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I -- L'hospitalité au désert

Il faisait nuit dans le désert ! une nuit de tempête, de sombre horreur ! une nuit de mort !

C'était aux époques légendaires de la jeune Amérique ; antérieurement à ses luttes glorieuses pour l'Indépendance ; bien avant que la civilisation eût abordé les profondeurs de ses forêts immenses, solitaires, mystérieuses.

L'hiver était sur son déclin ; depuis vingt-quatre heures la neige tombait sans relâche. Ses grands flocons blafards flottaient indécis dans l'atmosphère, au gré des rafales, et s'abattaient silencieusement sur le blanc linceul qui couvrait la terre. Toutes les formes des arbres, des pierres, des monticules de terrain, étaient émoussées, arrondies, nivelées avec une uniformité sépulcrale ; on aurait dit la vallée de Josaphat où dormaient sous leur suaire immense, les morts, les vieux morts des générations éteintes.

La solitude s'épanouissait dans toute sa muette et frissonnante horreur ; la solitude... peuplée de fantômes qu'on sent, mais qu'on ne peut ni voir ni entendre.

Par cette nuit désolée, un être vivant s'agitait dans l'intérieur des forêts qui couvraient toute la région méridionale proche du lac Érié.

Cette créature isolée avait forme humaine ; elle trahissait son existence par le mouvement pénible et monotone de ses pieds qui gravissaient la neige pour s'y enfoncer,... la gravissaient de nouveau pour s'y enfoncer encore.

C'était Basil Veghte, le robuste Yankee, l'homme de bronze, le forestier aux muscles d'acier, à la volonté indomptable. C'était l'arrière petit-fils de la vieille Europe, naturalisé fils du désert.

Depuis douze heures, il luttait contre la tempête avec la force opiniâtre du buffle et la sagacité de la panthère. Il faut avoir essuyé bien des orages, pour se lancer ainsi en pleine forêt lorsque toute voie a disparu, lorsque sous le voile épais des frimas la bête fauve elle-même ne retrouverait plus sa piste.

Cependant Veghte n'avait pas même songé au péril ; l'idée lui était venue de traverser la forêt, il s'était mis en route, et il l'avait traversée.

À la fin, il trouva bon de faire halte sous un arbre immense dont les rameaux épais lui offraient un abri sûr.

Pendant quelques instants il resta immobile et attentif, comme s'il eût épié quelque bruit lointain. Mais rien ne troublait l'effrayant silence du désert, si ce n'étaient les mugissements intermittents des rafales, et le sourd grondement du lac Érié.

Alors il secoua la neige collée à sa carabine, l'appuya contre l'arbre avec précaution ; ensuite il battit le sol de ses pieds avec une telle vigueur, que bientôt il eut aplani autour de lui une circonférence respectable.

Cette première opération accomplie, il amoncela des broussailles en forme de bûcher, y entrelaça savamment des branches sèches de toutes les grosseurs ; enfin il entreprit la tâche d'allumer du feu, à la manière indienne ; tâche difficile et délicate à cause de l'humidité extrême de la température.

Mais, en homme de précaution, il était muni : deux morceaux de bois durs et secs étaient soigneusement enfermés dans sa gibecière. Il les sortit, en planta un dans la terre, -- celui-là portait un trou à son extrémité supérieure ; -- prit entre ses deux mains l'autre qui était pointu, et le fit rouler dans le morceau creux avec une rapidité excessive.

Quelques instants après, le contact et le frottement avaient échauffé les deux morceaux de cet instrument primitif ; une poussière embrasée en jaillit comme un tourbillon ; les feuilles demi-sèches fumèrent, flambèrent, et le feu fut allumé.

Bientôt les joyeuses lueurs du brasier illuminant le bois, y découpèrent de fantastiques silhouettes ; Veghte s'installa sur un nœud saillant du gros arbre, les pieds contre le foyer, fumant sa pipe avec béatitude.

Qu'un bon bourgeois parisien de la rue Saint-Anastase ou de la rue Saint-Paul se figure un pareil coin de feu pour sa nuit !... il se croirait perdu. Basil Veghte était content.

-- Voilà un cuisant orage, murmura-t-il tranquillement en secouant dans le feu la neige attachée à ses guêtres : j'aurais, tout de même, bien pu continuer ma marche jusqu'au matin ; mais, à quoi bon ? J'arriverai toujours assez tôt au fort. Christie n'est pas particulièrement pressé de me voir ; s'il tient à me rencontrer plus tôt, rien ne l'empêche de venir au-devant de moi.

À ce moment, l'oreille exercée du chasseur saisit au vol le bruit d'une sourde détonation qui traversait l'air sur l'aile de la tempête.

-- Ah ! le canon du fort ! Il est réveillé tard cette nuit : dans tous les cas, c'est marque que tout va bien, et je puis faire un bon somme. Depuis si longtemps que j'étais en route, je commençais à craindre de m'être égaré ; mais ce petit mot d'amitié me fait voir que je me suis bien tiré d'affaire ; me voici justement où je pensais être : tout va bien.

Notre homme tira méditativement quelques épaisses bouffées de sa pipe, et se dorlota pendant plusieurs minutes à la chaleur du feu. Après cette concession faite au far-niente , il tourna la tête et jeta autour de lui un regard investigateur qui cherchait à vaincre les ténèbres.

-- Bah ! il n'y a personne dehors par une nuit semblable, reprit-il en présentant son dos à la flamme bienfaisante ; Pontiac lui-même ne me dépisterait pas ; et je suppose qu'il n'aurait pas même la tentation de venir rôder autour de moi, quand il saurait où je suis... Pourtant le vieux drôle aimerait mettre la main sur moi.

Basil se sourit à lui-même avec une nuance de satisfaction orgueilleuse.

-- À tout hasard, voyons un peu comment se porte Doux-Amour , continua-t-il en prenant son fusil pour l'examiner.

-- Ça me fait penser à la nuit, toute pareille, ma foi ! et sur ce même chemin, où Wilkins et moi nous fûmes bloqués dans les bois par les Indiens. -- Pauvre Wilkins ! je fis un plongeon dans la neige !... moi je m'en tirai avec un double trou dans mes guêtres ; quant à lui, il fut tué sans y avoir songé.

Sur ce propos, Veghte regarda encore autour de lui ; il se disposait à se rasseoir, lorsqu'un bruit furtif dans le bois le fit tressaillir.

Il s'adossa dans une anfractuosité de l'arbre, épaula son fusil et cria :

-- Qui va là ?

-- Ami !

Le forestier resta en garde. Au bout de quelques secondes, un homme sortant de l'ombre apparut dans le cercle de lumière qui formait l'auréole du brasier.

C'était un Européen de petite taille, mais trapu et de corpulence énorme. Il s'avança sans cérémonie vers le feu, époussetant la neige qui couvrait ses vêtements, mais sans faire le moindre salut à son hôte improvisé. Celui-ci, de son côté, quoique déposant tout air de méfiance, ne lui fit pas le moindre geste hospitalier.

-- Voilà une vilaine nuit, et qui n'engage pas à la promenade ? dit Veghte d'un ton interrogateur.

-- Oui, répliqua l'autre stoïquement ; et je me serais aussi bien attendu à trouver une comète dans le bois, qu'à y rencontrer un feu de campement.

-- De mon côté je n'aurais pas supposé qu'un homme, sans y être forcé, s'amusât à courir les forêts, par ce temps-ci ; et maintenant que nous sommes réunis, je parie bien qu'à cinquante milles à la ronde, il ne se trouve pas une Face-Pâle ou un Peau-Rouge disposé à franchir le seuil de sa porte.

-- Ceci est pour moi une fort bonne aventure ! reprit l'étranger en répondant moitié à ses propres pensées, moitié à celles de son interlocuteur.

En même temps il retira en arrière son capuchon, pour en expulser une vraie montagne de neige ; puis, il compléta sa toilette par un trémoussement général identique à celui d'un chien qui se secoue.

-- ... Une fort bonne aventure ! continua-t-il ; nous sommes seuls dans le bois, c'est évident. Et je ruminais dans mon esprit la pensée de m'abriter tant bien que mal, lorsque j'ai aperçu votre feu ; cette vue m'a donné un courage extraordinaire comme je n'en avais pas ressenti depuis longtemps.

Cependant Veghte l'observait d'un œil perçant qui semblait vouloir le perforer d'outre en outre ; il épiait ses moindres mouvements et cherchait à y découvrir quelque nuance suspecte. Enfin, il laissa échapper la question qui était sur ses lèvres depuis le commencement de l'entrevue.

-- Vous vous dites ami, mais je n'ai pas entendu votre nom... si vous l'avez dit.

-- Je ne l'ai point dit, observa l'autre en croisant négligemment ses mains derrière lui, et tournant le dos au feu.

Cette froide et imperturbable assurance faillit déconcerter Veghte, tout habitué qu'il fût aux plus étranges rencontres. Il revint cependant à sa question.

-- Eh bien ! voyons donc ce nom ? car je suppose que vous ne trouvez aucun inconvénient à le donner.

-- Oh ! je n'y rencontre aucun inconvénient, répondit indifféremment l'étranger ; mais... que signifie un nom, Basil Veghte ?

Le forestier fut stupéfait de voir que cet inconnu le connaissait. Néanmoins il reprit d'un ton sec :

-- Il ne s'agit pas de ce que peut signifier un nom ; je vous donne le choix entre deux choses que je vais vous proposer : dites-moi votre nom ou allez-vous-en camper ailleurs.

L'étranger le regarda et se mit à rire.

-- Basil, vous rappelez-vous Brock-Bradburn ?

Veghte l'enveloppa d'un regard rapide :

-- Je ne me souviens pas, dit-il, d'avoir entendu ce nom.

-- C'est mon opinion également ; car je ne vous l'avais point encore dit.

-- Voudriez-vous me faire croire que ce n'est pas vous !

-- Je serais assez de cet avis.

-- Enfin ! voulez-vous, oui ou non, me dire qui vous êtes ?

-- Et si je ne le voulais pas ?

-- Eh bien ! la question est tranchée ! Laissez-moi tranquille avec mon feu. Vous êtes venu sans être invité ; retirez-vous de même.

-- Et si je ne le voulais pas ?... riposta l'étranger en le regardant entre les deux yeux.

Le visage de Veghte prit une expression dangereuse.

-- Si-vous-ne-vou-lez-pas, répondit-il en appuyant sur les mots, je crois qu'il se présentera certaines circonstances qui vous feront changer d'avis.

-- Voyons, que pensez-vous du nom de Zacharie Smithson, Basil ? Il n'est pas absolument mélodieux, j'en conviens ; mais cela ne doit pas vous empêcher de me serrer la main en me souhaitant la bienvenue.

-- Si c'est réellement votre vrai nom, et si vos intentions sont droites, vous avez place à mon feu et sous ma couverture, répliqua Basil sensiblement radouci.

-- Merci, j'en ai une pour moi, et une bonne couverture. Mais je vous vois fumer de si bonne grâce que j'en deviens jaloux ; permettez que j'en fasse autant.

Et, joignant le geste à la parole, l'étranger prit au foyer une branche enflammée, la présenta à sa pipe qui exhala aussitôt des bouffées odorantes. Pendant l'opération ses traits furent vivement éclairés par cette flamme plus proche que celle du foyer. En réalité, il avait d'abord évité de se laisser voir en pleine lumière ; mais à ce moment il affecta au contraire d'éclairer longuement son visage, pour faciliter au soupçonneux forestier l'examen auquel il s'acharnait visiblement.

Veghte put donc voir à son aise les sourcils épais, les yeux noirs et expressifs, le nez court, la large face, l'épaisse barbe de son interlocuteur.

Dans les souvenirs de Basil il y avait quelque trace de ce visage-là ; il devait l'avoir vu ; mais où ? à quelle époque ? Il eut beau remonter une à une les années de son aventureuse existence, il ne rencontra rien de précis à cet égard.

Cependant, après s'être répété plusieurs fois à lui-même le nom de Smithson, pour aider sa mémoire, il arriva à une conviction peu flatteuse pour l'inconnu ; savoir que, comme le précédent, ce nom était une invention.

Cette conclusion le jeta dans une disposition d'esprit passablement agressive : il en revint à son ultimatum, et se disposa à faire vider les lieux au trop facétieux étranger.

Mais celui-ci avait étendu sa couverture, s'y était moelleusement installé et fumait comme un bienheureux. Il était visiblement plongé dans les béates abstractions de la quiétude, et se délectait à la contemplation de ses riantes pensées intérieures.

Veghte fit un mouvement pour prendre la parole ; l'autre le prévint :

-- Il neige plus fort que jamais ! dit-il en allongeant ses jambes vers le feu. Voilà bien la plus forte tourmente que j'aie vue. Si elle continue comme ça toute la nuit, ce ne sera pas une petite affaire de regagner le fort demain matin.

-- À quel fort allez-vous ?

-- Au fort de Presqu'Isle, sur le Lac.

-- C'est également le but vers lequel je marche depuis trois jours.

-- Oui, je sais, je sais, fit l'étranger d'un ton suffisant ; vous vouliez y arriver cette nuit même. C'est comme moi, et figurez-vous que j'ai fait tout mon possible ; mais il n'y a pas eu moyen.

-- Vous me semblez terriblement savant et perspicace, répliqua le forestier, outré des airs supérieurs que se donnait l'autre.

-- Heu ! pas trop ! Cependant il est un point sur lequel j'ai l'avance à votre égard, quoique je sois en arrière sur d'autres.

-- Et lequel, s'il vous plaît ?

-- Je sais votre nom ; vous ne connaissez pas le mien.

-- Ah ! vous ne m'avez pas encore décliné votre vrai nom !

-- Comprenez ! je vous connais, de souvenir , pour vous avoir vu ; tandis que vous... depuis une heure que vous me dévisagez, vous ne pouvez pas classer ma figure ni ma personne dans votre mémoire. Non ! je ne vous ai pas dit vraiment comment je m'appelle...

Veghte faisait décidément mauvaise figure : pour prévenir l'explosion, l'étranger se hâta d'ajouter :

-- Je vous ai un peu mystifié, Basil ; mais c'est pour rire ; voici mon vrai nom. Je suis HORACE JOHNSON.

II -- Un cri de mort

Ce nom n'était pas tout à fait inconnu à Veghte, mais, pour le moment, il lui aurait été impossible de se rappeler le lieu ni l'époque où il l'avait déjà entendu.

À la fin il crut se souvenir que le propriétaire de ce nom avait voyagé avec lui, deux ans auparavant, sur les bords du lac Saint-Clair, et qu'en cette circonstance, ayant été pourchassés par un détachement de Chippewas, ils avaient eu toutes les peines du monde à leur échapper.

-- C'est bizarre que je ne vous aie pas reconnu ! dit-il enfin en souriant et lui tendant la main ; il me semblait bien que j'avais entendu votre voix et vu votre visage quelque part ; mais, quand ma vie en aurait dépendu, je n'aurais pu dire où ; pourquoi avez-vous tant tardé à vous faire connaître ?

-- Eh ! je vous l'ai dit : histoire de rire ! Je vous avais reconnu au premier coup-d'œil : je me suis amusé à me cacher le visage en commençant, et je vous ai ensuite montré ma figure fort adroitement lorsque j'ai allumé ma pipe ; j'avais passablement envie de rire en examinant vos efforts pour me dévisager. À présent, voyons un peu ! Il y a deux bonnes années que nous avons essuyé cette bousculade au bord du vieux lac Saint-Clair, n'est-ce pas ? Ce fut alors notre dernière entrevue : qu'en dites-vous ?

-- Deux ans à l'automne passé. Vous avez considérablement changé depuis cette époque, Horace.

-- Hélas, oui ! sans plaisanter. Je n'en puis dire autant de vous ; vous êtes toujours le même : toujours la même chevelure, toujours le même visage. Qu'êtes-vous donc devenu pendant tout ce temps ?

-- J'ai été beaucoup à Presqu'Isle ; quoique depuis trois mois je sois absent du fort. J'ai passé un certain temps à Michilimakinuk, ensuite au fort Sandusky ; puis, à Saint-Joseph ; enfin à Ouatanon.

-- Il est singulier que nous ne nous soyons pas rencontrés : j'ai fréquenté ces trois forts, surtout le Sandusky.

-- Quand avez-vous quitté ce dernier poste ?

-- Vers le milieu d'octobre.

-- Eh bien ! moi j'y ai passé la première semaine de novembre. Vous avez pris plus de temps que moi pour faire le voyage.

-- Ma foi ! je n'étais pas pressé : j'ai marché à petites journées.

-- Moi aussi : seulement, quand j'ai vu la tourmente qui se préparait, j'ai doublé le pas dans l'espoir d'arriver au fort cette nuit. Mais, le moyen de marcher !... quand il y a deux pieds de neige !

Les deux nouveaux amis se rassirent auprès du feu, et, commodément appuyés sur le coude, s'envoyèrent réciproquement d'énormes bouffées de fumée : la conversation continua, entremêlée d'un échange de regards curieux.

Par moments ils s'oubliaient dans une rêveuse contemplation de leur feu dont l'activité croissait avec la fureur de l'ouragan. Sur leurs têtes se balançaient mélancoliquement les gigantesques branches chargées de neige, déversant par intervalles de petites avalanches qui roulaient jusque dans le brasier.

-- Encore un redoublement de neige ! remarqua Johnson après avoir vainement essayé de sonder les ténèbres du regard. Encore quelques heures comme cela, et nous ne pourrons plus regagner le fort.

-- Je ne m'étonnerais point qu'elle tombât sans discontinuer tout le jour : la tempête a commencé d'une façon régulière, elle durera longtemps. Vous souvenez-vous de la tourmente qui eut lieu à Noël de l'année dernière ? Il neigea sans relâche pendant toute une semaine ? fit Veghte d'un ton interrogateur.

« Oui, oui ! je m'en souviendrai tant que je vivrai. J'étais à une douzaine de milles du fort Sandusky lorsque çà commença, et j'étais un peu indécis sur la direction que je prendrais. Je me décidai à faire un tour de chasse, et, dans l'après-midi je tirai un ours : cet animal, au lieu de tomber mort tranquillement, prit ses jambes à son cou et se sauva : naturellement, je lui courus après. À la trace du sang sur la neige, je m'apercevais qu'il était grièvement blessé, et je m'attendais, de minute en minute, à le voir culbuter et me donner le temps de le rejoindre. Mais la vilaine brute ne cessa de courir et courir encore jusqu'à la nuit close.

« Sans me décourager, je le suivis de mon mieux, tantôt près, tantôt loin, ne le perdant pas de vue. À la fin, le voyant disparaître comme par enchantement, je doublai le pas si vivement, que, sans m'en apercevoir je perdis pied et me trouvai culbuté dans un trou avec mon diable d'ours.

« Il y eut un petit instant de confusion, j'avais les yeux, le nez, la bouche, pleins de neige. En me relevant j'avais perdu mon gibier ; plus d'ours ! J'eus beau fouiller les broussailles, vérifier tous les environs ; mon stupide animal avait décampé ; je n'en ai plus entendu parler.

« Pendant ce temps-là, il avait continué de neiger, et, pour conclusion, il ne me restait d'autre ressource que d'allumer vivement du feu, et de m'organiser un gîte le plus confortablement possible jusqu'au jour. Remarquez bien que l'air était glacial quoiqu'il tombât tant de neige. Nous autres, gens des bois, nous ne sommes jamais en peine pour nous installer ; au bout d'une minute j'avais trouvé un gros, bel arbre, un peu creux, parfait pour servir de cheminée.

« Bon ! j'allume ma pipe, je m'adosse à mon arbre, et me voilà à réfléchir... Je ne sais pas pourquoi, mais, sans m'en douter, je ne pouvais me sortir cet ours de la tête. Et avec des idées bizarres ! qui auraient fait mourir de rire un Indien.

« Je me le figurais grand-père d'une nombreuse famille qui l'attendait ce soir là pour fêter son retour par un beau festin. Je le voyais encore s'asseyant au haut bout de la table aussi majestueusement qu'un vieux général anglais, racontant à ses convives que je l'avais fort maltraité et presque tué, tandis que, lui, il n'avait pas daigné faire un pas contre moi pour se venger. Puis, il me semblait entendre tous ses enfants et ses amis faire serment de me poursuivre à outrance pour laver cette insulte dans mon sang.

« Je ne sais combien de temps avait duré ce fandango de rêveries, lorsque je m'avisai de lever les yeux : mon diable d'ours était là, à six pas, avec sa blessure saignante !

« Oui, Sir ! j'étais pétrifié ! Je pense que mes cheveux se sont mis tout debout sur ma tête, au point de soulever mon chapeau. Mais, le pire de tout cela, c'était que dans ma préoccupation d'allumer le feu, j'avais oublié mon fusil par terre, assez loin de moi et je n'y avais plus pensé. En regardant l'ours, je m'aperçus que le bout du canon touchait presque une de ses grosses pattes : il n'aurait pas fait bon aller le chercher là.

« La brute avait la gueule grande ouverte, pleine de sang : à son air je reconnus sans peine qu'elle n'avait pas de bons sentiments pour moi. Je suppose que sa première idée avait été de s'enterrer dans quelque arbre creux pour y mourir ; mais ensuite, ne se trouvant pas aussi gravement blessée qu'elle l'avait cru d'abord, elle avait un peu repris courage, avait fait un petit tour dans les environs, et apercevant le feu, était venue voir ce que ça signifiait.

« Il paraît que nous étions tous deux aussi stupéfaits l'un que l'autre, car l'ours s'arrêta en grognant, et me regarda sans bouger pendant deux ou trois minutes. Si j'avais eu l'esprit de me tenir tranquille, l'animal serait parti sans rien me dire : mais j'étais complètement abruti. Voyant que je ne pouvais mettre la main sur mon fusil, je me levai sans trop savoir pourquoi. Tant que j'étais resté immobile, il avait eu l'air de ne pas me reconnaître ; dès que j'eus bougé, il comprit son affaire.

« Avec un grondement très sérieux il marcha sur moi. Je reculai, je pris un tison et le lui présentai au nez. Cette démonstration ne fut pas de son goût ; elle le fit reculer à son tour. Cependant il ne s'avoua pas vaincu, et cinq secondes après, il avait regagné son premier poste, et de là, il me guettait avec un certain air qui ne présageait rien de bon.

« Je connus de suite qu'il était déterminé à me surveiller jusqu'au jour : cela me fit songer. Je passai en revue ma provision de bois ; il m'en restait juste pour deux heures au plus.

« J'étais donc assez embarrassé de savoir quel parti prendre.

« En regardant autour de moi, je remarquai que l'arbre avait de grosses racines saillantes ; je pouvais m'élancer et à l'aide de ce marchepied naturel, grimper sur l'arbre. Mais, au même instant, je fis la réflexion que le tronc était assez gros pour que mon ennemi pût y monter après moi, et qu'il serait fort capable de commettre cette indélicatesse. À ce moment je ne pus m'empêcher de conclure que j'avais tiré un méchant coup de fusil, et que j'avais été bien stupide de laisser fuir cette bête avec une aussi minime blessure.

« Si, seulement, j'avais pu rattraper mon fusil, j'aurais pu terminer assez bien la plaisanterie ; mais, comme vous voyez, c'était là, précisément, le point difficile. L'ours était, pour ainsi dire, assis dessus ; et il n'aurait, vraiment, pas été commode de le déranger.

« Enfin je me rappelai qu'aucun animal ne tient bon contre le feu, et je me décidai à le charger avec un bon tison.

« J'avisai une superbe branche bien enflammée ; pour aviver encore son incandescence, je la fis tournoyer pendant quelques secondes autour de ma tête, et je me jetai sur l'animal en poussant un grand cri.

« Probablement j'aurais réussi à ravoir mon fusil si je n'avais pas fait une fâcheuse glissade. Le talon me tourna si malheureusement que je tombai, et le tison sauta loin de moi.

« Je ne fus pas long à me relever ; mais toute mon agilité ne me procura d'autre profit que de n'avoir pas été mis en pièces par les griffes de cette brute obstinée.

« Pendant ce temps, mon feu baissait ; il n'en avait pas pour longtemps à s'éteindre. Çà me contrariait, car il n'allait pas faire bon, sans foyer, par une nuit aussi froide ; impossible de faire du bois, l'autre me guettait.

« Vlan ! je prends mon élan, je saute en l'air et me voilà sur l'arbre ! Avant de gagner la cime, je donne un coup d'œil en bas, pour savoir ce que faisait mon compagnon.

« Il paraît que j'avais fait mon ascension au moment où il ne me regardait pas, car je l'aperçus tournant la tête en tout sens comme s'il me cherchait.

« Ce n'était pas le cas de rien dire ; je grimpai tout doucement jusqu'aux plus hautes branches, et je m'y installai le mieux possible en attendant le jour. Mais, le poste était terriblement peu confortable, je vous en réponds ! Il n'y faisait pas bon, à cheval sur la rude écorce, dans une atmosphère glaciale, sous la neige tombant à gros flocons. Que voulez-vous ? Je n'avais pas le choix de prendre un autre parti, il fallait bien en passer par là.

« Dès les premiers moments le froid et le sommeil, -- deux vilains camarades, -- vinrent me visiter rudement... si rudement qu'au bout de quelques minutes je dégringolais dans la neige, juste à deux pieds de mon ours.

« La chute m'avait très bien réveillé, je bondis comme un ressort, et je saisis dans le foyer un tison demi-mort pour m'en faire une arme. Je le rallumai en le faisant tournoyer au-dessus de ma tête, et j'attendis de pied ferme mon noir ennemi.

« L'animal ne bougea pas et ne souffla mot. Après avoir attendu une ou deux minutes je m'approchai ; il était mort, raide, froid comme une pierre. Je pris mon fusil avec une satisfaction facile à concevoir, je renouvelai ma provision de bois, je rallumai mon feu, et je pus enfin examiner l'animal à mon aise. Il avait été touché au cœur ; positivement, il était blessé mortellement ; je ne comprends pas comment il avait pu courir aussi longtemps. Il me semble... »

Le narrateur s'interrompit en voyant Basil lui faire un signe de la main : il s'assit aussitôt et se tut, en prêtant l'oreille. Durant quelques secondes tous deux écoutèrent, retenant même leur souffle pour mieux entendre.

-- Un son a frappé mes oreilles pendant que vous parliez, dit Basil en reprenant avec soin sa position.

-- Bah ! c'est le vent, et rien de plus.

-- Ça été ma première pensée, mais le son s'est répété ; je ne pouvais m'y tromper.

-- Eh bien ! qu'est-ce que c'était ?

-- Quelque chose comme un cri de détresse. Il venait des profondeurs du bois, à environ un quart de mille.

Johnson regarda son compagnon d'un air significatif.

-- Savez-vous quel animal fait entendre cette voix, Basil ? Ne l'avez-vous jamais remarqué... ?

-- Je sais ce que vous voulez dire. Le cri de la panthère ne m'est pas inconnu, je ne m'y trompe pas ; c'est un rauquement furibond : mais cette fois il n'y a rien de semblable.

-- Mais, l'éloignement peut l'avoir modifié en l'affaiblissant.

Veghte secoua la tête d'un air de supériorité dédaigneuse.

-- Pensez-vous que j'aie vécu trente ans dans les bois, pour commettre une pareille erreur ? Ah ! le voilà encore... ! interrompit brusquement Basil en se levant pour sonder du regard les ténèbres environnantes.

Il était impossible de rien voir dans l'infernale obscurité de cette sombre nuit : Basil se retourna vers Johnson qui, demi-couché, fumait imperturbablement sa pipe.

-- L'avez-vous entendu, cette fois ?...

-- Oui... oui... quelque chose ; un murmure ; mais je n'oserais dire que ce n'est pas le vent. Justement ! entendez-le hurler dans les cimes des arbres.

Veghte lui lança un coup d'œil presque irrité : il ne pouvait lui pardonner sa froide apathie.

-- Je vous dis, Horace Johnson, qu'il y a un être vivant près de nous dans le bois et cet être, quel qu'il soit, est en souffrance.

-- Pshaw !... répliqua l'autre en riant : vous êtes fou, ami Basil ! qui, diable ! peut avoir à faire dehors, par une semblable nuit ?

-- Eh ! qu'avons-nous à faire, nous ?...

-- Ah ! nous, c'est autre chose : nous sommes dans les bois parce que ça nous convient ; nous suivons notre idée.

-- Enfin ! à vous entendre, on croirait que nous sommes les deux seuls personnages, au sud du lac Érié, qui ayons quelque chose à faire. Je ne conçois pas votre insouciance ! dit Basil d'un ton de reproche.

Johnson pinça dédaigneusement les lèvres.

-- Bon ! j'admets qu'il y a par ici une âme en peine. Qu'est-ce que ça nous fait ?

-- Ce que ça nous fait ! Qu'est-ce que ça me faisait de vous donner asile auprès de mon feu ?

-- C'est tout différent ! Si quelqu'un vient nous demander l'hospitalité, nous le recevrons, nous lui donnerons part au foyer, part à la pipe ; mais si ce quelqu'un est à un quart de mille, en quoi ça peut-il nous concerner ?

