Les mystères du peuple. Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges, tome 11 : édition ELTeC Sue, Eugène (-) 123004

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Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l'Insurrection.

La famille Lebrenn à La Rochelle. -- Événements publics importants de 1535 à 1569. -- Un monastère pendant les guerres religieuses du seizième siècle. -- L'abbaye de Saint-Séverin. -- Le comte Neroweg de Plouernel. -- L'escorte. -- Catherine de Médicis et le cardinal Charles de Lorraine. -- Les filles d'honneur, ou l'escadron volant de la reine. -- Pasquils et satires du seizième siècle. -- Mœurs de la cour. -- Le philtre amoureux. -- Anna-Bell, l'enfant trouvée. -- Le capitaine des gardes du duc d'Anjou. -- Dominique l'empoisonneur. -- M. de Gondi et sa mission. -- Le révérend père Lefèvre de la compagnie de Jésus et Catherine de Médicis. -- Pacte infernal du triumvirat. -- Le prince Frantz de Gerolstein. -- La cassette de Catherine de Médicis et ses poisons. -- Le flacon d'or. -- Départ d'Anna-Bell, fille d'honneur de la reine, pour le camp des huguenots. -- Le franc-taupin et les Vengeurs d'Israël. -- La chapelle de Saint-Hubert. -- Le cordelier ordonné cardinal. -- La prisonnière. -- La médaille de l'église au désert. -- Le camp des huguenots. -- La prière au corps de garde. -- Odelin et Antonicq Lebrenn. -- L'amiral de Coligny. -- Son testament. -- Lanoüe et la lettre de Charles IX. -- Le colonel de Plouernel. -- Nicolas Mouche. -- Combat d'avant-poste. -- Le père et la fille. -- Les deux frères. -- Le comte Neroweg de Plouernel et son fils Odet. -- Bataille de La Roche-la-Belle. -- Le fratricide.

Trente-quatre ans se sont écoulés depuis le supplice d'Hêna Lebrenn, d'Ernest Rennepont et autres hérétiques brûlés devant le parvis Notre-Dame, en présence de François Ier et de sa cour, le 21 janvier 1535. -- Moi, ANTONICQ LEBRENN, fils d'Odelin et petit-fils de Christian Lebrenn, l'imprimeur, je continue la légende de notre famille.

Christian Lebrenn, arrivé sain et sauf à La Rochelle, y fut rejoint par son fils Odelin et par Joséphin le franc-taupin ; mais déjà en proie à une profonde affliction causée par la mort de sa femme Brigitte et par la révélation de l'amour incestueux de son fils Hervé, mon aïeul, apprenant l'épouvantable mort de sa fille Hêna, ne résista pas longtemps à ce nouveau coup ; il languit près d'une année, écrivit la légende dont celle-ci est la suite, et mourut le 17 décembre 1535 à La Rochelle ; il y exerçait son métier d'imprimeur chez maître Auger, ami de M. Robert Estienne. Celui-ci termina ses jours en exil, à Genève. Odelin Lebrenn, mon père, se livra, comme par le passé, à son état d'armurier chez maître Raimbaud, aussi établi à La Rochelle depuis 1535 ; il trafiquait de ses belles armes avec l'Angleterre. Grâce à leur énergie, à leurs franchises municipales, les Rochelois, en immense majorité partisans de la réforme, et défendus par la position presque inexpugnable de leur cité, souffrirent peu des persécutions qui ensanglantèrent les autres provinces de la Gaule, jusqu'au jour de la prise d'armes des protestants contre leurs oppresseurs. L'heure de la révolte sonnée, les Rochelois devaient être des premiers à marcher au combat. Marié en 1545 à Marcienne, sœur du capitaine MIRANT, l'un des meilleurs et des plus hardis mariniers de La Rochelle, mon père eut de ce mariage trois enfants : Thérèse, née en 1546 ; moi, Antonicq, né en 1549, et Marguerite, née en 1551. J'embrassai la profession de mon père ; il avait, après la mort de maître Raimbaud, décédé veuf et sans héritiers, succédé à son commerce d'armurerie. Il y a environ quatre ans, le malheur des temps conduisit à La Rochelle, où, ainsi que tant d'autres protestants, il venait chercher un refuge, Louis Rennepont, neveu de frère Saint-Ernest-Martyr, fiancé d'Hêna, et brûlé comme elle le 21 janvier 1535. Louis Rennepont, lorsqu'il eut l'âge de raison, instruit par son père du supplice du moine augustin, prit en horreur la religion romaine, au nom de laquelle se commettaient tant d'atrocités, et après la mort de son père, il entra dans le sein de l'Église évangélique ; avocat au parlement de Paris et décrété d'accusation, il échappa au bûcher en fuyant à La Rochelle. Un jour, passant sur le quai devant notre maison, l'enseigne de mon père : -- Odelin Lebrenn, armurier, -- le frappa en lui rappelant la douloureuse histoire de frère Saint-Ernest-Martyr ; il entra dans notre demeure afin de s'informer si nous étions parents d'Hêna Lebrenn, et apprit ainsi qu'elle avait été mariée à son oncle par un pasteur réformé. Louis Rennepont, presque notre parent, fut en cette qualité accueilli dans notre famille ; bientôt, touché de la grâce et des rares qualités de ma sœur Thérèse, il l'aima ; son amour fut partagé. C'était un jeune homme de noble cœur, d'un caractère élevé, sage, modeste, laborieux ; dépouillé de son patrimoine par sa condamnation comme hérétique, il gagnait honorablement sa vie à La Rochelle en exerçant sa profession d'avocat. Mon père apprécia le mérite de Louis Rennepont, lui accorda ma sœur Thérèse ; mariés en 1568, leur bonheur justifie les espérances de mon père. Ma plus jeune sœur, Marguerite, a disparu de la maison paternelle à l'âge de huit ans ; telles sont les circonstances mystérieuses de cette disparition : mon père, depuis son établissement à La Rochelle, éprouvait le plus vif désir de nous conduire, ma mère, mes sœurs et moi, en Bretagne, afin d'y accomplir une sorte de pieux pèlerinage, en nous rendant au berceau de notre famille, près les pierres sacrées de Karnak ; le trajet était court par la voie de terre, mais les guerres religieuses ravageaient aussi la Bretagne à cette époque ; mon père craignait de se hasarder avec sa femme et ses enfants au milieu des partis ennemis. Son beau-frère Mirant, le marin, devant faire la traversée de La Rochelle à Douvres, proposa à mon père de l'embarquer avec nous sur son brigantin, nous n'aurions ainsi à redouter aucun des dangers qu'offrait la route de terre ; le navire relâcherait à Vannes, port très-voisin de Karnak, et, notre pèlerinage accompli, nous mettrions à la voile pour Douvres, où mon père expédiait souvent des armes, et il visiterait son correspondant dans cette ville ; notre oncle Mirant prendrait son chargement de marchandises, et nous reviendrions en France, après une absence de deux ou trois semaines. Mon père accepta cette proposition avec joie. Peu de temps avant notre départ, ma sœur Marguerite fut atteinte d'une maladie peu dangereuse, mais qui ne lui permit pas cependant d'être du voyage, dont le jour était forcément fixé ; mes parents la laissèrent à la garde de sa marraine, excellente femme, mariée à Jean Barbot, maître chaudronnier (vous admirerez sa vaillance, fils de Joel, lors du siège de La Rochelle). Nous partîmes pour Vannes, à bord du brigantin du capitaine Mirant. La santé de ma sœur Marguerite se rétablit ; sa marraine la conduisait souvent à la promenade en dehors des remparts. Un jour, elle jouait avec d'autres petites filles dans un endroit planté d'arbres, elle s'écarta de dame Barbot ; lorsque celle-ci s'aperçut de l'absence de sa filleule, il était trop tard : Marguerite avait disparu ; il fut impossible de la retrouver, malgré les plus actives recherches ; en vain notre famille s'efforça de deviner le motif de l'odieux enlèvement d'une enfant de cet âge ; elle fut cruellement regrettée de nous tous, l'incertitude où nous étions sur sa destinée rendait ces regrets encore plus pénibles. Notre pèlerinage à Karnak, berceau de la famille de Joel, me causa, quoique bien jeune, une impression profonde, ineffaçable ; plus tard, je reviendrai sur les conséquences de ce voyage. Le capitaine Mirant, frère de ma mère (il fut aussi l'un des héros du siège de La Rochelle), veuf au bout de quelques années de mariage, avait une fille nommée Cornélie ; élevé près d'elle depuis notre enfance, je l'aimai d'abord comme une sœur, puis, à mesure que nous grandissions, notre affection devenant plus vive, nos parents projetèrent de nous unir. Cornélie, par ses mâles vertus, son courage, sa hauteur d'âme, promettait de ressembler à une Gauloise des temps héroïques et d'être digne de compter parmi ses aïeules Méroé, épouse d'Albinik-le-Marin, dont mon père nous a lu l'antique légende dans la ville de Vannes, théâtre de leur commun dévouement à la patrie. Ma cousine, ayant, très-jeune encore, perdu sa mère, accompagnait parfois son père dans ses rudes et lointaines navigations ; le caractère de cette jeune fille offrait, comme sa beauté, un rare mélange de douceur et de virilité, de grâce et de force. À l'époque où commence ce récit, Cornélie avait dix-sept ans, moi, vingt ans ; nos familles voulaient attendre encore trois ou quatre ans avant de nous marier, mais nous étions fiancés.

Mon grand-oncle, le franc-taupin, peu de temps après son arrivée à La Rochelle, céda aux instances de mon aïeul Christian, qui, sentant sa fin prochaine, supplia le brave aventurier de ne pas se séparer de son neveu, bientôt sans doute orphelin ; le franc-taupin ajourna la vengeance de la mort de Brigitte et d'Hêna, resta près de mon père Odelin et s'enrôla dans les archers de notre ville. Il avait, à la suite de ses chagrins de famille, renoncé à sa vie désordonnée ; la tutelle de son neveu, encore adolescent, lui créait de nouveaux devoirs. Il sut mériter le grade de sergent de la milice urbaine ; mais lorsque le massacre de Vassy souleva les protestants d'un bout à l'autre de la Gaule, et qu'enfin ils coururent aux armes, le franc-taupin alla se joindre aux insurgés, fut nommé chef d'une bande de partisans et se montra impitoyable dans ses terribles représailles, légitimées par la férocité des catholiques, dont sa sœur et sa nièce avaient été victimes. L'Anjou et la Saintonge prirent une vaillante part aux premières guerres religieuses ; mon père, marié depuis plusieurs années, quitta son armurerie pour aller servir parmi les volontaires de l'armée protestante, fit bravement son devoir, sous les ordres de MM. de Coligny, de Condé, de Lanoüe, Dandelot, et reçut deux glorieuses blessures. Assez âgé pour l'accompagner lors de la nouvelle prise d'armes de 1568 à 1570 (époque à laquelle j'eus, hélas ! la douleur de le perdre), j'avais marché avec lui comme volontaire, laissant à La Rochelle ma mère, ma sœur Thérèse, mariée à Louis Rennepont, et ma cousine Cornélie, qui voulut s'en aller intrépidement en croisière avec son père, le capitaine Mirant, afin de donner la chasse aux navires royaux, tandis que j'irais combattre à l'armée de M. de Coligny.

Avant de commencer cette légende, fils de Joel, je retracerai brièvement, selon l'usage de la chronique de notre famille, les faits accomplis depuis l'année 1535 jusqu'en l'année 1569.

L'épouvantable meurtre juridique dont Hêna Lebrenn fut une des victimes, le 21 janvier 1535, inaugura une nouvelle période de persécutions impitoyables. Les Vaudois, descendants des Albigeois, et qui, séparés depuis des siècles de la communion catholique, exerçaient paisiblement leur culte, sont massacrés par des bandes armées ; la contrée qu'ils habitaient est livrée au pillage, à l'incendie. Charles-Quint envahit la Provence en 1536, s'avance jusqu'à Aix, met ce pays à feu et à sang, et repasse les Alpes devant les forces supérieures du connétable de Montmorency. En 1537, la guerre avec Charles-Quint continue acharnée ; les Espagnols envahissent de nouveau nos frontières et assiègent Thérouanne ; une trêve de dix mois est signée, la guerre se rallume au printemps suivant. Après de nouveaux désastres, la paix est conclue pour dix ans ; mais en 1541, les ambassadeurs de François Ier sont assassinés en se rendant à Venise ; la guerre se déchaîne de nouveau. Les Rochelois s'insurgent, se constituent en cité républicaine ; cette place forte devient un asile assuré pour les réformés. Le trésor public est épuisé par les frais de guerres ruineuses, par le faste effréné de François Ier ; ce roi chevalier a recours à sa ressource habituelle : il bat monnaie en créant et vendant de nouvelles charges judiciaires, multipliant à un point dérisoire le nombre des officiers des cours souveraines ; ses coffres remplis, il lève de nouvelles troupes et redouble de prodigalités. L'Angleterre, l'Espagne et l'Allemagne se liguent contre la France ; malgré le gain de la bataille de Cérisoles par les généraux de François Ier, le roi d'Angleterre, en 1544, descend à Calais, assiège Boulogne, Montreuil, s'empare de cette place ; Luxembourg, Ligny, Commercy, Saint-Dizier, tombent au pouvoir de l'empereur, et François Ier, le roi gentilhomme, est forcé de signer une paix honteuse avec Charles-Quint, le 17 septembre 1544. Henri VIII poursuit la guerre ; en 1546, François Ier achète encore une paix humiliante, ruineuse, au prix de huit cent mille écus d'or de dédommagement payés à l'Angleterre ; après quoi le roi très-chrétien meurt des suites d'une maladie honteuse, le 31 mars 1547, à l'âge de cinquante-trois ans, digne fin d'une pareille vie ! -- « Il s'en va, le galant, il s'en va ! » -- disait gaiement au fils du royal agonisant Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, en manière d'oraison funèbre.

Henri II devient roi de France, et possède désormais sans rival l'infâme créature dont il s'était partagé les faveurs avec son père, délaissant pour cette royale courtisane, âgée de quarante-huit ans, sa jeune femme, Catherine de Médicis, alors dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, mais profondément dissimulée ; ayant pour évangile le terrible livre de Machiavel, Catherine sentait que l'heure de sa domination n'était pas venue, et repliée dans les ténèbres de son âme infernale, elle savait attendre... et attendait... Henri II, habile écuyer, adroit gladiateur, indolent, débauché, laisse prendre tout empire à Diane de Poitiers ; elle s'unit au maréchal de Saint-André et aux deux chefs de la puissante maison de Guise, le cardinal Jean de Lorraine et le duc Claude, pour faire curée du royaume. Les Guises, princes lorrains, voulaient à la fois être indépendants comme seigneurs étrangers, et jouir des privilèges des princes français ; ils haïssaient et voulaient primer la branche royale de Bourbon et écraser la maison de Montmorency ; ils prétendaient descendre de Charlemagne, et plus tard, ainsi que Karl Martel, père de Karl-le-Grand, ils devaient tendre au rôle de maires du palais, aspirant même à détrôner la dynastie régnante. La curée de la France se fit donc entre les Guises, les Montmorency et Diane de Poitiers ; elle convia aussi au partage le maréchal de Saint-André, son amant, l'amour d'Henri II ne suffisant pas à cette Messaline. Mais que de gens à pourvoir !... le duc Claude de Guise avait six enfants ; le connétable de Montmorency, cinq fils et trois neveux ; le maréchal de Saint-André, onze neveux ou parents, tous fort pauvres ; enfin, Diane de Poitiers tenait à enrichir ses filles bâtardes et ses gendres. Mais, grâce aux labeurs écrasants de Jacques Bonhomme et à la confiscation des biens des hérétiques, cette bande de vautours de cour se gorgeait à plein ventre. De nouvelles guerres étrangères désolent la Gaule ; les Guises, par intérêt de famille, poussent le faible Henri II à s'allier avec l'Angleterre contre l'Allemagne et à sommer Charles-Quint de venir, en sa qualité de comte de Flandre, lui prêter foi et hommage, ainsi que tout grand vassal doit agir envers son suzerain. « -- Je me rendrai au sacre du roi de France à la tête de cinquante mille lances, » -- répond le fier et violent empereur ; mais il n'y vint point sur l'heure, trop occupé des luthériens d'Allemagne. Dans l'espoir de concilier la religion catholique et la réforme en les amenant à des concessions mutuelles, il avait engagé le pape PAUL III à réunir un concile à Trente ; le pape, plus soucieux des intérêts de sa maison que du catholicisme, met à la réunion du concile cette condition : que Charles-Quint accordera la souveraineté du duché de Parme et de Plaisance à Louis Farnèse, son fils, à lui, Paul III (ces vicaires de Dieu ont presque tous des bâtards) ; mais n'obtenant pas ce qu'il attendait de Charles-Quint, le saint-père ne réunit pas de concile, évoqua la question religieuse par-devant lui, comme suprême arbitre. Cet arbitrage avorta, les guerres religieuses continuèrent d'ensanglanter une partie de l'Allemagne. En 1548, une formidable insurrection éclate en France : Henri II, à bout de ressources et d'impôts, imagine de forcer chaque habitant de la Guyenne à acheter une certaine quantité de sel, dont l'État se réservait la vente, qu'il taxait à des prix exorbitants ; les malheureux qui refusaient d'acheter vingt fois plus de sel qu'ils n'en pouvaient consommer, et de le payer cent fois sa valeur, sont traînés en prison. Exaspérés par la sauvage iniquité de ces édits et par les violences dont ils sont accompagnés, la Guyenne, le Périgord, le Poitou, se soulèvent, massacrent les gabeleurs ; Bordeaux tombe au pouvoir des insurgés, mais le connétable de Montmorency entre dans cette ville à la tête d'une armée, fait pendre, rouer, écarteler, noyer, ceux qui ont pris part à cette légitime révolte, et force les échevins de déterrer avec leurs ongles le corps d'un officier royal tué pendant l'insurrection, puis Bordeaux est dépouillé de ses franchises. Pendant que le sang ruisselle dans les provinces, Henri II assiste aux fêtes du mariage d'Antoine de Bourbon avec Jeanne d'Albret (cette femme héroïque devait être la mère d'Henri de Bourbon). -- En 1550, meurent les deux chefs de la maison de Guise : le duc Claude et son frère Jean, cardinal de Lorraine ; François, fils aîné du duc Claude, devient duc de Guise, et son frère Charles, jusqu'alors archevêque de Reims, s'empourpre du cardinalat. Ce cardinal, le plus dissolu, le plus orgueilleux, le plus ambitieux, le plus fourbe, le plus rapace des prélats, joignit, à la mort de son oncle, ses bénéfices aux siens, et, ainsi riche de plus de cinq cent mille livres de rente, ne paya pas une seule des énormes dettes du défunt, dont il ruina tous les créanciers. Les persécutions contre les réformés redoublent de fureur ; le Parlement, auquel on donna le nom de Chambre ardente, parce qu'il envoyait indistinctement tous les accusés au bûcher, ordonnait supplices sur supplices ; les biens des condamnés se partageaient entre les juges, Henri II, Diane de Poitiers et leur bande. Les Guises, soutenus par l'Espagne et par Rome, commencèrent, dans l'intérêt de leur ténébreuse politique et de leur ambition effrénée, à se déclarer protecteurs et chefs suprêmes des catholiques en France ; afin de mener à bien leurs desseins, le cardinal Charles de Lorraine, jeune et beau prélat, nageant en plein dans l'adultère et la débauche, voulant s'assurer d'un puissant empire sur Diane de Poitiers, sollicite et obtient les faveurs de cette vieille courtisane ; François de Guise domine, de son côté, le faible Henri II ; et les deux Guisards, ayant pour instruments le roi et sa maîtresse, les poussent à des mesures implacables contre la réforme, certains de l'appui de l'Espagne et de Rome. À cette époque, Del Monte, le prélat le plus corrompu du sacré collège, est élu pape, sous le nom de Jules III ; son premier acte est de donner le chapeau de cardinal à son entremetteur habituel, qui de plus gardait les singes de sa ménagerie, d'où le surnom lui resta du cardinal Singe. -- Charles-Quint, vieillissant, subit le joug de la société de Jésus, dont l'influence allait toujours grandissant et de plus en plus effrayante, il établit l'Inquisition dans les Pays-Bas, les couvre de bûchers ; le feu n'étant pas un supplice assez horrible, on enterrait vivants hommes et femmes hérétiques jusqu'à la ceinture ; ils périssaient ainsi. -- En 1551, nouvelle guerre avec l'Allemagne ; puis, plus tard, Charles-Quint, las du monde, du trône et des batailles, se retire au couvent de Saint-Just, en 1555, et abdique en faveur de son fils Philippe II, aveugle et féroce instrument des disciples de Loyola. La même année, le cardinal Caraffa est élu pape, sous le nom de Paul IV. Philippe II et Paul IV, c'était l'Inquisition sur le trône d'Espagne et au Vatican ; une seule pensée les guide : éteindre en Europe l'hérésie dans le sang. Ils ont bientôt pour allié Henri II, dominé par les Guises ; ils font épouser à son fils, François II, leur nièce, Marie Stuart, et poursuivent leur œuvre d'extermination contre la réforme. Malgré d'impitoyables persécutions, elle gagnait chaque jour des partisans ; Genève était le grand foyer de l'Église évangélique, Calvin y dominait ; malheureusement, il entacha pour jamais sa mémoire par le meurtre juridique de Servet. Oui, Calvin, le fondateur de la réforme en France, Calvin, l'éloquent défenseur de la liberté de conscience, envoya Servet au bûcher parce qu'il différait avec lui sur quelques points de doctrine. -- En 1558 (15 février), Paul IV publie une bulle, souscrite par tous les cardinaux, renouvelant les arrêts sanguinaires des conciles contre les protestants ; cette bulle déclarait en outre : « Que tous prélats, princes, rois ou empereurs qui tomberaient dans l'hérésie, ou pactiseraient avec elle, seraient privés de leurs bénéfices, États, royaumes, empires, lesquels seraient dévolus au premier occupant catholique. » Inspirée au saint-siège par la compagnie de Jésus, cette menace d'interdiction, planant sur les rois rebelles aux exigences de l'Église de Rome, pouvait et devait un jour ouvrir aux Guises, descendants de Charlemagne, la perspective du trône de France. -- En 1559, ligue entre Philippe II et Henri II pour l'extermination de l'hérésie. Le pape impose à Henri II, par l'entremise des Guises, l'établissement de l'Inquisition en France ; ce roi s'empressa d'obéir, complant sur le servilisme ordinaire du Parlement pour l'enregistrement de l'édit ; mais il comptait sans la cupidité du plus grand nombre et sans les honorables scrupules de la minorité des membres de cette cour. La plupart d'entre eux, se partageant les dépouilles des protestants, regimbèrent à la pensée d'abandonner ce lucre aux inquisiteurs, désormais chargés d'instruire les procès touchant la foi ; donc le Parlement refusa d'enregistrer l'édit promulguant l'établissement de l'Inquisition en France ; et Anne Dubourg, l'un des rares honnêtes gens de cette assemblée, répondit courageusement : « -- Je vois commettre tous les jours des crimes impunis, des adultères, d'horribles débauches, des meurtres, et l'on invente chaque jour de nouveaux supplices contre de prétendus hérétiques à qui l'on ne peut reprocher nul méfait. » -- Dufour, autre honnête et courageux parlementaire, répondit au roi Henri II, qui s'était rendu au Parlement afin de l'intimider par sa présence et de forcer ainsi l'enregistrement de l'édit : « -- Sire, il faut bien s'entendre, et désigner ceux qui, dit-on, troublent l'Église, de peur qu'il n'advienne ce qu'Hélie dit à Achab : C'est toi qui troubles Israël. » -- Henri II fait arrêter ces deux audacieux et ordonne l'enregistrement de l'arrêt ; mais ce prince, mort à la suite d'un tournoi (le 20 juin 1559), ne put jouir de l'exécution d'Anne Dubourg et de Dufour, tous deux brûlés en place de Grève.

Henri II, époux de Catherine de Médicis, laisse plusieurs bâtards et sept enfants légitimes, dont quatre fils : FRANÇOIS II (né le 19 janvier 1543), qui monte sur le trône ; Charles (né le 27 juin 1550), il régna plus tard sous le nom de Charles IX, d'exécrable mémoire ; le duc d'Anjou (né le 21 septembre 1551), plus tard Henri III, de non moins exécrable mémoire ; et Hercule, duc d'Alençon (né le 18 mars 1554). Des trois filles, la première, Élisabeth, devint reine d'Espagne par son mariage avec Philippe II ; la seconde, Claude, épousa l'un des Guises, François II, duc de Lorraine ; et la troisième, Marguerite, devait se marier un jour à Henri de Bourbon, roi de Navarre. François II, roi de France à l'âge de quinze ans et demi, était depuis peu l'époux de la belle Marie Stuart, nièce des Guises ; elle dominait à leur profit ce roitelet chétif et scrofuleux. Catherine de Médicis, tenace, patiente, rusée, dévorée de la soif du pouvoir, n'avait pas attendu si longtemps l'heure de régner à son tour sous le nom de son fils, pour laisser aux Guisards la toute-puissance ; mais il lui fallait compter avec ces Lorrains. Elle entreprend de miner leur influence en liguant contre eux le connétable de Montmorency et Antoine de Bourbon, roi de Navarre ; elle emmène son fils François II à Saint-Germain, où elle l'isole, le laissant tout à son amour maladif et passionné pour Marie Stuart. Dès lors, Catherine de Médicis commença de poursuivre les ténébreuses menées qui, jusqu'à la fin de sa vie et sous le règne de ses trois fils, lui donnèrent une si grande part dans le gouvernement de la France ; vous verrez l'Italienne à l'œuvre, fils de Joel, vous jugerez ce monstre d'après ses actes ; vous saurez comment, par politique, elle ménagea et accabla tour à tour les huguenots, dont elle voulut enfin l'extermination complète. Mais lorsque François II monta sur le trône, Catherine de Médicis n'était pas encore poussée par ses intérêts à ménager les réformés ; la persécution déchaînée contre eux par l'Église et par les Guisards, instruments des jésuites, atteignait les dernières limites de la férocité : aux exécutions juridiques succédaient des massacres accomplis par une populace aveugle et fanatique soulevée à la voix des moines. Les réformés, poussés à bout, se décident enfin d'en appeler aux armes pour défendre leur foi, leur vie, leurs familles, leurs biens. La Renaudie, gentilhomme du Périgord, homme actif, infatigable, se met en rapport avec les chefs protestants des diverses provinces de France, leur donne rendez-vous à Nantes ; ils s'y trouvent réunis le 1er février 1560. Là, il leur propose d'accepter pour général en chef de l'armée insurrectionnelle le prince de Condé, de se diriger sur Blois, où la cour séjournait alors, d'enlever les Guises, de les mettre en jugement et d'obtenir de François II la convocation des États généraux, qui, en assurant à chacun la liberté d'exercer son culte, mettrait terme aux atroces violences dont était victime l'Église nouvelle. Les projets de La Renaudie sont accueillis par la majorité des chefs réformés ; mais un traître, nommé Avenelle, révèle leurs desseins au duc de Guise ; celui-ci fait aussitôt partir de Blois le roi et la cour et les conduit à Amboise sous bonne escorte. Plusieurs troupes de protestants, déjà en marche pour Blois, déroutés par ce changement de résidence, sont attaqués par des troupes postées sur leur passage par le duc de Guise ; d'autres réformés, avertis à temps, échappent à cette embuscade, s'introduisent dans Amboise par petites bandes ; ils sont saisis et exécutés sans forme de procès. « Il ne se passait ni jour ni nuit, -- dit un témoin oculaire des faits, -- que l'on n'en fit mourir un grand nombre, et tous personnages d'apparence ; les uns étaient noyés, les autres pendus, les autres décapités ; mais, chose étrange et inusitée sous toute forme de gouvernement, on les menait au supplice, sans leur prononcer aucune sentence, ni leur déclarer la cause de leur condamnation, ni même prononcer leurs noms... L'on réservait l'exécution des principaux de ces hérétiques pour après le dîner, afin de donner un passe-temps aux dames qui s'ennuyaient en ce lieu, et de vrai, les Guises et elles, arrangés aux fenêtres du château, comme s'il se fût agi d'assister à quelque comédie, jouissaient de ce funèbre spectacle ; et, qui pis est, le roi et ses jeunes frères comparaissaient à ces spectacles, et les patients leur étaient montrés par M. le cardinal de Lorraine, avec les signes d'un homme grandement réjoui, afin d'animer les jeunes princes contre les hérétiques ; et lorsque l'un d'eux mourait avec audace, -- Voyez, sire, -- disait M. le cardinal, -- voyez, princes, ces effrontés et enragés, la crainte de la mort ne peut abattre leur félonie et leur orgueil ; que feraient-ils donc s'ils vous tenaient(1) ? »

Le prince de Condé, chef de la tentative, s'était rendu à Amboise avant les réformés ; aucune charge précise ne s'élevant contre lui, les Guises n'osent le faire emprisonner. Il quitte Amboise, attendant un moment plus favorable pour se mettre à la tête du mouvement protestant. De tous côtés en France on demandait la convocation des États généraux ; les catholiques eux-mêmes, écrasés d'impôts par les folles prodigalités de la cour, réclamaient des réformes urgentes ; enfin les huguenots espéraient, suprême espérance ! que la liberté de conscience leur serait accordée, suivant le vœu présumable de l'Assemblée nationale ; les Guises, voulant la tourner au contraire contre la nouvelle religion, avaient mandé à tous les parlements que nul ne fût envoyé aux États généraux s'il ne faisait une profession de foi catholique, apostolique et romaine, faute de quoi, non-seulement il ne serait pas élu, mais emprisonné et dépouillé de ses biens. Les députés élus sous cette effroyable pression arriveraient à Orléans, où devait se tenir l'Assemblée nationale ; ceux des princes du sang et des grands officiers de la couronne, tels que le prince de Condé, le roi de Navarre, Coligny, son frère Dandelot, et d'autres chefs protestants, assisteraient, en vertu de leur naissance ou de leurs fonctions, à l'ouverture des États, et si ces réformés refusaient de signer une profession de foi catholique, ils seraient suppliciés. Antoine de Bourbon, roi de Navarre, et le prince de Condé sont arrêtés à leur arrivée à Orléans ; Coligny s'attendait à partager leur sort, il adressa des adieux stoïques à ses enfants et à sa femme, qu'il chérissait, convint avec elle des mesures qu'elle aurait à prendre lorsqu'elle serait instruite de sa captivité ou de sa mort, puis il partit pour Orléans, avec cette intrépidité sereine puisée dans la conscience du devoir, et qui jamais ne l'abandonna. Son écuyer, nommé Nicolas Mouche, homme d'un cœur d'or, d'un courage à toute épreuve, et qui a suivi Coligny dans toutes ses campagnes, m'a raconté à moi, Antonicq Lebrenn, qui écris ceci, qu'aux environs d'Orléans Coligny rencontra un Huguenot fuyant cette ville, « -- où déjà, -- disait-il, -- étaient arrivés trente à quarante des plus experts bourreaux des lieux circonvoisins ; on les avait habillés d'une même livrée, aux couleurs des draperies de l'échafaud où ils devaient trancher la tête du prince de Condé, du roi de Navarre, de Coligny et autres seigneurs hérétiques. Il devait y avoir, en outre, un grand massacre dans Orléans, et les habitants avaient l'ordre de ne sortir de leurs maisons, après midi sonné, ni regarder par les fenêtres, sous peine d'être pendus ; enfin le sac de la ville avait été promis aux gens de guerre.(2) » -- Coligny sourit tristement et continua son chemin vers Orléans ; un hasard le sauva, lui et tant d'autres victimes destinées au massacre prémédité, organisé par les Guises, et tacitement approuvé par la reine-mère. François II, depuis longtemps malade et sous la domination absolue des Guises, mourut le 5 décembre 1560. L'on a dit que Catherine de Médicis n'avait trouvé d'autre moyen d'arracher son fils à une influence qu'elle détestait et redoutait qu'en empoisonnant ce jeune prince... L'Italienne a commis tant d'autres crimes que le fait est vraisemblable. Son fils mort, elle opposa aux Guisards, par un revirement soudain de sa politique, ceux-là mêmes qui devaient être le lendemain victimes du fanatisme catholique : Antoine de Bourbon, le prince de Condé, Coligny, son frère Dandelot, et autres chefs considérables de la réforme. L'appui que Catherine de Médicis cherchait en eux contre les princes lorrains la fit forcément alors incliner vers les huguenots, et la convocation de l'Assemblée nationale, naguère si menaçante pour eux, leur donna, au contraire, de grandes espérances. Coligny exigea de la reine que Michel de L'Hôpital, l'un des plus beaux, des plus purs génies dont s'honore l'humanité, fût appelé aux fonctions de chancelier de France et ouvrît les États généraux ; l'Italienne, par crainte et haine des Guises, consentit à tout, même au bien, et l'Assemblée nationale fut convoquée pour le 13 décembre 1560. Les princes lorrains, stupéfaits, atterrés de la brusque résolution de la reine, faillirent, en cette circonstance, à leur audace accoutumée, ils se retirèrent dans leur principauté de Lorraine et dépêchèrent leurs agents à Philippe II et au pape, pour les instruire des dangers dont l'Église catholique était menacée, réclamant pour le soutien de la foi l'énergique appui de Rome et de l'Espagne. Les nominations des députés aux États généraux échappant à la pression des Guisards, les catholiques et les protestants se trouvèrent à peu près en nombre égal à l'Assemblée nationale ; elle fut ouverte à Orléans, le 13 décembre 1560, par le chancelier Michel de L'Hôpital. Son discours fut un noble et touchant appel à la sagesse, au calme, au patriotisme, à la concorde, il adjura les deux partis d'oublier leurs dissensions pour ne s'occuper que de leur devoir de citoyens. « -- Renonçons, -- leur dit-il, -- à ces mots envenimés par les factions ; renonçons à ces noms de huguenots, de papistes ; conservons le nom de chrétiens. » -- Les cahiers du tiers-état, contenant des réclamations nombreuses, révélaient un profond sentiment du bien public, le zèle pour l'ordre, la haine des abus, la science pratique des choses, un véritable désir de conciliation ; c'était tout un nouveau code rédigé avec une telle précision, qu'il pouvait immédiatement être converti en loi. L'esprit d'examen et de liberté, ravivé par le souffle puissant de la réforme, même chez les catholiques, en ce qui touchait le pouvoir royal, inspirait les députés des communes ; ils demandaient :

« -- L'élection aux dignités ecclésiastiques par le concours du clergé et d'un certain nombre de citoyens ; -- l'attribution d'une partie des revenus de l'Église à l'établissement de nouvelles chaires dans l'Université, et la fondation dans chaque ville d'un collège communal ; -- l'interdiction aux prêtres de recevoir des testaments ; -- la réduction des jours fériés à un petit nombre de fêtes ; -- l'élection des juges par le concours de l'ordre judiciaire, des membres des municipalités et du pouvoir royal ; -- la révision des anciennes ordonnances ; -- la poursuite immédiate des crimes notoires, sans qu'il fût besoin de la partie intéressée ; -- la suppression des droits de péage intérieurs, et l'adoption d'un seul poids et d'une seule mesure dans tout le royaume ; -- l'établissement de tribunaux électifs, de commerce et de police ; -- la restriction des justices seigneuriales ; -- la déchéance des droits seigneuriaux pour tout noble convaincu d'exactions envers les habitants de ses domaines ; -- enfin, la tenue des États généraux au moins tous les cinq ans(3). »

Les trois ordres composant l'Assemblée nationale se trouvèrent en désaccord au sujet des questions religieuses, mais complètement d'accord sur l'impérieuse nécessité de la réduction des charges publiques et des impôts écrasants ; ces députés s'élevèrent avec énergie contre l'énormité des dettes de la royauté, se montant à plus de quarante-trois millions(4), dont seize millions empruntés à des maisons de banque, quinze millions à des particuliers, les douze millions de surplus comprenaient les dots promises aux sœurs du roi. La cour devait donc quarante-trois millions, quatre fois le revenu de la France, évalué en ce temps-ci à douze millions. Les États généraux refusèrent de voter de nouveaux subsides avant d'avoir pris l'avis de leurs bailliages et, afin de les consulter, retournèrent dans leurs provinces ; ces États provinciaux s'assemblent le 20 mars suivant. Un prêtre, un noble et un bourgeois sont nommés par chacune des treize provinces de France, et trente-neuf députés se réunissent à Pontoise au mois d'août ; les laïques seuls assistent aux séances, les ecclésiastiques se rendent au colloque de Poissy, convoqué, d'après l'avis du chancelier de L'Hôpital, dans le vain espoir d'amener les deux religions à de mutuelles concessions ; mais la fanatique opiniâtreté du clergé, surexcitée par Jean Lainez, un des premiers disciples de Loyola, déjoua cette tentative conciliatrice. -- Les treize nobles et les treize bourgeois, investis du pouvoir des États généraux, se montrèrent, chose nouvelle, complètement d'accord sur les moyens et la nécessité de réfréner la royauté. Fils de Joel, vous le voyez, ÉTIENNE MARCEL, ce grand citoyen, ne se trompait pas dans ses prévisions lorsque, il y a deux siècles, il disait à notre aïeul Mahiet-l'Avocat-d'armes : « -- Je peux mourir demain, j'ai semé pour l'avenir ; pas de défaillance, le progrès est certain, mais laborieux et lent ; les siècles comptent à peine pour des heures dans la marche de l'humanité. » -- Le lendemain du jour où il prononçait ces prophétiques paroles, le prévôt des marchands tombait victime de la fureur de ses ennemis, de l'ingratitude, de la mobilité d'un peuple ingrat, mobile parce qu'il est ignorant et misérable ! Ô martyr de la liberté ! ô Marcel ! c'était ton œuvre que poursuivaient les réformateurs de 1561, de même que tu poursuivais l'œuvre de tes devanciers, les héroïques échevins des communes affranchies, quasi-républicaines ; oui, ces vingt-six députés déclaraient, comme Étienne Marcel : « L'EXERCICE DU POUVOIR ROYAL SUBORDONNÉ AU POUVOIR DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE ; ils affirmaient : -- le droit absolu de l'État sur les biens de l'Église ; -- le droit de vendre toutes les propriétés ecclésiastiques, sauf à indemniser les membres du clergé ; -- le produit de ces ventes, évalué à cent vingt millions(5), serait affecté : -- à l'extinction de la dette publique, -- à solder une pension aux membres du clergé dépossédés, -- à l'établissement d'universités enseignantes dans les provinces, -- et à des placements à intérêt dans les villes et ports de mer, afin de donner un grand développement au commerce et à l'industrie ; -- les offices de finances, de justice et de police, seraient réduits et remplacés par des commissions électives et triennales ; -- la convocation des États généraux fixée à deux ans ; -- enfin, les huguenots jouiraient du plein et libre exercice de leur religion(6). »

Ces vœux, ces remontrances des Assemblées nationales n'étant pas appuyés par la force, seule capable de les imposer au pouvoir royal, la royauté (ainsi que le disait, fort du témoignage de l'histoire, mon grand-père Christian l'imprimeur), la royauté ne consentant jamais à renoncer volontairement, sincèrement à ses privilèges exorbitants, ces vœux, ces remontrances des vingt-six députés de la noblesse et des communes furent en partie accueillis avec dédain par la cour ; cependant, grâce à la fermeté de Michel de L'Hôpital et de Coligny, quelques-unes des réformes réclamées furent accordées : pour la première fois, l'exercice de la religion réformée fut légalement toléré en vertu d'un édit ; mais les parlements, non moins menacés dans leurs privilèges que la royauté par les vœux de l'Assemblée nationale, se refusèrent audacieusement d'enregistrer plusieurs arrêts du chancelier empreints de l'esprit émancipateur des communes ou en éludèrent l'exécution. Néanmoins, quelques nouveaux pas furent faits dans la voie de la destruction des abus : Catherine de Médicis, en haine et en crainte des Guises, soutenait au pouvoir Michel de l'Hôpital, protecteur des protestants, autant par respect pour le droit sacré de la liberté de conscience que par sympathie profonde pour la cause évangélique. Les exécutions juridiques sous prétexte d'hérésie cessaient ; et si la populace, fanatisée par les moines, massacrait encore des huguenots, l'on recherchait les auteurs de ces meurtres. Cette trêve tacite dura quelques mois. Les réformés, pleins de confiance dans l'édit de tolérance, s'assemblaient paisiblement pour entendre leurs pasteurs ; calme décevant ! espérances trompeuses ! Philippe II et le pape Pie V, à qui les Guises, chefs du parti catholique, et la majorité des évêques de France se plaignirent avec amertume et violence de la criminelle faiblesse dont on usait envers l'hérésie, menacèrent Catherine de Médicis de l'excommunication et du soulèvement des catholiques du royaume si elle ne revenait pas à des mesures implacables contre la réforme ; le duc François de Guise et le cardinal de Lorraine, désormais certains de l'appui de Rome et de l'Espagne, voulant pousser les protestants à la révolte, afin de forcer Catherine de Médicis à sévir contre eux, entreprirent le massacre de Vassy... Voici, fils de Joel, le récit de ce carnage prémédité, accompli par les princes lorrains à leur retour de leur principauté, où ils s'étaient retirés courroucés de la faveur de Michel de L'hôpital ; ce récit m'a été donné par un témoin de cette monstruosité :

« Vassy est une petite ville appartenant au roi aux confins du duché de Barrois, du ressort de laquelle était de toute ancienneté la baronnie de Joinville, principale résidence du duc de Guise. L'église évangélique fut dressée à Vassy, le 12 octobre 1561, par un pasteur de Troyes en Champagne ; les catholiques, voyant le grand nombre des réformés merveilleusement accru, essayèrent premièrement d'épouvanter les fidèles en envoyant devers eux quelques hommes d'armes au commencement de novembre 1561 ; les réformés ne s'émurent pas ; alors les catholiques firent venir à Vassy l'évêque de Châlons accompagné d'un moine que l'on estimait fort suffisant théologien, lesquels ayant voulu, le 16 décembre, controverser avec le pasteur à l'heure du prêche, eurent tellement le dessous dans cette discussion, que plusieurs catholiques venus avec ce moine et l'évêque furent gagnés à l'Église évangélique. L'évêque, bien courroucé, de retour à Joinville, inventa de dire qu'on l'avait outragé, demanda vengeance des reformés de Vassy ; et madame Antoinette de Bourbon, mère du duc de Guise et capitale ennemie de la réforme, voulut intimider les gens de Vassy en les menaçant des vengeances de son fils, qui devait bientôt arriver de Lorraine. Ces menaces ne furent pas vaines : de retour d'Allemagne au mois de mars 1562, M. le duc de Guise, accompagné de madame la duchesse de Guise, sa femme, du cardinal de Lorraine, son frère, et suivi d'environ deux cents hommes armés d'arquebuses, de pistolets et de coutelas, ayant couché à Dampmartin-le-Franc, alla droit à Vassy, le 1er mars, où sa compagnie d'hommes d'armes l'attendait depuis huit jours ; arrivé devant la halle de Vassy, le duc de Guise descendit de cheval, entra dans le couvent, où il conféra avec le prieur et un autre moine nommé Claude-le-Saint. Pendant cet entretien, les réformés étaient assemblés, au nombre de mille à douze cents, dans une grange voisine du couvent, où hommes, femmes et enfants écoutaient paisiblement et sans armes la parole de Dieu. Le duc de Guise, à la tête de ses gens, les uns à pied, les autres à cheval, tira droit vers cette grange ; Labrosse, guidon de la compagnie d'hommes d'armes du duc, entra le premier dans le temple, accompagné de cinq ou six soldats ; les réformés voisins de la porte offrirent à Labrosse de s'asseoir parmi eux, le sermon étant déjà commencé ; mais soudain le guidon s'écria, en blasphémant horriblement, qu'il fallait tout tuer ! au même instant, les autres soldats restés en dehors, rencontrant à la porte de la grange un pauvre crieur de vin, lui demandèrent à quoi il croyait ; il répondit : Je crois en Jésus-Christ ; ils abattirent pour cela ce malheureux d'un coup d'épée, et l'achevèrent à la porte de la grange, et tuèrent aussi là deux jeunes gens sortis aux cris de la victime. Dès lors, la porte du temple fut forcée par les hommes du duc de Guise, et la tuerie commença, bien que ces malheureux ne fissent aucune résistance ; le duc de Guise, l'épée à la main, présidait le massacre, ayant à ses côtés le frère aîné du guidon Labrosse, lieutenant de sa compagnie. Quand l'un des égorgés criait : -- Seigneur Dieu, sois-nous en aide ! -- les soldats lui répondaient : -- Seigneur diable te châtie ! -- et aux autres qui invoquaient Christ : -- Appelle-le donc plus fort, ton Christ, et qu'il te sauve ! -- Il y eut des réformés qui percèrent le toit pour se sauver, puis se jetèrent du haut en bas de la muraille ; ceux qui pouvaient se relever étaient tués à coups d'épée ou à coups d'arquebuse, entre autres la femme d'un échevin nommé Nicolas Thielman, laquelle, se voulant échapper, fut tuée par deux laquais du duc qui lui volèrent sa ceinture d'argent et ses bagues ; son fils, voulant la défendre, fut tué à ses côtés ; le pasteur reçut premièrement un coup d'épée lorsqu'il était à genoux, puis deux autres coups de coutelas sur la tête, et se croyant blessé à mort, il s'écria bien haut, disant ces mots du psaume :

« Seigneur, mon âme en tes mains je vais rendre,

» Car tu m'as racheté, ô Dieu de vérité. »

» On le traîna devers le duc de Guise, qui commanda de dresser une potence et de le pendre... Le cardinal de Lorraine, pendant ce carnage, s'était tenu près du mur du cimetière ; son frère, le duc de Guise, après la tuerie, lui apporta une grande bible saisie dans le temple, et dit au cardinal : -- Lisez, mon frère, le titre du livre de ces huguenots. -- Le cardinal lut et répondit : C'est la Sainte Écriture... -- De quoi le duc se sentant confus repartit (en tirant sa barbe, signe de colère chez lui) : -- Comment, sang-Dieu ! la Sainte Écriture ! Il y a quinze cents ans et plus que la Sainte Écriture est faite, et il n'y a qu'un an que ces livres sont imprimés ! Par la mort-Dieu ! tout n'en vaut rien !

» S'ensuivent les noms de ceux que l'on a pu noter, tant des tués que des blessés, dont les uns moururent sur-le-champ, les uns après quelque temps de langueur, les autres demeurés impotents ; sans compter ceux, et le nombre en est bien grand, dont l'on n'a pu savoir les noms ; et nous avons voulu ici nommer les personnes, tant pour montrer la vérité du fait que pour montrer si c'est sans justice que ces réformés prirent enfin les armes défensives contre l'intolérable tyrannie des Guises. Voici donc les noms de ceux qui furent tués à Vassy : -- La veuve Pierre-Denis Morisot, -- Jean Moisy, -- Jean de la Loge, -- le valet du capitaine Claude Lejeune, -- Jacques de Mongo, -- Daniel, gendre de Colas Déchès, -- Jacob Delavi, -- Guillaume Huciel, -- Poignant, gendre de Havé, -- Guillaume Ardouin, etc., etc.(7). »

Près de trois cents protestants furent tués ou blessés au massacre de Vassy ; la nouvelle de cette boucherie, selon les prévisions des princes lorrains, souleva d'indignation et d'horreur les réformés d'un bout de la France à l'autre. Il leur fallait, pour défendre leurs familles du massacre, courir aux armes ; cependant, une dernière fois, ils invoquent le recours des lois. Le prince de Condé expose leurs doléances à Catherine de Médicis, lui déclarant que refuser justice aux protestants, c'est les pousser à une révolte inévitable ; Théodore de Bèze, l'un des membres les plus considérables, les plus vénérés de l'Église évangélique, Michel de L'Hôpital, Coligny et Dandelot, son frère, joignent leurs instances à celles de Condé ; ils supplient la reine de ne pas exposer la France aux horreurs de la guerre civile par un flagrant déni de justice. Mais Catherine de Médicis, redoutant les menaces de Rome et de l'Espagne, et sentant que tolérer plus longtemps la réforme, c'est donner aux Guises, chefs du parti catholique, un dangereux avantage sur elle, pactise alors avec les princes lorrains et répond aux prières de Michel de L'Hôpital et des principaux protestants par un arrêt défendant, sous peine de mort, l'exercice de leur culte. Le connétable de Montmorency va brûler deux temples protestants dans le faubourg Saint-Jacques, et fait main basse sur ceux qui assistaient au prêche ; ce second massacre était une déclaration de guerre à outrance au parti réformé. Le chancelier de l'Hôpital fit en vain tous ses efforts pour conjurer les maux qu'il prévoyait ; l'influence des Guisards l'emporta sur la sienne, et les protestants, n'espérant plus ni justice ni miséricorde, se préparent à une guerre acharnée. Le prince de Condé, accompagné de Coligny, de son frère et d'autres chefs réformés, se rend à Orléans, appartenant en majorité à la nouvelle religion, et dépêche des courriers à toutes les églises évangéliques de France, pour les instruire du danger dont elles sont menacées, l'exercice de leur culte étant défendu sous peine de mort. À ce cri d'alarme, les huguenots se rendent maîtres des villes où ils sont le plus nombreux ; Rouen se soulève et s'érige en commune républicaine ; deux conseils, l'un suprême, composé de douze échevins, l'autre secondaire, composé de cent citoyens élus, exercent le pouvoir souverain. La Rochelle, Orléans, Poitiers, Nantes, et plusieurs autres villes, s'organisent aussi en communes ; mais dans les cités où les catholiques sont supérieurs en force, les huguenots sont massacrés, comme ils l'ont été à Vassy. C'en est fait ! l'implacable intolérance de l'Église de Rome, l'ambition des Guises l'ont voulu ; les guerres religieuses se déchaînent sur la Gaule dans toute leur fureur. Les protestants s'emparent de Tours, de Blois, du Mans, d'Angers, tandis que Dieppe, le Havre, Pont-Audemer, Caen, Bayeux, Coutances, Falaise, suivant l'exemple de Rouen, s'insurgent au nom de la réforme ; il en est ainsi de la plupart des villes de l'Angoumois, de la Saintonge, de la moitié du Languedoc, de la Guyenne, de la Gascogne, d'une partie de la Provence et du Dauphiné. Lyon court aux armes, et avec lui presque toute la Bourgogne se soulève ; mais en Champagne, en Picardie, en Bretagne et dans l'Île-de-France, les protestants, en minorité, sont bannis ou massacrés par les catholiques dès qu'ils apprennent l'insurrection des autres provinces. Sens, dont le cardinal de Guise est archevêque, devient le théâtre d'un abominable carnage ; une centaine de protestants, hommes, femmes, enfants, sont égorgés, torturés, puis jetés dans l'Yonne. Leurs coreligionnaires avaient jusqu'alors, dans les provinces et les villes où ils se trouvaient en force, témoigné d'une modération exemplaire ; mais ils répondent à cette nouvelle tuerie de Sens par de terribles représailles. Le maréchal de Montluc, tigre à face humaine et gouverneur en Guyenne, pousse la férocité jusqu'au délire, jusqu'au vertige ; le baron des Adrets, chef des protestants, dont il trahit plus tard la cause, tâche d'égaler, sans jamais l'atteindre, la furie sanguinaire de Montluc. La guerre devient un carnage sans pitié, sans merci ; les huguenots, exaspérés, ravagent, détruisent, incendient les couvents, les églises, renversent, brisent, profanent les statues des saints, se vengent d'une oppression séculaire en jetant au vent les cendres des princes et des rois, si souvent complices des papes de Rome. À Angoulême, les tombeaux des Valois, ancêtres de la famille régnante, sont ouverts, et leurs os sont traînés dans la boue ; à Cléry, les restes de Louis XI, ce roi moitié renard moitié loup, sont brûlés dans un feu de joie ; à Orléans, on jette dans un bûcher le cœur de François II ; à Rouen, justice tardive ! on saccage les tombeaux du vieux Rolf, duc de Northmandie, ce bandit qui, pendant tant d'années, à la tête des pirates northmans, mit la Gaule a feu, à sac et à sang, depuis l'embouchure de la Seine jusqu'à Paris, épousa la fille de Karl-le-Sot et s'empara de la province qui devint la Northmandie ; à Paris, le Parlement redouble de violence contre les protestants, plus de soixante d'entre eux sont égorgés par le peuple. Les moines fanatisent et poussent en masse les paysans de l'Île-de-France au carnage de tous ceux qu'on leur signale comme hérétiques ; leurs maisons sont pillées, incendiées. Plusieurs villes prises par les huguenots sont reprises par les catholiques dans diverses provinces, et les succès de la guerre se balancent entre les deux partis. Le 19 décembre 1562, les armées catholique et protestante se rencontrent près de Dreux ; les catholiques commandés par François, duc de Guise, et le maréchal de Saint-André, les protestants par Coligny et le prince de Condé. Après un long et meurtrier combat, dans lequel les généraux en chef des deux armées furent faits prisonniers, le champ de bataille reste à l'armée royale, dont les pertes égalaient d'ailleurs celles de ses adversaires. Coligny, déployant de jour en jour les rares qualités d'un grand capitaine, opère sa retraite en bon ordre et va rejoindre à Orléans son frère Dandelot, chargé de la défense de la ville ; François, duc de Guise, concentre toutes ses forces contre cette place et vient l'assiéger. Ce fut là qu'après avoir dévotement communié avec le maréchal de Saint-André et le connétable de Montmorency, ces trois hommes, qu'on appelait les triumvirs, jurèrent sur les saints Évangiles un pacte effroyable ; vous le connaîtrez plus tard, fils de Joel, vous frémirez de ses conséquences, elles ont enfanté un forfait inouï jusqu'ici dans l'histoire des peuples. Ce pacte juré, le duc François de Guise pousse activement le siège d'Orléans ; mais le 18 février 1563, en parcourant son camp, il est mortellement blessé d'un coup de pistolet tiré à bout portant par un jeune gentilhomme angevin nommé Poltrot de Méré, qui, pour accomplir ce meurtre, avait feint d'abandonner le parti protestant et de s'enrôler dans l'armée catholique ; il voulait, par cet assassinat, venger la boucherie de Vassy, dont François de Guise avait été le boucher, vengeance encore moins lâche, encore moins atroce, peut-être, que le crime qui la provoquait. Le duc de Guise survécut quelques jours à sa blessure, et mourut le 24 février. Cet homme impitoyable, d'une ambition effrénée, d'un orgueil dépassant toute créance, grand seigneur, prodigue, magnifique, habile homme de guerre, chef de parti actif, résolu, ne reculant devant aucune extrémité, était le plus redoutable instrument de l'Église de Rome et le plus puissant auxiliaire de Philippe II à la cour de France ; Catherine de Médicis, au contraire, voyant dans ce Guisard un audacieux et dangereux rival dont elle subissait forcément l'influence, se réjouit de sa mort, si regrettée par les catholiques et par l'Espagne. Cette reine infâme allait enfin régner sans partage. Tutrice de Charles IX, tigre adolescent, elle craignait peu le cardinal de Lorraine, frère de François de Guise, et celui-ci ne laissait qu'un fils presque enfant. L'amiral de Coligny abhorrait les guerres civiles ; la nécessité de défendre sa vie et celle de ses coreligionnaires l'avait forcé de tirer l'épée ; il profita de la stupeur où la mort du duc de Guise plongeait les catholiques et du contentement qu'elle causait à la reine pour négocier avec elle. Il s'engagea, au nom des réformés, à déposer les armes si l'exercice du culte évangélique était autorisé ; le chancelier de L'Hôpital, resté au pouvoir dans l'espérance d'atténuer les malheurs dont il n'avait pu sauver la France, pressa la reine de consentir aux propositions de Coligny. L'insurrection devait, comme toujours, porter ses fruits, hélas ! ensanglantés ; ce que les réformés n'avaient pu obtenir par les plus humbles supplications, en invoquant le bon droit, la justice, ils l'obtinrent par la force ; et le 19 mars 1563 fut rendu, à Amboise, un édit qui, en attendant la majorité du roi et les décisions possibles d'un concile, « -- permettait à tous barons, châtelains, hauts justiciers, seigneurs, tenant pleins fiefs de haubert, de pratiquer librement dans leurs maisons, avec leurs familles et les habitants de leurs domaines, la religion qu'ils disent réformée. Elle était aussi autorisée dans les villes où elle se pratiquait avant le 7 mars de cette année ; mais, à l'avenir, elle ne serait autorisée que dans une ville par bailliage, et elle demeurerait complètement interdite à Paris et dans les villes, bourgs et villages de son ressort. Tous les arrêts contre les réformes rendus depuis le règne de Henri II étaient rapportés ; les confiscations non encore exécutées mises à néant ; le prince de Condé, l'amiral de Coligny et tous les autres chefs et soldats volontaires de l'insurrection protestante considérés comme bons et loyaux sujets, et aucune poursuite touchant au passé ne serait exercée contre eux(8). »

Cet arrêt, quoique encore très-restrictif d'un droit sacré, fut loyalement accepté par les huguenots ; mais il courrouça l'Église et le parti catholique. Le chancelier de L'Hôpital fut accusé d'une tolérance sacrilège envers l'hérésie ; le parlement de Paris ne consentit à l'enregistrement de cet arrêt qu'après plusieurs remontrances ; quelques parlements des provinces refusèrent de le promulguer. La veuve du duc de Guise, son frère le cardinal, leur famille et ses nombreux partisans, reprochaient à l'amiral de Coligny... calomnie infâme... d'avoir soudoyé l'assassin du boucher de Vassy, soufflaient de nouveau le feu de la guerre civile, à peine éteint, en demandant à Catherine de Médicis la mise en accusation de l'amiral, retourné paisiblement après la guerre dans sa maison des champs de Châtillon ; le pape redoublait d'anathèmes contre les protestants ; un concile réuni à Trente reconnaissait la puissance infaillible et souveraine du saint-père sur l'Église de Rome ; Philippe II offrait aux chefs catholiques son or, et au besoin l'appui de ses armes, afin de les aider à obtenir la révocation du traité d'Amboise. Au commencement de l'année 1564, arrivait en France une grande ambassade envoyée par le pape, l'empereur, le roi d'Espagne et le duc de Savoie, dans le but d'engager le jeune roi Charles IX à accepter les décrets du concile de Trente et à révoquer l'édit d'Amboise, l'absolution qu'il accordait aux criminels de lèse-majesté divine (les huguenots) portant atteinte au pouvoir spirituel du saint-père ; ces ambassadeurs adjuraient en outre Charles IX de rechercher les instigateurs du meurtre de François de Guise, désignant ainsi l'amiral de Coligny et s'associant à une abominable calomnie. Catherine de Médicis, suivant encore les sages avis de L'Hôpital, et d'ailleurs jalouse d'exercer un pouvoir si longtemps convoité par elle, et ne voulant pas le compromettre par des mesures capables de rallumer la guerre civile à peine apaisée, répondit aux ambassadeurs d'une manière ambiguë et ne songea qu'à gagner du temps. Le hasard des guerres civiles m'a rapproché de LANOÜE, l'un des plus vaillants et des plus généreux chefs de l'armée protestante, ami et lieutenant de l'amiral ; il m'a permis de prendre connaissance de ses mémoires, écrits par lui-même durant les campagnes dont il prenait une part si glorieuse. Telles sont, selon Lanoüe (il était mieux à même que personne de se renseigner sûrement), telles sont les causes de la seconde insurrection des huguenots : « -- L'édit d'Amboise, -- dit Lanoüe, -- avait causé en France un contentement universel ; toutefois, la haine et l'envie du côté des catholiques, la défiance du côté des réformés, ne furent pas amorties, mais demeurèrent cachées sans se montrer. Les principaux de la religion, qui ouvraient les yeux pour la conservation tant d'autrui que d'eux-mêmes, savaient et disaient qu'on les voulait miner peu à peu, et puis tout d'un coup leur donner le coup de la mort ; des causes qu'ils alléguaient, les unes étaient manifestes, les autres secrètes. Les premières consistaient dans le démantèlement des villes où les réformés dominaient, la construction de forteresses aux lieux où ils exerçaient leur culte ; enfin, les massacres qui, en plusieurs endroits, se commettaient de nouveau, et les assassinats de gentilshommes signalés comme chefs de protestants, cruautés dont on n'avait pu obtenir justice ; les catholiques répétaient que bientôt ceux de la religion réformée ne lèveraient pas la tête si haut ; enfin, on remarquait de nombreux enrôlements de Suisses dans l'armée royale. Quant aux causes secrètes, on parlait de lettres interceptées, venant de Rome et d'Espagne, où les desseins des catholiques se découvraient en plein : la résolution prise à Bayonne (dans une entrevue de Catherine de Médicis et du duc d'Albe, sanguinaire ministre du sanguinaire Philippe II) d'exterminer les huguenots de France et les gueux de Flandre. Toutes ces choses, et d'autres dont je me tais, réveillaient fort ceux qui n'avaient point envie qu'on les prît endormis ; il y eut plusieurs assemblées des chefs réformés, afin de chercher des expédients légitimes et honnêtes avant de recourir aux dernières extrémités pour défendre leur vie et leur foi. Néanmoins, plus par le conseil de M. l'amiral de Coligny que de tout autre, chacun fut prié d'avoir encore patience ; en affaires si graves et qui, disait l'amiral, amenaient tant de maux, on devait plutôt céder à la nécessité que de courir au devant des événements par la promptitude de la volonté. -- Mais bientôt l'on sut par M. le prince de Condé et M. de Coligny qu'ils tenaient d'un personnage de la cour très-affectionné à ceux de la religion réformée, qu'il avait été tenu chez la reine un conseil secret où délibération avait été faite de se saisir des deux chefs de la réforme, de tuer l'un (Coligny), de garder l'autre prisonnier (le prince de Condé), de révoquer l'édit d'Amboise et de défendre de nouveau l'exercice du culte réformé ; les plus sensitifs et impatients des protestants tinrent ce langage :

» -- Veut-on attendre que l'on nous vienne lier les pieds et les mains ? Avons-nous mis en oubli que plus de trois mille personnes de notre religion sont péries de mort violente depuis la paix d'Amboise, sans que nous ayons jamais pu obtenir justice ? Nos pères ont eu patience plus de quarante ans, pendant lesquels on leur a fait éprouver mille supplices pour la confession du nom de Jésus-Christ, laquelle cause nous maintenons aussi. Prenons donc une bonne et prompte résolution ; en nous perdant, nous perdrions une multitude de gens(9). »

Lanoüe ne dit que trop vrai : malgré l'édit d'Amboise, les catholiques, soulevés par le clergé, recommençaient de massacrer les protestants dans les villes où ceux-ci se trouvaient inférieurs en nombre ; ces meurtres, demeurés impunis et prêchés publiquement par les moines, poussèrent les réformés à recourir une seconde fois aux armes pour défendre leur vie. Les chefs convinrent d'enlever la reine et le roi à leurs funestes conseillers, entre autres les Italiens Gondi et Birago, dont l'influence neutralisait les derniers efforts du chancelier de L'Hôpital ; la cour se trouvait alors à Meaux. Le prince de Condé et Coligny, à la tête d'une nombreuse cavalerie de volontaires accourus à leur premier appel, se dirigèrent en hâte vers Meaux ; mais la reine, avertie à temps, avait mandé six mille Suisses, et, le 25 septembre 1567, elle se mit, sous l'escorte de cette infanterie, en route pour Paris avec le jeune roi Charles IX. Condé, à la tête de quatre ou cinq cents chevaux, rejoint ces bataillons et demande à présenter à la reine une pétition des réformés ; les Suisses refusent de laisser pénétrer Condé dans leurs rangs. Il les charge audacieusement, mais sans succès ; pendant cette escarmouche, le connétable de Montmorency conduit en hâte le roi Charles IX et sa mère à Paris, et l'édit d'Amboise, déjà aboli de fait par tant de nouvelles persécutions contre les protestants, est publiquement révoqué, la religion réformée interdite, sous peine de mort, et une seconde guerre religieuse se rallume. Les huguenots, maîtres du cours de la Marne, établissent une garnison à Montereau, s'emparent de Saint-Denis, où le prince de Condé établit son quartier général ; une dernière fois, il offre à la reine de mettre bas les armes, si le roi veut consentir à licencier les Suisses, à accorder aux réformés l'exercice de leur culte, à convoquer les États généraux et à s'en remettre à leur décision au sujet de la liberté de conscience. Ces propositions rejetées, Condé, à la tête de deux mille hommes, attend sous les murs de Paris l'armée du connétable de Montmorency, composée de seize mille hommes, l'attaque avec acharnement ; le connétable est tué dans la bataille, les huguenots, à la tombée de la nuit, se retirent en bon ordre à Saint-Denis, où ils sont rejoints par des renforts amenés par Dandelot, frère de l'amiral Coligny. La mort du connétable jeta dans l'armée royale un grand découragement. Le pape et Philippe II envoient à la reine des renforts de troupes italiennes et espagnoles ; terrible nécessité des guerres civiles, et la plus déplorable de toutes, les réformés, afin de n'être pas écrasés dans la lutte, appellent à leur tour l'étranger à leur aide ! Des troupes allemandes protestantes, au nombre de sept mille reîtres (ou cavaliers) et de quatre mille lanskenets (ou fantassins), passent la frontière ; l'amiral et Condé, sans artillerie, sans bagage, se mettent en marche à travers la Champagne afin d'opérer leur jonction avec ces auxiliaires, et déploient dans cette manœuvre une prodigieuse habileté d'hommes de guerre. Les provinces du Midi, aussi soulevées, organisent des compagnies de volontaires destinées à aller augmenter l'armée principale ; elles se recrutent en route des bandes insurgées du Rouergue et du Dauphinois, et rejoignent à Pont-à-Mousson, en Lorraine, Coligny, déjà rallié aux troupes allemandes. Mais le premier cri des reîtres et des lanskenets fut de demander de l'argent (cent mille écus) avant d'entrer en campagne ; l'armée réformée était pauvre. Coligny, Condé, les ministres, les capitaines, donnant un généreux exemple, se dépouillent de tout ce qu'ils possèdent afin de parfaire une partie de la somme ; cet exemple est suivi par tous les volontaires, et l'on réunit ainsi trente mille écus, dont les reîtres, touchés de tant de dévouement, se contentent. Coligny continue sa marche au cœur de l'hiver et parvient à amener, du fond de la Lorraine en Beauce, une armée de vingt mille hommes, sans magasins, sans artillerie, et toujours poursuivi par des forces supérieures. Il débloque Orléans, prend Blois et Beaugency, et vient mettre le siège devant Chartres, après avoir battu à Houdan un corps d'armée catholique commandé par M. de La Valette. Catherine de Médicis et le parti catholique, effrayés de cette nouvelle insurrection et de ses succès, proposent la paix, et non-seulement le rétablissement de l'édit d'Amboise, mais la complète liberté du culte pour les protestants, jusqu'à ce qu'il plût à Dieu que tous les sujets du roi fussent réunis en une même religion. Coligny, instruit par l'expérience, demande comme garantie de l'exécution de ce traité que certaines places fortes, dites de sûreté, restent au pouvoir des protestants ; Catherine de Médicis se récrie contre ce doute de sa bonne foi, jure par les saints Évangiles que cette fois la paix est à jamais assurée. Coligny hésite à déposer les armes sans obtenir de sérieuses garanties de l'exécution du traité ; mais les volontaires, moins à même que leurs chefs de connaître la perfidie de la cour, fatigués, appauvris par cette nouvelle guerre, aspirant à retourner dans leurs foyers, auprès de leurs familles, pressent l'amiral d'accepter les conditions de la reine ; il se résigne. Le nouvel édit de tolérance est rendu à Longjumeau le 23 mars 1568. Les huguenots lèvent le siège de Chartres, rendent Soissons, Auxerre, Blois, Orléans, La Charité-sur-Loire, et licencient leurs auxiliaires allemands. Coligny pressentait un nouveau piège caché sous cette paix trompeuse ; malheureusement, ses prévisions ne le trompaient pas. Philippe II et Pie V, indignés de ce qu'ils appelaient un nouveau pacte avec l'hérésie, adressent à Catherine de Médicis des reproches menaçants ; les partisans des Guises surexcitent le fanatisme catholique. La reine, jugeant de plus près et plus sûrement les choses que le pape et le roi d'Espagne, leur répond qu'il faut gagner du temps et attendre le désarmement complet des huguenots pour révoquer l'édit de Longjumeau. En attendant l'heure de violer de nouveau la foi jurée, Catherine de Médicis renforce ses troupes suisses au lieu de les licencier, ainsi qu'avaient fait les réformés de leurs auxiliaires allemands ; elle conserve près d'elle les compagnies italiennes envoyées par le pape ; elle met des garnisons dans toutes les places protestantes et commence par défendre dans les villes du domaine royal l'exercice du culte réformé. Le clergé pousse de nouveau les populations catholiques à de sanguinaires violences contre les protestants ; plus de cent d'entre eux sont égorgés à Amiens ; de pareils carnages ont lieu à Rouen, à Bourges, à Issoudun, à Troyes, à Saint-Léonard, à Blois et à Orléans. Les réformés, effrayés, s'enferment dans les villes dont ils sont maîtres ; Montauban, Sancerre, Castres, Cahors, Milhaud, Vezelay, refusent de recevoir les soldats et les gouverneurs envoyés par le roi ; La Rochelle augmente ses fortifications, s'approvisionne de munitions, devient dans l'Ouest la place d'armes des huguenots. Enfin le meurtre du comte de Cipierre, en Provence, et de trente-cinq de ses coreligionnaires ouvre les yeux les moins clairvoyants ; la perte du parti protestant est jurée, malgré le second édit promulgué à Longjumeau. Le roi ordonne d'arrêter le prince de Condé et Coligny, revenus dans leurs domaines, où ils vivaient paisibles depuis la fin de la guerre ; instruits à temps par le maréchal de Tavannes, chargé de leur capture, mais incapable de cette félonie, ils s'échappent avec leurs familles et, après des traverses sans nombre, arrivent, le 18 septembre 1568, à La Rochelle. Ils sont bientôt rejoints par JEANNE D'ALBRET, reine de Navarre, accompagnée de son fils Henri de Béarn, à peine âgé de quinze ans ; cette femme héroïque vouait sa vie, ses biens, son royaume, ses enfants, à la cause de la réforme ; ralliant sur sa route les troupes volontaires levées par le colonel Piles, Montemar et Saint-Mégrin, elle entra dans La Rochelle avec quarante-deux enseignes (compagnies) d'infanterie et huit cornettes (escadrons) de cavalerie. Les autres chefs réformés, Ivoi et Blosset, soulevaient le Poitou ; Soubise, le Périgord ; Clermont, le Quercy ; Montgomery, la Normandie ; Lavardin, la Picardie ; de nombreux renforts, partis de ces contrées, s'acheminaient vers La Rochelle, rendez-vous général de l'armée protestante ; Niort, Fontenay, Saint-Maixent, Saintes, Saint-Jean-d'Angely, Cognac, Blaye et Angoulême s'insurgent. Cette fois encore, l'insurrection s'appuyait sur le bon droit ; car avant que ces mouvements fussent connus à la cour, le conseil de Charles IX, le 18 septembre 1568 (le jour même où Coligny et Condé devaient être arrêtés), rendait un arrêt enregistré par le parlement de Paris et interdisant, « sous peine de mort et de confiscation des biens, l'exercice de tout autre culte que le culte catholique ; ordonnant aux ministres de quitter le royaume sous quinze jours. Les huguenots qui abjureraient leur foi et rentreraient dans le giron de l'Église catholique seraient seuls amnistiés. » Le roi Charles IX déclarait enfin dans cet édit : « que c'était contre son gré qu'il avait précédemment toléré le culte hérétique ; mais qu'il avait toujours eu la ferme volonté de le détruire lorsque l'occasion serait favorable(10). » Le chancelier de L'Hôpital, perdant alors tout espoir de conjurer une dernière guerre civile, abandonna pour jamais cette cour sanguinaire. Son testament a été rendu public ; voici dans quel noble et douloureux langage il s'exprime sur les événements :

« ... Je fis place aux armes... et me retirai aux champs avec ma femme, ma famille et mes petits-enfants, priant à mon départ le roi et la reine de cette seule chose : que, puisqu'ils avaient arrêté de rompre la paix et de poursuivre par la guerre ceux avec lesquels peu de temps auparavant ils avaient accordé la paix, et que j'étais contraire à cette entreprise, je les priai, dis-je, s'ils n'acquiesçaient à mon conseil, qu'au moins, après avoir soulé et rassasié leur cœur et leur soif du sang de leurs sujets, ils embrassassent la première occasion de paix qui s'offrirait... Ayant fait cette remontrance en vain, je m'en allai avec une grandissime tristesse(11). »

Le nouvel arrêt rendu au nom du jeune roi CHARLES IX éclairait le passé, le présent et l'avenir d'une lumière sinistre : les huguenots devaient abjurer, mourir ou combattre. La campagne s'ouvrit au mois de décembre 1568 ; les armées escarmouchèrent sans action décisive, et bientôt leurs opérations furent complètement suspendues par les rigueurs de l'un des hivers les plus rudes qu'on ait jamais vus. La fin de l'année 1568 et les deux premiers mois de 1569 se passèrent dans l'inaction ; catholiques et protestants profitèrent de cette suspension d'armes obligée pour recruter des auxiliaires. Le roi Charles IX fit appel aux Espagnols, aux Italiens et aux Suisses ; Coligny et Condé réclamèrent l'assistance des princes protestants d'Allemagne ; l'un d'eux, le duc des Deux-Ponts, se mit en marche pour la France à la tête d'un corps de troupes considérable ; mais avant sa jonction avec l'amiral de Coligny et Condé, ceux-ci, à la fin de l'hiver, livrèrent une bataille rangée aux catholiques, le 15 mars 1569, à JARNAC, sur les bords de la Charente, non loin de Cognac. De fausses manœuvres, dues à l'inexpérience et au manque de discipline inévitables chez des soldats volontaires, déjouèrent les plans de Coligny ; séparé du gros de son armée, il soutint, à la tête de son avant-garde, le choc de toutes les forces royalistes, commandées par le duc d'Anjou, frère de Charles IX, sous la surveillance du maréchal de Tavannes, le général effectif. Les huguenots, malgré l'infériorité de leur nombre, firent des prodiges de valeur ; le prince de Condé, au moment de l'attaque, eut la jambe cassée d'un coup de pied de cheval ; malgré la souffrance de cette dangereuse blessure, il chargea intrépidement à la tête de ses cavaliers ; frappé d'une balle d'artillerie, son cheval expira sous lui. Ainsi engagé, entouré d'ennemis, il se rendit prisonnier et remit son gantelet à un gentilhomme catholique, nommé d'Argence, lui demandant la vie sauve ; elle lui fut accordée, selon les lois de la guerre ; mais le prince, voyant en ce moment accourir vers lui Montesquiou, capitaine des gardes suisses du duc d'Anjou, s'écria : « -- D'Argence, je suis perdu ! cet homme-là va m'assassiner par l'ordre de son maître ! » -- En effet, Montesquiou, par ordre du duc d'Anjou, tua, d'un coup de pistolet, le prince de Condé, prisonnier sur parole... Le désastre de Jarnac, loin de consterner les huguenots, redoubla leur audace ; Coligny, calme et habile tacticien, plein d'activité, de ressources, grandissait avec le danger ; il savait profiter même de la perte d'une bataille, et faisant plus tard allusion aux défaites subies par les protestants durant cette campagne, dont ils sortirent à la fin triomphants, il disait : « -- Si nous n'avions été vaincus, nous ne serions peut-être pas vainqueurs. » -- Et de fait, les troupes protestantes se formèrent à l'âpre école des revers. L'amiral, après la funeste journée de Jarnac, rallia ses troupes, opéra sa retraite en bon ordre, et se retira dans Cognac, en vain attaqué par l'armée royale, obligée de lever le siège faute d'artillerie ; enfin, à la suite de plusieurs mouvements stratégiques pendant lesquels les catholiques n'osèrent prendre l'offensive, et après quelques engagements partiels favorables aux huguenots, le duc des Deux-Ponts parvint, le 9 juin, à rejoindre en Poitou l'armée de Coligny. Celui-ci, grâce à ce renfort de troupes allemandes, résolut de pousser activement la campagne. C'est à cette époque, vers le milieu du mois de juin 1569, que commence, fils de Joel, la légende suivante.

L'abbaye de Saint-Séverin, située sur la route de Limoges, à peu de distance de la petite ville de Malraye, appartenait à l'ordre de Saint-Bernard ; c'était, avant le commencement des guerres religieuses, un splendide monument édifié des mains de Jacques Bonhomme, ainsi que tant d'autres innombrables moutiers dont est couvert le sol de la Gaule. Jacques Bonhomme, en digne vassal de l'Église, transportait sur son dos ou à l'aide de ses maigres bœufs, au grand dommage de la culture de ses guérets, délaissée pour cette pieuse corvée, les pierres, les charpentes, le sable, la chaux nécessaires à la bâtisse des fastueuses demeures monacales, où il apportait ensuite la dîme de son grain, de ses bestiaux, de ses volailles, de ses œufs, de son beurre, de son vin, de son huile, de ses toisons, de son miel, de son lin, enfin la prime fleur de tout ce qu'il produisait avec tant de labeur ; puis venaient les corvées : labourer, ensemencer, sarcler, moissonner les terres du couvent, entretenir viables les chemins du couvent, faucher les prés du couvent, curer les étangs du couvent, faire le guet et payer au besoin de sa personne pour défendre le couvent contre quelques bandes de routiers ou de malandrins, en retour de quoi, lorsque, épuisé par la fatigue, le travail, les privations, Jacques Bonhomme, ne pouvant plus sustenter sa misérable vie, allait à la porte du plantureux monastère tendre humblement son écuelle, les moines la remplissaient chrétiennement des eaux grasses de leur succulente cuisine ; puis, lorsque, agonisant, le vassal de l'Église mourait sur la paille infecte de sa tanière, les bons pères de lui dire : « -- Dieu a créé l'homme pour la douleur et la misère... tu as été très-misérable, tu as beaucoup souffert... c'est bien, le ciel est content... Tu as accompli ta destinée ici-bas... monte en paix là-haut ! »

Mais vint le jour où l'esprit de la réforme pénétra dans quelques provinces... une lueur de vérité éclaira Jacques Bonhomme, depuis tant de générations attaché, dans son hébétement craintif, à la glèbe de la féodalité monacale, voyant cependant d'un œil marri le meilleur de ce qu'il produisait si péniblement aller engraisser la fainéantise des moines. Aussi le vassal de l'Église s'empressa, au nom de la réforme, de s'affranchir d'exactions séculaires ; il éprouva une joie sauvage à ruiner, à dévaster, à piller ces riches couvents bâtis par ses pères ou par lui ; à briser, à profaner ces images de saints et de saintes, ces reliques devant lesquelles il s'était tant de fois agenouillé crédule et fervent, déposant au pied du saint, de la sainte, ou sur la châsse de la relique, quelque argent, gagné au prix de tant de sueurs, afin d'obtenir du ciel, moyennant cette offrande : -- la guérison d'une maladie ; -- la fécondité de sa femme ; -- le terme de la mortalité qui décimait ses troupeaux ; -- le recouvrement de la vue, s'il était aveugle ; -- de l'ouïe, s'il était sourd ; -- de l'usage de ses membres, s'il était infirme. -- Presque toujours, il est vrai, malgré l'intercession des saints, des saintes, et l'efficacité des reliques, Jacques Bonhomme restait sourd, s'il était sourd ; aveugle, s'il était aveugle ; la mortalité de son troupeau ne cessait point ; ses récoltes ne s'amélioraient pas. À ces déceptions, les moines répondaient, après avoir emboursé l'argent : « -- Malheureux ! ton offrande est vaine parce que tu n'es pas en état de grâce ; c'est ta faute ! c'est ta très-grande faute ! Dis ton meâ culpâ et reviens dimanche avec une nouvelle offrande ! » -- Enfin Jacques Bonhomme avait payé comptant, sonnant et trébuchant, du plus clair de sa pauvre épargne, le rachat de l'âme de ses proches gémissant au milieu des flammes du purgatoire, selon l'affirmation des prêtres ; il avait payé la célébration de messes dites pour une cause ou pour une autre ; payé pour le baptême ; payé pour le mariage ; payé pour l'enterrement ; toujours payé, payé sans fin ni cesse, de sorte que presque tout son pécule, employé en œuvres pies, passait de sa poche dans celle des bons pères. Or, lorsque Jacques Bonhomme entendit les pasteurs de l'Église nouvelle lui dire : « -- Pauvre ignorant, pauvre abusé ! ces offrandes aux saints, ces messes, ces purgatoires, sont autant d'idolâtries, de mensonges, de fourberies, de vols, inventions sacrilèges des moines à l'aide desquelles ils s'approprient l'argent déposé par toi sur l'autel ou aux pieds de ces images de bois ou de pierre dont l'adoration est réprouvée de Dieu. Si tu ne me crois pas, lis le saint livre... Dieu défend ce trafic impie dont s'engraissent des milliers de fainéants qui rient sous leur froc de ta crédulité en leurs piperies ! » -- à cette foudroyante révélation, appuyée des textes sacrés de l'Écriture sainte, Jacques Bonhomme, dans son rustique bon sens, se dit : -- Voire ! je suis, de père en fils, outrageusement trompé, dupé, larronné, depuis des siècles, par l'Église de Rome ! -- Et à demi sauvage que le laissaient à dessein les prêtres, afin d'exploiter sa crasse ignorance, Jacques Bonhomme s'est vengé en sauvage : il s'est rué avec fureur sur les couvents, sur les églises ; il a renversé, brisé, profané ces autels, ces reliques, ces statues de saints et de saintes si longtemps l'objet de sa vénération et surtout de ses offrandes. Aussi, dans un grand nombre de provinces de la Gaule, ce fut une Jacquerie contre les moines et les couvents, de même qu'il y a deux siècles ce fut une Jacquerie contre les seigneurs et les châteaux.

Dans les provinces, au contraire, où la voix de la réforme ne put se faire entendre, et où les peuples, fanatisés, ne la connurent que par les prédications forcenées du clergé dépeignant aux populations les hérétiques sous les couleurs les plus noires, les plus endiablées, Jacques Bonhomme se rua sur les maisons, sur les châteaux des huguenots, mit ces demeures à feu et à sang, viola les femmes, égorgea les vieillards et les enfants, afin d'exterminer jusqu'au dernier rejeton de cette race ensabbatée. Ne voulaient-ils pas, ces mécréants, disaient les prêtres, empêcher les fidèles de racheter leur âme et leurs péchés moyennant œuvres pies et surtout monnayées ? Ne voulaient-ils pas priver Jacques Bonhomme du spectacle imposant de ces processions où les châsses d'or et d'argent des saints, les reliquaires éblouissants de pierreries étincelaient à la clarté de milliers de cierges, au milieu de la vapeur embaumée des encensoirs ? ces processions où bourgeois et artisans, membres des confréries religieuses, figuraient avec orgueil, leur bannière en tête, tenant en grand dédain ceux-là qui, n'ayant point place à la cérémonie, étaient piteusement réduits au rôle de spectateurs. Cet attrait des pompes idolâtres, flattant la matière aux dépens de l'âme, mettait en jeu beaucoup de petites passions vaniteuses et mauvaises ; cet appareil théâtral avait un effet puissant sur les simples ou sur de pauvres gens vivant d'ordinaire dans une misère sordide, au fond de tanières boueuses, et sortant de ces repaires, les jours de fête, afin d'assister à une messe dite par des prêtres vêtus avec splendeur, accompagnée des chants harmonieux de l'orgue retentissant au sein des magnifiques cathédrales aux vitraux coloriés : aussi cette satisfaction offerte aux sens aux dépens de l'esprit distrait du céleste recueillement de la prière par des vanités terrestres, a été, est et sera longtemps encore l'une des plus sûres amorces de l'Église romaine ! Héritière des pompes du paganisme, elle a brisé les temples antiques, renversé leurs statues, pour édifier sur leurs ruines, avec leurs débris, d'autres statues, d'autres temples, et y renouveler l'idolâtrie des images, alors que la Bible dit : « -- Vous ne ferez pas de dieux d'argent ni de dieux d'or. -- Vous me dresserez un autel de terre où vous m'offrirez vos hosties pacifiques(12). » Un autel de TERRE ! Et les marbres les plus rares, les métaux les plus précieux, les pierreries, suffisent à peine à l'ornement des châsses et des reliquaires !

L'abbaye de Saint-Séverin, occupée, avant les guerres religieuses, par des moines bernardins, avait été saccagée comme la plupart des résidences monacales du Poitou, du Quercy et du Limousin, où la réforme comptait de nombreux partisans. Ce couvent, bâti, ainsi qu'ils le sont presque tous, dans une admirable situation, au versant d'une colline ombragée de bois touffus, dominant de vertes prairies arrosées par des ruisseaux d'eaux vives, ce couvent portait les traces d'un ravage récent : les fenêtres brisées, les portes défoncées ou arrachées de leurs gonds, une partie des murailles noircies par l'incendie, les chapiteaux des colonnettes du cloître, les nervures des portes ogivales écornées, mutilées par de nombreuses décharges d'arquebuserie, témoignaient d'un incroyable acharnement de dévastation. La furie des nouveaux iconoclastes se proportionnait à leur crédulité première ; les gens longtemps abusés deviennent impitoyables envers les fourbes dont ils ont été victimes.

Vers le milieu du mois de juin 1569, à la fin d'un beau jour d'été, le silence des ruines du monastère de Saint-Séverin, depuis longtemps abandonné par les moines, fut troublé par l'arrivée de deux escadrons de chevau-légers de l'armée catholique ; cette cavalerie escortait un long convoi de mulets de bât, leurs conducteurs portaient les couleurs et les armoiries de la maison royale de France et de la maison de Lorraine. Ce convoi entra dans la cour du cloître ; les gens de livrée, déchargeant les mulets, prirent possession de l'abbaye déserte. Les chevau-légers, ainsi que leur nom l'indiquait, formaient une cavalerie armée à la légère de morions et de corselets à bourguignotte, avec brassards, gantelets et tassettes à demi couvertes par la botte ; leur petite arquebuse, de trois pieds de long, bien polie et brillante comme leur fourniment, pendait à l'arçon de leur selle, sans compter l'estoc et la masse de fer. Cette gendarmerie avait pour commandant le maréchal des camps comte Neroweg de Plouernel, homme de soixante ans passés, d'une figure rude, hautaine et guerrière, couvert de la tête aux pieds d'une armure damasquinée d'or ; il montait un superbe cheval turc d'un gris d'argent, caparaçonné au cou, au poitrail et sur la croupe, de légères lames d'acier flexible richement ciselées et dorées ; sa housse et sa selle, de velours orange, étaient ornées de passements vert et argent, couleurs héraldiques de la maison de Plouernel ; la saie ou casaque flottante que le comte portait par-dessus son armure était aussi de velours orange rehaussé de passements vert et argent. Il descendit de cheval, fit sous ses yeux soigneusement fouiller le monastère, établit des postes et des factionnaires aux avenues et entrées principales de l'habitation ; puis il reprit la direction de Limoges, seulement suivi de l'un de ses escadrons. Aussitôt après le départ du comte, les fourriers des logis de la reine Catherine de Médicis, aidés de ses serviteurs et de ceux de Charles de Guise, cardinal de Lorraine, s'empressèrent de tirer le meilleur parti possible des appartements dévastés de l'abbaye pour y préparer le logement de la reine et du prélat. Les mulets, au nombre de plus de soixante, transportaient, soit sur leurs bâts, soit dans de grands coffres doubles, un splendide ameublement de voyage : tentures, pliants, tapis, escabeaux, lits démontés, rideaux, matelas, vaisselle d'argent, et de plus des provisions de bouche, des vins, des ustensiles de cuisine, et même de la glace renfermée dans des sacs de cuir. Les valets de chambre se mirent à l'œuvre et, avec une promptitude merveilleuse, tapissèrent l'appartement destiné à la reine et au cardinal, en accrochant aux murs, au moyen de clous, de riches tentures garnies à l'avance d'anneaux dorés ; puis ils meublèrent ces pièces des objets apportés à dos de mulet. Une chambre séparée de celle de la reine par un couloir fut aussi disposée pour recevoir quatre de ses filles d'honneur et leur gouvernante. Les pages, les gentilshommes, les chambellans, les officiers, les écuyers, devaient camper comme à la guerre dans les dépendances de l'abbaye, dont l'immense cuisine fut envahie par le maître-queux et ses aides ; ils préparèrent activement le souper, tandis que les maîtres d'hôtel disposaient la table royale dans le réfectoire du monastère. Peu de temps avant le coucher du soleil, des éclaireurs accoururent à toute bride annoncer l'arrivée de la reine à l'un des capitaines de chevau-légers commis à la garde du monastère par le comte Neroweg de Plouernel ; après les coureurs parut une avant-garde, puis plusieurs escadrons de pesants gendarmes, au centre desquels se trouvait la litière royale, fermée de rideaux de velours violet brodé d'or et portée par deux mulets aussi harnachés de velours violet ; une seconde litière, moins richement ornée, vide alors, était réservée à celles des filles d'honneur qui seraient fatiguées de la chevauchée ; mais toutes quatre et leur gouvernante avaient achevé la route montées sur de belles haquenées splendidement caparaçonnées de velours brodé rehaussé des armoiries de la maison de France. Des pages, des écuyers, suivaient les filles d'honneur ; puis s'avançait la litière du cardinal, enveloppée de rideaux de taffetas pourpre et entourée des principaux officiers de ce prince de l'Église de Rome. Jugez, d'après la somptuosité de pareils voyages et des énormes dépenses qu'ils entraînaient, jugez ! fils de Joel, de la lourdeur des impôts qui écrasaient la Gaule !

Peu de temps avant d'entrer dans la cour de l'abbaye, le prélat entrouvrit les rideaux de sa litière et fit mander près de lui, par l'un de ses gentilshommes, le commandant en chef des troupes de l'escorte. Charles de Guise, cardinal de Lorraine, avait alors quarante-six ans ; sur ses traits, d'une régularité remarquable, mais flétris par la débauche et de monstrueux excès, on lisait la finesse, la ruse, et surtout un orgueil rayonnant d'insolence et d'audace. Bientôt le comte Neroweg de Plouernel, mandé par le prélat, s'approcha de sa litière.

-- Monsieur, -- lui dit le cardinal d'un ton impérieux et bref qui cachait ses appréhensions, car sa couardise était proverbiale, -- monsieur, vous répondez de la sûreté de la reine et de la mienne !

-- Je le sais, monsieur le cardinal.

-- Avez-vous pris toutes vos précautions ? On parle plus que jamais de cette bande de partisans huguenots commandés par un forcené surnommé le Borgne ; la férocité de ces scélérats justifie le nom qu'ils se sont donné ; ces VENGEURS D'ISRAËL ainsi qu'ils s'appellent, sont capables de tout. Vos troupes sont-elles suffisantes, monsieur, pour mettre ce monastère à l'abri d'un coup de main ?

-- Monsieur le cardinal, je réponds sur ma vie de la sûreté de la reine. Les partisans huguenots ne sont pas à craindre ; l'armée de Sa Majesté nous couvre : campée entre les rebelles et nous, elle est commandée par un homme de guerre consommé, M. le maréchal de Tavannes. Il est instruit de la prochaine arrivée de la reine près de lui ; il a certainement fait éclairer et surveiller la route que suit Sa Majesté. Il eût été préférable, et je l'ai déjà fait observer à Votre Éminence, de pousser droit jusqu'à l'armée de M. de Tavannes au lieu de passer la nuit dans cette abbaye... mais...

-- Croyez-vous donc, monsieur, que la reine et moi, puissions voyager sans débrider, comme des gendarmes ?

-- Monsieur le cardinal, -- reprit le comte Neroweg de Plouernel avec hauteur, -- il n'appartient à personne de me rappeler le respect que je dois à Sa Majesté... à ce respect, je n'ai jamais failli.

-- Monsieur ! -- dit vivement le cardinal, bouillonnant dans sa superbe, -- vous parlez à un prince de la maison de Lorraine... ne l'oubliez pas...

-- Monsieur le cardinal, si vous savez l'histoire de votre maison... je sais l'histoire de la mienne...

-- Qu'est-ce à dire, monsieur ?

-- La maison de Pépin de Héristal, l'aïeul de Charlemagne, dont vous prétendez descendre, sortait de l'ombre alors que la maison de Neroweg, illustre en Germanie bien avant la conquête franque, était depuis deux siècles établie en Gaule dans ses domaines saliques de l'Auvergne, qu'elle tenait de l'épée d'un de nos ancêtres, leude de Clovis...

-- Monsieur, -- répliqua le prélat avec un sourire venimeux, -- l'antiquité de leur origine ne sauvegarde malheureusement pas de la félonie certaines maisons... la vôtre est de ce nombre...

-- Monsieur le cardinal, cet outrage !...

-- Baissez le ton, monsieur... ne m'obligez pas de vous rappeler que le colonel de Plouernel, votre frère, est l'un des chefs de ces infâmes révoltés qui se dressent en armes contre l'Église et la royauté...

-- À moi ce reproche ! lorsque j'ai envoyé mon fils, à peine adolescent, servir à l'armée de M. de Tavannes, auprès de M. le duc d'Anjou ! -- s'écria le comte Neroweg de Plouernel avec une farouche amertume. -- À moi ce reproche ! lorsqu'à Jarnac ce traître que je renie pour mon frère ! ce misérable, la honte et l'horreur de ma famille ! est tombé sous mes coups ! Ah ! si deux de ses cavaliers ne s'étaient jetés entre nous, je l'achevais !... je retranchais à jamais de notre souche loyale ce rejeton pourri !...

-- Monseigneur, -- vint dire au cardinal l'un de ses pages, -- la reine entre dans la cour du cloître...

