: édition ELTeC Aimard, Gustave (-) 56917

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I -- Où le lecteur fait connaissance avec le capitaine Ourson Tête-de-Fer.

Le vendredi 18 septembre 16... entre sept et huit heures du soir, l'auberge de l'Ancre dérapée, située sur la plage même, presque en face du débarcadère à Port-Margot, et le rendez-vous habituel des flibustiers et des boucaniers de la Tortue, flambait comme une fournaise dans la nuit sombre, et laissait échapper, par ses fenêtres ouvertes à la brise de mer, un bruit assourdissant de cris, de rires, de chants et de bris de vaisselle cassée.

Une foule considérable, composée d'habitants, de boucaniers, de flibustiers, d'engagés, de femmes, d'enfants et même de vieillards, se pressait curieusement aux portes et aux fenêtres de l'auberge, sans souci des plats, des verres et des bouteilles qui, de l'intérieur, pleuvaient presque sans interruption sur elle, et mêlait ses applaudissements joyeux à la gaieté frénétique des vingt-cinq ou trente convives assis autour d'une immense table ronde, dans la grande salle.

C'était fête, ce soir-là, à l'Ancre dérapée, fête à la boucanière, sans frein et sans limite, où l'ivresse empourprait tous les visages, mettait l'éclair dans tous les yeux et la folie dans toutes les têtes.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer, l'un des plus redoutables boucaniers de l'île de la Tortue, avait le matin même enrôlé un équipage de quatre cent soixante-treize Frères de la Côte, choisis avec un soin tout particulier parmi les plus redoutables flibustiers qui se trouvaient alors à Port-Margot, à Port-de-Paix, ou à Léogane ; et la nuit même, au flot, son navire, la Taquine , devait quitter le mouillage de Port-Margot et faire voile pour une destination inconnue.

Mais le capitaine, avant son départ, avait voulu réunir tous ses vieux amis dans un dernier repas ; et le plus célèbre chefs de la flibuste, assis à sa table, trinquaient avec un indicible enthousiasme au succès de la mystérieuse expédition d'Ourson Tête-de-Fer.

Là se trouvaient réunis Montbars l'Exterminateur, le beau Laurent, Michel le Basque, Vent-en-Panne, Grammont, Pitrians, l'Olonnais, Alexandre Bras-de-Fer, David, Pierre Legrand, le Poletais, Drack, Rock le Brésilien, et tant d'autres Frères de la Côte, non moins illustres et non moins redoutables.

M. d'Ogeron, gouverneur, pour S. M. Louis XIV, de l'île de la Tortue et de la partie française de Saint-Domingue, occupait la place d'honneur ; il avait à sa droite le capitaine Ourson, à sa gauche Pierre Legrand, jeune homme de vingt-cinq ans, aux traits fins et distingués, le commandant en second de l'expédition projetée.

Quant aux autres boucaniers, ils s'étaient assis au hasard.

Une nuée d'engagés, pauvres diables à peine vêtus d'un caleçon et d'une chemise de toile en lambeaux tachée de graisse et de sang, circulait avec une prestesse et un silence de spectres autour des convives, faisant sans cesse passer les plats, les assiettes et les brocs de vin, que la plupart du temps, en manière de plaisanterie, les flibustiers leur jetaient à la tête, après les avoir vidés, bien entendu.

C'est que, dans l'opinion des Frères de la Côte, qui, pour la plupart, avaient fait ce rude apprentissage, un engagé n'était guère qu'une bête de somme, sur laquelle ils avaient le droit de vie et de mort, pendant les cinq longues années que durait son esclavage.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer, ainsi qu'on le nommait, faute de savoir son nom véritable, était à cette époque un homme de trente à trente-deux ans au plus, d'une taille presque colossale et d'une vigueur remarquable.

Ses traits réguliers, d'une beauté peu commune, rehaussés par deux yeux noirs remplis d'éclairs, avaient un indicible cachet de distinction et une expression d'énergie à laquelle la longue barbe noire et touffue, qui couvrait tout le bas de son visage et tombait en éventail jusque sur sa poitrine, donnait un caractère étrange et fatal. Son geste était sobre et élégant, sa démarche noble, sa voix d'un timbre pur et harmonieux.

De même que le plus grand nombre des Frères de la Côte, il y avait dans sa vie un secret qu'il cachait soigneusement.

Nul ne savait qui il était, d'où il venait ; tout en lui, jusqu'à son nom, était un mystère.

On ne connaissait de sa vie que ce qui s'en était écoulé depuis son arrivée à la Côte.

Bien que très courte, cette histoire était sombre et lamentable.

Cet homme avait, pendant plusieurs années, souffert des douleurs atroces, sans que jamais une plainte fût sortie de ses lèvres, sans qu'un seul instant il se fût laissé terrasser par une infortune imméritée.

Contrairement aux autres boucaniers, il vivait seul.

Jamais il n'avait voulu consentir à se lier intimement avec personne, ni contracter cette association fraternelle nommée matelotage à la Côte, et qui rendait les flibustiers si redoutables à leurs ennemis.

En somme, c'était un homme supérieur, et, comme on dirait aujourd'hui, un excentrique.

Nous citerons deux preuves à l'appui de ce que nous avançons.

La première témoignait d'une audace peu commune pour l'époque de superstition où il vivait ; il n'avait pas craint d'appareiller un vendredi et un treize, avec un équipage de quatre cent soixante-treize hommes.

La seconde était plus singulière encore : en quelque lieu que le capitaine allât, il était constamment suivi par deux venteurs , ou chiens courants, et deux sangliers sauvages d'une férocité extraordinaire, qui cependant vivaient entre eux en parfaite intelligence et lui avaient voué un attachement à toute épreuve.

En ce moment même, assis au milieu de ses convives, il avait, couchés à ses pieds, ses quatre inséparables compagnons, et ne manquait pas à chaque instant de leur faire passer sous la table les reliefs des meilleurs morceaux servis sur son assiette.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer étant un des principaux personnages de cette histoire, nous dirons en quelques mots ce qui lui était arrivé depuis son débarquement sur la Côte.

Cinq ou six ans avant l'époque où commence notre histoire, un navire, venant de Dieppe, arriva à Port-Margot.

Ce navire était chargé de marchandises de toutes sortes nécessaires aux colonies ; il avait en outre, à son bord, quatre-vingt-cinq engagés, hommes et femmes, que les délégués de la Compagnie des Indes avaient raccolés en France et enrôlés à des prix dérisoires, soi-disant pour exercer leurs métiers aux colonies, tels que maçons, charpentiers, charrons, peintres, médecins mêmes ; Olivier Oexmelin qui devint plus tard l'historien des Frères de la Côte, s'était engagé comme chirurgien à Paris ; en débarquant à la Côte il fut vendu, et demeura trois ans esclave de l'un des plus féroces flibustiers de Saint-Domingue.

Selon la coutume, malgré leurs réclamations, les pauvres diables dont nous parlons furent, dès le lendemain de leur débarquement, vendus à l'encan et adjugés, pour un laps de trois ans, aux habitants et aux boucaniers qui se présentèrent comme acquéreurs.

L'un de ces engagés, garçon de bonne mine, âgé de vingt-six à vingt-sept ans, voulut protester contre l'acte inique dont il était si lâchement victime ; mais il s'aperçut bien vite qu'il n'avait aucune protection à attendre des autorités de l'île ; que ses réclamations n'excitaient que des rires moqueurs et de grossières plaisanteries.

Il baissa donc la tête, se résigna, en apparence du moins, et suivit silencieusement son nouveau maître.

Celui-ci était un boucanier du Grand-Fond nommé Boute-Feu ; homme sans éducation, brutal et d'un naturel méchant, qui se plut sans aucun motif à accabler son nouvel engagé de mauvais traitements, lui imposant des fardeaux au-dessus de ses forces, le battant sans raison autre que son bon plaisir, ne lui donnant à manger que les restes dédaignés par ses chiens.

L'engagé souffrit tout sans se plaindre, opposa la patience à la cruauté et redoubla d'efforts pour satisfaire le maître impitoyable entre les mains de qui son malheureux destin l'avait fait tomber.

Le boucanier, loin d'être attendri par tant de résignation, ne vit dans cette douceur et cette docilité qu'une espèce de bravade et redoubla ses vexations, n'attendant qu'une occasion pour en finir avec cet homme que rien ne semblait pouvoir pousser à la révolte.

Un jour que, par une chaleur torride, le pauvre diable, pliant sous le poids de trois peaux de taureau, toutes fraîches encore et qu'il portait sur ses épaules depuis plusieurs heures, ne le suivait qu'avec peine, Boute-Feu lui adressa les plus sanglants reproches, et transporté de colère par le silence obstiné que l'engagé opposait à ses injures, il lui asséna un coup de crosse de fusil sur la tête et le renversa sanglant à ses pieds.

Au bout d'un instant, voyant que l'engagé ne donnait plus signe de vie, Boute-Feu crut l'avoir tué, et, sans s'en inquiéter davantage, il se chargea lui-même des peaux, le laissa là, et reprit tranquillement le chemin de sa demeure.

À ceux qui par hasard lui demandèrent ce que son engagé était devenu, il répondit simplement qu'il était marron .

L'affaire en resta là et il ne fut plus question de l'engagé.

Marron est un mot espagnol qui signifie bête fauve ou sauvage ; les boucaniers s'en servaient pour faire entendre que leurs serviteurs ou leurs chiens s'étaient sauvés.

Cependant le malheureux engagé n'était pas mort, il n'était même pas blessé dangereusement ; à peine son maître s'était-il éloigné, qu'il ouvrit les yeux, se releva, et, quoique bien faible, il essaya cependant de le suivre.

Mais, arrivé depuis peu de temps en Amérique, l'engagé n'avait pas encore l'habitude du désert ; il ignorait complètement le moyen de se diriger sûrement à travers ces immenses océans de verdure ; il se perdit dans les bois, et erra ainsi pendant quelques jours, sans parvenir à se reconnaître ni à gagner le bord de la mer ; s'il avait réussi à se rapprocher du rivage, il aurait été sauvé ; chaque pas qu'il faisait l'éloignait au contraire davantage de la route, qu'il cherchait vainement au milieu d'inextricables fourrés.

La faim commençait à le presser ; il mangea toute crue de la viande qu'il portait, car il n'avait rien pour faire du feu.

La position de ce malheureux était d'autant plus horrible qu'il ignorait complètement les moyens de subvenir à son existence.

Un seul ami lui était resté fidèle dans sa détresse ; cet ami était un des chiens de son maître qui n'avait pas voulu l'abandonner et que de guerre las Boute-Feu avait fini par laisser en arrière, sans plus s'en occuper que de son engagé, dont il se croyait débarrassé à tout jamais.

Ce fut alors que, poussé à bout par le désespoir et la nécessité, se révéla le caractère résolu, l'énergie indomptable de cet homme qui, blessé et privé de tout secours, au lieu de se laisser abattre par la douleur et de s'abandonner soi-même, se raidit au contraire contre l'adversité et entreprit bravement de lutter jusqu'au bout pour sauver sa vie.

Ses journées se passaient en marches et contremarches continuelles dans les bois ; il ne savait où il allait, mais il nourrissait toujours l'espoir de percer enfin les épaisses murailles de verdure qui l'enserraient de toutes parts et de retrouver sa route.

Souvent il montait au sommet des montagnes ; de là il apercevait la mer.

Son courage renaissait à cette vue, il se hâtait de redescendre dans la plaine ; mais la première sente de bête fauve qu'il rencontrait lui faisait perdre bientôt, malgré lui, la direction qu'il voulait suivre.

Tout en marchant à travers bois, son chien guettait sans cesse le gibier sauvage et chassait pour lui ; lorsqu'ils avaient pris quelque chose, maître et venteur partageaient fraternellement le gibier et le mangeaient cru.

Peu à peu l'engagé s'accoutuma à ce régime ; cette viande crue lui parut presque savoureuse ; il finit par reconnaître les remises du gibier ; la chasse devint plus productive ; bientôt il eut des auxiliaires dans de jeunes chiens sauvages et de jeunes sangliers qu'il trouva, qu'il instruisit, et dont le secours lui fut au bout de quelque temps très utile.

Depuis quatorze mois environ, il menait cette existence extraordinaire, qu'il avait presque perdu l'espoir de voir finir un jour, lorsqu'il se trouva un matin à l'improviste, face à face, avec une troupe de boucaniers français.

Ceux-ci furent d'abord surpris et presque effrayés en l'apercevant ; il est vrai que son apparence n'offrait rien d'attrayant ni même de rassurant.

Il avait les cheveux et la barbe d'une longueur extraordinaire ; son vêtement se composait d'un reste de caleçon et d'un lambeau de chemise qui le couvraient tant bien que mal ; ses traits étaient hâlés, sa physionomie farouche ; un morceau de viande crue pendait à sa ceinture ; trois chiens et deux sangliers, d'apparence aussi sauvage que lui, le suivaient pas à pas.

Pourtant, le premier moment de surprise et d'hésitation passée, on s'expliqua.

L'engagé raconta franchement et naïvement son histoire ; quelques-uns des boucaniers le reconnurent et s'intéressèrent à lui.

Séance tenante, ils s'assemblèrent en conseil.

Après mûre délibération, ils déclarèrent que Boute-Feu avait abusé des droits que la coutume de la Côte lui donnait sur son engagé ; que, par ses mauvais traitements continuels et surtout son abandon odieux il avait tacitement renoncé aux services de celui-ci et rompu son engagement ; que, par conséquent, il était déchu de tous ses droits sur lui, et que l'engagé, libre de fait, devait de droit être déclaré tel.

Cette résolution prise à l'unanimité, on l'exécuta sur-le-champ : Ourson, tel fut le nom dont on baptisa gaiement notre héros, et qu'il accepta de bonne grâce ; car en vérité, il ressemblait bien plus à un ours qu'à un homme ; Ourson fut reçu Frère de la Côte et admis à jouir de tous les privilèges des boucaniers et des flibustiers.

Les nouveaux amis de l'ex-engagé ne s'en tinrent pas là ; ils lui donnèrent des vêtements, des armes, de la poudre, du plomb, et le menèrent avec eux à Port-Margot, où ils renouvelèrent leur déclaration devant le gouverneur, M. d'Ogeron, et la firent sanctionner par lui, malgré la vive opposition de Boute-Feu, qui s'obstinait à revendiquer ses droits, et soutenait que son engagé n'avait été ni frappé ni abandonné par lui, mais s'était sauvé par malice, et s'était fait marron, dans le but de lui nuire.

Malheureusement pour Boute-Feu, sa réputation de cruauté était si bien établie à Port-Margot et lieux circonvoisins, que M. d'Ogeron, sans vouloir l'entendre, le renvoya en le menaçant d'un châtiment exemplaire si, à l'avenir, il ne traitait pas ses engagés avec plus d'humanité.

Le boucanier se retira la tête basse, sans oser répondre, mais en roulant dans sa tête des projets de vengeance.

Il est vrai que son ex-engagé s'inquiétait fort peu des menaces de son ancien maître, maintenant qu'il était libre et qu'il avait le droit de se défendre.

Quelques jours plus tard, Ourson s'embarquait sous les ordres de Montbars l'Exterminateur.

Il fit ainsi plusieurs expéditions en compagnie des chefs les plus renommés de la flibuste, et en peu de temps non seulement il acquit des richesses assez considérables, mais encore il obtint, grâce à son audace, sa témérité et surtout son intelligence, une grande réputation parmi les Frères de la Côte.

Depuis qu'il avait été déclaré libre, jamais Ourson n'avait fait allusion aux souffrances horribles qu'il avait endurées pendant son esclavage, jamais le nom de Boute-Feu n'avait passé sur ses lèvres ; si parfois devant lui on avait parlé du féroce boucanier, toujours il s'était abstenu de se mêler à la conversation, soit pour blâmer, soit pour applaudir, bien que souvent on lui eût demandé son avis ; du reste, depuis plus de deux ans que ces événements s'étaient passés, les deux hommes ne s'étaient jamais retrouvés face à face.

Cette histoire vieille déjà, surtout dans un pays où chaque jour amenait des nouvelles aventures, était presque oubliée, et ceux qui, dans le premier moment, s'étaient attendus à une éclatante vengeance de la part du nouveau flibustier, commençaient à hocher la tête d'un air de doute, si parfois on leur parlait de la haine implacable de ces deux hommes, lorsqu'un soir le hasard se plut à réunir Boute-Feu et son ancien engagé à l'auberge de l'Ancre dérapée.

Voici comment la chose arriva.

Deux ou trois jours auparavant, un navire flibustier, commandé par Michel le Basque, était rentré chargé d'or et de prisonniers, après une croisière d'un mois dans les débouquements du golfe du Mexique ; six navires espagnols, surpris par les corsaires de la Tortue, avaient été pris à l'abordage, pillés, puis, selon la coutume, brûlés en mer.

Aussitôt le navire ancré à Port-Margot, les prisonniers avaient été débarqués, puis on avait procédé au partage des dépouilles.

Les flibustiers, leurs parts de prise touchées, avaient hâtés, comme toujours, de les gaspiller dans de folles orgies.

Ces hommes n'estimaient l'or qu'en raison des jouissances, qu'il leur procurait.

Le jeu surtout était leur passion favorite, ils s'y livraient avec une rage et une frénésie indicibles, risquant des sommes énormes sur un coup de dé, et, le plus souvent, ne quittant la partie que lorsqu'ils avaient perdu leur or, leurs vêtements et souvent même jusqu'à leur liberté.

Depuis l'arrivée du navire de Michel le Basque, on jouait partout à Port-Margot dans les rues et sur les places, sur des tonneaux renversés, dans les auberges, dans la maison même de M. d'Ogeron, le gouverneur ; des querelles surgissaient de toutes parts, et le sang coulait à flots ; sages et fous subissaient l'influence de cette espèce de delirium tremens presque aussi terrible et aussi homicide que l'autre.

Seul peut-être de tous les Frères de la Côte, le capitaine Ourson avait échappé à cette folie d'une population entière ; il méprisait le jeu, qu'il considérait comme une passion honteuse.

Ses amis l'avaient souvent raillé sur ce qu'ils nommaient son puritanisme ; mais toujours il était demeuré inébranlable, et rien n'avait pu le faire sortir de la réserve qu'il s'était imposée.

Le soir dont nous parlons, vers sept heures, au moment où le soleil commençait à disparaître derrière les flots bleus de l'Atlantique, le capitaine, sourd aux rameurs de la ville, se promenait nonchalamment sur la plage, le cigare à la bouche, la tête penchée sur la poitrine, les bras derrière le dos, et suivi pas à pas par ses chiens et ses sangliers.

-- Holà ! lui cria tout à coup une voix joyeuse, que fais-tu donc là, rêveur endiablé, lorsque toute la ville est en liesse ?

Le capitaine releva la tête et tendant, avec un sourire, la main à son interlocuteur, un des chefs les plus renommés de la flibuste :

-- Tu le vois, mon cher Vent-en-Panne, répondit-il, je me promène en admirant le coucher du soleil.

-- Beau plaisir ! dit en riant le flibustier. Viens plutôt avec moi, au lieu de rester ici à errer seul, comme une âme en peine, sur la plage.

-- Que veux-tu, cher ami, chacun prend son plaisir où il le trouve.

-- Je n'ai rien à redire à cela ; mais pourquoi refuses-tu de m'accompagner ?

-- Je ne t'ai pas refusé, encore ; cependant, si cela t'est égal, je n'irai pas avec toi : tu vas jouer et, tu le sais, je déteste le jeu.

-- Cela t'empêche-t-il de regarder jouer les autres ?

-- Nullement, mais ce spectacle m'attriste.

-- Tu es fou ! Écoute : il paraît qu'il y a, en ce moment, à l'Ancre dérapée, un riche boucanier du Grand-Fond ou de l'Artibonite, je ne sais pas au juste, qui joue avec une chance de possédé ; on dit qu'il a déjà mis à sec plus de la moitié de l'équipage de Michel le Basque.

-- Que veux-tu que je fasse à cela, cher ami ? dit Ourson en riant. Je ne pense pas qu'il me soit possible de changer cette chance.

-- Peut-être.

-- Comment cela ?

-- Écoute, Ourson : tout à l'heure, en t'apercevant, il m'est venu une idée : mon intention est de jouer contre cet homme ; viens avec moi, tu te tiendras à mes côtés, et comme tout ce que tu entreprends te réussit, tu me porteras bonheur et je gagnerai.

-- Tu es fou.

-- Non, je suis joueur, donc superstitieux.

-- Tu y tiens ?

-- Je t'en prie.

-- Allons donc alors, et à la grâce de Dieu, fit-il en haussant les épaules.

-- Merci, dit vivement Vent-en-Panne en lui serrant la main. Pardieu, ajouta-t-il en faisant joyeusement claquer ses doigts, je suis certain de gagner maintenant.

Ourson ne répondit que par un sourire.

Les deux Frères de la Côte se dirigèrent de compagnie vers l'Ancre dérapée*.*

II -- Comment Boute-Feu et son ancien engagé jouèrent aux dés et ce qui s'ensuivit.

Lorsque les deux flibustiers arrivèrent à la porte de l'Ancre dérapée, un spectacle si bizarre s'offrit soudainement à leurs yeux que, malgré eux, il s'arrêtèrent un instant sur le seuil et promenèrent avec surprise leurs regards autour d'eux.

À la lueur de lampes, dont la fumée, mêlée à celle des pipes et des cigares, roulait en nuages noirâtres au-dessous du plafond, on apercevait, comme à travers un brouillard, les têtes énergiques et grimaçantes d'une foule d'habitants, de boucaniers et de Frères de la Côte, dont les traits contractés par la passion du jeu et par l'ivresse prenaient une expression sinistre aux reflets changeants des lumières incessamment agitées par le vent.

Au milieu de la salle, sur une longue table improvisée avec des planches et des tonneaux, des masses d'or s'entassaient devant un homme qui, le cornet à la main, le regard insolent et railleur, secouait les dés d'un air de défi en apostrophant les flibustiers, groupés autour de la table.

Derrière lui se tenaient une dizaine d'Espagnols, hommes et femmes, prisonniers faits dans la dernière expédition, et qui avaient servi d'enjeu suprême à leurs derniers maîtres,

-- Voilà le boucanier auquel nous avons affaire, dit Vent-en-Panne. Suis-moi.

Ourson jeta un regard distrait sur l'homme que lui désignait son compagnon : il reconnut Boute-Feu.

À cette vue, ses sourcils se froncèrent, une pâleur livide envahit son visage, et, malgré lui, il fit un pas en arrière.

-- Qu'as-tu donc ? lui demanda Vent-en-Panne, qui s'aperçut de son émotion. Ah ! reprit-il au bout d'un instant, je comprends : tu as reconnu ton ancien maître.

-- Oui, dit Ourson d'une voix sombre, c'est lui, en effet.

-- Que t'importe ? Tu es libre maintenant et tu n'as rien à craindre.

-- Je ne crains rien, murmura le capitaine, comme s'il se fût parlé à lui-même.

-- Alors, viens.

-- Tu as raison, dit Ourson avec m sourire d'une expression étrange, allons ! aussi bien peut-être, mieux vaut-il en finir.

-- Quelle est ton intention ? lui demanda Vent-en-Panne avec une nuance d'inquiétude.

-- Dieu m'est témoin que je ne cherchais pas cet homme, que je faisais, au contraire, tout ce qui dépendait de moi pour l'éviter. Lorsque tout à l'heure, tu m'as rencontré sur la plage et que tu m'as demandé de t'accompagner ici, je t'ai refusé, n'est-ce pas ?

-- C'est vrai.

-- Il est donc bien constaté que c'est le hasard seul qui nous met en présence aujourd'hui.

-- Je veux que le diable m'emporte, s'écria Vent-en-Panne, si je comprends un traître mot à tout ce que tu me dis.

Le capitaine releva la tête et regarda son compagnon avec une expression indicible de raillerie et de triomphe.

Puis, au bout d'un instant, il passa son bras sous celui de Vent-en-Panne :

-- Viens, dit-il, tu m'as reproché souvent de ne pas jouer ; eh bien ! ce soir, vive Dieu ! tu assisteras à une partie dont toi et tous nos Frères garderez un long souvenir.

-- Tu vas jouer ! s'écria Vent-en-Panne au comble de la surprise.

-- Oui, une partie suprême.

-- Et avec qui ?

-- Avec cet homme qui a si insolemment dépouillé nos Frères, fit Ourson en étendant le bras vers le boucanier,

-- Avec Boute-Feu ?

-- Oui, et au lieu que j'assiste à ta partie, ce sera toi qui serviras de témoin à la mienne, ajouta le capitaine.

-- Prends garde ! dit Vent-en-Panne.

-- Ma résolution est prise. Viens.

-- À la grâce de Dieu ! murmura le flibustier en suivant son compagnon.

Ils pénétrèrent alors dans la salle, et, se frayant un passage à travers les groupes, ce qui ne leur fut pas difficile, car tous deux étaient fort considérés de leurs compagnons, ils arrivèrent bientôt devant la table occupée par le boucanier, qui, avec un sourire railleur, les regardait s'approcher de lui.

-- Ah ! ah ! dit Boute-Feu, avec un rire grossier, est-ce que vous voudriez tenter la chance contre moi, compagnons ?

-- Pourquoi non ? répondit Vent-en-Panne.

-- Essaye, si le cœur t'en dit, reprit en ricanant le boucanier, je ne demande pas mieux que de t'enlever jusqu'à ton dernier doublon, mon vieux camarade.

-- D'abord je ne suis pas ton camarade, Dieu merci ! Garde donc, je te prie, ces épithètes malséantes pour d'autres, fit le flibustier d'un ton bourru. Quant à m'enlever mon dernier doublon, c'est ce que nous allons voir et pas plus tard que tout de suite.

-- Le tien et celui de ton compagnon par-dessus le marché, si, contrairement à ses habitudes, ajouta-t-il avec ironie, il a le courage de se mesurer enfin avec moi.

-- Pas d'injures gratuites, Boute-Feu, contre un homme qui ne t'attaque pas, répondit froidement Ourson.

-- Je n'ai que faire de tes observations, répondit brutalement le boucanier, et si tu n'es pas content, je suis prêt à te rendre raison où et quand tu voudras et comme il te plaira.

-- Je te ferai remarquer, reprit paisiblement Ourson, que rien n'a motivé entre nous la mauvaise querelle que tu me cherches en ce moment, et que je ne me suis en aucune façon mêlé à ta discussion avec mon ami Vent-en-Panne.

À cette altercation si subitement soulevée, un cercle de Frères de la Côte s'était immédiatement formé autour de la table, attendant curieusement ce qui ne manquerait pas de survenir ; car chacun connaissait la haine que Ourson et Boute-Feu entretenaient l'un contre l'autre, et les spectateurs prévoyaient un dénouement terrible à cette escarmouche de mots si audacieusement entamée par le boucanier.

Boute-Feu n'était pas aimé par les Frères de la Côte ; son bonheur constant au jeu, depuis quelques jours, augmentait encore, s'il est possible, l'éloignement général, et la plupart des assistants nourrissaient l'espoir secret que son adversaire lui infligerait enfin le rude châtiment que, sans doute faute d'occasion propice, il avait si longtemps différé.

Ourson était calme, froid, et, bien qu'un peu pâle, complètement maître de lui.

-- C'est bon, répondit Boute-Feu, en haussant les épaules avec dédain ; assez de discussion entre nous. On ne saurait lancer, malgré lui, un mauvais chien sur la voie. Restons-en là ; j'admire ta prudence et m'incline devant elle.

-- Trêve de rodomontades ! s'écria Vent-en-Panne ; Ourson a raison, c'est toi qui lui as cherché querelle : s'il ne te répond pas en ce moment c'est qu'il a probablement des motifs pour agir ainsi ; mais j'imagine que tu ne perdras rien pour attendre. Jouons, cela vaudra mieux.

-- Jouons donc ! dit Boute-Feu. Quel est ton enjeu ?

-- Deux mille piastres, répondit le flibustier en retirant une longue bourse des poches de sa culotte.

-- Arrête, dit froidement Ourson, qui posa la main sur le bras de Vent-en-Panne, laisse-moi m'expliquer avec cet homme,

Le flibustier regarda son ami, il vit briller un si sombre éclair au fond de son œil noir, qu'il remit sa bourse dans sa poche et se contenta de répondre ces trois mots :

-- À ton aise !

Ourson fit alors un pas en avant, appuya les mains sur la table et, se penchant vers le boucanier :

-- Boute-Feu, dit-il, d'une voix brève et tranchante, en pénétrant dans cette salle je ne savais pas t'y rencontrer, je ne le désirais pas, car dans mon cœur le mépris égale la haine que j'éprouve pour toi ; mais puisque, poussé par ton mauvais destin, au lieu d'imiter ma conduite réservée et sage, tu n'as pas voulu feindre une indifférence semblable à la mienne, eh bien ! soit, j'accepte la partie que tu me proposes.

-- Est-il besoin de tant de paroles oiseuses pour aboutir à ce résultat ridicule ? fit le boucanier, avec son mauvais sourire,

-- Peut-être. Écoute-moi ; nos Frères ici présents nous serviront de témoins ; nous jouerons trois parties de passe-dix, pas une de plus, pas une de moins ; tu seras tenu d'accepter les conditions que je te poserai. Acceptes-tu ?

-- Mais les parties que tu perdras ?

-- Je n'en perdrai pas, répondit-il nettement, j'entame avec toi une lutte suprême dont, j'en ai la conviction, je sortirai vainqueur.

-- Allons donc, tu es fou.

-- Tu as peur, c'est bien, je n'insiste pas. Fais-moi, pour les insultes que tu m'a adressées, des excuses devant nos Frères, et je me retirerai à l'instant.

-- Des excuses, moi ? vive Dieu ! prends garde à tes paroles.

-- Je t'avertis, reprit froidement Ourson en sortant un pistolet de sa ceinture et en l'armant, qu'au moindre geste suspect je te tue comme une bête féroce que tu es.

Le boucanier, ivre de fureur, mais tenu en respect par le long canon du pistolet dirigé sur sa poitrine, jeta un regard circulaire sur les assistants, peut-être pour demander du courage à quelque visage ami.

Tous les flibustiers étaient sombres, silencieux : la seule expression qu'il lut sur leurs traits fut celle d'une joie ironique.

Par un violent effort de volonté, il refoula au dedans de son cœur la colère qui faisait bouillonner son sang, et d'une voix calme, dans laquelle il eût été impossible de surprendre le plus léger tremblement :

-- J'accepte ta proposition, dit-il.

-- Laquelle ? celle de me faire des excuses ?

-- Jamais ! s'écria Boute-Feu.

-- Très bien ; vous avez entendu, mes Frères, fit Ourson en s'adressant aux assistants.

-- Nous avons entendu, répondirent ceux-ci d'une seule voix.

-- Donc, voici les conditions de la première partie, reprit le capitaine de sa voix ferme et accentuée ; les dés au nombre de trois et le cornet, également inconnus à toi et à moi, seront pris au hasard.

-- Supposes-tu que mes dés soient pipés ? s'écria Boute-Feu d'un ton de menace.

-- Je ne suppose et ne veux rien supposer, j'use de mon droit, voilà tout.

Boute-Feu jeta violemment son cornet à terre et le foula aux pieds avec rage.

Toutes les parties avaient été interrompues ; les Frères de la Côte se pressaient curieusement autour de la table, montés sur les bancs, les tables et les barils, afin d'assister à ce duel d'une nouvelle espèce et de mieux voir, retenant leur respiration et faisant un si profond silence qu'on eût entendu le vol d'une mouche dans cette salle, où cependant près de deux cents personnes étaient réunies.

-- Voici un cornet et des dés, mon ami, dit, en venant prendre place auprès du capitaine, un homme devant qui tous les Frères de la Côte s'écartèrent avec respect,

-- Merci, Montbars, répondit Ourson, qui pressa affectueusement la main du redoutable flibustier.

Puis, s'adressant à Boute-Feu :

-- Nous jouerons chacun un coup, reprit-il ; le point le plus élevé passant dix gagnera, à moins d'une rafle, cette rafle fût-elle d'as. Est-ce entendu comme cela ?

-- Oui, répondit le boucanier d'une voix sourde.

-- Nous ne jouerons que trois parties.

-- Soit !

-- Et j'aurai seul le droit de fixer l'enjeu.

-- À moins que je ne gagne.

-- Naturellement. Fixons le premier enjeu ; combien as-tu là devant toi ?

-- Huit mille sept cents piastres.

-- À combien évalues-tu ce que tu possèdes, maisons, meubles, engagés, tout enfin ?

-- À pareille somme.

-- Tu te fais bien riche, il me semble, dit Ourson en riant.

-- As-tu compté avec moi ? répondit brutalement le boucanier ; c'est mon prix.

En ce moment, Ourson sentit qu'on le touchait légèrement à l'épaule, il se retourna.

Derrière lui se tenaient, humbles et désolés, les malheureux prisonniers espagnols.

-- Par pitié, señor ! murmura une voix douce et plaintive à son oreille.

-- C'est juste, fit Ourson ; et ces gens, reprit-il, en désignant les prisonniers, combien les estimes-tu ?

-- Dix mille piastres, pas un réal de moins.

Le capitaine hésita un instant.

-- Au nom de la sainte Vierge, pitié ! señor, reprit la même voix avec un accent de douleur navrante.

-- Ainsi le tout forme un total de vingt-sept mille quatre cents piastres, dit Ourson.

-- Tu sais compter parfaitement, mon maître, fit en ricanant Boute-Feu ; c'est un beau chiffre, n'est-ce pas ?

-- Un beau chiffre ! Je te joue treize mille sept cents piastres pour la première partie.

Un murmure d'admiration circula dans la foule attentive.

-- Bien ! Mets au jeu, fit le boucanier avec un sourire narquois.

-- Je n'ai pas cet argent sur moi, dit paisiblement Ourson.

-- Alors, rien de fait, compagnon ; je ne joue pas sur parole.

Le capitaine se mordit les lèvres ; mais, avant qu'il eût le temps de répliquer, Montbars l'arrêta d'un geste.

-- Je réponds pour lui, dit-il en fixant son regard d'aigle sur le boucanier, qui baissa les yeux d'un air confus.

-- Et moi aussi, s'écria Vent-en-Panne. Cornebœuf ! ce que j'ai, je le lui abandonne de bon cœur.

-- Et moi de même, ajouta le beau Laurent, qui fendit la foule et vint s'appuyer contre la table, à deux pas de Boute-Feu.

-- Qu'as-tu à dire ? fit Ourson, en pressant les mains tendues vers lui ; trouves-tu que ces garanties soient suffisantes ?

-- Oui ; jouons ! mille diables, et que tout cela finisse !

-- Voici le cornet, commence.

Le boucanier saisit le cornet sans répondre ; il l'agita quelques instants d'un mouvement fébrile, puis les dés roulèrent sur la table avec un bruit mat.

-- Beau point, dit doucement Ourson ; six et six douze et cinq dix-sept. À moi.

Il prit nonchalamment le cornet, l'agita et le renversa.

-- Tiens, dit-il en riant, rafle de six, tu as perdu.

-- Enfer ! s'écria Boute-Feu, qui devint livide.

-- Il paraît que la chance a tourné, reprit le flibustier. À la seconde partie ! Je n'ai plus besoin de répondants maintenant, je joue ce que je t'ai gagné contre ce qui te reste.

Boute-Feu agita nerveusement les dés et renversa le cornet. :

-- Ah ! ah ! s'écria-t-il tout à coup avec un rire de triomphe, la chance n'a pas tourné encore, mon maître, regarde, rafle de quatre.

-- Oui, répondit Ourson, c'est beau, mais on peut faire mieux. Qu'en penses-tu ? ajouta-t-il.

Les dés avaient amené rafle de cinq.

-- Ruiné ! s'écria le boucanier, en essuyant la sueur froide qui inondait son visage pâle comme celui d'un mort.

-- Tu l'as dit, compagnon, répondit Ourson en relevant la tête ; tu es ruiné ; mais ce n'est pas tout, oublies-tu donc que nous avons encore une dernière partie à jouer.

-- Je ne possède plus rien.

-- Tu te trompes ; il te reste quelque chose encore que je veux te gagner.

-- Quoi donc ?

-- Ta vie ! s'écria-t-il d'une voix terrible ; t'imagines-tu, par hasard que j'aie entamé avec toi cette lutte suprême pour le misérable plaisir de te dépouiller de cet or que je méprise ? Non, non, Boute-Feu, c'est ta vie qu'il me faut ! pour te la gagner, je te joue non seulement toute ta fortune qui est mienne maintenant, mais ma vie encore. Le perdant se brûlera la cervelle, ici, immédiatement, devant tous.

Un frisson de terreur passa comme un courant électrique dans les rangs des Frères de la Côte à cette étrange proposition.

-- Ourson ! c'est de la folie cela, s'écria Montbars.

-- Arrête ! arrête ! crièrent vivement plusieurs flibustiers,

-- Frères, reprit Ourson avec un froid sourire, je vous remercie de l'intérêt que vous me portez, mais ma résolution est irrévocable ; d'ailleurs, croyez-moi, je joue à coup sûr, cet homme est condamné ; voyez-le, la terreur l'a déjà presque terrassé ; l'orgueil seul le soutient encore. Je consens cependant à lui donner une dernière chance de sauver sa vie : qu'il confesse publiquement ses crimes et qu'il en demande humblement pardon. À cette condition, je lui pardonne.

-- Jamais ! s'écria Boute-Feu, arrivé au paroxysme de la rage. Ta vie ou la mienne, soit ! L'un de nous est de trop sur terre et doit disparaître ; jouons donc cette dernière partie, et sois maudit !

Il jeta les dés en détournant les yeux.

Un cri de stupeur s'éleva dans la foule.

Il avait amené rafle de cinq.

-- C'est presque le coup de tout à l'heure, dit Ourson en ramassant les dés avec indifférence et les remettant dans le cornet ; mais ne te hâte pas de triompher, tu es plus près de la mort que tu ne supposes.

-- Joue ! joue donc ! s'écria le boucanier d'une voix sifflante, la poitrine oppressée, les yeux hagards, en proie à une angoisse que nulle expression ne saurait rendre.

-- Frères, reprit Ourson toujours impassible, ceci est le jugement de Dieu. Afin de bien vous prouver que cet homme est irrémissiblement condamné par la justice divine, je ne toucherai même pas le cornet ; l'un de vous jouera pour moi ce coup suprême.

-- Ce ne sera pas moi ! s'écria Montbars. C'est tenter Dieu, cela !

-- Tu te trompes, Frère ; c'est au contraire faire éclater devant tous son infaillible puissance ; prends le cornet et jette les dés.

-- Non, sur mon âme, je ne le ferai pas.

-- Je t'en prie, Frère.

Montbars hésitait.

-- Joue donc, as-tu peur ? joue, répétait machinalement Boute-Feu, replié sur lui-même comme un tigre aux aguets, les mains crispées sur la table, le regard fixe et égaré.

Le flibustier mit presque de force le cornet dans la main de Montbars.

-- Va, et ne crains rien, dit-il.

-- Que Dieu me pardonne ! murmura Montbars et il jeta les dés en détournant la tête.

Au même instant, un cri strident se fit entendre, qui n'avait rien d'humain : Ourson fut brusquement tiré en arrière par une main inconnue ; un coup de feu retentit et une balle alla, avec un sifflement sinistre, se loger avec un bruit mat dans une des poutres du plafond.

Tout cela se passa si rapidement qu'une minute à peine s'écoula entre le cri et le coup de feu.

Quand les flibustiers revinrent de la stupeur causée par cet incident étrange, ils aperçurent le boucanier renversé sur la table et maintenu, malgré ses efforts, par la main puissante du beau Laurent ; il tenait encore dans les doigts crispés le pistolet fumant.

Les dés en tombant avaient amené une rafle de six.

Heureusement pour Ourson, deux personnes veillaient sur lui : la première, la prisonnière espagnole qui l'avait bravement attiré en arrière, au risque de devenir elle-même victime de son dévouement ; la seconde, le beau Laurent, qui surveillait attentivement le boucanier et avait détourné le coup.

Montbars fit un geste pour réclamer le silence.

Chacun se tut.

-- Frères, reprit le flibustier, vous avez tous été témoins de ce qui vient de se passer.

-- Oui ! oui ! s'écrièrent les Frères de la Côte d'une seule voix.

-- Donc, vous reconnaissez comme moi que nous avons le droit d'user de nos privilèges et de juger l'assassin ?

-- Oui, répondit Vent-en-Panne au nom de tous, il doit être jugé ici même, tout de suite.

-- C'est bien, Frères, dit Montbars, que décidez-vous de cet homme, après le lâche attentat dont il s'est rendu coupable ?

-- Il doit mourir, répondirent les assistants d'une seule voix.

-- C'est votre jugement ?

-- Oui, la mort, répondirent tous les Frères de la Côte.

-- Armez une embarcation, qu'il soit à l'instant conduit sur la roche du Requin.

Plusieurs hommes s'élancèrent hors de la salle et quittèrent aussitôt l'auberge.

Ce fut en vain que Ourson intercéda pour que le misérable fût laissé libre de se brûler la cervelle, les flibustiers demeurèrent inflexibles.

Quelques minutes plus tard, Boute-Feu, solidement garrotté et transporté dans une pirogue, quittait le Port-Margot, sous la conduite de dix flibustiers commandés par Montbars, qui avait voulu exécuter lui-même la sentence.

Cette sentence était terrible.

La roche du Requin s'élevait à fleur d'eau à six lieues au large ; à chaque marée, la mer la recouvrait entièrement.

L'homme condamné par la justice implacable des flibustiers était abandonné sans vivres et sans armes sur cette roche, pour y attendre la mort dans des angoisses et des tortures horribles.

Tel était le sort réservé à Boute-Feu.

Une heure avant le lever du soleil, au moment où la marée commençait à monter, la pirogue accosta le débarcadère ; Montbars et ses compagnons débarquèrent froidement, en hommes qui viennent d'accomplir un devoir.

À cette heure déjà probablement le boucanier n'existait plus.

III -- De quelle façon le capitaine Ourson Tête-de-Fer disposa de la fortune qu'il avait gagnée, au passe-dix, à son ancien maître.

Le dénouement terrible, mais depuis longtemps prévu de cette étrange partie entre deux ennemis implacables, avait cependant causé une émotion extrême dans la foule réunie à l'Ancre-Dérapée.

Les Frères de la Côte, qui avaient suivi avec anxiété les péripéties singulières de la partie, regardaient maintenant le capitaine avec une admiration craintive.

En ce moment, M. d'Ogeron, gouverneur au nom du roi de l'île de la Tortue et des établissements français de Saint-Domingue, fit son entrée dans la salle, salua les assistants, qui se découvrirent avec respect, et vint froidement prendre place au milieu des principaux flibustiers.

M. d'Ogeron était un homme d'une vaste intelligence et d'un grand cœur ; il s'était imposé la mission périlleuse et presque impossible de régénérer ces hommes égarés, et de faire rentrer dans la grande famille humaine des enfants révoltés que l'impétuosité de leur caractère et leur amour ardent, pour la liberté en avaient brutalement séparés ; cette mission, il l'accomplissait avec un dévouement sans égal.

Souffert plutôt qu'accepté réellement par les flibustiers, qui tous l'aimaient cependant et le respectaient, il était considéré bien plus comme un égal que comme un chef, et, à moins de circonstances graves, il ne s'immisçait jamais dans les affaires de la flibuste ; il se contentait d'intervenir par les conseils et la persuasion auprès de ces gens exaltés, qui n'avaient jamais supporté un frein, si léger qu'il fût.

Averti par hasard de ce qui s'était passé à l'auberge de l'Ancre-Dérapée, il s'était aussitôt hâté d'accourir, non pour empêcher l'exécution de la sentence prononcée contre Boute-Feu, mais pour prévenir tout nouvel acte de violence.

La présence du gouverneur fut saluée par des acclamations générales, et chacun se hâta de lui ouvrir respectueusement passage.

Lorsque M. d'Ogeron fut assis, il se pencha vers le capitaine Ourson et lui dit à voix basse quelques mots que celui-ci entendit seul.

-- Soyez tranquille, monsieur, répondit Ourson ; notre but est le même, je m'efforcerai de remplir vos intentions.

Le capitaine se tourna alors vers l'assistance, et, d'une voix qu'une émotion intérieure faisait légèrement trembler, mais qui peu à peu se raffermit, il prit la parole.

-- Frères de la Côte, dit-il, flibustiers de la Tortue, boucaniers de Saint-Domingue et habitants de Port-Margot, vous avez, il y a quelques instants à peine, assisté dans cette salle, non point à une partie terrible jouée entre deux hommes que la haine séparait depuis longtemps, mais à un jugement rendu par Dieu lui-même. Je n'ai été que l'instrument choisi par la colère divine ; poussé malgré moi à agir ainsi que je l'ai fait, je n'ai pas un instant douté du succès : les conditions que j'ai posées, les paroles que j'ai prononcées, tout vous le prouve. Je n'ai donc aucun droit sur les richesses dont je suis devenu propriétaire, et j'y renonce de grand cœur ; j'espère que vous approuverez ma détermination. Nous sommes des lions, nous autres, et non des tigres ; et si nous nous plaisons à jeter notre or sans compter dans de folles et joyeuses orgies, c'est que cet or est le prix de notre valeur, de notre audace, et que notre sang l'a glorieusement acheté.

Des bravos frénétiques couvrirent en ce moment la voix vibrante et fière du capitaine.

Lorsque le calme se fut un peu rétabli, il reprit, le sourire aux lèvres :

-- Je remercie monsieur d'Ogeron, notre respectable gouverneur, l'homme dont la sollicitude paternelle a toujours veillé sur nous, d'avoir daigné se rendre ici ; il sanctionnera ainsi par sa présence la résolution que j'ai prise. Voici mon intention : l'or qui se trouve sur cette table et la fortune de Boute-Feu, maintenant mienne, seront, par les soins de M. d'Ogeron, partagés également entre les plus pauvres d'entre nous, sans distinction de classes, qu'ils soient flibustiers, boucaniers ou habitants. Puisse cette destination enlever à ces richesses mal acquises la boue dont elles étaient souillées ! Quelqu'un d'entre vous sait-il combien Boute-Feu avait d'engagés ?

-- Je le sais, dit le beau Laurent ; il en avait cinq.

-- Et nous voici ! s'écria un homme du milieu de la foule.

-- Approchez, reprit le capitaine.

Cinq pauvres diables à demi nus, hâves et maigres à faire frémir, s'avancèrent timidement.

-- Je vous déclare libres, d'après le droit que me donnent les privilèges des Frères de la Côte, reprit Ourson ; je vous remettrai, selon la coutume, à chacun un fusil, trois livres de poudre et trois livres de balles ; de plus, voici cinq cents écus que vous partagerez entre vous.

