourbi.

» S'il a envie de faire une nouvelle ronde, il attendra qu'il soit minuit.

» Donc, c'est le vrai moment de filer et il faut en profiter.

Le lieutenant ne trouva pas d'objection à ce raisonnement ; mais plus l'instant du péril suprême approchait, plus il tremblait pour Régine.

Le messager, qui avait deviné ce qui se passait dans son cœur, se hâta de lui donner ses dernières instructions.

-- Voici l'ordre et la marche, dit-il rapidement. Je vais passer le premier, vous m'enverrez la petite ensuite, et c'est vous qui ferez l'arrièregarde.

-- Soit, murmura l'officier, qui comprenait l'impossibilité de délibérer plus longtemps.

-- Je vais vous expliquer pourquoi j'arrange le voyage de cette façon-là, reprit Bourdier.

» Si l'autre rive est gardée, c'est le premier passé qui sera pincé. Il vaut donc mieux que ce soit moi !

» S'il m'arrivait malheur, vous auriez encore la ressource de rentrer dans la cachette et d'attendre que le père Sarrazin vienne vous délivrer.

-- Merci ! dit Roger touché jusqu'aux larmes de ce dévouement si simplement offert.

-- Vous me remercierez à Paris.

» Maintenant, convenons de nos faits.

» Il me faut à peu près dix minutes pour arriver sur la rive droite. Vous ferez donc partir la jeune fille un quart d'heure après moi. Si, par malheur, j'étais pris en débarquant là-bas, je crierai trois fois pour vous prévenir.

Et, sans attendre une réponse, l'intrépide Bourdier se laissa couler la tête en avant sur la corde du bac.

Ce ne fut pas sans un serrement de cœur que Roger vit le brave messager s'aventurer ainsi.

Il avait oublié de lui demander ses instructions sur la meilleure manière d'effectuer ce périlleux voyage et, quelque désir qu'il eût de rejoindre promptement Régine, il crut devoir rester en observation sur le bord du toit pour voir comment opérait Pierre Bourdier.

Celui-ci semblait doué d'aptitudes particulières pour cet exercice, car il avançait avec une rapidité étonnante.

Le corps allongé, les mains accrochées au câble, sur lequel il croisait ses jambes, il rampait comme une couleuvre et il s'y prenait si adroitement que le fragile support remuait à peine.

Le crampon fixé à la toiture avait d'abord craqué sous ce poids inusité, mais, la tension de la corde une fois régularisée, l'appareil n'avait plus bougé.

À mesure que le hardi passeur s'éloignait, le lieutenant se sentait gagné peu à peu par une anxiété qui paralysait tous ses mouvements.

Il éprouvait cette sensation physique qu'on ressent toujours en regardant un homme se promener sur le bord d'un précipice.

C'est une sorte de contraction nerveuse qui tient du vertige, et qui peut aller jusqu'à la douleur aiguë.

À cette étreinte involontaire se joignait une inquiétude plus raisonnée.

L'instant critique du trajet était celui où il fallait franchir la ligne des saules et Pierre Bourdier se rapprochait de ce point dangereux.

Le câble, accroché par son extrémité à une assez grande hauteur, allait naturellement en s'abaissant depuis le bord du toit jusqu'à la rive.

À l'endroit où le bac enlevé par les Prussiens avait dû être amarré jadis, le cordage rasait la terre à hauteur d'homme.

Les grandes difficultés commençaient par là.

D'abord, la marche n'était plus favorisée par l'inclinaison qui, au début du trajet, permettait de se laisser glisser sans grand effort.

Au-dessus de la rivière, le chanvre se trouvant tendu à peu près horizontalement, le travail du voyageur aérien devenait beaucoup plus pénible.

De plus, on arrivait à la hauteur du gourbi, placé sur la même ligne à cinquante pas en aval, et on entrait par conséquent dans le champ visuel que pouvaient embrasser les surveillants.

Roger, pâle d'angoisse, vit le messager disparaître derrière le saule au pied duquel la tête du petit espion s'était montrée, quelques minutes auparavant.

Il ne respirait plus.

Heureusement cette terrible attente fut courte.

Rien ne remua du côté du poste de la sentinelle prussienne, et, après vingt secondes d'indicible anxiété, il vit son intrépide compagnon émerger au delà du rideau des arbres.

Le brouillard avait augmenté et on ne distinguait plus qu'un point noir. Mais ce point se déplaçait progressivement, et devenait de moins en moins apparent.

Il était clair que la traversée s'opérait sans encombre et que Pierre Bourdier allait bientôt toucher terre.

À ce moment décisif, Roger éleva son âme à Dieu et le pria avec ferveur de ne pas abandonner l'homme courageux qui se dévouait pour la France.

Dieu l'exauça.

Le corps du voyageur se confondit bientôt avec le fond sombre de la rive droite et disparut tout à fait dans l'ombre protectrice de la berge.

La joie inondait le cœur du seul témoin de cette scène émouvante.

Le silence profond qui régnait sur le fleuve était l'indice certain du succès.

S'il lui était arrivé un accident, pensait Roger, je serais déjà prévenu. S'il avait trouvé l'ennemi sur l'autre rive, il aurait crié ; si ses forces l'avaient trahi, s'il était tombé, j'aurais entendu le bruit de sa chute.

Il attendit encore, mais rien ne troubla le calme de la nuit, et le lieutenant poussa un soupir de soulagement.

Les dix minutes étaient passées.

L'heure de risquer à son tour l'effrayant passage était venue pour lui, ou plutôt pour Régine, selon l'ordre prescrit par Bourdier.

Au moment où Roger allait se retourner pour se traîner vers la jeune fille, il sentit le contact d'un corps qui frôlait son épaule.

Elle avait, comme toujours, devancé les intentions de son ami.

Bientôt elle prit sur le bord du toit la place que le messager avait occupée.

Son visage touchait presque celui de l'officier et leurs yeux pouvaient se tenir ce langage dont la pauvre muette usait avec tant d'éloquence.

Roger put lire dans son regard étincelant qu'elle était prête à braver encore une fois la fatigue et le danger.

Mais si Régine n'hésitait pas, c'était lui maintenant qui tremblait pour elle.

L'idée de la laisser s'engager seule sur ce frêle appui lui répugnait comme une action coupable, et la réflexion ne fit que le confirmer dans un projet qui s'était déjà présenté dans son esprit.

Les instructions du messager avaient été données si rapidement que le temps avait manqué pour y faire des objections, mais on pouvait les modifier.

Le câble est évidemment assez solide pour supporter le poids de deux personnes, pensait le lieutenant.

Et il se disait en même temps que rien ne le retiendrait plus sur ce toit quand la jeune fille l'aurait quitté.

Il y avait même avantage à abréger les difficiles opérations du voyage, puisque la rive droite était libre et le gourbi silencieux.

Mais, surtout, Roger comprenait que, pendant le trajet, Régine, si ses forces venaient à faiblir, pouvait avoir besoin d'un bras vigoureux pour l'aider.

Ce qui acheva de le décider, c'est qu'il ne se sentit pas le courage de passer encore une fois par la même épreuve, en assistant de loin à la terrible traversée du fleuve.

-- J'aime mieux périr avec elle, murmura-t-il, que d'être là, immobile et torturé par l'inquiétude, pendant qu'elle sera suspendue entre la vie et la mort.

Sa décision prise, il ne restait plus qu'à l'exécuter aussi promptement que possible, car chaque minute de retard pouvait tout perdre.

Un seul détail restait à régler.

Devait-il passer le premier ou suivre, au contraire, la jeune fille sur le câble ?

Elle se chargea de trancher la question.

Roger la vit se dresser sur ses poignets et lui tendre son front.

Il comprit et approcha ses lèvres pour lui donner un chaste baiser -- le premier -- le dernier peut-être.

Régine le reçut, les yeux baissés, mais quand elle releva la tête, son regard brillait d'un éclat étrange.

On aurait dit que ce baiser, qui pouvait être un baiser d'adieu, venait d'exalter son courage.

Avec une promptitude et une adresse incroyables, elle se retourna sans se lever, et saisit la corde pour s'y placer à l'inverse de la position choisie par Bourdier, c'est-à-dire les pieds en avant et le visage faisant face à la toiture.

L'officier n'avait ni le temps ni le moyen de lui indiquer un système de locomotion plus commode.

Il eut d'ailleurs comme l'intuition du sentiment qui poussait peut-être la jeune fille à tourner la figure vers lui dans ce danger suprême.

-- Si nous devons mourir, pensait-il, nous échangerons du moins notre dernier regard.

Et il s'embarqua à son tour sur la corde, mais sans adopter la nouvelle méthode de Régine.

Elle avait déjà gagné assez d'espace pour qu'il pût s'allonger après elle sur ce mince support, qui plia légèrement en recevant ce nouveau poids.

Le voyage commença sans trop de peine.

La courageuse enfant avançait sur cette pente glissante avec un aplomb, une souplesse et une vigueur incroyables.

Roger le suivait de si près que leurs têtes se heurtaient parfois, dans les cahots inévitables de la descente.

Le trajet du toit à la ligne des saules s'opéra sans incident.

En atteignant cette limite, où l'opération se compliquait d'un surcroît de difficultés et de périls, le lieutenant reconnut que le bras du fleuve qu'il s'agissait de traverser était assez large pour effrayer les plus intrépides.

Il ne se sentait pas encore fatigué, mais il lui semblait que sa compagne avançait un peu moins vite.

Elle arriva pourtant au-dessus du fleuve sans donner la moindre marque de faiblesse ou d'hésitation et Roger reprit courage.

Tout en se traînant lentement après elle, il regardait autour de lui et il eut l'inexprimable joie de constater que personne ne se montrait sur la berge.

La Seine roulait avec un grondement sourd, et les glaçons qui couvraient presque entièrement sa surface passaient rapidement, entraînés par la violence du courant.

C'était comme un tourbillon incessant, accompagné de craquements sinistres, et Roger détourna les yeux de ce spectacle qui aurait pu lui donner le vertige.

Parfois cependant, la masse entière s'arrêtait, soudée par une rencontre de blocs flottants, qui s'amoncelaient alors en formant des monticules blanchâtres.

Puis la glace se disloquait, et la masse flottante reprenait sa marche.

Mais il était évident que la rivière allait bientôt se prendre tout à fait et qu'en retardant le départ de quelques heures, on aurait pu la traverser à pied.

Le moment eût été mal choisi pour regretter la décision prise par Bourdier, et Roger luttait contre d'autres pensées.

Chaque minute qui s'écoulait rapprochait du but les fugitifs, mais chacun de leurs efforts ajoutait à leur fatigue.

Le froid était terrible et une bise âpre soufflait du Nord.

Roger sentait son sang se glacer peu à peu et ses membres se raidir.

Il se disait avec effroi que le corps frêle de Régine ne résisterait pas longtemps à tant de souffrances.

Ils étaient arrivés au milieu du courant, mais le trajet qui leur restait à faire était de beaucoup le plus pénible.

À ce moment, Roger jetait un regard en arrière pour se rendre compte de la distance parcourue.

Il crut voir sur le rivage de l'île se mouvoir une forme humaine.

Il n'avait pas le temps de prolonger beaucoup cet examen auquel sa position sur la corde ne se prêtait guère d'ailleurs.

Il détourna ses yeux de la rive qu'il avait laissée derrière lui et se remit à avancer à la force des poignets et des genoux.

Mais, soit que le froid l'eût gagné tout à fait, soit que le mouvement qu'il venait de faire lui eût fatigué les articulations, il se sentait moins souple et moins solide.

Des frémissements nerveux parcouraient ses membres engourdis, et il éprouvait la même sensation que si on lui eût enfoncé dans la chair des milliers d'aiguilles.

Il reconnut alors avec terreur les symptômes ordinaires qui précédaient la crampe.

Si la crispation involontaire augmentait jusqu'à le paralyser complètement, il était perdu.

Le lieutenant, excellent nageur, savait par expérience que l'immobilité complète est le seul moyen de prévenir une crise de ce genre.

Il s'arrêta donc pour attendre que la douleur fût passée, et il resta le corps allongé horizontalement et la tête renversée en arrière.

Il fallait que la vue remplaçât merveilleusement chez Régine le sens de l'ouïe, qui lui manquait, et il fallait aussi qu'elle eût conservé un prodigieux sang-froid, car à peine son compagnon s'était-il décidé à ne plus bouger, qu'elle imita sa manœuvre.

Elle ne semblait nullement lasse d'un effort si pénible et si long, et ses yeux ne quittaient pas le visage contracté de Roger.

On aurait dit qu'elle le surveillait pour épier le moment de lui porter secours.

L'officier, malgré toute son énergie, était bien près d'en avoir besoin.

La crampe ne se déclarait pas complètement, mais il luttait contre un ennemi tout aussi terrible, -- le froid.

Tant qu'il avait remué pour se traîner sur la corde, l'agitation entretenait la circulation de son sang et le maintenait en haleine.

En cessant d'agir, il donna prise à l'action terrible de la température et se trouva livré sans défense aux morsures de ce vent aigre qui soufflait du pôle.

C'était l'effet bien connu qui tua autrefois tant de soldats français en Russie.

Pendant la désastreuse retraite de 1812, tout homme qui s'arrêtait s'endormait, et quiconque s'endormait était mort.

Roger éprouvait tous les symptômes tant de fois décrits de cette torpeur qui commence par l'assoupissement et qui finit par le sommeil éternel.

Comme nos vieux grenadiers dans les funestes plaines de Smolensk, il sentait ses yeux se fermer, sa poitrine se resserrer, ses bras s'engourdir.

Comme eux, il allait s'endormir pour ne plus se réveiller.

Au lieu de la neige qui servit de linceul à la Grande Armée, le fleuve était là qui allait refermer ses glaçons sur le malheureux lieutenant.

Des bourdonnements étranges emplissaient ses oreilles et son cerveau alourdi ne percevait plus qu'une confusion singulière d'idées vagues et de douleurs physiques.

Il lui semblait à la fois que son corps se rapetissait sous l'étreinte d'un étau glacé et que son âme s'envolait vers le chalet où priait Renée.

À ces sensations bizarres succéda un moment de bien-être.

Roger arrivait à cet état intermédiaire entre la veille et l'anéantissement de la vie intellectuelle qu'on goûte si doucement dans un bon lit après un excès de fatigue.

Le lit qui l'attendait, c'était le lit fangeux de la Seine.

Encore quelques secondes, et l'officier vaincu par le froid allait y coucher.

Ses mains et ses genoux se cramponnaient encore machinalement au câble, mais la bise allait les desserrer et le jeter dans l'abîme.

Cette agonie avait duré moins de temps qu'il n'en faut pour la décrire, mais elle avait un témoin.

Régine suivait les progrès de la souffrance qui décomposait le visage de son ami, et s'était rapprochée jusqu'à le toucher.

Au moment où il se renversait dans une suprême convulsion, Roger sentit des doigts nerveux se poser sur les siens, et un objet dur s'appliquer sur ses dents serrées.

Par un double mouvement instinctif, il étreignit la corde et il ouvrit la bouche.

Presque aussitôt, une vive chaleur lui brûla le palais et gagna la poitrine pour atteindre le cœur qui se remit à battre avec violence.

Le mourant ouvrit les yeux et poussa un cri de soulagement.

Il était sauvé.

La jeune fille venait de lui verser une gorgée de l'eau-de-vie qui restait dans la gourde de Pierre Bourdier.

Son dévouement et son énergie avaient accompli l'incroyable tour de force de se suspendre au cordage d'une seule main, pendant que l'autre portait aux lèvres de son ami le cordial qui pouvait encore le ranimer.

Si Roger avait pu se rendre compte de ce qui venait de se passer, il aurait eu besoin, pour ne pas croire à quelque intervention surnaturelle, de se rappeler l'ancien métier de Régine, car les plus intrépides acrobates auraient seuls pu tenter ce sauvetage inouï.

Mais l'officier ne revivait encore que d'une vie toute physique, et il n'était pas en état de rassembler ses idées.

Cependant, à mesure que l'excitation produite par l'alcool fouettait son sang et déliait ses membres, il renaissait aux sensations de l'intelligence et ses yeux se tournaient tour à tour vers sa libératrice et vers la rive droite du fleuve.

La reconnaissance et l'amour de la vie se confondaient dans ce premier regard d'un ressuscité.

Un bruit violent et soudain acheva de le remettre en pleine possession de lui-même.

La détonation partait de la rive gauche et il était d'autant plus impossible à un soldat de se méprendre sur sa nature qu'elle avait été suivie d'un sifflement aigu et prolongé.

Un coup de fusil venait d'être tiré sur les fugitifs et la balle avait passé tout près d'eux.

Ce fut pour Roger le signal d'un réveil complet.

Sous l'aiguillon du péril, il retrouva à la fois sa lucidité et sa force.

Il avait même gagné à cette secousse inattendue une énergie convulsive et une rapidité de conception extraordinaire.

Il se remit à ramper sur la corde et il lui suffit de se retourner du côté de l'île pour deviner ce qui s'était passé.

À travers le brouillard qui s'était épaissi, il aperçut confusément deux ombres qui s'agitaient autour du gourbi, l'une plus visible, l'autre moins distincte.

À n'en pas douter, c'était la sentinelle prussienne qui venait de faire feu, et l'affreux mendiant qui courait devant elle lui avait dénoncé les fugitifs.

-- Je ne m'étais pas trompé tout à l'heure, pensa l'officier, et j'avais bien vu ce petit monstre, en passant au-dessus des saules.

Le danger devenait si grand qu'il restait bien peu de chances de salut.

Quelles qu'elles fussent pourtant, Roger les envisagea froidement.

La crampe l'avait surpris quand il était déjà un peu au delà du milieu de la rivière.

Cinquante mètres environ restaient à franchir pour atteindre la rive droite, mais c'était la partie la plus difficile du trajet, parce que la corde remontait en approchant du bord, le bout étant sans doute amarré au tronc de quelque grand arbre.

La berge restait silencieuse et la détonation n'avait éveillé qu'un écho.

L'officier, entièrement revenu de sa défaillance, se sentait de force à atteindre cette terre promise.

Régine, si elle n'avait pas entendu l'explosion, avait vu la lumière du coup, et, rassurée sur le compte de son ami, ranimé par l'eau-de-vie, elle s'était remise avec un redoublement d'ardeur au pénible travail de la locomotion aérienne.

Mais il n'était guère permis aux fugitifs d'espérer que le Prussien ne recommencerait pas à tirer sur eux et qu'il les manquerait toujours comme la première fois.

D'ailleurs ses camarades ne devaient pas être loin, et s'ils accouraient au bruit, comme c'était trop probable, les voyageurs du câble allaient se trouver exposés à un feu de file.

Le ciel, il est vrai, s'était couvert de nuages, et la demi obscurité de cette froide nuit, en nuisant à la justesse du tir, protégeait un peu les deux cibles vivantes.

Un second coup de fusil partit des saules.

Le soldat s'était rapproché, et cependant la balle s'égara encore.

Elle avait dû frapper sur la rive droite, car Roger crut entendre un bruit sourd après le sifflement du projectile.

-- La troisième portera juste, murmura-t-il.

Et il ajouta en pensant à Régine :

-- Pourvu que ce soit moi qu'elle frappe.

À ce moment, la voix criarde du mendiant arriva jusqu'à lui.

On ne pouvait pas distinguer les paroles, mais à leur diapason aigu et à leur ton saccadé, on pouvait croire que le petit monstre s'évertuait à exciter les Prussiens.

Pendant l'intervalle qui avait séparé les deux détonations, les fugitifs avaient gagné quelques mètres.

Seulement, les rôles semblaient s'intervertir peu à peu.

C'était la jeune fille maintenant qui donnait des signes non équivoques de fatigue, comme si elle eût épuisé le reste de ses forces en sauvant son compagnon.

Le lieutenant, au contraire, veillait sur elle et déployait une vigueur extraordinaire.

Tout à coup, il tourna vivement la tête.

Une violente secousse venait d'ébranler la corde et peu s'en était fallu que ce choc ne les précipitât tous les deux dans la Seine.

-- Cette fois, nous sommes perdus, dit Roger en voyant ce qui se passait sur la berge de l'île.

Il y avait bien de quoi s'effrayer.

Le Prussien et le petit mendiant s'étaient réunis sans doute au pied du saule au-dessus duquel passait la corde du bac, et peut-être même leurs cris avaient-ils attiré les autres soldats, car un groupe assez compact s'agitait sur la berge.

Ils étaient trop loin et la nuit n'était pas assez claire pour que Roger, fort mal placé d'ailleurs pour observer, pût distinguer ce qu'ils faisaient.

Mais la violente secousse imprimée subitement au câble sauveur lui donnait à penser qu'ils préparaient une attaque d'un nouveau genre.

Les coups de fusil avaient cessé, soit que les munitions manquassent au factionnaire, soit que, découragé par le peu de justesse de son tir, il voulût user d'un autre moyen.

L'officier pensa d'abord que les Allemands cherchaient à couper la corde, et il frémit à l'idée que, dans ce cas, la mort était inévitable.

La rive droite était encore trop éloignée pour que les fugitifs eussent la moindre chance de l'atteindre.

Le meilleur nageur, en effet, n'aurait pas pu lutter contre la violence du courant, et, eût-il été assez robuste pour traverser cette eau froide et torrentueuse, il devait être broyé par le choc des glaçons.

La chute seule aurait été mortelle.

Mais après avoir oscillé un instant, le câble avait repris son immobilité.

Quel infernal projet méditaient donc les Prussiens ?

Roger le devina en voyant une masse noire se détacher de la ligne des arbres.

Cette masse paraissait suspendue en l'air et se mouvait lentement.

Tout s'expliquait : la cessation du feu et la secousse imprimée à la corde.

Évidemment, quelqu'un du groupe ennemi s'était décidé à poursuivre les Français sur ce chemin périlleux.

En prenant son élan, cet enragé avait pu saisir le câble qui, sur ce point, passait presque à hauteur d'homme.

Maintenant, imitant la manœuvre des fugitifs, il se traînait accroché des mains et des genoux, et il semblait s'acquitter assez adroitement de cet exercice, car il avançait visiblement.

Après avoir reconnu d'un coup d'œil ce nouveau danger qui compliquait étrangement la situation, le lieutenant redoubla d'efforts pour avancer.

Cela devenait une question de vitesse.

Si on pouvait prendre terre avant ce persécuteur acharné, on avait encore une lueur d'espoir.

Le terrain sur la rive droite paraissait assez boisé pour qu'il fût possible de s'y cacher et de gagner les bois du Vésinet, mais, pour exécuter ce plan, fort hypothétique d'ailleurs, il fallait conserver assez d'avance pour dérouter l'ennemi.

Le salut était à ce prix.

Roger rassembla donc tout ce qui lui restait de vigueur et d'énergie pour franchir rapidement l'espace qui le séparait encore de la berge, et il eut assez vite progressé de quelques mètres.

Mais il s'aperçut alors que Régine ne bougeait pas.

Elle avait déjà donné depuis un instant des signes non équivoques de fatigue et, en s'approchant jusqu'à la toucher, il vit que ses traits se décomposaient et qu'elle avait fermé les yeux.

Ce changement effraya beaucoup l'officier qui s'empressa de lui soutenir la tête d'une main, pendant que de l'autre, il cherchait la gourde qu'elle portait suspendue à son cou.

C'était son tour de venir en aide à celle qui l'avait sauvé tout à l'heure.

Il s'y prenait sans doute moins adroitement que l'héroïque jeune fille, car il eut toutes les peines du monde à lui verser quelques gouttes d'eau-de-vie entre les lèvres.

Il y parvint cependant, et le cordial, cette fois encore, produisit son effet.

Régine se ranima et se remit en mouvement, mais il était aisé de voir que ses forces s'épuisaient, et qu'elle ne résisterait pas bien longtemps à ce terrible travail.

Il fallait donc se hâter pour abréger le reste de l'épreuve et aussi pour rattraper le temps perdu.

L'ennemi inconnu avançait toujours.

Roger s'en apercevait aux vibrations de la corde, qui devenaient plus sensibles à mesure que le poids se rapprochait.

Il tourna encore une fois la tête pour voir si la distance qui les séparait avait diminuée, et surtout pour voir à qui il avait affaire.

L'enragé qui les poursuivait avait gagné au moins vingt mètres pendant le demi évanouissement de la jeune fille.

Il était même assez près pour que la forme de son corps tranchât nettement sur les vapeurs grisâtres qui s'élevaient de la rivière.

Ce corps tenait trop peu de place sur le câble pour être celui d'un Prussien.

Il était d'ailleurs peu probable qu'un lourd soldat allemand se fut risqué sur ce chemin suspendu.

L'affreux gamin de la cabane était seul capable d'un semblable tour de force.

Roger s'étonnait cependant qu'un enfant, si méchant qu'il fût, poussât l'amour de son vil métier d'espion jusqu'à exposer ainsi sa vie.

Il sut bientôt à quoi s'en tenir.

Un rire grêle et saccadé éclata derrière lui et une voix perçante cria :

-- Oh ! hé ! attendez-moi un peu.

Quoique le mendiant eût changé complètement les inflexions pleurardes dont il se servait pour demander l'aumône, il n'y avait pas moyen de s'y tromper.

C'était bien lui qui rampait sur le câble.

Il avait la souplesse aussi bien que la perfidie des serpents et il avançait rapidement.

-- Le misérable nous gagnera de vitesse, murmura Roger en s'apercevant que les mouvements de Régine devenaient de plus en plus pénibles.

Tout en continuant ses efforts pour se rapprocher de la rive, tout en soutenant parfois sa compagne quand il la voyait faiblir, il se disait que Pierre Bourdier devait être caché là, sur le bord, à quelques pas d'eux et qu'il assistait à cette lutte suprême.

Il eut même un instant l'idée de l'appeler, mais il se retint dans la crainte de révéler la présence de son ami aux Prussiens de l'île.

-- Si nous arrivons assez vite pour dépister le mendiant, se disait-il, il vaut mieux leur laisser croire que nous sommes seuls.

Mais la distance qui les séparait du petit scélérat diminuait comme les forces de Régine.

Roger en était à se demander s'il ne valait pas mieux l'attendre.

-- Je suis encore assez vigoureux pour lui tordre le cou et le jeter dans la Seine, pensait-il. Les Prussiens ne tirent plus, et d'ailleurs, s'il y a lutte, ils n'oseront pas faire feu, de crainte de tuer leur espion.

Au moment où il allait se décider à cette résolution extrême, la voix criarde du vagabond perça le silence de la nuit.

-- Vous ne voulez pas m'attendre, glapissait l'horrible drôle, mais je vous attraperai bien tout de même et je vous tuerai.

Cette menace de mort qui arrivait à Roger à travers le grondement sourd du fleuve lui donna froid.

-- Je vous tuerai, car j'ai un pistolet, reprit la voix, le pistolet que mon ami Prussien m'a prêté, et il est chargé.

Roger comprit alors pourquoi les Allemands ne tiraient plus.

Ils voulaient se donner le plaisir féroce de voir de loin l'enfant dont ils payaient la trahison assassiner ses compatriotes.

La voix s'éleva plus aigre et plus rapprochée.

-- Je pourrais vous tuer tout de suite, si je voulais, disait l'enfant ; j'aime mieux vous brûler la cervelle à bout portant ; comme ça, je verrai votre dernière grimace et la culbute que vous ferez dans la rivière.

Roger grinçait des dents de rage.

Il n'y avait plus à essayer une lutte impossible, il fallait à tout prix arriver et arriver vite, car l'infernal gamin avançait avec une rapidité effrayante.

Régine se soutenait à peine et, à chaque mouvement, son visage se contractait et sa bouche s'ouvrait convulsivement.

On voyait qu'elle dépensait, pour se retenir au câble, les derniers restes d'une énergie vaincue enfin par l'épuisement.

Malgré tout, elle se soutenait encore et la terre n'était plus qu'à une vingtaine de mètres.

Encore quelques efforts et on pouvait l'atteindre.

-- Il y a six coups à mon pistolet, hurla le gamin qui se rapprochait toujours.

-- Heureusement, elle ne peut pas l'entendre, pensait Roger.

-- Le premier sera pour toi, continua l'odieuse voix, et le second pour ta gothon.

-- Infâme drôle ! dit l'officier furieux.

-- Je vous vois maintenant, je vous vois et je vous reconnais. Tu as beau rager, va ! Vous y passerez tous les deux.

Régine luttait évidemment contre les atteintes d'une douleur nerveuse qui crispait son corps brisé.

Elle ne se traînait plus que par soubresauts, et Roger tremblait que la corde n'échappât à ses mains raidies.

Dans un de ces mouvements convulsifs, leurs têtes se heurtèrent et ses lèvres s'appuyèrent sur le front de la jeune fille.

Elle tressaillit sous ce baiser suprême et sembla reprendre un peu de forces.

On gagna encore dix ou douze brasses.

La rive se dressait devant eux sombre et silencieuse.

-- Bourdier ! appela Roger d'une voix étouffée.

Il sentait que la vie de Régine dépendait des minutes qui allaient suivre, et que le messager pouvait peut-être l'aider à la sauver.

-- Oui, chante, mon vieux, glapit la voix, c'est mon pistolet qui va t'accompagner.

Roger se retourna et vit distinctement le mendiant lever le bras.

En même temps, il entendit le bruit sec du revolver qu'il armait.

Cette fois, Roger crut bien que tout était fini. Il pria Dieu pour que la première balle fût pour lui.

-- Du moins, murmura-t-il, je ne la verrai pas mourir.

Le mendiant l'avait annoncé et il tint parole, car le coup partit et le plomb passa à deux pouces de la tête du lieutenant.

-- Il paraît que je suis encore trop loin, glapit l'assassin ; mais sois tranquille, tu ne perdras rien pour attendre.

Et Roger sentit aux vibrations de la corde que le misérable se rapprochait.

Il eut le courage de se retourner et il vit que la distance qui les séparait avait encore diminué, mais en même temps, il s'aperçut que Régine subitement ranimée, gagnait aussi du terrain sur le câble.

La berge n'était plus qu'à cinq ou six mètres.

Encore un dernier effort et on pouvait l'atteindre.

Mais l'enfant avançait toujours.

Roger l'entendait siffler entre ses dents et faire craquer la batterie de son revolver.

Il eut un instant la pensée de lâcher la corde.

La rive était si voisine qu'il y avait quelque chance de s'y accrocher en se laissant aller au courant.

Quel que fût le danger d'une chute dans la rivière rapide et glacée, il valait encore mieux s'y exposer que d'attendre le moment où la balle du mendiant allait frapper à bout portant.

Mais, pour risquer un coup aussi hasardeux, il aurait voulu prévenir Régine, afin qu'elle sautât avec lui.

Or, elle était déjà trop loin pour qu'il pût la toucher et lui faire comprendre son projet par gestes. La voix, elle ne l'aurait pas entendue.

Se jeter à l'eau tout seul, c'eût été l'abandonner aux coups de l'assassin.

-- Mieux vaut encore rester, pensa Roger ; il ne me tuera pas du premier coup, et pendant qu'il m'achèvera, elle aura peut-être le temps de lui échapper.

-- Ah ! ah ! cria le petit monstre qui n'était plus qu'à trois pas, je te tiens enfin, et cette fois je ne te manquerai pas.

L'officier regarda derrière lui et le vit se coucher avec précaution sur le câble auquel il se retenait d'une main pendant que de l'autre il y appuyait le canon de son revolver pour être plus sûr de son coup.

Le désespoir inspira à Roger l'idée de secouer la corde pour déranger le tir et il l'agita violemment des mains et des genoux.

Ce balancement déconcerta d'abord l'abominable gamin, qui abaissa un moment son arme pour se tenir des deux mains et conserver son équilibre, mais bientôt il se cramponna de plus belle, reprit son aplomb et se remit à ajuster avec soin.

-- Tu as beau faire des sauts de carpe, mon vieux, tu vas avaler ta prune, dit-il avec un affreux ricanement.

-- À moi ! Bourdier ! à moi, cria encore une fois l'officier, comme si le messager eût été là, sur le bord à portée de la voix.

Il n'avait pas achevé cet appel suprême qu'il sentit le câble manquer sous lui.

Avant qu'il eût le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Roger, précipité dans le fleuve, avait disparu sous l'eau.

Sa première sensation fut de se croire mort, et pendant les quelques secondes qui s'écoulèrent avant qu'il revînt à la surface, il pensa que la balle du mendiant l'avait frappé.

Ce fut court, mais atroce et aucune des impressions qui torturent les noyés ne lui fut épargnée.

Quand sa tête émergea et qu'il put respirer, il entendit à la fois un horrible hurlement et une voix qui l'appelait par son nom.

Le hurlement, c'était le mendiant qui le poussait, entraîné par le courant.

La voix, c'était celle de Pierre Bourdier.

-- Ne lâchez pas la corde, disait-elle, et traînez-vous jusqu'ici.

Il s'aperçut alors que dans sa chute, il s'était retenu, machinalement, au câble dont le brave messager tenait le bout.

À genoux sur la berge, l'héroïque sauveur tendait les bras à Régine qui, plus rapprochée du bord, se trouvait à sa portée.

Roger comprit.

Bourdier, qui les suivait des yeux, de l'abri qu'il s'était choisi au milieu des buissons de la rive, s'était décidé à couper la corde quand il avait vu le meurtre prêt à s'accomplir, mais il avait eu en même temps la précaution de n'en pas lâcher l'extrémité.

Entre ses mains robustes, le chanvre devenait une bouée de sauvetage.

Il ne s'agissait plus que d'en profiter.

C'était déjà fait pour Régine.

Elle venait de prendre pied et s'était couchée sur la berge.

Roger, tombé un peu plus au large, avait plus de chemin à faire.

Le froid de l'eau l'avait saisi, et la respiration avait failli lui manquer tout à fait pendant la submersion momentanée.

Mais en voyant la jeune fille hors de tout danger et le messager prêt à le sauver à son tour, il retrouva toute son énergie.

Il commença à se traîner de son mieux vers la terre, le corps plongé verticalement dans la rivière et les deux mains accrochées au câble.

Pierre Bourdier, après avoir reçu Régine, s'était hâté d'enrouler la corde coupée autour d'un tronc d'arbre, de manière à assurer jusqu'au bout un solide point d'appui au naufragé.

Les glaçons qui passaient emportés par un courant furieux gênaient beaucoup Roger, et plus d'un lui déchira les doigts et lui meurtrit le visage.

Mais il tint bon et, après une minute de pénibles efforts et de cruelles souffrances, il eut l'indicible satisfaction de prendre pied.

-- Merci, Pierre, cria-t-il en se laissant tomber épuisé à côté de la jeune fille.

-- Il n'y a pas de quoi, répondit simplement le messager, mais filons vite. L'endroit est mauvais pour causer.

Un effroyable cri arriva aux oreilles de Roger.

-- À moi ! je vais mourir ! hurlait une voix déchirante.

-- Le mendiant ? s'écria-t-il en se levant.

C'était bien lui.

Le petit misérable n'avait pas lâché la corde et le fleuve l'avait entraîné en même temps que ceux qu'il voulait assassiner.

Maintenant que le câble était fixé il s'y cramponnait avec l'énergie du désespoir et il s'efforçait de gagner la terre.

-- Attends ! murmura Pierre Bourdier, attends, scélérat, je vais t'aider.

Et il se baissa pour délier le nœud qu'il avait fait autour du tronc d'arbre.

Roger lui arrêta le bras.

-- Grâce pour ce malheureux, dit-il d'une voix émue.

-- Pour ce monstre ! s'écria Pierre Bourdier, jamais ! c'est déjà trop de l'avoir épargné une fois dans la forêt.

-- Ayez pitié de moi, mes bons messieurs, hurlait l'enfant, ne me laissez pas mourir.

-- Quand ce ne serait que pour l'empêcher d'attirer par ses cris les balles des Prussiens, reprit le messager en mettant la main sur la corde.

-- Vous voyez qu'ils ne tirent plus, dit Roger. Ils nous croient tous noyés et nous pouvons bien sauver ce petit malheureux.

-- Mais vous êtes fou ! s'écria Bourdier.

-- Pardon, mes bons messieurs charitables, pardon, disait la voix, je ne ferai plus de mal... j'étais si pauvre... ils m'avaient promis de l'argent.

Le mendiant avançait toujours et déjà il n'était plus qu'à quelques pas du bord.

-- Je vous demande sa vie, dit Roger, Dieu nous a sauvés ; je voudrais sauver quelqu'un.

-- Mais vous ne comprenez donc pas que si nous le tirons de la rivière, il nous suivra pour nous dénoncer encore.

-- Nous l'attacherons, murmura le lieutenant.

-- Oui, comme là-bas, dans les bois, pour qu'il soit à nos trousses dans une heure.

» Ah çà, mon officier, vous croyez donc que nous n'avons plus rien à faire ? Mais vous ne savez donc pas que ceci n'est rien en comparaison du reste. Deux lieues au milieu des postes prussiens et la Seine à passer encore une fois.

-- Grâce ! hurla le mendiant.

-- Non ! ses cris me fendent le cœur, dit Roger ; il me semble que si nous le laissons mourir, cette action nous porterait malheur.

-- Je vous servirai, cria le malheureux, je vous servirai... comme je servais les Prussiens... je connais tous les chemins et je sais où sont les postes... vous verrez... je vous conduirai partout... à Paris, si vous voulez.

-- Entendez-vous ? demanda le lieutenant.

-- Oui, j'entends que ce gredin nous prépare un nouveau tour, grommela Bourdier.

-- On ne ment pas quand on va mourir, et je vais...

-- Où allez-vous ? demanda brusquement le messager en arrêtant Roger par le bras.

-- Lui tendre la main, cria le lieutenant en s'élançant vers la rive.

Avant que le messager eût le temps de le retenir il était au bord de la rivière et se penchait pour sauver le misérable qui se débattait au milieu des glaçons.

-- À moi ! mon bon monsieur ! à moi ! je n'en peux plus ! la force me manque.

-- Donnez-moi la main ! dit Roger en se mettant à genoux.

-- Je ne peux pas... je suis trop loin, cria l'enfant.

L'officier se pencha sur l'eau et allongea le bras.

Aussitôt les doigts crispés du mendiant s'accrochèrent à la manche de sa blouse.

-- Ah ! je te tiens donc enfin, cria l'horrible gamin, je ne mourrai pas tout seul...

Et il poussa un éclat de rire infernal.

Roger n'aurait pas eu de peine à se débarrasser de l'étreinte du mendiant, s'il s'était trouvé dans une meilleure position.

Mais, au moment où le petit scélérat l'avait traîtreusement saisi, le compatissant officier était à genoux sur le bord, le corps penché en avant, un bras tendu et l'autre à peine appuyé à terre.

La secousse lui fit perdre l'équilibre, et il tomba la face dans l'eau.

L'enfant s'était accroché à son cou de la main droite ; mais il n'avait pas lâché la corde qu'il tenait de la main gauche.

Il avait calculé sans doute qu'il entraînerait Roger du premier coup, et peut-être espérait-il encore se sauver à l'aide du câble, après avoir noyé son ennemi.

Mais il n'avait réussi qu'à moitié, et le lieutenant avait été servi par sa chute, car une fois étendu à plat sur la grève, il offrait beaucoup plus de résistance aux efforts désespérés de l'assassin.

-- Ah ! brigand ! s'était écrié Pierre Bourdier, en voyant réussir un guet-apens qu'il avait prévu.

En même temps, il s'était précipité au secours de son imprudent compagnon, mais il n'arriva pas le premier.

Régine, que la fatigue avait couchée sur la berge, et qui avait paru d'abord insensible à tout ce qui se passait autour d'elle, Régine s'était levée subitement, au moment même ou Roger était tombé.

Elle avait couru à lui et le retenait déjà par sa blouse quand le messager vint à portée de l'aider aussi.

Le mendiant était horrible à voir ; ses cheveux collés sur ses joues livides, sa bouche entrouverte pour lancer des cris rauques et d'affreux ricanements lui donnaient l'air d'un démon s'agitant sur la rive d'un fleuve infernal.

-- Elle aussi ! hurlait le misérable ; elle y passera comme toi !

Pierre Bourdier en dépit de sa vigueur et de son adresse, se trouvait fort embarrassé pour entrer en action.

La tête de Roger plongeait à moitié dans la Seine et il ne s'agissait pas seulement de l'empêcher d'être entraîné.

Si la lutte avait dû se prolonger, il aurait pu être asphyxié avant que les forces du vagabond fussent épuisées.

Le messager le comprenait si bien qu'il ramassa une gaule oubliée là par quelque soldat prussien et la tendit à l'enfant.

-- Allons, gredin, lui cria-t-il, lâche la corde et aborde ; on ne te fera pas de mal.

-- Non, non, vociféra le petit malheureux, je ne vous crois pas... Vous me tueriez et... je ne veux pas mourir seul...

-- Crève donc, vipère, dit Bourdier en posant le bâton et en bondissant en arrière.

Il venait d'avoir une idée.

-- Ha ! ha ! hurla le mendiant, je les tiens... ils viennent... ils seront noyés... tous deux... entends-tu... et...

Le monstre n'eut pas le temps d'achever.

Le câble, auquel il se retenait de la main gauche, venait de céder au courant qui l'emportait avec d'autant plus de violence que la tension avait été plus forte.

Surpris par cette débâcle imprévue, il essaya vainement de se cramponner au collet de Roger.

Ses doigts crispés s'ouvrirent ; son corps, roulé par le flot furieux, passa comme une flèche et disparut dans la nuit.

Son dernier cri de rage fut étouffé par un glaçon vengeur qui lui broya la tête.

En se soudant aux blocs qui barraient la Seine un peu plus bas, la masse glacée se referma sur l'assassin comme la pierre d'une tombe.

Roger, délivré de son étreinte, put se relever au moment même où la respiration allait lui manquer.

Il devait encore une fois la vie à la présence d'esprit du brave messager qui avait détaché si à propos le câble enroulé autour d'un arbre.

Il avait calculé rapidement que toute la force du mendiant venait de son point d'appui et qu'au lieu de prolonger une lutte dangereuse, il valait mieux y couper court en risquant le tout pour le tout.

Régine, sur laquelle il comptait pour résister à la première secousse, n'avait pas trompé son attente.

Elle avait retenu avec une vigueur incroyable le lieutenant à demi asphyxié, au moment où le mendiant s'accrochait à lui dans sa dernière convulsion.

C'était toujours la vaillante jeune fille qui, depuis vingt heures, passait sans peur à travers les périls et les surmontait tous.

Roger s'était remis sur son séant et commençait à reprendre haleine.

-- Eh bien ! camarade, dit Bourdier qui avait couru à lui après avoir exécuté son heureuse opération, j'espère que vous voilà guéri des générosités mal placées.

-- Oh ! ce cri ! murmura l'officier, je l'entends encore.

-- C'est le cri d'une bête féroce, reprit brusquement le messager de l'armée de la Loire, et je ne me repens pas d'en avoir débarrassé le pays.

-- Un enfant, qui aurait cru...

-- Vous ne connaissez pas encore cette vermine-là. Ce sont les Prussiens qui la sèment partout où ils passent et il en restera toujours assez.

-- Mais c'était un Français.

-- Oui, un Français comme on en a vu quelques uns depuis le commencement de nos malheurs, dit Bourdier entre ses dents ; mais ce n'est pas le moment de nous occuper de ça et nous n'avons pas le temps de causer.

» Voyons camarade, êtes-vous en état de faire encore une étape ? Je ne sais pas trop où elle nous mènera, mais ce sera la dernière, je vous le promets.

-- Je suis brisé, dit tout bas Roger qui se reprochait sa faiblesse.

-- Avalez-moi encore une bonne gorgée d'eau-de-vie, reprit le messager en s'emparant de la gourde suspendue au cou de Régine.

» Avouez, continua-t-il en riant, que j'ai eu une fameuse idée de vous faire ce cadeau-là avant de partir.

-- Merci, camarade, je me sens mieux.

-- Oui, oui, comme tout à l'heure quand vous étiez sur la corde. Je vous voyais d'ici et j'ai bien cru un moment que vous alliez rester en route.

-- C'est elle qui m'a sauvé, dit Roger en regardant la jeune fille.

-- Je le sais bien et vous pouvez vous vanter d'avoir là une brave petite amie. Je voudrais bien la revoir, quand nous serons arrivés à Paris... si nous y arrivons.

-- Que nous reste-t-il à faire ? je suis prêt à marcher, s'écria l'officier en se levant.

-- Bien des choses que je vais vous expliquer, et d'abord il faut partir d'ici ; la place ne vaut rien pour délibérer.

-- Vous avez raison et je m'étonne qu'on ne tire plus sur nous ; ces Prussiens qui sont dans l'île...

-- Oh ! nous avons eu affaire aux plus grands ivrognes du corps d'armée poméranien, heureusement pour nous. Je savais à quoi m'en tenir là-dessus, car le père Sarrazin s'était chargé de les retenir avec son vin d'Argenteuil.

» C'est ce petit bandit qui a poussé la sentinelle à vous envoyer deux balles ; à cette heure, le Prussien est rentré dans son trou et ses camarades croient que nous sommes tous au fond de la Seine.

Tout en parlant, Pierre Bourdier grimpait la pente assez raide de la berge, et ses deux amis le suivaient.

-- Je ne crains qu'une chose, reprit-il quand ils furent arrivés au haut de l'escarpement, c'est que le bruit des coups de fusil n'ait mis en l'air tous les postes et toutes les patrouilles qui grouillent de ce côté de la rivière.

-- Où sommes-nous ici ? demanda Roger en regardant autour de lui.

-- Dans la plaine d'Argenteuil, à une lieue et demie tout au plus des avant-postes français.

Les fugitifs étaient arrêtés en ce moment au bord d'un chemin qui longeait la Seine, et le terrain qui s'étendait devant eux était plat et découvert.

Quelques maisons isolées se détachaient sur le fond sombre de la plaine comme des taches blanches.

À gauche, une ligne de collines assez élevées fermait l'horizon.

-- Écoutez-moi bien, dit le messager du ton bref d'un chef qui donne ses instructions pour une expédition dangereuse : » Là, où vous voyez cette lumière à notre droite, c'est Sartrouville, et un peu plus loin, cette masse noire à côté d'un feu qui doit être celui d'un bivouac prussien, c'est le village de Houilles.

» Tous ces endroits-là sont bondés d'Allemands et il n'y a pas à s'y frotter.

» À gauche, sur les hauteurs, vers Cormeil, Franconville et Sannois, c'est encore pis et d'ailleurs ça nous éloignerait.

» Nous n'avons donc qu'à marcher tout droit devant nous.

-- Quoi ! au milieu de ces champs où nous ne trouverons pas même un buisson pour nous cacher !

-- C'est justement pour ça que nous avons la chance de ne pas y trouver de Prussiens non plus ; ils gardent soigneusement les bois et les villages, mais ils ne se défient pas autant des plaines.

» Il y a bien la route de Pontoise, que nous serons obligés de traverser, mais il n'est pas dit que nous tomberons sur une de leurs vedettes.

-- Et où arriverons-nous ? demanda Roger inquiet en entendant son ami exposer ce dangereux itinéraire.

-- Au pont de Bezons, dit tranquillement Bourdier.

-- Mais c'est une folie ! les Prussiens l'occupent en masse ; j'ai été de grand'garde avec mon bataillon dans la plaine de Gennevilliers, et je sais que ce point est un des mieux gardés de toutes leurs lignes.

-- Parfaitement, mais puisque vous connaissez ce côté-là, vous avez dû voir que nos tirailleurs garnissent toute la rive droite. Colombes, Bois-Colombes, Nanterre sont pleins de troupe et, dans un hameau qui est au bout du pont et qu'on appelle le Petit-Nanterre, je connais un détachement de francs-tireurs qui nous recevra à bras ouverts.

-- Mais enfin, vous n'espérez pas que l'ennemi nous laissera tranquillement passer le pont ?

-- Le pont, non, mais la Seine peut-être.

-- Et comment ? Il n'y a plus de barques, et nous ne trouverons même pas, comme ici, la corde d'un bac.

-- C'est vrai et, d'ailleurs, on ne voyage pas deux fois dans la même nuit à cheval sur un câble, à moins d'être Blondin, l'homme du Niagara, dit Bourdier en riant.

» Mais voyez-vous, camarade, j'ai assez vécu dehors pour connaître le temps. Nous avons six kilomètres d'ici à Bezons, nous mettrons bien trois heures à les faire, et je suis à peu près sûr que dans trois heures la Seine sera prise.

» Nous la passerons sans nous mouiller les pieds.

Roger se taisait, confondu de tant d'audace et de confiance.

-- Mais si le fleuve n'était pas gelé ? demanda-t-il après un silence.

-- Il le sera, dit le messager, sans savoir qu'il répétait la parole héroïque du maréchal Ney égaré au bord du Dnieper, pendant la retraite de Russie.

Après une affirmation aussi nette et en présence d'une volonté aussi catégoriquement exprimée, Roger aurait rougi d'élever encore des objections.

Il n'y avait plus qu'à marcher et c'est ce qu'il fit sans répondre un seul mot.

Ce n'était pas qu'il augurât bien de l'issue de ce voyage hasardeux, mais le sort en était jeté, et le danger de rester ou de reculer surpassait encore le danger d'avancer.

Quant à Régine, elle avait, selon son invariable habitude, assisté impassible à ce dialogue qu'elle ne pouvait suivre que des yeux.

Mais, en dépit de la fatigue et du froid, son visage pâle respirait toujours la même énergie.

Au bord de cette plaine sombre qu'elle allait traverser au milieu des postes ennemis, la jeune fille était toujours ce qu'elle avait été dans la forêt et sur le fleuve, calme, grave et résolue.

-- Nous allons partir, dit brièvement Pierre Bourdier, et nous n'aurons guère le temps de causer en route.

» Convenons donc de nos faits une fois pour toutes.

-- J'écoute et je suis prêt, répondit Roger.

-- D'abord, reprit le messager, il est entendu que je marcherai le premier, et cela pour plusieurs raisons, dont la meilleure est que seul je connais le chemin.

-- Oui, mon cher camarade, mais vous voulez aussi être le plus exposé, et je vous reconnais bien là.

-- Dam ! où serait le mal quand je vous éviterais de recevoir une balle ? Ma vie ne vaut certainement pas celle d'un officier français, et j'aimerais mieux mourir trois fois que de voir tomber un cheveu de la tête de cette brave fille qui vous a sauvé.

-- Merci pour elle, dit le lieutenant en lui tendant une main qu'il serra cordialement, mais votre dépêche, vous n'y pensez donc pas !

-- J'y pense si bien que je vais vous en confier le double, répondit Pierre Bourdier, qui prit dans sa poche le fameux cahier de papier à cigarettes.

» Roulez cette feuille-là, ajouta-t-il en lui offrant sa blague à tabac ; vous savez la manière de s'en servir, en cas de visite prussienne.

-- Je ne l'ai certes pas oubliée, mais...

-- Pas de mais, camarade, c'est un service que je vous demande, et vous ne pouvez pas me le refuser.

» Il faut de plus que vous me donniez votre parole d'honneur de faire ce que je vais vous dire.

-- Je vous la donne, et je la tiendrai, quoi qu'il arrive.

-- Bon ! vous me jurez donc que, si je suis tué ou pris, vous ne vous inquiéterez pas de moi, et vous tâcherez de vous tirer d'affaire avec cette enfant.

Roger aurait eu bonne envie de revenir sur sa promesse, mais il sentait que l'héroïque messager ne lui rendrait pas sa parole, et il baissa la tête sans répondre.

-- Quand même vous me verriez tomber blessé à dix pas de vous, quand même j'aurais la faiblesse de vous appeler, vous fuirez et vous ne regarderez pas en arrière pour savoir ce que les Allemands ont fait de moi.

Il y eut un assez long silence.

-- C'est l'intérêt de la France qui l'exige, reprit Bourdier, car, s'il m'arrive malheur, ce sera la seule chance qui nous restera de sauver la dépêche.

-- Soit ! murmura l'officier.

-- J'y compte donc, et, maintenant, je n'ai plus qu'une recommandation à vous adresser.

» Suivez-moi avec la petite à huit ou dix pas, plus ou moins, suivant que la nuit sera plus ou moins claire, mais de manière à ne jamais me perdre de vue.

» Ce que vous me verrez faire, faites le. Que je m'arrête, que je coure, que je me baisse, que je me couche, répétez sur-le-champ et exactement tous mes mouvements.

-- C'est dit.

-- Quant à la petite, vous vous en chargez et je n'essaye pas de lui expliquer la chose, car je commence à croire qu'elle entend avec les yeux.

-- Elle a compris, j'en suis sûr, affirma Roger.

-- Alors, en avant, marche ! dit Pierre Bourdier, presque gaiement.

Et, joignant l'action à la parole, il traversa le chemin de halage et s'engagea dans un champ qui le bordait.

C'était une vaste jachère où toute trace de culture avait disparu.

Les Prussiens avaient sans doute passé par là, car on y rencontrait de place en place des tranchées à moitié creusées et des retranchements ébauchés.

Comme les sauterelles quand elles s'abattent sur une campagne, les soldats du Nord avaient rasé les récoltes et détruit les semences.

Les traces de l'invasion se retrouvaient à chaque pas, et à quelques lieues de Paris, dans cette plaine jadis cultivée avec autant de soin qu'un jardin, on se serait cru dans une lande de Bretagne.

Bourdier marchait lentement, sondant de l'œil l'horizon et s'arrêtant parfois pour se baisser et mieux prendre son point de vue.

Roger, qui n'avait pas oublié ses instructions, et Régine, qui semblait les avoir devinées, imitaient scrupuleusement ses moindres mouvements.

On aurait dit une file de fantassins obéissant comme des automates à la même consigne, et le spectacle qu'offraient les trois voyageurs aurait été comique, si leur vie n'eût pas été en jeu.

Le champ, qui s'étendait sur une longueur de plus d'un kilomètre, fut traversé sans encombre.

Au bout, s'élevait une maigre haie précédée d'un fossé peu profond.

Bourdier, après un temps d'arrêt employé à scruter les environs, se glissa dans le fossé et le suivit en se courbant jusqu'au point où la haie finissait.

Arrivé là, il allongea doucement la tête, s'assura que cette barrière végétale ne cachait pas d'ennemis et passa outre. Inutile de dire que ses deux compagnons de route l'avaient imité de point en point.

Au delà des ormeaux rabougris qui marquaient l'extrémité de la plaine, commençait une suite d'enclos formés avec des piquets et destinés sans doute à quelque culture maraîchère.

Deux sentiers pour les piétons traversaient obliquement ces jardinages et se perdaient dans l'ombre projetée par un groupe de maisons basses.

Les difficultés commençaient.

Ces constructions rustiques semblaient abandonnées, car aucun bruit ne s'en échappait, et on n'y voyait briller aucune lumière.

Mais les Prussiens sont de force à se priver de feu au cœur de l'hiver pour respecter une consigne, et le messager, qui les connaissait à fond, jugea prudent de faire un détour.

Au lieu de s'engager dans un des chemins ouverts devant lui, il remonta sur la gauche, où le terrain paraissait plat et nu à perte de vue.

Après trois quarts d'heure d'une marche que la nécessité de se courber rendait très pénible, les fugitifs virent distinctement une longue élévation qui ressemblait de loin à la courtine d'un ouvrage fortifié.

Roger pensa que ce devait être la route de Pontoise signalée par le messager, et qu'elle traversait la plaine en remblai.

Il savait que ce passage était un des plus scabreux de leur expédition nocturne, et il redoubla d'attention.

Il vit bientôt Pierre Bourdier s'arrêter quelques secondes comme pour se recueillir, puis se baisser et s'avancer à pas de loup et presque plié en deux jusqu'au pied du monticule allongé que formait la chaussée.

Arrivé là, le guide se coucha à plat ventre et se mit à grimper la pente du remblai avec toutes sortes de précautions.

Roger et la jeune fille, qui réglaient leurs mouvements sur les siens, arrivèrent au bas de la butte juste au moment où Bourdier en atteignait le sommet.

Il y stationna un instant et il disparut sans se relever après avoir adressé aux fugitifs un geste de la main qu'ils interprétèrent comme une recommandation de prudence.

L'officier n'hésita pas cependant à se conformer aux conventions arrêtées avant le départ et à suivre le messager.

Lui et Régine rampèrent donc côte à côte sur le talus, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés jusqu'au niveau de la route.

De ce point culminant, la vue s'étendait au loin, et Roger, continuant à faire comme son brave camarade, inspecta attentivement le terrain.

C'était bien la route, une route naguère impériale, large et macadamisée.

À droite, elle se prolongeait indéfiniment, tranchant comme une ligne blanche sur les champs sombres qui s'étendaient à droite et à gauche.

À gauche, au contraire, à une centaine de pas tout au plus du point où il l'avait abordée en se traînant avec Régine, elle était fermée par un obstacle qui la coupait dans toute sa largeur.

L'officier ne reconnut pas tout d'abord la nature de ce barrage, mais, à force de le regarder, il crut bien voir qu'il était formé par un abatis d'arbres.

Bientôt, le bruit cadencé d'un pas lourd et régulier vint frapper son oreille.

Il n'y avait plus le moindre doute.

Un malencontreux hasard avait conduit les voyageurs à quelques mètres d'une barricade prussienne, et le bruit perçu par Roger était produit par les talons de bottes de la sentinelle qui se promenait devant ce retranchement.

De Pierre Bourdier, le lieutenant ne voyait plus aucune trace.

On eût dit qu'il s'était évanoui comme un fantôme.

La situation était grave.

Traverser la route, à cent pas de la sentinelle et à découvert, semblait une entreprise bien hasardeuse à tenter.

La nuit n'était pas assez sombre pour que deux corps se détachant sur le fond clair de cette chaussée macadamisée pussent passer inaperçus.

L'officier savait par expérience que les Prussiens ont de bons yeux et que leur vigilance ne s'endormait pas toujours sous l'influence du vin d'Argenteuil, comme cela venait d'arriver dans le moulin du père Sarrazin.

Cependant, Pierre Bourdier avait dû passer sans accident puisqu'on ne le voyait plus, et Roger se rappelait sa dernière recommandation.

-- J'ai donné ma parole d'imiter exactement tous ses mouvements, pensa-t-il, c'est comme si j'avais reçu une consigne et je ne dois pas m'en écarter.

Il employa quelques instants à chercher le meilleur moyen de franchir ce dangereux passage, et à examiner le terrain.

Il voulait d'abord se rendre compte de la disposition de la barricade.

Le soldat, qu'il entendait distinctement marcher, mais qu'il ne voyait pas, se promenait-il en avant ou en arrière de l'obstacle ?

La réflexion lui fit comprendre que le poste chargé de défendre ce retranchement factice ne pouvait être placé que de l'autre côté.

En effet, la barricade s'élevait à la gauche des fugitifs et la route qui s'étendait à leur droite conduisait à Paris.

Les Allemands ne pouvaient pas attendre une attaque venant des villages occupés par eux dans la direction de Pontoise, et il était évident que la fortification qu'ils avaient élevée pour garder ce chemin important en avant et devait faire face aux lignes françaises.

Or, Courbevoie, Nanterre et le Mont-Valérien se trouvaient en avant et à droite.

Il était même fort heureux que le hasard n'eût pas conduit les voyageurs en deçà de cet abatis d'arbres, si bien gardé.

On sait avec quel soin et quelle habileté nos ennemis surveillèrent les voies de communication pendant toute cette guerre.

Barrières, sauts-de-loup, chausse-trappes, ils utilisèrent tout, jusqu'aux fil de fer tendus à deux pieds du sol pour faire trébucher nos soldats dans les combats de nuit.

C'était presque un miracle que le guide ne fût pas tombé dans une de ces embûches qui entrent pour une si grande part dans la tactique prussienne.

Roger avait donc quelque chance d'échapper aux regards du factionnaire dont la barricade gênait la vue, mais il lui fallait cependant user de beaucoup de précautions.

De plus, le temps était précieux et ce n'était pas le moment de délibérer.

Le lieutenant toucha donc le bras de Régine pour l'avertir, et se mit, sans plus tarder, à essayer la périlleuse traversée.

Il commença donc à s'avancer doucement en se traînant sur les mains et sur les genoux.

Il avait eu soin de se placer à gauche de la jeune fille qui l'imitait bravement, et il se disait qu'en cas de malheur, il lui servirait ainsi de bouclier.

La route était large et cette manière de cheminer ne laissait pas d'être très pénible sur un sol gelé et semé de cailloux pointus.

Le bruit des pas de la sentinelle continuait à résonner dans le silence profond de la nuit.

Tant qu'il ne s'arrêtera pas, pensait Roger, nous n'aurons rien à craindre, car ce sera signe qu'il ne nous a pas vus.

Vers le milieu de la route, il s'aperçut que la barricade était peut-être plus rapprochée qu'il ne l'avait pensé d'abord, car il entendit très bien le soldat siffler une tyrolienne.

Un peu plus loin, il crut même distinguer le son de plusieurs voix. On parlait dans le poste, et c'était une nouvelle preuve que les Prussiens ne se doutaient de rien.

S'ils avaient soupçonné que des Français rampaient ainsi à quelques pas d'eux, ils ne se seraient certes pas amusés à causer tranquillement derrière l'obstacle.

Les fugitifs étaient arrivés ainsi assez près de l'autre bord du chemin pour voir que le remblai s'abaissait là par une pente aussi raide que celle qu'ils venaient de grimper.

La plaine recommençait à une vingtaine de pieds en contrebas de la chaussée, qui s'élevait comme une digue au milieu de ces champs plats.

Au moment où il ne restait plus que trois ou quatre mètres à franchir pour atteindre le plan incliné qui devait le mettre hors de la vue de l'ennemi, Roger s'aperçut que le bruit des pas venait de cesser.

Le factionnaire avait interrompu sa promenade.

Les fugitifs accélérèrent leurs mouvements, afin d'arriver plus vite à la pente protectrice, et l'officier eut besoin de tout son sang-froid pour manœuvrer de façon à ne pas attirer les regards prussiens, tout en se pressant davantage.

-- Werda ?

Ce cri sonore éclata tout à coup derrière la barricade.

Le quivive allemand retentit aux oreilles de Roger comme un glas funèbre.

Évidemment, la sentinelle avait vu remuer quelque chose sur la route et s'apprêtait à faire feu.

Une balle pouvait arriver d'une seconde à l'autre, et il n'était pas prudent de l'attendre.

Roger s'élança -- autant qu'on puisse s'élancer quand on se traîne à genoux -- et Régine ne resta pas en arrière.

Mais il eut le temps de penser que ce mouvement, si rapide qu'il fût, ne le sauverait peut-être pas.

Les Prussiens sont tenaces ; il était plus que probable que la disparition de l'objet signalé par le factionnaire ne contenterait pas leur curiosité et qu'ils allaient sortir de leur embuscade pour savoir à qui ils avaient affaire.

Pendant que cette idée peu rassurante traversait l'esprit de l'officier, il entendit à quelques pas de lui des aboiements répétés.

Des rires étouffés répondirent de la barricade à ce signal inattendu et des lambeaux de phrases allemandes arrivèrent à Roger qui crut distinguer le mot : -- hound, lequel veut dire : chien, dans la langue d'Outre-Rhin.

Il était déjà sur le versant de la chaussée et il n'eut qu'à se laisser glisser en se félicitant de l'à-propos avec lequel la race canine intervenait dans cette crise.

À sa profonde stupéfaction, il tomba presque dans les bras de Pierre Bourdier.

Régine était arrivée en même temps que lui au bas du talus.

-- Quoi ! vous étiez là ? demanda-t-il en étouffant sa voix.

-- Je vous attendais, car je me doutais bien que vous auriez besoin de moi et je ne me suis pas trompé.

» Quel bon tour je viens de leur jouer, hein ?

-- Comment ? ce chien...

-- C'était moi parbleu ! oh ! je suis d'une jolie force et ce n'est pas la première fois que je dépiste les Prussiens avec cette ruse-là.