Le prélat, laissant le comte Neroweg de Plouernel outré de se voir jeter à la face la félonie d'un frère abhorré, le prélat s'empressa d'aller offrir sa main à la reine afin de l'aider à descendre de la litière. Catherine de Médicis atteignait alors la cinquantième année de son âge et conservait des traces de sa rare beauté ; un léger embonpoint ne nuisait en rien à la majesté de sa taille élevé ; ses épaules, ses bras, ses mains, d'une blancheur éblouissante, eussent, par leur rare perfection, offert un modèle aux statuaires ; ses cheveux, encore noirs, à demi cachés par le bec d'un chaperon de damas, violet comme sa robe traînante, découvraient son front d'airain. Peu de regards pouvaient supporter son regard fixe, impérieux, profond et pénétrant ; la ruse, la perfidie, la cruauté de son sourire insidieux, l'audace, le dédain, l'ironie, empreints sur sa physionomie, donnaient à ce fier visage une expression saisissante Catherine de Médicis, s'appuyant sur le bras du cardinal de Lorraine, entra dans l'abbaye, suivie de ses filles d'honneur.

Les filles d'honneur de Catherine de Médicis se livrent en ces temps-ci, et par son ordre, à un métier infâme ; cette cour, si profondément dépravée, les désigne sous le surnom ironique de l'escadron volant de la reine. En effet, selon les besoins de sa ténébreuse ou sanglante politique, empruntée au livre effrayant de Machiavel, la reine engage ses filles d'honneur à se prostituer, tantôt à ceux qu'elle veut attirer à son parti, tantôt à ceux dont elle désire pénétrer les secrets, qu'ils ne sauraient taire à ces séductrices, tantôt même, dit-on, à ceux de qui la mort est nécessaire, RENÉ, parfumeur de la cour, préparant avec un art infernal les poisons les plus subtils, les plus sûrs, dont il imprègne des gants, les pétales d'une fleur fraîchement épanouie, des boules de senteur, ou enfin des dragées dont les gens de cour garnissent leurs drageoirs. Le poison le plus dangereux, parce que l'on s'en défie moins, est ainsi caché dans les parfums, dans des gants ou dans des fleurs, il s'absorbe par la moiteur de la peau ou par l'aspiration de l'odorat ; parfois ces sirènes, messagères du meurtre, ignorent elles-mêmes qu'elles offrent à leurs galants un bouquet ou un bonbon empoisonné. Telles sont les principales fonctions de l'escadron volant de la reine dans cette cour où les parfums enivrants déguisent à peine la fétide odeur du sang, où l'assassinat prend les traits charmants d'une jeune fille aux lèvres sensuelles, au regard lascif ; Catherine de Médicis dit d'habitude à ses nouvelles recrues : « -- Mignonne, tu peux pratiquer à ton gré le culte de Diane ou de Vénus ; seulement, aie garde à l'enflure de la taille(13). »

Après souper, le cardinal de Lorraine est resté seul avec la reine ; ses filles d'honneur devisent entre elles dans une chambre voisine de l'appartement royal. Elles sont de beautés diverses, selon qu'il faut qu'elles soient pour servir les divers desseins de l'Italienne ; la plus jeune a dix-huit ans, la plus âgée vingt-deux ans ; corrompues dès l'enfance, un brillant vernis de grâce et d'élégance couvre cette dégradation précoce ; elles sont superbement vêtues : Catherine de Médicis aime le luxe avec frénésie, et, en voyage, toutes les personnes de sa suite emportent dans des coffres chargés à dos de mulet d'éclatantes parures. L'une des quatre filles d'honneur, Berthe de Verceil, est momentanément absente ; ses trois compagnes poursuivent leur entretien. Diane de Sauveterre, l'aînée des quatre, beauté blonde, blanche et rose, porte une cotte d'azur ornée de passements d'argent découpés à jour ; son chaperon de taffetas blanc, orné de petites plumes frisées bleues et argentées, marque de son bec le milieu du front, puis, s'évasant de chaque côté des tempes en deux ailes arrondies, découvre d'opulents cheveux blonds relevés à leur racine. Clorinde de Vaucernay, mignonne créature aux cheveux noirs et aux yeux bleus, est vêtue d'une robe et d'une cotte de damas jaune-paille pourfilé d'argent et de violet ; son chaperon, de pareille étoffe, est bordé d'un fil de perles. Enfin, Anna-Bell, la plus jeune et la plus jolie des trois, semble réunir en elle les charmes variés des autres filles d'honneur : sa taille est accomplie, son teint d'une blancheur éblouissante, son épaisse chevelure châtain-clair contraste avec ses sourcils, d'un noir de jais comme ses longs cils voilant à demi ses grands yeux d'un brun velouté ; sa cotte de satin rose vif rehaussé de cannetilles d'argent tranche sur sa robe de satin blanc ; son chaperon rose est garni de petites plumes blanches frisées ; seule parmi ses compagnes, dont elle partage cependant la dépravation précoce, Anna-Bell est en proie à une mélancolie profonde ; retirée quelque peu à l'écart de ses deux compagnes, accoudée à une fenêtre ouverte sur l'ombreux enclos de l'abbaye, elle contemple, rêveuse, le ciel étoilé, prêtant à l'entretien suivant une oreille distraite :

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Quoi ! ce philtre amoureux aurait eu cette inconcevable puissance ?

DIANE DE SAUVETERRE. -- Oui, M. de Langeais abhorrait cette odieuse madame de Noirmoutier ; elle a trouvé moyen, pendant un festin de gala, de verser quelques gouttes de son philtre dans le verre de M. de Langeais...... un instant après, il était affolé de la Noirmoutier !

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- De fait, avant notre départ de Paris, Langeais ne la quittait pas plus que son ombre... Tant d'amour succéder à tant de haine... c'est à peine croyable !... Cependant des incrédules osent encore douter de l'efficacité des philtres amoureux... Et toi, Anna-Bell, es-tu de ces incrédules ?

ANNA-BELL, soupirant. -- L'amour sincère est le seul philtre qui puisse opérer des prodiges !...

En ce moment, Berthe de Verceil, quatrième fille d'honneur de la reine, vient rejoindre ses compagnes. Elle est d'une beauté mâle et brune, d'une taille élevée ; ses abondants cheveux noirs, ses sourcils prononcés, donneraient à sa figure un certain caractère de dureté si un sourire d'une joyeuse ironie n'effleurait ses lèvres purpurines estompées d'un léger duvet brun. Elle est superbement vêtue d'une robe de damas ponceau et d'une cotte blanche semée de fleurs d'or ; son chaperon, de pareille étoffe, est orné d'un cordon de rubis. Elle tient à la main plusieurs feuillets de papier et dit gaiement à ses compagnes :

-- Je veux partager avec vous ma bonne fortune.

DIANE DE SAUVETERRE. -- Que veux-tu dire ?

BERTHE DE VERCEIL. -- Ce matin, vous le savez, au moment où nous montions à cheval, arrivait de Paris un page que m'envoyait mon cher et beau Brissac... ce page m'apportait des dragées, des fleurs conservées fraîches à miracle, et une lettre des plus amoureuses. Mais ce n'est pas tout ; cette lettre, que j'ai pu lire seulement tout à l'heure, contient... trésor inestimable... les pasquils les plus nouveaux, les plus mordants !

DIANE DE SAUVETERRE. -- Oh ! la bonne aubaine ! Et contre qui sont-ils, ces pasquils ?

BERTHE DE VERCEIL. -- Innocente !... Contre qui seraient-ils, sinon contre la reine, contre M. le cardinal, contre la cour, contre nous ?

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Les malins nous ménagent peu... Nous sommes du moins chansonnées en grande et royale compagnie.

DIANE DE SAUVETERRE. -- Voyons, Berthe, dis-nous vite ces vers ; la reine peut nous mander d'un moment à l'autre pour son coucher.

BERTHE DE VERCEIL, montrant à ses compagnes Anna-Bell silencieuse et absorbée, leur dit à demi-voix. -- Décidément, cette petite est amoureuse, et sottement amoureuse ; les oreilles ne lui dressent point à ce joli mot de pasquil ! divine friandise d'esprit et de méchanceté, dont le sel vaut cent fois le sucre des dragées.

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Je gage qu'elle rêve toute éveillée à ce prince allemand dont elle parle en dormant... Quel indiscret que le sommeil ! Pauvre fille, elle croit son secret bien gardé !

DIANE DE SAUVETERRE. -- Berthe, les pasquils ! les pasquils ! je brûle d'envie de les entendre.

BERTHE DE VERCEIL. -- À tout seigneur tout honneur... commençons par notre bonne dame la reine. (Elle lit.)

« L'on demande la ressemblance

» De Catherine et Jésabel,

» L'une ruine d'Israël,

» L'autre ruine de la France ;

» L'une est d'une malice extrême,

» L'autre est la malice même.

» Enfin le jugement fut tel

» Par une vengeance divine ;

» Les chiens mangèrent Jésabel,

» La charogne de Catherine

» Sera différente en ce point,

» C'est que les chiens n'en voudront point(14). »

Les filles d'honneur rient aux éclats ; Anna-Bell, toujours pensive et retirée à l'écart près de la croisée ouverte, laisse son regard errer dans l'espace et reste étrangère à l'hilarité de ses compagnes ; elle n'a prêté aucune attention à la lecture des vers.

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Vous verrez que, supposant notre bonne dame Catherine capable d'avoir avalé par mégarde quelque dragée destinée à l'une de ses victimes, ces fripons de chiens craindront que les restes de notre vénérable souveraine soient empoisonnés...

DIANE DE SAUVETERRE. -- Il faudra lire ce pasquil à la reine ; elle en rira fort.

BERTHE DE VERCEIL. -- De vrai, rien ne l'amuse davantage. Vous souvenez-vous qu'ayant lu dernièrement le Discours merveilleux dû à la plume satirique du fils du fameux imprimeur Robert Estienne(15), la bonne dame s'est mise à rire à gorge déployée, nous disant : « -- Il y a du vrai là-dedans ! Mais ils ne savent pas tout... que serait-ce donc s'ils étaient mieux instruits ? » -- Maintenant, écoutez. Après la reine, M. le cardinal, cela va de soi... On le suppose... on le désire mort... rien de plus naturel... voici son épitaphe. (Elle lit.)

« Le cardinal, lequel durant sa vie

» Troubla le ciel et la mer et la terre,

» Sert maintenant aux enfers de furie

» Et aux damnés comme à nous fait la guerre.

» Pourquoi vient-on jeter sur son tombeau

» Tant d'eau bénite et plus que de coutume ?

» C'est que gît là de guerre le flambeau,

» Et que l'on craint qu'encore il se rallume(16). »

DIANE DE SAUVETERRE. -- Pauvre M. le cardinal ! quelle vilaine calomnie ! Lui, si poltron, pour un Guisard... le comparer à un foudre de guerre !...

BERTHE DE VERCEIL. -- Non pas foudre ! mais flambeau. Il se contente de tenir le flambeau de guerre, comme madame de Gondi, gouvernante des princes et princesses royales, tenait le flambeau de Vénus pour éclairer les amours du feu roi Henri II, dont elle était la digne entremetteuse.

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Moi, j'approuve fort la reine d'avoir donné à ses enfants pour gouvernante... l'entremetteuse de son mari ; c'est une manière de charge héréditaire que l'on ne saurait confier en de trop dignes mains et perpétuer dans les familles.

BERTHE DE VERCEIL. -- Aussi la Gondi, fidèle aux devoirs de son emploi, s'est-elle chargée de remettre le premier billet amoureux de mademoiselle Margot(17) au jeune et bel Henri de Guise, que nous allons voir à l'armée de M. de Tavannes ; et les malicieux de dire : « -- En ces temps-ci, ce ne sont plus les hommes qui prient les femmes ; mais les femmes qui prient les hommes(18). »

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Quoi d'étonnant ? N'est-ce point aux reines à faire les premiers pas vers leurs sujets ? Que sommes-nous ? Reines... Que sont les hommes ? Nos sujets... Puis il est si beau, si vaillant, si amoureux, Henri de Guise ; quoiqu'il ait à peine dix-huit ans, toutes les femmes en raffolent... moi la première !...

DIANE DE SAUVETERRE. -- Ah ! Clorinde ! si Biron t'entendait !...

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Il m'a entendue, il sait qu'en parlant de constance, on excepte toujours l'aventure d'une rencontre avec le bel Henri de Guise... Mais les autres pasquils, Berthe ?

BERTHE DE VERCEIL. -- Le suivant est piquant ; il a trait à la nouvelle coutume empruntée à l'Espagne par la reine. Il s'agit du litre de Majesté, dont elle veut qu'on la salue, ainsi que le roi son fils. (Elle lit.)

« La France décroissant, pour toute récompense,

» A pris sur l'Espagnol l'idolâtre vantance

» Qui égale de nom... l'homme à la déité.

» Et, lorsque leur état ruineux s'hypocrise,

» Je vois facilement, sans que l'on m'en advise,

» Nos Majestés en train... d'être sans majesté(19). »

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Je trouve plaisant : Nos Majestés en train... d'être sans majesté...

DIANE DE SAUVETERRE. -- À défaut de la chose, on a le nom... cela suffit pour imposer aux sots.

BERTHE DE VERCEIL, indiquant aux autres filles d'honneur leur compagne, toujours assise près de la fenêtre et rêvant le front appuyé sur sa main. -- Voyez donc Anna-Bell, quelle noire mélancolie !

DIANE DE SAUVETERRE. -- Peste soit de la mélancolique ! Aimez donc des princes allemands... pour devenir si piteuse !

BERTHE DE VERCEIL. -- Quel peut-il être ? Nous ne savons rien du secret de cette langoureuse, sinon ces mots, qui lui échappent souvent durant son sommeil : « -- Prince... oh ! Allemagne !... Allemagne !... »

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Anna-Bell serait donc Allemande ?

BERTHE DE VERCEIL. -- Interroge à ce sujet notre bonne dame Catherine ; seule elle sait sans doute le mystère de la naissance d'Anna-Bell.

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Son prince allemand lui fait un peu, ce me semble, oublier ce pauvre Solange ?

DIANE DE SAUVETERRE. -- Voyez la grâce d'en haut... ou d'ailleurs... Les plus fameux prédicateurs, Feu-Ardent, fra-Hervé-le-Cordelier, n'avaient pu obtenir la conversion du marquis de Solange, forcené huguenot, et Anna-Bell l'a converti !...

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Est-ce bien à la messe qu'il s'est converti ? (Les filles d'honneur rient aux éclats.) Revenons aux pasquils.

BERTHE DE VERCEIL. -- Celui-ci est curieux par la forme... et la chute en est bouffonne... Jugez-en... (Elle lit.)

« Le pauvre peuple endure tout ;

» Les Gendarmes ravagent tout ;

» La sainte Église soudoie tout ;

» Les favoris demandent tout ;

» Le cardinal accorde tout ;

» Le Parlement vérifie tout ;

» Le chancelier scelle tout ;

» La reine-mère conduit tout ;

» Le saint-père pardonne tout ;

» Et le diable seul rit de tout ;

» Car le diable emportera tout(20). »

La bruyante hilarité des demoiselles d'honneur, excitée par ce dernier trait, attire enfin l'attention d'Anna-Bell ; ses traits sont empreints d'une tristesse profonde, ses yeux humides de larmes ; elle craint d'être l'objet des railleries de ses compagnes, essuie furtivement ses pleurs, se lève et se rapproche lentement des autres jeunes filles.

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Nous sommes un peu comme le diable, nous autres, nous rions de tout... Seule entre nous, Anna-Bell, tu es aussi triste qu'une femme qui verrait revenir son mari ou partir son galant.

ANNA-BELL, s'efforçant de sourire. -- Oubliez-moi, de même que la femme oublie son mari... Je suis en un jour de tristesse.

BERTHE DE VERCEIL, avec malice. -- Peut-être le souvenir d'un mauvais rêve ?

ANNA-BELL, rougissant. -- Non... Ne ressent-on pas souvent et sans cause de vagues impressions chagrines ?... Puis, je ne suis pas, vous le savez, d'un naturel fort gai.

DIANE DE SAUVETERRE, vivement. -- Ah ! mon Dieu ! en parlant de rêve, j'en ai fait un, et des plus affreux ! Notre escorte était attaquée par ces bandits huguenots qui se nomment les Vengeurs d'Israël, et dont on raconte tant de férocités...

BERTHE DE VERCEIL. -- Leur chef n'est-il pas, dit-on, un damné borgne ? Acharné aux prêtres, ce monstre leur enlève la peau du crâne... il appelle cela les ordiner cardinaux ! les coiffer de la calotte rouge !

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Ah ! c'est à frissonner d'épouvante !

DIANE DE SAUVETERRE. -- Si nous tombions entre les mains de ce réprouvé ! Pourtant, nous avons entendu une messe spéciale pour le bon succès de notre voyage ; oh ! j'ai prié sans distraction, cette fois, car les huguenots sont sans pitié !

BERTHE DE VERCEIL. -- Vaines craintes, ma mie ! M. Neroweg de Plouernel commande notre escorte ; il est habile homme de guerre ; ces bandits n'oseraient seulement s'approcher de nos vaillants escadrons de gendarmes et de chevau-légers !

DIANE DE SAUVETERRE, riant. -- Que Dieu nous tienne en sa garde ! Mais si une pareille alerte ne nous devait causer aucun mal, je la désirerais, rien que pour jouir de la mine effarée de M. le cardinal.

BERTHE DE VERCEIL. -- En vérité, je ne sais pourquoi l'on accuse sans cesse M. le cardinal de couardise, lorsque tout le monde a été témoin de sa bravoure !

DIANE DE SAUVETERRE, riant. -- La bravoure de M. le cardinal ?

BERTHE DE VERCEIL. -- Certes... N'a-t-il pas d'abord, dans la fleur de son âge, poussé la vaillance, l'intrépidité aveugle... c'est le mot... jusqu'à être l'amant de la vieille Diane de Poitiers ? Est-ce du courage cela ?

DIANE DE SAUVETERRE. -- Tu as raison, ma mie ; je me tais et j'admire...

BERTHE DE VERCEIL. -- Ce n'est rien encore... N'a-t-il pas poussé l'intrépidité jusqu'à rompre avec la vieille Diane ? Et pourquoi cette rupture ? Pour devenir le galant de notre bonne dame Catherine, belle encore en ce temps-là, malgré ses quarante ans... Mais, vous le savez... (avec un sourire sinistre) galantiser avec Catherine de Médicis, c'est parfois galantiser avec la mort... Et voilà pourquoi M. le cardinal est à mes yeux un César !...

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Oh ! certes, tu parlerais d'or, ma mie, si, au lieu d'affronter l'attaque de cet affreux borgne que l'on dit si féroce, M. le cardinal devait affronter quelque borgnesse... alors je témoignerais sans doute de cet héroïsme que tu admires si fort... Mais il s'agit d'un bandit...

DIANE DE SAUVETERRE. -- Si le ciel est juste, ce scélérat rencontrera la troupe du fameux cordelier fra-Hervé, qui, son bréviaire pendu à son côté, avec un chapelet de balles d'arquebuse, guerroie à la tête d'une compagnie de catholiques déterminés, sans autre arme que son lourd crucifix de fer, arme terrible entre ses mains... Femmes, enfants, vieillards, tout hérétique tombé au pouvoir de fra-Hervé est mis à mort avec de singuliers raffinements... juste punition de ces ensabbatés... Mais revenons à nos pasquils ; Berthe, ta provision n'est pas épuisée, j'imagine ?

BERTHE De VERCEIL. -- J'ai ménagé les meilleurs pour la fin ; et quoique ceux-là soient en prose, ils sont plus mordants que les autres. Écoutez. (Elle lit.)

« OUVRAGES NOUVEAUX

» COMPOSANT

» LA BIBLIOTHÈQUE DE LA COUR

» Le Pot-Pourri des affaires de France, traduit d'italien en français, par la reine de France.

» L'Oisonnerie générale, par le cardinal de Bourbon.

» Histoire de Ganimède, par le duc d'Anjou, fils favori de la reine. »

DIANE DE SAUVETERRE, riant. -- Il n'aura point écrit ce beau livre tout seul ; je gage que le gentil Odet, fils de M. Neroweg de Plouernel, aura aidé monseigneur le duc d'Anjou dans cette occupation... littéraire. Ces deux jouvenceaux sont inséparables !

CLORINDE DE VAUCERNAY, riant à gorge déployée. -- Ô Italiam !... Italiam !...

DIANE DE SAUVETERRE, riant. -- Tu parles latin, ma mie ?

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Par vergogne !

BERTHE DE VERCEIL. -- Quant à moi, j'ai horreur de ces petits hermaphrodites, attifés comme des femmes et portant fraises gauderonnées, joyaux aux oreilles, éventail à la main ! Que Vénus nous garde du règne des mignons !

DIANE DE SAUVETERRE. -- Jalouse !

BERTHE DE VERCEIL. -- Chacun prêche pour son saint... Je continue le pasquil. (Elle lit.)

« -- Traité singulier de l'Inceste, par Mgr l'archevêque de Lyon, imprimé nouvellement et dédié à Mlle de Griselle, sa sœur. »

DIANE DE SAUVETERRE. -- Il faut bien que M. l'archevêque étudie les cas réservés...

« -- Sermons du révérend père Feu-Ardent, fidèlement recueillis par les crocheteurs de Paris. »

« -- Le Parfait C..., par M. de Villequier, revu, corrigé et considérablement augmenté par Mme de Villequier(21). »

Les filles d'honneur éclatent de rire ; Anna-Bell se dit :

-- Hélas ! lorsqu'un chaste amour ne possédait pas mon cœur, je riais de ces honteux propos ainsi que mes compagnes... maintenant, ils me révoltent et me font monter la rougeur au front !

BERTHE DE VERCEIL. -- Voici la fin, le bouquet... il s'agit de nous et de notre bonne dame Catherine... À elle les honneurs, comme toujours. (Elle lit.)

« LE MANIFESTE DES DAMES DE LA COUR

» Soit manifeste à tous que les dames de la cour n'ont pas moins de repentance que de péchés, selon les lamentations qui suivent :

» CATHERINE DE MÉDICIS, MÈRE DE ROI.

» Mon Dieu ! mon cœur, sentant la mort prochaine, appréhende votre ire ! et ma damnation, quand pour régner je considère combien de péchés j'ai commis ! tant de ma personne que de mort violente, à l'endroit des autres et même de mes plus proches, -- élevant mes enfants en tous vices, blasphèmes et perfidies ; -- mes filles en licence impudique ; -- souffrant, autorisant un bourdeau(22) dans ma cour ; -- la France m'a fait ce que je suis ; -- je la défais tant que je puis, -- et avec le bon roi David je dis : -- Tibi soli peccavi(23).

DIANE DE SAUVETERRE, riant. -- C'est pousser trop loin la fiction... Notre bonne dame Catherine... se repentir !...

CLORINDE DE VAUCERNAY. -- Moi, je trouve l'expression de « un bourdeau » impertinente ! L'on eût dit, comme notre cher Rabelais, « une abbaye de Thélème » ; ou bien encore, « un moutier de Cypris... dont la reine est la mère abbesse... » cela eût été d'un tour galant... sans nuire à la vérité... Mais bourdeau !... ah ! bourdeau ! fi ! fi ! le vilain mot !...

BERTHE DE VERCEIL. -- Réserve ta vergogne ; voici notre tour... Écoutez...

« MANIFESTE

» DES

» FILLES D'HONNEUR

» Ah... ah... ah ! mon Dieu ! que deviendrons-nous donc, Seigneur ? Ah ! que deviendrons-nous ? si tu n'étends sur nous ta grande, grande... miséricorde ! Nous crions donc à haute voix que tu nous veuilles pardonner tant de péchés de la chair, commis avec les rois, cardinaux, princes, gentilshommes, abbés, prieurs, poètes, musiciens et toute sorte d'autres gens de tous états, métiers et qualités, jusqu'aux muletiers, pages et laquais ; jusqu'aux ladres, pouâcres, punais, tondus, essorillés, grêlés, pelés, poivrés ! Ainsi disons avec la bonne Mme de Villequier : -- Mon Dieu ! miséricorde ! donne-nous miséricorde ! et si nous ne trouvons maris, allons aux Filles repenties.

» Donné à Chercheau, voyage de Nérac.

Signé...(24).

» (Avec permission de M. l'archevêque de Lyon)(25). »

Tel était le cynisme de la corruption de ces infortunées, viciées, gangrenées jusqu'au cœur, presque dès l'enfance, par la perversité d'une cour infâme, par les exemples et par les conseils de Catherine de Médicis, que cette sanglante satire de leur débauche fut, de tous ces pasquils, celui qui provoqua le plus l'hilarité de l'escadron volant de la reine... Seule, Anna-Bell rougit ; écrasée de honte, elle baissa la tête ; elle songeait que la fange dont on couvrait ses compagnes dissolues rejaillissait sur elle. Leurs éclats de rire furent interrompus par l'entrée de leur gouvernante.

-- Silence donc ! -- dit-elle, -- silence, mes damoiselles ! Sa Majesté peut vous entendre... elle est ici près en conférence avec monseigneur le cardinal.

-- Ah ! chère comtesse, -- reprit Berthe de Verceil, contenant à peine de nouveaux éclats de rire, -- si vous saviez quel malin pasquil nous venons de lire ! À l'entendre, l'on croirait nous voir sortir de notre puits d'amour, non plus vêtues que la déesse Vérité ou madame Ève en son paradis.

-- Paix donc, folles ! paix donc ! -- reprit la gouvernante. Puis, s'adressant à Anna-Bell : -- Venez, ma mie, la reine veut vous entretenir après sa conférence avec S. E. monseigneur le cardinal. Vous allez attendre dans le cabinet voisin, séparé de la chambre de S. M. par un petit couloir ; lorsqu'elle vous mandera, en frappant comme de coutume trois fois sur un timbre, vous entrerez chez elle.

Anna-Bell sortit avec la gouvernante, et les éclats de rire des filles d'honneur, excités par les derniers vers satiriques, retentirent de nouveau.

Catherine de Médicis et le cardinal Charles de Lorraine poursuivaient leur entretien commencé après souper. Le prélat, souple, rusé, attentif au moindre mouvement des traits de l'Italienne et tâchant de distinguer le vrai ou le faux de ses paroles, car elle mentait comme les autres respirent, le prélat se montrait, tantôt profondément respectueux, tantôt hasardait une expression familière autorisée par le souvenir de ses relations adultères avec la reine ; celle-ci, contenue, pénétrante, moins occupée de ce que disait le Guisard que de ce qu'il taisait, le haïssant et le craignant à la fois, tâchait, de son côté, de surprendre le secret de sa pensée ; car ces deux complices de tant de crimes luttaient incessamment de dissimulation et de perfidie.

-- Tenez, monsieur le cardinal, -- dit ironiquement Catherine de Médicis, -- vous me rappelez en ce moment-ci... et vous excuserez la comparaison suivante... car je suis grande chasseresse, vous le savez...

-- Je sais que votre Majesté réunit toutes les déités, -- reprit le cardinal avec un accent d'insinuante flatterie ; -- Junon sur le trône... Diane dans les bois...

-- Ah ! de grâce, monsieur le cardinal, ne parlons pas de ces mythologies-là ; elles étaient bien vieilles, et elles ont vécu... Diane comme les autres...

Cette cruelle allusion à ses ridicules amours avec la vieille et défunte Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, piqua au vif l'orgueilleux prélat ; il voulut rendre coup pour coup, et répondit, faisant à son tour allusion à ses amours avec la reine :

-- Quoi, madame... la mort de la duchesse de Valentinois n'aurait point encore désarmé votre jalousie ?... Je voudrais le croire... car dans mon cœur l'espérance succéderait à mes regrets, nourris des plus tendres ressouvenirs...

Catherine de Médicis s'était prostituée à ce prêtre par calcul politique, de même qu'il l'avait recherchée par calcul d'ambition ; ces prostitutions dégradantes, lorsque les motifs qui les ont provoquées n'existent plus, ne laissent dans l'âme des deux coupables que fiel, mépris et aversion. L'Italienne ne parut pas avoir entendu la réponse du cardinal, lui lança un froid regard de vipère, et reprit impassible :

-- Je vous le disais, monsieur, en vous priant d'excuser cette comparaison empruntée à la fauconnerie, je vous le disais : vos circonlocutions oratoires durant notre entretien de ce soir me rappellent les circonvolutions sans fin que décrit le faucon dans les airs, lorsqu'il s'élève à perte de vue, afin de dominer plus sûrement sa proie et de fondre sur elle... Mon attention s'est en vain fatiguée à vous suivre dans les nuages de votre discours ; mais la proie que vous poursuivez, où est-elle ? quelle est-elle ? Vous m'avez engagé à me rendre à l'armée auprès de mon fils d'Anjou(26), parce que, disiez-vous, ma présence serait au camp de La Roche-la-Belle d'un bon effet politique, afin de réconforter le moral des chefs catholiques, ébranlé par l'incroyable audace des huguenots, qui, malgré la perte de la bataille de Jarnac, malgré la mort de M. le duc des Deux-Ponts, malgré la mort de M. de Condé, malgré la mort de Dandelot, frère de Coligny, trois des chefs les plus considérables de leur parti, enlevés en moins d'un mois...

-- Le doigt de Dieu est là, madame, -- dit le cardinal, interrompant et observant attentivement l'Italienne ; -- ces trois morts... subites sont providentielles...

-- Providentielles... -- poursuivit la reine, impénétrable. -- Cependant, malgré ces pertes désastreuses, les huguenots poussent la campagne avec une nouvelle énergie, les chefs catholiques faiblissent ; ma présence doit, m'avez-vous dit, les raffermir. Votre avis m'a paru sage ; je l'ai suivi. Notre voyage touche à son terme ; demain, nous arrivons au camp, et voilà que ce soir vous me donnez à entendre, par des phrases sans fin, que ce voyage pourrait amener d'étranges découvertes, vous avez même prononcé le mot de trahison... Aussi, je vous le répète, monsieur le cardinal, je vois les évolutions du vol du faucon, mais non la proie qu'il menace... En d'autres termes, s'il y a trahison, quelle est-elle ? s'il est un traître, quel est-il ? Pas d'ambages ! parlez net... j'ai assez vécu pour m'attendre à tout...

-- Madame, puisqu'il faut parler net... le traître est M. de Tavannes...

-- Tavannes ?

-- Cela étonne Votre Majesté ?

-- Monsieur le cardinal, aucune trahison ne saurait m'étonner ; mais je cherche toujours à me rendre compte des causes probables de la trahison... Poursuivez.

-- M. de Tavannes négocie secrètement avec M. de Coligny.

-- C'est possible... car chargé d'arrêter M. de Coligny à son château de Châtillon, avant la révocation de l'édit de Longjumeau, qui devait amener la nouvelle prise d'armes des réformés, M. de Tavannes a fait avertir M. de Coligny que sa sûreté était menacée... aussi a-t-il pu se réfugier à La Rochelle... Mais quel serait le but des négociations de Tavannes avec Coligny ?

-- Engager monseigneur le duc d'Anjou, fils de Votre Majesté, à embrasser la réforme...

-- Mon fils d'Anjou ?

-- Oui, madame ; et à ce prix, l'empereur d'Allemagne et M. de Coligny assureraient à monseigneur le duc d'Anjou la souveraineté des Pays-Bas, de la Saintonge et du Poitou. Ce complot ne manque point d'une perfide habileté ; on espère, grâce à la perspective d'une couronne, exalter la jalousie du jeune prince contre son frère régnant, S. M. Charles IX.

-- Monsieur le cardinal, cette accusation est grave... Êtes-vous certain de ce que vous avancez ?

-- Très-certain, madame ; cette trame a été révélée au roi Philippe II par l'un de ses agents des Pays-Bas ; S. M. catholique m'en a donné avis, et en même temps, afin de mettre à néant ces coupables projets, S. M. catholique m'a fait faire la proposition suivante :

-- Voyons les propositions de S. M. catholique.

-- Ce grand prince et le saint-père offrent à Votre Majesté, en outre des cinq mille soldats vallons et italiens venus dernièrement renforcer notre armée, d'envoyer six mille hommes de plus, à la condition que Votre Majesté mettra M. de Tavannes à l'écart et donnera le commandement en chef des troupes à M. le duc d'Albe ; sa haine implacable de l'hérésie serait un sûr garant de l'énergie qu'il déploierait dans cette lutte décisive contre les huguenots.

-- Ainsi, -- fit Catherine de Médicis en attachant son regard profond sur le cardinal, -- le duc d'Albe, général espagnol, commanderait en chef les troupes françaises ?

-- Il commanderait nominalement, madame ; il aurait immédiatement sous ses ordres mon frère d'Aumale et mon neveu Henri de Guise.

À cette proposition de livrer le commandement des troupes royales au duc d'Albe, âme damnée de Philippe II, avec qui le cardinal machinait ténébreusement, et d'adjoindre au duc pour lieutenants le frère et le neveu du prélat, de remettre ainsi l'armée française entre les mains de Philippe II, son perfide allié, et des princes lorrains, capables de tout pour satisfaire leur audacieuse ambition, Catherine de Médicis demeura impassible, ne témoigna ni surprise, ni indignation, ni courroux ; elle parut seulement réfléchir et reprit :

-- Ceci n'est pas de tout point inacceptable... -- Et voyant les traits du cardinal trahir imperceptiblement sa joie secrète, malgré son empire sur lui-même, la reine ajouta : -- Mais il faudrait alors retirer à mon fils d'Anjou le commandement de l'armée ?

-- Il faudrait surtout, madame, l'éloigner de ses détestables conseillers...

-- Sans doute... si vos renseignements sur ce complot sont fidèles, ce dont je n'ose malheureusement douter... Cependant, je l'avoue, j'éprouverais quelque répugnance à mettre le duc d'Albe à la tête de notre armée.

-- N'ai-je pas eu l'honneur de dire à Votre majesté que, dans ce cas, mon frère et mon neveu seraient adjoints au duc ?

-- Croyez-vous donc, monsieur le cardinal, que, sans la condition expresse de l'adjonction de MM. d'Aumale et de Guise au général espagnol, j'aurais un instant prêté l'oreille à une pareille ouverture ? -- répondit l'Italienne avec une incroyable force de dissimulation, dont le prélat fut complètement dupe, car il reprit vivement :

-- Ah ! madame, croyez que le trône n'a pas de plus fidèle soutien que la maison de Guise.

-- Scélérat ! -- pensait l'Italienne, -- jamais tu n'as ourdi trahison plus noire !... Ah ! s'il ne me fallait pas ménager ton exécrable famille, toute-puissante sur le parti catholique !...

L'un des pages de la reine, qu'elle autorisait, en de certaines circonstances urgentes, à entrer chez elle sans y être appelé, parut à la porte, s'inclina respectueusement et dit :

-- Madame, M. le comte de La Rivière, capitaine des gardes de monseigneur le duc d'Anjou, et venant du camp, demande à être introduit auprès de Votre Majesté.

-- Amène-le, -- répondit Catherine de Médicis. Puis, au moment où le page s'éloignait : -- Si M. de Gondi arrivait ce soir, ou même cette nuit, l'on m'avertira sur-le-champ.

Le page s'inclina de nouveau et sortit. Les dernières paroles de la reine inquiétèrent et surprirent tellement le cardinal, qu'il dit vivement à l'Italienne : -- Quoi, madame, M. de Gondi ?

-- À son retour de Bayonne, de Gondi a dû trouver une lettre de moi à Poitiers ; je lui mande de me rejoindre au camp de mon fils au lieu de poursuivre sa route vers Paris.

La nouvelle de l'arrivée imprévue de M. de Gondi, Italien rusé, l'un des plus intimes confidents de la reine, étonnait et inquiétait profondément le Guisard ; il se remettait à peine de sa surprise, lorsque M. de La Rivière, capitaine des gardes du duc d'Anjou, fut introduit par le page. Catherine de Médicis dit au prélat avec un gracieux sourire : -- Nous nous reverrons avant la fin de la soirée, monsieur le cardinal.

Charles de Lorraine comprit qu'il devait se retirer ; il salua respectueusement la reine et sortit en proie à une vive anxiété.

Le capitaine des gardes du duc d'Anjou, présentant une lettre à Catherine de Médicis, lui dit : -- Madame, monseigneur m'a ordonné de remettre cette lettre à Votre Majesté.

-- La santé de mon fils est-elle bonne ? -- demanda la reine en prenant la missive. -- Quoi de nouveau à l'armée ?

-- Monseigneur se porte à merveille, madame ; et il y eut, hier, un engagement d'avant-garde entre nous et les huguenots, l'affaire a été de peu d'importance.

Catherine décachette la lettre, et à mesure qu'elle la lit, ses traits expriment tour à tour l'étonnement et une joie sinistre. -- Ce Guisard accusait pourtant mon fils de négocier avec l'amiral ! s'écrie la reine, ne pouvant maîtriser sa profonde satisfaction ; et s'adressant au comte de La Rivière : -- Mon fils m'informe de votre dessein, monsieur... Bien ! bien !... c'est servir Dieu, le roi et la France !...

-- Madame, je suis de mon mieux l'exemple de Montesquiou... il a su débarrasser le roi de M. de Condé...

-- Vous primerez Montesquiou, si la chose réussit, monsieur !... Ah ! j'aurais donné dix Condé pour un Coligny !... Notre sainte religion et l'État n'ont pas de plus dangereux ennemi que l'amiral... Mais l'homme... êtes-vous sûr de lui ?

-- Oui, madame, autant que l'on peut avoir de certitude en pareille occurrence. Il s'est jeté aux genoux de monseigneur le duc d'Anjou, et a juré sur son âme qu'il ne faillirait pas devant l'action ; il a reçu un acompte de six mille livres sur les cinquante mille promises... il a fallu hasarder cette somme.

-- Pourvu qu'il n'ait pas quelque méchant retour de conscience... Et comment l'avez-vous connu, cet homme ?

-- Hier, ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Majesté, il y eut une escarmouche à nos avant-postes ; M. l'amiral de Coligny chargeait en personne, et Dominique (c'est l'homme en question) menait en main l'un des chevaux de relais de son maître...

-- Il était donc au service de M. de Coligny ?

-- Oui, madame ; depuis son enfance, il appartient à la maison de l'amiral. Il s'est trouvé séparé de lui pendant l'engagement ; deux de mes gendarmes allaient dépêcher ce Dominique, comme on dépêche tous les huguenots, lorsque, me voyant, il m'a crié : « -- Quartier ! -- Qui es-tu ? -- lui ai-je demandé. Serviteur de M. l'amiral, -- m'a-t-il répondu. » -- Alors, subitement, j'ai songé au parti que l'on pouvait tirer de cet homme ; et comptant déjà me l'attacher par la reconnaissance, je lui ai accordé la vie sauve... Puis sont venues les propositions dont monseigneur instruit Votre Majesté.

-- S'il les a tout d'abord acceptées, -- dit la reine en hochant la tête, -- il faudrait se méfier de ce garçon !

-- Il a, madame, au contraire, longtemps hésité... mais l'énormité de la somme promise l'a décidé... Monseigneur lui a remis certaine poudre dont il lui a indiqué l'usage.

-- J'y songe ! Comment notre homme expliquera-t-il son retour au camp des hérétiques ?

-- Très-naturellement, madame. Il dira que, fait prisonnier par nous, il a réussi à s'échapper ; l'amiral ne saurait concevoir aucune défiance de ce serviteur, élevé dans sa maison...

-- Ah ! j'ose à peine espérer !... ce serait, pour le salut de notre sainte Église et du royaume, trop de succès en moins d'un mois !... Le duc des Deux-Ponts... Condé... Dandelot... et par surcroît Coligny !... Mais, notre homme... quand doit-il aller rejoindre les huguenots ?

-- Cette nuit même, madame.

-- Ainsi, demain ?

-- S'il plaît à Dieu, madame !...

-- Ah ! que je voudrais être à demain !... -- murmura d'une voix sourde Catherine de Médicis, au moment où le même page, se présentant de nouveau à la porte, dit à la reine :

-- Madame, M. de Gondi et un autre cavalier descendent de cheval.

-- Fais entrer Gondi, -- dit l'Italienne ; et s'adressant au comte de La Rivière : -- Allez vous reposer, monsieur, vous partirez au point du jour ; je vous remettrai une lettre pour mon fils... Et que la chose réussisse ou non, nous récompenserons votre zèle pour le triomphe de la foi catholique et le service du roi.

-- Votre Majesté me permet-elle de lui rappeler, à ce sujet, que Maurevert vient de recevoir le collier de l'ordre de Saint-Michel, parce qu'il a réussi à tuer par surprise M. de Mouy, redoutable capitaine huguenot, en s'introduisant dans le camp des réformés sous prétexte de renoncement à la foi catholique ?

-- Monsieur de La Rivière, vous serez aussi satisfait de nous que nous le sommes de vous...

Le capitaine des gardes du duc d'Anjou salue profondément la reine et se retire au moment où entre M. de Gondi en costume de voyage. Cet Italien partage avec Birago, son compatriote, la confiance absolue de Catherine de Médicis. Elle fait vivement deux pas à l'encontre de Gondi, lui disant avec une impatiente curiosité : -- Quelles nouvelles de Bayonne ?

-- Madame, je ne reviens pas seul.

-- Qui donc ramènes-tu ?

-- Le révérend père Lefèvre, ancien général des Jésuites en France.

La reine regarde Gondi avec stupeur, puis reprend : -- Que signifie cela ?

-- Madame, le père Lefèvre, que j'ai trouve à Bayonne, est chargé d'une très-importante mission auprès de vous de la part du pape et du roi d'Espagne.

-- Mais de ta mission, à toi, quel est le résultat ?

-- Aux premiers mots que j'en ai touché à M. le duc d'Albe, il m'a répondu, m'arrêtant net : « -- Monsieur de Gondi, le révérend père Lefèvre allait se rendre auprès de la reine afin de l'entretenir de l'objet qui vous amène ici... il a reçu les instructions du roi mon maître et de notre saint-père... Ces instructions, il les fera connaître à la reine. » -- Il m'a été impossible de rien tirer de plus de M. le duc d'Albe ; force m'a donc été de repartir, madame, et je vous amène le père Lefèvre...

-- Ceci est étrange... et m'inquiète... Ce jésuite, quel homme est-ce donc ?

-- Impénétrable...

-- Impénétrable... à toi, Gondi... à toi ?

-- La ténacité de son silence a lassé la ténacité de mes questions ; il demande à être reçu par vous ce soir même, madame.

-- Recevons donc ce jésuite... Pourquoi me l'envoie-t-on ?... -- Et réfléchissant : -- Encore une fois, ceci est étrange et m'inquiète... Mais, j'y pense, et ma fille ?...

-- Sa santé va toujours déclinant, madame ; elle ne quitte plus son lit.

-- Tu le verras, Gondi, le roi d'Espagne empoisonne ma fille, comme il a empoisonné, l'an passé, son fils don Carlos !... Ah ! pourquoi ai-je donné Élisabeth à Philippe II ! ce moine couronné... ce spectre vivant !... -- Et après un moment de silence : -- Fais entrer le jésuite.

M. de Gondi sort et rentre presque aussitôt avec l'ancien ami de Christian l'imprimeur. Le révérend père Lefèvre a atteint sa soixante-cinquième année ; il est vêtu de noir, non en prêtre, mais en laïque ; il porte de grandes bottes de voyage éperonnées ; son visage rude et froid, encadré d'une fraise tuyautée, se termine par une courte barbe grise ; ses cheveux blancs, coupés ras, dessinent leurs cinq pointes sur son large front ; ses yeux clairs, perçants, surmontés d'épais sourcils encore noirs, ont une expression d'audace contenue ; le disciple d'Ignace a conscience du pouvoir redoutable et chaque jour croissant de la compagnie dont il est membre. Il s'avance sans embarras vers la reine ; elle jette sur lui un regard profond, il ne cherche pas à l'éviter, mais il s'incline devant l'Italienne. Elle fait un signe à M. de Gondi ; il la laisse seule avec le jésuite.

-- Vous êtes le père Lefèvre ? -- dit la reine ; -- vous appartenez à la compagnie de Jésus ?

-- Oui, madame.

-- Notre saint-père et le roi d'Espagne vous ont chargé d'une mission près de moi ?

-- Oui, madame.

-- Je vous écoute.

-- Madame, le saint-père et S. M. Philippe II sont fort malcontents...

-- De moi ?

-- De vous, madame.

-- Ah !... Et le sujet de ce mécontentement ?

-- Madame, la guerre contre les hérétiques se poursuit sans vigueur, sans ensemble, l'on n'en finit point avec eux ; prisonniers, on les épargne souvent, on se montre accommodant, il faudrait se montrer impitoyable... La patience de notre saint-père se lasse ; les fidèles s'indignent et s'irritent... Veuillez, madame, prendre connaissance de cette lettre de Sa Sainteté.

Le révérend père Lefèvre tire d'un étui de soie une cédule scellée du sceau pontifical, la porte respectueusement à ses lèvres, puis la remet à Catherine de Médicis ; elle rompt les sceaux et lit ceci :

« Madame et chère fille,

» En aucune façon et pour aucune cause que ce soit, il ne vous faut épargner les ennemis de Dieu. J'ai ordonné au commandant de mes troupes, M. le comte de Santa-Fiore, de faire TUER SUR PLACE tous les huguenots qui tomberaient entre les mains de ses soldats ; aucun respect humain touchant les personnes et les choses ne doit donc vous induire en la pensée d'épargner les ennemis de Dieu, qui n'ont jamais épargné ni Dieu, ni vous-même. Ce n'est que par l'entière extermination des hérétiques que le roi pourra rendre à ce noble royaume son antique religion ; que ces hommes très-scélérats soient livrés à de justes supplices.

» Recevez, madame et chère fille, notre bénédiction apostolique.

» PIE(27). »

Catherine de Médicis lit, impassible, la cédule apostolique, la place ensuite près d'elle sur une table, réfléchit pendant quelques moments et reprend :

-- Ainsi, mon révérend, à Rome, à Madrid, l'on m'accuse de tolérance envers les huguenots ? on m'impute les lenteurs de la guerre ? on y voit un calcul politique de ma part ? d'où il suit que, si je continue de malcontenter Rome et Madrid, on avisera ?

-- On a, madame, certains cas échéants... avisé...

-- À quoi, mon révérend ?...

-- Le saint-père, vicaire de Dieu sur la terre, peut... vous ne l'ignorez pas, madame... délier les sujets de leur obéissance envers le souverain, s'il tombe dans l'hérésie, pactise avec elle ou la tolère.

-- Concluez, mon révérend.

-- Voici : La bulle confirmatrice de S. S. Paul IV est formelle : le pape de Rome, en vertu de son droit divin, excommunie, interdit, dépose les rois coupables de lèse-majesté divine, ou favorables à ce crime irrémissible ; après quoi leur trône, déclaré vacant, est dévolu au premier occupant... bon catholique.

-- C'est une menace... à mon fils Charles IX et à moi ?

-- Un paternel avertissement, madame.

-- Ensuite ?

-- Sa Sainteté Pie V et S. M. le roi d'Espagne vous avertissent donc, madame, très-paternellement, très-charitablement, très-chrétiennement, que...

-- Assez d'adverbes, mon révérend.

-- J'ajouterai donc ceci, madame, sans aucun adverbe : Il faut que le roi Charles IX se hâte d'exterminer l'hérésie ; il faut que le roi Charles IX cesse de conniver avec les criminels de lèse-majesté divine, sinon... notre saint-père, usant de ses pouvoirs spirituels, mettra terme à la désolation de la chrétienté. Le pieux concours de S. M. le roi d'Espagne est assuré aux catholiques français ; il leur offre ses trésors, l'appui de ses armes, pour venger notre sainte mère l'Église des opprobres dont on l'abreuve.

-- Pour parler net, mon fils risquerait de se voir interdit et déposé par le saint-père ?

-- Éventualité fâcheuse, madame.

-- Mon révérend, je suppose le trône déclaré vacant par le pape... qui l'occupera ce trône ? La branche des Bourbons ? Non, elle est hérétique... et le premier occupant doit être bon catholique... Or, ce bon catholique ne serait-il pas, selon les vues de Rome et de l'Espagne, le jeune Henri de Guise, descendant de Charlemagne, si l'on en croit ces Lorrains ?

-- Question temporelle, où je n'ai rien à voir, madame !... Seulement, il est notoire que le jeune Henri de Guise, fils du grand martyr d'Orléans, porte un nom cher à l'Église et à tous les bons catholiques, un nom enfin dont la popularité est immense.

-- Fort bien... Ajoutez, mon révérend, que Philippe II, en retour de l'appui qu'il prêterait au jeune duc de Guise pour monter sur le trône de France, obtiendrait sans doute de ce nouveau souverain le démembrement de certaines provinces méridionales de notre royaume, depuis longtemps convoitées par l'Espagne ?

-- Question temporelle, madame... ceci ne me regarde point.

-- Ainsi, tel est le but de votre mission, mon révérend : une menace ?... Ah çà ! pourquoi m'imputer, à moi, femme, les lenteurs de la guerre contre les huguenots ?

-- L'on pense, madame, et l'on croit que, par crainte de laisser grandir un général dont les victoires et l'influence vous porteraient ombrage, vous opposez sans cesse les unes aux autres les rivalités des capitaines. Ces tiraillements, ces conflits entravent la marche de la guerre ; les hérétiques profitent de ces divisions. Aussi, dernièrement encore, M. le duc des Deux-Ponts a-t-il pu pénétrer au cœur de la France, amener aux huguenots un renfort considérable... et à cette heure, il les a rejoints.

-- Le duc des Deux-Ponts ? -- dit Catherine de Médicis avec un sourire sinistre. -- Vous ignorez donc ?...

-- Quoi, madame ?

-- J'y songe... les dernières nouvelles, n'ont pu parvenir à Bayonne avant votre départ.

-- Et ces nouvelles, madame ?

-- Nous y reviendrons... Mais d'abord, mon révérend, afin de vous mettre à même d'apprécier sainement les faits qui me concernent, je dois me confesser à vous... Je serai franche... Mon intérêt le veut...

-- Madame, je suis prêt à vous entendre.

-- Pour vous donner la clef de ma conduite à l'endroit des huguenots, toujours aussi diversement que faussement interprétée, je commence par vous déclarer ceci : je n'ai point de religion... Ce début vous étonne peut-être ?

-- En aucune façon.

-- Il vous indigne ?

-- Pas le moins du monde.

-- Et cependant, si impie, que soit cet aveu, mon révérend, vous le croyez sincère ?

-- Très-sincère.

-- En ce cas, mon révérend, nous pourrons nous entendre ; car vous justifiez ce que l'on rapporte des gens de votre ordre... Donc, je n'ai point de religion ; d'où il suit qu'absolument désintéressée au sujet des discussions religieuses, je n'ai vu en elles que des événements à exploiter au profit de mon pouvoir... Est-ce là de la franchise, mon révérend ?

-- Madame, l'on ne peut la pousser plus loin...

-- Il va de mon intérêt de ne vous rien cacher... J'ajouterai avec la même sincérité que j'aime à la furie le pouvoir... oui, régner, c'est ma vie... Tenez, mon révérend, je le sais, on me compare à Brunehaut ! on dit que, comme elle, j'ai favorisé chez mes fils une débauche précoce afin de les énerver, de les abêtir et de gouverner à leur place ! on dit que je sème entre mes enfants des germes de haineuse jalousie, dans le but de les diviser, de leur inspirer de mutuelles défiances, de les pousser à un espionnage réciproque, dont je suis seule confidente, et qui me livre tous les secrets de ma famille... on dit...

-- On dit en effet beaucoup de choses, madame... mais...

-- Oh ! il faut accorder fiance aux on dit, mon révérend, en ce qui me concerne du moins, ils se trompent rarement... faites votre profit de cet aveu... Je poursuis. Les guerres religieuses m'ont fourni l'occasion et le moyen d'abattre, les uns par les autres, ces puissants seigneurs catholiques ou protestants, qui, sous le règne de mon mièvre époux, reconstituaient déjà une féodalité menaçante pour la couronne ; j'ai eu, j'ai encore à lutter contre eux, comme la vieille Brunehaut a eu à lutter contre les maires du palais, les Guisards de ce temps-là !... Ils visaient au trône ! ceux de notre temps les imitent de leur mieux... Ainsi l'on prétend à Rome et à Madrid que j'ai toléré la réforme ? Pardieu ! je ne m'en suis point tenue là ! Non ! non ! Suivant les conseils du chancelier de L'Hôpital, parfaitement d'accord, d'ailleurs, avec mes convenances du moment, j'ai puissamment favorisé les protestants...

-- Madame...

-- Attendez !... Savez-vous pourquoi je les ai protégés ? Parce que les classes éclairées, riches, industrieuses, productives pour l'État, appartenaient généralement à la réforme. Minorité, direz-vous ? soit ; mais cette minorité représentait les forces vives de la nation ; de là ma prédilection pour les réformés. Les catholiques, au contraire, obéissant, sous l'inspiration des Guises, à toutes les exigences de Rome et surtout de l'Espagne, l'ennemi séculaire de la France, les catholiques m'inspiraient... je vous ai promis d'être franche... m'inspiraient, dis-je, un profond mépris...

-- Ah ! madame... de telles paroles...

-- Voyons, au fond, au vrai, mon révérend, de quoi se compose-t-il ce parti catholique ? d'une populace stupide, fanatique féroce, complètement à la discrétion des moines, avides, fainéants, ignares, crasseux et dissolus. Parlerai-je des chefs laïques ou ecclésiastiques ? Quelles sont leurs mœurs ?... J'en rougirais... si elles n'étaient les miennes ! De quoi vivent-ils ? Des nombreux bénéfices et des mille abus de l'Église. Qu'ajoutent ces gens-là aux ressources publiques ? Rien ! cupides et oisifs, inutiles et prodigues, ils rongent, ils épuisent, ils appauvrissent le pays ; tandis qu'au contraire les reformés, laborieux, actifs, austères, économes, doués du génie du commerce, enrichissaient l'État avant les guerres civiles.

-- Je comptais, madame, sur votre franchise... Elle dépasse mes espérances... elle me confond, m'épouvante, et cette apologie des hérétiques...

-- Mon révérend, croyez-vous Catherine de Médicis assez neuve aux affaires pour volontairement fournir des armes contre elle ?

-- Quoi ! madame... ces aveux...

-- ... Plaideront tout à l'heure très-fort en ma faveur... Ainsi ne vous étonnez pas si j'ajoute qu'afin de prouver aux réformés combien j'inclinais vers eux, je leur ai fait savoir en ce temps-là que mon fils Charles, encore enfant, s'amusait, dans ses jeux, à travestir en mascarade les cérémonies de l'Église catholique. Gardez-vous de crier au sacrilège, mon révérend : n'ayant point, je vous le répète, de religion, j'agissais uniquement en politique. Enfin, grâce à mon appui, les protestants respiraient, espéraient ; la présence de L'Hôpital au conseil royal les rassurait ; l'on n'outrageait pas partout leur culte ; on les brûlait plus rarement ; on les massacrait un peu moins, ils se croyaient au seuil de Chanaan, leur terre de promission ; les haines religieuses s'apaisaient à la satisfaction des catholiques honnêtes gens, il en est... L'industrie, le commerce maritime, presque entièrement dévolus aux huguenots, reprenaient leur cours ; les coffres de l'État se remplissaient, j'y puisais à pleines mains ; car, ainsi que la vieille Brunehaut, j'aime passionnément à bâtir de fastueux édifices, à me livrer à toutes les fantaisies d'un luxe effréné ; jugez combien j'avais intérêt à poursuivre l'œuvre de conciliation, et surtout d'enrichissement public, entreprise par L'Hôpital ! Et puis c'était beau... c'était grand, c'était glorieux, disait le bonhomme. Oui, c'était beau, grand et glorieux... Seulement le bonhomme et moi nous mettions en oubli que le progrès pacifique de la réforme, le calme, la prospérité de la France, courrouçaient Rome, désespéraient l'Espagne et ruinaient les ambitieux projets des princes lorrains, chefs du parti catholique ; aussi, que fit François de Guise ? Il ordonna froidement la boucherie de Vassy, et, selon qu'il l'espérait, ce massacre souleva les protestants. Ils coururent aux armes... Les fruits naissants de la pacification furent anéantis, les haines religieuses se rallumèrent plus ardentes que jamais ; alors j'ouvris les yeux...

-- Tardivement, madame, trop tardivement...

-- Au contraire, mon révérend ; mes relations suivies avec les huguenots m'ont appris à les connaître... Je sais maintenant où... et comment les frapper. Donc, après le carnage de Vassy, l'établissement paisible et fécond de la réforme me parut un rêve ; les passions déchaînées devenaient sans merci ; aucun accord durable n'était désormais possible entre les catholiques pleins de haine et les huguenots pleins de défiance et de ressentiments ; il me fallut prendre ouvertement parti pour ou contre les réformés. En les soutenant, je soulevais contre moi l'Espagne, Rome, l'Église, le parti catholique, majorité énorme, et je donnais aux Guises, ses chefs, une influence qui nous perdait moi et mes fils... Alors je me suis tournée résolument contre les protestants...

-- Cependant, madame... les édits de tolérance ont été accordés aux hérétiques après leurs insurrections.

-- Vous en parlez, pardieu, bien à votre aise, mon révérend ! Est-ce que ces édits ne nous ont pas été arrachés par la force ?... Les catholiques sont de vrai très en majorité en France... Mais faut-il combattre, à peine le quart d'entre eux se rend sous les drapeaux ; presque tous les protestants, au contraire, prennent les armes pour leur cause : aussi qu'arrive-t-il en temps de guerre ? leur nombre militant égale, s'il ne surpasse, celui des catholiques. Des édits de tolérance nous ont été imposés, mais leur révocation a toujours suivi de plus ou moins près leur enregistrement. Je me résume : la sincérité de ma confession dépasse, dites-vous, vos espérances ? Tant mieux, mon révérend, si vous vous pénétrez fermement de ceci : que de tous points désintéressée dans la question religieuse, par mon défaut absolu de religion, j'ai soutenu les huguenots tant qu'il m'a paru avantageux de les soutenir ; le contraire échéant, ils m'ont trouvée, ils me trouveront impitoyable...

-- Ce sont là, madame, de simples assurances de bon vouloir... et non des faits...

-- Ah ! des faits ?... Eh bien, mon révérend, vous me parliez tout à l'heure du duc des Deux-Ponts, général des huguenots allemands, venus à l'aide de Condé, de Coligny et de son frère Dandelot, chefs de l'armée protestante ?

-- Dites les têtes de l'hydre d'hérésie, madame.

-- Eh bien, mon révérend, l'hydre a déjà trois têtes de moins... D'abord le duc des Deux-Ponts...

-- Quoi, madame... le duc des Deux-Ponts ?

-- Mort... mon révérend.

-- Et M. Dandelot ?

-- Mort... mon révérend.

-- Et M. le prince de Condé ?

-- Mort... mon révérend.

Le jésuite, stupéfait, regarde Catherine de Médicis avec une expression de doute et de défiance. Ce regard, elle le comprend et ajoute :

-- Les détails vous affriolent ? soyez satisfait. Le lendemain de sa jonction avec l'armée protestante, le duc des Deux-Ponts était empoisonné... Le mot est cru, mon révérend ? mais vous et moi, avons souci des choses et point des mots... Le duc des Deux-Ponts était, dis-je, empoisonné, grâce à un cadeau de vin précieux ; ne fallait-il pas flatter les goûts de cet ivrogne ?... Deux jours après, Dandelot, malade d'une fièvre lente... avalait un prétendu breuvage pharmaceutique... d'un effet non moins certain que le vin offert au duc allemand, et Dandelot mourait en quelques heures... Enfin, à la bataille de Jarnac, récemment gagnée par notre armée, Condé se rend à d'Argence sur sa parole qu'il aura la vie sauve ; nonobstant cette promesse, Montesquiou, capitaine des gardes suisses de mon fils d'Anjou, casse d'un coup de pistolet la tête à M. de Condé, prisonnier. Ce meurtre si opportun a failli rendre mon pauvre enfant fou de joie !... c'était un délire ! À la vue du prince tué par son ordre, il riait, il dansait, il piétinait ce corps à peine refroidi. Ce n'est pas tout ! Savez-vous de quoi s'est avisé ce drôlet ? Il a, par divertissement, fait placer le cadavre de son cousin de Condé sur une ânesse, la tête battant de ci, les jambes de là, ni plus ni moins qu'un veau. C'est dans ce bel équipage qu'il a renvoyé à l'armée protestante son défunt général, au milieu des huées de nos soldats(28). -- Puis, après une pause, Catherine de Médicis s'écria : -- Voilà comme mes enfants traitent leurs parents hérétiques, et le pape prétend que maintenant nous pactisons avec les huguenots, nous qui venons de délivrer la chrétienté de trois de leurs chefs les plus importants !

-- Ah ! madame, -- s'écrie le jésuite à demi suffoqué par l'admiration. -- Ah ! madame ! la parole me manque pour vous exprimer...

-- Non, non, -- reprend Catherine de Médicis avec des minauderies d'hyène, -- je favorise les huguenots !

-- Madame...

-- Je chéris les huguenots !

-- Ah ! madame... croyez que...

-- Je traîne à dessein la guerre en longueur !

-- Madame, de grâce... permettez moi de...

-- Point, point ! Je voudrais, par amour tendre pour les huguenots, voir les Guisards détrôner mon fils...

-- Madame, vous êtes sans pitié...

-- Oh ! certes, les Guisards, le saint-père et Philippe II agiraient mieux que moi !... La campagne est à peine ouverte, et déjà c'est fait de Condé, l'âme du parti protestant français ; c'est fait du duc des Deux-Ponts, l'âme du parti allemand ; c'est fait de Dandelot, l'un des meilleurs généraux protestants !... Et ce n'est pas tout ! -- ajoute l'Italienne en prenant sur la table la lettre du duc d'Anjou, apportée par son capitaine des gardes, et la donnant au père Lefèvre : -- lisez ceci...

Le jésuite prend la lettre, lit, tressaille d'une joie sinistre et s'écrie en regardant la reine : -- Quoi, madame... on peut aussi espérer que demain Coligny ?...

-- Ira rejoindre son frère Dandelot... Ils s'aimaient tant !... Eh bien ! mon révérend, est-ce assez ?

-- Ah ! madame... vous nous comblez... je...

-- Autre chose encore... et à ce sujet... j'oubliais... -- Puis la reine, s'interrompant, frappe deux coups sur un timbre placé près d'elle ; un page paraît. -- Apporte-moi -- lui dit la reine, -- une cassette d'ébène placée dans ma chambre sur une table près de mon lit. -- Le page sort, et Catherine de Médicis s'adressant au jésuite : -- Connaissez-vous de nom le prince Frantz de Gerolstein ?

-- Que trop ! madame ; la principauté de cette famille hérétique de père en fils est un foyer permanent de pestilence...

-- Je le sais... je sais de plus que le duc des Deux-Ponts, en mourant, a laissé le commandement nominal de ses troupes au vieux Wolfgang de Mansfeld ; mais, de fait, il les a confiées au prince de Gerolstein, l'un des plus jeunes et des plus habiles généraux de la Germanie...

-- Ce prince n'en devient que plus dangereux, madame.

-- Aussi, cette nuit même, une de mes filles d'honneur devait partir pour...

Les confidences de la reine sont interrompues par la rentrée du page ; il dépose la cassette près de Catherine, et disparaît.

-- Vous disiez, madame, -- poursuit le père Lefèvre affriandé, -- que le Prince de Gerolstein étant doublement dangereux... une de vos filles d'honneur devait ?...

-- Non, non... je suis une huguenote forcenée...

-- De grâce, madame, assez de railleries ; ces nouvelles si imprévues, si heureuses, dont Votre Majesté me fait part, le saint-père et le roi d'Espagne les ignoraient lorsque je les ai quittés ; or, je vous le déclare, madame, ces événements modifient profondément les termes de la mission dont je suis chargé près de vous.

-- Eh ! mon révérend, je ne cesse de dire à l'ambassadeur d'Espagne et au légat du pape en France : « Attendez... laissez-moi faire... patientez... » Mais non... le saint-père obéit à toutes les inspirations des agents du cardinal de Lorraine ; et Philippe II ose rêver le démembrement de la France ! ose se bercer de l'espoir de pousser au trône le jeune Henri de Guise... Ah ! Philippe II joue là un jeu terrible, mon révérend ! Ne voit-il donc pas que renverser la dynastie régnante en France, c'est donner aux peuples un effroyable exemple ? c'est porter un coup mortel aux monarchies ? Ne sont-elles pas déjà assez ébranlées par l'esprit d'indépendance né de la réforme ? Est-ce que les plus audacieux des huguenots ne parlent pas maintenant de se fédérer en république comme les cantons suisses ? Est-ce que déjà, dans leurs livres imprimés à Genève, ils ne proclament pas l'hérédité royale un attentat aux droits permanents de la nation ? Je vous dis que nous vivons en de terribles temps ! Et tenez, vous-mêmes, mes révérends, ne prêchez-vous pas la doctrine du régicide ?... J'ai été sincère... soyez-le donc aussi !

-- De vrai, madame ! nous voyons, sans regret, frapper les rois qui ne travaillent point énergiquement à la plus grande gloire de l'Église catholique...

-- Est-ce que mes fils et moi nous refusons d'y travailler énergiquement, impitoyablement, à la plus grande gloire de votre Église ? Est-ce que je ne viens pas de vous donner des preuves de notre implacable résolution ? Je vous demande après tout qu'est-ce que cela fait au saint-père que les huguenots soient exterminés par nous, au lieu de l'être par les Guises et par l'Espagne ? Est-il donc besoin de renverser pour cela notre dynastie ?

-- Madame, croyez-moi, Sa Sainteté voit fort clair dans le jeu du roi d'Espagne... Ce serait seulement à la dernière extrémité que Rome frapperait d'excommunication et d'interdiction le fils de Votre Majesté ! Que demandons-nous ? L'extirpation radicale, absolue de l'hérésie, et d'où qu'elle vienne, cette extermination, nous la glorifierons, nous la bénirons, nous la sanctifierons... dans son auteur ! Voilà pourquoi, madame, je suis venu vous engager, au nom de l'intérêt de Votre Majesté et de celui de votre fils..., à poursuivre la guerre avec une inexorable rigueur.

-- La guerre ! -- reprit la reine avec impatience et haussant les épaules, -- faut-il que vous, mon révérend, homme pénétrant, vous vous fassiez ainsi l'écho du pape et de Philippe II ? La guerre ! toujours la guerre !

-- Mais, madame...

-- Voyons, mon révérend, pour tuer votre ennemi, choisirez-vous le moment où il est sur ses gardes et armé ?

-- Non, sans doute.

-- N'attendrez-vous pas que, croyant n'avoir plus rien à redouter de vous, il ait remis l'épée au fourreau et dorme paisible en sa maison ?

-- Certes.

-- Enfin, pour l'amener à cette trompeuse sécurité, ne viendrez-vous pas à lui, le visage amical, la main tendue, lui disant : « Oublions nos inimitiés, soyons frères ? »

-- Mais il faut que notre ennemi ait fiance à notre sincérité... madame.

-- Et les serments ?...

-- Oh ! oh ! les serments !... et surtout les serments de certaines personnes... Piège éventé... piège éventé... Croyez-moi, madame... si Votre Majesté compte là-dessus pour endormir les huguenots, elle s'abuse...

-- Et voilà justement une déplorable erreur, mon révérend... Le serment impose créance à une foule de gens ; il ne faut point du tout dédaigner d'user du serment ; il doit faire partie du bagage des princes qui, moitié renards, moitié lions, suivent les préceptes de mon divin maître, MACHIAVEL. Écoutez ce qu'il dit, je le sais par cœur ; c'est mon Évangile à moi : « -- Les animaux dont le prince doit savoir revêtir la forme sont le RENARD et le LION ; le premier se défend mal contre le loup, et le second donne facilement dans les pièges qu'on lui tend ; le prince apprendra donc du renard à être adroit ; du lion, à être fort. Ceux qui dédaignent le métier de renard n'entendent rien au gouvernement des hommes ; en d'autres termes, un prince ne peut, ne doit tenir sa parole que lorsqu'il le peut sans se faire tort... Le point est de bien jouer son rôle, de savoir à propos feindre et dissimuler. Pour ne citer qu'un exemple, le pape Alexandre VI se fit toute sa vie un jeu de tromper ; cependant, malgré son infidélité bien reconnue, il réussit dans tous ses artifices : protestations, serments... » Vous entendez, mon révérend, -- ajouta l'Italienne en appuyant sur le mot serments. « -- Jamais prince ne viola plus souvent sa parole, ne respecta moins ses engagements, parce qu'il possédait parfaitement l'art de gouverner(29). » Or... mon révérend, si je ne vaux mieux qu'Alexandre VI, incestueux, meurtrier, sacrilège... je ne vaux pas pis que ce pontife... L'on croyait à ses serments... pourquoi ne croirait-on pas aux miens ? Est-ce que, malgré la révocation de l'édit d'Amboise, le parti huguenot ne s'est point encore laissé prendre au nouveau leurre de l'édit de Longjumeau, confirmé par notre parole royale ? Mais, tenez... voulez-vous savoir toute ma pensée, mon révérend ?

-- Je le désire vivement, madame.

-- Donnez-moi cette cassette... non pas celle que le page vient d'apporter... mais l'autre...

Le jésuite remet le coffret à la reine ; elle l'ouvre au moyen d'une petite clef suspendue à sa cordelière enrichie de pierreries, cherche parmi plusieurs papiers, en remet un au père Lefèvre, et lui dit : -- Lisez d'abord ceci, mon révérend...

Le père Lefèvre lit ce qui suit :

-- « Sommaire des choses premièrement accordées entre le duc de Montmorency, connétable, le duc de Guise, grand maître, pairs de France, et le maréchal de Saint-André, pour la conspiration du triumvirat, et depuis mises en délibération à l'entrée du sacré et saint concile de Trente, et arrêtées entre les parties en leur privé conseil, fait contre les hérétiques et le roi de Navarre, en tant qu'il gouverne mal les affaires de Charles IX, roi de France mineur, lequel roi de Navarre est partisan de la nouvelle secte qui pullule en France. »

-- Comment Votre Majesté est-elle en possession de ce pacte conservé, disait-on, si secret par le triumvirat ? -- demande le jésuite très-surpris et fort intéressé. -- J'avais vaguement entendu parler de cette pièce de la plus haute importance ; mais, pour la première fois... j'en prends une connaissance exacte...

-- Peu importe d'où je tiens ceci... lisez... lisez...

Le jésuite poursuit ainsi sa lecture :

-- « Premièrement, afin que la chose soit conduite par plus grande autorité, on est d'avis de donner la superintendance de toute l'affaire au roi très-catholique des Espagnes, Philippe II, qui serait le conducteur de l'entreprise. Il querellera le roi de Navarre sur l'appui qu'il prête à la nouvelle religion, et si ledit Navarrais se montre difficile, ledit roi Philippe II essayera de l'attirer en lui promettant la restitution de la Navarre, ou quelque autre grand profit ou émolument, l'adoucira ainsi, afin de l'attirer à conspirer contre la secte hérétique ; s'il résiste, le roi Philippe II fera quelques levées en Espagne, prendra le Navarrais à l'imprévu, l'opprimera facilement ; le duc de Guise, se déclarant alors chef de la confession catholique, fera de son côté amas de gendarmes, et ainsi serré de deux côtés, le Navarrais tombera aisément en proie. »

-- Vous le voyez, mon révérend... ce n'est pas d'hier que les Guisards machinent contre notre couronne. Ce pacte remonte à l'an 1561 ; il y a huit ans de cela... et déjà François de Guise se déclarait chef de la confession catholique, sous la protection du roi d'Espagne ; mais de moi, régente... mais de mon fils, roi de France, quoique mineur, pas un mot !... Continuez...

Le jésuite continue de lire :

-- « L'empereur d'Allemagne et autres princes encore catholiques boucheront les passages qui vont en France pendant la guerre qui s'y fera, de peur que les princes protestants ne secourent les Navarrais et que les cantons suisses ne bougent. Il faut pour cela que les si cantons catholiques déclarent la guerre aux autres, et que le pape aide de tant de forces qu'il pourra lesdits cantons catholiques, et qu'il leur baille sous main argent et autres choses nécessaires au soutènement de la guerre.

» Le duc de Savoie, pendant que la guerre troublera ainsi la France et la Suisse, se ruera à l'imprévu sur Genève et Lausanne, s'emparera de ces deux villes, passera tout au fil de l'épée ; on jettera dans le lac tous les vivants qui y seront trouvés, sans distinction D'GE OU DE SEXE, pour donner à connaître à tous que la divine puissance a compensé le retardement du supplice par sa grandeur, et a voulu que les enfants portent la peine de l'hérésie de leurs pères. »

-- Ah !... il faut le reconnaître, madame, -- dit le jésuite avec admiration en suspendant sa lecture, -- le grand François de Guise, que j'appellerais saint Guise, martyr d'Orléans, sans ma déférence pour l'Église, qui ne l'a point encore canonisé... le duc François de Guise était nourri de la moelle du catholicisme...

-- Nous sucerons le même os, mon révérend, et nous réaliserons le rêve du Guisard... assassiné le lendemain de la convention de cet acte... Je recommande à toute votre attention le paragraphe suivant ; il contient l'œuf : il s'agit de le couver, de le faire éclore !

-- « De même en France » -- poursuivit le jésuite, continuant sa lecture, -- « pour bonnes et justes raisons, il faut frapper sans distinction ni pitié tous les hérétiques (EN PROFITANT DE LA PAIX) ; et sera baillée cette mission d'extirper tous ceux de la nouvelle religion, au duc de Guise, qui, en outre, aura charge d'effacer entièrement le nom de la race et de la famille des Bourbons navarrais, de peur que d'eux ne sorte quelqu'un qui poursuive la vengeance de ces choses, ou remette sur pied la nouvelle religion. »

-- Nous reviendrons tout à l'heure sur ce passage d'une importance capitale, mon révérend ; je vous ferai seulement remarquer qu'en extirpant la branche de Bourbon, le Guisard faisait un pas de plus vers le trône... Continuez :

-- « Les choses ainsi ordonnées en France, et le royaume mis en son entier, -- poursuivit le jésuite, -- il serait bon d'envahir l'Allemagne protestante avec l'aide des empereurs et des évêques, et de rendre cette contrée au saint-siège apostolique ; pour ce faire, le duc de Guise prêtera à l'empereur et aux autres princes catholiques tout l'argent provenant de la confiscation et des dépouilles de tant de nobles et de riches bourgeois TUÉS en France, comme HÉRÉTIQUES ; le duc de Guise sera plus tard remboursé de ce prêt par les dépouilles des luthériens qui, pour le même fait d'hérésie, auront été TUÉS en Allemagne. »

-- Avouez-le, mon révérend, quoique vous le regardiez comme un saint, ce François de Guise se montrait non moins habile financier que les fameux banquiers Fugger. Prêtait-il son argent à la cause catholique ? Non point ! il lui prêtait l'argent des Français massacrés pour cause d'hérésie, et l'on remboursait ce bon duc en même monnaie, moyennant la tuerie des hérétiques allemands.

-- Aucune offrande, madame, ne pouvait être plus agréable au Seigneur que les dépouilles des hérétiques... J'achève :

-- « Les cardinaux du sacré collège ne font doute que l'on ramènera pareillement les autres royaumes en troupeau sous le pasteur apostolique ; mais que, premièrement, il plaise à Dieu aider et favoriser les présents desseins, SAINTS et PLEINS DE PIÉTÉ(30). »

-- Oui, saints ! oui, pleins de piété ! -- s'écrie le R. P. Lefèvre, en remettant sur la table le pacte affreux du triumvirat. -- Ah ! pourquoi la mort a-t-elle arrêté le grand, le saint, l'archisaint duc de Guise, au début de son œuvre !

-- Pourquoi, mon révérend ? parce que le Seigneur voulait sans doute réserver à nous, Valois, l'accomplissement de l'œuvre imaginée par ce Guisard, au moins autant dans l'espoir de nous détrôner, que pour assurer le triomphe de la foi ; je vous l'ai dit, je couverai l'œuf sanglant pondu par le Lorrain ; mais l'œuf ne peut éclore que pendant la paix.

-- Cependant, madame, la guerre...

-- Encore ! ! ! Est-ce que pendant la guerre les huguenots ne sont pas sur leurs gardes ? est-ce qu'on peut tuer toute une armée ? est-ce qu'on peut tuer les femmes, les enfants, les vieillards demeurés dans les villes ? N'est-ce pas, au contraire, en profitant de la sécurité où la paix plongera les hérétiques, que l'on pourra tout tuer, hommes, femmes, enfants, vieillards ! Oui, l'on tuera tout ! pas un n'échappera ! Serez-vous content, mon révérend ? Vous rendez-vous enfin à mon opinion ?

-- Je l'avoue, madame, il est impossible d'aller plus au fond des choses ; les réflexions de Votre Majesté sont d'une justesse frappante !

-- Eh ! pardieu ! c'est que la passion ne m'aveugle pas ! Je n'ai, je vous le répète, au point de vue religieux, ni amour, ni haine pour les huguenots ou pour les catholiques... Qu'est-ce que cela me fait, à moi, qu'on lise la Bible en français ou en latin ? Seulement, je me dis : si les huguenots ne sont pas prochainement exterminés, je risque mon pouvoir, le trône de mon fils, notre vie peut-être... alors, naturellement, je tue pour n'être pas tuée ; c'est l'A B C de la prévoyance humaine. Seulement, mon révérend, pour Dieu ! que Rome et Madrid me donnent le temps d'agir, ne soient point sans cesse à me harceler, à me menacer, parce que la guerre traîne en longueur ! Est-ce à dire qu'il faille brusquement la terminer ? Non, non, l'on doit profiter de ses chances pour détruire, comme j'ai déjà fait, le plus de huguenots qu'il se pourra, surtout les chefs, parce qu'en ceci le duc d'Albe dit vrai : « Un saumon vaut mieux que dix mille grenouilles. » Mais il faut, à la première occasion, traiter avec les protestants, leur accorder tout ce qu'ils demanderont ; plus le traité sera coulant, plus coulante sera la corde qui les étranglera... Enfin, l'édit promulgué, l'exécuter scrupuleusement, prouver au parti huguenot la loyauté de nos promesses, de nos serments, l'amener ainsi à se complètement désarmer, à se rassurer, à s'endormir dans une sécurité absolue ; alors, le moment venu, organiser la tuerie, le même jour, à la même heure, sur tous les points de la France, et tuer... Voilà tout simplement comme l'on doit procéder, sinon ce sera toujours à recommencer avec les huguenots... Tel est mon avis, mon révérend ; est-ce le vôtre ?

-- C'est le mien, madame... Le saint-père et le roi d'Espagne patienteront, je m'en porte garant, lorsqu'ils sauront les projets de Votre Majesté et ses excellentes résolutions, lorsqu'ils sauront surtout que... (sans parler de l'espérance de Votre Majesté à l'endroit de M. de Coligny) grâce à vous, madame, son frère Dandelot, le duc des Deux-Ponts, le prince de Condé, ont été renvoyés devant leur juge naturel...

-- « Renvoyés devant leur juge naturel !... » -- répète en riant Catherine de Médicis. -- Il n'est que les gens de votre robe, mon révérend, pour donner aux choses un tour ingénieux et particulier...

-- Puisqu'il est question, madame, de ceux-là pour qui l'on avance simplement l'heure du dernier jugement, je recommanderai derechef à l'attention de Votre Majesté ce prince allemand si dangereux.

-- Frantz de Gerolstein ?

-- Oui, madame. Il n'est pas de plus forcené huguenot !

-- Je l'ai jugé tel. Il est venu l'an passé à ma cour, avant la nouvelle prise d'armes des réformés ; je l'ai vu fréquemment. Il a de l'esprit, de l'audace, de grands talents militaires ; son influence a décidé le duc des Deux-Ponts à amener à l'armée protestante ce renfort dont Frantz de Gerolstein devient le véritable chef, car le vieux Wolfgang de Mansfeld n'a de ces troupes que le commandement nominal, accordé à son âge et à son ancienneté...

-- Ainsi, madame, vous espérez délivrer l'Église de ce pestilentiel Gerolstein ?

-- L'une de mes filles d'honneur se chargera de cette mission délicate.

-- Une de vos filles d'honneur, madame ?

-- Ceci me regarde.

-- Je comprends... une nouvelle Judith doit enivrer ce moderne Holopherne ?

-- Peut-être... -- Puis, s'interrompant soudain et prêtant l'oreille du côté d'une petite porte communiquant dans la salle, Catherine de Médicis ajoute : -- N'avez-vous rien entendu de ce côté, mon révérend ?

-- Non, madame.

-- Il me semble cependant qu'il s'est fait là quelque bruit ; allez ouvrir cette porte, je vous prie.

Le jésuite entrebâille la porte, regarde au dehors et dit à la reine : -- Madame, je ne vois personne dans ce couloir obscur.

-- Je me serai trompée ; c'est sans doute le sifflement du vent que j'aurai entendu, -- répond l'Italienne, tandis que le père Lefèvre revient près d'elle.

-- Madame, puisqu'il est question de personnes dangereuses, -- dit le jésuite, -- je vous prierai de signaler particulièrement aux généraux du roi certain hérétique forcené nommé Odelin Lebrenn ; son fils et lui, armuriers de leur état, sont volontaires dans l'armée de l'amiral. Il serait opportun de les épargner si l'un ou l'autre, ou tous deux, tombaient entre les mains des catholiques...

-- Quoi ! les épargner ?

-- Oh ! provisoirement, et...

-- Ce sont là, mon révérend, des détails dont je ne saurais m'occuper ; vous vous entendrez à ce sujet avec M. Neroweg de Plouernel, chef de mon escorte.

-- La Providence, madame, me sert à souhait ; je ne pourrais mieux m'adresser qu'à M. Neroweg de Plouernel pour cette petite affaire.

-- Revenons aux grandes, mon révérend. Il me reste à vous toucher deux mots du cardinal de Lorraine ; il a voulu, ce soir, me donner à croire que M. de Tavannes, commandant l'armée de mon fils d'Anjou, traitait secrètement avec M. de Coligny.

-- Dans quel but, madame ?

-- M. de Coligny offrirait à mon fils la souveraineté des Pays-Bas, de la Guyenne et autres provinces, s'il voulait embrasser la religion réformée... Le roi d'Espagne et le saint-père ont partout des espions ; avez-vous eu connaissance de ce projet ?

-- Non, madame.

-- Mon révérend, s'il n'est pas absolument indispensable à vos intérêts de me tromper là-dessus... répondez-moi sincèrement...

Le jésuite réfléchit un moment et reprend : -- En effet, madame, nous avons eu connaissance de cette négociation... Maintenant, je peux vous le dire, elle a été l'une des causes de la mission que j'accomplis près de vous...

-- Un agent du cardinal a été sans doute l'organe de cette révélation ?

-- Il se pourrait, madame.

-- Et afin de déjouer ce complot, le cardinal engageait Philippe II à me proposer le duc d'Albe comme général en chef de l'armée catholique, à la condition qu'il aurait pour lieutenants le jeune Henri de Guise, neveu du cardinal, et son frère le duc d'Aumale ?

-- Ces propositions ont été faites, il est vrai, madame, au roi d'Espagne.

-- Elles ont été favorablement accueillies ?

-- Oui, madame... mais S. M. catholique ignorait les derniers événements survenus au détriment des huguenots, et votre inébranlable résolution de les extirper jusqu'au dernier, le moment venu...

-- Vous avez lu tout à l'heure, mon révérend, la lettre de mon fils d'Anjou ; il m'annonce son bon espoir de renvoyer demain M. de Coligny devant son juge naturel... selon votre heureuse expression. Le cardinal mentait donc effrontément en accusant mon fils de traiter secrètement avec l'amiral... n'est-ce pas évident ?

-- Cependant, madame, M. le cardinal n'est point un sot, tant s'en faut... Comment supposer que, sachant que demain vous verrez à l'armée M. de Tavannes et M. le duc d'Anjou, Son Éminence se soit embarquée dans un maladroit et dangereux mensonge ? Ceux qu'il accuse peuvent tout nier en votre présence et la sienne.

-- Il compte justement sur les dénégations de mon fils et de M. de Tavannes pour jeter le doute, le trouble dans mon esprit, car tout mauvais cas est niable ; aussi le cardinal espère-t-il profiter de mon indécision pour m'amener à approuver son projet ; en d'autres termes : mettre l'armée française entre les mains de l'Espagne et des Guisards !

-- À ce point de vue, madame, le mensonge de M. le cardinal ne manquerait point d'habileté.

-- Aussi ai-je feint et feindrai-je de donner dans le piège... Maintenant, mon révérend, je me résume en deux mots : guerre aux huguenots, guerre impitoyable tant qu'elle durera... et, ensuite, offrir ou accepter une paix qui soit leur tombeau... Est-ce entendu ?

-- C'est entendu, madame... Je n'augurais pas si bien de ma mission... Dès demain, je repars, afin d'instruire le roi d'Espagne et le saint-père de vos engagements et des actes qui font foi de leur sincérité.

-- Mon révérend, puis-je vous accorder quelque grâce ? Cela est acquis de droit à tout négociateur.

-- Nous avons, madame, peu souci des biens ou des honneurs de ce monde ; je me bornerai à vous prier d'obtenir de votre fils le roi Charles IX qu'il change de confesseur...

-- Et qu'il en prenne un de votre compagnie ?

-- Oui, madame... Je connais un homme d'esprit fort accommodant ; il sait tout entendre, tout comprendre... et tout pardonner...

-- Son nom ?

-- Le révérend père Auger.

-- N'a-t-il pas prêché à Paris avec succès ?

-- Avec beaucoup de succès, madame.

-- Je vous promets d'amener mon fils Charles à prendre le père Auger pour confesseur.

-- Vous me le promettez formellement, madame ?

-- Formellement, mon révérend... J'apprécie l'importance extrême de votre demande, et je vous l'accorde comme un gage de plus de mes intentions à l'endroit de l'hérésie.

-- Ce gage, madame, est des plus rassurants ; je le reçois avec la confiance qu'il mérite.

-- Bonsoir, mon révérend, allez vous reposer ; je vous verrai demain avant votre départ, et je vous remettrai une lettre pour le saint-père.

-- Madame, n'oubliez point le prince de Gerolstein...

-- Je vais sur l'heure m'occuper de lui, -- répond la reine en frappant deux coups sur un timbre placé près d'elle. -- Mon révérend, -- ajoute-t-elle, -- vous partagerez la chambre de M. Neroweg de Plouernel ; vous lui communiquerez vos intentions au sujet de l'homme dont vous m'avez parlé.

Le page entre ; la reine lui dit : -- Conduis le révérend père chez M. Neroweg de Plouernel. -- Puis elle frappe de nouveau, non plus deux coups, mais trois coups sur le timbre. Le jésuite, après s'être incliné devant Catherine de Médicis, sort sur les pas du page ; presque aussitôt Anna-Bell entre dans la salle par la porte s'ouvrant sur le couloir où la reine a cru entendre quelque bruit pendant son entretien avec le père Lefèvre.

Catherine de Médicis, frappée de la pâleur et de l'expression inquiète, presque effarée des traits de sa fille d'honneur, lorsque celle-ci paraît à l'appel du timbre, dit à Anna-Bell, en attachant sur elle son regard noir et pénétrant : -- Tu es bien pâle, mignonne ? tes mains tremblent ? tu peux à peine contenir ton émotion ?...

-- Que Votre Majesté daigne m'excuser...

-- Je t'excuse... Mais d'où vient que tu es si émue ?

-- Madame, la frayeur...

-- La frayeur de quoi, mignonne ?

-- Je me suis empressée d'accourir à l'appel de votre timbre, madame, et, en traversant ce couloir obscur...

-- Achève...

-- Votre Majesté va me prendre en pitié...

-- Enfin ?...

-- Nous avions parlé ce soir, mes compagnes et moi, d'apparitions, de spectres...

-- Et dans ce couloir... -- reprit la reine en souriant, -- tu as vu un spectre ?

-- Illusion ou réalité, madame, il m'a semblé apercevoir une forme blanche... et...

-- Bon ! ce sera quelque belle trépassée, qui croyant encore retrouver ici l'abbé de ce monastère... venait lui rendre une visite nocturne... Mais laissons là les morts et parlons des vivants... Je t'aime, chère mignonne... entre toutes tes compagnes.

-- Votre Majesté a eu compassion d'une pauvre enfant abandonnée...

-- Oui, Paula, l'une de mes femmes, il y a huit ou neuf ans de cela, passant sur la place du Châtelet, vit une Bohémienne faisant mendier une petite fille ; Paula, touchée de la beauté, de la gentillesse de cette enfant, a proposé à la vieille de la lui céder moyennant quelque argent ; la Zingara a accepté le marché. Paula m'a conté l'aventure. J'ai voulu voir sa protégée... c'était toi ; la Bohémienne t'avait sans doute volée à tes parents, huguenots, je le crains, à en juger, du moins, d'après une petite médaille de plomb pendue à ton cou, et représentant un pasteur appelant les brebis de l'Église du désert, ainsi que disent ces réprouvés dans leur langage cabalistique !

-- Hélas ! madame, il ne me reste presque aucune souvenance de ma famille... et si j'ai toujours conservé cette médaille, c'est que...

-- Je ne te fais point de ceci un reproche ; donc, lorsque Paula t'amena devers moi, tu m'as charmée par ta grâce enfantine, je t'ai fait soigneusement élever dans l'art de plaire et de charmer, seule éducation qui convînt à une femme destinée à séduire, puis je t'ai placée parmi mes filles d'honneur.

-- Je sais ce que je dois à Votre Majesté... Aussi lorsqu'elle a commandé, j'ai obéi, quoi qu'il m'en ait coûté...

-- Tu fais allusion à la conversion du marquis de Solange ?

-- Madame...

-- Il est vrai, je t'ai dit : Solange est huguenot, puissant dans sa province ; si la guerre se rallume, il peut devenir pour moi un dangereux ennemi ; il se propose de quitter la cour... retiens-le... rends-le follement épris de toi... obtiens de lui qu'il renonce à l'hérésie, qu'il reste parmi nous, quand tu devrais pour cela te...

-- Madame... oh ! madame... -- Anna-Bell n'achève pas ; elle cache dans ses mains son visage pourpre de honte.

Catherine de Médicis, sans paraître remarquer la douloureuse confusion de la jeune fille, poursuit ainsi : -- Enfin, grâce à toi, Solange est devenu... excellent catholique et l'un de mes plus fidèles serviteurs. En cette occurrence, tu m'as témoigné de ton entier dévouement, je l'apprécie très-haut, loin de songer à l'amoindrir, en ajoutant que Solange est, après tout, un gentilhomme accompli, jeune, beau, brave, spirituel, et que les plus charmantes de ma cour t'envient ce galant... Non, non, je te sais autant gré d'avoir séduit le marquis que si tu avais dû te sacrifier à quelque vieil huguenot, le plus laid, le plus âpre, le plus renfrogné qui eût jamais nasillé un prêche dans Israël. Or, afin de te prouver, mignonne, combien je reste encore ton obligée... je veux te marier.

-- Moi ?

-- Je veux te faire princesse...

-- Madame...

-- Je veux satisfaire le désir le plus ardent, le plus secret de ton cœur...

-- Je ne sais... ce... que Votre Majesté...

-- Anna-Bell... tu n'aimes plus Solange... tu aimes Frantz de Gerolstein...

-- Grand Dieu !... madame...

-- Quoi d'étonnant ? le prince est, mieux que pas un, fait pour plaire ; son renom de bravoure, de magnificence, de galanterie, l'avait précédé à ma cour, où tu l'as vu l'an passé ; il a souvent conversé avec toi tête à tête ; et lorsque d'autres femmes le provoquaient de leurs agaceries, ta jolie figure s'altérait, devenait d'une tristesse mortelle...

-- Madame...

-- Ne va pas me dire non !... j'ai tout vu... Oh ! rien ne m'échappe à moi ; les affaires d'État ne m'absorbent pas à ce point, que du coin de l'œil je ne suive vos amourettes, mes mignonnes... c'est mon délassement... J'aime tant à voir la belle jeunesse amoureuse se vouer au culte de la bonne déesse Vénus ! pratiquer le bel adage des Thélémites de Rabelais : Fais ce que voudras ! Combien de fois n'ai-je pas été m'asseoir parmi vous, chères filles, pour causer de vos galants, de vos ruptures, de vos raccords, de vos piquantes infidélités. Quels bons contes nous faisions ! Ces pauvres galants, comme vous les trompiez ! De vrai, ils vous le rendaient avec usure ! mais le tout à la plus grande gloire de sainte Aphrodite ! Cependant, je l'avoue, quoique je t'aie fait élever, mignonne, en vraie professe de l'abbaye de Thélèmes, ayant pour dieu l'amour, pour patronne la volupté, pour patron le caprice, tu as toujours été dépaysée parmi tes compagnes ; je ne te sais point d'autre amant que Solange. Sérieuse, souvent mélancolique, tu es une béguine auprès de tes lascives et folles compagnes ; ce qu'il te faut à toi, vois-tu, c'est un bon amour, bien pesant, bien dévoué, bien fidèle, un mari à adorer sans remords, une couvée d'enfants à chérir : voilà pourquoi, mignonne, je veux te marier à Frantz de Gerolstein.

-- J'ai écouté Votre Majesté sans l'interrompre ; il lui plaît de se railler de moi...

-- Non, pardieu ! Donc tu aimes ce beau prince allemand ; il a pris dans ton cœur la place de Solange, et cela presque malgré toi.

-- Madame, de grâce...

