Les mystères du peuple. Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges, tome 8 : édition ELTeC Sue, Eugène (-) 112138

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Il n'est pas une réforme religieuse, sociale ou politique que nos pères n'aient été forcés de conquérir, de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l'INSURRECTION.

L'AUTEUR

AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE

CHERS LECTEURS,

J'achève dans l'exil cet ouvrage forcément interrompu depuis longtemps ; votre bienveillance, dont vous m'avez autrefois donné tant de gages, me soutiendra, je l'espère, jusqu'à la fin de mon œuvre.

Le récit suivant se compose de deux parties distinctes : la première vous peindra l'invasion de la France par les Anglais, à la suite de la captivité du roi Jean et de la honteuse défaite de la noblesse franque à la bataille de Poitiers, désastres qui amenèrent, en 1357 et 1358, la grande révolution de Paris et la Jacquerie.

Dans la seconde partie de notre récit, formant un épisode complet, et précédé, comme celui-ci, d'une introduction, vous assisterez, chers lecteurs, à la délivrance du pays par Jeanne d'Arc, la fille du peuple. La pauvre bergère de Domrémi devait venger la France des lâchetés de sa noblesse et de ses rois, chasser l'Anglais... et être brûlée vive, comme sorcière, par des prêtres du Christ...

La Révolution de Paris et la Jacquerie, tels sont donc les sujets de ce premier épisode : LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE, ou Mahiet-l'avocat d'armes.

L'on a beaucoup parlé de la Jacquerie dans ces derniers temps, et, soit ignorance, soit mauvaise foi, soit calcul, l'on a voulu établir entre le présent et le passé des analogies sinistres. Il n'y en a pas de possible ; un abîme sépare la civilisation moderne de la barbarie du moyen âge. La Jacquerie de 1358 a été une sanglante représaille de la victime contre son bourreau séculaire, du vassal révolté contre son seigneur, du peuple conquis insurgé contre ses conquérants ; de la race gauloise asservie, se levant en masse contre la race franque, dominatrice et oppressive depuis huit siècles.

Vous avez assisté, chers lecteurs, aux tortures subies par les Gaulois, devenus tour à tour esclaves, serfs et vassaux des Francs, depuis la conquête de CLOVIS ; la Jacquerie a été la vengeance des serfs contre les seigneurs, vengeance légitime si l'on en croit ces paroles de l'Écriture : Œil pour œil, dent pour dent, représailles légitimes comme la terrible et fatale loi du talion, seule loi des époques barbares.

Cette opinion sur la Jacquerie n'est pas seulement la nôtre, elle est l'opinion d'éminents historiens dont l'autorité est irrécusable, elle est encore l'opinion des chroniqueurs contemporains des faits.

Citons les textes :

« Dans cette guerre chevaleresque que se faisaient à armes courtoises les nobles de France et d'Angleterre, -- dit MICHELET, -- il n'y avait au fond qu'un ennemi, une victime des maux de la guerre, c'était le paysan... Avant la guerre, celui-ci s'était épuisé pour fournir aux magnificences des seigneurs, pour payer ces belles armes, ces écussons émaillés, ces riches bannières qui se firent prendre à Crécy et à Poitiers. Après, qui paya la rançon ?... Ce fut encore le paysan.

« Les nobles prisonniers, relâchés sur parole, vinrent sur leurs terres ramasser vitement les sommes monstrueuses qu'ils avaient promises sans marchander sur le champ de bataille ; le bien du paysan n'était pas long à inventorier : maigres bestiaux, charrues, charrettes, quelques ferrailles ; de mobilier, il n'y en avait point. Cela pris et vendu, que reste-t-il sur quoi le seigneur eût recours ? Le corps, la peau du pauvre diable : on tâchait encore d'en tirer quelque chose ; apparemment le rustre avait quelque cachette où il enfouissait ; pour le lui faire dire, on le travaillait rudement, on lui chauffait les pieds, on n'y plaignait ni le fer, ni le feu... (MICHELET, Hist. de France, t. III, p. 393...) Ruiné par son seigneur, le paysan n'était pas quitte ; ce fut le caractère atroce de la guerre des Anglais. Pendant qu'ils rançonnaient le royaume en gros, ils le pillaient en détail ; entre autres, le capitaine d'une bande d'Anglais nommé Griffith, désolait le pays entre la Seine et la Loire. (Ibid., p. 394.)

» Combien était grande la terreur dans les campagnes ! Les paysans ne dormaient plus ; ceux de la Loire passaient les nuits dans les îles ou dans des bateaux arrêtés au milieu des fleuves ; en Picardie, les populations creusaient la terre et s'y réfugiaient (beaucoup de ces souterrains paraissent avoir été creusés dès l'époque des invasions normandes, ils furent probablement agrandis d'âge en âge (Mém. de l'abbé LEBŒUF ; Mém. de l'Académie des Inscript., XXVIII, 179). -- C'était dans ces souterrains que l'on pouvait avoir quelque impression des horreurs du temps ; c'étaient de longues allées voûtées, de sept à huit pieds de large, avec un trou dans la voûte et un puits dans le sol, pour avoir à la fois de l'air et de l'eau ; les familles s'y entassaient souvent avec leurs bestiaux à l'approche des Anglais ; les femmes, les enfants y pourrissaient des semaines, des mois, pendant que les hommes allaient timidement au clocher voir si les gens de guerre s'éloignaient de la campagne. (Ibid., 337.) Enfin, le paysan, enragé de faim et de misère, pillé par l'Anglais, rançonné, torturé par la noblesse, força les châteaux, égorgea les nobles ; jamais ceux-ci n'auraient voulu croire à une telle audace... Ils appelaient le paysan JACQUES BONHOMME, comme nous appelons Jean-Jean nos conscrits. Comment craindre ces vilains ? C'était un dicton entre les nobles : -- Oignez (craignez) vilain, il vous poindra (frappera) ; poignez vilain, il vous oindra. -- Les JACQUES BONHOMME payèrent à leurs seigneurs un arriéré de plusieurs siècles ; ce fut une vengeance de désespérés, de damnés... Ils avaient pour capitaine l'un des leurs, un rusé paysan nommé Guillaume Collet (ou Caillet) ; aussi les nobles et les grands se déclarèrent-ils tous contre eux sans distinction de parti ; Charles-le-Mauvais les flatta, invita les principaux chefs et fit main-basse sur eux ; les nobles se rassurèrent, prirent les armes, et se mirent à les tuer et à les brûler dans les campagnes à tort ou à droit, sans s'informer de la part qu'ils avaient prise à la Jacquerie. » (Ibid., p. 400 et 401.)

Écoutons maintenant SISMONDI :

« ... Les barons et les chevaliers que les Anglais avaient faits prisonniers à Poitiers, et qu'ils avaient ensuite relâchés sur parole, étaient revenus sur leurs terres, et ils s'occupaient à extorquer à leurs vassaux l'argent nécessaire à leur rançon... Ils saisissaient les récoltes, les attelages, le bétail des paysans, et lorsque cela ne suffisait pas, ils les soumettaient à des tourments prolongés, pour leur faire révéler l'endroit où ils pouvaient avoir enfoui quelque argent ; tout était pris et envoyé aux Anglais, pour racheter d'eux quelques gentilshommes inutiles à la France ; et comme il n'y avait pas une famille noble qui n'eût un de ses membres prisonnier, il n'y avait pas non plus une seigneurie où ces extorsions ne se pratiquassent. (487, Hist. des Français, vol. X.)... La misère même des paysans était devenue un objet de plaisanterie : -- Jacques Bonhomme, disaient les nobles, ne lâche pas son argent si on ne le roue de coups ; bientôt le paysan ne fut plus nommé que Jacques Bonhomme. (488, ibid.)... Les paysans, que les seigneurs et les Anglais pillaient et torturaient, se soulevèrent d'un commun accord le 21 mai 1358, pour se soustraire à la faim, à la misère et au désespoir. L'exemple donné par quelques villages se répandit dans toutes les directions avec la rapidité du feu qui s'étend sur une plaine d'herbes sèches ; ils voulaient se venger des nobles qui, joignant l'insulte à la violence, les nommaient Jacques Bonhomme, vidant leurs greniers, emmenant leur bétail, violant devant eux leurs femmes et leurs filles, et les brûlaient ensuite avec un fer chaud pour les forcer à donner de l'argent. Les insurgés, que l'on nomma les Jacques (l'insurrection, Jacquerie), se jetèrent avec fureur sur les châteaux ; armés seulement de fourches, de faux et de bâtons, ils forcèrent l'entrée de ces manoirs qui les avaient fait si longtemps trembler, ils y mirent le feu, et ils soumirent à des tortures effroyables les chevaliers qu'ils firent prisonniers, avec leurs femmes et leurs enfants. Les gentilshommes qui ne périrent pas dans cette première entreprise ne tardèrent pas à prendre leur revanche, ils avaient pour eux l'avantage des armes et l'habitude de la guerre. La lutte ne fut pas longue... Les bourgeois de Meaux avaient été de leur côté horriblement vexés par la noblesse, ils ouvrirent leurs portes aux Jacques, dont près de neuf mille entrèrent dans leurs murs ; un assez grand nombre de Parisiens s'étaient joints à eux... Le captal de Buch et le comte de Foix, à la tête de leurs hommes d'armes couverts de fer, attaquèrent les Jacques et sabrèrent ces paysans demi-nus, sans pouvoir être atteints ; avant la fin de cette journée, sept mille Jacques avaient été massacrés ou noyés ; les gentilshommes mirent ensuite le feu à la ville de Meaux, empêchant en même temps les bourgeois de sortir de leurs maisons, et les firent tous périr dans les flammes ; encouragés par cette victoire, les gentilshommes se réunirent en petites troupes, se répandirent dans les campagnes, brûlant les villages, massacrant les paysans, sans s'informer s'ils avaient ou non appartenu à la Jacquerie ; le roi de Navarre fit supplicier leur chef nommé GUILLAUME CAILLET. » (Ibid., p. 531-533.)

Enfin, HENRI MARTIN n'est pas moins explicite sur les causes de ce puissant mouvement insurrectionnel :

« ...... Ce qu'avaient enduré les paysans passait la mesure des misères humaines ; les nobles avaient rejeté sur leurs vassaux tout le poids du désastre de Poitiers, et n'en avaient gardé pour eux que la honte... Chaque seigneur tira de ses vilains libres ou non libres la plus grosse part qu'il put ; quant aux serfs, aux taillables et corvéables à merci, les fouets, les cachots, les tortures, tout fut bon pour leur extorquer leur dernier denier ; on répondait à leurs plaintes par des coups et des gausseries : JACQUES BONHOMME (ainsi que la noblesse appelait le paysan), JACQUES BONHOMME a bon dos, il souffre tout... Mais Jacques Bonhomme, après avoir vu sa fille outragée, son fils massacré, sort sanglant et affamé des ruines de sa chaumière, et le 21 mai 1358, plusieurs menues gens de Nointel, de Cramoisi, et de quelques autres villages du Beauvoisis et des environs de Clermont, s'assemblèrent, et s'entre-dirent que tous les nobles de France, chevaliers et écuyers, honnissaient et trahissaient le royaume, et que ce serait grand bien de les détruire tous. -- Et chacun dit : -- Il est vrai, il est vrai ! honni soit celui par qui il y aura retard, que tous les gentilshommes ne soient détruits ! -- Ils élurent pour leur chef un très-rusé paysan nommé Guillaume Caillet, du village de Merlo, et s'en allèrent assaillir les châteaux, sans nulle armure hors que bâtons ferrés et couteaux. (Chronique de Nangis, cont. XII.)... En peu de jours l'insurrection se répandit dans tous les sens avec rapidité ; elle embrasa le Beauvoisis, l'Amiénois, le Ponthieu, le Vermandois, le Noyonnais, la seigneurie de Couci, le Laonnais, le Soissonnais, le Valois, la Brie, le Gâtinais, le Hurepoix, toute l'Île de France ; elle couvrit toute l'embouchure de la Somme, etc., etc. Plus de cent mille vilains quittèrent la bêche pour la pique ; les chaumières avaient assez brûlé, c'était le tour des châteaux. La noblesse était dans la stupeur ; les animaux de proie ne seraient pas plus étonnés si les timides troupeaux qu'ils sont accoutumés à déchirer sans résistance se retournaient tout à coup contre eux avec furie ; presque nulle part les nobles n'essayèrent de se défendre...... Les Jacques combattaient, afin de rendre tortures pour tortures, outrage pour outrage, afin d'épuiser en quelques jours cet horrible trésor de haine et de vengeance, que les générations s'étaient transmises d'âge en âge en expirant sur la glèbe...... Les nobles, revenus de leur premier effroi, reprirent l'offensive, brûlant les villages et égorgeant tous les paysans qui tombaient entre leurs mains ; le chef de la Jacquerie du Beauvoisis, Guillaume Caillet, essaya de traiter avec le roi de Navarre ; celui-ci donna de belles paroles à Guillaume Caillet et à ses adhérents, qui se rendirent à Clermont, sur l'invitation de ce roi, qui les fit supplicier, et couronner Guillaume Caillet d'un trépied de fer rouge, dit un historien (Vita prima Innocentii VI, ap. Balus. pap. Avenion., t. 1, p. 554.) Le régent et ses soudoyers entre la Seine et la Marne détruisirent également de nombreuses bandes de Jacques ; les nobles faisaient la chasse aux paysans, comme ceux-ci l'avaient faite aux gentilshommes ; ils incendiaient les villages, tuaient les vilains et les serfs, coupables ou non, partout où ils les rencontraient ; plus de vingt mille avaient péri avant la Saint-Jean d'été ; le carnage continua longtemps encore, des cantons entiers furent dépeuplés. » (Hist. de France, p. 540 à 548, vol. V.)

Viennent ensuite des témoignages contemporains et de nature diverse : les uns, et ce sont les plus nombreux, constatent les causes premières de la Jacquerie et de la sympathie que cette insurrection, malgré ses excès, inspirait aux populations urbaines et à la bourgeoisie. Ainsi on lit dans la Chronique de Saint-Denis, t. VI, p. 113 :

« ... Il y avait bien peu de villes de communes ou autres en France qui ne fussent mues (irritées) contre les gentilshommes, tant en faveur des gens de Paris que pour le mouvement des paysans. »

On lit dans le Continuateur de la Chronique de Guillaume de Nangis, t. II, p. 112 :

« ... Dans l'été de l'année 1358, les paysans des environs de Saint-Leu et de Clermont au diocèse de Beauvais, ne pouvant plus supporter les maux qui les accablaient de tous côtés, et voyant que leurs seigneurs, loin de les défendre, les opprimaient et leur causaient plus de dommage que les ennemis, crurent qu'il leur était permis de se soulever contre les nobles du royaume et de prendre leur revanche des mauvais traitements qu'ils en avaient reçus. »

Et plus loin, après avoir dépeint les massacres des paysans coupables ou non d'avoir fait partie de la Jacquerie, la chronique ajoute :

« ... Si grand mal fut fait par les nobles de France, qu'il n'était pas besoin des Anglais pour détruire le pays ; car, en vérité, les Anglais, ennemis du royaume, n'eussent pu faire ce que firent les nobles nationaux (intranei, dit le texte du chroniqueur, 117, ibid.) »

Un autre chroniqueur contemporain, le noble sire Jean Froissart, chapelain, se tait prudemment sur les causes de la Jacquerie. Ces manants révoltés, à bout de misères, d'exactions, de tortures, ces Jacques noirs, petits, laids et à peine armés ne lui inspirent qu'aversion et dégoût ; il les appelle méchans gens. Il se complaît dans la narration de leurs supplices, de leur extermination ; mais, contradiction étrange, le chapelain chroniqueur est épris d'une tendresse touchante pour les aventuriers, presque tous aux gages de la noblesse, qui ravageaient, pillaient, incendiaient le pays à l'envi des Anglais. Il appelle ces pillards, ces incendiaires : pauvres brigands...

Citons...

« ... Et toujours gagnaient pauvres brigands à piller villes et châteaux... ils épiaient une bonne ville ou châtel, et puis s'assemblaient et entraient dans la ville, droit sur le point du jour, et boutaient le feu en une maison ou deux, et ceux de la ville cuidaient (craignaient) que ce fussent mille armures de fer... s'enfuyaient, et les pauvres brigands brisaient maisons, coffres et écrins. Ils gagnèrent ainsi plusieurs châteaux et les revendirent... Entre les autres eut un brigand qui détint le fort châtel de Comborne en Limousin, et par ses prouesses, le roi de France voulut avoir ce brigand chez lui, acheta son châtel vingt mille écus, et le fit huissier d'armes du roi de France, et était appelé ce brigand BACON. » (Chronique de SIRE JEAN FROISSART, t. II, p. 480-81.)

Le dévot historien des prouesses de ces pauvres brigands que le roi de France voulut honorer dans la personne de l'un des chefs de ces bandits, en le nommant huissier d'armes, ce dévot historien, disons-nous, ne pouvait naturellement éprouver que de la haine et de l'horreur pour Jacques Bonhomme qui, fou de désespoir et de rage, après des siècles d'asservissement et de douleur, courait aux bâtons, aux fourches, aux faux, et se révoltait enfin contre ses bourreaux.

Citons encore :

« ... Advint eu ce temps-là une grand'merveilleuse tribulation en plusieurs parties du royaume de France, si comme en Beauvoisin, en Brie, et sur la rivière de Marne en Valois, en Laonnais, etc., car aucuns gens des villes champêtres s'assemblèrent en Beauvoisin, et ne furent mie (pas) cent hommes les premiers et avaient fait un chef entre eux qu'ils appelaient chef des Jacques Bonhomme (Guillaume Caillet), et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, honnissaient et trahissaient le royaume, et que ce serait grand bien de tous les détruire ; et chacun de ces mauvais gens se dit : il dit voir ! il dit voir (il dit vrai) ; honni soit celui par qui il demeurera (il y aura du retard) que tous les gentilshommes ne soient détruits. -- Lors, se assemblèrent et s'en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures fors (hors) que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d'un chevalier qui près de là demeurait ; si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfans petits et grands et ardirent (brûlèrent) la maison... Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux et multiplièrent tant, que ils furent bientôt six mille, et partout là où ils venaient, leur nombre croissait, car chacun de leur semblance les suivait... Ces méchans gens ardirent au pays de Beauvoisin plus de soixante bonnes maisons et forts châteaux... Quand les gentilshommes de Beauvoisin, de Corbiais, de Vermandois, et des terres où ces méchans gens conversaient (détruisaient) et faisaient leurs forcenneries, virent ainsi leurs maisons détruites et leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis en Flandre, en Hainaut, en Brabant ; si en y vint tantôt assez de tous côtés ; si (ainsi) s'assemblèrent les gentilshommes étrangers et ceux du pays qui les menaient ; si commencèrent à tuer et à découper ces méchans gens sans pitié et sans merci, et les pendaient aux arbres où ils les trouvaient ; mêmement le roi de Navarre en mit a fin plus de trois mille, près de Clermont en Beauvoisin (Guillaume Caillet, leur chef, fut supplicié à Clermont) ; mais ils étaient ja (déjà) tant multipliés, que, si ils fussent tous ensemble, ils eussent bien été cent mille hommes ; et quand on leur demandait pourquoi ils faisaient ce (cela), ils répondaient qu'ils ne savaient, mais ils le véoient (voyaient) faire aux autres, si le faisaient aussi, et pensaient qu'ils dussent en telle manière détruire tous les nobles et gentilshommes du monde, par quoi nul n'en pût être (pour qu'il n'en restât aucun). En ce temps que ces méchans gens (les Jacques) couraient, revinrent de Prusse le comte de Foix et le captal de Buch, son cousin, et entendirent sur le chemin si comme ils devaient entrer en France, la pestilence, et l'horribilité qui courait sur les gentilshommes ; tant chevauchèrent qu'ils vinrent à Meaux en Brie ; si allèrent tantôt devers la duchesse de Normandie et les autres dames, qui furent moult lies (très-joyeuses) de leur venue, car taus les jours elles étaient menacées des Jacques et des vilains de Brie et mêmement de ceux de la ville, ainsi qu'il fut apparent ; d'autre part, les vilains de Paris s'en vinrent aussi Meaux par flotte et par troupeaux, et s'en vinrent avecque les autres, et furent bientôt neuf mille à Meaux, en très-grande volonté de mal faire... Or, regardez la grand'grâce que Dieu fit aux dames et aux demoiselles (de la duchesse de Normandie) qui étaient dedans Meaux ; elles eussent été violées, efforcées et perdues, comme grandes dames qu'elles fussent (quoiqu'elles fussent de grandes dames), si ce n'eût été les gentilshommes qui là étaient et par espécial (spécialement) le comte de Foix et le captal de Buch, car ces deux derniers donnèrent l'avis pour détruire et déconfire ces vilains et ces Jacques ; quand ces méchans gens, noirs et petits et très-mal armés, virent la bannière du comte de Foix et celle du duc d'Orléans et le pennon du captal de Buch, et les glaives et les épées entre leurs mains, et celles de leurs gendarmes bien appareillés, si commencèrent les premiers à reculer, et les gentilshommes à eux poursuivre et à lancer sur eux de leurs lances et de leurs épées, et eux abattre les Jacques... Si les abattaient à grands monceaux et tuaient ainsi que des bêtes, et les reboutèrent tous hors de Meaux, et en tuèrent tant et tant, qu'ils en étaient lassés et tannés, et les faisaient saillir (sauter) en la rivière de Marne ; finalement, ils en tuèrent ce jour (30 juin 1358) plus de sept mille ; et quand les gentilshommes retournèrent, ils boutèrent le feu en la désordonnée ville de Meaux, et l'ardirent (la brûlèrent) toute, et tous les vilains du bourg qu'ils purent dedans enclore ; depuis cette déconfiture qui fut faite d'eux à Meaux, les Jacques ne se rassemblèrent plus nulle part, car le jeune sire de Coucy, qui s'appelait messire Enguerrand, avait grand'foison (grand nombre) de gentilshommes avec lui, qui mettaient les Jacques à mort partout où ils en trouvaient, sans pitié ni merci. » (Chronique de SIRE JEAN FROISSART, liv. I, chap. LXV à LXVIII, pages 370 à 378.)

Cette attaque de Meaux par les Jacques nous servira de transition naturelle pour arriver à constater ce fait immense et tout nouveau à cette époque : l'alliance des paysans et des populations des villes, peuple et bourgeoisie, contre la noblesse et la royauté.

Le chef de la grande révolution de 1356-1358, à Paris (les révolutions de 1413 et de 1789 reproduisirent presque identiquement les mêmes faits, les mêmes principes, les mêmes particularités, les mêmes progrès) ; le chef de cette grande révolution, disons-nous, fut ÉTIENNE MARCEL, prévôt des marchands, l'un des plus illustres citoyens, des plus courageux patriotes dont la France puisse s'enorgueillir ; il avait senti l'imminence et la portée de l'alliance des bourgeois et de l'artisan avec les paysans contre leurs ennemis communs et séculaires : clergé, noblesse et royauté. MARCEL crut devoir appuyer l'insurrection des Jacques. Il voyait en eux d'utiles auxiliaires ; il voulait modérer leur furie sauvage déchaînée par la souffrance et le désespoir : il avait, entre autres actes, envoyé des renforts aux paysans révoltés, afin de les mettre à même de s'emparer du marché de la ville de Meaux. Ce marché, situé dans une île formée par la Marne et par le canal du Cornillon, défendu par des fortifications, était la place d'armes du régent et dominait la ville. L'attaque fut sollicitée par les habitants de Meaux eux-mêmes, qui n'osaient seuls se soulever contre la garnison de troupes royales, dont les exactions et l'insolence les poussaient à bout. Les bourgeois de la cité ouvrirent leurs portes aux Jacques envoyés par MARCEL, fraternisèrent avec eux, dressèrent des tables dans les rues, et après cette agape du paysan, de l'artisan et du bourgeois, tous marchèrent à l'attaque de la place d'armes ; mais les troupes royales, bien armées, commandées par des chevaliers expérimentés, firent une horrible boucherie de cette multitude sans discipline et presque sans armes. La ville de Meaux et ses habitants furent brûlés, ainsi que le dit Froissart, les Jacques exterminés, puis tous les paysans, Jacques ou non, que les nobles purent atteindre, périrent dans d'abominables supplices.

Cette sympathie des bourgeois et des populations urbaines pour les Jacques et leur accord pour tenter de briser le joug de la royauté sont surabondamment prouvés par les contemporains.

Le Continuateur de la Chronique de Guillaume de Nangis dit textuellement (t. II, p. 115) :

« ... Les gens de Paris qui, au nombre de trois cents, allèrent se joindre aux Jacques à Meaux, avaient pour capitaine un épicier de Paris, nommé PIERRE-GILLES. Il se joignit à lui une autre troupe d'environ cinq cents Parisiens commandés par JEAN VAILLANT, prévôt des monnaies du roi, qui avait rassemblé sa troupe à Tilli. »

« ... La guerre des Jacques, dit MICHELET, avait fait une diversion utile à celle de Paris. Marcel avait intérêt à les soutenir ; les communes hésitaient ; Senlis et Meaux les reçurent ; Marcel leur envoya du monde pour les aider à prendre Meaux. » (Hist. de France, vol. III, p. 400.)

« Malgré les excès et les cruautés des Jacques, le parti bourgeois, -- dit SISMONDI, -- ne pouvait se refuser à profiter d'une pareille diversion, et beaucoup de riches hommes se mêlèrent bientôt à la Jacquerie. Pour la diriger, Marcel envoya des Parisiens aider les Jacques à prendre le fort château d'Ermenonville. On n'égorgea pas les gens qu'on y trouva ; mais on les obligea de renier gentilesse et noblesse ; les paysans sentaient eux-mêmes la nécessité de s'allier aux bourgeois. Ils se présentèrent devant Compiègne, ville royaliste, qui leur ferma ses portes ; mais ils furent reçus dans Senlis (ville de commune). »

« Le mouvement parisien, -- dit HENRI MARTIN, -- commença de la façon la plus régulière ; ceux qui le dirigèrent n'étaient ni d'obscurs agitateurs enhardis par leur obscurité même, ni des malheureux poussés à bout par la misère et par le désespoir, c'étaient les chefs électifs du corps municipal, qui avaient déjà figuré aux précédents États-généraux : gens honorable, ayant pour la plupart d'assez grands biens, tel était entre autres le prévôt des marchands, Étienne Marcel, l'homme le plus considérable par son mérite et par sa position sociale qu'il y eût alors dans la bourgeoisie française. »

Maintenant laissons parler, sur l'ensemble des faits précédents, un illustre historien souvent cité par nous et dont vous avez pu déjà, chers lecteurs, apprécier le savoir, l'éloquence et le patriotisme.

« Ici apparaît un homme dont la figure a de nos jours singulièrement grandi pour l'histoire mieux informée ; ÉTIENNE MARCEL, prévôt des marchands, c'est-à-dire chef de la municipalité de Paris. Cet échevin du quatorzième siècle a, par une anticipation étrange, voulu et tenté des choses qui semblent n'appartenir qu'aux révolutions les plus modernes :

» L'unité sociale et l'unité administrative ;

» Les droits politiques étendus à l'égal des droits civils ;

» Le principe de l'autorité publique transféré de la couronne à la NATION ;

» Les États-généraux changés sous l'influence du TROISIÈME ORDRE EN REPRÉSENTATION NATIONALE ;

» La volonté du PEUPLE attestée comme SOUVERAINE devant le dépositaire du POUVOIR ROYAL ;

» L'action de Paris sur les provinces comme tête de l'opinion et centre du mouvement général ;

» LA DICTATURE DÉMOCRATIQUE exercée au nom du droit commun ;

» De nouvelles couleurs prises et portées comme signe d'alliance patriotique et symbole de rénovation ;

» Le transport de la royauté d'une branche à une autre, en vue de la cause des réformes et pour l'intérêt plébéien.

» Voilà les événements et les scènes qui ont donné à notre dix-neuvième siècle, et au précédent, leur caractère politique ; eh bien, il y a de tout cela dans les trois années sur lesquelles domine le nom du prévôt MARCEL. Sa courte et orageuse carrière fut comme un essai prématuré des grands desseins de la Providence, et comme le miroir des sanglantes péripéties sous l'entraînement des passions humaines ; ces desseins devaient marcher à leur accomplissement (en 1789). MARCEL vécut et mourut pour une idée, celle de précipiter par la force des masses roturières de l'œuvre de nivellement graduel commencé par les rois (en attaquant le pouvoir féodal)... À une fougue de tribun, il joignit l'instinct organisateur ; il laissa dans la grande cité, qu'il avait gouvernée d'une façon rudement absolue, des institutions fortes, de grands ouvrages et un nom que, deux siècles après lui, ses descendants portaient comme un titre de noblesse...

» Pendant que la bourgeoisie formée à la liberté municipale s'élevait ainsi (sous l'influence de Marcel) d'un élan soudain, mais passager, à l'esprit de liberté nationale, et anticipait en quelque sorte les temps à venir, un spectacle bizarre et terrible fut donné par la population demi-serve des villages et des hameaux ; on connaît la JACQUERIE, ses effroyables excès et sa répression non moins effroyable ; dans ces jours de crise et d'agitation, le frémissement universel se fit sentir aux paysans, et rencontra en eux des passions de haine et de vengeance, amassées, refoulées pendant des siècles d'oppression et de misère ; le cri de la France plébéienne : -- LES NOBLES DÉSHONORENT ET TRAHISSENT LE ROYAUME, devint sous les chaumières du Beauvoisis un signal d'émeute pour l'extermination des gentilshommes... Maîtresse de tout le plat pays entre l'Oise et la Seine, cette force brutale s'organisa sous un chef (Guillaume Caillet), qui offrit son alliance aux villes que l'esprit de réforme agitait ; Paris, Beauvais, Senlis, Amiens et Meaux l'acceptèrent, soit comme secours, soit comme diversion ; malgré les actes de barbarie des paysans révoltés, presque partout la population urbaine et principalement la classe pauvre sympathisait avec eux : on vit de riches bourgeois, des hommes politiques se mêler aux JACQUES, les dirigeant et modérant leur soif de massacre, jusqu'au jour où ils disparurent tués par milliers dans leurs rencontres avec la noblesse en armes, décimés par les supplices ou dispersés par la terreur.

» La destruction des Jacques fut suivie presque aussitôt par la chute dans Paris même de la révolution bourgeoise. Ces deux mouvements si divers des deux grandes classes de la roture finirent ensemble, l'un pour renaître et tout entraîner quand le temps serait venu, l'autre pour ne laisser qu'un nom et de tristes souvenirs. L'essai de monarchie démocratique fondé par ÉTIENNE MARCEL et ses amis sur la confédération des villes du nord et du centre de la France, échoua, parce que Paris, mal secondé, resta seul pour soutenir une double lutte contre toutes les forces de la royauté jointes à celles de la noblesse, et contre le découragement militaire ; le chef de cette courageuse entreprise fut tué au moment de la pousser à l'extrême, et d'élever un roi de la bourgeoisie en face du roi légitime... Avec lui périrent ceux qui avaient représenté la ville dans le conseil municipal... Le tiers état, descendu de la position dominante qu'il avait conquise prématurément, le tiers état reprit son rôle séculaire de labeur patient, d'ambition modeste, de progrès lents et continus ; tout ne fut pas perdu dans cette première et malheureuse épreuve ; le prince qui lutta deux ans contre la bourgeoisie parisienne, prit quelque chose de ses tendances politiques, et s'instruisit à l'école de ceux qu'il avait vaincus. Il mit à néant ce que l'assemblée nationale avait arrêté et l'avait contraint de faire pour la réforme des abus ; mais cette réaction n'eut que peu de jours de violence, et Charles V, devenu roi, S'IMPOSA une partie de la tâche que, régent du royaume, il avait exécutée MALGRÉ LUI. » (Recueil des monuments inédits de l'Histoire du tiers état, par AUGUSTIN THIERRY, membre de l'Institut, 1850. -- Introduction, pages XL à L.)

Non, ainsi que le dit l'illustre historien, non, tout ne fut pas perdu dans cette première et malheureuse épreuve : le progrès fit un pas de plus, et, ainsi que nous l'avons dit et constaté tant de fois dans le cours de ces récits, chers lecteurs, chacun de ces pas hardis, laborieux, ensanglantés, que firent nos pères dans la voie de leur affranchissement, devait aboutir à notre glorieuse révolution de 1789-1792, et chacun de ces pas dut être marqué par des insurrections successives ; écoutez encore à ce sujet Augustin Thierry :

« ... N'ayant guère eu jusque-là d'autre perspective que celle d'être déchargés des services les plus onéreux, homme par homme, famille par famille, les paysans s'élevèrent à des idées, à des volontés d'un autre ordre, ils en vinrent à demander leur affranchissement par seigneuries et par territoire, et à se liguer pour l'obtenir. Ce cri d'appel au sentiment d'égalité originelle : nous sommes hommes comme eux, se fit entendre aux seigneurs, qu'il éclairait en les menaçant. » (Ibid., XXV.)

Et plus loin :

« Les deux grandes formes de constitution municipale : la Commune proprement dite, et la Cité, régie par les conseils, eurent également pour principe l'INSURRECTION plus ou moins violente, plus ou moins contenue, et pour but l'ÉGALITÉ DES DROITS ET LA RÉHABILITATION DU TRAVAIL. »

Oui, égalité des droits, réhabilitation du travail, tel a été le mobile, le but constant des légitimes et saintes insurrections qui ont précédé la grande et décisive insurrection de 1789.

Et maintenant, chers lecteurs, le récit suivant vous causera sans doute, comme à nous, d'abord de la désespérance... et ensuite de l'espérance... sentiments qui semblent se contredire et cependant s'accordent...

Un moment vous désespérerez de l'avenir, en voyant, il y a quatre siècles, malgré l'alliance des seules forces vives et productives de la nation, l'artisan, le paysan et le bourgeois, malgré la conquête d'une constitution (pour parler le langage moderne) beaucoup plus radicale, beaucoup plus démocratique que celle de 1789, la France, après cette sublime aspiration vers la liberté, vers l'égalité, vers la réhabilitation du travail, retomber épuisée, saignante, asservie, sous le joug de la royauté...

Mais vous espérerez, chers lecteurs, mais vous sentirez plus que jamais affermie en vous votre foi ardente, inébranlable, au progrès, cette loi infaillible de l'humanité, en songeant qu'après quatre siècles de luttes terribles, d'insurrections tour à tour victorieuses ou vaincues, les principes désormais impérissables de 1356, prématurément affirmés par le génie d'Étienne Marcel, ont été proclamés, aux applaudissements de tous les peuples, par les constituants de 1789, affranchissant le monde, et sont devenus l'Évangile de la société moderne !

Courage donc, chers lecteurs, courage, pas de défaillance, et que, selon notre vœu le plus cher, ces enseignements puisés dans le passé soient votre consolation et votre espoir...

Annecy-le-Vieux (Savoie), 12 juin 1853.

EUGÈNE SUE

Droit de CULLAGE OU CUILLAGE. Cette coutume, qui donnait aux seigneurs la première nuit des noces des nouvelles mariées, se rédima plus tard en une somme d'argent ou en un certain nombre de vaches ; au procès-verbal fait par maître Jean Faguier, auditeur en la chambre des Comptes, en vertu d'arrêt d'icelle, du 7 avril 1507, pour l'évaluation du comté d'Eu, l'on voit que ledit seigneur d'Eu jouissait du droit du cullage (ou de prémices). -- Les seigneurs de Souloire étaient aussi fondés en pareils droits ; ils ont été convertis en prestation en argent, le 15 octobre 1607. -- Au livre IX, chapitre 57 de l'Histoire de Châtillon, se voit un accord entre Guy, seigneur de Châtillon, et les habitants pour la conversion en argent du droit de cullage.

(GLOSSAIRE D'EUGÈNE DE LAURIÈRE, page 307, édition 1704.)

CHAPITRE PREMIER.

Le cabaret d'Alison-la-Vengroigneuse. -- Guillaume Caillet. -- Mahiet-l'Avocat d'armes. -- Le roi des Français, faux-monnayeur. -- Mazurec l'Agnelet et Aveline-qui-jamais-n'a-menti. -- Le droit de prémices. -- Le sire de Nointel. -- Amende honorable du serf envers son maître. -- Adam-le-Diable. -- Arrêt de la sénéchaussée du Beauvoisis sur le droit de déflorement des vassales par leur seigneur. -- Le tournoi. -- La belle Gloriande, fiancée du sire de Nointel. -- Le duel judiciaire. -- Combat de Jacques Bonhomme, désarmé, contre un chevalier armé de toutes pièces. -- Le messager du roi Jean. -- Lâcheté de la noblesse. -- Les cinq pendus. -- Le revenant. -- Mahiet-l'Avocat retourne à Paris.

Moi, Mahiet-l'Avocat d'armes, fils de Mazurek-le-Brenn, le libraire, qui eut pour père Julyan, pour grand-père Kervelaïk, et pour bisaïeul Mylio-le-Trouvère ; j'ai, aujourd'hui, cent ans passés ; je suis centenaire comme l'a été notre ancêtre Amaël, qui vit s'éteindre le dernier rejeton de Clovis et fut témoin de la splendeur éphémère du règne de Charlemagne ; les récits suivants, qui embrassent presque un siècle (de 1356 à 1432), ont été, à de longues années d'intervalle, écrits par moi. Je les fais précéder de ces lignes que j'ajoute aujourd'hui à cette légende, parce que les événements dont je viens d'être spectateur à la fin de ma vie centenaire (en cette année 1432) forment pour ainsi dire le complément des faits qui vont, fils de Joel, se dérouler devant vous à dater de 1356. -- Deux mots vous diront ma pensée. En 1356, la criminelle impéritie d'un roi cupide et prodigue, cruel et débauché, la lâcheté de la noblesse française, ont livré presque entièrement la Gaule aux Anglais, et après soixante et quinze années de ravages, de désastres, de misères, de hontes, d'ignominies, dont la noblesse et la royauté sont seules coupables et responsables, une fille du peuple vient de sauver, en cette année 1432, la Gaule de sa ruine et de chasser enfin l'étranger de notre sol ; et pourtant, le croiriez-vous ? cette héroïne plébéienne, cette digne fille des viriles Gauloises des temps antiques, a été brûlée, il y a peu de jours, par les prêtres catholiques ; et grande a été la joie féroce d'une foule de courtisans et d'officiers jaloux de la gloire roturière de la fille du peuple ! Elle a sauvé la Gaule, et le roi lâche, ingrat et corrompu, qu'elle a rétabli sur son trône, l'a laissé supplicier ! Ô Jeanne ! pauvre bergère de Domrémi ! Ô Jeanne ! pauvre vassale, ta race asservie, dégradée, torturée durant des siècles, était celle de JACQUES BONHOMME, qui, après des maux inouïs, va se venger enfin de ses bourreaux séculaires ! Châtiment terrible ! Expiation légitime, légitime comme la justice des hommes qui punit le meurtrier par le supplice, légitime comme la justice de Dieu qui frappe enfin le criminel longtemps impuni.

La première de ces légendes à été écrite par moi, Mahiet-l'Avocat, vers la fin de l'année 1358 ; il y a de cela aujourd'hui près de soixante et seize ans : car j'avais alors vingt-quatre ans. J'ai continué notre chronique à dater de 1300, époque de la naissance de mon père inscrite par mon aïeul sur nos parchemins. Ce sont les dernières lignes que sa main ait tracées.

LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE.

1300-1360

Avant de commencer ce récit, fils de Joel, quelques mots sur les événements accomplis en Gaule depuis l'année 1300. -- À PHILIPPE-LE-HARDI, mort en 1285, avait succédé PHILIPPE-LE-BEL. Spoliation et fausse monnaie : ces mots résument le règne de ce roi d'une insatiable cupidité. Les Lombards et les Juifs sont chassés de la Gaule et dépouillés de leurs biens ; les bourgeois, les marchands, les vilains et jusqu'au clergé, sont écrasés de taxes, et s'ils ne peuvent les payer, leurs biens sont confisqués ; impitoyable à la curée, Philippe-le-Bel, malgré sa guerre incessante contre les Anglais, veut mettre à contribution la Flandre, pays libre, éclairé, industrieux et fort peu catholique ; mais Pierre Kœnig, vaillant plébéien, doyen de la corporation des tisserands de Bruges, se mettant à la tête de ses confrères et des autres corps d'artisans, châtie si rudement Philippe-le-Bel et sa chevalerie qui voulait -- disait-elle -- rebâter ces manants flamands, que lesdits manants, exterminant à Courtrai la noblesse française (1302), emportent comme trophée de leur victoire quatre mille paires d'éperons dorés, enlevés aux talons agiles de ces preux batailleurs de tournois. Philippe-le-Bel, ainsi honteusement battu, forcé de renoncer aux richesses de la Flandre, à bout de ressources, n'ayant plus ni Juifs ni Lombards à spolier, extorque aux bourgeois jusqu'à leur vaisselle, jusqu'à leurs meubles, et commence son productif métier de faux-monnayeur, payant en monnaie falsifiée et se faisant payer en bonnes pièces d'or et d'argent. Les seigneurs féodaux veulent imiter le roi des Français, mais il se réserve le monopole de cette volerie infâme ; le clergé, possesseur d'immenses richesses, menaça Philippe-le-Bel d'excommunication, s'il osait toucher aux biens du Seigneur. Ce bon prince se railla de ces menaces, si effrayantes au règne de Philippe-Auguste, car les temps étaient changés ; les horreurs des croisades en Palestine et en Languedoc avaient, selon la prédiction de notre aïeul Karvel-le-Parfait, porté un coup mortel à l'Église catholique. Sa puissance, naguère effrayante, s'affaissait de jour en jour sous le poids de l'exécration générale, et lorsque le pape Boniface VIII s'avisa de récriminer contre la saisie des domaines ecclésiastiques, Philippe-le-Bel répondit à ce Boniface en improvisant un pape de sa façon dans la personne de Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, lequel pape il installa dans le comtat d'Avignon. Il y eut donc alors deux papes, l'un siégeant à Rome et l'autre dans Avignon. Ce dernier, en retour de sa papauté, dut accorder à Philippe-le-Bel la condamnation des Templiers. Ces moines-soldats, sanguinaires et débauchés, avaient, durant leur guerre en Terre-Sainte, pillé dans ce pays des richesses énormes. Le roi désirait ardemment les voir passer dans ses coffres ; de sorte que, son pape Bertrand lui ayant octroyé la condamnation des Templiers, ils furent accusés de magie, de sorcellerie, mis à la torture et brûlés dans leur magnifique palais du Temple à Paris. Ensuite de quoi, leurs dépouilles furent la proie de Philippe-le-Bel. Ce roi des larrons et des faux-monnayeurs meurt en 1314 ; l'un de ses fils, Louis X, dit le HUTIN (l'étourdi), lui succède. Sous ce règne, les seigneurs féodaux ressaisissent une partie de leur puissance, que les rois, depuis Louis-le-Gros, avaient constamment attaquée ou ruinée. Cette renaissance de la féodalité fait peser plus cruellement encore le joug du servage sur les serfs et sur les vilains. Louis-LE-HUTIN, voyant l'audace croissante des seigneurs, entre en lutte contre eux, non plus par les armes, mais par des procédures. Grand nombre de hauts barons, accusés d'empoisonnement et de commerce avec le diable, sont torturés et suppliciés ; ce sont des procès à la fois stupides et atroces. Louis-le-Hutin meurt en 1316 ; son frère PHILIPPE V monte sur le trône, et peu de temps après, en 1322, Charles IV ou le BEL, dernier fils de Philippe, succède à ses deux frères. Alors s'ouvre une ère de crimes, d'horreurs à donner le vertige ; on se croirait revenu à ces temps épouvantables où les premiers descendants de Clovis s'entr'égorgeaient. Deux reines des Français sont étranglées : Isabeau, sœur de Charles-le-Bel, mariée à Édouard II, roi d'Angleterre, se ligue avec son amant Mortimer pour conspirer contre son mari, qu'elle détrône, grâce à l'appui de Philippe-le-Bel, et qu'elle assassine plus tard en l'empalant avec un fer rouge, supplice affreux que Frédégonde et Brunehaut n'avaient pas imaginé. Isabeau, cette mère adultère et homicide, finit plus tard ses jours dans un monastère, où la fit emprisonner son fils Édouard III, lorsque, à sa majorité, il ceignit la couronne d'Angleterre. À la mort de Charles-le-Bel (1328), une sorte de révolution s'accomplit au sujet de la transmission de la couronne que ces rois de race étrangère à la Gaule avaient coutume de se léguer de mâle en mâle, selon la loi salique, antique loi des Francs, qui excluait les femmes de la royauté. Charles-le-Bel, en mourant, ne laissait ni enfants, ni frère. L'héritière du trône eût été sa sœur, alors régente d'Angleterre pendant la minorité de son fils, cette même Isabeau qui empalait son époux avec un fer rouge. PHILIPPE DE VALOIS, cousin de Charles-le-Bel, revendiqua la couronne en sa qualité de plus proche parent mâle du roi défunt, et reconnu par le parlement d'abord comme régent, puis comme roi, il inaugura le déplorable règne des VALOIS. Ce Philippe, ambitieux, cupide, batailleur, ayant, pour guerroyer, besoin de l'aide de la noblesse féodale, dispense les seigneurs de payer leurs dettes contractées envers les bourgeois, abolit les franchises des communes, falsifie les monnaies selon la royale coutume, double les impôts, soumet les biens de l'Église à de fortes taxes et menace le pape Jean XXIII de le faire poursuivre et condamner comme hérétique par l'Université de Paris. -- (Voyez, fils de Joel, où en était tombée la papauté.) Il refuse à ce pontife le droit de lever, à son profit et pendant dix années, le décime des croisades, que le peuple hébété continuait de payer à l'Église, quoiqu'il n'y eût plus de croisades depuis longtemps. Jean XXIII, selon la coutume des prêtres, ruse et atermoie, tandis que la libre et industrieuse Flandre, soulevée par le brasseur Jacquemart Arteveld, organisant, comme son prédécesseur Kœnig, les corporations de métiers, sauvegarde les franchises des communes du Nord et s'oppose aux nouvelles pilleries du roi des Français, obligé de poursuivre la guerre contre Édouard III, roi d'Angleterre, qui possédait, comme ses aïeux, un tiers de la Gaule, et contre la Bretagne. Cette fière province, jadis libre, était tombée sous le joug féodal, mais ne voulait du moins subir que la domination des seigneurs de race armoricaine et poursuivait contre les rois des Français la lutte que ce peuple indomptable avait autrefois si héroïquement et si longtemps soutenue contre les rois franks, issus de Clovis et de Charlemagne. Philippe de Valois, aussi fourbe que sanguinaire, attire à Paris les plus influents des chefs bretons et, malgré la foi jurée, les fait décapiter. Les guerres civiles et étrangères continuent à désoler la Gaule ; Édouard III, roi d'Angleterre, s'empare d'une partie de la Normandie et pousse ses ravages jusqu'à Boulogne, jusqu'à Saint-Cloud. -- Quelques-unes de ses bandes s'avancent même sous les murs de Paris. -- Enfin, en 1346, Philippe de Valois, et sa chevalerie, ignominieusement battus à la bataille de Crécy, voient en 1347 les Anglais s'emparer de Calais, une des portes de la Gaule. Cette ville n'échappe à l'incendie, au massacre, au pillage que par le dévouement d'Eustache Saint-Pierre et d'autres bourgeois qui viennent, la corde au cou, s'offrir à la mort pour sauver la vie de leurs concitoyens. Une horrible peste éclatant en 1348 met le comble à ces maux et dépeuple le tiers du pays. Philippe de Valois, après avoir menacé le pape de le faire condamner comme hérétique, trouvant utile à ses intérêts de donner des preuves de catholicité, afin de se rendre agréable au pontife de Rome, rend une ordonnance contre les blasphémateurs. Au premier blasphème, on perdait une lèvre, l'autre au second, et au troisième, on vous arrachait la langue ; on traitait pareillement ceux qui, entendant blasphémer, ne dénonçaient point le coupable. Le Philippe de Valois poursuivait d'ailleurs, sur les monnaies, son brigandage qui ruinait la Gaule. (Jugez, par ce seul fait entre mille, de cette pillerie, fils de Joel.) Dans le cours de l'année 1348, ce faux-monnayeur couronné rendit ONZE ordonnances qui élevaient ou réduisaient le cours de telle ou telle monnaie. Enfin, Philippe de Valois meurt en 1350 et laisse la couronne au roi JEAN, qui règne sur la Gaule au commencement de la légende suivante. -- Dissipateur et cupide, cruel et débauché, de plus forcené faux-monnayeur comme ses aïeux, ce nouveau roi voit dans la Gaule une proie qu'il partage avec ses favoris. Il a déjà fait mettre à mort le connétable d'Eu, conseiller de Philippe de Valois, et, de plus, fait poignarder sous ses yeux les principaux seigneurs de Normandie, partisans de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, à qui Jean a donné une de ses filles en mariage et qui réclamait la Champagne, dont il avait été dépossédé par son royal beau-père. Les impôts sont excessifs, la bourgeoisie ruinée, le commerce nul, les communications partout interceptées ; l'on n'ose sortir des villes de crainte de tomber au pouvoir des bandes de routiers, de Navarrais, de soudoyeurs et autres brigands qui infestent la Gaule ; la disette commence, les denrées sont hors de prix, la ruine générale, sauf à la cour somptueuse du roi Jean et dans les manoirs des seigneurs, où vont s'engloutir les richesses si péniblement acquises par le commerce des bourgeois, l'industrie des artisans et les écrasants labeurs des vilains et des serfs.

Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit, qui commence pendant la sixième année du règne de Jean.

Un dimanche, vers la fin du mois d'octobre de l'année 1356, un assez grand mouvement régnait, dès le matin, dans la petite ville de Nointel, située à quelques lieues de Beauvais en Beauvoisis. Déjà le cabaret d'Alison-la-Vengroigneuse (ainsi nommée en raison de son caractère souvent revêche, quoiqu'elle fût bonne et charitable femme) se remplissait d'artisans, de vilains et de serfs qui venaient attendre l'heure de la messe dans cette taverne, ou, grâce à la misère du temps, l'on buvait peu et l'on parlait beaucoup, ce dont Alison ne se plaignait guère ; aussi babillarde que vengroigneuse, elle aimait mieux voir son cabaret rempli de jaseurs que vide de buveurs ; encore fraîche et accorte, quoiqu'elle eût dépassé la trentaine, elle portait courte cotte et gorgerette échancrée, peut-être parce que son corsage était rebondi et sa jambe bien tournée. Les cheveux noirs, l'œil vif, les dents blanches, la main prompte, Alison, depuis son veuvage, avait souvent cassé les pots de son cabaret sur la tête des buveurs trop expressifs dans leur admiration pour ses charmes ; aussi, en bonne ménagère, remplaçait-elle par précaution ses pots de grès par des pots d'étain. Alison semblait être, ce matin-là, de très-méchante humeur, à en juger par son front plissé, ses mouvements brusques et sa parole âpre et grondeuse. Bientôt entra dans le cabaret un homme dans la maturité de l'âge ; sa figure osseuse, brûlée par le soleil, n'avait de remarquable que deux petits yeux fauves, perçants et rusés, à demi cachés sous ses épais sourcils grisonnants comme sa chevelure épaisse qui s'échappait en désordre de son vieux bonnet de laine. Il venait de parcourir une longue route, car la poussière couvrait ses sabots, ses mauvaises guêtres de toile et son sarrau rapiécé ; sa fatigue était grande, car il marchait péniblement appuyé sur un bâton noueux. À peine entré dans la taverne, il se laissa tomber sur un banc ; ce serf... (il était serf et s'appelait GUILLAUME CAILLET, retenez ce nom, fils de Joel) ; ce serf, à peine assis, appuya ses coudes sur ses genoux et son front sur ses mains. La Vengroigneuse, l'avisant, lui dit brusquement : -- Que viens-tu faire ici ? je ne te connais pas ; si tu veux boire, paye, sinon va-t'en !

-- Pour boire, il faut de l'argent, et je n'en ai pas, -- répondit Guillaume Caillet, -- laissez-moi me reposer sur ce banc...

-- Mon cabaret n'est pas une ladrerie, -- reprit Alison, -- hors d'ici, malandrin !

-- Allons, notre hôtesse ? on ne t'a jamais vue de si mauvaise humeur, -- dit l'un des buveurs, -- laisse donc en paix ce pauvre homme ; d'ailleurs nous l'invitons à boire avec nous.

-- Merci, -- répondit le serf d'un air sombre en secouant la tête, -- je n'ai point soif.

-- Si tu ne bois pas, tu n'as que faire céans, -- dit la cabaretière au moment où une voix, retentissant du dehors, s'écriait : -- Hé, l'hôtesse !... l'hôtesse !... mille pannerées de démons ! Il n'y a donc ici personne pour prendre mon cheval ? Nous avons le gosier aussi sec et les dents aussi longues l'un que l'autre ! Hé, l'hôtesse !

L'arrivée d'un cavalier, bonne aubaine pour un cabaret, vint distraire Alison de son courroux ; elle appela sa servante et courut à la porte, afin de répondre à l'impatient voyageur qui, la bride de son cheval à la main, ne cessait de maugréer, joyeusement d'ailleurs. Ce nouveau venu était âgé d'environ vingt-quatre ans ; la visière de son casque de fer rouillé, complètement relevée, découvrait sa figure avenante et hardie sillonnée d'une profonde cicatrice qui labourait sa joue gauche. Grâce à sa carrure d'Hercule, sa lourde cuirasse de fer terni, mais en bon état, ne semblait pas lui peser davantage qu'une casaque de toile ; sa cotte de mailles, rapiécée à neuf en maints endroits, tombait jusqu'à la moitié de ses cuissards de fer, comme ses jambards, cachés sous ses grosses bottes de voyage ; son baudrier supportait une longue épée ; son ceinturon, un poignard très-aigu appelé miséricorde ; sa masse d'armes, composée d'un gros bâton long comme le bras et terminé par trois chaînettes de fer rivées à un boulet du poids de sept à huit livres, pendait aux arçons de ce cavalier, ainsi que son bouclier garni de clous et de lames de fer ; trois bois de lances de rechange, liés ensemble et dont l'extrémité reposait dans une sorte de poche de cuir ajustée à la courroie de l'un des étriers, se maintenaient droits le long du quartier de la selle derrière laquelle était attachée une valise de basane. Le cheval, grand et vigoureux, avait la tête, le cou, le poitrail et une partie de la croupe couverts d'un caparaçon de fer, pesante armure que le robuste animal portait aussi facilement que son maître portait la sienne. Alison-la-Vengroigneuse, accompagnée de sa servante, accourant aux cris redoublés du voyageur, lui dit d'un ton aigre-doux : -- Me voici, messire. Hum ! si vous êtes un jour canonisé, ce ne sera point, je le crains fort, sous l'invocation de Saint-Patient !

-- Ventre du pape, ma belle hôtesse ! jamais trop tôt l'on ne saurait voir vos gentils yeux noirs et vos joues vermeilles ; aussi vrai que votre jarretière pourrait vous servir de ceinture, la plus jolie meschinette de Paris, d'où je viens, ne saurait vous être comparée.

-- Vous venez de Paris ? messire chevalier, -- dit vivement Alison, à la fois flattée des compliments du voyageur et fière de posséder un hôte venant de Paris, la grand'ville ; -- quoi... vous venez de Paris ?

-- Sans débrider. Mais dites-moi, j'ai été, n'est-ce pas, bien renseigné ? Il y a ici aujourd'hui dans le val de Nointel un pardon d'armes ?

-- Oui, messire, le tournoi doit commencer tantôt après la messe.

-- Alors, belle hôtesse, pendant que je conduirai mon cheval à l'écurie pour lui donner une bonne provende, vous me préparerez ma provende à moi, et afin qu'elle me semble meilleure, vous la partagerez, n'est-ce pas ? avec moi en causant, car j'ai beaucoup de renseignements à vous demander. -- Puis, relevant sa cotte de mailles pour fouiller dans une pochette de cuir, le cavalier y prit une pièce d'argent et, la donnant à Alison, lui dit gaiement :

-- Voici d'avance pour mon écot, car je ne suis pas de ces routiers comme on en rencontre tant de nos jours, qui payent leur hôte à coups d'épée ou en dévalisant la maison ; -- mais voyant la cabaretière examiner la pièce avant de l'embourser, il ajouta en riant : -- Acceptez cette pièce d'argent comme je l'ai reçue, les yeux fermés ; le diable, le roi Jean et le maître des monnaies de cet honnête prince savent seuls ce que vaut cette pièce et si elle contient plus de plomb que d'argent.

-- Ah ! messire chevalier, n'est-il pas terrible de penser que notre seigneur le roi est faux-monnayeur forcené ! Quel temps que le nôtre ! ne jamais savoir la valeur de ce qu'on possède !

-- Vrai Dieu ! votre amoureux n'est point dans cette fâcheuse ignorance, je le gagerais, belle hôtesse ?... Allons, vous achèverez de rougir de modestie pendant que votre servante me montrera le chemin de l'écurie, après quoi vous me préparerez mon déjeuner ; mais vous le partagez avec moi, c'est entendu.

-- Comme il vous plaira, messire chevalier, -- répondit Alison de plus en plus charmée de la bonne humeur de l'étranger ; aussi s'occupa-t-elle promptement des préparatifs du repas et plaça bientôt sur l'une des tables de la taverne une appétissante tranche de lard entourée de fenouil vert, des œufs à la poêle, du fromage et un pot de cervoise mousseuse.

Le serf Guillaume Caillet, oublié par la cabaretière, le front appuyé dans ses deux mains, semblait étranger à ce qui se passait autour de lui et se tenait assis sur son banc, non loin de la table où se placèrent bientôt Alison et le voyageur. Celui-ci, de retour de l'écurie, se débarrassa de son casque, de son poignard et de son épée qu'il plaça près de lui et commença de faire honneur au repas.

-- Ainsi, messire chevalier, -- lui dit Alison, -- vous venez de Paris ?

-- De grâce, belle hôtesse, ne m'appelez pas messire chevalier ; je suis de race roturière et non point noble. Je me nomme Mahiet ; mon père est marchand libraire, et moi avocat d'armes, ainsi que vous le prouve mon harnais de bataille.

-- Il serait vrai, -- dit Alison en joignant les mains avec une heureuse surprise, -- vous êtes avocat combattant ?

-- Oui, et je n'ai point encore perdu de cause, puisque l'on ne m'a pas coupé, vous le voyez, le poing droit, désagrément réservé à tout avocat vaincu en duel judiciaire... Souvent blessé, j'ai du moins toujours rendu à mes adversaires une fève pour un pois. J'ai su à Paris que l'on donnait ici un tournoi, et pensant que, selon la coutume, il y aurait peut-être, avant ou après les passes d'armes, quelque combat judiciaire où je pourrais remplacer l'appelant ou l'appelé, je suis à tout hasard venu en cette ville. Or, comme cabaretière, vous devez être renseignée sur bien des choses de céans et je...

-- Ah ! messire avocat, c'est le ciel qui vous envoie.

-- Le ciel ?... Il se mêle, je crois, fort peu de mes affaires.

-- Sachez que, pour mon malheur, j'ai un procès !

-- Vous, belle hôtesse ?

-- Il y a trois mois, j'ai prêté douze florins à Simon-le-Hérissé ; quand je lui ai redemandé la somme, l'indigne larron a nié sa dette. Nous sommes allés par devant messire le sénéchal ; j'ai soutenu mon dire, Simon a soutenu le sien. Il n'y avait de témoins ni pour ni contre nous, et comme la dette contestée s'élevait au dessus de cinq sous, le sénéchal a ordonné le duel judiciaire.

-- Et vous n'avez trouvé personne pour être votre avocat d'épée contre Simon-le-Hérissé ?

-- Hélas ! non, car il est, à cause de sa force et de sa méchanceté, redouté dans tout le pays.

-- Donc, comptez sur moi ; je me battrai autant pour l'amour de vos beaux yeux noirs que pour votre cause.

-- Oh ! ma cause est bonne, archi-bonne, messire avocat ; j'ai si bien prêté ces douze florins à Simon-le-Hérissé que ce jour-là même il...

-- Ne m'en dites pas davantage : une jolie bouche comme la vôtre ne saurait mentir, et puis j'ai l'habitude de toujours croire mes clients. Il s'agit, voyez-vous, de donner non de solides raisons, mais de solides coups d'épée, de lance ou de masse d'armes ; aussi, tant que ce poignet droit-là ne sera pas coupé... il sera, pardieu ! plus concluant que les arguties des plus fameux légistes !

-- Je ne dois point vous cacher que ce larron de Simon-le-Hérissé a été franc-archer. C'est un homme si dangereux que...

-- Belle hôtesse, j'ai une autre habitude, quand je plaide ; c'est de ne jamais m'enquérir de la manière de combattre de mon adversaire ; de cette façon, je ne forme point d'avance un plan d'attaque souvent mis en défaut par la pratique ; j'ai le coup d'œil primesautier ; une fois en champ clos, je toise mon homme, je dégaine... et j'improvise d'estoc et de taille... Je me suis toujours félicité de cette manière de plaider. Ainsi, comptez sur moi. Le tournoi ne commence qu'à midi ; mes armes sont en bon état, mon cheval mange sa provende : un coup à boire ! Vive la joie, ma belle hôtesse ! et heur à la bonne cause !

-- Ah ! secourable avocat, si vous gagnez mon procès, je vous donne trois florins. Ce ne sera pas trop payer la joie de recouvrer mon argent et surtout de vous voir mettre à mal ce truand de Simon-le-Hérissé.

-- C'est dit : si je gagne votre procès, vous me donnerez trois florins et un beau baiser...

-- Oh ! messire...

-- Allons, c'est moi qui vous donnerai le beau baiser, puisque cela vous embarrasse. Mais par la mort-Dieu ! votre front reste soucieux. Quoi ! vous manquiez d'avocat ! Le ciel... vous l'avez dit, le ciel vous en envoie un... il ne demande qu'à faire rage contre votre larron, et vous ne vous déridez point ?

-- C'est vrai, je devrais être contente, et pourtant j'ai encore le cœur gros.

-- Auriez-vous un autre procès, ou un amoureux infidèle ?

Alison resta un moment silencieuse et triste, puis reprit :

-- Messire avocat, vous venez de Paris, vous êtes très-savant ; vous pourriez peut-être rendre service à un pauvre garçon très à plaindre qui doit aussi combattre aujourd'hui dans un duel judiciaire.

-- Que voulez-vous dire ?

-- En ce pays de Nointel, lorsqu'une jeune fille serve, vilaine ou bourgeoise se marie, le seigneur, lorsque cela lui plaît, a droit à... la première nuit de noces de sa vassale. N'allez point rire au moins.

-- Rire ! non, par le diable ! -- répondit Mahiet de qui les traits s'assombrirent soudain. Ah ! vous me rappelez une lugubre histoire. -- Il y a peu de temps, j'allais plaider une affaire en champ clos près d'Amiens. Je traversais un village ; je vois un rassemblement de serfs. Je m'informe et j'apprends ceci : L'un de ces paysans, serf bûcheron d'un fief de l'évêché, s'était, le matin même, marié à une jolie fille de la paroisse. L'évêque, selon son droit, envoie chercher l'épousée pour la mettre en son lit. Le serf répond au bailli épiscopal chargé de cette mission : « Ma femme est dans ma hutte, je vas vous l'amener. » Puis, revenant au bout d'un instant, il dit : « Ma femme est un peu honteuse, elle n'ose venir ; allez la chercher vous-même. » Et le serf disparaît. Le bailli entre dans la hutte, et qu'y voit-il ? La malheureuse créature gisant dans une mare de sang.

-- Grand Dieu !

-- Son mari, pour la soustraire au déshonneur, l'avait tuée d'un coup de hache.

-- À ces mots, Guillaume Caillet, jusqu'alors indifférent à ce récit, tressaillit, releva son visage farouche et écouta, tandis qu'Alison s'écriait les larmes aux yeux : -- Ah ! la pauvre femme ! ainsi mise à mort ! quel courage il a fallu à son mari pour se résoudre à une si effrayante extrémité !

-- Oui... les hommes de résolution sont rares.

-- Hélas ! messire avocat, ceux-là qui, dégradés par le servage, restent indifférents à tant d'ignominie, sont peut-être moins à plaindre que ceux qui la ressentent.

-- Mais le plus grand nombre d'entre eux la ressent, -- s'écria Mahiet. -- En vain, les seigneurs réduisent ces malheureux à l'état des brutes. Est-ce que, même parmi les bêtes sauvages, le mâle ne défend pas jusqu'à la mort la possession de sa femelle ? Est-ce que, si grossiers, si abrutis, si craintifs que soient les hommes, ils ne deviennent pas jaloux dès qu'ils aiment ! L'amour n'est-il pas leur seul bien, l'unique consolation de leurs misères ? Sang et mort ! je me sens féroce quand je songe à la rage, au désespoir du serf voyant l'humble compagne de ses tristes jours à jamais souillée par son seigneur !

-- Ah ! messire, -- dit Alison les larmes aux yeux, -- en parlant ainsi, vous racontez l'histoire de ce pauvre Mazurec, ce jeune garçon de qui je voulais vous entretenir.

Guillaume Caillet, en entendant prononcer ce nom de Mazurec, tressaillit de nouveau, se leva brusquement de son siège ; puis, faisant un violent effort sur lui-même, il se rassit et prêta une attention croissante à l'entretien d'Alison et de Mahiet. Celui-ci parut aussi très-frappé du nom de Mazurec, prononcé par la cabaretière, et lui dit :

-- Quoi ! le serf dont il est question s'appelle Mazurec ?

-- Oui ; d'où vient votre étonnement, messire ?

-- C'est que ce nom est l'un des noms de mon père ; et quel âge a-t-il, ce jeune homme ?

-- Il doit avoir au plus vingt ans ; sa mère est morte depuis longtemps, elle n'était pas de ce pays.

-- D'où venait-elle donc ?

-- Je ne sais. Elle est arrivée ici peu de temps avant de mettre au monde Mazurec... Elle mendiait son pain ; elle a fait pitié au meunier du moulin Gaillon, notre voisin. Sa femme, depuis deux mois à peine, était morte en donnant naissance à un petit garçon. Gervaise, c'était le nom de la mère de Mazurec.

-- Gervaise ? -- dit Mahiet en paraissant interroger en vain ses souvenirs, -- elle s'appelait Gervaise ?

-- Oui, messire avocat, elle parut au meunier si avenante, si douce qu'il se dit : « Elle doit accoucher bientôt ; elle sera, si elle veut, la nourrice de mon enfant et du sien. » Il en a été ainsi. Gervaise a élevé les deux garçonnets ; elle était si laborieuse et d'un si bon caractère que le meunier l'a toujours gardée pour servante, puis il est arrivé un grand malheur. Le comte de Beaumont a déclaré la guerre au sire de Nointel. Il y a de cela cinq ans. Le meunier a été forcé de suivre son seigneur à la guerre. Pendant ce temps-là, les gens de Beaumont sont venus jusqu'ici, mettant le pays à feu et à sac ; ils ont incendié le moulin où était restée Gervaise avec les deux enfants. Elle a péri dans les flammes ainsi que le fils du meunier ; seul, par miracle, Mazurec a échappé à la mort, et, par compassion, nous l'avons recueilli, moi et mon mari.

-- Vous êtes une digne femme, notre hôtesse. Il faudra, pardieu, que je fasse rendre gorge à ce Simon-le-Hérissé.

-- Ne me louangez pas trop, messire avocat ; le cœur le plus dur se serait intéressé à Mazurec. Ce pauvre enfant était la plus douce, la meilleure créature qu'il y ait au monde... aussi l'avait-on surnommé Mazurec-l'Agnelet.

-- Et il tenait ce que son nom promettait ?

-- C'était un agneau, vous dis-je... Pendant toute la nuit, il pleurait sa mère et son frère de lait ; durant le jour, il nous aidait, selon ses forces, dans nos travaux. La guerre terminée, notre voisin le meunier ne revint pas ; il avait été tué. Le sire de Nointel fit rebâtir le moulin dévasté. Dieu sait les taxes qu'il nous imposa, à nous, ses vassaux, pour s'indemniser des frais de sa campagne contre le seigneur de Beaumont. Mazurec rentra comme garçon chez le nouveau meunier. Chaque dimanche, en venant à la messe, Mazurec s'arrêtait ici pour nous remercier de notre amitié pour lui. Il n'est pas, voyez-vous, de cœur plus reconnaissant que le sien. Maintenant voici la cause de son malheur. Il allait de temps à autre, par ordre du meunier, porter des sacs de farine au village de Cramoisy, à trois lieues d'ici, où le seigneur de Nointel a établi un poste fortifié. Dans ce village (ce pauvre Mazurec m'avait fait sa confidence), il vit plusieurs fois, assise devant la porte de sa cabane, une jeune fille très-belle, filant à son rouet ; d'autres fois il la rencontra faisant paître sa vache le long des chemins verts. Cette jeune fille, on l'appelait, au village, Aveline-qui-jamais-n'a-menti.

-- Et ces deux enfants s'aimèrent ?...

-- Oh ! oui ! passionnément. Ils se convenaient si bien ! pauvres chères âmes !

Guillaume Caillet écoutait les paroles d'Alison avec un redoublement d'attention, et n'ayant pu retenir une larme qui coula sur ses joues hâlées, il l'essuya du revers de sa main. La cabaretière continua ainsi :

-- Mazurec était serf de la même seigneurie qu'Aveline et son père. Celui-ci consentait au mariage. Le bailli du sire, en l'absence de son maître, y consentait pareillement. Tout allait donc pour le mieux, et souvent Mazurec me disait les larmes aux yeux : « Ah ! dame Alison, quel dommage que ma bonne mère ne soit pas témoin de mon bonheur !... »

-- Et comment tant d'heureuses espérances ont-elles été détruites, chère hôtesse ?

-- Vous savez, messire, que les vassaux peuvent, lorsque le seigneur y consent, se racheter du droit infâme dont nous parlions tout à l'heure... Ainsi a fait défunt mon mari, sans quoi je serais restée fille toute ma vie... Le père d'Aveline, pour tout bien, possédait une vache. Il la vendit, aimant mieux se défaire de cette bête nourricière que de voir sa fille qu'il adorait déshonorée par le sire de Nointel. Le jour de ses fiançailles, Mazurec se rend au château pour porter le prix de sa rédimation au bailli. Celui-ci était, par malheur, absent. Le fiancé revint chez Aveline, et son père décide qu'ils se marieront le lendemain matin et qu'aussitôt après la messe, Mazurec retournera au château pour racheter sa femme du droit de prémices. Le mariage a lieu, et, selon la coutume, l'épousée reste enfermée chez le curé jusqu'à ce que l'époux ait apporté sa lettre de rédimation.

-- Oui, -- reprit amèrement Mahiet.

-- Aussi, pour échapper à la honte, lorsqu'elle la redoute, souvent la fiancée se livre à son promis avant le mariage.

-- Cela n'est que trop vrai, et souvent aussi les hommes abandonnent ensuite la pauvre fille et ne l'épousent pas. Mais ni Aveline, ni Mazurec n'avaient de ces mauvaises pensées ; possédant de quoi se racheter, ils ne demandaient qu'à se racheter honnêtement. La messe dite, Mazurec retourne au château, portant son argent dans une pochette suspendue à sa ceinture. Il rencontre un chevalier qui lui demande la route de Nointel, et, le croiriez-vous, messire ? pendant que Mazurec lui enseigne son chemin, ce misérable chevalier se baisse sur sa selle comme pour rajuster la courroie de son étrier, puis soudain il arrache la pochette du pauvre Mazurec, pique des deux et se sauve au galop.

-- Il y a cent exemples de ces voleries qui semblent de plaisants tours à maints chevaliers ; mais, mort-dieu ! celle-là entre toutes est infâme !

-- Mazurec, désespéré, court en vain sur les traces de son larron ; il le perd de vue, et, au bout d'une heure, haletant de fatigue, il arrive au château, se jette aux genoux du bailli, lui raconte son malheur en pleurant et demande justice contre le voleur. Le sire de Nointel, arrivé depuis le matin de Paris dans son manoir avec plusieurs de ses amis, traversait la salle au moment où Mazurec implorait le bailli. Le seigneur, apprenant de quoi il s'agit, demande en riant si la mariée est jolie ? « Il n'en est pas de plus jolie dans vos domaines, monseigneur, » répond le bailli. Mais tout-à-coup, Mazurec, avisant l'un des chevaliers de la suite du sire de Nointel, s'écrie : « Voilà celui qui m'a volé ma bourse, il y a une heure. -- Misérable serf, -- répond le seigneur, -- oser accuser de vol un de mes hôtes ! »

-- Et, sans doute, le chevalier larron nia effrontément son larcin.

-- Oui, messire. Mazurec, de son côté, soutenait son dire ; aussi le seigneur, après s'être entretenu à voix basse avec son bailli et le chevalier accusé de vol, a rendu l'arrêt suivant. Écoutez-le, messire avocat, et, comme moi, vous serez indigné. « L'un de mes écuyers, -- dit le seigneur de Nointel, -- va partir à l'instant, escorté de quelques hommes, il ramènera ici la nouvelle mariée ; je passerai, selon mon droit, la nuit avec elle, et demain matin, elle sera rendue à ce vassal. Quant à l'accusation de vol qu'il a l'audace de porter contre un noble chevalier, celui-ci demande la preuve des armes, et si ce vil manant, quoique vaincu, survit au combat, il sera mis en sac et jeté à la rivière comme diffamateur d'un chevalier. »

-- Ah ! le malheureux est perdu, -- s'écria Mahiet. -- Le chevalier est appelant, et comme tel il a le droit de combattre à cheval et armé de toutes pièces contre le serf en sarrau, n'ayant pour sa défense qu'un bâton.

-- Hélas ! messire, vous le voyez, ce n'était pas sans raison que j'avais le cœur navré. Mais écoutez encore. Le pauvre Mazurec, songeant moins au combat qu'à sa fiancée, se jette en sanglotant aux genoux de son seigneur et le supplie de ne pas déshonorer Aveline. Savez-vous ce que lui répond le seigneur de Nointel ? « JACQUES BONHOMME (c'est ainsi que les nobles appellent leurs serfs par dérision), Jacques Bonhomme, mon ami, je tiens pour deux raisons à passer cette nuit avec ta femme : d'abord, parce qu'elle est, dit-on, fort gentille, et puis parce que cela te punira d'avoir eu l'insolence d'accuser de larcin un de mes hôtes. » À ces mots, Mazurec-l'Agnelet devient Mazurec-le-Loup. Il s'élance furieux sur son seigneur pour l'étrangler ; mais les chevaliers terrassent le malheureux serf, on le garrotte et il est plongé dans un cachot. Dites, messire, est-ce assez de cruauté ? Joignez à cela que le seigneur de Nointel est sur le point de se marier, car sa fiancée, la noble damoiselle Gloriande de Chivry, est reine du tournoi qui aura lieu tantôt.

-- Misère de Dieu ! -- s'écria Mahiet les joues enflammées d'indignation, et de son poing d'Hercule frappant sur la table avec fureur, -- il faut pourtant mettre un terme à ces horreurs ! Elles crient vengeance ! elles demandent du sang !

-- Oh ! il y aura du sang, -- dit tout bas une voix sourde à l'oreille de Mahiet, -- beaucoup de sang !

Et l'avocat, sentant une main vigoureuse s'appuyer sur son épaule, se retourna brusquement et vit derrière lui Guillaume Caillet debout et pâle.

-- Que me veux-tu ? -- reprit le jeune homme frappé de l'air sinistre et désespéré du vieux paysan. -- Qui es-tu ?

-- Je suis le père de la femme de Mazurec.

-- Vous, pauvre homme ! -- s'écria la cabaretière apitoyée. -- Ah ! Je regrette de vous avoir rudoyé tout à l'heure. Hélas ! que venez-vous faire ici ?...

-- Chercher ma fille, -- dit Guillaume ; et il ajouta avec un sourire affreux : -- On va me la rendre... la nuit est passée.

-- Mon Dieu ! mon Dieu ! -- reprit Alison, ne pouvant contenir ses larmes. -- Et quand on pense que ce pauvre Mazurec est prisonnier au château et que ce matin, avant la messe, il va faire amende honorable à genoux devant le seigneur de Nointel.

-- Lui, -- s'écria Mahiet en interrompant la cabaretière, -- et pourquoi fera-t-il amende honorable ?

-- Hélas ! messire avocat, -- reprit Alison, -- vous ignorez la fin de l'aventure, la voici. Pendant que l'on mettait Mazurec en prison, le bailli est allé chercher Aveline chez le curé et l'a amenée au château ; elle s'est défendue de toutes ses forces contre son seigneur ; alors il lui dit en riant : « Ah ! tu me résistes ? Eh bien ! je me donnerai le plaisir d'user de mon droit par arrêt de justice. Ce sera une bonne leçon pour Jacques Bonhomme. » Alors il a fait mettre l'épousée dans un cachot et a porté plainte contre elle devant la sénéchaussée de Beauvais. La justice, reconnaissant le droit du seigneur sur sa vassale, a rendu un arrêt. C'est au nom de cet arrêt que la malheureuse Aveline a été violentée cette nuit par notre sire ; c'est au nom de cet arrêt que Mazurec est condamné à demander pardon à notre sire d'avoir voulu s'opposer à ce qu'il usât de son droit seigneurial ; c'est au nom de cet arrêt qu'après cette expiation publique, Mazurec doit se battre contre son chevalier larron.

-- Oui, -- reprit Guillaume Caillet en serrant les poings, -- Mazurec va se battre à pied et armé d'un bâton contre son noble voleur couvert de fer... Mazurec sera vaincu et tué, ou, s'il survit, noyé. Je tâcherai de repêcher son corps, je l'enterrerai dans un trou... et puis j'emmènerai ma fille... on me la rend ce matin, et qui sait si, dans neuf mois, je ne serai pas grand-père d'un nobliau. -- Et le paysan reprit avec un sourire effrayant : -- Oh ! s'il vit... cet enfant !... s'il vit... je jure de... -- Mais il n'acheva pas, garda un moment le silence, et, mettant sa main calleuse sur l'épaule de Mahiet, il ajouta tout bas en s'approchant de son oreille : -- Il y a un instant... vous avez dit : « Misère de Dieu ! il faut que cela finisse ! il faut du sang ! »

-- Oui, je le répète... ces horreurs crient vengeance, elles demandent du sang !

-- Lorsqu'on dit cela tout haut, on est homme à agir, -- reprit le serf en attachant sur l'avocat ses petits yeux fauves et perçants. -- Si le moment d'agir vient... rappelez-vous de Guillaume Caillet... du village de Cramoisy près Clermont...

-- Je n'oublierai pas votre nom, -- dit tout bas Mahiet à Guillaume en lui serrant la main, -- l'heure de la justice et de la vengeance sonnera peut-être plus tôt que vous ne le pensez, surtout s'il est beaucoup de serfs résolus comme vous !

-- Il y en a, -- répondit le vieux paysan toujours à voix basse, -- Jacques Bonhomme est à bout...

-- C'est pour m'assurer de ce fait que je suis venu en ce pays, -- dit Mahiet à l'oreille de Guillaume sans être entendu d'Alison. -- Silence, espoir et courage !

Le vieux paysan, de plus en plus surpris de rencontrer dans Mahiet un auxiliaire inattendu, attachait sur lui son regard pénétrant ; car, habitué à la défiance par le servage, il craignait d'être abusé par les promesses d'un inconnu. Soudain le tintement de la cloche de l'église de Nointel se fit entendre. La cabaretière tressaillit et dit : -- Ah ! je n'aurai jamais le courage d'assister à la cérémonie !

-- Que voulez-vous dire ? -- demanda Mahiet, tandis que les hommes rassemblés dans la taverne sortaient précipitamment en disant : -- Courons au parvis...

-- Ils vont assister à l'amende honorable du pauvre Mazurec, -- reprit Alison.

-- J'aurai plus de courage que vous, bonne hôtesse, -- répondit Mahiet en reprenant son épée, son casque, et cherchant des yeux Guillaume Caillet qui avait disparu, -- je serai témoin de cette triste cérémonie, car pour plusieurs raisons, le sort de Mazurec m'intéresse. Le tournoi ne commencera qu'après la messe, j'aurai le temps de revenir ici chercher mon cheval, afin d'aller ensuite me faire inscrire par le juge d'armes comme votre défendeur contre ce coquin de Simon-le-Hérissé.

-- Mon Dieu, messire, il n'y a donc aucun moyen d'empêcher le duel judiciaire de ce pauvre Mazurec... Hélas ! pour lui, c'est la mort !...

-- Et s'il refuse le combat, il sera noyé ; telle est la loi des Français qui régit la Gaule, honnête et humaine loi s'il en fut ; mais je pourrai, je l'espère, donner à Mazurec quelques bons avis. Je vais tâcher de le voir : attendez-moi ici, belle hôtesse, et ne vous désespérez pas.

Mahiet, ce disant, se dirigea vers le parvis de l'église en suivant la foule qui s'y rendait.

L'église de Nointel s'élevait à l'extrémité d'une place assez vaste où aboutissaient deux rues tortueuses ; les maisons, généralement construites de bois souvent sculpté avec art, avaient une toiture d'ardoises, aiguë et d'une inclinaison rapide ; quelques-unes de ces demeures étaient ornées de balcons où se pressaient de nombreux spectateurs. Mahiet, grâce à sa carrure athlétique, parvint, sans trop de peine, aux abords du parvis, où se trouvait déjà, en compagnie de plusieurs chevaliers, le seigneur de Nointel, grand jeune homme d'une figure hautaine et railleuse, et dont les cheveux d'un blond ardent étaient frisés comme ceux d'une femme ; il portait, selon la mode de ce temps-ci, une courte tunique de velours richement brodée et des chausses de soie de deux couleurs. Le côté gauche de ces vêtements était rouge, l'autre jaune ; ses souliers de cordouan à la poulaine se terminaient par une sorte de corne dorée semblable à celle d'un bélier ; à son chaperon de velours mi-partie jaune et rouge, orné d'une chaîne de pierreries, flottait une touffe de plumes d'autruche, parure d'un prix exorbitant. Les amis du sire de Nointel étaient vêtus, comme lui, d'habits de couleurs tranchées. Derrière cette brillante compagnie se tenaient les pages et les écuyers du seigneur portant ses couleurs. L'un d'eux portait sa bannière armoriée de trois serres d'aigle d'or sur un fond rouge. À la vue de ce blason particulier à la famille des NEROWEG, Mahiet tressaillit de surprise et devint profondément pensif. Il fut tiré de sa rêverie par la voix glapissante d'un notaire royal qui, s'avançant jusqu'aux limites du parvis, cria par trois fois : « Silence, et lut ce qui suit au milieu de l'attention de la foule :

« Ceci est la charte et le statut du droit de prémices, que le seigneur de la terre et seigneurie de Nointel, Loury, Berteville, Cramoisy, Saint-Leu et autres lieux, a le pouvoir de réclamer, le premier jour des noces, de toutes les filles non nobles qui se marieront en ladite seigneurie, après quoi ledit seigneur ne pourra plus toucher à ladite mariée et devra la laisser au mari. Et comme le onzième jour de ce mois-ci, Aveline-qui-n'a-jamais-menti, serve de la paroisse de Cramoisy, se fut mariée à Mazurec-l'Agnelet, serf meunier du moulin Gaillon, notre jeune, haut, noble et puissant seigneur Conrad Neroweg, chevalier seigneur de ladite terre et seigneurie ci-dessus nommées, ayant voulu user de son droit de prémices sur ladite Aveline-qui-jamais-n'a-menti, et ledit Mazurec-l'Agnelet, son mari, s'y étant voulu opposer en s'emportant de mauvaises paroles envers ledit seigneur, et ladite mariée ayant été requise de se soumettre audit droit et s'y étant obstinément refusée, ledit seigneur, pour cause de la désobéissance desdits mariés et de leurs mauvaises paroles, les a fait mettre en prison séparément et est allé se plaignant d'une plainte criminelle devant messire le grand sénéchal du Beauvoisis pour l'informer de ce qui dessus est rapporté ; et comme il fut fait enquête et par écrit et par assemblée de témoins de droit et coutume ancienne, à cette fin de constater que ledit seigneur de Nointel a le droit de prémices ; l'information et l'enquête faites, il fut rendue une sentence par la sénéchaussée du Beauvoisis, dont la teneur suit mot à mot. »

-- Et la loi... la justice consacrent cette infamie ! -- dit Mahiet en serrant ses poings avec rage ! -- À quel pouvoir humain peuvent en appeler ces malheureux vassaux dans leur désespoir ? Oh ! il faut du sang ! terribles, mais légitimes représailles d'un martyre de tant de siècles !