-- Pourvus qu'ils ne se ravisent pas, murmura le lieutenant émerveillé de tant de présence d'esprit.

-- Il n'y a pas de danger. Si vous connaissiez les Allemands, vous sauriez que lorsqu'ils sont protégés par un retranchement, ils ne s'aventurent jamais au dehors, sans avoir de fortes raisons pour se risquer à découvert.

» Ils ne s'amuseront pas à courir après un chien, je vous en réponds.

Le silence qui régnait au-dessus de leurs têtes semblait prouver que le messager ne se trompait pas et que le poste de la barricade ne pensait déjà plus à cet incident.

-- Et maintenant, qu'allons-nous faire ? demanda Roger après une assez longue pause.

-- Attendre ici une minute ou deux pour souffler un peu et nous remettre en route.

-- Et vous espérez toujours arriver sans accident ?

-- Si je l'espère !... mais c'est-à-dire que j'en suis presque sûr. Nous ne devons pas être maintenant à plus de trois kilomètres de Bezons.

-- Oui, mais c'est, il me semble, la partie la plus difficile du voyage. Le village doit être occupé et barricadé partout, et, à en juger par ce que nous venons de voir, il nous sera malaisé de passer.

-- Ne vous tourmentez pas. Je connais l'endroit et je sais un sentier qui nous mènera au bord de l'eau sans qu'un Prussien se doute seulement qu'il y a des Français dans le pays.

» S'il n'y avait que ça pour m'inquiéter, ajouta Pierre Bourdier avec un soupir, je serais bien sûr de prendre le café dans deux heures d'ici avec nos francs-tireurs au Petit-Nanterre, mais...

-- Mais ? répéta Roger anxieux.

-- Mais il y a autre chose.

-- Quoi donc ?

-- La Seine, parbleu ! qu'il nous faut malheureusement traverser encore une fois.

-- Je n'y pensais plus, dit tristement l'officier dont la tête commençait à se fatiguer au milieu de tant de péripéties.

-- Est-elle gelée ? Ne l'est-elle pas ? Toute la question est là, reprit le messager.

L'entretien se passait au pied du remblai et les deux interlocuteurs, adossés au talus, causaient à voix si basse, qu'ils étaient obligés de se parler à l'oreille.

Régine assise à leurs pieds, les regardait.

-- Le vent est toujours plein nord, dit Bourdier en regardant le ciel, et le thermomètre a certainement baissé encore depuis que nous sommes en route.

» Nous aurions bien du malheur si une rivière qui charrie comme nous l'avons vu là-bas n'était pas encore prise par un temps pareil.

-- Dieu le veuille, soupira Roger.

-- Dans tous les cas, il faut marcher, reprit le messager en se levant.

» Même ordre pour cette étape-ci que pour la première, camarade.

Et il se mit à longer le talus avec précaution, en s'éloignant de la barricade prussienne.

À cinq cents mètres de là, il prit à nouveau à travers champs.

Roger et la jeune fille le suivaient à courte distance et, après une demi heure de marche accélérée, ils le virent s'arrêter et leur faire signe d'avancer.

-- La Seine est là devant nous, dit-il tout bas, quand l'officier fut à côté de lui.

Le sort des fugitifs allait se décider.

Chapitre VI

De la place où Pierre Bourdier s'était arrêté, on voyait à une centaine de mètres, en avant et à gauche, les premières maisons de Bezons.

Les Prussiens, qui occupaient ce point, important à cause du voisinage des avant-postes français, ne prenaient pas la peine de dissimuler leur présence.

Des lumières brillaient aux fenêtres de plusieurs maisons, et le reflet d'un grand feu de bivouac colorait le ciel de teintes rougeâtres.

Il est vrai que nos ennemis se croyaient inattaquables du côté de la plaine, et qu'ils réservaient leurs précautions ordinaires pour la partie du village qui bordait la Seine.

Là, les tirailleurs des deux nations n'étaient séparés que par la largeur du fleuve ; aussi, les habitations voisines du pont restaient sombres, et le silence n'était interrompu sur le quai que par les coups de fusil échangés de temps à autre entre les sentinelles postées sur les deux rives.

Roger n'était pas rassuré, et il avait beau se creuser la tête, il ne devinait pas comment son guide traverserait ce village barricadé et fourmillant de Prussiens.

Un bouquet d'arbres s'élevait à une courte distance de l'endroit que Bourdier avait choisi pour y faire une dernière halte, et, au pied des vieux ormes plantés en demi cercle on distinguait confusément une maçonnerie blanchâtre.

-- C'est là, dit tout bas le messager.

-- Quoi ?

-- Notre chemin.

L'officier ne comprenait pas du tout.

Son ami lui parlait de chemin et il ne voyait qu'un mur. Cependant, il commençait à s'habituer si bien aux décisions péremptoires de Pierre Bourdier et il avait une foi si absolue dans la sûreté de son coup d'œil, qu'il ne fit pas même une observation.

-- Vous allez voir si je vous ai trompé en vous disant que nous passerions sous le nez des Prussiens sans qu'ils se doutent de rien, reprit le messager de l'armée de la Loire.

» Avançons, mais tout doucement, car les gredins ne sont pas loin.

Et il se remit en marche, suivi de près par ses deux protégés.

La petite troupe se dirigeait en droite ligne vers les arbres.

Pour y arriver, il fallait suivre un terrain en pente, coupé de place en place par des haies, des palissades et des amas de moellons.

Bourdier se baissait dans les endroits découverts et profitait avec beaucoup d'adresse de tous les obstacles qui pouvaient servir d'abri.

Inutile de dire que ses mouvements étaient scrupuleusement imités par le lieutenant et par la jeune fille.

On arriva au bord d'un espèce de bassin plus long que large à l'extrémité duquel s'élevait la muraille que les fugitifs avaient aperçus de loin.

Il n'était pas difficile de reconnaître la destination de ce trou creusé de main d'hommes et bordé d'une margelle en pierres plates.

Ce ne pouvait être qu'un abreuvoir ou un lavoir, mais quel que fut l'usage véritable de cette excavation artificielle, elle ne servait évidemment à rien pour le moment, car elle était recouverte d'une couche de glace.

-- Voilà qui est de bon augure, murmura l'officier en montrant cette croûte solide à Pierre Bourdier qu'il venait de rejoindre.

Deux ou trois grosses pierres, jetées là sans doute par des Prussiens désœuvrés, ne l'avaient nullement fait fléchir par leur poids, et on pouvait compter sur son épaisseur.

-- La Seine ne se prend pas comme une simple mare, répondit laconiquement le messager, qui semblait devenu plus soucieux en approchant du moment décisif.

» Au surplus, ajouta-t-il, nous allons savoir bientôt à quoi nous en tenir.

Ce rapide colloque ne rassura pas beaucoup Roger, dont la stupéfaction ne connut plus de bornes en voyant le guide descendre sur la glace et lui faire signe de le suivre.

Il obéit pourtant sans répliquer et il marcha avec Régine derrière Bourdier, qui s'avançait vers le mur du fond en s'appuyant à la margelle pour ne pas glisser.

Ce trajet assez court, mais peu commode, d'un bout à l'autre du lavoir glacé, leur prit quelques minutes.

Quand ils furent arrivés, sans chute fâcheuse, au pied de la muraille, le guide s'arrêta et montrant une ouverture voûtée qui apparaissait dans la maçonnerie : -- Comprenez-vous, maintenant ? dit-il avec un rire silencieux.

-- Pas beaucoup plus, répondit Roger.

-- Eh bien ! je vais vous expliquer la chose. Ce trou que vous voyez là n'est autre chose que la bouche d'un canal souterrain qui sert de déversoir quand les eaux du bassin sont trop hautes.

» Ce joli chemin, qu'on dirait avoir été fait exprès pour nous, aboutit droit à la Seine, sous la première arche du pont.

» Je pense que vous y êtes à présent.

-- Et vous croyez qu'il n'est ni bouché, ni gardé ? dit le lieutenant en secouant la tête comme un homme peu convaincu du succès.

-- J'en suis certain.

» Le père Sarrazin est venu flâner par ici, il y a deux jours, et il a fait sa petite reconnaissance du couloir voûté.

-- Mon cher camarade, dit Roger pénétré d'admiration, je vous devrai dix fois la vie.

-- Attendez, pour vous charger de cette dette-là, que nous soyons à Paris.

-- Nous y serons demain, je n'en doute plus maintenant, s'écria l'officier qui passait vite du découragement à l'enthousiasme.

-- C'est ce que nous saurons au bout du canal, et je tiens à être fixé le plus tôt possible, répondit Pierre Bourdier en se courbant pour se glisser dans l'ouverture.

» Quand je vous promettais tout à l'heure, ajouta-t-il gaiement, que nous passerions sous le nez des Prussiens, c'est sous leurs pieds que j'aurais dû dire.

Et il disparut sous la voûte.

Roger n'eut pas même besoin de faire signe à Régine.

Elle s'engagea hardiment dans cette voie obscure, et le lieutenant passa après elle.

Le canal n'était ni large ni très élevé ; mais il n'offrait cependant pas d'obstacles sérieux, et on pouvait y marcher un à un sans trop de peine.

Il s'agissait seulement de se baisser à mi-corps, et ce n'était pas une difficulté pour des voyageurs qui venaient d'être condamnés à des modes de locomotion bien autrement pénibles.

Le seul inconvénient sérieux était le manque d'air qui devait se faire sentir surtout vers le milieu du trajet.

Mais on n'avait pas le choix, et il fallait se résigner à subir toutes les conséquences ordinaires d'un voyage souterrain.

Celui auquel les fugitifs étaient contraints s'accomplit sans accident et même sans trop de souffrances.

Le couloir suivait jusqu'à la Seine une pente dont la déclivité assez prononcée facilitait la marche.

Il ne se passa pas plus d'un quart d'heure avant que Roger, qui venait le dernier, aperçut une clarté assez faible, mais aussi assez rapprochée.

Dix minutes après, le guide s'arrêtait à l'orifice du souterrain et les deux autres se serraient contre lui.

La voûte allait en s'élargissant, et l'ouverture de ce côté était beaucoup plus grande que celle qui donnait sur l'abreuvoir.

Le petit groupe de voyageurs y tenait tout entier.

-- Où sommes-nous ici ? demanda tout bas Roger en avançant la tête pour regarder au dehors.

-- Sous la première arche du pont, répondit Pierre Bourdier, et je commence à croire que ça finira bien.

» Voyez ! ajouta-t-il en montrant la rivière.

À trois pieds au-dessous d'eux, la couche de glace commençait.

La vue en ligne droite était bornée par la première pile et on ne pouvait pas juger si la Seine était prise aussi sous la seconde arche.

Mais, en amont et en aval, le fleuve paraissait immobile, et le silence qui régnait sur cette surface plate et grise indiquait suffisamment que le mouvement des glaçons s'était arrêté.

La question était de savoir si la gelée avait acquis assez de consistance pour supporter le poids d'un homme, et pour s'en assurer, il n'y avait pas d'autre moyen que de tenter la traversée.

-- Le pont sous lequel nous sommes a cinq arches, dit le messager, et celle du milieu a seule été rompue.

» C'est là que commencerons les difficultés, car, tant que nous marcherons sous le tablier, nous n'aurons rien à craindre des Prussiens.

» Tout au plus pourraient-ils nous voir au tournant des piles, mais je vous montrerai comment il faut s'y prendre.

-- Ainsi, vous êtes d'avis de passer tout de suite ? demanda Roger, qui ne pouvait s'empêcher de penser à Régine toutes les fois qu'on se trouvait en face d'un danger nouveau.

-- Sans perdre une minute, mon cher camarade, dit Bourdier d'un ton décidé, car le vent m'a l'air de tourner à l'ouest et il ne m'est pas bien prouvé que la gelée tiendra.

-- Surtout au milieu du courant, fit observer l'officier.

-- C'est bien ce qui m'inquiète et ce serait d'autant plus fâcheux qu'à cet endroit-là justement nous marcherons à découvert et entre deux feux.

-- Comment ?

-- Mais oui, celui des Prussiens et celui de nos francs-tireurs, qui ne se font jamais prier pour envoyer un coup de fusil, surtout la nuit.

-- Et vous croyez que nous arriverons, malgré tout ?

-- Mon lieutenant, je n'en sais rien, dit le messager, mais il est trop tard pour reculer.

» Faites comme moi.

Et il sauta avec précaution sur la glace.

Chapitre VII

Le pont de Bezons, sous la première arche duquel les fugitifs venaient de déboucher fut, pendant le siège de Paris, le théâtre de luttes incessantes.

Ce n'est pas qu'il s'y soit jamais livré une grande bataille ni même un combat sérieux.

Les troupes françaises n'ont jamais pensé à forcer le passage de la Seine sur un point dont l'occupation n'aurait eu aucune importance.

En effet, la presqu'île du Vésinet n'était pas tenable pour nous, et il n'y avait aucun intérêt stratégique à y pénétrer.

De leur côté, les Allemands, résolus à prendre Paris par la famine, n'avaient pas la moindre envie de risquer là ou ailleurs un coup de force inutile qui leur aurait coûté cher.

Ils se bornaient à se garder prudemment et méthodiquement, comme toujours, et ils eurent, cinq mois durant, la patience peu héroïque de surveiller le cours de la rivière sans jamais chercher à la franchir.

Leurs avant-postes constituaient une ligne de douanes plutôt qu'ils n'exécutaient un service militaire.

Il s'ensuivait de cette situation, connue et acceptée des deux partis, que la guerre était réduite sur les bords du fleuve aux proportions d'une escarmouche perpétuelle.

On s'y battait véritablement en amateurs et, pour les assiégés qui pouvaient venir de temps en temps se délasser à Paris, ce divertissement était plein de charmes.

Déjeuner le matin sur le boulevard et s'en aller le soir à l'affût du Prussien sur les berges de la Seine, ce fut un genre de sport très recherché pendant cet hiver où la chasse faisait absolument défaut.

À force de le pratiquer, on en était même venu à observer entre ennemis des conventions tacites, à ce point, que dans certaines grand'gardes, il était d'usage réciproque de ne pas tirer sur les soldats qui venaient relever les sentinelles.

Ce procédé renouvelé de Fontenoy avait bien quelques inconvénients, en présence de gens aussi positifs que les Allemands, et nos éclaireurs furent plus d'une fois dupes de leur répugnance à viser un homme comme un lièvre au gîte.

Mais cependant on se contentait la plupart du temps de s'observer, sans brûler sa poudre inutilement, c'est-à-dire qu'on faisait feu seulement sur ceux qui abusaient de la permission de se montrer à découvert.

À Bezons particulièrement, la situation était curieuse.

Les francs-tireurs parisiens occupaient une longue tranchée creusée au sommet et le long de la berge, juste en face des Prussiens, postés dans les maisons et sur le quai de la rive droite.

On échangeait volontiers un certain nombre de balles pour se tenir en haleine, mais on se tuait rarement.

Ce ne fut que vers la fin du siège que nos ingénieux ennemis imaginèrent d'installer dans le clocher du village des fusils de remparts qui envoyaient jusque dans nos bivouacs d'énormes olives de plomb.

Nos tirailleurs, trouvant que ce n'était pas de jeu, se fâchèrent alors et ripostèrent si dru et si juste que cette farce de mauvais goût cessa promptement.

Il y avait aussi des intermittences dues aux changements de la garnison allemande.

Les Bavarois se montraient assez pacifiques et n'abusaient pas de la fusillade, tandis que les divisions poméraniennes ne laissaient rien passer et dépensaient une balle pour trouer un képi ou briser une baïonnette qui se montrait au-dessus de la tranchée.

On leur rendait, du reste, la pareille avec tant d'ardeur qu'ils en étaient venus à faire construire des guérites blindées et montées sur des rails.

À la fin de chaque faction, ils tiraient à eux avec un treuil ce poste ambulant qui glissait le long des rainures de fer jusqu'au quai bien barricadé.

Là, on changeait le contenu de la boîte, et, par le même procédé, on la renvoyait au bout du pont, garnie d'une nouvelle sentinelle.

Cette précaution, qui faisait plus d'honneur à la prudence de ces guerriers du Nord qu'à leur vaillance, n'empêcha pas, du reste, les éclaireurs de leur supprimer quelques factionnaires.

Malheur au pauvre diable qui cédait à la tentation de fumer une de ces pipes de porcelaine qui font les délices des fils de la blonde Germanie.

Il lui arrivait souvent, par l'étroite ouverture découpée en forme de losange au flanc de la guérite, une balle à laquelle le feu de son allumette avait servi de point de mire.

Le mécanisme qui fonctionnait pour relever de faction la sentinelle ne ramenait qu'un cadavre.

Tous ces détails étaient parfaitement connus de Pierre Bourdier qui, depuis le commencement du siège, se reposait de ses missions périlleuses en faisant le coup de fusil aux tranchées, et qui avait plus d'une fois hanté les parages de Bezons.

Il s'était même basé sur sa parfaite connaissance des lieux et des habitudes pour choisir entre tous ce point de passage.

À son départ de Paris, il y avait laissé les Bavarois en face d'un corps d'éclaireurs de sa connaissance et peut-être comptait-il sur la mansuétude des Allemands du Sud pour lui faciliter l'entreprise.

En tout cas, il était mal tombé ; la garnison avait été renouvelée et jamais la fusillade n'avait été plus serrée aux abords du pont que dans les derniers jours de décembre.

Les fugitifs arrivaient au milieu d'une véritable petite guerre, car, depuis quelques jours surtout, les choses avaient tourné à l'aigre entre les deux nations.

Un éclaireur fort aimé de ses camarades avait été frappé d'une balle au front au moment où il soignait tranquillement le pot-au-feu de cheval qui mijotait dans la tranchée.

De leur côté, les Poméraniens s'étant donné le plaisir de se promener dans une barque pour faire de la musique, les nôtres avaient tiré sur eux, ce qui avait dérangé beaucoup l'harmonie de leur concert nocturne.

Après cet échange de mauvais procédés, on avait vécu en hostilité continuelle.

De part et d'autre, on se guettait et on se tiraillait avec acharnement.

Le petit groupe qui venait de descendre sur la glace s'aperçut bientôt que le moment était peu favorable pour passer la Seine incognito.

Déjà, pendant qu'ils cheminaient dans le canal souterrain, ils avaient entendu plus d'une fois des détonations répétées par l'écho de la voûte.

Au moment où ils allaient s'aventurer à traverser la première arche, un coup de fusil partit de la rive gauche, puis un second, auquel trois coups espacés répondirent de l'autre bord.

Il était aisé de comprendre, à la lenteur de la fusillade, qu'on ne tirait pas au hasard et qu'on n'échangeait que des balles soigneusement dirigées.

Les dernières étaient parties évidemment du haut du pont, et la fameuse guérite mobile devait être le principal objectif de cet engagement.

Les fugitifs devaient donc s'attendre à accomplir leur périlleux voyage sous les yeux très ouverts de tirailleurs invisibles.

Ce qui compliquait encore la situation, c'était que le danger pouvait venir aussi bien d'un côté que de l'autre.

Les projectiles ne tiennent aucun compte de la nationalité des gens et il n'était pas facile, au milieu du fleuve, de se faire reconnaître par ceux qui les envoyaient.

Régine et ses deux compagnons avaient donc la chance très déplaisante de recevoir une balle française avant d'avoir pu montrer, comme on dit, patte blanche à nos éclaireurs.

Le messager et le lieutenant avaient la même pensée, qu'ils jugèrent pourtant inutile de se communiquer.

Pierre Bourdier prit son air le plus décidé pour dire tout bas à Roger :

-- Nous resterions là deux heures que notre position ne serait pas meilleure.

» On va se canarder comme ça toute la nuit et je crains que la glace ne tienne pas longtemps, car le temps mollit beaucoup.

» Je crois qu'il faut risquer le coup tout de suite.

-- C'est mon avis aussi, murmura l'officier.

-- Bon ! nous allons donc marcher de l'avant. Seulement, cette fois, je pense que nous ferons bien de changer notre ordre de bataille.

» Au lieu de nous suivre à la file, il vaut mieux manœuvrer séparément.

» Chacun se tirera d'affaire comme il l'entendra ; ce sera une charge à volonté.

-- Vous avez raison ; un homme isolé attirera moins l'attention qu'un groupe.

-- C'est entendu et je compte sur l'intelligence ordinaire de votre petite amie.

-- Soyez tranquille ; si nous devons être sauvés, nous le serons par elle.

-- Maintenant, voici l'ordre : sous les arches, marcher au milieu pour profiter de l'ombre de la voûte. Tourner doucement chaque pile en se baissant et en se collant aux pierres, pour se confondre autant que possible avec elles.

-- Ce sera le moment le plus dangereux et...

-- Pas tant que le passage de l'arche du milieu, qui est coupée.

» Là, comme nous serons à découvert de tous les côtés, ce que nous aurons de mieux à faire ce sera de courir à toutes jambes jusqu'à la première pile française.

-- Sur la glace, c'est bien difficile.

-- Je ne le sais que trop ; mais je ne vois pas le moyen de faire autrement.

» D'ailleurs si, comme je l'espère, nous arrivons sans accident au bout de la seconde arche, nous pourrons nous arrêter là un instant pour observer le passage et tenir un dernier conseil.

» Et sur ce, partons, mon cher camarade, car le dégel n'est pas loin.

-- Partons, répéta Roger, et que Dieu nous protège !

La fusillade continuait par intervalles.

C'était chose aisée que de traverser la première arche.

Il faisait sombre, et les tirailleurs des deux rives étaient placés de façon à voir très difficilement ce qui se passait sous cette espèce de toit protecteur.

De plus la Seine, auprès du bord, avait été gelée bien avant de se prendre au milieu.

La glace y était donc solide et parfaitement unie.

Aussi le petit groupe arriva-t-il promptement à la première pile.

Les coups de fusil, assez rares du reste, venaient principalement de la rive française, et les fugitifs entendaient sans la moindre inquiétude pour leur propre sûreté le sifflement produit par les balles de chassepot.

Pour franchir le premier obstacle, on se divisa.

Pierre Bourdier se mit à tourner la pile par la gauche et Roger de Saint-Senier par la droite.

Régine suivit naturellement son ami.

Le pont était bâti sur de larges assises en pierre de taille qui présentaient à leur base un renflement assez prononcé.

La manœuvre était tout indiquée.

Roger se coucha à plat ventre sur la glace et rampa lentement autour de cet éperon saillant, pour rentrer après l'avoir contourné, sous la voûte de la seconde arche.

Ce fut l'affaire de quelques secondes et l'opération réussit à merveille.

L'officier se releva pour se tapir contre l'autre revers de la pile et il eut la satisfaction de voir apparaître Bourdier qui avait passé avec le même bonheur du côté opposé.

Restait à attendre Régine.

Son ami avait tenu à la précéder pour lui montrer par son exemple comment il fallait s'y prendre.

Il était bien sûr qu'elle allait le suivre avec son courage et son adresse ordinaire, mais le cœur lui battait cependant à la pensée du danger qu'elle courait en se découvrant.

Son émotion redoubla quand son oreille perçut le bruit sec d'un projectile qui brisait la glace tout près de lui et le temps lui sembla bien long jusqu'au moment où il revit la jeune fille.

Elle arrivait saine et sauve et ne donnait pas le moindre signe de frayeur.

Roger n'avait pas la possibilité de l'interroger, mais il se disait avec inquiétude que le coup de fusil auquel Régine venait d'échapper était de mauvais augure pour la suite du voyage.

Les éclaireurs ne tiraient pas si mal qu'on pût croire à un écart aussi énorme d'une balle adressée aux Prussiens du quai.

S'ils avaient visé au pied du pont, c'était qu'ils y avaient vu remuer quelque chose, et cette clairvoyance n'avait rien de rassurant.

-- Que sera-ce donc quand il va falloir courir à découvert ? pensait l'officier.

Le messager s'était rapproché et lui faisait signe de traverser, sans plus tarder, la seconde arche.

Il obéit, et arriva à l'autre pile en même temps que ses compagnons, non cependant sans avoir glissé plusieurs fois.

Là, on était déjà un peu moins en sûreté, puisque de la rive droite on pouvait à la rigueur apercevoir obliquement le dessous de la voûte.

Mais, en se tenant immobile, on pouvait encore se confondre avec la maçonnerie, et il y avait bien des chances pour que les Prussiens, occupés de leur vis-à-vis de l'autre berge, n'allassent pas s'aviser de regarder sous les arches.

Le moment critique était venu.

Au delà de ce dernier abri, les fugitifs allaient rencontrer le vide laissé par l'écroulement du tablier du pont.

Il est vrai que plus loin commençait la France.

En effet, les deux arches de la rive gauche nous appartenaient sans conteste et, une fois parvenus là, les fugitifs n'avaient plus qu'à se faire reconnaître de leurs compatriotes.

Le tout était d'y arriver.

Pierre Bourdier s'était coulé doucement le long de la pile pour rejoindre ses compagnons de péril et tenir avec Roger un suprême conseil.

-- Eh bien ! mon officier, dit-il tout bas, il me semble que jusqu'à présent ça ne va pas mal.

-- C'est vrai mais je crains pourtant qu'on ne nous ait vus. La dernière balle a frappé tout près de Régine.

-- Bah ! c'est une maladresse de quelque garde national qui sera venu flâner aux tranchées.

-- Je voudrais le croire, dit tristement Roger.

-- Dans tous les cas, il faut marcher, et vivement, car je sens déjà que le plancher est moins solide.

Le lieutenant regarda à ses pieds et vit qu'il marchait dans une petite flaque d'eau.

La glace ramollie présentait, de place en place, des fissures inquiétantes.

-- Ce sera bien pis au milieu du courant, murmura-t-il.

-- C'est ce qu'il faut voir. Venez un peu en reconnaissance avec moi, répondit Bourdier.

Et il se traîna de nouveau jusqu'à l'extrémité de la pile.

-- Mettons-nous à genoux et regardons de l'autre côté, nous sommes ici en amont et il y a moins de danger que là-bas.

En effet, le plus fort de la fusillade était en face de la principale tranchée française, un peu en aval du pont.

Un instant après, les deux camarades, allongés contre l'éperon, avançaient la tête et examinaient l'espace où ils allaient jouer leur dernière partie.

Par bonheur, la rivière était complètement prise et aucune solution de continuité ne les séparait de la rive gauche.

Seulement, les glaçons plus fraîchement soudés au milieu que sur les bords ne formaient pas une surface plane.

Ils s'étaient au contraire amoncelés les uns sur les autres, et cette partie du fleuve avait l'aspect inégal d'un glacier de l'Oberland bernois.

Ces blocs, qui se hérissaient en cristaux irréguliers, n'étaient pas favorables à une rapide traversée.

Il fallait absolument courir sur ce sol inégal, et les pierres d'achoppement n'y manquaient pas, sans compter peut-être les crevasses qu'on ne pouvait pas distinguer de loin.

En revanche, tout paraissait fort calme au-delà du mur de la pile opposée.

La fusillade s'était momentanément interrompue, et le silence n'était troublé que par un bruit sourd et régulier qui semblait venir d'en haut.

-- C'est le Prussien en faction au bout du pont qui bat la semelle dans sa guérite pour se réchauffer, dit Bourdier à l'oreille de son compagnon.

-- Diable ! il est bien mal placé là pour nous, soupira le lieutenant.

-- Et pour lui aussi, reprit le messager, en se traînant en arrière pour regagner l'abri de l'arche.

Au moment où ils se levaient tous les deux, un coup de feu partit du côté des Français et Roger crut entendre au-dessus de sa tête comme un cri étouffé suivi du son mat d'une chute.

-- Tenez ! je ne croyais pas dire si juste, reprit le messager.

-- Comment ?

-- Un de nos hommes aura fait mouche, parbleu ! et le Prussien vient de recevoir son affaire par la lucarne de sa boîte.

» C'est même fort heureux pour nous ; cet animal-là aurait pu nous gêner beaucoup, non pas en tirant sur nous, car il était mal placé pour ça, mais en criant pour avertir les autres casques à pointe.

-- En effet, dit Roger qui n'avait pas pensé à cette chance contraire.

-- Allons ! allons ! reprit Bourdier en se frottant les mains, je commence à croire que nous déjeunerons demain matin à Paris.

» Il est vrai qu'on nous servira du cheval, mais je ne le crains pas, ajouta-t-il en riant de ce rire muet dont il avait sans doute pris l'habitude en voyageant à travers les lignes prussiennes.

Le lieutenant ne pouvait s'empêcher d'admirer le sang-froid de ce vaillant compagnon qui trouvait la force de plaisanter dans un moment pareil et ce calme lui donnait confiance.

-- Voilà la petite qui nous arrive, dit le messager, c'est l'instant de nous lancer.

Régine s'était rapprochée d'eux et semblait se tenir prête à la dernière action.

-- Cette fois, continua Bourdier, il faut que nous partions tous ensemble comme une volée d'oiseaux.

» Ça divisera l'attention des Allemands et ils ne sauront auquel viser. D'ailleurs, si nous courons bien, ils n'auront pas le temps.

» La consigne est d'arriver au galop à la pile, et chacun pour son compte.

» Maintenant, y sommes-nous ?

-- Oui, dit Roger en serrant la main de Régine pour l'avertir, par une pression significative, que le moment était arrivé de jouer le tout pour le tout.

-- Alors en avant !

À ce commandement de Bourdier, qui venait de dépasser l'éperon, l'officier et la jeune fille se lancèrent sur ses traces.

Roger franchit sans accident la moitié du passage.

Parvenu au milieu du courant, il butta contre un bloc de glace et faillit tomber.

Ce fut l'affaire d'une seconde ; quand il retrouva son équilibre, il s'aperçut que Régine l'avait devancé, mais qu'elle s'était beaucoup écartée sur la droite.

Évidemment, elle se proposait de tourner la pile en aval.

Sa première idée fut de la suivre, mais une pensée rapide comme l'éclair lui rappela qu'il valait mieux se diviser et il prit à gauche.

En quelques enjambées, il eut franchi le passage. Bourdier courait plus à gauche encore et un peu en arrière.

Au moment où l'officier allait enfin atteindre l'abri protecteur de la pile, il vit briller dans l'ombre de l'arche l'acier d'un canon de fusil tourné contre lui :

L'impression que ressentit Roger fut plutôt de la surprise que de la peur.

Il s'attendait à tout, excepté à trouver un ennemi caché sous la première arche française vers laquelle il courait avec tant d'ardeur.

La première idée qui lui vint fut de s'arrêter sur place, la seconde fut de reculer.

Mais il n'eut pas le temps d'analyser ses impressions, car, en se retournant, il glissa et tomba étendu sur la glace.

Malheureusement, sa chute avait eu lieu en dehors de la pile et, par conséquent, dans le rayon de tir du fusil qui le visait.

Au moment même où il trébuchait si mal à propos, il entendit à quelques pas de lui ces mots peu rassurants.

-- Tire donc et tâche de ne pas le manquer.

Roger ferma les yeux et attendit la mort, non sans éprouver un horrible serrement de cœur à la pensée qu'il allait périr de la main d'un compatriote.

Mais presque aussitôt une voix qui lui parut partir de l'autre extrémité de la pile cria précipitamment :

-- Ne tirez pas, c'est un Français.

L'homme embusqué sous l'arche s'en rapporta sans doute à cette affirmation, car au lieu de faire feu, il releva le canon de son arme.

Il serait difficile de décrire ce qui se passa dans l'esprit du lieutenant pendant quelques secondes, qui lui parurent plus longues que des siècles.

Il s'était cru perdu, il se retrouvait sauvé ; ou du moins encore vivant, et, chose plus étrange que tout le reste, il lui semblait que la voix qui avait lancé le salutaire avertissement était une voix de femme.

-- Si vous êtes des nôtres, faites vous vite reconnaître.

Cette phrase, prononcée en sourdine et à très courte distance, le rappela vite au sentiment de la réalité.

Il se remit sur ses jambes le plus vite qu'il pût et répondit prestement :

-- Oui, oui, Français, je suis Français.

Et en même temps, il fit un pas en avant.

-- Le mot d'ordre ! sacrebleu ! Le mot d'ordre ! ou je vous brûle, lui cria l'homme au fusil, d'un ton qui ne laissait aucun doute sur son intention de tirer, si la réponse n'était pas satisfaisante.

Roger eût été bien embarrassé de fournir ce qu'on lui demandait, mais il eut par bonheur la présence d'esprit de dire avec une vivacité bien naturelle.

-- Dépêches de l'armée de la Loire.

Cette énonciation rapide n'eût peut-être pas été un talisman suffisant pour écarter définitivement l'arme qui le menaçait de nouveau, mais deux ou trois coups de fusils partirent de la rive droite, et les balles prussiennes firent voler la glace autour de lui.

Cette salve de l'ennemi constituait une véritable attestation d'identité, car les Allemands n'auraient certainement pas tiré sur un des leurs.

Le franc-tireur de l'arche comprit sans doute la chose ainsi.

Au lieu de faire feu, ou même de menacer, il répondit assez tranquillement :

-- C'est différent, alors, avancez vite, qu'on vous reconnaisse.

Roger ne se fit pas prier et, en deux sauts, il arriva derrière la pile où l'attendait, du reste, une réception fort inhospitalière.

À peine avait-il tourné l'éperon qu'il se sentit saisi au collet par des mains vigoureuses, pendant que d'autre part on lui serrait les bras par derrière.

Dans la demi obscurité qui régnait sous la voûte, il lui fut d'abord assez difficile de voir à qui il avait affaire, mais il devinait qu'il était tombé au milieu d'un groupe de francs-tireurs.

Leur commandant se chargea, du reste, de le lui apprendre.

-- Tenez-le toujours solidement, dit ce personnage en s'approchant pour voir le prisonnier de plus près.

-- Ne craignez rien, il ne bougera pas, répondirent en chœur les trois soldats qui l'avaient arrêté.

-- Voyons, qui êtes-vous ? reprit le chef d'un ton bref.

-- Lieutenant de la garde mobile, dit Roger qui avait retrouvé son sang-froid, pris le 17 octobre à Billancourt, évadé avant-hier de Saint-Germain, où les Prussiens m'avaient enfermé à l'hôpital, et porteur d'une lettre à l'adresse du gouverneur de Paris.

Ces renseignements furent débités avec un accent si net et si ferme qu'ils firent impression sur le commandant.

-- Très bien. Nous vérifierons cela tout à l'heure, dans la tranchée, dit-il rapidement.

» Maintenant, vous autres, ajouta-t-il en s'adressant à ses hommes, le coup est manqué et il faut vous replier.

-- Mais je ne suis pas seul, dit Roger qui dans le trouble de l'action avait oublié un instant ses compagnons de voyage.

-- Une femme ! s'écria en même temps le chef des francs-tireurs.

En effet, Régine venait de se montrer tout à coup.

Après avoir tourné la pile en aval, c'est-à-dire du côté opposé à celui où Roger avait failli périr, elle avait dû se glisser doucement le long de la muraille pour apparaître tout à coup à deux pas du groupe.

-- Oui, une femme ; celle qui m'a aidé à me sauver de Saint-Germain, se hâta de répondre le lieutenant.

-- Et qui vient de vous sauver encore tout à l'heure, dit un des francs-tireurs ; si elle n'avait pas crié, je vous cassais la tête à bout portant.

-- Crier ! c'est impossible ! Elle est muette, exclama Roger.

-- Muette ! répéta le commandant, c'est singulier ; mais attendez donc que je me rappelle...

-- Mais l'autre, interrompit le lieutenant, où est-il ?

-- Quel autre ?

-- Mon camarade, mon ami, un brave... qui a aussi... une dépêche.

Il ne disait que trop vrai ; Pierre Bourdier manquait au rendez-vous général.

Tous ces incidents s'étaient succédés avec tant de rapidité que Roger n'avait pas pu voir ce qui était advenu du messager.

Il l'avait perdu de vue sur la glace, pendant la traversée de l'arche écroulée et il lui semblait l'avoir, en tombant, aperçu à quelques pas de lui, sur sa gauche.

Qu'était-il devenu depuis ?

Toutes les facultés de Roger se tendirent aussitôt sur cette pensée que l'homme auquel il avait dû deux ou trois fois la vie était en danger de mort.

-- Sauvez-le, commandant, ou laissez-moi le sauver, cria-t-il en faisant un effort pour s'arracher aux mains qui le tenaient.

-- Mais où est-il ?

-- Là... sur la glace... exposé aux balles... blessé peut-être.

-- C'est vrai qu'ils étaient deux, mon commandant, dit fort à propos le soldat qui avait ajusté le fugitif.

-- Alors il faut voir ce qu'il en est, dit le chef entre ses dents. Quoique la place soit mauvaise pour nous, il ne sera pas dit que j'aurai laissé un Français passer l'arme à gauche à côté de moi, s'il y a moyen de le tirer d'affaire.

-- Oh ! merci, monsieur, murmura le lieutenant, qui avait eu le temps d'oublier à Saint-Germain les appellations hiérarchiques de l'armée française.

-- Avance un peu la tête en dehors de la pile, toi, Girard, dit le commandant à un de ses hommes sans faire grande attention aux actions de grâce de son prisonnier.

Le soldat obéit, et après s'être agenouillé, pour plus de précautions, il s'allongea doucement le long de l'éperon et se mit à examiner la plaine de glace où Roger avait failli rester.

Après une minute de silence, l'observateur se retourna pour dire :

-- Je le vois.

-- Où ? que fait-il ? appelez-le, s'écria Roger.

-- Silence dans le rang, dit sévèrement le commandant.

-- Il est tombé dans un trou où il est pris jusqu'à mi-corps et même plus, reprit le soldat.

-- Mort ? demanda son chef.

-- Non pas ; il remue et il se débat comme un diable pour remonter, mais il aura bien de la peine, car la glace casse sous lui à mesure qu'il s'y accroche.

Une décharge assez nourrie partit de la rive prussienne.

-- Sans compter qu'il va attraper une balle, continua le franc-tireur.

» Tenez, en voilà une qui vient de l'éclabousser.

-- Vite ! ne perdons pas une minute ! dit Roger.

-- À quelle distance est-il ? demanda froidement le commandant.

-- Quinze à vingt pas au moins, et bien placé pour servir de cible à ces gueux-là.

-- Alors, c'est un homme de moins, prononça le chef des éclaireurs d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

» Préparez-vous à battre en retraite, mes enfants.

-- Quoi ! vous voulez...

À ce cri de Roger, brisé par l'émotion, le commandant répondit par cette phrase qui sonna à ses oreilles comme un arrêt de mort :

-- Je ne veux pas exposer la vie de mes soldats pour sauver celle d'un bourgeois.

Roger ne trouva d'abord rien à répondre à ce refus rigoureux, mais malheureusement trop logique, car la fusillade continuait et il était évident qu'on ne sauverait pas sans courir de grands risques le malheureux Bourdier.

Mais il lui vint une inspiration.

-- Commandant, dit-il d'une voix émue, je ne vous demande pas d'exposer la vie de vos hommes, mais j'ai bien le droit de disposer de la mienne.

-- Que voulez-vous dire ?

-- Je veux dire que je puis y aller seul.

-- Où ? sur la glace ?

-- Oui, et je vous supplie de me laisser faire.

-- Diable ! vous y tenez donc bien à votre camarade ?

-- Sans lui, je serais mort dix fois depuis que je me suis évadé de Saint-Germain.

-- Mais vous allez vous faire tuer inutilement ; cet homme est perdu et vos forces ne suffiraient pas à le ramener ici, quand même vous échapperiez aux balles.

-- Peu m'importe ! je veux essayer, dit Roger en faisant un effort pour échapper aux mains des francs-tireurs qui le tenaient.

Mais ils avaient une consigne et ils ne le lâchèrent pas.

Ils attendaient un ordre de leur chef qui ne se pressait pas de le donner.

Il semblait réfléchir, et Roger trépignait d'impatience en pensant que chaque seconde perdue enlevait à son ami une chance de salut.

-- Ma foi ! mon commandant, dit l'éclaireur, qui était resté en observation à l'angle de la pile, si on veut tirer d'affaire ce gaillard-là, il faut qu'on se dépêche, car je crois qu'il s'enfonce peu à peu dans le trou.

-- Eh bien ! qu'il y reste, répondit le chef avec la brusquerie d'un homme qui vient de prendre une décision pénible, mais irrévocable.

» Allons-nous-en et emmenez-moi tout ce monde-là.

-- Mais c'est impossible, monsieur, s'écria Roger ; vous ne pouvez pas laisser périr ainsi un Français qui apporte des dépêches et...

-- Mais vous en portez aussi, vous des dépêches, et si je vous laisse aller là-bas vous faire tuer, ce n'est pas le moyen de les rendre à Paris.

-- Mes dépêches ! mais je vais vous les remettre.

» Tenez ! les voici, dit le lieutenant en fouillant vivement dans sa poche.

Et il tendit le cahier de papier à cigarettes.

Le commandant le prit avec un étonnement assez naturel, et cette offre ne produisit pas du tout l'effet que Roger en attendait.

-- Écoutez, reprit le chef des francs-tireurs, tout ce que vous me racontez là ne me paraît pas bien clair, et c'est justement la raison qui fait que je ne me soucie pas de vous lâcher.

-- Quoi ! vous vous défiez de moi ?

-- Mais parfaitement. Vous me dites que vous venez de nos armées de province, c'est bien possible, mais en somme, rien ne me prouve que vous n'êtes pas un espion prussien.

» On a vu des choses plus étranges, et si je vous laissais filer sur la glace, je ne suis pas bien sûr que vous ne profiteriez pas de la permission pour rejoindre vos amis, les ennemis.

Le malheureux officier courba la tête sous cette accusation. Il ne se sentait même plus le courage de se justifier, mais il pensait à s'échapper, dût-il tomber sous une balle française.

-- Allons, vous autres, en route ! dit le commandant, et défiez-vous au passage des piles.

-- Le fait est que ce n'est plus guère la peine de rester pour le paroissien qui barbotte là-bas, dit l'éclaireur qui regardait.

» On ne lui voit plus que la tête.

Tout était dit et on allait partir, quand Régine sortit de l'ombre où elle se tenait et se plaça devant le commandant.

On s'était jusqu'au moment du départ assez peu occupé de sa personne. Une femme ne compte pas dans les aventures de la guerre et personne ne s'attendait à la voir intervenir après l'ordre donné par le chef.

Celui-ci paraissait encore plus surpris que ses soldats.

-- D'où sort-elle, celle-là ? murmura-t-il.

Régine lui saisit le bras.

-- Que diable peut-elle me vouloir ? ajouta le commandant qui sentait qu'elle l'entraînait.

Cependant, soit par curiosité, soit qu'il ne voulût pas résister à une femme, il se laissa faire.

Au milieu de l'arche, à la place où ce rapide colloque avait eu lieu, l'obscurité était profonde, mais l'ombre diminuait à mesure qu'on s'approchait de l'endroit où finissait la voûte.

Régine amena le commandant, très surpris de cette manœuvre, jusqu'à la limite extrême de l'abri protecteur.

Arrivée là, elle se dressa sur ses pieds et approcha son visage du sien.

-- Ah çà ! est-ce qu'il lui prend envie de m'embrasser ? murmura-t-il.

» En voilà une qui choisit bien son temps pour faire des gentillesses, ajouta-t-il en riant à moitié.

La pâle lumière du ciel, reflétée par la glace du fleuve, était assez vive pour éclairer les traits de la jeune fille, et ses yeux noirs brillaient dans la nuit.

Après un instant d'examen attentif, le commandant laissa échapper une exclamation d'étonnement.

-- La bohémienne de Rueil, s'écria-t-il en se penchant encore pour mieux voir cette étrange apparition.

Un signe de tête de Régine lui apprit qu'il ne se trompait pas.

-- C'est à n'y rien comprendre, murmura le chef, de plus en plus stupéfait.

Mais il n'était pas au bout de ses surprises, et la pantomime de la jeune fille devint bientôt plus expressive.

D'une main elle montrait le ciel ; elle étendait l'autre vers le malheureux qui se débattait contre la mort au milieu des glaçons.

Il était impossible d'exprimer plus clairement cette pensée que Dieu commandait au soldat de sauver son compatriote.

Mais le commandant lut dans ce geste bien plus qu'une invocation divine, car ses souvenirs se réveillèrent subitement.

-- La prédiction ! s'écria-t-il.

Régine lui prit la main et la serra avec force pendant que ses yeux ardents plongeaient dans ceux du commandant en proie à une indicible émotion.

-- Oui... je me souviens, balbutia-t-il en dégageant sa main pour la porter à son front comme un homme qui sort d'un rêve, elle me l'a prédit... là-bas... dans le cabaret de Mouchabeuf.

La jeune fille lui saisit le bras et se rapprocha encore.

-- Je sais... je n'ai pas oublié... je serai tué avant la fin de l'année, si... si je ne sauve pas la vie à...

-- Au nom de la France, commandant, ne le laissez pas mourir, cria Roger qui était trop loin pour entendre, mais qui voyait les gestes de Régine et l'hésitation du chef des francs-tireurs.

Il ne pouvait pas deviner ce qui se disait entre eux, puisque la scène de Rueil lui était inconnue, mais son instinct lui révélait que tout espoir n'était pas perdu.

Il vit bientôt qu'il ne se trompait pas.

Le commandant repoussa vivement Régine, et passant devant ses soldats ébahis, il bondit en avant et se précipita sur la glace en criant :

-- Allons ! il ne sera pas dit que moi, Podensac, j'aurai laissé périr un Français sous mes yeux.

Il y eut dans le groupe si diversement composé qui était réuni sous l'arche un mouvement de stupeur générale.

On oubliait tout pour regarder la scène émouvante qui se préparait.

Les francs-tireurs qui tenaient Roger ne pensaient plus à le surveiller ; et, tous ensemble, le prisonnier et les soldats se pressaient contre l'éperon de la pile, comme on se presse pour voir un spectacle.

Régine était venue les rejoindre et suivait avidement des yeux le brave commandant Podensac qui courait sous le feu des Prussiens.

Il était temps qu'il arrivât.

Quoique les dialogues échangés sous l'arche eussent été courts, la situation de Pierre Bourdier était déjà presque désespérée.

Il avait eu le malheur de mettre le pied dans une crevasse, et le poids de son corps avait disjoint peu à peu les glaçons trop fraîchement soudés pour avoir acquis une grande cohésion.

Vainement, il s'était épuisé pour remonter ; ce sol glissant et mouvant cédait quand il voulait s'y appuyer.

L'éclaireur n'avait pas exagéré en annonçant qu'il était entré dans le trou jusqu'aux épaules.

Et pourtant le vaillant messager n'avait pas jeté un cri, n'avait pas appelé au secours.

En trois ou quatre bonds, Podensac arriva à sa portée et lui tendit la main.

Roger eut un instant d'incertitude et d'angoisse.

Il se demandait s'il restait encore assez de force à Bourdier pour profiter de l'aide que lui offrait son sauveur.

Mais il le vit bientôt émerger de l'abîme, où il allait disparaître, poser un genou sur la glace, puis se relever tout à fait.

La main robuste du commandant lui avait fourni le point d'appui qui lui manquait.

Un bonheur, dit-on, n'arrive jamais seul.

Le sauveur et le sauvé eurent celui d'échapper aux balles qui pleuvaient autour d'eux.

Cinq minutes leur suffirent pour regagner la voûte protectrice.

Roger se jeta dans les bras de son ami, et remercia avec effusion Podensac qui donna définitivement l'ordre du départ. Le voyage était fini et le lieutenant de Saint-Senier sentait son cœur battre à la pensée qu'il allait retrouver Renée.

-- Mais qui donc a parlé pour empêcher les francs-tireurs de me tuer à bout portant ? se disait-il en regardant Régine qui marchait à côté de lui.

Chapitre VIII

Un voyage de deux jours peut quelquefois être semé de plus d'aventures qu'il n'en faudrait pour défrayer le récit d'un voyage autour du monde.

Il y a des époques violentes où les événements s'accumulent, de même que les idées affluent au cerveau dans les grandes crises morales.

Pendant le siège de Paris, par exemple, les péripéties d'une promenade à travers les lignes prussiennes pouvaient être plus nombreuses et plus étranges que celles d'une traversée de Marseille au Japon.

Ce fut le cas pour le lieutenant Roger de Saint-Senier et pour Régine, et l'histoire de leurs périls de trente-six heures a été forcément très longue à raconter.

Et cependant elle s'était déroulée toute entière pendant que s'accomplissaient à Paris deux ou trois fait beaucoup plus simples.

Pendant la nuit où les fugitifs traversaient la forêt de Saint-Germain, Renée de Saint-Senier et sa tante, madame de Muire, quittaient le chalet de la rue de Laval, pour la funeste maison de santé du docteur Molinchard.

La journée passée par Roger et sa compagne dans le moulin du père Sarrazin avait été consacrée par J.-B. Frapillon à des affaires peu édifiantes qui ont été racontées et qu'il est temps de rappeler.

Par une coïncidence bizarre, au moment même où Régine, épuisée de fatigue, s'endormait le matin dans la cachette de la chambre bleue, Renée, prisonnière dans le pavillon des Buttes-Montmartre, cédait à un sommeil léthargique.

L'homme d'affaires, son odieux persécuteur, sortait de la rédaction du « Serpenteau » à l'heure où Pierre Bourdier, qui venait d'échapper aux mains du commissaire prussien, réveillait ses deux compagnons de route pour leur annoncer qu'il fallait traverser la Seine.

J.-B. Frapillon, en débouchant de la porte cochère du journal sur le trottoir de la rue Montorgueil, ne se doutait guère que d'autres victimes de ses machinations s'acheminaient vers Paris, pendant qu'il se dirigeait du côté des Halles en compagnie de l'hercule Antoine Pilevert.

Il y avait longtemps qu'il ne pensait plus au lieutenant de la garde mobile, pris par les Allemands depuis le mois d'octobre, et il se croyait bien débarrassé aussi à tout jamais de la sourde-muette que l'ingénieux Mouchabeuf avait si adroitement livré, quelques jours après, au caporal Tichdorf.

Le caissier était avant tout un homme pratique, et quand il croyait avoir supprimé quelqu'un qui lui faisait obstacle, il ne s'en occupait pas plus qu'un joueur d'échecs ne s'occupe des pièces prises qui ont disparu de l'échiquier.

D'ailleurs, il avait bien autre chose en tête que des souvenirs aussi rétrospectifs, et les soucis du présent étaient de nature à lui faire oublier les événements du passé.

Il touchait à ce moment critique où les diplomates de son espèce se voient à regret forcés d'en venir à une action personnelle et violente.

Après avoir ourdi toutes sortes de trames compliquées, il leur faut à un moment donné trancher d'un seul coup tous les fils qu'ils ont noués si habilement et cette besogne décisive ne peut être faite que par eux-mêmes.

C'était là ce qui préoccupait désagréablement J.-B. Frapillon.

Enclin par tempérament à une certaine douceur de procédés, il s'attachait par système à ne pas dépasser les marges du Code, et quand un acte prévu par la loi pénale devenait indispensable, il en confiait toujours l'exécution à des subalternes.

C'est ainsi qu'il avait naguère chargé son agent Mouchabeuf d'enlever Régine.

Pour aucun prix, il n'aurait opéré lui-même un rapt susceptible d'envoyer son auteur à Cayenne.

Pour séquestrer mademoiselle de Saint-Senier et la comtesse de Muire, il n'avait employé que la ruse, et, en administrant à la première le narcotique qui l'avait endormie, il savait fort bien ne pas encourir le châtiment réservé aux empoisonneurs.

Mais l'heure des atermoiements et des demi-mesures était passée.

La réclusion de ses victimes ne pouvait pas se prolonger indéfiniment et, avant de décider de leur sort, il lui fallait d'abord savoir à quoi s'en tenir sur les mystères du chalet.

Là était le mot d'une énigme qu'il voulait absolument deviner, et il tenait à recueillir seul les profits d'une affaire si habilement conduite.

Tout était à point.

Ses complices des deux sexes, Valnoir, Taupier et Rose de Charmière, avaient pour le moment d'autres préoccupations et d'ailleurs ils ignoraient encore l'enlèvement de ces dames.

Il tenait dans sa poche les clefs du pavillon, dérobées à la pauvre Renée, pendant le sommeil factice qu'il lui avait procuré.

Il ne lui restait donc plus qu'à agir de ses propres mains et à enfreindre hardiment les redoutables articles qui punissent l'effraction, le vol et le meurtre.

L'exécution de son plan l'obligeait à commettre au moins un de ces crimes et pouvait les nécessiter tous.

Cela dépendait de ce qu'il allait trouver dans le chalet abandonné.

Or, sa conscience le tourmentait fort peu, mais la sûreté de sa précieuse personne le préoccupait beaucoup.

Cette raison majeure l'avait décidé à se munir, à tout événement, d'un garde du corps assez vigoureux pour le protéger et assez abruti pour ne pas le questionner.

Antoine Pilevert réunissait ces deux conditions, et J.-B. Frapillon n'avait eu garde de négliger le concours de ce robuste et stupide auxiliaire.

En le rencontrant dans l'antichambre de la rédaction du « Serpenteau », il avait béni le hasard qui le mettait si à propos sur son chemin, et il s'était empressé de le séduire par une de ces invitations que l'hercule ne savait pas refuser.

L'appât d'un plantureux dîner, largement arrosé, aurait entraîné partout où on aurait voulu le conduire le très peu noble frère de la noble dame de Charmière.

À plus forte raison ne s'était-il pas fait prier quand le généreux caissier lui avait offert de le traiter dans un restaurant bien connu du voisinage.

Il éprouvait d'ailleurs d'autant plus le besoin de quitter le lieu qu'il appelait son bureau, que sa querelle avec les deux visiteurs de Valnoir l'avait fort échauffé.

Sa colère rentrée se trahissait encore par des grognements sourds pendant qu'il descendait l'escalier en compagnie de J.-B. Frapillon, mais l'air de la rue acheva de le calmer.

À la pointe Saint-Eustache, il avait déjà oublié ses fureurs récentes et ses mésaventures de la veille pour ne plus songer qu'au joyeux festin qu'il dégustait d'avance.

-- Est-ce que vous tenez beaucoup à aller chez Baratte ? demanda-t-il au caissier.

-- Pourquoi cette question ? répondit évasivement le prudent Frapillon.

-- C'est que je connais dans la rue de la Huchette un joli caboulot, où on vous sert un petit bleu à quinze qui gratte le gosier et je me suis habitué à ce polisson de vin-là.

-- Mon cher collaborateur, dit gravement l'homme d'affaires, je compte vous offrir quelque chose de mieux, et je dois de plus vous faire observer qu'on ne va pas au caboulot quand on a l'honneur d'appartenir à la rédaction du « Serpenteau ».

-- De quoi ? reprit l'hercule, assez vexé d'entendre mépriser son restaurant de prédilection. Au Lapin qui saute, c'est très bien composé.

» J'y ai encore dîné hier et...

-- Et cela ne vous a pas réussi, si je me souviens bien de votre soirée.

Cette allusion aux événements qui l'avaient conduit à coucher au poste calma l'enthousiasme du Rempart d'Avallon à l'endroit du traiteur de la rue de la Huchette.

-- Oh ! je n'y tiens pas, après tout, grommela-t-il, et, puisque c'est vous qui payez, vous avez le droit de choisir la cambuse.

-- Mon cher Antoine, reprit J.-B. Frapillon d'un ton affectueux et digne, je voudrais causer sérieusement avec vous, et il y a chez Baratte un cabinet où on peut se dire deux mots entre le beaujolais et le bourgogne, sans que personne les entende.

-- Suffit, et motus , m'sieu l'employé. -- Pour l'hercule, tous les bourgeois étaient des employés. -- Je suis à votre service jusqu'à demain.

-- Ma foi ! mon brave, ce n'est pas de refus, car j'aurai peut-être besoin de vous cette nuit.

Au moment où le caissier jetait négligemment ces mots, les deux convives étaient arrivés devant la porte du restaurant.

Pilevert était trop absorbé par l'engageant spectacle que lui offrait le rez-de-chaussée de cet aimable établissement pour prêter beaucoup d'attention aux ouvertures de son nouvel ami.

Il aspirait avec délices les parfums culinaires qui se dégageaient des soupiraux pratiqués dans la devanture, et il était complètement fasciné par l'éclat du comptoir d'étain qu'on admirait à travers les carreaux.

Le traiteur, choisi par J.-B. Frapillon, était doublé d'un marchand de vin.

On mangeait assis aux étages supérieurs ; mais en bas, on buvait debout, et l'homme d'affaires eut beaucoup de peine à empêcher son invité de s'arrêter en traversant la salle où se débitaient les liquides.

Il réussit pourtant à l'entraîner vers l'escalier qui conduisait aux régions plus aristocratiques des cabinets particuliers.

Quoiqu'il fût doué d'excellents yeux et d'une remarquable faculté d'observation, le diplomate de la rue Cadet ne s'était pas aperçu qu'un enfant en blouse le suivait depuis la rue Montorgueil.

Il ne remarqua pas davantage ce gamin trop curieux, quand il se glissa derrière lui entre les jambes des buveurs qui encombraient le rez-de-chaussée.

Le cabinet où J.-B. Frapillon et son invité s'attablèrent ne brillait pas par une élégance exagérée.

Le papier à fleurs qui recouvrait les murs n'aurait pas déparé la salle à manger d'une auberge de village : les chaises étaient modestement garnies de paille, le linge manquait de finesse et de blancheur, et les verres avaient plus d'épaisseur que de capacité.

Mais, pour tenir une conférence diplomatique, l'ornementation du local est assez indifférente, et l'homme d'affaires, pour en venir à ses fins, comptait beaucoup plus sur le mérite de la cave du traiteur que sur le luxe de son service.

Il ne s'agissait point d'éblouir les yeux de l'hercule, mais de lui délier la langue et de lui échauffer la tête.

Aussi Frapillon avait-il appelé au secours de ses projets un renfort de bouteilles proportionné à la soif de son insatiable convive.

Le rationnement imposé par le siège ne lui avait pas permis de corser autant la partie solide du dîner.

Cependant il était assez familier de l'établissement pour en obtenir des portions de faveur, et, sur la table privilégiée de ce cabinet réservé aux habitués, un respectable morceau de vrai bœuf avait succédé à un potage sérieux.

Pilevert, privé depuis longtemps de ces douceurs, avait promptement oublié le maigre ragoût de cheval qui composait son ordinaire, et faisait largement honneur à cette chère exceptionnelle.

Ses dents, habituées à soulever des poids de plusieurs kilos, fonctionnaient avec une vigueur et une rapidité merveilleuses, ce qui ne l'empêchait nullement de fêter les crus généreux que son hôte ne lui épargnait pas.

Le vin ne fit jamais défaut, pendant les cinq mois de blocus, et, jusqu'au dernier jour, on put arroser les viandes les plus bizarres avec d'excellent bourgogne.

Il est vrai que les fêtes culinaires de cette époque famélique coûtaient fort cher ; mais J.-B. Frapillon ne regardait point à la dépense quand il s'agissait d'assurer le succès d'une affaire.

Il s'était donc départi, ce jour-là, de ses habitudes d'économie, et il marchait à son but sans s'inquiéter du total de l'addition, qui menaçait de devenir formidable.

Ce but était complexe comme les intrigues qu'il menait de front depuis trois mois.

Il voulait avant tout s'assurer la coopération des poings de l'hercule, mais il tenait aussi à le mettre dans ses intérêts pour l'avenir.

Les rapports du caissier avec la direction du « Serpenteau » et les affiliés de la Lune avec les dents s'étaient quelque peu tendu dans les derniers temps, et Pilevert, qui vivait au cœur de ces deux respectables sociétés, pouvait être fort utile à Frapillon.

C'est pourquoi Frapillon s'occupait beaucoup moins de déguster la cuisine et les vins du traiteur que d'observer son convive.

Il ne s'était pas pressé d'entamer le chapitre des informations, pour laisser aux liquides le temps d'opérer sur l'épaisse cervelle du Rempart d'Avallon.

Celui-ci, qui n'était pas bavard de son naturel, put donc satisfaire en paix ses appétits jusqu'au moment où le fromage de Hollande, inévitable dessert du siège, vint compléter le festin.

Frapillon, qui ne buvait que pour la forme, l'observait tout à son aise, et il crut remarquer sur ses traits enluminés une teinte de mélancolie que ne dissipaient point les plus copieuses rasades.

Il résolut donc de l'attaquer par le côté sensible en s'informant adroitement de la cause de ses chagrins.

-- Eh bien ! mon cher Antoine, lui dit-il sur le ton de l'intérêt le plus affectueux, comment vous trouvez-vous de votre nouvel emploi ?

-- Mal ; très mal, répondit nettement Pilevert.

-- Vraiment ? s'écria le caissier avec une naïveté fort bien jouée. Mais savez-vous que vous m'étonnez beaucoup ; je croyais votre situation au journal excellente.

-- Oui, parlons-en de ma situation. Pour dix malheureux francs que l'on me donne par jour et une douzaine de bocks que j'absorbe à l'œil, je suis obligé de rester du matin au soir dans une espèce de cage à poules où j'étouffe et de me disputer avec un tas de pékins qui viennent me conter des histoires auxquelles je ne comprends rien... Encore, si je pouvais leur casser les reins !

-- Le fait est que ce serait une consolation, dit gravement Frapillon, mais du moins vous n'avez pas à vous plaindre, j'espère, de mon ami Valnoir, ni de ce cher Taupier ?

-- Ah ! ils sont encore gentils ceux-là !... Votre Valnoir, un gringalet que je tomberais avec deux doigts de ma main gauche et qui se donne des airs de me blaguer ; et ce tortillard de bossu qui trouve que je bois trop.

» Ah ! malheur ! si ce n'était pas à cause de Catiche...

-- Qui ça Catiche ?

-- Catiche, parbleu ! Rose, si vous aimez mieux.

-- Voudriez-vous parler de madame de Charmière, demanda le caissier en feignant une profonde surprise.

-- Parbleu ! j'en ai bien le droit, peut-être, puisque c'est ma sœur.

-- Je m'en étais toujours douté, mais c'est bon à savoir, pensa Frapillon, enchanté d'entendre l'hercule laisser couler ses secrets comme le vin qu'il se versait.

-- Oui, ma sœur... ma sœur de lait, reprit Pilevert en s'apercevant qu'il avait trop parlé, et pour une sœur, elle ne se conduit pas déjà si bien avec moi.

» Ah ! si j'avais seulement ma petite Régine ! En voilà une qui m'était dévouée... et bonne, et pas fière !...

À ce souvenir, le Rempart d'Avallon s'attendrit, au point de laisser tomber sa tête dans ses mains et de pousser des soupirs qui ressemblaient à des grognements.

Le malheureux ne se doutait pas qu'il épanchait ses regrets devant un des bourreaux de sa chère muette.

-- Non, s'écria-t-il tout à coup, en martelant la table d'un formidable coup de poing, je n'en veux plus de cette vie-là, j'en ai assez de leur rédaction où ils ne font que se débiner toute la journée, et de leur société de la Lune avec les dents , où on fait des boniments qui durent trois heures, sans servir seulement un petit verre !

» Jusqu'à cet imbécile d'Alcindor qui se fiche de moi, maintenant, parce qu'il barbouille du papier le matin et dégoise des discours le soir.

-- Mon cher Antoine, vous allez peut-être un peu loin, dit l'homme d'affaires, pour l'exciter davantage ; il s'agit de nos amis, et...

-- Nos amis, interrompit l'hercule exaspéré, pas les miens toujours, ni les vôtres, allez !... Savez-vous ce qu'ils ont dit, votre Taupier, votre Valnoir et ce grand niais de paillasse décati, pas plus tard qu'aujourd'hui ?

-- Non.

-- Eh bien ! ils ont dit que vous aviez mangé la grenouille de leur machine, étouffé le magot de leur Lune, quoi !... et, ce soir, à leur club de buveurs d'eau, on va proposer de vous mettre en quarantaine d'abord, et de vous faire cracher au bassinet ensuite.

» Il paraît qu'ils savent où est votre saint-frusquin et qu'ils mettront la main dessus.