-- Laisse-moi achever... Je lis dans ton âme mieux que tu n'y lis toi-même... Or, voici ce que tu penses à cette heure où je te parle : -- « Oui, j'aime Frantz de Gerolstein ! -- te dis-tu ; -- mais un abîme me sépare, me séparera toujours de lui ; il est dans le camp opposé de celui de la reine ma bienfaitrice ; il est chef d'une maison souveraine ; il ignore mon amour, et, le connût-il, jamais il ne pourrait songer à m'épouser ! Que suis-je ? une pauvre fille ramassée dans la rue ; j'ai déjà eu un galant ; puis les filles d'honneur de Catherine de Médicis sont réputées d'effrontées dissolues ; les satires, les pasquils peignent sous des traits d'une singulière ressemblance l'escadron volant de la reine ; je serais donc insensée de seulement rêver la possibilité de mon mariage avec Frantz de Gerolstein... »

-- Madame... ayez pitié de moi, -- reprit Anna-Bell, ne pouvant retenir ses larmes amères ; -- lors même que vous diriez vrai, lors même que vous liriez au plus profond de ma pensée... soyez généreuse... ne vous faites pas, je vous en supplie, madame, un jeu de mes secrets chagrins.

-- Mignonne, donne-moi cette petite cassette de bois de sandal, cerclée d'or, qui est sur la table...

Anna-Bell obéit. La reine prend l'une des petites clefs attachées à sa cordelière et ouvre le coffret ; son contenu n'était pas ignoré de la fille d'honneur ; elle frissonne ; sa pâleur augmente. Rien de moins effrayant cependant (du moins en apparence) que les objets contenus dans la cassette : c'étaient des gants brodés et parfumés, des pommes de senteur, des drageoirs de vermeil remplis de dragées de diverses couleurs, enfin plusieurs petits flacons d'or ou de cristal. Catherine de Médicis prend l'un d'eux, referme soigneusement le coffret et le remet à Anna-Bell ; elle va le replacer sur la table, revient près de la reine ; et celle-ci, souriant, dit à sa fille d'honneur, en faisant miroiter à ses yeux le flacon d'or :

-- Tu vois ceci, mignonne ?

-- Oui, madame.

-- Sais-tu ce que contient ce flacon ?

-- Non, madame.

-- Il contient... l'amour de Frantz de Gerolstein.

-- Je ne comprends pas les paroles de Votre Majesté...

-- As-tu entendu parler des philtres qui font aimer ?

-- Mes compagnes parlaient, ce soir, de ces magies...

-- Y crois-tu ?

-- Quel soupçon ! -- pensa soudain Anna-Bell avec une secrète épouvante. -- Ah ! tâchons de cacher mes craintes à la reine...

-- Réponds, mignonne... crois-tu à la puissance des philtres qui font aimer ?

-- Ce soir... -- dit la fille d'honneur, s'efforçant de dominer son émotion, -- ce soir, Clorinde de Vaucernay nous racontait, madame, qu'une femme de la cour était parvenue, au moyen de l'un de ces breuvages enchantés, à captiver un homme qui ressentait pour elle une profonde aversion.

-- Ainsi tu crois à l'action des philtres ?

-- Il le faut bien... madame, -- répond Anna-Bell, afin de ne pas éveiller les défiances de la reine, -- en présence de certains faits inexplicables sans cette croyance.

-- Le doute même à ce sujet serait de l'aveuglement, ce serait volontairement fermer les yeux à la lumière... Eh bien, mignonne, le philtre contenu dans ce flacon et composé par Ruggieri, mon alchimiste, sous la conjonction d'astres merveilleusement favorables, est d'une telle efficacité, que quelques gouttes de ce breuvage, versées par une femme qui veut être aimée d'un homme, suffisent à le rendre pour toujours amoureux, entends-tu ?... amoureux jusqu'au délire... jusqu'au vertige... Enfin une femme ainsi follement aimée dirait à l'homme possédé de cet amour frénétique : « Tue ton père... tue ta mère... » il les tuerait ! ! -- Et Catherine de Médicis, embrassant sa fille d'honneur avec effusion, lui met le flacon dans la main, et ajoute : -- Prends donc, mignonne... va enivrer... puis épouser ton Frantz, sois heureuse... et rappelle-toi quelquefois ta maîtresse !

Anna-Bell ne conserve aucun doute ; la reine, exploitant le secret amour de sa fille d'honneur pour le prince, espère la rendre, à son insu, l'instrument d'un meurtre par le poison. Saisie d'effroi, mais parvenant à le dissimuler, elle reste muette, tenant machinalement le flacon dans ses mains. La reine, attribuant le saisissement et le silence d'Anna-Bell à l'excès de joie ou à l'anxiété que lui causent tant de difficultés à surmonter pour se rapprocher du prince, reprend : -- Pauvre chère fille, te voilà tout interdite ? comme si, t'éveillant en sursaut au milieu d'un rêve, il devenait une réalité ? Tu te demandes comment te rapprocher de ton Frantz ?... Rien de plus facile... si ton courage est à la hauteur de ton amour.

Anna-Bell, dominant son trouble, répond d'une voix assurée : -- J'espère, madame, ne pas manquer de courage... Si ce philtre...

-- Il est tout-puissant, te dis-je... Que ton Frantz en boive seulement quelques gouttes versées par toi, il deviendra fou d'amour. Ton vouloir en toutes choses sera le sien... Un mot de ta bouche... et avec ivresse il t'offrira sa main.

-- Mais, madame... comment pourrai-je ?...

-- Te rapprocher de Frantz ?

-- Oui, madame...

-- Écoute-moi bien... Nous sommes à quelques lieues de l'armée ennemie ; elle occupe la petite ville de Saint-Yrieix ; notre escorte a été conduite jusqu'ici par des guides sûrs, gens de ce pays ; je vais ordonner à M. Neroweg de Plouernel de charger l'un de ces guides de le conduire jusqu'aux avant-postes des réformés ; tu prendras l'une de mes litières attelée de deux mulets, et demain, au point du jour, tu tomberas infailliblement dans quelque parti d'éclaireurs qui battent l'estrade aux environs du camp protestant, afin de prévenir les surprises.

-- Grand Dieu !... madame... tomber entre les mains des huguenots...

-- Ah ! si ton courage défaille... tout s'en va à vau-l'eau ! et d'ailleurs, tu ne cours aucun danger ! Est-ce que les huguenots tuent les femmes... et surtout les jolies filles comme toi ?... Te voici donc prisonnière...

-- Que faire ensuite, madame ?

-- Dire à ceux-là qui t'arrêteront : -- « Messieurs, je suis l'une des filles d'honneur de la reine, j'allais rejoindre Sa Majesté, je me suis égarée en route ; je vous en supplie, messieurs, conduisez-moi auprès du prince Frantz de Gerolstein, je l'ai vu à la cour, il aura merci de moi ; il me gardera en otage jusqu'à ce que la reine, instruite de la peine où je me trouve, demande mon échange contre quelque prisonnier protestant... » Tu me comprends bien ?

-- Oui, madame...

-- Le reste va de soi ; les huguenots te conduisent vers le prince. En galant gentilhomme, il t'établira dans son logis ou sous sa tente, te donnera près de lui la place d'honneur à sa table... et, là où ailleurs... si l'amour t'inspire... tu trouveras facilement l'occasion de mêler au breuvage de Frantz quelques gouttes de ce philtre...

Cet entretien fut interrompu par un page ; il apprit à Catherine de Médicis que le comte Neroweg de Plouernel, ayant reçu à l'instant des révélations importantes d'un espion arrivé du camp des huguenots, demandait à être introduit sur l'heure auprès de la reine ; celle-ci baise Anna-Bell au front, et lui dit :

-- Occupe-toi à l'instant des préparatifs de ton voyage, mignonne ; je vais demander un guide à M. de Plouernel, et ordonner à l'un de mes écuyers de faire préparer ta litière ; je te verrai avant ton départ.

La fille d'honneur suivit les instructions de la reine ; mais l'entretien de celle-ci avec M. de Plouernel se prolongeant, elle écrivit un billet à Anna-Bell pour l'engager à partir sans la revoir ; et vers une heure du matin, la fille d'honneur, montée dans l'une des litières de Catherine de Médicis, quitta l'abbaye de Saint-Séverin.

Le soleil se lève ; ses premiers rayons éclairent la cime d'une forêt située à environ une lieue de Saint-Yrieix, gros bourg servant de centre au campement de l'armée protestante. Une chapelle, autrefois dédiée à saint Hubert par un seigneur, forcené chasseur, s'élève aux confins de ces grands bois ; leur lisière est gardée par des vedettes à cheval, postées de loin en loin. Cette chapelle a été dévastée pendant les guerres religieuses ; les clochetons, les chapiteaux, les nervures de son portail, sont brisés, ses vitraux défoncés ; la statue de saint Hubert, patron des veneurs, gît décapitée au milieu des décombres, ainsi que celle du seigneur fondateur de ce saint lieu, choisi par lui pour sa sépulture ; les fragments de son image de marbre, où il figurait couché, les mains jointes, son cor de chasse en sautoir, son lévrier favori étendu à ses pieds, sont dispersés près de l'ouverture du caveau funéraire, ouvert et en ruines. L'intérieur de la chapelle sert d'écurie et de corps de garde à un piquet de partisans huguenots placés là en grand'garde ; leurs chevaux, sellés et bridés, sont alignés dans l'un des bas-côtés de la nef, de chaque côté d'une porte communiquant à l'ancienne sacristie ; et, à défaut de fourrage, ils mangent les feuilles de plusieurs fascines de branchages verts placées à leurs pieds. Les cavaliers, debout, assis ou couchés, enveloppés dans leurs manteaux, ne sont pas uniformément vêtus ; leurs armes défensives et offensives, quoique disparates ou rouillées, sont en bon état. Ces partisans volontaires ont pris le nom de Vengeurs d'Israël ; Joséphin le franc-taupin les commande ; les catholiques lui ont donné le surnom du Borgne. Autour de lui se sont réunis, depuis le commencement de cette nouvelle guerre, ceux-là chez qui le ressentiment de la perte d'objets chers à leur tendresse a étouffé toute pitié ; ils ont juré de se venger par de légitimes et implacables représailles, malgré l'opposition de l'amiral de Coligny, de Lanoüe et des autres généraux protestants, qui regrettaient de voir ainsi pratiquer la terrible loi du talion ; mais la volonté des chefs devenait souvent impuissante en face d'une armée presque entièrement composée de volontaires. Les Vengeurs d'Israël se montraient d'ailleurs d'une intrépidité sans égale, réclamant les postes les plus périlleux, et toujours des premiers au combat ; l'indomptable courage du franc-taupin, sa rare intelligence de la guerre de partisans, sa haine impitoyable contre les catholiques, sur lesquels il avait juré de venger sa sœur Brigitte et sa nièce Hêna, lui avaient valu le commandement de ces hommes redoutés. Ce jour-là, au lever du soleil, il préside une sorte de tribunal, composé de plusieurs de ses compagnons d'armes et siégeant au milieu des ruines de la chapelle de Saint-Hubert. Les années ont complètement blanchi la chevelure et la barbe du franc-taupin sans diminuer sa vigueur et son énergie ; il porte un vieux morion d'acier couvert de rouille, comme son corselet de fer ; ses chausses bouffantes, de drap rouge, sont à demi cachées par de grandes bottes de cuir poudreuses ; à sa bandoulière, contenant ses cartouches, est suspendu par une ficelle un court bâton de bois blanc entaillé de nombreuses coches ; elles s'élèvent au nombre de dix-sept : chacune d'elles marque la mort d'un prêtre ou d'un moine ; la dague de fin acier de Milan, présent d'Odelin adolescent, pend au côté droit du franc-taupin, et à son côté gauche une longue épée à poignée de fer. Ses traits bronzés, décharnés, rendus plus sinistres encore par le large emplâtre noir qui couvre son œil crevé, expriment en ce moment une cruauté sardonique ; il procède au jugement d'un cordelier, homme de haute et robuste taille, arrêté à l'aube dans les bois voisins, où il se cachait. Quelques lettres trouvées sur lui prouvent qu'il sert d'espion à l'armée royaliste ; et l'un des Vengeurs d'Israël l'a reconnu pour le principal instigateur du carnage de Mirebeau, où près de douze cents prisonniers huguenots ont été mis à mort avec d'horribles raffinements de cruauté. Entouré de plusieurs de ses compagnons, assis comme lui sur les ruines de l'autel de la chapelle, le franc-taupin vient de tirer sa dague et commence de l'aiguiser lentement sur une pierre placée entre ses jambes, sans regarder le moine, qui, livide de terreur, debout à quelques pas et les mains liées derrière le dos, s'écrie : -- Damnés sacrilèges ! vous abusez de votre force... la main du Seigneur s'appesantira sur vous !

LE FRANC-TAUPIN, continuant d'aiguiser sa dague. -- Bon ! hardi ! pousse, mon révérend ! dégorge ta bile monacale ! crache ton fiel apostolique ! ton sort n'empirera point ! attends-toi à tout... tu seras encore loin de ce que je te réserve !...

LE CORDELIER. -- Rien non plus ne pourra empirer votre sort ! réprouvés ! lorsque vous serez plongés dans les flammes éternelles !

LE FRANC-TAUPIN. -- Mort-de-ma-sœur !... tu as tort de parler de flammes ! grand tort tu as, mon révérend ! tu me rappelles ce que je n'oublie guère... Ma nièce, une pauvre innocente enfant, a été plongée vivante vingt-cinq fois... entends-tu, moine ?... plongée vivante vingt-cinq fois dans les flammes d'un bûcher... Ce bûcher, la férocité de ton Église l'avait allumé... Mais assez de moi et des miens ; ils ne crient pas seuls vengeance ici... Frères, apprenez à ce tonsuré pourquoi vous êtes enrôlés parmi les Vengeurs d'Israël. (Il continue d'aiguiser lentement sa dague.)

UN HUGUENOT. -- Moine, écoute ceci : En pleine paix, après l'édit d'Orléans, un soir, ma maison a été assaillie en mon absence par une bande de fanatiques ; le vicaire de ma paroisse les conduisait... Mon vieux père, aveugle, demeuré dans notre logis, a été égorgé... Moine, j'ai juré de venger mon père.

AUTRE HUGUENOT. -- Moine, écoute ceci : Le maréchal de Montluc commandait en Guyenne ; six soldats de sa compagnie d'ordonnance logeaient dans notre métairie ; un jour, ils forcent la porte de la cave, s'enivrent et font violence à la femme de mon frère. Blessé de deux coups de coutelas en voulant la défendre, il se traîne sanglant chez M. de Montluc, lui demande justice ; M. de Montluc le fait pendre sans vouloir l'entendre... Moine, j'ai juré de venger mon frère !

LE CORDELIER. -- Mais, misérables apostats ! réprouvés ! est-ce que j'ai ?...

LE FRANC-TAUPIN. -- Silence, moine ! laisse parler les morts par la voix des vivants !

AUTRE HUGUENOT. -- Moine, écoute ceci : Je suis aussi de Guyenne ; un dimanche, confiant dans l'édit de Lonjumeau, j'assistais au prêche avec ma mère et ma sœur ; une compagnie de bandouillers de M. de Montluc, conduite par son chapelain, envahit le temple, y renferme les hommes, chasse les femmes au dehors, et met le feu au bâtiment : nous y étions au nombre de soixante-cinq, tous sans armes, selon l'édit. Neuf d'entre nous ont pu échapper aux flammes ; les autres, brûlés, étouffés par la fumée ou écrasés sous la chute de la toiture, ont péri... Les femmes, les jeunes filles, traînées dans un enclos voisin du saint lieu, dépouillées de leurs vêtements, forcées à coups de trique de danser nues devant les soldats catholiques, ont ensuite été victimes de leur lubricité... Ma mère a été tuée en voulant sauver ma sœur du dernier outrage... ma sœur, neuf mois après, est morte en mettant au jour le fruit du viol... Moine, j'ai juré de venger ma sœur ! j'ai juré de venger ma mère !

AUTRE HUGUENOT. -- Moine, écoute ceci : Je suis de Montalan, près Limoges ; environ trois mois après le nouvel édit, j'assistais au prêche avec mon jeune fils ; une bande de paysans, ayant à leur tête deux carmes et un dominicain, entrent dans le temple, nous assaillent à coups de fourche et de faux... Mon pauvre enfant... il n'avait pas quinze ans... mon pauvre enfant a eu, d'un coup de faux, la tête séparée du tronc... Moine, j'ai juré de venger mon fils !

LE CORDELIER. -- Est-ce donc moi qui les ai commis, ces actes dont vous poursuivez la vengeance ?

LE FRANC-TAUPIN, s'interrompt d'aiguiser sa dague et jette sur le moine un regard sardonique. -- Oh ! oh ! voici la dix-septième fois que j'entends cette réponse... car tu es le dix-septième tonsuré que je juge et condamne... Vois-tu ce bâtonnet ? (Il le montre.) Je l'entaille d'une coche à chaque représaille... Quand je serai à vingt-cinq, je ferai une croix... la fille de ma sœur a été plongée vivante vingt-cinq fois dans la fournaise...

LE CORDELIER. -- Mais est-ce moi qui ?...

LE FRANC-TAUPIN. -- Non, ce n'est pas toi... Mais, dis-moi, dernièrement, après la prise de Mirebeau, tu as poussé les royalistes à égorger ou à supplicier près de douze cents prisonniers protestants ; quel mal t'avaient-ils fait ces gens ? connaissais-tu l'un d'eux seulement ?

LE CORDELIER. -- Je les connaissais tous !... sur leur front de damnés, Satan avait écrit leur nom : « Hérétique ! ennemi de Dieu ! »

LE FRANC-TAUPIN. -- Ennemi de Dieu ? Qui dit cela ? le pape. Voyre ! qu'est-ce que le pape ? Un homme, souvent un monstre ! comme Alexandre VI, Jules II et tant d'autres ! (Se dressant terrible.) Mort-de ma-sœur ! quoi ! parce qu'un pape papelardant à Rome a dit un jour : « -- Ceux-ci s'indignent de mon trafic d'indulgences ; ce sont les ennemis de Dieu ! des hérétiques ! tue les hérétiques !... » des milliers de frocards ont répété : « Tue... égorge... roue... brûle... les hérétiques !... » Et les enfants, les vieillards sont massacrés ! et les femmes sont violées, éventrées ! et les maisons sont livrées aux flammes ! et le sang ruisselle en Gaule comme dans l'étal d'un boucher ! et le frère s'arme contre le frère ! le fils contre le père ! partout la misère, les ruines, le deuil, la rage, le meurtre ! Et pourquoi tant de désastres, tant de carnages, déchaînés par vous, gens de Rome ? pourquoi ?... Pour défendre votre écuelle !...

LE CORDELIER. -- Malheureux !

LE FRANC-TAUPIN. -- Et l'on ne vous appliquerait pas la loi du talion ! Moine, as-tu lu la Bible ?

LE CORDELIER. -- Ne blasphème pas... réprouvé !

LE FRANC-TAUPIN. -- Moine, la Bible dit ceci : « Et en général, on rendra œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie, brûlure pour brûlure(31). » -- Voyre ! faute de quoi te brûler comme il convient... je veux te faire cardinal.

LE CORDELIER, livide. -- Que veux-tu dire ?

LE FRANC-TAUPIN. -- Il me plaît de remplacer ta tonsure par une calotte rouge.

Et l'aventurier, de la pointe de sa dague, décrit un cercle autour de son crâne ; le moine comprend la signification de ce geste effrayant, pousse un cri affreux... Les Vengeurs d'Israël le renversent et le maintiennent au pied des marches de l'autel ; le franc-taupin passe le doigt sur le tranchant de sa dague, s'accroupit auprès du patient ; celui-ci pousse des hurlements de terreur en voyant la lame effleurer son front... Mais à ce moment, un des cavaliers entre précipitamment dans la chapelle en criant : -- Bonne prise ! bonne prise !... une fille d'honneur de Jésabel !

Les filles d'honneur composant l'escadron volant de Catherine de Médicis, de Jésabel, ainsi que l'appelaient les protestants, leur inspiraient une horreur profonde ; ces hommes, de qui les mœurs austères sont reconnues même de leurs ennemis, trouvaient doublement monstrueuse cette prostitution de la jeunesse et de la beauté à de ténébreuses ou sanglantes trames dont ces dangereuses sirènes étaient les instruments. Aussi, lorsque Anna-Bell entre dans la chapelle, conduite par ceux qui venaient de l'arrêter, son âge, sa grâce, sa charmante figure, son trouble mêlé de crainte, loin d'intéresser les Vengeurs d'Israël, les courroucent ; ils voient en elle l'une de ces attrayantes prostituées complices des infamies sans nom de Catherine de Médicis !... L'arrivée de la captive suspend le supplice du moine ; il reste étendu garrotté aux pieds de Joséphin... Celui-ci se relève, jette sur Anna-Bell un long et farouche regard ; puis il tressaille, cache son visage entre ses mains et pleure... oui, il pleure, cet homme inexorable... Hélas ! les traits de cette jeune fille offraient une vague ressemblance avec ceux d'Hêna... Il reste ainsi durant quelques moments abîmé dans de navrantes pensées, au milieu du profond silence des Vengeurs d'Israël ; la fille d'honneur est glacée d'effroi, elle a reconnu à l'emplâtre qui couvre à demi son visage ce terrible Borgne dont la férocité jette l'épouvante parmi les catholiques, et elle voit garrotté non loin de lui un moine blême comme un cadavre et murmurant d'un air égaré cette invocation lugubre des agonisants : -- Miserere mei... Domine, miserere !... -- La terreur d'Anna-Bell est à son comble ; en vain ses yeux éplorés, suppliants, se lèvent sur les Vengeurs d'Israël, ils restent muets, menaçants. Le franc-taupin passe le revers de sa main décharnée sur son œil ardent et cave, dont l'éclat féroce semble augmenté par la larme qui vient de le baigner ; puis, s'adressant durement à Anna-Bell : -- Tu es fille d'honneur de la reine ?

ANNA-BELL, d'une voix tremblante. -- Oui, monsieur.

LE FRANC-TAUPIN. -- D'où viens-tu ?

ANNA-BELL. -- De Meilleret. Fatiguée du voyage, je m'étais reposée dans cette petite ville ; de là, j'ai continué ma route, afin d'aller rejoindre la reine... Mon guide s'est égaré, vos cavaliers ont arrêté ma litière... Je vous en supplie, monsieur, ayez pitié de moi... faites-moi conduire le plus tôt possible près de monseigneur le prince de Gerolstein...

LE FRANC-TAUPIN, surpris. -- Tu le connais ?

ANNA-BELL. -- L'an passé, je l'ai vu à la cour de France... J'ose compter sur sa courtoisie... il me gardera en otage, et...

LE FRANC-TAUPIN, d'un air défiant. -- Tu viens, dis-tu, de Meilleret ? À quelle heure es-tu partie de cette ville ?

ANNA-BELL. -- Vers une heure du matin.

LE FRANC-TAUPIN. -- Tu mens !... Il est à peine cinq heures... tu voyageais en litière, et il faut plus de huit heures pour venir de Meilleret ici à cheval en pressant sa marche.

ANNA-BELL, tremblante et balbutiant. -- Monsieur... je vous assure... je... enfin, je vous en conjure, faites-moi conduire près du prince de Gerolstein... c'est la seule grâce que je réclame de votre bonté...

Le franc-taupin, frappé de l'insistance avec laquelle la fille d'honneur demande d'être menée vers Frantz de Gerolstein, la contemple avec un redoublement de défiance, et, après réflexion, il dit soudain : -- Fouillez cette femme !

Deux huguenots fouillent les poches d'Anna-Bell ; ils en retirent une bourse, une lettre, et le flacon d'or renfermant le philtre qui fait aimer... Le franc-taupin ouvre la lettre, déjà décachetée, la lit tout bas, semble interroger le sens d'un passage de cette missive, reste un moment pensif ; puis, frémissant et frappé d'une révélation subite, il lance un coup d'œil terrible sur la fille d'honneur, examine en silence le flacon d'or, et le montrant à Anna-Bell : -- Femme, que contient ce flacon ?

ANNA-BELL, éperdue. -- Ce... ce flacon...

LE FRANC-TAUPIN. -- Femme... que contient ce flacon ?

ANNA-BELL, avec effort. -- Je... je... ne sais...

LE FRANC-TAUPIN, avec un éclat de rire sardonique. -- Ah ! tu ne sais pas ?...

Il s'approche lentement de la jeune fille, la saisit par le bras, et ajoute, en approchant le flacon de ses lèvres : -- Bois cela !...

ANNA-BELL, épouvantée. -- Grand Dieu !

LE FRANC-TAUPIN. -- Bois cela !...

ANNA-BELL, défaillante, tombe à genoux. -- Grâce !... grâce !...

LE FRANC-TAUPIN, d'une voix tonnante. -- Empoisonneuse !

La fille d'honneur, agenouillée, s'affaisse sur elle-même, cache son visage entre ses mains et pousse des sanglots étouffés. Les huguenots, à cette accusation foudroyante, « empoisonneuse, » lancée par leur chef, se regardent avec stupeur ; un nouveau silence se fait, seulement interrompu par les gémissements d'Anna-Bell et la voix sépulcrale du moine qui, dans le délire de la terreur, répète : Miserere mei, Domine... Miserere ! !...

LE FRANC-TAUPIN. -- Frères... écoutez la lecture de cette lettre que vous venez de saisir dans la poche de cette femme.

« Un courrier de mon fils Charles arrive de Paris, chère mignonne, et m'oblige de conférer à l'instant avec M. le cardinal ; je ne peux te voir ce soir avant ton départ. Adieu, bon courage ; tu viendras à bout de ton prince... J'oubliais une recommandation importante : il faut verser le philtre tout aussitôt après avoir débouché le flacon. »

Les Vengeurs d'Israël jettent une exclamation d'horreur. Le franc-taupin ajoute : -- Cette lettre est signée C. M., Catherine de Médicis !... Comprenez-vous ?... La reine envoie une de ses prostituées empoisonner Frantz de Gerolstein... Cette misérable s'est, à dessein, jetée dans nos avant-postes, comprenez-vous ?... On croit le prince allemand d'un naturel amoureux. La fille d'honneur, jeune et belle, demande instamment à être conduite près de lui... Elle a son poison en poche, et comme dit la lettre de l'Italienne : Bon courage ! l'empoisonneuse doit venir à bout du prince ! Comprenez-vous, Vengeurs d'Israël... Et, maintenant, dites quel supplice mérite un tel crime ?

Les huguenots, encore sous l'impression du lâche assassinat de Condé, des récents empoisonnements du duc des Deux-Ponts et du frère de l'amiral de Coligny, éclatent en imprécations ; la jeunesse, la beauté de la fille d'honneur, rendent à leurs yeux ses criminels desseins plus exécrables encore. Malgré les terribles apparences qui pèsent sur elle, Anna-Bell veut cependant tenter un dernier effort pour échapper au sort dont elle est menacée ; elle se dresse sur ses genoux, et, les mains jointes, s'écrie : -- Messieurs... par pitié... écoutez moi... je vais tout vous avouer... je...

LE FRANC-TAUPIN, avec une exaltation farouche. -- Ô Hêna... pauvre martyre ! je vengerai ta mort sur une infâme créature... belle comme toi... jeune comme toi ! car un moment ses traits m'ont rappelé les tiens !

ANNA-BELL. -- Au nom du Dieu vivant, écoutez-moi, par pitié !

UN HUGUENOT. -- Tu oses invoquer Dieu...

AUTRE HUGUENOT. -- Empoisonneuse !

AUTRE HUGUENOT. -- Ô ma sœur !... chaste victime de la féroce luxure des soldats de Catherine de Médicis !... ils ne t'ont pas épargnée, toi si pure ! et l'on épargnerait cette prostituée !...

ANNA-BELL, se tordant les mains de désespoir. -- Mon Dieu... on ne tue pourtant pas une femme... sans l'entendre !

UN HUGUENOT. -- Misérable !... tu allais empoisonner Frantz de Gerolstein.

ANNA-BELL, levant les mains et les yeux au ciel avec une expression déchirante. -- Moi... l'empoisonner, moi !...

LE FRANC-TAUPIN. -- Amoncelons hors de la chapelle ces fascines dont nos chevaux ont mangé les feuilles. Le bois est vert... il brûlera lentement... tant mieux... Sur ce bûcher... nous lierons ensemble l'empoisonneuse et le moine, lorsque je l'aurai ordonné cardinal...

LES HUGUENOTS. -- Au bûcher l'empoisonneuse et le moine ! Trop de fois les bûchers catholiques ont flambé pour nous !

L'esprit d'Anna-Bell commence à s'égarer ; livide, frissonnante, ployée sur elle-même, sa voix s'étrangle dans son gosier desséché par la terreur, et ne laisse échapper que des sanglots convulsifs. Les Vengeurs d'Israël se hâtent d'entasser des fascines autour d'un grand chêne planté devant le portail de la chapelle ; le franc-taupin se rapproche du cordelier, murmurant toujours d'une voix agonisante : Miserere mei, Domine... miserere... mais un huguenot à barbe grise et à figure austère demande à Joséphin de surseoir au supplice du moine, et faisant un pas vers Anna-Bell, lui dit gravement : -- Si vous avez conservé quelques sentiments de piété, malgré votre vie infâme, voulez-vous, selon la coutume catholique, vous confesser à ce cordelier avant de mourir, et recevoir de lui l'absolution ?

-- Oui, oui ! -- répond Anna-Bell palpitante, dans l'espoir de prolonger sa vie de quelques instants... Soudain l'on entend au dehors le bruit d'une nombreuse cavalerie ; presque aussitôt le prince Frantz de Gerolstein entre dans la chapelle. Petit-fils de Karl de Gerolstein qui, en l'année 1534, assistait à la réunion des réformés dans la carrière de Montmartre, ainsi que Christian Lebrenn, l'imprimeur, ce jeune homme a vingt-cinq ans ; la courte visière de son morion découvre ses traits d'une régularité parfaite : ils expriment à la fois la bienveillance et la résolution ; d'une taille svelte et robuste, sa lourde cuirasse noire à la reître et ses épais brassards ne semblent pas lui peser ; ses chausses bouffantes, de drap écarlate, disparaissent à demi sous ses grandes bottes de cuir fauve à éperons d'argent ; une large ceinture de taffetas blanc, signe de ralliement des protestants, est nouée à son côté. À peine entré dans la chapelle, et cherchant des yeux Anna-Bell qui, n'ayant pu encore l'apercevoir, s'est traînée défaillante vers le moine, le prince dit au franc-taupin : -- Qu'ai-je appris par vos compagnons qui dressent ici un bûcher ? Vos vedettes ont arrêté une fille d'honneur de la reine... et l'on parle de poison ?

LE FRANC-TAUPIN. -- Oui, prince... cette prostituée voulait vous empoisonner...

FRANTZ DE GEROLSTEIN. -- Allons, vieux Joséphin... je ne saurais, par modestie, croire à cela... Catherine de Médicis réserve ses faveurs pour de plus puissants que moi...

Anna-Bell, à la voix et à la vue de Frantz de Gerolstein, s'élance vers lui, se jette à ses genoux et s'écrie : -- Non ! non ! monseigneur !... ne les croyez pas !... Oh ! par pitié ! daignez m'entendre... je ne vous demande que cela, à genoux, les mains jointes ! daignez m'entendre !...

FRANTZ DE GEROLSTEIN reconnaît la jeune fille et l'aide à se relever. -- Je me souviens, mademoiselle, de vous avoir souvent rencontrée à la cour de France l'an passé... De grâce, rassurez-vous... il y a sans doute à votre sujet une funeste méprise...

ANNA-BELL, saisit les mains du prince, les baise, les couvre de larmes et s'écrie : -- Vous me sauvez la vie, monseigneur... Ne le regrettez pas... je suis innocente du crime horrible dont on m'accuse !

LE FRANC-TAUPIN, rudement. -- Prince, il faut que cette femme meure !...

PLUSIEURS HUGUENOTS. -- Oui, oui ! pas de pitié pour les prostituées de l'Italienne !... pour ses messagères de mort !...

FRANTZ DE GEROLSTEIN. -- Mes amis, vous m'avez souvent témoigné votre reconnaissance pour les services que j'ai été heureux de rendre à notre cause...

LES HUGUENOTS. -- Vous êtes l'un des plus vaillants soutiens de l'Église du désert ! -- un de nos meilleurs généraux ! -- Votre bourse est ouverte à nos pauvres volontaires ! -- Vous visitez les blessés ! -- Vous les réconfortez par vos touchantes paroles, au nom de la fraternité évangélique ! -- Nous vous chérissons tous ! -- Vous vous feriez tuer pour nous ! -- Nous nous ferions tuer pour vous !

ANNA-BELL se dit avec une navrante amertume. -- Si vaillant ! si généreux ! si bon ! inspirer de tels sentiments à ces hommes impitoyables ! et j'ose l'aimer... misérable créature perdue que je suis !...

FRANTZ DE GEROLSTEIN. -- Amis, ces assurances de votre affection me sont doublement précieuses ; elles me font espérer que vous écouterez ma voix. Vous ne retiendrez pas plus longtemps cette jeune fille prisonnière... Encore une fois, je ne puis croire au crime dont vous l'accusez ! Je l'ai connue à la cour de France ; j'ai souvent conversé avec elle, et j'en jurerais ! quelle que soit la déplorable renommée de ses compagnes, elle est une heureuse exception parmi elles...

ANNA-BELL, avec un accent de reconnaissance ineffable. -- Oh ! merci, monseigneur, merci ! de rendre de moi ce témoignage... je n'en suis pas tout à fait indigne !...

LE FRANC-TAUPIN. -- Prince, cette hypocrite avait son masque au temps dont vous parlez ! Lisez cette lettre de la reine... vous apprendrez pourquoi sa fille d'honneur s'est jetée à dessein dans nos avant-postes et a demandé instamment à être conduite près de vous... Quant à ce flacon... (il se tourne vers Anna-Bell) contient-il, oui ou non, du poison ?...

ANNA-BELL. -- Je ne le nie pas... mais...

La jeune fille n'achève pas et frémit en voyant Frantz de Gerolstein tressaillir à cet aveu et lire rapidement la lettre de Catherine de Médicis ; puis il lève les yeux au ciel, ses mains retombent avec accablement, sa noble figure exprime le dégoût et l'horreur.

ANNA-BELL, d'une voix déchirante. -- Monseigneur, ne croyez pas aux apparences... Mon Dieu ! si vous saviez !...

Frantz de Gerolstein jette un regard glacé sur la fille d'honneur ; puis, détournant la tête avec aversion, il se dirige vers la porte de la chapelle.

LE FRANC-TAUPIN, à Anna-Bell. -- Femme, si tu veux te confesser, dépêche-toi... le bûcher t'attend...

ANNA-BELL s'élance vers le prince, tombe à ses pieds, embrasse ses genoux et s'écrie : -- Monseigneur, ne m'abandonnez pas !... Si j'étais seule avec vous, je vous dirais tout !... Au nom de votre mère, daignez m'entendre ! voilà mon unique prière, monseigneur... daignez m'entendre sans témoin ! Ce n'est pas la mort que je redoute... c'est votre mépris !... Je n'oserais mentir en ce moment terrible ! Croyez-moi donc, je suis innocente !... je suis innocente !...

L'accent de la vérité pénètre souvent les cœurs les plus prévenus ; Frantz de Gerolstein, ému malgré lui, s'arrête et, contemplant la fille d'honneur avec une douloureuse pitié : -- Soit... -- lui dit-il, -- je veux encore douter du crime dont on vous accuse... -- Et jetant les yeux autour de lui, il remarque l'entrée de la sacristie, s'ouvrant sur l'un des bas-côtés de la chapelle : -- Venez, mademoiselle... je pourrai vous écouter sans témoin dans ce lieu retiré.

LE FRANC-TAUPIN. -- Prince... prince... vous êtes jeune et généreux ! défiez-vous des larmes de crocodile ! Je vous laisse... mon cordelier m'attend !

Anna-Bell se relève avec effort, et, d'un pas chancelant, suit Frantz de Gerolstein au fond de la sacristie. Cette pièce sombre, seulement éclairée par une fenêtre ogivale dont les carreaux ont été brisés, est jonchée de débris de châsses de bois doré. La fille d'honneur se recueille un moment, et, s'adressant au prince d'une voix tremblante :

-- Monseigneur, devant Dieu qui m'entend !... voilà la vérité... Hier soir, un peu avant minuit, à l'abbaye de Saint-Séverin, où la reine a séjourné, elle m'a mandée près d'elle, et après m'avoir rappelé ce que je devais à sa générosité ; car... -- ajoute Anna-Bell en fondant en larmes, -- je suis une créature abandonnée, ramassée par charité sur le pavé des rues...

-- Vous ?

-- Oui, monseigneur... et cet aveu vous inspirera peut-être pour moi plus de pitié que d'aversion !

-- Vous étiez orpheline ?

-- Je ne le crois pas... Il me reste un souvenir confus de mes premières années... J'habitais une ville voisine de la mer ; mon père devait être forgeron ou exercer quelque métier de ce genre... mon enfance s'est passée au bruit de l'enclume et du marteau...

-- Que dites-vous ? -- s'écrie Frantz de Gerolstein avec surprise et réfléchissant. -- Vous avez, dans votre enfance, habité un port de mer ? vous entendiez souvent résonner l'enclume et le marteau ?... Quel âge avez-vous ?

-- Dix-huit ans, monseigneur.

-- À quelle époque avez-vous été séparée de votre famille ?

-- L'une des femmes de la reine m'a achetée, il y a environ dix ans, m'a-t-elle dit, à une Bohémienne qui me faisait mendier devant le parvis Notre-Dame, à Paris.

-- Cette Bohémienne vous avait donc enlevée à vos parents vers l'âge de huit ans ?

-- Je le pense, monseigneur.

-- Rapprochements étranges ! -- se dit Frantz de Gerolstein, de plus en plus pensif ; puis il reprend tout haut : -- Mais par quelles circonstances êtes-vous devenue fille d'honneur de Catherine de Médicis ?

-- La femme qui m'avait recueillie m'a présentée à la reine, et, pour mon malheur !... pour ma honte !... la reine s'est intéressée à moi !...

-- Pour votre malheur ?... pour votre honte ?...

-- Monseigneur, -- répond Anna-Bell avec une expression navrante, -- à seize ans... grâce aux principes, aux conseils, aux exemples que j'avais reçus... j'étais digne... entendez-vous bien... j'étais digne de faire partie de l'escadron volant de la reine !...

-- Je vous comprends, infortunée !... Ah ! c'est horrible !...

-- Ce n'est pas tout, monseigneur... Vint le jour où je dus prouver à ma bienfaitrice ma reconnaissance... C'était pendant la dernière trêve des guerres religieuses... M. de Solange, quoique protestant, venait souvent à la cour...

-- Je l'ai connu... il était l'âme de son parti dans sa province.

-- Il fallait le détacher de sa cause, monseigneur...

-- Achevez...

-- Il m'avait témoigné quelques préférences ; la reine m'a dit : « -- M. de Solange t'aime ; il te plaît ; il te sacrifiera sa foi... si tu n'es pas cruelle envers lui... » -- Enfin, monseigneur, j'ai cédé aux obsessions de la reine... aux exemples dont j'étais entourée... aux funestes principes dans lesquels l'on m'avait élevée... je n'ai eu conscience de l'indignité de ma conduite que le jour où... -- mais Anna-Bell, s'interrompant, devient pourpre de confusion et n'ose achever... Soudain retentissent dans l'intérieur de la chapelle des cris affreux, bientôt étouffés ; cependant parfois encore, malgré le bâillonnement qui les comprime, ils s'échappent en sourds rugissements de douleur... La fille d'honneur, épouvantée, se rapproche brusquement du prince, semble implorer sa protection, et murmure d'une voix entrecoupée : -- Monseigneur... entendez-vous... entendez-vous ?...

-- Ah ! -- reprend Frantz de Gerolstein avec un douloureux accablement, -- maudits à jamais soient ceux-là qui, les premiers, par leur férocité, ont provoqué, légitimé, ces exécrables représailles, l'horreur de l'humanité !... Cent fois, en vain, M. de Coligny et les autres chefs de l'armée ont voulu s'opposer à ces cruautés ; mais comment invoquer la pitié, la miséricorde, auprès d'hommes exaspérés qui vous disent : « -- Mon père, ma mère, ma sœur, ma fille, mon frère, ont péri dans d'effroyables tortures ! »

Les gémissements qui parvenaient au fond de la sacristie se changèrent en râles sourds, convulsifs, de plus en plus affaiblis... puis le silence se fit de nouveau... le moine, expirant, était ordonné cardinal par le franc-taupin, selon ses effroyables expressions !

-- Je suis heureusement arrivé à temps, mademoiselle, pour vous sauver de la vengeance de ces hommes impitoyables, -- reprit le prince. -- La franchise de vos paroles me paraît jusqu'ici prouver la fausseté des accusations portées contre vous... pourtant, cette lettre de la reine... ce flacon...

-- Veuillez m'écouter avec la même bienveillance, monseigneur, tout vous sera expliqué, -- répond Anna-Bell ; et elle poursuit ainsi, la terreur qu'elle venait d'éprouver s'étant calmée peu à peu : -- Hier soir, avertie par notre gouvernante que la reine désirait m'entretenir, j'attendais ses ordres ; je l'ai cru entendre frapper trois fois sur un timbre, c'est ainsi que la reine a l'habitude de nous appeler près d'elle... Excusez ces détails, monseigneur ; mais...

-- Continuez, de grâce.

-- Un couloir de quelques pas et très-obscur séparait la chambre où je me trouvais de l'appartement de la reine ; me supposant mandée par elle, je m'empresse d'accourir, et au moment où j'allais ouvrir la porte, j'entends prononcer votre nom, monseigneur...

-- Mon nom ?

-- La reine parlait de vous avec le père Lefèvre.

-- Un prêtre de la compagnie de Jésus ? l'un des conseillers du roi d'Espagne ?

-- Oui, monseigneur.

-- Et à quel propos mon nom était-il prononcé par la reine et par le jésuite ?

-- Vous êtes à leurs yeux, monseigneur, un ennemi redoutable, la reine a promis au père Lefèvre de tenter de se défaire de vous... Une de ses filles d'honneur devait être chargée d'accomplir ce meurtre par le poison... Cette fille d'honneur, c'était moi...

-- Vous ! vous !...

-- Daignez, monseigneur, m'écouter jusqu'à la fin... Épouvantée de ce que j'entendais, je ne pus retenir un cri de terreur involontaire ; presque aussitôt j'entends le bruit des pas de quelqu'un qui s'approchait de la porte ; j'eus heureusement le temps de sortir du couloir obscur et de regagner la chambre voisine sans être découverte ni même soupçonnée d'avoir surpris l'entretien de la reine, car bientôt elle me manda près d'elle... Je vous l'ai dit, monseigneur, elle me rappela d'abord ses bontés pour moi et ajouta qu'elle voulait combler les plus chers... les plus secrets désirs de mon cœur...

-- Pourquoi vous interrompre ?

-- La honte m'écrase, monseigneur, lorsque je songe à ce qui me reste à vous apprendre !... Mais, il n'importe, je dois, je veux vous convaincre que je suis innocente du projet affreux dont on m'accuse... -- Anna-Bell, dont la pâleur s'empourpra d'une rougeur brûlante, reprit d'une voix altérée, sans oser lever les yeux sur le prince : -- Monseigneur, vous n'ignorez pas, sans doute, que certaines personnes croient à la puissance des philtres amoureux...

-- Cette folle croyance est, je le sais, malheureusement répandue...

« -- Anna-Bell, m'a dit la reine, j'ai lu dans ton cœur... »

-- Achevez...

-- Hélas ! monseigneur, -- reprit la fille d'honneur d'une voix navrante, -- il s'agit ici pour moi de vous prouver que je ne suis pas une empoisonneuse... sans cela, je mourrais à vos pieds plutôt que de me résigner à vous avouer... mais il le faut... il le faut... -- Et la jeune fille ajouta ces mots, qui semblaient brûler ses lèvres : « -- Anna-Bell, m'a dit la reine, tu n'aimes plus M. de Solange... tu aimes secrètement le prince de Gerolstein depuis que tu l'as vu à la cour l'an passé... »

-- Ah ! mademoiselle !...

« -- Prends ce flacon ; il contient un philtre qui fait aimer... » a ajouté la reine, -- poursuivit Anna-Bell d'une voix brève, haletante, et se sentant défaillir. « -- Un guide te conduira aux avant-postes des huguenots, tu tomberas entre leurs mains, tu demanderas à être conduite auprès du prince de Gerolstein... Il est gentilhomme, il aura compassion de toi, il te logera sous sa tente... L'amour t'inspirera... tu trouveras le moyen de verser quelques gouttes de ce philtre à Frantz de Gerolstein... et ainsi... tu viendras à bout de ton prince... » a écrit la reine dans son billet...

-- Et devinant que ce philtre était un poison, craignant d'éveiller les soupçons de la reine... vous avez feint d'accepter cette mission de mort ?...

-- Oui, dans l'espoir de vous prévenir des dangers dont vous étiez menacé, monseigneur !... -- murmura la fille d'honneur ; et, épuisée par tant d'émotions, écrasée de honte, de douleur, elle se laisse tomber sur un des bancs de la sacristie, fond en larmes et cache sa figure entre ses mains.

Cette révélation, empreinte d'une irrésistible franchise, éveille dans le cœur de Frantz de Gerolstein le plus touchant intérêt pour cette infortunée. -- Mademoiselle, -- lui dit-il, d'une voix pénétrante, -- je crois à votre sincérité... je crois à vos malheurs...

-- Maintenant, monseigneur, je peux mourir... je voudrais mourir...

-- Loin de vous ces pensées sinistres... une consolation inespérée vous attend peut-être.

-- Une consolation inespérée, monseigneur ?

-- D'après certains détails que vous m'avez donnés sur vos premières années, je suis presque certain de connaître vos parents !...

-- Grand Dieu !

-- Vous devez être née à La Rochelle ?... votre père exerçait sans doute le métier d'armurier ?

-- Oui ! -- s'écrie Anna-Bell, -- oui, je m'en souviens, l'aspect des armes frappait souvent mes yeux dans mon enfance... Mais comment savez-vous, monseigneur ?

-- Lorsque vous avez été enlevée à votre famille, ne portiez-vous aucun collier, aucun bijou ?

-- Je portais au cou, et j'ai toujours conservé depuis, une petite médaille de plomb ; son peu de valeur n'aura pas tenté la Bohémienne qui m'a enlevée.

-- Cette médaille, vous l'avez sur vous ?

-- La voici, attachée à cette chaîne.

Frantz de Gerolstein court à la porte de la sacristie et appelle Joséphin ; il entre lentement, occupé d'entailler de ses mains rouges de sang le bâton suspendu à sa cartouchière ; il dit avec un sourire farouche, après avoir fait cette nouvelle coche à ce morceau de bois, où il marque ainsi le nombre de ses victimes catholiques : -- Dix-huit !... Voyre ! encore sept pour atteindre vingt-cinq !... Oh ! j'aurai mon compte, mort-de-ma-sœur ! j'aurai mon compte !...

Frantz de Gerolstein, surmontant l'aversion que lui inspirent ces impitoyables représailles dont le franc-taupin vient encore d'ensanglanter ses mains, lui dit vivement : -- À quel âge la fille d'Odelin a-t-elle été enlevée à sa famille ?

LE FRANC-TAUPIN, surpris. -- Elle avait huit ans... Il y a dix ans de cela.

FRANTZ DE GEROLSTEIN. -- Ne portait-elle rien sur elle qui pût la faire reconnaître un jour ?

LE FRANC-TAUPIN, soupirant. -- Elle portait au cou une médaille de l'Église du désert, ainsi que tous les enfants protestants... J'avais donné cette médaille à sa mère le jour de la naissance de la pauvre petite créature, aussi regrettée à cette heure par nous, ses parents, que si nous l'avions perdue hier...

FRANTZ DE GEROLSTEIN, montrant au franc-taupin la médaille qu'Anna-Bell vient de lui remettre. -- Reconnaissez-vous cette médaille ?

LE FRANC-TAUPIN. -- Elle est en tout semblable à celle que j'avais donnée à la femme d'Odelin pour son enfant.

FRANTZ DE GEROLSTEIN, désignant Anna-Bell. -- Joséphin, cette jeune fille a été enlevée, il y a dix ans, à sa famille... elle habitait La Rochelle... son père était armurier... elle portait au cou cette médaille...

LE FRANC-TAUPIN, frappé de stupeur. -- Qu'entends-je ?...

FRANTZ DE GEROLSTEIN. -- J'en jure Dieu, ma foi et mon honneur ! cette jeune fille est innocente du crime dont on l'accuse !... C'est la fille d'Odelin Lebrenn.

LE FRANC-TAUPIN examine Anna-Bell avec un trouble croissant. -- Plus de doute, c'est la fille d'Odelin... voilà donc pourquoi elle m'avait tout d'abord frappé par sa vague ressemblance, par son air de famille avec Hêna...

ANNA-BELL oublie l'effroi que lui a inspiré le franc-taupin et s'écrie. -- Monsieur ! vous connaissez mes parents !... De grâce, où sont-ils ?...

LE FRANC-TAUPIN, accablé. -- Ah ! pour la famille, quelle honte ! quelle honte !... une fille d'honneur de la reine !...

UN OFFICIER de M. de Coligny entre dans la sacristie, et s'adressant à Frantz de Gerolstein. -- Monseigneur, je viens de la part de M. l'amiral donner l'ordre aux grand'gardes et aux avant-postes de se replier sur Saint-Yrieix.

FRANTZ DE GEROLSTEIN se tourne vers plusieurs Vengeurs d'Israël qui ont suivi l'officier. -- À cheval, messieurs ! (S'adressant à Anna-Bell.) Venez, mademoiselle... veuillez remonter en litière... nous vous accompagnerons à Saint-Yrieix... et en chemin je vous instruirai de ce qui concerne votre famille... à laquelle j'appartiens... Oui, nous sommes du même sang...

À ces derniers mots, Anna-Bell regarde le prince avec stupeur ; il prévient la question qu'elle va lui adresser en lui offrant son bras. Il sort avec elle de la sacristie, suivi de l'officier des huguenots et du franc-taupin, se disant avec amertume : -- Quelle découverte pour Odelin... pour Antonicq, lorsque, tout à l'heure, à Saint-Yrieix, ils vont apprendre que cette malheureuse créature... est leur fille... est leur sœur !...

Les Vengeurs d'Israël et l'escadron de reîtres allemands, à la tête desquels Frantz de Gerolstein était allé pousser une reconnaissance aux environs de la forêt, sont éloignés depuis quelque temps ; la chapelle de Saint-Hubert est silencieuse et déserte ; la brise matinale balance le corps du moine pendu à l'une des branches d'un grand chêne planté devant le portail du saint lieu ; l'expression des traits de ce cadavre est horrible, ils ont conservé l'empreinte des tortures de l'agonie du cordelier ; la peau de son crâne est enlevée... on le dirait coiffé d'une calotte rouge...

Représailles abominables !... moins abominables encore que les crimes sans nom dont elles sont l'expiation vengeresse !

Le bourg de Saint-Yrieix, récemment tombé au pouvoir des huguenots, après avoir été tellement saccagé par les royalistes, que le petit nombre d'habitants échappés au massacre de la population s'étaient enfuis sans oser reparaître ; le bourg de Saint-Yrieix formait le centre du camp retranché occupé par l'armée de l'amiral de Coligny. Inflexible sur la discipline, il maintenait parmi les troupes placées sous son commandement immédiat un ordre rigoureux ; jamais de pillage, jamais de maraude ; ses soldats payaient tout ce qu'ils demandaient aux gens des cités ou des campagnes ; bien plus, si d'aventure les paysans, effrayés à l'approche des gens de guerre, quittaient momentanément leur village, les officiers laissaient dans les maisons, par ordre de M. de Coligny, le prix des denrées, des fourrages dont s'approvisionnaient les soldats en l'absence des maîtres du logis ; enfin, exemple nécessaire et terrible : tout pillard surpris, par ses chefs, en flagrant délit de vol, était impitoyablement pendu ; l'on attachait à ses pieds les objets larronnés par lui. Jamais non plus l'on ne voyait dans le camp huguenot ces essaims de femmes de mauvaise vie qui encombraient d'ordinaire les bagages de l'armée catholique, placées, selon l'antique usage, sous la surveillance du roi des Ribauds, et dépassant le nombre des moines dont les troupes étaient suivies. Généralement les mœurs des protestants du corps d'armée de M. de Coligny étaient pieuses, austères et probes ; mais il ne pouvait imposer une discipline rigide aux bandes nombreuses qui parfois se ralliaient temporairement à lui, et qui, d'habitude, se livrant à une guerre de partisans, rivalisaient alors de rapine et de cruauté avec les royalistes.

L'amiral, les princes d'Orange, de Nassau et de Gerolstein, le fils du prince de Condé, assassiné par ordre du duc d'Anjou, le jeune Henri de Béarn et autres principaux chefs protestants, demeuraient dans quelques maisons de Saint-Yrieix, moins ravagées que les autres ; l'ancien prieuré était occupé par M. de Coligny. Au point du jour il avait, selon sa coutume, quitté sa chambre accompagné de ses serviteurs, afin d'entendre en commun la prière faite chaque matin au camp des huguenots et appelée : prière du corps de garde. Les officiers et soldats du poste placé dans le logis de l'amiral, joints à ceux de quelques postes voisins, remplissaient la cour du prieuré ; debout, tête nue, silencieux, ils attendaient avec recueillement l'heure d'élever leur âme à Dieu ; vieux soldats à barbe grise, couturés de blessures ; jeunes enrôlés touchant encore à l'adolescence, riches gentilshommes élevés dans les loisirs des châteaux, laboureurs accourus, ainsi que les bourgeois et les artisans des cités, à la défense de L'ÉGLISE DU DÉSERT, tous animés d'une foi ardente, s'unissaient sous le niveau de l'égalité évangélique ; le seigneur, combattant côte à côte de son vassal pour la sainte cause de la liberté de conscience, ne voyait plus en lui qu'un frère. Ainsi germaient chez les protestants ces tendances de fraternité républicaine mortelle aux distinctions de caste et de race plus enracinées que jamais chez les royalistes. Une légère rumeur, témoignage de l'affection et du respect qu'il inspirait, accueillit l'arrivée de l'amiral de Coligny. Sa haute taille s'était voûtée par suite des rudes fatigues de tant de guerres ; ses cheveux, blancs comme sa barbe, la pâleur de son noble visage, profondément altéré depuis la perte de son frère traîtreusement empoisonné, donnaient à la physionomie du chef suprême des armées protestantes une expression vénérable et touchante ; couvert de pied en cap d'une armure de fer bruni sans aucun ornement et à demi cachée par la casaque flottante ou saie de drap blanc, signe de ralliement des huguenots, il avait la tête nue ; près de lui se tenait le brave François de Lanoüe, gentilhomme breton, atteignant à peine la maturité de l'âge ; le courage, la droiture, la bonté, se lisaient sur sa figure mâle et loyale ; une sorte de bras d'acier, artistement forgé par Odelin Lebrenn, et à l'aide duquel M. de Lanoüe pouvait conduire son cheval, remplaçait le bras perdu à la bataille par le hardi capitaine. Une légère rumeur salua la venue de l'amiral, puis un profond silence se fit parmi les soldats rassemblés dans la cour du prieuré ; l'un des pasteurs qui suivaient l'armée, jeune homme nommé Féron, prononça d'une voix grave et sonore cette courte prière :

« Notre aide soit au nom de Dieu, qui a fait le ciel et la terre. Ainsi soit-il ! »

Cette invocation est répétée d'abord par l'amiral de Coligny, puis en chœur par l'assistance. Le pasteur Féron poursuit :

« Notre Père et Sauveur, puisqu'il t'a plu, au milieu des chances de la guerre, nous conserver cette nuit jusqu'à ce jour, veuille faire que nous l'employions tout à ton service ; ô Père céleste ! nos frères se reposent sur notre vigilance et notre courage, à nous leurs défenseurs ; daigne, par ta grâce, nous aider à accomplir fidèlement notre charge sans négligence ni lâcheté ! enfin, qu'il te plaise, ô grand Dieu des armées ! de changer ce temps calamiteux en un temps heureux où régneront la justice et la religion ! Alors nous ne serons plus réduits à nous défendre, alors ton saint nom sera de plus en plus glorifié par le monde ! Toutes ces choses, ô Dieu, notre père ! ô Dieu juste et bon ! nous te les demandons au nom et par la grâce de notre Sauveur Jésus-Christ. Nous te prions d'augmenter notre foi, de laquelle nous faisons confession, en disant : Je crois en Dieu le Père tout-puissant, et en son Fils notre rédempteur. »

Cette confession sacramentelle est répétée en chœur par tous les soldats, le pasteur achève ainsi la prière :

« Que la bénédiction de Dieu le Père, la grâce et la faveur de Notre Seigneur Jésus-Christ soient et demeurent éternellement pour nous tous, par la communion du Saint-Esprit. Ainsi soit-il(32). »

-- Ainsi soit-il ! -- reprend M. de Coligny d'une voix grave et recueillie.

-- Ainsi soit-il ! -- répètent ses soldats. La prière du matin est dite.

Pendant que l'amiral assistait religieusement à la prière dans la cour de son logis, l'un de ses serviteurs, fait prisonnier la veille par les royalistes et nommé Dominique, poursuivait l'exécution du crime tramé par le duc d'Anjou et son capitaine des gardes, nouvel assassinat qui inspirait à Catherine de Médicis et au jésuite Lefèvre tant de sinistres espérances.

De retour pendant la nuit du camp des catholiques, ce Dominique entre dans la chambre de M. de Coligny alors absent, et s'avance avec précaution, l'œil et l'oreille au guet, épiant de ci, de là s'il n'est ni vu ni entendu ; puis il s'approche d'une table où se trouve, à côté de plusieurs papiers, un vase de grès contenant un breuvage rafraîchissant que Coligny buvait habituellement chaque matin, et que préparait son fidèle écuyer Nicolas Mouche. Celui-ci assistait en ce moment à la prière du matin avec les autres serviteurs de la maison de son maître. Dominique seul s'était abstenu de ce devoir, comptant sur l'éloignement de ses camarades pour accomplir son forfait. En entrant dans la chambre de l'amiral, l'empoisonneur était pâle, il devint livide lorsque, d'une main tremblante, il saisit le vase de grès pour y jeter le poison... Il hésite pendant un moment... Élevé dans la maison de M. de Coligny, traité par lui avec une bonté paternelle... il songeait au passé... mais sa cupidité, excitée par les promesses du duc d'Anjou, étouffe toute pitié dans l'âme de l'assassin ; il tire de sa poche un sachet contenant une poudre grise, la verse dans le vase et l'agite plusieurs fois, afin de mélanger le poison au breuvage ; il replaçait le pot où il l'avait pris, lorsqu'il entend des pas au dehors de l'appartement ; il tressaille, s'éloigne brusquement de la table, et voit entrer ODELIN LEBRENN. Celui-ci rapportait le casque de l'amiral. Ce casque, faussé la veille par une balle de grosse arquebuse tirée à toute volée du camp royaliste, pendant une reconnaissance faite par M. de Coligny, avait eu besoin de réparations ; Odelin s'était chargé de ce soin, car tout en servant comme volontaire dans l'armée protestante avec Antonicq, son fils, tous deux continuaient leur métier d'armurier, au moyen d'une forge portative ; ils rendaient ainsi service à leurs compagnons de guerre, en remettant en bon état les armes endommagées à la bataille. Trente-trois ans se sont écoulés depuis qu'encore adolescent et revenant d'Italie avec maître Raimbaud, Odelin a été involontairement témoin du supplice de sa sœur Hêna ; il atteint sa quarante huitième année ; sa barbe et ses cheveux grisonnent ; ses traits expriment la franchise et la résolution. Il n'avait pas revu Dominique depuis sa capture par les catholiques, et il lui dit cordialement : -- Bonjour, Dominique ; j'ai appris ce matin avec plaisir, par Nicolas Mouche, que vous aviez pu vous échapper des mains des royalistes ; M. de Coligny a dû être satisfait de vous revoir, car vous êtes l'un de ses plus fidèles serviteurs... Je rapporte son casque et... -- Mais, remarquant la lividité de ce misérable, il ajoute : -- Qu'avez-vous ? vous êtes d'une pâleur mortelle...

-- Je ne sais... ce que... vous voulez dire, -- balbutie Dominique. -- Mon maître va revenir de la prière... Vous pouvez lui remettre son casque... -- Et l'empoisonneur sort précipitamment.

Ce brusque départ, la pâleur, le trouble de cet homme, frappent Odelin ; aucun soupçon ne s'éveille encore en lui, cependant il a remarqué qu'à son entrée dans la chambre Dominique s'est vivement éloigné de la table où se trouve un vase ; mais Odelin est soudain distrait de ses pensées à la vue de son fils Antonicq accourant, la figure bouleversée, des larmes dans les yeux, et s'écriant de la porte : -- Ah ! mon père !

-- Qu'as-tu ?... qu'est-il arrivé ?

-- Venez, au nom du ciel, venez !

-- Mais encore ?

-- Le prince de Gerolstein vient d'arriver au camp avec mon oncle Joséphin...

-- Eh bien ?...

À ce moment, Nicolas Mouche, écuyer de confiance de l'amiral, entre chez son maître, et ne pouvant encore envisager ni Odelin ni son fils qui lui tournaient le dos, il s'écrie, surpris et inquiet :

-- Des étrangers !... malgré les ordres sévères donnés aux sentinelles ! -- Et s'avançant, il ajoute : -- Qui êtes-vous ? que faites-vous ici ?... -- Mais à l'aspect de l'armurier et de son fils, qu'il aimait d'une vive amitié, sachant leur dévouement pour M. de Coligny, le vieil écuyer reprit : -- Pardon... mon cher Lebrenn, je ne vous avais pas tout d'abord reconnu... pardon, vous et votre fils, vous êtes, à bien dire, de la maison, il n'y a pas de consigne pour vous...

-- Je rapportais le casque de M. de Coligny... -- reprend Odelin... -- mon fils est venu me chercher... je ne sais encore la cause de son émotion... Voyez combien sa figure est altérée... Encore une fois, mon enfant, que s'est-il passé ?

-- Ma sœur... Marguerite...

-- Que dis-tu ?

-- Nous la croyions à jamais perdue pour nous...

-- Grand Dieu !... achève...

-- Je n'ose... le prince... et mon oncle... vous diront tout... venez... venez !

-- Quoi ! -- s'écrie Nicolas Mouche, s'adressant à Odelin, -- cette pauvre enfant, depuis si longtemps disparue... et dont vous m'avez tant de fois parlé, serait retrouvée ?...

-- Ah ! je ne peux croire encore à un pareil bonheur ! -- reprit Odelin, palpitant de doute et d'espérance ; -- Antonicq, explique-toi...

-- Non, non... venez, vous saurez tout...

-- Adieu ! -- dit l'armurier à Nicolas Mouche, en suivant son fils, non moins éperdu que lui à la pensée de cette découverte inattendue.

-- Pauvre père ! -- pensait le vieil écuyer, en suivant Odelin des yeux, -- pourvu qu'il ne coure pas au devant d'une cruelle déception. -- Puis se rapprochant afin de s'assurer que l'écritoire de son maître ne manquait pas d'encre, Nicolas Mouche jette un regard sur le vase de grès, le voit plein jusqu'aux bords et s'écrie : -- M. l'amiral n'a pas seulement bu une gorgée de son eau de chicorée ! En vérité ! il est, quant aux soins à prendre de lui-même, aussi insoucieux qu'un enfant ! ! Justement, le voici... il n'échappera point à la semonce. -- Et s'adressant à M. de Coligny qui rentrait dans sa chambre après la prière, l'écuyer lui dit d'un ton de reproche familier qu'autorisent ses longs services : -- Eh bien, monsieur l'amiral ? et votre eau de chicorée ? Ce pot est aussi plein que lorsque je vous l'ai apporté à votre réveil...

-- C'est vrai, -- reprit M. de Coligny en souriant. -- Mais tu rends ce breuvage si terriblement amer, que je retarde le plus possible l'heure de le boire.

-- Voilà-t-il pas une belle raison, monsieur l'amiral ? L'amertume de ce breuvage le rend surtout efficace !

-- Ne te courrouce pas...

-- Monsieur, vous allez boire tout de suite... devant moi !

-- Nicolas, écoute...

-- Point, point, monsieur l'amiral ! vous voulez temporiser... À d'autres ! vous boirez à l'instant...

-- Voyons, composons... Je te promets d'avoir bu tout ce pot avant une heure...

-- En ce cas, je le considère comme avalé... Je sais, monsieur, ce que vaut une promesse de vous... me voilà tranquille.

-- Nos chevaux sont-ils sellés et bridés ?

-- Oui, monsieur. Si nous montons à cheval ce matin, j'emmènerai, pour conduire vos relais, Julien, le Basque et Dominique. Ce pauvre garçon, malgré sa mésaventure d'avant-hier, qui pouvait lui coûter cher... mais heureusement il a pu s'échapper du camp ennemi... ce pauvre garçon m'a supplié ce matin de le désigner pour vous accompagner aujourd'hui s'il y avait quelque engagement.

-- Dominique est un digne serviteur ; son retour m'a fait plaisir.

-- Comment Dominique ne serait-il pas honnête homme ? élevé chez vous, monsieur, et fils d'un de vos anciens serviteurs, ce brave forestier de vos bois de Châtillon ?

-- Ah ! ma pauvre maison de Châtillon, mes prés, mes bois, mes vignes, mes guérets, mes bons laboureurs ! vous reverrai-je jamais ? -- dit M. de Coligny avec un soupir mélancolique. -- Ah ! la vie des champs ! la vie de famille !... -- Et après un moment de silence recueilli, il ajoute : -- Laisse-moi ; j'ai à écrire.

-- Monsieur l'amiral, -- dit l'écuyer en se retirant, -- n'oubliez pas votre promesse.

-- Quelle promesse ?

-- Comment, monsieur, elle est déjà oubliée ?... Mais l'eau de chicorée, diantre ! l'eau de chicorée !

-- Tout sera bu avant une heure ; tu viendras t'en assurer par toi-même... Es-tu satisfait ?

-- Oui, monsieur. Nonobstant, je reviendrai, s'il vous plaît, avant une heure pour m'assurer que le pot est vide.

L'écuyer sorti, M. de Coligny se dirige lentement vers la table, s'assoit, appuie son front dans sa main, reste longtemps rêveur et se dit : -- Pourquoi cette pensée m'est-elle venue plutôt aujourd'hui qu'un autre jour ? Je ne sais ; Dieu me l'inspire, suivons-la... Il est bon, à tout hasard, de se mettre en règle avec le ciel ; puis il me faut bien répondre devant Dieu et devant les hommes aux accusations portées contre moi ; il me faut bien répondre à cette sentence capitale et infamante dont moi et les miens sommes frappés... -- Et, prenant un papier sur la table, l'amiral lit ce qui suit : « Comme principal auteur et conducteur de la conspiration et rébellion faites contre le roi et son État, ledit sieur de Coligny est condamné à être pendu et étranglé en place de Grève, pour être ensuite porté et accroché au gibet de Montfaucon... Ses biens sont acquis et confisqués au roi ; ses enfants. » -- L'amiral s'interrompt et répète d'une voix navrée : -- Mes enfants ! eux aussi... -- Puis il continue : -- « Ses enfants seront déclarés ignobles, infâmes, incapables de tenir office ou de posséder des biens dans le royaume... Cinquante mille écus d'or sont promis à qui livrera, mort ou vif, ledit sieur de Coligny... Les enfants de son frère le sieur Dandelot sont aussi déclarés infâmes... » Et rejetant sur la table ce feuillet contenant l'extrait de l'arrêté enregistré au Parlement de Paris le 27 mai 1569, M. de Coligny ajoute avec un accent de douleur profonde, levant au ciel ses yeux baignés de larmes :

-- Mon pauvre et bon frère ! ils t'ont lâchement tué par le poison ! tes enfants sont orphelins ! ils n'ont plus que moi pour soutien... et ma vie est mise à prix ! ! et aujourd'hui, demain, dans un combat, Dieu peut me rappeler à lui !... Ah ! que j'emporte du moins la consolation de penser que les orphelins de mon frère, et les miens, seront confiés à de dignes mains !

M. de Coligny reste pendant quelques instants encore absorbé ; puis il prend une feuille de papier, une plume, et écrit ainsi son TESTAMENT(33) :

« -- Entre toutes les créatures, Dieu a créé l'homme pour la plus excellente ; aussi doit-il, durant sa vie, faire toutes choses pour glorifier le Seigneur, rendre bon témoignage de sa foi, donner bon exemple à son prochain, et laisser, autant qu'il le peut, le repos à ses enfants, quand il a plu à Dieu de lui en donner.

» Quoique nos jours soient comptés devant Dieu, rien n'est plus incertain que l'heure à laquelle il lui plaira nous appeler ; nous devons donc toujours nous tenir si préparés que nous ne soyons pas surpris : ce pourquoi j'ai voulu faire le présent écrit, afin que ceux qui demeureront après moi entendent mes intentions, sachent ma volonté.

» En premier lieu, après avoir invoqué le nom de Dieu, je lui fais une confession sommaire de ma foi, le suppliant qu'elle me serve à l'heure à laquelle il lui plaira m'appeler, parce qu'il sait que je fais cette confession de cœur et d'affection.

» Je crois à ce qui est contenu au vieil et nouveau Testament comme étant la vraie parole de Dieu, à laquelle il ne faut ni ajouter ni retrancher, ainsi qu'elle l'enseigne. Enfin, je cherche en Jésus-Christ, et par lui seul, mon salut et la rémission de mes péchés, suivant ce qu'il a promis. Je souscris à la confession de foi de l'Église réformée en ce royaume ; je veux vivre et mourir dans cette foi, m'estimant bien heureux s'il faut pour cela que je souffre.

» Je sais que l'on m'accuse d'avoir voulu attenter aux personnes du roi, de la reine et de Messeigneurs, frères du roi ; je proteste devant Dieu que je n'en eus jamais ni envie, ni volonté. L'on m'accuse aussi d'ambition, à cause de la prise d'armes que j'ai faite avec les réformés ; je proteste que le seul intérêt de la religion et la nécessité de défendre ma vie et celle de ma famille m'ont fait prendre les armes. À ce sujet, je confesse que ma plus grande faute a été de ne pas assez ressentir les injustices et meurtres que l'on faisait de mes frères ; il a fallu que je fusse poussé à prendre les armes par les dangers, par les trames dont j'étais l'objet. Mais je le dis aussi devant Dieu, j'ai essayé par tous les moyens de pacifier, ne craignant rien tant que la guerre civile, prévoyant qu'elle apporterait après soi la ruine de ce royaume, dont j'ai toujours désiré la conservation. J'écris ceci parce que, ignorant l'heure à laquelle il plaira à Dieu de m'appeler, je ne veux pas laisser mes enfants notés d'infamie et de rébellion... »

L'amiral essuie de ses mains vénérables ses yeux baignés de larmes à la pensée de l'indignité dont ses enfants sont frappés par son arrêt de condamnation ; il reste de nouveau pensif, puis continue d'écrire.

« J'ai pris les armes, non contre le roi, mais contre ceux dont la tyrannie a obligé les réformés à défendre leur vie ; je savais en conscience que l'on agissait souvent contre la volonté du roi, selon plusieurs lettres et instructions qui en font foi. Je sais que je dois comparaître devant le trône de Dieu et y recevoir mon jugement ; qu'il me condamne si je mens en disant que mon plus vif désir est qu'il soit servi partout en toute pureté, selon ses ordres, et que le royaume de France soit conservé. À ces conditions, j'oublierai bien volontiers tout ce qui m'est personnel : injures, outrages, confiscation de mes biens, pourvu que la gloire de Dieu et le repos public soient assurés ; à cela, je suis résolu de m'employer jusqu'au dernier soupir de ma vie. Voilà ce que je veux faire entendre afin de ne point laisser de mauvaise impression de moi(34)... »

L'amiral s'interrompt de nouveau ; ses traits expriment un profond attendrissement. -- À vous maintenant, mes enfants bien aimés ! -- dit-il d'une voix émue. -- Combien étaient douces vos caresses, lorsque, pour la dernière fois, je vous ai quittés !... Hélas ! si jeunes encore, la pensée des dangers que j'allais courir ne pouvait se présenter à votre esprit ; je vous ai laissés joyeux... et à cette heure, pauvres chers innocents, vous êtes déshérités, déclarés infâmes !... Ah ! que du moins ma sollicitude paternelle vous suive, vous protège au delà de mon tombeau, qu'elle fasse de vous, avec l'aide du ciel, des gens de bien... et non des gens de cour !

L'amiral continue d'écrire.

« Je prie et ordonne que mes enfants soient toujours entretenus en l'amour et la crainte de Dieu ; qu'ils continuent leurs études jusqu'à l'âge de quinze ans sans interruption ; j'estime ce temps-là mieux employé que de les envoyer dans une cour ou à la suite de quelque seigneur. Surtout je prie leurs tuteurs de ne jamais leur laisser hanter mauvaise ou vicieuse compagnie, nous sommes trop enclins à mal par notre nature même ; je prie que ceci soit souvent rappelé à mes enfants, afin qu'ils sachent bien que telle est mon intention, telle que je la leur ai plusieurs fois déclarée moi-même.

» Je prie que mes enfants soient élevés avec ceux de mon frère Dandelot, ainsi qu'il l'a désiré lui-même par son testament ; que les uns et les autres prennent exemple de la bonne et fraternelle amitié qui a toujours existé entre mon frère et moi... »

Au souvenir de la mort affreuse de ce frère si aimé, de ce vaillant soldat, compagnon de tant de batailles, de cet ami consolateur de tant de jours d'épreuves, l'amiral laisse tomber sa plume, couvre son visage de ses deux mains et ne peut contenir ses sanglots ; enfin, dominant les ressentiments de son incurable chagrin, il poursuit ainsi :

« -- Aimant tous mes enfants également, j'entends que chacun d'eux recueille en ma succession ce que leur accordent les coutumes du pays où sont situés mes biens (si la confiscation qui les frappe doit cesser) ; je prie que les joyaux appartenant à feu ma femme soient également départis à mes deux filles.

» Je désire que mon fils aîné porte le nom de Châtillon ; Gaspard, mon second fils, celui de Dandelot ; et Charles, le troisième, celui de La Brétèche.

» Je prie madame Dandelot, ma belle-sœur, de vouloir bien garder près d'elle mes deux filles tant qu'elle demeurera en veuvage ; si elle se remarie, je prie madame de La Rochefoucauld, ma nièce, de se charger d'elles.

» Ayant appris que l'on a brûlé le collège fondé par moi à Châtillon, je veux et entends qu'il soit rebâti, parce que c'est un bien public par lequel Dieu peut être honoré et glorifié... »

-- Ah ! l'ignorance ! -- se dit l'amiral, -- l'ignorance ! que de maux elle engendre ! Elle est mère de ce fanatisme aveugle, féroce, qui arme, à la voix des moines, les populations catholiques contre nous ; ainsi le sang a coulé à torrents dans nos guerres fratricides... Tâchons du moins de sauvegarder mes bonnes gens de Châtillon de ce terrible fléau, l'ignorance !... N'oublions pas non plus les pauvres que je pensionne et mes fidèles domestiques. -- Il écrit :

« -- J'ordonne de payer à mes serviteurs et pensionnaires tout ce qui leur sera dû le jour de mon décès, et, de plus, de leur accorder une année de gages. -- Pour le grand contentement que j'ai de Lagrèle, précepteur de mes enfants, et du soin qu'il a d'eux, je lui donne mille francs. -- À Nicolas Mouche et à sa femme Jeanne, pour leurs bons services envers moi et feu ma femme, je leur donne cinq cents francs(35) et dix-sept setiers de blé par an durant leur vie, parce qu'ils ont beaucoup d'enfants.

» Quand il plaira à Dieu de m'appeler, je désire, s'il est possible, que mon corps soit porté à ma maison de Châtillon, pour y être enterré auprès de ma femme, sans aucune pompe funèbre ni autre cérémonie que celle de la religion réformée.

» Et pour accomplir les choses susdites, je supplie M. le comte de Châtillon, mon frère, M. de La Rochefoucauld, mon neveu, MM. de Lanoüe et de Saragosse, d'être les exécuteurs de mes dernières volontés. Je leur recommande surtout l'éducation et l'instruction de mes enfants. Je les consacre au service de Dieu, le suppliant de les vouloir toujours conduire et guider par son Saint-Esprit, et faire que, par leurs actions, ils contribuent à sa gloire, au bien public et à la pacification du royaume. Je supplie aussi Dieu d'avoir pour agréable la bénédiction que je donne à mes enfants, afin d'attirer sur eux celle du ciel.

» Et quant à moi, offrant au Seigneur le mérite de Jésus-Christ en rédemption de mes péchés, je le prie de recevoir mon âme et de lui accorder la vie bienheureuse et éternelle en attendant la résurrection des corps...

» Pour conclusion, je supplie MM. de La Rochefoucauld, de Saragosse et de Lanoüe d'être tuteurs et curateurs de mes enfants... »

M. de Coligny achevait d'écrire ce testament, dont chaque ligne respirait la sincérité, la droiture, la sagesse, la modestie, les plus touchantes vertus familiales, la foi dans la sainteté de sa cause, l'amour de la France et l'horreur de la guerre civile, lorsque M. de Lanoüe entre chez l'amiral, les traits empreints d'indignation ; il tient une lettre à la main ; il va adresser la parole à M. de Coligny ; celui-ci, le prévenant :

-- Mon ami, je viens d'écrire votre nom au bas de mon testament, vous priant, ainsi que M. de La Rochefoucauld, de vouloir bien être les tuteurs de mes enfants et de ceux de mon frère. -- Puis, tendant sa main à Lanoüe : -- Vous acceptez, n'est-ce pas, cette marque suprême de mon amitié, de ma confiance ? Élevés sous vos yeux, mes neveux et mes enfants, s'il plaît à Dieu, seront gens de bien.

-- Monsieur l'amiral, -- répond Lanoüe avec une émotion profonde, -- je serai, par le cœur du moins, digne de la mission sacrée dont vous m'honorez.

-- Que l'on puisse dire un jour de mes neveux et de mes fils : « Ils ont les vertus de Lanoüe. » Dieu aura exaucé ma dernière prière. Je vous confie ce testament, mon ami, gardez-le.

-- Il n'est pas cacheté, monsieur l'amiral ?

-- Mes amis et mes ennemis peuvent le lire... ce que l'on dit à Dieu, les hommes peuvent l'entendre, -- répond l'amiral avec une grandeur antique. (Moi, Antonicq Lebrenn, qui écris cette légende, j'ai dû plus tard à l'amitié de M. de Lanoüe la communication de ce testament, où se révèle tout entière la belle âme de M. de Coligny.)

-- Me voici en règle avec moi-même, -- reprend l'amiral ; -- parlons de nos dispositions militaires de la journée.

-- Ah ! quelle guerre !... -- s'écrie Lanoüe. -- Non, ce n'est plus la guerre ; c'est le guet-apens, c'est l'assassinat ! Et le guet-apens honoré ! l'assassinat dignifié !... Je reçois une lettre de Paris ; l'on me donne copie d'une missive du duc d'Anjou à son frère au sujet de Maurevert.

-- Le lâche assassin de Mouy ?

-- Oui, ce lâche assassin, ce Maurevert, venu à notre camp en ami, et qui, profitant de la nuit et du sommeil du brave de Mouy, l'a tué à coups de couteau et s'est enfui après le meurtre !... Écoutez, monsieur l'amiral, écoutez ! c'est le roi de France, CHARLES IX, aujourd'hui régnant, qui écrit à son frère :

« À mon frère le duc d'Alençon,

» Mon frère, pour le signalé service que m'a fait Charles de Louvier, sieur de Maurevert, présent porteur, ÉTANT CELUI QUI A TUÉ MOUY de la façon qu'il vous dira, je vous prie, mon frère, de lui bailler de ma part le collier de mon ordre, ayant été choisi et élu par les frères dudit ordre, pour y être associé et de plus faire en sorte qu'il soit (ledit Maurevert) gratifié par les manants et habitants de ma bonne ville de Paris, de quelque honnête présent, SELON SES MÉRITES, priant Dieu, mon frère, qu'il vous tienne en sa sainte et digne garde.

» Écrit au Plessis-les-Tours, le 1er jour de juin 1569.

» Votre bon frère,

» CHARLES(36) »

-- La glorification de l'assassinat a-t-elle jamais été poussée plus loin ! -- ajoute Lanoüe, après la lecture de cette royale cédule. -- Ah ! monsieur l'amiral, vous l'avez dit souvent ! vous comme moi, comme tant d'autres, nous sommes attachés de cœur, de principes, sinon aux rois, du moins à la royauté ; mais cette famille de Valois se couvrira de tant de crimes, qu'elle inspirera la haine de la monarchie ! Ne voyons-nous pas ce désir de se fédérer républicainement, ainsi que les cantons suisses, désir déjà commun à grand nombre d'esprits honnêtes, faire chaque jour de nouveaux progrès !

Nicolas Mouche paraît en ce moment au seuil de la porte. -- Je gage, -- pense-t-il, -- je gage que l'eau de chicorée a encore été oubliée. -- Puis, s'approchant de son maître. -- Eh bien ! monsieur l'amiral... l'heure est écoulée ?

-- Quoi ! -- répond M. de Coligny, absorbé par de pénibles pensées éveillées en lui par les prophétiques paroles de Lanoüe, -- que veux-tu dire ?

-- Et votre tisane ? -- reprend l'écuyer. Puis se tournant vers l'ami de son maître : -- Monsieur de Lanoüe, je vous en supplie, joignez-vous à moi pour faire entendre raison à M. l'amiral ; il sait que son chirurgien, M. Ambroise Paré, lui a surtout recommandé l'usage de l'eau de chicorée en campagne, M. l'amiral restant souvent douze à quinze heures à cheval sans débotter. Eh bien ! il ne veut pas suivre l'ordonnance du médecin... Je voulais vous cacher cette affligeante vérité, monsieur de Lanoüe... mais cela ne m'est plus possible...

-- Vous entendez les doléances de ce digne serviteur, monsieur l'amiral ? -- reprit Lanoüe en souriant. -- Je conviens qu'il a raison...

-- Allons, allons... qu'il en soit ainsi que le désire M. Nicolas ! -- répond M. de Coligny ; et prenant sur la table le pot de grès, il en contemple un moment le contenu verdâtre avec une visible répugnance ; mais la surmontant, il porte le vase à ses lèvres...

-- Enfin ! -- dit le vieil écuyer avec un soupir d'allégement, -- il va boire... ça n'aura pas été sans peine !

À ce moment, Odelin Lebrenn, accourant du dehors, se précipite dans la chambre en s'écriant : -- Monsieur l'amiral !

M. de Coligny, dont les lèvres effleuraient à peine le breuvage, se retourne brusquement. Odelin s'élance, lui arrache le vase des mains et le brise à ses pieds en s'écriant : -- Merci Dieu ! j'arrive à temps !...

Lanoüe, Nicolas Mouche, saisis de stupeur, restent muets ; Odelin, suffoqué par l'émotion, haletant de sa course rapide, s'appuie d'une main sur la table, fait signe qu'il va parler. Enfin, il dit d'une voix palpitante : -- Un moment plus tard, M. l'amiral était empoisonné par le breuvage... qu'il allait boire...

-- Grand Dieu ! -- s'écrie Lanoüe en pâlissant, tandis que Nicolas Mouche tremblait comme la feuille en regardant son maître ; -- expliquez-vous, monsieur Lebrenn !

-- Ce matin, à l'heure où vous écoutiez la prière, ainsi que vos serviteurs, monsieur l'amiral, -- reprend Odelin, s'adressant à M. de Coligny, -- je suis venu rapporter votre casque ; Dominique se trouvait seul ici...

-- En effet, -- dit Nicolas Mouche, -- il n'assistait pas à la prière comme les autres...

-- Sans m'étonner de la présence de Dominique dans la chambre de son maître, -- poursuit Odelin, -- je remarquai seulement le trouble... la pâleur de cet homme, et plus tard... béni soit Dieu ! je me rappelai qu'en entrant, je l'avais vu s'éloigner brusquement de la table où était ce vase... renfermant, ainsi que me l'a dit souvent Nicolas Mouche, une tisane que vous buvez chaque matin, monsieur l'amiral... Dans cette tisane, Dominique a jeté du poison...

-- Lui ! -- dit Coligny avec horreur. -- Lui ! c'est impossible... un serviteur élevé chez moi... depuis son enfance...

-- Ah ! le misérable ! -- s'écrie Nicolas Mouche. -- Ce matin, me voyant préparer ce breuvage... Dominique m'a offert de se charger de ce soin... Je n'ai vu là qu'une prévenance et... -- mais l'écuyer s'interrompant, blême d'épouvante, se jette en pleurant aux pieds de l'amiral. -- Monseigneur, ayez pitié de moi... Malédiction sur moi ! mon insistance allait vous faire boire ce breuvage empoisonné.

Nicolas Mouche, sanglotant, se tord les mains de désespoir. M. de Coligny le relève avec bonté, lui disant : -- Calme-toi, fidèle serviteur... pouvais-tu soupçonner une pareille trahison ?...

-- Mon Dieu ! -- reprend Lanoüe jusqu'alors muet d'indignation et de terreur, -- mon Dieu ! ne permettez-vous donc de tels forfaits que pour inspirer au monde l'exécration des méchants ?

L'amiral, profondément attristé, non de l'imminence du danger dont il avait été menacé, mais de la noire ingratitude d'un serviteur qu'il croyait affectionné, dit à Odelin : -- Monsieur Lebrenn, tant de scélératesse est-elle donc possible ?

-- Monsieur l'amiral, Dominique a tout avoué... Les instigateurs de ce meurtre sont le duc d'Anjou et le comte de La Rivière, l'un de ses capitaines de gardes... L'appât d'une somme considérable a déterminé l'assassin.

-- Ô Catherine de Médicis ! tes enfants se montrent dignes des exemples qu'ils ont reçus de toi ! -- s'écrie Lanoüe. -- Mais comment avez-vous découvert ce crime, monsieur Lebrenn ?

-- Mes remarques de ce matin eussent sans doute à l'heure même éveillé mes soupçons, mais distrait par la brusque arrivée de mon fils et par la nouvelle qu'il m'apportait, je le suivis en hâte ; je passais avec lui à peu de distance d'ici, devant l'ancienne auberge où sont logés vos chevaux, monsieur l'amiral, lorsque je vois sortir de l'écurie Dominique, monté à poil(37) sur un courtaud qu'il venait de brider à la hâte, et partir au galop ; l'effarement sinistre des traits de cet homme, son empressement à fuir du camp, réveillent mes premiers soupçons, je m'élance à sa poursuite en criant : -- Arrête ! arrête... -- Mon oncle, le franc-taupin, et quelques-uns de ses hommes se trouvaient sur le passage de ce misérable ; ils se jettent à la bride de son cheval ; j'accours. -- Tu as empoisonné M. l'amiral, -- lui dis-je à brûle-pourpoint. La surprise, l'épouvante, le remords... car ce misérable s'est repenti... lui arrachent aussitôt l'aveu de son crime. « -- C'est vrai, -- répond-il, -- et je me repens. Le duc d'Anjou m'a offert une grosse somme si je voulais empoisonner mon maître... J'ai consenti... On m'a donné le poison, et je suis revenu ici pour commettre le meurtre(38). » À ces mots, laissant mon fils près de Dominique, je suis accouru ici, monsieur l'amiral... Vous savez le reste...

-- Monsieur Lebrenn, -- dit Coligny, en serrant avec effusion les mains d'Odelin, -- il y a trente ans et plus, j'ai vu votre digne père à l'une des premières réunions des réformés dans les carrières de Montmartre ; j'étais bien jeune alors, et votre père, artisan de l'imprimerie de Robert Estienne, avait déjà vaillamment servi notre cause... Il m'est doux de vous devoir la vie... à vous, son fils...

-- Le canon !... -- s'écrie soudain Lanoüe en prêtant l'oreille à un grondement sourd et lointain, apporté par la brise matinale. -- Je ne me trompe pas... c'est le canon...

-- Nicolas, -- dit Coligny, sans témoigner de surprise, -- regarde à mon horloge de poche ; il doit être près de dix heures ?

-- Oui, monsieur l'amiral, -- répond l'écuyer, après avoir consulté l'horloge, -- il est bientôt dix heures.

-- La Rochefoucauld a ponctuellement exécuté mes ordres. Nous ne pouvons tarder à voir arriver l'un de ses officiers... Lanoüe, préparons-nous à monter à cheval, -- dit M. de Coligny ; et se tournant vers son écuyer : -- Fais amener les chevaux devant la porte du prieuré... Monsieur Lebrenn, je compte sur votre fils pour m'accompagner et porter mes ordres comme d'habitude.

-- Le voici, monsieur l'amiral, -- répond Odelin, voyant entrer Antonicq, auquel il dit vivement : -- Et ce misérable ?

-- Mon père, il a renouvelé ses aveux, accusant de nouveau le duc d'Anjou et son capitaine des gardes de l'avoir poussé à ce crime, dont il témoignait un profond repentir. Mais les soldats exaspérés ont fait sur l'heure justice de l'empoisonneur... ils l'ont pendu...

Un officier huguenot, couvert de poussière, paraît au seuil de la porte, et M. de Coligny lui dit :

-- Je vous attendais, monsieur ; l'escarmouche est engagée ?

-- Oui, monsieur l'amiral, quelques compagnies de l'armée royale, répondant à notre attaque, ont passé la petite rivière qui couvrait le front de leur camp.

-- M. de La Rochefoucauld a dû feindre un mouvement de retraite vers la colline du Haut-Moulin, à l'abri de laquelle sont massés les vingt escadrons de reîtres du prince de Gerolstein ?

-- Oui, monsieur l'amiral, au moment où il m'a dépêché près de vous, M. de La Rochefoucauld exécutait ce mouvement de retraite, et peu de temps avant l'engagement le prince était venu prendre le commandement de sa cavalerie.

-- Tout va bien ! -- dit Coligny à Lanoüe ; -- les escadrons du prince ne doivent, selon mes ordres, se démasquer et charger qu'alors que les troupes royales, entraînées à la poursuite des nôtres, arriveront au pied de la colline.

-- Monsieur l'amiral, M. de La Rochefoucauld m'a aussi commandé de vous faire part d'une nouvelle importante. Quelques prisonniers royalistes nous ont appris que ce matin la reine et M. le cardinal étaient venus rejoindre à son camp M. le duc d'Anjou...

L'amiral, instruit de l'arrivée de Catherine de Médicis, réfléchit, se rapproche de la table, écrit rapidement quelques mots, les remet à l'officier en lui disant :

-- Monsieur, retournez à toute bride porter cet ordre à M. de La Rochefoucauld. -- Et s'adressant à Lanoüe, pendant que l'officier sort précipitamment : -- La présence de la reine parmi les troupes royales pourra suggérer à M. de Tavannes le désir d'engager une action décisive... Venez, mon ami, -- ajouta Coligny en quittant la chambre, -- je veux me consulter avec MM. les princes d'Orange et de Nassau, avant de monter à cheval.

Presque aussitôt après la venue de l'officier dépêché par M. de La Rochefoucauld auprès de l'amiral, Odelin Lebrenn et Antonicq s'étaient en hâte rendus à leur demeure, où Anna-Bell les attendait, leur entrevue avec elle ayant été retardée par la découverte du crime dont M. de Coligny devait être victime.

Odelin Lebrenn avait établi son atelier d'armurerie au rez-de-chaussée de l'une des maisons de Saint-Yrieix, abandonnée par ses habitants. Frantz de Gerolstein occupait avec ses gentilshommes et ses pages quelques chambres, situées au-dessus de la salle basse, servant de demeure à Odelin, à son fils et au franc-taupin ; une litière de paille, où ils couchaient tous trois, garnissait le fond de ce réduit. Près d'une haute cheminée, l'on voyait les marteaux, l'enclume, la forge portative des armuriers. Le jour touchait à sa fin. Anna-Bell, depuis le matin, n'avait pas quitté ce logis ; assise sur un banc de bois, son front appuyé dans ses deux mains, elle prêtait de temps à autre l'oreille du côté de la rue. À la bruyante animation du camp succédaient la solitude et le silence ; toutes les troupes, moins quelques compagnies, chargées de la garde des bagages, s'étaient portées en avant du bourg et des retranchements, afin d'aller se former en bataille à une lieue de là, l'amiral prévoyant la possibilité d'un combat général.

Odelin Lebrenn avait eu dans la matinée une première entrevue avec Anna-Bell, entrevue touchante et pénible à la fois. Il retrouvait une enfant, jadis aimée tendrement, et longtemps pleurée ; mais il la retrouvait flétrie du titre de fille d'honneur de Catherine de Médicis ! et avec une franchise navrante, l'infortunée lui avouait ses désordres passés... aussi la plaignait-il plus qu'il ne l'accusait. Anna-Bell achevait de raconter sa vie à son père, lorsque l'on appela tous les protestants aux armes. Antonicq se rendit auprès de M. de Coligny après avoir entendu les révélations de sa sœur, et Odelin, quelques moments plus tard, cédant à l'impérieuse voix du devoir, quitta sa fille éplorée, afin de rejoindre l'escadron où il servait en qualité de cavalier volontaire.

Anna-Bell, restée seule, éprouva de mortelles angoisses ; son père, son frère... et Frantz de Gerolstein allaient courir les dangers d'une bataille ! L'aveu arraché de ses lèvres par une nécessité terrible semblait rendre plus profond, plus douloureux encore l'amour de la jeune fille pour le prince ; cet amour, elle espérait moins que jamais le voir partagé ; cependant elle éprouvait une sorte de consolation amère en songeant que Frantz de Gerolstein n'ignorait plus qu'elle l'aimait passionnément, et que, pour le sauvegarder d'un meurtre, elle avait risqué sa vie ; ce chaos de navrantes pensées, rendues plus cruelles encore par ses alarmes pour ceux qu'elle chérissait, plongeait Anna-Bell dans d'inexprimables angoisses ; elle comptait les heures avec une inquiétude croissante ; tout à coup les sourds roulements des tambours, les fanfares des trompettes, résonnent au loin ; la jeune fille tressaille, écoute ; bientôt elle entend des chevaux s'approcher, puis s'arrêter devant le logis ; elle court à la porte, l'entr'ouvre, espérant revoir son frère et son père ; mais elle aperçoit un page vêtu aux livrées du prince de Gerolstein, et tenant un second cheval en main.

