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Il n'est pas une réforme religieuse, sociale ou politique que nos pères n'aient été forcés de conquérir, de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l'INSURRECTION.
Correspondance avec les Éditeurs étrangers
L'éditeur des Mystères du Peuple offre aux éditeurs étrangers, de leur donner des épreuves de l'ouvrage, quinze jours avant l'apparition des livraisons à Paris, moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de 10 francs le cent.
Travailleurs qui ont concouru à la publication du volume :
Protes et Imprimeurs : Richard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules Desmarest, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux, Étienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat, Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, Auguste Mignot, Benjamin, Dunon, Waseige.
Clicheurs : Curmer et ses ouvriers.
Fabricants de papiers : Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers.
Artistes Dessinateurs : Charpentier, Masson, Castelli.
Artistes Graveurs : Ottweil, Langlois, Lechard, Audibran, Roze, Frilley, Hopwood, Massard, Masson.
Planeurs d'acier : Héran et ses ouvriers.
Imprimeurs en taille-douce : Drouart et ses ouvriers.
Fabricants pour les primes, Associations fraternelles d'Horlogers, de Lampistes et d'ouvriers en Bronze : Duchâteau, Deschiens, Journeux, Suireau, Lecas, Ducerf, Renardeux, etc., etc.
Employés et correspondants de l'administration : Maubanc, Gavet, Berthier, Henry, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, Swinnens, Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux, Vincent, Charpentier, Dally, Bertin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas, Gogain, Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles, Poncin, Vacheron, Colin, Carillan, Constant, Fonteney, Boucher, Darris, Adolphe, Renoux, Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon, Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs, Dailhaux, Lecerf, Bailly, Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer, Daran, Camus, Foucaud, Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour, Caillaut, Fondary, C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Carron, Charles, Celcis, Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Chappuis, etc., etc., de Paris ; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier, Etchegorey, Giraudier, Gaudin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin, Weelen, Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes, Verlé, Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund, Robert, Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch. Celles, Laurent, Castillon, Drevet, Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley, Bréjot, Ginon, Féraud, Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson, Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier, Tronel, Binger, Molini, Bailly, Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette, Morel, Chaigneau, Goyet, Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut, Chatelin, etc., etc., des principales villes de France et de l'étranger.
La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l'ouvrage.
Le Directeur de l'Administration.
Paris -- Typ. de Mme Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
L'AUTEUR
AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE
CHERS LECTEURS,
Nous voici arrivés à l'une des périodes les plus importantes et les plus douloureuses de notre histoire : l'époque de la FÉODALITÉ... cette exécrable féodalité, dont notre immortelle révolution de 1789 à 1792 put seule effacer les derniers vestiges ; la féodalité, la conséquence la plus saisissante, la plus horrible de l'invasion des Franks, accomplie au cinquième siècle par les hordes sauvages de HLLOD-WIG (Clovis) ; oui, la féodalité commençant de s'établir vers la fin du règne de la seconde race de ces rois étrangers à la Gaule et atteignant son entier développement sous leur troisième race ; celle de Hugh-Capet, fut le résultat naturel, fatal, de la conquête franke. En deux mots, rappelons l'enchaînement des faits :
Clovis, ce monstre de férocité, si religieusement loué par l'Église catholique, s'empare de la Gaule, grâce à l'abominable complicité des évêques ; ils appellent les hordes barbares des Franks, et, prêchant la sainteté de cette sanglante invasion, le clergé ordonne au peuple des Gaules, sous peine du feu éternel, de subir la domination étrangère. Ce peuple, jadis si belliqueux, si intelligent, si patriote, mais que l'Église avait hébété, avili, châtré depuis trois siècles, ce peuple obéit aux prêtres ; Clovis devient maître de notre pays, réduit les Gaulois, nos pères, au plus affreux esclavage, garde pour lui la plus grande partie des terres, des troupeaux, des maisons, des richesses du pays, et partage le reste, terres, gens et bétail, entre les évêques catholiques et ses leudes (chefs de hordes). Ces terres et leurs habitants esclaves, Clovis, nous l'avons vu, les distribuait à ses compagnons de guerre à bénéfice, c'est-à-dire qu'il accordait la jouissance, soit temporaire, soit héréditaire, de ces biens, moyennant certaines obligations, matérielles, pécuniaires ou honorifiques. Durant le règne de la première et de la seconde race des rois franks, les seigneurs bénéficiers ont un but constant, opiniâtrement poursuivi : le but de s'affranchir de leurs obligations envers la royauté, d'usurper son pouvoir et de rendre héréditaire, absolue et indépendante, pour eux et leurs descendants, soit la jouissance des domaines dont ils étaient bénéficiers, soit la possession des comtés ou duchés qu'ils gouvernaient au nom des rois. Vers le commencement du règne de la troisième race de Hugh-Capet, qui dut sa couronne à l'adultère et au meurtre, les seigneurs atteignirent enfin leur but ardemment poursuivi sous les descendants de Clovis et de Charlemagne ; ils devinrent indépendants, dès lors le système féodal ainsi fondé, atteint sa plus complète expression, sa plus épouvantable puissance ; en un mot, tous les seigneurs franks descendant des premiers conquérants de la Gaule, et jusqu'alors possesseurs de terres à bénéfice, ou gouverneurs de comtés ou de duchés qu'ils devaient administrer au nom des rois, se déclarèrent souverains héréditaires, absolus et indépendants, chacun dans ses possessions.
La royauté fut ainsi peu à peu dépouillée, d'âge en âge, d'un grand nombre de provinces dont elle était seule propriétaire, ou qui relevaient de la couronne lors des premiers siècles de la conquête, et le roi, au temps de la féodalité, ne fut plus qu'un des nombreux petits souverains qui tyrannisaient et exploitaient les peuples asservis, n'ayant, lui, roi, sur les seigneurs, ses égaux, ses pairs, ainsi qu'ils s'appelaient, d'autre autorité que la force, quand, par hasard, il était le plus fort, et cela n'arrivait presque jamais ; car, ainsi que vous le verrez, rien de plus illusoire en fait, en pratique, que la prétendue hiérarchie féodale.
L'Église catholique, apostolique et romaine, fidèle à ses traditions séculaires d'envahissement, de fanatisme sanguinaire, de jonglerie, d'usurpation et de cupidité effrénée, imita les seigneurs lorsqu'elle ne les devança pas dans cette voie de spoliations, de violences, de massacres, ou d'infamies sans nom. Les évêques et les abbés se déclarèrent aussi souverains absolus dans leurs évêchés ou dans leurs abbayes ; et, pour ajouter l'hérédité à la souveraineté, grand nombre de ces hommes de Dieu se marièrent, désireux de léguer à leur postérité les biens immenses qu'ils devaient à la ruse, au vol, ou à l'hébétement crédule des fidèles ; généralement dans les familles ecclésiastiques l'on ménageait l'évêché pour l'aîné, l'abbaye pour les cadets ; quant aux filles, on les dotait d'une cure ou d'un canonicat, et leurs époux devenaient, en se mariant, chanoines ou curés. On vit un enfant de dix ans archevêque de Liège, et son père, administrateur du diocèse pendant la minorité de ce marmot-prélat, vendait les bénéfices et percevait les dîmes. Entre autres ménages ecclésiastiques, il y avait en Bretagne quatre évêques mariés, ceux de Quimper, de Vannes, de Rennes et de Dol ; l'on reprochait surtout à ce dernier de piller un peu trop les églises voisines pour doter ses filles ; les femmes des prélats accompagnaient leurs maris à l'autel ; on les appelait prêtresses. Rome donnait le signal des plus abominables scandales : deux papesses, courtisanes lubriques, donnaient et reprenaient, selon leur caprice libertin, la tiare pontificale à leurs amants, et plus tard la papauté tomba entre les mains d'un enfant de neuf ans... Mais laissons ces ignominies catholiques, apostoliques et romaines ; revenons à l'établissement de la féodalité. Citons quelques témoignages d'une irrécusable autorité historique.
BRUSSEL, dans son Examen de l'usage général des fiefs en France pendant les onzième, douzième et treizième siècles (période culminante de la féodalité proprement dite), dit ceci :
« -- Les comtes et les ducs ayant, sous les dernières races de nos rois, rendu leurs comtés et leurs duchés héréditaires dans leurs familles, ne tardèrent pas à faire ressentir aux habitants de ces terres qu'ils avaient tout pouvoir sur eux, et les chargèrent de telles coutumes qu'ils voulurent. » (L. II, c. X.)
EUSÈBE DE LAURICRE, dans son Glossaire du Droit français (Droits seigneuriaux, t. I, p. 874), dit à ce sujet :
« -- Il n'est pas d'éléments que les seigneurs féodaux, qui étaient autrefois de petits tyrans, n'aient tâché de s'approprier pour avoir occasion d'opprimer leurs pauvres habitants et de leur imposer une infinité de droits et de tributs ; l'origine de ces usurpations vient de ce que, anciennement, presque tous les roturiers qui demeuraient à la campagne étaient serfs, en la puissance des seigneurs, et de ce qu'entre seigneurs et leurs serfs, il n'y avait de juge que Dieu seul. »
Et de fait, à l'époque de la féodalité, le sort des serfs, qui composaient la presque totalité de la population, était non moins horrible que celui des esclaves des siècles précédents. Ainsi, nous citerons BEAUMANOIR, écrivain du temps de la féodalité ; il s'exprime ainsi :
« -- Plus courtoise est notre coutume envers les serfs qu'en beaucoup d'autres provinces, où les seigneurs disposent de leurs serfs à vie et à mort. » (Ch 43 des Aveux, p. 258.)
« -- UN SERF TAILLABLE HAUT ET BAS (dit Eusèbe de Lauricre ; Glossaire, t. XI, p. 399) c'est-à-dire un serf taillable au plaisir et à la volonté du seigneur. »
Enfin PIERRE DE FONTAINE, autre écrivain des temps féodaux, démontre ainsi naïvement, dans le langage du bon vieux temps (ce temps que rêvent encore les gens du droit divin et du parti prêtre), la différence qui doit exister entre le vilain et le serf.
« -- Et, sache bien ke (que) selon Diex (Dieu), tu n'as pas mie pleine poëste (puissance) sur ton vilain. Donc, si tu prends du sien, sauf les redevances k'il te doit, tu prends contre Diex (Dieu) et sur le péril de ton âme, comme robières (voleurs), et ce k'on dit ke toutes les choses ke vilain a, sont à son seigneur, c'est voirs à garder : car s'ils étoient à son seigneur propre, il n'y auroit aucune différence entre serf et vilain. »
(PIERRE DE FONTAINE. Conseils à un Ami, ch. XXI.)
D'où il suit que les serfs appartenaient corps et biens à leurs seigneurs ; que disons-nous ? Non-seulement les seigneurs laïques ou ecclésiastiques les taillaient eux et leur famille, à merci et à miséricorde, à vie et à mort, selon la terrible naïveté du langage du temps, mais ces seigneurs, comtes ou abbés, marquis ou chanoines, duks ou évêques, dans l'implacable férocité de leur orgueil possessif, non contents de posséder ces misérables, âme, corps et biens, de vivre de leurs sueurs, de leur sang, étendaient les droits de l'Église et de la seigneurie jusque sur la virginité des femmes de leurs malheureux serfs. Oui, ces droits monstrueux, l'Église catholique les revendiquait comme les seigneurs laïques ; car vraiment en ces temps-ci, où l'effronterie cléricale, redoublant d'audace mensongère, ose dire que l'Église catholique a, depuis des siècles, aboli l'esclavage, l'exploitation impie de l'homme par l'homme, il est bon de dire, de répéter sans cesse que L'ÉGLISE CATHOLIQUE, COMME LES SEIGNEURS FRANKS, SES COMPLICES, A POSSÉDÉ DES ESCLAVES JUSQU'AU SEPTIÈME ET HUITIÈME SIÈCLES ET DES SERFS, PUIS DES VASSAUX JUSQU'EN 1789. -- Oui, et au commencement du dix-septième siècle, des abbés, des évêques, des chanoines, jouissaient ou trafiquaient encore des droits les plus infâmes. Voici, à ce sujet, ce que nous lisons dans le Glossaire D'EUSÈBE DE LAUCRICE, p. 307, édit. 1704 :
« -- CULLAGE ou CUILAGE. -- Au procès-verbal fait par maître Jean Faguier, auditeur en la chambre des comptes, en vertu d'arrêt d'icelle du 7 avril 1507, pour l'évaluation du comté d'Eu, tombé en la garde du roi par la minorité des enfants de M. le comte de Nevers et de madame Charlotte de Bourbon, sa femme, au chapitre des revenus de la baronnie de Saint-Martin-le-Gaillard, dépendant dudit comté d'Eu.
» -- ITEM, LEDIT SEIGNEUR AUDIT LIEU DE SAINT-MARTIN A LE DROIT DE CULLAGE, QUAND ON SE MARIE.
» Cette coutume, qui donnait aux seigneurs la première nuit de noces des nouvelles mariées, se rédima plus tard en une somme d'argent ou en un certain nombre de vaches... Les seigneurs de Souloirs étaient autrefois aussi fondés en pareils droits exorbitants et honteux. Ils ont été convertis en prestation en argent le 15 octobre 1607.
» -- Au livre IX, ch. DXCVIII de l'Histoire de Châtillon, se voit un accord entre Guy, seigneur de Châtillon et de la Ferté en Tardenois, pour la conversion en argent du droit de cullage.
» Par arrêté de la cour du 19 mars 1509, à la poursuite des habitants et échevins d'Abbeville, défense fut faite à l'évêque d'Amiens d'exiger de l'argent des nouveaux mariés, et dit que chacun des habitants pourra coucher avec sa femme, SANS LA PERMISSION DE L'ÉVÊQUE. -- Les ÉVÊQUES d'Amiens, les CHANOINES de Lyon, et grand nombre de seigneurs d'Auvergne étaient autrefois en possession de mettre une cuisse nue dans le lit des nouvelles mariées ou de PASSER LA NUIT AVEC ELLES. »
(SAUVAL, Antiquités de Paris, liv. VIII, p. 464-466.)(1)
« Les seigneurs de Prelley, en Piémont, jouissaient d'un pareil droit qu'ils appelaient cazzagio ; les vassaux des seigneurs en ayant demandé la commutation, le refus les porta à la révolte. » (ibidem).
Les Jacques aussi, chers lecteurs, se révoltèrent, poussés à bout par l'horreur du servage et de ces droits infâmes ; car la Jacquerie, ainsi que vous le verrez plus tard, fut une terrible, mais légitime représaille du serf et du vilain contre l'exécrable et sanglante oppression de la seigneurie et du clergé ; mais trois siècles de misères, de tortures, devaient s'écouler avant cette Jacquerie vengeresse et implacable.
Ces trois siècles embrassent, à bien dire, la période du système féodal qui va se dérouler à nos yeux ; et durant ces temps maudits, non-seulement les serfs et les vilains des campagnes, mais encore les bourgeois des villes, furent exposés à des hontes, à des spoliations, à des tortures, à des supplices si variés, si étranges, si atroces, qu'en outre des preuves puisées aux sources historiques les plus irréfutables réunies à la fin du volume, je crois cependant devoir faire précéder ces nouveaux récits de quelques citations d'écrivains contemporains de la féodalité, témoins des monstruosités que vous allez lire. Vous vous convaincrez ainsi, chers lecteurs, que, si invraisemblables que vous sembleront peut-être ces épisodes féodaux, ils ne sont entachés d'aucune exagération ; citons quelques faits au hasard :
« Ebble, seigneur de la baronnie de Roussis, et son fils Guiscard, se livraient, aux environs de Reims, aux dévastations, au pillage et à toutes sortes de malices ; les plaintes les plus lamentables avaient été cent fois portées contre ces hommes si redoutables. »
(Vie de Louis le Gros, par SUGER, ch. V, p. 15.)
« Un très-fort château du pays de Laon, appelé Montaigu, était tombé, par suite d'un incestueux mariage, en la possession du seigneur de MARLE, homme perdu de crimes... Ses voisins subissaient sa rage, intolérable comme celle du loup le plus cruel, et accrue par l'audace que lui donnait son inexpugnable château. »
(Vie de Louis le Gros, par SUGER, ch. VII, p. 18.)
« ... Le château de Montlhéry étant tombé au pouvoir du roi des Francs, il s'en réjouit comme si on lui eût arraché une paille de l'œil ou qu'on eût brisé les barrières qui le tenaient enfermé ; nous avons, en effet, entendu le père de Louis le Gros dire à son fils : -- Sois bien attentif à conserver cette tour de Montlhéry, d'où sont parties des vexations qui m'ont fait vieillir, ainsi que des ruses et des crimes qui ne m'ont jamais permis d'obtenir la paix et le repos. -- En effet (ajoute l'historien contemporain) les seigneurs de Montlhéry faisaient si bien qu'il ne se passait jamais rien de criminel sans leur concours ; comme d'ailleurs le territoire de Paris était entouré, du côté de la Seine, par Corbeil, à moitié chemin de Montléry, à droite, par Châteaufort, il en résultait un tel désordre entre les communications des habitants de Paris et ceux d'Orléans, qu'à moins de faire route en grande troupe, ils ne pouvaient aller les uns chez les autres que sous le bon plaisir des perfides seigneurs de Montlhéry. »
(Vie de Louis le Gros, par SUGER, ch. VIII, p. 21.)
« HUGH, seigneur du château du Puiset, était un homme méchant, riche seulement de sa propre scélératesse et de celle de ses ancêtres ; il ne cessait, dans sa seigneurie du Puiset, d'imiter son père en toutes sortes de scélératesses ; il y a plus, ceux que son père ne déchirait qu'à coups de fouet, lui, plus cruel, les perçait à coups de dard ; devenant d'autant plus arrogant que ses crimes étaient impunis, il osa attaquer la très-noble femme du seigneur de Chartres, ravagea ses terres jusqu'aux portes de cette cité, portant partout le ravage et l'incendie. »
(Vie de Louis le Gros, ch. IX, p. 75)
« EUDES, comte de Corbeil, mourut en ces temps. Il n'avait de l'homme que le nom ; c'était non un animal raisonnable, mais une véritable bête féroce. Il était fils de cet orgueilleux BURCHARDT, seigneur de Montmorency, audacieux à l'excès et véritable chef de scélérats. »
(Vie de Louis le Gros, par SUGER, p. 86)
« ROTH-BERT, seigneur de Voisy, traversant le marché public un certain samedi, tombe à l'improviste sur ceux qu'il sait être les plus riches, les jette dans les prisons de son château et les met à rançon. »
(Vie de Louis le Gros, par SUGER, ch. X, p. 86)
Interrogeons maintenant un autre historien contemporain de la féodalité :
« Tous ceux des gens du seigneur ENGUERRAND qui tombaient entre les mains du seigneur Godefrid de Lorraine étaient pendus à ses fourches patibulaires ou bien avaient les yeux crevés et les pieds coupés ; moi-même, j'ai entendu affirmer par un homme du pays, qui prit part dans les temps à cette boucherie, que, dans un seul jour, douze hommes furent attachés à la même potence. »
(GUILBERT DE NOGENT, liv. III, p. 63 et suiv., tome II.)
« ... La férocité du seigneur de COUCY est telle que certaines gens, même parmi ceux qui sont réputés cruels, paraissent plus avares du sang des vils troupeaux que ne l'est le seigneur de COUCY du sang des hommes. Il torture ses victimes par des supplices révoltants : Veut-il, par exemple, forcer des captifs, de quelque rang qu'ils soient, à se racheter ? il les suspend en l'air par les parties naturelles qui, cédant au poids du corps, sont arrachées, etc., etc. »
(GUILBERT DE NOGENT, liv. III, p. 68 et suiv., tome I.)
Nous bornerons là, chers lecteurs, ces citations ; elles suffiront à vous prouver que ces monstruosités n'étaient pas exceptionnelles, mais GÉNÉRALES, aux temps de la féodalité ; si vous en pouviez douter encore, je vous rappellerais ces paroles d'un historien d'une incontestable autorité :
« De la féodalité datent presque toutes les familles dont les noms se lient aux événements nationaux ; une foule de monuments religieux où les hommes se rassemblent encore ; et pourtant, le nom de la féodalité ne réveille dans l'esprit des peuples que des sentiments de crainte, d'aversion et de dégoût ; aucun temps, aucun système n'est demeuré aussi odieux à l'instinct public... On peut remonter le cours de notre histoire, s'y arrêter où l'on voudra, on trouvera partout le régime féodal considéré par la masse de la population comme un ennemi qu'il faut combattre et exterminer à tout prix ; de tout temps, qui lui a porté un coup a été populaire en France... Je défie qu'on me montre une époque où le régime féodal paraisse enraciné dans les préjugés des peuples et protégé par leurs sentiments. Ils l'ont toujours supporté avec haine, attaqué avec ardeur ; je n'ai garde de vouloir discuter et juger la légitimité d'un tel fait, c'est à mon avis le plus sûr, le plus irrévocable des jugements.
» ... Or, quel était le caractère particulier de la hiérarchie féodale ? C'était une confédération de petits souverains, de petits despotes inégaux entre eux et ayant les uns envers les autres des devoirs et des droits, mais investis dans leurs propres domaines, sur leurs sujets personnels et directs, d'un pouvoir arbitraire et absolu. »
(Du caractère politique du régime féodal, p. 243. -- GUIZOT.)
Si je vous cite l'opinion de M. GUIZOT, chers lecteurs, au lieu d'en appeler au témoignage plus explicite encore d'historiens aussi chers à la démocratie, à la France, qu'éminents ou illustres par le savoir, tels que les Sismondi, les Henri Martin, les Michelet, les Thierry, c'est que M. GUIZOT ne peut être suspecté de démagogie, comme on dit en ces temps-ci, et puis ce juste hommage rendu à l'autorité de son jugement historique, sera en même temps une sanglante critique de sa conduite actuelle ; les journaux royalistes ne nous apprennent-ils pas que M. GUIZOT, recommençant son voyage de Gand (dans les salles à manger du faubourg Saint-Germain), s'efforce de fusionner, au profit du droit divin, dans l'espoir de ramener HENRI V, le dernier descendant de HUGH LE CHAPPET, fondateur de cette troisième dynastie de rois étrangers à la Gaule, notre mère patrie ? HENRI V, héritier de la monarchie de Clovis ; HENRI V, qui, selon M. Berryer, ne peut remettre les pieds en France QUE COMME ROI DE CE PEUPLE CONQUIS PAR SES ANCÊTRES ! Cette prétention de représenter par tradition la race conquérante a été de tous temps soutenue par les royalistes radicaux : je vous en ai donné des preuves qui ne remontent pas plus haut que les dernières années de la Restauration. Ce fier et audacieux langage n'était que l'écho d'autres paroles prononcées vers le milieu du siècle dernier, et parmi lesquelles je vous citerai celles-ci :
« --... Il est faux que ce ne soit pas la force des armes et la conquête qui aient fondé primitivement la distinction que l'on énonce aujourd'hui par les termes de NOBLE et de ROTURIER. Il est faux que nous soyons nobles par un autre intérêt que notre intérêt propre ; nous sommes, sinon les descendants en ligne directe, du moins les représentants immédiats de la race des CONQUÉRANTS DES GAULES, leur succession nous appartient, LA TERRE DES GAULES EST À NOUS. »
(Hist. de l'ancien Gouvernement de France, par M. LE COMTE DE BOULAINVILLIERS, tome I, p. 21-37.)
Permettez-moi, chers lecteurs, en terminant, de vous remercier encore de la continuité de votre bienveillant intérêt pour cette œuvre, rendue presque de circonstance par les inconcevables prétentions des partis rétrogrades. Qui eût dit, lorsque j'ai commencé à publier ce livre, qu'aujourd'hui, en l'an IV de notre immortelle République de Février, il y aurait opportunité, nécessité, patriotisme à combattre LE TRÔNE ET L'AUTEL, afin de nous prémunir contre les éventualités de l'avenir en évoquant les honteux et terribles souvenirs du passé !
EUGÈNE SUE,
Représentant du Peuple.
Paris, 25 juin 1851.
La France féodale aux onzième et douzième siècles. -- Le village. -- Condition des serfs. -- Le baillif Garin-Mange-Vilain. -- Neroweg VI, seigneur et comte de Plouernel, surnommé Pire-qu'un-Loup. -- La taille à merci et miséricorde. -- Pierre-le-Boiteux et Perrine-la-Chèvre. -- Jehanne-la-Bossue. -- Fergan-le-Carrier. -- Le Petit-Colombaïk. -- Le gibet seigneurial. -- Les voyageurs. -- Yéronimo, légat du pape, et l'évêque de Nantes. -- Bezenecq-le-Riche et sa fille. -- Les pèlerins. -- Le marchand de reliques. -- Les péagers. -- Le château de Plouernel. -- Neroweg VI et ses deux fils. -- Azénor-la-Pâle, la magicienne. -- Le donjon. -- La salle de la table de pierre. -- Investiture d'un vassal. -- Les trois épouseurs d'Yolande. -- Le passage secret. -- Le souterrain. -- La rançon. -- Les tortures. -- Le supplice. -- Le fratricide. -- La chasse au serf. -- Pierre l'ermite (dit Coucou-Piètre) et le chevalier Gautier-sans-Avoir. -- Perrette-la-Ribaude et Corentin-Nargue-Gibet. -- Comment et pourquoi l'on prêchait la croisade pour entraîner le peuple en Palestine (la Californie de ce temps-là). -- Dieu le veut ! Dieu le veut ! -- Chant des croisés. -- Départ pour Jérusalem.
Depuis l'année 1035, époque de la mort de mon bisaïeul Yvon-le-Forestier, jusqu'en l'année 1098, où commence la légende suivante, écrite par moi Fergan, pour obéir au vœu de mon grand-père Den-Braô, l'habile artisan maçon, et aux dernières volontés de mon père Nominoé ; depuis 1035 jusqu'en 1098, la Gaule a été, comme par le passé, ravagée par les guerres privées des seigneurs laïques ou ecclésiastiques entre eux et par les guerres royales de Henri Ier (descendant de Hugh-le-Chappet), qui revendiquait la succession du duché de Bourgogne, composé d'une partie de la Provence et du Dauphiné. Henri Ier, qui régna de l'an 1031 à l'an 1060, fut un prince lâche et inerte, il put à peine se défendre contre les seigneurs ses rivaux ; le plus puissant d'entre eux était Wilhelm (Guillaume) le Bâtard, duc de Normandie, fils de Robert-le-Diable et descendant du vieux Rolf. Après la mort du roi Henri, son fils, Philippe Ier, âgé de sept ans, lui succéda en 1060 ; six ans après, Wilhelm-le-Bâtard, devenu Wilhelm-le-Conquérant, conquit l'Angleterre à la tête des Normands ; et le descendant de Rolf-le-Pirate devint ainsi souverain d'un grand pays. Philippe Ier, roi régnant en 1098, était le plus glouton, le plus libertin des hommes ; les seigneurs bataillaient entre eux ou désolaient la Gaule par leurs massacres et leurs brigandages ; Philippe n'en prenant souci, buvait, chassait, dormait, faisait l'amour. Son royaume se composait seulement du territoire et des villes de Paris, d'Orléans, de Beauvais, de Soissons, de Reims, de Châlons, de Dreux, du Maine, de l'Anjou, de la Marche et de Bourges ; tandis que la Bretagne, la Normandie, l'Aquitaine, la Provence, la Bourgogne, la Flandre et la Lorraine, étaient sous la dépendance absolue de leurs comtes et de leurs ducs souverains. Mais au moins Philippe Ier régnait-il en roi sur ce qu'il appelait son royaume de France ? Non ; car hormis ses domaines particuliers, son royaume était divisé, subdivisé en une multitude de seigneuries et d'abbayes dont les possesseurs, tout en se reconnaissant ses vassaux, vivaient et agissaient en maîtres dans leurs terres, ne respectant sa suzeraineté que lorsqu'il les y contraignait par les armes, ce dont n'avait garde le gros Philippe ; aussi glouton que licencieux, coupable d'un double adultère par son mariage avec une certaine Berthrade, femme d'un seigneur nommé Foulques-le-Réchin, il ne songeait qu'à sa maîtresse ; en vain les prêtres proposèrent à Philippe Ier de l'absoudre de son double adultère, moyennant somme ronde, il préféra garder sa bourse et sa Berthrade. Les prêtres l'excommunièrent, sonnant à son approche, en signe de deuil et de malédiction, les cloches à grande volée ; mais le gros roi, point méchant d'ailleurs, riait à gorge déployée, disant à sa maîtresse, au sujet de ces sonneries excommunicatrices : -- Entends-tu, ma belle, comme ces gens-là nous pourchassent ?(2) » Tel était le glorieux prince qui régnait en l'année 1098, où commence ce récit.
Le jour touchait à sa fin, le soleil d'automne jetait ses derniers rayons sur l'un des villages de la seigneurie de Plouernel ; un grand nombre de maisons, à demi démolies, avaient été récemment incendiées, lors de l'une de ces guerres fréquentes entre les seigneurs féodaux ; dans ces incursions, afin de ruiner leur ennemi, ils dévastaient son territoire, saccageaient les récoltes, emmenaient les bestiaux, massacraient les serfs et les vilains, dont l'écrasant labeur entretenait seul l'opulence des seigneuries. Les murailles des huttes de ce village, construites de pisé ou de pierres reliées avec une terre argileuse, étaient lézardées ou noircies par le feu ; l'on voyait encore, à demi carbonisés, les débris de la charpente des toitures, remplacées par quelques perches chargées de bottes de genêts ou de roseaux. L'aspect des serfs, à ce moment de retour des champs, n'était pas moins misérable que celui de leurs tanières ; hâves, décharnés, à peine vêtus de haillons, ils se serraient les uns contre les autres, tremblants et inquiets. Le baillif, justicier de la seigneurie, venait d'arriver dans le village, accompagné de cinq à six hommes armés, chargés d'aller de masure en masure ordonner aux habitants de se rendre sur la place ; bientôt ils se trouvèrent, au nombre de trois cents environ, rassemblés autour du baillif, si méchant envers les pauvres gens qu'on avait ajouté à son nom de Garin le surnom de Mange-Vilain(3). Cet homme redouté portait un casque de cuir garni de lames de fer et une casaque de peau de chèvre comme ses chausses ; une longue épée pendait à son côté ; il montait un cheval roux qui semblait aussi farouche que son maître. Des hommes de pied diversement armés formant l'escorte de Garin-Mange-Vilain surveillaient plusieurs serfs chargés de liens, amenés prisonniers d'autres localités ; non loin d'eux et le long d'une muraille à demi écroulée était étendu un malheureux, affreusement mutilé, hideux, horrible à voir ; il avait eu, comme tant d'autres serfs de la Gaule, les yeux crevés, les pieds et les mains coupés, punition ordinaire des révoltés(4) ; à peine couvert de haillons, les moignons de ses bras et de ses jambes enveloppés de chiffons sordides, il attendait que quelques-uns de ses compagnons de misère, à leur retour des champs, eussent le loisir de le transporter sur la litière qu'il partageait avec les bêtes de labour ; après quoi on le faisait boire et manger, car aveugle et sans pieds ni mains, il se trouvait à la charitable merci de ses compagnons, qui, malgré leur pauvreté, le secouraient depuis dix ans ; d'autres serfs de Normandie et de Bretagne, lors de leur révolte contre les seigneurs, furent abandonnés, ainsi aveuglés, mutilés, sur le lieu de leur supplice, et périrent presque tous dans les tortures de la faim. Lorsque les gens du village furent réunis sur la place, Garin-Mange-Vilain tira de sa poche un parchemin et lut cette proclamation, pareillement faite par lui dans les autres villages du domaine. « -- Ceci est l'ordre du très-haut et très-puissant Neroweg VI, seigneur du comté de Plouernel, par la grâce de Dieu(5). Tous ses serfs, hommes de corps, main-mortables, taillables, haut et bas, à merci et miséricorde, sont taxés, par la volonté dudit seigneur comte, à payer à son trésor quatre sous de cuivre par chaque serf avant le dernier jour de ce mois-ci pour tout délai... » -- Les serfs menacés de cette nouvelle exaction ne purent contenir leurs lamentations ; Garin-Mange-Vilain promena sur l'assistance un regard courroucé, puis il reprit : « -- Si ladite somme de quatre sous de cuivre par chaque tête n'est pas payée avant le délai fixé, il plaira audit haut et puissant seigneur Neroweg VI, comte de Plouernel, de faire saisir certains serfs qui seront châtiés ou pendus par son prévôt à son gibet seigneurial ; la taille annuelle ne sera en rien diminuée par cette taille extraordinaire de quatre sous de cuivre destinée à réparer les pertes causées à notre dit seigneur par la nouvelle guerre que lui a déclarée son voisin le sire de Castel-Redon(6) ! »
Le baillif étant descendu de cheval pour adresser quelques mots à l'un des hommes de son escorte, plusieurs serfs se dirent tous bas les uns aux autres : -- Où est donc FERGAN ? lui seul aurait le courage de remontrer humblement au baillif que nous sommes, hélas ! trop misérables pour pouvoir payer cette nouvelle taxe !
-- Fergan sera resté à la carrière d'où il tire des pierres, car malheureusement je ne le vois pas là, -- reprit un autre serf ; tandis que le baillif poursuivait ainsi sa lecture : « -- Le seigneur Gonthram, fils aîné du très-noble, très-haut et très-puissant Neroweg VI, comte de Plouernel, ayant atteint sa dix-huitième année, et ayant âge de chevalier, il sera payé, selon la coutume de Plouernel, un denier par chacun des serfs et vilains du domaine, en l'honneur et gloire de la chevalerie dudit seigneur Gonthram(7). »
-- Encore ! -- murmurèrent les serfs avec amertume ; -- il est heureux que notre seigneur n'ait pas de fille, nous aurions un jour à payer des tailles en l'honneur de son mariage(8) comme nous en payerons pour la chevalerie des fils de Neroweg VI.
-- Payer ? mon Dieu ! mais avec quoi payer ? -- reprenait tout bas un autre serf. -- Ah ! c'est grand dommage que Fergan ne soit pas là pour réclamer en notre nom... il oserait parler, lui ! et nous n'osons point.
Le baillif, ayant terminé sa lecture, appela un serf nommé Pierre-le-Boiteux (Pierre ne boitait pas ; mais son père, en raison de son infirmité, avait reçu le surnom que son fils gardait). Il s'avança tout tremblant devant Garin-Mange-Vilain. -- Voici trois dimanches que tu n'as pas apporté ton pain à cuire au four seigneurial, -- dit le baillif ; -- tu as pourtant mangé du pain depuis trois semaines ?
-- Maître Garin...
-- Tu as eu l'audace de faire cuire ton pain chez toi sous la cendre ?... avoue-le, scélérat !
-- Hélas ! bon maître Garin, notre village a été mis à feu et à sac par les gens du sire de Castel-Redon ; le peu de hardes que nous possédions ont été pillées ou brûlées, nos bestiaux tués ou enlevés, nos moissons saccagées pendant la guerre !
-- Je te parle de four et non de guerre ! double larron ! Tu dois trois deniers de droits de cuisson ; tu vas payer en outre trois deniers d'amende !
-- Six deniers ! misère de moi ! six deniers ! et où voulez-vous que je les prenne ?
-- Tu le sais mieux que moi ! Je connais vos ruses, fourbes que vous êtes ! Vous avez toujours quelque cachette où vous enfouissez vos deniers !... Veux-tu payer, oui ou non ?
-- Secourable baillif, nous n'avons pas une obole... les gens du sire de Castel-Redon ne nous ont laissé que les yeux pour pleurer nos désastres !
Garin, haussant les épaules, fit un signe à l'un des hommes de sa suite ; celui-ci-prit à sa ceinture un trousseau de cordes et s'approcha de Pierre-le-Boiteux. Le serf tendit ses mains à l'homme d'armes, lui disant : -- Liez-moi, emmenez-moi prisonnier si cela vous plaît ; je ne possède pas un denier.
-- C'est ce dont nous allons nous assurer, -- reprit le baillif ; et pendant que l'un de ses hommes garrottait Pierre-le-Boiteux, sans qu'il opposât la moindre résistance, un autre d'entre eux prit dans une pochette de cuir suspendue à sa ceinture de l'amadou, un briquet et une mèche soufrée qu'il alluma ; Garin-Mange-Vilain s'adressant alors à Pierre, qui, à la vue de ces préparatifs, commençait de pâlir : -- On va te mettre cette mèche allumée entre les deux pouces ; si tu as une cachette où tu enfouisses tes deniers, la douleur te fera parler !
Le serf ne répondit rien, ses dents claquaient d'épouvante, il tomba aux genoux du baillif en tendant vers lui ses deux mains garrottées ; soudain, une jeune fille sortit du groupe des habitants du village ; elle avait les pieds nus et pour vêtement un sayon grossier ; on l'appelait Perrine-la-Chèvre, parce qu'autant que ses chèvres elle était sauvage et amoureuse des solitudes escarpées ; son épaisse chevelure noire cachait à demi son visage farouche brûlé par le soleil ; s'approchant du baillif sans baisser les yeux, elle lui dit brusquement : -- Je suis la fille de Pierre-le-Boiteux ; si tu veux torturer quelqu'un, laisse là mon père et prends-moi !
-- La mèche !... -- dit impatiemment Garin-Mange-Vilain à ses hommes, sans seulement regarder ou écouter Perrine-la-Chèvre ; -- la mèche... et dépêchons, la nuit vient. -- Pierre-le-Boiteux, malgré ses cris, malgré les supplications déchirantes de sa fille, fut renversé à terre et contenu par les gens du baillif ; la torture du serf commença sous les yeux de ses compagnons de misère, abrutis par la terreur, par l'habitude du servage et par les prêtres, qui, comme toujours, prêchaient aux victimes, sous peine des flammes éternelles, soumission et résignation envers les bourreaux. Pierre, sentant la mèche soufrée brûler la chair de ses pouces, jetait d'affreux hurlements ; Perrine-la-Chèvre ne criait plus, n'implorait plus les tourmenteurs de son père : immobile, pâle, sombre, l'œil fixe et noyé de larmes, tantôt elle mordait ses poings avec une rage muette, tantôt elle murmurait : -- Si je savais la cachette, je la dirais... je la dirais...
Enfin, Pierre-le-Boiteux, vaincu par la douleur, dit à sa fille d'une voix entrecoupée : -- Prends la houe, cours dans notre champ ; tu fouilleras au pied du gros orme et tu trouveras en terre neuf deniers dans un morceau de bois creux. -- Puis, jetant sur le baillif un regard désespéré, le serf ajouta : -- Hélas ! voilà tout mon trésor, maître Garin !
-- Oh ! j'étais certain, moi, que tu avais une cachette ! -- dit le baillif ; et s'adressant à ses gens : -- Cessez la torture ; l'un de vous suivra cette fille et rapportera l'argent.
Perrine-la-Chèvre s'éloigna précipitamment suivie de l'homme d'armes, après avoir jeté sur Garin un coup d'œil sournois et féroce... Les serfs, terrifiés, silencieux, osaient à peine se regarder les uns les autres, tandis que Pierre poussant des gémissements plaintifs, quoiqu'on eût mis fin à son supplice, murmurait en pleurant à chaudes larmes : -- Hélas ! mon Dieu ! comment maintenant travailler à la terre pour payer la taille ? Voici mes pauvres mains martyrisées !
Le baillif, sans souci de ces plaintes, et avisant par hasard le serf aveugle, mutilé des quatre membres, qui, étendu le long d'une muraille, attendait qu'on le transportât dans quelque étable, le baillif, désignant à la foule ce malheureux et Pierre-le-Boiteux, s'écria d'une voix menaçante : -- Que cet exemple vous apprenne à trembler, doubles larrons ! oui, tremblez ! car si vous osiez vous rebeller contre les droits de votre seigneur, vous seriez punis, en ce monde, par les coups, la prison, les supplices, la mort ! et en enfer, par les flammes de Satan ! Ah ! Votre seigneur vous donnera des terres à cultiver à son profit, et il faudra vous arracher denier à denier les taxes qu'il lui plaît de vous imposer ! Êtes-vous, oui ou non, ses serfs taillables à merci et à miséricorde ?
-- Hélas ! nous le sommes, maître Garin, -- reprirent ces infortunés d'une voix craintive ; -- nous sommes à la merci de notre maître !
-- Puisque vous êtes et serez serfs, vous et votre race, pourquoi toujours lésiner, frauder, larronner sur les tailles ? Combien de fois je vous ai pris en dol et en faute ? hein ? L'un aiguise son soc de charrue sans m'en prévenir, afin de dérober le denier qu'il doit à la seigneurie toutes fois qu'il aiguise son soc(9) ; l'autre prétend ne pas payer le droit de Cornage(10), sous prétexte qu'il ne possède pas de bêtes à cornes ; ceux-là poussent l'audace jusqu'à songer à se marier dans une seigneurie voisine(11), et tant d'autres énormités ! Faut-il donc toujours vous rappeler, misérables, que vous appartenez à votre seigneur à vie et à mort, corps et biens, que tout en vous lui appartient, les cheveux de votre tête, les ongles de vos mains, la peau de votre vile carcasse ; tout, jusqu'à la virginité de vos femmes !
-- Hélas ! bon maître Garin... -- se hasarda de répondre, sans oser lever les yeux, un vieil serf nommé Martin-l'Avisé, en raison de sa subtilité, -- hélas ! nous le savons, nos vénérables prêtres nous le répètent sans cesse ; nous appartenons âme, corps et biens aux seigneurs que la volonté de Dieu nous envoie. Seulement on dit...
-- Que dit-on ? -- s'écria Garin ; -- qui ose dire quelque chose ?
-- Oh ! ce n'est point nous ! -- se hâta d'ajouter Martin-l'Avisé ; -- non, non, ce n'est point nous !
-- Qui donc est-ce alors ?
-- C'est... c'est Fergan-le-Carrier.
-- Et où est-il ce coquin ? Je ne le vois pas, en effet, parmi vous ce soir.
-- Il sera resté à tirer de la pierre à sa carrière, -- reprit une voix timide ; -- il ne quitte son travail qu'à la nuit noire.
-- Et que dit Fergan-le-Carrier ? -- reprit le baillif ; -- oui, que dit-il, ce bon apôtre ?
-- Maître Garin, -- reprit le vieil serf, -- Fergan reconnaît que nous sommes, il est vrai, serfs de notre seigneur, que nous sommes forcés de cultiver à son profit les terres où il lui a plu de nous attacher pour jamais nous et nos enfants ; notre devoir est encore, par surcroît, de labourer, d'ensemencer, de moissonner les terres du château(12), de faite le guet dans les maisons fortes de sa seigneurie(13), de...
-- Assez, assez ! nous savons nos droits ; mais que dit-il ensuite, Fergan-le-Carrier ?
-- Il dit... et c'est lui au moins qui parle ainsi, non point nous...
-- Non, non, ce n'est pas nous, maître Garin ! -- s'écrièrent ces malheureux, rendus méprisables et lâches par le servage et par la terreur ; -- c'est Fergan qui parle ainsi !
-- Achevez, coquins... achevez...
-- Mais Fergan prétend que les tailles qu'on nous impose augmentent sans cesse, et qu'après avoir payé nos redevances en nature, le peu que nous pouvons tirer de nos récoltes est insuffisant à satisfaire aux demandes toujours nouvelles de notre seigneur. Hélas ! cher maître Garin... voyez, nous buvons de l'eau, nous sommes vêtus de haillons, nous mangeons pour toute nourriture des châtaignes, des fèves, et aux bons jours un peu de pain d'orge ou d'avoine...
-- Comment ! -- s'écrie le baillif d'une voix menaçante, -- vous oseriez vous plaindre !
-- Non, non, maître Garin, -- reprirent les serfs effrayés, -- non, nous ne nous plaignons pas !
-- Si parfois nous souffrons un peu, c'est tant mieux pour notre salut, comme nous le dit notre saint père en Dieu le curé.
-- Non, nous ne nous plaignons pas, nous autres ; c'est Fergan, qui l'autre jour parlait ainsi.
-- Et nous l'avons fort blâmé de tenir un pareil langage, -- ajouta le vieux Martin-l'Avisé tout tremblant ; -- nous sommes satisfaits de notre sort, nous autres ; nous vénérons, nous chérissons notre noble et bien-aimé seigneur Neroweg VI et son secourable baillif Garin !
-- Oui ! oui ! -- crièrent les serfs tous d'une voix, -- c'est la vérité... la pure vérité !
-- Vils esclaves ! -- s'écria le baillif avec un courroux mêlé de dédain, -- lâches coquins ! vous léchez bassement la main qui vous fouaille ; ne sais-je pas, moi, que votre cher et noble Neroweg VI, vous l'avez surnommé PIRE-QU'UN-LOUP, et moi, son secourable baillif, MANGE-VILAIN !
-- Sur notre salut éternel, maître Garin, ce n'est point nous qui vous avons donné ce surnom !
-- Par ma barbe ! on les justifiera, ces surnoms ! Oui, Neroweg VI sera pire qu'un loup pour vous, ramassis de fainéants, de voleurs et de traîtres ! Et moi, je vous mangerai jusqu'à la peau, vilains ou serfs, lorsque vous frauderez les droits de votre seigneur ! Quant à Fergan, ce beau diseur, je le retrouverai, sinon aujourd'hui, un autre jour, et m'est avis qu'il fera tôt ou tard connaissance avec le gibet justicier de la seigneurie de Plouernel !
-- Et nous ne le plaindrons pas, cher et bon maître Garin ; que Fergan soit maudit, s'il a osé mal parler de vous et de notre vénéré seigneur ! -- répondirent les serfs effrayés. Perrine-la-Chèvre revint à ce moment, accompagnée de l'homme d'armes chargé par le baillif d'aller déterrer le trésor de Pierre-le-Boiteux. La jeune serve avait l'air de plus en plus sombre et farouche, ses larmes étaient taries, mais ses yeux lançaient des éclairs, sous ses épais cheveux noirs qui voilaient son front ; par deux fois elle les écarta de sa main gauche, car elle tenait sa main droite cachée derrière son dos, ne quittant pas le baillif du regard ; elle s'approcha ainsi pas à pas de lui sans être remarquée, tandis que l'homme d'armes disait en remettant à Garin une rondelle de bois creusée : -- Il y a là dedans neuf deniers de cuivre, mais quatre ne sont pas de la monnaie frappée par notre seigneur Neroweg VI(14).
-- Encore de la monnaie étrangère à la seigneurie ! -- s'écria le baillif en s'adressant aux serfs, -- ne vous ai-je pas cent fois défendu d'en recevoir, sous peine du fouet ?
-- Hélas ! maître Garin, -- reprit Pierre-le-Boiteux toujours étendu sur le sol et ne cessant de pleurer en regardant ses mains mutilées, -- les marchands forains qui passent et nous achètent parfois un porc, un mouton ou un chevreau, n'ont souvent que des deniers frappés dans les autres seigneuries ; comment donc faire ? Si nous refusons de vendre le peu que nous avons, où trouver de quoi payer les tailles ?
Le baillif, occupé à compter la somme, ne répondit rien à Pierre-le-Boiteux ; mais sa fille, tenant toujours sa main droite cachée derrière son dos, s'était peu à peu, sans qu'il l'eût aperçue, rapprochée du baillif presque à le toucher ; il mit les deniers de Pierre-le-Boiteux dans une grande poche de cuir, aux trois quarts remplie par les exactions du jour, et dit au serf : -- Tu dois six deniers ; il y a, sur ces neuf pièces enfouies dans ta cachette, quatre deniers de monnaie étrangère, je les confisque ; restent cinq deniers de la seigneurie. Je les prends en à-compte, tu me donneras le sixième lorsque tu payeras la taxe prochaine.
-- Et moi je te paye tout de suite ! -- s'écria Perrine-la-Chèvre en frappant de toutes ses forces le baillif en pleine figure, avec une grosse pierre qu'elle avait ramassée en chemin ; le coup fut si violent, que Garin trébucha, le sang jaillit de son front.
-- Scélérate ! s'écria-t-il. -- Et se jetant furieux sur la jeune serve il la renversa, la foula aux pieds, puis, tirant à demi son épée, il allait la tuer, lorsque réfléchissant, il dit à ses hommes : -- Non, non, son cadavre servira de pâture aux corbeaux et d'épouvante à ceux qui seraient tentés de lever la main sur le baillif de leur seigneur ; qu'on la garrotte, qu'on l'emmène ; on lui crèvera les yeux ce soir, et demain à l'aube, elle sera pendue aux fourches patibulaires.
-- Le supplice de Perrine-la-Chèvre sera mérité ! -- crièrent les serfs dans l'espoir de détourner d'eux la fureur de Garin-Mange-Vilain ; -- malheur à cette maudite, elle a fait couler le sang du secourable baillif de notre glorieux seigneur !
-- Vous êtes tous des lâches ! -- s'écria Perrine-la-Chèvre le visage et le sein meurtris, saignants, des coups que lui avait donnés Garin en la foulant aux pieds ; puis se tournant vers Pierre-le-Boiteux qui sanglotait, mais n'osait défendre sa fille ou élever la voix pour implorer sa grâce, elle lui dit avec une sinistre amertume : -- Et toi, mon père, qui me laisses emmener pour être torturée, tu es aussi couard que les autres !... Adieu ; si demain tu vois voler des corbeaux du côté du gibet seigneurial, tu verras les cercueils vivants de ta fille ; -- et montrant les poings aux serfs consternés : -- Oh ! lâches ! vous êtes trois cents et vous craignez six hommes d'armes !... Allez, vous méritez vos misères et vos hontes ! Il n'y a parmi vous qu'un homme, c'est Fergan !
-- Oh ! -- s'écria le baillif exaspéré par les hardies paroles de Perrine-la-Chèvre, et étanchant le sang qui coulait de son visage ; -- si je rencontre Fergan sur ma route, il sera ton compagnon de gibet, infâme scélérate ! -- Et Garin-Mange-Vilain, remontant à cheval, suivi de ses hommes ainsi que des serfs qu'ils emmenaient prisonniers avec Perrine-la-Chèvre, disparut bientôt, laissant les habitants du village frappés d'une telle épouvante, que ce soir-là ils oublièrent d'emporter le pauvre aveugle mutilé... En vain il les appelait... la nuit vint et il appelait encore à son aide !
Depuis longtemps déjà le baillif avait emmené ses prisonniers. La nuit devenait de plus en plus noire ; une jeune femme pâle, maigre et contrefaite, vêtue d'un sarrau en haillons, pieds nus, la tête à demi couverte d'une coiffe d'où s'échappait sa chevelure, tenait son visage caché entre ses mains, assise sur une pierre près du foyer de la hutte que Fergan habitait à l'extrémité du village. Quelques broussailles flambaient dans l'âtre ; au-dessus des murailles noircies, lézardées par l'incendie, des touffes de genêt placées sur des perches remplaçant la toiture, laissaient apercevoir çà et là quelques étoiles brillantes ; une litière de paille dans le coin le mieux abrité de cette tanière, un coffre, quelques vases de bois, tel était l'ameublement de la demeure d'un serf. La jeune femme assise près du foyer était l'épouse de Fergan, on la nommait Jehanne-la-Bossue, à cause de sa difformité ; son front dans ses mains, accroupie sur la pierre qui lui servait de siège, Jehanne restait immobile ; seulement de temps à autre un léger tressaillement de ses épaules annonçait qu'elle pleurait. Un homme entra dans la hutte, c'était Fergan-le-Carrier. gé de trente ans, robuste et de grande taille, il avait pour vêtement un sayon de peau de chèvre au poil presque entièrement usé ; son mauvais caleçon laissait nus ses jambes et ses pieds ; sur son épaule il portait le pic de fer et le lourd marteau dont il se servait pour casser et extraire la roche des carrières. Jehanne-la-Bossue releva la tête à la vue de son mari. Quoique laide, sa figure souffrante et timide respirait une angélique bonté. S'avançant rapidement vers Fergan, le visage baigné de larmes, Jehanne lui dit avec un mélange d'espoir et d'anxiété inexprimable, en l'interrogeant du regard : -- As-tu appris quelque chose ?
-- Rien, -- répondit le serf désespéré, en jetant son pic et son marteau, -- rien, rien !
Jehanne retomba sur sa pierre en sanglotant, et murmura : -- Colombaïk ! mon pauvre enfant ! Je ne le verrai plus !
Fergan, non moins désolé que sa femme, s'assit sur une autre pierre placée près du foyer, le coude appuyé sur son genou, son menton dans sa main ; il resta longtemps ainsi, morne, silencieux ; puis, se relevant brusquement, il se mit à marcher avec agitation, disant d'une voix sourde : -- Cela ne peut durer... le cœur me saigne... il faut que j'y aille... J'irai... oh ! j'irai !
Jehanne entendant le serf répéter : J'irai, j'irai ! releva la tête, essuya ses pleurs du revers de sa main, et dit : -- Où veux-tu donc aller, mon pauvre homme ?
-- Au château ! -- s'écria le carrier en continuant de marcher avec agitation, ses deux bras croisés sur sa poitrine. Jehanne trembla de tout son corps, joignit ses deux mains et voulut parler ; mais, dans sa terreur, elle ne put d'abord prononcer un mot, ses dents s'entre-choquaient. Enfin, elle dit d'une voix affaiblie : -- Fergan... tu n'as pas la tête à toi en disant que tu iras au château.
-- J'irai, après le coucher de la lune !
-- Hélas ! j'ai déjà perdu mon pauvre enfant, -- reprit Jehanne en gémissant, -- je vais perdre mon mari ! -- Et de nouveau elle sanglota ; les sanglots et le bruit des pas du serf interrompaient seuls le silence de la nuit. Le foyer s'éteignit ; mais la lune, alors levée, jetait ses pâles rayons dans l'intérieur de la hutte, à travers l'intervalle des perches et des bottes de genêts qui remplaçaient la toiture incendiée ; ce nouveau silence dura longtemps. Jehanne-la-Bossue ayant réfléchi, reprit avec un accent presque rassuré : -- Tu veux, Fergan, aller cette nuit... au château... (et elle frissonna en disant château)... Heureusement, c'est impossible... tu ne pourrais y entrer. -- Puis, comme le serf ne discontinuait pas de marcher sans prononcer une parole, Jehanne, prenant à tâtons la main de son mari qui revenait près d'elle, voulut le retenir en disant : -- Pourquoi ne pas me répondre ? cela m'effraye. -- Mais il retira brusquement sa main et repoussa sa femme en s'écriant d'une voix irritée : -- Laisse-moi !
La faible créature alla tomber à quelques pas de là parmi des décombres ; et sa tête ayant heurté contre un morceau de bois, elle ne put retenir un cri de douleur ; ce cri navra Fergan ; il se retourna, et à la clarté de la lune il vit Jehanne se relever péniblement. Il courut à elle, l'aida à se rasseoir sur l'une des pierres du foyer, disant avec angoisse : -- Tu as crié... tu t'es donc blessée en tombant ?
-- Non... non...
-- Ma pauvre Jehanne ! -- s'écria le serf alarmé, car il avait porté une de ses mains au front de sa femme, -- ta tempe est humide, tu saignes !
-- C'est que j'ai pleuré, -- reprit-elle doucement et essuyant sa blessure avec une mèche de ses longs cheveux en désordre, -- ce n'est rien !
-- Tu souffres ! et j'en suis cause !
-- Non, non, je suis tombée parce que je suis faible, -- répondit Jehanne avec sa mansuétude angélique ; -- ne pensons plus à cela ; -- et elle ajouta en souriant tristement, faisant ainsi allusion à sa laideur et à sa difformité : -- Je n'ai pas à craindre d'être enlaidie par une cicatrice.
Ces mots affligèrent Fergan ; il crut que Jehanne-la-Bossue pensait que belle, il l'eût traitée moins brusquement ; aussi reprit-il d'un ton d'affectueux reproche : -- Est-ce qu'à part quelques emportements de mon caractère, je ne t'ai pas toujours traitée comme la meilleure des épouses ?
-- Cela est vrai, et ma reconnaissance est grande.
-- Ne t'ai-je pas librement prise pour femme ?
-- Oui, et cependant tu pouvais choisir parmi les serves de la seigneurie une compagne qui, comme moi, n'eût pas été contrefaite.
-- Jehanne, -- reprit le carrier avec une sombre amertume, -- si ton visage eût été aussi beau que ton cœur est bon, à qui aurait appartenu la première nuit de nos noces ? À Neroweg-Pire-qu'un-Loup ou à ses louveteaux !
-- Hélas ! Fergan, du moins ma laideur nous aura épargné la honte...
-- La femme de Sylvest, un de mes aïeux, pauvre esclave des Romains comme nous sommes serfs des Franks, échappa aussi au déshonneur en se défigurant ! -- pensait le carrier en soupirant. -- Ah ! depuis des siècles, esclavage et servage pèsent sur notre race... Viendra-t-il jamais le grand jour de l'affranchissement prédit par Victoria-la-Grande ?
Jehanne voyant son mari plongé dans ses réflexions lui dit : -- Fergan, réponds-moi, je t'en supplie, persistes-tu à vouloir aller au château ?
-- Jehanne, te rappelles-tu ce que Perrine-la-Chèvre nous a raconté, il y a trois jours, au sujet de notre enfant ?
-- Oui. Elle avait, selon son habitude, conduit ses chèvres sur les hauteurs les plus escarpées du grand ravin ; de là, elle a vu un des cavaliers du seigneur comte de Plouernel sortir au galop d'un taillis où notre petit Colombaïk était allé ramasser du bois mort. Perrine a soupçonné ce cavalier d'avoir emporté notre enfant sous son manteau ; hélas ! depuis lors, il n'a plus reparu.
-- Les soupçons de Perrine étaient justes.
-- Grand Dieu !
-- Tantôt, j'étais à la carrière ; plusieurs serfs chargés des réparations de la chaussée du château, à moitié détruite pendant la dernière guerre, sont venus chercher de la pierre. Depuis trois jours, je suis comme fou ; je parle à tout le monde de la disparition de Colombaïk. J'en ai parlé à ces serfs ; l'un d'eux m'a dit avoir vu, l'autre soir, à la tombée de la nuit, un cavalier tenant devant lui sur son cheval un enfant de sept à huit ans, ayant les cheveux blonds...
-- Malheur à nous ! -- s'écria la malheureuse mère en pleurant, -- c'était Colombaïk !
-- Puis, le cavalier a gravi la montagne qui conduit au manoir de Plouernel et il y est entré.
-- Mais que peuvent-ils vouloir faire de notre enfant ?
-- Ce qu'ils en feront ! -- s'écria le serf en frissonnant. -- Ils l'égorgeront et se serviront de son sang pour quelque philtre infernal... Il y a une sorcière au château !
Jehanne poussa un cri d'épouvante ; mais la fureur succédant à son effroi, elle s'écria, délirante et courant à la porte : -- Fergan, allons au manoir... nous y entrerons, devrions-nous arracher les pierres avec nos ongles... J'aurai mon enfant... la sorcière ne l'égorgera pas... non !... non !... -- Et dans l'égarement de son esprit, Jehanne s'élançait dehors, lorsque le serf, la saisissant par le bras, l'arrêta ; mais presque aussitôt elle tomba défaillante entre ses bras ; il l'assit sur le sol et elle murmura d'une voix éteinte : -- Il me semble que je vais mourir... on m'écraserait le cœur dans un étau que je ne souffrirais pas davantage... Je croyais avoir souffert tout ce qu'on peut souffrir depuis la disparition de Colombaïk... il est trop tard... la sorcière l'aura égorgé... Trop tard... non... qui sait ? -- ajouta-t-elle en prenant son mari par la main. -- Tu voulais aller au château... viens... viens !
-- J'irai seul, lorsque la lune sera couchée.
-- Hélas ! nous sommes fous, mon pauvre homme ! la douleur nous égare... Comment pénétrer dans le repaire du seigneur comte ?
-- Par une issue secrète.
-- Et qui t'en a donné connaissance ?
-- Mon père... Écoute, chère femme... Mon aïeul Den-Braô avait accompagné en Anjou son père, Yvon-le-Forestier, lors-de la grande famine de l'année 1033. Den-Braô, habile maçon, après avoir travaillé pendant plus d'un an au château d'un seigneur de l'Anjou, devint, selon la loi, son serf, et, comme tel, fut échangé par son maître contre un armurier de Neroweg IV, ancêtre de Pire-qu'un-Loup. Ainsi tombé dans le servage du seigneur de Plouernel, mon grand-père a construit le donjon qui, en ce temps-là, fut ajouté au château ; cette bâtisse a duré plusieurs années. Mon père Nominoé, presque enfant lors du commencement de cette construction, était homme lorsqu'elle s'acheva. Ne quittant pas mon aïeul Den-Braô, il l'aidait dans ses travaux, et devint maçon lui-même ; souvent devant lui, le soir, après ses journées de labeur, mon aïeul traçait, sur un parchemin, le plan des diverses parties du donjon, qu'ensuite il exécutait. Un jour qu'il lui montrait le plan de ses travaux, mon père lui demanda l'explication de certaines constructions dont il ne pouvait comprendre la destination : « -- Ces différentes maçonneries, reliées entre elles par les travaux du charpentier et du forgeron, -- répondit mon aïeul, -- formeront un escalier caché pratiqué dans l'épaisseur de la muraille du donjon ; et il montera des dernières profondeurs de cet édifice jusqu'à son sommet, en donnant accès dans plusieurs réduits invisibles à tous. Grâce à cette issue secrète, le seigneur de Plouernel, après une résistance désespérée, pourra fuir et gagner une longue galerie souterraine aboutissant parmi les rochers qui s'étendent vers le nord, au pied de la montagne où s'élève le manoir seigneurial. » -- En effet, Jehanne, par ces temps de guerres continuelles, de pareils travaux s'exécutent dans tous les châteaux forts, leurs possesseurs voulant toujours se réserver le moyen d'échapper à l'ennemi. Environ six mois avant l'achèvement de ce donjon, et lorsqu'il ne restait plus qu'à construire l'escalier et l'issue secrète tracés sur les plans de mon aïeul, mon père eut les deux jambes brisées par la chute d'une pierre énorme ; ce fut pour lui un grand bonheur.
-- Que dis-tu, Fergan ?
-- Écoute encore... Mon père resta donc ici, dans cette masure, pendant six mois, incapable de travailler par suite de ses blessures. Durant ce temps, le donjon fut achevé ; mais les serfs artisans, au lieu de revenir chaque soir à leurs villages, ne sortirent plus du château.
-- Pourquoi cela ?
-- Le seigneur de Plouernel voulait, disait-il, hâter l'achèvement des travaux, et épargner le temps perdu le matin et le soir par le déplacement des serfs. Pendant six mois environ, les gens de la plaine virent le mouvement des travailleurs rassemblés sur les dernières assises du donjon, qui s'élevait de plus en plus ; puis, lorsque la plate-forme et les tourelles dont il est couronné furent achevées, l'on ne vit plus rien... et les serfs ne reparurent jamais dans leurs villages.
-- Qu'étaient-ils donc devenus ?
-- Neroweg IV, craignant qu'ils ne fissent connaître l'issue secrète construite par eux, les fit enfermer dans le souterrain dont je t'ai parlé ; ce fut là que mon aïeul et ses compagnons de travail, au nombre de vingt-sept, expirèrent en proie aux tortures de la faim(15).
-- Ah ! -- s'écria Jehanne avec épouvante, -- c'est horrible !
-- Horrible !... Et les prêtres nous prêchent la soumission à nos seigneurs ! -- reprit le carrier avec un sourire amer. -- Mon père, retenu ici par ses blessures, échappa seul à cette mort affreuse, oublié sans doute par le seigneur de Plouernel. À force de chercher les causes de la disparition de mon aïeul, et se souvenant des indications qu'il lui avait données en traçant devant lui le plan du donjon et de son issue secrète, aboutissant parmi les rochers de la montagne, mon père, une nuit, se rendit dans cette solitude et parvint à découvrir un soupirail caché sous des broussailles ; il se glissa par cette ouverture, et après avoir longtemps cheminé dans une galerie étroite, il fut arrêté par une énorme grille de fer ; voulant essayer de l'ébranler, il passa les bras à travers les barreaux, sa main rencontra un amas d'ossements...
-- Grand Dieu ! et ces ossements ?
-- C'étaient les os de plusieurs serfs qui, enfermés dans ce souterrain avec mon aïeul, et comme lui expirant de faim, étaient morts là, tâchant sans doute en vain de renverser la grille... Mon père ne tenta pas de pénétrer plus avant ; certain du sort de mon aïeul, mais n'ayant pas l'énergie de le venger, il me fit, à son lit de mort, cette révélation. Je suis allé, il y a longtemps déjà, visiter les rochers, j'ai découvert l'issue souterraine ; et par là, cette nuit, je m'introduirai dans le donjon pour y chercher notre enfant.
-- Fergan, je n'essayerai pas de m'opposer à ton dessein, -- reprit Jehanne-la-Bossue après un moment de silence, en contraignant son effroi ; -- mais comment franchir cette grille qui a empêché ton père de pénétrer plus avant dans le souterrain ?
-- Cette grille a été scellée dans le roc, on peut la desceller ; j'ai mon pic de fer et mon marteau.
-- Mais ensuite, que feras-tu ? où iras-tu ?
-- Hier soir, j'ai tiré du petit coffret de bois caché là, sous ces décombres, quelques morceaux de parchemin où Den-Braô avait tracé le plan de ses constructions ; je me suis rendu compte des lieux : la galerie cachée, en remontant vers le château, aboutit au dedans du donjon à l'escalier secret pratiqué dans l'épaisseur de la muraille ; il conduit du plus profond des trois étages de cachots souterrains jusqu'à la tourelle qui s'élève au nord de la plate-forme.
-- Cette tourelle... -- reprit Jehanne en pâlissant, -- cette tourelle d'où, la nuit, il sort parfois des lueurs étranges que l'on aperçoit de la plaine ?
-- Oui ; car c'est là qu'Azénor-la-Pâle, la sorcière de Neroweg VI, prépare ses maléfices, -- dit le carrier d'une voix sourde. -- C'est dans cette tourelle que doit être Colombaïk... s'il vit encore ; c'est là que je l'irai chercher !
-- Ah ! mon pauvre homme ! -- murmura Jehanne, -- je me sens mourir en pensant aux périls que tu vas braver !
-- Jehanne, -- dit soudain le serf en levant la main vers le ciel étoilé, que l'on apercevait à travers les débris de la toiture, -- avant une heure la lune sera couchée ; je vais partir !
La femme du carrier, après un effort surhumain pour dompter sa terreur, dit d'une voix presque ferme : -- Je ne te demande pas à t'accompagner, Fergan, je te gênerais... Je pense comme toi, il faut tout risquer pour retrouver notre enfant. Mais, si dans trois jours tu n'es pas de retour ?
-- C'est que j'aurai trouvé la mort au château de Plouernel.
-- Je ne te survivrai pas d'un jour... Maintenant, je dis comme toi, il faut partir. Et des armes ?
-- J'ai mon pic de fer !
-- Et du pain ?
-- Il m'en reste dans mon bissac ; tu vas, bonne Jehanne, remplir d'eau ma gourde... ces provisions me suffiront. -- Pendant que sa femme s'occupait de ce soin, le serf se munit d'une longue corde qu'il enroula autour de lui ; il emporta aussi dans son bissac un briquet, de l'amadou et une de ces mèches enduites de résine dont se servent les carriers pour s'éclairer dans leurs travaux souterrains. Ces préparatifs terminés, Fergan tendit silencieusement ses bras à sa femme ; la courageuse et douce créature s'y jeta, les deux époux prolongèrent durant quelques instants cette étreinte douloureuse comme un dernier adieu ; puis, le serf, prenant sur son épaule son lourd marteau et son pic de fer, se dirigea vers les rochers où aboutissait l'issue secrète du manoir seigneurial.
Le lendemain du jour où Fergan-le-Carrier avait résolu de pénétrer dans le château de Plouernel, un assez grand nombre de voyageurs, partis de Nantes depuis la veille, faisaient route vers les frontières de l'Anjou ; des personnes de conditions diverses composaient cette troupe. On y voyait des pèlerins, reconnaissables aux coquilles attachées à leurs robes, des vagabonds, des mendiants, des colporteurs chargés de leurs balles de marchandises ; l'on pouvait ranger parmi les trafiquants un homme de grande taille, à la barbe et aux cheveux d'un blond jaune, portant sur son dos une boîte surmontée d'une croix et couverte de peintures grossières représentant des ossements humains, tels que crânes, os de bras, de jambes et de doigts. Cet homme, nommé Harold-le-Normand, se livrait, ainsi que bon nombre de descendants des pirates du vieux Rolf, au commerce des reliques(16), sur lesquelles ils larronnaient outrageusement, donnant aux fidèles, pour de saints débris, les ossements qu'ils enlevaient, durant la nuit, aux gibets seigneuriaux. Non loin d'Harold-le-Normand marchaient deux moines ; lorsqu'ils se parlaient, ils échangeaient les noms de Simon et de Yéronimo. Le capuchon abaissé du froc de Simon cachait complètement sa figure ; mais le capuchon de Yéronimo, rabattu sur ses épaules, laissait voir le brun et maigre visage de ce moine, que ses gros sourcils, aussi noirs que sa barbe, rendaient d'une dureté farouche. À quelques pas derrière ces prêtres venait, monté sur une belle mule blanche, aux formes rebondies, au poil lustré, brillant comme de l'argent, un citadin de Nantes. Son négoce était de trafiquer par mer avec l'Espagne et l'Angleterre ; on le nommait Bezenecq-le-Riche, en raison de ses grands biens. Encore dans la force de l'âge, d'une figure ouverte, intelligente et affable, il portait un chaperon de feutre noir, une robe de fin drap bleu, serrée à sa taille par une ceinture de cuir à laquelle pendait une pochette brodée. Derrière lui, et sur une partie de la selle façonnée à cet usage, se tenait en croupe sa fille Isoline, jouvencelle de dix-huit ans, aux yeux bleus, aux cheveux bruns, aux dents blanches, au visage rose comme une rose de mai, et aussi jolie qu'avenante ; la longue robe gris de perle d'Isoline cachait ses petits pieds, sa mante de voyage, d'une moelleuse étoffe vert foncé, cachait sa taille élégante et souple ; mais le capuchon de cette mante, doublé d'incarnat, découvrait à demi son frais et riant visage. On devinait les sentiments de tendre sollicitude que se portaient le père et la fille aux regards et aux sourires d'affection qu'ils échangeaient souvent, ainsi qu'aux petits soins qu'ils se rendaient l'un à l'autre ; la sérénité d'un bonheur sans mélange, les douces joies du cœur, se lisaient sur leurs traits empreints d'une félicité radieuse. Un serviteur bien vêtu, alerte et vigoureux, conduisait à pied une seconde mule chargée des bagages du marchand ; de chaque côté du bât pendait une épée dans son fourreau, car en ces temps l'on ne marchait jamais sans armes ; Bezenecq-le-Riche s'était conformé à l'usage, quoique ce bon et digne citadin fût d'un naturel peu batailleur. Les voyageurs arrivèrent à un carrefour où la grande route de Nantes à Angers se bifurquait ; à l'entrée de chacun des deux chemins se dressait un gibet seigneurial, symbole et preuve parlante du droit de haute et basse justice exercé par les seigneurs dans leurs domaines ; ce massif pilier de pierre se terminait à son sommet par quatre fourches de fer scellées à angle droit et en potence ; au gibet élevé à l'embranchement du chemin de l'ouest pendaient enfourchés par le cou trois cadavres : le premier, déjà réduit à l'état de squelette, le second, à demi putréfié ; des corbeaux, distraits de leur sanglante curée par l'approche des voyageurs, tournoyaient encore dans les airs au-dessus du troisième cadavre. Ce frêle corps de jeune fille, absolument nu, n'ayant pas autour de lui un lambeau de haillon (les seigneurs féodaux ne respectaient pas même la pudeur dans la mort), ce corps était celui de Perrine-la-Chèvre, torturée, suppliciée à l'aube du jour, selon les menaces de Garin-Mange-Vilain. Les épais cheveux noirs de la victime tombaient sur son visage contracté par l'agonie et sillonné de longues traces de sang desséché, épandu, la veille, de ses yeux crevés ; ses dents serraient encore une figurine de cire longue de deux ou trois pouces, vêtue d'une robe d'évêque et coiffée d'une mitre en miniature façonnée avec un petit morceau d'étoffe d'or. Les sorcières, pour accomplir leurs charmes diaboliques, faisaient souvent placer de ces figurines entre les dents des pendus au moment où ils rendaient l'âme ; les sorcières appelaient ces magies : des envoûtements(17). À côté de ce gibet s'élevait le poteau seigneurial de Neroweg VI, seigneur et comte du pays de Plouernel ; ce poteau, indiquant les limites de la seigneurie traversée par la route de l'ouest, était surmonté d'un écusson rouge, au milieu duquel se voyaient trois serres d'aigle peintes en jaune d'or. Un autre poteau, portant pour emblème un serpent-dragon de couleur verte peint sur fond blanc, indiquait la route de l'est, qui coupait les domaines de DRACO (Dragon), SEIGNEUR DE CASTEL-REDON, et accostait aussi un gibet à quatre fourches patibulaires ; deux d'entre elles seulement étaient garnies : à l'une pendait le cadavre d'un enfant de quatorze ans au plus ; à l'autre le corps d'un vieillard, tous deux à demi déchiquetés par les corbeaux. Isoline, fille de Bezenecq-le-Riche, poussa un cri d'effroi à la vue de ce spectacle lugubre, et se serrant contre le marchand, derrière qui elle se tenait en croupe, murmura tout bas : -- Mon père ! oh ! mon père !... vois donc ces pendus... et à l'autre gibet, là-bas, il y a une pauvre femme !
-- Ne regarde pas de ce côté, mon enfant, -- répondit tristement le bourgeois de Nantes, en se tournant vers sa fille afin de cacher à ses yeux ce funèbre tableau. -- Plus d'une fois, durant notre route, nous ferons de ces sinistres rencontres ; hélas ! aux limites de chaque seigneurie on trouve des fourches patibulaires !
-- Ah ! mon père, -- reprit Isoline, dont le visage, naguère si riant, s'attrista douloureusement, -- malgré moi, j'ai peur que cette rencontre ne soit d'un funeste augure pour notre voyage !
-- Ma fille chérie ! -- reprit le marchand avec angoisse, -- ne t'alarme pas ainsi vainement. Sans doute nous vivons en des temps où l'on ne peut sortir des villes et entreprendre de longs trajets avec sécurité ; sans cela, depuis longtemps déjà je serais allé visiter en la cité de LAON mon bon frère Gildas, dont je suis séparé depuis tant d'années ; malheureusement il y a trop loin d'ici en Picardie, pour pouvoir s'aventurer en une telle chevauchée. Mais rassure-toi, le voyage que nous entreprenons durera deux jours à peine, il sera aussi heureux qu'il mérite de l'être. N'accomplissons-nous pas un devoir sacré en nous rendant aux désirs de ton aïeule ? Parvenue à un grand âge, elle ne veut pas mourir sans t'embrasser ; ta présence la consolera du moins du chagrin que lui a laissé la perte de ta pauvre mère, qu'elle regrette aussi douloureusement aujourd'hui qu'à l'époque où elle nous a été ravie !
-- Mon père, j'aurai du courage.
-- Tiens, mon enfant, s'il ne s'agissait d'un devoir aussi impérieux, je te dirais : retournons dans notre paisible maison de Nantes ; là, du moins, je te verrai, comme par le passé, heureuse et gaie du soir au matin ; car si ton sourire épanouit mon âme, -- ajouta Bezenecq d'une voix profondément attendrie, -- chacune de tes larmes tombe sur mon cœur !
-- Regarde-moi, -- reprit Isoline ; -- est-ce que maintenant j'ai l'air soucieux, alarmé ? -- En parlant ainsi, elle tendait au marchand sa charmante figure redevenue confiante et sereine. Le citadin contempla un instant, silencieux, les traits chéris de sa fille, afin de pénétrer si elle ne cherchait pas seulement à le rassurer ; puis, bientôt convaincu de la sincérité des paroles d'Isoline, une larme de joie lui vint aux yeux, et il s'écria, cherchant à dissimuler son émotion : -- Au diable les selles de croupe ! on ne peut pas seulement embrasser son enfant à son aise ! -- La jeune fille, alors, par un mouvement rempli de grâce, jeta ses deux bras sur les épaules de son père, et avança son frais visage tellement près de Bezenecq qu'il n'eut qu'à tourner la tête pour baiser la jouvencelle au front et sur les joues ; ce qu'il fit à plusieurs reprises avec un bonheur inexprimable. Pendant ce tendre échange de paroles et de caresses entre le marchand et sa fille, les voyageurs, avant de s'engager dans l'une des deux routes qui s'offraient à eux, s'étaient réunis au milieu du carrefour afin de se concerter sur leur choix ; elles conduisaient également à Angers ; mais l'une, celle qu'indiquait le poteau surmonté d'un serpent-dragon, faisant un long circuit, était d'une longueur double de l'autre. Chacun de ces chemins ayant ses avantages et ses inconvénients, plusieurs voyageurs insistaient pour que l'on prît la route du poteau des trois serres d'aigle ; Simon, le moine dont le capuchon rabattu cachait presque entièrement les traits, s'efforçait, au contraire, d'engager ses compagnons à prendre l'autre chemin. -- Mes chers frères ! je vous en conjure ! -- s'écriait Simon, -- croyez-moi... ne passez pas sur les terres du seigneur de Plouernel... On l'a surnommé Pire-qu'un-Loup, et ce monstrueux scélérat justifie son surnom... Chaque jour l'on parle des voyageurs qu'il arrête et dévalise à leur passage sur ses terres.
-- Mon cher frère, -- reprenait un citadin, -- je sais comme vous que le châtelain de Plouernel est un terrible homme, et que son donjon est un terrible donjon... Plus d'une fois, du haut des remparts de notre cité de Nantes, nous avons vu les gens du comte piller, incendier, ravager le territoire de notre évêque, avec lequel il était en guerre pour la possession de l'ancienne abbaye de Meriadek.
-- Cette abbaye où il se fit un si prodigieux miracle, il y a quatre cents ans et plus ? -- dit un autre bourgeois. -- Sainte Méroflède, abbesse de ce monastère, sommée par les soldats de Karl-Martel de leur céder la place, invoqua le ciel, et ces mécréants, écrasés sous une pluie de pierres et de feu, furent noyés dans des flots de soufre et de bitume enflammés où les entraînèrent des démons cornus, velus et griffus d'un épouvantable aspect... Aussi la vénérable abbesse est-elle morte en grande odeur de sainteté.
-- Odeur ineffable qui s'est perpétuée jusqu'à ce jour ; car moi j'ai une dévotion particulière à la chapelle de Sainte-Méroflède, bâtie près du lieu même où s'est accompli cet étonnant miracle à la voix de la pieuse abbesse de Meriadek, -- reprit un autre citadin. -- J'ai vu des prodiges non moins surprenants arrivés de notre temps, grâce à l'intercession de sainte Méroflède. Elle est incomparable pour remédier à la stérilité des femmes. Mon épouse Simone ne m'avait jamais donné de rejeton, elle a accompli avec mon neveu Thomas-casse-grain un pèlerinage à la chapelle de Sainte-Méroflède, or, neuf mois après, jour pour jour, j'étais père de deux gros jumeaux !
-- Il est vrai, la chapelle ne désemplit pas, surtout la nuit, et les offrandes sont d'un gros revenu pour le chapelain ; aussi le seigneur de Plouernel voulut-il revendiquer la propriété de cette chapelle : de là des guerres entre le comte et l'évêque de Nantes. Redoutables guerres, mes compères : elles arrivèrent en ce temps où l'évêque mariait sa dernière fille, à laquelle il donnait en dot la cure de Saint-Paterne.
-- Ce fut un beau mariage... l'épouse du seigneur évêque était superbement parée. -- Du moment où l'on avait prononcé le nom de l'évêque de Nantes, Simon le moine avait rabaissé davantage le capuchon de son froc, comme s'il eût voulu complètement cacher ses traits. -- Certes, mes dignes compères, -- reprit un autre citadin, -- nous savons que le seigneur Pire-qu'un-Loup est des plus formidables ; mais croit-on que le sire Draco, seigneur de Castel-Redon, soit un agneau ? Non, non ; il est aussi dangereux de passer sur les terres de l'un que sur celles de l'autre, et comment éviter ce passage ? le chemin de l'est, barré par une rivière, aboutit à un pont gardé par les gens du seigneur de Castel-Redon ; le chemin de l'ouest, bordé d'immenses marais, aboutit à une chaussée gardée par les gens du seigneur de Plouernel : prenons la moins longue de ces deux routes, nos dangers seront réduits de moitié.
-- Oui... oui... -- dirent plusieurs voix ; -- ce digne homme a raison.
-- Mes chers frères, prenez garde ! -- s'écria Simon le moine ; -- le seigneur de Plouernel est un monstre de férocité ; il s'adonne à la sorcellerie avec une magicienne, sa concubine... et, pour comble d'horreur, on dit qu'elle est juive !
-- Au diable les Juifs ! -- s'écria Harold-le-Normand, marchand de reliques. -- Quoi ! il en reste encore ? Les Juifs n'ont-ils pas été tous pendus, brûlés, noyés, égorgés, écartelés, lors de la chasse qu'on leur a faite dans toutes les provinces, comme à des bêtes fauves ?
-- Et depuis le supplice des hérétiques d'Orléans, qui périrent par le feu, -- reprit le moine Yéronimo, -- jamais extermination de bêtes immondes ne fut plus méritoire que celle de ces juifs maudits ! N'ont-ils pas poussé les Sarrasins de Palestine à détruire le temple de Salomon à Jérusalem ?
-- Quoi ! cher frère, -- dit un citadin, -- les juifs de ce pays-ci auraient poussé de si loin à la destruction du temple de Jérusalem par les Sarrasins ?
-- Oui, mes frères, car les abominables maléfices de ces juifs bravent le temps et l'espace... Mais patience ! viendra bientôt le jour où, par la volonté divine, ce ne seront plus des pèlerins isolés qui s'en iront gémir et prier à Jérusalem sur le tombeau de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; mais la chrétienté tout entière qui marchera en armes vers la terre sainte, pour exterminer les infidèles et délivrer de leur présence sacrilège le sépulcre du Sauveur du monde !
À ce moment, Bezenecq-le-Riche se rapprocha du groupe des voyageurs ; il apprit bientôt le motif de la discussion, et craignant surtout d'effrayer de nouveau sa fille, il dit : -- M'est avis qu'il vaut mieux choisir la route la plus courte ; quant à vos alarmes, elles sont exagérées ; lorsque nous aurons payé aux péagers du seigneur de Plouernel le droit de librement circuler sur les routes et de traverser ses bourgs et ses villages, qu'aura-t-il à réclamer de nous ? Est-ce que nous sommes ses serfs, ses vilains ?
-- Vous, homme à barbe grise, pouvez-vous dire de telles choses ? -- reprit Simon-le-moine. -- Est-ce que ces seigneurs endiablés se soucient du juste et de l'injuste ?
-- Mais moi, je m'en soucie, fort ! -- reprit Bezenecq-le-Riche ; -- si le seigneur de Plouernel me violentait, moi bourgeois de Nantes, j'en appellerais à Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, dont relève le seigneur de Plouernel, de même que Wilhelm IX relève de Philippe Ier, roi des Français.
-- Et ce serait en appeler du loup au tigre, -- reprit Simon-le-moine en haussant les épaules ; -- y pensez-vous ? En appeler à Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, ce scélérat qui voulut, le poignard sur la gorge, forcer Pierre, évêque de Poitiers, à lui donner l'absolution de ses crimes ! Wilhelm ! cet adultère qui, après des milliers de crimes pareils, a enlevé Malborgiane, femme du vicomte de Châtellerault, grande impudique, dont il ose porter le portrait peint sur son bouclier. Wilhelm ! cet impie, qui osa répondre à Gérard, évêque d'Angoulême, qui lui reprochait ce nouvel adultère : « Évêque, je renverrai Malborgiane lorsque tu friseras tes cheveux ! » Raillerie scélérate, puisque le vénérable prélat était chauve... Wilhelm ! cet abominable débauché, qui veut, dit-il, fonder à Poitiers une abbaye de filles perdues, dont l'abbesse serait la plus forcenée ribaude du Poitou. Wilhelm ! ce sacrilège ! qui, une nuit de Pâques, entendant un sermon sur la résurrection de notre Sauveur Jésus-Christ, s'écria en pleine église : « Fables ! mensonges que tout cela ! » « -- Si ce sont des mensonges, -- lui dit le prédicateur, -- pourquoi rester dans le saint lieu, seigneur duc ? » « -- Pour y regarder les jolies femmes, » -- répondit ce damné(18). Tel est donc l'homme à qui l'on veut appeler des violences du seigneur de Plouernel !
-- Ce Wilhelm IX est certainement un grand criminel, -- reprit Yéronimo ; -- mais il s'est montré, rendons-lui cette justice, le plus implacable exterminateur des juifs. Pas un de ceux qui habitaient ses domaines n'a échappé au supplice !
-- On dit qu'à la vue d'un juif cet homme indomptable et impie pâlit d'horreur et que, si libertin qu'il soit, une juive, fût-elle un astre de beauté, le ferait fuir au bout du monde.
-- Tout cela n'empêche point, -- reprit Simon-le-Moine, -- que si, pour obtenir justice des violences du seigneur de Plouernel, vous comptez sur le duc d'Aquitaine, vous agirez en insensés !
-- Si Wilhelm IX ne nous rend pas justice, -- reprit Bezenecq-le-Riche, -- nous en appellerons au roi Philippe. Oh ! oh ! nous autres citadins, quoique souvent opprimés par les seigneurs des villes, nous ne nous laissons pas, comme les pauvres malheureux serfs, tyranniser sans protester ! Nous savons rédiger une requête...
-- Hé ! quel souci prendra de votre requête le roi Philippe ? Ce sardanapale ! ce glouton ! ce fainéant ! ce double adultère ! et qui pis est, ce soliveau ! dont les seigneurs, ses grands vassaux, se raillent à la journée ! Quoi ! c'est à lui que vous iriez demander justice si le duc d'Aquitaine vous la refusait ? Et d'ailleurs, celui-ci voulût-il, comme suzerain du seigneur de Plouernel, le punir de sa violence contre vous, en aurait-il le pouvoir ?
-- Certes ! -- dit Bezenecq-le-Riche, -- il entrerait sur le territoire du seigneur de Plouernel et l'assiégerait dans son château.
Simon-le-Moine secoua tristement la tête, et reprit : -- Non, non ! les seigneurs réservent leurs forces pour venger leurs propres offenses, jamais ils ne soutiennent la cause des petites gens, si juste qu'elle soit.
-- Nous vivons, je le sais, en de tristes temps, et les temps passés ne valaient guère mieux, -- ajouta le citadin en soupirant et jetant sur sa fille un regard inquiet, car elle semblait s'alarmer de nouveau ; -- mais il ne faut point, je le répète, nous exagérer le danger ; nous avons à choisir entre deux routes ; supposons qu'il y ait péril égal à les traverser... le bon sens veut que nous prenions la plus courte.
-- Et moi, je soutiens le contraire ! -- s'écria Simon-le-Moine, qui paraissait plus que personne redouter de passer sur les terres de la seigneurie de Plouernel ; -- si la route est plus courte, elle est aussi doublement périlleuse.
-- Hélas ! mon père, -- dit Isoline au marchand, -- est-il donc vrai qu'il y ait tant de dangers à redouter ?
-- Non, non, chère enfant... Ce pauvre moine a l'esprit troublé par la peur. -- Le Normand, marchand de reliques, ayant entendu les dernières paroles d'Isoline à son père, s'approcha d'elle, et lui dit avec componction : -- Jolie jouvencelle, j'ai là, dans mon coffre de reliques, une superbe Dent provenant de la bienheureuse mâchoire d'un saint homme mort à Jérusalem, martyr des Sarrasins. Je vous céderai cette bienheureuse dent moyennant trois derniers d'argent. Cette sainte relique vous préservera de tout péril en voyage... -- Et Harold-le-Normand se préparait à ouvrir sa balle pour en sortir la dent merveilleuse, lorsque Bezenecq-le-Riche lui dit en souriant, afin de rassurer sa fille : -- Plus tard, notre ami, plus tard nous verrons ta relique... Elle préserve, dis-tu, de tout péril en voyage ?
-- Oui, respectable citadin, je le jure sur mon salut éternel.
-- Donc, puisque tu la portes, cette sainte relique, tu ne seras exposé à aucune mauvaise rencontre ; et comme nous marchons avec toi de compagnie, nous jouirons de la miraculeuse protection que tu portes dans ta boîte, ce qui ne nous empêchera point, si vous m'en croyez, mes compères, de prendre la route la plus courte ; quant à moi je la prends ; ceux qui partagent mon avis me suivront ! -- ajouta le citadin en donnant deux coups de talon à sa mule, afin de mettre un terme à une discussion qui effrayait de plus en plus sa fille ; et il prit la route qui traversait le territoire de la seigneurie de Plouernel. La majorité des voyageurs suivit l'exemple et le conseil de Bezenecq ; d'abord, parce qu'il parlait sagement ; puis, on le savait riche, sa fille l'accompagnait, et il avait trop à perdre pour prendre une résolution imprudente. Ceux qui partageaient les appréhensions du moine Simon, réduits à un petit nombre, n'osant se séparer du gros de la troupe, se rallièrent à elle après un moment d'hésitation. Il en fut de même de Simon-le-Moine et de son confrère Yéronimo, qui craignirent de marcher isolément. Harold-le-Normand, resté seul dans le carrefour, s'approcha du gibet, arracha les deux pieds et les deux mains d'un cadavre réduit à l'état de squelette, les mit dans son sac, comptant les vendre aux fidèles comme saintes reliques, et en tirer bon prix, puis il rejoignit les voyageurs, qui continuaient de suivre la route de la seigneurie de Plouernel.
Le château de Neroweg VI, sombre repaire, situé comme un nid d'oiseau de proie au faite d'une montagne escarpée, dominait le pays à plusieurs lieues à la ronde. L'un des hommes de guet postés dans les tourelles situées aux angles de la plate-forme du donjon, apercevait-il au loin une troupe de voyageurs ? il sonnait du cor, aussitôt la bande du comte pillarde et féroce sortait du manoir féodal, et non contents d'exiger le payement de droits de passage et de circulation, ces bandits pillaient les voyageurs, souvent même, en cas de résistance, ils les massacraient ou les retenaient en prison, puis les forçaient par la torture de payer rançon s'ils étaient riches. La surface de la Gaule était hérissée de pareils repaires, bâtis par les seigneurs franks, sous le règne des derniers descendants de Karl-le-Grand ; forteresses inexpugnables, du haut desquelles barons, comtes, marquis et duks bravaient l'autorité royale et désolaient le pays. L'histoire du comte de Plouernel est celle de tous ces seigneurs, issus de la race des premiers conquérants de la Gaule. En l'année 818, un Neroweg, second fils du chef de cette famille franque, si richement établie en Auvergne depuis Clovis, fut l'un des chefs de l'armée de Louis le Pieux, lorsque pour l'asservir il ravagea la Bretagne, héroïquement insurgée à la voix de Morvan et de notre aïeul Vortigern. Ce Neroweg, en récompense de ses services durant cette horrible guerre, reçut du roi en fief les terres et la comté de Plouernel par la mort de son dernier bénéficier qui ne laissait pas d'héritiers, ce fief retournant au domaine du roi, il l'avait octroyé à Neroweg : celui-ci, en retour de la cession du comté de Plouernel, devait se reconnaître vassal de Louis-le-Pieux, lui prêter foi et hommage, comme à son roi et seigneur suzerain, lui payer une redevance et l'assister dans ses guerres, en marchant à la tête des hommes de sa seigneurie. Dans le pays de Plouernel, ainsi que dans d'autres provinces de la Gaule, quelques colons, que maintenant l'on nomme vilains, étaient à peu près parvenus à s'affranchir et à redevenir, sauf le payement de taxes écrasantes, propriétaires d'une partie de ce sol qui, avant la conquête franque, appartenait à leurs pères libres jadis. Neroweg Ier (premier du nom de cette seconde branche de sa famille) ne se révolta pas contre l'autorité royale ; mais son fils, Neroweg II, imitant les autres seigneurs, fit bâtir un château fort sur le sommet de la montagne de Plouernel, y rassembla une bande nombreuse de gens déterminés ; puis, comme la plupart de ses pareils, il dit au roi des Franks : « -- Je ne reconnais plus ta suzeraineté ; je ne veux plus être ton vassal ; je me déclare souverain chez moi, comme tu l'es chez toi ; les serfs, vilains et citadins de ma comté deviennent mes hommes ; eux, leurs terres, leurs biens, n'appartiennent qu'à moi ; je les taxerai selon ma volonté, de tributs, de redevances, de tailles qu'ils ne payeront qu'à moi ; ils ne se battront que pour moi et contre toi... si tu oses venir m'assiéger dans ma forteresse de Plouernel ! » Le roi n'y vint pas, car presque tous les seigneurs tinrent, de siècle en siècle, le même langage aux descendants de Karl-le-Grand ou à ceux de Hugh-le-Chappet, dont le royaume fut peu à peu réduit à la possession des seules provinces qu'ils pouvaient défendre et conserver par les armes. Les Neroweg III et IV imitèrent leur aïeul, comme lui demeurèrent maîtres indépendants, absolus et héréditaires du pays de Plouernel. Grand nombre de seigneurs franks s'emparèrent ainsi d'autres parties du territoire de la Gaule. Robert devint de la sorte COMTE (du pays) DE PARIS ; Milo, COMTE (du pays) DE TONNERRE ; Hugh, COMTE (du pays) DU MAINE ; Burchardt, SIRE (du pays) DE MONTMORENCY ; Landry, DUC (du pays) DE NEVERS ; Radulf, COMTE (du pays) DE BEAUGENCY ; Enghilbert, COMTE (du pays) DE PONTHIEU, etc., etc. Ceux-là, et quantité d'autres seigneurs, descendants des Leudes de Clovis ou des chefs des bandes de Karl-Marteau, abandonnant ainsi, par la suite des temps, leurs noms franks ou y ajoutant les noms gaulois des contrées dont ils s'étaient emparés, se firent et se font appeler : -- seigneurs, sires, duc ou comtes de Paris, de Plouernel, de Montmorency, de Nevers, de Tonnerre, de Ponthieu, etc., etc. -- Durant ces siècles de guerres et de brigandages, les Neroweg avaient de plus en plus fortifié leur château, vivant et s'enrichissant de rapines, d'extorsions et du travail écrasant de leurs vilains et de leurs serfs ; Neroweg V, surnommé Tête-d'Étoupes, en raison de la teinte de ses cheveux couleur de filasse, et Neroweg VI, surnommé Pire-qu'un-Loup par les pauvres gens de ses domaines, en raison de sa cruauté, se montrèrent dignes de leurs ancêtres.
Le manoir de Plouernel s'élève au sommet d'une montagne rocheuse et aride, baignée à l'occident par un profond cours d'eau, à l'orient, elle surplombe une étroite chaussée construite au-dessus du niveau d'immenses marais où se déverse, par un canal, le trop plein des vastes étangs de l'ancienne abbaye de Meriadek, située à plusieurs lieues de là et dépendant autrefois des grandes possessions du diocèse de Nantes. S'ils suivent la route de terre, les voyageurs sont forcés de traverser cette jetée lorsqu'ils se rendent d'Angers à Nantes, à moins de parcourir un long circuit, en traversant les domaines du seigneur de Castel-Redon. Les bateaux qui vont rejoindre la Loire par la rivière de Plouernel, dont le cours baigne la montagne, passent forcément au pied du château. Habilement choisi est l'emplacement du repaire : il domine les deux seules voies de communication qui existent entre les villes les plus importantes de ces contrées. Une estacade barre à demi la rivière de Plouernel et sert d'abri aux barques du seigneur. Des bateaux marchands sont-ils signalés du haut du donjon ? aussitôt des hommes d'armes montent dans une barque, abordent les mariniers, leur font payer le droit de navigation, et souvent pillent les cargaisons. Non moins périlleux est le chemin de terre : un retranchement palissadé, au milieu duquel s'ouvre une porte, interdit, lorsqu'elle est fermée, le passage de la chaussée ; l'on ne peut la traverser que moyennant un péage arbitrairement imposé aux voyageurs par les hommes du comte, qui de plus larronnent les bagages à leur convenance. Soupçonnent-ils quelque personnage de pouvoir payer rançon, ils le traînent en prison et le torturent jusqu'à ce qu'il ait consenti à se racheter ; les malheureux trop pauvres pour satisfaire au péage sont, ainsi que dans toutes les seigneuries, forcés, hommes ou femmes, de subir des avanies obscènes, ridicules ou cruelles, au grand divertissement des gens du seigneur. Sur l'une des pentes de la montagne, moins escarpée du côté du nord, s'étage la petite ville de Plouernel, bâtie en amphithéâtre, à égale distance du manoir et de la plaine, où sont disséminés les villages habités par les vilains et par les serfs. Un chemin étroit, sinueux, ardu, bordé çà et là de précipices, conduit à la première enceinte fortifiée du château ; ses remparts, de trente pieds de hauteur, de dix pieds d'épaisseur, flanqués de grosses tours carrelées, ne forment qu'une masse avec le roc qui leur sert de base, roc taillé à pic et environné d'abîmes. La route vertigineuse qui serpente au-dessus de ces précipices aboutit à une porte massive bardée de plaques de fer et de clous énormes qui seule donne accès dans l'intérieur de la première enceinte, cour sombre où le soleil ne pénétrait que vers midi, en raison de la hauteur des nombreux bâtiments intérieurement adossés aux remparts ; ces bâtiments sont destinés au logement des hommes d'armes, à la fauconnerie, à la chapelle, à la boulangerie, à la forge, et à plusieurs autres ateliers, entre autres à celui des monnaies (le comte de Plouernel battait monnaie comme les autres seigneurs féodaux, et, comme eux, la fabriquait à sa guise). Au centre de cette cour se dresse le donjon principal ; ce bâtiment carré, de plus de cent pieds de hauteur, couronné d'une plate-forme d'où l'on découvre au loin le pays, est assis sur trois étages de cachots souterrains, entourés d'un fossé profond rempli d'eaux de sources servant aussi de citerne. Ce donjon semble ainsi s'élever du milieu d'un puits gigantesque où serait enfouie la moitié de cette construction massive, sa partie supérieure s'élevant seule au-dessus du revêtement du fossé, sur lequel s'abaissait un pont-levis ; lorsqu'il se relevait au moyen d'énormes chaînes, il masquait et renforçait la porte du donjon ; de rares et étroites fenêtres irrégulièrement percées sur ses quatre pans et presque aussi étroites que des meurtrières, donnaient un jour ténébreux aux divers étages et au rez-de-chaussée. La pierre de tous ces bâtiments, noircie par les intempéries de l'air et par la vétusté, rendait plus sinistre encore l'aspect de cette forteresse.
Ô fils de Joel ! que de sueurs, que de larmes, que de sang a coûté aux vilains et aux serfs de notre race la bâtisse de ces grands repaires seigneuriaux ou de ces immenses cathédrales qui couvrent aujourd'hui le sol de la Gaule ! Hélas ! nos générations en sont venues à envier l'esclavage de nos pères lors de la conquête de Clovis ; du moins ils n'avaient à bâtir, sous le bâton des évêques ou sous l'épée des Leudes, que des basiliques de bois ou de vastes Burgs de charpente à assises de pierre, selon la mode germanique ; Burgs pareils à celui où Neroweg, comte au pays d'Auvergne (il y a six siècles de cela), menait si joyeuse vie avec ses compagnons de guerre et son saint patron l'évêque Cautin, jusqu'au jour où, blessé à mort par notre aïeul Karadeuk-le-Bagaude, le comte vit flamber au loin les débris de sa demeure incendiée par les Vagres de Ronan. Oui, en ces temps heureux, une année ou deux d'écrasant labeur suffisaient à édifier un de ces Burgs ; mais plusieurs générations de serfs, travaillant sous le fouet, de l'aube au soir, ont à peine suffi à élever, à compléter le redoutable château fort de Neroweg VI, seigneur de Plouernel ! Pauvres malheureux ! Il leur a fallu d'abord aplanir ou creuser le roc vif avec le pic ou la masse de fer, transporter, à dos d'homme, du bas au faîte de la montagne, chaque pierre de l'immense édifice, et combien d'infortunés, épuisés de labeur, sont morts à la peine ! combien de mutilés ou d'écrasés sous les pierres ! combien de broyés dans leur chute au fond d'abîmes inconnus ! Combien de torturés, de tués, par ordre du seigneur, lorsque les forces défaillantes des travailleurs ne répondaient pas à sa farouche impatience ! Nobles seigneurs ! riches abbés ! orgueilleux prélats ! elles sont bien hautes les tours de vos châteaux, de vos cathédrales, de vos abbayes !... ils sont bien profonds les fossés qui les entourent !... et pourtant, si l'on entassait les os de nos pères morts à la tâche... si l'on avait recueilli leurs sueurs, leurs larmes, leur sang... ces sueurs, ces larmes, ce sang, rempliraient vos fossés les plus profonds ! ces ossements amoncelés dépasseraient les plus hautes tours de vos châteaux, de vos abbayes, de vos cathédrales !...
Ô fils de Joel ! nous tous, pauvre peuple des Gaules, manants, vilains ou serfs que nous sommes ! notre descendance la plus reculée les verra peut-être encore debout, défiant les siècles ces formidables et orgueilleux repaires de la seigneurie et du clergé ! Maudissez-les d'âge en âge ! enseignez à votre race à les maudire, ces monuments de notre honte, de nos misères, de nos tortures et de l'affreux servage que les prêtres nous ordonnent de subir sous la menace du feu éternel ! Hélas ! mon aïeul Den-Braô, le serf maçon, et ses compagnons de travail, morts, ainsi que lui, au milieu des horreurs de la faim dans le souterrain du château de Plouernel, ne sont pas les seules victimes des seigneurs et de l'Église !...
Oh ! si jamais vient le grand jour de la délivrance ! ce grand jour des saintes et terribles représailles prédit par Victoria-la-Grande... fils de la vieille Gaule, alors affranchie du joug des rois français et de l'église de Rome, fils de Joel redevenus libres, ne laissez pas pierre sur pierre de ces exécrables monuments élevés par nos bras asservis et cimentés de notre sang !
Un étroit escalier, spirale de pierre, conduisait des dernières profondeurs des cachots souterrains jusqu'à la plate-forme qui couronnait le donjon du manoir de Plouernel. Les hommes d'armes les plus hardis, lorsqu'aux heures de guet ils montaient à la plateforme ou en descendaient, ne manquaient jamais, ces bons catholiques, de se signer avec crainte en passant devant la porte d'un réduit situé au dernier étage du donjon, et ayant pour annexe l'une des tourelles élevées aux quatre angles de la plate-forme ; car souvent, la nuit, l'étroite fenêtre de cette tourelle semblait intérieurement illuminée de lueurs, tantôt d'un rouge de sang, tantôt verdâtres ; l'on attribuait ces clartés sinistres aux sortilèges d'Azénor-la-Pâle, concubine de Neroweg VI. Ce même jour, à peu près à la même heure où les voyageurs, parmi lesquels se trouvaient Bezenecq-le-Riche et sa fille Isoline, s'étaient, après longue discussion, décidés à traverser les terres du seigneur de Plouernel, Azénor-la-Pâle, renfermée dans son réduit éclairé par une seule fenêtre à linteaux de pierres, garnie de petits vitraux enchâssés dans des nervures de plomb, se livrait à ses sortilèges. Neroweg VI avait accumulé dans la chambre de sa maîtresse les objets les plus précieux larronnés aux voyageurs par sa bande et par lui, ou pillés dans les châteaux, lors de ses guerres privées contre les seigneurs voisins ; l'on voyait encore, dans l'officine de la sorcière, de splendides ornements d'église, aussi volés par le comte de Plouernel lors de ses expéditions contre l'évêque de Nantes. Une baie, masquée par un rideau de pourpre frangé d'or, arraché à quelque dais splendide, donnait entrée dans une tourelle dont la partie supérieure, plafonnée au niveau de la plate-forme, servait de poste pour le guet. Azénor-la-Pâle, âgée d'environ vingt-cinq ans, était d'une beauté parfaite, son visage mat et blanc jamais ne rougissait, et ses lèvres, au lieu d'être vermeilles, avaient la froide blancheur de sa peau, de là son surnom ; un turban de riche étoffe de soie pourpre à mentonnière encadrant le visage de la sorcière, découvrait ses bandeaux de cheveux noirs comme ses sourcils et ses grands yeux ; ses lèvres aussi blanches que son teint, souvent contractées par un sourire amer, donnaient à ses traits, pareils à un masque de marbre, une expression sinistre, étrange. Sa tunique de drap d'argent, taillée dans quelque somptueuse chappe de l'évêque de Nantes, découvrait à demi ses larges épaules, son sein et ses bras dignes de cette belle statue grecque qui a survécu aux siècles, et que l'on admire encore, dit-on, dans le palais des ducs d'Aquitaine ; la tunique d'Azénor ne tombant qu'aux genoux, laissait voir, sous ses plis argentés, le bas de sa robe, pourpre comme son turban ; cette femme s'occupait, en ce moment, de confectionner, au moyen de morceaux de cire malléable, deux figurines pareilles à celle placée, le matin même, entre les dents de Perrine-la-Chèvre, lors de son agonie ; l'une de ces poupées portait une robe d'évêque, l'autre, une espèce d'armure simulée en étoffe grise ayant à peu près la couleur du fer. Azénor-la-Pâle plantait un certain nombre d'aiguilles disposées dans un ordre cabalistique, sur le côté gauche de la poitrine de ces deux poupées, lorsque s'ouvrit, en dehors, la porte du réduit, dont la sorcière ne pouvait sortir qu'à la nuit pour se promener sur la plate-forme du château ; Neroweg VI entra chez sa maîtresse et referma soigneusement la porte. Le comte de Plouernel, surnommé Pire-qu'un-Loup, alors âgé de cinquante ans, et d'une carrure athlétique, paraissait encore plein de vigueur ; sa coiffure ne ressemblait en rien à celle de son ancêtre, le comte Neroweg, Leude de Clovis, ou à celle de Neroweg-l'Aigle-Terrible, ce chef sauvage d'une tribu franque, tatoué de rouge et de bleu, vaincu dans la fameuse bataille des bords du Rhin par notre aïeul Scanvoch, frère de lait de Victoria-la-Grande ; non, les cheveux roux de Neroweg VI, déjà grisonnants, au lieu de flotter sur ses épaules comme une queue de cheval, étaient rasés jusqu'à la moitié des tempes et du crâne, puis tombaient carrément derrière son cou et le long de ses oreilles ; les gens de guerre de ce temps-ci se font ainsi raser le devant de la tête, afin que leur chevelure ne les gêne point sous le casque et ne dépasse pas sa visière. Au lieu de conserver seulement de longues moustaches, ainsi que ses ancêtres des premiers temps de la conquête, Neroweg VI laissait pousser dans toute sa longueur sa barbe épaisse et rude, mélangée çà et là de poils blancs ; elle encadrait son visage farouche, au nez recourbé, ses gros sourcils se joignaient au-dessus de ses yeux de faucon, ronds et perçants. Toujours s'attendant à être attaqué dans son repaire, toujours prêt à guerroyer contre ses voisins ou contre certaines troupes de voyageurs qui, parfois, mais rarement, tentaient de s'opposer par la force aux brigandages des châtelains, le seigneur de Plouernel, armé du matin au soir, portait un casque, qu'il déposa en entrant chez sa maîtresse ; son justaucorps et ses chausses de buffle disparaissaient sous un haubert ou tunique de mailles de fer serré à sa taille par un ceinturon de cuir où pendaient deux épées, la plus courte à droite, la plus longue à gauche. Ce haubert garantissant ses bras jusqu'à la hauteur de ses gantelets, tombait un peu au-dessous de ses genoux, défendus, ainsi que ses jambes, par des plaques de fer garnies de courroies. Les traits de Neroweg VI trahissaient un morne et sombre accablement ; Azénor-la-Pâle, toujours occupée à enfoncer des aiguilles dans le côté gauche de la figurine de cire, murmura quelques paroles en langue étrangère, et ne parut pas s'apercevoir de la venue du comte. Il s'approcha lentement et lui dit d'une voix sourde : -- Ton philtre est-il prêt ?
La sorcière, sans répondre, continua ses opérations magiques, puis, montrant à Neroweg VI les deux poupées représentant un évêque et un guerrier, elle reprit : -- Quels sont ceux de tes ennemis que tu redoutes et que tu hais davantage ?
-- Tu le sais ; c'est l'évêque de Nantes et Draco, sire de Castel-Redon.
-- Hier, j'ai façonné une figurine pareille à celle-ci ; a-t-elle été, selon mes ordres, placée entre les dents d'un pendu au moment où il rendait le dernier soupir ?
-- Cela a été exécuté. Une de mes serves avait, hier, frappé mon baillif ; on l'a pendue, ce matin, à mes fourches seigneuriales, et au moment où elle rendait l'âme, mon bourreau lui a mis entre les dents la poupée de cire.
-- Alors, selon ma promesse, tes ennemis seront bientôt en ton pouvoir ; mais pour compléter le charme, ces deux autres figurines, auxquelles j'ai enfoncé sept aiguilles magiques à l'endroit du cœur, seront portées par toi sous les racines d'un arbre planté au bord d'une rivière où un homme aura été noyé.
-- C'est facile ; il y a de gros vieux saules plantés au bord de ma rivière ; souvent mes hommes y noient les mariniers récalcitrants au péage de mes droits de navigation.
-- Cet envoûtement magique doit être fait par toi. Tu placeras ces figurines à l'endroit désigné, cette nuit, au coucher de la lune, et par trois fois tu prononceras les noms de Jésus, d'Astaroth et de Judas ; alors le charme aura sa toute-puissance.
-- Hum ! je n'aime guère le nom du Christ mêlé à tout ceci... Tu veux, peut-être, me pousser à quelque sacrilège ?
Un sourire sardonique effleura les lèvres blanches d'Azénor-la-Pâle, elle reprit : -- J'ai au contraire mis le charme magique sous l'invocation du Christ ; j'ai prononcé un verset de l'Évangile à chaque aiguille que j'ai enfoncée dans ces poupées.
-- Si tu ne m'avais pas poussé à tuer mon chapelain, j'aurais su de lui si je commettais ou non un sacrilège !
-- Tu l'as tué parce que tu le soupçonnais, un peu tard, ce saint homme, d'être le père de Guy... ton second fils.
-- Tais-toi ! -- s'écria Neroweg VI d'un ton courroucé ; -- tais-toi, maudite ! Tu m'as damné ; depuis ce meurtre, je n'ai plus eu de chapelain ; aucun prêtre n'a voulu venir demeurer ici. Mais assez sur ce sujet... Ce philtre est-il prêt ?
-- Pas encore.
-- Que te manque-t-il pour l'achever ?... Tu m'as demandé un enfant, tu l'as... Mais je ne le vois pas ; où est-il ?
-- Là... dans cette tourelle. Il récite une prière que je lui ai apprise depuis de deux jours.
-- Une prière magique ?
-- Non, une sainte prière ; elle sanctifiera son esprit, son esprit sanctifiera son sang ; et lorsqu'il coulera, ce sang innocent et sanctifié, vaudra, pour la puissance du philtre, le sang d'un martyr.
-- Ceci du moins me paraît judicieux. Et ce philtre, quand donc sera-t-il terminé ?
-- Ce soir, pendant le temps qui s'écoulera entre le lever et le coucher de la lune...
-- Oh ! des retards, toujours des retards ! et mon mal augmente... Je te soupçonne de m'avoir jeté ce maléfice, sous lequel en vain je me débats... tu es capable de tout !
-- Moi ?
-- N'as-tu pas voulu me faire tuer mon fils aîné, Gonthram ?
-- Un jour, ton fils a voulu me violenter ; je me suis plainte à toi de cet outrage : rien de plus.
-- Oui ; et sans mon écuyer Eberhard-le-Tricheur, qui s'est jeté entre moi et Gonthram, je tuais mon fils à son retour de la chasse ; et pourtant, il m'a dit qu'au contraire, tu lui avais proposé de te donner à lui, à condition qu'il me poignarderait.
-- Mensonge !
-- Ah ! si j'avais écouté ma colère, je t'aurais planté cette épée dans le cœur.
-- Qui t'en a empêché ?
-- N'as-tu pas lu dans les astres que nos vies étaient liées l'une à l'autre ? et que ta mort devait précéder la mienne de trois jours !... de sorte que si je te tuais je mourrais après toi... Peut-être aussi tu me trompes.
-- Éclaircis tes doutes... tue-moi.
-- Je n'ose.
-- Qui te retient ?
-- La peur de me frapper en te frappant, si, en effet, ta mort doit amener la mienne. Je ne sais que penser, car beaucoup de tes prédictions se sont réalisées ; mais si je dois mourir du mal que je ressens, malheur à toi, sorcière ! tu ne me survivras pas ! Garin-Mange-Vilain a mes ordres.
-- Ceci doit te rassurer ; d'ailleurs, ne suis-je pas ta prisonnière ?
-- Oh ! tu ne sortiras pas vivante de ce château. -- Puis, portant ses deux mains à son front, Neroweg ajouta d'un air de plus en plus sombre et accablé : -- Mais ce philtre... me guérira-t-il ?... Tiens, je préférerais la mort à la vie que je mène. Depuis que tu as, certainement, jeté sur moi un maléfice diabolique, je ne suis plus le même ; les jours me semblent sans fin, le plus riche butin ne me réjouit plus. En vain j'entasse richesses sur richesses dans mon trésor secret... je ne sais qu'en faire de ces richesses ; je ne les mange pas ! Quand j'ai parcouru ma seigneurie du nord au sud, de l'est à l'ouest, enclavée qu'elle est, comme dans un cercle de fer, au milieu des seigneuries de mes voisins, tous mes ennemis ; quand j'ai porté le ravage chez eux en retour de celui qu'ils ont porté chez moi ; quand j'ai rançonné les voyageurs, fait rendre ma justice par mon baillif, mon prévôt et mon bourreau... quelle est ma vie ? dis ? quelle est ma vie ?
-- Tu batailles, tu manges, tu bois, tu chasses, tu dors et tu mets tes serves dans ton lit, lorsqu'elles se marient.
-- Je suis las de ces brutes grossières, le vin me semble amer, je ne chasse jamais tranquille dans mes forêts, j'ai peur de tomber dans quelque embuscade tendue par mes voisins ; mon noir donjon est sinistre comme une tombe, j'étouffe sous ces voûtes de pierre, et quand je sors de ce tombeau, toujours le même pays, toujours le même aspect. Il n'est pas une maison, un arbre de ma seigneurie que je ne connaisse. Ah ! si grande que soit une cage... c'est toujours une cage !
-- Hé ! sors-en, de ta cage ! loup stupide et farouche !
-- Tu me conseilles cela pour que l'on crie au loup ! et qu'on m'assomme ! d'ailleurs où veux-tu que j'aille ? Je suis entouré d'ennemis ! Souverain ici, que serais-je ailleurs ? et puis, en mon absence, les autres seigneurs, que je contiens à peine par mes armes, s'abattraient sur mes domaines comme une volée de vautours ! Enfer ! je suis attaché à ma seigneurie comme mes serfs à la glèbe !
-- Ton sort est celui de tous tes pareils.
-- Mais ce sort ne leur pèse pas comme à moi. Non, non, tu m'as ensorcelé ! il y a quelques années, du vivant de ma femme Hermengarde, j'aimais la guerre, j'attaquais mes voisins autant pour le plaisir de guerroyer que pour m'emparer de leurs terres ou piller leurs châteaux ; et lorsque, après avoir surpris une troupe de marchands revenant de quelque foire, la bourse bien garnie, je rentrais au château avec mes hommes chargés de butin, ou emmenant quelques riches otages que l'on torturait pour en obtenir rançon, j'étais content, je soupais, je m'enivrais avec joie ; et après une nuit passée avec quelqu'une de mes serves, j'entendais la messe et je partais pour la chasse. -- Puis, après un moment de silence, le seigneur de Plouernel ajouta en soupirant et d'un air pensif : -- Ah ! c'est qu'en ce temps-là j'étais bon catholique ! je pratiquais la foi de mes pères, je ne manquais jamais la messe quotidienne, chaque matin mon chapelain m'absolvait des choses de la veille, et à chaque entreprise il bénissait mes armes ; tandis qu'aujourd'hui, par tes maléfices, je suis devenu un païen !... un vrai païen !
-- Un païen ! toi qui portes sous ton haubert trois ou quatre reliques pillées par toi dans les chapelles de tes voisins !
-- Veux-tu pas que je me raille aussi des reliques ? -- s'écria Neroweg VI d'un ton courroucé. -- Sans les reliques qui me défendent, tu m'aurais déjà peut-être entraîné au fin fond des enfers ! Oui, car souvent, aussi vrai que le Christ est mort et ressuscité, je crois que tu es le diable en personne !
-- Hé !... qui sait ?
-- L'enfer, ta patrie, le sait ! Tu n'as rien d'humain, tes lèvres sont blanches et froides comme le marbre !
-- Quand un amour partagé embrasera mes veines, mes lèvres deviendront pourpres et mes baisers de feu !
-- Oh ! je le sais, tu ne m'as jamais aimé !
-- T'aimer... toi ! autant aimer le loup des bois. Tu m'as faite captive ; j'ai cédé à ta violence ! Ah ! l'homme que j'aurais adoré, puisque sans l'avoir vu je l'aimais sur son renom, c'était Wilhelm IX, le beau duc d'Aquitaine ! le poète dont les chants amoureux font l'envie des plus fameux trouvères.
-- Wilhelm ! -- s'écria Neroweg VI avec un accent de jalousie féroce ; -- ce sacrilège ! cet impudique effronté qui porte peint sur son bouclier le portrait de Malborgiane, sa maîtresse !
-- Wilhelm IX est ton suzerain... tu l'envies et tu le crains : il est jeune, beau, impie, audacieux, spirituel et gai ; toutes les femmes rêvent de lui en disant ses vers, et tous les hommes le redoutent. Ose donc l'attaquer ? il ne laisserait pierre sur pierre de ton château, te ferait courber mains et genoux à terre, te mettrait une selle sur les reins et chevaucherait sur ton dos, cent pas durant(19), selon le droit du suzerain sur son vassal révolté. Va ! tu es au beau duc d'Aquitaine ce que la vorace et lourde buse est au noble faucon qui, chaperonné d'écarlate, s'élance vers le soleil en faisant tinter ses clochettes d'or ! -- Neroweg VI poussa un cri de rage et, tirant son poignard, se précipita sur Azénor-la-Pâle ; mais sa figure de marbre resta impassible, ses lèvres blanches sourirent de dédain, et elle dit au seigneur de Plouernel : -- Tue-moi donc !
Neroweg VI, après un moment d'irrésolution farouche, remit son poignard au fourreau, craignant, dans sa crédulité, de hâter sa mort en tuant la sorcière ; puis il s'écria : -- Oh ! maudit soit le jour où je t'ai enlevée sur la route d'Angers, tu te rendais sans doute en cette cité pour te livrer à ce mécréant de Wilhelm IX ; tu as apporté la malédiction sur ce château. Mais il faut que cela cesse, entends-tu ? Oh ! de gré ou de force tu détruiras le maléfice que tu as jeté sur moi et sur les miens ; car, comme moi, mes fils deviennent chaque jour de plus en plus taciturnes et sombres.
-- Heureusement, ces brutes sauvages, las de rapines et de meurtres, n'osant sortir de leurs repaires, ne comprennent pas que c'est l'ennui qui les ronge ; mais bientôt ils ne s'ennuieront plus, et je pourrai courir à toi, ô Wilhelm ! toi, le souci de mes jours et le rêve de mes nuits, -- se dit Azénor-la-Pâle. Et elle reprit tout haut : -- Le philtre que je prépare mettra fin à tout cela quand vous l'aurez bu, toi et tes deux fils.
-- Tu en boiras la première.
-- Tu crains le poison ?
-- Je le crains beaucoup.
-- Tu oublies que nos deux existences sont liées l'une à l'autre ; ta mort causerait la mienne, et la mienne la tienne.
-- Je te crois assez scélérate pour risquer ta vie afin de nous faire périr moi et mes fils. -- Ce sinistre entretien fut interrompu par deux coups extérieurement frappés à la porte ; Neroweg dit brusquement : -- Qui est là ? -- Seigneur comte, -- répondit une voix, -- on vous attend pour commencer le Plaid, dans la salle de la table de pierre. -- Neroweg VI fit un geste de farouche impatience, et coiffant son casque de fer qu'il avait, en entrant, déposé sur un meuble, il reprit : -- Jadis, ces hommages de mes vassaux, à moi leur suzerain, réjouissaient mon orgueil ; aujourd'hui, tout me pèse ! tout me pèse !
-- Mais demain, grâce à mon philtre, rien ne te pèsera plus, ni à toi... ni aux tiens, -- répondit Azénor-la-Pâle. Et elle ajouta en donnant au comte les deux figurines de cire : -- Tes deux ennemis, dont voici l'emblème, le sire de Castel-Redon et l'évêque de Nantes, tomberont bientôt en ton pouvoir, si tu places toi-même ces figures magiques, selon ce que je t'ai dit, en prononçant trois fois les noms de Judas, d'Astaroth et de Jésus.
-- Hum ! le nom de Jésus me coûte fort à prononcer en cette sorcellerie, tu me pousses peut-être à un sacrilège, -- ajouta Neroweg VI en hochant la tête et prenant presque avec crainte les deux figurines. -- Enfin, à ce soir pour le philtre ?
-- Oui.
-- Tu as l'enfant ; rien ne te manque ?
-- Rien...
-- Mais où donc est-il l'enfant du serf ?
-- Je te l'ai dit : là, dans ce réduit.
Neroweg VI, toujours défiant, alla vers la tourelle, souleva le rideau et vit le petit Colombaïk, fils de Fergan-le-Carrier, couché sur le sol ; l'innocente créature dormait profondément au pied d'un meuble chargé de vases de formes bizarres. Les murailles de la tourelle, pavée de dalles, s'élevaient nues jusqu'au plafonnement de son étage supérieur, dont le sol était au niveau de la plate-forme du donjon. Neroweg VI, après avoir un instant contemplé l'enfant, dit à Azénor : -- À ce soir, puisque rien ne te manque plus pour le philtre magique. -- Et ce disant, il sortit, en fermant à double tour la serrure, dont il garda la clef.
Eberhard-le-Tricheur, l'un des écuyers du seigneur de Plouernel, l'attendait au dehors du réduit d'Azénor, en compagnie de Thiebold, prévôt justicier de la seigneurie ; celui-ci dit à Neroweg VI, qui, soucieux, descendait lentement la spirale de l'escalier de pierre : -- Seigneur, le châtelain de la maison forte de la Ferté-Mehan a signé l'abandon de son fief du Haut-Menil, au troisième coin que le bourreau lui a enfoncé entre les genoux. -- Neroweg VI fit un signe de tête approbatif ; le prévôt continua : -- Quant aux autres prisonniers, le sire de Breuil-le-Haudoin est mort des suites de la torture.
-- Ensuite ?
-- L'abbé Guilbert offre trois cents sous d'argent pour sa rançon ; mais comme il n'a point encore été exposé à la torture, de telles offres ne comptent point.
-- Et puis !
-- C'est tout.
En devisant ainsi, le seigneur de Plouernel, son prévôt et son écuyer descendirent jusque dans la salle basse du donjon, à l'un des angles de laquelle aboutissait l'escalier ; une étroite fenêtre garnie d'énormes barreaux de fer éclairait seule cette vaste salle, nue, sombre et voûtée ; la porte cintrée, alors ouverte, laissait apercevoir le pont-levis abaissé ; au milieu de la cour intérieure se tenaient plusieurs hommes d'armes du seigneur de Plouernel prêts à monter à cheval ; vers le centre de la salle du plaid se trouvait, selon l'usage, une grande table de pierre(20), derrière laquelle se rangèrent les officiers de la maison du comte, l'écuyer de ses écuries, l'écuyer de sa chambre, l'écuyer de sa vénerie, de sa fauconnerie, de sa table, et autres dignitaires ; ces gens, au lieu d'être payés par les seigneurs, achetaient d'eux ces offices héréditaires dans les familles ; hérédité parfois étrange par le contraste de la fonction et du fonctionnaire : ainsi, une charge de Coureur vendue en fief à un homme agile, vigoureux, souvent devenait l'héritage de son fils, aussi impropre à la course qu'un bœuf poussif. Les seigneurs, afin de tirer profit de la vente de ces offices, les multipliaient à l'infini ; leurs acquéreurs cédaient moins à l'orgueil d'appartenir aux maisons seigneuriales qu'au désir de se mettre ainsi à peu près à l'abri des violences du maître, ou de participer aux profits de ses brigandages. Hélas ! en ces temps maudits, il faut choisir, être opprimé ou oppresseur, subir les horreurs du servage ou devenir l'instrument des tyrans féodaux, se joindre à eux pour violenter, larronner, torturer ses frères, ou souffrir ce qu'ils souffrent. Oui, telles sont les exécrables suites de la conquête franque, appelée par l'Église catholique ! Les seigneurs ont imposé la servitude, les prêtres ont prêché une résignation couarde, stupide, honteuse. Alors le peuple des Gaules, de plus en plus dégradé, abruti, est devenu lâche, égoïste, cruel, et aveuglé par la terreur, il se déchire de ses propres mains en se faisant le complice de ses bourreaux !
En outre des premiers domestiques de Neroweg VI assistant à ce plaid justicier, qui remplaçait le mâlh germanique des premiers temps de la conquête de Clovis, on voyait encore le prévôt, le baillif et le tabellion de la seigneurie ; ce dernier, assis sur un escabeau, ses parchemins sur ses genoux, son écritoire au côté, sa plume entre ses dents, attendait l'ouverture de la séance. Les premiers domestiques du comte, tous plus ou moins complètement armés, ressemblaient à des bandits. Respectueux et craintifs, ils se tenaient debout en demi-cercle derrière leur maître, seul assis ; il régnait entre eux et lui l'immense distance du vassal au suzerain. L'ingratitude, puis, plus tard, le farouche orgueil féodal avaient, depuis quatre ou cinq siècles, supprimé la classe intermédiaire des Leudes, qui, aux premiers temps de la conquête franque, vivaient en commun et en égaux avec leur chef, partageant sa table, ses grossiers plaisirs et ses violences, ainsi que cela se passait alors que les Neroweg étaient comtes au pays d'Auvergne ; mais à mesure que la conquête s'affermit, ces chefs ingrats, seuls bénéficiers titulaires des terres de la Gaule, choqués des habitudes d'égalité contractées par leurs anciens compagnons d'armes, dont l'aide leur devenait de moins en moins nécessaire, les évincèrent peu à peu de ces domaines, où chef et leudes avaient toujours vécu en commun. La descendance de ces obscurs guerriers francs, sacrifiés à l'orgueil et à la cupidité des bénéficiers, tomba bientôt dans la misère, et de la misère dans une servitude pareille à celle des Gaulois ; dès lors, Franks et Gaulois déshérités, les premiers par l'ingratitude, les seconds par la conquête, unis dans le malheur et le servage, oubliant leur origine, ressentirent une haine commune contre l'Église et les seigneurs ; la diversité des races se fondit dans l'égalité de l'infortune, il n'y eut plus désormais que deux classes d'hommes : les roturiers, serfs, manants ou bourgeois, et les nobles, chevaliers ou seigneurs ; ceux-ci, de siècle en siècle, s'isolant ainsi de plus en plus, vécurent en souverains absolus dans la sombre solitude de leurs châteaux forts, n'ayant pas d'égaux, mais des serviteurs complices de leurs brigandages, ou des serfs hébétés par la terreur ; de là l'ennui farouche où vivaient grand nombre de seigneurs, bloqués dans leurs repaires, dont ils n'osaient sortir de crainte de leurs voisins.
Guy et Gonthram, les deux fils de Neroweg VI, le plus jeune à gauche et l'aîné à droite du siège de leur père, assistaient aussi à ce plaid justicier ; l'aîné venait d'atteindre l'âge de Chevalerie, glorieux avènement, si chèrement payé par les serfs de la seigneurie. Gonthram, l'aîné, ressemblait beaucoup à son père ; le louveteau devait valoir le loup ; Guy, le puîné, âgé de dix-sept ans, rappelait la physionomie sardonique et vindicative de sa mère Hermangarde. Ces deux jeunes gens, élevés au milieu de cette vie de guerre, de rapine et de débauche, abandonnés à la violence de leurs passions sauvages, maîtres absolus d'une population craintive et abrutie, n'avaient aucun des charmes de l'adolescence ; souvent, après boire, de terribles disputes éclataient entre eux ou contre leur père. Dans l'un des angles de la salle se tenaient des bourgeois de la petite ville de Plouernel, venant humblement réclamer contre les exactions des gens du comte, s'excuser non moins humblement de n'avoir point encore payé les tailles en argent et les redevances en marchandises qu'il plaisait à leur seigneur de leur imposer(21), remontrer timidement que les crédits qu'ils devaient accorder audit seigneur(22) étaient dès longtemps expirés ou dépassés ; ils venaient encore déclarer qu'ils s'étaient empressés d'ôter du faîte de leurs maisons les girouettes audacieusement placées là au mépris des droits seigneuriaux, et que les colombiers que ces bourgeois avaient commencé de bâtir contre tout droit seraient abattus(23). À ce plaid se trouvaient aussi de nobles vassaux de Neroweg VI, possesseurs de maisons fortes ou de châtellenies, relevant du comte de Plouernel, suzerain de ces fiefs, de même que Neroweg VI, vassal de Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, relevait de ce suzerain, lequel, vassal de Philippe Ier, relevait à son tour de ce roi des Français, suzerain suprême ; cette hiérarchie de toute seigneurie féodale existait de nom, jamais de fait : les grands vassaux, véritables souverains retranchés dans leurs duchés, se raillaient de l'impuissante autorité du roi ; la suzeraineté des ducs était à son tour presque toujours méprisée, contestée ou attaquée par leurs vassaux, maîtres absolus dans leurs seigneuries, comme le duc dans sa duché ; mais le vasselage immédiat, pareil à celui que subissaient les vassaux de la seigneurie de Plouernel, s'exerçait toujours dans sa pleine et tyrannique dureté, car à chaque instant l'implacable vengeance du suzerain pouvait directement atteindre les biens et les personnes des vassaux récalcitrants. Parmi ces gens venus de la ville, de leurs maisons fortes ou de leurs châtellenies, se trouvait une belle jeune fille, accompagnée de sa mère ; toutes deux tristes, inquiètes, échangèrent un regard alarmé lorsque le seigneur de Plouernel, entrant d'un air sombre dans la salle du plaid, s'assit sur son siège, l'un de ses fils à sa droite, l'autre à sa gauche, et dit à Garin-Mange-Vilain : -- Baillif, appelle les causes. -- Garin ne portait d'autre trace de la blessure que, la veille, il avait reçue de Perrine-la-Chèvre, qu'un emplâtre sur le front. Prenant un parchemin, il lut ce qui suit : -- « Gerhard, fils de Hugh, mort le mois passé, succède à son père dans le fief de Heurte-Mont, relevant de la comté de Plouernel ; il vient acquitter le droit de relief et prêter foi et hommage à son suzerain. » -- Alors, un homme jeune encore, coiffé d'un casque de cuir, portant au côté une longue épée, sortit du groupe des personnages venus pour le plaid, s'avança, tenant à la main une grosse bourse remplie d'argent, et la déposa en soupirant sur la table de pierre, acquittant ainsi le droit de relief dû au seigneur par tout vassal qui prend possession de son héritage. Puis, à un signe du baillif, le châtelain de Heurte-Mont, ôtant son casque, débouclant le ceinturon de son épée, se mit humblement à deux genoux devant le seigneur de Plouernel ; mais le baillif, remarquant que le jeune homme, venu à cheval, conservait ses éperons, lui dit d'un ton courroucé : -- Vassal ! oses-tu prêter hommage et foi à ton seigneur avec des éperons aux talons(24) ?
Le châtelain répara cette incongruité en ôtant ses éperons, se remit à genoux aux pieds de Neroweg VI ; et, les mains jointes, la tête baissée, il attendit humblement que son seigneur eût prononcé, d'un air sombre et distrait, la formule consacrée : -- Tu reconnais être mon homme lige, en raison de ce que tu possèdes à fief une châtellenie dans ma seigneurie ?
-- Oui, -- répondit humblement Gerhard ; -- oui, mon seigneur.
-- Tu jures, par la foi de ton âme, -- reprit Neroweg VI, -- tu jures de ne jamais porter les armes contre moi, de me servir et de me défendre contre mes ennemis ?
-- Je le jure ! -- ajouta le châtelain, -- je le jure, mon seigneur.