Le notaire royal poursuivit ainsi en enflant sa voix :

« Entre le jeune, haut, noble et puissant Conrad Neroweg, seigneur de Nointel et autres seigneuries, demandeur en droit de prémices sur toutes et chacunes filles non nobles qui se marient en ladite seigneurie, d'une part ; Aveline-qui-jamais-n'a-menti, nouvellement mariée à Mazurec-l'Agnelet, défenderesse au susdit droit, d'autre part ; et ledit seigneur de Nointel, également demandeur en réparation et châtiment des mauvaises paroles prononcées par ledit Mazurec-l'Agnelet ; vu par la sénéchaussée du Beauvoisis la plainte criminelle dudit seigneur et les informations et enquêtes prises, ladite cour, faisant droit aux parties, a dit et déclaré LEDIT SEIGNEUR ÊTRE BIEN FONDÉ EN DROIT ET EN RAISON DE PRÉTENDRE AUX PRÉMICES DE TOUTE FILLE NON NOBLE MARIÉE EN SES SEIGNEURIES, et pour raison de ce qui est ci-dessus déclaré, ladite cour a condamné et condamne ladite Aveline-qui-jamais-n'a-menti et ledit Mazurec-l'Agnelet à OBÉIR AUDIT SEIGNEUR EN CE QUI TOUCHE SON DROIT DE PRÉMICES, et en ce qui touche les mauvaises paroles que ledit Mazurec-l'Agnelet a prononcées contre son seigneur, ladite cour L'A CONDAMNÉ ET LE CONDAMNE À S'AMENDER ENVERS LEDIT SEIGNEUR ET LUI DEMANDER GRCE UN GENOU EN TERRE, LA TÊTE NUE ET LES MAINS ÉTENDUES EN CROIX SUR LA POITRINE EN PRÉSENCE DE TOUS CEUX QUI FURENT ASSEMBLÉS EN SES NOCES. Et, de plus, ladite cour ordonne que la présente sentence sera publiée par un notaire royal ou appariteur au devant de l'église de ladite seigneurie. »

Cet arrêt(1), où le plus exécrable de ces droits féodaux, nés de la conquête franque, se trouvait confirmé, consacré par les organes de la justice et de la loi, causa dans la foule des émotions diverses. Les uns, abrutis par la terreur, la misère et l'ignorance, lâchement résignés à une honte subie par leurs pères et réservée à leurs enfants, s'étonnaient de la résistance de Mazurec ; d'autres, qui, par un sentiment, sinon d'amour, du moins de dignité, s'estimaient heureux d'avoir, grâce à leur argent, à la laideur de leurs femmes ou à l'absence momentanée du seigneur, pu échapper à cette ignominie, ressentaient quelque pitié pour le condamné en faisant un retour sur eux-mêmes ; le plus grand nombre enfin, mariés ou non, serfs, vilains ou bourgeois, ressentaient une indignation violente à peine comprimée par la crainte ; aussi quelques sourds murmures couvrirent-ils les dernières paroles du notaire ; mais ils firent place à l'angoisse et à la commisération de tous, lorsque, amené par les hommes d'armes du seigneur, le condamné parut devant le portail de l'église. Mazurec-l'Agnelet, âgé d'environ vingt ans, avait dû à la bénignité de ses traits, à la douceur de son caractère, son surnom d'Agnelet ; mais en ce jour, il semblait transfiguré par le malheur et le désespoir. Sa physionomie farouche, contractée, ses vêtements en lambeaux, son teint livide, ses yeux fixes, ardents, rougis par les larmes et l'insomnie, sa chevelure hérissée, lui donnaient un aspect effrayant. Deux hommes d'armes délivrèrent le condamné de ses liens, puis, pesant fortement sur ses épaules, le forcèrent de tomber agenouillé aux pieds du sire de Nointel qui riait avec ses amis de l'abjecte soumission de Jacques Bonhomme. Bientôt le notaire royal dit à haute voix : -- La réparation et amende honorable du condamné envers son seigneur doivent avoir pour témoins ceux-là qui ont assisté au mariage dudit Mazurec. Que ceux-là viennent.

À ces mots, Mahiet-l'Avocat vit sortir des premiers rangs de la foule Guillaume Caillet et un autre serf dans la vigueur de l'âge, nommé Adam-le-Diable. À la sueur qui baignait son visage osseux et hâlé, on devinait que ce paysan venait de parcourir rapidement une longue route. Mahiet, d'abord frappé de l'air déterminé d'Adam-le-Diable, le vit soudain, pour ainsi dire, se métamorphoser, ainsi que son compère Guillaume Caillet ; car tous deux, feignant l'hébétement et une humilité craintive, baissant les yeux, courbant l'échine, traînant la jambe, ôtèrent leur bonnet d'un air piteux en s'approchant du notaire royal. Guillaume le salua par deux fois jusqu'à terre en lui disant d'une voix tremblante :

-- Pardon... excuse... messire, si je venons seuls, mon compère et moi ; mais les deux autres témoins de la noce, Michaud-tue-pain et Gros-Pierre, ont comme ça pris la fièvre l'autre jour en curant les marais de notre bon seigneur, et ils claquent des dents et tremblottent sur la paille. C'est pourquoi ils n'ont point pu venir à la ville. Moi, je suis Guillaume, le père à l'épousée...

-- Ces témoins suffiront, je pense, monseigneur, et l'amende honorable peut commencer ? -- dit le notaire au sire de Nointel. -- Celui-ci répondit d'un signe de tête affirmatif, tout en riant très-fort avec ses amis de la physionomie stupide et craintive des deux manants. Mazurec, toujours agenouillé à quelques pas de son seigneur, n'avait pu, à l'aspect du père d'Aveline, retenir ses larmes ; elles coulèrent lentement de ses yeux enflammés, tandis que le notaire lui disait : -- Mets tes mains en croix sur ta poitrine.

Le condamné serra les poings avec rage et n'obéit pas au notaire.

-- Hé !... fieu, -- s'écria Guillaume Caillet en s'adressant à Mazurec d'un ton de reproche, -- t'entends donc point ce doux sire ! Il te dit de mettre tes deux bras en croix, comme ça... tiens... fieu... regarde-moi...

Ce dernier mot regarde-moi fut accentué de telle force par le vieux paysan que Mazurec releva la tête et comprit la signification du coup d'œil rapide et expressif que lui lança Guillaume. Aussi, obéissant dès lors aux ordres du notaire, le condamné plaça ses bras en croix sur sa poitrine.

-- Maintenant, -- reprit le tabellion, -- lève la tête vers notre sire et répète mes paroles : « Monseigneur, je me repens humblement d'avoir eu l'audace de m'emporter en mauvaises paroles contre vous... »

Le serf hésita un moment, puis faisant un violent effort sur lui-même, il répéta d'une voix sourde : -- Monseigneur,... je me repens humblement d'avoir eu l'audace de m'emporter... en... mauvaises paroles... contre vous.

-- Item, -- poursuivit le notaire : -- « Je me repens non moins humblement, monseigneur, d'avoir voulu méchamment m'opposer à ce que vous usiez de votre droit de prémices sur une de vos vassales que j'ai prise pour femme. »

La résignation de Mazurec était à bout ; les dernières paroles du notaire rappelant au malheureux serf la violence infâme dont avait été victime la douce vierge qu'il aimait si tendrement, il poussa un cri déchirant, cacha sa figure entre ses mains et tomba la face contre terre en poussant des sanglots convulsifs. À ce spectacle, Mahiet, aussi navré que courroucé, allait, malgré lui, céder à son indignation, lorsqu'il entendit la voix de Guillaume Caillet. Celui-ci, se baissant vers Mazurec comme pour l'aider à se relever, lui avait dit deux mots à l'oreille sans être entendu de personne et continuait tout haut : -- Hé ! fieu... quoi que t'as donc... à larmoyer, mon garçon ?... On te dit que notre bon seigneur te pardonnera ta faute, quand t'auras répété les mots qu'on te demande... Trédame ! dégoise-les donc vitement, ces mots ! -- Mazurec se leva la figure baignée de larmes, et avec un sourire de damné, il répéta ces mots après que le notaire les lui eut redits une seconde fois :

-- Monseigneur, je me repens d'avoir voulu méchamment m'opposer à ce que vous usiez de votre droit de prémices... sur ma femme.

« -- En repentance de quoi, monseigneur, -- poursuivit le notaire, -- je me remets humblement à votre merci et miséricorde... »

-- En repentance de quoi, monseigneur, -- articula péniblement Mazurec d'une voix affaiblie, -- je me remets à votre merci et miséricorde...

-- Ainsi soit-il, -- dit le sire de Nointel d'un ton hautain et railleur, -- je t'accorde merci et miséricorde... mais tu ne seras libre qu'après avoir satisfait au duel judiciaire où tu es appelé par mon hôte Gérard de Chaumontel, noble homme, que tu as outrageusement diffamé en l'accusant de larcin. Puis, s'adressant à l'un des écuyers : -- Que l'on garde ce manant jusqu'à l'heure du tournoi et que l'on rende la fille à son père. -- Le jeune seigneur se dirigeant alors vers la porte de l'église avec ses amis, leur dit en riant : -- La leçon sera bonne pour Jacques Bonhomme. Savez-vous, messeigneurs, que ce lourdaud commence à vouloir dresser l'oreille et se rebeller contre nos droits ; quoiqu'elle fût gentillette, je me souciais assez peu de la femme de ce paysan ; mais il fallait prouver à cette mauvaise plèbe rustique que nous la possédons corps et âme ; aussi, messeigneurs, n'oublions jamais le proverbe : Poignez vilain, il vous craindra ; craignez vilain, il vous poindra(2). Et sur ce, allons entendre la sainte messe ; vous me direz si Gloriande de Chivry, ma fiancée, que vous allez admirer à mon banc seigneurial, n'est pas un astre de beauté ? -- Heureux Conrad ! -- dit Gérard de Chaumontel, le chevalier larron, -- une fiancée belle comme un astre et, par surcroît, la plus riche héritière de ce pays, puisque, après la mort du comte de Chivry, sa seigneurie, faute de hoirs mâles, retombera de lance en quenouille ! Ah ! Conrad ! quels jours tissus d'or et de soie tu fileras grâce à l'opulente quenouille de Gloriande de Chivry !

Au moment où les seigneurs ainsi devisant venaient d'entrer dans l'église, Mazurec, gardé prisonnier, disparaissait sous la voûte, et un homme du sire de Nointel amenait Aveline-qui-jamais-n'a-menti. Elle avait dix-huit ans au plus ; malgré sa pâleur et le bouleversement de ses traits, leur beauté était frappante. Elle marchait d'un pas défaillant, encore vêtue de son humble robe de noce en grosse toile blanche, ses cheveux épars couvraient à demi ses épaules ; ses bras meurtris portaient encore les traces de liens durement serrés, car cette nuit-là même, pour triompher de la résistance désespérée de sa victime, le sire de Nointel avait dû la faire garrotter. Écrasée de honte à la pensée d'être ainsi livrée en spectacle à la foule, Aveline, dès son entrée sur le parvis, ferma les yeux par un mouvement involontaire, et ne vit pas d'abord Mazurec que l'on reconduisait en prison ; mais au cri déchirant qu'il poussa... elle tressaillit, trembla de tous ses membres, et son regard rencontra celui de son mari, regard navrant, désolé, où se peignaient à la fois un amour passionné et une sorte de répulsion douloureuse mêlée de jalousie féroce, soulevée chez Mazurec par le souvenir de l'outrage que sa femme avait subi. Ce dernier sentiment se trahit par un mouvement involontaire de ce malheureux qui, fuyant le regard suppliant d'Aveline, fit un geste d'horreur, cacha sa figure entre ses mains et s'élança sous la voûte comme un insensé suivi des hommes d'armes chargés de veiller sur lui.

-- Il me méprise... -- murmura la serve d'une voix mourante en suivant son mari d'un œil hagard, -- maintenant il ne m'aime plus.

En disant ces mots, Aveline devint livide, ses genoux se dérobèrent ; elle perdit connaissance et eût tombé sur le sol sans Guillaume Caillet qui, accourant, la reçut entre ses bras et lui dit : -- Ton père te reste. -- Puis, aidé d'Adam-le-Diable, il la souleva, et tous deux, emportant la jeune fille évanouie entre leurs bras, disparurent dans la foule.

Mahiet-l'Avocat, témoin de ce navrant spectacle, entra précipitamment sous la voûte qui aboutissait au parvis, rejoignit les gardiens de Mazurec, et dit à l'un d'eux :

-- Ce serf que l'on emmène est appelé en duel judiciaire.

-- Oui, -- répondit l'homme d'armes, -- il doit se battre contre le chevalier Gérard de Chaumontel.

-- Il faut que je parle à ce serf.

-- Impossible...

-- Je suis son parrain d'armes dans ce combat, oserais-tu m'empêcher de voir et d'entretenir mon client ? par la mort Dieu ! Je connais la loi... et si tu refuses...

-- Il n'est pas besoin de crier si fort... Si tu es le parrain d'armes de Jacques Bonhomme... viens... tu as là un fameux champion !

Le tournoi ou pardon d'armes, ruineux spectacle offert à la noblesse du pays par le sire de Nointel à l'occasion de ses fiançailles, avait lieu dans une vaste prairie située aux portes de la ville ; le lieu du combat appelé champ clos ou lice de bataille, était, selon l'ordonnance royale de l'an 1306, de quatre-vingts pas de longueur sur quarante de largeur et entouré d'un double rang de barrières, laissant entre elles un espace de quatre pieds. Dans cet intervalle se tiennent les sonneurs de trompe ou de clairons ; les valets des chevaliers combattants sont aussi en cet endroit, prêts à retirer leurs maîtres de la mêlée, ou à les secourir lorsqu'ils tombaient de cheval, car ces preux tournoyeurs, par crainte de risquer leur peau, sont couverts d'armures si épaisses, si pesantes qu'ils peuvent difficilement remuer. En dedans de ces barrières, l'on voit encore les hérauts et sergents d'armes chargés de maintenir l'ordre dans le tournoi et de juger les coups douteux(3). La plèbe de la ville et des campagnes voisines, accourue à ce spectacle au sortir de la messe, se presse au dehors des lices ; rien de plus déguenillé, de plus hâve, d'un aspect plus misérable, plus poignant que cette foule dont les labeurs écrasants fournissent seuls aux folles prodigalités de leurs seigneurs. La seule consolation de ces pauvres gens hébétés et craintifs est de pouvoir assister de loin, comme en ce jour, aux somptuosités qu'ils payent de leurs sueurs, de leur sang ; aussi, sortant de leurs huttes de terre, où, épuisés par la faim, brisés de fatigue, ils couchent chaque soir pêle-mêle sur le sol fangeux, comme des bêtes dans leur tanière, les vassaux contemplent avec une surprise mêlée parfois d'une haine farouche (Jacques Bonhomme commence à réfléchir) la brillante assemblée couverte de soie, de velours, de broderies et de joyaux qui remplit un vaste amphithéâtre orné de tapis et de riches tentures, élevé sur toute la longueur de l'un des côtés du champ clos et réservé aux nobles dames, aux seigneurs et aux prélats du pays. De chaque côté de cet amphithéâtre abrité contre le soleil et la pluie par des velariums, sont deux tentes destinées aux chevaliers qui prennent part aux joutes ; là ils revêtent leurs lourdes armures avant le combat, là encore on les transporte, lorsque, par suite d'une chute de cheval, ils ont été contus. De nombreuses bannières aux armes du sire de Nointel flottent au sommet des poteaux qui entourent la lice. La reine du tournoi est GLORIANDE, noble damoiselle, fille de Raoul, comte et seigneur de CHIVRY, et fiancée depuis un mois à Conrad de Nointel. Magnifiquement parée d'une robe de soie incarnate brochée d'or, ses cheveux noirs tressés de perles, grande et remarquablement belle, mais d'une beauté hautaine et hardie, la lèvre dédaigneuse, le regard impérieux, Gloriande trône superbement sous une espèce de dais placé au milieu de l'estrade d'où elle peut dominer le champ clos. Son père, fier de la beauté de sa fille, se tient debout derrière elle ; les nobles hommes et les nobles dames de l'assemblée, quel que soit leur âge, sont assis sur des banquettes de chaque côté du dais où se pavane la jeune reine du tournoi. Soudain les clairons sonnent l'ouverture des passes d'armes. Un héraut vêtu mi-partie rouge et jaune, aux couleurs de Nointel, s'avance au milieu du champ clos et s'écrie selon l'usage : -- Écoutez, écoutez, seigneurs et chevaliers, gens de tous états, notre souverain seigneur et sire, par la grâce de Dieu, JEAN, roi des Français, défend, sous peine de vie et de la confiscation des biens, de parler, de crier, de tousser, de cracher, de faire aucun signal pendant le combat.

Le plus profond silence s'établit ; l'une des barrières s'abaisse, et le sire de Nointel, revêtu d'une brillante armure d'acier rehaussée d'ornements d'or, paraît dans la lice, monté sur un vigoureux destrier richement caparaçonné qu'il fait piaffer, caracoler avec aisance ; puis il s'arrête au pied du dais où trône Gloriande de Chivry, et la damoiselle, détachant sa gorgerette brodée de fils d'or, la noue au fer de la lance que son fiancé abaisse devant elle. Il est accepté par ce don de sa dame comme chevalier d'honneur ; en cette qualité, il exerce une surveillance souveraine sur les combattants, et si, du bout de son arme, où flotte la gorgerette de la reine du tournoi, il touche l'un des tournoyeurs, celui-ci doit à l'instant cesser de combattre. En donnant sa gorgerette à son chevalier, la belle Gloriande a complètement mis à nu ses épaules et son sein ; elle accueille sans rougir les témoignages d'admiration de ses voisins dont les louanges libertines se ressentent fort de la crudité obscène du langage de ce temps-ci. Le sire de Nointel, après avoir fait le tour du champ clos en déployant de nouveau son adresse d'écuyer, revient se placer au bas de l'estrade, où est dressé le dais de la reine du tournoi, et lève sa lance. Aussitôt les clairons retentissent, les barrières s'ouvrent aux deux extrémités du champ clos, et chacune d'elles donne passage à un quadrille de chevaliers armés de toutes pièces, visières baissées, et seulement reconnaissables aux emblèmes ou à la couleur de leur bouclier et des banderoles de leur lance. Ces deux quadrilles, montés sur des chevaux bardés de fer, restent pendant un moment immobiles comme des statues équestres aux deux confins de la lice. Les lances de ces preux couards, longues de six pieds et dégarnies de fer, sont, comme on dit, courtoises ; leur atteinte, aucunement dangereuse, ne peut que renverser de leurs montures les jouteurs mauvais écuyers. Le sire de Nointel consulte du regard la belle Gloriande. Elle fait d'un air majestueux un signe avec son mouchoir brodé. Aussitôt son chevalier d'honneur de pousser par trois fois le cri consacré : -- Laissez-les aller ! laissez-les aller ! laissez-les aller !

Les deux quadrilles s'ébranlent, mettent leurs chevaux au galop, leurs lances en arrêt et arrivent rapidement au milieu de la lice, où ils se heurtent, cavaliers et chevaux, avec un incroyable tintamarre de chaudronnerie. Dans le choc, la plupart des lances volent en éclats et les jouteurs désarçonnés se déclarent vaincus, leur armure et leur cheval appartiennent de droit au vainqueur, car ces tournois sont un jeu de hasard comme celui des dés. Bon nombre de tournoyeurs renommés, plus avides de florins que d'une gloire puérile, tirent grand profit de leur adresse dans ces joutes ridicules, les adversaires qu'ils ont vaincus rachetant presque toujours leurs armes et leurs chevaux moyennant une rançon considérable. À un signal du sire de Nointel, une trêve de quelques instants succède au désarçonnement de deux des chevaliers qui ont roulé sur l'épaisse couche de sable dont le sol est prudemment couvert. Rien de plus piteux, de plus grotesque que la mine de ces preux désarçonnés. Leurs varlets les relèvent presque tout d'une pièce dans l'épaisse carapace de fer qui gêne leurs mouvements, et, les jambes raides, écartées, ils regagnent les barrières ruisselants de sueur, car ces nobles tournoyeurs portent sous leur armure, afin d'en amortir le rude frottement, un justaucorps et des chausses de peau rembourrés d'une épaisse garniture de crin. Les vaincus sortent honteusement de la lice, et les vainqueurs, après en avoir fait le tour en caracolant, s'approchent de l'amphithéâtre où trône la reine du tournoi ; ils inclinent leurs lances devant elle, par manière de galant hommage. La belle Gloriande leur répond par un gracieux sourire, et triomphants ils quittent la lice. Deux des cavaliers de chaque quadrille restent dans l'arène ; la lutte doit continuer à pied et à l'épée, épée non moins courtoise que la lance, c'est-à-dire sans pointe ni tranchant, de sorte que ces braves champions doivent s'escrimer avec des barres d'acier longues de trois pieds et demi, combat héroïque, d'autant moins périlleux que les vaillants qui l'affrontent sont préservés de tout danger par d'épais vêtements rembourrés de crin, recouverts d'une armure impénétrable. À un nouveau signal du sire de Nointel, une mêlée aussi furieuse que peu meurtrière s'engage entre les quatre preux. L'un d'eux, trébuchant, tombe à la renverse et demeure immobile et aussi empêché de se relever qu'une tortue couchée sur le dos ; un autre de ces Césars voit son épée brisée entre ses mains : deux de ces quatre champions continuent de se battre et font rage. L'un porte un bouclier vert armorié d'un lion d'argent, l'autre un bouclier rouge armorié d'un dauphin d'or. Le chevalier au lion d'argent assène un si violent coup d'épée sur le casque de son adversaire que celui-ci, étourdi du choc, tombe lourdement assis sur le sable de la lice. Victoire pour le chevalier au lion d'argent ! Ce grand vainqueur savoure superbement son triomphe en contemplant avec orgueil le vaincu piteusement assis à ses pieds ; puis aux acclamations enthousiastes de la noble assemblée, le chevalier au lion d'argent s'approche du trône de la reine du tournoi, met devant elle un genou en terre, relève sa visière, et la belle Gloriande, après avoir jeté au cou du vainqueur une riche écharpe pour prix de sa vaillance, se baisse et, selon l'honnête usage de ce temps-ci, lui donne sur les lèvres un long et plantureux baiser. Ce devoir attaché à ses fonctions honorifiques, Gloriande l'accomplit sans rougir et avec une aisance coutumière, car, grâce à sa beauté, la damoiselle de Chivry a été mainte fois choisie dans le pays comme reine des tournois. Les clairons sonnent la victoire du chevalier au lion d'argent victorieux qui, se rengorgeant sous sa riche écharpe, met le poing sur la hanche, fait le tour de la lice et sort par l'une des barrières. Ces premières passes d'armes sont suivies d'un intervalle pendant lequel les pages du sire de Nointel, porteurs de coupes, de plats et de hanaps d'or et d'argent qui étincellent aux yeux éblouis des manants, font circuler parmi la noble assistance de l'amphithéâtre l'hypocras et les vins épicés, accompagnés de fines et succulentes pâtisseries. Chacun fait honneur à l'hospitalière magnificence du seigneur de Nointel. Ces seigneurs, leurs femmes et leurs filles achevaient de prendre gaiement leur réfection en devisant des divers incidents du tournoi, lorsqu'un sourd frémissement courut soudain dans la foule des paysans et des bourgeois entassés en dehors des barrières. Le populaire, jusqu'alors témoin des joutes, de la passe d'armes, n'avait éprouvé qu'un sentiment de curiosité ; mais dans le combat qui, disait-on, allait suivre ces luttes inoffensives, le populaire se sentait pour ainsi dire en cause. Il s'agissait d'un duel à mort entre un vassal et un chevalier, celui-ci à cheval et armé de toutes pièces, le vassal à pied, vêtu d'un sarrau et armé d'un bâton. Les plus craintifs, les plus abrutis des vassaux se sentaient révoltés à la pensée de cette lutte d'une lâche et féroce inégalité qui vouait l'un des leurs à une mort certaine. Ce fut donc au milieu d'un silence plein d'angoisse et d'irritation contenue que l'un des hérauts d'armes cria par trois fois, en s'avançant au milieu du champ clos les mots consacrés : -- Que l'appelant vienne !...

Le chevalier Gérard de Chaumontel, qui en appelait à l'épreuve du duel judiciaire contre l'accusation de vol soutenue par Mazurec, sort de l'une des tentes voisines et entre à cheval dans la lice armé de toutes pièces ; son bouclier pend à son cou, sa visière est levée ; il porte à la main une petite image de saint Jacques, pour lequel ce bon catholique semble professer une dévotion particulière ; ses deux parrains, à cheval comme lui, chevauchent à ses côtés. Ils font, ainsi que lui, le tour des barrières, tandis que la belle Gloriande dit à son père d'un ton dédaigneux : -- Quelle honte pour la noblesse de voir un chevalier réduit, pour prouver son innocence, à combattre un vil manant !

-- Ah ! ma fille, dans quel temps vivons-nous ! -- reprit le vieux seigneur en grommelant, -- ces damnés légistes royaux mettent leurs griffes sur tous nos droits, sous l'impertinent prétexte de les légaliser. N'a-t-il point fallu un arrêt de la sénéchaussée de Beauvoisis pour autoriser notre ami Conrad à user de son droit seigneurial sur cette misérable vilaine révoltée... qui... -- Mais, se rappelant que sa fille était fiancée au sire de Nointel, le comte de Chivry s'arrêta court. Gloriande devina la cause de la réticence de son père et lui dit avec une hauteur presque courroucée : -- Me croyez-vous jalouse d'une pareille espèce ? une serve !

-- Non, non, je ne te fais point cette injure, ma fille... mais enfin la rébellion de cette vassale contre son seigneur est chose aussi nouvelle que monstrueuse. Ah ! je l'ai dit souvent : l'esprit de révolte de ces pestes de communes populacières, quoiqu'en partie détruites aujourd'hui au profit des rois, s'est propagé jusque dans nos domaines et a infecté nos paysans, et voilà que, par surcroît, la royauté porte une nouvelle atteinte à nos droits en prétendant qu'ils doivent être sanctionnés par les légistes.

-- Mais, mon père, ces droits nous restent.

-- Corbleu ! ma fille... nos privilèges ont-ils donc besoin de la confirmation des gens de robe ? Notre race ne tient-elle pas ses droits seigneuriaux de l'épée conquérante de nos aïeux ? Non, non, la royauté veut tout tirer à elle et sucer seule le populaire jusqu'à la moelle des os.

-- Les rois, -- dit un autre chevalier, -- ne nous ont-ils pas enlevé un de nos meilleurs profits, la fabrication des monnaies dans nos seigneuries, sous le prétexte que nous faisions de faux-monnayage ?

-- Corbleu ! cela fait bouillir le sang dans les veines, -- s'écria le comte de Chivry ; -- est-il au monde pire monnaie que la monnaie royale ? Avouez-le, messeigneurs, on a coupé en quartiers des faux-monnayeurs moins larrons que notre roi Jean et ses aïeux ?

-- Aussi, ma foi, -- reprit un autre chevalier, -- que ce bon prince ne compte pas sur nous. La trêve avec les Anglais expire bientôt ; si la guerre recommence, le roi Jean ne verra ni un de mes hommes, ni un de mes écus...

-- Ah ! messeigneurs, -- dit Gloriande en étouffant un bâillement, -- que votre conversation est pesante ! Parlons donc de la cour d'amour qui doit bientôt tenir à Clermont ses plaids amoureux ; je ferai venir pour cette galante solennité les plus habiles floreresses de coiffes de Paris et j'attends un Lombard qui doit m'apporter de magnifiques étoffes orientales.

-- Et toutes ces belles choses, avec quoi les payer ? -- s'écria le comte de Chivry en haussant les épaules. -- Oui, avec quoi donner de brillants tournois, convier à de somptueuses cours d'amour ? si, d'un côté, le roi nous ruine et que, de l'autre, Jacques Bonhomme se regimbe à travailler pour nous...

-- Ah ! ah ! ah ! cher père, -- dit la belle Gloriande en se mettant à rire, -- Jacques Bonhomme se regimber ! lui ? mais au premier claquement du fouet de l'un de vos veneurs, vous verriez ces manants se coucher à plat ventre. Et tenez, -- ajouta la damoiselle en redoublant ses éclats de rire, -- le voilà, ce terrible Jacques Bonhomme... n'a-t-il pas l'air bien redoutable ? Elle montrait du geste Mazurec-l'Agnelet qui, au second appel du héraut d'armes, venait d'entrer dans la lice accompagné de ses deux parrains, Mahiet-l'Avocat et Adam-le-Diable. Mazurec, vêtu de son bliaud ou blouse (l'antique saie gauloise) de grosse toile bise comme ses chausses, portait un bonnet de laine, et ses sabots cachaient à demi ses pieds nu. Mahiet, son parrain d'armes, tenait à la main un gros bâton de cormier de quatre pieds de longueur (selon l'ordonnance), choisi et fraîchement coupé par l'avocat dans un taillis voisin, parce que vert le cormier est très-pesant et se brise difficilement. L'appelé, ainsi que l'appelant, dans ce duel judiciaire, devait faire le tour de la lice avant le combat. Le serf accomplit cette formalité accompagné de ses deux parrains.

-- Mon brave garçon, -- disait l'avocat à Mazurec, -- n'oublie pas mes conseils et tu auras chance de mettre à mal ton noble larron, quoiqu'il soit à cheval et armé de toutes pièces.

-- J'aime autant mourir, -- répondit le serf avec accablement et continuant de marcher entre ses deux parrains, la tête baissée, le regard fixe. -- Ce matin, quand j'ai revu Aveline, ç'a a été pour moi comme un coup de couteau en plein cœur, -- ajouta-t-il en sanglotant. -- Ah ! je suis un homme perdu !

-- Ventre Dieu ! pas de faiblesse, -- s'écria Mahiet, alarmé de l'abattement de son client, -- où est donc ton courage ? Ce matin, d'agnelet tu étais devenu loup.

-- Vivre maintenant avec ma pauvre femme, serait pour moi un supplice de tous les jours, -- murmura le serf, -- j'aime mieux que le chevalier me tue tout de suite.

En parlant ainsi, Mazurec avait parcouru la moitié du champ clos accompagné de ses deux parrains. Ceux-ci, de plus en plus effrayés du découragement de ce malheureux, passaient en ce moment avec lui au pied de l'amphithéâtre où siégeaient la noblesse du pays et la belle Gloriande. Adam-le-Diable, jetant un coup d'œil expressif à l'avocat, poussa du coude Mazurec et lui dit tout bas : -- Regarde donc la fiancée de notre sire... Jarni ! est-elle belle ! Ça va-t-il faire un joli mariage ! Hein ! vont-ils être heureux, ces deux amoureux ! -- À ces mots qui tombaient comme du plomb fondu sur la plaie saignante de son cœur, le vassal tressaillit convulsivement. -- Regarde-la donc, cette belle damoiselle, -- poursuivit Adam-le-Diable, -- vois comme elle est joyeuse sous ses riches atours ! Entends-tu comme elle rit ?... Va, pour sûr, elle rit de toi et de ta femme qui, cette nuit, a été forcée par notre sire... Mais regarde-la donc, la belle damoiselle !

Mazurec, sortant de son accablement et sentant la rage de nouveau lui monter au cœur, leva brusquement la tête. Pendant un moment, il contempla d'un œil ardent et rougi par les larmes la fiancée de son seigneur, cette fière damoiselle resplendissante de parure et de beauté, rayonnante de bonheur, entourée de brillants chevaliers qui, quêtant ses sourires, s'empressaient autour d'elle.

-- À cette heure, ta fiancée boit sa honte et ses larmes, -- dit tout bas à l'oreille de Mazurec la voix mordante d'Adam-le-Diable. -- Quoi ! pour venger Aveline et toi, tu ne tâcherais pas de tuer ce noble qui t'a volé !... ce larron... seule cause de ton malheur !...

-- Mon bâton ! -- s'écria le vassal en bondissant, ivre de fureur, au moment où un des sergents d'armes venait lui signifier qu'il ne pouvait s'arrêter ainsi dans la lice à regarder les dames et qu'il eût à se rendre dans l'une des tentes afin de prêter, avant le combat, les serments d'usage entre les mains du curé de Nointel. Mazurec, possédé de haine et de rage, suivit précipitamment les pas du sergent, et Mahiet, marchant plus lentement, dit à Adam-le-Diable :

-- Vous avez du souffrir beaucoup... Je vous écoutais tout à l'heure. Vous savez trouver le vif de la haine...

-- Il y a trois ans, -- répondit le serf d'un air farouche, -- j'ai tué ma femme d'un coup de hache.

-- À Bourcy... près de Senlis.

-- Qui vous l'a dit ?

-- Je passais en ce village le jour du meurtre... Vous avez préféré voir votre femme morte que souillée par votre seigneur.

-- Oui.

-- Et comment êtes-vous devenu serf de cette seigneurie ?

-- Ma femme tuée, je me suis caché pendant un mois dans la forêt de Senlis, où j'ai vécu de racines, et puis je suis venu en ce pays. Guillaume m'a donné asile ; je me suis offert à l'intendant de la seigneurie de Nointel comme bûcheron. Au bout d'un an, l'on m'a compté parmi les vassaux du domaine ; j'y suis resté par amitié pour Guillaume.

Mazurec, pendant l'entretien de ses deux parrains, était arrivé avec ceux-ci près de la tente où il devait prêter les serments d'usage, ainsi que le chevalier de Chaumontel. Le curé de Nointel, vêtu de ses habits sacerdotaux et tenant à la main un crucifix, dit au serf et au chevalier :

-- Appelant et appelé, ne fermez pas les yeux sur le péril où vous exposez vos âmes en combattant pour une mauvaise cause ; si l'un de vous veut se rétracter et se remettre à la merci de son seigneur et du roi, il le peut encore ; mais bientôt il ne sera plus temps. Vous allez, l'un ou l'autre, voir tout à l'heure les portes de l'autre monde ; là vous trouverez assis un Dieu impitoyable au parjure. Appelant et appelé, songez-y. Tous les hommes sont également faibles devant la justice de Dieu, car l'on n'entre point armé dans le royaume éternel. Voulez-vous vous rétracter ?

-- Je soutiendrai jusqu'à la mort que ce chevalier m'a volé ; il est cause de mes malheurs, -- répondit Mazurec avec une rage concentrée ; -- si le bon Dieu est juste, je tuerai cet homme !

-- Et moi, je jure Dieu que ce vassal ment par sa gorge et me diffame outrageusement, -- s'écria le chevalier de Chaumontel ; -- je prouverai son imposture par l'intercession du Seigneur et de tous ses saints, notamment par le bon secours de messire saint Jacques, mon bienheureux patron.

-- Oui, et surtout par le bon secours de ton cheval, de ton armure, de ta lance et de ton épée, -- ajouta Mahiet. -- Infamie ! combattre à cheval, casque en tête, cuirasse au dos, épée au côté, lance au poing, un pauvre homme à pied, armé d'un bâton. Oui, tu agis comme un triple lâche. Ergò, tout lâche doit être larron ; ergò, tu as volé la bourse de mon client !

-- Oser me parler ainsi ! -- s'écria le chevalier de Chaumontel ; -- toi, mauvais routier ! méchant truand !

-- Joies du ciel ! des injures, -- s'écria Mahiet-l'Avocat avec ravissement. -- Ah ! dom larron, si tu n'es pas le plus couard des lièvres à deux pattes, tu vas me suivre derrière ce pavillon, sinon, je fouette à coups de fourreau d'épée ton ignoble face de malandrin.

Gérard de Chaumontel, pâle de courroux, allait peut-être, à l'extrême jubilation de Mahiet, accepter sa provocation, lorsqu'un des parrains du chevalier lui dit :

-- Ce bandit veut sauver son client en te provoquant au combat, ne tombe pas dans le piège.

Gérard de Chaumontel, suivant ce prudent avis, répondit à Mahiet d'un air méprisant : -- Lorsque, par les armes, j'aurai convaincu cet autre manant de son imposture, je verrai si tu mérites que je relève ton insolent défi.

-- Tu veux donc tâter du fourreau de mon épée ? -- s'écria l'avocat. -- Mort-Dieu ! je ne te ménagerai pas le régal, et si ta face patibulaire ne rougit plus de honte, elle rougira sous mes coups !

-- Pas un mot de plus, sinon je te fais expulser de la lice par mes hommes, -- dit le héraut d'armes à Mahiet ; -- un parrain n'a pas le droit d'injurier l'adversaire de son client.

Mahiet comprit qu'il serait obligé de céder à la force et se tut en jetant un regard navré sur Mazurec. Le curé de Nointel, élevant alors son crucifix, reprit de sa voix nasillarde : -- Appelant et appelé, persistez-vous un chacun à soutenir votre cause comme bonne ? la jurez-vous bonne sur l'image du Sauveur des hommes ? Et le curé présenta le crucifix au chevalier qui ôta son gantelet de fer et, étendant la main sur l'image du Christ, s'écria :

-- Je jure ma cause bonne.

-- Je jure ma cause bonne, -- dit à son tour Mazurec, -- mais battons-nous vitement, oh ! vitement.

-- Jurez-vous, -- reprit le curé, -- de n'avoir sur vous, l'un et l'autre, ni pierre, ni herbe, ni autre charme magique, charroi ou invocation de l'ennemi des hommes ?

-- Je le jure, -- dit le chevalier.

-- Je le jure, -- dit Mazurec haletant de haine. -- Oh ! que de temps perdu !

-- Et maintenant, appelant et appelé, -- s'écria le héraut d'armes, -- la lice vous est ouverte... faites votre devoir.

Le chevalier de Chaumontel, saisissant sa longue lance, enfourcha son destrier, que l'un de ses parrains tenait par la bride, et Mahiet, pâle, ému, dit à Mazurec en lui remettant son bâton :

-- Courage !... suis mes avis... et, je l'espère, tu assommeras ce lâche... Un dernier mot au sujet de ta mère... Ainsi jamais elle ne t'a instruit du nom de ton père ?

-- Jamais... je vous l'ai dit ce matin dans ma prison ; ma mère évitait toujours de me parler de mon père.

-- Et elle s'appelait Gervaise ? -- reprit Mahiet d'un air pensif. -- De quelle couleur étaient ses cheveux ? ses yeux ?

-- Ses cheveux étaient blonds et ses yeux noirs.

-- Et elle n'avait aucun signe remarquable ?... Cherche dans ton souvenir ?

-- Je lui ai toujours vu une petite cicatrice au-dessus du sourcil droit...

Soudain les clairons retentirent ; c'était le signal du duel judiciaire. Mahiet, ne pouvant contenir ses larmes, serra Mazurec entre ses bras et lui dit : -- Je ne peux, dans un pareil moment, te faire connaître la cause du double intérêt que tu m'inspires... Mes soupçons, mes espérances me trompent peut-être... mais courage...

-- Courage, -- reprit à son tour Adam-le-Diable à demi-voix. -- Pour échauffer ta haine, pense à ta femme... souviens-toi que la fiancée de notre sire a ri de toi... Tue ton larron, et patience... un jour nous en rirons terriblement à notre tour, de la noble damoiselle... mais surtout songe à ta femme... à sa honte de ce matin, à ta honte à toi... songe que vous êtes tous deux malheureux pour toujours, et hardi sur le noble, mange-lui la figure si tu peux... Hardi... tu as un bâton, des ongles et des dents !

Mazurec-l'Agnelet poussa un hurlement de rage et se précipita dans la lice au moment où, répondant à un geste du seigneur de Nointel, le maréchal du tournoi donnait le signal du combat à l'appelant et à l'appelé en criant par trois fois :

-- Laissez-les aller.

La noble assistance de l'amphithéâtre riait d'avance de la piètre défaite de Jacques Bonhomme ; mais, dans la foule plébéienne, tous les cœurs se serrèrent avec angoisse, dans ce moment décisif. Le chevalier de Chaumontel, homme vigoureux, armé de toutes pièces, monté sur un grand cheval bardé de fer, sa longue lance en arrêt, occupait le milieu de la lice, lorsque Mazurec s'y élança pieds nus, vêtu de sa blouse et tenant à la main son bâton. À l'aspect du serf, le chevalier, qui, par mépris pour un pareil adversaire, avait dédaigné d'abaisser sa visière, piqua son cheval de l'éperon en baissant sa lance au fer acéré (elle n'était pas courtoise, celle-là), et chargea son adversaire, certain de le transpercer du premier coup et de le fouler ensuite aux pieds de son cheval. Mais Mazurec, se souvenant des avis de Mahiet, évita le coup de lance en se jetant brusquement à plat-ventre ; puis, se relevant à demi au moment où le cheval allait le broyer sous ses sabots, il lui asséna des deux mains un si violent coup de bâton sur les jambes du devant que le coursier, à cette vive atteinte, fléchit, fit un faux pas, faillit à s'abattre et ébranla son cavalier sur sa selle.

-- Félonie, -- cria le sire de Nointel avec indignation, -- il est défendu de frapper aux chevaux.

-- Bien touché, brave bonnet de laine, -- cria le populaire palpitant d'angoisse et battant des mains, malgré la sévérité des ordonnances royales qui commandaient aux spectateurs d'un tournoi le plus profond silence.

-- Hardi, Mazurec ! -- crièrent aussi Mahiet et Adam-le-Diable, -- courage ! assomme le noble ! tue-le !

Mazurec, voyant le chevalier ébranlé sur ses arçons par le faux pas de sa monture, jette son bâton, ramasse d'une main une poignée de sable et, d'un bond vigoureux, s'élance en croupe de Gérard de Chaumontel pendant que celui-ci cherche à reprendre son équilibre ; puis, se cramponnant d'une main au cou du chevalier, le vassal le renverse à demi en arrière et, de son autre main, il lui frotte les yeux avec le sable qu'il vient de ramasser... À cette cuisante douleur, le noble larron, presque aveuglé, pousse un cri, abandonne sa lance et les rênes de son cheval afin de porter ses mains à ses yeux. Mazurec l'enlace alors de ses deux bras, parvient à le désarçonner et à le faire choir de sa monture d'où ils tombent tous deux en roulant dans l'arène. La foule, croyant le serf vainqueur du chevalier, bat des mains, trépigne de joie en criant : -- Victoire au bonnet de laine !...

Gérard de Chaumontel, quoique aveuglé par le sable et étourdi par sa chute, trouve de nouvelles forces dans la rage de se voir désarçonné par un manant et reprend facilement l'avantage ; car, dans cette lutte inégale contre cet homme couvert de fer, les étreintes de Mazurec sont vaines ; ses ongles s'émoussent sur le poli de l'armure de son adversaire, et celui-ci, parvenant à mettre le vassal sous ses deux genoux, lui martèle la tête sous les coups redoublés de son gantelet de fer. Mazurec, le visage meurtri, ensanglanté, prononce une dernière fois le nom d'Aveline et reste sans mouvement. Gérard de Chaumontel, dont la vue s'éclaircit peu à peu, non content d'avoir presque écrasé la figure du vassal, tire son poignard pour achever sa victime ; mais, après un moment de réflexion et par un raffinement de cruauté, il remet sa dague à sa ceinture, se dresse debout et appuyant son pied de fer sur la poitrine haletante de Mazurec, il s'écrie :

-- Que ce vil imposteur soit lié dans un sac et jeté à la rivière comme il le mérite, c'est la loi du duel.

Et Gérard de Chaumontel alla rejoindre ses parrains en se frottant les yeux, tandis que les sergents d'armes vinrent enlever le corps du vassal pour le porter sur le pont d'une rivière voisine de l'amphithéâtre. Le curé de Nointel suivit le condamné, afin de lui donner les derniers sacrements lorsqu'il aurait repris connaissance et avant qu'il fût mis dans un sac et jeté à la rivière selon l'ordonnance. La foule, un moment frappée de stupeur et d'épouvante par le dénouement du combat judiciaire, commençait à sortir de son silence et, malgré ses habitudes de respect envers les seigneurs, murmurait avec une indignation croissante. Plusieurs voix, s'élevant, disaient que le chevalier ayant été désarçonné par le vassal, celui-ci devait être regardé comme vainqueur et ne pas être supplicié ; mais un événement imprévu venant surprendre et captiver l'attention populaire coupa court à ces récriminations. Une assez nombreuse troupe d'hommes d'armes, couverts de poussière et dont l'un portait une bannière blanche fleurdelisée d'or, parut au loin dans la prairie, se rapprocha rapidement des barrières de la lice, et Mazurec fut oublié. Le sire de Nointel, partageant l'étonnement de la noble assistance à la vue de la troupe armée qui déjà touchait aux barrières, piqua des deux, et s'adressant à l'un de ces nouveaux venus, héraut d'armes au surcot blasonné de fleurs de lis, il lui dit :

-- Messire héraut, qui t'amène ici ?

-- Un ordre du roi, notre maître. Je suis chargé par lui d'un message pour tous les seigneurs et hommes nobles du Beauvoisis ; apprenant que grand nombre d'entre eux étaient ici réunis, je suis venu.

-- Entre dans la lice et lis hautement ton message, -- répondit Conrad de Nointel au héraut, qui, tirant d'un sac richement brodé un parchemin, se mit en devoir d'en donner lecture.

-- Hum ! ce message extraordinaire ne flaire rien de bon, -- dit à sa fille Gloriande le seigneur de Chivry ; -- le roi Jean va nous demander encore quelque levée d'hommes pour sa maudite guerre contre les Anglais, à moins qu'il ne s'agisse d'un nouvel édit sur les monnaies, autre ruineuse et royale pillerie.

-- Ah ! mon père, si, comme tant d'autres seigneurs, vous aviez voulu aller à la cour de Paris... vous auriez eu part aux largesses du roi Jean, si magnifiquement prodigue, dit-on, envers ses courtisans ; ainsi vous retrouveriez d'un côté ce que vous auriez donné de l'autre... Et puis, c'est, dit-on, un si charmant séjour que la cour... Ce sont fêtes royales, danses continuelles rehaussées de la plus fine galanterie. Il faudra que Conrad, après notre mariage, me conduise à Paris.

-- Tais-toi, tu n'es qu'une écervelée, -- dit le vieux seigneur en haussant les épaules ; puis il ajouta en fermant à demi sa main et l'approchant de son oreille en manière de cornet, afin de mieux entendre le héraut royal : -- Quelle diable d'antienne va-t-il nous chanter, celui-là ?

« Jean, par la grâce de Dieu, roi des Français, -- disait le héraut lisant sur son parchemin, -- à ses chers, amés et féaux seigneurs du Beauvoisis, salut. »

-- Bon, bon, nous nous passerions fort bien de ta politesse et de tes saluts, -- grommela le vieux seigneur de Chivry ; -- on emmielle la pilule pour nous la faire avaler.

-- De grâce, mon père, laissez-moi donc écouter le messager, -- dit Gloriande avec impatience. -- Il y a dans le langage royal comme un parfum de cour qui me ravit.

Le héraut poursuivit ainsi : -- « L'ennemi mortel des Français, le prince de Galles, fils du roi d'Angleterre, a perfidement rompu la trêve qui ne devait expirer que dans quelque temps. »

-- Nous y voilà, -- s'écria le comte de Chivry en frappant du pied avec colère, -- que te disais-je, ma fille ?... que vous disais-je, messeigneurs ? c'est une levée d'hommes que l'on va nous demander. Le héraut continuait ainsi la lecture de son message.

« Les Anglais, après avoir tout mis à feu et à sang sur leur passage, s'avancent vers le cœur du pays. Afin d'arrêter cette invasion désastreuse et dans ce cas de grand danger public, nous imposons à nos peuples et à notre bien-aimée noblesse un double impôt pour cette année-ci ; de plus, nous enjoignons, mandons et ordonnons à tous nos chers, amés et féaux seigneurs du Beauvoisis de prendre les armes, de lever leurs hommes et de venir, sous huit jours, nous rejoindre à Bourges, d'où nous marcherons contre les Anglais, que nous vaincrons avec l'aide de Dieu et de notre vaillante noblesse.

» Telle est notre volonté.

« JEAN. »

Cet appel du roi des Français à sa vaillante et bien-aimée noblesse du Beauvoisis fut accueillie par la noble assistance avec une morne stupeur qui fit bientôt place à des murmures de courroux et de révolte.

-- Au diable le roi Jean ! -- s'écria le comte de Chivry. -- Il nous a déjà imposé des subsides pour entretenir des gendarmes ; qu'il les mène guerroyer !

-- Bon ! -- dit un autre seigneur, -- il n'a pas levé un seul homme d'armes ; tout notre argent a passé en plaisirs et en festins ; la cour de Paris est un gouffre !

-- Quoi ! -- reprit un autre, -- nous nous efforcerons de faire suer à Jacques Bonhomme tout ce qu'il peut rendre, et le plus clair de ce revenu passerait dans les coffres du roi ! Non, de par Dieu ! non !

-- Que le roi se défende ; ses domaines sont plus exposés que les nôtres, qu'il les protège !

-- C'est à peine si nous suffisons, nous et nos hommes, à sauvegarder nos châteaux des bandes de routiers, de Navarrais et de souldoyers qui ravagent le pays ; et nous abandonnerions nos demeures pour marcher contre l'Anglais ! Corbleu ! nous serions de fiers oisons.

-- Et en notre absence, Jacques Bonhomme, qui semble avoir des velléités de révolte, ferait de beaux coups !...

-- Par la mort-Dieu, messieurs, -- s'écria un jeune chevalier, -- nous ne pouvons cependant pas, à la honte de la chevalerie, rester lâchement cantonnés dans nos manoirs, tandis que l'on va se battre aux frontières.

-- Hé ! qui vous retient, mon jeune batailleur ? -- s'écria le comte de Chivry ; -- êtes-vous curieux de guerroyer ? eh bien ! parlez vite et tôt... Chacun dispose à son gré de sa personne, de ses biens et de ses hommes.

-- Quant à moi, -- s'écria la belle Gloriande avec une fière indignation, -- je n'accorde pas ma main à Conrad de Nointel, s'il ne part pour la guerre et s'il ne revient couronné des lauriers de la victoire amenant à mes pieds dix Anglais enchaînés. Honte et lâcheté ! un preux chevalier rester coi, lorsque son roi l'appelle aux armes !

Malgré les héroïques paroles de Gloriande et quelques rares protestations contre l'égoïste et ignominieuse couardise du plus grand nombre de ces seigneurs, un murmure général d'approbation accueillit les paroles du vieux sire de Chivry qui, encouragé par cet assentiment presque unanime, se dressa sur sa banquette et répondit au héraut d'une voix retentissante :

-- Messire, au nom de la noblesse du Beauvoisis, je te réponds ceci : Nous avons si fort à faire dans nos domaines qu'il nous serait désastreux de nous en aller guerroyer au loin ; d'ailleurs, l'on avisera aux demandes du roi, lorsque les députés de la noblesse et du clergé seront prochainement réunis en assemblée aux états généraux.

Une soudaine explosion de huées, partie de la foule, répondit aux paroles du sire de Chivry, et Adam-le-Diable, laissant pour quelques instants Mahiet-l'Avocat auprès de Mazurec qui, revenu à lui, attendait l'heure de son supplice, courut se mêler à différents groupes de serfs, leur disant :

-- Les entendez-vous, ces biaux sires... couards ? À quoi sont-ils bons ? À se battre dans les tournois avec des lances sans fer et des épées sans tranchant, ou à faire les bravaches en se battant armés de pied en cap contre Jacques Bonhomme armé d'un bâton.

-- C'est vrai, -- répondirent plusieurs voix courroucées.

-- Pauvre Mazurec-l'Agnelet ! ça fendait le cœur de voir son visage saigner sous les gantelets de fer de ce noble.

-- Et maintenant, ils vont mettre Mazurec dans un sac et le jeter à l'eau ! Ma fine... c'est vraiment point juste...

-- Ah ! lorsque, par la lâcheté de nos seigneurs, l'Anglais arrivera jusqu'en ce pays, reprit Adam-le-Diable, nous serons entre nos maîtres et l'Anglais comme le fer battu entre l'enclume et le marteau. Pressurés par ceux-ci, pillés par ceux-là, notre sort sera deux fois pire.

-- C'est ce qui arrive déjà quand les bandes de routiers s'abattent sur nos villages. On se sauve dans les bois, et quand on revient, qu'est-ce qu'on trouve ? les maisons en flammes ou en cendres !

-- Hélas ! mon Dieu ! quel sort que le nôtre ! quel pauvre sort !

-- Notre curé dit pourtant que c'est notre salut !... dans le ciel !

-- Misère de nous ! si, par dessus tous nos maux, il faut encore être ravagés, torturés par les Anglais, c'est à périr tous.

-- Oui, et nous périrons par la lâcheté de nos seigneurs, -- reprit Adam-le-Diable. -- Retranchés et approvisionnés dans leurs châteaux forts, eux, leur famille et leurs hommes, ils nous laisseront piller, massacrer par les Anglais !

-- Et quand tout aura été dévasté chez nous, -- reprit un autre serf avec désespoir, -- notre seigneur nous dira comme il nous a dit lorsque la dernière bande de routiers a passé sur le pays comme un ouragan : « Paye-nous la redevance, Jacques Bonhomme. -- Mais, monseigneur, les routiers nous ont tout pris ; il ne nous reste que nos yeux pour pleurer, et nous pleurons. -- Ah ! tu regimbes, Jacques bonhomme ! vite les coups de bâton, la torture. » Ah ! c'est par trop fort aussi... trop est trop ! faut que ça finisse ! au diable nos seigneurs !

Les murmures de la plèbe rustique, d'abord sourds, éclatèrent bientôt en huées, en imprécations si menaçantes et si directes à l'endroit de la noblesse, que les seigneurs, un moment abasourdis de l'incroyable audace des récriminations de Jacques Bonhomme, se dressèrent furieux, mirent l'épée à la main et, au milieu des cris effarés des dames et des damoiselles, descendirent précipitamment les degrés de l'amphithéâtre, afin de châtier les manants en se mettant à la tête des sergents du tournoi, de leurs hommes d'armes et de eux qui héraut royal qui, selon l'usage, se rangea du côté de la seigneurie contre les vassaux.

-- Amis, -- cria Adam-le-Diable en courant parmi les groupes des serfs pour enflammer leur courage, -- si les seigneurs sont cent, nous sommes mille. Est-ce que tout à l'heure Mazurec avec son bâton et une poignée de sable n'a pas désarçonné un chevalier ? Prouvons à ces nobles que nous ne les craignons pas. Aux pierres ! aux bâtons ! délivrons Mazurec-l'Agnelet !

-- Oui, oui, aux pierres ! aux bâtons ! délivrons Mazurec ! -- répondirent les plus hardis de la foule, -- au diable nos seigneurs, ces maudits couards qui veulent nous laisser à la merci des Anglais !

Déjà, sous la pression de cette multitude furieuse, une partie des barrières de la lice s'était rompue ; grand nombre de vassaux, s'armant de ces débris de charpente, redoublaient d'imprécations et de menaces contre les seigneurs, lorsque Mahiet-l'Avocat, attiré par le tumulte, se jeta dans la foule et, avisant Adam-le-Diable qui, l'œil étincelant, brandissait déjà comme une massue l'un des pieux de la barrière, courut à la rencontre du serf et s'écria : -- Je t'en conjure... pas d'attaque... ces malheureux vont être écharpés... tu vas tout perdre... Enfer ! c'est trop tôt... le moment n'est pas venu.

-- Il est toujours temps d'assommer les nobles, -- répondit Adam-le-Diable en grinçant des dents, et il redoubla ces cris : -- Aux pierres ! aux bâtons ! délivrons Mazurec !

-- Mais tu le perds ! -- s'écria Mahiet désespéré, -- tu le perds ! et j'espérais le sauver. -- Puis, s'adressant aux serfs qui l'entouraient : -- Je vous en supplie, n'attaquez pas les seigneurs, votre révolte est partielle... vous êtes en rase plaine, ils sont à cheval, vous serez massacrés.

La voix de Mahiet se perdit au milieu du tumulte, et ses efforts demeurèrent impuissants devant l'exaspération de la multitude. Il se trouva séparé d'Adam-le-Diable par un reflux de la foule, et bientôt les prévisions de l'avocat ne se réalisèrent que trop. La noblesse, un moment surprise et effrayée de l'agression de Jacques Bonhomme, agression jusqu'alors inouïe, se rassura, et bientôt ayant à sa tête le sire de Nointel, une cinquantaine d'hommes d'armés, de sergents et de chevaliers sautant à cheval, s'avança en bon ordre, chargea à coups d'épée, de lance et des masses d'armes, les vassaux révoltés ; les femmes, les enfants mêlés à la foule, renversés, broyés sous les pieds des chevaux, poussèrent des cris déchirants ; les paysans, sans ordre, sans chefs et déjà effrayés de leur propre audace, dont ils redoutaient les suites, prirent la fuite de tous côtés à travers la prairie ; quelques-uns d'entre eux, les plus valeureux et les plus acharnés, se firent massacrer par les chevaliers, ou, trop grièvement blessés pour pouvoir s'échapper, restèrent prisonniers. Au plus fort de cette mêlée, Adam-le-Diable, déjà renversé d'un coup d'épée à la tête, cherchait à se relever, lorsqu'il sentit une main d'Hercule le saisir par le collet, le relever et, malgré sa résistance, l'entraîner loin de ce champ de carnage ; le serf reconnut Mahiet, qui lui dit, en le forçant toujours de le suivre : -- Viens, tu seras un homme précieux au vrai jour de la révolte... mais se faire tuer aujourd'hui, c'est folie... Viens.

-- Mazurec est perdu ! -- s'écria le serf avec désespoir en se débattant contre l'Avocat ; mais celui-ci, sans répondre à Adam-le-Diable, déjà très-affaibli par la perte du sang qui coulait de sa blessure, le força de se blottir près de lui à l'abri d'un amoncellement de branchages provenant des arbres abattus pour construire l'enceinte des lices.

Le soleil s'est couché, la nuit vient. Les nobles dames, effrayées de l'émotion populaire, ont quitté le lieu du tournoi et, remontant sur leurs haquenées ou en croupe de leurs chevaliers, se sont dirigées vers leurs manoirs. À deux portées de trait des lices où sont restés les cadavres d'un assez grand nombre de serfs tués lors de leur vaine tentative de révolte, coule la rivière l'Orville. D'un côté, ses bords sont escarpés, mais de l'autre, ils sont bordés de nombreuses touffes de roseaux ; on la traverse sur un pont de bois : à droite de ce pont sont plantés quelques vieux saules. Ils viennent d'être ébranchés à coups de hache, moins quelques gros rameaux fourchus assez forts pour servir de potences. Là sont déjà pendus les corps de quatre des vassaux restés prisonniers après leur rébellion ; les corps de ces suppliciés se dessinent comme des ombres sur la limpidité du ciel crépusculaire ; la nuit s'approche rapidement. Debout, au milieu du pont et entouré de ses amis, au milieu desquels se trouve Gérard de Chaumontel, le sire de Nointel fait un signe, et le dernier des révoltés restés captifs est, malgré ses cris, ses prières, pendu comme ses compagnons, à la saulaie de la rive. Alors un homme apporte sur le pont un grand sac de grosse toile grise, pareil à ceux dont se servent les meuniers ; une forte corde passée à son orifice en forme de coulisse permet de fermer étroitement ce sac. L'on amène Mazurec-l'Agnelet étroitement garrotté ; il s'est tenu jusqu'alors assis à l'une des extrémités du pont, à côté du curé. Celui-ci, après avoir été faire baiser le crucifix aux serfs que l'on a pendus, est revenu près du patient que l'on va noyer. Mazurec n'est plus reconnaissable : sa figure meurtrie, couverte de sang caillé, est hideuse ; l'un de ses yeux a été crevé et son nez écrasé sous les coups furieux qu'après sa défaite lui a portés le chevalier de Chaumont avec son gantelet de fer. Le bourreau entrouvre l'orifice du sac, tandis que le bailli de la seigneurie s'approche de Mazurec et lui dit : -- Vassal, ta félonie est notoire, tu as osé accuser de larcin Gérard, noble homme de Chaumontel. Il en a appelé au duel judiciaire où tu as été vaincu et convaincu de mensonge et de diffamation ; tu vas être, selon l'ordonnance royale, noyé jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Mazurec s'approche à pas lents, et au moment où l'on va le saisir pour l'enfermer dans le sac, il lève la tête et, s'adressant au sire de Nointel et à Gérard, il leur dit, comme inspiré par une exaltation prophétique :

-- On dit au pays que les gens qui vont périr sont devins ; moi, voilà ce que je prédis : -- Gérard de Chaumontel, tu m'as volé et tu me fais noyer, tu seras noyé... Toi, sire de Nointel, tu as violenté ma femme, ta femme sera violentée ; ma femme mettra peut-être au jour un fils de noble ; ta femme mettra peut-être au jour un fils de serf.

À peine Mazurec-l'Agnelet achevait-il ces paroles que le bourreau se mit en devoir d'enfermer le patient dans le sac ; Conrad pâlit, tressaillit à la sinistre prédiction de son vassal et ne put prononcer un mot ; mais Gérard de Chaumontel, s'adressant au serf que l'on ensaquait, se mit à rire, en lui montrant du geste les cinq pendus qui se balançaient au vent du soir et que l'on apercevait encore vaguement comme des spectres à travers les pâles clartés du soir :

-- Regarde les cadavres de ces vilains qui ont osé se rebeller contre leurs seigneurs ! Regarde l'eau qui coule sous ce pont et qui va t'engloutir... et crois-moi, si Jacques Bonhomme ose encore broncher, nos longues lances pour le percer, les arbres branchus pour le pendre, et les rivières pour le noyer, ne nous feront pas défaut, et comme aujourd'hui Jacques bonhomme expiera sa révolte dans les supplices.

Pendant ces dernières paroles du chevalier, Mazurec a été enfermé dans le sac ; au moment où ses bourreaux vont le précipiter dans la rivière, la voix sépulcrale du vassal crie une dernière fois du fond de son linceul :

-- Gérard de Chaumontel, tu seras noyé... Sire de Nointel, ta femme sera violentée...

Un éclat de rire méprisant du chevalier répondit à la prédiction du serf, et au bout d'un instant l'on entendit, au milieu du silence de la nuit, le bruit du corps de Mazurec-l'Agnelet tombant dans les eaux rapides et profonde de la rivière.

-- Viens, viens, -- dit le seigneur de Nointel d'une voix altérée, -- retournons au château, ce lieu m'épouvante. La prophétie de ce misérable vilain me fait frissonner malgré moi...

-- Quelle faiblesse, Conrad, deviens-tu fou ?

-- Tout en ce jour est pour moi de mauvais augure !

-- Que veux-tu dire ? -- reprit Gérard en suivant son ami qui s'éloignait d'un pas précipité. -- Que parles-tu de mauvais augure ?

-- Ce soir, Gloriande, avant de retourner à Chivry, m'a dit : -- « Conrad, nous serons demain fiancés dans la chapelle du château de mon père ; je veux que le soir même vous partiez pour aller guerroyer avec le roi ; mais je ne serai votre femme que si, au retour de la bataille, vous ramenez à mes pieds, comme gage de votre valeur, dix Anglais enchaînés faits prisonniers par vous. »

-- Au diable la folle ! -- s'écria Gérard, -- les romans de chevalerie lui ont tourné la tête !

« -- Je veux, -- ajouta Gloriande, -- que mon époux soit illustre par ses prouesses. Aussi, Conrad, demain je jurerai sur l'autel de finir mes jours dans un monastère, si vous êtes tué à la bataille ou si vous manquez aux promesses que j'exige de vous ! »

-- Mais, ventre-Dieu ! encore une fois, cette fille est folle avec ses dix Anglais enchaînés ! Puis il n'y a que des coups à gagner à la guerre, et ta fiancée risque de te voir revenir borgne, boiteux ou manchot... si tu reviens...

-- Il me faut céder au désir de Gloriande, il n'est pas de caractère plus opiniâtre que le sien ; d'ailleurs elle m'aime autant que je l'aime ; ses biens sont considérables ; j'ai dissipé une partie des miens à la cour du roi Jean ; je ne peux donc renoncer à ce mariage, et, quoi qu'il m'en coûte, j'irai rejoindre l'armée avec mes hommes !

-- Soit ! mais alors bats-toi... très-prudemment et très-modérément.

-- C'est mon intention ; je tiens fort à vivre afin d'épouser Gloriande... pourvu que pendant mon absence la prédiction de ce misérable vassal...

-- Ah ! ah ! ah ! -- reprit Gérard de Chaumontel éclatant de rire et interrompant son ami, -- ne vas-tu pas croire qu'en ton absence Jacques Bonhomme forcera ta fiancée ?

-- Tu ris, et cependant tantôt ces vilains, chose inouïe, ont osé nous injurier, nous menacer, se ruer sur nous comme des bêtes féroces qu'ils sont.

-- Parles-tu sérieusement ? n'as-tu pas vu ces croquants fuir devant nos chevaux comme une nichée de lapins ? les supplices de ce soir compléteront la leçon, et Jacques Bonhomme restera, pardieu ! Bonhomme comme devant. Allons, déride-toi... et tiens... quoique je préfère cent fois la chasse, les tournois, le vin, le jeu et l'amour aux sottes et périlleuses prouesses de la guerre, je t'accompagnerai à l'armée ; afin de te ramener vite près de la belle Gloriande. Quant aux Anglais prisonniers que tu dois conduire enchaînés à ses pieds, comme gage de ta vaillance, nous ramasserons à quelques lieues du manoir de ta dame les premiers manants qui nous tomberont sous la main, nous les garrotterons en leur défendant de prononcer un seul mot sous peine d'être pendus, et ils représenteront suffisamment les Anglais captifs. Ne trouves-tu pas l'idée plaisante ? Conrad, Conrad, à quoi songes-tu ?

-- J'ai peut-être eu tort d'user de mon droit sur la femme de ce vassal, -- reprit le sire de Nointel d'un air sombre et pensif ; -- c'était un caprice libertin, car j'aime Gloriande ; mais la résistance de ce coquin qui t'accusait de vol... m'a irrité. -- Puis, après un moment de silence, le sire de Nointel s'adressant à son ami : -- Dis-moi la vérité ; entre nous, tu n'as pas larronné ce vilain ? le tour eût été plaisant... mais...

-- Conrad, ce soupçon...

-- Eh ! ce n'est pas dans l'intérêt de ce manant défunt que je te fais cette question, mais dans mon intérêt à moi.

-- Comment cela ?

-- Si ce vassal avait été injustement noyé... sa prophétie serait peut-être plus menaçante.

-- Mort-Dieu ! est-ce que tu perds tout à fait la raison, Conrad ? Me vois-tu attristé parce que Jacques Bonhomme m'a prédit que je serais noyé ?... Corps-Dieu ! c'est moi qui veux noyer ta tristesse dans une pleine coupe de ton vieux vin de Bourgogne... Allons, Conrad, à cheval... à cheval ! le souper nous attend ; vivent la joie et l'amour !

-- J'ai peut-être eu tort de forcer la femme de ce serf, -- répétait à part soi le sire de Nointel ; -- je ne sais pourquoi en ce moment me revient à l'esprit une tradition conservée par la branche aînée de ma famille, qui, depuis des siècles, habite l'Auvergne. Cette tradition raconte que la haine des serfs a souvent été fatale aux Neroweg !

-- Hé ! Conrad, à cheval ; ton varlet tient l'étrier depuis une heure, -- dit la joyeuse voix de Gérard. -- Maudit songe-creux, à quoi penses-tu ?

-- Non, je n'aurais pas dû forcer la femme de ce vassal, -- murmura encore le sire de Nointel en montant à cheval et prenant la route de son manoir, accompagné de Gérard de Chaumontel et suivi de ses hommes.

La salle basse du cabaret d'Alison-la-Vengroigneuse est close ; une lampe l'éclaire, la porte et les volets sont au-dedans verrouillés. Aveline-qui-jamais-n'a-menti est à demi étendue sur un banc, ses mains croisées sur son sein, la tête appuyée sur les genoux d'Alison ; elle semblerait sommeiller, si de temps à autre un tressaillement convulsif n'agitait son corps ; son visage décoloré porte les traces des larmes qui, plus rares, s'échappent encore parfois de ses paupières gonflées. La cabaretière contemple cette infortunée avec une expression de pitié profonde. Guillaume Caillet, assis près de là, son coude sur son genou, son front dans sa main, ne quitte pas sa fille des yeux ; il s'est, après l'amende honorable de Mazurec, souvenu d'Alison, et, comptant sur sa bonté, il a conduit Aveline dans la taverne à l'aide d'Adam-le-Diable, qui est ensuite retourné sur le lieu du tournoi, rejoindre Mahiet-l'Avocat, qui plus tard l'a arraché du milieu de la mêlée.

Aveline, se redressant tout à coup effarée, s'écrie en proie à une sorte de délire :

-- On le noie... je le vois... il est noyé ! Avez-vous entendu le bruit de son corps tombant dans l'eau ?

-- Chère fille ! -- dit Alison en fondant en larmes, de grâce, calmez-vous...

-- Elle a raison... c'est l'heure, -- dit Guillaume Caillet d'une voix sourde ; -- on devait noyer Mazurec à la fin du jour. Patience, toute nuit a son lendemain.

Alison, qui soutient Aveline dans ses bras, entend heurter à la porte et dit à Guillaume : -- Qui peut venir à cette heure ?

Le vieux paysan se lève, s'approche de l'huis et dit au dehors :

-- Qui va là ?

-- Moi, Mahiet-l'Avocat, -- répond une voix.

-- Ah ! -- murmure le père d'Aveline, -- il vient de là-bas... tout est fini...

Et il ouvre à Mahiet ; celui-ci s'avance rapidement ; il va parler ; mais à l'aspect de la femme de Mazurec, soutenue presque défaillante dans les bras d'Alison, il se contient, s'approche de l'oreille de Guillaume et lui dit : -- Il est sauvé !

-- Lui ! -- s'écrie le serf avec stupeur, -- sauvé !

-- Silence ! -- reprend Mahiet en montrant Aveline du regard, -- prenez garde, une pareille nouvelle trop brusquement apprise peut être fatale.

-- Où est-il ?

-- Adam l'amène... il se soutient à peine... je le précède de quelques pas... Il pleut à torrents ; nous sommes venus à travers champs ; le couvre-feu a sonné, nous n'avons heureusement rencontré personne.

-- Je vais à leur rencontre, -- dit Guillaume Caillet d'une voix palpitante. -- Pauvre Mazurec ! cher fils ! cher enfant ! -- Et il sort précipitamment.

Mahiet s'approche d'Aveline, qui a jeté ses bras autour du cou d'Alison et sanglote amèrement. -- Aveline, -- lui dit l'Avocat, -- écoutez-moi, de grâce...

-- Il est mort, -- murmure la serve en gémissant sans répondre à l'Avocat, -- ils l'ont noyé.

-- Non... il n'est pas mort... -- reprend Mahiet, -- il y a espoir de le sauver.

-- Grand Dieu ! -- s'écrie Alison en pleurant de joie et embrassant Aveline avec transport, -- entends-tu, chère petite, il n'est pas mort...

Aveline joint les mains, veut parler, mais les paroles expirent sur ses lèvres qui tremblent convulsivement.

-- Voilà ce qui est arrivé, -- reprit l'Avocat ; -- on a mis Mazurec dans un sac... on l'a jeté à l'eau ; mais heureusement, -- se hâta d'ajouter Mahiet, au moment où Aveline poussait un cri étouffé, -- Adam-le-Diable et moi, profitant de la nuit, nous nous étions cachés dans les roseaux qui, à cent pas du pont, bordent la rivière ; son courant venait de notre côté ; nous voulions, au moyen d'une longue perche, attirer à nous le sac où l'on avait enfermé Mazurec et l'en retirer à temps.

-- Hélas ! -- balbutia la jeune femme avec angoisse, -- il est trop tard !

-- Non, non, rassurez-vous, nous sommes parvenus à amener le sac sur la rive. Adam l'a fendu d'un coup de couteau, et nous avons retiré de ce linceul Mazurec respirant encore.

-- Il vit ! -- s'écria la jeune fille folle de joie, et dans son premier mouvement elle se précipita vers la porte et tomba dans les bras de son père qui, rentré depuis quelques moments, est resté immobile au seuil.

-- Oui, il vit, -- dit Guillaume Caillet à sa fille en la serrant contre sa poitrine, -- il vit... et le voilà...

Au même instant apparaît Mazurec, pâle, défait, ruisselant d'eau et soutenu par Adam-le-Diable ; soudain Aveline, au lieu de courir au devant de son époux, s'arrête et recule avec épouvante en s'écriant : -- Ce n'est pas lui !...

Elle ne reconnaissait plus Mazurec ! son œil crevé entouré de contusions bleuâtres, son nez écrasé, sa lèvre fendue et gonflée, changeaient tellement ses traits naguère si doux, si avenants, que l'hésitation de la femme du vassal dura pendant quelques instants ; mais bientôt revenue de sa poignante surprise, elle se jeta au cou de Mazurec et baisa ses blessures avec une sorte de frénésie. Il répondit aux étreintes d'Aveline, en murmurant d'une voix navrée : -- Hélas ! ma pauvre femme... quoique je sois encore vivant, tu es veuve...

Ces mots rappelant aux deux époux qu'ils étaient à jamais séparés par l'outrage infâme dont Aveline avait été victime et qui pouvait la rendre mère... tous deux fondirent en larmes et restèrent embrassés dans un morne et muet désespoir.

-- Ah ! -- s'écria Guillaume Caillet dont la rude figure ruisselait de pleurs en contemplant les deux infortunés qu'il montrait du geste à Mahiet, -- pour les venger... que de sang... oh ! que de sang...

-- Cette race seigneuriale, -- reprit Adam-le-Diable en se rongeant les ongles avec une rage sourde, -- il faut l'égorger... il faut tout tuer, tout... jusqu'aux enfants au berceau... Il faut qu'il n'en reste pas de cette race... -- Puis se retournant vers Mahiet, le paysan ajouta d'un air de reproche farouche :

-- Et toi, tu nous dis : Patience...

-- Oui, -- répondit Mahiet, -- oui, patience, si tu veux venger en un seul jour... ces millions d'esclaves, de serfs, de vilains de notre race qui, depuis des siècles, sont morts écrasés, torturés, massacrés par les seigneurs ; oui, patience, si tu veux que ta vengeance soit féconde et affranchisse tes frères ! Pour cela, je t'en conjure, et toi aussi, Guillaume, pas de révolte partielle ! que tous les serfs de la Gaule se lèvent ensemble le même jour, au même signal, et la race seigneuriale n'aura pas de lendemain.

-- Attendre, -- reprit Adam-le-Diable avec une sombre impatience ; -- toujours attendre !

-- Et quand viendra-t-il, le signal de la révolte ? -- reprit Guillaume. -- D'où viendra-t-il, ce signal ?

-- Il viendra de Paris, -- dit Mahiet, -- et ce sera bientôt.

-- De Paris, -- s'écrièrent les deux paysans d'un air de surprise et de doute. -- Quoi ! ces Parisiens...

-- Comme vous, les Parisiens sont las des outrages et des exactions des seigneurs ; comme vous, les Parisiens sont las des voleries du roi Jean et de sa cour, qui ruinent et affament le pays ; comme vous, ils sont las de la couardise de la noblesse, seule force armée du pays, qui laisse ravager la Gaule par les Anglais ; enfin, les Parisiens sont las d'avoir tenté auprès du roi prières, sacrifices, remontrances, pour obtenir de lui la réforme d'abus exécrables ; aussi les Parisiens sont-ils résolus d'en appeler aux armes contre la royauté ; la rupture de la trêve avec les Anglais, annoncée tantôt par le messager royal, hâtera sans doute l'heure de la révolte ; mais jusqu'à cette heure solennelle, patience, ou tout est perdu.

-- Et ces Parisiens, -- reprit Guillaume avec un redoublement d'attention, -- qui les dirige ? Est-ce qu'ils ont un chef ?

-- Oui, -- reprit Mahiet avec enthousiasme, -- le plus courageux, le plus sage, le meilleur des hommes !

-- Et son nom ?

-- ÉTIENNE MARCEL, un bourgeois, marchand de draps, prévôt des échevins de Paris ; tout le peuple est avec lui parce qu'il veut le bien et l'affranchissement du peuple... Grand nombre des bourgeois des villes communales, aujourd'hui retombées sous le pouvoir royal, aussi prêtes à se soulever, correspondent avec Marcel ; mais il sent que bourgeois et artisans commettraient une lâche et méchante action, s'ils n'offraient leurs conseils, leurs secours aux serfs des campagnes, pour les aider à briser enfin le joug des seigneurs ! Croyez-moi, en agissant avec ensemble, serfs, artisans et bourgeois, nous aurons facilement raison des seigneurs et de la royauté. Comptons-nous, comptons nos oppresseurs ; combien sont-ils ? Quelques milliers au plus !

-- C'est vrai, -- dirent Guillaume et Adam en échangeant un regard approbatif, -- les villes unies aux campagnes, c'est tout le monde ! les seigneurs, ce n'est rien !

-- D'après l'avis de Marcel, -- reprit Mahiet, -- j'étais venu en ce pays, où, selon l'usage, le tournoi devait amener grand nombre de vassaux ; je voulais savoir si, dans cette province comme dans d'autres, les paysans, poussés à bout, songeaient enfin à la révolte ! Maintenant je n'en doute plus, car je vous ai rencontrés, vous, Guillaume et Adam, et j'ai vu tantôt, tout en regrettant ce mouvement partiel et trop hâté, que Jacques Bonhomme, las de ses hontes, de ses misères, de ses tortures, le moment venu, prendra les armes... Je m'en retourne à Paris le cœur plein d'espoir ; donc patience... amis... patience, et bientôt sonnera l'heure des grandes représailles.

-- Oui, -- repartit Guillaume, -- nous règlerons les comptes de nos pères... et moi je réglerai le compte de ma fille... La vois-tu ? la vois-tu ?... -- Et le vieux paysan montrait du geste Aveline, assise à côté de Mazurec ; tous deux accablés, muets, le regard fixe, attaché sur le sol, ils semblaient abîmés dans leur désespoir.

-- Mais j'y songe, -- dit l'Avocat, -- Mazurec ne peut maintenant rester dans le pays.

-- J'ai pensé à cela, -- reprit Guillaume, -- cette nuit nous retournerons à Cramoisy avec ma fille et son mari ; je connais une caverne au plus épais de la forêt : cette cachette a longtemps servi d'asile à Adam ; je vais y conduire Mazurec. Chaque nuit, ma fille ira lui porter une partie de notre pitance ; la pauvre enfant est si désolée que la séparer tout à fait de son mari, ce serait la tuer... Il restera donc caché jusqu'au jour de la vengeance, et ce jour venu... compte sur moi, sur Adam et sur tant d'autres.

-- Mais le signal, auquel les gens des villes et des campagnes doivent se soulever, -- dit Adam-le-Diable, -- ce signal, qui le donnera ?

-- Paris, -- répondit Mahiet. -- Avant peu je vous ferai tenir ou je vous apporterai de l'argent pour acheter des armes ; mais n'éveillez pas les soupçons des seigneurs ; achetez les armes une à une, à la ville... les jours de foire... et cachez-les chez vous. Si vous connaissez des forgerons de qui vous soyez sûrs, faites-leur façonner des piques... l'argent des villes vous donnera du fer... et le fer, vengeance et liberté pour tous.

Soudain un hennissement prolongé retentit derrière la porte. -- C'est Phœbus, mon cheval, -- s'écria Mahiet frappé d'une joyeuse surprise ; -- je l'avais attaché près du lieu du tournoi ; lassé de m'attendre, il aura brisé son licou et retrouvé le chemin de cette auberge, où il n'est pourtant venu qu'une fois... Brave Phœbus, -- ajouta l'Avocat en allant vers la porte, -- ce n'est pas la première preuve d'intelligence qu'il me donne. -- À peine Mahiet eut-il ouvert la partie supérieure de l'huis que la tête de Phœbus y parut ; il fit entendre un nouveau hennissement et lécha les mains de son maître qui lui dit :

-- Allons, mon bon compagnon, une provende d'avoine, et en route !

-- Quoi ! messire, vous partez cette nuit, -- dit Alison-la-Vengroigneuse en essuyant ses larmes qui n'avaient cessé de couler depuis le retour de Mazurec, -- vous partez malgré la nuit et la pluie ?

-- Le messager royal a apporté des nouvelles qui hâtent mon retour à Paris, ma belle hôtesse... mais au revoir ; j'espère bientôt revenir à Nointel.

-- Avant de nous quitter, messire Avocat, -- reprit Alison en fouillant à sa poche, -- prenez ces trois florins d'argent, je vous les dois pour le gain de mon procès...

-- Votre procès... mais je n'ai pas plaidé.

-- Vous avez sans plaider gagné ma cause.

-- Moi ! et comment cela ?

-- Ce matin, lorsque vous êtes revenu chercher votre cheval pour vous rendre au tournoi, Simon-le-Hérissé sortait de sa maison au moment où vous passiez. « Voisin, -- lui ai-je dit, -- je n'avais pu jusqu'ici trouver un champion, maintenant j'en ai un. -- Et où est-il ce beau champion ? m'a répondu Simon d'un ton goguenard. -- Tenez, lui ai-je dit, le voyez-vous ? c'est ce grand jeune homme qui passe là monté sur ce cheval bai. -- Simon-le-Hérissé a couru sur vos pas, et après vous avoir attentivement regardé des pieds à la tête, il est revenu l'oreille basse et m'a dit : -- Tenez, voisine, je vous donne trois florins, et soyons quittes. -- Non, voisin, vous me rendrez mes douze florins, sinon vous aurez affaire à mon avocat ; si ce n'est aujourd'hui ce sera demain. » -- Au bout d'un quart d'heure, Simon-le-Hérissé, devenu doux comme miel, m'apportait mes douze florins ; en voilà donc trois pour vous, messire Avocat.

-- Je n'ai pas plaidé, je n'ai rien à recevoir de vous, chère hôtesse, sinon un baiser d'amitié que vous me donnerez en tenant mon étrier.

-- Oh ! de grand cœur, messire Avocat, -- répondit cordialement Alison ; -- on embrasse ses amis, et je suis certaine que maintenant vous avez pour moi un peu d'affection.

Lorsque Phœbus eut mangé sa provende et Mahiet endossé par-dessus son armure une épaisse cape de voyage, il revint dans la salle basse, s'approcha de Mazurec, et lui dit avec émotion : -- Courage et patience... embrasse-moi... Je ne sais pas pourquoi je sens qu'un autre intérêt que celui de tes malheurs m'attache à toi... avant peu j'aurai éclairci mes doutes et je reviendrai ; -- puis, s'adressant à Aveline-qui-n'a-jamais-menti : -- Adieu ! pauvre enfant ; vos espérances sont détruites, du moins il vous reste un compagnon de chagrin, vos larmes souvent se confondront avec les siennes et vous sembleront moins amères ; -- et, se retournant vers Guillaume Caillet et Adam-le-Diable, serrant dans ses mains les mains calleuses des deux paysans : -- Adieu ! frères... n'oubliez pas vos promesses, je n'oublierai pas les miennes ; sachons attendre le jour de la justice et des grandes représailles.

-- Voir ce jour-là... et venger ma fille, -- répondit Guillaume Caillet ; -- je pourrai mourir après.

Mahiet-l'Avocat, après avoir donné un cordial baiser sur la joue vermeille d'Alison qui tenait l'étrier, s'élança sur son cheval et, malgré la pluie et les ténèbres, reprit en hâte le chemin de Paris.

CHAPITRE II.

Les États-généraux. -- Paris au quatorzième siècle. -- Guillaume Caillet et Rufin-Brise-Pot, écolier de l'Université de Paris -- L'enterrement de Perrin Macé. -- L'enterrement de Jean Baillet. -- ÉTIENNE MARCEL-le-drapier, prévôt des marchands de Paris, sa femme et sa mère. -- Pétronille Maillart. -- Charles-le-Mauvais, roi de Navarre. -- Le retour de Mahiet-l'Avocat. -- Étienne Marcel harangue le peuple au couvent des Cordeliers. -- Guillaume Caillet. -- Le régent et ses courtisans. -- Le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel. -- La justice du peuple. -- Aux armes ! -- JACQUES BONHOMME.

Avant de poursuivre ce récit, fils de Joel, quelques mots sur une institution, oppressive aux temps abhorrés de la conquête franque et de la féodalité ; mais qui, grâce au réveil de la Gaule et aux soulèvements populaires dont l'insurrection des communes a donné le signal, est devenue un instrument d'affranchissement. Vous l'avez vu, fils de Joel, la conquête franque, il y a près de dix siècles, fonda la première dynastie de ces rois étrangers à la Gaule, sous le pouvoir desquels nous vivons encore aujourd'hui. CLOVIS et ses descendants convoquèrent presque annuellement, à des réunions qu'ils appelaient champs de mai, leurs principaux leudes, ou chefs de bandes ; dans ces assemblées, d'où les Gaulois vaincus étaient exclus, les guerriers franks délibéraient avec le roi, et dans leur langage germanique, sur de nouvelles entreprises guerrières ou sur de nouvelles exactions à imposer au peuple asservi. Ce fut à ces champs de mai que, sous la domination envahissante des maires du palais, les rois fainéants, ces derniers rejetons de Clovis, abrutis et énervés, paraissaient une fois l'an, avec des barbes postiches, comme de grotesques et vains simulacres de la royauté. Ces assemblées se tinrent aussi sous les règnes de Charlemagne et des rois karolingiens. Dès la première race, les évêques, complices des Franks conquérants, firent partie de ces réunions, où siégeaient seuls la noblesse et le clergé. Hugues Capet et ses descendants tinrent aussi de temps à autre dans leurs domaines des cours ou parlements composés de seigneurs et de prélats, mais d'où les bourgeois, les artisans et les serfs, descendants des Gaulois conquis, restèrent exclus, ainsi que par le passé, ces assemblées représentant uniquement les égoïstes intérêts des descendants ou des complices de la conquête. Cependant, vers la fin du siècle dernier, en 1290, les légistes ou gens de loi, d'origine plébéienne, commencèrent d'entrer dans ces parlements. Le pouvoir royal, établi sur les ruines de la féodalité, devenait de plus en plus oppressif et absolu ; les parlements se bornaient à enregistrer et à promulguer servilement les ordonnances royales, au lieu de rester, comme par le passé, de libres assemblées où rois, seigneurs et prélats délibéraient en pairs, en égaux, sur les affaires de l'État (qui n'étaient point celles du populaire, tant s'en faut). Mais bientôt il advint ceci : les parlements enregistraient lois sur lois, ordonnances sur ordonnances ; et ni lois ni ordonnances n'étaient exécutées. Pourquoi ? Ah ! c'est que l'esprit de liberté, soufflant enfin sur la vieille Gaule, avait non-seulement amené l'insurrection des communes, mais une sorte d'insurrection générale contre la royauté, qui tendait de plus en plus à tout absorber, à tout dévorer ; aussi les bourgeois, retranchés dans leurs cités, les seigneurs dans leurs châteaux, les évêques dans leurs diocèses, refusaient de payer les impôts, fixés selon le bon plaisir du roi. Témoin Philippe-le-Bel, qui, au commencement de ce siècle-ci, eut beau décréter et redécréter cette taxe écrasante montant au cinquième du revenu de chacun ; Philippe-le-Bel en fut pour ses décrets, et ses officiers emboursèrent à Paris, à Orléans et ailleurs, force coups d'épées, de pierres et de bâtons, mais de florins peu ou point du tout ! En cette occurrence, Enguerrand de Marigny, ministre habile, qui fut pendu plus tard, dit ceci au roi Philippe-le-Bel : « -- Beau sire, vous n'êtes pas le plus fort ; donc, croyez-moi, au lieu d'ordonner, demandez, priez, suppliez, s'il le faut, et, pour ce faire, convoquez des assemblées nationales, ou états-généraux, composées de prélats, de seigneurs et de bourgeois, députés des communes ; car de nos jours, beau sire, il faut absolument compter avec la bourgeoisie, qui a fini par s'émanciper. À cette assemblée nationale, exposez gentiment, doucement, honnêtement, vos besoins, et vous avez grand'chance de voir remplir vos coffres. » L'avis était sage ; Philippe-le Bel le suivit. De sorte que, pour la première fois depuis neuf siècles, et grâce aux héroïques insurrections communales, les bourgeois, ces plébéiens représentant le peuple vaincu, la race gauloise asservie, prirent place à l'assemblée nationale à côté des seigneurs, représentant la conquête, et des évêques, leurs éternels complices. Ces États-généraux assemblés, le roi, se faisant humble, petit, pauvret et bon prince, obtint d'eux les levées d'hommes et des subsides dont il avait besoin. Depuis lors, ses descendants, tous cupides, prodigues ou besoigneux s'il en fut, convoquaient l'assemblée nationale lorsqu'ils voulaient établir de nouvelles taxes ou faire des levées d'hommes ; à ces assemblées, les bourgeois députés des communes se rendaient toujours avec défiance ; car la royauté ne les convoquait jamais que pour exiger d'eux l'or et le sang de la Gaule. Exiger, c'est le mot ; car en vain les députés bourgeois refusaient les levées d'hommes et l'argent qui leur paraissaient injustement demandés, ces refus étaient nuls : voici pourquoi. Les États-généraux se composaient de trois états : LA NOBLESSE, -- LE CLERGÉ, -- LA BOURGEOISIE, chaque ordre étant représenté par un nombre égal de députés. Or, la bourgeoisie se trouvait seule de son avis contre la noblesse et le clergé, toujours fort empressés de satisfaire aux désirs de la royauté à l'endroit des impôts. La raison en était simple : les prélats et les seigneurs, exemptés de taxes en vertu des privilèges de leur noblesse ou de leur prêtrise, recevant, grâce aux prodigalités royales, une grosse part des impôts, ils les consentaient à cœur-joie, puisqu'ils en profitaient et que le poids écrasant de ces taxes retombait tout entier sur la bourgeoisie et sur le populaire. Ceci était très-fâcheux ; mais enfin, progrès immense, dû aux premières insurrections communales, ces bourgeois, quoiqu'en minorité, ces bourgeois, représentants des Gaulois vaincus et asservis depuis des siècles, avaient voix et place à l'assemblée nationale à côté des seigneurs et des évêques, représentant la conquête !