-- Monsieur... -- dit Anna-Bell avec inquiétude à l'adolescent, -- quelles nouvelles de la bataille ?

-- Il n'y a pas eu de bataille, mademoiselle... mais un vif engagement d'avant-poste, les royalistes ont été écharpés ! -- Puis le jouvenceau, étouffant un soupir, ajouta, les larmes aux yeux : -- Malheureusement, mon pauvre camarade Wilhem, l'un des pages de monseigneur le prince de Gerolstein, a été tué dans l'une de ces escarmouches... je ramène son cheval...

-- Et le prince ? -- demanda vivement Anna-Bell. -- Le prince n'a-t-il pas été blessé ?

-- Non, mademoiselle, je précède monseigneur ; il va rentrer au camp avec ses escadrons, -- répondit le page en descendant de cheval ; et il reprit avec un nouveau soupir, tandis que de grosses larmes roulèrent sur ses joues : -- Pauvre Wilhem... je l'ai vu mourir...

Anna-Bell, rassurée sur la vie de Frantz de Gerolstein, eut un mot de compassion pour la douleur du page, et lui dit : -- Je vous plains, monsieur... perdre un ami de votre âge...

-- Ah ! mademoiselle... je l'aimais tant... il est mort si vaillamment ! Un arquebusier mettait le prince en joue... Wilhem se jette au-devant du coup... et reçoit la balle en pleine poitrine...

-- Généreux enfant ! -- dit Anna-Bell ; et elle ajoute dans sa pensée : -- Mourir pour Frantz !... sous ses yeux !... Ah ! c'est un sort digne d'envie...

-- Pauvre Wilhem ! -- continua tristement le page, -- ses dernières paroles ont été pour sa mère ; il m'a prié de lui remettre, si je retourne jamais dans notre pays, une écharpe brodée par elle, et qu'il a laissée dans notre logis avec ses habits de gala...

Anna-Bell, à ces derniers mots du page, parut frappée d'une idée subite ; mais, voyant de loin venir Odelin au grand trot de son cheval avec d'autres cavaliers, elle s'écria : -- Voilà mon père ! Merci à vous, mon Dieu ! il n'est pas blessé ! Mais je n'aperçois pas mon frère !

Anna-Bell, n'osant, par réserve, paraître aux yeux des étrangers dont était accompagné l'armurier, rentra dans la salle basse. Odelin conduisit sa monture dans une écurie où logeaient aussi les chevaux de Frantz de Gerolstein, et se hâta de venir rejoindre sa fille ; elle s'élança vers lui, baisa respectueusement sa main et lui dit : -- Grâce au ciel, mon père, vous êtes sain et sauf... mais mon frère ?

-- Rassure-toi, -- répondit Odelin en embrassant tendrement sa fille, -- Antonicq n'est pas blessé ; il escorte, ainsi que d'autres volontaires, plusieurs prisonniers que l'on amène au camp... Pauvre enfant ! ton anxiété a dû être grande depuis que je t'ai quittée ?...

-- Ah ! je comptais les heures... les minutes...

-- Encore ! embrasse-moi encore ! -- reprit Odelin les larmes aux yeux en tendant ses bras à sa fille et la serrant passionnément contre lui. -- Ô divine puissance du bonheur ! il apporte avec lui l'oubli du passé ! Je te retrouve, fille chérie... en un jour, des années de chagrin sont effacées !...

Anna-Bell, contenant à peine ses larmes, répondit avec l'effusion de la reconnaissance aux caresses d'Odelin ; son ineffable clémence ne se démentait pas. -- Mon père, -- lui dit-elle, -- voulez-vous qu'en l'absence d'Antonicq je vous aide à vous désarmer ? votre cuirasse doit vous peser...

-- Merci, mon enfant, -- répondit l'armurier en allant allumer un fallot suspendu au mur, afin d'éclairer la salle basse déjà envahie par les ombres de la nuit ; puis ôtant son casque et débouclant son ceinturon, il revint près de sa fille et reprit : -- Je resterai armé ; M. l'amiral a donné l'ordre aux troupes de prendre quelques heures de repos et de se tenir prêtes à marcher à tout événement.

-- Mon Dieu... on va donc encore se battre !

-- J'ignore les projets de M. de Coligny, je sais seulement... et c'est là pour moi l'important... je sais que nous avons quelques heures à passer ensemble. Assieds-toi là, chère enfant, en face de la lumière de ce fallot, que je te voie bien à loisir... car, ce matin, les larmes à chaque instant obscurcissaient mes yeux... -- Et ayant contemplé Anna-Bell pendant un moment avec une tendre et silencieuse curiosité, Odelin reprit : -- Oui, ta douce beauté est bien celle que promettait ta mine charmante... Ah ! que de fois j'ai quitté mon enclume et mon marteau pour caresser ta tête blonde ! Tes cheveux ont bruni... beaucoup bruni... tu étais, dans ton enfance, blonde comme ma pauvre sœur Hêna... plusieurs de tes traits rappellent les siens ; elle et moi, nous nous ressemblions ! mais ce sont toujours tes beaux yeux bruns veloutés... leur couleur n'a pas changé... Je retrouve ta fossette au menton... l'on en voyait aussi deux petites au coin de tes joues, lorsque tu riais... et tu riais toujours...

-- Ah ! j'étais heureuse alors ! -- murmura la jeune fille, en songeant avec d'amers regrets à ces jours d'innocence. -- J'étais près de vous, mon père... près de ma mère... et depuis... -- Anna-Bell n'acheva pas et fondit en larmes.

-- Ciel et terre ! -- s'écria l'armurier dont les traits naguère épanouis s'assombrirent, -- penser que tu as mendié ton pain !... pauvre enfant... battue peut-être par cette Bohémienne qui t'a enlevée à notre tendresse...

-- Mon père, -- reprit la jeune fille avec une expression navrante, ces jours de misère n'ont pas été mes plus mauvais jours... que ne suis-je restée mendiante...

-- Je comprends ta pensée, malheureuse enfant ! -- Et frappant du pied avec fureur, Odelin ajouta : -- Oh ! reine infâme ! c'est toi, monstre ! qui as corrompu ma fille !... -- Puis, après un douloureux silence, Odelin reprit : -- Tiens... je t'en conjure, ne parlons plus du passé... tâchons de l'oublier à jamais...

-- Hélas ! mon père, si votre clémence oublie, ma conscience se souviendra... chaque jour elle me dira que je suis la honte de ma famille... Mon Dieu ! la rougeur me monte au front à la seule idée de paraître devant ma sœur... devant ma mère !

-- Ta mère ! Mais tu ignores donc les trésors d'amour, d'indulgence, de pitié... que renferme le cœur d'une mère ? Mais tu viendrais à elle coupable... et repentante, que ta mère te pardonnerait encore ! Et tu n'es pas coupable... tu es victime et non complice du passé ! Ton cœur est reste bon, tes sentiments honnêtes... élevés... tes pleurs... tes remords... tes craintes, me le prouvent... Non, non, rassure-toi, ta mère, ta sœur, t'accueilleront avec bonheur, avec confiance, parce que, j'en jurerais... ta vie sera désormais comme la nôtre, pure, modeste, laborieuse... Ah ! je le sais... et de cela mon cœur saigne... et ma tendre compassion pour toi redouble... tu ne dois jamais connaître les austères et douces joies de l'épouse... de la mère ! C'est la sévère punition d'une faute qu'il n'est permis qu'à ta famille d'absoudre ; mais les enfants de ta sœur seront les tiens ; ton frère aussi se mariera. Cornélie, sa fiancée, est digne de notre affection ; tu tromperas le besoin de ton cœur, en aimant ces enfants comme tu aurais aimé les tiens ; ils te chériront, tu vieilliras près d'eux, près de nous ; va, crois-moi, le foyer domestique est inépuisable en consolations pour les affligés...

Ces paroles, pleines de mansuétude, émurent si profondément Anna-Bell que, tombant aux genoux de son père, elle couvrit ses mains de larmes, de baisers. Puis le contemplant avec une sorte d'adoration : -- Ô mon père ! vivante image de Dieu ! votre bonté, votre miséricorde, peuvent seules égaler la sienne !

-- C'est que tu souffres... pauvre chère enfant ! -- reprit Odelin, dont les yeux se noyèrent de pleurs. Et relevant sa fille, qu'il assit près de lui, il l'enlaça de ses bras. -- C'est que tu as encore à souffrir... c'est que tu aimes... c'est que tu dois aimer... sans espoir !

-- Mon père...

-- Écoute... -- reprit l'armurier avec un accent solennel et tendre, -- cette fois seulement je te parlerai de ce douloureux amour... Si j'aborde un pareil sujet, moi, ton père... c'est qu'il m'est impossible de blâmer le choix de ton cœur ! Frantz de Gerolstein, par l'élévation de son caractère, la générosité de ses sentiments, la noblesse de sa vie entière, mérite d'être passionnément aimé... aussi... sais-tu pourquoi je pleure... sais-tu pourquoi tu m'inspires une ineffable pitié ?...

-- Achevez, mon père...

-- Je t'en conjure, -- reprit Odelin d'un ton presque suppliant, serrant entre ses mains celles d'Anna-Bell, -- je t'en conjure... ne vois pas dans mes paroles la récrimination d'un passé que je veux oublier... que j'oublierai ; mais enfin, sans ce fatal passé... ton amour n'eût pas été sans espoir... car tantôt, pendant une halte, Frantz de Gerolstein, venant à moi, me dit : « pourquoi faut-il que la seule barrière infranchissable pour moi... l'honneur... me sépare à jamais de votre fille... »

-- Mon Dieu !...

-- Ce n'était pas là une consolation banale, non ; je connais le dédain de Frantz pour les distinctions de caste ; d'ailleurs, nous sommes du même sang, notre famille a la même origine... mais ce fatal passé... tel est l'abîme infranchissable qui te sépare à jamais du prince... Et voilà pourquoi tu m'inspires tant de compassion ! Oui, tu me deviens plus chère, en raison de ce que tu souffres, en raison de ce que tu dois souffrir encore, pauvre chère créature, innocente du mal que tu as commis ! -- ajouta Odelin avec un redoublement de tendresse ; -- mais courage ! courage !... cet amour sans espoir est du moins honorable et pur... tu peux sans honte le conserver dans le profond secret de ton âme... Je ne te dirai plus un mot de cette funeste passion... Mais lorsque de retour au milieu de nous, entourée de notre affection... je te verrai parfois rêveuse, attristée, tes yeux noyés de pleurs... crois-moi, pauvre affligée, je plaindrai ton chagrin dont je saurai la cause... chacune de tes larmes retombera sur mon cœur...

Odelin prononçait ces derniers mots, lorsque son fils, les traits assombris, bouleversés, entra vivement dans l'atelier d'armurerie ; Anna-Bell courut au-devant du jeune homme et lui dit : -- Grâce à Dieu, mon frère, je vous revois sain et sauf !

Tel était le trouble d'Antonicq, que, sans répondre à sa sœur, sans jeter les yeux sur elle, il l'écarta même légèrement de la main, en se rapprochant de son père, et l'emmenant au fond de la salle, il l'entretint à voix basse avec animation. Anna-Bell, douloureusement surprise de se voir presque repoussée par son frère, qui n'avait pour elle ni une parole, ni un regard, alors qu'elle lui exprimait sa joie de le voir revenu sain et sauf de la bataille, se crut méprisée de lui.

-- Hélas ! pensa la fille d'honneur, -- mon frère ne me pardonne pas le passé... l'âme d'un père seule est capable d'indulgence... Grand Dieu... si ma sœur... si ma mère, devaient aussi m'accueillir avec dédain... ou aversion ? Ah ! j'aimerais mieux mourir que de m'exposer à tant de honte !

Antonicq continuait de parler bas à son père ; soudain celui-ci frémit et cacha sa figure entre ses mains. Un profond silence se fit... Anna-Bell, ressentant de plus en plus ces ombrageuses défiances que la conscience d'une faute inspire à une âme repentante, se crut l'objet de l'entretien mystérieux de son père et de son frère ; les traits d'Odelin rembrunis, courroucés, exprimaient le dégoût, l'indignation, il ne put retenir ces mots murmurés avec un douloureux accent :

-- Pourtant, malgré ces horreurs révoltantes, je lui suis attaché par un lien sacré ! Ah ! maudit soit ce jour qui nous aura rapprochés ! maudite soit cette fatale découverte ! Mais ce dernier devoir accompli... que le ciel me délivre à jamais de son odieuse présence !... Écoute ! -- ajouta l'armurier, en baissant de nouveau la voix et s'adressant à son fils : -- tel est mon projet...

Tous deux poursuivirent leur secret entretien. Anna-Bell fut persuadée qu'il s'agissait d'elle en entendant son père s'écrier : -- « Malgré ces horreurs révoltantes, je lui suis attaché par un lien sacré mais le dernier devoir accompli, que le ciel me délivre à jamais de son odieuse présence ! » -- Et cependant quelques instants auparavant Odelin lui témoignait la plus tendre indulgence. De ce brusque revirement, la jeune fille cherchait en vain à deviner la cause ! Quelle était cette fatale découverte dont Antonicq venait d'instruire son père et qui semblait exciter tout à coup son indignation, son courroux ? Anna-Bell n'avait-elle pas fait les aveux les plus sincères ? de quoi pouvait-on l'accuser encore ?... En proie à une anxiété croissante, son esprit se troubla ; elle se sentit presque défaillir voyant son père prendre à la hâte son épée, son casque et s'apprêter à sortir en disant à Antonicq : -- Donne-moi ma cape...

Le jeune homme alla prendre sur la litière de paille une ample et longue mante de gros drap brun à capuchon écarlate, dont se servent communément les Rochelois, aida son père à endosser ce vêtement par dessus son armure ; puis, se coiffant de son casque, et sans adresser un regard à sa fille qui, tremblante, effrayée, suivait tous ses mouvements ; Odelin se dirigea rapidement vers la porte, disant à Antonicq d'une voix altérée :

-- Ah ! c'est à maudire sa naissance et la mienne !

-- Il est donc vrai, mon père !... mon frère !... vous maudissez le jour où je suis née !... Je vous fais horreur... vous m'abandonnez !... -- murmurait Anna-Bell d'une voix déchirante, tombant à genoux devant le seuil de la porte, après le brusque départ d'Odelin et d'Antonicq, sortis de la maison sans paraître songer à la présence de la jeune fille.

Anna-Bell pleura longtemps... Ses larmes taries, elle envisagea l'avenir avec une sinistre résolution ; elle se croyait un objet de dégoût, d'aversion pour son père et pour son frère ; abandonnée d'eux, un abîme infranchissable... l'honneur !... la séparait pour toujours de Frantz de Gerolstein, elle n'avait donc plus qu'à mourir... Soudain un éclair de joie brille dans ses yeux rougis par les larmes ; elle se redresse et se dit :

-- Oui, mourir ! mais mourir sous les yeux de Frantz... mourir pour lui peut-être comme ce jeune page tué tantôt en se jetant au-devant du coup qui allait frapper son maître... L'armée va sans doute retourner au combat ; les vêtements, le cheval du page mort aujourd'hui, sont ici... je supplierai son ami de... -- Et après un moment de réflexion : -- Oui, mon projet réussira... Cet adolescent ne repoussera pas ma prière... à cet âge on est bon... compatissant... -- Remarquant alors sur le manteau de la cheminée quelques feuillets de papier, une plume et de l'encre contenue dans un débris de vase, Anna-Bell ajoute en soupirant :

-- Ô mon père ! ô mon frère ! malgré vos mépris, votre aversion, vous aurez mes dernières pensées !

Hervé Lebrenn, cet incestueux qui leva sur sa mère une main parricide, fra-Hervé le cordelier, ainsi qu'on l'appelait dans l'armée royale, ne méritait que trop son nom de prédicateur fougueux, de chef de partisans implacable ; ses sermons d'une farouche éloquence, ses férocités à la guerre, inspiraient aux catholiques une admiration fanatique ; blessé, puis fait prisonnier lors des derniers engagements de la journée, on l'a conduit garrotté à Saint-Yrieix et renfermé dans un caveau ténébreux. La porte de cette prison s'ouvre ; la lueur d'une lanterne dissipe en partie les ténèbres de ce lieu souterrain. Fra-Hervé, assis sur le sol et adossé à la muraille, voit entrer un homme enveloppé d'une mante brune, son capuchon écarlate, complètement rabattu, cache le visage du visiteur nocturne ; ce visiteur est Odelin Lebrenn ; il referme la porte, dépose à terre son fallot, et, en proie à de cruelles émotions, il contemple silencieusement son frère qui ne l'a pas encore reconnu ; il le revoit pour la première fois, depuis ce jour où, encore adolescent, et revenant d'Italie avec maître Raimbaud, l'armurier, il a involontairement assisté au supplice de sa sœur Hêna et de frère Saint-Ernest-Martyr... Hervé aussi assistait sous son froc au supplice de sa sœur en compagnie de fra-Girard, son démon tentateur !

Odelin Lebrenn regardait avec une muette horreur son frère prisonnier ; la lanterne, placée sur le sol, jetait de bas en haut sa vive lumière, coupée d'ombres noires et dures sur les traits cadavéreux, ascétiques, décharnés, de fra-Hervé ; son large front chauve, jaune et crasseux, était à demi caché par un bandeau de toile ensanglanté ; le sang de cette blessure avait coulé, puis séché sur une de ses joues osseuses, se coagulant dans sa barbe épaisse ; son froc brun, usé, rapiécé en vingt endroits, est ceint d'une corde à laquelle pend un chapelet de balles d'arquebuse, terminé par une petite croix de plomb ; des éperons de fer rouillé sont attachés par des lanières de cuir à ses pieds fangeux, chaussés de sandales ; fra-Hervé, ne pouvant distinguer la figure de son frère, abritée sous le capuchon de sa casaque, tourne lentement la tête vers lui, avec une expression de sombre dédain, s'agenouille et dit d'une voix caverneuse :

-- C'est la mort ?... Je suis prêt...

Le cordelier, inclinant alors son grand front chauve, en élevant ses deux mains garrottées vers la voûte du cachot, murmure tout bas la funèbre invocation des agonisants. Odelin ramène en arrière son capuchon, prend le fallot, l'élève, de sorte que ses traits sont vivement éclairés. -- Mon frère, -- dit-il au moine avec un accent qui trahissait sa profonde émotion, -- regardez-moi... je suis Odelin Lebrenn !

Fra-Hervé, toujours agenouillé, se rejette en arrière, examine pendant quelques instants le visage d'Odelin, rassemble ses souvenirs, le reconnaît... soudain un éclair de haine illumine ses yeux caves ; ils étincellent dans l'ombre de leurs profonds orbites, un sourire infernal crispe ses lèvres blêmes, il s'écrie : -- Dieu t'envoie ! je cracherai la vérité à ta face d'apostat ! Oh ! que ton père n'est-il là...

-- Respectez sa mémoire... notre père est mort !

-- Dans l'impénitence ?

-- Il est mort dans sa foi !

-- Il est mort damné ! -- répond Fra-Hervé avec un éclat de joie féroce, -- à jamais damné ! ce corrupteur de mon enfance ! ce lépreux d'hérésie ! ce pourri de pestilence ! damné ainsi que sa femme ! J'y comptais, Seigneur ! Dans ta colère, tu l'as voulu... le feu de l'enfer leur sera doublement ardent ! ils verront éternellement face à face leur fille damnée par eux, damnée comme eux ! se tordre au milieu des flammes éternelles !

-- Ne prononcez pas les noms de notre sœur... de notre mère... ah ! ne les prononcez pas !

-- Notre mère, notre père, notre sœur ! -- répéta le moine avec un éclat de rire sardonique. -- Ce renégat ! il ose invoquer des liens brisés... abhorrés ! Homme... je n'ai d'autre père que le vicaire du Christ... d'autre mère que l'Église... d'autres frères que les catholiques... Hors de cette famille sainte... sainte, trois fois sainte ! je ne vois que des bêtes féroces acharnées dans leur rage à déchirer en lambeaux le corps sacré de ma sainte mère ! Et je les tue, et je les égorge, et je les immole au Dieu vengeur, ces bêtes féroces à face humaine !... Ah ! que n'es-tu, comme elles, tombé sous mon lourd crucifix de fer, béni par le saint-père ! quel plus bel holocauste à offrir au courroux implacable du Seigneur ! lui dire comme Abraham sur la montagne : -- « Seigneur, que la vapeur de ce sang monte vers toi doublement expiatoire... ce sang, c'est le mien ! c'est celui de ma race ! »

-- Le sang... toujours le sang ! -- reprit Odelin, frissonnant de dégoût et d'horreur. -- Hervé, le sang vous a enivré ; vous êtes, ainsi que tant d'autres prêtres, en proie à une frénésie sauvage... une folie sanguinaire égare votre esprit ; j'ai pour vous la pitié qu'inspire un fou furieux...

-- Ta pitié ! ah ! c'est trop ! c'est trop...

-- Écoutez-moi, vous êtes, après une résistance désespérée, tombé au pouvoir de plusieurs cavaliers protestants ; mon fils, l'un d'eux, vous a reconnu à la lugubre renommée dont votre nom est entouré ; ses compagnons voulaient vous tuer sur l'heure, il a obtenu d'eux que votre mort fût différée, prétextant qu'elle serait plus exemplaire en présence de tous les soldats de notre camp ; l'avis de mon fils a prévalu, vous avez été amené ici, dans ce caveau dépendant du prieuré occupé par M. l'amiral de Coligny, qui, grâce à Dieu, a aujourd'hui échappé au poison... à un nouveau et abominable crime...

-- Empoisonner les loups... un crime ?

-- Je ne discute pas avec un fou furieux... Donc on vous a conduit ici ; mon fils est venu tout à l'heure m'instruire de votre capture et de son désir de vous sauver... Le désir, je le partage... puisque le malheur veut que nous soyons fils du même père... sinon j'aurais laissé votre destinée s'accomplir... Votre religion vous ordonne de me tuer, la mienne m'ordonne de vous sauver... vous, Hervé, mon frère...

-- Prends garde, apostat... prends garde...

-- Je vais délier vos mains, vous endosserez cette casaque, vous rabaisserez le capuchon sur votre visage ; mon fils est votre seul gardien ; il a proposé au factionnaire placé près de cette porte de le remplacer ; cette offre a été acceptée ; nous allons sortir de ce caveau ; la mante rocheloise que vous porterez cachera votre froc et éloignera tout soupçon ; vous me suivrez ; je suis connu des gens et des soldats que nous pourrons rencontrer en traversant le vestibule et la cour de la maison de l'amiral. J'espère ainsi, à la faveur du déguisement que je vous apporte, assurer votre fuite... Ce devoir sacré pour moi, je l'accomplis au nom de nos parents qui ne sont plus...

-- Ô Dieu vengeur ! -- s'écrie Fra-Hervé avec une exaltation farouche, -- toujours tu frappes, dans ta colère, tes ennemis d'aveuglement ! ils brisent eux-mêmes les chaînes de leurs immolateurs !... -- Et tendant à son frère ses bras garrottés, le moine ajoute : -- Vil instrument du roi des rois ! délivre ces saintes mains de leurs liens ! elles ont encore à moissonner le champ sanglant de l'hérésie !

Odelin, calme et triste, délie les mains de Fra-Hervé. À peine celui-ci a-t-il retrouvé la liberté de ses mouvements que, lançant à son frère un regard de tigre, il recule de deux pas en arrière, saisit le lourd chapelet de balles de plomb, qui pend à son côté, lui imprime le rapide mouvement d'une fronde, et avant que son libérateur, stupéfait de cette brusque attaque, ait eu le temps de se mettre en défense, il lui assène sur la tête avec furie plusieurs coups du pesant chapelet ; ces chocs violents, quoique amortis par l'épaisseur du casque d'Odelin, l'étourdissent d'abord ; un moment il chancelle ; mais, reprenant ses esprits, il tire son épée au moment où fra-Hervé va redoubler ses atteintes, les pare, et d'un revers coupant la cordelle qui reliait les balles de plomb, elles s'égrènent et tombent aux pieds du moine. Cependant Odelin, emporté par la colère, par l'indignation, abandonne son épée, se précipite sur son frère, le saisit au cou, le renverse et le maintient sous ses genoux ; dans cette lutte où, affaibli par sa blessure, fra-Hervé a le désavantage, il mord avec furie la main d'Odelin : celui-ci ne peut retenir un cri de douleur ; à cette exclamation, Antonicq, de guet à la porte du caveau, s'y précipite, voit son père aux prises avec le cordelier, qui, dans sa rage, ne démordait pas, tâchant, après l'avoir entamé jusqu'à l'os, de broyer entre ses dents le pouce de son frère. Antonicq, exaspéré, ramasse l'épée d'Odelin et, d'un coup du pommeau de cette arme assené sur la mâchoire de Fra-Hervé, lui fait lâcher prise en lui brisant quelques dents. Odelin se relève ; le cordelier, haletant de fureur, épuisé par la violence de la lutte, tombe à terre, arrache le bandeau qui met à nu la blessure béante de son crâne, et, dans un silence farouche, étanche le sang qui coule à flots de sa bouche.

-- Mon fils, tu vois ce moine ! -- dit d'une voix altérée Odelin à Antonicq ; -- cet homme a été jadis rempli de tendresse, de respect pour mon père et pour ma mère... il nous chérissait, ma sœur et moi... Élevé comme nous dans la pratique du juste et du bien, doué d'une intelligence remarquable, il était la joie, l'orgueil, l'espoir de notre famille... Regarde-le... frémis... le voilà tel que les prêtres l'ont fait !...

-- Ah ! c'est horrible ! -- répondit Antonicq en cachant sa figure entre ses mains. Puis soudain, prêtant l'oreille à un tumulte lointain qui, à travers le profond silence de la nuit, arrivait jusqu'aux profondeurs du caveau : -- Mon père, entendez-vous ce bruit ? Les troupes sont sur pied.

-- Oui, -- reprit Odelin en écoutant à son tour. -- Sans doute l'amiral veut surprendre l'armée royaliste avant le jour ; nous allons bientôt nous mettre en marche. Reste de faction à la porte de ce caveau ; le prisonnier est l'objet de tant de haine, que l'on ne saurait tarder à venir le chercher pour le mettre à mort avant la bataille. On trouvera son cachot vide ; tu diras la vérité : tu diras que cet homme était mon frère et que j'ai favorisé sa fuite. Tu viendras, avant de monter à cheval, me rejoindre au logis ; nous y avons laissé ta pauvre sœur, notre brusque départ a dû la surprendre, l'inquiéter peut-être ; car, dans mon trouble, je n'ai pas songé à la rassurer, je le regrette... Hâtons-nous. -- Et jetant à fra-Hervé la cape rocheloise : -- Si vous voulez échapper à la mort, endossez ce vêtement et venez... Envers vous et malgré vous, j'agirai en frère jusqu'à la fin...

-- Et moi, je te poursuivrai d'une haine vengeresse jusqu'à la fin, apostat ! -- répond le moine d'une voix implacable en se redressant et vêtissant la casaque. -- Le Seigneur me délivre par ta main ; il a ses desseins : je serai l'exterminateur de ta race hérétique !... Marche... guide-moi... sauve-moi !... Dieu te l'ordonne... Obéis !...

Grâce au déguisement de fra-Hervé, vêtu de la cape rocheloise, ainsi qu'un grand nombre de volontaires protestants, Odelin réussit à le faire évader du prieuré qui lui servait de prison ; puis tous deux traversèrent les rues de Saint-Yrieix, encombrées de soldats se rendant silencieusement à leur poste, l'amiral, afin de surprendre l'ennemi par une marche de nuit, ayant défendu de rassembler les troupes au son du tambour. Odelin et fra-Hervé virent passer non loin d'eux le franc-taupin et les Vengeurs d'Israël, qui se rendaient à la prison du cordelier afin de procéder à son supplice... quelques instants après, conduit par son frère jusqu'aux dernières limites du camp, fra-Hervé disparaissait à travers les ténèbres en jetant un dernier cri de haine, de vengeance et d'anathème contre son libérateur.

Odelin retourna précipitamment à son logis afin de rassurer sa fille et de l'embrasser avant de marcher au combat ; mais Anna-Bell, laissant une lettre sur l'enclume de l'armurerie, avait disparu...

L'armée protestante, forte d'environ vingt-cinq mille hommes, a quitté Saint-Yrieix vers une heure du matin dans un profond silence. La masse noire et mobile de cette longue file de bataillons et d'escadrons se distingue à peine au milieu de la demi-obscurité de la nuit, faiblement éclairée par le scintillement des étoiles ; la colonne suit les courbes de la roule blanchâtre qui se perd à l'horizon dans la direction de La Roche-la-Belle, campement des royalistes. La marche mesurée des fantassins, la trépidation sonore de la cavalerie, le cliquetis des armures, le roulement cahoté de l'artillerie, se confondent en un seul bruit sourd et imposant ; des éclaireurs, l'œil et l'oreille au guet, le pistolet au poing, précèdent de beaucoup l'avant-garde. À la tête de cette avant-garde s'avance l'amiral de Coligny, ayant à ses côtés deux adolescents : Henri de Béarn, fils de la vaillante Jeanne d'Albret, reine de Navarre ; et Condé, fils du prince assassiné par Montesquiou ; d'autres chefs protestants, et parmi eux Lanoüe et Saragosse, accompagnent aussi l'amiral. Il monte ce jour-là un vaillant cheval turc, gris d'argent, blessé sous lui à Jarnac, et qu'il préfère à toute autre monture ; une légère maille de fer couvre le col, le poitrail et la croupe du fier animal. M. de Coligny porte son armure de fer bruni sans ornement ; ses bottes fortes montent jusqu'à la naissance de ses cuissards ; sa casaque flottante, en drap blanc et à larges manches, laisse apercevoir sa cuirasse ; à son baudrier de cuir est suspendue sa vieille épée de bataille ; la crosse de ses longs pistolets sort de ses arçons. Il chevauche voûté par l'âge, par le chagrin, par la fatigue de tant de guerres ; sa tête vénérable semble s'incliner sous le poids de son casque ; il guide son cheval de la main gauche, son gantelet droit s'appuie à sa cuisse. Soudain il se redresse sur sa selle, arrête sa monture, et dit d'une voix grave :

-- Halte, messieurs !

Cet ordre se répète de rang en rang jusqu'à l'arrière-garde ; l'un des volontaires servant d'aide de camp à l'amiral part au galop, afin d'ordonner aux éclaireurs de rester stationnaires. Une lueur presque imperceptible commençant de blanchir l'horizon annonce l'aurore ; un vent tiède s'élève du couchant et devient assez vif pour chasser devant lui quelques nuages ; ils voilent d'abord çà et là les étoiles, puis envahissent peu à peu toute l'étendue du firmament. Coligny, examinant l'aspect du ciel avec attention, dit à ses lieutenants :

-- Le vent d'ouest s'élevant au moment de l'aurore présage ordinairement un jour pluvieux ; il faudra, messieurs, pousser vivement l'attaque avant que la pluie survienne, sinon le feu de notre infanterie serait à peu près nul. -- Et s'adressant à Lanoüe : -- Mon ami, les chefs de corps ont mes ordres ; faites mettre l'armée en bataille.

Lanoüe et quelques officiers s'éloignent afin d'exécuter les instructions de l'amiral. La route en cet endroit traversait un vaste plateau de plus d'une lieue d'étendue où l'armée protestante se développa et prit ses positions. Coligny, ayant pour lieutenants Lanoüe, Jean de Soubise, le prince Louis de Nassau, commandait la droite ; La Rochefoucauld commandait le centre et avait sous ses ordres : Henri de Béarn et Condé, le prince d'Orange, Wolfgang de Mansfeld et le Prince de Gerolstein ; enfin la gauche avait pour chef Saragosse ; les colonels Piles et Baudiné couvraient le flanc droit avec leurs régiments ; les colonels Rouvray et Pouilly, le flanc gauche. Les lanskenets et l'artillerie s'étendaient sur les ailes, et un corps considérable de cavalerie (vingt escadrons) se tenait en réserve avec plusieurs vieux régiments d'infanterie(39).

À mesure que la clarté crépusculaire rendait au loin l'horizon plus distinct, l'on apercevait du point culminant du plateau où se déployait l'armée protestante, et environ à une demi-lieue de distance, le clocher de l'église de La Roche-la-Belle, bourg occupé par les royalistes, dont les retranchements se profilaient en noir sur l'aube blanchissant l'orient.

L'armée rangée en bataille, Coligny dit à Antonicq, l'un des volontaires servant d'aide de camp :

-- Monsieur Lebrenn, allez donner l'ordre au colonel de Plouernel de se porter en avant avec son régiment et dix compagnies auxiliaires ; surtout qu'il effectue sa marche dans le plus profond silence, sans tambours ni clairons, afin de surprendre l'ennemi. Le colonel s'emparera de la chaussée de l'étang, fortement défendue ; lorsque ce poste sera enlevé, vous viendrez m'en avertir.

Antonicq part au galop et se dirige vers l'extrémité de l'aile droite, poste du colonel de Plouernel, frère puîné du comte Neroweg de Plouernel, chef de l'escorte de Catherine de Médicis lors de son arrivée au monastère de Saint-Séverin. Les discordes religieuses avaient jeté ces deux frères dans des camps opposés, funeste division, si fréquente en ces malheureux temps. Le colonel, durant le cours des guerres civiles, avait, ainsi que tant d'autres protestants, cherché un refuge à La Rochelle ; Odelin savait, grâce à la légende laissée par son père Christian, que celui-ci, lors de l'une des premières réunions des réformés dans les carrières de Montmartre, avait eu beaucoup à se louer de la courtoisie du chevalier de Plouernel (on l'appelait ainsi à cette époque). Un jour, à La Rochelle, Odelin vit entrer dans sa forge le chevalier, devenu colonel dans l'armée huguenote ; il venait acheter des armes, et remarquant sur l'enseigne de la boutique le nom de Lebrenn, il s'enquit de l'armurier s'il existait quelque parenté entre lui et un artisan autrefois imprimeur chez M. Robert Estienne. Odelin répondit qu'il était fils de cet artisan ; et touché de la façon cordiale dont il entendit parler de son père par M. de Plouernel, il noua quelques relations avec lui, trouvant un charme singulier dans ces rapports affectueux avec l'un des descendants de cette antique famille franque en face de laquelle les fils de Joel s'étaient tant de fois rencontrés les armes à la main à travers les âges. Enfin, appréciant de plus en plus le noble caractère, le cœur généreux, la simplicité du colonel de Plouernel, dénué de tout orgueil de race et pénétré mieux que personne des principes égalitaires des réformés, il lui raconta les hasards de l'antagonisme séculaire de leurs deux familles avant et depuis la conquête de Clovis, et lui donna connaissance des passages de la chronique domestique relatifs à ces faits historiques. Peu à peu une étroite intimité se lia entre Odelin et M. de Plouernel ; celui-ci, durant l'interruption des guerres civiles, ayant épousé une jeune fille de Vannes dont il avait deux fils encore enfants, fut forcé de chercher, avec eux et sa femme, un refuge à La Rochelle lors de la dernière prise d'armes des protestants ; il loua des chambres vacantes dans la maison d'Odelin, désirant laisser madame de Plouernel et ses enfants près d'une famille dont il appréciait les vertus. Il ressentait pour Antonicq, fils d'Odelin Lebrenn, un attachement presque paternel ; car il existait entre eux une grande différence d'âge. M. de Plouernel, grâce à sa valeur, à sa renommée, à ses talents militaires et à son expérience de la guerre, fort appréciés des protestants, commandait dans cette campagne un régiment composé presque entièrement de Bretons ; ces soldats, remplis de courage, d'ardeur, mais malheureusement enclins à l'indiscipline, comme tous les volontaires, et encore peu rompus au métier des armes, dont ils ignoraient les nécessités, méconnaissaient souvent l'autorité d'une tactique habile, prudente, et n'écoutaient que leur aveugle intrépidité. Ce régiment et ses compagnies auxiliaires comptaient environ trois mille hommes, rangés en bataille à l'extrémité de l'aile droite, lorsque Antonicq, porteur des ordres de l'amiral, arriva au galop de son cheval devant le front de cette troupe. Les uns, gens des campagnes, portaient l'antique vêtement gaulois : la saie flottante, les braies sanglées aux reins par une ceinture et le bonnet de laine ; les autres, artisans ou bourgeois des cités, portaient des chausses larges et le pourpoint recouvert du corselet, de la bourguignote, de la brigandine, du jaque de mailles ou d'autres armes défensives dont chacun se munissait à son gré. Les coiffures offraient un aspect aussi varié : casques, morions, bassinets, salades, chapeaux clabauds, protégés par deux cercles de fer croisés. Les armes offensives n'étaient pas moins diverses : lances, piques, hallebardes, épieux, antiques arbalètes à croc, vieilles épées à deux mains de quatre pieds de longueur, masses de fer, coutelas, arquebuses de chasse, arquebuses de guerre, pistolets ; quelques bûcherons, quelques laboureurs s'armaient d'une cognée ou d'une faux emmanchée à revers. Le seul signe uniforme commun à tous était un brassard ou une ceinture d'étoffe blanche. Ces hommes, d'une apparence peu militaire et presque toujours incomplètement armés, montraient cependant tant d'élan, tant d'ardeur à la guerre, que lorsque, obéissant à la voix d'un chef expérimenté, ils refrénaient leur valeureuse audace et la subordonnaient à la discipline, à la tactique, ils culbutaient les meilleures troupes royales façonnées par une longue discipline.

Le colonel de Plouernel, armé à la reître, casque noir, cuirasse noire et casaque blanche, montait une vigoureuse cavale bretonne d'un bai doré, caparaçonnée d'écarlate. Lorsque Antonicq s'approcha de lui, il s'entretenait avec plusieurs officiers de son régiment ; parmi eux se trouvait un pasteur nommé Féron, jeune homme d'une rare énergie, d'une figure austère et résolue. Souvent, ainsi que beaucoup d'autres ministres de la religion réformée, il marchait au combat à la tête des troupes, chantant des psaumes, ainsi que les bardes des Gaules précédaient les guerriers en chantant leurs héroïques bardits ; le pasteur Féron, blessé plusieurs fois, inspirait aux protestants autant de confiance que de vénération. Antonicq transmit les ordres de M. de Coligny au colonel de Plouernel, celui-ci dit aux capitaines dont il était entouré :

-- Monsieur l'amiral nous fait l'honneur, messieurs, de nous confier la première attaque ; nous serons dignes de cet honneur... Il s'agit de surprendre l'armée royale. Le jour va bientôt paraître ; mais le revers de cette colline, au pied de laquelle se prolonge la route que nous allons suivre, cachera notre marche aux vedettes de l'ennemi ; nous pourrons ainsi arriver sans être aperçus jusqu'aux abords de l'étang. Dans la prévision de l'attaque dont nous sommes chargés, j'ai, tout à l'heure, envoyé le franc-taupin et quelques-uns de ses hommes déterminés sonder les passages guéables de la rivière et de l'étang. À vos rangs, messieurs ; que les tambours restent muets, et que nos hommes gardent le plus profond silence.

-- Mon frère, -- dit le pasteur Féron avec exaltation, -- à quoi bon dissimuler aux Philistins notre venue ? Le Seigneur ne marche-t-il pas devant les enfants d'Israël ? Fions-nous à lui seul, et les tours orgueilleuses de Sion tomberont devant le souffle de l'Éternel... Allons à l'attaque, non pas comme de timides et rusés larrons, mais ouvertement, hardiment ! en vrais soldats de Dieu ! C'est à ciel ouvert que David attaqua et vainquit Goliath !

-- Oui, oui, pas de détours ! -- s'écrièrent plusieurs officiers, -- marchons droit à l'ennemi ! en chantant les louanges du Seigneur... il est avec nous...

-- Mes amis, -- dit le colonel de Plouernel, -- me croyez-vous moins brave que vous ?

-- Non, non !

-- Me croyez-vous, moins que vous, dévoué à la cause ?

-- Non, non !

-- Suivez donc mon conseil, agissons prudemment : l'armée royale est très supérieure en forces à la nôtre ; il nous faut suppléer au nombre par la tactique ; arrivons sans bruit près des avant-postes ennemis ; là, les occasions de prouver votre vaillance ne vous manqueront pas. Allez vous mettre à la tête de vos compagnies, messieurs, et en avant ! au pas redoublé ; mais dans le plus profond silence.

L'autorité de la parole de M. de Plouernel, la sagesse de ses ordres, la confiance des volontaires dans sa valeur militaire, triomphèrent cette fois de leur bouillante impatience, quoique le pasteur Féron parût mécontent d'une manœuvre où il voyait une sorte de faiblesse, de dissimulation indigne des enfants d'Israël ; les officiers prirent leur rang, la colonne s'avança silencieuse, couverte à sa droite par le versant d'un coteau prolongé qui la masquait complètement du côté des retranchements ennemis. La route qu'elle suivait traversait alors une vaste plaine de bruyères roses, trempées de la rosée nocturne et épandant leur fraîche odeur aromatique ; M. de Plouernel, aspirant avec délices cette senteur matinale et s'adressant à Antonicq qui marchait à ses côtés au pas de son cheval :

-- Ah ! mon enfant ! ce doux parfum me rappelle les landes de la Bretagne.

-- La Bretagne ! ah ! colonel ! la Bretagne ! c'est le rêve de ma vie !... Mon père, dans mon enfance, nous a conduits à Vannes en pèlerinage, près des pierres sacrées de Karnak ; elles s'élèvent non loin de l'endroit où devait se trouver le berceau de notre famille, au temps de Jules César... Mon père, en raison de mon âge, ne m'avait alors que sommairement raconté notre légende... mais à cette heure je l'ai lue tout entière ; aussi n'ai-je qu'un désir, et mon père le partage : c'est de pouvoir, si Dieu met un terme à ces funestes guerres, quitter un jour La Rochelle, et aller nous établir à Vannes ; peut-être trouverons-nous à acheter quelque coin de terre sur les bords de la mer, près des pierres de Karnak.

-- Ces pierres sacrées, témoins du sacrifice volontaire de votre aïeule Hêna, la vierge de l'île de Sên ? cette vieille Armorique dont votre aïeul Vortigern a si vaillamment défendu l'indépendance contre les fils de Charlemagne ?

-- Jugez que de souvenirs pour nous, colonel. Ah ! que de souvenirs !

-- Eh bien, mon enfant, je songeais dernièrement que votre désir et celui de votre père pourraient se réaliser.

-- Comment cela ?

-- Fils puîné de ma famille et objet de son exécration parce que, obéissant à la voix de ma conscience, j'ai embrassé la réforme...

-- Ah ! colonel... quand je pense qu'à Jarnac, sans le dévouement de deux de vos soldats, vous tombiez, déjà blessé, sous l'épée de votre frère, le comte Neroweg de Plouernel ! -- dit Antonicq. Et se rappelant la lutte récente de son père contre fra-Hervé, il ajoute en soupirant : -- Ah ! ces haines fratricides sont l'un des maux les plus affreux des guerres religieuses !

-- Oui, c'est affreux ! -- reprit M. de Plouernel, d'un air sombre ; -- car, j'en jure Dieu... si jamais mon frère ou son fils... -- Le colonel s'interrompit et ajouta : -- Mais chassons ces odieuses pensées ; à quoi bon prévoir de terribles nécessités ? N'est-ce pas assez de s'y résigner... l'heure venue ?... Je vous le disais, mon enfant, à mon frère seul appartiennent, en vertu de son droit d'aînesse, les immenses domaines héréditaires de notre famille en Auvergne et en Bretagne ; mais le père de ma chère femme, Jocelyne, bon et brave Breton bretonnant, possède quelques biens situés non loin des pierres de Karnak, au bord de l'Océan, et, selon ce que votre père m'a raconté de vos légendes, cette métairie doit se composer en partie des champs de votre aïeul Joel le Brenn, de la tribu de Karnak ; or, si Dieu veut que nous ayons la paix, rien ne me serait plus facile que d'obtenir du père de ma femme la cession, soit par vente, soit à loyer, de quelques-unes de ces terres où vous pourrez vous établir avec votre famille.

-- Ah ! colonel... vous devoir le bonheur de vivre en Bretagne ! près du berceau de notre famille ! avec mon père... ma mère, mes sœurs et Cornélia, ma fiancée devenue ma femme !

-- Chose étrange cependant, mon enfant ! nos aïeux se sont haïs, combattus à travers les âges, et, je me hâte de le dire, le bon droit autorisait les terribles représailles du conquis sur le conquérant, en ces temps d'effroyable oppression ! Il fallait la rude école des guerres religieuses pour rapprocher dans une communion de croyance les fils de Joel-le-Gaulois et de Neroweg-le-Frank, ainsi que dit votre père... Ce premier pas dans la voie de la fraternité évangélique est un progrès immense : ainsi peu à peu des haines séculaires se calment, l'antagonisme des races s'efface, ainsi qu'il s'est effacé entre nos deux familles, si longtemps hostiles l'une à l'autre...

-- ... Et maintenant, colonel, unies par les liens d'une inaltérable amitié. Puisse-t-elle se perpétuer dans notre descendance !

-- C'est mon ferme espoir, mon cher Antonicq ; j'élève mes fils dans cette pensée ; plus d'une fois je leur ai cité en exemple certains faits des légendes de votre famille, afin de pénétrer leur jeune intelligence de cette vérité : que ces droits, ces privilèges, ces titres, dont la noblesse est si fière, si jalouse, ont pour principe ou pour sanglante origine les abominables violences de la conquête.

Pendant cet entretien du colonel de Plouernel et d'Antonicq, le régiment continuait silencieusement sa marche à l'abri du versant d'une colline assez élevée, mais dont l'extrémité s'abaissait graduellement jusqu'au niveau d'une vaste prairie baignée par les eaux de l'étang et de la rivière qui protégeaient le front du camp de l'armée royale. Selon les ordres de l'amiral apportés au colonel de Plouernel, la colonne d'attaque, cheminant sans bruit, devait déboucher dans la prairie avant le lever du soleil, et ainsi, assaillir à l'improviste la chaussée de l'étang, fortement retranchée. L'exécution de ce plan fut déjouée par l'impatience belliqueuse des volontaires, surexcitée par l'exaltation du pasteur Féron, plein d'une confiance aveugle dans l'irrésistible puissance du bras d'Israël. Les huguenots se trouvaient environ à une demi-heure de marche de l'ennemi, lorsque soudain le pasteur, précédant les tambours qui, selon l'ordre donné, ne battaient pas, entonna d'une voix retentissante ce psaume, bien connu des protestants :

« L'Éternel ici-bas regarde

» Nuit et jour du haut des cieux ;

» À tous les mortels il prend garde,

» Et rien ne se cache à ses yeux. »

« De son trône auguste

» Ce roi saint et juste

» Voit distinctement

» Tout ce qui se passe

» Dans le grand espace

» Du bas élément. »

« Au fort des alarmes

» Ni camp, ni gendarmes

» Ne sauvent un roi !

» Le fer, le courage,

» Sont de nul usage,

» Éternel... sans toi ! »

« Oui, Dieu de ses ailes

» Couvre les fidèles

» Et veille toujours,

» Pour qui le révère,

» Pour qui rien n'espère,

» Que de son secours.(40) »

À peine le pasteur eut-il entonné ce psaume, d'une poésie biblique, que chacun de ses versets fut répété en chœur par les huguenots. Rien de plus solennel que ce choral de trois mille voix sonores et mâles éclatant au milieu du profond silence de la plaine et semblant saluer d'un hymne guerrier les premières lueurs de ce jour de bataille ; mais ces chants, d'une funeste inopportunité, révélaient à l'ennemi l'approche des protestants. Le colonel de Plouernel, désespéré de cette infraction aux ordres si sages de l'amiral, essaya d'abord de rétablir le silence en s'adressant aux premières compagnies ; vains efforts, vaines suppliques, les soldats s'exaltaient à leur propre voix.

-- Ah ! l'indiscipline nous sera toujours fatale ! -- dit M. de Plouernel à Antonicq ; -- nous avons ainsi presque toujours compromis ou perdu des batailles dont le succès était certain ! L'ennemi est instruit de notre approche ; annonçons-la du moins résolument ! -- Et s'adressant aux tambours : -- Enfants ! battez la marche redoublée !

Le tambour résonne aussitôt, sans couvrir la voix des protestants, accompagnement militaire et imposant. La colonne accélère son pas ; après une demi-heure de marche, ses premiers rangs débouchent dans la prairie. Les premières lueurs du soleil, perçant un amoncellement de sombres nuages, rougissaient les eaux dormantes d'un vaste étang où venait se déverser un cours d'eau alimenté par plusieurs ruisseaux descendant d'une vallée dominée par le bourg de La Roche-la-Belle. Cette rivière et cet étang, bornés du côté du camp royal par un retranchement, formaient la première ligne défensive de l'ennemi ; une épaisse châtaigneraie s'étendait à gauche de l'étang ; sa chaussée, s'avançant à angle droit, était fortifiée d'un parapet de terre aux embrasures armées de sacres et de fauconneaux ; cette artillerie légère pouvait balayer dans toute sa longueur le cours d'eau qu'il fallait traverser pour attaquer une enceinte palissadée, crénelée de meurtrières pour l'arquebuserie et complétant la défense du campement des catholiques. Enfin, à droite, plusieurs pièces de grosse artillerie, assises sur un coteau assez élevé, pouvaient aussi battre la rivière ; feux croisés qui rendaient ce passage doublement périlleux ; mais ce péril eût été presque écarté par l'exécution des ordres de l'amiral ; car la colonne d'attaque, arrivant silencieuse au point du jour, surprenait les royalistes endormis, et avant que ceux-ci eussent eu le temps de courir aux armes, aux canons, de former leurs rangs, les huguenots traversaient la rivière et assaillaient vigoureusement les positions, bientôt soutenus par le corps d'armée. Il en fut autrement. Le retentissement du chant des psaumes donna l'éveil à l'ennemi, déjoua les projets de Coligny ; les tambours des catholiques battaient déjà de toutes parts le rappel dans leur camp lorsque la première compagnie des réformés déboucha dans la prairie. Le colonel de Plouernel fit faire halte, descendit de cheval, réunit les capitaines et leur dit, afin de s'épargner de nouvelles déconvenues :

-- Nous ne pouvons plus espérer surprendre l'ennemi ; je vais, messieurs, vous instruire de mon nouveau plan d'attaque.

À peine le colonel eut-il prononcé ces mots, qu'il entendit une vive arquebusade crépiter du côté de la chaussée de l'étang ; il tourna les yeux vers cet endroit, sans pouvoir s'imaginer d'abord sur qui l'on tirait, car lui et sa troupe se trouvaient hors de la portée de ces projectiles ; mais bientôt les ricochets des balles sur la surface de l'étang attirèrent l'attention de M. de Plouernel, et il distingua çà et là, à une assez grande distance les unes des autres, plusieurs têtes d'hommes casquées s'élevant à fleur d'eau, et qui, de temps à autre, plongeaient dans l'espoir d'échapper aux arquebusades.

-- C'est le franc-taupin et quelques Vengeurs d'Israël ! ils viennent de sonder les passages guéables de la rivière et de l'étang, -- dit vivement le colonel ; -- leurs renseignements vont nous être d'une grande utilité. -- Puis il s'écria : -- Malheur ! l'un de ces braves a été atteint !

En effet, l'un des Vengeurs d'Israël qui, à l'exemple du franc-taupin, et afin de ne pas offrir tout leur corps au tir de l'ennemi, rampaient dans l'eau, à mesure qu'elle diminuait de profondeur aux abords du rivage couvert de roseaux, l'un des Vengeurs d'Israël reçut une balle d'arquebuse en pleine tête, se dressa debout par un mouvement convulsif, étendit les bras, pirouetta sur lui-même et disparut sous l'onde, bientôt rougie en cet endroit. Le franc-taupin et ses compagnons continuèrent de se traîner à travers les joncs jusqu'aux bords de l'étang ; là les balles ne pouvaient plus les atteindre, ils retrouvèrent leurs armes, leurs munitions, déposées par eux à quelques pas de la rive ; reprirent leurs fourniments et se dirigèrent vers le groupe d'officiers qu'ils voyaient au loin, près de la dernière ondulation du pli du terrain qui masquait encore la colonne. Antonicq, descendu de cheval, ainsi que M. de Plouernel, courut au devant du franc-taupin et l'embrassa, lui disant :

-- Grâce à Dieu, vous venez d'échapper à la mort !

-- Bonjour, mon garçon, -- répondit l'aventurier. -- Mais assez d'embrassades... tu vas te mouiller, car je ruisselle. J'ai fait la taupe dans ma jeunesse ; je fais l'écrevisse de marais dans ma vieillesse... donc, assez d'embrassades. D'ailleurs, je suis courroucé contre ton père et toi... grâce à vous, Hervé, ce scélérat ! a échappé au supplice. Nous avons trouvé cette nuit sa prison vide... Qui a fait évader ce frocard ? sinon toi, qu'on avait, à mon insu, chargé de sa garde ?

-- Mon oncle, les liens du sang...

-- Mort-de-ma-sœur ! les a-t-il respectés, lui, les liens du sang !... -- Et, s'approchant de M. de Plouernel : -- Colonel, voici le résultat de nos observations de ce matin : Avant l'aube, nous sommes arrivés ici ; nous avons laissé nos chevaux dans cette métairie en ruine que vous voyez là-bas ; nous nous sommes mis à l'eau. Les royalistes n'avaient pas l'éveil. L'étang est guéable à la cavalerie à partir de cette ligne de roseaux qui s'étend obliquement ; la rivière est partout guéable à l'infanterie ; l'eau n'a pas plus de quatre pieds en son plus profond, et partout le sol est ferme ; si vous vouliez prendre à revers le retranchement de la chaussée de l'étang, il faudrait remonter sa rive pendant environ trois mille pas, du côté de cette châtaigneraie ; là se trouve, à travers le marais, une jetée assez large : dix hommes peuvent y marcher de front ; elle aboutit à un épaulement palissadé facile à enlever ; c'est le côté faible de la défense de l'ennemi. Ces renseignements sont certains, colonel ; j'ai tout vu par moi-même. Je n'ai qu'un œil ; mais il est bon.

-- L'on peut se fier complètement à vous, Joséphin, je le sais, -- répondit M. de Plouernel ; -- vos informations me confirment dans le plan d'attaque que j'avais projeté. -- Puis, s'adressant aux officiers, à qui venait de se joindre le pasteur Féron : -- Voici, messieurs, en deux mots, mon plan : nous perdrions inutilement beaucoup de monde en assaillant de front la chaussée de l'étang et l'enceinte palissadée ; l'ennemi est sur pied, la rivière qu'il nous faut traverser serait battue de droite et de gauche par des feux croisés d'artillerie. Donc, afin de rendre l'attaque plus sûre et moins meurtrière, nous nous diviserons en trois corps ; le premier (j'en prendrai le commandement) tentera le passage de la rivière, si périlleux qu'il soit, afin d'attirer l'ennemi sur ce point, tandis que notre second corps de troupes, masqué par la châtaigneraie, remontera jusqu'à la jetée du marais, afin de prendre à revers les retranchements de la chaussée ; enfin, notre troisième corps se portera vers cet autre ouvrage avancé que vous voyez au delà de la courbe de la rivière. L'attaque ainsi engagée sur trois points à la fois, le gros de l'armée, qui nous suit à peu de distance, viendra nous soutenir. Le combat sera chaud, messieurs ; épargnons autant que possible le sang de nos soldats. Courage et prudence !

-- De la prudence ! de l'hésitation ! lorsque le Seigneur combat à notre droite ! -- s'écria le pasteur Féron, dans son bouillant enthousiasme ; -- enfler l'orgueil de ces Philistins en n'osant les aborder de front !

-- Diviser nos forces, au lieu d'accabler l'ennemi en les réunissant sur un seul point ! -- ajouta l'un des principaux officiers ; -- Monsieur de Plouernel, y songez-vous ?

-- Messieurs, -- s'écria le colonel, désolé de ces nouvelles objections, -- je vous en adjure, croyez à ma vieille expérience... attaquer de front et en masse cette position est une entreprise aussi folle qu'intrépide !

-- L'intrépidité est la force des enfants d'Israël ! -- s'écria le pasteur ; -- unis, ils sont invincibles ! En avant tous ! côte à côte comme des frères ! En avant ! le front haut et sans peur ! Le doigt de Dieu nous montre le chemin !...

-- Oui, oui, attaquons en masse, avec furie ! -- répétèrent les officiers. -- En avant tous ! ne nous séparons pas ! réunis, rien ne pourra nous résister !

Hélas ! cette fois encore, ainsi que cela s'est déjà vu si souvent durant nos guerres, pour le malheur de nos armes, l'outre-vaillance aveugle, l'inexpérience, l'indiscipline, une foi exagérée dans le triomphe de la cause, prévalurent encore sur les sages commandements d'un officier vieilli sous le harnais, et dont la science militaire égalait la bravoure. Les capitaines, et bientôt les soldats, instruits de rang en rang de l'objet de la délibération, exaltés par l'ardente parole du pasteur, croyant affaiblir leurs forces en les divisant, craignant surtout de paraître hésiter devant l'ennemi, demandèrent à grands cris de marcher en masse au combat ; le colonel de Plouernel pratiquait depuis trop longtemps les soldats volontaires bretons, et connaissait assez leur opiniâtreté proverbiale pour songer même à essayer de les ramener à son avis ; aussi les voyant exaltés jusqu'au délire de l'héroïsme, il dit froidement aux officiers :

-- Vous le voulez, messieurs ? Marchons !... Tambours, battez la charge !...

M. de Plouernel, tirant alors son épée d'une main, serre de l'autre celle d'Antonicq et lui dit tout bas :

-- Mon ami, nous allons à la boucherie. Si vous échappez par bonheur au carnage que je prévois, vous porterez à ma femme, à mes fils et à votre digne père mes derniers adieux.

-- Ces braves gens sont fous ! nous serons écharpés ! -- dit à son tour le franc-taupin à Antonicq. -- Je mourrai donc sans avoir mis à mort mes vingt-cinq catholiques ! le diable m'en doit encore sept !... Hardi ! mon garçon, ne nous quittons pas ; nous aurons du moins tous deux cette rivière pour tombeau... Voire ! moi qui, dans ma jeunesse, aimais tant le vin... mourir en pleine eau !...

La colonne s'ébranle en masses compactes, au pas de charge, tambours en tête ; et, précédant les tambours, le pasteur Féron entonne ce psaume, bientôt répété en chœur par les protestants, au milieu d'une grêle de balles et de boulets :

« Dieu fut toujours ma lumière et ma vie.

» Mort, je te brave ! ah ! qu'ai-je à redouter ?

» Dieu me soutient de sa force infinie !

» L'homme mortel peut-il m'épouvanter ? »

« Quand les méchants m'ont livré cent combats,

» Lorsqu'ils m'ont cru déchirer de leurs dents,

» Je les ai vus, ces ennemis ardents,

» Broncher, tomber, mourir à chaque pas ! »

« Que tout un camp m'approche et m'environne,

» Mon cœur jamais ne s'en alarmera !

» Qu'en ce péril tout secours m'abandonne,

» La main de Dieu toujours me soutiendra !(41) »

La bataille est dans toute sa furie ; les prévisions du colonel de Plouernel se sont réalisées : malgré des prodiges d'intrépidité, sa colonne, traversant la rivière en masses serrées, compactes, a été accueillie de front et sur les flancs par de terribles feux croisés d'arquebuserie et d'artillerie ; les trois quarts des volontaires sont tombés sous cette pluie de fer avant d'avoir pu traverser la moitié du cours d'eau. Coligny, surpris de la longueur de cette attaque d'avant-poste, dont il croyait le succès assuré en la confiant à M. de Plouernel, a vu soudain revenir Antonicq Lebrenn à toute bride, la cuisse percée d'une balle ; instruit par lui des causes du funeste résultat du combat, l'amiral a aussitôt ordonné aux colonels du Bueil et Piles de se porter au pas de course à la tête de leurs vieux régiments vers la jetée du marais, afin de prendre la chaussée à revers. MM. de Soubise, de La Rochefoucauld, de Saragosse, reçoivent et exécutent d'autres ordres avec leur bravoure et leur intelligence habituelles. Bientôt la bataille, engagée sur tous les points, a changé de face ; l'artillerie des huguenots a riposté à la batterie du coteau et éteint son feu ; les royalistes, assaillis de front, sur leur droite et sur leur gauche, sont délogés des retranchements de l'étang. Ils se retirent derrière une première enceinte palissadée, d'où ils continuent un feu meurtrier ; mais les palissades sont rompues ; l'infanterie, puis la cavalerie des protestants s'y précipitent par plusieurs brèches ; la mêlée s'engage acharnée au moment où les sourds roulements du tonnerre et de grosses gouttes de pluie annoncent l'approche de l'orage prévu dès le matin par M. de Coligny.

Moi, Antonicq Lebrenn, qui écris cette légende, j'éprouve un grand chagrin à l'achever ; la fin de ce récit réveille en moi de cruels souvenirs.

L'amiral, lorsque j'étais allé l'instruire de l'échec subi par la colonne de M. de Plouernel, l'amiral, me voyant blessé, avait exigé que son chirurgien pansât ma plaie. Quoique grave, elle ne m'empêchait pas de me tenir à cheval ; le pansement terminé, je me hâtai de retourner sur le lieu du combat. Une nombreuse cavalerie, commandée par le maréchal de Tavannes, ayant à ses côtés le duc d'Anjou, frère de Charles IX, et le jeune Henri de Guise, couvrait la droite du camp royaliste ; M. de Coligny lança contre ces gens d'armes et ces chevau-légers vingt escadrons de reîtres, sous les ordres du prince Frantz de Gerolstein. Je rejoignais alors le champ de bataille. Les coups de tonnerre, de plus en plus fréquents, dominaient les détonations de l'artillerie ; l'orage allait bientôt éclater dans toute sa furie. La cavalerie protestante s'avançait au galop, sur trois lignes de profondeur, afin de charger la cavalerie catholique. Frantz de Gerolstein, l'épée à la main, précédait de quelques pas ses escadrons, entouré de gentilshommes et de pages ; parmi ceux-ci, je crus, avec une stupeur profonde, reconnaître ma sœur Anna-Bell... mais cette vision disparut au milieu de la fumée des pistolades et du choc terrible de cette masse de cavaliers s'abordant le pistolet au poing et échangeant une première décharge. Soudain, j'entends la voix de mon père me criant :

-- Dieu t'envoie, mon enfant ; viens combattre à mes côtés !

-- Mon père, -- lui dis-je en rangeant mon cheval près du sien, car il se trouvait à la droite et à l'extrémité d'une ligne de cavaliers volontaires rochelois qui suivaient les reîtres à cette charge, -- mon père, cette nuit, lorsque vous m'avez quitté, avez-vous revu ma sœur ?

-- Hélas ! non ; mais j'ai trouvé une lettre d'elle, et...

Mon père n'acheva pas ces paroles. Deux régiments d'arquebusiers à cheval, sous le commandement du comte Neroweg de Plouernel (frère aîné du colonel), venaient nous charger afin de nous isoler des reîtres ; cette manœuvre réussit. L'impétuosité de l'attaque jette le désordre dans nos rangs, l'ennemi les rompt ; nous ne pouvons plus combattre en ligne. La mêlée s'engage, on combat homme à homme ; je parviens, malgré ce grand désarroi, à rester près de mon père. La fatalité nous pousse, lui et moi, en face du comte Neroweg de Plouernel ; à ses côtés chevauchait son fils Odet, adolescent de seize ans, l'un des favoris du duc d'Anjou. J'entendis le comte s'écrier :

-- Courage, mon fils ; montrez-vous digne du sang des Neroweg !

Presque aussitôt je vois le comte se dresser sur ses arçons, son épée va frapper mon père, lorsque celui-ci, d'une pistolade tirée à bout portant, casse l'épaule de Neroweg de Plouernel. Il laisse tomber son épée, pousse un grand cri ; son fils Odet dirige sa légère arquebuse sur mon père, qui remettait son pistolet dans ses fontes. J'enlève mon cheval de deux coups d'éperons, il s'élance et, d'un bond, heurte poitrail contre poitrail le courtaud d'Odet de Plouernel, à qui j'assène, à l'instant où il décharge son arquebuse sur mon père, un si furieux coup d'un sabre excellent forgé par moi, que j'ouvre le casque et le crâne du jouvenceau ; il étend les bras et, sanglant, tombe renversé sur la croupe de son cheval ; le mien, les reins brisés par deux balles, soudain s'affaisse et tombe sur moi, pesant de tout son poids sur ma cuisse blessée. La douleur m'empêche de me dégager ; plusieurs combattants me foulent aux pieds ; mon corselet se fend sous les fers des chevaux ; mon morion, faussé, aplati, enserre dans ses parois d'acier mon crâne comme dans un étau ; ma vue se trouble, je me sens défaillir, lorsqu'un spectacle affreux, en me causant une violente émotion, retient, pour ainsi dire, mes esprits prêts à m'abandonner... La mêlée se poursuivait plus loin, laissant derrière elle sur le champ de carnage les morts, les mourants, les blessés parmi lesquels je gisais... Je vois, à quelques pas de moi, mon père, désarçonné par l'arquebusade du jeune Odet de Plouernel, se redresser livide sur son séant et porter ses mains à sa cuirasse, trouée par une balle ; au même instant arrivent à mon oreille ces cris forcenés :

-- Tuez tout !... tuez tout !...

Alors, au milieu des éclats de la foudre, à travers le miroitement des éclairs, apparaît à mes yeux, monté sur un petit cheval noir aux longs crins flottants, fra-Hervé, vêtu de sa robe brune retroussée jusqu'aux genoux et découvrant ses jambes décharnées, nues comme ses pieds chaussés de sandales éperonnées, dont il talonne sa monture ; un bandeau recouvre sa récente blessure et ceint son crâne chauve ; ses yeux caves étincellent d'une furie sauvage, et, armé d'un large coutelas dégouttant de sang, il continue de crier :

-- Tuez tout ! tuez tout !...

Le moine guidait au carnage une bande d'hommes à figures patibulaires, valets coutilliers de l'armée catholique, chargés d'achever les blessés à coups de masses de fer, de haches et de couteaux. Hervé reconnaît son frère Odelin, qui, une main appuyée sur l'endroit de sa blessure et l'autre sur le sol, essayait de se relever ; une expression de haine diabolique éclate sur la figure du cordelier ; il saute à bas de son cheval et pousse un rugissement de triomphe féroce. Mon père se voit perdu ; cependant il tente de fléchir son bourreau et s'écrie suppliant :

-- Hervé ! mon frère ! j'ai une femme, des enfants ; cette nuit, je vous ai sauvé la vie !...

-- Seigneur ! -- s'écrie le prêtre d'une voix pantelante en levant ses yeux flamboyants et son coutelas vers le ciel tonnant, sillonné d'éclairs, -- Dieu vengeur ! reçois en holocauste le sang de ce Caïn !...

Et fra-Hervé se précipite sur son frère, le renverse, s'accroupit sur sa poitrine, le saisit d'une main aux cheveux, et de l'autre brandit son coutelas... Odelin pousse un cri d'horreur, ferme les yeux, tend la gorge... Le fratricide est accompli !... Fra-Hervé se relève couvert du sang de son frère, crosse du pied le cadavre, et s'élance sur son cheval en hurlant :

-- Tuez tout ! Égorgez tout !...

À cet épouvantable spectacle, mes esprits, jusqu'alors tenus en suspens par la terreur même, m'abandonnent, et je perds complètement connaissance.

Lorsque je sortis de mon évanouissement (moi, Antonicq Lebrenn), j'étais couché sur la paille, dans notre armurerie à Saint-Yrieix ; le franc-taupin et le colonel de Plouernel me veillaient. Ils m'apprirent l'issue de la bataille de La Roche-la-Belle, funeste aux royalistes, complètement battus en cette rencontre. Le violent orage de la veille, suivi d'une pluie torrentielle, ne permit pas à l'amiral de Coligny de poursuivre l'armée catholique dans sa retraite ; les protestants, victorieux, rentrèrent le soir à Saint-Yrieix. Le franc-taupin et les Vengeurs d'Israël, ramenés par les mouvements de la bataille vers le lieu où j'étais étendu sans mouvement sous mon cheval, près du cadavre de mon père, égorgé par fra-Hervé, m'avaient reconnu et placé sur l'une des charrettes destinées au transport des munitions de l'artillerie. Le champ de bataille nous restait ; le franc-taupin, aidé de ses compagnons, creusa pieusement une fosse où fut enseveli mon père. J'appris plus tard, par le prince de Gerolstein, le triste sort de ma sœur, et je retrouvai la lettre qu'elle avait écrite à mon père. L'infortunée, se croyant méprisée, abandonnée de nous, était, disait-elle, décidée à mourir, et nous adressait des adieux navrants ; voulant éclairer mon père et ses coreligionnaires sur les ténébreux et sanglants projets de Catherine de Médicis, Anna-Bell rapportait dans sa lettre le secret entretien de la reine et du père Lefèvre au sujet des réformés (entretien surpris par Anna-Bell lors de son séjour au monastère de Saint-Séverin). Après nous avoir ainsi témoigné son attachement jusqu'à la fin, elle obtint de l'un des pages du prince d'endosser les habits et de monter le cheval de l'adolescent tué dans le combat du matin ; elle espérait trouver la mort près de Frantz de Gerolstein : hélas ! son vœu fut exaucé. Elle rejoignit le prince ; celui-ci, aussi surpris qu'alarmé de son dessein, la supplia vainement de se retirer un moment avant le choc des deux corps de cavalerie. Ni Anna-Bell ni Frantz ne furent blessés à cette première rencontre ; mais peu d'instants après, les reîtres traversant une seconde fois la rivière pour poursuivre la cavalerie ennemie, Anna-Bell, frappée d'une balle au cœur pendant ce nouvel engagement, tomba de cheval dans la rivière, où elle se noya, sans que le prince de Gerolstein, entraîné par l'impétuosité du combat, pût revenir sur ses pas et tenter de sauver ma sœur. Enfin, le colonel de Plouernel, instruit par mon récit de la double lutte de son frère le comte de Neroweg et de son fils Odet contre mon père et moi, apprit plus tard que tous deux, succombant aux suites de leurs blessures, le laissaient chef de sa maison et seul héritier de ses immenses domaines.

Les protestants, victorieux à La Roche-la-Belle, éprouvèrent une cruelle défaite au mois de septembre de cette même année 1569. L'armée royale et l'armée protestante se rencontrèrent en Poitou, près de la ville de Montcontour ; Coligny, très-inférieur en nombre, manœuvrant avec sa prudence et son habileté ordinaires, se retrancha derrière la rivière de la Dive, position presque inexpugnable, à l'abri de laquelle il voulait attendre des renforts promis par Montgomery, presque entièrement maître de la Gascogne. Mais, ainsi que cela était déjà tant de fois arrivé, pour le malheur de la cause, l'amiral, malgré la fermeté de son caractère, dut céder à la fougueuse impatience de son armée, en majorité composée de volontaires ; la campagne durait depuis longtemps, chefs et soldats avaient abandonné leurs familles, leurs biens, leurs métiers, leurs champs, leurs maisons, pour la défense de la religion ; ils désiraient vivement revoir leurs foyers ; aussi, espérant par une victoire imposer de nouveau la paix au roi Charles IX et reconquérir le libre exercice de leur culte, ils demandèrent à grands cris le combat ; Coligny se résigna. Le 3 septembre 1569, il livra bataille à une armée presque deux fois supérieure à la sienne ; malgré les prodiges de bravoure des huguenots, et quoique les royalistes eussent essuyé des pertes considérables dans cette journée, ils restèrent victorieux. Mais après Montcontour, comme après Jarnac, Coligny, loin de se laisser abattre par un revers prévu et qu'il avait en vain tenté de conjurer, opéra une retraite si menaçante, que l'armée catholique n'osa le poursuivre ; durant la nuit même qui suivit la défaite, les chefs protestants, réunis à Parthenay, expédièrent des courriers en Écosse, en Allemagne, en Suisse, pour faire appel à leurs coreligionnaires, rassemblèrent les débris de leurs armées, laissèrent de fortes garnisons à Niort, à Saint-Jean-d'Angély, à Saintes, à La Rochelle, passèrent la Charente, allèrent rejoindre en Gascogne Montgomery, maître de cette province, et Coligny recommença la guerre avec succès, choisissant pour base de ses opérations les fleuves du Tarn et de la Garonne. Des bandes de partisans intrépides harcelaient, lassaient les troupes royales ; Charles IX et sa mère avaient cru les huguenots anéantis après les défaites de Jarnac et de Montcontour : ils renaissaient plus ardents, plus dévoués que jamais à la défense de leurs droits. Catherine de Médicis, de plus en plus persuadée que la paix et non la guerre offrait le seul moyen d'en finir avec les huguenots, songea dès lors résolument à l'exécution du projet infernal conçu par François de Guise à l'époque du triumvirat, et confié par elle au père Lefèvre ; elle fit faire à Coligny des ouvertures au sujet d'un nouveau traité de pacification ; cette offre fut écoutée. L'amiral et plusieurs chefs protestants, députés comme plénipotentiaires des huguenots, conférèrent longuement avec les envoyés de Charles IX ; et le 10 août 1570 fut signé, à Saint-Germain, un nouvel édit, le plus large qui eût jusqu'alors été accordé aux protestants. Le voici en substance :

« La mémoire de toutes choses passées de part et d'autre est abolie. -- La liberté de conscience est implicitement accordée dans tout le royaume. -- Personne ne pourra être désormais contraint à rien faire contre sa conscience au sujet de la religion. -- Aucune distinction n'est établie entre les catholiques et les protestants pour leur admission dans les écoles, universités, hôpitaux, maladreries et autres établissements d'instruction ou de charité. -- Nul ne pourra être recherché pour ses actes passés. -- Coligny et les autres chefs protestants sont déclarés bons et fidèles sujets. -- Les protestants sont aptes à posséder toutes charges royales, seigneuriales et municipales. -- Les jugements rendus contre les huguenots seront à jamais effacés des registres judiciaires. -- Enfin, pour garantir l'exécution de cet édit, Charles IX donnait en garde pour deux ans, aux princes de Navarre et de Condé et à vingt chefs protestants, les villes de La Rochelle, Cognac, Montauban et La Charité, places dites de refuge, pour ceux qui n'oseraient encore retourner dans leurs maisons(42). »

Hélas ! ceux-là qui, selon l'édit, n'osaient encore retourner dans leurs maisons, malgré la paix signée, promulguée, jurée, prévoyaient avec raison quelque nouveau piège caché sous cette paix trompeuse. Antonicq Lebrenn ne s'était séparé de MM. de Coligny et de Lanoüe qu'après la fin de la guerre ; il leur avait confié la lettre d'Anna-Bell adressée à Odelin Lebrenn, lettre dans laquelle la fille d'honneur de Catherine de Médicis rapportait l'entretien surpris par elle entre cette reine infâme et le jésuite Lefèvre, leur projet d'endormir les huguenots dans la sécurité d'une pacification mensongère, afin de les surprendre désarmés, confiants, et de les exterminer le même jour, à la même heure, sur tous les points du royaume. Ce projet parut si monstrueux à Coligny, qu'il le considéra comme un rêve de la scélératesse en délire et le crut impraticable, ne fût-ce que par le manque de bourreaux nécessaires à cette immense boucherie.

L'amiral se trompait : les bourreaux ne font jamais faute au parti catholique ; ils se lèvent par milliers à la voix des prêtres de Rome... Lisez la fin de cette légende, fils de Joel, vous assisterez à un forfait jusqu'alors inouï dans l'histoire de l'humanité.

TROISIÈME PARTIE

La ville de La Rochelle et ses franchises communales. -- L'armurerie. -- Marcienne, veuve d'Odelin Lebrenn. -- Thérèse Rennepont. -- Cornélie Mirant, fiancée d'Antonicq. -- Le capitaine Mirant. -- Barbot-le-Chaudronnier. -- Le franc-taupin. -- Soirée de famille. -- La Servitude volontaire d'Estienne de la Boétie. -- Retour de Louis Rennepont. -- Récit d'un témoin oculaire de la Saint-Barthélemy à Paris. -- Jacques Henry, maire de La Rochelle. -- L'Hôtel-de-Ville. -- Aux armes, Rochelois ! -- Le siège. -- Les femmes guerrières. -- François de Lanoüe. -- La chaudière de maître Barbot. -- Mine et contre-mine du franc-taupin. -- L'aqueduc. -- Fra-Hervé. -- Le duc d'Anjou et ses mignons. -- Vingt-cinquième coche du franc-taupin. -- Levée du siège de La Rochelle. -- Les royalistes battus. -- Édit de tolérance de 1575. -- Mort horrible de Charles IX. -- Avènement de Henri III. -- La Ligue. -- Assassinat du duc de Guise. -- Assassinat de Henri III. -- Interrègne. -- Henri IV. -- L'édit de Nantes. -- Fin des guerres religieuses du seizième siècle. -- Assassinat de Henri IV. -- Avènement de Louis XIII. -- Le cardinal de Richelieu.

Avant de continuer le récit de cette légende, terminée par la levée du siège de La Rochelle et la défaite de l'armée royale, jetons un rapide regard sur le passé, fils de Joel ; disons quelques mots de cette vaillante Saintonge, dont La Rochelle est la vaillante capitale ; ce coup d'œil à travers les siècles vous prouvera que, d'âge en âge jusqu'à nos jours, les Rochelois se sont montrés dignes du vieux sang gaulois qui coule dans leurs veines.

Au temps de l'indépendance de la Gaule, fédérée en république, des siècles avant l'invasion romaine, la tribu des SANTONES occupait le territoire aujourd'hui appelé Saintonge, Aunis et Angoumois, provinces dont les capitales sont maintenant Angoulême, Poitiers, Saintes et La Rochelle, fertiles contrées baignées à l'ouest par l'Océan, au sud par la Gironde. Un demi-siècle avant J.-C., la tribu des Santones prit part à la guerre des Gaules contre l'Espagne et à celle du brenn Bellovèse en Italie, où ils fondèrent la ville de Médiolan (Milan). Vint l'invasion romaine. Les Santones, unis aux Bretons de l'Armorique, coururent aux armes contre l'étranger, lutte héroïque où notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak, entouré de ses enfants, hommes et femmes, combattit avec eux jusqu'à la mort contre les soldats de Jules César ; Bretons et Santones, vaincus par le nombre mais non découragés, se soulèvent de nouveau contre l'étranger à la voix patriotique des druides ; ils se joignent aux autres tribus gauloises insurgées et commandées par VERCINGÉTORIGH, le chef des cent vallons. Une fois encore écrasés par le nombre, nos pères succombent devant Alais, et la Gaule est asservie. Sous le règne de l'empereur Auguste, les Santones, impatients du joug étranger, se révoltent de nouveau ; et plus tard, Bagaudes courant la Bagaudie, Vagres courant la Vagrerie, comme nos aïeux Kervan-le-Bagaude et Ronan-le-Vagre, ils font une guerre de partisans aux derniers gouverneurs romains et aux premiers comtes franks ou leudes de Clovis, ce bandit couronné et sacré par l'Église. Mais les Santones n'étaient pas, comme les Gaulois de l'Armorique, défendus par l'Océan, par des montagnes, par des forêts, par des marais impraticables, contre la double invasion des évêques et des Franks ; les bardes, les druides, dont la voix exaltait le patriotisme des peuples, furent massacrés ; de faux prêtres du Christ leur succédèrent, prêchant aux conquis la sainteté de l'esclavage, la soumission, le respect envers leurs conquérants. Ces tribus, jadis si fières, si viriles, s'habituèrent au joug étranger, hébétées par de superstitieuses terreurs. Cependant les Gaulois retrouvèrent d'âge en âge leur antique énergie pour combattre les invasions étrangères, dont les ravages rendaient plus terrible encore le sort des populations asservies. Sous Karl-Martel, dont notre aïeul Amael fut l'un des capitaines, les Santones combattirent Abd-el-Rahman et Abd-el-Kader, lorsque, à la tête de leurs hordes, ces émirs, venus du fond de l'Afrique, mirent à feu et à sang la Touraine, la Saintonge et le Poitou ; plus tard, les Santones ne combattirent pas moins valeureusement les pirates northmans débarqués sur leurs côtes, pirates venus de ces lointaines contrées du Nord où les malheurs des temps jetèrent l'un de nos aïeux. Son fils Gaëlo (compagnon de guerre du vieux Rolf) devait être l'ancêtre d'une lignée de princes régnants souverains, dont le premier, ayant émigré de Norwége en Germanie, où il épousa une femme possédant quelques terres, fut élu chef héréditaire de la tribu de Gerolstein ; son descendant est, en ce siècle-ci, Frantz de Gerolstein, héritier de cette souveraineté grandie avec le temps, mais d'origine élective et plébéienne(43).

À l'époque des croisades, beaucoup de vassaux des seigneurs d'Aquitaine, de Saintonge et du Poitou, dans l'espoir d'échapper aux misères du servage, accompagnèrent en Terre-Sainte Wilhem IX, duc d'Aquitaine, ce forcené ribaud, témoin du sac de Jérusalem, où se trouvait aussi notre aïeul Fergan-le-Carrier, qui, après son combat contre son seigneur, Neroweg VI, sire de Plouernel, le laissa enseveli sous les sables du désert.

Les ducs et seigneurs franks, maîtres par droit de conquête de la Saintonge et de l'Aquitaine, guerroyèrent longtemps la royauté, afin de rester indépendants de la couronne ; durant ces luttes féodales, ils appelèrent souvent les Anglais à leur aide ; ces flottes d'outre-mer débarquaient habituellement à La Rochelle. Ce havre, habité d'abord par des pêcheurs, par des serfs fugitifs et par leurs familles, devint peu à peu un port considérable ; ne dirait-on pas que cette ville, fondée dans une situation presque inexpugnable par des pêcheurs libres comme la mer et par des serfs échappés au joug de l'esclavage, doit à cette double origine la vitalité de ses franchises séculaires, franchises intrépidement défendues d'âge en âge par ses habitants, presque toujours indépendants si l'on compare leur sort à celui des autres villes des Gaules, tour à tour au pouvoir des seigneurs féodaux ou des rois. La Saintonge et La Rochelle repoussèrent opiniâtrement la domination anglaise, dont enfin triompha JEANNE DARC, « victime des gens de cour, des gens de guerre et des gens d'Église, -- » ainsi que disait notre aïeul Mahiet-l'Avocat d'armes, témoin du martyre de l'héroïne plébéienne. Dans toutes les guerres, les femmes de La Rochelle, non moins vaillantes que la bergère de Domrémy, combattirent résolument, à l'exemple des viriles Gauloises des anciens temps, et leur intrépidité est devenue proverbiale en ces temps-ci. Lors de la grande insurrection de la Guyenne, soulevée par les exactions des gabeleurs, les Rochelois se joignirent aux révoltés. La réforme jeta de profondes racines en Saintonge, en Poitou, en Angoumois, où se recrutèrent les grandes armées protestantes ; ces contrées furent le théâtre des principales batailles livrées par l'amiral de Coligny ; enfin La Rochelle devint la plus importante des villes de refuge des huguenots. Après la dernière trêve de 1570, Charles IX voulut visiter cette cité ; mais, selon les antiques franchises dont elle jouit, il fut obligé de demander par un héraut que les portes lui fussent ouvertes. Elles le furent ; et, ainsi que le voulait la coutume, le roi fut arrêté dans sa marche par un cordon de soie tendu de l'une à l'autre muraille de la voûte d'entrée. « Sire, -- lui dit le maire, -- ce cordon est le symbole de la résistance que nous avons juré d'opposer à quiconque voudrait violer nos libertés communales ; ce cordon s'abaissera devant vous, sire, lorsque vous aurez juré sur les saints Évangiles le maintien de nos franchises. » Le maréchal de Montmorency, soldat brutal, contempteur du droit, coupa le lacet d'un revers de son épée ; Charles IX entra dans la ville sans prêter le serment voulu et répondit avec hauteur à l'échevinage assemblé : « -- Soyez-moi sujets fidèles... je vous serai bon roi... »

Les Rochelois n'oublièrent pas cette outrageuse et menaçante atteinte à leurs droits : après le départ de Charles IX, ils refusèrent de recevoir le gouverneur envoyé par lui et d'admettre dans leurs murs une garnison royale. Ils ajoutèrent à la défense de la place de nouvelles fortifications ; et en cette année-ci (1572), ils sont préparés à la guerre, si l'édit de 1570 est parjuré, ainsi que l'ont été les précédents. Les franchises de La Rochelle ressortaient de sa puissante organisation communale, unique en France aujourd'hui. Les habitants investis du droit de cité élisent soixante-quinze pairs et vingt-quatre échevins ; ces quatre-vingt-dix-neuf élus choisissent trois candidats, parmi lesquels le sénéchal de Poitou désigne le maire à la nomination du roi. Cette municipalité est chargée du gouvernement de la ville, de la fixation de l'impôt, de la gestion des deniers publics, de la police, de la défense commune, de l'entretien et de la construction des fortifications, de l'approvisionnement de l'arsenal en armes, en munitions de guerre, de la nomination des chefs de la milice urbaine, enfin de la juridiction de toutes les causes civiles, commerciales ou criminelles, y compris les crimes encourant la peine capitale ; mais les condamnés peuvent en appeler à la juridiction royale ; un tribunal, composé de douze échevins renouvelés chaque année par l'élection, connaît de toutes les causes et les juge ; le maire, revêtu de pouvoirs considérables presque absolus, est inviolable durant sa magistrature, mais s'il a abusé de son autorité jusqu'à méconnaître les délibérations du conseil de ville, il est mis en jugement à l'expiration de son mandat, et condamné comme traître s'il forfait à ce serment juré par lui à la face de Dieu et des hommes :

« -- Je jure de garder les privilèges, franchises, libertés, statuts, ordonnances et droits de la commune, et de les défendre, quoi qu'il advienne ! »

Vous le voyez, fils de Joel, la commune de La Rochelle se gouvernait, s'administrait républicainement par elle-même, de même que les communes du douzième siècle, celle de LAON entre autres, à la défense de laquelle périt notre aïeul Fergan-le-Carrier, dont le fils Colombaïk fut blessé, puis proscrit pour la même cause ; mais depuis cette époque, les libertés communales des cités de la Gaule, violemment usurpées ou traîtreusement étouffées par le despotisme centralisateur de la royauté, ont été peu à peu anéanties ; il fallut aux citoyens de La Rochelle la situation presque inexpugnable de leur ville, leur énergie, leur vaillance, leur généreux esprit d'indépendance, pour conserver ainsi d'âge en âge leurs antiques franchises.

Depuis le nouvel édit de pacification de 1570, de graves événements se sont passés. Catherine de Médicis l'avait dit au père Lefèvre, et ce digne disciple de Loyola devait tressaillir d'aise à ces paroles de la reine : « -- Je couverai l'œuf sanglant pondu par le duc François de Guise lors du pacte infernal du triumvirat : il a projeté le massacre général des huguenots sur tous les points de la France le même jour, à la même heure. Ce projet, je le réaliserai ; mais pour qu'il réussisse, il faut surprendre les huguenots désarmés par leur confiance dans les édits de paix. »

L'Italienne ne faillit pas à cette promesse ; à dater de la paix de 1570, Catherine et son fils Charles IX commencèrent d'ourdir mystérieusement la trame où ils voulaient envelopper tous les protestants, surtout leurs chefs, et principalement Coligny, l'homme de guerre et l'homme d'État du parti ; les princes de Béarn et de Condé, touchant encore à l'adolescence, n'avaient d'important que le nom ; mais ce nom était un drapeau, il fallait l'abattre. La mère de l'un de ces jeunes gens, la courageuse Jeanne d'Albret, reine de Navarre, Coligny, La Rochefoucauld, Lanoüe et le plus grand nombre des chefs protestants, conservant une invincible défiance de Catherine de Médicis, s'étaient, après l'édit de 1570, retirés à La Rochelle, forte ville de refuge, d'où ils pouvaient braver les trahisons de leur mortelle ennemie ; dès lors celle-ci et son fils n'eurent qu'une pensée incessante : attirer les chefs huguenots hors de leur retraite et les exterminer ; l'Italienne était d'autant plus résolue à hâter l'accomplissement de ce forfait inouï qu'elle voyait déjà réalisées envers une autre reine les menaces dont le révérend père Lefèvre avait été l'organe au nom du pape ; ce vicaire de Dieu sur la terre avait, le 15 février 1571, excommunié Élisabeth d'Angleterre pour crime d'hérésie et déclaré le trône vacant et dévolu à la reine catholique Marie Stuart, nièce des ducs de Guise, veuve de François II, princesse aussi fameuse par sa beauté, son esprit, sa grâce, que par sa dépravation et ses ignobles débauches. La révolte soulevée par la cour de Rome avorta ; Marie Stuart mourut sur l'échafaud, ainsi que deux des plus puissants seigneurs d'Angleterre : les ducs de Northumberland et de Westmoreland, chefs du parti catholique ; ils payèrent de leur tête leur adhésion aux complots du papisme. Malgré son insuccès, cette tentative prouvait l'audace de Rome et sa haine implacable contre les princes rebelles à sa catholique omnipotence ; enfin, cette tentative, vaine en Angleterre, dont l'immense majorité appartenait à la religion réformée, pouvait réussir en France, où les catholiques dominaient sous le hardi et ambitieux patronage des Guisards, forts de l'appui du saint-siège et du roi d'Espagne. L'Italienne se mit donc à l'œuvre ; tel était le problème à résoudre : « Attirer hors d'un refuge assuré des gens profondément défiants et sachant, par expérience, leur ennemi capable de tous les crimes. » Afin d'arriver à ce résultat, voici comment procéda Catherine de Médicis ; d'abord elle écrivit à Jeanne d'Albret la lettre la plus tendre, la plus touchante, lui proposant, afin de cimenter la paix et de mettre à jamais terme aux dissensions religieuses, de donner sa fille Marguerite au jeune Henri de Béarn ; cette alliance d'un prince protestant et d'une princesse catholique serait le symbole, le gage de l'union des deux partis et de l'oubli du passé. Jeanne d'Albret, non moins flattée dans son orgueil maternel que dans son espérance de voir la paix pour toujours assurée par ce mariage, accueillit favorablement les propositions de la reine, et demanda le temps de réfléchir à une ouverture si importante. Charles IX, ayant épousé, le 26 novembre, Élisabeth d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien, invita aux fêtes de son mariage ses cousins de Béarn et de Condé, ainsi que Coligny et autres chefs huguenots ; mais craignant de tomber dans un guet-apens, ils déclinèrent l'honneur de l'invitation royale et ne sortirent pas de La Rochelle. L'année suivante, vers le mois de mars 1571, le maréchal de Cossé vient formellement, au nom de Catherine de Médicis, proposer à Jeanne d'Albret pour son fils la main de la princesse Marguerite ; le maréchal faisait surtout valoir cette union comme un gage de réconciliation destiné à consolider la paix entre les protestants et les catholiques. Jeanne d'Albret, malgré les avantages politiques de cette union, ne peut vaincre complètement ses défiances, elle ajourne encore sa réponse ; Catherine de Médicis commençait à désespérer de pouvoir attirer hors de leur refuge ceux qu'elle voulait perdre, lorsqu'un événement inattendu vint en aide à ses desseins. Les Pays-Bas et les Flandres, poussés à bout par les exactions et la férocité de Philippe II, résolus de secouer le joug de l'Espagne et du clergé catholique, députèrent le prince Louis de Nassau à La Rochelle, le chargeant de faire à Coligny les ouvertures suivantes : « -- Si la France appuyait le soulèvement des Pays-Bas en envoyant à leur secours une armée commandée par Coligny, ces provinces se sépareraient de l'Espagne ; les unes formeraient une confédération républicaine et protestante sous le protectorat du prince de Nassau, et les Flandres deviendraient françaises. » Ce plan devait séduire l'amiral à plusieurs titres ; il voyait un glorieux agrandissement de territoire pour son pays et il espérait diminuer pour l'avenir la chance des guerres civiles en ralliant pour l'expédition projetée catholiques et protestants sous le même drapeau ; enfin les Pays-Bas, fédérés en république sous l'autorité d'un prince protestant, seraient, en cas de nouvelles persécutions, une vaste contrée ouverte aux huguenots, où ils trouveraient plus de sûreté que dans les villes de refuge. Il engagea le prince de Nassau à se rendre auprès de Charles IX et de l'assurer que si la France appuyait le mouvement des Pays-Bas, il était, lui, Coligny, prêt à prendre le commandement de l'armée que l'on enverrait à leur secours. Le prince de Nassau arrive à la cour de France ; Charles IX et sa mère tressaillent d'une joie sinistre : ils peuvent enfin amener dans le piège, non-seulement Coligny, mais peu à peu les principaux chefs huguenots. Les communications du prince de Nassau sont, en apparence, très-favorablement écoutées par Catherine de Médicis ; mais elle objecte que la conduite de si graves intérêts exige impérieusement la présence de M. de Coligny à la cour ; la reine charge donc le prince de Nassau de retourner à La Rochelle et de répondre à l'amiral que Charles IX, frappé des immenses avantages que peut offrir à la France la conquête des Flandres, désire conférer promptement avec lui sur cette affaire importante. Coligny avait jusqu'alors obéi à ses défiances personnelles ; il les surmonta lorsqu'il espéra accomplir une entreprise glorieuse pour son pays et profitable à ses coreligionnaires. Il se rendit à la cour ; son départ de La Rochelle fut un deuil public ; les plus noirs pressentiments accablèrent ses amis ; Jeanne d'Albret elle-même, quoiqu'elle n'eût pas rompu les négociations relatives au mariage de son fils, supplia l'amiral de ne pas risquer de se livrer à ses ennemis. Il fut inflexible ; il s'agissait du bien public. Le 18 septembre 1571, Coligny rejoignait la cour à Blois. Le roi accueillit le vieillard avec effusion. « -- Maintenant, mon bon père, -- lui dit Charles IX en l'embrassant, -- nous vous tenons... vous ne nous échapperez plus(44). »

Ces paroles à double sens prononcées par un jeune homme de vingt et un ans à peine devaient éveiller de terribles soupçons dans l'esprit de l'amiral ou l'aveugler complètement ; elles l'aveuglèrent. Cette loyale et grande âme ne pouvait supposer tant d'audace, et surtout tant de compromettante audace dans la trahison. Charles IX et sa mère s'entretinrent longuement avec Coligny de ses projets sur les Flandres ; afin d'augmenter sa confiance et celle des protestants (car l'on ne tenait encore que l'amiral), le roi lui rendit sa place aux Conseils de l'État, et vers cette époque, des catholiques trop impatients ayant massacré des huguenots à Rouen et à Orange, Catherine de Médicis fit rigoureusement sévir contre les coupables, prévenant ainsi les récriminations de Coligny. Celui-ci, de plus en plus rassuré, fit partager sa confiance croissante à Jeanne d'Albret en lui écrivant souvent ; il voyait, comme elle, dans l'union d'Henri de Béarn et de la sœur du roi, un gage certain de l'affermissement de la paix. Il engagea la reine de Navarre à se rendre à la cour afin de conclure ce mariage si désirable ; elle n'hésita plus, et pleine de foi dans la sagesse et l'expérience de l'amiral, elle quitta La Rochelle, y laissant cependant son fils auprès de son cousin, le jeune prince de Condé : elle éprouvait encore un reste de vague défiance. Le 4 mars 1572, Jeanne d'Albret arrive à Paris ; Charles IX l'accueille non moins tendrement que Coligny, et l'appelle :

« -- Sa grand'tante, son tout, sa mieux aimée ! »

Puis le soir il dit en riant à Catherine de Médicis :

« -- N'ai-je pas bien joué mon rôlet, ma mère ? Laissez-moi faire, je vous les amènerai tous au filet !(45) »

Des conférences s'ouvrent au sujet de l'union projetée ; Jeanne d'Albret s'attendait à de graves objections sur ceci : -- que ni elle ni son fils ne voulant entendre parler de messe, ils exigeaient que le mariage eût lieu selon le rite protestant et fût béni par un pasteur.

