: édition ELTeC Fleuriot, Zénaïde (-) 48108

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I -- La tante et la nièce.

« Où donc est Mlle Tranquille, Victor ?

-- Madame la baronne, je n'ai pas vu mademoiselle.

-- Comment cela ? elle est sortie avec moi tout à l'heure, lorsque je reconduisais le colonel Hameland.

-- J'étais alors derrière la serre, sans doute. »

Ce dialogue se tenait dans une des allées du parc attenant au château de Val-Argand, entre la baronne de Val-Argand et son jardinier, qui, le sécateur à la main, visitait un superbe buisson de rosiers.

La baronne de Val-Argand portait vigoureusement son demi-siècle ; sa taille était haute et sa marche leste. Ses traits, mal agencés, n'avaient aucune prétention à la beauté ; mais ses yeux roux, bordés de cils blonds, pétillaient d'esprit, et ses manières, son allure, ce je ne sais quoi d'inimitable qui forme la vraie distinction, en faisaient une grande dame de fort belle mine.

Qu'elle se montrât familière ou impérative, très aimable ou très hautaine, qu'elle fît la révérence à un hôte illustre ou l'aumône à un pauvre, elle se retrouvait toujours elle-même, parfaitement distinguée, avec une pointe d'originalité qui était à son esprit ce que la mouche était autrefois à l'ornementation du visage.

Elle n'attendit pas d'autres explications et marcha de son pas ferme et rapide jusqu'à la grande cour sablée qui s'étendait devant la façade du château où attendait une calèche à deux chevaux, conduite par un bon gros cocher immobile sur son siège.

La baronne leva la tête et s'adressant au cocher :

« Vous qui êtes si haut perché, Lucien, dit-elle, n'avez-vous pas vu dans quelle partie du parc Mlle Tranquille s'est égarée ? »

Le cocher tendit son fouet vers la crête de zinc que découpaient sur l'azur du ciel les feuilles de trèfle placées dans le blason des Val-Argand.

« Madame la baronne, je crois que mademoiselle en vous quittant a pris la petite allée tournante qui mène à l'église.

-- Toujours des dévotions hors de propos ! grommela la châtelaine. Tant pis ! je ne l'attendrai pas. »

Et elle monta dans sa voiture dont le valet de pied ouvrait la portière.

« Dites à Lucien de ne pas ménager ses chevaux, fit-elle ; il faut que nous soyons à Chartres à l'arrivée du train. M. Hameland m'a fort retardée. Que le cocher regagne le temps perdu.

-- Madame la baronne n'attendra pas qu'on aille chercher mademoiselle ?

-- Non, non ; elle devait se trouver ici, elle n'y est pas, je pars. »

Elle se pencha par la portière de droite et appela :

« Victorine ! »

Un visage très animé, encadré dans une masse de cheveux blancs tout hérissés sous un tuyauté de mousseline, apparut à une fenêtre du rez-de-chaussée.

« Je pars pour la gare, Victorine ; dites à ma nièce que je n'ai pu l'attendre. Elle m'a quittée croyant sans doute que j'avais quelque chose de particulier à dire au colonel Hameland. Elle aurait pu en tous cas rester dans mes environs. Je ne puis faire faire le pied de grue dans la gare à l'hôte que j'attends. Une autre fois, elle se donnera la peine de me consulter ou elle se pressera davantage. »

Et, sans écouter ce que lui répondait la vieille femme qu'elle avait appelée Victorine, elle releva les glaces et la voiture partit.

Victorine la suivit quelque temps des yeux ; puis elle déposa l'ouvrage de couture qu'elle avait à la main et, ouvrant une porte, traversa un vestibule spacieux, splendidement meublé à la façon du XVIIe siècle, et sortit du château.

Elle prit la route qu'avait suivie la voiture, passa le pont-levis jeté sur les douves profondes qui avaient été primitivement une défense pour le vieux château-fort, et s'engagea dans une allée tournante qui aboutissait à une vieille église dont le clocher s'élançait du magnifique bouquet d'arbres qui délimitait le parc de ce côté.

La vieille gouvernante marchait à petits pas pressés ; mais elle s'arrêta tout à coup au moment même d'atteindre la partie de l'allée qui, se faisant droite et large comme une avenue, allait finir au bas d'un escalier de pierre surmonté d'une porte ogivale. C'est que cette porte venait de s'ouvrir sous la main d'une petite fille d'une dizaine d'années qui se mit à descendre l'escalier sans précipitation ni lenteur, d'un pas à la fois très léger et très mesuré.

Elle était coiffée d'un chapeau de paille d'Italie relevé à gauche par un gros nœud de faille blanche, et de ce côté apparaissait un profil enfantin d'une pureté et d'une harmonie très remarquables.

« Victorine, vous venez me chercher ? dit-elle d'une voix douce et perlée.

-- Oui, mademoiselle, et pourtant vous chercher est tout à fait inutile : madame la baronne est partie.

-- Oh ! j'en suis bien fâchée, dit la petite fille en se remettant à marcher vers le château aux côtés de Victorine.

« Dites-moi, ma bonne, ma tante était-elle très mécontente ? ajouta-t-elle.

-- Un peu ; mais aussi pourquoi êtes-vous allée à la chapelle, sachant que la voiture était attelée ?

-- Ma bonne, je ne pouvais pas rester avec ma tante qui parlait tout bas avec le colonel ; je ne voulais pas m'éloigner non plus, et j'ai pensé que j'avais bien le temps d'aller dire trois Ave Maria pour la sœur Léontia qui est malade.

-- Mais, ma petite Béatrix, puisque la voiture était attelée ?

-- Hier aussi elle l'était, et nous avons attendu ma tante juste une heure ; cependant une autre fois je resterai, pour ne pas la fâcher.

-- C'est ce que vous ferez de mieux, mademoiselle. Votre tante, vous le savez bien, est lente et vive tout à fait à son gré, et il faut bien en passer par là. Enfin elle n'arrivera qu'à l'heure du dîner et avec ce monsieur étranger, ce qui l'empêchera de montrer de la mauvaise humeur et de vous gronder. Et maintenant, qu'allez-vous faire ?

-- Mes devoirs, répondit la petite fille en ôtant son chapeau ; mais vous m'avertirez, s'il vous plaît, Victorine, quand la voiture entrera dans la cour, car je veux que ma tante me voie lorsqu'elle arrivera.

-- Oui, mademoiselle, comptez sur moi ; au premier son de cloche, je vous appellerai. »

Et Victorine s'en alla vers la porte qui ouvrait dans l'appartement du rez-de-chaussée contigu au vestibule, tandis que la petite fille traversait celui-ci dans toute sa largeur et, passant sous une lourde portière, montait l'escalier monumental qui conduisait au premier étage. Sur le palier, un immense corridor, qui desservait une véritable enfilade de chambres, s'étendait à droite et à gauche. Béatrix prit à gauche, et entra par une porte donnant dans une chambre très vaste, qui était la sienne.

Elle ouvrit une armoire, posa son chapeau sur un champignon, décrocha un petit tablier de lustrine noire et l'attacha à sa ceinture, puis elle se dirigea vers une table recouverte d'un tapis vert et placée contre la large fenêtre. Elle s'assit avec précaution, en ayant soin de relever les pans flottants de sa ceinture de soie bleue, chercha dans une pile de livres celui qu'il lui fallait, ouvrit un cahier et se mit à écrire, d'une écriture fine et bien formée, une version anglaise.

De temps en temps elle déposait sa plume, appuyait sa charmante tête sur sa main gauche et regardait les prairies verdoyantes qui s'étendaient à perte de vue devant elle. Ses yeux d'un bleu sombre devenaient alors singulièrement profonds, et sa bouche, le plus souvent entrouverte par un léger sourire, se fermait de façon à donner à son beau petit visage une fermeté singulière.

Elle travailla une grande heure sans donner aucun signe de lassitude. Tout à coup sur le rebord de la fenêtre se posa un petit oiseau brun qui avait l'air affairé des gens en quête de dîner.

Mademoiselle Tranquille sourit en l'apercevant, passa un papier buvard sur la page commencée, ferma le cahier, essuya la plume sur une rosace de drap noir préparée à cet effet, et se dérangeant sans bruit marcha vers une petite table sur laquelle était posé le verre d'eau obligé, plus une boîte qui contenait des biscuits. Elle en prit un et, glissant dans la vaste embrasure de la fenêtre, elle se mit à l'émietter en murmurant de tendres appels à l'oiseau qui s'était envolé tout effarouché. Pendant cinq minutes, il voleta de ci de là, se rapprochant parfois de la fenêtre, mais n'osant pas encore y poser la patte. Enfin la tranquillité de la petite fille le rassura pleinement, il crut probablement avoir affaire à une de ces toiles peintes qui, dans ce vieux château, lui apparaissaient un peu partout quand les fenêtres s'ouvraient au large les matins d'été, et il se mit à becqueter le biscuit émietté. La petite fille avait abaissé sur lui ses grands yeux, fendus à la façon de ces statues grecques qui offrent aux jeunes générations un éternel modèle de parfait dessin ; mais elle ne hasardait pas la moindre caresse, ce qui évidemment eût fait fuir à l'instant même son convive ailé.

Sa contemplation et le dîner de l'oiseau furent interrompus par un double appel. La cloche pendue sous l'arceau de pierre élevé à la tête du pont se mit à tinter joyeusement, la porte de la chambre s'ouvrit et une voix essoufflée, la voix de Victorine qui avait évidemment monté l'escalier quatre à quatre, s'écria :

« Béatrix, Tranquille, madame la baronne arrive ! »

Il n'en avait pas tant fallu pour faire décamper l'hôte improvisé de Béatrix. Elle-même, émiettant un peu à la hâte le reste du biscuit, sortit de l'embrasure, détacha son tablier et descendit au rez-de-chaussée. Dans le vestibule, elle prêta l'oreille. Ce n'était pas de la cour que lui arrivait la voix de sa tante, mais bien d'un appartement voisin.

Elle alla ouvrir une porte et entra dans une salle à manger boisée de vieux chêne, meublée, on pouvait le dire, de porcelaines superbes, et brillamment éclairée.

« Bonsoir, ma tante ! dit l'enfant en se dirigeant vers Mme de Val-Argand qui entrait par une autre porte, encore enveloppée des châles destinés à la préserver de la brise très fraîche du soir.

-- Bonsoir, Tranquille, bonsoir ! Eh bien ! où est Victor ? »

Comme elle prononçait ces paroles, Victor, le jardinier, qui remplissait aussi les fonctions de maître-d'hôtel, apparut à une porte du fond en habit noir et en cravate blanche.

« Madame la baronne m'appelle ?

-- Eh ! sans doute, pour vous dire que je souperai à mon heure ordinaire, c'est-à-dire tout de suite.

-- Madame la baronne est seule ?

-- Oui. Ce bon monsieur du Passage n'en fait jamais d'autres. Il se sera oublié devant quelque vieille poterie nouvellement installée au musée de la ville. Il se sera rendu à la gare sans se presser, -- il ne se presse jamais, -- et aura trouvé le train parti. Il n'en fait jamais d'autres, cet homme charmant et distrait. Demain, il m'enverra une dépêche d'excuse, sans doute, et m'annoncera son arrivée pour après-demain. J'enverrai la voiture ; mais je l'attendrai ici de pied ferme. Je n'aime pas ces fausses alertes du tout ; je vais avoir une soirée assommante ! »

Tandis qu'elle se parlait ainsi à elle-même en quelque sorte, tout en dépliant sa serviette, plusieurs serviteurs, tous anciens, tous dévoués, tous respectueux, étaient rentrés dans la salle à manger.

Mme la baronne était de mauvaise humeur, cela se voyait ; ils prirent tous un air de circonstance, moins Béatrix qui conservait son petit air serein et une jeune femme de chambre au visage rieur qui, habituée aux boutades de sa maîtresse, n'en prenait désormais nul souci.

« Madame la baronne ne va pas dîner avec son chapeau ? dit-elle tout à coup en voyant sa maîtresse se laisser tomber sur la chaise à haut dossier de chêne placée devant le couvert du milieu.

-- Es-tu folle, Justine, de penser que je vais dîner en cet équipage ? Va me chercher ma coiffure et emporte tout ce fatras. »

Et, se dépêtrant de tous ses châles, elle les jeta sur les bras de Justine qui disparut avec.

« Voyons, quelle heure est-il ? dit la baronne en consultant une montre d'ébène qui pendait à sa ceinture accrochée à une magnifique agrafe d'argent. Six heures et demie ; allons, il n'y a pas à attendre, je vais souper. Victor, faites servir. Cela m'allongera ma soirée, voilà tout. »

Les domestiques disparurent et Béatrix prit le siège placé vis-à-vis de sa tante.

« Pas là, pas là, dit celle-ci avec impatience ; ce couvert est celui de mon hôte, vous savez bien. Il pourrait encore arriver, l'original. Je sais qu'il aime beaucoup mieux mes monuments druidiques que moi, aussi on me l'apporterait ce soir, ramassé par un de mes gardes sous quelque vieille pierre, que je ne m'étonnerais pas. Vous vous mettrez désormais d'ailleurs à cette place à droite, j'aime mieux cela, car de vous voir toujours devant moi avec votre petit air tranquille finirait en vérité par me faire tirer la langue. »

Et s'adressant à Victor qui entrait un plat à la main :

« Mademoiselle Tranquille se mettra désormais à cette place, dit-elle en montrant du geste la petite fille qui se haussait docilement sur la haute chaise de bois sculpté.

-- Ma tante, voulez-vous que j'aille chercher votre coiffure ? demanda-t-elle en voyant Mme de Val-Argand détacher le caoutchouc qui fixait son chapeau de paille noire sur son chignon natté.

-- Du tout ! Justine va l'apporter, je suppose. Allons, vite, vite ! tu dors debout ce soir. »

Ceci s'adressait à Justine qui apparaissait avec une coiffure de dentelle et de rubans.

L'échange se fit en un tour de main.

« Je suis coiffée à faire peur, je pense, dit la baronne gaiement. Ah ! vraiment, tant pis ! »

Et, renvoyant par un geste vif derrière son dos les attaches bleues de sa coiffure, elle fit rapidement le signe de la croix et commença à dîner.

Elle mangeait d'une façon irrégulière et pleine de distractions. Il lui arrivait de tendre son verre plein à Victor qui servait d'échanson, de dire qu'on lui servait sans cesse du veau alors que c'était du mouton qui était au bout de sa fourchette, et de piquer le couteau à beurre dans un entremets sucré. Victor, qui semblait fait de longue main à ces distractions, les réparait sans mot dire et surveillait même sa maîtresse sans en avoir l'air. Un moment il la vit saupoudrant de poivre son assiette.

« Madame la baronne ne trouve pas les légumes assez assaisonnés ? demanda-t-il.

-- Dites que tout est d'une insupportable fadeur, ce soir.

-- Si madame la baronne aime le poivre...

-- Comment ! le poivre ! je ne peux pas le souffrir.

-- C'est que madame la baronne en a couvert son assiette. »

Elle regarda la petite cuiller d'argent, son assiette, et s'écria en riant :

« Je croyais saler ces pommes de terre. Enlevez-moi cela. Il fallait me prévenir avant ; me voici assurée d'éternuer toute la soirée. »

Et, en effet, un éternuement sonore fut répercuté par les magnifiques porcelaines et même par Béatrix qui le reproduisit tout doucement en l'étouffant dans son mouchoir.

« Bon ! vous aussi, Tranquille ! dit la baronne ; il paraît que j'ai poivré l'air. Vous feriez bien de m'avertir lorsque vous me voyez en distraction ; mais non, vous ne savez vous occuper que de votre petit personnage. »

Béatrix jeta à sa tante un regard plein d'une pénétrante mélancolie.

« C'est cela, faites maintenant vos yeux à la Greuze pour m'attendrir. Vous ne me comprenez pas, n'est-ce pas ? C'est bien ! Victor, servez donc vite le dessert et faites allumer dans ma bibliothèque.

-- Madame la baronne ne fera pas sa partie ce soir !

-- Non, les Hameland ne viendront pas, se figurant qu'une soirée en tête-à-tête avec mon vieux cousin du Passage était nécessaire à mon bonheur.

-- On pourrait les faire avertir que le cousin de madame la baronne n'est pas arrivé.

-- Du tout, cela nous mènerait trop loin. Une soirée de lecture de temps en temps m'est très agréable d'ailleurs, et je me sens très fatiguée. »

Sur ces paroles, la baronne prit au hasard dans les assiettes dorées qui passaient devant ses yeux quelques cerises et quelques croquignoles, puis, se levant, refit son rapide signe de croix et s'en alla flâner par le parterre, qui étendait depuis le château jusqu'au lac ses plates-bandes diaprées.

Béatrix la suivit, mais de très loin, comme quelqu'un qui sait que sa présence n'est pas désirée.

La baronne erra une demi-heure parmi les massifs embaumés ; puis elle rentra et monta au premier étage où se trouvaient ses appartements. Le premier était une pièce spacieuse, éclairée par quatre grandes fenêtres qui donnaient toutes sur le parc. C'était plutôt une galerie qu'un appartement. Une bibliothèque luxueuse en faisait le tour, et çà et là se voyaient des choses disparates, mais précieuses ; statuettes de bronze, vases antiques, tableaux de maîtres, portraits de famille, socles supportant des bustes, armoires vitrées contenant des échantillons minéralogiques, corbeilles débordant de feuillages et de fleurs. Tout cela artistiquement placé, pittoresquement agencé comme par le hasard, mais au fond soigneusement étudié et parfaitement réussi.