-- Nous devons lui porter secours.

-- Vous le pouvez si ça vous convient : moi, non ! c'est réglé !

-- Si, pourtant, il y avait par là quelque pauvre malheureux, massacré par les Peaux-Rouges, et laissé mourant sous la neige ?...

-- Il subira son sort, si ses forces ne peuvent le soutenir jusqu'au jour ! Basil, avez-vous perdu le sens commun ? Voyez quelle furie nouvelle a la neige ! Et vous voudriez quitter ce bon feu alors que vous n'y verriez pas à mettre un pied devant l'autre ! Quelle obligation trouvez-vous donc à courir le risque certain de vous perdre pour secourir je ne sais qui, sans savoir même si vous pourrez lui être utile ?

-- Je ne regarde pas tout ça ; je ne me perds pas si facilement. J'ai trop couru les bois pour ne point savoir retrouver le campement à mon retour.

-- Enfin ! vous n'y songez pas ; au milieu d'une telle nuit !

-- Aussi bien celle-ci qu'une autre.

-- Ah ! mon Dieu ! neige, tempête, nuit partout ! sous vos pieds ! sur votre tête !

-- Vous tirerez quelques coups de fusil pour m'aider à m'orienter.

-- Oui, je peux le faire..., répliqua Johnson après quelques instants de méditation.

-- Bien ! n'y manquez point : me voilà parti. Adieu.

Au même instant on entendit dans le lointain une clameur tremblante et plaintive, lamentable comme un cri d'agonie.

-- D'où ça arrive-t-il ? demanda Veghte.

-- De là-bas : répondit Johnson en indiquant une direction précisément opposée à celle que Basil aurait désignée.

-- Impossible ! observa ce dernier étonné : je l'ai entendu par ici.

-- Vous vous êtes trompé, fit Johnson avec une assurance qui fit hésiter le forestier.

Il s'arrêta un moment, indécis. Au bout de quelques secondes le même cri étrange se fit entendre.

-- C'était bien la direction que je pensais, dit Veghte : je parierais que c'est la voix d'une femme. Adieu ! n'oubliez pas de tirer quelques coups de feu pour me remettre dans la bonne route.

Les dernières paroles du brave forestier se perdirent dans l'éloignement : il marchait droit au but de sa courageuse expédition.

III -- Découverte étrange

Il fallait vraiment bon courage et bon cœur à l'intrépide chasseur, pour affronter cette noire profondeur du désert, cette sinistre tempête, cette neige mortelle amoncelée en menaçantes avalanches.

Quand il eut fait une centaine de pas, il se retourna pour voir s'il apercevrait son feu. Plus rien n'apparaissait.

-- Un beau noir ! un joli sombre ! murmura-t-il en reprenant sa marche : ma foi ! il tombe de la neige de façon à épuiser toutes les provisions d'en haut . Brrrrt ! ce n'est pas un badinage de se promener à cette heure !

Au même instant, en dépit de toute sa précaution, il se cogna rudement contre un arbre ; en se détournant pour l'éviter, il en heurta un autre avec la même violence.

-- Il n'y a rien d'agréable à se renfoncer ainsi le nez contre les arbres, se dit-il avec un sang-froid que rien ne pouvait déconcerter.

Et il poussa en avant. Soudain le cri se fit entendre, mais si près de lui, que, malgré toute son assurance, il ne put réprimer un frisson et un ressaut en arrière. Il resta immobile, écoutant toujours.

-- C'est la voix d'une femme, pensa-t-il ; aussi sûr que mon nom est Basil Veghte ; c'est un peu fort ! que fait-elle là ?

Bien des gens auraient poussé un cri d'appel en forme de signal ; assurément il eût été entendu. Mais le forestier était trop avisé pour commettre une telle imprudence. Son oreille exercée avait reconnu la voix d'une squaw indienne.

Mille pensées inquiètes se pressèrent tumultueusement dans son esprit. Toutes ces aventures ne cachaient-elles pas quelque artifice perfide combiné pour le massacrer ou le faire prisonnier ?... N'était-il pas possible que son mystérieux et impassible compagnon eût organisé cette trame diabolique ?... Et sans courir aucun risque, quelque lâche ennemi ne pouvait-il pas précipiter Basil dans un gouffre inconnu ?...

En une seconde tous ces soupçons tourbillonnèrent dans son esprit ; Veghte se sentit mal à l'aise et écouta plus minutieusement que jamais. Un moment vint, où il s'imagina sentir la présence de plusieurs ennemis ; il tourna l'oreille et l'œil dans toutes les directions pour sonder le ténébreux et impénétrable espace.

Puis, il fit quelques pas avec précaution : la voix s'éleva de nouveau ; cette fois c'était une sorte de chant sourd et monotone que Veghte reconnut à l'instant.

-- Dieu me bénisse ! fit-il étonné ; c'est le chant de mort. Je vois bien maintenant qu'il n'y a aucune trahison ; mais il y a une créature en danger. Holà ! qui est là ?

Le chant continua comme si rien n'était venu l'interrompre. Pensant n'avoir pas été entendu, Basil réitéra son appel.

-- Holà ! hé ! m'entendez-vous ?

Sa voix dominant la tempête, alla se répercuter dans les échos endormis de la forêt : nul doute qu'elle n'eût été entendue.

-- Rien n'arrête un Indien qui psalmodie son chant de mort ! grommela Veghte avec impatience ; voilà une Peau-Rouge encore plus obstinée que les autres.

Quelques pas le portèrent à côté de la femme qui se livrait à ce sépulcral exercice. D'abord, il ne distingua rien : peu à peu le large tronc d'un arbre se dessina dans les ténèbres, et devant lui une forme humaine qui s'y appuyait.

Basil s'avança et tâta avec les mains : cette investigation matérielle acheva de le renseigner.

Mais une chose l'exaspérait considérablement : la femme continuait de chanter avec une persistance inexorable.

-- Chut ! donc ! Silence ! ou bien je vais vous y forcer. Qu'est-ce que ça signifie de brailler ainsi, alors que personne ne peut vous entendre ? Taisez-vous, à la fin ! ou je me fâcherai !

Ses injonctions ne produisirent pas plus d'effet que s'il se fût adressé au vent ou à la neige.

-- Ah ! ah ! vous ne voulez pas vous arrêter ? Eh bien ! nous allons voir !

À ces mots il déploya sa large main et l'appliqua sans cérémonie sur la bouche de la chanteuse. Force lui fut d'interrompre pour le moment ses manifestations musicales.

Veghte tâta ensuite ses bras, ses mains et ses pieds pour savoir quels vêtements garantissaient la pauvre créature contre les rigueurs du temps : il ne trouva, hélas ! qu'une mince robe en calicot, suffisante à peine pour la fraîcheur d'une nuit d'été.

-- Gelée, glacée à mort ! murmura-t-il ; par le ciel ! tout allait être fini pour vous, pauvre fille ! hein ? que vois-je par terre ?... Ah ! une couverture !... mais elle est toute raide de glace. Il nous faut du feu, c'est évident ! Hé ! vous, ne bougez pas, ou je vous tue ! ajouta-t-il en déblayant le sol et récoltant çà et là des broussailles pour construire son bûcher humide. -- Je ne sais trop comment elle ferait pour courir, la malheureuse créature, si l'envie lui venait d'essayer !... -- Attention, vous ! de ne pas chercher à fuir : j'ai l'œil sur vous, et si vous faites un pas je vous écrase ! poursuivit-il en s'efforçant de rendurcir sa bonne voix émue de compassion.

Le bon forestier ne doutait pas que l'Indienne ne fût arrêtée par cette idée « qu'il avait l'œil sur elle. » -- Au milieu de cette obscurité épaisse dans laquelle ils ne pouvaient s'apercevoir, ce propos aurait pu paraître présomptueux ! mais il n'y regardait pas de si près, l'excellent homme ! Il ne songeait qu'à l'empêcher de fuir, c'est-à-dire de courir à une mort certaine : pour cela il s'efforçait de l'épouvanter en la menaçant de sa colère, « si elle bougeait. »

-- Ah ! ah ! grondait-il tout en bâtissant son feu ; oh ! oh ! je suis un terrible homme, quand on m'irrite ! je ne sais pas ce dont je suis capable dans ma colère ! si vous faites un mouvement, je vous tuerai avant de m'en apercevoir. -- Holà ! elle remue, je crois ! s'écria-t-il en entendant un léger froissement sur la neige.

Prompt comme l'éclair, il jeta la poignée de petit bois qu'il tenait, et bondit vers elle.

-- Non ! elle ne peut aller loin... Ah ! Seigneur ! elle est tombée ! poursuivit-il, lorsque ses mains après l'avoir cherchée contre l'arbre, l'eurent trouvée affaissée dans la neige. -- Patience ! encore une minute, pauvre mourante ! le feu va briller ; ajouta-t-il en l'enveloppant de son mieux avec la couverture.

En effet, au bout de quelques instants, la flamme jaillit, chaude, brillante, joyeuse ; en dépit du noir orage et de l'humidité glacée.

Basil prit dans ses bras l'Indienne, et la coucha avec précaution près du feu : là, il s'empressa de l'examiner.

C'était une très jeune fille, à peine sortie de l'enfance ; son visage marbré par le froid avait une expression charmante et noble ; ses yeux noirs, profonds, expressifs ; ses longs cheveux brillants attestaient sa race.

Un frisson traversa l'âme bronzée du forestier en voyant cette frêle créature raidie par un mortel engourdissement, presque sans haleine, et qui se mourait au souffle fatal du vent de neige.

Il lui sembla, au premier coup d'œil, l'avoir déjà vue quelque part : mais ce n'était pas le moment de se répandre en hypothèses, il fallait agir, il fallait lutter ; la mort était là, attendant sa proie.

Basil lui retira ses mocassins, et examina ses petits pieds :

-- Tonnerre ! ils sont gelés, je m'en doutais ! grommela-t-il en prenant une poignée de neige pour les frictionner.

Le brave forestier mit une telle ardeur à cette utile opération, que la jeune fille poussa un cri de douleur.

C'était mieux que rien : c'était signe de vie.

-- Bon ! elle reprend la parole ! dit-il en riant dans sa barbe ; et dans ce discours il y a plus de sens que dans tout son baragouin sauvage. Allons ! criez un peu, petite fille ! ça me réjouit de vous entendre. Le sang commence à circuler dans ces mignonnes pattes ; je vais les bien envelopper de la couverture, ensuite je donnerai une « frottée » aux bras.

Effectivement, il donna une telle « frottée » aux deux bras, que la jeune fille en poussa des cris. Mais le vaillant Basil ne s'arrêta pas pour si peu, et il ne discontinua sa vigoureuse médication que lorsqu'il fut certain d'un bon résultat.

Il y a bien des médecins qui n'en font pas autant : cela tient sans doute à un excès de science.

-- Je ne m'étonnerais pas si son nez avait besoin d'une ou deux frictions ; poursuivit le forestier, qui, joignant le geste à la parole, opéra sur le champ, d'une manière délicate, avec le pouce et l'index. Il est froid comme un glaçon, observa-t-il au bout d'un moment : ce n'est pas là ce qui m'inquiète ; la voilà en bon chemin.

Alors, satisfait de sa cure, il emmaillota sa protégée dans deux couvertures, et la coucha sur un tas de fougères, de la même façon que si c'eût été un petit enfant de quinze mois.

-- Les femmes sont des choses bizarres, grommela Veghte en regardant l'Indienne qui continuait de rester immobile : tout-à-l'heure celle-ci chantait, alors qu'elle avait tout sujet de pleurer ; maintenant elle reste muette comme un poisson, comme si ça ne valait pas la peine de me dire merci. Vraiment, je n'y connais pas grand-chose, aux femmes. Il y avait bien ma vieille mère, et une sœur, je crois ; par là-bas, derrière le levant... mais elles sont mortes, j'imagine.

Il se tut un moment pour essuyer le brouillard qui humecta ses yeux à ces souvenirs ; puis il reprit son monologue :

-- Oui, les femmes sont de drôles de choses ; elles ont été pour moi la cause de plus d'une épreuve. Toutes les fois que j'y ai pensé, ça m'a fait tourner la tête. Une autre chose bizarre... Je n'ai jamais vu de femme avec des moustaches ; ça m'étonne qu'elles n'aient pas de moustaches comme nous autres hommes ! C'est, sans doute, parce qu'elles ne sauraient pas se raser : oui, mais... elles pourraient se faire raser par quelqu'un. C'est bizarre !...

Le problème lui paraissant de solution trop difficile, il prit le parti de n'y plus songer.

-- ... Encore une chose singulière ! les femmes ont de longs cheveux !... ça m'a embarrassé longtemps de deviner pourquoi : je l'ai trouvé ce pourquoi... C'est parce qu'elles les laissent pousser. Je parierais que les miens seraient tout aussi longs, si je leur en laissais le temps.

Veghte éprouva le besoin de respirer après ce laborieux travail d'esprit. Il se reposa donc avec un soupir de satisfaction orgueilleuse ; jamais écolier lauréat, jamais mathématicien venant à bout d'un problème ardu, ne se sentirent plus triomphants et plus joyeux que l'innocent forestier quand il fut arrivé à cette ingénieuse solution.

Il se sourit à lui-même et jeta un regard sur la jeune Indienne : celle-ci, toujours muette et immobile, tenait ses yeux noirs dirigés sur lui avec une fixité farouche dont l'étrange expression le mit mal à l'aise.

-- Parlez-vous anglais ? lui demanda-t-il. S'il en était ainsi, je serais bien aise de vous adresser quelques questions. Hein, parlez-vous ?...

Un coup d'œil plus fixe encore s'il était possible, fut son unique réponse.

-- Allons ! parlez-vous ?... ou bien je vous tire les oreilles ! fit-il en allongeant le bras vers elle.

L'excellent homme se serait brûlé les deux mains plutôt que de toucher à un cheveu de la jeune fille. Mais cette dernière, au geste qu'il fit, répondit par un regard de reproche et d'épouvante qui lui alla jusqu'au cœur. C'était le coup d'œil suprême et lamentable de la biche immolée par le chasseur.

-- Dieu me bénisse ! s'écria-t-il ; vous avez pu croire que je voudrais faire du mal à une pauvre infortunée créature comme vous ! N'avez-vous pas compris que je plaisantais ?

La jeune fille fit un brusque mouvement pour repousser le forestier ; une expression d'embarras courroucé se peignit sur son visage, comme pour réprimander Basil de cette familiarité irréfléchie.

Il se trouva tout interdit, la replaça auprès du feu, et impressionné par la fixité étrange de ces yeux plus noirs, plus sombres que la nuit, il se prit à souhaiter d'être à cent lieues de là, au fond de quelque épaisse forêt, bien loin de cette fille extraordinaire.

Tout-à-coup elle lui dit avec une énergie soudaine qui le fit tressaillir :

-- Allez vous-en !

La surprise de Veghte fut telle qu'il ne put répondre tout d'abord.

-- M'en aller ! répliqua-t-il enfin : et pourquoi ?... vous voulez donc que je vous abandonne ?

-- Allez vous-en, répéta-t-elle avec une énergie croissante.

-- Oui, n'est-ce pas ? pour vous laisser geler à mort ?

-- Allez vous-en !

-- Eh, non ! que je sois pendu si je fais un pas !

Un sentiment de méfiance s'éleva de nouveau dans l'esprit de Basil ; il trouvait une expression offensante et suspecte dans les allures de cette fille, à laquelle il venait de sauver la vie. Tous ses soupçons lui revinrent, il enveloppa sa protégée d'un regard rude et investigateur destiné à la fouiller d'outre en outre.

Mais celle-ci, s'apercevant que les recommandations étaient inutiles, se renferma dans son silence, et lui lança un coup d'œil presque suppliant et si expressif que Basil en fut touché ; ses méfiances s'évanouirent, il comprit qu'elle cherchait à lui faire éviter un danger sérieux.

Néanmoins ses aventures de la nuit l'avaient prédisposé à l'imprévu tout extraordinaire qu'il pût être ; et, en résumé, Veghte ne connaissait pas la peur.

Il se pencha donc très près de l'Indienne et lui demanda à l'oreille :

-- Parlez, mon enfant, dites sans crainte vos pensées. Il y a par ici des Peaux-Rouges sur ma piste. Quoique vous soyiez de leur race, vous ne pouvez désirer ma perte, moi qui viens de vous sauver ?...

-- Allez vous-en ! allez vous-en ! reprit-elle en le regardant dans les yeux.

Mais, soit ignorance, soit obstination, elle ne dit pas d'autre parole.

-- Vous laisserai-je donc là ? Apparemment elle ne comprit pas cette question : sans quoi elle y aurait répondu.

-- Eh ! bien ! je pars, mais je vous emmène ! dit-il soudain, en s'enfonçant avec elle dans les ténèbres.

Le feu, pendant ce temps, s'était presque éteint, et les derniers tisons ne jetaient plus qu'une fumée rougeâtre : tout disparut au milieu des sombres obscurités de la tempête.

Quand il vit que tout était noir autour de lui, Basil éprouva une certaine satisfaction : quels que fussent ses ennemis, Blancs ou Rouges, il se trouvait dans des conditions égales vis-à-vis d'eux ; la nuit, l'ouragan, le désert étaient pour lui comme pour d'autres.

Tout en cheminant à pas précipités, il repassait et commentait dans son esprit les événements inouïs dont il était le héros. On peut croire que la question était au moins aussi grave et perplexe que son précédent problème sur les femmes. Mais ici, Basil était sur son terrain, il examina les choses sur toutes leurs faces avec une grande facilité d'esprit. -- Une jeune Indienne se mourant de froid, au cœur du grand désert américain, par cette nuit d'horrible tempête ; -- cette même Indienne cherchant obstinément à éloigner son sauveur !

Veghte eut beau tourner et retourner cette énigme complexe ; il n'y put rien comprendre.

Une préoccupation détourna l'honnête forestier de ses spéculations métaphysiques ; il s'aperçut qu'il marchait parfaitement à l'aventure. Toute sa perspicacité sauvage lui devenait inutile au milieu des ténèbres palpables qui l'entouraient. À cette observation désobligeante s'en joignait une autre : Johnson n'avait nullement fait retentir sa carabine, ainsi qu'il avait été convenu entre eux. Et pourtant, l'excursion de Basil avait duré assez longtemps, pour que son mystérieux compagnon s'inquiétât de lui, et songeât à donner quelque signal.

À la fin, se sentant mal à l'aise, il prit le parti de faire feu, lui-même, à trois reprises différentes.

Rien ne lui répondit.

Cependant, comme il avait marché avec une précaution extrême, il se croyait certain de n'être pas loin de son premier campement.

-- Ce coquin là doit pourtant m'avoir entendu ! grommela-t-il ; c'est un singulier compagnon, celui-là ! et sa conduite me paraît louche. Je ne me fie que tout juste à son amitié, et si nous devons faire route ensemble, il faudra que je le fasse marcher. Impossible qu'il se soit endormi comme une brute !

Comme il parlait encore, une lueur fugitive, ou plutôt une ombre de lueur frappa ses yeux vigilants.

C'était son bienheureux foyer, dont il ne s'était guère détourné, dans sa course à tâtons.

Quelques secondes lui suffirent pour y arriver ; il s'installa en jetant à Johnson un regard de travers.

IV -- Problème insoluble

-- Pourquoi n'avez-vous pas tiré des coups de fusil, comme je vous l'avais recommandé ? demanda Veghte, assez aigrement, à Johnson qui s'était mis debout pour le recevoir.

-- Au nom du ciel qu'amenez-vous là ? riposta ce dernier.

-- Eh ! une créature qui s'en allait mourant de froid si je ne lui avais porté secours, malgré vos bons conseils.

-- Tiens ! tiens ! une femme ! s'écria Johnson au comble de l'étonnement : que je sois pendu si ce n'en est pas une !... et vivante, encore !

-- Eh bien ! oui, vivante ! qu'y a-t-il là d'extraordinaire ?

À ce moment, la jeune fille se débattit si fort dans ses couvertures qu'elle les fit tomber et bondit comme une biche effarouchée.

-- Là ! là ! doucement ! fit Basil ; reprenez vos couvertures et ne faites pas de sottises ! Enfant ! ou bien !... mais non ; je vous ai effrayée une fois déjà ; je n'y veux plus revenir. Allons ! voyons ! soyez sage ! remettez votre manteau, sans quoi vous mourrez de froid. -- Vous ! ajouta-t-il en s'adressant à Horace ; parlez-moi un peu ici : n'avez-vous pas entendu mes coups de feu ?

-- Il m'a bien semblé ouïr quelque chose ; mais je n'ai pas trop su ce que c'était.

-- Pas-trop-su-ce-que-c'é-tait !... reprit Basil avec humeur, et contrefaisant la parole nonchalante de son interlocuteur. Vous allez peut-être me faire croire que vous ne distinguez pas un coup de feu du miaulement d'un chat !

-- Peut-être, oui ! répliqua l'autre avec un redoublement de flegme irritant.

-- Pourquoi n'avez-vous pas fait parler votre fusil ? Vous m'auriez évité bien des tâtonnements dans ce bois obscur, au moment de mon retour ?

-- Peuh ! savais-je que vous iriez si loin ? D'ailleurs, à vous voir si passionné pour vous mettre en campagne, je m'imaginais qu'une tournée de chasse, en pleine nuit, était nécessaire pour votre santé.

-- Enfin ! vous n'auriez donc pas tiré un seul coup de fusil ?

-- Oh ! vers l'aurore, j'aurais peut-être songé à y penser... mais vous êtes arrivé trop tôt.

Veghte lui lança un coup d'œil qui n'avait rien de pacifique, et réprima une violente envie de lui répondre sur un autre ton. Mais, après un moment de silence il se calma, et reprit la conversation sur un autre sujet.

-- N'est-ce pas la chose du monde la plus bizarre Johnson ? Quant à moi, cette aventure là me dépasse.

-- Quelle aventure ?

-- Eh donc ! la manière dont j'ai découvert cette fille.

-- Comment l'avez-vous trouvée ?

-- Debout contre un arbre, gelée à mort.

-- Ah ! et comment avez-vous connu qu'elle était gelée ?

-- Potence et corde ! comment voit-on avec les yeux ? comment touche-t-on avec les mains ? vous êtes stupide, ce soir, mon camarade !

Johnson sourit paisiblement de cette boutade, et poursuivit avec son flegme habituel :

-- Vous ne voyez pas que je cherche à éplucher la question. Est-ce que c'est la jeune fille qui vous a dit qu'elle allait mourir de froid ?

-- Si elle ne s'en était pas doutée, pourquoi aurait-elle chanté son chant de mort ?

-- Certes ! elle le chantait ?

-- Oui bien ! et c'était parfaitement l'occasion pour elle.

-- Ceci est fort. Si elle était mourante, c'est-à-dire sans connaissance, comment s'apercevait-elle de la chose, et comment pouvait-elle chanter ?

-- Je n'en sais rien. Ce qui m'étonne encore plus, c'est qu'elle fût seule en pareil endroit et dans une pareille nuit.

-- Pourquoi pas ? Il n'y a rien là d'impossible. D'ailleurs qui empêche de penser qu'elle était venue là avant la tempête ?

-- Mais, comment y serait-elle arrivée seule ?

-- Je ne puis rien décider là-dessus : on peut dire oui et non. Je suppose qu'elle avait été accompagnée par quelqu'un.

-- Alors, comment se fait-il qu'on l'ait laissée seule ?

-- C'est ce qui reste à savoir : peut-être les autres n'étaient pas loin.

Cette dernière remarque et le ton sur lequel elle fut faite impressionnèrent Veghte ; il abaissa pendant quelques instants sur le feu un regard distrait, et s'absorba dans ses pensées. Enfin il releva les yeux et dit :

-- S'ils étaient proches, pourquoi la laissaient-ils mourir de froid ?

-- Peut-être l'avait-on mise là en punition.

-- Bah ! quelle punition pouvait mériter une innocente enfant comme ça ? Parlez-vous sérieusement ?

-- Vous savez bien que ces petits êtres aux yeux innocents sont presque toujours de dangeureuses créatures.

-- Moi, j'ignore tout ça : les femmes sont bizarres, n'est-ce pas ? On a bien de la peine à les comprendre.

-- Il y en a qui les comprennent, répliqua Johnson avec une orgueilleuse suffisance ; moi, elles ne m'ont jamais embarrassé.

-- Mais, je reviens à ma question ; si les autres l'ont laissée seule, pour se retirer à peu de distance, comment se fait il qu'ils me l'aient laissé emmener ?

-- Ah ! c'est là le mystère. Peut-être sont-ils partis convaincus qu'elle succomberait sous la tempête, et ne se sont-ils pas donné la peine de la surveiller.

-- Je ne suis pas convaincu de cette idée. Johnson, vous parlez l'indien, n'est-ce pas ?

-- Oui, pourquoi ?

-- Pour lui parler, la questionner ; tirer au clair tout ce qui la concerne.

-- Ne lui avez-vous fait aucune question ?

-- Si, mais elle n'a pas l'air de comprendre l'anglais.

Johnson se livra à un silencieux sourire :

-- Pshaw ! Elle l'entend aussi bien que nous. Voyez donc comme elle vous observe : je parierais qu'elle sait, jusqu'au moindre mot, tout ce que nous avons dit l'un et l'autre.

-- Mais, par le ciel ! pourquoi ne dit-elle rien ?

-- Ah ! ah ! c'est qu'elle ne veut pas ; apprenez que lorsqu'une femme a mis quelque chose dans sa tête, vous la tueriez plutôt que de l'en arracher.

-- En vérité ?... murmura Basil, au comble de la stupéfaction.

-- Vrai comme-je le dis !

-- Eh ! bien les femmes sont d'étranges êtres. Nous autres hommes n'agirions pas ainsi.

-- C'est ce qui vous trompe, un homme ferait de même.

-- Bah ! ce n'est pas possible, nous ne sommes pas si fantasques, après tout ! Et si un bon garçon m'avait rendu un service pareil à celui que je viens de lui rendre, par la neige et la tempête, par ma foi ! je répondrais congrument à ses questions.

-- Écoutez un peu : elle ne trouve peut-être pas qu'il y ait tant à vous remercier dans cette affaire.

-- Je pense autrement que vous ; regardez ses yeux, et dites-moi s'ils ne parlent pas de reconnaissance ?

-- Je ne comprends guère ce langage muet. Et dans ses yeux je ne vois rien, si ce n'est qu'ils sont noirs comme la nuit et luisants comme des charbons.

-- Dites-lui donc encore quelque chose en langue indienne ; pour voir si elle nous comprend, oui ou non.

Johnson lui demanda son nom. À peine la question était-elle faite que la jeune fille répondit :

-- Mariami !

-- Mary Ann ?... elle dit ? demanda Veghte fort intrigué.

-- Mariami -- un joli nom pour une indienne. Voulez-vous que je lui demande encore quelque chose ?

-- Oui : tâchez de savoir pourquoi elle était restée seule.

Johnson l'interrogea de nouveau, mais sans succès : il fut désormais impossible de lui arracher une parole. À la fin, Veghte se consola en répétant son axiome « que les femmes étaient d'étranges choses » ; et se renferma dans le silence, après avoir invité, par signes, la jeune fille à dormir.

Pendant près d'un quart d'heure pas un mot ne fut prononcé : Basil fumait, les yeux nonchalamment fixés sur le feu, lorsque tout-à-coup une idée lui vint, il releva la tête pour parler. En faisant ce mouvement il s'aperçut que Johnson et l'indienne se regardaient avec un air qui lui parut éminemment suspect. À l'instant où Veghte bougea, les yeux de son mystérieux compagnon s'abaissèrent vivement vers le feu, et y restèrent fixés avec une expression affectée de somnolence et de rêverie. On aurait pu croire que Johnson, absorbé dans ses méditations, avait depuis longtemps oublié l'univers entier, l'Indienne et Veghte lui-même.

Basil finissait par ne rien comprendre à tout ce qui se passait autour de lui. Il demeura convaincu que Johnson et la fille sauvage échangeaient des signaux mystérieux : il fut tellement impressionné de cette idée qu'il voulut en avoir le cœur net, et se mit à questionner Johnson.

-- Horace ! lui dit-il, vous avez déjà vu cette fille quelque part ?

-- Qu'en résulterait-il si c'était vrai ?

-- Pourquoi m'avez-vous caché cela lorsque je l'ai apportée ici ?

-- Comment voulez-vous que je vous l'eusse dit, puisque je n'en sais rien moi-même.

-- Enfin ! vous la connaissez, vous savez qui elle est ?

-- Je sais le nom qu'elle vient de dire : Mariami.

-- Eh bien ! moi, je soutiens que vous n'ignorez ni d'où elle vient, ni les circonstances dans lesquelles on l'a laissée seule dans ce bois.