Dites, fils de Joel, quels progrès immenses accomplis depuis ces temps maudits où les rois franks et leurs leudes se réunissaient seuls dans leurs champs de mai pour délibérer, dans leur langage germanique, sur l'horrible servitude qu'ils nous imposaient à nous, peuple vaincu ? Et ces pas vers un avenir meilleur encore, ces pas, ainsi que le disait notre aïeul Fergan, ont été lentement, laborieusement tracés d'âge en âge par nos pères, toujours persévérants, toujours en lutte, toujours en armes contre les prêtres, les nobles ou les rois, s'arrêtant parfois pour reprendre haleine ou panser leurs glorieuses blessures, mais ne reculant jamais. Oh ! de ces exemples, qu'il vous souvienne, fils de Joel !

Donc, le progrès était immense ; mais la bourgeoisie, en minorité dans les États-généraux, ne pouvait jamais faire prévaloir sa volonté. Étienne Marcel-le-Drapier, prévôt des marchands, l'un des plus grands hommes qui aient illustré la Gaule, sut faire rendre à la bourgeoisie sa légitime prépondérance dans les États-généraux ; en deux mots, voici les faits : l'an passé (1355) le roi Jean voit son trésor vidé par sa ruineuse prodigalité, la Gaule est en feu, la guerre partout, le roi d'Angleterre, maître d'une partie de notre pays, prétend le conquérir entièrement ; Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, à qui Jean a donné sa fille en mariage, revendique à main armée plusieurs provinces pour la dot de sa femme ; dans cette situation désespérée le roi Jean convoque les États-généraux afin d'obtenir de leurs députés des levées d'hommes et de l'argent ; l'archevêque de Rouen, chancelier du roi, expose ses demandes avec hauteur ; mais cet impérieux chancelier comptait sans Étienne Marcel. Ce grand citoyen envoyé aux États-généraux par la ville de Paris, las et indigné de voir la noblesse et le clergé étouffer, sous leur nombre, la voix des députés des communes, tonne contre cet abus odieux, dès les premières séances de l'Assemblée nationale, et, énergiquement soutenu par l'attitude menaçante du peuple de Paris, il déclare qu'à l'avenir l'ADHÉSION DE LA NOBLESSE ET DU CLERGÉ N'ENCHAÎNERA PAS LES DÉPUTÉS DE LA BOURGEOISIE, et que si, contre sa décision, les seigneurs et les prélats accordent au roi des levées d'hommes ou de l'argent sans garanties sérieuses du bon emploi de ces troupes et de ces impôts pour la chose publique, les villes, malgré les décrets, ne fourniront ni hommes ni argent. Ce langage énergique et sensé, mais inouï jusqu'alors, impose aux États-généraux ; Marcel, au nom des députés de la bourgeoisie, pose à la royauté les conditions auxquelles il consent à accorder des hommes et des subsides ; la royauté accepte, sachant le peuple de Paris prêt à soutenir Marcel. Malheureusement (et il devait en faire plus d'une fois l'épreuve), il reconnut bientôt la vanité des promesses royales ; l'argent voté par l'Assemblée nationale est follement dépensé par le roi et par ses courtisans ; les levées d'hommes, au lieu d'être employées contre les Anglais, dont les envahissements vont toujours croissant, servent aux guerres privées du roi Jean contre plusieurs seigneurs, afin d'agrandir ou de sauvegarder ses domaines particuliers. L'audace des Anglais redouble ; ils rompent une trêve conclue et menacent le cœur de la Gaule. C'est alors que le roi Jean convoque en hâte sa fidèle et bien aimée noblesse, l'appelant à la défense du pays. Vous avez vu, fils de Joel, de quelle façon ces vaillants coureurs de tournois ont accueilli le héraut royal, lors de la passe d'armes de Nointel ; pourtant, bon gré mal gré, bon nombre de ces preux, commençant à redouter pour eux-mêmes l'invasion étrangère et traînant leurs vassaux à leur suite, rejoint le roi Jean aux environs de Poitiers ; mais à la première attaque des archers anglais, cette brillante chevalerie tourne bride, joue des éperons, fuit lâchement et fait massacrer les pauvres gens qu'elle avait contraints à la suivre ; le roi Jean reste prisonnier des Anglais, et son fils Charles, duc de Normandie, un enfant de vingt ans à peine, n'échappe à cette honteuse défaite avec ses frères que pour revenir à toute bride à Paris, où il convoque, en sa qualité de régent, les États-généraux, afin d'en obtenir des sommes énormes destinées à la rançon du roi des Français et d'une foule de seigneurs restés par couardise prisonniers de l'ennemi ; sans Marcel-le-Drapier la Gaule était perdue ; mais l'ascendant de son génie et de son patriotisme domine l'Assemblée nationale ; il répond au chancelier, interprète des demandes du régent, qu'avant de s'occuper du rachat du roi et de sa chevalerie, il faut songer au salut du pays, salut impossible à espérer sans l'accomplissement de réformes urgentes et radicales qu'il énumère et qu'il exige ; puis, suffisant à tout et déployant une activité surhumaine, Marcel fait en moins de trois mois enclore Paris de nouvelles fortifications, afin de mettre la ville à l'abri des Anglais, qui s'avancent jusqu'à Saint-Cloud ; il arme les populations, organise la police des rues, assure les subsistances de la cité par des arrivages de grains, calme, raffermit les esprits alarmés, donne une pareille impulsion aux principales cités de la Gaule ; et en même temps, fidèle à son plan de réformes, poursuivi, mûri durant de longues années de sa vie obscure et laborieuse, il fait nommer une commission de quatre-vingts députés de la bourgeoisie, chargés de la rédaction des réformes exigées du régent. Les députés de la noblesse et du clergé se retirent dédaigneusement de l'Assemblée nationale, révoltés de l'audace de ces bourgeois législateurs. Ceux-ci, maîtres du terrain, sous la présidence et la haute inspiration de Marcel, rédigent un plan de réformes qui est à lui seul tout une immense révolution. C'est le gouvernement républicain de nos anciennes communes, étendu de la cité à la Gaule entière ; c'est le pouvoir des députés choisis par le pays substitué à l'absolutisme du pouvoir royal. Le roi n'est plus que le premier agent des États-généraux, et il ne peut, sans leur volonté souveraine, disposer ni d'un homme ni d'un florin. Ces réformes, fruit des longues veilles d'Étienne Marcel, et solennellement acceptées, jurées par CHARLES, duc de Normandie, régent pour son père le roi Jean, prisonnier des Anglais ; ces réformes ont été promulguées sous ce titre : Ordonnance royale du 17e jour de janvier 1357(4).

Voici cet édit, fils de Joel, il a été proclamé à son de trompe dans Paris et dans les principales cités de la Gaule ; je transmets ce parchemin à notre descendance, de même que Fergan, notre aïeul, nous a transmis la copie de la Charte de la commune de Laon. Lisez cette ordonnance qui, je vous le répète, fils de Joel, est une révolution tout entière ; lisez et méditez, vous jugerez du nombre des abominables abus, nés du pouvoir royal, par la réforme même qui les atteint.

« LES ÉTATS-GÉNÉRAUX se réuniront à l'avenir toutes les fois qu'il leur paraîtra convenable (et ce sans avoir besoin du consentement du roi) pour délibérer sur le gouvernement du royaume, sans que l'avis de la noblesse et du clergé puissent lier ou obliger les députés des communes.

» Les membres des États-généraux seront mis sous la sauvegarde du roi ou du duc de Normandie, protégés par leurs héritiers, et en outre les membres des États pourront aller par tout le royaume avec une escorte armée chargée de les faire RESPECTER.

» Les deniers provenant des subsides accordés par les États-généraux seront levés et distribués, non par les officiers royaux, mais PAR DES DÉPUTÉS ÉLUS PAR LES ÉTATS, et ils jureront de résister à tout ordre du roi et de ses ministres si le roi ou ses ministres voulaient employer l'argent à d'autres dépenses qu'à celles ordonnées par les États-GÉNÉRAUX.

» Le roi n'accordera plus de pardons pour meurtre, viol, rapt ou infraction des trêves.

» Les offices de justice ne seront plus vendus ni donnés à ferme.

» Les frais de procédure et d'enquêtes et d'expédition seront réduits dans la chambre du parlement et celle des comptes, et les gens de ces deux chambres seront chassés comme exacteurs des deniers publics.

» Toutes prises de vivres, fourrages, argent, au nom et pour le service du roi ou de sa famille, seront interdites, et faculté donnée aux habitants de se rassembler au son de leur beffroi, pour courir sus contre les preneurs(5).

» Afin d'éviter tout monopole et toute vexation, nul des officiers du roi ne pourra faire le commerce des marchandises ou du change. Les dépenses de la maison du roi, du dauphin et de celle des princes, seront modérées et réduites à des bornes raisonnables par les États-généraux ; et les maîtres-d'hôtels royaux seront obligés de payer ce qu'ils achèteront pour ces maisons.

» Désormais, le roi, le dauphin, les princes, la noblesse, les prélats, quel que soit leur rang, seront soumis à l'impôt ainsi que tous les citoyens. »

Oh ! fils de Joel, à ces antiques champs de mai où les Franks conquérants et les évêques, leurs complices, disposaient de nous, Gaulois vaincus, comme on dispose d'un vil bétail, comparez les Assemblées nationales de ce temps-ci, assemblées où domine cette laborieuse roture qui, par son industrie, son commerce, ses métiers, ses arts, enrichit le pays, tandis que la royauté, la noblesse et l'Église le ruinent et l'épuisent... Oui, comparez et méditez, fils de Joel : alors, instruits par la connaissance du passé, pleins de foi dans l'avenir, jamais, quelles que soient les épreuves qui vous attendent, vous n'éprouverez de lâches défaillances ; non, continuant vaillamment, à travers les siècles, l'œuvre d'affranchissement commencée par nos pères, vous marcherez d'un pas plus ferme, plus confiant encore, vers ce but glorieux promis à notre race par la voix prophétique de Victoria-la-Grande.

Et maintenant, revenons à notre récit, interrompu au moment où Mahiet-l'Avocat quittait le cabaret d'Alison pour revenir en hâte à Paris.

Paris a beaucoup changé d'aspect depuis le neuvième siècle, époque à laquelle vivait notre aïeul Eidiol, le doyen des nautoniers parisiens. Alors cette cité était renfermée tout entière dans l'île que baignent les deux bras de la Seine ; mais peu à peu, siècle à siècle, elle s'est beaucoup étendue à gauche et à droite de son antique berceau. Les champs, les prairies, au milieu desquels s'élevaient les abbayes et les habitations des faubourgs, se sont couverts d'innombrables maisons alignées sur des rues, dont quelques-unes sont pavées de grès depuis l'an 1185. Peut-être un jour nos descendants seront-ils curieux de comparer le Paris de ce temps-ci (an 1356) au Paris de leur temps, de même qu'à cette heure nous le comparons à ce qu'il était alors que notre aïeul Eidiol y résidait.

L'ancienne ville, contenue entre les deux bras de la Seine, continue de s'appeler la Cité et sert généralement de demeure au clergé, dont les habitations semblent se grouper à l'ombre des hautes tours de l'immense basilique de Notre-Dame. L'évêque de Paris possède presque entièrement la juridiction de la Cité. Sur la rive droite de la Seine commence, à l'endroit où s'élève la grosse tour de la porte du Louvre(6), l'enceinte fortifiée de ce que l'on appelle communément la ville. Elle est peuplée de commerçants, d'artisans, de bourgeois, et contient les halles(7), à l'extrémité desquelles se trouve la tour du pilori, où l'on expose et exécute les malfaiteurs avant de porter leurs cadavres aux gibets de Montfaucon. La ceinture de fortifications dont Paris est entouré au nord s'étend depuis la grosse tour du Louvre jusqu'à la porte Saint-Honoré(8) ; puis, la muraille, continuant vers la porte au Coquillier(9), va aboutir à la porte Montmartre(10), décrit une courbe à peu de distance de la rue Saint-Denis, remonte dans la direction des portes du Temple(11) et de Saint-Antoine(12), arrive à la porte Barbette, flanquée de la grosse tour de Billy, bâtie sur le bord de la Seine vis-à-vis Notre-Dame et l'île aux Vaches. Puis l'enceinte de remparts, interrompue par le cours de la rivière, recommence sur la rive gauche, entoure le quartier de l'Université, habité par les écoliers et qui a pour issues les portes Saint-Victor, Saint-Marcel, Sainte-Geneviève, Saint-Jacques et Saint-Germain ; puis, longeant l'hôtel de Nesle, aboutit à la tour Philippe-Hamelin, bâtie sur la rive gauche en face de la tour du Louvre, élevée sur la rive droite. Cette vaste enceinte, qui assure la défense de Paris, a été complétée par les immenses travaux de fortifications dus au génie et à la prodigieuse activité d'Étienne Marcel. Il a fait armer les remparts de nombreuses machines de guerre et de plusieurs de ces nouveaux engins d'artillerie nommés canons, sortes de tubes faits de barres de fer reliées entre elles par des cercles de même métal ; ces canons, au moyen d'une poudre surprenante récemment inventée par un moine allemand, lancent des balles de pierre et de fer à une grande distance avec un bruit pareil à celui du tonnerre. Sans ces immenses travaux, exécutés en trois mois, la capitale de la Gaule tombait au pouvoir des Anglais.

Un assez long espace de temps s'était écoulé depuis que Mahiet-l'Avocat avait quitté la petite ville de Nointel. Un homme coiffé d'un bonnet de laine, vêtu d'un vieux sarrau de toile grise, portant bissac au dos et gros bâton à la main, entrait dans Paris par la porte Saint-Denis : c'était Guillaume Caillet, le père d'Aveline-qui-jamais-n'a-menti. Le vieux paysan semblait encore plus sombre que d'habitude ; son œil cave et ardent, ses joues creuses, son sourire amer, témoignaient de sa douleur profonde et concentrée. Elle céda pourtant tout d'abord à l'étonnement que causait à Guillaume l'aspect tumultueux des rues de Paris, où il entrait pour la première fois. Cette multitude affairée, ces costumes divers, ces chevaux, ces chariots, ces litières, qui se croisaient en tous sens, donnaient au campagnard une sorte de vertige ; tandis que ses oreilles tintaient au bruit assourdissant des cris incessamment poussés par les marchands ou leurs apprentis, qui, debout au seuil des boutiques, provoquaient les chalands. Étuves chaudes, bains chauds, -- criaient les baigneurs. -- Échaudés, croquants, pâtés frais, -- criaient les pâtissiers. -- Vin nouveau ! il arrive d'Argenteuil et de Suresne, -- criait un tavernier armé d'un grand hanap d'étain, en conviant les buveurs du geste et du regard. -- Qui veut faire raccommoder son pourpoint ? -- criait le tailleur. -- Le four est chaud ; qui veut faire cuire son pain ? -- criait le fournier. Plus loin, on criait un édit royal annoncé d'abord par le tambour ou la trompette ; ailleurs, des moines quêteurs d'une confrérie criaient en tendant leur escarcelle : -- Donnez pour le rachat des âmes du purgatoire ! -- tandis que des mendiants, étalant leurs plaies réelles ou feintes, criaient : -- Donnez aux pauvres pour l'amour de Dieu ! Guillaume Caillet, avant de s'aventurer plus loin dans Paris, s'assit sur un montoir de pierre placé près d'une porte, voulant à la fois se reposer et accoutumer ses yeux et ses oreilles à ce spectacle et à ce bruit si nouveaux pour lui. Bientôt les crieries furent presque couvertes par une rumeur lointaine qui s'élevait de la rue Mauconseil ; à cette rumeur se joignaient de temps à autre les sourds roulements du tambour et les sons lugubres des clairons. Soudain le vieux paysan entendit répéter de bouche en bouche autour de lui, avec un accent à la fois sinistre et courroucé : « Voici l'enterrement de ce pauvre Perrin Macé ! » Puis tous les passants et grand nombre de marchands et d'apprentis, laissant leurs boutiques sous la garde des femmes de comptoirs, coururent aux abords de la rue Mauconseil et de la rue Où-l'on-cuit-les-oies, qui lui fait presque face et par laquelle devait défiler le funèbre cortège, après avoir traversé la rue Saint-Denis. Guillaume Caillet, frappé de l'empressement des Parisiens à se trouver sur le passage de cet enterrement, qui semblait un deuil public, suivit la foule, dont l'affluence devint bientôt considérable ; le hasard le plaça près d'un écolier de l'Université de Paris. Ce jeune homme, âgé de vingt-cinq ans environ, se nommait Rufin-Brise-Pot, surnom justifié de reste par la mine joviale et tapageuse de ce grand garçon, coiffé d'un mauvais chaperon de feutre devenu fauve de vétusté, habillé d'un surcot noir non moins rapiécé que ses chausses, et aussi dépenaillé que le fut jamais écolier de Paris. Guillaume, longtemps retenu par sa timidité rustique, n'avait osé adresser la parole à Rufin-Brise-Pot ; et cependant quelques propos tenus autour de lui dans la foule et par l'écolier lui-même augmentaient pour plusieurs motifs la curiosité du paysan ; telles étaient ces paroles :

-- Pauvre Perrin Macé ! -- disait un Parisien, -- avoir eu le poing coupé et avoir été ensuite pendu sans jugement, de par le bon plaisir du régent et de ses courtisans !

-- Voilà comment la cour respecte la fameuse ordonnance de notre ami Marcel !

-- Oh ! cette noblesse !... c'est la peste et la ruine du pays !

-- Les nobles ! -- s'écria Rufin-Brise-Pot, -- ce sont des chevaux de parade houssés, empanachés, bons à piaffer, sans rien porter ni tirer ; mais s'agit-il de donner un coup de collier, ils renâclent et reculent lâchement !

-- Pourtant, messire écolier, -- se hasarda de dire un gros homme à chaperon fourré, -- la noble chevalerie est digne de nos respects à nous, bourgeois ?

-- La chevalerie, -- s'écria Rufin avec un éclat de rire méprisant, -- la chevalerie ne sert qu'à tournoyer dans les tournois par le seul appât du gain, puisque le cheval et les armes du vaincu appartiennent au vainqueur ! Par Jupiter ! ces vaillants joutent à renverser leurs adversaires, de même que nous tâchons d'abattre des quilles pour gagner l'enjeu lorsque nous faisons une partie de mail dans notre Val-des-Écoliers ; mais, s'agit-il de risquer sa peau à la guerre sans autre gain que des horions, la noblesse fuit honteusement comme elle a fui dernièrement à la bataille de Poitiers, donnant l'exemple d'une lâche déroute à une armée de quarante mille hommes qui ont tourné les talons devant huit mille archers anglais ! Ventre du pape ! vous appelez cela des hommes ! moi je dis que ce sont des lièvres ! et lièvres de la plus couarde espèce !

-- Allons, messire écolier, -- reprit en riant un autre citadin, -- ne médisons point de la noblesse. Ne nous a-t-elle pas débarrassés du roi Jean en le laissant prisonnier des Anglais ?

-- Oui, -- dit une voix, -- mais il nous faudra payer la rançon royale et, en attendant, être gouvernés par le régent, un marmot de vingt ans à peine, qui fait pendre les gens lorsque, comme ce pauvre Perrin Macé, ils réclament l'argent que leur doit le trésor royal et rendent coup pour coup lorsqu'on les frappe.

-- Grâce à Dieu, l'ami Marcel mettra bientôt ordre à tout cela... Patience... patience !

-- Oh ! Marcel... c'est la providence de Paris !

-- Vous n'avez, en vérité, mes compères, que le nom de Marcel à la bouche, -- reprit l'homme au chaperon fourré, avec une aigreur sournoise ; -- parce que maître Marcel est prévôt des marchands et président de l'échevinage, il n'est pas « Jean-fait-tout ; » les autres échevins le valent en prud'hommie, et, sans aller plus loin, maître Jean Maillart...

-- Qui ose dire ici que quelqu'un peut être comparé au grand Marcel ? -- s'écria Rufin-Brise-Pot. -- Par Jupiter ! celui qui dit cette sottise parle comme un oison !

-- Hum ! hum ! -- reprit en grommelant l'homme au chaperon fourré, -- c'est moi qui dis cela.

-- Alors c'est vous qui parlez comme un oison ! -- reprit Brise-Pot. -- Quoi ! vous osez soutenir que Marcel n'est pas le premier des citoyens ! lui, l'ami, le père du peuple !

-- Oui, oui, -- répondit la foule, -- Marcel est notre sauveur ; sans lui, Paris était pris et ravagé par les Anglais.

-- Marcel, -- reprit Rufin-Brise-Pot avec un enthousiasme croissant, -- lui qui a rétabli l'économie dans les finances, l'ordre et la sécurité dans la cité : ventre du pape ! j'en sais quelque chose ! En voulez-vous un exemple ? Il y a quinze jours, vers les minuit, je tapageais, en compagnie de mon ami Nicolas-Poire-Molle, à la porte d'une honnête maison de la rue Trace-Pute ; la dame du lieu, Jeanne-la-Bocacharde, refusait de nous recevoir, prétendant que Margot-la-Savourée et Audruche-la-Bernée n'étaient point au logis. À cette réponse, moi et mon ami Poire-Molle nous avons failli enfoncer la porte ; mais à ce moment passait une ronde d'arbalétriers institués par Marcel pour maintenir la police dans les rues, et ils nous ont arrêtés, puis fourrés, moi et mon Nicolas-Poire-Molle, à la prison du Châtelet, malgré nos priviléges d'écoliers de l'Université de Paris !... Dites maintenant que Marcel ne maintient pas l'ordre dans la cité !

-- Il se peut, -- reprit l'homme au chaperon fourré ; -- mais tout autre échevin eût agi pareillement ; et maître Jean Maillart, par exemple, aurait...

-- Jean Maillart ! -- s'écria Brise-Pot. -- Ventre du pape ! si lui ou tout autre, ou le roi lui-même, avait osé attenter aux franchises de l'Université, les écoliers, soulevés en masse, seraient descendus en armes de leur quartier Saint-Germain, et il y aurait eu bataille dans Paris. Mais ce que l'on permet à Marcel, parce qu'il est, à bon droit, l'idole des Parisiens, on ne le permettrait à nul autre.

-- L'écolier a raison, -- s'écria-t-on dans la foule ; -- Marcel est notre idole, parce qu'il est juste, parce qu'il prend l'intérêt des bourgeois contre les courtisans, des petits contre les grands.

-- Sans l'activité de Marcel, sans son courage, sa prévoyance, Paris serait déjà mis à feu et à sang par les Anglais, grâce à la couardise de la noblesse.

-- Marcel n'a-t-il pas aussi empêché notre ville d'être affamée, lorsqu'il est allé lui-même, à la tête de la milice, jusqu'à Corbeil pour défendre et sauver un arrivage de grains que les Navarrais voulaient piller ?

-- Je ne dis point non, -- reprit l'homme au chaperon fourré avec une envieuse ténacité ; -- mais, au lieu et place de Marcel, maître Maillart eût agi comme Marcel.

-- Certainement, si l'échevin Maillart avait le génie de Marcel, il ferait, pardieu ! tout ce que fait Marcel, -- reprit Rufin-Brise-Pot. -- Il en est ainsi de Jeannette-la-Bocacharde : si elle portait barbe au menton, elle serait Jeannot-le-Bocachard !

Cette saillie de l'écolier fut accueillie par les rires approbatifs de l'assistance ; car l'immense majorité des Parisiens éprouvait pour Marcel autant d'attachement que d'admiration. Guillaume Caillet, renfermé dans un sombre silence, écoutait attentivement ces propos divers et y trouvait la confirmation de ce que Mahiet-l'Avocat, quelque temps auparavant, lui avait dit à Nointel de la légitime et puissante influence du prévôt des marchands sur le peuple de Paris. Soudain le bruit des tambours, des clairons, et les rumeurs lointaines d'une foule considérable se rapprochèrent de plus en plus ; le convoi débouchait de la rue Mauconseil pour traverser la rue Saint-Denis. Une compagnie d'arbalétriers de la cité, commandée par son capitaine, ouvrait la marche, précédée des tambours et des clairons, qui tour à tour faisaient retentir des glas funèbres ; puis venaient deux hérauts de la ville, vêtus, à ses couleurs, d'habits mi-partie rouges et bleus. Ces hérauts criaient alternativement, et de temps à autre, cette psalmodie lugubre d'une voix solennelle :

« -- Priez pour l'âme de Perrin Macé, bourgeois de Paris, injustement supplicié !

» -- Jean Baillet, trésorier du régent, -- reprenait l'autre héraut, -- avait, au nom du roi, emprunté une somme d'argent à Perrin Macé.

» -- Celui-ci réclama son argent, en vertu du nouvel édit qui ordonne aux officiers royaux de payer ce qu'ils ont acheté ou emprunté pour le roi, sous peine de voir leurs créanciers leur courir sus en vertu de la loi !

» -- Jean Baillet, refusant de payer, a injurié, menacé, frappé Perrin Macé.

» -- Perrin Macé, usant de son droit de légitime défense et du droit que lui donnait le nouvel édit, a rendu coup pour coup, a tué Jean Baillet, et s'est rendu dans l'église de Saint-Méry, lieu d'asile d'où il a réclamé des juges.

» -- Le duc de Normandie, régent, a aussitôt envoyé l'un de ses courtisans, le maréchal de Normandie, à l'église de Saint-Méry, en compagnie d'une escorte de soldats et du bourreau.

» -- Le maréchal de Normandie a arraché Perrin Macé de l'église ; et sur l'heure et sans jugement, Perrin Macé, après avoir eu le poing coupé, a été pendu.

» -- Priez pour l'âme de Perrin Macé, bourgeois de Paris, injustement supplicié ! »

Après ces paroles, alternativement prononcées d'une voix solennelle par les deux hérauts, les sourds roulements du tambour et les sons plaintifs des clairons retentissaient de nouveau et dominaient à peine les imprécations de la foule, indignée contre le régent et sa cour. À la suite des hérauts venaient des prêtres avec leurs croix et leurs bannières ; puis, recouvert d'un long drap noir brodé d'argent, le cercueil du supplicié, porté par douze notables vêtus de longues robes et coiffés de chaperons mi-partie rouges et bleus, ainsi qu'en portaient presque tous les partisans de la cause populaire ; le collet de leurs robes était fermé par des agrafes d'argent ou de vermeil, aussi émaillés rouge et bleu, sur lesquelles on lisait cette devise ou cri de ralliement donné par Marcel : À bonne fin(13) ! Derrière le cercueil s'avançaient les échevins de Paris, ayant à leur tête Étienne Marcel, prévôt des marchands. Ce bourgeois obscur, sorti de sa boutique de drapier pour devenir l'un des plus illustres citoyens de la Gaule, atteignait alors la pleine maturité de l'âge ; sa taille, moyenne mais robuste, s'était un peu voûtée par suite des fatigues, car sa prodigieuse activité d'homme d'action et de pensée ne lui laissait aucun repos. Sa figure ouverte et mâle, fortement caractérisée, se terminait par une épaisse touffe de barbe brune ; mais ses joues et ses lèvres étaient rasées. Les agitations fiévreuses et son incessante préoccupation des affaires publiques avaient dégarni le front de Marcel, creusé ses traits, sans altérer en rien cette auguste sérénité qu'une conscience irréprochable donne à la physionomie de l'homme de bien. Rien de plus doux, de plus affectueux, que son sourire, lorsqu'il était sous l'impression des sentiments délicats et tendres, si familiers à son cœur ; rien de plus imposant que son attitude, de plus redoutable que son regard, lorsque Marcel, aussi puissant orateur que grand citoyen, tonnait, avec l'indignation d'une âme honnête et courageuse, contre les lâchetés, les trahisons et les crimes de la noblesse féodale et de la royauté despotique ! Le prévôt des marchands portait le chaperon rouge et bleu et l'agrafe à devise de ralliement ainsi que les échevins dont il était accompagné.

Fils de Joel, gardez en souvenir et honorez les noms de ces échevins ; car, sauf un traître (Jean Maillart), ils furent, comme Marcel, martyrs de la liberté. Ils se nommaient : Delille, -- Philippe Giffart, -- Simon-le-Paonnier, -- Jean Sorel, -- Consac, -- Josserand, -- Pierre Caillart, -- Jean Godard, -- Pierre Puisier, et Jean Maillart. Ce dernier prêtait souvent son bras à Marcel, qui, fatigué de cette longue marche à travers les rues de Paris, acceptait cordialement l'appui de l'un de ses plus vieux amis ; car, depuis son enfance, il vivait dans une étroite intimité avec Maillart. Celui-ci, sans manifester ouvertement les ressentiments d'envie et de jalousie que lui inspirait la gloire du prévôt des marchands, ne put cependant s'empêcher de sourire amèrement lorsqu'il entendit les clameurs enthousiastes dont la foule salua le passage de Marcel, plus que jamais l'idole des Parisiens.

Une femme vêtue de longs habits de deuil et dont la présence semblait étrange au milieu d'une pareille cérémonie, marchait à côté de Maillart ; c'était sa femme Pétronille, jeune encore, assez belle, mais d'une figure bilieuse et revêche. Aussitôt après que les hérauts de la ville avaient terminé la psalmodie lugubre, qu'ils recommençaient de temps à autre, Pétronille Maillart éclatait en sanglots, en gémissements, et s'écriait, se tordant les mains de désespoir :

-- Malheureux Perrin Macé ! vengeance à ses cendres ! vengeance !

Mais les cris plaintifs et les contorsions de dame Maillart paraissaient exciter dans la foule plus de surprise que d'intérêt.

-- Par Jupiter ! -- s'écria Rufin-Brise-Pot, -- que diable vient faire cette hurleuse à l'enterrement ? qu'a-t-elle à se démener ainsi comme une possédée ? Elle n'est ni la veuve ni la parente de Perrin Macé !

-- C'est là ce qui rend sa présence ici encore plus admirable, -- s'écria l'homme au chaperon fourré en s'adressant à la foule. -- La voyez-vous, mes compères, la digne épouse de Jean Maillart ? Voyez-vous comme elle témoigne par son désespoir la part qu'elle prend, ainsi que son mari, au terrible sort du pauvre Perrin Macé ?... Vous en êtes témoins, mes amis, dame Pétronille est la seule parmi toutes les femmes des échevins qui assiste à la cérémonie !

-- C'est vrai, -- dirent plusieurs voix, -- pauvre chère femme ! il faut qu'elle soit courageuse et fièrement désolée.

-- Oui, et il n'en est pas sans doute ainsi de la femme de Marcel, notre premier magistrat ; celle-là et les autres restent tranquillement chez elles sans le moindre souci de ce deuil public, -- reprit l'homme au chaperon fourré ; -- remarquez cela, mes amis.

-- Ventre du pape ! -- s'écria Brise-Pot, -- la femme de Marcel agit en personne sensée ; elle a raison de ne pas venir ici se donner en spectacle et pousser des glapissements à rendre Belzébuth sourd, juste au moment que les tambours ou les clairons se taisent... car l'affliction de cette hurleuse me paraît notée comme un papier de musique.

-- Vous avez beau plaisanter, messire écolier, -- reprit l'homme au chaperon fourré, -- on saura que l'épouse de maître Maillart assistait à l'enterrement de Perrin Macé et que l'épouse de Marcel n'y assistait point. Hum ! hum ! mes amis, cela fait soupçonner beaucoup de choses, ou plutôt cela confirme certains bruits.

-- Quoi ? -- reprit Rufin-Brise-Pot, -- quelles choses ? quels bruits ?

Mais l'homme au chaperon fourré, sans répondre à l'écolier, se perdit dans la foule en parlant bas à ses voisins. Durant ce léger incident, le cortège avait continué de défiler ; les notables, portant des torches funéraires, venaient à la suite de l'échevinage ; puis les corporations des artisans de métiers, précédées de leurs bannières ; puis enfin une foule de gens de tous états éclatant en imprécations contre le régent et ses courtisans, et acclamant Marcel avec un redoublement d'enthousiasme, Marcel qui saurait, disait la foule, tirer vengeance d'une nouvelle et sanglante iniquité de la cour.

Bientôt le bruit circula de proche en proche qu'après la cérémonie Marcel haranguerait le peuple dans la grande salle du couvent des Cordeliers. Guillaume Caillet avait silencieusement assisté à cette scène qui semblait l'impressionner profondément. Aussi, après quelques moments de réflexion, surmontant sa timidité sauvage, il arrêta par le bras Rufin-Brise-Pot au moment où celui-ci allait se perdre dans la foule. L'écolier se retourna et, cédant à la jovialité de son caractère et voulant berner le campagnard, selon l'antique usage de l'Université de Paris, il lui dit en ricanant : -- Je gage, mon rustique, que tu m'as tout à l'heure entendu parler de Jeannette-la-Bocacharde, honnête matrone de la rue Trace-Pute ? Hein ! je te devine, champêtre sylvain ! tu voudrais admirer les beautés citadines ? Ventre du pape ! tu n'auras que le choix ! sans parler d'Andruche-la-Bernée et de Margot-la-Savourée, je connais une certaine Isabiau-la-Boudinière, non moins appétissante que ses compagnes ; Agnès-la-Tronchette et Jehanne-la-Clopine...

Guillaume Caillet, blessé des railleries de l'écolier, lui répond-il brusquement : -- Je suis étranger à Paris, je viens de loin et je...

-- Bon... tu veux sans doute entrer à l'Université ? -- dit Rufin en interrompant Guillaume et redoublant d'hilarité. -- Tu es un peu barbon pour un bachelier ; mais il n'importe ; quelle faculté choisiras-tu ? la théologie ou la médecine ? les arts, les lettres ou le droit canon ?

-- Ah ! ces gens des villes, -- reprit le vieux paysan avec une poignante amertume, -- ils ne valent pas mieux que les gens des châteaux ! Va, pauvre Jacques Bonhomme, tu as partout des ennemis et nulle part des amis !

Et Guillaume fit un pas pour s'éloigner ; mais Rufin, touché de l'accent navré du campagnard, lui dit : -- Ami, si je vous ai blessé, excusez-moi... Non, nous ne sommes pas les ennemis de Jacques Bonhomme, nous autres citadins, car nous avons un ennemi commun : la noblesse.

Guillaume, toujours soupçonneux, gardait le silence et tâchait de lire sur les traits de l'écolier si ses paroles ne cachaient pas un piège ou une nouvelle raillerie. Rufin devina la pensée du serf, l'examina plus attentivement, et, frappé du caractère sinistre de ses traits résolus, il reprit : -- Que je meure comme un chien si je ne vous parle pas sincèrement ! Ami, vous paraissez avoir beaucoup souffert ; vous êtes étranger ; disposez de moi ! Je ne vous offre pas ma bourse, car je n'en ai point ; mais je vous offre la moitié du grabat où je couche, dans une chambre d'écoliers de ma province et votre part de notre maigre pitance !

Le paysan, convaincu cette fois de la franchise du citadin, lui répondit : -- Je n'ai pas le temps de rester à Paris ; je voudrais seulement parler à deux personnes : à Mahiet-l'Avocat et à Marcel ; les connaissez-vous ?

-- Mahiet-l'Avocat, -- reprit vivement Rufin, et une expression de tristesse rembrunit sa figure joviale, -- vous le connaissiez, ce pauvre Mahiet ?

-- Lui est-il donc arrivé malheur ?

-- Il était parti pour aller assister à un tournoi en Beauvoisis, il y a déjà quelque temps de cela, et le pauvre garçon n'est jamais revenu... Son vieux père, déjà malade, est mort de chagrin par suite de la disparition de son fils... Brave Mahiet ! je suis entré à l'Université un an avant qu'il en sortît ! C'était le meilleur, le plus vaillant garçon du monde... il aura été tué au tournoi ou assassiné en revenant à Paris, car les routiers infestent tous les chemins.

-- Non, il n'a pas été tué au tournoi de Nointel, car, dans la nuit qui a suivi la passe d'armes, j'ai vu Mahiet monter à cheval pour s'en retourner à Paris.

-- Vous l'avez vu ? vous êtes donc du Beauvoisis ?

-- Oui, -- répondit Guillaume Caillet. Puis il ajouta avec un soupir : -- Allons, ce jeune homme est mort ; c'est dommage ; ils sont rares ceux qui, comme lui, aiment Jacques Bonhomme. -- Et, après un moment de silence : -- Et pour parler à Marcel comment faire ?

-- Me suivre au couvent des Cordeliers où, après l'enterrement, doit se rendre le prévôt des marchands pour haranguer le peuple.

-- Marchez, -- dit Guillaume, -- je vous suis.

-- Venez, nous sortirons par la porte au Coquillier ; ce sera le chemin le plus court.

Le vieux paysan marcha silencieusement à côté de Rufin qui voulut lui arracher quelques paroles au sujet de son voyage ; mais le serf resta impénétrable. Sortis par la porte Saint-Denis, et suivant les rues des faubourgs, beaucoup moins encombrées de population, Guillaume et son guide venaient de quitter la rue Traversine pour entrer dans la rue Montmartre extra muros, lorsqu'ils entendirent au loin les chants lugubres que le clergé psalmodie pour les enterrements, et, de temps à autre, retentissait une plaintive sonnerie de clairons. À ce bruit, au lieu de courir avec empressement au devant du convoi, ainsi qu'avait fait la foule lors du passage du cercueil de Perrin Macé, les passants rétrogradaient et les habitants de la rue fermaient leurs portes.

-- Pardieu ! -- dit l'écolier, -- le hasard nous sert à souhait ; vous venez de voir honorer par le prévôt des marchands et par le peuple les cendres de Perrin Macé ; vous allez voir honorées les cendres de Jean Baillet, cause première de la sanglante iniquité dont Paris s'est indigné ; oui, honorées par le régent et par sa cour... Venez, venez ; sans doute le cortège reconduit le cercueil au couvent des Augustins.

Et l'écolier hâtant sa marche, suivi du paysan et de quelques rares curieux, ils atteignirent l'angle de la rue Montmartre et de la rue Quoque-Héron, en face de laquelle se trouve l'entrée du couvent des Augustins, dont les portes s'ouvrirent pour recevoir le cercueil.

-- Voyez, -- dit l'écolier à Guillaume, -- rien de plus significatif que le contraste offert par ces deux enterrements : à celui de Perrin Macé se pressait un peuple immense, grave, recueilli dans sa juste indignation ; à l'enterrement de Jean Baillet assistent seulement le régent, les princes ses frères, les courtisans et les officiers ou serviteurs de la maison royale ; mais de peuple, point !... Non, non, il fait le vide autour de cette manifestation royale, jetée comme un défi à la manifestation populaire. Dites, ami, l'aspect même de ces deux convois ne parle-t-il pas aux yeux ? À l'enterrement de Perrin Macé, c'était une innombrable multitude de bourgeois, d'artisans simplement ou pauvrement vêtus ; au convoi de Jean Baillet, c'est une poignée de courtisans, d'officiers ou de serviteurs splendidement parés de soie, de velours, de brocart d'or et d'argent ou de livrées splendides. Ici la cour, c'est-à-dire la magnificence, l'oisiveté, la tyrannie ; là-bas le peuple, le peuple immense, pauvre, industrieux, laborieux, forgeant et dorant les armes somptueuses de ses maîtres, tissant les riches étoffes dont ils parent leur orgueilleuse fainéantise ; le peuple qui use sa vie, qui voit sa famille souffrir, languir et mourir par suite de privations incessantes, afin de payer l'impôt que les rois et leurs favoris dissipent en prodigalités ruineuses. Par Jupiter ! ne faut-il pas que le populaire soit bien patient, bien clément ou bien stupide pour se résigner à un pareil sort !

Guillaume Caillet, après avoir attentivement écouté l'écolier en attachant sur lui ses yeux perçants, secoua la tête d'un air pensif et reprit :

-- Mahiet ne me trompait pas. -- Puis, après une pause : -- Mais qu'attendent-ils donc, ces Parisiens ? Nous sommes prêts, nous autres, et depuis longtemps !

-- Que voulez-vous dire ? -- demanda Rufin.

Mais le paysan, retombant dans sa sombre taciturnité, ne répondit rien. Le cortège, en ce moment, défilait ; le cercueil de Jean Baillet, décoré d'une housse magnifique et précédé de hérauts et de sergents royaux, était porté par douze serviteurs du régent richement habillés à ses livrées. Le jeune prince et ses frères, accompagnés des seigneurs de leur cour, suivaient le cercueil. Charles, duc de Normandie et régent des Français comme fils aîné du roi Jean, alors prisonnier des Anglais, avait, ainsi que ses frères et la noblesse française, ignominieusement pris la fuite à la bataille de Poitiers. Ce jouvenceau, qui gouvernait alors la Gaule, atteignait à peine sa vingtième année ; il était frêle et pâle, sa figure maladive cachait, sous un masque bénin et timide, un grand fonds d'obstination, de perfidie, de ruse et de méchanceté, vices odieux généralement rares chez les adolescents autres que ceux des races royales. Magnifiquement vêtu de velours vert brodé d'or, coiffé d'un chaperon noir orné d'une chaîne de pierreries et d'une aigrette, le régent, chétif et languissant, marchait à pas lents et s'appuyait sur une canne. À peu de distance de lui s'avançaient les princes ses frères, puis les seigneurs de sa cour ; parmi ceux-ci, le maréchal de Normandie, qui, par ordre du jeune prince, avait présidé à la mutilation et au supplice de Perrin Macé. Le maréchal et le sire de Conflans, autre conseiller favori du régent, tous deux superbes, arrogants, jetèrent sur les rares spectateurs du cortège des regards dédaigneux et menaçants, et échangèrent quelques mots à demi-voix avec le sire de Charny, courtisan non moins aimé du prince que détesté du peuple. Soudain Rufin-Brise-Pot sentit son bras brusquement saisi par la main vigoureuse de Guillaume Caillet, qui, les yeux fixes, étincelants, la poitrine bondissante, disait à l'écolier d'une voix entrecoupée :

-- Regarde... les voilà !... les voilà tous deux !...

-- Qui cela ?

-- Le seigneur de Nointel ! et l'autre, le chevalier Gérard de Chaumontel !... Oh ! les vois-tu tous deux avec leurs chaperons écarlates, là-bas, à côté de ce gros homme qui porte un manteau d'hermine ?

-- Oui, oui, je vois ces deux seigneurs, -- reprit l'écolier, surpris de l'émotion du paysan ; -- mais pourquoi tremblez-vous ainsi ?

-- Au pays on les croyait morts ou prisonniers des Anglais, -- reprit Guillaume ; -- heureusement, il n'en est rien... Les voilà... les voilà... je les ai vus de mes yeux !... -- Puis, les lèvres contractées par un sourire effrayant, le serf ajouta en levant ses deux poings vers le ciel : -- Oh ! Mazurec !... oh ! ma fille ! enfin les voilà de retour ces deux hommes ! Ils vont retourner au pays pour le mariage de la belle Gloriande... nous les tenons... nous les tenons !...

-- Le regard de cet homme me donne le frisson, -- se dit l'écolier en contemplant le paysan avec stupeur ; et il ajouta tout haut : -- Ces deux seigneurs dont vous parlez, quels sont-ils ?

Mais Guillaume reprit, sans répondre à Rufin : -- Oh ! plus que jamais, j'ai hâte de parler à Marcel !

-- En ce cas, -- reprit l'écolier, -- venez vous reposer chez moi, et à la tombée du jour nous irons attendre le prévôt des marchands au couvent des Cordeliers, où il doit ce soir haranguer le peuple. Mais, encore une fois, quelle est la cause de votre surprise à la vue de ces deux seigneurs de la suite du régent ? Vous les connaissez donc ?

Le paysan jeta un regard oblique et défiant sur l'écolier, resta muet et devint de plus en plus sombre.

-- Ventre du pape ! -- se dit Rufin-Brise-Pot, -- j'ai là un singulier compagnon ; il reste muet ou il parle en énigmes. Il m'attriste, moi qui ne suis pas d'humeur chagrine ; il m'effraye, moi qui ne suis pas d'humeur poltronne !

Et l'écolier, accompagné de Guillaume Caillet, se dirigea vers le quartier de l'Université.

La maison d'Étienne Marcel était située près de l'église Saint-Huitace (Saint-Eustache), dans le quartier des Halles. La boutique, remplie de pièces de drap rangées sur des tablettes, située au rez-de-chaussée, communiquait avec une salle où l'on mangeait ; dans cette salle aboutissait un escalier conduisant à l'appartement du premier étage.

La nuit venue, le magasin fermé, Marguerite, femme de Marcel, et Denise, sa nièce, étaient remontées dans l'une des chambres du premier étage, où elles s'occupaient d'un travail de couture à la clarté d'une lampe. Marguerite est âgée de quarante-cinq ans environ ; elle a dû être belle ; son visage est doux, pensif et grave. Sa nièce Denise touche à sa dix-huitième année ; son gracieux visage, habituellement d'une sérénité candide, semble ce soir-là profondément attristé. Depuis quelques instants, les deux femmes, diversement absorbées, sont silencieuses. Denise, la tête baissée, ralentit peu à peu le mouvement de son aiguille ; bientôt ses mains retombent sur ses genoux et des larmes coulent de ses yeux ; Marguerite, non moins rêveuse que sa nièce, lève machinalement son regard vers la jeune fille, et, remarquant ses pleurs, lui dit avec tendresse :

-- Pauvre enfant ! je devine la cause de ton chagrin ; car je connais ta pensée constante. Je ne voudrais pas te faire partager une espérance qu'à peine je conserve moi-même ; mais enfin, quoique la durée de l'absence de Mahiet justifie nos craintes, rien n'est pourtant désespéré... il reviendra peut-être...

-- Non, non, -- répondit Denise, donnant un libre cours à ses larmes ; -- si Mahiet vivait encore, il n'aurait pas laissé son père dans la cruelle incertitude qui a hâté la fin de ses jours ; si Mahiet vivait encore, il aurait instruit de son sort mon oncle Marcel, qu'il aimait et vénérait à l'égal de son père ! Non, non, -- ajouta Denise en sanglotant, -- il est mort ; je ne le verrai plus !

-- Mon enfant, qui sait si, entraîné par son imprudent courage, Mahiet n'est pas allé combattre à Poitiers, où il sera peut-être resté prisonnier des Anglais ? Or, de prison l'on revient ! aussi, je t'en conjure, ne t'afflige pas ainsi... je souffre tant de te voir pleurer !

La jeune fille, au lieu de répondre à Marguerite, se rapprocha d'elle, prit ses deux mains, qu'elle baisa, et lui dit :

-- Chère et bonne tante, oubliant vos chagrins, vous tâchez de consoler les miens... Ah ! j'ai honte de ne pouvoir contenir ma douleur, lorsque vous vous montrez si ferme, si courageuse, devant maître Marcel et votre fils !

-- En vérité, Denise, je ne te comprends pas, -- dit Marguerite avec un léger embarras ; -- ma vie est si heureuse, qu'il ne me faut aucun courage pour la supporter...

-- Mon Dieu ! ne vous vois-je pas chaque jour accueillir maître Marcel et André, votre fils, le sourire aux lèvres et le front tranquille, tandis que votre cœur est bourrelé d'angoisses...

-- Denise... tu es dans l'erreur.

-- Oh ! croyez-moi, ce n'est pas une curiosité indiscrète qui m'a guidée lorsque j'ai tâché de pénétrer vos sentiments ; c'est le désir de ne rien dire qui puisse blesser votre pensée secrète quand je suis seule avec vous, ainsi que cela m'arrive si souvent maintenant.

-- Excellente enfant ! -- reprit Marguerite en embrassant Denise avec effusion et ne retenant plus ses larmes ; -- comment ne serais-je pas profondément touchée de tant de délicatesse et d'affection ? comment ne pas y répondre par une confiance sans réserve ? -- Puis, après un dernier moment d'indécision et faisant un effort sur elle-même, Marguerite ajouta : -- Eh bien, oui, je l'avoue, tu ne t'es pas trompée ! oui, ma vie se passe dans les angoisses, dans les alarmes. Merci à toi de m'avoir, par ta tendresse, arraché cette confidence ; maintenant, du moins, je pourrai devant toi pleurer sans contrainte ! épancher mon cœur !... et, ce tribut payé à la faiblesse, me montrer plus ferme aux yeux de mon mari et de mon fils !... Hélas ! je l'avoue, ma seule crainte est de leur laisser deviner ce que je souffre ! Je sais l'affection de Marcel pour moi : elle égale celle que j'ai pour lui... et, s'il me savait malheureuse, peut-être ferais-je faiblir en lui ce calme, cette force d'esprit, qui ne l'ont jamais abandonné jusqu'ici et dont, plus que jamais, il a besoin dans ces temps difficiles...

-- Ah ! les femmes qui vous envient vous plaindraient à cette heure si elles vous entendaient !

-- Oui, -- reprit Marguerite avec amertume, -- l'on envie la femme de Marcel, l'idole du peuple... de Marcel, le vrai roi de Paris... On l'envie... la compagne de ce grand citoyen dont l'éloge est dans tous les cœurs, le nom dans toutes les bouches... et elle, quand le voit-elle son mari ? Pendant quelques instants à peine !... Oh ! tendres épanchements, douces joies du foyer, bonheur des plus humbles ! depuis longtemps je ne vous connais plus ! L'artisan, le commerçant, leur journée de labeur accomplie, leur boutique close au couvre-feu, jouissent du moins, au sein de leur famille, du repos jusqu'au lendemain ; et moi, que de fois j'ai vu l'aube faire pâlir la lampe à la clarté de laquelle Marcel avait veillé toute la nuit !... Et ce n'est rien encore, grand Dieu !... trembler chaque jour, trembler à chaque heure pour la vie de son mari, pour la vie de son fils !...

-- Que dites-vous ? Trembler pour la vie de maître Marcel, lui qui ne peut faire un pas sans être entouré, pressé par une foule idolâtre prête à sacrifier sa vie pour la sienne ?

-- Et la haine du régent ? et la haine des nobles, des courtisans contre Marcel, la crois-tu éteinte ?

À ce moment, Agnès-la-Béguine, servante de confiance de Marguerite, entra dans la chambre et dit à sa maîtresse : -- Madame, la femme de maître Maillart l'échevin vient vous visiter.

-- Quoi ! si tard ! Et tu lui as dit que j'étais céans ?

-- Oui, madame.

Marguerite fit un mouvement d'impatience chagrine, essuya en hâte ses yeux pleins de larmes et dit à mi-voix à Denise :

-- Tout à l'heure tu parlais des envieuses... Pétronille Maillart est de ce nombre... Aussi, je t'en conjure, cache tes pleurs ; cette femme ferait mille suppositions sur notre tristesse !... Elle est cruellement jalouse de la popularité de Marcel ; et Maillart partage, je le crois, les envieux sentiments de sa femme.

-- Lui... jaloux de mon oncle, son ami d'enfance !

-- Maillart est faible, et sa femme le domine.

-- Faible, maître Maillart !... mais il parle toujours de courir aux armes !...

-- Denise, la violence n'est pas la force, et les caractères les plus emportés sont souvent aussi les moins fermes... Mais silence ! voici Pétronille... Quel peut être le but de sa visite à cette heure ? Cela m'inquiète.

Pétronille Maillart entrait à ce moment, encore vêtue de ses habits de deuil. Dès son arrivée dans la chambre, elle jeta un regard inquisiteur sur l'épouse de Marcel et sur Denise, remarquant sans doute les traces de leurs larmes récentes ; car un sourire de triomphe effleura ses lèvres. Puis elle dit, en affectant une commisération protectrice :

-- Excusez-moi, dame Marguerite, de venir si tard, et surtout si mal à propos.

-- Mais vous êtes toujours la bienvenue dans notre logis, dame Pétronille !...

-- Pas en ce moment, je le crains.

-- Pourquoi cela ?

-- C'est que le chagrin aime la solitude, ma voisine ; et je m'aperçois avec douleur que vos yeux et ceux de votre chère nièce sont encore rouges de larmes. Juste ciel ! est-ce que vous auriez quelques craintes pour notre excellent ami Marcel ? est-ce que l'on aurait l'ingratitude de méconnaître les services qu'il a rendus à Paris ? est-ce que la popularité commencerait à l'abandonner ? est-ce que ?...

-- Rassurez-vous, madame, -- reprit Marguerite en interrompant Pétronille ; -- Dieu merci, je n'éprouve aucune crainte au sujet de mon mari. Denise et moi nous sommes en effet fort attristées ; car, peu d'instants avant votre arrivée, nous parlions de l'un de nos amis dont le sort nous cause de cruelles inquiétudes. Vous l'avez souvent vu ici ; c'est Mahiet-l'Avocat.

-- Certainement, je me le rappelle fort bien ; c'était un véritable Hercule... Ainsi donc le pauvre garçon est trépassé ? C'est vraiment dommage !

-- Non, non... nous ne voulons pas croire à un pareil malheur ; mais depuis longtemps nous n'avons reçu aucune nouvelle de Mahiet, et cela nous chagrine beaucoup.

-- Rien de plus naturel, dame Marguerite ; et je m'explique alors votre tristesse. Maintenant, j'arrive au but de ma visite, qui, vu l'heure avancée, doit vous surprendre ; car le couvre-feu a depuis longtemps sonné. Vous savez combien Maillart et moi nous sommes affectionnés à votre mari et à vous ?

-- Je vous sais gré de cette assurance.

-- Or, le devoir des vrais amis est de parler en toute sincérité, n'est-ce pas ?

-- Certes, rien de plus précieux, rien de plus rare que des amis sincères !

-- Eh bien ! chère dame Marguerite, l'on a malheureusement remarqué votre absence à l'enterrement de tantôt.

-- Quel enterrement ?

-- L'enterrement de ce pauvre Perrin Macé. J'en arrive ; vous le voyez à mes habits de deuil. Je devais, en ma qualité de femme d'échevin, rendre ce dernier hommage à la mémoire de cette pauvre victime d'une épouvantable iniquité.

-- Madame... je ne puis que plaindre la victime.

-- Quoi ! vous n'êtes pas révoltée en songeant au sort de cet infortuné !

-- Cette grande iniquité a révolté mon mari. En sa qualité de premier magistrat de la cité, il a...

-- Premier magistrat de la cité ! -- reprit dame Maillart avec une sorte d'aigreur, -- jusqu'à ce que l'on en choisisse un autre, bien entendu, puisque tous les échevins peuvent devenir prévôts des marchands.

-- Certainement, -- dit Marguerite en échangeant un regard avec Denise qui, triste et silencieuse, avait repris son travail de couture. -- Le devoir de mon mari, poursuivit la femme de Marcel, était d'abord de protester contre le crime des courtisans du régent en se rendant solennellement à l'enterrement de Perrin Macé... Ce devoir, mon mari l'a accompli. Quant à moi, dame Pétronille, sachant que la coutume n'est pas que les femmes assistent à ces tristes cérémonies, je suis restée à la maison.

-- La coutume... -- s'écria dame Maillart, -- est-ce qu'en de si graves circonstances l'on a souci de la coutume ! On consulte, ce me semble, d'abord son cœur ; ainsi ai-je fait. De noir vêtue de la tête aux pieds, comme vous le voyez, j'ai suivi l'enterrement en gémissant et pleurant toutes les larmes de mon corps ; aussi je vous le dis en amie, chère dame Marguerite, il est très-regrettable que vous ne m'ayez pas imitée.

-- Chacun, n'est-ce pas, est juge de sa conduite, madame ?

-- Oh ! sans doute, lorsqu'il ne s'agit que de soi ; mais, dans cette affaire, il s'agissait aussi de votre mari, notre excellent ami Marcel. Aussi je crains qu'en cette circonstance vous ne lui ayez fait grand tort !

-- Moi ! que voulez-vous dire ?

-- Hé ! mon Dieu ! pauvre chère dame ! est-ce que je me serais empressée d'accourir céans après le couvre-feu, s'il ne s'agissait de vous donner un avis charitable ?

-- Je ne doute pas de votre bonne volonté, madame ; mais, encore une fois, Marcel a lui-même provoqué le caractère solennel que l'on a donné aux funérailles de Perrin Macé ; il y a assisté à la tête des échevins.

-- Sans doute, mon mari ne venait qu'après le vôtre, madame, -- reprit l'envieuse avec dépit, -- puisque, quant à présent du moins, maître Marcel a le pas sur tout l'échevinage en sa qualité de prévôt des marchands...

-- Eh, madame ! il ne s'agit pas du rang, -- s'écria Marguerite ; -- je voulais seulement vous dire que Marcel a assisté à ces funérailles.

-- Oui, mais vous n'y assistiez pas, dame Marguerite ; aussi savez-vous ce que l'on disait dans le peuple ? -- « Tiens, la femme de maître Maillart l'échevin suit le convoi de Perrin Macé ! Oh ! oh ! elle ne se soucie point de la coutume, celle-là ; avant tout elle a voulu, comme son mari, protester par sa présence et par ses larmes contre l'iniquité de la cour. Pourquoi donc l'épouse de Marcel, le premier de nos magistrats, reste-t-elle chez elle ? Est-ce que maître Marcel serait moins courroucé qu'il ne le paraît contre l'attentat des courtisans du régent ? Est-ce que maître Marcel voudrait ménager, comme on dit, la chèvre et le chou ? se préparer secrètement des moyens de rapprochement avec la cour ? est-ce qu'en un mot maître Marcel voudrait trahir le peuple ? »

-- Oh ! c'est infâme ! -- s'écria Denise, ne pouvant contenir son indignation, -- oser accuser maître Marcel de trahison parce que ma tante, en femme de bon sens, n'est pas allée à cet enterrement faire montre et enseigne d'une douleur de commande !

-- Denise ! -- dit vivement Marguerite à la jeune fille, craignant d'envenimer cette discussion, puérile en apparence, mais dont les suites pouvaient être dangereuses pour Marcel. Il était trop tard, et dame Pétronille, se levant, reprit aigrement en s'adressant à Denise :

-- Apprenez, ma mie, que ma douleur, non plus que celle de mon mari, n'était point une douleur de commande.

-- Dame Pétronille, -- ajouta Marguerite avec anxiété, -- ce n'est pas là ce que Denise a voulu dire... écoutez-moi de grâce.

-- Madame, -- répondit sèchement la femme de Maillart, -- j'étais venue ici pour vous avertir charitablement et en véritable amie des propos, sans doute peu réfléchis, mais dangereux, oh ! très-dangereux, madame, pour la popularité de maître Marcel ; car, à cette heure, ces propos circulent dans tout Paris... Loin de me remercier, l'on m'accueille ici par des paroles insultantes. La leçon est bonne, j'en profiterai...

-- Mais, dame Pétronille, je...

-- Il suffit, madame ; ni moi ni mon mari nous ne remettrons jamais les pieds chez vous. Je voulais amicalement vous signaler le danger que courait la bonne renommée de maître Marcel ; j'ai fait mon devoir, advienne que pourra !

-- Dame Pétronille ! -- répondit Marguerite avec une dignité triste et sévère, -- depuis que Marcel a consacré sa vie aux affaires publiques, il n'est pas une de ses paroles, pas un de ses actes, dont il ne puisse répondre le front haut ; il a fait le bien pour le bien, sans rien attendre de la reconnaissance des hommes ; il saura rester indifférent à leur ingratitude ; si un jour ses services sont méconnus, il emportera dans sa retraite la conscience de s'être toujours conduit en honnête homme. Quant à moi, je bénirai le jour où mon mari quittera les affaires publiques pour reprendre notre vie obscure et paisible.

Marguerite s'exprimait avec une si évidente sincérité en parlant de son goût pour la retraite et l'obscurité que dame Pétronille, furieuse de n'avoir pu blesser cruellement la femme qu'elle enviait, perdit toute mesure, et s'écria :

-- Votre erreur est grande, madame ; en ces temps-ci il ne dépend pas d'un homme comme maître Marcel de s'ensevelir tranquillement dans la retraite ; non, non, quand on a été l'idole de Paris, il s'agit de conserver, ou non, la confiance du peuple. Si on la perd, on est regardé comme traître, et vous savez, madame, ce que l'on fait des traîtres ?

-- Les ennemis de Marcel auraient-ils donc l'exécrable audace de vouloir le signaler comme un traître ? -- s'écria dame Marguerite les larmes aux yeux ; -- est-ce à sa vie que l'on en veut ?

Cet entretien fut interrompu par l'arrivée du prévôt des marchands. Quoiqu'il parût harassé de fatigue, sa figure rayonnait de joie, et dès la porte il s'écria : -- Marguerite ! Denise ! bonne nouvelle ! excellente nouvelle !

À peine eut-il prononcé ces mots, que Pétronille Maillart, le saluant d'un air sec et guindé, passa rapidement devant lui et sortit sans prononcer une parole. Très-surpris de ce brusque et silencieux départ, le prévôt des marchands regarda Marguerite et Denise d'un air interrogatif ; puis, remarquant le trouble et l'inquiétude éveillés en elles par les odieuses calomnies de dame Pétronille, il dit : -- Marguerite, qu'as-tu ? Pourquoi la femme de notre ami nous quitte-t-elle d'une façon si étrange ?

-- Ah ! mon oncle, -- dit la jeune fille les larmes aux yeux, -- il y a des gens cruellement méchants !...

-- Il faut les plaindre, mon enfant ; mais tu ne parles pas, je l'espère, de méchantes gens à propos de la femme de Maillart ?

-- Mon ami, -- reprit Marguerite avec embarras, -- il faut, je le sais, mépriser les sots propos ; cependant, la sottise, en ces temps-ci, peut avoir des résultats si graves, que...

-- Allons, dit tristement Marcel, -- je n'avais qu'une heure à passer près de vous ; je suis brisé de fatigue ; j'espérais goûter quelque repos ; j'arrivais tout joyeux d'une bonne nouvelle qui devait vous rendre aussi heureuses que moi, et voilà tout mon plaisir gâté ! Ils sont pourtant si doux pour moi ces moments de paix et d'épanchement que je goûte près de vous deux !

-- Ces moments-là sont bien rares, -- dit Marguerite avec un soupir mélancolique ; -- et ils nous sont aussi précieux qu'à toi...

-- Je le sais ; mais heureusement tu n'es pas de ces femmes sans courage dont les continuelles anxiétés font le tourment de l'époux qui les aime et qui souffre de leurs angoisses ! Non, tu es vaillante, tu acceptes avec fermeté la condition que les événements m'ont faite, certaine que je me conduis en homme de bien ; aussi je te vois toujours le front tranquille, le sourire aux lèvres ; et, dans ta sage et douce sérénité, je me retrempe, je reprends de nouvelles forces pour la lutte ; car maintenant ma vie n'est qu'une lutte. Cette lutte est sainte, glorieuse, féconde... mais elle épuise... et du moins, grâce à toi, chère Marguerite, je retrouve toujours dans notre foyer ce calme heureux, ce confiant abandon qui est à l'âme ce qu'un paisible sommeil est au corps ! Pourquoi, mon Dieu ! faut-il qu'aujourd'hui ?...

-- Cher Étienne, nous parlerons plus tard de la visite de dame Pétronille, -- reprit Marguerite en interrompant son mari et craignant de troubler les quelques instants de repos qu'il venait chercher auprès d'elle. -- Tu nous annonces une bonne nouvelle ; dis-nous-la d'abord.

-- J'aime mieux cela, -- répondit le prévôt des marchands avec un soupir d'allégement en s'asseyant entre sa femme et Denise, tandis que celle-ci le débarrassait avec prévenance de son chaperon et de son manteau. -- En montant ici, -- ajouta Marcel, -- j'ai dit à Agnès de mettre un couvert de plus pour le souper.

-- Notre fils reviendrait-il ce soir de la Bastille Saint-Antoine ? -- demanda vivement Marguerite ; -- est-ce la bonne nouvelle que tu nous apportais ?

-- Non, non, André ne reviendra que demain matin, après avoir passé sa nuit de guet à la Bastille avec sa compagnie d'arbalétriers. Plus que personne mon fils doit donner l'exemple de la régularité dans le service.

-- Et qui donc viendra ce soir souper avec nous, mon oncle ?

-- Qui cela, chère Denise ? -- répondit Marcel en souriant, -- qui cela ? L'un de nos meilleurs amis.

-- Simon-le-Paonnier ? Pierre Caillart ? maître Delille ? Philippe Giffart ?

-- Non, Denise. Ne cherche pas notre convive parmi mes compères les échevins ; il n'est pas encore d'âge à occuper ces graves fonctions. Mais, tiens, pour t'aider à deviner, j'ajouterai que notre convive de ce soir arrive de province.

-- Serait-ce donc mon bon vieux cousin qui réside avec sa fille à Vaucouleurs ? aurait-il quitté la paisible vallée de la Meuse pour venir nous voir ?

-- Non, chère Denise ; l'ami que nous attendons est seulement absent de Paris depuis quelque temps.

-- Depuis quelque temps ?... -- reprit d'abord machinalement Denise ; puis, frappée d'une idée soudaine, mais osant à peine y arrêter son esprit, la pauvre enfant pâlit, joignit ses deux mains tremblantes, et, attachant sur le prévôt des marchands un regard à la fois rempli d'angoisse et d'espérance, elle balbutia : -- Mon oncle, que dites-vous ?

-- J'ajouterai, de plus, que le sort de cet ami nous a causé de vives inquiétudes...

-- Lui ! -- s'écria Denise en se jetant au cou de Marcel ; -- il serait vrai... Mahiet est de retour !...

-- Mahiet ! -- reprit à son tour Marguerite, partageant la surprise et la joie de sa nièce. -- Tu l'as vu ? Il est à Paris ?

-- Oui, ce matin, à l'Hôtel de ville, j'ai vu ce digne garçon. Il est en bonne santé, quoiqu'il ait beaucoup souffert.

Il faut renoncer à peindre l'émotion, les douces larmes de Denise. Cette émotion calmée, le prévôt des marchands dit à sa femme et à sa nièce :

-- Je présidais ce matin à l'Hôtel de ville notre conseil des échevins, lorsqu'un de nos sergents me remet une lettre : je l'ouvre et je lis que Mahiet demande à m'entretenir. On le fait monter, par mon ordre, dans la chambre où je travaille, et j'y cours aussitôt après notre séance... Ah ! ma pauvre Denise ! je l'avoue, j'ai eu peine à reconnaître notre ami, tant il était changé, maigri...

-- Que lui est-il donc arrivé, mon Dieu ? -- demanda Denise. -- Est-il, ainsi que le craignait ma tante, allé guerroyer contre les Anglais ? Sort-il de prison ?

-- Il sort de prison ; mais il n'est point allé à la guerre, -- reprit Marcel. -- Voici ce qui lui est arrivé : il était, vous le savez, parti pour Nointel en Beauvoisis. Après avoir quitté Nointel dans la nuit et s'être reposé une heure au point du jour à Beaumont-sur-Oise, il se remet en route ; au bout de quelque temps, il entend derrière lui le galop précipité d'un cheval, et il voit venir, fuyant à toute bride, un homme ayant une femme en croupe, poursuivi par trois cavaliers armés qui accouraient au loin. Le couple s'arrête à quelques pas de Mahiet, et l'homme, un jouvenceau de vingt ans au plus, dit à notre ami : « -- Nous fuyons le château du sire de Beaumont ; il est le tuteur de ma sœur, qui m'accompagne, et a voulu la violenter. Il accourt sur nos pas avec ses hommes ; vous êtes armé, par pitié, protégez-nous, aidez-moi à détendre ma sœur !... »

-- Je connais le cœur et le courage de Mahiet, -- dit Denise avec émotion ; -- il aura pris la défense de ces malheureux !

-- Sans aucune hésitation ; car, « en sa qualité d'avocat, m'a-t-il dit, il ne pouvait refuser une si bonne cause. » Le sire de Beaumont arrive avec ses deux écuyers...

-- Et le combat s'engage ! -- s'écria Denise en joignant les mains. -- Pauvre Mahiet ! ainsi seul contre trois...

-- Il était de force à les vaincre. Malheureusement, au début de l'action, l'un des combattants lui assène par derrière un si furieux coup de masse d'armes sur la tête, que le casque de Mahiet est brisé. Il tombe sans connaissance aux pieds de son cheval... et quand il revient à lui, il se trouve demi-nu sur la paille au fond d'un cachot.

-- Pauvre Mahiet ! -- dit Marguerite. -- Ce cachot était sans doute l'une des prisons du château de Beaumont, où l'on avait, après le combat, transporté notre ami dépouillé de ses armes ?

-- Oui, chère Marguerite ; et c'est dans ce cachot que Mahiet est resté durant sa longue absence de Paris.

-- Hélas ! combien il a du souffrir ! Mais, mon oncle, comment a-t-il pu s'échapper de prison ?

-- Le sire de Beaumont, peu de jours après avoir fait emprisonner Mahiet, était parti avec ses hommes pour guerroyer contre les Anglais. A-t-il été tué ou retenu captif lors de cette honteuse déroute de Poitiers ? Mahiet l'ignore ; mais, il y a deux jours, le château du sire de Beaumont a été attaqué et enlevé par la bande d'un certain capitaine Griffith.

-- Ce terrible aventurier anglais qui est venu jusqu'à Saint-Cloud, ce jour où nous avons eu tant de frayeur ; car, parti à la tête de la milice, vous l'avez combattu et heureusement refoulé loin de Paris. Grand Dieu ! -- ajouta Denise avec effroi, -- entre quelles mains le pauvre Mahiet était-il tombé !

-- Rassure-toi, chère enfant ; car, par un singulier hasard, notre ami n'a eu qu'à se louer de cet aventurier.

-- Quoi ! le capitaine Griffith !

-- Cet homme féroce et étrange a parfois quelques mouvements de générosité. Donc, ses Anglais, après avoir, selon leur coutume, mis à sac le château de Beaumont, massacré les hommes, violenté les femmes, ont, dans leur ardeur du pillage, fouillé le manoir jusqu'aux souterrains. Ils arrivent au cachot de Mahiet, brisent ses chaînes et le conduisent devant le capitaine Griffith, heureusement ce jour-là en belle humeur. Après avoir interrogé notre ami, frappé sans doute de sa vaillante et robuste apparence, il lui propose d'entrer dans sa compagnie ; Mahiet refuse. Alors le capitaine Griffith, sans doute à moitié ivre, lui fait donner des vêtements, deux florins d'argent, et lui dit, faisant allusion à la maigreur de notre ami : « -- Lorsque tu as de la viande sur les os, tu dois être un rude compagnon ; si je te retrouve, je serai content de rompre une lance contre toi. Tu es libre, va-t'en ; et que le diable, mon patron, te soit en aide ! »

-- Le capitaine Griffith est un effroyable bandit, -- reprit Denise, -- et cependant je ne puis m'empêcher de lui être reconnaissante d'avoir rendu la liberté à Mahiet.

-- De sorte qu'en quittant le château de Beaumont, -- reprit Marguerite, -- notre ami est revenu directement à Paris ?

-- Oui, -- répondit tristement Marcel ; -- et un chagrin cruel et imprévu l'attendait ici.

-- Hélas ! -- dit Denise, -- la mort de son père ?

-- Ce coup a été affreux pour lui. Jugez de sa douleur : en arrivant, il court joyeux à la maison de notre vieil ami Lebrenn-le-Libraire... et là, Mahiet apprend la perte navrante qu'il a faite... Il a passé la fin du jour d'hier et cette nuit dans la solitude et dans les larmes. Ce matin, ainsi que je vous l'ai dit, il est venu me trouver à l'Hôtel de ville ; et ce soir nous pourrons du moins lui offrir les consolations d'une amitié éprouvée...

Agnès-la-Béguine, entrant à ce moment, dit à Marcel en lui remettant une petite médaille d'or émaillée de vert, sur laquelle on voyait un C et une N surmontés d'une couronne : -- Un homme, encapé jusqu'au nez et dont on voit à peine les yeux, est dans la boutique ; il désire vous entretenir à l'instant, maître Marcel ; et il m'a donné cet émail en me recommandant de vous l'apporter.

Marcel, à la vue de la médaille, tressaillit de surprise et dit à sa femme : -- Chère Marguerite, cette heure de repos sur laquelle je comptais, je n'en jouirai même pas... Laissez-moi seul ; descends avec Denise. Mahiet ne peut tarder à venir ; ne m'attendez pas pour souper. -- Puis, s'adressant à Agnès-la-Béguine : -- Faites monter ici cet homme.

-- Marcel, -- reprit Marguerite avec inquiétude, tandis que la servante sortait pour accomplir les ordres de son maître, -- tu es harassé de fatigue, et tu n'auras pas même le temps de prendre ton repas ?

-- Tout à l'heure, en descendant, je mangerai à la hâte quelque chose avant de sortir.

-- Quoi ! mon ami, encore une nuit de veillée !

-- J'ai convoqué une réunion nocturne au couvent des Cordeliers. Ah ! Marguerite ! -- ajouta Marcel, dont les traits s'assombrirent, -- l'enterrement de Perrin Macé sera peut-être le signal de grands événements !

Le prévôt des marchands s'interrompit à la vue de l'homme encapé qu'Agnès venait d'introduire. Marguerite sortit d'autant plus alarmée que les paroles inachevées de son mari réveillaient en elle le souvenir de son dernier entretien avec Pétronille Maillart. Après le départ des deux femmes, l'étranger, s'assurant que la porte était close, se débarrassa de sa chape et la jeta sur un meuble. Cet homme, d'une très-petite stature, âgé de vingt-cinq ans au plus et simplement vêtu d'un pourpoint de buffle, avait des traits fins et réguliers ; mais, malgré la grâce de sa figure, l'affabilité de ses manières et la douceur presque caressante de sa voix, quelque chose de sardonique dans son sourire et d'insidieux dans son regard trahissait la méchanceté de son âme et la dangereuse perversité de son esprit. Marcel, de plus en plus soucieux, semblait accepter la visite de l'étranger comme l'une de ces nécessités pénibles que subissent souvent les hommes mêlés aux grandes affaires publiques ; mais son attitude glaciale, son coup d'œil soupçonneux, révélaient sa répulsion pour ce personnage, auquel il dit : -- Je ne m'attendais pas à recevoir cette nuit dans ma maison le roi de Navarre.

CHARLES-LE-MAUVAIS (c'était son surnom mérité) répondit en souriant et de sa voix insinuante, l'un de ses charmes les plus perfides : -- Les rois ne se visitent-ils pas entre eux ? Quoi d'étonnant à ce que Charles, roi de Navarre, vienne visiter Marcel, roi du peuple de Paris ?

-- Sire, -- répondit Marcel avec impatience, -- que me voulez-vous ?

-- Tu es bref dans tes paroles !

-- Bref est le langage des affaires ; et d'ailleurs, il est bon de mesurer les paroles qu'on vous dit.

-- Tu te défies donc toujours de moi ?

-- Toujours et beaucoup.

-- J'aime ta franchise.

-- Sire... au fait : que voulez-vous ?

Charles-le-Mauvais resta un moment silencieux ; puis, attachant hardiment son œil de vipère sur le prévôt des marchands, il répondit lentement en pesant sur chacun de ses mots : -- Ce que je veux, Marcel ? Je veux être roi des Français !... Cela t'étonne ?

-- Non, -- répondit le prévôt des marchands avec un sang-froid qui stupéfia d'abord Charles-le-Mauvais ; -- tôt ou tard vous deviez en venir à cette ouverture.

-- Tu prévois les choses de loin... Et cette prévision, quand t'est-elle venue ?

-- Lorsque j'ai vu votre créature Robert-le-Coq, évêque de Laon, se jeter avec ardeur dans le parti populaire, et se montrer l'un des plus fougueux ennemis du roi JEAN, dont vous avez épousé la fille...

-- Cependant, si j'ai bonne mémoire, tu t'es fort servi de l'influence de l'évêque de Laon sur les États-généraux pour leur faire accepter ta fameuse ordonnance de réformes.

-- Tout instrument qui m'aide à faire le bien, je l'emploie.

-- Et ensuite, tu le brises ?

-- Oui, si cela est nécessaire ; mais Robert-le-Coq est trop souple pour qu'on le brise. Pourtant, malgré sa finesse, j'ai deviné son but secret.

-- Et ce but ?

-- Le peuple de Paris, dans son bon sens, a surnommé l'évêque de Laon une bisaguë à deux tranchants ; et le peuple, sire, a raison.

-- Explique-toi.

-- En se montrant si hostile au roi Jean, votre beau-père, et plus tard si hostile au régent, votre beau-frère, l'évêque de Laon jouait un double jeu : il voulait, à l'aide du parti populaire, d'abord détrôner la dynastie régnante...

-- Et puis ?

-- Et puis... vous donner la couronne. Voilà pourquoi, sire, je ne m'étonne point lorsque vous me dites : « Je veux être roi des Français. »

-- Et de ma prétention que penses-tu ?

-- Vous avez quelques chances de monter sur le trône.

-- Avec ton concours ?

-- Peut-être.

-- Il serait vrai ! -- s'écria le roi de Navarre pouvant à peine dissimuler sa joie. Puis, réfléchissant et jetant sur le prévôt des marchands un regard défiant, il garda un moment le silence et reprit : -- Marcel, tu me tends un piège... Je sais comment, et plus d'une fois, tu t'es exprimé sur mon compte.

-- Sire, on vous appelle Charles-le-Mauvais, et je vous tiens pour bien nommé ; mais vous êtes actif, subtil, aventureux ; vous commandez à de nombreuses bandes armées ; vos partisans sont puissants, vos richesses considérables ; vous êtes, en un mot, une force qui, le moment venu, peut être utile. Aussi vous ai-je fait délivrer de la prison où vous retenait le roi Jean, votre beau-père.

-- De sorte que moi, Charles, roi de Navarre, je ne serais qu'un instrument entre les mains de Marcel le marchand drapier ?

-- Sire, vous avez vos vues ; j'ai les miennes. Les voici. Entouré de détestables conseillers, le régent, hypocrite et tenace, se fait un jeu de ses serments. Il a signé, promulgué les ordonnances de réformes ; il m'a embrassé en pleurant, en m'appelant son bon père ; il a juré Dieu et tous ses saints qu'il voulait le bien du peuple, qu'il s'associait loyalement aux grandes mesures décrétées par l'Assemblée nationale. Le régent manque à toutes ses promesses : sa ruse, son inertie calculée, son mauvais vouloir, l'audace croissante de ses courtisans et de la noblesse, souveraine en ses domaines, entravent ou empêchent l'exécution des nouveaux édits. Le régent excite en secret la jalousie de grand nombre de villes communales, contre Paris, qui veut, dit-on, « gouverner seul la Gaule. » La noblesse, dans son inaction raisonnée, se renferme à l'abri de ses châteaux forts et laisse les Anglais étendre leurs ravages jusqu'aux portes de Paris. La fausse monnaie royale continue de ruiner le commerce, d'anéantir le crédit. Enfin, il y a deux jours, des favoris du régent font mutiler et supplicier un bourgeois de Paris sous leurs yeux, affichant ainsi l'insolent mépris de la cour pour les lois rendues par les États-généraux. Le plan de la cour est simple : lasser le pays à force de désastres ; rendre impossible le bien que l'on attendait si justement de l'Assemblée nationale, gouvernement populaire ayant le roi, non plus pour maître, mais pour agent ; enfin l'on espère pouvoir dire un jour au peuple, dont ces odieuses menées auront rendu la misère intolérable : « Peuple, voilà les fruits de ta rébellion. Au lieu de demeurer soumis, comme par le passé, à l'autorité souveraine de tes rois, tu as voulu régner par toi-même, en envoyant tes députés aux États-généraux ; tu portes aujourd'hui la peine de ta sotte audace. Puisse cette rude leçon te prouver une fois de plus que les princes sont nés pour commander en maître, les peuples pour obéir en sujets. Et maintenant, reprends avec une humble repentance ton joug séculaire ! »

-- Vrai Dieu ! tu aurais, comme moi, assisté souvent aux secrets entretiens de mon beau-frère et de ses conseillers, que tu ne serais pas mieux instruit de leurs projets !... Et s'ils triomphent, te voilà désespéré ?

-- Désespéré pour aujourd'hui, sire ; mais plein d'espoir pour demain. La conquête de la liberté est aussi certaine qu'elle est lente, laborieuse et pénible... Mais je ne désespère pas encore d'aujourd'hui : je veux essayer une dernière tentative sur le régent.

-- Et si tu échoues, tu viens à moi ?

-- Entre deux maux, sire, il faut bien choisir le moindre.

-- Enfin, tu crois trouver en moi ce qui manque au régent ?

-- Vous avez sur lui un avantage immense.

-- Lequel ?

-- Vous voulez devenir roi ; et la naissance du régent l'a fait roi.

-- Oublies-tu ma royauté de Navarre ?

-- En effet, sire, je l'oubliais... ainsi que vous l'oubliez pour la couronne de France. Je disais donc qu'un roi par droit de naissance regarde toute réforme comme une atteinte à son pouvoir... Vous, au contraire, vous regarderez les réformes comme un moyen d'usurper le pouvoir. Or, si perfide, si méchant que vous soyez, Charles-le-Mauvais, je vous défie de ne pas signaler votre avènement au trône, et cela dans votre seul intérêt, par de grandes mesures utiles au bien public. Ce sera autant d'acquis... plus tard nous aviserons...

-- À me renverser ?

-- J'y tâcherais, sire, et de toutes mes forces, du moment où vous vous écarteriez de la bonne voie.

-- Ainsi, tu détruirais sans remords ton ouvrage ?

-- Sans remords ! Et puis, voyez-vous, sire, il est bon que ce ne soient plus, comme au temps de la première et de la seconde race, les maires du palais ou les grands seigneurs féodaux qui détrônent les rois et changent les dynasties !

-- Et qui donc accomplirait cette rude besogne ?

-- Le peuple, sire !... Il faut que par expérience il apprenne, ce peuple encore enfant et crédule, qu'il peut d'un souffle balayer ses maîtres souverains, issus de la conquête et sacrés par l'Église. Aussi, lorsqu'un jour, dans des siècles peut-être, ce peuple atteindra l'âge de virilité, il comprendra la ruineuse et redoutable superfluité du pouvoir royal ; mais ces temps sont lointains ! De nos jours, le peuple, ignorant et coutumier, voudra, s'il détrône un maître, en couronner un autre, à condition qu'il soit prince. Vous êtes, sire, de ces prédestinés ; vous pouvez même quelque peu prétendre à régner sur la Gaule au nom d'une de vos aïeules dépossédée, je crois, de la couronne au bénéfice de son cousin Philippe de Valois, ancêtre du roi Jean. Donc, je vous l'ai dit, sire : il n'est point impossible que vous régniez un jour... éventualité déplorable ; mais réelle !

-- Il te faut du courage pour me parler ainsi !

-- Non, sire. Au lieu de vous dire la vérité, je vous flatterais bassement que, roi demain, votre premier soin serait toujours de vous défaire de moi.

-- De toi, qui m'aurais si utilement servi ?

-- À plus forte raison, car ma présence vous rappellerait sans cesse votre dette... Mais il n'importe ; que je meure aujourd'hui ou demain, que vous soyez roi ou non, que ma dernière tentative sur le régent échoue, que le parti de la cour triomphe, quoi qu'il arrive, si le présent échappe au parti populaire, l'avenir lui appartient. Oui, quoi qu'on fasse, l'ordonnance des réformes de 1356 et l'action souveraine de l'Assemblée nationale en ces temps-ci laisseront des traces impérissables. J'ai semé trop hâtivement, disent les uns... et ils ajoutent : « À semaille hâtive, moisson tardive ; » soit, mais j'ai semé... le grain est en terre, tôt ou tard l'avenir récoltera ! ma tâche est accomplie, je puis mourir. Maintenant, sire, je me résume ; si je ne réussis point dans ma dernière tentative sur le régent, j'ai recours à vous. L'on vous nommera d'abord capitaine général de Paris... ce sera votre premier pas vers le trône... ensuite nous aviserons à conduire la chose à bonne fin, selon notre devise.