La baronne s'était assise devant la plus grande des tables, recouverte d'un tapis vert, et, rapprochant la lampe, elle se mit à décacheter une à une les lettres posées sur un plateau d'argent. Sur son visage expressif passèrent, selon les circonstances, mille expressions diverses, qui révélaient une intelligence bien pénétrante, un cœur bien vivant, une âme bien vibrante. Telle lettre la faisait sourire d'un air heureux, telle autre lui arrachait de profonds soupirs. Il y en eut une lisérée de noir qui fit longtemps tomber de grosses larmes de ses yeux. Quand elle eut pris connaissance de tous ces papiers, elle fit un triage, en mit plusieurs à part, déchira les autres, puis, choisissant dans la pile de livres et de revues un livre d'apparence sérieuse, elle l'ouvrit au moyen de la marque d'ivoire déjà placée entre ses feuilles.

En ce moment on frappa à la porte.

« Entrez ! dit-elle. »

Béatrix se présenta, un livre et un atlas sous le bras.

« Ma tante, permettez-vous que je passe la soirée avec vous ? demanda-t-elle.

-- Non, certes ; allez vous coucher. Je déteste la géographie, vous le savez bien, excepté quand je médite un voyage.

-- Vous voulez bien que j'étudie un peu ce soir ?

-- Pas longtemps. Du reste la sœur Saint-Denys vous a donné le règlement voulu, n'est-ce pas ? Suivez-le, mais ne venez pas m'ennuyer avec votre atlas.

-- Bonsoir ma tante, bonne nuit ! »

Elle avait fait un pas en hésitant.

« Bonne nuit, petite ! répondit la baronne en s'adossant bien confortablement contre son fauteuil. »

Ce mouvement était justement le contraire du mouvement fait par Béatrix. La petite fille comprit qu'elle n'avait pas à compter sur une caresse ce soir-là. Elle s'en alla sans bruit et regagna sa chambre.

Et là elle se mit à étudier la géographie, plus seule dans ce vaste château, plus abandonnée, que bien des pauvres enfants qui ne portaient pas un nom sonore, qui n'habitaient pas une demeure princière, mais qui avaient les bras d'un père pour les recevoir à la fin du jour et le baiser d'une mère pour les disposer au sommeil.

II -- Le vieil ami

Le lendemain matin, la tante et la nièce, qui faisaient à part leur premier déjeuner, se rencontrèrent par hasard dans le vestibule. Béatrix n'avait pas la permission de se présenter à toute heure chez la baronne qui avait de ses nouvelles par Victorine, ce qui lui suffisait.

Mais l'enfant aimante et tranquille usait d'adresse, et il était rare qu'elle quittât le Val-Argand pour aller aux cours que lui faisaient les sœurs établies par sa tante dans la paroisse, sans trouver moyen de la voir, de lui parler, et, quand les dispositions étaient favorables, de l'embrasser. Elle était secondée en ceci par Victorine qui l'aimait beaucoup et qui subissait sans se l'expliquer la froideur de sa maîtresse pour sa nièce.

Selon les indications qu'elle donnait à Béatrix, celle-ci descendait par le grand escalier ou par l'escalier de service, sortait par la grande porte encadrée dans les buissons d'hortensias ou par la petite porte cintrée qui ouvrait sur le pont-levis, s'en allait droit devant elle suivie par Lucien ou s'égarait dans les allées du parterre fleuri.

Ce matin-là, Victorine lui ayant montré du doigt le petit lac qui miroitait au soleil, elle s'engagea avec Lucien sur les talons, dans une allée tournante et aperçut en effet sa tante au milieu d'un rond-point formé par de beaux frênes. Enveloppée dans une robe de chambre de cachemire gris, la tête couverte d'un bachelik rouge rapporté des Pyrénées, elle marchait lentement le long de la haie feuillue où s'agitaient bien des ailes frémissantes. La contrariété de la veille n'avait laissé aucune trace sur son visage, et Béatrix, approchant d'elle résolument, lui tendit sa joue satinée.

La baronne y déposa un baiser retentissant et, jetant un coup d'œil sur Lucien qui apparaissait portant le petit bagage de l'écolière, elle dit :

« Tu prieras la sœur supérieure de te faire reconduire, Béatrix ; j'aurai probablement besoin de Lucien ce matin.

-- Oui, ma tante, répondit Béatrix, heureuse de cette caresse et n'en demandant pas davantage. »

Puis elle s'éloigna de son pas ferme et léger.

« Oui, ma tante, répéta la baronne qui la suivait des yeux, cette petite n'a jamais autre chose à dire ; décidément elle est absolument monotone. Quelle démarche ! dirait-on qu'elle n'a que dix ans ? Une... deux... trois... droit devant elle, une vraie cadence. Je lui aurais volontiers fait grâce de sa leçon ce matin, l'inexactitude de mon cousin m'a fait quelque chose comme un vide... j'avais eu la sottise de compter sur lui. Elle n'y a pas pensé, c'est l'heure de sa leçon, elle y va comme cela tranquillement, sans faire un zigzag pour allonger le chemin, sans sauter par-dessus une plate-bande pour cueillir une fleur... comme je faisais à son âge. Ah ! je l'ai bien nommée mademoiselle Tranquille ! Qu'elle est monotone ! qu'elle est monotone ! »

Béatrix, sans se douter que sa tante l'honorait d'aussi longues réflexions, continuait son chemin et arriva bientôt à la lisière du parc. De là on apercevait le groupe de maisons qui formaient le petit bourg du Hatay et cette belle église dont un des transepts donnait sur le parc du Val-Argand, et que la paroisse devait à la munificence de la baronne de Val-Argand, dont la générosité n'était pas la moindre vertu. L'établissement vers lequel se dirigea Béatrix, une grande maison blanche dont la porte était surmontée d'une croix, était également une création de la riche châtelaine. Elle avait pensé qu'il n'y avait pas de meilleur moyen de contribuer au bonheur de tous que de soulager les misères que nulle puissance au monde ne saurait faire disparaître, que de donner des infirmières aux malades et de pieuses institutrices aux enfants.

Il y avait dans cette petite communauté cinq sœurs qui étaient au service de tout le monde, et la supérieure, femme très distinguée, s'était estimée heureuse de reconnaître les bienfaits de la baronne de Val-Argand en permettant à une des sœurs de donner des leçons particulières à sa nièce.

Béatrix entra donc comme une habituée dans la communauté dont la porte était hospitalièrement ouverte. Elle prit des mains de Lucien son petit bagage d'écolière, lui redit de son petit air doux et tranquille qu'elle se ferait reconduire au château et entra dans la classe encombrée d'enfants qui se mirent à sourire de joie en l'apercevant. Les grandes lui adressèrent un petit salut auquel elle répondit avec beaucoup de grâce, mais sans familiarité aucune.

Elle échangea quelques mots avec la sœur grise qui était assise au grand pupitre placé bien en vue au haut bout de la classe, et passa dans un appartement voisin où se trouvaient deux petites tables à écrire, dont l'une était occupée par la sœur Saint-Denys, qui était chargée de son instruction.

Elles échangèrent quelques paroles amicales ; puis la leçon commença. La sœur Saint-Denys avait reçu une instruction aussi brillante que solide, et elle avait professé pendant vingt ans dans un des grands pensionnats de l'institut. Épuisée par ses longs labeurs, elle avait été envoyée au Hatay pour se reposer et elle y était arrivée précisément au moment où la baronne de Val-Argand parlait de prendre chez elle sa nièce, que la mort de sa grand-mère paternelle laissait un peu à sa charge.

La châtelaine avait saisi l'occasion aux cheveux et avait tiré parti du passage de la sœur Saint-Denys au Hatay. Elle avait pris ses arrangements en conséquence, et s'était trouvée délivrée de ces soucis d'éducation qui lui faisaient regarder la petite fille comme un vrai trouble-fête.

À la leçon de français succéda celle d'anglais, puis vint celle de musique qui réveilla tous les échos de la maison. Sœur Saint-Denys ne donnait jamais cette leçon à Béatrix que pendant la demi-heure de travail à l'aiguille qui se faisait dans la classe. Les enfants, peu habitués au langage musical, étaient tout impressionnés par les sons du piano, et l'élude n'aurait pas été possible.

Quand la sagesse était parfaite, la sœur ouvrait la porte, et, tout en cousant, les petites filles écoutaient chanter Béatrix qui avait une voix de médium extrêmement agréable déjà. C'était à qui intriguerait pour être placé tout contre cette bienheureuse porte, et il n'était pas rare que, la leçon finie, sœur Saint-Denys trouvât deux ou trois minois éveillés embusqués derrière le piano.

Ce jour-là, on avait fort mal récité la leçon de grammaire, et la porte resta inexorablement fermée. La plus enragée mélomane des petites paysannes fut réduite à coller son oreille au trou de la serrure chaque fois que la sœur surveillante s'absentait ou seulement se détournait.

Béatrix fut priée de ne pas repasser par la classe et s'en alla par un corridor intérieur au-delà duquel sœur Saint-Denys la confia à leur servante, une bonne vieille femme un peu parente de Victorine du château, comme on disait.

Elle revint lentement, s'arrêtant de loin en loin pour laisser reposer la vieille paysanne qui boitait, et la cloche du second déjeuner jetait son rapide appel quand elle passa le pont-levis.

Dans la cour, Lucien, assis sur le siège d'une légère américaine, écoutait attentivement les ordres que lui donnait sa maîtresse du seuil de la porte.

« Non, disait-elle, vous n'attendrez certainement pas le train de trois heures quarante. S'il arrive, il sera dans celui-ci. Rappelez-vous que je vous envoie à tout hasard, n'ayant reçu aucun avis. Donc, n'attendez pas outre mesure et tirez-vous-en comme vous pourrez. Il y a une difficulté : vous ne connaissez pas M. du Passage ?

-- Non, madame la baronne, j'étais malade à son dernier voyage ; je ne l'ai jamais vu.

-- Qu'importe ! il connaît ma voiture, et il saura bien venir vous trouver. Il est d'ailleurs, lui aussi, fort remarquable. C'est un grand vieux à la figure allongée et jaune, les cheveux gris descendants, couvrant presque les oreilles, sans barbe, enveloppé dans un manteau à capuchon qu'il rabat le plus souvent sur sa casquette, ce qui fait de sa tête un pain de sucre. Ordinairement, il porte un sac de nuit d'une main, un buvard de l'autre, pas de parapluie ; avec cela, l'air pas comme tout le monde, entendez-vous, Lucien ?... un peu original, c'est visible, mais très comme il faut. N'allez pas vous tromper ni prendre pour mon vieux savant le premier cuistre venu.

-- Eh ! eh ! cette dernière touche vient à point pour consoler l'original de ce dessin si lestement tracé, dit une voix légèrement narquoise. »

Et un vieillard, absolument tourné comme la baronne l'avait dit et absolument vêtu comme elle l'avait dépeint, sortit de derrière le grand massif d'hortensias bleus.

Il était entré dans la cour un peu après Béatrix et s'était arrêté au moment même où la baronne, qui lui tournait le dos, commençait son explication à haute et intelligible voix.

« Vous ! est-ce bien vous ? s'écria-t-elle, riant un peu malgré elle de l'aventure.

-- Dame ! jugez-en vous-même ; un grand vieux, à la figure allongée et jaune, des cheveux gris sur les oreilles, sans barbe, sans parapluie, la tête en pain de sucre sous son capuchon.

-- Vengez-vous ! vengez-vous, mon cousin ! dit la baronne d'un petit air contrit tout à fait séduisant. Et, -- ajouta-t-elle en lui tendant la main, -- pardonnez-moi !

-- De tout mon cœur, répondit-il en lui baisant le bout des doigts. Je vous connais, allez, et de longue date, ma bonne Mathilde, et je sais que vous avez toujours donné libre carrière à votre esprit caustique à l'endroit de votre pauvre savant de cousin. Tout doux ! ne vous excusez pas ! Eh ! parbleu ! vous ne pouviez pas désigner à l'attention de votre cocher un beau jeune homme blond avec de grandes moustaches, botté et éperonné. Vous m'avez accordé de la distinction, vous m'avez nettement séparé du genre cuistre ; je suis flatté, énormément flatté, ma parole d'honneur ! »

Et il entra dans le vestibule, et il rabattit le capuchon de son léger manteau, et il serra de nouveau et cordialement les deux mains de son hôtesse, ce qui fit disparaître jusqu'à la dernière trace de l'embarras qu'elle avait tout d'abord involontairement ressenti.

« Mon cousin, dans combien de temps voulez-vous déjeuner ? demanda-t-elle.

-- Le plus tôt possible, et sans vous déranger du tout.

-- Dans ce cas, je ne change rien à l'heure ; j'allais me mettre à table. Victor, conduisez monsieur du Passage à son appartement. »

Et, souriant à son hôte, elle passa dans la salle à manger, où Béatrix attendait.

« Avez-vous une leçon tantôt, Tranquille ; demanda-t-elle.

-- Oui, ma tante.

-- Il me semble alors que nous déjeunons bien tard pour vous ?

-- Je m'en irai au dessert.

-- Non, cela dérange, cela jette un froid. Il vaut mieux que vous déjeuniez dans votre appartement. Victorine s'occupera de vous et vous reconduira au bourg. M. du Passage est un vieux monsieur qui déteste les enfants et qui reste très longtemps à table ; vous nous gêneriez pour ce premier repas où nous avons tant de choses à nous dire. Montez, je vais donner des ordres.

Béatrix, sans mot dire, replia sa serviette, la fit glisser dans l'anneau d'argent à son chiffre et quitta la salle à manger où la baronne commença à se promener de long en large tout en donnant des ordres.

Quand son hôte, dépouillé du fameux caban, ses longs cheveux gris bien lissés derrière les oreilles, se représenta, elle lui fit une belle révérence et, lui montrant du geste le couvert placé devant elle, elle dit :

« Allons, venez réparer vos forces, mon cher cousin, et me raconter comment vous êtes arrivé au Val-Argand. Rien de mystérieux comme votre apparition. Êtes-vous venu à pied, à cheval ou monté sur l'hippogriffe ? »

Il prit la place qui lui était désignée et répondit :

« Je suis venu de la façon la plus ordinaire du monde, et je commence à croire qu'il y a un Dieu pour les distraits. Hier, j'arrive à Chartres au matin, j'avais une grande heure devant moi. Je suis fort dévot à Notre-Dame, et complètement épris de sa cathédrale. Je laisse mon sac de nuit dans la salle d'attente et je vais à l'église. J'ai cru y passer une demi-heure, j'y suis resté deux heures, et quand, après avoir consulté ma montre, je me suis élancé vers la gare, non seulement le train était parti, mais vous étiez repartie vous-même après m'avoir vainement attendu. En conséquence, j'ai résolu de donner l'après-midi à ma chère cathédrale ; puis de m'en aller pédestrement demander l'hospitalité à mon vieil ami du Grandbois. J'ai couché chez lui, et ce matin il m'a fait conduire de très bonne heure jusqu'au bourg voisin, où il a été découvert plusieurs silex très remarquables. Je les ai examinés à loisir et suis venu tout droit jusqu'ici où je me reposerai quelques jours, si vous le voulez bien, car de marcher ainsi m'a quelque peu fatigué.

-- Quelques jours ! s'écria la baronne. Vous plaisantez, mon cousin ! c'est un mois qu'il faut dire. Vous savez que chez moi vous serez libre comme l'air, et que votre passion archéologique a de quoi s'exercer dans les environs. Quelques jours ! on ne vient pas pour quelques jours chez une malheureuse ermite qui n'a vu âme qui vive depuis trois mois.

-- Mais dont l'ermitage n'est pas tant à dédaigner, dit M. du Passage, en jetant un coup d'œil autour de lui.

-- Bah ! qu'importe la cage à l'oiseau ? soupira la baronne ; j'aime beaucoup mon Val-Argand, mais enfin, plus il est grand, plus il est vide.

-- Naturellement, ma cousine ; mais, dites-moi vous ne voyagerez donc pas cette année ? Seriez-vous aussi dégoûtée des voyages ?

-- Oh ! certes, je ne les aime plus comme autrefois, alors que j'avais un cher compagnon qui me faisait me trouver bien partout. Cependant c'est la seule chose qui m'ait réellement distraite depuis mon veuvage. Mais voyager demande une santé inaltérable, un jarret de fer. Je m'alourdis, mon cousin, et vous ne me verriez plus gravir les sentiers pyrénéens comme autrefois.

-- Les mulets vous porteraient.

-- Je n'aime point à dépendre d'une bête ; j'admets le mulet comme aide, mais je ne veux point être attachée dessus.

-- Choisissez des pays moins pittoresques ; mais vous avez tant voyagé déjà !

-- Un peu. Cependant, ce que j'attends surtout, c'est une compagne de voyage. Le jour où elle se présentera, j'irai voir l'Espagne et la Hollande, des voisines que je n'ai pas encore visitées.

-- À propos de compagne, Mathilde, ne m'a-t-on pas dit que vous vous en étiez donné une, la charmante petite Béatrix ?