-- Doucement, doucement ! ricana Johnson, où, diable ! voulez-vous que j'aie puisé toute cette science ? J'ai rencontré pas mal d'Indiens dans ma vie, parmi eux pouvait être cette fille ; observez-la, du reste ; elle nous dévore des yeux comme si nous étions pour elle de vieilles connaissances. Je puis dire, même, une chose : c'est que, peut-être, je l'ai vue quelque part, mais où ? mais quand ? impossible.

-- Je voudrais bien que la mémoire vous revint ; vous ne sauriez croire quelle est ma curiosité à son égard. Vraiment je ne me suis jamais senti si curieux.

-- Vous lui portez beaucoup d'intérêt ; je vous en félicite, maître Basil ! répondit Johnson avec un regard étrange qui réveilla tous les soupçons du forestier. -- Chut ! ajouta-t-il en baissant la voix, elle s'endort.

En effet, les grands yeux noirs de la pauvre enfant se fermaient, et un sommeil paisible descendait sur elle. Elle en avait assurément besoin après les épreuves qu'elle venait de traverser, et qui eussent brisé toute jeune fille d'une autre race.

Les deux forestiers gardèrent le silence, retenant même leur respiration pour ne pas la réveiller. Ils l'examinèrent curieusement jusqu'à ce que ses paupières fermées et son souffle égal, leur eussent annoncé que leur protégée dormait profondément.

Il était passé minuit. Le feu continuait à flamber joyeusement, car le combustible ne manquait pas. La neige tombait avec plus de fureur que jamais, tournoyant dans l'air en tourbillons blafards, et épaississant le formidable linceul qui couvrait la terre. Évidemment si la tempête continuait ainsi jusqu'au matin, tout trajet dans les bois devait être impraticable : cependant Veghte ne manifesta aucune appréhension à ce sujet ; le mot « impossible » lui était inconnu.

-- Je pense maintenant qu'elle doit être affamée, murmura-t-il sans bruit : n'est-ce pas votre opinion, Johnson ?...

-- Peut-être, d'après les apparences.

-- Pauvre petite ! pourquoi n'y avons-nous pas songé ?

-- À quoi bon y penser, alors que nous n'avons rien à manger pour nous-mêmes ?

-- J'ai une bonne pièce de venaison, répliqua Basil ; ce n'est pas énorme, et pourtant, si elle parvient à l'expédier, elle est plus forte mangeuse qu'elle ne le paraît.

-- C'est une Indienne. Ces espèces-là peuvent jeûner sans que ça y paraisse.

-- C'est peut-être une sorcière ! fit Veghte d'un air prodigieusement fin ; qui sait si nous ne la verrons pas s'envoler au point du jour avec des ailes de chauve-souris et un bec de corbeau ?

-- À quel moment de la nuit sommes-nous ?

-- Il doit être minuit passé.

-- Si nous essayions de faire un petit sommeil ? fit Johnson en baillant.

-- C'est une proposition dont je ne suis pas ennemi.

-- Eh bien ! disposons-nous pour cela. Tout porte à croire que nous ne serons pas dérangés par quelque nouvelle visite : en tout cas nous saurons bien nous réveiller au moindre bruit. Le feu ne s'éteindra pas, il y a assez de bois pour l'alimenter jusqu'au jour.

-- Oui, oui ! tout va bien ; dormons.

Avant de s'étendre sur son lit de broussailles, Basil alla inspecter l'Indienne pour s'assurer qu'elle était assez chaudement protégée contre la température de plus en plus glacée ; puis il empila sur le foyer une quantité de bois formidable, destinée à brûler pendant plusieurs heures sans être renouvelée.

-- Je m'éveillerai bien sûr lorsqu'il baissera, dit-il ; nous ne serons point engourdis par le froid, et quant à moi, je ne me sens pas gelé du tout.

-- La fille indienne n'aurait pas dit ça tout-à-l'heure. Je suis bien aise que vous ayez le sommeil léger, car lorsque je dors, je m'acquitte de cette fonction avec un si grand courage que je suis fort long à m'éveiller.

Leurs préparatifs furent bientôt faits. Ils n'avaient, entre eux d'eux, qu'une couverture, car Veghte avait donné la sienne à l'Indienne ; mais cet abri leur suffisait pourvu qu'il les garantit de la neige. Ils construisirent à la hâte un toit de branches, le recouvrirent avec la couverture, s'étendirent moelleusement dessous, et un quart d'heure après ils dormaient.

Au bout d'une heure, environ, Basil s'éveilla sans savoir pourquoi. Son sommeil avait été si profond qu'il fut quelques moments à reprendre sa présence d'esprit, et à discerner ce qui se passait autour de lui. Il lui sembla cependant entendre le bruit furtif de plusieurs voix parlant tout bas.

Il étendit la main pour tâter la place de Johnson : ce dernier n'y était plus. Alors Basil rejeta la couverture et se mit avec vivacité sur son séant.

S'il avait apporté dans cette action la prudence méticuleuse qui lui était habituelle, il aurait pû surprendra l'explication d'un mystère qui resta toujours une énigme pour lui.

Johnson paraissait fort occupé à empiler du bois sur le feu ; quant à Mariami, la jeune fille indienne, son sommeil semblait tout aussi profond qu'au premier moment. Néanmoins il ne put retirer de son imagination que tous deux avaient conversé ensemble quelques moments auparavant.

-- Ho ! ho ! vous voilà éveillé, dit Johnson en se retournant.

-- Oui ! répliqua sèchement Basil, que faites-vous là ?

-- Le froid m'avait gagné, ça m'a fait apercevoir que le feu baissait ; je me suis levé pour le ranimer, car je n'ai pas voulu vous déranger.

-- Mary-Ann, l'Indienne, s'est réveillée aussi ? reprit Veghte d'un ton soupçonneux.

-- Qui ? où ? quand ? fit Johnson en regardant autour de lui d'un air effaré, comme s'il eût oublié la présence de la jeune fille.

-- Oui ! oui ! elle ! Je suis sûr de vous avoir entendus tout à l'heure causer ensemble.

Johnson se livra à un de ces sourires hautains et nonchalants qui lui étaient particuliers.

-- Vous vous imaginez qu'elle consentirait à me parler, lorsqu'elle refuse de vous dire un seul mot, à vous qui lui avez sauvé la vie !

-- Assurément ce serait souverainement déraisonnable ; mais les femmes sont de si drôles de choses , si incompréhensibles !...

-- Je pense, dit Johnson en détournant l'entretien, que voilà le feu en bonne route jusqu'au matin ; essayons donc de voir si nous pourrions goûter une heure ou deux de bon sommeil.

À ces mots, il se réintégra dans son lit, et s'endormit ou parut s'endormir aussitôt.

Il n'en fut pas ainsi de Veghte. Les soupçons désobligeants qui lui remplissaient la tête, le tinrent éveillé pendant plus d'une heure.

Il y a dans l'organisation humaine certains instincts magnétiques, desquels résulte une espèce de seconde vue intérieure, ou un avertissement mystérieux qui met en garde contre l'ennemi, alors même qu'il reste inconnu.

Basil éprouvait cette émotion et revenait toujours à cette idée méfiante, que dans la conduite de Johnson et de l'Indienne il y avait quelque chose de louche.

Il se rappela que, quelques années auparavant, à la première fois qu'il s'était rencontré avec Johnson, les allures de ce dernier avaient été déplaisantes, son amitié suspecte ; puis, sa brusque arrivée auprès du feu, sa manière presque brutale de s'installer, ses discours dédaigneux et ambigus, son inqualifiable négligence à faire des signaux utiles ; tout concourait à soulever contre lui les soupçons les plus légitimes. Or, au désert, quiconque n'est pas ami, est ennemi ! quiconque n'est pas clairement, ouvertement loyal, est un traître !

Basil aurait donné quelque chose de bon pour le voir « au Diable : » la présence de cet homme lui semblait malfaisante.

La pente de ses rêveries amères conduisit tout doucement Basil dans les régions du sommeil ; il y resta pendant plusieurs heures, étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

Enfin, le mouvement qui se faisait autour de lui le réveilla. Il se leva précipitamment ; le feu continuait de briller avec éclat ; l'aurore commençait à poindre.

-- Déjà réveillé ! fit Johnson en riant : à vous voir dormir, j'aurais pensé que le grand jour vous trouverait au lit.

-- Il y a longtemps que vous êtes levé ?...

-- Une grande demi-heure, pour le moins.

Veghte était outré contre lui-même d'avoir laissé prendre pareil avantage à cet homme : il se leva furieux.

-- Je ne puis comprendre que j'aie tant dormi ! dit-il d'un ton bourru ; si j'étais demeuré huit jours sans me coucher ce serait à peine pardonnable !

-- Ah ! ah ! c'est que vous étiez fatigué et transi.

-- Johnson ! où est la fille ? demanda soudain Basil.

-- Le ciel le sait, fit Horace d'un air innocent. Elle avait disparu quand je me suis levé.

V -- Trahison

-- Les femmes sont d'étranges choses ! répéta Basil lorsqu'il fut un peu revenu de son étonnement : l'avez-vous vue partir, Johnson ?

-- Ma foi non ! je me suis éveillé il y a une demi-heure environ, j'avais froid, je me suis levé pour activer le feu, et je ne me suis aperçu de sa disparition que lorsque la flamme est devenue brillante.

-- Très bien ! mais il y a une chose certaine, c'est qu'elle n'a pu aller ni bien vite ni bien loin à cause de la neige ; il ne me faudra pas longtemps pour l'atteindre, dit Basil en se levant sous l'impulsion d'une idée soudaine.

-- Homme ! s'écria Johnson décontenancé, à quoi pensez-vous ? Est-ce que, par hasard, vous songeriez à poursuivre Mariami ?

-- Pourquoi non ?

-- Vous mériteriez d'être fusillé si vous faisiez pareille sottise ! Savez-vous quelles ont pu être ses intentions en partant comme elle l'a fait ? Savez-vous si elle verra avec plaisir votre poursuite ? Et alors pourquoi se serait-elle en allée ?

Veghte secoua sa naïve et grosse tête d'un air de perplexité :

-- Je suppose... je suppose... Bah ! je n'y comprends rien. Johnson ! ajouta-t-il avec admiration, je voudrais être aussi instruit que vous sur ces créatures-là.

-- Quelles créatures ?

-- Les femmes ! je n'y comprends rien, et ça me chagrine.

-- Quand vous serez plus âgé vous en saurez davantage.

-- Plus âgé... reprit le forestier ; j'aurai quarante-huit ans à la fin de ce mois.

-- Ça ne fait rien. Vous avez eu peu de relations avec le beau sexe ; c'est fort long de se mettre au courant de ses allures et de ses caprices.

-- Je vous crois ! fit Basil respectueusement.

La conversation en resta là. Au bout de quelques instants, les deux compagnons remarquèrent que la neige avait cessé de tomber.

Mais en contemplant cette immense pleine glacée et éblouissante de blancheur, Veghte ne pouvait se défendre d'un sentiment d'anxiété pour cette intéressante jeune fille, qui, à peine sauvée d'une mort certaine, s'était rejetée volontairement dans ce mortel abîme du désert.

Ses traces apparaissaient profondément empreintes ; il les regarda avec tristesse et reconnut bien vite qu'elle avait dû cheminer avec une peine infinie à cause de l'énorme épaisseur de la neige : la trace était traînante et irrégulière ; on voyait qu'elle avait chancelé à chaque pas, et que, plusieurs fois, elle était tombée.

La vue pouvait suivre sa piste à une assez grande distance, à travers les arbres clairsemés. Basil remarqua qu'elle se dirigeait dans une direction diamétralement opposée au lieu où il lui avait porté secours.

Mais qu'était-elle devenue ?... Avait-elle continué un voyage accidentellement interrompu ? ou bien était-elle allée mourir misérablement dans quelque autre coin du désert ?

Basil se perdait en conjectures silencieuses, et restait persuadé qu'il ne reverrait plus la jeune Indienne.

Cette conclusion lui arracha un gros soupir. Il ne pouvait éloigner sa pensée de cette frêle créature arrachée par lui à une mort horrible ; un sentiment indéfinissable l'attirait vers elle, et sa brusque disparition lui faisait l'effet d'un grand malheur.

Johnson, lui, ne se départait point de son calme extraordinaire et imperturbable ; quand il fit grand jour il reprit la conversation :

-- Si nous voulons gagner le fort Presqu'Isle avant ce soir, nous n'avons pas beaucoup de temps à perdre.

-- Non assurément ; et ce ne sera pas une petite besogne de patauger dans cette neige, observa Basil en faisant ses préparatifs de départ ; nous pouvons compter qu'il faudra peut-être encore camper en plein bois la nuit prochaine.

-- Ça ne vous fait pas peur, une semblable perspective ?

-- J'ai fait des courses pires que celle-là. Mais voulez-vous que je vous dise ce qui serait une bonne chose pour nous ? s'écria Veghte illuminé par une brillante idée.

-- Quoi donc ?

-- Ah ! ah ! ce serait de tomber sur quelque bande de Peaux-Rouges, et d'être poursuivis par eux. Je vous assure qu'il y aurait lieu de courir plus que nous ne voudrions.

-- Ce n'est guère à ambitionner : je ne me sens nulle envie de courir.

-- Une fois j'ai été pris comme ça, et j'ai rossé d'importance cette canaille ; mais je vous le dis, ce fut une rude besogne. Si nous en faisons autant aujourd'hui, nous aurons besoin de repos pendant tout le reste du jour.

Pour se prémunir contre les fatigues futures, ils déjeunèrent : ce repas, fait avec le vigoureux appétit des chasseurs, fit une brèche considérable au quartier de venaison ; il devint évident qu'il ne pourrait fournir matière à un second assaut semblable.

La marche commença. Mais ils n'eurent pas fait un mille qu'ils purent calculer la lenteur de leur marche, d'après les obstacles monstrueux opposés par la neige : à ce train-là, ils se voyaient contraints de voyager toute la nuit, ou de coucher en forêt, comme la nuit précédente.

Cependant ils n'avaient pas le choix, force leur était de marcher en avant. D'ailleurs, ce n'était pas leur première aventure de ce genre ; en vrais forestiers aguerris, ils ne s'épouvantèrent pas trop de la situation.

Basil Veghte prit naturellement la tête de colonne, et se chargea de frayer la route dans la neige. Johnson le suivait à grand peine quoique une bonne portion de la besogne fut faite ; des monceaux de verglas étant déjà écartés et brisés par son compagnon.

Basil, tout en cheminant, songeait à la jeune Indienne Mariami, et se soulageait, tant bien que mal, par de gros soupirs. Qu'était devenue l'ingrate fugitive ? Était-elle vivante..., mourante..., morte... ! ou bien avait-elle été recueillie par quelqu'un de sa race et emmenée au loin ?... Toutes ces alternatives problématiques étaient de nature à exercer laborieusement l'imagination inquiète du pauvre forestier. Toutefois, ce labeur intellectuel ne lui déplaisait pas ; il faisait une utile diversion à la fatigue corporelle ; le temps et l'espace s'écoulaient plus inaperçus.

Tout-à-coup se présenta un obstacle considérable : c'était un cours d'eau rapide, profond et large. Au bruit de ses vagues tumultueuses et indisciplinées Basil s'arrêta :

-- Qui sait si nous allons pouvoir le traverser ? fit-il en se retournant vers Horace ; quoiqu'il n'ait pas fait chaud cette semaine, il n'est pas sûr que le ruisseau soit couvert de glace.

-- C'est possible, répondit Johnson d'un air désappointé ; et dans ce cas que faudra-t-il faire ?

-- Ce n'est pas tout encore, vous allez voir, reprit Basil. Il est probable que les bords seront pris, le milieu sera dégagé de glace, et le courant n'en sera que plus inabordable, car il n'y aura pas moyen de naviguer au milieu des glaçons tranchants comme des rasoirs. Dans ce cas nous n'aurons d'autre ressource que de faire comme notre grand Georges Washington en pareille circonstance.

-- Que fit-il ?

-- Il... -- Ah ! nous y voilà, interrompit Veghte en faisant un haut-le-corps pour franchir plusieurs arbres renversés ; c'est bien comme je vous l'annonçais : glace au bord, vagues au milieu ; et glace trop mince, trop fragile pour porter un homme, ajouta-t-il en rompant à coups de talons la croûte brillante, saupoudrée de neige.

Effectivement, tout le milieu du torrent, sur une largeur de plus de cent pieds, roulait avec rapidité ses flots verdâtres où se culbutaient de larges glaçons. Au premier coup d'œil il était visible que la navigation serait dangereuse, pour ne pas dire impossible.

-- Ça va mal ! grommela Veghte, après quelques minutes de contemplation muette, si nous voulons arriver au fort Presqu'Isle, il faut absolument franchir ce scélérat de ruisseau : mais comment faire... ?

-- Holà ! est-ce que vous songeriez à traverser ce cours d'eau ?

-- Il n'y a pas d'autre parti à prendre. J'aimerais mieux en faire le tour ; mais vous conviendrez avec moi que ce serait un peu long.

-- Il faudra construire un radeau, alors ?

Veghte, sans rien répondre, regarda çà et là autour de lui d'un air inquiet, comme s'il eût été en quête de quelque chose.

-- Que cherchez-vous ? demanda Johnson.

-- Il y a généralement beaucoup de Peaux-Rouges dans ces parages, si je pouvais mettre la main sur un de leurs canots, ce serait parfait : leurs embarcations sont construites pour des cas semblables ; elles sont à la fois des traîneaux et des barques.

-- Vous dites là une chose fort juste ; mais la difficulté est de découvrir quelque chose, sous l'épaisseur de neige qui couvre tout : il y en a au moins quatre pieds.

-- Ils ont l'habitude de les mettre sens dessus dessous, le long du rivage ; reprit Veghte continuant ses investigations. Je pense que l'élévation de la carène apparaîtra comme une éminence sur la neige et nous en facilitera la trouvaille. Inspectez les environs, d'un œil perçant, Master Johnson ; si vous découvrez quelque chose vous ferez une bonne action pour nous deux, car, je vous le jure, je suis fort embarrassé ; et vous le savez, nous n'avons pas une minute à perdre.

Chacun d'eux se mit en quête avec une patience et une opiniâtreté de chat. Après des marches et contremarches, Johnson signala un renflement de neige qui semblait annoncer l'objet tant désiré : mais c'était malheureusement sur l'autre rive ; autant aurait valu ne rien voir.

-- Non ! non ! répliqua Basil à une observation que fit Horace dans ce sens ; non ! ce que vous montrez là ne sera pas tout à fait inutile ; ça me confirme dans l'idée que ces parages sont fréquentés par les Indiens.

À ces mots il se remit à fureter avec une nouvelle ardeur.

-- Je vous le dis, Master Johnson ! poursuivit-il, c'est plein d'Indiens par ici ; il y aura des barques, n'en doutez pas. Le souvenir m'en revient maintenant ; l'été dernier j'ai beaucoup voyagé dans ce territoire, à tous les pas je rencontrais des canots, et je m'en servais sans façon pour traverser la rivière. Si nous sommes de bons chasseurs nous dénicherons ce gibier-là.

Tout-à-coup les yeux de Veghte brillèrent, il s'élança vers un bosquet de jeunes arbres, et, après un court examen, il poussa un cri de triomphe.

Johnson releva la tête, l'aperçut qui trépignait dans la neige comme un énergumène ; il courut à lui et le trouva occupé à soulever le canot qu'ils placèrent aussitôt sur leurs têtes pour le porter à la rivière.

-- Hein, que dites-vous de ça, Horace Johnson ? s'écria Veghte au comble de la jubilation.

-- Vous êtes un habile homme, camarade Basil !

-- Heu ! heu ! ça m'arrive quelquefois. Ah ! voici l'aviron. -- Holà ! holà ! les Indiens, par le ciel ! à l'eau ! vite ! vite !

Les détonations se firent entendre au milieu du silence de la forêt, et nos deux héros purent voir cinq Peaux-Rouges leur courant sus avec une vitesse effrayante.

Il y avait lieu de se hâter : Veghte, quoique empêché par le canot dont Jonhson lui avait abandonné toute la charge, arriva le premier à la partie courante de la rivière.

-- Allons donc ! sautez ! tombez là dedans ! ils arrivent comme une avalanche de démons. Baissez la tête, voilà un de ces vagabonds qui vous vise.

Johnson, l'homme au fier sourire, était démoralisé ; sa frayeur était telle qu'il baissa, non seulement la tête, mais tout le corps, et alla choir éperdument au fond du canot, les cheveux hérissés, la poitrine haletante.

Veghte avait saisi le long et flexible aviron ; il le plongea vigoureusement dans l'eau et le manœuvra avec une telle ardeur que bientôt le léger esquif vola sur les flots clapotants.

Il était temps, les Indiens étaient sur le bord ; et leurs balles sifflaient brutalement aux oreilles des fugitifs.

-- Ah ! il faut que ça finisse ! s'écria Basil en déposant l'aviron pour prendre son fusil ; en voici une qui m'a touché ! et si l'affaire continue de cette façon, nous n'irons pas loin. Johnson, où est mon fusil ? donnez-le moi.

Jonhson fit son possible pour obéir, mais il tremblait si fort que le mousquet lui échappa ; malgré les efforts désespérés de Veghte, l'arme chavira par-dessus le bord et disparut en un clin d'œil dans le gouffre liquide.

Il serait inutile et impossible de reproduire les interjections avec lesquelles le Forestier accueillit ce fâcheux contretemps.

-- Enfin ! ajouta-t-il, montrez-vous donc bon à quelque chose : prenez votre fusil et faites-en usage.

Au moment où Johnson épaula son mousquet, les Sauvages se laissèrent tomber dans la neige, comme si le coup fut parti et les eût tous renversés.

-- Ne faites pas feu ! s'écria Basil, ce serait une balle perdue. Attendez qu'ils se relèvent.

Les Indiens, au lieu de rester immobiles dans la neige, avaient rampé agilement dans son épaisseur, et s'étaient considérablement rapprochés du rivage. Quand ils reparurent à la surface, Veghte poussa une exclamation de dépit, et força de rames : cependant le courant l'avait aidé dans ses efforts ; si les Indiens avaient couru, le canot avait glissé sur l'eau, et s'était dirigé obliquement vers la rive opposée.

La bande sauvage se mit à le suivre, courant sur le bord, et poussant des hurlements atroces ; en même temps les Peaux-Rouges ne cessaient pas de fusiller la frêle embarcation.

La situation n'était pas gaie. Stimulé par les observations de Basil, Johnson essaya de faire feu : mais ce fut inutilement, son fusil vacillait entre ses mains, soit parce que ses mains tremblaient de terreur, soit parce que l'agitation de la barque sur les flots se communiquait à tout ce qu'elle contenait. La balle alla soulever la neige fort loin du but. Cette maladresse fut accueillie par de nouvelles clameurs à la fois menaçantes et dérisoires.

Veghte perdit patience ; il arracha le fusil à Johnson, lui jeta dédaigneusement l'aviron :

-- Essayez si vous serez moins maladroit à ramer, lui dit-il ; je vois bien que vous n'entendez rien au maniement du fusil.

Horace saisit la rame d'un air contrit et s'en servit avec une telle ardeur qu'au premier coup il faillit la rompre ; au second la barque fut sur le point de sombrer.

Veghte lança un regard qui ne présageait rien de bon :

-- Encore une maladresse de ce genre, lui dit-il, je vous casse la tête comme à un chien, et je vous jette aux poissons.

Horace se modéra et fit marcher le canot convenablement ; mais il était écrit que cette néfaste traversée serait entravée jusqu'à la fin : au moment où l'esquif allait toucher le bord opposé, la fusillade des sauvages envoya sur lui un ouragan de plomb.

Johnson se mit à crier qu'il était blessé aux deux bras, lâcha l'aviron et se laissa choir au milieu du bateau.

-- Il n'y a plus moyen ! oui Basil ! murmura-t-il : je ne serai plus bon à rien. Je n'ai pas de chance aujourd'hui.

-- Ouf ! je ne perds pas grand-chose, grommela Veghte en le poussant du pied pour dégager l'aviron sur lequel il était couché. Je me tirerai bien d'affaire tout seul, s'ils me laissent une minute ou deux de répit.

À ce moment, chose singulière, les Indiens cessèrent leur feu. Peut-être s'étaient-ils lassés de brûler leur poudre inutilement, ou croyaient-ils les fugitifs hors de portée.

Cependant, lorsque Veghte reprit l'aviron en main, trois coups de fusil retentirent, et les balles firent jaillir quelques éclats du canot.

Johnson se mit à crier lamentablement qu'il venait d'être blessé encore. Il n'y avait pas une seconde à perdre ; Basil se cramponna à l'aviron avec une vraie furie et fut assez heureux pour joindre enfin le rivage. Le canot aborda avec une telle force que la proue vint s'engager de plus de trois pieds dans la glace.

Le Forestier bondit à terre :

-- Allons ! venez vite ! dit-il à son compagnon, en retenant la barque de la main gauche, pendant qu'il lui tendait la droite pour faciliter son débarquement.

Johnson secoua mélancoliquement la tête :

-- Impossible, camarade ! ça ne se peut pas.

-- Comment ! y pensez-vous ? Allons donc, Johnson ; ces canailles vont nous fondre dessus, si nous ne décampons au plus vite. Et si vous tombez entre leurs mains, vous savez ce qui arrivera.

Basil compléta sa pensée par un geste expressif qui consista à faire tourner son doigt autour de sa chevelure.

-- Ce sera malheureux, répondit Horace, mais je suis trop blessé pour pouvoir me remuer ; prenez mon fusil et allez-vous en ; sauvez-vous puisque vous le pouvez ; laissez-moi.

Veghte le regarda pendant quelques instants d'un air indécis. Il ne pouvait se résoudre à l'abandonner.

Mais il fallait bien prendre une résolution : deux balles vinrent siffler à ses oreilles ; les Indiens cherchaient sous la neige un canot, et semblaient sur le point de le trouver ; le danger devenait pressant.

Johnson lui-même, sans s'effrayer de rester seul, lui renouvela l'invitation de partir et lui tendit de nouveau son fusil.

À la fin Veghte accepta ; il prit l'arme et s'éloigna en disant :

-- Adieu, vieux garçon ! ayez bon courage ; peut-être nous croiront-ils évadés tous deux, et ne vous inquiéteront-ils pas davantage.

Avant de quitter le canot, il avait eu soin de le tirer fort avant sur la glace, afin de le mettre le plus possible à l'abri des Indiens : sa conscience était donc tranquille à l'égard de l'homme qu'il abandonnait, et qui, après tout, loin d'être son ami, n'avait cessé de lui être suspect dès le premier moment.

Une fois engagé dans la forêt, et relativement en sécurité, Basil se rappelant qu'il avait été blessé, fit un examen rapide et superficiel de sa personne, jugea qu'il n'y avait rien de grave, et s'orienta pour continuer sérieusement sa route.

Au milieu de ses préoccupations, il remarqua que la fusillade des Indiens avait cessé : cette circonstance fut notée dans son esprit, quoiqu'il n'y attachât, sur le moment, aucune importance.

Et pourtant, s'il avait été à même de voir ce qui se passa derrière lui aussitôt après son départ, il aurait éprouvé une surprise sans égale.

Master Horace Johnson, après avoir attendu quelques moments pour être sûr que son compagnon était assez éloigné, se releva allègrement du fond du canot, et fit, de la main, un signal aux sauvages.

Cette pantomime télégraphique voulait dire sans doute : « cessez le feu », et les Indiens avaient de bonnes raisons pour lui obéir docilement, car il ne fut plus tiré un seul coup de fusil.

Une chose bien plus curieuse ! Johnson, le blessé ! qui ne pouvait plus manier ni le fusil, ni la rame, lorsque Basil était auprès de lui ; Johnson, le trembleur maladroit ! dégagea son canot de la glace, avec une dextérité et une force herculéennes, prit l'aviron, s'en servit si adroitement et si vigoureusement que la barque bondit sur les flots, soulevée par ses bras d'acier. Enfin, chose inouïe ! Master Horace Johnson revint en droite ligne vers la rive où se trouvaient les sauvages !

En vérité, il fut heureux pour le repos mental de Basil Veghte qu'il n'eût pas vu ce spectacle étonnant et gros de mystère. L'honnête Forestier aurait été obligé de laisser ce problème non résolu, et de convenir que, comme les femmes, les hommes étaient des « choses bizarres ».

Ce qui prouva l'innocence de son âme et la bonté de son cœur, ce fut un remords de conscience auquel il s'empressa d'obtempérer. Veghte n'avait pas fait un quart de mille qu'il se prit à songer qu'il était un vrai lâche, un vrai Judas ! d'avoir ainsi abandonné son camarade : que si, d'un côté, le soin de sa préservation personnelle avait pu le solliciter dans le sens du départ ; d'un autre côté, l'honneur, la loyauté, lui commandaient impérieusement de revenir auprès de Johnson pour l'arracher aux mains de ses ravisseurs impitoyables.