« -- Qu'à cela ne tienne, ma chère grand'tante, -- répond Charles IX à Jeanne d'Albret, -- nous obtiendrons de Rome des dispenses ; et si M. le pape faisait trop la bête et refusait ces dispenses à ma sœur, je prendrais moi-même Margot par la main et j'irais la marier en plein prêche(46). »

Ces mots effacent tout soupçon de l'esprit de Jeanne d'Albret ; les conditions du mariage arrêtées, elle se décide à mander son fils à Paris ; son cousin Condé ne pouvait manquer de l'accompagner. L'Italienne tenait donc déjà dans la nasse homicide Coligny, Jeanne d'Albret, son fils et le prince de Condé. C'était beaucoup, ce n'était pas tout : il fallait encore attirer à Paris les principaux chefs protestants ; les fêtes du mariage conciliateur devaient être une amorce certaine. L'amiral cependant commençait de s'étonner des atermoiements continuels que lui opposait Charles IX au sujet de l'envoi convenu d'une armée dans les Pays-Bas afin d'y faire éclater et de soutenir la révolte de ces provinces contre l'Espagne ; mais selon Catherine et son fils, ces événements devant amener une rupture ouverte avec Philippe II, il fallait ne pas être pris au dépourvu par cette guerre et s'y préparer. Néanmoins, afin de ne point éveiller les défiances de Coligny, il fut convenu que M. de Lanoüe passerait dans les Pays-Bas à la tête de quelques troupes réunies à petit bruit sur la frontière, et tenterait un coup de main sur Mons ; en cas de réussite et si les Pays-Bas se soulevaient à cette agression, Coligny marcherait à la tête de l'armée, sinon l'on attendrait une occasion plus opportune. La mort subite de Jeanne d'Albret, le 9 juin 1572, attribuée au poison par les uns, à une pleurésie par les autres, parut d'un sinistre augure ; cependant Henri de Béarn ne quitta pas Paris, ne renonça pas à son mariage avec la princesse Marguerite, fixé d'abord au 15 août. La mort de Jeanne d'Albret, que l'on crût ou non à son empoisonnement, augmenta les défiances du parti protestant, et surtout des réfugiés de La Rochelle, lorsqu'ils apprirent qu'à la suite de son attaque infructueuse sur Mons, François de Lanoüe était resté prisonnier sans que les Flandres se fussent soulevées. Ceci se passait à la fin du mois de juillet. Les Rochelois, de plus en plus inquiets du sort de l'amiral et des chefs des réformés, attirés presque tous à Paris par la célébration du mariage d'Henri de Béarn, députèrent à Coligny un envoyé, afin de s'enquérir des faits. L'avocat Louis Rennepont, mari de Thérèse, l'une des filles d'Odelin Lebrenn, se chargea de cette mission, il partit pour Paris dans les premiers jours d'août.

Vers la fin du mois d'août 1572, la famille Lebrenn était réunie, à la tombée du jour, dans la grande salle formant le magasin d'armurerie d'Antonicq Lebrenn ; il continuait à La Rochelle le métier de son père. Ce magasin ressemblait à un arsenal : l'on voyait, rangées sur des râteliers fixés aux murailles, une grande quantité d'armes de toute espèce : ici des épées, des dagues, des sabres, des coutelas, des piques, des hallebardes, des masses et des haches de combat ; ailleurs, des pistolets, des arquebuses longues et courtes, des pistolets et quelques armes à feu d'une nouvelle espèce, très-légères et très-maniables, nommées mousquets, dues à l'invention du célèbre Gaspard de Milan, petit-fils de l'armurier chez qui Odelin, encore adolescent, avait autrefois accompagné maître Raimbaud lors de son voyage d'Italie ; l'on voyait encore dans l'armurerie d'Odelin Lebrenn des casques, des morions, des salades, des cuirasses, des corselets, des brigandines, des brassards, des targes et boucliers, les uns en fer, les autres en bois recouvert de lames d'acier. L'atelier, ses forges, ses enclumes, étaient situés derrière le magasin où, vers la fin du jour, se trouvait rassemblée la famille Lebrenn, au nombre de six personnes : Marcienne, veuve d'Odelin ; Antonicq, son fils ; Thérèse, sa sœur, mariée depuis trois ans à Louis Rennepont, neveu de frère Saint-Ernest-Martyr ; Joséphin, le franc-taupin ; le capitaine Mirant, frère de Marcienne ; et sa fille Cornélie, fiancée d'Antonicq. Enfin, Jean Barbot, chaudronnier, veuf de Jacqueline Barbot, marraine d'Anna-Bell, morte deux ans auparavant, assistait à cette réunion, ainsi que les deux artisans de l'armurerie, Bois-Guillaume et Roland, et un apprenti de quinze ans, surnommé par eux Serpentin.

Ces différents personnages, quoique l'heure du repos eût sonné, ne demeuraient pas inactifs : Marcienne, veuve d'Odelin Lebrenn, filait au rouet. Vêtue de noir, elle voulait conserver son deuil toute sa vie, en mémoire des morts tragiques de son mari et de sa fille Anna-Bell ; les traits de la veuve fortement accentués, sa physionomie à la fois grave, ferme et douce, offraient le type primitif des femmes santones, qui, selon les historiens, s'est conservé pur d'âge en âge et presque sans alliance de sang étranger depuis les temps antiques de la Gaule. Thérèse, fille aînée de Marcienne, s'occupait d'un travail de couture, et, de temps à autre, jetait un regard de sollicitude maternelle sur son enfant, endormi dans un berceau que parfois elle balançait du bout du pied ; Thérèse attendait avec une anxiété chaque jour croissante le retour de son mari Louis Rennepont, parti depuis longtemps pour Paris, où il avait été député auprès de l'amiral de Coligny par les Rochelois. Thérèse est coiffée, selon la mode invariable et séculaire du pays, d'une haute coiffe blanche montée sur un fond piqué ; sa robe, d'étamine grise, est coupée par une pièce d'estomac à carreaux rouges cachant à demi sa guimpe blanche et empesée ; à la ceinture de son tablier pendent deux longues chaînes d'argent à l'extrémité desquelles sont attachés son couteau, ses ciseaux, une pelote, un étui, des clefs et autres ustensiles dont une bonne ménagère est inséparable. Non loin de Thérèse Rennepont et derrière elle, Cornélie Mirant, sa cousine, fiancée d'Antonicq, repasse, debout près d'une table, le linge de la maison ; la figure de Cornélie réunit aussi dans toute leur pureté primitive les traits d'une Santone gauloise des temps héroïques : opulente chevelure châtain-clair à reflets cuivrés, lissée en bandeaux et tordue en un épais chignon ; teint blanc et frais ; petit front ; sourcils peu prononcés, d'une nuance moins foncée que celle des cheveux et se dessinant presque droits au-dessus de ses grands yeux, d'un brun orangé, au regard vif et résolu ; son nez, droit, continuait presque la ligne du front, ainsi que cela se remarque dans les fières statues antiques ; ses lèvres charnues, d'un pourpre humide, son menton fermement accusé, donnaient à son visage un caractère de grandeur remarquable ; sa taille élevée, son cou nerveux, ses larges épaules, ses bras blancs et forts, les sobres contours de son sein, rappelaient les nobles proportions de la Minerve grecque. À cette mâle apparence se joignait chez Cornélie l'enjouement, le charme doux et timide de la jeune fille. Vêtue à la Rocheloise, comme sa cousine Thérèse, elle avait, afin d'être plus à l'aise, relevé à demi les manches de sa robe, et les muscles vigoureux de ses bras, d'une blancheur de marbre, se renflaient à chaque pression du fer chaud sur le linge qu'elle repassait ; mais de temps à autre ce fer restait un moment inactif, Cornélie redressait la tête afin de prêter une oreille plus attentive à la lecture qu'Antonicq faisait à la famille réunie et le contemplait, non pas avec une tendresse furtive, mais en cherchant au contraire son regard avec l'assurance sereine d'une fiancée. Le père de Cornélie, le capitaine Mirant, l'un des plus habiles et intrépides marins de La Rochelle, homme encore dans la vigueur de l'âge, s'occupait de crayonner le plan de quelques ouvrages de défense qu'il jugeait nécessaires à la sûreté du port. Près du capitaine était assis son compère, Jean Barbot le chaudronnier de l'île de Ré ; sa femme, marraine d'Anna-Bell, après avoir longtemps pleuré l'enlèvement de sa filleule, se le reprochant comme un impardonnable oubli de surveillance, était morte de chagrin. Jean Barbot, afin de ne pas rester oisif, fourbissait un corselet d'acier avec autant de soin qu'il eût fourbi l'un de ces beaux bassins de cuivre à ornements artistement repoussés, ou l'un de ces plats de fer étamés qui, exposés dans sa chaudronnerie, brillaient d'un éclat pareil à celui de l'or et de l'argent. Barbot, homme d'un rare courage, et surtout d'un calme incroyable dans le péril, avait pris part aux dernières guerres religieuses ; entre autres cicatrices, il portait celle d'un coup de sabre si furieusement asséné, qu'abattant l'oreille gauche du chaudronnier, labourant sa joue, il lui avait en outre coupé l'extrémité du nez ; malgré cette mutilation, les traits de maître Barbot conservaient une expression d'inaltérable bonne humeur. Le franc-taupin polissait un canon d'arquebuse sorti terne et fruste de la forge. L'ancien chef des Vengeurs d'Israël, cet homme d'une implacable férocité envers les papistes, et qui toujours portait suspendu à une ficelle nouée à la boutonnière de son pourpoint ce morceau de bois où il nombrait par des coches les prêtres catholiques tués par lui en horribles représailles de la mort de sa sœur et des tortures d'Hêna (ces entailles atteignaient alors le chiffre de vingt-quatre), ce vengeur implacable, assis de l'autre côté du berceau du fils de Thérèse Rennepont, partageait avec elle le soin d'imprimer à la bercelonnette un léger balancement ; et lorsque parfois l'enfant s'éveillait, le franc-taupin, laissant sur ses genoux le canon d'arquebuse, souriait à l'enfant... comme pouvait sourire le franc-taupin... Il vivait d'une petite pension que la municipalité de La Rochelle lui accordait en récompense des longs services rendus par lui en qualité de sergent des archers de la cité. Il reportait sur Antonicq, sur sa sœur, sur leur mère, le tendre et inaltérable attachement dont il avait donné tant de preuves à Christian Lebrenn, à sa femme Brigitte, à sa fille et à Odelin. Enfin les deux ouvriers de l'armurerie, Bois-Guillaume et Roland, ainsi que l'apprenti Serpentin, s'occupaient de menus travaux de leur métier, plutôt par délassement que par labeur, en écoutant la lecture qu'Antonicq faisait à haute voix. Il lisait le CONTRE-UN, ouvrage écrit par Estienne de la Boétie(47), mort en l'année 1563. Jamais la raison, la dignité humaine, la conscience du droit, le saint amour de la liberté, la généreuse horreur de la tyrannie, n'ont parlé un langage plus éloquent, plus chaleureux, que dans ce livre immortel ! C'est un cri d'exécration et d'anathème contre l'oppression ; ce cri vengeur, sorti de l'âme indignée d'un grand citoyen, fait vibrer tous les nobles cœurs ! Ces pages, où chaque mot respire une conviction ardente, ont redoublé la foi des honnêtes gens qui, poussés à bout par les crimes affreux dont la royauté, complice ou instrument de l'Église de Rome, s'est encore souillée en ce siècle-ci, songent fermement, ainsi que plusieurs provinces des Pays-Bas, à suivre l'exemple des cantons suisses, fédérés en république. Le livre d'Estienne de la Boétie, en appelant tous les opprimés à la résistance CONTRE UN qui les opprime, leur expose avec une âpre et impitoyable logique les causes abjectes de leur servitude volontaire, second titre de ce livre admirable ! (Moi, Antonicq Lebrenn, qui écris ceci, je crains que cette œuvre patriotique, proscrite sur tous les points de la France, ne puisse traverser les âges ; je veux donc, fils de Joel, vous faire connaître quelques passages de cet écrit ; ils seront peut-être d'un profitable enseignement pour notre descendance, si le sort la destine à gémir longtemps encore sous le joug de la tyrannie d'un seul... et peut-être nos fils, enflammés par ces brûlantes paroles, secoueront-ils leur servitude volontaire !)

Antonicq Lebrenn poursuivait donc ainsi la lecture du CONTRE-UN, au milieu du profond silence de la famille réunie :

« ... Il y a trois sortes de tyrans, je parle des méchants princes : les uns ont le royaume par l'élection du peuple ; les autres, par la force des armes ; les autres, par la succession de leur race. Ceux qui l'ont acquis par le droit de la guerre se comportent comme en terre de conquête ; ceux qui naissent rois ne sont communément guère meilleurs ; nourris dans le sang de la tyrannie, ils tirent avec le lait la nature du tyran, et regardent leurs peuples comme des serfs héréditaires. Celui à qui le peuple a donné l'État devrait être (ce semble) plus supportable et le serait, comme je crois, si, se voyant dès lors élevé par-dessus les autres et flatté par je ne sais quoi que l'on appelle la grandeur, il ne prenait communément le parti de conserver la puissance que le peuple lui a baillée et de la transmettre à ses enfants.

» Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu'il y a entre ces différents tyrans quelque différence ; mais de choix, je n'en vois point, la façon de régner étant quasi-semblable. -- Les élus gouvernant comme s'ils avaient des taureaux à dompter ; -- les conquérants regardant leur peuple comme leur proie ; -- les rois héréditaires voyant dans leurs sujets des esclaves naturels. » (Pages 86-87.)

« Pour parler à bon escient, c'est un extrême malheur d'être sujet à un maître duquel l'on ne peut être jamais assuré qu'il soit bon, puisqu'il est toujours en sa puissance d'être mauvais quand il voudra... Je ne veux pas, à cette heure, débattre cette question, à savoir : -- si les républiques sont meilleures que la monarchie ? -- à quoi si je voulais venir, encore voudrais-je savoir quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques ? et si elle y en doit avoir aucun, pour ce qu'il est malaisé de croire qu'il y ait rien de public en ce gouvernement où tout est à un ?

» Je voudrais comprendre comment il se peut faire que tant d'hommes, tant de villes, tant de nations, endurent quelquefois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'on lui donne ? qui n'a pouvoir de leur nuire que parce que l'on a de l'endurer ? Quoi ! un million d'hommes, misérablement asservis, ayant le cou sous le joug, non contraints par la force, mais enchantés, charmés par ce mot UN, duquel ils ne doivent craindre ni la puissance, puisqu'il est seul, ni aimer les qualités, puisqu'il est, à leur endroit, inhumain et sauvage ; mais la faiblesse d'entre nous, hommes, est telle ! » (Pages 62-64.)

« ... Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s'appelle ? quel malheur est celui-là ? ou quel vice ? Ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini, non pas obéir, mais servir ! non pas être gouvernés, mais tyrannisés ! n'ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! Souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare, contre lequel il faudrait répandre son sang et risquer sa vie ; mais souffrir cela d'un seul ! Non pas d'un Hercule ou d'un Samson ; mais d'un seul hommeau, et le plus souvent du plus lâche, du plus efféminé de la nation ! non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand-peine au sable des tournois ! Appelons-nous cela lâcheté ? Dirons-nous que ceux-là qui restent asservis sont couards ? Que deux, que trois, que quatre, ne se défendent d'un, cela est étrange, mais toutefois possible ; et l'on pourra dire alors à bon droit que c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille, endurent tout d'un seul, dira-t-on qu'ils ne veulent point, qu'ils n'osent pas se prendre à lui, et que c'est, non couardise, mais plutôt mépris et dédain ? Alors, quel monstre de vice est ceci, qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve de nom assez vilain, que nature désavoue avoir fait, et la langue refuse de le nommer ? » (Pages 1 et 2.)

Cette éloquente malédiction contre l'aveuglement des peuples asservis arrache un cri d'admiration à tous les membres de la famille Lebrenn, et Antonicq interrompt pendant un moment sa lecture.

-- Ah ! le livre a raison ! -- dit d'une voix grave la veuve d'Odelin. -- Quel monstre de vice est donc celui-là, qui courbe des milliers d'hommes sous le joug d'un seul ? Ce n'est pas lâcheté ? Les plus lâches, se voyant mille contre un, ne craindraient pas de l'assaillir... le livre a raison... quel est donc ce vice sans nom ?

-- Sœur, -- reprend le capitaine Mirant, -- quand je navigue en haute mer avec mon brigantin, je suis un contre tous mes mariniers ; cependant, dociles et respectueux, ils obéissent à tous mes ordres. Pourquoi cela ? Parce qu'ils ont foi à mon expérience ; parce qu'ils savent que seul je puis diriger la route du navire par l'observation des astres, le guider à travers les écueils, commander la manœuvre pendant la tempête ; leur servitude volontaire à mon égard les honore et m'honore. Mais que des peuples subissent volontairement la tyrannie d'un seul homme qu'ils méprisent, qu'ils abhorrent et qui les écrase... voilà ce qui est la honte de l'humanité ! Aussi, je dis comme toi, sœur, et comme le livre... quel monstre de vice sans nom est donc celui-là ?

-- Mon oncle, -- reprend Antonicq, -- écoutez encore ces admirables pages sur la condition servile que le peuple s'impose pour ainsi dire à lui-même :

« C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix d'être sujet ou d'être libre, quitte sa franchise pour le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. S'il devait coûter quelque chose de recouvrer sa liberté, je ne l'en presserais point, quoique ce soit ce que l'homme doive avoir de plus cher, que de reprendre ses droits naturels et, à bien dire, de bête redevenir homme.

» Mais non, je ne demande pas au peuple une si grande hardiesse... Quoi ! si pour avoir la liberté, il ne lui faut que la désirer ? s'il n'a besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l'estime trop chère, la pouvant gagner d'un seul souhait ? Et qui hésiterait à recouvrer un bien que l'on devrait racheter au prix de son sang, lequel bien perdu, tous les gens d'honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ?

»... Mais non ! plus les tyrans pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent, plus ils détruisent ; plus on leur baille, plus on les sert, et d'autant plus ils se fortifient...

» Cependant, si on ne leur donnait rien, si on ne leur obéissait point, et cela sans combattre, sans frapper, ils demeureraient nus, défaits, ne seraient plus rien ; de même que la racine, n'ayant plus d'humeur et aliment, devient une branche sèche et morte. » (Pages 3 à 5.)

-- Voyre ! -- reprit le franc-taupin, -- le livre a raison, toujours raison !... Il est des hommes ânes et des hommes lions. Dit-on à l'âne : « Rugis, bondis, mords, déchire ton ennemi ? » Point ; on lui dit : « ne tu es, âne tu seras, reste âne !... L'on n'attend pas même de toi que tu t'élèves à l'héroïsme césarien de la ruade ! non, bête pacifique ! seulement demeure coi, immobile, têtu, et ne va point au moulin !... » Et de vrai, mes amis, que pourraient faire les meuniers et leurs garçons si, malgré leurs gourdins, des millions d'ânes, se donnant le mot, refusaient net de marcher ? On les rouerait de coups ? voyre ! leur épargne-t-on les coups lorsqu'ils marchent ? Battu pour battu, autant rester coi et ruiner le meunier... Oui, -- ajoute le franc-taupin, dont les traits s'assombrissent, -- mais comment ce malheureux peuple pourrait-il seulement concevoir la pensée de cette résistance inerte ? Est-ce que les moines ne lui moinaudent pas depuis le berceau jusqu'à la tombe : « -- Va, bête de somme, lèche les mains qui te fouaillent... bénis le fardeau qui t'écrase et met ton échine à vif... ton salut est au prix de tes tourments... À nous ton large dos ; nous t'enfourchons pour te conduire au paradis ! » -- Enfin, -- ajoute le franc-taupin, -- veut-on arracher ces malheureux hébétés aux griffes de la moinauderie ? Vite et tôt ! prison, coutelas, bûcher, torture !... Et ma sœur Brigitte est morte en prison ! et sa fille a été brûlée vive ! et Christian est mort de chagrin ! et Odelin, son fils, a été égorgé par son frère... Hervé le cordelier !...

Ces paroles, qui rappelaient tant de pertes douloureuses à la famille Lebrenn, furent suivies d'un morne silence ; des larmes coulent sur les joues de Marcienne, veuve d'Odelin, le mouvement de son rouet s'arrête, elle incline sa tête sur sa poitrine et dit :

-- Mon deuil sera comme ma douleur... éternel !... Ah ! mes enfants, deux places resteront toujours vides à notre foyer... celle de votre père, celle de votre sœur... Hélas ! elle a pu douter de notre indulgence... de notre tendresse !...

-- Malheur à nous ! -- dit Barbot-le-Chaudronnier en soupirant. -- Ma pauvre femme n'a pu résister au chagrin ; elle s'est jusqu'à la mort reproché l'enlèvement de sa filleule !...

-- Ah ! ma mère, -- reprend Thérèse Rennepont en essuyant ses larmes, -- chaque jour, Antonicq et moi, nous regrettons cruellement l'absence de notre sœur parmi nous... avec quelle sollicitude nous aurions tâché de guérir son pauvre cœur blessé, de la rassurer sur elle-même, de lui prouver par notre affection qu'elle ne l'avait jamais déméritée... Non, car ainsi que le disait mon pauvre père, elle n'était ni coupable, ni complice du passé... elle en était victime !

-- Et les victimes... on les plaint, on les pleure !... -- dit Cornélie, les yeux humides. Puis un éclair y brille ; elle ajoute d'une voix mâle et contenue : -- On les pleure... mais, Dieu juste ! on les venge !...

-- Ô Catherine de Médicis ! reine infâme ! mère de fils infâmes ! sonnera-t-elle enfin l'heure de la vengeance ? -- s'écrie le capitaine Mirant. -- Quoi, les plus pervers frémissent des crimes de ces monstres couronnés ! on les subit ! et il suffirait d'un souffle pour les renverser !... Ah ! répétons-le, comme le livre de la Boétie : par quel vice sans nom des millions d'hommes souffrent-ils donc volontairement un pouvoir abhorré ?

-- Du moins, mon compère, -- dit Barbot-le-Chaudronnier, -- nous autres huguenots, nous avons montré les dents aux monstres... Mais, en homme du métier, j'avoue nos torts... nous aurions dû mettre une bonne fois à la fonte ce vieux chaudron royal où, depuis des mille et des cents ans, les rois font bouillir Jacques Bonhomme et l'accommodent à toute sauce pour s'en repaître... Le chaudron fondu, c'était fait de cette cuisine du diable !

-- Oui, compère, -- répond le capitaine Mirant, -- telle a été notre faiblesse, à nous autres, les plus hardis pourtant ! à nous autres, tant de fois abusés, trahis par des édits menteurs ! Fasse Dieu que le dernier édit n'ait pas le sort des premiers, et que Louis Rennepont, à son prochain retour de Paris, ne justifie pas nos craintes !...

-- Mon frère, -- dit Marcienne, -- je sais combien il faut se défier des promesses, des serments de Charles IX et de sa mère... Hélas ! je ne peux oublier les révélations contenues dans la lettre écrite à son père par ma pauvre fille avant de courir volontairement à la mort, lors de la bataille de La Roche-la-Belle !... Catherine de Médicis et ses fils sont capables d'avoir un jour rêvé le massacre dont cette reine sanguinaire avait confié le plan au jésuite son complice ; mais rappelons-nous aussi que M. l'amiral de Coligny, si prudent, si sage, si expérimenté, enfin mieux à même que personne de juger des choses, puisqu'il voit de près la cour, est plein de confiance dans la durée de la paix. N'a-t-il pas donné un gage certain de sa sécurité en engageant les protestants à rendre au roi, avant le terme fixé par l'édit, les villes de refuge dont ils étaient maîtres ?

-- Sœur... sœur ! -- répond le capitaine Mirant, -- je me féliciterai toujours d'avoir été, dans le conseil des échevins, l'un des plus opposés à la reddition de La Rochelle ! Grâce à Dieu, cette place forte nous est restée ; nous y sommes du moins en sûreté... Je crains que la loyauté de l'amiral ne soit dupe des noires trahisons de l'Italienne !

-- Ah ! j'attends avec une double impatience le retour de mon mari ! -- dit Thérèse Rennepont en soupirant. -- Il aura vu M. de Coligny, il lui aura exprimé les défiances, les craintes des Rochelois, et nous saurons du moins avec certitude si nous devons craindre ou nous rassurer !

-- Est-ce donc vivre que cela ? -- s'écrie le capitaine Mirant. -- Quoi ! nous, gens de bien, toujours en alarmes comme des criminels ! toujours la défiance au cœur ! toujours l'oreille au guet, la main sur l'épée ! D'où naissent ces inquiétudes mortelles ? De ce que, malgré nos vieilles franchises municipales, malgré les remparts de notre ville, nous sommes, après tout, sujets du roi au lieu de nous appartenir à nous-mêmes, ainsi que les cantons suisses, librement fédérés en république ! Ô liberté ! liberté ! verrons-nous jamais ton règne parmi nous ?

-- Oui, -- reprend Antonicq, -- oui, nous le verrions, ce beau règne, si ces admirables sentiments de la Boétie pénétraient toutes les âmes... Écoutez encore, écoutez :

« Ah ! liberté ! bien si grand, si plaisant, que, elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens mêmes qui demeurent après elle perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude ! La seule liberté, les hommes ne la désirent point, non pour autre raison (ce semble) que s'ils la désiraient, ils l'auraient ! On dirait qu'ils refusent cette belle conquête seulement parce qu'elle est trop aisée ! Les bêtes (ce m'aid'Dieu), si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! Plusieurs d'entre elles meurent sitôt qu'elles sont prises ; le poisson perd la vie aussitôt que l'eau ; celles-là meurent pour ne point survivre à leur naturelle franchise ! Si les animaux avaient entre eux des rangs, ils feraient de liberté... noblesse ! Des plus grands jusqu'aux plus petits, lorsqu'on les prend, ils font si grande résistance des ongles, des cornes, du pied, du bec, qu'ils déclarent assez combien ils tiennent cher ce qu'ils perdent. Sont-ils pris, ils nous donnent tant de signes apparents de la connaissance de leur malheur, que s'ils continuent leur vie, c'est plus pour plaindre leur liberté perdue, que pour se plaire en servitude !

» Pauvres gens misérables ! peuples insensés ! nations opiniâtres en votre mal ! aveugles en votre bien ! vous vous laissez emporter devant vous, ravir le plus beau, le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons, les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous pouvez dire que rien n'est à vous. En serait-il de la sorte, si vous n'étiez receleurs du larron qui vous pille ? complices du meurtrier qui vous tue ? traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos fruits afin qu'il en fasse le dégât ! vous meublez vos maisons pour fournir à ses voleries ! vous nourrissez vos filles afin qu'il ait de quoi soûler sa luxure ! vous nourrissez vos enfants afin qu'en ses guerres il les mène à la boucherie, qu'il les fasse les ministres de ses convoitises, les exécuteurs de ses vengeances ! Vous épuisez à la peine vos personnes afin qu'il se puisse mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs !

» Mais, certes, les médecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables ; je ne fais pas sagement de vouloir en ceci conseiller le peuple ; il a perdu dès longtemps toute connaissance, il ne sent plus son mal, sa maladie est mortelle ! » (Pages 8-9-10.)

-- Ces reproches sont sévères et, ce me semble, immérités, -- dit la veuve d'Odelin. -- Estienne de la Boétie, mort, il y a dix ans à peine, n'a-t-il pas vu trois fois les protestants courir aux armes pour défendre leur foi ?

-- Sœur, -- reprend le capitaine Mirant, -- le peuple entier a-t-il couru aux armes ? Hélas ! non ; la majorité, la masse, aveugle, ignorante et misérable, dominée par les moines, ne s'est-elle pas toujours, à leur voix, ruée sur les hérétiques avec une rage fanatique ? Et parmi nous-mêmes, n'est-ce pas seulement le petit nombre qui pense, ainsi que le pensait si sagement Christian l'imprimeur, père de ton mari, que la liberté de conscience dépendant du bon vouloir des rois, complices éternels de l'Église, l'on ne conquerra jamais d'une manière durable ni cette liberté, ni les autres, tant qu'existera la royauté ?... La majorité des protestants, l'amiral de Coligny, ne témoignent-ils pas de leur respect, de leur dévouement, sinon pour les rois, du moins pour la monarchie ? Ne la mettent-ils pas en dehors et au-dessus des guerres religieuses ?... Sœur, le livre dit vrai : la masse du peuple, avilie, hébétée, dégradée par une ignorance, un servage et une misère séculaires, ne sent pas le mal de la servitude ! S'ensuit-il que cette maladie soit incurable, mortelle ? Non ! non ! en cela, j'espère mieux de l'humanité que la Boétie... L'histoire, d'accord avec les chroniques de la famille de ton mari, prouve qu'un lent et mystérieux progrès s'accomplit à travers les âges ; les serfs ont remplacé les esclaves ; les vassaux ont remplacé les serfs... et un jour, le vasselage disparaîtra comme ont disparu esclavage et servage !... Enfin, les guerres religieuses de notre siècle sont un pas de plus vers l'affranchissement... la révolte contre le trône suivra de près la révolte contre l'Église... Mais, hélas ! que d'années encore avant l'aurore de ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande... ainsi que dit votre légende !

-- Ah ! -- dit Antonicq, -- le génie de la tyrannie est si fécond en infernales ressources pour assurer son empire ! Tenez, mon oncle, vous avez été, comme moi, frappé du nombre infini de fêtes publiques, de tournois, de carrousels, de processions, dont quelques voyageurs nous faisaient le récit, à leur retour de Paris ?

-- Oui... et nous écoutions ces récits comme ceux d'un voyage au pays des fées, -- répond Cornélie. -- Nous nous demandions comment le peuple pouvait se montrer si joyeux à Paris, courir à ces fêtes données sur ces places encore rougies du sang des martyrs, encore chaudes de la cendre des bûchers !

-- Cornélie, -- dit Antonicq, fier et ému des nobles paroles de sa fiancée, -- les tyrans règnent moins peut-être par la force qui épouvante que par la corruption qui déprave... Témoin ces profondes et effrayantes paroles de la Boétie :

« ... La ruse des tyrans pour abêtir leurs sujets ne se peut connaître plus clairement que par ce que Cyrus fit aux Lydiens, après qu'il se fut emparé de Sardes, la maîtresse ville de Lydie, et qu'il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi, et l'eut emmené captif. On apprit à Cyrus que les Sardins s'étaient révoltés, il les eut bientôt réduits sous sa main ; mais ne voulant pas mettre à sac une tant belle ville, ni être toujours en peine d'y tenir une armée pour la garder, il s'avisa d'un grand expédient pour s'en assurer. Il y établit des maisons de débauche, des tavernes et jeux publics, et fit publier un édit qui ordonnait aux habitants de fréquenter ces mauvais lieux ; il se trouva si bien de cette garnison, qu'il ne lui fallut jamais depuis tirer l'épée contre les Lydiens. » (Page 110.)

« Aussi, ne pensez pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la friandise, s'accroche plus vite à l'hameçon que tous les peuples ne s'allèchent vitement à la servitude pour la moindre plume qu'on leur passe (comme on dit) dans la bouche. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres drogueries, étaient, aux peuples anciens, l'appât de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie.

» Ces allèchements tenaient les sujets sous le joug. Ainsi les peuples assotis, trouvant beaux ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui leur passait devant les yeux, s'accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal que les petits enfants, qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire.

» Les Romains tyrans s'avisèrent encore de festoyer souvent la populace, qui se laisse aller, plus qu'à toute chose, au plaisir de la bouche. Le plus entendu de tous n'eût pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon ! Les tyrans faisaient largesse du quart de blé, du sextier de vin, du sesterce ; et lors, c'était pitié d'ouïr crier : Vive le roi ! Ces lourdauds n'avisaient pas qu'ils ne faisaient que recouvrer une partie du leur ; et que cela même qu'ils recouvraient, le tyran ne leur eût pu donner, si auparavant il ne leur avait point ôté à eux-mêmes. » (Pages 112-113-114.)

-- « Le plus entendu de tous n'eût pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la république ! » -- répéta le capitaine Mirant. -- Le trait est sanglant et navrant de vérité ! Les hommes deviennent brutes s'ils sacrifient tout à leurs appétits grossiers ! Mais exécration aux tyrans ! ils excitent ces appétits, afin de dominer le cœur par le ventre, l'esprit par les yeux, en attirant le peuple à ces fêtes, à ces carrousels, amusements honteux de sa servitude, payés du fruit de ses labeurs !

-- Va, pauvre Jacques Bonhomme ! -- ajoute le franc-taupin, -- remplis ta panse et tends le dos ! paye le gala ! ronge les os et crie largesse !... Ah ! si tu savais ! si tu voulais ! d'un coup d'épaule tu mettrais bas le tyran et ses cohortes !

-- Non, non ! -- reprend Antonicq, -- ne croyez pas que nos tyrans, Catherine de Médicis et Charles IX, soient surtout défendus par leurs arquebusiers d'ordonnance, par leurs chevau-légers et leurs gens d'armes... non, non !

-- Que veux-tu dire, mon neveu ?

-- Écoutez encore Estienne de la Boétie :

« ... Mais maintenant, je viens à un point, lequel est le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de la tyrannie. Celui-là qui pense que les hallebardes des gardes font la sûreté de la défense des tyrans, à mon jugement, se trompe fort... Non, ce ne sont point les armes qui défendent le tyran ; on ne le croira pas du premier coup, toutes fois, c'est le vrai ; ce sont toujours quatre ou cinq (de ses complices) qui maintiennent le tyran et lui tiennent le pays en servage. Toujours il a été que cinq ou six ont eu l'oreille du tyran, et ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les entremetteurs de ses voluptés, les copartageants de ses pilleries. Ces cinq ou six ont au-dessous d'eux CINQ OU SIX CENTS personnes qui leur sont ce qu'ils sont eux-mêmes au tyran... et ces cinq ou six cents ont à leur tour au-dessous d'eux CINQ OU SIX MILLE larronneaux, auxquels ils ont fait donner le gouvernement des provinces, le maniement des deniers, afin qu'ils satisfassent à l'avarice et à la cruauté du tyran ; qu'ils exécutent ses ordres en leur temps, et fassent d'ailleurs tant de mal, qu'ils ne puissent durer que sous son ombre, ni échapper que par lui aux lois et à leurs châtiments ! Grande est la suite qui vient après cela ; et qui voudra s'amuser à dévider ce filet verra que, non-seulement les six mille, mais des cent mille, des millions, se tiennent par cette corde au tyran, qui, s'aidant d'icelle, peut (comme, en Homère, Jupiter s'en vante) amener à soi tous les dieux en amenant à lui la chaîne. » (Pages 127 à 129.)

-- Non, jamais le pouvoir centralisateur de la royauté, ce terrible instrument de la tyrannie, n'a été si hardiment mis à nu ! -- s'écrie le capitaine Mirant -- Ah ! de plus en plus j'en suis convaincu, la fédération des provinces, indépendantes en leur particulier, mais liées entre elles pour ce qui touche les intérêts généraux de l'union, ainsi que la république des cantons suisses, offre seule des garanties réelles à la liberté ! Aucun canton ne saurait asservir les autres !

-- Et maintenant, -- reprend Antonicq Lebrenn, -- admirez avec quelle profondeur Estienne de la Boétie retrace le châtiment intérieur du tyran et les hideuses conséquences de la tyrannie :

« ...... Dès qu'un roi s'est déclaré tyran, toute la lie du royaume, je ne dis pas seulement un tas de larronneaux et d'essorillés, mais tous ceux qui sont mus par une ardente ambition et une notable avarice, s'amassent autour du tyran, le soutiennent pour avoir part au butin et, être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres dévalisent les voyageurs ; les uns sont en embuscade, les autres au guet ; les uns massacrent, les autres dépouillent... » (Pages 129-130.)

« ... Voilà pourquoi le tyran n'est jamais aimé ni n'aime. L'amitié est don sacré, chose sainte ! elle n'existe jamais qu'entre gens de bien, ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s'entretient, non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l'autre, c'est la connaissance qu'il a de son intégrité ; les répondants qu'il en a, c'est son bon naturel, la foi, la constance ! Mais il ne peut exister d'amitié là où est la cruauté, la déloyauté, l'injustice ! Entre les méchants, quand ils s'assemblent, c'est complot... non compagnie ! ils ne s'entre-soutiennent pas, ils s'entre-craignent ! ils ne sont pas amis... mais complices !... » (Page 142.)

« Voilà pourquoi il y a bien (ce dit-on), entre les voleurs, quelque foi au partage du butin, pour ce qu'ils sont pairs et compagnons et qu'ils ne veulent pas, en se désunissant, rendre la force moindre. » (Page 143.)

« ... Là commencent les châtiments des tyrans ; et lorsqu'ils sont morts, leur nom exécré est noirci de l'encre de mille plumes, leur réputation déchirée, leurs os même traînés aux gémonies par la postérité, les punissent de leur méchante vie ! Apprenons donc à bien faire, levons les yeux vers le ciel, demandons-lui l'amour de la vertu ! Quant à moi, je pense bien qu'il n'est rien de si contraire à Dieu que la tyrannie, et qu'il réserve pour les tyrans quelque peine particulière. » (Pages 147-149.)

-- Ah ! mes enfants ! -- dit la veuve d'Odelin, -- ce livre où respirent la haine de la tyrannie, une généreuse indignation contre les lâches, qui feraient douter de la justice divine en subissant si allègrement l'iniquité ; ce livre où sont écrits à chaque page l'amour du bien, l'exécration du mal, ce livre devrait être mis aux mains des adolescents arrivés à l'âge de raison... il serait pour leur âme une nourriture salubre et forte ; ils y puiseraient dès leur jeune âge une sainte horreur de cette lâche et aveugle SERVITUDE VOLONTAIRE, et tous, au nom du droit, de la dignité, du juste, de l'honnête, se soulèveraient CONTRE UN, selon le titre de ces pages sublimes !

-- Ma tante, -- dit timidement Cornélie, -- ce livre ne devrait-il pas être aussi celui des jeunes filles en âge de raison ? Elles deviennent épouses et mères. Ne faut-il pas qu'elles soient aussi nourries dans l'amour du juste et dans l'horreur de la tyrannie, afin de pouvoir élever leurs enfants dans ces mâles principes, et partager les dévouements, les dangers de leurs époux, lorsque vient l'heure des sacrifices et du combat ?

Cornélie était si belle en prononçant ces viriles et patriotiques paroles, que tous les membres de la famille Lebrenn tournèrent les yeux vers la jeune fille avec émotion.

-- Oh ! ma vaillante fiancée ! -- dit Antonicq se levant et prenant entre ses mains celles de Cornélie dans un élan d'amour et d'enthousiasme, -- que d'orgueil m'inspire ton amour ! quels généreux devoirs il m'impose ! Enfin, c'est demain ! jour heureux entre tous !... c'est demain que notre union sera bénie !

Antonicq achevait ces mots, lorsque soudain l'on entendit les pas d'un cheval, qui s'arrêtait au dehors, devant l'armurerie. Thérèse Rennepont tressaillit, se leva, courut à la porte en s'écriant : -- Mon mari ! !

Le pressentiment de la jeune femme ne la trompait pas, la porte s'ouvrit, et Thérèse tomba dans les bras de Louis Rennepont.

La joie de la famille Lebrenn en revoyant l'un des siens, le bonheur qu'éprouvait Louis Rennepont à embrasser sa femme et son enfant, à se retrouver au milieu de personnes si chères à son cœur, avaient d'abord dominé tout autre sentiment ; mais, après ces affectueux épanchements, une même question s'échappe de toutes les lèvres :

-- Quelles nouvelles de Paris et de l'amiral de Coligny ?

Hélas ! seulement alors, les membres de la famille Lebrenn remarquent la profonde altération du visage de Louis Rennepont, et sa femme, scrutant les traits du jeune homme avec une avide et inquiète curiosité, s'écrie tout à coup :

-- Grand Dieu ! Louis, tes cheveux ont blanchi !...

En effet, lors du départ de Louis Rennepont, vers la fin du mois précédent, aucune mèche blanche n'argentait la noire chevelure du jeune homme, et, à son retour, elle était grise ! il semblait vieilli de dix ans !... Ce changement devait avoir pour cause quelque émotion soudaine et terrible... L'exclamation de Thérèse fut suivie d'un morne silence ; tous les regards s'attachaient sur Louis Rennepont avec une anxiété croissante ; il répondit d'une voix altérée :

-- Oui, chère Thérèse, oui, mes amis, mes cheveux ont blanchi en une nuit... dans celle de la Saint-Barthélemy, du 23 au 24 de ce mois... -- Et frémissant encore d'épouvante, le jeune homme, cachant sa figure entre ses mains, murmura : -- Mon Dieu ! mon Dieu !...

La fermeté, la résolution du caractère de Louis Rennepont, étaient connues de tous ; l'affliction, l'abattement d'un homme de cette trempe, devaient annoncer quelque grande calamité publique. Ceux qui le revoyaient si changé, si accablé, sentirent leur cœur douloureusement oppressé ; l'on craignait de n'apprendre que trop tôt une sinistre nouvelle ; chacun gardait le silence. Il fut interrompu par la veuve d'Odelin ; elle dit à Rennepont d'une voix grave et émue :

-- Louis, le Seigneur ne nous a pas jusqu'ici épargné les dures épreuves... nous avons plus d'une fois plié sans rompre sous des coups aussi imprévus que cruels... comptez sur notre courage... Qu'avez-vous à nous apprendre ?

-- Ma mère, -- répond Rennepont, qui donnait cette appellation filiale à la mère de sa femme, -- vous souvenez-vous de ce projet infernal de Catherine de Médicis, surpris par la pauvre Anna-Bell pendant l'entretien de la reine et du père Lefèvre, disciple de Loyola ?

-- Grand Dieu ! -- s'écrie Antonicq, -- ce projet de massacrer tous les protestants, désarmés par la paix...

-- Ce massacre commencé à Paris, sous mes yeux, pendant la nuit de la Saint-Barthélemy, -- répond Louis Rennepont avec effort, -- ce massacre dure encore à cette heure dans la plupart des grandes villes de France...

À ces mots de Louis Rennepont, une exclamation d'horreur et d'épouvante s'échappe de toutes les poitrines ; puis un silence funèbre règne dans l'armurerie, tandis que Thérèse, s'élançant au cou de son mari, l'enlace de ses bras, le serre contre son sein, en murmurant d'une voix étouffée :

-- Tu étais à Paris, et tu as échappé au carnage... Béni soyez-vous, mon Dieu ! -- Et la jeune femme, joignant les mains avec ferveur, tombe agenouillée près du berceau de son fils et s'écrie :

-- Seigneur ! Seigneur ! je vous rends grâce ! Vous m'avez conservé le père de mon enfant !...

-- Ma fille, n'oublions pas les morts ! -- dit la veuve d'Odelin d'une voix solennelle ; prions pour les victimes ! prions pour les trépassés !

-- Ah ! -- s'écrie le capitaine Mirant, -- devant un tel forfait, le vertige vous saisit... l'on doute de soi-même... on se demande si l'on veille ou si l'on rêve ?...

-- Mort-de-ma-sœur ! nous ne rêvons pas ! -- reprend le franc-taupin. -- Voyre ! compagnons, en regardant un torrent couler à nos pieds, souvent, pendant un instant, la tête nous tourne... Ainsi nous advient... Nous voyons couler un torrent, ce torrent est de sang... ce sang, c'est celui de nos frères !...

-- Misère-de-moi ! -- s'écrie Barbot-le-Chaudronnier en levant son poing fermé vers le plafond, -- le sang des catholiques, s'il ne coule pas à torrents, coulera goutte à goutte devant La Rochelle !... Qu'ils viennent nous attaquer ! oh ! qu'ils viennent donc ! qu'ils viennent !

-- Ils viendront, -- reprend le capitaine Mirant ; -- ils doivent être en marche ! Nos remparts seront notre tombeau ! Merci Dieu ! nous ne serons pas égorgés comme des bœufs à l'abattoir ! nous mourrons en hommes !

Cornélie, pâle, immobile comme la statue de la douleur, les deux mains croisées sur son sein palpitant, le visage ruisselant de larmes, et jusqu'alors demeurée dans une consternation muette, fait deux pas vers son fiancé, lui disant d'une voix altérée :

-- Antonicq, demain nous devions nous marier... l'on ne se marie pas en deuil, et dès aujourd'hui je porte le deuil de nos frères massacrés pendant la Saint-Barthélemy !... Une femme doit obéissance à son mari, et je veux rester libre jusqu'après la guerre... Alors, seulement alors, si nous survivons, je serai ta femme, Antonicq...

-- Cornélie, l'heure des sacrifices est venue... -- répond Antonicq d'une voix profondément émue ; -- mon courage égalera le tien...

-- Nous avons payé tribut à la faiblesse humaine, -- reprend la veuve d'Odelin en étouffant un soupir ; -- envisageons sans défaillir la grandeur du désastre qui frappe la sainte cause... Louis, nous écoutons votre récit de la nuit de la Saint-Barthélemy.

-- Lors de mon départ pour Paris, au commencement de ce mois, j'ai voulu, en passant à Poitiers, à Angers, à Orléans, visiter dans ces villes plusieurs pasteurs, afin de savoir s'ils partageaient nos inquiétudes ; je trouvai les uns complètement rassurés par la loyale exécution du dernier édit, et surtout par la certitude du mariage de Henri de Béarn avec la sœur de Charles IX, gage irrécusable des bonnes résolutions de ce prince et de la fin des discordes religieuses ; d'autres pasteurs, au contraire, ressentaient de vagues alarmes : ne doutant pas que Jeanne d'Albret n'eût été empoisonnée par Catherine de Médicis, ils voyaient non sans crainte la confiance téméraire de l'amiral de Coligny envers la cour. Somme toute, la majorité de nos frères étaient remplis de sécurité. À peine arrivé à Paris, je me rendis aussitôt rue de Béthisy, chez M. de Coligny ; je lui expliquai les craintes des Rochelois sur les dangers que pouvait courir sa vie, si précieuse à la cause, et leur défiance insurmontable au sujet de Charles IX et de sa mère ; telle fut la réponse de M. l'amiral :

« -- Mon ami, l'unique motif qui me retienne à la cour est l'espoir à peu près certain que les Flandres et les Pays-Bas se soulèveront enfin contre la sanglante tyrannie de Philippe II. L'appui de la France peut seul assurer le succès de ce soulèvement. Si ces riches et industrieuses provinces, presque entièrement protestantes, se détachent de l'Espagne, elles seront pour nos frères leur terre promise ; ils trouveront ainsi un refuge, non plus, comme aujourd'hui, derrière les remparts de quelques villes de sûreté trop peu nombreuses, mais dans ces provinces wallonnes, devenues françaises, en stipulant de solides garanties pour leurs libertés, ou dans les Pays-Bas républicainement confédérés, à l'imitation des cantons suisses, sous le protectorat de M. le prince de Nassau. Je suis attaché, par tradition de famille et par principe, au gouvernement monarchique ; mais, je le sais, beaucoup de nos frères, et vous êtes de ce nombre, révoltés des crimes de la maison régnante, inclinent fortement vers la république. À ceux-ci, la fédération des Pays-Bas, si elle s'établit, offrira une forme de gouvernement selon leurs vœux. » -- Mais, monsieur l'amiral, lui dis-je, si nos soupçons se réalisent ? si l'appui que vous promettent depuis si longtemps le roi et sa mère, au sujet du soulèvement des Pays-Bas, est un leurre et cache un piège ? « -- Je ne le pense pas, me répondit M. de Coligny ; mais cela peut être... Il faut s'attendre à tout de la part de Catherine de Médicis et de son fils... » -- Eh quoi ! monsieur l'amiral, m'écriai-je, malgré cette possibilité, vous restez à la cour, parmi vos ennemis mortels ? vous ne cherchez pas à vous mettre en garde contre une trahison probable ? « -- Mon ami, reprit M. de Coligny avec une gravité mélancolique, pendant de longues années, j'ai fait de toutes les guerres la plus horrible de toutes... la guerre civile... Elle m'inspire une aversion insurmontable... Le soulèvement des Flandres et des Pays-Bas, s'il s'accomplit, m'offre le moyen d'arrêter l'effusion du sang français et d'assurer une nouvelle et libre patrie à nos frères ; or, de deux choses l'une : ou les promesses du roi sont sincères, ou elles ne le sont pas. Si elles le sont, je regarderais comme un crime de ruiner par mon impatience ou par mes défiances la réussite d'un dessein si favorable à l'avenir des protestants. » -- Et si le roi n'est pas sincère, monsieur l'amiral, lui dis-je ; si ses promesses n'ont d'autre but que de gagner du temps, afin d'assurer le succès d'une nouvelle et effroyable trahison ? « -- En ce cas, mon ami, je serai victime de la trahison, » reprit tranquillement M. de Coligny. Est-ce à ma vie que l'on en veut ? J'en ai depuis longtemps offert le sacrifice à Dieu... Du reste, avant-hier, j'ai déclaré au roi que, surtout après la tentative d'insurrection étouffée à Mons, et à la suite de laquelle M. de Lanoüe, mon meilleur ami, était demeuré prisonnier des Espagnols, la France ne pouvait hésiter plus longtemps à soutenir ouvertement la légitime révolte des Pays-Bas contre l'atroce domination de Philippe II. » -- Et que vous a répondu le roi ? demandai-je à l'amiral. Vous a-t-il donné quelque garantie de sa résolution ? « Le roi, reprit M. de Coligny, m'a répondu ceci : -- Mon bon père, voici venir les noces de ma sœur MARGOT ; accordez-moi encore une huitaine de jours pour m'ébattre et me divertir, ensuite de quoi, je vous le jure, foi de roi... vous serez, vous et les vôtres, contents de moi. »

Louis Rennepont, à cet endroit de son récit, s'interrompit et s'écria, tressaillant d'horreur : -- Le croiriez-vous, mes amis... Charles IX adressait à M. de Coligny ces perfides et doucereuses paroles vers le 15 août, et dans la nuit du 23 au 24 de ce même mois, le massacre... Ah ! c'est affreux !

-- Oh ! ces rois !... -- dit Marcienne, veuve d'Odelin, levant les yeux au ciel, -- ces rois ! notre sang ne leur suffit plus ! ils en sont repus ! Il leur faut railler afin d'égayer le meurtre !

-- Mort-de-ma-sœur ! -- s'écria le franc-taupin, -- M. l'amiral était donc frappé de vertige ! Quoi ! connaissant de longue date ce tyranneau... ce jeune tigre, il n'a pas été mis en éveil par le sinistre double sens que l'on pouvait prêter à ces paroles ?

-- Hélas ! non ! -- reprit Louis Rennepont, poursuivant son récit. -- Et à l'observation que, comme vous, Joséphin, je fis à M. de Coligny, au sujet des paroles du roi, qui, en raison de son caractère d'une férocité sournoise, pouvaient éveiller les soupçons, M. l'amiral me répondit : « -- Si l'on en voulait à ma vie, ne m'aurait-on pas déjà tué, depuis six mois que je suis à la cour ? » -- Mais, monsieur, lui dis-je, ce ne sont pas seulement vos jours qui sont menacés, mais peut-être aussi ceux de tous les chefs du parti protestant. Nos ennemis comptent sans doute sur votre exemple, sur votre présence à la cour, et sur les fêtes du mariage de Henri de Béarn, pour attirer les principaux d'entre nous à Paris, les frapper à un moment convenu, et, le signal donné, massacrer nos frères sur tous les points de la France... Oubliez-vous, monsieur l'amiral, ce projet discuté entre Catherine de Médicis et le jésuite Lefèvre ? ils voulaient mettre à exécution le pacte infernal des triumvirs, autrefois inspiré par François de Guise ! La pauvre Anna-Bell, fille d'honneur de la reine, nous a, vous le savez, révélé cet entretien, qu'avant sa mort elle a surpris ? « -- Non, non, mon ami, me répondit M. de Coligny, mon cœur, ma raison, se refusent à croire à une monstruosité impossible, puisqu'elle dépasserait les limites de la scélératesse humaine... Les plus effroyables tyrans dont le nom ait épouvanté la terre n'ont jamais rien rêvé qui pût approcher de ce forfait, qui serait sans nom ! »

-- Ah ! ce forfait à maintenant un nom... il s'appelle : la nuit de la Saint-Barthélemy !... -- dit Cornélie en frémissant. -- Dieu juste ! de quel nom s'appellera la vengeance ?

-- Qui sait ? la vengeance s'appellera peut-être : le siège de La Rochelle ? -- répondit le capitaine Mirant, père de la jeune fille. -- Nos murailles sont fortes et nos cœurs résolus !...

-- Allons, il nous faudra, par précaution, fondre dès demain les dernières cloches des églises catholiques pour couler des canons... La guerre sera rude, -- reprit maître Barbot-le-Chaudronnier, tandis que Louis Rennepont continuait ainsi son récit :

-- Je quittai M. de Coligny sans pouvoir éveiller ses soupçons. Il alla passer quelques jours à sa maison des champs de Châtillon, sa chère et paisible retraite ; il ne revint à Paris que le 17 août, veille du jour du mariage de Henri de Béarn et de la princesse Marguerite. Cette union d'un prince protestant et d'une princesse catholique, où tant des nôtres voyaient le terme des discordes religieuses, attira dans Paris presque tous les chefs protestants. Parmi ceux que j'ai visités, je citerai, entre autres : M. de la Rochefoucauld, M. de la Force et le brave colonel Piles. Ne redoutant aucune trahison, ils partageaient les espérances de M. de Coligny au sujet du soulèvement des Pays-Bas. Que vous dirai-je, mes amis ? la sécurité de nos frères me gagna... Le mariage d'Henri de Béarn et de la princesse Marguerite eut lieu le 18 de ce mois ; et jusqu'au 21, ce fut, à la cour et à la ville, une liesse générale, des fêtes splendides ! sans fin ! Je m'étais logé à l'auberge du Cygne, rue Saint-Thomas-du-Louvre, à proximité de la demeure de M. de Coligny. L'hôtelier était des nôtres. Il vint me trouver dans ma chambre, le 22 août, vers neuf heures du matin, et me dit avec une sorte de surprise mêlée d'inquiétude : « -- Voici qui est étrange... J'ai appris que les dizainiers de chacun des quartiers de la ville allaient de maison en maison, s'informant de la religion des habitants et notant les huguenots, sous prétexte d'un recensement général de la population... Puis, hier, -- ajouta l'hôtelier, -- le régiment des arquebusiers des gardes est entré dans Paris. L'on dit enfin que cette nuit l'on a transporté, de l'Arsenal à l'hôtel de ville un grand nombre d'armes, surtout des coutelas et des dagues. Ces renseignements m'ont été fournis par ma nièce. Elle est catholique et l'une des filles de chambre de madame la duchesse de Nevers. Ce recensement des huguenots, l'arrivée du régiment des arquebusiers des gardes, ces transports d'armes à l'hôtel de ville, annoncent peut-être quelques projets contre les réformés. Vous devriez informer M. l'amiral de ce qui se passe. » -- L'avis de l'hôtelier me parut sage. Je courus rue de Béthisy, chez M. de Coligny ; je ne le rencontrai pas. Il s'était, selon sa coutume, rendu au Louvre de très-grand matin. Son vieil écuyer Nicolas Mouche, à qui je fis part de mes renseignements, s'en émut ; nous convînmes d'aller aussitôt attendre M. l'amiral à la sortie du palais. Nous traversions le cloître de Saint-Germain l'Auxerrois, où l'on construit plusieurs maisons, lorsque nous apercevons de loin M. de Coligny revenant à pied, suivi de deux serviteurs ; il lisait une lettre en marchant lentement. Nous hâtons le pas afin de le rejoindre, lorsque soudain nous sommes éblouis par la clarté d'un coup de feu tiré par la fenêtre basse de l'une des maisons du cloître de l'Auxerrois, et Nicolas Mouche s'encourt vers son maître en criant : « Miséricorde ! M. l'amiral est assassiné !... »

Une exclamation d'horreur s'échappe des lèvres de tous les membres de la famille Lebrenn, attentifs au récit de Louis Rennepont ; et le capitaine Mirant s'écrie : -- Meurtre et trahison ! c'est donc ainsi qu'ils ont tué ce grand homme !...

-- Non, -- répondit Louis Rennepont avec un pénible effort. -- M. de Coligny, tué d'un coup de feu, serait du moins mort en soldat... Écoutez, écoutez... Je m'élance sur les pas de Nicolas Mouche, je le rejoins au moment où M. de Coligny, pâle, mais calme, disait en désignant du geste la fenêtre par laquelle on avait tiré : « -- Le coup est parti de là... » -- L'arquebuse était chargée de deux balles ; l'une avait emporté un doigt de M. l'amiral, et il avait reçu l'autre balle dans le bras près du coude ; affaibli par la perte de son sang, qui coulait à flots, M. de Coligny dit à Nicolas Mouche : « -- Je pourrai, en m'appuyant sur toi, aller jusqu'à ma maison ; marchons ! » -- En effet, il s'y rendit à pied. Quelques officiers protestants le suivaient à distance ; apprenant le crime qui vient d'être commis, ils entrent de force dans la maison où s'était embusqué l'assassin ; mais il venait, leur dit-on, de prendre la fuite par une porte de derrière où l'attendait un cheval sellé tenu en main par un page à la livrée de Guise...

-- Les Guises ! Toujours ces Guisards coupables ou complices de l'assassinat des plus vaillants de nos frères ! -- dit en frissonnant la veuve d'Odelin. -- Ah ! depuis la boucherie de Vassy, de combien de sang ces princes lorrains ont rougi leurs mains !... Et la blessure de M. de Coligny fut-elle mortelle ?

-- Non... malheureusement pour M. l'amiral... car le lendemain... -- Mais Louis Rennepont, s'interrompant : -- Pardon, ma mère, -- dit-il à Marcienne, qu'il appelait ainsi depuis son mariage avec Thérèse, -- je voudrais mettre un peu d'ordre dans ce récit... et ma tête se trouble dans une confusion d'horribles souvenirs...

Louis Rennepont se recueillit pendant un moment au milieu du morne silence de sa famille consternée ; puis, ayant relié le fil de ses pensées, il poursuivit ainsi, s'adressant à la veuve d'Odelin Lebrenn :

-- Vous me demandez, ma mère, si les Guises étaient complices du meurtre tenté sur M. de Coligny ? Oui, ils avaient trempé dans ce nouveau forfait, à l'instigation de la reine-mère... Et ici se déroule une trame dont la noire scélératesse semblerait incroyable, si l'on ne connaissait Catherine de Médicis et son fils. Je vous dirai plus tard de qui je tiens ces faits, dont il est impossible de douter. La reine, ainsi que nous l'a révélé sa conversation avec le jésuite Lefèvre, conversation surprise par la pauvre Anna-Bell, haïssait et redoutait autant les Guises que l'amiral. Elle songea donc d'abord à faire assassiner M. de Coligny par les Guises, à se défaire ensuite de ceux-ci par les protestants, et enfin à se défaire des protestants par les soldats du roi. Cette infernale combinaison vous semble impraticable ? Cependant elle faillit réussir. Voici comment : les Guises continuaient de calomnier M. l'amiral en l'accusant d'avoir soudoyé Poltrot, qui tua François de Guise, lors du siège d'Orléans, et leur haine de famille demeurait aussi implacable qu'autrefois. La surveille du mariage de Henri de Béarn, la reine et son fils Charles IX dirent benoîtement au jeune Henri de Guise qu'il devrait, afin d'augmenter la sécurité des huguenots et celle de M. de Coligny, lui donner en apparence un gage de réconciliation, lui demander l'oubli des haines si longtemps vivaces entre leurs familles, et lui tendre amicalement la main ; de sorte que l'amiral, rassuré par cette avance cordiale, se tiendrait de moins en moins sur ses gardes, et il serait alors très-facile de le faire assassiner !... La reine offrait pour cela... un homme à son fils et à elle : MAUREVERT, surnommé le Tueur du Roi depuis le meurtre du brave de Mouy, crime payé à ce Maurevert par le collier de l'ordre de Saint-Michel. L'avis de l'Italienne fut goûté, le jeune de Guise tendit sa main au vieil amiral ; celui-ci la serra loyalement... deux jours après, il recevait, à son retour du Louvre, une arquebusade tirée par le Tueur du Roi !

-- Mort-de-ma-sœur ! -- s'écria le franc-taupin, -- vivent les reines catholiques ! vivent les seigneurs catholiques ! et surtout vivent messieurs les tueurs catholiques des rois très-catholiques !... En tirant sur Coligny, ils ont tiré un coup mortel sur l'Église et sur la royauté !

-- Ah ! mon grand-père Christian Lebrenn l'imprimeur l'a dit souvent. « Le jour viendra, et peut-être il est proche... où les rois et les prêtres seront noyés dans le sang qu'ils ont versé ! » -- reprit Antonicq, tandis que Louis Rennepont continuait ainsi :

-- Le Tueur du Roi, en blessant M. de Coligny au lieu de le mettre à mort, ruinait l'infernal projet de Catherine de Médicis et de son fils : ils avaient compté sur le meurtre de M. l'amiral pour exciter un grand tumulte dans Paris, leurs affidés devant répandre le bruit que les Guisards étaient coupables de l'attentat ; les huguenots, exaspérés par cette nouvelle, couraient aux armes, vengeaient M. de Coligny en massacrant les Guises et leurs partisans ; ensuite de quoi les troupes royales faisaient à leur tour main basse sur les huguenots, ainsi pris en flagrant délit de rupture des édits de pacification ; et le massacre s'étendait ensuite de Paris à toute la France ! Vous le voyez, Machiavel n'eût pas mieux tramé ! L'arquebusade de Maurevert eût à la fois délivré Charles IX de M. de Coligny, des Guises et des protestants ; mais le Tueur du Roi ayant manqué son coup, il fallut aviser à un autre moyen... et surtout persuader au parti réformé, afin de l'entretenir dans sa funeste sécurité, que l'attentat de Maurevert était le fait d'une vengeance individuelle ; aussi Charles IX courut-il à l'instant chez M. l'amiral...

-- Quoi ! -- s'écrie la veuve d'Odelin, -- ce roi... l'instigateur, le complice de ce crime... a osé ?...

-- Oh ! ma mère, il a fait mieux ! il a pleuré, il a appelé M. de Coligny son bon père ! il lui a promis, « foi de roi, que, si haut placés que fussent les meurtriers, ils seraient atteints par la justice ! » Oui ; de ces larmes, de ces protestations royales, j'ai été témoin, car plusieurs de nos amis et moi, nous étions restés auprès du lit où M. de Coligny s'était couché en attendant les chirurgiens. Nous avons donc assisté à son entrevue avec Charles IX...

-- Ainsi, Louis, vous l'avez vu, ce tigre à face humaine ? -- demanda Cornélie avec la curiosité du dégoût et de l'horreur. -- Quelle figure a-t-il, ce monstre ?

-- Une figure pâle, sinistre, l'œil vitreux et éteint, quelque chose d'endormi dans le regard, comme si ce fervent catholique, cet assassin couronné, rêvait toujours le crime ! -- répondit Louis Rennepont. -- Et voyez la ruse sanguinaire de ce digne élève de Machiavel, pour qui la foi jurée, le serment, ne sont que des formes de mensonge plus efficaces, savez-vous, après s'être apitoyé sur la blessure de son bon père et lui avoir, foi de roi, promis justice, savez-vous quelles furent les premières paroles de Charles IX ? « -- Je vais à l'instant donner l'ordre de fermer les portes de Paris, afin que personne ne sorte ; ainsi le meurtrier ne pourra s'échapper... De plus, j'autorise, ou plutôt j'engage fortement les seigneurs protestants à qui j'ai offert l'hospitalité au Louvre, pour les fêtes du mariage de ma sœur Margot, à mander leurs amis près d'eux, en manière de sauvegarde... »

-- Je devine la ruse du tigre, -- reprit le capitaine Mirant. -- En fermant les portes de Paris, il empêchait d'en sortir les Huguenots voués au massacre !

-- Sans doute, -- ajouta maître Barbot-le-Chaudronnier. -- De même qu'en engageant les seigneurs protestants logés au Louvre à s'entourer de leurs amis, Charles IX voulait les avoir sous la main pour les faire égorger !

-- Oui, les événements l'ont prouvé, tel était le secret dessein du roi, -- répondit Louis Rennepont, au milieu d'un murmure d'horreur ; -- mais il fallait se hâter... La nouvelle de l'assassinat de M. de Coligny, connue dans les provinces, pouvait mettre les huguenots sur leurs gardes. La reine assembla le soir même son conseil et le présida. Voici les noms des conseillers ; il est bon de les retenir : -- Le roi Charles IX, -- son frère le duc d'Anjou, -- le bâtard d'Angoulême, -- le duc de Nevers, -- Birago, -- Gondi, âmes damnées de Catherine de Médicis. Il fut décidé que la tuerie aurait lieu dès l'aube. Le prévôt des marchands, excellent catholique, avait, sous prétexte d'un recensement général, dressé la liste de tous les protestants de Paris ; leur demeure ainsi connue, l'on savait où aller les frapper. Ensuite l'on agita la question de savoir si Henri de Béarn serait tué. Catherine de Médicis et son fils insistaient fort sur la nécessité de ce meurtre ; mais leurs conseillers, cependant peu scrupuleux, objectèrent que le monde entier se révolterait d'horreur contre l'assassinat d'un prince égorgé, pour ainsi dire, sous les yeux de la mère et du frère de sa femme. Le Béarnais était d'ailleurs léger, vacillant, sans croyance bien arrêtée ; il serait facile, par promesse ou par menace, de lui faire abjurer la religion réformée. La mort du prince de Condé fut aussi longuement discutée, deux fois on la résolut ; mais son beau-frère, le duc de Nevers, garantit l'abjuration de ce prince. Du reste, cet adolescent, jusqu'alors drapeau du parti huguenot, mais sans valeur personnelle, inspirait peu de crainte, surtout si on le comparait à M. de Coligny. Vers une heure du matin, le jeune duc de Guise, mandé au Louvre, fut introduit parmi les conseillers ; on lui offrit et il accepta la haute direction du carnage. Chose étrange, au dernier moment, Charles IX eut un vague remords à la pensée du meurtre de l'amiral, de ce vieillard qu'il avait le matin même appelé son bon père... mais l'hésitation du roi fut éphémère ; telles furent ses dernières paroles : « -- Par la mort-Dieu ! puisque vous trouvez bon que l'on tue l'amiral, je le veux ; mais je veux aussi que l'on tue tous les huguenots, tous jusqu'au dernier, afin qu'il n'en reste pas un qui puisse me reprocher la mort de l'amiral ! »

-- Dieu juste ! -- s'écria la veuve d'Odelin en levant les mains vers le ciel, -- tu l'as donc permis, ce forfait inouï ! lui réservant, ô Dieu vengeur ! un châtiment terrible ! tu l'as donc permis, ce complot de palais ! ce conciliabule nocturne ! Là, Charles IX, armé du pouvoir souverain, certain de la féroce obéissance de ses soldats, de ses sicaires, a, de même que l'assassin embusqué au coin d'un bois, ténébreusement ourdi cet infâme et sanglant guet-apens, où, à leur réveil, sont tombés tant de nos frères, la veille, hélas ! endormis confiants dans la loi, dans leurs droits, dans les serments de ce prince ! Combien de fois n'avait-il pas juré, à la face de Dieu et des hommes, de respecter le dernier édit de paix ! Oui, tu les as permises, ces horreurs, Dieu vengeur ! afin que cette royauté de race franque et l'Église de Rome, sa complice éternelle, tombent bientôt sous l'exécration soulevée par le massacre de la Saint-Barthélemy !

La famille Lebrenn se joignit du cœur et des lèvres aux imprécations de la veuve ; et, sa vive émotion calmée, Louis Rennepont reprit :

-- Avant de rentrer le soir à mon hôtellerie, je parcourus la ville, assez calme en apparence ; je rencontrai plusieurs des nôtres ; effrayés de la tentative de meurtre exercée sur l'amiral, ils avaient, en vain, tenté de quitter Paris : les portes étaient rigoureusement fermées, selon les ordres de Charles IX. De retour, le soir, à mon auberge, je n'y trouvai pas l'hôtelier, sur qui je comptais pour savoir peut-être quelques nouvelles. Brisé de fatigue, agité de vagues inquiétudes, je me jetai habillé sur mon lit et m'endormis ; je fus réveillé, vers trois heures du matin, par l'hôtelier ; il tremblait d'épouvante. « -- La mort de tous les protestants de Paris est jurée, -- me dit-il ; le massacre va commencer au point du jour. Ma nièce, fille de chambre de madame la duchesse de Nevers, a surpris quelques mots du complot ; elle vient d'accourir me le révéler. J'en ai averti ceux de nos frères qui logent céans ; ils viennent de fuir. Vous avez une chance d'échapper au carnage : suivez la première bande d'égorgeurs que vous rencontrerez ; vous paraîtrez être des leurs ; vous pourrez peut-être gagner ainsi l'une des portes de Paris et quitter la ville. Ils ont pour signe de reconnaissance une croix de papier blanc attachée au chapeau et une manche détachée du corps de la chemise et passée, en manière de brassard, par-dessus la manche du pourpoint ; leur cri de ralliement est : Vive Dieu et le roi !... Fuyez, fuyez ! que le Seigneur vous protège !... J'ai, grâce à ma nièce, une retraite assurée à l'hôtel de Nevers... » Au moment où l'hôtelier me parlait ainsi, j'entends à travers ma fenêtre, que j'avais laissée ouverte, car la chaleur de cette nuit d'août était étouffante, j'entends soudain, au milieu du profond silence qui régnait dans la ville, tinter lentement la grosse cloche de la tour du Palais. « -- C'est le signal du massacre ! -- s'écrie l'hôtelier en sortant de ma chambre à la hâte ; -- fuyez, vous n'avez pas une minute à perdre... Ma maison est signalée ; elle ne tardera pas d'être assaillie par les tueurs !... »

-- Grand Dieu ! -- s'écria Thérèse, la jeune femme de Louis Rennepont, serrant passionnément son enfant entre ses bras sans pouvoir retenir ses larmes ; et s'adressant à son mari : -- Tu es là, près de nous, sain et sauf, pauvre ami ! et malgré moi, je frissonne, je pâlis, je pleure, en songeant à tes cruelles angoisses en ce moment terrible !...

-- Chère femme ! -- reprit Louis Rennepont, -- je me suis cru perdu ; et, j'en atteste le ciel, ma première pensée a été pour nos frères, hélas ! sous le couteau... la seconde, pour vous tous que j'avais laissés ici !

-- Tu as sans doute suivi le conseil de l'hôtelier ? -- demanda Thérèse avec anxiété à son mari. -- Tu as pris le signe de reconnaissance des catholiques ?

-- C'était ma seule chance de salut. Je taille une croix de papier blanc ; je l'attache à mon chapeau ; je coupe la manche d'une chemise dont je revêts mon bras droit. Je ceins mon épée de voyage, forgée par ton père, chère Thérèse et je sors de l'hôtellerie. La rue était encore sombre et déserte ; mais le glas funèbre de toutes les paroisses de Paris s'étant joint au tintement précipité de la cloche du Palais, sonnant alors à toute volée, grand nombre de fenêtres s'illuminent peu à peu : l'atmosphère était pesante, pas un souffle d'air n'agitait les luminaires placés sur l'appui des croisées ; ils jetaient dans les rues une clarté presque aussi vive que celle du jour...

-- Malédiction sur les gens de Paris ! -- s'écrie la veuve d'Odelin. -- Le plus grand nombre était donc complice de cette épouvantable boucherie ?

-- Hélas ! oui, ma mère... il faut l'avouer à leur honte éternelle, ils ont été les complices de Charles IX et nos bourreaux ! Le peuple et une notable partie de la bourgeoisie, fanatisés par les moines et conduits par eux, devaient prendre part au massacre... d'autres en furent les spectateurs impassibles... d'autres, enfin, cédant à la crainte, obéirent aux dizainiers ; ceux-ci ayant, la veille, ordonné que tout propriétaire de maison fît placer des lumières aux premiers coups de cloche que l'on entendrait sonner pendant la nuit. La cour avait, en outre, sourdement répandu le bruit d'un complot contre la vie du roi, afin de jeter dans la population le doute sur les véritables desseins des catholiques. Ma première pensée fut de courir au logis de l'amiral, afin, s'il en était temps encore, de le prévenir du massacre projeté. En gagnant rapidement la rue de Béthisy, je vis sortir de plusieurs maisons des hommes portant, ainsi que moi, croix blanche au chapeau et manche de chemise en brassard ; ils brandissaient des piques, des épées, des coutelas et criaient : « -- Vive Dieu et le roi !... tue, tue les huguenots ! » -- Puis, réunis par groupes, ils s'arrêtaient devant certaines portes, marquées d'avance à la craie d'une croix blanche, se ruaient sur ces portes, les enfonçaient, se précipitaient dans le logis en criant : « -- Tue, tue les huguenots !... » -- Puis ils carnageaient tout... hommes, femmes, enfants !...

-- Oui, oui ! -- reprit le franc-taupin avec un sourire sinistre, -- l'Italienne a tenu la promesse faite au jésuite Lefèvre... Mort-de-ma-sœur ! moi aussi, je tiendrai ma promesse, faite devant le cadavre calciné d'Hêna Lebrenn... -- Et montrant le morceau de bois suspendu à une boutonnière de son pourpoint par une cordelle, et dont chaque entaille marquait la mort d'un moine ou d'un prêtre catholique, Joséphin ajouta : -- J'atteindrai mon nombre... mes vingt-cinq !...

-- Comptez sur mon aide, vieil oncle ! -- dit Antonicq avec une exaltation farouche. -- Ni trêve, ni pitié, ni merci, pour les catholiques ! Guerre à outrance ! guerre à mort !...

-- Ah ! que de sang ! que de sang ! mais qu'il retombe sur ceux-là qui, les premiers, l'ont versé !... -- ajouta Cornélie, partageant l'indignation de son fiancé, tandis que Louis Rennepont poursuivait ainsi :

-- Je me dirigeais en hâte vers l'hôtel de l'amiral, lorsqu'au tournant de la rue de Béthisy, je vois s'avancer un bataillon d'arquebusiers des gardes, précédés du jeune duc Henri de Guise, de son oncle le duc d'Aumale et du bâtard d'Angoulême, frère de Charles IX, tous trois revêtus d'une brillante armure de guerre et l'épée à la main ; des pages portaient devant eux des torches ardentes. Grand nombre d'égorgeurs catholiques, reconnaissables aux signes de ralliement que je portais moi-même, marchaient pêle-mêle avec les soldats des gardes ; je me joins à eux. Cette troupe arrive devant l'hôtel de Coligny ; les soldats frappent à coups de crosse d'arquebuse la grande porte. Elle s'ouvre à l'instant ; et, malgré cette obéissance, quelques serviteurs de M. de Coligny, trouvés dans la cour, sont mis à mort. Les deux Guisards et le bâtard d'Angoulême, entourés de leurs pages porteurs de flambeaux, s'arrêtent devant la façade de l'hôtel, à quelques pas du perron, dont les degrés menaient au vestibule. Le duc Henri de Guise fait un signe, et à l'instant son écuyer Besmes et les capitaines Cosseins, Cardillac, Altain et Petrucci s'élancent, suivis de plusieurs soldats, et gravissent rapidement les montées du premier étage, où se trouve l'appartement de l'amiral. Le voyant perdu, j'étais resté dans la cour, confondu parmi les catholiques ; mais j'ai su, quelques moments après, les détails du meurtre. M. de Coligny, éveillé par les cris de ses serviteurs expirants, devina le sort qui l'attendait ; près de lui avaient veillé durant la nuit son fidèle Nicolas Mouche et le pasteur Merlin. « -- Notre heure est venue ; recommandons notre âme à Dieu ! » -- leur dit simplement l'amiral. Et, sortant de son lit, il revêt un manteau de chambre et s'agenouille dans la ruelle ; le ministre, le vieux serviteur, s'agenouillent aussi ; tous trois se mettent en prière. Soudain la porte est enfoncée d'un coup de pied : Besmes, l'écuyer du duc Henri de Guise, entre le premier, l'épée haute, suivi des capitaines ; il marche droit à M. de Coligny, qui, sa prière faite, se relevait calme et digne. « -- C'est toi qui es l'amiral, lui dit Besmes ; tu vas mourir. -- Que la volonté du Seigneur s'accomplisse ! Jeune homme, tu n'abrèges ma vie que de peu de jours, » -- répond M. de Coligny. Ce furent les derniers mots de ce grand homme ! Besmes le saisit par le cou d'une main, et lui plonge son épée dans le côté ; le vieillard tombe sur ses genoux ! Le capitaine Cardillac le renverse, lui ouvre la gorge d'un coup de sa dague ; les autres officiers tuent le ministre Merlin et Nicolas Mouche !

Louis Rennepont, dominé par l'émotion, s'interrompt ; la famille Lebrenn reste accablée dans un douloureux recueillement ; un soupir soulève toutes les poitrines, les paroles manquent pour exprimer l'horreur dont chacun est saisi. Louis Rennepont continue ainsi :

-- J'étais resté dans la cour ; là, je fus témoin d'une scène peut-être plus exécrable que le meurtre. Le duc de Guise, au bout de quelques minutes à peine, s'approche de la façade de l'hôtel et crie impatiemment d'une voix retentissante : « -- Hé, Besmes ! est-ce fait ? » -- L'une des croisées du premier étage s'ouvre, l'écuyer s'y montre tenant à la main son épée sanglante et répond : « -- Oui, monseigneur, c'est fait ; il est mort. -- Alors, reprend Henri de Guise, jette-nous le cadavre, afin que nous le voyions. »

-- Mon Dieu ! -- murmure Thérèse Rennepont avec un gémissement étouffé, en cachant son visage entre ses mains, -- c'est trop, c'est trop !...

-- Du courage, pauvre chère femme !... ces monstruosités commencent, hélas !... nous ne sommes pas à la fin... -- reprend Louis Rennepont ; et il ajoute : -- Après ces mots du duc de Guise : -- « Jette-nous le cadavre, afin que nous le voyions, » -- Besmes disparaît un moment et revient à la fenêtre traînant, assisté du capitaine Cosseins, le corps de M. de Coligny ; ils le soulèvent... Il me semble voir encore la tête blanche du vieillard, inerte, pendante, dépasser l'appui de la croisée, ses bras ballants dans le vide... Enfin Besmes et le capitaine font un dernier effort ; le cadavre, précipité dans la cour, tombe et roule aux pieds des ducs de Guise, d'Aumale et du bâtard d'Angoulême... Le vieillard n'était vêtu que d'un manteau de lit, endossé à la hâte ; c'est ainsi que, demi-nu et encore chaud, il fut lancé par la fenêtre. Son front chauve rebondit sur le pavé, bientôt rougi ; la victime était tombée sur le ventre. Le duc de Guise se baisse, et, aidé du bâtard d'Angoulême, il retourne le cadavre sur le dos, essuie du bout de son écharpe le sang dont est couvert le visage auguste du grand homme, le contemple avec une joie silencieuse et féroce ; puis, crossant cette tête blanche du bout de sa botte : « -- Enfin... il est bien mort ! -- s'écrie-t-il. Et se retournant vers les soldats et les tueurs catholiques : -- Compagnons ! allons continuer notre œuvre... le pape le veut... le roi l'ordonne... » -- J'avais, presque défaillant et incapable de faire un mouvement assisté à cette scène de cannibales... elle était le prélude d'une autre plus affreuse encore... Oui, -- ajouta Louis Rennepont, répondant à un geste d'incrédulité de plusieurs de ses auditeurs. -- Écoutez, écoutez... Les ducs de Guise, d'Aumale et le bâtard d'Angoulême quittent, ainsi que leurs soldats, la cour de l'hôtel de Coligny, bientôt envahie par une bande d'hommes, de femmes, d'enfants déguenillés, troupe hideuse, brandissant des bâtons, des couteaux, des barres de fer, et conduite par un moine cordelier tenant un coutelas d'une main, de l'autre un crucifix ; il criait à tue-tête : « -- Vive Dieu et le roi ! » -- À ces cris répondaient les hurlements de la foule. Deux hommes à figure patibulaire portaient devant le moine des torches ardentes ; elles jettent leur clarté sur le cadavre du grand martyr ; il est reconnu par le cordelier, qui pousse une exclamation de joie infernale, s'élance, s'accroupit sur le corps inanimé de M. de Coligny, lui scie le cou avec son coutelas, sépare la tête du tronc, la saisit par ses cheveux blancs, la montre à la foule, lui criant d'une voix retentissante : « -- C'est la part du saint-père... Je lui enverrai à Rome la tête de Coligny(48). » -- Et de ce moine, savez-vous le nom ? -- ajouta Louis Rennepont d'une voix altérée, répondant à un cri d'exécration échappé de toutes les lèvres. -- Ce moine était cordelier... Honte et malheur à nous !... ce moine est le frère... et l'assassin d'Odelin !...

-- Fra-Hervé !... -- s'écrièrent tout d'une voix les membres de la famille Lebrenn ; et un silence d'épouvante régna dans l'armurerie.

-- J'ai hâte d'en finir avec ces monstruosités, -- reprend Louis Rennepont d'une voix haletante. -- Après le tigre vinrent les chacals... après la bête féroce, la bête immonde. À peine fra-Hervé eut-il détaché du tronc la tête de l'amiral aux acclamations de la troupe hideuse, qu'elle s'abat sur les restes du cadavre ; on lui coupe les pieds, les mains ; on arrache, on se dispute ses entrailles... Vous frémissez... ces mutilations sacrilèges semblent dépasser les limites de l'horrible... et pourtant ce n'est pas tout... Des femmes, des furies, acharnées sur les débris sanglants ont... mais non... je n'ose en dire davantage devant vous, ma mère ; devant vous Cornélie ; devant toi, ma femme... Enfin la voix retentissante de fra-Hervé domine le tumulte de cette orgie d'anthropophages : « -- Mes frères ! -- s'écrie-t-il, -- j'enverrai au pape la tête de cette charogne huguenote ; mais portons sa carcasse étripée au gibet de Montfaucon. C'est là que doivent être accrochés pour y pourrir, les restes du plus pestilentiel scélérat qui ait jamais infecté la France de son hérésie et déchiré le sein de notre tant douce mère l'Église catholique, apostolique et romaine. -- À Montfaucon ! la charogne hérétique ! » -- hurla cette bande féroce. Une sorte de cortège se forme : fra-Hervé remet son coutelas au fourreau, plante la tête de l'amiral au bout d'une pique, prend ce trophée d'une main de l'autre son crucifix, et s'avance le premier, éclairé par les porteurs de torches ; les restes informes du cadavre sont liés d'une corde, des égorgeurs s'y attellent, les traînent ainsi dans la boue ; et la troupe se met en marche en hurlant : « -- À Montfaucon ! la charogne hérétique ! -- Vive Dieu et le roi ! » -- En ce moment, malgré ma terreur, je me souvins des conseils de l'hôtelier. « -- Tâchez, m'avait-il dit, de vous rapprocher de l'une des portes de la cité et de fuir de Paris. » -- Montfaucon étant situé hors des murs de la cité, sa porte s'ouvrirait sans doute devant la bande du cordelier ; je me joins à elle, dans l'espoir de pouvoir bientôt m'échapper de Paris. Nous quittons la cour de l'hôtel de Coligny ; le jour était venu. Fra-Hervé, avant d'aller à Montfaucon, voulut offrir son sanglant trophée aux yeux de Charles IX et de sa mère ; nous marchons au Louvre. Là, nouvelles scènes de carnage. Les seigneurs et officiers protestants venus à la suite des princes de Béarn et de Condé, lors des fêtes du mariage de la sœur du roi, avaient été logés au palais ; confiants dans l'hospitalité royale, surpris pendant leur sommeil et traînés demi-nus dans la cour, on les égorgeait. Je reconnus de loin, entre autres : MM. de Morge, de Pardaillan, Saint-Martin, et nos braves colonels Piles, Baudiné, Puy-Viaud ; ils se débattaient, en chemise, au milieu des soldats qui les criblaient de coups de hallebarde ou les assommaient à coups de crosse d'arquebuse, puis dépouillaient les corps de leur dernier vêtement. J'étais en proie à une sorte de vertige causé par les cris, par les gémissements, par les imprécations des victimes, et par l'aspect des ruisseaux de sang où nous marchions jusqu'à la cheville. Les bourreaux avaient étendu devant la façade du Louvre et rangé presque en ordre trois ou quatre cents cadavres encore chauds, pantelants, complètement nus et couchés sur le dos. Je vois soudain apparaître sur un perron, d'où l'on dominait ce carnage, Catherine de Médicis, accompagnée de ses filles d'honneur et d'autres dames de la cour... Elles venaient... -- Mais, s'interrompant en frissonnant, Louis Rennepont cacha son visage entre ses mains.

-- Louis, -- dit Thérèse surprise, -- as-tu donc à nous apprendre quelque chose de plus affreux que ce que nous avons déjà entendu ?

-- Oui ; car les furies qui profanèrent le cadavre de Coligny, dégradées par la misère, par l'ignorance, hébétées par un fanatisme sauvage, obéissaient à ce fanatisme ; mais Catherine de Médicis et les femmes qui l'accompagnaient, élevées dans le luxe des cours, venaient, en raillant, insulter à des cadavres. Et, le croirez-vous ? elles... -- Puis, s'interrompant de nouveau, Louis Rennepont s'écria : -- Jamais je ne souillerai vos oreilles de ces infamies sans nom(49) !... -- Et il reprit : -- Pendant que Catherine de Médicis, ses filles d'honneur et les dames de sa cour se tenaient sur le perron, fra-Hervé, portant toujours la tête de Coligny au bout d'une pique, adressa quelques paroles à la reine ; je ne les entendis pas, mon attention était attirée par l'apparition de Charles IX au balcon d'une fenêtre du Louvre. Il tenait à la main une longue arquebuse ; un page en portant une autre pareille se tenait debout derrière lui, prêt à la lui offrir au besoin. Soudain le roi abaisse son arme, la met en joue, souffle sur la mèche du serpentin, l'approche du bassinet... le coup part... Charles IX relève son arquebuse, regarde au loin et se met à rire... satisfait comme le chasseur qui vient d'abattre le gibier.

-- Louis, -- demanda Thérèse, sur qui tirait-il donc, ce monstre ?

-- Sur des huguenots... Ils fuyaient la tuerie commencée au faubourg Saint-Germain et tentaient d'échapper à la mort en traversant la Seine à la nage...

-- Je le dis devant Dieu, qui me voit et m'entend... oui, aussi vrai que Judith a frappé Holopherne... s'il était en mon pouvoir de poignarder Charles IX, sa mère, ses frères, les Guises, et tous les bouchers de cette boucherie... je les poignarderais sans hésitation, sans remords !... -- reprit Cornélie Mirant d'une voix calme. Et s'adressant à son fiancé : -- Antonicq, ne l'oublions pas ! le châtiment des crimes de l'Église de Rome et de la royauté est un devoir sacré... ce devoir, je l'accomplirai, quoique femme, lorsque sonnera l'heure de courir aux armes !

-- Cornélie, je le jure par notre amour ! je le jure par le sang de mon père, tombé sous les coups de son frère fra-Hervé le cordelier ! si j'échappe aux dangers de cette nouvelle guerre, lorsque viendra le jour nuptial, la main que je mettrai dans la tienne sera lasse... lasse de frapper les catholiques et les soldats de Charles IX !...

-- Ah ! mes enfants ! que de larmes, que d'épreuves, que de deuils nous sont encore réservés ! -- reprit en soupirant la veuve d'Odelin. -- Les vues du Seigneur sont impénétrables ; peut-être de l'excès du mal naîtra pour nous le salut... Louis, achevez cet effrayant récit.

-- Fra-Hervé, après avoir harangué Catherine de Médicis, se mit en marche pour Montfaucon, à la tête de sa bande, qui traînait sur le pavé les restes informes de l'amiral. Je suivis ces forcenés : c'était ma seule chance de fuite. Je dus traverser Paris presque en entier ; je fus de nouveau témoin de scènes horribles. Je rencontrai le maréchal de Tavannes, commandant de l'armée royale au combat de La Roche-la-Belle ; il poussait au massacre, à la tête d'un régiment des gardes en criant : « -- Tuez !... saignez !... saignez ! la saignée est bonne en août comme en mai ! » -- Et l'on saignait... l'on saignait tant, que les ruisseaux des rues charriaient du sang, non plus de l'eau. Les haines de voisin contre voisin s'assouvissaient sous prétexte de religion. Entre mille faits affreux dont j'ai été témoin en ce jour affreux, je ne vous en citerai plus qu'un, parce qu'il dépasse l'horreur de tout ce que j'avais vu jusqu'alors... et, de plus, je connaissais la victime... Lors de mon arrivée à Paris, malgré mes préoccupations, attiré par la renommée de Ramus, l'un des plus célèbres professeurs de l'Université, et l'un des plus grands hommes de bien de ce temps-ci, j'étais allé souvent écouter les leçons de ce savant illustre ; des écoliers, des hommes faits, des vieillards, se pressaient alors autour de sa chaire. Donc, suivant toujours la bande de fra-Hervé, je passais devant la maison de Ramus, envahie par les tueurs... Un nombreux rassemblement arrêta pendant un moment notre marche... La foule demandait à grands cris la mort du savant célèbre ; les plus acharnés à réclamer ce meurtre étaient une troupe d'écoliers de douze à quinze ans au plus, conduits par deux moines : un carme et un dominicain. Enfin les assassins poussent Ramus, demi-nu, hors de sa maison ; le malheureux, déjà criblé de blessures, aveuglé par le sang qui baignait son visage, trébuchait comme un homme ivre, en étendant les mains devant lui... Je crois le voir encore... Il tombe, on l'achève... et alors... écoutez bien ceci... et alors, ces écoliers, ces enfants, se précipitent sur le savant, l'éventrent, arrachent ses entrailles fumantes, retournent le corps, relèvent la chemise sanglante qui le couvrait à peine... et fouettent ce cadavre avec ses intestins en riant et disant : « -- Ramus a fait fouetter assez d'écoliers, qu'il soit à son tour fouetté !... »

-- Ciel et terre ! c'est à devenir fou ! -- s'écria Antonicq en portant les deux mains à son front, tandis que les autres membres de la famille Lebrenn, muets, oppressés, comme s'ils eussent été sous l'empire d'un rêve effroyable, éprouvaient une sorte de vertige d'horreur...

-- Je termine... vos forces sont à bout, les miennes aussi, -- reprit Louis Rennepont. -- Je continuais de suivre la bande de fra-Hervé ; elle arrive à l'une des portes de Paris conduisant au gibet de Montfaucon. Cette porte, selon mon espoir, s'ouvre devant le cordelier... je ralentis le pas, je reste le dernier de la troupe, et, au détour d'un chemin, je me jette et me blottis dans un champ de blé ; ses épis élevés me cachent à tous les yeux. La bande de fra-Hervé s'est enfin éloignée ; je gagne les chemins qui contournent extérieurement les remparts, et à la tombée du jour j'arrive, épuisé de fatigue, à une auberge où je passai la nuit, me donnant pour bon catholique. À l'aube, je me mets en route pour Étampes ; à mon entrée dans cette ville, on achevait le carnage ! il durait encore à Orléans lorsque j'y suis passé ; à Blois, à Tours, à Angers, à Poitiers, même tuerie de nos frères... Ainsi devait s'accomplir, après longues années d'hypocrisie et de ruse, le pacte effroyable des triumvirs, inspiré par François de Guise, le boucher de Vassy ! Ah ! mes amis ! Catherine de Médicis l'avait dit au père Lefèvre : « -- Engagez le saint-père et Philippe II à la patience... Endormons les réformés dans une sécurité trompeuse... Je couverai l'œuf sanglant pondu par Guise... et le même jour, à la même heure, les huguenots seront exterminés en France ! » -- L'Italienne a tenu sa promesse... L'œuf réchauffé dans son sein a éclos... l'extermination en est sortie tout armée !...