-- Tiens ton serment... sinon, à ta première félonie, ton fief est à moi(25)... -- dit Neroweg VI. Et se retournant vers son baillif, il lui ordonna d'un geste de faire approcher une autre personne. Gerhard se relevant rechaussa ses éperons et reboucla le ceinturon de son épée en jetant un dernier regard d'adieu sur sa grosse bourse d'argent laissée sur la table de pierre en payement du droit de relief ; tandis que, par ordre du baillif, s'avançait, inquiète, tremblante et les yeux pleins de larmes, la jeune fille richement vêtue ; sa mère, non moins émue, l'accompagnait. Lorsque toutes deux furent à quelques pas de la table de pierre, le seigneur de Plouernel dit à la damoiselle : -- Cette fois, as-tu réfléchi ?... es-tu décidée ?
-- Monseigneur, -- dit-elle d'une voix faible et suppliante, -- il m'est impossible de me résigner à... -- Elle ne put achever, les sanglots étouffèrent sa parole et, fondant en larmes, elle appuya son front sur l'épaule de sa mère, qui dit au comte : -- Mon bon seigneur, soyez juste et généreux, ma fille aime Eucher, un de vos vassaux ; Eucher aime non moins tendrement ma fille Yolande, l'union de ces deux enfants ferait le bonheur de ma vie... et...
-- Encore ce mariage ! -- s'écria le seigneur de Plouernel d'un ton courroucé en interrompant la mère d'Yolande. -- Ta fille, par la mort de son père, possède un fief relevant de ma suzeraineté : à moi seul appartient le droit et le pouvoir de marier ta fille(26). Je lui ai, selon notre coutume, donné le choix entre trois de mes hommes, trois hommes francs, c'est-à-dire nobles : Richard, Enguerrand et Conrad ; le plus vieux n'a pas encore soixante ans, il s'en faut de deux mois(27), les conditions d'âge sont donc observées. Veux-tu, oui ou non, un de mes trois hommes-liges pour époux ?
-- Hélas ! monseigneur, -- reprit d'une voix suppliante la mère d'Yolande, tandis que celle-ci sanglotait toujours, incapable de prononcer une parole, -- Richard est borgne et d'une laideur repoussante ; Conrad a tué sa première femme dans un accès de colère ; Enguerrand, redouté de tout le monde, aura soixante ans dans deux mois, et...
-- Ainsi ta fille refuse d'épouser un de ces trois hommes ? -- dit Neroweg VI en interrompant la mère d'Yolande ; -- elle refuse ?
-- Seigneur, jamais elle ne voudra choisir un autre époux que Eucher ; et moi, je vous le jure, ce jouvenceau est digne de l'amour de ma fille.
-- Par le diable ! assez de paroles ! -- s'écria Neroweg VI ; -- si ta fille, refusant de choisir parmi mes hommes, épouse son Eucher, le fief m'appartiendra ; c'est mon droit(28)... j'en userai !
-- Au nom du ciel, mon seigneur ! si vous vous emparez de notre bien, de quoi vivrons-nous ? Faudra-t-il donc mendier notre pain ?
Yolande releva son beau visage, pâle et baigné de larmes, fit un pas vers Neroweg VI et lui dit avec dignité : -- Gardez l'héritage de mon père, j'aime mieux vivre misérable avec l'homme de mon choix, que d'épouser l'un de vos bandits !
-- Ma fille ! -- s'écria la mère désolée, -- si tu désobéis au seigneur de Plouernel, hélas ! c'est la misère pour nous !
-- Et pour moi, ma mère, épouser l'un des trois hommes que l'on me propose, c'est la mort ! -- dit la pauvre enfant ; -- à un si odieux mariage, je ne survivrais pas !
-- Seigneur, mon bon seigneur ! -- dit la mère éplorée, -- souffrez du moins qu'Yolande reste fille ? Hélas ! voudrez-vous la contraindre à choisir entre notre ruine et un mariage dont la seule idée l'épouvante !
-- Aucun fief ne peut demeurer en possession d'une femme, -- dit sentencieusement le baillif, -- notre coutume s'y oppose.
-- Assez de paroles ! -- s'écria Neroweg VI en frappant du pied avec colère ; -- cette fille refuse d'épouser l'un de mes hommes, le fief m'appartient ! Baillif, tu enverras ce soir prendre possession de la maison et de tout ce qui s'y trouve !
-- Viens, ma mère, -- reprit fièrement Yolande contraignant sa douleur, -- nous étions libres et heureuses, nous voici aussi misérables que des serves. Va, Neroweg ! l'on t'a justement nommé Pire-qu'un-Loup ! car tu es plus rapace, plus cruel qu'un loup... Garde mes biens, tu as la force, use de ta force ! -- Et Yolande se dirigea vers la porte de la salle, suivie de sa mère qui murmurait en gémissant : -- Hélas ! nous voici dans la misère, qu'allons-nous devenir, mon Dieu ? qu'allons-nous devenir ?
Le seigneur de Plouernel se fût sans doute vengé des amers reproches d'Yolande, s'il n'eût été distrait par la soudaine venue de l'un de ses hommes qui, accourant du dehors tout essoufflé, entra en criant : -- Monseigneur ! monseigneur ! l'évêque de Nantes vient d'être arrêté au péage de la chaussée... Il était déguisé en moine mendiant... mais Robin-le-Nantais l'a reconnu. On amène l'évêque avec d'autres voyageurs !
-- L'évêque de Nantes en mon pouvoir ! -- s'écria Neroweg, -- Azénor l'avait prédit ; son charme magique opère déjà ! -- Et à cette nouvelle, qui lui annonçait l'arrestation de l'un de ses mortels ennemis, le comte bondit de joie ; puis, suivi de ses fils et de plusieurs de ses écuyers, il courut au-devant des prisonniers, amenés par les hommes d'armes postés dans le corps de garde du péage. Bezenecq-le-Riche et sa fille Isoline accompagnaient Simon, l'évêque de Nantes, et Yéronimo, vêtu en moine comme le prélat ; celui-ci, après ses vains efforts pour engager les voyageurs à ne pas traverser la seigneurie de Plouernel, s'était cependant joint à eux, n'osant s'aventurer, seul avec Yéronimo, sur les terres du seigneur de Castel-Redon, non moins pillard et féroce que son voisin, espérant d'ailleurs n'être pas reconnu au milieu d'une troupe nombreuse. Malheureusement parmi les hommes d'armes postés au corps de garde de la chaussée, se trouvait Robin-le-Nantais, longtemps habitant de la cité de Nantes, il y avait vu ses notables habitants ; aussi désigna-t-il tout d'abord Bezenecq-le-Riche comme un citadin dont on pourrait tirer une grosse rançon ; puis, remarquant ensuite un moine qui affectait de rabaisser jusqu'à son menton le capuchon de son froc, les soupçons de Robin s'éveillèrent, et découvrant la figure de ce mystérieux personnage, il s'écria : -- C'est l'évêque de Nantes. -- Les hommes d'armes de Neroweg VI, sachant sa haine contre le prélat, s'applaudirent de cette importante capture, le garrottèrent ainsi que Yéronimo, Bezenecq et sa fille, exigèrent le péage des autres voyageurs, larronnèrent à leur convenance, dans leurs bagages ou marchandises, et en pieux catholiques, pillèrent complètement la balle de Harold-le-Normand ; celui-ci, peu soucieux du larcin, se promit de bientôt renouveler sa provision de reliques aux premiers gibets venus, et ils ne manquaient point sur la route. Les voyageurs ainsi à demi dévalisés continuèrent leur route, et cinq ou six des hommes du comte amenèrent au château le bourgeois de Nantes lié sur sa mule, ayant en croupe sa fille éplorée ; l'évêque et Yéronimo, les mains attachées derrière le dos, suivaient à pied. Lorsque les captifs arrivèrent dans la première enceinte du château, Bezenecq descendit de sa monture, et délivré de ses liens, il put soutenir les pas de sa fille, prête à défaillir. L'évêque, pâle comme un mort, s'appuyait sur le bras de Yéronimo, dont la figure résolue ne trahissait aucune crainte. Neroweg VI, accompagné de ses fils, s'arrêta triomphant à la vue des prisonniers. La touchante beauté d'Isoline frappa vivement les deux louveteaux du seigneur de Plouernel ; ils la regardaient avec une luxurieuse convoitise, tandis que Neroweg VI, s'adressant à l'évêque, s'écriait d'un air sardonique et féroce : -- Salut, Simon ! salut, saint homme ! je ne m'attendais pas à ton amicale visite !
-- Je suis à ta merci, -- répondit le prélat avec accablement, fais de moi ce que tu voudras.
-- J'userai largement de ta permission, -- répondit le seigneur de Plouernel avec une joie sinistre. -- Ah ! c'est pour moi un beau jour que celui-ci ! Il me rajeunit, me réjouit ! Je ne me sens plus le même que ce matin !
-- Si tu veux me tuer... tue-moi vite, -- reprit l'évêque, -- permets seulement à ce pauvre moine, mon compagnon de voyage, de m'aider à mourir en chrétien... Tu n'as aucune rançon à espérer de lui ; il retournera près de ma femme, de mes filles, et leur apprendra ma mort.
-- Tu laisseras, du moins, une nombreuse postérité, saint évêque. Mais rassure-toi, -- reprit Neroweg VI, -- je ne veux point t'envoyer sitôt en paradis, j'ai d'autres vues sur toi. -- Puis, faisant signe à Garin-Mange-Vilain de s'approcher, le seigneur de Plouernel lui dit quelques mots à l'oreille. Le baillif fit un signe de tête affirmatif, traversa le pont-levis et rentra dans l'intérieur du donjon. Pendant le court entretien de leur père avec l'évêque, Guy et Gonthram n'avaient cessé de poursuivre Isoline de leurs regards effrontément lascifs ; la jeune fille, effrayée, avait caché son pâle visage, baigné de larmes, dans le sein de son père. Robin-le-Nantais, élevant alors la voix, dit à Neroweg VI, en mettant la main sur l'épaule du citadin : -- Voici l'un des plus riches marchands de la cité de Nantes ! Aussi le nomme-t-on Bezenecq-le-Riche, il vaut son pesant d'or.
Le comte attacha son regard de faucon sur le captif, et faisant deux pas vers lui : -- Donc, tu t'appelles Bezenecq-le-Riche... LE RICHE !... ce nom promet.
-- Et il tiendra ce qu'il promet, noble seigneur, -- répondit humblement le bourgeois ; -- vos hommes m'ont sans doute arrêté afin de me rançonner ; soit, je payerai rançon ; ne me séparez pas de ma fille. Donnez-moi un parchemin, je vais écrire au dépositaire de mon argent l'ordre de remettre cent sous d'or à celui de vos hommes qui lui apportera ma lettre. Vous aurez la somme dès le retour de votre messager, alors vous nous rendrez, je l'espère, la liberté à ma fille et à moi. -- Puis, voyant le comte hocher la tête avec un sourire sardonique, le marchand ajouta : -- Illustre seigneur de Plouernel, au lieu de cent sous d'or, je vous en donnerai deux cents ; mais, de grâce, faites-moi conduire avec ma fille dans quelque réduit où la pauvre enfant puisse se remettre de son effroi et des fatigues du chemin ; voyez : elle peut à peine se soutenir. -- En effet Isoline, de plus en plus effrayée des regards ardents des deux louveteaux, tremblait convulsivement ; Neroweg VI, toujours silencieux, jetait parfois les yeux du côté du donjon, comme s'il eût attendu le retour du baillif, Bezenecq reprit avec effroi : -- Seigneur, si deux cents pièces d'or ne vous suffisent point, j'irai jusqu'à trois cents ; c'est ma ruine ; je m'y résigne, pourvu que vous nous laissiez libres, ma fille et moi.
À ce moment Garin-Mange-Vilain sortit du donjon, traversa le pont-levis, et vint parler à l'oreille de Neroweg VI, qui, s'adressant l'évêque, à Yéronimo, à Bezenecq et à sa fille : -- Allons, mes hôtes, votre logis vous attend.
-- Comte, -- reprit l'évêque en pâlissant, -- ordonne ; que veux-tu de moi ?
-- Entre d'abord dans ma pauvre demeure. Quant à ce que je veux de toi... tu le sauras et répondras là-dessus à certaine dame des plus persuasives ; les plus têtus lui cèdent toujours.
-- La torture !... Ah ! bourreau ! je te comprends, -- s'écria l'évêque éperdu de terreur. -- Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi !
-- Pas de faiblesse, Simon, -- dit à demi-voix Yéronimo, toujours imperturbable. -- Que la volonté de Dieu soit faite !
-- Garin, -- dit Neroweg VI, -- conduis ce saint évêque à son logis ; ce moine, qui semble fort résigné, lui tiendra compagnie. -- L'évêque, malgré ses cris lamentables et sa résistance désespérée, fut entraîné dans l'intérieur du donjon par les hommes d'armes du seigneur, qui dit à Bezenecq-le-Riche : -- Allons, mon compère, tu le vois, toute résistance est inutile.
-- Comte de Plouernel, ne t'ai-je pas offert trois cents sous d'or ? -- répondit le marchand d'une voix suppliante, en soutenant sa fille à demi évanouie entre ses bras. -- Je te donnerai quatre cents sous d'or ; c'est toute ma fortune. Maintenant torture-moi jusqu'à la mort, tu n'obtiendras pas un denier de plus ; je ne possède que cela.
-- Oh ! oh ! mon compère ! pour l'honneur de la marchandise de Nantes, je ne croirai pas que l'un de ses plus riches marchands ne possède que quatre cents sous d'or !
-- Hélas ! mon Dieu ! je jure que...
-- Ne jure point, mon compère ! Plus catholique que toi, j'ai souci de ton âme. Aussi, pour t'épargner un péché mortel, je chargerai la dame si persuasive dont j'ai parlé à l'évêque de t'arracher la vérité ; -- puis, s'adressant à ses hommes : -- Conduisez mon hôte et sa fille à leur demeure.
Au moment où les gens de Neroweg VI allaient s'emparer de Bezenecq-le-Riche, Gonthram dit en saisissant brutalement la main d'Isoline que le marchand soutenait défaillante et enlacée dans ses bras : -- Moi, je prends cette fille !
-- Cette fille m'appartient aussi bien qu'à toi ! -- s'écria Guy, les yeux flamboyants, en s'avançant vers son frère d'un air menaçant, tandis que les hommes du comte, se précipitant sur Bezenecq, l'arrachèrent des bras d'Isoline, qui, tombant agenouillée, poussait des cris déchirants. Gonthram, peu soucieux des paroles et des menaces de son frère, s'approchait de la jouvencelle pour l'emporter dans ses bras, lorsque Guy s'écria, en tirant son épée : -- Si tu veux posséder cette fille, tu la payeras de ton sang !
-- Un défi ! -- reprit Gonthram en dégainant à son tour. -- Voyons donc si ton sang est rouge ! -- Et il s'éloigna de quelques pas de la fille du citadin qui, éperdue de terreur, s'affaissa sur elle-même, inerte, presque évanouie.
-- Guy ! Gonthram ! bas les armes ! -- s'écria le comte ; car, durant le tumulte occasionné par la résistance de Bezenecq, alors entraîné vers le donjon, Neroweg VI n'avait pas entendu les provocations échangées entre les deux louveteaux. -- D'où vient cette furie ? Pourquoi ces épées tirées ?
-- Gonthram veut prendre cette fille ! -- s'écria Guy ; -- elle m'appartient aussi bien qu'à lui.
-- Non, -- reprit l'autre louveteau, -- elle doit m'appartenir, à moi, l'aîné !
-- Et moi, je vous dis qu'en ce moment cette fille ne sera à aucun de vous deux, -- reprit Neroweg VI, -- elle ne quittera pas son père. Elle sera témoin de ce qui va se passer dans le cachot. Le bourgeois, en présence de sa fille, se montrera plus accommodant. Rengainez vos épées ! Toi, Garin, -- ajouta-t-il en se tournant vers son baillif, -- prends cette belle entre tes bras, et, si elle ne peut marcher, porte la près du bonhomme. -- Isoline, malgré son épouvante, entendit les dernières paroles de Neroweg VI ; l'espoir d'échapper aux deux jeunes gens et de n'être pas séparée de Bezenecq la ranima ; elle se releva péniblement, et dit à Garin d'une voix suppliante : -- Oh ! de grâce, conduisez-moi près de mon père ; j'aurai, je le crois, la force de marcher !
-- Viens, -- lui dit le baillif en la guidant vers le pont-levis, pendant que Guy et Gonthram, remettant lentement leurs épées au fourreau, échangeaient des regards si vindicatifs, que le comte resta près d'eux afin de prévenir de nouveaux défis. Isoline suivant Garin d'un pas chancelant, traversa le pont-levis et entra dans la salle de la table de pierre, où se trouvaient encore plusieurs vassaux du seigneur ; ils attendaient la fin du plaid justicier, interrompu par l'arrivée des prisonniers. Dans l'un des angles de cette salle l'on voyait l'escalier de pierre en spirale qui conduisait de la plate-forme du donjon jusqu'aux dernières profondeurs de ses cachots ; une lourde trappe, placée au niveau du sol de la grande salle, était ouverte lorsque Isoline entra. Deux hommes à figures sinistres, vêtus de peaux de chèvre et porteurs de lanternes, se tenaient au bord de l'ouverture béante pleine de ténèbres, où se perdaient les marches de l'escalier souterrain. Bezenecq-le-Riche, appelant sa fille à grands cris, résistait de toutes ses forces aux hommes qui voulaient l'entraîner. Isoline, hâtant le pas en entendant les cris désespérés de son père, lui répondit : -- Me voilà, nous ne nous quitterons pas ! -- Bezenecq, haletant, épuisé par une lutte acharnée, n'apposa plus de résistance lorsqu'il entendit la voix de sa fille ; mais, songeant qu'elle allait descendre avec lui dans l'abîme ouvert à leurs pieds, il fondit en larmes et la supplia de l'abandonner à son sort, se reprochant l'avoir appelée.
-- Dépêchons, mon cher citadin ! -- lui dit Garin-Mange-Vilain, -- mon seigneur ordonne que ta fille et toi vous ne soyez pas séparés. -- Puis, s'adressant aux geôliers porteurs de lanternes : -- Descendez les premiers et éclairez-nous ! -- Les geôliers, obéirent, et bientôt le marchand et Isoline disparurent dans les profondeurs souterraines du donjon.
Les cachots du manoir de Plouernel se composaient de trois étages voûtés, ils ne recevaient de jour que par d'étroites ouvertures donnant sur le puits gigantesque, au milieu duquel s'élevait le donjon ; à l'intérieur, sauf une porte massive bardée de fer, ces cachots n'étaient que pierres, voûte de pierre, dalles de pierre, murailles de pierre de dix pieds d'épaisseur. La cellule où furent conduits l'évêque de Nantes et le moine Yéronimo était située au plus bas de ces lieux souterrains ; une étroite meurtrière filtrait à peine un pâle rayon de lumière au milieu de ces demi-ténèbres ; les murs suintaient une humidité verdâtre ; au centre du cachot, on voyait un lit de pierre, destiné à la torture ou à la mort ; des chaînes et de gros anneaux de fer rouillés, scellés au chevet, sur les côtés et au pied de cette longue dalle, élevée de trois pieds au-dessus du sol, annonçaient l'usage de ce lit funèbre, où se tenaient alors assis le moine et l'évêque de Nantes. Ce dernier, en proie d'abord à une douleur désespérée, s'était peu à peu calmé ; sa figure presque sereine et empreinte d'une sorte de bonhomie mélancolique, contrastait avec la sombre âpreté des traits de son compagnon. -- Crois-moi, -- disait le prélat à Yéronimo, -- je suis maintenant résigné à la mort ; mon seul chagrin est de laisser ici-bas, sans appui dans ces temps désastreux, ma femme et mes filles ; je les aimais si tendrement !
-- Voilà les conséquences du mariage des prêtres ! -- reprit durement le moine romain ; -- au moment de la mort, ils regrettent leurs liens terrestres. Ah ! combien le plus énergique de nos papes, le redoutable Grégoire VII, a sagement agi en forçant les conciles de l'Église à défendre ces mariages ecclésiastiques qui, depuis un siècle, révoltaient les vrais catholiques ! Combien, chaque jour, j'admire son implacable rigueur ! sa profonde politique ! Il a soulevé les peuples contre les indignes prêtres ! justement massacrés, eux, leurs femmes et leurs enfants, au pied des autels, qu'ils souillaient de leur présence impure, leur mort fut la rénovation, le salut de l'Église !
-- Il est vrai, Yéronimo, -- reprit l'évêque avec un triste sourire, -- une foule de prêtres mariés ont été, eux et leur famille, égorgés au pied des autels, à la voix du pape Grégoire VII ; mais, franchement ? l'adultère, le concubinage des prêtres sont-ils préférables aux unions légitimes qu'ils contractaient de mon temps ? « Les prêtres mariés, disait Grégoire VII, donnaient les biens et les offices de l'Église à leurs enfants. » Soit, mais on les donne aujourd'hui à ses maîtresses ou aux enfants de ses maîtresses ; le résultat est le même, et la moralité y perd ; puis, le prêtre marié, habitué aux saintes joies de la famille, à la douceur du foyer domestique, ne devient-il pas meilleur ? plus humain ? plus compatissant ? en un mot... plus homme !
-- Eh ! que m'importe, à moi, le concubinage des prêtres ! -- s'écria le moine romain en haussant les épaules, -- le concubinage, lien honteux, fragile, éphémère, ne gêne point, n'absorbe point ; le mariage, au contraire, lien solide, honnête, durable, énerve le prêtre, l'entrave, et tôt ou tard l'attache au sol, au pays !
-- Est-ce donc un grand mal, Yéronimo ?
-- Tu demandes si c'est un grand mal ! -- s'écria le moine courroucé ; puis, s'adressant brusquement à Simon : -- Quel est le but constant, unique de l'Église ?
-- La domination spirituelle des peuples.
-- Domination spirituelle et temporelle aussi ! les deux se tiennent : qui a l'âme a le corps ! qui a l'âme et le corps est maître souverain des hommes. Et tu veux qu'un prêtre, préoccupé de son pays, de son foyer, de sa famille, amolli par ces mièvres affections, conserve assez d'énergie pour se vouer, avec une implacable ténacité, au triomphe de la domination absolue de l'Église ? à l'anéantissement des hérétiques ? puisque, malgré le massacre des Ariens, exterminés par Clovis à la voix des évêques, l'hérésie s'est perpétuée jusqu'aux Manichéens d'Orléans, dont le bûcher fume encore !
-- Peut-être, si l'on essayait de combattre l'erreur par la persuasion...
-- Va donc persuader les loups et les tigres, -- reprit le moine en haussant de nouveau les épaules ; -- non, non ! la terreur, la terreur, toujours la terreur ! Peuple ou homme, celui qui conteste à l'Église son dogme ou sa divine infaillibilité est hérétique, il attente à notre pouvoir ; ce peuple ou cet homme devient, par son hérésie, aussi dangereux pour moi qu'un tigre ou qu'un loup ! je l'extermine, parce qu'il attente à l'autorité absolue que je dois exercer sur les rois et les nations, moi, prêtre, revêtu d'un caractère divin, infaillible !
Soit qu'il fût frappé du raisonnement du moine romain, soit qu'il ne voulût pas continuer cette discussion, l'évêque de Nantes, après un moment de silence reprit, en souriant avec mélancolie : -- Stoïques comme les philosophes de l'antiquité, au moment de subir la torture et la mort, nous causons de questions de dogme !
-- Ah ! tu crois ces questions étrangères à notre position actuelle ?
-- Quoi ! elles auraient trait à notre position actuelle, à nous, prisonniers du comte de Plouernel ?
-- Oui.
-- Yéronimo, je ne te comprends pas.
-- Réponds, de nos jours, pour vingt abbés ou évêques souverains dans leurs évêchés ou dans leurs abbayes, n'y a-t-il pas cent duks, comtes, marquis ou seigneurs souverains dans leurs seigneuries ?
-- Hélas ! c'est la vérité.
-- Une grande partie des biens des seigneurs enrichis par les donations sacrilèges de cet infâme Karl Martel n'était-elle pas revenue entre les mains du clergé lors de la terreur qu'inspirait aux peuples la fin du monde attendue l'an 1000 ? terreur habilement fomentée jusque-là par l'Église, puis prolongée jusqu'en l'année 1033, sous prétexte que la fin du monde ne devait point arriver mille ans après la naissance du Christ, mais mille ans après sa résurrection ?
-- C'est encore la vérité ; les seigneurs épouvantés ont, pendant plus d'un demi-siècle, abandonné à l'Église la plupart de leurs biens, croyant toucher au jour du dernier jugement ; mais avoue aussi, Yéronimo, qu'une fois ces terreurs passées, les seigneurs ou leurs descendants ont violemment repris au clergé ces riches donations ; la haine dont me poursuit le comte n'a pas d'autre cause ; son aïeul avait octroyé au père de l'évêque, dont j'ai épousé la fille aînée, plusieurs domaines des Neroweg, entre autres les terres de l'ancienne abbaye de Meriadek ; ce scélérat, véritable pire-qu'un-loup, m'a fait guerre sur guerre pour reprendre ces donations, et maintes fois il a poussé ses ravages jusqu'aux murs de ma cité de Nantes !
-- Il en a été ainsi dans toutes les contrées ; une des causes incessantes des guerres privées des seigneurs contre les évêques et les abbés a été, depuis cinquante ans, la revendication des biens donnés à l'Église lors de l'appréhension de la fin du monde. Dans ces luttes impies, les seigneurs ont presque toujours eu le dessus ; aussi te le disais-je : de nos jours, pour vingt évêques ou abbés souverains il y a cent seigneurs.
-- C'est une triste réalité.
-- Il faut que cela cesse ; pour reconquérir sa toute-puissance, l'Église doit redevenir plus riche que les seigneurs, elle doit surtout se débarrasser à jamais de ces brigands qui, comme Neroweg VI ou cet audacieux libertin Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, et tant d'autres, osent porter une main sacrilège sur les richesses et les prêtres du Seigneur. Donc, l'Église doit se débarrasser de ses ennemis !
-- Hélas ! Yéronimo, du désir au fait il y a loin.
-- Il y a la longueur du trajet d'ici à Jérusalem... voilà tout.
L'évêque de Nantes regarda le moine d'un air ébahi, répétant, sans en comprendre le sens, ces mots : -- Le voyage d'ici à Jérusalem !
-- Écoute encore, -- poursuivit Yéronimo ; -- légat du pape Urbain II, qui m'envoie secrètement en Gaule, personne mieux que moi ne connaît la politique de Rome. Le pape français Gerbert, et surtout après lui le redoutable Grégoire VII, ont longtemps nourri une grande, une profonde pensée ; la voici : Façonner l'Europe catholique à obéir aux papes comme à la voix de Dieu lorsqu'ils prêcheront l'extermination des hérétiques, nos ennemis mortels ; mais à cette première guerre religieuse il fallait un prétexte et un but : le pape Gerbert les trouva.
-- Et ce but ? ce prétexte ?
-- Gerbert imagina la délivrance du tombeau du Christ, puisque, par la suite des temps, le saint sépulcre est tombé au pouvoir des Sarrasins, maîtres de la Syrie et de Jérusalem. Cette féconde idée, éclose dans le cerveau de Gerbert, couvée par Grégoire VII, l'Église la caressa constamment, prêchant d'abord aux peuples le pèlerinage de Jérusalem, afin d'aller y prier sur le tombeau du Seigneur, et de gagner ainsi la rémission de tous leurs péchés ; de la sorte, au retour des pèlerins, les peuples de Germanie, d'Espagne, de Gaule, d'Angleterre, entendirent peu à peu parler de Jérusalem, la ville sainte ; les pèlerinages se multiplièrent ; si long que fût le voyage, il ne parut pas impossible ; puis il assurait des indulgences pour tous les crimes, et, en fin de compte, c'était un voyage de plaisir pour les mendiants, les vagabonds, les serfs échappés des domaines de leurs maîtres ; ils trouvaient, par ordre de l'Église, bon gîte dans les abbayes, quelque argent dans les villes, et le passage gratuit sur les vaisseaux génois ou vénitiens jusqu'à Constantinople ; là, de nouveau, parfaitement accueillis par les prêtres de l'Église grecque, ils partaient ensuite pour Jérusalem, traversant la Syrie, gîtant de couvent en couvent ; puis, arrivés dans la ville sainte, ils y faisaient leurs dévotions.
-- Et tout cela sans empêchement des Sarrasins ; il faut l'avouer entre nous, Yéronimo, la tolérance de ces mécréants fut extrême... Les églises s'élevaient en paix à côté des mosquées ; les chrétiens vivaient tranquilles dans le pays, et les pèlerins n'étaient jamais inquiétés.
-- Oui, jusqu'au jour où les Sarrasins, sous prétexte d'anathèmes incessamment lancés contre l'abominable idolâtrie de Mahomet, par nos prêtres de Jérusalem, ont peu à peu alarmé les pèlerins, et enfin porté le marteau sur le saint temple de Salomon ! démolition expiée par le massacre de tous les juifs dans les pays de l'Europe. Au fond, peu nous importait la destruction du temple et le saint sépulcre, mais notre but était atteint : le chemin de Jérusalem connu ; les sandales des pèlerins isolés frayaient la route de la terre sainte, où plus tard la voix des papes devait pousser les peuples catholiques dans l'intérêt de l'Église ; le nombre des pèlerinages augmentait d'année en année ; aux mendiants, aux vagabonds, se joignaient souvent des seigneurs, certains d'obtenir par ce pieux voyage l'absolution des crimes les plus horribles ; aussi se livraient-ils sans contrainte à la férocité de leurs passions, puis partaient pour Jérusalem, et absous par ce voyage, ils revenaient dans leurs seigneuries. Ce perpétuel va-et-vient de gens de toute condition attirait de plus en plus les regards de l'Europe vers l'Orient. Les merveilles mensongères, mais éblouissantes, racontées par les pèlerins au retour de leur long voyage, les reliques qu'ils rapportaient et dont ils trafiquaient fructueusement, le respect dont l'Église les environnait à dessein, tout frappait de plus en plus l'esprit crédule et la grossière imagination des peuples. Grégoire VII prévoyait ces résultats ; il crut opportun de prêcher la guerre sainte ; l'Église éleva la voix : « Honte et douleur pour le monde catholique ! -- s'écria-t-elle, -- le sépulcre du Sauveur des hommes est au pouvoir des Sarrasins ! rois et seigneurs, marchez à la tête de vos peuples pour la délivrance du tombeau du Christ et l'extermination des infidèles... » À cet appel prématuré, l'Europe ne répondit point, Grégoire VII s'était trop hâté, l'heure des croisades n'avait pas encore sonné. Aujourd'hui le moment est venu, Urbain VI va mettre en œuvre la pensée de Gerbert et de Grégoire VII ; oui, le pape doit être maintenant arrivé en Auvergne pour commencer de prêcher la croisade en Gaule, le pays catholique par excellence.
-- Que dis-tu ? le pape...
-- J'aurais dû te garder le secret jusqu'à l'apparition des émissaires d'Urbain II en cette contrée ; par son ordre je les précède auprès de toi et des évêques de l'ouest de la Gaule.
-- Quoi ! des émissaires vont ici prêcher la croisade ?
-- Demain peut-être Coucou-Piètre et le chevalier Gauthier-sans-Avoir seront en Anjou ; voilà pourquoi, d'après le commandement d'Urbain II, je t'avais engagé à m'accompagner à Angers, où se doivent réunir d'autres prélats, afin de nous concerter sur les moyens à employer pour pousser le peuple à la croisade.
-- Et quels sont ces hommes chargés de la prêcher ?
-- L'un, Pierre-l'Ermite, vulgairement appelé Coucou-Piètre, est un moine, il a déjà deux fois accompli le pèlerinage de Jérusalem ; homme ardent, passionné, sa sauvage éloquence a sur les multitudes une action puissante ; son compagnon, Gauthier-sans-Avoir, chevalier d'aventure, joyeux et hardi Gascon, séduit par la gaieté de ses paroles et par ses éblouissantes promesses, ceux que n'entraîne point la farouche éloquence de Pierre-l'Ermite.
-- Yéronimo, ce que tu m'apprends me confond... Mais par quels moyens Urbain II espère-t-il mener ses projets à bonne fin ?
-- Je t'en instruirai tout à l'heure ; tels sont donc les principaux motifs de l'Église à pousser les peuples aux croisades : habituer l'Europe catholique à se lever à la voix des papes pour l'extermination des hérétiques... envoyer en Palestine grand nombre de ces seigneurs, qui disputent à l'Église les biens de la terre et la domination des peuples.
-- Certes, Yéronimo, la pensée est profondément politique ; je vois le but, mais comment l'atteindre ?
-- Tu le sauras ; laisse-moi d'abord appeler ton attention sur un dernier motif imprévu par Grégoire VII, mais qui, de nos jours, rend indispensable une grande migration de populaire vers la terre sainte. Est-il vrai qu'en Gaule, malgré les guerres privées des seigneurs et les misères du siècle, la population des serfs ait pullulé d'une manière effrayante depuis environ cinquante ans ?
-- En effet, la population serve, longtemps épuisée, décimée par les famines qui ont régné depuis l'an 1000 jusqu'en 1034, a recommencé de s'accroître, lorsque des temps d'abondance ont succédé aux disettes.
-- Oui, et surtout lorsque l'Église, désireuse de repeupler ses domaines, privés de serfs cultivateurs, a eu proclamé LA TRÊVE DE DIEU, grâce à laquelle, pendant quelques années, il a été interdit de se livrer aux guerres privées entre les seigneurs laïques ou ecclésiastiques pendant trois jours de chaque semaine.
-- Heureusement, Yéronimo, cette trêve de Dieu fut acceptée par les seigneurs, aussi désireux que nous de repeupler leurs terres ; plus tard, sans doute, les guerres ont recommencé plus acharnées que jamais, et au grand dommage de l'Église ; mais la population serve a cependant toujours augmenté, surtout depuis trente ans environ.
-- Or, réponds-moi, cet accroissement de plèbe n'a-t-il pas amené les révoltes formidables des serfs de Normandie et de Bretagne ? ne chantaient-ils pas, dans leur rébellion contre la sainteté de la servitude, que l'Église leur prêche comme moyen de salut éternel, ne chantaient-ils pas, ces audacieux : « Pourquoi nous laisserons-nous opprimer ? -- Ne sommes-nous pas hommes comme nos seigneurs ? -- Comme eux n'avons-nous pas des membres ? -- NOTRE CŒUR N'EST-IL PAS AUSSI GRAND QUE LE LEUR ? -- Ne sommes-nous pas cent, deux cents serfs contre un chevalier ? -- Battons-nous à coups de fourches ! à coups de faux ! -- À défaut d'armes ramassons les pierres du chemin. »
-- Oui, oui, Yéronimo, ces chants de révolte ont donné le signal de terribles insurrections en Normandie, en Bretagne ; deux ou trois mille de ces rebelles ont eu les yeux crevés, les pieds et les mains coupés.
-- Donc, pour conjurer à l'avenir de pareils soulèvements, il faut très-promptement évacuer au dehors ce trop plein de populaire ; car, du moment où la plèbe ne croira plus à l'efficacité de ses misères pour son salut, elle deviendra redoutable puisqu'elle a pour elle le nombre et la force ; or, comme il est urgent d'amoindrir et d'affaiblir cette mauvaise plèbe, elle partira pour la croisade.
-- Que veux-tu dire ?
-- N'est-il pas évident que sur chaque milliers de serfs qui abandonneront la Gaule pour aller guerroyer en Palestine, une centaine à peine arrivera jusqu'à Jérusalem ? Songe au voyage de cette multitude de misérables partant à la grâce de Dieu, en haillons, sans provisions, accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants, ayant à traverser la Germanie, la Hongrie, la Bohème, la Bulgarie, le pays du Danube, et tant d'autres nations que ces bandes désordonnées soulèveront par leurs excès, leurs voleries, leurs massacres, puisque, durant un si long voyage, de pareilles multitudes ne sauraient vivre qu'en pillant et ravageant sur leur route ; les trois quarts de ces croisés seront exterminés ou morts de faim, de fatigue, avant d'avoir pu atteindre Jérusalem ; le petit nombre d'entre eux qui arrivera devant la ville sainte pour en faire le siège sera décimé ; il ne reviendra donc pour ainsi dire point du tout de cette vile et dangereuse populace !
-- Yéronimo, il est insensé de croire qu'elle s'aventurera dans un si lointain et si périlleux voyage !
Le moine romain haussa encore les épaules et reprit : -- Quelle est la vie des vilains et des serfs dans les seigneuries laïques ou ecclésiastiques ?
-- Leur vie est atroce.
-- De toutes les servitudes, laquelle leur pèse davantage ? n'est-ce pas d'être enchaînés à la glèbe ? de ne pouvoir faire un pas hors des limites du territoire de leur seigneur ?
-- Oui, pour le plus grand nombre, cette servitude est affreuse.
-- Et lorsque, prêchant la croisade pour la guerre sainte, l'Église dira à ces milliers de misérables enchaînés à la glèbe : « -- Allez ! vous êtes libres, partez ! allez combattre les Sarrasins en Palestine, le pays des merveilles, là vous ramasserez un immense butin ! ne vous occupez pas des besoins du voyage, Dieu y pourvoira, et vous ferez par surplus votre salut éternel ! » tu crois que les serfs ne partiront pas en masse, entraînés par le désir de jouir de leur liberté, par la soif du butin, par l'esprit d'aventure, et par la pieuse ardeur de délivrer le saint sépulcre des outrages des infidèles !
-- Yéronimo, -- reprit l'évêque de Nantes en secouant la tête, -- le besoin de liberté, l'esprit d'aventure, l'espoir du butin, pousseront peut-être ces malheureux en Palestine ; mais c'est un faible mobile que le pieux désir de venger le tombeau du Sauveur des outrages des infidèles ! Franchement ? quelque crédule que l'on soit, lorsque l'on se figure le Christ trônant au ciel, dans l'éternité de sa gloire, à côté de son père, le Dieu tout-puissant, ne semble-t-il pas indifférent que le sépulcre de Jésus reste vide aux mains des mécréants ? La divinité n'est elle pas au-dessus d'un tel fait ? Crois-tu possible, malgré leur aveuglement, de passionner les multitudes pour une semblable cause et de les entraîner en Syrie, à douze ou quinze cents lieues des Gaules ?
-- Je te dis, moi, que lorsque à cette sainte cause, éloquemment prêchée par l'Église, se joindront la soif de la liberté, l'espoir du butin, la certitude de gagner le paradis et la curiosité d'un avenir inconnu, qui ne saurait être pire que le présent, l'entraînement des populations vers la Palestine deviendra irrésistible !
-- Je l'accorde ; mais les seigneurs laisseront-ils ainsi dépeupler leurs terres, en permettant aux serfs de partir pour la croisade ?
-- Les seigneurs redoutent autant que nous la révolte des serfs ; en cela notre intérêt est commun ; puis ce trop plein de populaire, qu'il est d'une sage politique de déverser au dehors, se compose au plus du tiers de la plèbe ; ce tiers seul partira.
-- Qui t'assure qu'un plus grand nombre ne cédera pas à l'entraînement que tu crois irrésistible ?
-- Cette plèbe est devenue lâche par l'habitude de l'esclavage qui pèse sur elle depuis la conquête franke, si profitable à l'Église catholique ; la preuve de l'hébétement, de la couardise de ces peuples, si vaillants jadis sous l'influence druidique, est dans leur stupide résignation à la servitude, dont l'Église prêche la sainteté ; une partie minime d'entre eux est assez disposée à la révolte ; or ceux-là, les plus impatients du joug, les plus intelligents, les plus aventureux, les plus hardis, et conséquemment les plus dangereux, seront les plus ardents à s'en aller en Palestine, de la sorte nous serons délivrés de ces mauvais incitateurs de rébellions.
-- Cette remarque est profondément juste.
-- Ainsi, un tiers au plus de la plèbe rustique émigrera ; ceux qui resteront suffiront à cultiver la terre ; moins nombreux à la tâche, leur labeur augmentera, tant mieux ! Bœuf lourdement chargé, âne lourdement bâté ne se regimbent point ! toute nouvelle révolte sera conjurée.
-- En vérité, Yéronimo, j'admire les puissantes combinaisons de la politique des papes ; mais l'un des résultats les plus importants de cette politique serait de nous délivrer d'un grand nombre de ces maudits seigneurs, toujours en guerre contre nous. Ah ! ceux-là ne seront pas comme les serfs, poussés par le désir d'échapper à un sort affreux ou de jouir de leur liberté !
-- Tu te trompes...
-- Que veux-tu dire ?
-- Grand nombre d'entre eux seront aussi désireux que leurs serfs de changer de condition ; après tout, quelle est la vie de ces seigneurs ? n'est-ce pas celle de chefs de brigands ? toujours en guerre ? toujours l'œil et l'oreille au guet, de crainte d'être attaqués ou surpris par leurs voisins ? ne pouvant sortir que rarement et à main armée de leurs seigneuries ? toujours forcés de se retrancher dans leurs repaires ? s'enivrer, assouvir leur luxure sur les femmes de leurs domaines, pressurer serfs et vassaux, rançonner, torturer les voyageurs, guerroyer sans cesse, dis, n'est-ce pas là leur vie ? crois-moi, ces hommes farouches se lassent ou se lasseront de cette existence sauvage et violente.
-- Plusieurs fois, en effet, j'ai été frappé de leur mortel ennui, et de cet ennui Neroweg VI lui-même est, je le sais, profondément atteint.
-- Maintenant, lorsque ces hommes souillés de crimes, presque aussi abrutis que leurs serfs, ayant tous plus ou moins au fond de l'âme la peur du diable, entendront des prêtres inspirés leur dire : « Vous étouffez dans vos noires citadelles de pierre, vous vous disputez les maigres dépouilles de quelques voyageurs ou les terres infécondes de l'Occident, terres peuplées de misérables, plus semblables à des bêtes qu'à des êtres humains ; quittez le sol ingrat, et le sombre ciel de l'Occident ! venez en Palestine, venez en Orient, pays d'azur et de soleil ! terre féconde, splendide, radieuse, aux villas magnifiques, aux palais de marbre, aux coupoles dorées, aux jardins délicieux peuplés de femmes enchanteresses ! venez en Palestine ! là vous trouverez des trésors accumulés par les Sarrasins depuis des siècles, trésors si prodigieux qu'ils suffiraient à couvrir d'or, de rubis, de perles, de diamants la route de la Gaule à Jérusalem ! tout cela, Dieu vous le donne ! Oui, terre féconde, palais, femmes, trésors, le Tout-Puissant les donne aux fidèles qui s'en iront à Jérusalem venger le saint sépulcre des outrages des Sarrasins ; venez, venez à la guerre sainte ! si énormes que soient vos crimes, vous en êtes absous par cette pieuse entreprise ! » Simon, je te l'affirme, une infinité de seigneurs mordront de toute la force de leurs lourdes mâchoires à cet hameçon étincelant de tous les feux du soleil d'Orient ?
-- Je ne dis pas non, Yéronimo, -- reprit l'évêque de Nantes en réfléchissant, -- je ne dis pas non.
-- Et moi je dis oui, cent fois oui. Quoi ! ces pillards féroces, rongés par l'ennui, ne quitteraient pas leurs sinistres donjons pour ces villes de marbre et d'or peuplées de femmes enivrantes ? Quoi ! ces rudes hommes, chevauchant de l'aube au soir pour guerroyer ou rapiner, reculeraient devant les périls, la longueur d'un tel voyage ? Quoi ! ces fervents catholiques, souillés de crimes, manqueraient cette occasion de faire leur salut éternel, en pillant les richesses de l'Orient et se partageant cette terre promise ? Non, non, crois-moi, le fruit est mur, il s'agit de le cueillir avec prudence et dextérité ! Le moment est venu, l'heure des croisades, a sonné ; au premier appel de l'Église un nombre immense de serfs et de seigneurs vont se mettre en route pour la terre sainte. Et maintenant, résumons en deux mots les avantages immenses de l'Église à mouvoir cette croisade : Premièrement, rois et seigneurs, engagés par cette première guerre sainte, et au besoin poussés par la farouche crédulité des peuples, sont désormais forcés de marcher à la voix du pape contre les infidèles ou les hérétiques du dedans ou du dehors ! Viennent de nouvelles hérésies, l'Église les brave ; à sa voix elles seront écrasées dans le sang ! secondement, nous déversons hors du pays le trop plein de la plèbe serve en ce qu'elle a de plus redoutable, et s'il en revient, il en reviendra peu ! troisièmement, l'Église est délivrée d'un grand nombre de ces brigands féodaux, nos rivaux en domination et en richesses ; et de ceux-ci, non plus que des serfs, il reviendra peu... ou prou ; quatrièmement, écoute ceci, c'est chose capitale : les seigneurs partant pour Jérusalem auront, n'est-ce pas, besoin de grosses sommes pour entreprendre un pareil voyage ; cet argent, comment se le procureront-ils ? en vendant terres seigneuriales et droits souverains ; or, en ces circonstances pressantes, qui peut, sinon l'Église, dont le coffre est toujours bien garni, acheter ces grand domaines ? Pouvant seule acheter, elle n'achètera qu'à vil prix ; voici donc une partie de la seigneurie dépossédée de ses biens, de ses droits au profit du clergé.
-- Yéronimo, ne crains-tu pas que la seigneurie étant ainsi dépouillée, ruinée, amoindrie, la royauté, aujourd'hui sans puissance, se relève... et fondant son pouvoir sur la ruine de ses grands vassaux, ne veuille partager avec nous la domination des peuples ?
-- Si la royauté nous gêne ou nous menace, nous attaquerons les rois ; l'Église les tolère lorsqu'ils la servent, mais d'instinct elle ne les aime point ; les rois sont nos rivaux ; un jour ou l'autre le trône peut jeter son ombre sur l'autel ; ce jour venu, nous démolirons les trônes ; les peuples ne doivent obéir qu'à un maître et trembler devant lui ; ce maître unique, c'est le pape, l'infaillible représentant de Dieu ici-bas, le seul dispensateur de ses récompenses ou de ses châtiments éternels, par l'entremise de nous autres prêtres !
-- Ah ! Yéronimo, Yéronimo ! l'avenir de l'Église catholique m'apparaît dans sa formidable majesté ; tu me fais maintenant regretter la vie.
-- Je te l'ai dit, cet entretien a trait à notre position actuelle de prisonniers de ce bandit de Neroweg VI...
-- Voilà ce que je ne peux comprendre.
-- D'après ce que tu m'as appris du seigneur de Plouernel, il doit être l'un de ces farouches ennuyés qui mordront à pleine mâchoire l'éblouissant hameçon des merveilles de l'Orient ?
-- Je le crois.
-- Il va te faire mettre à la torture pour t'extorquer la donation des terres de ton diocèse, que depuis longtemps il convoite ; préviens la torture ; accorde tout, absolument tout ; demain sans doute Pierre l'Ermite et Gauthier-sans-Avoir seront partis d'Angers pour venir en ce pays prêcher la croisade ; Neroweg VI partira, ta donation sera nulle.
-- Mais s'il ne part pas ? mais si, non content de la donation, il veut me faire mourir dans les supplices pour assouvir sa haine contre moi ?
L'entretien de l'évêque de Nantes et du légat du pape de Rome fut interrompu par un bruit sourd, étrange, qui semblait sortir de l'intérieur de l'épaisse muraille... Les deux prêtres tressaillirent, se levèrent, se regardèrent ; puis, se rapprochant du mur, prêtèrent l'oreille de ce côté avec anxiété ; mais, au bout de quelques instants, le bruit diminua et cessa complètement.
Le cachot de Bezenecq-le-Riche et de sa fille était, comme les autres cellules souterraines, dallé de pierres et voûté, mais situé au second étage de ces lieux redoutables, aussi la lumière pénétrait plus vive à travers l'étroite meurtrière ; l'on voyait au milieu de ce cachot un gril de fer long de six pieds, large de trois, assez élevé au-dessus du sol, et composé de barres de fer peu éloignées les unes des autres ; des chaînes, des anneaux ajustés à ce gril servaient à maintenir la victime. Les débris éteints d'un brasier récemment allumé sous cet instrument de supplice où l'on étendait le patient, noircissaient encore les dalles ; non loin de là, deux autres engins de torture, construits avec une ingénieuse férocité, complétaient ces sinistres appareils ; l'un, barre de fer saillante, sorte de potence scellée dans le mur à une hauteur de sept à huit pieds au-dessus du sol, se terminait par un carcan de fer s'ouvrant et se fermant à volonté ; une grosse pierre pesant environ deux cents livres, garnie d'un anneau et de courroies de suspension, était déposée au-dessous de cette potence ; à quelques pas de là et aussi scellé dans le mur, saillissait un croc gigantesque recourbé, très-aigu, et pareil à ceux dont les bouchers se servent pour accrocher les quartiers de bœuf ; les dalles, partout ailleurs verdâtres d'humidité, étaient d'un brun sanguin au-dessous de ce croc. En face de cet instrument de supplice apparaissait, grossièrement sculpté dans la muraille, et destiné à redoubler l'épouvante des prisonniers, une sorte de masque grimaçant, hideux, moitié bête, moitié homme ; ses yeux et l'ouverture de sa gueule béante, profondément creusés, ressemblaient à des trous noirs ; enfin, placée près de la porte du cachot, une longue caisse de bois remplie de paille servait de lit, là était étendue la fille du bourgeois de Nantes, blême comme une morte et glacée de terreur ; tantôt son corps tressaillait de frissonnements convulsifs, tantôt elle demeurait immobile, les yeux fermés, sans que ses larmes cessassent de sillonner son visage livide. Bezenecq-le-Riche, assis au bord de la couche de paille, les coudes sur ses genoux, son front caché dans ses mains, disait : -- Qu'ai-je appris ? Le seigneur de Plouernel... lui ? un descendant de Neroweg ! La rencontre est étrange, fatale !
-- Ah ! mon père, -- murmura la jeune fille d'une voix défaillante, -- cette rencontre est l'arrêt de notre mort !
-- L'arrêt de notre ruine, mais non de notre mort ! Rassure-toi, pauvre enfant, le seigneur de Plouernel ignore que notre obscure famille s'est trouvée en lutte avec la sienne à travers les âges... Mais, lorsque ce baillif a prononcé le nom de Neroweg VI, que je n'avais pas encore entendu pendant cette journée maudite, et qu'interrogé par moi, cet homme m'a répondu que son maître appartenait à l'ancienne famille franque des Neroweg, établie en Auvergne depuis la conquête des Gaules par Clovis, je n'ai conservé aucun doute, et malgré moi j'ai frémi, au souvenir des légendes de notre famille, qu'autrefois mon père nous lisait à LAON, et qui sont restées en ce pays entre les mains de Gildas, mon frère aîné !
-- Ah ! pourquoi notre aïeul a-t-il quitté la Bretagne ?... Cette contrée n'est peut-être pas soumise comme celle-ci à la tyrannie des seigneurs !
-- Hélas ! chère enfant, je te l'ai dit, notre aïeul qui, seul parmi les autres descendants de Joel dispersés en Gaule ou dans les pays lointains, avait continué d'habiter près des pierres sacrées de Karnak, le berceau de notre famille, n'a pu souffrir plus longtemps l'oppression des seigneurs bretons, devenus, depuis leur alliance avec le clergé catholique, aussi cruels que les seigneurs franks ! Notre aïeul a vendu le peu qu'il possédait, s'est embarqué à Vannes avec sa femme, sur un vaisseau commerçant venant d'Abbeville ; arrivé dans cette cité, notre aïeul s'est livré à un modeste trafic ; plus tard, mon père est allé s'établir dans cette même province de Picardie, à Laôn, où mon frère aîné Gildas exerce encore le métier de maître corroyeur. En venant par mer, d'Abbeville à Nantes, trafiquer des objets de notre commerce, fabriqués à Laôn, j'ai connu ta mère... fille du marchand auquel j'étais adressé. Je l'ai passionnément aimée. Ses parents ne voulurent pas se séparer d'elle, et les miens, à grand regret, consentirent à notre union, qui m'éloignait pour jamais d'eux car, hélas ! je ne les ai jamais revus... Je me suis enrichi en m'associant au négoce du père de ta mère. Lorsque je l'ai perdue, tu étais encore enfant ; sa mort fut le plus grand chagrin de ma vie ; mais tu me restais, toi ! tu grandissais en grâce, en beauté ; enfin, tout me souriait... j'étais heureux, et voilà qu'aujourd'hui, en nous rendant aux vœux de ton aïeule... -- Puis s'interrompant, Bezenecq-le-Riche s'écria désespéré : -- Oh ! c'est affreux ! -- Et il reprit avec amertume : -- Peut-être aussi est-ce une juste punition !
-- Une punition !... et quel mal avons-nous jamais fait à personne... mon bon père ?
-- Toi !... innocente enfant !... Ah ! Dieu me garde de t'accuser.
-- Mais vous, de quoi vous accusez-vous ?
-- Ah ! -- reprit le bourgeois de Nantes en soupirant, -- mon bonheur m'a fait oublier le malheur de nos frères !
-- Que dites-vous ?
-- Isoline... ces millions de serfs, de vilains qui peuplent les terres des seigneurs et du clergé... Ces malheureux serfs, chaque jour mourant d'épuisement, de misère, et dont les cadavres pendent aux fourches patibulaires ; ces malheureux sont comme nous de race gauloise ! et pour quelques citadins vivant parfois à peu près tranquilles dans les cités, lorsqu'ils ont par hasard, ainsi que nous autres habitants de Nantes, pour seigneur un évêque assez bon homme, des millions de serfs et de vilains sont victimes des seigneuries et de l'Église !
-- Hélas ! mon père, le cœur me saigne en songeant à ces maux ; mais que faire ?
-- Ne pas lâchement courber la tête !... Ah ! mon père parlait en homme vaillant, généreux et sensé, lorsqu'il disait aux autres bourgeois de la ville de Laôn : « -- Nous sommes souvent soumis aux exactions ou aux violences de l'évêque, notre seigneur, mais enfin, nous autres citadins, nous jouissons de certaines franchises ; c'est donc à nous, plus intelligents et moins misérables que les serfs des campagnes, d'aider à leur affranchissement, en nous en affranchissant d'abord, et leur donnant ainsi l'exemple de la révolte contre l'oppression ; s'ils se soulèvent d'eux-mêmes contre leurs seigneurs, comme en Bretagne, comme en Normandie, comme en Picardie, mettons-nous à leur tête... N'est-ce pas une honte, une indigne lâcheté de laisser écraser, supplicier ces malheureux pour une cause qui est également la nôtre ! La tyrannie des nobles et des prêtres ne pèse-t-elle pas sur nous ? Ne sommes-nous pas aussi la proie des brigands féodaux, lorsque nous sortons de l'enceinte de nos villes, où nous souffrons déjà tant d'avanies ! » -- Mais les paroles de mon père étaient vaines, nos citadins tremblaient à la pensée d'une courageuse rébellion, craignant de risquer leurs biens, d'empirer leur sort ! Ils blâmaient l'audace de mon père ; moi-même devenu riche, je l'ai blâmée, disant comme tant d'autres : « -- La condition des serfs est horrible ; mais je n'irai pas aventurer mon avoir et ma vie, en me mettant à la tête d'une insurrection. » -- Qu'est-il arrivé de notre lâche et égoïste insouciance ? L'audace des seigneurs a été croissant, nous ne pouvons plus mettre le pied hors des cités, sans être exposés aux brigandages des châtelains. Ah ! mon enfant, je te le répète ! je suis puni d'avoir méconnu les enseignements de mon père... C'est mon juste châtiment, s'il ne frappait que moi, je me résignerais... Mais toi... mais toi !
-- Vous le voyez... nous sommes perdus... il n'y a plus d'espoir ! -- s'écria la jouvencelle, dont les sanglots éclatèrent ; -- la mort... une mort affreuse nous attend ! -- Et Isoline, dont les dents se heurtaient d'épouvante, montra du geste à son père les instruments de torture qui garnissaient le cachot ; puis, cachant son visage entre ses deux mains, elle poussa des gémissements convulsifs.
-- Isoline ! -- reprit Bezenecq d'une voix suppliante et désolée, -- ma bien-aimée fille... entends la raison : tes terreurs sont exagérées... l'aspect de ce souterrain t'épouvante. Hélas ! je le comprends ; mais, je t'en conjure, raisonnons un peu, voyons : Lorsque j'aurai souscrit d'avance à tout ce que le seigneur de Plouernel peut exiger de moi ? Lorsque j'aurai consenti à me dépouiller pour lui de tout ce que je possède au monde ? dis ? que veux-tu qu'il me fasse ? À quoi lui servirait de me torturer ? Il n'a pas contre moi de haine personnelle ; il en veut à mes biens, je donnerai tout, absolument tout, pourquoi nous tuerait-il ? Quand je m'afflige du châtiment qui me frappe, je parle de notre ruine...
-- Bon père... vous voulez me rassurer...
-- Certainement ! notre sort n'est-il pas assez malheureux déjà ? pourquoi assombrir encore la réalité ? J'espérais te doter richement, te laisser plus tard mes biens, qui auraient assuré le bonheur de tes enfants... et je vais être dépouillé de tout ! à cinquante ans passés, me voici devenu aussi pauvre qu'un serf, réduit à te voir partager ma pauvreté, toi, mon Dieu ! toi, pour qui j'avais travaillé avec tant d'amour !
-- Ah ! si le seigneur de Plouernel nous accordait la vie... j'aurais peu de souci de ces richesses que vous regrettez pour moi.
-- Et je n'aurai pas moins de courage que toi ! -- dit Bezenecq en serrant tendrement entre les siennes les mains de sa fille, -- je me figurerai avoir placé tout mon argent à bord d'un vaisseau et que le vaisseau a péri, voilà tout ; enfin, cela aurait pu arriver, n'est-ce pas ? et en ce cas, me serais-je laissé abattre ? me serais-je lâchement résigné à voir mon Isoline souffrir de la misère ? Non, non ! Oh ! malgré mes cinquante ans je suis vert encore et courageux, va ! Aussi, sais-tu mon projet, douce enfant ? Une fois hors de cet infernal château, nous retournons à Nantes, je vais trouver mon compère Thibaut-l'Argentier ; il sait mon aptitude au commerce, il m'emploiera chez lui, mon salaire suffira pour nous deux ; seulement, Belle Isoline, -- ajouta Bezenecq en tâchant de sourire dans l'espoir de calmer les craintes de sa fille, -- il vous faudra, de vos petites mains blanches, coudre vos robes et préparer notre frugal repas ; au lieu de notre maison de la place du marché Neuf, nous habiterons quelque humble réduit du quartier des Remparts ; mais, bah ! qu'importe, quand on a le cœur joyeux ! et puis, j'aurai toujours bien en poche quelques deniers, pour acheter de temps à autre, en revenant au logis, un frais ruban pour ta gorgerette, ou un bouquet de roses pour fleurir ta chambrette.
Malgré sa terreur, Isoline ne put s'empêcher de céder aux consolantes espérances du bourgeois de Nantes ; aussi, fermant les yeux afin de ne pas être rappelée à l'horrible réalité par la vue du hideux masque de pierre et des instruments de supplice, la jouvencelle cacha son visage dans le sein de son père, et murmura d'une voix émue : -- Oh ! si tu disais vrai ! si nous pouvions sortir de ce château ? Loin de regretter nos richesses perdues je remercierais Dieu, car je pourrais au moins, à mon tour, travailler pour toi !
-- Pas du tout, damoiselle Isoline, je saurai, moi, suffire à tout, -- reprit gaiement Bezenecq, -- qui sait, d'ailleurs, si je ne trouverai pas bientôt un aide ? Oui, qui nous dit qu'un digne garçon ne te demandera pas en mariage ? s'enamourant de cette chère petite figure, lorsqu'elle aura repris ses fraîches couleurs ? -- ajouta le marchand en embrassant tendrement sa fille ; -- et elles ne seront pas longtemps à revenir, ces fraîches couleurs... Non, non, tu as beau secouer la tête... Réponds, méchante ? toi qui aimes tant les fleurs et les connais si bien, que je soupçonne entre vous quelque mystérieuse intelligence ; ne les as-tu pas vues : tristes languissantes, lorsqu'elles manquent d'air et de soleil, renaître en un instant au grand jour, plus fraîches, plus brillantes que jamais !
-- Mon père, -- dit soudain Isoline en indiquant d'un geste épouvanté la muraille dans laquelle était sculpté le hideux masque de pierre, -- les yeux profonds de cette tête semblent s'illuminer intérieurement... Voyez, voyez ces lueurs qui s'en échappent !
Le marchand tourna vivement la tête du côté du mur que lui indiquait sa fille et auquel il tournait alors le dos, mais déjà les lueurs avaient disparu ; Bezenecq crut à une illusion de l'esprit effrayé d'Isoline, et répondit : -- Tu te seras trompée ; comment veux-tu que les yeux de cette laide figure jettent des lueurs ? il faudrait donc qu'il y eût une lumière dans l'épaisseur de la muraille ; est-ce possible, mon enfant ?
La porte du cachot faisait face au masque de pierre ; soudain elle s'ouvrit. Bezenecq-le-Riche et sa fille virent entrer le baillif Garin-Mange-Vilain et le tabellion du seigneur de Plouernel, suivis de plusieurs gens à figures sinistres ; l'un portait un soufflet de forge et un sac de charbon ; un autre de ces hommes était chargé de plusieurs fagots. Isoline, un moment rassurée par son père, mais rappelée à la réalité par l'approche des bourreaux, jeta un cri d'effroi ; Bezenecq, pour calmer les angoisses de sa fille, se leva et dit au baillif d'une voix ferme, en lui désignant le tabellion : -- Ce cher maître qui tient des parchemins sous son bras est sans doute le notaire du seigneur comte ? -- Garin-Mange-Vilain fit un signe de tête affirmatif. -- Ce notaire, -- poursuivit le bourgeois de Nantes, -- vient me faire signer l'acte par lequel je consens à payer rançon ? -- Le baillif fit un nouveau signe de tête affirmatif. Bezenecq s'adressant alors à sa fille et affectant le calme, presque la gaieté : -- Ne crains rien, chère enfant, moi et ces dignes hommes, nous allons à l'instant être d'accord ; après quoi, j'en suis certain, nous n'aurons rien à redouter d'eux, et ils nous mettront en liberté ; or donc, maître tabellion, je consens à faire par acte authentique, en faveur du seigneur de Plouernel, don et cession de tous mes biens, consistant en cinq mille trois cents pièces d'argent, déposées chez mon compère Thibaut, l'argentier et monnoyeur de l'évêque de Nantes ; 2° en huit cent soixante pièces d'or et neuf lingots d'argent, déposés dans ma maison en un endroit secret, dont je donnerai connaissance à la personne que le seigneur comte chargera d'aller à Nantes ; 3° en une assez grande quantité de vaisselle d'argent, étoffes précieuses et meubles, qu'il sera très-facile de charroyer ici, moyennant l'ordre que je vais à ce sujet écrire à mon serviteur de confiance ; enfin, il reste ma maison, mais comme il serait peu praticable, mes dignes maîtres, de la faire transporter ici, je vais écrire et vous remettre une lettre pour mon compère Thibaut ; deux jours même avant mon départ de Nantes, il m'avait proposé d'acheter ma maison au prix de deux cents pièces d'or ; il maintiendra son offre, j'en suis certain, surtout lorsqu'il saura, par un mot de moi, la position difficile où je me trouve ; c'est donc deux cents pièces d'or de plus que, sur mon avis, Thibaut devra remettre à l'envoyé du seigneur de Plouernel ; ces donations faites, il nous reste à moi et à ma fille les vêtements que nous avons sur le corps... Maintenant, digne tabellion, écrivez la donation, je la signerai, j'y joindrai des lettres pour mon serviteur et pour mon compère l'argentier ; celui-ci connaît trop les choses de ce temps-ci, pour ne pas s'empresser d'acquiescer à mon désir au sujet du dépôt qu'il a entre les mains et de l'achat de ma maison ; il remettra la somme au messager que le seigneur comte va dépêcher à Nantes ; quant à l'argent qui se trouve chez moi dans un réduit secret il sera facile, grâce à cette clef et aux indications que je vais dicter au tabellion, de...
-- Il faudrait d'abord que le notaire écrivît la donation, et toi les lettres à ton compère, -- dit Garin en interrompant Bezenecq-le-Riche ; -- les renseignements sur le réduit secret viendraient ensuite...
-- Vous avez raison, cent fois raison, digne baillif, -- reprit vitement le bourgeois de Nantes, complètement rassuré par l'accent de Garin et ne pouvant contenir sa joie, il se croyait déjà sauvé ; aussi, se penchant vers sa fille, assise au bord du lit de paille et l'embrassant avec des larmes de bonheur, il lui dit à demi-voix : -- Eh bien ! avais-je tort, chère peureuse, de te certifier que, moyennant un complet et loyal abandon de tous mes biens, ces dignes maîtres ne nous voudraient aucun mal ? -- Puis, embrassant de nouveau Isoline, dont la frayeur commençait à faire place à l'espérance, et essuyant du revers de sa main les larmes qu'il versait malgré lui, il dit à Garin : -- Excusez, baillif, vous comprendriez mon émotion si vous saviez les folles terreurs de cette pauvre enfant... Mais que voulez-vous, à son âge, ayant jusqu'ici vécu heureuse auprès de moi... elle s'alarme vite...
-- Nous disons : premièrement cinq mille trois cents pièces d'argent déposées chez l'argentier Thibaut, -- dit le tabellion de sa voix aigre en interrompant Bezenecq ; et s'asseyant au rebord du gril il écrivit sur ses genoux, éclairé par la lueur d'une lanterne. -- Puis, secondement, -- poursuivit-il, -- combien y a-t-il de pièces d'or dans le trésor secret de la maison de Nantes ?
-- Huit cent soixante pièces d'or, -- se hâta de répondre Bezenecq, comme s'il avait eu hâte d'être débarrassé de ses richesses ; -- de plus, neuf lingots d'argent de différentes grosseurs. -- Et en continuant d'énumérer ainsi ses biens au tabellion qui les inscrivait à mesure, le marchand serrait avec ivresse les mains de sa fille, pour augmenter sa confiance et son courage.
-- Maintenant, Bezenecq-le-Riche, -- dit Garin, -- il nous faudrait les deux lettres pour ton serviteur de confiance et pour ton compère Thibaut l'argentier.
-- Secourable tabellion, -- répondit le marchand, -- prêtez-moi votre tablette, donnez-moi deux parchemins et une plume, je vais écrire là sur les genoux de ma fille. -- Et se plaçant, en effet, aux genoux d'Isoline, sur lesquels il posa la tablette du notaire, il écrivit les lettres, disant parfois à la pauvre enfant en souriant : -- Ne fais donc pas ainsi trembler ma table... tu donnerais à ces dignes hommes mauvaise opinion de mon écriture... -- Les deux lettres achevées, le marchand les remit à Garin, qui, après les avoir lues, ajouta :
-- Maintenant, il nous faudrait les renseignements sur ton trésor secret.
-- Voici deux clefs, -- dit le marchand en les tirant de sa poche, -- l'une ouvre une sorte de petit caveau qui donne dans la pièce qui me sert de comptoir...
-- Dans la pièce qui lui sert de comptoir, -- répéta le tabellion en écrivant à mesure les paroles du marchand. Celui-ci poursuivit : -- L'autre clef ouvre un coffre garni de fer, placé au fond de ce réduit ; dans ce coffre, l'on trouvera les lingots d'argent et une cassette contenant les huit cent soixante pièces d'or. Je ne possède pas un denier de plus, aussi, mes dignes maîtres, nous voici ma fille et moi aussi pauvres que les plus pauvres des serfs, car je n'ai pas fait tort d'une obole au seigneur de Plouernel... Mais le courage ne nous manquera pas ! -- Pendant que le tabellion achevait de transcrire les paroles de Bezenecq, celui-ci, uniquement occupé de sa fille, ne remarquait, non plus qu'elle, ce qui se passait à quelques pas de lui dans ce cachot, faiblement éclairé par la lueur des lanternes, car la nuit était venue : l'un des bourreaux commençait d'entasser le charbon et les fagots sous le gril. -- Le seigneur de Plouernel peut envoyer à Nantes son messager avec une escorte, -- dit Bezenecq à Garin-Mange-Vilain ; -- si ce messager se hâte, il sera de retour demain dans la nuit ; nous ne serons sans doute, ma fille et moi, remis en liberté que lorsque le seigneur comte sera en possession de mes biens ; seulement, en attendant notre départ du château, soyez assez généreux, baillif, pour nous faire conduire dans un endroit quel qu'il soit, mais moins sinistre que celui-ci... Ma pauvre enfant est brisée de fatigue ; de plus, elle est fort craintive, aussi passerait-elle une triste nuit dans ce cachot, au milieu de ces instruments de torture...
-- Puisque tu parles de ces engins de supplice, -- dit Garin-Mange-Vilain avec un sourire étrange et prenant la main du bourgeois, -- viens, Bezenecq-le-Riche, je veux t'expliquer leur usage...
-- Je suis, je vous l'avoue, digne baillif, peu curieux de ces choses-là...
-- Viens toujours, Bezenecq-le-Riche.
-- Ce surnom de Riche que vous persistez à me donner n'est plus le mien, -- dit le marchand avec un triste sourire ; -- appelez-moi plutôt Bezenecq-le-Pauvre.
-- Oh ! oh ! -- fit Garin d'un air de doute, en hochant la tête ; et il ajouta : Viens, Bezenecq-le-Riche.
-- Mon père ! s'écria Isoline avec inquiétude en voyant le bourgeois s'éloigner d'elle, -- où vas-tu ?
-- Ne crains rien, chère enfant ; reste là, je vais donner au baillif quelques renseignements sur la route que doit prendre le messager du seigneur comte. -- Et craignant de mécontenter Garin, il le suivit, heureux de ce qu'Isoline ne pouvait entendre la lugubre explication qu'il allait recevoir de Mange-Vilain. Celui-ci s'arrêta d'abord devant la potence de fer terminée par un carcan ; l'un, des bourreaux ayant haussé sa lanterne à l'ordre de Garin, il dit au marchand : -- Ce carcan, tu le vois, s'ouvre à volonté.
-- Oui, de telle sorte que l'on y introduit sans doute le cou du patient ?
-- C'est cela, on le fait monter à l'échelle que voici ; puis, une fois qu'il a le cou dans le carcan on ôte l'échelle, on referme le collier de fer au moyen d'une clavette ; or, la potence se trouvant élevée de neuf à dix pieds au-dessus de terre...
-- Le patient demeure pendu et étranglé ?
-- Non pas ! Il demeure, suspendu... mais non pendu, le carcan est trop large pour l'étrangler ; aussi, lorsque notre homme est ainsi gigotant à égale distance de la voûte et du sol, on lui attache avec ces courroies cette grosse pierre aux pieds, afin de modérer ses gigotements.
-- Ce tiraillement doit être atroce.
-- Atroce, Bezenecq-le-Riche, atroce ! figure-toi que la mâchoire se déboîte, le cou s'allonge, les jointures des genoux et des cuisses se disloquent et craquent à les entendre à dix pas ; cependant, Bezenecq-le-Riche, croirais-tu qu'il se rencontre des têtus assez têtus pour ne point se rendre à cette première épreuve ?
-- Ce que je ne comprends point, -- reprit le marchand en dissimulant l'horreur qu'il éprouvait, -- c'est qu'au lieu de s'exposer à cette torture, on ne donne pas tout de suite loyalement tout ce qu'on possède, ainsi que je l'ai fait... Au moins l'on échappe au supplice et l'on recouvre sa liberté ; n'est-ce pas, digne baillif ?
-- Oh ! toi, Bezenecq-le-Riche... tu es la perle des citadins !
-- Vous me flattez... j'ai seulement fait un raisonnement très simple, -- ajouta le marchand essayant de capter la bienveillance de Garin, dans l'espoir d'obtenir un réduit convenable pour lui et pour Isoline ; -- je disais tout à l'heure à ma fille : Supposons que ma fortune entière soit placée à bord d'un vaisseau ? il naufrage, je perds tout mon avoir, je me trouve absolument dans la même position où je suis aujourd'hui ; mais, loin de me laisser abattre, je me mets à travailler de nouveau avec courage pour soutenir mon enfant... N'est-ce pas le meilleur parti à prendre, digne baillif ?
-- Tu n'en seras jamais réduit là... Bezenecq-le-Riche !
-- Vous aimez à plaisanter, il vous plaît de me donner ce surnom de riche, à moi, maintenant non moins pauvre que Job.
-- Non, non, je ne plaisante point... Mais revenons à la torture ; je te disais donc que si la première épreuve ne suffit pas à décider le têtu à abandonner ses biens, on le soumet à la seconde... que je vais t'expliquer. -- Et Garin, tenant toujours le marchand par la main, le conduisit devant le crochet de fer : -- Tu vois ce croc, il est de taille à supporter le poids d'un bœuf ?
-- Oui... facilement.
-- Lorsque notre têtu a résisté à l'épreuve du carcan, on le met nu et on vous l'accroche à ce crochet de fer, soit par la chair du dos, soit par la peau du ventre, soit par des parties que...
-- De grâce, ne parle pas si haut ! -- dit le marchand en contenant à peine son indignation et son épouvante, -- ma fille pourrait t'entendre !
-- C'est juste, -- reprit le baillif avec un sourire sardonique, -- il faut de la pudeur... Eh bien ! Bezenecq-le-Riche, figure-toi que j'ai vu des têtus rester ainsi suspendus à ce croc par la chair, durant une heure, saignant comme bétail en boucherie, et refuser encore la donation de leurs biens ; mais ils ne résistaient pas à la troisième épreuve, dont je vais t'entretenir, Bezenecq-le-Riche.
-- C'est étrange, -- dit soudain le marchand en interrompant Garin-Mange-Vilain, -- on sent la fumée ici ?
-- Mon père, du feu ! -- s'écria de loin Isoline avec épouvante, -- on allume du feu... sous les barres de fer !
Le bourgeois de Nantes se retourna brusquement, et vit les combustibles amassés sous le gril commencer de s'embraser ; quelques jets de flamme éclairant de leurs reflets rougeâtres les noires murailles du cachot, se faisaient jour à travers une fumée épaisse ; un effroyable soupçon traversa l'esprit du marchand, mais sa pensée n'osa pas même s'y arrêter ; puis, voulant calmer les alarmes de sa fille, il lui dit : -- Ne crains donc rien, peureuse ! on fait ce feu pour chasser l'humidité de ce cachot ; il nous faudra peut-être y passer la nuit, je remerciais le digne baillif de sa prévoyance. -- Mais, après cette réponse faite seulement pour rassurer sa fille, le marchand, pâlissant malgré lui, dit à Garin : -- En vérité, à quoi bon allumer du feu sous ce gril ?
-- Afin de te donner une idée de la toute-puissance de cette dernière épreuve, Bezenecq-le-Riche !
-- C'est, je vous l'assure, inutile... Je vous crois de reste...
-- Écoute-moi toujours ; on fait, vois-tu, du feu sous ce gril, comme en ce moment ; lorsque ce feu ne flambe plus, c'est essentiel, et forme un beau brasier, on étend le récalcitrant tout nu sur ce gril, et on l'y maintient au moyen de ces anneaux et de ces chaînes de fer ; au bout de quelques instants la peau du têtu rougit, grésille, se fend, saigne, noircit, que te dirai-je ? j'ai vu le brasier pétiller sous la graisse qui, toute sanguinolente, filtrait du corps de quelques hommes... encore moins gras que toi, Bezenecq-le-Riche.
-- Tenez, baillif, je vous l'avoue, le cœur me manque, la tête me tourne, à la seule pensée d'un pareil supplice ! -- dit le bourgeois de Nantes en frémissant ; -- je me sens prêt à défaillir... laissez-moi sortir de ce cachot avec ma fille... Je vous ai fait donation de tous mes biens... et...
-- Allons, allons, Bezenecq-le-Riche, -- reprit le baillif en interrompant le marchand, -- un homme qui s'exécute aussi aisément que toi, au premier mot, sans avoir souffert la moindre torture, doit avoir gardé d'autres richesses !
-- Moi ! -- s'écria le marchand frappé de stupeur ; -- mais je vous ai donné tout, jusqu'à mon denier dernier !
-- Tu as remarqué, mon rusé compère, que, malgré ce prétendu abandon de tous tes biens, j'ai continué de t'appeler, pour cause, Bezenecq-le-Riche ; car je suis certain, moi, que tu mérites encore ce surnom.
-- Sur le salut de mon âme, il ne me reste rien !
-- Alors, les trois épreuves ne t'arracheront aucun aveu contraire à ce que tu dis.
-- Quelles épreuves ?
-- Celles du carcan, du croc et du gril... Oui, si tu n'abandonnes pas les autres biens que tu nous caches, tu subiras ces trois épreuves sous les yeux de ta fille. -- En disant ces derniers mots, Garin-Mange-Vilain éleva tellement la voix, sans doute à dessein, qu'Isoline entendant ces menaces, se faisant jour à travers les bourreaux, se jeta éperdue aux pieds du baillif, en criant : -- Grâce... grâce pour mon père !
-- Sa grâce dépend de lui, -- dit Garin ; -- qu'il abandonne ce qu'il tient en réserve.
-- Mon père ! -- s'écria la jeune fille, -- j'ignore quels sont tes biens ; mais si, dans ta tendresse pour moi, tu songeais à réserver quelque chose, je t'en conjure... donne tout... oh ! donne tout !
-- Tu entends ? -- reprit Garin-Mange-Vilain avec un sourire sardonique, voyant le marchand atterré des imprudentes paroles que la terreur arrachait à Isoline, -- je ne suis pas le seul à te soupçonner de nous dissimuler une partie de tes trésors, Bezenecq-le-Riche ! Eh ! eh ! en bon père, tu as voulu garder une grosse dot pour ta fille ?
-- Garin, -- vint dire au baillif un des bourreaux, -- le feu est en brasier ; il pourrait s'éteindre si tu faisais passer l'homme par les épreuves du carcan et du croc.
-- En faveur de cette jolie fille, je serai généreux, -- reprit Garin ; -- l'épreuve du gril suffira, mais avive le feu. Maintenant, réponds, Bezenecq-le-Riche ? une dernière fois, veux-tu, oui ou non, tout donner à mon seigneur le comte de Plouernel ?
-- C'est à ma fille que je répondrai, -- dit le marchand d'un ton solennel ; -- les bourreaux ne me croiraient pas. -- Et s'adressant à Isoline d'une voix entrecoupée de larmes : -- Je te le jure, mon enfant, par le souvenir sacré de ta mère ! par ma tendresse pour toi, par toutes les joies que tu m'as données depuis ta naissance... je te le jure par le salut de mon âme... il ne me reste pas un denier !
-- Oh ! mon père ! je te crois... je te crois ! -- s'écria la jeune fille toujours agenouillée. Et se retournant vers Garin, elle tendit vers lui ses mains suppliantes en disant : -- Vous entendez le serment de mon père ?
-- Je crois Bezenecq-le-Riche incapable de laisser ainsi sa fille dépouillée de tous biens, -- répondit le baillif. Et s'adressant aux bourreaux : -- C'est à nous qu'il va se confesser... Mettez-le tout nu, étendez-le sur le gril et avivez le brasier.
Les hommes du seigneur de Plouernel se jetèrent sur Bezenecq-le-Riche ; malgré sa résistance et les cris déchirants, désespérés, de sa fille, qu'ils contenaient brutalement, ils dépouillèrent le bourgeois de Nantes de ses vêtements, l'étendirent sur le gril ; puis, au moyen des chaînes de fer, l'attachèrent au-dessus du brasier. -- Oh ! mon père ! -- s'écria Bezenecq, -- j'ai méprisé tes conseils... je subis le châtiment de ma lâcheté... Je meurs honteusement dans les tortures, au lieu de mourir les armes à la main, à la tête des serfs révoltés contre les seigneurs franks !... Triomphe, Neroweg ! mais viendra peut-être pour les fils de Joel le terrible jour des représailles !...
Azénor-la-Pâle, éclairée par une lampe, achevait dans son réduit la préparation du philtre magique promis par elle au seigneur de Plouernel. Après avoir versé plusieurs poudres dans une liqueur dont elle remplit un flacon, elle tira d'un coffret une petite fiole dont elle but le contenu ; puis, elle dit avec un sourire sinistre : -- Et maintenant, Neroweg, tu peux venir... je t'attends. -- Reprenant alors le flacon demi-plein d'une liqueur mélangée de différentes poudres, elle ajouta : -- Il faut remplir ce flacon avec du sang... il faut frapper l'imagination de ces brutes farouches... allons... -- ajouta-t-elle en soupirant et se dirigeant vers la tourelle où était relégué le petit Colombaïk ; soulevant alors le rideau qui masquait ce réduit, Azénor vit l'innocente petite créature pelotonnée sur elle-même dans un coin et pleurant silencieusement. -- Viens, -- lui dit la sorcière d'une voix douce, -- viens près de moi. -- Le fils de Fergan-le-Carrier obéit, se leva, et s'avança timidement. Hâve, maigre, étiolé par la misère, sa pâle figure avait, comme celle de sa mère, Jehanne-la-Bossue, un grand charme de douceur. -- Tu es donc toujours triste ? -- dit Azénor en s'asseyant et attirant l'enfant près d'elle et d'une table où se trouvait un poignard. -- Pourquoi pleurer sans cesse ? -- Le garçonnet versa de nouvelles larmes. -- Quelle est la cause de ton chagrin ?
-- Ma mère, mon père, -- balbutia l'enfant, pleurant toujours ; -- hélas ! je ne les vois plus !
-- Tu les aimes donc beaucoup, ton père et ta mère ? -- Le pauvre petit, au lieu de répondre à la sorcière, se jeta à son cou en sanglotant ; elle ne put s'empêcher de répondre à ce naïf élan de douleur caressante, et embrassa Colombaïk au moment où, craignant d'avoir manqué de respect à Azénor, il allait s'agenouiller devant elle, puis, s'affaissant sur lui-même, il continua de fondre en larmes. La jeune femme, de plus en plus apitoyée, regarda silencieusement Colombaïk pendant quelques instants, et murmura : -- Non, non... le courage me manque... quelques gouttes suffiront... -- Déjà sa main s'approchait du poignard placé sur la table, lorsque soudain elle entendit dans la tourelle un bruit étrange... C'était comme le grincement d'une chaîne rouillée se dévidant difficilement sur un axe de fer ; la sorcière, alarmée, repoussait l'enfant et courait vers la tourelle, lorsqu'en sortit Fergan-le-Carrier, pâle, baigné de sueur, la figure terrible, et tenant à la main son pic de fer. Azénor recula frappée de stupeur et d'effroi, tandis que Colombaïk, poussant un cri de joie, s'élançait vers le carrier, lui tendait les bras en criant : -- Mon père !... mon père !... -- Fergan, ivre de bonheur, laissa tomber sa barre de fer, saisit l'enfant entre ses bras robustes, et l'élevant à la hauteur de sa poitrine, l'étreignit passionnément, interrogeant avec une inexprimable anxiété les traits de Colombaïk, tandis que celui-ci pressait entre ses petites mains la rude figure du carrier, et murmurait en la couvrant de baisers : -- Bon père !... oh ! bon père !
-- Son père ! -- dit Azénor. -- Comment cet homme a-t-il pu s'introduire ici ?
Le serf, sans s'occuper de la présence de la sorcière, dévorait des yeux Colombaïk ; bientôt il dit avec un profond soupir d'allégement : -- Il est pâle, il a pleuré ; mais il ne semble pas avoir souffert, ils ne lui auront pas fait de mal ! -- Et embrassant encore Colombaïk avec frénésie, il répétait : -- Mon pauvre enfant ! Ah ! combien ta mère sera heureuse ! -- Puis, ses alarmes paternelles calmées, il se souvint qu'il n'était pas seul, et ne doutant pas qu'Azénor ne fût la magicienne dont le nom redoutable était parvenu jusqu'aux serfs de la seigneurie, il déposa son fils à terre, ramassa son pic, s'approcha lentement de la jeune femme d'un air farouche, et lui dit : -- C'est donc toi qui fais voler les enfants pour servir à tes sorcelleries diaboliques ? -- Puis, le regard étincelant, il leva des deux mains sa barre de fer et s'écria : -- Tu vas mourir, infâme sorcière !
-- Père, ne la tue pas ! -- dit vivement l'enfant en enlaçant de ses deux bras les genoux du carrier ; -- oh ! ne la tue pas, elle m'embrassait lorsque tu es entré !...
Ces mots, jetèrent un doute dans l'esprit du serf ; son pic s'abaissa, et regardant avec surprise Azénor qui, sombre, pensive, les bras croisés sur son sein palpitant, semblait braver la mort, il dit à l'enfant : -- Cette femme t'embrassait ?
-- Oui, père... et depuis que l'on m'a amené ici, elle a été douce pour moi.
-- Alors, -- dit le carrier en s'adressant à la sorcière, -- pourquoi as-tu fait enlever mon enfant ?
Azénor-la-Pâle, sans répondre à la question du serf et poursuivant la pensée qu'elle méditait, réfléchit quelques instants encore et dit enfin à Fergan : -- Où aboutit l'issue par laquelle tu as pénétré dans cette tourelle ?
-- Que t'importe ?
La jeune femme alla vers un meuble de chêne massif, y prit un coffret, l'ouvrit et montrant au carrier les pièces d'or dont il était rempli : -- Prends cette cassette et laisse-moi t'accompagner ; tu as pu t'introduire par un passage secret dans ce donjon, tu en pourras sortir...
-- Toi... m'accompagner ?
-- Je veux fuir ce château où je suis prisonnière et aller rejoindre à Angers Wilhelm IX, duc d'Aquitaine... -- Mais, s'interrompant, Azénor, tendant l'oreille vers la porte et faisant à Fergan signe de rester muet, reprit tout bas : -- Silence ! j'entends des voix et des pas dans l'escalier, on monte ici... c'est Neroweg !
-- Lui ! -- s'écria le carrier avec une joie farouche en ramassant son pic de fer et s'avançant vers la porte. -- Ah ! Pire-qu'un-Loup ! tu ne mordras plus personne !
-- Malheureux ! tu nous perds ! -- dit Azénor à voix basse. Le comte n'est pas seul, la lutte est impossible ; songe à ton fils ! -- Puis, montrant d'un geste rapide le meuble de chêne massif, elle dit précipitamment au serf, et toujours à voix basse : -- Vite, pousse ce meuble en travers de la porte dont Neroweg VI a la clef ; car il me retient captive, et plus que toi je hais le comte ! Hâte-toi, nous aurons le temps de fuir... Vite, vite, Neroweg VI n'a plus que quelques degrés à monter... j'entends résonner ses éperons sur les dalles de pierre...
Fergan, ne songeant qu'au salut de son enfant, oublia sa haine de serf contre Pire-qu'un-Loup, suivit le conseil d'Azénor-la-Pâle et, grâce à la force herculéenne dont il était doué, il parvint à pousser le meuble massif en travers de la porte, non moins massive, dont le battant, ainsi barricadé, ne pouvait plus se développer en dedans de la chambre ; la sorcière s'enveloppa en hâte d'une mante, prit dans le meuble d'où elle avait tiré la cassette un petit sac de peau contenant des pierreries, et dit au carrier, en lui montrant le coffret : -- Prends cet or et fuyons.
-- Porte ton or ! je porte mon enfant et mon pic pour le défendre ! -- répondit le serf en ramassant d'une main sa barre de fer et asseyant sur son bras gauche le petit Colombaïk, qui s'attacha au cou de son père. Azénor, voyant le refus du carrier, se chargea de la cassette. À ce moment, les fugitifs entendirent au dehors le bruit de la clef qui tournait dans la serrure, puis la voix du seigneur de Plouernel ; il s'écriait d'un ton surpris et courroucé : -- Azénor, qui retient cette porte en dedans ? Est-ce un de tes sortilèges ? sorcière maudite ! -- Pendant que Pire-qu'un-Loup frappait violemment à la porte et l'ébranlait en vain, redoublant d'imprécations, le carrier, son fils et Azénor, réunis dans la tourelle, se préparaient à fuir par le passage secret. L'une des dalles du sol, ayant basculé au moyen d'un contre-poids et de chaînes enroulées sur un axe de fer, laissait apercevoir les premiers degrés d'un escalier si étroit qu'il pouvait à peine donner passage à une personne, escalier d'une cage si peu élevée en cet endroit que l'on ne pouvait descendre ses dix premiers degrés qu'en se laissant couler assis de marche en marche, renversé presque sur le dos ; d'après l'ordre du carrier, Azénor s'engagea la première dans l'étroite issue, le petit Colombaïk l'imita ; ils furent suivis de Fergan, qui fit ensuite jouer le contre-poids, la dalle, reprenant sa position habituelle, masqua de nouveau le passage secret. Cette partie rapide et surbaissée de l'escalier était pratiquée dans la culée de la tourelle à l'endroit où sa base formait saillie en dehors de la muraille du donjon, ces marches aboutissaient à l'étroite spirale de pierre qui, pratiquée dans ce mur, de quinze pieds d'épaisseur, descendait jusqu'aux dernières profondeurs du donjon. À chaque étage, une sortie habilement masquée donnait accès sur cette issue secrète, qu'aucun jour du dehors n'éclairait ; mais Fergan, muni d'amadou, d'un briquet et d'une mèche pareille à celles dont il se servait durant son travail au fond des carrières, l'alluma, et son pic de fer d'une main, sa lumière de l'autre, il précéda son fils et Azénor. Bientôt les fugitifs, laissant au-dessus d'eux le niveau du sol de la salle de la table de pierre, située au rez-de-chaussée, arrivèrent à la partie de l'escalier correspondante aux prisons souterraines ; en cet endroit, il servait non-seulement de moyen de retraite en cas de siège, mais il permettait encore au châtelain d'épier ses prisonniers ; ceux-ci, ignorant ce danger, parlaient librement entre eux, et ces confidences ainsi surprises souvent leur devenaient funestes. Par sa construction, le cachot de Bezenecq-le-Riche facilitait cet espionnage ; de plus, une dalle de trois pieds carrés, de deux pouces d'épaisseur, scellée sur une forte planche de chêne à charnière, formait une espèce de porte revêtue de pierre, invisible à l'intérieur du sombre réduit, mais facile à ouvrir du dehors ; le seigneur se réservait ainsi un accès dans ces lieux souterrains, même à l'insu des habitants du château. Au-dessus de cette issue était sculpté en dedans du cachot le masque hideux dont la vue avait effrayé la fille du marchand ; les deux yeux et la bouche de cette figure de pierre, troués dans toute l'épaisseur du mur, extérieurement creusé en forme de niche, permettaient à l'espion posté dans cette cachette d'apercevoir les prisonniers et d'écouter leur entretien. Ainsi, quelques heures auparavant, Fergan-le-Carrier, montant à la lueur de sa mèche d'étage en étage jusqu'à la tourelle d'Azénor, avait entendu la conversation de l'évêque de Nantes et de Yéronimo, légat du pape ; puis, plus tard, celle du bourgeois de Nantes et de sa fille. Les fugitifs se trouvaient au niveau du cachot de Bezenecq, lorsque soudain jaillirent à travers les ouvertures du masque de pierre des rayons lumineux dont le foyer se trouvait dans l'intérieur de la prison. Fergan précédait son fils et Azénor, il s'arrêta, entendant des éclats de rire rauques, effrayants comme ceux d'un fou ; le serf regarda par les trous percés à l'endroit des yeux du masque, et voici ce qu'il vit aux lueurs d'une lanterne posée à terre : deux cadavres nus suspendus, l'un par le cou à la potence de fer scellée dans la muraille, l'autre par le flanc au croc de fer ; le premier, raidi, horriblement distendu, disloqué, par le poids énorme de la pierre attachée à ses pieds ; le second, accroché par les chairs au croc aigu qui pénétrait dans les entrailles, avait le buste renversé en arrière et les bras ballants comme les jambes. Ces deux victimes, enlevées peu d'heures auparavant, lors du passage d'une nouvelle troupe de voyageurs sur les terres du seigneur de Plouernel, et amenées dans cette prison, mieux garnie que les autres en instruments de supplice, n'avaient pas survécu à la torture. Le cadavre de Bezenecq-le-Riche était enchaîné sur le gril, au-dessus des débris du foyer alors éteint. Les souffrances de ce malheureux avaient été si atroces que ses membres, assujettis par des liens de fer, s'étaient convulsivement tordus ; au moment d'expirer sans doute, il avait, dans un suprême effort, tourné sa tête du côté de sa fille, afin de mourir les yeux fixés sur elle. La figure du marchand, noirâtre, effrayante, conservait l'expression de son épouvantable agonie ; à quelques pas du corps de son père, Isoline, accroupie sur la couche de paille, ses genoux enlacés de ses deux bras, se balançait d'avant en arrière, poussant de temps à autre avec une sorte de cadence des éclats de rire insensés. Elle était devenue folle ; Fergan, ému de pitié, songeait à délivrer la fille de Bezenecq, descendante comme lui de Joel, lorsque la porte du cachot s'ouvrit, et Gonthram, fils aîné de Neroweg VI, entra un flambeau à la main, ses joues empourprées ; l'éclat de son regard, sa démarche incertaine, annonçaient son ivresse ; en s'approchant d'Isoline, il heurta le gril où gisait le cadavre du bourgeois de Nantes ; sans s'émouvoir de ce spectacle, Gonthram s'avança vers la jeune fille, la saisit rudement par le bras et lui dit d'une voix avinée : -- Viens... suis moi ! -- La folle ne parut pas l'entendre, ne leva pas même les yeux sur lui et continua de se balancer en riant. -- Tu es très-gaie, -- dit le louveteau de Pire-qu'un-Loup ; -- moi aussi, je suis gai ! Viens là-haut, nous rirons ensemble !
-- Ah ! traître ! -- s'écria d'une voix essoufflée un nouveau personnage en se précipitant dans le cachot, -- je me doutais de ton dessein en te voyant quitter la table, au moment où mon père montait chez sa sorcière ! -- Et se jetant sur son frère, car cet autre louveteau était Guy, second fils de Neroweg VI, il s'écria : -- Je te l'ai dit tantôt... Si, tu veux cette femme, tu la paieras de ton sang... elle m'appartient autant qu'à toi !
-- Toi ! -- s'écria le jeune homme abandonnant le bras d'Isoline et se tournant furieux ; -- toi, vil bâtard ! toi, le fils du chapelain de ma mère ! -- Et dans sa rage, augmentée par son ivresse, levant son flambeau de cire allumé, Gonthram en frappa son frère au visage et tira son épée ; Guy poussa un hurlement de rage et mit aussi l'épée à la main ; la lutte ne fut pas longue, Guy tomba sans vie aux pieds de son frère, qui s'écria : -- Le bâtard est mort... à moi la fille !... -- Et se précipitant sur Isoline : -- Maintenant tu m'appartiens ! -- ajouta-t-il avec un accent de luxure féroce en étreignant la malheureuse enfant, dont sans doute il ignorait la folie. -- Pour te posséder j'ai tué ce bâtard... Est-ce assez d'un mort ?
-- Non ! vous mourrez tous deux ! louveteaux de Pire-qu'un-Loup ! -- s'écria une voix menaçante ; et avant que Gonthram, qui tenait toujours enlacée la fille de Bezenecq-le-Riche ait eu le temps de se retourner, il reçut sur le crâne un si terrible coup de barre de fer, que sans pousser un cri, un gémissement, il tomba renversé sur le corps de son frère, aux pieds d'Isoline. -- Encore un Neroweg de moins, fils de Joel ! -- s'écria Fergan-le-Carrier, tandis que la folle, n'ayant pas même conscience de la violence infâme qu'elle eût subie sans le secours inespéré du serf, regardait autour d'elle d'un air hagard. Fergan, de la cachette où il se tenait, ayant vu commencer la lutte fratricide, et saisi d'horreur à la pensée que la fille de Bezenecq serait la proie du vainqueur, s'était introduit dans le cachot par l'ouverture secrète, au plus fort du combat des deux fils de Neroweg VI, sans être entendu d'eux, et Gonthram, meurtrier de son frère, ne commit pas un crime de plus... Les moments pressaient ; quelques-uns des hommes du seigneur de Plouernel, remarquant l'absence prolongée des deux louveteaux, pouvaient descendre dans les souterrains ; Fergan, prenant les deux mains d'Isoline, lui dit d'une voix émue : -- Viens... viens... pauvre créature... -- La folle ne fit aucune résistance, se leva, et attachant ses yeux égarés sur le serf, elle le suivit, et conduite par lui, arriva près de l'issue secrète : -- Maintenant, -- dit Fergan, -- baisse-toi, chère enfant, et passe par cette ouverture. -- Isoline resta immobile. Renonçant à se faire comprendre d'elle, Fergan appuya fortement ses deux mains sur les épaules de la jeune fille ; elle céda machinalement à cette pression, fléchit les genoux et s'agenouilla devant l'issue ouverte. -- Femme ! -- dit alors le serf à Azénor-la-Pâle, restée en dehors du cachot et contemplant avec une joie sinistre les corps sanglants des deux fils de Neroweg VI, -- prends les mains de cette infortunée et tâche de l'attirer à toi... elle obéira peut-être à ton mouvement.
Isoline, cédant en effet à l'attraction de la sorcière, sortit du cachot ; le carrier, passant après elle, referma l'ouverture.
-- Pourquoi emmener cette folle ? -- dit Azénor à Fergan, -- elle va retarder notre marche.
-- Ne t'ai-je pas emmenée, toi ? -- s'écria le carrier d'un ton menaçant. -- N'ai-je pas épargné ta vie, à tort peut-être ? Prends garde ! Si tu ne me viens en aide pour soutenir la marche de cette malheureuse enfant, je...
-- Tes menaces sont inutiles, -- reprit Azénor-la-Pâle interrompant le serf, -- je t'obéirai en tout ; puisque j'ai maintenant l'espérance de rejoindre le duc d'Aquitaine... Oh ! je marcherais d'ici à Angers sur les genoux pour aller trouver Wilhelm IX !... Parle, que faut-il faire ?
-- M'aider à guider cette pauvre créature ; mon fils nous éclairera.
Isoline, soutenue par Fergan, que précédait Colombaïk portant la mèche allumée, descendit péniblement les degrés de l'escalier. Les fugitifs, s'enfonçant de plus en plus dans les entrailles de la terre, arrivèrent aux dernières marches de la spirale de pierre ; elle aboutissait à un souterrain creusé en plein roc, à une telle profondeur que, passant sous la nappe d'eau du puits gigantesque au milieu duquel s'élevait le donjon, il avait son issue à une demi-lieue du château, parmi des blocs de rochers entassés au fond d'un précipice...
Enfermé dans ce souterrain avec les serfs qui partagèrent son sort, DEN-BRAÔ-le-maçon était mort en proie aux tortures de la faim.
L'aube naissante succédait à cette nuit, pendant laquelle les fugitifs étaient parvenus à s'échapper du manoir de Plouernel ; Jehanne-la-Bossue, assise au seuil de sa hutte située à l'extrémité du village, tournait incessamment ses yeux baignés de larmes vers la route par laquelle devait revenir Fergan, parti depuis la veille à la recherche du petit Colombaïk ; soudain, la serve entendit au loin un grand tumulte, causé par l'approche d'une foule nombreuse ; de temps à autre retentissaient des clameurs confuses, prolongées, que dominaient ces cris poussés avec frénésie : -- DIEU LE VEUT !... DIEU LE VEUT ! -- Enfin, Jehanne aperçut, débouchant d'un chemin et se dirigeant vers le village une multitude de gens ; à leur tête marchaient un moine monté sur une vieille mule blanche, dont les os perçaient la peau, et un homme de guerre chevauchant sur un petit cheval noir, non moins maigre que la mule de son compagnon. Le moine, appelé par les uns PIERRE L'ERMITE, par le plus grand nombre Coucou-Piètre, portait un froc brun déguenillé ; sur sa manche gauche, à la hauteur de l'épaule, était cousue une croix d'étoffe rouge, signe de ralliement des Croisés, partant pour la croisade. Une corde lui servait de ceinture ; ses pieds nus, chaussés de mauvaises sandales, reposaient sur des étriers de bois ; son capuchon rabattu laissait voir son crâne chauve, crasseux et osseux comme sa figure bronzée par l'ardent soleil de la Palestine ; ses yeux caves, brillant d'un feu sombre, flamboyaient au fond de leur orbite, ses traits décharnés exprimaient un fanatisme sauvage ; d'une main il tenait une croix de bois rustique à peine équarrie, dont il frappait de temps à autre la croupe de sa mule, afin d'accélérer sa marche. Le compagnon de Coucou-Piètre était un chevalier gascon surnommé GAUTHIER-SANS-AVOIR ; d'une physionomie aussi grotesque, aussi joviale que celle du moine était farouche et sinistre, le seul aspect de cet aventurier provoquait le rire ; son regard pétillant de malice, son nez démesurément long et rejoignant presque son menton, sa bouche goguenarde, fendue de l'une à l'autre oreille, ses traits toujours grimaçant divertissaient tout d'abord, et lorsqu'il parlait, ses bouffonneries, ses saillies plaisantes, débitées avec la verve méridionale, portaient l'hilarité à son comble. Coiffé d'un vieux casque rouillé, fêlé, bossué, orné d'une touffe de plumes d'oie à demi brisées, la poitrine couverte d'une cuirasse non moins rouillée, non moins fêlée, non moins bossuée que son casque, Gauthier-sans-Avoir portait aussi la croix rouge à la manche gauche de son pourpoint rapiécé ; chaussé de peaux de mouton attachées autour de ses longues jambes de héron avec des cordes, se tenait aussi triomphant sur son maigre cheval noir au poil hérissé comme celui d'un bourriquet (il l'appelait héroïquement Soleil-de-Gloire), que s'il eût enfourché un fringant destrier de bataille ; sa longue épée à fourreau de bois (il l'avait héroïquement surnommée la Commère-de-la-Foi) pendait à son baudrier de cuir. À son bras gauche il portait un bouclier de fer-blanc couvert de peintures grossières, l'une, occupant la partie supérieure de cet écu, représentait un homme vêtu de haillons, bissac au dos, bâton de voyage en main, ce pauvre diable partait pour la croisade, ainsi que l'indiquait la croix d'étoffe rouge figurée sur son épaule ; la peinture inférieure du bouclier représentait ce même homme, non plus hâve et maigre, non plus couvert de guenilles, mais splendidement habillé, crevant d'embonpoint et étendu sur un lit couvert d'étoffe pourpre, à côté d'une belle Sarrasine, sans autre vêtements que ses colliers et ses bracelets ; un Sarrasin, coiffé d'un turban et piteusement agenouillé, versait le contenu d'un coffre rempli d'or au pied du lit où le croisé s'ébattait avec sa compagne. La crudité même de l'idée qu'exprimaient ces peintures grossières devait frapper vivement l'esprit naïf et crédule des multitudes. À la suite de Coucou-Piètre et de Gauthier-sans-Avoir venait une foule d'hommes, de femmes, d'enfants, serfs ou vilains, mendiants, vagabonds, prostituées, voleurs, ces derniers reconnaissables à leurs oreilles coupées, ainsi que les meurtriers, dont quelques-uns, par ostentation sanguinaire, ornaient leur poitrine d'un morceau de toile noire où se voyaient figurées en blanc, une ou deux, quelquefois trois et quatre têtes de mort ; sinistre emblème signifiant que la sainte croisade absolvait, si nombreux qu'ils fussent, les meurtres commis par ces criminels. Tous avaient la croix rouge à l'épaule gauche. Des femmes portaient sur leur dos leurs enfants trop petits pour marcher, ou trop fatigués déjà pour continuer leur route ; d'autres, déjà parvenues à un état de grossesse avancée, s'appuyaient sur le bras de leurs maris, chargés d'un bissac contenant tout l'avoir du ménage. Les moins misérables de ces croisés voyageaient sur des ânes, sur des mules ou dans des charrettes remplies du peu qu'ils possédaient ; ils emmenaient avec eux jusqu'aux porcs et aux volailles, celles-ci attachées par les pattes aux ridelles du chariot, gloussaient à assourdir ; d'autres pauvres gens se faisaient suivre de leur chèvre nourricière ou d'une brebis apprivoisée. On voyait encore çà et là, contrastant avec cette multitude déguenillée, quelques couples, le cavalier en selle et son amoureuse en croupe, heureux de fuir, par ce saint pèlerinage, la surveillance jalouse ou gênante d'un père ou d'un époux ; ces échappés prenaient aussi leur joyeuse volée vers l'Orient. Parmi eux se trouvait, avec son amant Eucher, la belle Yolande, dépossédée de l'héritage de son père par l'avidité du seigneur de Plouernel ; vendant quelques bijoux qui lui restaient, donnant à sa mère la moitié du prix de leur vente, et du reste achetant une bonne mule de voyage, Yolande partait aussi pour la croisade, en compagnie de son amant et à la grâce de Dieu. Cet aventureux avenir d'amour et de liberté, le désir de voir des contrées nouvelles, entraînant cette jolie fille, lui faisaient oublier beaucoup trop sa mère et complètement sa ruine ; sur le charmant visage de Yolande l'on ne voyait plus l'ombre d'un chagrin, et lorsque son Eucher bien-aimé se retournait pour lui donner un baiser, la damoiselle, l'œil brillant, le sein bondissant, criait plus fort que personne ces mots si chers aux croisés : -- Dieu le veut ! Dieu le veut !
Cette foule, composée de trois à quatre mille personnes venant d'Angers ou des pays voisins de cette cité, se recrutait incessamment sur la route de nouveaux pèlerins ; les figures des serfs et des vilains respiraient la joie : pour la première fois, ils quittaient une terre maudite arrosée de leurs sueurs, de leur sang, à laquelle, de génération en génération, eux et leurs pères avaient été jusqu'alors enchaînés par la volonté de leurs seigneurs ; enfin ils jouissaient d'un jour de liberté, bonheur inappréciable pour l'esclave. Leurs cris joyeux, leurs chants désordonnés, grossiers, licencieux, retentissaient au loin, et de temps à autre ils répétaient avec frénésie ces mots hurlés par Coucou-Piètre d'une voix enrouée : « -- Mort aux Sarrasins ! marchons à la délivrance du Saint-Sépulcre ! Dieu le veut ! » -- Ou bien encore ils répétaient après le chevalier gascon Gauthier-sans-Avoir : « -- À nous Jérusalem, la ville des merveilles ! à nous Jérusalem, la ville des ripailles, du bon vin, des belles femmes, de l'or et du soleil ! à nous la terre promise ! » -- Cette troupe, chantant, dansant, hurlant d'allégresse, traversa le village et passa devant la hutte de Fergan ; les serfs, au lieu de se rendre aux champs pour commencer leurs durs travaux, accouraient au-devant de la multitude, alors resserrée entre les deux rangées de masures bordant le chemin. Jehanne, debout au seuil de sa porte, regardait passer cette cohue avec un mélange de surprise et de frayeur. Un grand coquin à figure railleuse et patibulaire, surnommé par ses compagnons Corentin-nargue-Gibet, donnait le bras à une toute jeune fille d'une folle mine remplie de gentillesse, quoique ses traits fussent déjà flétris par une débauche précoce ; cette créature perdue s'appelait Perrette-la-Ribaude. Elle aperçut la pauvre Jehanne-la-Bossue debout au seuil de sa masure, et lui cria, faisant allusion à sa difformité : -- Hé ! toi qui portes déjà ton bagage sur ton dos, viens-t'en avec nous à Jérusalem !
-- Par le nombril du pape ! tu as raison, ma ribaude ! -- s'écria Nargue-Gibet ; -- il ne doit pas y avoir de bossues à Jérusalem, le pays des belles Sarrasines, selon le dire de notre ami Gauthier-sans-Avoir. Nous ferons voir cette bossue pour de l'argent... Allons ! -- dit le bandit en saisissant Jehanne par le bras, -- suis-nous !
-- Oui, oui, -- ajouta Perrette-la-Ribaude en riant aux éclats et saisissant l'autre bras de la femme du carrier, -- viens avec nous à Jérusalem ! nous te mettrons sur le tombeau du Sauveur, et à ta vue les infidèles fuiront épouvantés !
-- Laissez-moi, -- disait la pauvre Jehanne en se débattant, -- par pitié, laissez-moi ! J'attends le retour de mon mari, de mon enfant.
-- Des maris ?... -- reprit Perrette-la-Ribaude en riant plus fort et entraînant Jehanne ; -- sois tranquille ; belle comme tu l'es, tu n'en manqueras pas en chemin de maris !
-- Et quant à des enfants, -- ajouta Corentin-nargue-Gibet, en aidant sa compagne à entraîner Jehanne malgré sa résistance, ses cris et ses larmes, -- quant à des enfants, tu en auras plus que tu n'en voudras, si tu t'amuses à ramasser tous ceux qui perdent leurs parents en route ou que l'on foule aux pieds dans cette bagarre ! Viens donc, tu auras plus d'enfants et de maris qu'il ne t'en faudra !
-- Au secours !... à l'aide !... laissez-moi !... -- criait l'infortunée en se débattant ; mais forcée de suivre ses persécuteurs, et emportée malgré elle par le flot des croisés, Jehanne, craignant d'être étouffée ou écrasée sous les pieds de la multitude, n'essaya pas de lutter contre le torrent. Soudain, au lieu de continuer d'avancer, la foule reflua, et ces mots coururent de bouche en bouche : -- Silence ! Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir vont parler, silence ! -- Alors un grand silence se fit, le moine et son compagnon, faisant halte au milieu d'un vaste terrain où étaient rassemblés, ébahis de curiosité, les serfs du village, commencèrent de haranguer cette pauvre plèbe rustique, et Coucou-Piètre arrêta sa mule blanche et se dressant sur sa selle, s'écria d'une voix rauque et retentissante, en s'adressant aux serfs de la seigneurie de Plouernel : -- Savez-vous, chrétiens, mes frères, savez-vous ce qui se passe en Palestine, tandis que vous restez ici dans ce village ? Le divin tombeau du Sauveur du monde est au pouvoir des Sarrasins ! Oui, oui ! il est au pouvoir des infidèles, le saint sépulcre de Notre-Seigneur ! Malheur ! malheur ! malédiction ! malédiction ! -- Et le moine se frappa la poitrine, déchira son froc, fit rouler ses yeux caves au fond de leur orbite, grinça des dents, écuma, fit mille contorsions sur sa mule, et reprit avec une furie croissante : -- Quoi ! l'infidèle règne en maître dans Jérusalem, la ville sainte ! quoi ! le mécréant insulte par sa présence au tombeau du Christ ! et vous, chrétiens, mes frères, vous le souffririez cet horrible sacrilège ? vous le souffririez ?
-- Non, non ! -- cria tout d'une voix la foule des croisés qui accompagnaient Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir ; -- mort aux infidèles ! délivrons le saint tombeau ! marchons à Jérusalem ! Dieu le veut ! Dieu le veut ! -- Les serfs du village, ignorants, hébétés, craintifs, ouvraient les yeux, les oreilles, se regardaient les uns les autres, ne sachant point du tout ce que c'était que Jérusalem et les Sarrasins, ne comprenant rien non plus à la furie et aux contorsions du moine ; aussi le vieil serf surnommé Martin-l'Avisé (celui-là même qui deux jours auparavant s'était hasardé à exposer au baillif les doléances de ses compagnons) dit timidement à Coucou-Piètre : -- Saint patron, puisque Notre Seigneur Jésus-Christ trône dans le ciel avec son père éternel, qu'est-ce que ça lui fait donc à Notre Seigneur Jésus que son tombeau soit au pouvoir de ceux que vous appelez les Sa... les... Sarrasins ?
-- Ce que ça lui fait ? -- s'écria Gauthier-sans-Avoir interrompant le moine, qui allait répondre, -- ce que ça lui fait ? à Notre Seigneur Jésus Christ, que son tombeau soit au pouvoir des Sarrasins ? Tu le demandes ?
-- Nous le demandons, -- reprit un autre serf, jeune garçon qui, à l'exception du vieux Martin-l'Avisé, semblait moins hébété que les autres, nous demandons ceci d'abord, ensuite nous ferons d'autres questions.
-- Oh ! oh ! -- dit le chevalier gascon, -- par ma vaillante épée la Commère-de-la-foi ! voici un rude questionneur. Comment t'appelles-tu, mon garçon ?
-- Je me nomme : Colas-trousse-Lard.
-- Aussi vrai que le jambon est l'ami du vin ! tu dois être parent de mon compère Simon-gratte-Coënne, -- répondit Gauthier-sans-Avoir, au milieu des éclats de rire des serfs, égayés par cette saillie. -- Or, tu me demandes, n'est-ce pas, mon digne Colas-trousse-Lard, ce que cela fait à notre divin Sauveur Jésus-Christ de voir son saint sépulcre au pouvoir des Sarrasins ?
-- Oui, seigneur, -- reprit le jeune serf ; -- car enfin si ça le chagrine ? comment, puisqu'il est Dieu, ne les extermine-t-il pas ? ne les met-il pas en bouillie d'un seul geste, ces Sarrasins ?
-- Malheur ! abomination ! désolation sur le monde ! -- s'écria Coucou-Piètre avec des gestes frénétiques, en coupant à son tour la parole à l'aventurier gascon, qui se préparait à répondre. -- Savez-vous, chrétiens, mes frères, ce qu'il dit Notre Seigneur Jésus-Christ ? « Ah ! gens sans foi, ingrats, impies ! je vous ai donné mon sang pour vous racheter... »
-- Pour nous racheter de quoi et de qui ? dit Colas-trousse-Lard en se grattant l'oreille. -- Serfs ont été nos pères, serfs nous sommes, serfs seront nos enfants !
La question de Trousse-Lard embarrassa sans doute le moine, car il roula des yeux, se tortilla de nouveau sur sa mule et reprit d'une voix tonnante : « -- Malédiction ! désolation ! Ah ! gens de peu de foi ! je vous ai donné mon sang pour vous racheter, et en retour vous ne me donnez pas le sang de ces Sarrasins maudits qui, chaque jour, outragent mon sépulcre ! » Voilà ce qu'il dit le divin Sauveur... entendez-vous ? voilà ce qu'il dit !
-- Et le Seigneur Jésus-Christ ajoute ceci, -- reprit Gauthier-sans-Avoir : -- « Quoi ! ces Sarrasins maudits sont gorgés d'or, de pierreries, de vaisselle ; ils habitent un pays merveilleux où se trouvent à profusion, sans qu'on se donne seulement la peine de la cultiver, cette brave et honnête terre : froment doré, fruits délicieux, vins exquis, troupeaux magnifiques ! » (Ah ! mes amis, ajouta le Gascon en manière de parenthèse, quel pays, quel prodigieux pays ! il faut y aller voir pour le croire ! Figurez-vous que l'hiver y est inconnu, le printemps éternel ; les plus pauvres de ses chiens d'habitants ont des maisons de marbre blanc et des jardins enchanteurs ornés de claires fontaines ; les mendiants, vêtus d'habits de soie, jouent au petit palet avec des rubis et des diamants.) -- Un murmure de stupeur, puis d'admiration circula parmi les serfs ; l'œil fixe, la bouche béante, les mains jointes, ils écoutaient avec une avidité croissante l'aventurier gascon, qui reprit : -- « Tel est donc le miraculeux pays habité par ces chiens de Sarrasins, -- (a dit Notre Seigneur Jésus-Christ,) -- et les chrétiens, les fils chéris de ma sainte Église catholique, habitent des tanières, mangent du pain noir, boivent de l'eau croupie, grelottent sous un ciel glacé l'hiver et pluvieux l'été ; non, de par tous les diables ! ça n'est pas juste... » Non, que mes chers fils viennent délivrer mon sépulcre, exterminer les infidèles, et alors ils auront pour récompense les terres prodigieuses de la Palestine ! à eux Jérusalem, la ville aux murailles d'argent, aux portes d'or cloutées d'escarboucles ! à eux les vins, les femmes, les richesses des Sarrasins maudits ! » Oui, mes braves compagnons, voilà ce qu'il dit, le bon Jésus ! -- Et se retournant vers Pierre-l'Ermite : -- Est-ce vrai, saint homme ?
-- C'est la vérité ! -- répondit Coucou-Piètre, -- c'est la vérité... la sainte Écriture l'a prophétisé : -- Le bien du pécheur est réservé à l'homme juste.
À mesure que l'adroit compère de Coucou-Piètre avait fait miroiter aux yeux éblouis des pauvres habitants du village le mirage enchanteur des délices, des richesses de la Palestine, bon nombre de ces serfs affamés, vêtus de guenilles, et qui, de leur vie, n'avaient dépassé les limites de la seigneurie de Plouernel, frémirent d'une ardente convoitise, d'une espérance fiévreuse ; d'autres, plus craintifs ou moins crédules, hésitaient à croire à ces merveilles. De ceux-là, le vieux Martin-l'Avisé fut l'organe et, s'adressant à ses compagnons : -- Mes amis, ce chevalier monté sur un petit cheval noir qui ressemble à un bourriquet, ce chevalier vous l'a dit : « Il faut aller dans ce pays-là pour croire à ces merveilles en les voyant ; » or, selon moi, mieux vaut y croire que d'y aller voir ; ce n'est point le tout de partir, il faut revenir.
-- Le vieux Martin a raison, -- reprirent quelques serfs ; -- ce n'est point le tout de partir, il faut revenir.
-- Et puis, -- ajoutait un autre serf, -- ces Sarrasins ne se laisseront point dépouiller sans regimber, et il y aura là de bons horions à recevoir...
Ces paroles échangées à voix haute n'inquiétèrent pas l'aventurier gascon, il tira sa fameuse épée la Commère-de-la-foi et indiquant de sa pointe les peintures dont son bouclier était orné, il s'écria de son accent joyeux et entraînant : -- Mes bons amis, voyez-vous, ce pauvre homme, son bâton à la main ? Il part pour la Terre-Sainte, sa pochette aussi vide que son ventre, son bissac aussi creux que ses joues ; il est si dépenaillé qu'on croirait qu'une bande de chiens a houspillé ses chausses !... le voyez-vous, ce pauvre homme ?
-- Oui, oui, -- crièrent les serfs tout d'une voix, -- nous le voyons !
-- Et maintenant, mes amis, que voyez-vous ? -- reprit l'aventurier gascon en touchant de la pointe de son épée l'autre peinture du bouclier. -- Voici encore notre pauvre homme ! Vous ne le reconnaissez pas ? Je le crois bien ! par l'ondoyante crinière de mon cheval Soleil-de-Gloire ! il n'est plus reconnaissable, ce pauvre homme ! et pourtant c'est lui ! Le voici, la joue vermeille, vêtu comme un seigneur et crevant dans sa peau ? à ses côtés il a une belle esclave sarrasine, tandis qu'à ses pieds un chien de Sarrasin vient déposer ses trésors ! Eh bien ! mes amis, cet homme si pauvre, si dépenaillé en son pays, c'est vous, c'est moi, c'est nous tous... et ce même compère si dodu, si vermeil, si bien vêtu, si bien jouissant, ce sera vous, ce sera moi, ce sera nous tous, quand nous arriverons en Palestine. Venez donc à la croisade ! venez délivrer le tombeau du Sauveur ! au diable guenilles, masures, litières de paille et pain noir ! À nous palais de marbre, habits de soie, tapis de pourpre, coupes de vin délicieux, bourses d'or à pleines mains, et belles esclaves sarrasines pour nous bercer de leurs chants ! Venez, venez à la croisade !
-- Venez ! venez ! -- cria Coucou-Piètre, -- et quand vous auriez pillé, violé, incendié, massacré... quand vous seriez adultère, prostituée, fratricide, parricide, tous vos péchés vous seront remis... Venez à la croisade ! En voulez-vous un exemple, mes chers frères ? Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, un impie, un ravisseur, un débauché, qui compte ses crimes et ses adultères par milliers ! Wilhelm IX, ce scélérat endiablé, part demain de sa ville d'Angers pour la Palestine... le voilà blanc comme l'agneau pascal !
-- Et moi blanc comme un cygne ! -- dit Corentin-nargue-Gibet. -- Dieu le veut !
-- Et moi blanche comme l'hermine ! -- dit Perrette-la-Ribaude en riant aux éclats. -- Dieu le veut !
-- Oui, oui, partons pour la croisade ! -- crièrent les plus hardis des serfs du village, enivrés par ces espérances ; -- partons pour Jérusalem ! -- D'autres, moins résolus, moins aventureux, et c'était le plus grand nombre, suivaient les avis du vieux Martin-l'Avisé, craignant de risquer leur sort, quoique horriblement misérable, contre les hasards d'un voyage périlleux en des pays inconnus ; ils trouvaient insensée l'exaltation de leurs compagnons de servitude. D'autres, enfin, hésitaient encore à prendre une si grave détermination, aussi Colas-trousse-Lard dit-il à Gauthier-sans-Avoir : -- Partir, c'est bien ! mais que dira notre seigneur ? Il nous est défendu de quitter ses domaines sous peine d'avoir les pieds coupés.
-- Votre seigneur ! -- reprit l'aventurier gascon en riant aux éclats ; -- moquez-vous de votre seigneur comme d'un loup pris au piège !... Demandez donc à ces bons compagnons qui nous suivent s'ils ont eu souci de leur seigneur ?
-- Non, non, au diable les seigneurs ! -- crièrent les croisés ; -- nous allons à Jérusalem... Dieu le veut !
-- Quoi ! -- reprit Coucou-Piètre en écumant, -- l'Éternel veut quelque chose, et un seigneur, un misérable ver de terre, oserait dire non ?... Oh ! désolation ! malédiction éternelle sur le seigneur, sur le père, sur l'époux, sur la mère, qui oseraient, les sacrilèges ! arrêter le saint entraînement de leurs enfants, de leurs femmes, de leurs serfs, qui courent à la délivrance du tombeau du Seigneur !
Ces paroles de Pierre-l'Ermite furent accueillies par les acclamations des croisés ; la belle Yolande et son amant Eucher, ainsi que d'autres couples amoureux échappés à la jalouse surveillance d'un père, d'un mari ou d'une mère, crièrent à l'envi plus fort que tous les autres : -- Dieu le veut ! il n'y a pas de volonté contre la mienne !
-- Maître Gauthier-sans-Avoir, -- reprit Colas-trousse-Lard en se grattant l'oreille, selon son habitude, -- est-ce qu'il y a fort loin d'ici à Jérusalem ?
-- Il y a la distance du péché au salut ! -- s'écria Coucou-Piètre d'une voix retentissante ; -- le chemin est court pour les croyants, mais sans terme pour les impies !
Colas-trousse-Lard ne se trouvant point, non plus que quelques autres serfs encore hésitants comme lui, suffisamment renseigné par la réponse du moine sur la longueur du voyage reprit : -- Enfin, mon père, on dit qu'il y a grandement loin d'ici à Nantes ; y a-t-il aussi loin d'ici à Jérusalem ?
-- Homme de peu de foi ! -- reprit Pierre-l'Ermite, -- oses-tu vouloir mesurer le chemin qui conduit au Paradis ?
-- Par les quatre pieds agiles de mon bon cheval Soleil-de-Gloire ! ils songent à la longueur de la route ! -- s'écria Gauthier-sans-Avoir. -- Hé ! mes amis, -- ajouta-t-il gaiement, -- l'oiseau sortant de cage s'enquiert-il de la longueur du chemin dès qu'il peut voler en liberté ? l'âne du moulin tournant sa meule et piétinant de l'aube au soir dans le même circuit ne fait-il pas autant de chemin que le cerf errant à son gré dans les bois ? Ô mes amis ! ne vaut-il pas mieux, au lieu de piétiner sans cesse comme l'âne du moulin cette terre seigneuriale où vous êtes enchaînés, marcher à l'aventure, libres, joyeux comme cerf en forêt ! et voir chaque jour des pays nouveaux ?
-- Si, si, -- reprit Trousse-Lard convaincu par ces paroles ; -- mieux vaut être le cerf des bois que l'âne du moulin. Que fait la longueur de la route ! partons en Palestine !
-- Oui, partons en Palestine ! -- crièrent plusieurs autres habitants du village. -- En route ! en route !
-- Mes amis, prenez garde ! -- dit à son tour le vieux Martin-l'Avisé en hochant la tête ; -- l'âne du moulin reçoit du moins le soir à l'étable sa maigre pitance. Les cerfs des forêts ne s'en vont point paître en grand'bande, aussi trouvent-ils leur suffisance dans les bois ; mais si vous partez avec cette grosse troupe, et que chemin faisant toujours elle augmente ? vous finirez par être des mille et des milliers de mille en arrivant à Jérusalem ! Qui donc, mes amis, vous nourrira ? qui donc vous logera durant la route ?
-- Et qui loge et nourrit les oiseaux du bon Dieu ? hommes de peu de foi ! -- s'écria Coucou-Piètre. -- Est-ce que les oiseaux emportent avec eux des provisions ? Est-ce qu'ils ne picorent pas les moissons du chemin, nichant chaque soir sous le chaume des maisons où ils s'abattent ?
-- Foi de Nargue-Gibet ! vous pouvez croire ce saint homme ! -- s'écria Corentin ; -- aussi vrai que Perrette, ma ribaude, a la mine égrillarde, notre route, depuis Angers jusqu'ici, n'a été qu'une longue picorée pour nous autres gros oiseaux à deux pattes. Quelles ripailles ! poulets et pigeons ! jambons et saucissons ! porcs et moutons ! tonnes de vin, tonnes d'hydromel ! par mon ventre et mon gosier ! nous avons fait rafle de tout sur notre passage, ne laissant derrière nous qu'os à ronger, tonnes à égoutter !
-- Et si ces bonnes gens se plaignaient, -- ajouta Perrette-la-Ribaude en riant aux éclats, -- nous leur répondions : « Taisez-vous, oisons, Coucou-Piètre a lu dans les saints livres que le bien du pécheur est réservé à l'homme juste ! Ne sommes-nous pas des justes, nous autres qui allons délivrer le saint tombeau ? n'êtes-vous pas des pécheurs, vous autres qui restez ici croupis dans votre couardise ? » Et s'ils soufflaient mot, ces oisons, Nargue-Gibet achevait de les convaincre à grands coups de bâton !
Ces saillies de Perrette et de Corentin achevèrent de décider ceux des serfs qui hésitaient encore à partir ; ne voyant dans la route qu'une longue et joyeuse ripaille, bon nombre d'entre eux, et Colas-trousse-Lard à leur tête, s'écrièrent : -- Partons, partons pour Jérusalem !
-- Allons, en route ! mes compères, n'ayez souci ni du chemin, ni du logis, ni de la nourriture ; le bon Dieu vous prendra sous son aile ! -- ajouta Gauthier-sans-Avoir. -- En route... en route... Avez-vous des provisions ? emportez-les ; avez-vous des ânes ? montez-les ; des charrettes ? attelez-les, mettez-y femmes et enfants ; si vous n'avez que vos jambes, sanglez-vous les reins, et en route pour Jérusalem ! Nous sommes des cents et des cents, nous serons bientôt des mille et des mille, nous serons plus tard des centaines de mille ; et en arrivant en Palestine, nous trouverons trésors pour tous, délices pour tous !
-- Et tous, nous aurons gagné notre salut éternel ! -- ajouta Coucou-Piètre d'une voix éclatante, en agitant sa croix de bois au-dessus de sa tête. -- Partons pour Jérusalem... Dieu le veut !...
-- En route !... partons pour la Palestine !... -- s'écrièrent une centaine de serfs du village, entraînés par Colas malgré les prudents conseils du vieux Martin-l'Avisé. Ces malheureux, en proie à une sorte de délire, coururent à leurs huttes, y ramassèrent le peu qu'ils possédaient ; les uns bâtant leur âne à la hâte ; les moins misérables attelant un cheval ou des bœufs à leur charrette et y faisant monter leur famille, tandis que Pierre-l'Ermite et Gauthier-sans-Avoir, afin d'enflammer encore l'ardeur de ces nouveaux soldats de la foi pendant qu'ils faisaient leurs préparatifs de départ, entonnaient ce chant des croisades, bientôt répété en chœur par tous les croisés :
« -- Jérusalem ! Jérusalem ! -- ville des merveilles, -- ville heureuse entre toutes, -- tu es l'objet des vœux des anges, -- et tu fais leur bonheur !
» -- Le bois de la croix -- est notre étendard ; -- Suivons ce drapeau -- qui marche en avant, -- guidé par le Saint-Esprit !
» -- Jérusalem ! Jérusalem ! -- ville des merveilles, -- ville heureuse entre toutes, -- tu es l'objet des vœux des anges, -- et tu fais leur bonheur ! -- Jérusalem ! Jérusalem ! »
Jehanne-la-Bossue, parvenue à se délivrer des mains de Corentin et de sa ribaude, avait, non sans peine, traversé la foule, et se disposait à regagner, par les dehors du village, sa pauvre demeure, afin d'y attendre le retour de son mari et de son fils, retour qu'elle n'osait plus espérer ; soudain, elle devint pâle comme une morte, et voulut crier, mais l'épouvante paralysait sa voix : Jehanne, de l'endroit un peu élevé où elle se trouvait, voyait, dans la plaine, Fergan-le-Carrier, portant son fils entre ses bras, se diriger vers le village fuyant à toutes jambes devant Garin-Mange-Vilain, celui-ci, pressant son cheval de l'éperon, poursuivait le serf l'épée à la main ; plusieurs hommes d'armes, à pied suivant au loin les traces du baillif, tâchaient de le rejoindre pour lui prêter main forte ; Fergan, malgré ses efforts pour échapper à Garin, avait à peine une avance de cinquante pas ; cette distance diminuait de moment en moment ; déjà par deux fois, croyant le carrier à la portée de son épée, le baillif avait tâché de l'atteindre en se penchant sur l'encolure de son cheval ; mais, grâce à plusieurs crochets semblables à ceux du lièvre devant le lévrier, Fergan avait échappé à la mort, enfin, prenant un élan désespéré, il courut pendant quelques pas droit devant lui avec une incroyable rapidité ; puis, il disparut soudain aux yeux de Jehanne, comme s'il se fût abîmé dans les entrailles de la terre. Au bout d'un instant, la pauvre femme vit Garin, arrêtant à grand'peine son cheval à peu près à l'endroit où le carrier venait de disparaître, lever avec rage son épée vers le ciel ; puis, au lieu de pousser droit devant lui, tourner à gauche, et suivre à toute bride, en la prolongeant, une ligne verdoyante qui coupait transversalement la plaine. Jehanne comprit alors que son mari, au moment d'être atteint, ayant sauté avec son enfant au fond d'un fossé infranchissable pour le cheval du baillif, celui-ci s'était vu forcé de côtoyer la berge de cette tranchée jusqu'à un pont qu'il fallait traverser pour se rendre au village, où Garin comptait sans doute s'emparer du carrier. Jehanne craignait que son mari ou son fils se fussent blessés en sautant au fond du fossé ; mais bientôt, elle vit le petit Colombaïk, s'aidant de ses mains, sortir de la tranchée, soutenu par son père, dont l'on n'apercevait que les deux bras ; Fergan sortit à son tour, reprit son enfant, et chargé de ce cher fardeau, continua de fuir à toutes jambes vers le village, où il espérait arriver avant le baillif. Malgré sa faiblesse, Jehanne s'élançant à la rencontre de son fils et de son mari les rejoignit. Fergan alors, sans s'arrêter et portant toujours l'enfant, dit à sa femme d'une voix haletante, épuisée : -- Gagnons le village, tâchons d'y devancer Garin !
-- Mon petit Colombaïk !... enfin te voilà ! -- disait Jehanne-la-Bossue tout en courant à côté du serf et dévorant son fils des yeux, oubliant, à sa vue, les périls passés et présents ; tandis que Colombaïk, souriant et tendant vers elle ses petits bras lui criait :
-- Mère !... mère !...
-- Oh ! -- s'écriait le serf en redoublant d'efforts afin de gagner le village avant Garin, qui poussait son cheval à toute bride, -- Oh ! sans cette morte qu'il m'a fallu enterrer au sortir du souterrain, j'étais ici avant le jour !
-- Mon enfant !... ils ne t'ont pas fait de mal ? -- disait Jehanne, ne songeant qu'à son fils, dont elle avait saisi une des mains qu'elle baisait en pleurant et continuant de courir à côté de son mari, car elle trouvait la force de le suivre. À ce moment, le chant de départ des croisés retentit au loin avec une nouvelle puissance.
-- Quels sont ces chants ? -- demanda le carrier ; -- quelle est cette grande foule rassemblée là-bas ?
-- Ce sont des gens qui s'en vont, disent-ils, à Jérusalem. Grand nombre des gens du village les suivent ; ils sont comme fous !
-- Nous sommes sauvés ! -- s'écria Fergan-le-Carrier, frappé d'une idée subite ; -- partons avec eux !
-- Quoi ! Fergan ? -- s'écria Jehanne, haletante, épuisée par cette marche précipitée ; -- nous en aller au loin avec notre enfant !