-- Ce n'est point une compagne que je me suis donnée, si vous voulez parler de la petite fille de ma pauvre sœur Élisabeth.

-- D'elle-même, oui, c'est cela. On plaignait beaucoup cette petite enfant, d'abord privée de son père, puis de sa mère, et un jour, dans une de ces conversations comme en tiennent les femmes, je ne sais plus trop où j'étais, quelqu'un dit : Elle n'est plus à plaindre, la baronne de Val-Argand s'en est chargée.

-- Chargée, c'est le mot. Que voulez-vous ? je suis de poudre pour certaines résolutions. Je cours embrasser une dernière fois cette pauvre Élisabeth, je reste là huit jours au milieu de ses belles-sœurs que je ne puis souffrir, on me présente l'enfant, on me la montre entre toutes ces demoiselles de Billuard, acariâtres et pauvres, je m'attendris, je la fais empaqueter, mettre en voiture et je l'amène ici où elle me gêne terriblement.

-- Bah ! pas tant que cela !

-- Si, vous dis-je. Je me suis attaché un fil à la patte. Le bon Dieu ne m'avait pas donné d'enfants, il n'était pas nécessaire que j'allasse m'embarrasser de la fille de ce beau Billuard. J'ai agi avec ma précipitation habituelle. Vous n'êtes pas précipité, vous, mon cousin, je vous en félicite bien sincèrement.

-- Dieu merci ! non. Voulez-vous que je vous livre le secret de ne pas l'être ?

-- Dites, il y en a tant : on m'en a déjà proposé une centaine dans tous les ordres d'idées. Voyons le vôtre.

-- Il est d'une espèce à part, mais très sûr.

-- Vous croyez qu'il me rendrait patiente ?

-- Je l'affirme.

-- Qu'il calmerait les orages qui tout à coup font irruption çà et là ?

Et son doigt toucha rapidement son front et son cœur.

-- Il n'y a pas d'orages possibles avec mon remède.

-- C'est un insensibilisateur ; vous faites de la médecine, mon cousin ?

-- Moi, non.

-- C'est très énigmatique. De grâce, n'excitez pas à ce point ma curiosité.

-- Vous ne vous récrierez pas ?

-- Ah ! peut-être ; passez-moi cette assiette d'amandes et dites vite. »

M. du Passage appuya par un petit geste qui lui était familier ses lunettes sur le fin cartilage placé entre ses deux yeux, et regardant fixement la baronne :

« Livrez-vous aux études préhistoriques, dit-il sans rire. Quand vous aurez tenu dans vos mains ces cailloux qui ont mille ans ; quand vous aurez étudié six mois une mâchoire trouvée dans des terrains quaternaires et compulsé cent livres poudreux d'une bibliothèque de bénédictins, vous serez calme comme une centenaire.

La baronne était partie d'un fou rire.

-- Oh ! charmant ! s'écria-t-elle. C'est comme si on me disait : Vous ne voulez pas bouger ? eh bien ! faites-vous mettre la camisole de force. Votre remède est cent fois pire que mon mal. Dieu me garde d'en user jamais !

-- Enfin, c'est un remède, répondit tranquillement M. du Passage, qui épluchait délicatement ses amandes.

-- Plaisanterie à part, l'étude après la prière est le suprême calmant, reprit la baronne. J'en sais quelque chose. Dans les grandes douleurs de ma vie, quand il m'a fallu perdre mes bien-aimés parents, assister à l'effondrement d'une branche bien chère de ma famille, voir s'ébranler tout à coup les fondements les plus solides du bonheur, pleurer sur ma patrie que j'aime d'un amour violent, je ne me suis sauvée que par là. Si j'écrivais une date sur tous les morceaux de musique que j'ai composés, sur tous les livres que l'on trouvera annotés de ma main depuis la première page jusqu'à la dernière, sur tous les plans que j'ai moi-même dessinés pour mon parc, ce serait une date douloureuse, une de ces dates qu'on écrit avec ses larmes.

-- Vous voyez bien ! dit le savant avec un petit hochement de tête tout satisfait.

-- Mais c'est pour les moments gris, pour les jours agaçants, pour les contrariétés sottes que je voudrais trouver un remède.

-- Bah ! cela représente ce que sont les engelures dans la santé, ma cousine ; le froid les apporte, le soleil les guérit.

-- En attendant cela cuit. »

Le vieillard hocha la tête.

« Voyons, nous avons passé l'âge de la chasse aux papillons, Mathilde, dit-il gaiement, vous n'allez point me dire que vous poursuivez cette chimère qui s'appelle le bonheur ?

-- Non, non ; mais on a beau faire, on rêve toujours quelque peu de faire son hôte de ce charmant personnage. Voulez-vous prendre votre café à l'ombre des hortensias, mon cousin ?

-- Je ne demande pas mieux, j'aime la vue du parterre et du lac. C'est très reposant.

-- Oui, mais si monotone. Si je m'étais choisi une demeure, je ne l'aurais pas enfouie dans un bas-fond, je l'aurais placée sur une hauteur. Un paysage varié tient compagnie... comme la mer.

-- Oui, mais les hauteurs, mais la mer ont leurs inconvénients. On voit bien que vous n'avez pas encore de névralgies, ni de rhumatismes », répondit M. du Passage en la suivant.

Lucien les avait précédés sur le perron, et contre le large banc abrité par le magnifique bouquet d'hortensias bleus il avait placé un guéridon qu'un joli service de porcelaine de Sèvres couvrit bientôt.

La châtelaine servit elle-même le café à son hôte avec cette grâce inimitable qu'elle savait mettre en remplissant son rôle de maîtresse de maison, et personnellement, et uniquement pour lui tenir compagnie trempa du bout des doigts un morceau de sucre dans la tasse où elle avait fait tomber seulement quelques gouttes de la liqueur parfumée.

En ce moment même, Béatrix apparut dans l'allée de face et s'avança en hésitant vers le perron.

« Quelle est cette jolie apparition ? demanda M. du Passage en se penchant vers sa voisine.

-- C'est ma nièce, mon cousin, l'enfant en question, mon fil à la patte, Béatrix de Billuard, que j'ai baptisée mademoiselle Tranquille. Béatrix ! »

À cet appel, Béatrix, dont les beaux cheveux ondulés flottaient sur les épaules et qui tenait à la main un filet à papillons, monta l'unique marche du perron et, saluant M. du Passage qui se souleva sur son banc pour lui rendre son salut, se tint debout devant sa tante.

« Vous venez de chasser aux papillons, Tranquille ?

-- Oui, ma tante.

-- Et comme toujours vous n'en avez pas attrapé un ?

-- Pardon, ma tante ! j'en prends beaucoup.

-- Sans courir après, alors ?

-- En les guettant.

-- C'est-à-dire qu'ils viennent eux-mêmes se prendre dans votre filet.

-- Oh ! non, ma tante ; seulement je ne fais pas de bruit, et quand ils n'ont plus peur de moi, je les prends.

-- Tranquillement... c'est cela. Eh bien, où est votre capture aujourd'hui ? Vous revenez bredouille ? »

Béatrix sourit.

« J'en ai pris de très beaux, ma tante, répondit-elle ; mais quand je les ai bien regardés, je leur donne la liberté. Les pauvres petits sont si heureux de sortir du filet.

-- Ah ! voilà, dit la baronne en riant ; vous chassez en amateur et pour le simple plaisir de tenir les ailes des papillons entre vos doigts. Cela ne se fait pas ainsi ; j'étais autrement féroce à votre âge, et j'avais fait une collection ravissante de papillons. Vous l'avez peut-être vue, mon cousin ? On la montrait comme une curiosité. C'est que je n'avais point de ces sensibleries. Je courais après mes papillons comme le chasseur après le lièvre, et quand mon filet était suffisamment rempli, je revenais, et mon frère et moi piquions les plus beaux sur la tapisserie ; c'était un de nos plaisirs.

-- Vous détourniez bien un peu la tête pendant l'opération ? dit M. du Passage qui avait remarqué le tressaillement que Béatrix n'avait pu retenir.

-- Non, non, je m'étais aguerrie, je n'aimais pas à prolonger leur agonie, mais j'en étais arrivée à enfoncer vaillamment l'épingle. On me faisait une petite réputation d'amazone que je tenais beaucoup à mériter. -- J'étais, en un mot, tout l'opposé de cette petite que voilà. »

Elle regarda sa montre et ajouta :

« N'est-ce point l'heure de votre leçon, Tranquille ?

-- Si, ma tante.

-- Qui vous conduit tantôt ? le savez-vous ?

-- C'est Victor, je crois.

-- Dites-lui de ma part, alors qu'il vous aura conduite, de pousser jusqu'à la Verrière pour annoncer au colonel Hameland que je l'attends ce soir pour le whist. Vous avez bien compris ?

-- Très bien, ma tante. »

Et Béatrix, inclinant la tête pour son petit salut, disparut par la porte du vestibule.

« Très rare ! très rare ! dit M. du Passage après avoir vidé sa tasse.

-- De quelle rareté parlez-vous ?

-- De cette enfant ; elle a toujours été une beauté en germe ; elle se développe. Je vous demanderai la permission de mesurer sa tête.

-- Quoi ? s'écria la baronne en éclatant de rire. Eh ! bon Dieu ! que voulez-vous trouver dans sa tête ?

-- Une justesse de proportions tout à fait remarquable.

-- Elle a la tête bien faite, c'est vrai.

-- Elle sera remarquablement belle, c'est maintenant certain.

-- Peut-être ! mais d'une beauté parfaitement monotone ; aussi, rien que de la voir me fait bâiller.

-- Quoi ! son visage vous ennuie ?

-- Profondément. Il m'arrive de ces contradictions. On me faisait le plus grand éloge de cette petite fille. Charmante en tous points, intelligente, douce, caractère aimable. Je ne dis pas que cela ne soit pas ; mais, que voulez-vous ? ce genre-là ne me va pas ! Ici, dans cette solitude absolue, devant ce paysage monotone, entourée de vieux amis qui n'ont rien de bien piquant, j'avais pensé qu'il me serait réjouissant d'avoir un enfant, c'est-à-dire un être joueur, rieur, bruyant, tapageur même au besoin, qui eût animé ce grand château et qui m'eût égayé de cent manières.

-- Si vous en voulez un, Mathilde, j'en ai un à vous proposer. Un vrai type et qui vous touche d'assez près.

-- Comment ! d'assez près ? Voici une singulière énigme, mon cousin.

-- Dont je vais tout de suite vous dire le mot. J'ai commencé mes pérégrinations d'été, par une visite à un de vos parents éloignés, le chanoine de Val-Argand, qui est un ami de jeunesse. Sa collection de médailles m'intéresse au plus haut point.

-- Je sais qu'il passe pour un numismate distingué.

-- Et qui a la main heureuse, vous pouvez ajouter cela. Donc, au bruit d'une très curieuse trouvaille, j'arrive chez lui, comme toujours, sans crier gare, m'attendant à le trouver, comme toujours aussi, bien paisible dans sa jolie maison, tenue avec un soin tout particulier par sa vieille gouvernante Agathe, qui a pour la collection de médailles une vénération égale à celle de son maître. Je me trompais cruellement ; sa maison était le théâtre d'une guerre acharnée entre Agathe et un petit Val-Argand dont le bon chanoine est devenu tuteur à la suite d'un fort triste événement de famille.

-- Il s'agit du fils de Raoul de Val-Argand sans doute, mon cousin au dixième degré du côté de mon mari et du quinzième de mon côté ?

-- Au moins, mais je crois que vous avez toujours entretenu quelques relations avec cette branche éloignée de votre famille.

-- Le nom leur appartient, et en définitive ce nom-là m'est très cher, c'était celui de ma grand-mère que j'ai beaucoup aimée et celui de mon cher mari que j'ai été, dans le temps, si heureuse de porter.

-- Eh bien ! le petit représentant de cette branche est un fameux lapin ; je n'ai jamais vu d'espiègle pareil. Il a révolutionné la paisible maison du chanoine, qui l'a baptisé Tourbillon. Après trois mois d'essai, voyant qu'il ne pouvait en venir à bout, il l'a placé dans un collège où son surnom de Tourbillon l'a suivi, et où il travaille le moins possible. J'ai été gratifié de sa présence, grâce à trois jours de congé, et je puis vous en dire des nouvelles. Il est bien amusant, mais indomptable, et mon pauvre chanoine frémissait d'horreur à la pensée des vacances qui allaient le lui rendre. Il avait déjà écrit à tous les membres de la famille dans la région. Personne n'a voulu se charger de ce garçon turbulent pendant deux mois. Il avait même prononcé votre nom, sachant le culte que vous avez voué aux Val-Argand. Il ne vous a pas écrit à ce sujet ?

-- Non.

-- Cela m'étonne, car il en était tout à fait arrivé aux expédients. La gouvernante menaçait sérieusement de le quitter, si Tancrède, autrement dit Tourbillon revenait passer les vacances chez lui. Or, comme tous les vieillards, il tient énormément à cette femme dévouée et fidèle, à laquelle il a inculqué le respect des vieilles médailles, et je ne doute pas qu'elle l'emporte sur le malheureux Tourbillon, qui produit sur cette petite maison et ce petit jardin l'effet d'un lièvre en cage.

-- Si Béatrix eût été une Val-Argand, et par conséquent possible chez le chanoine, j'aurais bien vite fait l'échange, dit la baronne ; j'aime les garçons turbulents et batailleurs. Ce petit Tancrède, ici, n'aurait gêné personne et m'aurait fort divertie probablement. Mais voilà une des mille et une contradictions de cette pauvre vie. Le chanoine, un vieux savant impotent, se voit à la tête d'un garçon qui a du vif-argent dans les veines, et moi qui suis clouée dans cet immense domaine, je me vois lotie d'une petite fille si tranquille que la plupart du temps j'oublie sa présence, presque son existence.

-- Ma chère Mathilde, il n'y a pas de raison pour que vous passiez la petite fille au chanoine ; mais, s'il vous plaît de le débarrasser pendant les vacances de son petit Tourbillon, vous pourrez vous vanter d'avoir rendu un fameux service au pauvre homme.

-- S'il m'en avait fait parler ou écrire, je me serais peut-être laissée aller au plaisir de connaître ce petit Val-Argand. Autrement il ne me paraît pas possible de m'en charger, bien que vous m'en donniez quasi le désir. Et puis il n'est pas sûr que je reste attachée ici deux mois, comme l'huître à son rocher. Une affaire peut m'appeler à Londres d'un moment à l'autre. Une de mes amies me pousse à l'accompagner en Hollande. Quand le petit rhumatisme agaçant qui me tient l'épaule droite aura jugé convenable de plier bagage, je redeviendrai libre et ne manquerai pas d'en profiter.

Mais, encore une fois, je regrette que Tranquille n'ait pas été appelée à vivre sous le toit paisible du chanoine de Val-Argand, et que Tourbillon ne soit pas venu intéresser ma vie et égayer ma solitude.

-- Dites un mot et vous l'aurez.

-- Allons, mon cousin, ne me tentez pas avec ce petit espiègle que je vois déjà d'ici. Ressemble-t-il aux Val-Argand ?

-- Trait pour trait.

-- Eh bien ! qu'on le laisse un peu s'amuser, ce pauvre enfant ! Quel âge a-t-il ?

-- Onze ans, avec la science d'un enfant de huit ans.

-- Eh ! cela lui viendra. Jusqu'à quinze ans, j'ai baigné de mes larmes mes cahiers et mes livres. Sitôt que l'intérêt est venu, cela a marché tout seul.

-- Permettez-moi de vous dire que, pour les garçons, il n'est guère possible d'attendre cette explosion d'intérêt. La limite d'âge est là pour les carrières. Tant pis pour celui qui n'est pas prêt à l'heure.

-- Que cela est absurde !

-- Je ne dis pas.

-- C'est votre avis ?

-- Oui. Je n'aime pas ces instructions hâtées, ces enfants chargés d'une science d'homme. »

Nos grands écrivains du dix-septième siècle, produisaient leurs chefs-d'œuvre à quarante ans. La génération actuelle applique à un homme de quarante ans l'épithète de vieillards.

-- Aussi, quelles pauvretés !

-- Évidemment c'est une lutte à qui arrivera le premier monté sur des échasses qui, au plus beau moment, se dérobent ou se cassent, et le grand politique, et le maigre historien, et le romancier haletant, trébuchant et tombant de leur hauteur factice, ne se relèvent plus, n'ayant pas de jambes solides pour marcher. Le changement, c'est le grand tort du monde moderne, s'attaque même à des choses que nous sommes impuissants à transformer, heureusement pour nous. La rose bleue, la tulipe noire et le penseur de treize ans me sont également antipathiques. Règle générale, rien ne s'improvise, et il faudrait au moins régulariser la croissance de l'intelligence sur celle du corps.

-- J'aime assez mon siècle pour sa rapidité, répondit la baronne en se levant ; mais je reconnais que des têtes comme la mienne seraient bien un peu chaudes pour traiter ces questions qui remontent aux sources. Que faites-vous de votre après-midi, mon cousin ? Le parc, la bibliothèque, les salons vous sont ouverts. Si vous voulez ma voiture, faites atteler ; si vous voulez des journaux, vous en trouverez une pile dans le salon de lecture. »

Le vieillard hocha la tête.