» Non ! tenez ! j'aime mieux ma carriole que leur satanée boutique, et celui qui me rendrait mon berlingot et ma jument Bradamante, je ferais tout ce qu'il voudrait.

J.-B. Frapillon avait écouté ces doléances incohérentes avec un vif intérêt, car la révélation que le saltimbanque venait de laisser échapper sur les intentions de ses associés le touchaient au cœur.

Le cœur de l'agent d'affaires était avec son argent, dans sa caisse, et il ne se sentait pas d'humeur à le laisser entamer.

Il resta quelques instants à réfléchir, en avalant à petites gorgées un dernier verre de vin, et son plan était fait avant que son verre fût vide.

Les regrets exprimés par Antoine donnaient sur lui large prise, et l'astucieux caissier comptait bien exploiter cette nostalgie des foires pour le plier à ses volontés.

Le robuste service de l'hercule allait lui être immédiatement et doublement nécessaire, car Frapillon avait résolu d'en finir le soir même avec les mystères du chalet et avec les accusations des sociétaires de la Lune avec les dents.

-- Mon cher ami, dit-il affectueusement, je suis touché de votre chagrin, et il ne sera pas dit qu'un brave garçon comme vous, qui a du cœur et du talent, moisira éternellement dans un bureau.

» Je ne suis pas riche, quoi qu'ils en disent, mais, s'il ne vous faut qu'un couple de mille francs pour vous remonter, comptez sur moi.

-- Vrai ?

-- Parole d'honneur.

-- Mille millions de trompettes ! s'écria Pilevert en faisant mine de lui sauter au cou, qu'est-ce que vous voulez que je démolisse pour vous ? Faut-il assommer quelqu'un ? Demandez ! faites vous servir !

-- Merci ! mon brave, merci ! Ce que je vous offre, ce n'est pas par intérêt et je ne veux assommer personne.

» Seulement, puisque vous tenez à me faire plaisir, je vais vous demander de me donner le reste de votre soirée.

-- Oh ! si ce n'est que ça ! pour ce que j'en ferais de ma soirée !... je les passe toutes à l'estaminet du Cœur volant .

-- Nous irons d'abord au club.

-- Oui, c'est ça ! et le premier qui montera dans leur sale tribune pour souffler un mot contre vous, je lui coiffe la margoulette d'un coup de poing.

-- J'espère que ce ne sera pas nécessaire, et que nous pourrons aller ensuite...

-- Où, patron ?

-- Ailleurs, dit laconiquement Frapillon.

» Il est huit heures, filons ; je payerai au comptoir et nous prendrons le café en route.

Chapitre IX

Le local où se réunissaient les affiliés de la Lune avec les dents était, naturellement, situé dans le quartier où la société comptait le plus d'adhérents.

C'était dans la salle d'un bal de barrières, sur le boulevard extérieur, au pied des buttes Montmartre, que se tenaient les séances.

Elles étaient tantôt publiques et tantôt secrètes, suivant que les chefs de l'association voulaient agir par l'éloquence sur les esprits des badauds du communisme, ou discuter en famille les affaires intimes du comité directorial.

Pour les réunions générales étaient exclusivement réservés les discours patriotiques, où on prêchait la défense à outrance et la sortie en masse.

On y entendait des économistes de fantaisie traiter les questions de rationnement, et des ingénieurs de bonne volonté offrir à la patrie des inventions merveilleuses.

Ce n'étaient là en réalité que des bagatelles de la porte, comme aurait dit Pilevert en son langage de saltimbanque, bonnes à préparer tout doucement les niais qui venaient les écouter et à servir plus tard les dessins subversifs des maîtres de la Lune.

Les séances sérieuses, celles où on proposait ouvertement les moyens de renverser l'autorité, de détruire l'infâme capital, de fusionner les vivres et d'universaliser la propriété, ne se tenaient que pour les adeptes et on n'y était admis qu'en donnant le mot de passe.

Pas n'était besoin du reste de changer de local, celui qu'on avait choisi se prêtant parfaitement à sa double destination.

La salle du bal avait deux portes : une grande, donnant sur le boulevard extérieur, et une petite sur une ruelle voisine.

On ouvrait l'une ou l'autre, selon les cas.

Parfois même, après une soirée publique consacrée aux innocents bavardages de la tribune démocratique et sociale, les affiliés sortaient ostensiblement à la fin de la séance, pour rentrer une heure après par la porte dérobée dans le club débarrassé des profanes.

J.-B. Frapillon était assez assidu aux séances publiques, et il ne manquait guère les séances secrètes.

Il figurait avantageusement aux premières en sa qualité de capitaine de la garde nationale, et ne dédaignait pas de prendre part aux discussions stratégiques. Mais, les jours de petit comité, ses fonctions de caissier lui assuraient la prépondérance dans les délibérations, car, en matière de conspiration, l'argent est, plus que partout ailleurs, le nerf de la guerre.

En sortant du restaurant où il avait dîné avec l'hercule, il ne savait pas au juste de quelle nature était la réunion annoncée pour le soir, mais les indiscrétions de Pilevert lui donnaient lieu de croire qu'il s'agissait d'une séance intime. Aussi, en arrivant sur le boulevard extérieur, fut-il assez surpris de voir la foule amassée devant la grande entrée.

L'éclairage de la porte n'était pas brillant.

Un simple lampion en faisait tous les frais, et les amateurs d'éloquence politique passaient comme des ombres dans le long couloir qui conduisait à la salle.

Il pouvait être onze heures et la séance devait tirer à sa fin, car le dîner s'était prolongé outre mesure.

Frapillon, qui en chemin avait eu tout le temps d'achever la conquête de l'hercule, tenait à profiter immédiatement des excellentes dispositions où il le voyait.

Non seulement le frère de Rose de Charmière se sentait disposé à servir aveuglément l'homme qui lui avait promis de lui rendre sa carriole et sa jument ; mais, par le plus heureux des hasards, il n'était pas ivre.

Il avait assez bu pour être prêt à tout et pas assez pour compromettre le succès d'une expédition.

L'homme d'affaires se décida à entrer.

Il ne voulait pas aller au chalet avant minuit, afin d'être sûr que personne ne viendrait troubler la visite qu'il se proposait d'y faire.

Il avait donc du temps devant lui, et il ne pouvait pas mieux l'employer qu'en assistant à la séance publique.

Il soupçonnait d'ailleurs qu'elle pourrait bien être suivie d'un conciliabule privé, et il n'était pas fâché d'assister une fois incognito aux débats qu'il avait souvent dirigés comme membre du bureau.

-- Allons, mon brave Antoine, dit-il à son nouvel ami ; prenons la file et dépêchons-nous pour être bien placés.

-- C'est étonnant ! grommela Pilevert, je croyais bien que, ce soir, ça se passerait en famille.

-- Bah ! nous verrons bien ! entrons toujours.

Ce colloque se tenait sur la contre-allée du boulevard extérieur, occupé alors par les baraques destinées au logement des mobiles de province.

Les passants étaient assez nombreux sur cette voie étroite pour que les deux causeurs n'eussent pas remarqué la présence du gamin qui les avait suivis de la rue Montorgueil aux halles, et des halles à la porte du club.

Cet enfant obstiné se mêla sans être aperçu à la foule, et entra dans la salle à la suite de Frapillon et de son satellite.

L'assistance était nombreuse et offrait un spectacle des plus curieux.

Les uniformes de la garde nationale y étaient en majorité, mais les femmes n'y manquaient pas et quelques-unes même devaient avoir l'habitude d'y passer la soirée, car elles y avaient apporté leur ouvrage, comme les tricoteuses de 1793 au club des Jacobins.

Les deux nouveaux venus se glissèrent, non sans peine, aux derniers rangs de ce qu'on aurait pu appeler le parterre, car le local possédait des galeries supérieures qui lui donnaient assez l'aspect d'une salle de spectacle.

La scène était remplacée par l'estrade où siégeait le bureau, et la table, destinée à subir les coups de poing des orateurs nerveux, occupait à peu près la place du trou du souffleur.

La réunion était présidée par Taupier, dont la grotesque personne disparaissait presque entre les deux énormes miliciens qui lui servaient d'assesseurs.

L'hercule, en apercevant le bossu, se permit des grognements improbateurs que le prudent Frapillon s'empressa de réprimer pour éviter d'attirer l'attention de ses voisins.

Mais sa mauvaise humeur le reprit de plus belle quand il vit s'avancer sur l'estrade un corps dégingandé qui appartenait à son ancien paillasse Alcindor.

-- Mille trompettes ! dit-il entre ses dents, je n'ai pas de chance d'arriver pour entendre les bêtises de cet animal-là.

Le public, du reste, ne paraissait pas être de son avis, car un murmure flatteur accueillit l'apparition du nouvel orateur.

-- Tu sais, dit une commère à sa voisine, c'est le grand sec qui explique si bien qu'il faut partager l'argent des aristos .

-- Ah ! oui, celui qui parle comme un livre, répondit l'autre mégère ; il a raison, mais il fait trop de phrases et ça m'embête.

-- C'est égal, si on faisait ce qu'il dit, paraît que nous aurions chacun six mille livres de rente.

-- Sans rien faire ?

-- Rien du tout ; c'est le riche qui travaillerait.

-- Croyez ça et buvez du cassis, la vieille, cria une voix glapissante qui s'éleva tout à coup entre les jambes des spectateurs.

-- À la porte le moucheron ! hurla le public.

Mais les rangs étaient si serrés que l'irrévérencieux gamin échappait à toute répression.

Du reste, le bossu agita solennellement sa sonnette et réussit à obtenir le silence.

-- La parole est au citoyen Alcindor Panaris, prononça gravement Taupier, qui se complaisait visiblement dans l'exercice de ses fonctions.

L'ex-paillasse se balançait d'une jambe sur l'autre et passait sa main sur ses cheveux plats, comme un invité qui se prépare à faire son entrée dans un bal.

En entendant son nom sortir de la bouche du président, il s'avança avec toute la grâce dont il était susceptible, salua légèrement l'assemblée, s'appuya d'une main sur la table et dit, avec une inflexion de voix des plus caressantes : -- Citoyens !

Mais il avait à peine lancé ce mot sacramentel qu'un bruit confus s'éleva dans le fond de la salle.

La foule ondulait sous l'effort d'un individu qui jouait des coudes pour fendre ses flots pressés, et des exclamations s'élevaient de toutes parts.

-- Faites donc attention !

-- Vous me marchez sur les pieds, citoyen.

-- Ne poussez donc pas !

-- Qu'est-ce qu'il veut, celui-là ?

L'individu qui soulevait tout ce tumulte semblait s'inquiéter fort peu des clameurs qu'il soulevait et des objurgations qu'il recueillait sur son passage.

Il réussit, à force de poussées et même de coups de poing, à sortir des groupes serrés qui obstruaient l'entrée, et à gagner les rangs moins pressés des auditeurs assis.

Frapillon, qui regardait cette entrée imprévue avec une certaine curiosité, vit l'inconnu grimper les marches de l'estrade et se pencher à l'oreille du président qui paraissait l'écouter avec une certaine déférence.

L'assemblée attendait évidemment une explication que le président Taupier lui donna bientôt en ces termes.

-- Citoyens, dit-il en se levant, le citoyen garde national demande à vous faire une communication intéressante.

Un frémissement d'impatience courut dans l'assemblée, lorsque le nouveau venu s'avança sur l'estrade.

Il n'y avait guère que le long et grave Alcindor qui, vexé qu'il était, d'être obligé de retenir les flots de son éloquence, ne semblait pas partager la satisfaction générale.

-- Citoyens, dit le garde national auquel Taupier venait d'accorder la parole au détriment du paillasse, je vous apporte une grande nouvelle.

Après ce début plein de promesses, l'orateur fit une pause afin de surexciter encore la curiosité bien légitime du public.

Son attente ne fut pas trompée, car une formidable explosion de cris confus, mais approbateurs, fit trembler les vieilles murailles de la salle.

-- Parlez ! Parlez !

-- Bravo ! le sédentaire !

-- Vive l'escargot de rempart !

-- Une grande nouvelle ! ça doit être la mort de Bismarck.

Le tumulte fut bientôt réprimé par des chut ! prolongés, et le silence se rétablit peu à peu.

-- Citoyens, reprit l'homme à la nouvelle, je vous annonce...

Il s'arrêta encore, en acteur consommé qui veut prendre un dernier temps avant de lancer le mot à effet ; mais, cette fois, l'artifice oratoire ne fut pas du goût de l'assistance.

-- Ah ! c'est embêtant, à la fin !

-- Accouche de ta nouvelle, eh ! l'enflé !

-- Ahie donc, vieux poussif !

Ces objurgations, dont la dernière avait été lancée par la voix aigre du gamin, décidèrent l'orateur.

-- Je vous annonce une grande victoire de l'armée de la Loire, dit-il en forçant sa voix jusqu'à faire ronfler les mots comme les éclats du tonnerre.

Il n'avait pas achevé qu'un enthousiasme indescriptible s'emparait des auditeurs.

Ceux qui étaient assis se levèrent et ceux qui étaient debout s'agitèrent, d'où il résulta un mouvement d'ondulation assez semblable aux vagues de la mer.

Les deux voisines de Frapillon brandirent leurs menaçantes aiguilles à tricoter, de façon à lui donner des inquiétudes pour ses yeux, et, dans leur émotion, les citoyennes des galeries supérieures laissèrent tomber sur le parterre des châles et des bonnets.

-- Oui, citoyens, continua le garde national qui ne voulait pas laisser à l'émotion le temps de se calmer, une grande victoire ; les Prussiens ont laissé trente mille hommes sur le champ de bataille, et quinze mille prisonniers. Le reste est en fuite et Frédéric-Charles a été tué.

Au tumulte et aux cris de joie qui suivirent cette annonce mirobolante se mêlèrent pourtant quelques exclamations sceptiques.

-- Eh ben ! quoi ! c'est un prix fait comme les petits pâtés.

-- En v'là un de canard à trois becs, glapit le gamin.

Frapillon, peu crédule de sa nature, s'était contenté de hausser les épaules, et l'hercule, patriote médiocre, disait entre ses dents.

-- Qué que ça me fait à moi Frédéric-Charles ? C'est pas leur victoire qui me rendra ma carriole et Bradamante.

Le président Taupier semblait partager la surprise des auditeurs et il se leva pour inviter le nouvelliste à fournir des preuves à l'appui.

-- Citoyens, se hâta d'ajouter l'orateur, je manquerais à tous mes devoirs envers le peuple, si je ne vous disais pas comment j'ai appris la victoire de nos frères.

-- Oui ! oui ! voyons !

-- Écoutez ! silence donc !

-- Laissez chanter le canard, cria l'incorrigible gamin.

-- Eh bien ! citoyens, reprit le sédentaire, j'étais de garde ce soir à la porte d'Asnières, quand le messager qui apportait la nouvelle s'y est présenté ; on a baissé le pont-levis par ordre du commandant du secteur et on a conduit le brave courrier chez le gouverneur ; mais il a eu le temps de nous donner des détails.

-- Tiens ! il est donc venu en ballon votre courrier ?

Cette interruption malveillante provoqua chez l'orateur un beau mouvement d'éloquence.

-- Non ! citoyens s'écria-t-il, le messager n'est pas venu en ballon, il a franchi les lignes prussiennes, à travers mille dangers, et il a été reçu par les Enfants-Perdus de la rue Maubuée dont le commandant m'honore de son amitié.

Cette fois, aucune plaisanterie malséante ne vint troubler le concert admiratif qui s'éleva de toutes parts.

Frapillon lui-même se sentait presque ébranlé et se promettait bien d'aller se renseigner dès le lendemain auprès de ce commandant, qu'il savait n'être autre que l'ami Podensac.

Cependant, le nouvelliste, enchanté de son succès, ne se disposait point à quitter l'estrade et semblait avoir d'autres communications à faire.

-- Parlez ! parlez ! criait-on de toutes parts.

-- Ce héros, reprit-il, a ramené avec lui un officier de la mobile de province blessé et fait prisonnier, il y a deux mois.

Frapillon, qui avait toujours l'esprit en éveil, prêta une oreille attentive à ces nouveaux renseignements.

-- Oui, citoyens, un officier et une femme...

-- Eh ! oui une cantinière !

-- Ou l'épouse de Bismarck !

-- Une femme, dis-je, qui semble s'entourer de mystère, car elle n'a pas répondu un seul mot aux questions des citoyens du poste.

Frapillon sentit comme une pointe d'inquiétude, mais il se dit bien vite qu'il n'y avait aucun rapport entre ses anciennes victimes et les personnages de cette ridicule histoire.

-- Suis-je bête, grommela-t-il en haussant les épaules ; le Saint-Senier est mort à l'hôpital de Saint-Germain et la muette est en Prusse.

-- Mais, citoyens, continua l'orateur qui commençait religieusement toutes ses phrases par cette appellation sacramentelle, quelle que soit l'importance de la nouvelle que je vous apporte, je n'aurais pas demandé la parole, si je n'avais pas une proposition à vous soumettre.

-- Ah ! ah ! voyons !

-- Allez-y de la motion !

-- Taisez donc vos becs, si vous voulez qu'il s'explique, cet homme.

-- Voilà, citoyens ! Il paraît que les Prussiens qui bloquent Paris connaissent la défaite de Frédéric-Charles et qu'ils sont dans le plus grand désarroi.

-- Parbleu ! ils doivent déjà faire leurs malles.

-- Avec des pendules dedans.

-- Il n'en rentrera pas un en Prusse.

-- Je viens donc vous proposer, citoyens, de décider, séance tenante, une sortie en masse !

À peine le sédentaire avait-il lâché ce mot tragique dont cinq mois de mécomptes n'avaient point encore diminué l'influence, qu'une agitation incroyable se répandit dans la foule.

Des clameurs aussi assourdissantes que patriotiques réveillèrent les échos de la salle qui ne renvoyaient d'habitude que les doux accords du piston.

-- Oui ! oui, en masse ! en masse.

Quelques citoyens se levèrent en réclamant sur le mode aigu des chassepots pour le sexe faible.

Le gamin se mit à glapir.

-- À Berlin ! à Berlin !

Ce cri un peu démodé jeta un certain froid.

L'orateur saisit cette occasion de réchauffer l'enthousiasme.

-- Et pourquoi pas, citoyens ! Pourquoi ne les reconduirions-nous pas chez eux, ces suppôts du despote ?

» Faisons-la demain matin, cette sortie ! qu'elle soit ce que doit être la guerre d'un peuple libre... torrentielle, citoyens.

-- Bravo ! bravo ! vive la sortie.

-- Et maintenant, reprit le belliqueux milicien, pour que les militaires ne viennent pas arrêter notre élan, que l'élément civil, qui n'est rien encore et qui devrait être tout, pour que l'élément civil, dis-je, ait seul la gloire d'avoir sauvé la patrie, je demande que le club se déclare en permanence et qu'un registre soit ouvert afin de recevoir les noms des courageux citoyens ici présents qui voudront s'inscrire.

» On sortira en masse, demain matin, à l'ouverture des portes.

Cette dernière phrase fut accueillie par des trépignements frénétiques et, à la vue d'un énorme cahier qui avait déjà servi plus d'une fois à des manifestations de ce genre et que le président fit apporter sur le bureau, l'enthousiasme ne connut plus de bornes.

On allait se précipiter pour signer, quand une citoyenne, coiffé du chapeau ciré des vivandières, se leva dans la galerie et mettant ses poings sur ses hanches s'adressa en ces termes aux patriotes torrentiels : -- Pas de ça, Lisette ! celle-là, nous la connaissons, mes petits agneaux ! vous fileriez tous en douceur après avoir signé vos noms sur la pancarte.

» Je demande que les bons zigues qui veulent tomber sur le casaquin aux Prussiens aillent se mettre là-bas dans le fond derrière le bureau du petit mayeux qui préside.

» Comme ça ils ne pourront plus se la briser, et demain matin, c'est moi qui leur verserait la goutte avant de partir du pied gauche.

La motion obtint un succès complet.

Quoiqu'elle ne fût peut-être pas du goût de plusieurs citoyens, elle obtint des citoyennes une si bruyante approbation que la partie masculine de l'assistance n'osa pas reculer.

Taupier rengaina son registre et le défilé des futurs héros commença.

-- Est-ce que vous comptez suivre ces imbéciles-là ? demanda Pilevert en poussant le coude de Frapillon.

-- Pas si bête, répondit tout bas le caissier, quoique j'aie dans l'idée que ça n'engage pas à grand'chose.

La réflexion du diplomate de la rue Cadet indiquait une profonde connaissance du cœur humain, car au bout d'un quart d'heure, la cantinière s'écria d'une voix tonnante : -- Ah ! les clampins ! Il y a une porte de sortie sur l'impasse d'à côté et ils décanillent à la sourdine.

Cette révélation fut le signal d'un tumulte épouvantable.

Taupier se couvrit majestueusement et déclara la séance levée.

Frapillon se replia en bon ordre avec Pilevert vers l'entrée du boulevard.

Le gamin trouva moyen de se faufiler derrière eux.

Quand il eut réussit à se dégager de la foule, J.-B. Frapillon se trouva fort perplexe.

Il tira sa montre et constata qu'il était près de minuit. C'était bien l'heure où la visite du chalet devenait possible, à condition cependant d'attendre que le tumultueux public qui sortait du club se fût écoulé complètement.

La rue de Laval, très voisine de la salle des séances, allait être sillonnée pendant un certain temps par les groupes des partisans de la sortie torrentielle, lesquels appliquaient momentanément leur principe, car ils se ruaient en masses bruyantes par toutes les voies aboutissant au boulevard.

L'instant aurait été mal choisi pour tenter l'expédition nocturne que le caissier méditait.

Encore qu'il fût muni des clefs dérobées à René de Saint-Senier endormie, il ne se souciait pas d'ouvrir devant les passants indiscrets la petite porte de la muraille.

Il s'agissait donc de tuer le temps pendant une heure ou deux, et avec la compagnie de l'hercule, ce n'était pas très commode, car ce dévoué satellite était affligé d'une soif inextinguible et parlait déjà de se mettre à la recherche d'un cabaret.

L'idée vint à Frapillon de s'assurer si, par hasard, la séance publique n'allait pas être suivie d'une réunion secrète.

Il connaissait à merveille les habitudes du comité, puisqu'il en faisait partie, et il savait le chemin de l'entrée réservée.

Cette entrée qui, avant le siège, était celle des musiciens du bal, venait de servir au départ précipité des perceurs de lignes prussiennes.

Elle donnait sur une étroite impasse que la foule remplissait encore, et l'agent d'affaires allait essayer de remonter de courant des fuyards, quand il faillit heurter un petit homme qui descendait rapidement vers le boulevard.

Il se rangea assez vite pour que ce passant si pressé ne fît pas attention à lui, mais en se retournant, il reconnut parfaitement la grotesque tournure de Taupier.

Presque aussitôt, un grand corps, perché sur de longues jambes, rasa le mur de la ruelle et suivit les traces du bossu.

C'était Alcindor qui emboîtait ainsi le pas au président, et son apparition fugitive arracha un grognement à maître Antoine Pilevert.

J.-B. Frapillon avertit son acolyte d'un coup de coude et reprit sans affectation le chemin par lequel il était venu.

-- Où diable s'en vont-ils de ce train-là ? murmurait-il en accélérant sa marche ; il faut que je voie ça avant d'aller rue de Laval.

L'hercule avait pris aussi le pas gymnastique, non sans donner des marques prononcées de son mécontentement.

Après dîner, et, surtout après boire, il aimait par-dessus tout à aller se coucher, à moins qu'une occasion ne s'offrît d'ingurgiter quelque nouveau liquide, et la tournure que prenaient les choses ne lui plaisait guère.

-- Est-ce que nous allons piétiner longtemps comme ça ? demanda-t-il d'un ton bourru ; les jambes me rentrent et le gosier me pèle.

-- Il faut savoir souffrir pour revoir Bradamante, répondit sèchement Frapillon.

Cette allusion à sa jument regrettée eut le pouvoir de calmer Pilevert.

-- Je ne dis pas, murmura-t-il ; mais enfin je croyais que vous aviez besoin de moi ce soir.

-- Et vous avez raison de le croire, mon cher Antoine.

-- Ah ! c'est que voyez-vous, à cette heure-ci, j'ai sommeil, et quand j'ai sommeil, je ne suis bon à rien.

-- La besogne va commencer, mon brave, et pour vous réveiller, tenez, nous allons d'abord suivre nos amis qui détalent là-bas.

-- Qui ça ? Alcindor et le bossu.

-- En personne, mais dépêchons-nous, car les voilà qui se jettent dans les petites rues qui montent aux buttes et nous allons les perdre.

-- Oh ! si ce n'est que ça qui vous inquiète, il n'y a pas de danger. Allez ! Je sais où ils vont.

-- Bah ! et où vont-ils ?

-- Dans une espèce de turne, ici, tout près. C'est là qu'ils tiennent leur sabbat de la Pleine lune , comme ils l'appellent, une fois par semaine.

-- Pas possible ; je le saurais.

-- Non, ils se défient de vous et c'est cet imbécile d'Alcindor qui a monté ce coup-là.

-- C'est bon à savoir, dit Frapillon entre ses dents, mais est-ce que vous êtes reçu là-dedans, vous ?

-- Oui et non ; je suis chargé de faire le portier et même j'avais reçu l'ordre de venir ce soir, mais ma foi ! ça m'embête trop de rester en faction jusqu'à des deux ou trois heures du matin et c'est fini, je les lâche.

-- Mon cher Pilevert, vous les lâcherez demain, mais aujourd'hui vous allez me conduire à l'endroit en question.

-- Je ne demande pas mieux, c'est à deux pas. Seulement, défiez-vous, car ils vous en veulent à mort.

-- Je ne les crains pas ; marchons !

-- Marchons ! répéta l'hercule avec un soupir.

Il pensait à son lit qui l'attendait dans un garni du voisinage et à la bonne pipe qu'il aurait fumé en se couchant.

Les préoccupations de J.-B. Frapillon étaient pour le moment d'une nature plus sérieuse.

Il commençait à s'inquiéter beaucoup des agissements de ses co-associés, et ce changement du lieu des séances secrètes ne lui disait rien de bon.

Pour que lui, caissier de la société et membre du Comité directeur, n'eût pas été informé de ces nouvelles réunions, il fallait qu'on eût pris à son encontre des résolutions bien graves.

Mais c'était à ses yeux une raison de plus pour en finir tout de suite avec une situation fausse, et il se croyait assez fort pour intimider les meneurs.

Taupier et le paillasse avaient disparu, l'un après l'autre, dans une ruelle obscure, parallèle à l'impasse où se trouvait la petite entrée du club, mais débouchant un peu plus loin sur le boulevard.

Tout le versant de Montmartre est percé de voies qui descendent perpendiculairement des hauteurs vers l'ancien chemin de ronde et qui ne brillent ni par l'éclairage ni par la propreté.

On ne s'y aventure guère à moins d'y avoir élu domicile, et les plus étroites semblent ouvertes tout exprès pour abriter des conspirateurs.

J.-B. Frapillon, perdu dans ses réflexions, suivait l'hercule, lequel arpentait lourdement les trottoirs glissants de la venelle mystérieuse.

Vers le milieu de ce coupe-gorge où pas un seul bec de gaz ne s'allumait, depuis que le siège avait nécessité le rationnement de l'éclairage, Pilevert s'arrêta devant la porte ouverte d'une allée, en disant : -- C'est là.

-- Où ? je ne vois rien.

-- Vous verrez tout à l'heure, dit l'hercule avec un gros rire ; prenez le bout de ma vareuse et marchez doucement.

Le caissier n'aimait pas l'obscurité ailleurs que dans les affaires où il pêchait en eau trouble, et il eut un instant la velléité de renoncer à son expédition.

Mais il était trop avancé pour reculer ; d'ailleurs il lui avait semblé entendre marcher vers le bas de la ruelle, et il ne souciait pas de se heurter, en retournant sur ses pas, à des passants inconnus.

Il suivit donc bravement le saltimbanque dans cette allée basse et puante où il touchait la muraille des deux côtés.

-- Faites attention, nous allons descendre une vingtaine de marches, murmura Pilevert.

-- C'est donc dans la cave que nous allons ?

-- Justement, et une drôle de cave, encore.

En effet, le guide s'engagea avec précaution dans un escalier tournant encore plus noir que le corridor.

Frapillon, qui ne l'avait pas lâché, compta dix-neuf degrés avant d'arriver à une porte sous laquelle on voyait filtrer un faible rayon de lumière.

L'hercule n'eut qu'à la pousser pour qu'elle tournât sans bruit sur ses gonds.

Les deux arrivants se trouvèrent en présence d'un homme qui lisait assis devant une petite table, à la lueur douteuse d'une lampe de cuivre.

À leur aspect, ce personnage se leva avec une lenteur majestueuse et se livra à des gestes bizarres.

Il ôtait le chapeau tromblon qui couvrait son crâne chauve, l'agitait deux fois et le remettait en place pour recommencer aussitôt le même manège.

-- Finissez vos simagrées, vieux pipelet, dit brusquement Pilevert, je viens vous relever de faction.

-- Tiens, c'est vous, citoyen ! dit gravement ce gardien vénérable en rabaissant sur son nez ses lunettes d'or, je croyais que vous ne deviez pas venir ce soir.

-- Il paraît que si, puisque me voilà.

-- Mais vous n'êtes pas seul à ce que je vois, et...

J.-B. Frapillon jugea qu'il était temps de couper court aux étonnements de l'homme au chapeau qui n'était autre que le vénérable Bourignard, portier et serviteur de Valnoir, lequel l'avait enlevé momentanément à sa loge de la rue de Navarin pour lui confier la garde de la Pleine lune .

L'homme d'affaires exhiba subitement un objet dont la vue parut inspirer un profond respect au concierge démocrate.

-- Un membre du comité directeur ! s'écria-t-il en reconnaissant la médaille distinctive que Frapillon lui avait mise sous le nez.

» Excusez-moi, citoyen, j'étais absorbé par la lecture des œuvres du grand Saint-Just, et je...

-- C'est bon, en v'là assez, interrompit l'hercule ; introduisez monsieur.

-- Par ici, citoyens, par ici, dit avec empressement Bourignard, en soulevant une portière derrière laquelle on entendait un bruit de voix confuses.

Le lieu où Bourignard avait reçu les deux visiteurs était une sorte de caveau circulaire et voûté dont il était difficile de deviner la destination.

Les murs y étaient tendus d'une vielle étoffe noire fort usée, qu'on aurait prise pour une draperie à l'usage des pompes funèbres, car elle était semée de virgules blanches figurant des larmes.

Dans un coin, gisaient entassés des objets bizarres, parmi lesquels on remarquait deux ou trois têtes de mort.

J.-B. Frapillon pensa, non sans raison, que ces accessoires hétéroclites avaient dû servir aux mystères de quelque loge maçonnique, et il commença à s'expliquer que les membres du comité directeur eussent choisi ce local souterrain pour y tenir leurs séances.

De la vieille friperie des Enfants de la veuve aux excentricités de la religion inventée par Alcindor, il n'y avait pas bien loin, et cette cave semblait véritablement prédestinée.

Bourignard avait soulevé la portière en serge moisie qui donnait accès dans le sanctuaire de la Pleine lune , et s'apprêtait à introduire lui-même un adepte aussi gradé que l'était J.-B. Frapillon.

Mais l'hercule le tira brusquement par le bras, en lui disant ces mots peu polis :

-- À bas les pattes, et collez-vous à votre place, papa ; c'est moi qui suis de service ici.

-- Suffit, citoyen, suffit ! murmura le concierge, froissé dans sa dignité, je vais reprendre la lecture des œuvres de Saint-Just.

Frapillon avait trop de soucis en tête pour s'arrêter longtemps à régler la question de préséance entre ses subalternes.

Il franchit avec beaucoup de dignité le passage que Bourignard venait de lui livrer et le laissa se débattre avec Pilevert.

La portière cachait un couloir qu'il parcourut en trois pas pour arriver à une porte mobile au-delà de laquelle se tenait le conciliabule.

Quand la tapisserie fut retombée derrière lui, le caissier se trouva dans une obscurité tempérée par des infiltrations de lumière qui se glissaient sous ces clôtures imparfaites.

En même temps, il entendait distinctement le bruit d'une discussion très animée.

Il n'était séparé des interlocuteurs que par un battant en bois mince, et il ne tenait qu'à lui d'écouter.

D'autres, poussés par des préjugés d'éducation, se seraient crus obligés d'entrer sur-le-champ, mais Frapillon n'était pas assez chargé de scrupules pour sacrifier ses intérêts à de vaines considérations de savoir-vivre.

Il pensa qu'il pouvait être avantageux pour lui d'écouter, et il écouta.

Du reste, il ne perdit pas ses peines.

Les voix et même les paroles arrivaient jusqu'à lui aussi nettement que s'il eût été dans la salle, et il n'eut pas besoin d'user longtemps de ses facultés auditives pour constater qu'on parlait de lui.

Au ton animé des orateurs, il pouvait conjecturer que la discussion était engagée depuis longtemps, et il fit cette réflexion que Taupier et Alcindor avaient dû rejoindre tardivement la réunion.

Ils s'étaient sans doute dévoués pour présider et pérorer publiquement au club, pendant que la Pleine lune tenait ailleurs une séance bien autrement importante que les parades à l'usage des badauds.

Ils ne faisaient donc que d'arriver dans la cave, mais ils semblaient vouloir rattraper le temps perdu, car Frapillon distingua tout d'abord l'organe traînard du paillasse, alternant avec la voix enrouée du bossu.

-- Il vaut mieux en finir cette nuit, grommelait Taupier.

-- Pas avant de l'avoir entendu, répondait Alcindor avec son accent lent et niais.

-- Et pourquoi faire l'entendre ? reprenait le publiciste contrefait ; nous avons voulu l'interroger tantôt dans le cabinet de la rédaction, et tu as vu comme il a filé.

-- C'est égal, insistait l'élève de maître Pilevert, moi je suis pour qu'on observe la forme.

-- Comme Bridoison, parbleu !

-- Je méprise cette allusion tirée d'une littérature frivole, s'écriait Alcindor exaspéré.

Une voix plus posée mit un terme à cette discussion qui menaçait de dégénérer en dispute, et Frapillon n'eut pas de peine à reconnaître le ton sec et railleur de son ami Valnoir.

-- Venons au fait, disait le rédacteur en chef du « Serpenteau » vous voulez forcer le caissier de la société à nous rendre ses comptes.

-- Oui ! oui ! cria le chœur des affiliés.

-- Très bien ! mais permettez-moi de vous dire que vous n'en serez pas beaucoup plus avancés.

» Ce ne sont pas les comptes qu'il faudrait lui faire rendre, c'est l'argent.

-- Compte là-dessus, farceur, murmura Frapillon qui ne perdait pas une syllabe.

-- Je l'entends bien comme ça, reprit Taupier, et, si je n'avais pas été obligé d'aller présider là-bas le club des imbéciles, je vous aurais évité la peine de parler pour ne rien dire.

» J'ai un moyen de rattraper les écus.

L'homme d'affaires poussa un grognement poussa un grognement de rage et colla de plus belle son oreille contre la porte.

-- Voyons, continua le bossu, à votre idée, combien le vertueux Frapillon a-t-il encaissé à peu près, depuis que la Lune est fondée.

-- Au moins trois cent mille francs, crièrent à la fois quatre ou cinq sociétaires.

-- Bon ! c'est dans ces prix-là ! Eh bien ! l'homme vertueux en question a acheté la semaine dernière trois titres de rente au porteur de six mille francs chacun qui représentent à peu près votre somme, et je sais où ils sont.

Cette affirmation fut accueillie par un de ces murmures que les comptes rendus des débats législatifs expriment par ces mots : « Rumeurs diverses. »

Évidemment, la respectable société s'étonnait de cette révélation et se demandait le parti qu'on en pouvait tirer.

-- Les susdites inscriptions, reprit Taupier, sont contenues dans un portefeuille rouge, soigneusement fermé à clé...

Le cœur du caissier se serra en entendant divulguer ce détail trop précis.

-- Et ce portefeuille a été confié au nommé Molinchard, soi-disant docteur et certainement idiot.

-- Ah ! canaille ! il aura parlé, murmura Frapillon qui fut obligé de s'appuyer au mur pour ne pas tomber, tant son émotion était vive.

-- Voici donc ce que je propose, continua l'imperturbable bossu.

» À l'heure qu'il est, notre mangeur de grenouille doit être couché dans son appartement de la rue Cadet, comme un citoyen rangé qu'il a la prétention d'être.

» Il est bien tranquille, parce qu'il a mis le magot à l'abri, et, le jour où Paris aura capitulé, ce qui, entre nous soit dit, ne tardera pas beaucoup, ce jour-là, il niera le dépôt et je suppose que vous n'irez pas réclamer devant les tribunaux de la réaction.

L'homme d'affaires grinçait des dents en s'entendant dévoiler ainsi.

-- Dans ces cas-là, mes très chers frères, dit l'orateur en nasillant avec affectation, je ne connais qu'un moyen d'obtenir justice, c'est de se la faire soi-même.

-- Avec ça que c'est facile, murmura la voix de Valnoir.

-- C'est simple comme bonjour. Nous avons ici pas mal de reçus de cotisations signés en blanc : « J.-B. Frapillon » avec un paraphe superbe.

» Je me charge d'écrire au-dessus de la griffe de notre excellent ami quelques mots bien sentis comme par exemple : « remettre le portefeuille rouge au porteur du présent : » je porte illico ce poulet à Molinchard qui perche à deux pas d'ici, et dans une heure, au plus, je vous rapporte l'infâme capital.

-- Tu me le payeras, gredin ! dit tout bas Frapillon en serrant les poings.

Contrairement à ce qu'il attendait, l'insidieuse proposition du bossu ne paraissait pas avoir été accueillie avec un vif enthousiasme.

L'assistance gardait un silence prudent qui ne prouvait pas une bien grande confiance dans la probité de Taupier.

Une voix s'éleva cependant pour dire :

-- Il faut déléguer trois sociétaires pour aller chercher le portefeuille.

-- Qu'à cela ne tienne ! répondit le bossu ; je ne suis pas fier quand il s'agit des intérêts de la société et la précaution ne me blesse pas.

» Choisissez mes deux assesseurs et passez-moi un reçu Frapillon, que je rédige la requête à Molinchard.

C'en était trop.

Le caissier soupçonné qui écoutait ce dialogue depuis un quart d'heure ne se possédait plus.

Il poussa brusquement le battant mobile et il se montra aux regards stupéfaits des membres du Comité directeur.

Son apparition produisit sur les citoyens de la Pleine lune l'effet de la tête de Méduse.

Chacun resta cloué dans l'attitude qu'il avait prise avant le coup de théâtre.

Valnoir renversé dans un fauteuil, Alcindor debout sur ses longues jambes et Taupier penché sur la table pour y perpétrer le faux qu'il méditait.

Le reste de l'assistance, composée d'une douzaine d'affiliés, se partageait entre deux poses.

Ceux qui se sentaient terrifiés de cette entrée baissaient piteusement la tête, et ceux que la nature avait doués d'un tempérament fougueux s'étaient jetés au-devant de l'intrus.

Le tableau valait assurément la peine d'être contemplé.

Une longue table chargée de papiers et de cruchons de bière donnait à la scène une vague ressemblance avec le festin de Balthazar, interrompu par la main vengeresse traçant sur la muraille de Mané, Thécel, Pharès.

J.-B. Frapillon, qui jouait dans cette circonstance le rôle de la vengeance céleste, ne se montra cependant pas trop sévère.

Pendant qu'il écoutait à la porte, il avait eu le temps de faire son thème et il était bien résolu à procéder par la douceur.

-- Quelle drôle de mine vous faites là tous ! dit-il en riant d'un rire froid qui aurait donné la chair de poule à un vieux troupier.

Le bossu, qui avait repris un peu de sang-froid, se chargea de répondre pour ses acolytes pétrifiés.

-- Dam ! tu comprends, nous ne t'attendions pas, et, par le temps qui court !...

-- Vous vous défiez des agents de police, c'est très bien ; mais pourquoi ne pas m'avoir averti que la Pleine lune se tenait ici.

Cette question fut faite sur un ton de bonhomie auquel le cénacle, si défiant qu'il fût, pouvait bien se tromper.

-- Mais, dit Valnoir, presque rassuré, tu comprends que nous ne pouvions pas nous réunir dans la salle ordinaire du club, un soir de séance publique.

-- Il me semble pourtant que ce ne serait pas la première fois ; la petite porte de l'impasse est là pour rentrer après que les serins sont sortis.

-- Mauvaise affaire, grommela Taupier. J'ai appris que nous avions été signalés...

-- Au reste, peu importe. Le nouveau local me paraît bien choisi, et puisque ce brave Pilevert a pu m'y conduire, tout est pour le mieux.

-- Ah ! c'est cet animal qui t'a dit...

Valnoir, qui avait laissé échapper cette exclamation, s'arrêta à temps.

Frapillon ne fit pas semblant d'avoir entendu et reprit avec un calme superbe :

-- Je suis très heureux d'avoir rencontré ce cher hercule, car vous devez bien penser que j'avais hâte de vous voir.

-- Et pourquoi ? demanda impudemment le bossu.

-- Pourquoi ? mais, parbleu ! pour compléter les explications que j'avais commencé à vous donner, tantôt, au bureau de la rédaction.

-- Les... explications ? répéta Valnoir, très surpris.

-- Ah ! ça, voyons, nous n'allons pas jouer au fin, je pense, reprit tranquillement le caissier en s'emparant d'une chaise sur laquelle il se plaça à califourchon, faisant face à l'aréopage.

» Vous m'avez déclaré, pas plus tard qu'aujourd'hui, que la société réclamait des comptes, et vous supposez bien que je me suis un peu préoccupé de les lui rendre.

-- Oh ! balbutia le rédacteur en chef du Serpenteau, ce n'était pas tellement pressé...

-- Mon cher, reprit l'homme d'affaires, je ne suis pas journaliste, moi ; je suis comptable et je ne peux pas traiter légèrement les questions d'argent. Je tiens à me justifier, puisque j'ai été dénoncé...

-- Dénoncé, n'est pas le mot, murmura le bossu.

-- Dénoncé, accusé, comme vous voudrez, je ne tiens pas au terme et je ne vous demande même pas à qui je dois cette mise en demeure, quoique je m'en doute un peu.

En lançant cette phrase, Frapillon regardait fixement Taupier, qui fit assez bonne contenance.

En revanche, Valnoir, ami de la belle dénonciatrice, Rose de Charmière, ne put s'empêcher de baisser les yeux.

-- Je vous disais donc, continua le caissier, que je me suis occupé sur-le-champ de mettre mes comptes en règle et je vous les aurais apporté ce soir, y compris les fonds de la société, si je n'avais été fort occupé toute la soirée.

-- Ah ! ah ! ça se trouve mal, ricana le bossu, qui entrevoyait une excuse plus ou moins bien arrangée.

-- Mon Dieu ! oui ; d'abord j'ai dû répondre longuement à deux personnages qui avaient juré d'exterminer notre ami Valnoir.

-- Bah ! dit celui-ci qui n'avait pas eu connaissance des détails de la scène jouée dans l'antichambre de la rédaction, c'est donc pour cela que ce bouledogue de Pilevert criait si haut.

-- Mais, parfaitement, et je suis arrivé fort à point pour mettre le holà, car ils voulaient entrer à toute force.

-- Peuh ! souffla le rédacteur en chef, blasé depuis longtemps sur les réclamations de ce genre.

-- S'il n'avait été question que de leur rendre raison de ton dernier éreintement de l'armée, je les aurais laissés se débrouiller avec maître Antoine, mais il s'agissait d'autre chose.

-- De quoi donc ?

-- De ton duel de Saint-Germain, avec le Saint-Senier, dit Frapillon à brûle-pourpoint, ils parlaient de preuves, de plainte en justice ; le nom de l'ami Taupier était mêlé à tout ce bavardage...

» Oh ! je les ai calmés en prenant sur moi de dire que tu étais malade et en leur donnant rendez-vous dans trois jours. Mais ce n'est pas de cela que nous avons à nous occuper ce soir ; revenons à mes comptes.

-- Pardon, mais ces personnages, comme tu les appelles...

-- Un civil et un militaire dont tu n'as pas à t'inquiéter ; j'ai le moyen de parer le coup de leur prochaine visite ; tu sais bien que je n'abandonne pas mes amis, moi.

Ce « moi » fut souligné de telle sorte que l'hostilité de Valnoir et de Taupier se modéra sensiblement.

Ils sentaient que leur secret était entre les mains du caissier et qu'il serait imprudent de le pousser à fond.

-- Je vous disais donc, reprit Frapillon, que ces matamores m'avaient fait perdre beaucoup de temps, et ce n'est pas tout : ce cher Pilevert a voulu m'expliquer les liens qui l'unissent à sa charmante protectrice, madame de Charmière...

-- Ah ! murmura Valnoir, en baissant la tête pour cacher sa rougeur.

Il y avait entre le saltimbanque et la dame de ses pensées un mystère qu'il soupçonnait sans avoir jamais osé l'éclaircir, et, en apprenant que Frapillon était devenu le confident de cet ivrogne d'Antoine, il se sentait humilié.

C'était encore une raison de plus pour ne pas faire une guerre ouverte à l'homme qui tenait tant de fils redoutables.

-- J'arrive à nos petites affaires, dit d'un air dégagé le diplomate de la rue Cadet.

Il s'apercevait très bien de l'effet produit par ses adroites insinuations sur les deux principaux meneurs du comité, et il se sentait maintenant sûr de son terrain, car les autres assistants n'étaient guère que des comparses dociles.

-- On me demande des comptes ; je suis tout prêt à les rendre et demain soir je vous les apporterai ; mais en attendant je puis vous renseigner sur l'emploi des fonds de la société.

Il y eut dans l'assemblée un mouvement marqué d'attention.

-- Je les ai convertis provisoirement en trois inscriptions de rente que j'ai cru prudent de déposer à la banque.

Taupier eut peine à dissimuler une grimace de désappointement.

-- Ma foi ! oui, reprit Frapillon, en le regardant bien en face, je les avais d'abord confiées à un ami, mais après tout, la banque, en temps de siège, c'est encore plus sûr, et je les y ai portées ce matin même.

-- Nous ne te les demandons pas, dit timidement Valnoir en consultant de l'œil ses associés.

-- Ah ! pardon ! mon cher ! si vous ne tenez pas à les avoir, moi je tiens à vous les rendre, dit le caissier d'un ton rogue, je n'aime pas à être soupçonné, et je prie le comité de vouloir bien se pourvoir d'un autre trésorier.

Cette proposition, assez inattendue, produisit sur les affiliés un effet que Frapillon avait parfaitement calculé.

Jamais Robert Macaire, parlant à une assemblée d'actionnaires, n'obtint un succès plus complet.

Des murmures approbateurs circulèrent d'abord d'oreille à oreille, puis des exclamations se firent jour et enfin un concert général de refus élogieux éclata sur tous les tons.

Alcindor, qui contre son habitude n'avait point encore pris la parole, se chargea de traduire les sentiments de l'assemblée.

-- César, commença-t-il de sa voix solennelle, n'admettait pas que sa femme pût être soupçonnée. C'est ainsi que notre ami le vertueux citoyen Frapillon...

-- C'est bon ! c'est bon ! interrompit le caissier qui jouait nonchalamment avec les bons épars sur la table, ceux-là même dont Taupier voulait faire tout à l'heure un usage abusif, je n'ai pas besoin de discours et demain...

La parole lui fut coupée par l'entrée de l'hercule qui se précipitait dans la salle en criant :

-- La police ! la police !

Ce cri, sous tous les régimes, a la propriété de mettre en émoi les gens qui se cachent pour perpétrer une œuvre coupable.

Certes, pendant le siège de Paris, la police fut exercée aussi platoniquement que possible par les pauvres diables à capuchon qu'on avait chargés de ce service.

Tout au plus, les gardes nationaux se permettaient-ils de temps à autre d'empoigner les gens, sous prétexte de signaux ou d'espionnage, mais les sociétés, secrètes ou autres, vécurent généralement en paix avec l'autorité.

Et pourtant, en entendait Pilevert jeter brusquement cette annonce alarmante, les affiliés de la Lune avec les dents se levèrent comme s'ils eussent été frappés d'une commotion électrique.

Les uns disparurent incontinent sous la table, les autres coururent affolés tout autour de la salle, pendant que les plus braves se jetaient au-devant de l'hercule pour barrer le passage à un ennemi imaginaire.

Ce fut un désarroi complet.

Taupier seul n'avait pas perdu la tête et s'occupait à faire disparaître dans ses vastes poches les pièces de conviction telles que reçus de cotisations, bons de secours etc. Valnoir était fort occupé à se draper dans une pose digne ainsi qu'il convenait à un futur martyr de la démocratie.

Alcindor, les yeux au plafond, semblait suivre dans l'air la dernière période de son dernier discours.

Quant à J.-B. Frapillon, homme pratique avant tout, il questionnait déjà maître Antoine, afin de se rendre compte de l'événement qui semblait menacer la Pleine lune d'une éclipse fâcheuse.

-- Voyons ! qu'est-ce qu'il y a, imbécile ? demanda-t-il, en dérogeant à ses habitudes d'urbanité.

-- La police ! répétait le saltimbanque ahuri.

-- Tu l'as déjà dit ; où est-elle la police ?

-- Mais je vous jure, bourgeois, que j'ai entendu...

-- Quoi ?

-- Le cri de ralliement des roussins.

-- Décidément, la peur te trouble la cervelle.

» Enfin, c'est égal, je vais voir ce que c'est, ajouta-t-il en écartant l'hercule qui lui barrait le passage.

Et il sortit en lançant cette phrase à ses acolytes consternés :

-- Ne bougez pas, vous autres, jusqu'à ce que je revienne.

La recommandation était superflue, puisque le caveau où siégeait le comité directeur n'avait d'autre issue que le couloir par lequel Frapillon était entré.

Pilevert se décida à suivre son chef de file et revint avec lui dans l'antichambre voûtée, où ils retrouvèrent Bourignard.

-- Demandez plutôt au vieux pipelet, dit le saltimbanque.

Le caissier n'eut besoin que de regarder le portier pour reconnaître qu'il était en proie à une profonde terreur.

Son majestueux couvre-chef tremblait sur son crâne chauve et les œuvres du grand Saint-Just gisaient à ses pieds.

Une lecture aussi intéressante n'avait pu être interrompue que par une chose insolite et effrayante.

Cependant Frapillon ne voyait rien et, qui plus est, n'entendait rien.

-- Je crois, ma parole d'honneur ! grommela-t-il, que vous êtes fou.

Il n'avait pas achevé ces mots désobligeants qu'une voix s'écria à deux pas de lui.

-- Au nom de la loi, je vous arrête.

En dépit de son sang-froid invétéré, l'homme d'affaires ne put s'empêcher de tressaillir.

Il s'était retourné vivement, mais personne ne se montrait, et la voix semblait partir de l'escalier, une voix que son possesseur enflait pour la rendre terrible.

-- Vous entendez, gémit l'infortuné Bourignard.

-- J'entends... j'entends qu'on se moque de nous, dit Frapillon, qui connaissait assez les us et coutumes de la police pour savoir qu'elle n'annonce pas aussi bruyamment ses visites.

-- Rendez-vous ! reprit l'organe mystérieux.

Cette fois la redoutable injonction porta à faux.

La voix grossie par artifice avait tourné brusquement au fausset, et, comme les agents de l'autorité émettent généralement des sons plus mâles, le caissier n'hésita point.

-- Ah ! drôle ! ah ! polisson ! cria-t-il, convaincu qu'il venait d'avoir affaire à quelque gamin farceur.

Et il se précipita vers l'ouverture de l'escalier.

-- Viens m'aider à l'attraper, dit-il à Pilevert.

Maître Antoine, un peu rassuré, ne fit pas de difficulté pour le suivre, et tous deux s'engagèrent, l'un derrière l'autre, dans la vis en colimaçon.

Un pas rapide et léger montait les degrés devant eux.

Il n'est pas très facile de courir dans un escalier tournant, surtout quand on n'y voit pas, et les vengeurs de la Pleine lune n'étaient pas assez lestes pour rejoindre le fuyard.

Au moment où ils mirent le pied sur le plancher de l'allée, l'insaisissable plaisant disparaissait dans la rue, non sans leur avoir lancé en guise d'adieux cette menace : -- On vous repincera, mes petits amours.

Frapillon ne fit que deux enjambées jusqu'à la porte ouverte, mais il ne vit qu'une forme indécise qui rasait les maisons de la ruelle obscure, et il ne jugea pas à propos de continuer une chasse inutile.

L'hercule venait de le rejoindre sur le seuil et soufflait de façon à montrer que la course n'était pas au nombre de ses exercices favoris.

-- Ce n'était pas la peine de nous déranger pour un méchant gamin, grommela le caissier que cette alerte avait mis de fort mauvaise humeur.

-- C'est égal ! il peut se vanter de nous avoir fait une fière peur.

-- Peur ! parlez pour, vous maître Pilevert, dit Frapillon.

-- Oh ! pour moi et pour les autres qui sont en bas. Si nous allions un peu leur remettre le cœur au ventre ?

La proposition ne plut pas à l'homme d'affaires.

Il avait déjà eu le temps de réfléchir, et il se disait qu'il serait bien sot de ne pas profiter de cette ridicule aventure pour couper court à ses explications avec le comité directorial.

Déjà, dans la journée, il s'était fort bien trouvé d'avoir quitté brusquement le cabinet de Valnoir et ce nouveau départ impromptu sauvait encore une fois la situation.

Il avait dit tout ce qu'il avait à dire pour le moment et, en jetant adroitement à ses acolytes l'indication du dépôt à la banque des trois titres de rente, il s'était mis à l'abri des entreprises nocturnes proposées par Taupier.

Rien ne l'empêchait donc de se donner le malin plaisir de laisser les membres de la Pleine lune en proie à une profonde terreur.

L'heure était venue d'ailleurs de procéder à une opération plus sérieuse et d'utiliser autrement les services de l'hercule.

-- Laissons-les se débrouiller, dit-il en faisant craquer ses doigts par un geste dédaigneux ; nous avons d'autres chiens à fouetter que de rassurer ces fouinards .

-- Ma foi ! je ne demande pas mieux que de planter là ma faction, murmura Pilevert ; cet animal de portier m'assommait avec son bouquin. Je vous demande un peu cette idée de vouloir me lire les discours d'un saint.

Les graves préoccupations de Frapillon ne l'empêchèrent pas de sourire en entendant son satellite prendre pour un nom du martyrologe celui du plus dogmatique des révolutionnaires.

Mais il revint bien vite à son grand projet.

-- Mon brave, dit-il d'un ton sérieux, voici l'instant de gagner Bradamante.

-- Ça me va ! cria Antoine avec enthousiasme.

-- Alors filons, vite.

-- Où allons-nous ?

-- À deux pas d'ici.

Après ce dialogue concis, les deux hommes s'acheminèrent vers le boulevard, sans échanger de paroles inutiles.

Au tumulte de la sortie du club avaient succédé le silence et la solitude.

On n'entendait d'autre bruit que celui des pas mesurés d'un garde mobile en faction à l'entrée des baraques, et on ne voyait que sa silhouette se promenant sous les maigres arbres de l'allée.

Tout en traversant la place Pigalle pour gagner la rue Frochot, J.-B. Frapillon pensait à son expédition et en calculait les difficultés.

Jusqu'à ce moment, tout avait marché à souhait et rien ne pouvait faire prévoir que la visite du chalet dût être troublée.

Comme un acteur qui repasse son rôle avant d'entrer en scène, le diplomate de la rue Cadet se remémorait toutes les trames ourdies en vue du projet qu'il allait exécuter.

Il en calculait la valeur et cherchait s'il ne restait pas quelque lacune dans ces combinaisons savantes.

Mais, en vérité, rien n'y manquait, et il eut beau examiner scrupuleusement ses chances, il n'en trouva pas une mauvaise.

Renée et sa tante, enfermées à la villa des Buttes, ne lui donnaient aucune inquiétude, et, quant aux défenseurs de la famille de Saint-Senier, il y avait longtemps qu'ils n'étaient plus à craindre.

Avant de s'engager dans la rue de Laval, Frapillon se retourna pour s'assurer qu'il n'était pas suivi.

Il ne vit personne.

En hâtant le pas et en s'appuyant sur le bras de Pilevert, à seule fin de ne pas le lâcher, il arriva devant la petite porte qui donnait accès dans le pavillon.

Il s'agissait avant tout d'opérer promptement.

La rue de Laval était déserte, mais un passant pouvait se présenter d'un instant à l'autre et une longue station eût été une grave imprudence.

Les difficultés commençaient dès le début de l'entreprise, car Frapillon n'était pas absolument sûr de pouvoir franchir ce premier pas.

Il se rappelait parfaitement avoir vu Renée de Saint-Senier presser un ressort qui faisait jouer la serrure, quand elle l'avait introduit elle-même dans le chalet le soir de leur rencontre sur la place Pigalle. Mais il ne savait pas au juste où il fallait appuyer et les tâtonnements pouvaient faire perdre un temps précieux.

Il avait bien dans sa poche le trousseau de clefs qu'il avait dérobé à la jeune fille pendant son sommeil léthargique, mais d'abord il n'était pas certain que celle de la petite porte s'y trouvât.

Et puis, il voulait éviter de montrer à l'hercule la véritable nature de l'entreprise à laquelle il l'avait associé sans le consulter.

Pilevert n'était pas très chargé de scrupules ; cependant il pouvait n'être pas disposé à se mêler d'une violation de domicile à l'aide de fausses clefs ; sans compter que la circonstance aggravante de la nuit devait le faire hésiter.

Il importait donc à Frapillon de se donner vis-à-vis de son satellite l'air d'un homme qui entre par des moyens licites dans une maison à lui connue.

Aussi ne tenait-il pas à faire en sa présence des essais qui auraient pu éveiller des soupçons dans son épaisse cervelle.

-- Dites donc, mon brave, lui glissa-t-il à l'oreille, regardez un peu à droite et à gauche pour voir si personne ne nous observe.

-- C'est donc ici que nous avons affaire ? demanda maître Antoine assez surpris.

-- Oui, dans le jardin qui est au-delà de ce mur, répondit brièvement le caissier, mais faites ce que je vous dis pendant que je vais ouvrir.

-- Tiens ! je ne me serais pas douté qu'on pouvait entrer par là, reprit le saltimbanque en s'éloignant pour gagner le milieu de la chaussée.

Frapillon, en se retournant, le vit occupé à sonder de l'œil les profondeurs de la rue, fort mal éclairée, et se hâta de profiter du moment pour chercher le ressort.

La porte était semée de gros clous, et, comme la nature avait doué le caissier de l'instinct particulier aux voleurs et aux policiers, il se douta tout de suite que le secret devait être dans un de ces boutons de fer.

Il les tâta donc rapidement et sa chance ordinaire ne lui fit pas défaut.

Au quatrième clou qu'il pressa, la porte s'ouvrit.

Au moment même où elle cédait, Pilevert quittait son poste d'observation pour se replier sur son chef.

-- Vous n'avez rien vu ? demanda Frapillon.

-- Rien, si ce n'est quelque chose de noir qui grouille là-bas sur le trottoir au coin de la rue Frochot.

-- Ah ! murmura l'homme d'affaires en se tenant prêt à refermer la porte si besoin était.

-- Je crois que ça doit être un chat ou un chien.

-- Hum ! en temps de siège, ces animaux-là sont tous à la broche.

-- Il fait noir comme dans un four et je ne vois pas très bien, mais, pour sûr, ce n'est pas un homme.

» Au reste, si vous voulez, je vais aller voir là-bas de quoi il retourne.

Pour rien au monde Frapillon n'aurait lâché l'hercule. Il avait bien trop peur qu'il ne lui prît en route un remords de conscience et qu'il ne revînt pas.

-- Non, ce n'est pas la peine, entrons vite, dit-il en entrebâillant la porte pour le faire passer le premier.

Il venait de réfléchir que le mieux était encore de brusquer le dénouement.

En supposant même qu'il y eût quelqu'un au bout de la rue, on ne courait pas grand risque d'être vu en disparaissant rapidement derrière la muraille.

Pilevert passa sans se faire prier et Frapillon le suivit, en se glissant comme une anguille.

Une fois en dedans de la clôture protectrice, il repoussa prestement le battant, qui se referma sans bruit.

Après quoi il fit une pesée pour s'assurer que le pêne tenait bien dans la serrure, et, se sentant désormais à l'abri des regards indiscrets, il laissa échapper un soupir de satisfaction.

Maintenant que le passage difficile était franchi, il pensa que le moment était venu de faire un peu de diplomatie.

Quel que fût l'abrutissement de l'hercule, Frapillon n'avait jamais espéré qu'il se prêterait à exécuter tous ses ordres sans un bout d'explication préalable.

Ce n'était pas ce qui l'embarrassait, du reste, car il trouvait des mensonges comme d'autres trouvent de bonnes pensées ; mais encore fallait-il inventer une histoire appropriée à l'intelligence de Pilevert.

Celui-ci se tenait debout, appuyé à la muraille et regardant vaguement l'allée de tilleuls dont le berceau s'arrondissait devant lui.

-- C'est à vous, ce jardin-là ? demanda-t-il d'un air assez étonné.

-- Oui, mon brave, mais je n'y viens pas souvent, répondit Frapillon, et il faut que j'aie une fameuse confiance en vous pour vous y amener.

-- Bah ! dit l'hercule en ouvrant de grands yeux.

-- Écoutez, mon cher Antoine, reprit le caissier sur un ton cordial et familier, vous me plaisez et je n'ai pas de secrets pour vous.

-- Oh ! je suis muet comme la tombe, s'écria le saltimbanque.

Il ne se vantait qu'à moitié, car il ne devenait loquace qu'après boire, et dans la vie ordinaire il était fort silencieux.

-- Sachez donc, mon bon ami, que j'ai ici une petite propriété où je dépose mes papiers et même -- ceci entre nous -- mon argent, parce que, voyez-vous, par le temps qui court, on ne peut pas prendre trop de précautions.

-- Ça c'est sûr, à preuve que ces journalistes de malheur parlaient tantôt de vous soulever votre magot.

-- Justement, mon cher, et c'est à cause d'eux que je suis obligé de me garder à carreau ; aussi je ne viens jamais ici que la nuit et je n'aime pas beaucoup à y venir seul, parce qu'un mauvais coup est bientôt fait.

-- Alors, c'est pour vous défendre contre ces clampins-là que vous m'avez amené ?

-- Oui, mon vieil ami, reprit Frapillon, qui devenait de plus en plus tendre, et je sais que je puis compter sur vous.

-- Contre le bossu et les autres, je suis votre homme.

-- Aussi, continua l'insinuant caissier, j'ai une idée et vais vous faire une proposition qui, je l'espère, ne vous sera pas désagréable.

-- Si c'est de me rendre Bradamante tout de suite...

-- Ça, mon cher, vous savez bien que c'est convenu ; je vous l'ai promis et je ne manque jamais à ma parole.

-- Alors vous me donnerez...

-- Les deux mille francs ?... mais demain, mais cette nuit, si vous voulez ; je viens ici pour les prendre dans ma caisse.

Pilevert ouvrit les bras et se jeta sur le caissier pour l'embrasser dans un élan de reconnaissance.

Mais Frapillon, qui redoutait ses étreintes par trop herculéennes, se recula en disant :

-- Ça ne vaut vraiment pas la peine de me remercier et, d'ailleurs, nous n'avons pas de temps à perdre.

» Laissez-moi finir ce que je voulais vous dire.

-- Allez-y ! s'écria le saltimbanque enthousiasmé.

-- La jument et la carriole sont à vous, c'est entendu ; mais, elles ne vous serviront pas à grand'chose pendant le siège.