Les pauvres gens, éblouis par un bonheur si subit, n'osaient ajouter foi à ce qu'ils entendaient ; ils lançaient des regards effarés autour d'eux, et, finalement, ils fondirent en larmes.

-- Allez, leur dit le capitaine avec un accent de douce pitié, allez, amis, maintenant vos misères sont finies, vous êtes libres et Frères de la Côte.

Les acclamations éclatèrent de nouveau de toute part avec une force telle que les plus vieux boucaniers eux-mêmes, ces cœurs de bronze que rien ne pouvait émouvoir, se sentirent attendris ; c'était plus que de l'enthousiasme, c'était du délire, de la frénésie.

-- Bien ! capitaine, dit M. d'Ogeron en pressant avec émotion la main d'Ourson, vous donnez un noble exemple ; c'est ainsi que nous parviendrons à régénérer ces natures égarées, mais généreuses ; vous me rendez ma tâche facile.

-- J'essaye de marcher sur vos traces, monsieur, répondit respectueusement le capitaine ; je ne saurais avoir un meilleur modèle.

-- Capitaine, avec dix hommes comme vous, dit à voix basse M. d'Ogeron, en un an cette magnifique colonie serait régénérée.

-- Ou perdue, murmura-t-il d'un air pensif.

-- Oh ! le croyez-vous donc ?

-- Hélas ! nous ne sommes pas des hommes comme les autres, c'est du feu qui circule dans nos veines et non du sang.

-- M'abandonnez-vous ?

-- Vous ne le supposez pas ; de plus vous allez en avoir la preuve.

Le gouverneur sourit et lui serra la main.

Les Frères de la Côte attendaient impassibles la fin de ce colloque.

-- Je n'ai pas terminé, Frères, reprit Ourson après un instant de silence, il me reste encore à décider du sort des prisonniers espagnols. Est-il juste que ces malheureux, demeurent esclaves, lorsque tous nous avons part à l'héritage de l'homme que nous avons condamné ? Bien que ces prisonniers appartiennent à une race que nous abhorrons, nous commettrions une injustice inqualifiable en les laissant en esclavage. À ces fiers Espagnols qui nous traitent si hautainement de ladrones et nous traquent comme des bêtes fauves, montrons que nous les méprisons trop pour les craindre ! rendons la liberté à ces prisonniers, laissons-les retourner au milieu de leurs parents et de leurs amis, qui n'espèrent plus les revoir. En nous connaissant mieux, les Espagnols nous redouteront davantage. Approuvez-vous cette détermination, mes Frères ?

Il y eut une hésitation visible dans la foule ; un instant le capitaine craignit que sa noble résolution n'échouât devant la haine de ses compagnons.

Une loi des flibustiers défendait, sous peine de mort, à un Frère de la Côte, de rendre, sans l'assentiment général, la liberté à un prisonnier espagnol, homme, femme, enfant ou prêtre.

M. d'Ogeron jugea la position d'un coup d'œil ; il comprit que le capitaine avait dans sa générosité dépassé les bornes de la prudence et que s'il n'intervenait pas, tout était perdu.

-- Capitaine Ourson Tête-de-Fer, dit-il en se levant au nom de tous les Frères de la Côte, je vous remercie de la généreuse initiative que vous ne craignez pas de prendre. La flibuste est trop puissante pour redouter ses ennemis, elle les attaque bravement en face, les renverse, et, quand elle les a vaincus, son cœur doit s'ouvrir à la pitié. À quelque nation qu'ils appartiennent, souvenons-nous que les malheureux sont frères ! C'est à nous, mis au ban de la société, qu'il appartient de donner au monde, qui nous méconnaît, cet exemple d'humanité. Je vous le répète, capitaine, au nom de la flibuste je vous remercie. Vos prisonniers sont libres, vous êtes maître d'en disposer pour les rendre à leurs familles.

-- Oui, oui ! s'écrièrent les flibustiers entraînés par les nobles paroles de M. d'Ogeron, qu'ils soient libres ! Vive le gouverneur ! vive Ourson Tête-de-Fer !

L'élan était donné, l'enthousiasme devint général.

Les prisonniers espagnols étaient sauvés.

-- À mon tour, je vous remercie, monsieur, dit le capitaine avec émotion ; car sans vous, j'échouais au port.

-- Ne croyez pas cela, mon cher capitaine, répondit en souriant le gouverneur. Ces hommes sont de grands enfants, dont le cœur est resté bon ; il ne s'agit que de savoir faire vibrer chez eux les cordes généreuses.

L'or, resté jusqu'à ce moment sur la table, fut remis à M. d'Ogeron, chargé d'en faire le partage ; puis on quitta l'auberge de l'Ancre-Dérapée.

La foule accompagna le capitaine jusqu'à la maison qu'il habitait en poussant des cris de joie, et ne se sépara définitivement que lorsque Ourson, deux ou trois de ses amis les plus intimes et les prisonniers espagnols eurent enfin disparu dans l'intérieur de l'habitation.

Mais, pendant la nuit entière, la ville fut en proie à une agitation extrême, et des groupes nombreux parcoururent les rues en chantant et en poussant de joyeuses clameurs en l'honneur du capitaine Ourson Tête-de-Fer et de M. d'Ogeron.

Les prisonniers espagnols étaient dix-huit hommes et deux femmes.

Dès qu'il fut rentré chez lui, Ourson Tête-de-Fer donna à ses engagés l'ordre de préparer un appartement pour ces étrangers, que désormais il considérait comme ses hôtes ; puis, après les avoir assurés que rien ne leur manquerait, et que dès le lendemain il s'occuperait de leur faire quitter sûrement la colonie, il prit congé d'eux, et, coupant brusquement court à leurs assurances d'une reconnaissance éternelle, il rejoignit ses amis, qui, confortablement installés dans un salon, buvaient et fumaient en l'attendant.

-- Hé ! hé ! lui dit le beau Laurent, tu jouais gros jeu en t'intéressant ainsi aux prisonniers.

-- C'est vrai, Frère, répondit le capitaine, mais je devais agir ainsi que je l'ai fait. Lorsque Boute-Feu a tenté de m'assassiner, un des prisonniers, une femme, je crois, s'est résolument jetée devant moi, dans l'intention évidente de me sauver la vie.

-- Je l'ai vue, dit Michel le Basque ; c'est une femme en effet, jeune à ce qu'il m'a semblé ; car elle était si bien cachée dans ses coiffes, qu'il ne m'a pas été possible de distinguer seulement le bout de son nez.

-- S'il en est ainsi, reprit le beau Laurent, tu as bien fait, Ourson ; il n'eût pas été convenable qu'un gavacho se fût montré plus généreux qu'un Frère de la Côte.

-- C'est ce que j'ai pensé, répondit avec douceur le capitaine.

-- Ce que je vois de plus clair dans tout cela, dit le beau Laurent, c'est que tu as fait la conquête d'une Espagnole charmante, du moins je le suppose.

-- Tu es fou !

-- Oui, oui, reprit le beau Laurent avec un sourire railleur, ta réputation est connue ; mais, ajouta-t-il, que comptes-tu faire de tes hôtes ?

-- Je ne sais trop comment leur faire quitter la colonie, en ce moment surtout, où tous les navires sont dehors.

-- Pardieu ! rien de plus facile, dit Vent-en-Panne. J'ai pour intime ami un boucanier, dont sans doute tu as entendu parler souvent, car il jouit d'une grande réputation parmi nous.

-- Comment le nommes-tu ?

-- Le Poletais.

-- Qui ne connaît le Poletais, au moins de réputation ? répondit le capitaine.

-- Bon ! c'est un chasseur de taureaux, il méprise le sanglier, qu'il n'attaque que rarement et quand il y est forcé ; c'est un gars solide, dévoué à ses amis.

-- Oui, oui, dirent les flibustiers, le Poletais est un vrai Frère de la Côte.

-- C'est l'homme qu'il nous faut ; il doit chasser en ce moment aux environs de l'Artibonite ; allons le trouver, il nous donnera tous les renseignements nécessaires pour atteindre une ville ou un bourg espagnol, sans avoir maille à partir plus que de raison avec les cinquantaines. Cette proposition te convient-elle, Ourson ?

-- Parfaitement. Quand partirons-nous ?

-- Cela te regarde, je me mets à tes ordres.

-- Alors, demain, si tu veux.

-- Demain, soit ! Au lever du soleil, je serai ici avec deux de mes engagés ; prends-en deux aussi, cela nous suffira.

-- Les chemins sont-ils praticables pour les chevaux ? demanda le capitaine avec une certaine hésitation.

-- Pourquoi cette question ?

-- Corne bœuf ! je te trouve encore bien naïf, Vent-en-Panne, dit le beau Laurent avec un gros rire ; as-tu donc oublié qu'il y a des dames parmi les prisonniers espagnols ?

-- Tu es un mauvais plaisant, Laurent, répondit Ourson d'un ton de bonne humeur ; cependant je dois convenir que ta remarque est juste. Il ne serait pas humain de contraindre des femmes à faire peut-être vingt lieues à pied à travers des chemins détestables.

-- Ce serait tout à fait inhumain, reprit le beau Laurent avec un sérieux comique.

-- Les chemins sont bons, reprit Vent-en-Panne ; les chevaux passeront facilement.

-- Alors, j'aurai deux chevaux.

-- Comme tu voudras. À demain, c'est convenu.

-- À demain, et merci.

Les flibustiers se levèrent, avalèrent un dernier verre de liqueur, pressèrent cordialement la main du capitaine, et ils se retirèrent, le laissant libre de se livrer au sommeil.

Mais le capitaine ne dormit pas ; un sentiment inconnu qui se glissait sournoisement dans son cœur, une curiosité dont il n'essayait même pas de se rendre compte, le tinrent éveillé pendant la nuit entière.

Malgré lui, les paroles du beau Laurent résonnaient toujours à son oreille.

Le lendemain matin, au point du jour, ainsi qu'il l'avait promis, Vent-en-Panne, l'homme exact par excellence, accompagné de deux de ses engagés, armés jusqu'aux dents, frappait à la porte d'Ourson. Le capitaine lui ouvrit lui-même et vint au-devant de lui, la main tendue.

Nous sommes prêts, dit-il.

-- Alors mettons-nous en route, répondit Vent-en-Panne. En faisant diligence, peut-être rejoindrons-nous vers onze heures ou midi le Poletais à son boucan ; sinon, nous n'aurons plus la chance de le rencontrer avant six heures du soir.

Ourson fit aussitôt avertir les Espagnols.

Dix minutes plus tard, la caravane quittait la maison du flibustier et, tournant le dos à la mer, prenait la direction des montagnes.

Vent-en-Panne et Ourson, suivi de ses chiens et de ses sangliers, dont nous l'avons dit, il ne se séparait jamais, marchaient en tête.

Venaient ensuite les deux dames à cheval ; elles s'étaient si bien enveloppées dans leurs vêtements, leurs mantilles et leurs rebozos, que, de leur visage, on n'apercevait que leurs grands yeux noirs, brillants comme des escarboucles et lançant à droite et à gauche des regards inquiets.

À quelques pas en arrière, les prisonniers espagnols suivaient à pied, le sombrero à larges bords rabattu sur le visage, et embossés jusqu'aux yeux dans les plis épais de leurs manteaux.

Les Espagnols, quelque temps qu'il fasse, pluie ou soleil, froid ou chaud, en Europe comme en Amérique ne quittent jamais leur capa : c'est pour eux le vêtement indispensable par excellence.

Deux engagés d'Ourson Tête-de-Fer et deux engagés de Vent-en-Panne, le fusil sur l'épaule, les pistolets à la ceinture, la hache et l'étui de crocodile contenant des couteaux et des baïonnettes pendus au côté, marchaient sur les flancs de la colonne.

Les quelques habitants que les flibustiers croisèrent dans les rues, les saluèrent respectueusement en leur souhaitant bon voyage, mais sans témoigner une indiscrète curiosité ; les gardes placés à la porte de la ville levèrent la herse et baissèrent le pont-levis dès qu'ils les aperçurent, et bientôt la caravane se trouva en rase campagne.

IV -- Comment les flibustiers rencontrèrent le Poletais occupé à cerner tout seul une Cinquantaine espagnole.

Il faisait sombre encore ; le froid était vif ; à l'horizon les flots de l'océan des Antilles commençaient à prendre des teintes d'un rouge sanglant, le soleil n'allait pas tarder à surgir du sein des eaux.

Les voyageurs suivaient un chemin étroit et rocailleux bordé de chaque côté par les touffes vertes des sassafras ; çà et là surgissaient des groupes de cocotiers qui, aux derniers souffles de la brise expirante, balançaient leurs têtes touffues.

Au loin on apercevait la masse sombre et imposante de la plus épaisse forêt de l'Artibonite, dominée par le haut piton du morne de Curidas .

Le désert commençait à s'éveiller et tous ses hôtes mystérieux saluaient à leur manière le retour du jour.

Les horribles pipas , crapauds à voix de bœuf, mugissaient au bord de quelque marais ignoré, au-dessus duquel tournoyaient en bourdonnant des myriades de mapires et de moustiques ; le campanero ou oiseau-cloche lançait à intervalles égaux sa note vibrante et monotone, les singes piaillaient à qui mieux mieux, les pecaris et les conocushi grognaient sourdement dans les broussailles épineuses, et de grands gypaètes à l'envergure énorme formaient d'immenses cercles dans l'air en poussant des cris rauques et saccadés, auxquels se mêlaient les miaulements stridents des chats sauvages et les chants joyeux des milliers d'oiseaux de toutes espèces et de toutes couleurs frileusement blottis sous la feuillée.

Les voyageurs marchaient bon pas, autant pour s'échauffer, car les matinées sont froides à Saint-Domingue, que pour réparer le temps perdu dans les préparatifs de l'expédition maintenant commencée.

Depuis la sortie de la ville, aucune parole n'avait été prononcée.

Les flibustiers fumaient leurs courtes pipes ; quant aux Espagnols, ils réfléchissaient sans doute à l'événement heureux et inespéré qui les faisait libres alors qu'il ne leur restait plus que la triste perspective d'un éternel esclavage.

Cependant lorsque l'ombre eut complètement disparu pour faire place à cette éclatante lumière tropicale devant laquelle les jours les plus beaux de notre vieille Europe semblent ternes et brumeux, les voyageurs se rapprochèrent peu à peu les uns des autres, et quelques mots s'échangèrent entre les différents groupes qui composaient la caravane,

Ourson Tête-de-Fer si calme, si froid et si maître de lui habituellement, semblait préoccupé, inquiet même ; il regardait incessamment soit en arrière, soit à droite ou à gauche, répondant tout de travers aux questions que lui adressait son compagnon, parfois même s'arrêtant court sans motif apparent, puis se remettant à marcher d'un air de mauvaise humeur.

-- Pardieu, lui dit Vent-en-Panne, je ne sais quelle mouche t'a piqué, mais tu n'es pas aimable ce matin : voilà quatre fois que je t'adresse la même question sans que tu daignes me répondre.

-- Je ne t'ai pas entendu, dit le capitaine du ton d'un homme qui se réveille en sursaut.

-- Alors, c'est autre chose ; il paraît que tu deviens sourd.

-- Sourd, moi !

-- Dame ? puisque tu n'entends pas. Prends garde, camarade, ajouta Vent-en-Panne en se penchant à l'oreille du capitaine, si cela continue, je croirai que le beau Laurent avait raison hier soir.

-- À quel propos fais-tu intervenir le beau Laurent dans tout ceci ? répondit-il en tressaillant malgré lui.

-- Pardieu ! ne disait-il pas que ton intérêt subit pour les prisonniers espagnols avait sa source dans les yeux noirs de l'une des señoras, peut-être même de toutes les deux,

-- Je n'ai pas même jusqu'ici aperçu leur visage.

-- Raison de plus, camarade.

-- Tu es fou.

-- Naturellement, cher ami, et toi tu es sage ; c'est convenu ; seulement, si fou que je sois, si j'étais à ta place, eh bien ! au lieu de laisser échapper une occasion qui peut-être ne se retrouvera jamais, je m'approcherais de ces dames et j'entamerais résolument la conversation avec elles.

-- Qu'y gagnerais-je ?

-- Le plaisir d'entendre une voix douce et mélodieuse caresser ton oreille, n'est-ce donc rien ?

-- Mais de quoi les entretiendrais-je ?

-- Pardieu ! te voilà bien empêché ! Parle-leur de tout et de bien d'autres choses encore, du jour, de la nuit, du temps qu'il fait et de celui qu'il fera.

-- Joli sujet d'entretien et intéressant surtout ! fit-il en haussant les épaules avec dédain.

-- Plus intéressant que tu ne supposes, et je t'en vais donner la preuve à l'instant.

-- Toi ?

-- Ce ne sera pas long ; tu vas voir.

Vent-en-Panne s'arrêta et, lorsque les dames se trouvèrent auprès de lui :

-- Pardon, señora, dit-il poliment à celle dont le cheval était le plus rapproché, je crois m'apercevoir que votre cheval est mal sanglé ; permettez-moi de m'en assurer.

-- Faites, señor, répondit doucement la dame.

Vent-en-Panne visita sérieusement la sangle.

-- Je m'étais trompé, dit-il au bout d'un instant, tout est en parfait état.

-- Je vous remercie de cette attention, señor.

-- Seriez-vous assez bon, señor, dit la seconde dame d'une voix basse et presque inarticulée, pour me permettre de vous adresser une question ?

-- Je suis tout à vos ordres, señora, répondit Vent-en-Panne en saluant respectueusement, ainsi que mon compagnon, ajouta-t-il en désignant Ourson Tête-de-Fer qui marchait auprès de lui et qui, se voyant si brusquement mis en scène, ne savait plus quelle contenance tenir.

-- Marcherons-nous longtemps encore ? reprit la dame.

-- Il m'est impossible de vous faire une réponse positive, señora, par la raison fort simple que je l'ignore comme vous.

-- Vous savez cependant en quel lieu vous nous conduisez, dit la dame avec insistance.

-- À peu près, oui, señora.

-- Comment, à peu près ? fit l'Espagnole avec un rire frais et mélodieux,

-- Vous êtes indiscrète, Lilia, prenez garde, lui dit sa compagne.

-- Indiscrète, moi ? se récriait-elle, pourquoi donc, ma chère Elmina ?

-- Parce que vous devriez voir que ces cavaliers ont sans doute des motifs graves pour ne pas répondre autrement.

-- Vous nous faites injure, señora, dit doucement Ourson Tête-de-Fer en se mêlant tout à coup à la conversation ; ce que mon ami vous a dit est, je vous l'affirme, l'exacte vérité.

-- Je vous crois, señor, répondit doña Elmina avec émotion, vos procédés envers nous ont été jusqu'à présent trop nobles et trop généreux pour que nous mettions un instant vos paroles en doute.

-- Pardon ! señora, si vous me le permettez, je vous expliquerai en deux mots cette affaire qui, avec raison, vous intrigue. Vous savez que nous sommes en état de guerre continuelle avec vos compatriotes ?

-- Oui, je le sais, répondit doña Elmina avec une légère altération dans la voix.

-- Il nous faut donc user d'une extrême prudence pour approcher des frontières espagnoles, si nous ne voulons risquer de tomber dans une embuscade.

-- Mais, dit avec animation doña Lilia, avec nous ce danger n'existe pas. Si on nous attaquait...

-- Silence, Lilia, au nom du ciel ! s'écria vivement doña Elmina en posant la main sur le bras de sa compagne.

-- Or nous sommes marins, nous autres, et par conséquent nous ne connaissons que très mal les parages dans lesquels nous nous trouvons, reprit en souriant le capitaine ; nous sommes donc à la recherche d'un boucanier de nos amis, qui chasse dans les environs et qui nous procurera sans doute les moyens d'atteindre sans encombre une ville ou un bourg espagnol quelconque : voilà tout le mystère, señora.

-- Je vous remercie, caballero ; l'affaire est très simple et je reconnais, qu'effectivement votre ami ne pouvait me répondre autrement qu'il l'a fait.

-- Les Espagnols s'étaient rapprochés sans affectation et ils écoutaient l'entretien d'un air assez mécontent, comme si leur intraitable orgueil castillan se fût blessé de voir que deux señoras consentissent à causer ainsi avec des ladrones, bien que ces ladrones leur eussent rendu un immense service.

Les flibustiers jugèrent inutile de continuer plus longtemps une conversation à laquelle trop de personnes se trouveraient avoir part ; ils saluèrent donc respectueusement les deux dames et regagnèrent leur poste à la tête de la caravane.

-- Eh bien, dit en riant Vent-en-Panne à son ami, tu vois que cela n'a pas été difficile.

-- C'est vrai, mais à quoi cela nous a-t-il servi ?

-- Comment ! à quoi cela nous a servi ? mais d'abord à savoir les noms de ces deux dames, noms que, entre parenthèses, je trouve charmants, et toi ? ensuite à découvrir que nos ex-prisonniers sont des gens beaucoup plus importants qu'il ne leur plaît sans doute de le paraître.

-- Et quand et comment as-tu fait cette belle découverte ? dit-il avec ironie.

-- La plus naturellement du monde, lorsque doña Lilia a été brusquement interrompue par sa compagne, au moment où elle allait probablement laisser échapper son secret.

-- Oui, je me le rappelle à présent ; en effet, cela m'a frappé.

-- Mais voici que nous entrons dans la plaine de l'Artibonite, reprit Vent-en-Panne : attention ! Dans une heure, peut-être plus tôt, nous rencontrerons le Poletais.

Il était environ dix heures et demie du matin ; la caravane marchait depuis plus de six heures ; la route qu'elle suivait, au lieu de la conduire dans la forêt, l'avait menée au centre d'une savane immense couverte de hautes herbes, d'épaisses futaies, et coupée çà et là par des marécages et des cours d'eau assez larges, mais peu profonds. Le morne de Curidas, laissé un peu sur la droite, dominait toute la plaine de sa masse sombre et imposante.

La chaleur devenait accablante ; les prisonniers espagnols, gens riches sans doute et habitués à tous les raffinements du luxe et du confort, paraissaient beaucoup souffrir de la fatigue ; ils n'avançaient plus qu'avec peine, trébuchant à chaque pas sur les cailloux de la route, mais silencieux, résignés, ne laissant pas échapper une plainte.

Quant aux flibustiers, rompus de longue date à la vie du désert, habitués à surmonter, comme en se jouant, les plus grands obstacles, ils continuaient à marcher d'un pas égal et sûr.

-- Je crois, dit le capitaine, que, malgré leur stoïcisme castillan, nos ex-prisonniers ne seraient pas fâchés de prendre une heure ou deux de repos, qu'en penses-tu compagnon ?

-- Je suis de ton avis ; ils ont peine à nous suivre ; aussi je cherche un emplacement convenable pour établir un campement, répondit Vent-en-Panne.

La caravane traversait en ce moment un bois très touffu et qui semblait s'étendre assez loin dans toutes les directions.

-- Nous nous arrêterons, à l'ombre, continua le flibustier, lorsque nous atteindrons la limite du couvert ; il ne serait pas prudent de faire halte dans l'endroit où nous sommes. J'aime assez voir clair autour de moi ; je me méfie de ces murailles de lianes et de feuilles, on ne sait jamais qui se cache derrière.

À peine Vent-en-Panne avait-il prononcé ces paroles qu'un coup de feu éclata à une distance assez rapprochée et une voix mâle et sonore s'écria d'un ton de menace :

-- J'ai défendu de tirer sous peine de mort, corbleu ! À quoi bon gaspiller ainsi de la poudre inutilement, mille diables ! puisque ces gavachos maudits sont cernés et qu'ils ne sauraient nous échapper ?

Les voyageurs tressaillirent et s'arrêtèrent instinctivement.

Ils pressentaient une scène de lutte et peut-être de carnage, comme il ne s'en passait que trop souvent au fond de ces déserts ignorés, lorsque les Espagnols et les boucaniers se trouvaient subitement en présence.

-- C'est le Poletais, dit Vent-en-Panne à l'oreille du capitaine. Il doit y avoir quelque diablerie là-dessous ; attention !

Un certain bruit, comme celui que produit la marche pesante d'un détachement armé, s'entendit alors sous bois.

-- Nous ne sommes pas dupes de votre ruse, répondit en castillan une voix hautaine ; les gens auxquels vous parlez n'existent que dans votre imagination.

-- Vous croyez ? reprit aussitôt le Poletais en ricanant ; je vous répète que vous êtes cernés par des forces considérables ; prenez-y garde ! au moindre mouvement que vous tenterez, on fera feu sur vous de tous les côtés à la fois.

Les Espagnols semblèrent prendre au sérieux la menace ; car le bruit de la marche du détachement cessa aussitôt.

-- Montrez-vous au moins, reprit l'officier espagnol avec impatience, montrez-vous ; que nous sachions à qui nous avons affaire.

-- Vous nous verrez plus tôt que vous ne le pensez, dit le Poletais de sa voix goguenarde ; vous vous êtes fourrés dans un guêpier ; tant pis pour vous, mes maîtres ! il ne vous reste qu'un moyen d'en sortir, je vous en avertis, c'est de mettre immédiatement bas les armes et de vous rendre à discrétion.

-- Nous ne pouvons traiter avec un ennemi invisible, reprit la même voix, qui sans doute était celle de l'officier commandant la Cinquantaine espagnole.

-- À votre aise ! Je vous donne cinq minutes pour vous décider.

Il y eut un silence.

Les acteurs toujours invisibles de cette scène se consultaient entre eux probablement.

Ourson dit quelques mots à voix baisse à Vent-en-Panne ; celui-ci répondit par un geste d'assentiment ; puis il appela d'un coup de sifflet doucement modulé les quatre engagés auprès de lui et leur donna ses ordres, tandis que le capitaine s'approchait des prisonniers.

-- Señores, dit Ourson, il se passe autour de nous des choses étranges, ainsi que vous l'avez entendu ; quelques-uns de nos compagnons sont aux prises avec une Cinquantaine ; donnez-moi votre parole d'honneur de rester neutres et, quoi qu'il arrive, de ne pas prononcer un mot, de ne pas faire un geste qui puissent révéler notre présence dans ce bois ; si vous refusiez de prendre cet engagement, le soin de notre sûreté nous contraindrait à des mesures qui répugnent à notre délicatesse, surtout dans la situation où nous sommes placés vis-à-vis les uns des autres.

-- Señor, répondit avec noblesse un des prisonniers, votre conduite envers nous a été trop chevaleresque pour que nous hésitions à prendre l'engagement que vous nous demandez. Au nom de mes compagnons et au mien, je vous donne ma parole d'honneur que, quoi qu'il arrive, nous conserverons la plus stricte neutralité ; nous n'en sortirons que pour vous venir en aide, au cas où la fortune se déclarerait contre vous, et que votre liberté ou votre vie seraient en danger.

-- J'accepte votre parole, caballero, reprit le capitaine, et, après avoir courtoisement salué l'Espagnol, il rejoignit Vent-en-Panne.

Sur l'ordre de celui-ci, les engagés avaient disparu sous le couvert, en se glissant, comme des serpents, à travers les buissons et les broussailles.

-- Les cinq minutes sont écoulées, dit le Poletais, vous rendez-vous, oui ou non ?

-- Nous ne nous rendrons pas à des ennemis invisibles, répondit immédiatement l'officier espagnol.

-- Ah ! eh bien, nous allons rire ! cria le boucanier de son ton le plus goguenard. Attention ! mes braves.

-- Nous sommes prêts, capitaine ! crièrent, avec un accent de menace, plusieurs voix partant de divers côtés à la fois.

Et un bruit formidable de branches cassées se fit entendre dans les broussailles.

C'étaient les engagés de Vent-en-Panne et de Ourson qui donnaient la réplique.

-- Faut-il tirer ! cria Vent-en-Panne.

-- Pas encore ! répondit le boucanier, sans s'émouvoir ni paraître étonné de ce secours qui lui tombait littéralement du ciel si à l'improviste ; prends vingt hommes avec toi, Vent-en-Panne, et ferme la retraite aux gavachos.

-- Ourson Tête-de-Fer occupe déjà cette position avec quinze hommes, répliqua aussitôt Vent-en-Panne.

-- Bien, pas de quartier ! Ourson, tu m'entends ? il faut châtier ces drôles comme ils le méritent, reprit imperturbablement le Poletais.

-- Sois tranquille frère, pas un n'échappera, répondit Ourson d'une voix ferme.

Les Espagnols, atterrés d'entendre parler tant d'individus à la fois, lorsqu'ils supposaient n'avoir affaire qu'à un seul, et terrifiés par les noms de Vent-en-Panne et de Ourson Tête-de-Fer, dont la réputation formidable les glaçait de terreur se crurent réellement perdus et n'essayèrent pas de résister davantage.

-- Nous nous rendons, cria l'officier. Quartier au nom de la très sainte Trinité, señores ladrones !

-- Jetez vos armes, dit le Poletais. Quatre hommes à moi pour ramasser les lances de ces drôles !

Vent-en-Panne, Ourson et deux engagés s'avancèrent dans la direction du Poletais, qui, embusqué derrière un buisson, riait comme un fou de la charmante plaisanterie qu'il avait faite.

-- Qu'as-tu de monde avec toi ? lui demanda Vent-en-Panne.

-- Je suis seul, répondit le Poletais. Ces drôles m'ont surpris pendant que mes trois engagés étaient en chasse. C'est égal, Frères, ajouta-t-il en tendant la main aux deux flibustiers, vous pouvez vous flatter d'être arrivés à temps ; ma position commençait à être sinon mauvaise, du moins assez embarrassante.

-- Ton idée de cerner la Cinquantaine est magnifique, s'écria Vent-en-Panne avec enthousiasme, c'est pour moi la plus haute expression de l'audace.

-- Tu plaisantes, je n'avais que ce moyen-là pour me tirer du mauvais pas où j'étais ; c'est égal, quand j'ai entendu ta voix amie, j'ai éprouvé un fier soulagement ; mais ne donnons pas aux gavachos le temps de se raviser, allons prendre leurs armes.

Ils quittèrent alors leur embuscade et s'avancèrent vers la Cinquantaine, le fusil armé, le doigt sur la détente et prêts à faire feu au moindre mouvement suspect de leurs ennemis.

Mais ces précautions étaient inutiles, les Espagnols ne songeaient nullement à recommencer la lutte.

V -- Ce qui passa dans la Savane, entre les Frères de la Côte et les Espagnols, et comment ils se séparèrent.

Les Cinquantaines, ainsi que leur nom l'indique, étaient des détachements de cinquante soldats commandés par un alferez ou sous-lieutenant, et spécialement institués pour garder la frontière espagnole et donner la chasse aux boucaniers français, qui essayaient continuellement de la franchir.

Ces détachements avaient été dans le principe armés de fusils, que l'on avait ensuite remplacés par de longues lances.

La raison de ce changeaient, peu logique en apparence, était la terreur même qu'inspiraient les boucaniers français à leurs ennemis ; dès que les soldats espagnols entraient dans les savanes, ils commençaient par décharger leurs fusils et faire des feux de file tant qu'il leur restait de la poudre, dans le but d'avertir les boucaniers de leur présence et de les engager ainsi à s'en aller d'un autre côté, ce que ceux-ci ne manquaient pas de faire, non par crainte, mais pour ne pas être dérangés dans leurs chasses.

Cette précaution d'armer de lances des soldats destinés à combattre des ennemis porteurs d'excellents fusils et d'une adresse si renommée, qu'à cinq cents pas ils coupaient avec une balle la queue d'une orange sur la branche, faisait à la fois la critique des soldats et du gouvernement qui les employait.

En effet, quelle confiance devait-on mettre en de tels hommes, en cas de rencontres ; et que penser de l'humanité de ce gouvernement qui envoyait froidement et de parti pris ces pauvres diables à un massacre certain ?

La Cinquantaine, son alferez en tête, était rangée en bataille à une dizaine de pas tout au plus du bois, dans un endroit assez découvert, mais de tous les côtés entouré d'épais buissons, que la terreur des Espagnols peuplait d'ennemis invisibles.

Les lances et les sabres étaient réunis en monceau devant eux sur le sol.

Cependant le Poletais marchait un peu en avant de ses compagnons.

Il jeta un regard narquois sur les Espagnols, et, après un instant de silence qui fit courir un frisson de crainte dans les veines des vaincus, il se décida enfin à prendre la parole de sa voix goguenarde :

-- Ah ! ah ! dit-il, caballeros, vous vous êtes enfin décidés ?

-- Seigneurie, dit humblement l'alferez, notre devoir de soldats nous empêchait de mettre bas les armes devant des forces inférieures.

-- Et maintenant, reprit le Poletais d'un air narquois, vous avez reconnu votre erreur ?

-- Oui, seigneurie. Aussi, vous le voyez, nous n'avons pas hésité.

-- Je vois, dit brutalement le Poletais, en riant sans cérémonie au nez de l'alferez, que vous êtes des imbéciles et des poltrons.

-- Seigneurie ! fit l'officier qui se redressa,

-- Pardieu ! allez-vous reprendre vos airs de matamores maintenant ; je vous avertis qu'ils ne sont plus de saison, Vous vous êtes rendus à six hommes, ajouta-t-il avec une incroyable effronterie. Il est vrai, ajouta-t-il avec un orgueil superbe, que ces six hommes sont des Frères de la Côte, et que chacun d'eux vaut dix de vous autres,

-- Malédiction ! s'écria l'officier avec rage.

-- Trêve de doléances et exécutez-vous de bonne grâce, mes maîtres, reprit sèchement le boucanier, Señor lieutenant, faites attacher vos hommes.

-- Mais quelles conditions ?

-- Aucunes ; vous vous êtes rendus à discrétion, je disposerai de vous selon mon bon plaisir.

Que pouvaient faire les malheureux soldats tombés dans ce piège, si adroitement tendu, et maintenant désarmés ?

Les aventuriers se tenaient entre eux et leurs lances et leurs sabres ; il ne leur restait qu'une ressource : essayer par une prompte soumission d'adoucir leurs terribles vainqueurs ; c'est ce qu'ils firent.

Cinq minutes plus tard, toute la Cinquantaine était solidement garrottée et par elle-même ; seul, par considération pour son grade, l'alferez restait libre.

Le Poletais ramassa l'épée du lieutenant et la lui présentant.

-- Reprenez cette arme, lui dit-il avec une ironie sanglante ; vous vous en servez trop bien, señor, pour que je me permette de vous en priver.

À cette insulte terrible, le jeune officier devint pâle comme un cadavre, tout son corps frissonna d'un tremblement nerveux ; il saisit brusquement l'épée d'une main fébrile et, la faisant siffler au-dessus de sa tête :

-- Vous êtes un lâche, un misérable et un ladron ! s'écria-t-il d'une voix étranglée par la colère.

Et du plat de la lame il souffleta le boucanier.

Le Poletais poussa un rugissement de tigre, et, se précipitant sur le jeune homme, il l'abattit à ses pieds d'un coup de hache.

-- Merci, dit l'officier, grâce à vous, je mourrai donc en soldat !

Une dernière convulsion agita ses membres, ses yeux se fermèrent.

Il était mort.

Ce sanglant épisode, qui terminait cette comédie d'une façon si tragique, assombrit tous les visages.

-- Tu as été vif, dit Vent-en-Panne.

-- C'est vrai, répondit franchement le Poletais.

-- C'était un brave jeune homme.

-- Il l'a prouvé ; je ne lui garde pas rancune.

-- C'est heureux, dit Vent-en-Panne, en souriant malgré lui de l'étrange logique du Poletais.

-- Maintenant, fit Ourson, causons d'affaires, veux-tu ?

-- De quelles affaires ?

-- De celles qui nous amènent près de toi.

-- C'est juste, je n'y songeais plus, moi ; de quoi s'agit-il, Frère ?

-- D'abord, et avant tout, de déjeuner, dit Vent-en-Panne, nous mourons de faim ; où est ton boucan ?

-- Ici, à deux pas. Suivez-moi.

-- Nous avons des Espagnols avec nous, fit observer Ourson.

-- Des prisonniers ?

-- Non, ce sont des gens auxquels nous avons rendu la liberté.

-- Où sont-ils ?

-- Là, dans le bois, sous le couvert.

-- Comment faire ? dit le Poletais. Ah ! j'y suis, reprit-il au bout d'un instant, va chercher tes prisonniers libérés, Vent-en-Panne ; toi, Ourson, reste ici avec les engagés et surveille ces drôles ; dans un quart d'heure je vous rejoins ; au lieu d'aller au boucan, ce sera le boucan qui viendra à nous.

-- Bonne idée. Va.

Le Poletais jeta son fusil sous son bras et s'éloigna à grands pas, tandis que Vent-en-Panne rentrait dans le bois.

Ourson, demeuré seul, ne perdit pas de temps ; aidé par les engagés, il creusa une tombe dans laquelle fut déposé le corps du malheureux officier, avec son épée auprès de lui ; puis la fosse fut comblée, et de grosses pierres furent placées dessus, pour la garantir contre la profanation des animaux sauvages.

Les soldats de la Cinquantaine, hébétés par la frayeur, avaient assisté, sombres, tristes et silencieux, à cette lugubre cérémonie.

La fin tragique de leur commandant leur donnait de tristes appréhensions sur le tort qui les attendait eux-mêmes.

Lorsque les prisonniers espagnols arrivèrent, conduits par Vent-en-Panne, la fosse avait été recomblée, ainsi que nous l'avons dit, et les traces du meurtre si bien dissimulées, qu'elles devaient complètement échapper même à des yeux plus clairvoyants que ceux des nouveaux venus.

Ourson Tête-de-Fer et Vent-en-Panne aidèrent les dames à mettre pied à terre et les conduisirent poliment sous une enramada que les engagés avaient improvisée en quelques coups de hache, et qui offrait un abri suffisant contre les rayons ardents du soleil.

Les hommes s'assirent comme ils le voulurent, à la seule condition de demeurer à une certaine distance des soldats de la Cinquantaine et de n'engager aucune conversation avec eux.

Au moment où les flibustiers saluaient les deux jeunes filles, avant de se retirer, celles-ci échangèrent entre elles un rapide regard d'intelligence et firent un mouvement comme pour les retenir.

-- Que désirez-vous, señoras ? demanda Ourson, qui comprit qu'elles désiraient leur parler.

Elles hésitèrent une seconde encore.

-- Señores, dit enfin doña Elmina, peut-être l'occasion d'échanger quelques mots avec vous ne se représentera-t-elle plus ; avant une séparation qui sans doute sera éternelle, permettez-nous de vous adresser nos remerciements les plus sincères et l'expression d'une reconnaissance qui ne s'éteindra jamais. Nous vous devons la vie et l'honneur, le bien le plus précieux pour une femme ; grâce à votre généreuse sollicitude, à votre courageux dévouement, capitaine Ourson Tête-de-Fer, nous avons reconquis notre liberté ; dans quelques heures à peine, nous serons au milieu de nos compatriotes.

-- Madame, interrompit le capitaine avec une noblesse et une dignité qui leur causèrent une extrême surprise, j'ai agi comme me l'ordonnait, mon devoir de gentilhomme.

-- Soit, capitaine, reprit doña Elmina, je n'insisterai pas davantage sur ce point ; je sais maintenant ; à quoi m'en tenir sur le compte de ces flibustiers et de ces boucaniers qu'on me représentait sans cesse comme des hommes féroces sans foi et sans honneur, j'emporte d'eux un souvenir qui toujours me sera doux, et, quand on les attaquera devant moi, je saurai maintenant comment les défendre.

-- Madame, votre indulgence et votre bonté sont pour moi une trop haute récompense.

-- Il nous est défendu de vous révéler nos noms et le rang que nous occupons ; mais nous croirions manquer aux égards que nous vous devons, si nous nous séparions de vous sans vous laisser voir des visages que jamais plus vous ne reverrez, mais dont vous conserverez peut-être le souvenir ; regardez-nous donc.

En parlant ainsi, doña Elmina écarta vivement le rebozo qui la voilait, mouvement imité aussitôt par sa compagne.

Les deux aventuriers poussèrent un cri d'admission à la vue des deux délicieux visages qui s'offrirent subitement à leurs regards.

Doña Elmina et doña Lilia avaient dix-sept ans à peine ; chez elles, les types mauresque et castillan s'étaient confondus pour compléter la beauté la plus éblouissante que pût imaginer l'âme rêveuse d'un poète.

Mais malheureusement, cette ravissante vision n'eut que la durée d'un éclair : presque aussitôt les deux dames, avec un charmant sourire, replacèrent devant leur visage les plis de leurs rebozos.

-- Déjà ! murmura le capitaine.

-- Maintenant, señores, adieu ! dit doña Elmina.

-- Un mot encore, señora, fit résolument le capitaine Ourson en retirant de sa poitrine une bague pendue à une chaîne d'acier qu'il brisa. L'avenir n'est à personne, Dieu m'est témoin que mon vœu le plus cher est que vous soyez heureuse ; mais si le malheur doit fondre de nouveau sur vous, et si vous avez jamais besoin d'un ami sûr, dévoué et brave, prenez cette bague, elle porte mon cachet ; n'importe quand, n'importe où, faites-moi parvenir l'empreinte de ce cachet, et vous me verrez aussitôt accourir. Montrez-le seulement à l'un de nos Frères ; tous ils le connaissent, et il vous servira de sauvegarde et de sauf-conduit si vous-même êtes contrainte de venir à moi.

-- J'accepte, caballero, répondit doña Elmina ave émotion ; vous m'avez si bien accoutumée à vos délicatesses, qu'un bienfait de plus ne saurait augmenter ma dette envers vous.

Vent-en-Panne, malgré sa nature rude et inculte, était aussi ému que son compagnon ; il coupa court à cette scène qui menaçait de devenir embarrassante, en emmenant brusquement le capitaine.

Les Espagnols, plongés dans leurs réflexions, ne s'étaient pas aperçus, du moins ils n'avaient pas semblé s'apercevoir du long entretien des flibustiers avec les deux dames.

Une heure plus tard, le Poletais rejoignit les Frères de la Côte ; il était accompagné de ses trois engagés, et suivi par une douzaine de venteurs qui, en apercevant les Espagnols, voulurent tout d'abord leur sauter à la gorge, et qu'on eut grand peine à contenir.

Les engagés portaient sur leurs larges épaules tous les éléments d'un gigantesque festin ; il ne fallut que quelques minutes pour dresser les tentes et installer le boucan.

Sur l'ordre du Poletais, qui était bon homme au fond, à sa manière, on plaça des vivres en abondance devant les ex-prisonniers espagnols et les soldats, à qui on délia les mains pour leur permettre de manger.

Les meilleurs morceaux furent naturellement réservés aux dames, qui étaient restées sous l'enramada ; puis, engagés et Frères de la Côte s'assirent en rond, et, à leur tour, attaquèrent vigoureusement les vivres.

Tout en mangeant, de très bon appétit, les flibustiers expliquèrent, en quelques mots, au Poletais les motifs de leur présence dans la savane et le mirent au courant de leurs intentions,

Le boucanier ne fit aucune objection, se contentant parfois de hocher la tête ; seulement il se réserva d'agir comme il l'entendrait avec les soldats de la Cinquantaine, qui en somme étaient ses prisonniers à lui ; ce que ses compagnons trouvèrent parfaitement juste.

Après le repas, qui fut bientôt expédié, car les chasseurs et les aventuriers mangent vite, les Frères de la Côte allumèrent leurs pipes, et, sur l'ordre d'Ourson Tête-de-Fer les ex-prisonniers espagnols furent amenés devant eux.

-- Señor, dit le capitaine à celui des prisonniers que ses compagnons paraissaient mentalement reconnaître pour leur chef, c'est ici que nous nous séparons. Ainsi que je vous l'ai promis, vous êtes libres. Un engagé du Poletais vous servira de guide jusqu'en vue des avant-postes espagnols ; quelques lieues vous en séparent à peine ; vous y arriverez avant le coucher du soleil. Pour prix du service que je vous ai rendu, je ne vous demande qu'une seule chose, un peu d'humanité pour les Frères de la Côte que le sort ferait à l'avenir tomber entre vos mains.

-- Je n'oublierai jamais, señor, répondit l'Espagnol avec dignité, que c'est à vous que nous devons notre liberté ; la dette que j'ai contractée envers vous, je vous promets de l'acquitter en traitant tout prisonnier français, dont je serai maître de disposer, avec les égards dus à l'infortune.

-- J'accepte cette promesse, señor, et me déclare amplement payé.

-- N'oubliez pas, caballero, dit alors le Poletais en se mêlant selon son habitude sans cérémonie à la conversation, que la vie de dix soldats de la Cinquantaine répondra du mal qui pourrait arriver au guide que je vous donne.

-- Est-ce que ces pauvres soldats demeurent prisonniers ? demanda vivement l'Espagnol.

-- Oui, à moins toutefois que vous ne consentiez à payer leur rançon.

-- Qu'à cela ne tienne, señor ; combien exigez-vous ?

-- Cinquante piastres par homme, répondit nettement le Poletais... ?

-- J'accepte, señor ; seulement vous comprenez que je n'ai pas cet argent sur moi ; mais, sur mon honneur et ma foi de gentilhomme, demain, deux heures après le lever du soleil, je vous jure qu'un homme à moi vous remettra le prix convenu, c'est-à-dire deux mille cinq cents piastres.

-- Aussitôt la somme touchée, les soldats seront libres.

-- Doutez-vous de ma parole, señor ? s'écria l'Espagnol avec hauteur.

-- Nullement, mais je préfère l'argent ; pas de piastres, pas de soldats.

-- Veux-tu que nous terminions cette affaire entre nous, Frère ? dit alors le capitaine Ourson Tête-de-Fer en intervenant.

-- Comment l'entends-tu ?

-- Je me porte, si tu y consens, caution pour ce gentilhomme.

-- Tu es fou, tu seras volé.

-- Bah ! qu'importe.

-- Comme tu voudras alors ; fais à ta guise ; quant à moi, je m'en lave les mains.

-- Pardon, señor, dit l'Espagnol en intervenant à son tour, je vous remercie de la caution que vous voulez bien m'offrir, mais je ne l'accepte pas ; je montrerai à monsieur que j'ai plus de confiance en lui qu'il n'en a en moi.

Retirant alors un écrin de son pourpoint :

-- Voici, reprit-il, plusieurs diamants que j'ai réussi à soustraire aux regards des flibustiers ; gardez-les, señor, vous les remettrez à la personne qui vous apportera le prix convenu.

Le Poletais ouvrit l'écrin et examina les diamants en connaisseur.

-- Il y a là pour plus d'un million de diamants ; le savez-vous, señor ? dit-il.

-- Il y en a pour quatre cent mille piastres, répondit froidement l'Espagnol.