Soudain la veuve d'Odelin Lebrenn se leva, pâle, imposante, leva vers le ciel l'une de ses mains vénérables avec un geste de malédiction, et dit d'une voix solennelle, au milieu du profond silence de sa famille : -- Qu'ils soient à jamais maudits de Dieu et des hommes, ceux-là qui, aujourd'hui ou dans les siècles à venir, ne répudieront pas avec exécration l'Église de Rome... la seule... la seule au monde qui ait jamais enfanté de pareils forfaits !...

-- Mort-de-ma-sœur ! -- s'écria le franc-taupin, -- la voix d'Estienne de la Boétie sera-t-elle enfin entendue ? Verrons-nous tous se liguer contre UN ? les opprimés anéantir enfin l'oppresseur et écraser la royauté, ce nid de tyranneaux ?...

Le franc-taupin achevait à peine ces paroles, qui, ainsi que celles de la veuve d'Odelin, trouvèrent un écho dans les âmes de la famille consternée, lorsque le maire de La Rochelle, Jacques Henry, entra précipitamment ; et, s'adressant à Louis Rennepont :

-- Mon ami, quelques mots dits par vous, lors de votre arrivée, à quelques personnes que vous avez rencontrées, ont été répétées de bouche en bouche et jettent l'alarme dans la cité... Grand Dieu ! serait-il vrai... M. de Coligny ?...

-- M. de Coligny a été assassiné !... tous les chefs protestants ont été assassinés !... -- répondit Louis Rennepont. -- Tous les protestants de Paris ont été massacrés pendant la nuit de la Saint-Barthélemy !... À Étampes, à Orléans, à Blois, à Tours, à Poitiers, l'extermination se poursuit ; et elle a dû ensanglanter toutes les villes de France !... Telle est la vérité...

-- Aux armes ! et que le Seigneur nous protège ! -- s'écrie Jacques Henry avec énergie. -- Préparons-nous à une défense désespérée... La Rochelle est la seule ville de sûreté qui reste au pouvoir des huguenots ! Charles IX ne tardera pas à nous assiéger... Le beffroi va sonner le conseil de ville, rassemblé dans une heure à la maison commune, proclamera La Rochelle en danger... Aux armes ! guerre à outrance contre les assassins de nos frères ! Aux armes ! la Saint-Barthélemy sera vengée !...

Avant de raconter le siège de La Rochelle, où notre famille, fils de Joel, hommes et femmes, prit une part glorieuse, moi, Antonicq Lebrenn, qui écris cette légende, je crois devoir, en quelques mots, vous retracer les conséquences de la Saint-Barthélemy, si contraires au sinistre espoir de Charles IX et de Catherine de Médicis. Tous deux, ainsi que l'avait dit l'Italienne au jésuite Lefèvre, croyaient en finir tout d'un coup, d'une seule fois, avec les huguenots, par cette immense hécatombe, offerte au pape de Rome et au roi des Espagnes Philippe II. Le soir de la tuerie, Charles, encore ivre de la vapeur du sang, disait joyeusement à sa mère : « -- N'ai-je pas bien joué mon rôlet ? N'ai-je pas bien retenu la leçon et le latin de mon aïeul Louis XI : Qui nescit dissimulare nescit regnare (Qui ne sait dissimuler ne sait régner). » -- « Et ce jeune monstre, de vingt-deux ans à peine (ajoute Brantôme, de qui j'ai lu le livre, moi, Antonicq Lebrenn, à la fin de ma longue carrière), prit grand plaisir à voir passer sous ses fenêtres plus de quatre mille corps de gens tués ou noyés qui flottaient en aval de la rivière. » -- Il alla, non moins joyeusement, à Montfaucon, se repaître de l'aspect du cadavre mutilé de Coligny, accroché aux chaînes du gibet par la bande de fra-Hervé. Quelques courtisans se plaignant de l'odeur putride de ces débris humains, Charles IX répondit sévèrement à ces délicats : « -- L'odeur d'un ennemi mort flaire toujours bon. »

Le nombre des victimes de la Saint-Barthélemy, à Paris et dans les autres villes de France, fut de CINQUANTE à SOIXANTE MILLE PERSONNES. Il fallait laisser à la postérité le souvenir de cette catholique boucherie : le 3 septembre 1572, Favier, général des monnaies, présenta au roi deux médailles commémoratives de la pieuse victoire de l'Église contre l'hérésie ; Charles IX était représenté assis sur le trône, son sceptre d'une main, son épée de l'autre, et foulant aux pieds des cadavres. « -- La piété du prince excita sa justice, disait l'exergue de cette médaille ; la seconde portait l'effigie du roi, avec cette inscription : -- Charles IX, dompteur des rebelles, 24 août 1572. -- Et, au revers, l'on voyait Hercule assommant l'hydre. Quatre jours après la Saint-Barthélemy, les cloches de toutes les paroisses de Paris, qui avaient donné le signal du carnage, sonnèrent allègrement un branle, afin d'annoncer aux fidèles un jubilé universel ou actions de grâce envers la Providence. Disons-le pourtant, à l'honneur de l'humanité, l'un des gouverneurs pour le roi (un seul !...) protesta contre le grand forfait. Le vicomte d'Orthes, gouverneur de Bayonne, répondit à l'ordre d'extermination envoyé par Charles IX : « -- Sire, j'ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre ; j'ai trouvé de bons citoyens, de braves soldats, mais pas un bourreau. C'est pourquoi, eux et moi, supplions très-humblement Votre Majesté de vouloir employer en choses possibles nos bras et nos vies, qui vous appartiennent. »

Rome et Madrid, à la nouvelle de la Saint-Barthélemy, nagèrent dans la joie ! Philippe II, ne regrettant plus d'avoir patienté, ainsi que Catherine de Médicis le lui avait recommandé par l'entremise du jésuite Lefèvre, Philippe II écrivit à cette reine : « -- Je vous baise bien fortement les mains pour m'avoir écrit la grande nouvelle !... » -- Le canon tira, en signe d'allégresse, au château du pape de Rome ; le pontife Grégoire XIII, à la tête du sacré collège des cardinaux, alla processionnellement se prosterner au pied des autels et remercier Dieu... (le Dieu des catholiques) d'avoir appesanti son bras vengeur sur l'hérésie. À Rome, comme à Paris, l'on frappa, en mémoire et glorification de la Saint-Barthélemy, une médaille portant d'un côté l'effigie de Grégoire XIII, et, de l'autre, un ange exterminateur, immolant les huguenots. HUGONOTORUM STRAGES (Massacre des huguenots), disait l'exergue dans sa naïveté féroce. Enfin, éprouvant le pieux désir de perpétuer aux yeux de la postérité le souvenir de cette dévote boucherie, le saint-père fit peindre et exposer publiquement au Vatican un tableau représentant le carnage des hérétiques(50). Enfin un édit du 5 novembre 1572 déclara que « le roi Charles IX ne voulait souffrir dans son royaume d'autre culte que celui de l'Église apostolique et romaine ; et regarderait comme traîtres et hors la loi ceux qui persisteraient désormais dans l'hérésie. »

Parmi les protestants échappés au massacre, beaucoup quittèrent la France ; un petit nombre, frappés de terreur, abjurèrent ; et, entre autres, se déshonorèrent par leur couarde apostasie, les deux jeunes princes, sinon chefs, du moins drapeaux du parti réformé : HENRI DE BÉARN et le PRINCE DE CONDÉ, à qui Charles IX dit résolument : -- La messe, la mort, ou la Bastille. -- Oubliant l'égorgement de leurs frères, oubliant encore, l'un, l'empoisonnement de sa mère, l'héroïque Jeanne d'Albret ; l'autre, l'assassinat de son père, prisonnier sur parole, ces deux apostats assistèrent à la messe, le 29 septembre 1572, et poussèrent l'ignominie et la lâcheté jusqu'à écrire au pape Grégoire XIII « qu'ils le suppliaient humblement de les recevoir dans le giron de l'Église. »

Catherine de Médicis, son fils et le parti catholique ne devaient-ils pas se croire, cette fois, assurés d'un triomphe durable, paisible ? L'apostasie, dont les princes de Béarn et de Condé donnaient l'exemple ; la proscription, la terreur, la mort, ne devaient-elles pas avoir, sinon pour toujours, du moins pour un siècle peut-être, abattu, terrifié, décimé, anéanti les huguenots ? Le silence du sépulcre ne régnait-il pas dans ces villes où jadis ils chantaient les louanges du Seigneur ? « -- Enfin, -- disaient les catholiques, -- enfin, après plus d'un demi-siècle de luttes acharnées, les protestants sont anéantis !... »

-- Non, fils de Joel, non ! le protestantisme n'était pas anéanti !

-- Quoi ? malgré le guet-apens nocturne, malgré le massacre, malgré la terreur, malgré la proscription, malgré l'apostasie imposée sous le couteau ?... quoi, le protestantisme va renaître ?...

-- Oui ! parce que le guet-apens, le massacre, la proscription, la terreur, l'apostasie imposée sous le couteau, atteignent l'homme, mais non la foi ! Le tyran tue le corps, mais non l'IDÉE ! Immortelle comme l'âme, l'idée échappe aux chaînes, aux meurtriers, plane au-dessus des carnages, pleure les victimes, maudit les bourreaux, arme les bras vengeurs ! Le protestantisme va renaître, parce que les protestants ont pour eux le droit... germe fécond, vivace, indestructible. Tandis que, frappé de stérilité, le crime est impuissant, même à sonder son propre règne... Les monstres n'engendrent pas !...

Ô fils de Joel ! avant l'aube de ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande, de rudes, de sanglantes épreuves vous attendent sans doute encore à travers la nuit des âges ! Mais quelque redoutable, quelque écrasant que vous semble le triomphe du mal sur le bien, de la force sur le droit, du scélérat sur l'honnête homme, ne l'oubliez jamais : la justice est éternelle, l'injustice éphémère ! Donc, jamais de défaillance, jamais de désespérance ! Combattez le mal ! combattez le crime ! combattez-le sans merci, ni pitié, ni trêve ! Insurgez-vous contre lui quelle que soit sa force ! quelle que soit votre faiblesse ! si petit que soit votre nombre ! Votre épée se brise ? combattez avec les ongles, avec les dents ; le succès est certain ! Le crime est maudit, son heure fixée par la fatalité ! Mais combattez !... Aidez-vous, le ciel vous aidera ! ainsi que disait la vierge des Gaules, la plébéienne de Domrémy, poursuivie jusqu'à la mort par la haine des prêtres, des rois et des gens de guerre... Ils ont martyrisé, brûlé ton corps virginal, ô Jeanne ! mais ton nom, mais ta gloire, sont immortels !... Donc, fils de Joel, combattez ! combattez toujours ! Si vous mourez à la tâche avant de voir la chute du crime, vos fils salueront votre mort avec ivresse, et vous serez vengés !... En doutez-vous ?... Rappelez-vous les faits écrits à chaque page de notre légende ; et surtout, voyez l'énergique renaissance du protestantisme ! La Saint-Barthélemy a décimé les huguenots, on les croit anéantis... Erreur ! Ceux qui survivent se redressent, plus formidables encore que par le passé, contre l'Église et la royauté. L'apostasie des princes de Béarn et de Condé, le meurtre des autres seigneurs protestants, ont privé les protestants de leurs anciens chefs, qui défendaient leur foi religieuse, en respectant cependant la monarchie : les huguenots chercheront désormais des chefs de souche plébéienne. Ceux-ci n'accepteront plus cette funeste fiction, dont le grand Coligny fut dupe et victime, à savoir : que le roi étant supposé impeccable et toujours trompé par de funestes conseillers, l'on s'armait non contre lui, mais contre eux... Aussi les huguenots, après la Saint-Barthélemy, déclarent résolument la guerre à la royauté ; les idées républicaines font de nouveaux et rapides progrès parmi les insurgés. Ce ne sont plus des princes du sang, des seigneurs ; mais des bourgeois, des artisans, qui jettent un nouvel appel aux armes et dirigent, avec l'énergie du désespoir, le soulèvement des réformés. Ceux-ci, prenant une initiative aussi hardie qu'imprévue, à Nîmes, à Montauban, à Sancerre, chassent les garnisons royales, s'emparent du gouvernement des villes, les fortifient et y accumulent des munitions et des armes. La Haute-Guyenne, le Querci, le Rouergue, l'Albigeois, une partie du Dauphiné, se révoltent de nouveau, non plus seulement contre le roi Charles IX, mais contre la forme monarchique du gouvernement. La réforme déclare se constituer républicainement, à l'exemple des cantons suisses ; on comprend que tous ne sont pas nés pour le bon plaisir d'UN seul. Le livre sublime de LA BOÉTIE a ouvert les yeux des moins clairvoyants ; et cette fois, après tant de siècles de lâche obéissance, TOUS les réformés républicains se liguent contre cet UN, ce Charles IX, qui vient de baigner la France dans le sang. La déchéance de ce monstre est insuffisante, ses frères ou ses descendants l'égaleraient peut-être en férocité ; ce que veut la réforme, c'est l'abolition de la royauté. Est-ce que le gouvernement des hommes doit être subordonné au hasard des naissances royales ? Si, d'aventure, il naît, à travers les siècles, quelques princes sages, éclairés, amis de leur pays, dévoués au bien public, le plus grand nombre de ces porte-couronne (et notre histoire, hélas ! en fait foi) ne se compose-t-il pas de princes nuls, stupides, idiots ou scélérats ?

Les réformés jettent les bases d'une république fédérative : les provinces nommeront leurs états généraux, composés des délégués des états particuliers de chaque diocèse ; toutes les parties de la fédération auront à la fois leur vie propre, leur gouvernement en ce qui touche leurs intérêts particuliers, mais se rattacheront aux états provinciaux en tout ce qui touche les intérêts généraux. Ainsi, pas de tyrannie possible. Les états généraux voudraient-ils imposer une loi inique à la confédération, ils rencontreraient la résistance invincible de chaque état particulier. La république protestante, ou, ainsi que l'on disait en l'année 1572, l'Union civile de l'Église réformée, devait s'étendre et se constituer, à mesure de l'adhésion des provinces. Telles étaient les bases principales de cette constitution :

« Chaque ville de la province élira un chef ou maire pour commander, tant au fait de la guerre que des choses civiles.

» Ce maire sera assisté d'un conseil de vingt-quatre échevins, élus, comme le maire lui-même, sans acception de qualité, soit parmi les nobles, bourgeois ou peuple de la ville et de sa banlieue.

» Au maire et aux échevins seront adjoints soixante-quinze autres conseillers, aussi élus, et qui délibéreront en commun avec les premiers et formeront le Conseil des Cent.

» Le Conseil des Cent décidera des lois à établir ou à réformer, des ordonnances concernant les monnaies, la levée des deniers, des appels en matière criminelle, des trêves de paix ou des déclarations de guerre.

» Les fonctions seront annuelles.

» Tous les maires ou chefs des conseils des villes fédérées éliront un chef général pour commander à la guerre, avec cinq lieutenants.

» Ils éliront, de plus, un conseil supérieur, chargé des intérêts généraux de la fédération. »

(Hélas ! fils de Joel, moi, Antonicq Lebrenn, qui, aujourd'hui bien vieux, relis cette légende, écrite par moi il y a de longues années, je note ici, en parenthèse, une remarque due à mon expérience. En 1572, cet essai de république fédérative, qui seule offre des garanties certaines à la liberté, ne devait être qu'une généreuse tentative, ainsi que l'ont été tant d'autres aspirations précoces, devenues cependant, au jour de leur maturité, des réalités pratiques. Mais l'idée républicaine a profondément remué, pénétré les esprits. Née des excès de l'Église et de la royauté, cette idée, dans l'avenir, leur sera mortelle.)

Plusieurs élus des nouveaux états protestants, avant de fonder la république et de rompre d'une façon irrévocable avec la monarchie, se rendirent hardiment près de Charles IX, afin de lui poser leurs dernières conditions. Ils exigeaient, en faveur de la religion réformée, beaucoup plus que ne lui avaient jusqu'alors accordé les différents édits tour à tour octroyés ou retirés ; Catherine de Médicis, frappée de stupeur, s'écria :

« -- Si Condé était encore en vie, et qu'il fût au cœur de la France, dans Paris, avec cinquante mille hommes et vingt mille chevaux, il n'oserait pas demander la moitié de ce que ceux-ci ont l'insolence de prétendre ! »

Pour la première fois, Charles IX, sa mère et les prêtres eurent conscience de cette vérité vengeresse : « -- Leur monstrueux forfait, si longuement élaboré, si habilement ourdi, et exécuté avec une audace incroyable, loin d'anéantir la réforme, la rendait plus vivace, plus impérieuse et plus indomptable !... » Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis le massacre de la Saint-Barthélemy, et non-seulement les huguenots reprenaient les armes ; mais une fraction considérable du parti catholique, révoltée de l'effroyable cruauté de la cour, du sanglant fanatisme du pape et de l'ignoble sujétion de la France aux féroces exigences de Philippe II, s'alliait aux huguenots pour faire triompher, non-seulement la réforme religieuse, mais la réforme politique ; ces nouveaux adversaires de Charles IX et de sa mère prenaient le nom de « Politiques. » Le roi, effrayé de l'attitude de plus en plus menaçante des huguenots, ainsi renforcés, voulut encore les tromper par de fausses promesses, louvoyer, atermoyer ; il était trop tard. Une quatrième guerre religieuse éclata ; plusieurs provinces se fédérèrent républicainement ; La Rochelle devint la place d'armes des protestants, et Charles IX dirigea contre elle toutes ses forces, à la fin de l'année 1572... six mois à peine après la Saint-Barthélemy !

Moi, Antonicq Lebrenn, j'ai tenu presque quotidiennement une sorte de journal du siège de La Rochelle et de la défense des habitants, parmi lesquels notre famille a glorieusement combattu. Voici quelques fragments de ce mémento, contenant en peu de mots les faits généraux de la guerre, précédant l'un des épisodes du siège, épisode qui termine cette légende. J'ajoute, afin d'aider à l'intelligence du récit, une description sommaire des fortifications de La Rochelle, aussi empruntée à mon journal.

La Rochelle, située au fond d'une baie large et sûre, représente un rectangle allongé, dont le plus grand côté serait d'environ trois mille pieds de longueur, et le plus petit de douze cents pieds, lequel s'appuie à la mer ; la ville s'étend du nord-est au sud-ouest, entre les marais salants de Rompsai, Maubec et Tasdon (à l'est), et ceux de la porte Neuve (à l'ouest). Ces marais, en partie desséchés ou convertis en prairies, mais sillonnés d'un grand nombre de canaux, peuvent être facilement inondés, au moyen d'écluses ; ils deviennent alors impraticables à l'ennemi. Au centre du front maritime se trouve l'entrée du port, pratiqué au fond de la baie ; elle est défendue par les deux grosses tours de la Chaîne et de Saint-Nicolas, bâties en briques, armées de canons, et qui servent aussi d'arsenal et de poudrière. À droite et à gauche de ces deux tours, laissant entre elles la passe étroite du port, s'étend une muraille, revêtue en pierres de taille, battue par les flots à la marée haute, et rejoignant, à l'est, la porte Saint-Nicolas, et, à l'ouest, la tour de la Lanterne, au faîte de laquelle est un phare servant à guider les nautoniers. La ville n'est attaquable, en cet endroit, que par l'étroite langue de terre qui réunit le faubourg de Tasdon à la porte Saint-Nicolas ; mais, en outre du fossé plein d'eau qui protège cette porte, Scipion Vergano, habile ingénieur italien, mandé par nous, Rochelois, avait, en 1569, couvert cette porte d'une espèce de double contre-garde en terre flanquant l'entrée du port et battant les marais de Tasdon. -- Le front est, qui s'étend de la porte Saint-Nicolas à la porte de Congues, n'offre, dans tout son développement, qu'une mauvaise muraille, flanquée de tours rondes. C'est l'un des côtés faibles de notre cité. Le front ouest se prolonge directement depuis la tour de la Lanterne jusqu'au bastion appelé le Boulevard de l'Évangile. Cette partie de l'enceinte consiste en un mur flanqué d'un grand nombre de petites tours très-rapprochées, et terrassées seulement en quelques endroits. Au milieu de cette longue ligne de défense, rendue presque inaccessible par de nombreux canaux, la porte Neuve a été autrefois couverte, par Scipion Vergano, d'un bastion fortement assis. Enfin, le front nord s'étend, depuis le Boulevard de l'Évangile jusqu'à la porte de Congues, sur une longueur de près de deux mille cinq cents pieds ; l'extrémité gauche de ce vaste front, trop vulnérable, est défendue par le bastion de l'Évangile, couvert par une levée de terre. Au centre et au point culminant de la ligne s'élève le demi-bastion de la Vieille-Fontaine ; il commande, il est vrai, toute la plaine, mais le peu de saillie qu'il offre et l'insuffisance de ses flancs ne couvre que très-imparfaitement les remparts.

Tel est, fils de Joel, l'aspect des fortifications de La Rochelle, boulevard de la réforme et de la liberté, ville sainte, contre laquelle Charles IX va lancer l'armée la plus considérable que ses généraux aient jamais commandée !

JOURNAL

DU SIÈGE DE LA ROCHELLE.

1er SEPTEMBRE 1572. -- Les Rochelois, instruits du massacre de la Saint-Barthélemy et prévoyant une nouvelle prise d'armes des huguenots, mettent la ville en état de défense. -- Le maire, Jacques Henry, fait le dénombrement exact des habitants. -- Ils sont partagés en huit compagnies, sans compter LA COLONELLE, composée du maire et de l'échevinage, jaloux de partager les périls des autres citoyens. Les capitaines élus sont : -- Jacques David, -- Louis Gargouillaud, -- Pierre Portier, -- Jean Colin, -- Charles Chalemot, -- Meri-Marie, -- Mathurin le Grand et Bonneaud. -- Tous font partie du conseil des pairs de la commune. -- Les échevins et pairs qui ne commandent pas de compagnies inspecteront les postes et seront de garde de nuit et de jour à leur rang, dans la Colonelle ; on lève en outre six compagnies de gens de pied volontaires, chacune de cent vingt hommes. Les chefs élus sont : -- Desessarts, -- Montalembert, -- La Rivière, -- Le Lys, -- Bretin dit le Normand, et Virolet. -- Ces capitaines, connus par leur courage, ont tous pris une part glorieuse aux dernières guerres religieuses. Les magistrats s'occupent d'augmenter les approvisionnements de la ville, tandis que la mer est encore libre. Le capitaine Mirant, père de Cornélie, ma fiancée, est chargé du commandement de cette flottille de ravitaillement ; il ira chercher des blés sur la côte de Bretagne et des munitions en Angleterre ; le hardi marin saura échapper aux croiseurs royalistes ou les combattre(51). Cornélie doit accompagner son père dans cette navigation ; nous nous sommes fait nos adieux ce matin.

5 SEPTEMBRE 1572. -- Hier est arrivé à la Rochelle le colonel de Plouernel, chef et héritier de cette ancienne et puissante maison, depuis que son frère aîné, le comte Neroweg de Plouernel, et son fils, le vicomte Odet, ont été tués à la bataille de La Roche-la-Belle, dans un engagement où mon père Odelin et moi nous avons pris part ; le colonel a laissé sa femme et ses enfants chez son beau-père, dont la châtellenie de Mezléan, située près des pierres sacrées de Karnak, compte parmi ses dépendances plusieurs champs ayant appartenu à notre aïeul Joel avant la conquête de la Gaule par Jules César.

9 SEPTEMBRE 1572. -- Depuis quelques jours, grand nombre de fugitifs, échappés au massacre de la Saint-Barthélemy, sont arrivés à La Rochelle ; on compte aujourd'hui dans notre cité cinquante gentilshommes du voisinage et leurs familles, et soixante ministres de la religion réformée. Plus de quinze cents soldats, déserteurs de l'armée royale, sont venus se joindre à nous.

30 OCTOBRE 1572. -- Le maire, Jacques Henry, et le conseil d'échevinage, chargés de veiller à la défense de la ville, déploient une incroyable activité. L'on a établi un conseil militaire, dont fait partie le colonel de Plouernel et mon grand-oncle le franc-taupin, très-expert en ce qui touche les travaux de siège, et surtout les mines et les contre-mines ; le conseil militaire augmente les fortifications ; de nouvelles batteries sont établies sur tous les points faibles du front attaquable, depuis la porte de Congues jusqu'au bastion de l'Évangile ; on élève une redoute sur les ruines de l'église Notre-Dame, et sur l'une de ses tours, restée debout, on guinde deux gros canons battant au loin la campagne ; d'autres bombardes sont mises en batterie sur les plates-formes de tous les clochers capables de supporter le poids et l'ébranlement de cette artillerie : les tours d'Aix, de Sainte-Catherine, de la Verdière et du Crique, sont ainsi armées. Le franc-taupin, remarquant que certaines parties du fossé entre les boulevards de Congues et de l'Évangile sont mal-flanquées, propose d'y construire ce qu'il appelle, en son langage, des taupinières ou casemates, dont les embrasures, abritées, sont au niveau du sol et peuvent ouvrir sur l'ennemi un feu terrible et pour ainsi dire souterrain ; ces casemates sont construites. Hommes, femmes, enfants, travaillent aux fortifications avec un enthousiasme indicible.

3 NOVEMBRE 1572. -- Hier a été prise une résolution héroïque, rappelant celle dont nos aïeux Albinick-le-Marin et sa femme Méroë ont été témoins, alors que les Bretons, afin d'affamer l'armée de Jules César, ruinèrent, par l'incendie, leur pays, alors si riche, si fertile, et qui devint ainsi un désert depuis Nantes jusqu'à Vannes !... Oui, hier, par ordre du maire de La Rochelle, toutes les maisons du faubourg Saint-Éloi, des quartiers des Salines, des Volliers et de Patère, ont été démolies ou brûlées par leurs possesseurs ; l'on ne veut laisser à l'ennemi aucun couvert pour s'approcher de la place, et rendre ainsi cet investissement plus périlleux.

8 NOVEMBRE 1572. -- Aujourd'hui, l'armée catholique, commandée par M. de Biron, a paru en vue de La Rochelle et a pris position hors de portée de notre artillerie.

12 NOVEMBRE 1572. -- M. de Biron a reçu des renforts considérables et une partie de son matériel de siège ; il s'est rapproché de la ville et a établi son camp à Saint-André. Le colonel Strozzi, l'un des meilleurs officiers de l'armée catholique, occupe Puy-Liboreau ; le colonel Saint-Martin, à la tête de douze cents hommes, s'est logé à la Gord ; le colonel Goas à Rompsay, avec six compagnies d'infanterie ; et M. du Guast, l'un des mignons du duc d'Anjou (frère du roi Charles IX), occupe Aytré, avec deux régiments de vieilles troupes. Nous avions prévu ces dispositions de l'ennemi, et afin qu'il ne trouvât d'autre abri que des décombres, les habitants d'Aytré avaient vaillamment mis le feu à leur bourg.

8 DÉCEMBRE 1572. -- L'armée ennemie reçoit des renforts considérables, étend ses quartiers ; le blocus se resserre. Chaque jour s'engagent de rudes escarmouches entre nous et les royalistes ; ils perdent à ce jeu beaucoup de monde. Confiants en leur nombre, ils s'aventurent au milieu de nos vignobles entourés de murailles et de fossés, ou à travers le labyrinthe de chemins à peine tracés dans les marais salins ; nous nous embusquons derrière les haies, au fond des fossés, ou parmi les roseaux des marais, nos arquebuses déciment les catholiques ; s'ils tentent de nous poursuivre, ils disparaissent engloutis dans la profondeur des tourbières couvertes d'une herbe verdoyante, qu'ils ne savent distinguer de celle des prairies. C'est une guerre d'embuscades, semblable à cette lutte patriotique que les Armoricains soutenaient dans leurs landes, dans leurs marais, dans leurs bois, contre les soldats du fils de Charlemagne, au temps de notre aïeul Vortigern.

13 DÉCEMBRE 1572. -- Hier, combat acharné au gros bourg de la Font (la fontaine), où affluent, dans un réservoir, des sources abondantes, amenées ensuite à la ville par un aqueduc. Les catholiques s'étaient emparés de ce bourg, afin de détourner les eaux et d'en priver La Rochelle ; ils y ont réussi. Mon oncle le franc-taupin et son compère Barbot, le chaudronnier de l'île de Rhé, avaient proposé de s'introduire souterrainement par l'aqueduc mis à sec, d'arriver ainsi jusque sous le logement des troupes campées à la Font, et de les faire sauter au moyen d'un fourneau de mine ; malheureusement, cette proposition n'a pas été goûtée, l'on a préféré une attaque de vive force ; et nous y avons perdu beaucoup de monde. La Font est restée au pouvoir des catholiques ; les canaux ont été coupés ; mais les fontaines de la ville et les puits nous fournissent de l'eau en quantité suffisante.

7 JANVIER 1573. -- L'ennemi, afin de resserrer davantage le blocus, a construit deux forts à l'entrée de la baie ou rade qui précède le port intérieur de la ville, de sorte que nos vaisseaux seront obligés de passer sous le feu de ces batteries.

12 JANVIER 1573. -- Maître Barbot-le-Chaudronnier, notre ami, a accompli, avant-hier, un acte unique, je crois, dans les fastes de la guerre. Il existe non loin de la contrescarpe du bastion de l'Évangile un moulin nommé Brande, où le capitaine Normand plaçait, durant le jour, un poste avancé composé de plusieurs hommes ; le soir, ils rentraient à la ville, ne laissant dans le moulin que leurs armes et une sentinelle. Avant-hier soir, le colonel Strozzi, profitant du clair de lune, est venu, à la tête d'un fort détachement ennemi, renforcé de deux couleuvrines, attaquer le moulin, où se trouvait seul en vedette maître Barbot ; il résolut de tenir ferme et tint ferme, déchargeant tour à tour sur les assiégeants les arquebuses laissées toutes chargées au râtelier du poste ; notre ami poussait de grands cris, contrefaisant plusieurs voix, afin de persuader l'ennemi que le moulin avait bon nombre de défenseurs. Le capitaine Normand, accouru sur le parapet du bastion au bruit des arquebusades, criait à maître Barbot de ne pas lâcher pied, de rester avec sa compagnie, et qu'on allait lui porter du secours. Le circuit était long ; aussi avant que nos hommes aient pu se rendre du bastion au moulin, situé bien au delà du fossé, maître Barbot, malgré son incroyable courage, se vit sur le point d'être forcé ; les munitions lui manquaient. Il demande quartier pour lui et pour sa prétendue troupe ; le colonel Strozzi accorde quartier à notre ami, qui, sortant de son poste, montre ainsi que sa compagnie se composait de... son unique personne. Strozzi, furieux, voulait faire pendre maître Barbot, lorsque les gens du capitaine Normand, arrivant en hâte, ont culbuté les royalistes et leur ont enlevé notre intrépide chaudronnier.

19 JANVIER 1573. -- Soyez béni, mon Dieu !... ma sœur Thérèse Rennepont, Cornélie ma fiancée, ainsi que d'autres hardies Rocheloises, ont échappé, la nuit dernière, à un grand danger. Les brigantins du capitaine Mirant, chargés d'approvisionner La Rochelle de munitions de guerre et de blé, mettent fréquemment à la voile pour le littoral de la Bretagne ou pour Douvres, et rentrent dans notre port avec leur ravitaillement. Les catholiques, afin d'intercepter cette navigation ou de la rendre très-périlleuse, ont, en suivant la côte, amené depuis Brouage la carcasse d'un grand navire démâté ; puis, après l'avoir rempli de sable, ils l'ont coulé à fond non loin de l'entrée de la baie qui conduit à notre port. Cette espèce de ponton ainsi à demi submergé porte plusieurs pièces d'artillerie qui, jointes à celles de la redoute déjà élevée par l'ennemi à l'autre pointe de la baie, doivent croiser leurs feux contre ceux de nos bâtiments qui entreront dans la rade ou en sortiront. Hier, le conseil de défense a décidé que pendant la nuit, vers trois heures du matin, au moment de la plus basse marée, l'on irait incendier le navire, laissé à sec sur la grève par le retrait des eaux. Ce coup de main dangereux, puisque ceux qui en étaient chargés, sortant de la ville par la porte des Deux-Moulins, devaient aller entasser des combustibles autour de la carène du navire, malgré les arquebusades des soldats qui le gardaient, cette audacieuse expédition n'exigeant d'ailleurs aucune aptitude militaire, mais seulement un grand courage, fut dévolue aux Rocheloises, à leur demande instante et unanime : « Il fallait, -- disaient-elles, -- réserver pour la bataille le sang et la vie des hommes, si numériquement inférieurs aux assiégeants. » -- Ces vaillantes se réunirent au nombre d'environ trois cents et d'une assez grande quantité d'enfants de dix à douze ans qui voulurent accompagner leurs mères ; cette troupe se composait de bourgeoises, de dames nobles, d'artisanes, de servantes, de femmes de pêcheurs et de marchandes. Parmi celles-ci se trouvaient au premier rang, je le dis avec fierté, ma mère, ma sœur Thérèse Rennepont et Cornélie Mirant, ma fiancée, depuis peu de retour d'une navigation sur les côtes de Bretagne à bord du brigantin de son père. Vers trois heures du matin, elles sortirent de la ville, portant, selon leurs forces, des fascines de bois sec et des bottes de paille ; le vent était violent, une nuit profonde favorisait leur marche, guidée, entre autres, par la femme d'un pêcheur, surnommée la Bombarde depuis que, lors de l'une de nos dernières sorties, cette intrépide a, de sa main, encloué l'une des bombardes ennemies. Habituée à la pêche aux sourdons (coquillage très-abondant et très-nourrissant), la Bombarde connaissait les passages praticables au milieu des roches et des sables mouvants des grèves, et elle dirigea les pas des autres Rocheloises au milieu des ténèbres avec une incroyable sagacité. Cornélie m'a ainsi raconté ce matin les événements de la nuit :

« -- Grâce à l'obscurité de la nuit, au bruit du vent et au profond silence de notre marche, nous nous sommes approchées à une portée d'arquebuse de la carène du vaisseau, sans donner l'éveil aux royalistes. Ta mère, s'avançant l'une des premières, entre Thérèse et moi, et enfonçant souvent, comme nous, dans l'eau ou dans la vase, jusqu'aux genoux, s'était toujours refusée à ce que nous la soulagions du poids de la fascine qu'elle portait, ainsi que nous autres. Nous n'étions plus qu'à une petite distance du navire, dont les fanaux nous avaient au loin guidées à travers la brume, lorsque le factionnaire de garde, entendant enfin des pas nombreux, crie : -- Qui va là ? -- Au feu ! au feu ! répond ta mère d'une voix forte. -- C'était le signal convenu. Nous franchissons en courant l'espace qui nous séparait de la carène, et aussitôt, le long de ses flancs, nous amoncelons nos fascines et nos bottes de paille ; le factionnaire tire sur nous au hasard et dans l'ombre une arquebusade en appelant ses compagnons aux armes. Ils montent en hâte sur le pont avec les canonniers ; mais, ne pouvant pointer de si près et de haut en bas leur batterie sur nous, ils nous envoient au milieu des ténèbres, mais presqu'à bout portant, une grêle de coups d'arquebuse, qui firent parmi nous plusieurs victimes. Les balles sifflèrent ; l'une d'elles emporta ma coiffe. Ta mère, ta sœur et moi, nous étions à quelques pas l'une de l'autre, mais nous ne pouvions nous voir à cause de l'obscurité. -- Cornélie, es-tu blessée ? me crièrent-elles. -- Non... Et vous ? -- Ni nous non plus, répondit ta mère. Et elle cria de nouveau : -- Hardi ! au feu, mes filles ! Vengeons la Saint-Barthélemy en brûlant ces massacreurs ! -- Et elle et la Bombarde qui, au moyen d'un briquet, venaient d'allumer une mèche soufrée, mettent les premières le feu aux fascines et à la paille ; leur exemple est imité en vingt endroits à la fois, malgré les nouvelles arquebusades des royalistes. Bientôt d'épais nuages de fumée entourent la carène ; les combustibles embrasés jettent leur reflet sur les flaques d'eau de la grève et jusque sur les deux tours du port. Nous y voyions aussi clair qu'en plein jour ; mais les catholiques, aveuglés par la fumée, que le vent chassait de leur côté avec de grands tourbillons de flammes, ne pouvaient nous apercevoir et tirer sur nous. Aussi avons-nous, par trois fois, jeté fascines sur fascines le long des flancs de ce maudit navire, tellement imprégné d'eau de mer et de vase, que, malgré son ardeur, le feu ne put entamer ces épais bordages suintant l'humidité. Nos combustibles épuisés, nous avons dû, pour nous retirer, profiter des derniers nuages de fumée qui, nous dérobant à la vue de l'ennemi, malgré les dernières clartés de l'embrasement des fascines, ne lui permettaient pas de nous viser. Nous avons alors regagné la ville, emportant, afin de leur donner la sépulture, les corps de cinq d'entre nous ; parmi elles, Marie Caron, la digne femme du mercier notre voisin, tuée raide d'une balle reçue à la tempe gauche ; son fils, âgé de treize ans, a eu le bras fracassé. Nous avons aussi rapporté ou soutenu plusieurs d'entre nous, plus ou moins grièvement blessées, au nombre d'une quinzaine. Notre seul regret était de n'avoir pu mener à notre fin cette entreprise. »

Telle est, fils de Joel, la vaillance des femmes de La Rochelle durant le siège de cette cité... Ne se montrent-elles pas les dignes filles des Gauloises des temps héroïques ?

12 FÉVRIER 1573. -- Le frère de Charles IX, le duc d'Anjou (il régna plus tard sous le nom d'Henri III, d'infâme et exécrable mémoire), est arrivé hier au camp royaliste pour prendre le commandement de l'armée ; il est accompagné de ses deux cousins, Henri de Béarn et Condé. Ces deux apostats, qui, après avoir vu égorger sous leurs yeux leurs partisans, leurs meilleurs amis, durant la nuit de la Saint-Barthélemy, ont donné le baiser de paix et d'oubli à Charles IX et le suivent au siège de La Rochelle ; ces fils dégénérés de Jeanne d'Albret et de Condé, la première empoisonnée par Catherine de Médicis, le second, prisonnier sur parole, assassiné par ordre du duc d'Anjou, viennent guerroyer contre leurs frères avec les bourreaux de leur famille. Parmi les autres seigneurs et capitaines de la suite du duc d'Anjou, l'on compte : -- le duc de Montpensier ; le prince Dauphin d'Auvergne ; les ducs de Guise et d'Aumale ; les ducs de Longueville et de Bouillon ; le marquis de Mayenne ; le duc de Nevers ; messires Antoine et Claude de Baupremont ; René de Voyer, vicomte de Paulmy ; le duc d'Uzès ; le bâtard d'Angoulême ; le maréchal de Cossé ; le comte de Retz, et autre illustre seigneurie ; parmi les gens de guerre les plus renommés, est le vieux maréchal de Montluc, ce tigre à face humaine. La présence de ce général expérimenté, dont l'âge n'a point amorti la férocité proverbiale, dit assez que, si La Rochelle tombe au pouvoir de l'ennemi, nous serons exterminés jusqu'au dernier... Ah ! du moins, nous ne tomberons pas vivants entre les mains des catholiques !

14 FÉVRIER 1573. -- Le brave François de Lanoüe est venu nous rejoindre à La Rochelle, par suite d'une étrange convention avec Charles IX. Le soulèvement des Pays-Bas, si ardemment désiré par Coligny, avait avorté, par suite de la trahison de la cour de France, trop jalouse de complaire au pape et à Philippe II par le massacre de la Saint-Barthélemy pour songer sérieusement à appuyer l'insurrection républicaine de l'une des provinces de la monarchie espagnole ; M. de Lanoüe, abusé par les espérances de l'amiral de Coligny, dupe lui-même des mensongères promesses de Catherine de Médicis et de son fils, M. de Lanoüe s'étant rendu à Mons, afin de se concerter avec les chefs du soulèvement projeté, le tenta sans succès, fut fait prisonnier, et échappa ainsi, par hasard, au massacre de la Saint-Barthélemy. Charles IX, de plus en plus alarmé de l'attitude indomptable des huguenots, sachant quelle influence M. de Lanoüe exerçait sur eux, demanda sa liberté à Philippe II, l'obtint, appela au Louvre le capitaine protestant et lui dit : « -- J'ai foi dans votre parole... Allez à La Rochelle, engagez les protestants à se rendre et à se soumettre ; s'ils refusent, promettez-moi de revenir vous mettre prisonnier à ma discrétion. -- J'y consens, -- répondit Lanoüe. -- J'irai à La Rochelle ; et si, en mon âme et conscience, les huguenots me paraissent devoir être vaincus, je les engagerai de tout mon pouvoir à capituler ; mais s'ils me semblent avoir chance de triompher, je les encouragerai à la résistance et je leur offrirai mes services. S'ils refusent mes services, je reviendrai me mettre en otage entre vos mains. » Telle est la confiance qu'un homme de bien inspire, même aux scélérats, que Charles IX a accepté l'offre de M. de Lanoüe. Celui-ci a envoyé un parlementaire auprès du maire de La Rochelle pour l'instruire de ces conditions et lui demander l'entrée de la cité. Le conseil s'est assemblé. Les uns ont énergiquement blâmé M. de Lanoüe de s'être dégradé jusqu'à un compromis avec Charles IX, souillé du sang de nos frères ; les autres (en majorité considérable) ont apprécié l'importance du concours de M. de Lanoüe et ont voté pour que ses services fussent agréés. Il a été introduit dans la ville ; ses chaleureuses et patriotiques paroles lui ont ramené presque tous les dissidents. Il a visité les travaux de défense de la place, et, persuadé qu'elle peut repousser avec succès l'attaque des royalistes, il a reçu le commandement des troupes, sous la surveillance du conseil d'échevinage.

22 FÉVRIER 1573. -- La présence de M. de Lanoüe parmi nous porte déjà d'excellents fruits ; il discipline nos troupes, ne permet plus ces escarmouches meurtrières où tant des nôtres allaient se faire tuer par outre-vaillance ; il refrène l'ardeur des plus bouillants, habitue les volontaires au maniement des armes, à la précision des manœuvres militaires, et substitue la tactique prudente à l'entraînement du courage aveugle, toujours si nuisible aux armées protestantes.

27 MARS 1573. -- M. de Lanoüe, fidèle à sa parole, a quitté hier La Rochelle et est retourné au camp de Charles IX se constituer prisonnier. Depuis qu'il nous commandait, nos sorties causaient de grands dommages à l'ennemi, mais en nous coûtant beaucoup de monde. Nous ne pouvions réparer nos pertes, puisque nos communications sont coupées du côté de terre ; tandis que l'ennemi reçoit sans cesse des renforts considérables. Nous ne comptons plus que quatre mille cinq cents citoyens capables de porter les armes ; l'ennemi compte aujourd'hui vingt-cinq mille hommes de troupes et soixante canons. Les travaux du siège sont conduits avec une grande habileté par Scipion Vergano, l'ingénieur qui a fortifié La Rochelle ; ce traître connaît le fort et le faible de la place, aussi a-t-il concentré tous les moyens d'attaque des catholiques sur le bastion de l'Évangile, leurs batteries foudroient la ville de ce côté. Enfin, les munitions commencent de nous manquer ; les travaux exécutés par l'ennemi à l'entrée de la baie rendant très-difficile l'arrivage des bâtiments, qui seuls nous approvisionnent, la poudre et le blé deviennent de plus en plus rares. La flottille du capitaine Mirant est allée chercher des munitions en Angleterre, des grains en Bretagne ; chaque jour on attend ces navires, si le vent contraire les retient encore ou s'ils ne parviennent pas à pénétrer dans notre havre, une horrible disette régnera bientôt dans la ville. M. de Lanoüe, ayant pesé les effrayantes difficultés de notre situation, n'a pas cru que nous puissions résister longtemps à des forces cinq à six fois supérieures aux nôtres ; il a engagé le conseil de ville à traiter avec le duc d'Anjou, afin d'obtenir une capitulation honorable et une paix avantageuse, ajoutant que lui, Lanoüe, avait juré sa foi d'honnête homme d'encourager, d'aider les Rochelois à la résistance, tant qu'il croirait en son âme et conscience la résistance possible ; mais que, du jour où il la regarderait comme impraticable, il engagerait les assiégés à capituler ; promettant, dans le cas où l'on ne suivrait pas ses avis, d'aller se remettre prisonnier aux mains du roi. Le conseil de ville, après une séance solennelle, sous la présidence du maire Jacques Henry, épuisé, presque mourant, de ses fatigues, de ses blessures, mais soutenu par son énergie républicaine, le conseil de ville a déclaré, à une forte majorité, que les Rochelois résisteraient aux catholiques jusqu'à la mort... M. de Lanoüe a quitté la ville.

Ô fils de Joel ! admirez pieusement la résolution de ce maire, de ces échevins, de ces chefs de milice civique ! de ces bourgeois, en un mot ! Ces bourgeois ne combattaient pas par ambition, par cupidité, ainsi que la plupart des capitaines de Charles IX, soudards sans foi ni loi, gens d'épée qui vendent leur peau et tuent pour vivre, batailleurs par état, pour qui la guerre, d'où qu'elle vienne, quelle qu'elle soit, juste ou injuste, sainte ou atroce, est un métier lucratif. Non, non, ces bourgeois combattaient pour leur liberté, pour leur foi, pour leurs droits, pour la défense de leur foyer ; et, seule, la conscience de combattre pour la plus sacrée des causes peut enfanter des prodiges d'héroïsme !

Ces fragments du siège de La Rochelle, écrits par moi, Antonicq Lebrenn, nous conduisent jusque vers le milieu du mois de mai (1573), où se passeront les événements suivants.

L'Hôtel de ville de La Rochelle, presque entièrement reconstruit, il y a bientôt un siècle (en l'année 1486), est l'un des plus beaux monuments dont se soit jamais enorgueilli le patriotique amour de la cité. La foi catholique a élevé jusqu'aux nues ses splendides cathédrales où tes prêtres, ô Christ ! exaltent chaque jour les pieuses douceurs de l'assassinat des huguenots, prêchent les sanglantes voluptés de l'extermination des hérétiques ! Le culte des franchises communales a édifié ces hôtels de ville, berceaux de nos libertés, sanctuaires civiques et sacrés, où l'on jure sur la bannière de la commune de mourir pour son indépendance ! ainsi que mouraient les Communiers intrépides dont notre aïeul FERGAN-LE-CARRIER a partagé les combats et la mort, au temps de Louis-le-Gros. Le monument municipal, dont nous autres Rochelois nous sommes si justement fiers, se compose d'un vaste corps de logis, flanqué de deux pavillons à toits aigus. Sa façade principale, ornée de vingt-sept consoles très-rapprochées, dont le triple renflement disparaît sous des guirlandes de feuilles et de fruits ciselés, fouillés dans la pierre avec un art incroyable, est surmontée d'une terrasse crénelée, aux frètes décorées d'un riche enroulement d'acanthe ; au-dessus de chacun des deux pavillons, s'élance dans les airs un beffroi d'une merveilleuse richesse architecturale ; celui de gauche offre aux yeux étonnés une cage de fer doré, non moins admirablement forgée que son dôme, découpé à jour aussi délicatement que peut l'être une dentelle et soutenu par trois colossales figures de pierre. Il faut renoncer à décrire la profusion de gargouilles qui semblent saillir des murailles de l'édifice, et représentent des sphinx, des chimères d'un dessin rempli de hardiesse et de grâce ; il faut renoncer à décrire les festons de pierre qui brodent le monument de sa base à son faîte, les enroulements infinis de feuillage ou de fleurs qui grimpent le long des nervures ogivales, des portes, des fenêtres, embrassent leurs linteaux, se tordent autour de leurs piliers, de leurs colonnettes, et couronnent leurs chapiteaux ; innombrables sculptures fleuries, touffues, épanouies, charmantes, pareilles à une végétation luxuriante, soudain pétrifiée par un pouvoir magique. Cette imparfaite description peut seulement donner une idée de la beauté matérielle de l'Hôtel de ville de La Rochelle ; mais il avait, si cela se peut dire, une âme, un souffle, une voix ! C'était l'âme vaillante, le souffle puissant, la voix patriotique de la commune, qui semblaient animer le corps de pierre de l'antique édifice : là, surtout depuis la guerre, et de même que la vie se concentre dans le cœur, se concentrait la vie de la cité ! tout partait de là, tout aboutissait là, parce que là siégeait le pouvoir souverain de cette République urbaine(52), représentée par le maire et par l'échevinage, élus de leurs concitoyens. Nuit et jour assemblés à l'Hôtel de ville, en nombre suffisant pour répondre à toutes les nécessités du moment, ces vaillants édiles ne quittaient la salle du conseil que pour aller combattre aux remparts ou risquer d'intrépides sorties contre les redoutes ennemies ; souvent aussi il leur fallait (ainsi qu'en ce jour où recommence ce récit), il leur fallait calmer, dominer ou dompter les agitations populaires causées par les malheurs du temps. Telle était alors la rude tâche réservée à Morisson, nouveau maire de La Rochelle ; il succédait à Jacques Henry, mourant de ses fatigues et des suites de ses blessures.

Donc, ce jour-là, vers le milieu du mois de mai 1573, une foule tumultueuse, uniquement composée de femmes et d'enfants (les hommes valides restaient aux murailles ou prenaient tour à tour quelques heures de repos), envahissant les abords de l'Hôtel de ville de La Rochelle, criaient avec la navrante énergie de la faim : -- Du pain ! du pain ! -- Non moins amaigries, non moins hâves que leurs enfants, grand nombre d'entre ces femmes, ayant combattu avec les hommes de La Rochelle pour repousser un assaut tenté par les royalistes, avaient le front ceint d'un bandeau sanglant ou le bras soutenu par une écharpe de linge ; quelques enfants de dix à douze ans portaient aussi les traces de blessures reçues en accompagnant leurs mères à la bataille. Cette foule, déjà aigrie, épuisée par les fatigues, par les privations de toutes sortes, résultant d'un long siège, voyait avec épouvante approcher la famine. Depuis la veille, les boulangers, manquant de farine, avaient fermé leurs boutiques ; aucune distribution de vivres, si minime qu'elle fût, n'avait été faite selon l'usage. Ces infortunées demandaient donc à grands cris : -- Du pain ! -- et à grands cris aussi appelaient Morisson, le nouveau maire. Parmi les plus exaltées d'entre ces femmes, on remarquait l'épouse d'un pêcheur, surnommée la Bombarde, depuis que, durant le siège, ayant, ainsi que d'autres Rocheloises, pris part à une sortie, cette amazone, transperçant deux canonniers avec l'un de ces tridents acérés dont se servent les pêcheurs pour harponner les gros poissons, avait encloué une bombarde de sa main ; le teint hâlé par la bise de mer, le front ceint d'un bandeau cachant une plaie à peine cicatrisée, les bras et les jambes nues, d'une stature robuste et élevée, la Bombarde, seulement vêtue d'une vieille jupe de laine rouge, par-dessus sa chemise de grosse toile, brandissait d'une main son trident, et criait d'une voix éclatante : -- Du pain pour nos enfants et pour nos hommes ! Morisson ! Morisson !

-- Du pain ! du pain ! -- Nous voulons parler au maire ! -- Morisson ! Morisson ! -- répétait la foule féminine, dont la masse compacte encombrait les abords de l'un des pavillons de l'Hôtel de ville ; sa porte ouverte laissait apercevoir une voûte où aboutissaient les degrés conduisant à la salle du conseil de l'échevinage ; aussi la Bombarde et ses compagnes, lasses d'appeler le maire à grands cris, se disposaient à envahir l'Hôtel de ville, lorsque Morisson parut sous la voûte ; il s'avança vers la foule : aussitôt les cris diminuèrent de violence, car le maire était à la fois aimé, craint et respecté ; encore dans la vigueur de l'âge, il portait un corselet et des brassards de fer ; une lourde épée pendait à son côté ; il s'élança sur l'un des montoirs de pierre placés de chaque côté de la porte, réclama d'un geste le silence, l'obtint, et s'adressant à la foule d'une voix sonore, ferme, mais paternelle :

-- Mes enfants ! le conseil est assemblé... Je n'ai pas de temps à perdre... Déléguez-moi l'une d'entre vous, elle me dira ce que vous désirez de moi... je répondrai...

La Bombarde, acclamée tout d'une voix la déléguée de ses compagnes, se fit jour parmi elles, et s'approchant de Morisson :

-- Maire ! nous avons faim et nous demandons du pain ! les boulangers n'ont plus ni blé ni farine... les étals des bouchers sont fermés. On distribuait ces derniers jours quelques poignées de fèves ou de pois... depuis hier l'on n'a rien distribué... Avant le siège, la plupart d'entre nous vivaient de leur pêche et de celle de leurs maris ; nous ne tendions la main à personne... aujourd'hui tout bateau pêcheur qui se risque hors du port est criblé de coups de canon par les redoutes royalistes ! Comment faire ? Nous ne pouvons pas rester sans manger, nous avons faim... Il nous faut du pain, maire ! il nous faut du pain !

-- Oui ! -- répétèrent les Rocheloises avec de grandes clameurs. -- Du pain... du pain ! -- Morisson, il nous faut du pain !

Après cette explosion de cris, le silence se rétablit ; le maire reprit d'une voix émue : -- Vous êtes de braves femmes... je vous connais presque toutes par votre nom ; vous n'êtes pas des mendiantes ; vous ne venez ici que poussées par le besoin ! c'est cruel. Mais voyons ! croyez-vous qu'il y ait à la Rochelle des privilégiés qui mangent du pain quand vous en manquez ?

-- Non... -- répondit la Bombarde, -- ce que nous souffrons, les autres le souffrent ; mais nous sommes à bout...

-- Nous sommes à bout ! -- répétèrent les voix de la foule. -- Il nous faut du pain !

-- Pauvres chères femmes... il vous faut du pain !... et comment voulez-vous que je vous en donne ?... -- reprit Morisson. -- Il ne reste pas un grain de blé dans les greniers de la ville... vous en convenez vous-mêmes...

Un morne silence accueillit ces paroles du maire, et au bout d'un instant la Bombarde reprit avec l'accent d'un sombre désespoir :

-- Alors, maire, fais ouvrir l'une des portes de la ville... Nous marcherons droit aux retranchements de l'ennemi ! oui, nous et nos enfants nous irons nous faire tuer par les soldats de Charles IX ; nous en tuerons aussi de ces catholiques ! et tu seras débarrassé de nous, maire ! nous ne te demanderons plus de pain !

-- La Bombarde a raison ! -- répétèrent ses compagnes avec une exaltation farouche. -- Mieux vaut mourir d'une balle royaliste que de crever de faim ! Marchons à la mort !

-- Elle a tort ! -- s'écria Morisson, -- elle a tort ! elle n'écoute que le désespoir ! et il ne faut pas désespérer ! nous attendons d'heure en heure les brigantins du capitaine Mirant ; ils rapportent d'Angleterre un chargement de poudre, et de Bretagne un chargement de blé ; ils sont mouillés à huit lieues d'ici sur la côte, au havre de Redon ; ils ne peuvent, faute d'un vent favorable, cingler vers notre port ; il y a cent chances sur une pour que la brise régnante depuis plusieurs jours change d'un moment à l'autre, tout à l'heure peut-être... En ce cas, la ville est approvisionnée de munitions et de blé, car le capitaine Mirant a promis que, coûte que coûte, il entrerait dans la baie et forcerait la passe malgré le feu des batteries ennemies ; le capitaine est homme de parole, vous le connaissez ?

-- Oui ! -- répondit la Bombarde, -- c'est le plus hardi marin de La Rochelle ; nous le connaissons, et aussi sa fille Cornélie ; elle était des nôtres et des premières avec la veuve d'Odelin Lebrenn, lorsque nous avons essayé d'incendier le vaisseau royaliste à la marée basse... et...

-- Mes enfants ! -- s'écria soudain Morisson, interrompant la Bombarde, frappé d'une idée soudaine, -- il nous reste une ressource précieuse, jusqu'ici négligée ; vous m'y faites songer en me parlant de la plage !

-- Quelle ressource ? -- crièrent plusieurs voix, -- quelle ressource, maire ?

-- La voici, -- répondit Morisson. -- Lorsque, au moment du reflux, la mer se retire de la grève que vous avez traversée pour aller vaillamment incendier le vaisseau coulé à fond par les catholiques, la mer laisse sur le sable et les rochers une énorme quantité de coquillages très-nourrissants, très-salubres, et qu'avant le siège on venait acheter ici de plusieurs lieues à la ronde...

-- Les sourdons ! -- acclamèrent un grand nombre de voix. -- Oh ! si l'on en avait, des sourdons ! l'on ne craindrait pas la famine. -- Cuits ou crus, c'est une bonne nourriture !

-- C'est vrai ! il y a si grand nombre de ces coquillages, que, grâce à la pêche de chaque jour, du moins l'on ne mourrait pas de faim, -- reprit la Bombarde d'un air pensif. Puis, hochant la tête : -- Mais le vaisseau démâté que nous avons voulu brûler bat la place de ses canons et de ses arquebusades ? sans compter la redoute de Chef de Baie, aussi armée d'artillerie, que ces Philistins ont élevée dernièrement à l'entrée de la rade. -- Et, regardant fixement Morisson, la Bombarde ajouta : -- Maire ! sais-tu qu'il y a maintenant autant de danger à pêcher aux sourdons qu'à marcher sur une batterie ?

-- Je le sais bien... et si les brigantins du capitaine Mirant n'entrent pas aujourd'hui dans le port, ma femme et mes deux filles iront avec vous cette nuit, à deux heures, moment de la marée basse, pêcher aux sourdons, -- répondit stoïquement Morisson. -- Oui, j'en suis certain, toutes les Rocheloises, jeunes ou vieilles, riches ou pauvres, iront sous le feu des catholiques qu'elles ont souvent bravés, ramasser la manne que le Seigneur nous envoie dans notre détresse !

-- C'est dit ! compte sur nous, maire ! -- reprit la Bombarde. -- Si les brigantins du capitaine Mirant n'arrivent pas avant ce soir, nous patienterons avec la faim jusqu'à cette nuit... et nous irons pêcher aux sourdons... Celles qui seront tuées sur la grève n'auront plus besoin de rien !

Au moment où la Bombarde prononçait ces derniers mots, les détonations de plusieurs décharges d'artillerie, ébranlant les vitres de l'Hôtel de ville, annoncèrent que l'ennemi rouvrait son feu suspendu depuis le matin ; et presqu'en même temps l'on entendit le son retentissant, et de plus en plus rapproché, d'un clairon. Bientôt un grand nombre de femmes, de toutes conditions, suivant les pas d'un pasteur à cheveux blancs, que le clairon précédait, déboucha sur la place de la Caille.

-- Aux remparts, mes sœurs ! aux remparts ! -- criait le pasteur avec une exaltation guerrière. -- Le Dieu des armées rendra forts vos faibles bras ! Vos époux, vos pères, vos frères, vos fils combattent pour le triomphe de la Cause et de la liberté... Venez combattre près d'eux... Aux remparts ! aux remparts ! l'ennemi va donner l'assaut au bastion de l'Évangile !

-- Aux remparts ! mes vaillantes ! Et ce soir, à cette pêche aussi meurtrière qu'une bataille ! -- s'écria Morisson, tandis que la Bombarde et ses compagnes, se joignant aux autres Rocheloises, répétèrent en chœur ce psaume, entonné par le ministre :

Seigneur, guide ces faibles femmes !

Et de ton feu remplis leurs âmes !

Brise l'ennemi comme Oreb !

Et comma l'orgueilleux Zéeb !

Renverse et ces rois et ces princes

Qui dans leur ire et leurs fureurs,

Versent le sang, rient de nos pleurs,

En tombeaux changent nos provinces !

Comme une boule va roulant,

Comme un tourbillon violent,

Qu'à son gré l'ouragan déchaîne !

Comme un feu qui réduit en cendres

Une forêt et qui fait fendre

Des rochers la cime hautaine !

Qu'ainsi ton orage, ô mon Dieu !

Les force et les frappe en ce lieu !

Ta foudre gronde sur leur tête,

Ils vont sombrer dans la tempête !

Le bastion de l'Évangile, contre lequel l'armée royale concentrait depuis longtemps tous ses moyens d'attaque, formait un angle très-saillant ; ses flancs n'étaient pas suffisamment protégés par d'autres ouvrages fortifiés ; aussi l'ennemi, dirigeant sur le flanc gauche de ce bastion le feu de ses deux principales batteries, avait, sous le choc réitéré des boulets, ouvert une brèche dans le rempart, dont la bâtisse supérieure s'étant, sur une largeur de cinquante pieds environ, écroulée au fond du fossé d'enceinte, le comblait à peu près en cet endroit, et rendait ainsi l'assaut praticable, les assiégeants pouvant, grâce à cet amas de décombres qui leur servait de pont, traverser le fossé, presque de plain pied, escalader les dernières assises de la muraille en ruines et pénétrer dans la ville, si toutefois ils refoulaient devant eux les défenseurs de la brèche. Du haut du bastion de l'Évangile l'on dominait au loin la plaine, l'on apercevait, à une portée de canon, l'immense ligne de circonvallation des royalistes, commençant au faubourg Saint-Éloi, limite des marais salants, et finissant au faubourg du Colombier. Cette ligne cernait complètement La Rochelle du côté de la campagne, coupait les routes de Limoges et de Nantes, à l'angle desquelles étaient établies les batteries dont le feu avait ouvert la brèche du bastion. Tout le terrain compris entre la tranchée des assiégeants et les fortifications de la ville, jadis couvert d'arbres et de maisons, était découvert, dénudé, dévasté, profondément labouré par les projectiles. Au-delà s'étendaient les retranchements de l'ennemi, élevés en terre, renforcés de gabions, de fascines et çà et là crénelés par les nombreuses embrasures de leurs batteries ; puis, derrière cette ligne de travaux, l'on voyait le faîte des tentes des officiers, surmontées de banderoles et de pennons flottants. Enfin, à l'extrême horizon ondulaient des collines boisées. La brèche pratiquée, les catholiques avaient suspendu leur feu pour le rouvrir peu de temps avant de monter à l'assaut. C'est au retentissement de cette canonnade, annonçant une attaque imminente et décisive, que le vieux pasteur traversa la place de l'Hôtel de ville, à la tête d'un grand nombre de Rocheloises, recruta la Bombarde et ses compagnes, et se dirigea vers le bastion de l'Évangile. Là se trouvaient réunis environ la moitié des défenseurs de La Rochelle, se préparant à un combat acharné. Les autres troupes, réparties ailleurs, pouvaient faire face à d'autres attaques. Le conseil de défense, prévoyant que l'ennemi, en lançant une colonne de troupes à l'assaut, tenterait sans doute une diversion simultanée, des femmes réparaient provisoirement, au moyen de fascines et de tonneaux remplis de sable, la trouée faite dans le parapet du rempart. Le colonel de Plouernel, chargé ce jour-là de la défense du bastion, et le capitaine Gargouillaud, commandant l'artillerie, donnaient leurs derniers ordres. Les canonniers bourgeois pointaient d'avance leurs pièces sur le parcours, complètement découvert, que devaient traverser les royalistes en sortant de leurs retranchements, afin de gagner le revers du fossé du rempart et de monter à la brèche ; elle était largement praticable ; cependant, avant d'atteindre le parapet, les assiégeants avaient à gravir un amoncellement de décombres, formant un talus très-rapide de douze à quinze pieds d'élévation. Au-dessus de ce talus se dressait un engin de défense redoutable, dont la manœuvre était confiée aux femmes de La Rochelle. Cette machine de guerre, inventée par maître Barbot-le-Chaudronier, se nommait l'Encensoir ; elle se composait d'une immense cuve de cuivre, de la capacité d'une tonne, et suspendue par des chaînes de fer à l'extrémité d'un long madrier tournant sur son axe et placé en potence au faîte d'une poutre solidement scellée en terre, de sorte qu'au moyen d'un mouvement de bascule imprimé au madrier, l'immense chaudière pouvait déverser sur la tête des assaillants son contenu, à savoir : une mixture de goudron, de souffre et d'huile ; le tout bouillant jusqu'à l'incandescence. Des Rocheloises, parmi lesquelles se trouvaient Thérèse Rennepont et Cornélie, fiancée d'Antonicq, s'occupaient, soit d'aviver le brasier flambant sous la cuve, soit d'y verser l'huile, le goudron ou le souffre renfermés dans des barillets placés près de là. Cornélie, ses manches retroussées jusqu'au coude et découvrant ses bras blancs et nerveux, agitait dans la chaudière, au moyen d'un fourgon de fer emmanché de bois, la mixtion déjà fumante. Maître Barbot, la tête couverte d'un morion de fer, la poitrine d'une brigandine, dague et coutelas au côté, s'appuyait sur le canon de son arquebuse, souriant complaisamment à son œuvre, et dirigeait les travailleuses :

-- Courage, ma brave fille ! -- disait-il à Cornélie, -- mélange soigneusement cette huile, ce bitume et ce soufre ; que cela soit épais, fondu, moelleux, savoureux, comme ces brouets aux œufs, au fromage et à la farine que tu accommodes si plantureusement, et dont ton père et moi sommes si friands ! Mais au diable ce souvenir affriolant, en ce temps de famine où bienheureux l'on est quand on a pour régal une poignée de fèves... À propos de disette et de ton père... ces gros nuages qui se lèvent là-bas vers le sud pronostiquent presque certainement un changement de temps et de vent ; peut-être verrons-nous enfin aujourd'hui les brigantins du capitaine Mirant chargés de poudre et de blé entrer dans le port toutes voiles dehors, faisant, comme on dit, feu des quatre pattes et de la queue, en passant sous le canon des batteries royalistes, élevées de chaque côté du goulet de la rade.

-- Dieu vous entende, maître Barbot ! car aujourd'hui j'embrasserais mon père, et la disette aurait son terme ! -- répondit Cornélie, continuant d'agiter la mixture à laquelle Thérèse Rennepont allait ajouter une pannerée de soufre, lorsque maître Barbot lui dit :

-- Non, assez de soufre, ma chère Thérèse ; il faut, dans ce ragoût infernal, que le goudron et l'huile prédominent ; le soufre est là dedans un peu pour le coup d'œil appétissant du régal, en raison de la jolie flamme bleue qui voltige à la surface du liquide lorsqu'il devient incandescent, ainsi qu'il le sera tout à l'heure... Quant à présent, mes filles, virez un peu le madrier, afin d'éloigner la chaudière du brasier, sans pourtant laisser refroidir ce plat de notre métier ; nous le remettrons sur le feu lorsque les catholiques tenteront l'escalade du talus, et alors... nous les servirons tôt, vite et bouillant !

Pendant que les Rocheloises préparaient ainsi la manœuvre de l'Encensoir, d'autres d'entre elles roulaient à grands renforts de bras d'énormes fragments de pierre de taille, débris du revêtement démoli par les boulets de l'ennemi, et les équilibraient en suspens, et de telle sorte, près de l'ouverture de la brèche, que le bras d'un enfant pouvait les précipiter sur les assiégeants ; d'autres roulaient dans le même but des tonneaux remplis de sable, qui, après avoir protégé les arquebusades des défenseurs du parapet, devaient être aussi lancés sur la pente rapide que l'ennemi avait à gravir ; enfin grand nombre de femmes, sous la direction de Marcienne, veuve d'Odelin Lebrenn, préparaient des brancards destinés aux blessés, que l'on transporterait aussi loin que possible du théâtre du combat. Thérèse et Cornélie n'étant pas en ce moment occupées à la manœuvre de l'Encensoir, se rapprochèrent de la veuve, et bientôt furent rejointes par Antonicq et Louis Rennepont ; tous deux quittaient aussi pour un instant leur poste de combat. -- Ma mère, -- dit Antonicq d'une voix grave et tendre, -- ce matin, lorsqu'à l'aube je suis sorti de la maison, vous dormiez... je n'ai pu vous dire adieu... Embrassez-moi.

Marcienne comprit la pensée de son fils : un assaut meurtrier allait s'engager ; ils ne se reverraient peut-être jamais. Elle tendit les bras à Antonicq, le pressa sur son sein : -- Sois béni, -- lui dit-elle d'un ton ferme et pénétré, -- toi qui ne m'as jamais causé un chagrin ! Si, comme ton père, tu meurs en combattant les catholiques, tu auras été homme de bien jusqu'à la fin... Si je succombe en ce jour, tu emporteras mes dernières bénédictions... Et toi aussi, Cornélie, -- ajouta Marcienne, -- sois bénie, mon enfant ; je mourrai paisible en sachant qu'Antonicq a trouvé en toi un cœur digne du sien par la vertu, par le courage... tu as été la meilleure des filles... tu seras la meilleure des épouses...

La veuve d'Odelin s'exprimait ainsi, lorsque Louis Rennepont, après avoir échangé à voix basse avec Thérèse quelques paroles inspirées par la solennité du moment, dit vivement : -- Antonicq, vois donc... là, au-dessous de nous... parmi les décombres de la brèche... n'est-ce pas le franc-taupin... il semble sortir de dessous terre ?

-- En effet... c'est lui ! -- répondit Antonicq, non moins surpris que son beau-frère, -- et voici mon apprenti Serpentin qui sort de ce trou après le vieux Joséphin !

Ces paroles attirèrent l'attention de Cornélie, de Thérèse et de la veuve d'Odelin ; leurs regards se portèrent au-dessous d'elles, sur le talus assez rapide formé par l'écroulement de la crête du rempart. Le franc-taupin venait de surgir d'une excavation étroite, profonde, pratiquée au milieu des décombres ; un enfant de treize à quatorze ans le suivait ; tous deux comblèrent l'ouverture qui leur avait donné passage ; après quoi Serpentin, l'apprenti armurier d'Antonicq, se mit à genoux, et marchant à reculons, toujours agenouillé, dévida, selon les indications du franc-taupin, une longue mèche, de la grosseur d'une cordelle, dont l'extrémité plongeait dans l'excavation comblée récemment ; puis, toujours remontant vers le parapet, Serpentin continua de dévider sa mèche, et, d'après l'ordre de Joséphin, il s'arrêta environ à une vingtaine de pas des ruines du parapet et s'assit sur une pierre.

-- Hé, mon oncle ! -- cria Antonicq, se penchant au bord d'une embrasure, -- nous sommes ici !

Le franc-taupin, à la voix de son neveu, leva la tête, lui fit signe de l'attendre, et après de nouvelles recommandations à Serpentin, le vieillard gravit les décombres avec une agilité surprenante pour son âge, rejoignit Antonicq, qui, s'avançant vers lui :

-- D'où venez-vous donc, cher oncle ?

-- Voyre ! mon garçon... que veux-tu ?... Taupin j'étais dans mon adolescence, et vieux, je retourne à mes taupinières... Je sors de dessous terre, moyennant un petit boyau que j'ai creusé au milieu des décombres, avec l'aide de Serpentin, à cent pas d'ici ; là, j'ai chargé un tourneau de mine, au beau milieu du talus de brèche par lequel ces bons catholiques vont, en colonne serrée, monter à l'assaut ; quoi voyant, je mettrai amoureusement le feu à la mèche... et, triple pétarade ! ces agneaux de la Saint-Barthélemy gigoteront la berelididondaine des cinq cents diables ! la tête en bas, les pieds en l'air ! Et, voyre ! la danse finira par une pluie de membres !...

-- Bien ! hardi ! mon vieux taupin ! -- dit maître Barbot. -- Feu dessous ! feu dessus ! à l'instar de ces belles tourtières que je martèle. L'ardente lave de mon Encensoir flambera le crâne de ces royalistes, ta fougasse flambera leurs chausses et vous bombardera ces coquins dans les airs, cabriolant, pirouettant, moulinant, et... -- Mais s'interrompant soudain, maître Barbot, joignant la parole à l'action, s'écria : -- Tous à plat ventre ! gare le boulet !

Le conseil de maître Barbot fut suivi ; tous ceux qui l'entouraient se jetèrent, comme lui, à plat-ventre au moment où une volée de boulets s'abattit en sifflant sur la brèche, les uns ricochant, renversant gabions et fascines, les autres labourant les décombres où se tenait Serpentin, assis à côté de la mèche du fourneau de mine. Le courageux enfant, malgré le danger, ne bougea de son poste ; et par un heureux hasard, cette reprise du feu des royalistes ne blessa personne. Maître Barbot, l'un des premiers debout, jeta les yeux sur les batteries ennemies, encore à demi enveloppées des nuages de fumée produite par la décharge de l'artillerie, aperçut les premiers rangs de la colonne d'assaut sortir des retranchements, et s'écria : -- Aux armes, Rochelois ! aux armes !...

L'appel de maître Barbot fut couvert par un long roulement de tambour ordonné par le colonel de Plouernel ; il avait aussi remarqué le mouvement des catholiques ; sa voix mâle et vibrante, dominant le tumulte, fit entendre ces mots : -- Soldats, à vos postes ! canonniers, à vos pièces !

-- Adieu, ma mère ! adieu, ma sœur ! adieu, Cornélie ! -- dit Antonicq. -- Adieu, ma femme ! -- dit Louis Rennepont. Et tous deux regagnèrent leur poste de combat, suivis des regards de celles qu'ils quittaient en ce moment redoutable.

-- Au revoir, compère Barbot, -- dit le franc-taupin, tirant un briquet de sa poche et se dirigeant vers le talus de la brèche, afin de rejoindre Serpentin. -- Je vas me préparer à trinqueballer les os de ces agneaux de la Saint-Barthélemy... Voyre ! jamais agnelet, au mois de mai, n'aura fait pareille cabriole...

-- Et vous, mes vaillantes, à l'Encensoir ! -- dit maître Barbot aux Rocheloises. -- Remettez notre brouet sur le feu, et faites basculer la chaudronnée sur les assaillants quand je vous crierai : Servez bouillant !... Vous autres, prenez vos leviers, tenez-vous près de ces grosses pierres, de ces tonnes de sable, et à mon commandement de : Roulez !... poussez ferme de haut en bas !

Soudain, des détonations d'artillerie, lointaines, redoublées, venant du côté de la porte de Congues, annoncèrent que l'ennemi tentait une diversion par deux attaques simultanées contre la ville. En ce moment, le pasteur arrivait sur le rempart à la tête de la troupe de femmes, auxquelles s'étaient jointes la Bombarde et ses compagnes ; les unes renforcèrent le nombre des Rocheloises chargées de rouler des pierres sur les assaillants ou de rétablir le parapet de fascines, en partie détruit par la dernière décharge d'artillerie ; d'autres s'organisèrent pour le transport des blessés ; d'autres, enfin, armées de coutelas, de piques, de haches, se préparèrent virilement à repousser l'assaut, et, à leur tête, la Bombarde brandissait son terrible harpon.

Le colonel de Plouernel, semblant se multiplier, prenait ses dernières dispositions ; l'intrépide échevin Gargouillaud, commandant l'artillerie, refrénait à grand-peine l'impatience de ses canonniers citadins, leur ordonnant de n'ouvrir leur feu qu'alors que la colonne d'attaque, qui s'avançait rapidement, serait à demi-portée de canon, et surtout de tirer en plongeant et à ricochets, tir des plus redoutables, car le boulet, frappant d'abord le sol, roule par brusques soubresauts à travers les assaillants comme une boule à travers des quilles, et brise ainsi une foule de membres. Les tireurs les plus expérimentés se placèrent, par ordre du colonel de Plouernel, dans des casemates souterraines formant, au-delà du chemin de ronde, une seconde ligne de défense, dont les meurtrières, à peu près semblables à des soupiraux de cave, permettaient de diriger un feu meurtrier sur l'ennemi. Enfin, des compagnies d'arquebusiers se massèrent sur la brèche, défendue par un rang de fascines et de gabions que les Rocheloises achevaient de rétablir. Il y eut parmi les assiégés quelques instants d'un silence solennel, pendant le temps que les troupes royalistes mirent à parcourir l'espace qui les séparait du revers du fossé des fortifications ; chacun sentait que de cet assaut allait dépendre le sort de La Rochelle.

Le vieux maréchal de Montluc commandait en chef. M. de Goas, à la tête de six bataillons de vieilles troupes suisses, était en tête de la colonne ; M. de Montluc au centre, et à l'arrière-garde, le colonel Strozzi, l'un des meilleurs officiers de l'armée catholique. Il devait soutenir et renforcer l'attaque dans le cas où les premières compagnies engagées faibliraient ou seraient repoussées. Ces troupes s'avançaient en bel ordre, tambours battants, clairons sonnants, enseignes déployées, ayant pour chefs la fleur de la seigneurie : les ducs de Guise et d'Aumale, le bâtard d'Angoulême (ceux-là qui crossèrent du pied le cadavre de Coligny), Henri le Béarnais, beau-frère de Charles IX, et Henri de Condé ; ces deux jeunes renégats venaient ainsi combattre les défenseurs de la Cause à qui leurs pères avaient voué leur glorieuse vie ; enfin, Mayenne, Biron, Cosseins, d'O, Château-Vieux, et tant d'autres nobles capitaines, se pressaient autour du duc d'Anjou (frère du roi), marchant au centre, à côté du maréchal de Montluc. Au moment où les premiers rangs de l'avant-garde atteignent le revers du fossé, l'échevin Gargouillaud, voyant l'ennemi à demi-portée de ses canonniers, leur commande un feu plongeant et à ricochets ; l'effet de ce tir fut terrible : il emporta des files entières de soldats. L'avant-garde, ainsi foudroyée, hésite, s'arrête ; les Rochelois ont le temps de recharger leurs pièces, une nouvelle canonnade, aussi meurtrière que la première, redouble les pertes et l'indécision des assaillants. Le vieux maréchal de Montluc, Biron, Cosseins, raffermissent le courage ébranlé de leurs troupes, les enlèvent, les entraînent ; et, laissant derrière elles morts et blessés, elles traversent le fossé, presque comblé, répondent par leurs arquebusades à celles des assiégés en gravissant le talus de la brèche, sous le feu croisé des casemates, dont les tireurs prennent l'ennemi en flanc, tandis que les compagnies formées sur les remparts l'accueillent de front par une grêle de balles. Les royalistes, malgré des pertes considérables, continuent de gravir le talus de la brèche. Le franc-taupin et son aide Serpentin, jusqu'alors couchés à plat ventre derrière un monceau de décombres, et ainsi protégés contre les arquebusades, se redressent et regagnent à toutes jambes le chemin de ronde, après avoir mis le feu à la mèche du fourneau ; à peine sont-ils à l'abri, que la mine éclate sous les pieds de l'ennemi. Une effroyable explosion soulève une trombe de terre, de poussière et de pierres, mêlée de jets de feu, fulgurants comme des éclairs à travers les tourbillons d'une épaisse fumée ; elle se dissipe... l'on voit alors la pente du talus coupée par une déchirure profonde dont les abords sont jonchés de morts, de mourants, de corps mutilés, de membres épars... Les soldats d'avant-garde échappés au désastre, saisis d'épouvante, tournent casaque, refluent sur le centre, le culbutent, y jettent la panique, en criant que le trajet de la brèche est partout miné sous les pas des assiégeants ; à ces mots, les rangs se débandent, se confondent, la déroute commence. Les canonniers rochelois, tirant à coups redoublés, font de larges trouées à travers cette masse compacte de fuyards qui entraînent ses chefs, malgré leurs ordres, leurs prières, leurs menaces ; tandis que le franc-taupin, debout près de l'une des embrasures du rempart et croisant tranquillement ses mains derrière son dos, disait à maître Barbot :

-- Voyre ! compère, têtes, bras, troncs, jambes, ont dansé la sarabande au son de la musique de mon fourneau de mine ! J'ai donné le bal aux catholiques !

-- Hé ! hé ! -- reprit le chaudronnier, -- ces agneaux de la Saint-Barthélemy s'en retournent plus vite qu'ils ne sont venus... s'ils remontent, je leur servirai ma cuvée fumante et bouillante, afin de les réconforter... chers agnelets !

Les soldats royaux ne purent être ralliés par leurs chefs que lorsqu'ils se trouvèrent hors de la portée de l'artillerie rocheloise ; ils furent alors reformés en colonne ; une vingtaine des plus vaillants capitaines de l'armée se mirent résolument à la tête des soldats pour les ramener à l'assaut ; et, précédant cette petite phalange d'intrépides, un cordelier, tenant d'une main un crucifix et de l'autre un coutelas, s'élance le premier à l'attaque en criant d'une voix tonnante le mot de ralliement de la Saint-Barthélemy : -- Vive Dieu et le roi ! -- L'audacieux exemple de ce moine, l'élan des capitaines, entraînent les assaillants ; ils oublient leur panique récente et retournent batailler, aux cris mille fois répétés de Vive Dieu et le roi ! En vain le feu des assiégés leur cause derechef des pertes énormes, ils gravissent le talus au pas de course et dépassent l'excavation creusée par le fourneau de mine du franc-taupin ; celui-ci, avisant à travers une embrasure le moine qui précédait les soldats et qui, par un hasard étrange, avait jusqu'alors échappé à la mort, reconnaît fra-Hervé, saisit son arquebuse en s'écriant : -- Mort-de ma-sœur ! je ne suis qu'à vingt-quatre ! -- (Joséphin faisait ainsi allusion aux prêtres catholiques par lui mis à mort en représaille du supplice de sa nièce Hêna, plongée vivante vingt-cinq fois dans les flammes de son bûcher.) -- Je ne suis qu'à vingt-quatre ; ce moine fratricide complétera le nombre qu'il me faut ! -- ajoute le vieillard. Et soufflant sur la mèche du serpentin de son arme, il tire en disant : -- Vingt-cinq ! -- se croyant certain d'abattre fra-Hervé ; mais cette fois, la justesse habituelle du coup d'œil de Joséphin lui fait défaut, et la balle... châtiment mérité... tue roide M. de Cosseins, l'un des meilleurs capitaines de l'armée royale et l'un des assassins de Coligny. M. de Cosseins venait de tomber, lorsque maître Barbot crie aux Rocheloises chargées de la manœuvre de l'Encensoir : -- Tôt, tôt, mes filles... servez chaud les catholiques ! -- Et s'adressant ensuite aux autres femmes chargées de faire rouler sur l'ennemi des pierres et des tonneaux remplis de sable : -- Hardi, mes vaillantes ! poussez dru aux royalistes !... -- Aussitôt des flots d'huile, de bitume et de soufre incandescents pleuvent, lancés par l'Encensoir, en une nappe de flamme sur les premiers rangs des assaillants ; ils reculent, culbutent ceux qui les suivent et poussent des hurlements de damnés : chaque goutte de cette averse embrasée troue la chair jusqu'à l'os. Au même instant, des blocs de pierres énormes, des tonnes remplies de sable, roulent rapides, irrésistibles, sur la pente de la brèche, renversent, brisent, écrasent, broient tout ce qui se trouve sur leur passage. À cette défense meurtrière se joint le feu terrible et presque à bout portant des arquebusiers embusqués dans les casemates. Pourtant les royalistes, décimés, écharpés, poursuivent l'assaut avec un courage héroïque ; ils touchent enfin au chemin de ronde. Là cessent les arquebusades et s'engage une mêlée furieuse à l'arme blanche, lutte corps à corps, acharnée, sans merci, sans pitié. Les Rocheloises, parmi lesquelles Cornélie, armée du fourgon de fer de l'Encensoir et la Bombarde, armée de son harpon, rivalisent d'outre-vaillance ; les Rocheloises se mêlent aux combattants et font rage, en vraies filles de ces viriles Gauloises aux bras blancs et forts, qui bataillaient si hardiment contre les soldats de Jules César. Par deux fois, le colonel de Plouernel, le capitaine Normand, l'échevin Gargouillaud, maître Barbot, Antonicq Lebrenn, Louis Rennepont, et tant d'autres, ont repoussé les catholiques au-delà de la brèche ; deux fois les catholiques, supérieurs en nombre, malgré leurs pertes, repoussent les Rochelois sur le terre-plein du rempart. Soudain accourt à leur aide le maire Morisson, à la tête d'une grosse troupe de citoyens, qui venaient de victorieusement résister à la diversion tentée par l'ennemi vers la porte de Congues. Ce renfort change la face du combat ; les assaillants, une troisième fois refoulés hors de la brèche, après une dernière attaque héroïque, sont précipités dans les fossés ou ramenés battant sur le talus ; ils le redescendent en masse confuse, effarée. L'arquebuserie, suspendue pendant la lutte corps à corps, de nouveau décime les fuyards, et de nouveau l'artillerie les foudroie ; leur déroute, cette fois, est complète. Ils laissent sur le champ de bataille plus de la moitié de leurs compagnies ; les royalistes échappés au carnage regagnent à toutes jambes et à la débandade leur ligne fortifiée, retraite meurtrière encore hâtée par les boulets des canonniers huguenots criblant les déroutés, forcés de parcourir à découvert l'espace qui séparait leurs retranchements des murailles de La Rochelle.

Victoire aux Rochelois ! fils de Joel, victoire ! Ah ! victorieux ils devaient être ! Ils vengeaient la Saint-Barthélemy ! ils défendaient leurs biens, leur foyer, leur foi, leur liberté, leur république !

La victoire des Rochelois fut sanglante et chèrement achetée ; ils comptèrent environ onze cents personnes mortes ou hors de combat, hommes ou femmes. Cornélie Mirant reçut une blessure à la naissance de l'épaule ; la Bombarde périt sur la brèche ; Marcienne, veuve d'Odelin, fut atteinte d'une balle et tuée non loin du rempart, en secourant un blessé ; Antonicq eut le bras percé de part en part d'un coup de pertuisane ; le colonel de Plouernel, atteint de deux arquebusades, fut emporté dans sa demeure presque mourant ; Louis Rennepont, Thérèse, sa femme, maître Barbot, le franc-taupin et Serpentin, son aide-mineur, sortirent sains et saufs de cet engagement acharné. Les Rocheloises relevèrent les morts et les blessés ; la famille Lebrenn transporta dans sa maison le corps de la veuve d'Odelin. Navrantes funérailles ! Mais, hélas ! en ces terribles temps, les exigences du salut public l'emportent sur les plus saintes douleurs ; l'on n'a le loisir de pleurer ses morts qu'après les avoir vengés. Le triomphe du jour ne délivre pas des appréhensions du lendemain ; l'assaut si vaillamment repoussé par les gens de La Rochelle pouvait être renouvelé le jour suivant, grâce aux réserves de l'armée royale, dont une faible partie avait concouru à l'attaque du bastion de l'Évangile. Le conseil de ville convia tous les citoyens valides à s'occuper activement de réparer la brèche durant la nuit, à la faveur du clair de lune, et d'élever de ce côté de nouveaux travaux de défense ; il fallait aussi préserver la ville des horreurs de la famine. Les brigantins du capitaine Mirant, chargés d'un ravitaillement de poudre de guerre et de blé, ne paraissaient pas en haute mer, quoiqu'une faible brise de sud-est se fût élevée au coucher du soleil ; l'on avait distribué les derniers sacs de fèves aux combattants, exténués de besoin, de fatigue. Cette distribution suffisait à peine à calmer les angoisses de leur faim ; aussi afin d'assurer l'alimentation du lendemain, les femmes et les enfants furent, par ordre des échevins, convoqués à la porte des Deux-Moulins, vers une heure du matin, moment de la marée basse, heure favorable pour recueillir les sourdons. Cette pêche offrait aux assiégés de précieuses ressources ; mais elle était aussi périlleuse qu'une bataille, la redoute de Chef de Baie, élevée par les royalistes à l'extrémité de la pointe de terre qui s'avançait dans les eaux de la rade, pouvant, de ses canons, balayer la plage où l'on irait pêcher les coquillages. Le beffroi de l'Hôtel de ville tinta plusieurs coups vers une heure du matin ; à ce signal convenu, les Rocheloises de toute condition, accompagnées d'enfants de dix à douze ans, chargés, comme elles, de paniers, se rendirent à la porte des Deux-Moulins, où les avaient déjà devancées la femme et les deux filles du maire Morisson, qui des premières donnaient l'exemple du dévouement à l'intérêt commun. Ainsi, pendant que les Rochelois réparaient activement la brèche, leurs femmes, leurs enfants, sortaient de la ville, afin de pourvoir à la subsistance de tous. Cornélie Mirant, quoique blessée à l'épaule, voulut, malgré les inquiétudes d'Antonicq, partager les périls de la pêche avec Thérèse Rennepont, de qui le mari travaillait aux remparts. Antonicq, trop affaibli par sa blessure pour prendre part à ces travaux, resta seul dans la maison et veilla pieusement les restes de sa mère, navré de cette perte cruelle et songeant avec angoisse aux nouveaux dangers que bravait sa fiancée.

Les Rocheloises, au nombre de quatre ou cinq cents, sortirent par la porte des Deux-Moulins, voisine de la tour du phare ; elles arrivèrent bientôt sur la plage. Dominée à droite par une ceinture de rochers, elle formait à gauche l'une des rives de la rade qui précédait le port intérieur de La Rochelle, rade resserrée vers son entrée par le prolongement de deux pointes de terre, armées chacune d'une redoute ennemie ; celle dite de Chef de Baie pouvait à la fois, de son feu, battre l'étroit goulet de cette baie (seul passage praticable aux bâtiments qui entraient dans le port) et pouvait battre aussi d'enfilade toute l'étendue de la grève où se dispersèrent les Rocheloises, ramassant activement sur le sable et au pied des rochers, grâce à la brillante clarté de la lune, les abondants coquillages. Elles ne furent pas d'abord inquiétées par la redoute de Chef de Baie, quoique l'attention de l'ennemi dut être attirée par la vue de cette multitude de coiffes blanches et de jupes écarlates, costume traditionnel de la majorité des femmes de La Rochelle ; déjà les paniers se remplissaient de sourdons, cette manne céleste, ainsi que le disait le maire Morisson, lorsque soudain une vive lueur projette son reflet de feu sur les flaques d'eau de la plage, une détonation éclate et un léger nuage de fumée s'élève au-dessus de la redoute de Chef de Baie. Un sourd frémissement court parmi les pêcheuses, et un profond silence succède au bourdonnement de leur babil.

-- Les royalistes nous ont enfin aperçues ! -- dit Thérèse Rennepont à Cornélie, auprès de qui elle était courbée, ramassant les coquillages dont elles emplissaient un panier placé entre elles deux ; -- on commence à tirer sur nous.

-- Non ! -- s'écrie Cornélie, regardant au loin dans la direction de la batterie. -- L'ennemi lire sur les brigantins de mon père !... Enfin les voilà ! les voilà !... Soyez béni, mon Dieu ! S'ils entrent dans le port, La Rochelle est sauvée de la famine !... Les vois-tu, Thérèse ?... vois-tu là-bas leurs voiles blanches éclairées par la lune ? -- Et la jeune fille, émue, joignit ses deux mains avec force, leva vers le ciel son mâle et beau visage, disant d'une voix pénétrée : -- Seigneur, protégez les jours de mon père, il va braver de grands périls !... Que ne suis-je près de lui pour les partager...

Les Rocheloises voisines de Cornélie entendirent ses paroles, bientôt répétées de bouche en bouche. La pêche fut momentanément suspendue ; toutes ces femmes, pressées au bord du rivage, les yeux fixés sur les navires, attendaient avec une inexprimable angoisse l'issue d'un combat d'où allait dépendre l'approvisionnement de la ville, ainsi pour longtemps à l'abri de la disette. L'heure était solennelle, le spectacle imposant. Les deux pointes de terre qui resserraient l'étroite entrée de la rade se dessinaient sombres sur la nappe des eaux argentées par la lune ; les quatre brigantins, toutes voiles dehors, s'avançaient, à la suite les uns des autres, vers le dangereux passage qu'ils devaient traverser sous le feu croisé des deux redoutes. Il s'ouvrit précipité, terrible, après le coup de canon d'avertissement qui venait d'attirer l'attention des Rocheloises ; déjà le premier des navires donnait dans la passe, lorsque soudain Cornélie, malgré la fermeté de son caractère, pousse un cri et dit à Thérèse d'une voix altérée : -- Vois, la mâture du premier des brigantins vient de tomber, brisée par un boulet... Grand Dieu ! mon père est perdu s'il est à bord de ce vaisseau... ainsi démâté, exposé immobile et en plein au feu de l'ennemi !

-- Ah ! c'est affreux ! -- reprit Thérèse en frémissant. -- Que le ciel protège mon oncle !...

-- Oh ! être là... sur le rivage... et ne pouvoir rien... rien que trembler pour une vie si chère !... -- murmura Cornélie, en proie à une anxiété douloureuse, tandis que ses compagnes s'écriaient autour d'elle, avec frayeur et désespoir, suivant d'un regard consterné la manœuvre des navires :

-- Tout est perdu !...

-- Les brigantins virent de bord et regagnent la haute mer !

-- Ils n'osent forcer la passe, où l'un d'eux vient d'être démâté !

-- Quoi ! le capitaine Mirant fuir sans engager le combat, sans riposter ! fuir sans tirer un coup de canon !... Est-ce croyable ?...

-- Lui toujours si intrépide !...

-- Plus d'espoir !... le blé nous venait... il s'en retourne !...

-- Allons, pêchons aux sourdons, désormais la seule ressource de La Rochelle !...

-- Nous attendions mieux de la bravoure du capitaine Mirant !...

Cornélie, navrée d'entendre mettre en doute l'intrépidité de son père, gardait un pénible silence, et, d'un regard encore incrédule, suivait la manœuvre de retraite des vaisseaux ; mais bientôt elle s'écria, dans un élan d'orgueil filial :

-- Non ! mon père ne fuit pas lâchement le combat !... Voyez, voyez... En se retirant, pour un moment sans doute, hors de la portée des batteries, il a fait remorquer le bâtiment démâté, afin de ne pas le laisser exposé au feu de l'ennemi... Non, le capitaine Mirant ne fuit pas le combat ! Ne voyez-vous pas maintenant ses navires rester en panne, au lieu de regagner la haute mer ?