-- Le fait est, murmura maître Antoine, que ce n'est pas commode de passer la barrière pour aller courir les foires.

-- Eh bien ! en attendant que nous soyons débarrassés des Prussiens, j'ai trouvé pour vous un emploi qui ne vous déplaira peut-être pas.

-- Ah ! mille trompettes ! il vaudra toujours mieux que le métier que je fais.

-- Je le crois, car il s'agit tout simplement de garder ce pavillon qui est là-bas au bout de l'allée.

-- Garder ce pavillon ?

-- Oui ; vous aurez au rez-de-chaussée un très joli logement et rien à faire qu'à fumer votre pipe et à vider une barrique de vin que je ferai mettre en cave à votre intention.

-- Si ça me va ! je crois bien, grommelait Pilevert en joignant les mains pour exprimer son admiration.

-- Alors, demain, je vous installe.

-- Et ce soir ?

-- Ce soir, mon brave, vous allez me faire le plaisir de m'attendre ici pendant que je monterai là-haut, chez moi.

-- Ça y est. Serez-vous longtemps ?

-- Une heure tout au plus. Vous comprenez que je me défie de tout et que je serai plus tranquille quand je saurai que vous êtes en faction derrière cette porte.

-- Soyez tranquille, personne n'entrera.

-- Maintenant, si par hasard, j'avais besoin de vous, mon cher Antoine, je vous appellerais avec ceci, dit Frapillon en tirant de sa poche un sifflet d'argent.

-- C'est dit, je n'oublierai pas la consigne et vous pouvez compter sur moi.

-- Une poignée de main et à bientôt, dit Frapillon en tendant le bout de ses doigts à l'hercule, qui les serra vigoureusement.

Et il s'achemina vers le pavillon.

J.-B. Frapillon savait bien ce qu'il faisait en brusquant la conversation avec l'hercule.

Maître Antoine, comme tous les hommes chez lesquels la force physique prédomine, était fort accessible à l'influence d'une volonté énergiquement exprimée.

Il ne connaissait guère de bras assez vigoureux ni de poignets assez solides pour le coucher par terre, mais il s'inclinait facilement devant une certaine supériorité d'esprit, pourvu qu'elle se traduisît par un ton de commandement.

Si le caissier avait eu la maladresse de prolonger l'entretien, Pilevert aurait peut-être trouvé des objections ; tandis qu'en le bombardant de phrases courtes et impératives, il l'avait cloué sur place.

Après avoir fait quelques pas sous l'allée de tilleuls, il se retourna et il eut la satisfaction de constater que son séide lui obéissait ponctuellement.

Le frère de la belle Rose de Charmière se promenait devant le mur de la rue, et semblait prendre à cœur ses nouvelles fonctions.

Il montait sa garde avec plus de vigilance que les agents de l'autorité d'alors, auxquels il était d'ailleurs bien supérieur sous beaucoup d'autres rapports.

Pour ravoir son cheval et sa voiture, il se sentait capable de tenir tête à une émeute, et c'est en quoi il différait radicalement des gardiens de la paix, aujourd'hui légendaires.

Rassuré sur son compte, Frapillon s'enfonça sous la voûte formée par les arbres et toucha bientôt le perron du chalet.

Ce n'était pas sans une assez vive émotion qu'il abordait enfin ce lieu qu'il supposait bourré de mystères plus ou moins exploitables.

Depuis deux jours, il avait, pour en arriver là, franchi à pieds joints les marges du code, dont ordinairement il ne sortait guère, et sur ce chemin on ne s'arrête pas.

Quand on a déjà sur la conscience un rapt, une séquestration arbitraire et un quasi-empoisonnement, on tient à ne pas s'être compromis pour rien et on va jusqu'au bout.

Aussi l'homme d'affaires était-il décidé à en finir cette nuit même avec cette entreprise quelque peu hasardeuse, et à ne pas laisser inexploré un seul coin du pavillon.

Il monta rapidement les marches qui conduisaient à la porte du rez-de-chaussée, et comme il n'avait plus pour se presser les mêmes raisons que dans la rue, il choisit à loisir dans le trousseau volé à Renée la clef qui s'adaptait à la serrure, et il la trouva.

La main lui tremblait bien un peu en faisant jouer le pêne, mais il avait surmonté d'autres timidités dans le cours de son existence accidentée, et il entra sans hésiter.

Après avoir repoussé le battant, qu'il eut soin cependant de ne pas fermer, afin de conserver ses communications avec l'hercule, il tira une boîte d'allumettes de sa poche et se procura de la lumière.

En prévision de sa visite nocturne, il s'était muni d'un bougeoir portatif, et à la lueur tremblante de la cire enflammée, il constata que le vestibule était exactement dans l'état où il l'avait laissé la veille.

Des vêtements de femme étaient encore pendus aux portemanteaux et, sur le dossier d'une chaise, s'étalait un châle oublié dans la précipitation du départ.

Doué comme il l'était de la mémoire des lieux, il n'eut pas de peine à retrouver le chemin de la chambre où il avait donné à madame de Muire une consultation perfide.

Là aussi, tout était en place.

Le livre que lisait la comtesse quand elle s'était évanouie se trouvait tout ouvert sur la table ; une tapisserie, des pelotes de laine et d'autres menus objets à l'usage de la jeune fille avaient été oubliés sur un fauteuil.

Frapillon embrassa d'un coup d'œil rapide cet intérieur si simple et ne s'y arrêta pas longtemps.

Il savait d'avance qu'il ne trouverait là rien de ce qu'il cherchait.

Il revint donc sur ses pas et suivit un long corridor qui faisait le tour du chalet.

Lors de sa première visite, il avait pu se rendre compte approximativement de la disposition très peu compliquée des pièces de cette maisonnette rustique.

Il savait que le rez-de-chaussée devait se composer d'un salon, -- celui qu'il venait d'inspecter sommairement -- d'une salle à manger et d'une chambre donnant sur le jardin.

Cette distribution, selon toute apparence, se répétait au premier étage, et il résolut de procéder méthodiquement, c'est-à-dire de fouiller chaque appartement l'un après l'autre.

La salle à manger qu'il trouva sur son chemin ne lui livra aucun espèce de mystère.

Elle était froide et nue, garnie pour tout mobilier d'une table en chêne, de quelques vieilles chaises dépareillées et de deux buffets chargés d'une vaisselle commune.

L'homme le moins observateur aurait deviné, rien qu'en voyant cet aménagement plus que simple, la gêne des habitants du chalet, et Frapillon ne pouvait pas s'y tromper.

Mais, comme il y venait chercher autre chose que des trésors, il poursuivit son inspection sans s'étonner de ce dénuement.

Au bout du couloir, il trouva la porte de la troisième pièce, celle qui complétait le rez-de-chaussée.

Elle n'était pas fermée à clef et il n'eut qu'à tourner un bouton de cuivre pour y pénétrer.

Longue, étroite et séparée en deux parties par un rideau de tapisserie, cette chambre lui avait été décrite assez exactement par son agent Mouchabeuf pour qu'il la reconnût sans l'avoir jamais vue.

-- C'est là que mes recors ont empoigné la fameuse muette, murmura-t-il en examinant le local, et voilà la fenêtre par où ils sont entrés.

» Tiens ! c'est singulier ; elle est ouverte.

En effet, la croisée béante laissait passer l'air froid du dehors et le vent faisait trembler la lumière de la bougie.

Frapillon, surpris et presque inquiet, s'approcha, et, posant son flambeau à terre, il se pencha pour regarder au dehors. Il ne vit rien que les branches décharnées des arbustes plantés autour du chalet, et un bout de la pelouse, recouverte d'un tapis de neige. Dans le jardin désert, le silence était profond et l'obscurité complète.

Le caissier pensa que la fenêtre avait dû être ouverte par une des dames qui avait oublié de la refermer, et il ne se préoccupa plus de cet incident insignifiant.

Poursuivant sa visite, il souleva pour la forme la vieille tapisserie, s'assura que le lit qu'elle cachait n'avait pas été défait, donna un coup d'œil à la cheminée sur laquelle Régine s'appuyait lorsque, la nuit de son enlèvement, elle avait vu un homme se dresser derrière elle, et enfin, ne trouvant rien de suspect, il sortit.

Il avait eu envie de fermer la fenêtre, mais il craignait de faire du bruit et il la laissa comme il l'avait trouvée.

Le moment était venu de monter au premier étage et, à l'impatience qu'il éprouvait d'y arriver, se mêlait une certaine appréhension.

Il avait bâti dans sa tête une supposition qui reposait sur certains mots échappés à Renée de Saint-Senier.

On lui avait assuré qu'une lumière se montrait à heure fixe dans la partie supérieure du chalet ; Valnoir avait dit quelque chose de ce spectacle bizarre d'une femme agenouillée devant une tenture blanche qu'il avait vue un soir du haut de son balcon ; enfin, la jeune fille avait pâli et tressailli en entendant parler d'une visite du pavillon.

De ces renseignements et de ces indices, Frapillon avait conclu à l'existence d'un secret caché sous les combles de l'habitation, mais il n'était pas absolument fixé sur la nature du mystère.

Il croyait bien trouver des papiers de famille, peut-être même des titres de propriété, ou plus probablement des correspondances, et, de tous ces documents, il se promettait d'user et d'abuser.

Mais ce toit, sous lequel personne n'avait pénétré, pouvait abriter aussi quelque personnage intéressé à se cacher et disposé, par conséquent, à mal recevoir les gens qui se permettraient de venir le déranger.

Le prudent homme d'affaires ruminait toutes ces conjectures au pied de l'escalier de bois qui conduisait à l'étage supérieur ; mais il sentait si bien la nécessité de tout terminer dans la nuit, qu'il se décida à franchir les premières marches.

Le souvenir de Régine lui revenait à l'esprit et il se félicitait intérieurement d'être débarrassé de cette muette incommode.

Ses réflexions furent interrompues par un coup de vent qui souffla sa bougie.

-- Ah ! ça, dit-il entre ses dents, toutes les fenêtres sont donc ouvertes, ici ?

Il se trouvait de plein pied avec un corridor semblable à celui du rez-de-chaussée et l'air y était assez vif.

Tout en pestant contre cette mésaventure, il se mit en devoir de chercher ses allumettes ; mais, pendant qu'il fouillait dans sa poche, il crut apercevoir, à quelques pas devant lui, une faible lueur pointer dans l'obscurité.

C'était comme une raie lumineuse qui tranchait sur les ténèbres, au ras du sol.

Frapillon s'était arrêté juste en haut de l'escalier, à l'entrée du corridor.

Il voyait cette lueur à distance, mais il ne pouvait pas s'y tromper. C'était bien le reflet d'une lampe ou d'une bougie qui filtrait sous la porte mal jointe d'une chambre du premier étage.

Pour que cette pièce fût éclairée, il fallait qu'elle fût habitée par quelqu'un, et cette découverte le terrifiait.

Cloué sur place par la stupeur, il s'était tapi contre la muraille du couloir, et il avançait timidement le cou pour chercher à se rendre compte de ce phénomène.

Il ne quittait pas des yeux cette clarté singulière.

On eût dit qu'elle l'avait fasciné.

En même temps, il se creusait la tête pour découvrir une explication plausible à une illumination aussi étrange.

Il était bien sûr d'avoir laissé Renée de Saint-Senier et sa tante sous bonne garde ; les murs et les verrous de la villa des Buttes défiaient toute tentative d'évasion, et le docteur Molinchard craignait trop son bailleur de fonds pour le trahir.

Ce n'était donc pas aux deux prisonnières qu'il fallait attribuer cette désagréable surprise.

Si la chose eût été possible, le caissier aurait été assez disposé de croire que ce tour lui était joué par ses aimables associés de la Lune avec les dents .

Mais il venait de les laisser sous le coup d'une terreur plus profonde que le caveau où ils tenaient leur séance, et, matériellement, il était à peu près impossible qu'ils l'eussent devancé rue de Laval.

Restait l'hypothèse de voleurs vulgaires, entrés par escalade pour dévaliser le pavillon abandonné.

Frapillon l'admit un instant.

Mais il réfléchit bien vite qu'on ne pille pas une chambre sans faire un bruit quelconque, et rien ne troublait le silence du corridor.

Cela devenait de plus en plus incompréhensible et il éprouva comme une velléité de croire aux revenants.

Les doctrines voltairiennes dont il faisait profession l'avaient cuirassé contre ce qu'il appelait les superstitions vaines, et sa foi se bornait à confesser que deux et deux font quatre.

Et pourtant, il y avait eu, il y avait peut-être encore de par le monde, des êtres disparus depuis deux mois, dont l'image se présentait à sa pensée.

L'officier mort de ses blessures, la muette enlevée et vendue aux Prussiens, lui revenaient à l'esprit comme des spectres vengeurs.

Mais il secoua ses remords comme un harnais inutile et il se reprocha ce souvenir, à l'égal d'une faiblesse.

Il comprenait bien, d'ailleurs, qu'il fallait prendre un parti.

Il n'avait pas échafaudé tant et de si habiles combinaisons ; il n'était pas venu la nuit au chalet pour contempler un effet de lumière à travers une porte.

L'intrigue si laborieusement agencée arrivait à ce degré de complication où le dénouement devient nécessaire, tout comme un drame bien charpenté aboutit fatalement au cinquième acte.

Antoine Pilevert qui, pour le moment, représentait le public, pouvait s'impatienter et faire tomber la pièce.

Frapillon se décida donc à brusquer la péripétie finale.

Rien ne bougeait dans la chambre mystérieuse, et la clarté brillait toujours, égale et faible, par l'interstice inférieur du battant immobile.

Le prudent caissier se félicitait de l'accident qui avait éteint sa bougie, car il se trouvait dans le cas des voleurs, lesquels tiennent beaucoup à voir et nullement à être vus.

C'est pourquoi il se risqua sans trop d'inquiétude à quitter son embuscade pour s'aventurer dans le long couloir qui aboutissait à la porte lumineuse.

En cas de surprise, il espérait pouvoir battre en retraite dans l'obscurité.

Il avançait à pas de loup, marchant sur la pointe du pied et s'appuyant de la main à la paroi du corridor.

En même temps, il retenait son souffle, et, s'il l'avait pu, il aurait comprimé les battements de son cœur.

Mais, quoi qu'il fît pour se donner du courage, le diplomate de la rue Cadet était fort ému, pour ne pas dire plus.

Par un effet naturel de perspective, à mesure qu'il se rapprochait, la lueur devenait de moins en moins visible, pour cette raison toute naturelle que la fente se trouvait au niveau du plancher.

Bientôt, Frapillon cessa tout à fait de l'apercevoir ; mais il se garda bien de croire pour cela qu'elle s'était éteinte, et il redoubla de précaution.

Il ne faisait pas une enjambée, sans s'arrêter pour écouter.

Dans ce pavillon entièrement construit en bois, les moindres bruits du dehors arrivaient clairs et distincts et le caissier les épiait avec autant de soin que ceux qui pouvaient s'élever du dedans.

Il avait une oreille pour le jardin et la rue, l'autre pour la chambre éclairée.

De l'intérieur, rien ne venait, mais la finesse de son ouïe trouvait à s'exercer sur les sons externes.

Déjà, il avait aperçu très nettement des chocs de talons de bottes sur le trottoir de la rue de Laval auquel la gelée prêtait une sonorité particulière.

Puis le bruit s'était éloigné peu à peu.

Sans doute quelque garde national attardé regagnait lourdement son domicile et il n'y avait pas là de quoi s'inquiéter.

Un instant après, il entendit siffler un air populaire et, comme le siffleur semblait arrêté à peu près à la hauteur de la muraille du jardin, il accorda un peu plus d'attention à ce virtuose du pavé.

L'aigre mélodie s'interrompait par intervalles, puis elle recommençait de plus belle.

À pareille heure et par un froid de douze degrés, le lieu était mal choisi pour imiter avec les lèvres le son du fifre.

Un vague soupçon commençait à poindre dans l'esprit très éveillé de Frapillon.

Il se rappelait la ridicule alerte qu'il avait subie dans l'escalier du caveau maçonnique, et il se demandait si le farceur nocturne qui les avait si bien effrayés ne s'était pas avisé de les suivre pour continuer ses plaisanteries.

-- Pourvu que cet imbécile de Pilevert ne s'y laisse pas prendre, pensait-il ; s'il allait confondre le sifflet de ce vilain merle avec mon signal, nous serions dans une jolie position.

Mais il se rassura en constatant que l'hercule ne bougeait pas.

Il l'aurait parfaitement entendu marcher, et il fallait croire qu'il poussait la fidélité à sa consigne jusqu'à garder une immobilité complète, à moins pourtant qu'il ne se fût endormi, ce qui semblait peu probable, car il gelait à pierre fendre, et la bise aurait réveillé une marmotte.

L'homme d'affaires laissa donc ces questions d'acoustique extérieure pour reporter toute son attention sur l'entreprise qu'il s'agissait de parachever.

Il continua à se glisser le long de la cloison, et il eut l'insigne chance de ne faire craquer ni le parquet ni la boiserie.

Il mit plus de cinq minutes à enjamber les quatre mètres qui le séparaient encore de la porte ; mais enfin il y arriva sans encombre.

Là, il commença par se bien caler sur ses pieds, afin de se mettre en garde contre un manque subit d'équilibre, et il appliqua son oreille contre le battant qui le séparait du mystère.

Il était dans sa destinée, cette nuit-là, d'écouter aux portes ; mais cette fois il ne fut pas aussi bien payé de ses peines et de son espionnage que dans la cave du comité directeur.

Il eut beau tendre toutes les fibres de son tympan, il n'entendit absolument rien, au delà de cette porte à laquelle il s'était littéralement collé.

En revanche, on frappa fortement à celle du jardin et les coups retentirent dans le cœur de Frapillon comme un glas funèbre.

S'il n'avait pas eu la précaution de s'accoter à la cloison, il serait tombé de frayeur.

Mais, à sa grande surprise, ce bruit de mauvais augure ne fut suivi d'aucun autre.

Évidemment, l'hercule avait eu le bon sens de ne pas répondre à cette batterie précipitée, et, comme elle ne se renouvelait pas, le caissier se prit à penser que le siffleur de la rue venait tout simplement de faire une gaminerie, à la façon des écoliers qui s'amusent à tirer les sonnettes pour réveiller les portiers endormis.

Dans la chambre, on n'avait pas remué, et Frapillon s'enhardit jusqu'à appliquer son œil au trou de la serrure.

Il ne vit qu'une lampe en forme de veilleuse posée sur une table chargée de papiers et de fioles de diverses grandeurs.

La porte étant pratiquée dans un angle, le reste de la chambre échappait à son investigation.

Mais le silence persistait, ce qui le confirma de plus en plus dans l'idée que cet appartement était inhabité.

Il en vint même à croire que la lampe avait bien pu rester allumée depuis la veille, grâce à quelque mécanisme particulier.

Ce devait être là cette fameuse chambre aux signaux dont les voisins avaient parlé et que Valnoir avait entrevue un soir.

Il n'y avait donc rien d'impossible à ce que les dames du chalet y eussent organisé un éclairage permanent.

Le moment était venu enfin de percer ce mystère.

Frapillon se redressa et se recueillit un instant.

Quelques secondes lui suffirent pour se décider à jouer le tout pour le tout, et il allait mettre la main sur le bouton de cuivre, quand il sentit que la porte s'ouvrait.

Frapillon eut le temps d'exécuter une retraite de corps et il se recula avec tant de dextérité que la porte ne rencontra pas de résistance.

Elle s'ouvrait lentement, et en s'ouvrant elle cachait entièrement l'espion blotti dans l'angle du couloir.

À vrai dire, la protection de cette espèce de paravent n'était que momentanée, car il suffisait que le battant se refermât pour laisser à découvert le caissier si malencontreusement surpris.

En dépit de sa détermination et de son sang-froid, il eut là un moment de cruelle angoisse.

L'inconnu est toujours redoutable, et Frapillon ignorait absolument à qui il allait avoir affaire.

Cette porte qui tournait sans bruit sur ses gonds était poussée intérieurement par le mystérieux habitant de la chambre, et, quel qu'il fût, son apparition n'était pas rassurante.

Le diplomate de la rue Cadet n'avait aucun goût pour les luttes corps à corps, et quoiqu'il eût un revolver dans sa poche, il regrettait amèrement l'absence de son fidèle Pilevert.

Il pensa même une seconde à siffler pour l'appeler à son secours, mais le souffle lui manquait, et aussi le temps, car si une lutte devait s'engager, il était bien clair qu'elle serait terminée avant l'arrivée du renfort.

Il se tint donc coi, et il n'eut pas à se repentir de sa prudence.

La porte qui le protégeait ne bougea pas. Celui qui l'avait ouverte négligeait de la refermer, et Frapillon continuait à jouir des avantages de la position.

Le hasard avait bien fait les choses.

Cette cachette était à la fois une forteresse et un observatoire.

À l'abri, derrière le battant, l'espion pouvait repousser une attaque soudaine, et de son encoignure, par l'espace resté libre entre la porte et le mur, il voyait ce qui se passait dans le couloir.

L'obscurité n'était pas complète, puisque la lampe qui brûlait dans l'intérieur de la chambre jetait une lueur assez faible, mais elle était placée de façon à éclairer le corridor très obliquement, et son rayonnement ne s'étendait guère au delà du seuil.

Frapillon vit alors celui qui venait de sortir.

C'était un homme de haute taille et d'assez large carrure, autant que son costume permettait d'en juger.

Un long vêtement de laine, blanc et assez semblable à une robe de moine, l'enveloppait de la tête aux pieds.

Le capuchon était rabattu sur les yeux.

Ce personnage étrange tournait le dos à l'observateur et marchait à pas très lents.

Il devait être chaussé de pantoufles en drap, car on ne l'entendait pas poser le pied, et on aurait été tenté de croire qu'il glissait sur le plancher.

C'était absolument l'allure qu'on prête aux fantômes, et l'inconnu portait d'ailleurs la tenue classique des habitants de l'autre monde qui, comme chacun sait, se montrent toujours drapés de blanc.

Mais quand on a été quinze ans agent d'affaires, on ne croit pas aux revenants, et Frapillon n'admettait pas ces histoires d'outre-tombe.

Il était parfaitement convaincu d'avoir affaire à un individu de chair et d'os et même à un gaillard solide avec lequel il ne ferait pas bon d'avoir maille à partir.

Seulement, quel était ce bizarre promeneur qui errait la nuit par le chalet désert ?

Que faisait ce reclus dans une chambre isolée sous les combles et fermée extérieurement comme un sépulcre ?

Pourquoi en sortait-il à ces heures indues et quels liens rattachaient son existence à celle des dames de Saint-Senier ?

Toutes ces questions et bien d'autres encore se pressaient dans le cerveau troublé de Frapillon, qui n'y trouvait aucune réponse satisfaisante.

Il était, du reste, trop absorbé par la contemplation de cet être fantastique dont la blanche silhouette s'éloignait lentement dans l'ombre du corridor.

Tout à coup une idée lui traversa l'esprit.

Le plus sûr moyen d'en finir avec ce personnage inquiétant, c'était de le tuer.

Frapillon prit son revolver et l'arma sans bruit.

Mais au moment où il le levait, l'homme n'était déjà plus visible.

Il venait d'arriver à l'escalier qui aboutissait à l'entrée du couloir et il avait commencé à descendre, de sorte que sa personne disparaissait peu à peu, comme les spectres de théâtre qui s'enfoncent dans une trappe.

Le caissier d'ailleurs regretta médiocrement de n'avoir pas eu le temps de faire feu.

Il se rappela bien vite que les minces cloisons du chalet n'étouffaient pas les sons et que le bruit d'un coup de pistolet pourrait parfaitement réveiller les voisins.

Ce qu'il voulait éviter par-dessus tout, c'était de mêler le public à ses affaires et il savait par expérience combien il fallait alors peu de chose pour ameuter tout un quartier.

Mais la position n'était pas tenable et il devenait urgent de prendre un parti.

Il y en avait trois à choisir.

D'abord, profiter de l'occasion pour s'introduire dans la chambre vide et pour explorer enfin ce sanctuaire mystérieux où les secrets de la famille étaient certainement cachés.

Rien n'était plus facile, puisqu'il ne s'agissait que de sortir de l'encoignure et de franchir le seuil en deux sauts.

Mais, si tentante que fût l'aventure, elle avait bien son danger.

Le promeneur nocturne pouvait revenir sur ses pas à l'improviste et prendre en flagrant délit d'espionnage maître Frapillon qui n'aurait pas eu beau jeu dans ce local fermé comme une souricière.

Aussi renonça-t-il à l'idée de s'y risquer.

Il pensa ensuite à donner le signal à l'hercule qui ne manquerait pas d'accourir.

Mais l'escalier était plus près que le jardin et, si le fantôme se repliait vivement, il aurait le loisir d'étrangler le siffleur avant que Pilevert n'arrivât à la rescousse.

Cette chance n'était pas du goût de l'agent d'affaires.

Il s'arrêta donc à une résolution mixte qui consistait à suivre de loin l'homme au capuchon.

Descendre à petits pas l'escalier et gagner tout doucement l'allée de tilleuls pour y rallier l'hercule, tel fut le plan que Frapillon adopta.

Sa stratégie ne manquait pas d'habileté, car le plus pressé était certainement de sortir de l'impasse où il se trouvait acculé.

Le pis qui pût lui arriver durant le trajet, c'eût été de se trouver tout à coup nez à nez avec l'errant de nuit qui aurait fait volte-face, mais dans ce cas désespéré, il avait toujours la ressource extrême de recourir au sifflet ou au revolver.

Si, au contraire, il réussissait à sortir sans encombre, le reste allait tout seul.

Il ne s'agissait que de conter un mensonge quelconque à Pilevert pour s'assurer son concours énergique et opérer avec lui un retour offensif.

Dès qu'il fut décidé -- et la délibération n'avait pas été longue -- il entra en action.

Il sortit de son coin avec toutes sortes de précautions et commença à s'avancer sur la pointe du pied dans le corridor.

Dire qu'il n'éprouva pas une grande tentation de regarder dans la chambre ouverte derrière lui, ce serait trop.

Mais il sut se contenter d'y jeter en passant un coup d'œil rapide, et, à sa grande surprise, il n'y vit rien d'extraordinaire.

La table qu'il avait aperçue par le trou de la serrure, éclairée par la lampe que l'inconnu y avait laissée, un fauteuil vide, le bout d'une longue tenture qui devait cacher un lit et rien de plus.

-- Le secret, c'est l'homme en blanc, pensa judicieusement Frapillon...

Il était habitué à cheminer à la façon des chats qui ne font aucun bruit et qui voient dans les ténèbres.

Aussi arriva-t-il au bas de l'escalier sans que le moindre craquement eût décelé sa présence et sans qu'aucune fâcheuse rencontre se présentât.

Là, il se retrouva dans le vestibule et il constata, non sans plaisir, que tout y était resté dans le même état.

Selon toute probabilité, l'habitant du chalet n'avait fait que le traverser pour se rendre par le corridor du rez-de-chaussée à la chambre de Régine.

Frapillon ne s'amusa pas à chercher ce qu'il allait y faire.

Il entrebâilla la porte qui donnait sur le perron, se glissa par l'ouverture, franchit les marches quatre à quatre et se mit à courir à toutes jambes vers la place où il avait laissé Pilevert.

Une fois dehors, toute précaution était inutile.

Il trouva l'hercule debout, adossé au mur de la rue et soufflant dans ses doigts.

-- Mille trompettes ! bourgeois, vous avez bien fait de revenir, j'ai déjà le museau gelé et je ne sens plus mes orteils, dit-il en grelottant.

-- Vous allez vous dégourdir, mon brave, car j'ai besoin de vos biceps, répondit gaiement le caissier.

-- Présents les biceps ! Cent kilos à bras tendu !

» Quoi qu'il faut enlever ?

-- Un voleur que je viens de surprendre là-haut.

-- Un voleur !

-- Mon Dieu ! oui et j'ai eu de la chance qu'il ne m'a pas vu, de sorte qu'à nous deux nous allons le pincer proprement.

-- Ça va ! J'en suis.

-- Et Bradamante est au bout de l'expédition.

-- En avant ! marche ! dit l'hercule dont l'enthousiasme ne connaissait plus de bornes.

-- Du calme, maître Antoine, du calme ! Est-ce que pendant votre faction, vous n'avez pas entendu des bruits dans la rue.

-- Si fait, mais ce n'est rien, des voyous qui sont venus cogner, histoire de rire.

-- Alors venez, mon brave, reprit Frapillon en se dirigeant vers le chalet, je vais vous expliquer comment il faut vous y prendre pour me donner un coup de main.

Pilevert le suivit docilement ; mais ils n'avaient pas fait dix pas dans l'allée qu'ils se retournèrent.

Ils avaient entendu derrière eux un bruit singulier.

C'était un léger craquement, quelque chose comme le bruit d'une porte fermée avec précaution.

Frapillon convaincu que personne ne pouvait ouvrir celle de la rue crut d'abord s'être trompé.

Mais bientôt il entendit très distinctement marcher sur la neige durcie.

-- On vient, dit tout bas l'hercule qui avait entendu aussi.

-- C'est impossible, balbutia le caissier étonné et encore plus effrayé.

-- Je vous dis que j'en suis sûr, et, tenez ! voilà les pas qui s'arrêtent. On nous aura vus.

Ce que disait Pilevert était vrai, et Frapillon ne pouvait plus se dissimuler que quelqu'un venait d'entrer.

Ce n'était assurément pas le mystérieux personnage qu'il avait laissé dans le chalet.

Mais alors qui donc avait pu s'introduire ainsi dans le jardin et par quel moyen y avait-on pénétré ?

Le secret du ressort ne devait être connu que des hôtes habituels du pavillon.

Cet imbécile de Molinchard aurait-il laissé échappé les femmes ? murmura l'agent d'affaires.

-- Allons voir ! dit le saltimbanque.

-- Passez devant ! reprit Frapillon, et le premier que vous rencontrerez, tordez-lui le cou.

Maître Antoine était cette nuit-là en veine de bravoure.

Les magnifiques promesses de celui qu'il appelait déjà son bourgeois, l'avaient exalté au point qu'il ne connaissait plus d'obstacles.

Il se lança en avant dans l'allée de tilleuls en faisant le moulinet avec ses bras comme un athlète qui se prépare à la lutte.

Le caissier, toujours prudent, formait l'arrièregarde, et par mesure de sûreté, il tenait la main sur son revolver.

L'allée était très sombre à cause de la voûte formée par les branches, mais à l'endroit où elle commençait, c'est-à-dire à trois ou quatre mètres de la petite porte, il y avait un espace vide où il faisait assez clair.

Quelques arbustes taillés en forme de charmille entouraient ce rond-point.

-- Ils ont dû se cacher derrière la haie, car je ne vois personne, dit Pilevert.

Et il continuait d'avancer, précédant de fort peu son patron.

Il arrivait à la hauteur du dernier tilleul, quand un homme se montra.

-- J'en tiens un, cria l'hercule en lui sautant au collet.

-- Misérable ! dit l'inconnu qui avait plié comme un roseau sous la vigoureuse étreinte du saltimbanque.

Celui-ci s'était déjà mis en devoir d'exécuter consciencieusement les instructions de Frapillon et il serrait le cou de sa victime de façon à l'étrangler sans rémission.

L'affreux caissier s'était rapproché et l'encourageait de la voix et du geste, si bien que l'expédition commencée par une violation de domicile allait se terminer par un meurtre. Mais une apparition fort inattendue vint changer la face de ce combat inégal.

Une femme s'était dressée tout à coup derrière la charmille.

Elle avait bondi vers les lutteurs, et s'accrochant aux habits de Pilevert, elle avait réussi à s'élever à sa hauteur et à approcher son visage du sien.

L'hercule poussa un cri et lâcha son adversaire qui reprit son équilibre et recula pour se mettre en défense.

-- Régine ! répétait Antoine. Régine, c'est toi ?

Le furieux champion, si redoutable tout à l'heure, tremblait maintenant comme un enfant.

Il eût été difficile de décider si l'impression qu'il éprouvait était de joie ou de peur, car, tantôt il avançait en ouvrant les bras pour presser la jeune fille sur son cœur, tantôt il reculait comme s'il eût craint d'embrasser un spectre.

Quant à Frapillon, c'était autre chose.

Le nom que son satellite venait de prononcer l'avait mis dans un état de fureur indicible.

Il ne s'expliquait pas le retour de celle qu'il croyait avoir supprimée pour toujours, mais il voulait en finir avant de laisser au saltimbanque le temps de se reconnaître.

-- Tue ! tue ! mon brave, cria-t-il exaspéré, assomme-le, pendant que je vais te débarrasser de cette gueuse.

Et en même temps, il se jeta sur Régine le revolver au poing.

-- Ah ! mais pas de ça ! patron, je ne veux pas qu'on touche à ma petite muette, dit Pilevert en lui allongeant sur le bras un coup sec qui fit tomber le revolver.

Avant que l'agent d'affaires fût revenu de sa stupeur, l'inconnu avait ramassé l'arme et la dirigeait sur sa poitrine.

L'hercule n'avait pas fait mine de s'opposer à ce rapide mouvement de son récent adversaire.

On aurait dit qu'il était pétrifié.

Rien qu'en se montrant, Régine l'avait dompté, mais pour achever sa conquête, elle lui sauta au cou et se mit à l'embrasser.

Antoine l'enleva par la taille et la contempla en poussant un soupir et des exclamations inarticulées.

Il avait à peu près l'air d'un ours jouant avec un oiseau.

-- Il n'y a pas à dire, cria-t-il en la posant à terre, c'est elle ! c'est ma petite Régine ! Il ne manque plus que Bradamante.

-- Triple brute ! vociféra Frapillon, hors de lui ; si tu veux que je te paye ton cheval, aide-moi donc à tuer ces gens-là.

-- Régine ! Jamais ! dit l'hercule avec conviction ; l'autre ça m'est égal.

Mais celui qu'il appelait l'autre ne paraissait pas disposé à se laisser faire.

Il s'était avancé d'un pas et tenait le canon du revolver braqué sur le caissier.

-- Le premier de vous qui bouge, je lui casse la tête, dit-il avec un accent qui ne laissait aucun doute sur sa résolution.

À peine dégagée des bras de son ancien maître, la jeune fille était allée se placer à côté de l'inconnu, comme pour faire comprendre qu'elle était de son parti.

Puis, d'un geste impérieux, elle commanda à l'hercule de venir se joindre à eux, et l'hercule obéit avec une docilité inattendue.

Frapillon grinçait des dents.

-- Vous, je vous connais, dit l'homme au pistolet en s'adressant à Pilevert, et vous me connaissez aussi.

-- Moi ! mille trompettes, je veux que le tonnerre m'écrase si...

-- Vous m'avez vu dans la forêt de Saint-Germain, le jour où des misérables ont assassiné mon cousin dans un duel.

-- Pas possible !... non... attendez donc... mais oui, c'est bien vous... l'officier de mobiles.

-- Lui-même, sauvé par cette jeune fille que vous aimez et qui vous ordonne de m'aider à la venger et à venger les miens persécutés par les scélérats, auteurs et complices de ce guet-apens.

-- Où sont-ils, que je leur casse les reins ? cria l'hercule.

-- Je crois que nous tenons un des coupables, dit lentement Roger de Saint-Senier qui n'avait pas cessé de viser Frapillon.

-- Ce n'est pas vrai !

Cette dénégation imprudente échappa au caissier terrifié, pendant que Pilevert grommelait :

-- Qui ? le patron ? jamais ! c'est un brave homme qui veut m'acheter une carriole et...

-- Que faites-vous ici ? interrompit Roger.

L'agent d'affaires ne répondit que par un grognement de rage, mais le naïf Antoine s'empressa d'entamer une justification qu'il croyait excellente.

-- Je m'en vas vous dire, mon officier, car vous êtes bien l'officier et si je ne vous ai pas reconnu tout de suite c'est à cause de votre blouse. Je m'en vas donc vous dire... ce particulier-là est ici chez lui, voyez-vous.

-- Chez lui ! il ment ! ce pavillon appartient à ma famille.

-- Ah ! dites-donc, vous, patron, vous ne m'aviez pas parlé de ça, s'écria Pilevert qui désertait de plus en plus la cause de Frapillon.

-- Et ceux qui s'y sont introduits, la nuit, méritent les galères, reprit froidement Roger.

-- Mille trompettes ! je n'ai pas envie d'y aller, moi.

-- Pourquoi avez-vous suivi cet homme ? Répondez franchement, si vous ne voulez pas que je vous fasse arrêter.

-- Parce qu'il m'a conté un tas de blagues... qu'il avait de l'argent ici, qu'il craignait les voleurs, même qu'il y en a un dans la maison, à ce qu'il paraît ; et puis, il est un des gros, un des chefs dans le journal où on me donne la pâtée et la niche.

-- Le « Serpenteau », sans doute, demanda Roger qui commençait à comprendre.

-- Juste ! c'est bien comme ça qu'ils appellent leur satanée boutique.

-- Je sais tout ce que je voulais savoir, dit l'officier.

» Et maintenant, vous, écoutez-moi, ajouta-t-il en s'approchant de Frapillon, jusqu'à le toucher presque avec le canon de son revolver.

-- J'écoute, mais je ne répondrai pas, dit le misérable.

-- Je suis déjà entré ici il y a une heure, continua Roger, et je ne m'attendais pas en revenant à y trouver l'auteur du crime qui s'y est commis pendant que cette jeune fille et moi étions prisonniers des Prussiens.

-- Un crime ! répéta l'hercule.

-- Ce chalet était habité par deux femmes ; elles ont disparu victimes d'un meurtre ou d'un rapt. Où sont-elles ?

-- Vous ne me les aviez pas données à garder, dit grossièrement Frapillon.

-- Demain, reprit l'officier, la justice sera prévenue et je suppose qu'elle saura faire parler l'homme que j'arrête en flagrant délit.

-- M'arrêter ? allons donc ? Vous n'oseriez pas.

-- Si vous voulez me dire ce que sont devenues mes parentes, je verrai ce que j'aurai à faire ; si vous refusez de parler, je vais donner l'ordre à ce malheureux que vous avez indignement trompé de vous saisir, et, à nous deux, nous saurons bien vous conduire chez le commissaire de police.

La porte du jardin était à trois pas et Frapillon n'avait qu'un bond à faire pour s'élancer, l'ouvrir et disparaître, mais le pistolet le gênait.

-- Essayez donc de me prendre, cria-t-il en saisissant brusquement le canon braqué sur son front.

Roger résista ; la secousse fit partir la détente, et le caissier du Serpenteau tomba foudroyé.

Au moment où Pilevert éperdu se précipitait sur son corps, la forme blanche de l'homme au capuchon apparaissait au fond de l'allée, et, dans la rue, une voix grêle se mit à chanter : Bismarck, si tu continues,

De tous les Prussiens, il n'en restera plus.

Chapitre X

Quelques jours après le drame qui s'était dénoué dans le jardin du chalet, trois personnes causaient avec Valnoir dans le fumoir de son petit entresol de la rue de Navarin.

Rose de Charmière, nonchalamment étendue sur un divan turc, savourait une cigarette de latakié, sans doute pour se conformer au goût semi-oriental qui avait présidé à l'arrangement de ce réduit coquet.

Taupier, enfoncé dans une chaise basse, où sa personne tortue disparaissait jusqu'aux épaules, tenait un journal déplié dont il se disposait à commencer la lecture.

Le portier Bourignard, debout contre la porte, gardait une attitude respectueuse qui n'excluait pas cependant une certaine majesté.

Quant au maître du logis, il se promenait les mains derrière le dos et semblait absorbé par la contemplation des dessins capricieux de son tapis de Smyrne, car il ne levait pas les yeux.

Un certain air grave assombrissait toutes les figures, et il était évident que le petit cénacle traitait une question importante.

-- Voyons ta rédaction, dit Valnoir sans interrompre sa promenade.

-- Voilà la chose, articula Taupier, sur le ton pédantesque qu'il adoptait volontiers pour donner lecture de ses élucubrations.

« Le tragique événement qui a causé récemment dans le quartier des Martyrs une légitime émotion n'a pas encore été expliqué. On se rappelle que, la semaine dernière, deux gardiens de la paix ont relevé sur le pavé de la rue de Laval le cadavre d'un homme qui portait au front une blessure produite par une arme à feu tirée à bout portant.

« Tout d'abord, la mort avait été attribuée à un suicide, et cette supposition se fondait sur ce fait qu'un pistolet déchargé était resté à côté du corps.

« Mais tout porte à croire maintenant que le médecin chargé des premières constatations s'était trompé.

« Le cadavre a été reconnu. C'était celui d'un citoyen parfaitement honorable, capitaine au 365e bataillon et l'un des vétérans de la démocratie militante.

« J.-B. Frapillon, légiste distingué, habitait depuis de longues années la rue Cadet et il était aimé et respecté des nombreux clients qui avaient recours à ses lumières.

« Son urbanité et sa bienfaisance laisseront d'impérissables souvenirs à tous ceux qui l'ont connu.

« C'était un pur et un juste. »

-- Hum ! murmura Valnoir, elle est un peu raide.

-- Laisse-moi donc tranquille avec tes scrupules, dit Taupier s'il n'y avait pas des imbéciles pour croire aux oraisons funèbres, on n'en ferait jamais.

Et il reprit sa lecture :

« J.-B. Frapillon nous était attaché par les liens d'une amitié éprouvée dans les mauvais jours et par la communauté des opinions.

« Administrateur de notre journal, le Serpenteau , il s'est toujours acquitté de ses importantes fonctions avec un zèle et une intégrité au-dessus de tout éloge et les services qu'il a rendus à la cause du peuple, pendant le cours de son existence si bien remplie sont de ceux qu'on ne saurait trop honorer.

« La rédaction du Serpenteau tout entière tenait à rendre publiquement à sa mémoire cet hommage mérité.

« Mais elle a un devoir plus sacré, celui de le venger. »

-- Tu vas nous brouiller avec la justice, qui n'aime pas qu'on se mêle de ses affaires, fit observer le rédacteur en chef.

-- Ah ! voilà qui m'est égal par exemple, s'écria l'irrévérencieux bossu. L'article va nous faire monter aujourd'hui de dix mille au moins, et tu te plains !

-- Ceci est plus sérieux que la justice, dit madame de Charmière, qui saisissait à merveille le côté pratique des choses.

-- Troisième couplet, cria Taupier, avec l'accent de Frédérick Lemaître, dans le rôle de don César de Bazan.

« Pourquoi J.-B. Frapillon, probe considéré, dévoué à la plus sainte des causes et jouissant d'une modeste aisance due à un labeur opiniâtre, se serait-il suicidé ?

« C'est tout simplement impossible.

« Non, ce vertueux citoyen, ce travailleur prolétaire, n'a pas déserté les devoirs qui lui incombaient et les intérêts de la démocratie.

« Si on veut chercher sérieusement la véritable cause de sa mort, il faut penser à ce vieil axiome de droit : Is fecit cui prodest. »

-- Tu leur parles latin, maintenant ; es-tu fou ? demanda Valnoir.

-- Tu n'entends rien au journalisme, mon cher. Nos lecteurs ne comprennent pas, mais ça les flatte.

» Et sur ce, je continue :

« Notre ami était détesté des réactionnaires ; ce sont les réactionnaires qui l'ont assassiné. »

-- Comme c'est bien écrit, soupira le sensible Bourignard qui semblait plongé dans une profonde admiration.

-- On sait la langue, dit le bossu d'un air dégagé.

» Écoutez plutôt :

« J.-B. Frapillon a été relevé mort devant le mur d'une habitation qui passe depuis longtemps dans le quartier pour un véritable repaire d'aristocrates et de traîtres.

« Le chalet de la rue de Laval a été signalé plusieurs fois depuis le commencement du siège, par de courageux citoyens, comme servant à des correspondances coupables avec l'ennemi.

« On y a vu briller, le soir, des feux de diverses couleurs, et, si des perquisitions n'y ont pas été faites plus tôt, il faut s'en prendre à la faiblesse bien connue du gouvernement.

« Il est vrai que, depuis le crime, ce nid d'espions a été visité et qu'on n'y a trouvé personne, mais les amis de la réaction et des Prussiens avaient eu le temps de disparaître.

« Nous affirmons, nous, que c'est en essayant de pénétrer courageusement dans l'antre des bandits pour dévoiler leurs manœuvres, que J.-B. Frapillon a trouvé la mort.

« C'est pour cela que nous demandons qu'une enquête soit faite, mais une enquête sérieuse, confiée à des magistrats qui soient en même temps des démocrates éprouvés.

« Si on persiste à user avec les réactionnaires des ménagements qu'on n'accorde guère aux bons citoyens, si on nous refuse cette enquête, eh bien, nous la ferons ! »

Après ce final à sensation, Taupier s'arrêta dans la pose classique de l'acteur qui attend des applaudissements.

Les applaudissements ne vinrent pas.

-- Qu'est-ce que vous dites de ça ? Il me semble que c'est assez tapé, dit-il avec une satisfaction peu dissimulée.

-- C'est purement et simplement idiot, répondit Valnoir en haussant les épaules.

-- Idiot ! fais-en donc autant !

-- Ah ! non ! par exemple ! Je ne m'en consolerais de ma vie.

-- Messieurs, dit Rose de Charmière, je vous rappelle à la question.

-- La question ! parbleu ! C'est de nous garder à carreau contre la séquelle des Saint-Senier, cria Taupier, car vous ne supposez pas que je m'inquiète beaucoup de cette vieille canaille de Frapillon.

-- Ni moi non plus, mais il y a autre chose que sa carcasse dans cette affaire-là.

-- Les fonds, messieurs, les fonds ! dit Rose, toujours sérieuse.

-- Le meilleur moyen de mettre la main dessus, c'est de pousser à l'enquête, affirma le bossu.

-- Oui, et on mettra aussi la main sur des histoires qui pourraient bien nous mener loin.

-- Quoi ? la sourde-muette ? Il y a beau temps qu'elle est en Prusse.

-- On en revient.

-- Messieurs, interrompit madame de Charmière, nous perdons notre temps en discussions oiseuses, et il s'agit avant tout de savoir où Frapillon peut avoir caché notre argent.

-- Parfaitement raisonné ; mais s'il l'a déposé à la Banque, comme il nous l'a dit avant son... accident, nous aurons de la peine à le rattraper.

-- La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée, dit sentencieusement la belle Rose, et je serais d'avis d'aller voir un peu chez le docteur Molinchard.

-- On pourra faire un tour de ce côté-là, mais en attendant, je voudrais retrouver notre hercule.

-- Y tenez-vous beaucoup ? demanda madame de Charmière qui ne poussait pas très loin l'amitié fraternelle.

-- Oh ! pas à cause de lui, car c'est bien le plus assommant ivrogne que je connaisse, dit Taupier, qui n'était pas l'homme des ménagements, mais je suis convaincu que par lui, nous saurions tout.

-- Le fait est que sa disparition est bien étonnante, murmura Valnoir.

-- Voyons, reprit la positive Rose, vous m'avez dit, si je ne me trompe, que Pilevert avait conduit Frapillon au lieu de réunion de la Lune avec les dents , et ce brave Bourignard, qui était de garde à la porte et qui a dû causer avec lui, pourrait peut-être nous donner quelques renseignements utiles.

-- C'est même pour cela que nous l'avons fait monter, fit observer le rédacteur en chef du Serpenteau .

» Voyons, maître Bourignard, faites votre déposition.

Le portier, qui avait écouté tout ce colloque avec une discrétion rare, fit trois pas en avant et s'inclina poliment, mais sans rien perdre de sa dignité.

-- Citoyens, dit-il, je suis prêt à vous rendre compte...

-- Trop de solennité à la clef, cria le bossu ; raconte nous tout simplement ce que cette brute de Pilevert t'a dit.

-- Rien, répondit laconiquement le portier, blessé dans son amour-propre de narrateur.

-- Rien, ce n'est guère, et tu te moques de nous, mon vieux pipelet.

-- Citoyen Taupier, je vous affirme...

-- N'affirme pas, et explique-nous cette histoire de la police arrivant dans la cave, et disparaissant avec Frapillon... ça ne m'a jamais paru clair.

-- Citoyen, nous avons d'abord entendu une voix...

Le récit fut interrompu dès son début par l'organe aigu du jeune Agricola qui montra tout à coup sa tête de fouine à côté du respectable auteur de ses jours.

-- Peut-on entrer ? glapissait le gavroche.

-- Vertueux Bourignard, vous élevez fort mal votre rejeton, dit Valnoir assez contrarié de cette apparition. Qui lui a permis de venir nous déranger ?

Les lunettes d'or du portier frémirent sur son nez magistral, mais il ne trouva rien à répondre, partagé qu'il était entre l'humiliation de mériter ce reproche et la colère causée par la nouvelle escapade d'Agricola.

-- Voyons ! entre, mauvais crapaud ! grommela Taupier.

Le gamin ne se le fit pas dire deux fois.

Il se glissa comme une couleuvre par la porte entrebâillée et s'avança, le nez au vent, jusqu'au milieu du fumoir.

Rien n'était changé ni dans sa tenue ni dans ses allures.

Il portait toujours le même costume de marin que son père lui avait acheté à la Belle Jardinière, dans les premiers temps du siège ; seulement le chapeau ciré n'avait plus de fond, les boutons de la veste avaient été arrachés et le pantalon tombait en loques.

Quant à sa physionomie, autrefois fine et goguenarde, elle était devenue insolente.

Il promenait sur les assistants un regard rassuré qui s'arrêtait de préférence sur les charmes de la belle Rose, mais il n'avait pas même daigné honorer d'un simple coup d'œil son vénérable père.

-- Qu'est-ce que tu veux ? demanda Valnoir.

-- Vous raconter une histoire, dit le gavroche sans sourciller.

-- Ah çà ! te moques-tu de nous ! méchant môme ? cria le bossu furieux.

-- Vous, je ne vous parle pas, reprit Agricola.

Taupier se leva brusquement pour réprimer de ses propres mains cette audace impudente, mais le gamin, peu intimidé par la grotesque construction de son adversaire, tomba immédiatement en garde, les pieds écartés, les genoux pliés et les mains ouvertes.

Le jeune Bourignard avait beaucoup étudié le grand art de l'escrime parisienne, plus vulgairement appelée la savate, et à ce jeu-là, il ne craignait personne. La scène allait devenir ridicule et madame de Charmière s'empressa d'y mettre ordre.

-- Laissez donc cet enfant s'expliquer, mon cher Taupier, dit-elle d'un ton fort autoritaire qu'elle savait prendre à l'occasion, il nous apporte peut-être un renseignement utile.

-- Sur quoi ? sur le cours des billes et des toupies ? demanda le bossu en haussant les épaules.

-- Savoir ! dit le gamin d'un air narquois.

-- Voyons, mon petit ami, lui dit doucement la belle Rose qui, avec sa finesse féminine, pressentait une importante confidence, qu'avez-vous à nous conter ?

-- Des choses qui vous intéressent plus que moi.

-- Dites-les vite alors, car ces messieurs et moi nous sommes en affaires.

-- Je veux bien les dire, mais pas pour rien.

-- Hé ! vertueux Bourignard, exclama Valnoir, il ira loin votre héritier présomptif.

-- Vraiment ? reprit Rose en souriant, c'est donc bien intéressant ?

-- Qué que vous donnerez, pour savoir au juste ce qui s'est passé l'autre nuit rue de Laval ? demanda le polisson avec un aplomb superbe.

Cette question eut pour effet immédiat d'opérer un changement à vue sur toutes les figures.

Valnoir pâlit, Taupier fit une horrible grimace, et Bourignard leva les bras au ciel pour exprimer l'admiration dont le pénétraient les talents de son fils.

Madame de Charmière fut la seule qui gardât assez de liberté d'esprit pour continuer l'interrogatoire.

-- Vous y étiez, mon petit ? demanda-t-elle avec un air d'intérêt maternel.

-- Je vous répondrai quand je saurai ce que vous aboulerez, dit Agricola sans se déferrer.

-- Dam ! un louis, il y a de quoi acheter des gâteaux, insinua Rose en tirant un élégant porte monnaie.

-- Les gâteaux ! j'y tiens pas ; depuis le siège, ils sont fait au suif de cheval.

-- Des dragées alors.

-- C'est pas tout ça, je dois sept francs dix sous que j'ai perdus au bouchon avec Alfred Cramouzot ; dix-neuf balles au mastroquet de la chaussée de Clignancourt ; faut qu'il me reste quelques ronds pour faire la noce.

» Tenez ! si ça vous va pour deux médailles d'or, je dis tout.

-- Les voici, mon petit ami, répondit la dame, qui n'hésitait jamais dans les grandes occasions.

Agricola saisit les louis qui brillaient entre les doigts gantés de Rose, les fourra prestement dans son soulier et, après cet encaissement original, il se redressa et prit une pose oratoire.

-- Savez-vous, commença-t-il, qui qu'a escofié l'homme aux lunettes, le père Frapillon ?

-- On vient de te payer pour nous l'apprendre, répondit brusquement Taupier, qui gardait rancune au gamin.

-- C'est juste. Eh ben ! c'est ce gros plein de soupe de Pilevert.

-- Antoine ? c'est impossible, s'écria madame de Charmière fort troublée par la perspective d'être appelée comme témoin devant la cour d'assises qui devait juger ce frère malencontreux.

-- Moi, je crois que c'est très probable, dit entre ses dents le bossu.

Valnoir s'était laissé tomber dans un fauteuil et semblait partagé entre des émotions très variées.

-- Maintenant, v'là l'histoire demandée, reprit le gamin. Faut donc vous dire que samedi dernier il y avait quatre jours que j'étais en bordée et que j'avais pas contemplé la respectable binette de papa.

-- Agricola, tu abuses de ma condescendance, interrompit Bourignard, et la liberté n'autorise pas...

-- Silence donc, père noble ! cria Taupier.

-- Je flânais, sur le coup de six heures, dans la rue Montorgueil, continua le narrateur, quand je vois Pilevert qui s'esbignait du journal et qui s'en allait du côté de la halle, bras dessus bras dessous avec le père Frapillon.

» Ça me paraît louche qu'un aristo à lunettes se laisse accoster par un mufle qu'on refuserait s'il voulait s'engager dans la rousse, et je me mets à les filer... histoire de savoir ce qu'ils manigançaient ensemble.

-- Pas bête ça, crapaud, grommela Taupier.

-- J'emboîte donc le pas et je les vois entrer chez Baratte. Bon ! je me dis, le père aux lunettes veut pocharder Pilevert ; bien sûr, c'est pas pour le plaisir de lui payer à boire.

-- Ingénieux enfant, murmura Bourignard.

-- C'est là que j'ai posé ! non vrai, je croyais pas qu'ils feraient une noce aussi soignée que ça ; quatre heures ça a duré, leur godaille, et si j'avais pas rencontré Alfred qui m'a payé cinq tournées sur le comptoir d'en bas, je me serais rudement embêté.

» Enfin les v'là qu'ils sortent. Pilevert était d'un rond, mais d'un rond...

-- Coupe les longueurs, ça traîne, dit Taupier.

-- Je vas couper, reprit Agricola vexé.

» Ils sont allés au club, boulevard de Clichy, et ensuite dans l'impasse à côté, à votre Pleine lune , d'où ils sont partis plus vite qu'ils n'auraient voulu...

-- Tonnerre ! s'écria le bossu, je parie, méchant mioche, que c'est toi qui a fait la voix de l'agent de police dans l'escalier.

-- Un peu, Mayeux ! répondit impudemment le gavroche ; je réussis les imitations comme Mélingue.

-- Agricola, cette facétie passait les bornes, murmura le portier qui n'avait pas encore digéré sa frayeur.

-- Attention ! nous v'là au cinquième acte. En sortant du caveau, je les vois qui s'en vont tout doucement du côté de la rue de Laval. J'aurais parié quarante sous contre une prune à l'eau-de-vie qu'ils en voulaient au chalet. Ça n'a pas raté. Ils se mettent à raser les murs et une fois devant la petite porte, paf ! ils entrent comme des lettres à la poste.

-- On leur avait ouvert ? demanda Rose.

-- Non, c'est le père Frapillon qui a barboté la serrure. Je voyais tout ça du bout de la rue, et quand ils ont été dans la boîte, c'est là que j'ai rigolé.

» Pendant une heure, j'ai sifflé, j'ai cogné à la porte, histoire de leur faire des farces, mais ça commençait à me scier de battre la semelle sur le trottoir, quand c'est devenu drôle.

-- Va donc ! va donc ! dit Taupier impatienté.

-- Je m'étais rencoigné contre une borne, quand je vois venir un homme et une femme qui s'arrêtent aussi devant la porte et qui l'ouvrent sans douleur. Je me rapproche. J'entends des voix : on se disputait, et puis, pan ! un coup de pistolet.

-- Et qui t'a dit que c'était Pilevert qui avait tiré, imbécile ! cria le bossu.

-- Attendez un peu ! vous êtes bien pressé. V'là donc que je me mets à leur chanter un petit air pour leur donner le trac et puis je me colle à genoux et j'attends.

» Au bout de vingt minutes je vois la porte qui s'ouvre tout doucement et mon Pilevert qui sort avec le père Frapillon sur son dos et qui s'en va le coucher au milieu de la rue.

» Je ne sais si c'était la pochardise ou l'émotion, mais il avait l'air de ne pas tenir sur ses jambes ; et puis il s'est aperçu qu'il avait oublié le pistolet et il est revenu le poser à côté du refroidi.

-- Et... après ? balbutia madame de Charmière.

-- Après, la porte s'est encore ouverte au bout d'un quart d'heure, plus ou moins, et cette fois, ils sont sortis quatre et ils ont filé du côté de l'avenue Trudaine.

-- Deux femmes, sans doute ? demanda Valnoir.

-- Non, une, celle qui venait d'entrer et puis celui qui l'avait amenée, et puis Pilevert, et puis un autre, un grand qui avait une drôle de dégaine avec sa grande capote et son capuchon.

-- Et tu ne les as pas suivis, animal ! dit Taupier.

-- J'aurais bien voulu vous y voir, vous, l'enflé, répondit insolemment Agricola. Plus souvent que j'allais courir après pour qu'ils m'empoignent et qu'ils me couchent sur le pavé comme le père aux lunettes. Sans compter qu'il aurait fallu passer à côté de sa carcasse, et que j'aime pas à voir des morts. Chacun son goût, quoi !

Agricola fit une pirouette en guise de péroraison et se tut, bien persuadé d'avoir gagné son argent.

-- Tu ne sais rien de plus ? demanda Taupier, après un silence.

-- Rien... nix... ma kach, répondit le gamin, qui savait nier en plusieurs langues.

-- Pourquoi n'es-tu pas venu nous dire ça plus tôt ?

-- Parce qu'en faisant le tour par la rue de Bréda pour rentrer chez nous, j'ai été ramassé par la patrouille qui m'a collé au bloc ; et puis, quand ils m'ont lâché, j'ai été faire un tour du côté de Bondy, à la maraude des pommes de terre.

-- Tiens, je crois qu'on sonne en bas, je vas voir un peu à ma loge, dit Bourignard, que le récit de son fils semblait avoir fort ému.

Agricola le suivit en criant :

-- Je suis payé. Je me la casse.

Valnoir, Taupier et Rose de Charmière se trouvèrent seuls.

Après que Bourignard et son rejeton eurent effectué leur sortie, il y eut un moment de silence.

Les révélations d'Agricola avaient jeté le trio dans une grande perplexité, et chacun restait plongé dans ses réflexions.

Taupier fut le premier qui secoua cette torpeur.

Le bossu n'aimait pas à rester longtemps sous le coup d'une impression pénible, et il avait de plus la prétention d'être un homme de ressources dans les cas difficiles.

Aussi jugea-t-il à propos d'émettre un avis consolant.

-- Bah ! dit-il, ce que je vois de plus clair dans toute cette histoire, c'est que nous avons maintenant barre sur tous ces gens-là.

-- Comment cela ? demanda Valnoir, qui paraissait beaucoup moins rassuré que lui.

-- Mais il me semble qu'ils ont sur le dos un bon petit assassinat. S'ils voulaient nous tracasser, je crois que nous ne serions pas embarrassés de leur répondre.

-- Oh ! tout cela ne me paraît pas si clair, murmura le rédacteur en chef du Serpenteau . Je vois bien que Frapillon a été tué par Pilevert ; mais comment et pourquoi ? C'est ce que je ne comprends guère.

-- D'ailleurs, ajouta madame de Charmière, Antoine... je veux dire ce... cet homme n'a jamais été bien féroce, que je sache, et je suis fort étonnée qu'il ait eu l'énergie de tuer quelqu'un.

-- Et qui, diable, voulez-vous que ce soit ? Vous avez bien entendu ce que vous a dit ce mauvais drôle.

-- Ce mauvais drôle n'a pas vu ce qui s'est passé de l'autre côté du mur, et le coup de pistolet pourrait fort bien avoir été tiré par un de ceux qui accompagnaient Pilevert quand il est sorti.

-- Lui ou un autre de la bande, c'est tout un, et nous les tenons toujours par cette histoire.

-- Messieurs, dit Rose, nous nous égarons là en discussions inutiles. Ce qu'il nous importe de savoir, c'est ce que Frapillon a fait de l'argent. N'oublions pas ce point...

-- Capital, c'est le mot, interrompit Taupier, mais je ne désespère pas encore de retrouver le magot chez Molinchard, car feu notre caissier était bien assez malin pour nous avoir poussé une blague en nous disant qu'il l'avait mis à la Banque.

-- Quel homme est ce Molinchard ? demanda Rose, qui était devenue rêveuse.

-- Oh ! un petit médecin de quatre sous, dont Frapillon avait fait son âme damnée et qui aurait vendu son père pour faire fortune.

-- Est-ce qu'il ne tient pas une espèce de maison de santé ? Il me semble avoir vu une réclame pour lui dans un de nos derniers numéros, dit Valnoir.

-- Parfaitement. C'est même le susdit Frapillon qui a fourni les fonds pour la monter et qui encaissait les bénéfices. L'établissement est perché tout en haut de Montmartre, et Molinchard a eu l'aplomb de l'intituler Villa des Buttes.

-- Parbleu ! j'y pense, s'écria Taupier, j'ai un excellent prétexte pour y entrer.

-- Lequel ?

-- Cet imbécile de Podensac a attrapé l'autre jour une balle dans le bras, et il est allé se faire soigner à l'ambulance Molinchard.

» C'est une drôle d'idée qu'il a eu là ; mais j'en profiterai pour traîner mes guêtres là-haut tous les jours.

-- Dites-moi, mon ami, demanda Rose en s'adressant à Valnoir, verriez-vous quelque inconvénient à faire avec moi une visite au blessé ?

-- Aucun, mais je n'en vois pas non plus l'utilité.

-- Une femme aperçoit bien des choses qui échappent aux hommes, et je suis sûre qu'après avoir causé une heure avec ces gens-là, je saurai à quoi m'en tenir.

-- L'idée n'est pas mauvaise, dit Taupier.

-- Seulement, je ne sais pas trop comment Podensac prendra la chose, dit Valnoir ; je le connais assez peu et je suis même en froid avec lui depuis qu'il a servi de témoin à M. de Saint-Senier.

-- Oh ! si ce n'est que ça, je me charge de vous raccommoder, reprit le bossu, et même je profiterai de l'occasion pour lui demander des détails sur son retour à Paris après le duel.

» Je n'ai jamais tiré au clair ce qui s'était passé entre lui, Pilevert, l'officier, la sauteuse et le mort qu'ils ont ramené en carriole.

-- À propos de l'officier et de cette jeune fille, demanda le rédacteur en chef, est-ce que ce ne serait pas à eux que Frapillon aurait eu affaire dans le jardin du chalet ?

» Le gamin nous a parlé d'un homme et d'une femme qui sont entrés là comme chez eux, et il me semble...

-- J'ai eu la même idée que toi, interrompit Taupier, d'autant plus qu'au club, un imbécile d'escargot de rempart est venu annoncer l'arrivée d'un messager de l'armée de la Loire qui ramenait un prisonnier français et une femme.