-- Et vous me les confiez ainsi ?

-- Pourquoi non ? J'ai foi en votre honneur, moi.

-- Reprenez cette boîte, señor, dit le Poletais, en lui rendant l'écrin, honteux de la leçon qui lui était donnée ; les prisonniers sont libres ; vous me payerez leur rançon quand vous voudrez.

-- C'est bien ; merci ! fit simplement l'Espagnol.

Un instant après, les dames remontaient à cheval, et les ex-prisonniers après avoir silencieusement salué les Frères de la Côte, se mettaient en route, précédés par un engagé du Poletais.

En passant auprès du capitaine, doña Elmina se pencha légèrement sur sa selle et murmura ce seul mot :

-- Recuerdo ! -- souvenir ! --

Le capitaine s'inclina respectueusement sans répondre ; il suivit des yeux la marche du cortège aussi longtemps qu'il put l'apercevoir. Lorsque enfin les Espagnols eurent disparus dans les méandres de la route, le flibustier étouffa un soupir et alla, tout pensif, rejoindre ses compagnons.

Le soir même, l'engagé du Poletais apporta cinq mille piastres à son maître : juste le double de la rançon convenue.

Le lendemain au point du jour Vent-en-Panne et Ourson Tête-de-Fer, après avoir cordialement pris congé du boucanier, retournèrent à Port-Margot.

Des semaines, des mois, une année, puis une seconde, s'écoulèrent sans que, malgré ses recherches, le capitaine réussit à obtenir des nouvelles de doña Elmina ; son caractère déjà sombre et concentré s'assombrit encore davantage ; l'espoir qu'il avait conservé jusque-là, espoir bien faible à la vérité, s'éteignit alors complètement.

Doña Elmina l'avait oublié, et pourtant, en se séparant de lui, elle lui avait jeté ce mot si doux et rempli de si séduisantes promesses :

-- Souvenir !

Cependant, un soir que, selon son habitude, il errait triste et pensif sur la plage de Port-Margot, un homme qu'il crut reconnaître, sans pouvoir se rappeler où il l'avait vu, s'arrêta devant lui et le salua.

-- Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda Ourson.

-- Capitaine, répondit l'homme, je suis un engagé du Poletais ; mon maître m'a chargé de vous remettre ce papier qu'il a reçu pour vous hier, une heure après le coucher du soleil.

Un pressentiment secret serra le cœur du capitaine ; il prit le papier d'une main tremblante et le déplia ; un coup d'œil lui suffit pour apprendre qu'il ne s'était pas trompé ; sur ce papier se trouvait en cire noire l'empreinte de son cachet avec ces trois mots :

Cartagena -- Luego -- Peligro.

En français : Carthagène -- à l'instant -- danger.

-- Ton maître n'a rien ajouté ? demanda Ourson.

-- Pardon ! il a ajouté : Où le capitaine ira, tu lui diras que je l'accompagnerai ; demain au plus tard, je serai près de lui.

-- Remercie le Poletais pour moi et annonce-lui que je l'attends. Voilà pour toi.

Et fouillant à sa poche, le flibustier lui donna quelques piastres.

L'engagé salua et partit.

Le lendemain, qui était un jeudi, le Poletais arriva, ainsi qu'il l'avait promis.

Le capitaine commença aussitôt ses enrôlements ; ils furent terminés le vendredi, dans la matinée.

Le flibustier ignorait quel danger menaçait doña Elmina ; mais il fallait que ce danger fût bien grand, pour qu'elle se fût résolue à réclamer son secours.

Aussi, sans même se donner le temps de réfléchir, mit-il la plus grande célérité dans ses armements.

Avant tout il fallait arriver : plus tard, il serait temps, de songer au parti qu'il conviendrait de prendre.

D'ailleurs les circonstances lui viendraient sans doute en aide, pour l'adoption d'un plan quelconque.

Ourson Tête-de-Fer avait trop souffert pour ne pas être un croyant.

Il espérait !

Quoi ! Il n'aurait su le dire ! il espérait l'impossible peut-être !...

D'ailleurs, n'est-ce pas toujours ainsi en amour ?

Et sans se l'avouer à soi-même, le capitaine aimait !

Il aimait comme un fou cette jeune fille que, pendant une seconde à peine, il avait entrevue, et dont l'image était à jamais restée gravée dans son cœur.

Sa vie tout entière se concentrait dans cet amour, dont la violence l'effrayait, et dont l'impossibilité, trop prouvée hélas ! le rendait furieux contre lui-même.

Et pourtant, nous le répétons, il espérait !

Aussi agissait-il en conséquence.

Mais comme ses armements mystérieux avaient causé un grand émoi au Port-Margot, il résolut de couper court aux suppositions, et d'imposer silence à tous les inventeurs de nouvelles plus ou moins absurdes au sujet de son expédition.

Il ne trouva qu'un moyen efficace pour clore la bouche à tous ces bavards : ce fut de la leur remplir.

Ce fut ce moyen qu'il adopta, et il eut toutes espèces de raisons de se féliciter d'avoir pris ce parti.

On était au vendredi.

Ourson convia les chefs de la flibuste à un grand repas pour le jour même, son intention étant de mettre immédiatement à la voile.

Voilà pourquoi, comme nous l'avons dit au commencement de cette véridique histoire, il y avait, le 13 septembre 16..., festin à l'Ancre-Dérapée.

Et maintenant que nous avons rapporté dans tous leurs détails les faits plus ou moins importants qui avaient précédé cette réunion de Haulte Beuverie , ainsi qu'aurait pu dire Rabelais, nous reprendrons notre histoire au point où nous l'avons interrompue.

VI -- Comment la Taquine mit à la voile et quelle chasse-partie le capitaine Ourson Tête-de-Fer fit jurer à son équipage.

Les convives faisaient honneur au repas, les verres se choquaient avec un entrain magnifique, les propos joyeux circulaient sans interruption d'un bout à l'autre de la table, les chants et les rires dominaient les conversations particulières, et parfois un plat ou une bouteille vides, lancés à travers la fenêtre, allaient se briser au milieu de la foule rassemblée devant la maison, et qui saluait cette chute par un rire homérique.

Cependant, grâce à la présence de M. d'Ogeron, la fête côtoyait les extrêmes limites de l'orgie, mais sans jamais le dépasser. Quelques flibustiers avaient bien roulé sous la table où ils ronflaient comme des tuyaux d'orgue, mais leurs chutes étaient passées inaperçues ; ils avaient tout doucement glissé de leurs sièges sans causer le moindre scandale, et les autres convives avaient seulement profité de ces accidents pour éloigner leurs chaises et se mettre plus à leur aise.

Quelques-uns des chefs de la flibuste, seuls, s'étaient ménagés et avaient conservé tout leur sang-froid : c'étaient, avec M. d'Ogeron, Montbars, Vent-en-Panne, le Poletais, Michel le Basque et le capitaine Ourson Tête-de-Fer, qui, lui, ne buvait jamais que de l'eau ; mais le capitaine était depuis longtemps connu pour un original, et cette infraction aux coutumes flibustières avait été acceptée d'autant plus facilement que, s'il ne buvait pas, il n'empêchait pas les autres de boire ; au contraire.

Il est reconnu que rien n'altère comme de causer, et Dieu sait si les Frères de la Côte s'en donnaient à cœur joie ; parfois même ils parlaient tous à la fois sans aucunement se soucier des réponses qu'on leur faisait ; et puis, ce soir-là, le temps était à l'orage, l'atmosphère lourde, chargée d'électricité, la chaleur étouffante : autant d'excuses à l'ivresse, si pour les buveurs l'ivresse avait besoin d'excuses.

-- Corbacque ! s'écria tout à coup le beau Laurent, en levant son verre plein ; attention ! s'il vous plaît compagnons, je bois au capitaine Ourson Tête-de-Fer et à la réussite de ses projets ; foin ! de ceux qui ne me feront pas raison !

-- Au capitaine Ourson Tête-de-Fer ! s'écrièrent d'une seule voix tous les flibustiers sans en excepter un seul, de ceux qui pouvaient encore se tenir à peu près, bien entendu.

-- Et puisse-t-il rencontrer sur sa route les galions du vice-roi de la Nouvelle-Espagne ! ajouta gaiement Montbars l'Exterminateur en forme de péroraison.

-- À son prompt et heureux retour parmi nous ! dit en souriant le gouverneur, avant de porter son verre à ses lèvres.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer, depuis quelques minutes, semblait plongé dans de profondes réflexions ; cependant, en entendant les santés que lui portaient avec tant d'enthousiasme ses amis, il releva la tête ; son pâle visage s'éclaira d'un charmant sourire, et, saisissant son verre :

-- Du vin de France ! dit-il ; ce n'est pas avec de l'eau que je veux répondre aux souhaits de mes Frères.

-- Bravo ! vive Ourson ! s'écrièrent les flibustiers en battant joyeusement des mains à cette déclaration imprévue et si en dehors des habitudes du capitaine.

Le vin fut apporté, et versé aussitôt dans les verres des convives.

Le capitaine se leva, et saluant à la ronde :

-- Frères ! dit-il d'une voix vibrante, faites-moi raison. Comme le disait tout à l'heure le beau Laurent, je bois à la prospérité de la flibuste.

-- À la prospérité de la flibuste ! répétèrent les convives.

-- Attendez, reprit le capitaine en tendant de nouveau son verre. Je bois à la France, notre mère commune, et à la liberté sur la mer, puisque la terre nous la refuse !

Cette santé fut accueillie par de frénétiques clameurs de joie.

-- Et maintenant, reprit le capitaine en brisant brusquement son verre sur la table, je ne boirai plus. Frères, recevez mes adieux ; l'heure de la séparation a sonné, je pars ; dans un mois je serai de retour ou je serai mort.

-- Pourquoi de telles pensées en ce moment, mon cher capitaine ? dit doucement M. d'Ogeron.

Ourson hocha la tête avec mélancolie.

-- C'est vrai, monsieur, dit-il, j'ai tort ; je vous attriste tous et je n'aurais pas dû terminer ainsi un joyeux festin ; pardonnez-moi, Frères. En ce moment je joue ma vie sur un coup de dé ; toutes les chances me sont contraires, et, sur le point de vous quitter pour toujours peut-être, le souvenir de notre fraternelle amitié déchire mon cœur, s'il ne fait pas faiblir ma volonté.

-- Pourquoi partir aujourd'hui ? dit Montbars.

-- Un treize et un vendredi ! ajouta Vent-en-Panne d'un air pensif.

-- Attends à demain, Ourson, crièrent tous les flibustiers ; attends, Frère ; c'est tenter Dieu que de le braver ainsi.

-- Il y a de l'orage dans l'air, dit le beau Laurent.

-- Vous avez tous raison, mes amis, répondit le capitaine d'une voix ferme ; malheureusement, je ne puis vous répondre que ceci : Il le faut !

-- Soit ! Puisqu'il en est ainsi, reprit M. d'Ogeron, nous nous tairons, capitaine ; car vous êtes un de ces hommes que rien ne saurait faire reculer lorsqu'il s'agit d'accomplir un devoir ; ce n'est pas sans raison, ajouta-t-il gaiement, qu'on vous a surnommé Tête-de-Fer, mais nous ne vous quitterons pas ainsi, nous vous accompagnerons tous jusqu'au débarcadère !

-- Oui ! oui ! s'écrièrent les flibustiers en battant des mains, au débarcadère.

-- Merci, Frères, j'accepte, répondit simplement le capitaine Ourson.

Il se leva.

Tous les Frères de la Côte l'imitèrent.

On sortit alors de l'auberge de l'Ancre-Dérapée, et l'on se dirigea lentement vers la plage entre deux haies de flibustiers qui, de la rue, avaient assisté à toute cette scène et s'associaient à l'émotion générale.

On atteignit ainsi le débarcadère.

Une embarcation montée par dix hommes se balançait au pied de l'échelle.

Les adieux commencèrent.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer et son ami le Poletais serrèrent une dernière fois la main de M. d'Ogeron et des principaux chefs de la flibuste ; tandis que Alexandre, l'engagé du boucanier, faisait descendre les animaux, c'est-à-dire les chiens et les sangliers, fidèles compagnons d'Ourson, dans le canot, où ils s'installèrent aussitôt sous les bancs.

Les deux Frères de la Côte s'embarquèrent ; et l'on poussa au large.

L'air était frais, la mer clapoteuse ; quelques nuages glissaient rapides sur le ciel d'un bleu sombre émaillé d'étoiles brillantes comme d'une poussière de diamant ; la lune, presque dans son plein, éclairait la nuit de sa pâle clarté.

La mer était étale.

Les nageurs, courbés sur leurs avirons, franchirent en moins d'un quart d'heure la distance qui les séparait du navire mouillé en grande rade.

Le canot, hélé et reconnu par la sentinelle du Château de l'arrière, accosta le navire par la hanche de tribord.

Pierre Legrand, le second capitaine de la frégate, attendait respectueusement son chef à la coupée, et, lorsqu'il parut, il lui fit rendre les honneurs dus à son rang.

Ourson Tête-de-Fer, en mettant le pied sur le pont de son navire, jeta autour de lui un regard investigateur, puis après avoir un instant considéré d'un air pensif les lumières de la ville qui étincelaient dans l'ombre.

-- Tout est-il paré ? demanda-t-il.

-- L'ancre est à pic, les barres au guindeau, et les voiles sur les fils de carret, répondit Pierre Legrand.

Le capitaine monta alors sur son banc de quart, inspecta un instant l'horizon, et saisissant son porte-voix :

-- Chacun à son poste pour l'appareillage ! cria-t-il d'une voix puissante, qui fût entendue de toutes les parties du navire.

On vit aussitôt apparaître par tous les panneaux les visages hâlés et énergiques des marins, qui, en quelques secondes, furent sur le pont, et se rangèrent sur les manœuvres courantes.

-- Sommes-nous parés ? demanda encore Ourson.

-- Oui, capitaine, répondit le second qui avait pris son poste sur l'avant.

-- Vire à déraper ! garçons !

Une centaine d'hommes placés sur les barres de guindeau donnèrent un coup de force qui enleva l'ancre.

-- La barre à tribord ! borde les huniers ! hisse à tête de bois ! hisse le grand foc ! borde à bâbord les basses voiles !

Ces diverses manœuvres s'exécutèrent avec une adresse et une rapidité extrêmes.

-- Brasse bâbord d'avant, tribord d'arrière ; borde tribord le grand foc !

Le navire faisait majestueusement son abattée sur tribord ; lorsqu'il fut arrivé de quatre quarts, le capitaine reprit le porte-voix.

On virait toujours au guindeau pour mettre l'ancre au bossoir.

-- Change devant, cria le capitaine, la barre droite. Orientez !

Le bâtiment était en route.

Le capitaine descendit alors de son banc de quart et remit le porte-voix à Pierre Legrand, chargé, dès qu'on serait hors de la rade, de faire mettre l'ancre à poste et hisser les embarcations amarrées le long du bord.

Vingt minutes plus tard, le navire flibustier filait dans la nuit comme un fantôme, sous ses huniers au second ris, le petit foc, la misaine et la brigantine.

Bien que la brise fût fraîche au large, cependant elle était maniable, le navire faisait bonne route avec trois quarts de largue dans les voiles.

Un coup de sifflet appela, aussitôt l'appareillage terminé et les manœuvres parées, l'équipage à la prière.

Les flibustiers étaient fort religieux, la prière était dite matin et soir en commun, à bord de leurs navires ; le second lisait la prière, que les matelots répétaient après lui ; souvent c'était en chantant des cantiques qu'ils bondissaient comme des tigres à l'abordage des bâtiments ennemis.

Cette singulière coutume est bonne à signaler quand il s'agit de tels hommes.

Une heure plus tard, excepté la bordée de quart qui se tenait sur le pont prête à la manœuvre, l'équipage dormait avec cette insouciance qui caractérise les marins.

Le bâtiment monté par Ourson Tête-de-Fer était un navire de dix-huit cents tonneaux, sorti depuis un an à peine des chantiers du Ferrol.

Les Espagnols l'avaient armé de trente pièces de canon, lui avaient donné un équipage de cinq cents hommes et l'avaient expédié dans le golfe du Mexique pour protéger le passage des galions.

Il se nommait le San-José , était fin, élancé, ras sur l'eau, facile à manœuvrer, et possédait une marche supérieure.

Malheureusement pour le San-José , à peine arrivé dans les parages des Antilles, il fut surpris, par une belle nuit, entre minuit et une heure du matin et enlevé à l'abordage et presque sans coup férir, par cinq pirogues flibustières commandées par Ourson Tête-de-Fer.

Le capitaine espagnol et son état-major, qui voulurent tenter une résistance impossible, furent pendus au bout des vergues, le Saint-José conduit à Port-Margot, et son équipage vendu aux habitants et aux boucaniers.

Après avoir donné à ses compagnons les parts qui leur revenaient dans la prise, Ourson acheta pour son compte particulier le San-José , qu'il débaptisa, séance tenante, et auquel il donna le nom de la Taquine , nom qui, du reste, convenait sous tous les rapports à ce bâtiment si fin, si leste, si fringant, et si coquettement espalmé.

Depuis que la Taquine avait changé de maître, c'était la première fois qu'elle reprenait la mer.

Vers deux heures du matin, le capitaine remonta sur le pont.

La brise s'était maintenue.

Ourson dit quelques mots à voix basse à l'officier de quart.

Cet officier était justement le Poletais, aussi rude marin que hardi, boucanier.

Le Poletais fit hisser un fanal allumé à la tête de chaque mât, un autre à la corne, et masqua le grand hunier.

Le navire demeura alors stationnaire.

On se trouvait tout au plus à cinq ou six encablures de la côte, que le navire longeait depuis son départ de Port-Margot et qu'on apercevait distinctement, grâce à la clarté de la nuit.

Une demi-heure environ s'écoula.

Ourson se promenait à l'arrière, la tête inclinée sur la poitrine, les bras derrière, plongé en apparence dans de sérieuses réflexions.

-- Capitaine, dit respectueusement le Poletais, car la discipline était fort sévère sur les bâtiments de la flibuste, j'aperçois des lumières par notre travers à bâbord.

-- Combien en voyez-vous ?

-- Quatre.

-- C'est le compte ; qu'on soit paré à lancer une amarre aux pirogues, lorsqu'elles accosteront après avoir été reconnues.

Le Poletais salua sans demander d'explication et remonta sur son banc de quart.

Une vingtaine de minutes se passèrent encore ; les lumières se rapprochaient rapidement de la Taquine , maintenant on distinguait le bois des pirogues.

-- Ho ! du navire ! cria une voix forte.

-- Holà ! répondit le Poletais ; qui êtes-vous et que voulez-vous ?

-- Frères de la Côte ! cria la même voix, nous gouvernons sur la Taquine .

-- Le nom de votre chef ?

-- L'Olonnais !

À ce nom célèbre parmi les flibustiers, les marins de quart tressaillirent.

-- Accostez ! reprit le Poletais.

L'amarre fut lancée, saisie pour ainsi dire au vol, et deux cent cinquante flibustiers, armés jusqu'aux dents, escaladèrent avec un adresse de singes les murailles de la Taquine , an moyen des chaînes des porte-haubans, et, en quelques minutes, ils se trouvèrent réunis sur le pont, sans se soucier le moins du monde des pirogues qui les avaient amenés, et qu'ils laissèrent aller à la dérivé.

-- Me voilà ! dit simplement l'Olonnais à Ourson.

-- Merci, Frère ! répondit celui-ci en lui serrant cordialement la main. Tu es un homme de parole ; d'ailleurs, tu le vois, je t'attendais, Personne ne se doute de rien, là-bas ?

-- Personne.

-- M. d'Ogeron ?

-- Il n'a pas le moindre soupçon.

-- Tant mieux ! plus l'expédition que nous tentons est folle, plus elle doit demeurer secrète. Es-tu sûr de tes hommes ?

-- Comme de moi-même, je les ai choisis un à un ; sois tranquille, le plus timide d'entre eux est un démon incarné.

-- Tant mieux ! Mes gars, ajouta le capitaine Ourson, en élevant la voix et en s'adressant aux nouveaux venus qui s'étaient groupés sur les passavants de bâbord ; à la guerre comme à la guerre, dans trois heures il fera jour ; jusque-là, arrimez-vous comme vous pourrez dans les postes à canons et dans les canots, et dormez ; au lever du soleil, nous causerons.

Les flibustiers se retirèrent sans répondre, et comme ils étaient tous de véritables loups de mer, quelques minutes leur suffirent pour s'installer soit dans les embarcations, soit sous le gaillard d'avant, de façon à ne pas gêner la manœuvre.

La Taquine avait remis le cap en route.

-- Viens, matelot ! dit Ourson à l'Olonnais, j'ai à te parler.

Tous deux descendirent dans la cabine, où ils s'enfermèrent et causèrent bouche à oreille, pendant plus d'une heure.

Puis Ourson souhaita le bonsoir à son compagnon et se jeta tout habillé sur son cadre ; quant à l'Olonnais, il s'étendit tout simplement sur le plancher, se roula dans son manteau, et bientôt les deux hommes dormirent à poings fermés.

Vers quatre heures et demie, le soleil se leva dans un nuage ; pendant la nuit, la brise avait fraîchi de plus en plus, la mer était grosse, houleuse, les lames courtes et profondes ; la terre n'apparaissait plus au loin que comme un nuage bleuâtre.

La Taquine fatiguait beaucoup ; elle tanguait et roulait bord sur bord, bien qu'elle ne portât que ses huniers au bas ris, le petit foc, la misaine et la brigantine, réduite de moitié.

Cependant elle avait du large et faisait bonne route.

Le capitaine monta sur le pont, suivi de quelques-uns de ses amis les plus intimes, au nombre desquels se trouvaient l'Olonnais, le Poletais, et Alexandre, son engagé de prédilection.

Pierre Legrand, en sa qualité de second du navire, avait pris le quart à quatre heures du matin.

Le capitaine, après avoir consulté attentivement le compas pendant quelques minutes et examiné la mâture, s'approcha de lui et lui dit quelques mots à voix basse.

L'officier salua, porta son sifflet à sa bouche, et se penchant sur l'iloire du grand panneau :

-- En haut, tout le monde pour la chasse-partie ! cria-t-il d'une voix de Stentor.

Cinq minutes plus tard, l'équipage était rangé tribord et bâbord sur les passavants.

Les aventuriers se tenaient immobiles, silencieux, la crosse du fusil reposant sur le pont, les mains croisées sur l'extrémité du canon, les yeux sur leur chef, qui se tenait debout, les bras croisés, un peu en arrière du grand mât.

C'était un étrange spectacle que celui de ces hommes aux traits hâles, à la physionomie énergique, calmes et insouciants sur ce navire battu par une mer furieuse.

Leur costume ajoutait encore un cachet de singularité pittoresque à cette scène extraordinaire par sa simplicité naïve et sa parcimonieuse exiguïté.

Ils n'avaient pour tout vêtement qu'une petite casaque de toile et un caleçon qui ne venait qu'à la moitié de la cuisse ; il fallait les examiner de près pour reconnaître si ce vêtement était de toile ou non, tant il était imbu de sang et de graisse, ce qui, du reste, le rendait imperméable.

Les uns avaient les cheveux hérissés, sous une forme de chapeau dont les rebords avaient été coupés, excepté par devant, en guise de visière ; d'autres les portaient noués. Tous laissaient pousser leur barbe, quelques-uns d'entre eux l'avaient fort longue.

Chaque aventurier avait à sa ceinture, d'un côté, une hache et un sabre court à la lame droite et large, nommé langue-de-bœuf, un sac à balle et une calebasse pleine de poudre ; de l'autre côté, un étui en peau de crocodile, renfermant quatre couteaux et une baïonnette : de plus, ils avaient chacun un fusil, ainsi que nous l'avons dit plus, haut et portaient en bandoulière une pièce de toile fine, roulée, qui leur servait de tente de campement.

Les fusils méritent une description particulière : ils étaient expressément fabriqués en France pour les aventuriers chez Brachie, à Dieppe, et chez Gélin, à Nantes ; le canon de ces armes avait quatre pieds et demi de long ; la crosse était presque droite, massive et chargée d'ornements d'argent ; ces fusils portaient la balle de seize à la livre et étaient d'une justesse de tir remarquable, surtout entre les mains des boucaniers, dont l'adresse était proverbiale.

Le capitaine monta sur son banc de quart, et, d'un geste, il ordonna aux flibustiers de s'approcher.

Ce mouvement s'exécuta dans le plus grand ordre.

Un coup de sifflet, strident et prolongé, réclama le silence.

Ourson Tête-de-Fer se décoiffa, salua les Frères de la Côte et prit la parole ; sa voix s'éleva alors, calme, accentuée, sonore, se mêlant aux sifflements aigus de la brise dans les cordages et aux sourds grondements de la mer furieuse contre les flancs du navire.

Les chiens et les sangliers, compagnons inséparables du capitaine, s'étaient couchés aux pieds de son banc de quart, se laissant insoucieusement bercer par le roulis, et regardant les aventuriers avec cette expression si naïvement mélancolique que Dieu a mise dans l'œil des animaux créés pour vivre avec ou pour l'homme, reproche tacite et instinctif qu'ils lui adressent sur sa cruauté envers eux.

Ourson passa sa main sur son front, et, relevant fièrement la tête :

-- Frères de la Côte, dit-il en jetant autour de lui un regard chargé d'éclairs, nous sommes de vieilles connaissances ; parmi vous tous, il n'y en a pas un qui n'ait déjà navigué avec moi. Donc, vous savez non seulement qui je suis, mais encore ce dont je suis capable, et, en mettant le pied sur le pont de mon navire, votre conviction était faite : vous saviez que j'allais vous conduire à une de ces conquêtes que seuls les flibustiers de l'île de la Tortue savent tenter et accomplir ! Vous ne vous êtes pas trompés, compagnons ; une nouvelle expédition commence, mais, je vous le dis franchement tout d'abord, plus folle, plus téméraire, plus insensée qu'aucune de celles exécutées jusqu'à ce jour ! En un mot, nous allons surprendre les Espagnols dans leur refuge suprême ! leur enlever leurs galions au milieu du port même, que dans leur orgueil castillan ils affirment invincible, parce que l'idée ne nous était pas encore venue de nous en emparer ! Frères ! nous allons prendre Carthagène ?

-- À Carthagène ! à Carthagène ! Vive Ourson Tête-de-Fer ! s'écrièrent les flibustiers en brandissant leurs armes avec enthousiasme.

-- Je ne vous parle pas, reprit le capitaine, des périls que nous aurons à braver, des difficultés sans nombre qui surgiront sur nos pas ! Que nous importe, cela ? Nous sommes les Frères de la Côte ! les vautours de l'île de la Tortue ! Nous vaincrons !

-- Oui ! oui ! hurlèrent les flibustiers avec un redoublement d'enthousiasme à ces hautaines paroles, dont ils comprenaient toute la portée.

-- Certes, continua le capitaine avec une mordante ironie, il m'eût été facile de suivre l'exemple de Morgan, lors de son expédition de Porto-Bello, et d'armer une escadre ; mais si les oies volent en troupe, l'aigle est toujours seul, et seuls nous suffirons à notre tâche ! L'ennemi, qui ne soupçonne pas nos desseins, sera frappé comme par un coup de tonnerre et terrassé avant même d'avoir eu le temps de songer à se défendre !

-- Vive Ourson Tête-de-Fer ! interrompirent de nouveau les flibustiers avec un entraînement qui atteignait presque les limites de la frénésie.

-- Mais, vous le savez, reprit-il, plus cette expédition est glorieuse, plus nos périls sont grands, plus aussi notre discipline doit être sévère. J'ai rédigé une chasse-partie, cette chasse-partie, écoutez-en attentivement la lecture ; car elle devra être revêtue de vos signatures.

-- La chasse-partie ! la chasse-partie ! hurla l'équipage.

Le capitaine sortit de la poche de son pourpoint une feuille de papier pliée en quatre, réclama le silence d'un geste, puis il la déplia et lut :

-- Article 1er. Tous les Frères de la Côte embarqués sur la frégate la Taquine jurent au capitaine Ourson Tête-de-Fer, chef de l'expédition et aux officiers composant son état-major, obéissance entière sous peine de mort.

-- Nous jurons ! s'écria l'équipage d'une seule voix.

-- Article 2. Le capitaine nommera seul les officiers destinés à commander sous ses ordres jusqu'aux grades de maître d'équipage et de maître canonnier.

-- Nous jurons !

-- Article 3. Celui qui enlèvera le pavillon ennemi sur une forteresse pour y arborer le pavillon français de la flibuste, à trois couleurs, aura, outre sa part, cinquante piastres.

-- Nous jurons !

-- Article 4. Celui qui fera un prisonnier quand on voudra avoir des nouvelles de l'ennemi, outre son lot, aura cent piastres ; les grenadiers pour chaque grenade jetée dans un fort, cent piastres ; quiconque prendra un officier supérieur ennemi, deux cents piastres.

-- Nous jurons !

-- Article 5. Le capitaine par cent prisonniers en aura un, les autres officiers un sur deux cents. La part du roi sera d'un dixième prélevé sur la totalité du butin ; une autre part du dixième aussi des prises sera réservée pour les veuves et les orphelins des Frères de la Côte, morts pendant l'expédition.

-- Nous jurons !

-- Maintenant, Frères, voici ce qui a rapport aux blessés ou estropiés. Ces allocations seront prises sur la totalité du butin avant la partage.

-- Bravo ! vive le capitaine ! Écoutons, écoutons ! s'écrièrent les flibustiers, que ce dernier article intéressait surtout.

-- Article 6. Celui qui aura perdu les deux jambes recevra quinze cents piastres ou quinze esclaves, à son choix ; pour la perte des deux bras, dix-huit cents piastres ou dix-huit esclaves ; pour la perte d'une jambe, sans distinction de la droite ou de la gauche, cinq cents piastres ou six esclaves ; pour un bras ou une main, même indemnité ; pour un œil, cent piastres ou un esclave, pour les deux yeux, deux mille piastres ou vingt esclaves ; pour un doigt, cent piastres ou un esclave. Tout individu estropié d'un bras ou d'une jambe sera indemnisé comme si ce membre avait été coupé ou emporté ; tout individu blessé gravement en plein corps recevra cinq cents piastres ou cinq esclaves *(1) *,

-- Bien ! reprirent les flibustiers, le capitaine a pensé à tout. Vive Ourson Tête-de-Fer !

-- Donc toute la chasse-partie est approuvée ? demanda le capitaine.

-- Approuvée et jurée sans hésitation, s'écrièrent joyeusement les flibustiers.

-- Maintenant, Frères, reprit le capitaine, écoutez les noms des officiers auxquels j'ai remis une partie de mon pouvoir sur vous ; j'espère que le choix que j'ai fait vous satisfera.

Le silence se rétablit comme par enchantement.

-- Premier capitaine de la Taquine , reprit Ourson, Pierre Legrand ; second capitaine, David ; premier lieutenant, l'Olonnais ; deuxième lieutenant, le Poletais ; maître d'équipage, Alexandre ; maître canonnier, Tributor ; jurez-vous obéissance à ces officiers ?

-- Oui, capitaine.

-- À présent, Frères, nommez vous-mêmes vos sous-officiers, maîtres, seconds maîtres et quartiers maîtres ; amatelottez-vous et partagez-vous en deux bordées. À partir de ce moment, je déclare l'expédition en cours d'exécution. Aussitôt les élections terminées, l'écrivain du navire vous fera signer la chasse-partie. Rompez vos rangs.

L'équipage se retira aussitôt sur l'avant, et les élections commencèrent avec un calme et un sang-froid qu'on aurait été loin d'attendre de la part de pareils hommes, mais qui prouvait combien ils avaient conscience de l'acte qu'ils accomplissaient.

Le capitaine et ses officiers demeurèrent seuls sur l'arrière. Il était huit heures du matin, le timonier piqua huit ; David prit le quart.

-- Frères, dit Ourson à ses officiers, faites-moi l'honneur de déjeuner avec moi ; tout en mangeant, nous causerons ; je vous communiquerai le plan que j'ai formé pour nous emparer de la ville que nous nous préparons à attaquer et nous discuterons le verre à la main.

Les officiers s'inclinèrent respectueusement, et descendirent avec lui dans la chambre du conseil, où la table était dressée.

La brise fraîchissait de plus en plus et tournait à la tempête, mais personne à bord de la Taquine ne semblait s'en inquiéter.

Ourson Tête-de-Fer et ses officiers n'étaient pas hommes à se préoccuper de la force plus ou moins grande du vent.

La Taquine était un bâtiment neuf, bâti avec ce soin que les Espagnols apportaient alors dans leurs constructions navales. À cette époque, la marine française n'existait encore pour ainsi dire que de nom ; Colbert préludait à peine à ces armements qui bientôt devaient devenir si formidables ; la marine anglaise était constituée déjà, à la vérité, mais n'était encore ni bien nombreuse ni bien installée ; la marine espagnole, disons-nous, passait avec la marine hollandaise pour être la première du monde, par le nombre de ses bâtiments d'abord et puis ensuite par leurs conditions d'armements et leurs incontestables qualités nautiques.

La frégate, la Taquine , dont le gréement était neuf, les membrures solides, qui gouvernait comme un cheval de course et manœuvrait comme si elle était douée d'intelligence, n'avait donc rien à redouter d'un grain plus ou moins fort, et il était inutile de s'inquiéter à ce sujet.

Les officiers, présidés par leur capitaine, s'assirent autour de la table à roulis, sur ou plutôt dans laquelle le repas était servi.

Les braves flibustiers avaient grand faim, depuis leur pantagruélique banquet à l'Ancre-Dérapée. Tant d'affaires avaient absorbé leur temps qu'ils avaient à peine trouvé quelques secondes pour avaler à la hâte quelques bouchées de biscuit et boire une gorgée d'eau-de-vie.

L'on mangea et l'on but gaiement en causant de toutes sortes de choses, plus ou moins intéressantes, puis, lorsque l'appétit de ces puissantes natures fut enfin satisfait, des bouteilles d'eau-de-vie furent posées sur la table, les pipes allumées, et la conversation prit tout doucement une allure plus sérieuse,

-- Est-ce une belle ville, Carthagène ? demanda l'Olonnais.

-- On le dit, répondit Ourson ; quant à moi, je l'ignore, ne l'ayant jamais vue.

-- C'est juste, reprit en riant l'Olonnais ; pas plus qu'aucun de nous je suppose.

-- Les Espagnols sont si jaloux de leurs colonies, dit le Poletais, qu'on ne peut les visiter que le fusil à la main.

-- Eh ! fit Pierre Legrand avec un sourire, j'aime assez cette façon-là, moi ; cela rapporte.

-- Tu n'es pas dégoûté, reprit l'Olonnais avec un gros rire ; seulement je me demande pourquoi, voulant faire une expédition, Ourson a justement été choisir Carthagène de préférence à toute autre ville du littoral.

-- Tu n'y entends rien, dit le Poletais en échangeant à la dérobée un regard d'intelligence avec Ourson ; c'est cependant bien facile à concevoir.

-- Tu trouves, toi ?

-- Pardieu, cela saute aux yeux.

-- Bon, dis-nous-le alors.

-- Je ne demande pas mieux ; d'ailleurs, si je me trompe, Ourson est là pour rectifier ce que je dirai.

-- Va matelot, dit le capitaine.

-- C'est cela, nous écoutons.

-- Ah ! ce ne sera pas long, reprit le Poletais en riant.

-- Bon, bon, va toujours, bavard.

-- Voici donc l'affaire en deux mots : toutes les villes du littoral de terre ferme ont été plus ou moins explorées par nous, c'est-à-dire, prises, pillées et brûlées ; quelques-unes ont seules échappé à nos explorations.

-- Exploration est joli, dit Pierre Legrand en riant.

-- N'est-ce pas ! Or ces villes, au nombre d'une dizaine tout au plus, ont été négligées jusqu'à présent, soit parce qu'elles sont trop pauvres, et, ainsi qu'on le dit dans mon pays, le jeu n'en aurait pas valu la chandelle, soit parce quelles passent pour être trop bien fortifiées pour que nous osions essayer de mettre, non pas le cap, ce qui à la rigueur serait facile, mais le grappin dessus, ce qui est bien autrement dangereux. Deux ou trois d'entre elles surtout passent pour être réellement imprenables. Montbars et Morgan ont pris Porto-Bello, Panama, Maracaïbo, que sais-je encore, toutes expéditions d'une audace inouïe ; Ourson Tête-de-Fer est un excellent camarade, cela est vrai ; malgré cela, ces grands coups de main tentés et si habilement exécutés par ses amis, le chagrinent intérieurement ; non pas qu'il soit jaloux, mais la gloire de Montbars, de Morgan, du beau Laurent et de bien d'autres encore, l'empêche de dormir ; il a voulu, lui aussi, organiser une de ces expéditions qui épouvantent nos ennemis, et font passer leurs richesses dans nos mains. La ville qui passe pour la plus redoutable de celles qui n'ont pas été visitées est Carthagène ; Ourson devait naturellement choisir celle-là. Il y a quatre jours, il est venu me trouver au grand fond où je chassais : « Je veux organiser une expédition, me dit-il, j'ai besoin de toi, veux-tu venir ? -- Parbleu, répondis-je, comme eût répondu n'importe lequel de vous ; où allons-nous ? -- À Carthagène. -- Tope, va pour Carthagène. » Et je le suivis, sans plus d'explications.

-- Le fait est qu'il n'y en avait pas besoin, dit l'Olonnais.

-- Oui, c'était suffisant, ajouta Pierre Legrand.

-- Et voilà, matelots, comment nous sommes en route pour prendre Carthagène ; n'est-ce pas, Ourson ?

-- C'est l'exacte vérité, dit en souriant le capitaine.

L'explication était claire, simple, et surtout elle parut très logique à ces hommes qui n'avaient même pas besoin de prétextes quand il leur plaisait de courir sus aux Espagnols,

-- Messieurs, dit Ourson au bout d'un instant, la nuit s'avance, nous avons tous besoin de repos : avant de nous séparer, je désire m'entendre avec vous, au sujet d'une mesure urgente qu'il nous faut prendre sans retard.

Le silence se rétablit aussitôt.

-- Nous vous écoutons, capitaine, dit le Poletais.

-- Voici ce dont il s'agit, messieurs, reprit le capitaine ; notre armement a été si vivement fait que nos hommes n'ont que les trois livres de farine réglementaires et les cinq livres de viande boucanée, qu'ils sont tenus d'apporter avec eux. Les magasins de Port-Margot étaient si mal fournis, et les marchands élevaient si haut leurs prétentions, que je me suis vu contraint de refuser de traiter avec eux ; de sorte que nos soutes sont vides. Nous avons de la poudre, des balles et des boulets en abondance, mais nous manquons complètement de vivres : ni viande, ni vin, ni liqueurs ; de l'eau seulement. Or il nous faut parer le plus tôt possible à cet état de choses qui, s'il se prolongeait vingt-quatre heures, pourrait amener des complications sérieuses. De plus, il nous est indispensable de trouver un guide, un homme qui connaisse Carthagène et nous puisse désigner les endroits faibles de la place : voilà la position franche et nette ; maintenant quel est votre avis ?

-- Pardieu, dit l'Olonnais, il nous faut avoir des vivres et un guide, et pour cela je ne vois qu'un moyen.

-- Lequel ?

-- Les prendre là où nous sommes certains d'en trouver, corbacque ! Nous n'avons que l'embarras du choix, il me semble, nous nous trouvons ici au milieu d'îles espagnoles, toutes riches et pourvues à foison ; laissons arriver en grand sur la plus proche, emparons-nous-en, et mettons-la à rançon ; ce n'est pas plus difficile que cela.

-- L'Olonnais a raison, dit le Poletais, nous pouvons aussi laisser arriver sur la côte même de Saint-Domingue, il ne manque pas de hameaux et de villages où nous trouverons facilement ce dont nous avons besoin.

-- Non, cela nous retarderait, dit Ourson, nous ne devons perdre que le moins de temps possible ; l'avis de l'Olonnais est aussi le mien. J'avais songé à cette descente sur une île, mais je ne voulais pas prendre cette détermination sans connaître d'abord votre opinion.

-- Notre opinion est la vôtre, capitaine, répondirent les officiers d'une seule voix.

-- Quelle est l'île la plus proche ? demanda le Poletais.

-- Eh ! la plus proche, c'est Cuba, dit Pierre Legrand.

-- Hum ! fit l'Olonnais, le morceau est de dure digestion.

-- Il n'y faut pas songer, dit le Poletais.

-- Peut-être, reprit Ourson Tête-de-Fer.

-- Hein ? s'écrièrent les flibustiers avec surprise.

-- L'audace même de notre coup de main, reprit le capitaine, en assurera le succès, la rapidité de notre descente rend ce succès infaillible ; quand les Espagnols seront revenus de leur stupeur, nous serons, embarqués et à l'abri de leur vengeance. Écoutez-moi bien : Cuba ne possède en réalité qu'une seule ville importante, la Havane, qui compte aujourd'hui six ou huit mille habitants ; les nombreux ports disséminés sur la côte ne sont que des hameaux de pêcheurs, hors d'état de résister à une surprise habilement exécutée ; en quatre heures nous pouvons avoir embarqué sur nos canots les provisions dont nous avons besoin et être de nouveau sous voiles. Avez-vous confiance en moi ?

-- Pardieu ! s'écrièrent les flibustiers.

-- Eh bien, laissez-moi faire à ma guise et nous réussirons.

-- Tu es le maître d'agir comme il te plaira, nous comptons sur toi comme tu comptes sur nous, répondit le Poletais ; donne des ordres, et sois tranquille, ils seront exécutés.

-- Bien ! allez vous reposer, il est dix heures du soir ; à trois heures le débarquement aura lieu ; demain soir nous aurons, je vous le promets, des vivres à foison. Pierre Legrand, fais arriver de trois quarts, la brise semble avoir un peu molli ; on larguera toutes les voiles que la mâture pourra tenir sans risquer de briser des espars.

Pierre Legrand monta sur le pont pour faire exécuter l'ordre qu'il avait reçu ; bientôt on s'aperçut au mouvement plus accentué du navire que cet ordre était exécuté.

Ourson Tête-de-Fer se leva :

-- Bonne nuit compagnons ! dit-il ; souvenez-vous que le branle-bas se fera à trois heures.

Cinq minutes plus tard les flibustiers dormaient comme s'ils ne devaient jamais se réveiller.

L'attente du danger qu'ils allaient courir n'avait en aucune façon influé sur leur tranquillité, ni sur leurs dispositions au sommeil.

Qu'est-ce que c'était que le danger, pour ces lions de mer ?

VII -- De quelle façon Ourson Tête-de-Fer acheta aux Espagnols les provisions qui lui manquaient et se procura un guide.

Les détails de l'enrôlement, de l'organisation et de la discipline des équipages à bord des bâtiments de la flibuste, sont assez singuliers pour mériter de ne pas être passés sous silence.

Tout Frère de la Côte avait le droit de monter une expédition, il lui suffisait pour cela de posséder un navire quelconque.

Ce navire était souvent et même la plupart du temps, soit une grande pirogue, soit même une humble chaloupe ; ces frêles embarcations leur suffisaient pour s'emparer à l'abordage des orgueilleux vaisseaux espagnols.

L'expédition résolue, le capitaine convoquait, au son du tambour et de la trompette, les flibustiers dans une taverne quelconque.

Il exposait à ceux qu'il voulait enrôler les bénéfices de l'entreprise, convenait avec eux de la durée de la campagne, puis l'engagement commençait.

Chaque homme était tenu de signer, ou de faire sa croix s'il ne savait pas écrire, ce qui était rare, au bas d'un acte libellé par un des écrivains de la Compagnie des Indes ; cet acte faisait foi, il était ensuite revêtu de la signature du capitaine et de celle du gouverneur.

Chaque enrôlé était tenu d'avoir : un fusil, une hache, un sabre droit, un poignard, quinze charges de poudre, des balles et une tente de campement, morceau de toile fine que les Frères de la Côte roulaient et portaient en bandoulière ; de plus ils devaient se munir d'une gourde pleine d'eau-de-vie, de viande boucanée et de farine, pour trois jours.

Ces conditions étaient rigoureusement obligatoires.

Aussitôt enrôlés, les Frères de la Côte devaient obéir aveuglément à leurs chefs et leur témoigner en toute occasion le plus grand respect.

Quand même ces chefs ou officiers, auraient été leurs subordonnés dans de précédentes expéditions.

Car il arrivait souvent que le capitaine d'aujourd'hui était simple matelot demain ; cela dépendait de la façon dont il dépensait ses parts de prises, et par conséquent, de ses conditions de fortune.

La discipline à bord était d'une sévérité implacable.

On ne connaissait que deux punitions :

La cale sèche.

La mort.

Les deux punitions n'en faisaient en réalité qu'une seule, sous des noms différents.

Seulement il arrivait parfois que l'on ne mourait pas de la cale sèche ; mais on restait estropié et infirme pour la vie.

En arrivant sur le bâtiment, les enrôlés étaient tenus de s'amateloter , c'est-à-dire de se choisir chacun un camarade.

Voici pourquoi :

En mer quand un matelot était de quart, l'autre se reposait, ou s'occupait du ménage commun, c'est-à-dire qu'il faisait la cuisine et nettoyait les armes, soignant son matelot quand celui-ci était malade et le remplaçant même, au besoin, dans son service.

À terre, les deux matelots marchaient côte à côte, s'entraidant mutuellement pendant la route, et chassant l'un pour l'autre pour se procurer des vivres ; si l'un était blessé l'autre ne le pouvait abandonner ; il était tenu de le secourir, de le porter à l'ambulance sur ses épaules et de veiller sur lui, portant ses armes et ses munitions tant que les forces de son matelot n'étaient pas complètement revenues ; de plus il devait le défendre même au péril de sa vie pendant le combat.

Ces associations avaient l'avantage de tripler la force des équipages et de rendre ces hommes invincibles ; ces liens fraternels, formés au milieu des périls et des privations, devenaient presque toujours indissolubles, et souvent ne se rompaient même pas à la mort de l'un des associés ; le survivant continuait sa tâche en adoptant la famille de son matelot défunt, et poussait parfois l'abnégation jusqu'à épouser sa veuve, que souvent il n'avait jamais vue ou qu'il n'aimait pas, dans le seul but de donner un père à ses enfants.

Voilà quel était le matelotage parmi les boucaniers ; cette tradition s'est conservée presque intacte jusqu'à ce jour dans notre marine. Les officiers, qui en reconnaissent toute l'utilité et qui savent combien elle profite à la discipline et à la régularité du service, ont grand soin de l'entretenir et de l'encourager sur les bâtiments de l'État.