L'observation de Cornélie, dès longtemps familiarisée avec la science nautique par suite de ses navigations à bord du vaisseau de son père, ranima l'espoir des Rocheloises ; leurs regards se tournèrent avec anxiété vers l'entrée de la rade... Mais, hélas ! aucune d'elles ne s'aperçut que des soldats de l'armée royale, sortis depuis quelque temps de la redoute de Chef de Baie et protégés par l'ombre et par l'élévation des rochers, qui s'étendaient à droite de la plage, se glissaient silencieusement en embuscade derrière ces blocs massifs.

-- Que vous disais-je ? -- s'écria Cornélie. -- Les brigantins font de nouveau voile vers la passe... Le premier qui s'avance, ayant à sa remorque le navire démâté, ouvre le feu contre les redoutes royalistes... Non, non, les canons du capitaine Mirant ne sont pas devenus muets !...

En effet, le brigantin remorqueur donna intrépidement dans la passe, en faisant de chaque bord feu de son artillerie et de son arquebuserie ; les redoutes ennemies, et surtout celle de Chef de Baie, la plus redoutablement armée des deux, répondirent aux bordées du brigantin. Mais soudain un cri d'effroi soulève toutes les poitrines ; le navire remorqué se couvre d'une épaisse fumée, déjà rougie çà et là par des lueurs enflammées.

-- Les royalistes ont tiré à boulets rouges ! -- s'écrie Cornélie, abusée sur la cause de l'incendie du bâtiment remorqué. -- Le vaisseau démâté va sauter... ce sera la perte de celui qui le traîne à sa suite, et où peut-être se trouve mon père !

L'angoisse des Rocheloises redouble ; leur attention, captivée par ce qui se passait à l'entrée de la baie, ne leur permet pas de remarquer le nombre croissant de soldats catholiques qui, sans bruit, s'embusquaient derrière les rochers de la plage... Tout à coup l'écho de ces rochers répéta, comme autant de tonnerres, le retentissement d'une effroyable explosion... le brigantin démâté, chargé d'une provision de poudre, sautait après avoir été incendié, non par l'ennemi, mais par le capitaine Mirant ; et, en sautant, il démantelait en partie la redoute de Chef de Baie, de sorte que grand nombre des soldats et des canonniers qui la défendaient périssaient écrasés sous les ruines de leur batterie, selon les prévisions de l'habile et intrépide marin. Telle avait été sa manœuvre : voyant l'un de ses bâtiments mis hors d'état de continuer sa marche, il le prit à la remorque, vira de bord, afin d'éloigner pendant quelques moments sa flottille de la portée des canons ennemis, garnit de matières inflammables le navire démâté, y laissa les poudres, transborda les matelots qui le montaient, revint alors, toutes voiles dehors, pour forcer l'entrée de la rade ; et remorquant la machine incendiaire qu'il venait d'improviser, y mit le feu et coupa la remorque peu d'instants avant d'arriver par le travers de la redoute de Chef de Baie, certain, d'après sa profonde connaissance de la direction des rapides courants de la côte, qu'ils pousseraient à la dérive et accoleraient au flanc de la redoute, baignée par la mer, le brûlot enflammé chargé de poudre, et que son explosion, démantelant la batterie royaliste, la mettrait hors de service. Il en fut ainsi ; la redoute de Chef de Baie ruinée, le capitaine Mirant n'avait plus à craindre que la batterie élevée à l'autre pointe de terre, et d'ailleurs faiblement armée. Il l'élongea vaillamment à la tête de ses brigantins ; leurs bordées répondirent au feu de l'ennemi. Enfin, après avoir reçu quelques boulets dans leurs voiles et dans leur membrure, les trois navires, dont plusieurs matelots furent tués ou blessés, cinglèrent droit à l'entrée du port intérieur de La Rochelle, qu'ils allaient sauver de la famine et approvisionner de munitions de guerre.

-- Soyez béni, Seigneur ! le salut de la ville est assuré !... Puisse mon père être sorti sain et sauf de ce combat ! -- s'écria Cornélie, tandis que les Rocheloises acclamaient de leurs cris de joie et d'espérance le triomphe du capitaine Mirant. Le dernier des trois brigantins venait d'entrer dans le port, lorsque soudain de nombreuses arquebusades éclatent derrière les rochers qui, à droite, bordaient la plage où étaient rassemblées les Rocheloises ; les balles pleuvent ; des femmes, des enfants, mortellement frappés, tombent près de Cornélie et de Thérèse. Cette attaque imprévue des soldats royalistes embusqués jette la stupeur, l'épouvante parmi ces infortunées, venues à la pêche sans armes, et croyant n'avoir à redouter que les boulets de la redoute de Chef de Baie ; mais une partie de sa garnison se composait des gardes du duc d'Anjou, commandés par le marquis de Montbar, l'un des mignons du prince et le plus grand débauché de l'armée. Aussi, voyant du haut du parapet les Rocheloises se répandre sur la grève, le marquis avait mis ses soldats sur pied, quitté la redoute, filé silencieusement à l'abri des rochers et de l'ombre qu'ils projetaient, espérant, grâce à ce guet-apens, massacrer grand nombre de ces femmes héroïques, dont les royalistes avaient si souvent éprouvé la vaillance, et s'emparer de plusieurs d'entre elles, qu'il destinait aux débauches du duc d'Anjou ; aussi, M. de Montbar, démasquant son embuscade après le premier feu, se précipita sur les Rocheloises à la tête de ses soldats, leur criant : -- Maintenant, écharpez les vieilles ; mais faites prisonnières les plus jeunes et les plus jolies !... Sang-Dieu ! vous pouvez choisir ; il fait clair de lune !

Ce fut alors une scène horrible. Beaucoup de vieilles furent massacrées, ainsi que l'ordonnait le capitaine catholique ; d'autres, après avoir échappé aux arquebusades ou au carnage, incapables de lutter désarmées contre les soldats, tâchèrent de fuir vers la porte des Deux-Moulins ; d'autres, enfin, se défendirent avec l'énergie du désespoir contre les gardes qui voulaient s'emparer d'elles. Parmi celles-ci fut Cornélie, séparée de Thérèse Rennepont, qui, entraînée par le flot de ses compagnes et, comme elles, éperdue, s'efforça de regagner la ville. Le marquis de Montbar, amené d'aventure près de Cornélie, qui se débattait entre les mains des soldats, frappé de sa mâle beauté, s'écria : -- Ménagez-la... prenez-la vivante, sang-Dieu ! Celle-ci est un morceau royal... je la réserve à monseigneur le duc d'Anjou !...

Cornélie, dont la blessure venait de se rouvrir durant la résistance qu'elle opposait aux royalistes, se sentit défaillir, épuisée par ses efforts et par la perte de son sang ; elle tomba évanouie aux pieds de M. de Montbar. Par son ordre, deux de ses gardes, la soulevant par les pieds et par les épaules, la transportèrent comme un cadavre. Plusieurs Rocheloises, aussi entraînées captives vers la redoute de Chef de Baie, à demi démantelée par le capitaine Mirant, furent victimes de la brutalité des capitaines et des soldats ; d'autres, enfin, en assez grand nombre, parvinrent à atteindre la porte des Deux-Moulins, alors qu'une compagnie de protestants, attirée par les arquebusades, sortait de la ville, se dirigeant en hâte vers la plage... Mais, hélas ! il était trop tard ; déjà la marée, montant rapidement, submergeait, mortes ou mourantes, les victimes du luxurieux et meurtrier guet-apens des catholiques ; déjà les eaux, commençant de baigner le pied des rochers de la côte, interceptaient ainsi le passage aux Rochelois. Ils ne purent poursuivre l'ennemi, qui, entre autres prisonnières, emportait inanimée la fille du capitaine Mirant, presqu'à l'heure même où ce hardi marin entrait dans le port de La Rochelle, aux acclamations enthousiastes de ses habitants.

Le quartier-général de l'armée royale campait à la Font, bourg alors en ruine ; il devait son nom (la Font ou la Fontaine) à l'existence d'un grand nombre de sources d'eaux vives filtrant des coteaux voisins, et qui, réunies dans un immense réservoir, situé à l'extrémité de ce bourg, étaient, avant la guerre, conduites jusqu'au centre de La Rochelle par un aqueduc d'une demi-lieue de longueur. Mais au commencement des travaux de circonvallation des assiégeants, ceux-ci, s'emparant de la Font après un combat acharné, coupèrent et murèrent l'aqueduc pour se sauvegarder d'une surprise souterraine, et détournèrent les eaux, afin d'en priver les Rochelois, auxquels il resta d'ailleurs la ressource des puits et des fontaines de leur cité.

Le duc d'Anjou (frère de Charles IX, et qui plus tard régna sous le nom de Henri III, de gomorrhéenne mémoire), le duc d'Anjou occupait à la Font, au milieu du campement catholique, une maison appelée le Réservoir, parce que, dans un enclos de sa dépendance, se trouvait le réservoir d'où les eaux, s'écoulant ensuite par l'aqueduc, allaient autrefois alimenter les fontaines de La Rochelle. La demeure du prince, dévastée par la guerre, avait été réparée, mise en état de recevoir son royal hôte, grâce à l'habileté de ses valets de chambre-tapissiers, et au grand nombre de draperies, de tapis, de meubles portatifs dont on chargeait les mulets de bât suivant l'armée. L'oratoire du prince, où, par une dérision sacrilège, ou plutôt par un monstrueux accouplement de fanatisme et de luxure, il se livrait à ses dévotions et à ses débauches infâmes, était tendu de velours violet rehaussé de franges et de bordures en cannetilles d'or et d'argent ; le jour ne pénétrait jamais dans ce réduit voluptueux, éclairé par un lampadaire de vermeil garni de flambeaux de cire parfumée. On voyait d'un côté un prie-Dieu surmonté d'un Christ en ivoire, et, de l'autre, un large lit de repos garni de coussins ; un tapis de Turquie couvrait le sol ; une portière de velours, alors fermée, communiquait à une pièce voisine.

Il est environ huit heures du soir : un jour s'est écoulé depuis la nuit où les soldats de la compagnie du marquis de Montbar, embusqués derrière les rochers de la côte, se sont emparés de plusieurs Rocheloises, après avoir massacré grand nombre de leurs compagnes et de leurs enfants. Cornélie Mirant, emmenée la veille prisonnière par le marquis, vient d'entrer avec lui dans l'oratoire du duc d'Anjou ; une animation fébrile donne un coloris inaccoutumé au visage de la jeune fille ; ses yeux brillent, sa beauté rayonne ; une certaine coquetterie a présidé à l'arrangement de sa chevelure ; ses vêtements, mis presque en lambeaux durant sa résistance désespérée contre les soldats qui, la nuit précédente, l'ont emmenée prisonnière, ont été échangés contre une somptueuse robe du matin en brocart ponceau. Cette robe battant neuve provient du vestiaire du duc d'Anjou, cet efféminé recherchant dans sa parure tout ce qui peut rappeler celle des femmes. La taille de Cornélie, imposante et accomplie comme celle de la Minerve antique, se drape sous les plis de ce vêtement, qui semble ajusté pour elle ; car sa stature est à peu près égale à celle du prince. Une large écharpe brodée, provenant aussi du vestiaire royal, attachée en sautoir, supporte et cache la main et le bras droit de la jeune fille ; la blessure qu'elle a reçue la veille, à la naissance de l'épaule, a été pansée avec soin par l'un des écuyers chirurgiens du duc d'Anjou. M. de Montbar est âgé de vingt ans à peine ; sa figure régulière et juvénile est déjà flétrie par la débauche. Il a quitté son harnais de guerre pour un habit de cour ; ses cheveux sont artistement frisés ; il porte des boucles d'oreilles de pierreries, une fraise à tuyaux goudronnés, un court mantel, des chausses justes, un toquet rehaussé d'une agrafe de rubis, en un mot, l'accoutrement hermaphrodite des mignons du jeune prince. Le marquis vient d'introduire Cornélie dans l'oratoire et lui dit :

-- Oui, ma belle parpaillote... tu es ici dans l'oratoire de monseigneur le duc d'Anjou, frère de notre bien-aimé roi Charles IX.

-- L'on se croirait dans un palais de fées ! -- répond Cornélie, regardant autour d'elle et feignant une admiration naïve. -- Oh ! les splendides tentures !... Et cette lampe, monseigneur, est-ce qu'elle est toute d'or ?

-- Sang-Dieu ! ma fille, comme tes yeux brillent en parlant d'or !... Quoi d'étonnant ? Vous autres, hérétiques ensabbatés, vous battez monnaie avec nos vases sacrés ; vous maugréez la messe, mais non point le métal des saints ciboires et des calices ! Je gage que tu penses au riche cadeau que tu attends du prince, s'il est satisfait de ta gentillesse ?

-- Je crois rêver, monseigneur !... Est-il possible que le prince daigne abaisser les yeux sur une pauvre fille comme moi ?

-- Certes, puisque tu es belle à ravir, et, chose inestimable aux yeux de monseigneur, ta beauté est toute virile... Ainsi vêtue, tes cheveux élégamment retroussés, selon mes avis, que tu as docilement suivis, tu ressembles fort à un jeune page... Tu es de ma taille ; et, sang-Dieu ! à en juger par ta résistance enragée contre mes soldats, je n'oserais lutter avec toi. Mais heureusement depuis que ce matin, quittant avec toi notre redoute de Chef de Baie, hélas ! démantelée par ce forcené marin, je t'ai amenée ici en litière, tu me parais enfin apprivoisée !...

-- Vous m'avez traitée avec bonté, monseigneur ; vous avez ordonné qu'on pansât ma blessure ; vous avez remplacé mes habits en lambeaux par cette superbe robe ; de quoi me plaindrais-je ?...

-- Et puis... avoue-le, friponne, lorsque je t'ai appris que le duc d'Anjou, d'après le portrait que je lui ai fait de toi, voulait te voir, ton orgueil s'est réjoui ?

-- Monseigneur...

-- Allons, ne baisse pas ainsi les yeux... Sois sincère, tu serais glorieuse d'être... ne fût-ce que pour un jour... la maîtresse du frère du roi de France ? Et pourtant, tu bataillais contre nous comme une lionne...

-- Il nous faut bien, monseigneur, obéir à nos pasteurs et suivre le commun exemple, sous peine d'être décriée.

-- Ces pasteurs sont d'assommants coquins, n'est-ce pas ?

-- Leur morale est très-austère et très-sévère...

-- Or, une belle fille comme toi doit préférer une morale plus commode qui prêche le plaisir et l'amour... Mais te voilà rêveuse ; à quoi songes-tu ?

-- Encore une fois, monseigneur, tout ce qui se passe ici me semble un rêve... Non ! vous vous raillez d'une pauvre fille ; monseigneur le duc d'Anjou ne songe pas à moi.

-- Dans un instant, tu le verras, te dis-je ; il est, à cette heure, en conférence avec fra-Hervé, son confesseur.

-- Fra-Hervé ! -- reprend Cornélie, ne pouvant vaincre un léger tressaillement, malgré l'incroyable empire qu'elle a jusqu'alors gardé sur elle-même, -- fra-Hervé le cordelier ?

-- Tu le connais ? -- demande M. de Montbar. Puis il ajoute, sans attendre la réponse de Cornélie et se tournant vers la porte de la tapisserie, encore abaissée : -- J'entends marcher dans la pièce voisine... c'est sans doute monseigneur.

À peine le marquis a-t-il prononcé ces mots, que la draperie se soulève et donne passage au duc d'Anjou. Il est âgé de dix-huit ans ; la mollesse, l'afféterie de sa démarche, ses traits efféminés, quelque chose d'insidieux, d'hypocrite, de cruel dans le sourire et dans le regard, l'excessive recherche de sa parure, donnent à l'ensemble de sa personne un caractère à la fois mignard et sinistre. M. de Montbar fait quelques pas à l'encontre du duc d'Anjou et lui parle à l'oreille, en lui désignant du geste Cornélie ! Celle-ci tressaille, semble rapprocher convulsivement de sa poitrine son bras et sa main droite, cachés sous les larges plis de l'écharpe, et observe le prince avec un mélange d'horreur et de curiosité ; un éclair brille dans ses yeux ; mais bientôt elle les baisse devant le regard lubrique du duc d'Anjou, qui, continuant de parler bas au marquis, contemple attentivement la jeune fille et répond à son favori : -- C'est vrai, mignon... elle doit rendre grâce à sa beauté virile... Maintenant, laisse-nous... peut-être te rappellerai-je bientôt...

M. de Montbar s'éloigne. Le duc d'Anjou, resté seul avec Cornélie, se dirige vers le lit de repos, s'y étend nonchalamment et la tête renversée sur les coussins ; il tire un drageoir d'or de sa poche, y prend une pastille, la mâchonne entre ses dents, et dit à la Rocheloise : -- Hé ! la fille... approche...

Cornélie lève les yeux au ciel d'un air inspiré, pâlit légèrement, son regard étincelant devient humide, l'expression d'un regret navrant se lit sur son visage, et tout bas elle murmure : -- Adieu, mon père... adieu, Antonicq... je vais mourir...

Le duc d'Anjou, surpris de l'immobilité de Cornélie, dont il ne peut apercevoir les traits, se relève sur son séant et reprend d'un ton de hautaine impatience :

-- Ah çà ! la fille... tu es sourde, je pense, autant que muette... Je t'ai dit : Viens... Par la mort-Dieu ! viens donc !...

Cornélie, sans que le prince ait remarqué ce mouvement, dégage son coude des plis de l'écharpe, qui cache encore son bras et sa main droite, se rapproche lentement du lit de repos, où le duc d'Anjou s'est étendu de nouveau en faisant signe à la jeune fille de s'asseoir près de lui ! -- Viens çà, -- dit-il ; -- je craindrais de me damner avec toi, hérétique endiablée, si fra-Hervé ne m'avait promis l'absolution !

Et le prince, se soulevant du lit de repos, tend ses deux bras à Cornélie ; elle s'approche, se courbe, puis, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle saisit de sa main gauche le duc d'Anjou aux cheveux et sort brusquement des plis de l'écharpe sa main armée d'une petite dague très-acérée, dont elle frappe violemment le prince à l'endroit du cœur en s'écriant : -- Meurs, bourreau de mes frères !...

Le duc d'Anjou portait sous son pourpoint une maille d'acier si finement tissue, si fortement trempée, que la dague se brise sous le coup furieux asséné par Cornélie. Elle reste stupéfaite, tandis que le prince s'écrie d'une voix glapissante : -- À moi !... à l'aide !... au meurtre !...

À ces cris, au bruit de la lutte, le marquis de Montbar et plusieurs seigneurs de la domesticité royale s'élancent de la pièce voisine où ils se tenaient d'habitude, se précipitent dans l'oratoire, saisissent Cornélie par les poignets, tandis que le prince, à peine délivré de l'étreinte de la jeune fille, court, livide, éperdu, à son prie-Dieu, s'y agenouille, et les lèvres blêmes, frissonnantes, les dents claquant de terreur, il balbutie : -- Dieu tout-puissant, grâces te soient rendues !... tu as protégé... ton serviteur indigne !... -- Puis, courbant le front jusqu'au sol et se frappant la poitrine : -- Meâ culpâ... meâ culpâ... meâ maximâ culpâ !...

Pendant que le duc d'Anjou rend ainsi grâce à son Dieu d'avoir échappé au poignard de la jeune protestante, celle-ci, toujours aux mains des seigneurs, qui l'accablent d'injures, de menaces de mort, redresse le front, les brave d'un œil ferme, en gardant un dédaigneux silence. Le marquis de Montbar, le plus forcené de ces courtisans, se croyant quelque peu responsable des faits et gestes de la huguenote, conduite par lui jusqu'au lit de son maître, dégaine son épée ; il va frapper Cornélie, lorsque le prince, se relevant de son prie-Dieu, s'écrie : -- Ne la tue pas, mignon !... Oh ! non, non, il ne faut pas qu'elle meure encore !...

Le favori remet son épée au fourreau ; le duc d'Anjou, pâle de rage et de haine, va s'asseoir sur son lit de repos, essuie d'un mouchoir brodé son front suant encore l'épouvante, jette un regard implacable sur la jeune fille, fière, immobile, les bras croisés sur son sein, et après un moment de silence : -- Donc, ma belle ? -- lui dit-il, -- tu voulais m'assassiner ?

-- Oui.

-- Pourquoi ?

-- Écoute, digne fils de Catherine de Médicis... écoute, digne frère de Charles IX... Avant d'avoir trempé, comme eux, tes mains dans le sang de la Saint-Barthélemy, tu as lâchement soudoyé un assassin pour empoisonner le grand Coligny ; le meurtre appelle le meurtre... voilà pourquoi j'ai voulu te tuer, ayant du moins le courage de te frapper en face... Je t'ai manqué... un autre fera mieux que moi... Va ! mon exemple ne sera pas perdu ! l'heure fatale des races royales a sonné !...

Le duc d'Anjou reste imperturbable ; puis, avec un sourire cruel :

-- Tu es une fille de résolution. Quel est ton nom ?

-- Cornélie Mirant.

-- Quoi ! cet enragé marin qui, l'autre nuit, a quasi démantelé notre redoute de Chef de Baie et a ravitaillé La Rochelle ! cet enragé marin est ton père ?

-- C'est mon père... Je saurai mourir comme doit mourir la fille d'un tel homme.

Fra Hervé le cordelier, soulevant la portière, allait pénétrer dans l'oratoire au moment où la jeune fille a déclaré se nommer Cornélie Mirant ; à ce nom, le moine tressaille, une horrible joie contracte ses traits. Il reste au seuil de la chambre, à demi caché par la tapisserie ; et, inaperçu des courtisans du duc d'Anjou, il continue d'écouter l'entretien de la huguenote et du prince. Celui-ci, frappé de la fermeté des réponses de la Rocheloise et de la chaste expression de son mâle et beau visage, pressent que la virginale pureté de l'âme de Cornélie doit égaler son intrépidité ; il réfléchit pendant un instant, un affreux sourire effleure ses lèvres, et il reprend : -- Tu dois être une fille de bonnes mœurs... comment t'es-tu si facilement décidée à te rendre aux propositions du marquis à mon sujet ?

-- Ce matin, conduite à la tente de ce capitaine, l'on m'a laissée seule ; j'ai vu là des armes, parmi elles une courte dague, je pouvais la cacher sous l'écharpe qui soutenait mon bras blessé... J'ai pris cette dague, et, dans l'espoir de pouvoir te frapper, j'ai feint de consentir aux offres de ton favori...

-- Je comprends... Nouvelle Judith, tu voyais en moi un nouvel Holopherne ! Soit ; mais les ressentiments ne m'aveuglent point... tout respire en toi le courage, la franchise, l'honneur, la chasteté... Vrai Dieu ! ma fille, tu m'intéresses... Tu as voulu ma mort... eh bien, moi... bon catholique... je veux que tu vives...

-- Quoi ! monseigneur, cette misérable échapperait au supplice ! -- s'écria le marquis de Montbar, non moins stupéfait que les autres courtisans, tandis que Cornélie, frémissant, se disait :

-- Malgré moi, la clémence d'un fils de Catherine de Médicis m'épouvante...

-- Oui, mignon, je suis en un jour de miséricorde, -- répond d'une voix doucereuse le duc d'Anjou, s'adressant à son favori. -- Je pratique l'évangélique morale de Jésus, notre Sauveur, je rends le bien pour le mal ; or, je lui veux tant de bien à cette fière républicaine, digne des temps de Sparte et de Rome ; or, dis-je, je lui veux tant et tant de bien à cette vaillante et chaste fille... que voici à quoi je la condamne sur l'heure... On va lier les mains de cette vierge héroïque, la surveiller de façon à ce qu'elle ne puisse attenter à ses jours ; puis... on la livrera aux goujats du camp... Elle est fort belle, et, par la mort-Dieu ! ces coquins feront chère lie !... -- Le duc d'Anjou, lançant alors un regard féroce à la jeune protestante : -- Avoue-le, pudique et fière républicaine, la mort te semblerait douce auprès du sort qui t'attend ?... Et faisant un signe à ses courtisans : -- Qu'on emmène cette vierge immaculée... mais surtout, veillez sur sa vie...

-- Oh ! par pitié, la mort ! la mort la plus horrible !... -- balbutie Cornélie, sortant de la stupeur où la plongeait l'épouvante ; et tombant agenouillée aux pieds du duc d'Anjou, elle lève vers lui ses mains suppliantes et s'écrie avec un accent déchirant : -- Le martyre... par grâce, le martyre !...

-- Au revoir ! lis sans tache ! -- dit le fils de Catherine de Médicis ; et s'adressant à ses favoris : -- Que l'on conduise tôt et vite cette belle hérétique au quartier des goujats, et tout à l'heure, mes mignons, nous irons assister à la liesse de ces bonnes gens.

Déjà l'on entraîne Cornélie, de qui les mains ont été liées de son écharpe, lorsque soudain apparaît dans l'oratoire fra-Hervé. Les courtisans s'écartent et s'inclinent avec déférence devant le confesseur du duc d'Anjou.

-- Mon fils, -- dit le cordelier, marchant droit au prince et accentuant si fermement ses paroles, qu'elles ne semblaient pas admettre de réplique, -- mon fils, révoquez l'ordre que vous venez de donner... cette hérétique ne doit pas être livrée aux soldats...

-- Mon père, -- reprend vivement le duc d'Anjou ; -- ignorez-vous que cette fille a voulu m'assassiner ?

-- Je sais tout...

-- Sang-Dieu ! mon révérend, puisque vous savez tout... je vous déclare, nonobstant mon respect pour vous, que je tiens à ma vengeance : l'on ne saurait en trouver une préférable... eu égard au caractère de cette créature... Mes ordres seront exécutés... je le veux...

-- Mon fils, vous êtes un enfant... -- répond fra-Hervé d'un ton de supériorité dédaigneuse ; se penchant alors à l'oreille du prince, il lui parle bas, tandis que Cornélie, reconnaissant fra-Hervé le fratricide, frémit de tout son corps et se dit :

-- La clémence du fils de Catherine de Médicis m'épouvantait... la pitié de ce moine m'épouvante encore plus !

-- Vive Dieu ! mon révérend, vous disiez vrai ! je n'étais qu'un enfant ! Hélas ! que voulez-vous ? je n'ai que dix-huit ans !... -- s'écrie soudain le duc d'Anjou, rayonnant d'une joie infernale après avoir écouté les paroles du moine prononcées à voix basse. Puis se tournant vers ses familiers : -- Que cette hérétique soit conduite chez le révérend. Mais surtout, mon bon père, veillez sur elle... sa vie, maintenant, vous est aussi précieuse qu'à moi.

-- Je réponds d'elle, -- dit fra-Hervé, sortant de l'oratoire. Et l'on entraîne Cornélie sur les pas du moine fratricide.

Fra-Hervé demeurait dans la maison du Réservoir de la Font, occupée par le duc d'Anjou. Le nombre des seigneurs de la suite du prince était tel, et telle aussi l'exiguïté des logements, que le moine, fort insoucieux d'ailleurs des commodités de la vie, et qui, en sa qualité de confesseur royal, pouvait prétendre à un meilleur gîte, se contentait d'une sorte de réduit voûté, sombre, humide comme une cave, et servant autrefois de communication directe avec l'aqueduc, lorsqu'il fallait pratiquer quelques réparations à ce conduit souterrain, où l'on descendait par un degré de pierre recouvert d'une trappe. L'on arrivait au logis du moine par un couloir aboutissant à l'une des pièces du rez-de-chaussée, transformée depuis le siège de La Rochelle en salle des gardes réservée aux officiers du prince ; cette salle avoisinant son oratoire et sa chambre à coucher, ce bon catholique avait ainsi toujours à proximité de lui son confesseur, qui pouvait, en traversant le couloir, se rendre en un instant auprès de son pénitent.

L'intérieur du réduit de fra-Hervé révèle l'austérité de ses habitudes cénobitiques. Une caisse de bois remplie de cendres, semblable à un cercueil, lui sert de lit ; un escabeau est placé en face d'une table grossière sur laquelle on voit un sablier, un bréviaire, une tête de mort et une lampe de fer ; elle jette sa clarté douteuse dans cette espèce de cave, en un coin de laquelle une lourde trappe masque le degré de pierre par lequel on descendait autrefois sous la voûte de l'aqueduc, intérieurement muré par les royalistes, de crainte de surprise, depuis que ses eaux ont été détournées au commencement du siège de La Rochelle.

Cornélie vient d'être amenée dans ce lieu sinistre, où elle se trouve avec le moine. Elle sait n'avoir aucune chance de salut ou de fuite. Cette salle n'a d'autre issue que le couloir aboutissant à la salle des gardes du prince, et là se tiennent constamment les gens de sa suite. Les traits de fra-Hervé sont plus macérés que jamais ; son grand front, garni de quelques mèches de cheveux blancs, est osseux, jaunâtre et luisant comme le crâne de la tête de mort placée sur la table. À voir la figure blafarde et décharnée de ce moine, on dirait la face d'un cadavre, sans le sombre éclat de ses yeux caves, brillant dans l'ombre de leurs profonds orbites. Il s'est assis sur l'escabeau. Cornélie, debout, frissonne d'horreur et d'effroi ; elle est seule avec ce monstre qui, à la bataille de La Roche-la-Belle, a, de sa main fratricide, égorgé Odelin, père d'Antonicq. Fra-Hervé s'est un instant recueilli ; il dit à la jeune fille d'une voix caverneuse : -- Tu connais le sort que te réservait monseigneur le duc d'Anjou en punition de ta tentative de meurtre... tu devais être livrée aux goujats de l'armée...

-- Ah ! -- s'écrie Cornélie en frémissant, -- seul, le fils de Catherine de Médicis pouvait concevoir une pensée... dont s'indigneraient les plus scélérats...

-- Tais-toi ! parle avec vénération de cette pieuse famille des Valois... elle est, à cette heure, l'un des plus fermes soutiens de l'Église catholique...

-- Dieu juste !... tu entends !... -- reprend Cornélie. Puis, dominant son indignation : -- Je suis en votre pouvoir ; que voulez-vous de moi ?...

-- Le salut de ton âme !

-- Mon âme appartient à Dieu... J'ai vécu, je mourrai dans ma foi et dans l'horreur de l'Église qui glorifie la Saint-Barthélemy !

-- Oui, -- dit le cordelier en hochant la tête, -- voilà bien l'impiété forcenée de cette exécrable et pestilentielle famille Lebrenn, qui fut la mienne, et à laquelle cette créature devait s'unir par un lien plus étroit que celui qui l'y attachait déjà...

-- Quoi ! -- s'écrie involontairement Cornélie, -- vous savez ?...

-- Un prisonnier rochelois t'a vue ce matin amenée au camp ; il m'a appris tes fiançailles avec Antonicq, le fils de celui qui fut mon frère... et dont j'ai offert le sang impur en holocauste au Dieu vengeur !

La jeune fille frissonne de nouveau en entendant ce prêtre exalter ainsi son fratricide ; puis elle songe à son fiancé, qu'elle ne reverra plus, une larme de désespoir roule dans ses yeux. Elle domine cependant son émotion, et s'adressant à fra-Hervé : -- Moine, je n'invoquerai pas près de vous nos liens de famille... vous avez rougi vos mains du sang de votre frère... je n'invoquerai pas votre pitié... vous êtes impitoyable... mais je vous dirai ceci, dans l'espoir d'être exaucée : L'on n'a pas, depuis quelque temps, ce me semble, brûlé solennellement d'hérétiques ? brûlez-moi ! je suis hérétique, hérétique endurcie ! j'abhorre le pape de Rome, et son Église, et ses prêtres ! je les abhorre à l'égal de cette infâme famille des Valois, leur complice !... Ma mort réjouira celui que vous appelez votre Dieu vengeur ! ma mort stimulera le fanatisme de votre troupeau, plus féroce encore qu'il n'est hébété ! Moine, moine ! je vous le dis, suivez mon conseil, il est salutaire... envoyez-moi au supplice !... Que ce supplice soit affreux... tenez... affreux comme celui de votre sœur Hêna, angélique créature !... Vous l'aviez poursuivie de votre incestueux amour... vous l'avez vu plonger vivante vingt-cinq fois dans les flammes... et vous chantiez gloire au Seigneur !... Allons, moine ! faites dresser la bascule, élever le bûcher ! Enfin, songez encore à cela : votre armée est démoralisée par sa dernière et honteuse défaite ; peut-être vos soldats reprendront-ils courage en voyant le supplice de la fille de l'un des plus braves capitaines de La Rochelle.

Hélas ! Cornélie comptait exaspérer la fureur du cordelier, lui arracher ainsi l'ordre de la conduire au supplice, seul refuge qui lui restât contre les menaces du duc d'Anjou ; mais le suprême espoir de l'infortunée est trompé, fra-Hervé l'a écoutée impassible, et il reprend :

-- Tu es rusée... tu aspires au supplice, parce que la mort te protégerait contre l'outrage que tu redoutes... je ne suis point ta dupe... Non, pas de bûcher pour toi !...

-- Malheur ! -- murmure la jeune fille, anéantie, voyant la ruine de sa dernière espérance, -- malheur à moi !... je suis perdue !...

-- Tu es sauvée... si tu le veux ! -- reprend fra-Hervé. -- Il dépend de toi de ne pas être livrée aux goujats de l'armée...

-- Qu'entends-je ? -- s'écrie Cornélie renaissant à une lueur d'espérance ; -- que faut-il faire ?

-- Abjurer publiquement ton infernale hérésie !

-- Grand Dieu !...

-- Renier Satan ton père ! supplier humblement notre sainte mère l'Église catholique, apostolique et romaine, de te recevoir dans son sein à merci et miséricorde ! supplier l'Église de daigner guérir ta lèpre hérésiarque ! d'épurer ton sang infect ! Ta souillure lavée, tu prononceras des vœux éternels ! tu iras ensevelir à jamais, dans l'ombre d'un cloître ton passé criminel... Choisis donc... et sur l'heure, abjure... sinon, tu seras livrée aux soldats !...

-- Seigneur ! Seigneur ! -- s'écrie Cornélie, frappée de terreur et sentant son esprit se troubler. -- Est-ce que je veille ?... est-ce que je rêve ?... un prêtre... un homme... outrager à ce point la pudeur d'une femme... et lui dire... Abjure... ou sinon...

-- Quelle audace !... la pudeur !... une femme !... -- reprend fra-Hervé avec un éclat de rire diabolique. -- Est-ce qu'une hérétique est une femme ?... Non !... Une hérétique est une femelle... comme la louve des forêts... Et qu'est ce que la pudeur de la louve ? sache donc que la pourriture de l'hérésie a effacé de ton front maudit le signe divin à quoi l'on reconnaît la créature faite à l'image du Tout-Puissant... Tu n'as plus rien d'humain ! tu es tellement gangrenée, souillée, que l'on ne saurait, quoi qu'il t'advienne, te souiller, te gangrener davantage... L'abjuration seule peut laver la fange où tu croupis depuis ta naissance... Abjure... deviens catholique... alors tu seras élevée à la dignité de femme, alors tu pourras prétendre à la pudeur... alors je la sauvegarderai de toute atteinte... Jusque-là, moi, je te défends de parler de ta chasteté ! elle mérite autant de souci que celle de la bête des bois, abandonnée aux mâles !...

-- Monsieur... -- balbutie Cornélie, éperdue, -- monsieur, ayez pitié de moi !... Ah ! vous me rendrez folle !... Vos menaces, je les entends... et je ne les crois pas... Exiger de moi... de moi un détestable parjure ! vouloir que je renie ma foi... que je mente à ce qu'il y a de plus sacré dans ma conscience... vouloir que j'adore pieusement ce qui est pour moi un invincible objet d'aversion !... est-ce possible ?... Je vous dis que vous ne pensez pas cela... je vous dis que vous ne voulez pas cela... -- ajoute Cornélie d'une voix haletante ; et portant ses deux mains crispées à son front, baigné d'une sueur glacée : -- Seigneur ! faites que je meure... ou égarez ma raison !

-- Ta raison ne s'égarera point... tu m'entends, tu me comprends... -- répond fra-Hervé avec une impassibilité féroce. -- Tu entreras dans un cloître, sinon... tu seras livrée aux soldats... Il faut que cela soit... j'ai mes motifs... Il ne s'agit pas seulement du salut de ton âme... écoute-moi... Selon ce prisonnier qui m'a appris tes fiançailles, Antonicq Lebrenn t'aime à ce point, que, si tu mourais, il te garderait éternellement sa foi et ne se marierait pas ; or, il ne pourra t'épouser si tu es ensevelie vivante au fond d'un cloître ; et il ne t'épousera pas davantage après que tu auras été souillée : il y a donc une chance presque certaine pour que cet homme reste célibataire ; ainsi s'éteindra en lui le dernier rejeton mâle de la famille Lebrenn, cette exécrable race dont je descends, et que je répudie avec horreur, parce que depuis des siècles, ennemie obscure, mais acharnée de l'Église de Rome et des rois, elle pourrait perpétuer dans sa descendance ce levain de révolte et d'impiété... Tu dois comprendre à cette heure pourquoi, si tu n'abjures pas, je t'abandonnerai à ton sort... Et maintenant, regarde ce sablier... -- ajoute fra-Hervé, désignant de son doigt décharné le clepsydre placé sur la table près de la tête de mort. -- Si, lorsque le sable aura descendu, tu n'as pas résolu d'abjurer à l'instant et de partir cette nuit même pour un couvent de mon choix, où monseigneur le duc d'Anjou te fera conduire et où tu finiras tes jours dans le secret le plus absolu, tu seras dans quelques moments victime de la brutalité des soldats...

Et le moine, appuyant son coude sur la table, son menton dans sa main, reste muet et suit d'un regard fixe l'évolution du clepsydre.

Cornélie n'en doute plus, surtout depuis qu'elle sait l'inexorable désir de fra-Hervé au sujet de l'extinction de la famille Lebrenn ; Cornélie n'en doute plus, elle n'a rien à attendre de la pitié de ce prêtre ; elle doit sur l'heure apostasier, renier sa foi, aller s'ensevelir dans un cloître, renoncer à revoir jamais son père et son fiancé ; sinon, elle subira les derniers outrages... L'infortunée ne peut même échapper à cette effroyable alternative en se donnant la mort... ses jours sont et seront forcément sauvegardés contre elle-même... -- Que faire ? -- se demandait la jeune protestante, -- que faire en cette extrémité ?

-- La moitié du sablier est déjà écoulée ! -- dit fra-Hervé de sa voix sépulcrale ; -- décide-toi... il est temps... il est temps !...

À ce lugubre avertissement, Cornélie sent sa raison se troubler de plus en plus... cependant, une seule pensée lucide domine ce vertige croissant et obsède l'esprit de la jeune fille... c'est la pensée de mettre fin à ses jours... Son regard, déjà égaré, furetant çà et là les sombres recoins du réduit, à peine éclairé par la pâle lumière de la lampe, cherche machinalement quelque objet dont elle puisse se faire une arme pour se donner la mort... Soudain, les yeux de Cornélie s'agrandissent démesurément ; elle suspend sa respiration, reste pétrifiée, se croyant le jouet d'un songe... Voici ce qu'elle voit, et ce que fra-Hervé ne peut voir, ayant les yeux fixés sur le clepsydre et tournant le dos à la trappe qui masque le degré de pierre conduisant aux profondeurs de l'aqueduc... Cette trappe s'est soulevée sans bruit par un mouvement presque insensible, et à mesure qu'elle se soulève ont apparu les deux mains, puis les deux bras tendus qui la font jouer... puis le cimier d'un casque de fer... puis enfin le visage que coiffe ce casque... et Cornélie a reconnu Antonicq...

-- Le sable aura coulé avant que tu aies eu le temps de dire un Ave... -- reprend le cordelier Hervé de sa voix caverneuse, contemplant toujours le clepsydre, et il ajoute : -- Hérétique !... hérétique !... hâte-toi... abjure ton idolâtrie... sinon, tu vas être livrée à la brutalité des goujats de l'armée !...

À l'aspect d'Antonicq, toute autre que Cornélie eût poussé un cri de surprise ou de joie délirante ; mais ce cri pouvait tout perdre en donnant l'éveil à fra-Hervé. Aussi, l'imminence du péril, l'espoir du salut, ont rendu à la jeune fille sa présence d'esprit ; et à l'aspect de son fiancé, elle est restée muette, immobile, attentive. Les dernières menaces du moine arrivant aux oreilles d'Antonicq au moment où il venait de soulever presque entièrement la trappe, il pousse malgré lui une exclamation de fureur ; fra-Hervé se retourne brusquement et bondit de surprise en voyant le jeune homme s'élancer hors du souterrain. Cornélie, conservant son sang-froid, n'a pas oublié que le logis du moine n'est séparé de la salle des gardes que par un couloir d'une vingtaine de pas de longueur. Elle court vers la porte qui s'ouvre sur ce couloir, afin de la verrouiller en dedans ; fra-Hervé devine l'intention de la jeune fille, veut s'y opposer, se précipite sur elle. À ce moment, Antonicq la rejoint, la dégage de l'étreinte du cordelier, le saisit par les épaules, le fait pirouetter sur lui-même en le repoussant violemment ; Cornélie a eu le temps de pousser le lourd verrou de fer de la porte que les gens du duc d'Anjou devront enfoncer pour pénétrer dans le réduit de fra-Hervé. Celui-ci s'écrie alors d'une voix assez retentissante pour être entendue de la salle des gardes : -- Trahison !... aux armes !... à l'aide !... Les huguenots ! les huguenots !

Soudain la voix du cordelier expire sur ses lèvres, une main vigoureuse le prend à la gorge, une lame brille... et par deux fois elle est plongée dans le sein du fratricide. Il tombe renversé, baigné dans son sang, se raidit, écume, exhale son dernier soupir... et une voix sourde dit : -- Vingt-cinq ! J'ai mon compte... Je peux mourir... ma sœur et sa fille sont vengées !...

Cette voix est celle du franc-taupin, sorti du souterrain après Antonicq et précédant le capitaine Mirant, qui est allé se jeter dans les bras de sa fille, tandis que Joséphin poignardait le fratricide.

-- Fuyons !... -- dit Cornélie à son père et à son fiancé, après avoir répondu à l'effusion de leur tendresse. -- Les cris du moine sont parvenus jusqu'à la salle des gardes ; elle est au bout de ce corridor... On accourt... entendez-vous ces pas ? ce bruit de voix ?...

-- Nous n'avons rien à craindre ; ta présence d'esprit, chère fille, a assuré notre retraite... L'on ne pourra pénétrer facilement ici ; la porte est épaisse et le verrou solide, -- dit le franc-taupin, examinant et assurant cette fermeture avec un sang-froid imperturbable. -- Cornélie, Antonicq et vous, capitaine Mirant, descendez vite dans l'aqueduc, prenez les devants et restez en deçà du fourneau de mine que j'ai ménagé dans le souterrain, et auprès duquel fourneau maître Barbot et les matelots attendent un appel pour venir nous rejoindre ici. -- S'adressant alors à Serpentin, l'apprenti, qui avait suivi le capitaine Mirant : -- Viens çà, drôlet... apporte-moi la machinette à escarbouillade...

Cornélie, son père et Antonicq se hâtent de descendre le degré souterrain masqué naguère par la trappe ; ils viennent à peine de disparaître, laissant le franc-taupin et l'apprenti dans le réduit, lorsque ceux-ci entendent au dehors heurter violemment à la porte et une voix appeler :

-- Fra-Hervé ?... fra-Hervé ?...

-- Tout à l'heure il criait : À l'aide ! à la trahison ! -- ajoute la voix du marquis de Montbar. -- Il ne répond rien... Cette sorcière est capable d'avoir étranglé le révérend !...

Et les voix continuent de crier au dehors : -- Fra-Hervé ?... fra-Hervé ? -- Impossible d'entrer chez lui ! -- La porte est verrouillée en dedans !

-- Vite, des leviers, une hache... ou qu'on enfonce cette porte à coups de crosse d'arquebuse, -- reprend la voix du marquis de Montbar. -- Courez avertir quelques soldats de ma compagnie ; nous vous attendons ici !

-- Oh ! oh ! -- dit le franc-taupin, après avoir silencieusement écouté ce qui venait de se dire en dehors de la porte, dont il s'était rapproché, -- les royalistes se convient en grand nombre au régal que je leur mitonne ! Pourquoi non ? Quand il y a du brouet pour cinq convives... il y en a pour dix, selon la ménagère économe... Et, voyre ! il foisonne à ce point, mon brouet ! il est si succulent ! si truculent, qu'il n'en faut qu'une écuellée pour rassasier à jamais vingt ou trente personnes !

-- Maître Joséphin, voici la machinette à escarbouillade, -- dit tout bas Serpentin tirant d'un bissac suspendu à son épaule et remettant au franc-taupin une lourde boîte de fer, longue environ d'un pied sur six pouces de hauteur et de largeur. Cette boîte, bourrée de poudre, boulonnée solidement, est percée en son milieu d'une étroite ouverture donnant passage à une mèche soufrée. Le franc-taupin prend ce redoutable pétard, dont il s'était précautionné à toute occasion ; examine attentivement la structure de la porte, et, après un instant de réflexion, il introduit, non sans peine, la boîte de fer sous la saillie du gond inférieur de l'huis ; et s'adressant tout bas à l'apprenti :

-- Dis-moi, drôlet... pourquoi est-ce que je place cette machinette ainsi serrée entre le sol et le gond de la porte ?

Serpentin réfléchit un moment, se gratte l'oreille, puis répond tout d'un trait, ainsi qu'un enfant récitant sa leçon : -- Maître, vous placez ainsi la machinette, à seule fin qu'en éclatant elle fasse sauter la porte et le gond, lequel gond entraînera le chambranle où il est scellé, lequel chambranle entraînera une partie de la muraille, laquelle muraille une partie du plafond ; ensuite de quoi ces décombres s'écrouleront sur ces mangeurs de messes, déjà escarbouillés par les morceaux de fer de la machinette, lancés de tous côtés, sifflant et ricochant comme balles d'artillerie...

-- Judicieuse... très-judicieuse réponse, drôlet !... -- répond le franc-taupin en pinçant l'oreille de l'apprenti d'un air satisfait. -- Profite ainsi de mes leçons, tu deviendras fin mineur, bon taupineur, et tu contribueras gentiment à l'escarbouillement d'une infinité de royalistes... Maintenant, éloigne-toi, descends le degré souterrain et attends-moi à sa dernière marche.

Serpentin obéit. Le franc-taupin s'agenouille au seuil de la porte, prend à son côté une corne remplie de poudre, dont il verse sur le sol une quantité suffisante à recouvrir la mèche du pétard ; puis, marchant à reculons sur ses genoux, il sème une longue traînée de pulvérin ; elle côtoie le cadavre de fra-Hervé et aboutit à l'ouverture de la trappe, par laquelle Joséphin descend. Mais il s'arrête aux premiers degrés de l'escalier, de sorte que sa tête apparaît seule au-dessus du niveau de l'excavation. Prêtant alors l'oreille du côté de la porte, derrière laquelle il entend un bruit de voix confus, il se dit : -- J'ai le temps de marquer ma vingt-cinquième coche. -- Et il prend un bâtonnet suspendu par une cordelle à l'une des boutonnières de son pourpoint, tire sa dague (jadis à lui rapportée de Milan par Odelin, adolescent en ces temps-là), et, entaillant le bâtonnet, le vieillard ajoute : -- Hêna, la fille de ma sœur, a été plongée vivante vingt-cinq fois dans les flammes par les prêtres de l'Église de Rome... je viens de mettre à mort mon vingt-cinquième prêtre catholique !...

Joséphin, ce disant, contemple, silencieux, le corps de fra-Hervé, étendu sur le dos dans une mare de sang, les bras raidis, les poings crispés, les genoux demi-pliés ; la lumière de la lampe éclaire en plein la face livide du moine, horriblement contractée par les convulsions de l'agonie. Elle conserve son expression farouche ; les mâchoires sont serrées, les lèvres écumantes ; les yeux du cadavre, vitreux, fixes, encore menaçants, semblent sortir de la profondeur des orbites.

-- Ah ! -- dit le franc-taupin en soupirant et d'une voix légèrement attendrie, -- combien de fois, hélas ! combien de fois, assis au foyer de ma pauvre sœur, lorsque ce malheureux... que voilà mort écumant de rage... était encore enfant, combien de fois je l'ai pris, lui et son frère Odelin, sur mes genoux ! caressant leurs petites têtes blondes, baisant leurs joues rondelettes... Heureux de leur joie enfantine, je les amusais, je les égayais en leur chantant ma chanson de franc-taupin !... Alors, Hervé égalait son frère par la douceur du caractère, par la bonté du cœur ; tous deux étaient la joie, l'orgueil, l'espérance de ma sœur et de Christian !... Mais un jour, un moine, un démon, fra-Girard, s'empare de l'esprit de ce malheureux Hervé, le domine, l'égare, le corrompt et le perd à jamais !... Oh ! prêtres de Rome ! prêtres de Rome !... soyez maudits !... Hélas ! de ce doux enfant que j'aimais tant, vous avez fait un fanatique sanguinaire... un fou enragé... un fratricide... et j'ai dû le frapper... lui... lui... le fils de ma sœur !...

Le franc-taupin est distrait de sa rêverie par le bruit retentissant de plusieurs coups de masse et de crosse d'arquebuse violemment assénés du dehors et qui ébranlent la porte, tandis que, dominant le tumulte, la voix du marquis de Montbar s'écrie :

-- Ferme ! hardi ! redoublez ! enfoncez cette porte !... Sachons ce que sont devenus fra-Hervé et cette sorcière hérétique... Il doit se passer quelque chose de sinistre dans ce réduit...

-- Voyre !... c'est l'heure de l'escarbouillade pour ces agneaux de Saint-Barthélemy ! -- dit le franc-taupin. Et sans se hâter, sans perdre son sang-froid, il tire de sa poche un briquet, de l'amadou, une pierre, et en frappant le silex avec le fer, il chantonne entre ses dents la vieille chanson que lui ont rappelée ses souvenirs de l'enfance d'Odelin et de fra-Hervé...

« Un franc-taupin un arc de frêne avait

» Tout vermoulu, à corde renouée,

» Sa flèche était de papier empennée,

» Ferrée au bout d'un ergot de chapon,

» Deri deri deron, vignette sur vignon !

» Deri, deron ! »

Durant la cantilène du vieillard, qui continuait de battre le briquet, les coups assénés en dehors contre la porte redoublent de violence ; bientôt l'huis craque, se fend, se brise, et l'un de ses fragments tombe en dedans du réduit... Aussitôt Joséphin approche l'amadou allumé de la traînée de poudre et disparaît dans le souterrain, en refermant vivement sur sa tête la lourde trappe... La traînée de poudre s'enflamme, serpente, rapide comme un trait de feu, atteint la mèche du pétard... il éclate avec fracas au moment où la porte, complètement brisée, livre passage au marquis de Montbar, suivi de ses compagnons... Ils sont, ainsi que lui, renversés, mutilés, tués par les fragments de la boîte de fer, qui vole en morceaux. Le chambranle de la porte, soulevé par l'explosion, se détache entraînant une partie de la muraille et de la voûte, qui s'écroulent sur les royalistes.

Cornélie, Antonicq, maître Barbot, le capitaine Mirant et les marins déterminés qui s'étaient joints à lui, mais dont le concours n'avait pas été nécessaire, furent bientôt rejoints dans la profondeur de l'aqueduc par l'apprenti et le franc-taupin. Celui-ci fit jouer le fourneau de mine préparé à l'avance, afin d'obstruer complètement le souterrain et de barrer ainsi le passage aux royalistes, s'ils tentaient de poursuivre les fugitifs, qui arrivèrent dans la nuit, sains et saufs, à La Rochelle, où ils trouvèrent Louis Rennepont et sa femme en proie à une anxiété mortelle sur l'issue de l'entreprise.

Voici comment la délivrance de Cornélie put être accomplie :

Lors de l'embuscade des soldats catholiques qui enlevèrent ou massacrèrent un grand nombre de Rocheloises pêchant aux sourdons, Thérèse avait entendu le marquis de Montbar dire aux hommes de sa compagnie qui s'emparaient de Cornélie : « -- Ménagez ses jours ; c'est un morceau de roi... je la réserve à monseigneur le duc d'Anjou... » -- Thérèse, séparée de la fiancée d'Antonicq pendant le tumulte de l'attaque, étant parvenue, ainsi que d'autres femmes de La Rochelle, à rentrer dans la ville, instruisit la famille Lebrenn de la capture de Cornélie et du sort qui la menaçait. Le capitaine Mirant, dont la valeur héroïque, au combat de Chef de Baie, venait de sauver la cité de la famine, apprit ainsi à son retour la mort de Marcienne, veuve d'Odelin, et la captivité de Cornélie. La famille Lebrenn ne s'abandonna pas à un désespoir stérile ; elle tint aussitôt conseil sur le moyen d'enlever Cornélie du quartier général, où elle devait être nécessairement conduite pour être livrée au duc d'Anjou ; enfin, après plusieurs moyens débattus, le franc-taupin ouvrit cet avis :

« -- L'on savait que le duc d'Anjou occupait à la Font la maison du Réservoir, dont Joséphin connaissait les abords et les êtres. Si Cornélie était amenée au duc d'Anjou, c'est dans son logis qu'il fallait aller la chercher. L'on ne pouvait songer à tenter une attaque de vive force sur le quartier général des royalistes ; la ruse seule pouvait réussir. Le franc-taupin rappela que, lors de l'occupation du bourg de la Font par les ennemis, il avait proposé de s'introduire dans le camp par le passage souterrain de l'aqueduc, mis à sec par le détournement des eaux ; cette proposition, jadis écartée, le franc-taupin la renouvelait, y voyant la possibilité de délivrer Cornélie. Les royalistes avaient, il est vrai, muré l'aqueduc à six cents pas environ de la Font, afin de se couvrir de toute surprise de ce côté ; mais l'on pouvait s'ouvrir un passage à travers ce mur avec le pic et le levier, pénétrer ainsi nuitamment jusque dans l'intérieur de la maison du duc d'Anjou, et tenter d'enlever Cornélie. Une douzaine d'hommes déterminés, bien armés, sachant leur retraite à peu près assurée, pouvaient mener à bonne fin cet audacieux coup de main. »

L'avis du franc-taupin fut accepté ; seul, il offrait une chance de succès, si hasardeuse qu'elle fût. Le matin, à l'aube, Antonicq, malgré sa blessure, maître Barbot, le franc-taupin, l'apprenti Serpentin, le capitaine Mirant et six des plus intrépides matelots de son brigantin, descendirent dans l'aqueduc par l'issue qui aboutissait à l'intérieur de La Rochelle, et se dirigèrent ainsi souterrainement vers le quartier général des royalistes. La percée du mur très-épais et solidement maçonné qui obstruait l'aqueduc offrit de longues et pénibles difficultés ; l'on ne pouvait employer la mine, de crainte d'éveiller l'attention de l'ennemi, et le passage était si étroit, qu'un seul homme à la fois pouvait se livrer à ce travail de démolition. Enfin, le mur fut percé, les Rochelois pénétrèrent jusqu'au réduit de fra-Hervé... Cornélie fut sauvée !

La sanglante défaite des royalistes, lors du dernier assaut livré par eux au bastion de l'Évangile, fut le présage de la levée du siège de la vaillante et indomptable cité ; après deux nouveaux combats acharnés, où ses troupes furent encore vaincues, le duc d'Anjou, récemment élu roi de Pologne, grâce à l'habile et ténébreuse diplomatie de Catherine de Médicis, envoya aux Rochelois plusieurs seigneurs chargés de propositions de paix. La majorité du conseil de ville répondit que les huguenots ne déposeraient les armes que lorsqu'un nouvel édit royal consacrerait leurs droits et leur liberté ; la minorité du conseil, sachant le peu de valeur des édits royaux, voulait rompre à jamais avec la royauté. Mais la majorité l'emporta. L'on nomma des commissaires de part et d'autre, afin de régler les bases du nouvel édit. Les commissaires catholiques furent : le seigneur de la Vauguyon, René de Villequier, François de la Baume, comte de Suze, le seigneur de Malicorne, le maréchal de Montluc, Armand de Gontaut-Biron et le comte de Retz. -- Les commissaires rochelois étaient deux bourgeois : le maire Morisson et le capitaine Gargouillaud. Les réformés maintinrent énergiquement toutes leurs prétentions et les stipulèrent, non-seulement en leur nom, mais au nom de tous les réformés de l'Union républicaine protestante (stipulations rejetées, d'ailleurs, par cette Union, lorsqu'elle les connut, prétendant, avec raison, n'avoir point été consultée et ne plus reconnaître l'autorité royale). Ainsi, grâce à leur courageuse insurrection et à leur résistance héroïque, les Rochelois imposèrent à Charles IX le nouvel édit du 15 juillet 1573 ; il consacrait, en les augmentant, tous les droits entièrement conquis par les réformés. Une clause de cet édit, écrasante pour le parti catholique, portait : que toutes les prises d'armes effectuées DEPUIS LA NUIT DU 24 AOUT 1572 étaient amnistiées... Ainsi, Charles IX l'avouait lui-même, les réformés avaient légitimement tiré l'épée pour venger le forfait de la Saint-Barthélemy !...

Le siège de La Rochelle fut donc honteusement levé par l'armée catholique. Cette expédition coûta au roi des sommes immenses ; il perdit dans les différentes attaques, et par les maladies, environ vingt-deux mille hommes ; parmi les seigneurs et capitaines tués pendant le siège, on comptait : le duc d'Aumale, MM. de Clermont, de Tallard, de Cosseins, de Goas, etc., etc., et plus de trois cents officiers subalternes.

Vous le voyez, fils de Joel, la glorieuse issue du siège de La Rochelle consacre une fois de plus cette vérité, si fréquemment inscrite par l'histoire dans les annales de notre famille plébéienne : Jamais de défaillance ! Luttons, combattons sans cesse ; c'est uniquement, fatalement et toujours, par la force, par les armes, par L'INSURRECTION, que nous conquerrons nos droits sacrés, nos libertés saintes, toujours niés, méconnus ou violés, par ces deux grandes complices, nos ennemies éternelles : L'ÉGLISE DE ROME ET LA ROYAUTÉ !

À la suite de la levée du siège de La Rochelle, moi, Antonicq Lebrenn, qui écris cette légende, j'épousai Cornélie Mirant, ma fiancée. Peu de temps après mon mariage, je mis à exécution ce projet, depuis si longtemps caressé par moi : aller habiter en Bretagne, non loin du berceau de notre famille. Le colonel de Plouernel, avant de quitter La Rochelle, me proposa de nouveau de me céder à bail une métairie dépendante de la châtellenie de Mezléan, héritage du père de sa femme, et appelée la métairie de Karnak, parce qu'elle avoisinait les pierres druidiques de ce nom, encore debout et rangées en longues avenues, ainsi qu'elles l'étaient, au temps de Jules César, alors que notre aïeule Hêna, la vierge de l'île de Sèn, s'offrit aux dieux en holocauste, dans l'espoir de les rendre favorables aux armes des Gaulois défendant leur sol, leur foyer, leur indépendance. J'acceptai l'offre du colonel de Plouernel. Cette offre agréait à Cornélie et à son père ; naviguant presque toujours entre La Rochelle et Vannes, port situé près de Karnak, le capitaine Mirant passerait près de nous tout le temps qu'il ne consacrerait pas à son métier de marin. J'ai cédé avantageusement mon armurerie. Ma sœur Thérèse et son mari, Louis Rennepont, ont préféré continuer de résider à La Rochelle ; mais ils nous ont promis, ainsi que maître Barbot, de venir chaque année nous visiter à notre métairie de Karnak. Nous n'avons pas voulu nous séparer de notre bon vieil oncle Joséphin ; il se promet de bercer sur ses genoux nos enfants et de leur chanter sa chanson du franc-taupin, comme il la chantait à mon père Odelin et à son frère Hervé, de lugubre mémoire.

Le 20 octobre de l'année 1573, nous nous sommes établis, Cornélie, mon oncle Joséphin et moi, dans notre métairie de Karnak ; et d'armurier, je suis devenu métayer.

Cejourd'hui, 17 janvier de l'an 1574, moi, Antonicq Lebrenn, j'achève d'écrire cette légende ; elle fait suite à celle que nous a léguée mon grand-père Christian l'imprimeur, l'ami de Robert Estienne. Je la joindrai aux annales et aux reliques de notre famille, ainsi que LA BIBLE DE POCHE imprimée par mon aïeul, et que sa fille Hêna, baptisée en religion : sœur Sainte-Françoise-au-Tombeau, tenait encore entre ses mains avant d'être plongée vivante vingt-cinq fois dans les flammes, le 21 janvier 1535, sous les yeux du roi François Ier, à la plus grande gloire de l'Église catholique, apostolique et romaine !

Je continuerai, selon la coutume de nos devanciers, de joindre aux annales de notre famille le récit des événements publics importants qui se passeront de nos jours.

L'édit de pacification de La Rochelle parut insuffisant aux huguenots des autres provinces, plus que jamais partisans de la fédération républicaine des Églises réformées. Ils aspiraient au sort de ces provinces des Pays-Bas espagnols qui, secouant enfin le joug affreux de Philippe II et de l'Église de Rome, maintenaient et défendaient héroïquement leur république protestante. De nombreuses assemblées eurent lieu en Dauphiné, en Languedoc, en Guyenne. L'on y décréta la saisie des biens ecclésiastiques. Le parti des politiques, grossissant chaque jour et partageant les aspirations d'indépendance des réformés, se joignait à eux pour combattre l'autorité royale ; les jeunes princes de Condé et Henri de Béarn, rougissant enfin de leur apostasie et de leur inaction, tentèrent de fuir la cour de Charles IX afin d'aller rejoindre les protestants. Condé parvint le premier à s'échapper, gagna Strasbourg, et de cette ville adressa aux Églises de l'Union un manifeste où il reniait son abjuration catholique et se vouait pour toujours à la cause dont son père avait été l'un des martyrs et des plus fermes soutiens. Henri de Béarn, moins heureux que son cousin, ne pouvant tromper la surveillance de Catherine de Médicis, fut resserré plus étroitement ; aussi, en 1574, une fraction des politiques et des huguenots eurent-ils la déplorable pensée de prendre pour drapeau et de mettre à leur tête le duc d'Alençon, frère puîné de Charles IX et du duc d'Anjou. Cette résolution n'amena aucun résultat important. L'assassin ténébreux, le fauteur du guet-apens nocturne de la Saint-Barthélemy, usé par des débauches précoces, s'éteignait lentement, consumé par une fièvre ardente ; des rêves affreux tourmentaient le sommeil de Charles IX, de sinistres visions épouvantaient ses veilles ; sujet depuis sa maladie à de fréquentes hémorragies, il agonisait, inondé des flots de son propre sang. « -- Ah ! nourrice ! » -- s'écriait-il, livide, frissonnant d'horreur et l'esprit égaré, s'adressant à la femme qui le soignait et l'avait allaité ; « -- ah ! nourrice, que de sang... C'est celui de la Saint-Barthélemy... Oh ! que de meurtres... que de victimes qui se débattent sous le couteau... Je les vois... Oh ! que j'ai eu de méchants conseillers ! Mon Dieu, mon Dieu, pardonne-moi ! et me fais miséricorde(53). »

Dites, fils de Joel, n'est-elle pas d'une fatalité terrible la punition du crime ? Charles IX mourant baigné dans le sang !

Ce monstre, glorifié par l'Église de Rome, expira le 30 mai 1574. Il n'avait pas encore vingt-quatre ans ! Sa mère, aussitôt qu'il eut trépassé, dépêcha un courrier à son fils, le duc d'Anjou, élu roi de Pologne, où il régnait alors. Ce sybarite aux goûts infâmes et ses mignons efféminés se trouvaient mal à l'aise parmi cette noblesse polonaise rude, hautaine et guerrière. Aussi, recevant, le 14 juin, la lettre de Catherine de Médicis qui lui annonçait la mort de Charles IX, le duc d'Anjou ne songea plus qu'à fuir de Cracovie, afin d'aller trôner au Louvre. Il parvint en effet, ainsi que ses mignons, à s'évader nuitamment, du 16 au 17 juin, à l'insu des grands de Pologne, en larronnant les pierreries de la couronne des Jagellons qu'il venait de ceindre, et évaluées cinq cent mille écus. Les seigneurs polonais, s'apercevant trop tard de la fuite du prince et de son larcin, montèrent à cheval et poursuivirent le royal voleur, beaucoup plus jaloux de rattraper leurs joyaux que leur ignoble souverain ; mais, grâce à ses mesures prises d'avance et à sa diligence, ils ne purent l'atteindre. Arrivé en France, il y fut tôt et vite sacré par l'Église, et intronisé sous le nom de HENRI III. Fidèle à la tradition de sa famille, il pensa tout d'abord à révoquer l'édit de pacification de La Rochelle et à exterminer les protestants. Il invoqua le secours du ciel pour mener à bien cette pieuse entreprise, et, dans l'espoir de se rendre agréable au Seigneur, il s'affilia, lui et ses mignons, à une confrérie de pénitents flagellants ; il parcourait ainsi les rues en chantant des litanies et se donnant la discipline, le corps à moitié nu : le canon des protestants de Nîmes et du Languedoc, combattant pour la fédération républicaine des églises réformées, répondit aux litanies d'Henri III, et lorsqu'il passa, ainsi que Catherine de Médicis, près de Livron, petite ville huguenote sur les bords du Rhône, les habitants envoyèrent, du haut de leurs murailles, une volée de boulets à la royale chevauchée, en lui criant : « -- Hou ! massacreurs ! vous ne nous poignarderez pas dedans nos lits, comme vous avez fait de monsieur l'amiral ! Amenez-nous donc un peu vos mignons godronnés et parfumés ! Qu'ils viennent voir nos femmes, ils verront si c'est proie facile à emporter(54). »

Lors de son sacre à Reims, le nouvel oint du Seigneur avait prononcé le serment habituel, imposé aux rois par l'Église catholique en retour de ce qu'elle consacre la prétendue divinité de leur droit : Je jure d'exterminer l'hérésie ; serment plus aisé à jurer qu'à tenir. Les huguenots remportaient de grands avantages dans cette nouvelle guerre religieuse. Henri de Béarn, dont les jours étaient menacés, parvenant enfin à s'échapper de la cour de Catherine de Médicis, alla rejoindre l'armée protestante. « -- On a fait mourir la reine ma mère, à Paris, -- dit ce prince en arrivant au camp des réformés. -- L'on a tué monsieur l'amiral et mes meilleurs serviteurs ; on avait envie de m'en faire autant. Je n'y retourne plus que l'on ne m'y traîne(55). » Dès lors, le Béarnais prit une part active et brillante aux opérations militaires commencées dans l'Anjou et dans le Maine. Henri III, effrayé des nouveaux succès des réformés avec qui s'étaient alliés les politiques (catholiques répudiant les effroyables doctrines de Rome) jugea qu'il fallait obtenir la paix à tout prix, ne se refuser à aucune concession, puis, la paix signée, ne tenir parole qu'aux politiques, les désintéresser ainsi, afin de les séparer des huguenots, qu'il serait alors plus facile d'écraser. Le 30 avril 1576, un nouvel édit confirma les droits de la nouvelle Église. « -- Libre et public exercice du culte réformé, par tout le royaume, sans restriction de temps, de lieux ou de personnes. -- Défense d'inquiéter les prêtres et les religieux mariés depuis leur conversion au protestantisme. -- Création de chambres mi-parties dans les huit Parlements du royaume pour juger les causes des huguenots. -- Rétablissement du prince de Condé, de Henri de Navarre et de leurs adhérents dans leurs charges -- Désaveu des excès commis à Paris et autres villes, le 24 août 1572, et jours suivants. -- Restitution des biens confisqués aux héritiers des victimes. -- Annulation des sentences rendues contre les réformés, depuis le règne de Henri II, et nominativement celle portée contre l'amiral de Coligny. -- Octroi, pour un temps illimité, aux protestants et catholiques unis, de huit places de sûreté. -- Suppression des garnisons et gouverneurs établis dans les villes de l'intérieur du royaume, depuis Henri II. -- Enfin, réunion des États généraux dans le délai de six mois. »

La fraction protestante purement républicaine était en minorité ; elle dut accepter ce nouvel édit, bien qu'elle prévît qu'il serait violé, comme l'avaient été les précédents, puisqu'il n'offrait d'autre assurance qu'une parole royale, et invoqua en vain (à tort d'ailleurs), l'exemple des provinces unies de Hollande, complètement séparées de la monarchie espagnole depuis 1579, et luttant avec une persévérance héroïque pour maintenir le seul gouvernement qui puisse garantir à un peuple le souverain exercice de ses droits et de sa liberté ; mais la situation géographique des Provinces-Unies est toute spéciale, et en ce siècle-ci l'établissement de la république des Gaules fédérées n'est qu'une généreuse aspiration vers l'idéal qu'il nous faut poursuivre jusqu'à sa réalisation prochaine ou lointaine. L'octroi du nouvel édit en faveur des réformés déchaîna les fureurs du parti catholique. Le clergé fit un nouvel appel au fanatisme du peuple de Paris, lui montra dans cet édit la sainte journée de la Saint-Barthélemy désavouée avec une lâcheté impie par Henri III et par sa mère, non moins complices de ce saint massacre que Charles IX. Le chapitre de Notre-Dame refusa de chanter un Te Deum en glorification de l'apaisement de la guerre civile. Le Parlement refusa d'établir la chambre mi-partie catholique et protestante, destinée à juger les procès des réformés. Un concert de malédictions s'éleva contre Catherine de Médicis et son fils. Ils devinrent aussi odieux aux catholiques qu'aux huguenots. Le duc Henri de Guise (surnommé le Balafré), assassin de Coligny, avait hérité de l'ambition et du génie de son père, François de Guise, le boucher de Vassy, principal promoteur du pacte affreux du Triumvirat, d'où devaient un jour surgir la Saint-Barthélemy et plus tard la Ligue ; Henri de Guise, fidèle aux traditions de la maison de Lorraine, visait au trône de France, sous le protectorat du pape et de Philippe II, auquel il abandonnerait les provinces du Midi, objet de l'éternelle convoitise de l'Espagne et de la haine séculaire de Rome, qui voyait en elles un foyer permanent de pestilence hérétique. Le guisard et ses innombrables créatures fomentèrent, avivèrent les haines populaires soulevées à la voix des moines contre Henri III et sa mère, accusés de complicité avec les réformés, en raison du dernier édit de tolérance. La Compagnie de Jésus, façonnée à l'obéissance passive, à une discipline presque militaire, par son fondateur, Ignace de Loyola, et marchant avec un ensemble de manœuvres inébranlable, avec une unité de vues d'une effrayante habileté, exerçait en France une influence souveraine sur les ordres monastiques, inspirait à Rome le collège des cardinaux, et dominait en Espagne le conseil de Philippe II : ainsi, les jésuites imposaient leur direction à la catholicité entière. Ils favorisèrent les visées de la maison de Guise dont ils se firent un puissant auxiliaire, et voulant relier entre elles et tenir entre leurs mains toutes les forces catholiques, ils poussèrent à la fondation de la Ligue, vaste association secrète qui couvrit bientôt la France de ses réseaux. Cette ligue, créée pour l'extermination des hérétiques et, le cas échéant, pour détrôner la famille royale régnante, au profit des Guises ou de Philippe II, instruments de Rome, avait son germe dans le pacte du Triumvirat. -- Jugez-en, fils de Joel : telle était la formule de l'acte constitutif de la Ligue.

« AU NOM DE LA SAINTE TRINITÉ.

» -- I. L'association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques, doit être et sera faite pour rétablir la loi de Dieu en son entier, remettre et retenir le saint service d'icelui, selon la forme et la manière de la sainte Église catholique, apostolique et romaine. Abjurant et renonçant toutes erreurs contraires.

» -- II. Pour conserver le roi Henri III, par la grâce de Dieu, et ses successeurs, rois très-chrétiens, en l'état de splendeur, autorité, service, obéissance qui lui sont dus par ses sujets, ainsi qu'il est convenu par les articles qui lui seront présentés aux États généraux, lesquels il jure et promet de garder, avec protestation de ne rien faire au préjudice de ce qui lui sera ordonné par lesdits États.

» -- III. Pour restituer aux provinces de ce royaume et États d'icelui, les droits, prééminences, franchises et libertés anciennes, telles qu'elles étaient du temps du roi Clovis, premier roi chrétien.

» -- IV. Au cas qu'il y ait empêchement, opposition ou rébellion à ce que dessus, par qui et de quelle part qu'ils puissent être (ceci, malgré le préambule, s'adressait directement à Henri III et à sa mère, dans l'hypothèse où ils ne se soumettraient pas aux exigences inexorables de la Ligue), seront lesdits associés de la sainte Ligue, tenus d'employer tous leurs biens et moyens, même leurs propres personnes, jusques à la mort, pour punir, châtier et courir sus à ceux qui les auront voulu contraindre et empêcher.

» V. -- Au cas où quelques-uns des associés, leurs sujets, amis ou confédérés, fussent molestés, oppressés ou recherchés, pour les cas ci-dessus, par qui que ce soit, seront tenus lesdits affiliés d'employer leurs corps, leurs biens et moyens pour tirer vengeance de ceux qui auront fait lesdites oppresses et molestes sans nulle acception de personnes.

» VI. -- S'il advenait que l'un des affiliés, après serment à ladite association, se voulût retirer d'icelle, sous quelque prétexte que ce soit, ces rétractaires seront atteints en leurs corps et en leurs biens, par tous les moyens possibles, comme ennemis de Dieu, rebelles et perturbateurs du repos public.

» VII. -- Jureront lesdits affiliés prompte obéissance et service AU CHEF qui sera choisi.

» VIII. -- Tous les catholiques des corps de ville et de village seront avertis et sommés secrètement par les gouverneurs particuliers et secrets de chaque province, d'entrer en ladite ligue et fournir armes et hommes, pour le triomphe d'icelle.

» IX. -- Ceux qui refuseront d'entrer en ladite association seront réputés pour ennemis d'icelle et poursuivables par toutes sortes d'offenses et de molestes.

» X. -- Chacun des affiliés prêtera le serment suivant :

» Je jure Dieu le créateur, la main sur les sacrés Évangiles et sous peine de damnation éternelle, que je suis entré dans cette sainte association catholique, selon les formes de l'acte qui m'a été lu précédemment, et que je me conduirai loyalement, sincèrement, soit pour commander, soit pour obéir et jure sur ma vie et mon honneur de m'y consacrer jusques à la dernière goutte de mon sang, sans contrevenir à la Ligue ou m'en retirer sous quelque commandement, prétexte, excuse ou occasion que ce soit(56). »

Le pacte du Triumvirat étendu, développé de la sorte par les Jésuites avec leur art diabolique, leur assurait d'inestimables avantages ; ainsi : la Ligue proclamait un chef suprême de l'union catholique, nommait des gouverneurs particuliers et secrets, dans chaque province, pouvoirs occultes qu'elle opposait au pouvoir du roi et de ses officiers. En ceci, la Ligue imitait l'organisation fédérale protestante. Frappés du progrès croissant de ces idées républicaines, plus ou moins absolues, non-seulement parmi les huguenots, mais parmi les catholiques modérés, connus sous le nom de politiques, les disciples de Loyola s'étaient rappelé les paroles de leur maître : « -- Si le populaire et la bourgeoisie vous font obstacle, écrasez-les en vous unissant à la seigneurie et à la royauté ; si celles-ci vous menacent, déchaînez contre elles le populaire et la bourgeoisie ; de sorte, qu'au milieu de ces luttes, de ce chaos anarchique, l'Église de Rome, toujours unie, toujours debout, quoiqu'elle prête aujourd'hui son concours à ceux-ci, demain à ceux-là, dans le but de les exterminer les uns par les autres, l'Église de Rome finira toujours par les dominer tous et régnera triomphante sur les ruines de ses ennemis. »

Ne vous y trompez pas, fils de Joël, voilà pourquoi les jésuites, après avoir aidé la royauté à l'oppression des peuples, poussaient alors les peuples contre les rois, affirmaient la sainte nécessité du régicide et espérant de troubler, d'égarer les esprits par de trompeuses ressemblances, proclamaient la Ligue, en d'autres termes, la république catholique, afin d'amorcer par cet appât les républicains de toute Église.

La Ligue, à peine constituée, fait violer par ses affiliés le dernier édit de pacification de 1573. L'on recommence de courir sus aux huguenots. Ils reprennent les armes, Condé s'empare de Saint-Jean-d'Angély ; le Béarnais surprend Agen. Une nouvelle guerre religieuse ensanglante la France. Henri III ignorait encore les véritables projets des ligueurs, il en fut instruit par un hasard singulier. Les papiers d'un avocat au parlement de Paris, mort à Lyon à son retour d'Italie, tombèrent entre les mains d'un protestant. Parmi ces papiers, se trouvait un mémoire daté de Rome et portant en substance ceci :

« Hugues Capet a usurpé la couronne, au détriment des derniers Karlovingiens. -- L'occasion est venue de rendre le trône à ses héritiers légitimes. -- Le duc de Guise, descendant de Charlemagne, doit être reconnu chef suprême de la ligne contre l'hérésie. -- Le pape a été requis d'approuver par forme de pragmatique sanction, entre le saint-siège et le royaume de France, l'acte de la ligue. -- Tout prince du sang qui s'opposera à la volonté des États généraux (ils seront composés de ligueurs, on l'affirme), sera déclaré incapable de succéder à la couronne. Les seigneurs, gentilshommes ou autres, coupables de la même rébellion, seront atteints dans leurs biens et dans leur vie. -- Les édits en faveur des hérétiques seront révoqués. -- Le duc de Guise, nommé lieutenant général du royaume. -- Les États requerront que le duc d'Alençon, frère du roi, soit mis en jugement, pour le crime de lèse-majesté divine et humaine qu'il a commis en pactisant avec les hérétiques. -- Le jour où ladite requête sera formulée par les États généraux, la Ligue prendra les armes, dans tout le royaume, afin de se saisir du frère du roi et de ses complices et d'exterminer partout les hérétiques. -- Le lendemain de la victoire, le frère du roi et ses complices châtiés, ainsi qu'ils doivent l'être, M. le duc de Guise, par l'avis et permission du Saint-Père, enfermera le roi Henri III dans un monastère. Ledit duc de Guise sera proclamé roi de France, les libertés de l'Église gallicane abolies et le saint-siège ainsi pleinement reconnu et restauré(57). »

Vous le voyez, fils de Joel, la soif du meurtre est inextinguible chez ces prêtres de Rome. Le sang de la Saint-Barthélemy, en les enivrant, les altérait encore. Il leur fallait un nouveau massacre. Les huguenots, afin d'éclairer leurs frères, sur les nouveaux périls dont on les menaçait, publièrent le mémoire daté de Rome et trouvé dans les papiers de l'avocat défunt. Henri III vit d'abord dans cette publication une imposture inventée par les protestants, afin de nuire aux papistes ; mais l'ambassadeur de France en Espagne, Jean de Vironne de Saint-Goar, expédia au roi une copie identique du même mémoire, envoyé du Vatican à Philippe II et approuvé de tout point par ce pieux monarque. Le duc de Guise, aussitôt mandé par Henri III, nie effrontément avoir eu connaissance du traité, ne voulant lever le masque qu'après la convocation des États généraux, qu'il savait devoir être, en majorité, composé de ligueurs. Mais cette majorité, malgré l'effrayante pression du parti catholique, fut numériquement très-faible et requit néanmoins le roi (26 décembre 1576) d'interdire en France la religion réformée. Les protestants, nonobstant les arrêts, continuant de tenir la campagne, sous les ordres de Henri de Navarre et du prince de Condé, remportent des avantages considérables sur les catholiques et imposent un édit de pacification, signé à Bergerac, le 2 octobre 1577. Ce nouveau pacte avec l'hérésie fut attaqué par la Ligue avec une violence inouïe. Le clergé redoubla ses prédications incendiaires contre Henri III et Catherine. Les mœurs infâmes de la cour où trônait la sodomie couronnée, les dilapidations du trésor public, l'insatiable avidité des mignons, aidèrent puissamment aux manœuvres de la Ligue ; les impôts devenaient exorbitants. Paris, taxé, en 1581, à une surtaxe de 200,000 écus, refusa de payer. Henri III fit saisir la caisse des rentes de l'Hôtel de ville. Le déchaînement fut à son comble. Catherine et son fils haïssaient non moins les ligueurs que les huguenots. Cependant, frappé des grands talents militaires déployés par Henri de Béarn et comptant l'opposer au duc de Guise, comme chef du parti catholique, Henri III propose au Béarnais, s'il consent d'abjurer une seconde fois sa religion, de le reconnaître solennellement comme héritier du trône (Henri III n'avait pas d'enfant, et son frère, le duc d'Alençon, se mourait). Le Béarnais, en rusé Gascon, déclina l'offre de son cousin de Valois, se disant, qu'abandonner le parti huguenot, c'était le laisser aux mains de Condé, qu'il jalousait comme un rival, et quitter ainsi le certain pour l'incertain, doutant fort d'attirer à lui le parti catholique. L'offre faite au Béarnais par Henri III, transpira ; la Ligue s'exaspéra contre ce prince qui songeait à appeler au trône un hérétique relaps ; Guise crut le moment venu de faire un pas de plus vers le pouvoir royal, et masquant ses prétentions d'un prête-nom, il fit choisir par la Ligue pour héritier présomptif de la couronne, un vieillard imbécile, le cardinal de Bourbon, oncle de Henri de Navarre ; le trône lui appartenait, en effet, à défaut de son neveu, exclu comme hérétique. Le cardinal idiot accepta facilement le rôle qu'on lui destinait, et le 31 décembre 1584, fut signé au château de Joinville, un traité secret entre le duc de Guise et son frère, le duc de Mayenne, stipulant tant en leur nom qu'en celui de l'ambassadeur de Philippe II. Selon ce traité, les parties contractantes s'engagèrent : « d'extirper l'hérésie de la France et des Pays-Bas ; -- d'exclure du trône de France les princes hérétiques ou qui accorderaient l'impunité aux hérétiques ; -- et à poursuivre à outrance, et jusqu'à les anéantir, ceux qui refuseraient de rentrer dans le sein de l'Église. -- En cas de mort de Henri III, le cardinal de Bourbon, son successeur, s'engageait à abandonner à Philippe II le monopole de la navigation des Indes, d'aider l'Espagne à recouvrer Cambrai et de lui abandonner certaines provinces du midi de la France. »

Le père Matthieu, jésuite lyonnais, surnommé le Courrier de la Ligue, fut chargé d'aller à Rome, demander au pape son adhésion à ce traité. Le révérend père, à son retour d'Italie, annonça au duc de Guise que : « Grégoire XIII, après en avoir conféré avec son ministre et le général des jésuites, autorisait la prise d'armes contre les hérétiques, avec ou sans la permission du roi, levant tout scrupule de conscience à cet égard, accordant indulgence plénière pour cette œuvre sainte (l'extermination des huguenots), et aussitôt après, le Saint-Père proclamerait le roi de Navarre et le prince de Condé incapables de succéder au trône. -- Le pape ne trouvait point expédient et opportun que l'on attentât aux jours du roi ; mais si l'on pouvait se saisir de sa personne royale et lui donner un guide qui le tînt fermement en bride, le Saint-Père trouverait cela fort bon(58). »

Il résulte de la réponse du pape, que le père Matthieu, avait eu mission d'insinuer benoîtement au vicaire de Christ qu'il serait bon d'assassiner Henri III ; mais le représentant de Dieu sur la terre ne trouva point opportun l'expédient des jésuites. Il résulte encore de la négociation du révérend, que la compagnie de Jésus, dont le général inspirait et dominait le pape, Philippe II et la Ligue, voulait le démembrement de la France et son amoindrissement au profit de l'Espagne, où les fils de Loyola régnaient en maîtres. Ainsi, la Ligue, personnification du parti catholique, a voulu, exécrable parricide ! a voulu le morcellement, l'asservissement de la France par l'étranger. Jamais les protestants ne se sont déshonorés par un vœu si impie ! Ils ont pu, toujours sous le couteau et pour résister à leurs bourreaux, céder à une nécessité fatale, appeler comme auxiliaires leurs coreligionnaires de pays voisins ; mais du moins, ils sont purs de toute atteinte à l'intégrité du sol de la patrie ! La crainte d'un démembrement, conséquence presque certaine de la fédération de certaines provinces en États indépendants de la royauté, a toujours empêché la majorité des huguenots, malgré leurs tendances profondes vers le gouvernement républicain, à se rendre au vœu de la minorité, qui aspirait à se séparer complètement de la monarchie.

Henri III, de plus en plus effrayé des violences de la Ligue, mais toujours indécis, songeait parfois à s'appuyer sur les huguenots et à s'allier aux États protestants, l'Angleterre et les Provinces-Unies de Hollande, dont la puissance allait chaque jour grandissant, et il accueillit avec une bienveillance marquée les ambassadeurs de cette république députés vers lui, le 12 février 1585. Le général des jésuites, le pape et Philippe II, instruits des vagues projets de Henri III au sujet d'une alliance avec les pays protestants, sommèrent le duc de Guise d'exécuter le traité secret signé à Joinville, et la Ligue tira l'épée. Le Balafré s'empare de Châlons, et le duc de Mayenne, de Dijon. La noblesse ligueuse de Picardie, conduite par le duc d'Aumale, se rend auprès du vieux cardinal de Bourbon, le conduit à Péronne, centre de la Ligue, et le 31 mars 1585, elle lance son manifeste, déclarant Charles de Bourbon, premier prince du sang et cardinal, appelé à régner dans le cas où Henri III mourrait ou serait déchu du trône. Le Béarnais lance, de son côté, un manifeste où il proteste contre l'exclusion dont il est frappé, maintient le principe de la liberté religieuse, et, de concert avec le prince de Condé, propose au roi de lui remettre toutes les places de sûreté alors au pouvoir des huguenots, à la condition que les ligueurs désarmeront également. Henri III, ainsi placé entre les deux partis, est forcé de se déclarer ouvertement contre les huguenots ou contre les ligueurs ; ceux-ci lui paraissant plus redoutables, car le duc de Guise avait poussé son quartier général jusqu'à Nemours, le roi se rend, le 18 juillet 1585, au parlement de Paris, afin d'y faire enregistrer, en sa présence, la révocation des édits de tolérance accordés jusqu'alors aux protestants. Cette tardive concession de Henri III ne désarme pas les ligueurs ; ils continuent la guerre contre leurs adversaires, guerre acharnée, mêlée de succès et de revers pour les deux partis. Les chefs de la Ligue à Paris forment un comité directeur composé de seize membres, d'où leur resta le nom des SEIZE. Henri III, quoiqu'il se soit mis à la tête de ses troupes pour combattre Henri de Navarre et Condé, est sommé par les Seize, sous menace de déchéance, « de faire publiquement soumission et adhésion à la Ligue ; -- de promulguer les actes du concile de Trente ; -- et d'établir le tribunal de l'Inquisition à Paris et dans les principales villes de France. » -- Le duc de Guise, afin d'appuyer par sa présence les injonctions de la Ligue, se rend à Paris, malgré la défense du roi, qu'il espère ainsi contraindre à quelque extrémité dont il saura, lui, Guise, profiter ; le 9 mai 1588, il entre dans la capitale, escorté d'une foule de gentilshommes et d'une nombreuse troupe armée. Il est reçu avec enthousiasme par les ligueurs, aux cris de : Vive Guise ! à bas le Valois ! Henri III, haineux, lâche et féroce, pâlit de rage en apprenant l'arrivée du Guisard et l'accueil qu'il reçoit des Parisiens. « Le Balafré est venu ! -- s'écrie le digne frère de Charles IX ; -- par la mort-Dieu ! il en mourra ! » -- Et, mandant aussitôt un colonel corse, Alphonse Ornano, il le charge d'assassiner le duc de Guise. MM. de Bellievre et de Cheverni, conseillers du roi, le conjurent de renoncer à ce meurtre, qui causerait à Paris un soulèvement effroyable. Henri III hésitait, lorsqu'il voit entrer Catherine de Médicis et le duc de Guise. Tant d'audace confond le roi, et s'adressant au Balafré avec hauteur : « -- Je vous avais défendu, monsieur, de paraître ici ! -- Sire, répondit le duc, feignant la déférence, je suis venu ici pour demander à Votre Majesté justice des calomnies de mes ennemis. -- On verra bien si vous avez été calomnié, selon que votre présence causera ou non des troubles dans Paris, » -- répond le roi. Le Balafré se retire, convoque les Seize et les principaux ligueurs à l'hôtel de Guise, où il se retranche comme dans une place d'armes. Henri III, de son côté, se retranche dans le Louvre ; et craignant un soulèvement populaire, il ordonne aux Suisses casernés dans les faubourgs d'entrer dans Paris ; le régiment des gardes se joint aux Suisses. Ces troupes prennent position sur les principales places de la Cité. Les Seize et les moines, exaspérés par ces préparatifs menaçants, crient aux armes, soulèvent le populaire ; on élève des barricades dans toutes les rues ; les ligueurs engagent le feu contre les troupes royales aux cris de : Vive Guise ! à bas le Valois ! Les Suisses et les soldats aux gardes sont mis en déroute et massacrés. Le maréchal de Biron, leur commandant, se rend à l'hôtel du duc de Guise et le conjure de faire cesser le massacre des troupes ; le Balafré y consent, sort de son hôtel en pourpoint blanc, une baguette à la main, et se dirige vers la place de Grève. Les acclamations des ligueurs le suivent. « -- Il faut conduire M. le duc à Reims et le sacrer roi ! -- s'écrient les catholiques les plus exaltés. -- Mes amis, c'est assez, c'est trop ! » -- répondait le Balafré avec une modestie affectée. Arrivé devant l'hôtel de ville, il demande au peuple la grâce des soldats du roi ; elle est accordée au Guisard. Il retourne à son hôtel, au milieu d'un immense concours de population en armes. Bientôt il voit entrer chez lui Catherine de Médicis ; elle venait intercéder pour son fils. Le Balafré, habile et prudent, n'ambitionnait, quant au présent, que les fonctions des anciens maires du palais des rois fainéants. Il dicte ses volontés à la reine-mère : « Il sera nommé lieutenant général du royaume ; -- Henri de Béarn et les autres princes hérétiques seront déclarés exclus de la succession du trône ; -- le duc d'Épernon, le maréchal de Biron et autres favoris et familiers de Henri III, bannis du royaume ; -- tous les grands offices de l'État confiés à des ligueurs ; -- les États généraux convoqués dans un bref délai. » -- Catherine de Médicis reporte ces dures conditions à son fils. Celui-ci, épouvanté par le bruit du tocsin et des arquebusades, ne songeait qu'à fuir. Il monte à cheval en toute hâte aux écuries des Tuileries, ainsi que grand nombre de ses dignitaires, de ses conseillers, de ses mignons, et la royale chevauchée tire au large. Les ligueurs occupant le corps de garde de la porte de Nesle, du côté du faubourg Saint-Germain, envoyèrent une volée de coups d'arquebuses et mille injures au roi fuyard, qui galopait sur l'autre rive de la Seine. Ainsi Charles IX avait arquebusé d'un bord à l'autre de la rivière les huguenots qui tâchaient d'échapper au massacre de la Saint-Barthélemy !... Henri III, arrivé sur les hauteurs de Chaillot, s'arrêta pour laisser souffler son cheval, et se retournant vers Paris, qu'il dominait de cette colline : « -- Ah ! ville ingrate ! ville maudite ! -- s'écria-t-il, -- je jure de ne rentrer dans tes murs que par la brèche ! » -- Et il se dirigea sur Chartres, suivi du régiment des gardes et des Suisses.

Hélas ! fils de Joel, il faut le dire, la honte au front, la douleur dans l'âme : le peuple de Paris fut complice de la Saint-Barthélemy ! le peuple de Paris fut complice de la Ligue ! Blâmons-le, et, surtout, plaignons-le ! Plongé à dessein, par des prêtres indignes, dans une crasse ignorance, fanatisé par eux jusqu'à la férocité, ce fanatisme, cette ignorance, causèrent son égarement exécrable ! non qu'il eût tort de chasser l'infâme Henri III, l'on a toujours raison de chasser ces rois d'origine étrangère à la Gaule ; mais cette fois, dans sa révolte contre la royauté, le peuple devenait, à son insu, l'aveugle et docile instrument de la compagnie de Jésus, qui, répétons-le, conspirait le démembrement de la France et son asservissement au profit du pape de Rome et du roi d'Espagne, tous deux souverainement dominés par les fils de Loyola.

Henri III, forcé de fuir de Paris devant le soulèvement des ligueurs, ne vit d'autre chance de salut que de se livrer pieds et poings liés à la Ligue, espérant ainsi balancer l'immense influence du Balafré. Il signe à Rouen, le 21 juillet 1588, le pacte de l'Union catholique, renouvelant le serment de son sacre : « -- d'employer, même au péril de sa vie, tous les moyens pour exterminer l'hérésie, sans jamais lui accorder ni paix ni trêve ; -- ordonnant à ses sujets de prononcer le même serment que lui et de jurer qu'après sa mort ils ne reconnaîtraient comme roi aucun prince hérétique ; -- déclarant rebelles et criminels de lèse-majesté les particuliers, les corporations ou villes qui refuseraient d'adhérer à l'union de la sainte Ligue catholique ou s'en sépareraient après l'avoir signée. -- De plus, par articles secrets, Henri III s'engageait à envoyer ses troupes contre les huguenots, -- à confisquer leurs biens, -- à reconnaître le concile de Trente, -- à établir l'Inquisition en France. -- Il s'engageait à éloigner ses favoris, -- à confier au duc de Guise une autorité presque égale à la sienne, en le nommant connétable de France, -- enfin à convoquer les États généraux à Blois le 10 octobre 1588. »

Ces États furent en effet réunis à Blois à cette époque ; et en raison des manœuvres et de la pression de la Ligue, presque tous les députés lui appartenaient. Mais il advint ceci : les idées républicaines, propagées d'abord en toute conviction par les protestants, puis par la Ligue, qui s'en faisait à la fois une arme contre Henri III et une amorce pour séduire le populaire, les idées républicaines avaient tellement gagné les esprits, que les États généraux réunis à Blois soulevèrent les questions les plus hostiles, non point seulement à Henri III, mais au principe monarchique lui-même. Ainsi le tiers-état et une fraction de la noblesse affirmaient et déclaraient :

-- Que la souveraineté appartenait AUX ÉTATS et NON AU ROI.