Mais le serf, qui se voyait à cent pas au plus du village, ne répondit rien, et suivi de Jehanne, il atteignit enfin la foule, au milieu de laquelle il tomba, brisé de fatigue, avec Colombaïk, en disant à sa femme, qui l'avait rejoint : -- Ah ! sauvés ! sauvés !
Garin-Mange-Vilain, continuant de pousser son cheval le long du fossé jusqu'au pont qu'il traversa, remarquait avec surprise cette multitude qui encombrait la place et les abords du village ; il s'en approchait, lorsqu'il vit venir à lui plusieurs des serfs qui préféraient leur écrasant servage aux chances d'un voyage lointain et inconnu. Parmi eux se trouvait le vieux Martin-l'Avisé ; pour flatter le baillif, il lui dit en tremblant : -- Bon maître Garin, nous ne sommes pas de ces rebelles qui osent fuir les terres de leur seigneur pour s'en aller en Palestine avec cette troupe de croisés passant par le pays... nous ne voulons pas, nous autres, abandonner les domaines de notre cher seigneur !
-- Sang et mort ! -- s'écria le baillif, oubliant le carrier à l'annonce de cette désertion d'un grand nombre de serfs ; -- les misérables qui ont osé penser à fuir seront suppliciés ! -- La foule s'écartant devant le cheval de Garin, il arriva près du moine et de Gauthier-sans-Avoir, qu'on lui désigna comme chefs des croisés ; s'adressant alors à eux d'un air menaçant : -- De quel droit entrez-vous ainsi en grande troupe sur le territoire de mon seigneur Neroweg VI, comte souverain du pays de Plouernel ? -- Puis, élevant davantage la voix et s'adressant aux habitants du village : -- Serfs et vilains, écoutez mes paroles : Ceux d'entre vous qui auraient l'audace de vouloir suivre ces vagabonds auront sur l'heure les mains et les pieds coupés... Tremblez, misérables, si...
-- Tais-toi, impie !... blasphémateur !... -- s'écria Coucou-Piètre d'une voix tonnante, en interrompant le baillif ; -- tu oses menacer des chrétiens qui s'en vont à la délivrance du tombeau du Seigneur !...
-- Quoi ! scélérat enfroqué ! -- reprit le baillif, bouillant de colère, en tirant son épée, -- tu viens donner des ordres ici, dans la seigneurie de mon maître ! -- Et ce disant, Garin-Mange-Vilain, poussant son cheval vers le moine, leva sur lui son épée ; mais Pierre l'Ermite para le coup à l'aide de sa lourde croix de bois, et en asséna un si rude coup sur le casque du baillif que celui-ci, un moment étourdi, laissa tomber son épée.
-- À mort ce bandit qui veut couper les pieds et les mains des vengeurs du Christ ! -- crièrent plusieurs voix ; -- à mort !...
-- Oui, à mort ! -- crièrent les serfs du village décidés à partir pour la Terre-Sainte, et qui abhorraient le baillif. -- À mort ! le Mange-Vilain, il ne mangera plus personne ! -- Et Colas-trousse-Lard, qui pour conquérir le Saint-Sépulcre s'en allait à Jérusalem pieds nus, armé de sa fourche, l'enfonça dans le flanc de Garin, le renversa de son cheval, et en un instant, foulé aux pieds, le baillif fut massacré, mis en lambeaux ; les serfs lui brisèrent les membres, lui coupèrent le cou avec son coutelas, et Colas-trousse-Lard prenant au bout de sa fourche la tête livide de Mange-Vilain, éleva ce trophée sanglant au-dessus de la foule, et suivi des serfs qui abandonnaient le village, ils rejoignit à la troupe des croisés ; ceux-ci, se remettant en marche, chantèrent à pleine poitrine :
« -- Jérusalem ! Jérusalem ! -- ville des merveilles, -- ville heureuse entre toutes, -- tu es l'objet des vœux des anges, -- et tu fais leur bonheur !
» -- Le bois de la croix -- est notre étendard ; -- suivons ce drapeau -- qui marche en avant, -- guidé par le Saint-Esprit ! Dieu le veut ! -- Dieu le veut ! -- Dieu le veut ! »
FIN DU SIXIÈME VOLUME.
L'AUTEUR
AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE
CHERS LECTEURS,
Nous voici arrivés à l'époque des croisades, l'un des faits les plus monstrueux qui se soient produits durant la période féodale ; le récit précédent vous a montré dans quel but exécrable et avec quel effrayant machiavélisme, les papes de Rome avaient peu à peu et de longue main, préparé ces migrations insensées pour la Terre-Sainte, en fanatisant avec une astuce et une persévérance infernales les populations abruties par les prêtres, aveuglées par l'ignorance, dégradées par le servage, poussées à bout par une misère atroce, et comment surtout en excitant chez ces malheureux les appétits les plus honteux, en déchaînant leurs passions les plus féroces, l'Église les poussa par milliers vers la Palestine.
Ce mouvement, dont la fièvre, dont l'ivresse californienne de ce temps peut faire parfaitement comprendre la folie et la violence irrésistible, entraîna d'innombrables multitudes d'hommes, de femmes, d'enfants, qui, tous misérables et en haillons, abandonnèrent le sol où les enchaînait le servage, pour aller à quinze cents lieues de la Gaule, à travers des pays inconnus, conquérir les richesses de la Terre-Sainte et les merveilles de toute sorte promises par l'Église. Le désir d'échapper aux horreurs de la servitude, la convoitise sensuelle des croisés, non moins surexcitée que leur cupidité par les prédications catholiques furent, vous le savez, non moins puissante que l'emportement d'une superstition imbécile, pour conduire à leur perte ces malheureux voués d'avance et en immense majorité à une mort certaine, par les calculs impitoyables de l'Église, jalouse avant tout de se préparer par la croisade d'effrayants moyens d'extermination, afin d'arriver par la terreur à la domination du monde.
Vous avez vu, chers lecteurs, nos croisés quitter le seigneurie de Plouernel à la voix et sous la conduite de l'aventurier Gauthier-sans-Avoir et de Coucou-Piètre (ainsi que l'on appelait vulgairement PIERRE L'ERMITE, ce bandit sanguinaire). Avant de continuer notre récit, nous croyons indispensable de procéder ainsi que nous l'avons fait pour la peinture des mœurs féodales, et de justifier d'avance cette seconde partie de notre récit, bien autrement incroyable que la première, de la justifier, disons-nous, par des preuves historiques irrécusables ; voici pourquoi ceci nous semble indispensable : la féodalité, quoique toujours audacieusement défendue et souvent encore prônée de nos jours par les historiens monarchiques et catholiques, inspire généralement une horreur presque insurmontable ; il n'en est pas ainsi des croisades ; la Jérusalem Délivrée en est l'épopée brillante et mensongère ; puis, qui de nous n'a été bercée de ces banalités : -- Les preux croisés s'en allant en Palestine. -- Les vaillants conquérants du tombeau du Seigneur, etc., etc. ; il n'est point jusqu'aux rimeurs de romances qui n'aient aussi contribué à vulgariser la chose : -- Partant pour la Syrie, le jeune et beau Dunois, etc., etc., ce chant et autres sornettes, out couru les carrefours. Ce n'est pas tout, le plus grand nombre des historiens, cédant à une admiration plus enthousiaste que réfléchie, pour certains glorieux faits d'armes des croisés, s'exagérant les avantages de ce qu'ils appellent l'influence commerciale des croisades, qui, mettant l'Europe et l'Asie en communication, devait amener plus tard de fréquentes relations mercantiles entre l'orient et l'occident, le plus grand nombre des historiens, disons-nous, frappés de la vaine apparence de certaines conséquences des croisades, éblouis par le faux éclat de quelques actions militaires aussi sanglantes que stériles, ont eu, à notre sens, le tort de ne pas signaler à l'exécration du monde, l'acte le plus abominable peut-être de tous les actes de l'Église catholique, car il fut la source d'innombrables désastres.
Oui, et vous vous en convaincrez, chers lecteurs, par la suite de ces récits ; les croisades furent l'inauguration de cette effroyable série de guerres et de tueries religieuses, qui depuis le douzième siècle jusqu'au dix-huitième, ont fait, de siècle en siècle, couler des torrents de sang dans tout le monde connu ; c'est par millions qu'il faudrait compter les victimes torturées, égorgées ou brûlées à la voix de l'Église catholique ; je me bornerai à vous citer les faits les plus culminants de cette boucherie qui a duré sept cents ans. -- Le massacre des Albigeois sous Philippe-Auguste ; -- le massacre de la Saint-Barthélemy sous Charles IX ; -- le massacre des Cévennes sous Louis XIV, -- ont été les conséquences forcées des premières croisades ; conséquences fatales, prévues, attendues, bénies, glorifiées, sanctifiées par les papes et par l'Église. Disons plus (abstraction faite du progrès du temps, de l'adoucissement des mœurs et de l'affaiblissement du fanatisme religieux, précieux résultats de notre immortelle Révolution de 1789), en 1849, l'expédition contre l'héroïque République romaine, expédition déplorable entreprise à la voix TOUJOURS SOUVERAINE du parti prêtre, se rattache au principe des premières croisades.
De ces premières croisades vous allez juger, chers lecteurs, l'histoire en main, sinon vous hésiteriez à croire que les limites de l'horrible, du monstrueux aient pu être reculées à ce point jusqu'alors inouï dans l'histoire des peuples civilisés ou sauvages.
Pierre l'Ermite part des Gaules à la tête d'une multitude composée de soixante mille personnes, hommes, femmes et enfants, pour se rendre à Jérusalem ; à moins d'être stupides ou insensés (et ils étaient les hommes les plus fourbes et les plus habiles du monde), les prêtres catholiques devaient savoir, et ils l'avaient prévu, qu'une pareille multitude partant sans provisions, sans ressources, sans argent pour un voyage de douze à quinze cents lieues, ne pouvant vivre qu'en pillant les pays qu'elle traverserait, finirait par se livrer à d'abominables excès et par en porter le châtiment ; en effet, voici ce que raconte la chronique de GUILBERT DE NOGENT, historien contemporain des croisades :
« Le peuple qui suivait Pierre l'Ermite trouva en grande abondance, en Hongrie, toutes les choses nécessaires à la vie ; cependant, il ne tarda pas à se livrer aux plus énormes excès contre la population fort douce des indigènes. Les croisés mettaient le feu aux greniers publics, enlevaient les jeunes filles, et les livraient à toutes sortes de violences ; déshonoraient les mariages, ravissaient les femmes à leurs époux, arrachaient ou brûlaient la barbe à leurs hôtes, vivant de meurtre et de pillage. Tous se vantant qu'ils en feraient autant chez les Sarrasins. » (Liv. II, p. 61.)
Les populations étrangères exaspérées, répondirent à ces énormités des soldats de la croix, par une guerre à outrance, témoin cette lettre de Carloman, roi de Hongrie, citée par ALBERT, chanoine d'Aix, dans son Histoire des croisades. (Tome I, p. 47, ap. Mich.)
Lettre de Carloman, roi de Hongrie, à Godefroid, duc de Lorraine, qui s'était plaint du mauvais accueil fait à Pierre l'Ermite.
« Nous ne sommes point des persécuteurs de fidèles ; si nous avons montré de la sévérité et tué des chrétiens, c'est que nous y avons été poussés par la nécessité, ayant accordé à la première armée que Pierre l'Ermite conduisait, la permission d'acheter des provisions et de traverser paisiblement la Hongrie. Il nous ont rendu le mal pour le bien, en enlevant non seulement l'or, l'argent, les chevaux, les mules et les troupeaux de notre pays ; mais en ravageant nos villes et nos châteaux, en tuant quatre mille des nôtres et en les dépouillant de leurs vêtements. Après ces excès si injustement commis par les compagnons de Pierre l'Ermite, l'armée de Godescal, que vous avez rencontré fuyant, a assiégé Méresbourg, le rempart de notre royaume, dans l'intention de nous punir et de nous exterminer ; ce n'est qu'avec le secours de Dieu que nous avons été préservés. »
Alexis Comnène, empereur de Constantinople, effrayé de l'approche d'une autre troupe de ces furieux catholiques, qui, au nombre de vingt cinq ou trente mille (ils se comptaient plus de cent mille en quittant la Lorraine), s'avançaient sous les ordres de Godefroid, duc de Bouillon et de Basse-Lorraine, écrivait à ce noble seigneur :
« Alexis, empereur de Constantinople et de Grèce, à Godefroid de Bouillon et à ses compagnons : -- Je vous supplie, prince très-chrétien, de ne pas souffrir que votre armée pille et dévaste le territoire soumis à ma domination et qu'elle va traverser ; partout elle pourra acheter ce dont elle aura besoin. »
Les futurs conquérants du tombeau du Seigneur, se composant en immense majorité de pauvres serfs en guenilles, étaient hors d'état de pouvoir rien acheter ; aussi, de même que les gens de Pierre l'Ermite, ils pillèrent et ravagèrent le pays sur leur passage, et furent aux trois quarts exterminés par les populations ; les survivants arrivent en Palestine, et, en proie à des maux affreux, ils commettent des atrocités sans nom. Quant aux débauches de la plupart des chefs laïques ou ecclésiastiques de la croisade, et de beaucoup de nobles dames qui accompagnaient leurs époux en Terre-Sainte, ces monstruosités dépassent les plus infâmes priapées de la Rome païenne. Ce n'est pas tout, l'anthropophagie souvent nécessitée par la famine devient un goût, mieux que cela, un acte presque méritoire aux yeux de certains prélats ; vous hésitez à nous croire, chers lecteurs ? Citons d'abord ALBERT, chanoine d'Aix à propos de l'horrible misère des croisés, dont souffrirent surtout les malheureux serfs attirés là par les promesses de l'Église.
« ... La chaleur fit périr les chevaux et les bêtes de somme ; les cavaliers prenaient pour monture des bœufs, des béliers et des chiens beaucoup plus grands que ceux d'Europe.
» ... Le dernier samedi du mois d'août le manque d'eau se fit sentir avec tant de violence, que plus de cinq cents personnes des deux sexes périrent ; les chevaux, les bœufs, les mules périrent pareillement. Des femmes enceintes, consumés par l'ardeur du soleil, le gosier desséché, accouchaient subitement en chemin, restant étendues auprès de leurs enfants. (p. 49.)
» ... Là, plusieurs chefs des croisés, séduits par la beauté des environs, résolurent de se donner le plaisir de la chasse. (p. 50.)
» ... La disette était si grande que l'on amollissait du cuir avec de l'eau chaude, et on l'assaisonnait ; on mangeait ainsi les cuirs des harnais. -- On payait dix fèves un denier ; une tête d'âne, de cheval ou de chameau dix deniers ; les oreilles de ces animaux deux deniers ; on mangeait jusqu'à sa chaussure. » (Ibid., p. 54.)
À défaut d'oreilles de chameaux ou de têtes d'ânes, on se nourrissait de chair humaine, et l'Église approuvait fort ces repas de cannibales, à la condition que le mangé fût un Sarrazin. Nous lisons ceci (p. 25), dans l'Histoire de la prise de Jérusalem, par BAUDRY, archevêque de Dole, qui assistait à la croisade.
« ... Souvent les croisés mangeaient dans un siège de la chair humaine, mais cela ne leur était pas imputé à crime ; par là, ils continuaient de faire la guerre aux infidèles avec les dents et avec les mains.
» ... Ceux qui étaient plus honnêtes éventraient les Sarrasins morts, et tiraient de leurs entrailles les pièces d'or que ceux-ci avaient avalées.
» ... Chose horrible à entendre ! -- s'écrie ALBERT, chanoine d'Aix, déjà cité, -- les croisés mangèrent non-seulement des Sarrasins, mais encore des chiens cuits. » (p. 57.)
Manger du Sarrasin, cela se conçoit encore à la rigueur ; mais manger du chien cuit ! profanation ; du reste, ainsi que nous l'avons dit, l'anthropophagie d'abord commandée par la famine, et aussi par un pieux acharnement à guerroyer les infidèles à coups de mâchoire, devint parfois une épouvantable dépravation du goût. Un ouvrage anglais (Ellis's specimens of Earli : English metrical romances, v. II p. 256) cite une chronique anglaise, contemporaine de la croisade où assistait le roi d'Angleterre, Richard-Cœur-de-lion ; ce prince, habituellement fort glouton, était malade, cependant il s'obstinait à vouloir manger du porc, viande qu'il aimait fort. Le médecin de Richard, craignant pour son Royal malade l'indigeste lourdeur de cette nourriture porcine, dit à l'un des écuyers de son maître : « Prends un Sarrasin jeune et gras ; sans délai tue, ouvre et écorche ce bandit, fais-le bouillir avec force sel et épices, ajoutes-y du safran fortement coloré. » -- Le jeune Sarrasin est tué, mis en morceaux, bouilli, assaisonné ; le roi Richard en fait chère lie, et jure Dieu, qu'il n'a jamais mangé de meilleur porc. Sa faim, loin d'être assouvie, s'exaspère ; il veut manger absolument la tête de cet excellent porc et ordonne qu'on la lui apporte. L'écuyer n'osant désobéir à son terrible maître, apporte la tête du jeune Sarrasin. La chronique anglaise poursuit : -- « Lorsque le roi vit cette noire figure, à la barbe d'ébène, aux dents d'ivoire, et ces lèvres contournées par une hideuse grimace : -- Que diable est ceci ? -- s'écria-t-il. -- Puis, riant aux éclats il ajouta : -- Quoi ! la chair d'un Sarrasin est aussi bonne ? je ne m'en doutais guère ; mais je le jure par le Dieu mort et ressuscité ! nous ne mourrons jamais de faim, tant que nous pourrons, en donnant l'assaut, prendre de ces Sarrasins qu'on peut bouillir, rôtir, mettre au four, et dont la chair est bonne jusqu'à l'os ; l'épreuve est faite, moi et les miens nous en croquerons plus d'un. »
Un autre historien contemporain des Croisades, GUILBERT, moine de Clermont, s'exprime ainsi dans son livre des Gestes de Dieu par les Franks, (p. 27) : « Le roi des Truands est le chef d'une bande qui se nourrit de chair humaine ; celui de ces truands qui garde seulement un denier sans le dépenser est chassé comme indigne de la troupe. »
Vous verrez, chers lecteurs, ces truands à l'œuvre dans le récit suivant, et vous assisterez à une horrible scène de cannibale ordonnée par Bohémond, prince de Tarente, l'un des chefs franks de la croisade ; cette scène est certes plus épouvantable que le régal du roi Richard. Quant à la férocité des croisés, à leurs profanations sacrilèges, voici ce que nous lisons dans FOUCHER DE CHARTRES, auteur du livre des Gestes des Franks allant armés en pèlerinage à Jérusalem (p. 89-91) : « Les croisés, sachant que les Sarrasins avaient des bysantins d'or, fendaient le ventre à tous les prisonniers pour chercher l'or dans leurs entrailles, ou bien on les faisait brûler pour retrouver l'or dans les cendres (89). »
À l'occasion du riche butin fait par les croisés au siège d'Ascalon, ce même FOUCHER rapporte qu'on y trouvait douze sortes de pierres précieuses ; et en racontant le siège de Césarée, il s'écrie : « -- Ô combien d'argent nous trouvâmes dans le camp ! les plus pauvres des pèlerins devinrent riches ; on brûla des cadavres fétides pour trouver dans les cendres les besans qu'ils avaient avalés. -- Quelques Sarrasins, pour dérober leur or à l'avidité des Franks, avaient caché des pièces d'or dans leur bouche, d'où il arrivait que lorsque l'on serrait le cou de ces barbares, il sortait de leur bouche huit ou dix pièces d'or. Des femmes cachaient leur or... (p. 91). »
Parlerons-nous des mœurs infâmes et des débauches des chefs de la croisade et de leurs femmes ? la chose est difficile ; aussi, par pudeur pour nos lectrices, nous laisserons subsister en latin la plus grande partie de cette citation de GAUTIER, le chancelier, sur la guerre à Antioche, à laquelle il assista :
« Parmi les croisés, les uns couraient après les plaisirs de la table, les autres fréquentaient les tavernes des impudiques et dépassaient toutes les bornes de la pudeur ; car, au moyen de l'or de l'Arabie et des pierres précieuses, eleganter adornabant feminarum sexualia ; ils agissaient ainsi non pas ad dissimulare sexualia ni pour éteindre la flamme de la débauche, mais afin que : quibus ingratum erat quod licebat, qui cum hoc modo suam vellent imitare libidinem, mulieres dealbare et eis satisfecere putarent, ut praelibarent, augebant crimina criminibus.
» Les femmes, méprisant la couche de leurs maris, allaient dans les lieux de prostitution ou appelaient les passants dans les rues et se livraient à eux pour de l'argent. (p. 104-105) »
Enfin les croisés arrivent devant Jérusalem, en font le siège, et s'emparent de la Cité sainte. Alors... on recule épouvanté.
Lisez Foucher de Chartres, témoin oculaire de cette boucherie sans exemple dans les fastes des carnages.
« Il y eut tant de sang versé dans le temple de Salomon, à Jérusalem, que les corps nageaient çà et là sur le parvis ; on voyait flotter des bras et des mains coupés, qui allaient se joindre à des corps qui leur étaient étrangers ; on ne pouvait distinguer à quel corps appartenait un bras que l'on voyait rejoindre à un tronc. Les soldats qui faisaient le carnage pouvaient à peine supporter la vapeur qui s'en exhalait. Il y eut, en trois jours que dura le carnage, SOIXANTE-DIX MILLE Sarrasins de tués. (Liv. 17, v. 1.)
» Après le massacre, les Croisés se rendirent au Calvaire, marchant sur les genoux, pleurant à l'aspect du saint tombeau ; ensuite on immola les Sarrasins ; leur foule éperdue aurait volontiers pris la fuite si elle avait eu des ailes, mais ils ne purent éviter une mort affreuse (18). »
Lisez la prise de Jérusalem par ALBERT, chanoine d'Aix...
« En entrant à Jérusalem, les croisés percèrent, avec la pointe de leurs épées, les femmes qui s'étaient réfugiées dans le temple ; ils arrachèrent du sein de leur mère les enfants à la mamelle, leur brisèrent la tête sur les murs ou les écrasèrent à coups de pierres (p. 58).
» ... Il nous paraît nécessaire, dit Tancrède à ses guerriers, de livrer sans délai au glaive les captifs et ceux qui se sont rachetés (p. 59) ».
Lisez le siège de Jérusalem par BAUDRY, archevêque de Dôle.
« ... On voyait dans les rues et sur les places de Jérusalem des monceaux de têtes, de pieds et de mains. Partout l'on ne marchait qu'à travers des cadavres ; cela est peu de chose ; venons au temple de Salomon, où les Sarrasins avaient coutume de célébrer leurs cérémonies. Qu'il nous suffise de dire que dans le temple et sous le portique LES CAVALIERS ÉTAIENT DANS LE SANG JUSQU'AUX GENOUX, et que DES FLOTS DE SANG S'ÉLEVAIENT JUSQU'AU FREIN DE LEURS CHEVAUX (41). »
Après le massacre, le pillage et l'orgie, écoutez ALBERT, chanoine d'Aix (p. 63).
« ... Le patriarche de Jérusalem et le légat du pape vivaient dans de continuelles orgies. Baudoin les trouva tous deux un jour à une table splendide, et il leur dit ceci : Vous passez les nuits et les jours dans les festins, employant à vos plaisirs les aumônes des fidèles. Par Dieu ! vous ne toucherez plus les aumônes et vous ne remplirez plus ainsi délicatement vos ventres avant que mes soldats aient reçu leur solde. Le légat du pape, très-irrité, répondit : Il est de toute justice que ceux qui servent l'autel vivent de l'autel (63). »
Tels furent, chers lecteurs, le but, le caractère, la marche et l'issue de cette croisade, dont vous allez suivre les développements dans le suivant récit, et vous direz comme nous : honte et exécration sur ces croisades qui ont fait couler des torrents de sang, causé la mort de milliers et de milliers du malheureux serfs, émigrés de la Gaule, confiants dans les promesses des prêtres ; honte et exécration sur ces croisades qui ont déchaîné les passions les plus atroces, les maux les plus affreux, et pourquoi ? pour s'emparer de Jérusalem et du prétendu sépulcre du Christ ; vaine conquête d'ailleurs, car, au bout d'un siècle, rempli des mêmes désastres, les croisés furent à jamais chassés de Jérusalem et de la Terre-Sainte par les Turcs, qui demeurèrent possesseurs du saint sépulcre, dont l'Église catholique se souciait d'ailleurs fort peu. La délivrance du tombeau du Seigneur avait servi de prétexte aux projets que l'Église poursuivait depuis le pontificat de Gerbert ; son but était atteint ; désormais à la voix des papes les rois, façonnés par les croisades aux atrocités des guerres religieuses extermineraient les hérétiques dans leurs royaumes.
Ah ! l'on se sent saisi de dégoût, d'épouvante et d'horreur quand on songe à ce mélange d'astuce, d'hypocrisie, de mensonge, d'audace, de cruauté, de férocité, d'ambition implacable qui constitue la tradition séculaire de la politique de ces papes de Rome ! Un dernier trait, chers lecteurs, il est frappant et résume cette politique : le pape Urbain II vient en Gaule pour y prêcher la croisade, et il s'écrie, pour entraîner les peuples à la Terre-Sainte :
« À Antioche, à Jérusalem et dans les villes de l'Orient les chrétiens sont opprimés, flagellés, injuriés ; ce sont des frères sortis du même sein, destinés aux mêmes demeures ; ils sont fils comme vous du même Christ et du même Dieu, et dans leurs propres maisons héréditaires ils sont faits esclaves par des maîtres étrangers. Les uns sont chassés de leurs demeures et viennent mendier chez vous ; les autres, plus malheureux encore, sont vendus et accablés d'étrivières sur leur propre patrimoine ; c'est du sang chrétien racheté par le sang de Jésus-Christ qui se verse, c'est la chair chrétienne de la même nature que la chair elle-même du Christ qui est livré aux opprobres et aux tourments (p. 532, v. 4, sermo Urbani papæ ex scheda biblioth. Vaticanæ, p. 514, Concil. gen.) »
Les entendez-vous, chers lecteurs, ces prêtres catholiques, s'indigner en l'an 1098, prêcher la croisade et appeler les peuples aux armes, parce qu'en Orient, disaient-ils, les chrétiens sont opprimés, flagellés, asservis dans leur propre pays par des maîtres étrangers ? Et que faisaient donc les Franks, en Gaule, depuis sept siècles que Clovis l'avait conquise ? Eux Franks, eux étrangers, n'opprimaient-ils pas, n'asservissaient-ils pas les Gaulois dans leur propre pays ? Les habitants de la Gaule n'avaient-ils pas été dépouillés de l'héritage de leurs pères par ces conquérants barbares ? Et dans ces temps maudits l'Église catholique, chaque jour témoin des horreurs de l'invasion franque et de ses horribles conséquences à travers les siècles, l'Église catholique s'est-elle jamais écriée : « -- Franks barbares, ces Gaulois que vous asservissez, que vous torturez, que vous massacrez dans leur pays natal, ce sont vos frères en Jésus-Christ ! c'est de la chair chrétienne qui est livrée aux opprobres et aux tourments, c'est du sang chrétien qui coule ? » -- Oui, les prêtres catholiques, comme autrefois les druides héroïques, prêchaient-ils la guerre sainte contre le conquérant étranger ? Non, non, vous l'avez vu ! les prêtres catholiques, si ces sycophantes soudainement épris au onzième siècle d'une tendre compassion pour les chrétiens de Syrie, et appelant l'Europe en armes pour leur délivrance, les prêtres catholiques, infâmes complices de la conquête franque, sollicitée, favorisée par eux dès son invasion, eux aussi, comme les Barbares, tenaient les chrétiens des Gaules, leurs frères, dans le plus dur esclavage, les exploitaient, les vendaient et en trafiquaient, puisque l'Église a possédé des esclaves jusqu'au dixième siècle, et ensuite des serfs et des vassaux jusqu'en 1789 (ne l'oublions jamais) ; et, pour maintenir ces malheureux dans leur dégradante servitude par une terreur imbécile du diable et de ses cornes, l'Église paraphrasant incessamment ces exécrables paroles de l'apôtre saint Pierre :
« Servi subditi estote in omni timore dominis : Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos seigneurs ; et si vous êtes tentés de vous prévaloir contre eux de leur dureté et de leur avarice, écoutez ces autres paroles de l'apôtre : Obéissez non-seulement à ceux qui sont bons et doux, mais même à ceux qui sont rudes et fâcheux. Aussi les CANONS FRAPPENT-ILS D'ANATHÈME quiconque, sous prétexte de religion, engagerait des esclaves à désobéir à leur maître, et à plus forte raison à leur résister par la force. » (Scrip. rer. f, t. XII, p. 257.)
Vous le voyez, chers lecteurs, par tradition séculaire l'Église catholique, au mépris des lois éternelles de la justice, au mépris des droits sacrés de l'humanité, a toujours prêché, ordonné, sous menace du feu éternel, une soumission lâche, abrutissante, impie à cette monstruosité de l'antiquité païenne : L'ESCLAVAGE ! L'Église catholique a toujours prêché, ordonné l'extermination de tous ceux qui protestaient contre ces impitoyables doctrines, les déclarant mortelles à la raison, à la liberté, à la dignité humaine.
Voulez-vous une dernière preuve de ce fatal enchaînement de faits, qui rattachent le présent au passé, lisez les lignes suivantes écrites HIER (25 août 1851) dans le journal L'UNIVERS, organe de M. de Montalembert (de la compagnie de Jésus), l'un des conseillers les plus intimes et les plus écoutés de M. BONAPARTE, M. de Montalembert, ce fils des croisés, sobriquet qu'il se donne dans son cynisme ultramontain ; oui, chers lecteurs, lisez et méditez :
« L'hérésiarque, examiné et convaincu par l'Église, était livré au bras séculier et puni de mort. RIEN NE M'A JAMAIS SEMBLÉ PLUS NATUREL ET PLUS NÉCESSAIRE. Plus de cent mille hommes périrent par suite de l'hérésie de Wiclef ; celle de Jean HUS en fit périr plus encore ; on ne peut mesurer ce que l'hérésie de Luther a fait couler de sang(29), et ce n'est pas fini. Après trois siècles nous sommes à la veille d'un recommencement. La prompte répression des disciples de Luther et une croisade contre le protestantisme auraient épargné à l'Europe trois siècles de discordes et des catastrophes où la France et la civilisation peuvent périr.
» Pour moi, ce que je regrette, je l'avoue franchement, C'EST QU'ON N'AIT PAS BRÛLÉ JEAN HUS plus tôt, et qu'on N'AIT PAS ÉGALEMENT BRÛLÉ LUTHER ; c'est qu'il ne se soit pas trouvé quelque prince assez pieux et assez politique POUR MOUVOIR UNE CROISADE CONTRE LES PROTESTANTS.
» Signé : Louis Veuillot. »
Vous l'entendez, chers lecteurs ? c'est l'organe officiel du parti prêtre qui vous dit, en parlant des torrents de sang versé par les guerres religieuses : « Et ce n'est pas fini, nous sommes à la veille d'un recommencement. » Or, il est évident que ce recommencement viendra du parti qui regrette si nettement que l'on n'ait pas brûlé Luther et exterminé les protestants ; ainsi le parti prêtre le dit, M. de Montalembert l'a dit : « Il faut une campagne de Rome à l'intérieur. » Soit, vienne la guerre, vienne la campagne de Rome à l'intérieur, que les fils des Croisés soient assez pieux, assez politiques pour MOUVOIR UNE CROISADE contre nous, fils de Voltaire et de la révolution, contre nous, protestants, corps et âme, contre la tradition catholique tout entière ; nous les recevrons de notre mieux, qu'ils y comptent, ces pieux fils des Croisés, oui, nous les recevrons de notre mieux, eux et leur sainte croisade !
EUGÈNE SUE,
Représentant du Peuple.
26 août 1851.
Les croisés en Palestine. -- Leur marche. -- Leurs mœurs. -- Leurs souffrances. -- WILHELM IX, Duc D'Aquitaine. -- AZÉNOR-LA-PLE et le chevalier GAUTIER-SANS-AVOIR. -- La route de Marhala. -- Le désert. -- Fergan-le-Carrier, Jehanne-la-Bossue et Colombaïk rencontrent un pèlerin. -- La trombe de sable. -- La ville de Marhala. -- Débauches des croisés. -- La reine des ribaudes. -- Yolande. -- Le palais de l'émir. -- Le jeu. -- Le vin. -- L'orgie. -- Attaque des Sarrasins. -- Le roi des truands et sa bande. -- Les cadavres sarrasins. -- Les mangeurs de chair humaine. -- Les miracles de la Sainte-Lance. -- Ce qu'il advint à Pierre Barthelmy, auteur de ce miracle. -- Le bûcher. -- La juive. -- La conversion. -- Comment et pourquoi BOHÉMOND, prince de Tarente, l'un des chefs des soldats de la croix, fit mettre en broche et rôtir le fils d'un émir. -- Départ pour Jérusalem. -- Généreuse hospitalité des Sarrasins. -- Le vieil Arabe et sa femme. -- Prise de Jérusalem par les soldats du Christ. -- Le lac de sang. -- La mosquée d'Omar. -- Le roi de Jérusalem. -- Le baron de Galilée. -- Le marquis de Nazareth.
Le soleil de la Palestine inonde de son éblouissante et brûlante lumière un désert couvert de sable rougeâtre ; aussi loin que la vue s'étend, on n'aperçoit pas une maison, pas un arbre, pas une broussaille, pas un brin d'herbe, pas un caillou ; dans cette immensité, un passereau ne pourrait s'abriter à l'ombre. Partout un sable mouvant, profond, et fin comme de la cendre, renvoie plus torride encore la chaleur dont le pénètre ce soleil flamboyant au milieu d'un ciel de feu, qui, à l'horizon, se fond avec la terre aride dans une zone de vapeur ardente. Çà et là apparaissent à demi enfouis sous des vagues de sable, soulevées naguère par le terrible vent de ces parages, de blancs ossements d'hommes, d'enfants, de chevaux, d'ânes, de bœufs, de chameaux ; la chair de ces cadavres a été dévorée par les vautours, les chacals et les lions ; le proverbe sarrasin s'est vérifié : « -- Ici, les chrétiens ne trouveront d'ombre que dans le ventre des vautours, des chacals ou des lions ! » -- Ces débris humains et d'autres en putréfaction tracent à travers le désert la route de Marhala, ville située à dix jours de marche de Jérusalem, cité sainte vers laquelle convergent les différentes armées des croisés, venues de Gaule, de Germanie, d'Italie et d'Angleterre. S'il y a des squelettes, des cadavres à demi dévorés dans cette solitude, il s'y trouve aussi des agonisants et des vivants ; nombreux sont les agonisants, peu nombreux les vivants ; ceux-ci donneraient à rire, s'ils n'étaient plus à plaindre que morts et mourants. Voyez-les, fils de Joel, voyez-les ces croisés qui, dans leur crédulité, ont, à la voix de l'Église catholique, quitté l'an passé la terre ingrate de l'occident pour la terre miraculeuse de l'orient, où ils sont enfin arrivés après un voyage de onze ou douze cents lieues. Le gros du corps d'armée venu des Gaules, et alors commandé par BOHÉMOND, prince de Tarente, disparaît lentement là-bas, là-bas, au milieu de ces épais nuages de poussière soulevés par la marche des croisés. Puis viennent éparpillés à la débandade une longue suite de traînards, de blessés, de malades, de malheureux mourants de soif, de chaleur, de fatigue ; ils tombent çà et là dans ce désert sans bornes pour ne plus jamais se relever. Parmi ces traînards, les moins à plaindre sont ceux qui, ayant perdu leurs chevaux, ont bravement enfourché un âne, un bœuf, un bouc, voire même quelqu'un de ces grands dogues de Syrie hauts de trois pieds ; ils s'en vont ainsi au pas de leurs grotesques montures, l'épée sur la cuisse, la lance derrière le dos. Afin de se préserver de la dévorante ardeur du soleil qui, tombant d'aplomb sur le crâne, cause souvent la folie ou la mort, ils portent des coiffures étranges : ceux-ci s'abritent sous un morceau de toile tendue sur des bâtons, qu'ils tiennent de chaque main comme une sorte de dais ; d'autres, mieux avisés, ont tressé avec les feuilles desséchées du dattier de grands chapels qui projettent l'ombre sur leur figure. Les plus nombreux portaient des espèces de masques, faits de lambeaux de toile et percés d'un trou à la hauteur de l'œil, afin de préserver leurs paupières de la poussière, si brûlante, si corrosive, que souvent à une inflammation douloureuse succédait la perte de la vue. À une longue distance de ces croisés aux montures grotesques, venaient les piétons, enfonçant jusqu'à mi-jambe dans les sables mouvants, dont le contact cuisant rendait intolérable l'excoriation de leurs pieds mis à vif par les fatigues de la route ; les blessés, les membres enveloppés de chiffons sordides, cheminaient péniblement appuyés sur des bâtons ; des femmes haletantes portaient à dos leurs enfants ou les traînaient entassés, sur de grossiers traîneaux qu'elles tiraient après elles à l'aide de leurs maris. Parmi ces malheureux presque tous déguenillés, on en voyait de bizarrement accoutrés : les uns à peine vêtus d'une mauvaise souquenille coiffaient un riche turban d'étoffe orientale ; d'autres de qui les chausses trouées laissaient voir la chair portaient un splendide cafetan de soie brodée, çà et là taché de sang, comme toutes les dépouilles provenant du pillage et du massacre. Ces infortunés, suffoqués par une chaleur étouffante, aveuglés par la poussière soulevée sous leurs pas, ruisselants de sueur, le gosier corrodé par une soif dévorante, le teint brûlé par le soleil, l'air farouche, morne, découragé, cheminaient maugréant et blasphémant contre la croisade, lorsqu'ils virent à une assez grande distance derrière eux s'approcher à travers des tourbillons poudreux une nombreuse et brillante chevauchée ; à sa tête et monté sur un cheval arabe noir comme l'ébène, s'avance un jeune homme splendidement vêtu : c'est WILHELM IX, le beau duc d'Aquitaine, le poète impie, le contempteur de l'Église, le séducteur de Malborgiane, dont il portait en Gaule le portrait peint sur son bouclier ; mais Malborgiane est oubliée, délaissée, comme tant d'autres victimes de ce grand débauché ; Wilhelm IX s'avançait donc à la tête de ses gens de guerre ; sa figure à la fois hardie et railleuse disparaissait à demi sous la capuche d'un peliçon de soie blanche, qui couvre à demi ses épaules ; sa taille élégante et souple se dessine sous une tunique de légère étoffe couleur pourpre, et ses larges chausses flottantes à l'orientale laissent apercevoir ses bottines de cuir vert brodées d'argent appuyées sur ses étriers dorés. Wilhelm IX ne porte ni arme ni armure ; de sa main gauche il conduit son cheval ; sur sa main droite, couverte d'un gantelet de daim brodé, se tient son faucon favori chaperonné d'écarlate, et les pattes ornées de clochettes d'or ; tel est le courage de ce vaillant oiseau de chasse que souvent son maître le lance contre les vautours du désert, de même qu'il a souvent lancé contre les hyènes et les chacals les deux grands lévriers blancs, à collier de vermeil, qui, haletants, suivent son cheval. En croupe de ce fier animal se tient un négrillon de huit à dix ans bizarrement vêtu ; il porte un large parasol oriental dont l'ombre abrite la tête de Wilhelm IX. À sa droite et le dominant de la hauteur de sa grande taille, chemine un chameau richement caparaçonné, il est guidé par un autre négrillon assis sur le devant d'une double litière fermée de rideaux de soie et assujettie par des sangles de chaque côté de l'échine et sous le ventre du chameau, de sorte que dans chacun des compartiments de cette litière une personne pouvait être commodément assise à l'abri du soleil et de la poussière, et souvent Wilhelm IX y prenait place. À son côté chevauchait le chevalier GAUTHIER-SANS-AVOIR : avant son départ pour la croisade, l'aventurier gascon, hâve, osseux, dépenaillé, ressemblait fort au pauvre diable peint sur la partie supérieure de son bouclier ; mais à ce moment, grâce à la somptuosité de ses vêtements, le chevalier rappelait le second emblème de son bouclier. À l'arçon de sa selle pendait un casque à la vénitienne qu'il avait quitté pour un turban, coiffure plus commode pour la route ; une longue dalmatique d'étoffe légère endossée par-dessus sa riche armure l'empêchait de devenir brûlante aux rayons du soleil. Le Gascon ne conservait de son pauvre équipement d'autrefois que sa bonne épée la Commère-de-la-Foi et son petit cheval Soleil-de-Gloire ; survivant, par un miraculeux hasard, aux périls, aux fatigues de ce long trajet, alerte, dispos, modérément en chair, Soleil-de-Gloire, par le lustre de son poil, témoignait de la bonne qualité de l'orge sarrasine, qui ne semblait non plus lui manquer que les vivres à son maître. Derrière ces trois principaux personnages venaient les écuyers du duc d'Aquitaine, portant sa bannière, son épée, sa lance et son bouclier, sur lequel Wilhelm IX faisait d'habitude peindre l'effigie de ses maîtresses, objets éphémères de ses caprices libertins ; aussi le portrait d'AZÉNOR-LA-PLE, remplaçant celui de Malborgiane, occupait le centre de l'écu de Wilhelm IX ; mais, par un raffinement de corruption effrontée, d'autres médaillons représentant quelques-unes de ses nombreuses et nouvelles concubines entouraient (humbles satellites de cet astre rayonnant) l'image d'Azénor. Des écuyers conduisaient aussi en main les destriers de bataille du duc d'Aquitaine, vigoureux chevaux bardés et caparaçonnés de fer, portant attachées sur leur selle les différentes pièces de l'armure de leur maître ; il pouvait ainsi endosser son harnais de guerre si venait l'heure du combat, au lieu de supporter durant une longue route le poids accablant de ses armes. Après les écuyers s'avançaient, conduits par des esclaves noirs enlevés aux Sarrasins, les mules et les chameaux chargés des bagages et des provisions du duc d'Aquitaine ; car si la faim, la soif, la fatigue, décimaient la multitude, les seigneurs croisés, grâce à leur richesse, échappaient presque toujours aux privations ; ainsi l'un des chameaux de Wilhelm IX était chargé de plusieurs sacs de citrons et de grosses outres remplies de vin et d'eau, ressources inestimables pour la traversée de ce désert torride. Environ trois cents hommes d'armes fermaient la chevauchée du duc d'Aquitaine ; ces cavaliers, seuls survivants à peu près de mille guerriers partis pour la croisade, habitués aux combats, rompus à la fatigue, bronzés par le soleil de Syrie, bravaient depuis longtemps les dangers de ce climat meurtrier ; leur lourde armure de fer ne pesait pas plus à leurs corps robustes qu'une casaque de toile ; le dédain du péril et la férocité se lisaient sur leurs traits farouches ; plusieurs d'entre eux portaient à l'arçon de leur selle, en manière de sanglant trophée, des têtes de Sarrasins fraîchement coupées, suspendues par l'unique mèche de chevelure que les mahométans conservent au sommet du crâne. Les cavaliers du duc d'Aquitaine avaient pour armes une forte lance de frêne ou de tremble à banderoles flottantes, une longue épée à deux tranchants et, à l'arçon de leur selle, une hache ou une masse d'armes hérissée de pointes ; boucliers ovales, hauberts ou jaques de mailles d'acier, casques, brassards, cuissards, jambards de fer, telle était leur armure. La troupe de Wilhelm IX traversait rapidement les groupes de traînards lorsqu'une main blanche et effilée entr'ouvrit les rideaux de la litière, auprès de laquelle chevauchait le duc, et une voix lui dit : -- Wilhelm, j'ai soif.
-- Azénor a soif ! -- reprit le croisé en arrêtant son cheval, et s'adressant à Gauthier-sans-Avoir : -- Va vite chercher à boire pour ma maîtresse ; je connais l'impatience de toutes les soifs ! point ne faut laisser languir des lèvres qui demandent un frais breuvage ou un chaud baiser !
-- Seigneur duc, je vais chercher le breuvage, charge-toi du baiser, -- répondit l'aventurier en se dirigeant vers les bagages, tandis que, penché sur son cheval, le duc d'Aquitaine avança la tête sous les rideaux de la litière.
-- Oh ! Wilhelm, -- dit bientôt la voix passionnée d'Azénor, jadis mes lèvres étaient blanches et glacées ; le feu de tes baisers les a rendues vermeilles !
-- Cela prouve que je suis non moins sorcier que toi, ma belle sorcière !
-- Ne m'appelle pas ainsi... tu me rappelles des jours horribles... À cette pensée, la haine me monte au cœur et la honte au front !
-- Pourquoi la honte ? Tu as feint d'être magicienne dans l'espoir d'abuser cette brute sauvage de Neroweg, qui, après t'avoir violentée, te gardait prisonnière... Tu voulais t'échapper de ses mains et te venger en lui donnant un philtre empoisonné, le tour était pardieu fort bon ; ne t'ai-je pas dit que moi, seigneur suzerain de cet ours, de ce loup, j'ai parfois eu l'envie d'aller l'enfumer dans sa tanière, ce noir donjon de Plouernel où il t'a retenue captive ! Foi de chevalier ! j'espérais même, en l'honneur de tes beaux yeux, ma charmante, rompre ici quelques lances avec lui ; mais je n'ai pu le rencontrer. D'ailleurs, les dés se sont chargés de ta vengeance : n'avons-nous pas dernièrement appris qu'à peine débarqué de Marseille à Joppé, le comte de Plouernel, tout frais venu des Gaules, avait en une nuit de jeu contre d'autres seigneurs forcenés joueurs, perdu cinq mille besans d'or, sa vaisselle, ses bagages, ses chevaux, ses armes, tout enfin, jusqu'à son épée ! Ah ! ah ! -- ajouta le duc d'Aquitaine en riant aux éclats, -- il me semble voir ce Neroweg, si rudement étrillé au début de sa croisade, l'achever avec un vieux bonnet pour casque, un bâton pour lance, et pour coursier un âne, un bouc ou un grand chien de Palestine, si notre beau sire a toutefois conservé de quoi payer une si fière monture ! Dis, ma belle sorcière, quels magiciens que les dés et les échecs ! En une nuit ils font un truand d'un seigneur, et un seigneur d'un truand ! Pour moi, quant au jeu, je ne me plains que d'une chose : de mon bonheur constant ; j'aime tant l'inconstance !
-- Je le sais, Wilhelm ; aussi, comme toi, je me plains de mon bonheur.
-- De ton bonheur... au jeu ?
-- Non, non. Je suis à toi, le rêve de ma jeunesse s'est accompli, et pourtant ce bonheur inespéré cause mon tourment !
-- Aurais-tu des remords ? Folie ! nous sommes en Terre-Sainte ! tous nos péchés nous sont remis, donc péchons, ma belle, péchons beaucoup ! péchons partout ! péchons sans cesse !
-- Tu prêches d'exemple, Wilhelm, -- reprit Azénor-la-Pâle avec une jalouse amertume ; -- ton caprice insolent et banal est, comme ton amour, insoucieux du choix ! Peu t'importe à toi : damoiselle ou serve déguenillée ! noble dame ou ribaude !
-- Azénor, celui dont nous allons délivrer le sépulcre n'a-t-il pas dit : « Les premiers seront les derniers ! » Or donc, en bon chrétien, j'aime parfois, en amour, à faire des dernières les premières !
-- C'est ainsi que cette infâme Perrette-la-Ribaude...
-- N'en médis pas ! -- reprit Wilhelm IX en riant et interrompant Azénor dont la voix se courrouçait. -- Quelle joyeuse et hardie commère que cette Perrette ! elle était sans pareille dans une orgie ! Il fallait la voir après le siège d'Antioche, la coupe en main, la chevelure au vent !
-- Tais-toi, Wilhelm ! je te hais !...
-- Pauvre Ribaude !... comme tant d'autres, elle sera morte en route...
-- Tant pis... car j'aurais voulu l'étrangler de mes propres mains ; oui, et ta Yolande aussi !
-- Ah ! c'eût été dommage ! La belle fille ! je croyais voir vivre ma Diane antique, et son marbre blanc se changer en chair rose ! J'ai fait des vers sur cette métamorphose ; je veux te les dire !
-- Pas un mot de plus, Wilhelm ! -- reprit Azénor d'une voix altérée ; -- tu es sans pitié... tu me mets au supplice !
-- Jalouse... tu me laisseras du moins regretter et chanter mon autre Diane... celle de marbre ? Hélas ! pour subvenir aux dépenses de ma croisade, j'ai vendu ce chef-d'œuvre de l'art grec et trois de mes seigneuries à l'évêque de Poitiers ! Il ne saura l'apprécier, ma belle Diane ! il n'a souci des femmes... de marbre, ce vieux satyre !
-- Grand impudique ! oses-tu blâmer l'incontinence ?
-- Non, par Dieu ! l'incontinence ne m'a-t-elle pas conduit en Terre-Sainte ? mon pèlerinage est tout d'amour. À d'autres la conquête du saint sépulcre ! Moi, mieux avisé, j'ai conquis des Germaines, des Saxonnes, des Bohèmes, des Hongroises, des Valaques, des Moldaques, des Bulgares, des Grecques, des Byzantines, des Sarrasines, des Syriennes, des Mauresques, des négresses, et ce n'est pas tout, ô Vénus ! j'en ai fait vœu par tes colombes libertines ! je veux entrer à Jérusalem pour y conquérir la plus belle vierge de cette cité des anges !
-- Audace et débauche ! c'est à moi, Azénor, à moi qu'il dit cela !
-- Je vais calmer ton courroux, ma belle ; écoute-moi sans te fâcher : je buvais, vois-tu, de tous les vins sans aucune préférence avant de connaître le vin de Chypre ; mais lorsque je l'ai eu goûté, plus je buvais des autres vins, plus ma préférence augmentait pour ce divin nectar, oui, comparaison et souvenir me ramenaient toujours à lui ! Ainsi comparaison et souvenir m'ont toujours ramené vers toi, ma charmante, depuis ce jour fortuné où, quittant Poitiers pour aller à la croisade, je t'ai vue venir à moi sur la route me disant : -- « Je t'aime ! Veux-tu de moi ? Je te suis. »
-- Ainsi, sur cette terre, il n'est pas une femme, une seule que je n'aie à redouter comme rivale ! et je suis affolée de cet homme ! malheur à moi !
-- Je vais d'un mot te rassurer, ma belle ; il est une race tout entière dont ta jalousie n'a rien à craindre... Ciel et terre ! la seule vue des femmes de cette exécrable engeance me donnerait, je crois, la chasteté d'un saint !
-- De qui veux-tu parler ?
-- Des juives ! -- répondit le duc d'Aquitaine avec une expression de dégoût, d'horreur et presque de crainte. -- Oh ! lorsque j'ai fait exterminer tous les juifs de mes seigneuries, pas une femme de cette espèce maudite n'a échappé aux tortures et aux supplices !
-- Wilhelm, -- dit Azénor-la-Pâle d'une voix légèrement altérée, -- d'où te vient tant de rage contre ces infortunées ? quel mal t'avaient-elles fait ?
-- Sang du Christ ! j'aurais pu par ignorance prendre une juive pour maîtresse ! -- répondit Wilhelm IX en frémissant ; -- et alors j'étais perdu !
-- Perdu !... pourquoi ?
-- Tu me le demandes ?... Avoir pour maîtresse une juive !... une juive ! -- reprit le duc d'Aquitaine en frémissant de nouveau. -- Tiens, Azénor, je ne crains ni prêtre, ni Dieu, ni diable, mais si jamais je touchais à une de ces bêtes immondes, impures, ensabattée, que l'on appelle une juive... je ne sais ce qu'il arriverait de moi !
-- Toi, blasphémateur ! toi, sacrilège ! montrer une pareille faiblesse, toi qui ne crois à rien !
-- Je crois à l'horreur insurmontable que m'inspire la juiverie... et d'ailleurs, tiens, regarde-moi.
-- Tu pâlis !
-- Et pourtant, Azénor, tu sais si jamais j'ai pâli devant la mort ou l'excommunication des prêtres ; mais, malgré moi, à la seule appréhension de cette juiverie, je... -- Puis s'interrompant et voulant échapper sans doute aux pensées dont il était obsédé, Wilhelm IX s'écria joyeusement : -- Au diable les juifs et vive l'amour ! un beau baiser, ma charmante ; notre entretien sur cette infernale engeance me laisse un arrière-goût de soufre et de bitume comme si j'avais tâté de la cuisine de Satan ! À moi l'ambroisie de tes baisers, mon amoureuse !
Quelques cris lointains et une sorte de tumulte qui s'éleva parmi les hommes d'armes du duc d'Aquitaine interrompirent sa conversation avec Azénor ; il tourna la tête et vit venir à lui Gauthier-sans-Avoir tenant de la main dont il ne guidait pas son cheval une petite amphore de vermeil. -- Quel est ce tapage ? -- dit Wilhelm IX en prenant l'amphore apportée par l'aventurier gascon et la remettant à Azénor ; -- quels sont ces cris ?
-- Seigneur duc, au moment où tes esclaves noirs détachaient des bagages une outre remplie d'eau, afin de remplir cette amphore dans laquelle j'avais d'abord exprimé le jus de deux citrons, et le suc de l'un de ces roseaux que l'on trouve en ce pays et dont la moelle est aussi douce que le miel, des traînards éclopés qui tâchent de suivre l'armée se sont rués autour de l'outre : -- De l'eau ! de l'eau ! je meurs de soif -- criait celui-ci. -- Ma femme, mon enfant meurent de soif ! -- criaient ceux-là. -- Par la Commère-de-la-Foi, ma bonne épée ! jamais grenouilles à sec en temps caniculaire n'ont plus épouvantablement coassé que ces coquins ! mais à ces affreux coassements, quelques-uns de tes hommes d'armes, seigneur duc, ont mis fin à grands coups de bois de lance. Conçoit-on l'effronterie de ces bélîtres ? -- « Où donc sont les claires fontaines que tu nous promettais à notre départ des Gaules ? » -- hurlaient-ils à mes oreilles ; -- « où donc sont-ils les frais ombrages ? »
-- Et que leur as-tu répondu, mon joyeux Gascon ? -- dit en riant Wilhelm IX, tandis que Azénor à demi penchée hors de sa litière, buvait avidement le contenu de la petite amphore de vermeil ; -- oui, comment as-tu répondu à ces coquins si effrontément curieux de frais ombrages et de claires fontaines ?
-- J'ai pris la grosse voix de mon compère Coucou-Piètre, et j'ai dit à ces brutes : « La foi est une abondante fontaine qui rafraîchit les âmes ; la foi est en vous, soldats du Christ, donc tournez le robinet... et rafraîchissez-vous... »
-- Gauthier, tu serais digne d'être évêque !
« -- Quoi ! gens de peu de ferveur ! -- ai-je poursuivi d'une voix formidable, -- vous osez demander où sont les jardins ombreux ? La foi n'est-elle pas non-seulement une fontaine, mais encore un arbre immense qui étend sur les fidèles ses rameaux tutélaires ? Donc, reposez-vous, étendez-vous à l'ombre... de votre foi, et jamais chêne séculaire ne vous aura prêté plus délectable ombrage sous ses rameaux feuillus ! Enfin, si ces divers rafraîchissements ne vous suffisent point, crevez de chaleur comme poissons sur le sable, et réjouissez-vous, mes compères, réjouissez-vous, car le Tout-Puissant sourit d'un air paterne aux douleurs de ses créatures, qui par leurs martyres deviennent des anges pour son paradis ! »
-- Gauthier, ce n'est plus d'un évêché ou d'un archevêché que je te trouve digne ; mais du pontificat ! -- dit gaiement le duc d'Aquitaine. -- Puis, se retournant vers sa troupe, il dit à haute voix : -- En route, et hâtons le pas, afin que l'armée ne prenne pas sans nous la ville de Marhala ; les Marhaliennes sont, dit-on, charmantes...
Le nuage de poussière soulevé par la troupe du duc d'Aquitaine se perdait au loin dans une brume ardente, dont les vapeurs rougeâtres envahissaient de plus en plus l'horizon ; ceux des traînards qui n'avaient pas jusqu'alors succombé à la fatigue, à une soif dévorante ou à leurs blessures, suivaient péniblement à une longue distance les uns des autres le chemin de Marhala, jalonné par tant de débris humains, au-dessus desquels des bandes de vautours, un moment effarouchés, revenaient tournoyer. Le dernier groupe de traînards disparut dans les tourbillons poudreux soulevés par sa marche, et bientôt trois créatures vivantes, un homme, une femme et un enfant, Fergan-le-Carrier, Jehanne-la-Bossue et Colombaïk, restèrent seuls au milieu de ce désert. Colombaïk, expirant de soif, était étendu sur le sable à côté de sa mère, que ses pieds endoloris, blessés, entourés de chiffons ensanglantés, ne pouvaient plus supporter ; à genoux près d'eux, le dos tourné vers le soleil, Fergan tâchait de faire ombre de son corps à sa compagne et à son enfant. Non loin de là se voyaient les cadavres d'un homme et d'une femme ; celle-ci, une heure auparavant, trépassait dans les douleurs de l'avortement et mettait au monde un enfant mort ; il était là aux pieds de sa mère, il était là presque sans forme et déjà noirci, corrodé par ce soleil de feu ; l'homme, tué à coups de lance par les guerriers du duc d'Aquitaine, avait été l'un des plus menaçants de ceux qui réclamaient de l'eau à grands cris ; exaspéré par les souffrances de sa femme, épuisée de fatigue et en proie à une soif dévorante, il voulut s'emparer de l'une des outres de Wilhelm IX, et reçut en pleine poitrine un coup de lance au lieu d'être seulement bâtonné ; puis, se traînant auprès de sa compagne expirante, il était mort à côté d'elle, comme son enfant nouveau-né.
Jehanne-la-Bossue, assise à côté de Colombaïk, dont elle tenait la tête sur ses genoux, lui disait en pleurant : -- Tu ne m'entends donc plus ? cher petit... tu ne me réponds pas ? -- Les larmes de la pauvre femme en tombant sillonnaient la figure poudreuse de son fils ; elles coulèrent ainsi sur ses joues et jusqu'au coin de ses lèvres desséchées ; Colombaïk, les yeux demi-clos, sentant son visage baigné des pleurs de Jehanne, porta machinalement ses petits doigts à sa joue, puis à sa bouche, comme s'il eût cherché à apaiser sa soif avec les larmes maternelles. -- Oh ! -- murmura Jehanne en remarquant le mouvement de son fils, -- oh ! si mon sang pouvait te rappeler à la vie, je te le ferais boire ! -- Puis frappée de cette idée, elle dit au carrier : -- Fergan, ouvre une de mes veines, et peut-être notre enfant sera sauvé !
-- J'y pensais, -- répondit le carrier ; -- mais je suis plus robuste que toi, et c'est moi qui vais... -- Le serf s'interrompit en entendant soudain le bruit d'un grand battement d'ailes au-dessus de sa tête ; puis il sentit l'air agité autour de lui, leva les yeux et vit un énorme vautour brun, au cou et au crâne dépouillés de plumes, s'abattre pesamment sur le cadavre de l'enfant nouveau-né couché sur le sable à côté des cadavres de son père et de sa mère, saisir ce petit corps entre ses serres, puis, emportant sa proie, s'élever dans l'espace en poussant un cri prolongé. Jehanne et son mari, un moment distraits de leurs angoisses, suivaient d'un regard épouvanté le vol circulaire du vautour, lorsqu'au loin le serf aperçut se dirigeant de son côté un pèlerin monté sur un âne.
-- Fergan, -- disait Jehanne au carrier dont le regard ne quitta plus le pèlerin, qui se rapprochait de plus en plus, -- Fergan, affaibli comme tu l'es, si tu donnes ton sang pour notre enfant, tu mourras peut-être ? je ne te survivrai pas ; alors, qui protégera Colombaïk ? Tu es encore capable de marcher, de le prendre sur ton dos ; moi, je suis hors d'état de continuer notre route, mes pieds saignants refusent de me porter, laisse-moi me sacrifier pour notre fils ; ensuite, tu me creuseras une fosse dans le sable, j'ai peur d'être mangé par les vautours.
Fergan, au lieu de répondre à sa femme, s'écria : -- Jehanne, étends-toi à terre, ne bouge pas, fais la morte comme je vais faire le mort... nous sommes sauvés ! -- Ce disant, le serf se coucha sur le ventre à côté de sa femme. Déjà l'on entendait la respiration haletante de l'âne du pèlerin qui s'approchait ; l'animal, harassé, cheminait lentement, péniblement, enfonçant dans le sable jusqu'aux genoux ; son maître, homme d'une haute et robuste stature, était vêtu d'une robe brune déguenillée, ceinte d'une corde, et tombant jusqu'à ses pieds chaussés de sandales ; afin de se garantir contre l'ardeur du soleil, il avait relevé sur sa tête en manière de capuchon la pèlerine de sa robe, parsemée de plusieurs coquilles, la croix d'étoffe rouge des croisés était cousue sur son épaule droite ; au bât de l'âne pendaient un bissac et une grosse outre remplie de liquide. En approchant des corps de l'homme et de la femme dont le nouveau-né venait d'être emporté par un vautour, le pèlerin dit à demi-voix en se parlant à lui-même : -- Toujours des morts ! la route de Marhala est pavée de cadavres ! -- En disant ces mots, il arriva près de l'endroit où, immobiles, se tenaient étendus sur le sable Jehanne et son mari. -- Encore des trépassés ! -- murmura-t-il en détournant la tête, et il donna deux coups de talons à son âne afin de hâter sa marche. À peine se fut-il éloigné de quelques pas, que, se redressant et s'élançant d'un bond, Fergan sauta en croupe de l'âne, saisit le voyageur par les épaules, le renversa en arrière, le fit choir de sa monture, et lui mettant ses deux genoux sur la poitrine il le contint en s'écriant : -- Jehanne ! il y a une outre pleine accrochée au bât de l'âne ; prends-la vite et donne à boire à notre fils ! -- La courageuse mère était hors d'état de marcher, mais se traînant sur les genoux et sur les mains jusqu'à l'âne, resté immobile après le désarçonnement de son maître, elle parvint à détacher l'outre du bât, et pleurant de joie, elle retourna vers son fils, se traînant de nouveau sur ses genoux, s'aidant d'une main, et de l'autre tenant l'outre, en disant : -- Pourvu qu'il ne soit pas trop tard, mon Dieu ! et que notre enfant revienne à la vie ?
Pendant que Jehanne-la-Bossue s'empressait de donner à boire à son enfant, espérant encore l'arracher à la mort, Fergan luttait vigoureusement contre le voyageur, dont il ne pouvait distinguer les traits, la pèlerine de sa robe s'étant, lors de sa chute, complètement enroulée autour de sa tête ; cet homme, aussi robuste que le carrier, faisait de violents efforts pour échapper à l'étreinte du serf. -- Je ne veux pas te faire du mal, -- disait Fergan, continuant de lutter contre son adversaire. -- Mon enfant meurt de soif, tu as dans ton outre de quoi boire, je te la prends ; car à ma demande, tu aurais répondu par un refus.
-- Oh ! n'avoir pas d'armes pour tuer ce chien qui me vole mon eau ! -- murmura le pèlerin en redoublant d'énergie ; -- je t'étranglerai, truand !
-- Cette voix... je la connais ! -- s'écria Fergan, et d'un brusque mouvement écartant les plis de la pèlerine dont les traits du voyageur étaient couverts, le serf s'écria frappé de stupeur : -- Que vois-je ?... NEROWEG-Pire-qu'un-Loup !
Le seigneur de Plouernel profitant d'un moment d'inertie où la surprise plongeait Fergan, se débarrassa de son étreinte, se releva, et ne songeant qu'à son outre, jeta les yeux autour de lui ; il vit à quelques pas Jehanne à la fois radieuse et pleurante, agenouillée près de Colombaïk, et soutenant l'outre que l'enfant pressait de ses deux petites mains en buvant avec avidité ; il semblait renaître à mesure qu'il apaisait sa soif dévorante. -- Cet avorton boit mon eau ! -- s'écria Neroweg VI avec fureur ; -- et dans ce désert, l'eau... c'est la vie. -- Il allait se précipiter sur Jehanne et sur son fils lorsque le carrier, sortant de sa stupeur et reprenant des forces, saisit entre ses bras robustes le comte de Plouernel et s'écria : -- Oh ! nous ne sommes plus ici dans ta seigneurie ! toi couvert de fer et moi nu ; nous voici homme à homme, corps à corps ! au fond de ce désert, nous sommes égaux, Neroweg !... j'aurai ta vie ou tu auras la mienne !
Alors commença une lutte terrible, décisive, aux cris éplorés de Jehanne et de Colombaïk tremblant pour un père et pour un époux. Le seigneur de Plouernel était d'une force redoutable ; mais le serf, quoique affaibli par les privations, par les fatigues, puisait un redoublement d'énergie dans sa haine contre son ennemi. Serf gaulois, Fergan luttait contre son seigneur, de race franque ! fils de Joel, Fergan luttait contre un descendant des Neroweg ! Les deux lutteurs avançant, reculant, muets, acharnés, poitrine contre poitrine, visage contre visage, livides, terribles, écumants de rage, palpitants d'une ardeur homicide, s'étreignaient avec fureur sous ce ciel embrasé, au milieu d'épais tourbillons de poussière soulevés sous leurs pieds ; Jehanne et Colombaïk, agenouillés, les mains jointes, passant tour à tour de l'espoir à l'épouvante, n'osaient s'approcher des deux athlètes, qui de temps à autre apparaissaient, effrayants, à travers un nuage poudreux. Soudain le bruit sourd d'une lourde chute se fit entendre ainsi que la voix épuisée de Fergan : -- Malheur à moi ! -- criait le serf ; -- oh ! ma femme... oh ! mon enfant ! -- Ceux-ci virent alors Fergan renversé sur le sable se débattant en vain contre Neroweg VI Pire-qu'un-Loup ; ayant en ce moment l'avantage il cherchait à étrangler son adversaire ; il le tenait sous son genou gauche en s'arc-boutant sur sa jambe droite tendue avec effort. À ces cris désespérés poussés par le serf : -- Ma femme, mon enfant ! -- Colombaïk courut à son père, puis, se jetant à plat ventre et se cramponnant à la jambe nue et raidie de Neroweg VI, l'enfant la mordit au mollet ; le comte, à cette douleur vive et imprévue, poussa un cri et se retourna brusquement vers Colombaïk, tandis que Fergan, ainsi délivré de l'étreinte de son seigneur, se redressa, reprit l'avantage, et parvint à terrasser Neroweg VI. Appelant alors son fils à son aide, le serf put lier les mains du comte au moyen de la longue corde dont sa robe était ceinte, et garrotter ses jambes avec les attaches de ses sandales ; mais sentant ses forces épuisées par cette lutte acharnée, Fergan, défaillant, trempé de sueur, se jeta sur le sable à côté de Jehanne et de son fils ; ceux-ci s'empressèrent d'approcher de ses lèvres l'outre où il restait encore de l'eau, pendant que le seigneur de Plouernel, haletant, brisé, lançait sur le carrier des regards de rage impuissante.
-- Nous sommes sauvés ! -- dit Fergan lorsqu'il eut apaisé sa soif et peu à peu repris ses forces. -- En ménageant l'eau que contient encore cette outre, elle nous suffira pour atteindre Marhala ; j'ai une provision de dattes dans mon bissac, cet âne vous servira de monture à toi et à ton fils, ma pauvre Jehanne, vous ne pouvez plus marcher, moi je le puis encore. Quant à notre seigneur Pire-qu'un-Loup, -- ajouta Fergan d'un air sombre, -- bientôt il n'aura besoin ni de provisions ni de monture ! -- Et se relevant tandis que sa femme et son fils suivaient ses mouvements d'un œil inquiet, le serf se rapprocha de son seigneur ; celui-ci, toujours étendu sur le sable, parfois se tordait dans ses liens, qu'il tâchait en vain de rompre, puis anéanti par ces vains efforts, il restait immobile. -- Me reconnais-tu ? -- dit le carrier en croisant ses bras sur sa poitrine et baissant les yeux sur le comte de Plouernel garrotté à ses pieds ; -- me reconnais-tu ?... En Gaule, tu étais mon seigneur, j'étais ton serf.
-- Toi, scélérat !
-- Oui ; je suis le petit-fils de Den-Braô-le-Maçon, que ton aïeul Neroweg IV a fait périr de faim dans le souterrain de ton donjon de Plouernel... je suis parent de Bezenecq-le-Riche, mort dans les tortures sous les yeux de sa fille devenue folle d'épouvante ! elle a pendant un moment retrouvé sa raison, et m'a dit sa longue agonie, celle de son père, et puis elle est morte... j'ai creusé sa fosse au milieu des roches qui avoisinent l'issue du passage secret de ton château.
-- Par le tombeau du Sauveur ! c'est donc toi, truand, qui t'es introduit dans la tourelle d'Azénor-la-Pâle ?
-- Oui, pour y chercher mon fils, cet enfant que tu vois là ; un de tes hommes l'avait enlevé pour le livrer au couteau de ta sorcière !
-- Oh ! malheur à moi ! j'ai perdu au jeu jusqu'à mon épée, qui m'eût fait justice de ce bandit ! malheur à moi ! j'ai tout perdu, tout ! Je ne pouvais plus nourrir mes hommes d'armes, ils m'ont abandonné... me voici seul dans ce désert, à la merci de ce vil serf... Malheur à moi ! pourquoi faut-il que ce chien ait survécu à ce long voyage ?
-- J'ai survécu pour venger sur toi le mal que tu as fait aux miens ! Oh ! ce n'est pas la première fois qu'un fils de JOEL-le-Gaulois se rencontre avec un descendant de NEROWEG-le-Frank... déjà tes aïeux et les miens se sont rencontrés dans le courant des siècles passés... Le destin l'a voulu ! c'est une guerre à mort entre nos deux races, peut-être cette lutte se poursuivra-t-elle longtemps encore à travers les âges !
-- Est-ce le démon que ce serf qui parle ainsi de l'avenir et du passé ?
-- Neroweg... je suis le démon de ta race et tu es le démon de la mienne...
-- Rencontrer ici ce misérable serf échappé de mes domaines, et me trouver en son pouvoir au fond d'un désert de la Syrie ! -- murmurait le seigneur de Plouernel en proie à une terreur superstitieuse ; -- il dit être le démon... Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi ! je suis un grand pécheur ! et pourtant, ruiné par le jeu, j'ai fait vœu de me rendre à Jérusalem comme un indigne pèlerin... -- Puis, élevant la voix, ce fervent catholique ajouta : -- Si tu es Satan ! au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, éloigne-toi ! je crois en Dieu, en l'Église et en tous ses saints !
-- Écoute, Neroweg, -- reprit Fergan après un moment de réflexion et sans s'inquiéter de l'exorcisme de Pire-qu'un-Loup ; -- la chaleur devient de plus en plus suffocante, quoique le soleil se voile sous cette brume rougeâtre qui, de tous les points de l'horizon, monte lentement vers le ciel ; je suis harassé, cette chaleur m'accable, m'énerve, nous ne nous remettrons en route, ma femme, mon enfant et moi, qu'au lever de la lune, en attendant... causons...
Le seigneur de Plouernel contemplait son serf avec un mélange de surprise, de défiance et de crainte ; Fergan, échangeant avec Jehanne un regard, s'assit sur le sable à quelque distance de Neroweg VI. L'atmosphère devenait en effet tellement étouffante, que les voyageurs, haletants, ruisselants de sueur sans faire un seul mouvement, eussent été incapables de se remettre en route.
-- Neroweg, -- reprit le serf d'une voix grave, -- en Gaule, dans ta seigneurie, tu étais à la fois accusateur, juge et bourreau de tes serfs ; en ce jour, ma seigneurie, à moi, c'est ce désert ! mon serf, c'est toi ! Je vais être à mon tour accusateur, juge et bourreau ; mon accusation... sera le récit de mon voyage... Tu comprendras peut-être alors l'horreur que vous inspirez à vos serfs, vous autres seigneurs, quand tu sauras les dangers que nous bravons pour échapper à votre tyrannie et jouir d'un jour de liberté. En quittant ta seigneurie, nous étions trois ou quatre mille croisés, hommes, femmes ou enfants, chaque jour notre nombre allait grossissant ; aussi, après avoir traversé la Gaule de l'occident à l'orient, de l'Anjou à la Lorraine, nous étions soixante mille et plus en franchissant les frontières de la Germanie. D'autres troupes de croisés, non moins nombreuses que la nôtre, quittant aussi la Gaule, au nord par les Flandres, au sud par la Bourgogne ou la Provence, prenaient comme nous la route de l'Orient. Après avoir traversé la Hongrie, la Bohème, côtoyé la mer Adriatique jusqu'en Valachie, suivi les bords du Danube, nous sommes arrivés à Constantinople ; de là, nous sommes entrés dans l'Asie-Mineure, et de l'Asie-Mineure nous avons gagné la Palestine, où nous voici. Dis ? Neroweg, quel voyage ! pour de pauvres serfs pieds nus, en guenilles, le trajet est long ? douze à quinze cents lieues pour fuir l'oppression des seigneurs ; mais, pauvres serfs que nous sommes ! nous fuyons les seigneuries, et les seigneuries nous poursuivent jusqu'en Palestine. Le seigneur BAUDOIN s'empare du pays d'Édesse, en Asie, et voilà un comte d'Édesse ; GODEFROY, duk de Bouillon, s'empare du pays de Tripoli, et voici un prince de Tripoli. Arrivons en Galilée, à Nazareth, à Jérusalem, nous verrons peut-être un roi de Jérusalem, un baron de Galilée, un marquis de Nazareth ! pourquoi pas ?... Oh ! Jésus ! le pauvre charpentier de Nazareth ! toi, l'ami des pauvres et des affligés, toi que mon aïeule Geneviève a vu mettre à mort à Jérusalem ! ils feront, dans leur imbécile orgueil, un marquisat du pauvre pays où, humble artisan, tu maniais la scie et la cognée en flétrissant la superbe des seigneurs de ton temps et l'hypocrisie des princes des prêtres !
-- Ce misérable serf a perdu la raison, -- murmura le seigneur de Plouernel ; -- il oubliera peut-être de me tuer !
-- Non, Neroweg, je n'oublierai rien, non, je n'ai pas perdu la raison ; rassure-toi. Notre troupe de croisés quitte donc la Gaule au nombre de soixante mille personnes, sous la conduite de l'ermite Coucou-Piètre et du chevalier Gauthier-sans-Avoir ; sur la route, on pillait, on ravageait, on massacrait les populations inoffensives, et l'on criait : Dieu le veut ! Trompés sur la longueur du chemin, les croisés, dans leur ignorance et à peine au sortir des Gaules, demandaient à l'aspect de chaque ville nouvelle : Est-ce là Jérusalem ? -- Pas encore, -- répondait Coucou-Piètre ; -- marchons toujours ! -- Et l'on marchait ; ce fut d'abord une joie, un délire, un triomphe ! serfs et vilains étaient maîtres ; on fuyait, on tremblait à leur approche ! l'Église absolvait brigandages et meurtres ! Dieu le voulait ! Les soldats du Christ saccageaient ou brûlaient les villes, incendiaient les récoltes sur pied, tuaient le bétail qu'ils ne pouvaient emmener, égorgeaient vieillards et enfants, violaient les femmes, les éventraient, se chargeaient de butin, et de ville en ville allaient disant toujours : « -- N'est-ce donc point encore là Jérusalem ? -- Pas encore ! -- répondaient Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir ; -- pas encore ! marchons, marchons ! » -- Et l'on marchait. Les peuples étrangers, d'abord épouvantés, se laissèrent piller, massacrer par les soldats de la foi ; mais bientôt, avertis de proche en proche des ravages et de la férocité des croisés, ils les combattirent à outrance et les exterminèrent tant et si bien que notre troupe, composée de plus de soixante mille personnes à notre départ des Gaules, ne comptait plus en arrivant à Constantinople que cinq à six mille survivants ; ce nombre fut réduit de moitié durant la traversée de l'Asie-Mineure et de la Palestine par les combats, la peste, la soif, la faim, la fatigue. Parmi ces survivants, les uns, saisis et gardés comme serfs des nouvelles seigneuries d'Édesse, d'Antioche ou de Tripoli, ont été forcés de cultiver ces terres pour les seigneurs, sous le soleil dévorant de la Terre-Sainte ; quelques autres, et je suis de ce nombre, préférant la liberté à un nouveau servage, ont risqué leur vie pour continuer leur marche vers Jérusalem. Ceux-là croient trouver dans la ville sainte un butin d'autant plus considérable qu'il se trouvera moins de pillards pour le partager ; ceux-ci, dans leur fanatisme hébété, espèrent gagner le Paradis en délivrant le tombeau du Christ. Moi seul, peut-être, je veux arriver à Jérusalem pour voir ces lieux où, il y a mille ans et plus, notre aïeule Geneviève assistait au supplice du jeune homme de Nazareth... Et voilà, Neroweg, comment s'est accompli le pèlerinage de ces milliers de vilains et serfs dont les os forment une longue traînée depuis les frontières de la Gaule jusqu'ici. La fatalité les poussait, ces malheureux ! il leur fallait aller en avant ou mourir en route. Ainsi, moi, fuyant ta seigneurie pour échapper à tes bourreaux, m'arrêter en Gaule, c'était m'exposer à un nouveau servage ! au delà des frontières, me séparer des croisés pour m'aventurer avec ma femme et mon enfant au milieu des populations soulevées par les férocités des soldats de la croix, c'eût été folie... il fallait marcher, toujours marcher... Et puis, si misérable qu'elle fût, notre vie errante n'était pas pire que notre vie de servage, et du moins nous étions libres... Voici comment, Neroweg, nous nous retrouvons ici, dans ce désert où tu m'appartiens, de même que dans ta seigneurie je t'appartenais, à merci et à miséricorde ! à vie et à mort !
Le seigneur de Plouernel avait écouté Fergan avec un silence farouche ; il murmura d'une voix sourde avec un accent de rage concentrée : -- Oh ! périr de la main d'un vil serf !
-- Oui, tu vas mourir ; mais je veux rendre ton agonie cruelle ; écoute ces derniers mots : L'ennui, la cupidité, l'ambition de fonder des seigneuries en Orient, l'espoir de racheter vos forfaits et d'échapper aux griffes du diable vous ont poussés à la croisade, vous autres seigneurs ! Oh ! combien vous avez été stupides, misérables dupes des prêtres catholiques ! combien il en est parmi vous, fiers seigneurs, qui, après avoir vendu ou engagé leurs terres à l'Église, sont à cette heure, ainsi que toi, ruinés par le jeu ou la débauche, et réduits à mendier ! Combien ont été massacrés ou abandonnés par leurs serfs à quelques lieues de leurs seigneuries ! Combien sont morts de la peste ou sous le cimeterre des Sarrasins ! tandis que l'Église, jouissant en paix de vos biens, achetés par elle à vil prix, délivrée d'un grand nombre d'entre vous, ses rivaux dans l'exploitation des peuples, l'Église, aussi enrichie que vous êtes appauvris, se rit de vous au fond des Gaules, où elle régnera bientôt seule en souveraine. Oui, et que cette pensée rende ton agonie cruelle, Neroweg, tu vas mourir comme un mendiant au milieu des sables de la Syrie, et l'évêque de Nantes, ton ennemi mortel, échappé de tes mains, jouit de la plus grande partie de tes domaines, qu'il a fait acquérir de toi pour peu d'argent par un affidé !... Oh ! Pire-qu'un-Loup, tu hurles à cette heure d'une rage impuissante, et ma vengeance commence !
-- Ah ! maudit soit ce prêtre italien ! -- s'écriait avec fureur le comte de Plouernel ; -- maudit soit ce moine que j'ai fait prisonnier en même temps que l'évêque de Nantes ! ce Yéronimo m'a tourné la cervelle en me parlant de la croisade ! en m'épouvantant sur mon salut, en me montrant la main de Dieu appesantie sur moi par la mort de l'un de mes fils tué par son frère !
-- Tes deux fils sont morts, Neroweg ; d'un coup de barre de fer j'ai tué le fratricide au moment où il voulait violenter la fille de Bezenecq-le-Riche ! Loups et louveteaux des seigneuries sont bêtes de rapine et de carnage... il est bon de les détruire !
-- À mon tour, je triomphe ! -- s'écria Neroweg VI ; -- mon fils Gonthram n'est pas mort ; il a échappé à tes coups malgré sa terrible blessure. Oui, et Yéronimo m'a promis au nom de Dieu que si je partais pour la croisade en rendant la liberté à l'évêque de Nantes, j'assurerais la guérison de mon fils... c'est encore pour cela que je suis venu en Palestine. Ils se sont joués de moi, ces prêtres ! mais, hélas ! navré de voir l'un de mes fils mort et l'autre mourant, je n'avais plus ma raison !
Fergan, frappé de l'attendrissement dont n'avait pu se défendre le seigneur de Plouernel en parlant de Gonthram, lui dit : -- Tu l'aimais donc ton fils ?
Neroweg VI, toujours étendu sur le sable aux pieds du serf, jeta sur lui un regard de haine, et bientôt deux larmes roulèrent sur ses traits farouches ; mais voulant cacher son émotion aux yeux de Fergan, il détourna brusquement la tête. Jehanne-la-Bossue et Colombaïk s'étant rapprochés du carrier écoutaient en silence son entretien avec Neroweg VI ; lorsque celui-ci voulut dissimuler ses larmes, la serve s'en aperçut et dit tout bas à son mari : -- Vois donc, malgré sa méchanceté, ce seigneur pleure en pensant à son fils !
-- Oh ! père ! -- reprit Colombaïk en joignant ses mains, -- s'il pleure, ne lui fais pas de mal.
Le serf garda un moment le silence, puis, s'adressant à son seigneur : -- Tu t'attendris en songeant à ton fils, et tu voulais faire égorger mon enfant ; crois-tu donc qu'un serf n'a pas comme toi des entrailles de père ? -- Neroweg VI répondit par un éclat de rire sardonique ; Fergan reprit : -- De quoi ris-tu ?
-- Je ris comme si j'entendais l'âne de bât ou le bœuf de labour parler de leurs entrailles de pères ! -- répondit le seigneur de Plouernel. -- Ah ! truand ! si je n'étais pas en ton pouvoir au milieu de ce désert, je te tuerais comme un vil chien que tu es !
-- À ses yeux, un serf n'a pas plus d'âme qu'une bête de somme ! -- répéta lentement le carrier. -- Oui, cet homme parle dans la sincérité de son sauvage orgueil ; il pleure son fils, il est homme enfin... et cependant, pour lui, qu'est-ce qu'un serf ? Un animal sans cœur, sans raison, sans entrailles ! pourquoi m'étonner ? Cette foi dans notre abjection bestiale, Neroweg et ses pareils doivent la partager ; notre hébétement craintif la confirme. Quoi ! nos conquérants se comptent par mille, nous autres conquis nous nous comptons par millions, et patiemment nous portons leur joug ! et jamais plus docile bétail n'a marché sous le fouet du maître ou tendu la gorge au couteau du boucher ? Oh ! ces prêtres ! qui, sous menace du feu éternel, nous prêchent la résignation aux hontes et aux douleurs du servage, ces prêtres infâmes sont bien nommés nos pasteurs ! Ils ont fait de nous le lâche et vil troupeau des seigneuries et de l'Église ! -- Puis, après un moment de silence, Fergan reprit : -- Tiens, Neroweg, tu es en mon pouvoir, désarmé, garrotté, je vais accomplir un grand acte de justice en t'assommant à coups de bâton comme un loup pris au piège, c'est la mort que tu mérites, j'aurais une épée que je ne m'en servirais pas contre toi ; mais ce que tu viens de me dire tout à l'heure en me faisant réfléchir gâte un peu ma joie... je l'avoue, en raison de notre abrutissement, de notre couardise, œuvre de l'Église, nous méritons d'être regardés, traités par vous, nos seigneurs, comme bétail ; vrai, nous sommes aussi lâches que vous êtes féroces, mais si notre lâcheté explique votre scélératesse, elle ne l'excuse point ; donc, tu vas mourir, Neroweg, oui, au nom des maux affreux que ta race a fait souffrir à la mienne, tu vas mourir... Seulement, je veux, moi, fils de Joel, garder un souvenir de toi, descendant des Neroweg. -- En disant ces mots, Fergan se baissa brusquement vers le seigneur de Plouernel ; celui-ci, croyant sa dernière heure venue, ne put retenir un cri d'effroi ; mais le serf arracha de la robe déguenillée de Neroweg VI une des coquilles dont elle était parsemée, en symbole de pieux pèlerinage. Pendant un instant, Fergan contempla cette coquille d'un air pensif ; Jehanne et son fils, suivant d'un regard surpris, inquiet, les mouvements du carrier, le virent relever la saie en haillons qui cachait à demi ses braies, et détacher une large ceinture de grosse toile qui entourait ses reins. Dans l'intérieur de cette ceinture, se trouvaient le fer de flèche légué par EIDIOL à sa descendance, et l'os de crâne du petit-fils d'YVON-LE-FORESTIER, ainsi que les parchemins écrits par lui, par son fils, Den-Braô et leur aïeul Eidiol, le nautonnier parisien ; pieuses reliques de famille emportées par Fergan avant de se réunir à la troupe des croisés. Il joignit à ces reliques la coquille qu'il venait d'arracher à la robe de Neroweg VI ; puis, le serf renouant sa ceinture, s'écria : -- Et maintenant, justice et vengeance, Neroweg ! je t'ai accusé, jugé, condamné, tu vas mourir. -- Et cherchant des yeux son gros bâton noueux, il ramassa bientôt cette massue, et la saisit de ses deux mains robustes au moment où sa femme et son fils criaient : -- Grâce ! -- mais le serf s'élançant sur le seigneur de Plouernel, lui mit un pied sur la poitrine en disant à Jehanne d'une voix terrible : -- Non, pas de grâce ! Les Neroweg ont-ils fait grâce à mon aïeul, à Bezenecq-le-Riche et à sa fille ? -- Le carrier leva sa massue au-dessus de la tête de Pire-qu'un-Loup, qui, grinçant des dents, affrontait la mort sans pâlir... C'en était fait du seigneur de Plouernel si Jehanne n'eût embrassé les genoux de son mari en s'écriant d'une voix suppliante : -- Fais-lui grâce pour l'amour de ton fils... Hélas ! sans l'eau que tu as prise à Pire-qu'un-Loup, Colombaïk expirait de soif dans ce désert !
Fergan céda aux prières de sa femme, il répugnait, malgré la justice de ses représailles, à tuer un ennemi désarmé ; il jeta donc son bâton loin de lui, resta un moment sombre et silencieux, et dit à son seigneur : -- Écoute, on dit que malgré vos forfaits, toi et tes pareils, vous restez parfois entre vous fidèles à vos serments ; jure-moi sur le salut de ton âme et par ta foi de chevalier de respecter dès ce moment la vie de ma femme, de mon enfant et la mienne. Je ne te crains pas tant que nous serons seul à seul dans ce désert ; mais si je te retrouve à Marhala ou à Jérusalem, parmi les autres seigneurs de la croisade, moi et les miens nous serons à ta merci. Jure-moi donc de respecter notre vie, je te fais grâce et te délivre de tes liens.
-- Un serment à toi, vil serf ! souiller ma parole en te la donnant ? -- s'écria Neroweg VI ; et il ajouta avec un éclat de rire sardonique : -- Autant donner ma parole de catholique et de chevalier à l'âne de bât ou au bœuf de labour !
-- Ah ! c'en est trop ! -- s'écria Fergan exaspéré en courant ramasser son bâton, qu'il avait jeté loin de lui ; -- par les os de mes pères ! tu vas mourir, Neroweg ! -- Mais au moment où le serf se saisissait de sa massue, Jehanne se cramponnant à son bras lui dit avec épouvante : -- Entends-tu ce bruit qui s'élève ?... il approche... il gronde comme le tonnerre.
-- Père ! -- s'écria Colombaïk non moins terrifié que Jehanne, -- regarde donc ! le ciel est rouge comme du sang !
Le serf leva les yeux et, frappé d'un spectacle étrange, effrayant, il oublia Neroweg VI. L'orbe du soleil, déjà près de l'horizon, était énorme et d'un pourpre éclatant ; ses rayons disparaissaient de moment en moment au milieu d'une brume ardente qu'il illuminait d'un feu sombre, dont les reflets colorèrent soudain le désert et l'espace. On aurait cru voir cette scène terrible à travers la transparence d'une vitre tintée de rouge cuivré. Un vent furieux, encore lointain, balayant le désert, apportait avec ses mugissements sourds et prolongés une bise aussi brûlante que l'exhalaison d'une fournaise ; des volées de vautours fuyant à tire d'aile devant l'ouragan rasaient le sol, où bientôt ils s'abattaient et y restaient immobiles, palpitants, et poussant des glapissements plaintifs. Soudain, le soleil, de plus en plus obscurci, disparut sous un immense nuage de sable rougeâtre qui, voilant le désert et le ciel, s'avançait avec la rapidité de la foudre, chassant devant lui des chacals, des lions ; hurlant d'épouvante, ils passèrent effarés à quelques pas de Fergan et de sa famille. -- Nous sommes perdus ! -- s'écria le carrier ; -- c'est une trombe ! -- À peine le serf eut-il prononcé ces paroles désespérées qu'il se trouva enveloppé de ce tourbillon de sable, fin comme la cendre, épais comme le brouillard ; le sol mobile creusé, fouillé, bouleversé par la force irrésistible de la trombe, tournoya, s'abîma sous les pieds de Fergan, qui disparut avec sa femme et son fils sous une vague de sable, car l'ouragan sillonnait, labourait, soulevait les sables du désert comme la tempête sillonne, laboure, soulève les eaux de l'Océan !
La ville de MARHALA, comme toutes les villes d'Orient, était traversée par des rues étroites, tortueuses, bordées d'habitations blanchies à la chaux et percées de rares petites fenêtres ; çà et là, le dôme d'une mosquée ou la cime d'un palmier, planté au milieu d'une cour intérieure, rompaient l'uniformité des lignes droites formées par les terrasses qui surmontaient toutes les maisons. Depuis quinze jours environ, la ville de Marhala, après un siège meurtrier, était tombée au pouvoir de l'armée des croisés, commandée par BOHÉMOND, prince de Tarente ; les remparts de la cité, à demi démantelés par les machines de guerre, n'offraient en plusieurs endroits que des monceaux de ruines, d'où s'échappait une odeur pestilentielle causée par la putréfaction des corps des Sarrasins héroïquement ensevelis sous les décombres de leurs murailles. La porte d'Agra avait été l'un des points les plus vivement attaqués par une colonne de croisés, sous les ordres de Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, et le plus vaillamment défendu par la garnison ; non loin de cette porte s'élevait le palais de l'émir de Marhala, tué lors du siège de la ville. Wilhelm IX, selon la coutume des croisades, avait, après la victoire, fait arborer sa bannière au-dessus de la porte de ce palais, dont il prit ainsi possession.
Le jour allait bientôt toucher à sa fin ; assise dans une des salles basses du palais de l'émir, Gertrude, grande vieille femme ridée, au nez crochu, au menton saillant, vêtue d'une longue pelisse sarrasine provenant du pillage, se tenait accroupie sur une sorte de divan très-bas garni de coussins. Elle venait de dire à une personne invisible : -- Fais entrer cette créature.
La créature entra ; c'était Perrette-la-Ribaude, la maîtresse de Corentin-nargue-Gibet, en compagnie de qui elle avait quitté la Gaule pour venir en Palestine. Le teint de la jeune fille, brûlé par le soleil, rendait plus éclatante encore la blancheur de ses dents, le corail de ses lèvres, le feu de ses regards ; l'expression de sa jolie mine était toujours d'une joyeuse effronterie, son costume dépenaillé tenait à la fois du masculin et du féminin ; un turban de vieille étoffe jaune et rouge couvrait à demi ses cheveux noirs, épais et frisés, une longue veste ou cafetan de soie vert pâle à broderies éraillées, dépouille d'un Sarrasin, et deux fois trop large pour elle, lui servait de robe ; serré à sa taille par un lambeau d'étoffe, ce vêtement laissait voir les jambes nues de la Ribaude et ses pieds poudreux, chaussés de mauvaises sandales ; elle portait au bout d'un bâton un petit paquet de hardes. À son entrée dans la salle, Perrette dit à la vieille d'un ton délibéré : -- Je me trouvais sur la place, où l'on faisait une vente de butin à la criée ; une vieille femme, après m'avoir longtemps regardée, m'a dit : « -- Tu me parais une bonne fille... veux-tu changer tes guenilles pour de beaux habits et mener joyeuse vie dans un palais ? viens avec moi. » -- J'ai répondu à la vieille : Marche, je te suis... et me voilà ?
-- Tu me parais une délurée commère ?
-- J'ai dix-huit ans et je m'appelle Perrette-la-Ribaude.
-- J'aurais deviné ton nom sur ta mine effrontée ; tu me plais, je te garde. Cependant, dis-moi ? es-tu bonne compagne ? point querelleuse ? point jalouse ?
-- Ah ! j'aurais des compagnes ici ?
-- Oui.
-- J'entends... Mais plus je vous regarde, honnête matrone, plus il me semble vous avoir déjà vue... Est-ce que vous ne teniez pas à Antioche la taverne de la Croix-du-Salut ?
-- Tu ne te trompes pas.
-- Ah ! vous avez dû gagner là des sacs de besans d'or ? Quelle vie menaient dans votre maison les seigneurs croisés avec vos jolies pupilles, vénérable patronne !
-- Et toi, quelle vie menais-tu à Antioche ?
-- Moi ?... j'étais amoureuse.
-- Cela va de soi ; mais de qui ?
-- D'un roi !
-- Tu plaisantes, ma mie ; il n'y a point de roi à la croisade.
-- Vous oubliez le Roi des Truands.
-- Quoi ! le chef de ces bandits ? de ces écorcheurs ? de ces mangeurs de chair humaine ?
-- Lui-même ; mais avant qu'il fût Roi des truands, je l'aimais déjà sous le modeste nom de Corentin-nargue-Gibet. Hélas ! qu'est-il devenu ?
-- Tu l'as donc quitté ?
-- Un jour j'ai dérogé... Oui, moi, Reine des ribaudes, j'ai délaissé le roi des truands pour un duc.
-- Un duc des gueux ?
-- Non, non, un vrai duc, le plus beau des ducs, Wilhelm IX !
-- Le duc d'Aquitaine ?
-- Oui. C'était à Antioche, après le siège, Wilhelm IX passait à cheval sur la place ; il m'a souri en me tendant la main, j'ai mis mon pied sur le bout de sa bottine, d'un saut, je me suis assise sur le devant de sa selle, il m'a emmenée dans son palais ; et là... vive l'amour et le vin de Chypre ! -- Puis, semblant se rappeler un souvenir, Perrette se mit à rire aux éclats.
-- De quoi ris-tu ? -- lui dit la mégère ; -- quelque bon tour ?
-- Jugez-en. Vous savez l'horreur du duc d'Aquitaine pour les juives ?
-- À qui le dis-tu ! Un jour, à Édesse, croyant au goût de Wilhelm IX pour le fruit défendu, je lui parlais d'une petite juive de quinze ans que je gardais dans un réduit secret, car si elle eût été connue comme juive on me l'aurait brûlée ; imagine-toi qu'à ma proposition de juiverie le duc a failli m'étrangler !
-- L'histoire a couru dans Édesse ; c'est ainsi que j'ai su l'horreur de Wilhelm IX pour les filles d'Israël... Or donc, ce jour-là même où il m'emmenait sur son cheval, vient à passer en litière une très-belle femme ; à sa vue, mon débauché, oubliant qu'il m'emmène, tourne bride et suit la litière ; moi, craignant qu'il me plante en chemin pour l'autre femme, je dis à Wilhelm IX : « -- Quel trésor de beauté que cette Rebecca, la juive qui vient de passer en litière ! » -- Ah ! ah ! ah ! matrone ! -- ajouta Perrette en recommençant de rire aux éclats, -- grâce à cet heureux mensonge, mon débauché a de nouveau tourné bride et pris le galop vers son palais en fuyant la litière, non moins effrayé que s'il eût vu le diable ; et voilà comment, ce jour-là du moins, j'ai gardé mon duc !
-- Le tour était bon, petite ribaude. Ah çà, et ton roi ?
-- Le soir même de cette aventure, il est parti d'Antioche avec ses truands pour une expédition ; depuis je ne l'ai plus revu.
-- Hé ! hé ! ma mie ! à défaut de ton roi, tu retrouveras ton duc ! tu es ici chez lui.
-- Chez le duc d'Aquitaine ?
-- Ce palais est celui de l'émir de Marhala ; après le siège de la ville, Wilhelm IX s'est emparé de ce logis, il donne ce soir une fête à plusieurs seigneurs, la fine fleur de la croisade ; presque tous sont d'anciens commensaux de ma taverne d'Antioche : Robert-courte-Hense, DUC DE NORMANDIE ; Héracle, SEIGNEUR DE POLIGNAC ; Bohémond, PRINCE DE TARENTE ; Gerhard, COMTE DE ROUSSILLON ; Burchard, SEIGNEUR DE MONTMORENCY ; Vilhem, SIRE DE SABRAN ; Radulf, SEIGNEUR DE BEAUGENCY ; Heberhard, SEIGNEUR DE HAUT-POUL, et tant d'autres joyeux compères, non moins amoureux du cotillon que du vin de Chypre et des dés. Aussi, pour plaire à ses hôtes, le duc d'Aquitaine m'a-t-il chargé de rassembler ici le plus grand nombre possible de jolies filles de bonne volonté.
-- Hélas ! c'est donc pour cette nuit seulement que tu m'engages ? vénérable matrone !
-- Non, non ; toi et les autres, vous resterez dans ce palais jusqu'au départ de l'armée pour Jérusalem.
-- Mais la maîtresse de Wilhelm, Azénor-la-Pâle, que dira-t-elle ?
-- Azénor ne sort pas de son appartement ; elle ignorera ou feindra d'ignorer la chose.
-- Ainsi le duc veut avoir un sérail comme les émirs sarrasins ?
-- Ce cher et honoré seigneur caressait cette bienheureuse idée même en Gaule ; hé ! hé ! il voulait fonder à Poitiers une nombreuse communauté de courtisanes, dont l'abbesse eût été la plus grande impudique du pays !
-- Et dont Wilhelm IX eût été l'abbé ?
-- Pardieu !
-- Digne patronne, si je reviens jamais en Gaule, foi de reine des ribaudes ! je demanderai au duc d'Aquitaine d'être l'abbesse de sa communauté !
L'entrée d'une troisième femme interrompit l'entretien de Gertrude et de Perrette, qui s'écria en courant au devant d'une jeune fille misérablement vêtue et que l'on venait d'introduire dans la salle basse : -- Toi ici, Yolande ! toutes les anciennes maîtresses du duc d'Aquitaine se sont donc donné rendez-vous à Marhala ?
Yolande était toujours belle, mais sa physionomie avait depuis longtemps perdu ce charme ingénu qui la rendait si touchante, alors qu'elle et sa mère suppliaient Neroweg VI de ne pas les dépouiller de leurs biens ; le regard d'Yolande, tour à tour hardi ou sombre, selon qu'elle s'étourdissait sur sa dégradante condition ou qu'elle en rougissait, témoignait du moins la conscience de son avilissement. À la vue de Perrette qui accourait vers elle avec un empressement amical, Yolande s'arrêta interdite, honteuse de cette rencontre avec la reine des ribaudes ; celle-ci, lisant sur les traits de la noble damoiselle un mélange d'embarras et de dédain, lui dit d'un ton de reproche : -- Tu n'étais pas si fière lorsqu'à dix lieues d'Antioche je t'ai empêchée de mourir de soif et de faim ! Ah ! tu fais la glorieuse et tu viens ici comme moi en fille de bonne volonté !
-- Oh ! pourquoi ai-je quitté la Gaule ? -- reprit Yolande avec un douloureux abattement. -- Réduite à vivre dans la misère avec ma mère, je n'aurais pas du moins connu l'ignominie ; je ne serais pas devenue courtisane ! Maudis sois-tu, Neroweg ! en me dépouillant de l'héritage de mon père, tu as causé mes malheurs et ma honte !
Et la damoiselle ne pouvant retenir ses larmes cacha sa figure dans ses mains, tandis que Gertrude, qui l'avait attentivement examinée, dit tout bas à Perrette : -- C'est une belle fille, cette Yolande, une fort belle fille ; elle me fera honneur lorsqu'elle aura de riches habits, car elle est vêtue comme une mendiante. Tu la connais donc ?
-- Nous sommes parties de Gaule ensemble : moi au bras de Nargue-Gibet, Yolande en croupe de son amant Eucher. En Bohême, lors d'une pillerie des croisés, Eucher a été tué par des Bohémiens qui se regimbaient. Voici donc Yolande veuve et esseulée ; une femme n'achève pas seule et en veuvage, surtout lorsqu'elle est jolie, un voyage aussi périlleux que le nôtre ; mais les hommes mettent à prix leur protection, et elle dure tant que la femme plaît. De protecteurs en protecteurs, Yolande est ainsi tombée sous la protection du beau duc d'Aquitaine ; c'était à Bereyte, en Syrie. Miracle inouï et digne de la Terre-Sainte ! le croiriez-vous, patronne ? Wilhelm IX est demeuré durant huit grands jours fidèle à Yolande !
-- Hum ! hum !... absolument fidèle ?
-- Absolument ! il n'avait en même temps pour maîtresses qu'Azénor-la-Pâle, Irène-la-Byzantine et Fathmé-l'Éthiopienne !
-- Et c'est là ce que tu appelles une fidélité absolue ? petite ribaude !
-- Certes, pour Wilhelm c'est de la continence ! Mais tout a un terme, et surtout la fidélité du duc d'Aquitaine ; aussi un jour a-t-il dit à Yolande comme à tant d'autres : « -- Adieu, ma belle, fais beaucoup d'heureux ! » -- A-t-elle suivi ce conseil charitable ? je l'espère ; mais ce que je sais, c'est que plus tard, chevauchant sur la route de Tripoli en croupe d'un gros chanoine de Lyon, j'ai rencontré Yolande mourant de faim, de soif, de fatigue, et près de rendre l'âme...
-- Alors tu es généreusement venue à mon secours, Perrette, -- reprit Yolande, qui, ses larmes séchées, avait écouté les paroles de la reine des ribaudes ; -- tu m'as donné de quoi apaiser ma faim et ma soif.
-- Rien de plus facile : mon chanoine était de ces saints hommes de Dieu, gens de sapience et de prévoyance, qui, en voyage, ont toujours outre de vin et jambon à l'arçon de leur selle, et jolie fille en croupe...
-- Perrette, mes pieds saignants ne pouvaient plus me porter...
-- Aussi t'ai-je donné ma place derrière mon chanoine ; ne m'en sais pas trop de gré, Yolande, j'étais lasse de chevaucher, les jambes me démangeaient d'autant plus fort que, depuis le matin, je lorgnais dans notre escorte un grand coquin d'arbalétrier ; il me rappelait mon pauvre Nargue-Gibet ! L'arbalétrier a été tué au siège de Tripoli ; c'était un fier amoureux ! Mais j'y songe, que diable as-tu fait de mon chanoine ?
-- Il est mort enseveli dans le sable lors de la grande trombe qui a passé, il y a quinze jours, sur le désert au moment où nous y entrions ; les trois quarts de notre monde ont péri dans ce désastre. -- Et Yolande ajouta en soupirant : -- Ah ! je regrette de n'être pas aussi restée sous les sables !
-- Quoi ? Par amour pour notre défunt chanoine ?
-- Non, Perrette, par dégoût de la vie.
-- Foin de pareilles idées ! Yolande ! une folle nuit d'orgie nous attend ! nous allons troquer nos guenilles pour de belles robes ! les parfums vont fumer ! le vin de Chypre couler ! l'or pétiller sous nos doigts ! Au diable la tristesse ! et gai, ma damoiselle !
-- Tu as raison, Perrette, sottes sont les repenties ; pudeur, remords, foulons tout aux pieds, ma bonne fille ! Sommes-nous les seules, après tout ? Ah ! combien de chastes femmes, de timides jeunes filles ayant suivi leur père ou leur époux à la croisade, et plus tard séparées d'eux par les hasards de ce périlleux voyage, en sont venues, misère ou débauche, à appeler les passants par la fenêtre des tavernes !
-- Certes, et des plus nobles dames rivalisant ainsi avec nous autres pauvres filles nous enlevaient le pain de la bouche, -- reprit Perrette en riant aux éclats ; -- demande à notre matrone quelles fières pupilles elle avait dans son lupanar de la Croix-du-Salut ! Foi de reine des ribaudes, j'étais toute glorieuse d'avoir ces princesses pour sujettes, en mes états de ribauderie ! Nous autres serves et vilaines, soit, c'est notre sort d'être folles de notre corps. Moi, par exemple, à treize ans le seigneur de Castel-Redon m'a violentée. En ces temps-là mon pauvre Corentin n'avait pas encore nargué le gibet ; alors serf des écuries du château, ce joyeux garçon me plut davantage que notre commun seigneur ; aussi, fuyant le manoir par une belle nuit de mai, nous avons rejoint une bande de serfs, rôdeurs de nuit ; ces bons amis de la lune nichaient le jour, par horreur du soleil, au fond des bois et des cavernes, volant et tuant pour vivre, ni plus ni moins, pardieu, que nos seigneurs ! dès lors Corentin, malgré ses peccadilles, a commencé de narguer le gibet, tant et tant il l'a nargué, que le nom lui en est resté, jusqu'au jour où il fut élu roi des truands et moi reine des ribaudes. Maintenant où es-tu ? ô mon roi, ô mon Corentin !
-- Tu l'aimes toujours ?
-- Est-ce qu'on n'aime pas toujours son premier amant ?
-- Tu dis vrai. -- répondit Yolande dont les yeux se remplirent de larmes. -- Pauvre Eucher... Ah ! qu'ils étaient beaux nos premiers jours d'amour et de liberté !
-- Allons, mes filles ! point de chagrin, -- reprit la matrone, -- les pleurs enlaidissent ; on va, mes colombes amoureuses, vous conduire aux bains de l'émir ; là sont réunies vos compagnes et quelques-unes des plus belles esclaves sarrasines de ce chien d'infidèle. Mon seigneur le duc d'Aquitaine, dans sa part du pillage de la ville, s'est réservé tous les riches vêtements de femme et tous les parfums de Marhala ; faites-vous donc belles, mes filles, et vive l'amour !
À ce moment une vieille femme, qui avait déjà introduit dans la salle basse Perrette et Yolande, entra en riant aux éclats et dit à l'autre mégère : -- Ah ! Gertrude, la bonne trouvaille !
-- Qu'as-tu à rire ainsi ?
-- Tout à l'heure, après vous avoir amené cette belle fille, -- elle désigna du geste Yolande, -- je suis retournée jeter mon hameçon sur la place du marché, -- puis elle ajouta en se remettant à rire, -- et j'ai trouvé là... et j'ai trouvé là...
-- Achève donc.
Mais la vieille, au lieu de répondre, disparut un instant derrière le rideau qui masquait la porte et revint bientôt riant toujours, traînant après elle Jehanne-la-Bossue, qui, pouvant à peine marcher, tenait par la main le petit Colombaïk, non moins épuisé que sa mère par les privations et par la fatigue. Pour tout cœur impitoyable, la pauvre femme avait en effet un aspect risible ; ses longs cheveux emmêlés, cachant à demi sa figure, tombaient sur ses épaules nues, poudreuses comme son sein, ses bras et ses jambes ; elle n'avait pour vêtement que des lambeaux déguenillés, attachés autour de sa taille avec un lien de roseaux tressés, de sorte que sa triste difformité apparaissait dans sa nudité. Jehanne s'était dépouillée des guenilles qui formaient l'espèce de corsage de sa robe, pour envelopper les pieds de Colombaïk, écorchés à vif par sa longue marche à travers les sables brûlants. La femme du carrier, suivant toujours la mégère qui continuait de rire aux éclats, n'osait lever les yeux.
-- Quelle créature m'amènes-tu là ! -- s'écria l'entremetteuse ; -- je n'ai de ma vie rien vu de plus hideux ! Que veux-tu faire de ce monstre ?
-- Une excellente bouffonnerie, -- reprit l'autre vieille en calmant enfin son hilarité ; -- nous attiferons grotesquement cette vilaine bête, en laissant surtout sa bosse bien à nu, et nous présenterons cet astre de beauté à ces nobles seigneurs qui veulent passer une folle nuit, ils crèveront de rire... Vois-tu d'ici cette pouponne au milieu de notre bande de jolies filles ?...
-- Ah ! ah ! ah ! excellent projet ! -- reprit la matrone en riant non moins bruyamment que sa compagne. -- Nous coifferons ce monstre d'un turban démesuré, orné de plumes de paon ; nous ornerons sa bosse de toutes sortes de petits affiquets... Elle n'aura pas d'autre vêtement... Ah ! ah ! combien ces chers seigneurs vont se divertir !
-- Ce n'est pas tout, Gertrude, ma trouvaille est doublement excellente ; regarde un peu ce marmot, vois ces beaux yeux bleus, cette gentille figure...
-- Il est vrai... Malgré sa maigreur et la poussière dont ses traits sont couverts, sa petite mine est avenante.
-- Aussi ai-je pensé que... -- et l'horrible vieille, baissant la voix, approcha ses lèvres de l'oreille de la matrone et toutes deux parlèrent à demi-voix. Yolande, saisie de compassion à la vue de Jehanne et de son enfant, n'avait pas partagé la cruelle gaieté des deux mégères ; mais Perrette, moins apitoyée, s'était mise à rire aux éclats ; puis, frappée d'un souvenir soudain, et regardant plus attentivement Jehanne, contre laquelle Colombaïk se serrait non moins confus et inquiet que sa mère, la reine des ribaudes s'écria : -- Est-ce que tu n'habitais pas en Gaule l'un des villages d'une seigneurie voisine de l'Anjou ?
-- Oui, -- répondit la pauvre femme d'une voix faible, -- c'est de là que nous sommes partis pour la croisade...
-- Te souviens-tu d'une jeune fille et d'un grand coquin, qui te voulaient emmener avec eux en Palestine ?
-- Je m'en souviens, -- répondit Jehanne en regardant Perrette avec surprise ; -- mais j'ai pu échapper à ces méchantes gens...
-- Dis donc à ces bonnes gens, puisque la jeune fille c'était moi, et le grand coquin : mon amant Corentin ; nous te voulions conduire en Terre-Sainte, t'assurant que l'on te montrerait pour de l'argent ! Or, foi de reine des ribaudes ! avoue, Yolande, que je suis une fière devineresse ! -- ajouta Perrette en se retournant vers sa compagne. Mais celle-ci lui dit d'un ton de reproche : -- Comment as-tu le courage de railler une mère devant son enfant...
Ces mots parurent impressionner Perrette ; elle cessa de rire, resta silencieuse, et par réflexion parut s'attendrir sur le sort de Jehanne, tandis que Yolande lui disait avec bonté : -- Pauvre chère femme, comment vous êtes-vous laissé amener ici avec votre enfant ?
-- J'arrivais en cette ville avec une troupe de pèlerins et de croisés, échappés par miracle, ainsi que moi et mon fils, à une trombe qui a enseveli il y a quinze jours tant de voyageurs sous les sables du désert... je m'étais assise à l'ombre d'un mur pleurant mon fils épuisé de fatigue et de faim, lorsque cette femme que voilà, -- et Jehanne montra la mégère, -- après m'avoir assez longtemps regardée, m'a dit charitablement : « Toi et ton enfant vous semblez très-fatigués ; veux-tu me suivre ? je te conduirai chez une sainte dame très-secourable, elle prendra soin de toi et de ton fils. » C'était pour moi un bonheur inespéré, -- ajouta Jehanne ; -- j'ai cru aux paroles de cette femme, je l'ai suivie ici.
-- Hélas ! vous êtes tombée dans un piège odieux ; on s'apprête à faire de vous un jouet, -- reprit tristement Yolande à voix basse ; -- n'avez-vous pas entendu ces mégères ?
-- Peu m'importe, je subirai toutes les humiliations, tous les mépris, pourvu que l'on donne des vêtements et du pain à mon fils, -- reprit Jehanne avec un accent à la fois courageux et résigné ; -- oh ! oui, je souffrirai tout, à la condition que mon pauvre enfant pourra se reposer pendant quelque temps, reprendre des forces et revenir à la santé ; hélas ! maintenant il m'est doublement cher... je n'ai plus que lui.
-- Vous avez donc perdu son père ?
-- Il est sans doute resté enseveli sous les sables, -- répondit Jehanne, et ainsi que Colombaïk elle ne put retenir ses larmes au souvenir de Fergan ; -- lorsque la trombe a fondu sur nous, je me suis sentie aveuglée, suffoquée par le tourbillon ; mon premier mouvement a été de prendre mon enfant dans mes bras, le sol s'est abîmé sous mes pieds, et j'ai perdu connaissance.
-- Mais, comment êtes-vous venue jusqu'en cette ville, pauvre femme ? -- dit à son tour la reine des ribaudes, intéressée par tant de douceur et de résignation. -- La route est longue à travers le désert !
-- Lorsque j'ai repris connaissance, -- répondit Jehanne, -- j'étais couchée dans un chariot avec mon fils, à côté d'un vieux homme qui vendait aux croisés quelques provisions ; il avait eu pitié de moi et de mon enfant, nous trouvant mourants, à demi ensevelis sous le sable. Sans doute mon mari a péri, car le vieillard m'a dit n'avoir vu d'autres victimes autour de nous, au moment où il nous a recueillis ; grâce à lui nous avons continué sans fatigue une partie de la route ; malheureusement le mulet dont était attelé le chariot de cet homme charitable est mort de fatigue à dix lieues de Marhala ; forcé de rester en chemin et d'abandonner la troupe de pèlerins, notre protecteur a été tué en voulant défendre ses provisions contre des traînards ; ils ont tout pillé, mais ils ne nous ont fait aucun mal ; nous les avons suivis de crainte de nous égarer ; j'ai porté mon enfant sur mon dos lorsqu'il s'est trouvé hors d'état de marcher : c'est ainsi que nous sommes arrivés en cette ville.
-- Mais peut-être votre mari aura, comme vous, échappé à la mort... -- dit Yolande ; -- pourquoi désespérer ?
-- Hélas ! s'il a échappé à ce danger, ce sera peut-être pour tomber dans un péril plus grand, car le seigneur de Plouernel...
-- Le seigneur de Plouernel ! -- s'écria Yolande en interrompant Jehanne, vous connaissez ce scélérat ?
-- Nous étions serfs de sa seigneurie ; c'est du pays de Plouernel que nous sommes partis pour la Terre-Sainte, le hasard nous a fait rencontrer le seigneur comte peu de temps avant la trombe ; mon mari s'est battu contre lui...
-- Et il n'a pas tué Neroweg ?
-- Non, grâce à ma prière.
-- Quoi ! de la pitié pour Neroweg-pire-qu'un-Loup ! -- s'écria Yolande avec une explosion de colère et de haine. -- Oh ! je ne suis qu'une femme ! mais je l'aurais poignardé sans remords...
-- Que vous a-t-il donc fait ?
-- Il m'a dépouillé de l'héritage de mon père, et de honte en honte je suis devenue la compagne de la reine des ribaudes.
-- Ah ! damoiselle Yolande, -- dit Perrette en revenant à sa gaieté cynique, -- tu seras donc toujours fière ?
-- Moi ? -- répondit la jeune fille avec un triste et amer sourire. -- Non, non, la fierté ne m'est pas permise ; tu es la reine, je ne suis qu'une de tes humbles sujettes.
-- Allons, mes filles ! -- dit la matrone, -- le jour baisse, rendez-vous vite aux bains de l'émir rejoindre vos compagnes. Quant à toi, ma belle, -- ajouta l'horrible mégère en s'adressant à Jehanne et riant aux éclats, -- quant à toi, ma belle, nous allons aussi te parer, te parfumer, et surtout faire rayonner ta bosse d'un incomparable éclat !
-- Vous me ferez tout ce qu'il vous plaira lorsque vous aurez eu soin de mon fils ; il a faim, il a soif, il est brisé de fatigue, il faut qu'il répare ses forces, qu'il dorme ; je ne le quitterai pas d'un moment.
-- Sois tranquille, mon astre de beauté, tu resteras près de lui, il ne chômera de rien. J'ai autant que toi intérêt à ce que ce chérubin soit reposé, frais et avenant, -- répondit l'infâme mégère ; -- puis, s'adressant à l'autre vieille : -- Toi, cours à l'instant chez le seigneur Antonelli, légat du pape, l'avertir de ce que tu sais... il ne manquera pas, j'en suis certaine, de venir ce soir ici avec nos chers et nobles seigneurs.
La cour intérieure du palais de l'émir de Marhala offrait ce soir-là un coup d'œil féerique ; cette cour formait un carré parfait ; sur chacune de ses faces régnait une large galerie à ogives mauresques découpées en trèfle et soutenues par des colonnettes de marbre rose ; entre chaque colonne, du côté de la cour, de grands vases d'albâtre oriental remplis de fleurs servaient de base à des candélabres dorés, garnis de flambeaux de cire parfumée ; des mosaïques aux couleurs variées couvraient le sol de ces galeries ; leurs plafonds et leurs murailles disparaissaient sous des arabesques blanches et or découpées sur un fond pourpre ; de moelleux divans de soie s'appuyaient à ces murs, percés de plusieurs portes ogivales à demi fermées par de splendides rideaux frangés de perles ; ces portes conduisaient aux appartements intérieurs ; à chaque angle des galeries, des cages aux montants d'or et au treillis d'argent renfermaient les oiseaux d'Arabie les plus rares ; le chatoiement du rubis, de l'émeraude et du saphir azuré, miroitait sur leur plumage ; au centre de la cour un jet d'eau s'élançant d'une large vasque de porphyre y retombait en pluie brillante, et faisait incessamment bruire et déborder l'eau limpide de la vasque dans un grand bassin, dont le revêtement de marbre servait de socle à de grands candélabres dorés pareils à ceux des vases des galeries ; cette fraîche fontaine, étincelante de lumière, servait d'ornement central à une table ronde et basse disposée autour du bassin et recouverte d'une nappe de soie brodée ; là, brillait au feu des flambeaux la splendide vaisselle d'or et d'argent apportée de Gaule par le duc d'Aquitaine, et augmentée de toutes les richesses larronnées par lui aux Sarrasins ; coupes et hanaps ornés de pierreries, grandes amphores de vermeil remplies du nectar vermeil de Chypre ou de Grèce : vastes plats d'or où s'étalaient l'or, la pourpre et l'azur du plumage des paons de Phénicie et des faisans d'Asie, les serfs cuisiniers de Wilhelm IX, après la cuisson de ces oiseaux, les ayant ornés de leurs têtes, de leurs ailes et de leurs queues diaprées ; çà et là l'on voyait aussi des mets plus substantiels que ces volatiles : quartiers d'antilopes et de moutons de Syrie, jambons de Byzance, hures de sangliers de Sion ; de loin en loin de hautes pyramides des fruits de ces climats s'élevaient du fond de grands bassins d'argent. Telle était la salle du festin. Pour dôme elle avait la nuit étoilée ; nuit si calme, si sereine, que pas un souffle de vent n'agitait la flamme des flambeaux. Pendant que le calme et la sérénité régnaient au ciel, le tumulte de l'orgie éclatait à cette table somptueuse, autour de laquelle festoyaient, assis ou couchés sur des lits de repos, les convives de Wilhelm IX ; ils se trouvaient là réunis ces pieux soldats du Christ, innocentés d'avance de tous les débordements de l'ivresse, de la débauche et du jeu, par la présence du légat du pape, Bohémond, prince de Tarente, Tancrède, Robert-courte-Hense, duc de Normandie, Héracle, seigneur de Polignac, Sigefried, seigneur de Sabran, Gerhard, duc de Roussillon, Arnulf, seigneur d'Oudenarde, Burchardt, sire de Montmorency, Raymond, seigneur de Hautpoul, Radulf, sire de Beaugency, et d'autres seigneurs d'origine franque, sans compter le chevalier Gauthier-sans-Avoir, complaisant de Wilhelm IX ; ces joyeux convives festinaient depuis la fin du jour, et plus de la moitié de la nuit s'était écoulée ; ces seigneurs, amollis déjà par les habitudes orientales, au lieu de rester armés de l'aube au soir, comme en Gaule, avaient quitté leurs harnais de guerre pour de longues robes de soie ; le duc d'Aquitaine, dont les cheveux flottaient sur une tunique de drap d'or, portait, selon la mode antique, une couronne de roses et de violettes déjà fanées par les vapeurs du festin ; Azénor-la-Pâle, toujours pâle, mais dont les lèvres, non plus blanches, comme son masque de marbre, brillaient alors d'un vif incarnat, était assise à côté de Wilhelm IX et superbement parée ; les pierreries de ses bracelets et de ses colliers étincelaient à son cou et à ses bras : sombre, pensive, abattue au milieu de cette bruyante orgie, son regard, tantôt sinistre, tantôt distrait, errait çà et là, comme si ce qui se passait autour d'elle lui eût été étranger ; Wilhelm IX, échauffé par le vin, ne remarquait pas l'accablement d'Azénor ; elle avait à sa gauche Antonelli, légat du pape, prélat connu par ses goûts infâmes, particuliers aux prêtres romains ; frisé comme une femme, vêtu d'une robe de soie pourpre bordée d'hermine, ce prince de l'Église avait au cou une croix ornée d'escarboucles, suspendue par une chaîne d'or ; derrière lui, prêt à le servir, se tenait un jeune esclave noir, habillé d'une courte jupe de soie blanche, et portant bracelets et collier d'argent ornés de corail ; les échansons, les écuyers des autres seigneurs faisaient pareillement le service de la table ; les vins de Chypre et de Samos avaient coulé à torrents des amphores de vermeil depuis le commencement du festin, et ils coulaient encore, noyant, emportant dans leurs flots parfumés la raison des convives. Le duc d'Aquitaine, entourant de l'un de ses bras la taille souple d'Azénor-la-Pâle, et levant vers le ciel le hanap d'or où sa maîtresse venait de tremper ses lèvres, s'écria : -- Je bois à vous, mes hôtes ! que Bacchus le divin et Vénus la divine vous soient propices !
-- Païen ! -- s'écria le légat du pape en riant aux éclats, -- oser invoquer les dieux de l'Olympe ! Oublies-tu la croix que tu portes à l'épaule !
-- Allons, saint homme, ne te courrouce point, -- reprit gaiement Wilhelm IX ; -- après avoir invoqué Vénus et Bacchus, j'invoquerai Ganymède... le doux ami de Jupin !
Cette allusion satirique aux mœurs infâmes d'Antonelli fut accueillie par les joyeuses clameurs des croisés ; puis l'un d'eux, Héracle, seigneur de Polignac, leva sa coupe à son tour et répondit : -- Wilhelm, duc d'Aquitaine, nous buvons, nous tes hôtes, à ta courtoisie et à ton splendide régal !
-- Oui ! oui ! -- crièrent les croisés, -- buvons au régal de Wilhelm IX !
-- J'y bois de grand cœur, -- dit Radulf, seigneur de Beaugency, déjà ivre ; et, secouant la tête, il ajouta d'un air méditatif ces mots déjà vingt fois répétés par lui durant le repas avec la ténacité des ivrognes. -- Je bois... mais je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme... la noble dame Capeluche ?
-- Tais-toi donc, Radulf, rien de plus fastidieux que cette sempiternelle antienne conjugale ! -- dit le seigneur de Hautpoul en haussant les épaules. -- Ma foi, mes seigneurs, aussi vrai que pendant la disette du siège d'Antioche on payait une tête d'âne dix deniers, je n'ai de ma vie festiné comme cette nuit...
-- Parlons de ces disettes, -- reprit Bohémond, prince de Tarente, -- peut-être ces souvenirs réveilleront-ils notre appétit trop tôt satisfait.
-- Moi, -- dit le sire de Montmorency, -- j'ai mangé mes chaussures, et quoique détrempées dans l'eau et accommodées avec force aromates, elles étaient, je l'avoue, coriaces !
-- Savez-vous, mes nobles seigneurs, -- dit Gauthier-sans-Avoir, -- quels sont les judicieux compères qui n'ont jamais souffert de la famine en Terre-Sainte ?
-- Quels sont ceux-là ?
-- Le roi des truands et sa bande.
-- Pardieu ! ils se nourrissent de Sarrasins, le gibier ne leur manque point !
-- Mes seigneurs, -- reprit Robert-courte-Hense, duc de Normandie, -- il ne faut pas médire de la chair de Sarrasins ; c'est une ressource, j'en ai mangé.
-- Moi aussi, sur la route d'Édesse.
-- Moi aussi, lors du siège de Tripoli, et l'on s'habitue assez à cette sarrasinade.
-- Quant à moi, -- dit le sire de Beaugency, -- quant à moi, mes seigneurs, je ne m'habitue point à ignorer ce que fait à cette heure ma femme Capeluche.
-- Brave Radulf, -- lui dit Wilhelm IX, -- lui as-tu laissé un page et un chapelain, à ta femme Capeluche ?
-- Oui, oui, -- répondit gravement l'ivrogne, -- ma noble dame a pour page le petit Joliet-brin-de-Muguet, et pour chapelain, le père Samson-chaude-Oreille.
-- Alors, cuve ton vin en paix, bon sire de Beaugency, et ne prends point souci de ce que fait dame Capeluche !
-- Mes seigneurs, -- reprit le seigneur de Sabran, -- pour en revenir à ces mangeries de chair humaine, elles n'ont rien de surprenant ; mon grand-père m'a dit que pendant la fameuse disette de l'année 1033, le populaire vivait sur lui-même et s'entre-dévorait.
-- Je me rappellerai toujours qu'un soir, -- dit Gauthier-sans-Avoir, -- moi et mon compère Coucou-Piètre...
-- Et à propos, où est-il donc ce Pierre-l'Ermite ? -- reprit Gerhard, duc de Roussillon, en interrompant l'aventurier gascon ; -- depuis un mois il nous a quittés.
-- Il est allé rejoindre le corps d'armée de Godefroid, duc de Bouillon, que nous devons rallier devant Jérusalem, -- reprit Gauthier ; -- mais permettez, nobles seigneurs, que j'achève mon histoire. Donc, un soir, au camp devant Édesse, Coucou-Piètre et moi, attirés par une délicieuse odeur de cuisine qui s'épandait du quartier du roi des truands, nous entrâmes dans cette truanderie, et son digne monarque nous fit souper d'une certaine grillade de jeune Sarrasin mais si tendre, mais si gras, mais si congrûment assaisonné de sel, de safran, de laurier et de thym, que, je le jure par ma bonne épée, la Commère-de-la-foi ! Coucou-Piètre et moi, après le régal, nous nous sommes léché les babines !
-- Saint homme ! -- dit le duc d'Aquitaine au légat du pape, -- Coucou-Piètre, un moine, a mangé son prochain en grillades congrûment assaisonnées : est-ce un péché ?
-- Un péché ! -- s'écria le prélat ; -- loin de là, c'est une action méritoire, car je pense comme Baudry, archevêque de Dôle : -- En mangeant les infidèles, on continue de leur faire la guerre avec les dents.(30)
-- Saint légat, -- reprit en riant Wilhelm IX, -- le Christ, dont pardieu nous délivrerons le tombeau, aussi vrai que j'embrasse ma maîtresse, le Christ a dit, ce me semble : Aimez-vous les uns les autres, et voilà que toi, prêtre de ce Christ, tu nous dis : Mangez-vous en grillade les uns les autres ?
-- Double païen, -- répondit Antonelli, -- oses-tu bien mêler le nom du Sauveur à tes impudicités !
-- Quoi ! parce que j'embrasse Azénor ? L'Évangile ne dit-il pas : Faites à autrui ce que vous voudriez qu'il vous fît ? Donc, je fais à ma maîtresse ce que je voudrais qu'elle me fît ; donc, je suis plus chrétien que toi, Antonelli, qui, au rebours de l'Évangile, dis à tes frères de se manger les uns les autres !
-- Wilhelm, tu n'es qu'un âne ! -- s'écria le légat du pape avec impatience. -- Réponds, mécréant, manges-tu du porc ?
-- Oui, le matin avant de partir pour la chasse, j'aime fort une tranche de jambon arrosée de vin vieux.
-- J'aime aussi beaucoup le porc, -- dit dans son hébétement d'ivrogne le sire de Beaugency les coudes sur la table, son front dans ses mains ; -- mais j'aimerais mieux savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche !
-- Ce Radulf est ivre comme grive en automne, -- dit le légat du pape en haussant les épaules ; -- mais réponds, Wilhelm ; ainsi, tu manges du porc ? Eh bien ! l'infidèle, le Sarrasin, l'hérétique, le juif, tous mécréants en dehors de la communion catholique, n'ont pas plus d'âme que le porc, ne sont pas plus nos prochains que le porc ; donc, en les mangeant, ce n'est point son prochain que l'on mange ; mais une manière de porcs, de bêtes immondes et ensabattées sous figure humaine... Et là-dessus remplis ma coupe, mon mignon, -- ajouta le légat du pape en se tournant vers son jeune esclave noir, auquel il pinça les joues. -- Et toi, Wilhelm, oseras-tu soutenir maintenant que le Sarrasin, l'hérétique, le juif sont nos semblables ?
-- Pardieu ! en ce qui touche la juiverie, tu prêches un converti, -- reprit Wilhelm, tandis qu'Azénor, attentive et de plus en plus sombre, ne quittait pas son amant du regard ; -- je crois cette immonde race juive si peu semblable à la nôtre, que tout débauché que je suis, n'y eût-il au monde qu'une femme, et cette femme fût-elle belle... tiens, belle comme Azénor, si elle était juive, elle me rendrait chaste !
-- Je pense comme toi, Wilhelm, -- reprit le seigneur de Hautpoul, tandis qu'Azénor souriait avec une sinistre amertume aux paroles de Wilhelm. -- Prendre une juive pour maîtresse, c'est commettre un acte de monstrueuse bestialité.
-- Bah ! si la bête est jolie, -- dit le sire de Sabran en vidant sa coupe ; -- et puis, si l'on ignore qu'elle est juive ?
-- Si on l'ignore, -- reprit gravement le légat du pape, -- on peut à la rigueur sauver son âme par la plus austère pénitence ! Mais si l'on commet sciemment cette énormité charnelle, les flammes du bûcher en ce monde, dans l'autre les flammes éternelles, voilà ce qui vous attend !
-- Une juive ! -- s'écria Wilhelm IX, encore excité par les fumées du vin, dans sa stupide et superstitieuse aversion des filles d'Israël, -- une juive ! une bête immonde, la trouver jolie !
-- Mais, par le diable ! reprit le sire de Sabran, -- les juives n'ont ni queue, ni griffes, ni cornes, ni écailles : elles ont comme d'autres un cœur et...
-- Mais elles sont juives ! -- répéta Wilhelm IX avec emportement et interrompant le croisé. -- Juive... cela dit tout... Juive ! juive !
-- Et moi, -- reprit le sire de Sabran en haussant les épaules, -- je te dis, Wilhelm, que toi, qui ne crois ni à Dieu ni au diable, que toi, homme de gai savoir, dont on chante les vers érotiques et impies, tu parles en fou, quand tu dis qu'une jolie juive n'est pas une jolie femme !
-- Sire de Sabran ! -- s'écria Wilhelm IX les joues enflammées de colère, -- tu es ici mon hôte ; mais je te répondrai, moi, que celui-là qui ose soutenir qu'une juive est une femme... celui-là est un chien !
Le sire de Sabran, à cette offense, se leva brusquement, saisit une amphore pour la lancer à la tête de Wilhelm ; mais contenu par ses voisins de table, il s'écria les dents serrées de rage : -- Duc d'Aquitaine, demain sur les remparts de Marhala, je te défie à l'épée et au poignard ; voilà mon gage. -- Puis, prenant l'un de ses gants à sa ceinture, il le jeta au duc, qui le ramassa en disant : -- J'accepte le défi.
Ces combats singuliers, fréquents entre les croisés, ne causèrent aucune émotion parmi les convives de Wilhelm IX ; Azénor-la-Pâle seule parut prendre à cette dispute un intérêt poignant ; et malgré ses efforts, deux larmes brillèrent dans ses yeux, lorsqu'elle entendit les outrageantes paroles de son amant au sire de Sabran. Le léger tumulte causé par cet incident s'apaisa bientôt, et le légat du pape dit au duc d'Aquitaine :
-- Tu es un grand pécheur, mais ta sainte horreur des juifs, ces exécrables meurtriers de Notre Seigneur Jésus-Christ, t'absoudra de beaucoup de tes impudiques scélératesses ; aussi, demain avant ton combat, d'où sortira véritablement le jugement de Dieu, je bénirai tes armes ; seulement, mes fils, -- ajouta le légat en élevant la voix, -- je vous adjure de retarder l'heure de votre champ clos, jusque après le miracle de demain matin ; si l'un de vous deux doit mourir, il aura du moins assisté à un incomparable et divin spectacle !