Mais cette association est plus générale et a jeté des racines plus profondes sur les navires de la marine du commerce, parce que là les hommes se connaissent depuis leur enfance, sont presque toujours du même pays et ont pour ainsi dire presque toujours vécu ensemble.

Les chefs d'expédition étaient tenus d'avoir un chirurgien à leur bord quand l'équipage dépassait trente-cinq hommes.

Ce chirurgien était presque toujours un malheureux carabin ou un ancien garçon apothicaire ignorant comme une tanche, dont toute la science était contenue dans un livre de médecine quelconque qu'il consultait tant bien que mal, et qui administrait les médicaments à tort et à travers, sans plus de souci ; il taillait, coupait et tranchait, avec tout l'aplomb d'un boucher émérite, les pauvres diables que leur mauvais destin faisait tomber entre leurs mains, et qui ne réchappaient que par miracle à ces traitements aussi excentriques qu'impitoyables.

Les flibustiers redoutaient fort ces chirurgiens, ils préféraient se faire tuer que de courir la chance problématique d'être guéris par eux.

Le partage des parts de prises se faisait ordinairement lorsque le bâtiment était de retour, soit à la Tortue, soit à Léogane, à Port-de-Paix ou à Port-Margot, en présence du gouverneur et de l'agent principal de la Compagnie des Indes.

On procédait de la manière suivante :

D'abord on prélevait sur la totalité des prises la part du roi, qui était un dixième ; puis celle des morts et celle des blessés que le gouverneur était spécialement chargé de distribuer. Ensuite le partage s'effectuait selon les conditions de la chasse-partie, signée par les associés avant le départ et dont un double restait entre les mains du gouverneur.

Les prises se composaient de bijoux, de matières d'or et d'argent, d'étoffes plus ou moins précieuses, des marchandises enlevées, telles que épices, bimbeloteries, etc, et enfin des esclaves, hommes et femmes, pris pendant l'expédition, les prêtres et les moines espagnols n'étaient pas, malgré leur habit, à l'abri du sort commun.

Il était généralement accordé un laps de temps plus ou moins long à ces malheureux pour se racheter.

Leur rançon était fixée au triple de la somme à laquelle ils avaient été adjugés à leurs maîtres, qui tous étaient des habitants ou des boucaniers, c'est-à-dire des chasseurs.

Le partage terminé, les flibustiers, souvent très embarrassés des richesses qui leur étaient échues et dont ils ne savaient comment faire de l'argent, devenaient alors la proie de ces spéculateurs de bas étage qui pullulaient alors dans ces contrées, et qui leur achetaient tout ce qu'ils possédaient pour le tiers et souvent le quart de sa valeur réelle.

Alors les orgies commençaient et duraient jusqu'à ce que les flibustiers eussent dépensé ou plutôt gaspillé leur dernier maravédis.

Quand il ne leur restait plus rien, ils repartaient gaiement pour une nouvelle expédition dont le résultat devait presque toujours être pour eux le même.

Mais que leur importait cela, à ces hommes pour qui le présent seul existait ! Ils se trouvaient heureux.

Avaient-ils tort ?

Peut-être !

Voilà de quelle manière simple et à la fois vigoureuse l'association des Frères de la Côte était organisée, lorsque, ainsi qu'ils le disaient, ils étaient en cours d'expédition.

C'est à cette organisation qu'ils durent les succès qu'ils obtinrent et les actions extraordinaires qu'ils accomplirent.

À trois heures du matin, au moment où le matelot timonier piquait six sur la cloche, Ourson, parut sur le pont.

Ses officiers l'attendaient.

Le capitaine jeta un regard autour de lui ; la nuit était claire, la mer un peu forte, car la brise se maintenait ; on apercevait à tribord d'avant se dresser une masse sombre vers laquelle la frégate s'avançait rapidement ; cette masse sombre était la côte de l'île de Cuba, dont on était éloigné de deux lieues au plus.

-- Branle-bas, dit le capitaine ; tout le monde sur le pont.

Le maître d'équipage donna un vigoureux coup de sifflet.

Cinq minutes plus tard, tous les matelots étaient réunis sur l'avant du grand mât.

Le réveil n'avait pas été long ; les Frères de la Côte dormaient étendus pêle-mêle dans l'entrepont, ou dans les postes à canons ; le hamac était un luxe que les flibustiers ne se permettaient pas.

Le capitaine appela ses officiers sur le château d'arrière.

-- Messieurs, leur dit-il, n'oubliez pas ceci : il s'agit d'une surprise, non d'un combat ; tâchons, s'il est possible, de ne pas tirer un seul coup de fusil. Notre affaire, en ce moment, n'est pas de nous battre, mais d'avoir des provisions. Est-ce bien compris ?

-- Parfaitement, oui, capitaine, répondirent les officiers.

-- Nous avons le cap juste sur l'entrée du port de Guantamano ; il y a là une colonie de pêcheurs qui s'est établie depuis une vingtaine d'années en cet endroit ; ces gens sont riches, leur port trafique avec la ville de Santiago qui est peu éloignée, et à laquelle il fournit des céréales, des porcs et des bœufs amenés là de l'intérieur : nous trouverons donc tout ce qu'il nous faut. Voici maintenant comment nous procéderons : le Poletais et l'Olonnais avec chacun cent cinquante hommes, précéderont la frégate dans des pirogues dont les avirons seront garnis au portage pour ne pas donner l'éveil. Le Poletais cernera le village à droite, tandis que l'Olonnais le cernera à gauche. Puis vous demeurerez tous deux immobiles, chacun à son poste, en ayant soin de veiller attentivement à ce qu'aucun fuyard ne réussisse à s'échapper dans la campagne pour donner l'alarme. Moi, j'entrerai tout droit dans le port. Notre coup sera fait si vous agissez avec prudence, avant même que les gavachos se doutent de notre présence au milieu d'eux. Le jour ne paraîtra pas avant une heure ; c'est plus de temps qu'il ne nous en faut pour surprendre ces dormeurs dans leur lit. Partez, messieurs.

Le capitaine fit mettre la frégate sur le mât ; six pirogues furent amenées ; l'Olonnais et le Poletais s'embarquèrent avec leurs hommes, et bientôt, ils eurent disparus dans l'ombre projetée par les hautes montagnes de l'île.

Ourson se promenait à grand pas à l'arrière, consultant le compas, regardant la côte et inspectant la voilure.

Une demi-heure environ s'était écoulée, lorsque Pierre Legrand s'approcha du capitaine et le salua.

-- Que voulez-vous ? demanda Ourson.

-- Capitaine, répondit-il, l'homme qui est de vigie au bossoir de tribord a vu une légère embarcation qui semble filer le long de la côte ; je me suis assuré du fait, et j'ai aperçu, moi aussi, cette embarcation.

-- Prenez le petit canot, mon cher Pierre, et allez un peu, avec une dizaine d'hommes, voir quel est ce rôdeur, je vais, moi, remettre la frégate en route.

Pierre Legrand salua et se retira ; un instant après il était parti, et comme la brise le favorisait, il commençait à la voile une chasse désespérée contre la petite embarcation signalée par la vigie.

Mais alors il se passa quelque chose de singulier ; le canot suspect, au lieu de prendre chasse ainsi qu'on s'y attendait, vira seulement de bord et marcha droit sur l'embarcation flibustière.

Ou c'était une grande audace, ou une stupidité rare de la part de ceux qui montaient cette frêle pirogue.

Pierre Legrand fit préparer les armes et continua d'avancer.

Bientôt les deux embarcations ne furent plus qu'à demi portée de pistolet.

Au moment où les flibustiers se levaient pour sauter à l'abordage, ils reconnurent que deux hommes seulement, un blanc et un nègre, se trouvaient dans la pirogue.

On jeta un grappin à son bord.

-- Qui êtes-vous ? et où allez-vous ? demanda Pierre Legrand dans le plus pur castillan.

-- Cher seigneur, répondit humblement le blanc, tandis que le nègre grelottait de tous ses membres, je suis pilote, j'ai aperçu un grand navire, il y a une heure, j'ai supposé que c'était un bâtiment de Santiago qui venait ici, et je me suis mis en mer pour le piloter dans la passe ; si je me suis trompé, je suis prêt à rentrer dans le port.

-- Non pas, diable ! s'écria en riant le jeune homme ; vous ne pouviez venir plus à propos, au contraire, nous avons besoin de vous.

-- Mais il me semble, mon estimable capitaine, que vous n'êtes pas...

-- Des Espagnols, interrompit Pierre Legrand, pardieu ! nous sommes des ladrones, pour vous servir.

-- Jésus ! José ! Maria ! s'écria le pilote ahuri de sa méprise en joignait les mains avec désespoir.

-- Rassurez-vous, bonhomme, lui dit amicalement le flibustier, nous ne vous voulons pas de mal, et qui sait ? peut-être est-ce un bonheur pour vous de nous avoir rencontrés ? Allons, vous autres, quatre hommes dans cette pirogue, en double, et attendons la frégate.

Leur attente ne fut pas longue, presque aussitôt la Taquine les recueillit. Pierre Legrand monta à bord avec ses prisonniers.

Le nègre était plus mort que vif, rien ne pouvait le rassurer.

Lorsque le jeune homme eut rendu compte à son chef de ce qui s'était passé, celui-ci fit approcher l'Espagnol.

-- Tu es pilote ? lui demanda-t-il en le regardant dans les yeux.

-- Oui, excellence, pilote, répondit-il humblement, non seulement dans les îles, mais encore, au besoin, en terre ferme.

-- Ah ! ah ! fit Ourson en souriant, puis il reprit : Peux-tu être fidèle ?

-- Oui, seigneurie.

-- L'entrée de Guantamano est-elle difficile ?

-- Non, seigneurie, il s'agit seulement de tenir droit le milieu du chenal.

-- La ville est-elle considérable ?

-- Ce n'est qu'un bourg, seigneurie.

-- Très bien ; il y a t-il des soldats ?

-- Une cinquantaine, dans un fortin en terre.

-- Diable !

-- Mais, se hâta d'ajouter le pilote, le fortin n'est pas encore achevé, et les canons ne sont pas venus de Santiago, on les attend incessamment

-- Tant mieux ! voilà qui simplifie singulièrement la question ; crois-tu que notre approche ait été signalée ?

-- Pour cela, non, seigneurie, je ne vous ai aperçus que depuis une heure à peine et tout le monde dort à poings fermés.

-- Maintenant, écoute bien ceci ; tu sais qui nous sommes, n'est-ce pas ? Prends garde à toi : si tu me trompes, tu seras pendu à cette vergue que tu vois au-dessus de ta tête ; si tu me sers bien, tu auras dix onces d'or ; je ne manque jamais à ma parole ; que préfères-tu ?

-- Les dix onces, seigneurie, s'écria vivement le pilote dont les yeux brillèrent de convoitise.

-- Bien, marché conclu ; maintenant prends le commandement et fais-nous entrer dans le port.

Le pilote s'inclina et se mit en mesure d'obéir.

L'Espagnol avait bravement pris son parti de sa mésaventure, les dix onces d'or promises si généreusement en avaient fait, temporairement du moins, un séide des Frères de la Côte.

Il les guida avec une adresse extrême dans la passe, et bientôt la frégate se trouva à demi portée de canon du village, plongé encore dans le silence le plus complet.

Le réveil devait être rude,

Le capitaine laissa tomber l'ancre et fit carguer les voiles ; puis, donnant le commandement de la frégate à Pierre Legrand, il se fit mettre à terre, en ayant soin de prendre le pilote avec lui.

Trois embarcations, montées par une centaine de flibustiers, suivaient celle du capitaine.

Les quatre embarcations atteignirent le rivage en quelques coups d'aviron.

Ourson, de crainte de surprise, dès quelles eurent débarqué leur monde, leur ordonna de se tenir au large ; puis se tournant vers le pilote :

-- Quelles sont les autorités du village ? lui demanda-t-il.

-- Il n'y en a qu'une seule, seigneurie, répondit-il, un alcade.

-- Bien, où demeure-il ?

-- Là, dans cette grande maison en face de vous.

La grande maison en question était en réalité une masure un peu moins misérable que les autres, voilà tout.

-- De mieux en mieux, reprit Ourson ; cet alcade est-il brave ?

-- J'ignore s'il est brave, seigneurie, je sais seulement que c'est un homme avare, méchant et détesté de tout le monde ; mais il est le neveu du gouverneur de Santiago, et il fait ce qu'il veut.

-- Tiens ! fit Ourson en riant, est-ce que je serais appelé à mon insu à jouer ici le rôle de la Providence, ce serait drôle !

-- Oh ! seigneurie, s'écria le pilote d'un ton suppliant, le pays serait bien heureux d'être délivré de ce méchant homme ; il n'y a pas d'atrocité qu'il ne commette journellement.

-- Ah ! bah ! Eh bien ! je vais aller de ce pas lui dire bonjour, à ce digne alcade ; quant à toi, suis-moi et ne crains rien.

La maison de l'alcade n'était qu'à quelques pas de la plage.

Ourson la fit entourer, puis tirant un pistolet de sa ceinture il le déchargea dans la serrure, qui vola en éclats.

Mais la porte ne s'ouvrit pas, elle était solidement barricadée à l'intérieur.

-- Il paraît que nous avons affaire à un homme prudent, dit le capitaine tout en rechargeant son pistolet ; deux coups de hache là-dedans.

Au même instant une fenêtre s'ouvrit et un homme en costume de nuit, armé d'une longue arquebuse, montra son visage pâle et effaré en criant d'une voix stridente.

-- Ah ! misérables ! vous voulez m'assassiner ! attendez ! attendez !

-- Faites taire ce braillard, dit froidement l'Ourson.

Un coup de fusil fut tiré, et l'arquebuse brisée par la balle tomba à terre.

L'alcade avait littéralement fait le plongeon dans l'intérieur de la chambre.

Cependant les coups de feu et les coups de hache contre la porte avaient donné l'éveil aux habitants ; les portes s'entrouvraient timidement ; des visages pâles aux yeux clignotants apparaissaient dans l'entrebâillement ; mais personne ne se hasardait à sortir.

La porte avait cédé sous les coups répétés d'un vigoureux Frère de la Côte.

-- Amenez ce drôle ici, ordonna Ourson, et vous autres, dit-il à ses gens, formez vos rangs et ayez l'œil au guet.

L'alcade parut ; le pauvre diable était à moitié nu, en chemise et en caleçon ; il tremblait de tous ses membres, encore plus de terreur que de froid, bien que la brise fût assez piquante ; car les nuits sont très fraîches dans ces parages ; les deux flibustiers qui l'amenaient ne lui épargnaient pas les coups de crosses pour accélérer sa marche.

-- Vous êtes l'alcade ? lui dit brusquement Ourson.

-- Oui, seigneurie, répondit-il d'une voix étranglée.

-- Attachez-lui les mains et mettez-lui des mèches soufrées entre les doigts ; à mon premier signe vous les allumerez.

Cet ordre fut exécuté avec une rapidité et une adresse qui témoignaient de la longue expérience que possédaient les flibustiers.

L'alcade comprit de quoi il s'agissait, sa terreur redoubla.

-- Maintenant, répondez et surtout prenez garde de me tromper, il vous en cuirait, dit Ourson avec un mauvais sourire, en lui touchant les mains du bout du doigt.

-- Interrogez, seigneurie, répondit-il aussitôt.

-- Votre village est en mon pouvoir, vous et tous les habitants vous êtes mes prisonniers, il s'agit de vous racheter.

-- Hélas ! nous sommes bien pauvres.

-- Peut-être ; vous avez ici des dépôts de viandes et de céréales ? où sont ces dépôts ?

-- Monseigneur, sur la part que j'espère obtenir en paradis, je vous jure que tous les dépôts sont vides.

-- Où sont-ils ?

-- Là, répondit-il en désignant deux vastes hangars en planches.

-- Voyez, dit laconiquement Ourson.

Une vingtaine de flibustiers se détachèrent ; au bout d'un quart d'heure ils revinrent.

-- Vides, dit un d'eux.

-- Il n'y en a pas d'autres ? demanda Ourson à l'alcade.

-- Pas d'autres, murmura-t-il.

-- Seigneurie, je vous le jure sur la part...

-- C'est bon, c'est bon, reprit le capitaine nous savons cela ; prenez garde.

-- Mais, seigneurie, je vous certifie, reprit l'alcade qui commençait à se rassurer.

Mais tout à coup il fit un brusque mouvement en arrière.

-- C'est le diable ! s'écria-t-il.

Il venait d'apercevoir le pilote qui, jusque-là, était demeuré confondu dans la foule des Frères de la Côte.

-- Cet homme vous trompe, seigneurie, dit vivement le pilote et il vous trompe sciemment.

-- Expliquez-vous.

-- Les magasins sont vides, c'est vrai ; mais c'est parce qu'il s'est emparé, malgré les légitimes propriétaires, de toutes les marchandises qu'ils contenaient, pour les mettre dans de magasins à lui et les vendre à son profit.

-- Est-ce vrai ? dit Ourson, en interrogeant la foule toujours grossissants des habitants qui, bien que se tenant à distance, s'étaient cependant enhardis à sortir de leurs maisons, en voyant que les flibustiers ne semblaient pas avoir de mauvaises intentions contre eux.

-- C'est vrai, seigneurie, répondirent-ils, d'une seule voix.

-- Ainsi cet homme, qui par sa position, devrait être votre protecteur et votre défenseur, vous vole et vous persécute, au contraire ?

-- Il nous affame, enlève tout ce que nous possédons, et si nous osons lui adresser une plainte, il fait mettre les plaignants à la torture.

-- Où sont les magasins de cet homme ?

-- Seigneurie ! dit l'alcade en gémissant.

-- Silence, misérable ! s'écria Ourson d'une voix terrible.

-- Les magasins sont derrière sa maison, dit le pilote, ils regorgent, seigneurie, non seulement de viande de bœuf boucanée, de porc salé et de céréales, mais encore de vin et de liqueurs.

-- C'est bien ; justice sera faite de cet homme. Écoutez tous : je pourrais vous imposer une rançon, je ne le veux pas ; la seule chose que j'exige de vous, c'est que vous aidiez à l'embarquement de ces provisions dont j'ai besoin ; mais comme je ne veux pas vous faire tort de ce qui vous appartiens à vous, qui êtes pauvres, je vous abandonne le pillage de cette maison, et de plus vous recevrez cinq mille piastres que vous vous partagerez.

De formidables acclamations de joie répondirent à ce discours du capitaine ; pourtant les acclamations les plus joyeuses furent poussées par les soldats qui avançaient d'un air formidable sous les ordres d'un alferez ; mais en voyant ce dont il s'agissait ils abandonnèrent leurs armes et se débandèrent en laissant leur officier se tirer d'affaire comme il pourrait.

L'alferez était un brave soldat ; la lâcheté, de ses hommes l'indigna et lui fit monter le rouge au visage.

Un instant il demeura immobile, les sourcils froncés, regardant d'un air de mépris ceux dont il avait le commandement, se précipiter ainsi sans vergogne au pillage ; mais cette hésitation n'eut que la durée d'un éclair.

Il se redressa fièrement et s'avança d'un pas assuré vers Ourson.

Celui-ci le regardait venir ; un sourire bienveillant se jouait sur ses lèvres.

-- Señor, capitaine, où quelque soit votre titre, caballero, lui dit l'officier en le saluant avec une courtoisie hautaine, je ne viens pas me rendre à vous.

-- Que venez-vous donc faire alors ? demanda Ourson dont l'œil étincela.

-- Seul, toute résistance m'est impossible, reprit froidement l'officier, je viens protester hautement au nom de mon pays contre l'inqualifiable agression dont nous sommes victimes ; quant à mon épée, ajouta-t-il en la tirant du fourreau et l'élevant au-dessus de sa tête...

-- Arrêtez, lieutenant, lui dit le flibustier en prenant son épée et la remettant au fourreau, tandis que l'officier le laissait faire, en proie à la plus vive surprise ; vous êtes un brave soldat, si le gouvernement que vous servez en comptait beaucoup comme vous, nous ne serions, nous, peut-être pas aussi forts ; gardez votre épée, si vous la perdiez je serais contraint de vous donner la mienne, et je vous avoue que j'y tiens beaucoup.

Ces paroles furent dites avec un tel accent de bienveillante sympathie que, malgré lui, l'officier se sentit ému.

-- Quels hommes êtes-vous donc, vous autres ? murmura-t-il.

-- Nous sommes des hommes, répondit Ourson, avec intention ; mais retirez-vous, lieutenant ; il va se passer ici des choses que vous ne devez pas voir.

-- Capitaine, est-ce que ce pauvre homme..., dit l'officier d'un ton suppliant en désignant l'alcade.

-- Ne vous occupez pas de lui, n'intercédez pas en sa faveur, interrompit vivement Ourson ; c'est un misérable, il est condamné.

L'alcade sentit à cette parole son sang se glacer dans ses veines.

L'officier comprit que toute prière serait inutile ; il s'éloigna lentement d'un air pensif, bientôt il disparut à l'angle d'une rue.

Cependant toute la population du village s'était mise à l'œuvre avec un empressement qui témoignait de son désir de gagner la récompense promise, et d'être le plus tôt possible délivrée des audacieux envahisseurs qui la tenaient sous le feu de ses canons et de ses fusils.

La vue des détachements de l'Olonnais et du Poletais, dont Ourson avait ordonné la concentration lorsqu'il avait acquis la certitude qu'il n'avait aucune résistance à redouter, avait encore décuplé l'ardeur générale, en prouvant aux habitants du port de Guantamano, que rien, sinon une obéissance complète, pouvait les sauver.

Les habitants étaient tous pêcheurs, chacun avait son embarcation ; tandis que les uns transportaient les marchandises sur la plage, d'autres les embarquaient, et les derniers enfin les conduisaient à bord de la frégate.

Pierre Legrand était émerveillé de la quantité considérable de provisions qui affluaient à bord ; c'était une inondation, un déluge, il avait peine à suffire à l'embarquement.

En moins de trois heures tout fut hissé à bord de la frégate et arrimé dans les soutes ; la frégate avait maintenant des vivres pour plus de six mois : c'était prodigieux.

La capitaine assistait, calme, froid, impassible à ce transbordement.

Lorsque le dernier ballot fut enfin embarqué, et qu'il ne resta absolument rien dans les magasins du malencontreux alcade, qui assistait d'un air affolé à cet immense désastre, qui engloutissait toute sa fortune, Ourson fit sonner un appel de trompettes.

Les habitants se groupèrent tumultueusement autour des flibustiers.

-- Habitants, dit le capitaine, vous avez jusqu'à présent travaillé, pour moi, ce dont je vous remercie ; maintenant travaillez pour vous, sus à cette maison, je vous l'abandonne.

Les Espagnols ne se firent pas répéter l'invitation, ils se ruèrent sur la maison qu'ils envahirent et qui bientôt regorgea de pillards acharnés, brisant les meubles et sondant les murs et les cloisons.

Lorsque enfin il ne resta plus de la maison que les quatre murs, Ourson y fit mettre le feu, et comme elle était construite en bois de cèdre, elle flamba bientôt d'une façon très réjouissante à voir.

Le capitaine prit alors des mains d'un flibustier une lourde sacoche qu'il avait envoyer chercher à bord de la frégate et remettant aux mains d'un habitant notable cette sacoche pleine d'or :

-- Vous voilà payés, je ne vous dois plus rien, n'est-ce pas ? dit-il d'une voix haute et ferme en s'adressant à la foule.

-- Si, capitaine, répondit l'homme auquel il avait remis la sacoche, vous nous devez encore quelque chose.

-- Que vous dois-je donc ?

-- Justice.

-- Justice ?

-- Oui capitaine, répondit l'Espagnol ; cette justice, vous nous l'avez promise.

-- Je ne vous comprends pas.

-- Cet homme, qui si longtemps a été pour nous le plus terrible des oppresseurs, reprit l'Espagnol en désignant l'alcade, ce misérable qui nous a abreuvés d'avanies, nous a spoliés sans pudeur et torturés selon son caprice, le rendrez-vous donc à la liberté, pour que, vous parti, il relève la tête et nous fasse payer, par d'horribles vexations, les faits qui, par votre ordre et sous la pression de vos forces militaires, se sont passés aujourd'hui ; cela serait-il juste ? Répondez capitaine ; nous avons foi en votre parole comme vous avez eu foi en la nôtre ; nous avons loyalement accompli notre tâche, à vous maintenant d'accomplir la vôtre.

-- Soit ! reprit le capitaine d'une voix profonde ; mais cet homme ne peut mourir ainsi : il serait assassiné ; il doit être jugé ; vous-mêmes serez ses juges.

-- Que son sang retombe sur notre tête.

-- Vous êtes bien résolus ?

-- Oui, cria la foule.

-- Bien ! maintenant répondez ; quels crimes imputez-vous à cet homme ?

-- L'avarice poussée jusqu'à la cruauté ; la simonie et le mensonge.

-- Le croyez-vous coupable ?

-- Nous l'affirmons.

-- Quel châtiment mérite-t-il ?

-- La mort ! hurla d'une seule voix la population haletante de haine et de colère.

-- Que votre volonté soit faite ; cet homme va mourir ; priez pour son âme afin que Dieu la prenne en pitié.

Mais une tempête de cris, de huées et de malédictions répondirent seuls à ces dernières paroles.

Le capitaine fit un signe.

En quelques minutes une potence fut improvisée et hissée sur la plage, en face des ruines fumantes de la maison.

Le malheureux alcade fut saisi, garrotté et on lui passa la corde au cou ; mais il n'avait plus conscience de ce qui se passait autour de lui, et ce ne fut qu'une masse inerte, demi-morte déjà, qui fut hissée à la potence, aux cris de joie de la population tout entière.

Par l'ordre d'Ourson, un écriteau avait été placé sur la poitrine du supplicié.

Sur cet écriteau étaient écrits en espagnol et en français ces mots, qui expliquaient la sentence d'une manière terrible :

PENDU, NON COMME ESPAGNOL MAIS COMME VOLEUR

OURSON TÊTE-DE-FER.

Lorsque les dernières convulsions de l'agonie se furent éteintes et que le cadavre eut repris l'immobilité dont il ne devait plus sortir, le capitaine salua la foule et se dirigea vers la plage.

Quelques minutes plus tard, les flibustiers avaient regagné leur bord.

Lorsque la frégate fut sortie du port, Ourson appela le pilote ;

-- Ce pays n'est pas bon pour vous, lui dit-il, suivez-moi ; mon expédition terminée, je vous débarquerai où il vous plaira, et vous serez riche pour le reste de vos jours ; cette proposition vous convient-elle ?

-- Oui, capitaine, mais à une condition.

-- Laquelle ?

-- C'est que vous me fournirez les moyens de passer en Europe, en France ; en Amérique, comme en Espagne ma vie ne serait pas en sûreté.

-- C'est bien, vous avez ma parole, servez-moi loyalement et vous n'aurez pas à vous repentir de l'engagement que nous contractons l'un envers l'autre.

-- Je vous suis dévoué, capitaine.

La frégate poussée par une bonne brise, ne tarda pas à perdre de vue les côtes élevées de l'île de Cuba et elle se dirigea en se couvrant de voiles vers la ville de Carthagène, que son capitaine avait une si vive impatience d'atteindre.

VIII -- Comment une causerie de jeune fille se termina par un sanglot.

Cartagena de las Indias, ou Carthagène, ainsi que la nomment simplement les Français, est une des villes les plus heureusement situées du nouveau monde.

Du reste, les Espagnols possédaient un tact et un coup d'œil infaillible pour choisir l'emplacement des cités qu'ils fondaient à chacune de leurs stations sur les côtes américaines ; et, à part quelques légères erreurs sans importance, presque toutes les villes qu'ils ont élevées ainsi en courant à la recherche de l'or, seul but de leurs audacieuses expéditions, s'élèvent encore, riches et puissantes pour la plupart, dans leurs positions premières, malgré les changements de toutes sortes qui depuis sont survenus.

Carthagène fut fondée en 1533, par don Pedro de Heredia, sur un îlot sablonneux dans le détroit formé à son embouchure par le rio Magdalena ; cette ville possède un des ports les plus beaux et les plus sûrs de toute l'Amérique ; il servit longtemps de refuge aux galions qui, chargés des richesses de l'océan Pacifique, transportées à dos de mule à travers l'isthme de Panama, ne se trouvaient pas en sûreté à Porto-Bello, surtout après que la première Panama eût été détruite et pillée par les Frères de la Côte et rebâtie sur le Rio-Grande, mais toujours sur la mer du Sud.

Comme toutes les cités espagnoles de l'ancien ou du nouveau monde, l'aspect de Carthagène est triste, bien que les rues soient larges, coupées à angle droit et rafraîchies par de nombreuses sources d'eaux vives ; cette tristesse tient aux longues galeries soutenues par des colonnes basses et lourdes, espèces de cloîtres qui bordent les deux côtés des rues, et aux larges terrasses en saillie qui dérobent la plus grande partie du jour et du soleil.

À l'époque où se passe notre histoire, la population de Carthagène s'élevait à plus de trente mille âmes ; la ville et le port étaient défendus par cinq forteresses, dont une, la plus importante de toutes, celle de Boca-Chica, avait soixante pièces de canon en batterie.

La garnison espagnole comptait cinq mille deux cents hommes de vieilles troupes formées dans les guerres européennes et commandées par un brigadier, grade équivalent à peu près à celui plus moderne de général de brigade ; en cas de nécessité, on pouvait, en quelques heures, joindre à ces troupes environ trois mille cinq cents miliciens, bien armés et d'autant plus braves alors qu'ils combattaient en réalité pro aris et focis .

C'était cette ville, si formidablement armée, si heureusement située, que le capitaine Ourson Tête-de-Fer, avec un seul navire armé de trente canons et monté par sept cent vingt-trois hommes, avait résolu de prendre.

Il est vrai que ces sept cent vingt-trois hommes étaient l'élite des Frères de la Côte, et que le capitaine Ourson disait que tout ce que l'œil d'un flibustier pouvait embrasser dans son rayon visuel devait, s'il le voulait, lui appartenir ; ce que, jusque-là, il avait toujours personnellement prouvé.

Mais jamais aucun des chefs de la flibuste n'avait encore, jusqu'à ce jour, conçu une expédition aussi audacieuse, surtout en disposant d'aussi faibles moyens d'exécution.

Maintenant, profitant de la faculté qui de tout temps a été concédée aux romanciers de voltiger à leur guise sur l'aile des djinns et de traverser en quelques coups, non pas d'ailes, mais de plume, les plus longues distances, nous abandonnerons la Taquine et son brave équipage dans les débouquements des Antilles, quelques heures après la réussite de son hardi coup de main sur Guantamano, et, priant notre lecteur ou notre bien-aimée lectrice de nous suivre, nous sauterons d'un bond sur la côte américaine et nous nous rendrons à Turbaco.

Turbaco est un charmant petit village de sept ou huit cents âmes au plus, village bâti sur le penchant verdoyant d'une colline, à quelques lieues à peine de Carthagène et adossé contre une forêt majestueuse et presque impénétrable, dont les derniers contreforts viennent mourir sur le bord même du rio Magdalena.

Éloigné de six ou huit lieues de la mer, ce village sert de refuge aux riches habitants de la ville et aux Espagnols européens non acclimatés encore, contre les chaleurs excessives et les maladies qui pendant l'été règnent sur le littoral.

L'aspect de ce village est réellement enchanteur, il surgit, pour ainsi dire, du milieu d'un immense bouquet de verdure montant en amphithéâtre presque jusqu'au sommet de la colline ; on aperçoit de fort loin ses grandes et élégantes maisons construites en bambous et couvertes de feuilles de palmier.

Des sources limpides jaillissent de nombreuses roches calcaires garnies de polypiers fossiles et auxquelles le feuillage lustré de l' anacardium caracoli , qui les ombrage, donne un aspect réellement étrange.

L'anacardium caracoli est un arbre d'une grandeur colossale, auquel les Indiens attribuent la propriété d'attirer de très loin les vapeurs répandues dans l'atmosphère ; fait dont nous n'oserions certifier l'exactitude.

Le village étant élevé de plus de cent cinquante toises au-dessus du niveau de l'Océan, les nuits y sont extrêmement fraîches ; par contre les jours y sont toujours d'une chaleur étouffante.

Nous entrerons dans Turbaco, et après avoir fait quelques pas dans la grande rue du village et être passés devant une fontaine monumentale qui n'a qu'un défaut, celui de ne donner jamais d'eau, nous pénétrerons dans une maison qui est une des principales et des plus belles du pueblo.

Cette maison, divisée en deux corps de logis séparés par un immense jardin plein d'ombre et de mystère, est presque contiguë à la forêt par son arrière-corps de logis, tandis que sa façade donne presque en face de la fontaine dont nous avons parlé.

Il était trois heures et demie de l'après-dîner environ, la grande chaleur du jour était passée ; les rues du village, désertes depuis onze heures du matin, commençaient à se peupler de quelques rares passants, les portes se rouvraient peu à peu, les habitants s'éveillaient, en un mot la siesta était terminée et la vie reprenait son cours.

Dans un salon assez coquettement meublé, aux murs faits en bambous espacés, mais recouverts entièrement d'une toile fine, pour, tout en laissant circuler librement l'air, déjouer une indiscrète curiosité, deux jeunes femmes ou plutôt deux jeunes filles, à demi couchées sur des hamacs qu'elles balançaient elles-mêmes du bout de leur pied mignon, causaient à voix contenues ; tout en fumant de minces cigarettes de paille de maïs, dont la fumée odorante montait en spirale vers le plafond.

Ces deux jeunes filles, belles de cette beauté pure, majestueuse et naïve à la fois qui dénote la race et s'ignore soi-même, étaient doña Elmina et doña Lilia, que déjà nous avons eu l'occasion de présenter au lecteur.

Au moment où nous pénétrons dans le salon ; doña Elmina, avec un geste de mauvaise humeur, venait de jeter loin d'elle sa cigarette à peine commencée.

-- Qu'as-tu donc, querida ? lui demanda sa compagne avec surprise.

-- Ce que j'ai, niña ? répondit doña Elmina en tressaillant, je souffre, je suis malheureuse, et toi, méchante, que tu es, au lieu de compatir à mes peines, de me plaindre, tu ris, tu chantes et même tu te moques de moi.

-- Oh ! oh ! fit la jeune fille en se redressant avec un léger froncement de sourcils, voici une attaque bien subite et bien vive, et tu dois en vérité bien souffrir, Elmina, pour me parler ainsi à moi, non pas ta cousine, mais ton amie, ta sœur.

-- Pardonne-moi, Lilia, je suis injuste en effet, mais si tu savais...

-- Quoi ? pourquoi ne pas me parler franchement, Elmina ? Depuis près d'un mois, un changement total s'est fait en toi ; tu es pâle, sombre, nerveuse, tes yeux sont battus ; parfois sur tes joues j'ai surpris des traces de larmes à peine effacées ; crois-tu donc que je sois aveugle, ou que je ne t'aime pas ! Non, non, querida, j'ai tout vu depuis le premier jour : c'est à la suite d'une longue conversation avec ton père que tu es devenue tout à coup ainsi.

-- C'est vrai, murmura doña Elmina en baissant la tête.

-- Mais l'amitié doit avant tout être discrète, je me suis tue ; j'ai vu que tu renfermais ton chagrin dans ton cœur, et, par fierté peut-être, ne voulais rien me dire ; j'ai attendu que ton cœur débordât enfin et qu'il te plût de partager avec moi le lourd fardeau de ta douleur.

-- Merci, Lilia, tu es bonne et tu m'aimes.

-- Oui, je t'aime, Elmina, et beaucoup plus que, tu ne le supposes. Quant à la gaieté que tu me reproches...

-- Je ne t'ai rien reproché, querida, interrompit doña Elmina avec une certaine vivacité, tandis qu'une légère rougeur empourprait son charmant visage.

-- Cette gaieté que tu me reproches est factice, reprit vivement doña Lilia : j'essayais, par une feinte joie, de ramener un fugitif sourire sur tes lèvres ; puisque je n'ai pas réussi, c'est que j'ai eu tort. Pardonne-moi donc, Elmina ; désormais mes rires ne troubleront plus ta douleur,

Ces derniers mots furent prononcés par doña Lilia, avec un tel accent de douce sympathie et de véritable tendresse que doña Elmina tressaillit, et elle se jeta dans les bras de son amie en éclatant en sanglots.

Il y eut un long silence ; les deux jeunes filles pleuraient.

-- Tu as raison, reprit doña Elmina, je souffre horriblement ; mon cœur se brise, tu as deviné une partie de mon secret ; eh bien, soit ! écoute-moi, tu sauras tout.

-- Sommes-nous seules ici ? demanda doña Lilia ; attends.

Et portant à sa bouche un sifflet d'or pendu à son cou par une chaîne de même métal, elle siffla.

Quelques minutes s'écoulèrent, puis un pas lourd résonna sur le parquet, une porte s'ouvrit et une négresse d'une quarantaine d'années parut en souriant sur le seuil.

Cette négresse avait dû être fort belle ; ses traits intelligents respiraient la douceur et la bonté mêlées à une certaine expression d'énergie.

-- Maman Quiri ! dit doña Lilia d'une voix calme, ma cousine Elmina et moi nous avons à causer de choses sérieuses, mais nous craignons les oreilles indiscrètes et nous ne voulons pas être entendues ; veillez à ce que personne ne s'approche de ce salon sans que nous soyons prévenues ; nous vous aimerons bien.

-- Soyez tranquilles, chicas, personne n'approchera ; je veillerai moi-même ; tâchez donc, petite niña Lilia, de prendre enfin son secret, à votre sœur Elmina ; ce n'est pas bon pour une jeune fille d'avoir ainsi des secrets à elle toute seule.

-- J'y tâche, répondit en riant doña Lilia, j'y tâche, maman Quiri.

-- Bien, fillettes, gazouillez sans crainte comme les oiseaux du bon Dieu, qui ne sont ni plus purs ni meilleurs que vous ; je ferai bonne garde.

Et la négresse sortit avec un doux sourire.

Les deux cousines la suivirent des yeux jusqu'à ce que la porte se fût refermée sur elle.

-- Ma chère Lilia ! dit alors doña Elmina, promets-moi tout d'abord de ne pas te moquer de moi ; car tu vas entendre plutôt l'histoire de mes sensations personnelles que celle d'événements graves et faits pour m'attrister ou m'inquiéter.

-- Parle, querida ! Ne suis-je pas la moitié de toi-même ?

-- C'est vrai. Écoute donc. Tu connais mon père, don José Rivas de Figaroa ; je ne te dirai donc rien de son caractère altier, sombre, orgueilleux, de sa volonté devant laquelle toutes les autres doivent se courber. Privée des ma naissance de ma pauvre mère, morte en me donnant le jour, ma première enfance s'écoula triste et abandonnée aux soins d'esclaves inintelligents et maussades. Aussitôt que je fus assez âgée pour comprendre ce qui se passait autour de moi, ces injustices, ces colères sans motif, ces rigueurs que rien ne justifiait m'effrayèrent intérieurement et faussèrent complètement mes instincts et mes aspirations ; que te dirai-je enfin, Lilia, ma chérie ? j'ai peur de ne pas aimer mon père !

-- Oh ! Elmina ! quelle affreuse pensée, ce n'est point possible !

-- Hélas ! au contraire, querida, cela n'est que trop vrai ; en vain j'ai essayé de revenir sur cette impression fatale de mes premières années, tout fut inutile : j'ai peur de mon père ; son regard seul me fait trembler. Quelque temps après notre traversée de Cuba à Saint-Domingue, traversée pendant laquelle notre vaisseau fut pris par les ladrones de l'île de la Tortue et où nous fûmes si généreusement et si miraculeusement délivrées d'un esclavage terrible, par le capitaine Ourson Tête-de-Fer, tu vois que je n'ai pas oublié le nom de notre libérateur, fit-elle en souriant à travers ses larmes ; tu te le rappeles, mon père fut nommé par le roi, gouverneur de Cartagena de las Indias, tandis que don Lopez Aldoa de Sandoval, ton père, était, lui, promu au grade de brigadier et recevait en même temps le commandement de la garnison de cette même ville. Ton père et le mien acceptèrent ; quinze jours plus tard nous partions pour Cartagena. Je ne sais pourquoi, mais lorsque je vis s'effacer à l'horizon les hautes montagnes de Saint-Domingue, je sentis subitement mon cœur se serrer, les larmes me vinrent aux yeux et je pleurai ; tu me demandas la cause de cette tristesse, je ne pus te l'expliquer, je l'ignorais moi-même ; depuis quelques jours à peine à Sante-Domingo, rien ne m'y attachait, la vie que j'y avais menée avait été triste et décolorée ! Pourquoi donc étais-je triste ? Peut-être était-ce un de ces pressentiments que parfois dans sa bonté Dieu envoie à ses créatures.

-- Que veux-tu dire, querida ? s'écria doña Lilia avec étonnement. Je ne te comprends pas.

-- Tu vas me comprendre. Tu te souviens sans doute de la cérémonie d'installation de mon père comme gouverneur de la ville de Carthagène ; les notables vinrent au cabildo présenter leurs hommages à don José Rivas ; ces notables, tous négociants fort riches, étaient au nombre de treize ; le treizième se nommait don Enrique Torribio Moreno, c'était ce riche marchand mexicain arrivé quelques jours avant nous à peine de la Vera-Cruz.

-- Don Torribio Moreno, qui est aujourd'hui l'ami intime de ton père ?

-- Celui-là même, Lilia.

-- C'est un sombre visage que celui de cet homme, dit la jeune fille d'un air pensif.

-- N'est-ce pas ? Eh bien, sais-tu à qui il ressemble, et cela d'une manière si surprenante que j'en fus frappée la première fois que je le vis ?

-- Non.

-- Cet homme ressemble traits pour traits, je te l'affirme, au misérable bandit dont, au Port-Margot, les chances du jeu nous avaient faites les esclaves.

-- C'est étrange ! murmura doña Lilia.

-- Oh, oui, bien étrange ! s'écria-t-elle avec une animation fébrile, et malgré sa barbe coupée à l'espagnole, son accent andalou et l'air de fausse bonhomie répandue comme un masque sur ses traits, je ne m'y suis pas laissée prendre une minute, moi, et, dès le premier instant, j'ai compris que cet homme me serait fatal.

-- Cependant...

-- Laisse-moi achever, querida, tu verras si mes pressentiments m'ont trompée. Don Torribio Moreno, du reste, est un homme d'une élégance parfaite, de hautes manières, et en apparence, du moins, colossalement riche ; l'or coule comme de l'eau entre ses doigts.

-- Ajoute que c'est un joueur effréné, et de plus un joueur heureux.

-- C'est à cela que je voulais arriver. Mon père, lui, n'est pas riche, tu le sais ; cependant il a la passion du jeu, tous les soirs on joue dans sa maison ; et souvent des sommes considérables sont engagées soit aux dés, soit au monte .

-- Le jeu est le fléau de l'Amérique, querida ! c'est par le jeu que périront les colonies espagnoles.

-- Et les familles des colons. Il y a un mois environ, mon père arriva ici à l'improviste, il me fit appeler et s'enferma avec moi dans ce même salon où nous sommes en ce moment. Il me fit asseoir auprès de lui, me regarda attentivement pendant quelques minutes, puis prenant la parole d'une voix dure, il me dit : « Elmina, vous êtes belle, vous avez dix-huit ans, le moment est venu de vous marier. J'ai fait choix d'un époux pour vous ; cet époux est un caballero fort riche, mon ami le plus intime, préparez-vous donc à le recevoir et à lui faire bon visage ; je lui ai donné ma parole, et vous savez que jamais je ne reviens sur une résolution prise, et surtout sur une parole donnée. Vous avez deux mois pour vous préparer à cette union ; dans deux mois, jour pour jour, à compter de ce moment, Monseigneur l'évêque de Cartagena bénira votre mariage dans l'église de la Merci. L'homme avec lequel vous êtes dès à présent fiancée, Elmina, est don Enrique Torribio Moreno ». Ce fut tout.

-- Et que répondis-tu à cette communication de ton père ?

-- Rien. Et puis qu'aurais-je pu répondre à une volonté si péremptoirement formulée ? J'étais altérée, sans force, presque évanouie, incapable de prononcer une parole. Dès le premier mot, par une espèce d'intuition secrète, j'avais pressenti, ou, pour mieux dire, deviné que mon père terminerait l'entretien par le nom de cet homme. Don José Rivas se leva, me lança un long regard et sortit sans me dire adieu, aussi froidement qu'il était entré. Lorsque la porte se referma sur lui, je tombai évanouie sur le plancher ; ce fut ma nourrice qui me releva. Voilà un mois que cet entretien a eu lieu, Lilia.

-- Que comptes-tu faire ?

-- Je l'ignore ; je ne sais qu'une chose, c'est que je n'épouserai pas cet homme.

-- Mais pourquoi ce mariage ? Comment ton père, si orgueilleux de sa noblesse, a-t-il consenti ?...

Doña Elmina sourit avec amertume.

-- Mon père est ruiné, Lilia, il ne lui reste pas un maravédis peut-être ; toute sa fortune appartient aujourd'hui à don Torribio ; comprends-tu ?

-- Oh ! c'est, affreux !... Quel espoir te reste-t-il ?

-- Dieu ! s'écria doña Elmina, levant les yeux avec ferveur vers le ciel ; Dieu ! qui ne me délaissera pas, lui, lorsque tout m'abandonne.

En ce moment la porte s'ouvrit et la négresse entra :

-- Voici votre père, niña, dit-elle ; don Torribio Moreno l'accompagne.

-- Silence ! fit douloureusement la jeune fille en posant un doigt sur sa bouche et en se tournant vers sa cousine ; silence, je t'en supplie, Lilia.

-- Courage, Elmina, répondit la jeune fille en l'embrassant.

IX -- Où don Enrique Torribio Moreno se dessine avantageusement.

Don José Rivas de Figaroa, gouverneur pour Sa Majesté Catholique de la ville de Cartagena de Indias, était un homme de quarante-huit ans environ, bien qu'il parût cinq ou six ans de moins ; sa taille était haute, bien prise, sa démarche majestueuse, ses gestes élégants ; ses traits, sans être beaux, avaient ces grandes lignes correctes qui distinguent les vieilles races ; ses yeux noirs et vifs, profondément enfoncés sous l'orbite, avaient une souveraine expression de morgue hautaine et de dédain railleur.

Le personnage qui accompagnait don José Rivas, et qui se donnait le nom de don Enrique Torribio Moreno et passait pour Mexicain, formait avec lui le contraste le plus complet.