-- Qu'il fallait procéder envers le souverain, non par supplications, mais PAR RÉSOLUTIONS.

-- Enfin, que le roi n'était que le PRÉSIDENT DES ÉTATS, lesquels ont TOUT POUVOIR(59).

N'était-ce pas implicitement affirmer le gouvernement républicain que de réduire la royauté de droit divin à cette position subalterne, ainsi que l'avait tenté courageusement Étienne Marcel au quatorzième siècle ? Ces attaques contre le principe monarchique, formulées par les États de Blois, furent accompagnées des blâmes les plus véhéments contre la dilapidation des deniers publics et les prodigalités de la cour. Les États déclarèrent fermement leur résolution de ne point accorder de nouveaux subsides sans garantie de leur bon emploi. Henri III, courroucé, mais alarmé de ces hostilités, crut y voir, et il se trompait, non la tendance générale de l'esprit public, mais une manœuvre du duc de Guise ; aussi, dans l'espoir de la déjouer, il profita de la réunion des États pour réitérer son adhésion à la Ligue, et prononça un discours fort habile, qu'il termina en disant : « que l'hérésie eût été déjà complètement exterminée en France, s'il n'eût été prévenu et empêché par l'ambition démesurée de quelques-uns de ses sujets. » C'était désigner clairement le duc de Guise, assis au pied du trône. Le lendemain, le Balafré fit sommer le roi, par l'archevêque de Lyon, « de retrancher de l'impression de son discours la phrase susdite, qui pouvait réveiller les discordes passées. » Henri III, frémissant de colère, céda devant cette menace, la phrase contre le duc de Guise fut supprimée lors de l'impression de ce discours. Le roi, au moment où l'on discutait la question des subsides, fit demander par son chancelier vingt-sept millions pour subvenir à ses dépenses. -- Les États refusèrent d'allouer cette somme. Le roi fit dire à ces récalcitrants : « -- qu'il se courroucerait grandement si l'on exigeait le rabais des tailles et si on lui refusait les vingt-sept millions. » -- Les États persistèrent dans leurs refus et dans leurs réductions, menaçant de se retirer si l'on n'avait égard à leurs réclamations. Henri III dut céder encore, et l'assemblée voulut bien, « -- sur l'extrême nécessité du roi mis à la besace, lui octroyer provisoirement six vingt mille écus, -- et encore à la condition que cette somme serait en partie employée à la guerre contre les huguenots. »

Le roi, exaspéré par tant d'humiliations, les attribuait aux menées du Guisard, et bientôt, pour combler la mesure, il apprit que le Balafré comptait achever à Blois l'entreprise tentée à Paris lors de la journée des Barricades, mais empêchée par la fuite du roi ; en un mot, les États généraux devaient confirmer d'une façon irrévocable la nomination du duc de Guise aux fonctions de connétable (fonctions qu'il tenait seulement jusqu'alors du bon plaisir royal) ; ensuite de quoi le nouveau maire du palais, investi d'un pouvoir sans bornes, cloîtrerait Henri III, exilerait Catherine de Médicis et proclamerait bientôt la déchéance des Valois. Le frère de Charles IX résolut de prévenir les desseins de son adversaire en le faisant assassiner, ainsi qu'il en avait eu déjà le projet ; le meurtre fut débattu au conseil royal et résolu après ces paroles de Henri III : « -- Mettre le Guisard en prison serait tirer un sanglier aux filets qui pourrait être plus puissant que nos cordes, tandis qu'en le tuant, il ne nous fera plus de peine. Homme mort ne guerroie plus ! »

(Moi, Antonicq Lebrenn, j'ai lu dans un livre de ce temps-ci le récit d'un témoin oculaire de la mort du duc de Guise ; ce récit, le voici :)

« Le lundi 22 de ce mois, le duc de Guise, se mettant à table pour dîner, trouva sous sa serviette un billet portant qu'il prît garde, qu'on était sur le point de lui jouer un mauvais tour. -- Le duc écrivit au crayon de sa main sur le billet : -- L'on n'oserait, -- et jeta le papier sous la table. -- Le vendredi 23 décembre, -- le roi manda de bon matin au duc de Guise et au cardinal son frère qu'ils vinssent au conseil, afin de s'entretenir de choses importantes. -- Ils y vinrent et trouvèrent les gardes renforcées, ce à quoi toutefois ne prenant pas garde, les deux frères passèrent outre. Et quoique le duc eut reçu le matin même un nouvel avis de se tenir sur ses gardes, il mit l'avis dans sa pochette en disant : -- Voilà le neuvième avis d'aujourd'hui. -- Le duc de Guise entra donc dans la salle du conseil, habillé d'un habit de couleur grise très-léger pour la saison. On vit l'œil du côté de sa balafre pleurer, et il saigna par le nez quelques gouttes de sang. Il envoya l'un de ses pages quérir un autre mouchoir, et il eut, un instant après, comme un affaiblissement, interprété par beaucoup de personnes comme suite de ses excès de la nuit, qu'il avait passée avec une dame de la cour. Sur ce, le roi manda près de lui le duc, par Revol (l'un des serviteurs d'État), qui le trouva serrant dans un drageoir d'argent des fruits confits dont il venait de manger quelques-uns, à cause de son affadissement de cœur ; et à l'instant, le duc se rendit chez le roi. S. M. avait laissé dans sa chambre huit des plus déterminés des quarante-cinq gentilshommes de sa garde, et se retira dans un cabinet donnant sur le jardin, avec le colonel Ornano ; -- douze autres des quarante-cinq furent placés en réserve dans un second cabinet ; d'autres enfin sur les degrés d'un escalier dérobé. M. d'Entrague alla requérir un des chapelains du roi de dire messe : pour le bon succès d'une entreprise de S. M. au regard du salut de la France. Comme le duc entrait dans le cabinet du roi, l'un des quarante-cinq, MONSÉRI, lui saisit le bras droit (au duc) et lui porta un coup de poignard dans la poitrine ; Sainte-Maline, autre garde, frappa en même temps le duc par derrière, et trois ou quatre autres lui sautèrent au corps, s'accrochèrent à ses jambes et l'empêchèrent de lever son épée. Il était si grand et si puissant, que, criblé de coups, étouffé par le sang de ses blessures, il entraîna ceux qui le tenaient d'un bout du cabinet à l'autre, et se débarrassant de leurs mains par un suprême effort, il s'avança vers Loignac, le chef des meurtriers, les poings fermés ; Loignac le repoussa d'un coup de fourreau d'épée, et le duc alla tomber mort au pied du lit du roi, qui, sortant de son réduit, Loignac lui ayant crié que c'était fait, contempla le cadavre, disant : -- Nous ne sommes plus deux... Je suis roi maintenant ! -- Et le regardant encore : -- Mon Dieu ! comme il est grand ! Il paraît encore plus grand mort que vivant ! -- Et le roi donna un coup de pied dans le visage du mort, ainsi que le défunt Balafré avait jadis donné un coup de pied dans le visage du cadavre de M. de Coligny. -- Le cardinal de Guise, assis au conseil avec l'archevêque de Lyon, entendant le bruit et la voix du duc criant : Merci à Dieu ! entre les coups de dague et d'épée, voulut se lever en disant : -- Voilà qu'on tue mon frère ! -- Mais les maréchaux d'Aumont et de Retz, mettant l'épée à la main, empêchèrent le cardinal et l'archevêque de sortir, leur disant : -- Vous êtes morts si vous bougez ! -- Ils furent tous deux conduits prisonniers en un galetas ; et le lendemain, le cardinal fut aussi égorgé à coups de dague, par ordre du roi. Le soir, les corps des deux Guise furent dépecés, par ordre de S. M., dans une salle basse du château, puis brûlés et mis en cendres, de peur que le peuple de Paris n'en fît des reliques. Le roi, le meurtre du Balafré accompli, se rendit chez la reine sa mère, afin de l'instruire du fait, car elle l'ignorait. -- Madame, -- lui dit-il en entrant, -- je me suis rendu roi de France ; j'ai fait mourir le roi de Paris. -- La reine-mère d'abord garda le silence de la surprise, et dit ensuite : -- Vous avez fait mourir M. de Guise !... C'est bien coupé... mais, mon fils, saurez-vous recoudre(60) ? »

Vous le voyez, fils de Joel, prompt ou tardif, le châtiment vengeur atteint toujours le crime ! François de Guise, le boucher de Vassy, le catholique géniteur du pacte infernal des triumvirs, ce germe sanglant de la Saint-Barthélemy, François de Guise, le grand assassin des huguenots, est à son tour assassiné par Poltrot, devant Orléans, et laisse un fils digne de lui, Henri de Guise le Balafré. Celui-ci est chargé d'organiser le guet-apens nocturne et le massacre de la Saint-Barthélemy. Il court à l'hôtel de l'amiral de Coligny, que, la veille, il avait déjà tenté de faire tuer d'un coup d'arquebuse ; le corps de l'héroïque vieillard, percé de coups, est jeté sur le pavé par l'écuyer de Henri de Guise, et ce jeune homme crosse du pied le visage auguste de ce cadavre... Seize ans après, le Balafré est à son tour assassiné dans un guet-apens, et à son tour Henri III crosse du pied le visage de son ennemi expirant !... Enfin, peu de jours après ce royal meurtre, qu'un autre meurtre vengera bientôt, Catherine de Médicis termine sa vie souillée de crimes (5 janvier 1589). De ces crimes, quel était le mobile ? -- Capter le parti catholique ; -- exterminer les huguenots ; -- affermir le trône des Valois, profondément ébranlé par la réforme... -- La vieille reine meurt, et en mourant, elle voit le parti huguenot, plus vivace que jamais, lutter, combattre avec un redoublement d'énergie... la vieille reine meurt, et en mourant, elle entend demander à grands cris, par les catholiques, la déchéance ou la mort de son fils, le dernier des Valois... En effet, à la nouvelle du meurtre du duc de Guise, la Ligue demande avec fureur la déchéance ou la mort de Henri III ; et contre lui, Paris s'insurge de nouveau. Les prêtres refusent l'absolution à ceux qui reconnaissent ce prince pour leur souverain légitime, sa déchéance est proclamée par la Sorbonne. Cependant le Parlement proteste ; ses membres sont mis, le 16 janvier, à la Bastille, et les Seize instituent un nouveau parlement ; grand nombre de villes proclament également la déchéance de Henri III. Le 12 février, le duc de Mayenne, frère du Balafré, se rend à Paris ; il y est reconnu chef de la Ligue et mis à la tête du conseil général de l'Union catholique. Le roi, épouvanté de ce déchaînement populaire, tente et effectue un rapprochement avec Henri de Béarn, qui, tenant toujours la campagne à la tête de l'armée protestante, battait souvent et rudement les ligueurs. La Ligue catholique, malgré ses faux semblants républicains, masque de circonstance, était toujours l'exécrable parti de l'étranger, le parti du pape et de Philippe II, le parti du démembrement de la France au profil de l'Espagne, le parti de l'asservissement de la France au profit de Rome, où se dressait, bien au-dessus du trône pontifical, le spectre du général des jésuites. Henri de Béarn et les chefs protestants agirent donc avec sagesse, avec patriotisme, en s'unissant aux troupes royales afin de vaincre d'abord le parti de l'étranger ; viendrait ensuite pour les huguenots l'heure de faire justice de Henri III, cet assassin couronné, qui n'eût dû régner qu'à Gomorrhe ! L'armée royale et l'armée protestante, unies sous les ordres du Béarnais, battent les ligueurs devant Senlis ; marchent sur Paris, s'emparent du pont de Saint-Cloud, le 31 juillet 1589, et y établissent leur quartier général. Mais le 1er août de cette même année (1589), le châtiment vengeur atteignait une fois de plus le crime... l'assassin du duc de Guise est à son tour assassiné... Le moine Jacques Clément, exalté par les prédications du clergé, qui poussait au meurtre du dernier des Valois, planta son couteau dans le ventre de Henri III. J'ai lu dernièrement (moi, Antonicq Lebrenn, qui écris ces lignes) le récit de cet assassinat ; le voici :

« -- 1er août 1589. -- Le mardi de ce mois, un jeune religieux, prêtre de l'ordre de Saint-Dominique, dit Jacobin, né à Sorbonne, à quatre lieues de la ville de Sens, en Bourgogne, âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans, nommé Jacques Clément, partit de Paris le matin, se fit conduire chez le roi, où il eut entrée par M. de la Guesle, procureur général au parlement de Paris ; il était environ huit heures du matin. Le roi, averti qu'il y avait là un moine qui désirait lui parler, était assis sur sa chaise percée, sans autre vêtement qu'un manteau sur les épaules. Il entendit ses gardes repousser le moine, de quoi le roi se courrouça, disant qu'on fît entrer ce frère, car si on le rebutait, il s'en irait répéter dans Paris que le roi chassait les moines et ne les voulait point voir. Incontinent le jacobin entra, ayant son couteau tout nu dans sa manche, se présenta au roi, lequel finissait d'attacher ses chausses, et lui présenta une lettre de la part du comte de Brienne, alors prisonnier à Paris, ajoutant (le jacobin) que, outre du contenu de la lettre, il était chargé de dire à Sa Majesté quelque chose d'importance en secret. Le roi, ne pensant qu'aucun meschef pût lui advenir de la part de ce chétif petit moine, commanda que ceux qui se trouvaient là se retirassent, et commença de lire la lettre que lui avait baillée le moine ; celui-ci, voyant le roi attentif à lire, tira de sa manche un couteau, en donna droit dans le ventre du roi, au-dessous du nombril, et si avant, qu'il laissa le couteau au trou, lequel couteau le roi retira aussitôt à grand-force et en donna un coup de la pointe sur le sourcil gauche du moine, en s'écriant : -- Ah ! le méchant moine ! il m'a tué ! Qu'on le tue ! -- Auquel cri étant vitement accourus ses gardes et autres, ceux qui se trouvèrent les plus près massacrèrent ce petit assassin de jacobin aux pieds du roi ; et sur ce que plusieurs estimaient que c'était quelque soldat déguisé, cet acte étant trop hardi pour un moine, le meurtrier fut reconnu pour ce qu'il était, à savoir : pour un vrai moine, dont on devait se garder de tous côtés comme d'une méchante bête. Le mercredi, 2 août, le roi mourut, à deux heures après minuit. L'on ouvrit son corps, et l'on reconnut que la blessure était de celles dont l'on ne réchappe point. Son corps fut embaumé et mis en plomb ; puis le roi de Navarre proclamé roi de France en l'armée comme héritier légitime de la couronne(61). »

Ainsi finit la branche des Valois, rameau pourri de cette vieille et exécrable souche : la royauté franque, transplantée de Germanie en Gaule par la violente conquête de Hoold-Wig (Clovis), ce meurtrier, ce pillard béni et sacré par l'Église de Rome. Hélas ! fils de Joel, depuis dix siècles et plus qu'elle opprime la Gaule asservie, cette race de rois d'origine étrangère, cherchez combien il est de souverains éclairés, humains, amis de leurs peuples et justement honorés dans l'histoire ?... Cherchez aussi combien de souverains nuls, imbéciles, fous ou scélérats, cloués au pilori de l'histoire ! et dites de combien les méchants l'emportent sur les bons ?... Cherchez un règne... un seul... et des meilleurs, où le pays n'ait pas été troublé, déchiré, dévasté par la guerre civile ou étrangère ? un règne... un seul... et des meilleurs, où le peuple des villes et des campagnes n'ait été écrasé par la lourdeur des impôts et révolté de leur iniquité ?... Alors, vous comprendrez mieux encore pourquoi tant d'esprits sont, en ce siècle-ci, partisans de la religion nouvelle et du gouvernement républicain, maintenant si florissant en Hollande. Les peuples sont las d'être héréditairement légués comme un troupeau de bétail à ces lignées royales, si prolifiques en idiots ou en monstres. Courage, fils de Joel, courage, tout le prédit, tout l'annonce, ils s'approchent, ces temps promis par Victoria-la-Grande, ces temps de délivrance où le double joug de l'Église et de la royauté sera pour toujours brisé, ces temps glorieux où la république des Gaules fédérées s'abritera sous son antique drapeau rouge(62), surmonté du coq symbolique... Vigilance et vaillance !

Le meurtre de Henri III fut salué par la Ligue et par le clergé avec un enthousiasme frénétique. L'on vit alors combien étaient mensongères les apparences républicaines dont le parti de Rome et de l'Espagne masquait ses projets parricides. Un livre publié peu de temps après la mort du dernier Valois (le Traité de la juste autorité des républiques chrétiennes sur les rois impies) dit expressément ceci : « -- Les protestants ont raison d'affirmer qu'il est permis de tuer les tyrans ; ils n'ont tort que dans l'application. L'exemple de la juste application est dans l'action, TOUT À FAIT DIVINE, de Jacques Clément. -- Chacun a le droit de tuer un roi hérétique, comme on a le droit de TUER TOUT AUTRE HÉRÉTIQUE. -- Le calviniste a cela de contraire au bien, que les plébéiens y sont sur le pied d'égalité avec les nobles ; les ministres méprisent la noblesse et veulent réduire la France en une république POPULAIRE comme la Suisse. »

Les huguenots n'attendaient pas cette déclaration du véritable caractère de la Ligue pour s'unir contre le parti de l'étranger avec les catholiques royalistes restés fidèles à la patrie et qui, après la mort de Henri III, reconnurent Henri de Béarn comme légitime héritier du trône, sous le nom de HENRI IV. Ce Béarnais, vaillant soldat, grand capitaine, esprit droit, politique habile, point hypocrite, ayant du moins la cynique sincérité de ses vices, bonhomme au fond, à moins qu'il ne s'agît de braconniers ou de certains rivaux en amour, auxquels cas il devenait inexorable, ce Béarnais, joueur comme un lansquenet, outrageusement luxurieux, était du reste le plus rusé, le plus madré des Gascons. Il ne vit jamais dans les religions qu'il abjura ou renia que des expédients politiques, ne se souciant pas plus au fond de la messe que du prêche ; mais, il faut le dire à sa louange, ferme partisan de la liberté de conscience. Il promulgua la déclaration suivante le 4 août 1589.

« Nous, Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, promettons et jurons foi et parole de roi de maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique, etc.

» Que cependant, il ne sera fait aucun exercice d'autre religion que la catholique, sinon ès villes et lieux où il se fait à présent... jusqu'à ce que autrement il ait été avisé par une paix générale et par les États généraux.

» Que les villes, places et forteresses qui seront réduites en notre obéissance seront commises par nous au gouvernement de nos bons sujets catholiques... sauf celles qui, par les édits, ont été réservées à ceux de la religion réformée (une place forte par bailliage).

» Que tous offices et gouvernements venant à vaquer ailleurs que dans les villes et places fortes qui sont au pouvoir de la religion réformée, il sera pourvu à ces offices par des personnes catholiques. »

Le rusé Gascon parvenait ainsi à satisfaire à peu près les exigences des catholiques du parti national et celles des protestants. Il était pour l'heure huguenot, ayant, depuis qu'il commandait les armées protestantes, abjuré le catholicisme, qu'il avait, à sa honte éternelle, embrassé peu de temps après la Saint-Barthélemy. Il promit aux catholiques de son armée de revenir de nouveau à l'Église de Rome, lorsqu'il serait suffisamment instruit et touché de la grâce d'en haut... et il disait en riant aux protestants de l'armée que, « -- pour certain, ni l'instruction, ni la grâce ne lui viendraient jamais. » -- Quoique sans nulle créance en sa foi religieuse, huguenots et catholiques, devant des extrémités terribles, durent se ranger autour de Henri IV ; il portait le drapeau de la France, opposé au sinistre drapeau de la Ligue, où se lisait écrit en traits de sang : Espagne, -- Démembrement de la France, -- Rome, -- Inquisition, -- Jésuites.

Henri IV, après sa déclaration du 4 août, reçoit les serments des chefs de l'armée royale et des troupes protestantes ; mais la Ligue refuse de reconnaître le pouvoir de ce roi hérétique, les moines prêchent l'assassinat contre lui, font appel à un nouveau Jacques Clément, et le premier est glorifié, canonisé par les catholiques. Le Béarnais, après une attaque infructueuse contre Paris, marche sur la Normandie. Dieppe lui est livré moyennant argent ; il commence ainsi à racheter des ligueurs, au moins autant qu'à reconquérir sur eux, chaque ville, chaque province de son royaume, à des prix énormes, ne payant pas comptant, le trésor était à sec, mais s'engageant par billets royaux. Le duc de Mayenne vient, à la tête de dix mille hommes, attaquer Dieppe le 16 septembre 1589 ; il est complètement battu à la bataille d'Arques. Encouragé par cette victoire, Henri IV, à la fin d'octobre, met de nouveau le siège devant Paris. Le 1er novembre, les faubourgs Saint-Germain, Saint-Michel et Saint-Jacques sont emportés d'assaut ; mais, manquant de grosse artillerie, le Béarnais ne peut poursuivre son succès et opère sa retraite devant l'armée catholique, traverse la Beauce, s'empare de plusieurs villes ou les achète, et entre à Tours le 21 novembre. Ce même jour, le duc de Mayenne se fait proclamer roi à Paris par le Parlement, sous le nom de Charles X. L'ambitieuse visée de la maison de Lorraine est enfin satisfaite : un Guisard monte sur le trône de France ; royauté d'un jour achetée au prix d'un demi-siècle de guerres religieuses. En 1590, le cardinal Gaétan, légat du pape, est reçu à Paris par la Ligue avec acclamation ; ce saint homme venait engager les Parisiens à une résistance désespérée, leur promettant de prochains secours de l'Espagne. Le Béarnais, après plusieurs batailles gagnées, décide du sort de la campagne en taillant en pièces, à Ivry (14 mars 1590), l'armée du duc de Mayenne ; celui-ci échappe à grand-peine à la déroute et arrive à Saint-Denis, où le légat du pape et Mendoza, ambassadeur de Philippe II, viennent le trouver afin de se concerter avec lui au sujet de la défense de Paris, et assurent les ligueurs de la prochaine arrivée d'une armée espagnole, sous le commandement du duc de Parme. Henri IV se rend sous les murs de Paris, et établit le blocus de cette ville. Pendant le siège, les ligueurs font de nombreuses processions, en invoquant le secours du ciel. Le légat du pape et l'ambassadeur d'Espagne engagent la Ligue à s'opiniâtrer dans la défense de la ville ; le légat reçoit des chefs catholiques le serment de vaincre ou de mourir, au nom du Saint-Père, leur souverain spirituel, ensuite de quoi le légat les bénit et leur garantit l'appui du Tout-Puissant. Malgré cette bénédiction apostolique, malgré la garantie de l'appui du Tout-Puissant, une effroyable disette décime Paris ; deux cent mille habitants renfermés dans les murs de cette ville souffraient les tortures de la faim. On mangea d'abord les animaux ; cette ressource épuisée, on pila des ardoises que l'on délaya dans l'eau. On fit plus : on déterra les os des morts, on les réduisit en poudre dont on fit une sorte de brouet. Une femme, riche de trente mille écus, fit saler par sa servante ses deux enfants, morts de faim, et mourut elle-même après avoir essayé de se sustenter avec cette horrible nourriture. Les crapauds, les couleuvres, les bêtes immondes, envahissaient les maisons désertes ou rampaient sur les cadavres dont les rues étaient remplies... Hélas ! Paris catholique expiait cruellement la Saint-Barthélemy ! Henri IV allait s'emparer de la ville, lorsque, pour la seconde fois, il dut lever le siège devant l'armée du duc de Parme, venu au secours des ligueurs, à la tête des soldats de Philippe II. Dans les provinces, la Ligue continue de batailler contre les protestants, les royalistes et les nationaux, toujours avec l'appui de l'étranger, pour la plus grande gloire de l'Église de Rome et au plus grand profit de l'Espagne. Le pape redouble d'anathèmes et envoie en France le nonce Landriano, chargé de deux monitoires fulminant l'excommunication contre Henri IV et le déclarant hérétique, relaps, persécuteur de l'Église, privé de tous ses royaumes et de tous ses domaines en ce monde, et éternellement damné dans l'autre ; le Béarnais rit dans sa barbe et enjoint à son parlement, siégeant à Tours, de riposter aux monitoires de Grégoire XIII en les déclarant nuls, abusifs, scandaleux et séditieux.

Les Seize avaient écrit, le 20 septembre de cette année, à Philippe II, par l'intermédiaire du jésuite MATTHIEU, surnommé le Courrier de la Ligue. Dans cette lettre, « -- ils remerciaient le roi d'Espagne des secours qu'il envoyait aux bons catholiques, l'assurant que leurs souhaits et leurs vœux les plus ardents étaient de LE VOIR TENIR LE SCEPTRE DE LA FRANCE ET RÉGNER SUR EUX, ou bien qu'il établît en France quelqu'un de sa postérité, ou bien encore qu'il se choisît un gendre, que les catholiques recevraient pour roi avec joie et amour ; ils désignaient, à ce sujet, au choix de Philippe II, le jeune duc de Guise, fils du Balafré. » -- La missive était signée : Martin, docteur en théologie ; -- Sanguin, chanoine de la cathédrale ; -- Hamilton, curé de Saint-Côme(63). Cette lettre infâme restera le monument éternel des exécrables vœux du parti catholique, aveugle instrument des jésuites. Dieu juste ! qui donc, sinon les disciples de Loyola, cet autre Espagnol, pouvait inspirer à des Français la pensée de demander pour roi Philippe II, l'ennemi implacable de la France ! ce monstre dont le fanatisme féroce épouvantait le monde ! Philippe II, le meurtrier de son fils don Carlos ! L'anarchie, le chaos, étaient alors en France à leur comble ; il y avait alors quatre rois, chacun intronisé par ses partisans : -- HENRI IV, -- CHARLES X (le duc de Mayenne), -- le jeune cardinal DE BOURBON, -- et le duc DE GUISE (fils du Balafré), chef des plus fougueux des Seize. En 1592, Henri IV, après des succès balancés par des défaites, entre en Champagne et prend Épernay. En 1593, Philippe II cède à l'appel des catholiques et envoie en ambassade solennelle à Paris le duc de Frias réclamer, au nom de son maître Philippe II, la couronne de France en faveur de l'infante d'Espagne, née d'Élisabeth de France, fille aînée du roi Henri II. Au moment d'accomplir ce grand forfait, ce parricide : livrer la mère-patrie à Philippe II, une fraction du parti catholique éprouve un remords tardif ; la Ligue, divisée sur cette question, commence de tomber en dissolution. Paris, la France entière, depuis si longtemps surexcités, fanatisés par le clergé, éprouvaient alors cette prostration qui succède aux fièvres ardentes ; la misère était horrible dans toutes les classes. Cinquante années de guerres religieuses avaient couvert la France de ruines ; et sauf le clergé, toujours inexorable dans sa haine, ou quelques fougueux ligueurs, tous les partis aspiraient à la paix.

Le Béarnais et ses deux excellents conseillers, Duplessis-Mornay et Sully, trop habiles pour ne pas remarquer ces symptômes de lassitude des factions, en profitèrent habilement. Les brillantes qualités militaires du Béarnais, son extrême habileté politique, sa joyeuse humeur, son apparente bonhomie, et l'absence de tout autre prétendant national à la couronne, lui ralliaient alors la majorité des catholiques anciens ligueurs ; mais, à aucun prix, ils n'auraient consenti à reconnaître l'autorité d'un roi hérétique. Ils firent donc savoir au Béarnais que, s'il embrassait de nouveau, mais irrévocablement cette fois, la religion catholique, il aurait leur concours et régnerait sur la France. Le rusé Gascon, comptant toujours conserver l'appui des protestants en leur concédant le libre exercice de leur religion, et d'ailleurs aussi peu soucieux de la messe que du prêche, voyant enfin, après tout (c'est peut-être là son excuse), le moyen de mettre terme, par une momerie, aux maux de la guerre civile, qui depuis si longtemps désolaient le pays, consentit à cœur joie de redevenir catholique. Il mande près de lui l'archevêque de Bourges et d'autres prélats, afin, dit-il, d'être éclairé par eux sur les mystères de la foi... La lumière, on le devine, ne se fit point attendre ; quelques heures d'entretien avec ces princes de l'Église suffirent à l'instruction religieuse du Béarnais ; soudain illuminé, dit-il, par la grâce d'en haut, il promit d'abjurer solennellement l'hérésie. Le lendemain même de cette pieuse conférence à la suite de laquelle l'esprit saint l'avait illuminé, le joyeux compère écrivait à sa maîtresse Gabrielle d'Estrées :

« J'arrivai au soir de bonne heure, et fus importuné de Dieu gard jusqu'à mon coucher. Nous croyons que la trêve se conclut aujourd'hui. Pour moi, je suis, à l'endroit des ligueurs, de l'ordre de saint Thomas (qui croyait ce qu'il touchait). Je commence ce matin à parler aux évêques, outre ceux que je vous mandai hier. L'espérance que j'ai de vous voir demain retient ma main de vous faire de plus longs discours. Ce sera dimanche QUE JE FERAI LE SAUT PÉRILLEUX... Bonjour, mon cœur, venez demain de bonne heure, car il me semble qu'il y a déjà un an que je vous ai vue. Je baise un million de fois les belles mains de mon ange et la bouche de ma chère maîtresse ! HENRI.

» Saint-Denys, ce 23 juillet 1593. »

Le saut périlleux, c'était l'abjuration ; cette jonglerie, l'adroit Gascon l'exécuta, le dimanche 25 juillet 1593, avec sa souplesse habituelle. Il se rendit en grande pompe à la basilique de Saint-Denis, à la tête d'un long cortège. Les portes de l'église étaient fermées ; Henri IV frappe ; elles s'ouvrent. Sous le grand portail se tenait l'archevêque de Bourges, officiant, environné de sept évêques et d'un nombreux clergé. « -- Qui êtes-vous ? -- demanda l'archevêque au Béarnais, lorsqu'il mit le pied sous le porche. -- Je suis le roi. -- Que demandez-vous ? -- Je demande à être reçu au giron de l'Église catholique, apostolique et romaine. -- Agenouillez-vous, sire, et faites votre profession de foi. »

Et le madré compère de répondre en riant dans sa barbe grise : « -- Je proteste et jure, devant la face du Dieu tout-puissant, de vivre et mourir dans la religion catholique, de la protéger et défendre envers et contre tous, au péril de mon sang et de ma vie, renonçant à toutes hérésies contraires à icelle. »

Ceci dit, le royal néophyte reçut la bénédiction, communia, pria, fit largement les choses, assista le soir à vêpres, à complies, au sermon, et termina cette apostolique journée en allant passer la nuit chez sa maîtresse, la belle Gabrielle. Les protestants, ayant reçu des engagements secrets de Henri IV au sujet de la religion, croyaient, et ils ne se trompaient pas, que, sous son règne, la liberté de conscience serait scrupuleusement respectée ; cependant, grand nombre de huguenots, plaçant les devoirs de l'honneur et de la conscience au-dessus de la politique, blâmèrent, avec une légitime indignation, la nouvelle apostasie du Béarnais. Grâce à cette apostasie, à ce saut périlleux, comme il disait, il entra dans Paris, dont il acheta d'ailleurs chèrement les clefs au comte de Cossé-Brissac, gouverneur au nom de la Ligue, et fut par lui introduit dans la ville. La Ligue avait commis tant d'excès, les Parisiens avaient tant souffert de la famine et de la guerre, enfin, par un revirement soudain de l'esprit public, Rome et l'Espagne inspiraient alors tant d'aversion, que Henri IV fut accueilli dans Paris avec joie. Le légat du pape et l'ambassadeur de Philippe II sortirent de Paris par capitulation. La reddition de la capitale entraîna la soumission de presque toutes les villes qui tenaient encore pour la Ligue, soumission que le Béarnais dut payer à des prix énormes, ainsi que celle du duc de Guise, fils du Balafré, du duc d'Aumale et autres chefs ligueurs. La compagnie de Jésus, le pape et Philippe II, voyant la ruine de leurs projets sur la France, espérèrent que l'assassinat de Henri IV, de qui le pouvoir contenait tant de factions diverses, pourrait replonger le pays dans un chaos de désastres profitables au Saint-Père, au roi très-catholique Philippe II et aux fils de Loyola ; d'où il suit que ces bons pères armèrent benoîtement le bras d'un nouveau Jacques Clément. Le 27 novembre, Henri IV, arrivant d'Amiens, entrait dans la chambre de Gabrielle d'Estrées ; un jeune homme de dix-huit ans, qui s'était glissé parmi les gens de la suite du roi, tenta de le poignarder, mais le blessa seulement à la lèvre. L'assassin, arrêté, confessa sur-le-champ se nommer Jean Châtel et être élève des Jésuites de la rue Saint-Jacques. Il avait espéré obtenir le paradis en tuant le roi afin de rendre service à l'Église ; cette pensée, ajoutait-il, lui était venue en entendant les révérends pères, ses professeurs, établir la légitimité de ce meurtre. L'élève de la compagnie de Jésus fut tiré à quatre chevaux, et ses doux maîtres, par arrêt du 29 décembre, furent invités à déguerpir de France, dans un délai de quinze jours, comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, etc., etc.

Le rachat des villes tenant pour la Ligue et la soumission des chefs catholiques avaient coûté à Henri IV la promesse de sommes énormes ; il lui fallut s'acquitter. Le chiffre de ces achats et le nom des achetés a circulé dans le public. Voici une copie de cette pièce, dont l'original a été écrit de la main du Béarnais :

« À M. de Lorraine et autres, selon son traité et promesses secrètes, 3,766,825 liv. ; -- à M. de Mayenne et autres, 3,580,000 l. ; -- à M. de Guise, prince de Joinville, 3,888,000 liv. ; -- à M. de Nemours, 378,000 liv. ; -- à M. de Mercœur, pour Blavet, Vendôme et Bretagne, 4,295,530 liv. ; -- à M. d'Elbœuf, pour Poitiers, 970,000 liv. ; -- à M. de Villars, pour la Normandie, 3,477,000 liv. ; -- à M. d'Épernon, 496,000 liv. ; -- pour la réduction de Marseille, 406,000 liv. ; -- à M. de Brissac, réduction de la ville de Paris, 1,695,400 liv. ; -- à M. de Joyeuse, pour Toulouse, 1,470,000 liv. ; -- à M. de la Châtre, pour Orléans et Bourges, 898,000 liv. ; -- à M. de Villeroy et son fils, pour Pontoise, 476,000 l. ; -- à M. de Bois-Dauphin, 670,000 l. ; -- à M. de Balagny, pour Cambrai, 828,000 liv. ; -- à MM. de Vitry et Médavid, 380,000 liv. ; -- Vidame d'Amiens, d'Estourmel et autres, pour Amiens, Abbeville, Péronne, 1,260,000 liv. ; -- à Belin, Jofreville, pour Troyes, Nogent, Vitry, Rocroy, Chaumont, 830,000 liv. ; -- pour Vezelay, Mâcon, Mailly et places de Bourgogne, 457,000 liv. ; -- à Canillac, pour la ville de Puy, 547,000 liv. ; -- pour Montpesat, Montespan et villes de Guyenne, 390,000 liv. ; -- pour les traités de Lyon, Vienne, Valence, 636,800 liv. ; -- pour Dinan, Baudoin et Revilliers, 34,000 liv. Total : -- TRENTE-DEUX MILLIONS CENT QUARANTE-DEUX MILLE LIVRES(64). »

Il fallait, pour réaliser cette somme et d'autres plus considérables encore, recourir à de nouveaux impôts ; cependant, les ressources des cités étaient épuisées par les pilleries d'une foule de chefs militaires. Absolus dans les commandements qu'ils exerçaient en province, ils renouvelaient les horreurs de la féodalité, pressurant, torturant les gens des villes et des campagnes pour leur arracher leur dernier sou. Aussi, en 1594, le Poitou, la Saintonge, le Limousin, la Marche, le Périgord, l'Agénois, le Querci, se soulèvent en masse ; les paysans refusent de payer les tailles, les dîmes, les droits féodaux, se ruent à coups de fourche sur les gens de guerre, les gens du fisc et les seigneurs, qui croquaient le pauvre monde, -- disait Jacques Bonhomme. Et ce cri de : Aux croquants ! aux croquants ! devient son cri de révolte ; puis, plus tard, cette appellation de croquant qu'il donnait à ses ennemis lui resta en signe de mépris. Henri IV ordonna sagement à plusieurs gouverneurs royaux d'employer la persuasion et de promettre la réforme des abus, afin de mettre terme à cette nouvelle Jacquerie. Dans d'autres provinces, les gouverneurs employèrent la force pour dissiper les réunions de croquants ; mais, dans ces luttes, les révoltés ne furent pas toujours vaincus, tant s'en faut, et l'on dut compter avec eux. En Guyenne, en Gascogne, des assemblées populaires de trente à quarante mille croquants se rassemblèrent dans la forêt d'Abzac, et, délibérant en armes, députèrent à Henri IV des envoyés chargés de lui représenter les excès des gens de guerre et des seigneurs ; le Béarnais promit d'aviser à leur requête. M. de Matignon, gouverneur de Guyenne, proposa aux plus fougueux d'entre les croquants, et ils acceptèrent, des enrôlements contre l'Espagne et contre les dernières bandes de ligueurs qui brigandaient encore en certaines provinces, et ces soulèvements s'apaisèrent.

La tentative d'assassinat dont il avait failli être victime éclaira Henri IV sur les desseins implacables du parti ultramontain. Le Saint-Père et le très-catholique Philippe II, inspirés par la compagnie de Jésus, avaient mis le poignard à la main de Jean Châtel. Aussi le Béarnais accomplit-il un acte politique, national et populaire en déclarant la guerre à l'Espagne, le 17 janvier 1595 ; et à la journée de Fontaine-Française, le 30 mai de la même année, il remporte une première victoire sur les Espagnols, commandés par le connétable de Castille. Bientôt la Bourgogne se détache de la Ligue, et l'année suivante, les ducs de Mayenne et de Joyeuse, ainsi que presque tous les anciens chefs de l'Union, concluent un traité de paix avec Henri IV, traité payé au poids de l'or, comme tous ceux de même nature ; d'où il suit que ces forcenés catholiques, se souciant de la catholicité aussi peu que le Béarnais s'en souciait lui-même, ne songeaient qu'à grossir leur escarcelle. Enfin, la Ligue est presque complètement dissoute ; seul, le duc de Mercœur continuait la lutte dans une partie de l'Armorique, afin de se faire chèrement acheter la paix. Henri IV, en 1598, se rend en Bretagne, afin d'achever la pacification de cette province, marie César de Vendôme (l'un de ses nombreux bâtards) à la fille du duc de Mercœur, cimente ainsi la soumission de ce seigneur ; les dernières agitations de la Ligue sont apaisées. Le Béarnais se rend à Nantes et y signe, le 30 avril 1598, le fameux ÉDIT DE NANTES. Cet édit accordait enfin la liberté de conscience aux huguenots. Ils n'avaient d'ailleurs été nullement troublés dans l'exercice de leur culte depuis l'avènement de Henri IV au trône ; mais ils demandaient instamment que leurs droits fussent solennellement reconnus et garantis par un acte public. Voici le texte de ce traité ; sa sagesse, sa tolérance, honorent le Béarnais et ses deux conseillers habituels, Sully et Duplessis-Mornay, tous deux huguenots, grands hommes de bien et grands citoyens.

« Nous, Henri, roi de France et de Navarre, etc., etc.

» Maintenant qu'il plaît à Dieu commencer de nous faire jouir de quelque repos, nous avons estimé ne pouvoir le mieux employer qu'à pourvoir à ce que son saint nom puisse être adoré et prié par tous nos sujets, et s'il ne lui a plu encore permettre que ce soit en la même forme de religion, que ce soit au moins d'une même intention et avec telle règle, qu'il n'y ait point pour cela de trouble ou de tumulte entre eux ; nous nous sommes donc, pour cela, décidé à donner à nos sujets, sur cette matière, une loi générale, claire, nette, absolue, un édit perpétuel, irrévocable.

» -- Les prétendus réformés ont la liberté d'aller habiter par tout le royaume, sans être astreints à rien faire contre leur conscience. -- Le libre exercice de leur culte est rétabli ou maintenu dans toutes les villes où il se trouvait établi en 1596-1597, et dans celles où il avait été accordé par l'édit de 1577 ; -- plus, dans une ville ou bourg par bailliage. -- Le libre exercice du culte est accordé à tous possesseurs de fiefs de haute-justice ou plein-fief de haubert, pour eux, leurs familles et tous ceux qu'ils voudront recevoir ; -- aux possesseurs de simples fiefs, pour eux, leurs familles, leurs amis, jusqu'au nombre de trente seulement. -- Les protestants seront reçus partout dans les collèges, les écoles, les hôpitaux, et pourront fonder des écoles et des collèges et publier les livres de leur religion, dans les villes où leur culte est autorisé. -- Ils seront partout admissibles à toutes charges et emplois, et ne seront astreints, en entrant aux charges, à des cérémonies ou à des formes de serment contraires à leur conscience ; -- ils auront un lieu de sépulture en chaque ville ou bourg. -- Il est interdit d'enlever les enfants à leurs parents pour les faire changer de religion. -- Les parents auront droit de pourvoir, par testament, à l'éducation de leurs enfants -- Les exhérédations pour fait de religion ne seront pas valables. -- Une nouvelle chambre de l'Édit sera instituée dans le parlement de Paris pour juger tous les procès où les protestants seront intéressés -- Les protestants se désisteront de toutes pratiques, négociations, intelligences, dedans et dehors le royaume ; leurs conseils provinciaux se dissoudront. -- Ils ne lèveront plus de cotisations annuelles sans l'aveu du roi. -- Le roi donnera une somme annuelle pour l'entretien des ministres du culte réformé(65). »

Fils de Joel, vous souvient-il des paroles prononcées, au commencement de ce siècle-ci (en l'année 1534), par notre aïeul Christian l'imprimeur, lors de la première assemblée des réformés dans une carrière de Montmartre ?

« -- Un arrêt de dix lignes, consacrant pour chacun la liberté d'exercer son culte, sans offenser la croyance d'autrui, conjurerait les maux affreux des guerres religieuses que je prévois, -- disait Christian l'imprimeur ; -- mais cet arrêt si juste, si simple, ne sera jamais volontairement rendu par les rois, dominés qu'ils sont par l'Église de Rome, leur complice éternelle, qui, seule, les sacre, les consacre aux yeux du peuple, affirme la sainteté de leur DROIT DIVIN et hébète, dégrade ou fanatise les hommes au profit de l'autel et du trône, à moins que le trône ne prétende primer l'autel... auquel cas, l'Église soulève les peuples contre les rois ! Non ! non ! pas d'illusion ! il en sera fatalement de la liberté religieuse ainsi qu'il en a été de toutes nos libertés depuis des siècles : il nous faudra la conquérir comme nous avons conquis les autres, par l'insurrection, par la lutte, par l'épée, au prix de notre sang et de celui de nos enfants. Eux et nous, hélas ! nous assisterons, je le prévois, à de longues et terribles guerres civiles ; et pourtant elles seraient épargnées à l'humanité, si François Ier rendait aujourd'hui un arrêt de tolérance, qui sera tôt ou tard imposé par la force à l'Église et à la royauté. »

Les prévisions de Christian l'imprimeur, basées sur la connaissance du passé inscrit dans nos annales, se sont réalisées. C'est en 1598, après SOIXANTE-SIX ANS de persécutions, de guerres, de massacres, de ruines, de forfaits jusqu'alors inouïs, que, tour à tour imposée aux rois par la force et reniée par eux dès qu'ils croyaient le péril conjuré, la LIBERTÉ RELIGIEUSE a été enfin proclamée, affirmée d'une manière irrévocable (espérons-le du moins), par Henri IV, nourri depuis son enfance dans la foi protestante, et, conséquemment, le seul roi qui put être sincère en promettant de respecter, de maintenir les droits de l'Église réformée.

La Ligue fut dissoute, mais grâce à d'énormes sacrifices pécuniaires ; il fallut y pourvoir, ainsi qu'aux nécessités de la guerre avec l'Espagne et aux détestables prodigalités du Béarnais envers ses innombrables maîtresses, sans parler de son goût forcené pour les jeux de hasard, où il perdait des sommes considérables. Il confia l'administration des finances à Sully, homme intègre, ordonné, esprit droit, rigide et calculateur, dévoué au bien public et résolu de le poursuivre avec l'inflexibilité de son caractère entier. Chargé par le roi de s'enquérir personnellement de l'état des finances, il trouva partout le désordre, la rapine organisée par les gens du fisc, les gouverneurs ou autres, qui emboursaient le plus clair du revenu des impôts ; Sully trancha inexorablement dans le vif de ces plaies honteuses ; s'il n'allégea que de peu le poids écrasant des taxes, il parvint du moins à faire rentrer intégralement leur produit dans le trésor public et l'employa au service du pays. Sully blâma souvent avec sévérité les folles dépenses du Béarnais, qui prodiguait l'or de la France à ses courtisanes et aux bâtards qu'elles procréaient. Il légitimait ces fruits de l'adultère avec une naïveté d'impudeur, avec un cynisme, qui sembleraient incroyables, impossibles, si l'acte de légitimation de l'un des bâtards de ce prince ne prouvait à quel degré d'aberration du sens commun et du sens moral peuvent atteindre les rois les plus favorablement doués ! Quoi d'étonnant ? enivrés de leur toute-puissance, foulant aux pieds les lois qui régissent le commun et se croyant d'une espèce supérieure au vulgaire des hommes, ils proclament honorables et dignes des faits indignes et déshonorants aux yeux de tous. Lisez, fils de Joel, et vous ne vous étonnerez pas de ce que l'idée républicaine, toujours progressant, ait continué de couver dans un grand nombre d'esprits, même sous le règne du Béarnais, excellent roi si on le compare à ses devanciers.

« Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut.

» Nous estimons pouvoir véritablement dire avoir, autant que nul de nos prédécesseurs, travaillé pour le bien de l'État, ce qui nous a fait espérer que cette vertu et force sera héréditaire à tous les nôtres, et que tout ce qui proviendra de nous naîtra et croîtra avec cette intention envers l'État ; c'est pourquoi nous avons d'autant plus désiré d'avoir lignée et en laisser après nous à ce royaume ; et puisque Dieu n'a pas encore permis que nous en ayons en légitime mariage, nous avons voulu, en attendant qu'il lui plaise nous donner des enfants qui puissent légitimement succéder à cette couronne, chercher à en AVOIR D'AILLEURS EN QUELQUE LIEU DIGNE ET HONORABLE qui soient obligés d'y servir, comme il s'en est vu d'autres de cette qualité qui ont bien mérité de l'État. Pour cette occasion, ayant reconnu les très-grandes grâces et perfections, tant de l'esprit que DU CORPS, qui se trouvent en la personne de notre très-chère et bien-aimée la dame Gabrielle d'Estrées (épouse du sieur de Liancourt), nous l'avons, depuis quelques années, recherchée à CET EFFET (d'avoir des enfants) ; et ladite dame, après nos longues poursuites et ce que nous y avons apporté de NOTRE AUTORITÉ, ayant condescendu à nous obéir et complaire et ayant PLU À DIEU de nous donner d'elle un fils, nous avons résolu, en l'avouant et reconnaissant notre fils naturel, lui accorder nos lettres de légitimation. -- Pour ces causes, avons, de notre certaine science, pleine puissance et autorité royale, avoué, dit et déclaré par ces présentes, signées de notre main, ledit César notre fils naturel, et icelui légitimé et légitimons, etc., etc., dérogeant, de notre grâce spéciale, à toutes ordonnances qui pourraient être à ce contraires.

» HENRI(66). »

En résumé, fils de Joel, vous le voyez, rien de plus clair : le Béarnais n'a point d'enfants de sa femme légitime, il veut en avoir d'ailleurs, et ayant reconnu la grande perfection d'esprit et de CORPS réunie dans sa bien-aimée Gabrielle d'Estrées, il l'a recherchée à cet effet, quoique mariée à un autre ; et comme IL A PLU À DIEU de faire naître un fils de ce double adultère, le bon sire légitime ce bâtard, révoquant, au nom de son autorité royale, toute loi qui s'oppose à cette légitimation. Ce fut ainsi que cinq autres bâtards, qu'il plut à Dieu de donner successivement à Henri IV, furent légitimés, en janvier 1595, -- mars 1597, -- janvier 1603, -- mars 1608 et novembre 1609. -- Nombrer exactement le nombre des maîtresses de ce vert galant serait impossible ; il faut se borner à énumérer celles que le cri public a signalées. Elles sont au nombre de TRENTE-QUATRE. -- Dame Marline, -- la Grecque Dayelle, -- Charlotte de Beaune de Samblançay, -- la demoiselle du Rouet, -- Tignonville, -- la Montaigu, -- l'Arnaudine (prostituée du plus bas lieu), -- Catherine de Luc, -- Fleurette (fille du jardinier du château de Nérac : abandonnée du Béarnais, elle se tua de désespoir), -- Françoise de Montmorency, -- la Boinville, -- la Leclain, -- madame de Noirmoutiers, -- Diane de Corisandre, -- madame de La Roche-Guyon, -- Claudine de Beauvilliers (abbesse de Montmartre), -- Catherine de Verdun (religieuse à Longchamps), -- Gabrielle d'Estrées, -- mademoiselle d'Entragues, -- la Quélen, -- la comtesse de Limaux, -- la comtesse de Sourdis, -- la marquise de Verneuil, -- mademoiselle de Guise, -- madame de Villars, -- la comtesse de Moret, -- mademoiselle des Essarts, -- la Foulebon, -- enfin, la princesse de Condé. -- Et vous verrez tout à l'heure, fils de Joel, quelles incroyables conséquences ce dernier amour du Béarnais faillit avoir pour la paix de l'Europe.

Henri IV, si longtemps rebelle à la double autorité royale et pontificale, pratiqua, dès qu'à son tour il fut roi, les principes du pouvoir absolu. Voyant dans les Assemblées nationales un pouvoir rival de son autorité, il ne convoqua jamais les États généraux, dont il avait tant de fois réclamé la réunion, alors qu'il s'insurgeait en armes contre Henri III. Cependant, afin de donner l'apparence d'une sanction légale à la levée des impôts, il choisit parmi les trois ordres vingt-quatre prélats, quarante-deux membres de la noblesse, cinquante-deux bourgeois, et manda ces notables à Saint-Ouen afin, selon lui, d'aviser de concert avec eux aux intérêts de l'État. Le madré compère, entre autres gasconnades, dit à ces notables, en affectant la bonhomie et la déférence : « -- Je vous ai assemblés afin de recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui, d'habitude, ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. » -- Ce sont là de nobles et touchantes paroles ; quant à leur sincérité... jugez-en, fils de Joel. Le jour de la convocation des notables, Gabrielle d'Estrées avait désiré assister à la séance, cachée derrière une tapisserie ; le roi lui demanda ensuite : « -- quoi lui semblait de son discours à ces bonnes gens. » -- Elle répondit qu'il lui semblait surprenant que le roi, à son âge, voulut se mettre en tutelle. « -- Ventre Saint-Gris ! -- s'écrie le bon compagnon, -- il est vrai ; mais j'entends être en tutelle avec MON ÉPÉE AU CÔTÉ. »

Telles étaient la lourdeur des impôts et les prodigalités du Béarnais, que, choisis, triés, nommés par lui, les notables demandèrent des économies considérables dans les dépenses, proposant d'ailleurs divers moyens de réaliser ces réductions ; parmi ces moyens, les uns étaient excellents et d'une pratique facile, d'autres inexécutables. Sully, non moins jaloux de son autorité en matière de finances, que le roi en ce qui touchait à son pouvoir, conseilla ce prince de charger les notables de rédiger eux-mêmes les édits relatifs aux réformes, espérant dégoûter à jamais ces bonnes gens de leurs velléités réformatrices. Il fallait à cette assemblée, pour mener à bien la tâche qu'elle s'imposait, une foule de renseignements, de chiffres, d'états de recettes et de dépenses que Sully, grâce à mille échappatoires, se garda bien de fournir. Qu'advint-il de ce leurre ? Les notables, empêchés dans leurs travaux, lassés par le mauvais vouloir du ministre, renoncèrent à l'espoir d'alléger les impôts. « -- Ces bonnes gens, -- dit Sully, -- en prenant congé du roi, le supplièrent très-humblement de vouloir les décharger de leur commission, rejoindre tous ses revenus, et ensuite disposer du tout, selon son équité, intelligence et prudence accoutumées, à quoi ils furent reçus après quelques difficultés que fit le roi, en riant dans sa barbe, afin de faire mieux valoir sa marchandise(67). » -- Néanmoins, grâce à l'administration de Sully, qui blâmait sévèrement, mais en vain, les folles dépenses du Béarnais pour ses maîtresses et sa désastreuse passion du jeu, les impôts rentraient dans le trésor public ; la France, à l'aide de ses ressources, put poursuivre sa lutte nationale contre l'Espagne, et, en 1600, entreprendre une nouvelle guerre contre le duc de Savoie, guerre victorieusement terminée en cette même année où Henri IV, après avoir divorcé avec la sœur de Charles IX, si décriée pour ses débordements, épousa Marie de Médicis, fille de François, grand-duc de Toscane. En 1601, un traité de paix conclu avec le duc de Savoie (17 janvier) assure à la France, en échange du marquisat de Saluces, la possession de la Bresse, du Bugey, du Valromey et du pays de Gex. En 1602, le maréchal de Biron et le comte d'Auvergne, fils naturel de Charles IX, sont mis à la Bastille, accusés de conspiration contre Henri IV ; Biron est exécuté, les autres graciés. En 1603, les jésuites, chassés de France après l'attentat de Jacques Clément, poussé au régicide par ces bons pères, sont rappelés en France par Henri IV, quoiqu'il éprouvât une répulsion instinctive à leur égard ; mais, luttant contre ces sinistres pressentiments, il céda, malheureusement pour lui, pour la France, à des obsessions de mille sortes, et le bannissement des jésuites eut son terme... La république des Provinces-Unies, dont l'influence maritime et le développement commercial allaient toujours croissant, est solennellement reconnue, en 1607, par Henri IV ; il considérait l'alliance de cette république protestante comme l'un des puissants moyens d'action qui devaient concourir à réaliser un plan gigantesque depuis longtemps élaboré, caressé par Sully, et en partie accepté par le Béarnais. Il s'agissait du complet remaniement de l'Europe et de l'établissement de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE UNIVERSELLE, en opposition à la MONARCHIE CATHOLIQUE UNIVERSELLE, rêve incessant de Philippe II, à laquelle devait succéder, dans la pensée secrète de la compagnie de Jésus, la domination théocratique absolue, spirituelle et temporelle, du Pape de Rome sur l'univers, but suprême de la doctrine d'Ignace de Loyola et des efforts incessants de ses disciples. La république chrétienne, telle que la concevait Sully, devait former une vaste fédération, composée de la France, à demi protestante, et, conséquemment, à demi républicaine ; de l'Angleterre, protestante et déjà presque républicanisée par l'omnipotence de sa chambre des Communes, dont la royauté n'est que l'instrument exécutif (ainsi que le voulait Étienne Marcel, en 1352) ; de la république des sept Provinces-Unies ; de la république des Cantons suisses ; de la république de Venise ; et de toutes les principautés protestantes de la confédération germanique. Chacun des États de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE déléguerait des députés à un conseil européen investi du droit souverain de régler pacifiquement et par arbitrage tous les différends, tous les discords, tous les conflits de peuple à peuple, de prince à prince, qui, depuis que le monde est monde, ont soulevé tant de guerres désastreuses pour l'humanité. Sully espérait ainsi, sublime espoir ! fonder, assurer la paix perpétuelle entre les divers États de la république chrétienne et abattre la prépondérance catholique et monarchique de Rome, de l'Espagne et de l'empire des Césars, trinité funeste, depuis tant d'années, au repos, à la grandeur de la France et à la paix de l'Europe. Henri IV, à sa louange éternelle, fut frappé de l'élévation des projets de Sully, et sans en accepter immédiatement les rigoureuses conséquences, il résolut d'entreprendre ce qui, du moins, convenait à son activité politique et militaire, à savoir : la guerre contre l'Espagne et l'Empire, dès que la France aurait contracté une étroite alliance avec les États protestants de l'Europe. Aussi, de 1608 à 1610, grâce aux prodigieux efforts et au génie de Sully, les arsenaux furent remplis d'un matériel de guerre considérable, le trésor public entassa millions sur millions, de nombreuses levées de soldats furent effectuées, tandis que d'habiles négociations garantissaient à la France les alliances indispensables à la gigantesque entreprise de Sully. Rome, l'Espagne et l'Empire tremblèrent ; les jésuites sourirent de l'épouvante de leurs alliés... Il n'y avait, selon les bons pères, aucun motif de s'alarmer ; voici le petit raisonnement des révérends :

-- Quel était le promoteur, l'âme de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE ?

-- Henri IV...

-- Or, ne suivait-il pas de là que, si Henri IV mourait subitement, cette vaste entreprise s'évanouirait comme le songe d'un homme de bien ?

-- Certes !

-- Donc, les bons pères se chargeraient simplement de faire mourir subitement Henri IV.

Vous le voyez, fils de Joel, la logique claire, froide, tranchante, des fils d'Ignace de Loyola va droit au but, comme va droit au cœur le couteau dont ils arment benoîtement leurs disciples. Le Béarnais avait rouvert à point nommé les portes de Paris à la compagnie de Jésus ; les révérends fouillèrent, furetèrent leur ténébreuse école, afin de déterrer un assassin plus ferme, plus sûr de sa main que Jean Châtel... et la république chrétienne serait alors mortellement frappée du même coup que le Béarnais, cet infâme hérétique coupable de l'édit de Nantes... Les bons pères trouvèrent l'assassin qu'il fallait, le dressèrent et le tinrent prêt...

Vers le commencement de l'année 1610, l'armée française était prête à entrer en campagne, le prétexte de la guerre trouvé : il s'agissait de la succession de l'électeur de Clèves, réclamée par plusieurs princes protestants allemands, nouveaux alliés de Henri IV. Mais le fol et honteux amour de ce vert galant pour la princesse de Condé brusqua la rupture des négociations entamées pour la forme, au sujet de la succession de Clèves. Le Béarnais avait alors cinquante-six ans. Sachant que son ami Bassompierre aimait mademoiselle de Montmorency et voulait l'épouser : « -- Bassompierre, -- lui dit-il, je veux te parler en ami. Je suis devenu, non-seulement amoureux, mais furieux et outré de mademoiselle de Montmorency ; si tu l'épouses et qu'elle t'aime, je te haïrai... Je suis résolu de la marier à mon neveu Condé. Il est jeune et aime cent fois mieux la chasse que les dames ; je lui donnerai cent mille francs par an pour passer son temps(68). »

Bassompierre renonce à ses prétentions sur la main de mademoiselle de Montmorency ; elle épouse le prince de Condé. Mais celui-ci, afin de soustraire sa femme aux lubriques poursuites du Béarnais, prend la fuite et conduit la princesse hors de France. Henri IV, exaspéré, assemble son conseil, afin de délibérer sur l'équipée de M. de Condé, assez insolent pour ne vouloir point que son lit conjugal soit souillé par son royal oncle. Malheureusement, Sully, en cette conjoncture ridicule et odieuse, entacha sa mémoire par une lâche servilité. Le Béarnais lui ayant dit, tout courroucé :

« -- Monsieur de Sully, le croiriez-vous, M. le prince est parti et a emmené sa femme ?

-- Sire, je ne m'en étonne point, -- répondit le ministre ; -- je l'avais bien prévu et vous l'avais bien dit. Si vous eussiez cru le conseil que je vous donnais, il y a quinze jours, vous eussiez mis M. de Condé à la Bastille, où vous le trouveriez maintenant, et je vous l'eusse bien gardé(69). »

Et voilà, fils de Joel, comment la fatale influence de la royauté finit par avilir, par dégrader les plus honorables caractères ! L'iniquité commise pour satisfaire aux détestables passions de celui-là que les gens de cour appellent bassement leur maître, n'est plus, à leurs yeux, une iniquité ; afin de le servir, ils se rendent coupables d'actes dont ils auraient horreur si ces actes devaient leur profiter ! Le Béarnais, peu satisfait de la réponse de Sully, qui ne concluait à rien, demande à M. le président Jeannin son avis. « -- Sire, -- répondit le président, -- Votre Majesté doit, sans tarder, sans hésiter, dépêcher un capitaine de ses gardes du corps après madame la princesse, afin de tâcher de la ramener, ainsi que M. de Condé, et ensuite dépêcher des envoyés chez les souverains des États auxquels madame la princesse serait allée, puis menacer ces souverains de leur faire la guerre, en cas qu'ils ne remissent pas entre les mains desdits envoyés le prince et la princesse. »

Autre exemple de cette fatale servilité forcément imposée à leurs familiers par les rois, habitués de se croire au-dessus des lois éternelles de la morale et de la justice, et faisant partager cette créance à leur entourage : le président Jeannin, négociateur habile, homme de mœurs honnêtes en son particulier, conseille naïvement à son maître de poursuivre jusqu'à l'étranger, dans leur refuge hospitalier, le prince et sa femme, qu'il a voulu soustraire à la lubricité de Henri IV. Le détestable avis du président Jeannin fut d'ailleurs suivi.

« -- Le roi dépêcha le lendemain M. de Praslin, tant vers M. le prince que vers l'archiduc d'Autriche. M. de Praslin trouva encore le prince et madame la princesse à Landrecies, avec lesquels n'ayant pu traiter pour leur retour, il passa à Bruxelles, où il vit M. l'archiduc d'Autriche, auquel il déclara les menaces du roi. L'archiduc, animé par les persuasions du marquis Spinola, reçut dans ses États M. le prince et madame la princesse de Condé, et les garda dans le pays, ce qui fit enfin résoudre le roi à exécuter le grand dessein. »

Ce grand dessein était la déclaration de guerre à l'Empire et à l'Espagne, afin de tenter l'établissement de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE. Henri IV, impatient d'aller reprendre la princesse de Condé à Bruxelles, lieu de son refuge, rompit toutes les négociations entamées au sujet de la succession de l'électeur de Clèves (premier motif ou prétexte de la guerre), et fit déclarer à l'archiduc d'Autriche que, résolu de porter secours à ses amis et confédérés du duché de Clèves, il traverserait, de gré ou de force, les États autrichiens. Cette menace équivalait à une déclaration d'hostilités. Les troupes françaises devaient entrer en campagne à la fin de mai 1610 ; vers le milieu de ce mois, Henri IV céda aux obsessions de sa femme, MARIE DE MÉDICIS, qui le conjurait de la faire sacrer avant qu'il partît pour l'armée. Cette reine, quoiqu'elle eût un fils du Béarnais (ce fils régna sous le nom de Louis XIII), craignait que son royal époux ne voulût demander le divorce, afin de se livrer sans contrainte à sa passion forcenée pour la princesse de Condé. Il semblait à Marie de Médicis que son sacre la sauvegarderait de ce divorce tant redouté. Elle n'était d'ailleurs guère plus fidèle au Béarnais que ne lui étaient fidèles ses nombreuses maîtresses ; il vivait en mauvaise intelligence avec elle et avait difficilement consenti à la nommer régente durant la guerre ; régence, du reste, dérisoire : le conseil souverain, choisi par le roi, se composant de quinze membres délibérant à la majorité des voix, l'influence de Marie de Médicis se réduisait à son vote personnel. Henri IV consentit enfin, presque malgré lui, au sacre de la reine, car, chose étrange, ce sacre éveillait en lui de sinistres et invincibles pressentiments.

« -- Hé, mon ami ! -- disait-il à Sully, -- que ce sacre me déplaît ! Le cœur me dit qu'il m'arrivera quelque malheur ! -- Puis, rêvant et battant de ses doigts sur l'étui de ses lunettes, il se relevait, d'assis qu'il était, et frappant sur ses cuisses : -- Pardieu ! je mourrai dans cette ville et n'en sortirai jamais ! Ils me tueront ! ils n'ont d'autre remède en leur danger que ma mort ! -- Ceci était à l'adresse de Rome, de l'Empire et de l'Espagne. Malgré les pressentiments du roi, la reine fut sacrée et couronnée à Saint-Denis, le jeudi 13 mai 1610. Le lendemain, 14, le roi, après dîner, voulut aller rendre visite à M. de Sully, malade et logé à l'Arsenal. Le roi était au fond d'un grand carrosse, dont tous les panneaux étaient ouverts ; à côté de lui était le duc d'Épernon, vis-à-vis de lui, le marquis de Mirabeau et le comte de Liancourt ; les maréchaux de Lavardin et de Roquelaure étaient assis à la portière de droite ; le duc de Montbazon et le marquis de La Force à la portière de gauche. -- Le carrosse du roi fut arrêté à l'entrée de la rue de la Ferronnerie par un embarras de charrettes ; les pages et les valets de pied quittèrent leur poste et entrèrent dans le cimetière, pour couper au court et rejoindre plus loin le carrosse, auprès duquel il ne resta que deux valets. L'un se baissait pour rajuster les cordons de son soulier, lorsqu'un homme de grande taille et de forte corpulence, ayant la barbe rouge, les cheveux noirs, les yeux gros et enfoncés dans la tête, et nommé François Ravaillac (depuis le Louvre il suivait le carrosse du roi, le manteau pendant sur l'épaule gauche, le couteau en main et son chapeau dessus pour le cacher), mit un pied sur une borne, l'autre sur les rayons de la roue, et profitant du moment où M. le duc d'Épernon lisait une lettre, attentivement écoutée par le roi, le meurtrier le frappa d'un grand coup de couteau. -- Je suis blessé ! -- s'écria le roi en levant le bras gauche pour se défendre. Mais l'assassin redoubla d'un second coup, qui traversa le cœur et tua roide Henri IV. Ceci s'était passé si rapidement, qu'aucun des seigneurs présents dans le carrosse ne purent secourir le roi.

» Neuf jours après la mort du roi, le mardi 25 mai, il y eut prise entre M. de Léoménie et le père Cotton, en plein conseil, auquel père Cotton Léoménie dit que c'était lui voirement et sa société de jésuites qui avaient tué le roi... Le même jour, sur les plaintes portées à la cour par l'archevêque d'Aix sur ce que Ravaillac, interrogé sur le régicide par lui commis, avait répondu conformément aux maximes des jésuites Mariana, Becanus et autres, qui ont écrit qu'il est permis de tuer les tyrans, ladite cour a donné un arrêt qui ordonne qu'à la diligence du doyen de la Faculté de théologie, ladite Faculté sera prochainement assemblée pour délibérer sur la confirmation du décret d'icelle, du 13 décembre 1413, portant qu'il n'est pas loisible à aucun, pour quelque prétexte que ce soit et occasion qui puisse être, d'attenter aux personnes sacrées des rois(70). »

La mort de Henri IV, ainsi que se l'étaient promis les bons pères de la compagnie de Jésus en armant l'assassin, conjura le danger dont Rome, l'Empire et l'Espagne se voyaient menacés par cette grande guerre... guerre sainte... trois fois sainte... celle-là ! Elle avait pour but : l'établissement de la RÉPUBLIQUE CHRÉTIENNE et la paix perpétuelle de l'Europe... Ce nouveau meurtre, commis à la voix des fils de Loyola, eut, en ce siècle-ci, pour le malheur des peuples, d'incalculables conséquences ! Mais, tôt ou tard, le bien, le juste, triomphent du mal et de l'iniquité ; donc, fils de Joel, jamais de défaillance ! Voyez d'ailleurs cette nouvelle preuve de la marche irrésistible de l'esprit humain : au commencement du siècle dernier, Ignace de Loyola fonde sa compagnie ; il veut, et, après lui, elle veut enchaîner le monde au pouvoir unique, absolu, spirituel et temporel du pape de Rome ; l'accomplissement de cette œuvre est poursuivie par les jésuites avec un art infernal, par des moyens monstrueux. La plupart des nations frémissent, s'épouvantent, à ce point qu'au commencement de ce siècle-ci, un citoyen illustre, Sully, propose à son roi, qui l'accepte, le projet d'une vaste confédération protestante et républicaine, seule capable de combattre, de vaincre Rome, dont l'Espagne et l'Empire étaient les instruments et devaient être plus tard absorbés par un pouvoir théocratique absolu, selon la secrète pensée de la compagnie de Jésus. Ces bons pères ont pu tuer Henri IV d'un coup de couteau, ils n'ont pu tuer l'idée de Sully ; elle vivra, elle triomphera, parce qu'elle est conforme à la justice éternelle, qui veut la dignité, le bonheur, la liberté de l'homme. Oui, un jour, la république universelle brisera pour jamais le double joug de l'Église de Rome et de cette royauté franque qui, depuis dix-huit siècles et plus, opprime la Gaule conquise et asservie !

Cejourd'hui, 29 septembre 1610, moi, Antonicq Lebrenn, dans la soixante et unième année de mon âge, j'achève ici, dans notre métairie de Karnak, ce récit sommaire des événements accomplis en France depuis 1573, époque à laquelle nous avons quitté La Rochelle. Ma sœur Thérèse et son mari Louis Rennepont habitent toujours la vieille cité protestante ; ils viennent chaque année nous voir ici. Mon beau-frère, lors de plusieurs voyages qu'il a faits à Paris, s'est fréquemment trouvé en relations avec plusieurs huguenots très-bien informés des affaires publiques ; ses entretiens avec eux, des extraits de divers livres publiés sur les hommes et les choses du dernier siècle et du commencement de celui-ci ont fourni à Louis Rennepont des matériaux qu'il me destinait. Ainsi, j'ai pu, dans ma solitude, retracer brièvement et fidèlement les faits les plus remarquables des règnes de Charles IX, de Henri III et de Henri IV.

Depuis bientôt trente-sept ans, j'ai épousé ma chère et digne femme Cornélie Mirant (elle m'a donné mon fils Stephan au bout de dix années de mariage). Nous avons vécu ici, dans notre métairie, près des pierres sacrées de Karnak, et non loin de Craig'h, colline élevée où, selon notre légende, était bâtie la demeure de notre aïeul Joel au temps de Jules César et d'où l'on découvre au loin la mer et l'île de Sèn, retraite sacrée des druidesses. Chaque jour je ressens le bonheur d'être revenu, moi et les miens, au berceau de notre famille. Mon oncle Joséphin le franc-taupin est resté près de nous jusqu'à la fin de sa longue carrière, il est mort le 12 novembre 1589, environ cinq ans après la naissance de notre bien-aimé fils Stephan, qu'il a bercé sur ses genoux, ainsi qu'il avait bercé mon père Odelin et moi-même, en nous chantant sa chanson favorite :

« Un franc-taupin un arc de frêne avait

» Tout vermoulu, à corde renouée, etc., etc. »

Louis Rennepont, mon beau-frère, exerce toujours à La Rochelle sa profession d'avocat. Le dernier de ses fils, Marius Rennepont, a désiré embrasser la carrière de marin commerçant, et afin de s'instruire dans sa profession, il s'est embarqué fort jeune sur un navire marchand commandé par l'un des amis du capitaine Mirant. Celui-ci, à notre grand chagrin, est mort en l'année 1593 ; la même année, nous avons perdu notre vieil ami, maître Barbot, le chaudronnier de l'île de Rhé. J'avais conservé des relations amicales avec le colonel de Plouernel, devenu chef de cette ancienne et puissante maison depuis qu'il avait hérité de son frère aîné et du fils de celui-ci, tués tous deux à la bataille de La Roche-la-Belle, dans les rangs de l'armée royale, tandis que mon père et moi nous combattions sous Coligny. Le colonel de Plouernel nous a loué, pour quatre-vingt-dix-neuf ans, notre métairie, dépendant du manoir de Mezléan, douaire de sa femme. Peu de temps avant qu'il mourût, nous sommes allés, sur son invitation, visiter le vieux château de Plouernel, où notre aïeul Den-Braô le maçon a été enseveli vivant, ainsi que d'autres serfs, de crainte qu'ils ne révélassent l'existence de l'issue souterraine du donjon construit par eux, ce donjon où le fils de Den-Braô, Fergan-le-Carrier, est allé chercher son fils, enfant, destiné aux maléfices d'Azénor-la-Pâle, maîtresse de Neroweg VI, sire de Plouernel, surnommé Pire-qu'un-loup. Il ne reste de ce manoir féodal que des ruines imposantes. Le grand-père du colonel avait, lors des premiers temps du règne de François Ier, fait construire un magnifique château, dans le style de la renaissance, au pied de la montagne escarpée à la cime de laquelle était placé, comme un nid de vautour, le manoir féodal. Les sombres ruines du donjon sont l'un des points de vue les plus pittoresques du vaste parc qui entoure le moderne château de Plouernel, bâti avec une somptuosité royale. Nous avons admiré la bibliothèque fondée par le colonel, et où il a rassemblé une curieuse collection de tous les ouvrages publiés en faveur de la réforme religieuse du seizième siècle, et dont la plupart sont inspirés de l'esprit républicain. Il nous a fait lire aussi un écrit adressé par lui à son fils sous forme de conseils ; cet écrit nous a profondément touchés, en nous rappelant que mon père Odelin avait autrefois communiqué à La Rochelle au colonel de Plouernel, dont il était l'ami, celles des légendes de notre famille ayant trait à ces luttes durant lesquelles les fils de Joel se sont, à travers les âges, rencontrés, les armes à la main, avec les fils de Neroweg. Le colonel racontait ces événements à son fils, en les abrégeant, mais en leur conservant leur caractère énergique. En l'instruisant de ces luttes séculaires entre nos deux familles et des terribles et légitimes représailles des opprimés contre les oppresseurs, le colonel de Plouernel voulait prouver à son fils l'origine inique et sanglante de la puissance de sa maison, et le provoquer à réparer, à expier cet odieux passé en se montrant toujours équitable, humain, secourable envers ses vassaux, descendants des Gaulois conquis, ainsi que les Neroweg de Plouernel descendent des Franks conquérants. Le fils du colonel, élevé dans de pareils principes et devenu, comme son père, un grand homme de bien, est resté fidèle à la religion réformée ; mais, après sa mort, son fils (ainsi que je l'ai su plus tard) a abjuré le protestantisme, et devenu héritier des biens immenses de sa maison en Bretagne, en Auvergne et en Beauvoisis, il est allé vivre à la cour de Louis XIII, dont il est devenu l'un des plus brillants seigneurs ; et, de mon vivant, il n'est jamais revenu à son château, régi, ainsi que ses vastes domaines, par les baillis de la seigneurie de Plouernel et de Mezléan. Lors d'un voyage que j'ai fait au port de Vannes, j'ai rencontré un voyageur arrivant d'Allemagne à bord d'un bâtiment hambourgeois ; il m'a appris la mort du prince Karl de Gerolstein, issu de l'une des branches de notre famille plébéienne et descendant de Gaëlo, l'un des compagnons de guerre du vieux Rolf, le chef des pirates normands. Le prince Karl a laissé un fils, héritier de sa principauté ; il est resté, comme son père, fidèle à l'Église réformée.

Notre existence s'est écoulée ici paisible et heureuse ; nous cultivons notre champ, il suffit à nos besoins. Mon Stephan, aujourd'hui âgé de dix-sept ans, m'aide dans mes travaux. Il est d'un caractère doux, timide, craintif, quoique né d'une mère aussi virile que l'est la sienne. Il vivra, je l'espère, tranquillement ici, à moins que les discordes civiles, qui déjà menacent la minorité de Louis XIII, ne viennent troubler la Bretagne. Je continuerai (grâce aux renseignements que me fournira mon beau-frère Louis Rennepont) d'inscrire chaque année dans nos annales les faits nouveaux qui seront à ma connaissance ; mais je dois clore ici ce récit de LA BIBLE DE POCHE, commencé par mon grand-père Christian l'imprimeur, sous le règne de François Ier, règne funeste qui vit la fondation de la compagnie de Jésus et les premières persécutions contre les réformés, ces persécutions atroces dont Hêna, sœur de mon père et de fra-Hervé-le-Cordelier, fut victime, ainsi que Ernest Rennepont, moine augustin, appelé en religion frère Saint-Ernest-Martyr, brûlé vif, comme Hêna, après avoir rompu ses vœux monastiques, afin de s'unir à elle et d'embrasser la religion nouvelle.

Ce récit, commencé par mon aïeul Christian, a été achevé par moi, Antonicq Lebrenn, en cette année 1610, après le meurtre de Henri IV, qui mit fin aux guerres religieuses de l'autre siècle par la promulgation de l'ÉDIT DE NANTES, et qui, selon les conseils du grand Sully, voulait opposer la république chrétienne à la tyrannie universelle du pape de Rome, but suprême des fils d'Ignace de Loyola.

De Loyola qu'il vous souvienne, fils de Joel ! si notre famille doit, après ma mort et celle de Stéphan, se perpétuer à travers les âges ! Oui, de Loyola qu'il vous souvienne ! N'oubliez pas ce registre mystérieux, tenu par le provincial de chaque province, où la compagnie de Jésus inscrit le nom de ceux-là, si obscurs qu'ils soient, qu'elle regarde comme les ennemis déclarés de l'Église de Rome, livre redoutable que chaque génération de jésuites transmet à celle qui lui succède, et où figure déjà le nom de notre aïeul Christian, le nom de mon père Odelin, mon nom à moi, sans doute, et celui de Rennepont, depuis que le neveu de frère Saint-Ernest-Martyr a, comme lui, embrassé le protestantisme, et que son fils, Louis Rennepont, est devenu notre parent. Vous le savez, malgré son obscurité, notre famille a mérité l'anathème d'Ignace de Loyola. Pourquoi ? Parce que notre légende plébéienne, commencée au temps de la conquête des Gaules et continuée de siècle en siècle, pouvait devenir (selon la note écrite de la main du fondateur des jésuites et transcrite par Christian), pouvait devenir, si elle était jamais imprimée, un livre dangereux, en cela qu'il inspirerait l'exécration des forfaits des papes et des rois. N'oubliez pas enfin que déjà nos annales nous ont été une fois dérobées par le jésuite Lefèvre, qui voulait les anéantir, par ordre de son maître ; et elles étaient détruites sans le dévouement de Joséphin le franc-taupin.

Veillez donc avec vigilance sur ce dépôt sacré, sur ce pieux legs de tant de générations éteintes. Il se compose aujourd'hui, 29 septembre 1610, des manuscrits et des reliques suivantes, dont mon fils Stephan sera le légataire :

LA PETITE FAUCILLE D'OR de Hêna, la vierge de l'île de Sèn ; -- LA CLOCHETTE D'AIRAIN qui tinta au cou de l'un des taureaux de guerre de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ; -- LE CARCAN DE FER que portait au cou Sylvest, devenu esclave des Romains ; -- LA CROIX D'ARGENT de Geneviève, qui vit supplicier Jésus de Nazareth ; -- L'ALOUETTE DU CASQUE de Scanvoch-le-Soldat, frère de lait de Victoria-la-Grande ; -- LA GARDE DU POIGNARD DE FER porté par Ronan-le-Vagre au temps de la conquête des Gaules par Clovis ; -- LA CROSSE ABBATIALE laissée par Amaël, compagnon de guerre de Karl-Martel ; -- LES DEUX PlÈCES DE MONNAIE KAROLINGIENNES données à Vortigern par l'une des filles de Charlemagne ; -- LE FER DE FLÈCHE retiré de la blessure de Gaëlo par Eidiol, doyen des nautoniers parisiens, lors du siège de Paris par les pirates normands ; -- LE CRNE D'ENFANT d'Yvon le-Forestier ; -- LA COQUILLE BLANCHE arrachée de la robe de pèlerin de Neroweg VI, sire de Plouernel, par Fergan-le-Carrier, dans les déserts de la Syrie, au temps des croisades ; -- LES TENAILLES DE FER qui ont servi à torturer Karvel-le-Parfait lors du massacre des Albigeois ; -- LE TRÉPIED DE FER dont fut coiffé Guillaume Caillet, chef des Jacques, dont Mazurek-l'Aignelet épousa la fille ; -- LE COUTEAU DE BOUCHER dont s'est servi un archer anglais pour façonner la croix de bois qui a été donnée à Jeanne Darc, au moment de son supplice, dont Mahiet-l'Avocat d'armes a été témoin ; -- enfin, LA BIBLE DE POCHE imprimée par Christian, et que sa fille Hêna tenait entre ses mains au moment d'être brûlée vive, en présence de François Ier et de sa cour.

Oh ! fils de Joel ! ces pieuses reliques de notre famille, je les vois à cette heure devant moi, rangées sur le couvercle du coffret contenant nos légendes, parchemins et papiers jaunis par le temps ; je les vois là, devant moi, ces pieuses reliques, en ce moment où j'écris ces lignes, dans ma petite chambre, située sous le comble de la métairie. J'affectionne ce réduit, parce que, de sa fenêtre, je découvre au loin l'Océan, s'enfonçant dans les profondeurs infinies de l'horizon, et plus près de la côte, les rochers de l'île de Sèn, battus par les brisants, tandis que, sur la grève, mon regard plonge à travers les longues avenues des gigantesques pierres de Karnak, toujours debout, et dont le granit a défié tant de siècles, pierres sacrées sur lesquelles se sont arrêtés les yeux de notre aïeul Joel et de sa famille, il y a seize cents ans et plus, de même qu'en ce moment mes yeux s'arrêtent encore sur elles.

Notre antique race gauloise s'est, ainsi que les pierres sacrées de Karnak, perpétuée à travers les âges ; elle a souffert les maux affreux de l'asservissement des Gaules, qui pèse encore aujourd'hui sur nous de tout le poids de la royauté, de la noblesse et de l'Église, leur complice depuis la conquête de Clovis ! Mais courage, fils de Joel, courage ! envisagez l'avenir sans crainte en songeant au passé, symbolisé par ces reliques sacrées. Chacune d'elles vous dit les souffrances de notre race, mais vous dit aussi les pas qu'elle a faits, de siècle en siècle, vers l'affranchissement et la liberté.

FIN DE LA BIBLE DE POCHE.

1 Régnier de la Planche, p. 424.

2 Régnier de la Planche, p. 725.

3 Cahier du TIERS-ÉTAT de 1560, art. 10, 69, 72, etc. Des États généraux et autres assemblées nationales, t. XI, p. 273 et suivantes.

4 Ces 45 millions représentaient 400 à 450 millions de nos jours, car leur valeur intrinsèque était de 140 à 145 millions, le marc d'argent étant alors de 15 livres.

5 Plus de 600 millions de nos jours.

6 CAHIERS DU TIERS-ÉTAT DE PONTOISE, Manus. Bibliot. Roy., n° 80027, f° 33. Ap. AUG. THIERRY, XCXIX. --- Introduction à l'Histoire du Tiers-État.

7 THÉODORE DE BÈZE, Chroniques ecclésiastiques, vol. I, p. 455-57. Lille, imprimerie de Leleu, 1841.

8 Arrêts et ordonnances de 1563, reg. XV, f° 173.

9 Mémoires de Lanoüe, p. 610.

10 Arrêts et ordonn. royales, reg. I, f° 175.

11 Testament du chancelier de L'Hôpital. Ap. Brantome, p. 217.

12 EXODE, LXX, ch. XXII, 23.

13 Brantôme, Femmes illustres, t. IV, p. 474.

14 Registre-Journal de l'Étoile, p. 28.

15 Discours merveilleux sur Catherine de Médicis, par Henri Estienne, Genève, 1565. --- Le mot de la reine est historique.

16 Registre-Journal de l'Étoile, p. 30.

17 On appelait ainsi familièrement à la cour la princesse Marguerite (fille de Catherine de Médicis et de Henri II), si connue par ses débordements. Elle épousa Henri IV, et il obtint plus tard son divorce.

18 De Thou, LXXIV, p. 249.

19 Registre-Journal de l'Étoile, supplément, p. 57.

20 Registre-Journal de l'Étoile, supplément, p. 198.

21 Registre-Journal de l'Étoile, p. 254. --- Il nous est impossible, par respect pour nos lecteurs, de citer in extenso cette satire malheureusement trop vraie des mœurs abominables de la cour de France, au seizième siècle.

22 Mauvais lieu.

23 Registre-Journal de l'Étoile, p. 236-239.

24 Un mot obscène.

25 Registre-Journal de l'Étoile, supplément, p. 230.

26 ... La reine, poussée du cardinal de Lorraine, qui blâmait les actions de M. le duc d'Anjou, vint à l'armée pour s'éclaircir de la faute de n'avoir pas combattu avant que les ennemis fussent joints (après la mort du duc des Deux-Ponts, empoisonné par des vins de présent d'un marchand de vin d'Avallon), S. M. veut aller à la guerre avec M. de Tavanes, etc. (Mémoires de GASPARD DE SAULX, SEIGNEUR DE TAVANNES, p. 522-523.)

27 Lettres de Pie V, 25 mars-13 avril 1569, à Catena. Vie de Pie V, p. 85.

28 De Thou, Hist., LXXXV, p. 129.

29 Machiavel, Du Prince, p. 57.

30 Mémoires-Journaux de François de Lorraine, DUC D'AUMALE ET DE GUISE, contenant les affaires de France et les négociations avec l'Écosse, l'Italie et l'Allemagne, de 1547 à 1561. (Publié sur les manuscrits originaux, p. 464-465.)

31 Exode, l.I, ch. XXIV.

32 Prière du matin au corps de garde, en 1569, REVUE PROTESTANTE, vol. I, p. 405.

33 Testament olographe de l'amiral Coligny, d'après la minute originale conservée aux manuscrits de la Bibliothèque nationale. COLLECTION DU PUY, t. LXXXI. --- Cette pièce, d'une si grande valeur historique, a été publiée pour la première fois complète en 1852, par la Société de l'Histoire du protestantisme français, t. I, p. 263. Ce qui donne, selon nous, un double intérêt à ce testament, c'est qu'il a été écrit par l'amiral durant la guerre (en juin 1569), après la bataille de Jarnac et avant la bataille de Montcontour.

34 Nous supprimons quelques dispositions testamentaires relatives à des intérêts de famille de peu d'importance pour nos lecteurs.

35 500 livres à cette époque avaient environ la valeur intrinsèque de 2,500 de ce temps-ci, et plus du double en valeur représentative.

36 Journal-Registre de l'Étoile, p. 217. Cette lettre horrible a été déposée en original parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale, par décret de la Convention, le 14 ventôse an II de la République. Nos immortels conventionnels voulaient ainsi une fois de plus clouer la royauté au pilori.

37 à cru... (Note du correcteur -- ELG.)

38 « ...Pendant que M. l'amiral était au camp, Dominique, l'un de ses valets de chambre, convaincu d'avoir voulu empoisonner son maître, fut pendu... Pris par La Rivière, capitaine des gardes du duc d'Anjou, il avait été accablé de promesses : on lui avait fait tout espérer, s'il voulait empoisonner son maître. Dominique y consentit, reçut de l'argent, une poudre empoisonnée, et vint retrouver M. de Coligny... » (DE THOU, Hist., livre LXV, p. 626-627, t. V. Voir le même historien pour l'empoisonnement du duc des Deux-Ponts, Dandelot, etc.)

39 Voir pour les détails de cette bataille, DE THOU, LXV, t. V, p. 590 ; --- Mémoires de GASPARD DE SAULX, seigneur de TAVANNES, t. I, p. 323 et suiv. ; --- Mémoires de FRANÇOIS DE LANOÜE, t. I, p. 623 et suiv.

40 Psaume XXXIII, p. 88.

41 Psaume XXVIII, p. 79.

42 Mémoires de l'État de France sous Charles IX, t. I, p. 5-12.

43 La plupart des principautés régnantes en Germanie ont une origine plébéienne ou élective ; nous citerons un exemple entre mille :

« PIAST, chef de la seconde race des ducs souverains de Pologne, habitait le village de Cuswik, dans la Crusavie, et là, satisfait de sa fortune consistant en quelques arpents de terre, il partageait ses instants entre les travaux de la culture et les soins qu'il donnait à ses abeilles ; les palatins, connaissant les vertus de cet homme, l'élurent à une souveraineté qu'il n'ambitionnait pas ; ce fut en 842 qu'il prit les rênes du gouvernement... Cet excellent prince mourut en 861, laissant le trône à son fils Zunwiks, dont la postérité a régné plus de cinq siècles, etc. » (Biog. univ., v. XXXIV. Voir PIAST (p. 246.)

44 Registre-Journal de l'Étoile, supplément, p. 23.

45 Id., p. 24.

46 Registre-Journal de l'Étoile, supplément, p. 24.

47 Connu surtout par l'amitié qui l'unissait à Montaigne et qui a inspiré à celui-ci des pages si pleines de charmes, Estienne de la Boétie naquit à Sarlat, le 1er novembre 1530, et mourut à Germignat, près Bordeaux, le 18 août 1563. On a de lui plusieurs ouvrages, tous aujourd'hui assez ignorés ; le plus curieux sans contredit est celui dont Montaigne parle en ces termes :

« --- Ma suffisance ne va pas si avant que d'oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art ; je me suis advisé d'en emprunter un à Estienne de la Boétie, qui honorera tout et reste de cette besoigne. C'est un discours auquel il donna le nom : la Servitude volontaire ; mais ceux qui l'ont ignoré l'ont bien proprement rebaptisé : le Contre-un. --- Il l'escrivit par manière d'essay, en sa première jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court déjà entre les mains des gens d'entendement, non sans bien grande et méritée recommandation, car il est gentil et si plein qu'il est possible. » (MONTAIGNE. Essais, l. I, ch. XXVII.)

DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE, par ESTIENNE DE LA BOÉTIE, avec une Préface de F. DE LAMENNAIS. 3e édition. Paris. Paul Daubré, éditeur, rue du Bouloy, 23. 1835.

Le jour même où nous écrivons ces lignes, nous apprenons au fond de notre exil la perte irréparable que la démocratie européenne vient d'éprouver : LAMENNAIS repose dans la tombe sans nom des prolétaires, dont il était l'apôtre, l'éducateur et l'ami ! Que l'on nous permette de témoigner publiquement ici notre pieux respect, notre profonde admiration pour l'homme illustre ! pour le grand citoyen ! pour le démocrate fidèle à sa foi jusqu'à la mort... jusques après la mort !

(EUGÈNE SUE. --- Mars 1854. --- Savoie.--- Annecy-le-Vieux.)

48 Il est certain que la tête de l'amiral de Coligny partit pour Rome, mais l'on ne sait pas si elle y arriva. On a de Mandelot, gouverneur de Lyon, l'accusé de réception d'une lettre de Charles IX, qui enjoignait à ce gentilhomme d'arrêter le porteur de la tête et de la lui ôter. (Extrait de la correspondance de Mandelot, publié par M. PAULIN-PARIS, 1845, page 119.)

49 Nous n'osons, par respect pour nos lectrices, citer le Registre-Journal de l'Étoile, page 81, où se trouve, in extenso, la conversation, d'une obscénité féroce, tenue entre la reine et les femmes de la cour qui l'accompagnaient, entretien confirmé d'ailleurs par tous les historiens contemporains.

50 En 1851, ce tableau se voyait encore au Vatican.

51 Voir, pour le siège de La Rochelle, --- les hardies manœuvres du capitaine Mirant, --- le combat soutenu par Barbot-le-Chaudronnier, seul contre deux compagnies, --- l'incendie du vaisseau échoué, --- l'Encensoir, --- la pêche aux sourdons par les femmes rocheloises et l'héroïsme qu'elles déployèrent dans les combats où elles prirent part : Histoire de La Rochelle et du pays d'Aunis, par ARCÈRE, 1756, 2 vol. in‑4°. --- Nous renvoyons à cet excellent ouvrage ceux de nos lecteurs qui voudront se convaincre que tous les épisodes du siège de La Rochelle sont rigoureusement historiques.

52 « Dans le passe-port accordé par le duc d'Anjou, les Rochelois étaient qualifiés de rebelles. Cette expression offensa la délicatesse des fiers RÉPUBLICAINS qui formaient le conseil. Le duc d'Anjou fut obligé d'expédier un autre passe-port. » (Hist. de La Rochelle, par ARCÈRE, de l'Oratoire, p. 417. La Rochelle, 1756, 2 vol. in‑4°.)

53 Registre-Journal de l'Étoile, p. 54.

54 Registre-Journal de l'Étoile, p. 66.

55 Registre-Journal de l'Étoile, p. 69.

56 Voir pour le texte constitutif de la Ligue : La Popelinière, t. II, p. 350 ; D'Aubigné, col. 830-832 ; De Thou, t. III, p. 408 ; d'Avila, t. I, p. 385 ; Palma Gayet, introd. à la Chronique novennaire, p. 15.

57 Mémoires de la Ligue, t. I, p. 1-71.

58 Mémoires du duc de Nevers. --- Lettre du révérend père Matthieu, t. I, p. 635.

59 Pasquier, t. II, col, 361. --- Mémoires de Cheverni, p, 490. --- Palma-Cayet, introd., p. 76.

60 Registre-Journal de Henri III, roi de France et de Pologne, p 269.

61 Registre-Journal de Henri III, roi de France et de Pologne, p. 301.

62 Voir vol. II, p. 175. --- Le drapeau rouge était le drapeau national des Gaulois.

63 Journal-Registre de l'Étoile, p. 63.

64 Notes manuscrites de Henri IV. --- Capefigue, t. VII, p. 389.

65 Dumont, Corps diplomatique, t. V., part. 1, p. 545.

66 Recueil des anciennes lois françaises, Isambert, t. XV, p. 127.

67 Œconomie royale de Sully, t. III, p. 71.

68 Mémoires de Bassompierre, t. I, p. 387.

69 Mémoires de Sully, t. I, p. 422.

70 Registre-Journal de Henri IV, roi de France et de Navarre, p. 604.