» Mais quelle apparence que les Prussiens les aient lâchés ?

-- Tout arrive, dit Valnoir, pensif.

-- Et d'ailleurs, il y avait au chalet, cette nuit-là, un troisième personnage, celui que le mioche a vu sortir en caban et avec un capuchon sur le nez.

» Il ne revenait pas de Prusse, celui-là, je suppose.

-- Et les deux dames du chalet, ajouta Rose, que sont-elles devenues ?

-- Oh ! elles n'y étaient plus quand l'affaire s'est passée, répondit le bossu. Je connais le secrétaire du commissaire de police qui a fait la première visite du pavillon ; c'est un pur qui lit tous les jours le Serpenteau et qui me donne tous les renseignements que je veux pour mes faits divers.

» Il m'a raconté qu'elles avaient filé la veille, à la suite d'une espèce d'émeute. On avait parlé de signaux dans le quartier, le peuple a voulu entrer. Elles ont pris peur et elles sont parties.

-- Et on ne sait pas où elles sont allées ?

-- Non, mais on le saura.

-- Tout cela est bien bizarre. Et ton ami ne t'a pas dit ce qu'on a trouvé quand on a visité le pavillon.

-- Mais si, seulement ça ne m'a rien appris.

» Il y avait au rez-de-chaussée, des vêtements de femme, du linge et un tas d'objets de ménage que les donzelles n'avaient pas eu le temps d'emporter, ce qui prouve qu'elles étaient rudement pressées de disparaître.

-- Et c'est tout ?

-- À peu près. Dans une chambre du premier étage, on a trouvé un tas de fioles et de remèdes, comme si l'on y avait soigné un malade, quelques effets d'homme et rien de plus.

-- Pas un papier ? Pas un renseignement écrit ?

-- Trois ou quatre lettres insignifiantes datées d'avant le siège, le brevet d'officier de Saint-Senier, et un pli officiel du ministère de la guerre qui annonçait que ce lieutenant de malheur était prisonnier à Saint-Germain.

-- C'est incroyable ! où sont allés tous ces gens-là ? On ne disparaît pas ainsi du jour au lendemain, surtout dans une ville assiégée d'où on ne peut pas sortir.

-- Ils auront été retrouver les deux femelles, c'est clair.

-- Messieurs, dit madame de Charmière, toujours judicieuse et pratique, je crois qu'il est tout à fait superflu de nous occuper de ces détails. Si nos ennemis se cachent, tant mieux ! c'est qu'ils ont des raisons pour cela, et alors ils ne chercheront pas à nous nuire.

» Il sera temps d'agir contre eux quand ils reparaîtront, mais leur association avec Pilevert me paraît inexplicable ; c'est lui que je voudrais retrouver, et je le retrouverai ou plutôt il reviendra chez moi de lui-même.

-- Ça c'est possible, murmura le bossu.

-- Et alors, reprit l'intelligente Rose, je vous promets que je ne le laisserai plus partir avant de savoir tout ce que nous avons besoin de connaître.

-- Vous avez peut-être raison, ma chère, dit Valnoir.

-- Sans compter que ça ne nous empêchera pas de travailler Molinchard, ajouta Taupier.

-- Voyons, voulez-vous me laisser diriger toute cette affaire ? demanda la dame qui semblait avoir beaucoup réfléchi pendant que les hommes parlaient.

-- Ma foi ! c'est une idée, s'écria le bossu, et je suis tout prêt à m'enrôler sous vos ordres.

-- Et moi aussi, dit Valnoir.

-- Alors c'est convenu. Dès demain, mon cher Charles, je commencerai les opérations.

-- Vous rappelez-vous, belle dame, demanda Taupier, qu'il y a deux mois nous avons eu une séance dans le genre de celle-ci, rue Cadet, dans le cabinet de feu Frapillon, et que ce jour-là nous avions juré aussi d'entamer une campagne contre Saint-Senier ?

-- Et je ne vois pas qu'elle ait trop bien réussi, dit Valnoir.

-- C'est qu'elle était mal commandée, dit Rose de Charmière avec un sourire.

» C'est moi, maintenant, qui suis le général, et vous verrez que cette fois-ci nous vaincrons.

-- Ainsi soit-il, dit le bossu en prenant son chapeau. Je m'en vais voir un peu si la vente marche bien dans les kiosques.

-- À demain, dit Valnoir en lui tendant la main.

-- À demain, répéta Taupier.

Et il sortit après avoir baisé le bout des doigts de la belle Rose, qui se laissa faire sans trop de répugnance.

Elle avait un plan et elle comptait beaucoup sur le bossu pour l'aider à l'exécuter.

Chapitre XI

Au rez-de-chaussée de sa maison de santé, dans une pièce sombre et humide qu'il avait décorée du nom de Cabinet du Directeur , le docteur Molinchard était assis devant un bureau à cylindre et feuilletait des registres.

Sa figure blême avait pris une certaine expression de satisfaction vaniteuse qui ne lui était point habituelle au temps où J.-B. Frapillon, son opulent commanditaire, régnait et gouvernait à la villa des Buttes.

C'est que la mort imprévue et violente de l'agent d'affaires avait apportée de grands changements dans l'existence du médecin démocrate.

Pour la première fois de sa vie, Molinchard se trouvait libre de ses actions et maître absolu d'un établissement dont jusqu'alors il n'avait été que le très humble gérant.

Nul ne connaissait au juste les conditions de son association avec le défunt, attendu que feu Frapillon aimait à traiter lui-même et sans mettre personne dans ses confidences, les affaires interlopes qu'il brassait continuellement.

Il n'avait pas besoin de notaire pour ses actes, qu'il savait parfaitement rédiger lui-même en sa qualité d'homme de loi, et quand il avait installé son féal docteur à Montmartre, les intérêts réciproques avaient été réglés par un simple sous seing privé.

Dès qu'il avait appris par le bruit public l'événement de la rue de Laval, Molinchard s'était transporté sur-le-champ au domicile de la rue Cadet.

Quand il s'y présenta, on venait d'apposer les scellés sur l'appartement, et il apprit de la bouche d'un commis affligé que la succession du caissier allait provisoirement rester vacante.

On ne lui connaissait de parents à aucun degré, du moins à Paris.

S'il en avait en province, il fallait attendre la fin du siège pour les prévenir.

Le docteur était donc assuré, pour un temps plus ou moins long, de n'avoir rien à démêler avec les problématiques héritiers de son associé et cette perspective était loin de lui déplaire.

Aussi s'était-il bien gardé de se mettre en évidence après cette mort mystérieuse.

Il s'était tenu coi dans sa thébaïde de Montmartre, s'abstenant de toute démarche et poussant la précaution jusqu'à se priver de suivre le convoi de Frapillon.

Il lui avait fallu pour cela faire violence à ses convictions démocratiques, car l'enterrement civil de l'homme d'affaires avait servi de prétexte à une grande manifestation de ses frères et amis.

Mais le prudent Molinchard savait que la rédaction du « Serpenteau » conduisait le deuil et il ne se souciait pas de provoquer par sa présence des questions indiscrètes.

En dépit de la communauté d'opinions, les intérêts du journal n'étaient pas les siens, et il se repentait même beaucoup d'avoir laissé échapper quelques mots de trop dans une conversation récente avec Taupier.

C'était à cette demi-indiscrétion que le subtil bossu devait d'avoir eu vent d'un dépôt fait par Frapillon, peu de jours avant sa fin tragique.

Seulement, le docteur espérait bien que ses paroles seraient tombées dans une oreille distraite et il avait toujours d'ailleurs la suprême ressource de nier.

Ce secret, du reste, n'était pas le seul que son ancien maître lui eût légué.

Depuis que le hasard l'avait mêlé à l'enlèvement des dames du chalet, Molinchard avait charge d'âmes.

Dans la nuit qui avait suivi l'installation des deux victimes à la villa des Buttes, l'affreux caissier avait eu le temps d'expliquer une partie de son plan à son vil complice.

Il lui avait parlé d'un énorme héritage à recueillir en séquestrant une vieille femme presque mourante et une jeune fille atteinte de folie.

Molinchard, pour le moment, n'en avait pas demandé davantage.

Il ne discutait jamais les ordres que son chef lui donnait et d'ailleurs Frapillon lui avait promis de l'initier davantage par la suite à cette affaire qui promettait d'être fructueuse.

Le servile docteur s'était donc prêté à toutes les manœuvres qui lui avaient été commandées.

Attirée par un prétexte perfide hors de l'appartement où on l'avait installée d'abord, madame de Muire avait été reléguée dans une chambre soigneusement close et située dans les combles à l'autre bout du bâtiment.

Ce détournement opéré pendant le sommeil de mademoiselle de Saint-Senier avait laissé la malheureuse jeune fille exposée sans défense aux entreprises de son persécuteur.

Mais Frapillon s'était contenté de lui dérober les clefs du chalet, et les effets du narcotique n'avaient pas eu de résultat funeste pour la santé de Renée.

Les choses en étaient là quand Molinchard avait appris qu'on venait de relever sur le pavé d'une rue le cadavre de l'organisateur de toutes ces infamies.

Il l'attendait précisément ce jour-là pour lui demander de plus amples instructions, et la nouvelle de sa mort l'avait jeté dans une grande perplexité.

Il faut rendre cette justice au docteur que sa première pensée fut de rendre sur-le-champ la liberté aux deux pauvres femmes.

Mais il était de l'avis de M. de Talleyrand, qui prétendait qu'on doit toujours se méfier de son premier mouvement, parce que c'est le bon, et il se mit à réfléchir aux conséquences du parti qu'il allait prendre.

Mal informé des circonstances de cette histoire de rapt, que Frapillon avait eu soin de raconter à sa façon, ignorant les véritables antécédents de ses prisonnières et encore plus leur caractère et leur situation dans le monde, Molinchard s'était dit que le premier usage qu'elles feraient de leur liberté serait de le dénoncer.

Si peu qu'il se fût prêté aux agissements du caissier ravisseur, il pouvait fort bien être considéré comme son complice, et la crainte d'avoir des comptes à rendre à la justice l'arrêta tout net.

Les premiers jours de la captivité des dames de Saint-Senier s'écoulèrent donc pour leur geôlier en hésitations et pour elles en angoisses indicibles.

La comtesse de Muire avait été reprise d'une terrible crise nerveuse et ne quittait pas le lit, où elle se lamentait en appelant sa nièce.

Le docteur l'avait confiée aux soins peu délicats de la virago qui faisait office d'infirmière à la villa des Buttes et s'était contenté de prescrire des calmants.

Renée de Saint-Senier, accablée de chagrin et dévorée d'inquiétude, avait reçu plusieurs fois sa visite.

Dans ces entrevues, l'astucieux Molinchard avait montré une réserve calculée, parlant peu, répondant moins, et écoutant, avec une attention qu'il savait dissimuler sous un air distrait, les plaintes et les récriminations de la jeune fille.

À toutes ses questions, aux reproches violents qu'elle ne lui épargnait pas, il opposait des phrases évasives où perçait une sorte de pitié affectueuse.

Mademoiselle de Saint-Senier avait pu se convaincre promptement que ce médecin si discret la considérait ou affectait de la considérer comme folle, et cette découverte l'avait jetée dans le plus profond désespoir.

Quant au docteur, il en avait appris assez pour être certain qu'il tenait en son pouvoir des femmes du meilleur monde, victimes d'une machination dont il n'entrevoyait le but qu'à demi.

Une fois fixé sur ce point, il s'était dit qu'il pouvait encore se tirer de là en se rangeant du parti de ses deux pensionnaires.

Il n'avait qu'à feindre d'avoir été trompé sur leur état et à leur ouvrir les portes en mettant la séquestration arbitraire au compte de J.-B. Frapillon, qui n'était plus là pour le démentir.

Il sortait ainsi d'une situation difficile et dangereuse et il s'assurait en même temps des droits à la reconnaissance de personnes fort haut placées, avantage que, tout démocrate qu'il fût, le docteur ne dédaignait point.

Il est même probable qu'il se serait arrêté à cette sage résolution, s'il ne s'était produit dans son cœur fort peu tendre le plus inattendu des phénomènes.

Molinchard était devenu amoureux de Renée !

Il avait eu beau s'en défendre, il avait vainement fait appel à ses convictions d'homme libre et de philosophe, il avait cédé malgré lui au charme tout aristocratique de mademoiselle de Saint-Senier.

Les bonnes fortunes de sa jeunesse n'avaient pas dépassé le cercle des habituées des brasseries du quartier latin ou des filles de service des hôpitaux.

Il n'en était que plus accessible à la passion inspirée par une jeune fille qui lui apparaissait comme descendue des sphères supérieures d'un monde interdit aux médicastres de son espèce.

Aussi, l'infortuné quadragénaire ne pouvait plus se le dissimuler, il aimait et sans oser le dire.

Car Molinchard savait que la nature l'avait affligé d'un physique peu séduisant, et que ses manières de cuistre ne l'aideraient pas à faire accueillir favorablement l'aveu de son amour par une belle et noble demoiselle.

Mais il ne pouvait pas se décider à se séparer de sa prisonnière et il en était venu à compter sur une révolution nouvelle qui lui fournirait le moyen de se faire accepter comme sauveur.

Le souvenir de certains proconsuls de 1793 qui donnaient à choisir entre leur amour et l'échafaud poursuivait Molinchard et lui donnait quelque espoir.

Cependant il y avait bientôt trois semaines que la mort de Frapillon l'avait fait gouverneur de la villa des Buttes, et il n'en était pas plus avancé.

Le siège tirait visiblement à sa fin par suite de l'épuisement des vivres et le docteur n'entrevoyait aucune solution à ses affaires de cœur et d'intérêt.

Aussi était-il devenu fort triste, et ce jour-là, il repassait mélancoliquement ses comptes de la première quinzaine de janvier, quand la grosse cantinière qui servait les malades du sexe féminin entra dans son cabinet avec l'impétuosité d'un ouragan.

-- M'sieu, m'sieu, cria la virago tout essoufflée, il y a des bourgeois qui vous demandent.

-- C'est bon, mère Ponisse, c'est bon, dit Molinchard ; il n'est pas nécessaire de parler si haut.

-- Quant à ça, j'y peux rien ; c'est mon organe naturel, reprit la vieille en forçant encore son diapason.

-- Qu'est-ce qu'ils veulent encore, ceux-là ? dit le docteur assez contrarié d'être dérangé.

-- Ils ont oublié de me le dire ; mais vous pouvez bien vous déranger pour eux, car ça m'a l'air de particuliers joliment cossus.

» Il y en a un qui a un paletot avec un collet en poil de lapin, qu'il a quasiment l'air d'un milord anglais, et ils ont amené une princesse en chapeau et en cachemire.

-- Comment ! il y a une femme ? demanda Molinchard qui commençait à être intrigué et même légèrement inquiet.

On s'effarouche de peu quand on n'a pas la conscience nette et Molinchard rêvait déjà l'arrivée de quelque parente des dames de Saint-Senier.

-- Pour sûr qu'il y a une femme et une chouette encore, répondit l'ex-cantinière, sans compter qu'ils ne sont pas venus à pied et qu'ils ont un fiacre qui les attend sur la butte, au-dessous de l'abreuvoir.

-- Je n'y comprends rien, murmura le médecin, et, à moins qu'on ne m'amène une nouvelle pensionnaire...

-- Pas de danger, cria la mère Ponisse, une cassine comme la vôtre, c'est bon pour les panées qui sont là-haut... à propos de ça vous savez que la petite ne veut plus rien manger...

-- Assez ! dit Molinchard avec autorité ; je verrai cela tantôt. Occupez-vous de faire entrer les personnes qui me demandent.

La vieille se disposait à sortir en grommelant, mais elle n'eut pas la peine de s'acquitter de sa mission, car la porte du cabinet s'ouvrit et les visiteurs parurent.

Le premier qui montra sa grotesque personne n'était autre que Taupier précédant son ami Valnoir lequel donnait le bras à madame de Charmière.

-- Mâtin ! dit le bossu dans son langage peu choisi, il paraît que tes affaires vont bien, car on fait antichambre chez toi.

En apercevant le terrible gnome, Molinchard avait pâli et s'était hâté de fermer son bureau.

Taupier lui avait de tout temps inspiré une certaine frayeur ; mais depuis qu'il avait eu l'imprudence de lui lâcher quelques mots du fameux dépôt, c'était bien autre chose. Sa vue lui produisait l'effet de la tête de Méduse.

L'empressement qu'il avait mis à serrer ses papiers n'avait point échappé au clairvoyant bossu.

-- Nous avons de l'ordre, à ce que je vois, dit-il d'un ton railleur ; des tiroirs et des paperasses, c'est superbe ; on se croirait chez feu Frapillon.

-- Mais je t'assure que... j'étais en train de vérifier des factures, et...

-- Ne m'assure rien, illustre Esculape, et laisse-moi te présenter à mes amis.

Molinchard, qui s'était levé en trébuchant d'émotion, salua si gauchement, que Rose eut peine à contenir une forte envie de rire.

-- Vous voyez sous cette robe de chambre à fleurs, reprit impitoyablement Taupier, un prince de la science retiré sur les hauteurs de Montmartre pour se consacrer au soulagement de l'humanité souffrante. Ses talents sont connus et son nom...

-- Monsieur, interrompit Valnoir qui eut pitié de l'embarras du pauvre docteur, vous excuserez les folies de notre ami. Je vais me présenter moi-même.

» Je suis le rédacteur en chef du Serpenteau et vous avez sans doute entendu parler de moi.

-- Par ce pauvre Frapillon, certainement, balbutia Molinchard, et je suis charmé...

-- Et madame de Charmière que tu oublies de nommer ! cria le bossu ; avoue, mon vieux docteur, que tu n'as jamais vu une aussi jolie femme ; c'est l'égérie de Valnoir, l'ange du Serpenteau , et...

La belle Rose arrêta ce déluge d'épithètes gracieuses, en prenant la parole à son tour.

-- J'étais curieuse d'admirer la vue magnifique qu'on a de votre maison, dit-elle avec le plus aimable de ses sourires et j'espère, monsieur, que vous ne m'en voudrez pas d'avoir accompagné M. de Valnoir.

-- Comment donc, madame ! Mais, au contraire, exclama le docteur, qui devenait encore plus niais que de coutume.

-- Une femme d'ailleurs, n'est jamais déplacée en venant visiter un blessé, reprit madame de Charmière.

-- Un blessé ? répéta Molinchard, en cherchant à comprendre.

-- Mais oui, grand praticien, dit le bossu, un blessé qui a eu l'idée, que je qualifierai de bizarre, de venir se faire soigner dans cette ambulance.

-- Lequel ? J'en ai plusieurs, murmura le docteur qui se vantait légèrement, car sa clientèle ne se composait guère que de gardes nationaux réfractaires.

-- Podensac ! parbleu ! Podensac ! le célèbre chef des Enfants-Perdus de la rue Maubuée.

-- Le commandant ! C'est pour lui que vous venez ! s'écria Molinchard, visiblement soulagé.

-- Et pour qui veux-tu que ce soit, aimable Purgon ?

-- Mais en effet, je n'y songeais pas et c'est bien naturel. Oh ! il va parfaitement ; blessure légère, le projectile a glissé sur le grand trochanter et a à peine entamé le deltoïde...

-- Oh ! assez ! cria Taupier, tu ne vas pas nous scier longtemps avec tes mots d'amphithéâtre ; mène-nous plutôt voir Podensac.

-- Très volontiers. Est-il dans sa chambre ? demanda Molinchard à l'ex-cantinière qui était restée au port d'armes.

-- Non, il fume sa bouffarde dans la grande cour, répondit la vieille.

-- Alors, messieurs, je vais vous y conduire, dit le docteur, charmé de l'occasion de quitter le cabinet où il enfermait ses secrets. Et si madame ne craint pas l'odeur du tabac...

-- Oh ! pas le moins du monde, dit Rose, qui s'amusait fort des sottes phrases du ridicule personnage ; et d'ailleurs, en plein air...

-- Allons, montre-nous le chemin, interrompit Taupier.

Molinchard ne se fit pas répéter l'injonction, et conduisit ses hôtes par un long corridor, au bout duquel une grille défendait l'entrée du lieu que la grosse servante appelait la grande cour.

-- J'aperçois le commandant, assis là-bas au fond, dit le docteur en ouvrant la clôture.

Les visiteurs entrèrent dans un préau assez vaste, complètement entouré de murs, sablé avec des cailloux de rivière et planté de trois ou quatre maigres acacias.

Cela ressemblait au promenoir d'une prison.

Le long d'une des murailles, un groupe de sédentaires en vareuse se livrait avec ardeur au jeu de bouchon qui fut, cinq mois durant, le divertissement favori des assiégés.

Dans un coin opposé, assis sur un banc et le bras en écharpe, Podensac, que son grade condamnait à un isolement plein de dignité, Podensac fumait paisiblement sa pipe.

Il se leva en apercevant Taupier et vint au devant de la brillante compagnie qui lui arrivait à l'improviste.

Il avait eu de bonnes relations avec Valnoir avant le duel de Saint-Germain et il ne lui tint pas rigueur. Quant à la belle madame de Charmière, il la connaissait de vue.

Aussi, les présentations se bornèrent-elles à un échange de poignées de mains cordiales.

Rose s'excusa en fort bons termes de l'indiscrétion de sa visite, comme elle l'avait déjà fait avec Molinchard et, cette fois encore, elle recueillit fortes politesses.

Le commandant faisait profession de galanterie raffinée avec le beau sexe, et, de plus, il n'était pas fâché de se montrer à une jolie femme dans l'intéressant appareil d'un guerrier blessé.

-- Eh bien ! mon vieux, tu as donc gobé une prune de ces scélérats de Prussiens, dit le bossu.

-- Oh ! ça ne compte pas ! Une simple égratignure, et j'espère bien retourner aux avant-postes un de ces jours.

-- Et en attendant, tu es venu te refaire chez un l'ami Molinchard. Dès que nous avons su que tu étais ici, nous avons fait la partie de venir te voir.

-- Je vous suis très reconnaissant, surtout à madame, d'avoir pris la peine de grimper jusqu'ici, car c'est un vrai voyage.

-- Il ne m'a pas coûté, monsieur, dit gracieusement Rose ; j'irais beaucoup plus loin pour voir un brave officier et un ami de M. Valnoir.

Podensac, très flatté de ce compliment, éteignit sa pipe et engagea les visiteurs à prendre place sur un banc.

Molinchard crut devoir laisser la société à ses épanchements amicaux et profita de l'occasion pour prendre congé.

Il n'aimait pas à s'éloigner longtemps de l'intérieur de sa maison où il avait bien des choses à surveiller et il ne voyait aucun intérêt pour lui à assister à la conversation de ses hôtes.

-- Sais-tu, mon vieux, dit le bossu, dès que le docteur eut tourné les talons, qu'il y a un bout de temps que nous ne nous sommes vus ?

-- Ma foi, oui ! Depuis notre rencontre à Rueil dans le cabaret de Mouchabeuf, il y a bientôt trois mois.

Taupier tressaillit légèrement, car ce souvenir ne lui était pas agréable.

-- Et à propos de ça, j'ai une drôle d'histoire à te raconter, reprit le commandant.

-- Vraiment ! dit le bossu, qui pensa tout de suite à Régine.

-- Mais, oui ; figure-toi...

Podensac fut interrompu par la chute d'une pierre qui vint tomber à côté de lui en effleurant madame de Charmière.

-- Vous n'avez pas été touchée, madame ? demanda le commandant.

-- Tiens ! Il y a un papier attaché au caillou, dit Taupier qui venait de ramasser le projectile.

-- Voilà qui est singulier, dit Valnoir.

-- Voyons un peu ce que chante ce papier, grommela le bossu.

-- Mais, objecta Rose en regardant Podensac avec un sourire, les lettres qui se lancent par-dessus les murailles sont généralement des lettres d'amour, et je vous trouve fort indiscret.

-- Oh ! dit le commandant, je n'ai pas de correspondance de ce genre-là...

-- Alors, on peut lire ? demanda Taupier.

-- Parfaitement, et cela d'autant mieux que je sais ce que c'est.

Le bossu ne se fit pas répéter deux fois l'autorisation et détacha le papier qui était noué autour de la pierre avec une grossière ficelle.

-- Quelque farce de gamin, vagabondant sur les buttes, murmura Valnoir.

Taupier déplia le billet, qui était écrit sur une enveloppe grisâtre, destinée primitivement à contenir une emplette faite chez l'épicier.

-- Diable ! Ce n'est pas commode à déchiffrer, dit-il entre ses dents. On dirait que ça a été écrit avec un clou trempé dans du noir de fumée.

Cependant, il se mit à épeler péniblement.

« Qui que vous soyez... ayez pitié d'une femme... »

-- C'est écrit en style de cinquième acte de la Porte-Saint-Martin, dit le rédacteur en chef du Serpenteau .

-- D'une femme, continua Taupier, qui a été attirée par une ruse infernale dans cette maison... où on la retient de force...

-- Oh ! oh ! voilà qui devient sérieux.

« Je supplie celui qui lira ces lignes... de les porter à un magistrat... et de lui dire qu'une odieuse séquestration se commet ici... »

-- Achevez donc, dit madame de Charmière, fort attentive à cette lecture.

-- Mais, c'est tout, répondit le bossu.

-- Quoi, pas de signature ?

-- Pas l'apparence. Il est vrai que la place manquait sur ce bout de cornet à poivre.

-- C'est étrange. Voyons l'écriture.

-- Oh ! elle ne vous apprendra rien, dit Taupier en lui tendant le papier. C'est absolument charbonné. Seulement, l'orthographe y est.

-- L'orthographe ! s'écria Valnoir en riant, alors c'est grave ; notre ami le docteur s'amuserait-il à enfermer des princesses ?

-- Qui sait ? dit tout bas Rose qui était devenue pensive. Il faudrait le lui demander...

-- Je ne veux pas vous laisser chercher trop longtemps, interrompit Podensac ; les princesses sont rares en tout temps sur les buttes Montmartre, et, depuis le siège encore plus. Je vous garantis que Molinchard n'en retient aucune dans ses donjons.

-- D'où vient cette lettre, alors ?

-- D'une pauvre folle qui se livre à des griffonnages perpétuels. Elle m'a déjà bombardé trois ou quatre fois avec ses papiers attachés à des cailloux qu'elle jette ici, de la cour où elle se promène.

-- Et qu'en avez-vous fait ? demanda vivement madame de Charmière.

-- Je les ai montrées au docteur qui m'a conté l'histoire de cette malheureuse.

-- Et cette histoire ?

-- Est celle de presque toutes les folles.

» Celle-ci est, je crois, la fille d'un menuisier ou d'un serrurier, je ne sais plus trop. Elle allait se marier, quand la guerre est arrivée. Son promis a été appelé avec la réserve et n'a plus donné de ses nouvelles après Sedan. Alors sa tête a déménagé et son père l'a conduite ici.

» Vous voyez que c'est un drame d'amour dans toutes les règles.

-- Où la passion va-t-elle se nicher ! dit Valnoir, qui, en sa qualité de démocrate, se croyait le droit de traiter de fort haut les petites gens.

-- C'est vraiment touchant, reprit madame de Charmière, d'un ton convaincu. Et cette pauvre femme est ici, seule, abandonnée de tous les siens ?

-- Le père est un ivrogne, d'après ce que m'a dit le docteur, et il est trop heureux d'être débarrassé d'elle.

-- Et vous n'avez pas eu la curiosité de la voir ?

-- Ma foi non ! en présence d'un étranger, elle devient furieuse, à ce qu'il paraît.

» Sa manie est de se croire persécutée par des gens qui veulent l'enlever à son fiancé, et la vue d'un homme surtout détermine chez elle des crises effrayantes.

-- Est-elle jeune ? demanda Rose après un silence.

-- Je crois que oui, mais pas jolie du tout, à ce que m'a assuré Molinchard.

-- Ça m'explique pourquoi tu n'as pas insisté pour lui faire une visite, ricana Taupier, car nous savons que tu es un grand vainqueur.

-- Pas tant que toi, cher ami, dit modestement Podensac, et je pourrais te demander des nouvelles d'une de tes conquêtes que tu as dû revoir ces jours-ci.

-- Qu'est-ce que tu me racontes là ? demanda le bossu en haussant les épaules.

-- Oh ! je comprends que tu fasses le discret, car tu es bien sûr que ta belle ne parlera pas...

-- Messieurs, interrompit madame de Charmière, que les amours de Taupier intéressaient médiocrement, je ne veux pas gêner vos confidences, et je vais prier Charles de me conduire chez le docteur pour lui demander la permission de visiter cette pauvre recluse. Il ne refusera pas cela à une femme.

Si Rose avait pu comprendre l'allusion cachée dans la réponse du commandant à Taupier, elle n'aurait certes pas songé à quitter la place.

Mais elle avait d'autant moins saisi la pensée de Podensac que sa tête travaillait en ce moment sur la prétendue folle par amour.

Son instinct féminin lui laissait entrevoir un mystère intéressant dans cette vulgaire histoire et, sans apercevoir clairement les liens qui la rattachaient aux affaires du Serpenteau, elle voulait, comme on dit, en avoir le cœur net.

Valnoir poussé comme elle par une curiosité vague ne demandait pas mieux que de remplacer la conversation du chef des Enfants-Perdus par une promenade à travers les arcanes de la villa des Buttes.

Il ne se fit pas prier pour accompagner sa belle amie.

-- À bientôt, messieurs, dit Rose avec un gracieux sourire, spécialement adressé au galant Podensac.

-- Si vous tardez trop, nous irons vous rejoindre, cria Taupier, pendant que le couple s'acheminait vers la grille.

Le pénétrant bossu n'avait pas compris non plus de quelles amours le commandant voulait lui parler.

Son esprit était ailleurs et, quand il se trouva en tête à tête avec le blessé, il ne pensa qu'à tirer de lui les renseignements dont il avait besoin.

-- Sais-tu, mon vieux, qu'il y a un bout de temps que nous ne nous sommes pas vus, dit-il en lui frappant amicalement sur la cuisse.

-- C'est vrai, ma foi ; mais tu ne t'en portes pas plus mal pour ça, et il me semble que le siège te réussit assez.

-- Mais oui, mais oui, murmura Taupier avec un petit air satisfait. Avec un tirage comme celui de notre journal, nous pouvons nous payer des conserves.

-- Ah ! vous avez de la chance, vous autres ! on dirait que ce duel de Saint-Germain vous a porté bonheur.

-- Tiens ! au fait, dit le bossu qui prit la balle au bond, parlons-en un peu de ce duel, car je n'ai jamais eu l'occasion de causer avec toi depuis ce fameux jour.

» Conte moi un peu ce qui vous est arrivé en revenant avec la carriole de cette brute de saltimbanque.

-- Farceur ! dit Podensac, tu dois le savoir aussi bien que moi.

-- Mais non, parole d'honneur ! l'hercule est si bête que je n'ai rien pu en tirer de clair.

-- L'hercule, je ne dis pas, mais... ah ! pardieu ! c'est possible, après tout, reprit le commandant qui se mit à rire tout à coup. Il y a des raisons pour que l'autre n'ait pas bavardé.

Cette fois encore, Taupier laissa passer l'allusion sans la remarquer.

-- Eh bien ! mon cher, continua Podensac, nous avons failli être pincés par les uhlans qui nous ont poursuivis presque jusqu'à Rueil. Là, j'ai faussé compagnie aux autres voyageurs de la carriole pour aller rejoindre mes hommes de la rue Maubuée.

-- Et le... le mort ? interrogea le bossu avec une certaine hésitation.

En dépit de son cynisme, ce souvenir lui était toujours désagréable.

-- Le mort était encore vivant quand je l'ai laissé à la garde de mon cousin.

-- Ah ! dit Taupier en pâlissant.

-- Oh ! il n'en valait pas mieux pour ça ; c'est-à-dire que les cahots de cette satanée guimbarde l'avaient un peu ranimé, mais il râlait et il a dû finir avant de rentrer à Paris.

-- Qui sait ? murmura le bossu.

-- Ça me fait même penser que j'ai oublié l'autre nuit d'en demander des nouvelles à...

-- À qui ?

-- Ah ! ça, voyons, jouons-nous aux charades ou aux propos interrompus ? Est-ce que tu te figures que je suis dupe de tes airs discrets et que j'ai oublié notre rencontre au cabaret de Mouchabeuf.

-- Au cabaret... de... Mouchabeuf ? Eh bien, après ?

La voix de Taupier tremblait un peu ; il craignait de comprendre.

-- Oui, et la petite muette ? Scélérat, va ! Est-elle assez gentille et as-tu dû être content de la revoir !

-- La revoir ! dit le bossu en bondissant sur le banc.

-- Ne fais donc pas le beau ténébreux. Tu sais bien qu'elle a brûlé la politesse aux Prussiens qui te l'avaient prise, et depuis qu'elle est rentrée à Paris, elle a eu le temps d'aller te sauter au cou.

Taupier roulait des yeux égarés.

-- Et entre nous, tu me dois un joli déjeuner que tu me payeras après le siège, car j'ai un peu contribué à te rendre ta dulcinée.

» Mais tu n'as pas l'air content du tout ?

-- Parle, mais parle donc, cria le bossu ; quand l'as-tu revue ? où ? comment ?

-- Ah ! tu m'ennuies à la fin. Au pont de Bezons où elle m'est arrivée avec un messager de l'armée de la Loire qui est un officier de ta connaissance.

-- Qui ?

-- Eh ! parbleu ! le cousin de Saint-Senier, le témoin du duel... Mais au fait, j'y pense... c'est peut-être lui qui t'a supplanté, et je comprends pourquoi tu n'as pas revu la petite.

Et Podensac éclata de rire au nez de Taupier qui se rongeait les poings.

-- Qu'as-tu fait d'eux, où sont-ils ? cria le malheureux bossu.

-- Tu m'en demandes plus long que je n'en sais, mon vieux. Je les ai envoyé tous à la Place et je suis resté à mon poste.

» Si tu veux des renseignements, tu feras bien d'aller les demander au gouverneur.

-- C'était donc eux ! dit avec accablement Taupier, qui se rappelait à la fois le rapport du garde national au club et le récit d'Agricola.

Valnoir et madame de Charmière reparurent à la grille au moment où le bossu laissait échapper une exclamation désolée.

Chapitre XII

Molinchard, pendant cette matinée critique, avait passé par bien des angoisses.

Après le saisissement que lui avait causé l'apparition inopinée de Taupier conduisant Valnoir et sa belle amie, il avait eu un moment de calme relatif en voyant que cette visite pouvait s'expliquer assez naturellement par le désir de causer avec son pensionnaire Podensac.

Le commencement de la conversation à laquelle il avait assisté dans la cour n'avait rien d'inquiétant pour lui et il s'était cru très habile en se retirant discrètement.

Il croyait ainsi faire montre d'une conscience tranquille. Mais ce n'était pas le principal motif qui le poussait à regagner son cabinet.

Le malheureux docteur était à peu près dans la situation de ce personnage d'une nouvelle d'Edgar Poe qui a caché sous le parquet de sa chambre à coucher le corps de sa femme assassinée et qui n'ose pas s'éloigner de ce cadavre accusateur.

Molinchard ne gardait aucun cadavre, mais ses terreurs n'en étaient pas moins vives.

Les deux prisonnières lui pesaient sur la conscience comme deux remords vivants et son amour insensé pour Renée ajoutait encore à ses tortures.

Il en était venu à ne plus oser mettre le pied hors de la maison, de peur qu'en son absence il ne s'y produisît quelques événements.

Et pourtant ses précautions étaient bien prises.

Madame de Muire, reléguée sous les toits et clouée dans son lit par de cruelles souffrances, était hors d'état de bouger, et personne ne montait l'escalier qui conduisait à sa chambre de malade.

Personne, excepté la grosse infirmière dont l'épaisse cervelle était inaccessible à toutes les propositions et à toutes les demandes que la victime aurait pu lui adresser.

La mère Ponisse était d'ailleurs attachée par les liens de la reconnaissance au docteur qui l'avait tirée par hasard d'un fort mauvais pas, où sa brutalité naturelle l'avait jetée.

Elle tenait, avant d'entrer chez lui, un bouge situé au pied des Buttes Montmartre et elle s'y était livrée un soir à un pugilat énergique avec un de ses clients qu'elle avait à peu près assommé.

Molinchard avait soigné le blessé pour rien et sauvé la mégère de la police correctionnelle.

À la suite de ce combat, l'ex-cantinière avait fermé son cabaret pour entrer dans la maison de son protecteur qui avait reconnu en elle des qualités solides et tenait à l'attacher à sa personne.

Cette virago était à la fois un gendarme et un agent de police. Ses poings et ses yeux étaient également au service de son maître auquel elle avait voué une fidélité de caniche.

Le docteur comptait donc absolument sur ce cerbère pour repousser toute tentative de délivrance des deux recluses, mais il n'avait pas voulu imposer à Renée l'humiliation de sa surveillance directe.

La Ponisse ne pénétrait dans le corps de logis où mademoiselle de Saint-Senier était enfermée que pour les soins indispensables du ménage et elle avait reçu la consigne de ne point répondre aux questions de la jeune fille qui, du reste, ne lui en adressait guère.

Molinchard s'était réservé le privilège des entretiens avec Renée, mais ils ne lui réussissaient pas beaucoup mieux.

Après avoir pris momentanément congé de ses visiteurs il était donc revenu s'asseoir mélancoliquement à son bureau, et il avait repris quelque confiance, après les alertes qu'il venait de subir.

La mère Ponisse lui avait dit que tout était tranquille dans le département confié à ses soins et il commençait à espérer qu'il allait être bientôt débarrassé de ces hôtes importuns, quand, à sa grande surprise, Valnoir et madame de Charmière firent leur entrée dans le cabinet.

-- Vous ne nous en voudrez pas, monsieur, dit Rose avec le plus gracieux sourire, de venir vous demander une faveur.

-- Nullement, madame, nullement, balbutia Molinchard, qui dressait déjà l'oreille.

-- M. de Valnoir voulait me persuader que je serais indiscrète, mais j'ai pris sur moi de tenter l'aventure.

-- Vous avez très bien fait, madame, et je serai toujours charmé...

-- De m'être agréable. J'en étais bien sûre.

-- Veuillez me dire, madame...

-- D'abord, je vous préviens que si vous me refusez, je vous en voudrai beaucoup.

-- Mais je n'ai nullement envie de vous refuser, à moins pourtant que... vous me demandiez une chose impossible.

Plus Molinchard parlait, plus il se troublait et s'embrouillait dans ses phrases.

-- Prenez garde, docteur, dit madame de Charmière en prenant un air malicieux qui acheva de déconcerter le patient, vous me faites là une réponse un peu jésuitique.

-- Cependant, je ne puis m'engager sans savoir...

-- Sachez que, pour nous autres femmes, il n'y a rien d'impossible, et que je n'admettrais pas cette excuse-là.

-- Veuillez donc me dire, madame...

-- Eh bien, je voudrais visiter votre maison, causer avec vos pensionnaires.

Le docteur bondit et pâlit en même temps. À peine s'il trouva la force de murmurer :

-- C'est impossible !

-- Ah ! je vous y prends, monsieur, dit Rose en le menaçant doucement du doigt, et au premier mot encore.

» Un refus tout sec est une mauvaise raison ; j'attendais de vous mieux que cela.

-- Mais je vous jure, madame, que cette visite ne vous offrirait rien d'intéressant ; je n'ai ici que de pauvres gens forts communs atteints d'infirmités souvent repoussantes, et ce spectacle...

-- Ce spectacle m'est familier, monsieur, reprit madame de Charmière en cherchant à se donner un air digne ; j'ai l'honneur, depuis un mois, de diriger moi-même une ambulance.

-- Que voulez-vous, docteur ! dit Valnoir ; un caprice de jolie femme, vous savez que c'est tenace.

Une fois le premier moment d'effroi passé, Molinchard s'était demandé si madame de Charmière, en voulant visiter la maison, y entendait malice ou si elle y était poussée tout simplement par une fantaisie.

Il commençait à se dire qu'il serait peut-être plus habile de céder à cette lubie en conduisant la dame à travers les salles affectées aux malades vulgaires.

-- Mon Dieu ! madame, dit-il en reprenant un peu d'aplomb, si vous y tenez absolument et si vous avez le courage de braver le dégoût d'une promenade entre des lits d'hôpital, je suis tout prêt à vous conduire.

-- À la bonne heure ! s'écria gaiement Rose, je savais bien que vous étiez un homme charmant.

» Voyons, êtes-vous prêt ? ajouta-t-elle en sautillant comme une petite fille impatiente d'aller jouer.

-- Je vous préviens qu'il nous faudra marcher et monter, dit le docteur, tout à fait rassuré.

-- Et moi je vous préviens que je veux tout voir. D'abord, pour commencer, vous allez me montrer la folle.

Ce dernier mot tomba comme un coup de massue sur Molinchard qui se recula d'effroi.

-- La folle ! répéta-t-il d'un air égaré.

-- Mais oui ! cette jeune fille qui a perdu son fiancé. J'adore les histoires d'amour et vous comprenez que je tiens par dessus tout à voir la victime d'une passion profonde. C'est si rare.

Le malheureux docteur ne savait littéralement plus où il en était, et, dans son trouble, il oubliait jusqu'à l'histoire romanesque débitée par lui à Podensac.

La seule chose qu'il comprit, c'était qu'il s'agissait de Renée.

Sa première idée fut naturellement de nier avec impudence.

-- Mais je vous assure, madame, dit-il avec un tremblement dans la voix, que nous ne traitons pas ici les maladies mentales et que cette... cette personne m'est tout à fait inconnue.

-- Oh ! c'est trop fort, s'écria Rose en frappant l'une contre l'autre ses mains gantées, et à votre discrétion, docteur, on serait tenté de croire que vous êtes amoureux de votre pensionnaire, et que vous aspirez à remplacer son promis.

Sans s'en douter, madame de Charmière avait frappé juste et cette fois Molinchard faillit tomber à la renverse.

-- Ce n'est pas vrai ! murmura-t-il en passant la main sur son front, il n'y a pas de jeune fille ici.

-- Voulez-vous voir de son écriture ? reprit tranquillement Rose en lui tendant le papier chiffonné par Renée.

Elle l'avait soigneusement serré entre sa main et son gant, lorsque Taupier le lui avait montré dans la cour, et elle venait de le tirer de cette cachette à l'usage des femmes.

L'infortuné docteur prit le chiffon accusateur, y jeta un coup d'œil, et laissait tomber ses bras le long de son corps, par un geste désespéré.

-- Voyons, docteur, mon cher docteur, mon petit docteur, dit madame de Charmière en minaudant, maintenant que vous n'avez plus besoin de faire le discret, menez-moi chez cette pauvre enfant. Je suis sûre qu'elle est charmante.

L'imminence du danger rendit un peu de sang-froid à Molinchard.

-- Eh bien ! madame, dit-il en tâchant de prendre un air de gravité blessée, puisque vous y mettez tant d'insistance je suis obligé de vous répondre que cette jeune fille m'a été confiée par son père et que j'ai des raisons médicales pour ne la laisser voir à qui que ce soit.

» La présence d'une personne étrangère suffit pour déterminer chez elle des crises nerveuses terribles, et je manquerais à tous mes devoirs professionnels si je cédais à un désir qui n'a d'autre motif que la curiosité.

Cette phrase, laborieusement échafaudée, ne produisit aucun effet sur madame de Charmière.

Elle regarda fixement Molinchard et dit avec un mauvais sourire :

-- La curiosité a du bon, monsieur le docteur.

Molinchard cherchait une réponse quand la Ponisse, qui semblait avoir pour spécialité d'apparaître dans les moments critiques entrebâilla la porte et se mit à dire de sa voix enrouée :

-- Vite, vite, venez ! il y a le numéro 8 qui va tourner de l'œil.

-- Excusez-moi, cria le docteur en se précipitant hors de son cabinet.

Cette brusque sortie avait coupé court à la conversation et aux projets de madame de Charmière.

Elle délibéra un instant pour savoir si elle attendrait le retour du docteur ou si elle se contenterait provisoirement de ce qu'elle venait d'apprendre.

Valnoir, lui, opina pour partir.

Toutes ces histoires d'hôpital lui répugnaient.

Molinchard l'ennuyait fort, et comme il ne soupçonnait pas d'autre mystère dans la maison que celui des valeurs déposées par le caissier défunt, il aimait mieux charger Taupier de les rattraper sans lui.

Rose n'était pas fâchée non plus de se concerter avec le bossu dont elle connaissait les aptitudes policières.

Le couple se décida donc à rejoindre ses amis dans la cour.

Il y arriva sans rencontrer personne.

La mère Ponisse avait sans doute accompagné le docteur auprès du malade qui réclamait ses soins, car elle ne montra point sa vilaine face dans le corridor où elle se tenait d'habitude.

Au moment où Valnoir et son ami ouvraient la grille, Taupier venait d'apprendre le retour de Régine et de Roger de Saint-Senier.

Cette terrible nouvelle avait jeté le désarroi dans ses idées et tous ses plans se trouvaient bouleversés du même coup.

Aussi ne songeait-il plus à autre chose qu'à rentrer chez lui le plus tôt possible pour combiner les moyens de parer aux événements qui menaçaient l'association.

La rentrée du couple Valnoir lui fournit un excellent prétexte pour prendre congé du commandant, dont la conversation l'intéressait fort peu, depuis qu'il en avait tiré tout ce qu'il voulait savoir.

Dès que Rose fut à portée, il s'approcha d'elle pour lui dire à l'oreille :

-- Je viens d'en apprendre une belle !

-- Et moi je suis sur une piste qui nous conduira loin, répondit tout bas la dame.

Ce n'était pas le lieu d'échanger le résultat de leurs investigations et tous deux s'entendirent d'un coup d'œil pour abréger la séance.

Podensac déploya en vain toutes ses grâces pour retenir sa jolie visiteuse ; il dut se contenter de la permission, gracieusement accordée du reste, de venir, quand il serait guéri, la remercier en personne dans son appartement de la place de la Madeleine.

Il reconduisit jusqu'à la grille ses obligeants amis, et on se sépara après force compliments.

Un détail frappa madame de Charmière au départ.

La grande porte d'entrée de la villa était ouverte et personne ne la gardait, ce qui semblait indiquer un certain désordre dans le service.

Il fallait, en effet, qu'un accident imprévu eût dérangé la surveillance habituelle, car cette maison de santé était ordinairement gardée comme une prison et on n'en sortait pas plus qu'on y entrait, sans se soumettre à l'inspection préalable de l'ex-cantinière.

Mais la vigilante mère Ponisse avait pour le moment d'autres soucis que de monter sa faction derrière le portail.

La nouvelle qu'elle était venue apprendre à son maître au beau milieu de son entretien avec madame de Charmière, avait une gravité qui expliquait assez son absence.

Le numéro 8, qui allait tourner de l'œil, comme elle le disait dans son langage plus expressif qu'élégant, le numéro 8 n'était autre que la malheureuse comtesse de Muire.

Molinchard avait compris sur-le-champ de quelle malade il s'agissait, et, moitié par empressement à la secourir, moitié pour se débarrasser de l'insistance de Rose, il s'était précipité hors de son cabinet, sans s'inquiéter davantage des visiteurs.

Mon secrétaire est fermé à clef, et Valnoir n'est pas homme à forcer les tiroirs, pensait-il en montant l'escalier.

La virago le suivait en soufflant comme un phoque.

-- Qu'est-ce qu'elle a ? lui demanda brièvement le docteur.

-- Une attaque ! Elle étouffe et elle se raidit, et puis ses yeux tournent et elle appelle... l'autre... la petite.

En faisant d'énormes enjambées, Molinchard ne mit pas plus d'une minute à arriver à l'étage supérieur de la maison.

Il ouvrit précipitamment une porte sur laquelle était inscrit le numéro 8, qui servait à désigner la pauvre femme à laquelle cette chambre servait de prison.

Dans un lit de fer, garni de rideaux de calicot, comme les lits d'hôpital, était étendue madame de Muire.

Sa figure avait la blancheur de la cire et son corps amaigri se dessinait en relief sous l'étroite couverture.

Molinchard ne fit qu'un bond de la porte à la couchette et saisit le poignet de la malade pour lui tâter le pouls.

En même temps, il scrutait de l'œil ce visage où l'agonie avait marqué son empreinte.

Il perçut encore quelques pulsations lentes, puis il sentit que la circulation s'arrêtait complètement.

Alors le regard devint vitreux, la bouche s'ouvrit convulsivement pour prononcer un nom, le nom de Renée.

Mais la voix s'éteignit dans la gorge de la mourante.

Molinchard lâcha le bras qui retomba inerte sur le lit.

-- Elle est morte, murmura-t-il au moment où la mère Ponisse entrait.

Son obésité l'avait fort retardée dans l'escalier et elle eut quelque peine à articuler d'une voix essoufflée cette question cynique :

-- Eh bien ! où en est-elle, la vieille ?

-- C'est fini. Taisez-vous, dit le docteur.

-- Ma foi, c'est pas dommage, grommela l'horrible mégère ; elle me donnait plus de mal à elle toute seule que toutes les autres.

Molinchard ne répondit pas à cette abominable oraison funèbre.

Il était occupé à passer un petit miroir devant les lèvres de la morte, et il constata qu'aucun souffle n'était venu ternir la glace.

Après cette opération, il se laissa tomber sur une chaise d'un air consterné.

L'ex-cantinière n'était pas accoutumée à le voir montrer tant d'émotion en présence de la mort et crut bien faire de lui rappeler les nécessités de la situation.

-- Je vas aller prévenir le médecin des morts, pas vrai ? demanda-t-elle, du ton dont elle aurait proposé de servir le dîner.

Le docteur tressaillit comme un homme qu'on réveille en sursaut.

-- Je vous le défends, dit-il d'un ton sec.

-- Bah ! quoi donc que vous voulez en faire, de c'te pauvre créature ? C'est vrai que c'était pas une payante, mais tout de même, elle a droit à la dernière classe des pompes funèbres.

» C'est pas ici un hospice et vous n'allez pas la disséquer.

-- Assez ! cria Molinchard, que cet odieux bavardage semblait exaspérer. J'irai moi-même à la mairie.

-- C'est bon ! c'est bon ! J'y tiens pas tant que ça à courir à Montmartre.

-- Descendez, et allez dire à ces messieurs et à cette dame que je suis auprès d'un malade, et que je les prie de m'excuser.

-- J'y vas, répondit la vieille d'un ton courroucé.

-- Et pas un mot de ce qui vient de se passer, ajouta vivement le docteur.

-- C'est pas la peine de me recommander ça, grommela la père Ponisse, je connais la consigne.

Elle sortit en fermant la porte sans aucune des précautions usitées dans les chambres mortuaires.

Molinchard, resté seul, retomba dans ses réflexions qui n'étaient pas gaies.

Ce n'était pas que sa sensibilité fût très développée.

L'exercice de sa profession l'avait blasé depuis longtemps sur la mort et ses lugubres accessoires.

Ce n'était pas non plus qu'il portât un bien vif intérêt à la pauvre victime des infâmes machinations de son ami Frapillon.

Mais cette mort était un événement qu'il n'avait pas prévu et qui pouvait avoir les plus graves conséquences.

D'abord, elle le mettait dans la nécessité de laisser constater officiellement la présence de madame de Muire dans sa maison.

On peut séquestrer une vivante ; on ne cache pas une morte.

La déclaration du décès devait amener forcément la visite du médecin du quartier, et Molinchard avait toutes sortes de raisons pour se défier de ses confrères qui, pour la plupart, ne le tenaient pas en haute estime.

Mais il était encore moins préoccupé de ces conséquences administratives que de l'effet qu'allait produire la terrible nouvelle sur son autre prisonnière.

Il pouvait bien cacher pour un temps à la malheureuse Renée que sa tante était morte ; mais un jour viendrait où la dissimulation ne serait plus.

Avec le projet ridicule que Molinchard nourrissait de plaire à la jeune fille, cet événement devenait un embarras de plus.

Comment espérer que ses rêves se réaliseraient, quand le souvenir de la malheureuse comtesse pouvait se dresser entre lui et Renée ?

Et, d'un autre côté, comment apprendre à mademoiselle de Saint-Senier qu'elle venait de perdre sa seconde mère, et qu'il ne lui serait pas même permis de lui donner un dernier baiser.

Le misérable docteur se livrait à ces tristes réflexions à côté du cadavre immobile et glacé de madame de Muire.

Il était assis au pied du lit, et ses yeux rencontrèrent ceux de la morte.

Quoique peu impressionnable de sa nature, Molinchard se figura que sa victime le regardait, et il éprouva un vague besoin de se soustraire à ce regard froid qui semblait lui reprocher ses infamies.

Il se leva et se mit à se promener dans la chambre.

Mais le mouvement ne chassa pas les impressions qui le tourmentaient.

-- Après tout, murmura-t-il en pensant à la pauvre captive, la voilà maintenant seule au monde. Qui sait si elle ne m'accepterait pas pour la protéger ?

» Décidément je vais tout lui dire.

Et sur cette résolution, il sortit en ayant soin de fermer la porte à double tour et d'emporter la clef.

Chapitre XIII

Depuis qu'une fatale imprudence l'avait jetée dans les griffes de l'odieux Frapillon, Renée de Saint-Senier avait subi bien des tortures.

À cette première journée de captivité, où sa tante lui avait été violemment arrachée, avaient succédé de longues heures de désespoir.

Quand elle s'était réveillée du sommeil léthargique où l'avait plongée le narcotique versé par son persécuteur, sa première pensée avait été pour les affections qu'elle laissait derrière elle.

Qu'étaient devenus les êtres chers pour lesquels, depuis tant de mois, elle luttait contre toutes les privations et tous les dangers.

Roger était enfermé dans les prisons prussiennes.

Et sa seconde mère, celle dont le courage et l'appui l'avaient aidée à supporter tant de douleurs, venait de disparaître, victime à son tour de cette fatalité qui semblait poursuivre tous ceux qui portaient le nom de Saint-Senier.

Vainement elle avait parcouru tous les recoins de l'appartement où on l'avait reléguée, ouvert tous les meubles, examiné tous les tiroirs ; elle n'avait pas découvert le moindre vestige indicateur.

Madame de Muire était devenue invisible tout à coup, sans laisser aucune trace de sa présence ni de son passage.

Fatiguée de chercher, Renée avait voulu se rendre compte du genre d'existence auquel ses bourreaux la condamnaient.

Frapillon, à son grand étonnement, n'avait pas reparu.

La résolution dont elle s'était cuirassée contre les odieuses tentatives qu'elle prévoyait n'avait pas été mise à l'épreuve.

Et, pendant les premiers temps, ce ne fut pas la moindre de ses terreurs que cette solitude silencieuse qui avait suivi sa courte entrevue avec le prétendu médecin.

Son énergie s'usait peu à peu, faute de trouver l'occasion de se dépenser, dans une lutte avec un ennemi insaisissable.

Elle en était venue promptement à souhaiter de se retrouver en face de son perfide adversaire, plutôt que de s'épuiser ainsi dans les tourments de l'incertitude.

À peine avait-elle entrevu deux ou trois fois la repoussante maritorne chargée de vaquer aux soins du ménage et ces rares apparitions ne lui avaient apporté aucun éclaircissement sur sa situation.

Elle avait eu beau surmonter son dégoût pour adresser la parole à cette femme, elle n'en avait tiré que des propos grossiers, et des réponses évasives.

Presque toujours, d'ailleurs, la mère Ponisse trouvait moyen de faire le service de table pendant que Renée dormait, et plusieurs jours s'écoulaient quelquefois sans que la pauvre captive vît paraître cette geôlière subalterne.

Elle avait fini par ne plus s'occuper de la présence ou de l'absence de cette servante ignoble, et par la considérer comme une sorte d'automate insensible et inflexible.

Sa vie se passait donc à peu près comme si elle eût été enfermée dans le château de la Belle au Bois Dormant.

Ses journées s'écoulaient, longues et monotones et se doublaient de nuits sans sommeil.

Elle restait des heures entière affaissée dans un fauteuil, la tête renversée en arrière, les yeux fermés et les mains jointes.

Son âme, engourdie par la torpeur du désespoir, perdait par moments jusqu'à la faculté de penser.

Quand elle se réveillait de cette somnolence, elle cherchait à secouer l'accablement qui pesait sur elle comme une chape de plomb, et à reprendre un peu de l'énergie qui l'abandonnait.

Sa seule distraction alors consistait à errer dans le triste jardin qui s'étendait devant sa prison.

Elle avait eu le temps de scruter jusqu'aux moindres détails de ce préau désolé.

Elle avait compté les pierres de la muraille, éprouvé la solidité de la porte basse par laquelle Frapillon avait disparu, mesuré de l'œil la hauteur des clôtures qui la séparaient de la liberté.

Toujours elle s'était heurtée à l'impossibilité de fuir, impossibilité complète et absolue.

Pour une faible jeune fille, cette maison de santé d'innocente apparence était une bastille mieux fermée que les plus obscurs cachots.

Elle ne songeait même pas à tenter une évasion impraticable, et elle en était venue à s'intéresser aux maigres plantes qui végétaient entre ces grands murs.

Un rosier qui se mourait, faute de soins et de soleil, était devenu son favori.

Elle le soignait avec cette passion que la captivité fait naître au cœur de tous les prisonniers ; elle savait le compte de ses pauvres branches à moitié desséchées et débarrassait sa tige du givre que le froid y suspendait chaque nuit.

Ce furent là les occupations et les tristes joies de ses premiers jours de captivité.

Le temps, qui s'était maintenu constamment sec et clair, avait toujours favorisé sa promenade quotidienne.

Vinrent ensuite des jours de neige et de pluie qui la condamnèrent à la triste réclusion de l'appartement.

Un matin qu'elle rêvait tristement, assise dans le salon devant un maigre feu, un léger bruit lui fit tourner la tête.

Elle se retourna vivement et vit debout derrière son fauteuil le docteur Molinchard.

Il venait s'informer de sa santé sur le ton le plus affectueux et savoir, disait-il, si elle ne manquait de rien.

Cette première entrevue fut très orageuse, et Renée ne se fit pas faute des récriminations les plus amères. Mais elle ne réussit pas à faire sortir cet homme de la réserve doucereuse dont il s'enveloppait avec intention. Reproches, prières, rien n'y fit.

Molinchard affecta constamment de se conduire comme s'il avait affaire à un enfant déraisonnable qu'on veut ramener par des ménagements infinis.

La jeune fille, exaspérée, coupa court à l'entretien en s'enfuyant dans le jardin.

Le perfide docteur lui fit grâce de sa présence pour le reste de la journée, mais il revint le lendemain, il revint le surlendemain, il revint tous les jours.

À la troisième visite, mademoiselle de Saint-Senier comprit. On la tenait pour folle et on la traitait en conséquence.

Ce fut le moment le plus cruel de sa captivité.

À la suite de cette découverte, elle passa plusieurs nuits sans pouvoir fermer l'œil et l'insomnie prolongée finit par la jeter dans un état de surexcitation nerveuse extraordinaire.

Elle en vint à se demander si elle ne se trompait pas elle-même sur son état et si, au milieu de tous ces événements funestes, elle n'avait pas perdu la raison.

Il lui semblait par moments qu'elle était le jouet d'un rêve ou d'une hallucination et que la vie réelle avait cessé le soir où elle avait quitté le chalet.

Elle n'osait plus se regarder dans une glace de peur d'y voir ses traits amaigris et ses yeux où brillait le feu de la fièvre.

Heureusement, cette crise suprême fut courte.

Après quelques jours de luttes intérieures et d'angoisses terribles, Renée redevint maîtresse d'elle-même.

Son esprit sain et droit reprit le dessus ; ses nerfs se calmèrent, elle réfléchit froidement, rapprocha les circonstances de son enlèvement des allures singulières du médecin qui lui servait de geôlier, et arriva à cette conclusion qu'elle se trouvait enlacée dans une trame redoutable dont le but final lui échappait encore.

Ses ennemis devaient être les mêmes qui avaient enlevé la pauvre Régine et fait disparaître Landreau.

Quant à madame de Muire, Renée ne doutait pas, malgré les réponses évasives du docteur, qu'elle ne gémît dans quelque cellule de cet horrible lieu.

Sans s'épuiser davantage en conjectures, la courageuse jeune fille concentra toutes ses facultés sur la découverte d'un moyen d'évasion.

Fuir sans aide, et par les procédés ordinaires d'escalade ou d'effraction, était pour elle chose absolument impossible.

Elle ne pouvait compter que sur un secours venant du dehors ou des autres parties de la maison.

C'est alors qu'elle se décida à lancer à tout hasard des messages pareils à celui que Taupier avait ramassé.

Elle avait eu beaucoup de peine à y parvenir.

D'abord, elle ne possédait ni encre, ni papier, ni plume, et elle avait été obligée de suppléer à tous ces objets indispensables avec un peu de charbon et une enveloppe dans laquelle la Ponisse avait enveloppé du beurre.

Ensuite, les murailles qui entouraient son jardin étaient très hautes, et la force lui manqua plus d'une fois pour jeter sa pierre par-dessus cet obstacle.

Elle y avait réussi néanmoins et elle avait tout lieu de croire que ses lettres ne s'étaient pas perdues, car elle entendait assez souvent un bruit de voix au delà du mur, et, puisque la cour voisine était occupée, il y avait de grandes chances pour qu'un projectile de ce genre eût été ramassé.

Cependant, elle n'en avait jamais eu de nouvelles.

Le docteur lui-même, quoique Podensac lui eût remis deux ou trois de ces billets, le docteur n'en avait pas dit un mot à sa prisonnière.

D'où elle concluait bien à tort qu'il n'en savait rien.

Quant à appeler ou à crier, elle avait eu la sagesse de n'y pas songer. Ses paroles n'auraient pas pu être entendues distinctement et ses cris n'auraient servi qu'à provoquer un redoublement de surveillance de son geôlier.

Renée ne se découragea point de l'insuccès de ses premières tentatives.

Le jour de la visite de Valnoir, elle avait recommencé, et, pendant que de l'autre côté de la muraille s'agitaient ceux que l'arrivée de cet étrange message avait diversement émus, elle se promenait en rêvant aux suites de ce nouvel essai.

Quand elle rentra au salon, elle y trouva Molinchard.

La rencontre du docteur ne lui causa aucune surprise.

Elle était accoutumée à ces apparitions brusques dont elle s'effrayait beaucoup dans les premiers temps.

Tantôt Molinchard se montrait dans le salon au moment où elle se chauffait devant la cheminée, tantôt il arrivait du perron qui conduisait au jardin, pendant qu'elle marchait dans les allées.

La jeune fille savait qu'il ne pouvait s'introduire que par la porte de communication qui s'ouvrait dans la salle à manger, mais elle ne l'avait jamais vu entrer.

Les sorties s'opéraient tout aussi habilement, et il s'entendait très bien à profiter du moment où elle tournait le dos pour disparaître.

Peu importaient, du reste, à mademoiselle de Saint-Senier les manœuvres de son geôlier.

Elle n'avait rien à attendre de lui et ne visait qu'à se débarrasser le plus vite possible de son odieuse présence.

Ce jour-là surtout elle avait hâte d'être seule.

Un secret pressentiment lui disait que son message était tombé entre des mains qui ne le négligeraient pas ; et il lui semblait qu'un changement allait se produire dans sa destinée et qu'elle était à la veille d'être libre.

Aussi se trouvait-elle moins disposée que jamais à écouter les fades discours de Molinchard.

Elle le reçut avec un redoublement de froideur qui ne parut pas le déconcerter du tout.

Il semblait moins gauche et plus animé que de coutume. Renée crut même remarquer que ses gros yeux, ordinairement fort ternes, brillaient d'un éclat singulier.

-- Comment vous trouvez-vous aujourd'hui, mademoiselle ? demanda-t-il avec un léger tremblement dans la voix.