« Merci, dit-il ; la politique n'est pas mon fait. Il y a trop de vapeur et d'électricité là-dedans désormais. Je poursuis paisiblement des études qui sont en contradiction directe avec l'ambition qui ravage tant de cerveaux d'hommes. »

Il tira de la poche de sa redingote une petite pierre grisâtre.

« Voici, dit-il, un échantillon de marbre que je veux comparer avec ceux de votre collection. Nous avons eu de très belles carrières en France, c'est prouvé. J'ai eu le plus grand plaisir à visiter à l'Exposition universelle le temple, c'était un vrai temple, élevé à la mémoire de nos anciens marbres.

-- Avez-vous vu cela, Mathilde ?

-- J'ai tout vu mon cousin, les yeux m'en brûlent encore ; mais en fait de marbres parlez-moi de la brèche algérienne. J'ai pu m'en procurer un fragment. Il est avec mes antiques. Vous savez où ils sont ?

-- Oui, dans la bibliothèque ; vitrine de gauche, musée des antiques.

-- Quelle mémoire ! Malheureusement j'ai horreur de l'immobilité et j'ai fait changer les vitrines de place. Cherchez dans celle de droite. »

Et là-dessus elle lui fit la révérence et s'éclipsa.

« Originale de plus en plus, mais charmante toujours, murmura le vieux savant. »

Et, montant l'escalier du premier étage, il alla s'installer dans la bibliothèque, d'où il ne bougea pas de l'après-midi.

III -- Les voisins

La baronne, pendant que son hôte puisait dans sa bibliothèque une foule d'aliments pour son intelligence, s'en alla à la ville faire quelques commissions et surtout quelques visites.

M. du Passage avait à Chartres bon nombre de vieux amis et elle se hâtait de les avertir qu'ils le trouveraient au château de Val-Argand, où elle espérait bien le retenir quelques semaines.

Avec la petite tendance à la bravade propre à sa nature, elle avait fait avec ses intimes le pari de rester confinée au moins six mois dans son château de Val-Argand, et, bien que là-dessous il y eût certaines raisons de santé et d'économie, elle commençait à en avoir assez de sa solitude.

M. du Passage venait le premier rompre ce tête-à-tête un peu trop prolongé avec elle-même, et il était doublement le bienvenu.

Le plus gracieux des sourires de Mme de Val-Argand se joua sur ses lèvres quand, à son retour, elle apprit que son cousin l'avait plusieurs fois demandée.

« Au fait, j'avais oublié que quelqu'un m'attend chez moi, dit-elle, j'en ai tellement perdu l'habitude. »

Elle dit cela devant Béatrix qui entrait, et ne remarqua pas l'expression singulièrement aimante qui se répandit sur la physionomie de la petite fille.

Décidément c'était un parti pris chez la baronne de découvrir chez sa nièce l'indifférence qu'elle ressentait elle-même à son endroit. Elle n'avait pas daigné le remarquer ; mais la pauvre Tranquille l'attendait toujours, guettait toujours son arrivée ; elle faisait cela si délicatement, si tranquillement, que la baronne ne s'en était jamais aperçue et se figurait toujours la rencontrer par hasard.

« Si je n'aimais madame la baronne comme je l'aime, disait parfois Victorine, je dirais qu'elle est bien injuste pour mademoiselle. »

Le dîner réunit les trois convives.

La conversation fut très animée entre la châtelaine et son hôte, qui parla longtemps sur les marbres et sur la mosaïque, d'une manière si intéressante que Béatrix en oubliait de manger.

Il paraissait ne pas faire attention à elle ; mais, sitôt qu'elle détournait la tête ou qu'elle se dérangeait de sa place, il infligeait à ses lunettes d'or le petit coup sec qui les fixait de manière à donner une grande rectitude à son regard, et il la contemplait au grand plaisir de la baronne qui murmurait en riant.

« Bon, le voilà qui mesure in petto les proportions de ses oreilles et la longueur de son nez. »

Pendant la promenade qui suivit le dîner, Béatrix les accompagna sans se mêler toutefois à la conversation, réserve naturelle que la baronne taxait de sotte timidité.

Elle restait toujours à proximité du regard et de la voix, mais de façon à ne gêner en rien les promeneurs.

« Eh bien ! où allez-vous ? petite, demanda M. du Passage lorsque, rentrée dans le grand salon rouge et or brillamment éclairé, Béatrix lui fit une révérence d'adieu.

-- Je ne passe la soirée avec ma tante que quand je suis invitée, répondit-elle avec son séduisant sourire.

-- Mathilde, si vous l'invitiez ? dit le vieillard à la baronne qui examinait le contenu d'une boîte d'ébène déposée sur le tapis vert de la table à jeu.

-- Qui ? mon cousin.

-- Mademoiselle Tranquille.

-- Certainement, si cela vous fait plaisir. Béatrix, allez dire à Victorine qu'il me faut des cartes neuves ; elle a toujours la manie d'économiser sur cet article. Allez vite ! »

Béatrix disparut.

« Cette petite fille mérite vraiment son surnom de Tranquille , dit M. du Passage en s'asseyant sur un des fauteuils placés devant la table, et c'est ma foi, comme par le passé, une charmante enfant.

-- Elle a fait votre conquête, je m'en aperçois. Ne le doit-elle pas un peu à son nez, d'un grec irréprochable.

-- Cela n'y nuit pas.

-- Ah ! j'en étais sûre. Eh bien, mon cousin, chacun son goût. Je préfère les traits moins corrects, les visages moins réguliers. Parlez-moi des bouches et des nez à la Val-Argand. De larges bouches qui se prêtent si bien au rire, et des nez au vent pleins d'impertinence et faits tout exprès pour le dédain. Les Hameland raffolent comme vous de cette petite Tranquille et de son ennuyeux visage. Le colonel lui-même lui témoigne toute sorte de considération, et j'ai remarqué que, devant elle, sa voix s'adoucit en passant sous ses vieilles moustaches hérissées. Quant à sa femme, vous connaissez son aimable esprit de contradiction. Il suffit que je n'aime pas ma nièce avec emportement pour qu'elle en soit toquée.

-- Elle est toujours la même ! la petite dame.

-- Mon Dieu, oui, pleine de travers, je le dis sans malice, et avec cela pleine de cœur aussi et d'esprit... à sa manière. »

Si cette petite femme-là avait eu une taille raisonnable, si elle n'eût pas été colloquée parmi les femmes naines et les laiderons sans rémission, elle eût été un bijou, moralement parlant. Mais elle n'est point assez grande pour avoir pris le dessus.

Telle qu'elle est, c'est une voisine aimable à ses heures, toujours piquante et qui joue au whist comme personne. Elle a fait de grands progrès depuis que vous ne l'avez vue ; elle est devenue de première force. Le plus souvent, elle me bat à plate couture maintenant, ce qui naturellement l'enchante.

Son jeu m'amuse extrêmement.

Assise sur son tabouret, ses cartes à la main, elle a six pieds.

« Eh ! bien quand vous m'aurez économisé pour cent sous de cartes ; vous m'aurez donc rendue bien riche. »

Ces dernières paroles s'adressaient à Victorine qui apparaissait derrière Béatrix, un petit paquet rose à la main

« J'ai cru que madame la baronne faisait servir deux fois au moins le même jeu, répondit la femme de charge.

-- Jamais, surtout quand j'ai joué avec le colonel qui traite les cartes comme jadis il traitait les Bédouins. Mais n'est-ce point sa voiture que j'entends ?

-- C'est elle, ma tante, dit Béatrix ; je reconnais la voix de M. Hameland. »

La baronne passa sous la portière rouge et s'avança dans le second salon, au-devant de ses visiteurs, qui entraient et qui formaient un contraste piquant ; Mme Hameland atteignait tout juste à la moitié de la taille de son mari qui était encore un superbe militaire déguisé en civil.

« Arrivez donc, disait la baronne en souriant, je suis curieuse de savoir pourquoi vous avez tant redouté de troubler mon tête-à-tête avec M. du Passage.

-- Si j'en avais cru mon mari, madame, dit la petite dame, en répondant par une suite de petits saluts sautillants à la majestueuse révérence de la châtelaine, j'aurais attendu une invitation.

-- À la valse, sans doute. Ah ! il y a bien longtemps qu'on ne valse plus au Val-Argand ; on vient faire tout simplement sa partie de whist sans grand souci de l'étiquette. Je vous assure, colonel, que je n'aurais point songé à vous inviter. M. du Passage vient à peu près tous les deux ans, je le regarde comme un habitué, et pour lui je ne change pas un iota à ma manière de vivre.

-- C'est pourquoi il n'y a point d'hospitalité qui vaille la vôtre, madame, dit le colonel d'une voix sonore et très haute, d'une voix de commandement.

-- Que voulez-vous ! en fait de procédés, je suis libre-échangiste. Extrêmement jalouse de ma liberté, je la donne pleinement à mes hôtes. N'est-ce pas ? mon cousin.

-- Un peu trop, peut-être, un peu trop, ma chère Mathilde, répondit M. du Passage en apparaissant à son tour ; à ce compte-là, on est fort bien chez vous ; mais ce n'est pas précisément de vous dont on jouit. Madame je vous présente mes hommages ; colonel je suis enchanté de vous retrouver.

-- Vous savez que je ne joue au whist avec plaisir qu'au Val-Argand, c'est-à-dire que je n'y joue pas ailleurs. »

Le colonel leva les bras au ciel.

« Et vous ne vous mourez pas d'ennui tous les soirs, mon cher du Passage.

-- Il a ses poteries et ses empereurs camus, dit la baronne en riant ; tant qu'il découvrira de vieux pots et des médailles romaines, mon cousin n'aura besoin, pour se distraire, ni des cartes, ni de la politique.

-- Oh ! la politique ! ceci, c'est de la distraction in extremis , dit le savant avec ironie.

-- Dites « mortelle distraction », ajouta Mme Hameland, j'ai cru que mon mari mourrait d'une congestion ce matin en lisant les débats de la Chambre. »

Le colonel ferma les poings et branla terriblement la tête.

« Quand je vois, dit-il, les questions militaires les plus graves, la dignité et l'influence de l'armée jetées...

-- En pâture à des ignorants, finit Mme Hameland en emprisonnant un des vigoureux poings fermés entre ses petites menottes, etc., etc., etc. Mon ami, vous savez qu'on ne parle pas politique chez Mme la baronne. Ma petite Tranquille, où donc étiez-vous ? je ne vous voyais pas. »

Et elle mit sur le front de Béatrix, qui était de quelques millimètres plus grande qu'elle, un baiser très affectueux.

« Mademoiselle Tranquille, dit le colonel en s'inclinant profondément, quand viendrez-vous faire de la géographie dans mon jardin ? J'ai fait dessiner une île à votre intention. »

Béatrix souriait de son aimable et tranquille sourire, mais ne répondait pas par prudence. Il était rare que sa tante approuvât ce qu'elle disait aux étrangers.

« Tranquille passe la soirée avec nous, dit la baronne en se plaçant contre la table de jeu ; mon cousin aime beaucoup sa société. »

Et elle se mit à rire d'un air narquois en regardant M. du Passage.

« C'est comme nous », dit Mme Hameland en grimpant sur la chaise que la baronne lui désignait du geste et sur laquelle Béatrix avait discrètement porté un petit coussin, ce qui permit à la petite dame d'être à peu près à la hauteur de tout le monde.

Les deux autres partenaires prirent les places vacantes, et la partie, un véritable duel, commença. La baronne jouait bien, et son partenaire, M. du Passage aussi ; mais nul d'entre eux ne possédait le jeu serré, savant, implacable de Mme Hameland. La baronne l'avait dit : assise à cette table, ses cartes en éventail dans ses toutes petites mains qui les rangeaient avec une prodigieuse agilité, l'ambitieuse petite femme grandissait à vue d'œil.

Béatrix, abandonnée à elle-même, s'occupa à sa manière. D'abord elle passa la revue des grands albums photographiques, s'arrêtant longtemps aux visages connus pour leur sourire ; puis, cette revue sentimentale faite, elle passa aux albums de paysages et de gravures, et s'y intéressa profondément. En dernier lieu, elle se blottit dans le coin d'un canapé avec un livre sur l'architecture, qu'elle commença à lire très sérieusement et sans donner aucun signe d'ennui.

Bientôt, néanmoins, le gros volume glissa d'entre ses doigts et tomba sans bruit sur le tapis ; elle dormait paisiblement.

Son sommeil était si profond qu'elle n'entendit pas les discussions orageuses qui s'élevèrent bientôt autour de la table de jeu. La baronne, que Mme Hameland battait sans rémission, commençait à élever la voix et à gronder vertement son partenaire, qu'elle trouvait mou. Heureusement que le thé vint opérer une diversion parmi les combattants et leur faire tomber les armes des mains. Victorine, en préparant le service avec son fils, aperçut Béatrix endormie sur son canapé. Elle alla lui tirer doucement sur la manche. La petite fille se réveilla à demi.

« Mademoiselle, on va prendre le thé. »

Béatrix se dressa sur son séant et vit, comme dans un rêve, les quatre joueurs qui se levaient en discutant longuement.

« Ah ! mon Dieu ! j'ai dormi, murmura-t-elle d'un petit air effarouché, j'ai dormi dans le salon rouge. »

Et, sans écouter Victorine, elle se glissa dans l'appartement voisin et, se faisant donner un bougeoir, monta dans sa chambre.

« Eh bien ! qu'est devenue Tranquille ? demanda tout à coup Mme Hameland en prenant la tasse de thé qui lui était offerte.

-- Disparue ! répondit la baronne ; c'est une petite sauvage qui n'aime pas du tout la société.

-- Si, la nôtre, dit le colonel en retirant vide, de dessous sa grosse moustache grise, une petite tasse de Sèvres aux reflets bleus.

-- Non, non, répartit la baronne avec obstination ; je n'ai jamais vu qu'elle préférât notre société à la sienne. C'est une petite sauvage qui n'aimera jamais le monde, jamais.

-- Qu'en savez-vous, madame, dans tous les cas, elle a de si charmantes qualités, qu'elle en sera très aimée.

-- Ah ! nous verrons bien. Le monde est un égoïste qui veut qu'on se gêne pour lui.

-- Elle saura se gêner pour tous.

-- Enfin, Tranquille est une perfection, amen. »

Et la baronne, en se rasseyant à la table de jeu, donna le signal de la reprise de la partie.

IV -- Où se profile la silhouette de Tourbillon

Le lendemain de ce jour, la baronne souffrait d'une légère migraine et se faisait excuser près de M. du Passage, auquel Béatrix tint compagnie pendant le second déjeuner.

Le bon savant s'amusa à la faire causer et se montra visiblement charmé par l'à-propos des réponses de la petite fille et la justesse de ses raisonnements. Il alla jusqu'à lui proposer de l'accompagner à une vieille abbaye voisine dont il avait à compulser les archives, et, à son grand étonnement, Tranquille accepta la proposition à la seule condition qu'elle agréerait à sa tante.

« Mais si vous vous ennuyez, mon enfant, cette promenade n'est pas positivement attrayante pour une enfant de votre âge.

-- J'aime beaucoup les vieilles abbayes, répondit la petite fille fort sérieusement.

-- Oh ! c'est tout différent, en ce cas. Allez bien vite demander votre permission ; je prends mon bâton de voyage et nous partons. »

Béatrix monta à l'appartement de sa tante et frappa un petit coup discret qui fut aussitôt reconnu, car la voix de la baronne dit :

« Entrez, Tranquille ; il n'est pas trop tôt de venir me dire bonjour. »

Béatrix entra et alla présenter son front à sa tante qui s'était encapuchonnée jusqu'aux yeux.

« On ne m'embrasse pas quand j'ai la migraine, répondit la baronne ; ne voyez-vous pas que je suis imbibée d'eau sédative ? Quand Victorine me fait des compresses, elle en met toujours plus que moins. Vous avez déjeuné avec M. du Passage ?

-- Oui, ma tante.

-- N'a-t-il pas eu l'air de s'ennuyer terriblement ?

-- Non, ma tante, il est très gai.

-- C'est un fameux original. Est-ce que vous avez trouvé quelque chose à lui dire ?

-- J'ai répondu à ce qu'il me demandait.

-- Vous êtes une petite personne prudente. On ne peut pas dire que vous ayez la langue trop longue. Enfin, s'il s'amuse ainsi tout seul, je n'ai point à me gêner. Lucien a-t-il mis les voitures à sa disposition ?

-- Oui, ma tante.

-- Et où se fait-il conduire ? À Chartres ?

-- Ma tante, il a dit qu'il irait à pied à l'abbaye.

-- J'aurais dû y penser. Au fond, c'est pour l'abbaye qu'il vient au Val-Argand. C'est bien, il en a jusqu'au dîner. »

Elle abaissa d'un pouce la capeline de cachemire bleu et dit :

« C'est bien, allez-vous-en et envoyez-moi Victorine ; je me sens mieux et cette odeur de camphre commence à m'incommoder. Vous avez encore quelque chose à me dire ?

-- Ma tante, M. du Passage m'a proposé d'aller avec lui à l'abbaye.

-- Bon ! il vous fait plus d'honneur qu'à moi. Cela vous ennuierait d'y aller ?

-- Non, ma tante. »

La baronne releva son capuchon.

« Comment ! non ; mais vous ne savez donc pas ce qu'il va faire à l'abbaye ? Il va remuer des parchemins poudreux et de vieux cartulaires qui sentent le moisi. C'est son plaisir à lui, mais un plaisir que personne ne partage.