-- Quel miracle, saint homme ? -- demandèrent les croisés. -- Quel miracle ?
-- Un prodigieux miracle, mes fils, qui sera l'un des plus éclatants triomphes de la chrétienté. Pierre Barthelmy, diacre de Marseille, eut une vision après la prise d'Antioche ; saint André lui apparut et lui dit : « Va dans l'église de mon frère saint Pierre, située aux portes de la ville, tu creuseras la terre au pied du maître-autel, et tu trouveras le fer de la lance qui perça le flanc du Rédempteur du monde ; ce fer mystique, porté à la tête de l'armée, assurera la victoire des chrétiens et percera le cœur des infidèles. » Pierre Barthelmy me fait part de cette miraculeuse vision ; je rassemble six évêques et six seigneurs, nous nous rendons dans l'église, on creuse en notre présence au pied du maître-autel, et...
-- Et l'on trouve le fer de la sainte lance ! -- dit Wilhelm IX en riant aux éclats et revenant à ses habitudes d'incrédulité railleuse, étrange contradiction chez cet homme, qui poursuivait les juifs d'une haine fanatique et insensée. -- Pardieu !... ce fer de lance était caché là d'avance ! je connais vos tours d'adresse, mes saints compères !
-- Tu te trompes, mécréant, -- répondit Antonelli : -- Pierre Barthelmy ne trouva rien du tout dans le trou...
-- Miracle ! -- s'écria Wilhelm IX en redoublant d'éclats de rire. -- Ah ! voilà le miracle ! trouver la lance n'aurait eu rien de surnaturel !
-- Quel malheur qu'un homme qui hait si catholiquement les juifs se montre à ce point mécréant ! Mais tôt ou tard la grâce d'en haut descendra sur lui, -- dit le légat du pape d'un ton solennel ; puis il ajouta : -- Je vais confondre ton incrédulité, Wilhelm. On ne trouva donc point d'abord, il est vrai, le fer de lance dans le trou ; mais Pierre Barthelmy, poussé par une nouvelle inspiration de saint André, se jette dans le trou, le creuse plus profondément encore avec ses ongles, et découvre enfin le fer de la sainte lance...
-- Pardieu ! -- dit le duc d'Aquitaine en riant de nouveau, -- il avait caché le fer dans sa manche !
-- C'est ce que des païens comme toi, Wilhelm, osent soutenir, jaloux des riches offrandes que les fidèles apportent chaque jour en adoration de la sainte lance ; aussi demain matin, pour confondre la malignité, Pierre Barthelmy, afin de prouver à tous la merveilleuse efficacité de sa relique, se mettra tout nu, prendra en main la sainte lance, et traversera un bûcher enflammé sans ressentir la moindre brûlure ! Hein, païen ! qu'aurais-tu à dire lorsque tu seras témoin de ce miracle ?
Wilhelm IX allait répondre au prélat lorsque, remarquant enfin l'abattement et la sinistre expression des traits d'Azénor, il lui dit : -- Qu'as-tu donc, ma charmante ? Est-ce mon combat de demain avec le sire de Sabran qui t'inquiète ? C'est folie, je ne crains nul chevalier.
-- Je connais ta bravoure, Wilhelm, et pour toi je ne redoute aucun péril, -- répondit Azénor d'un air contraint ; -- mais je ne sais... tout ce bruit me pèse... je souffre.
-- Veux-tu te retirer chez toi ?
-- Non, -- reprit vivement Azénor en attachant sur Wilhelm un regard soupçonneux et pénétrant, -- non, je veux rester ici jusqu'à la fin de cette fête...
Pendant que le duc d'Aquitaine et sa maîtresse échangeaient ces mots à voix basse, les croisés, moins incrédules que Wilhelm IX, dissertaient sur les mérites de la sainte lance. -- Je n'ai point besoin de voir Pierre Barthelmy traverser un bûcher sans brûlure, pour croire à l'efficacité de la sainte lance, -- disait le sire de Sabran ; -- et pourtant je maintiens qu'une jolie juive est une jolie femme !
-- Je ne prononce pas là-dessus, -- reprenait Héracle, seigneur de Polignac ; -- mais, foi de chevalier et de chrétien, je crois que le fer qui a percé le flanc du Sauveur doit être doué d'une vertu miraculeuse...
-- Moi, -- dit avec le balbutiement de l'ivresse Robert-Courte-Hense, duc de Normandie, descendant du vieux Rolf, -- je voudrais fort, par la vertu de la sainte lance, trouver en Terre-Sainte les huit mille marcs d'argent pour lesquels j'ai engagé ma duché de Normandie à mon frère Guillaume-le-Roux ; foi de Normand, cela coûte fort cher, la délivrance du Saint-Sépulcre ! Ouais, je ne serais point fâché de recouvrer mon argent avec un gros gain, par la vertu de la sainte lance !
-- Et moi, grâce à la vertu de la sainte lance, -- reprit le sire de Beaugency, -- je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche ?
-- Ce qu'elle fait, bon sire ? -- reprit joyeusement Wilhelm IX fort peu soucieux de la sombre tristesse d'Azénor, -- ce qu'elle fait, la noble dame Capeluche ? Puisque tu t'obstines à le savoir, je vais te le dire, moi... Réponds : où est la chambre de ta femme ?
-- Au plus haut étage de ma tour de Beaugency, d'où l'on découvre la Loire, depuis Orléans jusqu'à Blois, -- répondit Radulf avec un hoquet et pouvant à peine soutenir sa tête de plus en plus appesantie par les fumées du vin. -- Mon donjon est le plus fier donjon de tout l'Orléanais !
-- Ah ! dame Capeluche ! -- s'écria Wilhelm IX en abritant sa vue sous sa main et feignant de regarder au loin. -- Ah ! fripon de page ! fripon de Joliet-brin-de-Muguet !
-- Quoi ?... que vois-tu ? -- dit Radulf en écarquillant ses paupières alourdies par l'ivresse. -- Que vois-tu donc ?
-- Ferme les yeux, bon sire de Beaugency, ferme les yeux !
-- Pourquoi ? -- dit Radulf avec un nouveau hoquet. -- Pourquoi... fermer les yeux ?
-- Bon sire, veux-tu donc voir le petit Brin-de-Muguet se gourmer avec ton chapelain, ce grand coquin de Samson-chaude-Oreille ?
-- Ah ! ah ! ah ! ils se gourment... et pourquoi ?
-- Le page venait d'apporter un chaudeau à dame Capeluche ; arrive le chapelain apportant ses patenôtres ; aussi mes deux champions, en jaloux serviteurs de leur maîtresse, se sont pris aux cheveux. Mais que vois-je ?... Ô mes hôtes, buvons à la charité de dame Capeluche ! elle met d'accord le page et le chapelain !
-- Buvons à dame Capeluche ! -- crièrent les croisés en riant aux éclats, tandis que le sire de Beaugency, complètement ivre, s'endormait sur la table en balbutiant : -- J'aurais bien voulu savoir ce que... faisait... à... cette heure... ma... femme... Capeluche ?
-- Pardieu, mes seigneurs ! -- reprit en riant le duc d'Aquitaine, -- l'histoire de dame Capeluche est celle de nos femmes laissées seulettes en nos manoirs ; bien sots sont les jaloux, ou les curieux indiscrets qui se disent, comme le bon sire de Beaugency : Je voudrais savoir ce que fait ma femme à cette heure ! Par Vénus et Bacchus ! ce que je souhaite à nos Capeluches, c'est de se gaudir et de s'ébaudir autant que nous. Holà ! échansons ! écuyers, apportez les dés, les échecs, ma cassette d'or ; sortez ensuite, et dites aux femmes d'entrer ; rien de tel après le festin, que de tenir sa coupe d'une main, ses dés de l'autre et une jolie fille sur ses genoux ; allons, un beau baiser, mon amoureuse, -- ajouta Wilhelm IX en se penchant vers Azénor, -- ce me sera d'un bon présage, tout l'or de mes hôtes passera cette nuit dans mon coffre. Nous allons jouer un jeu d'enfer ; je veux les rendre tous aussi gueux que cette brute sauvage de Neroweg !
-- Au jeu ! au jeu ! -- crièrent les croisés. -- Écuyers, apportez les dés et les échecs, faites entrer les femmes et retirez-vous !
Les ordres du duc d'Aquitaine furent exécutés ; les hommes de sa maison disposèrent sous les galeries, à proximité des divans, de petites tables sarrasines en ivoire sculpté, sur lesquelles ils placèrent des échecs et des dés ; les croisés, selon leurs habitudes de jeu effréné, s'étaient précautionnés de grosses bourses de besans d'or apportées par leurs écuyers. Pendant le tumulte, résultant des apprêts du jeu et du déplacement des seigneurs, qui quittèrent la table pour aller s'étendre sur les divans des galeries, Azénor, les traits bouleversés par les angoisses de la jalousie, saisissant d'une main convulsive le bras du duc d'Aquitaine qui ouvrait en ce moment une cassette remplie d'or, s'écria d'une voix sourde et altérée : -- Wilhelm ! je t'ai entendu ordonner de faire entrer des femmes ?
-- C'est vrai, ma charmante, et tu as entendu les reconnaissantes clameurs de mes hôtes ?
-- Quelles sont ces femmes ?
-- Des filles de bonne volonté... la joie des convives après le festin !
-- D'où viennent-elles ?
-- Du pays des baisers !
-- Wilhelm ! ces femmes sont ici, dans ta demeure : tu l'as changée en un lieu de débauche... Ne mens pas... je sais tout !
-- Si tu sais tout, chérie, pourquoi m'interroger ?
-- Prends garde !... oh ! prends garde !... ne me pousse pas à bout, Wilhelm... j'ai l'enfer dans le cœur, c'est trop souffrir ! Misère de moi... ces créatures ici !... sous mes yeux !
-- Tu ne verras rien, ma belle, je clorai tes paupières sous mes lèvres ! -- À peine le duc d'Aquitaine avait-il ainsi répondu à sa maîtresse avec une insouciance railleuse, qu'il se fit une grande rumeur, causée par l'entrée des femmes. Wilhelm IX, échappant à l'étreinte d'Azénor, qui resta pétrifiée de tant d'audace, courut se mêler aux autres seigneurs, pressés à la porte de l'un des appartements intérieurs, d'où sortait une sorte de procession, conduite par la vieille Gertrude ; elles étaient là une vingtaine de femmes : plusieurs d'entre elles avaient appartenu à l'émir de Marhala, d'autres avaient été ramassées dans les tavernes ou sur la place du marché, comme Yolande et Perrette la ribaude. Grâce aux nombreux vêtements tenus en réserve par l'émir pour son sérail, les pupilles de l'entremetteuse étaient splendidement vêtues et parées ; parmi elles on remarquait surtout Perrette et Yolande ; la première, toujours effrontée, provocante ; la seconde, ne pouvant complètement vaincre la honte qui survivait à sa dégradation. Déjà les croisés, qu'enflammaient l'ivresse et la luxure, acclamaient ce cortège par des cris d'une licence grossière et se disposaient à choisir leur compagne d'orgie, lorsque Gertrude, élevant la voix, s'écria : -- Un moment, mes nobles seigneurs, ne vous pressez point de faire votre choix ; tel de vous qui croirait posséder la plus belle de ces colombes amoureuses n'aurait qu'un laideron, en la comparant au diamant, à la perle, au trésor de jeunesse, de grâce et d'appas, que je tiens sous ce voile et qui doit éblouir vos yeux enchantés !
En disant ces mots, l'horrible mégère montra du geste une forme confuse, cachée sous un long voile blanc traînant à terre. La surprise et la curiosité calmèrent un moment l'ardeur impure des croisés ; un grand silence se fit ; tous les regards s'efforçaient de pénétrer à travers la demi-transparence du voile, lorsque soudain le duc d'Aquitaine s'écria : -- Mes hôtes ! cet astre de beauté doit être, à mon avis, la récompense du chevalier qui a montré le plus de vaillance au siège de Marhala !
-- Oui ! oui ! -- crièrent les croisés, -- c'est justice ! ce trésor doit être le prix du plus vaillant !
-- Or, je ne serai contredit par personne, -- poursuivit Wilhelm IX, -- en proclamant qu'Héracle, seigneur de Polignac, s'est montré le plus preux de nous tous au siège de cette ville ! -- Des cris d'adhésion unanime accueillirent les paroles du duc d'Aquitaine, qui reprit : -- Héracle, seigneur de Polignac, à toi donc ce trésor de beauté ! à toi seul le privilège de dévoiler cet astre rayonnant qui doit nous éblouir !
Le seigneur de Polignac fendit avec empressement le groupe des croisés, tandis que Perrette, la reine des ribaudes, que le seigneur de Polignac avait d'abord attirée à lui, disait, en feignant un désespoir railleur : -- Hélas ! cruel, tu me délaisses, pauvrette que je suis, pour une beauté miraculeuse ! -- Puis, avisant Wilhelm IX, elle fut d'un bond près de lui, et, l'enveloppant de ses deux bras, elle s'écria : -- Mon beau duc, veux-tu me consoler ?
-- Par Vénus ! toi ici ! -- dit joyeusement Wilhelm IX. -- Sois la bien-venue, ma ribaude ; ta mine effrontée me ragaillardit !
-- Et ton Azénor ? elle va m'étrangler !
-- Au diable Azénor ! et vive l'amour !... suis-moi...
Pendant le court entretien du duc d'Aquitaine et de la reine des ribaudes, le seigneur de Polignac s'était approché de la femme voilée, puis, promenant un instant sur ses compagnons d'armes un regard glorieux et brillant de convoitise, il enleva triomphalement le voile qui cachait le prix du plus vaillant. La surprise, la déconvenue des croisés se traduisirent pendant quelques instants par une muette stupeur ; ils voyaient apparaître à leurs yeux la pauvre Jehanne-la-Bossue coiffée d'un énorme turban rouge orné de plumes de paon, vêtue d'une courte jupe de même couleur qui, attachée à sa ceinture, laissait complètement à nu sa triste difformité et son sein maternel flétri par la misère. À ses côtés, se serrant près d'elle avec inquiétude, le petit Colombaïk vêtu d'une tunique flottante, les cheveux frisés et parfumés, mais les yeux et les oreilles cachés sous un bandeau... -- « Je consens à vous servir de jouet, à endurer toutes les humiliations, parce que vous m'avez promis de prendre soin de mon fils et de ne pas me séparer de lui, -- avait dit Jehanne à Gertrude avant de se prêter à cette cruelle bouffonnerie ; -- mais je veux, au nom de ma dignité de mère, au nom de la pudeur de mon enfant, lui couvrir les yeux et les oreilles, afin qu'il ne soit pas témoin de l'avilissement de sa mère, afin qu'il ne voie rien, n'entende rien de l'orgie dont nous devrons être les jouets. Si vous me refusez la grâce que je vous demande, vous me traînerez malgré moi dans la salle du festin ; sinon j'endurerai patiemment tout ce qu'il vous plaira. » Gertrude aima mieux condescendre aux désirs de Jehanne que de compromettre le succès d'une plaisanterie qui devait égayer cette nuit de débauche. En effet, à l'aspect de Jehanne-la-Bossue, les croisés, d'abord stupéfaits de surprise, poussèrent bientôt des éclats de rire redoublés par le désappointement d'Héracle, seigneur de Polignac ; celui-ci, encore sous le coup de sa déconvenue, regardait Jehanne bouche béante ; mais bientôt, avisant Yolande et la prenant dans ses bras, il s'écria : -- Viens, ma belle fille, tu me vengeras de ce monstre de laideur !...
À ce moment, Azénor, effarée, livide, les traits bouleversés par les fureurs d'une jalousie désespérée, courait de l'un à l'autre des croisés, leur demandant où était le duc d'Aquitaine ; mais ces seigneurs, ivres de vin ou de luxure, insoucieux des douleurs de cette infortunée, lui répondaient par le silence ou par des railleries. Les uns entraînaient les femmes sous les galeries, les autres criaient à tue tête en entourant la femme de Fergan-le-Carrier : -- Il faut lui entonner du vin jusqu'à ce qu'elle en crève !
-- Cet enfant avec son bandeau sur les yeux ressemble fort à l'Amour, -- disait le légat du pape ; -- je le prends pour en faire mon petit clerc, Gertrude me l'a promis... je me charge de lui...
-- Dépouillons ce monstre de sa tunique ! -- hurlait un autre croisé ; -- nous porterons cette bossue en triomphe !
-- Oui, oui ! -- acclamèrent plusieurs voix mêlées d'éclats de rire assourdissants ; -- portons la bossue en triomphe !
Jehanne pâlissait d'épouvante ; résignée d'avance à toutes les railleries, à toutes les humiliations, elle n'avait jamais pu prévoir un tel excès d'indignité. La malheureuse mère, tremblante, éperdue, tombant agenouillée, suppliante, enlaçait de ses bras son fils, que le légat du pape s'efforçait d'attirer à lui. Durant cette lutte, le bandeau qui couvrait les yeux de Colombaïk s'abaissa ; l'enfant, ébloui par la lumière, effrayé de ce tumulte, de ces cris, de ces huées, cacha sa figure dans le sein de sa mère, qui murmurait en sanglotant : -- Mon pauvre enfant, pourquoi ne sommes-nous pas morts comme ton père dans les sables du désert ! -- Déjà, malgré les pleurs de Jehanne, les mains brutales des croisés avinés la saisissaient, lorsqu'une grande rumeur s'éleva dans l'une des chambres qui s'ouvraient sur les galeries. Bientôt, traînant après lui quelques serviteurs cramponnés à ses membres et se défendant contre d'autres avec un énorme bâton noueux, sorte de massue redoutable entre ses mains vigoureuses, Fergan-le-Carrier, presque nu, ses misérables vêtements ayant été mis en lambeaux pendant sa lutte contre les serviteurs, Fergan menaçant, terrible, se précipita au milieu de l'orgie en criant : -- Jehanne, Colombaïk, où êtes-vous ?
-- Fergan ! mon père ! -- crièrent à la fois la femme et l'enfant. À cet appel, qui fit bondir son cœur, le serf, par un effort désespéré, se débarrassa de ses derniers assaillants, s'élança au travers du groupe des croisés, faisant voltiger son lourd bâton et distribuant devant lui, à droite, à gauche, des coups si rudes que les seigneurs, abasourdis, effrayés, refluèrent devant le carrier ; celui-ci, se frayant un passage au milieu d'eux, rejoignit enfin sa femme et son fils, les serra contre sa poitrine dans une étreinte passionnée ; les serviteurs renversés, foulés aux pieds, à demi assommés par Fergan, se relevèrent haletants et dirent aux seigneurs : -- Nous étions en dehors de la porte de la rue, jouant aux osselets ; ce furieux est accouru, venant de la place du marché ; il nous a demandé si l'on n'avait pas amené dans ce palais une femme bossue et un enfant ? -- Oui, lui avons-nous répondu, -- et à cette heure ils font la joie des nobles convives de notre seigneur le duc d'Aquitaine. -- Alors ce forcené a, malgré nous, franchi la porte du palais ; nous avons voulu l'arrêter, il nous a frappés de son bâton ; et, guidé par le bruit des rires et des cris, il est arrivé ici.
-- Il faut le pendre, et sur l'heure ! -- s'écria le duc de Normandie ; -- ces colonnes vaudront un gibet.
-- Quoi ! ce bandit a osé nous menacer de son bâton !
-- Nous menacer ? -- s'écria le seigneur de Hautpoul, -- il a fait mieux : j'ai, je crois, le bras cassé par le coup que j'ai reçu.
-- À mort ce scélérat ! à mort ! -- crièrent les croisés, revenus de leur première stupeur, -- à mort !
-- Où est donc le duc d'Aquitaine ? on ne peut pendre ici personne sans l'avertir.
-- Il a disparu avec la reine des ribaudes ; mais qu'importe ! à son retour il trouvera ce truand pendu haut et court ; Wilhelm nous approuvera.
-- Je donne, moi, ma ceinture ; elle servira de corde.
-- Oui, oui, à mort le truand, à mort, et sur l'heure ! -- crièrent les croisés.
Fergan, après avoir embrassé sa femme et son enfant, jugea d'un coup d'œil le péril, et remarqua que les seigneurs, venus en ce palais pour une nuit d'orgie, n'étaient pas armés. Profitant de leur première surprise, il fit monter sa femme et son fils sur la table du festin, leur recommanda de s'adosser au revêtement de marbre du bassin ; puis, se plaçant devant eux, son gros bâton à la main, il se préparait à une défense désespérée. Voulant cependant tenter un dernier moyen de salut, il dit aux croisés qui allaient l'assaillir : -- Par pitié, laissez-moi sortir de ce palais avec ma femme et mon enfant !
-- Entendez-vous ce bandit ? -- Vite, vite, qu'une colonne lui serve de gibet.
-- Vous me pendrez ! -- s'écria le serf avec désespoir, -- mais plus d'un d'entre vous tombera sous mon bâton ! -- Cette menace exaspéra la fureur des croisés. Déjà, bravant le mouvement rapide de la massue de Fergan, qui les dominait du haut de la table où il s'était retranché avec sa femme et son enfant, déjà plusieurs seigneurs s'élançaient pour se saisir du serf, lorsque soudain au loin retentit le bruit des clairons et de ces cris de plus en plus rapprochés : -- Aux armes ! voici les Sarrasins ! Aux armes ! aux remparts ! -- Et bientôt plusieurs guerriers du duc d'Aquitaine parurent, l'épée à la main, en s'écriant : -- Les Sarrasins ont profité de la nuit pour surprendre la ville ! ils viennent de s'introduire près de la porte d'Agra par la brèche que nous avons faite : on se bat sur les remparts ! Aux armes, seigneurs ! aux armes, duc d'Aquitaine ! aux armes ! -- À peine ces guerriers venaient-ils de prononcer le nom du duc, qu'au milieu du tumulte croissant causé par l'annonce de cette attaque imprévue, Wilhelm IX, ses vêtements en désordre, sortant d'une des chambres donnant sur la galerie, pâle, épouvanté, s'écriait en joignant avec horreur ses mains, dont il tenait un parchemin : -- Une juive !... une juive !
-- Wilhelm, arme-toi ! -- lui dirent ses compagnons, en sortant précipitamment avec les guerriers : -- les Sarrasins attaquent la ville ! Courons aux remparts ! Aux armes !
-- Une juive ! -- répétait le duc d'Aquitaine avec terreur, le regard fixe, le front baigné d'une sueur froide, et semblant ne pas entendre, ne pas voir ses compagnons de guerre. -- Puis, apercevant le légat du pape, qui restait immobile de frayeur en apprenant l'approche des Sarrasins, Wilhelm IX se précipita aux genoux du prélat en s'écriant : -- Saint patron, aie pitié de moi, je suis damné !... Azénor-la-Pâle vient de me surprendre avec la reine des ribaudes, et, dans sa rage, Azénor m'a dit : « Je suis juive ; si tu en doutes, fais-toi lire ce parchemin écrit en langue hébraïque. » Saint prélat ! ce parchemin, le voilà, lis-le... Soutiens-moi, protège-moi... Ce coup terrible m'éclaire : j'étais un misérable pécheur... Saint prélat, je me repens, aie pitié de moi... Oh ! Je suis damné !... Une juive !... une juive !...
À l'aube, le soleil se leva sur la plaine qui environne la ville de Marhala, intrépidement attaquée pendant la nuit par les Sarrasins, et valeureusement défendue par les croisés. Les infidèles, plus confiants dans leur audace que dans leur nombre, et enflammés d'un patriotique héroïsme, ont tous succombé dans l'assaut, sauf un petit nombre de prisonniers. Les abords de la brèche des remparts, non loin de la porte d'Agra, par laquelle les Sarrasins ont tenté de surprendre la ville, disparaissent sous des monceaux de cadavres. Déjà des nuées de vautours planent au-dessus de cette abondante curée ; mais ils n'osent encore s'abattre sur elle. Des hommes de proie ont devancé ces oiseaux de proie ; ces hommes sont là, entièrement nus, rouges et dégouttants de sang, hideux, horribles à voir, allant, venant, comme les démons de la mort au milieu de ce champ de carnage. Voici ce qu'ils font, ces pieux soldats du Christ ; voici ce qu'ils font, et ils agissent avec méthode : d'abord ils prennent le corps d'un Sarrasin et le dépouillent de ses habits, dont ils font un paquet ; puis, le cadavre mis à nu, ils s'agenouillent près de lui, ouvrent ses mâchoires contractées par la mort, et fouillent soigneusement dans la bouche et sous la langue du mort ; après quoi, à l'aide de longs couteaux, ils lui fendent le gosier et y cherchent encore, ouvrent sa poitrine, son ventre, en arrachent les entrailles, les intestins, et y fouillent et y cherchent encore... Le visage, les mains, les membres, ruisselants de sang, ces démons obéissaient à un chef ; il ordonnait et dirigeait leurs profanations sacrilèges, ils l'appelaient leur roi. C'était Corentin-Nargue-Gibet, devenu chef des truands ; son sénéchal, ancien serf de la seigneurie de Plouernel, était ce même Trousse-Lard qui, d'un coup de fourche, avait jeté bas de son cheval le baillif Garin-Mange-Vilain, avant que celui-ci fût massacré par les habitants du village. Le roi des truands et son sénéchal témoignaient d'une rare dextérité dans leur épouvantable métier ; ils venaient de saisir, l'un par les pieds, l'autre par la tête, le corps d'un jeune Sarrasin ; sa figure, ses riches vêtements hachés de coups d'épée, les cadavres de plusieurs croisés étendus à ses côtés, témoignaient de la résistance acharnée de ce guerrier. -- Oh ! oh ! -- dit le roi des truands, -- ce chien devait être un chef, cela se devine à son cafetan vert brodé ; c'est dommage que cet habit soit ainsi tailladé, il eût fait un beau peliçon pour Perrette.
-- Quoi ! tu penses encore à ta ribaude ? -- répondit Trousse-Lard en aidant Corentin à dépouiller le Sarrasin de ses vêtements ou les tranchant avec son couteau lorsqu'ils étaient retenus par la raideur des membres du mort ; -- va, crois-moi, ta Perrette est dans le paradis des ribaudes en sa qualité de guerrière de la Foi ; à moins qu'elle ne soit en croupe de quelque chanoine ou dans le harem d'un émir.
-- Sénéchal, Perrette quitterait paradis, émir ou chanoine si Trompe-Gibet lui disait : viens... Mais voici notre cadavre nu, fais un paquet des vêtements ; si lacérés qu'ils soient, ils trouveront acheteurs sur la place du marché de Marhala... Maintenant que nous avons-ôté la pelure de ce fruit de Syrie, -- ajouta-t-il en montrant le mort, -- ouvrons-le ; c'est au dedans qu'il faut chercher ses précieuses amandes, telles que beaux besans d'or et pierreries... Donne-moi ton couteau, je vais l'aiguiser contre le mien, le tranchant de sa lame s'est émoussé sur le bréchet de ce vieux Sarrasin à barbe blanche... Par le diable ! il avait le cartilage des côtes aussi dur que celui d'un vieux bouc ; -- et, pendant que son sénéchal faisait un paquet des vêtements, le roi des truands, aiguisant les couteaux, disait, en jetant un regard de convoitise satisfaite sur les cadavres dont il se voyait environné : -- Voilà ce que c'est que de se lever matin ; les croisés, après leur combat nocturne, sont allés se coucher ; lorsqu'ils viendront pour dépouiller les morts, nous aurons fait rafle !
-- Grand roi ! il est facile de se lever matin lorsqu'on ne s'est point couché ; aussi sommes-nous arrivés fort à propos pour récolter la moisson de ce champ de carnage.
-- Me reprocherez-vous encore, truands, de vous avoir engagés à quitter la forteresse du marquis de Jaffa ? -- répondit le roi en continuant d'aiguiser ses couteaux. -- Songer à se retrancher dans un château fort, pour brigander en Palestine comme en Gaule, c'était folie !
-- Pourtant, beaucoup de ces nouveaux seigneurs qui se sont établis ducs, marquis, comtes et barons en Terre-Sainte, recommencent de tous côtés, ainsi qu'ils le faisaient dans notre gracieux pays, leur métier de détrousseurs de grands chemins !
-- À cette différence près, sénéchal, qu'il n'y a point ici de grands chemins, et quasi personne à détrousser. Il faut parcourir dix et douze lieues au milieu des sables ou des rochers, pour rencontrer (chance rare et heureuse !) quelque maigre troupe de voyageurs qui, au lieu de se laisser bénignement dépouiller comme les citadins ou les marchands de la Gaule, regimbent fort souvent, montrent les dents et s'en servent.
-- Grand roi ! tu parles judicieusement ; car, en vérité, pendant ces deux mois passés au service du marquis de Jaffa, nous n'avons fait que deux piètres rencontres ; et encore, dans l'une nous avons été, foi de Trousse-Lard, chaudement étrillés, le tout presque sans profit.
-- Mais aussi, comme le Seigneur Dieu protège fort les mignons qui vont délivrer le tombeau de son Fils, cette belle curée sarrasine nous attendait ce matin aux portes de Marhala ; notre besogne faite, nous nous plongerons dans cette fontaine qu'ombrage là-bas ce bouquet de dattiers ; grâce à ce bain, nous qui sommes rouges comme des anguilles écorchées, nous redeviendrons blancs comme de petites colombes ; après quoi, n'ayant qu'à choisir parmi ces nippes sarrasines, et notre pochette bien, garnie, nous ferons notre royale entrée dans la plus belle taverne de Marhala.
-- Où tu retrouveras peut-être ta reine, servant à boire aux buveurs ?
-- Que le ciel t'entende, sénéchal ; et sur ce, vite à l'œuvre : le soleil monte, nous sommes nus et courons risque d'être grillés avant la fin de notre besogne.
-- Ce mot grillé me fait penser que ce jeune Sarrasin est dodu et fort en chair. Hein ? À l'occasion, quel régal que les filets de ces larges reins et de ces mollets rebondis, accommodés avec quelques aromates et une pincée de safran ? Te rappelles-tu, entre autres ragoûts, la tête bouillie de ce séide du vieux de la montagne, avec certaine sauce...
-- Sénéchal, mon ami, vous êtes trop loquace ; au lieu d'ouvrir sans cesse votre bouche, d'où ne sortent que de vaines paroles, ouvrez donc celle de ce Sarrasin, et peut-être en tombera-t-il beaux besans d'or ou diamants de Bassorah. -- Ce fut un spectacle effrayant comme la violation d'un sépulcre ; le roi des truands prit la tête du cadavre entre ses genoux, tandis que Trousse-Lard s'efforçait d'entrouvrir les mâchoires du mort fortement contractées ; n'y pouvant parvenir, il dit à Corentin : -- Ce chien d'infidèle devait rager en expirant, il a les dents serrées comme un étau !
-- Et cela t'embarrasse, jeune oison ? Introduis donc entre ses dents la lame de ton couteau sur le plat ; après quoi, tourne-la sur le tranchant : tu écarteras suffisamment les mâchoires pour pouvoir y fourrer tes doigts. -- Pendant que Trousse-Lard continuait ses abominables recherches en suivant les conseils du roi des truands, celui-ci dit avec un ricanement féroce : -- Ah ! Sarrasins mécréants, vous avez la malice de cacher dans le creux de vos joues, voire même d'avaler bysantins et pierreries, afin de soustraire ces richesses aux soldats du Christ ; mais notre sainte Église l'a dit : -- Les biens du pécheur appartiennent à l'homme juste. Et...
-- Rien, -- dit le sénéchal avec déconvenue en interrompant le roi des truands, -- rien dans les bajoues, rien sous la langue.
-- Tu as soigneusement fouillé ?
-- Oh ! j'ai fouillé et refouillé partout ; peut-être durant le combat de cette nuit, un croisé fin renard aura-t-il, en homme d'expérience, serré le cou de ce Sarrasin au moment où il expirait, et lui aura-t-il fait ainsi cracher l'or qu'il cachait dans sa bouche ; à moins que ce chien n'ait avalé le tout.
-- Le scélérat en est capable ; donc, fouillons le gosier, après le gosier nous fouillerons la poitrine et le ventre. -- Ainsi dit, ainsi fait ; ces deux monstres se livrèrent sur ce cadavre à une épouvantable boucherie. Leur cupidité féroce fut satisfaite, et après des profanations qui soulèvent le cœur de dégoût et d'horreur, ils retirèrent des entrailles sanglantes du cadavre trois diamants, un rubis et cinq besans d'or, petites pièces très-épaisses, mais à peine de la dimension d'un denier. Pendant que les deux truands achevaient leur carnage, des nuages d'une fumée noire, épaisse, nauséabonde, s'élevèrent d'un bûcher dressé proche de là, par les autres truands, avec des branchages de chêne vert et de térébinthe, bois dont la combustion est très-prompte ; ceux-là, au lieu d'éventrer les cadavres, les brûlaient, afin de chercher parmi leurs cendres l'or et les pierreries, que les Sarrasins pouvaient avoir avalés. Ces monstruosités accomplies, les truands allèrent à une source voisine laver leurs corps rougis de sang, reprirent leurs vêtements ou les complétèrent avec la dépouille des Sarrasins ; puis, se partageant le poids du butin, habits, armes, turbans, chaussures, ils se dirigèrent vers la porte d'Agra, voisine de la brèche. Au moment d'entrer dans la ville, le roi de ces bandits, montant sur un monceau de décombres, dit à ses hommes, qui se groupèrent autour de lui : « -- Truands, mes fils et bien-aimés sujets ! nous allons entrer dans Marhala, butin sur le dos, bysantins en poche ; j'entends, je veux, j'ordonne au nom de la sainte Trinité, du vin, des dés et des ribaudes, qu'avant de quitter Marhala nous soyons redevenus aussi gueux que des truands que nous sommes ; n'oubliez jamais notre règle : « Un vrai truand, vingt-quatre heures après le pillage du butin, ne doit posséder que sa peau et son couteau. » Car, celui-là qui garde un denier pour le lendemain devient froid à la curée et indigne du beau nom de truand ; il est chassé de mon royaume !
-- Oui, oui, vive notre roi ! vivent le vin, les dés et les ribaudes ! -- répondirent les bandits. -- Au diable le truand qui, riche aujourd'hui, garde pour demain autre chose que sa peau et son couteau ! »
Et la troupe féroce, chantant et hurlant, se dirigea vers la porte d'Agra, pour entrer dans la ville de Marhala.
Fergan-le-Carrier, heureusement soustrait à la fureur des convives du duc d'Aquitaine par l'attaque imprévue des Sarrasins, avait profité du tumulte pour s'échapper du palais de l'émir avec Jehanne et Colombaïk. Pendant que les croisés couraient aux remparts de la porte d'Agra, le serf se dirigea avec sa femme et son enfant, loin du lieu du combat, qui dura une heure environ. Le calme s'étant rétabli dans Marhala peu de temps avant l'aube, Fergan, avisant l'une de ces nombreuses tavernes ordinairement établies après la prise des villes dans quelques maisons sarrasines par les gens qui suivaient l'armée, Fergan entra dans cette demeure ; puis, au grand étonnement de Jehanne, il tira de sa ceinture une pièce d'or qu'il changea au tavernier contre des deniers d'argent, afin de payer le loyer d'une chambre. Seul avec sa famille, le serf put se livrer à sa tendresse et raconter comment, après avoir été séparé des siens et jeté loin d'eux par la violence de la trombe, il s'était trouvé à demi enseveli sous les sables et privé de sentiment ; la nuit venue, il fut tiré de son engourdissement par une morsure aiguë à l'épaule ; c'était une hyène qui, déblayant avec ses pattes le sable sous lequel Fergan, presque entièrement enfoui, allait sans doute périr, voulait le dévorer, le prenant pour un cadavre ; mais, le voyant se redresser, l'hyène prit la fuite. Ainsi délivré d'un double danger, le serf avait erré durant la nuit, entendant les bêtes féroces hurler à la curée qu'elles faisaient des corps déterrés par elles. À l'aube il vit, à demi dévorés, les restes de Neroweg VI : telle fut la fin du seigneur de Plouernel... Après avoir en vain cherché Jehanne et son enfant, Fergan les crut à jamais perdus pour lui, et suivit le chemin jalonné par des ossements humains. Au bout de quelques heures de marche, il rencontra les débris du cadavre d'un seigneur, à en juger par la richesse de ses vêtements mis en lambeaux par les bêtes de proie. Parmi ces lambeaux se trouvait une pochette brodée, remplie d'or ; Fergan s'en empara sans scrupule, et bientôt après fut rejoint par une troupe de voyageurs se rendant à Marhala ; il fit route avec eux, à son arrivée dans la ville, apprenant la venue de plusieurs voyageurs aussi échappés aux désastres de la trombe, il s'informa d'une femme contrefaite accompagnée d'un enfant. Un mendiant, qui, d'aventure, avait vu Jehanne et son fils entrer dans le palais de l'émir, renseigna Fergan à leur sujet, et il put arriver à temps pour les arracher aux violences dont ils étaient menacés. Fergan, après le récit de ses aventures, laissant sa femme et Colombaïk dans la taverne, sortit au lever du soleil et se dirigea vers la place du marché, afin d'y acheter des vêtements provenant du butin, que l'on vendait à la criée. Craignant d'être rencontré par quelques-uns des convives du duc d'Aquitaine, le serf s'était frotté la figure avec de la suie mélangée de graisse ; ainsi méconnaissable, grâce à son teint devenu non moins brun que celui d'un Maure, il se rendit sur la place du marché ; mais, au lieu de la trouver couverte de revendeurs trafiquant du butin, il vit grand nombre d'hommes travailler en hâte à la construction d'un bûcher, sous la surveillance d'Antonelli, légat du pape, et de plusieurs prélats ; une rangée de soldats, placés à une assez grande distance de ces préparatifs, empêchaient les curieux de s'approcher. Fergan venait de se glisser au premier rang de cette foule lorsqu'un diacre, vêtu de noir, dit à haute voix : « -- Y a-t-il parmi vous des hommes robustes qui veuillent gagner deux deniers en aidant à achever promptement ce bûcher ?
-- J'aiderai si l'on veut, -- répondit Fergan ; car deux deniers étaient bons à gagner, et ce petit profit ménagerait sa bourse.
-- Viens, -- répondit le prêtre, -- tu me parais un vigoureux compère ; les bûches ne pèseront pas plus que des fétus à tes larges épaules. -- Cinq ou six autres malheureux s'étant offerts pour s'adjoindre à Fergan, le diacre les conduisit au milieu de la place, où, à grand renfort de troncs d'oliviers, de palmiers, de chênes verts et de broussailles desséchées, l'on dressait le bûcher destiné à l'accomplissement du miracle annoncé par Pierre Barthelmy, prêtre marseillais et possesseur de la sainte lance, dont le fer avait percé le flanc du Christ. Ce Barthelmy tirait un gros profit, de sa relique en l'exposant, moyennant argent, à la vénération des croisés ; d'autres prêtres, jaloux des recettes du Marseillais, avaient fort médit de sa lance ; il craignit de voir diminuer son pécule, et voulant prouver la vertu divine de sa lance et confondre ses détracteurs, il promit un miracle. Le légat du pape, complice de cette fourberie, s'était chargé d'ordonner et de surveiller la confection du bûcher. Fergan se mit à la besogne avec ardeur, afin de gagner ses deux deniers. Bientôt il remarqua qu'un étroit sentier traversait cet amoncellement de bois, d'une étendue de trente pieds carrés environ, mais qui, élevé de quatre à cinq pieds sur chacune de ses faces, allait toujours s'abaissant en talus, et finissait presque à rien de chaque côté du sentier qui le partageait en deux ; de sorte que, vers son milieu et sur une largeur de deux coudées environ, ce bûcher n'offrait au feu presque aucun aliment. Après une demi-heure de travail, Fergan dit au diacre : -- Nous allons maintenant mettre partout de niveau ce tas de bois et combler cette coulée qui le traverse ?
-- Non pas, non pas, -- reprit le diacre, -- votre travail est terminé de ce côté ; il faut maintenant planter la potence et établir la broche. Venez. -- Fergan et ses compagnons, curieux de savoir la destination de cette potence et de cette broche, suivirent le prêtre. Un chariot, attelé de mules, venait d'apporter sur la place plusieurs poutres ; l'une d'elles, haute de quinze pieds environ, et à certains endroits garnie d'anneaux et de chaînes de fer, présentait vers son milieu une sorte de tablette d'appui. Les compagnons de Fergan, suivant les indications du diacre, dressèrent cette potence à l'un des angles du bûcher où le bois se trouvait surtout entassé ; d'autres travailleurs établissaient, non loin de là, deux X de fer destinés à supporter une barre de fer longue de huit pieds environ et fort aiguë.
-- Oh ! oh ! quelle terrible broche ! -- dit Fergan au prêtre en plaçant, non sans peine, la barre de fer sur les deux X. -- Est-ce que l'on va faire rôtir ici un bœuf entier ? -- Mais, au lieu de répondre au serf, le diacre prêta l'oreille du côté d'une des rues aboutissant à la place, fouilla prestement dans sa pochette, et dit à Fergan et aux autres hommes, en leur distribuant à chacun le salaire promis : -- Votre besogne est achevée, ne restez pas ici, voici venir la procession.
Fergan et ses compagnons se retirèrent au milieu de la foule que le cordon de soldats repoussait loin du bûcher ; des chants d'église, d'abord lointains, mais de plus en plus rapprochés, se firent entendre, bientôt le religieux cortège déboucha sur la place. D'abord marchaient des moines, ensuite des clercs portant croix et bannières ; puis, au milieu d'un groupe de hauts dignitaires de l'Église, dont les mitres et les chapes d'or étincelaient au soleil levant, venait le prêtre marseillais, Pierre Barthelmy, pieds nus, et vêtu d'une chemise blanche ; il tenait triomphalement à la main la sainte et miraculeuse lance. Ce faiseur de miracles, grand coquin d'une physionomie à la fois béate, matoise et sournoise, précédait d'autres clercs portant des bannières ; puis, entre deux files de soldats, s'avançaient lentement Azénor-la-Pâle, vêtue d'une longue robe noire, les mains liées derrière le dos, assistée de deux moines, et reconnue coupable de l'abominable crime d'être née juive ; elle était convaincue de cette énormité, non-seulement par sa révélation faite à Wilhelm IX dans un emportement de vindicative jalousie, mais encore par la lecture du parchemin qu'elle lui avait remis afin de dissiper ses doutes. Dans ce parchemin, écrit en langue hébraïque et remontant à plusieurs années, le père d'Azénor lui recommandait de mourir fidèle à la foi d'Israël. À quelques pas derrière la victime se traînait, par pénitence, sur ses genoux nus et déjà endoloris, Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, pâle, les cheveux en désordre et couverts de cendres. Sa figure, la veille encore hardie, railleuse, intelligente, avait une incroyable expression de terreur hébétée ; ses yeux égarés roulaient dans leur orbite rougie par les larmes. Vêtu d'un sac, les pieds nus et poudreux comme ses genoux, tenant un crucifix entre ses mains jointes, il s'écriait, de temps à autre, d'une voix lamentable, en se meurtrissant la poitrine à coups de poing : -- Meâ culpâ ! meâ culpâ ! Seigneur Dieu ! ayez pitié de mon âme ; j'ai commis le péché de la chair avec une juive immonde, je suis damné sans votre miséricorde ! Ô Seigneur, Meâ culpâ ! meâ culpâ ! Le légat du pape et l'archevêque de Tyr, debout et splendidement vêtus, marchaient à côté du duc d'Aquitaine, lui disant de temps à autre, à haute voix, afin d'être entendus de l'assistance :
-- Mon fils en Christ, espère en la miséricorde du Seigneur, mérite sa clémence par ton repentir ;
-- Sois fidèle à ton vœu de chasteté, toi qui fus si débauché !
-- Sois fidèle à ton vœu de pauvreté, toi qui fus si magnifique !
-- Sois fidèle à ton vœu d'humilité, toi qui fus si glorieux, si superbe !
-- Mais avant tout abandonne à l'Église tes richesses périssables, ses prêtres imploreront pour toi auprès de l'Éternel la rémission de tes souillures. -- Ce disant, le légat et l'archevêque, l'un connu par ses mœurs infâmes, l'autre par sa cupidité effrénée, échangeaient à la dérobée un regard sardonique et triomphant, se montrant de l'œil ce hautain seigneur, cet impie, ce luxurieux endiablé, à ce point abruti par la stupide et féroce influence des superstitions de ces temps-ci au sujet des juifs, qu'il se croyait damnable, en punition de ses amours avec une fille d'Israël, lui qui comptait ses maîtresses par centaines, lui dont les sarcasmes avaient jusqu'alors tant de fois fait justice des fourberies effrontées des prêtres catholiques. Non, celui qui écrit ceci ne croirait pas à cette inconcevable insanité s'il n'en eût été témoin. Après ce singulier converti venaient quelques Sarrasins, faits prisonniers lors de la dernière attaque nocturne contre Marhala ; des soldats les conduisaient garrottés ; le roi des truands, son sénéchal, Trousse-Lard, et quelques-uns de leurs hommes avaient été joints, et pour cause, à cette escorte, par ordre de Bohémond, prince de Tarente, chef de l'armée, qui fermait le cortège en compagnie d'un grand nombre de seigneurs croisés. Cette lugubre procession fit le tour de la place au milieu d'une foule de plus en plus grossissante, et vint se ranger devant le bûcher où étaient préparées la potence et la broche. -- Le miracle de la lance ! -- s'écria la foule impatiente de voir Barthelmy traverser en chemise et sans brûlure un bûcher enflammé, -- le miracle de la lance !
-- Hélas ! -- murmurait piteusement Wilhelm IX en redoublant les coups de poing dont il se meurtrissait la poitrine, -- hélas ! je suis un si grand pécheur, que peut-être l'Éternel ne daignera pas, devant moi, manifester sa toute-puissance par un prodige !
-- Rassure-toi, mon fils, -- répondit le légat du pape, certain du succès de sa ruse ; -- l'Éternel va au contraire se manifester pour corroborer ta foi, puisque la grâce t'a touché ; car, hier encore, tu doutais du miracle.
-- Hier, mon père, j'étais un immonde criminel, un scélérat infâme, un misérable aveugle ; mais aujourd'hui mes yeux se sont ouverts, et je vois les flammes éternelles qui m'attendent. Ayez pitié de moi, Seigneur Dieu, ayez pitié de moi ! Meâ culpâ ! meâ culpâ !
-- Abandonne tous tes biens à l'Église, reste pauvre comme Job, et l'Église s'entremettra pour ton salut, -- répondit le légat du pape en donnant le signal de mettre le feu au bûcher sous le vent d'est, qui, soufflant vivement, chassa rapidement la flamme du côté de l'ouest. Fergan pénétra facilement cette nouvelle jonglerie de l'Église. Pierre Barthelmy, traversant presque sans danger le sentier caché par l'élévation des flammes allumées sur les quatre faces du bûcher, devait, aux yeux de la foule crédule et éloignée du théâtre du miracle, paraître traverser un lac de feu. Il en fut ainsi ; le serf vit, à travers un nuage d'épaisse fumée qui augmentait l'illusion, Pierre Barthelmy, semblant marcher dans la flamme jusqu'au ventre, parcourir à toutes jambes la largeur du bûcher, dont il sortit en brandissant sa lance. La foule, aveugle et fanatique, ne demandait qu'à croire à un miracle ; elle y crut, et, battant des mains et trépignant, elle hurla : -- Miracle !... miracle !... -- Fergan, révolté de l'impudence de ce coquin, qui si effrontément abusait de la crédulité de ces pauvres gens, trouva juste de lui donner une cuisante leçon ; aussi Fergan hurla miracle ! battit des mains, trépigna plus fort que personne, et, feignant de céder à un religieux enthousiasme, il s'écria : -- Pierre Barthelmy est un saint ! il faut faire de lui des reliques... ceux qui pourront posséder la moindre parcelle de son bienheureux corps seront délivrés de tous maux ! -- La foule accueillit avec frénésie la proposition de Fergan ; la ligne de soldats, qui contenait la multitude assez loin des abords du bûcher, fut rompue, et les plus exaltés de ces fanatiques s'élancèrent sur Pierre Barthelmy au moment où, laissant le bûcher à quelques pas derrière lui, il s'écriait, essoufflé, en brandissant la sainte lance : -- J'ai accompli ce grand miracle avec l'aide de Dieu et de ses saints, saint Pierre et saint André, mes patrons ! -- À peine achevait-il ces mots que nos forcenés catholiques, dans leur rage de posséder quelque parcelle du bienheureux corps de Barthelmy, se ruèrent sur lui, et il se passa une scène fort étrange, ainsi racontée par BAUDRY, archevêque de Dôle, témoin oculaire des faits (dans son Histoire de la prise de Jérusalem), manuscrit que Fergan eut plus tard sous les yeux. -- « ... lorsque Pierre Barthelmy sortit du bûcher avec sa sainte lance, la multitude se jeta sur lui et le foula aux pieds, parce que chacun voulait le toucher et prendre quelque morceau de sa chemise ; on lui fit plusieurs blessures aux jambes ; on lui coupa des morceaux de chair ; on lui enfonça les côtes ; on lui brisa l'épine du dos ; il aurait expiré, à ce que nous croyons, si RAYMOND, seigneur DE PELET, illustre chevalier, réunissant une foule de soldats, ne se fût précipité au milieu de la foule en désordre, et n'eût, au péril de sa vie, sauvé Pierre Barthelmy. »(31)
Après cette rude leçon donnée à ce fourbe, Fergan se rapprocha du groupe de soldats qui transportaient, dans une maison voisine, le faiseur de miracles roué de coups. -- Les brutes maudites !... les sauvages animaux ! -- murmurait, d'une voix pantelante, le propriétaire de la sainte lance. -- A-t-on jamais vu plus endiablés scélérats ?... Vouloir faire de moi des reliques !...
-- C'est la juste punition de l'aveugle hébétement où vous plongez ces malheureux par un calcul infâme, vous autres prêtres catholiques, -- dit Fergan en se penchant vers Barthelmy. -- Le Marseillais se retourna furieux ; mais le serf disparut dans la foule et revint du côté du bûcher, alors en plein embrasement. À l'un de ses angles, enchaînée à la poutre, apparaissait Azénor ; ses pieds reposaient sur la tablette d'appui, que les flammes commençaient d'atteindre. À quelques pas de la victime, le duc d'Aquitaine, agenouillé parmi les prêtres, répétant leurs chants de mort, s'écriait de temps à autre, en sanglotant : -- Seigneur ! Seigneur ! absolvez-moi de ma souillure ! que mon repentir et le juste supplice de cette juive immonde me méritent votre grâce !
-- Ô Wilhelm ! -- s'écria la condamnée d'une voix encore ferme et vibrante, -- je sens déjà l'ardeur des flammes ; elles vont réduire mon corps en cendres ! Va ! ces flammes sont moins dévorantes que celles de la jalousie ! Hier, poussée à bout, sachant ta superstitieuse horreur des filles d'Israël, j'ai, par ma révélation, assuré ma vengeance et ma délivrance ; quelques instants de supplice vont me débarrasser de la vie, et ta crédule stupidité me venge ; oui, car à cette heure te voilà, toi, le brillant duc d'Aquitaine, te voilà le jouet et la dupe de ces prêtres qui se rient de ton imbécile épouvante !
-- Tais-toi, infâme ! -- s'écria le légat du pape ; -- tais-toi, bête immonde ! les flammes dont tu es entourée ne sont rien auprès du feu éternel où tu vas aller brûler jusqu'à la fin des siècles. Malédiction ! extermination sur ton exécrable race, qui a mis en croix le sauveur du monde ! Tous les infidèles, tous les hérétiques, doivent, comme toi, périr par le feu !
-- Oui, oui, malédiction sur les juifs ! mort aux juifs ! -- hurlèrent les pauvres gens de cette foule dans leur fanatisme non moins sauvage que celui de Wilhelm IX. Soudain des cris déchirants dominèrent ces clameurs ; Azénor-la-Pâle, malgré son courage, se tordait de douleur sous ses chaînes, en sentant l'atteinte du feu qui, commençant à lui brûler les jambes, venait d'enflammer sa robe et ses longs cheveux. Bientôt le madrier où elle était enchaînée, prenant feu par le pied, vacilla, tomba dans la fournaise et y disparut avec la victime au milieu d'un nuage de flammes et d'étincelles. Le duc d'Aquitaine, embrassant alors les genoux d'Antonelli, légat du pape, s'écria d'une voix gémissante entrecoupée de sanglots : -- Ô mon père en Christ, afin de mériter la miséricorde divine, je jure et fais le vœu d'abandonner tous mes biens à notre sainte Église catholique, apostolique et romaine ! je fais vœu de suivre la croisade pieds nus et vêtu d'un sac ! je fais vœu de m'ensevelir pour ma vie au fond d'un cloître à mon retour en Gaule, je fais vœu de mourir dans les austérités de la pénitence, espérant jusqu'à la fin la rémission de mon abominable souillure !
-- Au nom du Tout-Puissant et de ton salut éternel, je prends acte de tes vœux, Wilhelm IX, duc d'Aquitaine ! -- reprit le légat du pape d'une voix éclatante et solennelle. -- L'observance de ces vœux peut seule te mériter un jour la miséricorde céleste, grâce à l'intercession de l'Église. -- Le duc d'Aquitaine, courbé aux pieds du légat, le front dans la poussière, réitérait ses protestations, ses lamentations, lorsque le roi des truands, sortant de l'escorte de soldats qui entouraient les prisonniers sarrasins, s'approcha d'Antonelli et lui dit : -- Saint père en Dieu, je suis venu ici avec mon sénéchal et quelques-uns de mes sujets afin de mettre, m'a-t-on dit, un certain homme à la broche et nous en régaler. Je connais cette rôtisserie ; pour être mangeable, un homme doit rester longtemps en broche : cela ne se cuit point, vois-tu, comme un chapon... Le bûcher ne flambe plus, le voici en brasier ; il faut profiter du moment.
-- Ceci regarde Bohémond, prince de Tarente, -- répondit le légat au roi des truands, en lui indiquant du geste un groupe de seigneurs croisés qui venaient d'assister au miracle de Pierre Barthelmy et au supplice d'Azénor-la-Pâle. Antonelli resta près de son nouveau pénitent, Wilhelm IX, tandis que le roi des truands se dirigea vers les seigneurs croisés ; le prince de Tarente ayant dit quelques mots à l'un de ses officiers, celui-ci vint au devant de Corentin et lui parla tout bas en l'emmenant du côté où la broche gigantesque avait été disposée sur des X de fer. Le prince de Tarente se rapprochant alors de l'escorte qui entourait les prisonniers fit un signe : elle ouvrit ses rangs, et cinq Sarrasins garrottés se trouvèrent en face de Bohémond et des autres croisés. Parmi les prisonniers, deux, le père et le fils, étaient surtout remarquables, l'un par sa figure noble et calme, encadrée d'une longue barbe blanche ; l'autre par la fière et juvénile beauté de ses traits. Le vieillard, blessé à la tête et au bras pendant l'attaque nocturne, avait déchiré quelques morceaux de son long manteau de laine blanche pour bander ses blessures et celle de son fils ; leurs superbes écharpes de laine de Tyr, leurs cafetans de soie brodés d'or, quoique souillés de sang, de poussière, et mis presque en lambeaux pendant le combat, annonçaient le rang de ces deux chefs. Grâce à un prêtre arménien qui leur servit d'interprète, ils eurent l'entretien suivant avec le prince de Tarente qui, s'adressant au vieillard, lui fit dire : -- Tu étais le chef de ces chiens d'infidèles qui, cette nuit, ont tenté de surprendre la ville de Marhala ?
-- Oui, Nazaréen ; toi et les tiens vous êtes venus apporter la guerre en notre pays, nous nous défendons.
-- Par la croix de mon épée ! vil mécréant, oses-tu douter des droits des soldats du Christ sur la Terre-Sainte ?
-- Écoute, Nazaréen : de même que j'ai hérité du cheval et de la tente noire de mon père, la Syrie nous appartient, à nous les fils de ceux qui l'ont conquise sur les Grecs ; notre conquête n'a pas été impitoyable comme la vôtre. Non, lorsque Abubeker-Alwakel, successeur du prophète, a envoyé Yzed-Bèn-Sophian conquérir la Syrie, il lui a dit : -- « Toi et tes guerriers, conduisez-vous en hommes dans le combat, mais ne tuez ni les vieillards, ni les infirmes, ni les enfants, ni les femmes ; ne détruisez ni les arbres à fruits ni les moissons, car Allah en fait présent aux hommes. Si vous trouvez des ermites chrétiens dans leurs solitudes, servant Dieu en travaillant de leurs mains, ne leur faites aucun mal ; quant aux prêtres grecs qui, sans soulever les nations contre les nations, honorent Dieu sincèrement dans la foi de Jésus, fils de Marie, nous devons être pour eux un bouclier protecteur, car, sans regarder Jésus comme un dieu, nous le vénérons comme un grand sage, fondateur de la religion chrétienne ; mais nous abhorrons la doctrine que les prêtres ont tirée de la morale si pure du fils de Marie. »
Ces dignes paroles du vieil émir sarrasin, de tout point conformes à la vérité des faits et qui contrastaient si noblement avec les épouvantables brigandages et les cruautés des soldats de la croix, ces dignes paroles exaspérèrent Bohémond, prince de Tarente : -- J'en jure par le Christ, Dieu mort et ressuscité ! -- s'écria-t-il, -- tu vas payer l'audace de tes paroles sacrilèges !
-- Soyez fidèles à votre foi, même au péril de vos jours, a dit le prophète, -- reprit tranquillement le vieux Sarrasin. -- Je suis en ton pouvoir, Nazaréen ; tes menaces ne m'empêcheront pas de dire la vérité.
-- La vérité, -- s'écria le fils de l'émir, -- c'est que vous autres Franks, conduits par vos prêtres, vous avez envahi notre pays, ravageant les champs, massacrant nos femmes et nos enfants, profanant les cadavres !
-- Silence ! mon fils, -- reprit l'émir d'une voix grave ; -- Mahomet l'a dit : -- La force de l'homme juste est dans le calme de sa raison et dans la justice de sa cause. -- Le jeune homme se tut, et son père ajouta, s'adressant au prince de Tarente : -- Je t'ai dit la vérité ; je te plains si tu l'ignores ou si tu la nies. Notre peuple, séparé du tien par l'immensité des mers et des terres lointaines, ne pouvait nuire à ta nation ; nous respections les ermites et les prêtres chrétiens ; leurs monastères s'élevaient au milieu des plaines fertiles de la Syrie, leurs basiliques brillaient dans nos villes à côté de nos mosquées ; et au nom d'Abraham, notre père à tous, musulmans, juifs ou chrétiens, nous accueillions en frères vos pèlerins qui venaient adorer à Jérusalem le sépulcre de Jésus, ce sage des sages. Les chrétiens exerçaient en paix leur religion, car ALLAH, Dieu du prophète, a dit par la bouche de MAHOMET, prophète de Dieu : -- Ne faites violence à personne pour sa foi. -- Mais notre mansuétude a enhardi vos prêtres, ils ont excité contre nous les chrétiens, ils ont outragé notre croyance, prétendant que la leur seule était vraie, et que Satan seul inspirait nos prières. Longtemps nous sommes restés patients ; mille fois supérieurs en nombre aux chrétiens, nous aurions pu les exterminer : nous nous sommes bornés à emprisonner, selon notre loi, ceux de vos prêtres qui nous outrageaient et semaient la discorde dans le pays ; alors vous êtes venus d'outre-mer par milliers, vous avez envahi notre pays, vous avez déchaîné sur nous les maux les plus affreux ; nos prêtres vénérés ont prêché la guerre sainte, nous nous sommes défendus, nous nous défendrons encore. Dieu protège ses croyants !
Le calme du vieil émir exaspéra les croisés ; il eût été mis en pièces, ainsi que son fils et ses compagnons, sans l'intervention de Bohémond, qui apaisa les seigneurs du geste et de la voix ; puis s'adressant au Sarrasin par l'intermédiaire de l'interprète : -- Tu mériterais cent fois la mort, mais je te fais grâce !
-- Je dirai aux miens ta générosité.
-- Soit ! mais tu leur diras aussi ceci ; écoute bien : Le prince gouverneur de la ville et les seigneurs ont arrêté aujourd'hui dans leur conseil que tous les Sarrasins qui seront pris désormais seront tués et rôtis afin de faire viande de leur propre corps tant aux seigneurs qu'à toute l'armée(32). Et pour te prouver la réalité de mes paroles, on va mettre ton fils en broche ; des hommes de bon appétit vont s'en régaler sous tes yeux. Ce festin terminé, toi et les tiens, vous serez libres et irez annoncer aux chiens d'infidèles de ta race le sort qui les attend !
Le prince de Tarente en parlant et agissant comme un cannibale suivait l'inspiration d'une politique atroce ; il savait l'horreur que ces repas de chair humaine inspiraient aux mahométans, qui professaient pour les morts un culte religieux. Aussi Bohémond espérait-il jeter parmi les Sarrasins une telle épouvante qu'elle paralyserait leur résistance acharnée et qu'ils n'oseraient plus combattre de peur de tomber morts ou vivants entre les mains des soldats du Christ et d'être dévorés par eux.
Oui, fils de Joël, celui qui écrit ceci a entendu de ses oreilles les paroles du prince de Tarente, paroles orthodoxes puisque BAUDRY, l'archevêque de Dôle, avait dit : -- qu'il n'était pas imputé à crime de manger des Sarrasins, parce que c'était guerroyer contre avec les dents. -- Oui, fils de Joel, celui qui écrit ceci a vu de ses yeux le roi des truands et ses hommes, obéissant aux ordres du prince de Tarente, s'emparer du fils de l'émir, et, tandis que des soldats contenaient les autres prisonniers pour les forcer d'assister à cet effroyable spectacle, le jeune Sarrasin fut égorgé, vidé, mis à la broche et rôti devant le brasier du bûcher qui venait d'être le théâtre du miracle de Pierre Barthelmy et du supplice d'Azénor la juive ; oui, Fergan a vu de ses yeux cette monstruosité, oui, et cela en présence des seigneurs croisés, du légat du pape et du clergé ; le fils de l'émir fut grillé, puis dévoré jusqu'aux os par les truands de Corentin-nargue-Gibet, assistés d'autres misérables poussés, par une forfanterie féroce, à prendre part à ce festin d'anthropophages ; après quoi le père de la victime et ses compagnons, délivrés de leurs liens, furent laissés libres... De cette liberté, le vieux Sarrasin ne profita pas : il tomba mort de douleur et d'épouvante avant la fin du supplice de son fils ; l'un des Sarrasins devint soudainement fou de terreur, et les deux autres s'enfuirent éperdus de cette ville maudite, au moment où des messagers de GODEFROID, DUC DE BOUILLON ET DE BASSE-LORRAINE, venaient avertir Bohémond qu'il eût à partir sur l'heure avec son armée pour rejoindre sous les murs de Jérusalem les troupes de Godefroid, qui s'apprêtaient à commencer le siège de la ville éternelle. Aussitôt les clairons sonnèrent dans la ville de Marhala, les cohortes se formèrent, et l'armée du prince de Tarente ayant laissé garnison dans la cité sarrasine, se mit en marche pour Jérusalem en chantant ce refrain de la croisade, répété en chœur par la multitude qui suivait l'armée :
« -- Jérusalem ! Jérusalem ! -- ville des merveilles, -- ville heureuse entre toutes, -- tu es l'objet des vœux des anges, -- et tu fais leur bonheur ! -- Le bois de la croix -- est notre étendard ; -- Suivons ce drapeau -- qui marche en avant, -- guidé par le Saint-Esprit ! -- Dieu le veut ! -- Dieu le veut ! -- Dieu le veut ! »
Moi, Fergan, j'avais quitté Marhala avec ma femme et mon fils, habillés à neuf, grâce à l'or trouvé par moi dans le désert. Un âne portait nos provisions, une outre pleine d'eau et un sac de dattes ; je m'étais armé, afin de pouvoir nous défendre contre les maraudeurs. Quitter l'armée des croisés en ce moment aurait été folie ; j'espérais qu'après la prise de Jérusalem un assez grand nombre de croisés retourneraient en Europe en s'embarquant à Tripoli sur les vaisseaux génois ou vénitiens ; qu'au moyen de notre petit trésor je pourrais payer notre passage jusqu'à Gênes ou Venise, et de là, traversant une partie de l'Italie, revenir en Gaule et nous rendre à LAON, en Picardie, où sans doute devait habiter encore Gildas, frère aîné de Bezenecq-le-Riche, comme nous descendant de Joel. J'éprouvais un vif désir de voir Jérusalem, cette ville où, plus de mille ans auparavant, notre aïeule Geneviève avait assisté au supplice du charpentier de Nazareth, ce pauvre artisan, ce doux et grand sage, l'ami des captifs, des pauvres et des affligés, l'ennemi des prêtres hypocrites, des riches et des puissants du jour. Jehanne et Colombaïk montaient tour à tour sur notre âne lorsqu'ils étaient fatigués ; j'éprouvais un grand bonheur à voir, pour la première fois de ma vie, ma femme et mon enfant proprement vêtus et reprendre peu à peu leurs forces, naguère épuisées par tant de fatigues et de privations. Nous suivions l'armée ; en tête marchaient des chevaliers portant la bannière de SAINT PIERRE, le disciple de Jésus ; PIERRE, le premier des papes de Rome ; PIERRE, ce lâche renégat, qui, par peur pour sa peau, renia son jeune maître, de même que l'Église catholique et romaine renie, outrage chaque jour l'évangélique morale de Jésus ; PIERRE, ce misérable apostat qui a prononcé ces mots : Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos maîtres ! paroles exécrables devenues l'une des maximes fondamentales de l'Église catholique, qui, au nom de ce blasphème, et sous la menace du feu éternel, tient depuis six siècles et plus, sous le joug sanglant de la conquête, le peuple des Gaules, si vaillant jadis ! Après la bannière de cet infâme PIERRE, dont les prêtres ont naturellement fait un saint, venaient, sous le commandement des seigneurs, leurs hommes d'armes, portant la bannière de chaque seigneurie, où étaient brodées des armoiries ou des mots servant de cri de guerre, tels que : AU CHRIST VICTORIEUX ! AU RÈGNE DE JÉSUS ! Ce dernier cri se lisait sur l'étendard du prince de Tarente. Oui, ce pieux catholique, qui faisait rôtir un fils sous les yeux de son père, afin d'offrir aux truands ce repas de cannibale, avait pour cri de guerre : Au règne de Jésus ! Ensuite s'avançait le légat du pape, accompagné du clergé ; les bagages venaient ensuite, ainsi que d'autres troupes de guerriers à cheval et à pied ; enfin la multitude d'hommes, de femmes, d'enfants déguenillés qui suivaient l'armée. Nous cheminions avec ceux-là : désireux de ménager notre petit pécule, je m'employais, quand je le pouvais, soit à soigner les mules ou à conduire les chariots, recevant en échange de ces services quelques deniers et la nourriture. Le trajet de Marhala jusqu'aux environs de Jérusalem fut pénible ; grand nombre de pauvres gens restèrent en route, moururent de soif ou de fatigue, furent la proie des hyènes, des vautours, et leurs os blanchis tracèrent, ainsi que ceux de tant d'autres victimes de cet infernale croisade, la route de Jérusalem. À une demi-journée de marche de cette ville je faillis perdre mon fils ; renversé par un cheval, il eut la jambe brisée en deux endroits. Il souffrait de vives douleurs : il me fallut renoncer à le transporter sur notre âne. Nous étions, ainsi que la multitude, à l'arrière-garde de l'armée ; nos compagnons de voyage continuèrent leur marche ; nous restâmes seuls ; le sol était, en cet endroit, aride, montueux ; les souffrances de mon fils devenaient intolérables. Dans l'espoir d'apercevoir au loin quelque habitation, je montai sur un palmier ; je découvris, à une assez grande distance, au pied d'une colline, et enfouies au milieu d'un bouquet de dattiers, quelques maisons agrestes. Connaissant la douceur naturelle du peuple sarrasin, que la férocité des croisés poussait seule à une résistance désespérée, sachant surtout avec quel religieux respect cette nation exerce les devoirs de l'hospitalité, je me décidai à transporter mon fils, avec l'aide de Jehanne, dans l'une de ces demeures et d'y demander du secours, craignant d'être attaqué par les traînards, les maraudeurs et les truands, qui, venant à quelque distance, nous auraient égorgés pour nous dépouiller de nos vêtements. Les habitants de ce petit village s'étaient, à l'approche de l'armée, enfuis, moins un Arabe et sa femme. Tous deux, accablés de vieillesse, assis au seuil de leur logis, tenant leurs chapelets entre leurs mains, priaient, calmes, recueillis, attendant la mort, persuadés que quelques soldats du Christ viendraient piller et ravager leur maison ; il n'en fut rien ; pour s'arrêter en route, les soldats du Christ avaient trop hâte d'arriver à Jérusalem, la ville des anges et des merveilles, dont ils n'étaient plus qu'à quelques heures de marche, et où ils comptaient faire un riche butin. Le vieux Sarrasin et sa compagne, nous voyant, Jehanne et moi, nous avancer vers eux, portant dans nos bras notre enfant, qui jetait des cris plaintifs, reconnurent qu'ils n'avaient pas à redouter en nous des ennemis ; ils vinrent à notre rencontre avec empressement ; ignorant notre langue, comme nous ignorions la leur, ils échangèrent entre eux quelques mots, en se montrant mon fils d'un air apitoyé ; puis, pendant que sa compagne se dirigeait vers un petit jardin, le vieillard nous fit signe de le suivre dans l'intérieur de sa maison. Elle était, selon la coutume du pays, blanchie à la chaux surmontée d'une terrasse, et n'avait d'autre ouverture qu'une porte étroite ; deux nattes servaient de lit ; après nous avoir fait signe d'étendre mon fils sur l'une d'elles, puis de mettre sa jambe à nu, notre hôte, qui possédait quelques connaissances chirurgicales, examina longtemps et toucha la jambe de Colombaïk, et sortit.
-- Ah ! Fergan ! -- me dit Jehanne agenouillée, -- avec quelle sollicitude ce Sarrasin et sa femme regardaient notre enfant ! Nous sommes cependant pour eux des inconnus, des ennemis ! Les croisés, que nous suivons, ravagent leur pays, les massacrent, les font périr dans les supplices ! Et cependant vois avec quelle bonté ces dignes gens nous accueillent.
-- C'est qu'aussi les prêtres mahométans, tout en prêchant l'amour sacré du pays, la résistance à l'oppression étrangère, prêchent les saintes lois de l'humanité envers toute créature de Dieu, quelle que soit sa foi ; les prêtres catholiques, au contraire, Jehanne, ordonnent et pratiquent l'extermination de ceux qui ne partagent pas leurs croyances !
Notre hôte revint avec sa femme ; elle portait un vase rempli d'eau, quelques grandes feuilles de palmier fraîchement coupées, ainsi que plusieurs herbes qu'elle venait de broyer entre deux pierres ; le Sarrasin tenait plusieurs baguettes de la longueur de la jambe de Colombaïk et une longue bande d'étoffe, à l'aide de laquelle il assujettit fortement les baguettes autour de la jambe brisée de mon fils, après l'avoir couverte des herbes broyées ; ce bandage posé, la vieille Arabe l'arrosa d'eau fraîche et le recouvrit des feuilles de palmier. Notre enfant se trouva soulagé comme par enchantement. Pleins de reconnaissance, et incapables de l'exprimer dans une langue qui n'était pas la nôtre, nous avons, Jehanne et moi, baisé les mains de notre hôte ; une larme a roulé sur sa barbe blanche, et, d'un air grave, il nous a montré le ciel pour exprimer sans doute -- que c'était Dieu qu'il fallait remercier. -- Ensuite, il est allé prendre notre âne, resté au dehors, et l'a conduit à l'étable. La vieille Arabe nous apporta du miel, des dattes fraîches, du lait de brebis et une galette de farine d'orge. Jehanne et moi nous étions profondément touchés de cette généreuse hospitalité ; la douleur de notre enfant s'amoindrissait à chaque instant ; le vieillard nous fit comprendre, par un geste significatif, en ouvrant et fermant par trois fois les dix doigts de sa main et nous montrant mon fils étendu sur la natte, qu'il devrait rester pendant trente jours sans se lever, afin sans doute que les os de sa jambe brisée pussent se ressouder et se consolider. Grâce à la solitude où était enfouie cette maison, le temps nécessaire à la guérison de notre enfant s'écoula paisiblement ; ce furent les jours les plus heureux que nous eussions jusqu'alors connus. Le vieil Arabe, après avoir exercé envers nous l'hospitalité sans nous connaître, et au seul nom de l'humanité, s'attacha beaucoup à nous, touché de notre reconnaissance, que nous manifestions de notre mieux, et de la tendre affection qui nous unissait, ma femme et moi ; un jour il me prit par la main, me conduisit sur une hauteur escarpée d'où l'on découvrait au loin l'horizon, qu'il me désigna en me faisant un signe de tête négatif ; puis il me montra, au pied de la colline, cette tranquille demeure où nous vivions depuis près d'un mois ; je compris qu'il m'engageait à rester dans cette retraite ; je le regardais avec surprise : il mit une main sur sa poitrine, ferma les yeux en secouant mélancoliquement la tête, et il me montra la terre, voulant me dire qu'il était très-vieux, qu'il mourrait bientôt, ainsi que sa compagne, et que, si nous le voulions, leur maison, leur jardin et leur petit champ nous appartiendraient...
Ô Joel, notre aïeul ! je n'étais qu'un pauvre serf conduit à la croisade par la nécessité d'échapper, ainsi que ma femme et mon fils, aux vengeances de mon seigneur et aux horreurs du servage ; pourtant, dans ce moment suprême et pour obéir à tes dernières volontés, ô Joel ! j'ai accompli un sacrifice devant lequel eussent reculé peut-être des gens plus heureux que moi ! Je pouvais accepter l'offre du vieillard, finir mes jours libre, heureux, dans cette solitude, entre ma femme et mon fils ; mais j'étais dépositaire d'une partie des légendes et des reliques de notre famille ; je savais que Gildas, frère de Bezenecq-le-Riche, possédait les chroniques de notre race qui remontaient jusqu'à l'invasion de la Gaule par César, et moi je possédais les écrits de nos aïeux : EIDIOL, le nautonnier parisien et YVON-le-Forestier. Peut-être un jour je pourrais joindre à ces chroniques le récit de mes souffrances et de celles des miens durant la terrible oppression féodale, et raconter aussi ce dont nous avons été témoins pendant cette croisade, l'un des crimes les plus monstrueux de l'Église catholique ! Ces récits, ajoutés à l'histoire de notre famille à travers les âges, augmenteraient peut-être l'horreur de nos descendants pour les prêtres de Rome et leurs éternels complices, les rois et seigneurs héritiers de la conquête franque. J'ai donc regardé comme un devoir sacré l'obligation de tout tenter pour retourner en Gaule, afin de me rendre dans la cité de Laon, auprès de notre parent Gildas-le-Tanneur. Ce n'est pas tout : depuis notre arrivée en Syrie, j'avais souvent entendu raconter par de nouveaux arrivants que, poussées à bout par les atrocités féodales, les populations de plusieurs grandes villes, plus éclairées, plus hardies que la pauvre plèbe rustique, commençaient à s'agiter ; un grand nombre de seigneurs croisés, tombant dans le piège tendu par l'Église à leur cupidité, à leur ambition et à leur hébétement crédule, avaient cédé à vil prix leurs domaines et leurs droits aux évêques et aux abbés. Ceux-ci, plus fourbes et aussi despotes que les seigneurs, mais moins habitués qu'eux à la bataille, n'inspiraient pas autant de terreur par leurs armes ; l'on parlait de l'insurrection de plusieurs grandes cités de la Gaule contre les évêques et les abbés, maîtres de ces villes. Peut-être ces révoltes des bourgeoisies amèneraient-elles les révoltes des serfs des campagnes ; et alors, qui sait si le soulèvement devenant général contre l'Église, les seigneurs et la royauté, il ne luirait pas enfin ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande ? où la Gaule redevenue libre foulerait d'un pied vainqueur la couronne des rois et la tiare des papes ? -- Oh ! fils de Joel, qu'il soit prochain ou éloigné ce jour de délivrance, -- me disais-je, -- je regarderais comme un crime de ne pas tout tenter afin de me trouver en Gaule à l'heure de la révolte et de l'affranchissement ! -- J'ai donc, après une pénible hésitation, je l'avoue, refusé l'offre du vieil Arabe.
Le 15 juillet de l'année 1099 (je n'oublierai jamais cette date funèbre), vers le milieu du jour, Colombaïk, appuyé sur sa mère et sur moi, essayait ses forces ; pour la première fois, depuis trente-deux jours, il quittait sa couche, nos hôtes suivaient des yeux avec une tendre sollicitude les mouvements de mon fils ; soudain nous entendons le galop d'un cheval descendant rapidement le versant de la colline qui dominait notre demeure. Le vieux Sarrasin échange quelques paroles avec sa femme, ils sortent précipitamment, et au bout de quelques instants rentrent accompagnés d'un autre musulman à barbe grise et couvert de poussière ; ses traits pâles, bouleversés, exprimaient l'épouvante et le désespoir. D'une voix saccadée, haletante, il s'adressait à nos hôtes ; des linges ensanglantés serrés autour de son bras et de sa cuisse témoignaient de deux blessures récentes. Plusieurs fois, dans l'animation de ses paroles, il répéta le nom de Jérusalem, seul mot que j'entendisse de son langage ; à mesure qu'il parlait, l'effroi, l'indignation, l'horreur, se peignaient sur les traits du vieux Sarrasin et de sa femme, bientôt leurs figures vénérables se couvrant de larmes, ils tombèrent agenouillés en gémissant et levant leurs mains vers le ciel. À ce moment, l'étranger qui, dans sa préoccupation, ne nous avait pas aperçus, nous reconnut à nos vêtements pour des chrétiens, poussa un cri de rage et tira son cimeterre ; mais notre hôte, se relevant, courut à lui, et après quelques mots prononcés d'un ton de reproche amical, le Sarrasin parut regretter son emportement, remit son sabre au fourreau, et échangea quelques paroles avec nos hôtes ; ceux-ci semblaient conjurer cet étranger de rester chez eux ; mais il secoua la tête, pressa leurs mains dans les siennes, sortit, s'élança sur son cheval baigné de sueur, invoqua d'un geste la vengeance du ciel, gravit au galop la pente de la colline et disparut à nos yeux. Cet ami de nos hôtes venait de les instruire de la prise de Jérusalem par les croisés ; le récit des massacres, du pillage, des atrocités sans nom dont les soldats du Christ avaient souillé, déshonoré leur victoire, causaient la consternation du vieil Arabe et de sa compagne ; voulant m'assurer de la réalité, je leur dis d'un ton à la fois triste et interrogatif : Jérusalem ? mais au lieu de me répondre, ils s'éloignèrent brusquement de moi comme s'ils m'eussent enveloppé dans l'horreur que leur inspiraient les croisés. J'échangeais un triste regard avec Jehanne lorsque notre hôte, regrettant sans doute son premier mouvement, revint près de nous, se pencha vers mon fils ; recouché par nous sur sa natte, et le baisa au front. Je compris la délicatesse de ce sentiment, j'en fus ému jusqu'aux larmes... ce vieux Sarrasin me croyait l'un des soldats de cette croisade féroce, impie, et il déposait un baiser de pardon, d'oubli, sur le front innocent de notre enfant ; puis le vieillard sortit avec sa femme.
-- Jérusalem est tombée au pouvoir des croisés, -- ai-je dit à Jehanne ; -- en quelques heures je puis me rendre dans cette ville, j'y veux aller, il n'y a rien à craindre pour moi, attends-moi ici, demain à l'aube je serai de retour.
La douce Jehanne, quoique inquiète de mon départ, ne tenta pas de me retenir ; après l'avoir embrassée, je lui confiai notre petit trésor, la ceinture contenant nos parchemins et nos reliques de famille et je partis pour Jérusalem. À peine arrivé sur la route qui passait à une assez grande distance de notre retraite, je rencontrai une troupe de pèlerins ; ils se hâtaient de se rendre dans la ville sainte, dont nous aperçûmes au loin, après quatre heures de marche, les dômes, les tours, les minarets et les remparts. Cette vaste cité formait un carré long d'une lieue d'étendue ; cette enceinte, dominée au couchant par la haute montagne de Sion, contenait les quatre collines rocheuses sur lesquelles Jérusalem est bâtie en amphithéâtre. À l'orient la colline de Moriah, où s'élevait la mosquée d'Omar, bâtie sur l'emplacement de l'antique temple de Salomon ; du midi à l'orient s'étendait la colline d'Acra ; au nord celle de Bezetha ; et à l'occident le Golgotha, ce MONT-CALVAIRE où avait été mis en croix le jeune homme de Nazareth sous les yeux de notre aïeule Geneviève. Au sommet du Calvaire s'élevait l'église de la Résurrection, bâtie sur les lieux mêmes du supplice de Jésus, église splendide jusqu'alors religieusement respectée, ainsi que ses trésors, par les Sarrasins, malgré la guerre atroce des croisés. Dans cette église se trouvait le sépulcre du Christ, prétexte absurde de cette effroyable guerre. Tel était l'aspect lointain de Jérusalem ; à mesure que j'en approchais, je voyais plus distinctement au delà de l'enceinte des murailles ses amphithéâtres de maisons blanches, carrées, surmontées de terrasses et, çà et là, se découpant sur l'azur foncé du ciel, les dômes de ses mosquées, les tours des basiliques chrétiennes et quelques verts bouquets de palmiers. Aux environs de la ville l'on n'apercevait pas un arbre ; le sol rougeâtre, pierreux, tourmenté, renvoyait la chaleur torride du soleil, qui allait bientôt disparaître à l'horizon. Aux abords du camp, dont les tentes se dressaient à peu de distance des murailles, je vis un grand nombre de croisés morts ou mourants des blessures reçues lors d'une sortie des assiégés ; les survivants poussaient des gémissements lamentables, appelant du secours, mais en vain ; tous les hommes, non-seulement valides, mais ceux-là même à qui leurs blessures permettaient de marcher, s'étaient, après la prise de Jérusalem, précipités dans la ville, afin de prendre part au pillage. Le camp abandonné ne contenait que des morts, des mourants, des chevaux et des bêtes de somme ; à mesure que je m'approchais de la ville, dont les portes avaient été enfoncées après le siège, j'entendais un bruit confus formidable ; effrayant mélange de cris d'épouvante et de rage, de supplications désespérées, çà et là dominés par ces clameurs frénétiques : -- Dieu le veut ! Dieu le veut ! -- Après avoir chancelé, trébuché sur des milliers de cadavres amoncelés aux abords de la porte de Bezetha, j'arrivai à l'entrée d'une longue rue aboutissant à une vaste place au milieu de laquelle s'élevait la merveilleuse mosquée d'Omar, bâtie sur l'emplacement de l'ancien temple de Salomon.
Mes souvenirs ne me trompent pas, non, voilà ce que j'ai vu. Oh ! à ces souvenirs, fils de Joel, j'éprouve une sorte de vertige, il me semble que, penché au-dessus d'un fleuve de sang rouge et fumant encore, entraînant dans son cours des milliers de cadavres mutilés, de têtes, de membres épars, ma vue se trouble et ma raison s'égare... Lisez, fils de Joel, lisez ; voilà ce que j'ai vu :
La rue où je pénétrais appartenait au quartier neuf, le plus riche de la ville ; de hautes maisons et plusieurs palais de marbre surmontés de terrasses à balustres s'élevaient de chaque côté de cette large voie pavée de dalles. Une multitude furieuse, soldats, hommes, femmes, enfants, tous appartenant à la croisade, fourmillait dans cette longue rue en poussant des cris féroces ; soudain je vois s'élancer de la porte de la troisième ou quatrième maison à ma droite une belle jeune femme sarrasine, pâle d'épouvante, les cheveux épars, ses riches vêtements presque en lambeaux. Elle tenait entre ses bras deux enfants de deux à trois ans ; derrière elle sortit, marchant à reculons et tâchant de la défendre, un vieillard déjà blessé ; le sang inondait son visage, sa longue barbe blanche ; et il luttait encore contre deux croisés, l'un portant sur son épaule gauche une charge de vêtements précieux, attaquait de sa main droite le vieillard à coups d'épée, il la lui plongea enfin dans la poitrine et le tua aux pieds de la jeune mère. Aussitôt l'autre croisé, qui, dédaignant sans doute un lourd butin, avait passé à son cou plusieurs chaînes d'or et de pierreries pillées dans cette maison, saisit la jeune femme par le cou, la renversa sur un monceau de cadavres, et cet infâme assouvit sur elle sa brutalité ! L'autre soldat du Christ, tenant toujours sur son épaule la charge de vêtements précieux, appuyant sa main droite sur le pommeau de son épée fichée en terre, écrasait sous ses talons ferrés la tête des deux enfants, échappés des bras de leur mère. Soudain accourut une de ces femmes qui suivaient l'armée, une vieille hideuse et farouche ; à la main elle tenait un mauvais couteau déjà rouge de sang. Un garçonnet de l'âge de Colombaïk accompagnait cette mégère, elle dit au fervent catholique qui s'acharnait à broyer sous ses pieds les deux enfants expirants : -- À chacun son tour : abandonne-moi ces avortons du diable, mon fillot va les achever ! -- Puis, mettant son couteau dans la main de l'enfant, elle ajouta : -- Coupe la tête, ouvre le ventre à ces petits chiens d'infidèles, leurs mécréants de parents ont outragé le saint tombeau de Notre-Seigneur ! -- L'enfant obéit à la mégère avec une férocité naïve, et criant : -- Victoire à la croix ! gloire au bon Jésus ! -- il égorgea, il éventra ces deux petites créatures. À quelques pas de là, leur mère mourait en proie aux horribles violences des deux croisés ; l'un s'écria : -- Maintenant, voyons si elle n'a pas de besans d'or et pierreries cachés dans les entrailles !... -- Plus loin, une bande de truands et de ribaudes, ivres de vin et de carnage, faisaient le siège d'un palais dont s'étaient emparés les gens d'Héracle, seigneur de Polignac ; en signe de possession, ils avaient, selon la coutume, arboré la bannière armoriée de leur seigneur sur la terrasse de cette splendide demeure. Truands et ribaudes, après avoir lancé une grêle de pierres aux guerriers du seigneur de Polignac, se ruaient sur eux à coups de bâton, de pique, ou de coutelas ; au milieu de cette sanglante mêlée, les truands hurlaient : -- À mort ! à sac ! cette maison et ses richesses sont à nous aussi bien qu'aux seigneurs ! est-ce que pour nous aussi bien que pour eux le Christ n'est pas mort et ressuscité ? À sac ! tue ! tue ! -- Exterminez cette truanderie ! -- criaient les hommes d'armes en se défendant à coups de lance et d'épée ; -- à mort ces chacals qui veulent dévorer la proie du lion ! -- À mesure que j'avançais dans cette rue (et toutes les rues de Jérusalem offraient en ce moment de pareils spectacles), j'étais à chaque pas témoin de scènes épouvantables ; jamais, jamais je n'oublierai un soldat d'une taille gigantesque, il portait enfilés au bout de sa lance trois petits enfants âgés de cinq ou six mois au plus, et arrachés à la mamelle de leurs mères ; ce bon catholique chantait, en agitant sa lance et son effroyable trophée : -- Gloire au Sauveur du monde ! -- Soudain je fus refoulé, puis bientôt enserré dans un cercle d'hommes armés rangés dans une sorte d'ordre aux abords de l'un des plus beaux palais de la rue ; des citronniers et des lauriers-roses, plantés dans des caisses, mais à demi brisés et renversés, ornaient encore les balustrades moresques de la terrasse. Cet attroupement, au milieu duquel se trouvaient quelques femmes, laissant un assez grand espace vide entre lui et les murailles du palais, poussait des clameurs d'impatience farouche ; soudain un moine, les manches de son froc brun retroussées jusqu'au coude et les mains ensanglantées, se pencha en dehors de la balustrade de la terrasse : c'était Pierre-l'Ermite, le compagnon de Gauthier-sans-Avoir ; ce Coucou-Piètre, dont les yeux caves étincelaient d'un fanatisme farouche, criait à la foule d'une voix enrouée : -- Mes frères en Christ, êtes-vous prêts ?
-- Nous le sommes, saint homme, et depuis longtemps nous attendons ! -- répondirent plusieurs de ces bandits ; -- nous perdons ici notre temps, on pille ailleurs, saint père en Dieu !
-- Voici venir votre part du butin, mes frères en Christ ; la vapeur du sang des infidèles monte vers le Seigneur comme un encens de myrrhe et de baume ! Que pas un des mécréants que nous allons vous jeter n'échappe à l'extermination ; plus vous les ferez souffrir, plus ce sacrifice expiatoire sera doux au Tout-Puissant !
Pierre-l'Ermite disparut, et presque aussitôt je vis le buste d'un Sarrasin, vêtu d'un cafetan pourpre brodé d'or, apparaître au-dessus de la balustrade ; quoique ce malheureux fût garrotté, ses brusques soubresauts prouvaient qu'il se raidissait de toutes ses forces contre ceux qui voulaient le jeter dans la rue. Mais au bout d'un instant, la moitié de son corps parut en dehors, les reins cambrés sur la balustrade ; un moment il se raidit de nouveau, puis il tomba dans l'espace tout droit et la tête en bas : la terrasse s'élevait au moins de trente pieds au-dessus du sol. Une clameur joyeuse accueillit la chute de ce malheureux ; je crois encore entendre le bruit sourd de son corps lorsqu'il tomba, et le bruit sec que rendit son crâne en rebondissant brisé sur les dalles de la rue. Il survécut quelques instants, essaya de se retourner sur le côté en poussant des hurlements affreux ; mais bientôt percé de coups d'épée, broyé à coups de bâton et de pierre, il ne resta de lui que des débris informes au milieu d'une mare de sang. -- Père en Dieu, c'est fait ! -- crièrent ces fervents catholiques ; -- dépêchons... à un autre !
La hideuse figure de Pierre-l'Ermite reparut au-dessus de la balustrade ; il avança la tête en dehors, contempla les restes du Sarrasin et s'écria : -- Bien travaillé, mes fils en Christ ; continuez, le Seigneur Dieu sera content ! -- À peine le moine eut-il disparu que deux adolescents de quinze à seize ans, les deux frères sans doute, garrottés face à face, furent précipités du haut en bas de la terrasse ; la violence de la chute fit rompre le lien qui les attachait l'un à l'autre. Le plus grand fut tué sur le coup, l'autre eut les deux cuisses fracassées ; mais pendant un moment il se traîna sur les mains en poussant des cris affreux, essayant de se rapprocher du corps de son frère. Les croisés se ruèrent sur ces nouvelles victimes ; des femmes, des monstres, leur arrachèrent les entrailles, exercèrent sur ces cadavres des mutilations infâmes et, lançant en l'air ces lambeaux sanglants, elles criaient : -- Gloire au Rédempteur du monde ! exterminons les infidèles ! Dieu le veut ! -- Vingt fois Pierre-l'Ermite parut à la terrasse, et vingt fois, fils de Joel, vingt fois des corps furent lancés du haut de la balustrade et mis en lambeaux par cette multitude ivre de meurtre ; parmi les victimes, j'ai compté cinq toutes jeunes filles et deux autres jouvenceaux de dix à douze ans. Tous les habitants de Jérusalem faits prisonniers ou ayant même racheté leur vie, hommes, femmes, enfants, tous furent ainsi massacrés, oui, tous, au nombre de plus de SOIXANTE ET DIX MILLE créatures de Dieu(33) ! L'extermination dura deux jours et trois nuits, en vertu de cet ordre du seigneur Tancrède, un des héros catholiques de la croisade : « -- Il nous paraît nécessaire de livrer sans délai au glaive les prisonniers et ceux qui se sont rachetés(34). » -- On massacrait les dernières victimes jetées à la foule par Pierre-l'Ermite, lorsqu'une autre bande de croisés accourant de l'extrémité de la rue et se dirigeant vers la grande place, passa en criant : -- Les gens de Tancrède pillent la mosquée d'Omar... À sac ! à sac !
-- Et nous restons ici à nous amuser aux cadavres ! -- crièrent les massacreurs. -- Coucou-Piètre avait ses raisons pour nous occuper ici, -- dit une autre voix ; -- il est ami du chapelain de Tancrède, et ses hommes pillent la mosquée d'Omar. Courons à la mosquée ! À sac ! à sac !
Le torrent de la foule m'emporte, j'arrive sur une place immense pavée de cadavres sarrasins ; car après l'assaut, combattant avec acharnement de rue en rue, ils s'étaient ralliés devant la mosquée, où s'était livré un sanglant et dernier combat. Là, ces héros furent tous tués en défendant le temple, refuge des femmes, des enfants, des vieillards, trop faibles pour combattre, et qui espéraient en la miséricorde et la pitié des vainqueurs. La pitié des croisés, fanatisés par les prêtres catholiques ! ah ! mieux vaudrait implorer la pitié du tigre affamé ! Jugez de l'immensité de ce carnage, jusqu'alors inouï dans l'histoire des carnages. Oui, fils de Joel, jugez de ce massacre par le sang qui a coulé. Voici ce que j'ai vu :
On descend dans la mosquée d'Omar par plusieurs marches de marbre, le sol de cette mosquée se trouve ainsi de trois pieds environ plus bas que le niveau de la place. Le croirez-vous ? les croisés avaient tant, tant et tant égorgé... il avait coulé tant, tant et tant de sang dans ce temple de plus de mille pieds de circonférence, que, baignant les premières marches de l'escalier, ce sang commençait à déborder sur la place...... Oui, l'intérieur de la mosquée d'Omar n'offrait à ma vue qu'une immense nappe d'un sang rouge et fumant encore. Sa vapeur s'élevait comme un léger brouillard au-dessus d'une innombrable quantité de cadavres, ici complètement noyés, ailleurs à demi submergés dans ce lac rouge où flottaient çà et là des têtes, des membres séparés du tronc à coups de hache... Oui, j'ai vu, entendez-vous, fils de Joel, j'ai vu ceux-là qui devant moi descendirent dans la mosquée d'Omar, pour prendre part au pillage de ses immenses richesses, dont l'or étincelant se reflétait dans ce lac rouge... j'ai vu ces pillards marcher et clapoter dans le sang jusqu'au ventre... la chaude senteur du carnage, l'aspect de cette épouvantable boucherie me donna le vertige, mon cœur se souleva, mes forces défaillirent ; en vain je voulus me retenir à l'une des colonnes de porphyre du parvis de la mosquée, je tombai sans connaissance, les jambes baignées dans ce sang...
Combien de temps suis-je ainsi resté privé de sentiment ? je l'ignore ; lorsque je revins à moi la nuit était profonde ; bientôt mes yeux sont frappés de l'éclat d'un grand nombre de torches, j'entends des chants religieux répétés en chœur par des milliers de voix, et au milieu de deux rangs de soldats marchant lentement et portant des flambeaux, je vois une longue procession passer devant le temple ; elle se dirigeait vers la rue montueuse du Golgotha, aboutissant à l'église de la Résurrection, où se trouvait le sépulcre de Jésus-Christ. À la tête de la procession s'avançaient triomphalement, en chantant les louanges du Tout-Puissant, le légat du pape, Pierre-l'Ermite et le clergé ; puis (ceux-là se traînant humblement sur leurs genoux) les chefs de la croisade, et parmi eux vêtu de son sac, Wilhelm IX, duc d'Aquitaine, se frappant la poitrine ; venaient ensuite les gens d'armes des seigneurs et une multitude de soldats, d'hommes, de femmes, d'enfants, de pèlerins, répétant tous en chœur le Laudate Creator. Cette foule se traînant ainsi agenouillée était si nombreuse, qu'au moment où les prélats et les chefs de la croisade qui ouvraient le cortège atteignaient le parvis de l'église de la Résurrection, les derniers rangs de la procession se pressaient encore au milieu de la place de la mosquée. D'autres croisés, moins fervents catholiques, et je me joignis à ceux-là, marchaient en dehors des deux files de soldats porteurs de torches. Lorsque j'approchais des portes de l'église du Saint-Sépulcre, intérieurement éclairée, j'entendis des éclats de rire et des hurlements avinés ; le roi des truands et sa bande, en compagnie des ribaudes, tous ivres de vin et de carnage, s'étaient emparés du saint lieu, dont ils commençaient à piller les riches ornements ; au fond du sanctuaire je vis PERRETTE, la reine des ribaudes, échevelée comme une bacchante, montée sur le tombeau du Christ, éclairé par sept lampes d'or, que Nargue-Gibet et quelques-uns de ses sujets s'empressaient de décrocher ; la compagne du roi des truands tenait d'une main un vase sacré rempli de vin de Chypre, et cette forcenée criait : -- Gloire à Jésus, nous avons délivré son saint sépulcre ! victoire à la croix ! -- Gloire à Jésus, victoire à la croix ! -- répétèrent en chœur les truands et les ribaudes. -- Tous nos péchés nous sont remis, victoire à la croix !
La prise de Jérusalem, le massacre de plus de SOIXANTE DIX MILLE SARRASINS : telle fut, fils de Joel, la fin de cette première croisade prêchée en Europe par l'Église catholique, sous le prétexte menteur de conquérir le prétendu sépulcre de Jésus, de Jésus, ce divin sage, l'ami des souffrants et des opprimés, des pauvres captifs et des petits enfants ; l'ennemi des hypocrites, des puissants du monde et des gens de violence et d'épée. Plus de onze siècles auparavant, mon aïeule Geneviève avait, en ces mêmes lieux, entendu le pauvre charpentier de Nazareth dire à ses disciples : -- Aimez-vous les uns les autres. -- Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. -- Laissez venir à moi les petits enfants. -- Si votre prochain a péché contre vous, reprenez-le, et pardonnez-lui. -- Jésus a dit cela, et moi J'AI VU, au nom de Jésus, les prêtres catholiques prêcher et pratiquer le massacre des vieillards, des femmes et des petits enfants ! J'AI VU, à la voix des prêtres catholiques, des populations innombrables entraînées du fond de la Gaule au fond de la Syrie presque entièrement anéanties par la fatigue et la misère, ou exterminées par les peuples que soulevaient les horribles excès de ces multitudes. J'AI VU les croisés survivants à tant de périls devenir de plus en plus féroces, se nourrir parfois de chair humaine, et ne laisser après eux que la dévastation, la rapine, l'incendie, le viol et le carnage. J'AI VU le lendemain de la prise de Jérusalem les disputes les plus violentes entre les chefs de la croisade, tous jaloux de se faire élire roi de Jérusalem, et le légat du pape, qui prétendait à la domination de la ville sainte comme AVOCAT du souverain pontife. J'AI VU, dans leur ignoble cupidité, les plus grands seigneurs tirer l'épée l'un contre l'autre pour le partage des immenses richesses renfermées dans la ville et dans la mosquée d'Omar, richesses si incroyables que Tancrède eut pour sa part cinq grands chariots remplis d'ornements d'or massif. Enfin, dérision amère, J'AI VU, dans cette ville où le pauvre artisan de Nazareth prêchait et pratiquait la pauvreté, l'humilité, le mépris des orgueilleux et des superbes, J'AI VU un comte de Sidon, un baron de Galilée et un marquis de Nazareth ! Oh ! Jésus le Nazaréen, pauvre artisan : un MARQUIS DE NAZARETH ! ! !
Mais, hélas ! ainsi que je l'ai entendu dire à Yéromino, légat du pape, lorsque, caché dans le réduit secret des cachots souterrains du donjon de Plouernel, j'écoutais l'entretien du moine et de l'évêque de Nantes, le but secret de la première croisade était pour l'Église de déverser au loin le trop plein de populaire et de le vouer à l'extermination ; l'Église voulait encore amoindrir la puissance des seigneurs en s'enrichissant de leurs biens vendus pour subvenir aux frais de leur croisade ; l'Église enfin voulait habituer les peuples et les rois au massacre des hérétiques et à marcher contre eux au premier ordre du pape. L'Église a atteint son but, j'en atteste les faits dont j'ai été témoin et qui se sont reproduits ailleurs : la troupe dont je faisais partie en quittant la Gaule était de plus de soixante mille pauvres gens, trois mille à peine ont survécu ; Neroweg VI, comte de Plouernel, l'ennemi mortel de l'évêque de Nantes, est mort dans les déserts de la Syrie, après avoir vendu à vil prix à l'Église une partie de ses domaines. Le monde catholique regardera désormais comme œuvre pie et méritoire les plus monstrueuses cruautés à l'égard des mécréants et des hérétiques. L'Église catholique s'est enivrée de sang pendant cette croisade, cette effroyable ivresse durera des siècles, peut-être ; tremblez, peuples ! tremblez, fils de Joël !
Deux jours après la prise de Jérusalem, Fergan ayant fait prix avec le maître d'un vaisseau génois, dont le bâtiment se trouvait ancré à Tripoli, port éloigné de plusieurs jours de marche de la ville sainte, s'embarqua pour Gênes avec Jehanne-la-Bossue et Colombaïk ; débarqués en Italie après une longue traversée, le serf et sa famille se dirigèrent vers les frontières de la Gaule, arrivèrent en Picardie, puis enfin dans la cité de Laon, où ils trouvèrent Gildas-le-Tanneur, frère aîné de Bezenecq-le-Riche. Gildas accueillit Fergan et sa famille comme de bien-aimés parents.
Moi, Fergan, cejourd'hui, le dixième jour du mois d'octobre de l'année 1100, quelques mois après notre arrivée chez notre parent Gildas, moi, Fergan, j'ai achevé d'écrire ici, dans la cité de LAON, ce récit de nos souffrances durant notre servage et la croisade.
Ce récit, je te le lègue à toi, mon fils Colombaïk, afin que tu le lègue à ta descendance.
Hier, notre bon parent Gildas m'a dit :
« -- Ma fille Martine est de quatre ans plus jeune que ton fils Colombaïk, un jour il me serait doux de réunir par un mariage les derniers descendants des deux branches de notre famille ; si tu veux, ton fils me succédera dans mon métier de tanneur, où j'ai gagné quelque bien. Quant à toi, j'ai acheté hier une carrière considérable ; si tu le veux, tu l'exploiteras comme maître carrier, et après ma mort elle t'appartiendra. »
Jehanne et moi, nous avons été profondément touchés de la paternelle bonté de Gildas-le-Tanneur ; c'est à peine si nous commençons à nous habituer à notre bonheur, tant il contraste avec notre vie passée, si remplie de douleurs, de périls, d'aventures. S'il nous arrive quelque événement important, je l'écrirai à la suite de ce récit.
L'AUTEUR
AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE
CHERS LECTEURS,
Nous sommes au commencement du douzième siècle ; le cœur se desserre, l'âme s'ouvre à l'espérance ! Enfin la Gaule se réveille après six cents ans de tortures, d'hébétement et de lâche résignation, au double joug de l'Église et de la conquête franque ; les atrocités féodales, la connaissance des horribles résultats des croisades, ont poussé les peuples à bout ; les premières lueurs de l'esprit de liberté commencent à vivifier, à réchauffer les cœurs jusqu'alors glacés sous le souffle mortel de l'Église catholique ; un mouvement profond travaille l'Europe ; mille signes divers annoncent la renaissance de la dignité de l'homme. -- Christ n'a rien de plus que moi... je puis aussi me diviniser par la vertu, -- a magnifiquement dit le Breton PÉLAGE ; cette fière conviction commence à germer dans les esprits, l'homme tend à se relever de l'avilissement calculé où l'ont plongé les prêtres ; plein de foi dans la raison humaine, il tend dès lors à se délivrer des vieux langes de la superstition et de l'idolâtrie catholique ; les réformateurs surgissent de toutes parts, CONRAD proclame à Anvers l'inanité des sacrements religieux et dit : -- Plus de prêtres, -- plus de nobles, -- plus de riches oisifs ! -- En Bretagne, ÉON DE L'ÉTOILE prêche l'Évangile primitif : -- Haine aux princes des prêtres et aux puissants du jour ! -- Plus tard, AMAURY DE CHARTRES, DAVID DE DINAN réhabilitent l'homme, en proclamant la divinité de son essence et la criminelle impiété de ceux qui retiennent dans un affreux servage ou laissent croupir dans la misère et l'ignorance une créature participant de la divinité du Créateur ; BÉRANGER DE TOURS a nié l'Eucharistie et a prononcé ces paroles profondes : -- La religion n'est qu'un mot. L'homme vertueux est une réalité. -- L'Université de Paris enseigne le droit civil, en opposition au droit théologique ; ABEILARD et plus tard, son disciple PIERRE LOMBARD, démontrent ce qu'il y avait de monstrueux dans le dogme du péché originel, qui fait de l'enfant encore endormi dans le sein maternel, un criminel, voué d'avance aux peines éternelles ; or, avec cette fable de la criminalité originelle des hommes, tombaient à la fois, et la rédemption et cette impitoyable nécessité de l'expiation, par une vie de douleurs et de larmes ; l'esclavage et la misère devenaient d'abominables iniquités sociales, contre lesquelles les peuples avaient le droit de se soulever au nom des lois sacrées de l'humanité : ainsi étaient à jamais condamnées par le cœur et par la raison de l'homme ces exécrables paroles de saint Pierre, dont l'Église a fait un article de foi : -- Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos seigneurs. -- Enfin, ARNAUD DE BRESCIA avait prêché en Italie le retour aux gouvernements républicains de l'antiquité, honorant la sublime philosophie d'Aristote, à l'égal de la doctrine évangélique de Jésus.
À ces théories si complètement révolutionnaires, dans la plus magnifique acception du mot, succède bientôt l'action ; à dater du douzième siècle s'ouvre l'ère sainte, trois fois sainte des insurrections populaires, et jusqu'en 1789-1792, époque immortelle de l'accomplissement de notre grande et impérissable révolution, vous verrez, chers lecteurs, presque à chaque siècle, les habitants des villes ou ceux des campagnes, se soulever en armes tour à tour contre les seigneurs, contre l'Église et contre la royauté : réformes civiles, politiques ou religieuses, tout va se conquérir fatalement par la force et au prix du sang d'innombrables et obscurs martyrs de la liberté ; hélas ! ainsi l'ont voulu dans l'implacable opiniâtreté de leur orgueil, de leur cupidité, de leur haine contre le peuple, les seigneurs, les prêtres et les rois, refusant toujours les plus légitimes réformes avec un injurieux dédain. Vous verrez les gouvernants, l'heure venue, forcés d'accorder à la révolte armée, ce qu'ils ont refusé aux supplications les plus humbles. Puis, les troubles apaisés, vous les verrez s'enhardissant peu à peu, redevenant avec le temps aussi violents qu'ils avaient été lâches au moment du danger, retirer les concessions garanties, jurées par eux, et exciter de nouvelles insurrections auxquelles ils céderont encore ; et ainsi, d'âge en âge, au prix de luttes sanglantes, incessantes, le peuple, à dater du douzième siècle, va se frayer lentement, laborieusement sa route vers l'affranchissement !
Cette grande ère si admirablement révolutionnaire, est inaugurée par les héroïques insurrections communales. Commencées à la fin du onzième siècle, elles se prolongent pendant le douzième, sont partiellement étouffées vers la fin du treizième par la royauté, qui, encore trop faible pour triompher d'elles, les avait presque toujours subies et parfois aidées, en haine de la puissance féodale, contre laquelle, bien qu'à un point de vue différent, les rois partageaient l'horreur des peuples. Oui, ces bons rois (ainsi que le dit très-justement l'un des personnages du suivant récit), « ces bons rois haïssaient les seigneurs féodaux, de même que le boucher hait les loups qui lui enlèvent des moutons destinés à être tondus ou mangés. » Aussi les rois, très petits seigneurs en ces temps-là, virent avec contentement leurs rivaux dans l'exploitation du populaire, attaqués et vaincus par les insurrections ; puis les seigneuries affaiblies, presque ruinées, la royauté s'élevant sur leurs débris, abolit presque entièrement les libertés communales, grâce auxquelles les cités affranchies étaient, vous allez vous en convaincre, constituées en véritables républiques ; dès lors l'oppression des rois se substitue à l'oppression féodale, dès lors aussi, les peuples s'insurgent contre les rois, ainsi que vous le verrez aux quatorzième, quinzième, seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, et ainsi que vous l'avez déjà vu deux fois durant notre dix-neuvième siècle...
Les analogies, les rapports, entre les époques les plus lointaines et les plus rapprochées, sont parfois si saisissants, ce qu'on appelle le gouvernement, le pouvoir ou l'autorité suit à travers les siècles une marche tellement invariable, qu'en écrivant le récit que vous allez lire, récit rigoureusement historique dans son ensemble et dans ses détails, (vous vous en convaincrez par la lecture des notes), il existe enfin des rapprochements si frappants entre cette histoire du douzième siècle, et certains faits de cette année 1851, qu'en traçant les pages qui vont suivre, nous avons éprouvé une émotion grave, recueillie, à la fois remplie de tristesse quant au présent, et de confiance quant à l'avenir ; loin de nous la pensée puérile de recourir aux allusions : si menacée que soit de notre temps la liberté d'examen, nous n'avons jamais reculé, vous le savez, nous ne reculerons jamais devant l'expression absolue de nos convictions, en ce qui touche les réalités actuelles ; si donc, nous nous défendons de toute arrière-pensée d'allusion, chers lecteurs, c'est que nous avons été tellement surpris nous-même de l'incroyable ressemblance de cette histoire d'il y a huit cents ans avec notre histoire contemporaine, que nous avons crue nécessaire cette déclaration.
Jugez-en : seulement, l'action, au lieu de s'étendre à tout un peuple, est circonscrite dans une ville ; puisqu'au douzième siècle, ce que l'on appelle l'unité nationale n'existait pas : chaque seigneurie, chaque cité, avait ses lois, ses mœurs, son gouvernement, sa monnaie, sa coutume, mais il n'importe, une ville de ce temps-là offrait la même diversité d'éléments sociaux, qu'une nation, à savoir : Un peuple composé d'artisans, de commerçants et de bourgeois, une aristocratie composée de nobles et de prêtres. Et à propos de cette alliance des nobles et des prêtres, toujours vous avez vu, toujours vous verrez, dans l'histoire, l'Église catholique déserter la cause des conquis, des vaincus, des esclaves, des serfs, des roturiers, des souffrants, des prolétaires, pour devenir la complice des conquérants, des vainqueurs, des nobles possesseurs d'hommes, des riches et des puissants du monde. Aussi, grâce à la connaissance et à la conscience des faits, vous avez pu apprécier l'audace de cette assertion : Que le catholicisme avait aboli l'esclavage et inauguré le règne de l'égalité sur la terre ; cela est vrai, en ceci : que le catholicisme, au lieu d'élever le petit à la hauteur du grand, par l'exaltation de la dignité humaine, abaissait le grand à l'égal du petit, afin de les tenir courbés sous le pied superbe du prêtre, le représentant infaillible et incarné de la Divinité sur la terre.
Or, cette ville, dont nous voulons vous entretenir, renferme une population ainsi classée : d'une part, les artisans, les marchands, les bourgeois ; d'autre part, le seigneur de la ville entouré d'une aristocratie composée de prêtres et de nobles ; au-dessous d'eux, leurs serfs et leurs serviteurs ; au-dessus : le roi des Français, LOUIS-LE-GROS, ce prétendu fondateur des franchises communales (vous le verrez à l'œuvre) ; cette ville, depuis quelques années, jouissait des libertés les plus étendues, les plus complètes, elle les devait, par hasard, non à une insurrection, comme l'immense majorité des cités émancipées par les armes, mais à une transaction pacifique et pécuniaire. Une charte communale, ainsi que l'on disait alors, avait été consentie, jurée par l'évêque, seigneur de la ville, et l'aristocratie, moyennant une somme d'argent considérable, à eux soldée par les roturiers de la cité, comme prix de leur affranchissement ; de plus, afin d'augmenter leurs garanties, les nouveaux affranchis avaient, moyennant une autre grosse somme d'argent, obtenu du roi Louis-le-Gros la confirmation de leur charte.
Voici donc une commune de bourgeois, de marchands et d'artisans, délivrée de l'oppression, des exactions de l'évêque et des nobles de la ville, ayant accompli sa révolution pacifiquement, légalement, sans violence, sans excès, et se gouvernant républicainement dans le sens le plus absolu du mot, ainsi que vous le verrez, chers lecteurs, puisque l'élection du corps municipal, seule autorité de la commune, était due au suffrage universel. Cette cité républicaine vit pendant trois années dans une paix profonde et une prospérité sans égale ; malheureusement son repos et son bonheur sont plus tard menacés ; mais laissons la parole à une voix patriotique, illustre, et douée d'une imposante autorité, à laquelle nous ne pourrons jamais prétendre :
« Cette histoire de la commune de LAON renferme trois périodes bien distinctes : d'abord les habitants font d'une manière pacifique leurs demandes de liberté, et les possesseurs du pouvoir, consentent à ces demandes avec une bonne grâce apparente ; ensuite ils se repentent d'avoir cédé, retirent leurs promesses, violent leurs serments, et détruisent les nouvelles institutions qu'ils avaient juré de maintenir ; alors se déchaînent les passions populaires, excitées par le ressentiment de l'injustice, l'instinct de la vengeance et la terreur de l'avenir ; cette marche qui, nous le savons par expérience, est celle des grandes révolutions, se retrouve d'une manière aussi précise dans le soulèvement d'une ville, que dans celui d'une nation entière : parce qu'il s'agit d'intérêts, de passions, qui au fond sont toujours les mêmes. Il y avait au douzième siècle pour les changements politiques, la même loi qu'au dix-huitième, loi souveraine, absolue, qui régira nos enfants comme elle nous a régis, nous et nos pères ; l'avantage que nous avons sur nos devanciers, c'est de savoir mieux où nous marchons, et quelles sont les vicissitudes tristes ou heureuses qui animent le cours graduel et irrésistible DU PERFECTIONNEMENT SOCIAL(35) »
Ainsi, vous le voyez, chers lecteurs, la réaction n'est pas née d'hier ; son triomphe momentané, presque toujours impitoyable, s'est manifesté dans ses fureurs avant thermidor et 1815 ; vous verrez notre petite république de LAON subir la haine sanglante des réactionnaires de ce temps-là, et, après avoir héroïquement combattu au nom de la foi jurée, du bon droit et de la liberté, cette commune écrasée par les forces considérables de LOUIS-LE-GROS (ce fondateur des franchises communales !), vous verrez la noblesse et le clergé se venger avec férocité de leur abaissement passager devant la souveraineté populaire. Les supplices, l'excommunication, le bannissement frapperont ces vaillants communiers, dont le seul crime fut de soutenir, par les armes, une charte jurée par leurs oppresseurs de tant de siècles. Empruntons encore à ce sujet quelques lignes au célèbre historien déjà cité ; lignes empreintes d'un sentiment si national, si touchant, si élevé, en citant les noms des citoyens de LAON bannis par la réaction de ce temps-là...
« ... Je ne sais si vous partagerez l'impression que j'éprouve en transcrivant ici les noms obscurs de ces proscrits du douzième siècle ; je ne puis m'empêcher de les relire et de les prononcer plusieurs fois, comme s'ils devaient me révéler le secret de ce qu'ont senti et voulu ces hommes qui les portaient il y a sept cents ans. Une passion ardente pour la justice, la conviction qu'ils valaient mieux que leur fortune, avaient arraché ces hommes à leurs métiers, à leur commerce, pour les jeter, sans lumières et sans expérience, au milieu des troubles politiques. Ils y portèrent cet instinct d'énergie qui est le même dans tous les temps ; généreux dans son principe, mais irritable à l'excès, et sujet à pousser les hommes hors des voies de l'humanité... Quoi qu'il en soit, je ne peux lire avec indifférence cette histoire et ces quelques noms, seul monument d'une révolution qui est loin de nous, il est vrai, mais qui fit battre de nobles cœurs et excita ces grandes émotions que nous avons tous depuis quarante ans ressenties ou partagées(36). »
Ne plaignez pas ces obscurs martyrs de la liberté, chers lecteurs, enviez-les, glorifiez-les, car le généreux sang versé par eux et par leurs frères morts en défendant les franchises communales ne fut pas stérile ! Non, non, la réaction, comme toutes les réactions, fit son temps, et, quelques années après ces bannissements, ces exécutions sanglantes, les habitants de Laon, s'insurgent de nouveau, et de nouveau courant aux armes, reconquirent leur indépendance et leurs droits, dont ils jouirent complètement pendant plus d'un siècle, jusqu'à l'heure où, nous l'avons dit, le pouvoir absolu des rois, s'établissant sur les ruines de la féodalité, ils abolirent la plupart des franchises communales ; mais certaines franchises conquises par l'insurrection demeurèrent acquises aux villes, et après avoir vaillamment lutté contre les seigneuries, les peuples luttèrent contre l'Église et contre la royauté, lui arrachant toujours, et toujours par la force, une à une, ces concessions, ces réformes, desquelles s'est formé à travers les âges le faisceau de nos libertés civiles, religieuses et politiques.
Et maintenant, chers lecteurs, ne serez-vous pas frappés comme nous de la profonde ressemblance qui existe entre le présent et le passé ? Rapprochement dont ressort un grand enseignement, un grand exemple. Ainsi, nous aussi en 1851, nous avons une charte républicaine, une constitution jurée, proclamée, librement consentie par les représentants de l'universalité des citoyens ; nous espérions voir le repos, la prospérité publique, succéder aux discordes ; nous espérions voir la lutte pacifique, légale du scrutin, mettre fin aux guerres civiles, aux révolutions désastreuses, mais rendues inévitables par l'aveuglement du pouvoir. Nous aussi, comme nos pères du douzième siècle, nous demandons, nous voulons, nous exigeons l'accomplissement de la foi jurée, rien de plus, rien de moins ; et pourtant chaque jour à nous aussi, une réaction insensée prodigue les menaces, les outrages, les défis ; nous aussi, nous voyons ceux-là qui devraient les premiers donner l'exemple du respect pour notre Constitution, l'insulter, la renier chaque jour ; nous aussi, nous voyons le parti prêtre s'allier comme toujours à nos ennemis de tous les temps ; nous aussi peut-être, nous verrons des parjures, des renégats, passant de la menace à l'action, déchirer notre charte républicaine et prétendre nous imposer la monarchie... Alors, en ce moment décisif, solennel, que les enseignements de l'histoire ne soient pas perdus pour nous, rappelons-nous l'exemple héroïque de nos pères du douzième siècle : comme eux, nous avons pour nous la loi, le droit, la justice, comme eux, courons aux armes ! Quel que soit le sort que l'avenir nous réserve, vainqueurs ou vaincus, nous aurons accompli un grand devoir, et si trahis par la fortune, dans cette lutte suprême et sainte, nous y trouvons la proscription ou la mort..., le cœur plein de foi dans le progrès infini de notre cause, écrit à chaque page de l'histoire, le front serein, bravons l'exil, bravons la mort, et un jour peut-être nos noms obscurs éveilleront cette pieuse émotion dont on se sent pénétré en prononçant les noms de ces proscrits du douzième siècle, dont vous allez lire l'histoire...
EUGÈNE SUE, Représentant du Peuple.
Aux Bordes, 8 septembre 1851.
Une COMMUNE au douzième siècle. -- La charte, le sceau, la bannière et le beffroi. -- Fergan et Jehanne. -- Colombaïk et Martine. -- Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier et Simonne-la-Talmelière. -- Le beffroi et le bourdon. -- La cathédrale et l'hôtel communal. -- Les Épiscopaux et les Communiers. -- La dame de Haut-Pourcin. -- La milice bourgeoise. -- Fête pour l'inauguration de l'hôtel communal. -- Le palais épiscopal. -- Intérieur d'une seigneurie ecclésiastique au douzième siècle. -- GAUDRY, évêque et seigneur de Laon. -- L'archidiacre Anselme. -- Jean-le-Noir. -- Thiégaud-le-Compère-Ysengrin et sa fille. -- Exploits de Jean-le-Noir. -- L'échevin chez l'évêque. -- Arrivée de Louis-le-Gros, roi des Français, dans la cité de Laon. -- Aux armes, communiers ! -- Subtilité du petit Robin-Brise-Miche, apprenti forgeron. -- Vengeance de Bernard-des-Bruyères. -- Les suppliciés et les bannis. -- Renaissance de la commune de Laon.
Laon eut pendant des siècles pour seigneur temporel l'évêque de ce diocèse, et compta toujours parmi les cités les plus considérables de la Picardie ; depuis la conquête franque jusqu'en ces temps-ci (1112), cette ville fit partie du domaine particulier des rois francs. Clovis se rendit maître de Laon par la trahison de ce saint Remi, qui, à Reims, baptisa ce bandit couronné ; sa femme, la reine Clotilde, fonda l'église collégiale de Saint-Pierre dans cette ville, et plus tard Brunehaut s'y bâtit un palais. Un évêque de Laon, Adalberon, amant de la reine Imma, fut son complice dans l'empoisonnement de Lother, père de Ludwig-le-Fainéant, exemple homicide, bientôt imité par la reine Blanche, autre adultère empoisonneuse, qui, par ce meurtre, assura l'usurpation de HUGH-LE-CHAPPET, au détriment du dernier roi Karolingien. Cependant Karl, duk de Lorraine (oncle de Ludwig-le-Fainéant), devenu, par la mort de ce prince, l'héritier de la couronne des rois francs, s'empara de Laon. Hugh-le-Chappet vint l'assiéger, et, après plusieurs attaques, se rendit maître de cette ville, grâce aux intelligences qu'Adalberon, l'évêque adultère et empoisonneur, avait conservées dans la place. Laon, depuis ce temps, continua d'être une seigneurie ecclésiastique souveraine, reconnaissant toutefois la suzeraineté du roi des Français : en l'an 1112, époque de ce récit, le roi se nommait LOUIS-LE-GROS. Aussi obèse, mais beaucoup moins indolent que son père, le gros Philippe Ier, l'amant excommunié de la belle Berthrade (mort en 1108), ne se résignant pas comme lui aux dédains et aux empiétements des seigneurs féodaux, Louis-le-Gros les guerroyait à outrance, afin d'augmenter son domaine royal de leurs dépouilles ; car il ne possédait en souveraineté que Paris, Melun, Compiègne, Étampes, Orléans, Montlhéry, le Puiset et Corbeil, de sorte qu'au fléau des guerres privées des seigneurs entre eux se joignaient les désastres des guerres du roi contre les seigneurs, et des Normands contre le roi. Les Normands, ces descendants du vieux Rolf le pirate, avaient conquis l'Angleterre sous les ordres de leur duk Guillaume ; mais, quoique établis dans ce pays d'outre mer, les rois d'Angleterre conservaient en Gaule le duché de Normandie, Gisors, et de là, dominant le Vexin presque jusqu'à Paris, bataillaient sans cesse contre Louis-le-Gros. La Gaule continuait d'être ainsi ravagée par des luttes sanglantes ; et quelle était la constante victime de ces désastres ? le populaire, serf ou vilain. Aussi la pauvre plèbe des champs, décimée par l'exécrable entraînement des croisades, qui continuait malgré la prise de Jérusalem par les Turcs, voyait chaque jour augmenter ses misères, forcée qu'elle était de pourvoir, par un redoublement d'écrasant labeur, aux besoins toujours croissants des seigneurs. Les bourgeois et les habitants des cités, plus unis, plus à même de se compter, et surtout plus éclairés que les serfs des campagnes, s'étaient, depuis quelques années, dans un grand nombre de villes, révoltés en armes contre leurs seigneurs laïques ou ecclésiastiques, et, à force de bravoure, d'énergie, d'opiniâtreté, ils avaient, au prix de leur sang, recouvré leur indépendance et exigé l'abolition de ces droits honteux, horribles, dont la féodalité jouissait depuis longtemps. Un petit nombre de cités, sans recourir aux armes, avaient, grâce à de grands sacrifices pécuniaires, acheté leur affranchissement en se rédimant des droits seigneuriaux à prix d'argent. Ainsi délivrés de leur séculaire et cruelle servitude, les populations des cités fêtaient avec enthousiasme toutes les circonstances qui se rattachaient à leur émancipation. Aussi le 15 avril 1112, les bourgeois, marchands et artisans de la ville de LAON, étaient dès l'aube en liesse ; d'un côté à l'autre des rues, voisins et voisines s'appelaient par les fenêtres, échangeant de joyeuses paroles : -- Eh bien ! compère, -- disait l'un, -- le voici venu ce beau jour de l'inauguration de notre hôtel communal et de notre Beffroi ?
-- Ne m'en parlez pas, mon voisin, je n'ai pas dormi de la nuit ; ma femme, moi et mes enfants, nous avons veillé jusqu'à trois heures du matin pour fourbir mon casque de fer et mon jaque de mailles ; notre milice armée donnera un grand lustre à la cérémonie.
-- Et la marche de nos corporations d'artisans sera non moins superbe ! Croiriez-vous, voisin, que moi, qui n'ai, vous le pensez bien, dans mon métier de charpentier tenu de ma vie une aiguille, j'ai aidé ma femme à coudre les franges de notre bannière neuve.
-- Dieu merci ! le temps sera beau pour la cérémonie. Voyez comme l'aurore est claire et brillante.
-- Un beau temps ne pouvait manquer à une si belle fête ! Vertu Dieu ! il me semble que lorsque je vais entendre sonner pour la première fois notre beffroi communal, chaque coup de cloche me fera bondir le cœur !
Ces propos et tant d'autres, naïfs témoignages de l'allégresse des habitants de Laon, s'échangeaient dans toutes les rues, de maison à maison, des plus humbles aux plus riches. Presque toutes les fenêtres ouvertes dès l'aurore laissaient ainsi voir de riantes figures d'hommes, de femmes et d'enfants, activement occupés des préparatifs de la fête ; cette joyeuse animation, presque universelle dans chaque quartier de la ville, rendait plus remarquable encore l'aspect morne, sombre, et pour ainsi dire, renfrogné, d'un certain nombre de demeures d'une construction déjà fort ancienne, et dont la porte était généralement flanquée de deux tourelles à toit aigu surmonté d'une girouette. Aucune croisée de ces maisons noirâtres de vétusté ne s'ouvrit en cette matinée ; elles appartenaient à des prêtres dignitaires de l'Église métropolitaine ou à de nobles chevaliers, qui, ne possédant pas d'assez grands domaines pour vivre à la campagne selon leurs goûts, habitaient les villes et, en toutes circonstances, prenaient contre les bourgeois, le parti du seigneur laïque ou ecclésiastique ; aussi, à Laon, désigne-t-on ces prêtres et ces chevaliers sous le nom d'Épiscopaux, tandis que les habitants qui, selon le langage de ces temps-ci, ont juré la commune, s'appellent Communiers. Les antiques tourelles des maisons des épiscopaux étaient à la fois une fortification et un symbole de la noblesse de leur origine. Aujourd'hui la nation ne se distingue plus guère en Francs et en Gaulois, mais en nobles et en roturiers ; la noblesse commence à la chevalerie, et finit à la royauté ; la roture embrasse toutes les conditions laborieuses, utiles, depuis le serf jusqu'au riche marchand ; mais, si l'on ne dit plus : Francs et Gaulois, conquérants et conquis ; le nom seul des conditions a changé, le roi et sa noblesse, descendants, héritiers ou représentants des Francs, continuent de traiter la roture gauloise en peuple vaincu. Aussi, même au sein des villes, les demeures des nobles affectent une mine féodale et guerrière ; mais, ce matin-là, silencieuses et fermées, elles semblaient témoigner du déplaisir que causait aux nobles épiscopaux l'allégresse de la roture laonaise. Cependant l'on voyait d'autres maisons que celles des nobles flanquées de tourelles ; mais la blancheur des pierres de leur bâtisse, contrastant avec la vétusté du bâtiment primitif, dont elles n'étaient que les annexes, témoignait de leur construction récente. L'un de ces logis, ainsi fortifié depuis peu de temps, s'élevait à l'angle de la rue du Change, rue marchande par excellence ; la vieille porte cintrée aux assises et aux linteaux de pierre, de chaque côté de laquelle s'élevaient deux blanches et hautes tourelles nouvellement édifiées, avait été ouverte au point du jour, et l'on voyait à chaque instant entrer dans ce logis ou en sortir plusieurs habitants, venant se renseigner là sur certains préparatifs de la cérémonie. Dans l'une des chambres de cette maison se trouvaient Fergan et Jehanne-la-Bossue ; depuis environ douze ans ils avaient quitté la Terre-Sainte. Les cheveux et la barbe de Fergan, alors âgé de quarante ans passés, commençaient de grisonner ; ce n'était plus le serf d'autrefois, inquiet, farouche, déguenillé ; ses traits respiraient le bonheur et la sérénité ; équipé presque en soldat, il portait un jaque ou cotte de mailles de fer, un corselet d'acier, et assis près d'une table, il écrivait ; Jehanne, vêtue d'une robe de laine brune et coiffée d'un chaperon noir à bourrelet, d'où tombait un long voile blanc flottant sur ses épaules, semblait non moins heureuse que son mari ; sur la douce et vénérable figure de cette vaillante mère, si rudement éprouvée jadis, on lisait l'expression d'une félicité profonde. Elle venait, selon le désir de Fergan, de retirer d'un vieux meuble de chêne un coffret de fer, qu'elle plaça sur la table où écrivait Fergan ; ce coffret, héritage de Gildas-le-Tanneur, contenait plusieurs rouleaux de parchemins jaunis par les siècles, et ces divers objets, si chers à la famille de Joel : -- la faucille d'or, d'Hêna, la vierge de l'île de Sên ; -- la clochette d'airain, de Guilhern-le-laboureur ; -- le collier de fer, de Sylvest l'esclave ; -- la petite croix d'argent de Geneviève ; -- l'alouette de casque, de Victoria-la-Grande, laissée par Scanwoch-le-Soldat ; -- la garde de poignard de Ronan-le-Vagre ; -- la crosse abbatiale, de Bonaïk-l'Orfèvre ; -- les deux petites pièces de monnaie karolingienne de Vortigern ; -- le fer de flèche d'Édiol, le Nautonnier parisien ; -- le fragment de crâne du petit-fils d'Yvon-le-Forestier ; -- et enfin la coquille de pèlerin, enlevée par Fergan-le-Carrier, dans les déserts de la Syrie, à Neroweg VI, seigneur de Plouernel. Fergan achevait de transcrire sur un parchemin une copie de la Charte communale, sous l'empire de laquelle depuis trois ans la cité de LAON vivait libre, paisible et florissante. Le carrier voulait joindre la copie de cette Charte aux légendes de la famille de Joel, comme témoignage du réveil de l'esprit de liberté en ces temps-ci, et de l'inexorable résolution où l'on est de lutter contre les rois, les prêtres et les seigneurs, ces descendants ou héritiers de la conquête franque ; depuis quinze ou vingt ans d'autres villes que Laon, poussées à bout par les horreurs de la féodalité, avaient, soit par l'insurrection, soit par de grands sacrifices d'argent, obtenu des chartes semblables, à l'abri desquelles les cités se gouvernaient républicainement, ainsi qu'aux temps héroïques de la splendeur et de l'indépendance de la Gaule, plusieurs siècles avant l'invasion romaine. Cette copie de la Charte communale de Laon, dont l'original, déposé dans la maison du maire, portait le sceau et la signature de GAUDRY, évêque du diocèse de Laon, et de LOUIS-LE-GROS, roi des Français, était ainsi conçue :
CHARTE DE LA COMMUNE DE LAON
« Tous les hommes domiciliés dans l'enceinte du mur de la ville et dans les faubourgs de quelque seigneur que relève le terrain où ils habitent, prêteront serment à cette Commune.
» Dans toute l'étendue de la ville chacun prêtera secours aux autres, loyalement et selon son pouvoir.
» Les hommes de cette Commune demeureront entièrement libres de leurs biens : ni le roi, ni l'évêque, ni aucuns autres ne pourront réclamer d'eux quoi que ce soit, si ce n'est par jugement des échevins.
» Chacun gardera en toute occasion fidélité envers ceux qui auront juré la Commune et leur prêtera aide et conseil.
» Dans les limites de la Commune, tous les hommes s'entr'aideront mutuellement, selon leur pouvoir, et ne souffriront en aucune manière que, qui que ce soit : le seigneur évêque ou autre, enlève quelque chose ou fasse payer des tailles à l'un d'eux.
» Treize ÉCHEVINS seront élus par la Commune, l'un de ces échevins, d'après le vote de tous ceux qui auront juré la Commune, sera élu MAIRE.
» Le maire et les échevins jureront de ne favoriser personne pour cause d'inimitié, et de donner en toutes choses, selon leur pouvoir, une décision équitable ; tous les autres jureront d'obéir et de prêter main-forte aux décisions du maire et des échevins. Quand la cloche du beffroi sonnera pour assembler la Commune, si quelqu'un ne se rend pas à l'assemblée, il paiera douze sous d'amende.