Ses traits vulgaires, ses yeux gris, bridés et clignotants, comme ceux des oiseaux de proie nocturnes, ses cheveux châtains presque blonds, sa taille à peine au-dessus de la moyenne, large et trapue, lui donnaient au premier coup d'œil l'apparence d'un matelot breton ou normand plutôt que celle d'un noble espagnol ; mais il y avait tant de finesse dans son regard, une vigueur si réelle dans ses membre, noueux, que, malgré soi, on était forcé de reconnaître en lui un homme peu ordinaire.

Du reste ses manières étaient celles d'un homme du monde.

Les deux cousines avaient quitté leurs hamacs et s'étaient assises sur des coussins pour recevoir leurs visiteurs ; en entendant la porte s'ouvrir, elles se levèrent.

Don José Rivas avait les sourcils froncés, un sourire railleur se jouait sur ses lèvres ; il semblait être de fort mauvaise humeur.

-- Bonjour, niñas, dit-il avec une teinte d'ironie, je viens en bon père vous faire une visite.

-- Soyez le bienvenu, mon père, répondit doña Elmina d'une voix tremblante.

Doña Lilia approcha des sièges.

-- J'ai pris la liberté, reprit don José toujours sur le même ton, d'amener avec moi don Torribio Moreno, mon meilleur ami, qui m'a fait l'honneur de me demander votre main.

-- Mon père...

-- Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît, niña.

La jeune fille se tut, toute tremblante.

-- Pardon, señorita, dit le Mexicain en s'inclinant respectueusement. Don José Rivas, votre père, allait ajouter que, si j'ose aspirer au bonheur, suprême d'être votre époux, c'est à une condition.

Doña Elmina releva la tête et fixa sur don Torribio un regard étonné.

-- Certes, reprit don José Rivas d'un ton bourru, cette condition, tout absurde qu'elle soit, j'allais la faire connaître en deux mots : Don Torribio Moreno vous demande, ma fille, l'autorisation de vous faire sa cour.

-- Pardon, ce n'est pas tout, cher don José, ajouta galamment le Mexicain. Oui, señorita, j'aspire à avoir l'honneur d'être quelquefois admis en votre présence, parce que, si vif que soit mon désir de devenir votre époux, je veux que vous me connaissiez avant que de m'accorder votre main ; mon ambition est surtout de ne devoir mon bonheur qu'à votre libre volonté.

-- Merci, oh, merci, monsieur ! s'écria la jeune fille avec élan, et, par un mouvement spontané, elle lui tendit sa main mignonne que le Mexicain effleura respectueusement de ses lèvres.

-- Bravo ! s'écria don José Rivas avec une froide ironie ; c'est charmant ! sur mon âme, nous voici revenus an plus beau temps de la Table Ronde et de la cour du roi Arthur ou de l'empereur Charlemagne. Vive Dios ! je suis tout ému.

La jeune fille courba la tête en rougissant de honte, et d'une voix que l'émotion rendait presque indistincte :

-- Je me conformerai à votre volonté, mon père, murmura-t-elle.

-- Qui parle de ma volonté, niña ? reprit celui-ci avec une violence contenue. J'ai fait la sottise de promettre à votre galant chevalier que vous serez libre d'accepter ou de refuser sa recherche, libre vous serez, je vous jure ; aucune influence, pas même la mienne, ne s'interposera entre votre timide adorateur et vous ; quittez donc, je vous prie, cet air de victime résignée, qui ne saurait vous convenir, car vous êtes libre, je vous le répète.

-- Vous l'entendez, señora, s'écria don Torribio Moreno en saluant respectueusement la jeune fille, votre père confirme mes paroles.

-- Vive Dios ! il le faut bien, reprit-il avec un haussement d'épaules dédaigneux. Avez-vous encore quelque chose à dire à ma fille ?

-- Rien, non, mon ami, si ce n'est de renouveler à la señorita mon humble prière pour me présenter devant elle.

Doña Elmina s'inclina sans répondre.

-- Là, vous êtes content ? reprit brusquement don José. Maintenant il se fait tard, venez, don Torribio et laissons ces petites filles à leurs jouets et à leurs poupées.

-- Je suis à vos ordres, mon ami.

-- Adieu, niñas.

-- Ne m'embrassez-vous pas avant de partir, mon père ? demanda la jeune fille, en se penchant timidement vers lui.

Don José, sans même la regarder, posa un froid baiser sur son front.

-- Allons, partons, dit-il.

Le Mexicain salua respectueusement les deux jeunes filles.

Les deux hommes sortirent.

À la porte de la rue, une douzaine de cavaliers, armés de lances aux banderoles flottantes, et commandés par un sous-officier, se tenaient immobiles comme des statues.

Le gouverneur fit un signe : un esclave noir amena deux chevaux magnifiques, harnachés avec ce luxe coquet et fastueux en usage dans les colonies espagnoles.

Les deux hommes se mirent en selle et se placèrent en tête du détachement, qui s'ébranla aussitôt à leur suite.

Lorsqu'ils furent éloignés d'une centaine de pas tout au plus de la maison, don Torribio Moreno prit la parole :

-- Est-ce que vous retournez à Cartagena ? demandait-il.

-- Où voulez-vous que j'aille ? répondit le gouverneur en le regardant avec étonnement.

-- Je vous avouerai franchement que je ne m'attendais pas à rentrer aussi vite en ville ; je pensais que votre visite à ces dames serait plus longue et que, pendant que vous prendriez un peu de repos, j'aurais le temps de pousser jusqu'au rancho que je possède ici aux environs.

-- Au fait, je n'y songeais pas ; j'ai, je crois, entendu dire que vous aviez acheté une propriété charmante, à deux ou trois portées de fusil du village.

-- Oh ! une misérable bicoque, s'écria-t-il vivement, presque en ruine ; voilà même pourquoi vous m'excuserez de vous quitter. Je fais en ce moment faire certaines réparations, et je ne serais pas fâché de surprendre mes ouvriers.

-- Rien ne me presse, voulez-vous que nous y allions de compagne ?

-- Cela non, par exemple !

-- Pourquoi donc ?

-- Parce que j'ai d'abord une certaine réputation de luxe à conserver, mon ami ; réputation que je ne me soucie nullement de perdre ; et qu'ensuite je vous avoue que je ne sais guère où je vous mettrais : tout est sens dessus dessous là-bas. Ainsi, mon cher don José, croyez-moi, continuez tranquillement votre chemin vers la ville, et laissez-moi me rendre à mes affaires.

-- Allons, soit ! mais vous savez que je vous attends ce soir de bonne heure au gouvernement, nous avons grande réunion.

-- Je n'aurai garde d'y manquer.

-- Venez me demander à dîner sans cérémonie, ce sera plus simple.

-- Je ne dis pas non ; attendez-moi jusqu'à sept heures. Je vous présenterai peut-être quelqu'un.

-- Qui donc cela ?

-- Le capitaine de ma goélette, la Santa Catalina , qui est arrivée ce matin de la Vera-Cruz.

-- Est-ce un homme du monde ?

-- C'est un marin, mais il est très convenable et de plus fort beau joueur.

-- Alors tâchez de nous l'amener, surtout s'il est riche, dit don José en riant.

-- Je l'espère, attendez-nous toujours jusqu'à l'heure dite.

-- C'est convenu.

Là-dessus, les deux caballeros se saluèrent.

Don José Rivas sortit au grand trot, suivi par son escorte, du village, et don Torribio y rentra, c'est-à-dire qu'il tourna la tête de son cheval du côté de Turbaco ; mais, après avoir fait quelques pas dans cette direction, il sauta à terre, et rattacha avec soin la gourmette de son cheval qui n'était pas défaite, puis il se remit en selle, mais non sans s'être assuré auparavant, que le comte et son escorte avaient disparu dans les méandres de la route, et que, si loin que la vue pouvait s'étendre dans toutes les directions, aucune créature humaine n'apparaissait.

Don Torribio fit alors un brusque crochet sur la droite, un second quelques instants après sur la gauche ; puis il se trouva à l'entrée de la forêt et s'engagea au galop dans un chemin creux, bordé de chaque côté d'arbres touffus, dont l'épais feuillage formait une voûte impénétrable au-dessus de sa tête.

Au bout d'un quart d'heure à peine, il atteignit un misérable jacal , fait de branches sèches entrelacées, tel que les coureurs de bois, les chasseurs et les habitants de la campagne ont l'habitude d'en construire, pour se mettre à l'abri des rayons ardents du soleil ou des averses furieuses.

Au bruit du galop du cheval, un grand gaillard, aux traits pâlis et émaciés par la misère, et les privations, mais aux regards ardents, à l'expression sombre et énergique, parut subitement sur le seuil du jacal.

Cet homme, dans la forge de l'âge, était orgueilleusement drapé dans des guenilles sordides et indescriptibles ; il avait un long couteau et une hache à la ceinture et les deux mains croisées sur l'extrémité du canon d'un fusil de boucanier, dont la crosse reposait à terre ; il regardait d'un air goguenard don Torribio Moreno venir à lui.

Le Mexicain arrêta son cheval juste devant le jacal.

-- Entres-tu ? lui dit l'homme en français pour tout salut.

-- Oui, répondit don Torribio dans la même langue, si tu as du moins un endroit où je puisse cacher mon cheval ; car je ne me soucie pas de le laisser ainsi en vue sur la route.

-- Que cela ne t'inquiète pas, reprit l'autre en saisissant l'animal par la bride ; descends et entre.

Don Torribio obéit à cette double injonction ; son étrange interlocuteur emmena alors le cheval et disparut avec lui dans le fourré.

L'intérieur du jacal était, s'il est possible, plus misérable encore que l'extérieur : dans un coin, un tas d'herbe sèche servant de lit ; au milieu, un trou avec trois pierres en guise de foyer, deux ou trois crânes de taureaux faisant office de sièges, un vieux coffre de matelot, parfaitement vide et dont le couvercle manquait, une marmite en fer, et deux ou trois plats ou assiettes de bois : c'était tout.

Don Torribio Moreno ne jeta qu'un regard indifférent sur cet intérieur que, probablement, il connaissait déjà depuis longtemps ; il s'assit sur un crâne de taureau, choisit un cigare dans sa cigarera, l'alluma et commença à fumer tranquillement, en attendant le retour de son hôte.

Celui-ci reparut presque aussitôt.

-- Diable ! dit-il en ricanant, quel parfum délicieux ! Corne-Bœuf ! tu fumes de fiers cigares, toi, ce que c'est que d'être riche !

-- Tiens, prends, répondit don Torribio Moreno en tendant nonchalamment sa cigarera à l'inconnu. Et mon cheval ?

-- Dans la litière jusqu'au cou, dit l'autre, et devant une botte d'alfaza.

Puis, après avoir choisi et allumé un cigare à celui de don Torribio Moreno, il lui rendit la cigarera et s'assit en face de lui.

Il y eut un instant de silence.

Les deux hommes s'examinaient sournoisement à la dérobée ; mais voyant que son hôte s'obstinait à ne rien dire, le propriétaire du jacal se décida enfin à prendre la parole :

-- Il y a longtemps que tu n'es venu de ce côté, lui dit-il.

-- Je suis accablé d'affaires.

-- Pauvre ami ! et cependant tu t'es souvenu de ton vieux camarade.

-- N'avons-nous pas été matelots ?

-- C'est vrai ; il y a longtemps de cela, par exemple, et bien des choses se sont passées depuis : c'était sous Montbars l'Exterminateur, lors de l'expédition de Maracaïbo. T'en souviens-tu ?

-- Parbleu !

-- Mais ce n'est pas, sans doute, pour me parler du temps passé que tu es venu ? C'est plutôt, j'imagine, pour causer du temps présent, à moins encore que ce soit du temps à venir ?

-- Ah ! ah ! tu as deviné cela, Barthélemy.

-- Oh ! fit l'autre avec un sourire de dédain, il ne faut pas être sorcier pour deviner que, si tu viens me voir, c'est que tu as besoin de moi.

-- Eh bien, je serai franc, mon vieux camarade, oui, j'ai besoin de toi.

-- Tope, matelot, je suis ton homme, car je m'ennuie à périr, à ne rien faire ; seulement je t'avertis tout d'abord, que cela te coûtera cher.

-- Fais tes conditions, répondit-il froidement.

-- L'affaire en vaut-elle la peine ?

-- Oui.

-- Écoute, tu as toujours été un homme aux machinations mystérieuses et aux projets ténébreux ; lorsque le navire espagnol, sur lequel j'étais prisonnier, t'a rencontré nageant en pleine mer, et t'eut pris à son bord, tu n'as donné que des explications assez embrouillées et fort peu claires sur ta situation étrange ; il te plut alors de te faire passer pour Mexicain, je feignis de ne pas te reconnaître.

-- C'est un service dont j'ai gardé bon souvenir.

-- Hum ! enfin, cela était tout simple entre flibustiers et surtout entre matelots ; mais ce qui l'est moins, c'est qu'à notre arrivée à San-Francisco de Campêche, au lieu de me venir en aide, comme j'étais en droit de m'y attendre de ta part, tu m'as abandonné ; tu étais libre cependant, bien vu et considéré par les Espagnols ; je crois même que certain coup de couteau que je reçus à cette époque par une certaine nuit noire, sur le port, me venait un peu de toi.

-- Peux-tu supposer cela, mon vieux Barthélemy ?

-- Je te connais si bien, matelot ! Bref, je brisai les chaînes qui me liaient, car j'étais attaché comme une bête fauve ; je m'échappai et, après bien des traverses, je ne sais comment j'abordai sur cette côte, et je me réfugiai dans ces bois. Un jour le hasard nous mit en présence : tu étais riche, j'étais pauvre ; tu pouvais me secourir, tu ne le fis pas.

-- Matelot, tu oublies...

-- Que tu m'as offert d'être ton domestique, c'est juste ; j'ai refusé, moi, le capitaine Barthélemy, le célèbre flibustier, valet d'un... enfin passons aussi là-dessus ; seulement, ajouta-t-il après un temps avec un sourire ironique, je dois te rendre cette justice que tu ne m'as pas vendu.

-- Oh !

-- Je ne t'en remercie pas : en me dénonçant, tu te perdais ; car tu savais que je n'aurais pas hésité à révéler ton nom, et les Espagnols le connaissent, un peu plus même, que tu ne le désirerais sans doute ; maintenant, après trois mois, pendant lesquels tu ne t'es pas un instant inquiété de savoir si j'étais mort ou vivant, tu tombes dans mon jacal comme un boulet, et tu me dis : J'ai besoin de toi. Je conclus que ce besoin doit être bien pressant ; je fais mes conditions, et je te dis : Cela sera cher.

-- Je t'ai répondu : j'accepte.

-- Soit ! alors causons, je ne demande pas mieux ; donne-moi un autre cigare.

-- Prends.

Et don Torribio tendit de nouveau sa cigarera.

Barthélemy l'ouvrit et choisit un cigare en hochant la tête.

Il se méfiait extraordinairement de son ami , le digne capitaine ; il le connaissait de longue date ; aussi sa conduite avec lui en ce moment, après l'abandon dans lequel il l'avait laissé, était-elle loin de lui sembler claire.

Aussi tout en fumant son second cigare se promettait-il, dans son for intérieur, de se tenir sur ses gardes, et de jouer serré, tout en le voyant venir.

X -- Comment causèrent les deux matelots et se qui s'ensuivit.

Disons en quelques mots quel était ce nouveau personnage que nous mettons si brusquement en scène, et qui est appelé à jouer un rôle assez important dans cette histoire.

Le capitaine Barthélemy avait une grande réputation, de courage et d'audace parmi les flibustiers de l'île de la Tortue ; on racontait de lui des traits d'une témérité fabuleuse ; les histoires les plus incroyables couraient sur son compte ; de plus, il était excellent marin et passait auprès de ses amis et surtout de ses ennemis pour être heureux dans presque toutes les expéditions qu'il entreprenait.

Il y avait beaucoup de vrai dans tout ce qu'on rapportait du capitaine Barthélemy ; doué d'une belle intelligence, d'un courage à toute épreuve, d'un inaltérable sang-froid et d'une présence d'esprit sans égale, si mauvaise que fût la position dans laquelle il se trouvait jeté à l'improviste par le hasard, il parvenait presque toujours à en sortir sain et sauf, par des moyens que tout autre que lui eût trouvés impraticables.

De plus il était d'une loyauté proverbiale, et pour rien au monde il n'aurait consenti à manquer à sa parole dès qu'il l'avait donnée.

Voilà quel était l'homme que don Torribio -- nous lui conserverons provisoirement ce nom -- était venu chercher dans un misérable jacal, pour lui proposer ce qu'il appelait une affaire.

Tandis que le flibustier lissait son cigare du bout des lèvres, avec toute la désinvolture d'un véritable gentilhomme, le pseudo Mexicain l'examinait sérieusement à la dérobée, cherchant dans son esprit par quel côté il lui serait possible d'entamer son apparente indifférence.

-- Voyons, s'écria-t-il enfin d'un ton de bonne humeur, quelles sont tes conditions, matelot ?

-- Fais-moi d'abord tes offres, c'est au marchand à présenter sa marchandise, je jugerai sur échantillon, dit Barthélemy en ricanant.

Don Torribio comprit qu'il lui fallait s'exécuter franchement.

-- As-tu dessellé mon cheval ? dit-il.

Cette question, faite ainsi à brûle-pourpoint, sembla si extraordinaire et si hors de saison à Barthélemy, qu'il regarda son interlocuteur d'un air ébahi.

-- Pourquoi cela ? demanda-t-il.

-- Parce, que si je savais où est mon cheval, j'irais prendre une valise, que sans doute tu as remarquée sur sa croupe.

-- Certes, je l'ai remarquée, elle est assez lourde pour cela.

-- Fort bien, sais-tu ce que contient cette valise ?

-- Comment le saurais-je ?

-- Elle contient d'abord, écoute ceci, un costume complet pour toi, costume riche, élégant, tel que doit le porter un gentilhomme, et, de plus, cent cinquante onces en or que je te prie d'accepter ; ce qui ne t'engage à rien, puisque nous sommes matelots, ou que du moins nous l'avons été.

-- Diable ! fit en riant Barthélemy, si tu me donnes un riche costume et douze mille livres, parce que je suis ou j'ai été ton matelot, que me donneras-tu donc, lorsque je serai ton complice ?

Don Torribio essaya un sourire qui ressemblait à une grimace.

-- Va chercher la valise, dit-il ; pendant que tu feras ta toilette, je t'expliquerai ce dont il s'agit.

-- Est-ce que tu comptes m'emmener avec toi ?

-- Certes.

-- Mais alors je serai horriblement ridicule.

-- Comment cela ?

-- Comment veux-tu que je te suive à pied, vêtu comme je le serai.

-- Ne t'inquiète pas de cela, homme de peu de foi, dit en riant don Torribio, quand il sera temps, nous trouverons un cheval.

-- Allons, je voie que tu as pensé à tout ; diable ! l'affaire doit être importante ; voilà ma curiosité qui s'éveille et mon imagination qui travaille.

-- Laisse-les faire, j'ai de quoi les satisfaire toutes deux ; seulement hâte-toi, le temps presse.

Barthélemy sortit et rentra quelques instants après avec la valise.

Don Torribio l'ouvrit et en retira le costume, qu'il étala avec complaisance.

Ce costume était réellement magnifique et du meilleur goût : haut-de-chausses, veste, pourpoint, chemise, bas de soie, souliers, guêtres de cheval, chapeau, ceinturon, bijoux de prix, enfin ces mille riens indispensables à la toilette d'un homme du bel air, comme on disait à cette époque.

-- Maintenant habille-toi, dit le Mexicain. Voici, glace, peignes, rasoirs, savon, tout ce qu'il te faut. Quant aux quelques objets qui te manquent, ils viendront avec le cheval.

-- Allons, soit ! je m'habille, pendant ce temps-là, parle.

Et, en effet, Barthélemy commença à opérer sa métamorphose.

C'en était une vraiment : de chenille il allait devenir papillon.

-- Tu te nommes don Gaspar Alvarado Bustamente, dit aussitôt don Torribio.

-- Quel diable de nom me donnes-tu là ?

-- C'est le tien, provisoirement ; tu es capitaine commandant la goélette de deux cent cinquante tonneaux, la Santa-Catalina de la Vera-Cruz, entrée ce matin à la marée à Carthagène, et venant directement du Mexique, avec un chargement complet de marchandises européennes consignées au señor don Enrique Torribio Moreno.

-- Allons, bon ! quel est celui-là encore ?

-- C'est moi.

-- Ah ! c'est toi ?

-- Oui ; y vois-tu quelque inconvénient ?

-- Aucun. Continue ; cela ressemble à un conte de fée, dit-il en riant.

-- Ce soir je te présenterai au gouverneur de la ville, don José Rivas, avec lequel je suis intimement lié, et à don Lopez Aldao de Sandoval, commandant en chef de la garnison.

-- Je n'y tiens pas absolument.

-- J'y tiens, moi.

-- Très bien. Après ?

-- C'est tout.

-- Comment, c'est tout ?

-- Oui, provisoirement.

-- Si j'y comprends quelque chose... par exemple, je veux bien que le cric me croque !

-- Tu n'as pas besoin de comprendre, interrompit don Torribio. D'ailleurs, une fois ta position bien établie aux yeux de tous, rien ne nous sera plus facile que de causer quand cela nous plaira ; nos affaires commerciales nous fourniront pour cela un prétexte des plus plausibles.

-- C'est vrai, nos affaires commerciales, diable ! fit-il, en riant ; mais avec tout cela, j'ai une peur effroyable, moi.

-- Laquelle ?

-- C'est que toutes ces ingénieuses combinaisons ne nous conduisent à la fin à une épouvantable catastrophe.

-- Explique-toi.

-- Je présume que le gouverneur de la ville, don José Rivas, c'est bien ainsi que tu le nommes, n'est-ce pas ?

-- Oui.

-- Don José Rivas doit savoir ce qui se passe à Carthagène.

-- Certes.

-- Le capitaine du port lui rend compte de l'entrée et de la sortie des navires.

-- Parfaitement.

-- Alors la goélette la Santa-Catalina ...

-- La goélette est entrée ce matin à Carthagène.

-- Venant de la Vera-Cruz ?

-- De la Vera-Cruz.

-- Chargée de marchandises d'Europe...

-- Qui me sont consignées.

-- Mais tu es donc réellement riche ?

-- Je suis millionnaire, tout simplement.

L'aventurier regarda son ami avec une expression de sarcasme indicible.

-- Ah çà, murmura-t-il à voix presque basse, l'assassinat de ce riche marchand de diamants, commis par un Mexicain, et le vol de toute sa fortune, cette histoire que l'on racontait à San-Francisco de Campêche, lorsque nous y étions, est donc vraie ?

Don Torribio devint livide.

-- Que veux-tu dire ?

-- Tu passais pour Mexicain déjà à Campeche.

-- Après, que prouve cela ? ne suis-je pas Français, moi ?

-- C'est vrai, et bas Normand, qui plus est, reprit l'aventurier avec un sourire d'une expression singulière. Et puis, il ne manquait pas alors de Mexicains à Campêche ; n'approfondissons donc pas, et mettons que je n'ai pas soufflé mot.

-- Oh ! je ne crains rien.

-- Pardieu, je le sais bien ; d'ailleurs cela ne me regarde pas : revenons donc à nos affaires. Il est entendu que la goélette existe, qu'elle vient de la Vera-Cruz avec un chargement qui t'appartient, qu'elle est entrée ce matin dans le port, et qu'elle se nomme la Santa-Catalina .

-- Je vois avec plaisir que tu n'as rien oublié.

-- Bien ! mais elle n'est pas venue toute seule de la Vera-Cruz, je présume ; elle avait un équipage, un capitaine ?

-- Certes ! elle avait un capitaine et de plus un équipage de six hommes.

-- Bon et que sont-ils devenus ? auraient-ils déserté, par hasard, matelots et capitaine ?

-- Hélas ! mon pauvre ami, dit le pseudo don Torribio Moreno en prenant un air paterne, nous sommes tous mortels.

-- Proverbe aussi sage que véridique.

-- Voici donc ce qui est arrivé.

-- Je t'écoute.

-- La goélette a reconnu la terre trop tard hier soir pour se hasarder dans la passe, elle a donc été contrainte de louvoyer bord sur bord une partie de la nuit, afin d'entrer dans le port au lever du soleil. Vers minuit, en virant, le capitaine est tombé à la mer.

-- Pauvre capitaine ! fit Barthélemy avec un grand sérieux. Et on ne l'a pas repêché ?

-- On a essayé du moins.

-- Ah !

-- Mais, vois la fatalité ! une embarcation fut mise à la mer, quatre hommes y descendirent. Malheureusement la chaleur avait fait fondre la braie des coutures du canot, elles étaient ouvertes : l'embarcation coula comme un plomb.

-- Et les quatre hommes ?

-- Se noyèrent. La nuit était noire, la mer houleuse ; il ne restait que deux hommes à bord, ils ne purent porter secours à leurs camarades.

-- Voilà ce qui s'appelle ne pas avoir de chance, et en vue du port !

-- À deux lieues à peine. S'il eût fait jour, on les aurait aperçus.

-- Oui, mais il faisait nuit, dit l'aventurier toujours railleur ; tu conviendras que les deux hommes restés seuls à bord durent être assez embarrassés.

-- Heureusement pour eux et pour la Santa-Catalina , la goélette avait été signalée au coucher du soleil, je l'attendais, et, connaissant son chargement, j'étais impatient de la voir et de m'informer des motifs qui l'avaient empêchée de donner le soir dans la passe. Je frétai une embarcation montée par six hommes, et vers quatre heures du matin j'accostai le navire, qui se tenait en panne devant le port, attendant du secours.

-- C'était une inspiration du ciel.

-- Tu dis vrai. Juste au moment où je faisais orienter les voiles, un navire sortait de Carthagène en route pour Cadix.

-- Ah ! ah ! ce que c'est que le hasard.

-- Les deux seuls survivants de l'équipage avaient été tellement frappés de l'épouvantable catastrophe de la nuit, qu'ils me supplièrent de les laisser passer à bord de ce navire.

-- Naturellement, tu eus pitié de ces pauvres diables et tu consentis.

-- Ce fut, en effet, ce qui arriva. Je leur payai ce qui leur était dû, j'ajoutai même une petite gratification pour les consoler de la mort malheureuse de leurs camarades, et je les conduisis au navire espagnol, dont le capitaine, que je connaissais un peu, consentit à les prendre à son bord.

-- Comme tout s'enchaîne mon Dieu ! s'écria Barthélemy en levant les yeux au ciel. De sorte...

-- De sorte que j'ai engagé les six hommes que j'avais amenés avec moi ; ces six hommes ignorent complètement ce qui s'est passé à bord ; de plus, avant de quitter le port, je leur avais dit, je ne sais trop pourquoi -- une idée qui m'était passée tout à coup par la tête -- que le capitaine de la goélette avait laissé la veille son navire dans la passe pour venir m'annoncer plus tôt son arrivée.

-- Ce qui a fait que plus tard ils n'ont pas été étonnés de ne rencontrer que deux hommes à bord de la goélette, et qu'ils sont convaincus que leur capitaine est à terre.

-- Tu vois que tout cela est bien simple...

-- Comment donc, cher ami, on l'aurait fait exprès qu'on n'aurait pas mieux réussi.

-- Que veux-tu dire ? fit don Torribio avec une certaine hauteur.

-- Moi, rien de tout.

-- C'est que tu as une façon de prendre les choses... fit-il en pâlissant malgré lui.

-- Je les prends comme je dois les prendre ; j'admire combien le hasard se plaît à te favoriser, tout cela est très naturel, il me semble. Libre à toi d'interpréter mes paroles à ta guise ; seulement souviens-toi bien de ceci ; je ne suis en aucune façon responsable de tes faits et gestes, ni chargé, grâce à Dieu, du soin de ta conscience ; donc tout cela ne me regarde pas, et je m'en lave les mains.

-- À la bonne heure !

-- Je voulais seulement me bien renseigner afin de ne pas commettre de fautes ou de méprises, toujours regrettables dans le rôle difficile que tu me donnes à jouer dans cette comédie, qui, si elle continue comme elle commence, pourrait bien se changer en tragédie. Maintenant je sais ce qu'il me fallait savoir, tu peux être tranquille, tu n'auras pas de reproches à m'adresser : je suis prêt, que faisons-nous ? Mais avant tout regarde-moi.

Don Torribio l'examina avec la plus sérieuse attention.

La métamorphose était complète, rien absolument ne restait de la figure hétéroclite qui, une heure auparavant, était apparue sur le seuil du jacal.

L'aventurier, homme d'une excellente éducation, portait ses nouveau habits avec une aisance parfaite ; c'était un cavalier très présentable, et qui ne devait être déplacé nulle part.

Le Mexicain était ravi, il lui serra la main avec effusion.

-- Tu es, sur ma foi, un garçon impayable ! s'écria-t-il avec élan.

-- Non pas impayable, répondit Barthélemy avec son sang-froid railleur, mais je coûte cher ; tu t'en apercevras bientôt, ajouta-t-il en mettant froidement dans sa poche la bourse que son ex-matelot lui avait donnée ; et maintenant je répète ma question, que faisons-nous ?

-- Nous partons.

-- Soit, mais auparavant, cher ami, laisse-moi cacher mon fusil : c'est un Gelin auquel je t'avoue que je tiens beaucoup ; demain ou après je le viendrai prendre.

Pendant que l'aventurier dissimulait soigneusement son fusil sous les feuilles mortes qui si longtemps lui avaient servi de lit, don Torribio, après avoir refermé la valise, sortit sur le chemin qu'il explora d'un regard, puis il siffla d'une certaine façon à deux reprises différentes.

Un coup de sifflet semblable au sien lui répondit presque aussitôt.

Il rentra dans le jacal.

-- As-tu fini ? demanda-il à l'aventurier.

-- J'ai fini, répondit celui-ci.

-- Alors fais-moi la plaisir d'amener mon cheval devant le jacal... Ah ! encore un mot.

-- Parle.

-- Souviens-toi qu'à partir de ce moment tu es le capitaine don Gaspar Alvarado Bustamente, commandant la goélette la Santa-Catalina , de la Vera-Cruz.

-- Et toi, don Enrique Torribio Moreno, riche Mexicain, mon consignataire.

-- Fort bien, surtout pas d'erreurs et parlons toujours en espagnol devant des tiers.

-- C'est entendu. Tu n'as plus rien à me dire ? j'amène ton cheval.

-- Va.

L'aventurier disparut pendant cinq minutes à peine, puis il revint du côté du chemin.

-- Le cheval est prêt, dit-il.

En ce moment on entendit un galop pressé sur la route.

Les deux hommes sortirent.

Un noir arrivait monté sur un cheval et en conduisant un second en bride.

Il s'arrêta devant le jacal et salua respectueusement le Mexicain.

-- Señor don Gaspar, dit don Torribio, je crois qu'il est inutile d'attendre plus longtemps l'homme dont je vous avais parlé ; sans doute il ne viendra pas.

-- Je le crois comme vous, señor, répondit aussitôt Barthélemy entrant carrément dans son rôle ; d'ailleurs il me serait impossible de rester ici davantage, il faut que je me rende à mon bord.

-- Je suis à vos ordres, señor. Veuillez, je vous prie, monter ce cheval que j'ai fait préparer pour vous, et accepter cette épée pour remplacer celle que vous avez brisée.

-- Mille grâces, caballero.

Tout cela avait été dit dans le plus pur castillan.

Les deux hommes se mirent en selle et prirent au galop la route de Carthagène, où ils arrivèrent un peu avant cinq heures du soir.

Le noir, qui était un esclave de don Torribio, les avait suivis à distance respectueuse, sans même essayer de comprendre ce qui s'était passé.

XI -- Comment la Taquine et le San-Juan-Bautista se rencontrèrent.

Nous avons laissé la Taquine à la cape courante, sous son grand hunier au bas ris, ballottée dans tous les sens par une mer furieuse, dont les lames gigantesques déferlaient sur l'avant presque sans interruption.

L'ouragan dura quarante-huit heures, augmentant constamment d'intensité, et prit enfin de telles proportions, que le navire fut contraint de prendre la cape sèche, cas extrêmement rare en marine, c'est-à-dire que toutes les voiles furent serrées, les mâts de perroquet dépassés, les mâts de hune calés, les basses vergues affalées sur les porte-lofs, et que le bâtiment ne se tint plus en travers que par le seul effet de sa barre, que quatre hommes, les plus robustes de tout l'équipage manœuvraient à grand-peine.

La Taquine fatiguait beaucoup ; le pont, sans cesse balayé par les lames, était inhabitable ; l'équipage, accablé de fatigue, commençait à faire entendre de sourds murmures que les officiers ne parvenaient que difficilement à étouffer.

L'expédition commençait sous de sombres auspices ; déjà on rappelait tout bas le chiffre fatal de treize, et, la superstitieuse crédulité des matelots aidant, les choses menaçaient de prendre bientôt des proportions très graves.

Seuls, le capitaine Ourson, l'Olonnais, le Poletais et deux ou trois autres demeuraient calmes, froids, impassibles ; et, les yeux fixés vers le ciel, ils attendaient avec confiance la fin de l'ouragan.

Cependant le troisième jour, pendant le quart de quatre à huit heures du matin, la tempête sembla vouloir se calmer, le vent baissa visiblement, bien que la mer continuât, selon l'expression maritime, à manger le navire ; à neuf heures la brise se fit maniable, à midi la Taquine faisait bonne route, deux ris dans les huniers.

Pour la première fois depuis trois jours, les officiers prirent la hauteur du soleil et firent le point.

On se trouvait par le travers de Saint-Christophe, c'est-à-dire sur le passage des bâtiments qui viennent d'Europe ou qui y retournent.

L'équipage avait repris toute sa gaieté ; les marins, tout en fourbissant leurs armes et rétablissant à bord l'ordre et la propreté un peu négligés pendant le coup de vent, se raillaient de la panique passée et, avec leur insouciance habituelle, ils ne parlaient plus que des parts de prises qu'ils comptaient obtenir et des richesses dont ils s'empareraient.

Vers quatre heures de l'après-dînée, Pierre Legrand qui était de quart, se promenait de la dunette au grand mât, surveillant la voilure, regardant la mer qui se calmait de plus en plus, et jetant de temps en temps un regard à l'habitacle, lorsque la vigie placée en haut du mât de misaine fit entendre le cri :

-- Navire !

Pierre Legrand s'élança vivement sur l'avant.

-- Hé ! de la vigie ! cria-t-il en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

-- Holà ! répondit le matelot.

-- Où vois-tu le navire ?

-- Par notre hanche de tribord, à quatre milles au vent.

-- Est-ce un trois-mâts ?

-- Non, c'est un brick assez ras sur l'eau et bien espalmé.

-- Préviens le capitaine, matelot, dit le lieutenant en s'adressant à Alexandre qui, son sifflet de maître d'équipage à la main, se tenait près de lui.

Alexandre transmit l'ordre à un homme, qui s'affala aussitôt par le panneau de l'arrière.

-- Quelle route fait ce navire ? reprit alors Pierre Legrand.

-- Il vient sur nous, dit la vigie ; il nous a aperçus.

-- Tu en es sûr ?

-- Oui, il a lofé de deux quarts.

-- Alors c'est un gavacho .

En ce moment le capitaine parut sur le pont, portant une longue-vue en bandoulière.

Il jeta un regard scrutateur sur le point de l'horizon où devait se trouver le navire signalé, puis sans prononcer un mot, il s'élança dans les enfléchures et en un instant il se trouva dans la grande hune ; de là il monta au sommet du grand mât de perroquet, mit sa lunette au point et regarda.

Tout l'équipage se tenait immobile et silencieux sur le pont.

Ce mot magique : navire ! avait galvanisé les plus lents et les plus insouciants ; navire ! c'est-à-dire une proie, du butin, de riches dépouilles peut-être, un combat certainement contre leurs implacables ennemis ; aussi l'anxiété et l'impatience des flibustiers étaient-elles grandes, tandis que le capitaine continuait froidement et minutieusement l'examen du bâtiment signalé.

Quelques minutes s'écoulèrent ; enfin Ourson Tête-de-Fer redescendit lentement sur le pont.

-- Messieurs, dit-il en soulevant son chapeau, ce bâtiment est un brick espagnol ; il vient de virer de bord, mais, avec l'aide de Dieu, avant le coucher du soleil, nous serons dans ses eaux : il est loin de marcher aussi bien que nous, Lieutenant, faites prendre chasse.

La manœuvre fut exécutée avec un entrain et une rapidité extrêmes.

En quelques secondes, la Taquine se couvrit de voiles et bientôt elle fila sur les lames avec la rapidité d'un goéland.

Le capitaine, après s'être assuré par lui-même que ses ordres avaient été bien compris, redescendit dans sa chambre, suivi du Poletais et de l'Olonnais.

La Taquine était peut-être la meilleure marcheuse de tous les bâtiments français, anglais, hollandais ou espagnols qui, à cette époque, sillonnaient l'Atlantique dans tous les sens.

Cette fois elle ne se démentit pas ; le malheureux navire auquel elle appuyait la chasse eut beau ruser, changer d'amures, tourner, virer : rien n'y fit, il fut contraint de s'avouer vaincu.

Bientôt on l'aperçut à l'horizon comme une tache blanche, grande comme l'aile d'une mouette, puis cette tache grossit, la voilure se développa, le bois apparut, et, vers six heures du soir, il ne se trouvait plus qu'à un demi-mille au plus du redoutable corsaire.

Du reste, le brick, reconnaissant l'impossibilité d'échapper aux serres de son ennemi, avait pris son parti avec cette héroïque résignation qui de tout temps a caractérisé la race espagnole, race fataliste que son long asservissement de huit cents ans sous le joug des Maures a, malgré elle, imbue des principes de l'Orient.

Le brick avait amené et rentré les bonnettes dont il s'était couvert d'abord, il avait serré ses cacatois, et il continuait bravement sa route sous petite voilure.

Ourson avait reparu sur le pont, et, montant sur son banc de quart, il avait pris en main le porte-voix :

-- Chacun à son poste de combat, dit-il.

-- Branle-bas de combat ! répéta l'Olonnais.

Il s'opéra immédiatement un grand mouvement sur le pont et dans la batterie ; les grenadiers et les plus adroits tireurs montèrent dans les hunes ; puis ce fut tout ; un silence de mort régna sur le navire.

-- Commandant ! dit l'Olonnais, tout est paré, chacun est à son poste.

Pierre Legrand, placé près du gaillard d'avant, une mèche à la main, se tenait immobile derrière un canon, les yeux fixés sur son chef.

Celui-ci fit un geste ; le lieutenant approcha la mèche de la lumière.

Un coup de canon retentit ; en même temps le pavillon de la flibuste s'éleva majestueusement dans les airs à la corne de la frégate.

Ce pavillon, le fait est constaté dans tous les ouvrages sur la flibuste, était bleu, blanc et rouge ; les bandes étaient disposées de la même façon que le sont aujourd'hui celles du pavillon national français.

Seulement, au milieu de la bande blanche le capitaine de la Taquine avait fait imprimer une tête d'ours de sable au naturel, usant du privilège que possédaient les flibustiers de mettre, si cela leur plaisait, leurs armes parlantes sur le pavillon arboré à la corne de leurs navires.

Le coup de canon n'était qu'une menace, aucun boulet ne ricocha sur l'eau ; mais cette menace fut parfaitement comprise par le bâtiment étranger : un large pavillon espagnol apparut immédiatement sur son arrière, et un hourra de joie, poussé par tout l'équipage de la Taquine , vint, comme un glas funèbre, retentir aux oreilles de l'équipage du brick.

Cependant la chasse continuait toujours ; bientôt la Taquine vint au vent, élongea le brick, et les deux bâtiments se trouvèrent à portée de voix.

-- Ho ! du navire ! cria le capitaine Ourson dans son porte-voix.

-- Holà ! répondit-on aussitôt.

-- Mettez en panne ou je vous coule !

La manœuvre commandée par le flibustier s'exécuta sur le brick avec une rapidité qui tenait de l'enchantement.

La frégate continua à s'avancer encore pendant quelques minutes, puis, elle aussi, mit sur le mât.

Les deux navires se trouvaient à petite portée de fusil.

Ourson reprit alors la conversation un instant interrompue.

-- Quel est le nom du navire ? demanda-il.

-- Le San-Juan-Bautista , de trois cent cinquante tonneaux.

-- De quoi est-il chargé ?

-- D'indigo, de café, de plata piña *(1) * et d'argent en lingots.

À cette éblouissante énumération des richesses que renfermait le brick, un frisson de joie parcourut comme un courant électrique les rangs des flibustiers.

-- D'où vient le navire ? reprit Ourson.

-- De Cartagena de las Indias, se rendant à Cadix, en droite ligne.

Au nom de Carthagène, le capitaine réprima un geste de surprise.

-- Depuis combien de temps avez-vous quitté Cartagena ?

-- Depuis onze jours.

-- Envoyez une embarcation à bord avec le capitaine.

Cette seconde manœuvre s'exécuta moins rapidement que la première ; les Espagnols avaient une peur effroyable des flibustiers, qu'ils regardaient littéralement comme des démons vomis par l'enfer ; cependant il fallait s'exécuter.

Une embarcation fut affalée à la mer, plusieurs hommes y descendirent avec une répugnance évidente ; puis cette embarcation déborda et se dirigea vers le corsaire, retardant, par tous les moyens possibles, l'instant de cette redoutable entrevue.

Le commandant se tourna vers son équipage :

-- Que chacun demeure à son poste, dit-il ; pas de cris, pas de murmures : je veux que le plus grand ordre et le plus profond silence règnent à bord pendant tout le temps que ce capitaine espagnol sera sur la frégate. Maître d'équipage, continua Ourson, faites placer quatre hommes à la coupée de tribord ; montrons à ces gavachos que nous connaissons les usages maritimes ; qu'on soit paré à lancer une amarre au canot aussitôt qu'il accostera.

Malgré sa lenteur calculée, lenteur que tout autre chef de la flibuste aurait sans doute sévèrement punie, l'embarcation espagnole finit cependant par atteindre la frégate.

Le capitaine, qui tenait la barre, était un homme de quarante ans, aux traits doux et peu accentués ; une expression de tristesse et d'abattement était répandue sur son visage.

Il monta seul à bord ; les honneurs militaires lui furent rendus ; il salua en souriant avec amertume et se dirigea vers le commandant, qui descendit alors de son banc de quart et vint au-devant de lui.

-- Eh ! mais, dit le flibustier avec un geste d'amicale surprise, c'est le capitaine don Ramon de la Cruz, je crois.

-- Hélas oui, noble commandant, répondit celui-ci avec un humble salut, c'est encore moi.

-- Encore ? mais c'est là un mot de reproche, capitaine.

-- Il m'est tout personnel, commandant ; il est écrit que je ne puis accomplir un voyage sans être capturé par votre honorable seigneurie. Je me plains du destin, non pas de vous.

-- En effet, voilà trois fois, il me semble, que nous nous rencontrons.

-- Quatre, commandant.

-- Vous croyez ?

-- Hélas ! j'en suis sûr, fit don Ramon avec un soupir.

-- Quatre, soit ! Mais, en considération de notre vieille connaissance, dit-moi ce que je puis faire pour vous ?

-- Il n'y aurait qu'une seule chose, commandant...

-- Vous rendre votre navire, n'est-ce pas ?

-- Hélas !

-- Malheureusement, c'est impossible ; cependant Dieu m'est témoin que j'ai le désir de vous être agréable ! et, tenez, je crois avoir trouvé un moyen. Avez-vous quelque chose à vous, sur le bâtiment ?

-- Hélas ! toute ma fortune.

-- Comment cela ?

-- L'indigo et le café m'appartiennent.

-- Quelle imprudence !

-- Je le reconnais à présent.

-- Bon, qui sait ! À combien se montent, prix d'achat, cet indigo et ce café.

-- Cinq mille piastres, tout ce que je possède.

-- Hum ! la somme est forte ; ma foi, tant pis ; ce qui est dit est dit ; je vous achète votre indigo six mille piastres en mon nom et au nom de mes compagnons ; de plus, je vous autorise à prendre deux embarcations dans lesquelles vous mettrez tous vos effets personnels et ceux des hommes de votre équipage. Combien sont-ils ?

-- Quatorze, noble commandant, répondit le capitaine d'un air ahuri ; plus deux matelots passagers que j'ai pris en sortant de Cartagena.

-- Alors nous disons seize ; vous prendrez en sus de l'eau et des vivres pour huit jours, dix fusils, huit sabres, huit pistolets, et cent cinquante charges, de poudre pour vous défendre au besoin ; vous êtes au milieu des Antilles si vous ne parvenez pas à atteindre une terre espagnole, c'est qu'alors le diable s'en mêlera bien décidément. Du reste pour plus de sûreté, au cas où vous seriez rencontré par quelque croiseur de l'île de la Tortue ou du Port-Margot, je vous donnerai un sauf-conduit. Êtes-vous satisfait ?

-- Oh ! commandant, s'écria le pauvre homme avec des larmes dans la voix et baisant les mains d'Ourson malgré lui ; comment m'acquitterai-je jamais envers vous ?

-- En disant à vos compatriotes, mon cher don Ramon, que les flibustiers ne sont pas si diables qu'ils le paraissent et qu'ils ont du cœur comme les autres hommes. À présent, un conseil.

-- Parlez.

-- Tâchez de ne plus vous retrouver sur ma route.

-- Ma foi ! répondit avec naïveté don Ramon moitié riant, moitié pleurant, si je dois être capturé une cinquième ou plutôt une sixième fois, j'aime autant que ce soit par vous que par un autre.

-- Merci, et maintenant, tandis que le déménagement s'opérera, venez vous rafraîchir dans ma cabine, capitaine, et causer avec moi.

-- À vos ordres, commandant.

-- L'Olonnais, tu as entendu, dit Ourson à son second ; veille à ce que tout s'exécute ainsi que je l'ai décidé.

-- Sois tranquille, je m'en charge.

Ourson et le capitaine don Ramon entrèrent dans la cabine ou des rafraîchissements étaient préparés.

Les deux officiers s'assirent.

Le flibustier, on le sait, était très sobre, ce qui ne l'empêcha pas de faire les honneurs de son bord avec beaucoup d'entrain et de grâce.

Lorsque le capitaine eut vidé deux ou trois fois son verre, Ourson retira d'un petit sac en cuir, pendu à son cou par une chaîne d'acier, un diamant assez gros et le présenta à don Ramon.

-- Vous connaissez-vous en diamants ? lui demanda-t-il.

-- Un peu, répondit l'Espagnol ; j'en ai quelque temps fait le commerce.

-- Alors regardez celui-ci et veuillez l'estimer.

Le capitaine prit le diamant, l'examina avec la plus sérieuse attention, le tournant et le retournant de toutes les façons ; puis :

-- Ce diamant vaut au bas mot onze mille piastres, dit-il.