Basil ne tergiversa pas, il retourna en arrière. Accoutumé à être prudent, il s'approcha de la rivière avec les plus grandes précautions et gagna sans bruit les abords du lieu de son débarquement.

Là il eut beau écouter, épier du regard les rives du cours d'eau ; le silence seul et la solitude répondirent à ses investigations : il n'y avait plus ni Johnson, ni canot, ni sauvages ; plus rien que l'immensité neigeuse, muette, glacée, et le torrent bleuâtre dont les vagues folâtraient lugubrement entre elles.

-- Ma foi ! murmura-t-il en inclinant la tête avec mélancolie, voilà ce pauvre Horace enfoncé. Je ne l'ai jamais beaucoup aimé, cet homme, cependant je ne lui aurais souhaité aucun mal. Enfin ! c'est pour tous la même loi ; nous devons tous y aller tôt ou tard.

Sur ce propos philosophique, Basil tourna les talons et reprit diligemment la route du fort Presqu'Isle, où il arriva fort tard dans la soirée.

VI -- Éclaircissement. -- Sinistres nouvelles.

Le fort Presqu'Isle était situé sur l'extrémité méridionale du Lac Érié, près de l'emplacement actuel de la ville Érié.

Sur l'un de ses bastions avancés était une grosse citadelle en troncs d'arbres, une Block-House , comme on disait alors, spécimen favori des fortifications américaines à cette époque primitive de la civilisation. Elle avait deux étages de hauteur ; celui de dessus excédant l'autre en diamètre, de telle façon que la garnison pouvait, au besoin, faire feu sur les assaillants, jusque sous les murs de la citadelle.

La toiture, formée de plaques d'argile cuites au feu, était à l'abri de l'incendie ; et, par surcroit de précaution, au faîte de l'édifice se trouvait un vaste réservoir en bois, toujours rempli d'eau, en cas de besoin.

La position de ce fort n'était pas heureuse. On l'avait bâti sur une langue de terre avancée, entre les eaux du Lac et un petit ruisseau qui venait s'y jeter à angle droit. Mais, à environ cent cinquante pieds de la Block-House, s'élevait un monticule qui la dominait presque entièrement ; c'était un point d'attaque formidable contre le fort : de l'autre côté, le Lac fournissait toutes les facilités possibles pour une attaque par eau.

Les événements dont nous retraçons l'histoire, se passaient à l'époque éminemment critique pour les émigrants Européens, où le fameux Pontiac, le célèbre chef des Ottawas, faisait de gigantesques efforts pour exterminer les Faces-Pâles dont l'irruption envahissante depuis la défaite du Roi Philippe *(1) , absorbait de jour en jour les territoires Indiens, et refoulait les Peaux-Rouges *dans le désert.

Ce chef habile, avec un corps composé de mille hommes d'élite, avait établi son quartier général au Détroit, dont il faisait le siège ; pour coopérer à son œuvre de destruction, toutes les peuplades, à cent lieues à la ronde, avaient envoyé leurs contingents dans chaque territoire occupé par les Européens, et leur faisaient une guerre héroïque.

Devant eux tombèrent successivement les forts nombreux établis sur une immense ligne de frontières : ces établissements militaires protégés par de minimes garnisons, furent saccagés au moment où leurs défenseurs y songeaient le moins. Les officiers supérieurs, isolés dans la solitude du désert, séparés les uns des autres par plusieurs centaines de milles, passaient souvent plusieurs mois sans recevoir aucune nouvelle de leurs plus proches voisins ; leur désastre n'éveillait aucun écho ; ils disparaissaient ignorés, comme avaient disparu leurs concitoyens, sans secours, sans consolations, sans aucune chance de salut.

Le fort Sandusky tomba ainsi au milieu de mai 1764. Le fort Saint-Joseph, à l'embouchure de la rivière Sainte-Marie sur le Lac Michigan, subit le même sort quelques jours après. Ensuite le Michilimackinac ; l'Onataton sur l'Wabash ; le Miami sur le Maumee. Nous verrons bientôt périr aussi le fort Presqu'Ile aux dernières péripéties duquel sont consacrés les récits qui composent cette histoire.

Cette esquisse générale terminée nous rentrons dans notre sujet.

Plusieurs mois s'étaient écoulés : par une belle soirée de juin, l'enseigne Christie, commandant du fort Presqu'Isle, debout devant la Block-House, sur le bord du lac, était en grande conversation avec notre ami Basil Veghte.

Christie était un homme robuste, musculeux, coulé en bronze, dont le visage calme et sévère avait un puissant cachet de détermination et d'intelligence ; sa voix était vibrante et sympathique, sa conversation agréable ; mais il avait, en parlant, une singulière contenance : il avait toujours les bras croisés, la tête basse ; il ne remuait que ses pieds, fort occupés à lancer au loin des cailloux.

Veghte, suivant son invariable habitude fumait démesurément, armé d'une énorme pipe en racine de bruyère : lorsqu'il voulait gesticuler, il retirait invariablement sa pipe de sa bouche et la faisait participer à la pantomime qu'exécutait sa main.

Christie ne relevait guère les yeux ; seulement, lorsqu'il était parvenu à hisser sur le bout de son pied un caillou convenable, il le suivait du regard après l'avoir lancé le plus loin possible.

Au contraire les yeux du Forestier étaient dans un mouvement perpétuel ; sur le lac, sur les collines, sur les bois, devant, derrière, sur les côtés, ils étaient partout. Cette mobilité cauteleuse du regard, devenue une seconde nature, est le type caractéristique du Frontiersman ; sa vie aventureuse l'a accoutumé à une vigilance forcée, permanente, infatigable.

-- Oui... dit Christie, répondant après un long silence à une observation que lui avait faite son compagnon, je ne tire pas bon augure de cette tranquillité affectée des Indiens. Ils se sont éloignés du fort ostensiblement, pendant la journée, et pourtant, ce soir, je crois flairer des embuscades tout autour de nous. Oui, ce départ n'est pas naturel, je m'en méfie beaucoup.

-- Je suis parfaitement de votre avis, ils ne sont pas loin, vous pouvez vous mettre ça dans l'esprit. Il y en a partout de ses vermines-là : en bon compte, c'est trop de moitié.

-- Je voudrais avoir des nouvelles du Détroit, ajouta Christie après une nouvelle pose, il s'est présenté un Indien, la semaine dernière, alors que vous étiez en chasse, cet homme avait quelque chose à nous dire. Tout ce qu'on a pu saisir dans son baragouin a été ceci : « Pontiac... Détroit... » Sur le moment, je n'ai pas fait grande attention à ses paroles ; mais depuis, j'ai réfléchi, il doit y avoir quelque mauvaise affaire dans l'air ; je suis sûr que ce Sauvage avait des détails intéressants à nous donner.

-- Vous pensez que le vieux chef aurait pris la place ?

-- Je le crains.

-- Eh bien ! pas moi. Lorsque je l'habitais, ce fort me faisait l'effet d'être la plus forte citadelle qu'on pût désirer en cas de guerre indienne.

-- Cela pourrait être, si ces sauvages combattaient comme les hommes blancs. Mais, Basil, vous savez aussi bien que moi leurs façons extraordinaires d'attaquer. Ce serait un jeu pour le Major Gladwyn de repousser un assaut livré ouvertement, en plein jour ; mais je tremble toujours qu'ils ne le surprennent, à l'improviste hors de garde.

-- Je n'en disconviens pas : mais n'a-t-il pas fréquenté les bois autant que vous ? Or, vous ne seriez pas homme à vous laisser surprendre.

-- Ah ! bien des circonstances sont venues m'instruire : j'ai peut-être plus d'expérience que lui. Peut-être m'y laisserais-je prendre, si je n'avais pas reçu vos leçons.

-- Oh ! je ne suis pas un savant, moi ; seulement, je serais un triste imbécile si je n'avais pas un peu appris à connaître les Indiens, depuis le temps que je les fréquente.

-- Vous rappelez-vous votre aventure avec Johnson, l'hiver dernier ? cette nuit où vous sauvâtes une fille indienne à demi-gelée ?

-- Je le crois bien ! je ne suis pas près de l'oublier.

-- Depuis, avez-vous eu des nouvelles de ce Johnson ?

-- Non. Le pauvre diable était bien bas quand je l'ai laissé ; il était gravement blessé, les Indiens étaient sur ses talons, je ne sais trop comment il aura fait pour leur échapper ; sa seule ressource aura été de sauter hors du canot et de se noyer pour ne pas tomber entre leurs mains.

-- C'est bien lui qui était venu au fort plusieurs fois, dans le courant de l'été dernier ?

-- Oui, il est venu à diverses reprises.

-- Eh bien ! mon pauvre Basil, je l'ai revu l'autre jour, cet homme-là.

Le Forestier releva la tête avec une expression de surprise facile à comprendre. Christie lui adressa un paisible sourire.

-- Oui ! je l'ai vu, reprit-il, comme je vous vois en ce moment. Il n'était pas à cent pas de distance.

-- Et ou donc ?

-- Sur ce ruisseau même. J'étais allé à la chasse, vous vous en souvenez, mercredi dernier ; j'avais remonté le cours d'eau sur un espace d'environ un demi-mille : tout-à-coup j'entends le bruit d'un canot courant sur l'eau ; je me retourne à temps pour le voir passer, et pour distinguer parfaitement Master Johnson assis au gouvernail, avec le calme et la majesté d'un commodore.

-- Ah ! voilà qui est merveilleux ! Je suis bien aise de cette nouvelle ; car j'avais sur le cœur l'idée que cet homme avait péri malheureusement. Les Sauvages en auront eu pitié, l'auront soigné ; il se sera ensuite arrangé de manière à leur glisser entre les mains.

-- C'est possible ; mais dans ce cas, il y en a un ou deux qui n'ont pu se décider à être séparés de lui. Il était en compagnie d'un superbe couple d'Indiens, peints magnifiquement en guerre.

Veghte regarda le commandant dans les yeux, pour se convaincre que ses paroles étaient sérieuses.

-- J'ai reconnu même un de ces sauvages, poursuivit l'officier ; quant à l'autre, il ne me semble pas l'avoir jamais vu. Mais vous aussi, avez eu affaire avec l'un de ces guerriers du désert.

-- Comment le nommez-vous ?

-- Balkblalk, ce gros vaurien d'Ottawa. Il est venu rôder souvent par ici, sous prétexte de chasse : j'en ai toujours eu méchante opinion.

-- Johnson est en mauvaise compagnie, répliqua le Forestier ; cet Ottowa est un drôle capable de faire tout, grand traître ami du mal fait dans l'ombre. Je suis sûr qu'il m'a tenu un jour au bout de son fusil et ne s'est pas gêné pour tirer ; si j'ai échappé, c'est par un miracle de la bonté de Dieu. Je serais bien aise de le rencontrer sur mon chemin.

-- Non ; ce n'est pas le moment. Évitons tout conflit avec les Indiens, tout prétexte d'hostilité. Ils nous sont assez ennemis, il n'y a pas besoin de les exciter davantage. -- Ce fut une étrange aventure, n'est-ce pas, Basil ? poursuivit Christie après un instant de silence, que cette rencontre d'une fille indienne au beau milieu d'une tempête, en plein désert, par une nuit noire de décembre ?

-- Oui ! ça été le plus grand étonnement de ma vie. Ah ! si j'avais été un malin, j'aurais approfondi la question : aujourd'hui je me repens de ne pas l'avoir fait.

-- Qu'y auriez-vous gagné ? Des coups de fusil probablement : on a toujours du désagrément à se mêler d'affaires de femmes.

-- Les femmes sont de drôles de choses ! répéta Veghte avec une mélancolie comique ; je n'en saurais parler convenablement.

Pendant environ deux minutes, l'enseigne Christie fut complètement absorbé par le lancement difficile de plusieurs petits cailloux suspendus en équilibre sur le bout de son pied. Il se contenta de sourire, sans parler, ni relever la tête, au naïf axiome de son compagnon.

Ce dernier, toujours les yeux au guet, inspectait le lac et ses rives comme s'il ne les avait jamais vus.

Tout-à-coup il poussa une exclamation.

-- Commandant ! jetez un regard sur ce rivage, là-bas, au couchant, et dites-moi si ce n'est pas un bateau qui s'avance. Oui, c'est un bateau, j'en suis sûr maintenant.

Christie regarda dans la direction indiquée, et répondit aussitôt :

-- Oui, c'est un bateau, rempli de monde, et qui vient dans cette direction.

-- Il y a deux embarcations, reprit vivement Basil : voyez-vous, une d'elles s'avance au large dans le lac ; l'autre la suit. Ah ! cette seconde passe devant, maintenant.

-- Elles ne sont pas à plus d'un mille de distance, répondit Christie ; à la manière dont les rameurs manient les avirons il est facile de voir qu'ils sont rudement fatigués, regardez comme les rames se lèvent et s'abaissent avec lenteur.

-- Oui, probablement ils ont fait une longue journée.

-- Qui croyez-vous que ce puisse être, Basil ?

-- Vraiment je ne saurais le dire. Ce sont peut-être des gens qui ont entendu parler d'un danger menaçant Presqu'Isle, et qui viennent pour nous donner un coup de main.

-- Pire que cela, Basil ; pire que cela ! Je parierais qu'il y a quelqu'un de nos forts saccagé, et que les survivants viennent nous demander asile.

-- Quelle place ? le fort Sandusky, peut-être.

-- Justement, j'y pensais. C'est une triste affaire, vous pouvez en être sûr.

Pendant ce temps, quelques hommes de la citadelle avaient signalé l'approche des bateaux, et s'étaient portés à leur rencontre jusqu'à l'extrémité de la langue de terre. Peu après les barques abordèrent et les navigateurs firent leur débarquement.

Ils étaient environ une quarantaine ; tous dans un état de délabrement pénible à voir ; visages bandés, bras en écharpe, figures hâves et amaigries, vêtements en lambeaux : tel était leur aspect lamentable.

Leur chef, le lieutenant Cuyler, s'avança rapidement vers l'enseigne Christie, et lui dit d'un ton abattu :

-- J'ai de mauvaises nouvelles à vous annoncer.

-- Je le pressentais, répondit l'autre avec tristesse, voyons de quoi il s'agit.

Pendant que les deux chefs conversaient ensemble, on prit soin des hommes, et on leur offrit avec cordialité les rafraîchissements dont ils avaient grand besoin.

-- Voilà tout ce qui me reste de mes quatre-vingt seize hommes, dit le lieutenant, nous avons quitté le fort Niagara le trente mai, et nous nous sommes traînés comme nous avons pu, tout le long des rivages nord du lac Érié, nous dirigeant vers le fort Détroit.

-- Pourquoi preniez-vous cette direction ?

-- N'avez-vous pas appris que Pontiac a commencé le mois dernier à assiéger cette place ?

-- Non, en vérité ; mais je soupçonnais que tout n'était pas au mieux pour le major Gladwyn.

-- Oh ! sa position est presque désespérée. Il est serré de près par des forces énormément supérieures : je le crois perdu avec sa garnison.

-- Vous croyez ?

-- Mon Dieu, oui. Un courrier est venu nous apporter un pressant message pour nous demander des renforts en hommes et en munitions : Nous sommes partis aussi vite que possible. Mais nous ne pouvons plus essayer de rejoindre le major Gladwyn, car, après le désastre que nous venons d'éprouver, ce serait marcher à une destruction certaine.

-- Je suis bien désireux d'entendre votre récit, lieutenant ; mais ne voudriez-vous pas accepter quelques rafraîchissements, vous semblez épuisé ?

-- « Je vous remercie, tout à l'heure. -- Après plusieurs jours de marche, nous sommes arrivés à la Pointe au Pelé, près de l'embouchure de la rivière Détroit, où nous pensions trouver un lieu favorable de débarquement. Une fois sur les lieux, nous les avons soigneusement explorés en tout sens pour nous assurer des indices qui auraient pu révéler la présence des Indiens. Nous ne pûmes rien découvrir : il n'apparaissait pas l'ombre d'un danger. »

-- Signe certain qu'il y avait quelque désastre dans le vent, grommela Basil.

-- « Nous avions pris toutes nos mesures pour nous mettre sur la défensive ou même nous échapper, en cas d'alarme. Nos huit bateaux étaient rangés sur le bord, tout prêts à appareiller. Un de nos hommes et un mousse étaient entrés dans le bois pour y ramasser des broussailles destinées à allumer le feu. -- Tout-à-coup un sauvage surgit, fend la tête au mousse d'un coup de tomahawk, en fait autant à l'homme qui vient mourir dans le camp, en donnant l'alarme.

« Je forme sur le champ mes hommes en demi cercle devant les bateaux, et je leur recommande de se tenir fermes et inébranlables, le moindre mouvement inopportun pouvant nous devenir fatal.

« Cependant les choses s'annonçaient mal ; plusieurs pauvres diables tombèrent foudroyés, sans qu'il fut possible de voir même d'où arrivaient les coups de feu. Je vis bien qu'une attaque sérieuse nous serait funeste.

« J'avais à peine donné mes premiers ordres, que les démons rouges ouvrirent leur feu du fond de la forêt ; mes hommes leur ripostèrent de leur mieux. Si les Indiens avaient été quelque peu en vue, la lutte aurait été moins défavorable : mais vous savez, mon cher enseigne, combien il est démoralisant pour un corps d'armée régulier de se débattre contre un ennemi invisible, qui sème tout autour de lui une tempête mortelle de feu et de plomb.

« Les Indiens s'aperçurent sans doute de l'hésitation de nos soldats, car au bout d'un instant, leur bande entière sortit du bois avec des hurlements si épouvantables, qu'en y pensant seulement, mon sang se glace dans mes veines.

« Je recommandai à mes hommes de se tenir fermes : mais il avait suffi de la présence des Indiens pour les consterner. Le centre de mon petit bataillon céda sous le choc, se laissa entamer, et tout le monde se retourna vers les bateaux. Ce fut un moment affreux : les braves cœurs qui essayèrent de résister furent mis en pièces ; les autres furent culbutés jusque dans les bateaux, où les sauvages, avec une audace incroyable, arrivèrent en même temps que nous.

« Tant bien que mal on démarra cinq bateaux sur lesquels les survivants s'empilèrent précipitamment, et on poussa au large. Voyant tout perdu, je me jetai à l'eau le dernier, et je me cramponnai au dernier bateau qui fuyait. On me hissa ensuite, une fois en pleine eau, car dans la confusion du premier moment, personne ne s'était aperçu de ma disparition.

« Mais, le croiriez-vous, Sir ! Les sauvages eurent l'acharnement de se jeter sur trois de nos bateaux, d'en renverser les hommes et de les jeter à l'eau tout sanglants. Nos malheureux camarades épouvantés ne firent pas la moindre résistance ; ce fut une boucherie. Les deux embarcations restantes s'échappèrent à force de rames : nous avons erré toute la nuit et la matinée sur le lac, et nous voilà. »

-- Avez-vous passé au fort Sandusky ?

-- Oui ; nous n'avons trouvé que des cendres.

-- Ciel ! est-il possible ?

-- Mon Dieu oui ! il a disparu, et je vous l'annonce, votre poste ne tardera pas à subir le même sort.

-- Parlez-vous sérieusement, lieutenant ?

-- Malheureusement oui. Quelle est la bande indienne qui résistera à la tentation de vous attaquer, ayant devant les yeux de semblables précédents. Voyez, d'ailleurs, ce coteau d'où sort votre ruisseau, voyez le bord du lac ! Nos ennemis peuvent-ils désirer mieux pour avoir sur nous tous les avantages ?

-- Je reconnais que ce fort a été établi d'une façon aussi misérable et inintelligente qu'incompréhensible. Mais, avant de détruire les murailles, il faudra anéantir la garnison.

-- C'est possible : néanmoins souvenez-vous de mes paroles, votre fort tombera ; il n'est pas au pouvoir des forces humaines de prévenir ce désastre. Mon intention n'est pas de vous effrayer, je vous avertis, c'est mon devoir.

-- Oh ! vous ne m'effrayez pas, répondit Christie avec un triste sourire ; il y a ici des bras robustes et des cœurs inébranlables ; nous nous ensevelirons sous les ruines plutôt que de reculer.

-- Je n'en doute pas ; pourtant, je persiste dans mon opinion. Cet archi-diable de Pontiac a soulevé toutes les peuplades indiennes, les plus épouvantables périls sont suspendus sur nos têtes. Et maintenant, mon cher enseigne, j'accepterai volontiers votre bienveillante hospitalité.

On rentra dans le fort, où tous les efforts furent mis en œuvre pour réconforter les pauvres fugitifs autant que le permettaient les circonstances.

Le lendemain ils se remirent en route dans la direction de Niagara, pour porter à leur chef la nouvelle du désastre qu'ils avaient essuyé.

Pour compléter les détails relatifs à cet épisode, nous ferons connaître au lecteur le sort des trois embarcations et des hommes capturés par les Indiens.

« Les malheureux, dit Parkmann dans son histoire de la vie de Pontiac furent entraînés au camp du chef, près de la rivière Détroit : là, on les massacra de la façon la plus révoltante ; après les avoir brûlés vifs, on les coupa en morceaux, et, pendant plusieurs jours, la garnison consternée du fort, put voir flotter sur la rivière des débris humains, des têtes, des bras, des jambes, des troncs calcinés et tailladés, que se disputait la voracité des poissons. »

VII -- Résurrection d'un vivant

La visite du lieutenant Cuyler eut au moins ce bon résultat qu'elle fut un avertissement salutaire pour l'enseigne Christie et sa garnison, d'avoir à se tenir sur leurs gardes ; en même temps elle leur fit connaître des événements très importants qu'ils ignoraient.

Ce fut pour eux un trait de lumière qui les éclaira sur la conspiration gigantesque ourdie par Pontiac, et sur le danger imminent qui menaçait les garnisons isolées dans le désert. En effet, ces corps détachés, perdus à des centaines de milles au fond des bois, pouvaient être assaillis facilement par des nuées de sauvages ; une fois bloqués dans leurs citadelles rustiques, ce n'était plus pour eux qu'une affaire de temps ; tôt ou tard il fallait succomber.

Christie, à la tournure que prenaient les choses s'attendait parfaitement à voir arriver son tour. C'était un noble et vaillant homme de guerre, incapable de faiblir, disposé à se faire hacher en morceaux plutôt que de céder aux Indiens un pouce de terrain. Il se tenait merveilleusement sur ses gardes ; il avait su animer ses hommes de son souffle courageux ; chacun autour de lui était prêt à combattre jusqu'au dernier rayon d'espoir, jusqu'au dernier souffle de vie.

Le seul point qui le tint en peine, était la faiblesse de la citadelle au point de vue de l'emplacement. Il savait trop bien que les Sauvages, qui d'ailleurs se perfectionnaient tous les jours dans l'art de la guerre, sauraient parfaitement profiter de tous les avantages du terrain pour s'abriter ; et que, derrière les terrassements naturels qui dominaient le fort, ils pourraient braver une grêle de balles, tout en accablant les assiégés d'une fusillade meurtrière.

Le lendemain du départ de Cuyler, l'enseigne Christie était debout sur l'extrême pointe de la presqu'île, considérablement occupé à lancer des petits cailloux avec la pointe de son pied, et à méditer sur les obscurités de l'avenir.

Il faisait une de ces splendides matinées comme le ciel se plaît fréquemment à en accorder aux contrées placées sous cette latitude. En tout autre temps, le commandant du fort se serait senti léger et joyeux ; mais, ce jour là, son esprit était oppressé par une sorte de pressentiment vague et sinistre, qui peu à peu l'enveloppa comme d'un brouillard de mélancolie.

Un bruit de pas légers frappa son oreille ; il se retourna et aperçut Basil Vegthe qui s'approchait.

-- Je ne sais pas ce qu'il faudrait pour vous distraire, fit ce dernier en gesticulant avec sa pipe qu'il venait de retirer de sa bouche ; voilà une heure que je vous examine, et vous êtes toujours tête baissée, remuant les petits cailloux, aussi absorbé par vos méditations qu'un chasseur à l'affût du castor. Vous avez dans l'esprit quelque chose qui vous trouble.

-- Ah ! c'est vous Basil ! je suis bien aise de vous voir ; mon esprit se remettra en votre société. Depuis que ce malheureux Cuyler et ses hommes ont passé par ici, je n'ai fait que penser à leur aventure et à leurs discours ; je ne puis pas m'ôter de l'idée que le fort Détroit et tous ceux des frontières seront anéantis successivement.

-- D'où vous vient cette opinion, enseigne ?

-- Tous les commandants sont assez fous pour s'endormir dans je ne sais quelle molle insouciance ; ils se livrent, pour ainsi dire, eux-mêmes aux Indiens. Le major Gladwyn, peut-être, est sur ses gardes, mais, mais comme son poste est le plus important, Pontiac s'en est chargé lui-même et il l'assiège avec fureur. Si Cuyler et ses hommes avec leurs munitions, avaient réussi à rejoindre Détroit, le major et sa garnison auraient été sauvés, aujourd'hui tout est perdu.

-- Je conviens que tout n'est pas couleur de rose ; mais je ne crains rien pour nous. Songez que le fort Presqu'Isle a été bâti pour parer à quelque malheureuse éventualité semblable à la nôtre ; il a bien résisté une première fois, il résistera bien une seconde ; quant à moi je le trouve fort capable de supporter un coup de main. Je vous dirai même, pour ce qui me concerne, que je ne serais pas fâché d'avoir une bonne échauffourée avec les Peaux-Rouges : j'ai un bon pressentiment de ce qui arriverait.

-- Oh ! mon Dieu ! je ne suis pas seulement en peine pour notre fort. Qu'arrivera-t-il des possessions Anglaises en Amérique, si les postes des frontières tombent tous comme le fort Sandusky ? Vous pouvez bien le croire, les Français sont au fond de tout cela ; chaque citadelle qui nous est enlevée est gagnée pour eux : il y a plus encore, tous ces désastres successifs, inspirent aux Indiens le mépris de notre pouvoir, et augmentent leur respect pour la puissance de leur « Père Français ».

Basil ne répondit pas ; depuis quelques minutes il sondait avec obstination les profondeurs du lac. Sa persistance à regarder ainsi attira l'attention de Christie qui lui demanda :

-- Apercevez-vous quelque chose de suspect ?

-- Je vois un canot sur l'eau ; nous allons avoir encore des visiteurs.

La surface du lac Érié était calme et unie comme une glace ; sur sa nappe brillante on découvrait un point noir, qui, au premier abord, pouvait être pris pour un oiseau endormi sur les vagues.

Un examen plus attentif révélait les formes d'un canot ; au bout de quelques secondes, Basil Veghte déclara qu'il contenait deux personnes.

-- Ce sont peut-être des malheureux échappés à la ruine de quelque fort, dit Christie.

-- Oui, c'est possible ; ils auront été pourchassés jusqu'au rivage, et arrivent d'un point très éloigné ; du nord, sans doute.

-- Ils seront bientôt ici : distinguez-vous le sillon des rames ?

-- Oui, et celui qui les manœuvre connaît sa besogne : je pense que ce doit être un Peau-Rouge.

Les deux amis demeurèrent quelque temps immobiles et attentifs, épiant la marche de l'embarcation :

Tout-à-coup Basil reprit :

-- J'en suis sûr maintenant, c'est un Indien qui pagaye ; celui qui est assis est un homme blanc.

-- Qui cela peut-il être ? Il me semble qu'ils ne me sont pas inconnus.

Le Forestier poussa une exclamation, il venait de reconnaître les deux navigateurs.

-- Regardez bien, enseigne ! ne parvenez-vous pas à mettre leur nom sur leur visage ?

-- Ma foi, non, et pourtant j'y trouve une certaine ressemblance... voyons Basil, vous avez reconnu ces êtres là ?

-- Certainement ! mais dites au moins, par supposition... !

-- Eh ! non ; je ne pourrais.

-- Faisons un pari.

-- À quoi bon ? Si vous ne voulez pas parler, j'attendrai qu'ils débarquent.

-- Eh bien ! Sir, dit Basil d'un ton expressif, l'homme assis, c'est Horace Johnson ; et l'Indien, tout colorié est cette vieille canaille de Balkblalk !

-- Est-il possible ? Oui, vous avez raison. Que diable peuvent-ils nous vouloir ?

-- Nous allons l'apprendre, car les voilà qui approchent.

Effectivement, au bout de quelques minutes, le canot prit terre presque à leurs pieds. Johnson s'élança lestement et prit sans façon la main de Basil ; Balkblalk resta en arrière d'un air sournois et silencieux.

-- Vous ne m'attendiez guère en ce moment, je suppose ? dit Johnson avec un sourire.

-- Non, dit sèchement le Forestier ; nous attendions encore moins le gredin tatoué qui est derrière vous.

-- Quoi donc ? c'est un bon garçon ! Qu'avez-vous contre lui ?

-- Presque rien, si ce n'est que j'aimerais mieux voir le diable dans la peau d'une panthère, ou une panthère dans la peau du diable, à votre choix.

Master Horace se mit à rire et se retourna vers le Sauvage.