» Quiconque aura forfait envers un homme qui aura juré cette Commune-ci, le maire et les échevins, si plainte leur est faite, feront justice du corps et des biens du coupable.
» Si le coupable se réfugie dans quelque château-fort, le maire et les échevins de la Commune parleront sur cela au seigneur du château ou à celui qui sera en son lieu ; et, si à leur avis, satisfaction leur est faite de l'ennemi de la Commune, ce sera assez ; mais si le seigneur refuse satisfaction, ils se feront justice eux-mêmes sur ses biens et sur ses hommes.
» Si quelqu'un de la Commune a confié son argent à quelqu'un de la ville, et que celui-ci, auquel l'argent aura été confié, se réfugie dans quelque château-fort, le seigneur, en ayant reçu plainte : on rendra l'argent, on chassera le débiteur de son château ; si le seigneur ne fait ni l'une ni l'autre de ces choses, justice sera faite sur ses biens et sur ses hommes.
» Partout où le maire et les échevins voudront fortifier la ville, ils pourront le faire sur le terrain de quelque seigneurie que ce soit.
» Les hommes de la Commune pourront moudre leur blé et cuire leur pain partout où ils voudront.
» Si le maire et les échevins de la Commune ont besoin d'argent pour les affaires de la ville, et qu'ils lèvent un impôt, ils pourront asseoir cet impôt sur les héritages et l'avoir des bourgeois, et sur les ventes et profits qui se font dans la ville.
» Aucun étranger, censitaire des églises ou des chevaliers, établi hors de la ville et des faubourgs, ne sera compris dans la Commune que du consentement de son seigneur.
» Quiconque sera reçu dans cette Commune bâtira une maison dans le délai d'un an ou achètera des vignes ; ou apportera dans la ville assez d'effets mobiliers pour que justice soit faite s'il y a quelque plainte contre lui.
» Si quelqu'un attaque de paroles injurieuses le maire en l'exercice de ses fonctions, sa maison sera démolie ou il paiera rançon pour sa maison, ou s'abandonnera à la miséricorde des échevins.
» Nul ne causera ni vexation ni trouble aux étrangers de la Commune ; s'il ose le faire, il sera réputé violateur de la Commune, et justice sera faite sur sa personne et sur ses biens.
» Quiconque aura blessé avec armes un de ceux qui ont comme lui juré la Commune, à moins qu'il ne se justifie par le serment, ou le témoin, perdra le poing ou paiera neuf livres : six pour les fortifications de la ville et de la Commune, trois pour la rançon de son poing ; mais s'il est incapable de payer, il abandonnera son poing à la miséricorde de la Commune. »
Fergan achevait de transcrire cette Charte lorsque la porte de la chambre s'ouvrit ; Colombaïk entra ; une jeune femme de dix-huit ans au plus l'accompagnait. Le fils du carrier, beau et grand garçon de vingt-deux ans réunissait, dans l'expression de sa physionomie, la douceur de sa mère et l'énergie de son père ; il était, comme lui, vêtu moitié en citadin, moitié en soldat ; son casque de cuir noir, garni de lames de fer luisantes, donnait un caractère martial à sa figure avenante et ouverte ; il tenait sur son épaule une pesante arbalète ; à son côté droit, pendait un fourreau de cuir contenant les carreaux destinés au jet de son arme, et à son côté gauche il portait une courte épée ; sa femme Martine, fille unique de la vieillesse de Gildas, frère aîné de Bezenecq-le-Riche, avait l'âge et la beauté de la pauvre Isoline, victime comme son père de la féroce cupidité de Neroweg VI.
-- Mon père, -- dit gaiement Colombaïk à son entrée dans la chambre, en faisant allusion à son attirail guerrier, -- en votre qualité de connétable de notre milice de bourgeois et d'artisans, me trouvez-vous digne de figurer dans la troupe ? Colombaïk le soldat fait-il, par sa tournure guerrière, oublier Colombaïk le tanneur ?
-- Grâce à Dieu, Colombaïk le soldat n'aura pas, je l'espère, à faire oublier Colombaïk le tanneur, -- reprit Jehanne avec son doux sourire, -- pas plus que Fergan le connétable n'aura à faire oublier Fergan le maître carrier ; vous continuerez de guerroyer, toi avec tes fouloirs, contre les peaux de ta tannerie, ton père avec son pic, contre les pierres de sa carrière. N'est-ce pas aussi ton espérance et ton vœu, chère Martine ? -- ajouta Jehanne en s'adressant à la femme de son fils.
-- Certes, ma bonne mère, -- répondit affectueusement Martine. -- Heureusement ils sont déjà loin, ces temps maudits, où les bourgeois et les artisans de Laon, pour échapper aux violences ou aux exactions de l'évêque, des clercs et des chevaliers, se barricadaient dans leurs maisons afin d'y soutenir des sièges, et souvent encore, malgré leur résistance, forçait-on leur maison et les emmenait-on au palais épiscopal, où on les torturait pour obtenir rançon. Quelle différence, mon Dieu ! depuis que nous vivons en Commune ! nous sommes si libres, si heureux ! -- Puis, Martine ajouta en soupirant : -- Ah ! je regrette que mon pauvre père n'ait pas été témoin de ce changement ! ses derniers moments n'eussent pas été attristés par l'inquiétude que lui causait notre avenir. Hélas ! en voyant les terribles violences exercées en ce temps-là par l'évêque Gaudry et par les nobles sur les habitants de Laon, violences qui pouvaient nous atteindre, comme tant d'autres de nos voisins, mon père avait toujours présent à la pensée le terrible sort de mon oncle Bezenecq-le-Riche et de sa fille Isoline !
-- Rassure-toi, ma femme, -- reprit Colombaïk ; -- tu l'as dit, ces temps maudits ne reviendront pas ! non ! non ! Aujourd'hui la vieille Gaule se couvre de communes libres, de même qu'il y a trois cents ans elle se couvrait de châteaux féodaux ; les communes sont nos forteresses à nous ! notre tour du beffroi est notre donjon ; nous n'avons plus à craindre les seigneurs !
-- Ah ! Martine, ma douce fille, -- dit Jehanne avec émotion à la femme de Colombaïk, -- plus heureuses que nous, vous autres jeunes femmes, vous ne verrez pas vos enfants, vos maris, endurer les horreurs du servage ?
-- Oui, nous sommes affranchis, nous autres artisans et bourgeois des cités, -- reprit Fergan d'un air pensif ; -- mais le servage pèse aussi cruellement que par le passé sur les serfs des champs ! aussi ai-je vainement combattu de tout mon pouvoir cette clause de notre charte qui exclut de notre commune les serfs habitant au dehors de la ville, ou ceux qui ne possèdent pas de quoi y bâtir une maison ; n'est-ce pas les exclure que d'exiger pour leur admission le consentement de leurs seigneurs ou une somme suffisante pour bâtir une maison dans la cité, eux qui ne possèdent que leurs bras ! Et cette seule richesse de l'homme laborieux en vaut bien une autre, pourtant ! -- Puis s'adressant à Martine : -- Ah ! le père de ton père et de Bezenecq-le-Riche parlait en homme généreux et sensé lorsque, il y a longues années, excitant vainement ses concitoyens à l'insurrection qui éclate aujourd'hui dans un si grand nombre de cités de la Gaule, il voulait non-seulement la révolte des bourgeois et des artisans, mais aussi celle des serfs ; car, servage et bourgeoisie écraseraient promptement Église et seigneuries, mais, réduite à ses seules forces, la tâche de la bourgeoisie sera longue, rude... L'on doit s'attendre à de nouvelles luttes...
-- Cependant, mon père, -- reprit Colombaïk, -- depuis que, moyennant une grosse somme, l'évêque, renonçant à ses droits seigneuriaux, nous a vendu à beaux deniers comptants notre liberté, a-t-il osé broncher ? Lui, ce Normand batailleur et féroce, qui, avant l'établissement de la commune, faisait crever les yeux ou mettre à mort les citadins, seulement coupables d'avoir blâmé ses honteuses débauches ; lui qui, dans sa cathédrale, il y a quatre ans, a tué de sa main le malheureux Bernard-des-Bruyères(37). Non, non, malgré sa scélératesse, l'évêque Gaudry sait bien que, si après avoir empoché notre argent pour consentir notre commune, il essayait de revenir à ses violences d'autrefois, il paierait cher son parjure ! Trois ans de liberté nous ont appris à la chérir, cette liberté sainte ! Nous saurions la défendre et courir aux armes, ainsi que les communes de Cambrai, d'Amiens, d'Abbeville, de Noyon, de Beauvais, de Reims et de tant d'autres villes !
-- Ah ! Colombaïk, -- reprit Martine, -- je ne peux m'empêcher de trembler lorsque je vois passer par les rues Jean-le-Noir, ce géant africain, qui servait autrefois de bourreau à ce méchant évêque ; ce nègre semble toujours méditer quelque cruauté, comme une bête sauvage qui n'attend que le moment de rompre sa chaîne.
-- Rassure-toi, Martine, -- répondit en riant Colombaïk, -- la chaîne est solide, non moins solide que celle qui contient cet autre bandit, Thiégaud, serf de l'abbaye de Saint-Vincent, et favori de l'évêque Gaudry, qui l'appelle familièrement son compère Ysengrin, surnom que les enfants donnent au compère le loup ; mais, chose étrange, ma mère, croiriez-vous que ce Thiégaud, souillé de tous les crimes, adore sa fille ?
-- Les bêtes féroces aiment leurs petits, -- répondit Jehanne. -- Pire-qu'un-Loup, notre ancien seigneur, contre lequel ton père s'est battu du temps où nous étions en Palestine, ne pleurait-il pas en songeant à son fils ?
-- C'est vrai, ma mère ; il en est ainsi de cet autre loup de Thiégaud. Le métayer du petit bien que nous a laissé ton père, ma chère Martine, me disait hier qu'il y a quelque temps la fille de Thiégaud avait failli mourir, et qu'il en était devenu comme fou de chagrin. Bien plus, ce misérable est aussi jaloux de la chasteté de cette enfant que s'il eût toujours vécu en honnête homme !
-- Il est consolant de voir l'idée du bien, même au cœur des gens les plus pervers, -- dit Martine ; -- car Dieu sait si, d'après ce que l'on dit de lui, ce Thiégaud est méchant !
-- Ce coquin voulait, je crois, nous larronner, -- reprit Colombaïk ; -- car si notre métayer m'a parlé de Thiégaud, c'est que celui-ci voulait acheter, au nom de l'évêque, forcené chasseur, comme vous le savez, un jeune cheval élevé dans notre prairie.
-- Prends garde, -- reprit Fergan, -- l'évêque est perdu de dettes ; si tu lui vends le cheval, tu n'auras pas facilement ton argent.
-- Rassurez-vous, mon père, je connais le beau sire ; aussi ai-je dit au métayer : « Si Thiégaud paie le cheval comptant, vendez-le, sinon, non. » -- Oh ! il est passé le temps où les seigneurs avaient le droit d'acheter à crédit, en d'autres termes, le droit d'acheter sans jamais payer ; car, vouloir les contraindre de s'acquitter, c'était risquer la prison ou sa vie ; mais aujourd'hui, si l'évêque osait ainsi larronner un communier, la Commune, de gré ou de force, se ferait justice sur les biens épiscopaux ; c'est le texte de notre Charte, signée non-seulement par l'évêque, mais encore par le roi Louis-le-Gros, signature payée par nous, il est vrai, fort cher.
-- Fort cher, -- reprit Fergan ; -- ce gros roi a lésiné, liardé deux jours durant. Notre ami, Robert-le-Mangeur, était l'un des communiers envoyés à Paris, il y a trois ans, pour obtenir la confirmation de notre Charte. Quel coupe-gorge, que la cour ! D'abord il a fallu donner beaucoup d'argent aux conseillers royaux pour les disposer en notre faveur ; puis Louis-le-Gros a voulu que la somme proposée fût augmentée d'un quart, puis d'un tiers ; enfin, en outre du rachat de ses anciens droits d'ost et de chevauchée, pour lui et pour son armée, s'il venait dans la cité de Laon, il a exigé qu'on lui assurât trois gîtes par an, et, s'il n'en usait, ce droit de gîte devait être remplacé par vingt livres pesant d'argent par chaque année, demandant en outre le paiement de trois années d'avance. Avouez, mes enfants, que c'est vendre un peu cher l'abandon de ces droits Régaliens, comme ils disent, droits monstrueux, nés des iniques et sanglantes violences de la conquête.
-- Il est vrai, mon père, -- reprit Colombaïk ; -- aussi ce roi et ces seigneurs, nous vendant à prix d'argent ce qu'ils appellent : leurs droits, agissent comme des larrons de grand chemin, qui, vous mettant le poignard sur la gorge, vous diraient : -- Je t'ai volé hier : donne-moi ta bourse, et je ne te volerai pas demain.
-- Mieux vaut encore donner son argent que son sang, -- dit Jehanne. -- À force de labeurs, de privations, on regagne de l'argent, et l'on est du moins délivré de cet affreux servage, auquel je ne puis songer sans frémir.
-- Et puis enfin, mon père, -- reprit Martine, -- il me semble que nous devons d'autant moins craindre le retour de la tyrannie des seigneurs, que le roi les hait autant que nous et les combat à outrance ; chaque jour on entend parler de ses nouvelles guerres contre eux.
-- Et de ces guerres, mes enfants, qui a le profit ? le roi ; et en raison du ravage dont elles sont accompagnées, qui en paie les frais ? le peuple... Oui, le roi hait les seigneuries, parce que, de siècle en siècle, elles s'étaient emparées d'un grand nombre de provinces, qui toutes appartenaient à la royauté franque, lorsqu'elle eut conquis la Gaule ; oui, le roi combat les seigneurs à outrance ; mais le boucher aussi combat à outrance les loups qui dévorent les moutons destinés à la boucherie...... Telle est la cause de la haine de Louis-le-Gros et des prélats contre les seigneurs laïques ; Église et Royauté veulent anéantir les seigneurs pour tondre et manger à elles deux le troupeau populaire que leur a légué la conquête. Ah ! mes enfants, croyez-moi, j'ai le cœur rempli d'espérance ; mais, je vous le répète, tant que serfs, artisans et bourgeois ne seront pas unis comme frères contre leurs ennemis de tous les temps, l'avenir me semblera gros de nouveaux périls. Plus heureux que nos aïeux, nous commençons une sainte lutte, nos fils auront à la continuer travers les âges...
-- Pourtant, mon père, depuis trois ans ne vivons-nous pas en pleine paix ? en pleine prospérité ? délivrés d'impôts écrasants ? gouvernés par des magistrats de notre choix qui n'ont d'autre but que le bien de la chose publique ? Notre cité devient chaque jour de plus en plus industrieuse et riche. L'évêque et les épiscopaux ne peuvent être assez insensés pour vouloir maintenant attenter à notre liberté !
-- Mon enfant, il nous faut, si nous voulons conserver nos franchises, redoubler de vigilance, d'énergie.
-- Pourquoi ces craintes, mon père ?
-- L'évêque Gaudry et les nobles de la ville nous soumettaient, selon leur caprice et sans merci, à des impôts écrasants, à des droits odieux ; nous leur avons dit ceci : « Renoncez pour toujours à vos droits, à vos taxes annuelles, affranchissez-nous, signez notre commune, nous vous donnerons une somme considérable une fois payée. » Ces gens oisifs, prodigues et cupides, ne songeant qu'au présent, ont accepté notre offre ; mais à cette heure l'argent est dépensé ou peu s'en faut, et ils regrettent d'avoir, comme on le dit dans le conte : tué la poule aux œufs d'or !
-- Vertu Dieu ! -- s'écria Colombaïk. -- Et maintenant ils oseraient ?...
-- Écoute-moi, -- reprit Jehanne en interrompant son fils, -- je ne veux pas exagérer les craintes de ton père pour l'avenir ; cependant je crois m'être aperçue... -- Puis elle ajouta, par réticence : -- Après tout, peut-être me suis-je trompée...
-- Que voulez-vous dire, ma mère ?
-- Est-ce que tu n'as pas remarqué depuis quelque temps que les chevaliers, les clercs de la ville, enfin tous ceux du parti de l'évêque, qu'on appelle les épiscopaux, font mine, dans les rues, de braver les bourgeois et les artisans ?
-- Tu as raison, Jehanne, -- reprit Fergan d'un air pensif ; -- j'ai été frappé, moins peut-être encore des braveries des épiscopaux que de l'insolence renaissante de leurs gens ; c'est là un symptôme grave.
-- Bon ! rancune ridicule, et rien de plus ! -- dit Colombaïk en souriant avec dédain. -- Ces saints chanoines et ces nobles hommes ne pardonnent pas aux bourgeois d'être libres comme eux, d'être armés comme eux, et d'avoir comme eux, quand il leur plaît, des tourelles à leur maison, plaisir que je me suis donné, grâce aux plus belles pierres de votre carrière, mon père ; aussi notre tannerie pourrait-elle maintenant soutenir un siège contre ces épiscopaux de male-humeur ; sans compter que j'ai arrangé dans l'une des tours un joli réduit pour Martine, et que son chiffre, taillé par moi dans une plaque de cuivre, brille en girouette au faîte de nos tourelles.
-- Plus que jamais, sans doute, il sera bon, en ces temps-ci, d'avoir une maison forte, -- reprit Fergan ; -- ce ne sont point les girouettes de nos tourelles, mais leurs épaisses murailles qui offusquent les nobles.
-- Il faudra pourtant que leur vue s'y habitue, sinon...
-- Pas d'emportement, Colombaïk, -- reprit la douce Jehanne en interrompant de nouveau l'impétueux jeune homme ; -- ton père a fait la même remarque que moi, et dès que les gens des chevaliers se montrent provocants, leurs maîtres sont bien près de le devenir. La cérémonie de ce matin attirera sans doute, pour plus d'un motif, grand nombre d'épiscopaux dans les rues au passage du cortège ; de grâce, cher enfant, pas d'imprudence !
-- Sois tranquille, Jehanne, -- reprit Fergan ; -- nous avons trop conscience de notre droit et de la force de la Commune pour ne pas rester calmes et dédaigneux en face d'insolents défis, si l'on osait se les permettre.
À peine le carrier avait-il prononcé ces mots, que la porte s'ouvrant de nouveau, on vit entrer avec pétulance une jeune et jolie femme, brune, vive et galamment vêtue, comme une riche bourgeoise qu'elle était, d'une cotte de soie couleur orange, serrée à sa fine taille par une ceinture d'argent ; son peliçon, de beau drap blanc d'Arras bordé d'une bande de fourrure de martre, descendait à peine à ses genoux : sur ses cheveux noirs, brillants comme du jais, elle portait un chaperon rouge comme ses bas, qui dessinaient sa jambe fine et ronde, chaussée d'un petit soulier de maroquin luisant. Simonne-la-Talmelière, elle se nommait ainsi, avait pour mari Ancel-Quatre-Mains, le maître talmelier, renommé dans la cité de Laon et même dans ses faubourgs pour l'excellence du pain, des talmelles à la crème, des nieules au miel, des oublies aux amandes, et autres gâteaux confectionnés dans son officine ; il exerçait aussi le métier de marchand de farine, et la commune de Laon l'avait élu l'un de ses échevins. Ancel-Quatre-Mains (ce surnom lui venait de sa prodigieuse activité à pétrir la pâte) offrait un contraste singulier avec sa femme : aussi calme et réfléchi qu'elle était pétulante et étourdie, aussi sobre de paroles qu'elle était babillarde, aussi gros qu'elle était svelte, sa physionomie annonçait une grande bonhomie, qui s'alliait chez lui à un sens droit, à un cœur généreux et à une extrême prud'homie. Le talmelier, afin de complaire à sa gentille femme, qu'il aimait autant qu'il en était aimé, s'était à peu près harnaché en guerre ; grand nombre de citadins et d'artisans, privés jusqu'alors du droit de porter des armes, droit exclusivement réservé aux seigneurs, aux chevaliers ou à leurs hommes, trouvaient à la fois plaisir et triomphe dans cet équipement soldatesque. Ancel-Quatre-Mains partageait médiocrement ces goûts : mais, pour agréer à Simonne, très-affriolée de l'attirail militaire, il avait endossé un gobisson, espèce de corselet de cuir très-rembourré, très-épais, qui, n'ayant point été façonné à sa taille, comprimait sa poitrine et faisait saillir davantage encore son ventre proéminent ; par contre, son casque de fer, beaucoup trop large, tombait souvent sur ses yeux, inconvénient auquel le digne talmelier remédiait de temps à autre en rejetant fort en arrière sa malencontreuse et pesante coiffure ; parfois aussi ses jambes s'empêtraient dans sa longue épée suspendue à un baudrier de buffle, brodé de soie incarnate et d'argent par Simonne, désireuse d'imiter en ce cadeau les prévenances des nobles dames pour leurs preux chevaliers. Ancel était depuis longtemps l'ami de Fergan, qui l'affectionnait et l'estimait profondément. Simonne, élevée avec Martine, et un peu plus âgée qu'elle, la chérissait comme une sœur. Grâce à leur voisinage, les deux jeunes femmes se visitaient chaque jour après l'accomplissement de leurs nombreux devoirs de ménagères et d'artisanes ; car si Martine aidait Colombaïk dans plusieurs travaux de sa tannerie ; Simonne, non moins laborieuse qu'accorte, laissant à Ancel-Quatre-Mains et à ses deux apprentis gindres le soin de confectionner le pain, pétrissait de ses jolies mains, aussi blanches que la fleur de froment, ces fins gâteaux dont les citadins et même les nobles épiscopaux se montraient friands. Simonne-la-Talmelière entra donc chez ses voisins avec sa pétulance ordinaire ; mais son charmant visage, non plus joyeux et avenant comme de coutume, exprimait une vive indignation, et elle s'écria, devançant son mari de quelques pas : -- L'insolente ! Aussi vrai qu'Ancel se nomme Quatre-Mains, j'aurais voulu, foi de Picarde, avoir quatre mains pour la souffleter, toute noble dame qu'elle est, cette vieille mégère !
-- Oh ! oh ! -- dit Fergan en souriant ; car il connaissait le caractère impétueux de la jeune femme, -- vous voici bien courroucée, ma voisine ?
-- Qu'as-tu donc, Simonne ? -- ajouta Martine ; -- que t'est-il arrivé ?
-- Rien, -- reprit le talmelier en secouant la tête et répondant aux regards interrogatifs de Fergan, de Jehanne et de Colombaïk ; -- rien, mes bons voisins.
-- Comment ?... rien ? -- s'écria Simonne en bondissant et se tournant vers son mari. -- Ah ! de pareilles insolences pour toi ne sont rien ? -- Le talmelier secoua de nouveau négativement la tête, et, profitant de l'occurrence pour se débarrasser de son casque, qui lui pesait fort, il le mit sous son bras. -- Ah ! ce n'est rien, -- reprit Simonne en s'adressant à Fergan et à Jehanne. -- Je vous prends tous deux pour juges ; vous êtes gens sages et judicieux.
-- Mais, Martine et moi, que sommes-nous donc, belle talmelière ? -- dit en riant Colombaïk, -- Quoi ! vous nous récusez ?...
-- Je ne vous prends pour juges ni vous ni Martine, parce que vous seriez trop de mon avis, -- reprit vivement Simonne en interrompant Colombaïk ; -- maître Fergan et sa femme ne sont pas, que je sache, soupçonnés d'être des étourneaux ! ils décideront si je me courrouce... pour rien, -- ajouta-t-elle en lançant de nouveau un regard indigné au talmelier, qui, très-embarrassé de sa longue épée, s'était assis en la plaçant en travers sur ses genoux après avoir déposé son casque à terre. -- Voici donc ce qui est arrivé : -- reprit Simonne ; -- selon ma promesse faite hier à Martine de venir la chercher ici ce matin pour assister à la cérémonie de l'inauguration de notre beffroi, nous sortons, Ancel et moi ; en suivant la rue du Change, nous passons devant la fenêtre basse de la maison forte d'Arnulf, noble homme de Haut-Pourcin, comme il s'intitule.
-- Je le connais, -- dit Colombaïk ; -- c'est l'un des plus forcenés épiscopaux de la ville.
-- Et sa femme est une des plus effrontées diablesses qui se soient jamais ensabattées ! -- s'écria Simonne ; -- jugez-en, mes voisins. Elle et sa servante se trouvaient à une fenêtre basse lorsque nous sommes passés, Ancel et moi : -- « Vois donc, ma mie, -- dit-elle très-haut à sa suivante, en riant aux éclats ; -- vois donc la talmelière comme elle s'en va battant neuf avec sa cotte de soie lombarde, sa ceinture d'argent et son peliçon bordé de martre ? Dieu me pardonne ! de pareilles créatures oser porter de la soie et de riches fourrures comme nous autres nobles dames, au lieu de s'en tenir humblement à une jupe de tiretaine et à un surcot doublé de peau de chat, vêtements convenables à la basse condition de ces vilaines ! Quelle pitié ! Heureusement sa robe jaune est de la couleur de ses nieules et de ses galettes ; elle leur servira d'enseigne ! »
-- Cela prouvait en faveur de l'excellente cuisson des galettes de Simonne, n'est-ce pas, voisins ? -- dit le talmelier ; -- car, au sortir du four, la galette doit être jaune comme de l'or.
-- Voyez si je suis sotte, moi ! Je n'ai point pris les paroles de la noble dame pour un compliment, -- reprit Simonne, -- et je lui ai vertement répondu, à cette insolente : « Foi de Picarde, dame du Haut-Pourcin, si ma cotte est l'enseigne de mes galettes, votre visage est l'enseigne de vos cinquante ans, quoique vous fassiez la mignonne, la pouponne et la muguette fleurie ! »
-- Ah ! ah ! -- dit Colombaïk en riant, -- la bonne réponse à cette vieille fée, qui, en effet, toujours s'attife en jeunette. Les voilà bien, ces nobles ! le gentil accoutrement de nos femmes les offusque autant que les tourelles de nos maisons !
-- Ma réponse a porté coup, -- reprit Simonne. -- La dame de Haut-Pourcin s'est cramponnée, comme une furie, aux barreaux de sa fenêtre en criant : -- « Ah ! musarde ! ah ! pendarde ! oser me parler ainsi ! vile serve émancipée !... Patience... patience... Bientôt je te ferai fouetter par mes servantes ! »
-- Oh ! oh ! quant à cela, moi je lui ai répondu : « Ne dites donc point de folles choses, dame de Haut-Pourcin, » -- reprit le talmelier ; -- « il est passé ce temps-là, où les nobles dames faisaient battre les bourgeoises ! »
-- Oui, -- ajouta Simonne, avec indignation ; -- et savez-vous ce qu'elle a dit, cette harpie, en montrant le poing à Ancel ? « Va, gros butor ! la vile bourgeoise ne parlera pas longtemps si haut ! Bientôt l'on ne verra plus des manants porter le casque des chevaliers, et des coquines comme ta femme porter des cottes de soie payées par leurs amants !... » -- En disant ces derniers mots, Simonne, dont la colère s'était jusqu'alors nuancée d'une sorte d'animation joyeuse, devint pourpre de confusion ; deux larmes roulèrent dans ses beaux yeux noirs, et elle ajouta, d'une voix douloureusement émue : -- Un tel outrage... à moi... Et Ancel dit que ce n'est rien !
-- Non, non ! n'es-tu pas aussi honnête femme que laborieuse ménagère ? -- répondit affectueusement le talmelier en se rapprochant de Simonne, qui essuyait ses yeux du revers de sa main. -- J'en fais juges nos bons voisins : cette sotte injure vaut-elle seulement la peine qu'on s'en souvienne ?
-- Ancel a raison, -- reprit Fergan ; -- cette vieille est folle, et paroles de folle ne sont rien. Seulement, mes amis, il faut le reconnaître, l'insolence des épiscopaux va chaque jour croissante... Ah ! ces menaçantes allusions au temps passé annoncent quelque secret et méchant dessein !
-- Quoi, mon père, ces gens-là seraient assez fous pour songer à attaquer notre Commune ? Quoi ! nous irions nous soucier de leur insolence ?
-- Levain qui fermente est toujours aigre, mon garçon, -- reprit le talmelier en hochant la tête d'un air pensif. -- L'observation de ton père est juste, les provocations des épiscopaux ont une cause cachée. Tout à l'heure je disais à Simonne : ce n'est rien ; maintenant, je dis : c'est quelque chose.
-- Eh bien, soit ! qu'ils osent ! -- s'écria Colombaïk, -- nous les attendons ces nobles hommes, ces clercs et leur évêque !
-- Et si les femmes s'en mêlent, comme lors de l'insurrection de Beauvais, -- s'écria Simonne-la-Talmelière, en serrant ses petits poings, -- moi qui n'ai pas d'enfants, j'accompagne mon mari à la bataille, et la dame de Haut-Pourcin me paiera cher ses injures ; foi de Picarde ! je souffletterai son insolente face, aussi sèche qu'une oublie de Pâques à la Noël !
Le bon talmelier souriait de l'héroïque enthousiasme de sa gentille femme, lorsque l'on entendit au loin le tintement d'une grosse cloche ; Fergan, sa famille et ses voisins tressaillirent et écoutèrent avec recueillement ce bruit sonore et prolongé.
-- Ah ! mes amis, -- dit Fergan d'une voix émue, -- l'entendez-vous sonner, pour la première fois, le beffroi de notre Commune ? L'entendez-vous ? il nous appelle aujourd'hui à une fête, demain il nous appellera au conseil où nous réglons les intérêts de la cité ; un jour, peut-être, il nous appellera aux armes... Ô beffroi populaire ! ta voix de bronze, réveillant enfin la vieille Gaule, a donné le signal de l'insurrection des communes ! -- À peine le carrier achevait-il ces mots que toutes les cloches des églises de la ville de Laon se mirent en branle à grande volée ; ce carillon assourdissant domina et couvrit bientôt complètement le tintement isolé du beffroi. Cette rivalité de sonneries n'était pas due au hasard, mais au calcul de l'évêque et des gens de son parti : sachant l'importance patriotique que les communiers de Laon attachaient à l'inauguration du symbole de leur affranchissement, les épiscopaux voulaient troubler la fête.
-- Oh ! ces prêtres ! toujours haineux et hypocrites, jusqu'au jour où ils se croient assez forts pour être impitoyables ! -- s'écria Colombaïk. -- Allez, sonnez, hommes noirs ! sonnez à toute volée ! les cloches cafardes de vos églises ne feront pas taire notre beffroi communal ! les unes appellent les hommes à la servitude, à l'hébétement, au renoncement de leur dignité ; l'autre les appelle à leurs devoirs civiques et à la liberté ! Venez, mon père, venez ! la milice bourgeoise doit être à cette heure assemblée sous les piliers des halles ; vous êtes Connétable et moi Dizainier, ne nous faisons pas attendre !
Fergan prit son casque, et bientôt, donnant le bras à Jehanne-la-Bossue de même que Colombaïk donnait le sien à Martine, et Quatre-Mains-le-Talmelier à sa femme Simonne, les trois couples sortirent de la tannerie de Colombaïk suivis de ses apprentis, qui faisaient aussi partie des communiers. La rivalité de sonneries continuait toujours ; de temps à autre les cloches des églises cessaient leur carillon, espérant sans doute avoir lassé le branle du beffroi ; mais son tintement sonore et régulier continuant de se faire entendre, le carillon clérical recommençait avec un redoublement de furie. Cet incident, puéril en apparence, grave au fond, car son intention était manifeste, produisait dans la cité un vif mécontentement contre les épiscopaux. Le trajet à parcourir depuis la tannerie de Colombaïk jusqu'aux piliers des halles, rendez-vous de la milice bourgeoise, était assez long ; la foule encombrait les rues, se dirigeant vers l'hôtel communal, en construction depuis trois ans et récemment achevé. La fonte et la pose du beffroi dans son campanile avaient seules retardé l'inauguration de ce monument, si cher aux citadins. Plus d'une fois Jehanne-la-Bossue se retourna, non sans inquiétude, vers son fils, qui la suivait avec Martine, précédant Quatre-Mains-le-Talmelier et sa femme ; les craintes de Jehanne étaient fondées : beaucoup de serviteurs appartenant aux clercs ou aux nobles se mêlaient à la foule, et de temps à autre lançaient quelque injure grossière contre les communiers, après quoi ils fuyaient à toutes jambes ; des chevaliers revêtus de leurs armures traversaient les rues à cheval, le poing sur la hanche, la visière haute, jetant sur le populaire et la bourgeoisie des regards de dédain ou de défi. Ces provocations redoublèrent surtout aux abords du lieu de rendez-vous de la milice, à la tête de laquelle le maire de Laon et ses douze échevins devaient se rendre processionnellement à l'hôtel de la commune, afin de l'inaugurer par une séance solennelle, les réunions de ces magistrats ayant eu lieu jusqu'alors dans la maison de Jean Molrain, le maire. Les halles, ainsi que celles de toutes les cités de la Gaule, se composaient de vastes hangars, sous lesquels le samedi, et quelquefois à d'autres jours de la semaine, les marchands, quittant leurs boutiques habituelles, allaient à leurs comptoirs halliers exposer denrées et marchandises ; les habitants du dehors et des faubourgs, qui venaient s'approvisionner à Laon, trouvaient ainsi à acheter dans un même endroit ce dont ils pouvaient avoir besoin. Mais les halles, en ce jour de fête, servaient de lieu de réunion à bon nombre de bourgeois et d'artisans qui s'étaient armés pour se joindre au cortège et lui donner un caractère plus imposant. En cas de guerre, tout communier devait, au premier appel du beffroi, se munir d'une pique, d'une hache ou d'un bâton, et accourir au rendez-vous. La foule se montrait généralement insoucieuse des insolentes railleries ou des provocations des épiscopaux : la majorité des communiers se sentaient assez forts pour mépriser ces défis ; d'autres, moins résolus, obéissaient à une certaine appréhension de ces nobles bardés de fer, presque tous accoutumés au maniement des armes, et contre lesquels les Laonnais ne s'étaient pas encore mesurés, puisqu'ils devaient leur affranchissement, non à une insurrection, mais à un marché d'argent. Puis, enfin, à peine délivrés de leur rude et honteux servage, beaucoup de citadins conservaient, involontairement, une ancienne habitude, sinon de respect, du moins de crainte envers ceux dont ils avaient pendant si longtemps subi la cruelle oppression. Bientôt les dizainiers, commandant à dix hommes, et les centeniers, commandant aux dizainiers, sous les ordres de Fergan, élu Connétable ou chef de la milice, rangèrent leurs gens sous les piliers des halles ; Colombaïk était dizainier, sa troupe se trouvait au complet, moins un jeune garçon nommé Bernard, fils de Bernard-des-Bruyères, riche bourgeois assassiné trois ans auparavant dans la cathédrale par Gaudry, évêque de Laon.
-- Sans doute ce pauvre Bernard ne se joindra pas à nous, -- dit Colombaïk ; -- c'est fête aujourd'hui, et il n'est plus de fêtes pour cet infortuné depuis le meurtre de son père !
-- Pourtant, voici venir Bernard, -- dit l'un des miliciens en montrant du geste, à quelques pas de là, un tout jeune homme, pâle, frêle, maladif, à l'air timide et doux, coiffé d'un casque de cuir et armé d'une lourde hache qui semblait peser à son épaule. -- Pauvre Bernard ! -- ajouta le milicien, -- si faible, si chétif ! on l'excuse de n'avoir pas vengé la mort de son père sur notre maudit évêque ! -- Bernard, cordialement accueilli par ses compagnons, répondit à leurs preuves d'intérêt avec une sorte d'embarras, et prit silencieusement place à son rang ; bientôt arriva le maire accompagné des échevins, les uns sans armes, les autres armés comme Ancel-Quatre-Mains, qui alla les rejoindre. Jean Molrain, le maire, homme dans la force de l'âge et d'une figure à la fois calme et énergique, marchait à la tête des magistrats de la cité ; l'un d'eux portait la bannière de la commune de Laon, car si la tour des beffrois populaires se dresse fièrement aujourd'hui en face des donjons féodaux, les bannières communales flottent non moins haut que les bannières seigneuriales. Celle de Laon représentait deux tours crénelées, entre lesquelles l'on voyait une épée nue ; tel était le sens de cet emblème : « -- Notre ville fortifiée de murailles saura se défendre par les armes contre ses ennemis. » -- Un second échevin portait, dans un étui de vermeil, sur un coussin de soie, la charte communale signée par l'évêque, par les nobles, et confirmée par la signature de Louis-le-Gros, roi des Français. Enfin un troisième échevin portait, aussi sur un coussin, le sceau d'argent de la commune servant à sceller les actes et les arrêts rendus en son nom par son échevinage ; cette grande médaille, moulée en creux, représentait le maire vêtu de sa longue robe ; la main droite levée vers le ciel, il semblait prêter un serment, tandis que de sa main gauche il tenait une épée dont la pointe reposait sur son cœur(38). « -- Moi, maire de Laon, j'ai juré de maintenir et de défendre les franchises de la Commune ; plutôt mourir que trahir mon serment. » -- Telle était la signification patriotique du sceau communal. Lors de l'arrivée des magistrats de la cité, Fergan, qui donnait ses derniers ordres aux miliciens, vit sortir de la foule un prêtre, archidiacre de la cathédrale et nommé ANSELME ; Fergan tenait les tonsurés en singulière aversion, mais il affectionnait beaucoup Anselme, véritable disciple du Christ. -- Fergan, -- dit tout bas l'archidiacre au carrier, -- engage tes amis à redoubler de calme, de prudence, je t'en conjure, empêche-les de répondre à aucune provocation ; je ne saurais t'en dire davantage... le temps me presse, je cours à l'évêché. -- En disant ces mots, Anselme disparut dans la foule. L'avis de l'archidiacre, homme sage, aimé de tous, et par sa position mis en mesure d'être sûrement informé, frappa Fergan ; il ne douta plus d'une conspiration ourdie en secret par les épiscopaux contre la Commune, et, profondément préoccupé, il se mit en tête des miliciens, afin d'escorter jusqu'à l'hôtel communal le maire et les échevins. Fergan inscrit ici leurs noms obscurs, puissent-ils rester chers à votre mémoire ! fils de Joel !
Le maire se nommait : -- JEAN MOLRAIN ; -- Les échevins : -- FOULQUE, fils de Bomar ; -- RAOUL-CABRICION ; -- ANCEL, gendre de Lebert ; -- HAYMON ; -- PAYEN-SEILLE ; -- ROBERT ; -- REMY-BUT ; -- MENARD-DRAY ; -- RAIMBAUT-le-Soissonnais ; -- PAYEN-OSTE-LOUP ; -- ANCEL-QUATRE-MAINS ; -- et RAOUL-GASTINES(39).
Le cortège se mit en marche au milieu des acclamations joyeuses de la foule, criant avec enthousiasme son cri de ralliement : -- Commune ! Commune ! -- auquel se joignait le tintement sonore du beffroi, car le carillon clérical avait enfin cessé, les épiscopaux craignant de paraître prendre part à la fête, grâce à la sonnerie prolongée de leurs cloches ; le cortège, avant d'arriver sur la place où s'élevait l'hôtel communal, passa devant la demeure du chevalier de Haut-Pourcin, grande maison forte flanquée de deux grosses tours reliées entre elles par une sorte de terrasse crénelée formant saillie au-dessus de la porte ; sur cette espèce de balcon, se trouvaient réunis grand nombre de chevaliers, de prêtres et de nobles dames élégamment parées, les unes jeunes et jolies, les autres vieilles ou laides ; parmi les moins vieilles et les plus laides se distinguait surtout la dame de Haut-Pourcin, grande femme de cinquante ans environ, sèche, osseuse, à la mine arrogante, et portant un surcot violet à boutons d'or enrichi d'une pèlerine en plumage de paon ; sur ses cheveux grisonnants elle avait amoureusement placé un chapel de muguet fleuri, ainsi que se serait coiffée une bergerette ; la blancheur de ces fleurettes faisait paraître plus jeune encore le teint bilieux de la dame de Haut-Pourcin, teint moins jaune cependant que ses longues dents. À la vue du cortège, en tête duquel marchaient le maire et les échevins, elle s'adressa aux personnes de sa compagnie et s'écria d'une voix aigre et perçante, qui fut entendue des communiers, car la terrasse n'était élevée que de douze ou quinze pieds : -- Mesdames et messeigneurs, avez-vous jamais vu bande de baudets se rendre à leur moulin d'un air plus triomphant ?
-- Ah ! ah ! -- reprit très-haut l'un des chevaliers riant aux éclats en désignant du bout de sa houssine le maire Jean Molrain, -- voyez surtout le maître baudet qui guide les autres ? comme il se prélasse sous sa housse fourrée.
-- Il est dommage que son chaperon nous dérobe la vue de ses longues oreilles.
-- Sang du Christ ! n'est-il pas honteux de voir ces manants de race gauloise faits esclaves par nos ancêtres, oser porter le casque et l'épée comme nous autres nobles hommes ? -- ajouta le seigneur de Haut-Pourcin. -- Quoi ! nous, descendants des conquérants, nous, chevaliers ! nous souffrons cette vilainie ?
-- Holà ! eh ! Quatre-Mains-le-Talmelier, -- s'écria la dame de Haut-Pourcin d'une voix glapissante en se penchant sur l'appui de la terrasse, -- un mot, seigneur échevin, qui vous en allez ainsi armé en guerre : le dernier pain que mon panetier a été prendre à votre boutique n'était point assez cuit, et je vous soupçonne fort de m'avoir larronnée sur le poids !
-- Holà ! eh ! Remi-le-Corroyeur, -- ajouta un gros chanoine de la cathédrale, -- hé, seigneur échevin, qui vous en allez musardant, administrer les affaires de la cité, subtil magistrat, vous ne travaillez point pendant ce temps-là, incomparable prud'homme, à la selle de mule que je vous ai commandée !
-- Ah ! messeigneurs, voici la chevalerie ! -- dit une jeune femme en riant et aspirant la senteur d'un bouquet de marjolaine ; -- voyez donc l'air matamore de ce truand qui commande ces vaillants, ne dirait-on pas qu'il va tout pourfendre !
-- Ah ! ah ! messeigneurs, regardez ce héros qui, sans doute offusqué par sa visière, porte ma foi bravement son casque sens devant derrière.
-- Et cet autre qui tient son épée comme un pénitent tient son cierge !
-- Bon ! en voici un qui a failli crever l'œil de son voisin avec sa pique !
-- Tudieu ! messeigneurs, est-ce que, comme moi, vous ne vous sentez point glacés d'épouvante, jusqu'à la moelle des os en songeant que nous pourrions un jour nous trouver la lance au poing devant cette bourgeoisie, formidable cohue de fronts chauves, de grosses bedaines et de pieds plats !
Ces injures, accompagnées d'éclats de rire insultants et de gestes de dédain, d'abord endurés patiemment par les communiers, finirent cependant par émouvoir les plus impétueux, de sourds murmures s'élevèrent dans la foule ; déjà le cortège s'arrêtait malgré les instances de Fergan, qui, en vain, recommandait aux miliciens un calme méprisant ; les uns menaçaient du poing, les autres de leurs armes les épiscopaux, dont les rires redoublaient à l'aspect de l'irritation populaire ; soudain Jean Molrain, le maire, s'élançant sur l'un de ces bancs de pierre placés près des portes des maisons, et dont l'on se sert pour enfourcher plus facilement les chevaux, demanda le silence, et, d'une voix retentissante, dit ces paroles qui arrivèrent aux oreilles des Épiscopaux : -- Frères et conjurés de la commune de Laon, ne répondez pas à d'impuissants outrages ! que l'on ose attaquer notre commune par des actes, et non par des paroles, alors, nous, votre maire, nous, vos échevins, nous citerons le coupable à notre tribunal, et il sera fait justice de nos ennemis... oui, énergique et prompte justice ! Jusque-là, répondons aux provocations par le dédain ; l'homme, résolu et fort de son bon droit, méprise les injures... à l'heure du jugement, il condamne et punit !
Ces paroles sages et mesurées calmèrent l'agitation de la foule, mais elles parvinrent aux oreilles des nobles, rassemblés sur la terrasse de la maison du seigneur de Haut-Pourcin, et excitèrent leur courroux ; ils menacèrent les communiers du bâton et de l'épée en redoublant leurs insultes. -- Vos épées ne sont pas assez longues ! elles ne nous atteignent pas ! -- cria Colombaïk-le-Tanneur en passant avec ses miliciens au pied du balcon crénelé ; -- descendez dans la rue ! alors nous verrons si le fer pèse plus dans la main d'un bourgeois que dans celle d'un chevalier !
À cet appel, les Épiscopaux, malgré leur bravoure, ne répondirent que par de nouveaux outrages ; peu nombreux, ils auraient été saisis et emmenés prisonniers par les miliciens. Le cortège, un moment arrêté dans sa marche, se remit en route et arriva sur la place où s'élevait l'hôtel communal ; cet édifice, la joie, l'orgueil des artisans et des bourgeois, car il symbolisait leur affranchissement ; cet édifice, vaste et beau bâtiment récemment construit, formait un carré long ; d'élégantes sculptures ornaient sa façade et les linteaux de ses nombreuses fenêtres et de son parvis composé de trois arcades ogivales soutenues par d'élégants faisceaux de colonnettes de pierre ; mais dans ce monument, la partie que l'on avait construite et embellie avec une prédilection particulière, était la tour du beffroi et le campanile, où l'on suspendait la cloche ; cette tour, hardiment élancée au-dessus de la toiture, semblait presque entièrement à jour ; d'étage en étage une mince assise supportait des rangées de colonnettes surmontées d'ogives découpées en trèfle, de sorte qu'à travers ce réseau de pierres ciselées l'on voyait la spirale de l'escalier conduisant au campanile, caché sous des toiles jusqu'au moment où le cortège entra sur la place. Aussi, lorsque ces toiles tombèrent... un cri d'admiration, de patriotique enthousiasme s'éleva de toutes les poitrines. Rien de plus léger que ce campanile, sorte de cage de fer doré, dont les nervures, les rinceaux se découpaient sur l'azur du ciel comme une dentelle d'or étincelante aux premiers rayons du soleil, et dominant ce dôme éblouissant, la bannière communale flottait au vent printanier de cette belle matinée d'avril. Les cris d'enthousiasme de la foule redoublèrent, et la bise dut porter aux oreilles des Épiscopaux en courroux ce cri mille fois répété : -- Commune !... Commune !...
Ô fils de Joel ! je vous l'ai dit : contemplez toujours avec horreur ces châteaux féodaux et ces cathédrales qui défieront les âges ; oui quand viendra l'heure des justes représailles, ne laissez pierre sur pierre de ces exécrables monuments cimentés de nos sueurs, de notre sang ! Ils ont vu nos hontes, notre hébétement, notre misère, notre martyre, notre servitude ! mais contemplez-les avec un pieux respect, nos vieilles maisons communales ! elles aussi défiant les âges, vous diront un jour les luttes opiniâtres, laborieuses, sanglantes de vos pères, pour reconquérir et vous léguer la liberté ! Ô fils de Joel ! la maison communale : -- c'est l'héroïque et saint berceau de l'affranchissement de la Gaule !
L'évêché de Laon, avoisinant la cathédrale, était ceint d'épaisses murailles et fortifié de deux grosses tours, entre lesquelles se trouvait la porte d'entrée. Au point de vue de la douce morale de Jésus, l'ami des pauvres et des affligés, rien de moins épiscopal que l'intérieur de ce palais ; l'on se serait cru dans le château-fort de quelque seigneur féodal, batailleur et chasseur ; ce singulier contraste, entre l'aspect des lieux et le caractère qu'ils auraient dû présenter, causait une impression pénible aux cœurs honnêtes ; tel était le sentiment qu'éprouvait l'archidiacre Anselme lorsque, peu de temps après avoir engagé Fergan à obtenir des communiers de se montrer indifférents aux provocations des Épiscopaux, le disciple du Christ traversait les cours de l'évêché : ici les fauconniers lavaient et préparaient la chair vive destinée aux faucons, ou nettoyaient leur perchoir ; plus loin des veneurs, le cornet de chasse en sautoir, le fouet en main, conduisaient à l'ébat une meute nombreuse de ces grands chiens picards, si estimés des chasseurs ; ailleurs des serfs du domaine épiscopal s'essayaient, sous le commandement de l'un des écuyers de l'évêque, au maniement des armes ; cette dernière circonstance frappant d'étonnement l'archidiacre, et augmentant ses craintes pour le repos de la cité, il ressentit un redoublement de tristesse. Anselme, quoique prêtre catholique, était un homme d'une grande bonté, pur, désintéressé, austère et d'un rare savoir ; on l'appelait le docteur des docteurs ; plusieurs fois il avait refusé l'épiscopat, de crainte, disait-il : -- « de paraître censurer, par la chrétienne mansuétude de son caractère et par la chasteté de ses mœurs, la conduite du plus grand nombre des évêques de la Gaule. » -- Sa pâle figure, à la fois pensive et sereine, son front chauve, dépouillé par l'étude, donnaient à sa personne un aspect imposant, tempéré par la douceur de son regard. Modestement vêtu d'une robe noire, Anselme traversait lentement les cours de l'abbaye, comparant leur effrayant tumulte au calme de sa studieuse retraite, lorsqu'il vit de loin venir à lui un nègre d'une taille gigantesque ; vêtu à la mode orientale, coiffé d'un turban rouge ; cet esclave africain, d'une physionomie sardonique et farouche, se nommait Jean (depuis son baptême) ; il avait été donné en présent, plusieurs années auparavant, à l'évêque Gaudry par un seigneur croisé, de retour de la Terre-Sainte(40). Peu à peu Jean-le-Noir devint le favori du prélat, l'entremetteur de ses débauches ou l'instrument de ses cruautés avant l'établissement de la Commune ; car, depuis cet établissement, la personne et les biens des Communiers étant désormais garantis, si l'un d'eux éprouvait quelque dommage : la commune obtenait ou faisait elle-même justice de l'agresseur ; aussi l'évêque et les nobles avaient-ils dû renoncer à leurs habitudes de violence et de rapines. Au moment où l'archidiacre aperçut Jean-le-Noir, celui-ci descendait d'un escalier aboutissant à une porte pratiquée sous une voûte fermée d'une grille, qui séparait les deux premières cours d'un préau réservé à l'évêque ; une femme, enveloppée d'une mante à capuchon complètement rabattu, accompagnait l'esclave ; Anselme ne put retenir un mouvement d'indignation ; connaissant les êtres du palais, et sachant que l'escalier donnant sous la voûte conduisait à l'appartement de l'évêque, il ne pouvait douter que cette femme encapuchonnée, sortant de chez le prélat à une heure si matinale, sous la conduite de Jean-le-Noir, l'entremetteur habituel de Gaudry, n'eût passé la nuit chez lui ; aussi l'archidiacre, rougissant d'une chaste confusion, tourna-t-il la tête avec dégoût au moment où, après avoir ouvert la grille, l'esclave et sa compagne passèrent à ses côtés ; puis, pénétrant sous la voûte, il entra dans le préau ; ce vaste enclos gazonné, planté d'arbres, s'étendait devant la façade des appartements particuliers de l'évêque Gaudry. Cet homme, d'origine normande, et descendant des pirates du vieux Rolf, après avoir bataillé à la suite du duk Guillaume-le-Bâtard lorsqu'il alla conquérir l'Angleterre, fut plus tard (en 1106) promu à l'évêché de Laon. Cruel et débauché, cupide et prodigue, Gaudry était de plus un chasseur forcené ; encore agile et vigoureux, quoiqu'il eût dépassé la maturité de l'âge, il essayait ce matin-là un jeune cheval et le faisait manéger au milieu du préau où entra Anselme. Afin d'être plus à l'aise, le prélat, quittant sa longue robe du matin, garnie de fourrures, n'avait conservé que ses chausses, terminées en forme de bas, et une courte jaquette de moelleuse étoffe. Nu-tête, ses cheveux gris au vent, habile et hardi cavalier, montant à poil le jeune étalon, sorti pour la première fois de sa prairie, Gaudry, serrant entre ses cuisses nerveuses le fougueux animal, résistait à ses bonds, à ses ruades, et le forçait de parcourir en cercle la terre gazonnée du préau. L'écuyer de l'évêque applaudissait du geste et de la voix à l'adresse de son maître, tandis qu'un serf d'une carrure robuste et d'une figure patibulaire suivait cette équitation d'un regard sournois ; ce serf, qui appartenait à l'abbaye de Saint-Vincent, fief de l'évêché, s'appelait Thiégaud ; jadis préposé au péage d'un pont voisin de la ville, et dépendant de la châtellenie d'Enguerrand de Coucy, l'un des plus féroces tyrans féodaux de la Picardie, Thiégaud, redoutable par son audace et sa cruauté, s'était rendu coupable d'une foule d'extorsions et de meurtres. Gaudry, frappé du caractère déterminé de ce scélérat, l'ayant demandé au seigneur de Coucy en échange d'un autre serf, le chargea de percevoir les taxes arbitraires qu'il imposait à ses vassaux, charge que Thiégaud remplit avec une impitoyable dureté ; aussi l'évêque, le traitant avec une familiarité partiale, l'appelait-il habituellement : -- compère Ysengrin -- (compère le loup), et au besoin le faisait l'entremetteur de ses débauches, non sans éveiller la vindicative jalousie de Jean-le-Noir, secrètement courroucé de voir un autre que lui dans la confidence des exécrables secrets de son maître. Gaudry, en cavalcadant à l'entour du préau, aperçut l'archidiacre, fit faire une volte-face subite à l'étalon ; et, après quelques nouveaux soubresauts de l'impétueux animal, arriva près d'Anselme ; puis, sautant lestement à terre, il dit à son écuyer, en lui jetant les rênes de la bride : -- Je garde le cheval ! conduis-le dans mes écuries ; il sera sans pareil pour la chasse du cerf ou du sanglier !
-- Si vous gardez le cheval, seigneur évêque, -- répondit Thiégaud, -- comptez-moi cent vingt sous d'argent ; c'est le prix qu'on en demande.
-- Bon, bon ! rien ne presse, -- répondit le prélat. Et s'adressant à son écuyer : -- Gherard, emmène le cheval !
-- Non pas, -- reprit Thiégaud ; -- le métayer attend à la porte de l'évêché ; il doit ramener le cheval ou empocher son prix en argent, c'est l'ordre du propriétaire de ce bel étalon.
-- L'effronté coquin qui a donné cet ordre mérite de recevoir autant de coups de bâton que son cheval a de crins à la queue ! -- s'écria l'évêque. -- Est-ce que je n'ai pas, de droit, six mois de crédit dans ma seigneurie ?
-- Non, -- répondit froidement Anselme ; -- ce droit seigneurial est, ainsi que tant d'autres, aboli depuis que la ville de Laon est une commune affranchie, n'oublie pas cette différence entre le présent et le passé.
-- Je ne l'oublie pas ; oh ! je ne m'en souviens que trop souvent ! -- répondit l'évêque avec un dépit concentré. -- Mais quoi qu'il en soit, Gherard, emmène le cheval.
-- Seigneur, -- dit Thiégaud, -- le métayer attend, je vous le répète, l'argent... ou la bête.
-- Et moi, je répète qu'il n'aura pas le cheval, -- répondit Gaudry en frappant du pied avec colère. -- Quant à l'argent, si ce métayer ose murmurer, dis-lui de m'envoyer son maître... nous verrons, pardieu ! s'il aura l'audace de venir ici.
-- Cette audace, il l'aura, seigneur évêque, -- répondit Thiégaud ; -- le propriétaire du cheval est Colombaïk-le-Tanneur, communier de Laon, fils de Fergan, le maître des carrières de la butte au Moulin. Je connais ces gens-là ; or, je vous en préviens, le père et le fils sont de ceux... qui osent.
-- Sang du Christ ! assez de paroles ! -- s'écria l'évêque ; -- Gherard, conduis l'étalon aux écuries !
L'écuyer obéit ; l'archidiacre Anselme allait remontrer à Gaudry l'injustice et le danger de sa conduite, lorsque, entendant un certain tumulte s'élever dans les cours qui précédaient le préau, l'évêque, courroucé déjà, cédant à l'emportement de son caractère, se précipita hors de l'enceinte de son jardin, sans prendre le temps de revêtir sa robe, qu'il laissa sur un banc. À peine eut-il traversé la première cour, suivi de l'écuyer conduisant le cheval, et de Thiégaud, souriant, dans sa perversité, à cette nouvelle iniquité de son maître, que celui-ci vit venir à lui grand nombre de gens de sa maison ; tous poussaient des clameurs, gesticulaient violemment, et entouraient Jean-le-Noir, dont la taille gigantesque les dépassait de toute la tête ; non moins animé que ses compagnons, il criait et gesticulait aussi, brandissant à la main son long poignard sarrasin.
-- D'où vient ce tapage ? -- dit l'évêque de Laon en s'avançant au devant de ce groupe ; -- pourquoi ces cris ?
Plusieurs voix irritées répondirent ainsi au prélat : -- Ce sont les bourgeois de Laon ! -- Ces chiens de communiers !
-- Encore cette bourgeoisie ! -- s'écria Gaudry. -- Que s'est-il passé ?
-- Jean-le-Noir va le dire ! -- clamèrent plusieurs voix ; -- parle, Jean, parle !
Le géant africain se tourna vers ses compagnons, leur fit de la main signe de garder le silence ; et, essuyant sur sa cuisse la lame ensanglantée de son poignard, il dit à Gaudry d'une voix palpitante encore altérée par la colère, en jetant pourtant sur Thiégaud un regard de haine sournoise : -- Je venais, seigneur évêque, de conduire jusqu'à la porte du dehors Mussine-la-Belotte...
-- Ma fille ! -- s'écria Thiégaud stupéfait, au moment où le prélat, frappant du pied avec colère et haussant les épaules, reprochait du geste et du regard à son esclave l'indiscrétion de ses paroles ; Jean-le-Noir resta coi et affecta la mine embarrassée d'un homme qui comprend trop tard la sottise qu'il a dite, tandis que les gens de l'évêché souriaient en tapinois de l'air ébahi de Thiégaud ; les uns le redoutaient à cause de sa méchanceté, d'autres le jalousaient en raison de sa familiarité avec l'évêque, Jean-le-Noir était de ceux-ci ; aussi, après avoir secrètement corrompu et livré au prélat la fille du serf, voulut-il lui porter un coup terrible, sachant combien, malgré sa scélératesse, cet homme était jaloux de l'honneur de sa fille, qu'il adorait ; Thiégaud, devenant livide à cette foudroyante révélation, jeta sur Gaudry un regard effrayant... mais rapide comme l'éclair ; puis, ses traits reprenant soudain leur expression habituelle, il se mit à rire plus haut que personne de la maladresse de Jean-le-Noir, et s'inclina même avec une déférence ironique devant Gaudry. Celui-ci, connaissant depuis longtemps la vie criminelle du serf de Saint-Vincent, ne s'étonna pas de le voir rester, en apparence, si insoucieux de la honte de sa fille ; mais, par suite de ce respect humain dont les caractères les plus dépravés ne se dépouillent jamais entièrement, l'évêque, bien que la corruption de ses mœurs fût notoire, apaisa d'un geste impérieux l'hilarité générale et dit : -- Ces rires sont malséants, la fille de Thiégaud était venue de grand matin, comme viennent tant d'autres pénitentes, me consulter, moi, son père spirituel ; je l'ai fait ensuite accompagner par Jean jusqu'à la porte de l'évêché.
-- Cela est si vrai, -- ajouta Thiégaud avec un calme parfait, -- cela est si vrai, qu'en amenant ici ce matin un cheval à notre seigneur l'évêque, je comptais repartir avec ma fille ; mais elle est sortie par la porte de la voûte, tandis que j'étais dans le préau.
-- Compère Ysengrin, -- reprit le prélat avec un mélange de hauteur et de familiarité, -- nos paroles peuvent se passer de ton témoignage. -- Puis, empressé de couper court à cet incident qui avait pour témoin l'archidiacre Anselme, toujours silencieux, mais profondément indigné, Gaudry dit à l'esclave noir : -- Parle ? que s'est-il passé entre toi et ces Communiers, que l'enfer confonde !
-- J'ouvrais la porte de l'évêché à Mussine-la-Belotte, lorsque trois bourgeois, venant des faubourgs et se dirigeant vers la porte de la ville, afin d'aller assister sans doute à la cérémonie annoncée par le beffroi de ces pendards, passèrent devant le palais ; en voyant sortir de céans une femme encapuchonnée, ces coquins se sont mis à rire malignement, en se poussant le coude et continuant leur chemin, moi, je cours à eux et leur dis : « -- De quoi riez-vous ? chiens de communiers ! » -- Ils me répondent avec insolence, m'appellent bourreau de l'évêque ; je tire mon poignard, je frappe l'un d'eux au bras, car il a paré le coup, et tandis que ses compagnons l'entourent en beuglant : qu'ils vont aller demander justice à la commune, je rentre et referme sur moi la porte ; par Mahom ! je suis content de ce que j'ai fait ; j'ai vengé mon maître des insultes de ces maudits !
-- Oui, Jean-le-Noir a bien agi ! -- s'écrièrent les gens de l'évêché ; -- nous ne pouvons sortir sans être honnis par les bourgeois de Laon !
-- L'autre jour, -- s'écria un des fauconniers, -- le boucher de la rue du Change, l'un des échevins de cette commune du diable, a refusé de me donner à crédit de la viande pour les faucons de notre seigneur l'évêque !
-- Il nous faut maintenant, dans les tavernes, payer avant de boire !
-- Est-ce qu'il en était ainsi il y a trois ans ?
-- Oh ! c'était le bon temps ! tout homme de l'évêché prenait sans payer ce qu'il voulait chez les marchands, et pas un de ces musards n'osait seulement souffler.
-- Souffler ! on les aurait assommés ! Ah ! c'est qu'aussi nous étions les maîtres alors !
-- Mais depuis leur commune ensabbatée, ce sont les bourgeois qui sont maîtres. Au diable la commune ! vive l'ancien temps !
-- Oui, au diable les communiers ! Ils nous font crever de malehonte pour notre seigneur évêque, -- dit l'un des jeunes serfs qui naguère s'exerçaient au maniement des armes ; et s'adressant résolument au prélat, qui, loin de calmer l'effervescence de ses gens, semblait ravi de leurs récriminations et les encourageait par un sourire approbatif : -- Dis un mot, notre évêque, nous sommes ici une cinquantaine qui commençons à savoir manier l'arc et la pique, mets quelques chevaliers à notre tête, nous descendrons dans la ville et nous ne laisserons pas pierre sur pierre des maisons de cette bourgeoisie et de cette artisannerie !
-- Oui, dis un mot ! -- s'écria Thiégaud, -- et moi je t'amène, saint patron, une centaine de bûcherons et de charbonniers de la forêt de Saint-Vincent ; ils feront des maisons de ces artisans et de ces bourgeois, un brasier à rôtir Belzébuth lui-même !
Si l'évêque de Laon avait pu conserver quelque doute sur l'indifférence du serf de Saint-Vincent au sujet de la honte de sa fille, ce doute eût été détruit par les paroles de cet homme ; aussi le prélat, doublement satisfait des témoignages de dévouement de Thiégaud, dit aux gens de l'évêché : -- Je suis content de vous trouver dans ces dispositions ; persistez-y ; le moment de vous mettre à l'œuvre arrivera plus tôt que vous ne le pensez. -- Quant à toi, mon brave Jean, tu m'as vengé de l'insolence de ces communiers ; ne crains rien, il ne sera pas touché à un cheveu de ta tête ; et toi, compère Ysengrin, tu signifieras au métayer : que je garde le cheval, je le payerai s'il me convient de le payer ; va promptement voir nos amis les bûcherons et les charbonniers de la forêt : d'un jour à l'autre je pourrai avoir besoin d'eux ; et, ce jour venu, ils pourront, en retour de leur bonne volonté, faire rafle à leur guise dans les boutiques et les maisons des bourgeois de Laon. -- Et, s'avançant vers l'archidiacre Anselme, qui avait assisté à cette scène sans prononcer un mot, il lui dit : -- Rentrons chez moi ; ce qui vient de se passer sous tes yeux t'aura préparé à l'entretien que nous allons avoir, et pour lequel je t'ai mandé ici ce matin.
L'archidiacre suivit le prélat ; et tous deux se rendirent dans les appartements de l'évêché.
-- Anselme, tu viens de voir et d'entendre des choses qui, sans doute, t'auront choqué ; nous en reparlerons tout à l'heure, -- dit Gaudry lorsqu'il fut seul avec l'archidiacre. -- Je t'ai mandé, voici pourquoi : je connais ton grand faible pour le menu peuple et la bourgeoisie.
-- Ce n'est pas faiblesse, c'est affection réfléchie.
-- Soit... Veux-tu rendre un signalé service à tes favoris ?
-- De grand cœur.
-- Eh bien ! puisque tu as la confiance de l'artisan et du citadin, dis-leur ceci : -- « Croyez-moi, bonnes gens : renoncez à cet exécrable esprit de nouveauté, à cette forcennerie diabolique qui pousse en ces temps-ci le vassal à se dresser contre son seigneur ; abjurez au plus tôt cet orgueil effronté, stupide, impie, qui persuade à l'artisan et au citadin qu'ils peuvent se soustraire à l'autorité seigneuriale, afin de se gouverner par eux-mêmes. Allez, bonnes gens, -- dois-tu leur dire encore, -- retournez à vos métiers, à vos boutiques : la chose publique se passera fort bien de vous ; vous délaissez l'Église pour l'hôtel communal, vous ouvrez l'oreille au son de votre beffroi et la fermez au son des cloches de l'Église, cela ne vous est point bon ; vous finiriez par oublier la soumission que vous devez éternellement aux prêtres, aux nobles et au roi... Ne confondons jamais les conditions, bonnes gens ; à chacun ses droits, à chacun ses devoirs ; le droit du prêtre, du noble, du roi : est de commander, de gouverner ; le devoir du serf, de l'artisan, du bourgeois est d'obéir aveuglément, sans réflexion, à la moindre volonté de leurs maîtres naturels, de qui l'autorité souveraine, sacrée, consacrée par la toute-puissance divine, doit être pour les serfs, les artisans, les vilains ou les bourgeois aussi sainte, aussi obéie qu'un article de foi ; donc, mes bonnes gens, cette pitoyable comédie communière et républicaine, que vous jouez depuis tantôt trois ans, et dont la cérémonie de ce matin est le bouquet, a assez duré, a trop duré. Renoncez de bon gré à vos ridicules rôles de maire, d'échevins, de guerriers ; l'on a commencé par rire de vos sottises, dans l'espoir que vous reviendriez au bon sens ; mais, à la longue, voyez-vous, l'on se lasse. Le moment est venu de mettre fin à ces saturnales ; donc, croyez-moi, bonnes gens, afin d'éviter un juste châtiment, et que les choses se passent paisiblement, revenez de vous-mêmes à l'humilité de votre condition ; faites de vos robes d'échevins des cottes pour vos femmes, remettez vos armes aux gens qui savent les manier, apportez respectueusement à l'Église, en manière d'hommage expiatoire, votre assourdissant beffroi ; il augmentera la sonnerie de la cathédrale, votre superbe bannière servira de nappe d'autel, et quant à votre magnifique sceau d'argent, fondez-le pour acheter quelques tonnes de vin vieux, que vous viderez au rétablissement de la seigneurie de votre évêque en Jésus-Christ ; de la sorte tout ira bien, bonnes gens, le passé vous sera pardonné, à la condition que vous serez désormais soumis, humbles, repentants devant l'Église, la noblesse et la royauté, et que vous renoncerez de vous-mêmes à votre peste de commune. »
Anselme avait écouté l'évêque de Laon avec un mélange de surprise, d'indignation et de profonde anxiété, ne cherchant pas à interrompre le prélat, et se demandant comment cet homme, auquel, malgré ses crimes, il ne pouvait refuser ni esprit, ni sagacité, s'aveuglait assez sur les hommes et sur les choses pour concevoir des projets tels que les siens. L'émotion de l'archidiacre était si profonde qu'il garda le silence pendant quelques moments ; enfin il dit à l'évêque, d'une voix grave et pénétrée : -- Ainsi tu m'engages à conseiller aux habitants de Laon de renoncer à leur Charte ? Cette Charte, que toi et eux vous avez consentie et jurée d'un commun accord ?
-- Cette convention a été conclue, pendant mon voyage en Angleterre, par le chapitre et le conseil de chevaliers qui gouvernaient en mon absence.
-- Faut-il donc te rappeler qu'à ton retour de Londres, et moyennant une somme d'argent considérable à toi donnée par la bourgeoisie, cette Charte tu l'as signée de ta main, scellée de ton sceau, jurée sur ta foi ? Peux-tu le nier ?
-- J'ai eu tort d'agir ainsi ; l'Église tient sa seigneurie de Dieu seul... elle n'a pas le droit d'aliéner ses droits.
-- As-tu rendu l'argent reçu par toi pour consentir la commune ?
-- L'argent que j'ai reçu représentait au plus quatre années du revenu que, pour ma part, je tirais ordinairement des habitants de Laon. Trois ans sont écoulés depuis l'établissement de cette peste de commune, je suis donc, envers mes vassaux, en avance d'une année ; or, comme mon droit est de taxer à merci et à miséricorde, je doublerai la taxe de l'année présente, et, me trouvant ainsi au pair, j'exigerai, si bon me semble, la taxe de l'an prochain.
-- Ce droit tu l'aurais si tu ne l'avais aliéné ; mais tu ne peux renier ta signature, ton sceau, ton serment ?
-- Ah, ah, ah ! ma signature ! deux mots écrits au bas d'un parchemin ! mon sceau ? un morceau de cire ! mon serment ? un son de voix !
Anselme, malgré son calme, fut sur le point d'éclater ; il se contint et reprit : -- Ainsi, tu persistes à abolir la commune de Laon ?
-- Oui, par tous les moyens possibles.
-- Soit ; tu renies un engagement sacré, mais tu oublies que, par prudence et ne reculant devant aucun sacrifice, les communiers de Laon, moyennant une autre somme d'argent considérable, ont fait confirmer leur Charte par le roi Louis-le-Gros.
-- Le roi ? -- fit l'évêque Gaudry en haussant les épaules ; -- demain, au plus tard, Louis-le-Gros sera ici, à Laon, à la tête de bon nombre de chevaliers et d'hommes de guerre pour écraser ces misérables bourgeois s'ils osaient se refuser à l'abolition de leur commune !
-- Le roi !...
-- Oui.
-- Le roi ? -- répéta l'archidiacre avec stupeur, -- lui qui a confirmé, juré la Charte d'affranchissement des bourgeois de Laon ?
-- Le roi commence à écouter la voix de l'Église ; il comprend enfin que, s'il est pour lui d'une bonne politique et d'un bon profit de vendre pour un temps leur affranchissement, aux villes soumises aux seigneurs laïques, ses rivaux et les nôtres, il compromet gravement sa puissance en favorisant l'affranchissement des seigneuries ecclésiastiques, car en cela il habitue les peuples à s'émanciper du joug de l'Église ; or, l'Église seule a le pouvoir d'affermir le trône en ordonnant aux peuples d'obéir aux rois sous peine du feu éternel. Donc Louis-le-Gros, en confirmant provisoirement, moyennant pécule, les Chartes d'affranchissement des communes autrefois soumises à des seigneurs laïques, est fermement résolu à faire rentrer désormais sous l'autorité épiscopale toutes les villes ecclésiastiques affranchies, et il les écrasera si elles bronchent. Aussi, je te le répète, demain au plus tard, j'en ai l'assurance, Louis-le-Gros sera dans cette ville à la tête de ses hommes de guerre ; les nobles de le ville le savent comme moi.
-- Je ne m'étonne plus de leurs provocations insensées ! Ah ! mes pressentiments ne me trompaient pas lorsque, ce matin encore, j'engageais les communiers à redoubler de calme et de prudence !
-- Tu étais dans la bonne voie ; aussi, connaissant ton influence sur ces musards, je t'ai mandé ici afin de te charger de les engager à renoncer d'eux-mêmes à leur commune ensabbatée s'ils veulent échapper à un châtiment terrible.
-- Évêque de Laon, -- dit Anselme d'une voix émue et solennelle, -- je refuse la mission dont tu me charges ; je ne veux pas voir couler dans cette ville le sang de mes frères !
-- Quoi ?... tu dis...
-- Je dis qu'après l'enthousiasme populaire dont j'ai été témoin ce matin, un soulèvement effroyable éclaterait si l'on soupçonnait seulement tes projets ! oui, et toi, les clercs, les chevaliers de la ville vous seriez les premiers victimes de la fureur des communiers.
-- Ah, ah, ah, un soulèvement ! -- s'écria l'évêque de Laon en éclatant de rire ; -- Jean, mon noir, prendrait le plus farouche de ces musards par le nez et l'amènerait ici à genoux à mes pieds, tremblant et repentant(41).
-- Je te dis, moi, que malgré l'appui et la présence du roi, si tu oses toucher aux droits de la commune, toi, les prêtres et les nobles, vous serez exterminés par le peuple insurgé. Ah ! la malédiction du ciel s'appesantira sur moi avant qu'une imprudente parole de ma part ait déchaîné une pareille tempête !
-- Ainsi, tu refuses la mission dont je te charge ?
-- Gaudry, je connais ta violence, ton inflexible opiniâtreté ; aussi je ne te parlerai pas des horreurs de la guerre civile désolant cette cité depuis trois ans, si tranquille, si heureuse ; je ne te parlerai pas de ta parole reniée, cette Charte déchirée malgré ton serment ; non, tu rirai... mais tu ne riras peut-être pas, lorsque je te dirai : Moi, Anselme, dont tu connais le jugement et la véracité, je te le jure sur le salut de mon âme, c'est ta vie que tu joues à ce jeu terrible ! oui, entends-tu : ta vie ; et puissé-je n'avoir pas à disputer aux fureurs populaires tes restes sanglants pour leur donner la sépulture ?
L'accent convaincu, l'imposante autorité du caractère de l'archidiacre, impressionnèrent l'évêque de Laon ; s'il ne reculait devant aucun crime pour satisfaire à ses passions, il tenait fort à la vie ; aussi, malgré son dédain aveugle pour le menu peuple, un moment il hésita dans sa résolution, et songeant aux triomphantes révoltes qui, en des circonstances semblables, avaient eu lieu depuis peu d'années dans d'autres communes de la Gaule, il resta sombre et silencieux. Soudain Jean-le-Noir entrant dit à l'évêque d'un air sardonique et triomphant : -- Patron, un de ces chiens de bourgeois est venu de lui-même se prendre au piège ; nous le tenons, ainsi que sa femelle, qui, par Mahom ! est des plus gentilles ; car, si le mari est un gros dogue, la femme est une mignonne levrette !
-- Trêve de plaisanteries, coquin, -- reprit l'évêque de Laon avec impatience. -- De quoi s'agit-il ?
-- Tout à l'heure on a heurté à la grande porte ; j'étais dans la cour avec les serfs qui s'exercent aux armes ; j'ai regardé au guichet, j'ai vu un gros homme casqué jusqu'au nez, crevant dans son corselet de cuir, et aussi embarrassé de son épée qu'un chien à qui l'on a attaché une poêle à la queue ; une jeune et jolie femme l'accompagnait. -- Que veux-tu ? ai-je dit à ce bonhomme. -- « Parler au seigneur évêque, et sur l'heure, pour chose grave ; je suis échevin de la commune de Laon. » -- Tenir ici un de ces chiens de communiers m'a paru fort à propos, aussi après avoir envoyé un de nos gens voir par l'une des meurtrières de la tour si le bourgeois était seul, j'ai ouvert la porte. Ah, ah, ah, tu aurais ri, -- ajouta Jean-le-Noir en riant lui-même, -- si tu avais vu ce bonhomme au moment de passer le seuil de la porte de l'évêché embrasser sa femme comme s'il allait entrer chez Lucifer, tandis que la belle lui disait : -- « Je t'attends ici ; je serai moins longtemps inquiète que si j'étais restée à l'hôtel communal. » -- Par Mahom ! me suis-je dit, mon patron aime trop à recevoir chez lui de jolies pénitentes pour laisser dehors cette mignonne ; et, l'enlevant comme une plume, je l'apporte dans la cour ; j'avais envie de fermer la porte au nez du mari, mais j'ai pensé qu'il valait mieux le garder ici. Sa petite femme, furieuse comme une chatte en amour, a crié, m'a égratigné quand je l'ai prise dans mes bras, mais lorsqu'elle a pu rejoindre son oison de mari, elle a fait la brave ; ils sont tous deux dans la salle voisine. Faut-il les introduire ?
L'annonce de la venue de l'un de ces communiers, objet des récriminations et de la haine de l'évêque Gaudry, réveilla sa colère, un moment contrainte par les paroles de l'archidiacre Anselme, et le prélat s'écria : -- Par Dieu ! il vient à propos ce bourgeois ! Amène-le...
-- Et sa femme aussi, -- dit le noir en s'éloignant, -- ce sera le contre-poison. -- Puis, sans attendre la réponse de son maître, il disparut.
-- Prends garde ! -- dit Anselme de plus en plus alarmé, -- prends garde ! les échevins sont élus par les habitants ; ce serait la plus mortelle injure que de violenter l'homme de leur choix !
-- Assez de remontrances, -- s'écria Gaudry avec une hautaine impatience ; -- tu oublies trop que je suis ton évêque !
-- Ce sont tes actes qui me le feraient oublier ; mais c'est au nom de l'épiscopat, au nom du salut de ton âme, au nom de ta vie, que je t'adjure de ne pas allumer un incendie que ni toi ni le roi ne pourrez éteindre !
-- Quoi ! -- reprit l'évêque de Laon avec un ricanement féroce ; -- quoi ! cet incendie l'on ne l'éteindrait pas ? même dans le sang de ces manants révoltés ?
Le prélat venait de prononcer ces exécrables paroles lorsque entra Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier, accompagné de sa femme Simonne, et précédé de Jean-le-Noir, qui, les laissant au seuil de la porte, sortit en souriant d'un air cruel. L'échevin était pâle, ému ; mais la bonhomie ordinairement empreinte sur ses traits avait fait place à une expression de fermeté réfléchie ; cependant, il faut l'avouer, son casque, placé fort en arrière sur sa tête, son ventre gonflé au-dessous de son corselet de cuir, donnaient au citadin une apparence presque grotesque, dont fut surtout frappé l'évêque de Laon ; aussi, partant d'un éclat de rire mêlé de colère et de dédain, s'écria-t-il, en montrant l'échevin à l'archidiacre : -- Voilà donc l'échantillon de ces preux hommes qui doivent faire trembler et reculer les évêques, les chevaliers et les rois ?
L'échevin et sa femme, qui se serrait contre lui, s'entre-regardèrent, ne comprenant pas le sens des paroles du prélat. Simonne, non moins troublée que son mari, semblait partagée entre deux sentiments : la crainte de quelque danger pour Ancel, et l'horreur que lui inspirait Gaudry.
-- Eh bien ! seigneur échevin, clarissime élu de l'illustrissime commune de Laon ? -- dit le prélat avec un accent railleur et méprisant, -- tu as voulu me voir, me voici ; parle, que veux-tu ?
-- Seigneur évêque ; je n'ai point, tant s'en faut, ambitionné de venir céans, j'accomplis un devoir, je suis ce mois-ci échevin judiciaire, et comme tel, chargé des procédures ; c'est en cette qualité que je viens ici remplir mon office.
-- Oh ! oh ! salut à vous, seigneur procédurier, -- reprit le prélat en s'inclinant ironiquement devant le talmelier ; -- peut-on du moins savoir le sujet de cette procédure ?
-- Certes, seigneur évêque, puisque je viens procéder contre toi.
-- Vraiment !... contre moi ?...
-- Contre toi et contre Jean, ton serviteur africain.
-- Et pendant que mon mari est en train de procéder, -- ajouta résolument Simonne, -- il demandera aussi justice et réparation des injures que m'a dites la noble dame de Haut-Pourcin, femme de l'un de tes Épiscopaux, seigneur évêque.
-- Jean, mon noir, avait pardieu raison ; jamais je ne vis plus gentille créature ! -- dit l'évêque dissolu en examinant attentivement la talmelière, dont il s'était jusqu'alors peu occupé. Puis, semblant réfléchir : -- Depuis combien de temps es-tu mariée, mignonne ?
-- Depuis cinq ans.
-- Bonhomme, -- reprit Gaudry en s'adressant à l'échevin, -- tu as donc racheté ta femme du droit de Cuillage du temps qu'Amaury le chanoine était préposé à la perception de ce droit ?
-- Oui, seigneur, -- répondit le talmelier, tandis que sa femme, baissant les yeux, devenait pourpre de confusion en entendant le prélat parler de ce droit infâme des évêques de Laon, qui, avant l'établissement de la commune, avaient le droit d'exiger la première nuit de noces des nouvelles mariées ; exécrable honte dont l'époux parvenait parfois à se rédimer moyennant une somme d'argent.
-- Ce vieux bélître d'Amaury n'en faisait point d'autres, -- reprit le prélat avec un éclat de rire cynique ; -- j'avais beau lui dire : « -- Lorsque deux fiancés viennent déclarer à l'église leur prochain mariage, inscrits à part celles des fiancées assez accortes pour que je puisse exiger d'elles l'amoureuse redevance en nature ! » -- Mais point. À entendre Amaury, et j'ai devant les yeux une preuve vivante de sa fourberie ou de son aveuglement, presque toutes les mariées étaient des laiderons !
-- Heureusement, seigneur évêque, ils sont passés ces mauvais temps-là, -- répondit Ancel, contenant à peine son indignation ; -- ils ne reviendront plus ces temps où l'honneur des époux et de leurs femmes était à la merci des seigneurs.
-- Mon frère, -- ajouta l'archidiacre, douloureusement affecté des paroles de l'évêque et s'adressant à Ancel, -- croyez-moi, l'Église elle-même rougit de ce droit monstrueux dont jouissent ses prélats lorsqu'ils sont seigneurs temporels.
-- Ce que je sais, père Anselme, -- répondit judicieusement le talmelier en hochant la tête, -- c'est que l'Église ne défend point apparemment aux prélats d'en user de ce droit monstrueux, puisqu'ils en usent.
-- Par le sang du Christ ! -- s'écria l'évêque de Laon, tandis que l'archidiacre sentait, à regret, qu'il ne pouvait rien répondre au talmelier, -- ce droit prouve mieux que tout autre combien la personne du serf, du vilain ou du vassal, non noble, est en la possession absolue, souveraine, de son seigneur laïque ou ecclésiastique ; aussi, loin de rougir de ce droit, l'Église le revendique pour ses seigneuries et le consacre !
L'archidiacre, n'osant contredire son évêque, car son évêque disait vrai, baissa la tête avec accablement et resta muet. L'échevin reprit avec un mélange de bonhomie narquoise et de fermeté : -- Je suis, seigneur évêque, trop ignorant en théologie pour discuter sur l'orthodoxie d'un droit dont les honnêtes gens ne parlent que l'indignation au cœur et la honte au front ! mais, grâce à Dieu, depuis que Laon est une commune affranchie, cet abominable droit-là est aboli comme tant d'autres, tel que celui de prendre le cheval d'autrui sans le payer. Ceci, seigneur évêque, me ramène naturellement à la cause qui m'a conduit céans.
-- Donc, tu viens procéder contre moi ?
-- C'est mon office, je l'accomplis.
-- Allons, parle.
-- Il y a une heure, Pierre-le-Renard, métayer de Colombaïk-le-Tanneur, est venu déclarer au maire et aux échevins, assemblés dans l'hôtel communal, que toi, évêque de Laon, tu gardais, contre tout droit, un cheval appartenant audit Colombaïk...
-- Est-ce tout ? -- demanda l'évêque en riant ; -- n'ai-je point commis d'autre péché ?
-- Germain-le-Fort, maître charpentier de la Grande-Cognée, assisté de deux témoins, est aussi venu déclarer au maire et aux échevins que, passant devant la porte de l'évêché, il avait été d'abord outragé, puis frappé d'un coup de poignard au bras gauche par Jean-le-Noir, l'un de tes serviteurs.
-- Eh bien, seigneur justicier, -- dit l'évêque en continuant de rire, -- condamne-moi.
-- Pas encore, -- répondit froidement le talmelier ; -- il faut : premièrement instruire l'affaire ; secondement entendre les témoignages ; troisièmement rendre l'arrêt ; quatrièmement l'exécuter.
-- Voyons... instruis... va, je serai patient... je suis curieux de voir jusqu'où ira ton audace.
-- Mon audace est celle d'un homme honnête qui accomplit son devoir.
-- Un honnête homme que l'on n'intimide pas, -- ajouta résolument Simonne ; -- un homme que les dédains ne troublent point !
-- J'aime à voir ta mine friponne, -- reprit l'évêque en s'adressant à la jeune femme ; -- elle me donne le courage d'écouter ce musard, j'en jure par tes beaux yeux noirs !
-- Et moi, par les pauvres yeux de Gérard-le-Soissonnais, que tu as fait si cruellement priver de la vue, je te jure que ton aspect m'est odieux, évêque de Laon ! toi, dont les mains sont encore tachées du sang de Bernard-des-Bruyères, que tu as assassiné dans ton église ! -- En prononçant ces paroles imprudentes, que lui arrachait une généreuse indignation, la talmelière tourna brusquement le dos à l'évêque ; celui-ci, courroucé de s'entendre ainsi reprocher deux de ses crimes, devint livide et s'écria, en se levant à demi sur son siège, dont il serrait convulsivement les supports : -- Misérable serve !
-- Simonne ! -- dit l'échevin à sa femme avec un accent de grave reproche et interrompant le prélat, -- tu ne devais pas parler ainsi ; ces crimes passés sont justiciables de Dieu... mais non de la commune, ainsi que le sont les méfaits contre lesquels je viens procéder en ce lieu.
-- Je vais t'épargner la moitié de ta besogne ! -- s'écria Gaudry avec une fureur concentrée, au lieu de continuer de railler dédaigneusement l'échevin ; -- oui, j'ai retenu ici le cheval d'un métayer ; oui, Jean, mon noir, a donné un coup de poignard à un manant de cette ville. Allons, conclus...
-- Puisque tu avoues ces délits, seigneur évêque de Laon, je conclus à ce que tu rendes le cheval à son propriétaire, ou que tu lui en comptes le prix ; je conclus à ce qu'il soit fait justice par toi du crime commis par Jean, ton esclave noir.
-- Et moi, je prétends garder le cheval sans en compter le prix ; et moi, je prétends que Jean, mon serviteur, a châtié justement un insolent communier ! Maintenant, prononce ton arrêt.
-- Évêque de Laon, ces paroles sont très-graves, -- répondit l'échevin avec émotion ; -- je t'en conjure, veuille y réfléchir pendant que je te lirai deux textes de notre charte communale jurée par toi, signée de ta main, scellée de ton sceau, ne l'oublie pas... et, de plus, confirmée par notre seigneur le roi Louis-le-Gros. -- Et l'échevin, tirant un parchemin de sa poche, lut ce qui suit : « Lorsque quiconque aura forfait envers un homme qui aura juré la commune de Laon, le maire et les échevins, si plainte leur en est faite, feront, après information et témoignage, justice du corps et des biens du coupable... -- Si le coupable se réfugie dans quelque château-fort, le maire ou les échevins parleront sur cela au seigneur dudit château ou à celui qui sera en son lieu ; et si, à l'avis du maire et des échevins, satisfaction est faite du coupable, ce sera assez ; mais si le seigneur refuse satisfaction, la commune se fera justice sur les biens et sur les hommes dudit seigneur... » Telle est, seigneur évêque, la loi de notre commune, consentie, jurée par toi et par nous. Donc, si tu ne rends point le cheval ; donc, si tu ne nous donnes pas satisfaction sur le crime de Jean, ton serviteur, nous nous verrons forcés de nous faire justice sur tes biens et sur tes hommes.
L'évêque et les Épiscopaux, certains de l'appui du roi, désiraient et provoquaient, depuis quelque temps, une lutte avec les communiers, se croyant assurés du succès, et espérant ainsi reconquérir violemment leurs droits seigneuriaux, trésor jadis inépuisable, mais aliéné par eux depuis trois ans pour une somme d'argent considérable déjà dissipée. Le prélat, en refusant de satisfaire aux légitimes réclamations des échevins, devait fatalement amener une collision au moment même où Louis-le-Gros allait arriver à Laon avec une nombreuse troupe de chevaliers ; aussi, ne doutant pas que la cité fût écrasée dans la lutte, et se voyant parfaitement servi par les circonstances, Gaudry, loin de répondre avec emportement aux sages et fermes paroles du talmelier, reprit, en affectant une humilité sardonique : -- Hélas ! illustre échevin, il nous faudra pourtant, pauvres seigneurs que nous sommes, essayer de vous résister, mes vaillants Césars, tâcher de vous empêcher de vous faire justice sur nos biens et sur nos personnes, ainsi que vous le dites si triomphalement !
-- Seigneur évêque, réfléchis à tes paroles, -- répondit le talmelier en joignant les mains avec anxiété ; -- ton refus de faire loyalement justice à la commune, hélas ! c'est la guerre entre nous et toi !
-- Hélas ! oui, mon intrépide, -- répondit Gaudry en contrefaisant ironiquement Ancel, -- il nous faudra nous résigner à la bataille ; heureusement, les chevaliers épiscopaux ne manient point trop mal, que je sache, la lance et l'épée.
-- Gaudry, la bataille dans notre cité, mais c'est une chose terrible ! -- s'écria l'échevin d'une voix altérée ; -- pourquoi nous réduire à une pareille extrémité lorsqu'il dépend de toi de prévenir de si grands maux en te montrant équitable et fidèle à ton serment ?
-- Je t'en supplie, rends-toi à ces paroles sensées, -- dit à son tour l'archidiacre à Gaudry ; -- par ton refus ne déchaîne pas tous les fléaux de la guerre civile !
-- Seigneur évêque, -- reprit l'échevin d'une voix pressante, avec un accent triste et pénétré, -- que te demandons-nous ? justice... rien de plus ! Rends ce cheval ou payes-en le prix. Ton serviteur a commis un crime, inflige-lui un châtiment exemplaire. En vérité, est-ce trop exiger de toi ? Iras-tu, par ta résistance, livrer notre pauvre pays à des calamités sans nombre ? faire couler le sang ?... Ah ! par pitié, songe aux suites de la bataille ! songe aux veuves, aux orphelins !...
-- Je te comprends, héroïque échevin, -- reprit l'évêque avec un ricanement dédaigneux ; -- tu nous menaces de la guerre, et tu as, comme tes héroïques acolytes, une peur atroce de la guerre !
-- Peur ! -- s'écria Simonne, ne pouvant dominer son impétueux naturel, -- peur !... Ah ! que le beffroi appelle les habitants à la défense de la commune, et, comme à Beauvais, comme à Noyon, comme à Reims, les hommes courront aux armes, et les femmes les accompagneront pour panser les blessés !
-- Par le sang du Christ ! ma gentille amazone, -- dit en riant le prélat, -- si je te fais prisonnière, tu me payeras les arrérages du droit que tu sais !
-- Seigneur évêque, -- dit l'échevin, -- de pareilles paroles sont mauvaises dans la bouche d'un prêtre, surtout lorsqu'il s'agit d'ensanglanter la cité. Nous redoutons la guerre, dis-tu ? oui, certes, nous la redoutons, car ses maux sont irréparables, et je la crains, moi, autant et plus que personne, la guerre ; car on y meurt, et je tiens beaucoup à vivre pour ma femme, que j'aime, et pour jouir en paix de notre modeste aisance, fruit de notre travail quotidien.
-- Mais tu te battrais comme un autre ! -- s'écria Simonne presque irritée de la sincérité de son mari -- Oh ! oh ! je te connais, moi, oui, tu te battrais plus courageusement qu'un autre !
-- Plus courageusement qu'un autre, c'est trop dire, -- reprit naïvement le talmelier ; -- je ne me suis jamais battu de ma vie, mais je ferais, je crois, mon devoir, quoique je sois moins habitué à manier l'épée que le fourgon de mon four.
-- Avoue-le, bonhomme, -- dit l'évêque en riant aux éclats, -- tu préfères le feu de ton four à la chaleur de la bataille, hein ? mon César ?
-- C'est ma foi vrai, seigneur évêque ; nous tous, bonnes gens, bourgeois et artisans que nous sommes, nous préférons le bien au mal, la paix à la guerre ; mais, crois-moi, il est quelque chose que nous préférons par-dessus tout : c'est l'honneur de nos femmes, de nos filles, de nos sœurs ; c'est la jouissance tranquille de ce que nous avons acquis à force de labeur ; c'est notre dignité ; c'est notre indépendance ; c'est le droit de faire, par nous-mêmes et pour nous-mêmes, les affaires de notre cité. Tous ces avantages, nous les devons à notre affranchissement des droits seigneuriaux ; aussi, vois-tu, si bonnes gens, si peu guerroyeurs que nous soyons, nous nous ferions tuer jusqu'au dernier... mais oui, tu as beau rire, seigneur évêque, nous nous ferions tuer jusqu'au dernier pour défendre notre commune et maintenir notre affranchissement ; que veux-tu ! à cette extrémité terrible, car il est toujours très-fâcheux de se faire tuer, nous nous résignerons à regret si tu nous y contrains ; voilà pourquoi, au nom de la paix publique, nous te supplions de faire justice à nos réclamations !
-- Patron ! -- dit Jean-le-Noir en entrant précipitamment, -- un écuyer du roi vient d'arriver ; il devance son maître de deux heures seulement.
-- Louis-le-Gros aura hâté sa venue ! -- s'écria le prélat triomphant. -- Par le sang du Christ ! tout nous sert à souhait !
-- Le roi ! -- dit l'échevin avec joie, -- le roi dans notre cité !... ah ! nous n'avons plus rien à craindre !... Il a signé notre commune, il saura bien te forcer à la respecter, évêque de Laon !
-- Certes ! -- reprit Gaudry avec un sourire sardonique, -- comptez sur l'appui du roi, bonnes gens ! il vient ici en personne, suivi d'une grosse troupe de chevaliers armés de fortes lances, d'épées bien tranchantes. Or donc, maintenant, vaillant bourgeois, va rejoindre tes héros de boutiques, et dis-leur ceci : -- « Gaudry, évêque et seigneur de Laon, certain de l'appui du roi des Français, attend dans son palais épiscopal que les communiers viennent se faire justice eux-mêmes sur ses biens et sur ses hommes ! » -- Et, s'adressant à Jean-le-Noir : -- Que mon écuyer me fasse seller cet étalon amené ici ce matin ; je ne saurais enfourcher plus fière monture pour me rendre au-devant du roi en chevauchant à la barbe de ces manants ! Que l'on prévienne les chevaliers de la cité, ils me serviront d'escorte, et à cheval... à cheval ! ! -- Ce disant, le prélat entra précipitamment dans une autre chambre de son appartement, laissant le talmelier aussi stupéfait qu'alarmé, voyant ruiner ses espérances, au sujet de l'intervention royale, par les paroles de l'évêque, auxquelles il hésitait encore à croire.
-- Ancel, -- lui dit l'archidiacre, -- il n'y a pas à en douter, Louis-le-Gros prendra parti pour les Épiscopaux ; je t'en supplie, toi et les autres échevins, redoublez de prudence ; de mon côté je m'efforcerai de conjurer l'orage qui nous menace.
-- Viens, ma pauvre femme, -- dit l'échevin, dont les yeux se remplirent de larmes : -- viens... Le roi des Français est contre nous ; Dieu protège la commune de Laon !
-- Oui, comptons sur Dieu, -- répondit Simonne, -- mais, foi de Picarde ! je compte, avant tout, moi, sur le courage des communiers !
Le roi Louis-le-Gros était entré dans la ville de Laon la veille du jeudi saint de l'année 1112. Le lendemain de l'arrivée de ce prince, Colombaïk, sa femme et sa mère se trouvaient réunis dans la chambre basse de leur maison. L'aube naissante allait bientôt paraître ; le fils de Fergan, Martine et Jehanne-la-Bossue avaient veillé toute la nuit ; une lampe les éclairait ; les deux femmes, profondément tristes et inquiètes, taillaient dans de vieux linges des bandes et des morceaux de toile, tandis que Colombaïk et ses trois apprentis tanneurs, maniant la scie et la plane, façonnaient activement, avec des tiges de chêne et de frêne récemment coupées, des manches de piques de quatre pieds de longueur, Colombaïk ne paraissait pas partager les alarmes de sa mère et de sa femme, qui, silencieuses, étouffant parfois un soupir, critiquaient leurs travaux, et de temps à autre prêtaient l'oreille du côté de la petite fenêtre donnant sur la rue ; elles attendaient, avec autant d'impatience que d'anxiété, le retour de Fergan, resté absent depuis la soirée de la veille.
-- Hardi ! mes garçons, -- disait gaiement Colombaïk aux apprentis ; -- jouez prestement de la plane et de la scie ! Peu importe que ces manches de piques soient raboteux, ils seront maniés par des mains calleuses comme les nôtres.
-- Oh ! maître Colombaïk, -- reprit en riant un des jeunes artisans, -- quant à cela, ces manches seront moins doux à la main que ces fines peaux de chevreaux que nous tannons pour les gants brodés des nobles dames.
-- L'ornement d'une pique, c'est son fer ! -- reprit Colombaïk ; -- mais ces ornements, le petit Robin-Brise-Miche, l'apprenti forgeron, tarde beaucoup à nous les apporter ; il n'en est pourtant pas de lui comme du petit gindre de notre ami le talmelier, il n'y a pas à craindre que Robin grignote sa marchandise en route. -- Les jeunes garçons se prirent à rire de la plaisanterie de Colombaïk ; mais, ayant par hasard tourné les yeux vers Jehanne et Martine, il fut frappé de l'inquiétude croissante peinte sur leurs traits. -- Ma bonne mère, si ma gaieté vous afflige, -- dit-il à Jehanne d'une voix tendre et pénétrée ; -- pardonnez-la-moi... et toi aussi, Martine.
-- Hélas ! mon enfant, -- répondit tristement Jehanne, -- des hommes qui apprêtent des armes et des femmes qui préparent des linges pour le pansement des blessés, n'est-ce pas toujours un spectacle navrant ?
-- Et quand on songe, -- reprit Martine sans pouvoir retenir ses larmes, -- qu'un père, un fils, un mari, seront peut-être parmi les blessés ! Ah ! maudits soient ceux-là qui veulent la guerre dans cette ville, si heureuse depuis trois ans !
-- Chère Martine, et vous, bonne mère, écoutez-moi, -- reprit Colombaïk afin de rassurer les deux femmes -- se préparer à la guerre ce n'est pas la faire, mais il est prudent de se tenir sur ses gardes.
-- Ton père ! enfin... voilà ton père ! -- dit vivement Jehanne en entendant frapper à la porte de la maison ; et elle se leva, ainsi que Martine, tandis que l'un des jeunes apprentis courait ouvrir ; mais l'attente des deux femmes fut déçue. Elles entendirent une voix enfantine s'écrier joyeusement : -- Ça brûle !... ça brûle !... qui veut des nieules ?... ça brûle !... -- Et Robin-Brise-Miche, l'apprenti forgeron, garçonnet de douze à treize ans, à la mine éveillée, mais toute noircie par la fumée de la forge, entra tenant dans son petit tablier de cuir replié une vingtaine de fers de piques qu'il laissa tomber sur le sol en criant : -- Qui veut des nieules !... c'est tout chaud, ça sort du four !...
-- Justement, maître Colombaïk craignait que tu n'aies grignoté ta marchandise en route, -- dit gaiement un des jeunes tanneurs. -- Tu étais fort capable de cette goinfrerie, petit Robin-Brise-Miche.
-- Oh ! oh ! c'est vrai, car j'ai pris en route mon morceau ! -- répondit en riant le garçonnet ; -- mais pour l'emmancher, mon joli morceau de fer pointu, vous me donnerez une de vos belles tiges de frêne, n'est-ce pas, maître Colombaïk ?
-- Toi ? -- reprit en riant Colombaïk ; -- que diable veux-tu faire d'une pique ?
-- Eh ! me battre donc, si l'on se bat ! mon patron, Payen-Oste-loup, tapera sur les grands Épiscopaux, moi je taperai sur les petits de mon âge : ils m'ont assez souvent injurié, ces nobliaux, en me montrant du doigt par les rues se disant : -- Voyez donc ce petit vilain avec sa figure noire, il a l'air d'un négrillon ! »
-- Tiens, mon vaillant, -- dit Colombaïk à Robin-Brise-Miche ! -- voilà un beau manche de frêne. Mais que fait-on dans la ville ?
-- C'est gai comme pendant la nuit de Noël ! On voit de la lumière à toutes les fenêtres ; les forges flamboyent ; les enclumes résonnent ! C'est un tapage ! un tapage ! l'on croirait que les forgerons, serruriers et haubergiers travaillent tous en hâte à leur chef-d'œuvre !
-- Cette fois, c'est ton père ! -- dit vivement Jehanne à son fils en entendant frapper de nouveau. En effet Fergan parut bientôt et entra au moment où Robin-Brise-Miche sortait, brandissant la tige de frêne en criant : -- Commune ! commune ! j'ai de quoi emmancher ma pique !
-- Ah ! -- dit le carrier en suivant du regard l'apprenti forgeron, -- comment craindre pour notre cause lorsque les enfants eux-mêmes... -- Puis s'interrompant pour s'adresser à sa femme, qui accourait au-devant de lui, ainsi que Martine : -- Allons, chères peureuses, rassurez-vous ! les nouvelles sont, je crois, à la paix.
-- Il serait vrai ! -- s'écrièrent les deux femmes en joignant les mains, -- il n'y aura pas de guerre ? -- Et courant se jeter au cou de Colombaïk, Martine s'écria : -- Tu entends ton père ! il n'y aura pas de guerre ! quel bonheur, tout est fini !
-- Ma foi, ma chère Martine, tant mieux ! -- dit le jeune tanneur en répondant à l'étreinte de sa femme ; -- on ne recule pas devant la bataille, mais la paix vaut mieux. Ainsi donc, mon père, tout est concilié ? l'évêque paye ou rend le cheval ; l'on fait justice de ce scélérat de Jean-le-Noir ; et le roi, fidèle à son serment, soutient la commune contre l'évêque ?
-- Mes amis, -- répondit le carrier, -- il ne faut pas exagérer nos espérances de bon accord.
-- Mais tes paroles de tout à l'heure, Fergan ? -- reprit Jehanne avec surprise et inquiétude ; -- ne m'as-tu pas dit...
-- Je t'ai dit, Jehanne, que je croyais les nouvelles favorables à la paix. En deux mots, voilà ce qui s'est passé cette nuit : Vous avez su l'insolente réponse de l'évêque, rapportée au conseil des échevins par notre voisin Quatre-Mains-le-Talmelier, réponse rendue plus menaçante encore par l'entrée du roi dans notre ville à la tête d'une troupe d'hommes d'armes. L'échevinage s'est décidé à prendre des mesures de résistance et de sûreté. J'ai proposé, comme connétable de la milice, de placer des postes dans les tours qui fortifient les portes de la cité, de les fermer, de n'y laisser pénétrer personne ; puis de faire fabriquer en hâte, par les corporations de forgerons, de serruriers et de haubergiers, un grand nombre de piques, afin de pouvoir armer tous les communiers. Quatre-Mains-le-Talmelier, en homme de prévoyance et de bon jugement, a ensuite proposé d'envoyer, sous bonne escorte, chercher aux moulins des faubourgs tous les approvisionnements de farine, de peur que l'évêque ne les fît piller par ses serfs afin d'affamer Laon ; ces précautions prises, le conseil avisa ; on ne reculait pas devant la guerre, mais l'on voulait tout tenter pour la conjurer ; il est convenu que Jean Molrain se rendrait auprès du roi pour le supplier d'obtenir de l'évêque qu'il nous fît justice, et qu'il promît de respecter désormais notre Charte. Le maire se rendit à l'hôtel du chevalier de Haut-Pourcin, où logeait le roi ; mais ne pouvant voir ce prince, il conféra longtemps avec l'abbé Pierre de la Marche, l'un des conseillers royaux, et lui remontra que nous ne demandions rien que d'équitable. L'abbé ne cacha pas à Jean Molrain que l'évêque étant allé à cheval au-devant du roi, l'avait longtemps entretenu, et que Louis-le-Gros semblait fort irrité contre les habitants de Laon. Jean Molrain avait déjà traité à Paris avec l'abbé de la Marche pour la confirmation de notre commune, il le savait très-cupide et lui dit : « -- Nous sommes résolus de maintenir nos droits par les armes, mais avant d'arriver à cette extrémité, nous voulons tenter tous les moyens de conciliation ; aucun sacrifice ne nous coûtera. Nous avons déjà payé à Louis-le-Gros une somme considérable pour obtenir son adhésion à notre charte, qu'il daigne la confirmer de nouveau et ordonner à l'évêque de nous faire justice ; nous offrons au roi une somme égale à celle qu'il a déjà reçue, et à vous, seigneur abbé, un beau présent d'argent. »
-- Et, alléché par cette promesse, -- reprit Colombaïk, -- l'abbé a sans doute accepté ? ces tonsurés trafiquent de tout !
-- L'abbé, sans prendre d'engagement, a promis qu'au coucher du roi il lui ferait part de cette offre, et a donné rendez-vous à Jean Molrain pour onze heures du soir. Les échevins, approuvant la proposition du maire, ont parcouru la ville afin de prier un chacun de contribuer, selon son avoir, au montant de la somme offerte au roi ; ce dernier sacrifice devait du moins éloigner de la cité les maux de la guerre, tous les habitants s'empressèrent de contribuer ; ceux qui n'avaient pas assez d'argent donnaient une pièce de vaisselle ; des femmes, des jeunes filles, offrirent leurs bagues, leurs colliers ; enfin, vers le soir, la somme ou son équivalent en objets d'or et d'argent fut déposée dans la caisse communale ; Jean Molrain retourna chez le roi pour savoir sa réponse, l'abbé Pierre de la Marche dit au maire que le roi ne paraissait pas éloigné d'accepter nos propositions, mais qu'il voulait attendre jusqu'au matin pour faire connaître ses ordres : voilà où en sont les choses. Empressé d'aller visiter nos postes de guet pendant la nuit, et n'ayant pas le loisir de revenir ici quérir de l'argent, j'ai prié notre bon voisin le talmelier de payer pour nous notre part de contribution ; tu vas tout à l'heure, Colombaïk, porter à Ancel l'argent qu'il a avancé.
-- Sans nul doute le roi acceptera l'offre des échevins, -- dit Jehanne ; -- quel intérêt aurait-il à refuser un si pareil bénéfice ?
-- Ah ! ce Louis-le-Gros ! -- dit Colombaïk, -- quel trafiquant de liberté ! il s'est fait payer pour confirmer notre charte, il se fait payer de nouveau pour la reconfirmer. Pauvres bonnes gens que nous sommes ! il nous faut payer, toujours payer !
-- Eh ! qu'importe, mon enfant ! -- dit Jehanne ; -- pourvu que le sang ne coule pas, payons double tribut s'il le faut !
-- « C'est avec du fer que l'on paye aux rois ces tributs-là ! » disait notre aïeul Vortigern à cet autre abbé, envoyé d'un autre Louis, non gros, celui-là, mais pieux, -- reprit Colombaïk en regardant presque avec regret les fers de piques déposés devant ses apprentis qui continuaient leurs travaux.
-- Fergan, -- dit soudain Jehanne en prêtant l'oreille du côté de la rue, -- écoute donc... n'est-ce pas la cloche et la voix d'un crieur ?
À ces mots la famille du carrier s'approcha de la fenêtre basse et l'ouvrit. Le soleil s'était levé depuis quelques moments, l'on vit un crieur de l'évêque, reconnaissable aux armoiries qu'il portait brodées sur le devant de son surcot, passer devant la maison ; tour à tour il agitait sa clochette et criait : -- Au nom de notre seigneur le roi ! au nom de notre seigneur l'évêque ! habitants de la cité Laon, rendez-vous aux halles à la huitième heure du jour ! -- et le crieur agita de nouveau sa sonnette, dont le bruit se perdit bientôt dans le lointain... Pendant un instant la famille du carrier garda le silence, chacun cherchant à interpréter dans quel but le roi et l'évêque assignaient ce rendez-vous aux habitants de la ville. Jehanne, cédant toujours à l'espérance, dit à Fergan : -- Le roi veut probablement rassembler les habitants afin de leur faire annoncer qu'il accepte l'argent et confirme de nouveau notre charte ?
-- J'en doute, -- répondit le carrier en secouant tristement la tête. -- Si telle était l'intention de Louis-le-Gros, il en aurait fait prévenir le maire.
-- Mon père, peut-être l'a-t-il fait ?
-- En ce cas le maire eût donné l'ordre de sonner le beffroi afin de réunir les communiers pour leur annoncer cette heureuse nouvelle. Je n'aime point cette convocation faite au nom du roi et de l'évêque.
-- Hélas ! Fergan, -- reprit Jehanne alarmée ; -- faut-il donc renoncer à tout espoir d'accommodement ?
-- Je ne sais, mais nous serons bientôt fixés, la huitième heure ne tardera pas à sonner ; -- puis Fergan reprit son casque et son épée qu'en entrant il avait déposés sur un meuble, et dit à son fils : -- Arme-toi et allons aux halles. Quant à vous, mes enfants, -- ajouta-t-il en s'adressant aux jeunes apprentis, dont l'un, fatigué de cette longue veille, s'était endormi sur son escabeau, -- continuez d'emmancher ces fers de piques.
-- Hélas ! Fergan, -- dit Jehanne avec angoisse, -- ainsi, c'est la guerre ?
-- Ah ! Colombaïk, -- dit Martine en pleurant et se jetant au cou de son mari, -- je meurs d'effroi en songeant aux dangers que ton père et toi vous allez courir !
-- Calme-toi, chère femme ; en ordonnant de continuer ces préparatifs de résistance, mon père conseille une mesure de prudence, -- reprit Colombaïk ; -- rien n'est désespéré.
-- Ma pauvre Jehanne, -- dit tristement le carrier, -- je t'ai vue plus courageuse au milieu des sables de la Syrie ; rappelle-toi à quels périls toi, ton fils et moi, nous avons échappé durant notre long voyage en Palestine, et alors que nous étions serfs de la seigneurie de Neroweg VI...
-- Fergan, -- répondit Jehanne avec une angoisse profonde, -- si terribles qu'aient été les dangers passés, l'avenir en est-il moins menaçant ?
-- L'on était si heureux dans cette cité ! -- murmura Martine ; -- ces méchants Épiscopaux qui veulent ainsi changer notre joie en deuil ont pourtant aussi des épouses, des mères, des sœurs, des filles !
-- Oui, -- dit Fergan avec amertume ; -- mais ces nobles hommes et leur famille, poussés à bout par l'orgueil de race, et habitués à vivre dans l'oisiveté, sont furieux de ne plus jouir des fruits de notre rude labeur ! Ah ! s'ils lassent notre patience, s'ils veulent reconquérir leurs droits odieux... malheur aux Épiscopaux ! de terribles représailles les attendent ! -- Puis, embrassant Jehanne et Martine, le carrier ajouta : -- Adieu, femme ; adieu, mon enfant.
-- Adieu, bonne mère, adieu, Martine, -- dit à son tour Colombaïk ; -- j'accompagne mon père aux halles ; dès que nous saurons quelque chose de certain, je reviendrai vous avertir.
-- Allons, ma fille, -- dit Jehanne à Martine, après avoir donné un dernier embrassement à son mari et à son fils, qui s'éloignaient, -- reprenons notre triste besogne. Hélas ! un instant j'avais espéré que nous pourrions y renoncer !
Les deux femmes recommencèrent de préparer des linges pour le pansement des blessés, tandis que les jeunes apprentis, se remettant à l'ouvrage avec une nouvelle ardeur, continuèrent d'emmancher des fers de piques.
Une foule grossissant de moment en moment affluait aux halles ; ce n'était plus, comme la veille, une multitude joyeuse, remplie de sécurité, venant, hommes, femmes, enfants, fêter l'inauguration du beffroi communal, symbole de l'affranchissement des habitants de Laon ; non, ni femmes, ni enfants, n'assistaient à cette réunion, si différente de la première ; les hommes seuls s'y rendaient, sombres, inquiets, les uns déterminés, les autres abattus, et tous pressentant l'approche d'un grand danger public. Rassemblés en groupes nombreux sous les piliers des halles, les communiers s'entretenaient des dernières nouvelles (ignorées de Fergan lorsque, accompagné de son fils, il avait quitté sa maison), nouvelles significatives et alarmantes. Les hommes de guet apostés dans les deux tours entre lesquelles s'ouvrait une des portes de la cité donnait sur la promenade qui s'étendait entre les remparts et le palais épiscopal, y avaient vu entrer au point du jour une troupe nombreuse de serfs bûcherons et charbonniers, ayant à leur tête Thiégaud, ce bandit familier de Gaudry ; puis, peu de temps après le lever du soleil, le roi, accompagné de ses chevaliers et de ses gens d'armes, s'était aussi retiré dans la demeure fortifiée du prélat, quittant LAON par la porte du midi, dont on n'avait osé refuser l'ouverture à la royale chevauchée. Les courtisans de Louis-le-Gros l'ayant averti que les habitants avaient veillé toute la nuit, que les enclumes des forgerons et des serruriers avaient constamment retenti sous le marteau pour la fabrication d'un grand nombre de piques, ces préparatifs de défense, cette agitation nocturne si contraire aux paisibles habitudes des citadins, éveillant la défiance et les craintes du roi, il s'était hâté de se rendre à l'évêché, où il se croyait plus en sûreté. Jean Molrain, le maire, instruit du départ du prince, avait couru au palais épiscopal, dont l'entrée lui fut refusée ; dans cette prévision, il s'était précautionné d'une lettre pour l'abbé conseiller du roi, lettre dans laquelle Molrain rappelait ses propositions de la veille, les renouvelant encore, suppliant le roi de les accepter au nom de la paix publique ; ajoutant que la commune tenait la somme promise à la disposition de Louis-le-Gros. Celui-ci, à cette lettre si sage, si conciliante, fit répondre que, dans la matinée, les habitants de Laon connaîtraient ses volontés. Enfin, durant cette même nuit, l'on s'était aperçu, à l'intérieur de la ville que les Épiscopaux, retranchés dans leurs maisons fortes solidement barricadées, avaient fréquemment échangé entre eux des signaux, au moyen de flambeaux placés à leur fenêtre et tour à tour éteints ou rallumés. Ces nouvelles alarmantes, détruisant presque complètement l'espérance d'un accommodement, jetaient les communiers dans une agitation et une anxiété croissantes ; les échevins s'étaient rendus des premiers aux halles, ils y furent bientôt rejoints par le maire ; celui-ci, grave et résolu, demanda le silence, monta sur l'un des comptoirs des boutiques désertes, et dit à la foule : -- La huitième heure du jour va sonner, j'ai commandé d'introduire dans la ville le messager royal lorsqu'il se présentera ; mais le roi et l'évêque nous ordonnent de nous réunir ici, aux Halles, pour y attendre leurs volontés ; il me semble plus digne de nous d'aller attendre et recevoir le messager royal dans notre maison communale. Là se trouve le siège de notre pouvoir ; et plus on nous conteste ce pouvoir, plus nous devons nous en montrer jaloux !
La proposition du maire fut accueillie par acclamation, et tandis que la foule suivait ses magistrats, Fergan et son fils, chargés d'attendre le messager de l'évêque, virent arriver à pas précipités l'archidiacre Anselme ; grâce à sa bonté, à sa droiture, il était aimé, vénéré de tous ; faisant signe au carrier de s'approcher, il lui dit d'une voix émue : -- Je connais ton courage, ta sagesse ; veux-tu te joindre à moi pour tâcher de prévenir les malheurs dont cette ville est menacée ?
-- Ainsi, le roi n'a pas même été touché du dernier sacrifice que nous nous étions imposé ? il a refusé l'offre de Jean Molrain ?
-- Fergan, tout cela est odieux, est horrible ! -- dit Anselme ; -- c'est la honte de l'épiscopat et de la royauté ! Sachant que le maire avait offert au roi une somme d'argent considérable pour une nouvelle confirmation de votre charte, et qu'il inclinait à accepter, Gaudry a offert le double de cette somme à Louis-le-Gros pour obtenir de lui l'abolition de la commune.
-- Et, dans sa cupidité, le roi a profité de cette enchère infâme ?
-- Hélas !
-- Rien ne devrait étonner de la part des rois ; mais enfin le serment que Louis-le-Gros a juré ? sa signature, son sceau apposés sur notre charte ? tout cela est donc mis à néant ?
-- En vertu de son pouvoir épiscopal de lier et de délier ici-bas, l'évêque a délié le roi de son serment.
-- Et Gaudry qui délie si complaisamment les autres de leur serment, s'est sans doute lui-même délié du sien ?
-- Oui.
-- Soit. Ce roi croit recevoir le prix du sang de cette malheureuse cité ; car, crois-moi, Anselme, nous défendrons jusqu'à la mort nos libertés communales ! Mais enfin cet argent ? Louis-le-Gros ne le touchera même pas, cet honnête prince est larronné : le trésor de l'évêque est vide ; car s'il veut rétablir ses droits seigneuriaux sur les ruines de nos franchises, c'est que sa prodigalité égalant sa cupidité, il est à bout de ressources. Comment le roi, ce trafiquant toujours si bien avisé, a-t-il pu croire aux promesses de Gaudry ?
-- Son pouvoir seigneurial rétabli comme par le passé, l'évêque frappera sur les habitants, redevenus taillables et corvéables à merci, un impôt pour payer la somme promise au roi, et celui-ci prêtera main-forte à l'évêque pour lever l'impôt !
-- Malédiction ! -- s'écria Fergan avec fureur ; -- ainsi nous aurons payé pour obtenir notre affranchissement ! et nous payerons encore pour retomber en servitude !
-- Fergan, je le sais, les projets de l'évêque sont aussi criminels qu'insensés ; mais la folie et le crime font verser le sang ! Aussi, je t'en supplie, efforce-toi de calmer l'effervescence populaire lorsque tout à l'heure la résolution du roi sera connue...
-- Honte et lâcheté ! apaiser le peuple lorsqu'un insolent défi lui est jeté ! Ah ! tu m'entendras crier le premier : Commune ! commune ! en marchant en armes contre l'évêché !
-- Si légitimes que soient vos griefs, essaye seulement de gagner du temps, ne précipite rien ; je ne désespère pas de ramener par mes instances l'évêque à des sentiments plus équitables.
À peine Anselme achevait-il ces paroles qu'un homme à cheval, précédé d'un sergent d'armes, parut à l'entrée de la rue des Halles.
-- Voici le messager royal, -- dit le carrier à l'archidiacre en s'avançant vers les deux cavaliers ; -- si la résolution de Louis-le-Gros et de l'évêque est telle que tu viens de me l'annoncer, que sur eux retombe le sang qui va couler ! -- Puis, s'adressant au messager royal : -- Le maire et les échevins t'attendent dans la grand'salle de l'hôtel de la commune.
-- Monseigneur le roi et monseigneur l'évêque avaient ordonné aux habitants de se réunir ici, aux halles, pour entendre la lecture du rescrit que j'apporte, -- répondit le messager ; -- je dois obéir aux commandements que j'ai reçus.
-- Si tu veux remplir ta mission, suis-moi, -- reprit le carrier ; -- nos magistrats, représentant les habitants de cette cité, sont rassemblés à la maison de ville ; il ne leur a point plu d'attendre ici. -- L'homme du roi, redoutant quelque piège, hésitait à suivre Fergan, qui, devinant sa pensée, ajouta : -- Ne crains rien, tu es seul, désarmé, tu seras respecté ; je réponds de toi sur ma tête.
La sincérité de l'accent de Fergan rassura l'envoyé, qui, pour plus de prudence, ordonna au cavalier dont il était escorté de ne pas l'accompagner plus loin, de crainte que la vue d'un homme d'armes n'irritât la foule ; et le messager royal suivit le carrier.
-- Fergan, -- dit l'archidiacre d'une voix pénétrée, -- une dernière fois, je t'en conjure, tâche de contenir le courroux populaire ; je retourne auprès du roi et de l'évêque, afin de leur remontrer dans quelle voie funeste ils se jettent ! -- Et l'archidiacre quitta précipitamment le carrier. Celui-ci sortit des halles, gagna la place de la maison de ville, précédant et guidant le messager à travers la foule en disant : -- Place et respect à cet envoyé ; il est seul, sans armes...
-- Et de plus il est très-laid ! Si son message, lui ressemble, je n'en donne pas un bouton ! -- s'écria la voix enfantine et perçante du petit Robin-Brise-Miche, l'apprenti forgeron, perdu dans la foule.
-- Va, va, pauvre homme ! ne crains rien de nous ! -- reprit une voix mâle ; -- ce n'est point la faute de la cruche si elle contient de la drogue ! -- Ces appréciations, peu flatteuses, sur sa figure et sur son caractère de messager, ne déplurent point à l'homme du roi ; il préférait les railleries aux horions et aux pierres. Il arriva, suivant toujours Fergan, jusqu'au seuil de l'hôtel communal ; là, il laissa son cheval à la garde de Robin-Brise-Miche, qui s'offrit avec empressement de veiller sur le palefroi, puis l'envoyé, accompagnant le carrier, monta dans la grande salle où se trouvaient réunis le maire et les échevins, les uns armés, les autres revêtus de leurs robes. La physionomie de ces magistrats était à la fois grave et anxieuse ; ils pressentaient l'approche d'événements désastreux pour la cité, quelle que fût leur issue. Au-dessus du siège du maire flottait la bannière communale ; devant lui, sur la table, était placé le grand sceau d'argent servant à sceller les actes.
-- Maire et échevins ! -- dit Fergan en rentrant, -- voici le messager royal.
-- Nous l'écouterons ! -- répondit le maire Jean Molrain ; -- qu'il parle.
L'homme du roi semblait fort empressé d'accomplir au plus tôt sa mission ; il tira de son sein un parchemin scellé du sceau royal, et le déployant promptement, il dit d'une voix légèrement émue : -- Ceci est la volonté de notre seigneur le roi, il m'a commandé de vous lire ce rescrit à haute voix, et de vous le laisser ensuite, afin que vous n'en ignoriez.
-- Lisez, -- dit Molrain ; et, ses deux coudes posés sur la table, il appuya dans ses mains son front pensif, après avoir dit aux échevins : -- surtout, mes amis, quelle que soit la vivacité de nos sentiments, n'interrompons pas la lecture du message.
Alors l'homme du roi lut à haute voix ce qui suit : -- « Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, au maire et aux habitants de Laon salut. -- Nous vous mandons et ordonnons strictement de rendre, sans contradiction ni retard, à notre amé et féal Gaudry, évêque de Laon, les clefs de cette ville, qu'il tient de nous ; nous vous mandons et ordonnons également d'avoir à remettre à notre amé et féal Gaudry, évêque du diocèse de Laon, le sceau, la bannière et le trésor de la commune, que nous déclarons abolie. La tour du beffroi et la maison communale seront démolies avant l'espace d'un mois pour tout délai. Nous vous mandons et ordonnons de plus d'avoir désormais à obéir aux bans et ordres de notre amé et féal Gaudry, évêque de Laon, ainsi que ses prédécesseurs et lui ont toujours été obéis avant l'établissement de ladite commune ; car nous ne pouvons manquer de garantir à nos amés et féaux évêques la possession des seigneuries et des droits qu'ils tiennent de Dieu comme ecclésiastiques et de nous comme laïques. Ceci est notre volonté.
» Signé : LOUIS. »
La recommandation de Jean Molrain fut religieusement observée. L'envoyé du roi lut son message au milieu d'un morne silence ; mais, à mesure qu'il avançait dans la lecture ce cet acte, dont chaque mot était une menace, une iniquité, un outrage, un parjure envers la commune, le maire et les échevins échangeaient des regards où se peignaient tour à tour la surprise, le courroux, la douleur et la consternation. Oui, grande était la surprise des échevins... car Fergan n'avait pas encore pu leur faire part de son entretien avec l'archidiacre ; et quoiqu'ils s'attendissent au mauvais vouloir du roi, jamais ils n'avaient pu supposer une si flagrante négation de leur droits consentis, reconnus, solennellement jurés par ce prince et par l'évêque. Oui, grand était le courroux des échevins... car les moins belliqueux d'entre eux sentaient leur cœur bondir d'indignation à cet insolent défi jeté à la commune, à cette volerie effrontée de ce roi et de ce prélat rétablissant des droits odieux, dont une charte, vendue à prix d'argent, proclamait le perpétuel abolissement. Oui, grande était la douleur des échevins... car Louis-le-Gros leur ordonnait de remettre à l'évêque leur bannière, leur sceau, leur trésor, d'abattre l'hôtel communal et son beffroi ! À ce beffroi, à ce sceau, à cette bannière, symboles si chers d'un affranchissement obtenu après tant d'années d'oppression, de servitude et de honte, les communiers devaient donc renoncer ! il leur fallait retomber sous le joug odieux de Gaudry, alors que, dans leur légitime orgueil, ils espéraient léguer à leurs enfants une liberté si péniblement acquise... Ah ! des larmes de colère et de désespoir roulaient dans tous les yeux à la seule pensée d'un tel abaissement ! Oui, grande était la consternation des échevins... car les plus énergiques de ces magistrats, peu soucieux de leur vie, et résolus de défendre jusqu'à la mort les franchises communales, songeaient cependant, avec une affliction profonde, aux désastres dont était menacée cette cité si florissante, et aux torrents de sang que la guerre civile allait faire couler ! Victoire ou défaite, combien de misères, de ravages, de veuves et d'orphelins ! En ce moment suprême, quelques échevins, ils l'avouèrent ensuite, après avoir triomphé de leur défaillance passagère, sentirent leur résolution chanceler. Entrer en lutte contre le roi des Français, c'était, pour la ville de Laon, une outre-vaillance presque insensée ; c'était exposer presque sûrement les habitants à de terribles vengeances ; et ces magistrats, époux et pères, hommes d'habitudes paisibles, laborieux et peu batailleurs, ignoraient les choses de la guerre. Sans doute, se résigner à porter de nouveau le joug de l'évêque et de la noblesse, c'était le comble de la dégradation, c'était se soumettre, pour l'avenir, soi et sa descendance, à des indignités, à des spoliations incessantes ; mais l'on avait du moins la vie sauve ; mais l'on obtiendrait peut-être, à force de lâche soumission envers l'évêque, quelques concessions qui rendraient la vie moins misérable. Heureusement, chez ceux qui les éprouvaient, ces coupables irrésolutions à l'heure du péril eurent cet avantage qu'elles montrèrent aux courages ébranlés l'abîme d'infamie où la peur pouvait les entraîner ; faisant alors un généreux retour sur eux-mêmes, ces hommes reconnurent qu'il leur fallait fatalement choisir : entre l'avilissement et la servitude ou les dangers d'une résistance sainte comme la justice ; qu'il leur fallait choisir entre la honte ou une mort glorieuse ; aussi bientôt, leur patriotique fierté reprenant le dessus, ils rougirent de leur faiblesse ; et lorsque l'envoyé de Louis-le-Gros eut achevé la lecture du royal message, aucun de ceux des échevins qui venaient d'être en proie à de cruelles perplexités n'éleva la voix pour conseiller le criminel abandon des franchises de la commune. La lecture du rescrit du roi achevée, Jean Molrain dit au messager d'une voix émue et solennelle : -- As-tu mission d'écouter nos réclamations ?
-- L'on ne réclame point contre un acte de la volonté souveraine de notre seigneur le roi, signé de sa main, scellé de son sceau, -- répondit le messager. -- Le roi commande dans sa toute-puissance, ses sujets obéissent avec humilité.
-- Ainsi, -- reprit le maire, -- la volonté de Louis-le-Gros est irrévocable ?
-- Irrévocable ! -- répondit le messager. -- Et, comme première preuve de votre soumission à ses ordres, le roi vous commande, à vous échevins, de me remettre les clefs, le sceau et la bannière de cette ville. J'ai ordre de les rapporter au seigneur évêque en témoignage de soumission à l'abolition de votre commune.
Ces paroles du messager portèrent à son comble l'exaspération des échevins ; les uns bondirent sur leurs sièges ou levèrent des poings menaçants vers le ciel ; d'autres cachèrent leur figure dans leurs mains. Des menaces, des imprécations, des gémissements s'échappèrent de toutes les lèvres ; mais Jean Molrain, dominant facilement ce tumulte de quelques instants, obtint le silence. Tous les échevins se rassirent ; le maire, se levant alors, digne, calme et ferme, se retourna vers la bannière de la commune, qui flottait au-dessus de son siège, la montra du geste au messager de Louis-le-Gros, et dit : -- Cette bannière, dont le roi nous commande le lâche abandon, la voici : Tu y vois figurés deux tours et un glaive ; ces tours sont l'emblème de la ville de Laon ; ce glaive est celui de la commune. Notre devoir est écrit sur ce drapeau : Défendre par les armes les franchises de notre cité !... Ce sceau que le roi exige comme un témoignage de renoncement à nos libertés, -- ajouta Jean Molrain en prenant la médaille d'argent sur la table, -- ce sceau, le voici : il représente un homme levant sa main droite au ciel pour attester la sainteté de son serment ; de sa main gauche il tient une épée, dont le poing repose sur son cœur. Cet homme, c'est le maire de la commune de Laon ; ce magistrat jure par le ciel de mourir plutôt que de trahir son serment ! Ce serment, que moi, Jean Molrain, j'ai juré, écoute-le : Moi, maire de la commune de Laon, librement élu par mes concitoyens, je jure de maintenir et défendre jusqu'à la mort nos droits et nos franchises !
-- Oui ! oui ! -- à ce serment nous serons tous fidèles ! -- s'écrièrent les échevins avec enthousiasme ; -- nous le jurons ! -- plutôt mourir que de renoncer à nos franchises !
-- Tu as entendu la réponse du maire et des échevins de Laon, -- dit Jean Molrain à l'homme du roi lorsque le tumulte fut apaisé. -- Maintenant, va dire ceci à Louis-le-Gros : Notre Charte a été jurée, signée par lui et par l'évêque Gaudry en l'année 1109 ; cette Charte, nous la défendrons par le glaive. Le roi des Français, nous le savons, est puissant en Gaule... et la commune de Laon n'est forte que de son droit et du courage de ses habitants ; elle a tout fait pour éviter une guerre impie... elle attend ses ennemis.
À peine Jean Molrain eut-il prononcé ces dernières paroles qu'une immense clameur retentit au dehors de l'hôtel communal. Colombaïk s'était joint à son père pour accompagner le messager royal jusque dans la salle du conseil des échevins ; puis, après la lecture du rescrit de Louis-le-Gros, il n'avait pu contenir son indignation, et descendant en hâte jusqu'au parvis, encombré de foule, il annonça que le roi, abolissant la commune, rétablissait l'évêque dans la pleine souveraineté de ses droits si justement abhorrés. Tandis que cette nouvelle se répandait de proche en proche par toute la ville avec la rapidité de la foudre, le peuple, amassé sur la place, se souleva d'indignation, les communiers les plus exaspérés envahirent la salle où se tenaient les échevins, et s'écrièrent, enflammés de fureur : -- Où est-il, le messager du roi et de l'évêque ? -- Qu'il répète donc devant nous que le gros Louis veut abolir notre commune ? -- Quoi ! l'on nous remettrait sur le dos le bât épiscopal ? -- Non ! non ! -- Aux armes !
Le messager royal, déjà fort inquiet, devint pâle d'épouvante, et courut se retrancher derrière le maire et les échevins, leur disant d'une voix tremblante : -- Protégez-moi ! je n'ai fait qu'obéir aux ordres de mon seigneur le roi !
-- Ne crains rien, -- répondit Fergan à cet effaré ; -- j'ai répondu de ta peau, j'en réponds encore ; je t'accompagnerai jusqu'aux portes de la ville.
-- Aux armes ! -- s'écria Jean Molrain s'adressant aux habitants qui venaient d'envahir la salle. -- Oui, le roi et l'évêque menacent notre commune ! Que l'on sonne le beffroi pour appeler le peuple aux halles ! de là nous marcherons aux remparts ! Aux armes, communiers ! aux armes !
Ces mots de Jean Molrain firent oublier l'envoyé du roi. Tandis que plusieurs de ceux des habitants qui venaient du conseil montaient à la tour du beffroi afin de mettre en branle cette lourde cloche, d'autres descendirent précipitamment sur la place et se répandirent dans la cité en criant : -- Aux armes !... Commune !... commune !... -- Et bientôt, à ces cris répétés par la foule, se joignirent les tintements du beffroi.
-- Molrain, -- dit Fergan au maire, -- l'exaspération de la foule est si grande que je vais, pour le sauvegarder de toute violence, accompagner l'envoyé de Louis-le-Gros jusqu'à la porte de la ville, qui s'ouvre en face du palais épiscopal, puis je resterai à la garde de cette poterne, l'un de nos postes les plus importants.