-- Mes premières paroles, en entrant chez toi, ont été : -- Marcel, je veux être roi des Français. J'avais mon projet ; j'y renonce pour me ranger au tien, -- dit Charles-le-Mauvais en reprenant sa chape. -- Tu es un de ces hommes inflexibles que l'on ne convainc pas plus que l'on ne les corrompt. Je ne chercherai pas à te faire revenir de tes préventions contre moi, ou à acheter ton alliance. Si dangereuse qu'elle puisse être pour moi, je l'accepte telle que tu me l'offres ; je retourne à Saint-Denis attendre l'événement ; dans le cas où ma présence serait nécessaire à Paris, écris-moi et j'arrive. Je te demande un secret absolu sur notre entrevue.

-- Ce secret... nos intérêts communs l'exigent.

-- Adieu, Marcel.

-- Adieu, sire.

Et le roi de Navarre, s'encapant jusqu'aux yeux, quitta le prévôt des marchands. Celui-ci le suivit du regard et se dit après le départ de Charles-le-Mauvais : -- Nécessité fatale ! concourir à l'élévation de cet homme ! et pourtant il le faut ! Ce changement de dynastie peut m'aider à sauver la Gaule, si demain le régent trompe ma dernière espérance... Oui, Charles-le-Mauvais, pour usurper et conserver la couronne, entrera forcément dans cette large voie de réformes qui seules peuvent alléger le poids qui écrase le peuple des villes et surtout le peuple des champs ! Ô pauvre plèbe rustique ! si patiente dans ton martyre séculaire ! ô pauvre Jacques Bonhomme ! ainsi que t'appelle la noblesse dans son insolent et féroce orgueil, ton jour d'affranchissement approche ! Uni pour la première fois dans une cause commune avec la bourgeoisie et le peuple des cités, lorsque tu seras debout et en armes, Jacques Bonhomme, comme tes frères des villes, nous verrons si ce Charles-le-Mauvais, si mauvais qu'il soit, osera dévier de la voie où il faudra bien qu'il marche ! -- À ce moment une cloche ayant sonné, Marcel tressaillit et ajouta : -- J'aurai à peine le temps de me rendre au couvent des Cordeliers pour préparer nos amis à la mesure de demain... elle est terrible ! mais légitime comme la loi du talion... loi suprême et nécessaire en ces temps désastreux, où la violence ne peut être combattue, vaincue que par la violence ! Ah ! que le sang versé retombe sur ceux qui, poussant le peuple à bout, ont provoqué ces luttes impies !

Et ce disant, le prévôt des marchands descendit l'escalier de sa boutique pour aller rejoindre sa femme, sa nièce et Mahiet-l'Avocat, qui, selon le désir de Marcel, soupaient en l'attendant.

Guillaume Caillet, après s'être reposé dans la demeure de Rufin-Brise-Pot, l'avait accompagné au couvent des Cordeliers, où se pressait une foule avide d'entendre le prévôt des marchands. Les Cordeliers, ordre monacal pauvre, jalousant profondément les autres ordres et le haut clergé, si splendidement dotés, s'étaient rangés du parti de la ville contre la cour ; la grande salle de leur couvent servait habituellement de lieu de réunion aux assemblées populaires. Rufin, connaissant le frère portier, obtint pour lui et pour son compagnon la permission d'attendre Marcel dans le réfectoire, qu'il devait traverser avant de se rendre dans la salle où il devait haranguer le peuple. Cette salle immense, aux murailles et aux voûtes de pierre, seulement éclairée par deux lampes brûlant sur une sorte de tribune placée à l'une de ses extrémités, déjà s'encombrait d'une foule impatiente dont les premiers rangs étaient seuls vivement éclairés ; les autres, selon qu'ils s'éloignaient de plus en plus de la lumineuse estrade, restaient dans une demi-obscurité qui, à l'autre bout de la salle, se changeait presque en ténèbres. L'auditoire se composait de bourgeois et d'artisans dont un grand nombre portaient des chaperons mi-partie rouges et bleus, couleurs adoptées par le parti populaire, et des agrafes ayant pour devise ces mots : À bonne fin !

Les deux enterrements qui avaient eu lieu durant le jour, et dont le contraste et la signification étaient si évidents, servaient de texte aux entretiens de la réunion bruyante et animée ; les esprits les moins clairvoyants pressentaient l'imminence d'une crise décisive et d'un conflit inévitable entre le parti de la cour et le parti populaire, représentés, l'un par le régent, l'autre par le prévôt des marchands. Aussi, l'arrivée de ce dernier était-elle attendue avec autant d'impatience que d'anxiété. Au bout de peu d'instants, il entra par une porte pratiquée près de la tribune, et accompagné de plusieurs échevins, parmi lesquels se trouvait Jean Maillart ; puis venaient Mahiet-l'Avocat, Rufin-Brise-Pot et Guillaume Caillet. Ce dernier s'était assez longuement entretenu avec Mahiet et le prévôt des marchands avant leur entrée dans la grand'salle. Des acclamations enthousiastes saluèrent l'arrivée de Marcel et des échevins ; il monta sur l'estrade, au pied de laquelle resta Maillart ; les autres échevins s'assirent non loin de Marcel, qui bientôt s'exprima de la sorte au milieu du profond silence qui se fit peu à peu :

-- Mes amis, le moment est grave : pas de découragement ; mais plus d'illusion. Le régent et la cour ont jeté le masque ! Ce matin, à notre protestation solennelle contre l'arrêt inique et sanglant qui, au mépris des lois, a frappé Perrin Macé, la cour a répondu en suivant le convoi de Jean Baillet ; c'est un défi... Acceptons le défi !

-- Oui ! oui ! -- s'écria la foule ; -- le régent et ses courtisans ne nous feront pas reculer !

-- Un moment effrayé par l'énergie de l'Assemblée nationale, le régent avait accordé, juré l'accomplissement des réformes ! Les députés des villes de la Gaule, réunis à Paris en États-généraux, devaient, avec le loyal concours du régent, régir sagement, paternellement, le pays tout entier, comme les magistrats des communes régissent les cités. Ainsi, plus de tyrannie royale et féodale, plus de prodigalités ruineuses, plus de fausse monnaie, plus de justice vénale, plus d'impôts immodérés, plus de taxes arbitraires, plus d'exactions pillardes au nom du roi et des princes, plus d'odieux privilèges pour l'Église et pour la noblesse ; enfin, plus de ces droits seigneuriaux infâmes, horribles, qui soulèvent le cœur et révoltent la raison. Oui, voilà ce que nous voulions ; mais, décidément, le régent et la cour ne le veulent pas !...

-- Sang et tuerie ! il faudra bien qu'ils le veuillent ! -- s'écria Maillart d'une voix tonnante en se dressant sur son siège et gesticulant ; -- sinon, nous les massacrerons tous, depuis le régent jusqu'au dernier de ses courtisans ! Pas de criminelle faiblesse ! à mort les traîtres ! aux armes !

Grand nombre de voix dans la foule applaudirent à l'exaltation des paroles de Maillart ; et l'homme au chaperon fourré, qui se trouvait à cette réunion ainsi qu'il s'était trouvé le matin au convoi de Perrin Macé, allait disant de groupe en groupe : -- Hein ? mes amis, quel intrépide que maître Maillart ! il ne parle que de sang et de massacre ! Maître Marcel, au contraire, semble toujours craindre de se compromettre. Cela ne m'étonne point ; car l'on dit qu'il a secrètement embrassé le parti de la cour.

-- Lui... Marcel... trahir le peuple de Paris !... -- répondirent plusieurs voix ; -- vous radotez, bonhomme !

-- Enfin, mes amis, tenez, voyez ; Marcel se tait et ne répond pas à l'appel aux armes si bravement jeté par maître Maillart.

-- Hé ! comment voulez-vous que Marcel parle au milieu de ce bruit ? On ne l'aurait pas entendu ! et nous tenons à l'entendre. Mais silence ! il parle ; écoutons !

-- Pas de criminelle faiblesse, vous a dit mon vieil ami Maillart, -- reprit Marcel. -- Il a raison ; mais aussi pas de vengeance aveugle !... Aux armes ! vous a encore dit Maillart dans sa bouillante ardeur. Ah ! il faudra que bientôt peut-être ce cri : Aux armes ! cri suprême de l'opprimé réduit à en appeler à la force, éclate d'un bout à l'autre de la Gaule ; et dans les villes et dans les campagnes !

-- Eh ! que nous importent les campagnes ? -- s'écria Maillart. -- Faisons nos affaires nous-mêmes, pour nous-mêmes ; et vite et tôt retroussons nos manches et frappons sans pitié !

-- Ami, ton courage t'emporte, -- dit Marcel à Maillart avec un accent de reproche cordial. -- Est-ce que le bonheur et la liberté doivent être le privilège de quelques-uns ? est-ce que nous autres, bourgeois et artisans des cités, nous sommes le peuple entier ? est-ce qu'il n'y a pas des millions de serfs, de vassaux, de vilains, abandonnés sans merci au pouvoir féodal ? Et de ces malheureux, qui prend souci ? Personne ! Qui représente leurs intérêts aux États-généraux ? Personne !... -- Mais se retournant vers Guillaume Caillet, qui, à l'écart et dans l'ombre, écoutait attentivement le prévôt des marchands, il désigna le vieux paysan aux regards de l'auditoire et ajouta : -- Je me trompe !... Les serfs, en ce jour, sont ici représentés. Contemplez ce vieillard, et écoutez-moi...

Tous les yeux se tournèrent vers Guillaume, qui, dans sa timidité rustique, baissa la tête ; Marcel continua :

-- Écoutez-moi ! et votre cœur, comme le mien, bondira d'indignation ; comme moi, vous crierez : Justice et vengeance ! L'histoire de ce vassal est celle de tous nos frères des campagnes.

Cet homme avait une fille, la seule consolation de ses misères ; le nom de cette enfant, aussi belle que sage, vous dira sa candeur : on l'appelait Aveline-qui-jamais-n'a-menti. Elle fut fiancée à un garçon meunier, vassal comme elle ; lui, à cause de sa douceur, on l'appelait Mazurec-l'Agnelet. Le jour de leur mariage est fixé... Mais de nos jours, oui, de nos jours, à l'heure que je vous parle, la première nuit de noces de l'épousée appartient à son seigneur... Ils appellent cela le droit de prémices...

-- C'est une honte ! -- s'écria la foule dans son indignation furieuse, -- une exécrable honte !

-- Et de cette honte exécrable, ne sommes-nous pas complices en laissant nos frères la subir ? -- s'écria Marcel d'une voix tonnante qui domina les frémissements courroucés de la foule. Puis il reprit, au milieu d'un profond silence : -- Les seigneurs, si la mariée est laide ou s'ils sont las de violenter leurs vassales, se montrent bons princes : l'époux leur donne de l'argent, et il échappe à l'ignominie. Guillaume Caillet, c'est le nom du père de l'épousée, cet homme qui est là, que vous voyez, veut soustraire sa fille à la honte ; le bailli, en l'absence du seigneur, consentait au rachat du droit de prémices. Guillaume vend son unique bien : sa vache nourricière, et en remet le prix à Mazurec, qui, tout heureux, se rend au château pour redimer l'honneur de sa femme. Un chevalier passait d'aventure sur la route ; il dévalise le vassal. Celui-ci, arrivant éploré au manoir, reconnaît son voleur parmi les hôtes de son seigneur, récemment de retour ; le vassal lui demande grâce pour sa femme et justice contre son larron. « -- Ah ! ta fiancée, dit-on, est jolie, et tu accuses de larcin un de mes nobles hôtes, -- reprend le seigneur. -- Je mettrai ta fiancée dans mon lit ; et tu seras puni de mort comme diffamateur d'un chevalier... » -- Ce n'est pas tout... attendez ! -- s'écria Marcel en comprimant du geste une nouvelle explosion de la foule, de plus en plus indignée. -- Le vassal, désespéré, injurie son seigneur ; on jette le vassal en prison, c'est la coutume ; on traîne la fiancée au château... Elle résiste à son seigneur... il peut la garrotter et la violer ; le fait-il ? Non. Cela vous étonne ? Écoutez encore... Il s'agit de donner une éclatante leçon à Jacques Bonhomme ; de violer sa femme, non plus seulement au nom du droit du plus fort, mais de la violer au nom de la loi, au nom de la justice, au nom de ce qu'il y a de plus sacré en ce monde après Dieu ! Le seigneur se donne cette féroce jouissance. Il dépose à la sénéchaussée de Beauvoisis une plainte, entendez-vous bien ? une PLAINTE, CONTRE LA RÉSISTANCE DE SA VASSALE ! Les juges s'assemblent ; un arrêt est rendu au nom du droit, de la justice et de la loi. Cet arrêt, le voici : « Le seigneur ayant droit aux prémices de l'épousée sa vassale, il usera de son droit sur elle ; l'époux, ayant osé se révolter contre le légitime exercice de ce droit, fera, les mains jointes et à genoux, amende honorable à son seigneur ! De plus, ledit vassal ayant accusé de larcin un noble homme, et celui-ci demandant à prouver son innocence par les armes, nous ordonnons le duel judiciaire. Le chevalier, selon la loi, se battra armé de toutes pièces et à cheval, le serf à pied, armé d'un bâton ; et s'il est vaincu et qu'il survive, il sera noyé comme diffamateur d'un chevalier. »

À ces dernières paroles de Marcel, une explosion de fureur éclata dans l'auditoire ; Guillaume Caillet cacha dans ses mains son pâle et sombre visage. Le prévôt des marchands, dominant le tumulte, continua de la sorte :

-- La justice a prononcé ; l'arrêt est exécuté. On traîne la vassale garrottée dans le lit de son seigneur ; il la déshonore, et on la rend ensuite à son époux. Ce malheureux fait amende honorable à genoux devant son suzerain ; puis il va combattre demi-nu le chevalier couvert de fer... L'issue de ce duel, vous la devinez... le vassal, vaincu, est mis dans un sac et jeté à la rivière...

-- Et aujourd'hui, ma fille porte en son flanc un enfant de son seigneur ! -- s'écria Guillaume Caillet, effrayant de haine et de rage, en faisant quelques pas vers l'auditoire, frémissant encore d'horreur et d'épouvante. -- Que faudra-t-il en faire de cet enfant, s'il vient au monde, hein ? bourgeois de Paris ? -- ajouta le vieux paysan. -- Vous avez aussi des femmes, des filles, des sœurs, vous autres ! répondez, que feriez-vous ? Cet enfant de la honte et du viol, faudra-t-il l'aimer comme l'enfant de ma pauvre fille ? faudra-t-il le haïr comme l'enfant du noble, du bourreau d'Aveline ? et au jour de la naissance du louveteau, lui briser la tête pour qu'il ne devienne pas loup ?

À ces paroles de Guillaume Caillet, personne ne répondit. Un morne silence régna dans la foule, et Marcel s'écria :

-- Voilà donc ce qui se passe aux portes de nos cités ! Le peuple des campagnes livré sans pitié à la merci des seigneurs ! les femmes violées ! les hommes mis à mort ! Les vassaux, dans leur désespoir, invoquent-ils la justice des hommes, suprême espérance des opprimés ? La justice, par ses arrêts, consacre le droit de viol, consacre le droit de meurtre ! Que voulez-vous qu'ils fassent alors, ces vassaux ? dites ? Et si, poussés à bout par la misère, par la rage, répondant à leurs seigneurs par de terribles représailles, ils se vengent, eux et leurs pères, d'un martyre de tant de siècles, qui oserait les condamner ?

-- Personne ! -- cria la foule, -- personne ne les blâmerait !

-- Ne pas les blâmer, est-ce assez ? Ne sont-ils pas nos frères ? ne sont-ils pas, comme nous, fils de notre mère-patrie ? Ah ! longtemps, trop longtemps, par notre criminelle indifférence, nous avons été complices des bourreaux de tant de victimes ! De notre égoïsme nous portons aujourd'hui la peine méritée ! Oui, nous avons cru, nous autres habitants des villes, suffire à dompter les seigneurs et la royauté, à réformer les exécrables abus qui nous écrasent ; voyez ce qui se passe aujourd'hui, sous nos yeux ! Le régent et ses partisans trahissent leurs serments, ruinent nos espérances ; en vain, pour rappeler à ce prince ses promesses sacrées, je lui ai demandé audience sur audience, au nom des États-généraux ;... les portes du Louvre m'ont été fermées. L'audace du régent est grande ; mais d'où lui vient-elle, cette audace ? le savez-vous ? De ce que notre pouvoir finit aux portes de nos villes, là où commence l'exécrable tyrannie des seigneurs ! Quoi ! ils tiennent dans la servitude et la terreur les trois quarts du peuple de la Gaule, qu'ils pressurent jusqu'à la moelle, jusqu'au sang ! et nous, bonnes gens, nous avons cru que la noblesse ne se liguerait pas avec la royauté pour empêcher l'exécution des lois nouvelles ! Est-ce que ces lois, abolissant d'odieux privilèges, ne tendaient pas à assurer le salut et l'affranchissement du pays tout entier ? est-ce que l'affranchissement du pays ne mettrait pas terme à la domination de ces fainéants couronnés, mitrés et casqués, qui vivent de nos labeurs quotidiens ou des impôts dont ils nous écrasent, nous, bourgeois, artisans ou laboureurs ? Comprendrez-vous enfin que jamais nous n'obtiendrons de réformes sincères, durables et fécondes, sans une étroite alliance avec les gens des campagnes ? Est-ce que si demain, à un signal donné, les serfs se soulevaient en armes contre leurs seigneurs, les gens des villes contre les officiers royaux, il y aurait au monde une puissance humaine capable de dominer ce soulèvement de tout un peuple ? Le régent et quelques milliers de seigneurs et d'hommes d'armes voudraient-ils résister ?... Ils seraient emportés, anéantis, dans cette tempête populaire ; et, le ciel redevenu serein, le peuple des Gaules, jadis asservi et déshérité par la conquête, rentrant en possession de sa liberté, de son sol, verrait s'ouvrir pour lui un avenir de paix, de grandeur et de prospérité sans fin !... Et cette espérance n'est pas chimérique, cet avenir, il dépend de vous de le réaliser, en vous unissant étroitement avec nos frères les paysans !... Le voulez-vous ?

-- Oui ! oui ! -- s'écrièrent les échevins présents à cette réunion.

-- Oui ! oui ! -- répétèrent les mille voix de la foule avec un enthousiasme impossible à rendre ; -- unissons-nous à nos frères des campagnes ! Leur cause est la nôtre ; que notre devise soit aussi la leur : À bonne fin pour les gens des villes ! À bonne fin pour les paysans !

-- Viens, pauvre martyr ! -- s'écria Marcel les yeux baignés de larmes, en pressant contre sa poitrine Guillaume Caillet, non moins ému que le prévôt des marchands, -- viens ! J'en prends à témoin le ciel et ces cris échappés de tant de cœurs généreux apitoyés par le récit des tortures de ta famille... viens... elle est conclue, en ce jour solennel, l'indissoluble alliance de tous les enfants de notre mère-patrie ! Unissons-nous contre l'ennemi commun ! Artisans, bourgeois et paysans, ici, jurons-le : Tous pour chacun ; chacun pour tous ! et à bonne fin la bonne cause !

Ô fils de Joel ! moi, Mahiet-l'Avocat, qui écris cette légende, jamais je n'oublierai l'élan sublime, le saint enthousiasme de la foule à la vue du prévôt des marchands, vêtu de la robe magistrale, serrant dans ses bras le serf aux mains calleuses et vêtu de haillons ! Et moi, je me disais : « -- La voilà donc à jamais cimentée cette alliance si ardemment désirée par Fergan, notre aïeul ; cette alliance qui peut seule mesurer l'affranchissement de la Gaule ! Va-t-il enfin se lever ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande ?... »

Guillaume, profondément surpris et touché de ce qu'il voyait et entendait, se sentit, malgré sa rudesse énergique, prêt à défaillir ; il fut obligé de s'adosser au mur, tandis que Marcel s'écriait :

-- Mes amis, que tous ceux qui veulent mener la bonne cause à bonne fin se trouvent demain matin en armes sur la place de l'église Saint-Éloi ; vous ne m'y attendrez pas longtemps, et je vous ferai part de ma résolution.

-- Compte sur nous, Marcel ! -- cria la foule ; -- nous serons tous au rendez-vous ! -- Nous te suivrons les yeux fermés ! -- Vive Marcel ! -- Vivent les paysans ! -- À bonne fin ! à bonne fin !

Et la foule sortit en tumulte de la grand'salle du couvent des Cordeliers.

-- Voyez-vous, mes compères, à quel point ce Marcel se défie du bon peuple de Paris ! -- dit l'homme au chaperon fourré à plusieurs citadins qui, comme lui, quittaient la salle. -- L'avez-vous entendu ? J'en crois à peine mes oreilles !...

-- Quoi ! qu'a-t-il dit ?

-- Comment ! il appelle à son secours les manants ! les rustres des campagnes ! Ne sommes-nous donc pas assez vaillants pour faire nous-mêmes nos affaires sans l'appui de messire Jacques Bonhomme ? Vraiment, maître Marcel n'a jamais montré plus ouvertement tout le mépris qu'il a pour nous ! Ah ! maître Jean Maillart est bien autrement ami du peuple !

Le soleil est depuis longtemps levé. Le régent, qui, récemment et pour cause, est venu habiter la tour du Louvre, a quitté son lit, placé au fond de sa vaste chambre à solives peintes et dorées, aux tentures magnifiques ; de riches fourrures couvrent le plancher. Quelques favoris ont l'insigne honneur d'assister au lever de ce mièvre et sournois jouvenceau qui règne sur la Gaule. L'un de ces courtisans, le seigneur de Norville, jaloux de l'emploi des serviteurs du prince, s'est agenouillé à ses pieds et lui chausse ses souliers, à longues pointes recourbées ; tandis que le régent, assis au bord de sa couche, la tête baissée, soucieux, pensif et faisant, selon son habitude, tourner ses pouces, se laisse machinalement chausser. Hugues, sire de Conflans, maréchal de Normandie, l'ordonnateur de la mutilation et du supplice de Perrin Macé, s'entretient à voix basse dans l'embrasure d'une fenêtre avec Robert, maréchal de Champagne, autre conseiller du prince. Celui-ci, après avoir pendant quelque temps encore regardé ses pouces tourner, lève la tête ; et, de sa voix grêle, appelant le maréchal de Normandie, lui dit : -- Hugues, à quelle heure ferme-t-on le barrage de la Seine au-dessous de la poterne qui conduit au bord de la rivière ?

-- Sire, le barrage est fermé à la tombée du jour. -- Et le maréchal ajouta avec un ricanement sardonique : -- C'est l'ordre de Marcel !

-- De sorte que, la nuit venue, aucun bateau ne peut sortir de Paris ?

-- Non, sire ; la nuit venue, personne ne peut sortir de Paris ni par eau ni par terre ; toujours par ordre de Marcel.

-- En ce cas, -- reprit le régent sans regarder son interlocuteur et après avoir réfléchi pendant quelques instants, -- tu te procureras ce matin un bateau ; tu le feras amarrer sur la rive en dehors du barrage, à peu de distance de la poterne où aboutit le petit escalier de la tour. Toi et Robert, -- ajouta le régent en désignant du geste le maréchal de Champagne, -- vous vous tiendrez prêts à m'accompagner lorsque la nuit sera venue.

Les deux favoris restèrent un moment muets de surprise ; puis le maréchal s'écria : -- Quoi ! sire, vous songeriez à quitter Paris de nuit et furtivement ? vous laisseriez ainsi la place à ce misérable Marcel ? Eh ! mordieu ! si cet insolent bourgeois vous gêne, sire, suivez le conseil que je vous ai donné tant de fois ! Faites pendre le Marcel et son échevinage, comme j'ai fait pendre Perrin Macé ! Cette exécution a-t-elle soulevé les Parisiens ? Non, pas un de ces musards n'a osé broncher ; ils se sont couardement contentés de se rendre en masse aux funérailles du pendu ! Je vous le répète, sire, chargez-moi de vous débarrasser de Marcel ainsi que de sa bande ; et tout sera dit.

-- Il y a entre autres croquants à pendre haut et court, -- ajouta le maréchal de Champagne, -- un certain Maillart qui ne tarit point en propos violents et meurtriers contre la cour !

-- Maillart ! -- dit vivement le régent en attachant sur ses courtisans son regard morne et faux, -- qu'on ne touche pas à un cheveu de la tête de Maillart !

-- Soit, sire, -- répondit le maréchal de Normandie assez surpris des paroles du prince, -- épargnez Maillart ; mais, pour Dieu ! que ces autres insolents meneurs des États-généraux soient mis à mort, et Marcel le premier de tous !

-- Hugues, -- répondit le prince en se levant pour endosser sa robe, que le seigneur de Norville s'empressa d'offrir à son maître après l'avoir chaussé, -- que le bateau soit, selon mes ordres, préparé pour ce soir.

-- Quoi, sire ! -- s'écria le maréchal presque courroucé, -- vous n'écoutez pas mes avis ! prenez garde... votre clémence pour ces vils bourgeois vous perdra !

-- Ma clémence ! -- reprit le jeune prince en jetant sur le maréchal un regard d'une expression tellement sinistre que le courtisan, comprenant la secrète pensée de son maître, répondit : -- Si vous êtes décidé à faire prompte justice de cette insolente bourgeoisie, pourquoi tant tarder, sire ?

-- Oh ! oh ! pourquoi ? -- dit le jeune prince en hochant la tête ; puis, restant de nouveau pensif, il reprit après quelques moments de silence : -- Que ce soir le bateau soit prêt !

Les favoris du régent connaissaient trop sa ténacité indomptable et sa profonde dissimulation pour essayer d'obtenir de lui qu'il s'expliquât plus clairement ; cependant le maréchal de Normandie allait de nouveau reprendre la parole lorsqu'un des officiers du palais entra et dit : -- Sire, le seigneur de Nointel et le chevalier de Chaumontel demandent à être introduits pour prendre congé de vous, faveur que vous leur avez accordée hier.

Le régent ayant fait un signe de tête affirmatif, Conrad de Nointel et son ami entrèrent dans la chambre royale et s'inclinèrent respectueusement devant le prince. Les fatigues de la guerre n'avaient en rien altéré la santé des deux chevaliers, revenus de la bataille de Poitiers sans la plus légère blessure ; tous deux avaient des premiers lâchement tourné bride à la tête de la noblesse ; et le fiancé de la belle Gloriande de Chivry ne ramenait point les dix prisonniers anglais que la noble demoiselle voulait voir conduits enchaînés à ses pieds, comme gage de la vaillance de son futur époux.

-- Ainsi donc, Conrad de Nointel, tu quittes déjà notre cour pour retourner dans ta seigneurie ? -- dit le régent. -- Nous espérons te revoir en de meilleurs temps ; nous aimons toujours à compter un Neroweg parmi nos fidèles, car ta famille est, dit-on, aussi ancienne que celle des premiers rois franks qui ont conquis cette terre des Gaules... N'as-tu pas un frère aîné ?

-- Oui, sire ; la branche aînée de ma famille habite, en Auvergne, ses domaines qu'elle doit à l'épée de mes aïeux, compagnons de guerre de Clovis. Mon père avait quitté son château de Ploërmel, situé près de Nantes, pour venir habiter Nointel, qui lui était échu en héritage de ma mère. Il préférait le voisinage de Paris et de la cour au voisinage de la sauvage Bretagne ! Je suis de l'avis de mon père, et jamais je ne mettrai les pieds dans les lointains domaines qui sont régis par mes baillis.

-- J'espère que tu tiendras ta promesse, car l'illustre antiquité de ta race me rend plus jaloux encore de te conserver à ma cour.

-- Sire, j'y reviendrai pour un double motif, car voir la cour est le plus grand désir de la damoiselle de Chivry, ma fiancée ; c'est pour aller l'épouser que j'ai hâte de quitter Paris ; puis aussi pour recueillir l'argent nécessaire à notre rançon.

-- Quoi ! vous avez été tous deux prisonniers des Anglais ?

-- Oui, sire, -- reprit le chevalier de Chaumontel ; -- mais comme je ne possède que mon casque et mon épée, Conrad, en loyal frère d'armes, se charge de payer pour moi...

-- Les Anglais vous ont donc laissés libres sur parole ?

-- Oui, sire, -- répondit Conrad de Nointel, -- j'ai été pris par les hommes du duc de Norfolk ; il a mis notre rançon au prix de six mille florins. « Soit, duc, -- lui ai-je dit ; -- mais, si tu me gardes ici, jamais mon bailli ne pourra obtenir de mes vassaux une somme si considérable ; pour l'arracher à ces vilains, il faut la main vigoureuse de leur seigneur. Laisse-moi donc retourner dans mes domaines, et je te jure ma foi de catholique et de chevalier que je te rapporterai les six mille florins de ma rançon. »

-- Et l'Anglais a accepté ?

-- Sans hésitation, sire, et apprenant que ma seigneurie était située dans le Beauvoisis, il m'a dit : -- « J'ai un certain bâtard, nommé le capitaine Griffith, qui bat depuis longtemps les environs du Beauvoisis avec sa bande. »

-- Il est vrai, -- dit l'un des courtisans ; -- mais heureusement les châteaux fortifiés des seigneurs sont à l'abri des ravages de ce chef d'aventuriers ; car il met, depuis deux mois, le pays plat à feu et à sang ! On dit que c'est lamentable !

-- Eh bien ! -- reprit le régent avec un sourire cruel, -- que les bourgeois, qui prétendent gouverner à notre place, fassent cesser ces désastres ! -- Puis s'adressant au seigneur de Nointel : -- Continue et apprends-nous ce que ce capitaine aventurier a de commun avec ta rançon !

-- Sire, c'est à ce Griffith que je dois remettre le prix de mon rachat, ainsi qu'une lettre que m'a donnée pour lui le duc de Norfolk, et...

Le maréchal de Normandie, prêtant l'oreille du côté de la fenêtre, interrompit Conrad de Nointel en disant : -- Quel est ce bruit ?... il me semble entendre des rumeurs lointaines.

-- Des rumeurs ! -- s'écria le seigneur de Norville en regardant le régent d'un air respectueusement courroucé, -- quels audacieux se permettraient de pousser des rumeurs aux abords du palais du roi, notre souverain maître !

-- Ce ne sont plus des rumeurs, mais des cris menaçants, -- ajouta vivement le maréchal de Champagne en courant à la porte qu'il ouvrit, et aussitôt une bouffée de clameurs furieuses pénétra dans la chambre royale ; presque en même temps un des officiers du palais, accourant du fond d'une longue galerie, pâle et épouvanté, s'écria en se précipitant dans l'appartement : -- Sire, fuyez ! le peuple de Paris envahit le Louvre ! vos gardes sont désarmés ! fuyez, sire ! il en est temps encore ! fuyez !

-- À moi, mes amis !... -- s'écria le régent, blême de terreur, en se réfugiant sur son lit et tâchant de se cacher dans les rideaux, -- défendez-moi... ces scélérats en veulent à ma vie.

Au premier signal du danger, les maréchaux de Normandie et de Champagne, ainsi que quelques autres courtisans, avaient résolûment mis l'épée à la main ; Conrad de Nointel et son ami le chevalier de Chaumontel, d'une vaillance toujours tempérée par une extrême prudence, cherchèrent des yeux une issue protectrice, tandis que le seigneur de Norville, sautant sur le lit, tâchait de se cacher sous le même rideau que le régent, en s'écriant : -- Je n'abandonne pas mon maître. -- Soudain une seconde porte, faisant face à celle de la galerie, s'ouvrit, et un grand nombre d'officiers du palais, de prélats et de seigneurs, entrèrent précipitamment ; ils avaient jusqu'alors attendu dans une salle voisine le lever du régent, et ils accouraient éperdus en criant : -- Le Louvre est envahi par le peuple !... Marcel est à la tête d'une bande de meurtriers ! Sauvez le régent !

Presque au même instant les courtisans virent apparaître au fond de la galerie aboutissant à la chambre royale, Marcel accompagné d'une foule compacte armée de piques, de haches et de coutelas. Ces hommes, bourgeois ou artisans de Paris, ne poussaient plus aucun cri ; l'on n'entendait que le piétinement de leurs pas sur les dalles de la galerie. Le silence de cette foule armée semblait plus redoutable que les clameurs qu'elle poussait naguère. À sa tête s'avançait le prévôt des marchands, calme, grave et résolu ; un peu derrière lui marchaient Guillaume Caillet armé d'une pique, Rufin-Brise-Pot tenant une masse d'armes, et Mahiet-l'Avocat l'épée à la main. Pendant le peu d'instants que Marcel mit à traverser la galerie, ces courtisans éperdus tinrent à mots rompus une sorte de conseil ; mais aucun de ces avis confus et précipités ne prévalut ; le régent resta caché dans les rideaux de son lit, ainsi que le seigneur de Norville ; la majorité des courtisans, pâles et tremblants, mais que le respect humain empêchait de fuir, se pressèrent dans la partie la plus reculée de la chambre, tandis que Conrad de Nointel et son ami, moins scrupuleux, ayant trouvé moyen de se rapprocher de la seconde porte qui donnait sur un autre appartement, s'esquivèrent prudemment.

Marcel, en se présentant au seuil de la chambre royale, ne trouva prêts à en défendre l'accès que les deux maréchaux l'épée à la main. Mais, en ce moment suprême, soit que l'aspect du prévôt des marchands leur en imposât, soit qu'ils reconnussent l'inutilité d'une lutte mortelle pour eux, ils abaissèrent leurs épées.

-- Où est le régent ? -- demanda Marcel d'une voix haute et ferme, -- je désire lui parler ; il n'a rien à craindre de nous.

L'accent du prévôt des marchands était si sincère, la loyauté de sa parole si généralement reconnue, même par ses ennemis, que, cédant à la fois à un sentiment de dignité royale et à la confiance que lui inspirait la promesse de Marcel, le jeune prince sortit de derrière ses rideaux, enhardi d'ailleurs par la présence des gens de cour et par l'attitude en apparence impassible des gens armés qui venaient d'envahir le Louvre :

-- Me voici, -- dit le régent en faisant quelques pas à la rencontre de Marcel, et pouvant à peine, malgré sa profonde dissimulation, cacher la colère qui succédait chez lui à l'épouvante ; -- que me veut-on ?

Marcel se retourna vers les hommes armés dont il était suivi, leur demanda du geste et du regard de rester silencieux et de ne pas dépasser la porte de la chambre royale où il entra seul ; le régent, après s'être consulté pendant quelques instants à voix basse avec ses courtisans, reprit d'une voix de plus en plus rassurée en s'adressant au prévôt des marchands : -- Ton audace est grande !... entrer en armes dans mon palais !...

-- Sire ! depuis longtemps je vous ai en vain demandé par lettres une audience ; j'ai dû forcer vos portes pour vous faire entendre, au nom du pays, un langage d'une sincérité sévère...

-- Finissons, -- dit le régent avec impatience. -- Que veux-tu ?

-- Sire ! d'abord l'accomplissement loyal des ordonnances de réformes que vous avez signées et promulguées. Ces réformes peuvent seules sauver le pays...

-- On t'appelle le roi de Paris, -- répondit le régent avec un sourire amer et sardonique. -- Eh bien ! règne... sauve le pays !... N'es-tu pas tout-puissant ?

-- Sire ! la voix de l'Assemblée nationale a été écoutée à Paris et dans quelques grandes villes ; mais vos partisans et vos officiers, souverains dans leurs seigneuries, ou dans les pays qu'ils gouvernent en votre nom, se liguent pour empêcher l'exécution des lois dont dépend le salut de la Gaule. Il faut qu'un pareil état de choses cesse, promptement, sire... très-promptement !

Le régent se retourna vers un groupe de prélats et de seigneurs, à la tête desquels se trouvait le maréchal de Normandie, se consulta de nouveau pendant quelques instants avec eux à voix basse ; puis il répondit au prévôt des marchands d'un ton hautain : -- Sont-ce là toutes tes doléances ?

-- Ce ne sont point, sire, des doléances ; ce sont d'impérieux avertissements.

-- Que demandes-tu encore ?

-- Un acte de justice et de réparation, sire : Perrin Macé, bourgeois de Paris, a été mutilé, puis mis à mort, au mépris du droit et des lois, par l'ordre de l'un de vos courtisans... Il faut, sire, que celui-là qui a fait supplicier un innocent soit condamné au supplice qu'a subi sa victime !

-- Par la croix du Sauveur ! -- s'écria le régent, -- tu oses venir me demander ici la condamnation du maréchal de Normandie, le meilleur de mes amis !

-- Le pire de vos ennemis, sire ! Cet homme vous perd par ses détestables conseils.

-- Quoi ! impudent coquin ! -- s'écria le maréchal de Normandie furieux, en menaçant Marcel de son épée, -- tu as l'audace de...

-- Pas un mot de plus, -- reprit le régent en interrompant son favori et abaissant d'un geste l'épée dont il menaçait Marcel, -- c'est à moi de répondre ici ; et je répondrai à maître Marcel de sortir de céans et sur l'heure.

-- Sire, -- répondit le prévôt des marchands avec une sorte de commisération protectrice, -- vous êtes jeune, et j'ai les cheveux gris... votre âge est impétueux, le mien est calme... donc, je vous en conjure au nom du pays, au nom de votre couronne, accomplissez loyalement vos promesses ; et, si pénible qu'elle vous semble, accordez la réparation que je vous demande au nom de la justice. Prouvez ainsi que, lorsque la loi est audacieusement violée, vous punissez le coupable, quel que soit son rang... Sire, croyez-moi, il est temps pour vous, plus que temps, d'écouter enfin la voix de l'équité !...

-- Et moi, je te dis, maître Marcel, -- s'écria le prince, furieux, -- qu'il est temps, plus que temps, de mettre terme à tes insolentes requêtes ! Sors d'ici à l'instant !...

-- Oui, hors d'ici ce manant rebelle à son roi ! -- s'écrièrent les courtisans, rassurés et trompés, comme le régent, par l'attitude des gens armés dont Marcel était accompagné, et qui demeuraient immobiles et muets ; aussi, s'adressant à eux, le maréchal de Normandie s'écria :

-- Et vous, bonnes gens de Paris, qui maintenant regrettez, je le vois, la criminelle démarche où cet endiablé rebelle vous a entraînés malgré vous, joignez vous à nous, les vrais amis de votre roi, pour punir la trahison de ce misérable Marcel...

Le prévôt des marchands étouffa un soupir de regret, se recula de deux pas pour se mettre hors d'atteinte de l'épée dont le maréchal le menaçait, se retourna vers ses hommes et leur dit : -- Faites ce pourquoi vous êtes venus(14).

À ces mots, les hommes armés, jusqu'alors fidèles aux recommandations de Marcel, se dédommagèrent de leur silence et de leur contrainte prolongée par une explosion de cris indignés, menaçants, qui frappèrent de stupeur et d'épouvante le régent et ses courtisans. Rufin-Brise-Pot s'élança sur le maréchal de Normandie et le saisit au collet en lui disant : -- Tu as fait mutiler et pendre Perrin Macé ; tu seras à ton tour pendu !... Viens, ta potence est préparée...

-- Tiens, truand ! -- répondit le maréchal en portant à l'écolier un coup d'épée qui lui traversa le bras gauche ; -- la corde qui doit me pendre n'est pas encore tressée.

-- Non ; mais le fer qui t'assommera est forgé, mon noble homme ! -- répondit l'écolier en assénant sur la tête du maréchal un furieux coup de masse d'armes. -- On m'appelait Rufin-Brise-Pot ; par Jupiter ! on m'appellera Rufin-Brise-Tête !...

L'écolier disait vrai : le crâne du maréchal éclata ; et il expira en tombant aux pieds du régent, dont il ensanglanta la robe. Durant le tumulte qui suivit ces justes représailles, le maréchal de Champagne s'élança sur Marcel, le poignard à la main ; mais Guillaume Caillet, qui jusqu'alors avait cherché d'un œil ardent le sire de Nointel parmi la foule brillante, se jeta au devant du prévôt des marchands, prévint Mahiet, qui s'élançait dans la même intention, et le vieux paysan plongea sa pique dans le ventre du maréchal en s'écriant avec une joie farouche : -- Et d'un !... c'est mon premier !... -- Le corps du courtisan roula sur le plancher. Pendant la rapide exécution de ces représailles, les seigneurs et les prélats qui étaient successivement accourus dans la chambre royale s'enfuirent éperdus par la porte qui leur avait donné accès ; et lorsque le régent, qui, défaillant de terreur, venait de s'affaisser sur son lit en cachant sa figure entre ses mains, rouvrit les yeux, il se vit seul avec Marcel, non loin des cadavres de ses deux conseillers. Les hommes armés s'étaient lentement retirés dans la galerie, ainsi que Guillaume ; et Mahiet s'occupait, près d'une fenêtre, de bander, à l'aide de son mouchoir, la blessure de l'écolier ; enfin, dépassant l'une des draperies du lit, derrière lesquelles il s'était jusqu'alors tapi immobile et coi, l'on voyait les pieds du seigneur de Norville, qui n'avait pas même eu la force de fuir.

-- Grâce ! maître Marcel ! -- s'écria le régent, livide d'épouvante, en se jetant aux genoux du prévôt des marchands et levant vers lui ses mains suppliantes et ses yeux noyés de larmes ; -- ne me tuez pas, ayez pitié de moi, mon bon père !

-- Vous tuer ! -- dit Marcel péniblement ému de ce soupçon et se courbant pour relever le régent, -- vous tuer ! Ah ! que mon nom soit maudit si la pensée d'un pareil crime m'est jamais venue ! Ne craignez rien, sire, et relevez-vous !

-- Non, bon père ! c'est à genoux que je vous demande pardon d'avoir si longtemps méconnu vos sages avis et écouté de mauvais conseillers. -- Puis, éclatant en sanglots, le jeune prince ajouta en se tordant les mains de désespoir : -- Hélas ! mon Dieu ! seul et si jeune, loin de mon pauvre père, prisonnier... est-ce ma faute si j'ai placé ma confiance dans les hommes dont j'étais entouré ? -- Jetant alors les yeux sur les cadavres des deux maréchaux, il reprit avec un accent de douleur déchirante : -- Ah ! les voilà ceux qui m'ont perdu ! Ils m'aimaient, ils m'avaient vu naître ; mais, comme moi, ils étaient aveuglés par l'erreur !... Ah ! bon père ! ne me reprochez pas de pleurer sur le sort de ces malheureux ; ce sont les derniers adieux que je leur adresse ! -- Et le régent, toujours agenouillé, s'affaissa sur lui-même, cacha sa figure dans ses mains et continua de sangloter.

Marcel, depuis longtemps, connaissait par expérience la profonde duplicité du régent, duplicité presque incroyable dans un âge si tendre ; cependant, la sincérité de l'accent de ce jeune homme, ses prières touchantes, ses pleurs, les regrets qu'il ne craignait pas de témoigner au sujet de la mort de ses deux conseillers, tout fit penser au prévôt des marchands que le prince, effrayé des terribles représailles accomplies sous ses yeux, se reprochait amèrement ses erreurs, et qu'enfin, convaincu que son intérêt surtout lui commandait de rompre avec un passé funeste, il voulait fermement marcher dans la bonne voie. Aussi Marcel, se félicitant de cet heureux changement, dit tout bas à Mahiet : -- Fais retirer nos gens de la galerie ; qu'ils sortent du palais et aillent s'assembler avec le peuple sous la grande fenêtre du Louvre ; toi et Rufin, restez près de moi. Je vais emmener le régent hors de cette chambre : la vue de ces deux cadavres lui est trop pénible.

Mahiet et l'écolier exécutèrent les ordres du prévôt des marchands. Le régent, affaissé sur lui-même, continuait de sangloter ; le seigneur de Norville sortit de sa cachette sans être remarqué du prince et, s'approchant sur la pointe du pied, lui dit : -- Sire, le plus fidèle de vos serviteurs est glorieux d'avoir bravé mille morts plutôt que de vous laisser seul avec ces rebelles scélérats ; souffrez, noble et cher maître, que je vous aide à vous relever.

Le régent obéit machinalement, et, s'apercevant que Marcel, occupé de donner ses instructions à Mahiet et à Rufin, ne pouvait ni le voir ni l'entendre, il dit tout bas à Norville : -- Ne me quitte pas, épie le moment où je pourrai te parler sans être vu de personne. -- Remarquant alors que Marcel se rapprochait de lui, tandis que l'avocat et l'écolier sortaient de la chambre, le régent, poussant un sanglot lamentable, se tourna vers les cadavres des deux maréchaux et murmura d'une voix étouffée : -- Adieu, ô vous qui m'aimiez et de qui j'ai partagé les funestes erreurs... Adieu ! une dernière fois, adieu...

-- Venez, sire, venez ! -- dit Marcel avec douceur en emmenant le régent dans la galerie ; -- venez, appuyez-vous sur moi !

Le seigneur de Norville suivit le prince, qu'il couvait de l'œil, et dit à demi-voix au prévôt des marchands : -- Ah ! maître Marcel, soyez le protecteur, le tuteur de mon pauvre jeune maître... il a toujours eu un grand fonds de tendresse pour vous !

-- Maintenant, sire, deux mots, -- dit Marcel au régent lorsqu'ils eurent fait quelques pas. -- Je crois à vos promesses... je crois à la salutaire influence du terrible exemple dont vous avez été témoin !... Ah ! ce sont là de douloureuses extrémités ; mais la violence engendre fatalement la violence !... Il dépend de vous, sire, que de pareilles représailles ne se renouvellent plus... Donnez le premier l'exemple de votre respect pour la loi ; faites qu'elle règne, et non la force. Tous alors en appelleront à la loi au lieu d'en appeler à la force, dernier recours des hommes lorsqu'en vain ils ont invoqué la justice ! Sire, je vous le déclare, le moment est décisif ; si vous trompiez encore nos espérances... nos dernières espérances ; s'il nous était malheureusement démontré par une suprême épreuve que vous êtes incapable ou indigne de régner, sous le contrôle vigilant et sévère des États-généraux, élus par la nation, je vous le dis sincèrement, sire, le peuple, à bout de déceptions, de souffrances, de désastres, de misères, respecterait votre vie, mais se choisirait un roi plus soucieux du bien public...

-- Hélas ! bon père ! à quoi bon ces menaces ? Je suis un pauvre jeune homme à votre merci !

-- Sire, je ne vous menace pas ; loin de moi une pareille lâcheté ! Je vous montre les choses sous leur véritable aspect : il dépend de vous de puissamment concourir au salut du pays ; vous pouvez faire bénir votre nom ; le voulez-vous ?

-- Si je le veux !... Grand Dieu ! oh ! parlez, parlez, bon père... je vous obéirai comme le fils le plus respectueux ; je vous le jure sur le salut de mon âme : désormais vous serez mon seul conseiller... Parlez ; qu'ordonnez-vous ?

-- Le peuple est assemblé devant le Louvre... il sait déjà la mort du maréchal de Normandie. Paraissez à la fenêtre... dites à la foule quelques bonnes paroles ; annoncez hautement vos sages résolutions ; déclarez que la cause du peuple est désormais la vôtre ; et, tenez, sire, -- ajouta Marcel en ôtant son chaperon et le présentant au régent : -- En gage d'alliance, de bon vouloir et de concorde, portez mon chaperon aux couleurs du parti populaire ; les habitants de Paris vous sauront gré de cette première preuve de bon accord(15).

-- Donnez, donnez, -- reprit vivement le jeune prince en se coiffant avec empressement du chaperon de Marcel, chaperon mi-partie rouge et bleu. -- Seul, un ami comme vous, bon père, pouvait ainsi me conseiller... Ouvrez cette fenêtre, je veux parler à mon bien-aimé peuple de Paris, -- ajouta le régent, s'adressant au seigneur de Norville, qui, se tenant à l'écart durant l'entretien de Marcel et du prince, s'était peu à peu rapproché de lui.

-- Mahiet, -- reprit à demi-voix Rufin-Brise-Pot à l'avocat pendant que le régent, se dirigeant lentement vers la fenêtre que le sire de Norville s'empressait d'ouvrir, semblait se consulter avec Marcel, -- que penses-tu des bonnes résolutions de ce jeune homme ?

-- Ainsi que maître Marcel, je les crois sincères ; non que je me fie au cœur de ce garçon de race royale, mais il est de son intérêt de suivre de sages avis... et il les suit...

-- Hum ! hum !

-- Supposes-tu le régent assez dissimulé ou assez fou pour tromper maître Marcel ?

-- Aussi vrai qu'Homerus est le roi des rapsodes ! jamais Margot-la-Savourée n'a été si près de me jouer un tour sournois et scélérat que lorsqu'elle m'appelle son rat musqué, son beau roi, son canard doré, et autres dénominations non moins flatteuses que fallacieuses.

-- Mais Rufin, quel rapport...

-- Écoute-moi jusqu'à la fin... Donc j'ai justement rendez-vous ce soir près du Louvre, au bord de la rivière, avec Margot-la-Savourée, parce que, m'a-t-elle dit, Jeannette-la-Bocacharde ne veut pas me voir dans sa maison. Eh bien, j'en jure par Ovidius, le poète chéri de Cupido, cette Margot s'est montrée si câline, si chatte en me demandant d'aller humer, en l'attendant, les brouillards de la Seine, que je suis presque certain qu'elle me manquera de parole ce soir.

-- Rufin, parlons sérieusement.

-- Sérieusement, Mahiet, je crains qu'il en soit des promesses du régent comme des promesses de Margot ! Tiens... j'aurais préféré recevoir un coup d'épée de plus, quoique celui que j'ai emboursé me cuise diablement, et avoir assommé ce mièvre jouvenceau comme j'ai assommé son maréchal de Normandie.

-- Allons, ce sont là de mauvaises exagérations dignes de Jean Maillart... Mais, à propos, où est-il donc ? est-ce qu'il ne nous a pas accompagnés au palais ?

-- Non, non ; après avoir, à l'insu de Marcel et de toi qui marchiez en tête de nos amis, poussé quelques misérables brutes à massacrer maître Dubreuil qui passait sur sa mule, le Maillart a disparu !

-- Ciel et terre ! ce meurtre est déplorable ! L'on connaissait, il est vrai, ce Dubreuil comme l'un des plus méchants coquins du parlement et l'un des plus exécrables conseillers du régent, mais c'était assez des représailles contre le maréchal de Normandie. Ah ! Marcel sera navré de ce meurtre, dont l'odieux peut rejaillir sur notre cause.

-- Eh ! c'est justement ce qu'aura voulu le Maillart ; moi, je le tiens pour un traître.

-- Écoutons, écoutons... -- reprit Mahiet en interrompant son compagnon et lui montrant le régent qui, s'étant avancé sur le balcon, s'adressait au peuple rassemblé dans la rue.

-- Bien-aimés habitants de ma bonne cité de Paris, -- disait le jeune prince d'une voix émue et pleine de larmes, -- je me présente à vous fermement résolu de réparer mes torts. Je le jure par ces couleurs qui sont les vôtres et qui seront désormais les miennes, -- ajouta-t-il en portant la main au chaperon rouge et bleu dont il s'était coiffé. -- Le maréchal de Normandie, l'un de mes conseillers, avait, je le reconnais, fait injustement supplicier Perrin Macé, honnête bourgeois de Paris. Le maréchal vient d'être mis à mort ; puisse cette réparation vous satisfaire, chers et bons Parisiens ! Je vous en supplie, oublions nos discordes ; unissons-nous dans un commun accord pour le bien du pays... Aimons-nous, aidons-nous ! J'avoue mes erreurs ! ne me les pardonnerez-vous pas ? Hélas ! je suis si jeune ! de mauvais conseillers m'avaient égaré ; mais je n'en aurai qu'un seul : ce conseiller... le voilà. -- Et le régent, se tournant vers Marcel, ajouta : -- Bons habitants de Paris, recevez cet embrassement que je vous donne du fond du cœur dans la personne du grand citoyen que nous chérissons, que nous vénérons tous... -- En prononçant ces derniers mots, le jeune prince se jeta en pleurant dans les bras du prévôt des marchands et le serra contre sa poitrine avec effusion.

À ce spectacle touchant, les clameurs enthousiastes de la foule mobile et crédule retentirent de toutes parts, et les cris prolongés de : -- Vive Marcel ! vive le régent ! à bonne fin ! -- saluèrent ce rapprochement comme un heureux augure pour l'avenir.

Marcel, profondément ému, dit au régent en rentrant avec lui dans la galerie : -- Sire, vous l'entendez ; le peuple, plein d'espoir et de confiance, acclame de ses cris joyeux une ère de paix, de justice, de grandeur et de prospérité. Ne trompez pas tant d'heureuses espérances ; le bien vous est si facile ! il est si beau de léguer à la postérité un nom glorieux et béni de tous !

-- Mon bon père ! -- répondit le régent d'une voix palpitante, -- mes yeux s'ouvrent à la lumière ; mon cœur s'épanouit... je renais pour une vie nouvelle... Venez, vous ne me quitterez pas de la journée, de la nuit s'il le faut. À l'œuvre, à l'œuvre... prenons de concert des mesures promptes, énergiques... Ah ! vos vœux seront exaucés ; je léguerai à la postérité un nom béni de tous... venez, mon bon père ! -- Et le jeune prince, passant avec une familiarité filiale son bras au cou de Marcel, fit quelques pas avec lui dans la galerie en se dirigeant vers son cabinet de travail ; mais, s'arrêtant soudain, il ajouta de l'air le plus naturel en paraissant réfléchir : -- Ah ! j'oubliais ! -- Et, quittant le prévôt des marchands, il fit quelques pas au devant du seigneur de Norville, l'appela. Celui-ci accourut, et le prince lui dit à voix basse : -- Ce soir, à la tombée de la nuit, qu'un bateau, monté de deux hommes sûrs, m'attende en dehors du barrage de la rivière en face de la poterne du Louvre... Rassemble dans un coffre mon or, mes pierreries, et tiens-toi prêt à m'accompagner cette nuit.

-- Sire, comptez sur moi !

-- Eh bien ! Mahiet, -- disait Marcel à l'avocat pendant le secret entretien du régent et de son courtisan, -- tu le vois... mon espoir n'était pas trompeur. La leçon a été terrible, mais salutaire... Retourne chez moi et dis à Marguerite que je ne rentrerai qu'à une heure assez avancée de la soirée ; je veux mettre à profit sur-le-champ les bonnes résolutions de ce jeune homme. Lui et moi nous travaillerons peut-être une partie de la nuit.

-- Pardonnez-moi, bon père, -- dit le régent au prévôt des marchands en revenant près de lui ; -- nous veillerons fort tard sans doute, et je voulais faire prévenir la reine que je ne la verrai pas de la journée. -- Puis, replaçant son bras autour du cou de Marcel, il lui dit en l'emmenant vers son cabinet : -- Et maintenant à l'œuvre ! mon bon père, à l'œuvre ! et promptement...

Tous deux, suivis du seigneur de Norville, quittèrent la galerie d'où Mahiet et Rufin sortirent aussi en devisant.

-- Après ce que tu viens d'entendre, -- disait l'avocat à l'écolier, -- peux-tu conserver encore quelques doutes sur la sincérité du régent ?

-- Te rappelles-tu, Mahiet, qu'à l'Université nous avions coutume de viser quelque but avec une pierre en nous disant : -- « Si ma pierre frappe au but, mon premier désir sera exaucé ! »

-- Rufin, -- reprit tristement l'avocat d'armes, -- depuis qu'en arrivant à Paris j'ai appris la mort de mon père, j'ai perdu ma gaieté. Je te le demande encore, parlons sérieusement.

-- Je ne voudrais pas, mon brave Mahiet, blesser ta douleur que je respecte, et pourtant, si étranges que te paraissent mes paroles, et par Jupiter elles sont sincères ! je ne peux te répondre que ceci : Avant-hier, Margot-la-Savourée m'a donné, avec grand renfort de câlines chatteries, rendez-vous ce soir au bord de la rivière, près de la tour du Louvre. Si Margot est fidèle à sa promesse, je croirai le régent fidèle à ses bonnes résolutions.

-- Au diable le fou ! -- dit Mahiet en haussant les épaules avec impatience, et il sortit de la galerie en précédant Rufin qui se disait d'un air cogitatif : -- Décidément, Rufin-Brise-Tête, mon ami, tu deviens fataliste comme un mahométan de Turquie ! Cela est honteux, mais cela est.

Marcel n'avait pas encore reparu chez lui, quoique la soirée fût assez avancée ; Marguerite, Denise et Guillaume Caillet étaient rassemblés dans l'une des chambres hautes de la maison ; les deux femmes écoutaient avec un intérêt croissant et douloureux le récit de Mahiet qui venait de leur raconter l'histoire d'Aveline-qui-jamais-n'a-menti et de Mazurec-l'Agnelet.

-- Délivré des prisons du château de Beaumont, grâce à la bizarre générosité de ce bandit de capitaine Griffith, -- disait l'avocat, -- je me rendis en hâte à Paris, et à mon arrivée, -- ajouta le jeune homme sans pouvoir retenir ses larmes, -- j'appris la mort de mon pauvre père.

-- Ah ! du moins il vous a aimé jusqu'à la fin, -- dit Denise partageant l'émotion de Mahiet ; -- presque chaque jour votre père venait ici, et nous ne parlions que de vous !

-- Oui, que cette pensée vous console, Mahiet, -- reprit Marguerite, -- votre père vous regardait comme le meilleur des fils !

-- Ah ! je le sais, dame Marguerite, et, vous l'avez dit, cette pensée sera du moins une des consolations de mes chagrins ; avant sa mort il m'a donné une preuve d'attachement qui me prouve la confiance qu'il avait dans mon respect et ma tendresse ; sans cela il ne m'eût pas fait un aveu toujours pénible pour un père.

-- Quel aveu ? -- demanda Marguerite.

-- Je vous ai fait connaître le profond intérêt que m'inspirait Mazurec, l'époux de la fille de Guillaume, -- répondit Mahiet avec émotion ; -- eh bien ! d'après les dernières révélations de mon père, je ne peux plus en douter ; Mazurec est mon frère !

-- Vous en êtes certain ? -- s'écrièrent à la fois Marguerite et Denise. -- Cet infortuné serait votre frère ?

-- Est-ce possible ? -- dit à son tour Guillaume Caillet non moins surpris, -- et comment le savez-vous ?

-- Lorsque je perdis ma mère, -- reprit Mahiet, -- j'étais enfant et mon père fort jeune. Un jour, quatre ou cinq ans après son veuvage, rentrant dans Paris par les faubourgs à la tombée du jour, il trouva, sur le bord d'un chemin, évanouie et blessée, une jeune paysanne. Ému de pitié, il la releva et la porta dans une auberge voisine ; la jeune fille, revenue à elle, lui apprit qu'elle était vassale de l'évêché de Paris, et qu'ayant perdu sa mère au berceau, elle fuyait les mauvais traitements d'une marâtre impitoyable qui, le même jour, en la battant avait failli la tuer. Cette jeune fille s'appelait Gervaise. Mon père, touché de sa jeunesse, de son malheur et de sa beauté, la plaça comme apprentie chez une lavandière, voisine de notre maison ; il visita souvent sa protégée ; tous deux s'aimèrent, et un jour Gervaise apprit à mon père qu'elle portait dans son sein le fruit de leur commun égarement. Mon père comprit en honnête homme son devoir ; mais, forcé de quitter momentanément Paris pour un voyage, il promit par serment à Gervaise de l'épouser à son retour. Plusieurs semaines, un mois, deux mois, se passèrent... mon père ne revint pas...

-- Il était pourtant incapable de manquer à une promesse sacrée, -- reprit dame Marguerite. -- Pendant longues années nous avons connu votre père, nous savons la droiture, la bonté de son cœur.

-- Il n'a jamais démérité le jugement que vous portez de lui, dame Marguerite. Mais, presque arrivé au terme de son voyage, il fut dévalisé, blessé, laissé pour mort par une bande de routiers qui dès lors infestaient la Gaule.

-- Et il ne put, sans doute, donner de ses nouvelles à Gervaise ?

-- Non, dame Marguerite, car il languit longtemps dans un état désespéré. Aussi, la malheureuse jeune fille, effrayée du silence de mon père, se crut abandonnée. Les suites de sa faute commençaient à trahir sa faiblesse. Alors en proie à la honte et au désespoir, elle quitta Paris.

-- L'infortunée !

-- Mon père, à peine convalescent, se hâta d'écrire à Gervaise pour lui annoncer son prochain retour ; mais, lorsqu'il arriva, elle avait disparu. Malgré toutes ses recherches, jamais il ne put parvenir à la retrouver ; sa disparition fut pour lui le chagrin et le remords de sa vie. Tel est l'aveu qu'il m'a fait dans une lettre écrite peu de temps avant sa mort, me conjurant, si, par un hasard presque impossible à prévoir, je rencontrais Gervaise ou son enfant, de réparer les torts qu'involontairement il avait eus.

-- Ainsi, grâce à une rencontre étrange, -- reprit dame Marguerite, -- vous êtes certain que ce malheureux Mazurec, dont vous nous racontiez l'histoire navrante, est votre frère ?

-- Je n'en puis douter. Gervaise, ayant quitté Paris, est venue mendiant son pain en Beauvoisis peu de temps avant de mettre Mazurec au monde, et lui-même m'a dit que sa mère se nommait Gervaise, qu'elle avait les cheveux blonds, les yeux noirs et une cicatrice au-dessus du sourcil gauche... Ce portrait répondait complètement à celui que mon père m'a laissé de cette pauvre créature. La cicatrice provenait du coup qu'elle avait reçu de sa marâtre. Enfin, dernière preuve, la mère de Mazurec, en l'appelant ainsi, lui donnait l'un des noms de mon père...

-- Ah ! -- reprit tristement Denise, -- du moins il a quitté la vie sans connaître l'horrible sort du fils de Gervaise !

À ce moment des pas s'étant fait entendre dans l'escalier, Marguerite prêta l'oreille, se leva vivement et se dirigea vers la porte en disant : -- C'est Marcel ! ah ! béni soit Dieu ! -- Et elle ajouta tout bas en s'adressant à Denise qui la suivait : -- J'avais peine à cacher mon inquiétude ; l'absence prolongée de mon mari m'alarmait.

Le prévôt des marchands entra bientôt, et, après avoir répondu aux témoignages de tendresse de sa femme et de sa nièce, il leur dit en souriant : -- Vous me croyez harassé de fatigue ? Il n'en est rien. Je viens de passer la journée et une partie de la nuit au travail avec le régent, et jamais je ne me suis senti plus allègre, plus dispos ! C'est un délassement si doux que le bonheur ; et heureux ! oh ! profondément heureux, j'étais en voyant ce jeune homme revenir comme par enchantement au bien, à l'équité, regretter sincèrement ses erreurs, les expier résolument... Ah ! je l'ai toujours dit : ne désespérons jamais de la jeunesse !

-- Ainsi, mon ami, -- dit Marguerite, -- le régent n'a pas trompé tes dernières espérances ?

-- Il les a dépassées, te dis-je. Nous venons de prendre les mesures les plus promptes, les plus énergiques pour que ces réformes si justes, si fécondes, promulguées l'an passé par l'Assemblée nationale, soient enfin réalisées. Nous ferons appel à tous les courages, à tous les dévouements du pays pour terminer cette guerre désastreuse contre les Anglais. Ce n'est pas la noblesse, mais le peuple tout entier, paysans, bourgeois, artisans, que nous appellerons à cette guerre sainte ! et, marchant à leur tête, nous chasserons enfin l'étranger de notre sol ! Ce grand triomphe sera le signal de l'affranchissement de nos frères des campagnes, -- ajouta le prévôt des marchands en tendant la main à Guillaume. -- Oui, ceux-là qui auront glorieusement vaincu, chassé l'ennemi, redevenus libres par leur victoire, seront à jamais délivrés de la tyrannie des seigneurs, ces lâches qui n'ont pas su défendre notre mère-patrie. Oh ! mes amis, que d'angoisses, que de souffrances cet espoir me fait oublier ! voir enfin la Gaule victorieuse et affranchie, paisible et prospère !

Soudain ces mots prononcés dans l'escalier d'une voix haletante : -- Maître Marcel, trahison... trahison ! -- interrompirent le prévôt des marchands et firent tressaillir ceux qui l'écoutaient ; presque aussitôt Rufin-Brise-Pot entra précipitamment dans la salle en répétant : -- Maître Marcel... trahison... trahison !

-- Quelle trahison ? -- s'écria Mahiet, -- parle.

-- Te rappelles-tu que ce matin, au Louvre, -- répondit Rufin essoufflé, -- je te disais : « Si Margot-la-Savourée vient au rendez-vous qu'elle m'a donné, je croirai à la sincérité des promesses du régent ? »

-- Jeune homme, -- reprit sévèrement Marcel en voyant sa femme et sa nièce rougir d'embarras aux amoureuses confidences de l'écolier, -- est-ce pour vous livrer à de méchantes plaisanteries que vous venez jeter l'inquiétude dans cette maison ?

-- Je ne vous répondrai qu'un mot qui sera mon excuse, maître Marcel, -- répondit respectueusement Rufin en essuyant son front baigné de sueur : -- le régent est parti de Paris...

-- Le régent ! -- s'écria Marcel frappé de stupeur ; puis il reprit : -- C'est impossible, je l'ai quitté depuis une demi-heure à peine !

-- Bien, -- dit l'écolier, -- c'est justement le temps qu'il lui a fallu pour descendre du Louvre, sortir par la poterne qui s'ouvre sur la rive au dehors du barrage et monter dans un batelet qui l'attendait.

-- Tu rêves, -- reprit Mahiet, tandis que le prévôt des marchands semblait pouvoir à peine croire à ce qu'il entendait, -- tu rêves ou tu sors de quelque taverne l'esprit troublé par les fumées du vin ?

-- Par Bacchus le dieu du vin et par Morphéus le dieu du sommeil, -- s'écria l'écolier, -- je suis aussi certain d'être éveillé que de n'être point ivre ! De mes deux yeux j'ai vu le régent monter en bateau ; de mes deux oreilles j'ai entendu le régent dire à un confident qui l'accompagnait : -- « Je quitte cette ville maudite, et je fais serment de n'y rentrer que lorsque Marcel, les échevins et les autres chefs de rebelles auront payé de leur tête leur insolente audace et la révolte de ces damnés Parisiens. » Est-ce clair ? et d'ailleurs oserais-je venir ici conter des bourdes à maître Marcel, qu'autant que personne j'admire, je respecte ; surtout depuis que, bravant les privilèges de l'Université, il m'a fait fourrer au Châtelet, ainsi que mon ami Nicolas-Poire-Molle, pour cause de tapage nocturne à la porte de Jeannette-la-Bocacharde ! -- Rufin-Brise-Pot, voyant que, malgré certains détails saugrenus de son récit, l'on commençait d'ajouter foi à ses paroles, poursuivit ainsi, tandis que le prévôt des marchands semblait en proie à un douloureux étonnement et à une indignation croissante : -- En deux mots, voici les faits : J'avais donc un rendez-vous au bord de la rivière, en dedans du barrage, avec Margot-la-Savourée. Lassé d'attendre en vain cette fallacieuse pécore, j'allais me retirer lorsque je vois, de l'autre côté du barrage, poindre la lueur d'une lanterne dans l'enfoncement de la poterne du Louvre ; sachant, comme tout le monde, que le couloir voûté de cette issue aboutit à l'un des escaliers de la grosse tour, un soupçon me vient ; car ce matin, je te l'ai dit, Mahiet, je me défiais du régent.

» La nuit était profonde, et au risque de me noyer et d'aller chez Pluto attendre de nouveau Margot-la-Savourée, mais cette fois aux bords du Styx, je parviens, à l'aide des pieux et de la chaîne du barrage, à l'escalader. À ce moment, le porteur de la lanterne, qui avait sans doute voulu s'assurer de la présence du bateau, rentra dans le palais. Je me glisse le long de la muraille du Louvre jusqu'à la poterne, et là, caché par le battant de la porte restée ouverte, j'entends bientôt une voix dire : -- « Venez, venez, sire, le bateau et les deux bateliers sont sur la rive ; » à quoi le régent répond par ces mots que j'ai déjà rapportés à maître Marcel : -- « Je quitte cette ville maudite, et je fais serment de n'y rentrer que lorsque Marcel, les échevins et les autres chefs de ces rebelles auront payé de leur tête leur insolente audace et la révolte de ces damnés Parisiens. » Le régent et son confident se dirigent aussitôt vers la rive, et bientôt le bruit des rames du bateau qui s'éloignait rapidement se perd dans la nuit. -- Puis, l'écolier, s'adressant à Mahiet d'un air triomphant : -- Hein ! que te disais-je ce matin ? tu me traitais de fou ! et pourtant tu le vois, Margot-la-Savourée m'a envoyé me morfondre au bord de la rivière, et le régent a quitté Paris en le menaçant de sa vengeance ! Maugrebleu ! la croyance au fatalisme est une belle chose !

Marguerite, en apprenant les nouveaux dangers que courait Marcel, échangea furtivement avec Denise un regard d'angoisses, tâchant de cacher sa frayeur à son mari, afin de ne pas augmenter ses soucis. Guillaume Caillet, pressentant que la trahison du régent allait hâter le soulèvement des serfs des campagnes, hochait la tête avec une expression de triomphe sinistre. Le prévôt des marchands, les bras croisés sur sa poitrine, le front penché, les lèvres contractées par un sourire amer, dit lentement après quelques moments de silence : -- Telles ont été les paroles du régent en me quittant : -- « Mon bon père, je vous en conjure, allez prendre un peu de repos, la nuit s'avance, et je désire, demain au point du jour, reprendre nos travaux avec une ardeur nouvelle. Allez vous reposer, mon bon père, et comme moi vous jouirez de ce doux sommeil que nous donne la conscience d'avoir fait le bien. » Oui, telles ont été les dernières paroles de ce jeune homme.

-- Ah ! Marcel ! -- dit Marguerite avec abattement, -- combien tu dois regretter ta confiance en lui !

-- Ne regrettons jamais d'avoir cru au repentir des hommes, car nous deviendrions impitoyables. Et puis, il est des trahisons si noires, si monstrueuses que, pour les soupçonner, il faudrait être presque capable de les commettre. -- Et, après un nouveau silence méditatif, Marcel reprit : -- Je croyais épargner à la Gaule de nouveaux déchirements ! vaine espérance ! Allons, c'est la guerre ! ce jeune homme l'aura voulu ! Malheureux fou ! quel glorieux avenir il sacrifie ! je le plains !

-- Tu le plains, -- s'écria Marguerite, -- et ses dernières paroles ont été des menaces de mort contre toi !

-- Chère femme ! s'il ne s'agissait que de ma tête, je n'engagerais pas une lutte terrible. J'ai, quoi qu'il arrive, accompli des actes qui, tôt ou tard, porteront leurs fruits. Ma part en ce monde a été belle et grande ; aussi, demain je quitterais la vie le cœur plein d'espoir et de sérénité. Non, ce n'est pas ma tête que je veux disputer au régent, c'est la vie de tous nos échevins, c'est la vie d'une foule de nos concitoyens menacée par l'impitoyable vengeance de la cour ! Ce que je veux défendre, ce sont nos libertés si chèrement conquises par nos pères ; ce que je veux assurer, c'est l'affranchissement de ces millions de serfs poussés à bout par l'oppression des seigneurs ; ce que je veux enfin, c'est le salut de la Gaule, aujourd'hui épuisée, mourante ! Le sort en est jeté, le régent et les seigneurs incorrigibles veulent la guerre ! ils auront la guerre ! guerre terrible !... oh ! terrible ! telle que jamais on n'en aura vu de mémoire d'homme ! -- Et le prévôt des marchands s'assit à une table et écrivit rapidement quelques lignes sur un parchemin.

-- Non, -- reprit Guillaume Caillet avec un frémissement de rage, -- non, jamais l'on n'aura vu ce que l'on va voir... Allons, debout, Jacques Bonhomme ! -- s'écria le vieux paysan avec une exaltation sauvage, -- debout ! prends ta faux, hardi ! et fauche-moi seigneurs et seigneuries ! Fais la moisson, Jacques Bonhomme, et fais-la rude ! ta sueur et le sang de tes pères l'ont arrosée depuis bien des siècles !... Va, fauche à plein bras ! fauche court et dru ; que pas un brin ne reste à glaner après toi !... -- Et tendant à Marcel sa main tremblante, le serf ajouta : -- Adieu, je pars content ; ce matin j'ai déjà tué un de ces loups. Demain soir je serai au pays ; et à l'aube, Jacques Bonhomme sera debout en Beauvoisis, en Picardie, en Laonnais !

-- Suspends ton départ pendant une heure seulement, -- répondit le prévôt des marchands en scellant la lettre qu'il venait d'écrire ; -- je vais au Louvre ; et à mon retour tu partiras.

-- Mon ami, -- dit Marguerite avec angoisse, -- que vas-tu faire au Louvre ?

-- M'assurer du départ du régent, quoiqu'à ce sujet le récit de Rufin ne me laisse presque aucun doute. Je veux, avant de recourir à de terribles extrémités, être certain de la trahison du régent.

Marcel parlait ainsi lorsque sa servante, Agnès-la-Béguine, entra précipitamment et lui remit une lettre que l'un des sergents de la ville venait d'apporter en hâte. Marcel prit cette lettre, la lut rapidement et s'écria : -- Les échevins sont assemblés à l'Hôtel de ville et m'attendent. L'un d'eux, instruit par un des gens du palais de la fuite du régent, a couru au Louvre, s'est assuré du fait, et a convoqué en hâte l'échevinage. Plus de doute, la trahison du régent est avérée. -- Remettant alors à Mahiet la lettre qu'il venait d'écrire, Marcel ajouta : -- Monte à cheval et porte ce billet au roi de Navarre à Saint-Denis ; n'attends pas la réponse, et pour cause... Ensuite, reviens ici.

-- À Saint-Denis ? c'est ma route, -- s'écria Guillaume Caillet. -- Je monte en croupe derrière toi, Mahiet ; j'arriverai au pays quelques heures plus tôt.

-- C'est dit, -- reprit l'Avocat ; et s'adressant au prévôt des marchands : -- Quand j'aurai remis votre lettre au roi de Navarre, maître Marcel, je poursuivrai ma route avec Guillaume pour rejoindre mon frère, le pauvre Mazurec.

-- C'est ton devoir ! Va, -- répondit Marcel en tendant ses bras à Mahiet. -- Embrasse-moi ; qui sait si nous devons jamais nous revoir ! -- Puis le prévôt des marchands, après avoir serré l'Avocat contre sa poitrine, prit la main de Denise, qui détournait la tête pour cacher ses larmes, et dit : -- Quoi qu'il m'arrive, Denise sera ta femme à ton retour... tu ne saurais avoir une plus digne compagne, et elle un plus digne époux... Mets ta main dans la sienne, vous êtes fiancés... Fasse le ciel que j'assiste à votre union ! Si, plus tard, quelque danger te menace, tu trouveras un abri sûr en Lorraine, à Vaucouleurs, chez les parents de ma nièce.

Denise, fondant en larmes, presque défaillante et soutenue par Marguerite, non moins émue, tendit sa main à Mahiet, qui la couvrit de baisers, tandis que Marcel disait à Guillaume Caillet : -- Maintenant, l'heure a sonné ! Aux armes, Jacques Bonhomme ! Paysans, artisans et bourgeois, tous pour chacun ! chacun pour tous ! À bonne fin la bonne cause !

-- Oui, -- reprit le serf en frémissant d'impatience, -- à bonne fin la bonne cause ! à mauvaise fin les seigneurs ! et debout Jacques Bonhomme !

-- Et moi, -- s'écria l'écolier s'adressant à Guillaume, pendant que Marcel donnait à voix basse quelques dernières instructions à l'Avocat, -- je t'accompagne aussi. J'ai des jarrets d'acier à lasser un cheval ; je dépasserai la monture de Mahiet ! À bonne fin la bonne cause ! Je représente l'alliance de l'Université avec la gent rustique ! Rufin-Brise-Pot était mon nom de paix ; Rufin-Brise-Tête devient mon nom de guerre ! Et, par le dieu Sylvanus, génie des champs et des forêts ! je ferai rage dans cette guerre sylvestre et bocagère !

Bientôt Guillaume Caillet, accompagné de l'Avocat et de l'écolier, quittait la maison du prévôt des marchands pour gagner le Beauvoisis en traversant Saint-Denis.

CHAPITRE III

Ravage des Anglais en Gaule. -- Le capitaine Griffith. -- Sa bande et son chapelain. -- Exactions et tortures subies par les vassaux forcés de payer la rançon des seigneurs prisonniers des Anglais. -- Le souterrain de la forêt de Nointel. -- Le bailli. -- Effroyable supplice. -- Aveline-qui-jamais-n'a-menti et Mazurec-l'Agnelet. -- Le capitaine Griffith et Alison. -- Rufin-Brise-Pot et Mahiet-l'Avocat d'armes. -- Guillaume Caillet. -- La Jacquerie.

Le lendemain du jour où Guillaume Caillet, Mahiet-l'Avocat d'armes et Rufin-Brise-Pot avaient quitté Paris, une bande d'aventuriers anglais commandés par le capitaine Griffith, qui depuis quelque temps ravageait le Beauvoisis, cheminait vers le village de Cramoisy au soleil levant, par une belle matinée de mai. Ces hommes, diversement armés, au nombre de trois ou quatre cents, marchaient en désordre, sauf une cinquantaine d'archers portant à l'épaule leur arc de frêne de six pieds de long, arme familière aux Anglais et dont ils se servaient avec une telle supériorité, qu'à la bataille de Poitiers dix mille bons archers (la couardise de la noblesse aidant) suffirent à mettre en pleine déroute l'armée du roi JEAN, composée de plus de quarante mille hommes.

Plusieurs charrettes vides attelées de chevaux ou de bœufs, conduites par des paysans forcés de suivre la bande de Griffith sous peine de mort, devaient servir à charroyer le butin ; ce butin, ainsi que les bestiaux qu'ils enlevaient aux laboureurs, les Anglais allaient d'ordinaire le vendre dans quelque petite ville voisine, tarifaient les prix et trouvaient toujours des acheteurs, par cette victorieuse raison que ceux qui refusaient d'acheter étaient pendus sur l'heure, le capitaine Griffith faisant montre, disait-il, d'une certaine générosité en donnant à ses clients forcés quelques dépouilles et des bestiaux en retour d'un argent qu'il aurait pu leur prendre. Mais en sa qualité de bâtard d'un grand seigneur, le duc de Norfolk, il tenait, assurait-il, à faire les choses courtoisement, en véritable Anglais de la vieille Angleterre, et non point vilainement, comme ces bandes de routiers, de soudoyers et autres brigands des grandes compagnies qui, à la suite du pillage des maisons, ne pouvant les emporter, les brûlaient après avoir violé les femmes et massacré les hommes.

Le capitaine Griffith, homme dans la force de l'âge, robuste, corpulent, aux cheveux et à la barbe d'un blond ardent, déjà quelque peu grisonnants, chevauchait à la tête de ses archers, l'élite de sa troupe. Armé de toutes pièces, il avait suspendu son casque à l'arçon de sa selle et portait un bonnet de peau de renard. La hardiesse, la luxure et une sorte de jovialité cruelle se lisaient sur les traits de l'Anglais, enluminés par le vin et le suc des viandes, dont il engloutissait habituellement une énorme quantité avec une fabuleuse voracité. L'air matinal lui ayant ouvert l'appétit, si tant est que son appétit fût jamais assouvi, le bâtard de Norfolk mordait à belles dents un morceau de jambon, et, de temps à autre, accolait amoureusement une grosse outre pendue à ses arçons. À côté de lui chevauchait son lieutenant, qu'il appelait son chapelain par dérision impie ; car ce Griffith, âme mille fois damnée, comme dirait un prêtre, se plaisait à toutes sortes de sacrilèges avec une joie diabolique digne du vieux Rolf, le pirate north-man, l'un des héros de cette race qui autrefois conquit l'Angleterre et aujourd'hui est en voie de conquérir la Gaule.

Ce chapelain, gros et grand coquin à trogne rouge, aussi vigoureux que son capitaine, portait par-dessus sa maille de fer une robe de moine et sur sa tête un morion d'acier.

-- Mon fils, -- dit-il au bâtard de Norfolk, -- mon fils, tu n'es guère chrétien : voici trois fois que tu embouches cette outre, et tu laisses ton père en Belzébuth crever de male-soif !

-- Tu me parais fort altéré, chapelain ; qu'as-tu donc mangé ?

-- Par le diable ! j'ai mangé... des yeux le jambon que tu dévorais à belles dents...

-- Eh bien, désaltère-toi en me regardant boire !

-- Sacrilège ! refuser du vin à un chapelain qui a soif !... Tiens, j'aimerais mieux pour ton salut te voir encore une fois voyager tout un jour dans un chariot traîné par l'abbé de Saint-Patrice et son chapitre !

-- Peuh ! -- fit Griffith ; -- il y avait des relais.

-- C'est vrai, plusieurs relais de douze moines chacun accompagnaient notre troupe ; et on les attelait à tour de rôle : c'est une excuse en ta faveur. Mais notre dernier couvent de femmes, hein ?... ce monastère d'Ursulines ?

-- Quoi, coquin ! n'avais-tu pas béni en bloc le mariage de nos hommes avec les nonnains en disant :

-- Crescite et multiplicate. C'est tout ce que je sais de latin, et ce peu vaut beaucoup... Mais l'abbesse, double fils de Satan ! qu'as-tu fait de la vénérable abbesse ?

-- Par saint Georges ! je n'en ai rien fait ; elle n'était bonne à rien. On l'a pendue par les pieds, la tête en bas, et au-dessus d'un brasier, afin de lui faire avouer la cachette de ses reliquaires d'or et de vermeil.

-- Et les reliques contenues dans ces reliquaires sacrés, à quel usage t'ont-elles servi, terrible païen ?... Tu as osé faire un vase à boire du crâne de sainte Brigitte ! Voilà un fieffé sacrilège ; et pourtant il te sera plus léger au jour du jugement que ton refus de me désaltérer !

-- Allons, bois, chapelain, et bois à mes amours.

Le chapelain, après avoir longuement collé ses lèvres à l'orifice de l'outre que lui remit le capitaine, les en détacha un moment, moins pour répondre à son digne compagnon que pour reprendre haleine, et lui dit en soufflant : -- Quels amours ?

Et il recommença de boire.

-- Quels amours ? Cette jolie cabaretière qui nous a échappé lors du pillage de la petite ville de Nointel. Je ne sais pourquoi depuis ce jour la paire de jambes rondes de cette brunette me trotte dans la cervelle. Foi de bâtard de Norfolk, -- ajouta le capitaine pendant que le chapelain continuait d'aspirer à longs traits le contenu de l'outre, -- il est deux choses pour lesquelles je vendrais mon âme à Belzébuth, si je ne la lui avais, dès l'aurore de ma vie, octroyée pour rien : premièrement, happer cette fraîche et dodue cabaretière ; secondement, me battre contre ce grand coquin que nous avons relâché des prisons de Beaumont. Il n'avait alors que la peau sur les os ; mais quand il sera remplumé, je gagerais ton cou, chapelain, qu'il n'est pas dans ce couard pays des Gaules un champion pareil ! Je suis las de trouver au bout de ma lance de mièvres chevaliers que j'abats comme des quilles.

Soudain le lieutenant, qui continuait de boire, fit entendre une sorte de grognement prolongé, en indiquant de la main dont il ne soutenait pas l'outre une petite troupe de piétons armés accompagnant un homme à cheval, et qui suivaient une route un peu divergente de celle des Anglais, mais, comme elle, aboutissant à un carrefour situé au sommet d'une colline. Le cavalier, chef de ces piétons, leur ordonna de s'arrêter ; puis, traversant une prairie au galop de son cheval, il s'approcha de la bande d'aventuriers la main droite levée, attestant ainsi qu'il n'avait aucune intention hostile. Néanmoins, le capitaine Griffith, redoutant quelque embûche, fit faire halte à sa troupe, mit ses archers en ligne, se coiffa de son casque, prit sa longue et forte lance des mains de l'un de ses hommes ; et voyant le chapelain toujours accolé à l'outre, la lui enleva des lèvres d'un coup si dextrement dirigé, qu'après avoir effleuré le nez du buveur, la pointe de la lance piqua l'outre et la fit voler à dix pas.

-- Heureusement cette chérie est maintenant vide, -- dit simplement le chapelain en suivant de l'œil le vol de l'outre et s'essuyant la bouche du revers de sa main.

Le cavalier inconnu s'approchait toujours, mais il arrêta brusquement sa monture et s'écria, voyant les autres Anglais appuyer, selon l'usage, le pied gauche sur le milieu du bois de leur arc afin de commencer à le bander :

-- Je viens ici en ami !

-- Qui es-tu ? -- demanda le bâtard de Norfolk, -- que veux-tu ?

-- Je suis le bailli du sire de Nointel, seigneur de ces domaines ; je désire parler au capitaine Griffith.

-- C'est moi...

-- Messire, vous venez piller les bourgs et les villages de notre seigneur ?

-- Tu vas peut-être m'en empêcher ?

-- Au contraire, messire, j'accours, au nom de mon seigneur, vous offrir les conseils de ma vieille expérience pour vous aider à rançonner ces vilains, car Jacques Bonhomme est matois, il a plus d'une cachette... où il met à l'abri ses deniers ; or, messire, je...

-- Chapelain, -- dit le capitaine en interrompant le bailli, -- nous allons fendre le nez et couper les deux oreilles de ce ribaud, qui vient ici railler... Tire ton coutelas, chapelain, et donne lui l'absolution de ses péchés.

-- Messire, écoutez-moi, -- s'écria le bailli, -- écoutez-moi, et vous serez convaincu que je ne plaisante point ! Vous êtes fils du seigneur duc de Norfolk ?

-- Fils bâtard de par la vertu de mon honorée mère ; mais elle m'a donné bon poing, bon œil, bonnes dents et bon coffre, je la tiens quitte du reste.