-- Fort bien monsieur, dit mademoiselle de Saint-Senier en souriant amèrement. Je suis entourée ici de tant de soins que j'aurais bien mauvaise grâce à me plaindre.

-- Si je pouvais croire qu'en ce moment vous ne vous moquez pas de moi, je serais bien heureux, balbutia le docteur.

Renée ne prit pas la peine de lui répondre.

Elle le foudroya d'un regard dédaigneux et alla s'asseoir près du feu, sans s'occuper davantage de son piteux interlocuteur.

C'était presque toujours le procédé qu'elle employait pour mettre fin à ses entretiens, et Molinchard ne s'entêtait pas à les poursuivre.

Il débitait pour la forme quelques banalités et battait en retraite, après une ou deux minutes.

Cette fois, les choses se passèrent autrement.

Il s'empara d'une chaise qu'il porta au coin de la cheminée et s'assit de manière à faire face à la jeune fille.

Il mit dans cette simple action de prendre un siège un air décidé comme celui d'un joueur qui va tenter son va-tout.

Renée fit pivoter doucement son fauteuil de façon à se placer de trois quarts.

Ce soir-là, la figure du docteur lui faisait horreur.

Mais cette pantomime expressive fut en pure perte, car l'obstiné personnage rapprocha un peu sa chaise et prit la parole.

-- Mademoiselle, dit-il avec un peu plus d'assurance, j'ai à vous parler aujourd'hui de choses sérieuses.

Elle haussa légèrement les épaules et murmura sans le regarder :

-- À quoi bon ! Ne suis-je pas folle ?

-- Je n'ai jamais dit cela, reprit Molinchard avec une vivacité remarquable.

-- Alors, pourquoi suis-je ici ? demanda sèchement la jeune fille.

-- Mais il me semble que vous y êtes venue de votre plein gré, et que c'est sur votre demande que mon ami vous a fait quitter le chalet.

-- Ah ! c'est trop d'impudence ! s'écria Renée. Vous pouvez continuer ainsi, monsieur, je ne répondrai plus un seul mot.

Le docteur, qui était entré avec des intentions éminemment conciliatrices, se voyait rejeté bien loin du premier coup et il maudissait sa maladresse.

-- Mon Dieu, mademoiselle, dit-il timidement, vous vous méprenez sur mes intentions et, si vous voulez me permettre de continuer, vous allez vous convaincre que je ne suis pour rien dans tous les ennuis que vous avez éprouvés ici.

Il n'obtint aucune réponse.

Évidemment, pour obliger Renée à parler, il fallait lui donner des gages de franchise. Il reprit donc : -- Je n'ai plus aucune raison pour vous cacher que mon ami, en vous amenant ici, m'avait affirmé que vous souffriez d'une maladie cruelle qui nécessitait de grands soins et une réclusion absolue.

-- On ne peut pas me dire plus poliment que j'ai perdu la raison, dit la jeune fille avec ironie.

-- J'ai dû étudier scrupuleusement votre état, continua Molinchard, sans relever cette interruption railleuse, et je vous avouerai que, dans les premiers temps de votre séjour ici, je conservais des doutes.

-- Vraiment ! rien que des doutes !

-- Mais aujourd'hui ma conviction est faite, et je suis heureux de reconnaître que mon ami s'était trompé.

Renée fit un mouvement sur son siège et regarda le docteur en face.

-- Ah ! dit-elle, vous voulez bien convenir que je ne suis pas folle.

-- Non seulement j'en conviens, mais j'en suis tout prêt à en rendre publiquement témoignage.

-- Alors, vous allez m'ouvrir à l'instant les portes de cette maison, s'écria mademoiselle de Saint-Senier en se levant.

-- Je le voudrais, hélas ! soupira le docteur d'un air contrit, et je le ferai certainement avant peu, mais je vous supplie d'écouter d'abord ce que j'ai à vous apprendre.

-- J'écoute, dit sèchement Renée.

-- Il s'est passé, depuis que vous êtes entrée ici, des événements bien graves et bien tristes.

La jeune fille eut un geste d'impatience.

-- Vous avez dû être étonnée de ne pas voir reparaître mon ami... celui auquel je dois le plaisir... le bonheur...

-- Dites celui qui m'a lâchement trompée, ce sera plus court et plus vrai.

» S'il n'est pas revenu, c'est qu'il se savait remplacé dignement ici.

-- Vous êtes bien cruelle, mademoiselle, mais je comprends et j'excuse votre colère.

» Mon malheureux ami n'est pas revenu parce qu'il est mort.

-- Ah ! dit Renée avec indifférence.

-- Oui, mort assassiné ; on a relevé son cadavre devant la porte du chalet que vous habitiez...

-- Et dont il m'avait volé les clefs pour s'y introduire la nuit comme un malfaiteur. Que puis-je faire à cela ? demanda-t-elle avec hauteur.

-- Savez-vous qui on accuse de ce meurtre ? reprit Molinchard.

-- Non, mais peu importe.

-- On accuse, proclama le docteur d'un air important, les personnes qui habitaient le chalet et qui ont disparu, la nuit où le crime a été commis.

-- C'est infâme ! s'écria Renée, et j'aime à penser que vous serez le premier à attester que c'est faux.

-- Sans doute, mais je ne sais si on voudra me croire ; il y a tant de mystère sur cette affaire. On dit aussi qu'un homme était caché dans le pavillon et...

-- Et cet homme, que lui est-il arrivé ? demanda la jeune fille qui était devenue très pâle.

-- Cet homme a disparu, mais la justice le recherche activement... comme elle vous recherche vous-même, mademoiselle.

Renée paraissait être sous le coup d'une émotion profonde.

Ce fut après un silence assez long qu'elle dit au docteur d'un ton plus calme :

-- Monsieur, je ne sais que penser de ce que vous venez de m'apprendre, mais puisque vous voulez bien reconnaître que je jouis de ma raison, j'ai une demande à vous adresser.

-- Parlez, mademoiselle, dit le docteur avec empressement.

-- Je vous prie de me conduire près de ma tante, madame de Muire, qu'on a séparée de moi par des motifs que je n'ai pas recherchés.

» Ces motifs, sans doute, n'existent plus et je vous prie de me rendre la seule parente que je puisse consulter dans la situation où je me trouve.

» Si vous faites cela... je vous serais reconnaissante.

Renée ne prononça pas ces derniers mots sans efforts. Mais elle croyait que son geôlier était animé d'intentions bienveillantes et elle se résignait à l'attendrir.

Molinchard, au lieu de lui répondre, affectait un air triste et hypocrite.

-- Eh bien, monsieur ? demanda la jeune fille.

-- J'ai un grand malheur à vous annoncer, murmura le docteur d'un ton funèbre.

-- Un malheur ! Que voulez-vous dire ?

-- Madame de Muire... vient de... de succomber à ses longues souffrances, et...

-- Morte ! cria Renée, en se laissant tomber dans un fauteuil, morte ! Ah ! mon Dieu !

Elle cacha son visage dans ses mains et se mit à fondre en larmes.

-- Que voulez-vous, mademoiselle ! disait Molinchard de ce ton de consolation banale qui exaspère les douleurs vraies, son mal était de ceux contre lesquels la science est impuissante. Je lui ai prodigué tous mes soins et je vous jure que je l'aurais sauvée, si elle avait pu l'être.

-- Seule ! je suis seule au monde !

Ces mots éclatèrent à travers les sanglots de Renée. Le perfide docteur avait compté sur cette explosion de douleur, et il crut le moment venu d'offrir à sa victime un adoucissement et une espérance.

-- Non, vous n'êtes pas seule au monde, s'écria-t-il avec une chaleur qui ne fit que le rendre plus ridicule encore, non, car il y a quelqu'un qui veillera sur vous, qui vous protègera et qui... et qui vous aime.

Renée leva sur lui des yeux pleins de larmes.

-- Oui, je vous aime, mademoiselle, dit Molinchard en cherchant à lui prendre la main.

-- Misérable ! dit mademoiselle de Saint-Senier qui se leva pâle de colère.

Renée avait mis dans ce mot une telle expression de colère, que le docteur se recula tout effrayé.

-- Qu'osez-vous dire ? reprit-elle en le foudroyant du regard.

Molinchard se sentait d'autant plus désarçonné qu'il n'avait aucune habitude des situations de ce genre et que cette déclaration si mal accueillie était peut-être la première qu'il eût risquée dans toute son existence.

-- Mais, mademoiselle, balbutiait-il, je n'ai pas eu l'intention de vous offenser.

-- Votre présence ici est à elle seule un outrage, et je vous prie de sortir sur-le-champ.

Ces paroles méprisantes firent rentrer l'amoureux en lui-même, mais elles irritèrent le démocrate.

Le naturel envieux et rancunier reprit le dessus chez ce parvenu de l'art médical, et il oublia la passion que la noble jeune fille lui avait inspirée pour se souvenir qu'elle était à sa discrétion.

-- Sortir ! répéta Molinchard avec un mauvais sourire ; je n'en ai pas la moindre envie.

» Je suis ici chez moi et j'y reste.

-- Voilà donc le secret de vos perfidies ! s'écria mademoiselle de Saint-Senier exaspérée.

» Je devais m'y attendre ; je me reproche amèrement d'avoir consenti à vous répondre.

» Maintenant, vous pouvez me tuer, comme vous avez tué ma tante ; mais, moi vivante, vous ne m'approcherez pas.

Et, avant que le docteur eût le temps de faire un mouvement, elle bondit jusqu'à la porte vitrée, l'ouvrit et se précipita dans le jardin.

Molinchard avait complètement perdu la tête et courut après elle, sans réfléchir qu'en plein air il allait perdre une partie de ses avantages.

-- Au secours ! à moi ! cria Renée d'une voix dont la terreur doublait la portée.

-- C'est inutile, la belle ! on n'écoute pas les folles, dit le misérable en grinçant des dents.

La jeune fille sentait qu'il disait vrai et se sentait défaillir.

Elle s'était réfugiée dans un angle du préau et s'appuyait, pour ne pas tomber, au mur qui la séparait de la grande cour où Podensac était resté à fumer sa pipe après le départ des visiteurs.

Molinchard s'avançait vers la prisonnière du pas d'un tigre qui va sauter sur sa proie.

Il avait les yeux hagards et le visage enflammé. Ses mains crochues tremblaient de rage, et sa bouche contractée murmurait des blasphèmes.

De ridicule il était devenu hideux.

-- Voulez-vous rentrer ? dit-il avec un cri rauque et sourd qui ressemblait au grognement d'une bête féroce.

-- Au secours ! à l'assassin ! cria encore une fois mademoiselle de Saint-Senier.

-- Ah ! je saurai bien te faire taire, hurla Molinchard en se jetant sur elle.

Au moment où il allait la saisir, une voix claire et vibrante s'éleva de l'autre côté de la muraille.

-- Résistez ! nous venons à vous ! criait-on.

-- Brute de commandant, grommela le misérable qui croyait avoir reconnu l'organe de Podensac, je te défie d'arriver jusqu'ici, mais tu me le paieras.

Le docteur avait bien des raisons pour se moquer de l'intervention du secourable chef des Enfants-Perdus.

Il comptait sur la mère Ponisse pour l'arrêter en route, et, en supposant que Podensac trouvât le chemin de ce corps de logis séparé, il comptait sur la bonne porte de chêne qui en défendait l'entrée ; il comptait enfin sur ses mensonges habituels pour expliquer plus tard, par la folie de la recluse, cette scène de violence.

Renée, elle, avait repris un peu d'espoir.

On l'avait entendue et on lui répondait. C'était de quoi doubler son courage.

Et puis, le son de la voix qui venait de vibrer avait éveillé dans son cœur un souvenir.

-- À moi ! à moi ! sauvez-moi ! sauvez Renée de Saint-Senier.

Deux cris répondirent à ce cri suprême. Mais la jeune fille n'eut pas le temps de les entendre, car les griffes de l'infâme Molinchard s'abattirent sur elle.

Saisie par son bourreau qui, d'une main de fer, contenait ses deux poignets, pendant que de l'autre il cherchait à lui fermer la bouche, la malheureuse Renée n'eut plus d'autre ressource que de se laisser tomber et de se faire traîner sur la terre glacée.

La force d'inertie qu'elle opposait ne pouvait pas résister longtemps aux bras robustes qui l'attiraient vers le salon.

L'affreux docteur avait achevé de perdre le peu de sang-froid que lui avait laissé l'aveugle rage qui le transportait.

Ce n'était plus à sa passion qu'il obéissait en violentant ainsi la jeune fille, c'était à une folie furieuse, que la peur d'être surpris aiguillonnait encore.

Il écumait, il voyait rouge, et ce fut un miracle qu'il n'étranglât pas sa victime sur place.

Peut-être n'osa-t-il point, peut-être sa nature lymphatique et lâche domina-t-elle les transports qui le poussaient à commettre un crime.

Sans doute aussi, le grand jour l'effrayait, et, comme les carnassiers nocturnes, il lui fallait d'abord traîner sa proie dans sa caverne.

Il y parvint après dix minutes d'efforts.

La porte du salon était restée ouverte.

Renée tenta vainement de s'y accrocher, par un dernier effort.

Les mains crispées de Molinchard lui arrachèrent ce point d'appui, et la jetèrent pantelante et brisée sur le tapis.

Le monstre poussa un hurlement de joie et se précipita pour fermer à clef la seule issue par laquelle pouvaient s'échapper les cris de la jeune fille.

Il revenait à elle, enhardi par l'impunité, quand un bruit sourd attira son attention, et vint troubler la joie de son odieux triomphe.

C'était comme un roulement de pas précipités, mêlé au murmure confus de voix irritées.

Molinchard s'arrêta pour écouter.

Sa victime était étendue à ses pieds, et semblait évanouie.

Le bruit s'accentua ; il venait de l'intérieur du bâtiment contigu à la prison de Renée.

Molinchard courut vers la salle à manger.

C'était la pièce qui confinait au corridor de communication.

Là, il entendit très distinctement parler de l'autre côté de la solide porte de chêne qui défendait l'accès du corps de logis séparé.

-- C'est ici ! disait un organe masculin, qu'il crut reconnaître pour appartenir à Podensac.

-- Je vous dis qu'il n'y a personne, répondit une voix enrouée.

Celle-là, il n'y avait pas à s'y tromper, c'était celle de la mère Ponisse.

La scène qui se passait dans le couloir s'expliquait déjà clairement, et le docteur comprenait très bien que son cerbère femelle cherchait à modérer le zèle généreux du commandant.

-- Bah ! elle trouvera bien moyen de me débarrasser de ce soudard de malheur, dit-il entre ses dents.

Des coups de poing frappés contre le bois coupèrent court à ses réflexions consolantes.

-- Ouvrez ! sacrebleu ! ouvrez ! je sais que vous êtes là et je veux entrer, criait la basse profonde du chef des Enfants-Perdus.

-- Oui, tâche d'ouvrir ; la serrure est solide, murmura Molinchard, bien décidé à faire le mort.

-- Décidément, vous ne voulez pas ? reprit Podensac.

Et, comme personne ne lui répondit, il ajouta en prenant son ton de commandement :

-- Allez, mon brave !

-- A pas peur ! ça me connaît, riposta une grosse voix que le docteur n'avait jamais entendue.

Pendant qu'il cherchait à deviner quel pouvait être cet auxiliaire imprévu, un craquement violent le fit tressaillir de surprise et de peur.

La vieille porte, ébranlée sur ses gonds, s'était courbée sous un puissant effort extérieur, et la secousse avait soulevé un nuage de poussière.

-- Que le tonnerre m'écrase ! ils vont l'enfoncer, murmura le misérable.

Il fit un pas en avant pour voir de plus près l'effet de la tentative, et il fut presque rassuré.

Les ais résistaient, et le pêne était encore intact dans sa gâche.

-- Hardi ! mon brave ! redoublez-moi ça, cria le commandant.

Une nouvelle poussée fit plier l'énorme battant, et Molinchard bondit en arrière comme s'il avait craint de le voir tomber sur lui.

-- Ah ! malheur ! ils vont tout démolir ; j'vas chercher le commissaire.

-- Ne bougez pas, la vieille, ou je vous tords le cou.

Ce dialogue, dont il ne perdait pas une syllabe, mit le comble à la terreur du bourreau de mademoiselle de Saint-Senier.

-- Renée ! nous sommes là ! nous venons à votre secours ! dit une voix qui ne s'était pas encore élevée.

-- Ils la connaissent ! je suis perdu ! murmura le docteur en se retournant pour fuir.

Sa victime était debout derrière lui, pâle, échevelée, mais droite et les yeux étincelants.

Molinchard recula comme s'il avait vu un spectre ; et la lâcheté l'emporta dans cette âme de boue.

-- Mademoiselle, balbutia-t-il, je ne sais ce qui se passe... mais je ne suis pas coupable... c'était... pour vous sauver... à cause de... de ce crime du chalet.

Le misérable avait complètement perdu la tête.

-- Vous me pardonnez, n'est-ce pas ? reprit-il d'une voix lamentable... Vous ne m'accuserez pas... vous direz que... je voulais...

-- Je dirai que vous vouliez m'assassiner comme vous avez assassiné ma tante, dit la jeune fille en le foudroyant du regard.

Molinchard poussa une exclamation rauque.

La serrure venait de se soulever sous un choc plus violent. Encore un effort et elle allait céder.

-- Eh bien ! tu n'auras pas menti, car tu vas mourir, vociféra l'horrible docteur en sautant à la gorge de Renée pour l'étrangler.

-- Attention, vous autres ! cria la grosse voix de l'assaillant.

» V'là le coup de la fin ! aux derniers, les bons !

Un bruit sec suivit cette exclamation de triomphe.

L'énorme gâche dans laquelle s'enfonçait le pêne de la serrure venait de sauter en l'air, violemment arrachée du mur.

En même temps, la porte s'ouvrit toute grande et alla se coller contre la muraille en livrant passage à ceux qui venaient au secours de la jeune fille.

Cette brusque entrée aurait eu quelque chose de grotesque, si la situation eût été moins grave.

Le vigoureux personnage, dont le dernier coup d'épaule avait fait merveille, se trouva soudainement privé de point d'appui et alla, comme un boulet de canon, rouler sur Molinchard, qui, malheureusement pour lui, se trouvait dans l'axe de la porte.

L'affreux docteur, qui venait de se ruer sur Renée pour l'étrangler, eut à peine le temps de lui serrer le cou.

Atteint en plein corps par ce projectile humain, il fut jeté à terre avant d'avoir pu se reconnaître.

En même temps, mademoiselle de Saint-Senier tomba dans les bras qui s'ouvraient pour la recevoir, en murmurant ce nom : -- Roger !

Le lieutenant s'était précipité dans la salle aussitôt que l'entrée fut libre, et il arrivait juste à point pour soutenir la jeune fille prête à défaillir.

-- Renée ! s'écria-t-il, Renée ! Vous n'êtes pas blessée ?

Mais sa fiancée n'eut pas la force de répondre.

-- Portons-la dans ce salon, dit Podensac qui n'avait pas quitté l'officier d'une semelle dans ce siège improvisé de la bastille de Molinchard.

Roger pensa comme lui qu'il fallait, avant tout, laisser à Renée le temps de se remettre de ses terribles émotions, et les deux amis enlevèrent la jeune fille dans leurs bras pour la déposer dans le fauteuil où elle avait subi tout à l'heure l'outrage d'une odieuse déclaration d'amour.

Pendant qu'ils l'emportaient, le docteur se débattait sous la lourde masse de son vainqueur qui était tombé avec lui et sur lui.

Il poussait des gémissements inarticulés et s'agitait faiblement ; mais le poids d'un gros corps pesait sur sa poitrine efflanquée, et une voix rauque lui criait dans l'oreille ces mots peu rassurants : -- Ah ! gueux ! ah ! brigand ! je te tiens et je vas te faire passer le goût du pain.

-- Il ne faut pas le tuer, dit avec empressement le commandant, diable ! nous avons besoin de lui.

-- Antoine ! lâchez cet homme ! cria Roger.

Il fallait qu'il exerçât sur l'enfonceur de portes une autorité sérieuse, car celui-ci, qui n'était autre que maître Pilevert, obéit sur-le-champ.

Il se releva assez péniblement, gratifia Molinchard d'un coup de pied dans les os des jambes et lui dit sur le ton qu'on emploie pour parler aux chiens : -- Allons ! houst ! debout !

Mais le docteur ne bougea point.

-- Et la vieille ? demanda Podensac.

-- Ah ! mille trompettes, s'écria l'hercule en se retournant vivement, je crois qu'elle a filé.

Il donna un coup d'œil dans le corridor par l'ouverture de la porte restée béante, et acquit la certitude que l'esclave dévouée du docteur avait disparu.

-- Il n'y a pas à dire, grommela-t-il après cette inspection sommaire, la chouette s'est envolée.

-- Et je parierais qu'elle est allée chercher le commissaire de police, ajouta le commandant.

-- Je vas toujours empêcher celui-ci de faire de même, dit Pilevert, en désignant Molinchard et en se plaçant de manière à barrer l'unique issue de la salle.

Roger s'était agenouillé devant la jeune fille et, pour la faire revenir à elle, il lui frappait dans les mains et l'appelait par son nom.

Renée n'avait pas perdu connaissance, mais les commotions qu'elle venait de subir avaient fort ébranlé ses nerfs, et elle était plongée dans une sorte d'anéantissement moral et physique.

Ses yeux étaient pleins de larmes, mais ils n'avaient plus ni leur éclat, ni leur expression d'autrefois.

On aurait dit que l'intelligence s'était éteinte tout à coup sous ce front pâle.

La joie, succédant à la terreur et à la douleur aiguë, avait assez profondément bouleversé le frêle organisme de mademoiselle de Saint-Senier pour que tout fût à craindre.

-- Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? murmurait le lieutenant en se frappant la tête avec désespoir.

-- Ma foi ! mon officier, dit Podensac si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de partir avec cette belle enfant le plus tôt possible.

» Il y a là-dessous un tas de machinations que je ne comprends pas, mais je crois qu'ici la place est mauvaise pour vous.

-- Partir ! répéta Roger, mais comment ! Vous voyez que ma cousine est hors d'état de se soutenir.

-- Vous l'emmènerez en voiture, parbleu ! Mais d'abord débarrassons-nous de ce cher docteur. Il n'est pas nécessaire qu'il entende notre conversation, et je règlerai plus tard avec lui mon petit compte personnel.

Molinchard avait peut-être compris qu'il était question de lui, car il était déjà appuyé sur ses coudes et sur ses genoux, et il cherchait à reprendre une position plus normale.

-- Hé ! mon brave, cria le commandant à Pilevert, empoignez-moi cet homme et portez-le dans le jardin là-bas.

-- Ça me va, grogna l'hercule.

Et avant que le docteur eût réussi à se remettre sur ses pieds, il l'empoigna par le milieu du corps, et, le soulevant comme un sac de farine, il entra dans le salon avec son fardeau.

-- C'est un guet-apens ! je proteste contre cette violence, criait Molinchard en se débattant.

-- Oui ! oui, chante, mon vieux, ricana Pilevert.

-- Où faut-il le poser ? demanda-t-il à Podensac.

-- Là-dedans, répondit celui-ci en ouvrant la porte de la chambre où madame de Muire avait passé la première nuit de sa captivité.

» Au jardin, il pourrait crier et ameuter ses pensionnaires, tandis que dans ce coin-là il ne bougera pas.

-- Ça y est, cria l'hercule en jetant le docteur sur le lit, sans plus de cérémonie qu'un paquet.

Ce fut fait si lestement que la porte se trouva refermée à double tour avant que le docteur eût le temps de s'y opposer.

Il était bel et bien emprisonné, et sa résistance s'évapora en blasphèmes et en injures.

-- Voilà ce que j'appelle travailler proprement, dit le chef des Enfants-Perdus ; et maintenant, mon brave homme, faites-moi le plaisir de garder le corridor, pendant que nous allons organiser le départ.

Maître Antoine, plein de cette satisfaction que donne le devoir accompli, alla reprendre imperturbablement sa fonction.

-- Croyez-moi, mon officier, reprit Podensac, ne perdez pas de temps pour déguerpir.

» C'est votre bonne étoile qui vous a conduit ici pour voir un camarade blessé ; une demi-heure plus tôt vous y auriez rencontré Valnoir et sa princesse, sans compter le bossu Taupier, et tous ces gens-là m'ont l'air d'être venus rôder autour de la pauvre demoiselle que Molinchard séquestrait.

» Je ne crois pas qu'ils vous veuillent beaucoup de bien ni à elle non plus, et, par le temps qui court les journalistes de cette couleur-là ont le bras long.

» N'attendez pas qu'ils reviennent.

-- Vous avez raison, commandant, et je crains même que, hors d'ici, leur haine ne nous poursuive encore.

-- Bah ! vous avez barre sur eux, maintenant, et le plus pressé, c'est de partir. D'ailleurs, s'il vous faut plus tard un témoin pour déposer des coquineries de Molinchard, je n'ai pas besoin de vous dire que vous pouvez compter sur moi.

-- Merci, dit Roger en serrant cordialement la main de son nouvel ami. Vous m'aiderez, n'est-ce pas, à porter mademoiselle de Saint-Senier jusqu'au fiacre que Pilevert ira chercher.

-- Bien entendu ! dit Podensac.

» Allons, mon brave, ajouta-t-il en s'adressant à l'hercule, prenez vos jambes à votre cou, descendez jusqu'à la mairie et ramenez-nous une voiture au galop.

-- On y va, dit Antoine en faisant demi-tour.

Mais il n'avait pas fait trois pas dans le corridor qu'il s'arrêta.

-- Je crois que ce n'est pas la peine que j'aille à une place de fiacres, murmura-t-il ; en v'là un qui nous arrive.

-- Bon ! il ne manquait plus que ça ! s'écria Podensac en prêtant l'oreille.

Pilevert ne s'était pas trompé.

C'était bien le roulement d'une voiture qu'on entendait.

Le véhicule, qui avait grimpé jusqu'aux sommets escarpés de Montmartre, tournait en ce moment l'angle de la villa, et les roues grinçaient bruyamment sur la terre durcie.

-- Mais il me semble que c'est un heureux hasard, dit Roger ; en prenant ce fiacre qui arrive si à propos, nous gagnerons du temps.

-- J'ai peur que nous n'en perdions au contraire, murmura le commandant en secouant la tête.

» Une voiture sur le haut des buttes, voyez-vous, c'est un événement, et je ne serais pas surpris que celle-là ne nous amène la police que cette vieille taupe de Ponisse aura été chercher.

-- La police ? je ne la crains pas, s'écria Roger.

-- Il faut toujours la craindre quand il y a du Taupier sous jeu. Au reste, nous allons savoir à quoi nous en tenir, car le fiacre s'arrête.

Il y eut un moment de silence et d'anxiété.

Pilevert s'était replié sur le groupe formé par les deux hommes, debout auprès de Renée toujours immobile.

Des pas précipités résonnèrent dans le corridor.

Était-ce vraiment la police amenée par la vieille qui arrivait ainsi au secours du maître de la villa des Buttes ?

La chose semblait probable et il était trop tard pour se soustraire à cette intervention, quelque désagréable qu'elle fût pour les assistants.

Roger et Podensac se préparaient donc à faire bonne contenance et ils attendaient, les yeux fixés sur la porte.

Mais au moment où ils croyaient voir apparaître l'autorité, sous la forme d'un commissaire ou tout au moins d'un agent, les pas s'arrêtèrent.

Celui qui marchait dans le corridor n'était probablement pas très sûr de son chemin, car on l'entendait piétiner sur place, puis retourner en arrière, puis revenir sur ses pas.

-- C'est curieux, murmura le commandant, on dirait qu'il ne sait pas où il va ; il a donc perdu la mère Ponisse en route ?

-- Mieux vaut aller voir ce que c'est que d'avoir l'air de nous cacher, dit Saint-Senier en marchant vers la porte.

Au moment où il touchait presque, on y frappait du dehors, et une voix mâle demandait :

-- Peut-on entrer ?

-- Certainement, dit l'officier.

On poussa le battant qui, n'étant plus retenu par la serrure, tourna facilement sur ses gonds.

Un homme parut et deux cris partirent en même temps :

-- Mon lieutenant !

-- Landreau !

C'était bien le garde-chasse qui arrivait.

Le fidèle serviteur avait toujours sa tenue bizarre, moitié militaire et moitié forestière, mais il avait considérablement vieilli.

Ses cheveux et sa barbe étaient devenus tout blancs et sa figure amaigrie témoignait des angoisses et des privations par lesquelles il venait de passer.

Mais si le visage avait changé, le cœur était resté aussi chaud qu'autrefois, car en reconnaissant son maître, Landreau se livra à une véritable effusion de joie.

Inutile de dire que le lieutenant l'accueillit comme un ami et lui ouvrit les bras.

-- Vous ! c'est bien vous ! Enfin je vous revois, monsieur Roger, et bien portant encore ! disait le vieux garde en pleurant de bonheur. Ah ! la petite muette me l'avait bien fait comprendre que vous étiez guéri de votre maudite blessure.

-- Et toi, mon vieil ami, et toi ? te voilà donc enfin ! D'où viens-tu ?

Ces exclamations et ses questions s'étaient croisées avant que Landreau eût jeté un coup d'œil sur ceux qui entouraient son maître.

Podensac et Pilevert regardaient cette scène sans y rien comprendre ; le garde-chasse, qui ne les avait jamais vus, les prenait pour des indifférents et s'occupait fort peu d'eux.

Mais tout en échangeant avec Roger des phrases amicales, il avançait vers le salon et, en y entrant, ses yeux tombèrent sur Renée.

-- Mademoiselle ! s'écria-t-il en se jetant aux genoux de sa jeune maîtresse. Elle aussi ! mais le bon Dieu veut donc tout me rendre à la fois !

Il lui prit la main avec plus de tendresse que de respect, mais la jeune fille restait immobile et froide.

Elle le regardait et ne semblait pas le reconnaître.

-- Mademoiselle ! c'est moi ! c'est votre vieux Landreau. Oh ! je suis si heureux de vous retrouver ! Il ne manque plus que madame de Muire.

Il n'obtint pas de réponse et se releva tout effaré, en laissant retomber la main glacée qu'il tenait entre les siennes.

-- Mais qu'est-ce qui lui est donc arrivé, mon Dieu ! murmura-t-il en regardant l'officier.

-- Je n'en sais rien encore, mais je crains un malheur, dit Roger, et je voudrais l'emmener d'ici.

-- Le plus tôt sera le mieux, appuya Podensac.

-- C'est facile, mon lieutenant, j'ai un fiacre là-bas.

-- Aide-moi à la porter, nous n'avons pas de temps à perdre.

-- Mon officier, dit le commandant des Enfants-Perdus, je crois que je ne ferais pas mal d'aller d'abord en reconnaissance. La vieille peut revenir d'un moment à l'autre, et le diable sait qui elle va ramener avec elle. Or je pense que vous ne tenez pas à ce qu'elle sache où vous allez.

-- Non, certes ; ce que je veux c'est mettre ma cousine en sûreté.

-- Eh bien ! laissez-moi prendre un peu le vent sur la butte ; si je ne vois rien de suspect aux environs, je reviens vous prévenir, nous conduisons cette chère demoiselle à la voiture, et fouette cocher.

» Une fois que vous serez partis ce n'est pas moi qui dirai à la mère Ponisse ce que vous êtes devenus ; seulement, j'aurai un bout de conversation avec le citoyen Molinchard, et, s'il fait le méchant, je vous promets que je lui tirerai les oreilles.

Et, sans attendre une réponse, Podensac s'élança dans le corridor.

-- C'est étrange, dit Roger à voix basse. Cette pâleur, ce silence ! Qui sait si les violences de ce misérable n'ont pas troublé sa raison.

La crainte qu'il exprimait était bien justifiée par l'état d'affaissement et de torpeur où restait la jeune fille.

-- Et dire que nous n'avons rien ici pour la faire revenir ! Pas seulement une goutte de cognac, disait Pilevert entre ses dents.

-- Mon lieutenant, faut pas trop vous effrayer, ajouta Landreau ; je connais bien mademoiselle, moi qui l'ai vue toute petite. Elle est très nerveuse, voyez-vous, et elle a si bon cœur que, si on lui fait de la peine, elle a une crise. C'est de famille ; c'est dans le sang. Et ce n'est pas la première fois que je la vois dans cet état là. Le jour où on a rapporté son frère après le duel, vous savez bien que ça été la même chose.

-- C'est vrai, murmura le lieutenant.

-- Et puis nous serons chez nous dans une heure et vous verrez comme cette petite la soignera.

-- Tu as donc vu Régine ? Mais au fait, mon vieil ami, comment es-tu venu ici ?

-- C'est elle qui m'y a envoyé. Oh ! j'en aurai long à vous raconter, allez, mon lieutenant.

-- Et moi qui t'avais cru mort !

-- Je n'en valais guère mieux. Pensez donc !... deux mois à la prison du Cherche-Midi comme déserteur !...

-- Déserteur ?

-- Oui, c'est toute une histoire. Mais je n'en finirais pas. Seulement, il faut que je vous dise... Aujourd'hui, on me lâche. Je ne voulais pas aller au chalet tout droit, parce que je me méfiais qu'il y soit arrivé du nouveau, depuis que j'étais au bloc. Je m'en vas donc d'abord à l'hôtel de la rue d'Anjou pour voir si notre ancien concierge, qui est resté chez les nouveaux propriétaires, ne pouvait pas me donner des nouvelles.

» Ah ! sapristi ! j'avais là une fameuse idée.

» Qu'est-ce que j'apprends ? que vous vous êtes sauvé de Saint-Germain avec la petite, que les maîtres de l'hôtel ont filé avant le siège, et que vous êtes tous venus y loger. Et pendant que le concierge me contait ça, voilà notre Régine qui descend, qui me saute au cou et qui commence à bavarder avec son ardoise.

» Ah ! quand elle a eu écrit dessus que je vous trouverais ici où vous étiez venu voir un camarade, j'ai couru chercher un fiacre, et je n'ai pas seulement pris le temps de monter au premier étage de l'hôtel pour voir votre...

-- Tu nous sauves et c'est la Providence qui t'a inspiré l'idée de venir ici, interrompit Roger.

-- Et vous donc ! s'écria Landreau. Faire une visite à un ami blessé et retrouver mademoiselle Renée !... Comment l'avait-on amenée dans cette grande baraque qui ressemble à une prison ?

-- Je n'en sais rien, mais ce que je sais c'est que sans moi, et sans ce brave homme, dit le lieutenant en désignant Pilevert, Renée allait être victime d'un misérable.

-- Où est-il, le chenapan ? demanda le vieux garde.

-- C'est un compte à régler plus tard, et je te réponds que je le règlerai.

-- Et madame la comtesse ? l'ont-ils enfermée aussi, les canailles ?

-- J'ignore ce que ma pauvre tante est devenue, mais je le saurai et je vengerai, je te le promets, tout le mal qu'on a fait à notre famille.

Renée était restée insensible et muette. Le sort de sa tante, dont on parlait devant elle, elle le connaissait et elle n'avait pas fait un mouvement.

-- Le chemin est libre ! Personne à l'horizon ! cria Podensac en se précipitant dans le salon. Je vous conseille de partir sans perdre une minute.

-- Aidez-nous à porter mademoiselle dans un fauteuil, dit Landreau, en s'adressant à Pilevert ; ce sera plus vite fait.

L'hercule s'empressa de prêter le concours de ses robustes bras ; Renée fut enlevée en un clin d'œil, et on s'achemina par le corridor vers la porte de la villa.

-- À propos, mon lieutenant, dit le vieux garde, vous savez la grande nouvelle ?

Roger fit un geste d'indifférence.

-- L'armistice. Il paraît que la guerre est finie, car nous capitulons.

-- Mille tonnerres ! cria Podensac, ce n'est pas possible !

-- C'est affiché sur tous les murs. Et il paraît qu'on va pouvoir sortir de Paris avec une permission. Ma foi ! je ne serai pas fâché de revoir la forêt de Saint-Germain. Et vous, mon lieutenant ?

Roger ne répondit pas.

On était arrivé à la porte, et Renée fut placée dans le fiacre. L'hercule grimpa sur le siège à côté du cocher. Landreau et son maître montèrent à côté de la jeune fille, toujours affaissée.

-- Adieu mon officier, dit Podensac en fermant la portière ; si vous m'en croyez, puisque l'armistice est signé, vous quitterez Paris pas plus tard que demain.

Chapitre XIV

Il y avait près de deux mois que Roger de Saint-Senier avait arraché Renée aux violences du docteur Molinchard.

On était au milieu du mois de mars, et le printemps s'annonçait déjà par un temps clair et tiède.

Les arbres du parc Monceau commençaient à se couvrir de bourgeons, et les oiseaux saluaient le soleil de leurs chansons joyeuses.

La nature rajeunie semblait vouloir faire oublier aux Parisiens les horreurs du siège.

Cette matinée splendide ne pouvait inspirer que des idées de paix et de bonheur ; les passants avaient des figures gaies et les enfants jouaient bruyamment dans les allées.

Sur un banc, près de la grille qui borde le boulevard extérieur, deux hommes étaient assis côte à côte.

Ceux-là ne paraissaient pas influencés par le retour de la saison des fleurs car ils causaient d'un air triste, sans s'occuper de ce qui se passait autour d'eux.

-- Ainsi, mon cher camarade, disait le plus âgé, vous persistez à agir aujourd'hui même ?

-- Il le faut, mon cher commandant, on m'attend en Bourgogne et je ne puis disposer que de trois ou quatre jours.

-- Eh bien ! nous tâcherons d'accélérer la besogne, car je comprends que vous soyez pressé d'aller retrouver votre charmante cousine qui va devenir votre femme.

Le lieutenant Roger secoua la tête et dit à Podensac :

-- Mon mariage est décidé, mais Dieu sait quand il se fera.

Ce n'était pas le hasard qui avait rapproché les deux nouveaux amis, après six semaines de séparation.

Saint-Senier, arrivé la veille à Paris, n'avait pris que le temps de s'installer sommairement dans un hôtel garni du faubourg Saint-Honoré et d'écrire à Podensac pour le prier de passer chez lui de grand matin.

Le commandant avait été d'une exactitude militaire pour plusieurs raisons.

D'abord, il était absolument désœuvré depuis l'armistice.

Les Enfants-Perdus de la rue Maubuée avaient été licenciés, leur chef se trouvait disponible, et cela à son grand chagrin, car sa situation financière n'était pas brillante.

Ensuite, il avait entretenu depuis deux mois avec Roger une correspondance assez suivie et il tenait beaucoup à conserver des relations qui pouvaient lui être fort utiles par la suite.

L'ex-lieutenant de la mobile, -- car Saint-Senier était rentré aussi dans la vie civile -- avait cordialement accueilli l'homme auquel il devait de très réels services et lui avait demandé de l'assister immédiatement dans une affaire grave.

-- Je vous expliquerai en route ce dont il s'agit, avait dit Roger ; et Podensac l'avait suivi sans en demander davantage.

On s'était acheminé vers le parc Monceau et la conférence avait commencé sur le banc où ils étaient encore assis.

-- Voyons, mon cher camarade, dit Podensac, entendons-nous bien avant d'engager l'affaire. Ce n'est pas un duel avec cet animal de Molinchard que vous voulez ?

-- Avec lui, non ; il est trop méprisable. Avec un autre peut-être ; mais je veux d'abord éclaircir un mystère qui me préoccupe plus que tout le reste.

-- Oui, la disparition de madame de Muire. Je crois bien que nous n'arriverons à rien sans l'intervention du commissaire de police, et encore qui sait s'il voudra s'en mêler.

-- Ah ! je regrette que vous ayez tant tardé.

-- Depuis trois jours seulement j'ai acquis une certitude. Vous voyez que je n'ai pas perdu de temps.

-- Comment ! Mademoiselle de Saint-Senier ne vous avait pas raconté...

-- Vous avez vu son état quand nous l'avons enlevée de la prison où la retenait ce misérable. J'ai réussi, comme vous le savez, à quitter Paris avec elle deux jours après l'armistice ; mais elle est arrivée au château de Saint-Senier presque mourante.

» Renée a lutté cinquante jours contre des crises nerveuses qui menaçaient à chaque instant de l'emporter.

-- Et c'est seulement après sa guérison qu'elle a pu vous raconter...

-- L'histoire de notre malheureuse tante, attirée comme elle dans un piège et victime peut-être de la scélératesse de cet homme.

-- Eh bien ! moi je crois que madame de Muire vit encore, Molinchard est un coquin, mais il est lâche, et il n'aurait pas osé mettre un assassinat sur sa conscience.

-- Dieu veuille que vous ne vous trompiez pas, mais, s'il a menti en annonçant à Renée que sa tante était morte, il faut qu'il nous dise ce qu'il a fait d'elle.

-- Oh ! nous trouverons bien un moyen de le faire parler. Mais je ne vous ai pas conté ce qui s'est passé là-haut après votre départ dans le fiacre.

» Figurez-vous qu'au bout de vingt minutes à peine, la Ponisse est revenue furieuse. Au bureau de police on l'avait envoyée au diable. Les gardiens de la paix ne se souciaient pas de se déranger.

» Quand elle a vu que vous étiez tous partis, elle a voulu me sauter aux yeux ; mais je l'ai tenue en respect.

-- Et ce misérable Molinchard ?

-- Je lui ai ouvert la porte de sa cage, et je m'attendais qu'il allait me faire une scène. Pas du tout. Il était devenu doux comme un mouton et il ne m'a pas seulement demandé un mot d'explication.

-- Mais il ne vous en a pas donné non plus ?

-- Attendez ! C'est toute une histoire. Pendant que je lui reprochais sa conduite, la bonne amie de Valnoir est revenue avec Taupier, vous savez, le bossu de Saint-Germain...

-- L'assassin, murmura Roger.

-- C'est possible, il en est bien capable, dit Podensac qui ne savait pas l'histoire de la balle escamotée ; ce qu'il y a de sûr c'est qu'à eux deux ils ont emmené Molinchard dans un cabinet et qu'il y a eu là des explications orageuses.

» Je ne sais pas de quoi il s'agissait, mais je parierais bien que toute cette bande du « Serpenteau » s'est mêlée de l'affaire de ces pauvres dames.

-- Et moi, j'en suis sûr, dit le lieutenant. C'est un compte que je règlerai plus tard.

-- Je vous y aiderai, si vous voulez, mais pour finir de vous raconter la chose, quand je vis comment les choses tournaient dans cette ambulance de malheur, je fis mon paquet et je filai, sans dire seulement bonsoir à cette canaille de Molinchard.

-- Et depuis ?

-- Depuis j'ai passé mon temps à me guérir dans une maison de santé un peu plus honnête, à Passy et maintenant j'ai retrouvé l'usage de mes deux bras, qui sont bien à votre service.

-- Merci, commandant, dit Roger, j'accepte, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance et sur mon amitié.

-- Ma foi, mon cher camarade, s'écria Podensac, ce que vous me dites là me fait du bien, car j'en ai assez de vivre avec un tas de farceurs qui ne valent pas les vieilles bottes d'un Prussien, et, si je ne me suis pas toujours conduit autrefois comme j'aurais dû le faire, il est encore temps de rentrer dans le bon chemin.

-- Je ne sais ce que vous pouvez avoir à vous reprocher, commandant, et je ne veux pas le savoir, mais je n'oublierai pas ce que vous avez fait au pont de Bezons.

-- Bah ! ça n'en vaut pas la peine. C'était une dette que je payais à la petite muette qui m'avait dit la bonne aventure à Rueil dans le temps.

» À propos qu'est-ce qu'elle est devenue, cette chère enfant ? Vous m'avez écrit que vous l'aviez emmenée avec ce brave saltimbanque qui a donné un si bon coup d'épaule dans la porte de Molinchard.

» Je suis sûr qu'elle aura joliment soigné mademoiselle de Saint-Senier.

» Brave fille ! va ! Et moi qui croyais dans le temps qu'elle se laissait aimer par ce monstre de Taupier !

-- Elle a soigné, en effet, ma cousine avec un dévouement admirable, dit tristement Roger, mais elle vient encore une fois de nous quitter.

-- Pas possible !

-- Oui, le jour où Renée a été guérie, ce jour-là, Régine a disparu du château.

-- Et son ancien patron, l'hercule ?

-- Lui, il m'avait demandé de partir à la fin de la première semaine. Je crois qu'il avait la nostalgie de son premier métier.

-- Que voulez-vous ? La petite sera allée le rejoindre, dit philosophiquement Podensac, mais mademoiselle de Saint-Senier n'est pas seule, je suppose.

-- Non certes ; sans parler de nos vieux domestiques et de notre brave Landreau, elle a pour veiller sur elle son... un de nos parents, dit Roger en se reprenant vivement. Mais il me semble que nous ferions bien de prendre le chemin de Montmartre.

-- Neuf heures moins le quart, dit le commandant en regardant sa montre, à neuf heures et demie nous serons en haut des buttes et nous pincerons Molinchard au saut du lit.

Les deux amis levèrent le siège, franchirent la grille du parc et se mirent en route par le boulevard extérieur.

À cette heure matinale, le quartier était ordinairement animé par le passage des ouvriers, des employés qui descendent des Batignolles. Mais ce jour-là, par exception, la chaussée était presque déserte.

À peine rencontraient-ils de loin en loin quelques gardes nationaux en vareuse, marchant d'un pas précipité dans la direction de Montmartre.

En arrivant à la place Clichy, ils trouvèrent un détachement de la ligne, rangé l'arme au pied autour de la statue du maréchal Moncey.

Ils n'eurent pas la curiosité de s'informer de la cause de ce déplacement de troupes et ils continuèrent à suivre le boulevard.

Ils étaient arrivés à la hauteur du club que Taupier présidait naguère, quand ils aperçurent vers la place Pigalle un rassemblement considérable.

On voyait de loin briller des baïonnettes et on entendait le bruit confus d'une foule agitée.

-- Que diable font-ils là-bas ? murmura Podensac ; est-ce que les Prussiens reviennent ou bien...

Il n'avait pas achevé que le fracas d'une décharge assez nourrie lui coupa la parole.

Ce n'était pas un feu de peloton. Cela ressemblait plutôt à une affaire de tirailleurs.

Dans tous les cas, il ne s'agissait pas d'une salve innocente, car deux ou trois balles avaient passé en sifflant au-dessus de la tête des deux amis.

Roger n'y avait pas fait grande attention, mais Podensac était littéralement stupéfait.

-- Ah ! ça, dit-il, ils sont donc fous dans ce satané quartier !

» À moins qu'ils ne se payent encore une révolution.

-- Avançons, répondit Saint-Senier, nous verrons bien ce qu'il en est.

Les deux amis n'avaient pas fait vingt pas sur le boulevard qu'ils se heurtèrent à un flot humain composé surtout de femmes et d'enfants.

Les fuyards couraient si vite qu'ils faillirent reverser Podensac.

Il essaya d'arrêter, pour lui demander des explications, un bon bourgeois qui se sauvait à toutes jambes, mais ce vieillard lui glissa entre les mains en poussant des exclamations inarticulées.

-- C'est à n'y rien comprendre, murmurait le commandant, tout en arpentant la contre-allée.

Roger jouait des coudes à côté de lui au milieu de cette foule en désordre, mais, comme il fallait remonter le courant, ils n'avançaient pas vite.

Du côté de la place Pigalle, le tumulte et les cris redoublaient, mais les coups de fusils avaient cessé.

On entendait des acclamations dont il était impossible de distinguer le véritable sens.

-- On crie vive... quelque chose, dit le lieutenant, mais quoi ? je n'en sais rien.

Ils venaient de dépasser la rue Lepic quand ils rencontrèrent une bande d'affreux polissons qui couraient en hurlant : -- Nous sommes trahis ! aux armes ! on égorge nos frères.

-- Oh ! oh ! je crois que je commence à comprendre, dit Podensac, qui avait assisté à la Révolution de Février, en 1848.

-- Voyez ! murmura Roger en lui serrant fortement le bras.

Un peloton de gendarmes s'avançait au pas de course sur la chaussée.

La foule s'écartait pour les laisser passer, mais elle les saluait de clameurs hostiles.

Ils avaient gardé leurs rangs et marchaient silencieux et mornes.

Saint-Senier s'approcha de l'officier qui les conduisait, pour lui demander ce qui se passait ; mais quand il l'eut regardé, il n'osa plus l'interroger.

C'était un vieux lieutenant à moustaches grisonnantes, et, sur sa figure énergique et contractée, Roger avait vu rouler une grosse larme.

-- Allons ! dit entre ses dents l'ex-chef des Enfants-Perdus, la troupe s'en va, je crois que nous voilà encore dans le pétrin. Et je parie que tous nos farceurs du « Serpenteau » sont pour quelque chose dans l'affaire.

-- Marchons toujours, répondit Saint-Senier qui pensait beaucoup plus à Molinchard qu'à la révolution.

À force de pousser et d'être poussés, les deux amis finirent par déboucher sur la place.

Au moment où ils y arrivaient, les derniers soldats qui ne s'étaient pas débandés, achevaient de se replier par les rues adjacentes et la populace victorieuse tourbillonnait dans un affreux désordre.

Les vociférations les plus insensées se croisaient autour d'eux. On chantait la Marseillaise , on dansait, on courait dans tous les sens.

-- Diable ! il paraît que c'est sérieux, dit Podensac, en montrant à son compagnon une large plaque de sang qui rougissait le pavé.

Un peu plus loin, la foule s'attroupait devant la porte d'une baraque où on avait transporté un malheureux blessé.

Le commandant se mêla au groupe et n'eut pas beaucoup de questions à faire pour apprendre d'où soufflait ce vent de révolte.

Les meneurs impies qui n'avaient pas craint de préparer une insurrection quand l'ennemi était encore aux portes de Paris, les conspirateurs qui spéculaient depuis six mois sur les malheurs de la patrie en étaient venus à leurs fins.

La première journée de la Commune venait de commencer.

-- Je m'en doutais, dit tout bas Podensac, après s'être renseigné ; si vous m'en croyez, nous nous replierons en bon ordre sur Paris et nous remettrons à demain notre visite.

-- Non, répondit Roger, d'un ton qui ne laissait aucun doute sur sa résolution d'en finir le jour même.

-- C'est que, voyez-vous, le voyage des buttes ne me paraît pas sans danger pour ceux qui, comme nous, ne portent ni la blouse ni la vareuse.

-- J'irai seul, dit sèchement Saint-Senier.

Le commandant rougit un peu et se hâta d'ajouter :

-- Mon cher camarade, je croyais que vous me connaissiez mieux. Si vous tenez à y aller aujourd'hui, j'en suis. Ce que j'en disais, c'était plutôt pour vous, car, pour mon compte, j'ai idée que je ne risquerai pas grand'chose.

Roger lui serra silencieusement la main et se mit à fendre la foule.

-- Laissez-moi passer devant, reprit Podensac, je connais le chemin le plus court et j'espère que nous nous en tirerons sans mauvaise rencontre.

Et joignant l'action à la parole, l'ex-commandant fraya la route à son ami.

Ils eurent beaucoup de peine à sortir de la place où le nombre des curieux grossissait à chaque instant mais enfin ils y parvinrent et ils s'engagèrent résolument dans une rue qui conduisait à Montmartre par une pente assez raide.

Là, les groupes étaient moins compacts, mais il fallut cependant se ranger pour laisser passer une troupe armée qui descendait comme une avalanche.

C'était un bataillon de ceux qu'on allait bientôt appeler les fédérés qui promenait en triomphe une douzaine de malheureux soldats de la ligne.

-- Jolie conquête qu'ils ont fait là ! grommela Podensac, en examinant la mine ahurie des pauvres conscrits qui marchaient la crosse en l'air et ressemblaient plutôt à des prisonniers qu'à des vainqueurs.

Le flot passa. Les deux amis poursuivirent leur ascension et arrivèrent sans trop de difficultés dans une large rue au bout de laquelle ils aperçurent à leur droite le péristyle de la mairie de Montmartre.

Mais à peine y eurent-ils mis le pied qu'ils se virent entraînés par un véritable torrent populaire.

La foule qui encombrait la place Pigalle aurait semblé paisible à côté de cette effrayante cohue.

C'était comme une mer houleuse de laquelle émergeaient des chevaux attelés à des canons et montés par des hommes en blouse.

Le peuple avait désarçonné les artilleurs et s'évertuait à traîner au sommet des buttes les pièces enlevées à des soldats qui ne s'étaient pas défendus.

Il y avait des femmes grimpées sur les affûts et des enfants qui poussaient aux roues.

Le commandant commençait à regretter d'avoir pris ce chemin. Il essaya de battre en retraite ; mais une fois pris dans l'engrenage, il n'y avait plus moyen de reculer et les deux amis durent se laisser porter.

Ils parcoururent, presque sans toucher terre, toute la longueur de la rue et ce fut au bas d'une montée plantée d'acacias qu'ils commencèrent à respirer.

Cette côte escarpée arrêtait la marche des canons et la foule restait stationnaire en attendant du renfort.

Podensac réussit à se faufiler sur les bas-côtés.

-- Nous voilà tirés d'affaire, dit-il à Roger qui l'avait suivi de près, je connais un sentier qui passe au-dessous du moulin de la Galette et qui nous conduira chez Molinchard, en faisant un détour.

En effet, il manœuvra si bien qu'en moins de dix minutes il atteignit avec Saint-Senier un terrain vague que dominaient les épaulements d'une batterie construite pendant le siège.

Cette esplanade paraissait déserte et ils la traversèrent sans rencontrer personne, mais, au tournant du chemin qui longeait le remblai, ils tombèrent dans un groupe de gardes nationaux armés.

Ces miliciens, porteurs de figures très rébarbatives, semblaient avoir été postés là pour arrêter les passants, car ils commencèrent par mettre la main au collet des deux nouveaux venus.

-- Où allez-vous, citoyens ? demandèrent-ils en chœur.

-- À la maison de santé du docteur Molinchard, répondit sans hésiter Podensac.

-- Molinchard ? connais pas ! répondit la bande avec ensemble.

Et celui qui paraissait être le chef, ajouta d'un ton peu rassurant :

-- Suivez-nous au comité !

-- Connais pas non plus, le comité, dit le commandant vexé.

-- Ah ! tu veux faire le malin, cria l'homme aux galons.

» Allons, vous autres, empoignez-moi ces deux hommes.

-- Ah ! ça, vous êtes fou ! cria Podensac furieux.

-- De quel droit nous arrêtez-vous ? demanda Roger assez dédaigneusement.

-- Vous saurez ça au comité, dit le chef de la bande.

Pendant ce court et vif colloque, ses acolytes en vareuse avaient entouré les deux amis qui se trouvèrent flanqués chacun de trois gardes nationaux, avant d'avoir pu faire un mouvement.

-- Je vous l'avais bien dit, murmura le commandant à l'oreille de Saint-Senier.

-- Il est impossible qu'on nous arrête sérieusement, dit tout haut le lieutenant.

-- C'est bon ! on va vous en donner du sérieux, tas d'aristos, dit un garde national à mine patibulaire.

Roger, qui était de fort mauvaise humeur, chercha machinalement à son côté le sabre qu'il avait eu l'habitude de porter pendant six mois, mais il se rappela qu'il était sans armes.

Au même moment, Podensac lui poussa le coude et il se contint, moins par crainte des baïonnettes fédérées que par suite de la répugnance naturelle à un homme bien élevé pour la lutte à coups de poing.

-- Allons ! en route ! cria le grotesque personnage qui commandait aux autres.

Celui-là ne ressemblait pas du tout à ses soldats.

Tandis que ceux-ci avaient tout l'air de gaillards échappés des carrières d'Amérique, le chef affectait le costume et les manières de Fra Diavolo.

C'était un grand jeune homme d'une maigreur invraisemblable, porteur de moustaches démesurées et d'une barbiche pointue comme une aiguille, vêtu d'un dolman rouge et coiffé d'un feutre à larges bords sur lequel une plume d'autruche se balançait au vent.

Il était difficile de ne pas reconnaître, sous cette tenue de brigand d'opéra-comique, un de ces aventuriers cosmopolites qui colportaient alors à travers l'Europe leur épée révolutionnaire.

Podensac, qui avait eu des relations très étendues dans le personnel hétéroclite des corps francs, regardait en dessous ce capitaine d'aventures pour tâcher de le reconnaître, mais il eut beau fouiller dans sa mémoire, il ne put se rappeler la figure du matamore.

Les volontaires fantaisistes du siège avaient déjà dépassés de cent coudées.

-- Bah ! dit-il tout bas à Roger, laissons-nous faire et voyons un peu ce que c'est que ce fameux comité. Ce serait bien le diable si je n'y retrouvais pas de vieilles connaissances.

La troupe qui venait d'opérer leur arrestation ne semblait pas bien fixée d'abord sur l'itinéraire à suivre.

Elle avait fait mine de continuer à tourner la butte en suivant le chemin désert de l'esplanade.

Mais le bandit en chef dit quelques mots à ses hommes et le cortège revint sur ses pas.

On reprit la route par laquelle Roger et Podensac étaient venus et on rentra dans la montée qui passait à droite et au-dessous du moulin de la Galette.

Là on tomba en plein courant de la foule.

Par cette voie latérale, grimpaient ceux qui voulaient arriver au haut des buttes avant les canons et descendaient ceux qui s'empressaient de courir aux informations dans les quartiers inférieurs.

Il résultait de ces deux mouvements en sens contraire qu'on avançait très difficilement.

Les fédérés qui tenaient la tête de l'escorte essayaient de se frayer un passage en usant des crosses de leurs fusils. Mais ce procédé peu démocratique leur réussit assez mal.

En un instant, le groupe fut enveloppé et serré de telle sorte qu'il se trouva dans l'impossibilité d'avancer.

Podensac échangea un coup d'œil avec son camarade et se dressa sur la pointe du pied pour tâcher de découvrir dans la foule un visage ami.

-- Comment ! sacrebleu ! disait-il entre ses dents, je n'apercevrait donc pas un de mes Enfants-Perdus.

Pendant qu'il se démenait ainsi, l'homme à la plume flottante éprouva le besoin de haranguer le peuple.

-- Place ! citoyens ! cria-t-il avec un fort accent italien ; laissez-nous mener nos prisonniers devant le comité.

Parler de prisonniers devant une foule affolée, c'était éveiller les passions du moment.

Les héros de Montmartre se considéraient alors comme chargés de garder l'artillerie dont ils firent depuis un usage si criminel, et tout inconnu qui se montrait dans ces parages leur semblait être un ennemi.

Au nom de l'indépendance, ces intelligents révoltés commençaient par interdire à leurs concitoyens l'accès du Mont-Sacré sur lequel ils campaient.

-- Des prisonniers ! hurla cette masse confuse, c'est des espions ! des massacreurs du peuple !

-- À mort ! à mort ! répétèrent en fausset les gamins qui circulaient dans les jambes des assistants.

Les deux amis se regardèrent. Roger était très pâle, mais il avait gardé une attitude fière et le commandant, plus ému dans le fond, ne fit pas moins bonne contenance.

-- Laissez-nous passer, mes amis, dit le chef de la bande ; le comité fera justice.

-- Je l'espère bien, dit Podensac entre ses dents.

Le nom de comité avait déjà sur la foule une influence mystérieuse et, les coups de crosse aidant, l'escorte put avancer.

Les enragés qui demandaient la mort des prisonniers se rallièrent assez facilement à l'idée de les faire juger et se mirent à suivre le cortège.

On mit bien vingt minutes pour arriver à la place de l'Église, mais on y arriva.

Là, le Fra Diavolo qui commandait la marche, ordonna à ses hommes de tourner à gauche et ensuite à droite.

Saint-Senier n'était jamais venu à Montmartre que le jour de sa visite à la maison de santé de Molinchard et encore avait-il pris, pour y aller, un tout autre chemin.

Il ne savait donc pas où on le menait, et il regardait autour de lui avec étonnement.

On venait d'entrer dans une ruelle étroite, bordée des deux côtés par de hautes murailles et pavée de cailloux inégaux et pointus.

Sans le tumulte et l'encombrement qui troublaient ce quartier solitaire, on aurait pu se croire dans quelque bourgade, à cent lieues de Paris.

Au premier tournant de ce couloir muré, les gardes nationaux se heurtèrent à un factionnaire déguenillé avec lequel ils échangèrent des mots de passe.

Podensac n'en revenait pas de rencontrer sur ces hauteurs une surveillance militairement organisée et il commençait à croire que tout cela était en effet fort sérieux.

Quant à Saint-Senier qui avait beaucoup moins suivi que son compagnon le mouvement des esprits parisiens depuis l'armistice, il ne voyait encore dans son arrestation qu'un contretemps fâcheux.

Après avoir pris langue avec l'escorte, la sentinelle fédérée appela du renfort et une douzaine d'individus sortirent en armes d'une porte basse.

Ces nouveaux venus offraient à peu près tous les échantillons connus des insurgés.

Il y avait des hommes en blouse et en képi sans numéro, trois ou quatre soldats de la ligne et des chasseurs à pied, un franc-tireur en costume de fantaisie et deux garibaldiens.

Tous ces irréguliers procédaient avec un ensemble et une décision qui prouvaient l'existence d'un mot d'ordre général.

En un instant, la ruelle se trouva barrée par un piquet chargé de contenir la foule.

Les prisonniers furent introduits dans une cour étroite, et de là, presque aussitôt, dans un jardin où les attendait un singulier spectacle.

Ce lieu était rempli par une troupe de fédérés en uniformes bigarrés qui se promenaient ou stationnaient par groupes.

Leurs fusils étaient en faisceaux le long d'un grand mur.

Ils accueillirent le cortège par des exclamations mêlées de rires, mais sans montrer beaucoup d'étonnement.

On pouvait supposer que d'autres captures avaient déjà été amenées à ce quartier général de la révolte.

Le jardin, fort mal entretenu, où se passait la scène, était dominé par une maison à deux étages d'où on entendait sortir un murmure confus.

-- Eh bien ! dit Podensac, en cherchant à paraître plus rassuré qu'il ne l'était réellement, allons-nous voir enfin ce fameux comité ?

-- Dans un instant, citoyen, répondit gravement l'homme au dolman rouge. Le comité est en séance et dès qu'il aura fini de juger, vous passerez.

-- Ah ! il juge ! s'écria Podensac, et que juge-t-il, sans être trop curieux ?

-- Les ennemis du peuple, dit l'homme avec une emphase toute méridionale.

-- Diable ! Je ne savais pas que le peuple eût tant d'ennemis, et je ne me doutais pas que nous étions là en son palais de justice.

» Je me serais plutôt cru dans un bivouac, ajouta-t-il en montrant les miliciens et les fusils.

-- Ceux-là, c'est le peloton d'exécution, reprit le chef de la bande en regardant son interlocuteur en face.

-- Oh ! oh ! c'est parfaitement organisé, à ce que je vois, dit le commandant qui redevenait toujours brave devant un danger visible et immédiat.

Son sang-froid parut faire quelque impression sur le condottiere.

-- Le peuple est juste, citoyen, dit-il en adoucissant sa voix, et, si vous n'êtes pas de ses ennemis, vous n'avez rien à craindre.

-- Je l'espère bien, murmura Podensac.

-- Mais tenez, citoyens, vous pouvez entrer, cria l'homme à la plume en montrant aux deux amis la porte de la maison qui venait de s'ouvrir.

Deux fédérés, le fusil au poing, venaient de se montrer à la porte du rez-de-chaussée.

-- À qui le tour ? cria l'un d'eux, grand gaillard dépenaillé qui semblait complètement ivre.

-- À nous, dit fièrement Podensac.

-- Alors, arrivez un peu ici et dépêchez-vous. Le comité n'aime pas attendre.

-- Ni moi non plus, reprit le commandant.

Et il ajouta tout bas, en s'adressant à son compagnon d'infortune :

-- Laissez-moi parler quand on nous interrogera. J'ai idée que je m'en tirerai et que je vous en tirerai aussi.

Roger ne répondit que par un geste de consentement, et les deux amis franchirent, en se donnant le bras, le seuil de la porte.