-- Vous pouvez vous en aller Balkblalk, lui dit-il.

Le Sauvage obéit sur le champ : d'un robuste coup d'aviron il fit reculer le canot en pleine eau, et en moins d'une minute la légère embarcation disparaissait dans le lointain avec la rapidité d'un oiseau.

-- Je viens faire une petite pause ici, reprit Johnson : il y a longtemps que je n'avais visité le fort.

-- N'êtes-vous pas venu dernièrement dans le voisinage ? demanda Christie.

-- Oui, moi et ce Peau-Rouge nous étions en chasse la semaine dernière, dans ces parages ; nous voulions même vous faire des signaux, mais il était tard et le temps nous pressait.

Cette déclaration, outre son cachet indiscutable de vérité, portait en elle une franchise et une spontanéité qui déconcertèrent un peu Christie et Veghte. En outre, Master Johnson avait une telle apparence de bonne humeur, sa grosse figure était si ouverte, que les soupçons s'évanouissaient d'eux-mêmes rien qu'à le regarder.

-- Quand je vous laissai, l'hiver dernier, remarqua Basil, toujours en méfiance, je pensais bien ne plus vous revoir en ce monde.

-- Ma foi ! riposta Johnson, de mon côté je pensais ne rencontrer jamais, ni vous ni personne à l'avenir. Je crois bien n'avoir jamais vu la mort de si près.

-- Comment vous êtes-vous échappé ?

-- Échappé , n'est pas le mot : vous savez dans quelle position j'étais ! je fis aux Sauvages signe de calmer leur feu, leur annonçant que je me rendais prisonnier. J'avais peu d'espoir d'être aperçu, pourtant ils eurent l'air d'avoir remarqué mes gestes ; un Indien vint jusqu'à moi, un peu sur la glace, un peu en nageant, et ramena le canot à la rive opposée ; alors, tous les compagnons s'y embarquèrent à leur tour, et nous suivîmes le courant jusqu'à leur village. Là, ils me donnèrent des soins dont j'avais un besoin effrayant, il faut en convenir.

Cette histoire parut bien un peu surprenante à Basil qui se connaissait en Sauvages, et savait qu'ils ne montraient pas souvent une pareille mansuétude à leurs prisonniers.

Néanmoins il voulut pousser plus loin la conversation.

-- Avez-vous réussi promptement à vous échapper ? demanda-t-il.

-- Pas trop tôt, je ne suis libre que depuis un mois environ.

-- Et quelles ont été les circonstances de votre évasion ?

-- Oh ! d'une simplicité incroyable : j'ai mis, un beau matin, dans ma tête, de m'évader ; et je me suis évadé !

Cette explication étonna Basil par sa simplicité : ses soupçons revinrent au grand galop.

-- Mais, à propos de quoi vous êtes-vous acoquiné avec cet abominable Indien qui court maintenant sur le lac ?

-- Peuh ! je l'ai rencontré par hasard, un beau jour, et mon impression a été qu'il vaudrait mieux l'avoir pour ami que pour ennemi.

-- Oui, c'était le meilleur. Où est-il allé maintenant, ce vieux monstre ?

-- Il est parti pour une longue expédition de chasse ; nous ne le verrons pas d'un mois.

-- Johnson, demanda Christie, avez-vous entendu parler du désastre éprouvé par le Lieutenant Cuyler et ses hommes ?

-- Non ; qu'en savez-vous ?

-- Il a débarqué à l'autre bout du lac, avec une centaine d'hommes ; les Indiens l'ont attaqué et lui ont tué la moitié de son monde.

-- Est-il possible ? s'écria Master Horace avec les signes du plus profond étonnement ; je n'en avais pas entendu dire un seul mot.

-- Vous ne savez rien du Détroit qui est assiégé par Pontiac ?

-- Absolument rien. Et que se passe-t-il chez les Indiens ?

-- Ce qui s'y passe toujours, -- le diable ! répliqua le Commandant avec humeur, en lançant vigoureusement du bout de son pied une pierre dans le lac : je soupçonne qu'il fera chaud par ici avant peu.

-- Eh bien ! ce n'est pas mon avis, répliqua Johnson d'un air méditatif : il y aura, peut-être, quelques troubles par-ci par-là, comme toujours, mais rien de plus... Des échauffourrées semblables à celles dont nous venons de parler...

-- Non pas ! ce qui se passe en ce moment est fort sérieux, tout à fait extraordinaire, tout à fait alarmant. J'ai longtemps redouté ce qui arrive à présent.

-- Vous avez peur, vous ? demanda Johnson en attachant sur Christie un regard aigu.

-- Peur, de quoi ? D'une attaque ? répliqua Christie.

-- Oui... ?

-- Certainement, et je n'ai pas tort ; mes appréhensions ne seront que trop justifiées.

Horace Johnson partit d'un grand éclat de rire :

-- Je voudrais bien savoir la cause de votre frayeur ? dit-il ; quelle meilleure forteresse pourriez vous désirer ? Quelle garnison pourrait être plus courageuse que la vôtre ?

-- Oui, vous avez raison ; je n'ai rien à craindre, rien à désirer,... si ce n'est une autre position. Mais, venez donc vous reposer avec nous, il est presque midi.

-- Je ne pourrai rester ici que jusqu'à demain.

L'enseigne montra le chemin, et tous trois entrèrent dans l'intérieur.

Johnson était bien connu de toute la garnison ; il fut cordialement accueilli. Comme il était grand hâbleur, communicatif, toujours prêt à raconter quelque histoire, on lui fit joyeuse compagnie ; toute l'après-midi se passa en babillages, en rires, en interminables récits de chasse ou de guerre.

Quand la nuit fut venue, Basil, comme tout le monde, songeait au repos, et allait regagner sa chambre, lorsque Christie l'aborda mystérieusement et l'invita à voix basse à l'accompagner au belvédère du fort, pour jeter un coup d'œil sur les alentours.

-- Il se passe par là quelque chose que je ne comprends pas, lui dit-il ; je suis occupé à guetter depuis une demi-heure.

-- Qu'est-ce qu'il y a donc ?

-- Vous le verrez dans un moment.

-- Où est Horace Johnson ?

-- Il dort : minuit est passé.

-- Êtes-vous sûr qu'il dorme ? observa Basil ; ayez bien l'œil sur tous ses mouvements !

-- J'ai chargé un homme de l'épier et de me rapporter jusqu'à ses moindres mouvements. Je commence à croire, Basil, que nous n'avons rien à craindre de lui.

-- Peut-être oui, peut-être non. Je voudrais me tromper : mais je ne pense guère à avoir confiance en cet individu.

Au bout de quelques instants les deux amis furent au belvédère de la block-house. Christie demanda à la sentinelle :

-- Où en est-on, Jim ?

-- On vient de disparaître, sir, non ! le voilà qui reparaît.

Sur la lointaine surface du lac Érié tremblotait un point lumineux qui ressemblait au reflet d'une étoile dans l'eau. Au premier coup d'œil il était difficile d'en déterminer la nature : tantôt cette lueur douteuse était fixe, tantôt agitée ; parfois elle disparaissait comme ballottée par les vagues, parfois elle s'élevait comme si une main invisible l'eût soulevée en l'air.

-- Depuis quand ça dure-t-il, Jim ? demanda Veghte.

-- Il y a environ une heure et demie que j'y ai pris garde, répondit la sentinelle ; ce qui ne veut pas dire que la chose n'existât pas longtemps auparavant : je n'ai pas toujours eu les yeux fixés sur ce point, c'est malheureux car j'aurais pu dire l'instant précis où ça a commencé. Quelle idée avez-vous de cela, sir ? ajouta Jim avec un vif mouvement de curiosité.

-- C'est difficile à dire au juste ; mais c'est aisé à soupçonner. Vous pouvez vous mettre dans l'esprit qu'il s'agit de quelque diablerie indienne.

-- Croyez-vous qu'un Indien se hasarderait à mettre ainsi une lumière en évidence, ayant la certitude que nous l'apercevrions ? observa Christie.

-- Peut-être n'ont-ils d'autre envie que de nous la faire voir, dit sentencieusement Basil Veghte.

-- Ah mais ! s'écria le commandant avec animation, ce sont peut-être les survivants de quelque garnison, celle du fort Sandusky, par exemple. Ils n'ont probablement osé prendre terre, craignant que les Indiens n'aient saccagé le fort Presqu'Isle.

-- Non, ce n'est pas mon idée : je soutiens que c'est un signal pour des gens qui sont disséminés sur la côte.

-- Quels gens ?

-- Des détachements de Français ou d'Indiens qui ourdissent leurs ténébreuses coquineries contre nous, et se font des signes d'intelligence. Ou bien, il y a dans le fort quelque traître auquel ils s'adressent : ne soupçonnez-vous personne, commandant ?

-- Non, sur mon honneur ! répondit sérieusement Christie ; tous nos hommes sont fidèles et honnêtes. N'est-ce pas Jim ?

La sentinelle hésita et ne répondit rien. Le commandant allait insister dans sa question, lorsque Basil lui dit à voix basse :

-- enseigne ! regardez encore cette lumière : elle s'élève et s'abaisse d'une façon étrange. Je vais prendre un canot et voir ce que c'est.

-- Ce sera courir un grand risque, mon ami ; mais, après tout, vous êtes en état de vous tirer d'affaire.

-- C'est mon opinion.

Le Forestier était un homme de peu de paroles et de beaucoup d'action. Il sortit sur le champ, descendit sur le rivage sans être accompagné de personne, et, se jetant dans un canot toujours prêt en cas de besoin, partit hardiment pour son périlleux voyage.

En s'installant dans la barque, il jeta un coup d'œil en arrière et vit sur le bord un homme de haute stature qui paraissait le suivre du regard : la nuit l'empêcha de le reconnaître.

-- C'est vous, enseigne ? demanda-t-il avec précaution.

-- Oui. Allez vite ! fut-il répondu.

La voix était celle d'un étranger, et Basil s'en aperçut fort bien : mais il n'était plus temps de reculer ; le mieux était de feindre :

-- Adieu ! tout va bien ! répliqua-t-il en ramant et disparaissant dans l'ombre. -- Qui, diable ! peut être ce gros géant... ? se demanda-t-il en cheminant ; je n'ai jamais entendu cette voix ; il n'y a, au fort, personne qui ressemble à ce gaillard-là.

VIII -- Hasards de l'eau et de la nuit

Plus d'un vaillant soldat aurait hésité à entreprendre l'expédition où se risquait Basil Veghte : il y avait tout à craindre, l'eau et la terre. Les forêts environnantes fourmillaient d'ennemis ; les ondes solitaires du lac Érié étaient sillonnées d'embarcations perfides qui venaient nocturnement croiser jusque sous les murs de Presqu'Isle.

Mais l'intrépide Forestier avait mis dans sa grosse tête d'approfondir tout ce mystère, et il était résolu à tout braver, Français ou Indiens, quel que fût leur nombre ou leur méchanceté.

Heureusement le lac était calme, du moins comparativement. Les eaux des grands lacs, n'étant pas salées, sont plus légères que celles de l'Océan et s'agitent au moindre souffle de vent : rarement leur surface est unie comme une glace. Ceux qui ont passé leur vie sur les bords de l'Érié ne l'ont jamais vu parfaitement calme.

Basil arrêta sa barque à une certaine distance, et, soulevant les avirons, il écouta silencieusement. Aucun bruit ne parvenait à ses oreilles si ce n'était la grande voix murmurante du lac. Il tourna ses regards de tous côtés, et avec ses yeux d'aigle chercha à sonder l'obscurité : il ne put rien voir, tout était noir comme le chaos.

Au bout de quelques secondes un murmure aigu, ressemblant à un cri d'oiseau, vint expirer à son oreille.

-- Ce n'est pas un oiseau, grommela-t-il tout bas ; et ça vient du rivage : c'est le gros garçon de là-bas qui donne un signal. Il ne m'était pas destiné, mais j'en ferai tout de même mon profit.

Plusieurs minutes s'écoulèrent ; le même cri fut répété. Basil sourit paisiblement lorsque son dernier murmure fut éteint.

-- Il s'imagine qu'ils ne l'ont pas bien entendu la première fois, reprit-il en se parlant intérieurement ; et il tient à leur faire savoir que le fort Presqu'Isle a démêlé leurs diableries. Voilà sa conversation finie maintenant. Je suis fâché qu'il m'ait aperçu ; sans cela je leur serais tombé dessus à l'improviste ; et, pour le moment, les voilà sur leurs gardes.

Veghte ne s'était pas trompé ; tout rentra dans le plus profond silence, les deux signaux avaient suffi pour mettre au courant de la situation les correspondants invisibles du « gros garçon. »

Évidemment, ce silence exagéré renfermait les plus scélérats mystères ; le Forestier, accroupi au fond de son léger esquif, le fusil à ses pieds, l'aviron sur ses genoux, immobile comme une statue de bronze, attentif, épiant même un souffle ou une ombre ; le Forestier se méfiait, tenant l'oreille, l'œil et les bras prêts.

Cette anxieuse attente dura près d'une demi-heure. Tout-à-coup un frémissement se produisit sur l'eau, et une lueur furtive apparut comme un éclair, à très peu de distance derrière Veghte. Il en conclut qu'il avait dépassé le but de ses recherches ; en conséquence, il retourna en arrière dans cette direction, au risque d'être coulé à fond en cas d'abordage.

Tout en naviguant au hasard, Basil réfléchissait, et déduisait ses conclusions. Il était presque certain que la barque suspecte était seule à rôder sur le lac et à croiser devant la côte. Ceux qui la montaient échangeaient des signaux avec quelqu'un au fort Presqu'Isle. Mais quels étaient les traîtres communiquant ainsi avec l'ennemi ?

Naturellement Basil soupçonna Horace Johnson : mais un secret instinct lui disait que ce n'était pas là le seul homme dont il fallut se méfier : qu'il fallait chercher encore jusque dans l'entourage et l'intimité même de l'enseigne Christie, pour découvrir le judas.

Ce qui le confirma dans cette opinion, ce fut l'hésitation et le silence de la sentinelle « Jim », lorsque le commandant la questionna à ce sujet. -- Il y avait bien un certain Suédois, petit et grincheux, à manières louches et inconnues.

Bref, l'honnête Forestier se perdait dans ses conjectures, lorsqu'une lueur vacillante apparut au belvédère du fort ; précisément là où il était quelques minutes auparavant avec Christie et la sentinelle.

Ce nouveau signal confondit l'imagination de Basil : il lui fut impossible de comprendre quelle relation avait cette lumière avec tout ce qui c'était passé ; quelle main téméraire la mettait en évidence ; et par quels moyens, surtout, on avait réussi à s'introduire en ce poste important toujours gardé par un factionnaire !

La lueur disparut comme un éclair, aussi brusquement que si on l'eût plongée dans l'eau : l'obscurité sembla devenir plus noire encore.

Cependant, une voix humaine qui poussait un grognement de satisfaction tout près de lui, le rappela aux affaires urgentes : il lança à la hâte un coup d'œil autour de lui : une forme sombre flottait sur l'eau à peu de distance de sa barque. La nuit était si profonde que cette apparition fut pour Basil comme un fantôme indécis et brumeux. Cependant, il ne put en douter, c'était l'embarcation ennemie à la recherche de laquelle il était.

Il se pencha pour être moins visible, fit avancer sa barque d'une brasse ou deux, et regarda par dessus le plat-bord.

L'embarcation était immobile, mais si rapprochée qu'on entendait ses rameurs parler ensemble à voix basse. Malheureusement pour l'oreille attentive de Basil, ils causaient en langue indienne : Basil aurait donné son bras droit pour les comprendre.

Il écouta longtemps, avec un dépit concentré, ce jargon inintelligible qui renfermait pour lui tant de secrets précieux. Mais un frisson de joie le saisit lorsqu'il entendit une voix nouvelle s'exprimer en français.

Les premières phrases lui échappèrent d'abord ; car le bourdonnement du lac se mêlait à cette conversation intime, et sa grande voix murmurante écrasait les sons grêles sortis des bouches humaines.

Cependant Basil finit par saisir les phrases suivantes :

-- Ça va trop mal ! Les yangese (anglais) sont sur leurs gardes. Ils nous ont découverts.

-- Alors nous ne pourrons attaquer cette nuit : c'est dommage ; nous étions si bien préparés !

-- Oh ! non ! il faut nous méfier : nous ne sommes pas en nombre suffisant pour attaquer des hommes sous les armes.

-- Il n'a pas encore donné le signal : peut-être ne nous a-t-il pas encore aperçus.

Basil caressa l'eau de son aviron, le plus doucement possible, afin de se rapprocher encore un peu, pour entendre le nom du traître, si on le prononçait. Mais son attente fut déçue : une voix s'écria rudement :

-- Pierre ! n'est-ce pas un bateau qui rôde là dans l'ombre ?

-- Peut-être : Holà ! ho ! ahoy !

D'un adroit et vigoureux coup d'aviron, Basil fit glisser son canot à plus de trente pieds.

-- Alerte ! Feu ! tuez-le ! tuez-le ! c'est cet infernal Yengese qui nous espionne ?

Trois coups de feu suivirent cette exclamation. Veghte sourit dédaigneusement en entendant les balles siffler au dessus de sa tête.

-- Oui, mes French-dogs ! (chiens de Français), murmura-t-il ; il y a par ici un homme capable de vous répondre à l'occasion : et son nom est Basil Veghte, et le nom de son fusil est Sweet-Love (Doux amour) ! et nous savons tous deux faire notre chemin.

En même temps il fit feu. Jamais il ne sut quel résultat il avait obtenu ; mais presque aussitôt il s'aperçut qu'il venait de commettre une grave imprudence. En effet, la lueur de l'amorce avait trahi sa véritable position ; la barque ennemie, enlevée par les bras furibonds des indiens, vola sur lui comme un oiseau de proie.

Ce n'était pas le moment de s'amuser à la fusillade, il fallait forcer de rames et glisser inaperçu, entre deux eaux, pour ainsi dire. Basil déposa précipitamment son fusil derrière lui ; l'aviron se courba en tremblant sous ses mains d'acier ; son léger canot bondit en zig-zag, comme une feuille sèche fuyant devant la tempête.

Heureusement l'obscurité le favorisait ; en quelques minutes il réussit à dépister ses adversaires.

Mais une crainte lui survint : les hasards de l'ombre pouvaient le rapprocher brusquement de ceux qu'il voulait éviter ; d'autre part, il désirait ardemment connaître le nom du traître fourvoyé dans le fort. Dans cette double pensée, il chargea soigneusement son rifle, le rejeta derrière son épaule ; puis il se remit en quête, de façon à rejoindre incognito ceux-là mêmes qui le poursuivaient.

-- Ah ! si je le connaissais... ! grommela-t-il en pagayant sans bruit ; le fort Presqu'Isle serait sauvé.

Bientôt un bruit d'avirons frappa ses oreilles : Basil sourit dans sa barbe :

-- Ils n'ont pas su trouver Basil Veghte, se dit-il à lui-même ; ils peuvent marcher longtemps dans cette direction sans l'atteindre. C'est lui qui va les trouver, maintenant : le poursuivi poursuivra.

Effectivement il se lança à la suite de ses mystérieux ennemis, et alors se produisit, comme il le disait, la coïncidence bizarre du gibier courant après les chasseurs.

-- J'ai peu vu de choses aussi bizarres, continuait le Forestier en se livrant à une hilarité silencieuse ; sont-ce eux qui sont après moi ; est-ce moi qui suis après eux : l'un cherche-t-il l'autre ; ou l'autre cherche-t-il l'un ; ou bien nous cherchons-nous les uns les autres... ? Quel mystère ! quel fun ! (quelle farce !)

Et il quitta un instant son aviron pour se tenir les côtes tant il riait, le brave Basil Veghte !

Il n'avait pas fallu longtemps au grand canot pour s'apercevoir que son petit ennemi lui avait échappé, sans qu'il y eut espoir de le rejoindre. Il était, du reste, heureux pour Basil qu'ils l'eussent perdu de vue, sans quoi, il aurait infailliblement succombé devant leurs efforts désespérés ; en effet, tout vigoureux et exercé qu'il fût, les Indiens, cette race aux muscles d'acier, à la nature amphibie, l'auraient emporté dans cette lutte acharnée.

Cependant, plein de confiance dans son adresse éprouvée, et dans son heureuse chance habituelle, Veghte n'eut pas un seul instant d'inquiétude ; il se trouvait aussi à l'aise, et méditait aussi calmement que s'il eût été dans un bon lit, derrière les fortes murailles de la Block-House.

Sa grande préoccupation était de savoir quel serait le meilleur parti, ou de continuer sa croisière, ou de retourner au fort muni des renseignements qu'il venait de recueillir. Il était, effectivement, à peu près édifié sur le nombre des Indiens et des Français ; il savait que les ennemis étaient aux aguets pour tâcher de surprendre hors de garde la garnison de Presqu'Isle.

Dans ces circonstances, on pouvait être relativement rassuré sur le sort de la forteresse ; le commandant déployait une infatigable surveillance, et, une fois prévenu du danger, il ne manquerait pas de redoubler d'activité ; les soldats eux-mêmes ne se relâchaient pas un seul instant de la plus sévère discipline.

Tout cela réuni était de nature satisfaisante ; et, de plus, il était grandement à espérer que la sagacité de Christie, jointe aux bons offices et au dévouement de tous ceux qui l'entouraient, arriverait à déjouer toutes ces ruses ennemies. On en savait désormais assez pour démasquer les traîtres.

Malgré toutes ces réflexions, accompagnées de beaucoup d'autres, Basil se décida à poursuivre sa périlleuse expédition.

Mais en prenant l'aviron pour pagayer, il leva les yeux et reçut une commotion électrique... ! à deux pieds de lui cheminait l'embarcation ennemie dont la haute proue menaçait la sienne ! Encore une vague ou deux, et il était abordé ! Il pouvait compter toutes ces sombres formes humaines qui fouillaient l'ombre avec leurs yeux ardents.

Il n'espérait n'être pas vu : un long hurlement de triomphe et un vrai fracas d'avirons le détrompèrent. L'embarcation de ses adversaires bondit sur lui : la meute qui le poursuivait se croyait si sûre de sa proie que pas un coup de fusil ne fut tiré : il leur aurait été facile de le couler bas avec une seule décharge.

Tout espoir d'évasion pouvait être regardé comme impossible ; néanmoins Basil, qui avait plus d'un stratagème en tête, se courba sur son aviron et lança son léger canot à toute volée. Il essaya d'abord de le pousser en zig-zag, jusqu'au point de le faire revenir en arrière, et glisser rapidement au rebours de la barque ennemie. Mais les poursuivants connaissaient leur affaire aussi bien que lui ; ils prenaient leur élan, le retenaient, viraient de bord avec la vitesse de la pensée ; en un mot ils s'attachaient à lui comme l'ombre au corps. En outre, comme ils étaient au moins six contre un pour le maniement de la rame, tout l'avantage était de leur côté, car, non seulement ils étaient supérieurs en force, mais encore ils avaient l'immense avantage de se reposer en se remplaçant mutuellement.

Un moment vint, où ils serrèrent de si près Basil, qu'il put distinguer un Français et un Indien debout sur la proue, prêts à sauter à l'abordage.

Ce résultat inquiétant anima Basil ; il fit un effort désespéré qui lui fit gagner quelques pieds d'avance.

-- Rendez-vous ! Imbécile ! lui cria-t-on en Français ; vous voilà pris : rendez-vous avant que je vous coule bas d'un coup de fusil. Entendez-vous, rendez-vous !

Veghte distingua dans l'ombre le mousquet s'allongeant d'une façon menaçante : il baissa la tête instinctivement, quoique bien certain qu'ils ne feraient pas feu sur lui, au moment où ils pouvaient espérer de le prendre vivant.

Mais il avait son idée. Il continua de battre l'eau d'une façon frénétique.

-- Rendez-vous ! je vous dis, butor d'Américain, ou bien je coule votre coquille de noix !

-- Eh bien ! baissez votre fusil, nous verrons ! répondit le fugitif.

Et il laissa retomber son aviron. Ses adversaires en firent autant, car le Français n'avait plus qu'à se baisser pour saisir le plat-bord du canot de Basil, tant ils étaient proches.

Cependant, par mesure de précaution, le Français garda son fusil ; l'Indien se courba vers Basil qui lui tendait la main comme pour l'aider à passer d'un bateau dans l'autre.

Tout-à-coup le Forestier, feignant de trébucher, tira violemment l'Indien, le fit tomber dans l'eau ; du même geste il repoussa violemment la barque ennemie, et, les deux embarcations ayant reculé en sens inverse, se trouvèrent soudainement espacées d'une vingtaine de pieds. Saisir son aviron et fendre l'eau fut pour Basil l'affaire d'une seconde.

Le Français lâcha un énergique juron et fit feu au hasard : la balle siffla dans l'espace, on l'entendit ricocher sur l'eau à deux cent cinquante ou trois cents pieds de distance : Veghte et son canot étaient déjà loin.

Ce qui retarda encore les poursuivants fut la nécessité de repêcher l'Indien tombé à l'eau. Il avait d'abord essayé de poursuivre le fugitif à la nage : bientôt, distancé et reconnaissant l'impossibilité d'atteindre son but, il était revenu furieux vers ses compagnons.

Ceux-ci, après un instant donné à la surprise, se mirent à jouer de l'aviron avec une rage désespérée. Malheureusement pour le petit canot de Basil, les yeux perçants des sauvages l'avaient retrouvé dans l'obscurité ; bientôt la grande embarcation arriva comme la foudre sur la pauvre petite coquille de noix, un harpon y fut lancé, et deux Indiens sautèrent dedans avec la féroce agilité du Tigre.

Leurs mains frémissantes s'allongèrent pour saisir l' Yengese ...

Elles ne rencontrèrent rien ! le canot était vide !

-- Il est parti : le gredin abominable ! s'écria le Français en réponse aux cris étonnés des sauvages ; il est parti ! où peut-il être ?

Leurs regards se portèrent aussitôt dans toutes les directions, pour rechercher le fugitif : sa tête ni ses bras ne se montraient à fleur d'eau. On fit décrire à la barque des spirales s'ouvrant progressivement ; on croisa en face du rivage, pour couper les devants au Forestier et le saisir au moment où il prendrait terre ; tout fut inutile, Basil resta invisible.

Les Français et les Indiens après une heure et demie consumée en recherches infructueuses, regagnèrent leur poste d'observation au milieu du lac, sans avoir pu comprendre par quel moyen extraordinaire le fugitif leur avait échappé.

L'expédient de Veghte était fort simple, mais périlleux et hardi : en voyant arriver impétueusement la grande barque, il avait parfaitement compris que tous ses efforts étaient vains, et qu'il allait infailliblement être pris, fusillé ou coulé bas.

En conséquence, s'allongeant comme une anguille sur le plat bord de son esquif, il le fit pencher du côté opposé aux assaillants, se laissa couler dans l'eau, et plongea avec une telle vigueur qu'il alla toucher le fond.

Quand il revint à la surface, il aventura un œil seulement hors de l'eau et regarda autour de lui, tout en reprenant haleine. Justement à cette seconde, la grande barque passait avec une vélocité furieuse, décrivant ses spirales comme un oiseau de proie, et faisant écumer l'eau sur sa route.

Un pied plus près, le Forestier aurait eu la tête fendue par la carène de l'embarcation : mais il avait de la chance, en cette nuit mémorable, le danger même devint son salut ; il disparut dans le bouillonnement des vagues ; d'ailleurs, ses adversaires n'eurent pas l'idée de le chercher dans le sillage de leur barque.

Quant à lui, sans se troubler, il se cramponna à un petit gouvernail dont on ne faisait pas usage lorsque la barque était pourvue de ses rameurs au complet : par ce moyen, Basil se fit traîner à la remorque. À ce procédé hardi de sauvetage, il trouva le double bénéfice de se reposer et d'être conduit à toute vitesse vers le bord.

En effet, lorsque la croisière des Français le long du rivage fut terminée, Veghte se détacha de leur embarcation, et se laissa flotter comme une épave jusqu'à terre.

Néanmoins, avec sa prudence ordinaire, il se laissa aller à la dérive, entre les joncs, l'espace d'un demi-mille, avant de se montrer. En outre, après avoir rampé sous les broussailles du rivage, il ne se hasarda à reprendre la position verticale qu'après avoir longuement regardé du côté du lac, et écouté les moindres bruits des environs.

Lors donc qu'il se fut assuré qu'il n'avait rien à craindre de l'embarcation, et que, sur terre, tout était solitaire et silencieux autour de lui, Basil se redressa avec un soupir de soulagement.

-- Ouf ! je l'ai échappé belle ! murmura-t-il en s'apprêtant à secouer l'eau dont il ruisselait.

Il n'eut pas le temps de dire un mot de plus : une forme gigantesque surgit derrière lui, une large main s'abattit sur son épaule, et une grosse voix lui dit en Français :

-- Vous êtes mon prisonnier.

IX -- Capturé !

Basil se retourna, fort désagréablement surpris.