-- Le duc, votre père, sait que vous tenez la campagne en ce pays ?

-- Oui, car il y a quelque temps je lui ai écrit ceci par l'occasion d'un franc archer qui retournait en Guyenne : -- « Milord ! vous ne m'avez de votre vie rien donné, sinon un coup de pied, dont mes chausses frémissent encore ; je n'en suis pas moins votre bâtard affectionné qui fait rage en Gaule et qui signe le capitaine Griffith. »

-- Messire, -- dit le bailli en remettant une lettre au capitaine, -- voici la réponse du noble duc, votre père.

Griffith, fort étonné, rompit les sceaux du parchemin et lut : -- « Un de ces couards chevaliers français que j'ai fait prisonnier à la bataille de Poitiers te remettra cette lettre et six mille florins pour sa rançon. Tu es un brave coquin.

» NORFOLK. »

-- Quel père ! -- dit le chapelain en levant les yeux et les mains au ciel. -- Quel fils !

-- Six mille florins ! -- s'écria Griffith. -- Allons, le bonhomme s'est souvenu que ma respectable mère avait un fin corsage. -- Et, s'adressant au bailli : -- Ces six mille florins, où sont-ils ?

-- Dans la bourse des vassaux de mon seigneur, le sire de Nointel. C'est lui qui a été fait prisonnier à la bataille de Poitiers par le noble duc de Norfolk ; mais, hélas ! mon maître, ruiné par les frais de la guerre, ne possède pas chez lui un florin ; pourtant il a juré sa foi de catholique et de chevalier qu'il payerait sa rançon à votre noble père ou à vous, messire ; il tiendra sa promesse. Voici comment : il est d'antique usage que les vassaux rachètent de leurs deniers leurs seigneurs prisonniers ; je viens donc, sire capitaine, vous offrir, par ordre de mon maître, mes petits services, à seule fin de vous aider à recouvrer la somme ; recouvrement, croyez-moi, fort difficile sans mon concours... Voulez-vous une preuve de ce que j'avance ? Suivez moi à peu de distance d'ici, et vous verrez quelque chose à quoi vous ne vous attendez point.

Le capitaine Griffith, de plus en plus étonné de l'aventure, mit son cheval au pas de celui du bailli, et la troupe, continuant sa marche, descendit la pente de la colline, au pied de laquelle s'étendait le grand village de Cramoisy, composé d'environ trois cents cabanes et maisons. Le silence des tombeaux régnait dans ces demeures désertes, dont les portes ouvertes laissaient voir l'intérieur nu et vide. Griffith stupéfait arrêta son cheval et dit au bailli :

-- Par le diable, où sont donc les habitants de ces bicoques ?

-- Les autres villages de cette seigneurie sont aussi déserts que celui-ci. Vous n'y trouverez, messire, ni femmes, ni hommes, ni enfants, ni bétail, -- reprit le bailli. -- Il ne reste, vous le voyez, que les quatre murs de ces maisons. Aussi, vous serait-il difficile de recouvrer céans la moindre parcelle de vos six mille florins. Je vous l'ai dit, Jacques Bonhomme est un fin renard ; il a eu vent de votre approche, et il s'est terré... pour vous échapper... mais à fin renard fin limier : je connais le terrier de Jacques Bonhomme ; donc, messire, suivez-moi.

-- Et où cela ?

-- À une lieue d'ici... mais il nous faudra descendre de cheval, vers la lisière de la forêt ; vous laisserez là le gros de votre troupe ; une douzaine de vos archers suffiront à la besogne que je médite.

-- Pourquoi veux-tu que je descende de cheval et que je laisse derrière moi le gros de ma troupe ?

-- D'abord, messire, il nous serait impossible de traverser à cheval les fondrières, les fourrés, les marécages où il nous faudra pénétrer avant d'arriver au terrier de Jacques Bonhomme ; ensuite le renard a l'oreille fine, et le bruit d'une grande troupe d'hommes armés lui donnerait l'éveil.

-- Capitaine, -- dit le lieutenant, -- si ce coquin nous conduisait à quelque embuscade ?

-- Chapelain, jamais Griffith n'a reculé devant le danger, -- reprit le capitaine, -- et d'ailleurs si ce bailli à museau de fouine nous trompait, qu'il se tienne pour averti : aux premiers soupçons d'une embûche, nous le découpons proprement en morceaux.

-- C'est juste, -- répondit le chapelain ; -- en route !

-- En route ! -- répéta Griffith. Et la troupe, guidée par le bailli, que ses hommes avaient rejoint, quitta le village de Cramoisy et se dirigea vers une vaste forêt dont la lisière verdoyante s'étendait à l'horizon.

À deux lieues environ du village de Cramoisy se trouve, au plus profond de la forêt seigneuriale de Nointel, un immense souterrain, taillé dans un tuf calcaire, offrant peu de résistance au pic et à la pioche ; ce souterrain date de ces temps lointains et désastreux, où les pirates north-mans, remontant le cours de la Somme, de la Seine et de l'Oise, ravageaient les contrées arrosées par ces rivières. Ceux des serfs que leur misère atroce ne poussait pas à se joindre aux North-Mans, et qui voulaient échapper à leurs pilleries, à leurs massacres, avaient creusé ce lieu de refuge ; et emportant le peu qu'ils possédaient, emmenant leur bétail, ils restaient cachés dans ces retraites jusqu'à ce que les pirates eussent quitté le pays. De semblables abris ont été, dans ces temps-ci, pratiqués sur presque tous les points de la Gaule par les vassaux de la noblesse, afin d'échapper au brigandage des Anglais, des routiers, des soudoyers qui dévastent les provinces, et aussi afin d'échapper aux exactions des seigneurs, devenues intolérables depuis que Jacques Bonhomme est forcé de payer la rançon de ses seigneurs et maîtres faits prisonniers à la bataille de Poitiers. Les paysans, dans d'autres parties de la Gaule, se retirent, eux et leur famille, sur des radeaux qu'ils ancrent au milieu des rivières, et qui, souvent submergés ou emportés par les grandes eaux, s'engloutissent avec les pauvres gens dont ils sont encombrés ; jamais la désolation, jamais l'épouvante, n'ont à ce point régné sur cette malheureuse terre ; la plupart des hameaux sont abandonnés, les champs restent incultes ; l'on prévoit des disettes comparables à celles qui ont dépeuplé la Gaule avant et après l'an 1000.

Le souterrain où se sont réfugiés les habitants de Cramoisy et de quelques autres villages de la seigneurie de Nointel se compose d'une longue voûte à l'extrémité de laquelle sont pratiqués, de droite et de gauche, deux autres vastes couloirs, où s'entassent les bestiaux, bœufs, vaches, chèvres et moutons ; un puits destiné à les abreuver est creusé au milieu de la galerie principale. Au-dessus de ce puits, une ouverture pratiquée dans la voûte et à demi masquée par de grosses pierres et des broussailles donne un peu de jour et un peu d'air à cet asile souterrain, sombre, glacial et suintant incessamment les pleurs de la terre. Là sont rassemblées plus de mille personnes, hommes, femmes, enfants ; tous ont fui leurs demeures. Le lait du bétail, quelques poignées de seigle ou de blé qu'ils mangent après l'avoir concassé entré deux pierres, entretiennent plutôt qu'ils n'apaisent l'angoisse de la faim chez ces infortunés. Une chaleur humide, suffocante, nauséabonde, causée par cette agglomération d'hommes et d'animaux, règne dans ces lieux sinistres. Tantôt l'on entend des gémissements plaintifs ; tantôt l'éclat de querelles violentes, ainsi qu'il en surgit toujours parmi des hommes presque sauvages exaspérés par la souffrance. Des enfants hâves, demi-nus, mais conservant l'insouciance de leur âge, jouaient en ce moment aux abords du puits, alors éclairés par un rayon de soleil filtrant à travers les roches et les broussailles dont était à demi obstruée l'unique ouverture de la voûte ; ce rayon jetait aussi sa vive lumière sur un groupe de trois personnes placées dans un enfoncement, à peu de distance du puits. Ces trois personnes sont Aveline-qui-jamais-n'a-menti, Alison-la-Vengroigneuse et Mazurec-l'Agnelet.

La cabaretière, lors du pillage de la petite ville de Nointel par les hommes du capitaine Griffith, ayant pu sauver ce qu'elle possédait d'argent, s'était rendue au village de Cramoisy, où elle savait retrouver Aveline. En apprenant dans ce village que les Anglais continuaient de ravager le pays, elle avait, ainsi que les paysans, cherché un abri dans le souterrain.

Aveline, dans un état de grossesse avancé, s'attend d'un jour à l'autre à mettre au monde l'enfant de sa honte et du viol commis sur elle par son seigneur. À peine vêtue de quelques haillons, elle est couchée sur la terre froide et dure ; Alison, toujours compatissante, soutient sur ses genoux la tête languissante et pâle de la jeune femme, dont la maigreur est effrayante. Ses joues caves font paraître ses yeux démesurément grands ; elle les attache en ce moment d'un air suppliant sur Mazurec, qui, non loin d'elle, aiguise sur une pierre les pointes acérées d'une fourche de fer en murmurant à demi-voix : -- Guillaume tarde bien à revenir de Paris ; nous l'attendons pourtant pour commencer la tuerie !...

Et Mazurec continue d'aiguiser silencieusement sa fourche ; il est hideux à voir... Devenu borgne depuis son duel judiciaire contre le chevalier de Chaumontel, ses paupières renfoncées, flasques et à demi closes laissent apercevoir entre elles, au lieu du globe de l'œil, une cavité sanguinolente ; son nez, aplati, écrasé, est couturé de cicatrices violettes comme sa lèvre supérieure, fendue en deux, qui découvre ses dents à demi brisées. Ses longs cheveux touffus, hérissés, tombent sur les lambeaux de son sayon de poil de chèvre, d'où sortent ses bras nerveux et décharnés. Aveline, attachant toujours son regard suppliant sur son mari, lui dit d'une voix affaiblie :

-- Mazurec, tu ne me réponds pas... Je t'en conjure, promets-moi que si, avant de mourir, je mets au monde mon enfant... tu ne le tueras pas !

-- Je ne sais, -- dit le vassal d'une voix sourde en continuant d'aiguiser sa fourche ; -- je ne promets rien...

-- Il le tuera, dame Alison ! -- s'écrie Aveline en pleurant et cachant sa tête dans le sein de la cabaretière ; -- il tuera l'innocente créature !

-- Tais-toi ! -- reprend Mazurec avec un regard de tigre qui rendit son effrayante figure plus effrayante encore, -- tais-toi, mauvaise femme ! tu es fière d'avoir un enfant de ton seigneur !

À cet affreux reproche, Aveline pousse un sanglot convulsif, et Alison, indignée, s'écrie :

-- Malheureux fou ! n'avez-vous pas de honte ; vous serez cause de la mort de votre femme !

-- J'aimerais autant la voir morte que vivante, maintenant qu'elle porte cet enfant dans son sein... Mais il ne verra pas le jour... je l'étoufferai, ce fils de noble !

-- Alors, soyez féroce jusqu'au bout : tuez tout de suite la mère et l'enfant ; ce sera moins cruel que de la faire ainsi mourir à petit feu ! -- Et Alison ajoute d'un ton de reproche navrant : -- Ah ! Mazurec-l'Agnelet ! cette infortunée de qui vous souhaitez aujourd'hui la mort vous faisait autrefois, d'un sourire, bondir le cœur quand vous passiez devant sa porte, où elle filait sa quenouille...

À ces mots, qui rappellent à Mazurec les premiers temps de son amour, temps si doux, même pour le misérable serf, il fond en larmes, jette sa fourche loin de lui, et, embrassant étroitement sa femme, dont il baise la pâle figure, il s'écrie en pleurant :

-- Pardon, ma pauvre Aveline !... Hélas ! mon sang s'est tourné en fiel ; j'ai tant souffert... je souffre tant !...

Mazurec parlait ainsi, lorsque soudain l'espèce de soupirail pratiqué au-dessus du puits est presque entièrement obstrué au moyen de plusieurs grosses pierres roulées en dehors par les hommes du bailli de Nointel ; et sa voix arrivant à travers l'étroit orifice, qui laisse filtrer un peu de clarté dans le souterrain, fait entendre ces paroles :

-- Vous tous, vassaux de la paroisse de Cramoisy et villages voisins, vous êtes, pour votre quote-part de la rançon de notre très-noble, très-haut, très-cher et très-puissant seigneur, taxés à mille florins ; les autres paroisses de la seigneurie seront taxées de même. Boursillez donc vite entre vous afin de parfaire la somme exigée ; vous avez des cachettes où vous enfouissez votre pécule... Jacques Bonhomme tient autant, je le sais, à ses sous qu'à sa peau. Choisissez donc, et promptement, entre la mort et votre argent ; car si, durant le temps qu'il me faut pour dire un pater et un ave, l'un de vous n'apporte point les mille florins à l'entrée du souterrain, vous serez tous fumés comme renards dans leur terrier, après quoi l'on fouillera vos cadavres.

Le bailli se tut, le soupirail fut complétement bouché avec des mottes de terre, et la caverne plongée dans de profondes ténèbres.

-- Oh ! mon Dieu ! que va-t-il arriver ? Ne me quitte pas, Mazurec, -- dit Aveline en frémissant et enlaçant de ses bras son mari, qui s'était redressé pour écouter les paroles du bailli ; d'abord accueillies par un morne silence de stupeur et d'effroi, elles se répètent de bouche en bouche parmi les vassaux. Ces malheureux tenaient d'autant plus âprement à leur petit pécule, leur suprême ressource, fruits de leurs labeurs écrasants, de privations homicides, qu'ils n'avaient pu jusqu'alors le soustraire à la rapacité de leurs seigneurs qu'à force de soins, de ruses, luttant même avec une héroïque ténacité contre la torture qu'on leur infligeait afin de leur arracher l'aveu de l'endroit où ils enfouissaient le peu qu'ils possédaient. Aussi, le premier moment de stupeur passé, des cris d'indignation et de révolte éclatent parmi les serfs :

-- Quoi ! -- disent-ils, -- nous quittons nos maisons pour vivre dans les cavernes comme des bêtes fauves, et l'on vient nous traquer jusqu'ici !

-- Être pillés par les Anglais, et nous voir encore forcés de payer la rançon de notre seigneur !

-- Non, non ! Qu'on nous fume, qu'on nous brûle, qu'on nous massacre... on ne tirera pas un denier de nous !

-- Non, nous jetterons plutôt dans le puits les quelques sous qui nous restent !

Il fallut peu de temps au bailli pour dire son pater et son ave. Lorsqu'il les eut dits, ne voyant aucun des serfs sortir de leur refuge pour apporter la somme exigée par lui, il donna l'ordre de fumer le terrier de Jacques Bonhomme, opération facile. L'on descendait dans le souterrain par un passage étroit et d'une pente assez rapide taillé dans le roc ; les Anglais de Griffith et les gens du bailli entassèrent dans ce couloir des broussailles sèches, y mirent le feu, et, à l'aide de leurs longues lances, poussèrent dans ce foyer embrasé des branchages verts dont la vapeur, âcre, épaisse, remplit bientôt l'intérieur du souterrain, la seule ouverture qui aurait pu donner issue à la fumée ayant été d'avance hermétiquement bouchée.

Ce fut (m'a dit plus tard à moi, Mahiet, mon frère Mazurec), ce fut quelque chose d'affreux ! Les vassaux, suffoqués, aveuglés par cette noire et cuisante fumée, ressentaient des douleurs atroces ; les bestiaux, partageant les mêmes souffrances, devinrent furieux, rompirent leurs liens, se ruèrent dans les ténèbres au milieu de la foule, l'écrasant sous leurs pieds, la transperçant à coups de cornes. Les cris plaintifs des femmes et des enfants, les imprécations des hommes, les rugissements du bétail, formaient un concert infernal. Plusieurs vassaux parviennent à se diriger à tâtons vers le puits et s'y précipitent afin d'échapper à une torture prolongée ; d'autres s'élancent éperdus afin de sortir du gouffre ; mais, étouffés par les flots de vapeur qui s'échappent de l'étroite entrée du souterrain, changée en fournaise, ils tombent brûlés au milieu des flammes ; d'autres se jettent à plat ventre et, rampant la face contre terre, ils grattent le sol avec leurs ongles et collent leur bouche aux excavations qu'ils creusent, espérant dans leur délire, pouvoir aspirer ainsi un peu d'air ; enfin, voulant leur épargner un plus long supplice, des mères étranglent leurs enfants à l'agonie.

Mazurec revient à des sentiments d'autant plus tendres pour Aveline qu'il frémit de l'horrible mort dont elle est menacée, il l'a tenue étroitement embrassée dès que la fumée a commencé d'envahir la caverne ; mais la jeune vassale, depuis longtemps épuisée par la misère, la douleur et le chagrin, ne devait pas survivre à ce nouveau péril, et, râlant déjà, elle attache ses lèvres glacées sur celles de Mazurec, comme si l'infortunée, pour échapper à la suffocation, voulait aspirer le souffle de son mari ; puis il se sent convulsivement serré entre les bras raidis d'Aveline-qui-jamais-n'avait-menti... elle expirait...

-- Morte ! -- s'écrie le serf d'une voix déchirante, -- morte sans vengeance !...

-- Tu peux la venger, nous sauver tous deux et grand nombre de ces malheureux, -- dit la voix haletante d'Alison, qui conservait encore sa raison et son énergie. -- Hâtons-nous ! -- poursuivit la tavernière d'une voix de plus en plus oppressée ; -- Aveline est morte, tâchons de sortir d'ici. J'ai trois cents florins cousus dans ma robe ; je les donnerai au bailli, il nous fera grâce, sinon, tue-le... Ta fourche est là, je la sens... sous ma main... tiens, prends-la, conduis-moi et essayons de fuir !

À ces paroles d'Alison, Mazurec pousse un cri de joie sauvage : l'imminence du danger, l'espoir de la vengeance, décuplent ses forces ; il saisit sa fourche de sa main droite, et de la gauche traînant Alison derrière lui, le vassal, guidé par la lueur rougeâtre projetée sur la pente rapide de l'issue du souterrain, manœuvre impitoyablement de sa fourche pour se frayer un passage à travers la foule éperdue, renverse les uns, passe sur le corps des autres, et arrive non loin du foyer de feu et de fumée, dont les abords sont jonchés des cadavres de plusieurs serfs déjà tombés suffoqués, brûlés en voulant franchir cette fournaise. Abandonnant alors la main d'Alison et s'avisant d'un moyen auquel personne ne songeait au milieu de la panique générale, Mazurec plonge sa fourche dans l'amoncellement de broussailles embrasées, les écarte, en jette une partie derrière lui, s'ouvre ainsi une issue, traverse intrépidement le sol couvert de débris enflammés, gravit en quelques bonds l'entrée de la caverne, respire un air pur, aperçoit le ciel, les arbres ; son énergie redouble, et d'un dernier effort il s'élance au dehors... À l'aspect inattendu de Mazurec, effrayant de rage et brandissant sa fourche, les Anglais et les gens du bailli reculent frappés de stupeur ; mais le vassal, courant sus au bailli, lui enfonce son fer dans le ventre, le renverse, s'acharne sur lui avec furie, le foule aux pieds, continue à le cribler de coups à travers le corps, à travers la figure, partout enfin où il peut l'atteindre, et disant à chaque blessure :

-- Tiens, voilà pour Aveline, que tu as traînée au lit de ton seigneur !... Tiens, voilà pour Aveline, que tu as fait mourir étouffée !

À cette attaque audacieuse et imprévue, le capitaine Griffith, le chapelain et les archers dont ils sont accompagnés restent stupéfaits ; puis bientôt le bâtard de Norfolk, poussant un éclat de rire cruel, s'écrie :

-- Chapelain, vois donc avec quelle ardeur ce coquin larde ce bailli ! -- Et se tournant vers ses hommes : -- Je prends ce forcené lardeur sous ma protection ; j'admire sa dextérité à se servir de sa fourche... -- Mais, s'interrompant, le capitaine Griffith ajoute en frappant dans ses mains : -- Par l'enfer ! voici mes beaux yeux noirs et ma paire de jambes rondes ! Ah ! cette fois, tu ne m'échapperas pas, la belle !

L'Anglais s'exclamait ainsi à la vue d'Alison : celle-ci, bien que remplie de courage, mais n'étant pas, comme Mazurec, emportée par l'élan d'une fureur désespérée, avait, au moment de quitter le souterrain, rassemblé ses forces défaillantes et attendu que des broussailles brûlant encore au milieu du passage fussent éteintes. Aussi apparut-elle, au dehors, pâle, haletante, ses cheveux en désordre, ses vêtements à demi brûlés, et si affaiblie qu'elle ne pouvait marcher qu'en s'appuyant aux blocs de rochers épars çà et là. Le capitaine Griffith, sans être touché de l'aspect lamentable d'Alison, n'écoute que la férocité de sa luxure, s'élance d'un bond sur sa proie et, l'enlaçant de ses bras nerveux, s'écrie : -- Cette fois, je te tiens !

-- Grâce ! -- crie Alison en se débattant et trouvant des forces dans son épouvante, -- grâce... j'ai de l'argent... je vous le donnerai... laissez-moi...

-- L'amour d'abord, l'argent après ! -- répond le bâtard de Norfolk en entraînant Alison vers un taillis voisin. -- Viens ! tes jambes m'ont assez longtemps trotté dans la cervelle.

-- Mazurec... au secours ! -- murmure la cabaretière en apercevant le vassal, mais celui-ci, exaspéré par l'ivresse du sang, par l'ardeur de la vengeance, déchiquetait, à coups de fourche, le cadavre du bailli, et n'entendit pas le déchirant appel d'Alison, qui, entraînée par le capitaine Griffith, tâchait en vain de s'arracher de ses bras et redoublait ces cris : -- Au secours, Mazurec ! au secours !

-- Courage, belle hôtesse ! me voilà ! -- répond tout à coup la voix essoufflée de Mahiet-l'Avocat d'armes sortant d'un épais taillis et apparaissant au sommet d'une éminence rocheuse, suivi de Guillaume Caillet, d'Adam-le-Diable, de Rufin-Brise-Pot et de quelques serfs armés de haches, de fourches et de faux. Cette petite troupe, attirée par les cris perçants d'Alison, accourait, précédant un grand nombre de paysans révoltés, cheminant à travers la forêt et s'avançant plus lentement.

-- Me voici, belle hôtesse ! -- répéta Mahiet en sautant de roche en roche, son épée à la main, -- me voici...

-- Mon Hercule du château de Beaumont ! -- s'écrie le bâtard de Norfolk en dégaînant à la vue de Mahiet qu'il reconnaît. Abandonnant alors Alison qui, épuisée par la lutte, tomba sur le sol, l'Anglais ajoute : -- Tout à l'heure je disais : L'amour d'abord, l'argent après !... Maintenant je dis : D'abord la bataille, puis l'amour, puis l'argent ! -- Et, s'élançant l'épée haute sur Mahiet : -- Mon chapelain en est témoin, je ne demandais à Satan, mon seul et bon Dieu, que deux choses : forcer cette fraîche commère et te retrouver un peu remplumé, mon vigoureux garçon ! Commençons par toi ; la belle aura son tour !

-- Je n'ai point encore, il est vrai, grand'chair sur les os, -- reprit l'Avocat d'armes en attaquant intrépidement le bâtard de Norfolk, -- mais mon poignet n'a pas perdu sa vigueur.

Un combat acharné s'engage entre Mahiet et le capitaine, tandis que Guillaume, Adam-le-Diable, l'écolier Rufin-Brise-Pot et plusieurs serfs leurs compagnons se jettent avec furie sur le chapelain de Griffith et quelques archers dont il s'était fait suivre, laissant le gros de la troupe des Anglais vers la lisière de la forêt, d'après le conseil du bailli ; les hommes de l'escorte de celui-ci prennent la fuite à travers les taillis, voyant se grossir à chaque instant la troupe des vassaux révoltés à la voix de Guillaume Caillet, et qui de tous côtés sortaient des profondeurs de la forêt, attirés par ces cris de leurs compagnons aux prises avec les archers :

-- Tue, tue les Anglais !... À mort les Anglais !...

Écrasés par le nombre, tailladés à coups de faux, éventrés à coups de fourche, assommés à coups de cognée, pas un des hommes du capitaine Griffith n'échappa au carnage. Le chapelain, après s'être héroïquement défendu contre Adam-le-Diable, armé d'un coutre de charrue, et contre Rufin, faisant rage de sa longue épée, tomba sous leurs coups. Mazurec, distrait de son acharnement contre les restes sanglants du bailli, par l'arrivée des paysans et de Guillaume Caillet, brandit sa fourche, prêt à se joindre aux combattants ; mais frappé d'une idée subite, il gravit le monticule où était pratiquée, au-dessus du souterrain, l'ouverture récemment bouchée par les ordres du seigneur de Nointel, et, se servant de sa fourche comme d'un levier, il fait rouler au loin les pierres qui obstruaient ce soupirail. La fumée, trouvant une issue, s'en échappe à flots pressés, noirs et épais ; Mazurec, rentrant alors dans la caverne, y disparaît.

À ce moment, Mahiet, blessé au bras, mais tenant sous ses genoux le capitaine Griffith, cherchait son poignard à sa ceinture pour le lui plonger dans la gorge en disant : -- Tu vas mourir, chien d'Anglais qui veux forcer jusqu'aux femmes mourantes !

-- Aussi vrai que tu es la meilleure épée que j'ai rencontrée dans ce pays de couarde seigneurie, mon seul regret est de n'avoir pas violé cette dodue commère !

Telles furent les dernières paroles du bâtard de Norfolk ; Mahiet mit fin à la vie de ce brigand, tandis que, à quelque distance du lieu du combat, Mazurec sortait du souterrain portant entre ses bras le cadavre d'Aveline, et s'écriait d'une voix entrecoupée :

-- Guillaume, voilà votre fille ! voilà ma femme !... Et vous tous qui avez des femmes, des fils, des parents, des amis, entrez dans ce souterrain ; cherchez-les parmi les morts et les agonisants ! Nous n'avons pas voulu donner d'argent pour payer la rançon de notre seigneur, le sire de Nointel ; il a fait fumer notre refuge comme le terrier d'un renard ! Allez compter les victimes du feu... allez compter les cadavres !

Grand nombre de paysans, effrayés de ces paroles, courent au souterrain. Guillaume Caillet s'approche de Mazurec qui tient toujours enlacé le corps de sa femme. -- Couchons-la sur le gazon, -- dit le vieillard. -- Nous allons creuser sa fosse...

Mais à peine le corps est-il déposé à terre que, se précipitant sur ces restes inanimés avec des cris arrachés du plus profond de ses entrailles paternelles, Guillaume sanglotant couvre de pleurs et de baisers le visage glacé de sa fille.

-- J'ai trop pleuré ; je n'ai plus de larmes, -- dit Mazurec-l'Agnelet en contemplant d'un œil sec et ardent ce navrant spectacle, tandis que Adam-le-Diable, à l'aide de son coutre de charrue, se met à creuser silencieusement la fosse d'Aveline.

Un massif d'arbres et de rochers avait jusqu'alors caché cette scène funèbre à Mahiet, qui, n'ayant pas non plus remarqué son frère pendant la chaleur du combat, était alors assis sur l'herbe, soutenu par Rufin-Brise-Pot et abandonnant son bras blessé aux soins d'Alison ; toujours courageuse et serviable, malgré tant d'émotions diverses, elle avait déchiré sa gorgerette, et, agenouillée devant l'Avocat d'armes afin de panser sa plaie, elle disait :

-- Vous avez, messire, lors de notre première rencontre, gagné mon procès : aujourd'hui je vous dois l'honneur et la vie ; comment jamais m'acquitter envers vous ? Hélas ! je vous sais trop dédaigneux de l'argent pour ajouter que j'ai trois cents florins cousus dans ma jupe et que...

-- Voulez-vous vous acquitter envers moi, chère et bonne hôtesse ? suivez mon conseil : la ville de Nointel que vous habitez a été saccagée, une guerre terrible, une guerre sans merci ni pitié va éclater entre les vassaux et les seigneurs ; fuyez le pays... Allez à Paris, où l'on est du moins en sécurité ! Là vous demanderez où demeure maître Étienne Marcel ; tout le monde vous enseignera son logis, vous direz à sa femme que j'ai reçu une blessure légère et nullement dangereuse. Cela rassurera dame Marcel et sa nièce... ma fiancée...

-- Ah ! vous êtes fiancé, messire ? -- reprit Alison en tressaillant et devenant vermeille ; puis, étouffant un soupir, elle ajouta d'une voix tremblante : -- Dieu protège vos amours ! Je suivrai votre avis, j'irai à Paris... Je rassurerai celle que vous aimez ; je serais à sa place heureuse, oh ! bien heureuse... d'être rassurée, si j'aimais quelqu'un. -- Ce disant, Alison baissa la tête pour cacher une larme furtive qui brilla dans ses beaux yeux noirs.

-- Ah ! Mahiet, -- dit tout bas Rufin frappé de la grâce et de la bonté de la jeune femme, -- une gentille et honnête personne comme celle-là vaut cent fois Margot-la-Savourée !

-- Chère hôtesse ! -- reprit Mahiet après un moment de réflexion, -- vous avez suivi mon premier conseil... suivez le second : en ces temps-ci, une femme voyageant seule court de grands dangers, acceptez pour compagnon mon ami Rufin que voilà.

-- Mahiet, -- dit vivement l'écolier, -- je...

-- Tu t'es bravement battu malgré ta blessure reçue avant-hier et qui, m'as-tu dit, te fait encore beaucoup souffrir ; de plus, tu rendras service à notre cause, en allant apprendre à Marcel que les paysans sont en armes dans cette province, et qu'à la voix de Guillaume Caillet, ils ont donné le signal de l'insurrection. Marcel attend ces nouvelles pour agir... et si à ce sujet il a quelque message de confiance à m'adresser, tu reviendras, après avoir conduit dame Alison à Paris, me rejoindre en Beauvoisis ; tu seras facilement renseigné dans le pays sur la direction de la troupe de Guillaume Caillet, tu me trouveras avec lui. -- Voyant enfin l'écolier ébranlé, Mahiet ajouta tout bas : -- Malgré tes étourderies de jeunesse, tu es un honnête garçon ; tu veilleras sur Alison comme un frère sur sa sœur... me le promets-tu ?

-- Oui... et tu peux te fier à ma parole !

Soudain Mahiet tressaillit en jetant les yeux à quelques pas : il venait d'apercevoir Mazurec et Guillaume transportant les restes d'Aveline... Il comprit tout, ses traits exprimèrent une douleur profonde, et, s'agenouillant, il dit :

-- À genoux, Rufin... à genoux, bonne hôtesse... Ah ! je dois attendre la fin de ces funérailles pour révéler à Mazurec qu'il est mon frère...

Adam-le-Diable venait d'achever de creuser la fosse d'Aveline-qui-jamais-n'avait-menti. Guillaume et Mazurec, tenant par les épaules et par les pieds le corps de la jeune femme, la descendaient dans sa tombe... Les paysans s'agenouillèrent mornes et silencieux.

Oh ! fils de Joel ! ce fut un tableau d'une grandeur lugubre, que ces humbles funérailles de la pauvre vassale pieusement accomplies sous la voûte de la forêt, au milieu de ces rocs entassés aux abords du souterrain... immense tombeau de tant d'autres victimes ! Tout concourait à rendre cette scène terrible, saisissante ! Ici les débris sanglants et sans forme du bailli, l'exécuteur impitoyable des ordres du sire de Nointel ; là, les cadavres des Anglais, non moins exécrés que les seigneurs par le peuple des campagnes ; plus loin la foule des serfs, à genoux, tête nue, vêtus de haillons, armés d'armes étranges, meurtrières, et contenant à peine, devant ce deuil qui l'exaspérait encore, leur légitime ardeur de vengeance ; enfin, ce père, cet époux, enterrant de leurs mains celle-là qui devait être la consolation de la vieillesse de l'un... la joie, l'amour de la jeunesse de l'autre !

Le corps de la morte étendu au fond de la fosse, Adam-le-Diable commença de la combler de terre ; alors Guillaume Caillet, debout près de la sépulture de sa fille, et tenant serré sur sa poitrine Mazurec qui, retrouvant des larmes, sanglotait en cachant sa figure, Guillaume Caillet s'écria d'une voix qui fit palpiter tous les cœurs :

-- Et maintenant adieu, ma fille ! adieu, ma pauvre Aveline ! toi qui jamais n'avais menti ! toi qui jamais n'avais fait le mal ! adieu ! et pour toujours adieu ! -- Puis, levant vers le ciel sa main tremblante, le vieux paysan s'écria d'une voix éclatante, où vibraient le désespoir du père et la haine du vassal contre son seigneur : -- Je le jure ici par le corps de mon enfant enterré de mes mains ! je le jure ici par les os de nos amis, de nos parents dont ce souterrain est le tombeau ! je le jure ici par les tortures que nous endurons ! je le jure ici par la sueur, par le sang de nos pères ! je le jure ici par les misères qui attendent nos enfants ! je vengerai ma fille ! Je vengerai nos pères ! et d'avance je vengerai notre race des souffrances qu'elle doit encore endurer ! À mort nos seigneurs !... vengeance !...

Les vassaux, entraînés par ces paroles, se dressèrent debout en agitant leurs cognées, leurs bâtons, leurs fourches, leurs faux, et répondirent tous d'une voix répétée à l'infini par les échos de la forêt : -- Vengeance ! à mort nos seigneurs ! à mort !...

Tout à coup ceux des paysans qui étaient entrés dans la caverne sortirent avec épouvante en criant : -- Morts... tous morts ou agonisants, les petits enfants, les femmes, les vieux, les jeunes... tous morts... tous...

-- Tous morts ! -- répéta Guillaume Caillet d'une voix terrible, -- les petits enfants ! les femmes ! les vieux ! les jeunes ! tous morts ! Oh ! quand Jacques Bonhomme aura passé, avec sa faux, dans un manoir, on dira aussi : Tous morts les petits nobles ! les femmes nobles ! les jeunes nobles ! les vieux nobles... tous morts !... Debout, Jacques Bonhomme ! ton nom a fait rire... il fera pleurer... Debout, mes Jacques ! la Jacquerie commence !

-- Elle commencera par le château de Chivry, -- s'écria Adam-le-Diable. -- Au château de Chivry doit aujourd'hui se rendre notre sire pour épouser la belle Gloriande... -- Et frappant sur l'épaule de Mazurec : -- Le jour du tournoi, elle a ri de toi, la noble damoiselle ! tu vas à ton tour la faire rire... Hardi, mon Jacques, la Jacquerie commence !

-- Ah ! ah ! la belle Gloriande ! -- reprit Mazurec avec un éclat de rire féroce et délirant. -- Suis-je assez heureux d'avoir un œil crevé, le nez écrasé, d'être un vrai monstre ! Oh ! pour la belle Gloriande... que d'épouvante, que d'épouvante... quand je lui dirai : « Ton mari a forcé ma fiancée... je vais te forcer !... » Hardi, mes Jacques, la Jacquerie commence !

Les paysans révoltés suivirent en tumulte les pas de Guillaume Caillet, d'Adam-le-Diable et de Mazurec en criant à travers la forêt :

-- À Chivry... à Chivry... Hardi, les Jacques... La Jacquerie commence !

-- Adieu, bonne hôtesse ! -- dit Mahiet en se levant et suivant de l'œil Mazurec qu'il allait rejoindre, -- adieu, Rufin... veille avec la sollicitude d'un frère sur l'excellente femme qui se confie à ta sauvegarde.

-- J'ai foi dans votre ami, -- reprit Alison ; -- car vous m'avez dit : « Fiez-vous à lui... »

-- Et j'en jure Dieu ! -- répondit l'écolier d'une voix pénétrée, -- vous pouvez vous fier à moi comme à Mahiet.

-- Je n'en doute pas, -- dit l'Avocat. -- Adieu, Rufin ; je vais rejoindre mon frère, lui révéler les liens qui nous unissent et veiller sur lui. Les Jacques ne prendront pas sans assaut le château de Chivry. Encore adieu, bonne Alison ; dites à dame Marcel et à Denise ma fiancée que, si je ne les revois pas, ma dernière pensée aura été pour elles. Et toi, Rufin, dis à Marcel que les Jacques sont debout.

-- Au revoir, Mahiet, -- reprit tristement l'écolier en tendant la main à son ami. -- Si maître Marcel a quelque message à t'envoyer, je le prierai de m'en charger... Adieu.

L'Avocat serra une dernière fois la main de son compagnon et rejoignit en hâte les Jacques, dont on entendait au loin les clameurs retentissantes. La bonne Alison, avant de suivre l'écolier, s'agenouilla en pleurant sur la fosse d'Aveline-qui-jamais-n'avait-menti, et lui adressa du cœur et des lèvres un suprême adieu.

CHAPITRE IV.

Le château de Chivry. -- La salle du dais. -- Le sire de Nointel ramène aux pieds de sa fiancée dix captifs enchaînés. -- Un repas de noce au quatorzième siècle. -- La poterne du château. -- La loi du talion. -- Le pont de l'Orville. -- Le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel. -- Charles-le-Mauvais. -- Message de Mahiet. -- Politique du roi de Navarre. -- Guillaume Caillet couronné roi des Jacques.

Le château de Chivry, situé à trois lieues de Nointel et bâti, comme presque tous les manoirs féodaux, au sommet d'une montagne escarpée, n'a rien à redouter d'une attaque de vive force ; défendu par cent hommes d'armes et par sa position, il peut résister à un long siège ; et pour entreprendre une pareille attaque, des machines de guerre et des engins d'artillerie eussent été indispensables. La magnificence intérieure de cet édifice seigneurial égale sa force défensive ; entre autres somptuosités, la salle du dais, ou salle d'honneur, offre un coup d'œil splendide. Ses solives, peintes et dorées, étincellent sur le bleu du plafond ; de riches tentures couvrent les murailles, et d'énormes cheminées de pierre sculptée, où brûlent des troncs d'arbres entiers, s'élèvent aux deux extrémités de cette immense galerie, éclairée par dix fenêtres à ogives, aux vitraux armoriés, et large de cent pas, sur deux cents de longueur ; vastes dimensions indispensables aux cérémonies des festins d'apparat, dans lesquels les majordomes du sire de Chivry entrent, selon la coutume, à cheval, par l'une des portes de la salle, apportant solennellement dans des plats d'argent les mets d'honneur, tels que paons et faisans rôtis, ornés de leur tête, de leurs ailes et de leurs queues chatoyantes ; ou encore pâtisseries gigantesques représentant le manoir seigneurial, orné d'un écusson armorié de vives couleurs, glorieux mets que les pages placent sur la table devant la reine du festin.

Ce jour-là, une brillante compagnie, nobles, seigneurs, dames, damoiselles et enfants de châtellenies voisines, réunis dans la galerie du château de Chivry, s'empressent autour de la belle Gloriande, triomphalement assise sous le dais, sorte de siège élevé, recouvert de brocart d'or et surmonté d'un ciel empanaché ; jamais la damoiselle n'a paru aux yeux éblouis de ses admirateurs plus superbe et plus rayonnante : elle resplendit de parure ; ses cheveux noirs, tressés d'un fil de perles et d'escarboucles, sont à demi cachés par son virginal chapel de fiancée ; sa robe de velours blanc, brochée d'argent, découvre hardiment sa poitrine et ses bras accomplis. Une écharpe de soie orientale, frangée de perles, ceint sa taille svelte et élevée. L'œil brillant, la joue animée, la lèvre souriante, Gloriande reçoit les compliments de la noble assemblée qui la félicite sur son mariage, dont l'heure va bientôt sonner à la chapelle du château. Le vieux sire de Chivry jouit en bon père du bonheur de sa fille et des hommages dont il la voit entourée. Cependant, malgré l'épanouissement de ses traits, Gloriande fronce de temps à autre ses noirs sourcils en regardant avec impatience du côté des portes de la grande galerie ; le comte de Chivry, surprenant un de ces regards impatients, dit à sa fille en souriant : -- Sois tranquille... Conrad ne tardera pas à paraître.

-- Mon père, sa bizarrerie est inexplicable. Quoi ! de retour de la guerre et arrivé ce matin ici, je ne l'ai point encore vu ?

-- Eh bien ! tiens, le voici... regarde-le... ma belle amoureuse !

Au moment où le vieux seigneur parle ainsi, un cortège triomphal entre dans la salle immense. Des joueurs de clairon ouvrent la marche, sonnant un air de bravoure, puis viennent des pages, aux livrées du sire de Nointel, suivis de ses écuyers ; ceux-ci conduisent enchaînés dix hommes hideux à voir ; leur crâne et leur visage complètement rasés, sont d'un brun couleur de suie ; mornes, accablés, ils tiennent leur tête tristement baissée et portent de longs sarraus tout neufs, en étoffe mi-partie blanche et verte (couleurs armoriales de la maison de Chivry). De temps à autre ces captifs secouent leurs chaînes avec fracas en poussant des gémissements lamentables et prononçant quelques mots en un langage inintelligible et barbare ; derrière eux s'avance Conrad Neroweg, sire et seigneur de Nointel, superbement campé sur son cheval de guerre, sa visière baissée, sa lance au poing, et revêtu d'une splendide armure de bataille. À ses côtés, mais à pied, marche Gérard de Chaumontel, aussi armé de toutes pièces et semblant partager le triomphe de son ami. Les acclamations de la noble assistance accueillent ce cortège, et la belle Gloriande, envermillonnée de surprise, de bonheur et d'amour, car son fiancé lui ramène dix captifs enchaînés, se lève de son siège et, agitant son mouchoir parfumé, s'écrie :

-- Gloire au victorieux ! honneur au plus vaillant des preux !

-- Gloire au victorieux ! -- répète la noble assistance, -- honneur au plus vaillant des preux !

Le sire de Nointel, descendant alors de son cheval, que l'un de ses pages emmène hors de la galerie, relève la visière de son casque, et tandis que ses écuyers ordonnent par signe aux prisonniers de s'agenouiller au pied du dais de la damoiselle de Chivry, Conrad lui dit fièrement :

-- La dame m'avait ordonné d'aller guerroyer contre l'Anglais, et de lui ramener dix captifs ; le devoir de tout preux chevalier est d'obéir à la reine de ses pensées. Je suis allé guerroyer. Voici les dix captifs anglais, conquis par moi à la bataille de Poitiers. C'est moi, captif du dieu d'amour, qui conduis ces prisonniers enchaînés aux pieds de ma dame qui me tient moi-même enchaîné par le plus doux des servages.

Ces chevaleresques et galantes paroles excitent les transports de l'assemblée ; le sire de Nointel s'incline modestement et reprend :

-- Ces captifs appartiennent à ma dame ; qu'elle dispose de leur sort en souveraine !

-- Mon vaillant chevalier me prie de décider du sort de ces captifs, -- reprend la belle Gloriande ; -- j'ordonne qu'ils soient délivrés de leurs chaînes... et qu'on leur fasse largesse ! Le jour de mon mariage doit être pour tous un jour de liesse... -- Puis, tendant sa main à Conrad qui met un genou en terre devant sa fiancée : -- Voici ma main, sire de Nointel ; je ne saurais la donner à un plus preux chevalier.

-- Heureux jours aux deux époux ! -- crie l'assemblée, -- gloire et bonheur à Gloriande de Chivry et à Conrad de Nointel ! !

Pendant que la brillante compagnie témoigne ainsi de la part qu'elle prend à la félicité des deux futurs époux, le sire de Chivry, s'approchant du chevalier de Chaumontel, lui dit à demi-voix en regardant les prisonniers anglais :

-- Gérard, quelle diable d'espèce d'Anglais est donc celle-là ?... ils sont noirs comme des taupes !

-- Messire comte, -- répond gravement le chevalier, -- ces coquins sont de la tribu anglaise des Ratamorphrydich !

-- Hein ! -- dit le vieux seigneur stupéfait de ce nom barbare ; -- tu dis de la tribu des...

-- Des Ratamorphrydich ! -- reprend sans sourciller le chevalier. -- C'est une des tribus les plus féroces du nord de l'Angleterre, on la croit issue d'une colonie gyptiaque ou même syriaque ! venue des déserts de Moscovie, aux rivages d'Albion, sur des chevaux marins !... Et voilà pourquoi, messire, ces coquins sont si noirs !

-- Ah ! très-bien, -- repart le vieux seigneur abasourdi de la science géographique du chevalier. -- Je m'explique, maintenant, la couleur foncée du teint de ces captifs.

La cloche de la chapelle du château de Chivry ayant en ce moment tinté, le sire de Chivry dit au chevalier : -- Voici le premier coup de la messe de mariage. Ah ! Gérard, c'est un beau jour pour mes vieux ans que celui-ci... doublement beau, car il luit en de tristes temps !

-- Messire, de quoi vous plaignez-vous ? Conrad vous revient couvert de lauriers, prisonnier des Anglais, sur parole, il est vrai ; mais en ce moment ses vassaux boursillent sa rançon ; il est aimé de votre fille, il l'adore ; votre château bien approvisionné, bien fortifié, défendu par une vaillante garnison, n'a rien à redouter des Anglais et des routiers ; Jacques Bonhomme, encore tout meurtri de la leçon qu'il a reçue l'an passé au tournoi de Nointel, n'ose lever le nez de dessus les sillons qu'il laboure pour vous : donc, messire, vivez en paix et en joie !

-- Mon père, -- vint dire au comte de Chivry la belle Gloriande avec empressement, -- voici le second coup de cloche pour la messe... partons... partons !

-- Allons, je te suis, chère impatiente, -- dit le vieux seigneur en souriant à sa fille. -- Donne la main à Conrad et allons à l'autel.

-- Ah, mon père ! quel est mon bonheur ! savez-vous que Conrad a parlé de moi au régent, notre sire ? Ce jeune et gracieux prince désire me voir à la cour... Nous partirons avant huit jours pour Paris... D'ici là, j'aurai le temps de faire faire trois robes : l'une de brocart d'or... l'autre de...

-- Tu te feras faire dix robes, vingt robes, si tu le veux, et des plus riches ! -- dit le comte avec une expansion de tendresse paternelle, en pinçant les joues de sa fille. -- Rien de trop beau pour Gloriande de Chivry, lorsqu'elle paraîtra à la cour ! Il est bon de prouver à ces rois qui prétendent primer la seigneurie, qu'autant qu'eux autres nous sommes grands seigneurs ; l'argent ne te manquera pas : mes baillis ont mes ordres ; dès demain ils frapperont double taxe sur mes vassaux en l'honneur de ton mariage, selon la coutume. Mais, tiens, voici un autre impatient, aie pitié de son martyre, -- ajouta gaiement le comte en montrant Conrad qui s'approchait vivement, cherchant des yeux Gloriande. Le sire de Nointel prit avec amour la main de sa fiancée, le cortège se forma, et la noble assistance, suivie des pages, des écuyers, se dirigea vers la chapelle du manoir.

Les prisonniers anglais, délivrés de leurs chaînes par ordre de la damoiselle de Chivry, venaient les derniers. Au moment où ils passaient le seuil de la porte de la galerie, il tomba de dessous le sarrau de l'un ces captifs, un grand couteau à manche de bois grossier.

-- Adam-le-Diable, -- dit à voix basse un autre prisonnier, -- ramasse donc ton couteau...

Le mariage de la damoiselle de Chivry et du seigneur de Nointel a eu lieu le matin, et dans la galerie du manoir, transformée en salle de festin, sont réunis tous les invités à ces brillantes épousailles ; le repas a duré jusqu'à une heure assez avancée de la soirée, il touche à sa fin. Durant six heures et plus les nobles convives ont fait fête à tous les services de cet interminable repas, car pendant que Jacques Bonhomme soutient à peine sa triste vie avec des fèves presque pourries et de l'eau saumâtre, les seigneurs, qu'il engraisse de ses rudes labeurs, mangent, et remangent à crever dans leur peau ; jugez-en, fils de Joel, d'après le festin de noces de la belle Gloriande. Le premier service, destiné à ouvrir l'appétit, se composait de limons, de fruits confits au vinaigre, de cerises aigres, de salaisons, de salades et autres mets appétissants. Second service : Pâtes d'écrevisses et d'amandes à la crème, brouets de viandes macérées cuites avec du bouillon, potages au riz, à l'avoine, à la fromentée, au macaroni, à la chair pilée, au millet, servis sur table de façon à ce que les diverses couleurs dont ils sont habilement teints par un cuisinier expert réjouissent agréablement la vue des convives ; potages blancs, bleus, jaunes, rouges, verts ou dorés, harmonisaient leurs nuances. Troisième service : Rôtis à la sauce, et combien d'innombrables sauces ! sauce à la cannelle, à la noix muscade, aux bourgeons, aux raisins, au genêt, aux roses, aux fleurs, toutes ces sauces teintes aussi de couleurs variées. Quatrième service : Pâtés de toutes sortes, pâtés de sanglier, pâtés de cerf, pâtés monstrueux renfermant, au milieu de rangées d'oisons gras, un agneau farci ; enfin les pâtisseries, des tartes à double visage, aux herbes, aux feuilles de roses, aux cerises, aux châtaignes, et au milieu de cette profusion de tartes, s'élevait une pâtisserie monumentale de trois pieds de hauteur représentant les donjons, les tours, les remparts du noble manoir de Chivry... La longue table, chargée d'une riche vaisselle où se reflète la clarté de grands luminaires d'argent, garnis de flambeaux de cire, offre un joyeux désordre ; les hanaps, les coupes d'argent ou de vermeil, remplis de vins herbés, circulant de main en main, redoublent la bonne humeur des convives ; quelques-uns commencent à chanceler sur leur siège, étourdis par les fumées de l'ivresse ; beaucoup de nobles dames et de damoiselles, sans avoir fêté jusqu'au délire bachique les épousailles de Gloriande, ont la joue plus que vermeille, l'œil émérillonné, le sein palpitant, et rient aux éclats des récits licencieux que les seigneurs, assis à côté d'elles et buvant à la même coupe, leur content à l'oreille. Au dehors de la salle du banquet, les serviteurs et les hommes d'armes du château, partageant la liesse générale, célèbrent le mariage de la damoiselle de Chivry à grand renfort et réconfort de pots de bière, de cidre ou de vin ; grand nombre de ces buveurs sont complètement ivres.

La belle Gloriande et Conrad restent étrangers à l'allégresse causée par la bonne chère et les propos graveleux ; plus doux est l'enivrement des deux fiancés ; ils se chérissent, et bientôt pour eux va sonner l'heure du déduit amoureux ; parfois, ils échangent sournoisement un coup d'œil d'impatience ; ardents sont les regards de Conrad, troublés sont les regards de Gloriande, son beau sein fait doucement onduler ses colliers de perles et de diamants ; elle fronce même ses noirs sourcils et hausse ses blanches épaules en entendant son père, déjà fort aviné, crier à tue-tête pour demander silence, déclarant qu'il veut chanter une vieille chanson à boire en vingt-huit tensons ! ! ! et chaque couple buvant au même hanap sera tenu de le vider entre chaque tenson ! après quoi les fiancés seront cérémonieusement conduits par les damoiselles d'honneur dans la chambre nuptiale, dont la porte s'ouvre sur la galerie. À cette proposition de son père, de chanter vingt-huit tensons ! proposition acclamée par les convives, la belle Gloriande jette un regard désolé sur Conrad, et celui-ci s'adressant à son ami Gérard de Chaumontel, placé près de lui :

-- Au diable le vieil ivrogne... et sa chanson ! elle durera deux heures !

-- À propos de ce bonhomme, -- répondit en éclatant de rire le chevalier à moitié ivre, -- il m'a demandé tantôt pourquoi nos prisonniers anglais étaient noirs comme des taupes ? alors je lui ai dit... -- Mais s'interrompant, le chevalier reprit après un moment de réflexion : -- Dis-moi, Conrad, est-ce que ce n'est pas onze manants et non dix, que ce matin nous avons ramassés sur la lisière de la forêt, d'où ils sortaient avec précaution, armés de fourches, de faux, de cognées ? Ils allaient... nous ont-ils dit d'un air piteux, chasser des loups qui leur causaient grand dommage ! Ah ! ah ! ah ! je ris encore en pensant à notre capture... Mais, par le diable... c'est onze manants et non point dix que nous avons pris... Comment se fait-il qu'étant onze... ils ne soient que dix ?

-- Tais-toi donc, -- répondit Conrad avec impatience, -- l'on peut t'entendre. Oublies-tu que l'un de ces manants s'est échappé en route ?

-- Quel trait de lumière ! -- s'écria Gérard en calculant sur ses doigts avec une gravité d'ivrogne, -- ces manants étaient au nombre de onze. Bien... l'un d'eux s'est échappé... donc il ne doit en rester que dix ! Oui, c'est évident ! Ah ! Conrad, tu es le plus lumineux des mortels !

En cet instant le seigneur de Chivry entonnait d'une voix forte le quatrième tenson de son chant bachique ; la belle Gloriande ne put endurer plus longtemps son amoureux martyre ; elle échangea un coup d'œil d'intelligence avec Conrad, et presque aussitôt elle poussa un léger cri étouffé, en saisissant le bras de son père, auprès de qui elle siégeait. Le vieux seigneur s'interrompit brusquement de chanter et dit à Gloriande avec surprise :

-- Qu'as-tu, chère fille ?

-- Je ne sais, mon père... mais j'éprouve une sorte d'éblouissement ; je voudrais me retirer chez moi.

-- Ma bien-aimée Gloriande, -- dit vivement le sire de Nointel en se levant, -- souffrez que je vous accompagne...

-- Oui, je vous en prie, Conrad... je prendrai un peu l'air à la fenêtre de notre chambre ; il me semble que cela me fera du bien...

-- Allons, -- reprit tristement le seigneur de Chivry, -- je recommencerai ma chanson au repas de demain matin. -- Puis il ajouta : -- Que les damoiselles d'honneur de l'épousée veuillent bien l'accompagner, selon l'usage, jusqu'à la porte de la chambre nuptiale.

À ces mots, plusieurs jeunes damoiselles quittèrent à regret les chevaliers auprès de qui elles étaient assises, et entourèrent la mariée, tandis que Conrad faisait le tour de la table immense pour aller rejoindre sa femme, et que deux pages allaient ouvrir la porte de la chambre des époux, brillamment éclairée par des flambeaux de cire parfumée. Au fond l'on apercevait le lit nuptial, surmonté d'un dais armorié et à demi entouré de rideaux de tapisserie scintillante de fils d'argent ; mais voici que soudain Gérard de Chaumontel, de plus en plus ivre, se hissant sur son siège, se met à crier :

-- Nobles dames et damoiselles, je demande à vous prouver que je suis un homme... -- Et comme de grands éclats de rire accueillirent ces paroles du chevalier, il reprit en souriant d'un air satisfait : -- Laissez-moi donc achever... Donc, je demande à vous prouver ainsi qu'à vous, messires, que je suis un homme... de divination singulière !

-- Voyons... prouvez, -- reprit gaiement l'assistance, -- prouvez-nous cela, chevalier ! Nous écoutons !

-- L'an passé, -- reprit Gérard, -- lors du tournoi de Nointel, où vous assistiez tous et où Jacques Bonhomme a osé regimber, Conrad a fait pendre quelques-uns de ces croquants et noyer celui que j'avais vaincu en combat judiciaire.

-- Tiens, je voudrais bien voir noyer un vilain ! moi, -- cria la voix d'un enfant de douze ans, le fils du sire de Bourgueil. -- J'en ai vu fouetter, essoriller, pendre et écarteler des vilains, mais point je n'en ai vu noyer ! Mon père, vous ferez noyer un vilain... pour voir... n'est-ce pas ?

-- Mon fils, -- répondit à l'enfant le sire de Bourgueil d'un ton doctoral, -- votre interruption est messéante... vous deviez attendre que le sire chevalier eût fini de parler et alors m'exprimer votre désir.

-- Ce manant que j'avais vaincu, -- poursuivit Gérard de Chaumontel, -- ce manant, au moment de prendre son premier et son dernier bain, eh, eh, eh ! ne m'a-t-il pas dit à moi, d'une voix de diable enrhumé : « Tu me fais noyer, tu seras noyé. » N'a-t-il pas dit à Conrad : « Tu as forcé ma femme, ta femme sera forcée. »

-- Allons, il est ivre ! -- dirent en murmurant quelques assistants. -- Il déraisonne !

-- Cette lugubre histoire de pendus et de noyés est incongrue en un jour de noces !

-- Assez ! chevalier, assez !

-- Cuvez en paix votre vin, bon sire !

-- Attendez que je vous prouve... en quoi je suis un homme des plus singulièrement divinatoires... -- reprit Gérard. Mais les huées couvrent sa voix, et le sire de Nointel, frissonnant malgré lui au souvenir funèbre, évoqué par son ami, prend la main de Gloriande, que les damoiselles d'honneur entourent, et lui dit en se dirigeant avec elle vers la chambre nuptiale :

-- Venez, n'écoutez pas ce fou, il est ivre... venez, ma bien-aimée... venez.

Tout à coup un écuyer, livide, ensanglanté, paraît comme un spectre à la grande porte de la galerie... fait deux pas, chancelle, tombe sur les dalles, qu'il rougit de son sang, et en expirant murmure ces seuls mots :

-- Monseigneur... oh !... monseigneur !

À ce spectacle, un cri d'horreur et d'effroi part de toutes les bouches. La belle Gloriande se jette, saisie d'épouvante, dans les bras de Conrad ; il cherche machinalement à son côté son épée ; mais il l'avait quittée en changeant son armure pour ses habits de cour. L'assemblée, morne, stupéfaite, garde pendant un instant le silence, et l'on entend éclater au loin de formidables rumeurs... Elles se rapprochent de plus en plus... un autre écuyer, pâle, couvert de sang, accourt et s'écrie d'une voix entrecoupée :

-- Trahison !... trahison ! ! Les prisonniers anglais ont égorgé les gardes de la poterne du château... et l'ont ouverte à une multitude furieuse... Les voilà ! les voilà !

Aussitôt, ces cris répétés par une foule de voix : Jacquerie ! Jacquerie ! retentissent au dehors de la grande salle, et les vitraux des fenêtres défoncées à coups de fourches et de haches volent en éclats.

Une bande nombreuse de Jacques, conduits par Adam-le-Diable et par ses compagnons, à figure noircie, qui avaient ainsi que lui joué le rôle de captifs anglais, pénètrent dans la salle du festin, à travers ses croisées ; la noble assistance épouvantée reflue d'un même mouvement vers la porte principale, espérant fuir de ce côté ; mais à cette porte apparaissent Guillaume Caillet et Mazurec-l'Agnelet, à la tête d'une autre troupe de Jacques armés de bâtons, de coutres de charrue et de faux, teints du sang de la garnison du château qu'ils viennent de massacrer, la surprenant ivre au milieu des liesses de la fête nuptiale. Presque tous ces paysans révoltés étaient vassaux des seigneurs de Nointel et de Chivry. À l'aspect de cette foule, hâve, farouche, ensanglantée, demi-nue, traînant les haillons de la misère et du servage, les dames, les damoiselles, poussant des cris de terreurs, s'entassent éperdues au fond de la grand'salle. La belle Gloriande se jette frémissante entre les bras de son mari. Les seigneurs ayant, selon l'usage, quitté leurs armures et leurs armes pour vêtir leurs habits de gala, saisissent des couteaux de table, des hanaps d'argent ou des escabeaux, afin de se défendre ; les joyeuses fumées du vin se dissipent soudain, et ils se rangent en tumulte devant les femmes afin de les protéger.

Guillaume Caillet lève sa hache par trois fois ; à ce signal les clameurs tumultueuses des Jacques cessent peu à peu, et bientôt leur succède un grand silence, seulement troublé par les exclamations d'effroi et les gémissements des femmes épouvantées.

-- Mes Jacques ! -- s'écrie Guillaume Caillet, -- vous avez apporté des cordes, garrottez d'abord tous ces nobles hommes, tuez ceux qui résistent, mais épargnez à tout prix le père et l'époux de la mariée... épargnez aussi le chevalier de Chaumontel.

-- Je me charge de ces trois-là, je les connais, -- dit Adam-le-Diable. -- À moi mes Anglais !

Les vassaux s'élancent sur les seigneurs au nombre d'une trentaine ; quelques-uns opposent aux Jacques une résistance désespérée. Ils sont tués ; mais la plupart de ces chevaliers, démoralisés, atterrés par cette brusque attaque, se laissent garrotter, et parmi ceux-là, le vieux seigneur de Chivry, Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel, que l'on arrache des bras de la belle Gloriande. Celle-ci, plus furieuse encore qu'effrayée, s'emporte en imprécations, en injures contre ces manants révoltés ; Adam-le-Diable s'empare d'elle, la maîtrise et lui attache les mains derrière le dos, en lui disant avec un ricanement farouche :

-- Ah ! ah ! chacun son tour, ma noble damoiselle... L'an passé, tu as ri de nous au tournoi de Nointel ; à cette heure... nous allons rire de toi.

-- Ce prisonnier anglais me connaît ! -- s'écria Gloriande. -- Est-ce un rêve horrible que tout ceci ?

-- Je suis vassal de la seigneurie de Nointel et non point Anglais, ma belle, -- répondit Adam-le-Diable. -- Ce rôle de captifs nous a été imposé par ton noble époux, ton vaillant chevalier, le sire de Nointel, trop lâche pour faire quelqu'un prisonnier ; il nous a rencontrés sur la lisière de la forêt et nous a ordonné, sous peine d'être pendus, de l'accompagner ici, afin de servir de complices à sa fourberie, et de figurer les prisonniers anglais qu'il devait te ramener de la bataille de Poitiers ; nous avons consenti à la mascarade ; elle nous donnait accès dans le château de ton père. L'un de nous, s'échappant en route, a couru prévenir nos compagnons de s'approcher des remparts de ce manoir à la faveur de la nuit. Nous avons ce soir égorgé tes hommes d'armes de garde à la poterne : à moitié ivres, ils fêtaient tes noces ; nous avons baissé le pont, introduit ici nos Jacques, et maintenant nous allons rire de toi, ma belle... comme tu as ri de nous au tournoi de Nointel !

Gloriande laisse parler Adam-le-Diable sans lui répondre, et elle s'écrie, frémissant d'une indignation douloureuse :

-- Conrad a menti !... Conrad m'a trompée !... Conrad est un lâche !...

-- Oui, ton noble époux est un menteur et un lâche ! -- répond Adam-le-Diable en entraînant Gloriande vers l'extrémité de la salle. -- Il te faut un mari plus vaillant ; je vais te conduire à lui... Viens, belle damoiselle... viens... ton premier mariage ne compte pas...

Gloriande de Chivry oublie un instant ses dangers, ses terreurs. Accablée par cette pensée, horrible pour son orgueil, que Conrad de Nointel était un lâche ! elle se laisse entraîner presque sans résistance par Adam-le-Diable vers l'extrémité de la salle.

Là, au milieu des Jacques formés en cercle, Guillaume Caillet s'appuie sur le manche de sa lourde hache ; près de lui se trouvent Mahiet-l'Avocat d'armes, les bras croisés sur la poitrine, le front-pensif, et Mazurec-l'Agnelet, veuf d'Aveline-qui-jamais-n'a-menti. Ce serf, à demi vêtu d'un sayon de peau de chèvre, les cheveux hérissés, les bras nus et sanglants, l'œil crevé, le nez écrasé, la lèvre fendue, est d'une épouvantable laideur. Gloriande amenée par Adam-le-Diable, qui vient de lui dire avec un éclat de rire féroce en la poussant vers Mazurec : -- Voilà ton nouveau mari ! -- Gloriande n'entend pas ces paroles et recule d'un pas en s'écriant avec horreur à l'aspect du serf défiguré :

-- Oh !... quel monstre.

Mais quel est l'effroi de la damoiselle, lorsqu'elle voit ce monstre s'avancer lentement en fixant sur elle son œil cave, étincelant de haine, et qu'elle sent s'appesantir sur sa blanche épaule la main calleuse du serf lui disant d'une voix sourde :

-- Au nom de la force... tu m'appartiens... de même qu'au nom de la force Aveline, ma fiancée, a appartenu à ton mari Conrad de Nointel...

-- Oh !... que dit ce monstre ? -- murmure Gloriande éperdue en se rejetant en arrière afin de se dégager de la rude étreinte du vassal, et elle s'écrie d'une voix déchirante :

-- Mon père... au secours, mon père !...

Le vieux seigneur de Chivry était à deux pas de là, garrotté comme Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel. Celui-ci, hébété par la frayeur, écrasé par le remords, n'entend rien, ne voit rien ; il joint les mains avec force et murmure :

-- Seigneur, mon Dieu, et tous les saints de votre paradis ! ayez pitié de moi !... Je suis un grand pécheur... je me repens d'avoir forcé la fiancée de ce vassal... Malheur à moi ! la révolte des serfs a toujours été fatale à la race des Neroweg !... Ayez pitié de moi, Jésus, mon Dieu !... ayez pitié de moi !...

-- Mon père, au secours ! -- crie toujours Gloriande en tâchant d'échapper aux robustes mains de Mazurec-l'Agnelet, dont les ongles, crispés comme les serres d'un oiseau de proie, retiennent près de lui la fiancée du sire de Nointel, -- mon père, au secours !...

-- Vassal ! -- dit d'une voix haletante le vieux seigneur de Chivry à Guillaume Caillet, -- tu es le chef de cette bande de forcenés ; sauve la vie et l'honneur de ma fille, je t'épargnerai... j'en jure par le Dieu vivant ! je t'épargnerai le châtiment que méritent tes crimes !

-- Dis-moi, noble seigneur, -- reprend le chef des Jacques avec un calme sinistre, -- c'est un beau jour, n'est-ce pas, le jour des noces d'une enfant qu'on aime ?

-- Hélas ! ce matin, je croyais que le mariage de ma fille Gloriande serait un beau jour pour moi !

-- Moi aussi, je croyais cela le matin du jour des noces de ma fille Aveline-qui-jamais-n'a-menti... Un vassal, vois-tu, a comme un autre des entrailles de père... j'aimais si tendrement mon enfant ! Elle était douce, belle et pure ; elle faisait la joie, l'orgueil de ma misérable vie... Sais-tu ce qui est arrivé ?... Le sire de Nointel, ton gendre, a fait traîner ma fille dans son lit, il l'a déshonorée... et puis après, il me l'a rendue !...

-- Vassal ! -- s'écrie le vieux seigneur emporté par son indomptable fierté de race, -- le sire de Nointel a usé des droits qu'il a sur toute fille non noble !

-- Ce droit, d'où le tenait-il ? De la force !... Donc, qui a la force a le droit... Aujourd'hui, les Jacques ont la force, ils en usent comme tu en usais hier !... -- répondit Guillaume Caillet sans se départir de son calme farouche. -- Écoute encore... Mazurec, le fiancé de ma fille, a voulu s'opposer à ce qu'elle fût violentée... il a dû, en punition de tant d'audace, faire amende honorable à genoux devant son seigneur... Écoute encore... Hier, ma fille a été, comme tant d'autres victimes, étouffée par la fumée dans un souterrain, c'était l'ordre du bailli du sire de Nointel... La mort de ma fille a été horrible ! oh ! horrible !...

-- Est-ce ma faute ? -- s'écrie le seigneur de Chivry, -- mon Dieu ! est-ce ma faute à moi ?

-- Est-ce la mienne à moi ? -- répond Guillaume Caillet avec un flegme effrayant. -- « Œil pour œil, dent pour dent ! » dit l'Écriture ; moi je dis ceci : Le sire de Nointel a violenté la fiancée de Mazurec-l'Agnelet ; la fiancée du sire de Nointel sera violentée par Mazurec...

-- Truand ! misérable ! -- s'écrie le seigneur de Chivry ; -- est-ce la faute de ma fille si elle...

-- Est-ce la faute de la mienne si elle a été traînée dans le lit de son seigneur ? Non, non, il souffrira ce qu'il a fait souffrir à autrui... c'est justice ! Jacques Bonhomme a aujourd'hui la force, il en use... Longtemps il vous a fait rire ; ah ! il va vous faire pleurer, saigner, grincer des dents, nobles hommes !

Les Jacques accueillent avec des cris de triomphe l'arrêt prononcé par leur chef pendant qu'Adam-le-Diable enfonce d'un coup de pied une porte située au fond de la grande galerie. Cette porte s'ouvre, et aux clartés des flambeaux de cire parfumée qui brûlent dans des luminaires de vermeil, les Jacques voient l'intérieur éblouissant de la chambre nuptiale.

-- Viens ! -- dit Mazurec-l'Agnelet en entraînant la belle Gloriande de Chivry, -- viens !

-- Mon père, défendez-moi ! tuez-moi ! mais sauvez mon honneur !... -- Et la damoiselle, défaillante de terreur, se débat en vain contre Mazurec, qui l'entraîne. -- Mon père ! délivrez-moi de ce monstre !...

-- Ma fille ! -- s'écrie le comte de Chivry en s'agitant dans ses liens avec une fureur impuissante et faisant des efforts désespérés pour s'élancer vers Gloriande, -- ma fille ! oh ! malheur à moi ! -- Et il éclate en sanglots. -- Malheur à moi !...

-- Aveline m'appelait aussi en vain à son secours... -- dit Guillaume Caillet en maintenant le vieux comte de Chivry. -- Hein ! c'est affreux pour un père d'assister au déshonneur de son enfant ?... Cette torture, Jacques Bonhomme la subit depuis des cent et des cent ans ! subis-la donc à ton tour, fier seigneur !...

-- Oh ! la mort !... -- crie Conrad de Nointel, chez qui la rage succède à l'épouvante, et qu'Adam-le-Diable et un des Jacques contiennent à grand'peine, -- ah ! la mort, et ne pas voir ces horreurs ! Ciel et terre ! ce misérable et infâme vassal oser porter la main sur Gloriande !...

-- Oh ! oh ! tu t'emportes ! -- dit Adam-le-Diable en éclatant de rire. -- Tout à l'heure, tu feras amende honorable à deux genoux devant ton maître et seigneur Jacques Bonhomme, dans la personne de Mazurec, et tu lui demanderas pardon de l'avoir injurié alors qu'il allait forcer ta fiancée...

-- Conrad, sachons mourir ! -- reprend le chevalier Gérard de Chaumontel. -- Nous serons bientôt vengés de ces truands ; pas un n'échappera aux lances des chevaliers.

Mahiet-l'Avocat d'armes, jusqu'alors impassible, s'avance et, appuyant son gantelet sur l'épaule du chevalier, lui dit :

-- Tu t'es battu couvert de fer contre mon frère Mazurec demi-nu, armé d'un bâton ; il se battra couvert de fer contre toi demi-nu et armé d'un bâton. Si tu es vaincu, tu seras mis en sac et noyé ; aujourd'hui, Jacques Bonhomme est devenu d'appelé... appelant...

-- Mais avant ce combat, -- s'écrie Adam-le-Diable, -- la table est mise, il reste du vin dans les coupes... à table, mes Jacques ! à table !... Que chacun prenne sa chacune sur ses genoux, à la barbe de ces seigneurs, pères, frères ou maris de ces nobles dames et damoiselles !... Oh ! assez de fois, à la barbe de Jacques Bonhomme, qui les faisait tant rire et tant rire ! ses nobles maîtres ont déshonoré ses sœurs, ses filles, sa femme !... Hardi, mes Jacques ! vive l'amour ! vive le vin ! Après boire, nous enfermerons dans les souterrains du château toute cette noblesse, hommes, femmes, enfants ; tout sera enfumé, brûlé, rôti ! tout ! loups, louves et louveteaux ! Après quoi, les ruines du manoir incendié seront leur tombeau !... Hardi, Jacques Bonhomme ! vive l'amour ! vive le vin !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À cet endroit de mon récit, moi, Mahiet, qui écris ceci, je frissonne encore d'horreur au souvenir de l'infernale orgie dont j'ai été le témoin et des férocités qui l'ont suivie !... Hélas ! ces effroyables représailles étaient légitimes... si légitime est la loi qui punit le meurtre en tuant le meurtrier !

Ces Jacques à demi sauvages, poussés à bout par le désespoir, n'ayant à attendre aucune justice des hommes, rendaient, dans leur aveugle fureur, le mal pour le mal ! Si épouvantable qu'elle fût, qu'était-ce donc que leur vengeance d'un jour auprès des atrocités sans nombre dont notre race asservie est victime depuis la conquête de Clovis !... Et cependant, telle est l'amertume de la plus juste vengeance, que je maudissais doublement nos oppresseurs séculaires : leur impitoyable cruauté n'avait-elle pas provoqué ces épouvantables représailles !...

La nuit va bientôt faire place au jour, la lune se couche, les premières lueurs de l'aube empourprent l'orient. Une troupe de Jacques, après avoir mis à feu et à sang le manoir de Chivry, dont tous les habitants ont péri dans l'incendie, une troupe de Jacques se dirige, en gravissant une haute colline, vers le pont de l'Orville, du haut duquel, l'année précédente, Mazurec, mis en sac, a été jeté à la rivière. À la tête de cette troupe marchent Guillaume Caillet, Mazurec, Mahiet et Adam-le-Diable ; viennent ensuite les Jacques, conduisant garrottés le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel, demi-nus et désarmés. Mazurec-l'Agnelet, coiffé du casque du chevalier de Chaumontel, revêtu de sa cuirasse et de sa cotte de mailles, armé de son poignard et de son épée, marche entre Mahiet-l'Avocat d'armes et Guillaume. Celui-ci, s'arrêtant au sommet de la colline qu'ils venaient de gravir, et d'où l'on découvrait le pays à trois à quatre lieues à la ronde, grâce aux premières lueurs de l'aube, s'écrie en désignant tour à tour différents points de l'horizon rougi par les flammes ou obscurci par leurs noires fumées :

-- Voyez-vous le château de Chivry, le château de Bourgueil, le château de Saint-Prix, le château de Montsorin, le château de Villiers, le château de Rochemur ? et tant d'autres, et tant d'autres ! mis cette nuit à feu, à sac et à sang par des bandes de vassaux révoltés ?... Entendez-vous le tocsin des villages appelant les serfs aux armes ?... Il a sonné toute la nuit, il sonne encore, ce tocsin ! longtemps il sonnera la vengeance de Jacques Bonhomme !... Écoutez... écoutez !

En effet, les tintements précipités des cloches sonnant à toute volée dans une foule de villages disséminés au milieu des plaines et des bois arrivaient jusqu'au sommet de la colline, apportés par la brise matinale. L'horizon, réverbérant la lueur des incendies qui dévoraient tant de manoirs féodaux, semblait en feu ; les premiers rayons du soleil pouvaient à peine pénétrer l'épaisseur de ces nuages sombres et ardents.

-- Le coup d'œil vaut la musique ! -- dit Adam-le-Diable, prêtant l'oreille aux retentissements du tocsin. Puis, croisant ses mains derrière son dos, écartant les jambes, se cambrant sur ses robustes reins, il embrasse d'un regard avide le rideau flamboyant des lointains incendies. -- Les voilà donc en feu, en ruines ! ces fiers donjons cimentés du sang, de la sueur de notre race, et qui, pendant des cent et des cent ans, ont été l'effroi de nos pères ! Ah ! ah ! ah ! -- ajoute le paysan avec un éclat de rire farouche, -- combien, à cette heure, il doit se passer de choses lugubres dans ces manoirs !... Quel dommage de n'entendre point d'ici les cris des nobles dames forcées par Jacques Bonhomme ! les cris des nobles hommes massacrés, torturés par Jacques Bonhomme ! Enfer et sang ! cela manque à mon bonheur !...

-- Consolons-nous, -- reprend Guillaume Caillet, -- à cette heure, en Beauvoisis, en Laonnais, en Picardie, en Vermandois, en Champagne, partout enfin dans l'Île de France, Jacques Bonhomme fait de pareils feux de joie !...

-- Je voudrais voir toutes les flammes, -- dit Adam-le-Diable en hochant la tête, -- je voudrais entendre tous les cris !

-- Ah ! -- dit Mahiet avec une amertume profonde, -- si les cris des Gaulois nos pères, esclaves, serfs ou vassaux, morts martyrs depuis la conquête franque, pouvaient s'entendre à travers les âges... ah ! si les cris de nos mères, écrasées sous le servage, affamées par la misère, violentées par les seigneurs, pouvaient s'entendre à travers les âges !... cet effroyable concert de malédictions, de hurlements de douleur, de haine et de vengeance, arriverait du fond des siècles jusqu'à nous !...

-- Mon frère, reprend Mazurec-l'Agnelet, sombre et abattu, en hâtant le pas afin de devancer quelque peu Adam-le-Diable et Guillaume Caillet, et de se trouver un moment seul avec Mahiet, -- tes paroles me donnent doublement honte de moi-même, maintenant que je sais, par toi, que nous sommes fils du même père... Je l'avoue, cette nuit j'ai été lâche...

-- Quand cela ?...

-- Lorsque j'ai eu entraîné la fiancée de Conrad dans la chambre nuptiale...

-- Explique-toi.

-- La porte de la chambre refermée sur nous, la belle Gloriande est tombée à genoux devant moi, les mains jointes, elle a crié grâce ! Ce cri m'a été, malgré moi, au cœur ; je me suis dit : « Ma pauvre Aveline a dû crier ainsi grâce... en suppliant mon seigneur de ne pas la violenter... elle a dû souffrir tout ce qu'en ce moment souffre cette damoiselle... » Cela m'a fait pitié... J'ai pleuré en pensant à Aveline ; j'ai oublié ma haine et ma vengeance... C'est une grande lâcheté, n'est-ce pas, mon frère ?...

-- Achève...

-- Tu ne me reproches pas ma lâcheté ?

-- Achève, frère, achève...

-- La belle Gloriande, me voyant pleurer, a redoublé ses supplications ; alors, je lui ai dit : « Dans ma condition de misérable serf, je n'avais qu'une joie au monde, l'amour d'Aveline-qui-jamais-n'a-menti... Elle a été violentée par mon seigneur, ton fiancé ; puis, après des mois de douleur et de désespoir, elle est morte étouffée dans le souterrain du bois de Nointel, au moment de mettre au jour le fils de sa honte... J'aurais le droit et le pouvoir de me venger sur toi ; je ne le ferai pas... Il me semblerait dans tes cris, dans tes larmes, voir les larmes, entendre les cris d'Aveline violentée par son seigneur... C'est elle qui en toi me fait encore pitié... ne crains rien de moi !... » La belle Gloriande a pris mes mains, elle les a baisées en pleurant... elle m'a supplié de la laisser fuir par un passage secret ; j'y ai consenti. Je suis resté dans la chambre songeant à Aveline... jusqu'au moment où l'on a mis le feu au château. Guillaume et Adam ont cru qu'avant de périr comme les autres dans les flammes, la fiancée de mon seigneur avait été forcée par moi... non ! je n'ai pas eu ce courage... La vengeance ne m'aurait pas rendu mon bonheur perdu !...

-- Oh ! pauvre frère ! âme tendre ! cœur généreux ! -- répond Mahiet, cruellement ému, -- toi que la nature avait fait Mazurec-l'Agnelet, et que la férocité de tes maîtres a fait Mazurec-le-loup ! tu étais né pour aimer, non pour haïr... Hélas ! tu dis vrai, la vengeance, si légitime qu'elle soit, la vengeance ne rend pas le bonheur perdu !... La mort dont la loi punit le meurtrier ne rend pas la vie à sa victime ! la mort dont la loi punit le voleur ne rend pas à celui qui a été volé l'argent qu'on lui a dérobé ! mais il faut pourtant que le crime soit puni !... Pendant tant de siècles de servage, de torture, à quelle justice humaine ou divine nos pères ont-ils pu recourir ? à qui pouvaient-ils s'adresser dans leur désespoir ?... Dieu et les hommes étaient sourds !... À cette heure, l'implacable vengeance des Jacques frappe en un jour les descendants de ceux qui, d'âge en âge, ont frappé notre race asservie !... C'est fatal : le mal appelle le mal ! la violence appelle la violence ! le sang appelle le sang !... Qu'il retombe sur ceux qui les premiers l'ont versé ! En ces temps maudits, la clémence serait, pour nos bourreaux, l'impunité !... -- Puis, voyant Adam-le-Diable et Guillaume Caillet se rapprocher, Mahiet-l'Avocat d'armes ajoute tout bas : -- Frère, que personne, sinon moi... ne sache que tu as respecté Gloriande ; il faut surtout que Conrad, pour sa punition, croie au déshonneur de sa fiancée !... -- S'adressant alors à Guillaume, qui venait de le rejoindre, Mahiet dit : -- Nous voici bientôt au pont de l'Orville, hâtons-nous...

Le soleil levant éclaire de ses rayons les eaux rapides de l'Orville, où, l'année précédente, Mazurec a été précipité lié dans un sac. L'on voit encore sur la berge les troncs des vieux saules où les vassaux faits prisonniers après leur révolte ont été pendus, le vent du matin courbe les roseaux à l'abri desquels Adam-le-Diable et Mahiet, cachés pendant les préparatifs du supplice de Mazurec, avaient pu ensuite le retirer de l'eau.

Bientôt les Jacques arrivent au pont, le traversent et atteignent la grande prairie au milieu de laquelle a eu lieu le tournoi donné par leur seigneur, le sire de Nointel ; là, ils s'arrêtent. Grand nombre d'entre eux s'étaient trouvés spectateurs de la passe d'armes, puis du duel judiciaire entre Mazurec et le chevalier de Chaumontel. Quelques paysans, d'après les ordres de Guillaume Caillet, vont couper, à l'aide de leurs cognées, des pieux et des tiges de jeunes arbres au moyen desquels ils établissent des barrières autour d'un espace de trente pieds carrés environ. Les Jacques se rangent et se pressent autour de ce champ clos improvisé.

Guillaume Caillet s'approche de ceux de ses hommes qui amènent garrottés le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel. Ce dernier est pâle, mais résolu ; Conrad, abattu, découragé, s'abandonne à une terreur superstitieuse : il voit se réaliser la sinistre prédiction de son vassal, qui, l'année précédente et au moment de son supplice, lui a dit :

« -- Tu as forcé ma fiancée ; ta fiancée sera forcée !... »

Le sire de Nointel n'a conservé de ses riches habits que son pourpoint et ses chausses de velours, déjà mis presque en lambeaux par les ronces du chemin ; une sueur froide colle ses cheveux à ses tempes. Guillaume Caillet lui dit :

-- L'an passé, ma fille a été jetée dans ton lit et par toi violentée ; cette nuit, Mazurec t'a rendu outrage pour outrage... ma fille et tant d'autres victimes ont péri d'une mort atroce dans le souterrain de la forêt de Nointel... Cette nuit ta fiancée et tant d'autres sont morts dans les souterrains du château de Chivry, incendié par Jacques Bonhomme. Cela ne me suffit point... Mazurec t'a fait en public amende honorable parce que, furieux du déshonneur de sa fiancée, il t'avait injurié... Or, cette nuit, tu as injurié Mazurec, le traitant de truand, lorsqu'il entraînait ton épousée... Tu vas faire devant Jacques Bonhomme amende honorable aux pieds de Mazurec... Si tu refuses, -- ajoute Guillaume Caillet voyant son seigneur frapper du pied avec rage, -- si tu refuses... je te fais subir le supplice dont tant de fois tes vassaux ont été victimes : deux jeunes arbres vigoureux seront courbés, l'on t'attachera à l'un par les pieds, à l'autre par les mains, et on laissera ensuite les baliveaux se redresser...

-- J'ai vu mon compère Toussaint-Cloche-Gourde ainsi écartelé entre deux baliveaux de chêne ! -- dit Adam-le-Diable. -- Je sais comment on s'y prend pour mener cette torture à bien... donc, dépêchons, choisis : l'amende honorable ou le supplice.

-- Va, Conrad ! -- dit Gérard de Chaumontel avec une dédaigneuse amertume, -- subissons jusqu'au bout les avanies de ces manants ; je te le répète, nous serons vengés. Oh ! bientôt le casque aura raison du bonnet de laine, et la lance de la fourche...

Conrad de Nointel, frissonnant d'épouvante à la menace de la torture, dit à Guillaume d'une voix rauque :

-- Marche... je te suis... -- Et se retournant vers son ami : -- Gérard, ne me laisse pas seul.

-- Je serai ton fidèle compagnon jusqu'à fin, -- répond le chevalier. -- Nous avons joyeusement vidé plus d'une coupe ensemble, nous mourrons ensemble !

Les deux nobles, conduits par les Jacques, arrivent au milieu de l'enceinte, autour de laquelle se pressent les vassaux révoltés ; presque tous aussi avaient été témoins de l'amende honorable de Mazurec. Celui-ci, revêtu de l'armure de Gérard de Chaumontel, se tient debout, au milieu de la lice, appuyé sur sa longue épée.

-- À genoux ! -- dit Adam-le-Diable au sire de Nointel ; et pesant de sa forte main sur l'épaule de son seigneur, il le fait tomber agenouillé devant le vassal. -- Et maintenant répète mes paroles :

-- « Seigneur Jacques Bonhomme, je m'accuse et me repens humblement de m'être emporté en mauvaises paroles contre vous, lorsque cette nuit vous entraîniez pour la violenter ma noble fiancée, la belle Gloriande de Chivry... »

Les éclats de rire, les moqueries, les huées des Jacques accueillent ces mots qui rappellent au sire de Nointel la perte éternelle de son bonheur et l'outrage qu'il croit commis sur la damoiselle qu'il adore ; il s'affaisse sur lui-même, pousse un rugissement de douleur, et des larmes brûlantes tombent de ses yeux.

-- M'est avis que voilà qui est assez affreux, n'est-ce pas, seigneur de Nointel ? songer que celle que l'on aimait a été forcée, -- dit Guillaume Caillet. -- Et puis... se voir obligé de demander à genoux pardon d'avoir voulu s'opposer à l'outrage qui désespère votre vie ! C'est rude, n'est-ce pas ?... Interroge là-dessus Mazurec-l'Agnelet ; la torture que tu subis en ce moment, il l'a subie l'an passé à tes pieds...

-- Allons, dépêchons ! -- reprend Adam-le-Diable, -- dépêchons, noble sire ! fais amende honorable à genoux devant Jacques Bonhomme, sinon tu es écartelé sur l'heure.