-- Je me promènerai dans l'église et dans le préau, dit Béatrix.

-- En compagnie des lézards. Vous n'avez donc plus peur des lézards !

-- Non, ma tante.

-- Comme vous vous aguerrissez ! Vrai, si cela vous amuse d'aller à l'abbaye avec M. du Passage, je ne m'y oppose point. Si vous vous ennuyez, tant pis ! vous l'aurez voulu.

-- Alors vous permettez, ma tante ?

-- Oui, oui, de tout mon cœur. »

Sur cette réponse, Béatrix fit une jolie révérence, gagna sa chambre et y prit différents objets qui servaient à ses promenades : un chapeau de paille à larges bords qu'elle aimait parce qu'il cachait absolument son visage, une petite aumônière de cuir de Russie qui contenait des crayons, du papier et un porte-monnaie ; des gants de peau de Suède qu'elle ne mit sur ses mains qu'après avoir égrené du biscuit sur le rebord de la fenêtre pour le goûter des petits oiseaux vagabonds.

Cela fait, elle descendit dans le vestibule que M. du Passage arpentait en l'attendant.

« Eh ! eh ! je vois qu'on a reçu son exeat, dit-il gaiement en voyant entrer la petite fille dans son équipage de promenade.

-- Oui, monsieur, ma tante me permet d'aller à l'abbaye avec vous. »

Le vieillard se frotta les mains.

« Allons, partons, dit-il, nous avons une bonne lieue à faire. N'avez-point une ombrelle, ma petite Tranquille ?

-- Monsieur, il y a des arbres le long de la route, répondit la petite fille ; je me rappelle que l'ombre est très épaisse.

-- C'est vrai, la vieille avenue des moines touche à la jeune avenue du Val-Argand, ce qui fait une superbe route très ombragée. Et dites-moi, avez-vous quelques provisions de route, mon enfant ?

-- Je connais la fermière, monsieur. Si j'ai soif elle me donnera du lait, et si j'ai faim, de bon pain bis que j'aime beaucoup ; et à vous aussi, si vous voulez.

-- Oh ! moi, non, je ne suis pas partisan des goûters sur l'herbe : j'aime mieux retrouver au retour les excellents rôtis du chef. »

Sur ces paroles, il colla sur sa tête une casquette de soie à très large visière, prit sa canne de promenade à poignée formant hache, assujettit commodément sa sacoche et sortit suivi par Béatrix.

« Voyons, dit-il en s'arrêtant court, je suis tellement distrait que je pourrais prendre mon grand pas au détriment de vos petites jambes, et même oublier que j'ai une compagne de route. Donnez-moi la main ; comme cela je ne m'égarerai pas et je ne vous laisserai pas en chemin. »

Béatrix plaça le bout de ses doigts dans la main parcheminée qui lui était tendue et ils s'éloignèrent par la large allée qui entourait le petit lac.

Debout contre sa fenêtre, la baronne avait assisté au départ et riait toute seule derrière ses rideaux.

« Jolie paire d'amis, grommelait-elle : mon vieux savant de cousin et ma petite simplette. Avec quelle grâce il la traîne du bout de ses bras de squelette et comme elle marche gravement à ses côtés ! Elle a déjà quelque chose de pédant, cette petite fille ; elle irait fort bien à mon vieil archéologue ; mais ce ne sera jamais une compagne pour moi. Que m'apportez-vous là, Justine ?

-- De la tisane des quatre fleurs, répondit en riant la jeune fille.

-- Par exemple ! vous perdez la tête ! J'ai déjà ingurgité je ne sais combien de tasses parfumées à la plante chinoise, que Victorine aime tant. Je ne veux plus de drogues. Ma migraine est passée.

-- Madame Victorine m'a dit : « Surtout, que madame la baronne boive chaud. »

-- Qu'elle aille se promener. ; elle m'embaumerait si je la laissais faire ! Allez jeter cela, vous dis-je, revenez m'habiller, et commandez que mon déjeuner soit prêt dans une demi-heure.

-- Madame la baronne est tout à fait remise ?

-- Eh oui ! à peu près. J'étais seulement indisposée d'avoir joué si furieusement au whist hier soir et par conséquent point du tout en goût de tenir tête ce matin à M. du Passage. Il est parti avec Tranquille, j'ai toute une après-midi de repos, je ne vais pas la passer dans ma chambre, emmaillotée comme ceci et exposée à subir les infusions de Victorine. Donc, remportez-moi, cela, et à ma toilette, vite ! Je vous attends. »

Sur ces paroles, la baronne prit le chemin de son cabinet de toilette où Justine vint la rejoindre, riant comme une folle de l'air dépité qu'avait pris Mme Victorine sachant ses tisanes aussi hautement méprisées par sa maîtresse.

Pour ne pas rompre entièrement avec le personnage indisposé qu'elle avait joué, la baronne revêtit une toilette fort élégante, mais qui portait l'appellation intime de matinée ; et ainsi parée, un peu pâle, les yeux un peu cernés, mais en somme très bien portante, elle descendit dans la salle à manger, où elle déjeuna de fort bon appétit, en remplaçant par de petits verres de vieux Pontet-Canet la tisane des quatre fleurs de Victorine.

À l'issue du déjeuner, elle s'en alla sur la terrasse et y passa deux grandes heures paresseuses. Bien protégée par le grand parasol-tente que Lucien avait dressé derrière son fauteuil, elle put sommeiller, bâiller et rêver tout à son aise. Un certain ennui, qui est comme l'affliction latente attachée aux privilégiés de la fortune, assombrissait en ce moment pour elle l'étroit horizon qui se déployait devant ses yeux. Ces arbres immobiles, ces grandes allées régulières, cette petite ligne miroitante qui représentait le lac, formaient un encadrement bien tranquille, mais bien monotone à l'immense château.

« Madame la baronne se promènera-t-elle en voiture tantôt ? dit tout à coup Lucien en se présentant devant elle. »

Madame la baronne étouffa dans l'éventail japonais qu'elle tenait à la main un long bâillement.

« Non, dit-elle ; je n'ai pas de but de promenade aujourd'hui, et d'ailleurs il fait trop chaud. »

Et prêtant l'oreille elle ajouta :

« Ce coup de cloche, c'est celui du facteur, il me semble ? Allez me chercher mon courrier ; c'est ce qui me désennuiera le plus. »

Lucien disparut, et la baronne, se secouant, murmura :

« C'est un désert que mon Val-Argand en toute saison, même en été. Depuis qu'il n'y a plus d'enfants dans la famille, c'en est fait de son animation. Et, quoi qu'elles en disent, toutes nos jeunes femmes s'y ennuient... comme moi. »

Un second bâillement termina la phrase de la baronne, qui tendit la main et prit sur le plateau d'argent que lui présentait Lucien plusieurs lettres et une pile de journaux.

En ce moment, Victorine apparut à la fenêtre du rez-de-chaussée.

« Voilà bien longtemps que madame la baronne est dehors, dit-elle ; elle ferait bien de rentrer pour lire tous ces papiers. Le vent d'est donne la fièvre.

-- Ma bonne Victorine, quand vous sentirez une ombre de vent, vous voudrez bien ouvrir toutes les fenêtres pour le faire entrer. Pour moi, j'étouffe partout ! Ici, au moins, je respire l'air qui a passé sur le lac et je n'ai pas de plafond sur ma tête. C'est déjà quelque chose. Je suis bien ici, j'y reste. »

Et elle brisa l'enveloppe de plusieurs lettres qu'elle parcourut rapidement, puis qu'elle plaça en tas en murmurant :

« Il y a des gens dont nul froid et nulle chaleur n'endorment la charité. Je les admire et j'enverrai ce qu'ils demandent. Mais à qui demanderais-je, moi, ce qui m'est nécessaire, indispensable, la distraction ; un être vivant, remuant, qui m'amuse et qui m'intéresse ? »

En prononçant ces paroles, elle brisait le cachet de la dernière lettre : une belle enveloppe carrée de solide papier anglais sur laquelle était apposé un large cachet de cire rouge.

« Ah ! fit-elle, ce n'est pas de l'évêché, et cependant il y a une croix sur le cachet. »

Elle tourna la page et courut à la signature.

« Antoine de VAL-ARGAND. »

« Mon cousin le chanoine ! Bon ! que me veut-il ? Vient-il me quêter aussi ? »

Elle retourna la lettre, mit son lorgnon, et lut à demi-voix en agrémentant sa lecture de mille commentaires :

« Ma bonne cousine,

« Il y a bien longtemps que je n'ai eu directement de vos nouvelles (directement est bon, il ne m'écrit jamais). Cependant j'ai eu le plaisir de recevoir M. du Passage qui entretient avec vous de fidèles et agréables relations (agréables, je crois bien ; il fait ce qu'il veut et me plante là pour courir à ses amours de vitraux).

« J'ai su par lui que vous êtes toujours bien portante (excepté quand il me donne la migraine avec sa rage de whist), spirituelle (on s'est accordé à me donner de l'esprit ; je deviendrais bête comme une oie que personne ne le croirait), et de plus en plus charitable (Ah ! nous y voici : présentez la bourse de velours, mon cousin).

« C'est pourquoi j'ose venir aujourd'hui m'adresser à votre cœur (à ma bourse, mon cousin, à ma bourse, disons courageusement le mot). Votre qualité de femme vous sauve de bien des ennuis (elle m'en donne pas mal aussi, monsieur le chanoine) ; vous avez donc ignoré tout le tracas que nous a donné le pauvre Raoul de Val-Argand (je sais qu'il m'a emprunté de l'argent qu'il ne m'a jamais rendu). Sa mort a été une véritable délivrance pour sa femme (mais c'est de l'histoire ancienne, tout cela, pourquoi me la raconter ?) Malheureusement elle ne lui a pas survécu longtemps, et j'ai été nommé tuteur de son fils Tancrède (ah ! le petit diablotin dont mon savant m'a parlé). Ce petit Tancrède est un charmant enfant, ma chère cousine, plein d'esprit et de gentillesse ; mais en ce moment il m'embarrasse cruellement. (Bon ! va-t-il me le proposer ? s'il est si gentil, pourtant !...) Il a toute la vivacité des Val-Argand, et sa présence chez moi allume la pire des guerres, la guerre intestine (ce pauvre bon chanoine ! où la discorde va-t-elle se nicher ?) Enfin tout est tellement tendu que ma vieille Agathe, ma gouvernante, va me quitter si Tancrède passe ses deux mois de vacances chez moi.

« Or, je suis un pauvre vieillard infirme, et cette bonne vieille m'est nécessaire (mais certainement !). Dans ma perplexité, une idée lumineuse m'est venue. Que sera un petit garçon de plus dans le vaste château du Val-Argand, me suis-je dit ? Ma cousine est la bonté même, elle aura pitié de mon embarras et me délivrera de Tancrède (Bon ! nous y voilà !). Ce pauvre enfant nous fait endêver parce que l'espace et la liberté lui manquent. Ma maison est petite, mon jardin est petit (je crois bien, un carré de choux). Il va, il vient, tournant partout comme un lionceau en cage.

« Au Val-Argand, il aura de grands arbres où grimper, des allées où courir ; ce n'est pas là qu'on lui reprochera d'écraser une salade ou de croquer un abricot (je crois bien, le potager est muré).

« Là, il ne sera qu'une distraction, et lui-même, tenu en respect par ma chère cousine, qui est fort imposante d'aspect (un petit coup d'encensoir ! le pauvre homme n'en peut plus), deviendra tout à fait charmant.

« Tenez, ma chère cousine, délivrez-moi de ce souci, et vous aurez fait un acte de charité très méritoire. Jamais je n'abandonnerai ce pauvre orphelin (il a toujours eu un excellent cœur, ce bon chanoine) ; mais me trouver vieux et infirme, livré aux soins d'une nouvelle servante, m'est excessivement pénible.

« Or, ma vieille Agathe, c'est le dévouement, la fidélité, l'humanité en personne ; mais elle est aussi entêtée qu'elle est bonne, et Tancrède s'amuse à la pousser à bout.

« Il a par mégarde, je n'en doute pas, cassé l'aile à une poule qui était sa favorite.

« Depuis ce jour, elle m'a mis le marché au poing.

« Ou M. Tancrède ou elle. Je n'ai plus qu'à choisir.

« J'ai usé de tous les moyens possibles pour amener une réconciliation, j'ai échoué et n'ai plus d'espoir qu'en vous, ma chère cousine, à laquelle j'offre, etc., etc.

« ANTOINE DE VAL-ARGAND. »

La baronne jeta la lettre sur le guéridon et devint pensive.

« En la disposition où je suis, cette bizarre proposition du chanoine, tombe étrangement, murmura-t-elle. Ce jeune faon ferait bon effet dans mes grands bois silencieux ; cet espiègle m'amuserait beaucoup peut-être. C'est un Val-Argand, après tout, pas de la meilleure branche, mais enfin un Val-Argand. Oui, mais je me suis déjà si fort trompée pour cette petite Tranquille qui n'a été qu'un ennui, un embarras de plus ! Un garçon, c'est bien différent. C'est peut-être une épreuve à faire. Tranquille et Tourbillon, cela ira comme l'eau et le feu. Et puis... l'épreuve faite... je choisirai. Un garçon de cet âge est tout ce qu'il y a au monde de plus amusant. Deux mois sont bien vite passés. Qui consulterai-je ? Ah ! ma foi, personne ! C'est poussée par les conseils que j'ai pris Béatrix qui aurait été beaucoup mieux en pension. En définitive, c'est un peu grâce à elle que je me suis confinée au Val-Argand tout l'été.

Me voici bien embarrassée... Prendrai-je ce diablotin ? J'en suis bien tentée. Et plus tard... Ah ! nous verrons plus tard. Il faut le connaître d'abord, le voir à l'œuvre. Les Val-Argand de cette branche-là sont difficiles, un peu fantasques. Enfin nous verrons bien. Un peu de politique maintenant, puis j'écrirai. »

Elle prit un journal, en brisa la bande, et se plongea dans les disputes niaises d'une séance législative de médiocre intérêt.

Son esprit, d'ailleurs, ne s'y employa pas tout entier. Il lui arrivait de laisser tomber de lassitude la feuille imprimée sur ses genoux, et de reprendre la lettre du chanoine pour la relire.

Deux ou trois fois Victorine vint avec une rare maladresse lui parler de Béatrix.

« Fallait-il faire blanchir les rideaux de mademoiselle ?

« Mademoiselle n'irait-elle pas le soir à sa leçon de musique ?

« Ne faudrait-il point porter à goûter à mademoiselle, à l'abbaye ?

-- Allez-vous bientôt finir de me déranger ? répondit la baronne avec impatience ; ne dirait-on pas que cette petite Tranquille remplit le Val-Argand ? Ce n'est pas une de mes moindres impatiences de vous voir tous si occupés d'elle. N'allez-vous pas laisser là tous les intérêts dont vous êtes chargée pour aller courir à l'abbaye lui porter des tartines ? Je vous croyais plus de bon sens ma pauvre Victorine. Vous arriverez à me faire regretter de ne pas l'avoir laissée en pension. »

Victorine devint aussi blanche que la garniture tuyautée de son bonnet et disparut pour ne plus reparaître. Pour la rendre souple comme un gant, il n'y avait qu'à faire allusion à cette pension où Béatrix pouvait retourner.

Car, si parmi les domestiques du château, il n'y en avait pas un que le départ de Mlle Tranquille n'eût profondément attristé on pouvait dire que cet événement eût été une désolation pour la dévouée Victorine.

V -- La promenade à l'abbaye

Tandis que la baronne de Val-Argand se familiarisait de plus en plus avec la pensée du nouveau commensal que les circonstances semblaient lui imposer, Béatrix arpentait avec son nouvel ami les vieux cloîtres pleins d'herbe et s'en allait dans la bibliothèque poudreuse feuilleter de ses doigts blancs les missels moisis et enduits de la plus vénérable poussière.

M. du Passage était une ancienne connaissance pour le gardien ; aussi toutes les portes s'ouvraient-elles devant lui. Béatrix demeura quelque temps dans le sombre appartement où le vieillard avait élu domicile ; mais bientôt, voyant son compagnon absorbé dans la lecture d'un vieux bouquin, qui, après examen, ne lui paraissait pas, à elle, écrit en bon français, elle partit sans bruit et s'en alla dans le cloître, d'où l'on voyait les belles arcades brisées de l'ancienne chapelle se profiler sur l'azur du ciel.

Là elle prit du papier, des crayons, et se mit à dessiner une jolie rosace d'une petite main ferme et déjà savante. Elle dessinait comme elle écrivait ; sans impatience, sans hâte, effaçant vingt fois son trait pour le recommencer.

Après une heure de travail, elle se sentit faim, et, déposant sur une crédence placée dans le mur son dessin commencé et son attirail, elle s'en alla vers la ferme construite avec les belles pierres du monastère ruiné.

« Oh ! c'est la petite demoiselle du Val-Argand, dit une voix joyeuse ; nos petites filles seront bien tristes ce soir de ne pas l'avoir aperçue par l'école.

-- Et surtout de n'être pas ici pour me recevoir, ajouta Béatrix avec un doux sourire. Mais je reviendrai avec M. du Passage que vous connaissez bien, madame Jeanne.