Il reconnut l'espèce de géant qu'il avait remarqué sur la rive, et qui lui avait parlé, à son départ du fort.

-- Ceci est sujet à discussion, répondit-il fièrement ; et nous pourrions bien n'être pas du même avis à cet égard.

En même temps il essaya de préluder à la « discussion » par une violente secousse destinée à faire lâcher prise à son adversaire.

Mais à la suite de la première main en arriva une seconde qui étreignit le Forestier comme dans un étau d'acier :

-- Ce n'est pas la peine ! ne vous dérangez pas, mon petit ami ! reprit la grosse voix ; vous êtes pris, et bien pris, je m'en flatte : ce que vous avez de mieux à faire est de rester tranquille comme un homme raisonnable.

En disant ces mots, le colosse l'enleva de terre avec autant de facilité qu'il eut fait d'un enfant, et l'emporta à une certaine distance, dans la direction du lac.

Arrivé sur un petit promontoire à fleur d'eau, il le déposa doucement au fond d'un canot que Veghte n'avait point remarqué.

Là, il se trouva face à face avec deux personnages muets, mais d'apparence athlétique, aux pieds desquels il fut forcé de s'asseoir.

Le géant sauta dans la barque, leste comme un oiseau ; les deux muets se mirent à ramer de manière à gagner le large.

Tout en faisant l'examen de ce qui se passait autour de lui, Veghte entendit distinctement craquer les batteries de deux pistolets, et vit briller les larges canons qui reposaient sur le banc de chaque côté du gros homme.

-- Au moindre mouvement, mon bon petit ami, votre précieuse personne recevra le contenu de ces deux bijoux, lui dit ce dernier ; ce ne sera pas la première fois qu'ils auront rempli de pareilles fonctions.

La position était délicate pour le Forestier et contrariante à tous les points de vue ! Quelle détestable chance pour le héros de mille aventures extraordinaires ! lui qui avait passé intact à travers tous les périls, qui avait déjoué cent fois les poursuites les plus acharnées des Français et des Indiens ; lui qui venait de leur échapper par un tour de force, d'adresse, de courage, de sang-froid !

Franchement, Basil s'adressait des reproches intérieurs, et se disait qu'il avait été un sot de se laisser prendre.

Restait à prendre une revanche ; mais la chose n'était pas facile : outre le géant, il y avait là deux muets qui n'avaient nullement l'air de plaisanter,

Et puis, quel homme que ce géant ! Basil ne pouvait se défendre d'un juste tribut d'admiration pour lui : il se surprenait même à contempler en vrai amateur le magnifique développement de ce torse herculéen, de ces membres beaux comme ceux de la statuaire antique, de cette tête noble et énergique, toute rayonnante de courage et d'intelligence.

-- Un bel homme !... un vrai bel homme ! soupirait-il intérieurement ; il fallait ça pour que je m'avouasse pris... Un superbe homme ! que le diable l'emporte !

Et Basil le caressait du regard, songeant aussi que son adversaire aurait bien figuré au bout de son rifle ou sous la pointe de son couteau...

-- ... S'il ne m'avait pas pris en traître, on aurait pu voir ;... continua Basil en cherchant à se consoler ; s'il n'avait pas eu la lâcheté de se cacher pour me saisir par derrière,... certainement je lui aurais disputé ma personne de façon à l'en dégoûter. Bah ! ces Français ont adopté les manières des Sauvages ; ils font la guerre toujours en tapinois maintenant, on croirait voir des chats guettant des souris ! je n'aime pas ça !

Mais tous ces raisonnements ne changeaient rien aux choses, et n'empêchaient pas que le Forestier ne fut pris. Chevaleresque ou non, son adversaire avait pour lui la raison du plus fort ; cela rendait toute discussion superflue.

Bientôt les pensées de Basil prirent une autre direction : il se mit à songer au résultat de cette affaire. Qu'allait-on faire de lui ? Pourquoi avait-on déployé tant d'acharnement pour le prendre vivant, alors qu'il aurait été relativement plus aisé de le tuer d'un coup de fusil, ou de le couler à fond ?

Une pensée d'amour-propre lui vint et le consola un peu. Évidemment ses adversaires l'appréciaient à sa juste valeur : depuis le commencement de la guerre française, il s'était distingué parmi les plus braves ; les précieux services qu'il avait rendus aux forts anglais établis sur les frontières l'avaient rendu légendaire parmi les Indiens.

De toutes façons il devait être le point de mire de la double expédition qu'il venait de voir fonctionner sur le lac : Français et Indiens ne s'étaient donné tant de peine que pour s'emparer de sa personne : le géant avait eu la meilleure chance.

Il n'était pas même bien sûr que ce dernier fût de la même bande que ceux de l'embarcation, car Basil remarqua qu'il prit sa direction vers un point du lac entièrement solitaire, sans avoir nullement l'air de s'occuper des autres.

Le Forestier était assez avisé pour ne négliger aucune observation qui pût lui devenir profitable par la suite. Il nota soigneusement dans son esprit qu'on s'acheminait vers la côte occidentale, il remarqua également qu'on côtoyait la terre d'assez près pour que tous les détails de la forêt ou des clairières fussent faciles à reconnaître.

Mais ces préoccupations incidentes ne pouvaient détourner Basil des inquiétudes et des regrets qui venaient l'assaillir en foule ; une grande partie de ses pensées était pour le commandant Christie et sa brave garnison, maintenant privés de son actif et fidèle concours.

Il ne s'oubliait point lui-même assurément, mais il ne se tourmentait pas, ayant une foi aveugle en la bonne chance que le ciel lui avait toujours conservée.

-- Bah ! se dit-il avec une certaine assurance ; qui vivra verra ! Je trouverai bien quelque joint pour sortir de ce mauvais pas. En tout cas, le plus tôt sera le meilleur, car je ne leur ai jamais été plus nécessaire.

Sur cette réflexion il passa de longs instants à s'apitoyer sur ses braves compagnons d'armes qui, sans doute, attendaient avec anxiété son retour, et ne manqueraient pas d'être mortellement inquiets sur son compte.

-- Ça va les décourager, continua-t-il : quand la mauvaise chance se prépare, tout va mal ; on se démoralise, on perd la tête, et tout-à-coup on se trouve coulé à fond... mais enfin, pourquoi ont-ils été si acharnés à s'emparer de moi ?... ajouta-t-il en creusant le problème d'autant plus studieusement qu'il pouvait moins le résoudre.

À cette dernière question, le nom d'Horace Johnson fit une apparition lumineuse sur le fond noir de son imagination.

-- Oui ! se dit-il, c'est un tour joué par cet abominable coquin ; j'aurai un fort compte à régler avec lui quand nous nous reverrons ! C'est lui qui a aposté ce gros Français pour me happer au passage : par prudence ils n'ont pas voulu me mettre la main dessus au départ, sous le feu des canons et des rifles du fort, mais ils avaient dressé toutes leurs batteries ensemble afin de retarder indéfiniment mon retour.

Veghte serra les poings, c'était tout ce qu'il pouvait faire ; mais on peut affirmer que Johnson aurait passé un quart d'heure infiniment désagréable s'il se fût rencontré seul avec le Forestier dans quelque coin de la forêt.

Nous serions historien infidèle si nous omettions de dire que de véhémentes pensées d'évasion se présentèrent à l'imagination active du Forestier.

C'était rêver presque l'impossible. Néanmoins il fit plus d'une fois l'inspection de la barque et se demanda s'il ne serait pas opportun de se laisser adroitement glisser par dessus le plat bord et de « piquer une longue tête », comme il l'avait fait si heureusement quelques instants auparavant.

Une seule chose le gênait ; c'était ce grand et incommode Français flanqué de ses deux pistolets armés.

-- Et il ne manquerait pas de s'en servir, murmura Basil ; il est assez brutal pour cela ; j'aurais beau aller vite, crac ! un coup de doigt ! et voilà l'accident arrivé ; on repêcherait le pauvre Basil tout déconfit. Mais voyez donc l'animal ! il ne me quitte pas des yeux ; on dirait qu'il lit dans ma pensée.

Veghte s'ensevelit cauteleusement dans une immobilité de chat endormi et observa ses gardiens tout aussi attentivement qu'ils l'observaient eux-mêmes.

-- S'ils pouvaient détourner un instant la tête, se disait-il ; quand ce ne serait que pour éternuer ! Bzt ! comme je serais vite dans l'eau !

Une grande heure s'écoula dans cette silencieuse lutte de perspicacité. Le Français ne cligna pas de l'œil ; pas un muscle de son visage bronzé ne trahit la lassitude : il ne détourna pas une seule fois son regard perçant de dessus le prisonnier.

Veghte espérait qu'à un moment donné les deux rameurs changeraient de côté pour varier un peu leur long travail, et qu'alors se présenterait à lui l'occasion favorable de disparaître comme l'éclair. Personne ne bougea, les avirons continuèrent de marcher avec une régularité mécanique ; décidément la chance n'était pas pour Basil.

Il commença à perdre tout espoir et se mit à chercher d'autres expédients.

-- Si mes pistolets n'avaient pas été submergés avec moi, réfléchit-il, j'essaierais d'en faire usage et je risquerais une partie désespérée ; mais ils sont en ce moment aussi inoffensifs qu'un tuyau de pipe : Non, vraiment ! je n'ai pas de chance !

Tout-à-coup, comme pour seconder les vœux du Forestier, un bruit clapotant se fit entendre sur le bord, comme si un homme ou un animal venait de se jeter à l'eau.

-- Oh ! oh ! qu'est-ce que c'est que ça ? fit Basil en se retournant d'un air alarmé.

Au fond il était ravi : dans sa pensée ses trois incommodes compagnons allaient se retourner et lui... allait glisser au large ! Sa joie ne devait pas être de longue durée.

-- Ça ne vous regarde pas, l'ami ! fit rudement le gros Français sans bouger de l'épaisseur d'un cheveu. Vous n'avez rien à faire de ce côté-là.

-- Quel côté, voulez-vous dire ? demanda Veghte d'un ton rogue, car il était furieux de voir ses espérances déçues.

Le géant se mit à rire paisiblement :

-- Je vous entends, je vous comprends, mon petit ami, répliqua-t-il ; on ne peut vous blâmer d'avoir en tête une petite escapade : seulement je suis désolé de vous dire que c'est impossible. Vous êtes attendu quelque part d'ici à peu de jours.

Le ton sur lequel furent dit ces mots était plus significatif que les gestes les plus énergiques. Cela voulait dire bien des choses !.. Malgré l'humeur bourrue dont son compagnon semblait doué, Veghte essaya de le faire causer.

-- Pourquoi m'avez-vous guetté si longtemps, cette nuit ? lui demanda-t-il.

Un ricanement dédaigneux accueillit cette question bizarre.

-- Farceur ! répondit le géant ; voilà un mot que je retiens ! Pourquoi je vous ai guetté ?... Demandez-moi donc aussi pourquoi on fait des prisonniers en temps de guerre ? Je vous ai mis la main dessus parce que ça me convenait : voilà !

-- C'est justement ce que je pensais ; mais je n'étais pas parfaitement sûr. Enfin, répondez-moi, ne m'avez-vous pas poursuivi plus qu'un autre, et d'une façon toute spéciale ?

Le gros Français se donna encore le plaisir de rire à gorge déployée ; quand il eût repris son sérieux, il répondit :

-- Vous êtes curieux, mon petit ; cependant je suppose que vous vous connaissez vous-même ; vous savez très bien que vos tripotages avec les Anglais ont fait de vous un personnage de renom. Hé ! hé ! vous vous êtes montré dans cette guerre ! Quel malheur que vous ne soyez pas du bon côté !

-- Ah ! justement ! c'est dommage... pour vous autres !

-- Ne discutons pas là-dessus ; ce seraient des paroles perdues. Je parie que si on vous avait offert d'être un de nos généraux, vous auriez accepté... hein ? Soyez franc !... En supposant que vous eussiez la capacité voulue.

-- Bah ! est-ce que j'ai jamais songé à être général ?

-- Personne ne vous dit cela ; je fais une supposition et je dis que vous avez fait pour votre parti autant et plus qu'un général. En conséquence, ce sera pour nous une fort bonne affaire que de vous mettre à l'ombre pour le moment, et pour vos amis ce sera une vraie perte.

Cette réponse fut faite sur un ton significatif qui donna beaucoup à réfléchir au prisonnier. Il regarda fixement le Français pendant quelques minutes ; puis il lui dit :

-- Vous pourriez bien avoir raison : votre intention est d'attaquer Presqu'Isle ?

-- De qui parlez-vous ?

-- De vous autres, Français et Indiens ; car vous êtes ensemble pour cette guerre.

-- C'est une grave erreur. Je sais bien que les Anglais ont toujours cherché à compromettre la France dans cette affaire. Mais la guerre actuelle est l'œuvre exclusive de Pontiac, le grand chef Ottawa.

Ce fut le tour de Veghte de sourire avec dédain.

-- Le ciel sait qui a soulevé tout ce trouble, répondit-il ; il existe, ce n'est déjà que trop ! Mais je vous dis, moi, que sans les Français, Pontiac n'aurait pas fait moitié de toute cette besogne.

Le géant ne répondit rien, se sentant trop courtois pour quereller un homme qui se trouvait en son pouvoir.

Au bout de quelque temps, Veghte reprit la parole :

-- Les Indiens se préparent à attaquer le fort Presqu'Isle n'est-ce pas ?

-- Cela ne m'étonnerait nullement : Je les crois en bon chemin pour l'assaut.

-- Une chose ferait bien mon affaire ! ce serait de me trouver là pour fouailler tous ces chiens.

-- Ah ! ah ! c'est justement pour éviter votre présence que nous avons pris la liberté de vous faire prisonnier. En votre absence nous aurons moitié moins de peine qu'en votre présence. Vous êtes libre de prendre ce que je vous dis là pour un compliment.

-- Que veulent donc ces Peaux-Rouges qui ont rôdé toute la nuit sur le lac ?

Le silence gardé par le gros Français convainquit Veghte que toutes ses hypothèses étaient bien fondées. Cependant, comme il n'en savait pas suffisamment à son gré, il revint à la charge.

-- Je jurerais bien, dit-il, que c'est ce Johnson... cet Horace Johnson qui a manigancé toute cette affaire.

-- Ah ! décidément vous m'impatientez avec vos questions, répliqua le Français ; je ne vous répondrai plus rien.

-- Vous m'avez, Goddam ! bien assez répondu, pour qu'à présent je n'aie plus besoin de vos paroles. Je m'entends, cela suffit : Johnson et Balkblalk n'ont qu'à bien se tenir ; je me souviendrai d'eux à l'occasion.

Sur cette apostrophe du Forestier, la conversation prit fin tout-à-coup : il se remit à rêver et à observer.

Depuis le début son adversaire n'avait pas quitté ses pistolets : comme le doigt du destin, son menaçant index, toujours appuyé sur la détente, se tenait prêt à lancer la mort et à foudroyer le pauvre Basil, s'il s'avisait de bouger.

Quant aux rameurs, ils ne donnèrent d'autre signe de vie que le mouvement infatigable et machinal de leurs avirons. Ils se montrèrent, pendant la conversation, d'une indifférence aussi absolue que si l'on n'eût pas parlé à leurs oreilles. Veghte en conclut qu'ils ne comprenaient pas un mot d'anglais, si toutefois ils n'étaient pas sourds aussi bien que muets.

Évidemment le gros Français avait lu dans l'âme du Forestier tous ses plans d'évasion : de là, son opiniâtre surveillance.

Basil perdait réellement tout espoir : il était certain que, malgré toute sa vigueur et son agilité, il ne pouvait rivaliser de vitesse avec la balle d'un pistolet ; il était également fort problématique qu'il pût plonger assez longtemps pour être perdu de vue par les gens du canot.

Cependant on naviguait tout doucement, et on avançait tout en se maintenant à la même distance du rivage. Par instants on apercevait très bien la silhouette des bois se découpant en masses sombres sur le fond du ciel ; à diverses reprises le Forestier reconnut des fourrés où il avait fait plus d'une partie de guerre ou de chasse.

Chaque fois cela le faisait rêver : il laissa tomber la conversation et s'enveloppa dans de sombres pensées.

Bientôt on eut dépassé les rives méridionales du lac, comprises entre Presqu'Isle et le fort Détroit : Veghte ne put retrouver dans sa mémoire aucun autre poste dans ces parages ; il en conclut qu'on l'emmenait à quelque camp plus éloigné, au milieu des forêts profondes de l'ouest.

Cependant une circonstance n'échappa point à Basil : depuis quelques minutes le vent fraîchissait, tout annonçait un orage ; on entendait les vagues battre la plage avec une force toujours croissante ; le canot commençait à danser sur les flots moutonnants ; la masse profonde du lac s'agitait, bouleversée par des convulsions intérieures.

Ce changement de temps, qui parut contrarier les autres, réjouit le Forestier ; il y voyait une double espérance d'évasion, être jeté à la côte ou couler bas : cette dernière perspective, surtout, lui souriait, car, dans le cas d'un naufrage, ses adversaires auraient assez à faire de songer à leur propre sûreté ; alors Basil était sûr de s'échapper.

Si, au contraire, on était jeté sur le rivage, la fuite devenait un peu plus difficile : cependant il y avait encore à espérer beaucoup de chances favorables.

Le Français cherchait toujours à se maintenir au large, malgré la violence croissante des flots et l'obscurité orageuse qui s'épaississait autour du canot.

Par suite de l'eau qui embarquait dans le canot à chaque lame, on fut obligé de décharger un peu l'avant, et un rameur se recula jusqu'au milieu ; le géant ne bougea pas de son poste, où il se tenait, inébranlable, le pistolet toujours braqué sur la poitrine de son prisonnier.

Ce nouvel arrangement eut pour résultat d'interposer, à chaque coup d'aviron, le corps du rameur entre Basil et son geôlier ; cette espèce de bouclier intermittent fut de peu d'utilité pour le prisonnier, car ce dernier ne pouvait faire aucun mouvement, et d'ailleurs le nouveau venu baissant constamment la tête, le Forestier restait toujours en vue.

Veghte n'avait qu'un désir, c'était de voir le canot rester sur l'eau ; il calcula que le meilleur parti pour y arriver, serait de feindre l'ambition contraire : il commença donc à affecter une certaine inquiétude, paraissant désirer qu'on abordât au plus vite.

-- Le lac devient méchant, dit-il, nous allons avoir du mal à tenir le large.

-- ... Pas de danger ! il y a un bon timonier, et de fameux rameurs.

-- Je vous crois : mais, dans mon idée, rien n'y fera si les vagues deviennent hautes : vous agiriez sagement en gagnant le bord.

Le gros Français eut un rire moqueur.

-- Pas de ça ! mon petit ami ; je comprends pourquoi vous tiendriez à être à terre. Mais, ne vous gênez pas pour émettre vos idées : je prends un plaisir infini à vous entendre.

-- Tu ne me comprends pas aussi bien que tu le crois, murmura intérieurement Basil. -- Faites comme il vous plaira, ajouta-t-il à haute voix : cela m'est bien égal, vous pouvez croire.

-- Oh ! oh ! pas tant que vous le dites : je m'entends.

-- À mon avis, je sais manier un canot aussi bien que vous ou vos amis ; eh bien ! je ne me chargerais pas de maintenir cette embarcation à flot par un temps semblable.

-- Vous pouvez avoir votre opinion, je... holà ! hé !..

Cette exclamation était arrachée au gros Français par une lame monstrueuse, qui, en déferlant sur la barque, l'avait remplie d'eau jusqu'à hauteur des genoux.

Cet incident faillit le déconcerter ; mais pour ne pas donner l'avantage à son prisonnier sur ce point, il se maîtrisa au point de rester impassible : seulement d'une voix sourde, il adressa vivement, à son compagnon, quelques paroles dans un langage que Veghte ne put comprendre.

Le Forestier put deviner, néanmoins, que le Français faisait des reproches au rameur sur sa manière de conduire le canot.

Réellement la position devenait délicate. Pour briser les vagues, ou, tout au moins, lutter contre elles sans trop de désavantage, il fallait leur marcher dessus la proue en avant, c'est-à-dire en tournant le dos au rivage. Mais cette direction n'était nullement celle que le Français voulait prendre. Si, au contraire, soit en louvoyant, soit en longeant la côte, on présentait le flanc aux lames, l'embarcation était perdue.

Le gros Français ne s'aveuglait pas sur le péril : il s'apercevait bien qu'il allait croissant d'une façon tout à fait sérieuse. Mais il était parfaitement résolu à ne pas prendre terre, car, dans sa pensée, le prisonnier aurait alors trop de chances pour s'évader : Il avait encore une autre raison que Basil ne tarda pas à comprendre.

Depuis environ un quart d'heure l'eau avait changé de couleur et l'apparition d'un courant annonçait le voisinage d'une rivière ou d'un torrent se déversant dans le lac. C'était même précisément le remous produit à cette embouchure qui augmentait l'agitation dès vagues.

Bientôt on arriva en face du cours d'eau ; trois vigoureux coups d'aviron firent tourner la barque à angle droit ; quelques secondes après elle était hors du lac Érié et filait comme une flèche sur le courant paisible du Creek (gros ruisseau).

Cette localité était familière à Basil ; il fût, dès ce moment, convaincu que la péripétie de ses aventures approchait. Si le lieu de leur destination était éloigné encore, le dénouement pouvait être favorable, il y avait chance d'évasion : mais si le camp indien où l'on se rendait était proche, tout espoir était perdu.

À environ un mille de l'embouchure, le lit du torrent se rétrécit et se montra couvert d'une voûte impénétrable de buissons. Le Forestier songea aussitôt à précipiter les choses, dans le cas où l'embarcation s'engagerait dans cette impasse sombre.

-- Comment, diable ! songez-vous à passer dans ce fouillis ? demanda-t-il aussitôt qu'on fut en vue.

Le gros Français sourit d'un air farceur avant de répondre :

-- Vous êtes terriblement questionneur ce soir. Qu'avez-vous donc ?

-- Vous pouvez me faire autant de questions que je vous en adresse : Ce sera à moi de voir s'il y a lieu de vous répondre. Il me semble qu'une conversation un peu animée vaut mieux qu'un maussade silence.

-- Je serais charmé de causer avec vous mais je ne peux vous promettre de répondre à toutes vos interrogations. -- Toutefois, ajouta-t-il après un moment de silence, je vous satisferai si vous en faites autant pour moi.

-- Je ne puis rien promettre, répondit Veghte avec une louable prudence ; il faut que je connaisse d'abord les questions que vous avez à m'adresser.

Le Français poussa un grand éclat de rire et hésita un moment à parler ; enfin il se décida :

-- Combien de soldats y a-t-il au fort Presqu'Isle ? demanda-t-il enfin.

-- Vous le verrez au moment de l'assaut.

-- Je n'en doute pas ; surtout si ce sont des hommes comme vous. Mais vous ne paraissez guère empressé de parler maintenant. Et, si je vous disais qu'à défaut d'une réponse correcte, je vais vous brûler la cervelle avec ce pistolet !... que vous en semble ?

-- Faites !

-- Non ! non ! sir ! un Français ne fait pas la guerre de cette façon. Je ne vous demanderai rien que ce que vous m'accorderez volontairement. Et je veux bien, même, vous faire savoir que prochainement l'enseigne Christie trouvera son poste beaucoup trop chaud, il n'y pourra tenir.

-- Ce sera votre ouvrage et celui d'Horace Johnson, j'en suis sûr : cependant, vous le verrez, il y a une différence entre dire et faire.

-- Indubitablement : sous peu nous approfondirons cette maxime. Au fait ! ajouta le Français avec animation, nous nous serrons de près depuis assez longtemps : il faut que cela finisse.

-- Johnson est au fort Presqu'Isle en ce moment même. J'ai un espoir, c'est que Christie lui aura mis la main dessus.

-- Vous le jugez mal, cet homme ; il n'est pas méchant. Non ! il n'est pas ce que vous le croyez.

Le Forestier leva les yeux et regarda fixement le Français. Ce dernier supporta bravement le coup d'œil : néanmoins son attitude lui parut de nature à confirmer tous les soupçons. Il se promit de surveiller Johnson d'une façon toute particulière, lorsqu'il aurait réussi à reconquérir sa liberté.

-- Nous sommes à plusieurs milles du fort ? remarqua Basil.

-- C'est possible.

-- Votre campement est à belle distance ! on s'aperçoit que vous craignez d'être vu.

-- Peut-être oui ; peut-être non.

-- Savez-vous si Pontiac marche vers le détroit ?

-- Il fait bien tout ce qu'il fait : Gladwyn s'en est aperçu. C'est un grand général que ce Peau-Rouge !

-- Je n'en ai jamais eu cette opinion, répondit le Forestier, en homme qui ne pouvait se décider à reconnaître quelque mérite dans un ennemi.

-- La ruine de tous les forts qui avoisinent le lac parle pourtant quelque peu en sa faveur.

-- Ils ne sont pas tous par terre, riposta Basil d'un ton bourru ; vous ne serez jamais certain qu'ils soient tous abattus.

Durant cette conversation, le Forestier remarqua avec un frisson de plaisir qu'on s'engageait dans le sombre défilé sous lequel coulait le ruisseau. Ce passage était si étroit que chaque rameur pouvait toucher la rive avec son aviron.

Il observa en outre qu'en entrant dans les broussailles ses compagnons manifestaient un certain malaise, comme si les événements leur paraissaient prendre mauvaise tournure.

Le Forestier, tous les muscles tendus, l'œil et l'oreille au guet, n'attendait que l'occasion pour n'éveiller aucun soupçon ; il entretenait de son mieux la causerie.

Un moment vint où les lianes entrelacées, les ronces, les rameaux, les épines, les feuillages entortillés avec une vraie furie végétale, s'opposèrent au passage de telle manière que chaque tête dût y faire son trou.

Tout-à-coup, au milieu de l'obscurité profonde, le Français sentit une légère secousse sur le canot, entrevit un reflet furtif dans l'eau ; aussitôt il chercha le prisonnier de la main et des yeux : sa place était vide !

Le géant poussa un rugissement furieux, fit sur le champ retourner en arrière, et, les pistolets au poing, prêts à faire feu, se mit en quête du hardi fugitif.

X -- Évasion

Le Français, penché sur l'avant du bateau, sondait des yeux les ténèbres, et, s'attendant à chaque instant à découvrir sur l'eau la tête de Basil, se préparait à lui loger une balle dans la cervelle.

Semblable à un oiseau blessé qui se débat, le canot se jeta à droite, à gauche, en avant, en arrière, sous les impétueux coups de rame des poursuivants.

Mais ceux-ci eurent beau s'exercer les yeux au-delà des forces humaines, ils ne virent aucune trace du fugitif, par l'excellente raison qu'ils ne dirigeaient point leurs regards du bon côté.

Effectivement, l'action du Forestier quoique soudaine et prompte comme l'éclair, avait été préparée soigneusement et exécutée avec une dextérité et un sang-froid consommés.

Au moment où le canot s'engageait sous la voûte de feuillage, il se dressa sur ses pieds, saisit sans bruit une grosse branche dans ses deux mains et se hissa doucement jusqu'au tronc : puis, il fit le tour de l'arbre, de manière à le placer entre lui et ses ennemis ; alors, tapi dans une anfractuosité d'écorce, comme un chat sauvage, il attendit les événements.

Toute cette manœuvre avait été exécutée avec une dextérité de singe, silencieusement, promptement, à force de bras. Pas une feuille n'avait été ébranlée, pas un rameau n'avait été froissé, pas un murmure ne trahit l'audacieuse ascension du fugitif aérien.

Quoique, de sa cachette, il ne put pas apercevoir son ancien gardien, le gros Français, cependant ses oreilles se réjouissaient d'entendre tous les mouvements désordonnés, les gestes furieux, les exécrations dans toutes les langues, les mouvements de colère auxquels se livrait le gros et furibond personnage.

Un instant, Veghte se prit à regretter de ne pouvoir le fusiller au passage ; mais cette pensée s'évanouit comme un éclair, le Forestier se contentait très bien d'avoir réussi à s'échapper.

Rester bien caché, sans bouger, en attendant le moment favorable pour regagner des terrains plus sûrs ; se divertir intérieurement du désespoir énergique manifesté par ses adversaires ; c'était le seul parti à prendre, et Veghte n'y manqua pas.

-- Tu auras le loisir de te reposer, mon gros ami, murmura-t-il intérieurement... de te reposer le bras avec lequel tu m'as si longtemps tenu en joue : Vraiment ! ce n'est pas dommage.

Bientôt les ennemis se lassèrent de chercher toujours à la même place ; ils se mirent en route pour redescendre le courant.

Basil, alors seulement, descendit de sa retraite aérienne et s'arrêta un moment pour s'orienter : en même temps il fit ses réflexions.

Reconnaître les lieux n'était pas chose difficile, il possédait à fond tout ce territoire.