Le sire de Nointel ne répond que par un nouveau rugissement de fureur en se tordant sous ses liens.

-- Conrad, -- dit Gérard, -- répète donc ces vaines paroles, cède à ces lâches truands : que peux-tu contre la force ?

-- Jamais, -- s'écrie le sire de Nointel exaspéré ; -- plutôt souffrir mille morts ! Demander pardon à ce misérable serf... lorsqu'à mes yeux il a entraîné... ma fiancée... ma belle et fière Gloriande... -- Puis il éclate en sanglots, en cris de rage : -- Sang et massacre ! Tout à l'heure j'étais anéanti... maintenant j'ai l'enfer dans l'âme... Oh ! si j'étais libre... je déchirerais ces manants avec les ongles, avec les dents !

-- Sire de Nointel, si tu fais vite amende honorable aux genoux de Mazurec, je te mets ensuite une épée à la main, -- dit Mahiet-l'Avocat d'armes en s'approchant lentement. -- Oui, je te promets de me battre avec toi, et si tu n'es pas plus couard qu'un lièvre, tu mourras du moins en homme.

-- Vrai ! -- balbutie Conrad dans l'égarement du désespoir et de la fureur, -- tu me donneras une épée !... je pourrai mourir en voyant couler le sang d'un de vous... misérables serfs révoltés ! Oh ! du sang... j'en ai soif... j'en boirais ! !...

-- Alors dépêche, -- répond Mahiet ; et prenant l'épée nue que son frère Mazurec tenait à la main, il la jette sur le sol à peu de distance de Conrad, et mettant le pied sur la lame, il ajoute :

-- Fais l'amende honorable... tu seras aussitôt délivré de tes liens ; tu prendras cette épée, et tu boiras mon sang, si tu le peux, fils des Neroweg !

-- Allons, beau sire, -- reprend Adam-le-Diable s'adressant à Conrad, -- allons, répète après moi : « Seigneur Jacques Bonhomme, je m'accuse et me repens humblement... » -- Et s'interrompant. -- Ne grince point des dents, haut et puissant seigneur... ces grincements te gêneront pour parler... Voyons, répète : « Seigneur Jacques Bonhomme, je... »

« -- Seigneur Jacques Bonhomme, » -- répète Conrad de Nointel d'une voix strangulée par la colère et couvant d'un œil ardent l'épée dont la vue seule lui donnait la force d'accomplir cette expiation terrible, -- « seigneur Jacques Bonhomme, je m'accuse et me repens humblement... »

« -- De m'être emporté de mauvaises paroles contre vous, seigneur Jacques Bonhomme, » -- poursuit Adam-le-Diable au milieu des nouveaux éclats de rire et des huées des Jacques, -- « lorsque vous alliez forcer ma fiancée... la belle Gloriande de Chivry. »

-- Non, non, jamais ! -- s'écrie Conrad de Nointel en écumant, -- jamais ! je ne répéterai ces paroles infâmes !

Mahiet jette son casque loin de lui, déboucle son corset d'acier, dégrafe ses brassards, ôte son pourpoint de buffle et, ne gardant sur lui que la partie de son armure qui couvre ses cuisses et ses jambes, il écarte sa chemise, met sa poitrine à nu, et dit au sire de Nointel :

-- Tiens, voilà de la chair à trouer, si tu le peux... je suis déjà blessé à la cuisse... cela égalise pour toi les chances ; de plus, je te jure de ne te frapper qu'à la poitrine ; oui, je te le jure, aussi vrai que, esclaves ou serfs, ceux de ma race se sont déjà rencontrés le fer à la main, à travers les âges, avec tes aïeux ; car tu l'as dit, fils des Neroweg, tu l'as dit au château de Chivry : -- La révolte des serfs a toujours été fatale à ta famille ! -- Voilà pourquoi je veux me battre avec toi... Ma poitrine est nue... je t'offre une épée... Dépêche donc ton amende honorable à Jacques Bonhomme.

-- Ah ! chien bâtard de cette vile race gauloise conquise par mes ancêtres... je te tuerai ! -- s'écrie Conrad de Nointel presque délirant ; et toujours agenouillé aux pieds de Mazurec, il murmure d'une voix pantelante : « Je me repens, seigneur Jacques Bonhomme, de m'être... emporté en mauvaises paroles... contre vous... lorsque vous avez voulu... violer... ma fiancée... »

-- « La belle Gloriande de Chivry... » et prononce le nom distinctement, -- reprit Adam-le-Diable. -- Allons vite...

-- La belle... Gloriande... de... Chivry... -- répète Conrad avec un sanglot déchirant.

-- Va... haut, puissant et redouté seigneur de Nointel ! va... Jacques Bonhomme te pardonne l'outrage qu'il t'a fait ! -- répond Mazurec au milieu d'une nouvelle explosion de cris de triomphe et de huées méprisantes poussés par les Jacques.

-- L'épée ! l'épée ! -- crie Conrad en se redressant livide, effrayant, les mains toujours liées derrière le dos ; et s'adressant à Mahiet : -- Tu m'as promis du sang... le tien... ou le mien... mais je veux mourir en voyant du sang...

-- Délivrez-le de ses liens, -- dit l'Avocat d'armes tenant toujours sous son pied l'épée placée sur le sol et tirant la sienne.

Pendant que les Jacques délient les cordes dont est garrotté le seigneur de Nointel, le chevalier Gérard de Chaumontel fait un pas vers son ami et lui dit :

-- Adieu, Conrad... La fureur t'aveugle, tu es affaibli par les fatigues de cette nuit... tu seras tué par cet hercule... champion de son état... mais nous serons vengés.

-- Moi ! tué... -- s'écrie le sire de Nointel avec un éclat de rire effrayant. -- Non, non, c'est moi qui vais tuer ce chien bâtard... tu vas le voir tomber sous mes coups.

-- Recommande toujours ton âme à messire saint Jacques, -- dit Gérard d'un ton pénétré ; -- son invocation est sans égale dans les duels.

-- Oh ! j'invoquerai ma haine, -- reprend Conrad en secouant ses bras qu'Adam-le-Diable allait débarrasser de leurs derniers liens ; mais Mahiet fait signe à son compagnon de suspendre un moment encore la délivrance du sire de Nointel, et reprend d'une voix forte et recueillie en s'adressant aux révoltés :

-- Frères... la vengeance de Jacques Bonhomme est juste... il venge en un jour des siècles d'asservissement, de misère, de douleur, subis par ses pères ; en voulez-vous la preuve ? Voici des faits puisés dans la légende de ma famille ; cette légende est aussi la vôtre... car elle est celle de tous ceux de notre race... Et toi, Conrad Neroweg, sire de Nointel, écoute aussi... tu comprendras notre haine implacable contre la noblesse et la royauté.

Conrad tressaille dans ses liens ; les Jacques se pressent silencieux et attentifs autour de l'Avocat d'armes ; il continue ainsi :

-- Il y a onze cents ans de cela... l'un de mes aïeux, Scanvoch-le-Soldat, frère de lait de Victoria-la-Grande, la femme empereur, qui a prédit l'affranchissement de la Gaule, Scanvoch-le-Soldat s'est battu contre l'un des chefs des hordes franques qui déjà menaçaient d'envahir la Gaule, notre mère-patrie ; ce chef s'appelait Neroweg-l'Aigle-Terrible... il était l'ancêtre du sire de Nointel que voici... Deux siècles plus tard, les Francs, grâce à la complicité des évêques de Rome, avaient conquis la Gaule et réduit ses habitants au plus cruel esclavage ; depuis lors, notre terre est devenue la proie de nos conquérants ; depuis lors, nous l'avons, à leur profit, arrosée de nos sueurs, de nos larmes, de notre sang... Aux premiers jours de cette conquête, Karadeuk-le-Bagaude, notre aïeul à Mazurec et à moi, un esclave révolté, s'est battu contre Neroweg, comte au pays d'Auvergne, comte de par le droit de la rapine et du meurtre. Ce Neroweg avait soumis à une torture atroce Loysik-l'Hermite-Laboureur et Ronan-le-Vagre, fils de Karadeuk-le-Bagaude. Bagaudie et Vagrerie étaient la Jacquerie de ce temps-là... Vagres et Bagaudes se vengeaient déjà comme les Jacques de l'oppression des seigneurs d'origine étrangère ; le comte Neroweg est tombé sous la hache de Karadeuk... Enfin, il y a près de trois cents ans, un autre de mes aïeux, Dèn-Braô-le-Maçon et plusieurs serfs, ses compagnons de travail, ont été enterrés vifs par un Neroweg V, sire de Plouernel au pays de Bretagne. Ce noble homme enterrait ainsi avec Dèn-Braô le secret de la construction d'un passage souterrain conduisant à son manoir féodal. Le fils de Dèn-Braô, resté serf de la seigneurie de Plouernel, s'appelait Fergan-le-Carrier. Neroweg VI enleva le fils de Fergan, afin de faire servir cet enfant aux sanglants sortilèges d'une magicienne. Fergan put délivrer son fils ; mais il vit le supplice de deux de ses parents : Bezenecq-le-Riche et Isoline sa fille. Imposé à une énorme rançon par Neroweg VI et hors d'état de la payer, Bezenecq périt au milieu d'affreux tourments ; Isoline, témoin de la torture de son père, et violentée dans son cachot par l'un des fils de Neroweg VI, devint folle de terreur ; elle mourut sous les yeux de Fergan-le-Carrier, il creusa sa fosse. Vint le temps des croisades... Fergan retrouva seul à seul son seigneur au fond des déserts de Syrie. Il pouvait le tuer par surprise ; il lui proposa le combat... Enfin, il y a un an, mon frère Mazurec-l'Agnelet a vu sa fiancée déshonorée par toi, sire de Nointel, fils des Neroweg, après quoi tu as contraint mon frère de faire amende honorable à tes pieds, puis de se battre demi-nu contre le chevalier de Chaumontel armé de toutes pièces. Mazurec, vaincu dans cette lutte inégale, condamné à être noyé dans un sac, périssait sans Adam-le-Diable et moi : nous l'avons retiré de la rivière... Enfin, Aveline-qui-jamais-n'a-menti a péri d'une mort affreuse par les ordres de ton bailli... L'histoire des maux de ma famille, c'est l'histoire des maux de notre race à nous tous qui sommes ici... oui, c'est l'histoire de notre race asservie, opprimée par la tienne depuis tant de siècles ! oui, parmi ces milliers de vassaux révoltés qui à cette heure courent aux armes, il n'en est pas un dont la famille n'ait souffert ce que la mienne a souffert ! notre légende est la leur ! Comprends-tu maintenant le trésor de haine, de vengeance accumulé de siècle en siècle dans l'âme navrée de Jacques Bonhomme ? Comprends-tu que d'âge en âge les pères aient légué à leurs enfants cette haine, seul héritage que leur laissa la servitude ? Comprends-tu que le vassal a un terrible compte à régler avec son seigneur ? Comprends-tu que Jacques Bonhomme soit à son tour sans merci ni pitié ? Comprends-tu, enfin, que si, en ce moment, au lieu de me battre contre toi, je t'assommais dans tes liens comme un loup pris au piège, ce serait justice ? Justice incomplète ! tu n'as qu'une vie... et ils sont innombrables les fils de la vieille Gaule morts victimes des Franks conquérants !...

Ces dernières paroles furent suivies d'une explosion de fureur des Jacques, exaspérés contre le sire de Nointel ; ils sentaient que la légende de la famille de Mahiet était la légende du martyre séculaire de Jacques Bonhomme.

-- À mort notre seigneur !... à mort sans combat !... -- répètent les paysans insurgés ; -- oui, oui, à mort comme un loup pris au piége !...

-- Vassal, j'ai ta parole ; tu as juré de te battre !... -- s'écrie Conrad de Nointel, s'adressant à l'Avocat d'armes et tremblant d'être tué sans bataille et de perdre la chance d'assouvir sa rage ; aussi ajoute-t-il presque malgré lui : -- À quoi bon parler ici du passé ? est-ce que je suis solidaire des actes de mes ancêtres ?

-- Ah ! les voilà bien ces seigneurs franks ! -- répond Mahiet avec mépris ; -- ils conservent orgueilleusement leur généalogie dans leurs cartulaires ; ils sont fiers de prouver, charte en main, que leur noble famille remonte au temps de la conquête de la Gaule ; que leurs aïeux comptaient parmi les leudes de Clovis... ce bandit sacré par l'Église de Rome... Ils se pavanent de l'antiquité de leur noblesse et répudient les crimes qui l'ont fondée, cette noblesse !... Ah ! tu répudies les actes de tes ancêtres ? Tu renies donc ta race ?

-- Moi ! -- s'écrie Conrad de Nointel. -- Ah ! ton épée entrerait dans ma gorge, que jusqu'à la fin je me dirais fier d'appartenir à la race guerrière qui vous a tenus et vous tiendra sous le fouet et le bâton, misérables serfs !... Je le jure par la noblesse de mes aïeux, en mourant, je vous cracherais encore à la face !...

Mahiet contient du geste une nouvelle explosion de fureur des Jacques, et dit à Adam-le-Diable :

-- Délivre ce noble seigneur de ses derniers liens... Une fois de plus, à travers les âges, un fils de Joel et un fils de Neroweg vont se mesurer l'épée à la main !...

-- Puisse notre descendance se rencontrer encore avec la tienne pour son malheur ! -- répond d'une voix sourde Conrad de Nointel. -- La branche aînée de ma famille habite ses domaines d'Auvergne... et le frère de mon père a plusieurs fils !

-- Commençons par toi, -- dit Mahiet en dégainant. -- C'est un combat à mort sans merci ni pitié !...

-- Et moi aussi, frère, je serai sans pitié ni merci pour ce lâche voleur, cause de tous mes maux ! -- s'écrie Mazurec-l'Agnelet en montrant du poing Gérard de Chaumontel ; et il ajoute : -- Adam, délie-lui les mains ; il y a de la place ici pour se battre deux contre deux. À mon frère notre sire... à moi ce chevalier larron... Donne-moi une fourche, Adam-le-Diable ; la fourche est la lance de Jacques Bonhomme !

Gérard de Chaumontel, délivré de ses liens et seulement vêtu de sa chemise et de ses chausses, reçoit de Guillaume Caillet un bâton pour se défendre, et est poussé par Adam en face de Mazurec ; celui-ci, protégé de la tête aux pieds par l'armure de fer du chevalier, qu'il lui a enlevée, tient à la main une longue fourche à trois pointes acérées.

-- Avance donc, double larron ! -- dit Mazurec ; -- faut-il que j'aille à ta rencontre ?

Le chevalier, blanc d'effroi et poursuivi des huées des Jacques, serre des deux mains son bâton et répond en tâchant de sourire avec dédain : -- Attends, attends ; les hérauts d'armes n'ont pas encore donné le signal...

Conrad de Nointel, dont les bras ont été déliés, accourt et se baisse vers la terre afin de saisir l'épée que Mahiet tient toujours sous son pied.

-- Un moment ! -- dit l'Avocat d'armes en pesant toujours sur le glaive. -- Seigneur de Nointel, regarde-moi en face... si tu l'oses !

Conrad se relève, attache ses yeux étincelants sur son adversaire et lui dit d'une voix sourde : -- Que veux-tu ?

-- Je veux, beau sire, t'aiguillonner au combat ; je me défie de ton courage, car tu as fui lâchement à la bataille de Poitiers. Tout à l'heure, tu m'as traité de vil esclave bon pour le fouet et le bâton ?...

-- Et je le répète, -- dit Conrad, pâle de rage, -- je le répète, vil truand !

-- Tiens, voici pour cet outrage ! -- répond Mahiet, souffletant le visage livide du sire de Nointel. -- Ce soufflet est l'aiguillon que je t'ai promis... Serais-tu plus couard qu'un lièvre, la fureur maintenant te tiendra lieu de courage, -- ajoute-t-il en faisant un bond en arrière pour se mettre en défense. Conrad de Nointel, exaspéré, s'élance l'épée haute sur l'Avocat, au moment où Gérard de Chaumontel, armé de son bâton, reculait prestement hors de portée de la fourche de Mazurec.

-- Infâme larron ! -- crie le vassal courant sus au chevalier en brandissant sa fourche, -- j'étais plus brave que toi, quand je te combattais malgré ton armure de fer, ta lance et ton épée... Je me suis jeté sous les pieds de ton cheval et je t'ai pris corps à corps !...

-- Mes Jacques, -- dit Adam-le-Diable, voyant le chevalier de Chaumontel reculer à chaque pas de Mazurec, -- croisons nos faux derrière ce chevalier de la couardise ; il tombera sur nos fers s'il veut échapper à la fourche de Mazurec.

Les Jacques suivent le conseil d'Adam ; et Gérard de Chaumontel, au moment où Mazurec se précipite sur lui sa fourche en arrêt, voit derrière lui s'élever un redoutable cercle de faux menaçantes.

-- Lâches manants ! -- s'écrie le chevalier, -- vous abusez de votre force !

-- Et toi, beau sire, -- répond Adam-le-Diable en éclatant de rire, -- n'abusais-tu pas de la tienne en combattant à cheval et armé de toutes pièces contre Mazurec demi-nu, n'ayant qu'un bâton pour se défendre ?

Pendant que ceci se passait, le sire de Nointel chargeait Mahiet avec impétuosité. Rendu très-dextre au maniement de l'épée par l'habitude des tournois, jeune, agile, vigoureux, il porte plusieurs coups très-adroits à l'Avocat d'armes ; celui-ci les pare en gladiateur consommé, disant avec mépris :

-- Savoir si bien se servir d'une épée, et fuir piteusement à la bataille de Poitiers ! triple honte !...

En cet instant, Mahiet, par une brusque retraite de corps, évite l'épée de Conrad de Nointel, riposte vigoureusement, atteint son adversaire à l'épaule, et, à son grand étonnement, le voit soudain rouler sur le sol, raidir ses membres et rester immobile.

-- Quoi ? -- dit l'Avocat d'armes en baissant son épée, -- mort pour si peu ?

-- Mon frère, défie-toi... c'est peut-être une ruse !... -- s'écrie Mazurec, à qui Gérard de Chaumontel vient enfin d'asséner un si furieux coup de bâton, qu'il se brise en éclats sur le casque de fer du vassal. -- Sans ce casque, j'étais assommé. Oh ! c'est une bonne coutume pour vous, sires chevaliers, de vous battre ainsi armés contre Jacques Bonhomme demi-nu ! -- dit Mazurec. Et quoique ébranlé du choc, il enfonce sa fourche jusqu'au manche dans le ventre du chevalier larron ; celui-ci tombe en blasphémant. Et Mazurec répète, à la vue de Conrad immobile sur le sol : -- Mon frère, défie-toi ; c'est une ruse !

En effet, Mahiet, surpris de la chute de son adversaire, se courbait vers lui, lorsque le sire de Nointel se redresse brusquement sur son séant, se cramponne d'une main aux jambes de l'Avocat d'armes, et, tenant de son autre main une courte dague jusqu'alors cachée dans ses chausses, il tâche de percer le flanc de son ennemi, qui, saisi par les jambes, perd l'équilibre.

-- Ah ! vipère ! -- dit Mahiet, laissant échapper malgré lui son épée en tombant sur le corps de Conrad, dont il peut à temps maîtriser le bras, -- j'avais l'œil au guet... ta mort était feinte !... -- Et, arrachant la dague des mains du sire de Nointel, il la lui plonge dans la poitrine en disant : -- Meurs donc, fils des Neroweg ! tu auras été traître jusqu'à la fin !...

-- Gérard... -- murmure Conrad d'une voix agonisante, -- J'ai... eu tort de forcer... la femme de ce vassal... Oh !... Gloriande... Gloriande ! !

Et le seigneur de Nointel expire au milieu des cris de joie de ses vassaux.

-- Je garde cette dague au pommeau armorié du blason des Neroweg, -- dit Mahiet en retirant du corps de Conrad l'arme ensanglantée ; -- elle augmentera les reliques de notre famille !

À peine Mahiet s'est-il éloigné du cadavre du sire de Nointel, que ses vassaux, tant de fois victimes de sa cruauté, se précipitent dans l'arène, et, à coups de faux, de fourches, de haches, s'acharnent sur ses restes encore pantelants, et les mutilent avec une furie sauvage, tandis qu'Adam-le-Diable, aidé de deux Jacques, relevait le chevalier de Chaumontel, encore vivant quoique mortellement blessé par le coup de fourche de Mazurec.

-- Donnez le sac et la corde ! -- dit Adam. L'un des paysans apporte un sac dont il s'était précautionné au château de Chivry. Le corps sanglant du chevalier Gérard de Chaumontel est ensaqué ; sa tête cadavéreuse sort seule de ce linceul. Les Jacques le chargent sur leurs épaules, et se dirigent vers le pont de l'Orville.

-- Rappelle-toi ma prédiction, -- dit Mazurec au chevalier avec un sourire sinistre. -- Il y a un an, tu me faisais noyer... je t'ai prédit que tu serais noyé !

Gérard de Chaumontel pousse des gémissements lamentables ; une terreur superstitieuse succédant à son audace, il murmure d'une voix défaillante :

-- Messire saint Jacques, ayez pitié de moi... messire saint Jacques, intercédez pour moi... auprès du Seigneur Dieu et de tous ses saints... Je suis puni justement... J'avais volé la bourse de ce vassal... Seigneur... Seigneur... mon Dieu, ayez pitié de moi !

Les paysans arrivent sur le pont de l'Orville, transportant le corps du chevalier de Chaumontel, garrotté dans le sac ; il est précipité dans la rapide et profonde rivière, aux acclamations frénétiques des Jacques.

-- Ainsi périssent nos seigneurs, noyés, brûlés, massacrés ! Ils ont fait noyer, brûler, massacrer, nos frères ! -- s'écrie d'une voix tonnante Guillaume Caillet debout sur le pont, ayant à ses côtés Mazurec et Mahiet-l'Avocat.

-- À mort, nos seigneurs ! -- répètent les Jacques d'une seule voix. -- Que pas un n'échappe !

-- Femmes, enfants... massacrons tout !

-- Pas de pitié pour eux !

-- Ils ont brûlé nos femmes, nos enfants, dans le souterrain de la forêt de Nointel !

-- À mort... à mort !

Mahiet, du haut du pont où sont massés les paysans, aperçoit au loin un cavalier arrivant à toute bride, le reconnaît bientôt et s'écrie :

-- Rufin-Brise-Pot !

L'Avocat d'armes court au devant de l'écolier que suivent à une assez grande distance plusieurs groupes d'insurgés. Rufin, saute à bas de son cheval et dit à Mahiet :

-- J'ai appris par les paysans que je précède qu'il y avait ici un grand rassemblement de Jacques, j'espérais te trouver parmi eux, sinon j'aurais battu le pays, afin de te remettre une lettre de maître Marcel... la voilà...

Mahiet prend la missive avec empressement, et pendant qu'il la lit, Rufin-Brise-Pot lui dit :

-- Par Jupiter ! la compagnie d'une honnête femme porte vraiment bonheur ! Quand j'avais Margot-la-Savourée sous le bras, il m'arrivait toujours malencontre, tandis que rien n'a été plus heureux que mon voyage avec cette charmante Alison-la-Vengroigneuse, qui, je le crains, ne vengroigne qu'à l'endroit de Cupido ! Nous sommes arrivés à Paris sans encombre, et dame marguerite a parfaitement accueilli Alison. Ah ! mon ami, j'idolâtre cette divine cabaretière ! Fi... le vilain mot ! Non, non, cette Hébé ! Hébé n'était-elle point la cabaretière olympique ! Ah ! si Alison m'acceptait pour époux, nous fonderions une agréable taverne, particulièrement destinée aux écoliers de l'Université. L'enseigne serait splendide, on lirait des vers grecs et latins en manière d'appel aux buveurs ; de ces vers voici le sens : -- De même que messire Bacchus peut...

Mahiet interrompt l'écolier et lui dit vivement après avoir lu la lettre d'Étienne Marcel :

-- Rufin, je retourne à Paris avec toi ; tu me prendras en croupe. Le prévôt des marchands a des ordres à me donner ; Mazurec est vengé, partout les Jacques se soulèvent, selon ce que Marcel a appris par des gens arrivés des provinces ; il faut maintenant mettre à profit et diriger ce mouvement formidable... Attends-moi là pendant quelques instants, je reviens.

Et Mahiet, retournant vers Guillaume Caillet, Mazurec et Adam-le-Diable, les prend à l'écart et leur dit :

-- Marcel me rappelle près de lui ; le régent s'est retiré à Compiègne ; il a mis Paris hors la loi, et se dispose à marcher, à la tête des troupes royales, contre cette cité ; on l'attend, il y sera, de par Dieu, bien reçu ! Toutes les villes de communes, Meaux, Amiens, Laon, Beauvais, Noyon, Senlis, sont en armes ; partout les paysans s'insurgent, les bourgeois, les corporations de métiers s'allient à eux. Le roi de Navarre est capitaine général de Paris ; cet homme mérite son nom de Mauvais, mais c'est un puissant instrument. Marcel le brisera s'il dévie de la bonne voie et ne s'incline pas devant la souveraineté populaire... L'heure de l'affranchissement de la Gaule a enfin sonné... Mais pour mener l'œuvre à bonne fin, il faut régulariser la Jacquerie ; ses bandes éparses, après avoir fait justice des seigneurs, doivent se rallier, se discipliner et former une armée capable de combattre celle du régent d'abord, et les Anglais ensuite ; écrasons nos ennemis du dedans, et après ceux du dehors...

-- C'est juste, -- dit Guillaume Caillet pensif ; -- dix bandes éparses ne peuvent pas grand'chose, dix bandes réunies peuvent beaucoup. Je suis connu en Beauvoisis ; nos Jacques me suivront où je les conduirai. L'extermination des seigneurs achevée, nous tomberons sur les Anglais... vermine qui ronge le peu que la seigneurie nous laisse...

-- Oh ! les Anglais ! la tuerie d'hier me met en goût ! -- s'écrie Adam-le-Diable en brandissant sa faux. -- Nous les faucherons jusqu'au dernier...

-- Et la moisson sera belle... si nous fauchons avec ensemble, -- reprend Mahiet. -- Meaux, Senlis, Beauvais, Clermont, attendent les Jacques ; leurs portes seront ouvertes aux paysans ; ils trouveront là des vivres et des armes...

-- Du fer et du pain ! rien de plus ! -- dit Guillaume Caillet. -- Ensuite... quel est le projet de Marcel ?

-- Ces villes fortes, occupées par les Jacques et par la bourgeoisie armée, tiendront en échec les troupes du régent dans cette province, -- répond Mahiet. -- Les autres contrées s'organiseront pareillement... Maintenant écoute bien ceci... ce sont les instructions que me donne Marcel. Le roi de Navarre est des nôtres parce qu'il espère, avec l'appui du parti populaire, détrôner le régent ; il occupe Clermont avec ses troupes, il doit de là se rendre sous les murs de Paris, pour y attendre l'armée royale ; il a besoin de renfort. Marcel se défie de lui ; rallie toutes les bandes des Jacques, et rends-toi à Clermont à la tête d'une force de sept à huit mille hommes ; tu pourras ainsi sans crainte te joindre à Charles-le-Mauvais, dont il faut toujours se méfier ; mais sa troupe ne comptant qu'environ deux mille gens de pied et cinq cents cavaliers, elle serait, en cas de trahison, écrasée par les Jacques, trois ou quatre fois supérieurs en nombre !

-- C'est entendu, -- reprend Guillaume Caillet après avoir attentivement écouté l'Avocat d'armes. -- Et de Clermont... marcherons-nous droit sur Paris ?

-- Aussitôt après ton arrivée à Clermont, tu recevras de nouvelles instructions de Marcel. Dompter la seigneurie, détrôner le régent, chasser l'étranger de notre sol, tel est le but du prévôt des marchands. La campagne terminée, l'heure de l'affranchissement de Jacques Bonhomme sera venue : délivré de la tyrannie des seigneurs, des pilleries des Anglais, libre, heureux, paisible, enfin, il jouira des fruits de ses rudes labeurs, et goûtera sans crainte les douces joies de la famille... Oui... toi Guillaume, toi Adam, toi Mazurec, et tant d'autres, hélas ! frappés dans leurs plus chères affections, vous aurez été les derniers martyrs des seigneuries et les vengeurs, les libérateurs de notre race...

-- Mahiet... quoi qu'il arrive maintenant, vainqueur ou vaincu, je peux mourir, ma fille est vengée, -- répond Guillaume Caillet. -- Je te promets de conduire plus de dix mille hommes sous les murs de Clermont ; le sang des seigneurs, l'incendie de leurs châteaux, marqueront la route des Jacques... Maintenant, dis-moi où je te reverrai ?

-- À Clermont, je t'apporterai là les instructions de Marcel ; il me rappelle à Paris ; j'y retourne, -- répond Mahiet. -- Et serrant Mazurec entre ses bras, -- Adieu, mon frère... mon pauvre frère... adieu... et à bientôt... Guillaume, je le laisse auprès de toi... veille sur lui.

-- Je l'aime comme j'aimais, ma fille ! Nous parlerons d'elle... et nous combattrons en hommes qui ne tiennent plus à la vie !

Mahiet, après ses adieux à son frère, se dirige en toute hâte vers Paris, prenant en croupe Rufin-Brise-Pot ; les Jacques, dont le nombre grossit à chaque instant, se préparent à marcher sur Clermont, où se trouvait alors Charles-le-Mauvais, roi de Navarre.

Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, occupait, à Clermont en Beauvoisis, le château des comtes de ce pays, vaste édifice, dont l'une des tours dominait la place dite « du Faubourg. » Le premier étage de ce donjon, éclairé par une longue et étroite fenêtre ogivale, formait une vaste salle circulaire ; là était assis auprès d'une table Charles-le-Mauvais ; le jour venait à peine de paraître, le prince disait à l'un de ses écuyers :

-- A-t-on fini de dresser l'échafaud ?

-- Oui, sire... vous pouvez le voir d'ici par la fenêtre...

-- Et les bourgeois... quelle contenance ?

-- Ils sont consternés, toutes les boutiques sont closes, personne ne circule dans les rues.

-- Et le populaire ?... les corporations des métiers ?

-- Sire, depuis l'exécution d'hier, il ne reste guère de menues gens...

-- Mais enfin ce qui reste ?

-- Ce qui reste est consterné, épouvanté, comme la bourgeoisie.

-- Néanmoins, que mes Navarrais fassent bonne garde aux portes de la ville, aux remparts et dans les rues, qu'ils tuent sans miséricorde tout bourgeois, manant ou artisan, qui oserait mettre le nez hors de chez lui ce matin.

-- L'ordre est déjà donné, sire ; il sera exécuté.

-- Et les chefs de ces maudits Jacques ?

-- Toujours impassibles, sire.

-- Sang du Christ ! il faudra bien qu'ils remuent tout à l'heure... L'on s'est procuré un trépied ?

-- Oui, sire.

-- Que tout soit prêt pour sept heures sonnant.

-- Tout sera prêt, sire.

Charles-le-Mauvais réfléchit un instant, et dit en montrant une médaille émaillée de son chiffre, placée près de lui sur une table :

-- L'homme arrêté cette nuit, aux portes de la ville, et qui m'a envoyé cette médaille par l'un de mes archers, est-il arrivé ?

-- Oui, sire... on vient de l'amener désarmé et garrotté selon vos ordres... Il est gardé à vue dans la salle basse.

-- Qu'on l'introduise ici...

L'écuyer sort, Charles-le-Mauvais se lève de son siège, s'approche de la fenêtre donnant sur la place où est dressé l'échafaud, et après l'avoir entr'ouverte afin de regarder au dehors, il la referme et revient s'asseoir près de la table, les lèvres contractées par un sourire sinistre. À ce moment, l'écuyer rentre précédant des archers entre lesquels marche Mahiet-l'Avocat d'armes, les mains liées derrière le dos, les traits enflammés de courroux. Charles-le-Mauvais fait un signe à l'écuyer ; celui-ci s'éloigne avec les Navarrais ; le prince et Mahiet restent seuls.

-- Sire, je suis victime d'une méprise ou d'une indigne trahison ! -- s'écrie l'Avocat d'armes. -- Je désire pour votre honneur qu'il y ait méprise...

-- Il n'y a point de méprise.

-- Alors c'est trahison ! me désarmer ! me garrotter !... moi, porteur de la médaille que je vous ai fait remettre avec un billet constatant que j'étais envoyé près de vous par maître Marcel ! C'est trahison, sire ! indigne félonie, vous dis-je...

-- Il n'y a dans tout ceci ni méprise, ni félonie.

-- Qu'est-ce donc alors ?

-- Une simple mesure de prudence, -- répond froidement Charles-le-Mauvais, et il ajoute : -- Tu as signé ta lettre, Mahiet-l'Avocat d'armes... C'est ton nom et ta profession ?

-- Oui.

-- Marcel t'envoie près de moi ?

-- Je vous l'ai dit et prouvé en vous faisant parvenir cette médaille.

-- Quel est le but de ton message ?

-- Vous le saurez lorsque vous m'aurez fait délivrer de mes liens.

-- Tes liens ne te lient point la langue... ce me semble ?

-- Ils lient ma dignité...

-- C'est subtil... mais prends garde, les instants sont précieux, ton message est sans doute important... sa réussite peut être compromise par ton silence prolongé.

-- Sire, je venais à vous, sinon en ami, du moins en allié, vous me traitez en ennemi, vous n'aurez pas un mot de moi ; maître Marcel me saura gré de ma réserve...

-- Soit... -- dit Charles-le-Mauvais ; et il frappe sur un timbre. À ce bruit, son écuyer rentre, le prince lui dit : -- Que l'on reconduise cet homme hors de la ville, et que les portes soient refermées sur lui.

Mahiet fait un mouvement, réfléchit ; et, après quelque hésitation, il reprend : -- Donc, je parlerai, si outrageant que soit votre accueil envers un envoyé de Marcel.

L'écuyer sort de nouveau à un signe du roi de Navarre, et celui-ci dit à Mahiet : -- Parle... quel est ton message ?

-- Maître Marcel m'a chargé de vous signifier, sire, qu'il est temps, plus que temps pour vous, d'ouvrir la campagne ; l'armée du régent marche sur Paris, tous les vassaux sont soulevés en armes ; de nombreuses troupes de Jacques, comme ils s'appellent en souvenir du nom insultant que leur donnait la seigneurie, doivent être en marche sur Clermont pour se joindre à vous... Je suis même surpris de ne pas trouver les Jacques ici...

-- Par quelle porte es-tu entré dans Clermont ?

-- Par la porte du chemin de Paris. Il faisait encore nuit lorsque je suis arrivé dans cette ville et que je vous ai dépêché l'un des archers qui m'ont arrêté.

-- Pendant que tu attendais ma réponse, tu n'as causé avec aucun soldat ?

-- Non ; l'on m'a laissé seul et enfermé dans l'une des tourelles du rempart.

-- Continue...

-- Maître Marcel veut connaître quel sera votre plan de campagne lorsque vos troupes seront renforcées de huit à dix mille Jacques qui, d'un moment à l'autre, arriveront à Clermont.

-- Nous parlerons de ceci tout à l'heure... Quel est l'état des esprits à Paris ?

-- Les adversaires de Marcel, partisans du régent, s'agitent fort ; ils tâchent d'égarer la population en imputant à la révolte tous les maux dont souffre la cité. Des troupes royales s'étaient emparées d'Étampes et de Corbeil, afin d'empêcher les arrivages de grains et d'affamer Paris ; Marcel s'est mis à la tête des milices bourgeoises et, après un combat meurtrier, il a repoussé les royaux et assuré la subsistance de Paris. Mais les adversaires du prévôt des marchands redoublent leurs sourdes menées, afin d'amener une partie de la bourgeoisie à repentance envers le régent ; le peuple, plus habitué aux privations, se résigne ; toujours plein de foi dans un avenir qui doit l'affranchir, il ne défaille ni dans son énergie ni dans son dévouement à Marcel, surtout depuis que la nouvelle du soulèvement des Jacques est parvenue à Paris. Les vassaux de toute la vallée de Montmorency sont insurgés, ainsi que les... -- Mais, s'interrompant, Mahiet ajoute : -- Pour Dieu, sire ! faites-moi délivrer de ces liens... ils sont une honte pour moi et pour vous...

-- À cette honte, je me résigne ; imite-moi... Tu disais donc que les partisans du régent s'agitent ? Le Maillart doit être parmi les meneurs de ce mouvement ?

-- Non... pas ouvertement du moins. Les chefs avoués du parti de la cour sont de nobles hommes ; entre autres le chevalier de Charny et le chevalier Jacques de Pontoise. Donc, sire, il faut agir promptement, résolument. Votre chance de régner est grande si vous venez au secours des Parisiens ; combattez les troupes du régent, utilisez, selon les vues de maître Marcel, le puissant concours que vous offre la Jacquerie ! l'élan de cette révolte peut sauver la Gaule ! Les paysans n'ont pas, après les seigneurs, d'ennemis plus implacables que les Anglais. Le but de Marcel en appuyant l'insurrection des Jacques, en organisant leurs bandes, est surtout de les lancer en masse contre les Anglais au nom de la patrie ravagée par leurs bandes, et de repousser enfin l'étranger de notre sol. Le triomphe est certain si l'on profite de l'exaltation des Jacques en la dirigeant vers ce but sacré : le salut et la délivrance du pays ! Voilà pourquoi, sire, maître Marcel a voulu opérer la jonction des Jacques avec les forces dont vous disposez.

-- Oh ! oui, -- reprend Charles-le-Mauvais avec un sourire sardonique, -- notre ami Marcel avait bien judicieusement choisi mes auxiliaires.

-- Que voulez-vous dire ?...

-- Ce que je veux dire ?... Attends...

Le roi de Navarre frappe de nouveau sur un timbre ; l'écuyer reparaît et sort après avoir attentivement écouté quelques mots que le prince lui dit à l'oreille.

-- Sire, -- dit Mahiet, -- voici bien des mystères et des chuchotements ; se trame-t-il quelque nouvelle trahison contre moi ?

-- Bon... -- reprend Charles-le-Mauvais en haussant les épaules, -- folle est ton idée !... Je désire seulement me précautionner afin que notre entretien reste calme et mesuré comme il convient.

-- Sire, ai-je donc manqué jusqu'ici de calme et de mesure ?

-- Jusqu'ici... non... mais tout à l'heure, il se pourrait que ta modération fût mise à une rude épreuve... et je...

La rentrée de deux écuyers jeunes et robustes, accompagnant le confident de Charles de Navarre, interrompt les dernières paroles de ce prince ; et avant que Mahiet, dont les mains étaient déjà liées, ait pu faire un mouvement, il est terrassé malgré son énergique résistance, car d'un coup de pied il envoie rouler un des écuyers à dix pas de lui ; ce que voyant, Charles-le-Mauvais s'écrie :

-- Tudieu ! mon Hercule !... quelle vigueur d'athlète !... Ai-je tort de me précautionner contre les suites de notre entretien, malgré tes assurances de rester calme et mesuré ?

Les trois écuyers, revenant à la charge contre l'Avocat d'armes, parviennent, non sans peine, à garrotter ses jambes aussi étroitement que ses bras, après quoi le roi de Navarre leur dit :

-- Placez le messire envoyé sur ce siège, près de la fenêtre ; il se tiendra assis ou debout à sa guise... Maintenant, sortez.

Resté seul avec Mahiet en proie à une fureur impuissante, le prince reprend :

-- À cette heure, notre conversation peut continuer paisiblement sans que je risque de me voir interrompu par l'un de ces arguments ad hominem dont tu as tout à l'heure gratifié mon écuyer au milieu du ventre.

-- Ah ! Charles-le-Mauvais, chaque jour tu t'appliques à justifier ton nom ! -- s'écrie Mahiet. -- Mes soupçons ne me trompaient pas ! Tu as à m'apprendre quelque infâme trahison... et tu redoutes ma colère !

Le roi de Navarre hausse les épaules avec dédain et répond :

-- Vassal ! si je te faisais l'honneur de te craindre, je t'aurais déjà fait pendre... si je trahissais Marcel, je serais à Compiègne aux côtés du régent... Tu n'es pas pendu, je ne suis point à Compiègne ; donc, tu divagues !... Reprenons tranquillement notre entretien, interrompu au moment où tu me parlais des Jacques, ces honnêtes auxiliaires que Marcel m'envoyait... Eh bien, les Jacques sont venus...

-- Ici ?... à Clermont ?...

-- Ils sont venus ici... à Clermont.

-- Quand cela ?

-- Hier... au nombre de huit à dix mille.

-- Où sont-ils ?

-- Oh ! oh !... où ils sont ? -- répond Charles-le-Mauvais avec un sourire féroce, -- où ils sont ?... Embarrassante question que celle-là !... Elle fait, depuis que l'homme est homme, le désespoir de ceux qui cherchent à savoir où l'on va... en sortant de ce monde-ci...

-- Qu'entends-je ?... les Jacques ?...

-- Ils sont... où nous serons tous !...

-- Morts ! -- s'écrie Mahiet frappé de stupeur et d'effroi, -- morts ! massacrés ! mon Dieu !...

-- Allons, calme-toi... et écoute les détails de l'aventure...

-- Cet homme m'épouvante ! -- dit Mahiet, le front baigné d'une sueur froide. -- Est-ce un piège qu'il me tend ?

-- Donc, -- reprend Charles-le-Mauvais, -- ils sont venus les Jacques, ces bêtes féroces qui pillent et incendient les châteaux, égorgent les seigneurs, violentent les femmes, massacrent les enfants, afin, disent ces forcenés, que la seigneurie soit anéantie dans son germe !

-- Misère de Dieu ! -- s'écrie Mahiet en se dressant debout malgré les liens dont ses jambes sont garrottées ; -- les représailles de Jacques Bonhomme ont duré un jour... son martyre a duré des siècles !...

-- Vassal ! -- dit avec une hauteur souveraine le roi de Navarre en interrompant Mahiet, -- les droits du conquérant sur la race conquise, les droits du seigneur sur le serf sont absolus, sont divins !... Tout vilain ou manant révolté mérite la mort !

L'Avocat d'armes tressaille, regarde fixement le roi de Navarre et lui dit : -- Charles-le-Mauvais, tu ne me laisseras pas sortir vivant d'ici ; tu serais perdu si je rapportais tes paroles à Marcel !...

-- Tu sortiras vivant d'ici, -- répond froidement le prince ; -- et en outre de mes paroles, tu rapporteras à Marcel des faits... et ces faits... les voici...

Mahiet, en proie à d'inexprimables angoisses, retombe sur son siège ; le roi de Navarre continue :

-- Et d'abord, tu diras à Marcel que, si rusé qu'il soit, je n'ai point été sa dupe : les chefs de ces Jacques, qu'il m'envoyait comme auxiliaires, devaient devenir mes surveillants, et au besoin mes bourreaux... si je m'écartais de la ligne à moi tracée par cet insolent bourgeois. Je n'étais entre ses mains, m'a-t-il dit, « qu'un instrument qu'il briserait au besoin !... » Eh bien ! moi, j'ai brisé l'un des redoutables instruments de Marcel, j'ai anéanti la Jacquerie... oui, et en ce moment, mes amis Gaston Phœbus, comte de Foix, et le captal de Buch écrasent à Meaux les derniers tronçons de ce maudit serpent de révolte qui voulait se dresser contre la seigneurie...

-- La Jacquerie écrasée ! anéantie ! -- dit Mahiet avec une stupeur croissante. Puis, revenant à son premier soupçon : -- Charles-le-Mauvais, tu es le plus méchant et le plus fourbe des hommes... tu me tends un piège... Si les Jacques sont venus à Clermont au nombre de huit à dix mille, tu n'avais pas de forces suffisantes pour les exterminer.

-- Messire envoyé, tu es trop prompt dans tes jugements. Écoute d'abord, tu apprécieras ensuite. Je t'ai promis des faits ; les voici : Hier, vers le milieu du jour, j'ai été averti de l'approche des Jacques ; la bourgeoisie de Clermont et les corps de métiers, infectés du vieux levain communier, sont sortis de la ville afin d'aller à la rencontre de ces forcenés et de leur faire fête. J'ai encouragé ces démarches ; et pendant que les Jacques faisaient halte dans certain bienheureux vallon situé en dehors de Clermont, trois de leurs chefs se sont présentés au pont-levis demandant à m'entretenir, car ils venaient, disaient-ils, devers moi en amis...

-- Les noms ? -- s'écrie Mahiet avec anxiété, -- les noms de ces chefs ?

-- Guillaume Caillet... Adam-le-Diable... et Mazurec-l'Agnelet... ton frère !...

-- Mon frère ! -- répète l'Avocat d'armes stupéfait. -- Comment sais-tu ?...

-- Oh ! je sais beaucoup de choses... et je ne te cacherai rien ; ma sincérité est connue... J'ai donc ordonné d'introduire près de moi les trois chefs des Jacques ; je les ai fort courtoisement accueillis, leur touchant dans la main, les appelant mes compères, leur donnant, de par Dieu, l'accolade ! Nous sommes convenus que, d'après les volontés de Marcel, ils seraient mes auxiliaires, et que bientôt nous nous mettrions en marche vers Paris ; en attendant le départ, leurs hommes devaient rester campés dans le vallon ; les chefs, après avoir été donner l'ordre de ce campement, se concerteraient avec moi pour nos opérations. Chose dite, chose faite. Les trois chefs vont veiller au campement des Jacques et reviennent ici ; mon premier soin est de les faire jeter au cachot : je savais de reste que, privées de leurs chefs, ces exécrables bandes seraient à moitié vaincues. J'envoie alors l'un de mes officiers, le sire de Bigorre, prévenir les Jacques qu'ensuite de ma conférence avec leurs chefs, ceux-ci désirent que leurs hommes commencent sur l'heure quelques exercices de bataille avec mes archers et mes cavaliers, afin de s'habituer à l'ordonnance militaire. Les Jacques, donnant dans le piège où leurs chefs ne seraient point tombés, acceptent joyeusement cette proposition...

Charles-le-Mauvais voit l'indignation et la colère de Mahiet se trahir par de brusques mouvements malgré ses liens, s'interrompt un moment et ajoute : -- Je me félicite de plus en plus de t'avoir fait garrotter ; tu m'aurais déjà sauté à la gorge. Réserve ta fureur, elle aura tout à l'heure de quoi s'exercer... Je poursuis... Les bourgeois et les corps de métiers de Clermont avaient fait mettre de nombreux tonneaux en perce, afin de fêter les Jacques, leurs compères ; la liesse est complète après boire, les Jacques demandent à grands cris une première marche militaire en manière d'exercice. Le sire de Bigorre, habile capitaine, commande la manœuvre, de telle sorte qu'après quelques marches et contre-marches, les Jacques se trouvent entassés en troupeaux dans le fond du vallon, tandis que mes archers garnissent toutes ses pentes à bonne portée du trait, et que mes cavaliers occupent les deux seules issues qui pouvaient permettre aux fuyards de s'échapper de cette gorge profonde...

-- Va, roi ! -- dit Mahiet avec une amertume désespérée ; -- je m'attends à tout ! Vous êtes experts, vous autres princes, dans les lâches massacres !...

-- Un massacre ?... Non... mais une vraie battue aux loups, -- répond Charles-le-Mauvais. -- Donc, les Jacques, en stupides et féroces animaux, tout fiers de parader aux yeux de la bourgeoisie de Clermont, tâchent de régler leur marche au pas militaire, font les beaux, se redressent, portant aussi fièrement leurs bâtons, leurs fourches et leurs faux que s'ils portaient les nobles armes de la chevalerie ; ils applaudissent à la belle ordonnance de mes gens d'armes, qui couronnent les hauteurs du vallon au fond duquel cette Jacquerie est amoncelée. Soudain les clairons sonnent ; cette sonnerie divertit fort ces manants révoltés ; mais leur divertissement ne dure guère ; aux premiers sons du clairon, mes archers bandent leurs arcs, et une grêle de traits meurtriers lancés de haut en bas par mes soldats au milieu des masses compactes de cette Jacquerie la déciment. La panique se met dans le troupeau sauvage, ces brutes veulent fuir par les deux issues du vallon ; mais ils se trouvent en face de mes cinq cents cavaliers couverts de fer, qui, à coups de lance, d'épée, de masse de fer, chargent furieusement cette canaille, tandis que mes archers continuent de cribler de traits les flancs de la bande et ceux qui tentent de gravir les pentes de la colline...

Mahiet, consterné, ne peut retenir un sourd gémissement ; Charles-le-Mauvais sourit d'un air sinistre et poursuit ainsi :

-- Rien de plus couard que ces truands leur premier feu jeté. Telle était leur épouvante, selon le sire de Bigorre, qu'ils se laissaient égorger comme des veaux, se jetant à genoux, tendant la gorge à l'épée, la poitrine à la flèche, la tête à la massue. Bref, tous ceux que le fer n'a pas carnagés sont morts étouffés sous les cadavres. Les bourgeois et la plèbe spectateurs de la tuerie, aussi entassés au fond de la vallée, ont en grand nombre partagé le sort de Jacques Bonhomme, leur compère ; de sorte que, du même coup, je me suis débarrassé des paysans et de la plèbe de la ville ainsi que d'une notable partie de bourgeois communiers. Je tiens leur cité en mon pouvoir, je la garde ; c'est affaire à régler entre leur comte et moi. Maintenant, messire ambassadeur, dis de ma part à Marcel de ne plus mêler les Jacques à nos opérations : d'abord, il reste peu ou prou de ces bêtes féroces ; puis, c'est un méchant compagnonnage. Tout à l'heure tu seras délivré de tes liens, ton cheval te sera rendu. Si, doutant de mes paroles, tu veux t'assurer de la réalité de cette boucherie, avant de retourner à Paris, rends-toi au vallon que je te dis, regarde, et surtout bouche-toi le nez... car la charogne de cette Jacquerie commence à puer très-fort !

Mahiet, oubliant ses liens, fait un nouveau mouvement afin de s'élancer sur Charles-le-Mauvais ; celui-ci reprend en riant :

-- Ingrat !... tu voudrais m'étrangler... Vois cependant ma générosité : j'ai épargné la vie des trois chefs de cette bande de loups enragés... Tu en doutes ? -- ajoute le roi de Navarre, répondant à un soupir douloureux de Mahiet, qui songeait à son frère. -- Pourquoi ne pas me croire ? Qui m'empêche de te dire la vérité ? Qu'ai-je à craindre de toi ?...

-- Il serait vrai ? -- s'écrie l'Avocat d'armes, cédant à une vague espérance ; -- mon frère aurait échappé au massacre ?

-- Oui. Et si au lieu de mugir comme un taureau entravé, tu parles paisiblement, honnêtement, ainsi que doit parler un envoyé bien appris, je te donne ma foi de chevalier que, tout à l'heure, tu verras ton frère.

-- Mazurec vit... je le verrai !...

-- Il vit... et tu le verras ; foi de chevalier, je te le répète. Mais, de par Dieu ! causons raisonnablement ; il nous faut maintenant aviser aux moyens à prendre, afin que Marcel et moi nous puissions agir de concert.

-- Marcel !... -- s'écrie Mahiet, -- Marcel agir de concert avec toi, lâche bourreau de tant de victimes ! Marcel s'allier désormais avec toi, qui m'as dit que tout vassal rebelle méritait la mort !... Ah ! cette funeste alliance, contractée sous l'impérieuse nécessité des circonstances, est à jamais rompue ! C'est un terrible enseignement ; il éclairera les peuples tentés de chercher un appui dans les princes pour combattre un ennemi commun !

-- Tu es un oison ! tu calomnies le bon sens de Marcel, de qui, mieux que toi, j'apprécie la sagesse politique ; oh ! oh ! c'est un maître homme que ce marchand drapier ! Sais-tu ce qu'il te répondra lorsque, de retour à Paris, tu vas, tout effaré, lui annoncer le carnage de cette Jacquerie ?

-- Oh ! oui, je le sais...

-- Moi aussi, je le sais. Or, donc, il répondra ceci : -- « Bourgeoisie et Jacquerie était mon armée à moi, Marcel ; j'espérais la discipliner et pouvoir dire au roi de Navarre : Mon armée est supérieure à la vôtre, acceptez mes conditions, marchons ensemble contre le régent, je vous promets sa couronne si vous consentez à subir la loi absolue des Assemblées nationales ; sinon, non. Alliez-vous au régent contre nous, peu m'importe ; les bourgeoisies tiennent les villes, les paysans la campagne ; je ne vous crains pas. Mais voici que la Jacquerie, le gros de mon armée, est anéantie, -- ajoutera judicieusement Marcel ; -- le désastre est irréparable. Il me reste deux partis à prendre : faire ma soumission au régent, lui livrer ma tête et celle de mes amis, ou bien servir les projets du roi de Navarre, qui possède une armée capable de résister aux troupes royales. Donc, au lieu d'imposer des conditions au roi de Navarre, je suis forcé de subir les siennes. » -- Voilà ce que, dans son bon sens, te dira Marcel.

-- Lui ! trahir la cause à laquelle il a voué sa vie ?

-- Quoi ! trahir ? Il assure au contraire l'exécution d'une partie de ses desseins. Me crois-tu donc assez sot pour ignorer que, forcément... (Marcel me l'a dit, et il disait vrai), que, forcément, si je monte au trône, je devrai accomplir la plupart des réformes que cet enragé redresseur d'abus poursuit depuis tant d'années avec acharnement ? Est-ce que, tôt ou tard, les bourgeoisies ne se rebelleraient pas contre moi, comme elles se sont rebellées contre le régent, si je ne leur donnais mieux et plus que lui ? Marcel m'a encore dit avec son bon sens ordinaire : « -- Vous, sire, qui ambitionnez la couronne, vous ne verrez dans chaque réforme qu'un moyen de vous affermir sur le trône ; le régent, au contraire, ne verrait dans chaque réforme qu'une atteinte à la souveraineté de ses droits héréditaires. »

-- Charles-le-Mauvais, si telles sont tes intentions, si chacune de tes paroles n'est pas un mensonge ou ne cache pas un piège, pourquoi as-tu massacré les Jacques ? pourquoi as-tu écrasé ce soulèvement populaire ? Ne devait-il pas assurer l'affranchissement de la Gaule et chasser les Anglais de notre sol...

-- Me prends-tu pour une buse ? Sur quoi régnerais-je si la Gaule était complètement libre ? Et la seigneurie, que deviendrait-elle ? Non, non, bon gré, mal gré, je serai forcé de consentir bon nombre de réformes qui satisferont les bourgeoisies ; je me résignerai non pas à être l'instrument passif des Assemblées nationales, ainsi que le veut Marcel, mais à gouverner de concert avec elles ; et j'emploierai tous mes efforts à terminer la guerre contre les Anglais. Quant à débâter Jacques Bonhomme, non point ; je me ferais un ennemi de chaque seigneur ! Jacques Bonhomme restera Jacques Bonhomme comme devant ! Son affranchissement ! Es-tu donc insensé ? Qui donc remplirait le trésor royal ? Qui donc taillerait-on à merci et à miséricorde ? L'affranchissement de Jacques Bonhomme ! Eh ! ce serait la fin de la seigneurie et de la royauté !... Ces pestes de franchises bourgeoises, issues des exécrables communes, sont déjà trop menaçantes pour les trônes... Ceci entendu, tu diras à Marcel que, dès demain, je réunirai les différentes troupes de mon armée, et que je marcherai vers Paris, dont il m'ouvrira, je l'espère, les portes... Aussi, afin de convenir avec lui de ce fait et d'autres, tu lui diras de venir me trouver à Saint-Ouen, où je serai après-demain soir...

L'impitoyable logique de Charles-le-Mauvais redoublait encore l'horreur qu'il inspirait à Mahiet ; cette horreur, il allait la témoigner, lorsque sept heures sonnent au loin à l'église paroissiale de Clermont. Le roi de Navarre sourit et dit à l'Avocat d'armes :

-- Je t'ai promis que tu verrais ton frère... tu vas le voir. Je veux bien t'apprendre comment j'ai découvert votre parenté... J'avais hier posté dans un endroit secret de la prison des trois chefs de cette Jacquerie un coquin tout oreilles chargé d'épier ces truands ; il a plusieurs fois entendu l'un d'eux, s'adressant à ses complices, regretter, non la vie, qu'il s'attendait à perdre ; mais une dernière entrevue avec son frère Mahiet-l'Avocat d'armes, ami de Marcel. Or, ce matin, recevant ta lettre, signée Mahiet, et dans laquelle tu t'annonçais comme envoyé du préfet des marchands... il m'a été facile de reconnaître ta parenté avec ce Jacques.

-- Où est mon frère ?

-- Ici près. Tu vas le voir ; ne t'en ai-je pas donné ma foi de chevalier ?... Ainsi, préviens Marcel qu'après-demain je l'attends à Saint-Ouen.

-- Mais mon frère... mon frère ?...

-- Tu vas le voir dans un instant, te dis-je, -- répond Charles-le-Mauvais en se dirigeant vers la porte ; et, au moment de sortir, il se retourne, répétant à Mahiet : -- N'oublie pas de prévenir Marcel qu'après-demain soir je l'attendrai à Saint-Ouen.

Le roi de Navarre sort. Un moment après son départ, la porte s'ouvre de nouveau, l'Avocat d'armes fait un mouvement de joie, s'attendant à voir entrer Mazurec, il n'en est rien, il voit paraître l'un des écuyers du prince.

-- Ton maître m'avait annoncé la venue de mon frère... -- dit avec une anxiété croissante Mahiet à l'écuyer. Celui-ci ouvre la fenêtre près de laquelle est assis l'Avocat d'armes, et la lui désignant du geste, il répond :

-- Regarde.

Puis il s'éloigne, après avoir enfermé le prisonnier dans la salle.

Mahiet, saisi d'un pressentiment sinistre, s'approche de la fenêtre aussi rapidement qu'il le peut, malgré les liens dont ses jambes sont garrottées. Tel est le spectacle qui s'offre à ses yeux...

Au-dessous de lui, à une profondeur de trente pieds environ, une enceinte assez vaste, entourée de maisons, et à laquelle aboutissent deux rues, alors barrées par des pelotons de soldats pour qu'aucun habitant de la cité ne puisse pénétrer dans cette place. À son extrémité, à peu de distance de la fenêtre où se tient Mahiet, s'élève un vaste échafaud ; en son milieu se dresse un poteau garni d'une sellette formant siège ; de chaque côté de ce poteau, deux billots servent de base à deux pieux très-aigus. Plusieurs bourreaux vont et viennent sur la plate-forme de l'échafaud : les uns garnissent de chaînes le poteau du milieu ; les autres, occupés autour d'un fourneau, tournent et retournent au milieu d'un ardent brasier, à l'aide de tenailles, l'un de ces petits trépieds de fer dont se servent les paysans pour poser leur marmite auprès de l'âtre. Ce trépied commence à rougir ; les bourreaux agenouillés autour du fourneau soufflent de tous leurs poumons afin d'aviver l'incandescence des charbons.

Le son de plusieurs trompettes se fait entendre dans la direction de l'une des deux rues ; les soldats postés à son issue s'écartent et donnent passage à une première troupe d'archers. Entre celle-ci et la seconde s'avancent d'un pas ferme Guillaume Caillet, Adam-le-Diable et Mazurec-l'Agnelet ; celui-ci à demi vêtu d'un vieux sayon de peau de chèvre, les deux autres paysans portant l'antique blaude (blouse) gauloise, des sabots et des bonnets de laine. L'on a dédaigné de garrotter leurs mains et leurs pieds ; Adam et Mazurec ont passé chacun un bras sur l'épaule de Guillaume, placé entre ses deux compagnons. Tous trois ainsi enlacés, la tête haute, le regard intrépide, la démarche résolue, se dirigent vers l'échafaud.

Un grand nombre d'archers composant l'arrière-garde de l'escorte se disséminent sur la place, leur arc bandé, les yeux levés vers les fenêtres des maisons environnantes. L'une de ces croisées s'ouvre, aussitôt deux traits lancés par des archers volent, sifflent, disparaissent à travers l'ouverture de la fenêtre... un gémissement lugubre et un cri de mort s'élèvent de l'intérieur de la maison. Les deux archers garnissent leurs arcs de nouveaux traits ; ils exécutent leurs ordres : défense a été faite aux bourgeois de la ville habitant les demeures voisines de la place de paraître à leurs fenêtres durant le supplice des trois chefs de la Jacquerie. Tous trois arrivent près de l'échafaud.

Mahiet, haletant, la figure baignée d'une sueur froide, saisi d'horreur, de désespoir à la vue de ce spectacle, sent son esprit se troubler ; il se croit obsédé par un songe effrayant... Il distingue les figures, il entend la voix de Mazurec, d'Adam et de Guillaume échangeant un suprême adieu au pied de l'échafaud, pendant que, sur la plate-forme, les bourreaux s'occupent des derniers préparatifs du supplice... Guillaume Caillet, prenant les mains d'Adam et de Mazurec, s'écrie d'une voix forte qui parvient aux oreilles de l'Avocat d'armes :

-- Hardi, mes Jacques ! hardi jusqu'à la fin !... Adam, ta femme est vengée !... Mazurec, notre Aveline est vengée ! nos parents, nos amis étouffés, brûlés dans le souterrain de la forêt de Nointel sont vengés !... Le bourreau va nous torturer, nous mettre à mort, qu'importe ? Notre mort ne les fera pas revivre ces belles dames, ces nobles seigneurs tombés sous nos coups au milieu de leur bonheur ! Leur agonie a été furieuse, ils regrettaient la vie... nous ne la regrettons pas, nous, notre vie de misères et de larmes ! Oh ! Jacques Bonhomme, tu t'es laissé martyriser pendant des siècles... la Jacquerie t'a vengé !... Un jour, d'autres achèveront ce que nous avons commencé !... Hardi, mes Jacques ! hardi jusqu'à la fin !...

-- Oh ! Jacques Bonhomme, tu t'es laissé martyriser pendant des siècles... -- répètent Adam et Mazurec en levant le poing vers le ciel dans un élan d'exaltation farouche ; -- la Jacquerie t'a vengé !... D'autres achèveront ce que nous avons commencé !... Hardi, mes Jacques ! hardi jusqu'à la fin !...

Les bourreaux, occupés des apprêts du supplice, laissent dire les trois paysans, dont les paroles ne peuvent avoir d'écho sur cette place déserte ; mais lorsque le trépied de fer qu'ils faisaient rougir sur les charbons ardents est chauffé à blanc, l'un des tourmenteurs s'écrie :

-- C'est prêt.

Aussitôt les archers, enchaînant les trois Jacques sur la plate-forme de l'échafaud, les livrent aux bourreaux. Guillaume Caillet est assis garrotté sur la sellette placée au bas du poteau dressé entre les deux billots surmontés d'un pieu aigu ; Mazurec et Adam, les mains liées derrière le dos, dépouillés de leurs vêtements, sauf leurs braies, sont conduits vers ces billots. Un bourreau arrache le bonnet de laine qui couvre les cheveux gris de Guillaume Caillet, tandis que l'un des autres tourmenteurs, saisissant avec des tenailles le petit trépied chauffé à blanc et les pieds renversés en l'air, emboîte dans le cercle de fer brûlant le crâne du vieux paysan et lui dit :

-- Je te couronne, roi des Jacques !...

Guillaume Caillet pousse des rugissements de douleur atroce ; ses cheveux flambent, la peau de son front grésille, saigne, se fend sous la pression du trépied de fer incandescent. Les haches des autres bourreaux se lèvent sur Adam et sur Mazurec agenouillés devant les billots.

-- Mon frère !... -- s'écrie Mahiet-l'Avocat d'armes parvenant à vaincre cette oppression qui suffoquait et étouffait sa voix comme au milieu d'un rêve horrible, -- mon frère !...

À cet appel déchirant, Mazurec relève et tourne vivement la tête vers la fenêtre d'où est parti le cri... mais au même instant l'éclair de la hache des bourreaux, qui s'abaisse et frappe, luit aux yeux de Mahiet, le corps de son frère s'affaisse... sa tête roule sur la plateforme de l'échafaud qu'elle arrose de nombreux jets de sang.

L'Avocat d'armes est saisi de vertige, le cœur lui manque, il chancelle et tombe privé de connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mahiet, lorsqu'il reprit ses sens, se vit délivré de ses liens et étendu sur de la paille, dans une salle basse. Un archer le veillait à la clarté d'une lampe. La nuit était venue ; rassemblant ses souvenirs comme s'il se fût éveillé d'un sommeil pénible, l'Avocat d'armes se rappela l'affreuse réalité ; l'archer lui apprit que, trouvé sans connaissance, dans la salle de la tour, par les écuyers de Charles-le-Mauvais, et transporté en ce lieu, il était, après un long accès de délire, tombé dans une torpeur profonde dont il sortait ; ses armes, son cheval lui seraient rendus, et il pouvait quitter Clermont quand il le voudrait. Mahiet pria l'archer de le conduire auprès de l'un des officiers du roi de Navarre, dans l'espoir d'obtenir la permission de rendre un pieux hommage aux restes de Mazurec ; le prince consentit à la demande de l'Avocat d'armes ; celui ci quitta le château, se dirigea vers le lieu du supplice, et, à la clarté de la lune, monta sur l'échafaud gardé par des soldats ; les cadavres des trois Jacques devaient rester encore exposés durant la journée du lendemain. Guillaume Caillet, après sa torture, avait été, ainsi que ses deux compagnons, décapité ; sa tête et les leurs étaient plantées à l'extrémité des pieux aigus qui surmontaient les billots. Mahiet baisa religieusement le front glacé de son frère Mazurec-l'Agnelet... et descendit de l'échafaud ; son pied heurta le petit trépied de fer, tombé sur le sol après l'exécution de Guillaume Caillet.

-- Cet instrument de supplice, témoin de la mort de mon frère, augmentera les reliques de notre famille ; je le joindrai à la dague de Neroweg, seigneur de Nointel ! -- se dit l'Avocat d'armes en ramassant furtivement le trépied qu'il cacha sous sa cape ; il alla chercher son cheval à la porte de Clermont, et quitta cette ville pour se rendre en hâte à Paris auprès d'Étienne Marcel.

CHAPITRE V.

La maison d'Étienne Marcel. -- Marguerite et Denise. -- La femme d'un grand citoyen. -- Dame Pétronille Maillart. -- L'offre de service. -- Alison-la-Vengroigneuse. -- Retour de Marcel. -- Le testament. -- Rufin-Brise-Pot et l'homme au chaperon fourré. -- La porte Saint-Antoine. -- Le val des écoliers. -- Principaux événements de 1350 à 1428.

Un mois environ s'était écoulé depuis la mort de Guillaume Caillet, d'Adam-le-Diable et de Mazurec-l'Agnelet.

Denise, nièce d'Étienne Marcel et fiancée de Mahiet-l'Avocat d'armes, retirée dans une grande salle, située au-dessus du magasin de draperie du prévôt des marchands, s'occupait d'un travail de couture à la clarté d'une lampe ; l'inquiétude se peignait sur le doux visage de la jeune fille ; parfois, suspendant le jeu de son aiguille, elle prêtait l'oreille du côté de la fenêtre, à travers laquelle l'on entendait de temps à autre le bourdonnement confus et les pas précipités d'un grand nombre de personnes qui traversaient la rue en courant ; puis ce bruit s'éloignait, s'apaisait, et la rue redevenait silencieuse. Ces rumeurs, symptômes de l'agitation qui régnait dans Paris, alarmaient de plus en plus Denise.

-- Mon Dieu ! -- se disait-elle, -- le tumulte augmente, ma tante Marguerite ne revient pas, où peut-elle être allée ? pourquoi a-t-elle emprunté la mante d'Agnès, notre servante ? pourquoi ce déguisement ? pourquoi avoir en sortant caché son visage sous un capuchon ? Elle s'est peut-être rendue à l'Hôtel de ville, où mon oncle et Mahiet sont depuis ce matin ? -- Au souvenir de l'Avocat d'armes, Denise rougit, soupira et ajouta : -- Oh ! s'il y avait quelque danger, Mahiet veillerait sur maître Marcel, comme il aurait veillé sur son père... Mais ma tante... ma tante ?... son absence si prolongée continue à m'effrayer malgré moi.

Agnès-la-Béguine, vieille servante du logis, entra précipitamment, et s'adressant à Denise qu'elle avait vue naître : -- Tu ne sais pas ce que depuis une heure je remarque dans la rue ?

-- Quoi donc, Agnès ?

-- Trois hommes de méchante mine ne quittent pas les abords de la porte ; je les ai épiés à travers les volets entr'ouverts ; tantôt ils paraissent se consulter à voix-basse... tantôt ils se séparent, l'un se tient alors à gauche de la porte, l'autre à droite et le troisième en face de la maison... Il faut qu'ils soient placés là afin d'épier les personnes qui peuvent entrer ou sortir d'ici.

-- Cet espionnage me semble inquiétant ; j'en avertirai ma tante dès son retour.

-- La voici peut-être ? -- répondit la servante. -- J'ai entendu ouvrir et fermer la porte du magasin.

En effet, Marguerite Marcel parut bientôt dans la chambre, jeta loin d'elle une mante à capuchon dont elle était revêtue et dit à Agnès-la-Béguine :

-- Laisse-nous...

La femme du prévôt des marchands tomba assise sur un siège, brisée par la fatigue et l'émotion. Son accablement, la pâleur de son visage, la palpitation de son sein, redoublèrent les appréhensions de Denise ; elle s'apprêtait à interroger sa tante, lorsque celle-ci, faisant un grand effort sur elle-même, se calma et dit à Denise d'une voix ferme :

-- Du courage, mon enfant, du courage !

-- Ô ciel !... ma tante, avons-nous donc quelque malheur à déplorer ?

-- Non... quant à présent ; mais demain, mais ce soir peut-être... -- Et, s'interrompant, Marguerite reprit d'un ton de plus en plus calme et décidé : -- J'ai payé tribut à la faiblesse ; je me sens forte maintenant ; je suis préparée à tout... Je saurai m'élever du moins par la résignation jusqu'à la hauteur de l'homme dont je n'ai jamais été plus fière de porter le nom ! Ah ! jamais homme de bien n'a été plus indignement méconnu, plus lâchement attaqué !...

-- Ainsi, maître Marcel est exposé à de nouveaux périls ?

-- Mes pressentiments ne me trompaient pas ; ce que je viens d'apprendre par moi-même les confirme. Un complot se trame contre Marcel et ses partisans ; sa vie, celle de ses amis, sont peut-être en jeu... Eh bien ! vienne l'heure des dangers, il fera son devoir, moi le mien... le mien est d'être dévouée à mon mari jusqu'à la fin... jusqu'à la mort !...

Ces derniers mots furent prononcés par Marguerite avec un tel accent de sinistre détermination, que Denise ne put retenir un cri de surprise et d'effroi.

-- Ma résolution t'étonne, pauvre enfant ? -- reprit la femme de Marcel ; -- tu me trouves aujourd'hui bien vaillante ?... Pourtant l'an passé... pourtant naguère encore je t'avouais mes angoisses, mes frayeurs de chaque jour à la seule pensée des périls auxquels s'exposait mon mari ! Je ne songeais qu'à déplorer ses fatigues, à maudire ses travaux immenses qui lui laissaient à peine chaque nuit deux heures de repos ! Je regrettais ces temps paisibles où, étranger à la chose publique, il ne s'occupait que des intérêts de notre commerce de draperie ! Notre obscurité, du moins, nous épargnait le triste spectacle des haines, de l'envie, déchaînées plus tard contre la gloire et la juste popularité de Marcel !...

-- Ah ! ma tante, vous dites vrai ! Souvenez-vous de cette méchante envieuse Pétronille Maillart ! Grâce à Dieu ! elle n'est plus revenue ici depuis le jour de l'enterrement de Perrin Macé !

-- Elle doit être triomphante aujourd'hui.

-- Dame Maillart ?

-- Son mari, je n'en doute plus à cette heure, est l'un des chefs du complot qui se trame contre Étienne.

-- Lui... maître Maillart... l'ami d'enfance de mon oncle ?... lui qui, naguère encore, protestait de l'affection qu'il lui portait ?...

-- Maillart est faible, il subit le joug de sa femme ; celle-ci est dévorée d'envie. Elle jalousait en moi l'épouse de celui que le peuple idolâtre appelait le Roi de Paris. Oh ! en ce temps-là, je te l'ai dit, j'aurais sacrifié la gloire de Marcel à son repos... son génie à sa sécurité ! La moindre agitation populaire m'effrayait pour lui... j'étais faible, j'étais lâche !... Mais aujourd'hui que la haine, l'ingratitude, l'iniquité, le poursuivent, je me sens forte, je me sens brave, je me sens fière d'être la femme de ce grand citoyen ; je me sens capable de lui prouver, je te l'ai dit, mon dévouement jusqu'à la fin... jusqu'à la mort !...

-- Ah ! fasse le ciel que votre dévouement ne soit pas mis à une si terrible épreuve ! Mais comment avez-vous été instruite de ce complot contre mon oncle ?

-- Ce soir, j'ai voulu mettre un terme à mes anxiétés, connaître au vrai l'état des esprits à l'égard de Marcel ; je me suis enveloppée d'une mante, de crainte d'être reconnue, je suis allée me mêler aux groupes nombreux qui se sont formés dans notre quartier.

-- Je comprends tout maintenant ! Ainsi, ce que vous avez appris par vous-même ?...

-- Me fait présager une crise prochaine et redoutable ; aussi t'ai-je dit en entrant : « Courage, mon enfant ! »

-- Mon Dieu !... ne vous abusez-vous pas ?...

-- Non, non ! Les privations, les souffrances, les maux qu'entraîne après soi la conquête laborieuse de la liberté, on les impute à Marcel, violemment attaqué par des émissaires du parti de la cour ou du parti de Maillart. Ils se mêlent parmi ce pauvre peuple, crédule au mal ainsi qu'au bien, mobile dans ses affections, capricieux dans ses haines ; on lui répète à satiété, et il finit par le croire, que tous les malheurs du temps eussent été évités si l'échevin Maillart, véritable ami du peuple, eût été écouté ; d'autres prêchent une prompte soumission au régent comme seul terme aux désastres publics : « -- Que demande-t-il après tout (ajoutent ses prôneurs) ? que demande-t-il pour pardonner aux Parisiens leur longue rébellion ? Huit cent mille écus d'or destinés à la rançon du roi Jean, et la tête des chefs de la révolte, ainsi que celle de ses principaux partisans ? Ne vaut-il pas mieux, au prix d'un peu de honte, d'un peu d'or, d'un peu de sang, acheter la paix de la cité ? »

-- Grand Dieu ! -- s'écria Denise pâle et tremblante, -- ces chefs des révoltés dont le régent demande la mort, c'est...

-- C'est Marcel... ce sont mes fils... ce sont nos meilleurs amis... tous gens de bien, tous dévoués au bonheur public, tous adversaires de l'oppression et de l'iniquité... tous ennemis acharnés des Anglais, qui, depuis la bataille de Poitiers, perdue par la lâcheté de la noblesse, ravagent notre malheureux pays, et qui, sans les nouvelles fortifications élevées si rapidement par les soins de Marcel, eussent dix fois mis Paris à feu et à sang ! Mais aujourd'hui, tant de services rendus à la cité sont oubliés ; on oublie aussi que, sans la réforme imposée au régent par Marcel afin de mettre un terme aux violences, aux rapines de la cour, il en serait aujourd'hui comme au temps où Perrin Macé était supplicié parce qu'il avait eu l'audace d'exiger l'argent que lui devait un courtisan et, frappé par lui, de défendre sa vie !

-- Hélas ! tant l'ingratitude envers maître Marcel est horrible !...

-- Son âme est trop grande, son esprit trop juste, pour avoir jamais compté sur la reconnaissance des hommes... Que de fois ne m'a-t-il pas dit : -- « Pratiquons le juste et le bien ; ils portent en eux-mêmes notre récompense... » Marcel s'attend à tout ; cependant, pensant que le résultat de mes observations de ce soir pouvait lui être utile, je suis entrée chez la femme de notre ami Simon-le-Paonnier, qui demeure non loin de l'Hôtel de Ville, j'ai écrit à mon mari tout ce que j'avais vu ou entendu. Ma lettre lui a été portée par un homme sûr ; et... -- Mais voyant les larmes de Denise, longtemps contenues, inonder son visage, Marguerite ajouta tendrement : -- Qu'as-tu, chère Denise ?... Pourquoi ces pleurs ?

-- Hélas ! ma tante, je n'ai ni votre force ni votre courage... je tremble d'épouvante à l'idée des dangers qui menacent maître Marcel et... et... nos amis...

-- Pauvre enfant ! tu penses à Mahiet, ton fiancé ?

-- Ne le connaissez-vous pas ? S'il y a quelque tumulte, quelque bataille, il se jettera au plus fort du péril...

-- Ah ! je regrette presque maintenant pour ton bonheur, pauvre enfant, de t'avoir autrefois appelée près de moi à Paris ; tu vivrais paisible dans cette petite ville de Vaucouleurs, éloignée du centre des troubles et de la guerre...

Agnès-la-Béguine rentra en cet instant, précédant de peu de moments la personne qu'elle annonçait, et dit précipitamment à Marguerite :

-- Dame Maillart vient céans, afin de vous rendre, assure-t-elle, un grand service ; elle désire vous parler sur-le-champ.

-- Je ne veux pas la voir ! -- s'écria Marguerite avec impatience ; -- cette femme m'est odieuse !

-- Elle venait, disait-elle, madame, afin de vous rendre un grand service, -- répondit la servante, regrettant d'avoir involontairement contrevenu aux désirs de sa maîtresse ; -- je croyais bien agir en la faisant monter ; malheureusement, il est trop tard pour la congédier... la voici.

Pétronille Maillart parut en effet au seuil de la porte. Une haine triomphante, à peine contenue, se trahit dans le noir regard que la femme de l'échevin jeta d'abord sur Marguerite ; mais, prenant soudain un masque apitoyé, une voix doucereuse, elle s'approcha de Marguerite en lui disant d'un ton plaintif :

-- Bonsoir, dame Marcel, bonsoir, pauvre chère dame Marcel !...

-- Cette feinte pitié cache quelque odieuse perfidie, -- pensa Denise, dont le visage était baigné de pleurs ; -- je ne veux pas réjouir cette méchante femme de la vue de mes larmes.

La jeune fille sortit en même temps que la servante. Marguerite, restée seule avec la femme de l'échevin, la toisant d'un regard glacial, lui dit sèchement :

-- Je suis très-étonnée de vous voir ici ce soir, madame.

-- Je comprends votre étonnement, pauvre dame Marcel ; car nous ne nous sommes pas revues depuis le jour de l'enterrement de Perrin Macé. Oh ! la popularité de maître Marcel était alors immense, on l'appelait le roi de Paris... l'on ne jurait que par lui... on le regardait comme le sauveur de la cité... on le...

-- Madame, parlons, je vous prie, moins du passé, et davantage du présent... Que voulez-vous de moi ?

-- Vous demander d'abord d'oublier la petite querelle que nous avons eue ici, vous et moi, le jour de l'enterrement de Perrin Macé ; puis rendre un grand service à ce pauvre... à cet infortuné maître Marcel...

-- Je ne sache pas que mon mari ait besoin de la compassion de personne...

-- Hélas ! que ne puis-je vous laisser dans cette douce erreur, dame Marguerite ! mais je suis obligée de vous dire la vérité, de vous apprendre, puisque vous l'ignorez, que vous n'êtes plus la reine de Paris comme au temps où maître Marcel en était le roi. Et, au risque de blesser votre innocent orgueil, j'ajouterai à regret, à grand regret, hélas ! que la position de votre mari est à cette heure désespérée... C'est désolant, apitoyant ! vous me voyez navrée du chagrin qui vous accable...

-- Je crains, dame Pétronille, que votre excellent cœur ne s'alarme à tort...

-- Hélas ! je suis malheureusement certaine de ce que je vous affirme.

-- De vos affirmations je doute fort, madame.

-- Infortunée ! Vous n'êtes donc pas instruite de ce qui se passe dans Paris ?

-- Je sais que dans Paris il y a et il y aura toujours des méchants, des ingrats, des envieux.

-- Je vous connais trop bien, dame Marcel, pour supposer qu'une sage et discrète personne comme vous l'êtes veuille m'adresser le reproche d'être une envieuse...

-- En vérité, je n'oserais, madame... je n'oserais, en vérité...

-- Vous auriez grandement raison ; je vous le demande un peu, en quoi votre sort est-il à cette heure digne d'envie ?

-- Les envieux se contentent de peu, dame Maillart ; ils envient jusqu'au calme et au courage que l'on puise dans une conscience pure au jour du malheur !...

-- Enfin ! vous l'avouez !... le jour du malheur est venu pour vous et pour votre mari ! -- s'écria la femme de l'échevin, triomphante de haine et oubliant un moment ses dehors hypocrites ; mais, se ravisant, elle ajouta d'un ton patelin : -- Cet aveu, dont je suis désolée, me fait du moins espérer que vous agréerez les offres de service de mon mari ?

Marguerite, sentant la gravité des dernières paroles de la femme de l'échevin, attacha sur elle un regard pénétrant et répondit :

-- Ah ! maître Maillart vous envoie offrir ses services à mon mari ?

-- Ne sont-ils pas amis d'enfance et compères ? L'on n'oublie jamais l'amitié des jeunes années !

-- Il en est ainsi du moins chez les cœurs généreux. Mais si maître Maillart veut rendre service à mon mari, d'où vient qu'il vous envoie ici, madame ?... Ne voit-il pas Marcel à l'Hôtel de ville ?

-- Depuis hier soir, Maillart et ses amis n'ont pas mis les pieds à l'Hôtel de ville... et pour cause ; il ne saurait non plus, par une autre cause, venir ici. Voilà pourquoi il m'a chargée de venir vous offrir ses conseils et ses services.

-- Enfin, madame, quels sont ces conseils... ces services ?

-- Maillart conseille à votre mari de quitter secrètement Paris cette nuit même.

-- Quitter Paris ?

-- Le plus tôt sera le mieux, pauvre dame Marcel !

-- Ensuite, madame ?

-- Mon mari, quoique gémissant profondément des fautes immenses, irréparables de maître Marcel ; mon mari, quoiqu'il gémisse non moins profondément des accusations de trahison lancées contre maître Marcel, se...

-- Finissons-en, de grâce, avec ces gémissements, et allons au fait, madame. Donc, maître Maillart engage mon mari à fuir cette nuit secrètement de Paris... voilà le conseil ; quant au service... quel est-il ?

-- Favoriser, assurer la fuite de ce malheureux Marcel.

-- Comment cela ?

-- Maillart enverra chez vous, à minuit, un homme sûr chercher votre mari. Il s'encapera bien, afin de n'être point reconnu, il suivra notre émissaire en toute confiance, et il sera conduit en un lieu sûr où il trouvera tout préparé pour favoriser sa fuite... Mais il faut que votre infortuné mari ne se fasse accompagner de personne... sinon, l'émissaire l'abandonnerait.

-- Maître Maillart, dans son empressement à conseiller et à servir mon mari, oublie, ce me semble, une chose.

-- Laquelle ?

-- Marcel et le conseil de ville, les gouverneurs, ainsi qu'on les appelle, sont encore maîtres de Paris ; les dizainiers, les quarteniers, les capitaines des portes, leur obéissent ; or si jamais, ce que je crois impossible, mon mari voulait abandonner lâchement son poste au moment du danger, il monterait à cheval avec quelques amis et se ferait ouvrir l'une des portes de Paris...

-- Pauvre chère dame !... vous m'affligez !...

-- Expliquez-vous.

-- Vous me percez le cœur, hélas !...

-- Encore une fois, expliquez-vous !...

-- Rien de plus simple... Votre observation serait juste si les ordres de ce malheureux maître Marcel devaient toujours être écoutés, si nous étions encore à cette époque où, dominant, primant tout le monde à Paris, il avait la première place à toutes les cérémonies, tandis que mon mari et les autres échevins n'avaient que les secondes... mais les temps sont changés, complètement changés, bonne dame Marguerite ; à l'heure où je vous parle, l'autorité de votre mari est bien près d'être méconnue ; s'il voulait se faire ouvrir une des portes de la ville, afin de s'échapper, cette fuite confirmerait certains bruits de trahison abominable, dont j'aurais horreur de le croire coupable. Aussi, vous imaginez-vous qu'on le laisserait tranquillement sortir de Paris ? Non, non ; on crierait : « Arrêtez le traître ! mort aux traîtres ! » cent bras vengeurs se lèveraient, cet infortuné maître Marcel tomberait sous les coups, meurtri, défiguré, couvert de sang, massacré !...

-- Oh ! assez ! assez !... -- balbutia Marguerite en frissonnant et cachant son visage entre ses mains. -- Cela est horrible !

-- N'est-ce pas ? -- reprit la femme de l'échevin en lançant un regard féroce à Marguerite, dont celle-ci ne s'aperçut pas, abîmée qu'elle était dans son épouvante, -- n'est-ce pas que cette mort serait affreuse ?... Aussi, afin d'épargner une pareille fin à son malheureux ami, mon mari m'a chargée de venir vous faire ses offres de services, dame Marcel.

Marguerite, malgré sa mauvaise opinion de Maillart et de sa femme, dont elle connaissait les sentiments jaloux, ne supposa pas que les propositions de l'échevin, l'un des plus anciens amis de Marcel, appartenant comme lui au parti populaire, pussent cacher un piége ou un guet-apens ; elle crut même à un témoignage de compassion sincère, facile à concevoir chez l'envieux, au moment où il triomphe de la déchéance de son rival. Enfin l'état des esprits dans Paris, dont Marguerite avait voulu s'assurer elle-même durant la soirée, ne confirmait que trop les paroles de la femme de l'échevin au sujet de l'impopularité croissante de Marcel ; seulement, Marguerite connaissait assez l'énergie du caractère, la force d'âme de son mari pour être certaine qu'à moins d'être réduit à une extrémité terrible, jamais il ne se résoudrait à quitter Paris en fugitif. Cependant pouvait venir l'heure de cette extrémité menaçante ; en ce cas, l'offre de Maillart n'était point à dédaigner. Ces réflexions se présentèrent rapidement à l'esprit de Marguerite ; elle resta pendant un moment pensive, silencieuse, tandis que la femme de l'échevin l'observait attentivement, attendant sa réponse dans une anxiété à peine dissimulée.