-- Va, -- répondit le maire ; -- nous demeurerons, nous autres, ici en permanence, afin d'aviser aux mesures à prendre.
Fergan et Colombaïk descendirent de la salle des échevins ; le messager du roi marchait au milieu d'eux. La foule courant aux armes venait d'abandonner la place ; quelques groupes seulement y restaient encore. Le petit Robin-Brise-Miche, à qui avait été confiée la garde de la monture du messager, s'était hâté de profiter de cette occasion d'enfourcher un cheval pour la première fois de sa vie, et se tenait triomphant sur la selle ; mais il en descendit au plus vite à la vue du carrier, et dit en lui remettant les rênes : -- Maître Fergan, voilà le cheval, j'aime mieux être piéton que cavalier. Je cours chercher ma pique ; gare aux petits Épiscopaux si j'en rencontre ! -- Et Robin-Brise-Miche se mit à courir en gambadant, en criant : -- Commune !... commune !...
L'ardeur belliqueuse de cet enfant parut frapper peut-être plus vivement encore le messager royal que tout ce qu'il avait vu jusqu'alors ; il remonta sur son cheval escorté de Fergan et de son fils. Les tintements redoublés du beffroi retentissaient au loin. Dans toutes les rues que l'homme du roi traversa pour se rendre à la porte de la ville, les boutiques se fermaient à la hâte, et bientôt des figures de femmes, d'enfants, apparaissant aux fenêtres, suivaient d'un regard rempli d'anxiété l'époux et le père, le fils ou le frère, qui, sortant de la maison, se rendait en armes à l'appel du beffroi. Le messager royal, taciturne et sombre, ne pouvait cacher la surprise et la crainte que lui causaient l'agitation guerrière de ce peuple de bourgeois et d'artisans courant tous, avec enthousiasme, à la défense de la commune. -- Avoue-le, -- dit Fergan à l'envoyé, peu de temps avant d'arriver à la porte de la ville, -- tu t'attendais à rencontrer ici une lâche obéissance aux ordres du roi et de l'évêque ? Mais tu le vois, ici comme à Beauvais, comme à Cambrai, comme à Noyon, comme à Amiens, le vieux sang gaulois se réveille après des siècles d'esclavage. Rapporte fidèlement à Louis-le-Gros et à Gaudry ce dont tu as été témoin en traversant cette ville ; peut-être, en ce moment suprême, reculeront-ils devant la monstrueuse iniquité qu'ils méditent ; c'est notre dernière espérance ; car de grands désastres seraient épargnés à cette cité, qui ne demande qu'à vivre paisible et heureuse au nom de la foi jurée.
-- Je n'ai aucune autorité dans les conseils de mon seigneur le roi, -- répondit tristement le messager ; -- mais, j'en jure Dieu ! je ne m'attendais pas à voir ce que j'ai vu, à entendre ce que j'ai entendu. Je raconterai fidèlement le tout à mon maître.
-- Le maire de notre commune te l'a dit : Le roi des Français, nous le savons, est puissant en Gaule... la cité de Laon n'est forte que de son bon droit et du courage de ses habitants. Elle attend ses ennemis, et, tu le vois, elle est sur ses gardes, -- ajouta Fergan en lui montrant une troupe de milice bourgeoise qui, par mesure de prudence, occupait depuis la veille les remparts voisins de la porte par laquelle sortit l'homme du roi. Le palais épiscopal, fortifié de tours et d'épaisses murailles, était séparé de la ville par un grand espace planté d'arbres servant de promenade. Fergan et son fils organisaient le transport des matériaux destinés à la défense des murailles en cas d'attaque, lorsque le carrier vit au loin s'ouvrir la porte extérieure de l'évêché ; puis plusieurs hommes d'armes du roi, ayant regardé de çà de là, avec précaution, comme pour s'assurer que la promenade était déserte, rentrèrent précipitamment dans l'intérieur du palais. Bientôt après, une forte escorte de cavaliers reparut se dirigeant vers la route qui conduit aux frontières de Picardie ; cette avant-garde fut suivie de quelques guerriers revêtus de brillantes armures ; l'un d'eux, marchant le premier de tous, était remarquable par son énorme embonpoint ; deux hommes eussent tenu à l'aise dans sa cuirasse ; son casque avait pour cimier une couronne d'or fleurdelisée, la longue housse écarlate qui cachait à demi son cheval était aussi brodée de fleurs de lis d'or ; à ces insignes et à sa corpulence extraordinaire, Fergan reconnut Louis-le-Gros ; à quelques pas derrière ce prince, le carrier remarqua le messager qu'il avait, peu de temps auparavant, accompagné jusqu'aux portes de la ville, et qui, fort animé, causait avec l'abbé de la Marche ; puis venaient plusieurs courtisans à cheval, des mulets de bagages et des serviteurs ; puis enfin un autre groupe de cavaliers ; bientôt cette chevauchée prit le galop, et Fergan vit de loin le roi, se retournant du côté des remparts de Laon, dont le beffroi ne cessait de retentir, menacer la ville par un geste de courroux, en tendant vers les remparts son poing fermé, couvert d'un gantelet de fer ; pressant ensuite son cheval de l'éperon, Louis-le-Gros disparut avec son escorte au tournant de la route.
-- Tu menaces ! mais tu fuis devant les communiers insurgés, ô roi des Francs ! noble descendant de Hugh-le-Chappet, qui dut la couronne à l'adultère et au meurtre ! -- s'écria Colombaïk avec l'entraînement de son âge. -- Mon père, vous l'avez dit : la vieille Gaule se réveille ! les descendants des rois de la conquête fuient devant les soulèvements populaires. Le voilà donc enfin venu ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande !
Fergan, mûri par l'âge et par l'expérience, répondit à son fils d'une voix grave et mélancolique : -- Mon enfant, ne prenons pas les premières lueurs de l'aube naissante pour le rayonnement du soleil en son midi. -- À ce moment, le bourdon de la cathédrale, que l'on ne mettait en branle qu'à certaines grandes fêtes, se fit soudain entendre ; mais au lieu de tinter régulièrement et lentement, comme d'habitude, sa sonnerie, tour à tour très-précipitée puis espacée d'assez longs silences, dura peu de temps, après quoi la cloche se tut. -- Aux armes ! -- s'écria Fergan d'une voix tonnante ; -- ceci doit être un signal convenu entre les chevaliers de la ville et l'évêché ; en attendant les renforts que le roi va chercher sans doute, les Épiscopaux se croient capables de nous vaincre ! Aux armes ! garnissez les remparts !
À la voix de Fergan et à celle de son fils, qui courut rallier les insurgés, ils accoururent, les uns armés d'arcs, d'arbalètes, les autres de piques, de haches ou d'épées, prêts à repousser l'assaut ; d'autres se rangèrent auprès de plusieurs amas de grosses pierres et de poutres destinées à être jetées sur les assaillants ; d'autres allumèrent des brasiers sous des chaudières remplies de poix, tandis que leurs compagnons roulaient péniblement des machines de guerre appelées chattes et trébuchets, qui, au moyen de la détente de larges palettes fixées au milieu d'un câble tordu, lançaient d'énormes pierres à plus de cent pas de distance. Tout à coup une grande rumeur mêlée de cris et du cliquetis des armes retentit au loin dans l'intérieur de la ville ; les Épiscopaux, ainsi que l'avait prévu Fergan, sortant de leurs maisons fortes au signal donné par le bourdon de la cathédrale, attaquaient les bourgeois dans la cité, au moment où les serfs de l'évêché, sous la conduite de plusieurs chevaliers, se préparaient à assiéger les remparts. Les communiers devaient ainsi se trouver placés entre leurs ennemis du dedans et ceux du dehors ; en effet, Fergan vit s'ouvrir la porte de l'enceinte du palais épiscopal, et en sortir, poussé à force de bras et à reculons, un grand chariot à quatre roues rempli de paille et de fagots entassés à une telle hauteur, que cet amoncellement de combustibles, élevé de douze ou quinze pieds au-dessus des ridelles du char, cachait ceux qui le poussaient et leur servait d'abri contre les projectiles qu'on pouvait leur lancer du haut des murailles. Les assaillants comptaient mettre le feu aux matières inflammables contenues dans cette voiture, espérant, lorsqu'ils l'auraient suffisamment rapprochée de la poterne, incendier la porte de la ville ; ce plan, habilement conçu, fut déjoué par la subtilité du petit Robin-Brise-Miche, l'apprenti forgeron ; armé de sa pique, il était l'un des premiers accouru aux remparts et vit le chariot s'avancer lentement, toujours poussé à reculons ; plusieurs insurgés, armés d'arcs, cédant à un mouvement irréfléchi, se hâtèrent de lancer leurs flèches sur la voiture ; mais elles se fichèrent inutilement dans la paille ou dans le bois. Soudain Robin-Brise-Miche, seulement vêtu de ses chausses, d'un tablier de cuir et d'une chemise, se dépouille de cette chemise, la déchire en lambeaux, et avisant un gros milicien qui, séduit par l'exemple de ses compagnons, allait ainsi tirer inutilement sur le char, l'apprenti forgeron désarme brusquement le citadin, saisit la flèche, l'entoure d'un morceau de sa chemise, court plonger dans une chaudière de poix déjà liquéfiée par l'action du feu le trait ainsi enveloppé, puis, l'ajustant sur la corde de son arc, il lance cette flèche enflammée au milieu du chariot rempli de combustibles, qui ne se trouvait plus qu'à peu de distance des murailles ; et ravi de son invention, Robin-Brise-Miche bat des mains, gambade et s'écrie en rendant son arc au milicien ébahi : -- Commune ! commune ! les Épiscopaux préparent le feu de joie, les communiers l'allument !... -- Après quoi l'apprenti forgeron court ramasser sa pique. En effet, à peine le brandon incendiaire fut-il tombé au milieu de cette charretée de paille et de fagots qu'elle s'embrasa, et n'offrit plus aux yeux qu'une masse de flammes couronnée d'une épaisse fumée poussée par le vent vers l'évêché ; Fergan remarquant cette circonstance se hâta d'en profiter et s'écria : -- Mes amis, achevons l'œuvre du petit Brise-Miche ! ces nuages de fumée masqueront notre mouvement aux Épiscopaux, faisons une sortie, enlevons l'évêché d'assaut !
-- Oui, oui, -- crièrent les insurgés, -- à l'assaut ! -- Commune ! commune !...
-- La moitié des nôtres resteront ici avec Colombaïk pour garder les murailles, -- reprit Fergan ; -- on se bat dans la ville, et les Épiscopaux pourraient tenter d'attaquer les remparts à revers. Maintenant, que ceux qui veulent assaillir l'évêché me suivent !
Grand nombre de communiers s'élancèrent sur les pas de Fergan, et parmi eux se trouvait Bernard, fils de Bernard-des-Bruyères, assassiné plusieurs années auparavant par Gaudry dans son église métropolitaine. Bernard, jeune, frêle et de petite stature, restait silencieux, presque impassible au milieu de cette bruyante effervescence populaire, se préoccupant seulement de ne pas laisser tomber sa lourde hache, si pesante à sa débile épaule. Fergan avait judicieusement commandé la sortie des insurgés ; un moment masqués aux yeux de l'ennemi par la flamme et la fumée de l'embrasement du chariot, ils arrivèrent bientôt près des murailles de l'évêché, virent sa porte ouverte, et sous sa voûte, une foule de serfs armés ; conduits par bon nombre de chevaliers, ils se disposaient à aller assaillir la poterne, leurs chefs ayant, ainsi que Fergan, compté masquer leur attaque à l'abri du chariot enflammé ; mais, à l'aspect inattendu des insurgés, les Épiscopaux voulurent fermer l'entrée du palais : il était trop tard. Une sanglante mêlée s'engagea sous la sombre voûte qui séparait les deux tours dont la porte était flanquée. Les communiers, s'habituant à la bataille, y faisaient rage ; beaucoup furent tués, d'autres blessés ; Fergan reçut d'un chevalier un coup de hache qui, brisant son casque, l'atteignit au front. Cependant les habitants de Laon, après une lutte acharnée, refoulèrent les Épiscopaux au delà de la voûte ; le combat continua dans les vastes cours du palais. Fergan, se battant toujours malgré sa blessure, se crut lui et les siens perdus, car soudain, au plus fort de cette mêlée furieuse, où ils conservaient à peine l'avantage, Thiégaud déboucha du préau de l'évêque à la tête d'une grosse troupe de serfs bûcherons de forêt armés de lourdes cognées ; ce renfort devait écraser les insurgés ; mais quelle fut leur surprise lorsqu'ils entendirent le serf de Saint-Vincent et ses hommes crier : -- Mort à l'évêque ! -- à sac l'évêché ! -- à sac ! -- Commune ! -- commune !
Dès lors, le combat changea de face : la plupart des serfs de l'évêché qui avaient pris part à la lutte, entendant les bûcherons crier : -- Commune ! À mort à l'évêque ! à sac l'évêché ! -- mirent bas les armes ; les chevaliers, abandonnés par une partie de leurs gens, redoublèrent en vain d'efforts et de valeur ; ils furent tous tués ou mis hors de combat, bientôt les insurgés, maîtres du palais, se répandirent, de tous côtés en criant : -- À mort l'évêque ! À mort ce traître ! Où est-il, ce renégat ? -- Où est-il ce bourreau ?...
Fergan vit alors venir à lui Thiégaud, triomphant de haine et s'écriant en agitant un coutelas : -- J'avais répondu à Gaudry de la fidélité des bûcherons de l'abbaye, -- s'écria le serf de Saint-Vincent ; -- mais pour me venger du ribaud mitré, qui a débauché ma fille, j'ai ameuté nos hommes contre lui.
-- Où est-il, ce traître ? -- hurlèrent les insurgés en agitant leurs armes ; -- où est-il ? -- À mort ! -- À mort !
-- Compagnons ! votre vengeance sera satisfaite, et la mienne aussi ; Gaudry ne nous échappera pas, -- reprit Thiégaud. -- Je sais la cachette du saint homme ; dès que vous avez eu forcé la porte de l'évêché, craignant l'issue du combat, Gaudry a d'abord endossé la casaque d'un de ses serviteurs, espérant fuir à l'aide de ce déguisement ; mais moi, en bon compère, je lui ai conseillé de s'enfermer dans son cellier, et de se fourrer au fond d'un tonneau(42). Venez, venez ! ajouta-t-il avec un éclat de rire féroce, -- nous allons percer la barrique et tirer de bon vin rouge ! -- Et le serf de Saint-Vincent, suivi de la foule des insurgés exaspérés contre l'évêque, se dirigea vers le cellier ; parmi cette foule furieuse se trouvait le fils de Bernard-des-Bruyères ; le frêle jouvenceau, sorti par hasard sain et sauf de la mêlée, marchait sur les talons de Thiégaud, s'efforçant, malgré sa petite stature et sa faiblesse, de ne pas perdre le poste qu'il venait de choisir. Ses traits pâles, maladifs, se coloraient de plus en plus, une ardeur fiévreuse illuminait ses yeux et lui donnait une force factice ; sa lourde hache ne semblait plus peser à son bras chétif, et de temps à autre il la contemplait avec amour en passant son doigt sur le tranchant du fer, après quoi il poussait un soupir de joie contenue en levant vers le ciel son regard étincelant. Le serf de Saint-Vincent, guidant les communiers, se dirigea vers le cellier, grand bâtiment situé dans l'un des angles de la première cour de l'évêché ; avant d'y arriver, les habitants de Laon ayant rencontré le cadavre de Jean-le-Noir percé de coups, s'acharnèrent sur les restes inanimés du féroce exécuteur des cruautés de Gaudry. Dans le mouvement tumultueux qui accompagna ces représailles, le fils de Bernard-des-Bruyères fut, malgré l'opiniâtreté de ses efforts, séparé de Thiégaud, au moment où celui-ci, à l'aide de plusieurs insurgés, ébranlait et enfonçait la porte du cellier, intérieurement verrouillée par le prélat pour plus de sûreté. La foule se précipita sous ce vaste hangar, à peine éclairé par d'étroites lucarnes et rempli de futailles vides ou pleines ; il régnait au milieu de cet amoncellement de barriques une sorte d'allée, où entra Thiégaud, puis faisant signe aux insurgés de rester à quelque distance de lui, et voulant prolonger l'agonie de l'évêque, il frappa du plat de son coutelas le couvercle de plusieurs tonnes, disant à chaque coup : -- Eh ! eh ! il y a-t-il quelqu'un là dedans ? -- Naturellement il ne recevait aucune réponse ; arrivant enfin en face d'une grande barrique dressée debout, il tourna la tête du côté des communiers avec un ricanement farouche, puis, du bout de son coutelas déplaçant et faisant tomber le couvercle du tonneau, il répéta sa question : -- Hé ! il y a quelqu'un là dedans(43) ?
-- Il y a là... un malheureux prisonnier(44), -- répondit la voix tremblante de l'évêque ; -- ayez pitié de lui ! au nom du Christ ! notre Sauveur !
-- Ah ! ah ! mon compère Ysengrin, -- dit Thiégaud en donnant à son tour ce surnom à son maître ; -- c'est donc vous qui êtes blotti dans ce tonneau(45) ? Sortez ! sortez donc ! je veux voir si d'aventure ma fille ne serait point là cachée avec vous ? -- Et d'une main vigoureuse le serf de Saint-Vincent saisit le prélat par sa longue chevelure, et le força, malgré sa résistance, de se dresser peu à peu du fond de cette tonne, où il s'était accroupi ; ce fut un spectacle effrayant... il y eut un moment où, tirant toujours l'évêque par les cheveux à mesure que celui-ci se soulevait du fond de la tonne, Thiégaud parut tenir à la main la tête d'un cadavre, tant était livide la figure de Gaudry ; enfin il sortit à mi-corps du tonneau, et se tint un moment debout sur ses jambes ; mais elles vacillaient si fort que, voulant s'appuyer au rebord de la tonne, il lui imprima un brusque mouvement qui la fit cheoir, et l'évêque de Laon roula aux pieds du serf ; celui-ci, se baissant tandis que le prélat se relevait péniblement, regarda au fond de la barrique, et s'écria : -- Non ; compère Ysengrin, ma fille n'est point là ; elle sera sans doute restée dans votre chaste couche ? Hein ? mon maître ?
-- Mes bons amis ! mes chers fils en Jésus-Christ ! -- balbutiait Gaudry qui, agenouillé, tendait les mains vers les communiers ; -- je vous le jure sur l'Évangile et sur mon salut éternel ! je maintiendrai votre commune !
-- Tu l'as déjà juré ! -- Menteur ! -- Renégat !... -- s'écrièrent les insurgés courroucés ; -- nous savons ce que vaut ton serment ! -- tu ne nous tromperas pas une seconde fois !
-- Oh ! tu payeras de ton sang le sang des nôtres qui a coulé aujourd'hui ! Justice ! justice !
-- Oui, justice et vengeance au nom des femmes qui ce matin avaient un époux, et qui ce soir sont veuves !...
-- Justice et vengeance au nom des enfants qui ce matin avaient un père, et qui ce soir sont orphelins !...
-- Ah ! Gaudry, toi et les tiens, à force de parjures, de défis et d'outrages, vous avez lassé la patience du peuple ; malheur à toi ! malheur aux tiens !
-- De nous ou de toi, qui a voulu la guerre ? As-tu écouté nos prières ? As-tu eu pitié du repos de cette cité ? Non ! Eh bien, pas de pitié pour toi !...
-- Mes bons amis... faites-moi grâce de la vie ! -- reprit l'évêque dont les dents claquaient de terreur. -- Oh ! je vous en supplie ! faites-moi seulement grâce de la vie ! je renoncerai à l'épiscopat, je quitterai cette ville, vous ne me reverrez jamais ; mais la vie... oh ! laissez-moi la vie !... grâce... grâce !
-- As-tu fait grâce à mon frère Gérard, qui a eu les yeux crevés par ton ordre ? -- s'écria un communier en saisissant le prélat par le collet de sa casaque et le secouant avec fureur, -- dis, lui as-tu fait grâce ?
-- As-tu fait grâce à mon ami Robert-du-Moulin, poignardé par Jean, ton noir ? -- ajouta un autre insurgé. -- Et ces deux accusateurs, saisissant le prélat qui se débattait en vain et qui, plutôt que de marcher, se laissait traîner agenouillé, s'écrièrent : -- Viens, viens ! tu vas mourir au grand jour ! -- Tu vas mourir à la face du soleil, qui a vu tes crimes et ton parjure !...
Et Gaudry, accablé de coups et d'outrages, fut poussé hors du cellier ; en vain il criait : -- Ayez pitié de moi !... Je vous rendrai votre commune... je vous le jure... je vous le jure !...
Les insurgés répondaient : -- Rendras-tu aux veuves leurs maris ? -- Rendras-tu aux orphelins leurs pères ?
-- Empêcheras-tu le sang des nôtres d'avoir coulé dans ce jour funeste ?
-- Ah ! tu crois qu'après avoir été traître, homicide ; qu'après avoir exaspéré à force d'iniquités, de défis, de menaces, un peuple inoffensif qui ne demandait qu'à vivre paisible selon la loi jurée, il suffit de crier : pitié ! pour être absous ?
-- Non, non ; la clémence est sainte, mais l'impunité est impie !
-- Ciel et terre ! -- s'écria Fergan, -- lorsque Dieu ne fait pas justice... le peuple la fait !
-- Oui, oui ! -- À mort l'évêque ! -- À mort ! -- Le prélat, au milieu de ces cris furieux, fut entraîné hors du cellier ; soudain une voix glapissante, dominant le tumulte, s'écria : -- Quoi ! le fils de Bernard-des-Bruyères ne pourra pas venger son père ? -- Aussitôt, par un mouvement simultané, les insurgés ouvrirent un passage au fils de la victime ; il accourut, la figure radieuse, le regard étincelant, s'élança sur l'évêque gisant à terre, et, de ses débiles mains, levant sa lourde hache, Bernard fendit le crâne de Gaudry, puis, jetant son arme ensanglantée, il dit : -- Tu es vengé, mon père !
-- Bien travaillé, mon garçon ! la mort de ton père et le déshonneur de ma fille sont vengés du même coup ! -- s'écria Thiégaud. Puis, avisant au doigt de l'évêque son anneau épiscopal, il ajouta : -- Je prends la bague de mariage de ma fille ! -- Mais ne pouvant arracher l'anneau de la main gonflée du prélat, le serf de Saint-Vincent lui coupa le doigt d'un coup de coutelas et mit le doigt et l'anneau dans sa poche(46). Gaudry inspirait une haine si légitime aux communiers, que cette haine survécut même à la mort de cet homme ; son cadavre fut percé de coups et accablé de malédictions. On allait précipiter ce corps inanimé dans un égout voisin du cellier, lorsque les insurgés entendirent crier : -- Commune !... commune !... -- Une seconde troupe de gens de Laon envahissaient à leur tour l'évêché, conduits par Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier, accompagné de sa gentille femme Simonne ; Fergan courait à eux lorsqu'il vit l'archidiacre Anselme, qui, jusqu'alors éloigné du théâtre du combat, accourait, instruit du sort de l'évêque par quelques-uns de ses serviteurs. L'archidiacre obtint sans peine des communiers, grâce au respect dont on l'entourait, qu'ils ne feraient pas subir aux restes de leur ennemi un vain et dernier outrage(47). Ce digne prêtre du Christ, aidé de deux serviteurs, transportait le cadavre de l'évêque, lorsque, apercevant Fergan, il lui dit d'une voix émue, sans pouvoir retenir ses larmes : -- Je vais ensevelir le corps de ce malheureux et prier pour lui. Hélas ! mes tristes prévisions se sont réalisées ! Hier encore, dans sa jactance et sa funeste sécurité, Gaudry méprisait mes conseils, et je lui répondais : -- « Fasse le ciel que je n'aie pas à prier bientôt sur ta sépulture. » Ah ! Fergan, la guerre civile est un fléau terrible ! -- Terrible ! -- reprit le carrier d'une voix solennelle. -- Aussi, malédiction sur ceux qui provoquent ces luttes exécrables ; elles sont un deuil pour les vainqueurs et pour les vaincus !
Fergan, laissant l'archidiacre accomplir son pieux devoir, alla rejoindre Quatre-Mains-le-Talmelier, qui commandait l'autre troupe d'insurgés ; le digne échevin, toujours si empêtré, si gêné sous son équipement militaire, l'avait quitté au moment du combat ; remplaçant son casque de fer par un bonnet de laine, ne gardant que son surcot de bure, retroussant les manches de sa casaque, ainsi qu'il faisait pour pétrir son pain, il s'était armé de son fourgon, grand et lourd engin de fer recourbé, dont il se servait pour fourgonner son four ; sa courageuse petite femme Simonne, la joue en feu, l'œil brillant, portait, attaché à son côté, un sac de linge préparé pour panser les blessures des combattants, et un flacon recouvert d'osier rempli d'une infusion de simples, -- merveilleux, -- disait-elle, -- pour arrêter l'écoulement du sang. -- La joie, l'animation du triomphe éclataient sur les jolis traits de la talmelière ; mais à la vue de Fergan, dont le visage était ensanglanté par suite de sa blessure, elle s'écria tristement : -- Voisin Fergan, vous êtes blessé ? Laissez-moi panser votre plaie, la bataille est finie ; ne soyez point inquiet de votre fils, nous venons de le voir au poste des remparts ; il est sain et sauf, quoique l'on se soit aussi battu de ce côté, mon mari vous racontera cela : asseyez-vous sur ce banc, je vais vous donner les soins que j'aurais donnés à mon pauvre Ancel s'il en avait eu besoin. Foi de Picarde ! s'il a échappé aux horions, ce n'est point sa faute ; car il a de nouveau mérité son surnom de Quatre-Mains en tapant vite et dru sur les nobles Épiscopaux !
Fergan accepta l'offre de Simonne et s'assit sur un banc, tandis que la jeune femme cherchait dans son sac le linge nécessaire au pansement. Le talmelier s'était arrêté à quelques pas de là pour s'informer des détails de la prise de l'évêché ; il revint près de sa compagne, et la voyant près de Fergan, il s'écria, en s'approchant de lui avec intérêt : -- Quoi ! voisin, tu es blessé ?
-- Oui ; aussi ai-je consenti de grand cœur à la proposition de ta chère femme ; j'avais le crâne fendu sans mon casque. -- Puis, relevant sa tête, jusqu'alors baissée pour faciliter le pansement de Simonne, qui, à l'aide de ses ciseaux, coupait dextrement plusieurs mèches de la chevelure du blessé, collées par le sang caillé aux abords de la plaie, Fergan remarqua l'accoutrement peu guerrier de son ami, et lui dit : -- Quoi ! tu as quitté ton armure au moment de la bataille ?
-- Ma foi, compère, le casque me tombait toujours sur le nez, le corselet me sanglait le ventre à crever, mon épée s'empêtrait dans mes jambes ; aussi, l'heure du combat venue, je me suis mis à l'aise, ainsi que je suis dans mon pétrin quand je pétris ma pâte, j'ai retroussé mes manches, et, au lieu de cette diable d'épée, dont je ne sais point me servir, je me suis armé de mon fourgon de fer, dont le maniement m'est familier.
-- Ton fourgon ? et que pouvais-tu faire de ton fourgon à la bataille, mon digne voisin ?
-- Ce qu'il en faisait ? -- reprit Simonne en imbibant, du contenu de son vase recouvert d'osier, un linge qu'elle appliqua sur la blessure du carrier. -- Oh ! oh ! Ancel n'est point manchot ; s'il venait un noble à cheval, armé de toutes pièces, mon mari vous l'attrapait par le cou avec le crochet de son long fourgon, et puis il tirait de toutes ses forces, je l'aidais s'il le fallait ; et presque toujours, désarçonnant ainsi le noble chevalier, nous le jetions à bas de son cheval...
-- Ensuite de quoi... -- ajouta tranquillement le talmelier, -- après avoir abattu mon homme avec le croc de mon fourgon, je l'assommais avec le manche ! Eh ! eh !... que veux-tu, compère, on fait ce qu'on peut et comme on peut !
-- Ah ! voisin, -- reprit Simonne avec enthousiasme, -- c'est surtout au siège de la maison du chevalier de Haut-Pourcin qu'Ancel a fait un fameux emploi de son fourgon ! Plusieurs Épiscopaux et leurs serviteurs, retranchés sur une terrasse crénelée, tiraient sur nous à coups d'arbalète ; déjà ils avaient tué ou blessé bon nombre de communiers ; l'on n'osait plus s'approcher de cette maudite maison, et nos gens s'étaient retirés au bout de la rue, lorsque nous apercevons ce forcené chevalier de Haut-Pourcin, son arbalète à la main, se pencher à mi-corps en dehors des créneaux de sa terrasse, afin de voir s'il ne pourrait atteindre quelqu'un des nôtres. En ce moment... -- Mais s'interrompant, Simonne dit à son mari : -- Achève l'histoire, Ancel ; en parlant je me distrais du pansement de la blessure de notre voisin. -- Et tandis que Simonne achevait de donner ses soins à Fergan, le talmelier poursuivit ainsi :
-- Moi, voyant le chevalier de Haut-Pourcin se pencher ainsi plusieurs fois en dehors de sa terrasse, je profite d'un moment où il s'était retiré, je me glisse le long des murs jusqu'au bas de sa maison ; et comme la saillie du balcon empêchait qu'il me vît, je guette mon homme ; au bout d'un instant il avance de nouveau le cou, je le happe avec le crochet de mon fourgon juste à la jointure de son casque et de sa cuirasse, je tire... je tire de toutes mes forces, Simonne m'aide, et nous avons l'agrément de faire faire la culbute à ce noble personnage du haut en bas de sa terrasse ; nos communiers accourent ; les Épiscopaux s'élancent hors de la maison du chevalier pour le délivrer ; ils sont repoussés avec perte, nous entrons dans la maison forte...
-- Et là ! -- s'écria héroïquement Simonne-la-Talmelière, -- moi qui ne quittais pas les talons d'Ancel, je me trouve face à face avec cette vieille mégère de dame du Haut-Pourcin, qui hurlait comme une furie : -- « Tuez ! tuez ! pas de quartier pour ces vils manants ! exterminez-les ! » -- La colère me saisit, et me rappelant les injures que cette harpie m'avait adressées la veille, je saute sur elle, je la prends à la gorge, et, aussi vrai qu'Ancel s'appelle Quatre-Mains, je la soufflette aussi dru que si j'avais eu dix paires de mains, en lui disant : -- « Tiens ! tiens ! fière et noble dame de Haut-Pourcin ! Tiens ! tiens ! et tiens encore, vieille méchante ! » Ah ! mes galants payent mes cottes ! Eh bien, moi, je paye comptant et surtout battant, les injures que l'on me fait ! » -- Foi de Picarde ! si elle n'avait eu les cheveux gris comme ma mère, je l'aurais étranglée, cette diablesse !
Fergan ne put s'empêcher de sourire de l'exaltation de Simonne ; puis il dit à Ancel : -- Lorsque j'ai entendu le bourdon de la cathédrale sonner d'une façon particulière, j'ai pensé que c'était le signal convenu entre l'évêque et ses partisans pour attaquer les nôtres au dehors et au dedans de la ville.
-- Tu ne t'es pas trompé, voisin ; à ce signal, les Épiscopaux, qui s'étaient pendant la nuit concertés et réunis, sont sortis de leurs maisons en criant : -- Tue ! tue les communiers ! -- D'autres nobles ont été, comme le chevalier de Haut-Pourcin, assiégés dans leurs demeures ; le combat a aussi commencé dans les rues, tandis qu'une troupe d'Épiscopaux se dirigeait vers les remparts, du côté de la porte de l'évêché.
-- Pour prendre à revers nos gens qu'ils croyaient attaqués au dehors, -- dit Fergan ; -- aussi avais-je recommandé à mon fils de se tenir sur ses gardes ; tu m'assures qu'il n'est pas blessé ?
-- S'il l'est, voisin Fergan, -- reprit Simonne, -- il ne l'est que légèrement ; car, en nous voyant, il nous a crié du haut du rempart : -- « Victoire ! victoire ! nos gens sont maîtres du palais de l'évêque. »
-- Maintenant, -- reprit Quatre-Mains, -- m'est avis que le maire et les échevins doivent se rendre à l'hôtel communal pour aviser à ce que nous devons faire ?
-- Je pense comme toi, Ancel ; nous laisserons ici un nombre d'hommes suffisant pour garder l'évêché ; on veillera aussi sur les remparts de la ville, dont on fermera et barricadera les portes ; ne nous abusons pas ; si légitime que soit notre insurrection, il faut nous attendre à voir Louis-le-Gros revenir assiéger la ville à la tête des renforts qu'il est allé quérir. Aveuglés par la haine et ne pouvant croire à une résistance sérieuse de notre part, bourgeois et manants que nous sommes, les Épiscopaux se sont trop hâtés ; ils ont cru pouvoir se passer de l'appui de Louis-le-Gros ; mais il reviendra bientôt !
-- Je le crois, -- reprit l'échevin avec résignation et fermeté, -- Jean Molrain l'a dit au messager royal : « -- Le roi des Français est tout-puissant en Gaule ; la commune de Laon n'est forte que de son bon droit et du courage de ses habitants. » -- Donc, Fergan, vienne Louis-le-Gros avec son armée, nous le recevrons de notre mieux !
-- Merci de vos soins, bonne voisine, -- dit Fergan à Simonne ; -- ma pauvre Jehanne sera jalouse.
-- C'est plutôt à moi d'être jalouse ; car, en passant dans notre rue, nous avons vu la salle basse de votre maison remplie de blessés autour desquels s'empressaient votre femme et Martine.
-- Chères âmes ! combien elles doivent être inquiètes ! -- dit Fergan ; -- je vais aller les rassurer, puis je reviendrai veiller à notre défense. -- L'entretien de Fergan et d'Ancel fut troublé par des cris et des huées accompagnés des clameurs joyeuses qui s'élevèrent dans l'une des cours de l'évêché, livré au pillage et à la dévastation. Les insurgés se vengeaient non moins du parjure de Gaudry que des odieuses exactions et des cruautés dont ils avaient cruellement souffert avant l'établissement de la commune ; les uns défonçant les tonnes du cellier, s'enivraient des vins précieux de l'évêque, dîme abondante autrefois prélevée par lui sur le vignoble des vilains ; d'autres, amoncelant les tentures, les meubles de son appartement au milieu de l'une des cours, mettaient le feu à cet entassement d'objets de toutes sortes ; d'autres, enfin, et les clameurs joyeuses de ceux-là venaient d'interrompre l'entretien du carrier et du talmelier, d'autres, enfin, s'emparant des vêtements sacerdotaux et des insignes du prélat, s'organisaient en une procession grotesque dont le petit Robin-Brise-Miche était le héros ; coiffé de la mitre épiscopale, qui cachait presque entièrement son visage, vêtu d'une chape de drap d'or, qui traînait sur ses talons, tenant à la main une crosse de vermeil enrichie de pierreries et porté sur une table par quatre insurgés, l'apprenti forgeron distribuait à droite et à gauche des bénédictions grotesques, tandis que des communiers, ivres à demi, ainsi que les serfs de l'évêché, qui, après le combat, s'étaient joints aux vainqueurs, hurlaient à pleine voix une parodie des chants d'église, et criaient de temps à autres : -- Vive notre évêque Robin-Brise-Miche ! -- Fergan et ses voisins, laissant ces gais garçons se divertir à leur gré dans le palais épiscopal, se dirigèrent vers la porte de la ville ; la nuit approchait ; le carrier, quittant Quatre-Mains-le-Talmelier et sa femme, les pria de passer chez lui en rentrant à leur logis, et de rassurer Jehanne et Martine, puis il monta au rempart pour y retrouver son fils ; celui-ci, pensant qu'il était prudent, même après la victoire du jour, de veiller à la garde de la cité, s'occupait des dispositions à prendre pour la nuit ; à la vue de son père le front ceint d'un bandeau, Colombaïk ne put retenir un cri d'alarme, mais Fergan le rassura ; puis tous deux, après avoir recommandé quelques nouvelles mesures de défense, regagnèrent leur demeure. La nuit était venue, la bataille depuis longtemps avait partout cessé ; les communiers ramassaient leurs morts et leurs blessés à la lueur des torches, des femmes éplorées accouraient aux endroits où l'on s'était battu avec le plus d'acharnement, et cherchaient en gémissant un père, un mari, un fils, un frère, au milieu des cadavres gisants par les rues. Ailleurs, les insurgés, exaspérés contre les chefs du parti épiscopal, démolissaient leurs maisons fortes ; enfin, au loin, une grande lueur empourprant le ciel, jetait çà et là ses rouges reflets sur les pignons des hautes maisons ; c'était la lueur de l'incendie ; le feu dévorait la demeure du trésorier de l'évêché, l'un des plus exécrés des Épiscopaux, la cathédrale fut également incendiée par les communiers de Laon, qui criaient : « -- Brûle ! brûle ! infâme repaire de la tyrannie des prêtres ! Puissent-elles être ainsi détruites, toutes ces églises où les fainéants tonsurés, ces éternels complices des seigneurs, prêchent une lâche soumission à la servitude ! »
-- Ah ! mon enfant, n'oublie jamais ce terrible spectacle !... Les voilà donc les fruits de la guerre civile ! -- dit Fergan à son fils en s'arrêtant au milieu de la petite place du Change, l'un des endroits les plus élevés de la ville, et d'où l'on découvrait au loin l'embrasement de la cathédrale. -- Vois les lueurs de l'incendie qui dévore la cathédrale ; entends le bruit de ces tours seigneuriales s'écroulant sous le marteau des communiers ; écoute les gémissements de ces enfants, devenus orphelins ! de ces femmes, devenues veuves ! Vois ces blessés, ces cadavres sanglants emportés par des parents, par des amis en larmes : vois, à cette heure, partout dans cette ville, le deuil, la consternation, la vengeance, le désastre, le feu, la mort ! et rappelle-toi l'aspect heureux, paisible, que cette cité offrait hier, alors que le peuple, dans son allégresse, inaugurait le symbole de son affranchissement, affranchissement non pas arraché à nos oppresseurs d'autrefois, mais acheté d'eux, consenti, juré par eux ! C'était un beau jour, n'est-ce pas ? mon enfant ; oh ! comme nos cœurs bondissaient à chaque tintement de notre beffroi populaire ! comme tous les regards brillaient d'un légitime orgueil à la vue de notre bannière communale ! Nous tous, bourgeois et artisans, joyeux du présent, confiants dans l'avenir, quel mal faisions-nous ? Aucun ! Que voulions-nous ? Rien que de juste : continuer de vivre sous une charte jurée par les nobles, par l'évêque et par le roi ; oui, mais il est advenu ceci : les nobles, l'évêque et le roi, ayant dissipé l'argent dont nous avions payé nos franchises, se sont dit : « -- Bah ! qu'importe une vaine signature, un vain serment ? nous sommes puissants, nous sommes nombreux, nous sommes chevaliers, nous sommes habitués à manier la lance et l'épée ; ces artisans, ces bourgeois, vils manants, fuiront lâchement devant nous. Allons, à cheval, nobles Épiscopaux ! en avant ! haut l'épée ! haut la lance ! et tue... tue les communiers ! »
-- Et les communiers ont fait fuir le roi des Français ! et les communiers ont exterminé les chevaliers ! -- s'écria Colombaïk avec enthousiasme. -- Et le fils d'une des victimes de cet infâme renégat d'évêque lui a, justice tardive, fendu la tête d'un coup de hache ! et la cathédrale est en feu, et les tours seigneuriales s'écroulent ! Ah ! voilà le prix du parjure ! voilà le terrible et juste châtiment de ces gens qui, par orgueil, haine et cupidité, ont déchaîné les fureurs de la guerre civile dans cette cité, hier si tranquille ! Ah ! que le sang versé retombe sur eux ! qu'ils tremblent à leur tour ! La vieille Gaule se réveille après six siècles d'engourdissement... l'heure de la délivrance a sonné !...
-- Pas encore, mon enfant !
-- Quoi ! le roi est en fuite ! l'évêque est tué ! les Épiscopaux exterminés ou cachés dans leurs caves ! la ville est à nous !
-- Et demain ?
-- Demain ? Nous conserverons notre conquête !
-- Écoute, Colombaïk, et pas un mot de ceci à ta femme ou à ta mère ; à quoi bon les alarmer d'avance ? Pas d'illusion ! Louis-le-Gros a fui devant l'insurrection, qu'il n'était pas en mesure de combattre ; avant peu il sera sous les murs de Laon avec des forces considérables.
-- Nous résisterons jusqu'à la mort !
-- Je le sais, je sais aussi que, malgré notre héroïsme, nous succomberons.
-- Mon père...
-- Nous succomberons.
-- Quoi ! ces franchises payées de notre argent, scellées maintenant de notre sang, ces franchises nous seraient ravies ! nos enfants retomberaient sous le joug abhorré des seigneurs et de l'Église ! Quoi ! mon père, il faudrait désespérer de l'avenir ?
-- Désespérer ? Oh ! non, non ; grâce aux insurrections communales provoquées par les atrocités féodales, nos plus mauvais temps sont passés ! De légitimes et terribles représailles à Noyon, à Cambrai, à Amiens, à Beauvais, ont, comme ici, jeté l'épouvante dans l'Église et les seigneuries ; ces saintes, trois fois saintes insurrections, ont prouvé aux descendants des conquérants que manants, artisans et bourgeois ne se laisseront plus impunément tailler à merci et miséricorde, larronner, torturer, supplicier ! Non, non, je te l'ai dit, nos plus mauvais jours sont passés ; mais notre descendance aura encore de sanglantes batailles à livrer avant l'avènement glorieux de ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande !
-- Et pourtant, tout nous seconde en ce jour ?
-- Crois-en mon expérience et mes prévisions : Louis-le-Gros va prochainement revenir à la tête de forces redoutables ; la mort, si juste, de cet infâme évêque Gaudry va déchaîner contre notre cité les fureurs de l'Église ; les foudres de l'excommunication seconderont les armes royales. Donc, nous succomberons, non sous l'excommunication, on s'en rit, mais sous les troupes de Louis-le-Gros ; nos plus vaillants hommes seront tués à la bataille ou bannis, suppliciés, après la victoire du roi, soit. L'on impose à Laon la seigneurie d'un autre évêque ; on abat notre beffroi, on brise notre sceau, on déchire notre bannière, on pille notre trésor ; les Épiscopaux, appuyés par le roi, se vengent de leur défaite avec une haine féroce, la terreur règne dans la ville...
-- Hélas ! alors, tout est perdu !
-- Enfant ! -- reprit Fergan avec un sourire mélancolique ; -- on tue des hommes, on ne tue pas les idées d'affranchissement ! lorsque ces idées ont pénétré tous les cœurs. Voyons ! Louis-le-Gros, le nouvel évêque, les nobles, si cruelle que soit leur vengeances, massacreront-ils tous les habitants de Laon ? Non, ils laisseront toujours vivre le plus grand nombre des communiers, ne fût-ce que pour les écraser de taxes. Les mères, les sœurs, les femmes, les enfants, de ceux qui seront morts pour la liberté vivront aussi. Oh ! sans doute, pendant quelque temps l'épouvante sera profonde, le souvenir des désastres, des massacres, des bannissements, des supplices qui auront suivi la lutte paralysera d'abord toute velléité de nouvelle insurrection...
-- Ainsi le nouvel évêque et les nobles, sûrs de l'impunité, redoubleront d'audace ? leur oppression deviendra plus affreuse encore que par le passé ?
-- Non ! le nouvel évêque, si forcené qu'il soit, n'oubliera pas le terrible sort de Gaudry, les nobles n'oublieront pas la mort de tant des leurs tombés sous les coups de la justice populaire. Cet utile exemple nous sera profitable... la première vengeance des Épiscopaux assouvie, ils allégeront le joug, dans la crainte de nouvelles révoltes. Ce n'est pas tout : ceux d'entre nous qui survivront à la lutte oublieront peu à peu ces jours néfastes, pour se rappeler ces temps heureux où la commune, libre, paisible, florissante, exempte d'impôts écrasants, sagement gouvernée par les magistrats de son choix, faisait l'orgueil et la sécurité des habitants ! ceux qui auront vu ces heureuses années en parleront à leurs enfants avec enthousiasme, ils leur raconteront comment un jour, le roi et l'évêque s'étant ligués contre la commune, elle s'insurgea vaillamment, fit fuir Louis-le-Gros, extermina l'évêque et les chevaliers. Alors la gloire du triomphe fera oublier les désastres de la défaite du lendemain ; cette défaite, on voudra la venger en rétablissant la commune. Peu à peu l'exaltation gagnera les esprits, et le moment venu, l'insurrection éclatera de nouveau ; de justes représailles seront encore exercées contre nos ennemis, aussi aveugles qu'impitoyables, nos franchises seront proclamées... Il se peut que ce nouveau pas vers la liberté soit encore suivi d'une réaction féroce, mais le pas sera fait, certaines franchises demeureront encore acquises aux habitants, et ainsi, pas à pas, péniblement, à force de luttes, de courage, de persévérance, nos descendants, tour à tour vainqueurs et vaincus, s'arrêtant parfois après la bataille pour panser leurs blessures et reprendre haleine, mais ne reculant jamais d'une semelle, arriveront à travers les siècles au terme de ce laborieux et sanglant voyage... Et alors se lèvera dans toute sa splendeur le jour radieux de l'affranchissement de la Gaule entière !
-- Oh ! mon père, -- dit Colombaïk avec accablement, -- malheur ! malheur ! si la prédiction de Victoria ne doit s'accomplir, selon sa vision prophétique, qu'à travers des monceaux de ruines et des torrents de sang !
-- Crois-tu que la liberté s'acquière sans combats ? Tiens, vois, nous sommes vainqueurs, notre cause est sainte comme la justice, sacrée comme le bon droit, et pourtant, regarde autour de toi, -- répondit le carrier en montrant à son fils le lugubre spectacle que présentait la place du Change, encombrée de morts et de mourants, éclairée par la lueur des torches et les dernières lueurs de l'incendie de la cathédrale, -- regarde ! que de sang ! que de ruines !
-- Oh ! pourquoi cette terrible fatalité ? -- reprit Colombaïk avec un accent presque désespéré ; -- pourquoi la conquête de droits si légitimes coûte-t-elle tant de maux ?
-- Pourquoi ? Parce que, depuis six siècles et plus, reniant la pensée libératrice de Jésus, ce grand sage, l'Église catholique, complice des oppresseurs, a glacé les peuples sous son souffle mortel ; car, enfin, voyons ? combien est-il en Gaule de serfs, d'artisans, de vilains, de bourgeois ?... combien est-il de seigneurs et de prêtres ?
-- Que sais-je ? Nous sommes peut-être dix ou douze millions, et les prêtres et les descendants des Franks conquérants sont peut-être cinquante mille au plus.
-- Donc, cinquante mille prêtres ou seigneurs, grands et petits, dominent, exploitent et traitent en peuple conquis... dix à douze millions d'hommes ? mais ces hommes, qui les empêche de se révolter ? d'écraser en un jour, en une heure, ces quelques milliers d'impitoyables maîtres qui les écrasent ? Si aveugles, si hébétées que soient les multitudes, ne peuvent-elles pas se dire, ainsi que les serfs de Bretagne et de Normandie disaient il y a deux siècles : « -- Nous avons des membres comme nos seigneurs ; -- notre cœur est aussi grand que le leur ; -- s'ils sont dix, nous sommes mille ! » -- Malheureusement, la révolte de ce petit nombre de valeureux serfs, partielle, éphémère, fut bientôt noyée dans leur sang ; aucun cri de délivrance ne leur a répondu. Ah ! lorsque jadis, incessamment insurgés contre la conquête romaine, dont ils ont enfin triomphé en reconquérant leurs franchises, nos pères : Vercingétorix, Marik, Civilis, Sacrovir, Vindex, criaient aux armes et liberté ! ce cri, répété d'un bout à l'autre de la Gaule par les druides héroïques, soulevait les peuples ; et en moins de deux siècles la Gaule, conquise par César, traitait d'égale à égale avec Rome... Mais au lieu de soulever contre elle notre peuple asservi, on lui a dit par la voix de saint Pierre : « Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos Seigneurs, sinon vous serez éternellement damnés ! » Aussi, depuis lors, des millions d'hommes se sont lâchement résignés à l'exécrable domination des rois étrangers à la Gaule et de quarante ou cinquante mille seigneurs, représentant la conquête, incarnée en eux. Ah ! crois-moi ! mon enfant, l'insurrection des bourgeoisies communales n'est que le symptôme d'un affranchissement universel, mais encore lointain ; je le sais, je le crois, je le sens... il viendra ce jour de délivrance, mais il viendra lorsque tous, bourgeois et artisans des villes, vilains et serfs des campagnes, se soulèveront en masse contre les rois et les seigneurs... Oui, ce grand jour viendra... dans des siècles peut-être, mais j'aurai du moins entrevu son aurore ; j'aurai assisté au réveil de la vieille Gaule, endormie depuis six siècles... et je mourrai content !...
Ici se termine la chronique que m'a léguée, à moi Colombaïk-le-Tanneur, mon père, Fergan-le-Carrier. Il est mort pour la liberté, il est mort comme il l'a dit : le cœur plein de fois dans l'avenir.
Oui, trois jours après avoir écrit cette chronique inachevée, mon père est mort sur les remparts de la cité de Laon, qu'il défendait avec les communiers contre la troupe de Louis-le-Gros. Hélas ! ce qu'il y avait de douloureux dans les prévisions de mon père s'est réalisé ! Ses espérances d'affranchissement se réaliseront-elles aussi ?
Tels sont les faits qui se sont passés :
Le soir de ce jour où notre commune avait triomphé de l'évêque et des Épiscopaux, mon père et moi, ensuite de notre entretien sur la place du Change, entretien qu'il a rapporté dans le récit précédent, dernières lignes tracées par sa main vénérée, nous sommes rentrés dans notre maison, où nous avons trouvé ma mère et Martine, rassurées sur notre sort par nos bons voisins Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier et sa femme Simonne. Cette nuit-là mon père, retournant au poste qu'il occupait dans l'une des tours servant de défense à la porte de la cité, s'était muni d'un parchemin pour raconter à notre descendance l'insurrection de la commune de Laon. Hélas ! il semblait pressentir que ses jours étaient comptés. Ce récit, il l'a continué çà et là lorsqu'il trouvait quelques moments de loisir au milieu des temps d'agitation et de perplexité qui ont suivi notre victoire. Le lendemain le maire, les échevins et plusieurs habitants notables de la ville se rassemblèrent, afin d'aviser aux dangers de la situation : l'on s'attendait à une attaque de Louis-le-Gros ; l'issue de cette attaque n'était pas douteuse ; seuls à combattre le roi des Français, nous serions écrasés ; aussi l'on songea à une alliance contre lui. L'un des plus puissants seigneurs de Picardie, THOMAS, seigneur du château de Marle, connu par sa bravoure et sa férocité, qui égalait celle de Neroweg VI, était l'ennemi personnel de Louis-le-Gros ; il s'était ligué en 1108 avec GUY, seigneur de Rochefort, et plusieurs autres chevaliers, pour empêcher le roi d'être sacré à Reims. Malgré la scélératesse de Thomas de Marle, et contre l'avis de mon père, la commune, pressée par l'imminence du péril, offrit à ce seigneur, qui possédait un grand nombre d'hommes d'armes, de s'allier avec elle contre Louis-le-Gros. Thomas de Marle, n'osant affronter la puissance du roi, refusa de lui déclarer la guerre, mais consentit, moyennant argent, à recevoir sur ses terres ceux des habitants qui redouteraient la vengeance royale. Grand nombre d'insurgés, prévoyant les suites d'une lutte contre la royauté, acceptèrent l'offre de Thomas de Marle, et, emportant leurs objets les plus précieux, quittèrent Laon avec leurs femmes et leurs enfants ; d'autres, mon père fut de ce nombre, préférèrent rester dans la ville et se défendre contre le roi jusqu'à la mort. Quoique le nombre des communiers fût réduit par la migration de beaucoup d'entre eux dans les pays voisins, les habitants de Laon, généreux et crédules, avaient accepté les propositions pacifiques des Épiscopaux, consternés de leur défaite ; mais lorsque ceux-ci virent une grande partie des nôtres abandonner la cité, ils s'enhardirent, et, donnant rendez-vous aux serfs des possessions de l'abbaye pour l'un des jours de marché, ils attaquèrent les communiers dans leurs maisons, et massacrèrent tous ceux qui tombèrent entre leurs mains. La guerre civile se ralluma, on se battit de rue en rue ; les serfs pillèrent et incendièrent les maisons des bourgeois dont ils purent s'emparer. Mon père, moi, ma mère et ma femme, retranchés avec nos apprentis dans notre demeure, heureusement fortifiée, nous avons plusieurs fois soutenu de véritables sièges. Durant ces troubles, qui décimaient nos rangs, Louis-le-Gros rassemblait ses forces. Apprenant que Thomas de Marle donnait refuge sur ses terres à des habitants de Laon, il marcha d'abord contre ce seigneur, ravagea ses domaines, l'assiégea dans sa forteresse de Coucy, le fit prisonnier et lui imposa une forte rançon. Quant aux gens de notre commune, trouvés sur les terres de Thomas de Marle, le roi des Français les fit tous égorger ou pendre, et leurs corps servirent de pâture aux oiseaux de proie. Un riche boucher de Laon, ami de mon père, nommé Robert-le-Mangeur, fut attaché à la queue d'un cheval fougueux et périt de la mort affreuse de la reine Brunehaut ; ces sanglantes exécutions terminées, Louis-le-Gros marcha contre Laon. Mon père, le maire, les échevins, et plusieurs des nôtres, fidèles à leur serment de défendre la commune jusqu'à la mort, voulurent s'opposer à l'entrée du roi, coururent aux remparts ; dans cette dernière bataille, grand nombre de communiers furent blessés ou laissés pour mort. Mon père fut tué ; je reçus deux blessures ; notre défaite était inévitable. Louis-le-Gros s'empara de la ville et la soumit à la seigneurie d'un nouvel évêque ; mais, selon les prévisions de mon père, grâce au souvenir de notre insurrection et de nos légitimes représailles, les droits exorbitants de l'évêque et des nobles furent modifiés. Je ne devais pas jouir de cet adoucissement au sort de nos concitoyens. Moi, et plusieurs des plus compromis dans l'insurrection, nous fûmes bannis et dépouillés du peu que nous possédions ; d'autres furent suppliciés. Ces vengeances atteignirent aussi le maire et les échevins. À peine remis de mes blessures, je quittai Laon avec ma femme, quelques jours après la mort de ma mère, qui survécut peu de temps à mon père. Martine et moi nous avions pour toute ressource six pièces d'or, soustraites à l'avidité des gens du roi ; je portais dans un bissac quelques vêtements et les reliques de notre famille. Un de mes amis avait un parent maître tanneur à Toulouse, en Languedoc ; il me donna une lettre pour lui, le priant de m'employer comme artisan. Après de nombreuses traverses nous sommes arrivés sains et saufs à Toulouse, où maître Urbain le tanneur nous accueillit avec bonté ; il m'employa lorsque j'eus fait mes preuves de bon artisan. Ma douce et chère Martine, se résignant courageusement à son sort, devint filaresse de soie, l'un des principaux commerces du Midi avec l'Italie étant le tissage de la soie, que les Lombards apportent dans ce pays-ci. Fidèle aux enseignements de mon père, je supporte fermement ma mauvaise fortune, plein de foi dans l'avenir et consolé par cette pensée : que du moins, grâce à notre insurrection, mes concitoyens de Laon, quoique retombés sous le joug de la seigneurie épiscopale, sont moins malheureux qu'ils ne l'eussent été sans notre révolte. Et d'ailleurs, béni soit le ciel ! L'adversité m'a jeté dans un pays libre, non moins libre que ne l'était notre cité sous le règne de notre commune. Le Languedoc et la Provence, comme autrefois la Bretagne, sont les seules contrées indépendantes de la Gaule ; chaque cité a conservé ou depuis longtemps reconquis ses antiques franchises ; les villes forment autant de républiques gouvernées par des consuls ou des capitouls, magistrats élus du peuple. Ce fortuné pays a peu souffert de l'oppression féodale, le servage y est presque inconnu, la race des premiers conquérants germains, nommés Wisigoths, tribu beaucoup moins nombreuse et moins féroce que les tribus franques de Clovis, au lieu de se conserver unie, compacte, sans mélange, comme dans le nord de la Gaule, presque entièrement disparu par sa fusion avec la race gauloise et celle des Arabes, si longtemps maître du Midi.
Cette population, devenue pour ainsi dire un peuple nouveau, est pleine d'intelligence et d'industrieuse activité ; aussi là le fanatisme ne règne pas. La plupart des habitants, répudiant l'Église de Rome, y pratiquent la douce morale de Jésus dans sa pureté première. Les seigneurs, presque tous bonnes gens et sans orgueil, issus, pour la plupart, de marchands enrichis, continuent le négoce de leurs pères ou cultivent leurs champs ; ils cèdent le pas aux Consuls populaires ; il n'existe presque aucune différence entre la noblesse et la bourgeoisie. Notre vie est laborieuse et tranquille ; notre maître est bon pour nous, notre salaire suffit à nos besoins. Il y a trois jours (deux ans après notre bannissement de Laon), ma femme m'a donné un fils ; cette circonstance m'a engagé à ajouter ces quelques lignes à la légende que m'a léguée mon père Fergan, j'ai maintenant l'espoir de la transmettre à mon fils, pour obéir aux derniers vœux de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak. Lorsque Martine et moi nous avons cherché comment nous appellerions notre enfant, et songeant qu'en ces temps-ci l'on ajoute généralement au nom baptismal un nom que l'on transmet à sa race, j'ai voulu, après avoir appelé mon fils Sacrovir, en l'honneur de l'un des plus vaillants insurgés de la Gaule contre la conquête romaine, ajouter à ce nom celui de : LE BRENN, en mémoire de notre aïeul Joel, le Brenn de la tribu de karnak, et aussi en souvenir de cet autre de nos ancêtres, encore plus éloigné dans la nuit des âges, et qui fut le brenn (BRENNUS) de l'armée gauloise, qui fit payer jadis rançon à Rome. Donc, moi, Colombaïk, j'engage mon fils, s'il arrive en âge de lire ces récits, et s'il a postérité, de donner à ses descendants, comme nom de famille, celui de : Le-Brenn.
J'écris ceci le vingtième jour du mois d'août de l'année 1114.
Oh ! mon père, toutes vos prédictions se réalisent ! La commune de Laon, abolie, écrasée il y a seize ans, est rétablie, grâce à l'énergie des habitants de la ville et à de nouveaux soulèvements populaires ! Aujourd'hui, septième jour du mois de novembre de l'année 1128, un voyageur lombard arrive de Laon. L'ami qui m'avait recommandé à son parent, maître Urbain, chez qui je continue de travailler comme tanneur, lui ayant appris, par l'occasion de ce Lombard, que la commune était de nouveau confirmée par l'évêque et par Louis-le-Gros, a envoyé, dans sa joie, à maître Urbain, le préambule de cette nouvelle Charte communale, ainsi conçu :
« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, ainsi soit-il ! -- Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, faisons savoir à tous nos féaux présents et à venir que, du consentement des barons de notre royaume et des habitants de la cité de Laon, nous avons institué en ladite cité un établissement de paix. »(48)
Ce nom d'établissement de paix remplace (dit le parent de maître Urbain) le mot de COMMUNE, qui rappelle trop le souvenir de l'insurrection populaire ; mais si le nom est changé, l'institution demeure la même. Les habitants de Laon sont complètement affranchis des droits odieux des seigneurs ; ils se gouvernent par des magistrats élus par eux ; ils ont rebâti la maison communale, relevé la tour du beffroi, repris leur sceau, leur bannière ; ils ont enfin reconquis leurs franchises. -- Oh ! mon père, vous disiez vrai quand vous écriviez ces paroles prophétiques : -- « C'est ainsi que pas à pas, péniblement, à force de luttes, de courage, de persévérance, nos enfants, tour à tour vainqueurs et vaincus, s'arrêtant parfois, après la bataille, pour panser leurs blessures et reprendre haleine, mais ne reculant jamais d'une semelle, arriveront, à travers les siècles, au terme de ce laborieux et sanglant voyage, et alors se lèvera, dans toute sa splendeur, le jour radieux de l'affranchissement de la Gaule, de l'émancipation du peuple. »
Aujourd'hui, premier jour de l'année 1140, moi, Colombaïk, j'ai atteint ma soixantième année. Mon fils Sacrovir-le-Brenn, âgé de vingt-huit ans, se marie demain ; ma femme Martine, malgré son âge, exerce allègrement son métier de filaresse, et moi mon métier de tanneur ; mon fils a pris la même profession que moi ; le Languedoc jouit toujours d'une grande prospérité ; Toulouse, gouvernée par ses Capitouls, est plus florissante que jamais ; les mauvais prêtres sont conspués ; l'influence de leur Église décline incessamment en ces heureux pays. Les habitants du Languedoc, guidés par leurs pasteurs qu'ils nomment PARFAITS, gens éclairés, doux, humains, presque tous pères de famille et remplissant généralement les fonctions de médecins ou d'éducateurs d'enfants, pratiquent les doctrines évangéliques dans leur simplicité primitive ; Louis VII, roi des Français, a succédé à son père Louis-le-Gros, mort en l'année 1137 ; la guerre désole plus que jamais le nord de la Gaule ; Henri II, roi des Anglais (descendants des pirates normands du vieux ROLF), s'est emparé, après plusieurs batailles, de l'Anjou, du Maine et de la Touraine ; j'ai appris par des voyageurs que la cité de Laon continue de jouir de ses franchises communales, reconquises par la persistante énergie de ses habitants ; Louis VII, d'abord excommunié par le pape, s'est relevé de cette excommunication en partant pour la Terre-Sainte ; car Jérusalem et le saint sépulcre sont retombés au pouvoir des Sarrasins, les seigneuries franques détruites, et les barons et baronnies de Galilée, les marquis et marquisats de Nazareth, ont disparu.
Ces lignes seront sans doute les dernières que j'ajouterai à ce parchemin, que je te lègue, à toi, mon fils Sacrovir-le-Brenn, avec les reliques de notre famille, auxquelles j'ai joint LA COQUILLE DE PÈLERIN laissée par mon père et enlevée par lui pendant la première croisade à Neroweg VI, comte de Plouernel, jadis notre seigneur.
L'AUTEUR
AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE
Chers lecteurs,
J'ai tâché dans le suivant récit de faire ressortir à vos yeux deux des traits les plus caractéristiques de la physionomie historique du treizième siècle : 1°-- L'incroyable dissolution des mœurs de la noblesse et du clergé ; 2°-- leur fanatisme féroce. -- Oui, ces chevaliers qui, à la voix de l'Église, renouvelaient en Gaule les boucheries, les horreurs des premières croisades, donnaient au monde le spectacle d'une incroyable dépravation, non pas cachée, mais ouvertement, mais audacieusement affichée, célébrée, glorifiée par ces COURS D'AMOUR où les nobles dames, les chanoinesses, les seigneurs et les prélats, traitaient gravement, discutaient magistralement et en public des sujets si obscènes, que, malgré notre désir de rester dans la réalité, nous avons dû, par respect pour vous, chers lecteurs, atténuer, autant que possible, la crudité de ton de pareils tableaux, indispensables cependant à l'appréciation morale de l'histoire de ce temps-là ; nous disons morale, parce qu'il est utile de connaître les mœurs de ces fervents catholiques dont le fanatisme religieux fit couler le sang à torrents, alluma d'innombrables bûchers, exerça d'affreux ravages dans le Languedoc, cette province la plus florissante, la plus éclairée, la plus commerçante et la plus libre de la Gaule au treizième siècle ; nous l'avons dit, cette dépravation de mœurs était audacieusement affichée ; quant aux preuves historiques, irrécusables de ce que nous avançons, les voici : Tandis que le serf craintif, hébété, misérable, engraissait de sa sueur, de son sang, les domaines des seigneurs féodaux, tandis que la bourgeoisie simple et honnête dans ses mœurs, laborieuse, patiente, tour à tour victorieuse ou vaincue, mais ne reculant pas d'une semelle dans ses luttes contre l'Église, les seigneurs ou la royauté, fondait, constituait par son industrie, comme les serfs par leurs travaux agricoles, la richesse du pays, la noblesse et le clergé vivant dans les fêtes, la fainéantise, la mollesse et la débauche charmaient leurs loisirs par les chants des TROUVÈRES et des JONGLEURS, poètes errants qui s'en allaient chantant de châteaux en châteaux, d'abbayes en abbayes ; or, pour la plupart ces Contes, ces Fabliaux, ces Lais, ces Jeux-parties, ainsi qu'on appelait ces poésies, étaient d'une telle obscénité que nous ne pouvons même citer ici complètement le titre de la plupart de ces œuvres si goûtées par l'aristocratie et par l'Église du bon vieux temps ; si vous avez la curiosité de vérifier le fait, chers lecteurs, demandez dans une bibliothèque publique les : FABLIAUX ET CONTES des poètes français des XI, XII, XIII, XIV et XVe siècles, tirés des meilleurs auteurs, publiés par BARBAZAN (édition de M. Méon, 4 v. in-8°; Paris, B. Warée).
Parcourez la table des volumes et vous comprendrez que nous ne pouvons vous donner qu'une indication sommaire des pièces suivantes :
Le fabliau de..., p. 95 ; une Femme pour cent Hommes (61) ; du... au Vilain, (67) ; de Charlot le Juif, (87) ; le Cuvier... (91) ; les Braies du Cordelier, (169) ; le Chevalier qui faisait parler les... et... (409) ; de l'Anel qui faisait... (437) ; du Vilain à la... (640) ; de Celle qui se... (466) ; le Jugement des... (466), etc., etc....
Les titres des pièces du même recueil nous montreront quel rôle jouait le clergé dans les chants licencieux et populaires :
Le Boucher d'Abbeville, v. 4,1. -- Du Prestre qu'on porte ou la Longue Nuit (20) ; du Vilain qui conquit le paradis par plaid (114) ; du Sacristain et de la Femme au Chevalier (119) ; du Prestre et de la Dame (181) ; du Prêtre et d'Alison (427), etc., etc.
Si, enfin, la lecture de ces crudités vous répugnait et que l'interprétation du français du treizième siècle ne vous fût pas familière, demandez l'excellent ouvrage du savant LEGRAND D'AUSSY, intitulé : Fabliaux, Contes, Fables et Romans des XII et XIIIe siècles (troisième édition ; Paris, Jules Renouard). Cette édition, pour ainsi dire, expurgée de ce qu'il y a de par trop licencieux, a été traduite en français contemporain. Après cette lecture vous vous convaincrez, chers lecteurs, que la donnée du suivant récit intitulé : LA COUR D'AMOUR est très-au-dessous de la réalité des mœurs du XIIIe siècle.
L'un des ouvrages qui prouve encore à quel point de dépravation et de cupidité sordide en était venu le clergé à cette époque, est un recueil de poésies, publiées par M. Edelestan-Dumeril, l'un de nos antiquaires les plus consciencieux, et de qui l'impartialité égale la science ; ce livre renferme des chants et des satires en latin (la langue aristocratique de ce temps-là), antérieurs au XIVe siècle ; nous en avons traduit plusieurs, les voici :
DES DIVERSES CLASSES D'HOMMES
(CHANT SEPTIÈME)
« ... Il en est de même des prêtres réguliers, -- d'abord fidèles à la vertu -- ils abandonnent la règle par l'instinct du démon -- et retournent à cette vie criminelle. -- Il en est de même de leurs supérieurs, des chefs et des prieurs ; -- ils s'inquiètent peu des actes de leurs subordonnés, -- qu'ils soient rebelles ou soumis. -- Jamais on n'avait vu une telle perversité, -- jamais on ne vit tant d'infamies -- que dans ces hommes -- qui se montrent revêtus de l'habit religieux.
» ... Ils outragent ainsi l'Église qui se trouve enveloppée dans leurs méchantes œuvres. -- Ils portent l'habit menteur de la religion, -- quand dans leur cœur habite la férocité des loups ; -- ils ont un langage plus doux que l'huile, -- et trompent tout le monde admirablement ; -- comme le serpent est caché dans l'herbe, -- ainsi le venin se cache dans leur langage. -- Ils ne parlent que de paix avec le prochain -- et le mal couve dans leur cœur perfide ; -- dans l'Évangile, Dieu nous engage à nous mettre en garde contre ces trompeurs. -- Ils s'abstiennent de nourriture, ils meurtrissent leurs corps, se maigrissent le visage, -- afin, sous cette apparence, de recevoir les louanges et les présents. -- Désormais on peut penser que l'Antéchrist est sur terre, -- quand on voit ainsi l'Église aller peu à peu à sa honte et à sa ruine. » (Vol. 2, p. 19 et suiv.)
SATIRE SUR L'ÉTAT DU MONDE
(CHANT HUITIÈME)
« Les serviteurs de l'époux vendent la dot de l'épouse. -- Les prêtres dérobent les viandes de la marmite, -- et si vous regardez avec soin, -- vous verrez de nouveaux Iscariotes -- vendre aujourd'hui J.-C. -- Dans quel climat, sous quel signe du ciel -- trouverez-vous un abbé, un prélat au cœur bienveillant ? -- qui soit digne des noces du Christ, digne du bois de la Vie ? -- C'est un oiseau rare sur la terre, -- oiseau aussi rare qu'un cygne noir. -- Tous, l'esprit souillé par l'avarice, placent dans l'argent l'espoir de leur salut ; -- ils prétendent qu'ils ne veulent point être accusés d'une folle prodigalité. -- Ils déguisent chaque vice sous l'apparence d'une vertu. -- C'est des prélats que découlent des fleuves de vices, -- et cependant ce sont les pauvres qui sont punis. -- Ainsi se vérifie le vers du poète profane : -- Les rois commettent des fautes, ce sont les Grecs qui les expient. -- Un prêtre obtient, moyennant finances, une paroisse d'un prélat, -- c'est un vrai contrat de mariage, -- car si l'argent manque, si la bourse est plate, -- le prélat lui signifiera un acte de répudiation. -- En agissant ainsi, prélats, -- vous désespérez du bonheur de la vie future ; -- rappelez-vous ce vers de Lucain : -- Êtes-vous prêts, partez ; tout retard est funeste. »
SATIRE CONTRE LES PRÉLATS
(CHANT NEUVIÈME)
(Par Gaultier de Châtillon.)
« Où sont-ils ces hommes qui gouvernent l'Église d'après les lois du Christ ? -- et dont les jours se comptent par les bienfaits ? -- Où voyons-nous des prélats donner des exemples qui fassent la joie et le bonheur des peuples ? -- Non, les prélats refusent toute consolation à leurs subordonnés, -- et quand les guerres ravagent tout le monde, -- ils ne veulent pas s'offrir pour les fils d'Israël et faire régner la paix sur la terre. -- Au milieu du tourbillon de la guerre, ils n'ont pas confiance en Dieu, -- ils craignent ceux qui tuent le corps, -- tous s'appuient sur les trésors, -- et malgré leur faiblesse, ils écrasent les hommes forts et courageux. -- Au dehors, ils se revêtent de l'habit du pasteur ; -- mais ils n'ont jamais pris part au repas spirituel, -- n'ayant pas chez eux de robe nuptiale. -- Toutes leurs actions ont un but mercenaire. -- Ils sont gonflées d'orgueil à cause de leur puissance et ne sont point affectés de la misère des pauvres. -- C'est sur ceux-ci que tombe la sévérité du juge, -- quand éclate une tempête dans son canton. -- Tous sont adonnés à l'avarice, -- leur voix chante les psaumes, -- mais dans leur cœur, il n'y a que trafic. -- Puisqu'ils ne pensent point aux ordres de Dieu, -- est-ce que leur langage n'est point un péché ? -- La vieillesse a couvert leur tête de cheveux blancs, -- mais ils ont conservé toute la licence de la jeunesse. -- La conscience chargée de crimes, ils chassent les autres du sentier de la vertu. -- Nous savons que parmi eux, il en est qui n'admettent pas de déesses, mais qui aiment les dieux(49) ; -- tous ceux qui se seront rendus coupables de ce crime trouveront dans le ciel un juge pour les punir. -- Ils ont un troupeau, mais c'est pour s'engraisser eux-mêmes. -- Rarement ils sont fléchis par les prières des humbles, -- au contraire, ils les gouvernent avec orgueil. -- Puisse leur orgueil à leur tour être confondu !
» ... Les prélats excitent des guerres, des désastres, des séditions entre le peuple, les soldats, les rois et les barons. -- De là naissent ces querelles qui portent les nations à s'entre-détruire. -- Les peuples détruisent les peuples, -- le riche égorge le pauvre, et le pauvre, le puissant. -- Le père trahit son fils, le fils trahit son père. -- On ne trouverait pas un frère qui aime son frère. -- La guerre ravage maintenant les quatre parties du monde. -- Il n'y a de repos ni sur la mer, ni sur les fleuves, ni sur la terre. -- Tout homme est en fureur et prend les armes, -- le fléau de la discorde croît chaque jour. -- Tout l'univers est enveloppé dans le carnage, -- de tous côtés triomphe le glaive ; -- le vassal se souille du sang de son maître -- et l'hôte n'est point en sûreté contre son hôte. -- On pourrait traiter les prélats de mimes, de jongleurs, de fourbes, -- ils méprisent tous ceux sur lesquels ils croient pouvoir l'emporter. -- Ils courent les places publiques, les marchés, les tribunaux ; ils ne fuient pas les danses ; -- s'il y a une noce, ils s'empressent de s'y rendre ; -- ce n'est pas là, je crois, ce que leur enseignent Baruch et Michée. -- Ils se répandent ensuite dans les provinces, -- bénissent les méchants, damnent les bons, -- et celui qui leur offre le plus splendide festin est regardé comme le plus digne. -- Quand ils imposent des pénitences à ceux qu'ils confessent, -- ils flattent et absolvent ceux qu'ils devraient punir, -- puis ils punissent ceux qu'ils devraient absoudre, -- et quand ils le peuvent, ils leur arrachent de l'argent. »
Terminons ces citations par un fragment relatif aux mœurs conjugales de l'époque.
CHANSON CONTRE LE MARIAGE.
(CHANT ONZIÈME)
« On peut dire heureux le mari d'une bonne femme, -- mais à peine en peut-on citer une ; -- elle sera revêche on adultère, -- et ne pourra souffrir la supériorité de son mari. -- Les bonnes épouses sont bien rares, -- à peine une sur mille. -- Un homme mauvais est encore meilleur qu'une bonne femme. -- Une femme se livre à tout amant, -- vaincue elle fait rendre les armes à son vainqueur. -- Ses désirs sont un feu qui dévore, -- aussi court-elle après une foule d'amants. -- Voyez le nombre des femmes adultères ; -- la plupart s'ennuient de voir vivre leurs maris ; -- si elles sont de haute naissance, elles chercheront à opprimer leur époux ; -- s'il résiste, elles lui donnent des poisons à boire, -- et pour lui communiquer la lèpre -- elles se livreraient à un lépreux ! »
Ces chants sont des satires ? direz-vous, chers lecteurs ? Oui, ce sont des satires, moins éloquentes sans doute que celles de Juvénal, de Pétrone ou de Martial, mais peignant comme elles la dépravation des mœurs du temps, et les débauches, l'avidité ou la cruauté du clergé. Ne fallait-il pas que l'indignation du poète s'appuyât sur un sentiment bien profond des réalités, pour qu'elle osât se manifester si énergiquement en ces jours où l'Église, toute puissante, faisait trembler les peuples et les rois ?
Donc, chers lecteurs, les textes que nous avons cités, ceux que par réserve nous n'avons pu reproduire ici, mais qu'il vous est facile de consulter, vous convaincront que tout en tâchant de rester dans les bornes du respect qui vous est dû, il nous a fallu, nous le répétons, reproduire l'un des caractères les plus saisissants de ce siècle, où un fanatisme féroce s'alliait dans les habitudes de la noblesse à une débauche effrénée ; car l'épisode de la COUR D'AMOUR, qui commence le suivant récit, n'est que le prologue de cette monstruosité dont seront à jamais ensanglantées les pages de notre histoire : -- La Croisade contre les hérétiques Albigeois, -- seconde partie de notre narration.
Quelques mots sur cette guerre sainte, dont le journal officiel de M. de Montalembert et du parti clérical nous annonçait, vous l'avez vu, il y a quelques mois, le recommencement possible.
La politique de l'Église catholique, inaugurée par les croisades en Palestine, continue au treizième siècle, de porter ses fruits ; après avoir poussé le peuple et les rois à aller exterminer les infidèles en Terre-Sainte, les papes de Rome prêchent la croisade contre les hérétiques de la Gaule ; INNOCENT III, d'exécrable mémoire, monte sur le trône pontifical au moment où les scandales et les rapines du clergé ont soulevé de dégoût et d'horreur les honnêtes gens de tous pays ; l'esprit de réforme, d'indépendance et d'examen dont nous vous avons signalé la renaissance aux onzième et douzième siècles, continue ses progrès ; les yeux s'ouvrent enfin à la lumière après des siècles de ténèbres, d'idolâtrie et de superstition ; Innocent III comprend que si cet esprit d'examen basé sur la raison, la dignité, la conscience et la liberté humaine progresse encore, c'est fait de la domination absolue de l'Église et des privilèges exorbitants dont jouissent les prêtres ; aussi, dans sa haine impitoyable contre tout système qui attaque sa divine et infaillible autorité, Innocent III, détruisant l'équilibre politique de l'Italie et de l'Allemagne, menaçant tour à tour les rois d'Espagne, de France et d'Angleterre, traitant en vassaux les rois de Bohème, de Hongrie, de Bulgarie, de Norvège et d'Arménie, ordonnant aux croisés de détruire l'empire grec à Constantinople et d'y substituer l'empire de Rome, Innocent III n'a qu'un but : écraser dans leur sang tous ceux qui osent penser autrement que l'Église. Ce pape trouve en Gaule de puissants et terribles moyens d'action dans la cupidité des seigneurs, et dans leur haine implacable contre la bourgeoisie, alors en voie de s'affranchir de l'oppression féodale ; ce fut donc avec une joie féroce que la noblesse répondit à l'appel du pape, lorsqu'il la convia, au nom du Sauveur du monde, à l'extermination des hérétiques du Languedoc et au pillage de cette industrieuse et riche province alors en possession des libertés communales les plus étendues, les plus républicaines, ainsi que le démontre un éminent historien ; nous citons :
« Au commencement du XIIIe siècle, les principales villes du Midi de la France étaient toutes gouvernées par des magistrats de leur choix, en nombre variable ou temporaire, qui prenaient principalement le titre de Consuls, et dont la réunion se nommait le Consulat... L'intérêt et l'esprit démocratique avaient partout triomphé, la domination féodale avait été partout vaincue, certaines villes, comme Avignon, Arles, Nîmes, Tarascon, pleinement affranchies des seigneurs féodaux, s'étaient érigées en RÉPUBLIQUES et avaient formé autant de petits États dans les limites de l'ancienne juridiction municipale. La lutte, dont ces institutions furent le résultat, avait été vive, laborieuse et longue, elle avait duré tout un siècle. Elle est indubitablement, dans le Midi, le fait le plus grave et le plus intéressant du XIIIe siècle. » (FAURIEL. -- Introduction à l'Histoire DE LA CROISADE CONTRE LES HÉRÉTIQUES ALBIGEOIS, écrite en vers provençaux par un poète contemporain de la croisade. P. LVIII.)
Tel était donc l'état du Languedoc lorsqu'il fut envahi par l'armée de la Foi. Certes, les horreurs des premières croisades semblent dépasser les limites du possible, et cependant la guerre contre les Albigeois vous paraîtra, je le crois, chers lecteurs, peut-être plus épouvantable encore si vous songez que ses innombrables victimes étaient, comme leurs bourreaux, fils de notre mère-patrie. Maintenant, jugez à l'œuvre le clergé de ce temps-là. Voici quelques citations d'ouvrages contemporains de cette guerre religieuse ; plusieurs sont écrits par des prêtres.
DES GESTES GLORIEUX DES FRANÇAIS (de l'an 1202 à 1311)
« ... L'an du Seigneur 1208, le jour de la fête de sainte Madeleine, l'armée des croisés venant de la Gaule contre les hérétiques Albigeois, s'empara de la ville de Béziers et la livra aux flammes. On tua, dans la seule église de sainte Madeleine, jusqu'à 7000 hérétiques (p. 335). Le carnage dura deux jours ; il y périt plus de SOIXANTE MILLE PERSONNES. » (Hist. gén. du Languedoc, L. XXI, ch. 57, p. 169)
CHRONIQUE DE PIERRE, MOINE DE VAULX-CERNAY (dédiée au pape Innocent III)
« ... Les nôtres s'emparent de Béziers. Que dirai-je ? sitôt entrés ils égorgèrent presque tout, du plus petit jusqu'au plus grand, et livrèrent ensuite la ville aux flammes (p. 54.)
» ... Il fut tué plus de sept mille hérétiques dans la seule église de Sainte-Madeleine (p. 54).
» Après le siège de Carcassonne, tous les habitants s'échappèrent pendant la nuit, n'emportant rien que leurs péchés (p. 58).
» Après la prise du château de Minerve, où furent livrés au feu grand nombre d'hérétiques, le vénérable abbé de Vaulx-Cernay, qui était au siège avec le comte de Montfort, qui embrassait la cause du Christ avec un zèle unique, ayant appris qu'une multitude d'hérétiques étaient assemblée dans certaines maisons de la ville, alla vers eux pour les ramener à la foi catholique : mais eux l'interrompant lui répondirent tous d'une voix : -- Pourquoi venez-vous nous prêcher de paroles ? nous avons abjuré l'Église romaine, et plutôt mourir que de renoncer à notre secte. -- À ces mots ce vénérable abbé sortit de cette maison et se rendit à une autre, où les femmes étaient tenues prisonnières. Il leur offrit le verbe de la sainte prédication ; or, s'il avait trouvé les hommes endurcis et obstinés, il trouva les femmes plus obstinées encore et plus endurcies. -- Or, comme ni le vénérable abbé ni le comte de Montfort lui-même n'obtinrent rien de ces hérétiques, il les fit extraire du château de Minerve, et un grand feu ayant été préparé, cent quatre-vingt OU PLUS y furent jetés ensemble. -- Il ne fut besoin, pour bien dire, que les nôtres les portassent au bûcher ; car, obstinés dans leur méchanceté, tous se précipitaient de gaieté de cœur dans les flammes (p. 98.).
» ... Le noble comte de Montfort, après la prise du château de Lavaur ordonna de pendre Aymeri et quatre-vingts autres hérétiques ; mais quand Aymeri fut pendu, les potences, qui par la trop grande hâte n'avaient pu être suffisamment enfoncées en terre, étant venues à tomber, le comte voyant le grand délai qui s'en suivait, ordonna qu'on tuât par le glaive les autres hérétiques. Les soldats de la Foi s'en saisirent donc très-avidement et les occirent bien vite sur la place ; de plus, Montfort fit jeter dans un puits la dame de Lavaur, sœur d'Aymeri, après quoi elle fut écrasée de pierres. Finalement nos croisés, avec une allégresse extrême, brûlèrent à Lavaur des hérétiques sans nombre (p. 145).
» ... L'un des premiers exploits de Simon de Montfort fut de faire crever les yeux à cinquante prisonniers qu'il avait fait sur les Albigeois ; il laissa un œil à un seul de ces infortunés pour les conduire. » (POTTER, Hist du Chr., t. III, p 201, vol. VI)
HISTOIRE DE LA GUERRE DES ALBIGEOIS, poème contemporain de la croisade (publiée par M. Fauriel).
« ... C'est pour cela que les hérétiques de Béziers furent si cruellement traités. -- On ne pouvait leur faire pis. -- On les égorgea tous. -- On égorgea jusqu'à ceux qui s'étaient réfugiés dans la cathédrale. -- Rien ne put les sauver : ni croix, ni crucifix, ni autel. -- Tout fut tué, -- les femmes, les enfants. -- Il n'en échappa, je crois, pas un seul. -- Jamais, depuis le temps des Sarrasins, -- si fier carnage ne fut, je pense, résolu et exécuté (ch. XXI, vers 490 à 500, p. 37).
» ... En dedans Lavaur était maint chevalier, -- dom Aymeri, le frère de dame Guiraude, dame du Château y était aussi. -- Mal lui prit d'être hérétique, -- car jamais, dans la chrétienté, -- si haut baron ne fut, je crois, pendu -- avec tant d'autres chevaliers à ses côtés -- de chevaliers, il en fut là pendu plus de quatre-vingts, -- à ce que m'a dit un clerc. -- Quant aux hérétiques de la ville, on les rassembla au nombre de quatre à cinq cents. -- ils furent brûlés et grillés, -- sans y comprendre dame Guiraude, -- les croisés la jetèrent dans un puits et l'écrasèrent de pierres, -- dont ce fut dommage et pitié ; -- car, sachez pour vrai, -- que jamais pauvre en ce monde ne quitta Giraude sans en avoir été secouru. -- Ce fut à la sainte Croix de mai, en été, -- que Lavaur fut détruit comme je vous le conte -- » (p. 118, vers 1545 à 1560).
CHRONIQUE DE GUILLAUME DE PUYLAURENS
« ... Ayant achevé ce qui pressait en cet endroit (à Lavaur), l'armée de Dieu vint en hâte en un château nommé Casser, et l'ayant attaqué et pris, elle y brûla environ soixante hérétiques qu'on y trouva (ch. 28, p. 238).
» ... Ceux des Toulousains attaqués par Simon de Montfort qui purent sauter à bord d'un navire ancré au bord de la Garonne, s'échappèrent ; les autres furent noyés ou périrent par le glaive au milieu des champs, si bien que le nombre de morts a été porté à quinze mille » (ch. 22, p. 247).
Arrêtons-nous ici, chers lecteurs. Il faudrait multiplier à l'infini ces citations pour établir une sorte de martyrologe de toutes les villes du Languedoc et du pays d'Albigeois, dont les croisés catholiques firent des ruines et des ossuaires. Cependant, un dernier mot : il peint et résume à lui seul l'aveugle férocité du fanatisme religieux, les horreurs inouïes de cette guerre : la ville de Béziers est prise ; les chefs des croisés, au moment du carnage, consultent Arnaud Amalric, légat du pape et abbé de Cîteaux, au sujet de savoir comment, pendant le massacre, on pourrait distinguer les catholiques des hérétique : -- TUEZ LES TOUS ! -- répondit le légat du pape -- LE SEIGNEUR RECONNAÎTRA BIEN CEUX QUI SONT À LUI(50).
L'ordre du prêtre fut exécuté. On tua tout... soixante mille personnes, hommes, femmes, enfants.
Vous frémissez d'épouvante, chers lecteurs ? et vous aussi, chères lectrices ? en regardant peut-être des enfants chéris et un époux bien-aimé ? Oh ! maudissez ces temps affreux ! maudissez ces guerres religieuses, dont la dernière (celle des Cévennes en Languedoc) fut une des hontes sanglantes du règne de Louis XIV. Oui, maudissez ces temps affreux, mais bénissez notre immortelle révolution de 1789-1792 ; elle seule, en enlevant légitimement au clergé la puissance exorbitante qu'il avait usurpée depuis la conquête franque, a pu dompter le fanatisme clérical qui, pendant des siècles, avait couvert le monde de ruines, de sang et de bûchers. Croyez-moi, chers lecteurs, grâce à la loi divine du progrès incessant de l'humanité, dont vous suivez la marche irrésistible à travers les âges, ces temps de superstition sauvage ne reviendront plus ; en vain les organes du parti ultramontain, écumant de haine et de rage, prêchent de nouvelles croisades, appellent à grands cris l'inquisition, en regrettant que l'on n'ait point brûlé Luther ! Inutiles clameurs !... De véritables disciples du Christ, ce Dieu d'amour et de pardon, des prêtres, des prélats répudient avec une généreuse horreur ces féroces réminiscences d'un passé odieux(51). Enfin, comparez la vie, les mœurs de la majorité du clergé de notre temps, à la vie, aux mœurs du clergé pendant les siècles qui ont précédé la révolution ! N'êtes-vous pas frappés de l'heureux changement qui s'est opéré ? Oh ! sans doute, récemment encore, de dangereuses velléités du retour aux traditions du bon vieux temps se sont audacieusement manifestées ; sans doute à cette heure des hommes aveugles et impitoyables rêvent encore la puissance effrayante de l'Église du moyen âge ; sans doute de déplorables empiétements ont eu lieu dans le domaine de l'enseignement ; sans doute, enfin, il faut suivre constamment d'un œil vigilant et sévère les ténébreuses menées de ces incorrigibles ultramontains qui savent attendre, feindre, ruser, disparaître au besoin, pour arriver plus tard à leurs fins ; mais, répétons-le, de nos jours, la majorité du clergé par ces mœurs (nous le voyons), par sa pensée (nous aimons à le croire), proteste contre les scandales et les horreurs que l'histoire a si justement flétris ; non, non, ces temps abhorrés ne reviendront plus ; le rôle du clergé est défini, limité par nos lois ; l'avenir, nous en avons la certitude, l'avenir complétera la grande réforme religieuse entreprise lors de notre immortelle révolution. L'une des premières mesures à prendre au nom du droit sacré de la liberté de conscience sera de séparer radicalement, absolument, les choses de l'Église des choses de l'État ; et, selon nous, qui respectons profondément toutes les croyances, le sacerdoce gagnera en dignité, en indépendance, ce qu'il pourra perdre en salaire et en influence.
Aux Bordes, 29 octobre 1851.
EUGÈNE SUE, Représentant du Peuple.
LES TENAILLES DE FER
OU
MYLIO-LE-TROUVÈRE
ET KARVEL-LE-PARFAIT
PREMIÈRE PARTIE
LA COUR D'AMOUR
1140-1300
Mœurs françaises au treizième siècle. -- Le verger de Marphise, dame d'Ariol. -- Les douzes amies. -- La dame confesseur. -- La confession. -- Mylio-le-Trouvère et Peau-d'Oie-le-Jongleur. -- Chaillotte-la-Meunière. -- Florette. -- Reynier, abbé de Cîteaux. -- La friture du moine. -- Comment Peau-d'Oie fut glorieusement vainqueur de l'abbé de Cîteaux. -- La Cour d'Amour. -- La reine de beauté. -- Le sénéchal des Marjolaines. -- Le conservateur des hauts privilèges d'amour. -- Plaid d'amour. -- Les Bernardines contre les Chanoinesses. -- La comtesse Ursine demande justice au nom de douze mies qui ont le même bel ami. -- Défense de Mylio. -- Grande et scélérate perfidie de Peau-d'Oie à l'endroit d'un jouvenceau. -- Combat de Mylio et de Foulques de Bercy. -- Arrivée de onze chevaliers revenant de la Terre-Sainte. -- L'abbé Reynier, légat du pape. -- Lettre du pape Innocent III ordonnant la croisade contre les hérétiques albigeois.
Mylio-le-Trouvère, arrière-petit-fils de Colombaïk, dont le père fut Fergan-le-Carrier, mort en défendant les franchises de la commune de Laon ; Mylio-le-Trouvère a écrit ce JEU selon la mode de ce temps-ci(52). Les événements suivants ont lieu sous le règne de Philippe-Auguste, fils de Louis VII, mort en l'année 1180. Ce Philippe-Auguste durant les premières années de son règne, se montra selon le cœur des prêtres : il commença par faire pendre, brûler ou chasser les Juifs de son royaume, et partagea leurs dépouilles avec l'Église ; puis il poursuivit, contre les seigneurs féodaux, la lutte entreprise par son aïeul Louis-le-Gros, dans le dessein de faire rentrer sous l'unique domination royale, la bourgeoisie et le populaire, afin de les exploiter au profit de la couronne. Les guerres civiles et étrangères continuèrent, comme par le passé, de désoler, de ruiner la Gaule ; Philippe-Auguste batailla sans paix ni trêve contre ses grands vassaux et contre ses voisins. En 1182, guerre dans le Berry contre les Brabançons, qui s'en étaient emparés ; en 1183, guerre avec le comte de Flandres, pour la possession du Vermandois ; en 1187 et années suivantes, guerres incessantes contre l'empereur d'Allemagne et contre le roi d'Angleterre ; celui-ci, descendant du vieux Rolf-le-Pirate, possédait le tiers de la Gaule, et augmentait chaque année ses conquêtes. Philippe-Auguste se Croisa comme son père, et comme son père revint rudement battu de la Terre-Sainte, entièrement retombée, sauf deux ou trois villes du littoral, au pouvoir des Sarrasins ; aussi Philippe jura-t-il de ne plus retourner en Palestine.
Cette tiédeur à l'égard de la délivrance du saint sépulcre, et certaines ordonnances très-justement rendues par ce roi contre l'abominable convoitise des prêtres au sujet des mourants qui ne pouvaient tester qu'en présence de leur curé, lequel, pour valider le testament, exigeait toujours la plus grosse part de l'héritage, irritèrent l'Église contre Philippe-Auguste ; aussi l'Église pour se venger du roi l'excommunia, en raison de ce que, déjà marié à Ingerburge, il avait (par surcroît) épousé la belle Agnès de Méranie, dont il était fort amoureux. Le pape délia de leur serment de fidélité les peuples et les barons de Philippe-Auguste, le mit hors la loi, et le détrôna moralement. Ce roi, épouvanté, reprit sa femme Ingerburge, fit enfermer la pauvre Agnès dans un monastère, où elle mourut ; puis, pour faire sa paix avec l'Église, il contribua, en hommes et en argent, à la quatrième croisade ; mais les seigneurs croisés, obéissant aux ordres du légat du pape, et trouvant plus fructueux et moins périlleux de ne point pousser jusqu'à la Terre-Sainte, où il n'y avait plus que des horions à gagner, s'arrêtèrent à Constantinople, dont ils s'emparèrent sans coup férir, et se partagèrent l'empire de la Grèce comme ils s'étaient partagé la Terre-Sainte. Il y eut alors des Marquis de Sparte, des Comtes du Péloponèse, des Ducs d'Athènes, et BAUDOUIN (descendant de ce Baudouin de la première croisade, qui fut roi de Jérusalem) devint empereur de Constantinople. C'est en l'an 1208, au plus fort des guerres de Philippe-Auguste contre JEAN, roi d'Angleterre, et contre l'empereur d'Allemagne, que se passent les événements suivants représentés dans ce JEU. Lisez-le, ce JEU, fils de Joel, lisez-le : il porte son enseignement et sa moralité en soi. Quoique la peinture de la cour d'amour reflète, en l'affaiblissant beaucoup, la licence effrénée des mœurs de ce temps-ci, ces mœurs des nobles dames, des seigneurs et des prêtres, vous devez les connaître, fils de Joel ! La connaissance de ces faits redoublera votre juste aversion contre les descendants de nos conquérants, leurs éternels complices !
Ceci se passe à la fin d'un beau jour d'automne, dans le verger de Marphise, noble dame d'Ariol ; ce verger, situé tout près des remparts de la ville de BLOIS, est entouré d'une haute muraille garnie de charmilles ; un joli pavillon d'été s'élève au milieu de ce jardin rempli d'arbres, dont les branches, ployant sous leur charge de fruits empourprés, sont enlacées de ceps aux raisins vermeils ; non loin du pavillon, un pin immense jette son ombre sur un bassin de marbre blanc, rempli d'une eau limpide, et entouré d'une fine pelouse de gazon où la rose, l'anémone et le glaïeul marient leurs vives couleurs ; un banc de verdure s'arrondit au pied du pin gigantesque, dont les épais rameaux laissent glisser çà et là les derniers rayons du soleil, qui vont dorer l'eau cristalline du bassin ; douze femmes, dont la plus âgée (Marphise, dame d'Ariol) atteint à peine trente ans, et la plus jeune (Églantine, vicomtesse de Séligny) n'a pas encore dix-sept ans, douze femmes, dont la moins jolie eût paru, partout ailleurs qu'en ce lieu, un astre de beauté, douze femmes sont rassemblées dans ce verger. Après une collation où les vins de Blois, de Saumur et de Beaugency ont arrosé les délicats pâtés de venaison, les anguilles à la moutarde, les perdrix froides à la sauce au verjus ; fin repas terminé par de friandes pâtisseries et des confitures, non moins largement arrosées d'hypocras ou de vins épicés, ces nobles dames ont l'œil émerillonné, la joue incarnate. Certaines d'être seules entre elles, à l'abri des regards indiscrets ou des oreilles curieuses, ces joyeuses commères ne gardent ni dans leurs propos, ni dans leurs ébats, la retenue qu'elles conserveraient peut-être ailleurs ; les unes, étendues sur le gazon, prenant l'eau limpide du bassin pour miroir, s'y mirent et s'y font, à elles-mêmes, toutes sortes de mines gentilles ; d'autres, perchées sur une échelle, s'amusent à cueillir aux arbres du verger les pommes empourprées, les poires jaunissantes, et, comme les cottes de ces belles dames leur servent de tablier pour recevoir leur cueillette, on voit parfois la couleur de leurs jarretières, ce dont nos grimpeuses n'ont point souci, car leur jambe est fine et bien tournée ; quelques-unes, se tenant par la main, se livrent, en riant aux éclats, à une folle ronde, qui gonfle ou fait voltiger les jupes outre-mesure ; d'autres, plus indolentes, groupées sur le banc de verdure, jouissent paresseusement du calme de cette douce soirée ; ces indolentes, il faut les nommer, sont : Marphise, dame d'Ariol ; Églantine, vicomtesse de Séligny, et Déliane, chanoinesse du saint chapitre de Nivelle. Marphise, grande, brune, aux sourcils hardiment arqués, non moins noirs que ses cheveux et ses grands yeux, ressemblerait à la Minerve antique, si, comme cette déesse, Marphise eût porté un casque d'airain et si sa large poitrine, d'une blancheur de marbre, eût été emprisonnée dans une cuirasse, si, enfin, sa physionomie eût rappelé l'austère fierté de la sage divinité ; heureusement il n'en est rien, grâce à la brillante gaieté du regard de Marphise et à ses lèvres rieuses, sensuelles et purpurines ; son chaperon d'étoffe orange, à bourrelet galamment retroussé sur l'oreille, découvre les nattes de ses cheveux noirs, tressés d'un fil de perles ; sa taille accomplie se devine sous sa robe de soie blanche, riche étoffe lombarde ramagée de légers dessins orange ; ses manches ouvertes et flottantes, son collet renversé, son corsage échancré laissent voir ses beaux bras nus et sa camise de lin, d'un blanc de neige, plissée à fraiseaux et lisérée d'or à la naissance du sein ; Marphise, pour rafraîchir sa joue animée, agite un éventail de plumes de paon à manche d'ivoire ; mollement étendue sur le banc de gazon, elle ne s'aperçoit pas, la nonchalante, qu'un pli relevé de sa robe laisse voir une de ses jambes chaussées de bas de soie vert tendre à coins brodés d'argent, et son mignon soulier d'étoffe de Lyon, à bouclette de vermeil adornée de rubis. Marphise se tourne, riante, vers Églantine, qui, debout derrière le banc de verdure, s'accoude à son dossier. Aussi ne voyez-vous que la figure et le corsage de cette gentille vicomtesse de Séligny ; bien nommée est-elle, Églantine ; jamais fleur d'églantier, à peine éclose, n'a été d'un coloris plus délicat, plus frais, plus printanier, que le visage enchanteur de cette blondinette aux yeux bleus comme le ciel de mai ; tout est rose en elle : rose est sa joue, rose est sa lèvre, rose est le petit chapel de fleurs parfumées qui couronne sa résille de lacets d'argent entrecroisés sur le blond cendré de sa chevelure, rose enfin est la soie de sa gorgerette, aux doux contours, étroitement boutonnée depuis sa ceinture jusqu'au col par un rang de fraisettes d'argent sarrasinoises merveilleusement ouvragées à jour. Tandis qu'Églantine est ainsi accoudée au dossier du banc de gazon, vous voyez, agenouillée de l'autre côté de ce siège de verdure, Déliane, chanoinesse du chapitre de Nivelle ; l'un de ses bras familièrement appuyé sur la blanche épaule de Marphise, elle écoute en souriant le graveleux entretien d'Églantine et de la dame d'Ariol. De ces deux jaseuses l'une est d'une beauté superbe, l'autre d'une joliesse charmante ; mais Déliane-la-Chanoinesse est céleste. Rêvez madame sainte Marie, mère de Dieu, aussi divinement belle que vous le pourrez, vêtissez-la d'une longue robe de fine étoffe écarlate bordée d'hermine, joignez-y un surplis de lin d'un blanc de lis comme la guimpe et le voile qui encadrent la figure idéale de la chanoinesse, noyez ses beaux yeux bruns de cette langueur saintement amoureuse où ils nageaient à la vue du Saint-Esprit, si mignonnement transfiguré lorsqu'il lui apparaissait entrouvrant son bec pourpre et agitant ses ailes argentées ; oui, donnez ce charme, voluptueusement angélique, à l'image de Déliane, et vous aurez le portrait de cette incomparable chanoinesse : cela fait, dorez d'un rayon du soleil couchant le groupe de ces trois femmes, et vous reconnaîtrez qu'en ce moment le verger de la dame d'Ariol, rempli de fruits délicieux, ressemblait fort au paradis terrestre, mieux que cela, le primait ; car d'abord, au lieu d'une seule Ève, vous en voyez une douzaine, blondes, brunes ou châtaines ; puis ce rustre d'Adam est absent, et aussi absent est le serpent aux couleurs diaprées, à moins qu'il ne soit là caché, le maudit, sous quelque touffe de roses et de glaïeuls. Vous avez admiré ; maintenant, écoutez :
MARPHISE. -- Je ris encore, Églantine, de cette bonne histoire...
LA CHANOINESSE. -- Voyez-vous ce benêt de mari apportant la lumière et trouvant : quoi ?... sa femme tenant un veau par la queue !
ÉGLANTINE. -- Et notre fripon de curé s'était échappé dans l'obscurité ?
MARPHISE. -- Ah ! ce sont de madrés amants que ces curés !
LA CHANOINESSE. -- Je ne sais trop... On les croit plus secrets que d'autres... il n'en est rien...
ÉGLANTINE. -- De plus ils vous ruinent en chapes, en aumusses ; rien de trop brillant pour eux !
MARPHISE. -- Les chevaliers sont aussi d'un entretien fort dispendieux ! Si le clerc aime à briller à l'autel, le chevalier aime à briller dans les tournois, et il nous faut souvent équiper ces bravaches depuis l'éperon jusqu'au casque, depuis la bride jusqu'au cheval !
ÉGLANTINE. -- Puis un beau jour, cheval, armure, housse brodée, tout va chez l'usurier pour nipper quelque ribaude ; après quoi votre bel ami vous revient vêtu... de sa seule gloire, et vous avez la faiblesse de l'équiper à nouveau ! Ah ! croyez-moi, chères amies, c'est un triste amant qu'un coureur de tournois ! sans compter que souvent ces pourfendeurs sont plus bêtes que leurs chevaux...
LA CHANOINESSE. -- Un clerc est un choix non moins triste ; ces gens d'église ont, il est vrai, plus d'esprit que les chevaliers ; mais voyez le gai plaisir ? aller entendre son bel ami chanter la messe ? ou bien le rencontrer escortant un mort, en marmottant vite ses prières, afin de courir prendre sa part du festin des funérailles.
ÉGLANTINE. -- S'il vous fait un présent, pouah !... son argent sent le mort.
MARPHISE, riant. -- Et ses galanteries les voici : « Si vous mourez, ma belle, je recommanderai très-benoîtement et particulièrement votre âme à Dieu, et vous dirai une superbe messe avec chants en faux-bourdon. » -- (Les trois femmes rient aux éclats de la plaisanterie de Marphise.)
LA CHANOINESSE. -- Et pourtant, sur dix femmes, vous n'en trouverez pas deux qui n'aient un clerc ou un chevalier pour bel ami ?
MARPHISE. -- Je crois que Deliane se trompe...
ÉGLANTINE. -- Voyons, nous voici douze dans ce verger ; nous sommes toutes jeunes, nous le savons ; jolies, on le dit ; nous ne sommes point sottes, puisque nous savons nous divertir tandis que nos maris sont en Terre-Sainte.
MARPHISE, riant. -- Là ils expient leurs péchés et les nôtres par surcroît.
LA CHANOINESSE. -- Béni soit Pierre-l'Ermite ! ce saint homme, en prêchant, il y a cent ans et plus, la première croisade, a donné le signal de l'ébaudissement des femmes...
MARPHISE. -- Ce Pierre-l'Ermite devait être soudoyé par les amants... car plus d'un mari parti pour la Palestine a répété, se grattant l'oreille, le fameux dicton du bon sire de Beaugency : -- « Je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche. »
ÉGLANTINE, avec impatience. -- Ce que nous faisons ? eh ! pardieu ! nous enrôlons nos maris dans la grande confrérie de Saint-Arnould, ils sont de plus Croisés ; donc leur salut est doublement certain. Mais, de grâce, chères amies, laissons nos maris en Palestine, qu'ils y restent le plus longtemps possible, et revenons à mon idée, elle est plaisante : Déliane prétend que sur dix femmes il n'en est pas deux qui n'aient pour bel ami un clerc ou un chevalier ; nous sommes douze ici : nous avons, n'est-ce pas, chacune notre tendre secret. Quelle est la femme assez cruelle pour repousser un galant, lorsqu'elle est gentiment et loyaument priée d'amour ?
LA CHANOINESSE, languissamment. -- Dieu merci ! nous ne voulons point la mort du prochain !
MARPHISE, gravement. -- La femme qui, priée d'amour, causerait mort d'homme par son refus, serait damnée comme homicide. La Cour d'amour a, sous ma présidence, rendu ce mémorable arrêt dans son dernier plaid sous l'ormeau ; ledit arrêt a été rendu à la requête du Conservateur des hauts privilèges d'amour, requête présentée en la Cour des doux engagements ; le demandeur était, si je m'en souviens, un amant demeurant à l'enseigne de la Belle Passion, rue de la Persévérance, hôtel du Désespoir, où l'infortuné se mourait des rigueurs de son inhumaine. Heureusement, lorsque notre Sénéchal des Marjolaines, accompagné du Bailli de la joie des joies, alla signifier l'arrêt de la cour à cette tigresse, elle recula devant la crainte de tomber en péché mortel en causant la mort de son bel ami, et se rendit à lui sans condition.
LA CHANOINESSE, avec onction. -- Il est si doux d'arracher au trépas une créature de Dieu !
ÉGLANTINE. -- De grâce ! chères amies, écoutez mon projet : Toutes les douze nous avons notre secret d'amour : choisissons sur l'heure l'une de nous pour confesseur ; nous irons l'une après l'autre lui faire notre doux aveu ; ce confesseur proclamera le résultat de nos confidences, et ainsi nous saurons le nombre de celles qui ont un chevalier ou un clerc pour bel ami.
LA CHANOINESSE. -- Excellente idée ! Qu'en dis-tu, Marphise ?
MARPHISE. -- Je l'adopte, et nos amies, j'en suis certaine, l'adopteront aussi ; cela nous divertira jusqu'à la nuit.
La proposition d'Églantine est en effet joyeusement acceptée par les jeunes femmes ; elles se rassemblent, et d'un commun accord, désignent Marphise pour dame confesseur. Elle s'assied sur le banc de gazon ; ses compagnes s'éloignent de quelques pas et jettent de malins regards sur la dame confesseur et sur la confessée ; celle-ci est Églantine, la jolie vicomtesse de Séligny ; elle est agenouillée aux pieds de Marphise, qui, se rengorgeant comme une béguine, lui dit d'un air confit et d'une voix béate :
-- Allons, chère fille, ouvrez-moi votre cœur, ne déguisez rien, avouez-le franchement ; quel est votre bel ami ?
ÉGLANTINE, les mains jointes et baissant les yeux. -- Dame prêtre, celui que j'aime est jeune et beau, il est vaillant comme un chevalier, bien disant comme un clerc, et pourtant il n'est ni clerc ni chevalier ; il a plus grand renom que les plus fameux des comtes et des ducs, et pourtant il n'est ni duc ni comte. (Marphise écoute la confession avec un redoublement d'attention.) Sa naissance peut être obscure, mais sa gloire brille d'un éclat incomparable !
MARPHISE. -- D'un tel choix, vous devez être fière ; quel est le nom de ce merveilleux bel ami ?
ÉGLANTINE. -- Dame prêtre, je peux le nommer hardiment ; il s'appelle : Mylio-le-Trouvère.
MARPHISE, tressaillant, rougissant, et d'une voix altérée. -- Quoi ?... Mylio-le-Trouvère ?
ÉGLANTINE, les yeux baissés. -- Oui, dame prêtre.
MARPHISE, contenant sa surprise et sa vive émotion. -- Allez, chère fille ! je prie Dieu que votre amant vous soit fidèle.
LA CHANOINESSE s'avance à son tour, s'agenouille, et souriant, elle frappe légèrement de sa main blanchette son sein arrondi.
MARPHISE. -- Ces signes de douleur annoncent une grande faute, chère fille ! Votre choix est-il donc blâmable ?
LA CHANOINESSE. -- Oh ! point du tout ! Mon seul remords est de n'être peut être point assez belle pour mon doux ami ; car il est le plus accompli des hommes : jeunesse, esprit, beauté, courage, il réunit tout !
MARPHISE. -- Et le nom de ce phénix ?
LA CHANOINESSE, languissamment. -- Il s'appelle... Mylio-le-Trouvère.
MARPHISE, avec dépit et colère. -- Encore !
LA CHANOINESSE. -- Comment... encore ? Que voulez-vous dire ?
MARPHISE, se contenant. -- Je vous demande, douce amie, si vous l'aimez encore ?
LA CHANOINESSE, avec feu. -- Oh ! toujours ! dame prêtre ! je l'aimerai toujours !...
MARPHISE. -- Allez, chère fille. Qu'une autre s'approche. (Avec un soupir.) Dieu protège les amours constantes !
URSINE, comtesse de Mont-Ferrier, accourt en sautillant comme une chevrette au mois de mai. Jamais n'avez vu, jamais ne verrez plus mignonne, plus pétulante, plus savoureuse créature ; elle avait été l'une des plus forcenées grimpeuses pour la cueillette des fruits ; son chapel de fleurs de glaïeul est posé tout de travers, et l'une des grosses nattes de ses cheveux, d'un blond ardent, tombe déroulée sur son épaule à fossettes, aussi blanchette que rondelette ; sa cotte est verte et ses bas roses ; sa bouche friponne est encore empourprée du jus d'un gros raisin, non moins pourpre que ses lèvres ; elle mordille une dernière fois à la grappe d'un petit coup de ses dents perlettes ; puis, riant aux éclats, elle se jette aux pieds de Marphise, et, avant d'être interrogée, s'écrie avec une volubilité non-pareille :
-- Dame prêtre, mon bel ami n'est qu'un simple bachelier ; mais il est si parfait, si beau, si plantureux ! ah ! (elle fait claquer sa langue contre son palais) qu'il mériterait d'être duc, roi, empereur ou pape !
MARPHISE, avec une vague appréhension. -- Et quel est le nom de ce modèle des amants ?
URSINE. -- Son nom, dame prêtre ? (mordillant de nouveau sa grappe de raisin) son nom ? Oh ! pour sa vaillance, il devrait s'appeler : Vaillant ! pour son charme : Charmant ! pour sa constance : Constant !
MARPHISE. -- Heureuse vous êtes, chère fille ; la constance est rare en ces temps-ci !
URSINE, avec emportement. -- Si mon amant s'avisait de m'être infidèle ! jour de Dieu ! je lui arracherais les yeux ! Mais non, non ; vingt fois sur sa harpe divine il m'a chanté sa fidélité... car, savez-vous ? il chante comme un cygne, mon bel ami ! (Fièrement.) C'est Mylio-le-Trouvère !
URSINE, après cet aveu, se relève, et bondissant comme un chevreau, va rejoindre ses compagnes. Marphise, soupirant et maugréant à part soi, appelle et confesse tour à tour FLORIE, HUGUETTE, DULCELINE, STÉPHANETTE, ALIX, EMMA, ARGENTINE, ADELINDE. Mais, hélas ! la voyez-vous la dame confesseur ? la voyez-vous ? l'entendez-vous ? -- Et vous, chère fille, le nom de votre bel ami ? -- C'est Mylio. -- Et vous ? -- Mylio ! -- Et vous ? -- Mylio ! -- Toujours et toujours Mylio ! Toutes les douze n'ont à la bouche que ce damné nom de Mylio. La dame confesseur, après avoir failli crever de jalousie, finit par rire de l'aventure, surtout lorsque la brunette Adelinde, la dernière confessée, lui eut dit : -- Moi, j'ai pour bel ami le plus glorieux des trouvères, c'est vous nommer Mylio, dame prêtre.
MARPHISE, riant toujours. -- Ah ! pauvres amies, si ces malins jongleurs, Adam-le-Bossu-d'Arras, ou Audefroid-le-Bâtard, savaient notre histoire, demain elle se chanterait sur toutes les violes et courrait les châteaux !
ÉGLANTINE. -- Que veux-tu dire ?
LA CHANOINESSE. -- Maintenant, décide, Marphise ; combien en est-il parmi nous qui aient un clerc pour bel ami ?
MARPHISE. -- Pas une !
ÉGLANTINE. -- Et combien en est-il qui aient un chevalier pour bel ami ?
MARPHISE. -- Pas une ! (Les onze femmes s'entre-regardent en silence et fort surprises.) Ah ! chères amies, nous avons été indignement jouées ; nous avons toutes le même bel ami ! oui, ce scélérat de Mylio-le-Trouvère nous a trompées toutes les douze !
La révélation de Marphise jette d'abord la stupeur, puis le courroux dans la gentille assemblée ; ces belles n'ont pas eu, comme la dame d'Ariol, le loisir de s'habituer à la découverte et d'en philosopher. Toutes les bouches demandent vengeance ; la Chanoinesse invoque la justice de madame Sainte-Marie, mère de Dieu, contre la félonie de Mylio ; Églantine, dans son désespoir, s'écrie qu'elle se fera dès le lendemain Bernardine... dans un couvent de Bernardins ; Ursine, arrachant son chapel de glaïeuls, le foule aux pieds et jure par ses jarretières qu'elle se vengera de cet effronté ribaud. Puis toutes se demandent par quel sortilège diabolique ce scélérat a pu si longtemps, si souvent et si admirablement dissimuler son infidélité ; ce souvenir redouble la fureur des nobles dames ; Marphise, qui d'abord a ri de l'aventure, sent sa colère se ranimer et s'écrie : -- Belles amies, notre cour d'amour tient demain justement son dernier plaid d'automne, le traître sera sommé de comparoir devant notre tribunal, à cette fin de s'y entendre juger et condamner, selon l'énormité de ses crimes !
URSINE, avec énergie. -- Non, non ! faisons-nous justice nous-mêmes ! la cour peut, en raison de certaines circonstances, se montrer d'une coupable indulgence envers ce monstre !
UN GRAND NOMBRE DE VOIX. -- Ursine a raison. -- Faisons-nous justice nous-mêmes ! -- Vengeance ! vengeance !
LA CHANOINESSE, avec onction. -- Chères sœurs, avant la rigueur, que n'essayons-nous de la persuasion ? Laissez-moi emmener Mylio loin d'un monde corrupteur, dans quelque profonde solitude, et là, si Dieu m'accorde sa grâce, j'espère amener le coupable à la repentance de ses fautes passées et à la pratique d'une fidélité exemplaire.
URSINE. -- Ouais, ma mie ? afin qu'il la pratique avec vous, sans doute, cette fidélité exemplaire ? Voyez-vous la bonne âme ? Non, non, ce scélérat nous a indignement trompées : justice et vengeance !
Toutes les voix, moins celle de la miséricordieuse Chanoinesse, demandent, comme la comtesse Ursine : justice et vengeance.
MARPHISE. -- Mes amies, nous serons vengées ! Ce félon, ce soir même, m'a donné rendez-vous ici, au lever de la lune... voici le soleil couché, restons toutes céans ; Mylio entrera dans le verger me croyant seule, et nous le tiendrons en notre pouvoir...
La proposition de Marphise est acceptée tout d'une voix, et au milieu des récriminations et des imprécations de toutes sortes, on entend l'endiablée comtesse Ursine prononcer d'une voix courroucée les noms du chanoine Fulbert et d'Abeilard !
La nuit est venue, les étoiles brillent au ciel, la lune n'est pas encore levée ; au lieu du riant verger de la marquise d'Ariol, vous voyez une des dernières maisons de Blois, et non loin de là un chêne touffu, à l'abri duquel dort sur le gazon un gros homme ; on le prendrait pour Silène, s'il n'était vêtu d'un vieux surcot de drap brun taché de graisse et de vin, habit non moins dépenaillé que ses chausses de tiretaine jonquille ; ses brodequins éculés ont pour cothurnes des ficelles ; son énorme bedaine, soulevée par des ronflements sonores, a fait craquer les boutons de corne de son surcot ; son nez bourgeonné, informe, rugueux, montueux, a pris, comme son crâne pelé, la couleur vineuse du jus de la treille, dont ce dormeur a coutume de s'abreuver à flots. Près de lui, sur le gazon, est le chapel de feuilles de vigne dont il couvre le peu de cheveux gris qui lui restent ; non loin du bonhomme est sa Rotte, vielle sonore qu'il sait faire chanter sous ses doigts agiles, car maître Peau-d'Oie (c'est son nom) est habile jongleur, ses chants bachiques ou licencieux sont sans pareils pour mettre en belle humeur les moines, les truands et les ribaudes. Si profond est le sommeil de ce dormeur, qu'il n'entend pas s'approcher de lui un nouveau personnage sortant de la dernière maison du faubourg ; ce personnage est Mylio-le-Trouvère. Mylio a vingt-cinq ans ; de sa figure, à quoi bon parler ? son portrait, ressemblant ou non, a été tracé par Marphise et ses compagnes ; la stature du trouvère est robuste et élevée ; sur ses cheveux noirs bouclés, il porte, à demi rabattu, un camail écarlate, dont la pèlerine couvre ses larges épaules ; sa tunique blanche de fin drap de Frise, fermée sur sa poitrine par une rangée de boutons d'or, est brodée de soie écarlate au collet et aux manches ; de ces doubles manches, les unes, flottantes et tailladées, sont ouvertes un peu au-dessous de l'épaule ; les autres, justes, sont serrées aux poignets par des boutons d'or. À son ceinturon brodé pendent, d'un côté une courte épée, de l'autre une aumônière ; Mylio est depuis peu descendu de cheval, car au lieu d'être, selon la mode du temps, chaussé de souliers à longue pointe recourbée en forme de corne de bélier, il porte par-dessus ses chausses de grandes bottes de cuir jaune bordé de rouge qui lui montent jusqu'au milieu des cuisses. Tandis que Peau-d'Oie, toujours profondément endormi, ronfle avec sérénité, MYLIO s'arrête à quelques pas du vieux jongleur et dit, soucieux et pensif :
-- Je n'ai pu rencontrer à Amboise, d'où je viens, ce marchand lombard, et il n'est pas de retour ici ; l'on m'a dit tout à l'heure dans cette auberge, où il loge d'habitude, que sans doute il est allé d'Amboise à Tours pour y vendre ses soieries : j'attendrai son arrivée ; parti du Languedoc il y a deux mois, sans doute il m'apporte un message de mon frère Karvel. Karvel ! digne frère ! noble cœur ! quelle douce et riante sagesse que la sienne ! Ah ! mieux que personne, il mérite ce nom de Parfait que donnent à leurs pasteurs ces Albigeois hérétiques, comme disent les prêtres. Oh ! je le sais, ce n'est point par un vain orgueil que mon frère l'a accepté ce nom de Parfait ! c'est pour s'engager solennellement à le justifier par sa vie ; et dans cette vie, si admirablement remplie, quel concours lui apporte sa femme ! bonne et douce Morise ! non, jamais la vertu n'apparut sous des traits plus enchanteurs ! Oui, Morise est parfaite comme mon frère est PARFAIT... (Souriant.) Et pourtant Karvel et moi nous sommes du même sang ? eh bien ! après tout ? ne puis-je me dire, avec cette modestie particulière aux trouvères... que je suis parfait dans mon espèce ? Et puis, enfin, quoique amoureux fou de Florette, ne l'ai-je pas respectée ?... (Long silence.) Ah ! quand je compare cet amour ingénu à ces amours effrontées qui font aujourd'hui de la vieille Gaule un vaste lupanar... quand je compare à la vie stoïque de mon frère la folle vie d'aventures où l'ardeur de la jeunesse, le goût irrésistible du plaisir m'ont jeté depuis cinq ans, je me sens presque décidé à suivre cette bonne inspiration éveillée en moi par l'amour de Florette... (Il réfléchit.) Certes, en ces temps de corruption effrénée, pour peu qu'il ait quelque renom, autant d'audace que de libertinage, et qu'il soit un peu mieux tourné que mon ami Peau-d'Oie, que voilà ronflant comme un chanoine à matines, un trouvère courant les monastères de femmes ou les châteaux dont les seigneurs sont à la croisade, n'a que le choix des aventures. Choyé, caressé, largement payé de ses chants par l'or et les baisers des châtelaines ou des abbesses, un trouvère n'a pardieu rien à envier aux prêtres ni aux chevaliers ; il peut avoir à la fois une douzaine de maîtresses et se donner le régal des plus piquantes infidélités ; joyeux oiseau de passage, lorsqu'il a fait entendre son gai refrain, il va, s'échappant d'un coup d'aile des blanches mains qui le retiennent, il va chanter ailleurs, sans souci de l'avenir, sans regret du passé ; il a rendu baiser pour baiser, charmé les oreilles par ses chants, les yeux par son plumage... que lui veut-on de plus ? Oui, de nos jours, en Gaule, ainsi va l'amour ! son emblème n'est plus la colombe de Cypris, mais le moineau lascif de Lesbie, ou le satyre en rut de l'antique Ménade ! trop pudique est Vénus ! châtelaines et abbesses désertent son autel pour celui de Priape ! Oh ! qu'il est doux de sortir de cette ardente bacchanale, pour rafraîchir son âme, pour reposer son cœur dans la pureté d'un chaste amour ! quel charme ineffable dans ce tendre respect dont on se plaît à entourer la confiante innocence d'une enfant de quinze ans ! (Nouveau silence.) Chose étrange ! lorsque je songe à Florette, toujours me revient la pensée de mon frère et de sa vie... de sa vie... qui fait honte à la mienne... Enfin, quoi que je décide, il faut cette nuit même enlever Florette au danger qui la menace. (Bruit de cloches dans le lointain.) On sonne le couvre-feu, il est neuf heures ; la douce enfant ne m'attend qu'au lever de la lune. La marquise d'Ariol et la comtesse Ursine se passeront ce soir de ma visite, la tombée du jour m'aurait vu entrer chez l'une... et l'aube naissante sortir de chez l'autre. (Riant.)... C'était leur nuit... Éveillons Peau-d'Oie, j'aurai besoin de lui. (Il l'appelle.) Hé, Peau-d'Oie ! comme il ronfle ! il cuve son vin bu à crédit dans quelque cabaret. (Il se baisse et le secoue rudement.) Te réveilleras-tu, pendard ?
PEAU-D'OIE pousse d'abord des grognements sourds, puis il souffle, il renâcle, il geint, il baille, il se détire et se lève enfin sur son séant en se frottant les yeux.
MYLIO. -- Quoi ! je te prie de m'attendre un moment sous cet arbre, et tu t'endors aussitôt !
PEAU-D'OIE se relève courroucé, ramasse son chapel de feuilles de vigne, le pose brusquement sur sa tête ; puis, prenant à côté de lui sa vielle, il en menace le trouvère en s'écriant : -- Ah ! traître ! double larron ! quelle bombance tu m'as volée !
MYLIO. -- Je t'ai volé, moi ? dom Bedaine !
PEAU-D'OIE. -- Me réveiller au plus beau moment de mon rêve ! et quel rêve ! J'assistais au combat de Carême contre Mardi-Gras ! Carême, armé de pied en cape, s'avançait monté sur un saumon ; il avait pour casque une huître énorme, un fromage pour bouclier, une raie pour cuirasse, des oursins de mer pour éperons, et pour fronde une anguille tenant en guise de pierre un œuf farci entre ses dents !
MYLIO. -- Telle est la gloutonnerie de ce messire goinfre ! qu'en dormant il rêve de mangeaille !
PEAU-D'OIE. -- Malheureux ! m'arracher de la bouche des mets qui ne me coûtaient rien !... car, hélas ! si Carême était savoureusement armé, Mardi-Gras ne l'était pas moins : casqué d'un pâté de venaison dont un succulent paon rôti formait le cimier, Mardi-Gras, tout bardé de jambon, enfourchait un cerf dont les bois ramus étaient chargés de perdrix, et tenait pour lance une longue broche garnie de chapons rôtis ! (S'adressant au trouvère avec un redoublement de fureur grotesque.) Truand ! homme sans foi ni loi ! tu m'as éveillé au moment où Carême succombant sous les coups de Mardi-Gras, j'allais manger vainqueur et vaincu ! armes et armures ! tout ! manger tout... jusqu'aux montures des combattants ! Ah ! de ma vie je ne te pardonnerai ta scélératesse...
MYLIO. -- Calme-toi, je remplacerai ton rêve... par la réalité.
PEAU-D'OIE. -- Corbœuf ! la belle avance ! manger les yeux ouverts qu'y a-t-il là d'étonnant ? tandis que sans toi, traître, je mangeais en dormant !
MYLIO. -- Mais si je te donne de quoi bâfrer durant tout un jour et toute une nuit ? qu'auras-tu à me reprocher ?
PEAU-D'OIE, gravement. -- En me promettant de la remplir, tu me fermes la bouche.
MYLIO. -- Veux-tu me rendre un service ?
PEAU-D'OIE. -- Je suis glouton, ivrogne, joueur, libertin, menteur, tapageur, bavard, poltron ! mais, corbœuf ! je ne suis point ingrat ; jamais je n'oublierai que toi, Mylio, le brillant et célèbre trouvère, dont la harpe fait les délices des châteaux, tu as souvent partagé ta bourse avec le vieux Peau-d'Oie-le-Jongleur, dont l'humble vielle n'égaye que les tavernes hantées par les vagabonds, les serfs et les ribaudes ! non, jamais je n'oublierai ta générosité, Mylio, et je te jure de toujours compter sur elle...
MYLIO. -- Ne sommes-nous pas confrères en la gaie science ? Ta joyeuse vielle, qui met en liesse les pauvres gens et leur fait un moment oublier leurs misères, ne vaut-elle pas ma harpe, qui amuse l'oisiveté libertine ou blasée des nobles dames ? Ne parlons pas des services que je t'ai rendus, mon vieil ami ; écoute-moi, je...
PEAU-D'OIE, l'interrompant. -- En m'assistant, tu as fait plus que ton devoir.
MYLIO. -- Soit ! mais je...
PEAU-D'OIE, d'un ton solennel. --... Lorsque Dieu créa le monde, il y plaça trois espèces d'hommes : les nobles, les prêtres et les serfs ; aux nobles il donna la terre, aux prêtres les biens des sots, et aux serfs de robustes bras pour travailler sans merci ni relâche au profit des nobles et des prêtres.
MYLIO. -- Bien dit ; mais laisse-moi t'apprendre ce que...
PEAU-D'OIE. --... Les lots ainsi faits par le Tout-Puissant, il restait à pourvoir deux classes intéressantes entre toutes : les jongleurs et les ribaudes ; le seigneur Dieu chargea les prêtres de nourrir les ribaudes, et les nobles de nourrir les jongleurs. Donc ce n'est point à toi, qui n'es pas noble, de partager ta bourse avec moi... donc tu fais plus que ton devoir ; donc ceux qui manquent à leur mission divine envers les jongleurs, ce sont ces nobles dégénérés, ces ladres, ces crasseux, ces grippe-sou, ces...
MYLIO. -- Sang-Dieu ! me permettras-tu de parler à mon tour ?
PEAU-D'OIE, d'un ton piteux et dolent. -- Ah ! le bon temps des jongleurs est passé ! jadis on remplissait sans cesse leur escarcelle et leur ventre. Hélas ! nos pères ont mangé la viande, nous rongeons les os ! Maintenant, parle, Mylio, je serai muet comme ma mie Gueulette, la fille du cabaretier, quand je la prie d'amour, la cruelle ! parle, mon secourable compagnon, je t'écoute.
MYLIO, avec impatience. -- As-tu fini ?
PEAU-D'OIE. -- Tu m'arracherais la langue plutôt que de me faire dire un mot, un seul mot de plus ! ma mie Gueulette elle-même, cette friponne dont le nez est si camus et le corsage si plantureux, me...
MYLIO, s'éloignant. -- Au diable le bavard !
PEAU-D'OIE court après le trouvère, et, imitant les gestes d'un muet, il semble lui jurer sur sa vielle qu'il ne prononcera plus un mot.
MYLIO, revenant. -- J'ai là, dans mon aumônière, dix beaux deniers d'argent ; ils seront à toi si tu me sers bien ; mais retiens ta langue, sinon à chaque parole superflue ce sera pour toi un denier de moins.
PEAU-D'OIE jure de nouveau par gestes sur sa vielle et sur son chapel de feuilles de vigne, qu'il restera muet.
MYLIO. -- Tu connais Chaillot, le meunier de l'abbaye de Cîteaux ?
PEAU-D'OIE fait un signe de tête affirmatif.
MYLIO, souriant. -- Tudieu ! maître Peau-d'Oie, vous êtes ménager de vos deniers d'argent. Donc ce Chaillot, ivrogne fieffé, a pour femme Chaillotte, fieffée coquine ; accorte en son temps, elle faisait bonne fête aux moines de Cîteaux lorsqu'ils allaient collationner à son moulin ; seule elle n'aurait pu tenir tête à ces rudes buveurs, aussi mandait-elle à son aide quelques gentilles serves de l'abbaye. Il y a quinze jours, l'abbé Reynier, supérieur de l'abbaye de Cîteaux...
PEAU-D'OIE. -- Si je ne craignais que cela me coûte un denier d'argent, je dirais que ce Reynier est le plus forcené ribaud, le plus méchant coquin que le diable ait tonsuré ! mais de peur de payer le dire de ces vérités par la perte de mon pécule, je reste muet !
MYLIO. -- En faveur de la ressemblance du portrait, je te pardonne l'interruption ; mais ne recommence plus ! Or, cet abbé Reynier me dit, il y a quinze jours : « -- Veux-tu voir un trésor de beauté rustique ? viens demain collationner avec nous au moulin de l'abbaye, là se trouve une fillette de quinze ans ; sa tante la meunière l'a élevée à l'ombre pour en faire un jour un morceau d'abbé. Le moment viendra bientôt de croquer ce friand tendron ; je veux te faire juge de sa gentillesse. » -- J'acceptai l'offre de l'abbé, j'aime à voir en débauche ces moines, que je hais ; ils me fournissent ainsi de bons traits pour mes satires. J'accompagnai donc au moulin le supérieur et quelques-uns de ses amis ; grâce aux provisions apportées de l'abbaye, la chère était délicate, le vin vieux, les têtes se montent, et à la fin du repas, cette infâme Chaillotte amène triomphalement sa nièce, une enfant de quinze ans, jolie ! mais jolie !... que te dirai-je ! une fleur de grâce et d'innocence... À sa vue, ces ribauds enfroqués, échauffés par le vin, se lèvent en hennissant d'admiration lubrique ; la pauvre petite, éperdue de frayeur, se recule brusquement, oubliant que derrière elle est ouverte une fenêtre sans appui et donnant sur la rivière du moulin...
PEAU-D'OIE, d'un air apitoyé. -- Et la fillette tombe à l'eau ?
MYLIO. -- Oui, mais heureusement je m'élance... Il était temps : Florette, entraînée par le courant, allait être broyée sous la roue du moulin au moment où je l'ai retirée de la rivière.
PEAU-D'OIE. -- Dût-il m'en coûter mes dix deniers, je crierai à pleins poumons que tu t'es conduit en garçon de cœur et de courage !
MYLIO. -- Je ramène Florette sur la rive ; elle revient à elle ; je lis dans son doux regard sa reconnaissance ingénue ; profitant du temps que met l'infâme Chaillotte à venir nous rejoindre, je dis à la pauvre enfant : -- « On a sur toi des projets odieux ; feins, pendant le plus long temps possible, d'être malade des suites de ta chute ; je tâcherai de veiller sur toi. » -- Puis, remarquant que nous nous trouvions dans un clos entouré d'une charmille, j'ajoute : -- « Après-demain soir, lorsque ta tante sera couchée, si tu le peux, viens me trouver ici, je t'en apprendrai davantage ; mais surtout feins d'être malade. » -- Florette me promit tout ce que je voulus ; et le surlendemain elle était au rendez-vous...