Mais il se demandait avec une curiosité inquiète pourquoi les Français étaient revenus sur leurs pas et avaient redescendu le ruisseau. Car au début, ils avaient une destination vers laquelle, ils entraînaient leur prisonnier. Et maintenant qu'ils l'avaient perdu, comment se faisait-il que leur voyage fût tout-à-coup fini ?... Probablement ils revenaient à leur centre d'opérations, ils retournaient à Presqu'Isle.

Il y avait aussi une hypothèse qui ne manqua pas de faire passer un léger frisson dans le dos du Forestier et qui, malheureusement, était la plus probable : c'était que ces braves gens allaient se poster tout doucement à l'affût pour le tuer au passage.

Cette pensée fit quelque peu réfléchir Basil ; il fit quelques pas pour s'éloigner du creek, puis, il s'arrêta pour écouter et délibérer avec lui-même.

Comme cela arrive souvent sur le lac Érié, l'orage s'était arrêté court au milieu de ses menaces ; peu à peu les vagues se calmaient, et leur grondement irrité se changeait en un murmure décroissant. Une partie de la tempête avait suivi le rivage, on l'entendait se déchaîner contre le pauvre fort du Détroit déjà assiégé par un autre ouragan bien autrement redoutable, la meute des Peaux-Rouges conduite par Pontiac.

Vegthe se disposait à sortir du fourré, lorsqu'il aperçut, comme une vision, le canot qui descendait silencieusement le courant : les silhouettes des rameurs se dessinèrent fantastiquement dans l'ombre.

Malheureusement, tout préoccupé de surveiller cette menaçante apparition, il posa sans précaution le pied sur une branche qui se cassa avec un bruit sec. Aussitôt il remarqua que le jeu des avirons cessa tout-à-coup ; évidemment, les ennemis écoutaient.

-- Holà ! Hé ! cria le gros Français, au bout de quelques instants d'attente.

-- Hé ! Ho ! riposta Basil ; eh ! bien ! Qu'est-ce que c'est ?

-- Ah ! c'est vous ? reprit l'autre.

Sa voix résonnait comme le hurlement du limier qui retrouve une piste perdue.

-- Je suis assez porté à le croire ! dit Basil avec une intonation railleuse.

-- Comment vous êtes vous donc échappé ?

-- Ah ! ah ! ah ! J'avais besoin de me dégourdir les jambes.

Le Forestier entendit son interlocuteur dire quelques mots en Français à ses compagnons ; mais il ne put les comprendre. Néanmoins, son œil exercé reconnut que le canot s'approchait de lui, tout doucement, avec une lenteur calculée, mais d'une façon sensible.

Cette fois, bien fin aurait été celui qui l'aurait surpris hors de garde ; pourtant il resta immobile, tout disposé à continuer cette piquante conversation.

-- Très bien, mon bon petit ami, reprit le Français, qui parlait pour distraire l'attention de son ex-prisonnier ; très bien ! votre évasion a été supérieurement exécutée : toutefois, je suis chagrin de vous avoir perdu.

-- Je n'en doute pas. Et... n'aimeriez-vous pas me reprendre ?

-- Ah ! ah ! vous faites le farceur ! Eh bien ! j'aime les gens facétieux comme vous : si vous voulez vous joindre à nous, vous pourrez être assuré d'une bonne et honorable réception : en outre on vous comptera quelques poignées d'espèces sonnantes ; là !... une belle somme ronde ! -- Hein ? Qu'en dites-vous ?...

-- Il n'y a pas moyen : excusez-moi. -- Bonsoir ! votre canot a une manière d'approcher qui ne me va pas. Je déteste les familiarités.

Au bruit de ses pas dans les broussailles, le Français fit feu sur lui ; mais comme il tirait au jugé , sa balle, bien entendu, se perdit dans l'espace sans atteindre le but.

Veghte courut lestement l'espace d'un quart de mille, puis il s'arrêta pour écouter, suivant son usage. À son grand étonnement, il entendit le Français et ses deux compagnons qui avaient sauté à terre et le poursuivaient.

-- Bon ! nous allons rire ! murmura-t-il avec le plus grand sang-froid ; je suis sur mon terrain, dans la forêt : ça me connaît, tous ces fourrés, tous ces arbres, toutes ces ronces. Ici, je ne crains personne. Si seulement j'avais un grain de poudre sèche je me mettrais à l'affût et ce serait le gibier qui abattrait les chasseurs !... une bonne farce vraiment !... mais mes pauvres pistolets sont trempés ; je suis sûr que leur contenu est liquide et pourrait figurer convenablement dans l'écritoire de Joë Smith Ferguson, le maître d'école. -- Hé ! hop !.. aho !... les autres ! cria-t-il en changeant rapidement de direction après chaque cri.

Son audace le servit au-delà de toute espérance : au bout d'un quart d'heure, de défaut en défaut, ses adversaires avaient fini par prendre la plus fausse direction possible ; ils couraient en lui tournant le dos.

Mais Basil leur réservait une autre tribulation. Faisant un circuit rapide, il revint au creek et en atteignit les rives à environ cent pas de l'endroit où ils avaient amarré leur canot. Basil eût bientôt fait de le découvrir ; il sauta dedans, s'y installa avec délices, et se mit à descendre allègrement le cours du fleuve.

-- Par ma foi ! se dit-il, voilà ce que j'appelle un trait de génie. Il n'y a qu'un américain, un Yankee ! comme ils disent, pour jouer ces tours-là ! Mon gros ami le Français n'aurait pas eu pareille imagination. Oh ! quelle figure il va faire quand il s'apercevra que moi -- Basil Veghte, son ex-prisonnier --j'ai capturé son canot, et que je m'en sers pour faire une petite promenade sur l'eau.

La jubilation du Forestier était si grande qu'il ne put résister au plaisir d'exécuter quelques appels tyroliens : les échos du lac Érié s'acquittèrent fidèlement de leur mission en portant ces roulades agaçantes jusqu'aux oreilles des poursuivants.

Le gros Français furieux et las de ses inutiles recherches, flaira une nouvelle mystification et accourut sur le bord du torrent qui, en cet endroit, avait une grande largeur.

Il aperçut avec rage son embarcation glissant mollement le long du rivage opposé. Alors eût lieu un dialogue comique et tel que jamais, sans doute, les bois de ces parages n'en avaient entendu.

-- Ohé ! hurla le géant d'une voix formidable.

Malheureusement, ou heureusement, la rivière était fort large, Veghte se trouvait hors de portée de fusil. Néanmoins, par mesure de précaution, il rasa la rive dans l'ombre de laquelle il disparaissait presque.

-- Hé ! ho ! hé ! répondit-il ; qu'est-ce qu'il y a encore ? qui m'appelle ?

-- Que faites-vous de notre canot ?

-- Oh ! presque rien ! une petite promenade jusqu'à Presqu'Isle.

-- De quel droit agissez-vous ainsi ! Gredin, votre conduite est infâme ! ce canot nous appartient !

-- Hélas ! je m'en doute bien ! mais je suis forcé... je ne peux me dispenser.

-- Enfin vous n'êtes qu'un coquin et un filou ! Nous ne vous avons pas dépouillé, nous !

-- Écoutez, Français chéri ! je suis venu dans ce canot, n'est-ce pas ?... Y suis-je venu ?

-- Oui, sans doute ! Eh bien ! après ?

-- Comprenez ! je m'en vais comme je suis venu !

-- C'est une honte ! et ces gens-là se disent civilisés !

-- Bah ! nous sommes en plein pays sauvage ; loin de la civilisation ! Faites-en provision pour vous, si ça vous fait plaisir. Et si vous voulez me revoir, venez faire un petit tour jusqu'à Presqu'Isle. Bonsoir ! adieu !

-- Va ! sauve-toi ! Yankee du diable ! nous y serons trop tôt pour toi !

Tels furent les touchants adieux qui terminèrent la conversation.

Basil n'en écouta pas davantage, et fit voler sa légère embarcation comme une flèche.

Le temps pressait, l'orage depuis si longtemps amoncelé car le fort, allait éclater ; le danger était proche. Il s'agissait d'avertir ses braves défenseurs ; et comme on était dans la saison où les nuits sont les plus courtes, il n'y avait pas un moment à perdre pour arriver avant le jour.

Basil mit donc en œuvre toute son énergie et fit force de rames afin de traverser rapidement l'espace qui le séparait du fort.

Un autre motif le poussait à faire diligence ; ceux qui l'avaient déjà capturé une fois pouvaient fort bien se remettre à sa poursuite, le gagner de vitesse en raison de ce qu'ils étaient deux rameurs contre un, l'atteindre avant son arrivée.

Ce n'était pas tout encore ; le lac était couvert d'ennemis, leur rencontre pouvait fort bien être appréhendée.

Tout plein de ces préoccupations, Veghte ramait avec ardeur, suivant la ligne la plus droite et prêtant fiévreusement l'oreille au moindre bruit.

Ses appréhensions ne tardèrent pas à être justifiées : à peine avait-il fait un demi-mille qu'il entendit un bruit d'avirons. Il fit halte sur le champ, et au bout d'une seconde, il vit passer un grand canot plein de monde. Le Forestier recula en silence, courbé dans sa petite barque de manière à être aussi invisible que possible ; heureusement ses mortels ennemis passèrent sans le voir et disparurent dans l'ombre.

Basil respira et reprit sa course à force de bras : mais le trajet était plus long qu'il ne l'avait pensé. Au bout d'un certain temps il fut obligé de se reposer. Pendant cette halte, ses regards, toujours occupés à sonder l'espace, aperçurent vers l'orient une teinte pourprée semblable à l'aurore ; au bout de quelques minutes la lune se montra, pâle et voilée il est vrai, mais répandant assez de clarté dans l'atmosphère, pour que son apparition fût dangereuse et inopportune à tous les points de vue.

Tout-à-coup Basil fut tiré de sa rêverie par un nouveau bruit de rames : à cette alerte un frisson d'alarme le traversa ; évidemment ses premiers adversaires l'avaient découvert. Avec ce clair de lune intempestif il devenait impossible de se cacher dans l'obscurité ; le moindre objet apparaissait sur les eaux du lac comme une tache sur un miroir.

Quoiqu'il pût arriver, le Forestier se tenait prêt ; mais, à son grand étonnement, le bruit des avirons cessa. Bientôt il put distinguer dans le creux des vagues un tout petit canot qui, évidemment, n'avait rien de commun avec la grande embarcation : mais qui était-il, ami ou ennemi ?

Les deux barques restèrent immobiles, s'observant réciproquement. Cette situation ne pouvait durer longtemps ; Veghte se remit à jouer doucement de l'aviron, épiant toujours l'apparition suspecte.

-- Voilà une affaire que j'appelle curieuse, murmura-t-il, en cadençant ses mouvements de façon à ne pas même rider la face de l'eau : Il y a quelqu'un dans cette coquille de noix, je vois sa tête. Nous nous épions mutuellement, c'est certain. Si c'est un ennemi, qu'il m'aborde donc ce sera bientôt réglé. Si c'est un ami ou un indifférent, qu'il me laisse tranquille ! je n'ai pas de temps à perdre en conversation.

Tout en monologuant ainsi, Basil avait mis son canot en mouvement ; mais il n'avait pas fait deux brasses que l'autre l'imita et se maintint à la même distance, marchant parallèlement avec lui.

-- Ah ! ah ! c'est votre idée d'aller en avant, grommela-t-il, comme si l'indiscret poursuivant eût pu l'entendre. -- C'est une main de Peau-Rouge qui manœuvre ce canot, ajouta-t-il ; je ne serais pas capable de pagayer avec cette précision.

Cependant il fallait prendre un parti et se débarrasser de l'importun. Basil réunit toutes ses forces et lança son canot comme une flèche.

Alors une lutte de vitesse s'engagea.

D'abord le Forestier prit l'avance ; mais peu après son adversaire gagna de vitesse, l'espace qui les séparait diminua d'une façon sensible ; Veghte eut beau faire, il ne put distancer l'autre.

-- C'est encore une chose curieuse ! murmura-t-il en ployant et déployant ses bras comme des ressorts d'acier sur les avirons ; je commence à croire que j'ai oublié de ramer ; en voilà *un* qui me passe devant d'une façon humiliante. Ah ! Peau-Rouge ! Peau-Rouge ! je vous reconnais à cela ! Il n'y a pas un blanc qui fut capable de me battre ainsi.

Cependant, sans se décourager, Basil essaya mille ruses pour dérouter l'autre ; tout fut inutile ; l'espace resta le même entre les deux canots ; on aurait dit que le même fil les conduisait ensemble.

Enfin le rivage de Presqu'Isle apparut : Veghte se courba en furieux sur ses avirons ; bientôt la proue de son esquif vint s'enfoncer dans le sable au milieu des lames bouillonnantes. Le Forestier baigné de sueur, sauta sur la rive ; il regarda derrière lui, le canot acharné se balançait à proximité, d'un air observateur.

Les premières lueurs de l'aurore se montraient au levant lorsque Basil toucha terre. Naturellement il était fort pressé de gagner le fort et de communiquer au commandant Christie toutes ses découvertes et ses aventures de la nuit : néanmoins, avant de quitter le bord du lac et de s'engager dans le chemin creux conduisant à la citadelle, le Forestier inspecta les alentours et prêta une oreille attentive pour s'assurer de l'absence de tout danger.

À ce moment un léger bruit de pas se fit entendre et une forme humaine apparut dans la brume matinale.

-- Qui va là ! fit-il d'une voix rude, bien déterminé à ne pas retomber dans les péripéties de la nuit précédente.

L'ombre ne répondit rien, mais continua de s'avancer ; alors le Forestier étonné reconnut que c'était une femme.

-- Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? répéta-t-il sur un ton menaçant.

-- Mariami ! fut-il répondu par la voix douce et gutturale d'une Indienne.

-- Par ma foi ! les femmes sont d'étranges choses ! s'écria Veghte en reconnaissant la jeune fille sauvage qu'il avait sauvée l'hiver précédent. Mais,... je vous croyais morte ? ajouta-t-il.

Elle ne répondit rien, mais lui fit signe de le suivre. Il hésita un moment, plein de méfiance, car il savait les Indiens capables de toutes les ruses imaginables pour attirer les Blancs dans un piège et les y faire périr.

Enfin, la curiosité l'emporta ; il ne pouvait admettre que cette gracieuse enfant fut capable de méditer une trahison, il accompagna la jeune fille.

Elle le conduisit sur la lisière du bois à peu de distance du rivage. Là il aperçut dans une dépression de terrain les cendres éteintes d'un feu de campement.

-- Oh ! oh ! qu'est-ce ? demanda-t-il avec un bond de surprise.

Apparemment elle ne pouvait parler anglais ; mais elle eût recours à la pantomime. À ses allures, Basil reconnut qu'il n'y avait dans le voisinage aucun ennemi à craindre : ses défiances cessèrent, surtout lorsque son oreille et ses yeux vigilants eurent vérifié les alentours.

Après avoir fait comprendre par différents gestes qu'une troupe nombreuse avait bivouaqué en ce lieu, la nuit précédente, et ensuite avait gagné le lac, la jeune Indienne étendit la main vers le fort, avec un mouvement d'alarme, et dit à voix basse :

-- Injin ! French ! (Indiens ! Français !)

Il n'en fallait pas davantage pour convaincre Basil de l'imminence des périls qui menaçaient Presqu'Isle : il hocha affirmativement la tête pour exprimer qu'il comprenait parfaitement,

Mais l'Indienne n'avait pas fini ses révélations ; elle posa le bout de son doigt sur la poitrine du Forestier en imitant l'acte d'un guerrier donnant un coup de poignard.

-- Yengese dead ! (L'anglais tué !) ajouta-t-elle en fermant les yeux d'un air de commisération.

-- Moi aussi ?... bon ! nous verrons ça ! répondit Veghte sans pouvoir réprimer un moment d'inquiétude.

Alors la jeune fille entreprit une autre démonstration à laquelle Veghte ne put rien comprendre : puis, tout-à-coup, elle s'arrêta, prêta l'oreille à un bruit qu'elle seule pouvait percevoir, et lui fit impérieusement signe de s'en aller.

Le Forestier ne se le fit pas dire deux fois et partit d'autant plus vite qu'il éprouvait un singulier malaise en présence de cette étrange créature.

-- Les femmes sont de bizarres choses ! murmurait-il en s'éloignant à grands pas.

XI -- Révélations

Veghte arriva rapidement à la Block-House où il trouva le commandant Christie dans la plus profonde anxiété.

À ses avides questions il répondit par une relation fidèle de toutes ses aventures nocturnes.

Lorsqu'il eût fini, l'officier lui demanda :

-- N'y a-t-il pas eu, au fort, une lumière allumée en réponse au signal donné sur le lac ?

-- Oui, et j'en ai été fort intrigué : qui a fait cela ?

-- Il serait fort important de le savoir !

-- Où est Horace Johnson ? demanda tout-à-coup le Forestier après quelques instants de réflexion.

-- Dans son lit, d'où il n'a pas bougé depuis votre départ. J'ai eu l'œil sur lui : il n'est pour rien dans cette affaire.

-- Le seul individu que je puisse suspecter alors, c'est le Suédois Altoff.

-- Je ne le soupçonnerais pas non plus, celui-là, fit le commandant, fort occupé à lancer d'une façon nouvelle un petit caillou avec la pointe du pied. -- Ah ! j'y suis ! reprit-il vivement : c'est votre gros Français du bord de l'eau, vous savez... celui qui se trouvait là en sentinelle, au moment de votre départ. Oui, c'est lui qui a fait ce coup-là : ce n'est pas quelqu'un des nôtres, et j'en suis bien aise.

-- Mais il me semblait que cette lumière apparaissait au belvédère du fort, et non pas près du sol.

-- Vous vous serez trompé : c'était si facile, la nuit, à une telle distance. Vraiment, je vous le répète, je suis bien soulagé de penser qu'il n'y a pas de traître parmi nous.

-- Il est possible... il est possible... murmura le Forestier à demi convaincu. Ma foi, je commence à être de votre avis ; car, tout bien réfléchi, ce grand pendard a fort bien pu monter sur le coteau qui domine la citadelle ; dans ce cas, sa lumière se montrait précisément à la hauteur du belvédère. -- Oui, c'est lui... surtout si vous êtes sûr et certain que Master Horace Johnson n'a pas quitté son lit.

-- Je vous le garantis.

-- Eh bien ! Amen ! n'en parlons plus ; voilà une question vidée. Parlons maintenant de l'assaut qui ne va pas tarder et de nos moyens de défense.

Les deux amis s'avancèrent jusqu'au bord du lac et en sondèrent l'immensité avec des yeux dont l'inquiétude doublait la perspicacité.

La vaste nappe d'eau, calme et solitaire comme aux premiers jours de la création, roulait paisiblement ses flots bleus et limpides sous la fraîche brise du matin.

Toute créature humaine avait disparu de cette solitude murmurante ; les premiers feux du soleil rayonnaient sur l'eau en flèches d'or, après avoir joué au travers des feuillages.

Dans ce désert tranquille, au milieu de cette nature splendide, sereine, à l'aspect virginal, qui donc aurait pu rêver aux combats, au sang, à l'incendie ?... Il n'y avait plus ni Français ni Indiens ; le ciel, le lac, la forêt échangeaient des sourires d'or, d'azur, d'émeraude ; tout semblait en paix dans l'air, sur la terre et sur l'onde.

Et pourtant, lorsque le regard s'abaissait sur le sable humide du rivage, il découvrait les empreintes nombreuses des pieds furtifs qui avaient passé là pendant la nuit précédente.

Christie et Basil conversèrent longtemps à voix basse, se communiquant leurs projets, leurs craintes, leurs espérances...

L'honorable Johnson se montra à une heure convenable. Le sommeil de la fatigue et de l'innocence l'avait merveilleusement rafraîchi : il apparut plus jovial et plus souriant que jamais.

Après un déjeuner tout à fait confortable, auquel il fit le plus grand honneur, l'estimable Horace se décida au départ. On lui souhaita bon voyage ; il souhaita à ses hôtes, paix et sérénité d'esprit. Bientôt il disparut dans l'épaisseur des bois, « où son intention était de faire un tour de chasse ».

-- Que la peste puisse t'étouffer en route ! on ne m'ôtera pas de l'esprit que tu joues un double jeu qui finira mal. Je te surveille, Master Horace Devilson (Fils de Diable).

Cette gracieuse apostrophe fut le dernier souhait qui accompagna le départ du sieur Johnson : elle lui était adressée par l'honnête Basil dont les idées prenaient une tournure mélancolique.

Il suivit d'un œil soupçonneux la marche de son ancien compagnon, jusqu'à ce qu'il eût disparu dans les profondeurs de la forêt ; et, longtemps après l'avoir perdu de vue, il demeura immobile, rêveur, inquiet, méfiant de l'avenir.

L'apparition soudaine de la jeune et mystérieuse Indienne, et sa disparition non moins prompte, se mêlaient puissamment aux préoccupations du Forestier : jamais personne ne lui avait inspiré un pareil intérêt ; jamais aucun autre incident de son existence si accidentée n'avait laissé une telle impression dans son esprit.

Une curiosité bien naturelle se mêlait à ces sentiments confus et tout nouveaux pour lui. D'où venait cette jeune fille ? Par quel hasard étrange s'était-elle trouvée mêlée aux aventures de Basil ; une première fois, en plein hiver, au milieu d'une nuit orageuse et glaciale ; une seconde fois, sur le lac Érié, au milieu d'une autre nuit non moins mémorable ?

Dans la première entrevue Basil lui avait sauvé la vie ; dans la seconde elle lui avait rendu un service presque aussi important. Et néanmoins, elle était restée pour lui une inconnue, une vision fugitive, un rêve.

Tout était mystère autour du pauvre Veghte ; Johnson, l'Indienne, le lac, le désert, la Block-House, les Français, les Sauvages, le passé, le présent, l'avenir !

Il y avait de quoi perdre la tête. Franchement, l'honnête Forestier se trouvait bien en peine, car les déductions psychologiques n'étaient pas son fort. Des coups de fusil, des cris de guerre, l'éclair des épées et des tomahawks auraient été bien mieux son affaire.

L'enseigne Christie vint le tirer du royaume des abstractions en causant avec lui de quelques plans nouveaux relatifs à la défense du fort.

À l'issue de leur conversation, Veghte fut invité par le commandant à pousser une reconnaissance dans les environs.

Cette mission lui fut particulièrement agréable : en ce moment il lui convenait d'être seul avec ses pensées secrètes. D'ailleurs, le brave Forestier n'avait jamais reculé devant aucun danger.

Il s'achemina donc tout doucement vers la lisière du bois par un petit sentier creux, et au bout de quelques pas il fut de nouveau plongé dans ses rêveries.

Sa quiétude ne devait pas être longue : il tressaillit des pieds à la tête en entendant une petite voix douce l'appeler par son nom !

Il leva la tête et resta pétrifié, n'en pouvant croire ses yeux !

C'était ELLE !...

Elle ! qui lui apparaissait souriante et joyeuse de l'impression qu'elle lui causait...

-- Vous paraissez effrayé ? lui demanda-t-elle en très bon anglais.

Basil se sentait chanceler, il tombait d'étonnement en stupéfaction. Le mystère se compliquait. Il ne crut pas ses oreilles lorsque la jeune Indienne reprit la parole :

-- Vous ne pouvez dire un mot ? demanda-t-elle. Qu'avez-vous donc pour être si épouvanté ?

-- Ah ! vous êtes Mariami ?... cette jeune fille Indienne, n'est-ce pas ?

-- Oui.

-- Le ciel me bénisse ! Mais, depuis quand avez-vous appris à parler ?

-- Il y a plusieurs années, lorsque j'étais enfant.

-- Hum ! vous n'êtes pas bien vieille maintenant ! Enfin, pourquoi ne vous êtes-vous pas servie des paroles, la nuit dernière, au lieu d'employer ces gestes auxquels je ne pouvais rien comprendre ?

-- Je vous dirai ça un jour : En ce moment je ne le puis. Pourquoi vous êtes-vous aventuré hors de la Block-House, ce matin ?

-- Pour m'informer un peu de ces Français et de ces Indiens dont nous redoutons l'attaque.

La jeune fille s'approcha du Forestier, jeta un regard soupçonneux sur tout ce qui les entourait, comme si elle eut redouté quelque œil dangereux. Puis, se haussant sur la pointe des pieds pour atteindre à son oreille, elle murmura d'une voix contenue et basse comme un souffle :

-- Les voilà qui viennent : ils sont cachés dans le bois en attendant ; demain matin ils donneront l'assaut.

Basil fit un bond d'étonnement ; la brusque annonce d'un danger aussi prochain le confondait : effectivement, les vérifications qu'il avait faites et les avis reçus avaient fait présager une attaque pour la semaine suivante au plus tôt.

-- Et combien sont-ils ? demanda-t-il brusquement.

-- Des centaines ! Ils veulent brûler la place comme ils ont fait pour Sandusky.

-- Les femmes sont d'étranges choses ! répliqua mentalement Basil ; comment sait-elle tout ça ? -- Comment se fait-il que vous me disiez ces choses ? lui demanda-t-il à haute voix.

Une expression de reproche traversa les yeux noirs de Mariami, elle les baissa en silence. Mais au bout d'une seconde elle répondit de sa voix douce et musicale :

-- Vous m'avez sauvé la vie : est-ce que je pourrai jamais vous oublier ?

Une indescriptible émotion fit frissonner Veghte ; comme s'il n'eût pas compris la jeune fille, il lui demanda après un moment de réflexion :

-- Enfin ! venez-vous pour me sauver, ou pour sauver l'enseigne Christie et le reste de la garnison ?

-- Pour les uns et pour les autres. Mais je voudrais surtout vous sauver.

Sachant à peine ce qu'il faisait, Basil s'avança comme pour l'embrasser cordialement, en récompense de ses bons sentiments, -- c'était tout ce que le brave Forestier pouvait imaginer de mieux. -- À sa grande surprise elle se recula avec un petit air de dignité offensée.

-- Non ! non ! dit-elle d'une voix effarée.

-- Ah ! ma foi ! je ne voulais ni vous offenser, ni vous faire aucun mal, répondit-il tout mortifié.

-- Je sais bien,... répliqua la jeune fille dont les joues devinrent pourpres, je sais bien que pour tout au monde vous ne voudriez me faire du mal, ni même me causer aucun déplaisir...

-- Eh bien ! alors ?... murmura Basil tout interdit.

-- On vous guette ! prenez garde ! interrompit l'Indienne pour terminer cette conversation qui les embarrassait tous deux : ils vous guettent ! ils vous poursuivront partout dans les bois.

-- Peuh ! laissez-les donc faire ! répartit Basil qui retrouvait toute son énergie et sa fierté sur ce terrain-là ; laissez-les faire ! je n'ai pas peur. J'ai été poursuivi, j'ai combattu toute ma vie ; personne n'est arrivé à m'atteindre. Il faut bien des Français et bien des Indiens pour me vaincre ; il en faut trop !

-- Vous êtes un bon guerrier, fameux dans les combats, observa la jeune fille en levant sur lui ses grands yeux noirs empreints d'une admiration naïve.

La face bronzée du Forestier rougit d'aise à ce compliment : il resta quelques secondes sans savoir que dire.

-- Voilà trente ans que je cours les bois : j'aurais été un grand sot de ne pas apprendre quelque petite chose en cette matière, répliqua-t-il avec une modestie d'enfant.

Tout-à-coup le souvenir de Johnson lui traversa l'esprit comme une flèche aiguë.

-- Vous vous rappelez, lui dit-il, cet homme qui était avec moi dans cette fameuse nuit où je vous retirai de la neige, -- on le nomme Johnson. -- Le connaissez-vous ?

La jeune fille parut embarrassée ; elle resta muette, mais elle fit un signe de tête affirmatif.

-- Eh bien ! poursuivit Veghte, il a passé la nuit dernière à la Block-House.

Les yeux de l'Indienne se dilatèrent avec une expression de terreur ; elle recula comme si un serpent eût surgi sous ses pieds.

-- Qu'est-ce que c'est ? fit Basil étonné : cet homme-là n'est-il pas un ami ?

-- Ne le laissez plus revenir parmi vous ! c'est un méchant !

-- Ah ! ah ! je l'avais toujours pensé ; mais je commence à croire que je ne m'étais guère trompé sur son compte. Mais vous le connaissez joliment bien ? ajouta-t-il d'un ton soupçonneux : vous l'avez reconnu parfaitement, la nuit dont je parle, n'est-ce pas ?

-- Oui, répondit la jeune Indienne avec une expression de franchise et de dépit tout à la fois.

-- Pourquoi n'avez-vous rien dit ? Il m'a prétendu ne rien savoir à votre sujet ; il me l'a même affirmé, le menteur !

-- Ne feriez-vous pas mieux de rentrer au fort ? demanda l'Indienne après un moment d'hésitation, sans répondre à la question.

-- C'est possible. Mais regardez-moi bien : êtes-vous une amie ? êtes-vous pour ce Johnson ? voyons, parlez franchement !