-- Ah ! le monsieur aux vieux saints de pierre ?

Je le connais bien, c'est sûr, quoique ce ne soit pas un homme de grande conversation.

-- C'est un savant, dit Béatrix avec gravité.

-- Il en a bien l'air. Est-ce que vous ne voulez pas goûter à notre pain, mademoiselle ?

-- Si, ma bonne Jeanne, j'aime beaucoup votre pain et votre beurre aussi. »

La fermière s'approcha de la table, et, soulevant une nappe, prit entre ses bras robustes le pain à la croûte dorée.

« Un gros morceau ? demanda-t-elle.

-- Oh ! non, un tout petit, une tartine, s'il vous plaît. »

En ce moment, un cri s'éleva du fond de la maison.

« C'est ma dernière, dit la fermière philosophiquement ; elle a mal aux dents, ce qui la rend d'une humeur de chien.

-- Si je la berçais, elle se tairait peut-être, dit Béatrix. »

Et, pénétrant dans les profondeurs de l'appartement, elle s'approcha d'un berceau de bois où un gros poupon au visage barbouillé se démenait en criant à pleine voix.

Béatrix lui sourit et se mit à agiter doucement le berceau.

Le poupon étonné suspendit ses cris pour la regarder attentivement ; puis il recommença à hurler, en passant, par de petits mouvements de rage, ses mains potelées et sales sur sa figure, où les larmes se mêlaient à bien d'autres éléments liquides.

Béatrix, avisant une écuelle pleine d'eau et un linge, imagina de lui laver d'abord les doigts un à un ; puis, le voyant se calmer, elle passa de l'eau sur cette petite figure qui sortit de dessous toute rose et toute blanche.

« Oh ! la jolie petite fille, murmurait-elle, qui laisse laver ses petits doigts ! oh ! le beau petit poupon qui se laisse débarbouiller ; c'est très joli, un poupon propre.

-- Celui-là est bien sale ! cria la fermière ; il a peur de l'eau, faut voir !

-- Mais non ! mais non ! disait Béatrix continuant son œuvre charitable et profitant du nouvel accès d'étonnement du poupon ; venez voir plutôt, madame Jeanne, comme elle est devenue propre ! »

Mais Mme Jeanne avait disparu dans la laiterie Elle en ressortit bientôt avec un bol plein de lait frais et appela Béatrix qui, son poupon lavé, lui faisait la belle menette pour l'entretenir dans sa bonne humeur.

« Je vais le lever, mademoiselle, dit la fermière, sans cela nous n'aurons pas un instant de paix. »

Elle alla prendre le poupon dans son berceau et vint s'asseoir avec lui sur le banc vis-à-vis de Béatrix, qui se remit à admirer la propreté de son visage et de ses mains. Pendant qu'elle buvait son lait et mangeait quelques bouchées de pain, la fermière entretint la conversation. La baronne, les sœurs, ses petites filles en firent les frais. Elle était bien reconnaissante de toutes les fondations créées par la généreuse châtelaine. Ses petites filles auraient eu quasi deux lieues à faire pour aller à l'école du canton ; c'était une bénédiction pour le pays que cette sœur qui visitait les malades, et elle avait déjà guéri de deux maladies le gros poupon qu'elle berçait dans ses bras.

Béatrix écoutait avec son amabilité intelligente. Elle était en grande relation d'amitié avec les deux filles aînées, à peu près de son âge, et elle obtenait de leur faire de fréquents cadeaux

Son goûter fini, elle remercia gentiment la fermière, baisa la grosse joue fraîche du poupon et retourna dans le cloître. Elle aperçut de loin la longue silhouette de M. du Passage qui, appuyé contre une colonne, examinait attentivement une feuille de papier.

« Ah ! vous voilà, Tranquille, dit-il ; je commençais à m'inquiéter. Il ne faudra plus me quitter comme cela sans tambour ni trompette. Ces ruines reçoivent d'autres visites que la nôtre, et il y a par ici aujourd'hui quelque jeune dessinateur qui s'est attaqué à la rosace. Voyez, ce n'est point mal fait vraiment ; le crayon est novice, mais le trait est remarquablement net, et voilà un trèfle très joliment ombré. »

Béatrix regarda le dessin et devint toute rose.

« Où avez-vous trouvé ce papier, monsieur ? demanda-t-elle.

-- Ici sur l'herbe, au pied de cette colonne. Pourquoi rougissez-vous comme cela ?

-- C'est que... c'est que... je n'ai vu personne, monsieur, et que je me suis amusée à dessiner la rosace ; mais j'avais mis mon dessin là-bas, sur la petite console de pierre.

-- Allons voir », dit le vieillard.

Ils marchèrent jusqu'à la console. Le petit attirail : crayon, gomme élastique, portefeuille, gisait par terre. Il y avait eu là dans cet angle un effet de coup de vent sur lequel Béatrix n'avait pas compté, et c'était bien son dessin qui avait été emporté jusqu'au fond du cloître.

« Comment ! c'est vous qui avez fait cela, ma petite Tranquille ? mais vous avez énormément de goût. De qui prenez-vous vos leçons de dessin ?

-- De la sœur Saint-Denys, monsieur. »

Le vieillard examina de nouveau le papier.

« Je vois bien ce qui manque à ceci, dit-il ; mais, si vous voulez, nous dessinerons ensemble.

J'aime tant le dessin, il m'a rendu tant de services ! C'est à mon crayon que je dois mes collections. Sitôt que je rencontre quelque vieillerie digne d'intérêt, j'en prends l'esquisse, je la glisse dans mes cartons, et plus tard chez moi je parachève, et j'ai ainsi, pierre par pierre et feuille par feuille, reconstitué toute une monographie de nos vieux monuments. Vous marcheriez très vite si vous aviez de bonnes leçons. Pourriez-vous me copier ceci ? »

Et il lui montra un dessin représentant un chevalier couché tout armé sur une pierre tombale ; les mains jointes, son lévrier couché à ses pieds, et son écusson gravé sur l'oreiller de pierre.

« J'essayerai si vous voulez, monsieur ; je trouve cela difficile de dessiner une figure sous la visière de ce casque. Je crois que la tête sera mal faite ; mais enfin j'essayerai.

-- Très bien ; gardez le dessin et tâchez de faire bien ressemblant. Vous êtes une petite travailleuse, je vois bien cela.

Et maintenant, un petit tour sur la galerie de la chapelle pour admirer de près les fenêtres ogivales, et puis nous retournerons au Val-Argand et en prenant nos jambes à notre cou encore.

Béatrix mit en ordre son petit bagage et suivit son conducteur. Il montait un escalier tout capitonné de mousse qui aboutissait à une galerie faisant le tour de la chapelle. Sur cette étroite plate-forme, le vieillard prit l'enfant par la main ; il lui nomma par leur nom toutes les ouvertures par lesquelles ils pouvaient regarder dans l'antique sanctuaire, lui fit admirer certaines parties du chœur demeurées intactes au milieu de l'encombrement général, puis il descendit par un second escalier, un peu dangereux, celui-là, à cause de l'escarpement. Toutes ces difficultés surmontées une à une, ils reprirent le chemin du Val-Argand.

Ils n'avaient pas fait cinquante pas qu'un tourbillon de poussière leur apparut sur la route.

« C'est une voiture, garons-nous, dit le vieillard prudent.

Et il fit passer sa petite compagne dans le sentier réservé aux piétons.

Mais Béatrix ne continua pas de marcher ; elle avait reconnu la figure joufflue de Lucien et dit :

« C'est ma tante. »

C'était la baronne dans le léger panier qui servait à ses courses champêtres.

L'équipage arrivé devant les deux piétons fit volte-face et s'arrêta.

« Eh bien ! dit la baronne enlevant le voile de gaze qui préservait son visage de la poussière, avez-vous l'intention de coucher dans les ruines, à la belle étoile ?

-- Quelle heure est-il donc, ma cousine ?

-- Mais six heures bien sonnées.

-- Six heures ! ma montre retarde, c'est certain. Je vous demande mille fois pardon de vous avoir inquiétée.

-- Vous ne m'avez pas inquiétée du tout. Si vous n'aviez eu la malheureuse idée d'emmener Tranquille, je me serais dit que vous désiriez sans doute jouir d'un effet de clair de lune sur les colonnes et les croisillons, et je n'aurais point dérangé votre contemplation.

-- Mais nous étions en chemin pour revenir, comme vous voyez.

-- Oui, mais du train dont vous allez vous seriez arrivés à sept heures, et nous dînons à six.

-- Pardon, ma chère, par...

-- Accordé, mon ami, montez bien vite. Où vous mettrez-vous, Tranquille ?... sur le strapontin, n'est-ce pas ? C'est ça, donnez-lui la main, galant chevalier, mais prenez bien garde de glisser sur le marchepied qui est fort étroit. Elle est plus leste que vous, laissez-la donc grimper, elle s'y connaît. »

Béatrix, la main posée sur les doigts parcheminés de M. du Passage, gravit légèrement la succession de marchepieds, et s'établit sur le petit strapontin placé en arrière du panier. M. du Passage s'assit près de la châtelaine, et les chevaux partirent comme le vent.

« Comment va votre migraine ? demanda le vieillard en abaissant la visière de sa casquette sur ses yeux.

-- Très mal, Dieu merci ! elle s'évanouit. J'ai eu beaucoup à penser tantôt, cela est souverain contre les maux de tête purement nerveux.

-- Nous ne jouerons plus aussi longtemps au whist désormais.

-- Et surtout aussi passionnément. Cette petite madame Hameland fait de cette distraction un exercice des plus fatigants. Et remarquez que cela ne lui cause aucune fatigue, à elle. Je crois que pour arriver à ce degré de force, et pour acquérir au moins cette supériorité sur son prochain, elle joue toute la journée chez elle et oblige le colonel à lui tenir tête.

-- Et les deux autres partners ?

-- Il n'y en a besoin que d'un. Elle aime à faire un mort ; ce partner qui ne dit mot et qui ne contrecarre pas ses calculs lui plaît beaucoup. Pour le colonel, elle met en face de lui le premier venu, M. le curé, le notaire, le percepteur.

On l'appelle madame des Cartes par le village, rien du grand philosophe. C'est sa façon à elle de battre les gens et elle s'en donne.

-- C'est comme mon bon chanoine du Val-Argand avec les échecs, qui sont la suprême distraction de sa vie. On ne peut le voir le soir sans que l'échiquier ne surgisse tout à coup comme sortant d'une boîte à surprise.

-- Ah ! il aime les échecs ?

-- Presque autant que les médailles.

-- C'est bon, j'en ferai chercher, il doit bien y en avoir quelque jeu égaré par le château.

-- Ma cousine, ne vous donnez pas cette peine ; je me suis bien mal expliqué si je vous ai fait croire que j'aime les échecs. Je parlais du chanoine.

-- Et c'est aussi à lui que je pense. Il m'a écrit, savez-vous ? comme disent les Belges. Je lui ai répondu ; il pourrait bien arriver prochainement.

-- Que ferait-il de son diablotin de Tourbillon ?

-- Son Tourbillon pourra bien l'accompagner.

Je vous raconterai cela plus tard, quand nous serons seuls. »

La voiture était entrée dans le parc du Val-Argand et allait déposer les promeneurs devant le perron.

La baronne et Tranquille montèrent un instant dans leur appartement. M. du Passage resta dans le vestibule pavé de marbre et s'y promena de long en large en monologuant.

« Mathilde a une certaine physionomie qu'on appellerait espiègle, si elle avait encore vingt ans. Quel tour va-t-elle nous jouer ? Serait-elle bien capable de prendre ce démon de Val-Argand à la place de ce joli chérubin dont la Providence lui a fait cadeau ? J'aurais bien dû ne pas me faire l'avocat du chanoine. Les femmes sont pétries de contradictions, c'est une maladie. Parce que cette petite est une colombe, elle va peut-être imaginer de lui préférer ce petit louveteau. J'ai été un sot de lui parler de cela, et d'entrer, ne fût-ce qu'un instant, dans ses idées. Heureusement qu'elle change souvent d'humeur et que tous les plans qu'elle forme ne se réalisent pas. »

Comme il finissait ce long monologue, la baronne entrait avec Tranquille sur ses talons. Il lui offrit galamment le bras et ils passèrent dans la salle à manger. Pendant le dîner, la baronne se montra d'une gaieté charmante, elle railla doucement son cousin sur son amour de l'abbaye et aussi sur l'idée de s'en aller, avec une enfant comme Tranquille, se délecter dans la lecture de vieux parchemins et dans la contemplation de vieilles arcades.

Lui défendit sa petite compagne, affirma qu'elle lui avait rendu la promenade doublement agréable, et demanda qu'il lui fût permis de l'emmener dans ses autres excursions, ce que la baronne accorda avec un petit sourire ironique.

« Les Hameland nous attendaient ce soir, dit-elle à M. du Passage quand ils regagnèrent le grand salon, dans lequel la brise du soir jetait ses effluves parfumées et ses mélancoliques harmonies ; mais je ressentais un soupçon de migraine et je les ai remis à demain. Cependant, mon cousin, si vous voulez me promettre de ne pas toucher une carte, ce qui m'obligerait à recommencer le whist enragé d'hier, je veux bien aller leur faire une courte visite.

-- Non, non, répondit M. du Passage ; restons-en là pour aujourd'hui. »

Et se tournant vers Tranquille, qui, penchée à la fenêtre ouverte, caressait un arbuste embaumé, il ajouta :

« Je suis sûr que vous êtes très fatiguée, Béatrix.

-- Si cela est, qu'elle regagne son appartement », dit la baronne.

Et, regardant Béatrix d'un air sévère, elle ajouta :

« Il me semble qu'à cette heure vous devriez être dans les mains de Victorine, que vous obligez à veiller quand vous réclamez trop tard ses services. »

Pour toute réponse, Béatrix s'inclina vers sa tante pour lui offrir son front à baiser et salua M. du Passage, qui lui tendit la main.

« Bonsoir, bonne nuit ! dit-il ; si je vous ai fait trop marcher, vous me le direz demain. »

Béatrix mit le bout de ses doigts dans la main qui lui était tendue, et sortit du salon avec son plus aimable sourire sur les lèvres.

« Je ne croyais pas que vous aimiez les enfants, dit la baronne en offrant son visage aux caresses de la brise.

-- Je les déteste en général.

-- Alors, c'est par politesse que vous vous embarrassez de Tranquille dans vos promenades ? Ce n'est vraiment pas la peine.

-- Cette petite a un charme étrange. Sa douceur, sa grâce, sa précoce raison, ce je ne sais quoi d'intelligent et de naïf, de suave et de correct, la mettent hors de toute comparaison.

-- C'est pourtant une petite fille bien ennuyeuse. À mon avis, l'enfance doit être folâtre et pas raisonneuse. À son âge, moi, je sautais par les fenêtres pour courir après un oiseau.

-- À son âge, vous n'étiez pas commode, Mathilde.

-- Mais j'étais fort divertissante. Or j'aime assez qu'on me divertisse. »

Elle prit une grappe odorante sur l'arbuste qui venait franger de vert le rebord de granit de la fenêtre et, tout en l'effeuillant, ajouta :

« Si je m'étais souvenue à temps de l'existence de ce petit Tancrède de Val-Argand, je ne me serais jamais empêtrée de cette petite fille.

-- Je crois que le caractère de Tancrède ne vous aurait pas convenu davantage. Vous auriez à choisir entre l'eau et le feu que vous ne prendriez pas ce dernier.

-- Chi lo sa ? Dans tous les cas il m'a pris une véritable envie de connaître ce dernier rejeton des Val-Argand. Le chanoine m'a écrit. Je lui ai répondu de m'amener son Tourbillon, et que nous verrions. »

M. du Passage la regarda avec une profonde surprise.

« Vous avez répondu comme cela, dare dare, Mathilde ?

-- Oui, les jours de migraine, je laisse traîner toutes les affaires, ou je les traite à la vapeur.

Aujourd'hui j'étais dans la phase électrique. On m'écrivait : Prenez-le ; j'ai répondu : Amenez-le-moi. Une vraie correspondance télégraphique.

-- Soyez sûre que vous l'aurez. Le chanoine va crier au miracle, puis vous expédiera le diablotin sur-le-champ.

-- Je l'invite à me l'amener lui-même.

-- De ceci il ne sera pas libre ; la goutte le tient aux pieds tout l'été. Mais soyez tranquille, il trouvera bien une occasion, et dans tous les cas Agathe, trop heureuse de se délivrer de son ennemi intime, est fort capable d'opérer elle-même le transport.

-- Ce serait curieux. Je suppose que je recevrai une lettre m'annonçant la résolution prise ?

-- Non point, et vous pouvez, dès maintenant, faire préparer le logis de l'enfant. On vous l'expédiera au premier jour.

-- Nous verrons bien. Dans tous les cas, je prendrai mes précautions ; mais je croirai, jusqu'à preuve du contraire, que le chanoine m'écrira.

-- Voulez-vous parier qu'il l'expédiera tout d'abord ?

-- Oui. Quel enjeu mettrons-nous ?

-- Si je perds, je vous fais cadeau de mon débris de vase étrusque.

-- Va pour le débris ; moi, je vous donne quoi ?... Choisissez.

-- Une de vos jolies boîtes à couleurs, dont je ferai cadeau à Tranquille.