PEAU-D'OIE. -- Hé... hé... de sorte que tu as croqué le friand morceau que ce coquin d'abbé se réservait ?
MYLIO. -- Non, j'ai respecté cette charmante enfant, elle m'a séduit par sa candeur ; j'en suis amoureux, oui, amoureux fou, et je veux l'enlever cette nuit même ; voici pourquoi : Hier, j'ai rencontré l'abbé. -- « Eh bien ! lui ai-je dit, -- et cette jolie fille que toi et tes moines avez si fort effrayée qu'elle est tombée à l'eau ? -- Elle a été longtemps souffrante des suites de cette baignade, -- m'a répondu l'abbé ; -- mais sa santé s'est rétablie, et avant la fin de la semaine, -- a-t-il ajouté en riant. -- j'irai manger une friture au moulin de Chaillotte. »
PEAU-D'OIE. -- Ah ! moine scélérat ! c'est toi qui devrais frire dans la grande poêle de Lucifer ! Or, si l'abbé Reynier t'a dit cela hier, c'est demain vendredi, après-demain samedi... Il faut donc te hâter de soustraire cette innocente aux poursuites de ce bouc en rut !
MYLIO. -- La dernière fois que je l'ai vue, Florette m'a promis de se trouver à notre rendez-vous habituel cette nuit, au lever de la lune...
PEAU-D'OIE. -- Consentira-t-elle à te suivre ?
MYLIO. -- J'en suis certain.
PEAU-D'OIE. -- Alors, qu'as-tu besoin de moi ?
MYLIO. -- Il se pourrait que cette fois Florette n'ait pu échapper à la surveillance de sa tante pour venir à notre rendez-vous.
PEAU-D'OIE. -- Ce serait fâcheux, car le temps presse ; il me semble déjà entendre ce coquin d'abbé rugir après sa friture...
MYLIO. -- Aussi est-il indispensable que je voie Florette ce soir. J'avais prévu la possibilité d'un empêchement, voici mon projet, dont j'ai prévenu la chère enfant : Le meunier Chaillot se couche ivre chaque soir ; or, si Florette, n'ayant pu sortir de la maison, manquait au rendez-vous, tu irais frapper bruyamment à la porte du moulin ; Chaillot, ivre comme une brute, ne quittera certes pas son lit pour venir voir qui frappe, et...
PEAU-D'OIE, se grattant l'oreille. -- Tu es très-certain que ce Chaillot ne se relèvera point ?
MYLIO. -- Oui, et lors même qu'il se relèverait, je...
PEAU-D'OIE. -- C'est que, vois-tu, ces meuniers ont malheureusement la détestable habitude d'être toujours escortés d'un chien monstrueux, et de plus...
MYLIO. -- Maître Peau-d'Oie, je vous ai déjà pardonné des interruptions qui auraient dû réduire de beaucoup vos dix deniers, laissez-moi achever ; s'il ne vous convient point de me prêter votre aide, libre à vous, lorsque je vous aurai confié mon projet. (Peau-d'Oie jure de rester muet.) Donc, si Florette manque au rendez-vous, tu iras frapper rudement à la porte de clôture du moulin ; de deux choses l'une : ou la meunière, voyant l'ivresse de son mari, se lèvera pour aller demander qui frappe, ou elle y enverra Florette ; dans le premier cas la chère enfant, c'est convenu entre elle et moi, profite de l'absence de sa tante et accourt me rejoindre ; dans le second cas Florette, ayant un prétexte pour sortir de la maison, vient encore me retrouver, au lieu d'aller voir qui frappe à la porte... Maintenant, supposons que par miracle Chaillot, ne s'étant pas couché ivre, vienne demander qui va là ? (Peau-d'Oie imite l'aboiement d'un chien.) Oui, je vous comprends, messire poltron, Chaillot vient avec son chien, et de ce chien vous avez grand'peur, hein ? (Peau-d'Oie fait un signe affirmatif en frottant le derrière de ses chausses.) Mais ne savez-vous pas, dom couard, que la nuit, de crainte des larrons, les habitants des maisons isolées n'ouvrent jamais tout d'abord leur porte ? qu'ils demandent, à travers l'huis, ce qu'on leur veut ? vous n'aurez donc rien à redouter de ce terrible chien ; vous direz seulement à Chaillot que vous désirez sur l'heure parler à sa femme de la part d'un moine de Cîteaux ; le meunier courra chercher sa digne compagne ; elle s'empressera de venir, car la vieille entremetteuse a toujours plus d'un secret avec ces papelards, et alors je me fie à votre faconde, seigneur jongleur, pour expliquer le but de votre visite nocturne et retenir le plus longtemps possible Chaillotte à la porte par le charme irrésistible de vos balivernes.
PEAU-D'OIE. -- Vénérable matronne ! -- dirai-je à la meunière, -- je viens frapper à votre porte pour vous offrir mes petits services : je sais casser des œufs en marchant dessus, vider un tonneau par sa bonde, faire rouler une boule et éteindre une lampe en la soufflant... Avez-vous besoin de coiffes pour vos chèvres ? de gants pour vos chiens ? de souliers pour vos vaches ? je sais fabriquer ces menus objets... je sais encore...
MYLIO. -- Je ne doute pas de ton éloquence, réserve-la pour Chaillotte. Voilà donc mon projet, veux-tu m'aider ? si tu y consens, ces dix deniers d'argent sont à toi.
PEAU-D'OIE. -- Donne...
MYLIO, lui mettant l'argent dans la main. -- Les voilà.
PEAU-D'OIE (saute, gambade, trémousse son énorme bedaine en faisant tinter l'argent dans sa main. Il suit Mylio en disant :) -- Ô Dom argent ! béni sois-tu, Dom argent ! avec toi l'on achète cottes de femmes et absolutions ! chevaux gascons et abbayes ! belles damoiselles et évêchés ! Ô Dom argent ! montre seulement un coin de ta face reluisante et aussitôt, à ta poursuite, l'on voit trotter les ribaudes, courir les boiteux ! (Il chante en dansant.)
« Robin m'aime, Robin m'a !
» Robin me demande, il m'aura !
» Robin m'acheta une cotte
» D'écarlate bonne et belotte.
» Robin m'aime, Robin m'a ! »
(Peau-d'Oie, sautant et chantant, suit Mylio, qui prend à travers les arbres un sentier conduisant au moulin de Chaillot.)
Après l'escarboucle étincelante, l'humble violette cachée sous la mousse, vous avez assisté, fils de Joel, au divertissement libertin des nobles dames réunies dans le verger de la marquise d'Ariol ; oubliez les arbres rares, les fleurs cultivées avec soin, les bassins de marbre ; oubliez ces magnificences pour le spectacle agreste qui s'offre à vos yeux ; voyez : la lune s'est levée dans l'azur du ciel étoilé, elle éclaire de ses rayons une saulaie ombreuse, sous laquelle coule et murmure un ruisseau formé par le trop plein des eaux retenues pour le service du moulin de Chaillot ; le murmure de cette onde courant et bruissant sur un lit de cailloux, puis, de temps à autre, le chant mélodieux du rossignol, sont l'harmonie de cette belle nuit, embaumée par le parfum du thym sauvage, des iris et des genêts. Une enfant de quinze ans, c'est Florette, est assise au bord du ruisseau, sur le tronc renversé d'un vieux saule ; un rayon de la lune, perçant la voûte ombreuse, éclaire à demi la figure de la gentille enfant : ses longs cheveux châtains, séparés sur son front virginal, tressés en deux longues nattes, traînent jusque sur le gazon ; pour tout vêtement elle porte une vieille jupe de serge verte par-dessus sa chemise de grosse toile grise, fermée à la naissance de son sein virginal par un bouton de cuivre ; ses jolis bras sont nus comme ses jambes et ses pieds, que caresse l'onde argentée du ruisseau ; car, pensive et pleurante, Florette s'est assise là, sans s'apercevoir que ses pieds trempaient dans l'eau. Vous avez vu, fils de Joel, les beaux ou charmants visages des nobles amies de la marquise d'Ariol : mais, avouez-le ? aucune d'elles n'était douée de cette grâce pudique et touchante qui donne aux traits ingénus de Florette un charme inexprimable ; n'est-ce pas le fruit dans sa prime-fleur ? lorsque au matin, à demi caché sous la feuille humide de la rosée nocturne, il offre à vos yeux ravis cette fraîcheur vaporeuse, que le plus léger souffle peut ternir ? telle est Florette-la-Filaresse. Laborieuse enfant, de l'aube au soir, et souvent la nuit, à la clarté de sa petite lampe, elle file, file et file encore le lin et le chanvre, du bout de ses doigts mignons, non moins déliés que son fuseau. Toujours enfermée dans un réduit obscur, le teint pur et blanc de cette jeune serve n'a pas brûlé par l'ardeur du soleil ; le dur travail des champs n'a pas déformé ses membres délicats. Florette est là, tellement absorbée dans sa tristesse, qu'elle n'entend pas au loin un léger bruit à travers la charmille dont est entouré l'enclos du moulin ; oui, si chagrine, si rêveuse est Florette, qu'elle ne voit pas Mylio qui, ayant escaladé la haie, s'avance avec précaution, regardant de çà, de là, comme s'il cherchait quelqu'un ; puis, apercevant la jeune fille, qui, toujours assise, lui tourne le dos, il s'approche sans être entendu d'elle, et souriant lui pose doucement ses deux mains sur les yeux ; mais, sentant couler sous ses doigts les larmes de la serve, il saute par-dessus le tronc de l'arbre, s'agenouille devant elle, et lui dit d'une voix inquiète et attendrie : -- Tu pleures ?
FLORETTE, essuyant ses yeux et tâchant de sourire. -- Vous voilà, Mylio ; je tâcherai de ne plus pleurer.
MYLIO. -- Je craignais de ne pas te trouver à notre rendez-vous ; mais me voici près de toi, j'espère calmer ton chagrin. Dis, chère enfant, de ce chagrin, quelle est la cause ?
FLORETTE. -- Ce soir ma tante Chaillotte m'a donné une jupe neuve, une gorgerette de fine toile, et m'a apporté du muguet et des roses, afin que je me tresse un chapel fleuri.
MYLIO. -- Ce ne sont pas ces apprêts de parure qui causent tes larmes ?
FLORETTE. -- Hélas ! ma tante veut ainsi me parer parce que demain le seigneur abbé vient au moulin...
MYLIO. -- Quoi ! cette infâme Chaillotte...
FLORETTE. -- Ma tante m'a dit : « Si le seigneur abbé te prie d'amour ; tu dois te livrer à lui. »
MYLIO. -- Et qu'as-tu répondu ?
FLORETTE. -- Que j'obéirais...
MYLIO. -- Tu consentirais ?...
FLORETTE. -- Je ne voulais pas irriter ce soir ma tante par un refus ; elle a été sans défiance, et j'ai pu me rendre ici.
MYLIO. -- Mais demain ? lorsque l'abbé viendra ?...
FLORETTE. -- Demain vous ne serez plus là, comme il y a quinze jours, Mylio, pour venir à mon secours, et m'empêcher d'être écrasée sous la roue du moulin...
MYLIO. -- Que veux-tu dire ?
FLORETTE. -- Il y a quinze jours, par frayeur des seigneurs moines, je suis tombée à l'eau sans le vouloir... demain, c'est volontairement que je me jetterai dans la rivière. -- (La jeune fille essuie ses larmes du revers de sa main ; puis, tirant de son sein un petit fuseau de buis, elle le donne au trouvère.) -- Serve et orpheline, je ne possède rien au monde que ce fuseau ; pendant six ans, pour gagner le pain que souvent ma tante m'a reproché, ce fuseau a roulé de l'aube au soir entre mes doigts, mais depuis quinze jours, il s'est arrêté plus d'une fois, lorsque j'interrompais mon travail en pensant à vous, Mylio... à vous qui m'avez sauvé la vie... Aussi, je vous le demande comme une grâce, conservez ce fuseau en souvenir de moi.
MYLIO, les larmes aux yeux et pressant le fuseau de ses lèvres. -- Cher petit fuseau, compagnon des veillées solitaires de la pauvre filaresse, toi qui lui as gagné un pain bien amer ! toi que, rêveuse, elle a souvent contemplé suspendu à un fil léger... cher petit fuseau, je te garderai toujours, tu seras mon trésor le plus précieux ! -- (Il ôte de ses doigts plusieurs riches bagues d'or ornées de pierreries et les jette dans l'eau du ruisseau qui coule à ses pieds.)
FLORETTE, avec surprise. -- Que faites-vous ? pourquoi jeter ces belles bagues ?
MYLIO. -- Allez, allez, souvenirs honteux d'une vie mauvaise ! allez, gages éphémères d'un amour changeant comme le flot qui vous emporte ! allez, je vous préfère le fuseau de Florette !
FLORETTE prend les mains du trouvère, les baise en pleurant et murmure : -- Ô Mylio ! vous garderez ce fuseau ; je mourrai contente !
MYLIO, la serrant dans ses bras. -- Mourir ! toi mourir, chère et douce enfant ! oh ! non, non. Réponds, veux-tu me suivre ?
FLORETTE, tristement. -- Vous vous raillez de moi.
MYLIO. -- Veux-tu m'accompagner ? Je connais à Blois une digne femme, cette nuit je te conduis chez elle ; tu resteras cachée dans sa maison deux ou trois jours, ensuite nous partons pour le Languedoc, où je vais rejoindre mon frère. Durant le voyage tu seras ma sœur, et dès notre arrivée tu seras ma femme ; mon frère bénira notre union. Réponds, veux-tu te confier à moi ? veux-tu me suivre à l'instant ?
FLORETTE a écouté le trouvère avec une surprise croissante, elle passe ses deux mains sur son front, puis elle dit d'une voix tremblante : -- Je ne rêve pas ?... c'est vous... vous qui me demandez si je veux vous suivre ?
MYLIO s'agenouille devant la jeune serve, prend ses deux mains et répond d'une voix passionnée : -- Oui, douce enfant, c'est moi qui te dis : viens, tu seras ma femme ! Le veux-tu ?
FLORETTE. -- Si je le veux, mon Dieu ? quitter l'enfer pour le paradis !
MYLIO se relève vivement et tend l'oreille du côté de la charmille. -- C'est la voix de Peau-d'Oie, il crie à l'aide ! Que se passe-t-il ?
FLORETTE, joignant les mains avec désespoir. -- Ah ! je le disais bien, c'était un rêve !
MYLIO tire son épée, prend la main de la jeune fille. -- Suis-moi, chère enfant, ne crains rien.
FLORETTE. -- Ah ! que je meure près de vous, je ne me plaindrai pas !
Le trouvère s'avance rapidement vers la charmille, tenant toujours par la main Florette, qui le suit ; les cris de Peau-d'Oie redoublent à mesure que Mylio s'approche de la haie dont est entouré le jardin du moulin, et derrière laquelle il fait cacher Florette, lui recommandant de rester immobile et muette ; puis il franchit la clôture et voit, à la clarté de la lune, le jongleur haletant, soufflant et se colletant avec un homme, dont les traits sont cachés par le capuchon de sa chape brune. À l'aspect de Mylio accourant à son secours, Peau-d'Oie redouble d'efforts et parvient à renverser son adversaire ; abusant alors de sa pesanteur énorme et contenant facilement sous lui l'homme à la chape, le jongleur, mis hors d'haleine par cette lutte, se repose, se vautre, s'étend, se goberge sur le vaincu, qu'il écrase, et qui murmure d'une voix à la fois courroucée et suffoquée : -- Misérable... truand... tu... m'étouffes...
PEAU-D'OIE, d'une voix encore haletante. -- Ouf ! après la victoire, qu'il est délectable, qu'il est glorieux de se reposer sur ses lauriers !
L'HOMME À LA CHAPE. -- Je meurs... sous cette montagne de chair !
MYLIO. -- Mon vieux Peau-d'Oie, jamais je n'oublierai le service que tu m'as rendu. Ne bouge pas, maintiens toujours notre homme.
PEAU-D'OIE, prenant de plus en plus ses aises sur le corps de son adversaire. -- Je voudrais bouger que je ne pourrais point, tant je suis essoufflé ; je me trouve, d'ailleurs... assez commodément.
L'HOMME À LA CHAPE. -- À l'aide ! au meurtre ! ce gueux me brise les côtes ! à l'aide !
MYLIO, se baissant vivement. -- Je connais cette voix... -- (Il écarte le capuchon qui cache les traits du vaincu et s'écrie :) -- L'abbé Reynier !
PEAU-D'OIE, faisant un brusque mouvement qui arrache au moine un gémissement plaintif. -- Un abbé ! j'ai pour couche un abbé ! Corbœuf ! si je m'endors, je rêverai de friandes nonnettes !
MYLIO, au moine. -- Ah ! ah ! dom ribaud ! mordu par votre luxurieux appétit, vous n'avez pu sans doute attendre à demain pour manger ce savoureux plat de friture dont vous me parliez hier ? oui, la faim vous pressant, vous alliez cette nuit même vous introduire chez cette infâme Chaillotte, certain qu'elle vous servirait à toute heure un plat de son honnête métier ! Ah ! ah ! messire Priape ! vous voici comme un renard pris sous l'assommoir !
PEAU-D'OIE. -- J'étais caché dans l'ombre, j'ai vu ce dom ribaud s'avancer vers la charmille, se préparer à l'escalader ; alors, en vrai César, j'ai fondu sur lui et j'y fonds encore... car, je suis en nage... en eau...
L'ABBÉ REYNIER, gémissant toujours sous le poids de Peau-d'Oie. -- Ah ! vils jongleurs ! il fera jour demain ! vous payerez cher vos outrages...
MYLIO. -- Tu dis vrai, Reynier, abbé supérieur des moines de Cîteaux de l'abbaye de Saint-Victor ! oui, demain il fera jour, et ce jour éclairera ta honte... Oh ! je le sais, vous autres tonsurés, forts de votre hypocrisie, de votre toute-puissance et de l'hébétement des sots, vous terrifiez les simples et les poltrons ; mais mon vaillant ami Peau-d'Oie et moi nous ne sommes ni poltrons ni simples, nous aussi, nous avons notre puissance ! Or, retiens ceci, dom ribaud : si tu as l'audace de vouloir nous causer quelque dommage pour l'aventure de cette nuit, nous la mettons en chanson ; Peau-d'Oie pour les tavernes, moi pour les châteaux, et pardieu ! d'un bout à l'autre de la Gaule on chantera le Lai de « Reynier, abbé de Cîteaux, allant de nuit manger une friture chez Chaillotte la meunière. »
PEAU-D'OIE. -- Oui, grand friturier de tendrons ! et fie-toi à moi pour l'assaisonner de gros sel, la plantureuse friture de l'abbé de Cîteaux !
L'ABBÉ REYNIER, d'une voix toujours étouffée. -- Vous êtes des scélérats... je suis à votre merci... je vous promets le silence... Mais, Mylio, tu ne veux pas ma mort ?... ordonne donc à ce monstrueux coquin de bouger... je suffoque...
MYLIO. -- Pour te punir d'avoir rêvé un paradis d'amour, fais encore un peu ton purgatoire, mon pudique moine. Toi, Peau-d'Oie, maintiens-le jusqu'à ce que j'aie crié : Bonsoir, dom ribaud. Alors tu te soulèveras, et le seigneur renard pourra s'échapper l'oreille basse et regagner son saint terrier ; voici mon épée pour contenir ce modèle de chasteté monacale, s'il tentait de se rebeller contre toi. Viens me trouver demain matin, mon vaillant César, je te dirai mes projets.
PEAU-D'OIE prend l'épée, se soulève, et, changeant de posture, s'assied sans plus de façon et en plein, sur le ventre du supérieur de l'abbaye de Cîteaux ; puis, le tenant en respect avec la pointe de l'épée, il dit : -- Va, Mylio, j'attends le signal.
Le trouvère rentre dans le jardin, et bientôt en sort avec Florette, qu'il a enveloppée de son manteau ; il la prend entre ses bras, afin de l'aider à franchir la haie, puis les deux amoureux se dirigent rapidement vers un chemin ombragé de grands arbres, par lequel ils disparaissent. À la vue de la jeune serve, qu'il a reconnue, l'abbé Reynier pousse un soupir de regret et de rage, soupir rendu doublement plaintif par la pression du poids du jongleur, qui, toujours assis sur le ventre du moine, essaye de charmer ses loisirs en lui chantant ce tenson de sa façon :
« Quand florit la violette,
» La rose et le glayol,
» Quand chante le rossignol,
» Je sens ardre l'amourette,
» Et fais chanson joliette
» Pour l'amour de ma miette,
» Pour l'amour de ma Gueulette. »
L'ABBÉ REYNIER, d'une voix défaillante. -- Ce truand... me... crève les entrailles...
MYLIO, dans le lointain. -- Bonsoir, dom ribaud !
PEAU-D'OIE, à l'abbé, en se soulevant péniblement d'une main, et de l'autre menaçant toujours le moine de la pointe de l'épée en s'éloignant à reculons. -- Bonsoir, dom ribaud ! voici la moralité de l'aventure : « Souvent celui-là qui met le poisson en poêle... le voit manger par autrui. »
La nuit et les deux tiers du jour se sont passés depuis les aventures de la veille. Vous voyez une longue avenue d'arbres odoriférants conduisant à la COUR D'AMOUR, autrement dite le plaid sous l'ormeau ; ce plaid se tient dans le jardin du château d'Églantine, vicomtesse de Séligny : de chaque côté de l'avenue, des fossés, entourés de balustres de pierre, sont remplis d'une eau limpide où nagent des cygnes et d'autres beaux oiseaux aquatiques. Tous amoureusement unis par couples, ils sillonnent les eaux avec grâce ; les poissons du canal, brillants de pourpre et d'or, les oiseaux jaseurs, qui volettent d'arbre en arbre, sont aussi tous réunis par couples ; un pauvre tourtereau dépareillé, perché au faîte d'un arbre desséché, gémit seul d'un ton plaintif. Cette longue allée, coupée par le pont du canal, aboutit à une immense pelouse de gazon émaillé de mille fleurs, au milieu de laquelle s'élève un magnifique ormeau formant un dôme épais, impénétrable aux rayons du soleil ; sous cet ormel se tient la cour d'amour, tribunal libertin, qui prend aussi le nom de Chambre des doux engagements ; il est présidé par une Reine de beauté, représentant VÉNUS. Cette reine, c'est Marphise, marquise d'Ariol ; les autres dames-juges sont : Déliane, chanoinesse de Nivelle, Églantine, vicomtesse de Séligny, et Huguette de Montreuil ; les hommes-juges de la cour d'amour sont d'abord : dom Hercule, seigneur de Chinon, redoutable chevalier, borgne, laid, mais, dit-on, fort recherché des femmes ; il porte une riche tunique à manches flottantes, et, sur sa chevelure noire et crépue, un chapel de glaïeuls orné de rubans roses ; vient ensuite Adam-le-Bossu-d'Arras, trouvère renommé par ses chants licencieux, petit, bossu par-derrière et par-devant ; ses yeux pétillent de malice, il ressemble à un vieux singe ; puis vous voyez maître Œnobarbus, le rhéteur théologal, célèbre par l'orthodoxie de ses controverses religieuses contre l'Université de Paris. Ce disputeur illustre est un homme sec, bilieux, chauve, et cependant il fait le joliet, clignote des yeux, contourne sa bouche en cœur et farde ses joues creuses ; il porte une tunique de soie vert tendre, et son chapel de pâquerettes et de violettes ne cache qu'à demi son vilain crâne pelé, couleur de citrouille ; le dernier juge masculin est Foulques, seigneur de Bercy, récemment de retour de la Terre-Sainte ; son visage bronzé, cicatrisé, témoigne de ses vaillants services outre-mer ; il est jeune, grand, et malgré son air quelque peu féroce, sa figure est belle. Des guirlandes de fleurs, des lacs de rubans, suspendus à des piliers peints et dorés, marquent l'enceinte du tribunal ; au delà se tient une foule brillante et choisie ; nobles dames et chevaliers, abbés et abbesses des monastères voisins, pages malins et écuyers railleurs se sont rendus à ce plaid amoureux. Parmi cette foule se trouvent les onze compagnes de Marphise, qui, la veille, ont partagé sa collation, puis juré comme elle de se venger de Mylio-le-Trouvère, qui a échappé à leurs mauvais desseins en manquant le soir au rendez-vous qui l'appelait dans le verger de Marphise. La pétulante et rancuneuse petite comtesse Ursine, la plus forcenée de toutes ces belles courroucées, ne peut se tenir un moment en place ; elle va, elle vient de l'une à l'autre de ses amies d'un air affairé, irrité, parlant à l'oreille de celle-ci, faisant un signe à celle-là, et de temps à autre échangeant un regard d'intelligence avec Marphise, la présidente du tribunal. Deux grands poteaux couverts de feuillages et de fleurs, surmontés de bannières de soie où sont peintes d'un côté Vénus, et de l'autre la vierge Marie, indiquent l'entrée de la cour d'amour. Là se tient Giraud de Lançon, noble chevalier, portier de la chambre des doux engagements ; il ne laisse entrer nulle requérante sans exiger pour péage un beau baiser ; en dedans de l'enceinte se tiennent, aux ordres du tribunal, Guillaume, seigneur de Lamotte, Conservateur des hauts privilèges d'amour ; Lambert, seigneur de Limoux, Baillif de la joie des joies ; Hugues, seigneur de Lascy, Sénéchal des marjolaines, et comme tel introducteur des plaideuses, desquelles il a aussi le droit, de par sa charge, d'exiger un beau baiser ; il est de plus tenu d'assister le Baillif de la joie des joies pour enchaîner les condamnés avec des lacs de rubans et de fleurs, et les conduire à la prison d'amour, sombre tonnelle de verdure garnie de lits de mousse, située dans un lieu écarté du jardin. C'est au fond de cet ombreux et frais réduit que s'exécutent souvent, sur l'heure et à huis-clos, les arrêts prononcés contre les amants par la chambre des doux engagements, arrêts ordonnant : raccommodements savoureux ou expiations plantureuses.
Oui, telles sont les chastes mœurs des nobles hommes et des nobles dames en ces temps-ci. Fils de Joel, écoutez, regardez, mais ne vous étonnez pas si parfois votre cœur se soulève d'indignation ou de dégoût.
Bientôt la foule fait silence ; Marphise, la présidente, ouvre une cage à treillis d'or placée près d'elle ; deux blanches colombes s'en échappent, volettent un moment, puis vont se percher sur l'une des branches de l'ormel, où elles se becquettent amoureusement ; ce vol des colombes annonce l'ouverture du plaid.
MARPHISE se levant. -- Que notre conservateur des hauts privilèges d'amour appelle les causes qui doivent venir aujourd'hui par-devant la chambre des doux engagements.
GUILLAUME DE LA MOTTE, lisant sur un parchemin orné de faveurs bleues et roses : -- Aigline, haute et noble dame de la Roche-Aubert, chanoinesse de Mons-en-Puelle, demanderesse contre sœur Agnès, religieuse bernardine.
Les deux plaideuses sortent de la foule et s'approchent de l'enceinte du tribunal, conduites par le Sénéchal des marjolaines. La chanoinesse Aigline est belle et grande, son air est impérieux. Elle s'avance, fière et superbe, vêtue d'une longue robe écarlate bordée d'hermine ; sa démarche délibérée, son regard noir, brillant et hardi, sa beauté altière, contrastent singulièrement avec l'humble attitude de son adversaire : sœur Agnès-la-Bernardine ; celle-ci porte une simple robe de bure grise, luisante et proprette, qui, malgré sa coupe austère, trahit le léger embonpoint de la nonnette ; un voile de lin, blanc comme la neige, encadre son visage éclatant de fraîcheur et de santé ; ses joues dodues et vermeilles sont duvetées comme une pêche ; un sourire, à la fois béat et matois, effleure sa bouche, quelque peu grande, mais d'un humide incarnat et meublée de dents perlées ; ses grands yeux bleus, amoureux, mais dévotement baissés ; son allure de chatte-mite, rasant la fine pelouse presque sans faire tressaillir les plis de sa robe, font de sa jolie personne une des plus appétissantes nonnains dont le sein ait jamais soupiré sous la guimpe. Au moment où la svelte et hautaine chanoinesse, accompagnée de la modeste et rebondie petite sœur grise, passe devant Giraud de Lançon, grand diable au teint basané, à l'œil de feu, préposé à la porte du prétoire amoureux ; il réclame des deux plaideuses son droit de péage : un beau baiser. La superbe Aigline jette ce baiser avec le dédaigneux orgueil d'un riche qui fait l'aumône à un pauvre ; sœur Agnès, au contraire, acquitte son péage avec tant de conscience et de suavité, que les yeux du portier brillent soudain comme des charbons ardents. La chanoinesse et la bernardine entrent dans l'enceinte réservée aux plaideurs. Aigline s'avance résolument au pied du tribunal, et, après s'être à peine inclinée, comme si cette preuve de déférence eût fort coûté à son orgueil, elle s'adresse ainsi, d'une voix sonore, à Marphise, trônant au lieu et place de Vénus, reine des amours :
-- Gracieuse reine, daigne nous écouter, reçois avec bonté les plaintes de sujettes fidèles qui, jusqu'ici, ardentes pour ton culte, promettent de conserver toujours le même zèle ; longtemps tout ce qui était noble et preux se faisait gloire de nous aimer, nous autres chanoinesses ; mais voilà qu'aujourd'hui les nonnes grises, les bernardines, s'efforcent de nous enlever nos amis ; elles sont agaçantes, complaisantes, n'exigent ni soins, ni patients dévouements ; aussi les hommes ont-ils parfois la bassesse de nous les préférer. Nous venons donc, gracieuse reine, te supplier de réfréner l'insolence des bernardines, afin que désormais elles ne puissent plus prétendre à ceux qui sont faits pour nous, et pour qui, seules, nous sommes faites.
La Bernardine, à son tour, s'approche, si timidement, si modestement, ses mains blanchettes si pieusement jointes sur son sein rondelet, que tous les cœurs sont pour elle avant qu'elle ait parlé ; puis, au lieu de s'incliner à demi devant le tribunal, comme son accusatrice, la petite sœur grise, avec humilité, s'agenouille, et, sans même oser lever ses beaux yeux bleus, elle s'adresse ainsi à Marphise, d'une voix douce et perlée :
-- Reine aimable et puissante, au service de qui nous sommes vouées pour la vie, nous autres pauvres bernardines, je viens d'entendre le reproche de nos fières ennemies... Quoi ! le Dieu tout-puissant ne nous a-t-il pas aussi créées pour aimer ? n'en est-il pas parmi nous d'aussi belles, d'aussi savoureuses que parmi ces chanoinesses si superbes ? L'hermine et l'écarlate ornent leurs habits, et les nôtres n'ont, dans leur simplicité, d'autre luxe que la propreté, j'en conviens ; mais, en récompense, nous avons des soins, des prévenances, des gentillesses qui valent bien, ce me semble, une belle robe. Les chanoinesses prétendent que nous leur enlevons leurs amis ?... Non, non, c'est leur seule fierté qui les écarte ; ainsi, attirés par notre angélique douceur, viennent-ils à nous. Plaire sans exigence, charmer sans dominer, offrir un amour humble, mais fervent et désintéressé, voilà tout notre art. Ô aimable reine ! est-ce notre faute si nos adversaires ne pratiquent point cet art si simple ?
AIGLINE-LA-CHANOINESSE, avec emportement. -- Eh quoi ! ces servantes des pauvres ajoutent l'insulte à l'arrogance ! Certes, celui-là doit bien rougir de son goût, qui préfère à nous ces Bernardines, avec leur cotte grise et leurs niais commérages de couvent. Sans leurs agaceries impudentes et obstinées, quel chevalier songerait à elles ? Des provocations effrontées, tel est donc le secret de leur pouvoir, puisqu'il faut te le dire, ô reine, à la honte de l'amour dont tu es la mère, à la honte de l'amour qui gémit de voir ainsi se dégrader, par la bassesse de leurs attachements, tant de nobles cœurs qui nous appartiennent. (S'adressant impérieusement à la petite sœur grise.) Allez, ma mie ! vous avez vos moines mendiants et vos frères convers, que cela vous suffise ; gardez-les ; ils feraient piètre mine dans nos moutiers de Maubeuge, de Mons ou de Nivelle, rendez-vous de la belle et galante compagnie ; quant aux chevaliers, aux chanoines et aux abbés, n'élevez jamais jusque-là vos prétentions, je vous le défends !
LA BERNARDINE, avec un accent doucereusement aigrelet. -- Vous en revenez toujours à nos cottes grises ? certes elles ne valent pas vos belles robes écarlates ; aussi n'est-ce point en cela que nous nous comparons à vous, nobles chanoinesses ; mais nous pensons au moins vous égaler par le cœur, la jeunesse et la fraîcheur. C'est au nom de ces humbles agréments que nous croyons posséder, c'est au nom de la ferveur avec laquelle nous avons toujours desservi tes autels, ô aimable reine, que nous te conjurons de nous accorder bénéfice d'amour, à nous bernardines, requérant qu'il plaise à la cour de repousser l'injuste prétention des chanoinesses, et que, par arrêt de la chambre des doux engagements, ces insatiables demanderesses se voient et demeurent à jamais... déboutées.
La petite sœur grise après avoir prononcé avec énergie les derniers mots de son plaidoyer, s'incline modestement devant la cour. Aussitôt de bruyantes discussions s'engagent dans l'auditoire ; les opinions sont extrêmement partagées : les uns approuvent le fier accaparement auquel aspirent les chanoinesses ; d'autres, au contraire, soutiennent résolument que les bernardines ont pour elles le bon droit, en ne voulant pas se laisser déposséder des amis qu'elles ont gagnés par leur douceur et leur bonne grâce. Marphise, après avoir consulté le tribunal, prononce l'arrêt suivant, au milieu d'un religieux silence :
-- Vous, Chanoinesses, et vous, Bernardines, qui venez ici chercher un jugement rendu au nom de la déesse d'amour, dont je suis l'indigne représentante, voici l'arrêt qu'elle me dicte en son nom : C'est moi, Vénus, qui fais aimer ; il n'est aucune créature dans la nature à qui je n'inspire des désirs : poissons, oiseaux, quadrupèdes, obéissent à mon empire ; mais l'animal ne suit que son instinct, l'homme est le seul à qui Dieu ait octroyé le don de choisir. Ainsi, quels que soient ces choix, je les approuve, pourvu qu'ils soient guidés par l'amour. À mes yeux comme à ceux de sainte madame Marie, douce mère du Sauveur, la serve et la fille du monarque sont égales pourvu qu'elles soient jeunes, belles, et qu'elles aiment loyaument et plantureusement. Chanoinesses aux manteaux d'hermine et aux robes de pourpre, j'ai toujours chéri vos services ; vos riches atours, vos belles grâces, votre esprit orné, votre antique noblesse vous attireront constamment des amis, conservez-les, mais ne chassez pas de ma cour amoureuse ces pauvres bernardines qui me servent, dans leurs humbles moutiers, avec tant d'ardeur, de zèle et de constance. Oh ! je le sais, vous les primez par la parure ; le lait et l'eau de rose donnent à votre teint une suave blancheur ; l'incarnat du fard vermillonnant vos joues rend plus brillant encore le feu de vos regards ; les parfums d'Orient embaument vos cheveux élégamment tressés ; sans cesse entourées par la fleur de la chevalerie et de l'Église, habituées aux recherches du langage de la fine galanterie, votre entretien est, je le reconnais, beaucoup plus divertissant que celui des pauvres sœurs grises, habituées aux sots propos ou aux joyeusetés grossières des moines mendiants et des frères convers ; vous êtes, en un mot, plus éblouissantes, plus pimpantes que les humbles bernardines ; mais cependant, avouez-le, est-ce que la mule paisible et rebondie du curé ne fournit pas une aussi longue course que la fringante haquenée du chevalier ? Sans doute encore, par son plumage d'or et d'azur, le faisan séduit nos yeux ; néanmoins c'est de sa chair délicate, blanche et grasse dont on est friand ; et la perdrix, sous sa modeste plume grise, n'est-elle pas aussi savoureuse que le brillant oiseau de Phénicie ? Non, non, je ne saurais défendre à aucun des sujets de mon empire de préférer celle-ci à celle-là ; je veux que les choix soient libres, variés, nombreux. Quant à vos amis, nobles chanoinesses, de vous seules il dépend de les conserver : soyez comme les bernardines : douces, complaisantes, empressées, vous n'aurez jamais à redouter d'infidélités.
Ce jugement, digne de Salomon, est généralement accueilli avec faveur. Toutefois, cédant à un esprit de confrérie fort excusable, Déliane-la-Chanoinesse sort de ses habitudes langoureuses, et semble énergiquement protester auprès des autres membres du tribunal contre un arrêt qu'elle regarde comme défavorable à l'ordre des chanoinesses. Non moins courroucée que Déliane, et oubliant le respect religieux dont on doit entourer les arrêts de la cour souveraine, Aigline, au moment où elle sort du prétoire, sous la conduite du Sénéchal des marjolaines, pince jusqu'au sang la bernardine, en lui disant d'une voix courroucée : -- Ah ! servante ! tu m'as fait débouter... justes dieux !... moi !... déboutée !... -- À ces paroles et à ce pincement, la petite sœur grise ne répond qu'en jetant vers le ciel un regard angélique comme pour faire hommage de son martyre au tout-puissant. Le léger tumulte, causé par l'incartade de la chanoinesse, apaisé, Marphise reprend la parole et dit : -- La cause est entendue et jugée ; maintenant notre Baillif de la joie des joies va nous soumettre, s'il en existe, les questions de controverse amoureuse sur lesquelles la cour peut être appelée à statuer, afin que ses décisions aient force de loi.
Le Baillif de la joie des joies s'avance au pied du tribunal, portant à la main un rouleau de parchemin orné de rubans, et, s'inclinant, il dit à Marphise : -- Reine illustre, j'ai reçu l'envoi d'un grand nombre de questions touchant aux points les plus graves, les plus litigieux, les plus délicats de l'orthodoxie amoureuse. Du fond de toutes les provinces de l'empire de Vénus l'on s'adresse à l'infaillible autorité de notre cour suprême pour implorer la charité de ses lumières : la duché des Langueurs, le marquisat des Désirs, la comté des Refus, la baronnie de l'Attente, et tant d'autres fiefs de votre royaume, ô gracieuse reine, supplient humblement la chambre des doux engagements de résoudre les questions suivantes, afin que son arrêt mette un terme aux doutes des populations et fixe leur doctrine ; car, en ces matières amoureuses, elles redouteraient l'hérésie à l'égal de la perte de leur salut.
MARPHISE. -- Que notre baillif de la joie des joies nous donne lecture des questions qui sont soumises à la cour, ensuite elle en délibérera, à moins qu'il ne survienne une cause à juger d'urgence. (En disant ces derniers mots, Marphise échange un regard d'intelligence avec la comtesse Ursine, dont la pétulante impatience semble s'augmenter à chaque instant.)
LE BAILLIF DE LA JOIE DES JOIES. -- Voici les questions qui sont soumises à la suprême et infaillible décision de la cour :
« 1° -- Lequel doit éprouver le plus grand chagrin, de celui dont la maîtresse est morte, ou de celui dont la maîtresse se marie ?
» 2° -- Lequel doit souffrir davantage, ou du mari dont la femme est infidèle, ou de l'amant trompé par sa maîtresse ?
» 3° -- Lequel est le plus blâmable de celui qui se vante des faveurs qu'on ne lui a pas accordées, ou de celui qui divulgue celles qu'il a reçues ?
» 4° -- Vous avez un rendez-vous d'amour avec une femme mariée ; que devez-vous préférer ? voir le mari sortir de chez votre maîtresse, vous entrant chez elle, ou le voir y entrer, vous en sortant ?
» 5° -- Vous avez une maîtresse, un rival vous l'enlève, lequel doit être le plus glorieux, de vous, qui avez été le premier amant de la belle, ou de votre rival, qu'elle vous préfère ?
» 6° -- Un amant jouit des faveurs de sa maîtresse, un rival est certain de les obtenir ; elle meurt, lequel des deux doit éprouver le plus de regrets ?
» 7° -- Votre mie vous propose une seule nuit de bonheur, à la condition que vous ne la reverrez jamais, ou bien elle vous offre de la voir tous les jours sans jamais rien obtenir d'elle, que devez-vous préférer ? »
-- Ah ! pardieu !... la nuit ! -- s'écrie brutalement Foulques-de-Bercy, l'un des juges de la cour d'amour, en interrompant le baillif la joie des joies.
MARPHISE, sévèrement au seigneur de Bercy. -- Je rappellerai à notre gracieux confrère qu'en une si grave, si importante matière, l'appréciation individuelle d'un membre de la cour ne peut préjuger rien le fond de la question. (Foulques de Bercy s'incline.) Marphise dit au seigneur de Limoux : -- Que notre baillif continue sa lecture :
« 8° LE BAILLIF DE LA JOIE DES JOIES. -- Lequel doit s'estimer le plus heureux, d'une vieille femme ayant pour bel ami un jouvenceau, ou d'un vieillard ayant pour mie une jouvencelle ?
» 9° -- Vaut-il mieux avoir pour maîtresse une dame ou une damoiselle ?
» 10° -- Que doit-on préférer, une belle maîtresse infidèle, ou une maîtresse moins belle, mais fidèle ?
» 11° -- Deux femmes sont égales en jeunesse, en mérite, en beauté ; l'une a déjà aimé, l'autre est encore novice en amour, doit-on être plus envieux de plaire à la première qu'à la seconde ? »
» 12° -- La femme qui, priée d'amour, a causé par ses refus obstinés la mort de son galant, sera-t-elle regardée comme homicide aux yeux du seigneur Dieu, et comme telle, sera-t-elle vouée aux peines éternelles ?(53) »
Telles sont les graves questions soumises à l'infaillible décision de la chambre des doux engagements, et sur lesquelles les populations de l'empire de Cythérée supplient humblement la cour de délibérer et de statuer, afin de prendre ses arrêts pour guides, et de ne point s'exposer à tomber dans une détestable et damnable hérésie en ces matières amoureuses.
ADAM-LE-BOSSU-D'ARRAS. -- Comme membre de la cour, je demanderai à notre toute belle et toute gracieuse présidente la permission de présenter une observation sur la dernière question qui nous est soumise.
MARPHISE. -- Illustre trouvère, c'est toujours pour nous un bonheur d'entendre votre voix, parlez !
ADAM-LE-BOSSU-D'ARRAS. -- M'est avis que la dernière question doit être écartée ; elle ne souffre plus la discussion, ayant été maintes fois affirmativement résolue, et...
MAÎTRE ŒNOBARBUS, théologien. -- Oui, affirmativement résolue sur mes conclusions, je demande à la cour la permission de les lui rappeler.
MARPHISE. -- Parlez, docte confrère.
MAÎTRE ŒNOBARBUS. -- Ces conclusions, les voici : -- « La cour, consultée sur la question de savoir si une femme qui, par ses rigueurs, cause la mort du galant qui la prie d'amour, est homicide ; considérant : que si l'amour hait les cœurs durs, Dieu les hait aussi ; considérant : que Dieu, de même que l'amour, se laisse désarmer par une tendre prière ; -- considérant : que quelle que soit la manière dont vous ayez causé la mort d'un homme, vous êtes coupable de meurtre, dès qu'il appert que cette mort provient de votre fait ; la cour des doux engagements décrète cet arrêt : -- La femme qui aura, par la rigueur de ses refus, causé la mort du galant dont elle aurait été loyaument priée d'amour, est homicide aux yeux des hommes et de Dieu, et comme telle, damnable. » -- Telle a été la décision de la cour, je ne pense point qu'elle veuille se déjuger ?
Tous les membres du tribunal se lèvent et déclarent qu'ils maintiennent leur jugement.
ADAM-LE-BOSSU-D'ARRAS. -- Afin de corroborer notre décret et de le rendre plus populaire, en le formulant d'une manière facile à retenir, je dirai :
« Vous êtes belle, jeune et tendre,
» Digne à autrui de faire grand bien ;
» Je vous le déclare, il n'est rien
» Qui si fort à Dieu ne déplaise,
» Que laisser mourir un chrétien,
» Que pourriez sauver à votre aise(54). »
Le tribunal et l'auditoire applaudissent à cet arrêt, formulé par les vers d'Adam-le-Bossu-d'Arras, tandis qu'Œnobarbus, le rhéteur-théologien, ronge ses ongles de jalousie, car il envie la facilité poétique du trouvère.
MARPHISE. -- Notre Baillif de la joie des joies insérera cette mémorable décision dans les archives de la cour, et nous requérons tous nos trouvères, ménestrels, jongleurs et autres frères-prêcheurs du gai savoir, de répandre, en la chantant, la formule de notre arrêt souverain parmi les populations de Cythère, afin qu'elles ne puissent exciper d'ignorance à l'endroit de cette monstrueuse hérésie : qu'une femme priée d'amour et causant, par ses refus, la mort de son galant, n'est point homicide.
MAÎTRE ŒNOBARBUS, le théologien, avec un emportement fanatique. -- Oui, qu'elles sachent bien que si les autres hérésies sont d'abord et justement expiées ici-bas dans les flammes du bûcher, vestibule du feu éternel, qu'elles sachent bien, ces tigresses, qu'en attendant la fournaise de Satan, elles expieront en ce monde leur impiété au milieu de la fournaise des remords ; oui, elles auront, et le jour et la nuit, et à toute heure, sous les yeux, le spectre lamentable de leur victime, les priant d'amour !
DÉLIANE-LA-CHANOINESSE, d'un ton langoureux et apitoyé. -- Ah ! c'est lors de cette poursuite outre-tombe que ces inhumaines comprendront, mais trop tard, hélas ! tout le mal qu'elles ont fait ! tout le bien qu'elles ont perdu...
MARPHISE, cherchant en vain d'un regard impatient la comtesse Ursine dans l'auditoire. -- Allons... puisqu'il ne se présente à juger aucune cause d'urgence, le tribunal va s'occuper de résoudre les questions qui lui ont été soumises.
À peine la reine de beauté a-t-elle prononcé ces mots, que la pétulante Ursine traverse la foule et se présente à l'entrée du prétoire. Giraud, seigneur de Lançon, en sa qualité de portier, réclame, selon la coutume, pour son péage, un beau baiser ; Ursine en donne deux, et se présente au pied du tribunal en criant : -- Justice ! justice !
MARPHISE, avec un soupir d'allégement et en triomphe. -- Parlez, douce amie... justice vous sera rendue si bon droit vous avez.
LA COMTESSE URSINE, impétueusement. -- Si j'ai bon droit, justes dieux ! si nous avons bon droit, devrais-je dire ! car je suis ici l'interprète de onze victimes dont je suis, hélas ! la douzième !
MARPHISE. -- Justice sera faite pour chacune et pour toutes ! Exposez les faits.
LA COMTESSE URSINE. -- Les voici : Mes onze compagnes et moi nous avions chacune en secret un bel ami, charmant, spirituel, empressé, vaillant, et soudain nous apprenons que nous avions le même amoureux ! le traître nous trompait à la fois toutes les douze !
ADAM-LE-BOSSU-D'ARRAS joint les mains et s'écrie : -- Quoi ! toutes les douze !... Ah ! le terrible homme !
L'accusation de ce forfait inouï rend, pendant un moment, les membres de la cour muets de surprise, moins Marphise, Déliane, Huguette et Églantine, qui échangent à la dérobée des regards d'intelligence.
FOULQUES DE BERCY. -- Je poserai à la requérante cette question : Au moment où sa douze fois coupable infidélité a été découverte, ce prodigieux félon s'était-il montré moins empressé que de coutume auprès de la demanderesse et de ses compagnes d'infortune ?
LA COMTESSE URSINE, avec une explosion d'indignation courroucée. -- Lui ? moins empressé !... au contraire... Jamais le scélérat ne s'était montré plus charmant, aussi nous nous disions l'une à l'autre, en confidence, ignorant, hélas ! que nous parlions du même trompeur : -- « Oh ! moi, j'ai un incomparable bel ami ! »
FOULQUES DE BERCY. -- Par ainsi, vous étiez savoureusement trompées toutes les douze ?
LA COMTESSE URSINE, furieuse. -- Oui ! et c'est là ce qui rend ce traître d'autant plus criminel !
Foulques de Bercy, hochant la tête, ne paraît point partager l'opinion de la plaignante sur l'aggravation de culpabilité du prévenu ; plusieurs membres de la cour (moins Marphise, Déliane, Églantine, Huguette et la majorité des belles dames de l'auditoire) semblent, au contraire, ainsi que Foulques de Bercy et plusieurs autres juges, voir une sorte d'excuse dans l'énormité même du forfait. Marphise s'aperçoit avec frayeur de cette propension à l'indulgence, se lève majestueusement et dit : -- J'aime à croire que tous les membres de la cour éprouvent, comme moi, la plus légitime indignation contre le mécréant qui, foulant aux pieds toutes les lois divines et humaines de l'amour, a osé commettre un formidable attentat à la fidélité ; si, cependant, je me trompe, s'il se trouve un des membres de ce tribunal pour incliner à l'indulgence à l'endroit de cette énormité, qu'il le confesse hautement, et son nom, son opinion seront proclamés dans toute l'étendue de notre royaume de Cythère.
(Profond silence parmi les membres de la cour d'amour.)
MARPHISE, avec joie. -- Ah ! j'étais certaine que ce tribunal auguste, fondé pour veiller avec une sévère sollicitude sur les crimes d'amour et les flétrir, les punir même au besoin, se montrerait digne de sa mission. (Elle s'adresse à la comtesse.) Douce amie, avez-vous cité le criminel à notre barre ?
LA COMTESSE URSINE. -- Oui, je l'ai cité devant la Cour des doux engagements, et, soit audace, soit conscience de son forfait, il s'est rendu à la citation ; je demande qu'il plaise à la cour de le livrer aux douze victimes de sa félonie, elles tireront de lui une vengeance éclatante. (Avec impétuosité.) Il faut que désormais ce monstre soit...
MARPHISE, se hâtant d'interrompre la comtesse. -- Douce amie, la cour, avant d'appliquer la peine, doit entendre l'accusé ; où est-il ?
LA COMTESSE URSINE. -- Il s'est rendu à notre citation en compagnie d'un gros vilain homme ventru, à trogne rouge. Le témoignage de cet homme peut être, selon l'accusé, nécessaire à sa défense. Ils sont tous deux enfermés dans la geôle d'amour, là-bas, au fond du jardin.
MARPHISE. -- Nous requérons notre Sénéchal des marjolaines et notre Baillif de la joie des joies d'aller chercher le coupable et de l'amener ici, enchaîné, selon la coutume, avec des guirlandes fleuries.
Le Sénéchal et le Baillif se munissent de deux longs rubans roses et bleus où sont noués, çà et là, des bouquets de fleurs, et se dirigent vers la tonnelle ombreuse pour y chercher le prisonnier ; une grande agitation règne dans la foule : les avis sont partagés sur le degré de culpabilité du criminel, mais l'extrême curiosité de le voir est unanime. Bientôt Mylio-le-Trouvère paraît, conduit par le Sénéchal des marjolaines et le Baillif de la joie des joies. Peau-d'Oie reste modestement en dehors du prétoire. La jeunesse et la bonne mine de l'accusé, son renom de poète, semblent disposer en sa faveur la partie féminine de l'assemblée.
MARPHISE, à Mylio, d'une voix imposante. -- Tu es accusé, par-devant la Chambre des doux engagements, d'un crime inouï dans les fastes de l'amour.
MYLIO. -- Quel est mon crime ?
MARPHISE. -- Tu as trompé douze femmes à la fois ; chacune d'elles croyait seule t'avoir pour bel ami.
MYLIO. -- On m'accuse... mais qui m'accuse ?
LA COMTESSE URSINE, impétueusement. -- Moi ! oui, je t'accuse, moi l'une de tes douze victimes ; oseras-tu nier ton crime ?
MYLIO. -- Mon accusatrice est si charmante, qu'innocent je m'avouerais coupable ; je suis venu faire ici une expiation solennelle du passé ; je ne pouvais mieux choisir le lieu, le moment et l'auditoire...
MARPHISE. -- Ta franchise n'atténue pas tes forfaits, mais elle fait honneur à ton caractère ; ainsi tu avoues ta félonie ?...
MYLIO. -- Oui, j'ai prié d'amour de nobles dames, belles, faciles, légères, et comme moi folles de plaisir, n'ayant d'autre loi que leur caprice libertin...
MARPHISE. -- Tu oses accuser tes victimes !
MYLIO. -- Loin de moi cette pensée !... Élevées dans la richesse, l'ignorance et l'oisiveté, elles ont, ces pauvres femmes, cédé à des exemples, à des conseils corrupteurs. Nées dans une condition obscure, virant honorées au milieu des travaux et des joies de la famille, elles auraient été l'exemple des mères et des épouses ; mais comment ces nobles dames n'oublieraient-elles pas vertu, honneur, devoirs, en ces temps honteux où la débauche a son code, le libertinage ses arrêts, et où l'impudeur, siégeant en cour souveraine, réglemente le concubinage et décrète l'adultère ?
Une incroyable stupeur accueille les paroles de Mylio ; les membres de la chambre des doux engagements s'entre-regardent un moment ébahis de ce langage irrévérencieux ; puis maître Œnobarbus-le-Rhéteur et Adam-le-Bossu-d'Arras se lèvent pour répondre, tandis que le chevalier Foulques de Bercy, le Sénéchal des marjolaines et le Baillif de la joie des joies, tous preux chevaliers, cherchent machinalement leurs épées à leur côté ; mais ils siègent désarmés, selon les us de la cour d'amour. Marphise recommande le silence, et dit au trouvère d'une voix majestueuse et indignée : -- Malheureux ! tu as l'audace d'insulter ces tribunaux augustes fondés par toute la Gaule pour propager les lois de la belle galanterie !
-- Et de la grandissime ribauderie et puterie ! -- s'écrie une petite voix flûtée en interrompant Marphise ; c'est Peau-d'Oie qui, pour lancer ces mots incongrus, a déguisé son organe et s'est traîtreusement caché derrière un massif de feuillage, auquel s'adosse un jeune page placé près de l'entrée du prétoire, non loin du Sénéchal des marjolaines. Ce dignitaire, furieux, se retourne, saisit le jouvenceau par le collet, tandis que Peau-d'Oie, quittant son abri, s'écrie, enflant encore sa grosse voix : -- L'insolent drôle ! de quel lupanar sort-il donc, pour se montrer si outrageusement embouché au vis-à-vis de ces nobles dames ? Il faut le chasser d'ici et sur l'heure, seigneur Sénéchal des marjolaines. Corbœuf ! chassons-le... expulsons-le de céans !
Le pauvre page, abasourdi, cramoisi, ahuri, veut en vain balbutier quelques mots pour sa défense ; il est battu par la foule indignée. Aussi, pour échapper à de nouveaux horions, il s'enfuit éperdu vers l'allée du canal ; la vive agitation, soulevée par cet incident, se calme enfin.
MARPHISE, avec dignité. -- Je ne sais quels mots infâmes ont été prononcés par ce misérable page, ivre, sans doute, du vin qu'il avait dérobé à son maître ; mais, en vertu du poids de leur lourde grossièreté, ces viles paroles, retombées dans la fange d'où elles sont sorties, n'ont pu monter jusqu'au pur éther d'amour où nous planons ! (Un murmure approbateur accueille la réponse extrêmement éthérée de Marphise, qui continue, s'adressant à Mylio.) Quoi ! tu as cent fois répété sur ta harpe les arrêts du tribunal de Cythère, et tu viens l'insulter ! Oublies-tu que, seuls, tes chants ont abaissé la barrière infranchissable qui s'élevait entre toi et les nobles compagnies où tu étais toléré parmi les chevaliers et les abbés ? toi, fils de vilain, toi, fils de serf, sans doute ! car la bassesse de ton langage d'aujourd'hui ne révèle que trop l'ignominie de ton origine.
MYLIO, avec amertume. -- Tu dis vrai ; je suis de race serve... Depuis des siècles ta race asservit, dégrade et écrase la mienne ; oui, tandis qu'ici vous discutez effrontément en langage raffiné de sottes ou obscènes subtilités amoureuses, des milliers de pauvres serves n'entrent dans la couche de leurs époux que souillées par les seigneurs au nom d'un droit infâme ! Oh ! d'avoir oublié cela, je m'accuse... trois fois je m'accuse !
MARPHISE. -- Cet humble aveu est une preuve de la grandeur de ton insolence et de ton ingratitude.
MYLIO. -- Tu dis encore vrai ; cruellement ingrat j'ai été envers ma famille, lorsqu'il y a quelques années, entraîné par la fougue de la jeunesse, j'ai quitté le Languedoc, pays de liberté, pays de mœurs honnêtes, laborieuses ; fortuné pays qui a su, abaissant les seigneuries, reconquérir sa dignité, son indépendance, et secouer, grâce à l'hérésie, le joug de l'Église catholique...
MAÎTRE ŒNOBARBUS, le rhéteur-théologien, avec courroux. -- Quoi ! tu oses glorifier le Languedoc, ce pays ensabbaté ! ce foyer de pestilence hérésiarque !
FOULQUES, seigneur de Bercy, avec emportement. -- Le Languedoc ! ce pays maudit, où sont encore debout ces exécrables communes populacières, dans lesquelles les Consuls bourgeois, élus par les manants, sont tout... et les seigneurs rien !
MYLIO, fièrement. -- Oui, je m'accuse d'avoir quitté cette noble et valeureuse province, pour venir en ces contrées opprimées, corrompues, avilies, charmer par des chants licencieux, dont j'ai honte, cette noblesse ennemie de ma race !
Ces fières paroles de Mylio soulèvent l'indignation des seigneurs ; Peau-d'Oie, craignant d'être victime du courroux général en sa qualité de compagnon du trouvère, profite du tumulte pour se retirer à l'écart du côté de la tonnelle de verdure servant de geôle amoureuse. La voix irritée du seigneur de Bercy domine le tumulte, et il s'écrie, en menaçant Mylio du poing : -- Misérable !... oser outrager ici la seigneurie et notre sainte Église catholique ! je te ferai prendre par mes hommes, et ils useront leurs baudriers sur ton échine !
MYLIO, calme et dédaigneux. -- Foulques de Bercy, tes hommes sont de trop... Va chercher une épée ; j'ai la mienne dans le pavillon de verdure ; et par Dieu ! si tu as du cœur, cette cour d'amour va se changer en champ clos, et ces belles dames en juges d'armes !
FOULQUES DE BERCY, furieux. -- Moi ! toucher ton épée de la mienne ! C'est à coups de bâton que je vais châtier ton insolence, vil serf !
MYLIO, raillant. -- Si je suis serf, ton fils l'est aussi. Vrai Dieu ! si ta gentille femme Emmeline t'entendait me menacer, elle te dirait : « Doux ami, n'outrage point ainsi Mylio, lui... le père de ton dernier enfant ! »
Foulques, à ce sanglant sarcasme, s'élance de son siège ; un des nobles hommes de l'auditoire tire son épée, et la donnant au seigneur de Bercy, lui dit : -- Venge ton offense ! tue ce vilain comme un chien ! -- Mylio, désarmé, croise les bras et brave son adversaire ; mais Peau-d'Oie qui, après avoir cédé à un premier mouvement de poltronnerie, s'était enfui du côté de la geôle amoureuse, où Mylio avait déposé son épée, Peau-d'Oie a entendu les menaces de Foulques, et songeant au péril que court le trouvère, il prend l'épée, revient en hâte, et au moment où le seigneur de Bercy s'élance, l'arme haute, sur Mylio, celui-ci entend derrière lui la voix essoufflée du vieux jongleur, qui lui dit : -- Voilà ton épée, défends-toi, défends-nous ; car je serais écharpé en vertu de notre compagnonnage. Corbœuf ! Pourquoi sommes-nous venus nous fourrer dans ce guêpier ?
MYLIO saisit l'épée, se met en défense. -- Merci, mon vieux Peau-d'Oie, je vais travailler pour nous deux !
Le jongleur, tout tremblant, se met à l'abri du corps de Mylio ; Foulques de Bercy, surpris de voir le trouvère soudainement armé, reste un moment perplexe : un chevalier peut tuer un vilain sans défense ; mais croiser le fer avec lui, c'est une honte.
MYLIO. -- Quoi ! Foulques, tu as peur ! Va, ton fils sera plus vaillant que toi ; il aura du sang gaulois dans les veines !
FOULQUES DE BERCY, poussant un cri de rage et attaquant le trouvère avec fureur. -- Tu en as menti par ta gorge, chien !... ma femme est chaste !
MYLIO, se défendant et toujours raillant. -- Certes, Emmeline est chaste, aussi vrai qu'elle a un petit signe noir au bas de l'épaule gauche ; j'en atteste dom César de Rabastens, son premier bel ami, que je vois là-bas !
FOULQUES DE BERCY, redoublant l'impétuosité de ses attaques. -- Mort et furie ! j'aurai ta vie !
MYLIO, se défendant et toujours raillant. -- De quoi te plains-tu ? J'avais prié ta femme d'amour, son refus devait causer mon trépas... elle m'a cédé de peur d'être homicide, selon l'arrêt que tout à l'heure encore tu as doctement confirmé, mon noble juge !
PEAU-D'OIE, toujours retranché derrière le trouvère. -- Corbœuf ! retiens donc ta langue... Il n'y aura pour nous ni merci, ni pitié... Tu vas nous faire écorcher vifs !
FOULQUES DE BERCY, combattant toujours avec fureur, mais sans pouvoir atteindre Mylio. -- Sang du Christ ! ce vil manant se sert de son épée comme un chevalier !
(Le combat continue pendant quelques instants avec acharnement, au milieu d'un cercle formé par l'auditoire et par les membres de la cour d'amour, sans que le trouvère et le chevalier soient blessés ; tous deux agiles et robustes sont exercés au maniement des armes. Le gros Peau-d'Oie, soufflant d'ahan, trémousse son énorme bedaine, suivant de ci, de là, autant qu'il le peut, les évolutions de Mylio, qui tour à tour, avance, recule, se jette à droite ou à gauche. Enfin le trouvère, parant habilement un coup terrible que lui porte Foulques de Bercy, lui plonge son épée dans la cuisse ; le chevalier jette un cri de rage, chancelle et tombe à la renverse sur le gazon rougi de son sang. Les témoins du combat s'empressent autour du vaincu, et oublient un moment le trouvère.)
PEAU-D'OIE, essoufflé, se tenant toujours à l'abri de Mylio. -- Ouf ! ce grand coquin nous a donné furieusement de peine à abattre ! Maintenant, crois-moi, Mylio, profitons du tumulte pour tirer nos chausses de la bagarre !
Soudain on entend à la porte de l'avenue du canal un bruit de clairons retentissants, et presque aussitôt l'on voit déboucher par cette longue allée, au galop de leurs montures, une nombreuse troupe de chevaliers armés de toutes pièces, portant à l'épaule la croix des croisades et couverts de poussière ; au milieu d'eux se trouve, aussi à cheval, l'abbé Reynier, supérieur des moines de Cîteaux, vêtu de son froc blanc ; des écuyers viennent ensuite, portant les bannières de leurs seigneurs ; ceux-ci mettent pied à terre avant de traverser le pont, et accourent en tumulte, poussant des clameurs joyeuses et criant : -- Chères femmes ! nous voici de retour de la Terre-Sainte ! Onze nous sommes partis, et onze nous revenons, par la protection miraculeuse du Seigneur.
-- Et du grand saint Arnould, le patron des c... -- s'écrie Peau-d'Oie en profitant du tumulte de cette arrivée pour gagner l'avenue du canal avec le trouvère, auquel il dit : -- La bonne histoire... c'est le retour des onze maris de tes onze mies qui te sauve du courroux de ces autres enragés ! j'en crèverai de rire !
Le jongleur et le trouvère disparaissent grâce à l'agitation de la foule, tandis que les onze bons seigneurs croisés appellent à grands cris leurs nobles épouses (la chanoinesse Déliane n'étant pas mariée). Les onze femmes se jettent dans les bras des preux croisés, noirs comme des taupes, poudreux comme des routiers, et ils se délectent dans les embrassements de leurs fidèles épouses. Cette émotion calmée, l'abbé Reynier, vêtu de la longue robe blanche des moines de Cîteaux, monte sur le siège occupé naguère par Marphise, reine de la cour d'amour, commande le silence, et, nouveau Coucou-Piètre, se dispose à prêcher une autre croisade. Il ne s'agit plus d'aller, au nom de la foi, exterminer en Terre-Sainte les Sarrasins, mais de courir sus aux hérétiques du midi de la Gaule. Le silence se fait, et l'abbé Reynier, ce luxurieux sycophante qui, la veille encore, s'introduisait dans le clos de Chaillotte pour abuser de Florette, s'exprime ainsi, non pas avec le farouche emportement de Pierre-l'Ermite, mais d'une voix brève, froide et tranchante comme le fer d'une hache :
-- J'ai accompagné les seigneurs croisés qui, dans leur empressement de revoir plus tôt leurs chastes épouses, se rendaient en ce lieu, où se trouvent aussi réunis les plus illustres chevaliers de la Touraine. Nobles hommes, nobles dames qui m'écoutez, je dois vous déclarer ceci : Le temps des jeux frivoles est passé, l'ennemi est à nos portes ; le Languedoc est le foyer d'une exécrable hérésie ; elle envahit peu à peu les Gaules et menace trois choses saintes, archi-saintes : l'Église, la Royauté, la Noblesse ; oui, les plus ensabbattés de ces mécréants, pires que les Sarrasins, arguant du primitif Évangile, nient l'autorité de l'Église, les privilèges des seigneurs, affirment l'égalité des hommes, regardent comme larronnée toute richesse non acquise ou perpétuée par le travail ; et déclarent, en un mot : « que le serf est l'égal de son seigneur, et que celui-là qui n'a point travaillé ne doit point manger !... »
PLUSIEURS NOBLES VOIX. -- C'est infâme !... c'est insensé !
L'ABBÉ REYNIER. -- C'est insensé, c'est infâme, et de plus fort dangereux. Les sectaires de cette monstrueuse hérésie font de nombreux prosélytes ; leurs chefs, d'autant plus pernicieux qu'ils affectent de mettre en pratique les réformes qu'ils prêchent, acquièrent ainsi, sur le populaire, une détestable influence. Leurs pasteurs, qui ont remplacé nos saints prêtres catholiques, se font appeler Parfaits ; et, dans leur scélératesse infernale, ils s'évertuent, en effet, à rendre leur vie exemplaire et parfaite !
PLUSIEURS NOBLES VOIX. -- Les misérables ! -- les hypocrites !
L'ABBÉ REYNIER. -- Le Languedoc, ce fertile pays qui regorge de richesses, est dans une situation effroyable : les prêtres catholiques y sont méprisés, conspués ; l'autorité royale y est à peine connue ; la seigneurie est non moins abaissée que l'Église, et, chose énorme, inouïe ! cette seigneurie est presque entièrement infectée elle-même de cette monstrueuse hérésie ; les seigneurs des villes, partout effacés par les magistrats populaires et perdant toute dignité, se confondent avec le menu peuple ; le servage, en ce pays, n'existe plus, la noblesse fait valoir ses terres pêle-mêle avec ses métayers. L'on a vu, le croirez-vous ? l'on a vu des comtes, des vicomtes, se livrer au commerce comme des bourgeois et s'enrichir par le négoce ! Que dis-je ? horrible sacrilège ! la noblesse s'allie parfois à des juives, filles d'opulents trafiquants !
PLUSIEURS NOBLES VOIX. -- C'est la honte, c'est l'abomination de la chrétienté ! -- cela crie vengeance !
L'ABBÉ REYNIER. -- C'est à la fois une honte et un terrible danger, mes frères. Je vous l'ai dit, l'hérésie gagne de proche en proche ; si elle triomphe, c'est fait de l'Église, du trône et des seigneuries, le populaire perd la terreur salutaire que nous lui imposons, alors adieu nos droits, nos biens, nos richesses, qui nous font la vie facile, oisive, heureuse, et il faut nous résigner à vivre de notre travail comme les serfs, les manants et les bourgeois !
PLUSIEURS NOBLES VOIX. -- C'est la fin du monde ! le chaos ! -- Il faut en finir avec ces infâmes hérétiques ! -- les exterminer tous !
L'ABBÉ REYNIER. -- Pour en finir, il faut commencer, mes frères, et d'abord écraser l'hérésie, ce nid de vipères ; mouvons une croisade impitoyable contre le Languedoc ! Une telle guerre ne sera qu'un jeu pour tant d'hommes vaillants qui sont allés en Terre-Sainte combattre les Sarrasins.
LES ONZE CROISÉS, tous d'une voix. -- Sang du Christ ! arrivés aujourd'hui de la Palestine, nous sommes prêts à repartir demain pour le Languedoc !
LES ONZE FEMMES, avec héroïsme. -- Oui, oui, partez, ô nos vaillants époux ! partez vite ! nous saurons nous résigner à votre absence ! partez vite !
L'ABBÉ REYNIER. -- Je n'attendais pas moins de la foi de ces preux chevaliers et du courage de leurs dignes épouses ! Ah ! chers frères, ne l'oubliez pas ! la croisade en Terre-Sainte nous gagne le Paradis ; il en sera de même de la croisade en Languedoc, œuvre à la foi pie et terrestre ; car, je vous l'ai dit, le Languedoc est une terre féconde entre toutes, les croisés se la partageront ! le Languedoc regorge de richesses ; elles seront la légitime récompense des soldats de la foi ! Tel est le vœu de notre saint père Innocent III ; aussi indigné que courroucé des progrès de l'hérésie, ce grand pontife nous donne l'ordre de prêcher cette sainte guerre d'extermination ; je vais vous faire lecture, mes chers frères, d'une lettre du saint-père, à moi adressée, elle vous prouvera mieux que mes discours la gravité des périls qui menacent la chrétienté. Cette lettre, la voici :
« Innocent III à son très-cher fils Reynier, abbé de Cîteaux,
» Nous vous ordonnons de faire savoir à tous princes, comtes, seigneurs, de vos provinces, que nous les requérons de vous assister contre les hérétiques du Languedoc ; et, arrivés en ce pays, de bannir ceux que vous, frère Reynier, vous aurez excommuniés, de confisquer leurs biens et d'user envers eux de la dernière rigueur s'ils persistaient dans leur hérésie. Nous enjoignons à tous les catholiques de s'armer contre les hérétiques du Languedoc, lorsque frère Reynier les en requerra, et nous accordons à ceux qui prendront part à cette expédition pour le maintien de la foi LES BIENS DES HÉRÉTIQUES, et les mêmes indulgences que nous accordons à ceux qui partent pour la croisade en Palestine. -- Sus donc, soldats du Christ ! sus donc, miliciens de la sainte milice ! exterminez l'impiété par tous les moyens que Dieu vous aura révélés ; combattez d'une main vigoureuse, impitoyable, les hérétiques, en leur faisant plus rude guerre qu'aux Sarrasins, car ils sont pires ; et que les catholiques orthodoxes soient établis dans tous les domaines des hérétiques(55). »
Ces derniers mots de la lettre du pape Innocent III redoublent le religieux enthousiasme de l'auditoire. Ces nobles hommes ont souvent entendu parler des industrieux habitants du midi de la Gaule, enrichis par leurs relations commerciales, qui embrassent l'Orient, la Grèce, l'Italie et l'Espagne, et possesseurs d'un sol fertile, admirablement cultivé, qui abonde en vin, en grain, en huile, en bétail. La conquête de cette nouvelle et véritable terre promise est facile ; il s'agit d'un voyage de cent cinquante lieues au plus. Qu'est-ce que cela pour ces rudes batailleurs, dont grand nombre sont allés guerroyer en Terre-Sainte ? La prédication de l'abbé Reynier obtient donc le plus heureux résultat ; les femmes, ravies d'être débarrassées de la présence de leurs époux et espérant avoir leur part des dépouilles du Languedoc, excitent ces preux chevaliers à se croiser de nouveau, et sur-le-champ, contre les hérétiques. N'ont-ils pas, ces ensabbattés, sans prétendre imposer leur loi aux autres provinces, aboli chez eux ces plantureux privilèges grâce auxquels les nobles dames du nord de la Gaule vivent dans le luxe, les plaisirs, l'oisiveté, le libertinage, sans autre souci que de faire l'amour ? Aussi, songeant à la contagion possible d'une pareille pestilence, et se voyant réduites, par la pensée, elles, nobles dames, à vivre modestement, laborieusement, de leurs travaux, comme des vilaines ou des bourgeoises, elles crient plus fort encore que leurs époux : -- Aux armes ! mort aux hérétiques ! -- La Cour des doux engagements se sépare au milieu d'une vive agitation, et la plupart des chevaliers, depuis le Baillif de la joie des joies jusqu'au Sénéchal des Marjolaines, vont, ces pieux croyants, faire leurs préparatifs de départ pour la croisade en Languedoc.
Mylio et son compagnon, heureusement oubliés depuis l'arrivée des onze croisés revenus de la Terre-Sainte, ont profité du prêche de l'abbé Reynier pour gagner un escalier conduisant aux rives du canal ; puis là, cachés sous l'arche du pont, ils ont entendu les paroles du moine de Cîteaux et les acclamations de l'auditoire. Aussi surpris qu'alarmé de cette guerre, car son frère, Karvel-le-Brenn, est l'un des pasteurs ou Parfaits des hérétiques du Languedoc, le trouvère se hâte de quitter le jardin sans être aperçu, en suivant le bord du canal ; puis il arrive dans un endroit écarté, voisin des remparts de Blois.
PEAU-D'OIE a suivi son ami, qui, durant ce trajet précipité, est resté silencieux et profondément absorbé ; il s'arrête enfin, et le vieux jongleur essoufflé lui dit : -- Parce que tu as des jambes de cerf, tu n'as pas la moindre charité pour un honnête homme empêché dans sa marche par une bedaine dont le ciel l'a affligé !... Ah ! Mylio ! quelle journée !... elle m'a altéré jusqu'à la rage. Si l'eau ne m'était point une sorte de poison mortel, j'aurais, je crois, tari la rivière du jardin. Voici la nuit, si nous allions un peu reprendre nos esprits dans le cabaret de ma mie Gueulette ?... hein ?... Mylio ?... tu ne m'entends donc pas ? (Il lui frappe sur l'épaule.) Hé ! mon brave trouvère... est-ce que tu rêves à la lune ?
MYLIO sort de sa rêverie et tend la main au jongleur. -- Adieu !
PEAU-D'OIE. -- Comment, adieu !
MYLIO. -- Nous ne nous verrons plus... je pars !
PEAU-D'OIE. -- Tu pars ! tu abandonnes un ami... aussi altéré que je le suis !
MYLIO fouille à son escarcelle. -- Je partagerai ma bourse avec toi ; je n'ai pas oublié les services qu'aujourd'hui encore tu m'as rendus.
PEAU-D'OIE empoche l'argent que le trouvère vient de lui donner. -- Quoi ! tu délaisses ainsi ton vieux compagnon ?... je me promettais tant de joie de courir le pays avec toi !
MYLIO. -- C'est impossible !... J'emmène Florette en croupe, et nous allons...
PEAU-D'OIE. -- Écoute-moi donc : Je n'ai jamais eu la barbarie de songer à écraser ton cheval de mon poids ; tu viens de me donner de l'argent ? j'achèterai un âne, et je le talonnerai si fort et si dru, qu'il faudra bien qu'il suive le pas de ton cheval.
MYLIO. -- Sais-tu le but de mon voyage ?
PEAU-D'OIE. -- Corbœuf ! tu vas aller de château en château charmer les oreilles et les yeux des belles châtelaines, faire bombance, te divertir ;... Eh ! je t'en prie, laisse-moi te suivre... je ne serai pas importun ! À chacun son rôle : tu enchanteras les nobles dames et moi les servantes... À ta harpe, la grande salle du manoir ; à ma vielle, la cuisine et les Margotons.
MYLIO. -- Non, non, je renonce à cette vie de licence et d'aventures... je retourne auprès de mon frère, en Languedoc ; là, je me marierai avec Florette, et, à peine marié, il me faudra peut-être abandonner ma femme pour la guerre.
PEAU-D'OIE. -- La guerre !
MYLIO. -- N'as-tu pas entendu ce sycophante d'abbé Reynier prêcher l'extermination des hérétiques ? Mon frère est l'un de leurs chefs, je vais le rejoindre et prendre part à ses dangers. Ainsi donc, adieu ! Ce n'est pas, tu le vois, un gai voyage que j'entreprends.
PEAU-D'OIE, se grattant l'oreille. -- Non, tant s'en faut... et cependant, si j'étais certain de ne pas t'embarrasser en route, j'aurais grand plaisir à t'accompagner... Que veux-tu ? l'amitié, l'habitude, enfin, que te dirai-je ?... Je serais tout chagrin de me séparer de toi... Il me semble qu'après t'avoir quitté je trouverai, pendant longtemps, le vin amer, et que pas une chanson ne pourra sortir de mon gosier.
MYLIO. -- Ton affection me touche ; mais, je te l'ai dit, en arrivant en Languedoc, c'est la guerre !
PEAU-D'OIE. -- Je suis, il est vrai, poltron comme un lapin, mais peut-être m'aguerrirai-je en restant près de toi ; le courage est, dit-on, contagieux, et puis, tu le vois, à l'occasion je peux être bon à quelque chose, rendre un petit service... Je t'en prie, Mylio, laisse-moi te suivre ? Je te l'ai dit, grâce à cet argent que tu m'as généreusement donné, j'achèterai une monture... Tiens ! justement le père de ma mie se déferait presque pour rien d'une vieille mule, non moins têtue que Gueulette, et en partant avec toi, je lui prouverai, à cette tigresse, que je fais fi de ses appas. Ce sera ma vengeance. Or donc, je t'en supplie, mon bon camarade, permets-moi de t'accompagner ?
MYLIO. -- Soit, mon vieux Peau-d'Oie !... Va donc promptement acheter ta monture ; voici la nuit ; je cours chercher Florette chez la digne femme où je l'ai cachée ; il nous faut au plus tôt quitter Blois, l'abbé Reynier et les amis de Foulques de Bercy pourraient nous inquiéter.
PEAU-D'OIE. -- Qu'ils viennent !... corbœuf ! je me sens déjà valeureux... Loin de craindre les dangers, je les désire, je les appelle ! je les réclame !... Oui, je vous défie, géants, enchanteurs, démons ! osez paraître ! osez ! Mylio, mon redoutable ami, vous pourfendra tous depuis le crâne jusqu'au coccyx ! (Il suit Mylio en se trémoussant, chantant :)
Robin m'aime, Robin m'a,
Robin m'a voulu, il m'aura, etc., etc.
SECONDE PARTIE
LES HÉRÉTIQUES DE L'ALBIGEOIS
Karvel-le-Parfait et sa femme Morise. -- La dame de Lavaur, son frère et son fils. -- Aventures de Mylio, de Peau-d'Oie et de Florette. -- La vertu de Peau-d'Oie. -- Croyances et mariage des hérétiques. -- Chant de Mylio sur la croisade. -- L'abbé Reynier. -- Simon, comte de Leicester et de Monfort l'Amaury. -- Sa femme Alix de Montmorency. -- Karvel, le médecin. -- Mylio et Peau-d'Oie prisonniers. -- Comment le vieux jongleur demande le baptême. -- Les deux frères. -- Le siège de Lavaur. -- Aimery. -- Dame Giraude et Florette. -- La Torture. -- Le bûcher, la potence et le glaive. -- La citerne. -- Le clair de lune.
Fils de Joel, vous connaissez les mœurs des nobles dames, des seigneurs et des abbés du nord de la Gaule, tous, d'ailleurs, bons catholiques, à en juger par leur farouche ardeur à mouvoir la croisade prêchée par l'abbé Reynier contre le Languedoc : -- ce pays infecté d'une monstrueuse et diabolique hérésie, -- a dit ce moine. -- Ô Fergan, notre aïeul ! il y a un siècle, à l'aspect de cette gigantesque tuerie de Jérusalem, où soixante-dix mille Sarrasins furent égorgés en deux jours, tu t'écriais : -- « Tremblez, peuples ! l'Église de Rome s'est enivrée de sang, et cette sanguinaire ivresse durera longtemps encore ! » -- Tu disais vrai, Fergan ! Les monstruosités des croisades sont aujourd'hui renouvelées en Gaule... Une guerre d'extermination est déclarée par le pape, non plus aux Sarrasins, mais aux fils de notre mère-patrie ! Et maintenant apprenez à connaître les mœurs de ces hérétiques du Languedoc contre qui l'on déchaîne tant de fureurs ! Vous êtes à LAVAUR, ville florissante du pays d'Albigeois, située non loin d'Alby. Sacrovir-le-Brenn, fils de Colombaïk, et comme lui artisan tanneur, ayant amassé un petit pécule, est venu s'établir, avec sa femme et ses enfants, non loin de Lavaur, vers l'année 1060. En ce pays, il acheta un bien de terre qu'il cultiva, aidé de ses deux fils ; l'un mourut sans enfants ; l'autre eut pour fils Conan-le-Brenn, père de Karvel-le-Parfait et de Mylio-le-Trouvère. La scène se passe dans l'humble et riante demeure de Karvel, située à l'extrémité de l'un des faubourgs de Lavaur, ville forte distante d'environ sept lieues de Toulouse, capitale du marquisat de ce nom, dont le titulaire était alors Raymond VII. Karvel-le-Brenn exerce la profession de médecin. Il a affermé l'héritage de son père à un métayer qui occupe avec sa famille une partie de la maison, l'autre est réservée à Karvel et à sa femme. Vous voyez une vaste chambre dont l'étroite fenêtre, garnie de petits vitraux enchâssés de nervures de plomb, s'ouvre sur une prairie traversée par la rivière de l'Agout, qui coule non loin des remparts de la ville ; une grande table, couverte de parchemins, occupe le milieu de la chambre ; sur des tablettes placées le long du mur sont rangées des vases contenant des feuilles, des fleurs ou des sucs de plantes médicinales ; un fourneau garni de différents vases de cuivre sert à la distillation de certaines herbes, soin dont s'occupe Morise, épouse de Karvel, tandis que celui-ci, penché sur la table, consulte différents manuscrits sur l'art de guérir. Karvel a environ trente-six ans ; sa belle figure est surtout remarquable par son expression de haute intelligence et d'adorable bonté. Une longue robe de drap noir, largement échancrée autour du cou, laisse voir les plis de sa chemise, fermée par des boutons d'argent. Sa femme Morise est âgée de trente ans ; ses cheveux blonds, tressés en nattes, encadrent son aimable visage où, grâce à un heureux mélange, l'enjouement s'allie à la douceur et à la fermeté. Soudain elle interrompt son travail, reste un moment pensive, en contemplant un vase de cuivre de forme arrondie, sourit, et dit à son mari : -- Ce vase de cuivre me rappelle les folies de ce pauvre Mylio, qui ne manquait jamais de se coiffer de ce bassin en guise de casque.
KARVEL, souriant aussi. -- Mais aussi tu forçais notre étourdi de goûter à nos décoctions les plus amères... Cher et bon Mylio ! puisse notre ami, le marchand lombard, l'avoir rejoint en Touraine !
MORISE. -- Notre ami en s'informant du célèbre Mylio-le-Trouvère, il l'aura facilement rencontré... Le nom de ton frère est si connu, qu'il est parvenu jusqu'ici ; avant-hier encore, Aimery ne nous citait-il pas avec enthousiasme des vers de Mylio traduits en langue d'oc ?
KARVEL, souriant. -- Dame Giraude ne partageait pas absolument l'enthousiasme de son frère Aimery pour ces vers licencieux, non qu'elle soit d'une pruderie affectée, car jamais plus haute vertu ne s'est jointe à plus charmante indulgence... Jamais !... si... chez toi, Morise.
MORISE. -- Fi ! le flatteur ! me comparer à dame Giraude ! cet ange qui, veuve à vingt ans, belle comme le jour, comtesse de Lavaur, et n'ayant qu'à choisir parmi les plus riches seigneurs du Languedoc, a préféré rester veuve pour se livrer tout entière à l'éducation de son fils Aloys ?
KARVEL. -- Oh ! dis tout le bien imaginable de notre amie Giraude et tu resteras toujours au-dessous de la vérité... Noble femme ! quel cœur angélique ! quelle inépuisable charité ! Ah ! le proverbe du pays n'est pas menteur : « Jamais pauvre ne frappe à la porte de la dame de Lavaur, qu'il ne reparte souriant. »
MORISE. -- Et cette école de petits enfants qu'elle surveille elle-même avec tant de sollicitude ! disant judicieusement : qu'ignorance et misère engendrent tous les vices.
KARVEL. -- Et lors de la grande contagion de l'an passé... Giraude a-t-elle montré assez de courage ! assez de dévouement !
MORISE. -- Et puis quelle mâle éducation elle donne à son fils ! jamais je n'oublierai ce jour où Aloys, atteignant sa douzième année, fut conduit à l'hôtel de ville de Lavaur, par Giraude qui dit à nos consuls : « Mes amis, soyez les tuteurs de mon fils ; son père l'aurait élevé comme il l'a été lui-même, dans le respect de vos franchises communales ; le seul privilège qu'il réclamera un jour de vous, sera de marcher au premier rang, si la ville était attaquée, ou de vous offrir refuge dans notre château ; mais, grâce à Dieu, nous continuerons à jouir de la paix, et mon fils, suivant l'exemple de son père, fera valoir nos biens avec ses métayers, aussi ce sera fête à Lavaur, lorsqu'il aura tracé dans nos champs son premier sillon, guidé par notre plus vieux laboureur, car Aloys s'honorera toujours de mettre la main à la charrue nourricière ! »
KARVEL. -- Sais-tu qu'il n'était pas de plus savant agriculteur que le châtelain de Lavaur ? de tous côtés on venait lui demander conseil... Ah ! quelle différence entre les seigneurs du nord de la Gaule et ceux de notre heureuse contrée ! les premiers ne songent qu'à briller dans les tournois, à afficher un luxe ruineux, qu'ils ne soutiennent qu'en accablant leurs serfs de taxes écrasantes ; ici, hormis quelques fous, les seigneurs, presque tous issus de la bourgeoisie, font valoir leurs terres de gré à gré avec leurs tenanciers, ou équipent des vaisseaux pour le commerce... Aussi, quelle prospérité ! quelle richesse ! en notre fortuné pays !
MORISE. -- Aimery ne nous disait-il pas encore hier : « Le Languedoc fait l'envie de la Gaule entière ! »
KARVEL. -- À propos d'Aimery, avoue, Morise, que rien n'est plus touchant que l'affection ineffable qui l'unit à sa sœur Giraude ! Aussi, lorsque je les vois jouir tous deux de ce sentiment délicieux, je regrette plus vivement encore l'absence de notre Mylio.
MORISE. -- Patience ! son cœur est bon... Sa première fougue passée, il nous reviendra.
KARVEL. -- Oh ! je n'en ai jamais douté. Il a cédé à l'ardeur de l'âge, à la vivacité de son caractère... que sais-je enfin ? À ce besoin d'aventures, qui semble parfois se réveiller en nous, fils de Joel.
MORISE. -- En effet, dans ces légendes de ta famille que nous avons lues si souvent, n'avons-nous pas vu Karadeuk-le-Bagaude, Ronan-le-Vapre, Amaël, qui fut favori de Karl-Martel, entraînés d'abord, comme ton frère, à une vie vagabonde ; mais, j'en suis certaine, Mylio, tôt ou tard, regrettera ses erreurs et nous le reverrons !
KARVEL. -- Je le crois ; seulement, sais-tu, Morise, ce qui me préoccupe ? hélas ! une seule joie a manqué jusqu'ici à notre union, nous n'avons pas d'enfant ! et j'aurais été content de voir Mylio marié, la race de Joel ne se serait peut-être pas éteinte.
MORISE. -- De ce mariage, moi, je me charge... Ton frère, de retour ici, n'aura qu'à choisir parmi les plus sages et les plus jolies filles de Lavaur.
À ce moment la porte de la chambre s'ouvre, le métayer de Karvel entre précipitamment et dit : -- Maître Karvel, voici dame Giraude, son frère et son fils ! ils apportent une jeune fille évanouie !
Au moment où le Parfait va sortir pour aller à leur rencontre, Aimery, sa sœur Giraude et son fils entrent, transportant Florette évanouie. La dame de Lavaur et son frère tiennent la jeune fille entre leurs bras ; ses pieds sont soutenus par Aloys, adolescent de quatorze ans. On dépose Florette avec précaution sur une sorte de lit de repos tressé de paille, et pendant que Morise court chercher un cordial, Karvel touche le pouls de la douce enfant ; l'on voit à ses habits poudreux, à ses chaussures en lambeaux, qu'elle vient de parcourir une longue route ; son front est baigné de sueur, son visage pâle, sa respiration oppressée. La dame de Lavaur, son frère et son fils, silencieux, inquiets, attendent les premières paroles du médecin. Giraude, du même âge que Morise, et d'une beauté remarquable, est vêtue très-simplement d'une robe d'étoffe verte, un chaperon orange, d'où pend un voile blanc qui entoure à demi son visage, découvre ses deux épais bandeaux de cheveux noirs ; ses grands et doux yeux bleu d'azur, humides de larmes, sont attachés sur Florette avec l'expression du plus tendre intérêt. Aimery, âgé de quarante ans, porte le costume campagnard : large chapel de feutre, tunique serrée à sa taille par un ceinturon de cuir, surcot de drap et grosses bottes de cuir ; sa physionomie ouverte, avenante et résolue semble, non moins que celle de la dame de Lavaur, apitoyée sur le sort de Florette. Aloys, aussi rustiquement vêtu que le frère de sa mère, ressemble à celle-ci d'une manière frappante ; seulement, son frais et charmant visage est légèrement bruni par le grand air et le soleil, car sa mère et son oncle lui donnent une éducation virile ; ses yeux se sont aussi remplis de larmes en contemplant Florette, à qui le médecin fait boire, malgré son évanouissement, un réconfortant.
LA DAME DE LAVAUR, soutenant toujours Florette, dit à voix basse au Parfait et à Aimery : -- Pauvre enfant ! elle ne revient pas encore à elle... Vois donc, mon frère, quelle douce et charmante figure !
AIMERY. -- Une figure d'ange ! ami Karvel ; d'où pensez-vous que provienne son évanouissement ?
KARVEL. -- Je ne remarque aucune trace de blessure ou de chute... Cette infortunée a sans doute éprouvé un grand saisissement ou peut-être elle a succombé à une violente fatigue (S'adressant à sa femme.) Morise, un peu d'eau fraîche.
Aloys est venu souvent chez le Parfait, il connaît les êtres de la maison, et prévenant Morise, il court vers un grand vase d'argile, y puise de l'eau avec une écuelle, la remplit, et revient l'offrir au médecin. Celui-ci, touché de l'empressement de l'adolescent, regarde dame Giraude d'un air attendri ; elle baise son fils au front en disant à Karvel : -- Aloys, en agissant ainsi, mon ami, se souvient de vos leçons.
Florette, dont le Parfait vient d'humecter les tempes avec de l'eau fraîche mélangée de quelques gouttes d'électuaire, reprend peu à peu ses sens ; son visage se colore légèrement, par deux fois elle soupire. Bientôt des larmes coulent sous ses longues paupières, et elle murmure d'une voix faible : -- Mylio !... Mylio !...
KARVEL, avec stupeur. -- Que dit-elle ?...
AIMERY. -- Le nom de votre frère !
MORISE. -- Quel étrange hasard !
Florette porte péniblement ses deux mains à son front ; il se fait un profond silence. Elle se dresse sur son séant : ses grands yeux timides et étonnés errent çà et là autour d'elle ; puis, rassemblant ses souvenirs, elle s'écrie d'une voix déchirante en fondant en larmes : -- Oh ! de grâce, sauvez Mylio ! sauvez-le !
KARVEL, alarmé. -- Mon frère !... il court un danger ?
FLORETTE, les mains jointes. -- Vous êtes Karvel-le-Parfait ?
KARVEL. -- Oui, oui ; mais calmez-vous, pauvre enfant, et tâchez de me répondre. Où est mon frère ? Quel danger le menace ? Où l'avez-vous connu ? Où est-il ?
FLORETTE. -- Je suis une pauvre serve du pays de Touraine ; Mylio m'a sauvé la vie et l'honneur. Je l'ai aimé, il m'a dit : « -- Florette, je retourne en Languedoc ! pendant le voyage, tu seras ma sœur ; en arrivant auprès de mon frère, tu seras ma femme... Je veux qu'il bénisse notre union. » -- Mylio a tenu sa promesse ; nous arrivions le cœur joyeux, lorsqu'à quatre ou cinq lieues d'ici... (Les sanglots étouffent la voix de Florette.)
LA DAME DE LAVAUR, tout bas au Parfait. -- Ah ! Karvel, j'en prends à témoin son touchant amour pour cette pauvre serve, le cœur de votre frère est resté bon, malgré l'égarement de sa jeunesse !
KARVEL, essuyant ses yeux. -- Nous n'en avons jamais douté... Mais qu'est-il devenu ? mon Dieu !
AIMERY. -- Ma sœur, je vais visiter les environs de cette demeure, peut-être apprendrai-je quelque chose.
ALOYS, vivement. -- Mon oncle... Je vous accompagne, si ma mère le permet.
KARVEL, à Aimery. -- Attendez un moment encore, mon ami. (À Florette, qui sanglote.) Chère fille... chère sœur... car vous êtes maintenant notre sœur, je vous en supplie, calmez-vous, et apprenez-nous ce qui est arrivé à Mylio ?
FLORETTE. -- Il m'avait dit qu'en outre de son désir d'être promptement de retour près de vous, une autre raison, dont il vous instruirait, devait hâter notre marche, et que nous voyagerions presque nuit et jour ; c'est ce que nous avons fait. J'étais en croupe de Mylio, un de ses amis nous accompagnait monté sur une mule ; ce matin, nous nous sommes arrêtés dans un gros bourg, où l'on entre par une arcade en pierre.
KARVEL, à Morise. -- C'est le bourg de Montjoire, à quatre lieues d'ici.
FLORETTE. -- Depuis notre départ de Touraine, nous avions voyagé si rapidement que les fers de notre cheval s'étant usés, il en perdit deux avant d'entrer dans ce bourg ; Mylio, voulant faire referrer sa monture, s'informa d'un maréchal, et nous conduisit, son ami et moi, dans une auberge où il nous dit de l'attendre. Le compagnon de Mylio est un jongleur très-joyeux. Il se mit à jouer de la vielle et à chanter des chansons contre l'Église et les prêtres devant les gens de l'auberge ; à ce moment, deux moines, escortés de plusieurs cavaliers, entrèrent et ordonnèrent au jongleur de se taire. Il répondit par des railleries ; alors les hommes de l'escorte des moines se sont jetés sur le pauvre vieux Peau-d'Oie, c'est son nom, et l'ont battu, en l'appelant chien d'hérétique !
AIMERY. -- C'est à n'y pas croire ! jamais jusqu'ici les moines n'ont osé montrer tant d'audace ; car à Montjoire, comme dans tout l'Albigeois, on aime les prêtres de Rome comme la peste ! Mais, mon enfant, les spectateurs de l'auberge ont dû prendre le parti de votre compagnon de voyage ?
FLORETTE. -- Oui, messire, et Mylio est rentré au plus fort de la batterie ; il a voulu défendre son ami que l'on maltraitait, mais les hommes d'armes étaient nombreux ; les gens de l'auberge ont eu le dessous et se sont enfuis, laissant Mylio et le vieux jongleur au pouvoir des moines ; ceux-ci ont dit qu'ils allaient faire emprisonner ces deux hérétiques dans le château du seigneur de ce bourg.
AIMERY. -- C'est impossible ! Raoul de Montjoire exècre autant que moi cette milice enfroquée ; mais, pardieu ! j'ai peine à concevoir l'imprudence de ces moines ; se croient-ils donc dans le nord de la Gaule ?
FLORETTE. -- Hélas ! messire, ce que je vous raconte n'est que trop vrai ; aussi Mylio se voyant, malgré sa résistance, chargé de liens et entraîné, ainsi que son compagnon, m'a crié : « -- Florette, va vite à Lavaur ; tu demanderas ton chemin, et en arrivant dans les faubourgs de la ville, informe-toi de la demeure de Karvel-le-Parfait et dis à mon frère que l'on veut me retenir ici prisonnier. » Alors je me suis hâtée d'accourir ici...
LA DAME DE LAVAUR. -- Pauvre petite !... Et sans doute vos forces trahissant votre courage vous êtes tombée évanouie à deux cents pas d'ici, à l'endroit où nous vous avons trouvée au bord du chemin ?...
FLORETTE. -- Oui, madame ; mais ! par grâce, sauvez Mylio ! ces moines vont le tuer peut-être !
AIMERY, à Karvel. -- Je reconduis ma sœur à Lavaur, puis nous montons à cheval pour nous rendre chez Raoul ; et nous ramènerons Mylio, j'en réponds !
FLORETTE soudain tressaille, prête l'oreille du côté de la porte, se lève et s'écrie : -- C'est lui !... j'entends sa voix !
Mylio, suivi de Peau-d'Oie, entre presque au même instant ; Florette, Karvel, Morise s'élancent à la rencontre du trouvère, il répond à leurs étreintes avec un bonheur inexprimable. Aimery, Aloys et sa mère, doucement émus, contemplent ce tableau, et la dame de Lavaur dit à son frère à demi-voix : -- Ah ! celui qui inspire de pareilles affections doit les mériter !
ALOYS, tout bas à Giraude, en lui montrant Peau-d'Oie resté à l'écart. -- Ma mère, voyez donc ce pauvre vieux homme... personne ne lui parle... On l'oublie en ce moment ; aussi comme il paraît triste ! si j'allais lui souhaiter sa bienvenue en ce pays ?
LA DAME DE LAVAUR. -- C'est une bonne pensée, cher enfant ; va !
Pendant que Mylio dans un muet transport répond aux caresses de ceux qui lui sont chers, Aloys s'approche timidement du vieux jongleur ; celui-ci n'est point triste, mais prodigieusement embarrassé. Mylio, en lui parlant des austères vertus de Karvel-le-Parfait et de sa femme, a surtout recommandé à Peau-d'Oie de ne point s'échapper, selon son habitude, en joyeusetés grossières ou licencieuses ; aussi, le jongleur, fidèle aux instructions de son ami, se gourme, se guinde, pince ses grosses lèvres, prend enfin, autant qu'il le peut, un air sérieux et vénérable qui donne à sa figure, ordinairement réjouie, cette expression piteuse qui, trompant la bienveillante candeur d'Aloys, lui fait croire à la tristesse de Peau-d'Oie, et il lui dit d'une voix touchante : -- Soyez le bienvenu en notre pays, bon père...
PEAU-D'OIE, à part soi. -- Ce garçonnet doit être aussi un petit Parfait, veillons sur ma langue ! (Haut à Aloys, d'un ton grave et sentencieux.) Que Dieu vous garde, mon jeune maître, et vous conserve toujours en la vertu ; car la vertu... hum !... hum !... voyez-vous, la vertu donne plus de vrai et gaillard contentement qu'une jolie ribaude... Que dis-je !... la vertu est la ribaude de l'homme de bien ! (Aloys, ne comprenant rien aux dernières paroles de Peau-d'Oie, le regarde d'un air naïf et surpris ; puis il retourne auprès de sa mère.)
PEAU-D'OIE, à part soi. -- Je suis content... j'ai dû donner à ce jouvenceau une excellente idée de ma sagesse ! il doit déjà me vénérer !
KARVEL, ramenant Mylio vers Aimery et sa sœur, dit à celle-ci : -- Dame Giraude, je vous demande pour Mylio un peu de la bonne amitié que vous avez pour nous.
LA DAME DE LAVAUR. -- Vous le savez, Karvel, ce n'est pas d'aujourd'hui qu'Aimery et moi nous avons pris part à la tendre affection que vous portez à votre frère.
MYLIO, d'un ton respectueux et pénétré. -- Karvel vient de me dire, madame, la reconnaissance que je vous dois. (Montrant Florette.) Cette chère enfant, épuisée de fatigue, était tombée mourante sur la route... et vous, votre digne frère et votre fils, vous avez...
LA DAME DE LAVAUR, interrompant Mylio. -- Si l'accomplissement d'un devoir méritait une récompense, nous la trouverions dans le bonheur d'avoir secouru cette charmante enfant, qui va bientôt appartenir au frère de l'un de nos meilleurs amis !
MYLIO, à Aimery en souriant. -- Me laisserez-vous du moins, messire, vous remercier de votre bon vouloir pour moi et pour mon compagnon de voyage ? Vous étiez prêt, m'a dit Karvel, à monter à cheval, afin de venir nous délivrer.
AIMERY. -- Rien de plus simple ; Raoul de Montjoire est mon ami ; il a, comme nous tous, habitants du Languedoc, la gent monacale en aversion ; j'étais certain qu'à ma demande il vous remettrait en liberté, vous et votre joyeux compagnon, ce gros compère dont les chants drolatiques ont causé la bagarre.
PEAU-D'OIE, s'entendant appeler drolatique et joyeux compère, redouble de gravité, en songeant qu'il se trouve au milieu de gens plus ou moins PARFAITS, et répond. -- Je supplie la noble dame, le noble sire et l'assistance de ne point me prendre pour un drolatique compère... Mon chant, qui a causé la colère de ces tonsurés, était simplement le cri d'indignation d'un homme qui fut peut-être vertueux... mais qui certainement, mûri par l'expérience, sait que l'habit ne fait pas le moine, que la cruche ne fait pas le vin, que la gorgerette ne fait pas la gorge, que la cotte ne fait pas...
Mylio interrompt Peau-d'Oie d'un regard courroucé ; le jongleur se tait, se recule tout penaud, et, afin de se donner une contenance, il va tracasser dans les vases de cuivre placés sur le fourneau de distillerie. Mylio s'adresse à Aimery, qui, non plus que Karvel, n'a pu s'empêcher de sourire des paroles du jongleur, et leur dit : -- Saisi, désarmé, garrotté, malgré ma résistance, par les hommes d'escorte des deux moines, j'ai été, avec mon compagnon, conduit chez Raoul de Montjoire. L'un des moines lui a dit : « Ces deux hérétiques ont eu l'audace, l'un, de chanter une chanson outrageante pour les prêtres du Seigneur, et l'autre, de prendre la défense du chanteur ; je te somme, au nom de l'Église catholique, de faire justice de ces deux scélérats. -- Pardieu, moine, je te remercie, a répondu Raoul ; -- tu ne pouvais m'amener de meilleurs hôtes. » -- Puis, s'adressant à ses gens : -- « Ça, mes amis, que l'on délivre de leurs liens ces braves contempteurs de l'Église de Rome, cette moderne Babylone souillée de rapines et de sang. »
AIMERY. -- Oh ! je connais Raoul... il ne pouvait tenir un autre langage.
MYLIO. -- Aussitôt dit que fait ; on nous délivre, et le sire de Monjoire ajoute, en montrant la porte au moine : « -- Hors d'ici, et au plus tôt, suppôt de Rome, vil ROMIEU, méchant ROMIPÈDE !... tu n'es pas ici en France, où les tonsurés commandent en maîtres ! -- Détestable ensabbatté ! hérétique damné ! -- s'écrie le moine furieux en sortant et menaçant Raoul -- Tremble ! le jour du courroux céleste est arrivé !... Bientôt vous serez tous écrasés dans votre nid d'hérésie, race de vipères hérésiarques ! »
LA DAME DE LAVAUR. -- L'audace de ces moines révolterait, si l'on ne savait l'impuissance de leur haine.
MYLIO. -- Le jour est venu, madame, où, malheureusement, la haine des prêtres est redoutable.
KARVEL. -- Que veux-tu dire ?
MYLIO. -- J'ai voyagé presque jour et nuit pour devancer une nouvelle qui, je le vois, n'est pas encore parvenue jusqu'à vous, et qui explique l'insolence des paroles adressées à Raoul par ce moine.
AIMERY. -- Que s'est-il donc passé de nouveau ?
MYLIO. -- Le pape Innocent III a donné l'ordre à tous les évêques de la Gaule de prêcher une croisade contre les hérétiques du Languedoc.
AIMERY, riant. -- Une croisade ! Est-ce que ces tonsurés prennent notre pays pour la Terre-Sainte ?
MYLIO. -- Oui, et à cette heure ils déchaînent contre vos heureuses et libres provinces les haines fanatiques, les cupidités sauvages qu'ils ont, jadis, déchaînées contre les Sarrasins ; oui, pour pousser les seigneurs et les peuples à l'invasion de ce pays, le pape leur donne d'avance les terres, les richesses des hérétiques, et, par surcroît, il leur promet, comme d'habitude, le paradis.
AIMERY, regardant sa sœur. -- C'est à ne pas le croire ! Est-ce assez de rage sanguinaire ?
LA DAME DE LAVAUR. -- Non, non... une pareille démence est impossible ! D'où viendrait tant de haine contre nous autres hérétiques, ainsi que l'on nous appelle ? L'Église catholique ne conserve-t-elle pas, en Languedoc, ses églises, ses domaines, ses évêques, ses moines, ses prêtres ? Les a-t-on jamais empêchés dans l'exercice de leur culte ? Quoi ! une croisade contre nous ? parce que nous pratiquons simplement, selon notre foi, l'évangélique morale de Jésus ! Une croisade contre nous ? parce que notre cœur et notre raison repoussent cette odieuse fable du péché originel, qui frappe d'anathème, jusque dans le sein maternel, un enfant encore à naître ! Une croisade contre nous ? parce que nous sourions de la prétention de ces prêtres qui, se disant les infaillibles représentants de Dieu sur la terre, affirment que s'ils ne baptisent pas notre enfant nouveau-né, l'innocente créature sera damnée ; que s'ils ne consacrent pas le mariage de nos fiancés, leur lien est criminel ; et qu'enfin, si nous ne mourons pas entre les mains de ces prêtres catholiques, en leur donnant large part de nos biens, nous allons droit en enfer ! Une croisade contre nous ? parce que nous préférons nos Parfaits, de dignes pasteurs comme vous, Karvel, qui, laborieux, austères, pratiquent et enseignent, au milieu des saintes joies de la famille, la doctrine sublime du Christ, l'ami des pauvres et des affligés, l'ennemi des hypocrites et des superbes ! Une croisade contre nous ! allons c'est folie ! Et puis à quoi bon la violence ? Les prêtres, catholiques sont-ils réellement les dépositaires de la véritable foi ? Eux seuls sont-ils inspirés de Dieu ? Alors qu'ils nous convertissent par la raison, par la douceur, par la persuasion ; mais en appeler à la force, à la violence !... non, non, ce serait le comble de l'aveuglement et de la méchanceté humaine !
MYLIO. -- Les croisades contre les Sarrasins ont été, madame, une monstruosité inouïe, et l'Église les a prêchées, et l'Église a été obéie par les nations hébétées ; aujourd'hui on lui obéit encore ; car elle ameute de nouveau d'exécrables passions contre nos fortunées provinces qui ont su échapper à la tyrannie et à la cupidité de Rome. Croyez-moi, madame, de grands périls menacent le Languedoc. En passant à Cahors, j'ai appris qu'un homme, d'une rare valeur militaire, mais fanatique, impitoyable : SIMON, COMTE DE MONTFORT-L'AMAURY, l'un des héros de la dernière croisade en Terre-Sainte, commandait en chef l'armée catholique, qui va bientôt envahir ce pays !
KARVEL. -- Simon de Monfort !... Ah ! le choix d'un pareil chef nous menace d'une guerre sans merci ni pitié !
AIMERY. -- Eh bien ! soit !... S'ils veulent la guerre, nous la leur ferons ! et terrible ! j'en jure Dieu !
LA DAME DE LAVAUR, avec angoisse. -- La guerre ? Mais c'est affreux ! mais c'est impie ! Quel tort faisons-nous aux catholiques ? Leur imposons-nous nos croyances ? De quel droit veulent-ils nous imposer les leurs par la violence, la guerre ? Mais cela tue les enfants des pauvres mères ! -- (En disant ces mots d'une voix altérée, les yeux humides de larmes, dame Giraude serre avec tendresse et anxiété son fils entre ses bras ; puis, pressant la main d'Aimery :) Mais les mères ? les sœurs ? les épouses ? c'est l'épouvante... la guerre !
AIMERY. -- Amie, calme tes craintes !
LA DAME DE LAVAUR. -- Hélas ! je ne suis pas une héroïne ; je vis de mon amour pour mon fils et pour toi, et quand je pense que toi, lui... vous, Karvel, et tant d'autres amis bien chers à mon cœur, vous pouvez dans cette guerre horrible... -- (Elle s'interrompt, embrasse de nouveau son fils avec passion en murmurant :) -- Oh ! j'ai peur... j'ai peur !
ALOYS. -- Ma bonne mère, ne crains rien, nous te défendrons !
LA DAME DE LAVAUR. -- Tais-toi ! tu es fou !... Dès ce soir nous fuirons avec mon frère... Nous irons nous embarquer à Aigues-Mortes... Vous viendrez avec nous, Karvel, Morise...
AIMERY. -- Fuir ! pauvre sœur ! Et qui défendra la ville et le château de Lavaur, dont ton fils est seigneur ?
LA DAME DE LAVAUR. -- Que ces prêtres s'emparent de notre château, de nos biens, peu m'importe, pourvu que mon enfant et toi vous me restiez !
AIMERY. -- Mais, ma sœur, la prise de la ville et du château, c'est la ruine, c'est la mort de tous ses habitants et des gens des campagnes, qui vont s'y réfugier à la première nouvelle de la croisade ?
LA DAME DE LAVAUR. -- C'est vrai, je perds la raison... Pardon mon frère, pardon, mes amis ; c'était lâche ce que je disais là... Mais, mon Dieu, quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ?
LE MÉTAYER, entrant. -- Messire Aimery, un de vos serviteurs, arrive du château où viennent de se rendre plusieurs de vos amis ; ils ont hâte de vous entretenir de choses très-graves ; ainsi que dame Giraude.
AIMERY. -- Plus de doute, la nouvelle apportée par Mylio se confirme !
KARVEL, à la dame de Lavaur. -- Courage, Giraude ! les cœurs amis, les dévouements fermes ne vous manqueront pas.
LA DAME DE LAVAUR, essuyant ses larmes. -- Adieu, bon Karvel ! plaignez ma faiblesse, j'en ai honte !
KARVEL. -- Non, vous n'avez pas été faible, vous avez été mère... vous avez été sœur... le cri de la nature s'est échappé de votre âme, je vous en honore davantage ; car, je le sais, le moment venu, vous ne manquerez à aucun de vos devoirs.
LA DAME DE LAVAUR. -- Hélas ! je l'espère... Ah ! quelle horrible chose que la guerre !... Nous étions si heureux ! (Regardant son fils et l'embrassant en pleurant.) Dis, mon pauvre enfant, quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ?
AIMERY, à Mylio. -- Bienvenue soit votre présence en ces temps périlleux, car vous êtes homme de résolution, Mylio... Au revoir, Karvel ; je vous ferai connaître ce soir le résultat de notre entretien avec nos amis.
LA DAME DE LAVAUR, avant de quitter la maison du Parfait, s'approche de Florette, qui est restée près de Morise ; Peau-d'Oie, après s'être tenu à l'écart, s'est assis sur un banc et a fini par s'endormir, car il est brisé de fatigue. La dame de Lavaur prend les mains de Florette, et lui dit avec un triste sourire : -- Pauvre petite, aussi bonne que dévouée, vous arrivez dans notre pays en des jours malheureux ; puissions-nous les traverser sans perdre aucun des êtres qui nous sont chers ! Quoi qu'il arrive, comptez sur mon affection ! -- Florette, émue jusqu'aux larmes, porte avec effusion à ses lèvres la main de la dame de Lavaur ; celle-ci, après un dernier adieu à Morise et au Parfait, sort accompagnée de son fils et d'Aimery.
MYLIO la regarde s'éloigner, puis il dit à Karvel : -- Non, je ne peux t'exprimer combien je suis touché de la bonté de cette charmante femme... Au milieu de ses angoisses de mère et de sœur avoir eu, avant de quitter cette maison, un souvenir et de bienveillantes paroles pour Florette !
KARVEL. -- Ah ! frère, c'est un ange que cette femme ! -- (Puis, regardant Mylio, les yeux du Parfait deviennent de nouveau humides d'attendrissement ; il ouvre ses bras, et dit à son frère d'une voix entrecoupée :) -- Encore un embrassement !... encore...
Mylio serre Karvel sur son cœur ; Morise et Florette partagent la silencieuse émotion des deux frères, et n'entendent pas les ronflements de Peau-d'Oie, dont le sommeil devient de plus en plus profond et bruyant.
MORISE, s'adressant à Mylio. -- Ainsi, frère, vous voilà pour toujours revenu près de nous ?
MYLIO. -- Oh ! pour toujours... N'est-ce pas, Florette ?
FLORETTE. -- Ma volonté sera la vôtre, Mylio ; mais il m'est doux de m'y conformer, lorsque je suis accueillie avec tant de bonté par vos chers parents.
MYLIO. -- Pourtant, frère, si tu approuves mon projet, il me faudra bientôt te quitter pendant quelques jours.
MORISE. -- Quoi ! déjà ? L'entendez-vous, Florette, ce méchant ?
FLORETTE, souriant. -- Ou Mylio m'emmènera avec lui, ou il me laissera près de vous ; quoi qu'il arrive, je ne saurais être que contente.
KARVEL. -- Quel est donc ton projet, cher frère ?
MYLIO. -- Mon sincère amour pour Florette a mis terme aux égarements de ma jeunesse ; ton indulgence, celle de Morise, jettent un voile sur le passé ; mais enfin, je le sais, j'ai mal usé de ces facultés de poésie dont le hasard m'a doué ; pourquoi ne les emploierais-je pas désormais utilement, vaillamment ? Frère, tu l'as lu comme moi, dans les légendes de notre famille : jadis les Bardes gaulois excitaient le courage des combattants ; et plus tard, lors des temps désastreux de la conquête romaine, les Bardes soulevaient par leurs chants patriotiques, le peuple des Gaules contre le conquérant étranger... Ah ! crois-moi, frère, cet héroïque bardit du CHEF-DES-CENT-VALLÉES : -- « Tombe, tombe, rosée sanglante... » -- a armé plus d'un bras contre les Romains !
KARVEL. -- Je comprends ta pensée... Bien ! bien ! Mylio... Oui, ce serait noblement user du talent de poète que Dieu t'a donné.
MYLIO. -- L'Église fait prêcher par ses moines l'extermination de ce pays ; nous, trouvères, comme jadis les bardes gaulois, nous soulèverons par nos chants les peuples contre les fanatiques imbéciles et féroces qui menacent notre liberté, notre vie !
MORISE. -- Cette pensée est généreuse et grande !
MYLIO. -- Tenez, tout à l'heure, la dame de Lavaur a, par deux fois, répété quelques mots qui m'ont arraché des larmes : l'avez-vous entendue dire en pleurant et en embrassant son fils : -- « quel mal leur avons-nous donc fait à ces prêtres, mon pauvre enfant ? »
FLORETTE. -- Ah ! Mylio, comme ces paroles m'ont fait pleurer !
MYLIO. -- C'est qu'elles sont vraies et navrantes, ces paroles échappées au cœur d'une mère. Oui, quel mal a-t-on fait en ce pays, à ces prêtres implacables ?
Un monstrueux ronflement de Peau-d'Oie, toujours endormi, retentit au milieu du silence de quelques instants qui a suivi les dernières paroles de Mylio ; il se retourne, et voyant le profond sommeil du vieux jongleur, il dit à Karvel en souriant : -- Frère, j'ai oublié jusqu'ici de te parler de mon compagnon de voyage.
MORISE. -- Je ne sais pourquoi, malgré son air sérieux, il me donne envie de rire ?
KARVEL. -- Ce pauvre homme est peut-être attristé de ce que, tout à l'heure, et assez à propos, Mylio l'a arrêté au plus bel endroit de sa paraphrase sur la liberté : que l'habit ne fait pas le moine.
MYLIO. -- Mon compagnon est jongleur, c'est te dire, Karvel, que ses chants grossiers, fort goûtés dans les cabarets, sont peu faits pour des oreilles délicates ; aussi, j'avais prévenu Peau-d'Oie, c'est son nom, que chez toi il devait s'observer dans ses paroles ; de là son embarras, et son obstination à se donner une apparence vénérable... Je te demande ton indulgence... Accordez-lui la vôtre aussi, Morise, il y a quelque droit, par le véritable attachement qu'il m'a souvent témoigné.
KARVEL. -- Tout bon cœur mérite indulgence et amitié, frère... (Souriant.) Mais sais-tu que je serais tenté de te reprocher d'avoir fait de nous des épouvantails de vertu et causé ainsi l'effroi de ce pauvre homme !
Peau-d'Oie, à ce moment, pousse un si prodigieux ronflement, qu'il en est lui-même réveillé en sursaut ; il se frotte les yeux et roule autour de lui un regard effaré ; puis, se levant brusquement en reprenant son air grave, il dit à Morise avec une affectation de langage courtois : -- Que notre compatissante hôtesse me fasse l'aumône de sa miséricorde pour l'énorme incongruité de mon sommeil ; mais depuis Blois nous voyageons jour et nuit, et ma fatigue est grande. D'ailleurs, le sommeil, en cela qu'il endort les vils et méprisables appétits terrestres, le sommeil est en soi une manière de vertu, car...
MYLIO, l'interrompant. -- Chère sœur Morise, ce gros homme vous vante la vertueuse innocence du sommeil, en cela qu'il endort les appétits terrestres ? Eh bien, ce même gros homme qui vous parle ainsi a failli m'étrangler un jour parce que je l'éveillais au milieu d'un rêve succulent où, après avoir vu combattre Carême contre Mardi-Gras, armés, l'un de poissons, l'autre de saucissons, il s'apprêtait à dévorer le vainqueur, le vaincu et leurs armes.
PEAU-D'OIE, d'un ton de reproche piteux à son compagnon de voyage en voyant rire Karvel et sa femme. -- Ah ! Mylio !...
MYLIO. -- Donc, il est entendu que mon ami Peau-d'Oie que je vous présente est un peu gourmand, un peu ivrogne...
PEAU-D'OIE. -- Moi, justes dieux !
MYLIO. -- Et aussi un peu menteur, un peu tapageur, un peu poltron, un peu libertin, un peu bavard !...
PEAU-D'OIE, d'un air contrit. -- Ah ! mes respectables hôtes ! ne croyez pas ce méchant railleur.
MYLIO. -- Après cette confession, que la modestie retenait sur les lèvres de mon ami, j'ajouterai : mais il a bon cœur, il partage son morceau de pain avec qui a faim, son pot de vin avec qui a soif ; et enfin il m'a donné des preuves d'affection que de ma vie je n'oublierai. Ceci dit, mon vieux Peau-d'Oie, mes amis et moi, nous t'en supplions, n'aie plus sans cesse le mot de vertu à la bouche, et, au lieu de baisser les yeux, de te gourmer, de te pincer les lèvres d'un air confit, laisse s'épanouir à son aise ta bonne grosse mine réjouie, et même, si cela te plaît, chante à plein gosier ta chanson favorite :
Robin m'aime, Robin m'a...
KARVEL, à Peau-d'Oie qui soupire avec allégement, et dont la figure semble peu à peu se dilater. -- Mon frère est l'interprète de notre pensée ; allons, cher hôte, pas de contrainte, revenez à votre gaieté naturelle. Nous l'aimons beaucoup, nous autres, la gaieté, savez-vous pourquoi ? Parce que jamais cœur faux ou méchant n'est franchement joyeux. Nous pensons enfin qu'il faut beaucoup pardonner à ceux qui sont restés bons, parce qu'ils deviendront meilleurs encore ; vous êtes de ceux-là, notre hôte. Donc, soyez le bienvenu ! nous vous aimerons comme vous êtes, aimez-nous comme nous sommes.
PEAU-D'OIE, tout à fait à son aise. -- Ah ! dame Vertu !...
MYLIO. -- Comment ! encore ?
PEAU-D'OIE. --... Ah ! dame Vertu, vous vous embéguinez d'une sale coiffe ; et l'œil louche, la bouche écumante, le cou tors, vous pourchassez les gens, leur disant de votre voix de chouette amoureuse, en les menaçant de vos doigts griffus : « -- Ça, viens vite à moi me chérir, gros pendard ! sac à vin ! porc de goinfrerie ! bouc de luxure ! lièvre de couardise !... çà, viens vite m'adorer, me servir, me becquotter, sinon, je t'étrangle, truand ! chien vert ! âne rouge ! triple mulet !... » Et vous vous étonnez, mignonne, que l'on prenne sa bedaine à deux mains, afin de mieux trotter pour échapper à votre gracieux appel ?
MORISE, à Karvel, en souriant. -- Il a raison !
PEAU-D'OIE. -- Ah ! dame revêche ! dame piaillarde ! dame griffue ! prenez donc un peu le doux air, la douce voix, le doux cœur, le doux langage de dame Morise, mon aimable hôtesse, que voici, ou de notre digne hôte Karvel, que voilà, et vous verrez, dame Vertu, si vous ferez fuir les gens, si l'on ne vous dira point au contraire : (il s'adresse à Morise :) Dame Vertu, le pauvre vieux Peau-d'Oie a été jusqu'ici poursuivi par une horrible sorcière qui, usurpant votre nom, voulait, à grand renfort d'injures et de coups de griffes, se faire becquotter par lui. Hélas ! le vieux Peau-d'Oie reconnaît trop tard les artifices de la sorcière, car il n'est plus d'âge à becquotter personne ; aussi, gracieuse dame Vertu, plaignez Peau-d'Oie, il vous voit pour la première fois dans votre pure et charmante réalité. Mais, hélas ! encore hélas ! je suis trop vieux pour oser lever les yeux sur vous.
MORISE, souriant. -- Soit ! je suis dame Vertu ; et en acceptant ce nom, je ne suis certes pas dame Modestie ! Enfin, il n'importe, je suis dame Vertu ; or, comme telle, je vous engage fort, mon cher hôte, à oser lever les yeux sur moi. Point ne suis fière, ni exigeante, ni difficile, ni jalouse ; jeunes ou vieux, beaux ou laids, pourvu que leurs actes me prouvent que, parfois, ils gardent quelque souvenance de moi, me trouvent très-heureuse de leur amour. Vous le voyez, cher hôte, malgré votre âge, vous pouvez parfaitement aimer dame Vertu...
PEAU-D'OIE, se grattant l'oreille. -- Oh ! certes, s'il ne s'agissait point de prouver cet amour, çà et là, par quelques bons petits actes, je me ferais votre servant, gracieuse dame Vertu ; mais, en toute humilité, je me connais, et...
MYLIO. -- Allons, mon vieil ami, pas de modestie outrée ; je vais te mettre en mesure de prouver à mon frère et à ma sœur que tu es capable d'un acte vaillant et généreux.
PEAU-D'OIE. -- Ne t'engage pas trop... prends garde !
MYLIO. -- Tout à l'heure, pendant que tu dormais, j'ai fait part à Karvel, qui l'adopte, d'un projet utile et bon. Tu as entendu comme moi, à Blois, les paroles de l'abbé Reynier ; l'Église va bientôt déchaîner la guerre sur le Languedoc. Il faut, par nos chants, exalter jusqu'à l'héroïsme la résistance du peuple contre cette croisade sans pitié ni merci. Viens à mon aide... seconde-moi dans cette noble entreprise.
PEAU-D'OIE. -- Eh ! Mylio, ma pauvre vielle, au lieu d'accompagner mes chants, éclaterait toute seule... de rire entre mes mains, si elle m'entendait prendre le ton héroïque... Non, non, à ta harpe le laurier des batailles ; et à mon humble vielle un rameau de pampre ou un bouquet de marjolaines.
KARVEL, à Peau-d'Oie. -- Notre hôte, croyez mon frère... S'il a charmé par ses chants l'oreille des riches, vous avez charmé l'oreille des pauvres ; de même aussi vous ferez battre leur cœur si vous leur dites les maux affreux dont notre pays est menacé par cette croisade prêchée contre nous.
PEAU-D'OIE. -- Digne hôte, que de ma vie je ne touche à un broc de vin si je saurais quoi chanter sur un pareil sujet !
FLORETTE, timidement. -- Mylio... si j'osais...
MYLIO. -- Parle, douce enfant.
FLORETTE. -- Je vous ai entendu dire pendant la route que ce méchant moine de Cîteaux, l'abbé Reynier, à qui, grâce à vous, Mylio, j'ai échappé, était l'un des chefs de la croisade...
MYLIO. -- Oui, sans doute.
FLORETTE. -- Il me semble que si maître Peau-d'Oie racontait dans une chanson comment ce méchant moine, l'un des chefs de cette guerre entreprise au nom du seigneur Dieu... a voulu abuser d'une pauvre serve...
PEAU-D'OIE, frappant joyeusement dans ses mains. -- Florette a raison... LA FRITURE DE L'ABBÉ DE CÎTEAUX ! voilà le titre de la chanson... Tu te souviens, Mylio, des paroles de ce dom ribaud se rendant au moulin de Chaillotte ? Ah ! par ma vielle ! je le salerai, je le poivrerai si rudement, ce chant, que ceux qui l'auront goûté, eussent-ils-le palais épais comme celui d'une baleine, se sentiront le furieux appétit d'assommer ces sycophantes ! Quoi ! ces hypocrites, souillés de luxure, viennent ici massacrer les gens au nom du Sauveur du monde ! Pouah ! pouah ! ces moines, ils puent la crasse, le rut et le sang !
MYLIO. -- Bien ! bien ! mon vieux Peau-d'Oie ! mets dans tes vers l'indignation de ton âme, et ta chanson vaudra mille guerriers pour la défense du Languedoc. (À Florette.) Ton excellent bon sens t'a, comme toujours, servi, douce enfant ; ton cœur droit et naïf s'est justement révolté de ce qu'il y a d'horrible dans l'hypocrisie de ces prêtres orgueilleux, cupides et débauchés, menaçant d'exterminer le pays en invoquant Jésus, ce Dieu d'amour et de pardon... (À Morise et à Karvel.) Du moins je vous reviens au jour du danger ; si mon amour pour Florette m'a inspiré le dégoût de ma vie stérile et licencieuse, votre souvenir à vous, Morise, à toi, mon frère, m'a ramené ici. Oui, j'ai voulu que mon mariage avec celle qui sera la compagne de ma vie fût consacré par ta présence et par celle de ta femme ; me marier sous vos auspices, n'est-ce pas m'engager à imiter votre exemple ?
KARVEL, profondément ému, prend les mains de Florette et de Mylio, les joint dans les siennes, et dit d'une voix attendrie. -- Demain, votre mariage sera inscrit sur le livre des magistrats de la cité. Mylio, mon frère, Florette, ma sœur, vous que les liens mystérieux du cœur unissent déjà, j'en prends à témoin la pensée de votre âme et les paroles de vos lèvres, soyez pour toujours l'un à l'autre ! désormais jouissez des mêmes joies, souffrez des mêmes peines, consolez-vous en une même espérance, partagez-vous enfin le labeur quotidien qui assurera dignement votre pain de chaque jour. Si, plus heureux que Morise et moi, vous revivez dans vos enfants, appliquez-vous, par vos leçons, par vos exemples, à développer leur bonté originelle. Élevez-les dans l'amour du travail, du juste et du bien ; que, fidèles à la morale du Christ, l'un des plus grands sages de l'humanité, ils soient indulgents envers celui que l'ignorance, l'abandon ou la misère a jeté dans une voie mauvaise ; qu'ils aient pour lui pardon, enseignement, amour et charité. Mais habituez aussi leurs jeunes âmes à avoir conscience et horreur de l'oppression ou de l'iniquité ; oui, habituez vos enfants à cette pensée : qu'ils pourront avoir un jour à souffrir, à lutter, à mourir peut-être pour la défense de leur bon droit ! Persuadez-les que si la clémence envers les faibles et les souffrants est une vertu, la résignation aux violences de l'oppresseur est une lâcheté, est un crime ! Trempez vigoureusement leur âme dans cette sainte haine de l'injustice ; et au jour de l'épreuve vos enfants seront prêts et résolus ! Qu'ils aient une foi inébranlable dans l'avenir, dans l'affranchissement de la Gaule, notre mère-patrie ; les guerres implacables des descendants de nos conquérants l'ont divisée en provinces hostiles les unes aux autres, cette antique et glorieuse terre, berceau de notre race ! Il n'importe ! Ces haies qui divisent passagèrement nos champs empêchent-elles la terre d'être une ? Non, non, le temps, les événements détruisent ces vaines barrières, et le champ est resté dans son antique unité ; la renaissance de cette vieille Gaule, une, entière et libre, tel doit être le seul but, le seul vœu des fils de Joel ! Enfin, donnez à vos enfants cette virile croyance druidique : -- « Que l'homme, immortel et infini comme Dieu, va de monde en monde éternellement revivre corps et esprit dans ces astres innombrables qui brillent au firmament ; » -- oui, donnez-leur cette mâle croyance, et ils seront, comme l'étaient nos pères aux temps héroïques de notre histoire : guéris du mal de la mort. Et maintenant, Mylio, mon frère, Florette, ma sœur, puisse votre union être selon les désirs les plus ardents de mon cœur ! Puissent les maux qui menacent ce pays ne pas vous atteindre ! Ah ! croyez-le, Florette, vous serez doublement aimée de nous, car, grâce à vous, notre frère nous revient, et dès aujourd'hui ma femme et moi avons une sœur !
En achevant ces mots, Karvel le parfait, serrant contre son cœur Florette et Mylio, les tient, pendant quelques instants, embrassés. Morise, le front appuyé sur l'épaule de son mari, partage son attendrissement et celui des fiancés. Peau-d'Oie lui-même ne peut retenir une larme, qu'il essuie du bout de son doigt ; puis bientôt, revenant à sa joyeuseté habituelle, il s'écrie : -- Corbœuf ! maître Karvel, excusez la sincérité du vieux Peau-d'Oie, mais il lui semble qu'au nord, comme au midi de la Gaule, dans le pays de la Langue-d'oïl comme dans celui de la Langue-d'oc, il n'est point de noces sans repas. Or, croyez-moi, ce soir, le festin des épousailles ; demain, l'inscription du mariage aux registres de la cité ; et après-demain matin, Mylio et moi, nous partons pour prêcher l'anticroisade à notre façon... (S'adressant à Morise.) Ah ! douce dame Vertu ! voilà de vos coups : je suis poltron comme un lapin, et pour vous plaire, je m'en vais prêcher la guerre avec ma vielle pour clairon. Mais, voire-Dieu, je me sens si furieusement disposé à chanter mon chant de guerre, que d'avance mon gosier se sèche !
KARVEL, souriant. -- Heureusement, notre hôte, nous avons ici certain vieux baril de vin de Montpellier que nous allons mettre en perce.
MORISE, à Peau-d'Oie. -- Et moi j'ai là, dans le buffet, certain jambon d'Aragon, digne de servir de massue à ce fameux chevalier Mardi-Gras, dont vous avez rêvé la défaite !
PEAU-D'OIE. -- Ah ! douce dame Vertu, vous croirez rêver vous-même en me voyant jouer des mâchoires.
KARVEL. -- Vous pourrez non moins dignement les exercer sur une paire de superbes chapons que notre métayer nous apporta hier, et sur une truite de l'Agoult, digne de servir de monture au chevalier Carême.
PEAU-D'OIE. -- Ah ! notre hôte, c'est un festin digne d'un chapitre de chanoines !
KARVEL, montrant Mylio, qui parle bas à Florette. -- L'enfant prodigue est de retour, ne faut-il pas tuer le veau gras, comme dans la parabole ?
MYLIO, à Florette, d'une voix basse et passionnée. -- Enfin, douce amie, te voilà ma femme !
FLORETTE, regardant son époux avec amour et les yeux humides de larmes. -- Mylio, je n'ai que mon cœur, mon amour, ma vie à vous donner ; c'est peu... pour le bonheur que je vous dois !
PEAU-D'OIE, venant interrompre joyeusement les deux amants. -- Qu'avez-vous à chuchoter ainsi d'un air langoureux ? Chantez donc, au contraire, à pleine voix, ma chanson, petite Florette... c'est le cas ou jamais :
Robin m'aime Robin m'a.
Robin m'a voulu... il m'aura.
CHANT
DE MYLIO-LE-TROUVÈRE
SUR
LA CROISADE CONTRE LES ALBIGEOIS(56)
Les voilà, prêtres en tête ! -- Les voilà, les croisés catholiques ! -- la rouge croix sur la poitrine, -- le nom de Jésus aux lèvres, -- la torche d'une main, -- l'épée de l'autre ! -- Les voilà dans notre doux pays de Languedoc ! -- Les voilà, les croisés catholiques, -- les voilà, prêtres en tête !
-- Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? Quel mal leur avons-nous jamais fait ?