-- Non ! non ! je ne serai jamais pour lui ! je ne l'aime pas ! s'écria Mariami, les yeux étincelants.

-- Eh bien ! venez par ici, avec nous, dans la Block-House. Vous vivrez avec nous.

Basil fit quelques pas, comme s'il s'en allait, pour lui montrer l'exemple. La voyant immobile, il réitéra l'invitation de sa voix la plus franche et la plus cordiale.

La jeune fille secoua la tête.

-- Venez donc ! reprit Basil ; vous serez soignée, respectée, heureuse !

-- Je ne suis pas dans cette intention, dit l'Indienne d'un air pensif ; peut-être, un jour, je reviendrai et ce sera pour vivre parmi votre nation.

À ces mots elle tourna sur ses talons, et disparut comme un éclair dans la forêt.

Basil resta seul, noyé dans ses pensées.

-- Les femmes sont d'étranges choses ! murmura-t-il avec accablement ; je donnerais gros pour en savoir davantage sur elle. Mais qu'a-t-elle donc voulu dire par ces paroles... « Je reviendrai peut-être, un jour, et ce sera pour vivre parmi votre nation... » Que, diable, veut-elle dire par là ? « vivre avec nous... » Voilà qui est extraordinaire ! Et pourquoi pas tout de suite ? -- Oh ! il y a en elle quelque chose de plus étrange encore que chez les autres femmes ! je saurai peut-être un jour ce que c'est... Mais, oui ! les femmes sont de bizarres choses !

Sur ce propos, le Forestier se disposa au retour, méditatif et inquiet comme il était venu.

Heureusement pour lui, les yeux du corps veillaient tandis que ceux de l'âme s'égaraient dans la région des rêves, car il s'arrêta court devant des empreintes toutes fraîches et nombreuses indiquant le passage d'un détachement d'Indiens.

Il fallait un incident de cette importance pour rappeler Veghte à la réalité. Mettant aussitôt en jeu toute sa subtilité de chasseur, il parvint à suivre cette piste jusqu'au lieu du campement, et, chose suprêmement périlleuse, à se placer de façon à tout voir sans être vu ni entendu.

Les guerriers Indiens, au nombre de deux cents environ, tenaient un grand conseil ; une douzaine d'hommes Blancs étaient mêlés parmi eux.

Veghte reconnut Balkblalk et Horace Johnson : ce dernier semblait parfaitement à l'aise en cette société.

Un chef inconnu au Forestier haranguait la troupe avec de grands effets d'éloquence. Quoiqu'il ne comprit pas un mot de son discours, Basil comprit aisément qu'il parlait du fort Presqu'Isle. Ses gestes véhéments se dirigeaient sans cesse de ce côté. Du reste son discours paraissait plaire énormément à ses auditeurs, car de nombreux applaudissements l'interrompaient fréquemment.

Les Français causaient entre eux, mais à voix basse ; de telle sorte que le Forestier ne put distinguer ce qu'ils disaient. Par une illusion d'esprit, peut-être, il crut reconnaître une douzaine de Faces-Bronzées comme ayant fait partie du détachement nautique avec lequel il avait eu affaire la nuit précédente.

-- Ce qu'il y a de certain, murmura-t-il, c'est que nul de ces chenapans ne se doute avoir à portée de pistolet ou de tomahawk, l'homme qu'ils ont tant désiré de faire prisonnier.

Cette idée le fit sourire, malgré ses graves préoccupations : il resta aux écoutes pendant près d'une heure encore ; puis jugeant qu'il avait assez vu et entendu, il se retira avec mille précautions, trop heureux d'avoir échappé aux yeux d'aigle et aux oreilles de lynx de cette meute altérée de sang.

Arrivé au fort, il fit, sans perdre une seconde, son rapport au commandant Christie. Bien entendu, il lui raconta minutieusement son entrevue avec la jeune Indienne.

Comme on pouvait s'y attendre, le jeune officier fut vivement affecté de cette écrasante perspective d'une attaque aussi prochaine ; c'était une question de vie ou de mort qui allait s'agiter, et malheureusement, les chances étaient par trop inégales.

Cependant, vers le soir, les deux amis trouvèrent encore le temps d'échanger quelques paroles. L'enseigne revint sur la fameuse question de la jeune fille.

-- Vous êtes plus heureux que nous, Basil, mon brave et ingénu Basil ! dit Christie en souriant.

-- Comment cela ?... que voulez-vous dire ?... demanda le Forestier tout décontenancé.

-- Oui, mon ami ! vous avez des amours au désert... De grands yeux noirs, doux comme ceux d'une gazelle vous pleureront si vous mourez, vous souriront si vous reprenez connaissance après avoir été blessé, vous accompagneront si vous fuyez. ELLE vous aime, vieil enfant !

-- Ciel ! croyez-vous ? bégaya Basil en pâlissant.

-- Eh ! pourquoi pas ? vous le méritez bien : il n'y a pas là de quoi trembler comme vous le faites.

-- Oh !... oh !... oui !... non !... Les femmes sont d'étranges choses ! je n'y connais rien, moi !

Le commandant ne put retenir un éclat de rire, pendant que Veghte s'éloignait la tête dans ses mains.

Hélas ! amitiés, sourires, pensées d'amour, souvenirs, espérances, tout allait disparaître dans le sang et l'incendie.

Le sommeil ne visita pas les habitants du fort pendant cette nuit à la fois trop longue et trop courte ; chacun veilla, se préparant à une mort héroïque.

XII -- Le dernier jour

Le 15 Juin 1764, la croix rouge de Saint-Georges flottait encore sur le fort Presqu'Isle. Mais avant que le soleil eût paru sur l'horizon, des hurlements affreux, des feux assourdissants de mousqueterie, et une invasion furieuse de deux cents démons rouges peints en guerre vint s'abattre sur la malheureuse citadelle.

Le grand jour, le jour suprême était arrivé !

À la première alerte, le commandant Christie et ses hommes abandonnèrent les ouvrages avancés pour se retirer dans la Block-House où il était utile de concentrer leurs forces : là, chacun prit avec sang-froid toutes ses dispositions pour opposer une résistance désespérée.

Les Indiens s'avançaient rapidement, protégés par les grands arbres et les accidents de terrain : ils lancèrent bientôt sur le fort une grêle de balles, de grenades incendiaires et de flèches enflammées. Chaque meurtrière, chaque interstice entre les troncs d'arbres servait de cible à un courant continu de balles ; si, par intervalles, un assiégé hasardait sa tête à quelque embrasure pour donner un rapide coup d'œil au dehors, aussitôt vingt projectiles sifflaient autour d'elle ; souvent le but était frappé, et la petite garnison comptait un défenseur de moins.

Il y avait un côté faible à la Block-House : le toit de son belvédère était construit en planches minces et sèches très accessibles à la flamme ; aussi prirent-elles feu tout d'abord. Avec la provision d'eau dont le réservoir était abondamment garni on éteignit plusieurs fois ces commencements d'incendie, mais on pût bientôt prévoir le moment où l'élément destructeur ne pourrait plus être combattu.

Après plusieurs heures d'une lutte furieuse, les Indiens, toujours repoussés, eurent recours à une stratégie inquiétante. Roulant en amas énormes d'immenses troncs d'arbres très proche de la forteresse, ils se construisirent sur trois points des redoutes fortifiées d'où ils pouvaient sans danger accabler les assiégés de leur mousqueterie.

Non contents de ce premier avantage, ils amoncelèrent des pierres, de façon à élever leurs postes au dessus des parapets du fort ; par ce moyen, ils arrivaient à lancer sur les défenseurs un feu plongeant qui devait les foudroyer en peu d'instants, sans abri possible.

Plus d'un brave soldat pâlit à l'aspect de ce péril nouveau et inexorable : il ne restait plus qu'à mourir stoïquement en vendant chèrement sa vie.

Quand le réservoir d'eau fut vide, l'incendie recommença ; la position n'était plus tenable. Il y avait bien un puits dans l'esplanade, mais on ne pouvait l'aborder sans courir à une mort certaine, le feu des Indiens sillonnait en tout sens cet espace découvert.

Il n'y avait plus qu'une ressource, c'était de creuser un puits dans la Block-House même. En conséquence, on défonça les planchers, et une partie de la garnison se mit à l'ouvrage. C'était un spectacle navrant de voir ces malheureux, noircis par la poudre, ruisselants d'une sueur sanglante, se courber sur le sol et le fouiller désespérément pendant que leurs compagnons continuaient le feu roulant de leurs décharges. Les canons de leurs fusils étaient devenus si chauds qu'ils brûlaient les mains des soldats et pouvaient à peine se manier.

Enveloppé par la fumée, inondé de transpiration, le désespoir dans l'âme, mais faisant bonne contenance, le commandant Christie se multipliait, ranimant ses hommes, prodiguant ses soins aux blessés, donnant à tous l'exemple d'un héroïque courage.

Le travail du puits, quoique poursuivi avec une activité surhumaine, semblait avancer bien lentement. Par intervalles une clameur s'élevait : « Le feu est au toit ! Les madriers du belvédère brûlent ! »

Alors quelque brave cœur se dévouait ; on voyait un homme s'élancer au milieu des tourbillons de fumée, la hache à la main, pour couper les pièces de bois embrasées et circonscrire l'incendie. Souvent il n'arrivait pas au but ; arrêté dans son élan par une balle, il retombait d'étage en étage et allait rouler jusque hors des parapets.

Les travailleurs du puits, accablés de fatigue, laissèrent tomber leurs outils avec découragement et reprirent leurs fusils. D'autres allèrent reprendre leur besogne et la continuèrent avec l'obstination machinale du désespoir.

Vingt fois l'incendie se ralluma sous une pluie de grenades et de flèches enflammées ; vingt fois on parvint à l'éteindre en sacrifiant plusieurs vies précieuses.

Enfin un cri presque joyeux retentit des profondeurs de la fouille : « Voilà l'eau ! Dieu soit loué !.. »

Mais au même instant un autre cri lugubre lui servait d'écho : « Le feu ! le feu est au toit ! le feu est au belvédère ! »

Il fallut ainsi soutenir jusqu'à la nuit ce double combat contre les hommes et contre l'élément destructeur.

Mais, au moment où les assiégés espéraient prendre quelques minutes d'un triste repos, la tempête de poudre et de feu surgit de nouveau ; il fallut recommencer cette lutte insensée, cette agonie héroïque.

Les assaillants avaient reçu des renforts de troupes fraîches ; elles prenaient la place de ceux qu'avaient lassés les assauts de la journée.

Au point du jour une effroyable détonation glaça d'effroi les plus hardis défenseurs du fort. Pendant l'obscurité l'ennemi avait pratiqué une mine ; son explosion venait de faire sauter les ouvrages extérieurs de la citadelle.

Ce fut un instant horrible ; des blocs énormes volèrent au loin, se tordant en l'air comme de gigantesques serpents de feu, puis ils retombèrent au milieu d'une grêle de débris fumants et d'étincelles tourbillonnantes ; leur chute s'opéra à droite et à gauche avec de sinistres craquements, et tout rentra dans un morne silence.

Les assiégés restèrent un instant immobiles et stupéfaits sous cette pluie de cendres et de feu : mais revenant à eux aussitôt, ils recommencèrent la fusillade avec une fureur convulsive.

À leur grand étonnement, les assaillants répondirent à peine, et au lieu de s'approcher s'éloignèrent successivement à quelque distance.

La petite garnison sut bientôt à quoi s'en tenir sur ce calme inexplicable. Le géant Français qui, la nuit précédente, avait capturé Basil Veghte, se montra portant le drapeau blanc du parlementaire.

Il fit signe de la main qu'il voulait parler : aussitôt on cessa le feu, et on prêta l'oreille.

-- Braves officiers et soldats ! dit-il en mauvais Anglais ; je désire épargner un sang précieux : je vous préviens qu'une nouvelle mine est pratiquée jusque sous les fondations de votre citadelle : une mèche allumée, un geste ! et c'en est fait de vous ! Capitulez ; vous sortirez avec armes et bagages, vous conserverez votre drapeau !

Le commandant Christie ne répondit rien d'abord, et se retourna vers ses hommes pour prendre leur avis.

Ils étaient tous serrés les uns contre les autres, se soutenant mutuellement pour ne pas tomber de fatigue et d'épuisement : les blessés se cramponnaient à leurs compagnons pour faire bonne contenance jusqu'à la mort.

Sur tous ces visages ruisselants de sueur et de sang, sillonnés par la poudre, le feu, les cendres brûlantes on lisait une sombre et implacable résolution.

Ils ne dirent pas un mot en réponse à la muette interrogation du commandant : chaque homme, le doigt sur la détente de son rifle, se tenait prêt à recommencer le feu.

Un frisson douloureux traversa l'officier... il ne lui restait plus que la mort ou l'humiliation à proposer à ses frères d'armes.

Il ne put parler : une grosse larme déborda de ses yeux et roula en un sillon livide sur ses joues pâles !

Le Français, qui s'était approché, avait pu suivre toutes les phases de cette muette angoisse. Avec la chevaleresque et loyale franchise de sa nation, il salua ces nobles débris de la garnison et reprit la parole :

-- Je vous rends les honneurs de la guerre, braves Anglais ; recevez le salut de Louis de Vegras, le neveu, le fils d'adoption de Montcalm : au nom de la France, au nom de mon général, je vous déclare que votre honneur est sauf. Capitulez, vous dis-je ! abandonnez ce fort qui, dans quelques secondes, ne sera qu'un monceau de ruines.

Christie lui rendit tristement son salut et regarda de nouveau ses hommes : quelques blessés étaient morts, leurs mains crispées les retenaient suspendus aux vêtements de leurs camarades : plusieurs agonisaient, respirant à peine : les hommes valides se tenaient toujours prêts à faire feu.

Le commandant prit son épée par les deux bouts, la rompit sur son genou, en jeta les tronçons dans le feu ; puis, d'une voix caverneuse, il jeta à la garnison le commandement suivant :

-- Bas les armes ! je vous ordonne de capituler. -- Ma mort prochaine effacera, et Dieu me pardonnera cette honte, murmura-t-il à Veghte qui se tenait debout près de lui ; je ne devais pourtant pas les sacrifier ainsi ! mais je crois faire mon devoir.

Les soldats avaient exécuté son ordre.

-- Nous sommes prêts, monsieur, dit-il au Français.

Celui-ci appela quelques-uns de ses compatriotes qui attendaient à distance. Ceux-ci accoururent et se rangèrent sur le passage des Anglais pour leur rendre les honneurs de la guerre.

L'évacuation du fort s'opéra avec ordre ; la garnison emporta ses blessés et alla se former en bataillon carré sur le bord du Creek, à une assez grande distance du fort.

À peine s'étaient-ils arrêtés qu'une détonation foudroyante ébranla la terre et le lac ; un nuage obscurcit l'horizon, une grêle de débris fumants couvrit le sol à la ronde.

Lorsque cet ouragan de feu se fût dissipé le fort Presqu'Isle avait disparu : à sa place, l'œil attristé ne voyait qu'un ravin noirâtre marbré de sang.

Quelques minutes s'écoulèrent dans un sombre silence ; les Anglais se comptèrent, ils n'étaient plus que cinquante : c'était tout ce qui survivait d'une garnison de deux cents hommes.

Absorbés dans leur douleur et les tristes soins que réclamaient leurs blessures, les assiégés n'avaient pas pris garde que la troupe indienne s'était insensiblement répandue autour d'eux, formant une galerie effrayante d'yeux noirs qui étincelaient dans les buissons.

Basil poussa soudain une exclamation, et tira si violemment Christie qu'il le renversa par terre avec lui :

-- Garde à vous ! murmura-t-il, nous sommes morts.

Deux cents coups de feu retentirent au même instant ; une grêle de balles s'abattit sur tous les Anglais qui tombèrent foudroyés.

La meute indienne terminait le combat à sa manière, sans aucun souci des lois de la guerre, de l'honneur et de l'humanité.

Les Français poussèrent un grand cri de douleur et s'élancèrent pour protéger leurs vaillants adversaires.

Mais il était trop tard ; quelques blessés s'agitaient dans les convulsions de l'agonie. Bientôt les derniers gémissements s'éteignirent : le fort Presqu'Isle et son héroïque garnison avaient vécu.

-- Race infernale ! grommela le chef Français en montrant le poing aux Sauvages : si j'avais seulement ici un bataillon de mon régiment, vous me paieriez cela cher !

-- Bast ! dit Master Johnson en le rejoignant, c'est la loi du désert, c'est dans leur nature, vous n'y pourrez rien changer ; ce qui est fait est fait.

Le Français lui jeta un regard hautain et méprisant, puis lui tourna le dos sans répondre.

En ce moment quelques sauvages, Balkblalk en tête, vinrent rôder autour des morts pour les scalper.

L'officier bondit sur le plus proche, -- c'était Balkblalk, -- le saisit dans sa main herculéenne et lui appuya sur la poitrine la pointe de son épée :

-- Si une Peau-Rouge scalpe un mort, dit-il en langue indienne, Balkblalk sera tué !

Son énergique contenance en imposa à ses farouches alliés ; ils se dispersèrent dans les bois après avoir pillé tout ce qu'ils purent découvrir dans les ruines de la citadelle. Ensuite, comme une horde de loups affamés, toute la bande se mit en quête d'un autre fort à détruire.

Les Français s'éloignèrent à leur tour, après avoir recouvert de quelques branchages les corps des Anglais.

La nuit vint, silencieuse, sombre, étendre ses voiles sur ce champ de mort et de ruines.

Épilogue

Par une belle journée d'automne, un chasseur américain longeait la rive septentrionale du lac Érié.

C'était Basil Veghte : il était seul, n'ayant rencontré aucun homme de sa couleur depuis plus d'une semaine. Il avait, au contraire, passé fort près de plusieurs campements de Peaux-Rouges : mais il s'était bien gardé d'en approcher, car dans le désert le sauvage et l'homme blanc étaient toujours d'implacables ennemis.

Le Forestier paraissait sérieux ; évidemment il avait un grand poids sur l'esprit.

Debout sur le rivage, si près de l'eau que les lames venaient baigner ses pieds. L'œil rêveur, la tête légèrement inclinée, il regardait vaguement dans l'espace, d'un air absorbé et mélancolique.

Parfois il poussait un profond soupir, rejetait d'une main à l'autre son fusil sur lequel il s'appuyait, puis il se replongeait dans l'abîme de ses pensées.

-- Peuh ! dit-il enfin, l'existence ne vaut pas une peau de castor moisie ! Depuis cette mauvaise journée où l'enseigne Christie et moi nous sommes échappés du milieu des morts, j'ai marché de solitude en désert, de regrets en ennuis... seul,... toujours seul !... -- Quelquefois, par-ci par là, un Indien... un sauvage ce n'est pas un homme, çà ! vraiment, je m'ennuie du lac, des bois, de la terre et de l'eau. Le ciel me plaît mieux ; j'aime sa couleur bleue ses petits nuages roses ; quand je regarde là-haut, j'y crois voir bien loin une bonne vieille figure qui me sourit,... la bonne vieille figure de ma mère... Dieu la bénisse ! Elle m'a bien soigné, bien aimé quand j'étais petit. Ah ! si toutes les femmes étaient comme elle ! -- C'est un malheur pour moi d'avoir rencontré cette fille sauvage, cette Mariami ! Je voudrais bien ne l'avoir jamais vue... je voudrais... Ah ! je suis fou !

Et il se redressa avec impatience. Bientôt ses mélancoliques pensées lui revinrent, il continua de rêver tout haut.

-- Chasser,... chasser,... servir d'espion aux Anglais, courir le désert comme un chat sauvage !... Rôder sur le bord du lac Érié comme un poisson hors de l'eau !... Ce n'est pas une existence ! Je vais à Presqu'Isle,... plus rien ! des cendres, des tisons noircis, des squelettes !... Je vais au Détroit..., la solitude, des murailles écroulées, des arbres morts, tout mort !... voilà ce que je rencontre !... Il n'y a plus moyen de vivre dans ce pays. -- Et, quelle sera la fin de tout ça ?... je marcherai, je chasserai, je rôderai dans le désert, ayant faim, ayant soif, ayant froid, seul, toujours seul, comme un loup qui a perdu sa piste ; j'irai ainsi, le long des bois, des lacs, des rivières, jusqu'à ce que quelque Peau-Rouge me surprenne et me tue... Bon ! ce sera une fin ! -- Il pourra m'arriver encore de voir mes cheveux blanchir les uns après les autres, puis tomber comme cela arrive à l'ours grizly quand il est vieux ; ensuite mes jambes s'useront, mon corps tremblera, mon œil ne visera plus juste, le gibier rira des balles de mon rifle ; un jour, quelque rôdeur indien trouvera le vieux chasseur couché au pied d'un arbre, il lui prendra son fusil et ses munitions ; les bêtes fauves viendront ensuite ronger sa chair ; enfin les fourmis et les scarabées en feront un squelette. -- Voilà ta fin, mon pauvre Basil !... et il n'y aura personne pour relever ta tête quand elle tombera de faiblesse ; personne pour chasser les mouches qui viendront te manger vivant ; personne pour donner à ton corps une sépulture chrétienne. --Tu as bien enseveli ta vieille mère, tu lui as fermé les yeux, tu l'as embrassée au front avant de la couvrir de terre !... Pour toi... il n'y aura personne !

Le Forestier baissa la tête ; une larme amère roula sur ses joues bronzées.

Alors, comme un nuage lointain, passèrent devant sa pensée les ombres gracieuses et souriantes d'une jeune mère, d'un petit enfant qui lui tendaient les bras... : de loin il apercevait le nid, le doux nid de la famille,... le berceau suspendu à un érable, les premières fleurs offertes à la fiancée, le banc rustique où se prend le repos, où s'échangent les causeries du cœur, le foyer domestique avec ses joies, ses sourires, ses souvenirs, ses espérances, son bonheur, sa paix profonde !...

Un bruit furtif le rappela à la réalité ; il saisit sa carabine à la hâte et jeta autour de lui un regard investigateur.

Rien n'apparaissait dans le bois ni sur le lac ; seulement les broussailles du rivage s'agitaient légèrement, comme si un être vivant se glissait inaperçu sous leur impénétrable abri.

-- Quelque indien, encore ! murmura-t-il en épaulant son arme, prêt à faire feu ; quelque damné Peau-Rouge cherchant à mal faire !...

De petites lames clapotantes annoncèrent la présence d'une barque : effectivement, au bout de quelques secondes, un tout petit canot déboucha d'un buisson, son élan le porta presque jusqu'aux pieds de Veghte.

Ce dernier tressaillit jusqu'au fond de l'âme en reconnaissant Mariami, la charmante fille des Ottawas, debout sur la plage où elle avait sauté avec la légèreté d'un oiseau.

Tous deux se regardèrent un instant ; lui, éperdu, stupéfait ; elle, souriante et rougissante.

-- Je vous ai reconnu de loin, je me suis approchée, dit-elle en fixant ses yeux sur lui avec la gracieuse hardiesse de l'innocence.

-- Vraiment ! Vraiment !... vous êtes une bonne fille : que Dieu vous bénisse ! assurément je m'attendais aussi bien à rencontrer défunte ma grand-mère qu'à vous voir ici. Où allez-vous ?

-- Au Détroit.

Le Forestier chercha à la sonder d'un regard scrutateur : mille pensées, mille questions inquiètes se passèrent dans son esprit : il ne put que balbutier au hasard.

-- Où est Horace Johnson ?

-- Je n'en sais rien, répondit ingénument la jeune fille ; je ne l'aime pas, c'est un méchant : j'ai toujours cherché à l'éviter.

-- Pourquoi cela ? a-t-il cherché à vous faire du mal ? Dans ce cas, vous avez raison. Qu'est devenu Balkblalk, cette canaille d'Ottawa ?

-- Il est mort ; on l'a tué à Presqu'Isle, dit l'Indienne avec une expression douloureuse ; c'était mon père.

-- Ah ! que me dites-vous là ! pardonnez-moi ce que je viens de dire. Et... ce Johnson... était votre mari ?

-- Non certes ! s'écria Mariami dont le beau et franc visage s'empourpra d'une vive rougeur : mais il aurait ambitionné de l'être. L'hiver dernier, Balkblalk, irrité de ce que je n'y voulais pas consentir, m'avait emmenée bien loin dans les bois pour m'y laisser mourir : vous m'avez sauvée.

Ces dernières paroles avaient une expression de reconnaissance et de naïve amitié. Veghte eut envie de pleurer et de sourire tout à la fois.

-- Canaille de Balkblalk ! grommela-t-il.

Puis reprenant la conversation :

-- Pourquoi avez-vous disparu cette nuit-là ?

-- Pour fuir cet homme. Mon père avait eu du regret de m'avoir abandonnée ; il m'avait fait un signal, je suis allée le rejoindre. Si vous n'aviez pas été avec Johnson, Balkblalk vous aurait tué.

-- Oui ! reprit négligemment Basil, je sais qu'il ne m'a jamais aimé ; je le lui rendais bien, du reste. Maintenant, jeune fille, je désire une réponse de vous.

Elle attacha sur lui ses grands yeux noirs, attendant la question.

-- Ce Johnson était-il ou n'était-il pas un traître ?

En parlant ainsi Basil avait le regard étincelant, la voix sifflante ; la jeune fille, effrayée, lui répondit en hésitant :

-- Les Indiens l'avaient excité à cela, les Français aussi... mais on ne le tenait pas en grande estime.

-- Oui ! poursuivit le Forestier se parlant à lui-même ; c'était le blaireau puant qui coupe la racine de l'arbre qui l'a nourri... Je l'ai vu à l'attaque de Presqu'Isle ! il a sur les mains, sur le front, le sang de ses frères... Je le maudis, c'est un Caïn !

La jeune Indienne contemplait avec une admiration ingénue qu'elle ne cherchait pas à cacher le loyal visage du forestier tout illuminé de sa généreuse colère.

Elle garda respectueusement le silence, comme une squaw doit le faire en présence d'un grand guerrier.

-- Et vous ! reprit Veghte d'une voie radoucie ; qu'êtes vous devenue depuis la chute du fort ?

-- Mon père ayant été tué, je suis partie pour le Canada, afin de ne plus rencontrer ce visage pâle.

-- Il vous a poursuivie, je parie ?...

-- Oh ! il a longtemps marché sur ma piste, comme sur celle du gibier qui doit mourir... fit l'Indienne avec un tressaillement significatif. -- Mais il l'a perdue.

-- Alors, vous vivez maintenant au Canada ?

-- Oui, c'est là que je suis née : je vais au Détroit visiter une famille de Faces-Pâles qui sont mes amis ; ensuite je retournerai dans ma tribu pour ne plus la quitter.

Basil la contempla pendant quelques secondes avec une tendresse profonde ; il voulut parler mais ne pût trouver que cette phrase :

-- Vous parlez l'Anglais mieux que moi, assurément.

-- C'est que je suis allée souvent aux missions et aux settlements. Il n'y a eu qu'un seul moment où je l'ai oublié, ajouta-t-elle avec un sourire, c'est la première fois que je vous ai rencontré.

Un nouveau silence plus embarrassant recommença : tout-à-coup Basil prit un parti désespéré, et d'une voix tremblante il demanda à la jeune fille :

-- Avez-vous de l'affection pour moi, Mariami ?

-- Oui, répliqua l'Indienne sans hésiter ; et son visage devint rouge comme une grenade en fleur, puis une pâleur subite se répandit sur ses traits.

-- Nous sommes de races différentes. -- Voudriez-vous être la femme d'un homme blanc... d'un homme qui vous aime bien ?

Elle tressaillit et recula d'un pas ; sa pâleur augmenta encore, elle ne put que bégayer ces mots.

-- Je ne serai jamais la femme de personne, car je ne suis pas digne de l'amour et du wigwam d'un homme blanc, moi qui ne suis qu'une pauvre Indienne.

-- Ne parlez pas ainsi ! s'écria le Forestier ; vous êtes digne de tout ce que peut mériter une femme... Me voulez-vous pour mari ?

L'Indienne, sans répondre, agita négativement la tête, et se détourna pour cacher des larmes qui tremblaient comme des perles au bout de ses longs cils veloutés.

Veghte lui tendait sa main loyale et dévouée : la jeune fille s'inclina sur elle, l'effleura respectueusement de ses lèvres, et bondit dans son canot.

Les lames se ridaient sous ses rames agiles et elle était loin déjà avant que Basil fut revenu à la réalité.

Longtemps il suivit des yeux la gracieuse apparition qui fuyait, bercée par les vagues. Quand il l'eut perdue de vue :

-- Les femmes sont d'étranges choses ! murmura-t-il d'une voix semblable à un souffle...

Néanmoins quelques semaines plus tard, le R. P. Chapesman, supérieur de la mission du Détroit, bénissait un heureux, un bien heureux mariage : celui de Veghte avec Mariami.

1  Voir le 6e volume de la 2e série -- Le Scalpeur des Ottawas -- qui reproduit les phases émouvantes de la guerre du roi Philippe.