-- Dame Maillart, -- reprit Marguerite, -- je veux croire, je crois au généreux sentiment qui a dicté les offres de services que vous venez me faire...

-- Et vous les acceptez ?... -- s'écria la femme de l'échevin avec une vivacité qui aurait dû exciter la défiance de Marguerite. -- Ainsi, la chose est entendue : l'émissaire en question sera ici à minuit ; votre mari le suivra sans se faire accompagner de personne... Je vais aller en hâte rejoindre Maillart et lui apprendre que...

-- Permettez, dame Pétronille ; je ne saurais accepter votre offre au nom de mon mari ; il est seul juge de sa conduite. Il m'a fait espérer qu'il pourrait venir ici prendre quelques moments de repos dans la soirée ; si mon attente n'est pas trompée, je le verrai bientôt, je l'instruirai des propositions de maître Maillart. Priez-le seulement d'envoyer ici son émissaire à l'heure dite, mon mari avisera.

-- Il ne doit pas hésiter un moment ; croyez-moi, pauvre dame Marguerite, il faut user de toute votre influence sur votre mari afin de le décider à profiter de la chance de salut qui lui reste.

Denise, entrant soudain d'un air inquiet, dit à Marguerite :

-- Ma tante, dame Alison désirerait vous parler à l'instant, vous parler à vous seule... -- Et jetant un regard significatif sur la femme de l'échevin, Denise semblait ajouter : -- Saisissez cette occasion de mettre terme à la visite de cette méchante langue.

Marguerite partagea la pensée de sa nièce, et dit à la femme de l'échevin :

-- Veuillez m'excuser ; il me faut recevoir la personne que l'on m'annonce...

-- Adieu, bonne dame Marcel, -- dit la femme de l'échevin en faisant un pas vers la porte ; -- et surtout n'oubliez pas mes avis. Il faut savoir se résigner à ce qu'on ne peut empêcher... les jours se suivent et ne se ressemblent pas... tel qui était hier triomphant se voit aujourd'hui... vous m'entendez de reste... Bonsoir, pauvre chère dame, bonsoir !

L'envieuse sortit en jetant à la dérobée un regard de vipère sur Marguerite ; bientôt Alison-la-Vengroigneuse, restée en dehors de la salle, accourut à l'appel de Denise.

La jolie cabaretière était toujours accorte ; ses beaux yeux noirs, ses dents blanches, son gracieux corsage, et surtout son excellent cœur justifiaient la préférence que l'écolier Rufin accordait à cette aimable et honnête femme au détriment de Margot-la-Savourée. Enfin, grâce à Mahiet, Alison avait, non-seulement sauvé son honneur des violences du capitaine Griffith, mais aussi soustrait à la rapacité de l'Anglais une somme d'or assez rondelette, cousue dans les plis de sa cotte. Mahiet-l'Avocat d'armes, jadis son défenseur contre Simon-le-Hérissé, puis, plus tard, son libérateur, alors qu'elle était exposée aux forcenneries du bâtard de Norfolk, avait d'abord inspiré à Alison un sentiment plus tendre que la reconnaissance ; mais la jeune femme, instruite des fiançailles de Denise et de Mahiet, luttant bravement contre son penchant naissant, et voulant s'en distraire, s'était plu à remarquer que Rufin-Brise-Pot, malgré sa turbulence, ne manquait ni de dévouement, ni de cœur, ni d'esprit, ni d'agréments extérieurs. Aussi, depuis que, fuyant les horreurs de la guerre qui désolait le Beauvoisis, elle s'était réfugiée à Paris, recommandée par Mahiet à la bienveillance de la famille du prévôt des marchands, Alison avait souvent revu l'écolier dans la petite chambre de l'auberge où elle logeait, et pensait parfois que, malgré son nom, mal sonnant pour une taverne, Rufin-Brise-Pot ne ferait peut-être point un mauvais mari ; elle sentait, en outre, sa vanité assez flattée par l'espoir d'ouvrir un cabaret dont les principaux clients seraient messires les écoliers de l'Université. Alison, accueillie avec bonté par Marguerite et par Denise, leur conservait une grande reconnaissance ; elle accourait ce soir-là chez elles dans l'espoir de leur être utile. Marguerite, s'apercevant de l'inquiétude peinte sur les traits de la cabaretière, lui dit affectueusement :

-- Bonsoir, chère Alison... vous semblez alarmée... Que se passe-t-il donc ?

-- Ah ! dame Marguerite, je n'ai que trop sujet d'être inquiète, sinon pour moi, du moins pour vous. -- Et, s'interrompant, elle ajouta : -- D'abord, et afin de ne pas oublier cette circonstance, je dois vous prévenir qu'en entrant ici j'ai remarqué trois hommes, la figure cachée par leur capuce, qui semblaient...

-- Épier la maison, n'est-ce pas ? -- demanda Denise. -- En effet, Agnès, notre servante, les a aussi remarqués.

-- À quoi bon cet espionnage ? -- reprit Marguerite. -- Marcel marche le front haut, ne cache nullement ses actions... Mais il n'importe ! la haine s'attache maintenant à ses pas... Je vous remercie de ce renseignement, Alison ; il peut être utile.

-- Oh ! ce n'est pas seulement cela qui m'amène ici... Hélas ! il m'est pénible de vous apporter peut-être une mauvaise nouvelle, à vous, dame Marguerite, qui m'avez accueillie avec tant de bonté à mon arrivée du Beauvoisis.

-- Mahiet, notre ami, vous recommandait à notre intérêt, il nous instruisait de vos malheurs et de vos tendres soins pour cette infortunée Aveline-qui-jamais-n'a-menti, à qui Mazurec devait si peu survivre ; notre bienveillance à votre égard était naturelle. Mais de quoi s'agit-il ?

-- Ce soir, dans ma chambre, à l'auberge, je regardais par ma fenêtre le tumulte de la rue, car il règne ce soir une grande agitation dans Paris, lorsqu'un jeune homme, envoyé par messire l'écolier Rufin-Brise-Pot, m'a apporté, tout hors d'haleine, ce billet.

Alison tira de sa gorgerette un papier qu'elle remit à Marguerite ; celle-ci le prit vitement et lut à haute voix :

« Aussi vrai que dame Vénus, dans sa beauté olympique, vous a départi sa... »

-- Passez ! passez, dame Marguerite ! et lisez à partir de la quatrième ou cinquième ligne, -- dit Alison, rougissant et souriant à demi. -- Ce sont fleurettes que s'amuse à me conter messire Rufin ; ne vous y arrêtez pas plus que je ne m'y suis arrêtée moi-même... Mais il aurait dû s'abstenir de ces mièvreries en m'écrivant sur un sujet très-sérieux.

Marguerite, après avoir parcouru des yeux les premières lignes de l'épître, dans lesquelles l'écolier déployait sa faconde amoureuse et mythologique, arriva au sujet essentiel de la missive et dit vivement : -- Ah ! voici !... -- Et elle lut ce qui suit :

« ... Rendez-vous en hâte à la maison de maître Marcel ; s'il n'est pas chez lui, dites à son honorée femme de le faire avertir de ne pas sortir de l'Hôtel de ville sans être bien accompagné. Je suis sur la trace d'un complot qui le menace ; dès que je saurai quelque chose de certain, je me rendrai, soit chez maître Marcel, soit à l'Hôtel de ville, lui faire part de ma découverte. Qu'il se méfie surtout de l'échevin Maillart ; il n'a pas de plus mortel ennemi. Il devrait le faire emprisonner sur l'heure... de même que je voudrais sur l'heure avoir pour prison votre cœur, dont le gentil garçonnet Cupido est le... »

-- Passez, passez, dame Marguerite, ce sont encore fleurettes ; il n'y a rien de plus à lire, -- reprit Alison. -- Et de nouveau je m'étonne de ce que le messire écolier mêle choses si folles à choses si graves.

-- Oh ! graves ! bien graves !... cette lettre redouble mes craintes, -- répondit Marguerite en tressaillant. Puis, songeant à son récent entretien avec la femme de l'échevin, elle se dit : -- L'offre de l'échevin cacherait donc un piège ?... Oh ! je ne peux croire encore à une si horrible trame !

-- Mon Dieu ! -- s'écria Denise avec amertume, -- et pourtant mon oncle, malgré nos pressentiments, nous répond toujours lorsque nous lui parlons des soupçons que nous inspire maître Maillart : -- « Il n'est pas méchant homme ; mais il subit aveuglément l'influence de sa femme qui est dévorée d'envie et de vanité... »

-- Chère Alison ! -- reprit Marguerite après quelques instants de réflexion, -- vous n'avez pas interrogé le messager qui vous a apporté cette lettre ?

-- Si fait, madame... je lui ai demandé en quel endroit il avait laissé messire Rufin.

-- Que vous a-t-il répondu ?

-- Que l'écolier se trouvait dans une taverne voisine de l'arcade Saint-Nicolas lorsqu'il lui avait remis ce billet...

Au moment où Alison prononçait ces derniers mots, deux hommes encapés jusqu'aux yeux entrèrent dans la chambre. Marguerite reconnut son mari et Mahiet-l'Avocat d'armes, lorsque ceux-ci se furent débarrassés de leurs casaques.

-- Enfin, te voilà... te voilà ! -- s'écria Marguerite ne pouvant maîtriser sa profonde émotion et se jetant au cou de Marcel, tandis que Denise tendait vivement sa main à son fiancé qui la pressa respectueusement contre ses lèvres ; il portait par-dessus ses armes un surcot noir, depuis qu'il avait vu supplicier sous ses yeux son frère Mazurec-l'Agnelet ; les traits de Mahiet, pâles et tristes, témoignaient de la constance de son chagrin. Marguerite, après avoir tendrement embrassé son mari qui lui rendit ses caresses avec effusion, lui dit, contenant à peine son angoisse, en lui remettant la lettre de Rufin-Brise-Pot :

-- Mon ami, prends connaissance de ce billet, la bonne Alison vient de l'apporter en toute hâte.

Marcel lut la lettre à voix basse, et au milieu d'un profond silence ; Marguerite, sa nièce et Alison observaient attentivement la physionomie du prévôt des marchands ; il resta calme, il sourit même aux passages semés des fleurettes mythologiques de l'écolier ; puis, rendant la lettre à Alison, il lui dit affectueusement :

-- Je vous remercie de votre empressement, dame Alison ; mais notre ami Rufin s'alarme, je crois, à tort.

-- Pourtant, mon ami, ce complot dont parle l'écolier ? -- répondit vivement Marguerite, -- ce complot dont il suit la trace ?...

-- Rufin se sera sans doute exagéré l'importance d'un fait insignifiant, chère Marguerite...

-- Mais... ce qu'il dit de Maillart ?

-- Maillart ! hier soir il m'a serré amicalement la main en sortant de l'Hôtel de ville, après une discussion dans laquelle il était d'un avis opposé au mien...

« -- Les opinions sont diverses, mais les liens d'une vieille amitié sont impérissables, » a même ajouté maître Maillart, -- reprit Mahiet. -- Ces paroles, je les ai entendues...

-- Marcel, -- reprit Marguerite ressentant une défiance croissante contre l'échevin depuis les avertissements de l'écolier, -- la femme de Maillart est venue ce soir... me proposer pour toi un refuge en cas de danger...

-- Cette offre généreuse ne m'étonne pas.

-- Un homme doit se rendre ici cette nuit ; tu le suivras seul... et bien encapé, -- ajouta Marguerite. -- Seul... entends-tu, Marcel ? et il te conduira en un lieu sûr d'où tu pourras fuir sans péril.

-- C'est trop d'obligeance, -- répondit en souriant le prévôt des marchands. -- Grand merci de la proposition, je ne songe point à fuir, tant s'en faut... Jamais nous n'avons été si proches du triomphe.

-- Que dis-tu ?... -- s'écria Marguerite renaissant à l'espérance, tant elle avait besoin d'espérer. -- Il serait vrai ? cependant cette agitation... ce tumulte dans Paris... ces bruits alarmants ?... -- Et, ressentant de nouveau ses angoisses un moment calmées par les paroles rassurantes de son mari, elle ajouta tristement : -- La précaution que tu as prise ainsi que Mahiet de t'envelopper dans cette cape, afin, sans doute, de n'être pas reconnu à travers les rues ; tout me fait craindre que tu ne t'abuses... ou que par tendresse pour moi tu veuilles m'abuser...

-- Ma tante oubliait de vous dire que trois hommes semblent être depuis ce soir au guet pour épier notre maison, -- dit Denise, et elle aperçut que Mahiet semblait frappé de cette circonstance.

-- Ces trois hommes, -- reprit Alison, -- je les ai aussi remarqués en entrant.

-- Mon ami, -- dit Marguerite en s'efforçant de lire sur la physionomie du prévôt des marchands si l'assurance dont il témoignait était feinte ou réelle ; -- mon ami, tu entends... et de plus, je t'ai ce soir écrit un mot chez notre ami Simon-le-Paonnier... Dans ma lettre, je te disais sincèrement le résultat de mes observations de ce soir...

-- J'ai reçu ta lettre, chère et bien-aimée femme ! -- répondit Marcel en serrant tendrement dans ses mains celles de Marguerite. -- Tu as foi en moi, n'est-ce pas ?... Eh bien ! crois-moi donc lorsque je t'affirme que vos alarmes sont vaines ; mieux que personne, je sais ce qui se passe ce soir dans Paris. Or, que s'y passe-t-il ? Nos ennemis s'agitent ! me calomnient ? quoi de nouveau là dedans ? ne suis-je pas depuis longtemps en butte aux récriminations de mes adversaires ? je les laisse dire et j'agis, certain de mener mon œuvre à bonne fin, selon notre devise ; d'ailleurs ma présence ici n'est-elle pas la meilleure preuve de ma confiance dans l'état des choses ? J'ai voulu, après la réception de ta lettre, quitter un moment l'Hôtel de ville afin de venir te calmer, te réconforter, et aussi te prier de ne point t'inquiéter si demain tu ne me voyais pas de toute la journée... parce que demain de graves intérêts se décideront. Enfin, -- reprit gaiement Marcel, -- comme je tiens à mettre à néant toutes tes objections, chère peureuse, j'ajouterai, dût ma modestie en souffrir... j'ajouterai qu'en m'enveloppant de cette cape, je voulais pouvoir venir ici et m'en retourner sans être arrêté vingt fois dans ma route par les acclamations populaires ; car, crois-le bien, malgré la haine et l'envie, malgré quelques vaines clameurs, Marcel est toujours aimé du peuple de Paris.

-- Vous n'en douteriez pas, dame Marguerite, -- ajouta Mahiet, -- si dans cette journée vous aviez entendu les harangues de plusieurs corporations de métiers venant assurer maître Marcel de leur dévouement...

Ces paroles de Mahiet, la physionomie souriante et sereine du prévôt des marchands, l'accent de conviction qui régnait dans ses réponses, apaisèrent quelque peu les alarmes de Marguerite et de Denise ; celle-ci dit à Marcel : -- Votre seule présence nous rassure, cher et bon oncle, de même que la vue du médecin en qui le malade a foi suffit souvent à calmer ses souffrances...

-- Mon brave Mahiet, -- reprit gaiement Marcel en regardant l'Avocat d'armes, -- ceci s'adresse à moi autant qu'à toi... heureux et amoureux fiancé...

-- Chère Denise, -- dit l'Avocat d'armes à la jeune fille qui rougissait, -- le deuil de mon pauvre frère a reculé l'époque de notre mariage... Je regrette moins ce retard, en songeant qu'en ces jours de troubles je n'aurais pu vous consacrer tous mes instants ; mais croyez-en maître Marcel, de meilleurs temps approchent... Ai-je besoin de vous dire que je les hâte de tous mes vœux, puisqu'ils verront notre union ?

-- Dame Alison, -- reprit cordialement Marcel, -- puisque nous parlons mariage... prenez donc en pitié l'amoureux martyre de ce pauvre Rufin... C'est un bon et loyal cœur, malgré quelques échappements de jeunesse qui lui ont mérité son trop significatif surnom de Brise-Pot ; mais, j'en suis certain, la salutaire influence d'une honnête et aimable femme comme vous ferait de lui un excellent mari ; je verrais avec un double plaisir vous et Rufin, Denise et Mahiet, aller à l'autel le même jour.

-- Oh ! oh ! ceci demande réflexion, -- répondit Alison d'un air méditatif ; -- ceci demande beaucoup de réflexion, maître Marcel... Du reste, -- ajouta-t-elle souriant et rougissant, -- je ne dis ni oui, ni non...

-- Bonne chance pour Rufin, -- reprit en riant le prévôt des marchands : -- femme qui ne dit pas non a grande envie de dire oui.

-- Marcel ne conserverait pas tant de liberté d'esprit s'il se croyait lui et ses partisans à la veille d'un grand danger, -- pensait Marguerite de plus en plus rassurée par la douce gaieté de son mari. -- Je me serai exagéré l'importance de ce que j'ai entendu dire ce soir ; mon mari a raison : même au plus fort de sa popularité, la calomnie le poursuivait ; Maillart peut à la fois céder à l'envie et à un sentiment généreux né d'une ancienne amitié. Croire la popularité de Marcel perdue, s'en réjouir, et cependant vouloir le sauver ; cette méchante Pétronille a envenimé une offre honorable en soi, sinon Maillart serait le plus exécrable des hommes, je ne puis le croire : une pareille perversité dépasserait les limites du possible...

-- Denise, -- dit le prévôt des marchands à sa nièce en la baisant au front, -- fais porter une lampe dans mon cabinet, j'ai quelques papiers à prendre. -- Et s'adressant à sa femme, qu'il baisa aussi au front : -- Je reviendrai tout à l'heure te dire adieu... Viens avec moi, Mahiet.

Denise s'empressa de porter une lampe dans le cabinet de Marcel, où il resta seul avec l'Avocat d'armes.

Marcel, resté seul dans son cabinet avec Mahiet, devint pensif ; à la riante sérénité dont ses traits avaient été empreints durant son entretien avec Marguerite, succéda une expression de gravité mélancolique ; il contempla en silence, pendant quelques instants, sa studieuse retraite, témoin des profondes méditations de son âge mûr ; puis, s'appuyant sur une grande table couverte de parchemins, il dit à Mahiet avec un soupir de regret :

-- Combien de longues veillées j'ai passées ici, élaborant, à la lueur de cette petite lampe, ces plans de réformes qui seront un jour, quoi qu'il arrive, la base immuable des franchises du peuple ! l'Évangile des droits du citoyen ! Ici se sont écoulées les plus heureuses, les plus belles heures de ma vie !... Quel bonheur pur je goûtais ! Soutenu par mon ardent amour du juste et du bien, éclairé par les leçons du passé, je m'élevais jusqu'aux plus sublimes théories de la liberté ! J'ignorais alors les déceptions, les maux, les retards, les luttes, les orages, qu'engendre fatalement la pratique des choses ! la vérité m'apparaissait dans sa radieuse simplicité... Je comptais alors sans les passions humaines... Il n'importe, la vérité est absolue... Tôt ou tard, elle s'impose à l'humanité, qui toujours marche, progresse et s'améliore...

Mahiet écoutait Marcel avec un muet respect ; il vit cet homme illustre, le front pensif, s'absorber de plus en plus dans ses réflexions. Au bout de quelques instants, Marcel se dirigea vers un bahut de chêne noirci par les années ; il l'ouvrit, tira divers parchemins de ce coffre, les apporta sur la table, prit un escabeau, s'assit et commença d'écrire... Sa figure mâle et caractérisée révéla bientôt un attendrissement croissant ; Mahiet, à sa grande surprise, aperçut quelques larmes tombant des yeux du prévôt des marchands sur les lignes qu'il venait de tracer... Les pleurs de ce grand citoyen, d'une si rare énergie, d'un stoïcisme antique, impressionnèrent vivement l'Avocat d'armes ; son cœur se serra ; il commença de soupçonner les motifs de l'affectation de sécurité dont Marcel avait fait montre devant sa famille. Enfin, il le vit essayer ses yeux du revers de sa main, et sceller d'un cachet de cire noire, au moyen du large chaton d'une bague d'or qu'il portait au doigt, le parchemin sur lequel il venait d'écrire ; après quoi le joignant aux autres papiers dont il fit une même liasse aussi scellée d'un cachet noir, il la replaça dans le bahut, donna la clef de ce meuble à Mahiet, et lui dit d'une voix pénétrée :

-- Garde cette clef... je te charge de la remettre à ma femme et de lui apprendre, si certaines circonstances se réalisent, que dans ce coffre elle trouvera, jointe à mon testament et à quelques papiers qu'il est bon de conserver, une lettre pour elle... écrite par moi ce soir...

-- Maître Marcel, -- reprit Mahiet en tressaillant, -- ces dispositions sont sinistres...

-- Sinistres... non... mais prudentes ; j'ai accompli un devoir sacré... maintenant, écoute-moi... je me trouve dans une situation d'esprit singulière... Les derniers événements, ceux de ce jour, jettent dans ma pensée, non du doute sur la résolution que je dois prendre, mais une sorte de confusion à l'endroit des moyens à employer ; or, jamais la lucidité de mon jugement ne m'a été plus nécessaire qu'en ce moment où il me faut m'arrêter à un parti suprême, irrévocable ; il me semble qu'en examinant avec toi froidement, brièvement, l'état des choses, elles m'apparaîtront plus nettes ; la pensée parlée se précise, tandis que muette, elle s'égare souvent de réflexions en réflexions et s'éloigne d'autant du but qu'elle doit atteindre. Ainsi donc, écoute-moi, et si dans ce rapide exposé tu remarquais quelque omission, quelque obscurité, avertis-moi...

-- J'y tâcherai, maître Marcel.

-- Lors de ton retour de Clermont... et souffre que je ne m'appesantisse pas sur ta douleur privée... j'ai ressenti cruellement, tu le sais, la mort de ton malheureux frère... donc à ton retour de Clermont, tu m'apprends le massacre des Jacques. Le lendemain, nous sommes instruits que le captal de Buch et le comte de Foix ont exterminé à Meaux une autre troupe considérable de paysans révoltés. Enfin, la noblesse, sortant de la stupeur où l'avaient plongée ces insurrections formidables, s'est réunie en troupe, et battant les campagnes, elle a mis à mort, au milieu d'affreux supplices, une foule de serfs, hommes, femmes, enfants, partisans ou non de la Jacquerie, et livré leurs villages aux flammes... C'en est donc fait... pour longtemps du moins, de l'alliance des gens des villes et des gens des campagnes. L'anéantissement de la Jacquerie réduit la bourgeoisie à ses seules forces pour lutter contre le régent ; elle doit accepter cette lutte inégale ou se livrer à Charles-le-Mauvais, et au lieu de lui imposer des conditions... subir les siennes.

-- Tel était l'espoir de ce fourbe sanguinaire ; il ne me l'a pas caché lors de notre entrevue à Clermont.

-- Cependant cet habile politique, en massacrant les Jacques, s'est privé de puissants auxiliaires contre le régent, dont les troupes sont de beaucoup supérieures en nombre, en discipline à celles du roi de Navarre.

-- Ah ! misérable prince ! s'il avait suivi vos généreux conseils, ses bandes, renforcées de milliers de paysans en armes et des milices bourgeoises, écrasaient les troupes royales ; et, profitant de l'élan des populations, non moins exaspérées contre les Anglais que contre les seigneurs, Charles de Navarre chassait l'étranger de la Gaule et montait sur le trône au milieu des acclamations d'un peuple qu'il gouvernait, soumis lui-même à l'autorité des Assemblées nationales !

-- Oui, telle pouvait être la glorieuse mission de Charles-le-Mauvais ; cette mission pourrait encore être la sienne, s'il avait le courage, la sagesse, la loyauté de se vouer corps et âme à un si noble but ; je te le démontrai bientôt... Mais à cette heure, dans les dispositions incertaines où je l'ai laissé, il n'est, ainsi que nous, qu'un rebelle à l'autorité du régent. Celui-ci est puissant, il commande à des forces considérables ; il a pour lui la tradition monarchique qui, aux yeux des peuples, se perd dans la nuit des âges ; il a pour lui son nom royal, la cour, les courtisans, le clergé, les officiers royaux, les gens du fisc et de justice, tous ceux enfin qui vivent d'abus ou d'exactions, clientèle immense qui donne au régent une force redoutable... Aussi, crois-moi, Mahiet, je connais Charles-le-Mauvais trop clairvoyant pour n'avoir pas déjà reconnu tout ce qu'il a perdu en anéantissant la Jacquerie, et combien maintenant il a peu de chances d'usurper la couronne. Il a dû penser à un accommodement éventuel avec le régent dans le cas où notre cause, à laquelle il paraît encore attaché, serait compromise ou perdue...

-- Quoi ! Charles-le-Mauvais traiter avec le régent ?

-- Tout me le prouve... La conduite du roi de Navarre, depuis ces derniers temps, décèle un homme flottant entre l'ambition de monter sur le trône et la crainte d'une défaite, qu'il payerait de sa vie et de la perte de ses domaines. Il nous envoie quelques renforts insignifiants ; mais il refuse d'entrer dans Paris. Il a accepté le titre de capitaine général de notre cité ; mais la reine sa mère a, je le sais de bonne source, de fréquentes entrevues avec le régent. Enfin, mon ami, pas d'illusions : j'ai voulu ce soir rassurer ma femme ; mais le moment est critique. Le parti de la cour exploite contre nous, avec sa perfidie habituelle, les malheurs publics ; tandis qu'ils ont eu pour cause première les folles prodigalités de la cour et la lâcheté de la noblesse, dont la honteuse défaite à la bataille de Poitiers a livré la Gaule aux Anglais. Le roi Jean et ses créatures, par leurs rapines, par leurs violences, par des impôts écrasants, ont enfin poussé à bout les villes et les campagnes ; une révolution a éclaté. Nous avons conquis des réformes radicales ; elles devaient inaugurer une ère de paix, de prospérité sans égale, puisque la liberté c'est à la fois l'indépendance et le bien-être.

-- Vérité profonde, maître Marcel : la tyrannie engendre toujours la servitude, et la servitude, la misère. L'insurrection des serfs, les délivrant de la tyrannie de la seigneurie, pouvait seule leur assurer la jouissance des fruits de la terre qu'ils cultivent aujourd'hui pour leurs bourreaux.

-- Oui ; mais toute révolution est laborieuse et rude : elle ne peut du jour au lendemain remédier à des maux qui sont le fatal héritage du passé ; parfois même ces maux s'aggravent momentanément, de même que la plaie cautérisée par le fer devient pendant quelque temps plus douloureuse. Ces maux, ces misères, portés à leur comble par les ravages des Anglais depuis la défaite de Poitiers, le peuple les a d'abord vaillamment endurés, pressentant les résultats de notre révolution de 1357 et plein d'espoir en elle. Le conseil de ville, présidé par moi, les gouverneurs, comme on nous appelle, ont dû exercer une dictature temporaire, recourir souvent à des mesures énergiques, terribles, nous avions les Anglais à nos portes et le parti de la cour dans nos murs ! le peuple a d'abord accepté cette dictature au nom du salut de la cité. Mais, hélas ! malgré ses côtés héroïques, le peuple est encore dans l'enfance ; servage et ignorance pèsent sur lui depuis des siècles. Irrésistible dans son premier élan, bientôt il faiblit, il désespère, parce qu'il ne voit pas à l'instant ses vœux réalisés... En ces heures de découragement, ses éternels ennemis reprennent audace et confiance... Nous assistons aujourd'hui à l'une de ces funestes défaillances, perfidement exploitées par le parti de la cour ; le peuple est las de ses souffrances fécondes... et il touchait au moment du repos, de la paix, du bien-être !... Le peuple est las de notre dictature... et, grâce à elle, il allait jouir de ses libertés !... Aussi, dans sa désespérance crédule, il a ouvert l'oreille aux pernicieuses paroles de ses ennemis ! oui, sur le point d'achever, d'inaugurer son œuvre d'affranchissement qui lui a déjà tant coûté, il y renonce !... Il avait péniblement creusé le sillon, semé le grain, la récolte était mûre, et il jette la faux avec désespoir au moment de la moisson ! ! ! il commence à déplorer sa rébellion ; il est près de nous maudire, nous qui, pour sa délivrance, avons sacrifié notre repos, nos biens, notre vie. Il croit qu'en se soumettant humblement au régent, qu'en reprenant son joug séculaire, ses maux s'apaiseront. Que sais-je !... demain, peut-être, il me traînera aux gémonies, moi jadis son idole ! pauvre cher peuple ! -- ajouta Marcel avec un accent de commisération triste et tendre, -- pauvre enfant héroïque et naïf ! si fort dans la lutte ! si faible dans la victoire... Je voulais d'enfant t'élever en un jour à la mâle dignité de l'homme. Tu dois peut-être tromper mon espoir... je te plains sans t'accuser. Tes qualités sont bien à toi... tes défauts sont ceux de la misère, de l'ignorance et de l'esclavage qui t'accablent depuis des siècles !...

Le prévôt des marchands, après un moment de silence, dit à Mahiet, qui l'écoutait avec respect :

-- Résumons-nous : nous pouvons à peine compter maintenant sur l'appui des masses populaires ; Charles de Navarre est un allié douteux ; le régent, un adversaire formidable. Voilà donc au vrai l'état des choses ; n'est-ce pas ton avis ?

-- Malheureusement, ces symptômes de défaillance du peuple, entretenue, augmentée par les manœuvres des affidés du régent, m'avaient aussi frappé depuis quelques jours, maître Marcel. Faut-il donc renoncer à tout espoir ?

-- Non, non ! j'ai voulu établir combien notre position était critique, mais tout n'est pas perdu... Le peuple, en vertu même de sa mobilité, est capable de soudains revirements ; une fraction notable de la bourgeoisie, fermement résolue de mener notre œuvre à bonne fin, selon notre devise, ira avec nous jusqu'au bout, quels que soient les dangers qui menacent sa vie, ses biens en cas d'échec... Nous pouvons encore réagir sur la population, la surexciter, l'arracher à sa fatale désespérance, aux suggestions de ses ennemis, prendre contre eux des mesures terribles et engager une lutte décisive contre le régent ; mais la Jacquerie est anéantie, et il serait insensé d'entreprendre cette lutte sans l'appui des forces de Charles-le-Mauvais. Voici donc la dernière chance qui nous reste : je mettrai cette nuit même (j'en ai le moyen), je mettrai cette nuit même ce prince en demeure de se déclarer contre le régent, de se compromettre enfin assez ouvertement pour qu'il se trouve dans l'alternative de vaincre avec nous et de régner... ou de perdre ses domaines et la vie si le régent est vainqueur. Ces propositions acceptées, Charles-le-Mauvais, ainsi résolu de jouer sa tête contre une couronne, entre alors à Paris à la tête de ses Navarrais ; nous tentons un suprême effort, nous exaltons le peuple, nous combattons le régent ; si nous sommes victorieux, nous soulevons contre les Anglais les paysans échappés aux vengeances de la noblesse. L'étranger est chassé du sol ; la Gaule, délivrée de ses ennemis du dedans et du dehors, délègue à Charles de Navarre la souveraineté, sous le contrôle des Assemblées nationales ; et nos provinces forment une puissante fédération dont Paris est le centre !

-- Ce résultat serait encore admirable ; mais Charles-le-Mauvais, une fois couronné, tiendrait-il sa promesse ? se résignerait-il à subir la loi des États-généraux ?

-- Il eût subi toutes nos conditions avant l'anéantissement de la Jacquerie, contre-poids suffisant à ses bandes de soudoyers. Mais il te l'a dit à Clermont, et il disait vrai : la force des choses l'obligera de maintenir, en manière de don de joyeux avènement, en montant sur un trône usurpé, bon nombre de réformes ; ainsi, une partie de nos conquêtes sur la royauté demeureraient acquises à l'avenir. Ce n'est pas tout. Le peuple, encore dans l'ignorance, est routinier : depuis des siècles, accoutumé à être gouverné despotiquement par un prince de sang royal, il ne peut arriver sans transition à un gouvernement libre, régi simplement par des magistrats électifs, ainsi que l'étaient les villes de communes lors de leur affranchissement ; mais peu à peu l'expérience viendra ; n'est-ce point déjà un pas immense dans cette voie que le renversement d'une dynastie ? que l'intronisation d'un nouveau roi par la seule volonté des citoyens ?... Le divin prestige de la royauté reçoit ainsi un coup mortel. Pouvoir choisir un souverain implique le droit de le déposer ou de se passer de lui. Enfin n'oublions pas ceci, toujours dans l'hypothèse du succès de Charles-le-Mauvais : la Gaule sera délivrée des Anglais ; puis, quoi qu'il arrive, la noblesse, malgré ses effroyables représailles contre les représailles des Jacques, gardera le souvenir de cette insurrection formidable et, forcément, adoucira le sort de ses serfs, sachant que Jacques Bonhomme, de nouveau poussé à bout, peut prendre encore la faux, la fourche et la torche.

-- Oui, maître Marcel, l'avenir est beau... si Charles-le-Mauvais se déclare ouvertement contre le régent et si nous triomphons.

-- J'ai tout pesé, tout calculé. Succombons-nous dans cette lutte suprême, Charles-le-Mauvais partage notre défaite, paie comme nous sa rébellion de sa tête ; c'est un méchant prince de moins, il n'en restera que trop ! le régent rentre à Paris, de même qu'il y rentre fatalement si le roi de Navarre refuse d'embrasser ouvertement notre cause ; car il serait fou de tenter sans lui de résister au régent. Cette dernière hypothèse, examinons-la. Je te l'ai dit, voulant couper court aux hésitations de Charles-le-Mauvais, je l'ai mis en demeure de se prononcer cette nuit même...

-- Cette nuit ?

-- À une heure du matin, j'attends à la porte Saint-Antoine le roi de Navarre ; je le lui ai déclaré hier à Saint-Denis : je ne compterai plus sur lui, je le regarderai comme un traître si, à l'heure dite, il ne se trouve pas à ce rendez-vous, afin d'entrer dans Paris avec moi et d'annoncer solennellement demain à l'Hôtel de ville qu'il embrasse notre cause et nous donne l'appui de ses armes. Ainsi donc nous sommes abandonnés à nos propres forces si Charles-le-Mauvais manque au rendez-vous de cette nuit.

-- Hier, que vous a-t-il répondu, maître Marcel ?

-- Il m'a répondu, selon son habitude, qu'il aviserait. Or, si la crainte de perdre ses domaines et sa tête l'emporte sur son ambition, il ira se jeter aux pieds du régent, lui offrira ses services contre nous en repentance de sa trahison passée ; le régent a tout intérêt à ménager un pareil adversaire, il lui accordera sa grâce, tous deux marcheront sur Paris à la tête de leurs troupes réunies.

-- Alors, maître Marcel, -- s'écria Mahiet, -- appelons aux armes tout ce qui reste de gens de cœur dans la cité, renfermons-nous dans nos remparts, si habilement fortifiés par vos soins, faisons-nous tuer jusqu'au dernier ; le régent ne rentrera dans sa capitale que par la brèche et sur nos cadavres !

-- Cette résolution est héroïque ; mais tu oublies les horreurs qui suivent l'assaut d'une ville ? Tu oublies Meaux livré aux flammes par le captal de Buch et le comte de Foix ? les femmes violées, éventrées, les enfants, les vieillards massacrés ou périssant dans l'incendie ?... Livrer Paris à un pareil sort ! Paris, le cœur et la tête de la Gaule !... Non, non, je te l'ai dit, entreprendre de résister au régent sans l'appui de Charles-le-Mauvais, c'est nous exposer à une perte certaine. Préférons à l'héroïsme stérile le sacrifice salutaire, notre défaite même sera féconde !...

-- Maître Marcel, je ne vous comprends plus...

-- Quelle que soit la ténacité, la duplicité du caractère du régent, les terribles leçons qu'il a reçues ne seront pas perdues pour lui : il a dû, fuyant le soulèvement populaire, abandonner furtivement son palais du Louvre... il s'est vu sur le point de perdre la couronne ; s'il rentre ici, grâce à la soumission des Parisiens, pour peu que sa vengeance et son orgueil royal soient largement satisfaits, ce prince maintiendra nécessairement certaines réformes. Elles seront moins nombreuses sans doute que celles qu'aurait acceptées Charles-le-Mauvais pour consolider son usurpation ; mais enfin ces réformes demeureront toujours acquises à l'avenir, notre révolution aura porté ses fruits. Me comprends-tu ?... D'où vient ton étonnement ?

-- Mais pour satisfaire aux ressentiments du régent, pour assouvir sa vengeance, il faudra...

-- Il faudra quelques têtes !... -- répondit Marcel avec une simplicité antique en interrompant Mahiet. -- Oui, le régent demandera d'abord mon supplice et celui des gouverneurs, principaux chefs de la révolution... Eh bien ! ce jeune homme aura nos têtes !... Je suis d'accord en ceci avec nos amis... Voici donc mon projet ; notre entretien, en élucidant les faits, ainsi que je l'espérais, me confirme dans ma résolution. À une heure du matin, je me rends à la porte Saint-Antoine, où j'attendrai Charles-le-Mauvais ; s'il manque au rendez-vous, je monte à cheval, je vais rejoindre le régent à son camp de Charenton, je lui offre ma vie, si elle ne lui suffit pas, celle de nos amis ; j'ai leur parole là-dessus ; je demande en retour au prince de maintenir les réformes qu'il a jurées en 1357 et de se montrer clément envers Paris, qui lui rouvre ses portes. Je demanderai beaucoup afin d'obtenir quelque chose... Quoi qu'il en soit, j'obtiendrai, j'en suis certain, plusieurs concessions en m'adressant, non pas au cœur de ce jeune homme, il n'a point de cœur ; mais en lui faisant comprendre son véritable intérêt, et il le comprendra ; les autres réformes viendront plus tard. Oui, je te le répète, mon ami, c'est ma ferme conviction, notre plan de gouvernement, basé sur la fédération des provinces et la permanence d'Assemblées nationales souveraines et déléguant d'abord un simulacre de couronne à un simulacre de roi, et plus tard supprimant cette vaine idole, la Royauté, redeviendra le gouvernement des Gaules libres et confédérées, tel qu'il l'était avant les conquêtes de César, ainsi que nous l'apprend l'histoire et ainsi que je l'ai lu dans les légendes de ta famille.

-- Oh ! maître Marcel, lors de l'abolition de la commune de LAON et de tant d'autres républiques municipales détruites par Louis-le-Gros, qui fit périr leurs chefs dans les supplices, mon aïeul Fergan-le-Carrier disait à son fils, qui désespérait de l'avenir, ce que vous me dites à cette heure : « Espère, mon enfant, espère... aie foi dans le progrès lent, laborieux, mais irrésistible, des choses !... » Mon aïeul disait vrai !... Oui, grâce à votre génie, j'aurai vu en ce siècle-ci le gouvernement municipal des anciennes communes, gouvernement libre, paternel et sage, appliqué non plus seulement à une cité, mais à la Gaule entière.

-- Tel était mon rêve ! L'unité sociale et l'uniformité administrative. Les droits politiques étendus à l'égal des droits civils. Le principe de l'autorité transféré de la couronne à la nation. Les États-généraux changés en assemblées nationales sous l'influence du peuple et de la bourgeoisie, seules forces vives de la nation, et la souveraineté populaire attestée par le renversement d'une dynastie et la délégation de la couronne à une autre branche...(16) jusqu'au jour de la suppression de la royauté, dernier vestige des hontes de la conquête franque !... Tel était mon rêve ! Mais, crois-moi, le temps changera ce rêve en réalité ! Il se peut que j'aie devancé l'esprit de mon siècle... est-ce un mal ?... Ce gouvernement de l'avenir n'aura-t-il pas été, après tout, pratiqué pendant trois ans ?... Va, mon ami, nos enfants seront d'autant plus confiants dans l'espoir de leur délivrance, qu'instruits par le passé, ils sauront que leurs pères ont eu leur affranchissement entre leurs mains ; oui, qu'un jour, redevenus libres, ils ont dompté, chassé la royauté, et que s'ils sont retombés sous leur joug séculaire, c'est qu'à la veille du triomphe, ils ont cédé au découragement ! c'est qu'après avoir surmonté les plus rudes obstacles, ils ont défailli au terme de la carrière, au moment de toucher au but ! Ce sera pour nos fils un grand et profitable enseignement ; peut-être ma mort et celle de nos amis le rendront encore plus éclatant, cet enseignement ! Que nous importe ! notre mort aura été féconde comme notre vie !... l'échafaud la couronnera !...

Le prévôt des marchands semblait transfiguré en prononçant ces patriotiques paroles ; sa foi religieuse dans l'avenir de sa cause illuminait son regard. Mahiet le contemplait dans une muette admiration, lorsque Denise, entr'ouvrant en ce moment la porte du cabinet de Marcel, dit timidement à l'Avocat d'armes :

-- Mahiet, votre ami Rufin désirerait vous parler à l'instant.

-- Maître Marcel, -- reprit Mahiet, -- il s'agit sans doute de ce complot dont Rufin croit avoir saisi la trace ?

-- Mon enfant, dis à Rufin d'entrer, -- reprit le prévôt des marchands s'adressant à Denise. Et bientôt parut l'écolier.

-- Maître Marcel, -- dit-il vivement, -- je crois avoir été, cette fois, aussi bien servi par la déesse Fortune que lorsque, enrageant de ne point trouver Margot-la-Savourée au rendez-vous qu'elle m'avait donné sur la berge de la Seine, en face du Louvre, j'ai découvert la fuite du duc de Normandie... à cette différence seulement qu'aujourd'hui Margot, de moins en moins savourée par moi, n'est pour rien dans l'aventure... car, par Jupiter, la charmante et plantureuse Alison me...

Mais, s'interrompant à un regard de Mahiet, l'écolier tira de sa pochette une lettre et, la remettant au prévôt des marchands, ajouta :

-- Veuillez prendre connaissance de ceci, maître Marcel, et si l'on peut présumer du message par le messager, cette lettre ne doit rien flairer de bon.

Marcel reçut la lettre, rompit les sceaux, tressaillit en reconnaissant la main qui l'avait écrite, et il commença de lire cette missive avec une attention profonde, tandis que Mahiet, emmenant l'écolier à l'autre extrémité du cabinet, disait tout bas :

-- Rufin ! quelle est cette lettre ? d'où la tiens-tu ?

-- Par Hercule ! je la tiens... de la force de mon poignet ! sans oublier cependant l'assistance que m'ont prêtée mon compère Nicolas-Poire-Molle et deux Écossais, écoliers martinets(17), dont j'avais fait l'an passé connaissance en soutenant contre eux la supériorité flagrante de la rhétorique de FICHETUS sur le vrai art de pleine rhétorique de FABER... Notre discussion étant devenue d'orale... manuelle, au plus grand honneur de la rhétorique... il m'était resté un frappant souvenir de leurs poings et...

-- Rufin, les instants sont précieux, la chose est grave ; je t'en supplie, arrive au fait.

-- Soit... ce soir, à la tombée de la nuit, je cheminais dans la rue Où-l'on-cuit-les-oies, oubliant, malgré le parfum qui s'exhalait des rôtisseries, que j'avais, en véritable écolier boursier, dîné d'un hareng, et songeant à ce trésor, à cette escarboucle, ou plutôt à ce bouquet de lis et de roses que dame Vénus, sa marraine, a baptisée du nom succulent d'Alison... je dis succulent, car...

-- Mort-Dieu ! Rufin !...

-- Calme-toi, j'impose silence à mon cœur... et j'arrive au fait. Donc... j'aperçois un rassemblement nombreux vers l'extrémité de la rue Où-l'on-cuit-les-oies ; je me glisse à travers la foule, j'arrive au premier rang, et j'avise certain gros coquin à chaperon fourré déjà noté par moi comme forcené partisan de Maillart. Ledit gros coquin pérorait contre maître Marcel, lui attribuant tous les maux dont on souffre, et s'écriant : « Il faut en finir avec la tyrannie des gouverneurs, l'armée du régent est réunie à Charenton, afin de marcher contre nous ; le régent est furieux, il veut mettre sa bonne ville de Paris à feu et à sang ; Maillart, véritable ami du peuple, est seul capable de résister au régent ou de traiter avec lui et de sauver ainsi la cité des maux qui la menacent... »

-- Toujours ce Maillart ! !

-- Ce langage m'exaspère... je te le jure, aussi vrai que la délectable, la divine Alison me...

-- Rufin... Rufin !

-- Par Jupiter ! ce doux nom d'Alison me monte involontairement à chaque instant du cœur aux lèvres. J'étais donc prêt à éclater et confondre l'homme au chaperon fourré, dont le langage, je l'avoue, produisait assez d'impression sur la foule. Quelques-uns même commençaient de vitupérer fort contre maître Marcel et les gouverneurs, lorsque j'entends dire derrière moi en latin : -- L'eau commence à bouillir, il ne faut pas tarder à jeter le poisson. -- Une autre voix ajouta aussi en latin : -- Et pour ce faire, hâtons-nous d'aller prévenir le maître cuisinier. -- Cherchant à pénétrer le sens mystérieux de cette parabole, je me retournais vers mes hableurs de latin, lorsqu'ils s'écrient et en français cette fois : -- « Noël, Noël pour Maillart, au diable Marcel ! c'est un scélérat ! un traître ! il complote avec les Navarrais ! Noël pour Maillart ! seul il peut mettre fin à nos maux ! » Une partie de la foule répète ces cris : le gros coquin à chaperon fourré clôt sa péroraison, descend du montoir où il était perché. Les deux hableurs de latin se rapprochent de lui, et pendant que le rassemblement se disperse, mes trois compères s'éloignent en s'entretenant avec animation ; je ne les perdais pas de vue, je les suis de près, ces mots entrecoupés arrivent à mon oreille... Rendez-vous... cheval... arcade Saint-Nicolas. Tu sais combien, même en plein jour, l'arcade Saint-Nicolas est sombre et déserte ; la nuit tombait, l'idée me vient que mes coquins pouvaient avoir quelque rendez-vous suspect dans cet endroit écarté, car je me remémorais ces mystérieuses paroles échangées en latin : L'eau commence à bouillir... ceci pouvait signifier : le bouillonnement de la colère populaire... Le poisson que l'on devait jeter dans ce bouillonnement, ce pouvait être maître Marcel ; et enfin, le cuisinier qu'il s'agissait d'aller prévenir...

-- Ce pouvait être Maillart ou le régent, -- ajouta Mahiet. -- Je ne crois pas ta pénétration en défaut... Continue.

-- Ces mots : cheval... rendez-vous... arcade Saint-Nicolas... pouvaient signifier aussi qu'un messager à cheval attendait mes coquins dans ce lieu retiré ; je le connaissais de reste, car souvent Margot-la-Savourée... mais foin de Margot ! je me disais au contraire : « Ah ! si au lieu de suivre vers cet endroit propice aux amours ce gros ribaud à chaperon fourré, je suivais la divine Alison, je... »

L'Avocat d'armes fit un mouvement d'impatience, prit son ami par le bras, et d'un geste significatif lui montra à l'autre extrémité du cabinet le prévôt des marchands qui, le front appuyé dans sa main, contemplait la lettre dont il venait d'achever la lecture, et pensif souriait avec une douloureuse amertume. L'écolier comprit la pensée de Mahiet et reprit à voix plus basse :

-- J'ai des jambes de cerf ; j'en use, en coupant un court à travers le champ de Saint-Paterne, pour devancer mes hommes à l'arcade Saint-Nicolas ; j'y arrive : elle était noire comme un four ; je prête l'oreille, je n'entends rien ; je connaissais l'endroit, je cherche à tâtons et je trouve certaine niche où était autrefois placée la statue du saint ; je me blottis dans cette cavité, et à tout hasard j'attends. Bien m'en prit, car au bout d'un quart d'heure des pas résonnent sous la voûte, je reconnais la voix de l'homme au chaperon fourré disant à petit bruit en manière d'appel : « Hé... hé... Jean-Quatre-Sous. » Puis mon homme ajoute après un moment de silence : -- « Il n'est pas encore arrivé... au diable le musard ! -- Il n'y a pas de temps perdu, -- répond une autre voix ; -- il ne lui faut que trois heures pour se rendre à cheval à Charenton. »

-- La chose est grave, -- reprit Mahiet. -- C'est à Charenton que le régent tient ses quartiers.

-- Justement ; aussi tu dois penser combien je me félicitais de ma découverte ; évidemment il se tramait quelque complot avec le parti de la cour. Enfin Jean-Quatre-Sous arrive par l'autre côté de l'arcade, et l'homme à chaperon fourré lui dit : -- « Es-tu prêt à partir ? -- Oui, mon cheval est sellé dans l'écurie de l'auberge des Trois-Singes. -- Voici la lettre, -- reprend la voix du chaperon fourré. -- Fais toute diligence pour te rendre au quartier de l'armée royale ; tu remettras ta missive au sénéchal du Poitou, c'est convenu avec lui. -- Mais me laissera-t-on sortir de la ville ? -- demande le messager. -- Ne crains rien à ce sujet, -- lui répond-on. -- La porte Saint-Antoine est gardée ce soir par des hommes qui sont à nous. Maître Maillart doit se trouver avec eux, tu leur diras pour mot de ralliement : Montjoie au roi et au duc ; ils te laisseront passer ; donc à cheval, à cheval ! » Après quoi le chaperon fourré et ses deux compères s'éloignent d'un côté, Jean-Quatre-Sous de l'autre. Je sors de ma niche, où je figurais tant bien que mal saint Nicolas, et je suis le messager, que je puis envisager au dehors de la voûte à la clarté de la lune. Ce ribaud était grand, fort et bien armé ; je voulais m'emparer de la lettre qu'il portait. Comment faire ? J'y songeais, lorsque je le vois entrer dans la taverne des Trois-Singes. Je pensais qu'il allait prendre son cheval à l'écurie ; point... Jean-Quatre-Sous, en homme de prévoyance, demande à souper avant de se mettre en route, et à travers la porte ouverte je le vois s'attabler. Bacchus a voulu que j'aie souvent vidé plus d'un pot dans la taverne des Trois-Singes sans le casser après boire. Je connais l'hôtelier, un digne homme, du parti de Marcel ; j'écris d'abord quelques mots à la divine Alison, que dame Vénus...

-- Nous savons cela... arrive au fait.

-- Incertain du succès de mes desseins, je voulais du moins et au plus tôt faire prévenir maître Marcel qu'il se tramait quelque chose contre lui ; l'hôtelier se charge d'envoyer mon billet à l'auberge d'Alison, et bientôt... bénie soit la déesse Fortune ! je vois entrer mon compère Nicolas-Poire-Molle en compagnie des écoliers écossais avec qui j'avais autrefois discuté à si beaux coups de poing en l'honneur de la rhétorique de Fichetus ; ils venaient boire du vin herbé ; je voyais du coin de l'œil Jean-Quatre-Sous dévorer son souper à belles dents ; mon plan est bientôt formé, je le communique à mes amis et à l'hôtelier, lui confiant mes soupçons, éveillés par le rendez-vous de l'arcade Saint-Nicolas. Rien de plus simple que mon projet : chercher querelle à Jean-Quatre-Sous, tomber sur lui, m'emparer de sa missive et enfermer ensuite ce truand dans la cave des Trois-Singes, afin de l'empêcher d'aller donner l'éveil au parti de Maillart... Sitôt dit, sitôt fait... je m'approche de la table de Jean-Quatre-Sous, je le querelle, il me répond insolemment, je lui saute à la gorge, Nicolas-Poire-Molle fouille dans la pochette de notre homme, y prend la lettre, et...

Le récit de l'écolier fut interrompu par Marcel, qui se leva après être resté longtemps pensif, et dit à Mahiet en allant vers lui :

-- Je te parlais tout à l'heure de mes hésitations, cette lettre y eût mis terme si ma résolution n'eût pas été prise. Mais cette lettre... sais-tu qui l'a écrite ?

-- Non... maître Marcel... qui donc en est l'auteur ?

-- Mon plus ancien ami, -- dit le prévôt des marchands avec chagrin et dégoût, -- Jean Maillart !

-- L'infâme ! -- s'écrièrent à la fois Mahiet et l'écolier. -- Ainsi, ce complot...

-- Est réel ! -- répondit Marcel. -- Cette lettre prouve que depuis quelque temps Maillart, malgré ses affectations de dévouement à la cause populaire et ses violences de langage contre la cour, négociait secrètement avec le parti royaliste, dont les chefs sont ici, le sire de Charny et le chevalier Jacques de Pontoise, pour la noblesse, et pour la bourgeoisie : Maillart et les anciens échevins, Pastorel et Jean Alphonse...

-- Maître Marcel, -- reprit vivement Mahiet, -- vous et les gouverneurs ne prendrez-vous pas de mesures rigoureuses contre ces traîtres ?

-- Quoi ! ils osent conspirer dans nos murs ! -- ajouta l'écolier, -- perfidement égarer un peuple trop crédule !

-- Nos ennemis l'auront voulu, il faudra les frapper de terreur, car ils appellent sur Paris de terribles vengeances, -- répondit Marcel. -- Oui, Maillart, instruisant le régent de nos divisions intestines, du découragement que les agents de la cour ont inspiré à la population, de la haine qu'ils ont excitée contre nous, conjure ce prince de marcher sur Paris, affirmant qu'un mouvement en sa faveur éclatera dans nos murs à son approche, que ses partisans sont de garde cette nuit et le seront demain encore à la porte Saint-Antoine, qu'ils ouvriront aux troupes royales, et qu'enfin Maillart espère pouvoir me livrer au régent... moi... l'âme de la révolution.

-- Plus de doute ! -- s'écria Mahiet avec horreur. -- Ainsi la femme de Maillart en venant ici ce soir proposer à dame Marcel des moyens de faciliter votre fuite...

-- ... Me tendait un piège, -- répondit Marcel avec une méprisante amertume. -- Je me confiais à la foi de mon plus vieil ami... je me rendais seul chez lui, et il m'emprisonnait sans doute dans sa demeure afin de me livrer au régent à son retour à Paris.

-- Trahison et lâcheté ! -- s'écria l'écolier indigné. -- Quel monstre femelle ! Ah ! déjà je l'avais jugée à ses lamentations hypocrites lors de l'enterrement de Perrin Macé ! cette sycophante en jupon !

-- L'envie et l'orgueil qui la dévorent ont perdu Maillart, -- reprit le prévôt des marchands. -- La vanité de cette folle a poussé son mari au mal, à la plus insigne bassesse. Le croirait-on ? cet homme sans caractère, sans conviction, rappelle dans sa lettre au sénéchal qu'en récompense des services qu'il rend au parti de la cour, le régent lui a fait promettre des lettres de noblesse(18) ! ! ! Maillart mendiant l'anoblissement !... lui ! lui... qui me reprochait sans cesse de ne pas exterminer ceux du parti de la cour qui restaient à Paris !... lui... qui ne trouvait pas assez d'injures pour flétrir la noblesse !

-- Misère de Dieu ! -- s'écria Mahiet, -- votre sang, maître Marcel, devait être le prix de l'anoblissement de cet infâme...

-- Je l'avoue... cette trahison m'est doublement cruelle... je connais les hommes ; cependant jusqu'au dernier moment j'ai répugné à croire à l'odieuse félonie de Maillart... mon ami d'enfance... Ah ! je persiste à le croire, il ne fût jamais tombé dans une pareille abjection, sans sa faiblesse, sans l'orgueil infernal de sa femme, envieuse jusqu'à la rage de ma pauvre Marguerite, dont la modestie rougissait presque de ma popularité... Allons, il n'y a plus à hésiter... la réaction du parti de la cour serait impitoyable... Notre seule chance de salut est dans l'appui du roi de Navarre... et dans des mesures implacables contre nos implacables ennemis... ils auront provoqué ces mesures... qu'elles retombent sur eux !

-- Maître Marcel, -- dit tout bas Mahiet au prévôt des marchands, -- si Charles-le-Mauvais ne se trouve pas au rendez-vous cette nuit ?

-- En ce cas, je te l'ai dit, je monte à cheval et je vais livrer au régent ma tête et celle des gouverneurs... notre sang assouvira la soif de vengeance de ce jeune homme, il épargnera Paris...

Un grand tumulte, d'abord lointain, puis de plus en plus rapproché, se fit entendre dans la rue ; bientôt éclatèrent des cris nombreux de : Noël à Marcel ! À bonne fin ! à bonne fin ! Noël à Marcel ! Presque aussitôt Marguerite entra dans le cabinet de son mari, lui disant : -- Simon-le-Paonnier, Philippe Giffart, Consac et autres de nos amis, sont en armes dans la rue, au milieu d'un grand nombre de tes partisans fidèles qui témoignent par leurs cris de leur dévouement pour toi. Nos amis ont cru prudent de venir te chercher afin de t'escorter durant le trajet d'ici à l'Hôtel de ville.

-- Adieu, Marguerite, chère et bien-aimée femme ! -- reprit Marcel avec une émotion profonde mais contenue, songeant que pour la dernière fois peut-être il serrait dans ses bras la compagne dévouée de sa vie, -- adieu ! -- répéta-t-il en embrassant sa femme avec tendresse, -- adieu... et à revoir !...

-- Ah ! mon ami, ces cris qui acclament ton nom avec enthousiasme me rassurent... et nos amis veillent sur toi !...

-- Ne crains rien ; demain je te reverrai... Adieu !... encore adieu !... -- reprit Marcel, qui, malgré son courage, sentait son cœur se briser au moment de cette séparation, peut-être éternelle. Après avoir embrassé de nouveau Marguerite avec effusion, il descendit dans la rue ; plusieurs échevins l'attendaient au milieu d'une foule de ses partisans, dont les acclamations sympathiques redoublèrent à sa vue. Le découragement avait, il est vrai, gagné la majorité du peuple ; mais le prévôt des marchands pouvait encore cependant compter sur des cœurs intrépides et dévoués.

-- Amis, -- dit à haute voix Marcel aux échevins, -- nous n'allons pas à l'Hôtel de ville ; mais à la porte Saint-Antoine. Je vous instruirai en route de mes résolutions.

Ces paroles furent entendues par l'un des trois hommes qui, durant toute la soirée, n'avaient pas quitté les abords de la maison du prévôt des marchands ; cet espion dit à ses compagnons :

-- Que l'un de vous aille en hâte avertir le sire de Charny que Marcel se rend avec ses hommes à la porte Saint-Antoine ; l'autre ira prévenir maître Maillart de l'arrivée de cette bande de forcenés en les devançant ; moi, je les suivrai de loin afin d'épier leurs mouvements.

Une heure du matin venait de sonner ; la lune, au moment de disparaître à l'horizon, jetait encore assez de clarté pour argenter d'une frange de vive lumière les derniers créneaux des deux hautes tours qui défendaient la porte Saint-Antoine, vers laquelle Étienne Marcel, accompagné de Philippe Giffart, échevin, et de Mahiet, se dirigeait tenant à la main deux lourdes clefs ; les autres magistrats et un groupe de leurs partisans étaient, sur l'invitation du prévôt des marchands, restés dans une maison voisine des remparts. Le plus profond silence régnait aux abords d'une large et sombre voûte conduisant à la porte de la ville. Un homme tenant un cheval par la bride suivait Marcel à quelque distance.

-- Le moment est décisif, -- disait-il à ses compagnons. -- Si Charles-le-Mauvais est venu à notre rendez-vous, il nous reste une chance de succès... sinon, je monte à cheval, et je vais au camp de Charenton me livrer au régent...

Le prévôt des marchands achevait à peine de prononcer ces paroles, lorsque les deux factionnaires postés en dehors de la voûte obscure sous laquelle il allait s'engager crièrent : Montjoie au roi et au duc ! À ce cri de ralliement du parti de la cour, Marcel, à l'incertaine clarté sidérale, voit Jean Maillart sortir du noir passage qui conduisait à la porte. À l'aspect de son ancien ami, dont il sait l'infâme trahison, le prévôt des marchands s'arrête indigné, ne pouvant, non plus que Mahiet et Philippe Giffart, remarquer, à travers la demi-obscurité, l'attitude de Maillart, qui tenait sa main droite cachée derrière son dos.

-- Marcel, -- dit l'échevin d'un ton impérieux, -- Marcel, que faites-vous ici à cette heure ?

-- De quoi vous mêlez-vous ? -- répond Marcel avec dégoût et mépris. -- Je suis ici pour veiller à la sûreté de la ville dont j'ai le gouvernement.

-- Pardieu ! -- s'écrie Maillart en se rapprochant insensiblement du prévôt des marchands, -- pardieu ! vous n'êtes ici pour rien de bon ! -- Et, se tournant vers les deux factionnaires, immobiles à quelques pas : -- Vous le voyez, il tient à la main les clefs de la porte de la ville... c'est pour la trahir !...

-- Misérable ! -- s'écria Marcel, -- vous mentez !...

-- Non, traître ! c'est vous qui mentez ! -- reprit Maillart. Et levant soudain une courte hache qu'il avait jusqu'alors tenue cachée derrière son dos, il s'élança d'un bond vers le prévôt des marchands en s'écriant : -- À moi, mes amis ! à mort Marcel ! à mort lui et les siens ! ils sont tous traîtres !... -- Et avant que Mahiet et Philippe Giffart aient pu prévoir et parer cette attaque soudaine, il décharge un si furieux coup de hache sur la tête de Marcel, que celui-ci chancelle et tombe baigné dans son sang(19).

Au cri de Jean Maillart : À moi mes amis ! la voûte de la porte, noyée d'ombre, s'illumine soudain des lueurs de plusieurs falots, jusqu'alors cachés sous les capes de ceux qui les portaient ; à cette clarté rougeâtre, l'on voit un grand nombre d'hommes armés de piques, de hallebardes, de coutelas, embusqués dans cet endroit ténébreux. Parmi eux sont le sire de Charny, le chevalier Jacques de Pontoise et l'échevin Pierre Dessessarts. À peine Marcel est-il tombé sous la hache de Maillart, que la troupe d'assassins, s'élançant en criant : Montjoie au roi et au duc ! se précipite sur le prévôt des marchands, afin de l'achever ; le malheureux, le crâne ouvert, la figure ensanglantée, tâchait de se relever, soutenu par Mahiet et par Philippe Giffart ; ceux-ci font des efforts surhumains pour défendre le blessé ; mais bientôt ils sont, comme lui, renversés, percés, hachés de coups. Les autres gouverneurs et plusieurs de leurs partisans, retirés dans la maison voisine des remparts, où ils attendaient l'issue du rendez-vous de Marcel et du roi de Navarre, entendant un tumulte croissant et les cris de : Montjoie au roi et au duc ! cri de ralliement des royalistes, accourent à la porte Saint-Antoine, afin de venir en aide au prévôt des marchands ; mais leurs chaperons rouges et bleus les désignent à la fureur des meurtriers, ils sont, malgré leur défense héroïque, massacrés comme leur chef. Cette tuerie n'assouvit pas la rage de Maillart et du sire de Charny.

-- À mort tous les ennemis du régent, notre sire ! -- s'écrie ce chevalier. -- Nous savons où ils gîtent ; courons à leurs demeures, nous les tuerons en leur lit !

-- À mort ! -- reprend Jean Maillart en brandissant sa hache, -- à mort les partisans de Marcel !

-- Montjoie au roi et au duc ! -- répète la bande armée en poussant des hurlements féroces. -- À mort les chaperons rouges et bleus !

-- À mort ! que pas un n'échappe !...

-- Amis ! -- s'écria soudain le seigneur de Charny, -- le corps du chevalier de Conflans, victime du parti populaire, a été exposé au val des Écoliers, que le corps de Marcel y soit exposé comme représailles !... Chargez-le sur vos épaules !

-- Demain on placera ce cadavre sur la claie, on le traînera dans la boue jusqu'en face du Louvre, que notre bien-aimé sire le régent a dû quitter devant les menaces de Marcel, après quoi l'on jettera vite à la Seine la charogne de ce forcené, indigne d'une sépulture chrétienne !... -- ajouta Jean Maillart. Puis il se dit, pensant à sa femme :

-- Pétronille ne me reprochera plus d'être primé par le prévôt des marchands ; Pétronille ne sera plus rongée d'envie ; Pétronille n'entendra plus dire que dame Marguerite est la femme du Roi de Paris !...

Les ordres du sire de Charny et de Maillart furent exécutés ; l'on chercha le cadavre du prévôt des marchands parmi les corps de ses amis, dont quelques-uns respiraient encore ; quatre hommes soulevèrent sur leurs épaules les restes défigurés du grand citoyen, et, à la lueur des torches, le sinistre cortège, brandissant ses armes, se dirigea vers le val des Écoliers en hurlant :

-- À mort les partisans des gouverneurs !

-- À mort les chaperons rouges et bleus !

-- Montjoie au roi et au duc !

Hélas ! fils de Joel, telle fut la mort d'Étienne Marcel, illustre génie à qui la Gaule devra peut-être un jour sa liberté, car il a semé les champs de l'avenir. Marcel l'a dit : il n'a fait que devancer les idées de son temps ; il a semé, la semence a été arrosée de son généreux sang, notre descendance récoltera ! Qu'elle honore pieusement d'âge en âge la mémoire immortelle de ce martyr de la liberté !

La haine des ennemis du prévôt des marchands le poursuivit outre-tombe ; son cadavre, porté au val des Écoliers, y demeura exposé aux insultes, aux railleries de la foule mobile et ingrate dont il avait voulu jusqu'à son dernier soupir l'affranchissement et le bonheur !... Le lendemain de sa mort, ses restes sanglants, mutilés, jetés sur une claie, furent traînés vers la Seine, en face le Louvre, et précipités dans le fleuve...

Telle a été la sépulture de ce grand citoyen !

Les principaux chefs du parti populaire, au nombre de soixante, et entre autres Simon-le-Paonnier, Consat, Pierre Caillart (n'oubliez pas ces noms sacrés, fils de Joel), furent suppliciés par ordre de Jean Maillart et du sire de Charny, devenus dictateurs. Ces exécutions accomplies, ils députèrent au régent : -- Simon Maillart (frère de l'échevin), le chevalier Dessessarts et Jean Pastorel -- (n'oubliez pas non plus le nom de ces traîtres), afin d'instruire le jeune prince que, vengé de ses ennemis, il pouvait désormais rentrer dans sa bonne ville de Paris, soumise et repentante. Le régent répondit que : -- « Ce ferait-il volontiers, -- (selon une chronique lue par Mahiet, qui écrit ceci). -- Et le régent departit du pont de Charenton, accompagné d'une nombreuse chevalerie, descendit au Louvre. Là il trouva Jean Maillart, qui grandement était en sa grâce et son amour...

» Comme le régent, pour se rendre au Louvre, passait par une certaine rue, un artisan osa lui dire tout haut : -- Pardieu ! sire, si l'on m'avait cru, vous ne fussiez pas rentré ici ; mais on n'y fera rien pour vous(20). »

Ce fait, et d'autres encore prouvent, à l'honneur de l'humanité, que l'ingratitude, la défaillance, la versatilité du peuple, funestes fruits de son ignorance et de son asservissement séculaire, offrirent du moins de consolantes exceptions. Le souvenir de Marcel resta vivant et sacré dans beaucoup de cœurs généreux fidèles à la cause populaire ; malgré le triomphe du parti de la cour, plusieurs conspirations se tramèrent dans le but de renverser le trône et de venger sur le régent la mort du prévôt des marchands et de ses amis. Le dernier de ces conspirateurs fut un riche bourgeois de Paris nommé MARTIN PISDOÉ ; il monta sur l'échafaud et paya de sa tête son religieux dévouement à la mémoire d'Étienne Marcel.

Mahiet-l'Avocat d'armes, qui a écrit ce récit (auquel il a joint la DAGUE de Neroweg, sire de Nointel, et le TRÉPIED DE FER, instrument du supplice de Guillaume Caillet), Mahiet-l'Avocat d'armes fut laissé pour mort, près de la porte Saint-Antoine, au milieu d'un monceau de cadavres. Rufin-Brise-Pot et Alison-la-Vengroigneuse, instruits durant la nuit par la rumeur populaire du meurtre du prévôt des marchands et de ses partisans, coururent vers le théâtre du massacre, afin de s'informer de Mahiet ; ils le trouvèrent percé de coups, presque expirant, et le transportèrent chez une personne charitable du voisinage, où, grâce à leurs soins compatissants, il revint à la vie. Protégé par l'obscurité de son nom, il resta longtemps caché dans cet asile, souvent visité par un chirurgien ami de Rufin.

Marguerite apprit la mort de son mari par des envoyés de Jean Maillart, qui vinrent la prendre dans son logis au milieu de la nuit. Cette malheureuse femme, conduite en prison, en vain demanda la grâce d'ensevelir Marcel de ses mains, on lui refusa cette consolation suprême ; elle connut plus tard les ignominies prodiguées au cadavre de son époux, elle mourut pendant sa captivité. Les biens considérables du prévôt des marchands furent confisqués au profit du régent. Alison, toujours serviable, offrit à Denise, qui se trouvait ainsi abandonnée sans ressources, de partager la chambre qu'elle occupait à l'auberge ; souvent toutes deux vinrent visiter Mahiet-l'Avocat d'armes dans sa retraite. Entre autres blessures, un coup de hache devait le priver pour toujours de l'usage de son bras droit. Lorsque ses autres plaies furent complètement guéries, il épousa Denise ; le même jour, Alison épousa Rufin-Brise-Pot. Mahiet avait hérité d'un petit patrimoine grâce auquel il pouvait à peu près subvenir aux besoins de sa femme et aux siens, l'infirmité résultant de sa blessure ne lui permettant plus de continuer son métier d'avocat d'armes. La seule parente qui restait à Denise habitait vers la frontière de la Lorraine la ville de VAUCOULEURS ; Mahiet se résolut de se rendre en cette contrée. Il eût été imprudent à lui, malgré son peu de renom, de continuer, après sa guérison, de demeurer à Paris, la réaction du parti de la cour se montrant implacable. Mahiet réalisa son patrimoine, se sépara, non sans regrets, de Rufin-Brise-Pot et d'Alison, et parvint, à travers mille dangers causés par les bandes d'Anglais et de routiers qui ravageaient la Gaule, à atteindre avec Denise la ville de Vaucouleurs

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Moi, Allan Lebrenn, petit-fils de Mahiet Lebrenn-l'Avocat d'armes, j'intercale ici quelques lignes afin d'expliquer et de combler une lacune existant dans la chronique que m'a léguée mon aïeul, ainsi que la dague du sire de Nointel et le petit trépied de fer de Guillaume Caillet, objets vénérés dont j'ai augmenté les reliques de notre famille. Treize feuillets contenant le récit de la longue vie de mon grand-père depuis l'an 1359, époque de son mariage, jusque vers l'année 1425 ou 1426, ont été sans doute égarés par lui. Cette période de son existence, ainsi que je l'ai su de lui et de mon père, n'offrit d'ailleurs aucun événement important. Mon aïeul, ne pouvant plus, par suite d'une grave blessure, exercer son métier de champion, ouvrit, sans trop d'opposition de la part des prêtres de Vaucouleurs, une école où il enseignait à lire aux enfants. Le produit de cet enseignement, ajouté à son petit patrimoine, lui permit d'élever sa famille, composée de mon père et de ses deux sœurs, que nous avons perdues. Les jours de mon aïeul s'écoulèrent assez paisibles, ainsi que les nôtres ; car, sauf l'attaque de quelques bandes d'aventuriers, facilement repoussés par nous à l'abri de nos murailles, Vaucouleurs et toute la rive gauche de la Meuse jusqu'à Domrémy n'eurent pendant près d'un demi-siècle aucunement à souffrir des ravages des Anglais ; ils désolaient l'intérieur de la Gaule, mais ne se hasardaient pas dans nos contrées, éloignées du centre de la guerre. Malheureusement, vers le mois de juillet de l'année 1494, après la bataille de Verneuil, perdue par Charles VII, des troupes nombreuses d'Anglais, venant renforcer les garnisons qu'ils tenaient en Champagne, envahirent notre vallée, jusqu'alors si tranquille ; après des luttes acharnées, héroïques, les habitants, malgré l'infériorité de leur nombre, et souvent guidés par mon aïeul, bon du moins pour le conseil et dont le grand âge n'affaiblissait pas l'énergie, les habitants repoussèrent plusieurs fois l'ennemi. Mon père fut tué lors de la dernière de ces attaques ; il était né en l'année 1368, environ dix ans après le mariage de mon aïeul avec Denise, nièce d'Étienne Marcel. En mémoire de ce grand homme, mon père reçut le nom d'Étienne. Denise mourut en lui donnant le jour. Il témoignait dès son adolescence un goût très-vif pour l'art du dessin ; il apprit le métier de dessinateur et de peintre en figures sur vitraux, et j'ai embrassé l'industrie de mon père. Je suis né en l'année 1399 ; mon père est mort en 1424, âgé de cinquante-six ans. Mon aïeul Mahiet-l'Avocat d'armes, à la suite de l'histoire de sa vie de 1359 à 1426 (fragment du manuscrit égaré), a cru devoir brièvement instruire notre descendance des événements publics accomplis durant cette longue période. Ce récit était précédé des feuillets perdus ; le voici, ainsi que la seconde partie de cette légende, aussi écrite par mon aïeul : -- Le Couteau de Boucher ou JEANNE-LA-PUCELLE.)

... Moi, Mahiet-l'Avocat d'armes, après vous avoir raconté, fils de Joel, les rares incidents de mon obscure existence, consolée, charmée par les vertus angéliques de ma bien-aimée Denise, toujours regrettée, je dois vous faire connaître ce qui s'est passé en Gaule depuis la mort d'Étienne Marcel jusqu'à ce jour, ainsi que nos pères ont toujours fait de siècle en siècle en nous léguant ces annales de notre famille.

Sachez, fils de Joel, les horribles désastres dont la pauvre vieille Gaule, notre mère patrie, soumise depuis Clovis à ces rois étrangers issus de la conquête franque, a souffert sans intervalle pendant les soixante-dix années qui ont suivi le supplice de MARCEL ; d'une partie de ces maux j'ai été témoin, car je touche bientôt à ma quatre-vingt-seizième année.

Malgré des misères sans fin, sans nombre, malgré l'oppression des rois et des seigneurs, de nouvelles insurrections ont encore éclaté, tour à tour victorieuses et vaincues ; mais, ainsi que déjà vous l'avez vu dans la légende de notre famille, chaque lutte doit porter ses fruits. Oui, de même que le libre et fier esprit des communes, que Louis-le Gros croyait avoir étouffé dans le sang des communiers, se ranimant d'âge en âge, plus vivace que jamais, s'est révélé dans toute sa puissance en 1357 au patriotique appel de Marcel, de même ces immenses réformes imposées à la royauté par le génie de ce grand citoyen, passagèrement disparues devant le découragement du peuple, devant le parjure, la trahison, les violences sanguinaires, ont été exigées de nouveau, et le seront encore de siècle en siècle après quelque soulèvement populaire. Ainsi pas à pas, d'âge en âge, notre race, fils de Joel, marchant intrépidement, opiniâtrement à sa délivrance, verra luire enfin le grand jour de l'affranchissement de la Gaule, prédit par Victoria-la-Grande... à notre aïeul Scanvoch.

Fils de Joel, pas de défaillance ! regardez derrière vous le chemin déjà parcouru, l'esclavage n'a-t-il pas depuis longtemps fait place au servage ? Le serf a souffert et souffre encore dans son âme, dans sa chair, dans l'âme, dans la chair de sa famille ; mais du moins il n'est plus vendu comme un vil bétail, conduit, parqué en troupeaux humains du nord au midi de la Gaule, ainsi qu'il en était aux premiers temps de la conquête franque, alors que vivaient nos pères Karadeuc-le-Bagaude et Ronan-le-Vagre ; les terribles représailles de la Jacquerie ont frappé la noblesse d'une terreur salutaire : la crainte rendra les seigneurs moins cruels pour leurs vassaux. Donc, courage, fils de Joel, songez au progrès accompli ; instruits par le passé, soyez pleins de foi dans l'avenir.

Le supplice de Marcel et de ses partisans, le massacre des Jacques, empirèrent les malheurs de la Gaule ; mais du moins les paysans, en courant sus aux seigneurs à coups de faux, de fourches, de haches, apprirent à manier ces armes rustiques, et souvent et rudement en usèrent depuis contre les Anglais, mieux que la chevalerie n'usait de la lance et de l'épée. À ce propos, conservez pieusement, fils de Joel, les noms obscurs de deux de ces héros laboureurs échappés au carnage des Jacques. L'un se nommait Guillaume-aux-Alouettes ; l'autre, le Grand-Ferré. Ils s'étaient retranchés avec d'autres paysans et leur famille dans un lieu assez fort, voisin de Compiègne, afin de se soustraire aux rapines des Anglais. Ceux-ci, campés à Creil, crurent n'avoir qu'à paraître pour chasser Jacques Bonhomme de sa retraite ; mais il avait fauché, haché, enfourché tant de seigneurs casqués et cuirassés, qu'il craignait moins les gens d'armes anglais ; il soutint bravement leur choc. Guillaume-aux-Alouettes, chef des paysans, est blessé mortellement ; ses compagnons, exaspérés, commencent à frapper sur l'ennemi comme s'ils battaient leur blé sur l'aire de leur grange, ils assomment, ils écrasent les assaillants. Le Grand-Ferré, géant d'une force extraordinaire, manœuvra tant et si fort de sa lourde cognée de bûcheron, qu'il tua quatre Anglais pour sa part ; les paysans demeurèrent maîtres de leur refuge. Le Grand-Ferré, fatigué du combat, but de l'eau glaciale d'une fontaine, seule boisson de Jacques Bonhomme... il fut pris de fièvre et se coucha sur la paille, seul lit de Jacques Bonhomme... La maladie s'aggrava durant la nuit. Le lendemain, les Anglais, honteux de leur défaite, reviennent à la charge ; la femme du Grand-Ferré accourt et s'écrie :

-- Oh ! mon pauvre homme, voici les Anglais !

-- Ah ! les brigands ! ils croient me prendre parce que je suis malade ! -- dit le Grand-Ferré ; -- mais ils ne me tiennent pas encore !

Et oubliant son mal, il se lève demi-nu, prend sa cognée, s'adosse à un mur, tue cinq Anglais, et les autres se sauvent. Le Grand-Ferré se remet sur sa paille, tout échauffé de la lutte, boit encore de l'eau froide et meurt regretté de tous ses amis du village(21).

Fils de Joel, conservez un pieux souvenir de Guillaume-aux-Alouettes et du Grand-Ferré ; ces noms rustiques de nos annales plébéiennes traverseront les âges et seront aussi chers à notre descendance que les noms de tant de rois fainéants, cruels ou despotes, lui seront odieux. Oui, Guillaume-aux-Alouettes et le Grand-Ferré, valeureux paysans, sont les précurseurs de l'héroïque fille du peuple, de la pauvre bergère de Domrémy, de Jeanne-la-Pucelle, qui, soixante et dix années plus tard, chassera les Anglais de la Gaule, envahie depuis la bataille de Poitiers, à la honte éternelle de la chevalerie, lâchement fuyarde en ce jour néfaste. Mais, hélas ! malgré ces traits de bravoure isolés de Jacques Bonhomme, les Anglais devaient longtemps encore désoler les Gaules.

Le roi de Navarre, redoutant la vengeance du régent, rentré dans sa capitale après la mort de Marcel et le supplice de ses amis, tenait de son côté la campagne. Maître d'Étampes, de Corbeil, il arrêtait la navigation de la Seine, les denrées n'arrivaient plus à Paris ; et telle était la rareté des subsistances, que le blé, qui en temps ordinaire se vend douze sous le setier, valait trente livres. Les Anglais, les Navarrais, les routiers, les soudoyers, ravageaient le pays, incendiaient les bourgs, les villages. Depuis le massacre des Jacques, tous paysans, laboureurs, les bras manquant à la culture des terres, une effroyable disette se déclara et fut le signal de nouveaux malheurs. Édouard, roi d'Angleterre, débarque à Calais, en 1360, à la tête d'une armée considérable, s'approche de Paris jusqu'au Bourg-la-Reine, incendie les faubourgs de Saint-Germain, de Saint-Marcel et de Notre-Dame des Champs ; le régent, effrayé, signe la paix avec l'Angleterre, le 1er mai 1360, aux conférences de Bretigny, paix humiliante et désastreuse. Les Anglais, maîtres depuis longtemps de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, conservaient l'Aquitaine en toute souveraineté, ainsi que la ville de Calais, les comtés de Ponthieu, de Guines et de Montreuil ; le régent payait en outre, pour la rançon de son père le roi JEAN, l'énorme somme de trois millions d'écus d'or(22), impôt écrasant qui pesa exclusivement sur les paysans, le populaire des villes et la bourgeoisie. Ce roi, lâche, prodigue et méchant, qui coûtait à son peuple tant de larmes, tant d'or, tant de sang, resta par goût en Angleterre, où il menait joyeuse vie. Une peste effroyable décime les populations en 1361, sévissant surtout sur les femmes et sur les enfants ; l'on ne voyait que des hommes en habit de deuil. En 1362, de nombreuses bandes de gens, réduits à la misère par les impôts, par les exactions de toutes sortes, se forment sous le nom de Tard-Venus ; ils attaquent et pillent les petites villes, les châteaux, les couvents, les églises. L'un des chefs de ces Tard-Venus s'intitulait AMI DE DIEU ET ENNEMI DE TOUT LE MONDE. Le pape établi à Avignon (la chrétienté jouissait alors de trois papes) prêche la croisade contre ce soi-disant ami de Dieu ; mais les croisés se joignent aux Tard-Venus et les pilleries redoublent. Le roi Jean, s'amusant fort en Angleterre, y demeurait toujours quoique racheté au prix d'une rançon écrasante pour son peuple. Ce prince, digne de sa race, mourut à Londres d'indigestion en 1364. Son fils, duc de Normandie et régent, lui succéda sous le nom de CHARLES V, dit le Sage ou l'Astucieux ; perfide, dissimulé, cruel, avide d'argent, grand ami des rhéteurs, des astrologues et des procureurs, ce roi quittait rarement son hôtel de Saint-Paul, à Paris, et son château de Vincennes, où il s'enfermait, soigneusement gardé, de crainte du populaire. Cependant Charles V, ainsi que le prévoyait ÉTIENNE MARCEL, fut forcé, par la marche irrésistible et progressive des choses, d'opérer une partie des réformes imposées à la royauté par la révolution de 1357. L'œuvre immortelle du génie patriotique du prévôt des marchands, teinte de son généreux sang et de celui de ses partisans, porta ses fruits, et devait dans l'avenir en porter encore davantage.

En 1378, Charles V voulut conquérir la Bretagne, berceau de notre race, dont notre aïeul Vortigern fut l'un des derniers défenseurs, et que son fils Gomer dut quitter, il y a plusieurs siècles, pour venir habiter d'autres provinces de la Gaule, où les événements ont fixé notre famille depuis cette époque. Hélas ! vous le savez, fils de Joel, l'Armorique, si longtemps libre, choisissant ou révoquant ses chefs, façonnée à l'indépendance par les mâles enseignements des druides, avait enfin subi le double joug de l'Église de Rome et de la féodalité. Les seigneurs et les prêtres asservissaient ce peuple jadis si jaloux de sa souveraineté, ainsi que l'étaient dans l'antiquité toutes les provinces des Gaules indépendantes l'une de l'autre, mais puissamment fédérées entre elles. Cependant les rois francs n'avaient pu réunir la Bretagne à leur domaine ; les ducs bretons prêtaient seulement foi et hommage lige à la royauté, mais régnaient de fait. Donc, en 1378, Charles V, apprenant le détrônement de Jean IV, duc de Bretagne, chassé par ses sujets, crut l'occasion favorable pour s'emparer de cette province. Il avait pris à sa solde et nommé connétable de France BERTRAND DUGUESCLIN, grand homme de guerre, mais traître à sa terre natale et à sa race, car, Breton, il attaquait la Bretagne comme soudoyer d'un roi franc ; aussi le nom de Duguesclin a été, est et sera en exécration parmi les fils de l'Armorique. J'ai connu au village de Domrémy, non loin de Vaucouleurs, une femme de Vannes, nommée Sybille, venue en Lorraine après cette guerre impie. Sybille était l'une des marraines de Jeanne-la-Pucelle, alors enfant, et savait beaucoup de légendes et de bardits, entre autres celui-ci, composé à l'occasion de la trahison de Duguesclin. Les Bretons, menacés par les troupes de Charles V, avaient rappelé leur duc Jean IV, réfugié en Angleterre après son détrônement. Lisez-le, ce bardit, fils de Joel, lisez-le, il vous prouvera que si asservie que soit l'Armorique, elle conserve une patriotique horreur pour la race des conquérants des Gaules.

LE CRI DE GUERRE CONTRE LES FRANÇAIS.

-- « Un navire est entré dans le golfe ses blanches voiles déployées. -- Le seigneur Jean est de retour. -- Il vient défendre son pays. -- Nous défendre contre les Franks qui empiètent sur les Bretons. -- Un cri de joie fait trembler le rivage. -- Les montagnes du Laz résonnent. -- La cavale blanche hennit, bondit d'allégresse. -- Les cloches chantent joyeusement dans toutes les villes à cent lieues à la ronde. -- L'été revient, le soleil brille, le seigneur Jean est de retour ! -- Il a sucé le lait d'une Bretonne, un lait plus sain que le vin vieux. -- Sa lance, quand il la balance, jette de tels éclairs qu'elle éblouit tous les regards. »

-- « Frappe toujours sur les Franks, seigneur duc ! -- Frappe, courage ! lave tes mains dans le sang français. -- Tenons bon, Bretons ! tenons bon ! ni merci, ni trêve, sang pour sang ! -- Le foin est mûr ; qui fauchera ? Le blé est mûr ; qui moissonnera ? -- Le roi des Franks prétend que ce sera lui. -- Il va venir faucher en Bretagne avec une faux d'argent. -- Il moissonnera nos champs avec une faucille d'or. -- Voudraient-ils savoir ces Français si les Bretons sont manchots ? -- Voudrait-il apprendre le seigneur roi frank s'il est homme ou Dieu ? »

-- « Les loups de l'Armorique grincent des dents en entendant le ban de guerre. -- Écoutez-les hurler de joie à l'odeur du sang français. -- On verra bientôt dans les chemins le sang couler comme de l'eau. -- Oui, couler si bien, que le plumage des cygnes qui y nageront deviendra rouge comme braise. -- On verra plus de tronçons de lances épars sur le champ de bataille, que l'on ne voit de rameaux sur terre dans la forêt après l'ouragan. -- Là où les Français tomberont, ils resteront couchés jusqu'au jour du jugement. -- Jusqu'au jour où ils seront jugés et châtiés avec BERTRAND DUGUESCLIN, le TRAÎTRE, qui commande l'attaque. -- La pluie d'orage sera l'eau bénite qui arrosera leurs tombes(23). »

Il est beau, n'est-ce pas, ce bardit, fils de Joel ? On y sent frémir, palpiter encore la haine du Breton contre le conquérant. Aussi, malgré la valeur de Duguesclin, Charles V ne put joindre la Bretagne à son royal domaine. Si abâtardie, si opprimée qu'elle fût par l'Église de Rome et les seigneuries, la vieille Armorique Gauloise témoigna une fois de plus son horreur de la race franque.