-- C'est-à-dire cinquante-cinq mille livres, fit Ourson, en repoussant la main de l'Espagnol qui lui tendait la pierre précieuse ; alors garder-le en souvenir de moi, mon cher capitaine, et maintenant que voilà nos affaires réglées, causons ; voulez-vous ?

-- Mais, objecta don Ramon, ce diamant...

-- Eh bien, c'est le prix de votre indigo et de votre café ; vous me les avez vendus avec un bénéfice de cent pour cent, voilà tout. Je vous donne un diamant parce que c'est plus portatif que de l'or ; serrez-le et n'en parlons plus. Dites-moi, qui est gouverneur de Cartagena, en ce moment ?

-- Don José Rivas, comte de Figaroa, un digne gentilhomme qui a une fille charmante.

-- Ah ! il a une fille, une enfant, sans doute ?

-- Mais non, cher seigneur, doña Elmina a près de seize ans, autant que j'ai pu en juger.

-- La fille du gouverneur se nomme doña Elmina ? dit Ourson qui tressaillit, et, belle comme vous le dites, cette jeune dame doit être fort courtisée.

-- J'ignore si elle est courtisée ; seulement je sais qu'on parlait fort de son mariage prochain, au moment de mon départ.

-- Doña Elmina se marie ! s'écria Ourson qui devint livide.

-- À ce qu'on dit, du moins, répondit d'un ton placide don Ramon, qui était loin de se douter de la portée de ses paroles.

-- Et quel est l'heureux mortel... ?

-- Ma foi, cher seigneur, cet heureux mortel, entre nous, me fait l'effet d'un assez vilain personnage ; c'est un Mexicain qui, un beau matin, est tombé comme une bombe dans la colonie, sans qu'on sût ni qui il était, ni d'où il venait ; il passe pour énormément riche ; il tient maison ouverte et est fort beau joueur, c'est même cette qualité qui lui a ouvert le palais du gouverneur avec qui il est maintenant intimement lié, si intimement même, qu'il doit au premier jour épouser sa fille, pauvre chère enfant !

-- Vous plaignez cette jeune fille ?

-- Du fond du cœur, oui, mon cher commandant ; car je suis convaincu qu'on la sacrifie et qu'il est impossible qu'elle aime cet homme, sur le compte de qui il court, du reste, de singulières et même de sinistres histoires.

-- Racontez-moi donc cela.

-- Je vous ai dit, n'est-ce pas, commandant, que j'ai embarqué deux matelots par-dessus le bord en sortant de Carthagène ?

-- En effet.

-- Eh bien, ces deux matelots m'ont été amenés par don Torribio Moreno lui-même.

-- Don Torribio Moreno ?

-- Oui ; c'est le nom du Mexicain.

-- Ah ! fort bien. Continuez.

-- Figurez-vous que ce don Torribio Moreno attendait une goélette nommée la Santa-Catalina , qui venait de la Vera-Cruz et lui appartenait ; cette goélette était montée par sept hommes, le capitaine compris. Eh bien, le Mexicain dressa si bien ses batteries qu'avant d'entrer dans le port de Carthagène, le capitaine et quatre hommes se noyèrent. Don Torribio Moreno arriva à bord de la goélette pendant la nuit, quelque temps après ce funeste accident, avec un nouvel équipage ; les deux matelots survivants furent saisis d'un tel effroi de ce qui s'était passé, qu'ils voulurent à toute force débarquer ; je sortais avec mon navire. Le señor Moreno, qui ne demandait pas mieux sans doute que de se débarrasser de témoins gênants, me proposa de les prendre à bord ; j'y consentis.

-- Ils y sont encore ?

-- Oui ; oh ! ils savent cette ténébreuse affaire sur le bout du doigts. Maintenant, quel intérêt don Torribio Moreno a-t-il à cette noyade ? voilà ce que j'ignore.

-- Je le saurai, moi, murmura à part lui le flibustier. Voulez-vous me céder des deux hommes, capitaine ? reprit-il à voix haute ; je vous le garantis sur ma parole qu'il ne leur arrivera aucun mal, à mon bord, tout au contraire.

-- Comme il vous plaira, mon cher commandant ; mais puis-je savoir... ?

-- La curiosité, mon cher capitaine, pas autre chose. Voici votre sauf-conduit, ajouta-t-il en lui remettant un papier sur lequel il avait écrit quelque mots et qu'il avait signé ; maintenant venez.

-- Oh ! commandant, s'écria le capitaine en serrant le précieux papier, je ne sais réellement comment reconnaître...

-- Bah ! bah ! nous sommes de vieux amis et je ne veux pas qu'il vous arrive malheur, suivez-moi.

Ils quittèrent presque aussitôt la cabine et remontèrent sur le pont.

L'Olonnais avait exécuté à la lettre les ordres de son chef : les deux plus grandes embarcations du brick avaient été chargées de tous les coffres et de tous les effets appartenant aux gens de l'équipage. Ceux-ci avaient été distribués dans les deux embarcations avec de l'eau, des vivres et des armes. Dans la plus grande, destinée au capitaine, on avait placé tout ce qui lui appartenait personnellement ; une dizaine de flibustiers étaient provisoirement demeurés à bord du brick pour le garder.

Les deux matelots espagnols acceptèrent avec joie l'offre d'Ourson Tête-de-Fer et montèrent gaiement sur la frégate.

À part les renseignements personnels que le flibustier espérait obtenir d'eux, ces deux hommes, par leur connaissance du pays et du port où l'on se rendait, pouvaient être d'une grande utilité pour l'expédition ; aussi les flibustiers, qui comprirent l'intention de leur chef, virent-ils avec plaisir ces deux nouveaux venus rester avec eux.

Le capitaine don Ramon de la Cruz, après avoir fait ses adieux au commandant et l'avoir comblé de bénédictions, descendit enfin dans son canot, et les deux embarcations s'éloignèrent à pleines voiles, le cap sur l'île de Cuba, où, si la brise sa maintenait, elles avaient l'espoir d'atterrir en moins de trois jours.

Ourson Tête-de-Fer choisit cent cinquante hommes qu'il fit passer sur le brick, ainsi que douze canons de dix-huit qu'il tenait en réserve dans la cale de la frégate et qui furent immédiatement installés sur le pont de la prise ; ensuite il débaptisa le bâtiment espagnol, auquel il donna le nom de le Mutin ; il en confia le commandement à l'Olonnais, et les deux navires matelots, orientant leurs voiles, firent route de conserve pour Carthagène.

XII -- Comment doña Lilia rendit un peu d'espoir à sa cousine.

Lorsque la porte de la salle se fut refermée sur don José Rivas et son ami, doña Elmina laissa tomber sa tête sur son sein et deux larmes coulèrent silencieuses le long de ses joues, tandis qu'un profond soupir s'échappait de sa poitrine.

Doña Lilia s'approcha lentement, s'assit sur un pliant auprès d'elle et saisit une de ses mains qu'elle pressa doucement entre les siennes.

-- Pauvre sœur ! murmura-t-elle d'une voix pleine de caresses.

Doña Elmina ne répondit pas, elle resta immobile et sombre, les yeux sans regard, fixés distraitement sur le plancher.

-- Elmina, chère Elmina, reprit la jeune fille en la baisant au front, ne te laisse pas ainsi abattre par la douleur ; reviens à toi, reprends courage, Ton malheur est grand, mais la puissance de Dieu est infinie.

-- Non, Lilia ! non, ma chérie ! Dieu lui-même ne pourrait me sauver. Je suis sous la griffe puissante du tigre et, tu le sais, le tigre est implacable ; je mourrai.

-- Mourir, toi !

-- Oui, Lilia, je mourrai plutôt que d'accomplir le sacrifice affreux que mon père prétend m'imposer.

-- Est-ce toi que j'entends ? toi si brave, si résolue, si pleine d'espoir encore il y a deux heures à peine !

-- J'espérais, tu as raison ; quoi ? je l'ignore moi-même. On espère toujours, hélas ! quand on souffre ; et je souffre, Lilia, ma chérie.

-- Pauvre et chère amie, reviens à toi ; je te le répète, ne te laisse pas abattre ainsi ; ce qui s'est passé pendant la visite de ton père n'a rien qui doive te surprendre, tu t'y attendais ; sois forte, reprenons notre causerie si malencontreusement interrompue, achève cette confidence à peine effleurée, peut-être...

-- N'insiste pas, ma chère Lilia, interrompit vivement doña Elmina en redressant la tête, ce ne sont que des folies créées par mon imagination en délire. Je suis perdue, je le sens, rien ne me retiendra sur le bord de l'abîme dans lequel je suis prête à tomber.

-- Ne parle pas ainsi, Elmina, je t'en conjure, reprends courage au contraire.

-- Courage, dit-elle avec amertume ! à quoi bon tenter une lutte impossible ? hélas mon sort est irrévocablement fixé.

-- Qui sait, mon Dieu, il peut surgir tel événement.

-- N'essaie pas, ma chérie, reprit-elle en hochant la tête, de me donner un espoir que tu n'as pas toi-même.

-- Voyons, sois forte, mon Elmina chérie, sois brave, oublie s'il se peut, oublie pour quelque instant ta douleur, ou plutôt essaie de lui donner le change ; causons cœur à cœur, révèle-moi ce secret dont le fardeau te pèse, et que jusqu'à présent tu t'es obstinée à porter seule.

Doña Elmina sembla réfléchir un instant, un sourire pâle plissa les commissures de ses lèvres ; puis elle reprit avec un ton de tristesse et de résignation inexprimable :

-- Au fait, ma chère Lilia, pourquoi garderai-je plus longtemps le silence avec toi, ma seule amie ? Cette confidence que tu réclames de mon amitié, en deux mots je puis te la faire : j'aime ; celui que j'aime ignore mon amour ; il est loin, bien loin d'ici ; jamais je ne le reverrai, il me connaît à peine, et quand même il m'aimerait, ce qui est impossible, des obstacles si grands s'opposent à notre union, une barrière si infranchissable nous sépare, que jamais je ne pourrais être à lui ! Cet amour, enfin, est un rêve insensé.

Doña Lilia avait écouté son amie avec la plus sérieuse attention, hochant parfois la tête et fronçant ses lèvres mignonnes par une moue charmante.

-- Elmina, murmura-t-elle, lorsque la jeune fille se tut, les Français disent que le mot impossible n'existe pas dans leur langue, pourquoi n'en serait-il pas de même en espagnol ?

Doña Elmina la regarda fixement.

-- À quel propos me parle-tu des Français ? ma chère, lui demanda-t-elle avec un léger tremblement dans la voix.

Doña Lilia sourit.

-- Les Français sont des hommes de cœur, dit-elle d'une voix insinuante.

-- Certains d'entre eux nous l'ont prouvé, répondit doña Elmina en étouffant un soupir.

Doña Lilia pencha la tête sur l'épaule de sa compagne.

-- Je ne sais si tu l'as remarqué, reprit-elle, mais ce don Torribio semble affecter en notre présence.

-- Pas un mot sur cet homme, s'écria vivement doña Elmina, je t'en supplie !

-- Soit, mais pendant qu'il te parlait, je l'ai bien regardé, et comme toi...

-- Comme moi, n'est-ce pas ? tu as cru le reconnaître, interrompit doña Elmina, dont un frisson nerveux agita subitement tous les membres.

-- C'est lui, le boucanier, le ladron de Santo-Domingo !... Oh ! jamais ressemblance plus étrange... reprit doña Lilia, et pourtant, l'homme dont nous parlons doit être mort.

-- Le démon ne peut-il donc point sortir de l'abîme ?

-- Mais si c'est lui ? il faut prévenir ton père, Elmina, tout lui dire.

-- Quoi ? répondit la fille de don José Rivas en secouant la tête avec découragement, que savons-nous ? rien. D'ailleurs cet homme s'est complètement emparé de l'esprit de mon père, il le dirige, il le domine à sa guise ; il faudrait une preuve, une seule ; malheureusement cette preuve il nous est impossible de nous la procurer.

-- Peut-être ! s'écria vivement doña Lilia.

-- Que veux-tu dire ?

-- Écoute-moi, Elmina, car moi aussi j'ai une confidence à te faire, dit-elle d'une voix ferme et accentuée.

Doña Elmina la regarda avec surprise.

-- Toi ? dit-elle.

-- Oui, moi, Elmina, tu sais combien je suis folle, et avec quel plaisir je m'échappe pour aller errer à l'aventure dans la campagne, souvent tu m'as toi-même reproché mon humeur vagabonde.

-- C'est vrai, murmura doña Elmina en souriant à travers ses larmes.

-- Et bien, chérie, c'est probablement à cette humeur vagabonde que nous devrons le secours qui seul te peut sauver.

-- Explique-toi.

-- Un matin, il y a de cela six semaines environ, j'étais sortie à cheval du village, courant à travers bois sans but déterminé, heureuse de respirer l'air libre de la campagne et de sentir la brise matinale se jouer dans ma chevelure. Tout à coup mon cheval fit un écart si subit que je faillis être enlevée de selle. Je regardai : un homme était étendu sur le sol en travers du sentier et me barrait le passade. Cet homme, vêtu de haillons, la barbe longue, les traits hâves, avait l'aspect le plus misérable. Je mis pied à terre et je me penchai sur lui : ses yeux étaient fermés, un râle sourd s'échappait de sa poitrine. Je parvins à lui faire reprendre connaissance ; le malheureux mourait de faim. J'allai en toute hâte lui chercher un peu de nourriture au pueblo ; lorsque ses forces furent revenues, il m'avoua qu'il était un Français, un ladron échappé par miracle des prisons espagnoles ; sachant que, si ses ennemis le surprenaient, il serait massacré sans pitié, il s'était traîné jusque dans la forêt, où, pendant quelques jours, il avait vécu de racines et de baies sauvages ; car, bien qu'il eût son fusil, il manquait de poudre et ne pouvait ni chasser ni se défendre. Je lui donnai un couteau et une hache que j'avais apportés du pueblo et je vidai ma bourse sur l'herbe auprès de lui.

-- Bien, Lilia, ma chérie !

-- Il ne me dit qu'un mot : Vous m'avez sauvé la vie, cette vie vous appartient.

-- Et tu l'as revu ?

-- Souvent. Il m'a raconté toute son histoire : il paraît que c'est un célèbre ladron de l'île de la Tortue ; je lui ai parlé de...

-- De qui ?

-- De celui que tu sais bien, ma chérie, reprit doña Lilia en souriant, il le connaît et il l'aime ; alors une pensée, m'est venue, ajouta-elle avec hésitation.

-- Laquelle ?

-- Triste de te voir si malheureuse et ne sachant quel moyen employer pour te venir en aide, il y a un mois à peu près, je demandai à Barthélemy, c'est Barthélemy que se nomme cet homme, s'il lui serait possible de faire parvenir une lettre à Saint-Domingue.

-- Est-ce très important, señorita ? me demanda-t-il.

-- C'est une question de vie et de mort, répondis-je.

-- Il suffît, me dit-il, je ne sais comment je ferai, mais la lettre parviendra, je vous le jure ; donner-la-moi.

-- Vous l'aurez demain.

-- Et cette lettre ? fit doña Elmina d'une voix haletante.

Je la remis le lendemain à Barthélemy ; cette lettre ne contenait que trois mots ; Cartagena , Luego , Peligro . Mais il fallait que la personne à qui elle était destinée sût qui la lui envoyait. Alors je me souvins de certaine bague qui ne te quitte jamais, que tu portes toujours là dans un sachet de peau parfumée, sur ton cœur. Je te l'enlevai pendant ton sommeil et, ma foi, j'apposai bravement le cachet sur la lettre,

-- Tu as fait cela, Lilia ?

-- Je l'ai fait, mon Dieu oui, ma bien-aimée ; ai-je eu tort ?

-- Oh ! Lilia, ma chère Lilia, s'écria doña Elmina en se jetant dans ses bras, merci, merci mille fois !

-- Trois jours plus tard, Barthélemy, que je n'avais pas vu, bien que je l'eusse cherché partout dans la forêt, vint me trouver ici même. -- « La lettre est partie, me dit-il, dans dix jours au plus tard elle arrivera. »

-- Oh ! pourvu, qu'il la reçoive ! murmura la fille de don José.

Doña Lilia sourit.

-- Il y a quatorze jours, reprit-elle, un matin, Barthélemy me dit : « Le capitaine a reçu la lettre, il viendra ; veillez ; de mon côté, je veillerai aussi. »

-- Ainsi il est en route ?

-- Oui ! Es-tu contente, chérie ?

-- Ô mon Dieu ! auriez-vous donc pitié de moi ? s'écria doña Elmina en sanglotant.

Les deux jeunes filles demeurèrent longtemps embrasées, confondant leurs larmes et leurs sourires.

XIII -- Où don Torribio Moreno et son ami causent de leurs petites affaires.

Quelques jours s'étaient écoulés depuis la présentation du capitaine Bustamente au gouverneur de la ville de Carthagène, don José Rivas de Figaroa.

Le célèbre flibustier avait si bien joué son petit rolet , ainsi que disait défunt le roi Charles IX de sanglante mémoire ; il avait parlé un castillan si pur, témoigné une si profonde horreur pour les gringos et les ladrones de l'île de Santo-Domingo. et de l'île de la Tortue, et surtout gagné avec une si charmante aisance les piastres et les quadruples de ses nouveau amis, que toutes les personnes qui assistaient chaque fois au tertulias du gouverneur l'avaient, du premier coup, reconnu pour un cristiano viejo et un véritable hidalgo de la Castille vieille.

Nous noterons en passant que dans l'Amérique espagnole et même dans la Péninsule, on ne donne le titre de cristiano viejo , c'est-à-dire vieux chrétien, car c'est un titre véritable, qu'aux personnes de pure race blanche et dont le sang ne s'est jamais mêlé avec celui des Indiens en Amérique et celui des Maures, en Espagne.

Don José Rivas, émerveillé à la vue d'un aussi beau joueur, s'était senti entraîné vers lui par une instinctive sympathie, et lui avait ouvert à deux battants les portes de sa maison.

Donc tout souriait à l'aventurier, il était riche, considéré et de plus il se sentait sous les pieds un charmant navire.

Cependant, malgré tous ces bonheurs, le capitaine Barthélemy n'était pas complètement heureux ; il y avait un point sombre dans son horizon bleu, point imperceptible à la vérité, mais qui, semblable aux pamperos de la côte buenos-ayrienne, pouvait en quelques secondes prendre des proportions immenses et se changer en ouragan.

Ce jour-là, vers sept heures du matin, le digne capitaine était assis pensif dans la cabine de son navire, la Santa-Catalina , les coudes appuyés sur une table, la tête dans ses mains et regardant d'un air tragique un énorme verre de vin épicé placé devant lui.

-- Cela ne peut pas durer ainsi davantage murmurait-il ; je ne suis plus un homme, je ne m'appartiens plus, je suis, le diable m'emporte, devenu une chose qu'on fait tourner et virer à sa guise ; il faut que cela finisse d'une façon ou d'une autre, j'en ai assez.

Il se leva, vida son verre d'un trait et monta sur le pont.

-- Armez mon canot, commanda-t-il au maître de quart, qui se promenait de long en large sur les passavants.

L'ordre fut immédiatement exécuté.

Quelques minutes plus tard, le canot débordait et se dirigeait vers la terre.

Au moment où le capitaine Barthélemy mettait le pied sur la première marche du débarcadère, il vit tout à coup se dresser devant lui la haute stature de son intime ami don Torribio Moreno.

Le Mexicain souriait.

Le capitaine au contraire fronça le sourcil :

Il connaissait son ami, son sourire ne lui présageait rien de bon.

-- Où vas-tu ? lui demanda don Torribio en lui tendant la main.

-- À terre, répondit laconiquement le capitaine sans la prendre.

-- Bon ; tu as quelque projet ? reprit don Torribio sans se formaliser.

-- Aucun.

-- Alors, viens déjeuner avec moi.

-- Je n'ai pas faim.

-- L'appétit vient en mangeant.

La capitaine fit un mouvement.

-- Ah çà, qu'as-tu donc ? demanda don Torribio en le regardant fixement.

-- Je ne sais pas, je suis agacé. Laisse-moi aller.

-- Où vas-tu ?

-- Je vais chercher mon Gelin, puisque tu veux le savoir.

-- Tu tiens donc bien à ce fusil ?

-- Certes.

-- Eh bien, alors, cela se trouve à merveille, nous ferons route ensemble ; je vais, moi, à ma quinta de Turbaco.

-- Je préfère aller seul.

-- C'est possible, mais moi, j'ai besoin de te parler, cher ami.

-- Nous causerons plus tard.

-- Non, tout de suite : ce que j'ai à te dire est très pressé et très important.

-- Ah ! fit l'aventurier, en s'arrêtant et regardant son interlocuteur en face à son tour. Que se passe-t-il donc ?

-- Rien, mais bientôt il se passera quelque chose.

-- Quoi donc ?

-- Tu le sauras. Viens.

-- Allons, puisque tu le veux.

Un esclave nègre, avec deux chevaux en bride, se tenait immobile à quelques pas. Don Torribio lui fit un signe ; il s'approcha.

Les deux hommes se mirent en selle.

Cinq minutes plus tard, ils galopaient en pleine campagne.

Don Torribio, voyant que son compagnon s'obstinait à garder le silence, se décida enfin à entamer la conversation.

-- Tu as embarqué les dix hommes que je t'ai adressés il y a quatre jours, n'est-ce pas ? lui demanda-t-il.

-- Oui, bien que je ne comprenne pas, je te l'avoue, pourquoi tu mets un équipage de seize hommes sur une barque qui pourrait facilement manœuvrer avec quatre.

-- Qu'est-ce que cela te fait ?

-- Rien ; seulement je t'avertis que si tu l'as fait exprès, tu as eu la main heureuse ; ce sont de véritables bandits.

-- Bah ! tu les dompteras, il ne s'agit pour cela que de savoir s'y prendre et tu le sais. À propos, tu as reçu aussi la poudre et les quatre pièces de huit ?

-- Tout cela est soigneusement arrimé dans la cale.

-- Tu es prêt à appareiller ?

-- Au premier signal ; depuis deux jours je suis mouillé en grande rade sur un corps-mort , et mes voiles sont sur les fils de caret.

-- Très bien.

-- Tu es content, tant mieux.

-- Tu le seras aussi quand tu sauras ce que je veux faire ?

-- Quelque diablerie, sans doute ?

-- Un coup magnifique. Tu sais que le gouverneur a une fille.

-- Je sais même que tu dois l'épouser.

-- Quel est le sot qui a dit cela ? fit-il en haussant les épaules. Je suis marié depuis dix ans à Villequier, mon bon : Diable ! je ne veux pas être bigame.

-- Que veux-tu donc alors ?

-- Ceci tout simplement : ce soir tu dînes chez le gouverneur, n'est-ce pas ?

-- Oui.

-- Aux dulces , tu inviteras le gouverneur, sa famille, don Lopez Sandoval, le commandant de la garnison et tous les autres convives à une fête de nuit que tu veux donner à bord ; de ton navire, avant de quitter Carthagène, pour reconnaître la généreuse hospitalité que tu as reçue ici ; comprends-tu ?

-- Pas beaucoup.

-- Tout le monde accepte avec empressement ; tu donnes la fête. Pendant que tes convives, tout au plaisir, jouent, boivent et dansent dans la chambre de l'arrière, tu appareilles sans bruit, tu sors de la rade ; une fois à deux ou trois lieues au large, nous mettons à rançon nos convives et le tour est fait.

-- Bon ! mais ta fortune à toi, tu l'abandonnes donc ?

-- Mon pauvre Barthélemy, tu ne seras jamais qu'un niais, fit-il en haussant les épaules et en le regardant avec un sourire railleur. Combien as-tu embarqué de barils à bord de la goélette ?

-- Trente, pardieu ; tu le sais bien, il me semble ?

-- Le compte est exact ; eh bien, douze de ces barils sont pleins d'or ; j'ai réalisé tout doucement ma fortune, sous prétexte de grands achats de terrains, de maisons, etc., etc. ; elle est à présent tout entière à bord de la Santa-Catalina ; comprends-tu ?

-- Pardieu !

-- Et que penses-tu de mon idée ?

-- Que c'est une assez jolie infamie ! répondit nettement le capitaine.

-- Bah ! des gavachos, cher ami, c'est de bonne guerre !

-- Peut-être, et la jeune fille ?

-- Les jeunes filles, tu veux dire, car il y en a deux fort jolies même.

-- Deux jeunes filles ?

-- Mais oui, cher ami, et fort jolies même.

-- Ah ! et que comptes-tu en faire ?

-- Des jeunes filles ?

-- Oui.

-- Je ne sais pas encore, je verrai, répondit-il avec suffisance.

Depuis quelques minutes les deux cavaliers gravissaient une colline assez élevée, du sommet de laquelle l'œil planait au loin sur la mer en ce moment calme et azurée.

Tout à coup le flibustier poussa un cri.

-- Qu'as-tu donc ? demanda don Torribio avec surprise.

-- Moi ? rien, mon cheval a butté, je ne m'y attendais pas ; voilà tout, que veux-tu que j'aie ? répondit froidement le capitaine Barthélemy, tout en fouillant d'un regard anxieux l'extrême limite de l'horizon, où un point blanc, large comme l'aile d'une mouette presque imperceptible, venait subitement d'apparaître.

-- Quel triste cavalier tu fais, dit don Torribio avec ironie.

-- Dame, je suis marin, moi.

-- Et par conséquent mauvais cavalier, n'est-ce pas ?

-- Je l'avoue, après ? fit-il avec une certaine rudesse.

-- Bon, vas tu te fâcher, à présent ?

-- Je ne me fâche pas, mais je trouve absurde que tu te moques ainsi de moi.

-- Je ne te savais pas si susceptible, matelot.

-- Que veux-tu, je suis comme cela, il faut me prendre ainsi, je ne puis me refaire.

-- Caraï ? quel buisson d'épines ! Tu n'es pas de bonne humeur aujourd'hui.

-- Peut-être, fit Barthélemy, qui voulait avant tout détourner l'attention de son compagnon et l'empêcher de regarder la mer, où le point blanc, presque imperceptible d'abord, semblait grossir à vue d'œil.

-- Allons la paix, matelot, j'ai eu tort.

-- Ce n'est pas malheureux que tu en conviennes, répondit-il d'un air bourru.

-- Revenons à notre affaire.

-- Quelle affaire ?

-- Celle dont nous parlions, cordieu !

-- Ah ! très bien.

-- Ainsi, c'est convenu, n'est-ce pas ? Tu feras ton invitation ce soir.

-- Pour quel jour ? demanda le flibustier, les regards obstinément fixés sur la mer.

-- Voyons, reprit don Torribio, nous sommes aujourd'hui vendredi...

-- Jour néfaste, dit le Frère de la Côte avec une emphase railleuse.

-- Superstitieux ! invite ton monde pour mardi prochain.

-- Soit. Maintenant si tu n'as rien autre à me dire, adieu et à ce soir. Nous voici arrivés à Turbaco.

-- À ce soir.

Ils se séparèrent.

Ils se trouvaient alors en face de l'étroit sentier qui conduisait au jacal, précédemment habité par le Frère de la Côte.

Don Torribio Moreno continua doucement sa route et entra dans le village, tandis que le capitaine Barthélemy se dirigeait vers la forêt.

-- Une fois que je n'aurai plus besoin de lui, je saurai bien m'en débarrasser, murmura le Mexicain, en voyant son ami disparaître au milieu des arbres.

-- Est-ce que la patience divine ne se lassera. pas bientôt des crimes de ce chenapan, grommelait de son côté le capitaine Barthélemy en s'enfonçant sous bois.

XIV -- Où le capitaine Barthélemy met l'œil à une fente pour mieux voir, et l'oreille à une cloison pour mieux entendre.

Un instant après avoir quitté don Torribio Moreno, le capitaine Barthélemy fit un détour sous bois, revint par un crochet et se mit sur la piste du pseudo Mexicain qu'il suivit à distance sans en être aperçu.

Il vit celui-ci entrer, non pas dans sa quinta ou maison de campagne ainsi qu'il l'avait annoncé au capitaine, mais au contraire dans une pulqueria mal famée où se réunissaient d'ordinaire les gens sans aveu et les bandits de sac et de corde dont les colonies Espagnoles, dès les premiers jours de leur existence, semblent, on ne sait pourquoi, avoir acquis le privilège de posséder un si grand nombre.

Don Torribio Moreno avait mis pied à terre et était entré d'un pas délibéré, et en homme qui se sent chez lui, dans l'intérieur de cet établissement plus que louche.

Nous avons oublié de noter que, pendant les trente ou trente cinq minutes que le capitaine Barthélemy l'avait laissé seul, le digne Mexicain avant que de pénétrer dans le village, et sans doute derrière un buisson, avait profité de la solitude complète qui régnait autour de lui pour si bien changer son costume, qu'il s'était rendu complètement méconnaissable pour tout œil moins intéressé ou moins pénétrant que celui du célèbre flibustier.

En arrivant quelques minutes plus tard devant la porte de la pulqueria , le capitaine s'arrêta.

Il eut un moment d'hésitation ; il était évident que, dès le premier pas qu'il ferait dans la salle, le regard de son ami tomberait d'aplomb sur lui et il serait aussitôt reconnu.

C'était justement ce qu'il voulait éviter.

Malheureusement le Frère de la Côte se trouvait alors en face d'une de ces difficultés que le hasard fait surgir tout à coup pour renverser les plans les mieux conçus et qui sont presque impossibles à tourner.

Mais le capitaine Barthélemy était un de ces hommes énergiques, à la volonté de fer qui, lorsqu'ils veulent une chose, la veulent bien et quand ils ont pris une résolution, se font tuer sur place plutôt que d'y renoncer.

-- Bah ! murmura-t-il à part lui en haussant les épaules d'un air significatif, qui ne risque rien n'a rien, et, si malin qu'il soit, ce ne sera pas encore de lui que je prendrai des leçons de finesse. Et d'ailleurs, ajouta-t-il avec un rire narquois, le bon Dieu me doit bien cette compensation !

Il fit cabrer et caracoler son cheval de façon à attirer l'attention, mais voyant, que personne m sortait :

-- Oh ! là ! cria-t-il d'une voix forte, mozo , viendras-tu, misérable, au nom du diable !

Presque aussitôt un individu couvert de vêtements sordides, maigre, rachitique, tordu, bossu, au visage taillé en biseau et à la mine famélique, mais dont les yeux gris et ronds, percés comme avec une vrille, pétillaient de finesse, apparût sur le seuil de la porte.

Ce charmant spécimen de la race indienne, car cet homme était un Indien, mit son bonnet crasseux à la main, lança à la dérobée un regard cauteleux sur le voyageur, et se décida à s'avancer au-devant de lui.

-- Que désire Votre Seigneurie ? dit-il en s'inclinant respectueusement et en saisissant le cheval par la bride.

-- Je désire, répondit le capitaine, que vous conduisiez mon cheval au corral et que vous me serviez un verre de mezcal .

-- Ici ? demanda l'autre d'un air sournois.

-- Non pas, reprit vivement le capitaine, dans la salle commune, ou, s'il y a trop de monde, dans une chambre particulière ; je vous paierai ce qu'il faudra.

Et il fit un mouvement pour mettre pied à terre.

-- Vous serez parfaitement dans la salle commune, Seigneurie, répondit obséquieusement l'Indien, et les consommateurs ne vous y gêneront pas.

-- Pourquoi donc cela ? demanda le capitaine en sautant à bas de son cheval.

-- Parce que, Seigneurie, nous n'avons personne et que la pulqueria est en ce moment complètement vide.

Le capitaine lança un regard pénétrant sur l'Indien, regard que celui-ci supporta sans baisser ni détourner les yeux.

-- Alors c'est différent, mon ami, reprit le capitaine et lui posant la main sur le bras : veux-tu gagner une once d'or, ajouta-il en baissant légèrement la voix ?

-- Hum, Seigneurie, j'aimerais mieux en gagner deux, répondit aussitôt l'autre en clignant l'œil d'un air significatif.

-- Bon ? je vois que nous nous entendons.

-- Seigneurie, un pauvre diable comme moi qui gagne huit piastres par an -- quand par hasard, on le paie autrement qu'en coup de bâton -- s'entend toujours avec les caballeros qui daignent l'honorer de leur confiance, et lui montrer des onces d'or.

Le mot montrer fut prononcé avec un accent auquel le capitaine ne se trompa point.

Il sortit de sa poche une longue bourse de soie rouge au travers des mailles de laquelle on voyait étinceler l'or, introduisit la main droite dans cette bourse et pinçant avec une précision mathématique deux onces entre le pouce et l'index il les fit miroiter devant les yeux pétillants d'avarice du pauvre Indien.

-- Que ferais-tu bien pour gagner ceci et même le double si j'étais content de toi ? dit-il avec un sourire.

-- Hélas ! Seigneurie, répondit l'Indien avec une expression impossible à rendre, je n'ai pas de père, sans cela je vous dirais... mais, à son défaut, disposez de moi ; que faut-il faire ? je vous appartient corps et âme.

Le capitaine ferma la main.

-- Où est le corral ? dit-il.

-- Là, Seigneurie, derrière la maison, vous pouvez l'apercevoir d'ici !

-- Très bien ; écoute-moi ; tu as cinq minutes, pas une seconde de plus pour conduire mon cheval au corral et revenir me trouver ; si tu dis un mot à âme qui vive, pendant que tu t'acquitteras de ce devoir, rien de fait entre nous. Tu m'as compris ?

-- Caraï ! Seigneurie, je serai muet comme un opossum.

Et il emmena le cheval.

Trois minutes plus tard il était de retour.

-- Je suis content de toi, reprit le capitaine ;, maintenant fais bien attention à ce que je vais te dire : il y a un quart d'heure, un cavalier est entré dans cette maison ; tu as conduit son cheval au corral comme tu viens d'y conduire le mien ; je veux que tu me places dans un endroit où je pourrai voir ce cavalier et entendre tout ce qu'il dira, sans qu'il lui soit possible de se douter de ma présence auprès de lui ; si tu suis mes instructions telles que je te les donne ; il y aura pour toi, non pas deux onces, mais quatre. Et pour que tu sois bien certain que je ne te veux pas tromper, en voici deux dès à présent.

Il laissa alors tomber les pièces d'or dans la main frémissante de l'Indien.

Celui-ci les fit disparaître avec une telle prestesse qu'il fut impossible au capitaine de savoir ce qu'elles étaient devenues.

-- À propos, j'oubliais ; je dois t'avertir dans ton intérêt, ajouta-t-il en fronçant le sourcil, qu'au plus léger soupçon, je te ferai sauter la cervelle comme à un chien !

Et soulevant légèrement un des coins de son poncho , il laissa voir à l'Indien les lourds pommeaux de deux pistolets passés dans sa faja de crêpe de Chine.

-- Seigneurie, répondit l'Indien avec majesté, si Tonillo avait l'honneur d'être mieux connu de votre Excellence, Votre Seigneurie saurait qu'il n'est pas un traître, mon patron fait la siesta ; je suis donc en ce moment seul maître dans la maison, et je vous promets, sur la part que j'espère avoir un jour en paradis, que vous verrez et entendrez tout ce que disent ou diront les hommes que vous voulez surprendre : D'ailleurs ce sont de mauvais clients, dit-il d'un ton de mépris railleur ; depuis une heure qu'ils sont là ils n'ont pas encore fait de dépenses, même pour un réal, et je dois, avant tout, voir l'intérêt de la maison.

-- C'est juste ! dit le capitaine en ricanant.

-- Venez, reprit l'autre.

Le capitaine le suivit.

Tonillo, puisque tel était le nom de l'Indien, au lieu d'entrer dans la salle, fit le tour de la maison, traversa le corral, ouvrit une porte fermée seulement au loquet, et introduisit le capitaine dans une espèce de cellier où se trouvaient quelques outres de pulque et de mezcal empilées les unes sur les autres, et une quarantaine de hottes de fourrage.

L'Indien écarta légèrement sept ou huit bottes de fourrage, adossées à la muraille, et montrant au capitaine une fente assez large qui se trouvait dans la cloison :

-- Ici vous serez parfaitement, lui dit-il.

-- C'est bien ; tu peux te retirer, répondit le flibustier. Veille à ce que mon cheval ne soit pas vu, et, lorsque ces caballeros se disposeront à partir, tu reviendras.

L'Indien fit un salut respectueux, sortit du cellier et referma la porte derrière lui.

Le capitaine se trouva alors plongé dans une obscurité presque complète.

La seule lueur qui éclairait cette espèce de cave, provenait de la large fissure démasquée par l'Indien.

-- Pardieu ! grommela à part lui le capitaine, de cet air narquois qui lui était particulier, j'étais bien sûr que le bon Dieu n'abandonnait jamais les honnêtes gens !

Et, s'accommodant le plus confortablement possible, il appliqua son œil à la fente.

Alors, un de ces tableaux pittoresques comme notre immortel Callot commençait à en buriner alors à travers ses courses avec les Bohémiens, s'offrit à sa vue.

Dans une salle assez vaste, mais mal éclairée par d'étroites fenêtres dont le vitrage de plomb était tapissé de toiles d'araignées, et où la fumée des cigares et des cigarettes roulait en nuages intenses au-dessous du plafond, et absorbait presque toute la lumière, une vingtaine d'individus, à mines patibulaires, aux fronts fuyants, aux nez en bec d'oiseau, aux regards louches et à la moustache outrageusement relevée et poignardant le ciel, étaient réunis.

Ces individus, littéralement vêtus de guenilles sordides disposées sur leur corps, avec ce talent que possèdent si bien les Espagnols et qui, au besoin, leur permettrait de se draper dans une ficelle, étaient épars çà et là autour des tables, couchés, assis, debout et affectant les poses et les attitudes les plus fantastiques.

Mais tous étaient formidablement armés.

Non seulement ils avaient sur la hanche de longues rapières à la poignée en coquilles, mais encore tous portaient des pistolets à la ceinture, et de larges poignards à manches de corne dans la botte droite.

Le capitaine chercha un instant son ami au milieu de la foule bigarrée de ces gentilshommes de grands chemins.

Il ne tarda pas à l'apercevoir, assis sur la seule chaise qui se trouvât dans la salle, le dos appuyé au dossier, la tête rejetée en arrière et fumant, suivant son habitude, un excellent cigare.

Au moment où le flibustier mettait l'œil à la fente, don Torribio Moreno avait la parole : les bandits l'écoutaient avec recueillement.

-- Caballeros ! disait-il nonchalamment en lâchant d'énormes bouffées de tabac par le nez et par la bouche, je ne comprends pas votre hésitation ! de quoi s'agit-il, en somme ? Vive Dios ! d'une chose toute simple...

-- D'une chose toute simple ! répondit d'une voix rauque un grand drôle à mine rébarbative, qui était borgne de l'œil droit et dont le gauche était louche ; hum ! Votre Seigneurie, veut plaisanter sans doute, je ne la trouve pas si simple que cela moi !

-- Que le diable vous emporte ! mon cher Matadoce, répondit don Torribio d'un air aimable. Vous soulevez sans cesse des objections pour la moindre des choses.

Le digne Matadoce qui, entre parenthèse, à en juger par la mine, paraissait avoir parfaitement mérité son nom, lequel signifie littéralement en espagnol « qui en a tué douze » répondit aussitôt sans s'émouvoir :

-- Je soulève des observations, Seigneurie, parce que je suis un honnête homme, et que je tiens à faire consciencieusement et de façon à ne pas m'attirer de reproches, l'ouvrage dont je me charge. Pour ce qui est des fillettes, la chose va de soi, ce n'est qu'une question de nœud coulant plus ou moins bien serré, voilà tout ! un enfant s'en chargerait ; pauvres chères colombe ! elles ne songeront même pas à se défendre... et puis, nous serrons en mer, loin des regards indiscrets, nul n'oserait interrompre notre besogne... mais ce n'est pas tout.

-- Oui, oui, répondit don Torribio en ricanant, je sais où le bât vous blesse.

-- Caraï ! j'avoue qu'il me blesse furieusement, je l'ai entrevu deux fois ce fameux capitaine Bustamente, ainsi que vous le nommez, Seigneurie, sur ma foi ! il n'a pas l'air d'un compagnon commode du tout.

-- Mais vous êtes vingt ?

-- La belle avance ! écoutez bien ceci : il y a trois jours, pas plus tard, nous nous étions embusqués, une douzaine de compagnons, pour l'attendre à la sortie de chez le gouverneur ; on dit qu'il est très heureux au jeu et dame nous voulions le débarrasser d'une partie de son bénéfice de la soirée : il faisait noir comme dans un four ; il arrive, nous tombons sur lui tous à la fois ; un autre aurait demandé grâce et se serait rendu, n'est-ce pas ?... Ah ! bien oui... Que fait notre endiablé capitaine ? Il dégaine une espèce d'épée de bal, longue comme un couteau, qu'il portait pour toute arme, et sans dire un mot, sans jeter un cri, il tombe si dru sur nous qu'en moins de trois minutes il en a éventré cinq, éclopé deux ou trois, et s'en est allé en nous faisant la nique. Non, non, Seigneurie, ce n'est pas aussi simple que cela ! et puis, en ma qualité d'homme d'épée, je l'aime, moi, cet homme, c'est un brave ; je m'y intéresse et sur ma foi ! je ne le tuerai pas à moins de trente onces, voilà !

-- Voilà, répondirent en chœur tous les autres bandits.

-- C'est à prendre ou à laisser, Seigneurie, reprit Matadoce.

Son Torribio sembla réfléchir un instant.

-- Allons ! dit-il, avec une grimace qui avait la prétention de ressembler à un sourire, allons ! mauvaises têtes, il faut toujours en passer par où vous voulez ; je vous gâte, ma parole d'honneur ! Vous aurez chacun vos trente onces ; mais, cette fois, j'espère que vous le tuerez.

-- Seigneurie ! répondit le bandit avec dignité, sans honnêteté il n'y a pas d'affaires possibles. Mes amis et moi nous sommes, grâce à Dieu, connus pour des hommes consciencieux, et qui toujours gagnons loyalement notre argent.

-- Je n'ai jamais mis en doute votre honneur et votre loyauté, répondit en ricanant don Torribio ; et maintenant que tout est bien convenu entre nous, car tout est convenu, n'est-ce pas ?...

-- Convenu ! oui, Seigneurie, répondirent les bandits.

-- Sauf les avances, ajouta Matadoce d'une voix insinuante.

-- Vous toucherez chacun dix onces dans un instant ; le reste après l'affaire faite. Seulement, souvenez-vous qu'il vous faut vous tenir toujours à ma disposition. Je ne vous embarquerai sur la goélette qu'au dernier moment.

Le capitaine Barthélemy jugea qu'il en avait assez entendu ; il quitta son embuscade.

Cinq minutes plus tard, après avoir donné deux onces à l'honnête Tonillo, il s'éloignait à toute bride de la pulqueria .

-- Mordieu ! disait-il entre ses dents, tout en galopant, l'animal est plus venimeux que je ne le pensais, Je ne regrette pas de l'avoir épié et surtout écouté. C'est encore le seul moyen de bien entendre ! Comme c'est bon, cependant, d'avoir de la méfiance !

XV -- Où le capitaine Barthélemy va chercher son Gélin.

Le capitaine Barthélemy galopa ainsi sans ralentir l'allure de son cheval pendant tout le temps -- ce qui ne fut pas long, -- qu'il mit à traverser le village de Turbaco.

Puis lorsqu'il fut éloigné d'à peu près une portée de fusil du village, il remit son cheval au galop de chasse, et, arrivé à un sentier feuillu et étroit, qui s'enfonçait sous bois, il s'y engagea résolument.

Ce sentier conduisait au jacal que le capitaine avait habité si longtemps ; où, pour la première fois, il nous est apparu, sous les apparences bien différentes de celles que nous lui voyons aujourd'hui et devant lequel il était passé une heure auparavant.

Arrivé à une portée de fusil du jacal, il aperçut, devant la porte même un nègre à cheval, arrêté, et tenant un second cheval en bride.

-- Grâce à Dieu ! murmura-t-il, elle a eu la patience de m'attendre.

Et il enfonça les éperons dans les flancs de sa monture qui partit comme un trait.

Au bruit causé par cette course rapide, une délicieuse jeune fille apparut craintivement sur le seuil de la hutte.

Cette jeune fille était doña Lilia.

En un instant le capitaine fut auprès d'elle, sauta à terre, jeta la bride au nègre et salua respectueusement sa charmante visiteuse sur les pas de laquelle il entra dans le jacal.

-- Vous vous êtes bien fait attendre, señor, dit doña Lilia, en faisant cette moue mutine qui la rendait si ravissante. N'avez-vous donc pas reçu ma lettre ? ou bien avez-vous oublié ce qu'elle contenait ?

-- Vous ne le croyez pas, señorita ; vous devez être convaincue au contraire qu'un mot de vous est, pour moi, un ordre et que je serai toujours heureux de vous obéir.

-- Peut-être ! mais avec peu d'empressement, fit-elle d'un air railleur.

-- Señorita, je me rendais ici directement lorsque je me suis trouvé face à face, au moment où j'y comptais le moins, avec mon honorable ami le señor don Torribio Moreno qui semble, Dieu me pardonne, prendre à tâche depuis quelques jours, de se faire mon satellite, tant il s'obstine à tourner autour de moi, je n'ai réussi qu'il y a une heure à peine à me retirer de ses griffes, à quelques pas d'ici seulement.

-- Ah ! fit-elle en riant, et il vous a fallu une heure pour vous rendre ici ? vous ferez bien de changer votre cheval, mon cher capitaine, car en vérité, le pauvre animal doit être horriblement fourbu.

-- Riez, riez, señorita, répondit-il d'un air piqué ; il faut que vous ayez un bien aimable caractère pour que le récit de mes contrariétés vous cause tant de joie !

-- Bon ! vous vous fâchez, capitaine. C'est un moyen adroit de se tirer d'affaire.

-- Nullement, señorita : et la preuve, c'est que je veux tout vous dire : je suis allé dans une pulqueria .

-- Pour vous rafraîchir ?

-- Non, pour voir.

-- C'est boire, que vous voulez dire sans doute, fit-elle d'un air moqueur.

-- Plaisantez, plaisantez, señorita ; cela n'empêche pas que je n'étais pas gai du tout, moi, je vous assure. Je me suis introduit dans un affreux cellier ; j'ai appliqué l'œil à la fente d'une cloison et j'ai vu et entendu des choses à faire frémir un alcade et même un alguazil, gens assez peu timorés d'ordinaire.

-- Bah ! quoi donc, capitaine ? s'écria-t-elle curieusement.

-- Ah ! voilà, fit-il en hochant la tête ; je ne puis pas le dire.