L'homme à la plume les suivit.

Les deux fédérés qui ouvraient la marche grimpèrent un escalier et, arrivés au palier du premier étage, ils se rangèrent à droite et à gauche dans l'attitude consacrée des soldats en faction.

-- Entrez, citoyens ! dirent-ils d'une voix avinée.

-- Où entrer ? demanda Podensac qui voyait devant lui deux ou trois portes fermées.

La réponse ne se fit pas attendre ; mais elle ne vint pas des gardes nationaux.

Une des portes s'ouvrit ; un personnage apparut et cria sur un ton solennel qui aurait fait honneur à un huissier de cour d'assises.

-- Introduisez les accusés.

-- Les accusés, c'est nous, je suppose, dit Podensac ; voyons un peu ce fameux tribunal qui va nous juger comme ça au pied levé.

Et il s'avança, suivi de près par Roger qui paraissait assez indifférent à ce cérémonial ridicule.

La pièce où ils pénétrèrent était une salle en forme de carré long, médiocrement éclairée par une seule fenêtre donnant sur le jardin qu'ils venaient de traverser.

Des gens armés étaient rangés contre les murailles et semblaient représenter la force publique dans l'enceinte de cet étrange palais de justice.

Quant à l'aréopage chargé de prononcer les arrêts du peuple, il siégeait derrière une table adossée à la fenêtre et se composait de cinq ou six individus.

Comme ils étaient placés à contre jour, on distinguait mal leur figure et leur costume.

Roger crut remarquer cependant que tous ou presque tous portaient la vareuse et le képi de garde national.

Un espace vide avait été ménagé entre le bureau et le public bizarre qui remplissait le fond de la salle.

L'homme à la plume, qui semblait avoir l'habitude de ces procédures expéditives, y poussa les deux amis et s'avança devant le conseil en prenant une attitude respectueuse.

-- Fais ton rapport, citoyen, dit le président dont la voix éveilla l'attention de Podensac.

-- Citoyens, répondit le chef de la bande armée, j'étais de service avec mes hommes, par ordre du comité, au-dessous de la batterie du moulin de la Galette, quand nous avons surpris ces deux particuliers qui rôdaient sur l'esplanade et qui avaient l'air d'examiner le terrain.

-- Ce n'est pas vrai, dit Podensac.

-- Silence aux accusés, cria l'organe rauque dont les oreilles du commandant avaient déjà été frappées.

-- J'avais la consigne d'arrêter tous les gens suspects, reprit l'homme au dolman rouge, j'ai donc fait empoigner ceux-là sans écouter leurs raisons et je les ai amenés ici.

-- Tu as bien fait, citoyen, et tu peux retourner à ton poste.

Cette façon d'entendre et de congédier les témoins pouvait faire mal augurer de la façon dont procédait ce tribunal improvisé et Podensac se prépara à soutenir énergiquement le débat.

Quant à Saint-Senier, il avait si peu l'habitude des émotions populaires qu'il en était encore à croire à quelque farce grossière et qu'il ne se rendait pas compte de la gravité de la situation.

Le chef de la bande, lui, ne s'était pas fait prier pour quitter la place, et il venait de sortir, afin d'aller sans doute reprendre sur les buttes le cours de ses exploits de grand chemin.

Les deux amis se trouvaient donc face à face avec leurs juges et attendaient un interrogatoire.

-- Approchez, vous autres, cria grossièrement le président.

Depuis quelques instants, ce singulier magistrat se démenait sur son siège, sans aucun souci de sa dignité.

Il se penchait en avant et mettait sa main sur ses yeux en guise d'abat-jour.

Évidemment, il cherchait à examiner les traits de ceux qu'on venait d'amener devant lui.

Podensac, assez intrigué, obéit volontiers à l'ordre qu'il venait de recevoir et fit trois pas vers le bureau pour voir de plus près celui qui l'appelait sur ce ton impératif.

Mais, dans cette inspection réciproque, l'avantage n'était pas pour le commandant, car il avait le jour dans les yeux tandis que son adversaire tournait le dos à la lumière.

-- Comment t'appelles-tu ? demanda brusquement le président qui, malgré ses clignements d'yeux, ne semblait pas être parvenu à reconnaître l'accusé.

-- Podensac, parbleu ! Il n'y a donc personne de la rue Maubuée, ici ?

À ce nom et à cette question, il y eut comme un trépignement sous le bureau et le magistrat bondit sur son siège.

Mais il ne manifesta pas sa surprise autrement que par ses mouvements saccadés.

-- Et toi, dit-il en s'adressant à Roger, comment t'appelles-tu ?

-- Je ne vous reconnais pas le droit de m'interroger, répondit l'ex-lieutenant, mais je veux bien vous dire que je m'appelle M. de Saint-Senier et que j'ai été officier dans la garde mobile.

Le président, à cette réponse, s'agita de plus belle sur sa chaise.

Podensac avait poussé le coude de son ami pour l'empêcher de répondre aussi catégoriquement, mais il était arrivé trop tard.

Il se hâta alors de prendre la parole pour empêcher quelque nouvelle imprudence, car c'en était une de parler de garde mobile devant les révolutionnaires de Montmartre. Mais avant de lâcher la bride à son éloquence, il voulut tenir ses juges à portée du regard et il s'approcha jusqu'à toucher le bureau.

-- Ah ! ça, je pense que cette blague-là va finir, dit-il au président, je suis aussi bon citoyen que vous et j'espère...

Tout à coup, il s'interrompit en éclatant de rire.

-- Ah ! elle est bonne ! ah ! elle est drôle, s'écria-t-il. Comment c'est toi, mon vieux Taupier !

Et il tendit la main au président avec la conviction évidente que celui-ci allait la serrer avec empressement.

Mais ce magistrat rigide se recula par un mouvement de dignité bien sentie et appuya son refus de fraterniser par cette phrase sévère : -- Je ne connais personne, quand je préside le comité.

-- C'est trop fort, dit Podensac, outré de tant d'impudence.

Avec un peu plus de perspicacité ou de réflexion, il se serait moins étonné d'entendre Taupier renier leur ancienne liaison.

Le bossu, car c'était bien lui que les hasards de l'insurrection avaient porté au pinacle, le bossu nourrissait depuis longtemps à l'encontre du commandant des sentiments dépourvus de bienveillance.

Leur dernière entrevue remontait au jour où Renée de Saint-Senier avait été si miraculeusement tirée des griffes de Molinchard.

Depuis lors, Taupier avait gardé contre le confident involontaire de ses intrigues un vieux levain de rancune et de défiance.

Il n'aurait peut-être pas poussé la haine jusqu'à l'aller chercher pour le supprimer, suivant sa méthode favorite, mais puisque le hasard le lui livrait, il n'hésitait pas à profiter de l'occasion pour lui fermer à tout jamais la bouche.

D'ailleurs, le nom et la présence de Saint-Senier avaient produit sur le vindicatif bossu un effet prodigieux.

Tous les souvenirs de Saint-Germain et du chalet s'étaient réveillés à la fois.

Il tenait enfin sa vengeance.

Roger, lui, n'avait pas reconnu, dans le clair-obscur de la salle, l'assassin de son cousin, car il ne l'avait vu qu'une seule fois, le jour du duel.

Son esprit était fort loin, en ce moment, des terribles réalités qui se préparaient.

-- Citoyens, dit Taupier en élevant la voix pour être mieux entendu de l'auditoire, voilà deux hommes qui ont été pris rôdant sans motif autour des canons que la réaction a voulu nous enlever.

-- C'est faux ! cria l'incorrigible commandant.

-- Je vais les interroger, reprit le bossu sans tenir compte de cette interruption, et le comité jugera sans désemparer.

-- Oui, oui, crièrent les assistants.

Au moment où le tumulte produit par cette agréable annonce était à son comble, la porte s'ouvrit doucement et un homme se glissa dans la salle.

L'individu qui venait d'entrer semblait chercher à se dissimuler au milieu des assistants, mais sa taille s'y opposait absolument.

En effet, il dépassait au moins de toute la tête les gardes nationaux et les garibaldiens qui formaient le public de ce tribunal d'occasion.

Lui-même portait le képi sans numéro dont les insurgés ne se dispensaient guère, et cette coiffure guerrière posée gauchement sur des cheveux longs et plats produisait l'effet le plus étrange.

Le reste du costume était à l'avenant, c'est-à-dire mi-parti de civil et de militaire : cravate bleu de ciel à bouts flottants, vareuse en drap marron à passepoils rouges et pantalon jaunâtre à bande et à côtes.

Jamais perroquet n'étala un bariolage plus complet.

En tout autre lieu, l'entrée d'un semblable personnage aurait fait sensation, mais les costumes les plus excentriques semblaient s'être donnés rendez-vous dans cette salle, et personne ne se retourna pour contempler le nouveau venu.

Podensac, qui avait le coup d'œil vif et l'esprit libre, en dépit de sa fâcheuse situation, fut le seul à remarquer son arrivée.

Il lui sembla bientôt que cette figure baroque ne lui était pas inconnue, et il fit à sa mémoire un appel énergique.

-- Accusé, cria Taupier, en s'adressant à Saint-Senier, que venais-tu faire sur les Buttes ?

Roger hésita un instant avant de répondre.

Il lui répugnait de se justifier devant de pareils drôles ; mais il réfléchit que la liberté était à ce prix et qu'il avait à remplir le jour même un devoir sacré.

-- J'allais voir quelqu'un qui habite ce quartier, répondit-il d'un ton bref.

-- Vraiment ! dit ironiquement le bossu. Tu prends bien ton temps pour faire des visites.

Cette plaisanterie obtint un grand succès dans l'auditoire ; des rires approbateurs y répondirent et encouragèrent Taupier à jouer au naturel son rôle de président révolutionnaire.

-- Je vous défends de me tutoyer, dit avec mépris Saint-Senier que la colère commençait à gagner.

-- Vous l'entendez, citoyens ! s'écria le grotesque magistrat, ce réactionnaire veut qu'on l'appelle monsieur et qu'on lui parle à la troisième personne.

-- Allons, Taupier ! interrompit Podensac, ne pose donc pas comme ça avec de vieilles connaissances.

Cette interpellation directe provoqua dans le public quelques murmures, mais elle eut pour résultat de rabattre momentanément le caquet du bossu.

-- Et comment s'appelle ce quelqu'un qui habite le quartier ? demanda-t-il sur un ton moins arrogant.

Podensac ouvrait la bouche pour répondre et nommer un de ses Enfants-Perdus qu'il savait domicilié à Montmartre, car il comprenait le danger de dire la vérité, mais Saint-Senier, impatienté de toutes ces questions, lui coupa la parole.

-- Celui que j'allais voir se nomme Molinchard et tient une maison de santé tout près d'ici, vous devez le connaître, car je crois qu'il est des vôtres, dit sèchement l'imprudent Roger.

Cet aveu devait décider de son sort.

Désormais, le bossu était fixé, et il ne doutait plus du motif qui amenait le cousin de Renée chez le docteur.

Ce ne pouvait être que pour s'y livrer à des recherches fort dangereuses pour lui, Taupier, et l'occasion de se débarrasser de celui qui entrait si mal à propos dans son jeu était trop belle pour n'en pas profiter.

-- Le docteur Molinchard est un excellent citoyen, dit-il avec une douceur perfide, et, s'il voulait répondre d'un homme, le comité ferait mettre cet homme en liberté, fût-il gravement soupçonné.

-- Nous pouvons l'envoyer chercher et nous verrons bien si...

-- C'est inutile, interrompit Saint-Senier, il ne m'a jamais vu.

Podensac se rongeait les ongles de colère.

-- Vous l'entendez, citoyens, s'écria le bossu d'un air tragique, on voulait tromper la justice du peuple.

-- Oui ! oui ! c'est un aristo !

-- Un espion déguisé !

-- Faut le fusiller !

Ces clameurs partirent à la fois de tous les coins de la salle.

Le commandant jugea qu'il était plus que temps d'intervenir.

-- Sacrebleu ! vous autres, cria-t-il, vous allez bien me faire l'amitié de m'écouter un peu.

-- Je ne suis pas un aristo, moi ! je suis connu, et on n'a pas commandé les Enfants-Perdus de la rue Maubuée, pendant tout le siège, pour se mettre à faire le métier de mouchard, et contre des Français encore.

Ce petit discours, débité d'un ton ferme, parut impressionner favorablement la foule.

Mais le bossu était trop intéressé à en finir pour ne pas couper court à cette bienveillance naissante.

-- Demandez plutôt à l'ami Taupier, qui fait semblant de ne pas me reconnaître, reprit Podensac ; demandez-lui si je suis un espion.

-- Je ne dis pas ça pour toi, citoyen, dit le président, si vivement pris à partie, mais tu as de bien mauvaises connaissances.

L'astucieux bossu tenait moins à se défaire de Podensac, que de Saint-Senier, et cette insinuation n'avait pas d'autre but que d'inciter l'ancien franc-tireur à séparer sa cause de celle de son ami.

Heureusement, le commandant ne s'y laissa pas prendre :

-- Je les garantis, mes connaissances, dit-il, et si tu veux seulement me donner quatre hommes et un caporal pour aller chercher Molinchard, je te promets qu'il viendra aussi réclamer son ami, quoiqu'il ne l'ait jamais vu.

Le brave Podensac comptait bien décider le docteur à le servir.

Il tenait en réserve certains arguments, qui étaient de nature à faire impression sur la conscience quelque peu troublée du geôlier de Renée.

Mais Taupier devina le coup et s'empressa d'y parer, en lançant une phrase à effet.

-- Le peuple n'a pas le temps d'attendre, dit-il avec emphase. Qui nous assure que les sicaires du pouvoir ne sont pas revenus en force pour essayer de nous enlever ces canons qu'ils voudraient livrer aux Prussiens ?

Un frémissement courut dans l'auditoire.

-- Et tenez, citoyens, reprit le bossu, en voyant l'effet qu'il produisait, entendez-vous ?

Appuyant son éloquence par son geste et par son attitude, il s'était levé et faisait mine de prêter l'oreille.

Du dehors, montait le roulement lointain du tambour.

-- C'est la réaction qui fait battre le rappel, s'écria Taupier.

Ces mots qu'il n'avait pas jetés sans intention furent le signal d'un tumulte épouvantable.

Les moins braves parmi les assistants, se précipitèrent en masse vers la porte ; ceux-là étaient les plus nombreux, et la séance aurait été vite levée, si la voix de la majorité eût été écoutée ; mais la minorité violente l'emporta.

Une vingtaine de fédérés furieux envahirent l'espace vide qui tenait lieu de prétoire, et se mirent à demander à grands cris la mort des prisonniers.

Les plus enragés essayèrent même de mettre la main au collet de Podensac et de Saint-Senier, qui firent assez bonne contenance pour les tenir un instant en respect.

Malheureusement, contre le nombre des assaillants, la résistance ne pouvait être longue, et les deux amis allaient infailliblement être entraînés, quand une intervention fort inattendue changea la face des choses.

L'homme aux cheveux longs s'était jusqu'alors modestement confondu dans la foule.

Mais, à ce moment décisif, il fit une immense enjambée qui le porta au centre du groupe et en face du tribunal.

-- En ma qualité de membre du comité, je demande la parole, dit-il d'une voix traînante.

Ce personnage hétéroclite jouissait sans doute parmi les fédérés d'une respectable notoriété, car son entrée en scène détermina un mouvement général d'attention.

-- C'est le grand sec qui parle si bien, murmuraient les fidèles habitués du club.

-- C'est le paillasse de la forêt de Saint-Germain, s'écria en même temps Podensac ; je savais bien que j'avais déjà vu cette figure-là, quelque part.

Alcindor, car c'était lui, ne répondit que par un coup d'œil dédaigneux à cette qualification qu'il avait perdu l'habitude d'entendre, depuis ses grandeurs démocratiques.

Quant à Taupier, quoique fort contrarié de cet incident, il ne put se dispenser de faire droit à la requête d'un collègue influent.

-- Parle, citoyen, dit-il, mais sois bref, car le peuple attend.

-- Citoyens, commença l'éloquent Alcindor, que demandez-vous ? Que justice soit faite, et que les traîtres soient punis, n'est-ce pas ?

-- Oui ! oui, qu'on les fusille !

-- Ainsi que vous, je le veux, reprit l'orateur, ainsi que vous, je déclare que ces hommes sont des agents de la réaction, et comme tels, ils ont mérité la mort.

-- Canaille ! dit Podensac entre ses dents.

-- C'est vrai ! à mort ! à mort ! hurla le public.

-- Mais, citoyens, savez-vous ce que c'est que les otages ?

Cette question provoqua un murmure confus qui ne prouvait pas que l'assistance eût une idée bien nette de la chose.

-- Les otages, citoyens, continua le plus lettré de tous les paillasses, les otages, depuis la plus haute antiquité, servent de garantie contre les cruautés de l'ennemi.

» Ce sont des prisonniers qu'on garde en prévenant les réactionnaires qu'on les fusillera, le jour où ils se permettront de toucher un cheveu de la tête d'un membre de notre grande et belle fédération.

-- Tiens, c'est une idée, ça, dirent quelques voix.

-- Crétin ! grommela Taupier.

-- Je vous disais donc, citoyens, reprit Alcindor, que les otages sont une garantie quand on a affaire à des ennemis perfides.

» Or, qui donc a jamais poussé la perfidie plus loin que ces vils réactionnaires qui viennent se glisser comme des voleurs au sommet de ces buttes dont vous avez fait la citadelle de la liberté.

-- Parle-t-il bien, le mâtin ! dit un fédéré.

-- Je crois que la victoire du peuple est certaine, continua l'orateur, mais elle peut se faire attendre.

-- Mais non ! mais non ! cria Taupier, qui maugréait intérieurement contre l'éloquence intempestive du paillasse.

-- Qui nous dit, s'écria de plus belle Alcindor, qui nous dit que l'un de nous ne tombera pas entre les mains des suppôts de la tyrannie ?

-- C'est vrai qu'il a raison !

-- Qui nous dit qu'en ce moment les monarchistes ne préparent pas un retour offensif, et que ce soir, dans une heure peut-être, ils ne vont pas cerner Montmartre et s'emparer des membres de ce comité que vous avez nommé ?

-- Allons donc ! murmura le bossu.

-- Ce tambour que vous entendez est peut-être le signal de l'attaque.

Quelques fédérés, frappés de la justesse de cet argument, s'empressèrent de gagner la porte.

-- Eh bien ! citoyens, en cas de malheur, nous avons là deux prisonniers dont la vie répondra de la vie de ceux de nos camarades qui auraient le malheur d'êtres saisis par la gendarmerie.

Un murmure approbateur accompagna cette conclusion.

Il était évident que les assistants goûtaient fort le moyen proposé pour se sauvegarder en cas de malheur.

-- Mais, c'est absurde, vociféra Taupier qui tenait à en finir, séance tenante ; est-ce que vous vous figurez que les réactionnaires tiennent beaucoup à ces deux individus-là ? Ce n'est pas ça qui les empêchera de vous fusiller, s'ils vous prennent.

-- Pardon, citoyen président, pardon, dit l'obstiné paillasse, vous oubliez que l'un de ces hommes est ou a été officier dans cette garde mobile de province qui a toujours été le plus ferme appui du gouvernement que nous venons de renverser.

-- Raison de plus pour lui envoyer du plomb dans la tête, dit le bossu en haussant les épaules.

-- D'ailleurs, je le connais, c'est un noble, c'est un de ces rejetons de la race féodale qui attachait nos pères à la glèbe ; sa famille est riche, puissante, et pour le racheter, elle ferait au besoin relâcher dix des nôtres.

-- Il est fou ! ah ! la triple brute ! murmura Taupier qui commençait à désespérer d'arrêter ce flux de paroles.

-- Quant à l'autre prisonnier, répondit l'imperturbable Alcindor, il n'est pas non plus sans importance et...

-- Je le crois, parbleu ! bien, que j'ai une importance, interrompit Podensac ; si mon ami vaut dix de vos gardes nationaux, moi j'en vaux bien trente, car il n'est que lieutenant et je suis commandant.

» À preuve, que j'ai mon brevet dans ma poche, ajouta-t-il en mettant la main à son portefeuille.

-- Nous n'avons pas besoin de voir tes papiers, cria le bossu exaspéré.

-- Parbleu ! tu me connais bien, vieux tortillard, riposta Podensac.

Et se tournant vers l'assistance, il dit d'un ton fort dégagé :

-- Vous ne savez pas, citoyens, que ce bon Taupier et moi nous sommes une paire d'amis ; on ne s'en douterait pas, hein ? à l'entendre demander qu'on m'expédie lestement.

Le président vit que l'opinion de son public allait tourner contre lui et cette idée lui fit perdre toute mesure.

-- Oui, je te connais, cria-t-il en appuyant son invective de gestes furibonds, je te connais et je sais que pendant le siège, tu servais d'espion aux Prussiens.

» À Rueil, je t'ai surpris.

-- Chez ton copain Mouchabeuf, pas vrai ? Oui, parlons un peu de ce joli cabaretier qui émargeait à la police...

-- Citoyens, vous vous écartez de la question, dit Alcindor, toujours judicieux.

Taupier comprit vite qu'il faisait fausse route et changea de note aussitôt.

-- Voyons, citoyen Panaris, raisonnons un peu, dit-il plus doucement, tu parles de garder ces deux traîtres comme otages pour les échanger si on nous pince.

-- Et ça n'est pas déjà si bête, murmura un fédéré prudent.

-- Mais, si les réactionnaires prennent les buttes, ils prendront nos prisonniers en même temps que nous, que diable ! Fais-moi le plaisir de me dire à quoi nous servira de les avoir mis en cage.

-- C'est vrai, au fait ! dirent en chœur les assesseurs en vareuse.

-- Permets, citoyen président, répondit le paillasse, qui argumentait comme un avocat de profession, je suis d'avis de les garder mais pas de les garder ici.

-- Et où alors ? Est-ce que nous sommes maîtres des prisons ? Est-ce que tu as les clefs de Pélagie ou de la Roquette dans ta poche ?

-- Nous les aurons demain.

-- C'est possible, mais en attendant, si les gendarmes montent en haut des buttes, nous serons coffrés et ces deux oiseaux-là s'envoleront.

-- Jamais ! je connais un endroit où personne n'ira les dénicher et je me charge de les y conduire, avec l'aide des citoyens que voilà.

-- Oui, oui, nous en sommes, crièrent les fédérés, avec un ensemble remarquable.

Taupier se sentait à bout d'objections et se rongeait les poings de rage de voir sa proie lui échapper.

Podensac triomphait, et Saint-Senier comprenait aussi qu'un sursis, c'était le salut.

Mais les deux amis avaient la même pensée à l'endroit d'Alcindor.

Ils se demandaient si l'ex-paillasse était de bonne foi en exposant ses vues sur les otages, ou s'il se servait de ce prétexte pour les sauver.

Le commandant penchait pour cette dernière opinion et il avait grand'peine à se figurer qu'Alcindor fût devenu féroce en devenant homme politique.

Quant à Roger, le peu qu'il savait sur l'ancien camarade de Régine le portait assez à croire à ses bonnes intentions, mais il comptait surtout sur sa propre énergie pour se tirer de ce mauvais pas.

Il se disait qu'une fois hors de ce guêpier, il ne lui serait pas très difficile, Podensac aidant, de se débarrasser d'un piquet de gardes nationaux conduit par ce grand dadais.

Mais le tout était d'en sortir.

-- Citoyens, dit le bossu, qui méditait une ruse infernale, je respecte les décisions du peuple, et, puisque votre avis est de garder provisoirement ces deux hommes, je ne m'oppose pas à ce qu'on les emmène.

-- J'ai commencé à croire que nous nous en tirerons, pensait Podensac en échangeant un coup d'œil avec son compagnon d'infortune.

-- Seulement, reprit le bossu, il est indispensable que le comité sache où les prisonniers vont être conduits et j'invite le citoyen Panaris à me communiquer son plan.

-- Volontiers, citoyen président, dit Alcindor, mais je vais te le confier à toi seul, car je ne veux pas que nos otages connaissent l'endroit, et je compte les y mener les yeux bandés.

-- Diable ! ceci change un peu la thèse, se dit le commandant.

Alcindor s'approcha du bureau et se pencha, non sans difficulté, vu la différence de taille, à l'oreille du bossu.

Après un court colloque, à l'instar de deux factionnaires qui échangent le mot d'ordre, les deux membres du comité reprirent leurs positions respectives et Taupier prononça solennellement les mots sacramentels : -- Emmenez les condamnés !

-- J'espère que vous n'allez pas nous bander les yeux ici ; je n'ai pas envie de me casser le cou dans l'escalier.

-- Non, non ! citoyen, dans la rue, ça suffira, répondit Alcindor d'un air plein d'aménité.

-- En route alors ! cria le commandant comme s'il eût encore été à la tête des Enfants-Perdus.

Cinq ou six fédérés de bonne volonté entourèrent les prisonniers et le cortège, précédé par le paillasse orateur, prit le chemin du rez-de-chaussée.

Le comité se remit en permanence, selon l'invariable coutume de tous les comités révolutionnaires, et attendit une nouvelle occasion de rendre des arrêts.

Quand Roger et Podensac débouchèrent dans le jardin, ils y trouvèrent du changement.

La foule s'y était accrue dans une proportion énorme.

Des gens en blouse et à figure sinistre, des mégères en haillons et d'affreux gamins avaient envahi la place.

Ce hideux troupeau s'agitait autour des gardes nationaux.

Les hommes avaient des fusils, les femmes des bâtons, les enfants des pierres.

C'était l'armée du ruisseau.

L'apparition des prisonniers fut saluée par des hurlements horribles, et les deux amis comprirent que le plus grand péril était là.

Cependant, l'escorte essayait de se frayer un passage et Alcindor se préparait à haranguer le peuple, quand la fenêtre du premier étage s'ouvrit.

-- Citoyens ! cria la voix rauque de Taupier, laissez passer ces deux espions que le comité réserve pour en faire justice plus tard.

L'abominable bossu avait bien calculé la portée de cette proclamation ambiguë.

Il y eut dans la foule une explosion de rage.

-- Non ! non ! à mort ! tout de suite !

Ces cris sanguinaires furent poussés par cent voix, et la populace furieuse se rua sur les deux prisonniers.

Chapitre XV

Saint-Germain, qui est bien la plus jolie petite ville des environs de Paris, était devenue, pendant les jours néfastes de la Commune, le refuge préféré de ceux qui fuyaient la tyrannie des fédérés.

L'existence qu'on y menait n'était pas précisément gaie, car les péripéties de la terrible lutte engagée devant Paris avaient leur contrecoup dans le cœur des pauvres exilés.

Les uns avaient laissé à la merci des insurgés un fils, un frère, un parent, un ami.

D'autres avaient leurs plus chères affections dans l'armée de Versailles, qui se battait à peu près tous les jours.

Les plus favorisés étaient ceux qui ne tremblaient que pour leur fortune.

Aussi, comme on se pressait autour des affiches qui apportaient les nouvelles des succès de nos soldats !

On s'attroupait devant le mur latéral de l'église, qui avait le privilège de recevoir les communications manuscrites du gouvernement, et on échangeait des commentaires.

La terrasse était naturellement le rendez-vous des réfugiés et, par certaines soirées de printemps où l'air était tiède et la verdure toute fraîche, on se serait cru dans une ville d'eaux à la mode.

Des promeneurs élégants saluaient les dames assises en cercle, absolument comme aux Tuileries, et, par moments, les cavalcades qui passaient n'auraient pas déparé le bois de Boulogne, au temps où la guerre ne l'avait pas encore ravagé.

Un dimanche, vers le milieu de mai, après une journée brûlante, le beau monde se disputait les chaises devant le pavillon Henri IV et sur la pelouse qui borde le parc. Les lorgnettes étaient braquées sur l'horizon où s'élevait, de temps à autre, la fumée d'un coup de canon, et, dans les groupes, on se racontait les effets du tir de la formidable batterie de Montretout dont le fracas, la nuit précédente, avait fait trembler les murs du vieux château.

La foule ne dépassait guère le rond-point qui fait face à l'entrée de la forêt, et, au-delà de cette esplanade gazonnée, on ne rencontrait plus que de petits groupes accoudés mélancoliquement sur la balustrade de pierre.

C'était le coin des affligés, de ceux qui fuyaient le public insoucieux et bruyant rassemblé vers l'entrée de la terrasse.

Sur un banc rustique et sous la voûte verdoyante de la charmille, Renée de Saint-Senier était assise et regardait Paris.

Elle était vêtue de deuil et plus pâle encore que de coutume.

Un livre ouvert sur ses genoux témoignait qu'elle avait essayé de lire et que ses yeux s'étaient détournés du livre.

Son visage, autrefois si doux, avait pris une expression de fermeté froide, et le chagrin avait laissé sur ses traits si purs une profonde empreinte.

Debout, devant sa maîtresse, se tenait le fidèle Landreau.

Lui aussi, était bien changé.

Ses cheveux avaient blanchi, ses rides s'étaient creusées et ses larges épaules se voûtaient.

Il avait rasé sa barbe, et endossé à la place du harnais militaire, une livrée noire.

Le soldat avait repris son rôle de serviteur de la maison Saint-Senier, et on lisait dans ses yeux qu'il était prêt à défendre la jeune fille, comme il avait défendu le lieutenant Roger.

-- Mademoiselle, dit-il timidement, les soirées sont fraîches et vous feriez peut-être bien de rentrer.

-- Rien, encore rien ! murmura Renée sans lui répondre.

-- Hélas ! non, mademoiselle, soupira Landreau. Je suis retourné tout à l'heure à la poste et je suis bien sûr que nous n'avions pas de lettre, car les employés commencent à me connaître. Dès qu'ils me voient au guichet, ils me font signe que le courrier n'a rien apporté.

-- Deux mois ! Il y a deux mois que j'attends, dit la jeune fille avec amertume.

-- Mais, mademoiselle, il ne faut pas vous désoler ainsi ; vous finiriez par tomber malade.

» Et puis, moi, je trouve que ça n'a rien d'étonnant que nous ne recevions pas de nouvelles ; voilà trois jours que les courriers ne sortent plus de Paris.

Renée secoua tristement la tête et le pauvre Landreau n'osa pas insister.

Il sentait bien que des consolations banales seraient impuissantes à calmer la douleur de sa maîtresse.

-- Ah ! si vous vouliez, mademoiselle, reprit-il, j'irais là-bas, moi.

Et il montrait la masse sombre de Montmartre qui se profilait à l'horizon.

-- Tu t'es assez exposé déjà, mon vieil ami, répondit la jeune fille qui avait gardé de son enfance l'habitude de tutoyer Landreau.

-- Si ce n'était que ça, s'écria le brave garde-chasse, il y a longtemps que je serais parti sans vous le dire. Mais tant que nous serons dans ce maudit pays, tant que je ne vous saurai pas en sûreté au château de Saint-Senier, je n'oserai pas bouger.

» Car, enfin, si ces gueux de Parisiens venaient à pousser une pointe jusqu'ici, qui est-ce qui vous défendrait ?

Renée eut un geste d'indifférence qui exprima clairement que la vie lui était à charge.

-- Oh ! mademoiselle, ne vous désespérez pas, murmura le vieux serviteur.

» Tenez, j'ai là quelque chose qui me dit que M. Roger est vivant et que vous le reverrez bientôt, car...

Une violente détonation lui coupa la parole.

Le Mont-Valérien et Montretout venaient de faire feu de toutes leurs batteries à la fois.

-- Entendez-vous, mademoiselle, entendez-vous ? s'écria Landreau. Pour sûr, ces bordées-là, c'est le commencement et la fin.

-- Dieu le veuille ! dit tout bas Renée.

-- Ah ! par exemple, une fois que la troupe sera entrée dans Paris, vous me permettrez bien d'y aller faire un tour. Alors, je n'aurai plus peur pour vous et je vous réponds que je retrouverai mon lieutenant.

-- S'il vivait encore, Roger m'aurait écrit. Le soir même de son arrivée dans cette ville maudite, il n'a pas perdu une heure pour me l'annoncer, et le silence qui a suivi sa première, sa seule lettre, ne peut s'expliquer que par un malheur.

-- Mais si ces brigands-là l'ont pris, enfermé, comme ils m'ont fait à moi qu'ils ont gardé plus d'un mois en prison...

» Non ! mademoiselle, non, le bon Dieu ne peut pas permettre encore ce malheur-là.

-- Ah ! Dieu a cruellement frappé notre maison, dit la jeune fille d'une voix altérée : mon frère d'abord, ma seconde mère ensuite, et...

-- Et c'est bien assez comme cela, mademoiselle, croyez-moi, nous n'avons plus longtemps à souffrir.

-- Il semble qu'une fatalité poursuive tous ceux qui se sont attachés à nous ; oui, tous jusqu'à cette pauvre enfant qui s'est dévouée pour sauver Roger, jusqu'à Régine qui a disparu ?

-- Ah ! pour celle-là, mademoiselle, il ne faut pas s'en inquiéter ; elle est fine et adroite autant qu'elle est bonne et, si elle a pris la clef des champs, ce n'est pas pour mal faire. J'ai dans l'idée que nous la verrons arriver un de ces jours.

» Et qui sait ? elle nous apportera peut-être des nouvelles de mon lieutenant !

» Elle a bien su aller le chercher cet hiver au milieu des Prussiens !

Renée n'écoutait plus Landreau et semblait perdue dans ses tristes réflexions.

-- Il y a un mystère dans la vie de cette jeune fille, murmura-t-elle après un assez long silence.

-- Quant à ça, dit le vieux serviteur, je ne dis pas non.

» Cette jeunesse-là, bien sûr, n'est pas née dans une baraque de foire, et je crois que, si ce Pilevert voulait parler, il en dirait long sur son compte.

-- Lui aussi est parti, murmura Renée.

-- Ma foi, mademoiselle, ce n'est pas une perte. J'ai toujours pensé qu'il avait dû voler cette enfant à ses parents, quand elle était toute petite.

-- J'ai eu quelquefois la même idée, et j'ai voulu questionner Régine, mais je n'ai pu obtenir qu'elle me confiât le secret de sa naissance... Peut-être l'ignorait-elle.

-- Et moi, j'ai voulu faire causer le saltimbanque et je n'en ai rien tiré ! Seulement, si jamais je le rattrape, il faudra bien qu'il s'explique.

Le jour baissait déjà et la flamme des coups de canon qui partaient des remparts commençait à devenir visible.

Renée se leva et traversa lentement la terrasse.

Et elle alla s'appuyer sur le parapet qui borde l'escarpement, et se mit à contempler le tableau grandiose et sombre de cet horizon sillonné d'éclairs que la guerre civile avait allumés.

Landreau respectait sa douleur et n'osait plus parler.

Il se tenait en arrière et regardait, lui aussi, ce Paris qui lui avait pris son maître.

Au fond, le vieux serviteur était plus inquiet qu'il ne voulait le laisser paraître, et, quand mademoiselle de Saint-Senier ne le voyait pas, il perdait son assurance.

Les tristes réflexions auxquelles il se livrait furent interrompues par le bruit de roues d'une voiture et des grelots d'un cheval qui arrivait au grand trot.

Renée ne s'occupait guère de ce qui se passait sur la terrasse. Son attention était concentrée tout entière sur l'horizon de Paris.

Landreau fut donc seul à se retourner au bruit du véhicule qui roulait dans une des allées latérales de la forêt, et qui ne tarda pas à déboucher sur l'esplanade.

C'était une carriole de paysan, couverte d'une bâche, montée sur deux roues et attelée d'un assez maigre cheval.

Un individu, assis sur la banquette de devant, fouaillait la pauvre bête qui venait de prendre cette allure accélérée que les rosses fourbues réservent pour le dernier kilomètre avant d'arriver à l'écurie.

Le spectacle d'une voiture mal suspendue n'avait rien de particulièrement intéressant et Landreau n'y aurait pas fait beaucoup d'attention. Mais arrivée à la hauteur de l'endroit où se tenait le garde-chasse, la carriole s'arrêta et le conducteur allongeant la tête en dehors, se mit à l'interpeller en ces termes :

-- Hé ! là-bas ! par où est-ce qu'il faut passer pour aller loger au Grand Vainqueur ?

La voix rauque qui parlait ainsi frappa Landreau bien plus que la question elle-même.

Il lui avait semblé vaguement avoir déjà entendu ce ton brusque et ces sons enroués.

Pour éclaircir ses doutes, il s'approcha et se trouva nez à nez avec le conducteur qui se baissait au même instant.

-- Comment, c'est vous !

-- Tiens ! le vieux moblot !

Ces deux exclamations partirent en même temps.

Pilevert et Landreau s'étaient reconnus.

-- Et d'où venez-vous comme ça ? demanda le vieux serviteur.

-- De Poissy et... de plus loin, dit le saltimbanque ; et ça se trouve joliment bien que je vous rencontre ici ; je cherchais après vous.

-- Après moi ? répéta Landreau assez surpris, car il n'avait pas eu le temps de former avec l'hercule des relations bien intimes.

-- C'est-à-dire, c'est la demoiselle que je cherche ; votre dame, quoi !

-- Pas si haut, dit le garde-chasse ; elle est là et il ne faut pas lui faire de surprise, avec le chagrin qu'elle a.

-- Comment ! c'est elle que voilà là-bas ? reprit Pilevert en baissant la voix.

-- Oui, et je vais la prévenir tout doucement.

-- C'est pas la peine ; tenez seulement la bride de Cocotte une minute.

Landreau se conforma à ce désir, assez superflu du reste, car le cheval ne paraissait avoir aucune envie de s'emporter, et l'hercule sauta à terre.

Renée, pendant ce dialogue, n'avait pas bougé, et toujours accoudée sur la balustrade, elle restait absorbée dans sa triste rêverie.

Pilevert s'approcha d'un pas compassé et lissa galamment d'un revers de main sa barbe et ses cheveux.

Il avait mis le chapeau à la main et toussait pour se donner une contenance.

Mademoiselle de Saint-Senier se retourna et le regarda avec étonnement.

-- Madame ne me remet pas, articula l'hercule ; quand je dis madame, c'est mademoiselle...

Renée ne le reconnaissait pas et il y avait à cela deux raisons. D'abord elle ne l'avait vu que fort peu de temps après la scène de la maison de santé, et, de plus, Pilevert avait modifié son costume.

Il avait presque l'air d'un propriétaire campagnard avec son chapeau à larges bords, sa longue redingote marron et son pantalon de nankin.

-- Vous savez bien, reprit-il ; c'est moi qui suis venu là-haut... à Montmartre... avec votre cousin... le jour où nous vous avons délivrée...

La figure de Renée s'éclaira.

-- Je vous reconnais parfaitement, monsieur, dit-elle en lui tendant la main, et je n'ai pas oublié le service que vous m'avez rendu.

-- Oh ! pour ça, ce n'est pas la peine d'en parler. Et M. Roger, comment va-t-il ? demanda l'hercule.

La jeune fille pâlit et s'appuya à la balustrade pour ne pas tomber.

Pilevert venait de raviver, sans le vouloir, une plaie encore saignante.

-- Mon cousin est parti pour Paris après que vous nous avez quitté, dit-elle avec effort, et... je ne l'ai plus revu.

-- Mille trompettes ! s'écria l'hercule, serait-il encore tombé dans les pattes de ces gredins du « Serpenteau ? ». Alors leur compte sera bon et je me charge de les faire fusiller tous, car les troupes de Versailles viennent d'entrer dans Paris, et...

-- Dites-vous vrai ? demanda Renée avec émotion.

-- Ma foi ! c'est un homme que j'ai rencontré en forêt qui m'a conté ça et il avait bien la mine d'un communeux qui se sauve.

Mademoiselle de Saint-Senier semblait être dans un état d'agitation indicible.

-- Et ma petite Régine, est-ce que vous l'avez laissée à la maison ? demanda timidement le saltimbanque.

-- Régine est partie aussi, murmura Renée.

-- Partie ! s'écria Pilevert ! partie sans m'écrire où elle allait. Ah ! ma foi, c'est trop fort, et je vas tout vous dire.

Renée le regarda avec étonnement.

Son esprit était absorbé tout entier par la nouvelle que Pilevert venait de lui donner de l'entrée des troupes dans Paris, et elle accordait une médiocre attention à un propos qui, dans tout autre moment, l'aurait vivement intéressée.

Le nom de Régine, prononcé par l'hercule, l'avait beaucoup moins frappée que celui de Roger.

-- Que me disiez-vous, demanda-t-elle sans chercher à dissimuler son émotion, que me disiez-vous de ces ennemis de M. de Saint-Senier ?

» Les croyez-vous donc capables de...

-- Je les crois capables de tout, répondit brusquement Pilevert, même de tuer ma pauvre Régine ; et j'ai bien peur qu'elle ne soit allée se fourrer dans les affaires de votre cousin.

Le ton avec lequel cette phrase avait été dite blessa la jeune fille.

-- Qui vous fait croire cela, demanda-t-elle d'un air qui rappela immédiatement l'hercule au sentiment des convenances.

-- Mon Dieu ! mademoiselle, dit-il, ce n'est pas pour vous offenser, mais je suis fâché tout de même que vous ayez laissé partir l'enfant.

-- Je déplore son départ autant que vous, mais il n'a pas dépendu de moi de la retenir. Elle a quitté le château, un soir, sans me prévenir ; j'ai fait faire des recherches dans tout le pays, et personne n'a pu me donner de ses nouvelles.

-- Pardon, excuse, mademoiselle ; mais c'était-il avant ou après que votre cousin parte pour Paris ?

-- L'avant-veille du jour où il a quitté Saint-Senier.

-- C'est bien ça, dit Pilevert entre ses dents.

-- Expliquez-vous, je vous prie, commanda la jeune fille.

-- Eh ! mille trompettes ! c'est bien simple, elle en tient pour lui, voilà tout.

Renée se sentit frappée au cœur par cette révélation brutale.

Elle avait déjà eu quelquefois la pensée que les actions de Régine étaient inspirées par un sentiment plus tendre que le simple dévouement ; mais elle avait toujours écarté ce soupçon.

Il lui répugnait trop de voir une rivale dans la courageuse compagne qui avait sauvé Roger, et le mot de ce grossier saltimbanque l'offensait comme une injure.

Mais en même temps ses défiances de femme qui aime s'éveillaient malgré elle.

-- Je veux savoir l'histoire de cette jeune fille, dit-elle d'une voix émue.

-- Et moi je ne demande pas mieux que de vous raconter tout ce que je sais.

» Ça serait même déjà fait si vous ne m'aviez pas interrompu tout à l'heure pour me parler de ces gueux du « Serpenteau ».

-- Je vous écoute maintenant.

-- C'est que ça pourra être bien long, et Cocotte n'a pas encore mangé l'avoine.

-- Parlez, vous dis-je ! s'écria Renée avec une fermeté qui coupa court aux objections de Pilevert.

-- Après tout, je peux abréger, murmura l'hercule.

» Faut donc vous dire, mademoiselle, que dans mon métier j'ai couru un peu partout.

» Il y a de ça quinze mois à peu près, je revenais de Californie où j'avais ramassé tout juste de quoi m'acheter une carriole et un cheval, et je faisais les foires dans le Midi avec ce grand imbécile d'Alcindor que j'avais ramassé sur le pavé de Toulouse.

Renée avait bien de la peine à dissimuler son impatience et Pilevert, qui s'en aperçut, quitta les préambules pour arriver à la partie intéressante de sa narration.

-- V'là donc qu'un jour ou plutôt qu'un soir, sur la route de Bazas à Bordeaux, en pleine lande, je vois une fille qui était assise sur le bord d'un fossé et qui pleurait.

» Je descends, je lui demande ce qu'elle a ; pas de réponse, seulement elle me fait signe qu'elle est muette.

» Je lui montre ma carriole, comme pour lui dire que je voulais l'emmener.

» Elle monte sans se faire prier, et nous roulons.

» Là-dessus, elle tire de sa poche une ardoise et elle se met à écrire un tas de belles choses ; comme quoi elle était seule au monde, qu'elle savait dire la bonne aventure, et que, si je voulais, elle travaillerait dans la baraque pour le public, à condition que je la nourrirais et que je ne lui ferais jamais de questions sur ses parents.

-- C'est étrange, murmura Renée.

-- Ça me paraissait un peu drôle, mais j'avais justement besoin d'une femme pour varier les exercices et la petite m'allait très bien.

» C'est pour vous dire que je l'engageai et que je ne fis pas une mauvaise affaire. Trois jours après qu'elle avait commencé à faire ses tours de cartes et à lire dans la main des badauds, la recette avait déjà doublé.

» Et gentille ! et sage ! et une éducation ! fallait voir !

-- Mais sa famille ? demanda vivement Renée.

-- Pas moyen de lui en faire dire un mot.

» Quand je lui écrivais quelque chose comme ça sur son ardoise, elle me prenait le crayon des mains et elle savait bien me menacer de partir et de me planter là.

-- Quoi ! pendant un an vous avez voyagé avec cette jeune fille et vous n'avez rien pu découvrir sur son passé, s'écria mademoiselle de Saint-Senier. Vous ne savez ni qui elle est, ni d'où elle vient !

-- Je crois que je m'en doute depuis hier, répondit Pilevert d'un air mystérieux.

-- Expliquez-vous plus clairement, dit Renée d'un ton assez sec.

Pilevert ne se pressa point de répondre ; on aurait dit qu'il regrettait d'en avoir tant dit.

-- Mon Dieu ! mademoiselle, reprit-il avec une certaine hésitation, quand je dis que je me doute de l'histoire de Régine, ça ne veut pas dire que je suis sûr de la savoir.

-- Mais enfin, quelles raisons avez-vous de parler ainsi ?

-- Des raisons écrites, mademoiselle.

-- Je ne comprends pas.

-- C'est que j'ai trouvé des papiers où il est question d'elle.

-- Des papiers !

-- Oui, et même que j'aurais mieux aimé trouver autre chose.

L'étonnement de Renée était à son comble.

Elle en arrivait à se demander si le saltimbanque n'avait pas perdu la tête, car ses propos incohérents ne lui apprenaient rien de précis sur un sujet qui l'intéressait beaucoup, depuis que Pilevert avait fait allusion à la passion de Régine pour Roger de Saint-Senier.

De plus, elle éprouvait une certaine répugnance à prolonger une conversation aussi intime dans un lieu banal.

Les regards que lui lançait le fidèle Landreau semblaient exprimer le même sentiment.

Esclave de sa consigne, même en dehors du service, le garde-chasse n'avait pas quitté sa faction auprès de Cocotte ; mais il toussait d'une façon significative.

La nuit tombait et les promeneurs désertaient la terrasse.

Deux ou trois gardes, vêtus de la capote longue et coiffés du képi à bande blanche, circulaient en observant du coin de l'œil cette carriole arrêtée au milieu du chemin.

En ces jours critiques, tout ce qui était insolite était suspect, et un homme de la tournure de Pilevert devait forcément attirer l'attention en causant avec mademoiselle de Saint-Senier.

En effet, quelque simple que fût la toilette de Renée, personne ne pouvait se méprendre sur sa véritable condition sociale.

-- Monsieur, dit-elle avec un air de dignité qui fit rentrer l'hercule en lui-même, si vous avez des communications à me faire, je les recevrai chez moi, ce soir, rue de Noailles, 97.

Pilevert, interloqué, recula de deux pas, exécuta la glissade qui constitue le salut traditionnel des saltimbanques, et murmura cette phrase embarrassée :

-- Ma foi ! je ne demande pas mieux, parce que, voyez-vous, Cocotte... elle ne vaut pas Bradamante, mais c'est une bonne bête tout de même, et quand je l'aurai vue manger son avoine au Grand-Vainqueur , je serai plus à mon aise pour vous conter mon histoire.

Le nom de l'auberge arriva aux oreilles de Landreau qui s'empressa de prendre la parole.

-- Faites le tour en dehors de la grille du parc, cria-t-il à l'hercule, et puis vous prendrez la rue de Pontoise, jusqu'à la place de l'Église, et, une fois là, tout le monde vous indiquera le chemin.

-- Merci, mon vieux moblot , dit Pilevert en grimpant dans sa carriole, avant une heure d'ici, je serai chez vous.

Il sangla un vigoureux coup de fouet à sa jument qui prit un trot allongé, et l'équipage disparut sous les arbres.

Landreau se rapprocha de sa maîtresse et fut frappé de l'expression de son visage.

L'air de tristesse qui le voilait avait fait place à une animation singulière.

-- Rentrons, dit-elle vivement.

Le garde-chasse avait assez de tact pour comprendre que toute réflexion serait intempestive et toute question indiscrète.

Il se contenta de suivre silencieusement Renée qui s'acheminait à travers les quinconces.

La rue de Noailles touchait presque le parc, et ils arrivèrent en quelques minutes devant le pavillon que mademoiselle de Saint-Senier y avait loué.

C'était une de ces coquettes constructions modernes que les architectes bâtissent aux environs de Paris pour les villégiatures d'été.

Deux étages, un jardin anglais en miniature avec une serre dans le fond et des communs qui s'accédaient par une rue déserte, constituaient l'ensemble assez réduit de l'habitation.

Quand Renée avait pris le parti de quitter le château de Saint-Senier pour se rapprocher de Paris, elle n'avait emmené avec elle que son vieux serviteur Landreau et une seule femme de chambre.

À peine rentrée de la promenade, qui avait fini d'une façon si inattendue, la jeune fille s'établit dans la serre où elle avait pris l'habitude de finir ses soirées.

Landreau reçut l'ordre d'introduire Pilevert aussitôt qu'il se présenterait et l'hercule eut le bon goût de ne pas se faire attendre.

L'heure qu'il devait consacrer à sa réfection et à celle de Cocotte n'était pas encore écoulée, qu'il sonnait à la porte de la maison de la rue de Noailles.

Il fit son entrée dans la serre d'un air mystérieux qui s'accordait à merveille avec le carrick à trois collets dont il était affublé.

Ce vêtement couleur de muraille semblait cacher un objet que le saltimbanque serrait précieusement sous son bras.

Après force salutations, maître Antoine ouvrit son manteau et déposa sur la table à ouvrage de mademoiselle de Saint-Senier un coffret de forme allongée.

-- L'histoire de Régine est là dedans, dit-il sans autre préambule.

Renée regardait avec stupéfaction la singulière pièce de conviction que Pilevert lui apportait.

C'était une boîte en bois des îles, ornée de coins en acier ouvragé.

Elle avait beaucoup perdu de sa solidité, soit par l'injure du temps, soit par l'action prolongée de l'humidité.

Les fermoirs se rouillaient et les ais semblaient à moitié pourris.

Quant à la serrure, elle avait évidemment été forcée, car Pilevert n'eut qu'à soulever le couvercle pour ouvrir le coffret.

-- Voyez et lisez, mademoiselle, dit l'hercule d'un air important.

En toute autre circonstance, mademoiselle de Saint-Senier aurait certainement fait des questions avant de se livrer à l'examen du contenu de la cassette.

L'émotion qui s'était emparée d'elle l'empêcha d'hésiter.

Elle se pencha sur le coffret ouvert, et sa main tremblante en retira d'abord un portrait.

C'était une miniature entourée d'un cadre ovale.

-- Elle ! s'écria Renée.

-- Tiens ! vous l'avez reconnue tout de suite, s'écria naïvement Pilevert : moi, je ne m'en serais pas douté avant d'avoir lu les papiers.

En effet, le portrait était celui d'une petite fille de huit à dix ans, et il fallait avoir étudié la figure de Régine pour retrouver ses traits dans cette image enfantine. Et cependant, en y regardant avec attention, le doute n'était pas possible.

Les yeux surtout avaient une expression à laquelle on ne pouvait pas se tromper.

Mademoiselle de Saint-Senier était restée immobile et muette. On aurait dit qu'elle craignait d'aller plus avant dans la découverte de ce mystère.

-- Lisez ! lisez ! vous allez en voir de drôles ! dit l'hercule, en montrant la couche de parchemins qui garnissait le fond de la cassette.

Renée en prit un et le déplia d'une main tremblante.

C'était une lettre écrite sur un papier grossier et jauni par le temps.

« Régine, ma fille chérie ! » lut la fiancée de Roger, d'une voix émue.

-- Hein, quand je vous disais qu'il était question là-dedans de ma petite muette, grommela Pilevert.

« Tu es encore une enfant, continua Renée, mais je suis sûr que tu n'as pas oublié ton père.

« Le jour où je t'ai serrée contre mon cœur sur le quai de Bordeaux, avant de monter sur ce grand navire qui allait m'emmener au Mexique, je ne savais pas que je ne devais pas te revoir.

« Dieu en a décidé autrement.

« Je suis entre les mains des ennemis de la France ; ils m'ont condamné à mort, et, demain matin, je tomberai sous leurs balles en te donnant ma dernière pensée.

« Ta pauvre mère est morte en te mettant au monde, et tu vas être seule dans la vie. Il faut donc que je te parle comme si tu avais déjà la raison d'une jeune fille.

« Les dames auxquelles je t'ai confiée avant mon départ ont reçu le prix de ton éducation pour trois ans. J'espère qu'elles voudront bien se charger de te placer comme institutrice dans une famille honorable, si elle ne peuvent pas te garder dans leur pensionnat.

« J'avais rêvé pour toi un autre sort, mais la fatalité qui poursuit notre famille n'était pas encore épuisée.

« Ton aïeul est mort victime de la guerre civile qui désolait notre pauvre pays, quelques années avant ta naissance.

« J'avais un frère et j'espérais qu'il m'aiderait à relever la fortune de notre maison.

« Les passions politiques on fait de lui mon plus cruel ennemi, et si jamais ce malheureux Charles -- il se nomme Charles -- osait se prévaloir de ses droits, repousse avec horreur la tutelle de l'homme qui a déshonoré notre nom.

« Il me reste encore une espérance pour ton avenir, et cette espérance est contenue tout entière dans le papier que je t'adresse sous la même enveloppe que cette lettre.

« C'est le testament d'Edmond du Luot, mon meilleur ami, qui, en s'embarquant pour la Californie, a voulu te laisser sa fortune.

« Edmond jouait avec toi quand tu étais encore tout enfant, et tu te souviens peut-être encore de ses grandes moustaches que tu tirais si fort.

« Pardon, ma fille bien-aimée, de te parler de ces choses, quand il me reste si peu de temps pour te dire que ton père te chérissait et que sa dernière pensée sera pour toi.

« Adieu ! Régine ! adieu ! j'ai le cœur brisé et je n'ai plus que la force de te dire : Souviens-toi toujours que tu es la fille de

« GEORGES DE NOIRVAL »

Mademoiselle de Saint-Senier laissa tomber la lettre sans avoir la force de prononcer une parole.

Ses yeux étaient pleins de larmes, et ses lèvres tremblaient.

-- Allez ! allez ! il y a encore des paperasses dans le fond, dit l'hercule.

Renée hésita un instant, mais l'intérêt qui la poussait à pénétrer ce mystère était trop puissant pour qu'elle s'arrêtât.

Elle ouvrit et parcourut successivement un acte de naissance, au nom de Régine-Louise-Gabrielle de Noirval, et le testament parfaitement régulier du comte du Luot, qui l'instituait sa légataire universelle.

Mademoiselle de Saint-Senier entrevoyait quelques noire trame ourdie pour dépouiller une orpheline, mais elle ne pouvait rattacher cette triste histoire aux événements qui l'accablaient depuis près d'une année.

Tous les noms qu'elle venait de lire lui étaient inconnus.

-- Noirval ! répétait Renée toute pensive, je n'ai jamais rencontré personne qui s'appelât ainsi.

-- Ni moi non plus, grommela Pilevert ; mais je trouve que de Noirval ressemble diablement à Valnoir.

Chapitre XVI

Le surlendemain de cette soirée du dimanche, que Renée de Saint-Senier avait passée au milieu de tant d'émotions diverses, les buttes de Montmartre étaient le théâtre de scènes bien autrement dramatiques.

La montagne où l'insurrection avait pris naissance était devenue sa dernière forteresse.

Il était onze heures du matin, et depuis l'aube, nos soldats, les braves soldats de la bonne cause, marchaient pour cerner le repaire des fédérés, enlevant une à une les formidables barricades qui hérissaient les approches de Montmartre.

La fusillade pétillait sur le boulevard extérieur et le craquement sinistre des mitrailleuses accompagnait comme une basse continue de crépitement grêle des balles sur les façades labourées.

L'engagement était surtout très vif à la place Blanche et à la place Pigalle, mais les défenseurs impies de l'odieuse Commune tenaient encore derrière leurs murailles de pavés.

L'infâme drapeau rouge flottait toujours sur la maison de santé du docteur Molinchard, où les insurgés avaient établi leur quartier général.

La place était merveilleusement choisie pour résister.

Protégée par les escarpements qui de tous les côtés coupent brusquement la colline, entourée d'une nombreuse artillerie qui lançait au hasard ses bombes stupides sur nos monuments et nos musées, la villa des Buttes semblait inexpugnable.

Depuis le 18 mars, elle avait du reste complètement changé d'aspect.

Les malades et les blessés l'avaient évacuée ; l'infirmerie était devenue une caserne, et la grande cour servait d'arsenal pour les munitions.

Quant au docteur Molinchard, qui avait endossé le harnais de chirurgien fédéré, il consacrait ses jours aux amputations et ses nuits à la surveillance de ses prisonniers.

Car il avait des prisonniers, et il était même plus occupé comme geôlier que comme praticien.

La mère Ponisse avait repris tout naturellement ses fonctions de cantinière, et les fédérés buvaient si sec qu'elle était en voie de faire fortune.

Ce jour-là, l'horrible mégère et son ancien patron avaient peine à suffire aux nécessités de leur emploi respectif, tant les ivrognes et les blessés affluaient au haut des Buttes.

Aussi s'occupaient-ils fort peu de ce qui se passait à l'intérieur de la villa, dont ils avaient soigneusement fermé toutes les portes.

Dans le coin le plus reculé de cette geôle improvisée, au milieu du triste jardin où Renée avait tant souffert autrefois, Roger de Saint-Senier et Podensac se tenaient debout et prêtaient l'oreille à la canonnade.

-- On dirait que le feu se ralentit, murmurait l'ex-commandant des Enfants-Perdus.

-- Mauvais signe ! dit Roger en secouant tristement la tête.

-- Ça dépend ! riposta vivement Podensac ; vous savez bien qu'on ne tire plus quand on attaque à la baïonnette.

-- Alors, nous entendrions sonner la charge.

-- Pas sûr ; le vent ne porte pas de notre côté.

-- Tenez ! un feu de peloton du côté de La Chapelle !

-- C'est étrange ! Est-ce que la troupe s'éloignerait ?

-- Je croirais plutôt qu'ils font un mouvement tournant, dit le commandant qui ne manquait pas de prétentions en stratégie ; et même, si les lignards étaient malins, ils passeraient par le chemin de ronde pour prendre Montmartre à revers.

-- Mais le jour où on nous a amené ici, il m'a semblé que le versant du Nord était armé de canons comme celui qui regarde Paris.

-- Tonnerre ! s'écria Podensac, que le souvenir de son arrestation mettait toujours hors de lui, dire que sans l'animal de paillasse qui s'est chargé de nous conduire chez cette canaille de Molinchard, on nous aurait enfermés à la prison du Cherche-Midi, et que nous serions en liberté maintenant.

-- Je crois plutôt que sans lui nous aurions été fusillés, murmura Saint-Senier.

-- Et qui nous dit que nous ne le serons pas, grommela le commandant ; si jamais je les tiens, lui et son carabin, leur compte sera bon, ajouta-t-il en menaçant du poing Alcindor absent.

-- Je suis prêt à mourir, dit tout bas Roger ; mais je voudrais avoir une arme pour tomber en me défendant.

-- Et moi donc ! mais rien ! rien ! pas seulement une pierre ou un bâton.

-- Écoutez ! souffla le fiancé de Renée en serrant le bras de son ami.

Cette fois, il n'y avait plus à s'y tromper. La fanfare précipitée des clairons résonnait dans le lointain et la fusillade recommençait avec une violence inouïe.

-- C'est l'assaut ! ils enlèvent les Buttes au pas de course !

-- Vive la ligne !

Un bruit beaucoup plus rapproché étouffa les élans de leur joie.

Des cris confus et des pas pressés retentissaient dans l'enceinte de la prison.

-- On vient nous délivrer ! s'écria Roger.

-- Ou nous assassiner, murmura Podensac.

Les deux amis avaient marché ensemble vers la porte du salon, et tous deux, pâles mais résolus, se préparaient à accepter courageusement leur sort.

Que le bruit qu'ils entendaient leur annonçât la mort ou la délivrance, ils étaient décidés à faire bonne contenance.

Ce fut la figure blême de Molinchard qui apparut la première sur le seuil du jardin.

Derrière lui, se pressaient cinq ou six insurgés, les cheveux en désordre, le visage noir de poudre et les vêtements en lambeaux.

Ils avaient leurs fusils à la main et vociféraient sur tous les tons, sans qu'il fût possible de distinguer autre chose que des jurons épouvantables.

-- Que voulez-vous ? demanda Podensac en serrant les poings.

-- Venez, citoyens, venez vite ! répondit Molinchard d'une voix étranglée par l'émotion.

-- Où prétendez-vous nous mener ? interrogea Saint-Senier dont les yeux étincelants foudroyaient le malheureux docteur.

-- Allons ! pas tant de manières et en route ! cria la troupe déguenillée.

-- On ne veut pas vous faire de mal, se hâta d'ajouter Molinchard ; mais venez, je vous en supplie, il n'y a pas une minute à perdre.

Les prisonniers se consultèrent du regard, et chacun d'eux lut dans les yeux de l'autre la décision d'aller au devant du danger.

-- Marchons, dit Podensac en écartant d'un revers de main le tremblant chirurgien.

Roger se plaça à côté de lui, et le groupe dont ils tenaient la tête s'engagea dans le long corridor qui faisait communiquer le pavillon avec le bâtiment principal.

Ce couloir débouchait sous la voûte où s'ouvrait la grille de la villa.

L'apparition des deux amis fut saluée au dehors par une immense acclamation.

-- Avancez, citoyens, avancez, dit le docteur qui les suivait.

Ils franchirent l'entrée de la maison en se tenant par le bras.

Un étrange spectacle les attendait devant le perron sur lequel ils venaient de mettre le pied.

Une centaine de fédérés en armes remplissaient l'étroite esplanade qui s'étendait autour des hautes murailles de la maison de santé.

Dans un coin gisaient quelques blessés auxquels leurs camarades ne paraissaient faire aucune attention.

Au milieu de la foule, un homme couvert de galons et de panaches se tenait gauchement en selle sur un grand cheval gris.

Au premier rang, deux hommes à mine farouche gesticulaient avec animation.

L'un portait une loque au bout d'une perche, l'autre brandissait un long sabre de cavalerie.

Ces drôles étaient à la fois les meneurs et les orateurs de la bande, car à peine les prisonniers avaient-ils paru que l'homme au drapeau prenait la parole en ces termes : -- Vous, les artistes , tâchez de me répondre sans broncher. Les Versaillais montent par la rue Lepic, et nous n'avons pas le temps de blaguer.

Ce discours choisi s'adressait aux deux amis et fut suivi immédiatement de cette question :

-- Vous avez servi ?

-- J'ai commandé les Enfants-Perdus de la rue Maubuée, répondit Podensac sans hésiter, et mon camarade a été lieutenant dans la mobile, 3e bataillon de...

-- Ça m'est égal, interrompit l'orateur, du moment que vous avez été officiers, c'est tout ce qu'il nous faut.

» Vous devez savoir commander ?

-- Oui, à des soldats français, répondit fièrement Roger qui commençait à comprendre.

-- C'est bon ! Aujourd'hui, tu commanderas à des lascars de la Commune.

-- Jamais ! s'écrièrent à la fois les prisonniers.

-- Nous sommes encore ici dix douzaines de lapins solides, mais nous ne connaissons rien à l' estratégie , comme dit cet imbécile qui est là à cheval, et il nous faut des vrais troupiers pour organiser la défense du plateau.