Ô fils de Joel, ceux d'entre vous qui, plus heureux que moi et nos aïeux, absents de Bretagne depuis le temps où vivait Gomer, fils de Vortigern, ceux d'entre vous qui reverront cet antique berceau de notre famille salueront avec respect ces pierres sacrées de Karnak, témoins séculaires du sacrifice d'Hêna, la vierge de l'île de Sên, s'offrant en holocauste pour le salut de la patrie, envahie par l'armée de Jules César ; ils n'oublieront pas qu'un barde breton Myrdin (Merlin) a prédit, il y a des siècles, que la Gaule serait délivrée de l'oppression étrangère par une vierge plébéienne des frontières de la Lorraine, et descendue d'un bois de chêne, bois vénéré des druides. Cette prophétie du barde armoricain devait s'accomplir ; oui, vous verrez la pauvre bergère de Domrémy, Jeanne-la-Pucelle, inspirée par l'antique légende bretonne, devenue populaire en ce pays-ci, chasser les Anglais hors de nos frontières et, expiant sa gloire par le supplice, mourir dans les flammes d'un bûcher, ainsi qu'est morte notre aïeule, Hêna, la vierge de l'île de Sèn !

Ô fils de Joel, pour juger de la grandeur du service rendu à la patrie par Jeanne Darc, pour juger de la lâche et ignoble ingratitude du roi frank envers l'héroïque plébéienne à qui ce prince dut sa couronne, pour juger de la haine, de la jalousie féroce des gens de cour et des gens de guerre du conseil royal, ligués avec les évêques de Rome, afin de livrer Jeanne-la-Pucelle aux flammes du bûcher ; oui, pour juger la monstruosité de ces actes, il vous faut connaître les nouveaux désastres sous lesquels gémit notre malheureux pays depuis 1380, où mourut Charles V, jusqu'en 1429, où Jeanne la guerrière porta un coup mortel à la domination anglaise dans les Gaules.

Charles V, mort en 1380, laisse son fils Charles VI en bas âge ; les ducs de Bourgogne, de Berry et d'Orléans composent le conseil de régence, sous la présidence du duc d'Anjou, forcené larron qui, durant l'agonie de Charles V, s'était benoîtement emparé des trésors du mourant. Le duc d'Anjou, d'une cupidité insatiable, veut, en manière de don de joyeux avénement, frapper de nouvelles taxes sur les Parisiens ; mais l'esprit révolutionnaire n'était pas mort avec Marcel. Le peuple, à la suite de ses funestes défaillances, se réveille, et, le 15 novembre 1380, il s'assemble sur la place du Parloir-aux-Bourgeois, en face le Châtelet ; JEAN MORIN, cordonnier (n'oubliez pas ce nom, fils de Joel) appelle aux armes les corps de métiers. Trois cents hommes courent aux piques, aux bâtons, mettent à leur tête Jean Culdoe, prévôt des marchands, se rendent au palais, somment le duc d'Anjou d'abolir les nouvelles taxes. Ce beau duc demande jusqu'au lendemain pour réfléchir aux sommations ; le répit lui est accordé ; mais à l'heure dite, le peuple revient en force plus menaçant que la veille. Cette fois encore est justifié ce précepte, écrit à chaque page de notre histoire : « L'on n'obtient rien des rois par les suppliques, on obtient tout par la menace ou par l'insurrection ». En effet, le chancelier lit à la multitude courroucée une ordonnance du roi en son conseil où assistaient les ducs d'Anjou, de Berry, de Bourgogne et de Bourbon, laquelle ordonnance abolissait les aides, subsides, fouages, impositions, gabelles, établis depuis Philippe-le-Bel. Réforme autrefois impérieusement exigée par Étienne Marcel, et à demi accomplie par Charles V, après son avènement au trône. Les Parisiens se retirent satisfaits ; mais, ainsi que vous l'avez vu et que vous le verrez sans doute tant de fois encore, fils de Joel, les concessions accordées, jurées par la royauté, sont bientôt éludées ou reniées par elle. L'émotion populaire calmée, l'audace revient à nos maîtres ; ils ne songent plus qu'à retirer ce qu'ils ont été forcés de céder. Aussi, le duc d'Anjou rétablit en 1382 les impôts abolis en 1380, et ordonne entre autres (le 1er mars) de lever un impôt sur les comestibles au profit du trésor royal. Les collecteurs du fisc se montrent aux halles et veulent saisir un panier de cresson que vendait une pauvre vieille femme, le populaire des halles chasse à coups de pierre les gens du fisc. Paris s'émeut, s'insurge, force l'arsenal de l'Hôtel de ville, et à défaut d'autres armes (elles avaient été sournoisement enlevées par ordre du duc d'Anjou avant la proclamation du nouvel édit), les insurgés s'emparent de maillets de plomb (antiques engins de guerre), les soldats du duc d'Anjou sont assommés à coups de maillets, et leurs vainqueurs se glorifient du nom de MAILLOTINS. L'insurrection s'étend rapidement, Rouen, Blois, Orléans, Beauvais, Reims, imitent l'exemple des Parisiens ; l'on se révolte partout contre les derniers impôts ; nulle part les gens du fisc n'osent reparaître ; le duc d'Anjou, en compagnie du jeune roi CHARLES VI, se trouvant à Meaux, lors de ces soulèvements ; il rassemble des troupes considérables et marche d'abord sur Rouen ; le tumulte de cette ville s'était apaisé après l'expulsion des collecteurs des taxes, les Rouennais ouvrent sans crainte leurs portes au duc d'Anjou ; mais ce beau duc, afin d'inspirer à son pupille Charles VI le goût des supplices, fait pendre sous les yeux du royal adolescent, neuf échevins désignés comme chefs de la sédition, désarme la ville, y laisse une garnison de soldats mercenaires, rétablit les impôts, et, à la tête d'une grosse armée, s'avance vers Paris. Les habitants de cette cité s'étaient, comme ceux de Rouen, calmés après avoir chassé les collecteurs d'une taxe inique ; ainsi que les Rouennais, ils ouvrent sans défiance leurs portes à leur jeune sire Charles VI. Le prévôt des marchands, accompagné de douze échevins, se rend à la rencontre de ce tyranneau ; mais, conseillé par le duc d'Anjou, il refuse de recevoir les magistrats populaires, et, suivi des princes ses oncles, il entre à cheval dans Paris, à la tête de ses gens d'armes, la lance haute, comme s'il fût entré dans une place conquise. Les principaux Maillotins sont surpris et arrêtés chez eux pendant la nuit. Tout concert entre les chefs populaires devient impossible ; le peuple, terrifié, défaille encore une fois, reste inerte ; bientôt commencent les cruautés d'une réaction impitoyable : un orfèvre et un drapier sont d'abord pendus publiquement par ordre du roitelet de quatorze ans, qui, depuis les exécutions de Rouen, prend goût au sang et au gibet. La femme de l'orfèvre allait mettre un enfant au jour ; elle se jette de désespoir par une fenêtre et se tue sur le coup. Trois cents marchands des plus riches, des plus notables de Paris, sont traînés en prison ; après quoi on les fait venir un à un dans la chambre du conseil, et là, sous menace de mort, les délégués royaux taxent les prisonniers ; ceux-ci à six mille livres, d'autres à trois mille, qui plus, qui moins, selon la richesse de chacun. Charles VI et le duc d'Anjou, grâce à cet abominable guet-apens, emboursent en un seul jour quatre cent mille écus. Quant aux pauvres gens incapables de racheter leur vie à prix d'or, pas de grâce pour eux ; un grand nombre sont suppliciés en public, mais les conseillers royaux, craignant de pousser Paris à bout par les exécutions réitérées, enveloppent leurs meurtres de ténèbres. Les révoltés, cousus dans des sacs, sont nuitamment jetés à la Seine, le gouffre muet emporte son invisible proie ; d'autres révoltés, afin d'échapper à ce supplice, se tuent dans leur prison. Ces obscures victimes ne suffisent pas aux vengeances royales, et, entre autres notables, JEAN DESMARETS, vieillard de soixante-dix ans, l'un des magistrats les plus vénérés du parlement, est conduit sans jugement au gibet ; il dit à haute voix, impassible devant la mort : -- « Où sont-ils, ceux-là qui m'ont jugé ? qu'ils viennent et qu'ils osent avouer les motifs de ma condamnation. » -- Jean Desmarets subit vaillamment son supplice, d'autres Maillotins moururent non moins courageusement. La réaction, redoublant d'audace et de fureur, ivre de sang, ivre de son triomphe, se déchaîne sur Paris ; la milice bourgeoise est désarmée, les portes de la ville enlevées, les offices électifs abolis, la justice municipale détruite, la gestion des deniers de la cité mise aux mains avides des officiers royaux, les maîtrises, les corporations d'artisans supprimées, enfin toutes les libertés conquises au prix du sang de nos pères et de luttes séculaires sont anéanties en un jour (ou plutôt pour un jour... ne désespérez pas, fils de Joel) ; le tyranneau Charles VI rétablit d'un trait de plume toutes les taxes écrasantes du passé, y compris celles que son père Charles V avait été obligé d'abolir après la mort de Marcel. Rouen, Reims, Orléans, Troyes, Sens, Châlons, sont traitées avec la même férocité, leur bourgeoisie, leurs corporations d'artisans décimées par les supplices ou frappées par d'énormes rançons ; enfin, comme à Paris, on tue les pauvres, l'on spolie les riches ; le roitelet Charles VI, ses oncles, leurs principaux courtisans se partagent le fruit de ces rapines, se réjouissent d'avoir étouffé dans le sang le légitime esprit de révolte d'un peuple opprimé, et, ainsi que vous l'avez vu si souvent, fils de Joel, dans la légende de notre famille, la liberté, la justice, la foi jurée, le droit, l'humanité, sont foulés aux pieds par la noblesse et par la royauté. Mais patience, fils de Joel, patience ! ne désespérez pas, ne désespérez jamais du succès de la cause dont Étienne Marcel a été l'un des héros, l'un des martyrs. L'ivresse de cette royauté, gorgée d'or et de sang, aura, quelques années plus tard, un réveil terrible ; vous verrez une nouvelle insurrection éclater, une nouvelle lutte s'engager ; d'effroyables représailles frapperont nos ennemis séculaires, un nouveau pas sera fait vers l'affranchissement de la Gaule !

Les cités en deuil, appauvries, ruinées, décimées, n'étaient pas les seules à souffrir. Le duc de Berry, oncle de Charles VI, accablait le Languedoc d'impôts ; les paysans, poussés à bout, se soulevèrent et commencèrent une seconde Jacquerie, dont les Tard-Venus avaient été les précurseurs. Ces nouveaux Jacques du Languedoc prirent le nom de TUCHINS. Ils s'allièrent aux bourgeois des villes du Midi pour courir sus aux châteaux ; des torrents de sang coulèrent encore des deux côtés : Jacques Bonhomme sut encore se venger des seigneuries. Au mois de juillet 1385, Charles VI, plongé depuis longtemps dans des excès honteux et précoces, contracte un mariage digne de lui : il épouse ISABEAU DE BAVIÈRE, monstre femelle dont les débordements, dont les forfaits doivent rappeler ceux de Frédégonde et de Brunehaut. La Gaule est toujours mise à feu, à sac et à sang par les Anglais ; leurs garnisons de Calais, de Cherbourg, ravagent le nord et l'ouest de notre malheureux pays. Leurs troupes, cantonnées en Saintonge, en Guyenne, en Poitou, ravagent le midi ; la guerre contre le roi de Castille et les Flamands, de nouveau insurgés contre leur duc, épuise les dernières ressources créées par des impôts exorbitants. Charles VI, las de partager avec ses oncles le profit des rapines organisées par ordonnances royales, s'affranchit de tutelle en 1388, veut régner par lui-même et se livre dès lors à un faste inouï et à son goût désordonné pour les plaisirs ; énervé par ses débauches, exalté, puis hébété par le vertige du pouvoir absolu, sa raison s'ébranle, et, à peine âgé de vingt-trois ans, il est atteint, en 1391, d'un premier accès de folie. Cet accès dure un mois environ ; mais l'année suivante, vers le commencement de juillet, chevauchant avec sa suite et son frère le duc d'Orléans, sur la route du Mans, Charles VI, soudain en proie à une folie furieuse, se précipite sur ses écuyers, les frappe à coups d'épée, blesse plusieurs d'entre eux et est sur le point de tuer son frère. À cette frénésie succède un profond accablement ; l'on en profite pour garrotter le sire, dont la raison resta complètement égarée pendant un an. Le duc de Bourgogne s'empare de la régence du royaume, au détriment du duc d'Orléans, frère de Charles VI ; le d'Orléans se dédommage en subornant sa belle-sœur, la reine Isabeau de Bavière, qui profite de la folie de son mari pour se livrer à ses déportements. Au bout d'une année, Charles VI retrouve sa raison, se plonge dans de nouveaux excès : ce ne sont, à l'hôtel de Saint-Pol, que fêtes, danses, festins, tournois, mascarades, où les courtisans paradaient déguisés sous des peaux de bêtes figurant des loups, des ours, des lions. Pendant que le roi se divertissait de ces saturnales, le duc de Bourgogne conservait prudemment le maniement des affaires publiques ; au mois de juin 1393, Charles VI retombe dans son insanité d'esprit. Cependant, il retrouve sa raison pendant quelques mois en 1394 ; mais bientôt il la reperd ; et depuis lors, jusqu'à la fin de sa trop longue vie, sa folie fut constante, sauf quelques rares intermittences de lucidité. Jamais la Gaule n'avait connu de plus horribles jours : partout la guerre civile et étrangère ; les finances pillées tour à tour par le duc d'Orléans ou par le duc de Bourgogne, selon qu'ils s'imposaient à Charles VI lors de ses éphémères retours à la raison. Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, meurt en 1404 ; le duc d'Orléans, amant de la reine Isabeau, lui succède au pouvoir ; mais, en 1408, il est assassiné par ordre du duc de Bourgogne. Ce meurtre donne le signal d'une nouvelle guerre civile acharnée ; l'héritier du duc de Bourgogne, après l'assassinat du duc d'Orléans, qui laissait un fils, s'empare du gouvernement, de complicité avec la reine Isabeau de Bavière, dont il devient à son tour l'amant, quoique souillé du sang du duc d'Orléans, premier amour de cette reine adultère et incestueuse. Le duc de Bourgogne, afin d'assurer son pouvoir, appelle à lui des Brabançons, des Lorrains, indistinctement connus sous le nom de Bourguignons ; le duc d'Orléans et les autres princes de la famille royale, qui disputaient le pouvoir au duc de Bourgogne pendant les accès de démence de Charles VI, s'entourent de leur côté d'aventuriers normands, et surtout gascons, commandés par le comte d'Armagnac. Ces bandes prirent son nom, de même que celles du duc de Bourgogne prirent le sien ; dès lors ces deux factions : Armagnacs et Bourguignons, plongèrent le pays dans les horreurs d'une guerre civile acharnée qui devait durer plus de vingt-cinq ans. Le duc de Bourgogne, résidant à Paris, gouvernait le royaume au nom de Charles VI. Les Parisiens adoptèrent en majorité le parti bourguignon ; ils crurent le moment venu de reconquérir leurs libertés ; mais la bourgeoisie, ruinée par les exactions royales, presque entièrement anéantie par les supplices qui suivirent l'insurrection des Maillotins, n'étant plus en état de diriger le mouvement révolutionnaire, s'effaça devant l'influence des chefs des corporations de métiers, hommes rudes, illettrés, énergiques, impitoyables, mais dévoués à leur cause, convaincus de leurs droits, valeureusement décidés à poursuivre l'œuvre de Marcel, à ressaisir leurs franchises, à mettre un terme aux dilapidations de la cour. La plus puissante des corporations de Paris était alors celle des bouchers ; elle avait pour syndics les trois frères LEGOIX. JEAN DE TROYES, homme de bien et de courage, chirurgien célèbre, grand orateur, enflammé de l'amour du bien public, appuyait de son éloquence et de ses lumières le parti populaire ; les frères Legoix crurent politique, selon les conseils de Jean de Troyes, de soutenir l'influence du duc de Bourgogne contre les Armagnacs ; ils obtinrent de lui l'autorisation de lever une troupe de cinq cents garçons bouchers ou écorcheurs, de les armer, de leur confier la garde de Paris, précieux privilège ; car, désarmés depuis la dernière révolte, les citoyens avaient dû subir un joug odieux sans résistance possible. Tibert et Saint-Yon, maîtres de la grande boucherie près le Châtelet ; Caboche, écorcheur de bêtes à la tuerie de l'Hôtel-Dieu, marchaient d'accord avec les frères Legoix et Jean de Troyes. C'était en 1411, l'on apprenait chaque jour à Paris, en outre des forcenneries des Anglais, les ravages des Armagnacs dans le Vermandois, où ils se trouvaient en force, sous les ordres du duc de Bourbon, du comte d'Alençon et de Clignet de Brabant, amiral de France ; les maisons et les biens de ceux du parti bourguignon que ne protégeaient pas les remparts des cités étaient pillés, les femmes étaient violées, puis éventrées, les hommes suspendus au-dessus de brasiers ardents jusqu'à ce que ces malheureux eussent fait connaître l'endroit où ils cachaient l'argent qu'on les soupçonnait de posséder. Les Armagnacs pénètrent en Champagne, en Artois, et désolent ces provinces. Charles VI continuant d'être en démence, sauf quelques rares retours de raison, et le duc de Guyenne, son fils aîné, n'inspirant aucune confiance, le duc de Bourgogne est nommé généralissime par le conseil royal, le duc d'Orléans et autres chefs du parti des Armagnacs sont mis hors la loi ; la guerre civile redouble de fureur. Le duc de Bourgogne rassemble son armée à Douai, et étend ses quartiers jusqu'à Montdidier ; le duc d'Orléans, le comte d'Armagnac, prennent position depuis Beaumont jusqu'à Clermont en Beauvoisis. Une défection considérable de l'armée du duc de Bourgogne retarde ses mouvements ; les Armagnacs s'approchent rapidement de Paris, occupent Pantin, Saint-Ouen, Montmartre, mettent le pays à sac, à feu et à sang. Le duc de Bourgogne, laissant Paris découvert, négociait afin de s'assurer l'appui du roi d'Angleterre, tandis que le duc d'Orléans négociait de son côté avec ce prince dans les mêmes intentions ; mais le roi d'Angleterre, préférant l'alliance des Bourguignons, leur envoie des renforts. Ils traversent la Seine à Meulan, arrivent à Paris le 29 octobre 1411, sans rencontrer les Armagnacs ; ceux-ci, n'ayant pas défendu le passage de la rivière, sont forcés de battre en retraite, après de sanglants combats à La Chapelle Saint-Denis et au pont de Saint-Cloud. Le duc d'Orléans propose alors à Henri, roi d'Angleterre, de s'unir à lui pour démembrer la France ; mais Charles VI, retrouvant une lueur de raison et apprenant le commerce adultère de sa femme Isabeau de Bavière et du duc de Bourgogne, s'allie contre lui avec le duc d'Orléans et les Armagnacs. De nouvelles luttes s'engagent, ensuite desquelles le Bourguignon se soumet au roi ; la pais d'Arras, signée en 1412, met pendant quelques mois à peine un terme aux désastres de la guerre civile.

Les nouveaux chefs du parti populaire à Paris, après s'être longuement concertés, organisés, certains de l'appui secret du duc de Bourgogne, qui voulait ressaisir le pouvoir, donnent le signal de l'insurrection ; le 29 avril 1413, les frères Legoix, Tibert, Saint-Yon, Caboche, et plus de vingt mille hommes du peuple, se dirigent vers la Bastille, forteresse récemment élevée par Charles VI afin d'assurer la tyrannie royale et de comprimer les mouvements populaires. La foule assiégeait cette citadelle, renfermant une grande quantité d'armes, et allait la détruire(24), lorsque le duc de Bourgogne accourt, supplie les insurgés de venir hardiment exposer leurs griefs au dauphin, duc de Guyenne, leur affirmant que ce jeune prince cèdera devant une intimidation salutaire. Le peuple se porte en masse à l'hôtel de Saint-Pol, sommant à grands cris le dauphin de paraître. Il paraît en effet, pâle, tremblant, à une fenêtre de son palais, amené par le duc de Bourgogne (ainsi qu'autrefois parut au balcon du Louvre le dauphin, duc de Normandie, plus tard Charles V, amené par Marcel).

-- Mes amis, -- s'écrie le duc de Guyenne éperdu de frayeur à l'aspect de la foule menaçante, -- je suis prêt à vous entendre et à exécuter ce que vous me conseillerez.

Le peuple, tout d'une voix, acclame Jean de Troyes comme son représentant, et l'invite à signifier au dauphin d'avoir à accomplir la réforme des abus déjà obtenue au temps de Marcel et des Maillotins. Jean de Troyes entre au palais et dit sévèrement au duc de Guyenne :

-- « Le peuple de Paris vous sait entouré de conseillers perfides ; ils vous détournent de vos devoirs envers le pays ; ils vous entraînent dans des dérèglements de conduite auxquels votre esprit et votre corps ne sauraient résister. Chacun de vos jours est un scandale, chacune de vos nuits une débauche ; le terrible exemple du roi votre père, tombé en démence par suite de ses excès, devrait vous faire réfléchir... Souvent le peuple de Paris a élevé la voix pour vous prier d'éloigner de vous d'indignes conseillers ; leur orgueil, leur insatiable cupidité, sont d'invincibles obstacles à la réforme des abus que nous exigeons. Éloignez d'abord de votre entourage ces misérables dignes de l'aversion de Dieu et des hommes ; nous vous demandons qu'on nous les livre, afin que nous tirions vengeance de leur trahison. Les Parisiens voient avec déplaisir que ces mauvaises gens vous ont appris à faire de la nuit le jour, à passer votre temps dans des danses dissolues, dans des orgies, et dans toutes sortes de débauches indignes du rang royal(25). »

Le dauphin, effrayé, consent à cette première demande ; le duc de Bar, cousin du roi ; Jean de Vailly, chancelier du duc de Guyenne ; Jacques de la Rivière, son chambellan ; les sires d'Angennes, de Boissay, de Giles, de Vitry, ses valets de chambre ; Jean de Ménil, son écuyer-tranchant, et sept autres compagnons de débauche du jeune prince, et dont quelques-uns, avaient été les plus implacables fauteurs de la réaction contre les Maillotins, sont arrêtés par le peuple et conduits prisonniers à l'Hôtel d'Artois, demeure du duc de Bourgogne. Puis, ainsi qu'autrefois le duc de Normandie (qui depuis fut Charles V) se coiffa du chaperon rouge et bleu de Marcel en manière d'acquiescement aux volontés des Parisiens, le duc de Guyenne, sur l'invitation de Jean de Troyes, se coiffa d'un chaperon blanc(26), signe de ralliement des insurgés. Enfin, la royauté, cédant à la force, à la peur, promulgue, le 25 mai 1413, une ordonnance confirmant les réformes exigées par Marcel cinquante-sept ans auparavant, et poursuivies plus tard (en 1380) par les Maillotins... Mais, hélas ! fils de Joel, ainsi que vous l'avez déjà vu tant de fois dans le cours de nos annales, la royauté ne jure que pour se parjurer, n'accorde aujourd'hui que pour reprendre demain ce qu'elle a concédé ! comptant sur la ruse, sur la violence, pour rebâter Jacques Bonhomme à sa première défaillance. Le peuple, cette fois encore, crut la révolution féconde ; il crut naïvement avoir pour jamais reconquis ses franchises, avoir mis le fruit de ses labeurs à l'abri des pillards de la cour, il se crut enfin assuré de garanties légales pour sauvegarder l'avenir... Il n'en fut rien ! Le dauphin et sa cour, après cette concession forcée aux volontés des Parisiens, ne songèrent qu'à rétablir les anciens abus et à se venger du populaire ; ils entrèrent en négociation secrète avec le roi de Sicile, les ducs d'Orléans et de Bourbon. Ceux-ci, malgré la nouvelle ordonnance qui interdisait aux princes du sang d'entretenir désormais des bandes armées, devenues la désolation et la terreur du pays, avaient rassemblé un corps de troupes considérable à vingt-cinq lieues de Paris, prêts à marcher contre cette cité ; des traîtres semèrent d'abord la division, puis la haine entre les chefs des corporations, dont l'unité pouvait seule consacrer le triomphe de l'insurrection. Les charpentiers, auxquels se joignit une partie de la bourgeoise, se liguèrent contre les bouchers. Ces discordes, perfidement exploitées par le parti de la cour, assurèrent le triomphe d'une nouvelle réaction ; elle fut horrible, impitoyable contre ceux qu'on appelait les Cabochiens. L'ordonnance royale (18 septembre 1413) qui les condamnait à la mort ou à l'exil leur reprochait : « d'avoir envoyé sur différents points de la France des messagers chargés de lettres diffamatoires envers le roi et son fils le dauphin, pour engager les autres villes et leur menu peuple dans la révolte des Parisiens, afin d'attenter contre le roi et sa famille, et DE DÉTRUIRE LA ROYAUTÉ en machinant la mort des seigneurs, la destruction de l'ordre ecclésiastique tout entier, ainsi que de l'ordre de la noblesse(27). »

Vous le voyez, fils de Joel, l'œuvre des anciens communiers, précurseurs de Marcel, se poursuivait toujours, au prix du sang de nouveaux martyrs de la cause populaire ; voici les noms obscurs, mais glorieux, des principaux bannis et suppliciés ; conservez d'eux un pieux souvenir : le chirurgien Jean de Troyes et ses trois fils, -- les frères Legoix et leurs fils, -- Garnot, Saint-Yon, bouchers, -- Simon-le-Coutelier, dit Caboche (il avait donné son nom à l'insurrection), -- Baudé des Bordes, -- André Roussel, -- Denis de Chaumont, -- Eustache de Laire, -- Dominique François, -- Nicolas de Saint-Ilier, -- Jean-le-Bon, -- Pierre Berbo, -- Félix du Bois, -- Pierre Lombard, -- Nicolas du Quesnoy, -- Jean Guérin, -- Jean Lymorin, -- Jacques Lamban, -- Guillaume Gente, -- Jean Parent, -- Jacques de Rouen, -- Martin de Nauville, -- Martin de Coulommier, -- Toussaint Bagart, -- Jean Rapiot, -- Hugues de Verdun, -- Laurent Calot, -- Jean Malacre.

Après le supplice ou le bannissement de ces citoyens, l'ordonnance des réformes du 25 mai 1413 est anéantie... Le dauphin et ses courtisans se replongent dans leurs excès ; la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons continue plus ardente que jamais. Tour à tour maîtres du gouvernement d'un roi en démence, ils luttent de violences et de représailles. En 1415, le roi d'Angleterre, voyant la Gaule épuisée, déchirée par les factions, fait une descente à Harfleur ; la bataille d'Azincourt, où la chevalerie succombe, continue les désastres de la bataille de Poitiers. Les Anglais, victorieux, étendent chaque année leurs conquêtes, facilitées par les luttes intestines des Bourguignons et des Armagnacs. Ceux-ci, en 1419, attirent le duc de Bourgogne (Jean-Sans-Peur) au pont de Montereau, sous prétexte de réconciliation ; ils massacrent ce prince, et son fils, Philippe-le-Bon, s'unit aux Anglais pour venger son père Henri V d'Angleterre, allié du duc de Bourgogne et maître de Charles VI, obtient, en 1420, de cet idiot couronné, la main de sa fille, et après lui le trône de France, à l'exclusion du dauphin survivant, le duc de Guyenne étant mort des suites de ses débauches. Voici donc Henri V, roi d'Angleterre, ROI DE FRANCE, trônant à Paris à l'Hôtel de Saint-Pol ou au château de Vincennes ; la majorité des prêtres catholiques acclament et bénissent l'Anglais conquérant du royaume, ainsi que jadis l'Église romaine avait acclamé, béni, sacré, consacré le brigand CLOVIS conquérant des Gaules. Le peuple et la bourgeoisie, écrasés d'impôts, découragés, ayant perdu leur plus généreux sang durant les deux dernières révolutions, assistent consternés au démembrement de la mère-patrie ; la défaillance gagne les plus fermes cœurs, et, en haine de la royauté française, on se résigne à la domination anglaise, à ses hontes, à ses horreurs. En 1422, le roi d'Angleterre meurt, laissant son fils, enfant, sous la tutelle du régent, le duc de Bedfort ; deux mois après, Charles VI, le roi idiot, meurt aussi. Son fils Charles VII, dépossédé de la couronne de France, ne règne plus que sur la Touraine et le Berry ; les Anglais se préparent à envahir ces provinces, afin d'être maîtres de la Gaule entière, ils s'avancent vers la Loire. Charles VII, lâche, insouciant, débauché, résigné d'avance à la perte de sa couronne, voyageait avec ses maîtresses de Tours à Bourges, et de Bourges à Chinon. Une dernière bataille (dite la bataille des harengs), perdue contre les Anglais en 1428, leur livrait le pays jusqu'à Orléans ; ils mettent le siège devant cette cité. Jamais la Gaule n'avait été plus épuisée, plus misérable, plus ravagée, plus dépeuplée. Depuis Laon jusqu'à la frontière d'Allemagne, il ne restait pas un village debout ; tous les champs étaient depuis longues années envahis par les bois, par les broussailles ; les loups prenaient possession du pays, venaient hurler aux portes des bourgs et des villes fortifiées, seuls lieux habités au milieu de ces campagnes désertes.

En ces extrémités terribles, Jeanne Darc apparut comme l'ange sauveur de la patrie. Lisez la légende de Jeanne, fils de Joel ; je l'ai écrite à Vaucouleurs, après avoir souvent et soigneusement interrogé tous ceux qui connaissaient l'héroïque paysanne depuis son enfance. J'ai été témoin de son agonie, de son supplice... pauvre victime de l'ingratitude royale ! pauvre martyre de l'Inquisition !...

L'AUTEUR

AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE

Chers Lecteurs,

Qui d'entre vous n'a tressailli d'un saint respect mêlé d'attendrissement et de douleur au nom de JEANNE DARC(28) ? qui n'a contemplé avec émotion cette statuette signée : Marie d'Orléans, chef-d'œuvre d'expression et de simplicité, devenu populaire comme la gloire de l'héroïne, pieux hommage rendu à la vierge plébéienne par une main royale aujourd'hui glacée(29) ?...

Et pourtant, chers lecteurs, beaucoup d'entre vous ignorent certains faits héroïques ou navrants, touchants ou sublimes, qui vous rendraient encore plus adorable, plus sacrée, la mémoire de JEANNE DARC. Puis, ce nom éveille sans doute vaguement en vous l'idée d'une vie miraculeuse ? Cette idée trouble, déroute l'esprit ; souvent aussi l'intérêt diminue, s'efface, devant le surnaturel : Où est le mérite d'accomplir une tâche immense à l'aide de moyens miraculeux ? l'œuvre n'est-elle pas plus admirable si elle s'est réalisée naturellement ? Notre sympathie n'est-elle pas plus vive, plus tendre, pour une créature de chair et d'os comme nous, sujette à nos faiblesses, à nos passions, à nos maux, à nos douleurs, qu'à une créature quasi-divine, qui semble ne pas appartenir à l'humanité ?

Je vais donc tenter de vous montrer Jeanne Darc au point de vue vrai, naturel, espérant dégager cette immortelle figure des limbes merveilleux où l'on est accoutumé de la voir...

Mon travail a été singulièrement facilité, grâce à un trésor de matériaux réunis par un homme dont la science égale le patriotisme : M. JULES QUICHERAT. Il a publié dernièrement, sous les auspices de la Société de l'Histoire de France, cinq volumes renfermant tout ce que les chroniqueurs français ou étrangers plus ou moins contemporains de la Pucelle d'Orléans ont écrit sur elle ; puis la minute authentique de son procès, contenant son interrogatoire et ses réponses.

Afin de vous donner, chers lecteurs, une idée sommaire de l'abondance, de la richesse des documents réunis dans l'excellent ouvrage de M. Jules Quicherat, véritable Monographie de Jeanne Darc, je vous citerai les titres des chroniques et des pièces réunies par lui :

CHRONIQUEURS FRANÇAIS

Perceval de Caguy, -- le Chroniqueur alençonnais, -- le Héraut Berry, -- Jean Chartier, -- Journal du siège d'Orléans et du voyage de Reims, -- Chronique de la Pucelle, -- l'Abréviateur du Procès, -- le Mirouër des Femmes vertueuses, -- Pierre Sala, -- Guillaume Giraut, -- Jean Rogier, -- le Greffier de l'Hôtel de ville d'Albi, -- Matthieu Thomassin, -- le Continuateur de Nangis, -- Guillaume Gruel, -- le Doyen de Saint-Thibaud de Metz, -- la Chronique de Lorraine, -- trois Chroniqueurs normands (anonymes), -- Symphorien Champier, -- Robert Blondel, -- Thomas Basin, -- Vie de Guillaume de Gamaches.

CHRONIQUEURS BOURGUIGNONS.

Enguerrand de Monstrelet, -- Jean de Watrin du Forestel, -- le Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, -- Lefèvre de Saint-Rémi, -- Georges Chastellain, -- Pontus Heuterus, -- Clément de Franquemberque, -- Journal d'un Bourgeois de Paris.

CHRONIQUEURS ÉTRANGERS.

William Wyrcester, -- William Caxton, -- Polydore Virgile, -- Walter Bower, -- le Religieux de Dumfermling, -- Eberhard de Windeken, -- Jean Nider, -- Lorenzo Buonincontro, -- Saint Antonin, -- le Pape Pie II, -- Guerneri Berni, -- Baptiste Fulgose, -- Philippe de Bergame, -- Laonic Chalcondyle.

TÉMOIGNAGES INDIRECTS.

Bertrandon de la Broquière, -- Jean de Vaulx, -- Pierre de Gros, -- Gui Pape, -- Rozmital de Blatna, -- Simon de Phares, -- Jean Bouchet.

Enfin, il faut joindre à ces chroniques une collection de lettres (entre autres huit lettres de Jeanne Darc), d'actes ou de pièces détachées ; -- de témoignages extraits des divers livres de comptes d'Orléans, de Blois, etc., etc. (ainsi : les quittances relatives à l'équipement de la Pucelle, à son armure, à ses chevaux, etc., etc.), -- sans compter une foule de documents secondaires, mais intéressants, qu'il serait trop long d'énumérer ici.

Vous comprendrez, chers lecteurs, qu'à l'aide de ces matériaux, collectionnés, édités par M. Jules Quicherat avec tant de soins, de persévérance, d'érudition, ma tâche a été très-simplifiée ; je n'ai eu qu'à puiser à ces sources vives de l'histoire. Aussi, lors de tous les actes importants de la vie de Jeanne Darc, je pourrai vous faire entendre textuellement ses paroles ; les notes de renvoi aux documents authentiques viendront à l'appui de mon récit.

D'après ces explications, la complète exactitude de notre œuvre vous sera, je pense, suffisamment démontrée. Nous aborderons maintenant dans cette lettre ces diverses questions :

-- Du miraculeux dans la vie de Jeanne Darc.

-- Du génie militaire de Jeanne Darc.

-- Et enfin de la lutte de Jeanne Darc contre la haineuse envie des gens de cour et des gens de guerre.

Le PROCÈS de la Pucelle d'Orléans sera le sujet d'une lettre spéciale ; ce procès, dénouement de notre légende, est tellement incroyable, un machiavélisme infernal s'y mêle à tant d'épouvantables atrocités, qu'il nous a semblé indispensable de rapprocher immédiatement de la dernière partie de cet épisode les preuves irrécusables qui constatent sa véracité absolue. Ces preuves, placées ici, ne seraient peut-être plus assez présentes à votre mémoire, chers lecteurs, lorsque vous assisterez au martyre de Jeanne Darc ; vous pourriez nous soupçonner d'exagération dans cet effroyable tableau.

Cela dit, examinons les trois points capitaux de l'histoire de notre héroïne.

DU MIRACULEUX DANS LA VIE DE JEANNE DARC.

Il est un fait historique hors de toute discussion possible : « Jeanne Darc, dès l'âge de treize ans et demi, a eu des visions, des révélations ; elle a vu des saintes et un ange lui apparaître, elle a entendu leurs voix divines lui annoncer qu'elle était prédestinée à chasser les Anglais du royaume de France et à rendre à Charles VII sa couronne. »

La réalité de ces visions, de ces révélations, ressort d'innombrables témoignages contemporains et des aveux de Jeanne Darc, aveux réitérés, toujours identiques et empreints d'une irrécusable sincérité.

Ce fait a été diversement interprété.

Les crédules y ont vu la preuve surnaturelle, flagrante de l'action directe, positive, nous dirions presque personnelle de la Divinité sur la vie de la Pucelle d'Orléans.

Les sceptiques, au contraire, ont prétendu que Jeanne Darc avait été dupe de fantasmagories habilement mises en jeu pour frapper son imagination ; ou bien que, voulant se donner du relief, de l'importance, la bergère de Domrémy avait menti effrontément, en affirmant ses visions, ses révélations.

Enfin, le plus grand nombre ont accepté ces apparitions comme certaines, sans pouvoir rationnellement les expliquer.

Tel n'est point notre avis. Ce fait est parfaitement explicable, complètement expliqué au point de vue de la raison, de la science et de l'histoire.

La matière est délicate, chères lectrices, elle touche à une question physiologique et médicale, nous ne l'aborderons qu'avec une extrême réserve.

DAULON, écuyer de Jeanne Darc, qui ne l'a pas quittée durant sa vie militante, dépose ainsi lors du procès :

« ...... Dit qu'il a oy (entendu) dire à plusieurs femmes qui ont veue (vu) ladicte Pucelle par plusieurs fois nue, et sçu de ses secretz que oncques elle n'avait eu la secrète maladie des femmes, et que jamais nulle n'en put rien congnoître (connaître) et apercevoir par ses habillements ne (ni) autrement. » (Procès, t. III, p. 219.)

De cette déposition, il résulte que Jeanne Darc n'a jamais été sujette à certain phénomène particulier à son sexe.

Or, vous verrez, chers lecteurs, dans le cours de notre récit, comment aux approches de quatorze ans, âge de la puberté, un saisissement violent, causé par un spectacle horrible, a dû jeter une perturbation incurable dans l'organisation de la jeune fille ; quant aux conséquences presque toujours inévitables de ces désordres organiques, nous les exposerons en citant quelques passages d'œuvres physiologiques qui jouissent dans le monde savant d'une toute-puissante autorité :

« Dans la constitution actuelle de l'espèce humaine, la femme est sujette à un phénomène périodique qui revient exactement tous les mois, depuis l'âge de quatorze à quinze ans jusqu'à celui de quarante-cinq à cinquante ans, fonction caractéristique et nécessaire au sexe, et à laquelle toutes les autres fonctions semblent subordonnées ; sans lui, l'ordre des mouvements vitaux s'altère, etc. » (ROUSSEL, Syst. physiol. et moral de la femme, p. 151.)

Ainsi, la perturbation jetée dans certaines fonctions naturelles, particulières à la femme, auxquelles toutes les autres fonctions semblent subordonnées, altère l'ordre des mouvements vitaux, etc., etc.

Citons encore :

« Les praticiens ne sont-ils pas tous les jours appelés à constater combien la non apparition de cette fonction apporte de trouble, de désordres dans la santé des jeunes filles ; tantôt, c'est la fièvre ménorrhagique de l'âge pubère, la chlorose, l'hystérie, l'hallucination, etc., etc. (p. 377). La jeune fille arrive à l'âge de puberté, alors, étonnante métamorphose ! le corps prend un accroissement considérable, le cœur, plus énergique, donne lieu à une circulation plus active ; mais c'est dans le moral surtout que l'on observe des changements plus remarquables encore. Inquiète et rêveuse, la jeune fille ne sait à quoi attribuer le trouble qui l'agite (p. 379)... elle éprouve des vertiges, des anxiétés précordiales ; elle devient triste, mélancolique ; elle s'abandonne à des rêveries et verse des larmes involontaires sans connaître leur cause... À l'époque de la puberté, les facultés mentales de la femme se développent d'une manière surprenante, etc., etc. » (J. P. MAYGRIER, Dict. des Sciences méd., vol. XXXII, p. 381.)

D'où il suit que les jeunes filles, aux approches de l'âge pubère, semblent subir une sorte de transformation morale et physique ; et lorsque, par accident, le symptôme essentiel de la puberté n'apparaît pas, cette perturbation engendre de grands désordres dans leur santé : elles deviennent sujettes à des affections telles que l'hystérie, l'hallucination. Or, quels sont les caractères particuliers de l'hallucination ?

Écoutons un illustre savant étranger, dont les récents travaux semblent être, pour ce siècle du moins, le dernier mot de la science :

« Les HALLUCINATIONS sont les perceptions de sensations qui dépendent des causes internes, sans objet excitateur extérieur, et qui portent le caractère de l'énergie propre à chaque sens spécial. La personne atteinte d'hallucinations CROIT À LEUR RÉALITÉ, parce qu'elles ont lieu dans les sens et se produisent avec la réalité des phénomènes sensoriels (p 546). Voici quelques-uns de ces phénomènes :

» Immédiatement avant de s'endormir, pendant la veille et dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, qui ne se rappelle ces images fortement dessinées qui flottent devant les yeux avant que l'on s'endorme ? la clarté qui alors apparaît dans ces organes, quoiqu'ils soient fermés ? les apparitions et les métamorphoses si souvent brusques de ces images ? les sons que l'on entend tout à coup, sans nulle cause extérieure, COMME SI QUELQU'UN NOUS PARLAIT À HAUTE VOIX DANS L'OREILLE ? (Voir l'exposition détaillée de ces états dans Moritz et Pokel, liv. II, p. 38 ; -- Nasse, Anthropologie, t. III, p. 166 ; -- Mueller, p 20.)

» Ces phénomènes ont aussi lieu chez les personnes complétement éveillées. Aristote avait déjà fait cette remarque (Traité des Songes, chap. III) ; Spinosa aussi (Œuvres posthumes, epist. XXX) ; Grinthuisen également. J'ai été, autrefois, fort sujet moi-même à ce phénomène, pour lequel j'éprouve aujourd'hui moins de disposition. J'ai l'habitude, lors de ces visions, d'ouvrir les yeux sur-le-champ, de les diriger vers la muraille, où les images persistent encore quelque temps, puis elles s'effacent.

» D'après les informations que je prends auprès de mes élèves, j'ai acquis la conviction que, proportion gardée, il en est peu qui connaissent ce phénomène de vision ; un ou deux sur des centaines.

» Les maladies dans lesquelles on observe fréquemment des visions sont la fièvre, l'irritation du cerveau, etc., etc. Une simple excitation cérébrale sans délire peut causer des fantômes qu'aperçoivent ceux que l'on appelle visionnaires.

» Le visionnaire cité par Bonnet était un personnage considéré, jouissant d'une santé parfaite, d'un bon jugement, d'une mémoire excellente, et, quoique éveillé, il ne recevait aucune impression du dehors ; il apercevait de temps en temps des figures d'hommes, d'oiseaux. Ces visions faisaient sur lui une impression aussi vive que les objets eux-mêmes ; il appréciait très-bien sa situation et savait redresser ses premiers jugements.

» Un visionnaire célèbre, NICOLAÏ, fut sujet à ces phénomènes ensuite de l'omission d'une saignée et d'une application de sangsues dont il avait contracté presque chaque mois l'habitude. Tout à coup, après une vive émotion, il aperçut devant lui la figure d'une personne morte ; et le même jour il passa devant ses yeux diverses autres figures, ce qui se répéta les jours suivants. Les fantômes se montraient le jour comme la nuit et revêtus de couleurs, mais plus pâles que ceux des objets naturels ; au bout de quelques jours, ces fantômes commencèrent aussi à parler.

» Un cas fort rare est celui où un individu parfaitement sain de corps et d'esprit a la faculté, en fermant les yeux, d'apercevoir réellement les objets qu'il lui convient de voir. L'histoire moderne cite un petit nombre de ces phénomènes, entre autres l'illustre GŒTHE et Cardan.

» GŒTHE dit : -- Lorsque, en fermant les yeux et baissant la tête, je me figure voir une fleur, cette fleur ne conserve pas un seul instant sa forme première ; elle se décompose aussitôt, et de son intérieur naissent d'autres fleurs à pétales colorés ou parfois verts, figures fantastiques, régulières cependant comme les rosaces des sculpteurs.

» J'ai eu, en 1828, l'occasion de m'entretenir avec Goëthe sur ce sujet, qui avait pour nous deux un égal intérêt. Sachant que, tranquillement assis dans mon lit, les yeux fermés sans dormir, j'apercevais fréquemment des figures que je pouvais très-bien observer, Goëthe était fort curieux d'apprendre ce que j'éprouvais alors. Je lui dis que ma volonté n'avait aucune influence sur la production de ces figures, et que jamais je ne distinguais rien de symétrique, rien qui eût le caractère de la végétation ; Goëthe, au contraire, avait la faculté d'établir à volonté le thème, qui se transformait ensuite d'une manière involontaire, mais toujours obéissant aux lois de l'harmonie et de la symétrie. Différence entre lui et moi ; lui qui possédait l'imagination poétique au plus haut degré de développement, tandis que je consacre ma vie à l'étude de la nature et de la réalité. » (Manuel de Physiologie, par J. MUELLER, professeur d'anatomie et de physiologie à l'Académie de Berlin, traduit par LITTRÉ, membre de l'Institut, etc., etc., v. II, p. 547 à 549. -- 1851.)

Vous le voyez, chers lecteurs, GŒTHE, l'un des plus grands génies des temps modernes, était sujet à de certaines visions, ainsi que l'auteur que nous venons de citer. Ce dernier a connu dans sa longue carrière scientifique des hommes parfaitement sains de corps et d'esprit qui, par suite de la simple omission d'une saignée, ont eu des visions, ont entendu la voix des fantômes ; le souvenir ou la présence de ces apparitions ne troublait en rien leurs facultés intellectuelles, leur jugement. Complétons cette étude physiologique par une dernière citation, empruntée à un autre savant d'une renommée européenne :

« ... Le cerveau, mis en action par une impression violente, peut être fortement ébranlé, et cet ébranlement déterminer un état convulsif du cerveau qui produit les hallucinations, les visions les plus multipliées.

» Ces idées, ces images, sont ordinairement relatives aux occupations de corps et d'esprit auxquelles se livrait l'halluciné ; ou bien elles se lient à la nature de la cause même qui a produit l'ébranlement du cerveau... »

Vous comprendrez toute l'importance de l'assertion scientifique précédente, chers lecteurs, lorsque vous saurez comment et pourquoi Jeanne Darc, depuis l'âge de quatorze ans jusqu'à sa dix-septième année, fut constamment absorbée, obsédée par la pensée de mettre un terme aux maux affreux déchaînés sur la France par la domination anglaise, maux dont la famille Darc avait souvent cruellement souffert, ainsi que tant d'autres familles de laboureurs.

Continuons nos citations.

« Exemples (dit notre auteur) : Un homme est arrêté, jeté dans un cachot, rendu peu de temps après à la liberté ; il voit, il entend partout des dénonciateurs, des agents de police prêts à l'arrêter de nouveau.

» 2° Une femme lit un ouvrage fantastique sur le sabbat ; son esprit se frappe, elle se voit transportée au sabbat ; elle est témoin de toutes les pratiques dont elle a lu la narration avant sa vision.

» 3° Une dame lit dans un journal le récit de l'exécution d'un parricide ; elle voit partout une tête ensanglantée séparée du tronc et couverte d'un crêpe noir. Cette vision inspire à cette dame une horreur inexprimable et lui fait tenter plusieurs moyens de se détruire (p. 69).

» L'hallucination peut encore dépendre des répétitions multipliées des mouvements du cerveau pour approfondir quelque sujet... Dès lors, l'action intérieure du cerveau prévaut sur celle des sens externes ; dès lors est brisée la marche naturelle de l'entendement humain ; dès lors il y a délire, il s'établit une sorte d'à-parte chez les visionnaires, de même qu'il s'en établit parfois chez les personnes les plus raisonnables, absorbées ou préoccupées par quelque profonde méditation (p. 70).

» Quelquefois les hallucinations sont fugaces, confuses ; mais le progrès de la maladie les rend aussi distinctes que les sensations actuelles. Souvent, au milieu d'une conversation, l'halluciné s'arrête pour contempler l'objet qu'il croit voir ou pour répondre aux voix qu'il croit entendre.

» Les hallucinations se retrouvent fréquemment chez les personnes atteintes de mélancolie, de manie, d'extase, d'hystérie ; celle-ci le plus fréquemment provoquée chez les femmes par la suppression du flux périodique.

» Les hommes les plus remarquables par la capacité de leur intelligence, par la force de leur esprit, ne sont point à l'abri du phénomène de l'hallucination, souvent causée chez eux par une forte contention d'esprit (p. 71).

» Ainsi un halluciné entend parler, interroge, répond, tient une conversation suivie, et personne ne lui parle, nulle voix n'est à sa portée, tout autour de lui est dans un profond silence...

» Un autre voit le ciel ouvert et contemple Dieu face à face... Darwin raconte qu'un étudiant qui jusque-là avait toujours joui d'une bonne santé rentre chez lui, assurant ses camarades qu'il mourrait dans trente-six heures ; Hufeland le guérit, et ce jeune homme lui avoua que la veille il avait vu une tête de mort et entendu une voix qui lui avait dit : Tu mourras dans trente-six heures.

» Une fille très-préoccupée des malheurs du temps voit Dieu sous la figure d'un vieillard à barbe blanche, qui lui dévoile l'avenir et lui ordonne d'en informer le chef du gouvernement.

» J'ai vu à la Salpétrière une femme à qui Jésus-Christ apparaît chaque soir, sous la figure d'un beau jeune homme brun ; toutes les nuits les plus belles étoiles viennent éclairer sa demeure ; elle sent l'oranger, le jasmin. Jésus-Christ lui promet les plus grandes prospérités pour la France... et une rente pour elle-même (p. 65).

» Les sensations des hallucinés sont des idées, des images reproduites par la mémoire, rendues visibles par l'imagination, personnifiées par l'habitude ; l'homme en cet état donne un corps aux produits de son entendement, il rêve éveillé. Mais chez celui qui rêve, les idées de la veille se continuent souvent pendant le sommeil ; tandis que l'halluciné achève son rêve après le sommeil. L'halluciné n'est jamais surpris des images qu'il croit voir ; leur conviction à ce sujet est si entière, si franche, qu'ils raisonnent, jugent et se déterminent en conséquence de leur hallucination.

» J'ai connu des hallucinés qui, après leur guérison, me disaient : -- J'ai vu, j'ai entendu aussi distinctement que je vous vois et que je vous entends (p. 68). Ils racontent leurs visions avec un sang-froid qui n'appartient qu'à la conviction la plus intime.

» J'ai donné des soins à un ancien négociant qui, après une vie très-active, fut frappé de la goutte sereine. Quelques années plus tard, il devint halluciné ; il parlait à haute voix avec des personnes qu'il croyait voir et entendre.

» Les hallucinations ne sont donc ni de fausses sensations, ni des illusions des sens, ni des perceptions erronées, puisqu'elles subsistent en dehors des objets extérieurs agissant sur les sens (p. 68). Elles sont donc réelles aux yeux du corps et de l'esprit de l'halluciné ? Elles sont donc réelles par rapport à lui ? » (ESQUIROL, Dictionnaire des Sciences médicales, V. XX, H-B-HEM.)

Enfin, voulez-vous, chers lecteurs, à l'appui des faits précités un fait récent qui date d'hier ?

Nous lisons dans la Presse du 13 octobre 1853 une lettre de l'un de nos anciens collègues à l'Assemblée nationale. Nous avons en lui toute créance, nous connaissons l'élévation de son intelligence, sa grande valeur de légiste, le charme de son esprit, la vigueur de son éloquence, et surtout l'honorabilité de son caractère. Il peut exprimer à cette heure des convictions radicalement opposées aux nôtres ; mais nous ne mettons pas un moment en doute sa parfaite sincérité. Voici sa lettre, citée dans la Presse :

« L'Indépendance belge publie une nouvelle lettre de M. VlCTOR HENNEQUIN, ainsi conçue :

» Paris, 11 octobre 1853.

» Monsieur le Rédacteur,

» On m'a assuré que votre journal avait annoncé la prochaine publication de : SAUVONS LE GENRE HUMAIN ! livre rédigé par moi en collaboration avec l'me de la terre.

» Malheureusement, nous ne sommes pas si avancés. Je dis nous ; car je n'ai pas l'orgueil de m'isoler en qualité d'auteur de la puissance qui m'inspire.

» Le Directeur de la librairie a répondu à ma demande d'autorisation pour imprimer par un refus.

» Je suis en appel auprès de M. le Ministre de l'Intérieur, dont je n'ai pas encore reçu le dernier mot.

» Il me serait pénible de tenter une publication hors de France ; et j'espère que le gouvernement de ce pays sera sensible aux observations que voici :

» Mon livre ne discute aucune religion établie.

» Il admet la théorie de Jean Journet, bien connue comme inoffensive, en substituant à l'attraction passionnelle, aveugle et fatale, la conscience et la volonté ; en supprimant la science d'amour ; en plaçant la conservation de la famille et de son intérieur avant les prodiges d'ordre matériel que l'association peut enfanter.

» La théorie que j'enseigne est une théorie de conservation qui respecte toutes les positions et tous les droits...

» Repousser un appui donné par Dieu serait une erreur qu'on ne commettra pas, je l'espère.

» Dans tous les cas, ma plume a été guidée, J'AI ENTENDU DES VOIX, j'en entends encore ; des idées fécondes et lumineuses prennent vie continuellement sur mon papier. Je n'ai pas encore le droit, suivant les hommes, de produire ces enseignements au grand jour ; mais devant le ciel, mon devoir est de croire qu'une révélation ne saurait périr dans une impasse.

VICTOR HENNEQUIN. »

Donc, M. Victor Hennequin, aujourd'hui, en plein dix-neuvième siècle, a entendu des voix divines lui dicter un livre destiné à sauver le genre humain, de même Jeanne Darc entendait des VOIX qui lui conseillaient aussi de sauver la France en la délivrant du joug des Anglais !

S'ensuit-il qu'il y ait miracle ? action directe, personnelle de la Divinité à l'endroit de M. Victor Hennequin ?

Vous ne pouvez, non plus que nous, chers lecteurs, le penser. M. Victor Hennequin est simplement sujet à l'un de ces phénomènes d'hallucination dont il est question dans les auteurs que nous venons de citer, phénomènes auxquels sont souvent sujets les hommes les plus remarquables par la puissance de leur esprit, par la fermeté de leur intelligence, dit le docteur Mueller, en citant à l'appui de son affirmation : Socrate, Aristote, Spinosa, Cardan, Goëthe. La concordance est frappante. Il se peut que M. Victor Hennequin écrive un livre très-éloquent sous la dictée des voix qu'il croit entendre, qu'il entend ; mais qui ne sont que l'écho extérieur de la voix interne de ses convictions.

Nous croyons avoir rationnellement établi que Jeanne Darc, par suite de graves désordres jetés dans son organisation physique vers l'âge de treize à quatorze ans, devint désormais sujette à des hallucinations, durant lesquelles la jeune fille croyait voir, ou plutôt voyait, entendait des saintes lui disant : « Tu sauveras la France, tu chasseras l'étranger, tu rendras à ton roi sa couronne. »

Enfin notre récit vous démontrera jusqu'à la plus complète évidence, chers lecteurs, qu'en raison d'un étrange concours d'événements politiques, de circonstances résultant de son naturel, de ses habitudes, de son caractère, des tendances de son esprit, de son éducation, de son entourage, et même de la localité de sa demeure, Jeanne Darc devait être singulièrement prédisposée à ces hallucinations. Parmi ces prédisposants, il est mention d'une légende très-populaire, dont, enfant, elle avait été pour ainsi dire bercée ; cette légende, attribuée à MERLIN, barde gaulois du sixième siècle, prédisait que la Gaule, perdue par une femme, serait sauvée par une vierge des marches (frontières) de la Lorraine et d'un bois chesnu (de chênes) venue...

Or, la famille Darc habitait Domrémy, village des frontières de la Lorraine et voisin d'un vieux bois de chênes.

Le miraculeux, nous l'espérons, a en partie disparu de la vie de notre héroïne ; la cause toute matérielle, toute physiologique de ses visions, de ses révélations, est connue, constatée, expliquée. C'est beaucoup à notre point de vue rationaliste ; mais cela ne suffit point... Abordons la seconde question.

DU GÉNIE MILITAIRE DE JEANNE DARC

Ici encore, l'on a invoqué le surnaturel, afin d'expliquer un fait en apparence inexplicable. L'on n'a pu croire humainement possible qu'une pauvre paysanne de dix-sept ans, quittant les champs paternels pour prendre le commandement d'une armée, ait pu, sans miracle, devenir l'un des plus fameux capitaines de son siècle.

Et d'abord, ainsi que vous le verrez dans notre récit, chers lecteurs, Jeanne Darc n'était pas, tant s'en faut, étrangère aux choses militaires, lorsqu'elle partit de Domrémy pour aller faire lever le siège d'Orléans ; elle vivait depuis trois ans au milieu des sanglantes péripéties d'une guerre acharnée. À cette rude école des batailles, fructifia, se développa le germe du génie militaire dont Jeanne était douée, comme tant d'hommes obscurs devenus un jour généraux illustres, comme MARCEAU, comme HOCHE, ces deux héros républicains dont la gloire rayonne d'un éclat si pur... Comme eux aussi, Jeanne Darc, enflammée du plus ardent patriotisme, ressentait une sainte horreur de l'étranger, qui tant de fois avait, sous ses yeux, mis à feu, à sac et à sang la vallée où elle était née. Enfin, comme Hoche et Marceau, comme les volontaires de cette époque immortelle... 1792 !... Jeanne ne voyait pas dans l'état de chef de guerre (ainsi que l'on disait alors) un sanguinaire et lucratif métier ; mais l'accomplissement du plus sacré des devoirs : chasser l'ennemi du sol de la patrie.

En un mot, ainsi que Hoche et Marceau, Jeanne Darc, par son courage, par son patriotisme, par son génie militaire, remporta d'éclatantes et surtout de fécondes victoires. Or, a-t-on jamais attribué les admirables faits d'armes des deux généraux républicains à quelque intervention miraculeuse ? Pourquoi ne pas admettre cette réalité si simple, si humaine : à savoir, que Jeanne Darc était née grand capitaine, de même que, de nos jours, de pauvres pâtres ignorants sont nés grands géomètres, grands artistes ?

Ajoutons enfin que la vocation militaire de Jeanne Darc était universellement reconnue par ses contemporains ; ils voyaient en elle beaucoup moins l'inspirée que la guerrière pratique. Les textes que nous allons, à ce sujet, mettre sous vos yeux, chers lecteurs, sont formels ; plusieurs d'entre eux insistent même sur les qualités particulières du génie militaire de l'héroïne, qui savait surtout tirer un excellent parti de l'artillerie, alors dans son enfance.

Nous citons :

« ... Ainsi que je l'ai dit plus haut, la Pucelle était d'une complète innocence, sinon pour le métier des armes, dont elle parlait à la grande admiration des hommes de guerre. » (Dép. de MARGUERITE DE TOUROUDE, Procès, vol. III, p. 88.)

« ... Il dépose enfin qu'en toutes choses Jeanne était d'une simplicité juvénile, sauf en ce qui touche les faits de guerre, où elle était extrêmement experte, tant pour mettre l'armée en bataille que pour commander ; elle savait aussi très-bien ordonner les manœuvres de l'artillerie. Et de cela on s'étonnait fort ; car elle agissait avec tant d'art et de prudence en fait de guerre que l'on eût dit un capitaine ayant fait la guerre depuis vingt ou trente ans. » (Dép. du DUC D'ALENÇON, t. III, p. 100)

« ... Dans lesdits assauts, Jeanne montra une telle valeur et une telle connaissance de la guerre, que le meilleur capitaine n'eût pas mieux agi ; et tous admiraient sa bravoure et son aptitude militaire. » (Dép. du SIRE DE TERMES, t. III, p. 119.)

« ... En dehors du fait de guerre, elle était simple et innocente ; mais pour la conduite et l'ordonnance d'une armée, ainsi que pour animer, entraîner les soldats, elle se comportait comme le plus subtil capitaine du monde, et comme si elle eût depuis longtemps connu le métier des armes. » (Dép. de HAIMOND DE MACY, t. III, p. 190.)

« ... Il a entendu dire à plusieurs capitaines qu'elle était très-savante dans l'art de la guerre, et ils admiraient sa science en cela. » (Dép. de PIERRE MILET, t. III, p. 128.)

« ... En toute autre chose que dans les faits de guerre, où elle était admirable, elle était d'une grande innocence. » (Dép. d'ANIAN VIOLE, t. III, p. 128.)

« ... Jeanne parlait aussy savamment de la guerre, et comme capitaine sçavoit la faire ; et quand le cas advenoit que dans l'ost (l'armée) il y avoit autant cry ou effroy de gens d'armes, elle venoit à pié ou à cheval, aussy vaillamment comme capitaine de compagnie l'eût sceu (su) faire, en donnant cuer (cœur) et hardement (hardiesse) à tous les aultres... Et en toutes les aultres choses étoit bien simple personne et de belle et honnête vie. » (JEAN CHARTIER, t. IV, p. 64.)

« ... La Pucelle fut armée et montée à Poitiers, puis s'en partit en chevauchant ; portoit aussi gentilement son harnois (son armure) que si elle n'eust faict aultre chose en sa vie, dont plusieurs s'émerveilloient ; mais bien davantage les capitaines des réponses qu'elle fesoit sur les choses de la guerre. » (CHRONIQUE DE LA PUCELLE, t. IV, p. 212-213.)

»... Quand on parloit de guerre ou qu'il falloit mettre les soldats en ordonnance, il fesoit bel ouyr et voir la Pucelle faire ses diligences ; et si on crioit auculnes fois : Aux armes ! elle étoit la plus diligente et la première, soit à pié ou à cheval ! Et estoit une très-grande admiration aux capitaines de l'entendement qu'elle avoit des choses de la guerre. » (PIERRE SALA, t. IV, p. 249.)

Nous terminerons ces extraits par un admirable portrait de Jeanne Darc au point de vue militaire, dû à la plume éloquente d'ALAIN CHARTIER. Malheureusement notre traduction ne rendra jamais l'énergique concision, le coloris, la vigueur de la prose latine ; essayons cependant :

« Ne paraît-il pas surprenant que la Pucelle ait fait tant d'admirables choses en si peu de temps ? Mais quoi d'étonnant ? Quelle est la qualité nécessaire aux capitaines que Jeanne ne possède pas ? Est-ce la science militaire ? La sienne est admirable. Est-ce le courage ? Le sien excelle sur tous les autres. Est-ce la promptitude ? La sienne est sans égale. Est-ce la justesse de coup d'œil ? la hardiesse dans l'attaque ? Elle réunit ces avantages à un suprême degré : à l'heure du combat, elle commande l'armée, choisit le champ de bataille, assigne à chacun son poste, donne le signal de l'action, frappe son cheval de l'éperon, et, impétueuse, s'élance sur l'ennemi... Elle a vaincu les féroces Anglais, rallumé l'audace de la Gaule (Gallicam) ; elle a relevé la Gaule de ses ruines ! Ô vierge sans égale ! digne de toute gloire ! de toute louange ! digne des honneurs divins ! honneur du royaume ! lumière des lis ! tu es non-seulement la gloire des Gaulois (Gallorum), mais de tous les chrétiens ! Si Troie se souvient et s'enorgueillit d'Hector, la Grèce d'Alexandre, l'Afrique d'Annibal, l'Italie de César, et de tant d'illustres capitaines, la Gaule (Gallia) doit s'enorgueillir de la Pucelle ! etc., etc. » (Lettre d'ALAIN CHARTIER À AMÉDÉE VIII, DUC DE SAVOIE. Deliciæ cruditorum, t. IV, p. 36 ; ap. J. QUICHERAT, t. V, p. 131.)

DE LA LUTTE DE JEANNE DARC CONTRE LA HAINEUSE ENVIE DES GENS DE COURS ET DES GENS DE GUERRE.

Nous l'avouerons, chers lecteurs, le caractère de Jeanne Darc, son patriotisme, nous inspirent peut-être encore plus d'admiration que son génie militaire. Cette jeune fille, D'UNE SI BELLE ET SI HONNÊTE VIE, comme dit le chroniqueur Jean Chartier, cette jeune fille fut sublime de courage moral, de dignité, d'abnégation, dans ses luttes opiniâtres contre l'ignoble couardise de Charles VII et contre la jalousie féroce de ses généraux ou de ses courtisans. Plus d'une fois nos yeux se sont mouillés de larmes en songeant à ce que cette âme virginale et tendre, loyale et naïve, dut souffrir dans ses rapports avec ce prince égoïste et ces hommes indignement corrompus ! Vous partagerez, nous l'espérons, notre émotion, chers lecteurs ; et sans anticiper sur ce récit navrant, où notre héroïne se montre sous un jour tout nouveau, nous voulons cependant, texte en main, prouver ceci :

« Toutes les importantes opérations militaires de Jeanne Darc, auxquelles la France dut son salut, ont été ouvertement ou sournoisement, traîtreusement entravées, soit par les conseillers du roi, soit par le roi lui-même, soit par les généraux obligés d'apporter le concours de leurs soldats à la guerrière. Leur haine, leur envie implacables l'ont poursuivie jusqu'à sa mort ; leur trahison infâme l'a fait tomber aux mains des Anglais, et ceux-ci ont livré l'héroïne au tribunal ecclésiastique composé de prêtres français qui l'ont condamnée au bûcher. »

La ligue de ces courtisans, de ces capitaines, de ces prêtres, contre une pauvre fille dont le seul crime était de les primer tous, par le génie, par le cœur, et surtout par son amour pour le pays... cette lâche et odieuse ligue vous semble impossible, chers lecteurs ? Et pourtant, vous verrez se dérouler, se dénouer cette abominable trame ; mais, quant à présent, bornons-nous à quelques preuves à l'appui de notre affirmation :

Jeanne Darc arrive à Orléans le samedi soir 30 avril 1429 ; elle sent la nécessité d'une attaque prompte, décisive, et, après être allée examiner les retranchements ennemis, avoir mûri son plan de bataille, elle convoque les capitaines.

« La Pucelle requit les chefs de guerre que le jour de l'Ascension ils allassent avec elle attaquer la redoute de Saint-Laurent, où se trouvaient les plus considérables des chefs anglais, disant que l'heure était venue et qu'on la prendrait. Mais les chefs ne voulurent pas guerroyer en cette journée par révérence pour l'Ascension. L'on convint que le lendemain on attaquerait les retranchements du côté de la Sologne et du pont, afin de pouvoir avitailler la ville par le Berry. Ce délai, cette journée perdue, causèrent une grande déplaisance à la Pucelle, qui s'en tint mécontente des capitaines et des chefs de guerre. » (Vol. IV, p. 225.)

Quelques jours après, malgré le mauvais vouloir des capitaines, Jeanne Darc, par des prodiges de valeur et d'intelligence de la guerre, avait enlevé presque toutes les positions des Anglais. Quoique grièvement blessée deux fois, elle veut achever son œuvre et, le lendemain, au point du jour, assaillir l'ennemi, déjà démoralisé par ses précédentes défaites ; que répondent les capitaines :

« Ce même jour après souper, les capitaines dirent à Jeanne qu'ils voyaient bien qu'ils étaient peu au vis-à-vis des Anglais ; et que la ville étant ravitaillée, ils pouvaient attendre des secours du roi, et que le conseil de guerre trouvait fort imprudent de sortir le lendemain, de quoi la Pucelle fut grandement courroucée. » (T. III, p. 109.)

Il va de soi que Jeanne Darc, sortant malgré la décision du conseil de guerre, remporta une nouvelle victoire. D'autres fois, elle commandait aux capitaines de conduire leurs compagnies à l'assaut ; ils éludaient ou n'exécutaient qu'à demi ses ordres. Mais la vaillante marchait toujours au combat, suivie des milices bourgeoises d'Orléans, qui ne lui firent jamais défaut et se montrèrent héroïques dans ce siège. Ainsi, nous lisons :

« ... Tous ne la suyrent (suivirent) pas, comme elle cuydoit (voulait) ; et accompagnée de peu de monde, elle alla attaquer la bastille Saint-Augustin, son étendard à la main, fit sonner trompilles et donna le signal de l'assaut. Elle se logea pour la nuit dans cette bastille, et dit : -- Nous aurons demain les tours de la redoute du pont ; je ne rentrerai dans Orléans que lorsqu'il sera en la main du roy Charles. » (PERCEVAL DE CAGNY, t. IV, p. 9.)

Et ailleurs nous lisons encore :

« Jeanne, contrairement à l'avis de plusieurs chefs de guerre, qui prétendaient qu'elle mettait les soldats du roi en un grand danger, se fit ouvrir la porte de Bourgogne, petite porte près d'une grosse tour ; et elle passa l'eau, afin d'aller attaquer les redoutes du pont. » (Dép. de LOUIS LE CONTE, t. III, p. 70.)

Le même fait est rapporté par un autre chroniqueur, avec plus de détails ; il en appert que cette fois l'un des capitaines voulut employer la violence pour empêcher Jeanne d'aller attaquer et vaincre les Anglais :

« Le jour de l'attaque de la redoute de Saint-Augustin, le sire de Gaucourt, qui était chargé de la direction des soldats du roi et de ceux des chefs de guerre, trouva mauvais que Jeanne fît une sortie, et garda lui-même la porte de Bourgogne, afin d'empêcher personne de sortir.

» Jeanne arriva à la tête de beaucoup de bonnes gens d'Orléans armés, afin d'aller attaquer ladite bastille ; le sire de Gaucourt s'opposant au passage de Jeanne, elle lui dit :

» -- Vous êtes un mauvais homme ! Que vous le vouliez ou non, mes hommes me suivront et vaincront comme ils ont déjà vaincu.

» Et malgré le sire de Gaucourt, les bonnes gens d'Orléans sortirent en armes et attaquèrent et enlevèrent la bastille de Saint-Augustin. Le sire de Gaucourt se plaignit ce jour-là d'avoir été en un grand péril. » (Dép. de SIMON CHARLES, MAÎTRE DES REQUÊTES, t. III, p. 117.)

Les bonnes gens d'Orléans, bourgeois et artisans armés, ayant naturellement à cœur la prompte levée du siège de leur cité, prêtaient à Jeanne Darc un énergique concours. Ce fut toujours à la tête de ces vaillants soldats citoyens qu'elle accomplit les plus beaux faits d'armes de ce siège mémorable. Ainsi, nous lisons :

« Le samedy, septième jour de may, environ le soleil levant, par l'accord et consentement des bourgeois d'Orléans, mais CONTRE L'OPINION ET LA VOLONTÉ DE TOUS LES CHEFS ET CAPITAINES qui estoient là de par le roy, la Pucelle se partit à tout effort et passa la Loire, pour assaillir les Tournelles ; et les bonnes gens d'Orléans lui baillèrent canons et couleuvrines pour cet assaut. » (CHRONIQUE DE LA PUCELLE, vol. IV, p. 227.)

Non-seulement les contemporains signalent ce désaccord entre les citoyens de la ville et les chefs de guerre, mais les chroniqueurs sont très-explicites à l'endroit de l'envie et de la haine dont les capitaines poursuivaient Jeanne Darc :

« Jehane la Pucelle, contre l'opinion de tous les capitaines, chiefs de guerre et autres, fesoit souvent de belles entreprises sur les ennemis, dont toujours bien lui prenoit, etc., etc.... De quoi les gens de guerre étoient COURROUCÉS et moult ébahis. » (JEAN CHARTIER, t. IV, p. 59-60.)

Et puis qu'est-ce que c'était que Jeanne Darc ? une fille de labour ? Et cette vilaine prétendait commander à de nobles capitaines ! Citons toujours :

« ... Le lendemain de son arrivée à Orléans, la Pucelle voulut conduire les troupes au combat ; la plupart des chefs de guerre se récrièrent sur cette témérité ; une vive querelle s'émut dans le sein du conseil de guerre entre la Pucelle et le sire de Gamaches courroucé de voir UNE PÉRONNELLE DE BAS LIEU commander à tant de gentilshommes ! » (Vie de GUILLAUME GAMACHES, p. 76.)

Autre fait capital : le conseil royal de Charles VII était présidé par le sire Georges de la Trémouille ; il avait, ainsi que ses complices du conseil (vous les verrez à l'œuvre), un puissant intérêt à ce que la guerre contre les Anglais s'éternisât. De là les haines acharnées de ces courtisans contre Jeanne Darc, de là leurs constants efforts afin de traverser tous ses projets. Citons encore, citons toujours :

« ... Et par le moïen d'icelle, Jehanne la Pucelle, venoient tant de gens de toutes parts devers le roy pour le servir à leurs dépens, que on disoit que ycellui de la TRIMOÏLLE ET AUTRES DU CONSEIL DU ROY EN ESTOIENT BIEN COURROUCHIEZ (courroucés) que tant y en venoient, et disoient plusieurs que si ledit sire de la Tremoïlle et aultres du conseil du roy eussent voulu accueillir tous ceulx qui venoient au service du roy, qu'ils eussent peu (pu) légièrement (facilement) recouvrer tout ce que les Anglois tenoient dans le royaulme de France ; et n'osoit en parler, pour cette heure, contre le dit sire de la Trimoïlle, combien (malgré que) chacun véoit (voyait) clèrement que la faulte venoit de lui... Et disoit on qu'il avoit fort entreprins (dominé) le gouvernement du roy et du royaulme de France, et pour celle cause grant question et débat s'esmeult (s'éleva) entre ycellui sire de la Trimoïlle et le comte de Richemont, connestable de France ; ycellui avoit bien en sa compaignie douze cents combattants, il fallut qu'il s'en retournast avec eux, et aussy (ainsi) firent plusieurs aultres seigneurs et capitaines desquels le sire de la Trimoïlle se doubtoit (se défiait), dont ce fut là grant dommage pour le roy et son royaulme. » (Chronique de JEAN CHARTIER, manuscrit n° 8350 de la Bibliot. nationale ; ap. J. QUICHERAT, t. IV, p. 70-71.)

Le patriotisme de Jeanne Darc est d'autant plus admirable qu'elle n'ignorait pas les exécrables machinations tramées autour d'elle, et par deux fois, ainsi que vous le verrez, chers lecteurs, elle fut sur le point d'abandonner à ses destinées Charles VII, ce misérable roi dont la crasse insouciance et la lâcheté indignaient la grande âme de la guerrière ; mais, guidée par son excellent bon sens, elle comprenait qu'à cette époque le roi c'était la France, et, abreuvée de dégoûts, entourée d'ennemis déclarés ou cachés, tremblant, à chaque pas de la voie glorieuse qu'elle poursuivait, de tomber dans un piège ténébreux, l'héroïne plébéienne accomplit sa tâche avec un invincible dévouement au pays, jusqu'au jour où, trahie devant Compiègne, elle fut livrée aux Anglais. Les preuves, les causes de cette abominable trahison, les voici ; elles sont claires et nettes :

« Ladite Pucelle fut trahie et BAILLÉE AUX ANGLAIS devant Compiègne par félonie. » (THOMASSIN, Registre delphinal, c. XIII.)

« ... Jehanne fut prinse (prise), et ce firent faire par envie les capitaines de France, pource que, si aucuns faictz d'armes se faisoyent, la renommée disoit par tout le monde que la Pucelle les avoit faictz. » (CHRONIQUE DE NORMANDIE, c. y.)

« ... Ladite Pucelle ung bien matin, fist dire messe à Saint-Jacques... puis se retira près d'ung des pilliers de l'église, et dit à plusieurs bonnes gens de la ville de Compiègne qui étoient là (et il y avoit cent ou six-vingts petits enfants qui moult (beaucoup) desiroyent à la voir) : Mes amis, je vous signifie que l'on m'a vendue et trahie, et que de brief, je serai mise à mort... » (Mirouër des femmes vertueuses. Ap. J. QUICHERAT, t. IV, p. 272.)

« ... Il fut dit à la Pucelle par ses voix qu'elle seroit prise... et le lui dirent par plusieurs fois, et comme tous les jours, mais ne lui dirent point l'heure, et si elle l'eust sceu, elle n'y fust pas allée. » (Procès de Con., t. I, p. 115.)

« ... Encore fut dit pour le temps que la Pucelle conseilloit au bon roy Charles d'aller devant Paris, et disant qu'on le prendroit, mais ung sire de la Trimouille, qui gouvernoit le roy, descria icelle chose, et fut dict qu'il n'étoit mie bien loyau audit roy son seigneur et qu'en envie des faits que Jehanne fesoit IL FUT COUPABLE DE SA PRISE. » (LE DOYEN DE SAINT THIBAUT, Chronique de Metz ; ap. QUICHERAT, t. IV, p. 323.)

« ... Il vit ladite Jeanne à Châlons avec quatre personnes du village de Domrémy, et elle leur disoit qu'ELLE NE CRAIGNAIT RIEN... SINON LA TRAHISON. » (Dép. de GIRARDIN D'ÉPINAL. Procès, vol. II, p. 421.)

Enfin, les sinistres pressentiments de Jeanne ne l'ont pas trompée ; elle est trahie, livrée, puis vendue aux Anglais pour dix mille écus d'or. Un prélat, l'évêque de Chartres, l'un des membres les plus influents du conseil de Charles VII, qui devait sa couronne à l'héroïne, donne avis de cette prise aux échevins de Reims. A-t-il un mot de pitié en annonçant ce malheur public ? Jugez-en, chers lecteurs, par l'analyse de la lettre de l'évêque de Chartres, conservée au dépôt des archives de Reims :

« ... L'évêque de Chartres (dit Jean Rogier, l'analyste) donne advis de la prise de Jeanne la Pucelle, devant Compiègne, pour ce qu'elle ne vouloit croire conseil, ainsi fesoit tout à son plaisir... Et sur ce qu'on lui dict : que les Anglois feroient mourir la pucelle Jehanne, il répondit (l'évêque de Chartres) que tant plus leur en mescherroit et que Dieu avoit souffert que l'on prît Jehanne pour ce qu'elle s'estoit constitué en orgueil, et pour les habits d'homme qu'elle avoit pris, et qu'elle n'avoit fait rien de ce que Dieu commande. » (ROGIER, t. V, p. 168-169 ; ap. QUICHERAT.)

Hélas ! ces quelques mots du prélat, conseiller de Charles VII, renfermaient le germe de l'épouvantable procès d'hérésie, intenté plus tard à Jeanne Darc, et ensuite duquel elle fut brûlée vive... Mais nous l'avons dit, chers lecteurs, ce procès sera l'objet d'une lettre spéciale.

Ainsi donc, nous croyons avoir rationnellement, historiquement, démontré ceci :

-- Il n'y a rien de miraculeux dans les divers événements de la carrière de Jeanne Darc, si extraordinaires qu'ils paraissent.

-- Elle était naturellement douée d'un grand génie militaire.

-- Enfin, l'œuvre patriotique de l'héroïne plébéienne a été d'autant plus admirable qu'il lui fallut non-seulement combattre l'ennemi, mais encore opiniâtrement lutter contre la lâcheté de Charles VII, contre les manœuvres souterraines des courtisans et des capitaines de ce roi qui l'ont indignement trahie et livrée...

Ceci dit, et nous le pensons prouvé, textes en main, vous allez, chers lecteurs, suivre Jeanne Darc depuis son enfance jusqu'à l'heure de son supplice... bien courte vie... hélas... l'infortunée n'avait pas dix-neuf ans lorsqu'elle fut brûlée...

EUGÈNE SUE.

SAVOIE. -- Annecy-le-Vieux, 24 octobre 1853.

Nous avons joint à notre récit un plan du siège d'Orléans et des retranchements anglais, afin de faciliter par cette carte l'intelligence de notre récit. -- Plusieurs de nos lecteurs s'étant plaints du caractère presque microscopique des lettres servant d'introduction, nous avons engagé notre éditeur à faire désormais composer les lettres conformément au texte courant.

E. S.

1 L'arrêt est textuel. Voir Bibliothèque hist., page 284. Au dos de la pièce originale sont écrits ces mots : Cette sentence fut prononcée par la sénéchaussée le mercredi 13 jour du mois de juillet de l'année 1332.

2 Poindre, vieux mot ; on dit encore une douleur POIGNANTE. Le proverbe est cité par Froissart, Chronique, t. II, p. 127.

3 Voir pour tous les détails du tournoi et surtout à propos de la lâche et féroce inégalité du duel entre le noble et le serf, les Ordonnances des rois de France et le Formulaire, l'ordonnance fait suite à celle du mercredi de la Trinité de l'an 1300 ; soir aussi BEAUMANOIR (le noble Légiste de la Féodalité), chap. LXIV.

4 Recueil des ordonnances royales, t. II, p. 212, année 1357.

5 Grâce à ce droit de prise, les gens du roi et des princes larronnaient impunément les habitants, sous prétexte qu'ils ne devaient rien payer de ce qui était nécessaire au service du roi. Il en était de même des dettes contractées en son nom.

6 À peu près à l'endroit où, de nos jours, débouche le pont des Arts, en face la cour du Louvre.

7 Les Halles s'étendaient alors depuis la pointe Saint-Eustache jusqu'à la rue Saint-Honoré.

8 Cette porte se trouvait alors entre la rue du Coq et la rue de l'Oratoire.

9 Rue Coquillière.

10 Porte alors située vers les n° 15 et 32 de la rue actuelle.

11 Alors à l'angle de la rue Sainte-Avoie et de la rue de Braque.

12 Vers le milieu du quai Saint-Paul.

13 Nous mènerons à bonne fin notre entreprise contre les abus de la royauté.

14 Textuel. Chronique de FROISSART, liv. II, chap. VI. -- Grande chronique de Saint-Denis, p. 337.

15 Textuel. Chronique de FROISSART et Grande chronique de Saint-Denis déjà citées. -- Rapprochement singulier et significatif : on verra, cinq siècles plus tard Louis XVI, dans des circonstances presque semblables, arborer la cocarde tricolore à son chapeau... Les rois sont tous les mêmes.

16 Nous avons cru devoir mettre dans la bouche d'Étienne Marcel le résumé de sa doctrine gouvernementale (la souveraineté du peuple) si admirablement exposée par M. Augustin Thierry dans son Introduction à l'Histoire du Tiers-État, afin de rendre encore plus saisissante la pensée de l'immortel prévôt des marchands, qui devait être réalisée plus de quatre siècles plus tard par notre impérissable Révolution de 1789-1792.

17 Élèves externes, ainsi nommés parce qu'ils voltigeaient d'un collège à l'autre.

18 Jean Maillart fut anobli par lettres patentes du 13 octobre 1360.

19 « Car Jean Maillart férit Marcel d'une hache sur la tête et l'abattit à terre, quoique ce fût son compère. » (Chronique de JEAN FROISSART, liv. I, part. II, chap. LXXIII, p. 384.) -- Les lignes soulignées (l'entretien de Marcel et de Maillart) sont textuellement empruntées à la même chronique. (Voir mêmes pages.)

20 Christine de Pisan. C. M., p. 376.

21 La défense héroïque de Guillaume-aux-Alouettes et du Grand-Ferré est rapportée très au long dans une chronique contemporaine de cette époque, CHRONIQUE DE NANGIS, continuateur, p. 123, col. 2. Les paroles du Grand-Ferré et les passages soulignés sont textuels. (Voir ladite chronique.)

22 Plus de trente millions de notre monnaie.

23 « Dans tous les lieux où allait le connétable Duguesclin, les Bretons lui tournaient le dos ; ses parents eux-mêmes le blâmaient d'être ainsi en révolte et d'amener Picards et Génevois pour combattre son vrai seigneur le duc Jean IV. » (Cart. Red., liv. VIII, ap. Aur. Courson, p. 259, t. II.)

24 « Cependant les factieux s'étaient accrus jusqu'au nombre de vingt mille ; ils menaçaient tous de détruire la Bastille, et ils auraient mis ce projet à exécution, si... » (Chronique de Charles VI, liv. XXXIV, p. 17.) Trois siècles plus tard, la Bastille s'écroulait sous les coups du peuple !

25 Chronique de Charles VI, liv. XXXIV, p. 19. Le chroniqueur ajoute naïvement : « Je ne pouvais comprendre comment le peuple avait été amené à une telle liberté de langage, qui ne pourrait tout au plus être permise à des princes du sang. »

26 Trois siècles plus tard, Louis XVI acceptait aussi la cocarde tricolore, emblème de notre immortelle Révolution.

27 Chronique de Charles VI, liv. XXXIV, p. 173 à 175.

28 D'après M. Jules Quicherat, dont l'autorité est incontestable en cette matière, le nom patronymique de la Pucelle doit s'écrire DARC, et non D'ARC (avec une apostrophe).

29 Nous exprimons ici notre désir de voir reproduire par la gravure, pour les Mystères du Peuple, cette statuette, qui, à notre avis, doit consacrer le type de Jeanne Darc.