-- Alors c'est l'Apocalypse que vous me racontez là ?

-- Moi, par exemple ?

-- Dam ! vous êtes tout confit en mystère.

-- Hélas ! dit-il d'un air tragi-comique, est-ce ma faute à moi, señorita, si l'existence qu'on nous a faite est toute de mystère ? si nous allons, si nous venons, si nous dormons, si nous veillons, toujours avec mystère ? si le mystère nous enveloppe, plane sur nos têtes et gronde sourdement sous nos pieds ?

-- Est-ce que vous devenez fou ? mon cher capitaine, lui dit la jeune fille, en le regardant bien en face.

-- Moi ?

-- Oui !

-- Non pas que je sache ! je vous réponds, voilà tout, señorita.

-- Ah ! vous appelez cela répondre, vous ?

-- Puisque je vous dis, señorita, que le mystère...

-- Ah ! non, je vous en prie, capitaine, interrompit-elle vivement, assez comme cela ; ne recommençons pas.

-- Comme vous voudrez.

-- Je crois qu'il vaut mieux que je renonce à rien savoir de vous.

Il s'inclina respectueusement devant sa gracieuse interlocutrice, mais sans répondre.

-- Oh ! le vilain qui ne veut rien dire. Savez-vous ce qui se passe au moins ?

-- Il se passe bien des choses, señorita.

-- Oui, et entre autre celle-ci.

-- Quoi donc ?

-- Le mariage de ma cousine avec le señor don Torribio Moreno est fixé à jeudi prochain, Qu'est-ce que vous dites de cela !

-- Moi, je dis que c'est très drôle.

-- Comment, vilain homme, voilà l'effet que cette terrible nouvelle produit sur vous ?

-- Ah ! permettez, señorita ; ne confondons pas, s'il vous plaît ! Si cette union, détestée avec raison par votre charmante cousine, devait s'accomplir, vous me verriez désespéré ; mais comme elle ne s'accomplira pas, au contraire, cette nouvelle m'amuse beaucoup.

-- Tenez, capitaine, vous mériteriez que je vous arrache les yeux.

-- Moi !... ah ! non, par exemple.

-- Comment, je viens ici, la mort dans l'âme, pour chercher auprès de vous des consolations, pour vous conter nos peines, et voilà tout ce que vous trouvez à me répondre ? cette union ne s'accomplira pas ? sera-ce vous, par hasard, qui l'empêcherez ?

-- Eh ! eh !... on ne sait pas, fit-il de son air narquois ; cela se pourrait bien. Mais, dans tous les cas, si ce n'est pas moi, ce sera un autre que je connais.

-- Ah ! oui, votre ami, le fameux capitaine Ourson Tête-de-Fer.

-- Juste, comme de l'or señorita.

-- Ce monsieur , fit-elle d'un air dépité, qui vient toujours et qui n'arrive jamais ?

-- Eh bien ! voilà ce qui vous trompe, señorita, c'est qu'il arrive.

-- Lui ?

-- Parfaitement !

-- Le capitaine Ourson ?

-- Tête-de-Fer ! oui, señorita.

-- Vous l'avez vu ?

-- Ma foi non.

-- Qu'est-ce que vous me dites, alors ?

-- Attendez !

-- J'attends, mais vous me faites bouillir ; vous prenez un malin plaisir à me tourmenter, s'écria-t-elle en frappant avec colère le sol de son pied mignon.

-- Si on peut dire ?... moi qui fais tout ce que vous voulez, señorita !

-- En finirez-vous ?

-- En deux mots, voici l'affaire, señorita : tout à l'heure, en gravissant la montagne, toujours en compagnie de mon honorable ami don Torribio Moreno... En voilà un, par exemple ! auquel j'en réserve une !

-- Mais allez donc, capitaine ! allez donc ! au nom du ciel.

-- Eh bien, señorita, j'ai aperçu deux grands navires, une frégate et un brick, qui commençaient à pointer à l'horizon.

-- Si vous n'avez que ce seul indice ?

-- Il me suffit parfaitement, señorita, et voici pour quelle raison : la frégate avait son petit perroquet cargué, et son grand perroquet en toile rouge.

-- Vous savez que je ne vous comprends pas du tout.

-- Je m'en doute un peu, señorita. Eh bien ! cela signifie pour moi, Ourson Tête-de-Fer, aussi clairement que si ce nom était écrit en lettres de six pieds.

-- Ah ! mon Dieu, s'écria-t-elle en chancelant et devenant toute pâle.

-- Hein ! est-ce que vous avez été piquée par un serpent ?

-- Moi, capitaine ? non, c'est l'émotion.

-- J'aime mieux cela, señorita, c'est moins dangereux.

-- Aussi, vous avez une façon de dire les choses !

-- Allons ! bien. Si je ne parle pas on veut m'arracher les yeux. Si je parle, on se trouve mal ; me voilà dans une jolie situation !

-- Taisez-vous !

-- Je ne demande pas mieux.

-- Répondez ?

-- Ah ! bien.

-- Quand arrivera le capitaine ?

-- Cette nuit, probablement.

-- Pouvez-vous communiquer avec lui ?

-- Je le pourrai, c'est-à-dire... non, je ne peux pas !

-- Voulez-vous m'expliquer cette contradiction ? s'il vous plaît.

-- C'est bien facile, señorita. Je le pourrais, si j'avais me embarcation, un canot, une pirogue quelconque ; je ne le peux pas, parce que je manque des moyens de locomotion précités et qu'il m'est impossible, malgré toute ma bonne volonté, de faire au moins quatre lieues à la nage, sans compter que je serais probablement happé au passage par les requins qui ont la mauvaise habitude de venir continuellement flâner le long des côtes.

-- Ainsi, c'est une embarcation qui vous manque ?

-- Ô mon Dieu ! n'importe quoi ? pourvu que je puisse me mettre dedans.

-- Si je vous procurais une pirogue indienne, cela ferait-il votre affaire ?

-- C'est-à-dire, señorita, que cela me chausserait comme un gant !

-- Hein ! vous dites ?...

-- Rien ! ne faites pas attention : la langue m'a fourché, je voulais dire que cela me conviendrait parfaitement.

-- Eh bien, je puis vous en avoir une.

-- Une pirogue ?

-- Oui.

-- Tout de suite ?

-- À peu près. Pour quand vous la faut-il ?

-- Dam ! attendez, señorita... Le soleil se couche à sept heures, sept heures et demie à peu près ; la nuit ne sera pas complète avant huit heures, il faudrait que j'aie ce canot ou cette pirogue, comme vous voudrez, vers huit heures et demie, mais pas plus tard.

-- Pourquoi cela ?

-- Parce que, en calculant le temps qu'il me faut pour conduire la pirogue à l'endroit où je dois m'embarquer... puis, celui que j'emploierai à faire le trajet... Je n'arriverai guère à la frégate avant minuit.

-- Ne sera-ce pas trop tard ?

-- Non pas, au contraire, señorita, ce sera le bon moment. La lune ne se lève qu'à onze heures ; lorsqu'elle paraîtra, je serai assez loin des côtes pour ne pas être aperçu.

-- Enfin, cela vous regarde, capitaine, vous savez tout cela mieux que moi.

-- Oui, oui, soyez tranquille, señorita, laissez-moi faire. J'arrangerai cela pour le mieux, rapportez-vous-en à moi.

-- Capitaine, vous êtes un homme charmant, et je vous aime beaucoup.

-- Ah ! si cela pouvait être vrai ! fit-il d'un air tragi-comique. Mais c'est égal, il paraît que le vent est changé, j'aime mieux cela.

-- Et le capitaine, quand le verrons-nous ?

-- Qui ? Ourson ?

-- Tête-de-Fer, oui, monsieur.

-- Je le savais bien, señorita. Quand voulez-vous le voir ?

-- Vous comprenez bien, n'est-ce pas ? Que ma cousine sera heureuse de le voir le plus tôt possible.

-- Eh bien, attend.

-- Quoi ?

-- Je calcule.

-- Vous calculez toujours !

-- C'est vrai ; et ce n'est pas le moyen de ne point se tromper. Mais il le faut. Pouvez-vous aller à n'importe quelle heure dans la huerta de votre maison ?

-- Qui nous en empêcherait ? Ma cousine et moi nous sommes parfaitement libres.

-- Bon ! alors, promenez-vous comme cela toutes les deux, sans avoir l'air de rien, cette nuit, vers trois heures du matin, du côté de la petite porte, vous savez ?

-- Qui est tout au haut du jardin, du côté de la forêt !

-- Justement.

-- Eh bien !

-- Eh bien ! il est probable que vers cette heure-là quelqu'un que vous savez bien, viendra frapper à la petite porte.

-- Ah ! par exemple, capitaine, si vous faites cela, je...

-- Quoi ? interrompit-il vivement.

-- Je vous le répète, vous serez un homme charmant et je vous aimerai bien.

-- Alors, c'est convenu ; je vous amènerai le capitaine, mort ou vif.

-- Ma cousine préférera qu'il soit vif !

-- Je comprends cela. Et lui aussi, vous n'avez plus rien à me demander pendant que vous y êtes, señorita ? ne vous gênez pas.

-- Non, rien de plus.

-- Eh bien, señorita, moi, je vous demanderai quelque chose : ma pirogue.

-- Je vais partir à l'instant ; vous me suivrez à distance sans affectation ; je vous indiquerai l'endroit où elle se trouve. Surtout, n'oubliez pas votre promesse ?

-- Señorita, j'aimerais mieux mourir que vous tromper.

-- Voici ma main : au revoir, capitaine.

-- Au revoir, señorita ! répondit-il en baisant la main mignonne qui lui était tendue.

La jeune fille lui fit une gracieuse révérence accompagnée d'un séduisant sourire, puis elle sortit du jacal .

Un instant après on entendit résonner sur la terre durcie le galop précipité de deux chevaux qui s'éloignaient.

Dès qu'il fut seul, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui, le capitaine se baissa, fouilla dans un tas de feuilles sèches amoncelées dans un coin du jacal et en retira son fusil de boucanier qu'il y avait caché lorsque, quelque temps auparavant, il était parti en compagnie de don Torribio Moreno.

-- Voilà mon Gelin, dit-il d'un air narquois ; il est bon de tout prévoir, et, si je rencontre mon brave matelot, je lui prouverai que je ne lui ai point menti.

Vers dix heures et demie du soir le capitaine Barthélemy descendait dans une pirogue et se dirigeait, à force de rames, vers l'escadre boucanière qu'il avait aperçue pendant la journée.

Par surcroît de précaution, et au cas où quelque espion invisible aurait surveillé ses mouvements, il avait garni le portage de ses avirons avec de la laine, afin que la nage ne produisit aucun bruit.

XVI -- Comment le capitaine Barthélemy rencontra de vieux amis.

La nuit était sombre, la brise fraîche depuis deux jours déjà ; l'escadre flibustière avait atteint les atterrissages de Carthagène ; mais elle n'osait s'approcher de la côte avant que d'avoir des nouvelles certaines de ce qui se passait à terre et elle louvoyait à longs bords à cinq lieues au large de la rade.

Le timonier de quart à bord de la Taquine piqua deux coups doubles, c'est-à-dire dix heures ; cette sonnerie fut immédiatement répétée sur le Mutin , le brick matelot de la frégate.

En ce moment un homme parut sur le pont de la Taquine .

Cet homme était soigneusement enveloppé dans un lourd caban, dont le capuchon, relevé sur sa tête, empêchait de distinguer les traits.

En l'apercevant, l'officier de quart donna un ordre à voix basse. Le navire vint aussitôt au vent ; les matelots s'élancèrent ; la frégate masqua son grand hunier.

Elle était en panne.

L'homme dont nous parlons monta silencieusement dans une embarcation, où déjà, se trouvaient rangés une douzaine de Frères de la Côte, tous bien armés ; l'embarcation fut doucement affalée à la mer, les matelots bordèrent les avirons, et le canot s'éloigna du navire, qui avait repris la bordée du large.

Nous l'avons dit, la nuit était sombre, la mer dure et clapoteuse, la haute voilure de la frégate et celle moins importante du brick ne tardèrent pas à disparaître, toutes deux dans les ténèbres, et l'embarcation se trouva seule, piquant droit vers la terre qui s'étendait comme une immense ligne noire à l'horizon.

Deux hommes étaient assis dans la chambre d'arrière de l'embarcation : l'Olonnais, et celui qui portait un caban, Ourson Tête-de-Fer, lui-même.

-- Rentrez les avirons, enfants, commanda l'Olonnais au bout d'un instant, dressez le mât, hissez la voile.

Cinq minutes plus tard, le canot courait bâbord amures, coquettement penché sur le sommet des lames qu'il semblait à peine effleurer dans sa course rapide.

Deux heures s'écoulèrent pendant lesquelles, à part quelques ordres donnés par l'Olonnais, pas un mot ne fut prononcé à bord.

Cependant la côte grandissait pour ainsi dire à vue d'œil.

Déjà même, le canot était si rapproché de la terre, que malgré l'obscurité, il était facile d'en distinguer les capricieux contours.

Les deux Frères de la Côte se consultèrent un instant à voix basse ; puis l'Olonnais ordonna de serrer la voile, d'abattre le mât et de reprendre les avirons.

Tout à coup, tandis que s'exécutait cette manœuvre, un point rougeâtre apparut à une courte distance de l'embarcation, et, une voix rauque cria en français :

-- Ho ! du canot, ho !

-- Holà ! répondit aussitôt le capitaine.

-- Qu'est-ce que cela veut dire ? murmura l'Olonnais ; c'est singulier, il me semble que je connais cette voix.

-- Moi aussi, répondit Ourson Tête-de-Fer ; d'ailleurs nous allons bien voir ; et, mettant ses deux mains en porte-voix à sa bouche : Qui vive ? cria-t-il.

-- Frère de la Côte ! répondit-on aussitôt avec un accent joyeux auquel il était impossible de se tromper.

-- Quelle espèce de navire ? reprit Ourson.

-- Pirogue indienne avec un homme dedans.

-- Accoste.

-- Soyez parés à me recevoir.

Cette recommandation était superflue ; les flibustiers dont la curiosité était éveillée par cette singulière rencontre, se tenaient aux aguets.

Bientôt les deux canots se trouvèrent côte à côte, et sans attendre qu'on l'y invitât, l'homme qui montait la pirogue sauta légèrement dans la chambre d'arrière de la chaloupe.

L'Olonnais démasqua aussitôt l'âme d'une lanterne sourde.

-- Barthélemy ! s'écria-t-il avec surprise.

-- L'Olonnais ! Ourson ! répondit joyeusement celui-ci. Pardieu ! c'est avoir du bonheur ; soyez les bien arrivés, Frères, ajouta-t-il, en leur tendant ses deux mains que les flibustiers pressèrent affectueusement.

-- Ah çà, tu nous avais donc reconnus ? demanda Ourson.

-- Pardieu ! depuis hier je vous surveille ; malheureusement je n'ai pu venir que cette nuit.

-- Et comment te trouves-tu dans ces parages ? fit l'Olonnais.

-- Ce récit serait un peu long à te faire en ce moment.

-- Nous te croyions mort ! ajouta Ourson.

-- Je l'ai échappé belle ; mais, grâce à Dieu, me voilà frais, dispos et tout à votre service, Frères.

-- Nous y comptons bien, dirent ensemble les deux flibustiers.

-- De ton côté, si tu as besoin de nous, parle, ajouta Ourson.

-- J'accepte de grand cœur, fit Barthélemy, et maintenant où allez-vous ?

-- Nous cherchons un endroit favorable pour débarquer sans être vus, afin de nous orienter et d'avoir des nouvelles.

-- En ce cas, donne-moi la barre, l'Olonnais. Souquez, vous autres, ajouta-t-il, en s'adressant à l'équipage, dans un quart d'heure nous serons au plein.

-- À quoi bon pousser plus avant, puisque te voilà et que tu peux nous donner tous les renseignements dont nous avons besoin ? fit observer l'Olonnais.

-- Je puis, en effet, vous donner ces renseignements ; mais c'est égal, croyez-moi, Frères, abordez.

-- Avant partout, alors et à la grâce de Dieu !

Les nageurs se courbèrent sur leurs avirons, qui plièrent comme des branches de saule, et la chaloupe vola comme une mouette, sur la mer ; un flibustier était passé dans la légère pirogue indienne et nageait dans les eaux de la grande embarcation.

Maintenant, dis-moi... commença Ourson Tête-de-Fer.

-- Chut ! interrompu péremptoirement Barthélemy ; nous causerons à terre ; j'ai besoin en ce moment de toute mon intelligence pour ne pas me fourvoyer.

Depuis un instant la chaloupe naviguait dans des eaux dormantes ; un dôme de feuillage s'étendit bientôt au-dessus d'elle ; elle se trouvait au milieu d'un palétuvier ; un léger choc se fit sentir à l'avant ; puis un grincement, et ce fut tout.

L'embarcation demeura immobile.

-- Nous sommes arrivés, dit Barthélemy ; vous êtes si bien cachés ici que vous pourriez y rester pendant quinze jours sans risquer d'être découverts ; du reste, cette partie de la côte est complètement inhabitée. Amarrez-vous au tronc d'un arbre ; laissez un homme à la garde du canot et suivez-moi.

Les flibustiers obéirent et s'avancèrent à tâtons, car l'obscurité était épaisse ; mais bientôt ils sentirent la terre sous leurs pieds ; l'Olonnais remit sa lanterne à Barthélemy.

-- Eh ! mais nous sommes dans une grotte, s'écria l'Olonnais ; c'est charmant.

Ils se trouvaient en effet dans une grotte naturelle.

Après avoir fait plusieurs détours, la lueur d'un feu leur apparût tout à coup.

Les flibustiers hésitèrent, ne sachant pas s'il serait prudent à eux de s'enfoncer plus avant.

-- Avancez sans crainte ; c'est moi qui ai allumé ce feu avant de prendre la mer, chauffez-vous, frères, dit Barthélemy.

Les flibustiers ne se firent pas répéter l'invitation ; la nuit était glaciale.

Mais Barthélemy connaissait à fond les devoirs de l'hospitalité ; les Frères de la Côte poussèrent de joyeuses exclamations en apercevant plusieurs paniers remplis de vivres et de liqueurs auxquels, sur l'invitation du flibustier, ils se hâtèrent de faire fête.

-- Maintenant, Frères, dit Barthélemy, buvez, mangez, dormez sans crainte ; vous êtes ici en sûreté. Puis, se tournant vers Ourson : Tout à l'heure, Frère, tu m'as demandé des renseignements, ajouta-t-il ; ces renseignements, je suis prêt à te les donner.

-- Parle, répondit aussitôt le capitaine.

-- Pas ici ; ce que j'ai à te dire ne doit être entendu que de toi seul.

Ourson regarda Barthélemy avec surprise.

-- Suis-moi, reprit le boucanier ; tu auras bientôt l'explication de mes paroles.

Le capitaine, après avoir fait à voix basse quelques recommandations particulières à l'Olonnais, prit son fusil :

-- Je suis prêt, Frère, dit-il à Barthélemy.

-- Viens donc.

Ils sortirent de la grotte et presque aussitôt ils se trouvèrent devant une montagne au sommet et sur les flancs de laquelle s'étageaient les maisons d'un charmant village.

-- Avant d'aller plus loin, dit le boucanier en s'arrêtant, j'ai quelques questions à t'adresser ; es-tu disposé à me répondre ?

-- Certes, matelot ; je sais que tu es un cœur loyal et un véritable Frère de la Côte.

-- Merci ; as-tu reçu il y a un mois environ, au Port-Margot, un billet, ne contenant que trois mots et portant l'empreinte d'un cachet que seul tu peux connaître ?

-- Je l'ai reçu, Frère.

-- Ton arrivée ici se rattache-t-elle à la réception de ce billet, ou bien est-ce le hasard seul qui t'a conduit sur cette côte ?

-- Aussitôt ce billet reçu, j'ai organisé une expédition et je suis parti pour Carthagène.

-- Dans quel but ?

-- Dans celui de venir sans perdre de temps en aide à la personne qui réclamait mon secours, et de sacrifier ma vie, s'il le faut, pour la sauver, répondit Ourson avec émotion.

-- Bien, frère ; je sais ce que je voulais savoir ; maintenant, suis-moi.

-- Où allons-nous ?

-- Sois fort. Je te conduis près de la personne qui t'a écrit ; c'est moi qui, par son ordre, t'ai fait passer le billet.

-- Oh ! si cela est vrai, Frère ?... s'écria le capitaine.

-- Doutes-tu de ma parole ?

-- Non, non, pardonne-moi, Frère, je suis fou ; marchons.

Ils s'engagèrent alors à grands pas dans le sentier qui conduisait au village.

Il était deux heures du matin.

XVII -- Comment Ourson Tête-de-Fer, grâce à son matelot, eut une fort agréable surprise.

Les deux hommes marchaient d'un pas allongé, aussi ne leur fallut-il que quelques minutes pour atteindre le village.

Les rues étaient sombres, silencieuses et désertes.

Seuls quelques chiens troublés dans leur sommeil, saluaient d'un long hurlement le passage des Frères de la Côte, puis se rendormaient.

Barthélemy tourna la maison du gouverneur et au bout de quelques minutes, il s'arrêta devant une porte basse percée dans le mur du jardin et à demi enfouie sous les plantes grimpantes, qui du sommet du mur tombaient eu vertes spirales presque jusqu'à terre.

-- Nous voici arrivés, cher ami, dit-il à son compagnon.

-- Entrons, répondit vivement Ourson Tête-de-Fer.

-- Rien ne presse, la personne qui doit nous introduire ne sera pas derrière cette porte avant un quart d'heure.

-- On nous attend donc ? demanda Ourson avec un secret battement de cœur.

-- On m'attend, moi, Frère ; quant à toi, on n'ose pas espérer si promptement ta présence, Mais viens avec moi dans ce bosquet d'orangers et de limoniers, nous serons à l'abri des regards indiscrets et nous pourrons, tout à notre aise, causer de nos affaires.

Ourson suivit son compagnon sans répondre, puis, lorsque tous deux se furent assis commodément sur l'herbe, Barthélemy reprit la conversation d'une voix contenue.

-- Quelle est ton intention en venant sur cette côte, avec deux navires sans doute chargés de monde ?

-- Je te répondrai nettement, Frère, et loyalement selon ma coutume. J'aime doña Elmina ; cet amour, elle l'ignore ; cependant, lorsque je me séparai d'elle, je lui jurai que si un jour elle avait besoin de ma vie, cette vie lui appartenait ; que sur un signe, j'accourrais à son secours. Elle m'a appelé, je suis venu.

-- Tu sais que son père veut la marier ?

-- Oui, avec un Mexicain.

-- Le connais-tu, ce Mexicain ?

-- Comment te connaîtrais-je ?

-- C'est juste. Lorsque tu auras accompli la tâche que tu t'imposes, quelle récompense attends-tu de ton dévouement ?

-- Aucune, Frère, répondit le capitaine en hochant la tête avec mélancolie ; je n'espère rien, je n'ose descendre en moi-même ni interroger mon cœur, je deviendrais fou ; j'aime, je souffre, voilà tout.

Barthélemy lui serra la main.

Il y eut un long silence.

-- À propos, dit tout à coup le boucanier, qu'est devenu ton ancien maître ?

-- Boute-Feu ?

-- Oui.

-- Il a été condamné par le conseil de la flibuste et est mort abandonné sur l'îlot du Requin.

-- Tu es bien sûr qu'il est mort ?

-- Supposerais-tu le contraire ?

-- Je ne suppose rien, Frère ; Dieu m'en garde ! seulement, à mon avis, il me semble que ce n'est pas assez d'écraser la tête du serpent, qu'il faut encore la lui arracher pour être bien certain qu'il a cessé de vivre.

-- Que veux-tu dire ?

-- Je ne puis quant à présent te parler plus clairement ; j'ai donné ma parole, et tu sais Ourson que je n'y manque jamais. Ne m'interroge donc pas davantage, mais, un dernier conseil : quoi que tu fasses, sois prudent.

-- Merci, Frère.

-- Maintenant, levons-nous et viens ; on doit nous attendre.

Ils se levèrent aussitôt et se rapprochèrent de la porte, contre laquelle Barthélemy gratta légèrement.

Une voix douce fit entendre ce seul mot :

-- Foi !

-- Espérance, répondit aussitôt le Frère de la Côte.

La porte s'entrouvrit, les deux hommes se glissèrent par l'entrebâillement.

-- Vous n'êtes pas seul, capitaine ? s'écria doña Lilia avec un léger cri de surprise et presque de frayeur.

-- Rassurez-vous, señorita, dit respectueusement le flibustier : ainsi que je vous l'avais presque promis, je vous amène le capitaine Ourson Tête-de-Fer.

-- Vous êtes bon et je vous remercie, señor, reprit la jeune fille avec émotion ; et, s'inclinant avec grâce devant les deux hommes : Suivez-moi, señores, ajouta-t-elle ; Elmina n'osait espérer tant de bonheur. Ne craignez aucune surprise ; tout le monde dort dans la maison.

Les flibustiers s'inclinèrent et marchèrent à grands pas derrière la jeune fille, qui courait joyeuse devant eux.

Ils arrivèrent à l'entrée d'un bosquet où doña Elmina se tenait immobile, anxieuse et pâle, la tête penchée en avant, le regard fixe essayant sans doute de sonder les ténèbres et de se rendre compte des bruits vagues qui depuis quelques instants frappaient son oreille.

-- Vous ! s'écria-t-elle avec une indicible émotion en apercevant le capitaine.

Celui-ci s'arrêta, mit un genou en terre et se découvrant respectueusement :

-- Vous m'avez appelé, señorita, dit-il, me voici.

La jeune fille porta la main à son cœur et s'appuya contre la charmille.

Doña Lilia s'élança pour la soutenir, mais doña Elmina repoussa doucement sa cousine, et tendant la main au capitaine :

-- Relevez-vous, señor, lui dit-elle d'une voix tremblante, cette posture appartient aux suppliants et non aux libérateurs ; mon cœur ne m'a pas trompée, je comptais sur vous.

Ourson se releva après avoir imprimé un respectueux baiser sur la main de la jeune fille, et s'inclinant devant elle.

-- Disposez de moi, señorita ; dites-moi comment je puis vous servir. Je vous le jure, si grands que soient les obstacles, les périls, Dieu sera avec moi et quoi qu'il arrive je vous délivrerai de vos ennemis.

-- Je n'ai qu'un ennemi, señor, répondit-elle avec tristesse, mais hélas ! cet ennemi peut tout à Carthagène.

-- Je croyais que votre père commandait seul dans cette ville.

-- C'est vrai, señor, mais cet homme, ou plutôt ce démon, s'est emparé de l'esprit de mon père ; don José Rivas ne voit et ne pense plus que par lui ; il y a un mois, à peine, dans cette maison même où nous sommes en ce moment, il lui a accordé ma main.

-- Et cet homme, dit-il vivement, vous ne l'aimez pas, señorita ?

-- Moi ! s'écria la jeune fille en frissonnant, je le hais, il m'épouvante, je mourrai plutôt que de lui appartenir.

Le capitaine se redressa, et lançant autour de lui un regard plein d'éclairs :

-- Rassurez-vous, señorita, vous n'épouserez pas cet homme, dit-il, il est condamné, il mourra ; n'est-il pas Mexicain ?

-- Il passe pour tel.

-- Supposez-vous donc... ?

-- Il ressemble à s'y méprendre à un autre homme.

-- Et cet autre homme ?

-- Vous le connaissez.

-- Moi ?

-- Oui, souvenez-vous de la partie terrible que vous avez jouée contre un boucanier dont j'étais la prisonnière.

-- Mais ce boucanier est mort, señorita.

-- Est-il mort ? en êtes-vous sûr ?

-- Oh ! capitaine, dit timidement doña Lilia en se pressant tremblante contre sa compagne ; c'est lui, ce doit être lui, une telle ressemblance est impossible.

Un nuage passa sur le front du capitaine ; il se tourna lentement vers Barthélemy, qui se tenait à deux ou trois pas en arrière, appuyé sur son fusil, et, lui tendant la main :

-- Frère, lui dit-il avec tristesse, tu dois savoir toute la vérité, toi, pourquoi donc refuses-tu de parler ?

À cette interrogation subite et si nettement formulée, le flibustier tressaillit, un tremblement nerveux agita tout son corps ; il pâlit, et frappant la terre de la crosse de son fusil :

-- Pourquoi me demander cela, Frère, dit-il d'une voix étranglée, lorsque tu sais que je ne puis te répondre ?

-- Pardonne-moi, Barthélemy, j'ai eu tort, dit franchement le capitaine, mais j'en sais assez maintenant pour prendre mes mesures. Señorita, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille, comment se nomme cet homme ?

-- Don Enrique Torribio Moreno.

-- C'est bien cela, murmura Ourson Tête-de-Fer. Et quand doit avoir lieu cette union ? reprit-il.

-- L'époque n'est pas encore fixée, mais elle ne saurait tarder longtemps à l'être.

-- Je vous le répète, señorita : rassurez-vous ce mariage ne se fera pas, je le jure sur mon honneur.

-- Hélas ! que pouvez-vous faire contre tant d'ennemis, vous, étranger, presque seul dans ce pays ? J'ai eu tort de vous appeler à mon aide ; laissez-moi accomplir ma triste destinée ; n'entamez pas cette redoutable partie, je vous en supplie, capitaine.

-- Señorita, lorsqu'un homme comme moi a fait un serment, aucune puissance humaine ne saurait l'empêcher de le tenir.

-- Mais vous risquez votre vie pour moi qui appartiens à une race étrangère, ennemie.

-- Señorita, ma vie est trop peu de chose pour qu'il me convienne de la ménager, lorsqu'il s'agit de votre bonheur.

-- Et si je ne veux pas que vous mouriez, moi ! s'écria la jeune fille avec égarement.

-- Dieu décidera, señorita, répondit tristement le capitaine ; je vous le jure, je vous sauverai ou je périrai ; Dieu vous garde ! Maintenant permettez-moi de prendre congé de vous ; bientôt, je l'espère, j'aurai le bonheur de vous revoir ; espérez, señorita.

Il salua alors respectueusement les jeunes filles et à grands pas, s'éloigna accompagné par Barthélemy et suivi de doña Lilia, qui leur montrait le chemin.

Demeurée seule, doña Elmina resta un instant immobile ; puis tout à coup elle tomba sur les genoux, joignit les mains, et levant vers le ciel ses yeux baignés de larmes :

-- Mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, protégez-le ! je l'aime !

Et elle roula évanouie sur le sol.

XVIII -- Où don Torribio Moreno commence à s'inquiéter.

Cependant le señor don Torribio Moreno était inquiet.

Malgré l'argent qu'il avait prodigué à pleines mains et les précautions prises par lui pour assurer la réussite du coup hardi qu'il méditait, l'ancien flibustier sentait, par un de ces pressentiments instinctifs qui ne trompent jamais, que l'horizon se rétrécissait autour de lui et commençait à se charger de nuages menaçants.

Pourtant autour de lui rien en apparence ne semblait changé.

Ses amis étaient toujours attentifs auprès de sa personne ; ses connaissances le saluaient toujours avec la même obséquiosité intéressée, le gouverneur et le commandant de la garnison le recevaient avec le même sourire.

Deux fois il avait rendu visite à doña Elmina, et deux fois la jeune fille, se départant de sa réserve accoutumée, l'avait reçu le sourire aux lèvres et avait causé presque amicalement avec lui.

Que se passait-il donc ? et d'où provenait cette inquiétude vague qui agitait malgré lui don Torribio Moreno ?

Il n'aurait su le dire.

Supposer un tel homme capable de ressentir les premières atteintes du remord, serait commettre une grave erreur.

Don Torribio Moreno était une bête fauve dans toute la terrible acceptation du mot ; une de ces natures féroces taillées pour le crime, heureusement plus rares qu'on ne le suppose et chez lesquelles le sens moral n'existe même pas en germe ; qui font le mal par instinct, presque par plaisir, sans même avoir conscience des crimes qu'elles commettent, tant ils leur semblent dans l'ordre ordinaire des choses.

Don Torribio, en principe se défiait de tout le monde.

Contraint presque à son corps défendant de se servir du capitaine Barthélemy, pour assurer le succès de ses ténébreuses machinations, il n'avait qu'une médiocre confiance dans la fidélité du Frère de la Côte, envers lequel il savait qu'il avait de nombreux torts à se reprocher, pour le mal qu'il lui avait fait en plusieurs circonstances.

Son plus grand désir était donc de se délivrer le plus tôt possible de ce complice gênant, et nous avons vu plus haut qu'il prenait déjà à l'avance ses précautions à ce sujet.

Mais il craignait d'être prévenu par lui ; aussi plus l'époque fixée par lui pour l'enlèvement des jeunes filles approchait-elle, plus il surveillait attentivement son complice, qu'autant que possible il ne perdait pas de vue un instant.

Cette crainte d'être trahi par le capitaine causait donc seule l'inquiétude de don Torribio.

Cette crainte instructive était un pressentiment.

Un soir, vers cinq heures, il se rendit à bord de la Santa-Catalina , mouillée, ainsi que nous l'avons dit, en grande rade.

Au moment où il accostait la goélette à tribord, une embarcation qu'il ne put apercevoir déborda brusquement par la hanche de bâbord, et le capitaine Barthélemy, après avoir échangé un signe muet et confidentiel, avec les gens qui la montaient, se hâta de traverser le pont et s'élança à sa rencontre.

Or comme tout, en ce moment, portait ombrage à don Torribio Moreno ; l'empressement de son ami Barthélemy, l'homme le moins esclave de l'étiquette qu'il connût, lui parut naturellement plus que suspect.

Il fronça imperceptiblement le sourcil :

-- Que faisais-tu donc là ? lui demanda-t-il d'un air indifférent tout en jetant un regard louche autour de lui.

-- Là ? où donc cela ? cher ami, répondit le flibustier.

-- Penché sur la lisse, à bâbord.

-- Je prenais congé du lieutenant de ce navire que tu vois là-bas, mouillé à deux encablures. Il est entré cette nuit, c'est un côtier de la Vera-Cruz ; il avait amarré un grelin sur nous afin de s'affourcher plus facilement.

Don Torribio regarda.

-- C'est singulier, dit-il d'un air pensif, il me semble que je le connais, ce navire.

-- Il n'y aurait là rien de bien extraordinaire, fit Barthélemy, ce n'est pas la première fois qu'il vient à Carthagène. Qui t'amène ici ? Est-ce que tu as quelque chose à me dire ?

-- Moi ? non, rien ; je viens te voir.

-- Voilà tout ?

-- Oui, répondit don Torribio d'un air distrait ; puis il ajouta en forme d'aparté : Il est évident que je connais ce navire.

Le flibustier sourit.

-- Tu as eu une bonne idée de venir, dit-il, je t'attendais avec impatience.

-- Ah !

-- Oui, car si tu n'as rien à me dire, moi, c'est différent, j'ai à causer avec toi.

-- Parle, mais sois bref.

-- Ce que j'ai à te dire est grave, compagnon ; personne ne doit nous entendre ; suis-moi donc dans ma chambre.

Don Torribio regarda le flibustier en face, celui-ci souriait.

-- Ainsi, c'est vraiment sérieux ? murmura le Mexicain.

-- Très sérieux, tellement sérieux même que si tu n'étais pas venu me voir à bord, cher ami, j'aurais été obligé de descendre à terre ce soir pour me rendre chez toi.

-- Oh ! oh ! de quoi s'agit-il donc ?

-- Viens, et tu le sauras.

Don Torribio Moreno se décida enfin de mauvaise grâce à suivre le capitaine dans la cabine, mais non sans avoir jeté un dernier et long regard sur le navire inconnu, dont les allures lui semblaient de plus en plus suspectes sans qu'il sût pourquoi.

Le capitaine Barthélemy sortit une bouteille de rhum et deux verres d'une armoire, offrit un siège à don Torribio, et après avoir versé deux larges rasades :

-- À ta santé, dit-il.

-- À la tienne.

Barthélemy bourra sa pipe, l'alluma, et se renversant sur le dossier de son siège :

-- Et maintenant causons, dit-il.

-- Causons, soit, répondit le Mexicain.

Après ces mots, il y eut un assez long silence.

Le capitaine semblait avoir complètement oublié son ami.

Celui-ci patienta pendant quelques instants ; mais voyant que l'autre, absorbé sans doute dans ses pensées, ne songeait plus à lui :

-- Eh bien ! s'écria-t-il en frappant du poing sur la table.

-- Quoi ? reprit froidement le capitaine.

-- Ces choses sérieuses que tu avais à me dire ?

-- Eh bien après ? je m'en occupe.

-- C'est donc bien grave ?

-- Tu vas en juger, compagnon.

-- Alors parle, mais fais vite !

Le capitaine fixa sur lui un regard railleur ; puis se décidant enfin à prendre la parole de cet accent goguenard qu'il affectait toujours lorsqu'il causait avec son ancien matelot :

-- M'y voici. Notre affaire tient-elle toujours ? lui demanda-t-il en s'enveloppant d'un épais nuage de fumée.

-- Toujours.

-- Pour après-demain ?

-- Pour après-demain ; mais pourquoi me demandes-tu cela ?

-- Parce qu'il me semble, cher ami, dit-il d'un air narquois, qu'il serait temps de régler un peu nos comptes.

-- Régler nos comptes ! quels comptes ? s'écria l'autre avec surprise.

-- Mais ceux que nous avons ensemble. T'imagines-tu par hasard que je vais te servir, les yeux fermés, sans savoir ce que cela me rapportera ? Je t'ai dit n'est-ce pas que je te coûterais cher ? Eh bien, les affaires sont les affaires, cher ami, et celles dans lesquelles tu m'as embarqué me paraissent d'une nature assez scabreuse pour que je prenne mes précautions.

-- Si c'est seulement pour me parler de cela que tu m'as fait venir ici, dit don Torribio en ricanant, j'en suis bien fâché, compagnon, mais j'ai une foule de choses à faire ce soir, il m'est impossible de rester davantage ; plus tard, demain si tu veux, je serai tout à toi.

Il vida son verre et se leva.

-- À ton aise, reprit Barthélemy sans bouger de place, mais sur ma parole, je crois que tu as tort, cher ami.

-- Bah ! dit don Torribio en faisant un mouvement vers la porte.

-- Au revoir, cher ami. Ah ! à propos, j'ai été averti hier par un pêcheur de perles qui rentrait du large, qu'une forte escadre flibustière croisait en vue des côtes.

-- Hein ! s'écria le Mexicain en pâlissant et en revenant précipitamment sur ses pas, que me dis-tu donc là, Barthélemy ? une forte escadre flibustière ?

-- Oui.

-- Tu en es sûr ?

-- Pardieu ! je l'ai vue ; tu comprends, compagnon, que le fait était beaucoup trop important pour que je ne prisse pas aussitôt la peine de m'assurer par moi-même qu'il était exact. Mais pourquoi donc, cher ami, prends-tu cet air effaré, au lieu de te réjouir ?

-- Moi ? fit-il en essayant de se remettre, allons donc, tu es fou, compagnon, pourquoi donc prendrais-je l'air effaré, s'il te plait ? mais, dis-moi : soupçonnes-tu quels peuvent être les projets des Frères de la Côte ?

-- Certes, non seulement je les soupçonne, mais encore je les connais entièrement, cher ami : l'expédition est forte de quinze cents hommes au moins, choisis parmi les plus braves de nos frères ; ils veulent tout simplement s'emparer de Carthagène.

-- S'emparer de Carthagène, allons donc ! s'écria-t-il avec un bond de surprise, mais c'est de la folie, cela !

-- Ce n'est pas l'opinion des Frères de la Côte, je te le certifie, compagnon ; ils espèrent réussir, au contraire.

Don Torribio était retombé sur son siège, il tremblait de tous ses membres ; son visage était livide.

Barthélemy feignit de ne pas remarquer l'état de son ami .

-- C'est une audacieuse entreprise, hein, matelot ? dit-il en rallumant sa pipe qu'il avait laissé éteindre.

-- Très audacieuse, oui ; mais comment es-tu si bien informé de tout cela, toi ?

-- Oh ! cher ami, par la raison toute simple que je me suis abouché avec les chefs. Tu comprends bien, n'est-ce pas ? que, perdu depuis plus d'une année, dans ce pays où je suis presque prisonnier, je n'ai pas voulu laisser échapper l'occasion providentielle qui s'offrait à moi de redevenir libre. Je me suis tout tranquillement rendu, cette nuit, à bord du bâtiment amiral.

-- Continue.

-- Ah ! tu ne veux plus partir ? il paraît que cela commence maintenant à t'intéresser, hein, compagnon ?

-- Beaucoup ; va.

-- Les chefs qui, entre parenthèse, sont tous mes anciens amis, m'ont reçu de la façon la plus charmante et puis ils m'ont demandé certains renseignements, que naturellement je me suis empressé de leur donner.

-- Et quels sont ces chefs ? pourrais-tu me dire leurs noms ?

-- Certainement, cher ami, il y a l'Olonnais, le Poletais, Pierre Legrand, et deux ou trois autres encore...

-- Ourson est-il à bord ?

-- Quel Ourson ? Tête-de-Fer ?

-- Oui.

-- Je ne sais pas, je ne l'ai pas vu.

Don Torribio respira.

-- Continue, dit-il.

-- J'ai à peu près fini, nous avons causé, ils m'ont demandé si je pouvais leur être utile, tu comprends que je répondis affirmativement et je me suis mis alors à leur disposition pour les aider dans leur entreprise ; j'ai même ajouté que nous étions ici deux Frères de la Côte en position de leur être très utiles, n'ai-je pas bien fait ?

-- Ainsi ils savent que je suis ici ?

-- C'est-à-dire, cher ami, qu'ils savent que nous sommes à Carthagène deux Frères de la Côte, moi et un autre.

-- Mais cet autre, s'écria-t-il, c'est moi, mille diables !

-- Eh bien ! après ?

-- S'ils échouent, je suis ruiné.

-- Ruiné, toi ? Ah çà, tu es fou. Pourquoi serais-tu ruiné ? Personne ne te connaît à Carthagène ; d'ailleurs tu es si bien entré dans la peau de ton Mexicain...

-- Ici, à Carthagène, c'est possible ; mais eux, les flibustiers... les Frères de la Côte... nos camarades, enfin ?

-- Eh bien ? ils ne te connaissent pas non plus. Te figures-tu par hasard que j'ai été assez niais pour leur révéler ainsi ton nom, avant que d'être certain de la réussite de l'entreprise ?

-- Vrai ! s'écria don Torribio en saisissant avec un vif mouvement de joie la main du capitaine, ils ignorent mon nom ?

-- Parfaitement.

-- Écoute, mon vieux Barthélemy, s'écria-t-il avec égarement, tout cela me bouleverse si complètement que je ne sais pas encore ce qui arrivera ; laisse-moi réfléchir, je te répondrai ce soir. Quant à présent, sache bien ceci : tu m'a demandé tout à l'heure à régler nos comptes, n'est-ce pas ? Eh bien, je te donne ma parole que si tu m'es fidèle ami et bon camarade, ta récompense dépassera tout ce que tu as pu désirer.

-- Merci, dit le capitaine d'un air narquois, je retiens ta parole.

-- Mais de ton côté...

-- Silence complet, c'est entendu.

Don Torribio s'élança comme un fou hors de la cabine, descendit dans son embarcation, et quitta immédiatement le navire sans même prendre congé du capitaine.

-- Tout cela est fort beau, murmura en ricanant le flibustier dès qu'il fut seul ; mais deux précautions valent toujours mieux qu'une ; je ne le perdrai pas de vue, c'est un serpent dont il faut se méfier.

XIX -- Plan d'attaque.

Après son entrevue avec doña Elmina, Ourson Tête-de-Fer avait eu une longue conversation avec son ami, conversation à la suite de laquelle il avait rejoint ses compagnons.

Un conseil avait été tenu, dans la grotte même, entre les flibustiers ;

Conseil auquel Barthélemy, en sa qualité de Frère de la Côte, avait naturellement été appelé à prendre part.

Ce n'était certes pas une mince affaire que de s'emparer par un coup de main, d'une ville comme Carthagène, bien fortifiée et gardée par une garnison nombreuse et résolue.

Mais les difficultés même excitaient le courage des flibustiers et les poussaient à persévérer dans leur projet.

Barthélemy, depuis longtemps déjà dans le pays, et qui, à cause de la vie qu'il avait été contraint de mener, le connaissait très bien à dix lieues à la ronde, donna des renseignements précieux sur l'état des forces de la ville, ses côtés faibles et les moyens qui devaient être employés pour s'en rendre maître.

Renseignements qui du reste furent reconnus exacts et complétés par le pilote amené de Guantamano, et les deux anciens matelots de la Santa Catalina , qui tous trois connaissaient aussi parfaitement la ville.

Carthagène, comme la plupart des villes hispano-américaines de cette époque, n'était défendue en réalité que du côté de la mer.

C'était, en effet, par mer que l'on devait attendre les ennemis, quels qu'ils fussent ; du côté de terre on n'avait aucune attaque à redouter ; aussi un simple mur en adobas , haut d'une dizaine de pieds au plus, épais de trois et en très mauvais état en plusieurs endroits, formait-il l'enceinte de la cité ; quatre portes, qui ne se fermaient jamais, étaient percées dans ce mur.

D'après les conseils de Barthélemy, ce fut par terre que l'on résolut de tenter l'attaque la plus sérieuse.

Voici ce dont on convint :

Trois cents hommes d'élite, choisis parmi les plus adroits tireurs et commandés par l'Olonnais, seraient débarqués avec des vivres et cachés dans la caverne, où ils demeureraient jusqu'au moment choisi pour donner l'assaut.

Cette caverne n'était éloignée que de deux lieues au plus de Carthagène.

Cent autres Frères de la Côte, sous les ordres du Poletais, seraient introduits un par un dans la ville même, par Barthélemy, qui les installerait au fur et à mesure dans les vastes magasins servant d'entrepôt aux marchandises du riche Mexicain don Torribio Moreno et dont le capitaine disposait ; ces cent hommes se tiendraient prêts à agir au premier signal.

Vingt flibustiers, conduits par Alexandre l'engagé d'Ourson Tête-de-Fer, s'embusqueraient dans les bois et surveilleraient avec soin l'habitation de don José Rivas.

Au moment de l'attaque, ces vingt flibustiers s'empareraient de cette habitation, où ils se retrancheraient, afin de veiller au salut de doña Elmina et de doña Lilia, qui, si l'expédition échouait, serviraient d'otages aux Frères de la Côte.

Le brick le San-Juan-Bautista , auquel on rendrait, pour la circonstance, ses allures honnêtes et pacifiques, viendrait mouiller dans le port même de Carthagène, à deux encablures de la Santa Catalina .