-- Cherchez-en, dit Podensac avec calme.

-- C'est à prendre ou à laisser, reprit le sacripant. Si vous ne voulez pas marcher avec nous, je vous fais coller au mur et votre affaire ne sera pas longue.

-- Acceptez, citoyens, acceptez ! cria du haut de sa monture l'homme empanaché, la défense est très facile, et au besoin, je vous aiderai de mes conseils.

-- Encore cet imbécile d'Alcindor, murmura le commandant qui venait de reconnaître sous son brillant costume l'ancien pitre de maître Antoine Pilevert.

Roger fit un pas en avant et regardant en face l'orateur des fédérés :

-- Vous pouvez nous tuer, dit-il d'une voix ferme, vous ne ferez pas de nous des traîtres.

Podensac n'ajouta pas un mot à ce refus héroïque, mais il prit la main de son ami et la serra.

-- Ah ! c'est comme ça ! hurla l'insurgé en agitant son sabre ; alors, vous allez la danser, et quand les ruraux arriveront ici, ils ne trouveront que vos carcasses avec douze balles dedans.

Les deux amis se regardèrent et Roger passa son bras sous celui de Podensac.

-- Nous sommes prêts, dit-il en s'avançant sur le perron ; où faut-il se placer pour mourir ?

On était peu habitué dans les bataillons fédérés à rencontrer le stoïcisme politique ou même militaire, et la courageuse réponse de Saint-Senier impressionna quelque peu les assistants.

-- C'est un bon zig tout de même, dit tout bas l'homme au grand sabre.

Son camarade, qui tenait le drapeau, paraissait assez décontenancé.

Évidemment, tous deux auraient préféré le concours volontaire ou non des deux officiers à la nécessité de les fusiller.

Alcindor partageait pleinement leur avis et il crut de sa dignité de faire une dernière tentative.

Poussant son cheval à travers la foule, il arriva tout près du perron :

-- Citoyens, dit-il de sa voix traînante, je ne veux pas vous influencer, mais je peux bien vous rappeler que dans la mémorable journée du 18 mars, je vous ai sauvé la vie.

» Sans mon intervention, il y a deux mois que vous seriez tombés sous les balles du peuple qui, par ma voix, réclame aujourd'hui votre appui.

Ce discours insinuant s'adressait spécialement à Podensac et le commandant l'écouta avec beaucoup d'attention.

Il hésita un instant à répondre ; puis, poussant le coude de Roger en guise d'avertissement, il fit craquer ses doigts comme pour dire aux insurgés : -- Après tout, je m'en moque.

Et s'avançant jusqu'au bord des marches, il s'écria :

-- J'en suis !

-- À la bonne heure, murmura l'orateur de la troupe.

-- Vive le commandant ! crièrent les même individus qui une minute auparavant, voulaient le massacrer.

-- J'en suis, à une condition, dit Podensac.

-- Laquelle ? demandèrent en chœur les fédérés.

-- C'est que mon camarade sera libre de s'en aller.

Cette seconde proposition fut beaucoup moins bien accueillie que la première.

-- Non ! non ! il irait nous vendre aux Versaillais, cria la majorité des assistants.

Quelques voix dissidentes demandèrent bien qu'on acceptât la transaction, mais elles se perdirent dans le bruit.

Roger avait pâli en entendant Podensac offrir de se sacrifier généreusement pour lui.

Il était partagé entre le désir bien naturel d'échapper à une mort certaine et le remords de devoir la vie à un compromis de cette nature.

L'homme au sabre se chargea de trancher la question.

-- On ne laissera pas filer l'officier, dit-il d'un ton bref ; mais on ne lui fera pas de mal et il aura le droit de fumer sa pipe tranquillement pendant que nous nous ferons casser les reins.

» Une fois, deux fois, ça vous va-t-il ?

-- Ça me va, se hâta de répondre le commandant.

Il ne voulait pas laisser à Saint-Senier le temps de la réflexion.

-- Allons, vous autres ! cria l'orateur, deux hommes de bonne volonté pour garder l' aristo .

Dix insurgés se présentèrent aussitôt pour remplir cette mission peu dangereuse, et celui qui venait de les convoquer n'eut que l'embarras du choix.

Pendant que ce mouvement s'exécutait, Podensac avait trouvé moyen de dire à l'oreille de Saint-Senier : -- Laissez-vous faire, je me charge de nous tirer de là tous les deux.

Roger resta muet et immobile.

-- Et maintenant, mes lascars, reprit l'ancien chef des Enfants-Perdus, si vous voulez que je commande, commencez par m'obéir militairement.

-- Oui ! oui !

-- Les destinées du peuple sont entre vos mains, s'écria du haut de son cheval le solennel Alcindor.

-- Connu, dit Podensac ; mais, en attendant que je sauve le peuple, menez mon camarade là-bas au pied de ce petit mur, et prenez la faction à côté de lui.

» Vous voyez, tas de braillards, que je joue franc jeu, ajouta-t-il en promenant sur la foule un regard assuré.

Il avait assez longtemps conduit les citoyens de la rue Maubuée pour savoir comment il faut parler aux masses, et son succès fut complet.

Les gardiens de Saint-Senier se mirent immédiatement en devoir de le conduire à la place indiquée, pendant que le commandant s'abouchait gravement avec les deux meneurs de la bande pour leur donner ses instructions stratégiques.

Le théâtre de cette scène était un terrain en pente qui s'étendait devant la porte de la villa des Buttes.

Le sol de ce plateau étroit allait en s'abaissant vers le nord, et, à une centaine de pas du perron, l'esplanade était coupée brusquement par un saut-de-loup, et protégée par une sorte de banquette en pierres.

Roger fut adossé à ce rempart qu'il dépassait de toute la tête.

Les vastes bâtiments de la maison de santé masquaient les approches du côté de Paris.

Un chemin fort mal entretenu longeait la façade et conduisait à droite aux batteries du Moulin de la Galette, à gauche aux retranchements de la tour de Solferino.

-- Mes enfants, cria Podensac après une courte conférence avec ses nouveaux lieutenants, c'est par là qu'il faut nous garder.

La fusillade en ce moment semblait se rapprocher.

Il était évident que les troupes de Versailles attaquaient vigoureusement les barricades, sur le versant méridional de Montmartre, et qu'elles faisaient des progrès.

Mais la résistance paraissait acharnée, si on en jugeait par la violence de la fusillade.

On ne voyait arriver, sur le plateau, ni fuyards, ni blessés et l'absence de ces précurseurs de la déroute rassurait les réfugiés de l'esplanade.

Quant à Podensac, il avait son plan.

Il ne doutait pas du succès définitif de l'armée et il n'avait nullement le dessein de se battre contre elle.

Trahir les fédérés au point de les conduire dans un guet-apens n'était pas non plus de son goût.

Il s'était décidé pour un moyen terme qui consistait à indiquer aux réfugiés du plateau des postes choisis de façon à leur assurer une retraite au moment de l'assaut.

De sa personne, il comptait ne pas agir, et il était résigné d'avance aux conséquences de cette inaction.

-- Bah ! pensait-il, en se dirigeant à la tête de ses nouveaux soldats vers les points menacés, j'aurai bien du malheur si j'attrape une balle des Versaillais, et quand la débandade commencera, je m'arrangerai pour filer en emmenant mon ami Saint-Senier.

En conséquence de ce raisonnement, le commandant avait fait placer Roger au bord du plateau.

Il voulait le trouver sous sa main à l'instant critique où il leur faudrait dégringoler en toute hâte le long de l'escarpement des buttes.

En passant devant le prisonnier qui s'était adossé tranquillement au mur, et se tenait, les bras croisés, entre ses deux gardiens, Podensac lui lança un regard qui voulait dire : « Tenez-vous prêt. »

L'homme au sabre jeta à ses satellites une recommandation d'un autre genre :

-- Si l' aristo fait mine de bouger, cria-t-il, brûlez-lui la cervelle et que ça ne traîne pas.

Cet ordre féroce n'effraya pas outre mesure le lieutenant.

Il savait bien que les fédérés perdraient la tête quand ils verraient arriver les lignards et qu'ils ne penseraient qu'à se sauver.

Aussi s'abstint-il d'intervenir.

La troupe dont il était devenu le chef malgré lui le suivait avec une docilité exemplaire, car le danger réveille le sentiment de l'obéissance chez les révoltés les plus enragés.

L'homme au sabre et le porte-drapeau s'étaient constitués ses lieutenants volontaires, et n'auraient pas souffert la moindre velléité d'indiscipline.

Ce petit groupe armé disparut au tournant des constructions de la villa.

Podensac avait choisi, comme poste à défendre, les maisons qui dominaient à trois cents pas de l'esplanade le Moulin de la Galette.

L'endroit présentait toutes les conditions voulues pour tenir sans trop s'exposer et pour se replier en temps utile.

Saint-Senier resta donc seul sur ce plateau si tumultueux tout à l'heure, seul avec les deux affreux drôles chargés de le surveiller, et le prudent Alcindor qui n'avait pas cru devoir suivre le mouvement de ses camarades.

-- La cavalerie ne doit pas combattre dans les rues, avait-il dit en voyant défiler le belliqueux cortège.

Et il avait continué à se prélasser sur sa selle dorée, qui devait avoir été volée à quelque officier général.

Sa figure béate avait pris une certaine expression de gloriole qui la rendait plus grotesque.

L'ex-paillasse cherchait évidemment la pose qui convenait le mieux à un grand capitaine, et, rien qu'à le voir se rengorger sous ses oripeaux, on devinait qu'il voulait se donner un faux air de Kléber ou de Marceau.

Roger, du reste, s'occupait fort peu de ce saltimbanque à cheval.

Absorbé dans ses réflexions, il ne regardait même pas le tableau grandiose qui s'étendait sous ses yeux.

Du point où il était placé, il pouvait embrasser l'immense horizon qui ferme la plaine Saint-Denis.

Un soleil éclatant dorait le coteau d'Orgemont et les bois de Montmorency.

Plus loin, il éclairait le drapeau prussien qui flottait sur le fort d'Aubervilliers.

Ce signe de l'invasion étrangère semblait planté là pour rendre la guerre civile plus odieuse encore.

Du reste, de ce côté, la ville paraissait tranquille, et depuis les bastions de l'enceinte jusqu'au pied des hauteurs de Montmartre, on ne distinguait ni la fumée, ni le bruit d'un engagement.

En revanche, sur l'autre versant, le canon faisait rage, et les détonations formidables ébranlaient à chaque instant le sol du plateau.

Par moments, on eût cru que les buttes allaient s'effondrer dans les carrières que leurs flancs recèlent.

Il était évident que le dénouement approchait, et les deux factionnaires commençaient à manifester une certaine inquiétude.

Les yeux invariablement tournés dans la direction du chemin que Podensac avait pris, ils se tenaient prêts à fuir à la moindre alerte.

Roger, lui, pensait à Renée, et, par un singulier effet d'imagination, il revoyait en ce moment même les bois et les tourelles pointues du vieux château de Saint-Senier.

Il se rappelait le jour où, pour la première fois, il avait cru lire dans les yeux de sa cousine que son amour était partagé.

Ses réflexions furent interrompues par le sifflement d'une balle.

Le projectile avait passé à deux pouces de la tête de Roger, et il avait sans doute frisé de très près le cheval d'Alcindor, car la pacifique bête se mit à caracoler d'une façon tout à fait inusitée.

L'équitation n'avait jamais fait partie des exercices auxquels le paillasse se livrait dans la baraque de Pilevert.

Aussi fut-il obligé de se retenir à la crinière de l'animal, et, si Saint-Senier s'était trouvé dans d'autres dispositions d'esprit, il aurait certainement beaucoup ri des grotesques contorsions du cavalier empanaché.

Les deux gardiens, eux, n'avaient aucune envie de rire.

Ils échangeaient des regards effarés et se demandaient d'où arrivait cette balle inattendue.

Roger lui-même s'étonnait, à part lui, qu'un coup de fusil eût porté si loin.

On ne voyait personne, et il n'était guère supposable pourtant que le plomb eût passé par-dessus le toit de la maison de santé.

-- V'là que ça commence, grommela un des fédérés.

-- Si nous filions, reprit l'autre en baissant la voix.

-- Eh bien ? et l' aristo ?

-- Un coup de chassepot dans la tête ; ça sera bientôt fait.

-- Bah ! attendons encore un peu. Il sera toujours temps de nous donner de l'air quand nous verrons revenir les camarades.

Le prisonnier n'avait pas entendu cet édifiant dialogue, mais il devinait sans peine les intentions des misérables qui le surveillaient.

Son parti était pris de mourir et il n'eût pas fait un pas pour se soustraire à sa destinée.

Alcindor, qui avait fini par reprendre son équilibre, poussa son cheval vers Roger et dit, de ce ton de pédanterie qui ne le quittait jamais : -- J'ai vainement cherché à calculer la trajectoire... il faut que ce morceau de plomb nous ait été envoyé de là-bas.

En parlant ainsi, il étendait la main vers les maisons qui s'élevaient au pied de la pente abrupte de la butte.

Saint-Senier ne prit même pas la peine de se retourner pour voir ce qu'il en était.

-- Je crois que je ferais bien de quitter ma monture, reprit l'ancien pitre ; en restant en selle, je pourrais bien me faire tuer et je dois me conserver pour la cause du peuple.

-- C'est très sagement raisonné, dit Roger avec ironie, et je suis sûr que votre ami le docteur, qui arrive là-bas, ne vous pardonnerait pas de lui donner de la besogne.

Molinchard, en effet, venait de se montrer sur le perron.

Il avait prudemment disparu pendant les pourparlers qui avaient précédé le départ de Podensac.

Peut-être était-il allé mettre en sûreté ses papiers compromettants ou des valeurs acquises au prix de bien des infamies.

En attendant annoncer l'apparition de son cher complice, Alcindor tourna bride pour aller à sa rencontre.

Mais mal lui en prit de ne pas avoir suivi sa première idée.

Au moment où il exécutait ce mouvement de conversion, l'infortuné paillasse chancela et tomba sur le cou de son cheval.

Il essaya un instant de s'accrocher aux rênes, mais il lâcha prise et tomba lourdement à terre, en criant d'une voix lamentable : -- À moi ! je suis mort !

Un flot de sang sortit de sa bouche en même temps que cet appel désespéré.

Les fédérés, oubliant leur consigne, se précipitèrent pour le relever et Roger lui-même courut au blessé.

Molinchard, il faut lui rendre cette justice, arriva juste en même temps qu'eux et s'agenouilla près de son ami qui s'agitait dans les convulsions de l'agonie.

-- La balle est entrée par le dos et sortie sous la clavicule, murmura le médecin, après l'avoir palpé.

» C'est un homme perdu, ajouta-t-il sans s'inquiéter d'être entendu par le mourant.

Mais Alcindor n'était plus en état de comprendre ses paroles.

Il essaya de parler, mais le sang étouffa sa voix.

La figure, de blême qu'elle était naturellement, devint terreuse ; ses yeux tournèrent dans leur orbite, ses membres se raidirent.

-- C'est fini, dit Molinchard en se remettant sur ses pieds et en promenant de tous les côtés un regard inquiet.

Lui aussi se demandait d'où venait le projectile, et il paraissait fort disposé à battre en retraite vers la ville, où du moins on était à l'abri de pareils accidents.

-- Mais, mille tonnerres, on tire sur nous comme à la cible ! s'écria un des gardiens de Roger.

-- Le diable m'emporte si je reste ici une minute de plus, dit l'autre.

-- On ne peut pourtant pas quitter la faction comme ça, sans prévenir les camarades qui se cognent là-bas, pour nous.

-- Faut leur envoyer le carabin.

-- Ça, c'est une idée.

-- Allons, citoyen coupe-toujours, cria le premier fédéré à Molinchard, enfourche ce bidet-là et galope jusqu'au Moulin de la Galette, pour dire aux amis qu'il y a du grabuge par ici et que nous allons nous esbigner.

-- Mais, balbutia le docteur fort perplexe, si je monte à cheval, je risque d'attraper aussi une balle.

-- Ah ! ça, est-ce que tu crois que nous allons te prier longtemps, dit l'autre bandit en armant son fusil.

Molinchard s'empressa de mettre le pied à l'étrier.

Roger était resté devant le cadavre d'Alcindor et tournait le dos à ses gardes.

-- V'là le moment d'expédier ce bonhomme-là, dit un des deux scélérats en le mettant en joue.

Ce qui se passa dans les quelques secondes qui suivirent est presque indescriptible.

Molinchard, qui venait justement de se mettre en selle, n'eut que le temps de crier : « Les Versaillais ! nous sommes trahis ! » et de piquer des deux.

Du haut de son cheval, il avait aperçu des soldats qui escaladaient la banquette de pierre, derrière les fédérés.

Un cri répondit au sien, mais celui-là était poussé par une femme.

-- Roger, prenez garde !

Saint-Senier l'entendit et se retourna vivement.

Ce mouvement lui sauva la vie.

Le coup de fusil du fédéré qui le visait partit au moment où le lieutenant bondissait vers celle qu'il venait de reconnaître et la balle ne l'atteignit pas.

Dix baïonnettes percèrent l'assassin, mais l'autre misérable était à quelques pas plus loin et, avant d'être atteint par les assaillants, il eut le temps de décharger son arme sur la femme vêtue en cantinière.

Elle tomba dans les bras de Saint-Senier, qui les précédait.

-- Régine ! murmura-t-il en cherchant à la soutenir.

Mais la malheureuse enfant s'affaissa sur la terre ensanglantée.

Les volontaires de la Seine, qui venaient d'envahir si brusquement le plateau, en eurent bientôt fini avec le meurtrier de la jeune fille, et se retournèrent contre Roger que sa présence en pareil lieu rendait fort suspect.

Quelques-uns de ces braves jeunes gens l'avaient déjà mis en joue, quand un sergent se jeta au-devant des canons de fusil en criant : -- Pas celui-là ; je le connais, c'est un moblot !

Et il ajouta d'une voix émue :

-- C'est bien assez qu'on nous ait blessé notre petite muette.

Les fusils s'écartèrent.

L'officier qui avait conduit ce hardi coup de main n'était pas d'humeur à laisser ses hommes s'attarder sur ce plateau.

Il s'agissait de recueillir les fruits du mouvement tournant qu'on venait d'exécuter si heureusement et de prendre entre deux feux les fédérés, stupéfaits d'être attaqués par derrière.

La charge fut sonnée, et les volontaires s'élancèrent au pas de course vers le Moulin de la Galette.

Roger et le sergent restèrent seuls agenouillés auprès de Régine.

-- C'est moi ! Pierre Bourdier ! dit à demi-voix le sous-officier ; je ne m'attendais pas à vous trouver ici.

Saint-Senier ne l'écoutait pas. Il tenait entre ses mains la main de la jeune fille.

Régine était assise le dos appuyé contre la banquette au pied de laquelle elle était tombée.

Une pâleur livide couvrait ses traits charmants et sa respiration précipitée soulevait sa poitrine à intervalles inégaux.

Il était impossible de se faire illusion sur la gravité de sa blessure.

La pauvre enfant était frappée à mort et chaque souffle qui s'exhalait de ses lèvres pouvait être le dernier.

-- Et dire que si elle m'avait écouté, murmurait Bourdier, elle serait restée à l'ambulance du chemin de ronde ! mais non ! on croirait qu'elle avait senti que vous étiez ici.

-- Je le savais, soupira la mourante d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.

-- Elle parle ! s'écria le sergent.

Roger avait tressailli à ce prodige, mais il n'eut pas le courage de questionner celle qui venait de donner sa vie pour lui.

Le passé lui apparut tout à coup et il entrevit, sans oser l'approfondir, quelque sombre mystère dans l'existence de cette jeune fille si étrangement mêlée à la sienne.

-- C'est à croire à un miracle, murmurait Bourdier ; mais ce n'est pas une raison pour ne pas essayer de sauver l'enfant. Si nous avions seulement là un médecin, il pourrait...

-- Oui ! oui ; un médecin, répéta Roger.

-- Celui du bataillon est resté avec nos blessés d'hier, mais les lignards doivent faire jonction tout près d'ici avec les camarades, et je trouverai bien un major à vous amener.

» Dans dix minutes je serai ici, cria le sergent en se lançant à toutes jambes dans la direction du moulin.

De ce côté, la fusillade éclatait avec fureur et la note aiguë des clairons qui sonnaient la charge dominait le sourd grondement du canon lointain.

Les cadavres des deux fédérés gisaient sur le dos au milieu d'une mare de sang.

À quelques pas de là le grand corps du misérable paillasse était couché, les bras étendus en croix.

Un beau soleil de mai éclairait cette scène de carnage, et les oiseaux effrayés par le fracas des armes s'appelaient avec des cris plaintifs sur le toit de la villa des Buttes.

Régine fit un effort suprême et prit dans son corsage une lettre qu'elle tendit à Roger.

Il la prit d'une main tremblante, mais il n'eut pas le temps de l'ouvrir.

-- Approchez-vous... Roger, murmura la jeune fille.

Il se pencha jusqu'à toucher son visage.

-- Plus près... plus près encore.

Leurs lèvres se rapprochèrent.

-- Roger ! je t'aimais.

Le dernier souffle de la mourante s'exhala dans un chaste baiser.

Chapitre XVII

Le dernier jour de cette lutte impie venait de se lever.

Après une nuit troublée par les détonations parties des hauteurs du Père-Lachaise, où s'était réfugiée l'insurrection vaincue, les campagnes qui entourent Paris s'éveillaient aux premiers rayons d'un beau soleil de mai.

Entre Maisons-Laffite et Poissy, sur les pentes boisées qui montent de la Seine à la forêt de Saint-Germain, la nature semblait rajeunie par l'aurore de cette magnifique matinée de printemps.

Les grands arbres étendaient sur les sentiers ombreux un dôme de verdure, et les nuances tendres des feuilles nouvelles tamisaient doucement la lumière.

On aurait dit que les bois voulaient se parer pour fêter la délivrance de Paris et que la terre, lasse de tant d'horreurs, voulait montrer aux hommes que leurs discordes passent sans laisser de traces sur son sein fécond.

Au revers d'un fossé, sur une route déserte, non loin de l'endroit où naguère Régine et Roger fugitifs avaient retrouvé Pierre Bourdier, deux voyageurs étaient étendus sur l'herbe.

Le plus jeune semblait accablé de fatigue.

Il s'était couché sur le flanc, la tête appuyée sur ses bras et le corps allongé dans cette attitude qui décèle l'affaissement produit par une marche longue et pénible.

L'autre se tenait ramassé sur lui-même, les genoux ramenés sous le menton, l'œil et l'oreille au guet.

On devinait, rien qu'à le voir, qu'une pensée persistante dominait en lui la lassitude physique. Les regards de mépris qu'il lançait à son compagnon n'annonçaient pas qu'il comptât beaucoup sur son aide.

-- Il est temps de partir, dit-il tout à coup d'une voix rauque. Nous devrions être en route depuis une heure.

L'homme étendu ne fit pas un mouvement.

-- Allons, sacrebleu ! secoue-toi un peu, reprit celui qui avait parlé ; je n'ai pas envie de me faire pincer par les Versaillais pour t'attendre.

-- Eh bien ! pars seul, murmura l'autre sans changer de position.

-- Tu serais bien attrapé si je te prenais au mot.

-- Non, car je serais délivré de tes discours et de ta présence.

-- Vraiment ! je te conseille de t'en plaindre ; sans moi tu serais fusillé à l'heure qu'il est ou tout au moins en route pour le plateau de Satory.

-- Mieux vaudrait la mort que le sort qui m'attend, dit d'une voix sourde le voyageur fatigué.

L'autre partit d'un éclat de rire.

-- Ah ! ça, dit-il avec un accent railleur, tu me la bailles bonne avec ton désespoir, et je voudrais bien savoir d'où viennent ces lamentations ridicules. Est-ce ta princesse que tu regrettes ?

À cette phrase ironique, l'homme couché se redressa.

-- Je te défends de parler d'elle, dit-il sèchement.

-- Ah ! bah !

-- Oui, je te le défends, et si tu ajoutes un seul mot, je te quitte à l'instant même.

-- C'est bon ! c'est bon ! ne t'emporte pas ! Je respecterai la noble héritière du grand nom de Charmière, mais ce ne sera pas à cause de tes menaces.

» Tu sais aussi bien que moi que nous ne pouvons pas nous séparer.

-- Je sais ce que tu vas me dire, mais l'argent n'est plus rien quand la vie est impossible, et l'existence qui me reste ne vaut pas la peine que je la défende.

-- Voyons, Valnoir, dit l'autre d'un ton plus calme, veux-tu m'écouter et raisonner un peu sans te fâcher.

L'ex-rédacteur en chef du « Serpenteau » secoua la tête.

-- Tu as toujours été nerveux et je ne t'en veux pas, car ton tempérament nous a fait tirer à cinquante mille pendant deux mois, reprit avec un sérieux parfait l'impassible Taupier.

Sous la défroque usée qu'il avait revêtue pour fuir, le bossu était encore plus hideux que d'habitude, et tandis que le déguisement de Valnoir ne dissimulait qu'imparfaitement l'élégant amant de la belle Rose, son infernal camarade avait absolument l'air d'un forçat en rupture de ban.

Mais il avait gardé sur le faible journaliste la supériorité que lui assurait une scélératesse consommée.

-- Donc, continua-t-il tranquillement, te voilà désespéré parce que nous avons été vaincus. La réaction a triomphé, et tu as l'air de croire que tout est perdu. Eh bien, franchement, je te croyais plus fort.

-- Et que veux-tu que nous devenions, maintenant, dit Valnoir d'un air sombre.

-- Mais, mon cher, on dirait que tu n'as jamais prévu l'entrée des Versaillais. Est-ce que par hasard tu aurais cru aux bulletins que nous publiions tous les matins pour donner du cœur aux imbéciles.

Valnoir ne répondit qu'en haussant les épaules.

-- Très bien ! je vois que tu es plus raisonnable que je ne pensais. Maintenant, puisque la débâcle devait arriver forcément, nous n'avions qu'à prendre nos précautions et à garder une poire pour la soif.

» Or, la poire, je l'ai dans ma poche.

-- Si tu veux parler des quelques billets de mille francs qui nous sont restés des bénéfices du journal, je te préviens que je ne tiens pas du tout à vivoter misérablement avec une somme pareille, dans un taudis de Londres ou de Genève.

-- Pour qui me prends-tu ? dit majestueusement Taupier. La poire dont je parle est un peu plus nourrissante.

-- Que veux-tu dire ? demanda Valnoir étonné.

-- Je veux dire que tu as bien peu de mémoire si tu as déjà oublié ce que nous venons faire dans cette forêt.

-- Oublié, dis-tu ? Non, certes ! J'ai de bonnes raisons pour me souvenir de l'endroit où tu veux me mener.

-- Ah ! ce duel ? Ma foi ! moi je n'y pense plus et je te conseille de faire comme moi ; mais la cassette, cher ami, la cassette vaut bien qu'on se donne la peine d'aller la chercher.

-- Oui, dit Valnoir avec amertume, c'est encore à toi que je dois d'avoir cette infamie sur la conscience. Une fortune volée, la fille de mon frère dépouillée, et peut-être morte de misère par mon fait.

» Et tout cela pour n'en pas profiter, car tu sais aussi bien que moi...

-- Je sais, interrompit le bossu, beaucoup de choses que tu ne sais pas ; mais avant de te les dire, je tiens à rétablir un peu l'histoire que tu me mets si libéralement sur le dos.

-- Tu ne vas pas nier, je suppose, que tu m'as conseillé...

-- De réclamer la tutelle de ta nièce ? non seulement je ne nie pas, mais je m'en vante.

-- Récapitulons un peu les faits. Il n'y a pas trois ans, quand tu n'avais pas encore inventé le « Serpenteau », du temps du Valnoir première manière, il me semble que tu tirais fortement le diable par la queue.

-- Après ? Où veux-tu en venir ?

-- Le hasard, continua Taupier sans s'émouvoir, le hasard m'apprit alors la mort en Californie d'un certain comte du Luot qui laissait un joli million à une certaine Gabrielle de Noirval, laquelle devait être en possession d'un testament parfaitement en règle.

» L'ami qui m'apportait de San Francisco cette agréable nouvelle était chargé de retrouver l'héritière, mais il ne savait pas de quel côté la chercher.

» Moi qui connaissais intimement celui qui se faisait appeler Charles de Valnoir et ses liens de parenté avec la jeune personne, je me mis en quête et je finis par découvrir sa nièce dans un pensionnat de Bordeaux.

-- Oui, et tu t'y pris si adroitement que la jeune fille effrayée s'enfuit un beau matin et que jamais on n'en a entendu parler depuis.

-- Si elle a eu peur de quelqu'un, ce n'est pas de moi, car elle ne m'a jamais vu, puisqu'elle est partie la veille du jour où je devais me présenter au pensionnat.

» Il paraît que son oncle, qu'elle ne connaissait pas non plus, lui inspirait une médiocre confiance, et qu'elle a mieux aimé courir les champs que de l'avoir pour tuteur.

-- Encore une fois, dit Valnoir impatienté, je te répète que je ne sais que trop toute cette histoire.

» Tu t'es fait remettre la cassette qui contenait le testament et d'autres paperasses, et quand le siège est venu, tu m'as suggéré la brillante idée d'aller l'enfouir au pied d'un chêne.

-- Et je ne m'en repens pas.

-- On voit bien que tu as fait des romans avant de faire de la politique. Ta belle invention pourrait aller dans un feuilleton, mais je ne vois pas du tout à quoi elle nous servira.

-- Vraiment ? dit Taupier avec ironie.

-- D'abord, rien ne prouve que nous retrouverons la boîte à la place où nous l'avions mise ; la forêt a été occupée pendant six mois par les Prussiens...

-- Qui sont fort habiles à trouver le vin caché dans les caves, mais qui ne perdent pas leur temps à fouiller la terre dans les bois.

-- Soit ! J'admets que le dépôt n'ait pas été enlevé, j'admets que nous ne soyons pas arrêtés avant d'arriver à l'étoile du Chêne-Capitaine, et que nous déterrions la précieuse cassette. Qu'en ferons-nous, je te prie ?

-- Tu le verras.

-- Te figures-tu par hasard que sur le vu du testament on me remettra la fortune de ce du Luot, qui appartient à ma nièce ? Tu oublies probablement qu'on n'hérite que des morts, et qu'il y a des chances pour que cette nièce vive plus longtemps que son oncle.

-- Les plus jeunes partent quelquefois les premiers, dit sentencieusement Taupier.

-- Et d'ailleurs, fût-elle morte cent fois, tant que je n'en aurai pas la preuve, je ne serai pas plus avancé.

-- C'est juste. Je sais mon Code aussi bien que toi.

-- Alors, que me chantes-tu depuis un quart d'heure, avec ta poire pour la soif qui est dans la cassette ?

-- Je n'ai pas dit dans la cassette, j'ai dit dans ma poche.

-- Je ne comprends pas.

-- Tu vas comprendre. Comment prouve-t-on la mort d'une personne dont on hérite ?

-- En produisant son acte de décès, parbleu !

-- De sorte que mademoiselle Gabrielle de Noirval, ainsi dénommée dans l'acte de naissance enfermé au fond de la cassette, mademoiselle Gabrielle, dis-je, n'ayant au monde d'autre parent que toi, tu recueillerais forcément la succession, si tu possédais un extrait bien en règle de l'inscription de son décès sur les registres de l'état civil !

-- Sans doute, dit Valnoir en laissant percer sa surprise.

Il se demandait avec une certaine inquiétude où tendaient ces interminables circonlocutions.

-- Très bien, reprit Taupier ; alors je m'empresse de saluer en ta présence un millionnaire.

-- Cesse tes sottes plaisanteries.

-- Je ne plaisante pas, car l'acte de décès est là, dit le bossu en frappant sur sa poche.

Valnoir se dressa, comme s'il eût entendu les trompettes d'un escadron de Versailles.

-- Tu as l'acte de décès de ma nièce ? répéta-t-il avec l'accent de la plus profonde stupéfaction.

-- Parfaitement ! et bien en règle, je t'en réponds.

-- Alors, donne-le moi.

-- Diable, tu es bien pressé. Il me semble qu'avant de me demander l'acte de décès, tu ferais bien de t'informer un peu de ce que ta nièce était devenue.

-- Tu as raison, dit amèrement Valnoir, et tu me rappelles fort à propos que la fille de mon frère a disparu et que si tu l'avais réellement rencontrée, je le saurais depuis longtemps.

-- Alors tu crois que j'invente cette histoire ?

-- Absolument.

-- Eh bien ! mon cher, tu fais trop d'honneur à mon imagination, car non seulement j'ai retrouvé ta nièce, mais tu la connais aussi bien que moi.

-- Finiras-tu de parler par énigmes ?

-- L'énigme n'est pas difficile et je vais t'en donner le mot.

» Tu n'as pas oublié, je suppose, la jolie personne qui voyageait en qualité de sorcière dans la baraque du nommé Pilevert, et que nous avons rencontrée dans ces parages, le matin de ton fameux duel ?

-- Qui ? Régine ?

-- Elle-même, cher ami. Eh bien ! je constate une fois de plus que la voix du sang n'est qu'une blague , car, en la voyant sous son costume de sauteuse, tu n'as nullement deviné que tu contemplais l'unique héritière de ton illustre nom.

-- Allons donc ! tu es fou ! ma nièce s'appelait Gabrielle.

-- Au pensionnat, oui. Mais sur son acte de naissance, que nous retrouverons dans la cassette, elle est dénommée, comme on dit au palais, Régine-Gabrielle-Louise.

-- C'est une simple coïncidence ! La fille de mon frère n'était pas muette, tandis que cette diseuse de bonne aventure...

-- Jouait son rôle aussi bien que Fenella dans la Muette de Portici , mais aurait pu parler si elle l'avait voulu, et la preuve c'est qu'elle ne s'en est pas privée avant de mourir.

-- Elle est donc morte ?

-- Puisque je te dis que j'ai son acte de décès dans ma poche.

-- Voyons, Taupier, s'écria le malheureux rédacteur en chef, en prenant sa tête dans ses mains, explique-toi plus clairement, je t'en supplie.

-- Allons ! dit le bossu, j'ai pitié de toi, car je m'aperçois que tu n'es guère en état de raisonner, et je vais te conter toute l'histoire.

-- J'attends.

-- Apprends donc, cher ami, que mardi dernier, pendant que tu étais occupé à boucler les malles de la belle Rose de Charmière, dans son appartement de la place de la Madeleine, je me couvrais de gloire sur les buttes Montmartre.

Valnoir ne put contenir un signe d'impatience et de mépris.

-- Tu as le droit de ne pas croire à mes exploits, reprit Taupier sans se troubler ; mais tu admettras bien cependant que je me trouvais chez Molinchard au moment où les Versaillais ont donné l'assaut ?

-- Caché dans la cave, c'est possible.

-- Dans la cave ou ailleurs, peu importe. Toujours est-il qu'ils ne m'ont pas pincé et que j'ai même été traité par eux avec beaucoup d'égards, car on m'a pris pour un ambulancier, et j'ai aidé l'ami Molinchard à soigner les blessés de tous les partis.

-- Je vous reconnais bien là tous les deux.

-- Donc, pendant que je m'escrimais à poser des compresses, on a apporté dans ma salle une cantinière qui n'avait plus besoin de remèdes, car elle avait reçu dans la poitrine un coup de fusil à bout portant, et je n'ai pas eu de peine à reconnaître sous ce nouvel uniforme l'ancienne pensionnaire de notre ami l'hercule.

-- C'est incroyable ! murmura Valnoir.

-- Peut-être, mais c'est vrai, et tu penses que je n'ai pas perdu mon temps à pleurer la défunte. Dès que la bagarre a été finie, je me suis chargé, avec le zèle le plus louable, de constater l'identité de nos morts, et, dans la poche de la défunte cantinière, j'ai trouvé des papiers qui ne laissaient aucun doute.

-- Sur son nom ?

-- Sur son nom, sur celui de son père ; tout y était sous forme d'un double de l'acte de naissance qui est dans la cassette.

-- Et alors ? demanda Valnoir très ému.

-- Et, alors, muni de ces documents authentiques et de deux témoins de bonne volonté, je me suis transporté à la mairie du 18ème arrondissement où j'ai fait inscrire sur les registres de l'état civil le décès de Régine-Louise-Gabrielle de Noirval.

Valnoir était si troublé qu'il se taisait.

-- J'ai même eu la précaution, reprit Taupier, de me faire délivrer, séance tenante, un extrait du dit acte.

-- Et tu l'as sur toi ?

-- J'ai déjà eu l'honneur de te l'affirmer.

-- Alors, j'hérite !

-- Tu veux dire que nous héritons, rectifia le bossu.

-- Comment !... nous héritons ! répéta Valnoir. Est-ce que tu te crois de ma famille ?

-- Je sais que je n'ai pas cet honneur, dit Taupier ; mon père était un petit épicier de Montrouge ; seulement il n'a jamais changé de nom.

-- Le mien non plus, dit vivement le rédacteur en chef et, si j'ai pris un pseudonyme pour écrire dans les journaux, je n'en suis pas moins Charles de Noirval, unique héritier de ma nièce.

-- Parfaitement, mais comment réclameras-tu ton héritage, sans produire l'acte de décès de la susdite personne ?

-- Je m'en ferai délivrer un double.

-- Que tu iras chercher toi-même à la mairie de Montmartre ? C'est un moyen comme un autre de te faire arrêter.

-- On peut écrire de Londres ou de Genève.

-- Et qui te dit que l'Angleterre ou la Suisse n'accorderont pas l'extradition ? On est très monté contre nous à l'étranger, et je sais bien que, pour ma part, je ne me fierai pas à l'hospitalité de nos voisins.

Valnoir baissa la tête sans répondre. L'objection du bossu lui semblait juste. Il ne pouvait pas prévoir qu'un jour viendrait où le droit d'asile protègerait les incendiaires et les assassins.

-- Entre nous, cher ami, je crois que mon plan vaut mieux que le tien, reprit le bossu.

-- Quel plan ?

-- Un plan très simple. La fortune de M. du Luot est déposée en espèces sonnantes au consulat de France, à San-Francisco. Après-demain, nous pourrons nous embarquer au Havre pour Southampton et de là pour New-York sur un excellent bateau à vapeur anglais.

» Une fois que nous aurons mis le pied sur le sol sacré de la libre Amérique, nous n'aurons plus rien à craindre. En cette terre promise, l'extradition est un mythe et j'espère même que nous y serons reçus à bras ouverts.

-- C'est probable.

-- Donc, rien ne t'empêchera de faire valoir tes droits par l'entremise d'un de ces ingénieux avocats qui pullulent là-bas, et qui savent à merveille protéger les caissiers infidèles, quand la police française se permet de les traquer.

» Dès que tu seras en règle, nous prendrons le chemin de fer du Pacifique, qui semble avoir été ouvert tout exprès pour nous. Au bout d'une semaine, nous arriverons à San-Francisco et nous nous présenterons au consulat, qui, sur le vu de nos pièces, nous délivrera le million.

» Est-ce clair ?

Valnoir ne pouvait pas se dissimuler que tout cela était fort clair en effet.

-- En supposant que tu aies raison, dit-il, où veux-tu en venir ?

-- À te faire observer que, pour réaliser cette rapide expédition en Californie, tu as besoin sur-le-champ de l'acte de décès de Régine, que j'ai cet acte en poche et que, par ce fait seul, je me considère comme co-héritier de la fortune de ta nièce.

-- Très bien, je comprends ; tu veux me vendre ce papier timbré, dont le hasard t'a mis en possession.

-- C'est absolument cela.

-- L'action à laquelle tu te livres en ce moment a un nom qui ne se trouve pas dans le dictionnaire de l'Académie. Cela s'appelle un chantage.

-- Je ne dis pas le contraire.

-- Puisque tu en conviens, je n'insiste pas sur cette qualification, dit l'amant de Rose, avec ironie. Combien veux-tu ?

-- Moi ? rien ; j'ai confiance en toi, et, quand tu auras palpé les piastres, je suis sûr que tu me donneras ma part. Seulement...

-- Ah ! il y a un : seulement.

-- Seulement, on ne sait, comme on dit, ni qui vit, ni qui meurt ; l'un de nous deux peut être arrêté avant d'arriver au Havre ; le bateau transatlantique peut faire naufrage, le chemin de fer du Pacifique peut dérailler.

-- Épargne-moi tes conjectures.

-- Bref ! tu peux mourir, et je puis te survivre.

» Pour ce cas improbable, mais cependant possible, je veux prendre mes précautions.

-- Comment cela ?

-- Je veux que tu me remettes un petit écrit, signé et daté, par lequel tu m'institueras ton légataire universel.

» Grâce à cette simple formalité, le million de ce cher comte du Luot ne fera pas retour à l'État. Régine aura hérité de lui, tu auras hérité de Régine, et moi j'hériterai de toi ! Ce sera une cascade de testaments.

-- J'admire ta prévoyance, et, à la prochaine auberge, je te promets de t'écrire la paperasse en question.

-- La prochaine auberge est peut-être bien loin. J'aime mieux tout de suite.

-- Et sur quoi diable veux-tu que je trace ce grimoire ? sur une feuille de chêne ou sur une écorce de hêtre ?

-- Non, ce ne serait pas valable, dit Taupier avec un sang-froid superbe ; mais j'ai tout ce qu'il faut sur moi.

Et il tira de sa poche un rouleau, en maroquin, d'où il se mit à extraire une plume, un encrier et du papier.

-- Rédige, cher ami, rédige, dit-il en passant ces objets à Valnoir, et, dès que tu auras signé tes dernières volontés, je te remettrai en échange l'acte de décès de ta nièce.

L'ex-rédacteur en chef hésita un instant, mais il se décida cependant, et, après avoir griffonné quelques lignes, il tendit le papier au bossu, qui le parcourut des yeux, et le trouva sans doute régulier, car il exhiba à son tour la feuille délivrée par la mairie.

-- Donnant, donnant, dit-il en opérant l'échange.

Et, pendant que son ami examinait l'acte, Taupier se leva en fredonnant sur un air connu :

-- Le mort saisit le vif ! le mort saisit le vif !

Chapitre XVIII

Pendant que Valnoir et Taupier se disputaient les dépouilles de leur victime, Renée de Saint-Senier se mourait de douleur et d'anxiété.

À la suite de son entrevue avec Pilevert, elle avait assisté au terrible spectacle des incendies s'allumant à l'horizon.

Quatre soirs de suite, elle avait vu brûler Paris, livré aux flammes par d'abominables sectaires, mais si grande que fût l'horreur que lui inspirait ce forfait sans nom, ce n'était pas le sort de nos monuments qui l'intéressait le plus.

Elle se demandait si, au milieu de cette fournaise, vivait encore le seul homme qu'elle eût aimé.

Aussitôt qu'elle avait appris l'entrée des troupes, elle n'avait rien épargné pour avoir des nouvelles.

Lettres, messages, démarches, tout avait été inutile.

La lutte continuait dans les rues, et les privilégiés qui obtenaient l'autorisation d'entrer dans la ville n'en sortaient que très difficilement.

Renée attendait donc, avec impatience, le jour où il lui serait permis de franchir elle-même l'enceinte de la capitale insurgée.

Ce que n'avaient pu faire les agents qu'elle avait mis en campagne depuis la disparition de Roger, elle voulait le faire elle-même et comptait fermement réussir.

Dans la matinée du dimanche, on avait appris à Saint-Germain que l'insurrection venait d'être forcée dans ses derniers repaires et que, dès le lendemain, le voyage serait praticable.

La jeune fille avait achevé à la hâte ses préparatifs de départ, et la journée lui avait paru d'autant plus longue que le terme de ses angoisses était plus rapproché.

Aussi l'avait-elle employée à convenir, avec le fidèle Landreau, du plan qu'elle se proposait de suivre pour retrouver la trace de Roger.

Tous deux avaient arrêté, d'un commun accord, de commencer les recherches par la maison de santé de Molinchard.

C'était là que le lieutenant de Saint-Senier avait dû se rendre dans cette fatale journée du 18 mars, où il avait cessé d'écrire à sa fiancée.

Plus d'une fois, au milieu des inquiétudes qui torturaient le cœur de Renée, le souvenir de Régine avait trouvé sa place.

Le voile à demi soulevé par le récit de Pilevert, et par l'examen du contenu de la cassette, cachait encore tant de points de l'histoire de la pauvre muette, que mademoiselle de Saint-Senier se préoccupait vivement d'arriver à connaître toute la vérité.

Elle avait longuement interrogé l'hercule ; mais, en dépit de son zèle, celui-ci n'avait pu lui apprendre que ce qu'il savait sur son ancienne élève, c'est-à-dire assez peu de chose.

Il avait été plus explicite sur le récit du duel ou plutôt de l'assassinat auquel il avait assisté jadis.

Neuf mois avaient passé sur ce lugubre événement et le crime était encore impuni.

Bien des causes avaient empêché Renée de poursuivre sa juste vengeance ; mais celles qui tenaient à la situation politique venaient de prendre fin, et celles qui tenaient à sa situation de famille pouvaient disparaître bientôt.

Aussi, mademoiselle de Saint-Senier se préparait-elle à agir, et avant de quitter Saint-Germain, elle avait voulu se donner la triste satisfaction de visiter le lieu où son frère avait été frappé.

Pilevert avait été convoqué pour la guider dans ce pèlerinage funèbre, et, vers le soir de cette journée qui devait être la dernière de son exil, la jeune fille avait pris place dans une voiture légère que Landreau, monté sur le siège, s'était chargé de conduire à l' Étoile du Chêne-Capitaine.

Assis sur la banquette de devant, l'hercule semblait à la fois flatté et embarrassé de cette distinction à laquelle ses aventures passées ne l'avaient guère préparé.

Le char à bancs roulait lentement sur une route ombreuse et sablée.

L'air était tiède et le ciel bleu brillait à travers les branches.

C'était une de ces douces soirées qui précèdent les étés brûlants et que rafraîchit encore le dernier souffle du printemps.

-- Joli temps, dit Pilevert, pour dire quelque chose. Renée n'eut même pas l'air d'entendre cette banalité.

-- Sommes-nous encore éloignés de... de l'endroit, demanda-t-elle avec émotion.

-- Trois quarts d'heure, tout au plus, s'empressa de répondre l'hercule ; j'ai suivi ce chemin l'autre jour après avoir déterré la boîte et je suis sûr que nous ne sommes pas à plus d'une petite lieue du chêne.

Pendant qu'il donnait ce renseignement, la voiture arrivait à la hauteur d'une allée latérale.

Landreau, qui conduisait, arrêta brusquement les chevaux en poussant un cri de surprise.

Renée se pencha en dehors de la voiture pour voir ce qui avait motivé le cri poussé par Landreau.

Elle ne vit rien d'abord.

Mais le garde-chasse avait sauté à bas de son siège sans souci de ses chevaux, lesquels du reste, s'étaient pacifiquement arrêtés sur place.

À peine eût-il mis pied à terre qu'il se jeta dans l'allée latérale et disparut.

Pilevert, aussi étonné que mademoiselle de Saint-Senier, exprimait sa surprise par des grognements inarticulés.

La jeune fille ne faisait guère attention à son compagnon de route, mais elle prêtait l'oreille aux bruits qui venaient du côté où devait se trouver son fidèle serviteur.

C'était un mélange confus d'exclamations joyeuses et de phrases entrecoupées.

Renée crut reconnaître la voix de l'interlocuteur de Landreau et son émotion fit si vive qu'elle essaya vainement d'ouvrir la portière.

Pendant que sa main tremblante tourmentait le ressort, les branches du taillis s'écartèrent et un homme s'élança vers la voiture.

C'était Roger, pâle de bonheur ; Roger, sain et sauf ; Roger, brillant de jeunesse.

En ce moment suprême, sa fiancée oublia les longs jours d'angoisse et les heures de désespoir.

Elle oublia même la réserve un peu froide qui lui était habituelle et se jeta franchement au cou de son cousin.

Landreau assista, les larmes aux yeux, à ce chaste embrassement et ce fut lui qui le premier trouva la force de parler, car les deux amants n'avaient encore échangé que des interjections.

-- Ah ! mon lieutenant ! s'écria l'ancien moblot, je savais bien que ces gueux-là ne seraient pas de force contre vous et que je vous retrouverais au grand complet.

-- Merci, merci, mon ami, dit Roger, je leur ai échappé, mais j'ai bien cru que je ne vous reverrais jamais.

-- Vous avez couru des dangers, murmura Renée.

-- Sans elle, sans le dévouement de cette fille, je serais mort.

-- Cette jeune fille ! répéta mademoiselle de Saint-Senier étonnée.

-- Régine ! s'écria l'officier, Régine qui s'est jetée au devant du coup qu'un de ces misérables me destinait.

-- Mais elle vit, n'est-ce pas ? demanda Renée.

Et comme Roger se taisait, elle ajouta d'une voix agitée :

-- Prisonnière, blessée peut-être ?

-- Morte ! dit Saint-Senier, morte en prononçant votre nom !

C'était trop d'émotions à la fois pour le cœur de la pauvre Renée.

Elle se laissa aller dans les bras de son fiancé et s'évanouit.

Les trois hommes, sans excepter Pilevert, s'empressèrent autour d'elle, et la jeune fille reprit ses sens.

On l'avait portée sur l'herbe, au bord du taillis, et, pendant que Landreau la soutenait, Roger serrait ses mains dans les siennes.

Son étreinte fit plus que les exclamations désespérées du garde-chasse, et, quand Renée rouvrit les yeux, il lut dans son regard une question.

-- Voilà ce qu'elle m'a remis avant de mourir, dit-il en lui tendant la lettre que Régine expirante avait tirée de son sein ensanglanté.

Renée la prit en tremblant.

-- Mon nom ! murmura-t-elle, en regardant l'adresse.

-- Oui, c'est à vous qu'elle a voulu adresser sa dernière pensée, dit Roger.

Il n'avait pas oublié pourtant le mot qui s'était échappé des lèvres de Régine au moment suprême, mais ce mot, il ne pouvait pas le répéter à celle qu'il aimait.

Mademoiselle de Saint-Senier avait ouvert la lettre, mais elle était trop troublée pour suivre l'écriture fine et serrée de la pauvre morte.

-- Lisez-la-moi, dit-elle à Roger.

Le jeune homme commença d'une voix étouffée :

« J'ai le pressentiment que je vais mourir et je veux que ceux qui m'ont recueillie et protégée sachent la triste histoire de ma vie.

« Je suis seule au monde, et pour échapper à l'ennemi acharné de mon père, à l'homme qui a déshonoré notre nom, j'ai dû fuir l'asile qui me restait et me cacher sous un déguisement dont j'ai bien souvent rougi.

« Que ma bienfaitrice me pardonne d'avoir feint d'être muette pour dérouter mieux les recherches de mes persécuteurs.

« Je me suis juré à moi-même de ne parler que le jour où j'aurais démasqué l'infâme dont les machinations m'ont fait orpheline.

« Si je succombe dans la lutte que je poursuis, je confie le soin de me venger à la noble jeune fille qui me tendit la main dans le malheur, et je la supplie de ne pas refuser le souvenir que j'ose lui laisser en écrivant mes dernières volontés. »

Roger s'arrêta, très surpris de ne trouver dans cette lettre que l'expression un peu vague d'une très vive reconnaissance.

Il eut bientôt l'explication de ce laconisme.

L'enveloppe contenait plusieurs feuilles et, sur la seconde, était écrit le testament de Gabrielle de Noirval qui instituait pour sa légataire universelle mademoiselle Renée de Saint-Senier.

Les autres contenaient des notes très précises sur ses aventures et même l'indication du lieu où était enfouie la cassette volée par Taupier, cette cassette que Régine avait vu enterrer le jour du duel et que les Prussiens l'avaient empêchée de reprendre.

-- Au pied du Chêne-Capitaine, dit Roger tout pensif en achevant sa lecture.

Chapitre XIX

La nuit tombait et l'ombre descendait des grands arbres sur la clairière où Louis de Saint-Senier était tombé sous la balle criminelle de son adversaire.

Valnoir et Taupier avaient passé presque toute la journée cachés dans un fourré très épais et ne s'étaient mis en marche que fort tard.

Le bossu, qui avait beaucoup fréquenté jadis les parages de Saint-Germain, se dirigeait dans la forêt avec un aplomb merveilleux.

Avant de quitter Paris, il s'était d'ailleurs muni, en stratégiste consommé, de la carte de l'état-major et ne s'était pas fait faute de la consulter en route.

Grâce à toutes ces précautions, il avait réussi à traverser sans s'égarer les massifs assez peu fréquentés qui confinent au territoire de Maisons.

Valnoir le suivait machinalement et n'avait pas prononcé dix paroles depuis le départ.

Accablé par le remords et par l'inquiétude bien plus que par la fatigue, il paraissait avoir vieilli de dix ans en huit jours.

Taupier, tout au contraire, sifflait de temps en temps des airs populaciers, et sa laide face n'avait rien perdu de son expression narquoise.

À quelques centaines de mètres de l' Étoile du Chêne-Capitaine , il avait avisé, au bord d'une allée déserte, une de ces loges en terre où les cantonniers serrent leurs outils.

La planche qui fermait ce réduit n'avait pas opposé beaucoup de résistance à ses efforts et les deux complices avaient choisi deux pioches dans l'arsenal d'ustensiles dont ils avaient enfoncé la porte sans le moindre scrupule.

Valnoir était décidé à tout et le bossu n'y avait jamais regardé de bien près en matière d'effractions.

Ils débouchèrent dans la clairière au crépuscule, l'oreille au guet et le fer à l'épaule.

-- Allons, tout va bien, dit tout bas Taupier ; l'endroit n'a pas changé d'aspect et je parierais qu'on ne s'est pas beaucoup promené par ici, depuis le jour de notre duel.

Ce souvenir cyniquement invoqué assombrit encore le visage de son compagnon, mais le misérable assassin s'inquiétait fort peu de lui déplaire.

-- C'est le moment d'avancer, reprit-il en se dirigeant vers le gros chêne ; nous aurons tout juste assez de jour pour reconnaître la place.

Ils traversèrent la bruyère d'un pas rapide et dès qu'ils furent arrivés au pied de l'arbre, le bossu s'écria en désignant une légère inégalité du sol.

-- C'est ici !

Sans perdre un instant, il ôta sa veste, cracha dans ses mains, comme s'il avait fait toute sa vie le métier de terrassier, et saisit sa pioche en disant : -- Allons-y ! et de l'ensemble ! Il faut que dans une demi-heure nous ayons le magot.

Valnoir ne semblait pas l'entendre. Appuyé sur son outil, il regardait vaguement la lisière du bois en murmurant : -- Là-bas ! c'est là-bas qu'il est tombé !

Taupier lui répondit par un ricanement.

-- Je le vois encore couché sur l'herbe avec sa figure pâle et sa main toute rouge de sang qui coulait de sa poitrine.

-- Ah çà ! est-ce que tu es venu ici pour me réciter un drame de Dennery, dit l'affreux bossu en lui secouant le bras.

-- Ne me touche pas ! tu me fais horreur !

-- Je crois que tu deviens fou, ma parole d'honneur.

-- Non ! dit Valnoir si bas qu'on l'entendait à peine, je ne suis pas fou... j'ai peur !

-- Peur ? Et de quoi ? Des revenants ?

-- Je ne sais pas, mais j'ai peur.

-- Ah ! décidément, tu es trop lâche, dit Taupier avec mépris ; pour se conduire de cette façon-là, ce n'est vraiment pas la peine d'être né gentilhomme et de s'appeler le comte de Noirval.

-- Je te défends de prononcer un nom qui a été celui de mon père, dit l'amant de Rose d'une voix sourde.

Et il continua en se parlant à lui-même :

-- Mon père !... lui aussi, est mort assassiné !

-- Tiens ! reprit le bossu en changeant de ton tout à coup, j'ai pitié de toi, et, pendant que tu achèveras de réciter ton élégie, je vais commencer la besogne.

» Tu me remplaceras quand je serai fatigué.

Et, sans attendre une réponse, il se mit à attaquer vigoureusement la terre avec sa pioche.

Le gazon vola sous les premiers coups, et le sol se laissa entamer avec une facilité qui lui parut sans doute suspecte, car il se mit bientôt à grommeler entre ses dents : -- Tonnerre ! on dirait que le terrain a été remué.

Cependant, il n'interrompit point son travail et il continua à piocher avec une vigueur peu commune.

Valnoir s'était adossé à l'arbre et le regardait faire sans paraître avoir conscience de ce qui se passait.

Le robuste bossu déployait une telle ardeur dans son opération qu'en moins de dix minutes il eut creusé un trou d'une certaine profondeur.

À mesure qu'il avançait, le sol offrait une plus grande résistance et ce changement le rassurait sur l'issue de l'entreprise.

Sous l'influence de cette idée, sans doute, il s'arrêta, s'essuya le front, et sortit de la fosse en disant : -- À ton tour, cher ami. Tes lubies doivent être passées et nous n'avons pas de temps à perdre.

Valnoir semblait hésiter encore.

-- Sois tranquille, je te relèverai bientôt de faction. Je ne veux pas que tu attrapes des ampoules à tes blanches mains, Rose m'en voudrait trop.

Cette sotte plaisanterie décida-t-elle l'ex-rédacteur en chef du « Serpenteau » à prendre la place de son acolyte ? Toujours est-il qu'il sauta dans le trou et se mit à creuser en se courbant sur son outil, comme un homme peu habitué aux travaux manuels.

Taupier était derrière lui.

Par un mouvement plus prompt que la pensée, il leva sa pioche en la tenant à deux mains pour donner plus de force au coup.

Valnoir était courbé et ne pouvait pas voir ce qui se passait derrière lui.

Le fer s'abattit sur sa tête avec la rapidité de la foudre et le malheureux amant de Rose de Charmière roula, le crâne brisé, dans la fosse.

L'affreux bossu resta un instant immobile sur le bord du trou, contempla d'un œil sec le corps de cet homme qui avait été son ami. Puis, sa bouche hideuse se contracta pour laisser échapper un éclat de rire satanique.

-- Le mort saisit le vif ! répéta-t-il d'une voix saccadée.

Et il ajouta en brandissant sa pioche :

-- La race des Noirval ne me gênera plus ; j'ai commencé à l'extirper en juin 1848 sur la barricade du faubourg du Temple. Après vingt-trois ans, j'ai bien le droit de recueillir enfin l'héritage.

Poussant du pied le cadavre, Taupier se mit à fouiller la terre avec une ardeur fébrile.

Le tuf volait sous les coups pressés de son outil et l'excavation s'agrandissait à vue d'œil.

-- C'est étonnant, grommela le scélérat, après quelques minutes d'un travail acharné, il me semblait que la boîte n'avait pas été enfouie si profondément.

En effet, la fosse était déjà assez creuse pour que l'assassin y enfonçât plus haut que le genou et l'opération qui avait précédé le duel n'avait pas été poussée si loin.

Taupier, cependant, continua sa besogne, mais il n'obtint pas plus de succès, et, au bout d'un quart d'heure de nouveaux efforts, il fut obligé de reconnaître que le dépôt avait disparu.

Certains indices ne pouvaient laisser aucun doute.

La terre n'avait plus cette consistance qu'elle aurait dû reprendre pendant les gelées de l'hiver. Elle s'émiettait sous le fer et les racines portaient la trace de coups de bêche.

Le bossu poussa un grognement de rage, jeta loin de lui sa pioche et remonta, désespéré, sur le bord du trou.

Peut-être en ce moment un remords, le premier, mordit ce cœur bronzé par l'habitude de toutes les infamies.

Ces trames si laborieusement ourdies se déchiraient tout à coup, ce plan échafaudé sur le crime s'écroulait comme un château de cartes, et Taupier se retrouvait seul en face de ses forfaits improductifs.

L'exil et la misère honteuse, toute cette perspective effrayante se dressa tout à coup devant lui.

Il revit par la pensée les bouges de Londres, où il avait déjà traîné autrefois son existence de folliculaire conspué par les honnêtes gens.

Adossé au tronc du Chêne-Capitaine, les bras croisés et l'œil hagard, il rêvait à l'avenir terrible qui l'attendait, quand il sentit une main se poser sur son épaule.

Il se retourna vivement.

En face de lui, se dressait un homme de haute taille, enveloppé dans un long manteau.

Le premier mouvement de Taupier fut un mouvement de colère.

Il se précipita sur l'inconnu et chercha à le saisir à la gorge, mais quand il se trouva face à face avec lui, il poussa un cri de terreur et recula en ouvrant les bras.

-- Lui ! murmura-t-il, lui !

-- Le mort saisit le vif, dit l'homme d'une voix sourde.

À ces mots foudroyants, le misérable bossu chancela comme un homme ivre et passa la main sur son front pour rappeler sa raison qui lui échappait.

-- Je m'appelle la justice, cria l'inconnu, et je viens te dire qu'il faut que tu meures à cette place où tu as été deux fois assassin.

Taupier venait de reconnaître sa première victime, Louis de Saint-Senier, qui lui apparaissait comme un spectre sorti du tombeau.

Le frère de Renée, pâle et menaçant, tenait un pistolet de chaque main et semblait vouloir offrir à son assassin de recommencer le combat où il avait été traîtreusement frappé jadis.

Aveuglé par la rage et par l'effroi, Taupier saisit une de ces armes et chercha à l'arracher à son adversaire ressuscité.

Mais dans ce brusque mouvement, il appuya le doigt sur la détente et fit partir le coup.

La balle l'atteignit au cœur et l'infâme bossu tomba sur le corps de Valnoir.

Régine était vengée.

. . . . . . . . . . .

Les étranges aventures qui avaient abouti à ce lugubre dénouement sont de celles qui se produisent seulement dans les grandes crises sociales.

La guerre et l'insurrection qui ont ensanglanté la France pouvaient seules développer des caractères semblables à ceux qui ont figuré dans ce récit.

Il fallait cette époque de violence et de folie pour servir de cadre à des événements qui sembleraient impossibles en des temps plus calmes.

Sans le siège de Paris, sans les malheurs qui en avaient été la conséquence pour ceux de sa race, Louis de Saint-Senier, miraculeusement guéri de sa blessure, n'aurait pas été forcé de se cacher si longtemps au chalet de la rue de Laval.

Il y avait passé de longs mois entre la vie et la mort, et la nuit où il était sorti de sa chambre pour la première fois fut celle où le misérable Frapillon reçut son châtiment de la main de Roger.

Or, à la suite de cette catastrophe, le blessé était parti secrètement pour son château de Saint-Senier avec ceux qui portaient son nom.

Ses forces ne lui avaient pas permis de suivre sa sœur à Saint-Germain, mais, dès qu'il s'était trouvé en état de supporter le voyage, il était parti pour la rejoindre.

En traversant la forêt, il avait voulu revoir la place où il était tombé.

Dieu, qui châtie tôt ou tard les meurtriers, Dieu avait fait le reste.

. . . . . . . . . . .

Le mariage de Renée a été célébré dans la chapelle de Saint-Senier au commencement de l'automne et les nouveaux époux sont partis le lendemain pour l'Italie.

Podensac a renoncé au commerce et à la guerre pour devenir régisseur de la terre de Saint-Senier qu'il administre à merveille.

Le brave Pierre Bourdier s'est embarqué au Havre. Il va liquider à San Francisco la succession du comte du Luot dont Renée est devenue l'héritière.

Louis de Saint-Senier a repris du service dans la marine et va partir bientôt pour un voyage autour du monde.

Pilevert vient d'endosser la livrée de Landreau, qui a ses invalides.

Quant à sa noble sœur, Rose de Charmière, elle est allée se fixer à Berlin, à la suite d'un officier de cuirassiers blancs dont elle a fait la connaissance à Saint-Denis, pendant la commune.

Molinchard est à Londres. Il y fait la cuisine pour ses amis de la Lune avec les dents.

FIN