-- De toutes les contrées de la Gaule -- ils entrent dans l'Albigeois, les croisés catholiques. -- À leur tête marchent le légat du pape et Reynier, abbé de Cîteaux. -- Avec eux maint évêque et maint archevêque : -- l'archevêque de Sens et celui de Reims ; -- l'évêque de Cahors et celui de Limoges ; -- l'évêque de Nevers et celui de Clermont ; -- l'évêque d'Agde et celui d'Autun.
-- Nombreuse est la seigneurie, -- Simon, comte de Montfort, la commande ; -- puis viennent le duc de Narbonne et le comte de Saint-Paul, -- le vicomte de Turenne et Adhémar de Poitiers, -- Bertrand de Cardaillac et Bertrand de Gordon, -- le comte de Forez et celui d'Auxerre, -- Pierre de Courtenay et Foulques de Bercy, -- Hugues de Lascy et Lambert de Limoux, -- Neroweg, de l'Ordre du Temple, -- et Gérard de Lançon, -- et tant d'autres encore ! et tant d'autres !
-- Quelle armée ! quelle armée ! -- Vingt mille cavaliers bardés de fer. -- Deux cent mille piétons, routiers, serfs ou truands. -- De près, de loin, tous, à la voix des prêtres, -- ils sont venus faire sanglante curée du Languedoc. -- Ils sont venus d'Auvergne et de Bourgogne, -- du Rouergue et du Poitou, -- de Normandie et de Saintonge, -- de Lorraine et de Bretagne. -- Par monts, par vaux, par chemins, par rivière, ils sont venus, -- ils viennent, ils viendront encore, criant : -- Mort aux hérétiques !
-- Les voilà, prêtres en tête ! -- les voilà, les croisés catholiques ! -- la rouge croix sur la poitrine, -- le nom de Jésus aux lèvres, -- la torche d'une main, -- l'épée de l'autre. -- Les voilà dans notre doux pays, les croisés catholiques ! -- les voilà, prêtres en tête !
-- Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? -- Quel malheur avons-nous jamais fait ?
CECI EST LA TUERIE DE CHASSENEUIL.
-- Les voilà devant CHASSENEUIL, les croisés catholiques ! -- devant la ville forte de Chasseneuil. -- À l'abri de ses hautes murailles, hommes, femmes, enfants, -- quittant bourgs et villages, se sont réfugiés : -- les hommes, armés, sont aux remparts ; -- les femmes, les enfants sont pleurants dans les maisons.
Les femmes, les enfants sont pleurants dans les maisons ; -- les croisés cernent la ville. -- Voici l'abbé Reynier de Cîteaux ; -- il s'avance, il parle. Écoutez-le ! « -- Hérétiques de Chasseneuil, choisissez : la foi catholique ou la mort ! » -- Va-t'en, moine ! -- va-t'en, Romieu ! -- va-t'en, Romipède ! -- Nous préférons la mort à l'Église de Rome !
-- Va-t'en, moine ! nous préférons la mort à l'Église de Rome ! -- Furieux, l'abbé Reynier s'en est allé vers les croisés, leur criant : « -- Tue, brûle, pille, ravage !... -- Que pas un des hérétiques de Chasseneuil n'échappe au feu et au glaive ! -- Leurs biens sont aux catholiques ! -- Tue, brûle, pille, ravage ! » -- Les assaillants font rage et aussi les assiégés ! -- Que de sang ! oh ! que de sang ! -- Innombrables sont les assiégeants ! -- peu nombreux les assiégés ! -- Malheur ! ils sont vaincus ! Les remparts escaladés, -- les prêtres entrent la croix en main : -- Tue !... tue les hérétiques de Chasseneuil.
-- Tue !... tue les hérétiques de Chasseneuil ! -- Les croisés ont tué, tué et encore tué : -- les vieillards et les jeunes hommes, -- les aïeules et les jeunes femmes, -- les vierges et les petits enfants ! -- le sang coulait par les rues de Chasseneuil ! -- le sang coulait, rouge, fumant, -- comme dans l'étal du boucher ! -- Ils ont égorgé sept mille des nôtres à Chasseneuil, -- les croisés catholiques !
-- Ils ont égorgé sept mille des nôtres à Chasseneuil ! -- et puis, las de viol et de carnage, -- ils ont pillé, tout pillé ! -- En pillant, ils ont trouvé des femmes et des vieillards, -- des enfants et des blessés, -- réfugiés dans les caves, dans les greniers ! -- Des potences se dressent ! -- des bûchers s'allument ! -- La corde et le feu achèvent -- ce que le glaive a commencé !
-- La corde et le feu achèvent -- ce que le glaive a commencé ! -- Ravagée de fond en comble, la ville n'est plus peuplée que de cadavres ! « -- À Béziers ! -- crie le légat du pape ! -- Hardi, Montfort ! en route ! -- notre saint Père l'ordonne ! -- Tue, pille, brûle les hérétiques comme à Chasseneuil ! » -- À Béziers ! -- a répondu Montfort ! -- Et les voilà partis pour Béziers, les croisés catholiques ! -- la rouge croix sur la poitrine, -- le nom de Jésus aux lèvres, -- l'épée d'une main, -- la torche de l'autre !
-- Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? -- Quel mal leur avons-nous jamais fait ?
CECI EST LA TUERIE DE BÉZIERS.
-- Les voilà devant Béziers, les croisés catholiques ! -- gorgés de pillage et de sang, -- toujours prêtres en tête ! -- Aux côtés de Montfort, voici l'archevêque de Sens et celui de Bordeaux, -- les évêques d'Autun, -- de Puy, -- de Limoges, -- de Bazas, -- et les évêques d'Agde, -- de Clermont, -- de Cahors et de Nevers. -- L'armée de la Foi entoure la ville. -- Reginald de Montpayroux, évêque de Béziers -- (les hérétiques l'ont laissé paisible, lui et ses prêtres, -- dans son palais épiscopal), -- Reginald de Montpayroux dit au peuple : « Renie ton hérésie, -- soumets-toi à l'Église catholique, -- sinon, j'en jure par le Dieu sauveur ! -- pas une maison ne restera debout dans la cité de Béziers, -- pas une créature ne restera vivante ! » -- Va-t'en, évêque ! -- va-t'en, Romieu ! -- Nous nous tuerions plutôt, nous, -- nos femmes, nos enfants, -- que de nous soumettre à l'Église de Rome !
-- Va-t'en, évêque ! -- Nous nous tuerions plutôt, nous, -- nos femmes, nos enfants, -- que de nous soumettre à l'Église de Rome ; » -- m'a répondu à moi le peuple, -- dit à Montfort l'évêque de Béziers, accourant de cette ville. -- Hardi ! Montfort ! notre saint Père l'ordonne ! -- Aux armes ! -- Tue, brûle, pille, ravage ! -- Que pas un hérétique n'échappe à la mort ! -- Leurs biens sont à nous ! -- Non, fussent-ils vingt mille, cent mille, -- crie l'abbé de Cîteaux, -- que pas une créature, non, pas une, -- n'échappe au fer, à la corde ou au feu ! »
-- Non ! que pas une créature n'échappe -- au fer, à la corde ou au feu ! -- a dit l'abbé de Cîteaux ; -- Mais, -- a répondu Monfort, -- il est à Béziers des catholiques ? -- comment au milieu du carnage les reconnaître ? « -- Tuez toujours ! -- s'est écrié le légat du pape -- TUEZ-LES TOUS ! -- LE SEIGNEUR DIEU RECONNAÎTRA BIEN CEUX QUI SONT À LUI ! »
-- Tuez-les tous ! -- s'est écrié le légat du pape ! -- le seigneur Dieu reconnaîtra bien ceux qui sont à lui ! -- Béziers est enlevé d'assaut. -- Ils ont tout tué comme à Chasseneuil ; les croisés catholiques ! -- D'abord sept mille femmes ou enfants -- réfugiés dans l'église de Sainte-Madeleine, -- et puis le carnage a continué deux jours durant. -- Oui, deux jours durant, de l'aube au soir, -- ce n'est pas trop pour égorger SOIXANTE-TROIS MILLE CRÉATURES DE DIEU ; oui, SOIXANTE-TROIS MILLE, -- c'est le nombre des hérétiques égorgés à Béziers.
-- Soixante-trois mille, -- c'est le nombre des hérétiques égorgés à Béziers. -- Après le viol et la tuerie : le pillage, -- après le pillage : l'incendie. -- Le butin hors de la ville est charroyé ; -- et puis, -- brûle, Béziers ! brûle, foyer d'hérésie ! -- Et tout brûla, tout... -- maisons des artisans et maisons des bourgeois ; -- l'hôtel communal et le palais du vicomte ; -- l'hôpital des pauvres et la grande cathédrale bâtie par maître GERVAIS ; -- tout brûla, tout ! -- Et quand tout a été brûlé, -- et les chariots de butin remplis, -- et les vignes arrachées dans les vignobles, -- et les oliviers coupés dans les vergers, -- et les moissons brûlées dans les guérets : -- « À Carcassonne ! » -- a crié le légat du pape ! -- Hardi, Monfort ! -- en route ! -- notre saint père l'ordonne ! -- à Carcassonne ! -- Tue, pille, brûle les hérétiques comme à Chasseneuil, comme à Béziers ! -- À Carcassonne ! »
-- À Carcassonne ! -- Tue, pille, brûle les hérétiques, comme à Chasseneuil, comme à Béziers ! » -- À Carcassonne ! -- a répondu Montfort ! -- Et les voilà partis pour Carcassonne, -- les croisés catholiques, prêtres en tête ! -- la rouge croix sur la poitrine, -- le nom de Jésus aux lèvres, -- l'épée d'une main, -- la torche de l'autre !
Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? -- Quel mal leur avons-nous jamais fait ?
CECI EST LE DÉSASTRE ET LA BRÛLERIE DE CARCASSONNE.
-- Ils se dirigent vers Carcassonne, -- les croisés catholiques ! -- Peu forte est cette ville, -- là s'est jeté Roger, le jeune vicomte de Béziers, -- trop tard revenu d'Arragon pour défendre la capitale de sa vicomté. -- Ce jeune homme est vaillant, généreux, -- aimé de chacun. -- Hérétique comme tous les seigneurs du Languedoc, -- cette terre de liberté, -- le jeune vicomte s'incline devant les magistrats populaires -- et devant les franchises des cités. -- Le vicomte et les échevins raniment l'enthousiasme des habitants, -- un moment atterrés par les massacres de Chasseneuil et de Béziers. -- Fossés profonds se creusent, hautes palissades se dressent -- pour renforcer les remparts de Carcassonne. -- Vieux et jeunes, -- riches et pauvres, -- femmes et enfants, -- tous ardemment travaillent à la défense de la ville, -- et ils se disent : -- Non ! nous ne serons pas égorgés comme ceux de Chasseneuil et de Béziers, -- non !
-- Non ! nous ne serons pas égorgés comme ceux de Chasseneuil et de Béziers... non ! -- Mais voilà que la route à l'horizon poudroie, -- la terre, au loin, tremble -- sous le pas des chevaux caparaçonnés de fer, -- montés de guerriers bardés de fer. -- Les fers d'une forêt de lances brillent, -- brillent comme les armures -- aux premiers feux du soleil, -- et voilà que la colline, et le val, et la plaine -- se couvrent d'innombrables cohortes. -- Cette multitude armée, toujours et toujours augmentée, -- s'étend, déborde de l'orient à l'occident, -- du nord au midi. -- Bientôt, de tous côtés, Carcassonne est entouré. -- Viennent ensuite les chariots, les bagages, -- et d'autres multitudes encore, et d'autres encore. -- Au soleil levant, ils commençaient à descendre le versant des collines lointaines, -- les croisés catholiques ! -- Et il en arrivait encore au soleil couché.
-- Au soleil levant, ils commençaient à descendre le versant des collines lointaines, les croisés catholiques ! -- Et il en arrivait encore au soleil couché. -- Le soir vient, Monfort, les prélats, les chevaliers dressent leurs tentes. -- La multitude couche à terre sous le ciel étoilé. -- Elles sont si douces, oh ! si douces, les nuits d'été du Languedoc ! -- D'autres croisés envahissent, pillent et incendient les faubourgs, -- dont les habitants se sont réfugiés dans Carcassonne. -- Dès l'aube, les clairons sonnent dans le camp des croisés : -- À l'assaut ! à l'assaut ! Mort aux hérétiques de Carcassonne ! -- Tue !... tue comme à Chasseneuil, comme à Béziers ! »
« -- À l'assaut ! Mort aux hérétiques de Carcassonne ! -- Tue ! tue comme à Chasseneuil, comme à Béziers ! -- À l'assaut ! » -- Les gens de Carcassonne sont aux remparts ! -- La mêlée s'engage sanglante, furieuse ; -- le jeune vicomte, les consuls -- redoublent, par leur exemple, par leur courage, -- l'énergie des assiégés ; -- les femmes, les enfants apportent des pierres pour les machines de guerre ; -- les fossés se comblent de cadavres. -- Victoire aux hérétiques ! cette fois, victoire ! -- Les assaillants sont repoussés. -- Ils l'ont payée cher cette victoire, les hérétiques ! -- hélas ! ils l'ont payée cher ! -- Onze mille des leurs sont tués ou hors de combat, -- la fleur des vaillants ; -- plus grande encore est la perte des croisés. -- Mais ils sont encore là près de deux cent mille. -- Arrive dans Carcassonne un messager de Montfort, et il dit : « -- Sire vicomte, messires consuls, -- le bienheureux légat du saint Père et monseigneur le comte de Montfort -- vous offrent trêve et vous jurent, sur -- leur foi de prêtre catholique et de chevalier, que -- si toi, vicomte, et vous, consuls, vous vous rendez au camp des croisés, -- vous serez respectés et libres de revenir en votre cité, -- si point vous n'acceptez les propositions du légat et de Montfort. » -- Partons pour le camp ! -- répond le vicomte de Béziers, -- confiant dans le serment d'un prêtre et d'un chevalier. -- Partons pour le camp ! disent les consuls, -- espérant sauver la ville ; -- et les voilà sous la tente de Montfort.
-- Et les voilà sous la tente de Montfort. -- Le vicomte lui a dit ceci : « -- Épargne cette malheureuse cité, fixe sa rançon, elle te sera payée. -- Moi, je t'abandonne la moitié de mes domaines. -- Si tu refuses, nous retournons à Carcassonne -- nous ensevelir sous ses ruines ! ! »
« -- Beau sire, ta vicomté tout entière m'appartient, -- a répondu Montfort ; -- le saint Père, aux soldats du Christ, a donné les biens des hérétiques. -- Écris aux gens de la ville de renoncer à leur damnable hérésie, -- sinon, demain, un nouvel assaut. -- Et par le Dieu mort et ressuscité, -- je le jure, tous les habitants seront livrés au glaive -- comme ceux de Chasseneuil et de Béziers. »
-- Adieu, Montfort, -- a dit le vicomte, -- l'Église de Rome nous fait horreur ; nous saurons mourir !
« -- Non pas adieu, vicomte de Béziers ; toi, et ces échevins, vous êtes mes prisonniers, à moi Montfort, chef de cette sainte croisade. »
-- Nous tes prisonniers, Montfort ? nous ici couverts par la trêve ? -- nous ici sur la foi de prêtre, du légat du pape ? -- nous ici sur ta foi de chevalier ?
-- Notre saint Père l'a dit : « -- Nul n'est tenu de garder sa foi envers qui ne la garde point envers Dieu, » -- a répondu l'abbé de Cîteaux. -- Tu resteras donc notre prisonnier, vicomte de Béziers ! -- À demain l'assaut ! -- Hardi, Montfort ! -- le saint Père l'ordonne ! -- Tue, brûle, pille, que pas un hérétique de Carcassonne -- n'échappe au fer, à la corde ou au feu !
-- Que pas un hérétique de Carcassonne -- n'échappe au fer, à la corde ou au feu ! -- Le jeune vicomte et les consuls sont garrottés, -- (le vicomte est mort depuis par le poison, -- les consuls sont morts dans les supplices). -- Dès l'aube, les clairons sonnent, -- les croisés marchent aux murailles ; -- personne ne garde ces murailles, personne ne les défend. -- Les croisés abattent les palissades, comblent les fossés, enfoncent les portes de la ville. -- Personne ne garde la ville, personne ne la défend. -- Les croisés sans avoir combattu, se précipitent en tumulte dans les rues de la cité, -- dans les maisons. -- Il n'y a personne dans les rues de la cité, -- il n'y a personne dans les maisons. -- Le silence des tombeaux plane sur Carcassonne.
-- Le silence des tombeaux plane sur Carcassonne. -- Les croisés fouillent les caves, les greniers, les réduits, -- et enfin, ils trouvent çà et là, cachés, -- des blessés infirmes, des malades, des vieillards, -- ou des femmes prêtes à mettre au jour un enfant ; -- les croisés trouvent aussi des épouses, des filles, des mères, -- qui n'ont voulu abandonner un père, un fils, un mari, -- trop blessés ou trop vieux pour fuir, -- pour fuir à travers les bois, les montagnes, -- et là rester errants ou cachés -- pendant des jours, pendant des mois. -- Fuir ! Ils ont donc fui tous les habitants de Carcassonne !
Ils ont donc fui tous les habitants de Carcassonne ? -- Oui, avertis pendant la nuit du sort du vicomte et des consuls, -- redoutant l'extermination dont la ville est menacée, -- ils ont tous fui ; -- les blessés se traînant, -- les femmes emportant leurs petits enfants sur leur dos, -- les hommes se chargeant de quelques provisions ; -- oui, tous, abandonnant leurs foyers, leurs biens, -- ils ont fui par un secret souterrain, -- ils ont fui les habitants de Carcassonne.
-- Ils ont fui par un secret souterrain, -- les hérétiques de Carcassonne. -- Les halliers des forêts, -- les cavernes des montagnes seront leur refuge -- durant des jours, durant des mois, -- et s'ils revoient jamais leur ville, -- combien reviendront du fond des bois et des rochers ? -- combien auront échappé à la fatigue, -- à la misère, aux maladies, à la faim ? -- Ils sont partis vingt mille et plus, -- quelques milliers reviendront peut-être. -- « Oh ! ils nous ont échappé les hérétiques de Carcassonne ! -- s'écrie le légat du pape ; -- ceux qui n'ont pu les suivre porteront la peine de tous. » -- Pillez la ville et, après le pillage, le bûcher, la potence -- pour ces mécréants qui sont entre nos mains. » -- Carcassonne est ravagé de fond en comble. -- Après le pillage on dresse les potences, -- on amoncelle le bois des bûchers.
-- Carcassonne est ravagé de fond en comble. -- Après le pillage on dresse les potences, -- on amoncelle le bois des bûchers. -- Les croisés amènent les blessés ; -- les uns mutilés, les autres mourants, -- les infirmes, les vieillards, les femmes au moment de mettre un enfant au monde ; -- les croisés amènent encore les épouses, les filles, les mères de ceux-là qui n'ont pu fuir. -- Flammes du bûcher, flambez ! -- cordes des potences, raidissez-vous sous le poids des pendus ! -- Tous ils ont été pendus ou brûlés, -- les hérétiques de Carcassonne restés dans la ville ; -- tous ils ont été pendus ou brûlés, -- puis les chariots de butin chargés. -- « À LAVAUR ! -- s'est écrié le légat du pape. -- Hardi, Montfort ! en route ! -- Tue, pille, brûle les hérétiques ! -- notre saint Père l'ordonne ! » -- À LAVAUR ! à LAVAUR ! -- a répondu Montfort ! -- Et les voilà partis pour LAVAUR, les croisés catholiques, -- prêtres en tête, -- la rouge croix sur la poitrine, -- le nom de Jésus aux lèvres, -- l'épée d'une main, -- la torche de l'autre. -- Quel mal leur avons-nous donc fait à ces prêtres ? -- Quel mal leur avons-nous jamais fait ?
CECI EST LE CRI DE GUERRE DES HÉRÉTIQUES.
-- Oui, les voilà en route pour Lavaur, -- la torche d'une main, l'épée de l'autre, les croisés catholiques ; -- oui, voilà ce qu'ils ont fait jusqu'ici. -- Ô vaillants fils du Languedoc ! -- ô vous, fils de la vieille Gaule ! -- qui avez su, comme nos pères, reconquérir vos libertés, -- lisez sur la bannière des croisés catholiques, -- lisez... lisez, en traits de sang et de feu : -- Chasseneuil, -- Béziers, -- Carcassonne. -- Dites : y lira-t-on bientôt : Lavaur ? Alby ? -- Toulouse ? -- Arles ? -- Narbonne ? -- Avignon ? -- Orange ? -- Beaucaire ? -- Dites ? est-ce assez de rapines, de viols, de carnage, d'incendies ? -- Dites, est-ce assez : Chasseneuil, -- Béziers, -- Carcassonne ? -- est-ce assez ?
-- Dites : Chasseneuil, -- Béziers, -- Carcassonne, -- est-ce assez ? -- Dites, nos cités seront-elles des monceaux de cendres ? -- nos champs... des déserts blanchis d'ossements ? -- nos bois... des forêts de potences ? -- nos rivières... des torrents de sang ? -- nos cieux... la lueur enflammée de l'incendie ou des bûchers ? -- Dites, le voulez-vous ? -- fiers hommes affranchis du joug de l'Église catholique ? -- voulez-vous retomber, vous, vos femmes, vos enfants, -- sous le pouvoir exécrable de ces prêtres, -- dont les soldats violent, égorgent, brûlent les femmes et les enfants ? -- le voulez-vous ? -- Non, vous ne le voulez pas ! non, -- votre cœur bondit, votre sang s'allume, et vous dites : -- Chasseneuil, Béziers, Carcassonne... c'est assez !
-- Oh ! oui, Chasseneuil, Béziers, Carcassonne, c'est assez ! -- Malgré leur vaillance, nos frères ont péri ; -- redoublons de vaillance, -- écrasons l'ennemi. -- Pour lui, ni trêve, -- ni merci, ni repos, ni pitié ; -- par monts, par vaux, -- poursuivons-le ! harassons-le ! écharpons-le ! -- Levons-nous tous, fils du Languedoc, -- tous ! -- Guerre implacable ! guerre à mort aux croisés catholiques ! -- Le droit est pour nous : -- tout est bon contre eux : -- la fourche et la faux, -- le bâton et la pierre, -- les mains et les dents ! -- Aux armes, hérétiques du Languedoc ! -- aux armes ! -- Nous aussi, crions : -- À LAVAUR ! Et que LAVAUR soit le tombeau des croisés catholiques !...
Mylio composa ce chant peu de temps après les massacres de Chasseneuil, de Béziers et de Carcassonne, et il alla le chantant par tout le pays, tandis que l'armée des croisés se dirigeait vers la ville et le château de Lavaur.
Fils de Joel, les scènes suivantes se passent dans une belle villa abandonnée par ses maîtres hérétiques, et située à peu de distance du château de dame Giraude, assiégé par les croisés. Cette maison est occupée par le général de l'armée de la foi, Simon, comte de Montfort, et par sa femme, Alix de Montmorency, qui, depuis peu de temps, est venue rejoindre son époux en Languedoc ; les tentes des seigneurs environnent la demeure du chef de la croisade. Le camp, formé de huttes de terre ou de branchages pour les soldats, s'étend au loin, la foule des serfs échappés des domaines de leurs seigneurs, et attirés par l'espoir du pillage, couchent sur la dure et sans abri. Il fait nuit ; un flambeau de cire éclaire faiblement la salle basse de la villa ; un bon feu brûle dans la cheminée, car la soirée est fraîche. Deux chevaliers s'entretiennent auprès du foyer ; l'un d'eux est Lambert, seigneur de Limoux, qui remplissait à la cour d'amour de Blois, les fonctions de Conservateur des hauts privilèges d'amour ; l'autre est Hugues, seigneur de Lascy, ex-Sénéchal des marjolaines près de la même cour. Bien qu'armé de pied en cap, il porte un bonnet de fourrure qui laisse voir son front ceint d'un bandeau : ce chevalier a été blessé durant le siège de Lavaur.
HUGUES DE LASCY, s'adressant à son compagnon, qui vient d'entrer dans la salle basse. -- Monfort est moins souffrant ; un de ses écuyers qui, tout à l'heure, est sorti de la chambre voisine, m'a dit que le comte dormait depuis deux heures, et que sa fièvre semblait diminuée.
LAMBERT DE LIMOUX. -- Tant mieux ; car je venais apprendre à Alix de Montmorency qu'elle ne doit plus guère compter sur le médecin qu'elle attend de Lavaur.
HUGUES DE LASCY. -- Quel médecin ?
LAMBERT DE LIMOUX. -- Ce matin, la comtesse, voyant Montfort en proie à une fièvre ardente et à de douloureux étouffements que son écuyer chirurgien ne pouvait soulager, s'est rappelé avoir entendu dire par l'un de nos prisonniers que le plus fameux médecin du pays, quoique hérétique endiablé, se trouvait dans le château de Lavaur. La comtesse a fait venir ce prisonnier, lui offrant la liberté, à condition qu'il remettrait au médecin une lettre, où on lui promettait la vie sauve s'il consentait à venir donner ses soins à Montfort ; ensuite de quoi le célèbre Esculape pourrait rentrer dans la ville assiégée.
HUGUES DE LASCY, -- Quelle imprudence ! Comment la comtesse ose-t-elle se fier à un hérétique ?
LAMBERT DE LIMOUX. -- Rassure-toi, nous en serons quittes pour un prisonnier de relâché. Ce coquin est parti depuis tantôt, et selon le désir de la comtesse, j'ai attendu à nos avant-postes le médecin jusqu'à cette heure, afin de le conduire ici ; la nuit est venue, il n'a pas paru, il ne faut plus compter sur lui. Cependant, j'ai laissé des ordres pour qu'il fût amené céans s'il se présentait au camp, ce qui est probable.
HUGUES DE LASCY. -- Je le répète, la comtesse est insensée. Quoi ! confier à un ennemi la vie de Montfort, l'âme de la croisade !
LAMBERT DE LIMOUX. -- J'ai fait cette objection à Alix de Montmorency ; elle m'a répondu que ce médecin étant ce que ces damnés appellent un Parfait, cet homme pousserait certainement l'hypocrisie jusqu'à ne pas trahir la confiance que l'on mettait en lui. Tant est grande l'affectation de ces misérables à paraître honnêtes gens.
HUGUES DE LASCY. -- Ces ensabbattés sont, il est vrai, capables des feintes les plus scélérates pour se donner un faux semblant de vertu.
LAMBERT DE LIMOUX. -- Ce qui n'est pas un faux semblant, c'est la résistance enragée de ces gens de Lavaur ; sais-tu qu'ils se défendent comme des lions ? Sang du Christ ! on croit rêver ! Le siège de cette ville maudite, qui nous coûte déjà tant de capitaines et de soldats, dure depuis près d'un mois ; tandis que Chasseneuil, Béziers, Carcassonne, ont été enlevés presque sans coup férir.
HUGUES DE LASCY. -- Cette résistance, aussi acharnée qu'inattendue, rencontrée par nous ici et ailleurs lors de nos derniers combats contre les Albigeois, on l'attribue à des vers d'une furie sauvage ! chantés de ville en ville par ce misérable Mylio-le-Trouvère, que nous avons connu dans le nord de la Gaule. Les hommes, les femmes, les enfants, s'enivrent de ses paroles exécrables, et les populations courent aux armes avec frénésie.
LAMBERT DE LIMOUX. -- Ce Mylio doit être parmi les assiégés ; sans doute il pousse à cette défense désespérée la dame de Lavaur, une des plus forcenées hérétiques du pays.
HUGUES DE LASCY, avec un sourire cruel. -- Patience ! patience ! il ne s'agit plus ici de Cours d'amour, où les gens de guerre s'inclinent devant l'autorité des femmes. Sang du Christ ! lorsque nous nous serons emparés de cet infernal château, il s'y tiendra une terrible cour de justice, et la dame de Lavaur sera la reine du bûcher.
LAMBERT DE LIMOUX. -- Et après le supplice de cette ensabbattée, nous te saluerons : seigneur de Lavaur, heureux Lascy ! puisque Montfort t'a promis la possession de cette seigneurie, l'une des plus considérables de l'Albigeois.
HUGUES DE LASCY. -- Serais tu jaloux de ce don ? Montfort n'a-t-il pas déjà, comme maître et conquérant de la vicomté de Béziers, octroyé plusieurs seigneuries aux chefs de la croisade ?
LAMBERT DE LIMOUX. -- Dieu me garde de te jalouser, Hugues !... Quant à moi, ma part est faite ; et, à vrai dire, les bons sacs d'or et la belle vaisselle d'argent dont je me suis emparé lors du sac de Béziers, et qui sont dans mes bagages, me semblent préférables à tous les domaines de l'Albigeois. L'on n'emporte avec soi ni terres, ni châteaux, et les chances de la guerre sont hasardeuses ; mais, ces chances, j'espère n'avoir plus à les craindre le 10 de ce mois.
HUGUES DE LASCY. -- Pourquoi cette date ?
LAMBERT DE LIMOUX. -- Le lendemain de cette date expirent pour moi les quarante jours de croisade que tout croisé doit à la guerre sainte, à partir du moment où il a mis le pied sur la terre hérétique, après quoi il reprend avec ses hommes le chemin de son manoir ; c'est ce que je me propose de faire bientôt... Hé ! hé ! sais-tu que ces quarante jours de croisade auront été pour moi des plus productifs ? D'abord, je me trouve absous de tous mes péchés présents et passés... J'ai fait peau neuve ; ce n'est pas tout : peu de temps avant mon départ j'avais emprunté à un riche lombard de Blois une forte somme à grosse usure ; or, en ma qualité de croisé, je ne dois aucun intérêt à mon coquin de marchand pour l'argent qu'il m'a prêté... La lettre du pape Innocent III le déclare formellement. Enfin, grâce à ma part du butin de Béziers, je pourrai rembourser le capital de ma dette ; je n'ai donc plus grand-chose à gagner en Languedoc ; aussi, je te le répète, mes quarante jours de croisade expirés, je m'en retourne fort allègrement en Touraine, très-décidé à prier d'amour la belle Marphise, la reine de beauté de notre cour d'amour, car je t'avouerai qu'avant mon départ...
La confidence de l'ex-Conservateur des hauts privilèges d'amour est interrompue par l'un des écuyers de Montfort, qui sort en courant d'une chambre voisine.
HUGUES DE LASCY, à l'écuyer. -- Où courez-vous ainsi ?
L'ÉCUYER. -- Ah ! messire, monseigneur le comte est dans un grand péril.
HUGUES DE LASCY. -- Mais, tout à l'heure il dormait profondément ?
L'ÉCUYER. -- Il vient de se réveiller en proie à une suffocation terrible ; je cours chercher l'abbé Reynier, par ordre de la comtesse, afin qu'il donne à monseigneur les derniers sacrements.
À peine l'écuyer est-il sorti, qu'un homme d'armes entre et dit à Lambert de Limoux : -- Seigneur, je vous amène l'hérétique de Lavaur que j'ai, par votre ordre, attendu à nos avant-postes.
LAMBERT DE LIMOUX. -- Qu'il vienne ! qu'il vienne !... Il ne saurait arriver plus à propos.
HUGUES DE LASCY. -- Livrer la vie de Montfort à ce damné !... y songes-tu ?
LAMBERT DE LIMOUX. -- Je vais le conduire auprès d'Alix de Montmorency. Elle seule avisera dans cette grave circonstance.
L'homme d'armes rentre bientôt avec Karvel-le-Parfait ; sa physionomie est empreinte de sa sérénité habituelle ; il tient à la main une petite cassette.
LAMBERT DE LIMOUX, à Karvel. -- Suis-moi, je vais te conduire auprès d'Alix de Montmorency.
Vous voyez la chambre occupée par Simon, Comte de Leicester et de Monfort-l'Amaury. Il est couché ; une peau d'ours étendue sur son lit découvre à demi son buste à la fois osseux et herculéen ; sa tête repose sur un coussin. Si le comte était tonsuré, on croirait voir la figure ascétique d'un moine macéré par les plus dures austérités ; au lieu de chemise, il porte sur la peau un rude cilice de crin, et à son cou pendent plusieurs reliques. Il a quarante-cinq ans environ ; son teint est bronzé par le soleil de la Palestine, où il a guerroyé récemment encore ; ses yeux caves, brillant d'un éclat fiévreux, luisent comme des charbons ardents, au fond de leur sombre orbite. Ses lèvres desséchées laissent échapper une respiration sifflante, saccadée. Sa large poitrine halète, et de temps à autre se soulève aussi péniblement que si un poids énorme l'écrasait. Alix de Montmorency, agenouillée au chevet de son mari, est à peine âgée de trente ans. Elle ressemble à l'une de ces religieuses presque introuvables en ces temps-ci, qui, en proie à une sorte de délire fanatique, s'épuisent dans le jeune et les macérations. Si l'on en juge par la régularité de ses traits, la comtesse a dû être belle ; mais sa figure décharnée, son teint blafard, d'une blancheur aussi mate et inanimée que celle des voiles qui entourent son visage ; ses yeux bleu-clair, mornes, glacés, sans regard, ses lèvres violâtres, lui donnent l'apparence d'un spectre. Cependant l'expression de sa physionomie n'est ni dure ni repoussante. Elle offre ce mélange de douceur béate, de résignation stupide et d'ascétique impassibilité qui résultent d'un complet détachement des choses d'ici-bas. Lambert de Limoux a conduit Karvel-le-Parfait auprès d'Alix de Montmorency, et l'a laissé seul avec elle dans la chambre de Montfort. Après avoir fait le signe de la croix, comme si elle se fût trouvée tête à tête avec Satan, elle jette sur l'hérétique un regard d'effroi, nuancé d'une sorte de commisération ordonnée par la charité chrétienne ; puis elle dit au médecin, d'une voix faible et sourde : -- Tu viens tard !
KARVEL. -- Nous avons beaucoup de blessés à Lavaur ; j'ai dû d'abord leur donner mes soins. Vous m'avez fait appeler au nom de l'humanité, je viens, madame, remplir un devoir sacré.
ALIX DE MONTMORENCY. -- Il plaît parfois au Seigneur d'employer, pour le bien de ses élus, les instruments les plus pervers !
Karvel sourit de cet accueil étrange et s'approche de la couche de Simon, dont le regard fixe, ardent, hagard ne donne plus aucun signe d'intelligence. Après avoir longtemps et attentivement examiné le comte, posé sa main sur son front, touché légèrement du doigt ses lèvres desséchés, consulté son pouls, le Parfait dit à la comtesse : -- Il faut d'abord promptement saigner votre époux, madame (ce disant il tire de sa poche un étui contenant une bande de drap rouge et des lancettes, il en choisit une et ajoute :) -- Veuillez, madame, approcher cette table et ce flambeau... vous m'aiderez ensuite à soutenir le bras de votre mari. Ce bassin d'argent que je vois là, sur ce meuble, servira pour recevoir le sang de la saignée.
Les différents ordres du médecin sont silencieusement accomplis par la comtesse sans que l'expression de sa physionomie trahisse ni émotion ni défiance. Ce calme extraordinaire frappe Karvel. Tout en enroulant autour du bras de Montfort une bandelette de drap écarlate destinée à opérer le gonflement des veines, le Parfait observe Alix de Montmorency, et, voulant s'assurer si cette étrange insouciance est réelle ou feinte, il dit à la comtesse, qui, agenouillée, soutenait le bras de Montfort : -- Je vous le recommande en grâce, madame, ne laissez pas fléchir le bras du comte lorsque je piquerai la veine ; car, près d'elle se trouve une artère que je pourrais atteindre au moindre tressaillement du malade, et cette atteinte serait pour lui... mortelle.
ALIX DE MONTMORENCY, impassible. -- Mon époux peut mourir... il est en état de grâce.
Karvel, effrayé de cette insensibilité glaciale, demeure un moment interdit ; puis il ouvre dextrement la veine. Aussitôt il s'en échappe un jet de sang noir et épais qui tombe, fumant, dans le bassin d'argent.
KARVEL. -- Quel sang noir !... Cette saignée sauvera, je l'espère, votre mari, madame.
ALIX DE MONTMORENCY. -- Que la volonté du Seigneur soit faite en toutes choses !
Le sang du malade continue de couler dans le bassin d'argent. Ce bruit sourd et continu interrompt seul le profond silence qui règne dans la chambre. Le Parfait, observant attentivement les traits de Montfort, voit peu à peu opérer la bienfaisante influence de la saignée. La peau du malade, jusqu'alors sèche et brûlante, se couvre d'une sueur abondante ; sa respiration devient de plus en plus facile ; sa poitrine s'allège ; ses yeux, d'abord fixes et ardents, se ferment bientôt sous leurs paupières appesanties. Karvel consulte de nouveau le pouls du comte et s'écrie vivement : -- Il est sauvé !
ALIX DE MONTMORENCY, levant vers le plafond son regard terne. -- Seigneur, puisqu'il vous plaît de laisser mon époux dans cette vallée de larmes et de misères !... qu'il en soit ainsi !
Karvel arrête l'effusion du sang au moyen d'une bande qu'il roule autour du bras du comte ; puis, allant vers la cassette apportée par lui et déposée sur une table, il prend plusieurs fioles et compose un breuvage. L'état de Montfort s'améliore comme par enchantement ; il sort peu à peu de sa léthargie et pousse un profond soupir de soulagement. Le Parfait, ayant achevé la confection du breuvage, se rapproche et dit à la comtesse : -- Soutenez, je vous prie, la tête de votre mari, madame, et aidez-moi à lui faire boire cette potion.
Alix de Montmorency obéit à Karvel ; quelques instants après l'action du breuvage se manifeste. Le regard de Montfort, jusqu'alors vague et errant, s'arrête sur le médecin ; il le contemple longtemps ; puis, tournant la tête vers la comtesse et levant péniblement son bras pour désigner le Parfait, il dit d'une voix faible et caverneuse : -- Quel est cet homme ?
ALIX DE MONTMORENCY. -- C'est le médecin hérétique de Lavaur.
Simon, à ces mots, tressaille de surprise et d'horreur ; puis, fermant les yeux, il semble réfléchir. Karvel, après avoir déposé un flacon sur la table, referme la cassette, la prend, et dit à la comtesse : -- Vous ferez, madame, durant cette nuit, boire d'heure en heure, à votre mari, quelques gorgées du breuvage contenu dans ce flacon... cela suffira, je pense, à assurer la guérison du comte s'il garde encore deux ou trois jours le lit. Et maintenant, adieu, madame ; les blessés de Lavaur m'attendent.
MONTFORT, voyant son sauveur se diriger vers la porte, se soulève à demi sur sa couche, et dit à Karvel d'un ton impératif : -- Reste ! -- (Le Parfait hésite à obéir au comte ; celui-ci frappe sur un timbre placé près de lui, et dit à l'un de ses écuyers qui est accouru :) -- Ce médecin ne sortira pas d'ici sans mon ordre.
L'écuyer s'incline et quitte la chambre. Karvel reste calme. L'heure étant sans doute venue pour Alix de Montmorency de dire ses patenôtres, elle s'agenouille dans un coin de la chambre et murmure à voix basse son oraison, se frappant de temps à autre la poitrine, et restant étrangère à l'entretien du comte et du Parfait.
MONTFORT. -- Écoute, je me connais en courage ; tu en as montré en venant ici, seul... dans l'antre du lion.
KARVEL. -- Ta femme m'a mandé au camp, en invoquant mon humanité... Tu es homme... tu souffrais... je suis accouru... Puis il m'a semblé bon de montrer une fois de plus : comment ces hérétiques, ces monstres... contre lesquels on déchaîne tant de fureurs, pratiquent la morale évangélique de Jésus... Tu es notre implacable ennemi, Montfort, et pourtant je suis heureux de t'avoir sauvé la vie.
MONTFORT. -- Ne blasphème pas ! Tu n'as été que le vil instrument de la volonté du Seigneur, qui a voulu conserver mes jours, à moi, son serviteur indigne, à moi, l'humble épée de sa victorieuse Église... Mais, je te le répète, tu es un homme courageux, je voudrais sauver ton âme.
KARVEL. -- Ne prends point ce souci ; laisse-moi seulement retourner sur l'heure à Lavaur, où nos blessés m'attendent.
MONTFORT. -- Non... tu ne partiras pas encore !
KARVEL. -- Tu as la force... j'obéis... (Après un moment de réflexion.) Puisque tu t'opposes à mon départ, puisque tu crois me devoir quelque reconnaissance, acquitte-toi en répondant sincèrement à mes questions.
MONTFORT. -- Parle.
KARVEL. -- Ta vaillance est connue... tes mœurs sont austères... tu es humain envers tes soldats... On t'a vu, au passage de la Durance, faillir te noyer pour arracher au courant un piéton qui périssait.
MONTFORT, brusquement. -- Assez, assez ! Tu n'éveilleras pas dans mon âme le démon d'orgueil ; je ne suis qu'un ver de terre !
KARVEL. -- Je ne te flatte pas... Tu es accessible aux sentiments d'humanité. Aussi, dis-moi : Lorsqu'à Béziers plus de soixante mille créatures de Dieu, hommes, femmes, enfants ont été égorgés par tes ordres et par ceux du légat du pape... n'as-tu pas gémi de cette horrible boucherie ?
MONTFORT. -- Jamais je n'ai senti mon âme plus épanouie.
KARVEL, frappé de la sincérité de l'accent de Montfort, reste un moment pensif et reprend. -- Le délire de la guerre est aveugle et féroce, je le sais ; mais enfin, après le combat ? quand cette fièvre sanguinaire est calmée ? massacrer de sang-froid et par milliers des créatures désarmées, inoffensives, des femmes, des enfants... c'est affreux ! songes-y donc, Montfort, massacrer des enfants !...
MONTFORT, avec affliction. -- Combien la surprise sacrilège de ce mécréant prouve la profondeur de sa diabolique hérésie ! Il va justement me parler des enfants !... les enfants ! les seuls qui meurent en état de grâce !
KARVEL. -- Explique-toi plus clairement ; il faut, vois-tu, être indulgent pour l'ignorance. Précisons les faits : Tu emportes, je suppose, une ville d'assaut ; une femme fuit avec son enfant, tu égorges la mère...
MONTFORT. -- La vipère écrasée ne fait plus de petits.
KARVEL. -- C'est du moins logique ; mais l'enfant... tu l'égorges aussi ?
MONTFORT. -- Quel âge a-t-il... l'enfant ?
KARVEL. -- Il est à la mamelle.
MONTFORT. -- A-t-il été baptisé par un prêtre catholique ?
KARVEL. -- Oui ; car en Languedoc, catholiques ou hérétiques, vous tuez tout, « quitte au Seigneur à reconnaître les siens lors du jugement dernier, » ainsi que l'a dit le légat du pape. Donc cet enfant à la mamelle que tu égorges... est baptisé.
MONTFORT. -- Alors il se trouve en état de grâce et monte droit au paradis ; quant aux enfants âgés de plus de sept ans, ils vont dans le purgatoire attendre leur admission au bienheureux séjour ; mais si malheureusement ils sont hérétiques et n'ont point reçu le baptême...
KARVEL. -- Qu'arrive-t-il ?
MONTFORT. -- Les pauvres petites créatures, encore toutes dégoûtantes de la souillure du péché originel, s'en vont droit en enfer ; mais du moins, vu leur jeune âge, elles ont l'espoir d'être un jour rachetées des flammes éternelles par les prières des fidèles, et pardonnées par le Seigneur, grâce qu'elles n'obtiendraient jamais si elles croupissaient dans la pestilence hérésiarque !
KARVEL. -- Ainsi : en ces temps de guerre sainte, égorger au hasard un enfant catholique, c'est l'envoyer tout droit au paradis ! égorger un enfant hérétique, c'est lui donner grande chance d'échapper à l'enfer !
MONTFORT. -- Oui.
KARVEL. -- Me voilà fixé sur le sort des enfants... Maintenant, un mot sur le sort des femmes... Je désire, tu le vois, m'instruire.
MONTFORT. -- Parle... parle... Je te l'ai dit : tu es un homme courageux, je voudrais sauver ton âme... et peut-être, durant notre entretien, tes yeux s'ouvriront-ils à la lumière.
KARVEL. -- Jamais plus grand miracle ne serait opéré. Donc, parlons des femmes. Il y a dans le château de Lavaur, que tu assièges, une femme... un ange de bonté, de vertu ; elle se nomme dame Giraude. Laisse-moi achever... -- ajoute Karvel en voyant le comte bondir de fureur sur sa couche, -- pas d'emportement ! l'irritation te serait funeste en ce moment ; mais, tiens, bois quelque peu de ce breuvage. Ta femme, pieusement absorbée dans ses oraisons, oublie naturellement la créature pour le Créateur, bois...
Karvel approche le flacon des lèvres du comte et l'aide à boire, tandis qu'Alix de Montmorency continue d'égrener son chapelet en marmottant ses patenôtres avec un murmure monotone, seulement interrompu çà et là par les coups violents qu'elle se donne à l'endroit où, par un raffinement de dévotion, le cilice de crin qu'elle porte sur la peau est hérissé de pointes d'épingles pénétrant dans sa poitrine.
MONTFORT, à Karvel, après avoir bu et poussant un nouveau soupir de soulagement. -- Le Seigneur a eu pitié de moi, misérable pécheur que je suis ! je me sens renaître ; que sa miséricorde soit bénie ! je la mérite pourtant bien peu !
KARVEL. -- Je te disais ceci : la dame de Lavaur est renfermée avec son fils et son frère dans le château que tu assièges... Giraude est un ange de vertu, de bonté... Je suppose que demain, plus heureux que dans les attaques précédentes, tu emportes le château d'assaut, dame Giraude et son fils, enfant de quatorze ans... ayant par hasard échappé au massacre, tombent entre tes mains ; que fais-tu de cette femme et de son enfant ?
MONTFORT. -- Le légat du pape dit à cette hérétique : « -- Veux-tu, oui ou non, renoncer à Satan et rentrer dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine, notre mère commune ? veux-tu, oui ou non, renoncer à tous les biens de ce monde et t'enfermer à jamais dans un cloître pour y expier ton hérésie ? »
KARVEL. -- Giraude répond au légat du pape : « -- J'ai ma foi, vous avez la vôtre... et à la mienne je veux rester fidèle. »
MONTFORT, courroucé. -- Il n'y a qu'une foi au monde, la foi catholique... païen que tu es ! Tous ceux qui refusent de rentrer dans le giron de l'Église méritent la mort... et si elle persiste dans sa détestable perdition, la dame de Lavaur périra dans les flammes du bûcher !
KARVEL. -- Je ne sais si tu as des enfants, mais tu as une femme. Ta mère vit, ou elle a vécu... Si tu l'as connue, Montfort, tu l'as sans doute aimée, ta mère ?
MONTFORT, avec émotion. -- Oh ! oui... tendrement aimée.
KARVEL. -- Et tu ferais sans pitié brûler une femme qui fut le modèle des épouses et qui est le modèle des mères ?
MONTFORT, avec un sourire d'une bonhomie sinistre. -- Cela t'étonne ? tu me crois un homme féroce ? Eh ! mon Dieu ! il en doit être ainsi, tu n'as pas la foi. Sinon tu comprendrais que j'agis, au contraire, avec humanité.
KARVEL. -- En faisant brûler, massacrer les hérétiques ?
MONTFORT. -- Certainement.
KARVEL. -- Explique-toi.
MONTFORT. -- Écoute, et à mon tour je te dirai : réponds sincèrement. Tu as une femme, une mère, des enfants, des amis, tu les aimes tendrement ? Il existe dans ton pays une province, foyer permanent d'une contagion mortelle qui menace d'envahir les contrées voisines, d'atteindre ta famille, tes amis, la population tout entière ? Réponds : hésiteras-tu un instant à purifier ce coin de terre par le fer et par le feu ? Dis, au nom même de cette humanité dont tu parles, hésiteras-tu à sacrifier mille, vingt mille, cent mille pestiférés pour sauver des millions d'hommes de cette incurable pestilence ? Non, non, tu frapperas toujours et toujours ! et ton bras ne s'arrêtera que lorsque le dernier de ces exécrables empestés aura vécu, emportant avec lui dans la tombe le dernier germe de cette effroyable maladie, et tu auras fait acte de haute humanité. Veux-tu un autre exemple ? Vois ce sang fétide, corrompu, que tout à l'heure tu as tiré de mes veines pour le salut de mon corps ? Irai-je te reprocher d'être sanguinaire ? Non, et pourtant tu oses m'accuser de férocité, parce que comme toi j'ai recours à l'effusion d'un sang infecté d'hérésie, lorsqu'il s'agit, non plus de cette périssable et immonde vie du corps, mais de l'impérissable vie de l'âme que l'impiété peut damner à jamais, en plongeant ses victimes dans les flammes de Satan ! Va, crois-moi ! ils sont vraiment miséricordieux devant le Seigneur et devant les hommes, ceux-là qui, pour empêcher l'éternelle damnation de millions de leurs frères, ont accepté la mission sainte, trois fois sainte, d'extirper par le fer et par le feu jusqu'à la dernière racine de cette épouvantable hérésie qui menace d'envahir la Gaule entière !
Karvel a écouté Montfort en silence et avec une émotion croissante ; il reste un moment épouvanté de la sincérité sauvage des paroles du chef de la croisade. Puis le Parfait s'écrie, avec une douloureuse indignation : -- Oh ! prêtres catholiques ! tel est donc votre astuce infernale, que pour assurer le triomphe de votre ambition et de votre cupidité effrénée, vous savez exploiter jusqu'aux sentiments généreux, pour l'accomplissement de vos forfaits !
MONTFORT. -- Qu'oses-tu dire, blasphémateur ?
KARVEL. -- Ce n'est pas toi que j'accuse, fanatique aveugle et convaincu. Tu le dis et cela est : oui, tu te crois humain : oui, si tu égorges des enfants, c'est pour les envoyer en paradis... si tu nous extermines, sans merci ni pitié, c'est que dans ta pensée notre croyance damne éternellement les âmes ! Mais quelle religion, grand Dieu ! que cette religion telle que la font les prêtres catholiques ! Prodige inouï, effrayant ! elle bouleverse à ce point dans les âmes les notions du bien et du mal, que toi, et tes complices vous croyez obéir humainement, pieusement, en poussant la férocité au delà des limites du possible !
ALIX DE MONTMORENCY ayant terminé ses oraisons s'est relevée ; elle entend les dernières paroles de Karvel, s'approche du comte et lui dit avec autant de douleur que d'effroi, en lui désignant le Parfait d'une main tremblante : -- Ah ! combien d'âmes ce malheureux endurci peut perdre à jamais...
MONTFORT, pensif. -- J'y songeais... et il n'y a rien à espérer de lui... (À Karvel lentement.) Ainsi, tu persistes dans ton abominable hérésie ?
KARVEL. -- Écoute, Montfort, à Chasseneuil, à Béziers, à Carcassonne, à Termes, à Minerve, dans tous les lieux enfin où l'armée de la foi... a porté le ravage et le meurtre, des femmes, des jeunes filles, des enfants échappés au massacre et par toi réservés au bûcher, se sont héroïquement précipités dans les flammes plutôt que de reconnaître, même des lèvres, cette Église de Rome, dont le nom seul soulève chez nous le dégoût et l'horreur ; c'est que, vois-tu, Montfort, l'hérésie est passée dans notre sang, nos enfants la sucent avec le lait, et, à moins de les égorger tous, entends-tu, tous... tu n'extirperas jamais l'hérésie de ce pays ; et encore, non, tu exterminerais les hommes, les femmes, les enfants, tu peuplerais à nouveau nos provinces désertes, qu'à l'aspect des ruines de nos villes, qu'à l'aspect des ossements de nos frères calcinés dans tes bûchers, les générations nouvelles apprendraient encore à exécrer l'Église de Rome, cause de tant de maux ! Ah ! crois-moi, l'air qu'on respire en ces contrées depuis des siècles est tellement imprégné, saturé de liberté, il est si pur, si pénétrant, qu'il n'a pu être altéré ni par la vapeur du sang versé à torrents par tes prêtres, ni par la fumée des bûchers allumés par tes prêtres. Ici, nos aïeux ont vécu libres, ici, nous saurons vivre libres ou mourir ; ici, nos enfants sauront comme nous vivre libres ou mourir ! Oui, et quoi que fassent tes prêtres et d'autres après eux, et d'autres encore, notre peuple travailleur, industrieux, éclairé, habitant les plus fertiles provinces de la Gaule, sera toujours un peuple d'hérétiques, parce que, l'hérésie, c'est l'affranchissement du joug des prêtres de Rome, ces éternels complices de toutes les spoliations, de toutes les tyrannies !
En entendant le Parfait s'exprimer ainsi, Montfort et sa femme ont échangé des regards exprimant tour à tour l'indignation, l'horreur et l'épouvante : peu à peu des larmes ont coulé des yeux ternes d'Alix de Montmorency ; elle joint les mains et dit au comte avec un accent d'affliction et de compassion profondes : -- Ah ! mon cœur saigne comme celui de notre sainte Vierge aux sept douleurs ! je vous en prends à témoin, Seigneur Dieu, mon divin maître ! Affermie par la foi, contre les épreuves qu'il vous a plu de m'envoyer pour mon salut, depuis longtemps je n'avais pleuré ! Non, j'avais vu mourir mon père et mon second fils d'un œil tranquille, puisque vous les rappeliez à vous en état de grâce, ô mon Dieu ! Mais aujourd'hui, malgré moi mes larmes coulent, en songeant aux milliers de pauvres âmes que les abominables prédications de ce monstre de perdition pourraient envoyer encore brûler à jamais en enfer !
MONTFORT, pleurant comme la comtesse qu'il enlace de ses bras. -- Console-toi, chère et sainte femme ! console-toi ! nous prierons pour ceux que ce forcené a damnés ; il a plu au Seigneur de me rappeler en ce jour à la vie... Je lui prouverai ma religieuse reconnaissance en employant à des œuvres pies une partie du butin que nous ferons à Lavaur ; oui, je fonderai des messes pour le repos de l'âme des hérétiques de cette ville, qui, grâce à la protection du ciel, va bientôt tomber au pouvoir de l'armée de la foi.
Cette ingénieuse idée de messe spécialement consacrées à la délivrance de l'âme de ces hérétiques, que Montfort se promettait d'exterminer ou de brûler bientôt, semble apaiser la douleur de la comtesse. Soudain un bruit lointain, tumultueux, dominé çà et là par le retentissement des clairons, s'entend dans la direction du camp. Montfort tressaille, se lève à demi sur sa couche, prête l'oreille et s'écrie : -- Alix ! on sonne aux armes ! c'est une sortie des assiégés ! À moi, mes écuyers !... mon armure !... que l'on selle mon cheval ! -- En disant ces derniers mots, le comte se dresse debout et à demi-nu sur son lit ; mais, affaibli par la fièvre et par la saignée, il est saisi de vertige, ses jambes se dérobent sous lui, il s'affaisse, et, en tombant, la bande enroulée autour de son bras se dénoue, la veine se rouvre, le sang jaillit de nouveau avec abondance. Karvel, courant à Montfort, étendu, presque inanimé sur sa couche, s'occupe d'arrêter l'effusion du sang, lorsqu'un écuyer, entrant précipitamment du dehors, s'écrie : -- Monseigneur !... monseigneur !...
ALIX DE MONTMORENCY. -- Quel est ce bruit de clairon ? Qu'y a-t-il ?
L'ÉCUYER. -- Madame, les sires de Lascy et de Limoux se tenaient dans la chambre voisine, attendant les ordres du seigneur comte, lorsqu'un chevalier est accouru leur apprendre qu'une nombreuse troupe d'hérétiques avaient tenté de s'introduire, à la faveur de la nuit, dans le château de Lavaur, pour renforcer la garnison de la ville ; Hugues de Lascy et Lambert de Limoux sont sortis avec le chevalier et ont couru aux armes.
KARVEL, continuant ses soins à Montfort. -- Ah ! les chants de Mylio n'ont pas été stériles ! Ils ont redoublé le courage des habitants du Languedoc !
UN SECOND ÉCUYER entre et dit à la comtesse : -- Madame, un messager arrive ; voici les nouvelles : Les hérétiques combattent en désespérés ; l'abbé Reynier supplie monseigneur de monter à cheval, espérant que sa vue redoublera l'ardeur de nos soldats.
ALIX DE MONTMORENCY, montrant le comte encore évanoui, tandis que le Parfait lui prodigue des soins. -- Répondez au message de notre vénérable père, l'abbé Reynier, que monseigneur est sans connaissance et hors d'état de monter à cheval... allez ! (L'écuyer sort précipitamment. Alix lève les yeux vers le ciel, joint les mains et dit :) -- Que le tout-puissant veille sur ses élus !
KARVEL, tristement. -- Ah ! combien de nos frères vont encore périr dans cette attaque !
LE SECOND ÉCUYER, rentrant. -- Madame, un homme d'armes descend de cheval, il devance l'abbé Reynier. On dit que, grâce à une intrépide sortie des assiégés accourus au secours des gens qui tentaient de s'introduire dans Lavaur, ces païens ont pu y entrer ; mais beaucoup d'entre eux ont été tués, blessés ou pris ; l'on amène les prisonniers sous la conduite de Lambert de Limoux et de Hugues de Lascy ; ils accompagnent l'abbé Reynier.
KARVEL, avec angoisse. -- Grand Dieu ! si Mylio et son ami le jongleur se trouvaient parmi les prisonniers !
Les craintes de Karvel-le-Parfait, retenu près de Simon de Montfort, se sont réalisées. Mylio, prisonnier des croisés, a été pris par eux au moment où, à la tête d'une troupe d'habitants du pays, il essayait de pénétrer avec eux dans la ville de Lavaur, afin de renforcer sa garnison. Peau-d'Oie est aussi captif ; il a été amené avec le trouvère dans la grand'chambre de la villa par Lambert de Limoux et Hugues de Lascy. Karvel est resté auprès de Montfort. Mylio est blessé au bras, un mouchoir ensanglanté bande sa plaie ; le jongleur, quoique sain et sauf, semble encore effaré par la peur. L'abbé Reynier, instruit de l'état inquiétant du comte, a été le rejoindre, tandis que Hugues de Lascy et Lambert de Limoux, gardant baissée la visière de leurs casques, s'entretiennent à voix basse et s'éloignent de quelques pas du trouvère et de son ami.
MYLIO, à son compagnon, avec un accent de regret. -- Mon pauvre Peau-d'Oie ! te voilà prisonnier... c'est ma faute.
PEAU-D'OIE, d'un ton fâché. -- Oui ! c'est ta faute ! J'étais mort, très-mort ; ne pouvais-tu laisser en paix mes cendres ?
MYLIO. -- Que veux tu ? Au moment où, grâce à la sortie des braves gens de Lavaur, commandés par Aimery, j'allais entrer dans la ville, je m'aperçois de ton absence ; inquiet, je m'arrête, et, à la faveur du clair de lune, je te vois à vingt pas de moi, couché sur le ventre...
PEAU-D'OIE. -- Corbœuf ! couché sur le dos, j'aurais eu la bedaine crevée sous le piétinement des combattants !
MYLIO. --... Je cours à toi te croyant blessé ; pendant ce temps-là nos compagnons entrent dans la ville, la porte se referme sur eux, nous demeurons toux deux dehors et... nous sommes pris.
PEAU-D'OIE. -- Ce que je te reproche, surtout, c'est d'avoir attiré sur moi, honnête et paisible mort que j'étais, l'attention de ces truands ; car l'un d'eux s'écrie, en me désignant : « -- Cette montagne de chair est si énorme, que je gage qu'après l'avoir traversée, ma pique y demeure enfoncée jusqu'à la moitié de son manche. »
MYLIO. -- À ces mots, tu as fait une espèce de saut de carpe si prodigieux, que je suis resté aussi heureux de ta résurrection qu'émerveillé de ton agilité.
PEAU-D'OIE. -- Corbœuf ! on serait agile à moins !
MYLIO. -- Ainsi, tu avais fait prudemment le mort au commencement de l'attaque ?
PEAU-D'OIE. -- Pardieu ! dès que j'ai entendu ces brutes de croisés des avant-postes crier : Aux armes ! je me suis aussitôt jeté à plat-ventre ! Et voilà comme on récompense l'héroïsme ! car enfin je m'étais dit : « En me plaçant bravement comme un obstacle insurmontable entre l'ennemi et mes compagnons, j'assure leur retraite, puisqu'ils seront entrés dans la ville avant que les croisés aient eu le temps de gravir mon corps... et d'en descendre. »
MYLIO. -- Ta gaieté revient, tant mieux.
PEAU-D'OIE, montrant du geste les deux chevaliers qui se rapprochent, après avoir ôté leur casque. -- Mylio, il me semble que nous connaissons ces hommes-là ?
MYLIO, se retournant. -- Que vois-je ? Hugues de Lascy ? Lambert de Limoux ? (S'adressant à eux d'un air sardonique.) Salut au Sénéchal des Marjolaines ! salut au Bailli de la joie des joies ! voilà qui est, mort-Dieu ! d'une hypocrisie infâme ! C'est vous, saints hommes, qui venez extirper l'hérésie en Albigeois ? (S'adressant à Peau-d'Oie.) Te rappelles-tu ce dernier plaid amoureux de la cour d'amour ?
PEAU-D'OIE. --... De la cour de grandissime puterie et ribauderie, dont ces pieux catholiques étaient les dignes officiers !
HUGUES DE LASCY, à Lambert. -- Entends-tu cette langue de vipère ? Ah ! notre capture est bonne, car depuis que ces deux vils jongleurs ont couru le pays, ces chiens d'hérétiques sont devenus encore plus enragés !
PEAU-D'OIE, d'un air apitoyé. -- Pauvres gens ! ainsi devenus enragés ? Sans doute quelque moine en rut les aura mordus ? N'est-ce pas, seigneur Bailli de la joie des joies ?
Simon de Montfort entre à ce moment, vêtu d'une longue robe brune pareille à un froc de moine ; d'un côté il s'appuie sur le bras d'Alix de Montmorency, et de l'autre, sur le bras de l'abbé Reynier, portant l'habit blanc de l'ordre de Cîteaux ; l'un des écuyers du comte s'empresse de mettre un siège à sa portée ; l'autre écuyer reste debout à la porte de la chambre voisine où Karvel-le-Parfait est retenu prisonnier. Montfort garde le silence ; l'abbé Reynier jette sur Mylio et sur Peau-d'Oie un regard de triomphe et de haine sournoise ; il n'a pas oublié cette nuit où, venant au moulin de Chaillotte pour violenter Florette, la jeune serve lui a été enlevée par le trouvère et le jongleur.
MONTFORT, s'adressant à Mylio d'une voix caverneuse. -- Tu étais parmi ces hérétiques, dont un grand nombre est parvenu à entrer dans le château de Lavaur ?
MYLIO. -- Oui.
MONTFORT. -- Tu t'appelles Mylio-le-Trouvère... Tu exerçais à Blois ton indigne métier de perdition ; tu souillais du venin de tes calomnies les personnages les plus sacrés ; tu...
MYLIO, interrompant Simon et s'adressant à l'abbé. -- Ah ! sycophante ! tu as déjà pris tes précautions contre le récit de l'aventure nocturne du moulin de Chaillotte et autres preuves de ta lubricité, dom Ribaud !
ALIX DE MONTMORENCY lève les mains et les yeux au ciel, Simon jette un coup d'œil terrible sur Mylio.
PEAU-D'OIE, bas au trouvère. -- Le regard de ce spectre me glace jusqu'à la moelle des os... Nous sommes perdus !
MONTFORT, à Mylio d'une voix irritée. -- Tais-toi, blasphémateur... sinon, je te fais arracher la langue !
L'ABBÉ REYNIER, à Montfort avec onction. -- Mon cher frère, méprisons ces outrages, ce malheureux est possédé ; hélas ! il ne s'appartient plus, le démon parle par sa bouche.
MYLIO, impétueusement à l'abbé. -- Quoi ! tu ne t'es pas introduit une nuit dans l'enclos du moulin de Chaillotte ? ton entremetteuse habituelle, qui devait te livrer Florette, sa nièce, une enfant de quinze ans... Or, sans moi et Peau-d'Oie que voilà, il peut le dire, tu allais...
PEAU-D'OIE tremblant de tous ses membres, interrompt Mylio, se jette aux pieds de Montfort, et s'écrie, les mains jointes : -- Illustre et secourable seigneur, je ne me rappelle rien... Je suis bouleversé, fasciné, ébloui... Le passé se brouille dans mon cerveau... Tout ce dont je me souviens, c'est que j'étais un porc, une bête immonde. Hélas ! ce n'était pas ma faute : car, le croiriez-vous, redoutable soutien de l'Église, je n'ai point encore, à mon âge, reçu le baptême... Hélas ! non. Mais tout à l'heure, en contemplant votre auguste face, il m'a semblé voir resplendir autour de votre sainte personne une manière d'auréole ; un de ces divins rayons, me pénétrant soudain, m'a donné une soif inextinguible de la source céleste, et m'a affamé du baptême, qui me purifiera de mes abominables souillures... Ah ! pieux seigneur ! Vous et votre pieuse épouse, daignez me servir de parrain et de marraine ; consentez à me tenir sur les fonts baptismaux... Je vous devrai le salut de mon âme, et onc n'aurez vu plus forcené catholique que votre fillot... Je serai l'exemple des fidèles.
MONTFORT, à demi-voix, à l'abbé Reynier, d'un air de doute. -- Hum !... ce gros mécréant me paraît bien promptement touché de la lumière divine... ! Pourtant, il peut être sincère.
ALIX DE MONTMORENCY. -- Souvent le Seigneur se plaît à retarder les effets de sa grâce pour la rendre plus éclatante.
L'ABBÉ REYNIER, à demi-voix. -- Sans doute ; mais il se pourrait aussi que la crainte du supplice, et non la foi, amenât la conversion de ce pécheur.
MONTFORT. -- Alors, que faire ?
L'ABBÉ REYNIER, à demi-voix. -- Le brûler comme les autres !
ALIX DE MONTMORENCY. -- Mais, mon père, s'il est sincère ?
L'ABBÉ REYNIER, à demi-voix. -- Raison de plus... S'il est sincère, les flammes du bûcher seront, aux yeux du Seigneur, une très-agréable expiation de l'abominable passé de ce nouveau converti ; s'il nous trompe, le bûcher sera la juste punition de son mensonge sacrilège.
Montfort et sa femme, frappés du double avantage de la proposition du moine, échangent un regard approbatif ; Peau-d'Oie se dit à lui-même : -- Ils se consultent... je suis sauvé !... Corbœuf ! quelle heureuse idée j'ai eue là, de me donner pour un marmot à baptiser ! Mon parrain et ma marraine me feront peut-être un petit présent.
MONTFORT. -- Relève-toi ! Dieu saura si ta conversion est sincère.
PEAU-D'OIE, à part lui. -- Bon, bon ; ce n'est plus qu'une affaire entre Dieu et moi... Nous nous arrangerons toujours bien ensemble !
Le jongleur se relève, et va se placer prudemment loin de Mylio, sur lequel il jette un regard de compassion.
MONTFORT, à Mylio. -- Tu as un frère pasteur de ces hérétiques endiablés, il jouit d'une grande influence dans la ville de Lavaur ?
MYLIO, fièrement. -- Tous les habitants donneraient leur vie pour sauver la sienne.
MONTFORT. -- Je te permets de retourner à Lavaur ; tu diras aux habitants ceci : « Abjurez votre hérésie, rentrez dans le giron de la sainte Église catholique, livrez à Montfort, sans condition, la dame de Lavaur, son fils, les consuls de la ville, et cent habitants des plus notables, abandonnez vos biens aux soldats du Christ, et vous aurez la vie sauve ; sinon, demain, à l'aube, le signal de l'attaque sera donné aux croisés par les flammes du bûcher de Karvel-le-Parfait. »
MYLIO, avec stupeur. -- Mon frère !
MONTFORT. -- Il est ici, prisonnier... Tu le verras de tes yeux.
MYLIO, consterné. -- Mon frère !... prisonnier !...
PEAU-D'OIE, tout bas, à Mylio. -- Imite-moi donc !... abjure... et demande le baptême... Corbœuf ! je me ferais baptiser et rebaptiser mille fois !... car, malgré mon horreur de l'eau, je préfère encore l'onde lustrale... au fagot.
MYLIO, à Montfort, d'une voix émue. -- Mon frère est, dis-tu, ton prisonnier ?... Tu me tends sans doute un piège... mais, fût-il là, devant moi, chargé de liens, Karvel me maudirait si, acceptant ton offre, j'étais assez infâme pour te promettre d'exhorter les habitants de Lavaur à se soumettre à ton Église abhorrée !
Soudain on entend la voix sonore et douce du médecin, qui, retenu dans la chambre voisine, a écouté les paroles de Mylio, et s'écrie : -- Bien ! bien ! mon noble frère !
MYLIO, tressaillant. -- La voix de Karvel !... il est là !...
Le trouvère veut aller rejoindre son frère, mais Lambert de Limoux et Hugues de Lascy se jetant sur Mylio le maintiennent. Montfort se tourne vers l'un de ses écuyers placé près de la porte de la chambre voisine et dit : -- Laisse entrer l'autre hérétique.
Presque aussitôt Karvel-le-Parfait s'avance vers son frère avec un sourire de tendresse ineffable, puis, s'adressant à Montfort et lui montrant les chevaliers qui contiennent Mylio : -- Quoi ! de la violence contre un ennemi désarmé ?... Allons, Montfort, toi, un soldat ? toi qui, dis-tu, te connais en courage... fais cesser cette indignité...
À un signe du comte, les chevaliers laissent Mylio en liberté ; les deux frères se jettent dans les bras l'un de l'autre et demeurent embrassés pendant quelques instants. Peau-d'Oie les contemple avec attendrissement ; une larme lui vient aux yeux ; il l'essuie du bout de son doigt, et dit en soupirant : -- Pauvre Mylio ! il serait sauvé... s'il s'était comme moi encatholiquaillé. J'ai commis là, il est vrai, une fière lâcheté !... Ah ! si je n'avais point tant peur du fagot... avec quelle jubilation je dégorgerais sur cet infâme ribaud d'abbé Reynier, la bile qui m'étouffe !
Et, ce disant, Peau-d'Oie profite d'un moment où il n'est pas vu pour faire une laide grimace au moine, et lui montrer le poing. Karvel et Mylio, après s'être tendrement embrassés à plusieurs reprises, échangent à voix basse quelques mots. Karvel instruit ainsi son frère du généreux motif qui l'a conduit au camp des croisés. Hugues de Lascy s'approche de Montfort et lui dit : -- Seigneur, l'aube va bientôt paraître, tout est prêt pour l'attaque de Lavaur... Quels sont vos ordres ?
MONTFORT. -- Qu'au soleil levé on sonne l'attaque... Encore trop faible pour monter à cheval, je me ferai porter en litière afin d'encourager les assaillants. Quant à ces trois hérétiques, leur supplice sera le signal de l'assaut... fais préparer leur bûcher.
PEAU-D'OIE, stupéfait. -- Comment ! ces trois hérétiques ! un instant, diable ! j'ai abjuré ! moi, j'ai abjuré !
KARVEL, à Montfort. -- Ainsi, comte, nous allons mourir !... Merci de cette mort !... la Gaule saura que tu m'as envoyé au bûcher, moi... moi qui, confiant dans la parole de ta femme, suis venu à ton camp pour te sauver la vie.
MYLIO, à Montfort. -- Merci de cette mort... lâche, félon... chevalier sans parole et sans foi !
Le comte à ce reproche baisse la tête, son cœur de soldat est cruellement atteint par cette juste accusation de félonie. L'abbé Reynier voyant le trouble de Simon, s'écrie d'une voix tonnante : -- La foi !... ces misérables osent parler de foi ! et toi, Montfort, tu serais sensible à des reproches sortis de pareilles bouches... Quoi ! tu oserais oublier ces paroles sacrées de notre saint père Innocent III : « Nul n'est tenu à la foi envers ceux qui manquent de foi envers Dieu. » Quoi ! tu te croirais engagé envers ce forcené qui, par la pestilence hérésiarque de ses paroles, a damné des âmes par milliers !... Veux-tu donc que, grâce à ta criminelle faiblesse, il vive pour vouer encore d'innombrables malheureux aux flammes éternelles ? Te sens-tu capable de prendre devant Dieu cette responsabilité terrible ?
MONTFORT, avec épouvante. -- Oh ! Jamais, mon père, jamais !
L'ABBÉ REYNIER. -- Alors, haut le front ! intrépide soldat de la foi catholique ! Le ciel fera tomber Lavaur entre nos mains... Viens, viens te saintement préparer à ce nouveau triomphe, en recevant de mes mains le corps du Sauveur pour la gloire de qui tu combats.
MONTFORT, avec une fanatique exaltation, -- Aux armes, chevaliers !... à l'assaut !... Dieu est avec nous... En entrant à Lavaur, pas de pitié ! tuez tout ! tuez tout ! comme à Béziers, Dieu saura reconnaître ceux qui sont à lui. (Puis, montrant les prisonniers.) Que l'on garrotte ces trois hommes ! on les gardera en lieu sûr jusqu'au moment de leur supplice !
PEAU-D'OIE, éperdu de terreur, se jetant aux pieds de Montfort et s'accrochant à sa robe. -- Secourable parrain ! tu m'as promis de me tenir sur les fonts du baptême, je veux vivre désormais en catholique. Corbœuf ! il n'y a que cette religion qui vaille ! Je crois en l'Église, je crois en tous ses saints passés, présents ou futurs, je crois aux miracles les plus bêtes ; je crois enfin à tout ce que tu voudras ! mais, pour Dieu, point de fagot !
MONTFORT, se tournant vers l'abbé Reynier. -- Vous disiez vrai, ce misérable cède à la peur et non à la foi.
L'ABBÉ REYNIER, à Peau-d'Oie. -- Si ta foi est sincère, le bûcher purifiera tes souillures passées... Mais si tu feins une conversion sacrilège, les flammes éternelles seront ton juste châtiment. Donc, tu seras brûlé comme les autres.
PEAU-D'OIE se relève furieux. -- Oh ! bouc de luxure, porc de saleté, tigre de cruauté ! tu te venges de cette nuit où, venant au moulin de Chaillotte pour violenter Florette, je t'ai terrassé pour t'empêcher de commettre une infamie nouvelle ! Va, tu me feras brûler, mais je t'aurai craché la vérité à la face, truand ! hypocrite ! scélérat ! toi qui caches un pied fourchu sous une robe de moine !
Les écuyers du comte se jettent sur Peau-d'Oie et le garrottent, ainsi que Karvel et Mylio, qui n'opposent aucune résistance. Soudain les clairons sonnent, on entend au loin un tumulte guerrier. Hugues de Lascy entre et dit au comte : -- Seigneur, voici le jour ; tout est prêt pour l'attaque de Lavaur ; votre litière vous attend.
MONTFORT. -- Marchons, Dieu combat pour nous !
ALIX DE MONTMORENCY, agenouillée. -- Va, mon noble époux, je resterai à genoux à cette place jusqu'à la fin de la bataille, priant pour le triomphe de tes armes et pour le salut des pauvres âmes des hérétiques de Lavaur.
REYNIER, à Monfort. -- Viens, vaillant soldat du Christ ! viens recevoir de mes mains la sainte communion !
Montfort sort appuyé sur le bras du moine et suivi de ses écuyers, tandis qu'Alix de Montmorency prie avec ferveur.
MYLIO, jetant sur Peau-d'Oie un regard humide. -- Ah ! c'est son amitié pour moi qui t'a conduit en ce pays !
KARVEL, pensif, contemplant Alix de Montmorency, qui murmure ses oraisons. -- Pauvre créature insensée ! son cœur est resté bon... elle implore le ciel pour les victimes contre qui elle vient d'exciter la férocité de Montfort ! Ô Christ !... et les prêtres de Rome se disent tes disciples !
La ville et le château de Lavaur, après une héroïque défense, se sont rendus aux croisés ; les consuls ont stipulé que les habitants auraient la vie sauve ; mais comme, selon le pape Innocent III : Nul n'est tenu de garder sa foi envers ceux qui manquent de foi envers Dieu, presque tous les prisonniers, au mépris de la capitulation, ont été égorgés ; les survivants sont réservés à divers supplices.
Une nuit s'est passée depuis la reddition de Lavaur. Vous voyez, fils de Joel, l'une des esplanades du château, c'est un vaste terrain carré ; de hautes murailles crénelées l'entourent de trois côtés ; le quatrième est borné par le parapet d'un fossé profond de quarante pieds, large de vingt, long de mille pas ; il est fermé, à chacune de ses extrémités, par des contreforts en pierre de taille, appuis de la muraille qui sert de soubassement à l'esplanade. Ce fossé est rempli de combustibles formant une cinquantaine de bûchers, séparés les uns des autres par un sentier étroit et composés d'abord : d'une épaisse couche de paille arrosée de goudron ; puis d'un lit de bois résineux ; puis, toujours ainsi, couche par couche, ils s'élèvent jusqu'à dix ou douze pieds au-dessous du niveau du parapet. Les bourreaux, descendant au moyen d'échelles dans le fossé, allumeront plus tard ces bûchers qui, bientôt confondus en un même embrasement, deviendront une immense fournaise. Au delà du rempart c'est la plaine, la riante et fertile campagne de l'Albigeois, arrosée par le cours sinueux de la rivière l'Agoult ; ces prairies, ces guérets, ces vignobles, mélangés de massifs de chênes, de pins, d'oliviers, s'étendent au loin, et la brume matinale voile à demi les cimes bleuâtres de la chaîne des Cévennes, qui se dessine à l'extrême horizon. Faisant face au fossé, une porte basse, voûtée, surmontée d'un machicoulis, construction défensive ressemblant à un balcon de pierre, est pratiquée dans la muraille qui entoure l'esplanade ; à droite de ce balcon, où l'on peut monter par un escalier extérieur, vous voyez une large et profonde citerne ceinte de sa margelle de pierre ; à gauche sont alignées quatre-vingts hautes potences ; à chacune d'elles pend une corde à nœud coulant. Ces instruments de supplice ont été dressés durant la nuit ; à leur pied sont encore, çà et là, des pinces de fer, des cognées, des houes, dont l'on s'est servi pour fouiller le sol et équarrir les charpentes. Enfin, vers le centre de ce vaste terrain, s'élève un échafaud de douze pieds carrés, ayant en son milieu un siège de bois, dont les bras et le dossier sont garnis de courroies. Le soleil s'est depuis longtemps levé radieux dans un ciel d'azur. Soudain la cloche d'une église voisine sonne lentement un glas funèbre ; bientôt s'ouvre la petite porte qui donne accès sur le balcon de pierre, où des sièges ont été disposés d'avance ; là, s'asseoient tour à tour : les archevêques de Lyon et de Rennes, les évêques de Poitiers, de Bourges, de Nantes, et d'autres prélats, vêtus de leurs habits sacerdotaux ; Montfort et Alix de Montmorency viennent ensuite, accompagnés du légat du pape et de l'abbé Reynier ; ils prennent place au premier rang de cette tribune qui domine l'esplanade, où l'on voit entrer, à un signe de Montfort, des hommes d'armes ; ils se rangent au pied des murailles et sont suivis d'une cinquantaine de prêtres et de moines portant une croix d'argent, des bannières noires, et chantant à pleins poumons, dans son rhythme funèbre, ce premier verset du Dies iræ :
Dies iræ, dies illa,
Crucis expandens vexilla
Solvet sæclum in favilla.
Cette lugubre procession va toujours psalmodiant se grouper à peu de distance de l'échafaud, dont le roi des ribauds a déjà pris possession. Ce chef des goujats de l'armée remplit l'office de bourreau ; il prépare ses outils, tenailles, couteaux, pinces, fers aigus, tandis que ses aides allument un fourneau portatif rempli de charbon, afin d'y faire rougir plusieurs tiges de fer très-aiguës ; d'autres truands préparent les courroies destinées à maintenir le patient sur le siège de l'échafaud, ou portent des torches résineuses destinées à allumer les bûchers.
LE BOURREAU, accroupi devant son fourneau, s'adresse à un sergent d'armes. -- Mes fers sont prêts, va chercher ces fils de Satan.
LE SERGENT. -- Ils sont là, en dehors de l'esplanade ; je vais te les amener.
Le sergent se dirige vers la voûte, heurte à la porte ; elle s'ouvre et donne passage à vingt-huit hommes et à quinze femmes de tout âge, de toute condition. Ces prisonniers peuvent marcher à petits pas, quoique leurs jambes soient liées. Ils ont les mains garrottées derrière le dos. Ils s'arrêtent à quelques pas de la tribune de pierre.
L'ABBÉ REYNIER, d'une voix menaçante. -- Hérétiques de Lavaur ! une dernière fois voulez-vous abjurer ? voulez-vous reconnaître l'infaillible et divine autorité de la sainte Église catholique, apostolique et romaine ?
UN VIEILLARD, à l'abbé Reynier. -- Mon fils est mort en défendant la ville ; les ruines de ma maison incendiées après le pillage sont encore fumantes, je touche à la tombe, je ne possède plus rien : mais vois-tu, moine, je devrais vivre autant que j'ai vécu, je serais encore riche, j'aurais encore là près de moi mon fils... le fils chéri de ma vieillesse... que moi et mon enfant nous te dirions : La mort, mille fois la mort plutôt que d'embrasser ta religion, au nom de laquelle on pille, on incendie, on viole, on torture, on égorge ! Je suis prêt à mourir, laisse-moi seulement t'adresser une prière : Giraude, dame de Lavaur, est en ton pouvoir... Je l'ai vue naître ; jamais créature plus angélique n'a mérité la bénédiction des hommes. Grâce pour notre bonne dame de Lavaur ! grâce pour elle et pour son fils, un pauvre enfant de quatorze ans !
LES PRISONNIERS, parmi lesquels se trouve Florette, s'agenouillent en criant. -- Grâce pour notre bonne dame de Lavaur et pour son fils ! grâce !
Florette seule reste debout ; la jeune femme de Mylio, pâle, livide, n'entend rien, ne voit rien de ce qui se passe autour d'elle ; sa pensée est avec son époux, qui l'a quittée peu de jours après leur mariage pour prendre part à la guerre ; Florette le croit mort. Ne s'étant pas agenouillée comme les autres prisonniers, elle attire ainsi l'attention de l'abbé Reynier ; il la reconnaît, tressaille et se dit : -- La nièce de Chaillotte... Ah ! pendard de Mylio, je serai doublement vengé !
LE VIEILLARD, à Alix de Montmorency qui, pâle et les yeux baissés, égrène dévotement son chapelet. -- Madame... au nom de votre mère, grâce pour notre bonne dame de Lavaur !
ALIX DE MONTMORENCY, impassible. -- Si elle n'abjure pas son hérésie, elle doit périr... je prierai Dieu pour sa pauvre âme !
L'ABBÉ REYNIER, aux prisonniers. -- Ainsi, vous refusez d'entrer dans le giron de notre sainte mère l'Église catholique, apostolique et romaine ?
LES HÉRÉTIQUES. -- Nous refusons ! -- Les crimes des Romieux nous font horreur ! -- Nous sommes prêts à mourir !
L'ABBÉ REYNIER, d'une voix tonnante. -- Hérétiques endurcis, l'Église vous livre au bras séculier ! que votre supplice frappe vos pareils d'une terreur salutaire !
LE PRÉVÔT DE L'ARMÉE, au roi des ribauds. -- Fais ton office... Tu laisseras un œil à ce vieillard qui a parlé pour les autres, il servira de guide à la bande.
Le bourreau et ses gens saisissent au hasard l'un des prisonniers, c'est un jeune homme, ils le garrottent sur le siège de l'échafaud, pendant que le bourreau court à son réchaud.
L'HÉRÉTIQUE, aux aides du bourreau. -- Qu'allez-vous me faire ?
UN AIDE. -- Te crever les deux yeux, païen ! et à tes compagnons aussi !
L'HÉRÉTIQUE, épouvanté. -- Oh ! la mort... par pitié, la mort plutôt que cette torture ! (Il tâche en vain de briser ses liens et se tord convulsivement, en criant :) -- À moi, mes frères ! au secours !... on veut nous crever les yeux à tous !
LES PRISONNIERS se tournent vers Montfort. -- Ce supplice est affreux ! fais-nous plutôt brûler, égorger ou pendre ! -- Grâce !
MONTFORT, d'une voix caverneuse. -- Pas de grâce ! Votre âme aveugle est fermée à la lumière divine ! les yeux de votre corps vont être à jamais fermés à la lumière du jour !
UN HÉRÉTIQUE, dont les dents claquent de terreur. -- Seigneur, moi et plusieurs de mes compagnons nous abjurons, nous voulons être catholiques. Pitié... pitié !
L'ABBÉ REYNIER. -- Il est trop tard, la peur et non la foi dicte vos paroles !
Le jeune hérétique garrotté sur l'échafaud est vigoureusement maintenu par deux aides du bourreau ; celui-ci s'approche du patient, qui pousse des cris horribles et clôt machinalement ses paupières avec force ; mais d'un coup de son fer rouge et aigu, le bourreau transperce les paupières et le globe de chaque œil. Le sang et la fumée sortent des orbites... Les hurlements de la victime deviennent affreux ; ils sont bientôt couverts par le chœur des moines chantant à pleine voix :
Tuba mirum spargens sonum
Per sepulchra regionum
Coget omnes ante thronum.
Le supplice des hérétiques, hommes ou femmes, se poursuit avec l'accompagnement de cette funèbre psalmodie : les uns s'évanouissent de douleur ; on les détache du siège, et on les jette inanimés à quelques pas de distance de l'échafaud ; d'autres, rendus furieux, presque insensés, par la souffrance, en sortant des mains des bourreaux, s'élancent droit devant eux ; et, incapables de se guider, vont se heurter contre les murs de l'esplanade, ou trébucher parmi les soldats formant la haie, et sont refoulés à coups de bois de lance. Le hasard a voulu que Florette fût la dernière victime. À la vue de ces horreurs, sa raison s'est presque complètement égarée : elle se croit sous l'obsession d'un rêve. Soutenue par les aides, elle marche d'un pas étincelant vers l'échafaud ; ses longs cheveux châtains, tressés en nattes, tombent sur ses épaules : elles sont, comme son cou, comme ses bras, d'une blancheur livide et morte ; tout son sang a reflué vers son cœur. À la vue de cette jeune fille, si belle, si touchante, les bourreaux eux-mêmes se sentent émus ; et, au moment où elle vient d'être attachée sur le siège, le roi des ribauds lui dit tout bas, avec compassion : -- Crois-moi, petite ; ouvre les yeux de toutes tes forces, tu souffriras moins. Quand on ferme les paupières, la douleur est double, car le fer les traverse avant d'arriver à l'œil... Me comprends-tu ?
FLORETTE, d'une voix défaillante. -- Oui, messire.
LE BOURREAU. -- J'ai un fer chauffé à blanc : ce sera fait en un clin d'œil... (Riant.) Hé ! hé !... en un clin d'œil... c'est le mot. (Il se dirige vers son réchaud.)
FLORETTE, tout bas à elle-même, retrouvant une lueur d'intelligence. -- Il me semble que l'on m'a dit d'ouvrir les yeux, afin de souffrir moins... Oh ! non, je les fermerai pour souffrir davantage, mourir tout de suite, et aller rejoindre Mylio. (Tournant çà et là autour d'elle ses yeux hagards, elle aperçoit l'abbé Reynier. Elle frissonne) Oh ! le moine de Cîteaux ! le moine !... le voilà dans sa robe blanche comme un spectre qui m'annonce la mort !
LE BOURREAU, tenant à la main son fer rougi à blanc, dit à la victime : -- Vite !... petite, ouvre les yeux tout grands.
Florette clôt, au contraire, ses paupières avec force ; elle devient d'une lividité cadavéreuse ; ses lèvres bleuâtres sont convulsivement serrées l'une contre l'autre, dans l'attente du supplice.
LE BOURREAU frappe du pied. -- Ouvre donc vite les yeux ! mon fer va refroidir... (la jeune fille n'obéit pas.) Va-t'en au diable ! petite sotte. (Le bourreau darde son fer brûlant et aigu dans l'œil droit de la victime.)
FLORETTE pousse un cri affreux, défaille et murmure : -- Mylio... je meurs !
La pauvre créature s'évanouit complètement ; elle ne pousse qu'un gémissement plaintif lorsque le bourreau lui crève l'œil gauche.
L'ABBÉ REYNIER, à part, sur le balcon. -- Quel dommage !... de si beaux yeux bleus !... C'est sa faute... Pourquoi m'a-t-elle préféré ce misérable Mylio !
Les aides du bourreau détachent Florette du siège, et, par pitié, la transportent, toujours évanouie, près de la margelle de la citerne. Le chœur des moines a un instant suspendu ses chants.
MONTFORT, s'adressant au vieillard à qui on n'a crevé qu'un œil. -- Emmène ces pécheurs ; on va leur délier les bras... Qu'ils consacrent au repentir la vie que je leur laisse !
Les aides du bourreau coupent les cordes dont sont garrottés les hérétiques. Ceux d'entre eux que l'atrocité de la douleur n'a pas laissés tués ou agonisants, se lèvent, se cherchent à tâtons, se prennent par la main, et forment une sorte de longue chaîne qui, conduite par le vieillard à qui on a laissé un œil pour se guider, sort par la porte voûtée, tandis que les autres AVEUGLES, hors d'état de marcher, restent évanouis ou morts sur le sol de l'esplanade. Le supplice a duré longtemps : plus de la moitié du jour s'est écoulée. Le soleil est ardent. Le majordome de la maison de Montfort a fait, en homme de précaution, apporter quelques hanaps d'hydromel et de vin herbé, ainsi que des oublies sèches ; des pages, aux livrées du comte, font circuler les boissons et les gâteaux parmi les spectateurs du balcon.
ALIX DE MONTMORENCY, tristement, à son mari. -- Hélas ! elles sont terribles ces extrémités commandées par l'endurcissement de ces malheureux !... J'offre à Dieu la douleur que je ressentais à la vue de leur supplice.
MONTFORT. -- Espérons, sainte amie, que cet exemple et ceux qui vont suivre frapperont les populations hérétiques d'une pieuse épouvante ; le supplice de quelques-uns aura arraché des milliers d'âmes aux flammes éternelles.
LE PRÉVOT, s'avançant au pied du balcon, et s'adressant à Montfort : -- Monseigneur, faut-il allumer le bûcher ?
MONTFORT. -- Allumez ! allumez !
À ces mots du comte, le roi des ribauds et ses hommes se munissent de torches, descendent au moyen d'échelles dans le fossé rempli de combustibles, y mettent le feu, et remontent précipitamment, lorsque des tourbillons de fumée s'élèvent des bûchers embrasés ; puis, retirant les échelles, les bourreaux les transportent auprès des potences... Bientôt l'intérieur du fossé est une immense fournaise de mille pas de longueur sur vingt pieds de largeur, les flammes ondoyantes s'élèvent au-dessus du parapet ; son revêtement de pierres craque et se disjoint par l'intensité de la chaleur dont la réverbération est si brûlante, que les spectateurs du balcon sont obligés de cacher à demi leur visage dans leurs mains.
L'ABBÉ REYNIER, d'une voix retentissante. -- Maintenant, amenez les hérétiques !... cet enfer terrestre sera pour eux le vestibule de l'enfer éternel !
Les moines reprennent et entonnent en chœur ce verset d'une voix éclatante :
Mors stupebit et natura
Cum resurget creatura
Judicanti responsura.
La porte voûtée s'ouvre, il en sort, poussée le fer dans les reins par les soldats qui s'avancent derrière elle, une foule d'hommes, de femmes, d'enfants de tout âge, les mains liées derrière le dos. Les hommes d'armes formant un cordon le long des remparts de l'esplanade, abaissent leurs lances la pointe en avant, marchent en convergeant vers le fossé rempli de feu et y refoulent le troupeau humain, hurlant de terreur et de rage ou poussant des cris d'allégresse... oui, d'allégresse, fils de Joel ; car grand nombre de ces malheureux, désespérant de leur cause, courent au supplice avec une joie farouche et s'élancent dans le gouffre embrasé, en criant : -- Exécration éternelle à l'Église catholique ! -- Oh ! prêtres du meurtre, nos fils vengeront notre mort ! -- Vive la mort ! elle nous délivre de la vue de ces sanglants Romieux ! -- Malédiction sur ces bourreaux du pape de Rome !
Vous les voyez, fils de Joel, vous les voyez ces victimes du fanatisme catholique se dessinant comme des ombres sur ce rideau de flammes qui s'élèvent au-dessus du parapet, vous les voyez, enjamber le revêtement de pierre et se précipiter dans cette fournaise, dans cet enfer, d'où s'échappent des cris, des hurlements, des gémissements sourds, aigus, plaintifs ! effroyable concert qui monte vers le ciel avec les rouges lueurs du bûcher, avec les chants funèbres des moines. Parmi les dernières victimes qui sortent de dessous la voûte, se trouvent : Karvel-le-Parfait et Morise, la dame de Lavaur et son fils ; le hasard les a rassemblés tous quatre ; dame Giraude, vêtue de noir, a les mains liées derrière le dos, ainsi qu'Aloys, assez gravement blessé à l'épaule ; car durant le siège, il a voulu, malgré son jeune âge, combattre aux côtés de son oncle : Giraude ne quitte pas son enfant du regard, elle le couve des yeux, on lit sur les traits angéliques de cette mère au désespoir, qu'insoucieuse de son sort, elle songe avec terreur au supplice atroce qui attend Aloys ; il devine la préoccupation de sa mère et tâche de lui sourire ; Karvel et sa femme, le front serein, s'avancent d'un pas ferme. Cependant, à l'aspect du tableau qui s'offre à lui dès son entrée dans l'esplanade, le Parfait s'arrête et tressaille d'horreur ; à gauche se dressent les quatre-vingts potences, attendant de nouvelles victimes ; à droite sont étendus autour de l'échafaud les corps de ceux qui, morts ou agonisants, n'ont pu résister aux tortures de l'aveuglement. Enfin, au delà de ces potences et de ces cadavres, des lueurs ardentes s'échappent du fossé, immense brasier avivé par la lente combustion de la chair, de la graisse, des entrailles et des os des hérétiques ; il s'exhale de cette longue tranchée, semblable au cratère d'un volcan, des tourbillons de vapeur noire, épaisse, nauséabonde, qui voile au loin l'horizon ; de temps à autre cette fétide et sombre nuée est soudain illuminée par une colonne de flammes et d'étincelles qui jaillissent de quelque portion du bûcher non encore consumé... Mais ce que nul ne pourrait exprimer, c'est le mélange de gémissements, de cris, de hurlements sans nom, qui s'échappent de cette fournaise où ont été précipités plus de cinq cents créatures de Dieu... Les unes ont déjà succombé ; d'autres expirent ; d'autres, les dernières jetées dans le gouffre embrasé, sont encore vivantes... c'est comme un pêle-mêle, comme un fouillis de corps, de troncs, de têtes, de membres, d'ossements noircis, saignants, à demi brûlés, calcinés ; au milieu de cet entassement de débris humains, disparaissant à demi dans la cendre, la braise ou la fumée, on voit encore quelques survivants dont les vêtements ont d'abord pris feu ; ce sont des bras, des jambes qui s'agitent, des bustes qui se dressent et se tordent convulsivement, des têtes dont la chevelure flambe, dont les traits se crispent, et dont le regard... Oh ! non, fils de Joel... non, aucune langue humaine ne pourrait vous peindre les regards de ces agonisants ! Tel est le spectacle qui s'offre à la vue de Karvel et de sa femme au moment où ils s'approchent du brasier. Le Parfait s'arrête, se tourne vers le balcon où trônent Montfort, sa femme et les prélats ; puis, le visage rayonnant d'une inspiration prophétique, il s'écrie :
-- Ô prêtres catholiques ! je vous le dis en vérité : vous vous croyez triomphants ! et les horreurs de votre croisade en Gaule porteront tôt ou tard à l'église de Rome un coup mortel ; oui, de cette fournaise où nous allons périr, l'hérésie, qui n'est que la liberté civile et religieuse, renaîtra bientôt plus radieuse que jamais pour éclairer les peuples de sa lumière divine et féconde ! Je vous le dis, oh ! prêtres catholiques : la foi évangélique s'est retirée de vous, elle est désormais avec nous, elle y restera impérissable comme la vérité ! À vous autres, il reste la force... la force... éphémère comme ce bûcher qui, ce soir, ne sera plus que cendres !
L'ABBÉ REYNIER, en se levant furieux. -- Qu'on arrache la langue de ce misérable hérétique ! Il n'a déjà que trop blasphémé pour la perdition des âmes !
Les bourreaux s'emparent de Karvel ; le roi des ribauds saisit dans son fourreau de petites tenailles de fer, à manche de bois, rougies au feu, et tandis que ses aides contiennent le Parfait, il lui arrache précipitamment, à défaut de la langue, quelques lambeaux des lèvres ; Morise, à ce spectacle, ferme les yeux et s'élance dans la fournaise, où tombe aussi bientôt le corps de son mari, évanoui ensuite de la torture qu'il a subie. Il ne reste, des hérétiques condamnés au bûcher, que la dame de Lavaur et son fils ; au moment où l'on va les traîner vers le fossé, Giraude se jette à genoux devant le balcon où elle vient d'apercevoir Alix de Montmorency, et, les mains jointes, s'écrie d'une voix palpitante de terreur : -- Madame ! je ne vous demande pas la vie, mais j'ai peur pour mon fils du supplice du feu... Ces cris... Oh !... ces cris qui sortent de ce fossé... Tenez... les entendez-vous ?... C'est affreux ! Oh ! madame, par pitié obtenez de votre époux qu'on nous égorge, afin que nous mourions tout de suite... Dites, madame ? qu'est-ce que cela vous fait, que nous mourions tout de suite ? (ALIX DE MONTMORENCY baisse les yeux, reste muette et serre son chapelet entre ses mains tremblantes.)
LA DAME DE LAVAUR, d'une voix déchirante. -- Vous ne répondez pas ? Vous me refusez ? Eh bien, je vous en conjure ! écoutez une dernière prière ; dites qu'on me brûle, mais qu'on tue tout de suite mon fils d'un coup d'épée... Quoi ! pas même cela ?... Vous restez muette ?... Mon Dieu ! mon Dieu !... Mais vous n'avez donc pas d'enfant ? que vous êtes si méchante ?
Aloys s'agenouille à côté de dame Giraude ; il a les mains liées derrière le dos, ses mouvements sont gênés ; mais fondant en larmes, il approche son visage des lèvres de sa mère qui le couvre de pleurs et de baisers ; Alix de Montmorency, dont les yeux deviennent humides, regarde timidement Montfort, et lui dit à voix basse : -- Monseigneur, malgré son crime cette hérétique me fait pitié... Ne pourrait-on pas lui accorder ce qu'elle demande ?
L'ABBÉ REYNIER, vivement. -- Madame, cette femme est, en sa qualité de châtelaine de Lavaur, encore plus condamnable qu'une autre, il faut qu'elle et son fils soient aussi brûlés... ce sera un grand exemple !
MONTFORT, avec impatience. -- Eh ! mon père, pourvu que cette hérétique meure par la corde, par le fer ou par le feu, peu importe ! l'exemple sera fait. Et puis... la dame de Lavaur est, après tout, de noble race... l'on doit accorder quelque chose à la noblesse ! (Jetant çà et là autour de lui son regard morne, le comte ajoute avec une expression de dégoût et de lassitude :) Pourtant, voir égorger là... devant moi... cette femme et son enfant... Que Dieu me pardonne une coupable faiblesse, mais le cœur me manque ! (Il remarque la citerne et appelle le prévôt.) Allons... finissons ! qu'on jette dans ce puits la mère et le fils, et quelques grosses pierres par-dessus eux !
LA DAME DE LAVAUR, avec reconnaissance. -- Oh ! merci ! merci ! (À son fils.) Viens, mon enfant, nous serons noyés tous deux... Va ! cette mort sera douce auprès du supplice du feu qui nous attendait !
En descellant quelques-unes des pierres de la margelle du puits qui doivent servir à écraser Giraude et Aloys lorsqu'ils auront été jetés à l'eau, les aides du bourreau aperçoivent Florette étendue sans mouvement, mais respirant encore. Deux de ces hommes, saisis de pitié, transportent la pauvre enfant à quelques pas de là, pendant que la dame de Lavaur et son fils sont amenés devant l'ouverture rase, béante et noire de la citerne...
GIRAUDE, au bourreau. -- Nous allons mourir... Nous ne pouvons, mon fils et moi, faire aucune résistance ; par grâce délivrez-nous de nos liens... nous pourrons au moins une dernière fois nous embrasser ! (S'adressant à son fils d'une voix déchirante.) Dis, mon pauvre enfant, quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres !
La dame de Lavaur et Aloys sont délivrés de leurs liens, et tandis qu'enlacés dans les bras l'un de l'autre, ils s'étreignent en sanglotant et échangent un dernier adieu, le roi des ribauds fait un signe à ses hommes, et ceux-ci poussent brusquement dans le puits la mère et le fils... On entend le bruit de deux corps tombant dans l'eau... bientôt après celui des grosses pierres lancées sur Giraude et Aloys... Les cris de leur agonie s'élèvent des profondeurs de la citerne, et au bout d'un instant l'on n'entend plus rien... rien !
Voyant le soleil à son déclin, Montfort, peut-être las de ces tueries, et voulant hâter leur fin, ordonne au prévôt de l'armée d'amener sur l'esplanade les hérétiques condamnés à la pendaison. À leur tête, et se soutenant à peine, car il a reçu plusieurs blessures durant le siège, s'avance Aimery, frère de la dame de Lavaur ; près de lui sont Mylio-le-Trouvère et Peau-d'Oie-le-jongleur ; viennent ensuite les consuls et les hommes les plus notables de la ville ; des soldats, l'épée nue, conduisent les prisonniers au pied des instruments de supplice.
L'ABBÉ REYNIER se levant. -- Hérétiques de Lavaur, voulez-vous abjurer votre...
AIMERY, l'interrompant. -- Assez, moine ! assez ! Entre ton Église et la potence, nous choisissons, pardieu, et de grand cœur, la potence... Elle nous semble une aimable et accorte fille, comparée à ta vieille prostituée de Rome, qui croit se rajeunir et se faire adorer en prenant des bains de sang ! Ma sœur et son fils sont morts ! je ne tiens plus à la vie !
L'ABBÉ REYNIER, d'une voix tonnante. -- À la potence les hérétiques !
Les bourreaux se précipitent sur Aimery et s'apprêtent à le pendre.
MYLIO, jetant autour de lui un regard navré. -- Pauvre Florette ! elle aura succombé à la torture !... Ma dernière pensée sera pour mon frère et pour toi, douce enfant ! J'ai, selon tes désirs, suspendu à mon cou ton petit fuseau... il est là sur mon cœur. (S'adressant à Peau-d'Oie, qui paraît très-pensif.) Mon vieil ami, pardonne-moi ta mort ; c'est ton dévouement pour moi qui t'a conduit ici... Quoi ! tu ne me réponds rien ?
PEAU-D'OIE, gravement. -- Je me demandais s'il y a du vin et des jambons dans ces autres mondes étoilés dont nous parlait ton frère, et où, selon lui, nous allons renaître en esprit, en chair et en os ? Corbœuf ! si nous ressuscitons aussi en bedaine... la mienne me gênera furieusement lors de mon ascension vers l'empyrée !
Les bourreaux, au moyen d'une échelle appliquée à la potence, ont hissé Aimery jusqu'à la corde, terminée par un nœud coulant ; il y passe la tête et s'écrie : -- Honte et exécration à l'Église catholique ! -- Les aides du bourreau enlèvent brusquement l'échelle, le supplicié demeure pendu, ses membres s'agitent convulsivement pendant quelques instants ; puis ils se raidissent et demeurent immobiles...
LE BOURREAU, s'approchant de Peau-d'Oie. -- À ton tour, mon gros compère...
PEAU-D'OIE, se grattant l'oreille. -- Hum, hum, la corde de ta potence me paraît bien mince et ton échelle bien frêle... Je suis, tu le vois, fort pesant... je crains... par mon poids, de démolir ta machine. Or, je te conseille, en ami, de surseoir à ma pendaison, et de...
LE BOURREAU. -- Rassure-toi ! Je te pendrai haut et court, bel et bien ; dépêchons, voici la nuit.
PEAU-D'OIE, que l'on entraîne vers la potence. -- Adieu, Mylio ! j'ai bu ici-bas mon dernier broc de vin ! nous trinquerons dans les étoiles ! (Se tournant vers le balcon où siège l'abbé Reynier.) Et toi, va-t'en au diable, qui t'attend sa grande poêle à la main, abbé de luxure ! évêque d'hypocrisie, cardinal de scélératesse ! C'est Satan, cette fois, qui fera LA FRITURE DE L'ABBÉ DE CÎTEAUX !
Le bourreau, monté jusqu'au milieu de l'échelle appuyée à la potence, tire violemment à lui le condamné par le collet de sa tunique pour le forcer de gravir les premiers échelons ; mais, ne se prêtant nullement à la chose, et abusant de sa pesanteur inerte, Peau-d'Oie reste immobile. Alors les aides le poussant, le soulevant à grands renforts de bras et d'épaules, parviennent à le hisser, malgré lui, jusqu'au milieu de l'échelle, mais le poids énorme du jongleur, et les brusques secousses que sa résistance a imprimées à la potence, hâtivement et peu solidement plantée, l'ébranlent ; elle fléchit, vacille ; et tombant avec l'échelle, Peau-d'Oie et les bourreaux, dans sa chute, elle atteint la troisième potence ; celle-ci, cédant à ce choc, est renversée sur la quatrième, et ainsi de proche en proche ; le plus grand nombre de ces instruments de supplice, mal assurés dans le sol durant la nuit, sont abattus sur l'esplanade.
MONTFORT, avec impatience. -- Puisque les potences nous font défaut, exterminez ces hérétiques par le glaive !
Le comte quitte bientôt le balcon, emmenant Alix de Montmorency, qui se soutient à peine. Quoique le crépuscule du soir ait remplacé le jour, l'abbé Reynier et les autres prélats restent pour veiller à l'exécution de la tuerie ; les hommes d'armes qui ont amené les quatre-vingt hérétiques garrottés les massacrent à coups de lances et d'épées ; le carnage dure jusqu'à la nuit noire, et lorsque les soldats du Christ ont entassé cadavres sur cadavres, l'abbé Reynier se retire, accompagné du clergé, tandis que le chœur des moines chante à pleine voix :
Dies iræ, dies illa,
Crucis expandens vexilla
Solvet sæclum in favilla.
La lune, brillant d'un radieux éclat au milieu du ciel étoilé, inonde de ses clartés l'esplanade du château de Lavaur, alors déserte ; à gauche, fils de Joel, vous voyez la citerne, au fond de laquelle dame Giraude et son fils ont été jetés, puis écrasés à coups de pierres ; à quelques pas de là, gisent les corps des malheureux qui n'ont pu survivre au supplice de l'aveuglement. Parmi ces corps est celui de Florette, toujours évanouie, mais dont le sein se soulève péniblement ; sa tête, appuyée sur une pierre, est éclairée en plein par la lune. À l'extrémité de l'esplanade, quelques lueurs rougeâtres, semblables à celles d'un brasier qui s'éteint, s'échappent par intervalles des profondeurs du fossé où ont été brûlés les hérétiques ; enfin, à droite du balcon est dressée la potence à laquelle pend le cadavre d'Aimery. Non loin de là sont amoncelés les cadavres de ceux qui ont échappé à la corde pour tomber sous le fer des soldats de la foi. Aucun bruit ne trouble le silence de la nuit ; l'un des corps gisants sur le sol se soulève peu à peu sur son séant : c'est Mylio.
MYLIO écoute, regarde avec précaution autour de lui, et appelant à demi-voix : -- Peau-d'Oie !... il n'est resté aucun soldat ici... ne crains rien... il n'y a pas de danger, te dis-je !... De l'endroit où je suis, je découvre l'esplanade depuis le fossé jusqu'à la citerne... je ne vois pas un soldat. Peau-d'Oie !... réponds-moi donc ?... (Mylio ajoute avec chagrin :) Pas de réponse ?... Ah ! le malheureux ! il sera mort étouffé sous le poids des cadavres ! Faut-il donc que le prudent exemple qu'il m'a donné en faisant le mort, lors de la chute des potences, n'ait profité qu'à moi !... Hélas ! après la mort de Florette, de mon frère et de sa femme, l'amitié du vieux jongleur m'eût été douce... Quittons cet horrible lieu : la vie me reste. Oh ! j'en jure Dieu ! cette vie, je l'emploierai à venger la mort de Florette, de mon frère et de mon compagnon !... Il reste encore des hommes et des armes en Languedoc ! (Mylio, en parlant ainsi, s'est levé debout. Il écoute et regarde encore autour de lui.) Personne... La porte de l'esplanade est ouverte, fuyons !... mais, avant de m'éloigner, je veux toucher une dernière fois la main glacée de mon vieil ami. Jamais je ne l'oublierai ! son dévouement pour moi a causé sa mort... Où est-il ?... Ah ! le voici à demi caché par ces deux cadavres, la face sur le sol et ses bras repliés sous lui. (Mylio se baisse tristement pour prendre une des mains du vieux jongleur.)
PEAU-D'OIE, relevant la tête. -- Corbœuf ! moi vivant, j'ai entendu mon oraison funèbre !... Tu l'as prononcée, Mylio... et elle nous fait honneur à tous deux, mon brave ami !
MYLIO. -- Joie du ciel !... tu n'es pas mort !... Quoi ! tu m'entendais, et tu restais muet ?...
PEAU-D'OIE. -- Par prudence d'abord... Et puis, j'étais curieux de savoir ce que tu dirais de défunt le vieux Peau-d'Oie. Aussi, je suis tout glorieux d'apprendre que tu m'aimais encore... même après mon trépas. Et maintenant, quels sont tes projets ?
MYLIO. -- Cette nuit, je quitte Lavaur après être allé chercher un coffret précieux pour moi : il a été déposé par mon pauvre frère en un lieu sûr chez Julien-le-Libraire ; ensuite je rejoindrai nos frères qui ont pris les armes. J'ai fait le serment de venger Florette, mon frère et sa femme... Quant à toi, mon bon compagnon, je... (Mylio s'interrompt ; il a heurté du pied les tenailles de fer qui ont servi à martyriser Karvel-le-Parfait.) Qu'est-ce que cela ?... Un instrument de torture laissé là par le bourreau... (Il ramasse les tenailles et les contemple en silence.) Ô fils de Joel ! moi aussi je payerai mon tribut aux légendes et aux reliques de notre famille ! (Il place les tenailles à sa ceinture.)
PEAU-D'OIE. -- Que veux-tu faire de ce vilain instrument ?
MYLIO. -- Viens... viens...
Le trouvère et le jongleur se trouvent en ce moment non loin de la citerne, dont les abords sont vivement éclairés par la lune. Soudain Mylio s'arrête... regarde, jette un cri, s'élance, et, d'un bond, se précipite auprès de Florette, qu'il a reconnue. Il saisit une de ses mains : elle est tiède ; son cœur bat encore... Le trouvère, ivre d'espérance, emporte la pauvre petite aveugle dans ses bras ; et, courant avec son précieux fardeau vers la sortie de l'esplanade, il crie au vieux jongleur, d'une voix entrecoupée de sanglots : -- Elle vit encore !... elle vit !...
PEAU-D'OIE, joyeusement. -- Elle vit !... Ah ! corbœuf ! si nous échappons aux griffes des croisés, j'égayerai encore la douce enfant en lui chantant ma chanson favorite : Robin m'aime, Robin m'a... Ami, attends-moi ! je ne suis pas ingambe ; attends-moi donc ! au nom de ma bedaine, dont je suis fier maintenant ! Son poids a fait cheoir les potences, et nous avons échappé à cette tuerie catholique... apostolique... et romaine !... Ouf ! ! !
Mylio s'est arrêté à la porte de l'esplanade pour attendre Peau-d'Oie, qui arrive haletant au moment où Florette, que le trouvère tient entre ses bras, murmure d'une voix faible : -- Mylio... Mylio...
Moi, Mylio-le-Trouvère, j'ai écrit ce JEU-PARTIE, ici, à PARIS, environ trois années après les massacres de Lavaur ; voici en peu de mots, fils de Joel, comment je suis arrivé avec Florette et Peau-d'Oie dans la capitale de la Gaule : après avoir quitté l'esplanade, emportant ma femme entre mes bras, je la cachai dans les ruines d'une maison voisine, incendiée la veille par les soldats de la foi. Grâce à mes soins, Florette reprit ses sens, mais, hélas ! jamais elle ne devait revoir la lumière ! Confiant ma femme à Peau-d'Oie, je me rendis chez un ami de mon frère ; cet ami, nommé Julien-le-Libraire, avait reçu de Karvel, en dépôt, le coffret renfermant nos reliques de famille ; échappé, par hasard, aux massacres de Lavaur, Julien m'accorda un refuge pour Florette, Peau-d'Oie et moi ; en sûreté dans cette maison hospitalière, nous y attendîmes le départ de l'armée de Montfort, qui ne tarda pas à se mettre en marche vers Toulouse, après avoir investi de la seigneurie de Lavaur, Hugues de Lascy, jadis sénéchal des marjolaines à la cour d'amour de Blois. Résolu de consacrer ma vie à Florette, je renonçai à continuer la guerre, et nous quittâmes le Languedoc, bientôt soumis à Montfort par la terreur. Julien-le-Libraire, grâce à l'entremise des voyageurs lombards, correspondait souvent, pour les achats de son commerce, avec un des plus célèbres libraires de Paris, nommé JEAN BELOT ; connaissant la beauté de mon écriture, Julien me proposa de me recommander à son confrère qui pourrait m'employer à la copie des livres, anciens ou modernes. J'acceptai cette offre. Lorsque Florette fut en état d'entreprendre ce long voyage, nous partîmes avec Peau-d'Oie. Il me restait une petite somme d'argent, j'en employai une partie à acheter une mule pour ma femme qui souvent, par bonté, cédait sa place à notre vieil ami, et la pauvre petite aveugle, s'appuyant alors sur mon bras, je guidais ses pas incertains ; nous arrivâmes ainsi à Paris, après des traverses sans nombre. Jean Belot, profondément touché du malheur de Florette, chère et innocente victime de la férocité catholique, nous accueillit cordialement et je devins bientôt l'un de ses meilleurs copistes ; je pus ainsi, grâce à mon salaire, entourer Florette d'un peu d'aisance et mettre à l'abri du besoin la vieillesse de Peau-d'Oie. Celui-ci allait encore parfois à la taverne, chantant ses joyeux Tensons pour payer son écot ; mais lorsque ma femme, neuf mois après avoir quitté le Languedoc, m'eut donné un fils que j'appelai KARVELAÏK, en mémoire de mon bon frère, le vieux jongleur ne quitta plus la maison et voulut servir de berceuse à notre enfant ; Florette, devenue mère, ressentit plus cruellement encore le chagrin d'être aveugle ; jamais, hélas ! elle ne pourrait contempler les traits chéris de son fils. Malgré ma tendresse et mes soins empressés, elle tomba dans une mélancolie profonde ; sa santé s'altéra, elle dépérit peu à peu, et environ deux ans après notre départ du midi de la Gaule, Florette s'éteignit doucement dans mes bras, en embrassant notre enfant ; longtemps inconsolable de cette perte, je trouvai quelque adoucissement à mes peines, dans ma tendresse pour mon fils et dans mon amitié pour Peau-d'Oie, le seul avec qui je pouvais parler de ma femme. Plus tard, enfin, je cherchai quelques distractions à mon chagrin, en écrivant, sous forme de JEU-PARTIE la légende précédente que j'ai jointe aux chroniques de notre famille, rapportées, par moi, du Languedoc, ainsi que les TENAILLES DE FER ramassées sur l'esplanade du château de Lavaur et qui avaient servi au martyre de mon frère Karvel-le-Parfait.
Je te lègue ce récit, mon fils KARVELAÏK ; un jour tu le transmettras, ainsi que nos chroniques, à ta descendance, si la race de Joel ne doit pas s'éteindre en toi.
Oh ! Fergan, notre aïeul ! elles étaient prophétiques tes paroles, lorsque tu disais : -- « Pas de défaillance ! ne désespérons jamais de l'avenir de la Gaule, il appartient à la liberté. » -- Aujourd'hui, dixième jour du mois de juillet 1218, moi, Mylio, j'apprends par un voyageur arrivé du midi de la Gaule, qu'après avoir poursuivi en Languedoc pendant huit ans sa guerre d'extermination contre les hérétiques, Simon, comte de Montfort, a été tué devant Toulouse, le 25 juin de cette année 1212. Les Toulousains, assiégés, se sont défendus en héros sous les ordres des consuls, leurs magistrats populaires. À l'annonce de la mort de Montfort, le Languedoc, l'Agenois, le Quercy, le Rouergue se sont soulevés en masse ; les croisés sont chassés du Midi, ainsi que les prêtres catholiques ; partout l'hérésie triomphante a encore une fois brisé le joug des papes de Rome !
Cejourd'hui, 14 juillet 1223, j'inscris ici la date de la mort du roi des Français : PHILIPPE-AUGUSTE ; son fils Louis VIII lui succède ; hélas ! de nouvelles et cruelles épreuves menacent le Languedoc ; le pape Honoré III, qui succède à Innocent III, est non moins que ce dernier fanatique et impitoyable ; il prêche une nouvelle croisade contre le Languedoc ; tout fait craindre que cette guerre religieuse soit aussi terrible que la première.
Il y a quelques mois, Peau-d'Oie est mort en chantant sa chanson favorite :
Robin m'aime, Robin m'a, etc.
Sa perte laisse un grand vide autour de nous ; car mon fils Karvelaïk regrette autant que moi notre vieil ami, qui l'avait vu naître et bercé tout enfant.
Cette même année 1296, Louis VIII, fils de Philippe-Auguste, est mort empoisonné par l'amant de sa mère ; elle s'appelle BLANCHE, comme cette autre reine, empoisonneuse et adultère, femme de Ludwig-le-Fainéant, le dernier des rois karolingiens ; le complice du meurtre de Louis VIII est grand ami du légat du pape et se nomme THIBAUT, comte de Champagne. La reine demeure régente du royaume, son fils Louis IX étant encore enfant ; le Languedoc continue de résister à la croisade prêchée par le pape Honoré III, et malgré des ravages, des massacres sans nombre et la terreur inspirée par l'INQUISITION établie par le pape dans ce malheureux pays, les hérétiques restent inébranlables dans leur foi. Mon fils Karvelaïk a seize ans, je l'élève dans mon métier d'écrivain, afin qu'il puisse, ainsi que moi, gagner sa vie par son travail, chez maître Jean Belot le libraire, dont l'affection pour nous va toujours croissant.
Cette année 1229, le Languedoc, vaincu après près de vingt années de luttes héroïques, succombe sous le fer impitoyable des soldats de la foi, et sous le ténébreux et effrayant pouvoir de l'INQUISITION. Une partie de ces riches provinces du midi de la Gaule, dont les communes et les franchises municipales ont été détruites, sont réunies à la couronne du roi des Français ; la haute Provence et Avignon sont abandonnés aux papes de Rome, qui ont aussi leur part dans cette sanglante curée. -- Adieu, noble terre du Languedoc ! dernier refuge de l'indépendance gauloise, comme l'était autrefois l'Armorique... Adieu !... Ta liberté, pour un temps, s'est éclipsée sous la fumée des bûchers de l'inquisition ; mais un jour viendra, et tu le verras peut-être, mon fils Karvelaïk, un jour viendra où l'hérétique liberté reparaîtra plus radieuse que jamais, dans ce pays aujourd'hui écrasé sous le joug catholique.
FIN DES TENAILLES DE FER.
Mon bien-aimé père Mylio-le-Trouvère est mort cette année 1246, le dernier jour du mois de novembre. Il a béni mon nouveau-né, Julyan. J'exerce toujours mon métier d'écrivain de livres dans la boutique du fils de Jean Belot, le libraire, ma vie s'écoule aussi paisible que possible en ces temps de troubles et de guerres continuelles. Le pape de Rome et le clergé poussent les peuples à une nouvelle croisade en Terre-Sainte, et le roi Louis IX, devenu majeur, se prépare à partir lui-même pour la Palestine, retombée au pouvoir des Turcs.
Moi, KARVELAÏK-LE-BRENN, fils de Mylio-le-Trouvère, je te lègue, toi, mon fils, Julyan, cette chronique laissée par mon père, chronique à laquelle j'ajoute aujourd'hui ces quelques lignes : J'ai atteint, en cette année 1270, ma cinquante-huitième année, sans être, pour ainsi dire, jamais sorti de la boutique que le fils de Jean Belot m'a cédée. J'ai, depuis longues années, obscurément continué mon commerce à travers toutes les vicissitudes, tous les malheurs de ces temps de troubles, de guerres civiles ou étrangères, dont on souffre d'ailleurs un peu moins à Paris que dans les autres provinces de la Gaule. Le roi Louis IX est mort cette année de la peste à Tunis, ensuite de sa vaine croisade contre les infidèles de la Palestine. Ce prince dévotieux, dernièrement canonisé par l'Église sous le nom de SAINT LOUIS, était d'un caractère bénin, malgré sa dévotion outrée. Il fit souvent preuve de justice, de sagesse et d'humanité. Il a tenté d'utiles réformes qui, malheureusement, on le voit déjà, ne lui survivront pas. Peu batailleur, il a dû céder aux Anglais le Périgord, le Limousin, l'Agénois, et une grande partie du Quercy et de la Saintonge ; de sorte que les Anglais, ces descendants des pirates normands du vieux Rolf, sont toujours maîtres d'une grande partie de la Gaule, ravagent incessamment les provinces qu'ils ne possèdent pas, et mettent le comble aux horribles misères des malheureux serfs des campagnes, plus que jamais pressurés, torturés par les seigneurs féodaux. En ces temps de troubles, les communications sont si difficiles, que je ne sais rien de la Bretagne et du Languedoc. Je te lègue, à toi, mon fils Julyan, nos reliques de famille et la légende écrite par mon père, Mylio-le-Trouvère.
Moi, JULYAN-LE-BRENN, petit-fils de Mylio-le-Trouvère, et fils de Karvelaïk, j'inscris ici la date de la mort de mon digne et bon père : je l'ai perdu le 28 du mois de juin 1271. J'exerce, comme lui, le métier d'écrivain libraire dans notre boutique de la porte Saint-Denis. Marguerite, ma femme, ne m'a pas encore donné d'enfant.
À PHILIPPE-LE-HARDI, fils de saint Louis, a succédé PHILIPPE IV, dit le BEL. Jamais l'on a vu roi de France plus âpre à la curée des impôts ; le plus grand nombre des bourgeois murmurent, plusieurs menacent de se révolter. Il faut le dire pour ceux qui auraient le courage de la révolte (et je ne suis point de ceux-là), jamais révolte n'aurait été plus légitime : les officiers royaux s'en vont dans les maisons et les boutiques, prenant, sans payer, tout ce qui leur convient pour le service du roi et de sa famille ; les gens du fisc fouillent nos demeures, et, à défaut d'argent pour solder l'impôt, ils se saisissent de la vaisselle, des meubles, et même des vêtements des bourgeois, des artisans et des marchands. Le mois passé, le fisc a ainsi enlevé de ma boutique, un Saint-Chrysostome, superbe livre sur parchemin que j'avais mis près de cinq années à écrire. Ces exactions n'ont d'autre but que de fournir à la ruineuse prodigalité du roi des Français et de ses courtisans. On dit la misère affreuse dans toutes les provinces de la Gaule. Les seigneurs, afin de pouvoir briller à la cour et dans les tournois, écrasent leurs serfs de travail et de taxes ; les denrées augmentent et deviennent d'un prix fabuleux ; la guerre des Anglais, dont les conquêtes vont toujours croissant en Gaule, met le comble à tous ces maux. C'est à peine si je puis vendre un livre de temps à autre. Enfin, Dieu nous prendra peut-être en pitié. Hélas ! je ne suis point comme nos valeureux ancêtres : LOISIK, RONAN, AMAEL, VORTIGERN, EIDIOL, FERGAN, MYLIO, qui ne désespéraient jamais du salut et de l'affranchissement de la Gaule, prédits par Victoria-la-Grande. Je l'avoue, à ma honte, fils dégénéré de Joël, j'ai perdu tout espoir ; les quelques années qu'il me reste à vivre seront, je le prévois, aussi attristées que mes années passées. Je n'aurai rien à ajouter à notre légende ; peut-être n'aurai-je pas même à la léguer à notre descendance, car je n'ai pas d'enfant, et la race de Joel s'éteindra sans doute en moi.
Dieu soit loué ! un fils m'est né cette année, 1300. Il sera la consolation de ma vieillesse ; car j'ai cinquante-deux ans. J'ai nommé cet enfant MAZUREC-LE BRENN. Hélas ! quel sera son avenir ! Je tremble pour lui ; car les désastres de la Gaule vont empirant sous le règne de PHILIPPE-LE-BEL, roi des Français.
1 Voir pour plus de détails le Glossaire de Ducange, au mot MARCHETTA-MARCHETUM.
2 Entends-tu, ma belle, comme ces gens-là nous pourchassent avec leurs cloches. (HADR. VAL., liv. II, p. 172.)
3 Voir dans l'excellent ouvrage de M. Émile de la Bedollière (Hist. des Français), le chapitre des Surnoms.
4 En 997, tandis que le jeune duc Richard abondait en vertus, il arriva que dans son duché de Normandie, les paysans se rassemblèrent et résolurent de vivre selon leur caprice, déclarant que sans s'embarrasser de ce que le droit défendait touchant la jouissance des eaux et des forêts, ils se gouverneraient par leurs propres lois ; lorsque le duc apprit ces choses, il envoya aussitôt vers eux le comte Rodolfe avec une multitude des soldats, pour comprimer cette férocité agreste et dissiper cette assemblée rustique ; le comte s'empara de tous ceux qu'il put saisir, et leur ayant fait couper les pieds et les mains, il les renvoya ainsi hors de service à leurs compagnons ; les paysans instruits de la sorte, retournèrent à leurs charrues (GUILLAUME DE JUMIÈGES, Hist. des Normands, liv. V., ch. II.)
En 1034, les paysans de Bretagne se soulevèrent contre leurs seigneurs ; mais les nobles s'étant joints au comte Allan, envahirent les champs des paysans, les tuèrent, les dispersèrent, car ils étaient venus au combat sans ordre et sans chef. (VIE DE SAINT GILDAS, hist. de Fr., tom. X, p. 377.)
5 Les seigneurs se disaient tels par la grâce de Dieu. Voir Brussel, Traité des fiefs.
6 Eusèbe de Lauricre, Droits féodaux. Gloss. not. 17.
7 Eusèbe de Lauricre, Droits féodaux. Gloss. not. 17.
8 Eusèbe de Lauricre, Droits féodaux. Gloss. not. 17.
9 Traité des fiefs, chap. des Labours, p. 127.
10 Redevances féodales. -- Traité des fiefs de Brussel et de Boutaric, p. 201.
11 Institutes coutumières de Loisel, liv. IX, tit -III.
12 Traité des fiefs, chap. des Labours, déjà cité.
13 Redevances et droits féodaux. Glossaire d'EUSÈBE, de LAUCRICE au mot Guet.
14 Les évêques et hauts seigneurs qui battaient monnaie, jouissaient du droit d'empêcher qu'aucune autre monnaie que la leur eût cours chez eux. (BRUSSEL, Traité des fiefs, liv. II, chap. X, p. 198.)
15 Le seigneur de Breuil fit mourir les serfs qui avaient construit le passage secret de son château, au nombre de vingt-sept. (ODERIK VITAL, liv. II, vol. III.)
16 Voir note de l'Histoire de France, de Michelet, vol. II, p. 271.
17 ORDERIK VITAL, liv. VII, p. 307.
18 Histoire des ducs d'Aquitaine. -- Web. Hist., liv. II, p. 71.
19 Droits seigneuriaux. -- Brussel et Boutaric.
20 La table de pierre est mentionnée dans les anciennes coutumes de Sens et à Auxerre au chap. Fief.
21 Droits et autorité des seigneurs. BRUSSEL, liv. IV.
22 Droits et autorité des seigneurs. BRUSSEL, liv. IV.
23 Droits et autorité des seigneurs. BRUSSEL, liv. IV.
24 Voir Glossaire de DUCANGE, au mot Hominium.
25 Traité des fiefs de Brussel, p. 127.
26 Voir DUCANGE, au mot Maritagium.
27 Voir DUCANGE, au mot Maritagium.
28 Roman du Rou. -- V. 1193.
29 Qui l'a fait couler, ce sang ? n'est ce pas la fanatique et abominable intolérance de l'Église, en ameutant toutes les fureurs catholiques de l'Europe contre les réformés, qui ne demandaient qu'à exercer paisiblement leur culte ?
30 Textuel. Prise de Jérusalem, par Baudry, archevêque de Dôle, page 25.
31 TEXTUEL. Histoire de la prise de Jérusalem, par Baudry, archevêque de Dôle, vol. I, p. 40.
32 Textuel, Guillaume, archevêque de Tyr, Hist. des Crois., liv. I, ch. VII, p. 286. Ap. Mich.
33 Prise de Jérusalem, par Albert, chanoine d'Aix, p. 69.
34 Prise de Jérusalem, par Albert, chanoine d'Aix, p. 69.
35 Augustin Thierry, Lettres sur l'Histoire de France. --- V. I, p. 329. Lettre XVI.
36 Augustin Thierry, Lettres sur l'Histoire de France. --- V. I, p. 341.
37 Scriptores rerum Franc. t. XII, p. 245.
38 Hist. de la commune de Laon, t. I, liv. V, p. 56.
39 Sont néanmoins exclus du pardon les treize dont les noms suivent : Foulque, fils de Bomar, Raoul de Cabricion ; Aucel, gendre de Lebert ; Haymon ; Payeu Seille ; Robert ; Remy But ; Maynard Dray ; Raimbaut de Soissons ; Payen Oste-Loup ; Ancel-Quatre-Mains ; Raoul Gastine et Jean Molrain. (Recueil des ordonnances des rois de France, t. XI, p. 136.)
40 Mémoires relatifs à l'Histoire de France, t. V. p. 22 et suiv.
41 ... Si Joannes, maurus meus, ipsum qui in eis sit potior, naso detraheret, nullatenus gremire presumeret. (Script. rerum Franc., t. XII, p. 263.)
42 Script. rer. Franc., ibid.
43 Hiccinè est dominus Isengrinus depositus ? (Ibid.)
44 Script. rerum Franc., t. XII, p. 254-255.
45 Script. rerum Franc., t. XII, p. 254-255.
46 Script. rerum Franc., t. XII, p. 254-255.
47 Mém. relatifs à l'Histoire de France, t. V, p. 23.
48 Recueil des ordonnances des rois de France, t. XI, p. 136.
49 Allusion à un vice infâme alors fréquent parmi les membres du clergé.
50 Ces paroles sont certifiées par plusieurs ouvrages ecclésiastiques. 1° L. V., chapitre XXI, de la Bibliothèque des abbés de Cîteaux, t. II, p. 139 ; Raynaldi, Annales ecclésiastiques, 1209, f. 22, p. 186 ; Histoire du Languedoc, L. XXI, chap. LVII, p. 169.
51 Voir l'un des derniers mandements de M. l'archevêque de Paris qui inflige une verte censure au journal l'Univers.
52 Afin de varier la forme de nos récits, nous avons adopté pour cet épisode une action dialoguée assez usitée par les trouvères de treizième siècle, sous le nom de JEU (voir entre autres : le Jeu du Berger et de la Bergère, par ADAM-LE-HALE, anciens fabliaux, v. II p 193. Le Grand D'Aussy), Dans ces JEUX, dialogués comme les pièces de théâtre de nos jours et récités par les trouvères ambulants, on suppléait aux décors par la narration descriptive des lieux où se passaient les différentes scènes du drame. E. S.
53 Les différentes questions posées par la cour d'Amour, le plaidoyer de la chanoinesse contre la sœur grise, etc., sont presque textuellement extraits des Contes et Fabliaux, collect. de Legrand d'Aussy. Voir la lettre d'introduction de Mylio-le-Trouvère.
54 Les différentes questions posées par la cour d'Amour, le plaidoyer de la chanoinesse contre la sœur grise, etc., sont presque textuellement extraits des Contes et Fabliaux, collect. de Legrand d'Aussy. Voir la lettre d'introduction de Mylio-le-Trouvère.
55 Lettre d'Innocent III, L.N., 10 mars 1208, p. 317, X.
56 Ce chant fut composé par Mylio lors de l'invasion du Languedoc par les croisés catholiques. Laissant sa femme Florette auprès de Karvel et de Morise, Mylio allait chantant ce poème de cité en cité, tandis que Peau-d'Oie, accompagnant le trouvère, chantait à son tour : --- LA FRITURE DE L'ABBÉ DE CÎTEAUX, --- dont le refrain était : --- Pouah ! pouah ! ces moines ! --- ils puent la crasse, le rut et le sang !