Il serait placé sous le commandement de Pierre Legrand et aurait un équipage de cent cinquante hommes, dont cinquante seraient mis à bord de la goélette et cachés jusqu'à nouvel ordre dans la calle.

Enfin Ourson Tête-de-Fer, avec la Taquine , forcerait la passe.

Et tandis que la frégate s'embosserait sous le feu du premier fort, le second et le troisième seraient enlevés par les compagnies de débarquement, de manière à ce que les trois forts, attaqués simultanément, ne pussent croiser leurs feux et se soutenir.

Ce plan audacieux, qui seul pouvait réussir par sa témérité même, en jetant le désordre parmi les Espagnols, fut proposé aux chefs flibustiers par Ourson Tête-de-Fer, qui en avait d'abord posé les bases avec Barthélemy.

Les Frères de la Côte l'acceptèrent joyeusement, et l'avis du conseil fut unanime pour qu'on le mit immédiatement à exécution.

Ourson Tête-de-Fer était plus pressé encore que ses compagnons de commencer sa téméraire tentative.

Lorsque tout fut bien convenu et arrêté, Ourson et Barthélemy prirent affectueusement congé l'un de l'autre, et les flibustiers retournèrent à bord de la frégate, où ils arrivèrent un peu avant le lever du soleil.

Le capitaine Barthélemy, après s'être séparé de ses compagnons, avait aussitôt repris le chemin de la maison de campagne habitée par la fille de don José Rivas et sa cousine.

Le digne capitaine, pendant la conversation d'Ourson Tête-de-Fer avec la jeune fille, n'avait pas perdu son temps ; il connaissait depuis longtemps le jardin dans lequel il avait introduit son ami :

Il savait, pour s'y être introduit plusieurs fois, que ce jardin, très vaste et surtout très touffu, se terminait du côté de la campagne par une espèce de kiosque construit en bois dans lequel on n'entrait jamais.

Il avait alors réfléchi qu'il serait de beaucoup préférable de cacher les vingt hommes d'Alexandre dans ce kiosque même, au lieu de les embusquer dans les bois, où le hasard les pourrait faire découvrir.

Dès qu'il se retrouva auprès de la maison, au lieu d'y entrer, il longea tranquillement le mur en dehors, et atteignit enfin le kiosque.

C'était une construction massive, mais presque en ruine ; deux fenêtres grillées à balcon clos en forme de boîte, selon la coutume espagnole, ouvraient sur la campagne, à une hauteur d'une quinzaine de pieds.

Après s'être assuré par un regard circulaire qu'il était bien seul, le flibustier prit une longue corde roulée autour de sa ceinture.

Il attacha une pierre assez lourde, à un des bouts de cette corde, puis il la lança sur le balcon, de façon à ce que la pierre passât à travers les spirales en fer de la persienne et retombât ensuite de son côté.

Ce fut ce qui arriva ; la corde fut si adroitement jetée que la pierre, après avoir passé par-dessus le balcon, s'engagea dans un des jours du treillis et revint en dehors.

Barthélemy la saisit aussitôt, et après s'être assuré que la corde était solidement maintenue, il s'élança, et en quelques secondes il se trouva sur le balcon.

Il fit alors, avec la pointe de son poignard, jouer le pêne de la serrure, qui s'ouvrit sans la moindre difficulté.

Le flibustier sauta alors dans l'intérieur du kiosque.

Il était maître de la place.

Il passa une inspection minutieuse de l'endroit où il se trouvait.

Ce kiosque se composait d'une pièce unique assez grande, encore garnie de quelques meubles, sièges, tables, bancs et buffets en assez mauvais état, mais non hors de service.

Deux larges fenêtres donnaient sur le jardin, elles étaient fermées ; mais à travers des persiennes il était facile de voir au dehors.

Barthélemy regarda.

Le jardin était désert.

Le flibustier se frotta joyeusement les mains ; il ouvrit la porte placée en face du balcon et se trouva sur une espèce de palier auquel aboutissait un escalier.

Barthélemy descendit cet escalier, ouvrit une seconde porte et pénétra dans une chambre à peu près semblable à celle du haut, mais encombrée plus encore que la première de meubles de toutes sortes.

Après s'être frayé à grande peine un passage, il s'assura que la porte qui ouvrait sur le jardin était bien fermée.

Par surcroît de précaution, il rassura intérieurement au moyen de deux forts pieux ; puis il remonta dans la salle du haut, sortit sur le balcon, referma la persienne, sauta à terre, enleva sa corde, et reprit gaiement le chemin de Carthagène, où il arriva vers huit heures du matin sans avoir été remarqué.

La nuit suivante, le débarquement des flibustiers commença.

Le jour où don Torribio était venu à bord de la goélette et avait eu avec son ami l'intéressante conversation que nous avons rapportée plus haut, le plan d'Ourson Tête-de-Fer était déjà en partie exécuté.

La mine était chargée :

Les flibustiers n'attendaient plus que le signal de leur chef pour donner l'assaut.

Ce signal ne devait pas se faire attendre.

XX -- Où don Torribio Moreno s'aperçoit que ses pressentiments ne le trompaient pas.

À peine débarqué, don Torribio se rendit au palais du gouverneur.

Le valet de chambre de confiance de don José Rivas de Figaroa se présenta aussitôt, et annonça au Mexicain que son maître, après l'avoir longtemps attendu, ne le voyant pas arriver et supposant que probablement quelque motif grave l'avait retenu, s'était enfin décidé à se rendre à sa maison de campagne où il priait le señor don Torribio Moreno de le rejoindre au plus vite ; car il avait à lui communiquer des nouvelles de la plus haute importance.

Don Torribio Moreno se fit seller un cheval et aussitôt il partit au galop, dans l'espoir de rejoindre don José, qui, au dire du valet de chambre, n'avait quitté Carthagène que depuis vingt minutes à peine.

Tout en galopant, le Mexicain réfléchissait.

Quelles étaient ces nouvelles importantes que don José Rivas voulait lui communiquer ?

Avait-il donc déjà connaissance de l'arrivée des flibustiers dans les eaux de Carthagène ?

Cependant son cheval avançait rapidement et gagnait du terrain ; lorsque arrivé à quelque distance du village, quand don Torribio Moreno contraint de ralentir l'allure de sa monture, à cause de l'escarpement de la route tourna la tête, et dirigea machinalement les yeux sur la mer, dont l'immense nappe bleue s'étendait à sa droite jusqu'aux dernières limites de l'horizon, il jeta tout à coup un cri de surprise et s'arrêta, pâle, effaré, tremblant.

À trois portées de canon de la côte tout au plus, une magnifique frégate, toutes voiles au vent, louvoyait bord sur bord.

Il ne fallut qu'un regard à l'ancien boucanier pour la reconnaître.

-- La Taquine ! murmura-t-il avec effroi en épongeant la sueur qui inondait son front pâle, la Taquine , la frégate de Ourson Tête-de-Fer ! Barthélemy m'a trompé ! Il me trahit ! C'est Ourson Tête-de-Fer, c'est lui en personne qui commande l'expédition ! Il me sait donc ici ! Oh ! mes pressentiments ! Il n'y a plus à hésiter, il me faut coûte que coûte, prendre l'avance sur eux. Je suis perdu si je ne les perds !

Et, enfonçant avec rage, les éperons aux flancs de son cheval qui hennit de douleur, l'ancien flibustier partit ventre à terre.

Si rapide que fût sa course, don Torribio atteignit cependant l'habitation sans avoir rejoint don José Rivas.

En pénétrant dans le patio, il aperçut plusieurs chevaux tenus en bride par des noirs.

Don Torribio mit pied à terre.

-- Palombo, demanda-t-il à un esclave, le señor gobernador est-il ici ?

-- Oui, mi amo, répondit le noir, il arrive à l'instant ainsi que le señor colonel don Lopez Aldao.

-- Le colonel don Lopez est ici ?

-- Oui, mi amo.

-- C'est étrange, murmura don Torribio Moreno à part lui. Où sont-ils, Palombo ? demanda-t-il au nègre.

-- Dans le salon avec les niñas.

Le Mexicain jeta au nez du nègre la bride de son cheval et il s'élança dans la maison.

Au moment où il ouvrait la porte du salon, une main se posa sur son épaule.

Il se retourna et aperçut penché vers lui la figure narquoise de Barthélemy, qu'il était loin de supposer aussi près.

-- Toi ici ? s'écria-t-il.

-- Tu y es bien, répondit le boucanier d'un air goguenard.

-- Moi, cela se conçoit, mais toi ? m'expliqueras-tu... ?

-- Tout à l'heure, cher ami, tout à l'heure, reprit-il avec son même accent railleur, entrons toujours, j'ai des nouvelles.

-- Ah çà, tout le monde a donc des nouvelles aujourd'hui ?

-- Il paraît, fit légèrement le boucanier.

Et sans plus attendre, il ouvrit lui-même la porte en souriant de cet air moitié figue, moitié raisin, qui avait le privilège de donner le frisson au Mexicain.

Ils entrèrent.

Le gouverneur et le commandant de la garnison de Carthagène, don Lopez Aldao, étaient debout au milieu du salon : ils causaient avec doña Elmina et doña Lilia.

La conversation semblait être fort animée et montée sur un ton presque menaçant.

En apercevant don Torribio, doña Elmina se tourna vivement vers lui.

-- Devant cet homme, s'écria-t-elle, puisque le hasard ou plutôt Dieu, l'amène ici, je vous dirai, mon père, que jamais je ne consentirai à être sa femme.

-- Ma fille ! interrompit don José en frappant du pied avec colère, prenez garde.

-- Señorita ! an nom du ciel ! murmura don Torribio Moreno, que se passe-t-il donc ?... j'arrive à l'instant même... j'ignore complètement...

-- Taisez-vous, señor ! s'écria la jeune fille avec violence, de quel droit osez-vous élever la voix ici ?

-- Assez, ma fille ! s'écria don José ; vous épouserez don Torribio, je le veux.

-- Non mon père, s'écria la jeune fille avec une énergie croissante, je mourrai plutôt que de consentir à devenir la femme d'un pareil misérable !

-- Señorita ! s'écria don Torribio tout interloqué d'une si rude attaque et qui ne savait pas quelle contenance tenir.

Barthélemy riait sournoisement de la mine piteuse de son ami.

Doña Lilia essayait de donner courage à sa cousine et de la protéger contre la colère de son père.

Celui-ci aux dernières paroles de sa fille, eut un mouvement de rage terrible et faisant un geste de menace.

-- Malheureuse ! s'écria-t-il, oserez-vous donc résister à ma volonté !

-- Je ne veux pas épouser cet homme, reprit-elle d'une voix brisée par la douleur.

-- Vous l'épouserez, vous dis-je, ou sinon...

-- Tuez-moi donc alors ! s'écria-t-elle avec un accent de désespoir inexprimable.

-- Je vous répète, s'écria don José, en lui serrant le bras avec force, je vous répète que vous épouserez don Torribio Moreno !

La porte du salon s'ouvrit avec fracas, un homme parut sur le seuil, escorté de deux chiens énormes et de deux sangliers.

Tous les assistants poussèrent, en l'apercevant, un cri de surprise et d'effroi.

Cet homme était Ourson Tête-de-Fer.

Il portait son costume de boucanier et tenait son fusil à la main.

Le flibustier fit deux pas en avant, et, d'une voix calme :

-- Vous vous trompez señor, dit-il, doña Elmina n'épousera pas ce misérable.

Il y eut un moment de stupeur.

À l'entrée du capitaine, Barthélemy était allé sans affectation se placer devant la porte de façon à fermer le passage.

-- Un flibustier, un ladron, ici ! s'écrièrent les deux Espagnols en portant vivement la main à leur épée.

-- Pas de cris, pas de menaces, reprit Ourson Tête-de-Fer toujours impassible. Señor don José Rivas, connaissez-vous bien l'homme dont vous prétendez faire votre gendre ?

-- Mais il me semble... murmura l'Espagnol dompté malgré lui par l'accent ferme et loyal du Frère de la Côte.

-- Vous avez courte mémoire, caballero, continua sévèrement Tête-de-Fer. Cet homme qui vous a indignement volé toute votre fortune au jeu, qui feint aujourd'hui de vouloir épouser votre fille, et qui vous trompe, car il est marié depuis longtemps déjà dans son pays, cet homme je vais vous dire qui il est, moi.

-- Avant tout, reprit don José avec hauteur, car il avait repris tout son sang-froid et toute sa puissance sur lui-même, dites-moi qui vous êtes vous-même, señor, et de quel droit vous vous êtes introduit dans cette maison qui est la mienne.

-- Qui je suis ? répondit-il froidement ; je suis un flibustier, señor, ainsi que vous-même l'avez reconnu ; je suis l'homme auquel vous avez dû, à Saint-Domingue, votre liberté et l'honneur de votre fille. De quel droit je suis ici ? du droit que s'arroge tout homme de cœur de protéger la faiblesse persécutée par ceux-là mêmes qui devraient la défendre.

-- Tant d'audace ne restera pas impunie, señor, s'écria don José avec colère ; je saurai châtier comme il convient...

-- Trêve de menaces et de rodomontades, inutiles, caballero ; et vous, señoritas, retirez-vous, je vous prie, dans vos appartements. Ne craignez rien, doña Elmina, vous êtes maintenant sous ma sauvegarde, je saurai vous défendre contre tous, même contre votre père.

Le célèbre Frère de la Côte salua profondément les jeunes filles, qui s'inclinèrent et sortirent lentement sans répondre.

Don José voulut s'élancer et barrer le passage à sa fille, mais Barthélemy se plaça brusquement devant lui.

-- Arrêtez, señor, dit-il, croyez-moi, écoutez le capitaine Tête-de-Fer car, sur mon âme, la chose en vaut la peine.

Barthélemy avait été obligé de démasquer pendant deux ou trois minutes à peine la porte devant laquelle il s'était tenu jusqu'alors.

Don Torribio toujours aux aguets et qui désespérait de réussir à s'échapper, profita de la voie qui lui était si providentiellement ouverte pour se précipiter à corps perdu au dehors.

Presque aussitôt on entendit un cheval s'éloigner au galop.

C'était le Pseudo-Mexicain, qui, voyant que la situation ne tarderait pas à n'être plus tenable pour lui, avait jugé prudent de prendre le large au plus vite.

Cette fuite s'était opérée si rapidement que les assistants stupéfaits n'avaient pu s'y opposer.

Où allait-il ? nous le saurons bientôt.

Quant à présent laissons-le courir à bride avalée.

-- Bon voyage, dit en riant Barthélemy.

-- Señores, reprit alors Ourson Tête-de-Fer avec noblesse, la ville de Carthagène est en ce moment attaquée par terre et par mer ; allez vous mettre à la tête de vos soldats, je ne violerai pas les lois de l'hospitalité en vous retenant prisonnier dans votre propre demeure ; rendez grâces à doña Elmina, c'est pour elle seule que j'agis ainsi que je le fais.

-- Misérable ! s'écria don José avec rage, je me vengerai de cette trahison infâme.

Le capitaine sourit avec dédain.

-- Celui qui vous a trahi, dit-il, est l'homme dont vous voulez faire votre gendre, votre ancien maître de Santo-Domingo, le boucanier renégat que ses frères avaient condamné à mourir et que le démon a sauvé, Boute-Feu enfin !

-- Boute-Feu ! s'écria don José avec une ironie terrible.

-- Le sang lave toutes les fautes, caballero ; remerciez-moi, je vous laisse le moyen de mourir en soldat.

Don José hésita une seconde, une larme brûlante aussitôt séchée humecta ses yeux.

-- Ma fille ! s'écria-t-il.

-- Quoi qu'il arrive, je vous la rendrai après la bataille ; elle et sa compagne sont sous la sauvegarde de mon honneur.

-- Au revoir donc, au milieu du combat ; Dieu veuille que j'y trouve la mort.

La porte s'ouvrit subitement, les deux jeunes filles s'élancèrent :

-- Mon père ! mon père ! s'écria doña Elmina en tombait aux genoux de don José.

Celui-ci sembla, hésiter pendant une seconde.

-- Mon père ! reprit la jeune fille d'une voix navrante, ayez pitié de moi.

Mais l'orgueil avait repris, le dessus dans l'âme du hautain gentilhomme, le démon avait vaincu le bon ange ; il fixa un instant un regard d'une expression étrange sur la pauvre enfant et se penchant vers elle :

-- Si je vous pardonne, m'obéirez-vous ? lui demandait-il à voix basse avec un accent d'ironie cruelle.

-- Oh ! mon père, s'écria-t-elle avec douleur.

Il se redressa, un sourire amer plissa ses lèvres pâlies.

-- Arrière ! dit-il en la repoussant durement ; arrière, je ne vous connais plus !

Et il se précipita hors de la salle.

Don Lopez fit un mouvement pour le suivre, mais l'amour paternel l'emporta sur sa volonté, il s'arrêta, pressa sa fille sur son cœur et la poussant dans les bras de Ourson Tête-de-Fer :

-- Veillez sur elle ! s'écria-t-il avec un accent de douleur navrante.

Et il sortit en étouffant un sanglot et cachant sa tête dans ses mains.

Les jeunes filles étaient évanouies.

-- Alexandre ! cria Ourson.

L'engagé parut.

-- Tu me réponds de ces deux dames sur ta tête, dit le capitaine.

-- C'est entendu, capitaine, répondit froidement l'engagé.

-- Et nous ? demanda Barthélemy.

-- Nous allons vaincre ou mourir avec nos Frères.

Quelques minutes plus tard, les deux Frères de la Côte quittaient à leur tour la maison.

XXI -- Où don José Rivas de Figueroa se confesse à don Lopez Aldao Sandoval.

Les deux officiers espagnols, montés sur d'excellents chevaux, dévoraient l'espace dans la direction de Carthagène.

Don José, le front pâle, les sourcils froncés, les lèvres serrées, sans chapeau, l'épée à la main, pressait incessamment sa monture.

-- Bafoué ! murmurait-il, trahi, abandonné par tous ! ne devoir qu'à la pitié d'un misérable ladron, la faveur de mourir en soldat !

-- Cet homme n'est pas un misérable, et vous le savez bien, mon ami, répondit don Lopez Aldao en hochant la tête.

Don José se retourna brusquement.

-- Vous, vous aussi vous me trahissez ! s'écria-t-il avec une douloureuse colère.

-- Je ne vous trahis pas, don José, puisque je suis à vos côtés, prêt à mourir avec vous. Le chagrin vous égare.

-- C'est vrai ! je suis fou ! j'ai tort ! répondit-il avec amertume, pardonnez-moi, mon ami ; mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir tout ce que je souffre.

-- Et moi, est-ce que je ne souffre pas, don José ? Est-ce que mon honneur de soldat n'est pas aussi compromis que le vôtre ? Ne suis-je pas père aussi ; et Dieu sait combien j'aime ma fille ! pauvre chère et douce enfant ! Eh bien, sur mon honneur, je vous le jure, j'ai la conviction que doña Lilia est aussi en sûreté sous la garde de cet homme que si elle était près de moi.

-- Eh ! s'écria don José Rivas avec impatience, supposez-vous donc par hasard que je ne sais pas tout cela aussi bien que vous ?

Don Lopez le regarda avec étonnement.

-- S'il en est ainsi, je ne vous comprends pas, mon ami, dit-il.

-- Vous ne pouvez pas me comprendre, en effet, mon ami, murmura don José Rivas en souriant avec amertume.

Ils continuèrent rapidement, mais silencieusement leur route.

Bientôt les deux officiers espagnols se trouvèrent en vue des murailles de Carthagène, la ville n'était plus éloignée d'eux que de quelques centaines de pas à peine.

Tout était calme ; car, malgré ce que le boucanier avait dit, et il croyait dire vrai, l'attaque n'était pas encore commencée.

Les deux cavaliers avaient traversé un petit bois de goyaviers assez touffu qui touchait presque le mur d'enceinte de la ville, mur en très mauvais état et dans lequel s'ouvraient çà et là de larges brèches.

Aussi loin que la vue pouvait s'étendre dans toutes les directions, la campagne était déserte ; un silence lugubre planait sur cette nature, si riante d'ordinaire.

Don José s'arrêta et mit pied à terre.

Son ami le regardait faire avec surprise, il ne comprenait rien à cette façon d'agir.

-- Laissons souffler nos chevaux, dit le gouverneur d'une voix sombre, rien ne nous presse, l'ennemi est loin encore.

Don Lopez Aldao s'inclina sans répondre, et descendit à son tour ; ils attachèrent leurs chevaux au tronc d'un arbre.

Le gouverneur était livide, il se laissa tomber sur le sol et demeura plusieurs minutes, l'œil atone, les traits crispés, la sueur au front, semblant ne plus avoir conscience de ce qui se passait autour de lui ; il était en proie à une émotion intérieure terrible que, malgré ses efforts, il ne pouvait parvenir à vaincre.

-- Qu'avez-vous, don José ? demanda avec intérêt le commandant, vous sentez-vous mal ?

-- Non, fit-il en hochant la tête, c'est le cœur qui souffre. Écoutez-moi, don Lopez, je veux faire mon testament de mort.

-- Votre testament de mort ? s'écria-t-il avec surprise.

-- Oui, vous êtes mon seul ami, c'est vous que je charge de l'exécuter.

-- Cependant ?

-- Refusez-vous ? s'écria-t-il avec violence.

-- Loin de moi cette pensée !

-- Alors laissez-moi parler, don Lopez Aldao, le temps presse.

-- Mon ami...

-- Ne m'interrompez pas, mon ami, dit-il d'une voix sombre. La bataille qui bientôt s'engagera me sera fatale, j'en ai le pressentiment. Je ne veux pas emporter dans la tombe un secret qui me tue et que j'ai trop longtemps renfermé dans mon cœur ; écoutez-moi donc. Moi mort, vous agirez comme vous le jugerez convenable, ou plutôt, j'en ai la certitude, comme votre honneur l'exigera ; si vous ne me laissiez pas parler à ma guise, je n'aurais pas le courage de vous faire l'aveu, qui me tue ; je serai bref. Deux haines implacables ont depuis vingt ans déchiré mon cœur ; je hais les ladrones, je hais Elmina.

-- Votre fille ! s'écria don Lopez.

-- Doña Elmina n'est pas ma fille ! reprit sèchement don José Rivas.

Sa voix était rauque, son accent saccadé, son dépit pressé, comme s'il eût eu hâte d'en finir au plus vite avec la confession étrange qu'il faisait et que peut-être, dans son for intérieur, il regrettait déjà d'avoir commencée.

Don Lopez Aldao l'écoutait, avec une stupéfaction qui touchait à l'épouvante.

Don José reprit au bout d'un instant :

-- J'avais vingt-cinq ans alors ; j'étais marié depuis trois ans, à une femme que j'avais épousé contre la volonté de mes parents. Vous savez que ma famille appartient à la plus haute noblesse espagnole, continua-t-il ; j'habitais, avec ma femme et ma fille, âgée alors de deux ans, une maison de la petite ville de San-Juan de Goyava, dans l'île Santo-Domingo ; cette ville est située, peut-être le savez-vous, sur la frontière espagnole. Une nuit, les boucaniers surprirent la ville, qu'ils incendièrent. Ma maison, après une résistance désespérée fut prise d'assaut ; tous mes serviteurs furent massacrés sans pitié par les ladrones ; je m'échappai par miracle à travers l'incendie ; ma femme et ma fille périrent dans les flammes.

-- C'est horrible, s'écria don Lopez.

-- Oui, n'est-ce pas ? Écoutez, je n'ai pas fini : j'aime l'or, non point pour lui-même, mais pour les jouissances qu'il procure : l'or est tout pour moi. D'après une des clauses de mon mariage, toute la fortune de ma femme devait retourner à sa famille, au cas où elle mourrait sans enfants. Cette fortune était immense, elle se montait à plus de deux millions de piastres. Moi, je n'avais rien que la cape et l'épée, j'étais cadet de famille ; la mort de ma fille me ruinait, et je voulais être riche, conserver à tout prix la fortune de ma femme, je ne l'avais épousé que dans ce but. Dans le tumulte qui suivit le sac de la ville, je parvins à sortir dans la campagne sans être aperçu. Je rencontrai un boucanier ivre qui dormait au pied d'un arbre, je m'approchai de lui, je le tuai et je m'emparai de ses vêtements, que j'endossai ; puis je marchai droit devant moi, au hasard, à l'aventure, sans projet formé ; m'arrêtant seulement lorsque la fatigue m'accablait, vivant je ne sais comment ; j'étais presque fou de désespoir. Le troisième jour, j'entrai dans une ville : cette ville, je le sus plus tard, était le Port-Margot. Le costume que je portais me déguisait si bien que personne ne me remarqua. Ma famille est originaire de Navarre et par conséquent je parle le français presque aussi bien que ma langue maternelle. Je m'arrêtai machinalement à la première maison que je rencontrai et je demandai l'hospitalité ; on me l'accorda. Mon hôte était un habitant, un pauvre diable de Breton, arrivé depuis peu à Saint-Domingue avec sa femme et sa fille : sa fille, vous entendes bien, qui avait juste l'âge de celle que j'avais si malheureusement perdue.

-- Ainsi doña Elmina ?...

-- Est la fille de mon hôte, oui ; voici comment cela se fit. Quelques jours après mon arrivée chez lui, Guichard, mon hôte se nommait Guichard et était très pauvre, s'engagea sur un navire monté par le fameux Montbars, et il partit en me confiant sa femme et sa fille. Demeuré seul, et maître dans cette maison, le démon me tenta et me souffla une pensée horrible. La nuit même qui suivit le départ de mon hôte, vers minuit, j'entrai à pas de loup dans la chambre de mon hôtesse. Elle dormait ; j'allai au berceau de l'enfant. Au bruit de mes pas, la mère s'éveilla ; pourquoi s'éveilla-t-elle ? Je ne lui voulais pas de mal ; en m'apercevant, éclairée sans doute par un de ces pressentiments qui ne trompent jamais le cœur d'une mère, elle se douta de mon projet, et s'élança sur moi en criant et appelant au secours ; je la tuai, puis j'enveloppai froidement la petite fille dans mon manteau et je m'enfuis. Quatre jours plus tard, j'arrivai à San-Juan de Goyava. Il était temps, continua don José avec un rire strident qui n'avait rien d'humain : mes héritiers faisaient déjà main basse sur mes biens. Mon retour imprévu les déconcerta ; ma femme était morte, mais ma fille vivait ; je conservai ma fortune ; un mois plus tard, j'avais réalisé tous mes biens et je partais pour le Mexique.

-- Oh ! c'est affreux ! s'écria don Lopez Aldao avec horreur.

Don José Rivas continua sans se préoccuper de cette protestation, que peut-être il n'avait pas entendue.

-- Eh bien, mon ami, malgré tout ce que j'ai fait pour elle, ajouta-t-il avec une expression d'amertume et de dépit indicible, cette enfant ne m'a jamais aimé ; son instinct l'a toujours éloigné de moi et semblé lui avoir révélé que nous ne sommes pas du même sang ; elle est attirée pour ainsi dire malgré elle vers ces misérables ladrones.

-- Mais son père, qu'est-il devenu ? demanda don Lopez Aldao intéressé malgré lui à cette étrange histoire.

-- Je n'en ai jamais entendu parler ; d'ailleurs, vous comprenez que je n'ai jamais essayé d'avoir de ses nouvelles ; que m'importait cet homme, il aura sans doute été tué dans quelque expédition. Voilà le secret que je voulais vous confier avant de mourir.

-- Pauvre enfant ! murmura tristement le commandant.

Don José Rivas se mit à rire avec un dédain suprême.

-- Ne la plaignez pas, reprit-il avec amertume : il lui sera facile, si elle le veut, de retrouver sa famille. Qui sait ? peut-être me trompai-je et existe-t-elle encore. J'ai oublié de vous dire que les ladrones exposés par la vie qu'ils mènent à être souvent à l'improviste séparés de leurs familles, ont la coutume de marquer leurs enfants. Doña Elmina porte au bras droit un tatouage bleu, grand comme un réal. Vous comprenez maintenant, n'est-ce pas, ma haine pour les ladrones, ces éternels ennemis que toujours j'ai rencontrés sur ma route, et qui toujours m'ont vaincu ; vous comprenez ; combien j'ai dû souffrir de l'héroïsme de ce misérable qui, après m'avoir sauvé à Saint-Domingue d'un esclavage honteux, mais, il y a une heure, dans ma maison même, imposé sa protection et si dédaigneusement laissé échapper, lorsque j'étais en son pouvoir. J'ai fini, mon ami. Partons maintenant.

Alors il se leva brusquement et détacha son cheval.

Son ami le suivit machinalement, en proie à une horreur indicible.

Cette épouvantable révélation l'avait atterré.

-- Un mot encore, dit don José.

-- Parlez.

-- J'avais reconnu ce misérable qui devait être mon gendre, dit don José avec un ricanement terrible. Je savais qui il était. Le mariage que j'imposais à doña Elmina devait être ma dernière et ma plus complète vengeance !

-- Oh ! assez ! s'écria don Lopez ; vous êtes un monstre.

L'Espagnol eut un rire diabolique et, enfonçant les éperons, lâcha les rênes.

Les deux cavaliers s'élancèrent à toute bride.

À peine se furent-ils éloignés, qu'un homme se leva lentement du milieu des broussailles, où jusque-là il était demeuré caché et après les avoir un instant suivi des yeux avec une expression singulière :

-- Pardieu ! s'écria-t-il, en se frottant joyeusement les mains, c'est quelquefois bon de se mettre aux écoutes ! j'ai bien fait de les suivre à la piste ces dignes officiers espagnols. Quel ténébreux coquin que cet honorable hidalgo ! Sur ma foi ! mon excellent ami Boute-Feu est presque un saint auprès de lui !

Tout en parlant ainsi du ton goguenard qui lui était particulier, il rentra dans le bois, alla chercher son cheval qu'il y avait laissé, se mit en selle, et partit au galop dans la direction de Carthagène.

Cet homme, le lecteur l'a reconnu, c'était le capitaine Barthélemy.

XXII -- Dénouement.

Malgré ce qui avait été arrêté dans le conseil des chefs de l'expédition Ourson Tête-de-Fer avait pris le commandement des troupes de débarquement, laissant celui de la frégate à l'Olonnais.

Ourson n'avait voulu confier à personne le soin de veiller sur doña Elmina.

La frégate, la Taquine qui ne s'était pas assez élevée au vent, n'avait pas pu donner dans la passe à l'heure convenue ; elle avait été obligée de virer de bord : de là le retard apporté dans l'attaque de la ville.

Cependant, lorsque les flibustiers parurent et que le combat commença enfin, les Espagnols, qui n'avaient pas eu le temps nécessaire pour organiser la défense, et qui, surpris pour ainsi dire à l'improviste, virent les ennemis surgir de tous les côtés à la fois, ne firent d'abord qu'une assez molle résistance.

La ville aurait été prise presque sans coup férir, si le gouverneur et le commandant de la garnison, qui avaient réussi à se retirer dans le fort San-Juan avec l'élite des troupes, n'avaient pas, par leur présence, relevé le courage de leurs soldats et résolu de continuer la lutte jusqu'à la dernière extrémité.

Là, le combat fut rude, acharné ; si partout la défense avait été aussi énergique, jamais les boucaniers ne seraient parvenus à se rendre maîtres de Carthagène.

Le fort commandait complètement la ville ; il fallait s'en emparer à tout prix.

Dix fois, les boucaniers que cette résistance irritait, montèrent bravement à l'assaut, dix fois ils furent malgré leurs efforts, précipités du haut des murailles.

La nuit approchait ; il fallait en finir.

Ourson Tête-de-Fer réunit autour de lui ses plus braves compagnons, et, suivi de l'Olonnais, du Poletais et des chefs les plus célèbres de la flibuste, il résolut de tenter encore une dernière et suprême attaque.

Mais avant de donner l'ordre de l'assaut, il appela Barthélemy.

-- Eh bien ? lui demanda-t-il.

-- Rien, répondit le boucanier.

-- Il faut trouver cet homme, il médite sans doute une dernière trahison.

-- J'en ai peur, fit Barthélemy en hochant la tête ; il est revenu à Carthagène, où il a réuni les mauvais drôles qu'il avait placés à bord de la goélette, et il a disparu avec eux.

-- Ce Boute-Feu est mon mauvais génie, murmura Ourson Tête-de-Fer devenu rêveur. Écoute, prends une cinquantaine d'hommes avec toi, montez à cheval et courez à l'habitation. C'est là qu'il doit être.

-- Oui, tu as raison, s'écria Barthélemy en se frappant le front, il est là et non ailleurs ! Je pars, ajouta-t-il avec un soupir de regret. J'aurais cependant bien voulu assister à la dernière bataille. L'assaut sera superbe.

-- Je le crois, ils se défendent comme des lions ; mais qui sait si, toi aussi, tu n'auras pas un beau combat là-bas ?

-- Enfin ! tu le veux ?

-- Je t'en prie. Embrasse-moi, frère, et que Dieu te guide !

-- Adieu, frère, et bonne chance !

Au moment où Barthélemy s'éloignait de fort mauvaise humeur, avec les hommes qu'il avait recrutés, il entendit la voix d'Ourson.

À l'assaut, frères ! criait le capitaine ; à l'arme, blanche ! Cette fois, il faut en finir.

-- Sont-ils heureux ? grommela Barthélemy.

En un instant il réunit une troupe nombreuse de cavaliers, se mit à leur tête, et s'élança à toute bride vers le village.

Une heure plus tard, lui et sa troupe arrivaient comme un ouragan en vue de Turbaco.

Aussitôt après s'être échappé de l'habitation de la façon que nous avons rapporté plus haut, don Torribio Moreno ou plutôt, car il est temps de lui rendre son véritable nom, l'ancien flibustier Boute-Feu, s'était rendu dans la pulqueria où Matadoce et les autres dignes bandits qu'il avait engagés se tenaient cachés en attendant ses ordres, ainsi qu'il en était convenu avec eux.

Boute-Feu fit irruption dans la pulqueria, Les bandits fumaient, buvaient du mezcal et jouaient au monte, sans se préoccuper le moins du monde de ce qui se passait au dehors, et prenant parfaitement en patience l'oisiveté dans laquelle les laissait celui qui les avait engagés.

Sur l'ordre de l'ancien boucanier ils se levèrent, prirent leurs armes et en un instant furent prêts à le suivre.

Ils étaient quinze, les autres avaient été, deux jours auparavant, envoyés à Carthagène et embarqués sur la goélette, ainsi que nous l'avons vu.

Les quinze bandits sortirent séparément de la pulqueria et se dirigèrent vers le bois attenant à l'habitation de don José Rivas, où ils se cachèrent dans les broussailles, en attendant le moment d'agir.

Le pseudo Mexicain, après avoir recommandé la plus grande prudence à ses coupe-jarrets, les laissa là et il se rendit en toute hâte à Carthagène, afin de ramener les autres bandits cachés à bord de la goélette.

Sa haine lui donnait des ailes : en moins de deux heures, son voyage, aller et retour, fut exécuté, et il rejoignit dans le bois Matadoce et ses compagnons.

Il se trouvait alors à la tête de près de cinquante brigands résolus, hommes de sac et de corde, qui ne reculeraient devant rien et, sur un signe de lui, n'hésiteraient pas à commettre les crimes les plus audacieux.

Boute-Feu, se voyant reconnu, n'ayant plus l'espoir de se soustraire à la vengeance des Frères de la Côte, jetait résolument le masque, et puisqu'il devait mourir, du moins il ne voulait pas tomber sans vengeance.

Après avoir distribué une forte somme d'argent à ses hommes, et leur avoir en quelques mots expliqué ses projets, il se prépara à jouer sa dernière partie.

Son but était celui-ci, s'introduire dans l'habitation qu'il supposait sans défense ; s'emparer des jeunes filles ; puis, comme au fond du cœur il ne doutait pas du succès des flibustiers et qu'il avait la conviction qu'ils réussiraient dans leur hardi coup de main contre Carthagène, son intention était de se retrancher solidement dans l'habitation ; d'y soutenir un siège s'il était nécessaire ; et de ne se rendre qu'à de bonnes conditions, en se faisant des otages de doña Elmina et de doña Lilia.

Il comptait, pour la réussite de ce projet, sur l'amour d'Ourson Tête-de-Fer pour la jeune fille et sur la générosité et la grandeur d'âme du célèbre flibustier.

Ce plan était bien conçu, bravement exécuté ; il avait de grandes chances de réussite.

Boute-Feu, se mit donc en devoir d'assaillir l'habitation.

Il fit tout d'abord jeter bas la porte du jardin par laquelle Barthélemy et Ourson Tête-de-Fer s'étaient deux jours auparavant introduits pendant la nuit dans la maison ; et les bandits se ruèrent en hurlant dans la huerta.

Malheureusement pour Boute-Feu, dès les premiers pas que fit sa bande, elle se heurta contre les flibustiers commandés par Alexandre Legrand, l'engagé d'Ourson Tête-de-Fer.

Le choc fut rude, les Espagnols étaient plus nombreux du double que les Frères de la Côte, mais ceux-ci étaient résolus à ne pas reculer d'un pouce.

Le combat s'engagea donc et prit bientôt des proportions immenses.

En arrivant auprès de la fontaine du village, le capitaine Barthélemy fit un instant arrêter sa troupe et il prêta l'oreille avec inquiétude.

Une vive fusillade se faisait entendre du côté de l'habitation.

-- J'entends les gelins ! s'écria Barthélemy ; Ourson à dit vrai ! nos frères sont attaqués ! En avant, vive Dieu, en avant !

Ils repartirent et entrèrent au galop dans la cour de la maison.

Là tout était tranquille.

Le combat se livrait dans le jardin.

-- En avant ! reprit Barthélemy en sautant à bas de son cheval.

Les boucaniers le suivirent.

Le jardin était jonché de cadavres.

Au milieu d'une large pelouse dont un énorme mezquite occupait le centre, Alexandre Legrand et huit boucaniers, seuls survivants de vingt qu'ils étaient d'abord, tous plus ou moins blessés, formés en cercle autour du tronc du mezquite et faisant face de tous les côtés à la fois, se défendaient comme des lions aux abois contre une vingtaine d'Espagnols, qui les enveloppaient et les attaquaient avec fureur.

-- Feu et à l'arme blanche, enfants ! cria Barthélemy.

Une effroyable fusillade retentit et les boucaniers se ruèrent sur les Espagnols, la crosse haute, en poussant leur terrible cri de guerre :

-- Flibuste ! flibuste !

Il y eut alors une mêlée effroyable.

Les Espagnols, pris ainsi entre deux feux et voyant que la fuite était impossible, se firent tuer jusqu'au dernier.

Pas un seul n'échappa.

-- Eh là-bas ! cria Barthélemy en couchant en joue un individu qui essayait de se glisser dans les buissons, un moment ! s'il vous plaît ! on ne part pas ainsi, mon camarade !

Le coup partit, l'homme tomba comme une masse sur le sol, en poussant un cri de douleur qui ressemblait à un rugissement de fauve aux abois.

Le boucanier s'élança vers lui.

-- Eh ! Eh ! tu voulais donc nous fausser compagnie, mon brave Boute-Feu, lui dit-il, de son air goguenard, en l'attachant solidement et le confiant à deux de ses compagnons.

Boute-Feu lui jeta un regard farouche, mais il ne répondit pas.

La balle de Barthélemy lui avait brisé la jambe droite ; le boucanier n'avait pas voulu tuer le renégat de la flibuste, qu'il avait parfaitement reconnu lorsqu'il fuyait, il avait seulement voulu l'empêcher de s'échapper et il y avait réussi.

Boute-Feu mis sous bonne garde, Barthélemy rejoignit Alexandre, qui était occupé à panser deux blessures assez graves qu'il avait reçues, l'une au bras droit, l'autre à la tête.

-- Les jeunes filles ? lui demanda-t-il.

-- Elles sont ici, répondit l'engagé, sous cet amas de feuillages et de branches.

-- Saines et sauves ?

-- Oui, mais il était temps que tu arrivasses, frère.

-- Je le vois.

-- Crois-tu que Ourson Tête-de-Fer sera content de moi, matelot ?

-- Enchanté ? Peste, il serait difficile, s'il ne l'était pas.

-- Alors tout va bien, s'écria joyeusement Alexandre Legrand.

-- Mais tu es touché.

-- Bah ! rien du tout.

Et l'engagé se remit tranquillement à panser ses blessures.

Les jeunes filles avaient été si bien enfouies sous les feuilles par leurs défenseurs, qu'elles n'avaient pas reçu une écorchure ; mais elles étaient à demi-mortes de terreur.

Ourson Tête-de-Fer avait calculé juste en supposant que Boute-Feu attaquerait l'habitation et essaierait de la surprendre.

Quelques minutes plus tard, et le misérable aurait réussi dans son odieux projet.

Barthélemy, sans perdre un instant, organisa tout pour retourner le plus promptement possible à Carthagène et emmener les deux jeunes filles avec lui.

-- Mon père ? s'écria doña Lilia.

-- Bientôt vous le reverrez, je l'espère, répondit le boucanier.

-- Vous l'avez vu ?

-- De loin, oui : c'est un brave soldat.

-- Et mon père à moi, vous ne m'en parlez pas, señor ? dit doña Elmina avec agitation.

-- Le vôtre, señorita, je ne le connais pas.

-- Comment ! vous ne connaissez pas don José Rivas, señor ?

-- Pardonnez-moi, señorita.

-- Eh bien ?

-- Eh bien...

Le boucanier s'arrêta, il s'apercevait, mais trop tard, que sa langue avait marché trop vite et qu'il avait laissé échapper une sottise.

-- Parlez, au nom du ciel, reprit doña Elmina avec douleur ; mon Dieu, serait-il blessé ? vous ne répondez pas... un mot, je vous en conjure... il n'est pas mort ?

Le boucanier fit un violent effort sur lui-même et prenant résolument son parti :

-- Bah ! murmura-t-il, après tout, mieux vaut tout lui dire.

-- Mon Dieu ! vous me faites trembler.

-- Calmez-vous, señorita.

-- Il est blessé ?

-- Je ne sais pas, je vous le répète, señorita, mais ce que je sais pour le lui avoir entendu dire à lui-même, c'est qu'il n'est pas votre père, pas même votre parent : vous êtes la fille d'un brave Frère de la Côte ; voilà !

-- Don José n'est pas mon père ! s'écria doña Elmina en joignant les mains, mon Dieu ! mon Dieu ! Que signifie cela !... j'ai mal entendu, je deviens folle !...

S'affaissant sur elle-même, la jeune fille roula sans connaissance sur le gazon.

Barthélemy la regarda d'un air effaré.

-- Au diable les femmes ! s'écria-t-il en se donnant sur la tête un coup de poing à assommer un bœuf, moi qui croyais lui annoncer une si bonne nouvelle !

-- Vous êtes un sot, señor, lui dit doña Lilia en lui riant au nez.

-- Je commence à le croire, répondit le boucanier avec une conviction profonde.

Barthélemy rentra vers huit heures du soir à Carthagène en compagnie des deux jeunes filles et des flibustiers d'Alexandre Legrand.

Les flibustiers occupaient la ville.

Le dernier assaut avait réussi ; après un combat acharné corps à corps, les défenseurs du fort reconnaissant l'inutilité d'une plus longue défense avaient enfin été contraints de mettre bas les armes.

Contrairement à leur coutume, cette fois, les Frères de la Côte, grâce à l'énergique volonté de leur chef, ne déshonorèrent pas leur victoire par des cruautés inutiles.

Don Lopez Aldao, après une résistance héroïque, avait remis son épée à Ourson Tête-de-Fer, lui-même.

Celui-ci l'avait obligé à la reprendre et lui avait en même temps rendu sa fille.

Quant à don José Rivas, il s'était fait justice en se brûlant la cervelle plutôt que de tomber entre les mains de ses ennemis.

Le soir même, le commandant espagnol avait révélé aux chefs supérieurs de la flibuste l'histoire de doña Elmina.

La jeune fille avait été aussitôt adoptée par les Frères de la Côte.

En récompense de sa belle conduite lors de l'attaque de la maison de Turbaco, Alexandre avait été déclaré par Ourson libre de son engagement et nommé Frère de la Côte.

L'occupation de Carthagène dura huit jours, puis l'expédition repartit pour Saint-Domingue, enlevant avec elle un butin immense.

Ce fut en vain que le capitaine fit rechercher et chercha lui-même les parents de la jeune fille ; le pauvre Guichard n'avait fait que paraître à Saint- Domingue sans laisser traces de son court passage.

Il fallut se résigner à ne jamais voir se soulever le voile qui enveloppait cet impénétrable mystère.

Un mois plus tard, Ourson Tête-de-Fer épousa doña Elmina.

Les témoins de la mariée furent Monsieur d'Ogeron, gouverneur de la colonie de Saint-Domingue et Montbars l'Exterminateur.

Grâce à un cartel d'échange sollicité par Monsieur d'Ogeron, au nom du roi de France, doña Lilia et son père assistèrent au mariage de doña Elmina.

Don Lopez Aldao, sollicité par sa fille, se fixa à Port-Margot.

Quatre mois plus tard, le capitaine Barthélemy devint l'heureux époux de doña Lilia.

Quand à Boute-Feu, il avait fait, lui aussi, la traversée de Carthagène à Saint-Domingue, mais d'une façon assez peu agréable c'est-à-dire pendu à la vergue de misaine de la frégate la Taquine .

Comme tôt ou tard la vertu trouve toujours sa récompense, dit-on, Barthélemy hérita de la fortune de son ex-ami, Boute-Feu, et de la charmante goélette la Santa Catalina ; fortune dont le digne capitaine fut d'autant moins fier, que six mois plus tard elle était presque tout entière passée entre les mains crochues des traitants de Port-Margot.

Mais il avait conservé la goélette ; grâce à laquelle plusieurs fois encore il redevint riche, et sa charmante femme, qui, disait-il en goguenardant, lui tenait lieu de tout ce qu'il avait perdu.

Vers la fin du règne de Louis XIV, doña Elmina parut à la cour de Versailles, où elle fut présentée au roi par Madame la Marquise de Maintenon elle-même ; mais alors son mari avait repris son nom et son titre.

Certes personne n'aurait reconnu dans cet élégant et fier gentilhomme Ourson Tête-de-Fer, le redoutable boucanier qui avait si longtemps fait trembler les Espagnols sur toutes les mers américaines.

1  Cette singulière chasse-partie est rigoureusement historique, elle se trouve tout au long dans l'ouvrage si intéressant d'Olivier Oexmelin.\]

1  On nomme plata piña, des vases, des plats, des assiettes et des gobelets d'argent, brisés à coups de marteaux et qui ne paient de cette façon que des droits très faibles.