-- Vous y tenez, c'est bien. J'y consens. »

Ils se frappèrent légèrement dans les mains en souriant et... changèrent de conversation.

Cependant on put croire que la baronne donna plus d'une fois une pensée à l'affaire engagée : car, après avoir pris congé du vieux savant et au moment d'entrer dans sa chambre à coucher, elle fit appeler Victorine et lui commanda de faire tenir prête, à dater du lendemain, la chambre aux hirondelles, ainsi appelée parce que sur la vieille tapisserie voletaient, dans l'azur un peu jauni, de mignonnes hirondelles qu'un chasseur en habit rococo visait avec un fusil à pierre.

Victorine, qui aimait à se rendre compte des choses, se creusa en vain la tête pour savoir en l'honneur de qui on préparait cette chambre, qui avait été celle des frères de la baronne et qui ne servait qu'aux jeunes gens de la famille à l'époque des chasses ; elle ne parvint pas à deviner le mot de l'énigme.

VI -- La chambre aux hirondelles

« Toc ! toc ! toc !

-- Entrez, Tranquille. C'est bien vous, n'est-ce pas ? il n'y a que votre petit doigt à frapper si légèrement et en même temps si clairement à ma porte. »

Et M. du Passage, qui parlait de son bureau tout encombré de livres et de vieilleries sans nom, se détourna en souriant vers la porte, qui s'ouvrit en effet sous la main de Béatrix. La petite fille était un peu troublée, un peu hésitante, et elle semblait vouloir cacher derrière les plis de sa tunique de foulard bleu une grande feuille de papier que M. du Passage aperçut sur-le-champ.

« Ah ! fit-il, c'est mon vieux chevalier. Vous avez déjà fini ? c'est d'une bonne petite travailleuse. Allons ! donnez-moi ce dessin. »

Béatrix livra aux longs doigts décharnés qui se tendaient vers elle la précieuse feuille de papier et, s'accoudant sur le dossier du fauteuil de son juge, suivit avec une pointe d'anxiété l'examen qu'il faisait de son travail.

« Étonnant, ma foi ! étonnant ! murmurait le vieux savant. Ces ombres sont admirablement rendues, la physionomie du chien est parfaite, les plis de ce vêtement ont la rigidité de la pierre. Dites-moi, Béatrix, où avez-vous appris le dessin ?

-- Ma chère maman me donnait des leçons ; elle m'a appris à dessiner en même temps qu'à lire ; le dessin m'amusait beaucoup.

-- Et après ?

-- Oh ! après, je suis restée deux ans sans toucher à un crayon ; cela me faisait pleurer. J'ai repris des leçons avec sœur Saint-Denys par ordre de ma tante.

-- Est-elle forte ?

-- Nous travaillons ensemble. Elle dit que dans six mois je dessinerai beaucoup mieux qu'elle.

-- Il vous faudrait un vrai professeur. Mon enfant, vous avez des dispositions étonnantes. Si vous étiez en pension, vous...

-- Oh ! monsieur, j'aime mieux ne pas savoir dessiner que de quitter le Val-Argand. »

Il fixa sur elle ses petits yeux perçants.

« Vous vous plaisez donc au Val-Argand ?

-- Beaucoup.

-- À cause de...

-- Mais à cause de ma tante qui a été si bonne pour moi.

-- Elle est un peu vive, il me semble.

-- Je ne trouve pas.

-- Cela saute aux yeux. Ah ! vous l'aimez tant que cela.

-- Oui, pour elle d'abord, et puis...

-- Et puis ?

-- Et puis parce que quelquefois, quand elle est très contente, il me semble voir ma chère maman.

-- Pauvre petite ! c'est un rêve de votre cœur ; les deux sœurs étaient, physiquement et moralement, absolument dissemblables.

-- Oh ! je sais bien que maman était très jolie et très douce, oh ! je sais bien cela ; mais je vous assure, monsieur, que quand ma tante se met à genoux à l'église, qu'elle baisse les yeux, comme ça, ou bien quand elle donne l'aumône à un pauvre qu'elle aime, il y a dans sa figure et dans sa voix quelque chose qui me rappelle maman.

-- Votre bon petit cœur passe alors dans vos yeux ; cependant je comprends votre impression, qui dénote une très sagace observatrice. Alors vous ne voulez pas que je parle à votre tante de vos étonnantes dispositions pour le dessin et que je l'engage à se procurer, d'une façon ou d'une autre, un professeur habile ?

-- Non, non, monsieur. Déjà pour la musique j'ai cru que ma tante me mettrait en pension. J'aime mieux être moins savante et rester au Val-Argand avec elle. »

M. du Passage plaça sa main osseuse sur les beaux cheveux bruns de Béatrix.

« Que Dieu vous bénisse, dit-il, vous êtes une très bonne enfant. Je n'ai plus que trois jours à passer à Val-Argand, mais, si vous y consentez je vous donnerai quelques leçons qui vous apprendront le relief. Dites, voulez-vous ?

-- Oh ! oui, monsieur.

-- Êtes-vous libre ce matin ?

-- Oui. Sœur Saint-Denys est en retraite.

-- Et pouvez-vous travailler ici ?

-- Si cela ne vous gêne pas, monsieur.

-- En aucune façon. Poussez cette petite table contre le bureau. C'est bien. Voici du papier, des crayons. Prenez une chaise. La table est un peu haute, il me semble. Voici un atlas : est-ce assez ? Non. En voici deux. Très bien. Je vais esquisser cette vieille serrure. Attention ! »

Et, levant son crayon, M. du Passage commença dans toutes les règles une leçon que Béatrix écouta avec une attention tout à fait édifiante.

Naturellement, personne autre que Victorine ne s'inquiéta de sa disparition. Victorine aimait l'enfant et en était chargée ; de sorte que, son cœur et sa conscience aidant, elle était toujours quelque peu sur sa piste. Ce matin-là, elle la chercha inutilement.

Elle savait qu'elle n'avait pas de cours ; personne ne l'avait vue dans les jardins, elle n'était pas à l'église, ni dans le petit salon où elle avait ses entrées.

L'idée qu'elle était probablement chez la baronne vint enfin à Victorine, qui commençait à perdre patience et qui ne fut pas longtemps à imaginer un prétexte pour se rendre chez sa maîtresse.

Elle la trouva en conférence avec Lucien, qui était venu lui apporter une dépêche.

« Prenez le petit break, disait-elle ; c'est tout ce qu'il faut pour des voyageurs de cette espèce. Qu'y a-t-il, Victorine ?

-- Rien, madame la baronne. Je venais seulement savoir si Justine n'allait pas bientôt m'aider, répondit Victorine en inspectant l'appartement sans y entrer.

-- Justine doit être à la lingerie ; si vous avez besoin d'elle, vous l'y trouverez. Tout est-il prêt dans la chambre aux hirondelles ?

-- Oui, madame. »

Sur cette réponse, Victorine referma la porte et demeura songeuse.

« Voici la première fois que Béatrix m'inquiète comme cela, dit-elle ; jamais je ne l'ai vue s'absenter aussi longtemps. »

Tout à coup elle se frappa le front.

« Elle est peut-être allée faire ses écritures chez M. du Passage », dit-elle.

Et, s'avançant rapidement dans le large corridor, elle frappa à une porte.

« Entrez, répondit la voix du vieux savant.

-- Excusez, monsieur », dit Victorine en entrouvrant la porte.

Et apercevant Béatrix penchée sur son papier, elle ajouta avec un sourire satisfait :

« Je venais m'assurer que mademoiselle était bien ici. »

Et elle s'en alla.

Comme elle passait dans le vestibule, Lucien la rejoignit.

« Madame Victorine, n'avez-vous pas quelques commissions pour la gare ? demanda-t-il.

-- J'en ai pour la ville, Lucien.

-- Ah ! c'est que ce n'est plus la même chose.

-- Est-ce que vous allez seul ?

-- Oui, avec le break attelé d'un seul cheval.

-- Je pourrais peut-être aller avec vous, et, pendant que vous feriez vos affaires à la gare, je ferais les miennes à la ville.

-- Demandez à madame la baronne. »

Victorine retourna sur ses pas, remonta l'escalier et se disposait à se diriger vers l'appartement de sa maîtresse, quand le bruit de sa voix lui arriva par le côté opposé.

Elle fit volte-face et arriva devant une porte ouverte au large.

La baronne, accompagnée de Justine, faisait le tour de la chambre dite aux hirondelles. La pièce avait, grâce à sa tapisserie et à son ameublement, un aspect extra-antique, mais extrêmement pittoresque.

En ce moment, la baronne pénétrait dans une petite chambre contiguë au grand appartement ; mais revenant aussitôt sur ses pas :

« Très bien, voici justement Victorine, dit-elle. Pourquoi cet appartement n'a-t-il pas été aéré ?

-- J'ai cru qu'il ne s'agissait que de la chambre, madame.

-- Il faut tout vous dire. Faites préparer cet appartement où couchera Victor, si l'hôte que j'attends arrive. »

Victorine inclina la tête en signe d'assentiment et formula sa requête.

« Du tout, répondit la baronne ; on ira demain aux provisions et vos commissions de ménage seront faites. Quand j'envoie à la gare, ce n'est point pour les petits tripotages de la maison.

« Occupez-vous de nous faire déjeuner à temps. »

Elle s'assit dans un fauteuil à dossier droit, et, jetant un regard mélancolique autour d'elle :

« Victorine, cette chambre pourrait bien s'appeler la chambre aux souvenirs, n'est-ce pas ? murmura-t-elle.

-- Oui, madame ; pour moi, j'y vois toujours les jeunes maîtres. Ils aimaient tant le chasseur de la tapisserie ! Il fallait les entendre rire lorsqu'ils revenaient, aux vacances, toujours plus gais.

« Ce temps-là est bien loin, madame, et les pauvres jeunes messieurs n'ont pas vécu aussi longtemps que ce bonhomme de papier. »

La baronne se leva et marcha vers la fenêtre.

« Ce petit garçon va me faire presque illusion sur les beaux jours passés, reprit-elle. Cela m'impressionne déjà de voir cette chambre habitée par un Val-Argand. »

Elle se tourna vers Victorine et ajouta :

« Voyez donc si Lucien est parti et recommandez-lui de ne pas s'attarder. »

Victorine descendit de plus en plus intriguée et arriva juste à temps pour apercevoir la casquette galonnée de Lucien, qui disparaissait au tournant de la cour.

« Bon ! il est parti, dit-elle ; madame la baronne est pressée, je ne l'ai jamais vue si discrète avec moi. Ordinairement je sais toujours à l'avance le nom des personnes qu'elle attend au château. »

En parlant ainsi, elle jeta un coup d'œil dans la salle à manger dont les fenêtres étaient ouvertes au large.

« Ces personnes n'arrivent pas pour déjeuner, il n'y a que trois couverts, dit-elle ; ce n'est pas de Paris qu'elles viennent, c'est sûr. »

Elle hocha la tête.

« Cela ne me regarde pas, reprit-elle en grommelant ; je n'ai jamais été curieuse.

« Ça me fait cependant un drôle d'effet de penser que madame ne me parle pas de ces gens-là. Bah ! après tout, elle n'y a pas pensé, et je ferais mieux d'aller raccommoder la dentelle du col marin de ma petite Tranquille, qui est là chez ce vieux monsieur, travaillant comme un petit ange du bon Dieu. En voilà une que j'aimerais si j'étais à la place de madame !

« Mais non, elle la trouve trop sage.

« Ce n'est pourtant pas le trop de sagesse qui court le monde, pas plus dans les enfants que dans les vieux. »

Sur cette remarque très judicieuse, Victorine s'assit sur sa haute chaise de paille et, mettant ses lunettes, plaça sur ses genoux une petite corbeille pleine de lingerie fine à l'usage de Béatrix.

Quand l'heure du déjeuner sonna, la vieille femme interrompit un instant son travail et vint jeter un coup d'œil dans la salle à manger, craignant que sa chère Tranquille ne se fût oubliée dans ses dessins. Mais non, elle était là, écoutant avec une attention polie les notions scientifiques que lui donnait M. du Passage sur un antique plat de porcelaine de Saxe.

La baronne arriva au beau milieu de l'explication et se mit à rire en voyant l'air grave du maître et l'air pénétré de l'élève.

« Allons ! dit-elle avec un sourire légèrement ironique, vous allez confire de science cette pauvre Tranquille, ce qui ne la rendra pas plus amusante, au contraire. Voyons, franchement, Béatrix, est-ce que cela vous amuse, d'entendre parler de ce vieux plat ?

-- Oui, ma tante.

-- Oh ! que vous êtes polie, ma nièce !

« J'avais votre âge quand un bon vieux curé de nos amis s'imagina de me faire étudier des dessins des Catacombes. Je ne le voyais plus qu'armé d'un gros album plein de dessins très curieux, il est vrai, mais qui à ce moment étaient absolument énigmatiques pour moi. Je refusai tout net de continuer cette étude, et je confiai au pauvre vieillard, mais là, bien franchement, que cela me faisait dormir debout. Vous n'auriez pas ce courage vis-à-vis de mon cousin.

-- Ma tante, je vous assure que cela ne m'ennuie pas.

-- Elle saisit tout avec une pénétration étonnante, ajouta M. du Passage de l'air le plus sérieux du monde.

-- Vous le voulez, c'est très bien. Et je suppose que vous ne vous entêterez pas à partir après-demain ?

-- Pardon, ma cousine.

-- Vous laisserez cette pauvre Béatrix le bec dans l'eau ? Il vaudrait mieux profiter de ce beau zèle et lui faire un cours complet de céramique et d'archéologie.

-- Je reviendrai, dit M. du Passage en s'asseyant à table vis-à-vis de la terrible baronne, et en m'attendant, vous, qui savez tant de choses, vous pourrez continuer ce que j'ai commencé. »

La baronne partit d'un éclat de rire.

« De mieux en mieux, dit-elle, et pour le coup je me serais donné là une compagne bien agréable ! J'ai toujours aimé à entendre causer de la science par des personnes compétentes, mon cher cousin ; vous m'avez plus d'une fois intéressée très vivement, je l'avoue de très bonne grâce ; mais que Tranquille ne s'avise pas de me reparler de vos discours, je la renverrais à son cerceau.

-- Eh bien, elle m'attendra, ma cousine.

-- C'est cela. Quand repasserez-vous, homme errant ?

-- Je ne sais, mais il me semble que j'en ai bien pour deux mois.

-- Vous m'écrirez un peu à l'avance, car je pourrais bien être en Angleterre.

-- Vous ferez décidément ce voyage ?

-- Il est d'absolue nécessité. J'attends seulement que l'attorney auquel j'ai affaire m'avertisse que tous les documents dont il a besoin sont réunis.

-- Emmènerez-vous Tranquille ?

-- Non certainement. Rien n'est embarrassant comme un enfant en voyage.

-- Eh ! si elle est au Val-Argand, vous me permettrez bien d'y passer quelques jours, afin que j'en finisse avec l'abbaye ?

-- Elle ne sera point au Val-Argand ; je ne laisserai pas seule ici une enfant de cet âge.

-- Vous fermerez le château ?

-- Impossible. Victorine et son fils y seront, et je donnerai des ordres pour que vous trouviez à votre retour le gîte et le couvert, si je suis à Londres.

-- Vous êtes mille fois bonne ; mais dans ce cas il est probable que je remettrai la fin de mon travail sur l'abbaye. Vous savez que je suis entré dans la période patiente de la vie.

-- Vous êtes un heureux mortel, dit la baronne avec un soupir ; il me semble que jamais je n'ai été plus impatiente. Les jours d'orage surtout, j'ai les nerfs tellement tendus qu'il ne faut qu'une ombre de contradiction pour me les crisper. J'attendais mieux de ma solitude.

-- Le sang des Val-Argand se fait sentir, surtout dans la solitude.

-- Eh oui ! j'en ai fait l'expérience. J'ai hérité du caractère paternel. Ma sœur, au contraire, la mère de Béatrix, était, il vous en souvient, la douceur et la patience même.

-- Et en elle, je m'en souviens aussi, vous aimiez beaucoup cette douceur et cette patience.

-- Oh ! oui, car ce n'était pas l'indifférence ni l'immobilité. Si Béatrix ressemblait à sa mère, j'en serais trop heureuse.

-- Elle lui ressemble singulièrement, à mon avis. »

La baronne se tourna vers Béatrix.

« Devant ce visage, si régulier, vous osez avancer cela ? dit-elle.

-- Est-ce que nous parlons du visage ? Je croyais que nous parlions du caractère.

-- L'un raconte l'autre. Ma sœur était douce, mais très enjouée, très caressante dans la vie intime, le contraire de sa fille, enfin. »

Béatrix tourna vers sa tante son beau regard expressif, dans lequel se lisait un douloureux reproche. N'avait-elle point été toujours rebutée chaque fois qu'elle était sortie, par un mouvement spontané de son cœur, de la région du respect ? Ne savait-elle pas qu'entre elle et sa tante il y avait la mémoire de son père, dont celle-ci s'obstinait à médire ?

La pauvre baronne ne s'en rendait pas compte ; mais elle avait toujours fait à la petite fille la suprême injustice de lui en vouloir parce qu'elle avait hérité de la beauté physique de son père, s'imaginant qu'elle avait également hérité d'un caractère égoïste qui avait beaucoup fait souffrir sa sœur.

« Victor, servez donc à M. du Passage de cette excellente tarte aux fruits », dit la baronne, qui n'aimait pas à se sentir ainsi regardée par sa nièce.

Et elle remit la conversation sur un autre terrain.

Après le déjeuner, Béatrix disparut et la baronne alla s'asseoir avec son hôte sur la terrasse. Les journaux arrivaient. Elle lut les articles importants, tout en consultant souvent la montre d'ébène accrochée à sa ceinture.

« L'heure vous presse peut-être, Mathilde ? dit M. du Passage à un de ces mouvements qui décelaient une attente quelconque ; je n'ai pas besoin de vous dire de ne faire aucune attention à moi.

-- Non, puisque c'est entendu, répondit-elle en souriant. J'attends quelqu'un, il est vrai ; mais je ne sais pas l'heure précise de l'arrivée des trains de Bretagne.

« Au reste, ajouta-t-elle en jetant sur la petite table la brochure qu'elle venait de prendre, une promenade dans le parc ne serait pas maintenant désagréable. Il y a de l'air, et tantôt il ne m'étonnerait pas qu'il plût. Voulez-vous faire un tour de parc ?

-- Volontiers, répondit M. du Passage en se levant ; chez moi, je me suis donné le précepte hygiénique de ne jamais m'asseoir après mes repas et de n'ouvrir ni livre, ni journal, ni brochure.

-- Moi aussi, moi aussi, mon cousin ; mais, bah ! quand j'arrive sur la terrasse, je me sens les jambes un peu lourdes ; les journaux, les brochures sont là, tentant ma curiosité ! J'ai la lâcheté de m'asseoir, et cette première lâcheté est suivie de bien d'autres. Heureusement, il me reste du temps pour réparer cela, et ma santé ne souffre pas de ces petites entorses données à l'hygiène.

-- Tôt ou tard elle en souffrirait ; mais, étant données ces confidences, je ne permettrai plus ces haltes après le déjeuner.

-- Nous verrons bien. Victorine, ma grande ombrelle, mon ombrelle-canne ! »

Victorine s'empressa d'apporter l'objet demandé.

« S'il arrivait quelqu'un pendant ma promenade, dit la baronne, faites sonner la cloche du pont-levis. »

Et, cet ordre donné, elle s'éloigna avec M. du Passage.

VII -- La première entrevue

Tout en causant de choses et d'autres, ils firent tout d'abord le tour du petit lac, sur lequel voguaient deux beaux cygnes et qui avait une barque amarrée sur ses rives.

« En avez-vous fait des excursions nautiques sur celte flaque d'eau, Mathilde ! dit tout à coup M. du Passage. Si je m'en souviens, un certain été vous aviez toujours un pied dans une de vos barques.

-- Oui, j'aimais infiniment cet exercice et, vous le voyez, j'ai fait entretenir avec soin les ponts rustiques sous lesquels on ne pouvait passer sans abaisser le mât, ce qui était une manœuvre des plus difficiles. Mes frères et moi avons couru plus d'un danger : car en certains endroits l'eau est très profonde et nous étions des navigateurs bien inexpérimentés. Deux fois nous avons failli sombrer, et Dieu sait quelles émotions cela causait dans notre famille !

-- Vous avez renoncé aux promenades en bateau ?

-- Eh ! comme il m'a fallu renoncer à monter à cheval ou à peu près. Je suis désormais trop lourde pour me trouver en sûreté dans ces petites nacelles.

-- Béatrix navigue-t-elle un peu ?

-- Elle ? jamais ! C'est une petite poule mouillée. J'aime de mes fenêtres à voir marcher cette petite barque sous ses voiles : je l'ai fait embarquer avec d'autres enfants ; mais elle n'a jamais agi que par obéissance. Cette petite fille-là n'a aucun de mes goûts ; un autre enfant animerait le Val-Argand. Elle y est, je sais qu'elle y est ; mais je ne la vois pas.

-- Ce n'est point un caractère aventureux. Elle est étonnamment raisonnable.

-- Elle ?... elle est parfaitement indifférente et ennuyeuse ; elle ressemble trait pour trait à son père que je n'ai jamais pu souffrir. Dans dix ans d'ici, ce sera une pédante de la plus belle eau, c'est-à-dire une femme assommante, sans grâce, sans esprit et sans cœur, le pédantisme étouffant tout. »

La baronne s'était arrêtée et avait récité cette tirade tout d'une haleine. M. du Passage la regarda et, secouant la tête :

« C'est votre avis, dit-il, ce n'est pas le mien.

-- Mon cher, reprit la baronne dont les impatiences s'évanouissaient vite, je ne vous ai jamais vu si indulgent pour un enfant. Tranquille aurait seize ans et aurait pâli sur des bouquins pour vous donner les contours authentiques d'une vieille fenêtre, ou pour vous écrire une inscription celtique, que je ne m'étonnerais pas davantage. »

M. du Passage sourit et il allait répondre, quand son attention fut attirée vers la grande grille du parc, qui s'ouvrait pour laisser passer une voiture.

« Voici mes hôtes, dit vivement la baronne. Mon cher cousin, prenons ce sentier, il mène à la grande allée.

Et, le précédant, elle s'engagea dans un sentier frais et tortueux, tracé au milieu d'une pépinière naissante et qui aboutissait aux arbres de la grande allée.

Appuyée sur son ombrelle, la baronne regardait venir le break.

« Il me semble que Lucien est tout seul, dit-elle tout à coup. Voyez-vous plus clairement que moi, mon cousin ?

-- Il n'est pas seul, répondit M. du Passage ; je vois s'agiter quelque chose de blanc au fond du break, chapeau ou coiffe, je ne saurais distinguer.

-- Enfin il y a quelqu'un, dit la baronne, et je crois bien que vous avez perdu votre pari. »

Le break se rapprochait, et Lucien n'apercevait probablement pas les personnes arrêtées auprès d'un orme épais, car il ne ralentissait pas la marche de son cheval.

« Lucien va passer devant nous sans nous voir ; il regarde de l'autre côté, dit la baronne qui agitait en vain son ombrelle. Jetez-lui donc un appel, mon cousin. »

Mais, avant que M. du Passage eût pu se rendre à cette invitation, le break avait passé rapide comme l'éclair. Tout à coup un petit garçon se dressa debout sur le banc, puis mit le pied sur la galerie de bois et, prenant son élan, il échappa aux mains d'une vieille paysanne qui l'avait saisi par le pan de sa tunique, et tomba à pieds joints dans la mousse, à dix pas des promeneurs. La vieille paysanne leva les mains au ciel et la voiture, arrivée au tournant, disparut.

La baronne s'avança vivement au-devant du petit garçon.

« Imprudent ! dit-elle, pourquoi avez-vous sauté hors de la voiture ?

-- Parce qu'Agathe m'ennuyait à me dire tous les saluts qu'il allait falloir faire à ma tante de Val-Argand, répondit-il en ramassant son képi qui avait roulé à terre.

-- Vous avez donc bien peur de vous présenter devant elle ?

-- Oui ; mon oncle le chanoine m'a dit qu'elle était raide et qu'il faudrait mettre de l'eau dans mon vin. »

Et il éclata de rire.

En ce moment, M. du Passage arrivait en s'épongeant le front.

« Ah çà ! dit-il, je ne rêve pas, c'est Tourbillon en personne qui nous a fait cette belle peur ?

-- Oui, monsieur.

-- Vous me reconnaissez ?

-- Vous êtes le monsieur aux vieux cuivres. »

La baronne, qui considérait attentivement le petit garçon, éclata de rire à son tour.

« Allons, dit-elle, celui-ci est bien un Val-Argand. »

Et plaçant son doigt sur le nez rose et retroussé du petit garçon :

« Je le reconnais à ceci, reprit-elle ; il n'y a pas à s'y tromper ; c'est le nez de la famille. »

Tancrède la regardait à son tour avec un étonnement mêlé d'impertinence.

Tel qu'il était avec ses cheveux noirs frisés, ses yeux brillants au regard fuyant, son teint brun chaudement coloré, c'était un gentil enfant qui, au premier abord, ne semblait pas devoir mériter sa terrible réputation. Néanmoins, en étudiant un peu attentivement sa physionomie mobile, on reconnaissait qu'elle manquait de franchise et de naïveté, c'est-à-dire des deux qualités charmantes qui sont l'apanage de l'enfance.

Quand il souriait, ses grandes lèvres rouges se plissaient singulièrement autour de ses petites dents pointues, et lui donnaient je ne sais quoi de rusé et de cruel.

« Tancrède, vous ne devinez pas qui est madame ? » dit M. du Passage qui ne s'étonnait pas longtemps.

Tancrède hocha négativement la tête ; mais son regard exprimait déjà un doute qui était presque une certitude.

« C'est votre tante, mon ami. »

L'enfant rougit d'émotion et ôta son képi par un geste brusque.

La baronne s'approcha et le baisa au front.

« Nous faisons connaissance d'une manière assez originale, dit-elle ; pourquoi as-tu sauté comme cela hors de la voiture, au risque de te tuer ?

-- Je ne me tue jamais en sautant, ma tante, et Agathe m'ennuyait.

-- Que te disait-elle ?

-- Toutes sortes de choses qui me faisaient peur :

« Vous embrasserez votre tante avec respect, monsieur ; n'allez pas faire de grimaces devant elle », et patati, patata. J'ai pensé que j'allais vous voir, j'ai cru apercevoir un chien là contre l'arbre, et j'ai sauté. »

M. du Passage hocha la tête.

« Toujours le même », dit-il.

Et il regarda la baronne avec un jeu de physionomie qui signifiait :

« Il est insupportable, je vous l'avais bien dit. »

À sa grande stupéfaction, la baronne considérait Tancrède avec une certaine complaisance.

« Allons, viens, espiègle, dit-elle en lui plaçant la main sur l'épaule, et donne-moi des nouvelles de ton oncle.

-- Je n'en sais pas, dit Tancrède avec indifférence.

-- Comment cela ?

-- Il était couché quand je suis parti, et Agathe n'a pas voulu que je frappe à sa porte.

-- Mais enfin, pourquoi es-tu si méchant, chez ce bon chanoine qui s'est chargé de toi ?

-- Chez lui on s'ennuie, ma tante ; sa maison est toute petite, et, dans le grenier où j'avais installé un trapèze, il y a des pommes et toutes sortes de choses à Agathe. Le jardin est petit aussi. Je ne suis pas cause que les arbres cassent quand je monte dedans. Et puis il y a les poulets et les petits canards d'Agathe qui venaient se jeter entre mes jambes. »

Il s'arrêta et jeta un regard émerveillé autour de lui.

« Ce n'est pas comme ici. Est-ce que tout cela est à vous, ma tante ? »

Et son bras s'étendit vers les profondeurs du parc.

« Oui, il y a de quoi tourbillonner, comme tu vois.

-- On vous a dit que je m'appelais Tourbillon ?

-- On me l'a dit.

-- Cela vous a-t-il fâchée ? demanda l'enfant avec une voix toute caressante.

-- Non.

-- C'est vous qui avez dit cela à ma tante ? dit Tancrède en lançant un coup d'œil rageur à M. du Passage.

-- C'est moi. Sais-tu qu'on aurait pu te baptiser plus mal ? »

Tancrède baissa la tête ; puis la relevant tout à coup et s'arrêtant court :

« Oh ! que c'est beau ! » s'écria-t-il.

Ils se trouvaient devant le château, dont le soleil faisait miroiter les nombreuses fenêtres.

« Ce n'est pas la petite maison de ton oncle le chanoine ?

-- Oh ! non ! Oh ! que c'est beau ! Oh ! que c'est grand ! Comme on doit s'amuser ici ! »

La baronne, qui avait toujours une main sur son épaule, fit un mouvement qui plaça le petit garçon en face d'elle.

« Oui, dit-elle ; mais ici il faut obéir et être un petit Tourbillon inoffensif ; sans cela on n'y reste pas. »

Il avait levé les yeux sur son visage empreint d'une sévère majesté ; ils échangèrent un de ces regards qui expliquent tout, et il comprit : car il inclina la tête d'un petit air soumis qui ravit la baronne.

« Ceci entendu, mon cher Tancrède, reprit-elle, sois le bienvenu au Val-Argand et amuse-toi à cœur joie.

« Béatrix ! »

Cet appel s'adressait à Béatrix, qui apparaissait sur le seuil de la porte du vestibule.

Béatrix s'avança vers eux.

Tancrède la regardait avec une stupéfaction profonde, et ses sourcils noirs très épais se rejoignaient au-dessus de ses yeux.

Il se détourna brusquement vers la baronne.

«Vous avez une petite fille ? dit-il avec une sorte de colère.

-- Bon ! le voilà jaloux déjà ! J'ai une petite nièce, qui est ta cousine de très loin, mais enfin qui l'est.

« Elle, c'est Mlle Tranquille ; elle ne se presse pas, vois-tu ; elle ne se presse jamais. »

Et, se tournant vers M. du Passage, elle ajouta en riant :

« L'antithèse est vraiment des mieux réussies, avouez-le, mon cousin. Tranquille et Tourbillon, c'est on ne peut mieux trouvé.

-- Un ange et un diablotin », grommela M. du Passage.

Mme de Val-Argand ne l'entendit pas ; elle était occupée à présenter Tourbillon à Tranquille, qui avait la plus aimable physionomie du monde, et qui parut sincèrement enchantée de voir arriver tout à fait à l'improviste ce petit compagnon.

Tout à coup Tancrède se mit à rire de son rire moqueur :

« Ma tante, voici Agathe, dit-il ; elle est bien drôle, n'est-ce pas ? »

De la partie de la cour qui donnait dans les cuisines s'avançait une grande paysanne à la tournure automatique, au visage parcheminé mais empreint d'honnêteté.

En arrivant auprès de la baronne, sa grande taille se plia en deux ; puis sa main saisit dans sa poche une lettre qu'elle lui tendit en disant :

« Mon maître vous offre bien ses compliments, madame la baronne ; il serait venu lui-même conduire M. Tancrède, si la goutte ne le retenait pas au lit.

-- Et c'est vous qui vous êtes donné cette fatigue, ma bonne ? » dit la baronne avec sa bonté habituelle.

Agathe salua de nouveau.

« C'est un honneur pour moi de voir madame la baronne, et j'aurais été bien inquiète de savoir M. le chanoine dans les wagons du chemin de fer. Monsieur Tancrède, avez-vous fait excuse à madame votre tante d'être comme cela sauté de voiture au risque de l'effrayer ?

-- Ma tante n'est pas peureuse comme vous, Agathe », répondit Tancrède qui, pendant son discours, lui avait adressé une série de petites grimaces plus impertinentes les unes que les autres.

« Et c'est la dernière fois qu'il commet une pareille imprudence, ma bonne Agathe, ajouta la baronne ; mais, dites-moi, jusqu'à quand restez-vous au Val-Argand ?

-- Madame la baronne aura la bonté de me faire conduire ce soir à la gare.

-- Ce soir ! mais vous devez être fatiguée ? Votre chambre est prête, restez cette nuit.

-- C'est impossible, madame la baronne.

-- Tant mieux ! murmura Tancrède à l'oreille de Béatrix, qui le regarda avec étonnement.

-- Mais pourquoi, ma bonne ? demanda la baronne en insistant.

-- Parce que M. le chanoine a la goutte, madame la baronne, et que le fils du jardinier, qui le soigne, ne connaît pas du tout les habitudes de la maison.

-- Je savais à l'avance que vous êtes le dévouement même, Agathe, et je n'insisterai plus : la raison que vous me donnez est trop bonne. On suivra tout à fait vos désirs ; vous partirez quand et comme vous voudrez.

« Béatrix, va dire à Victorine que je la charge de faire déjeuner Tancrède et Agathe. Mon petit Tancrède, tu tiendras compagnie à ta bonne cette après-midi ; tu visiteras le château avec elle. »

Tancrède ébaucha une grimace ; mais, après un coup d'œil jeté sur sa tante, il n'osa rien répliquer et suivit Béatrix qui lui disait :

« Viens. »

Ces ordres donnés, la baronne ouvrit enfin la lettre remise par Agathe et la lut avec un sourire sur les lèvres.

« Jamais ce bon chanoine ne s'est montré aussi expansif à mon endroit, dit-elle quand elle finit ; ce sont des remerciements et des expressions reconnaissantes bien peu en rapport avec le mince service que je lui rends.

-- Il ne le trouve pas mince, ni moi non plus, dit M. du Passage.

-- Vous avez tous les deux des idées si particulières sur les enfants ! Je vais mettre sous bonne garde ce petit garçon, qui ne me déplaît pas du tout. Il s'amusera et il m'amusera beaucoup, j'en suis certaine.

-- Jusqu'à ce qu'il s'émancipe, ma chère Mathilde.

-- Oh ! mon cher cousin, il n'a point encore barbe au menton et je ne redoute point ses velléités de domination. Il n'a plus affaire au savant chanoine, ni à cette bonne vieille si solennelle et si guindée. Croyez bien qu'il sera assez intelligent pour s'en apercevoir et pour prendre le parti d'obéir.

-- Nous verrons ! nous verrons ! dit M. du Passage en se frottant les mains. Ma chère cousine, je crierai au miracle si Tourbillon passe toutes les vacances au Val-Argand.

-- Et s'il y demeurait les vacances passées ? dit la baronne d'un petit ton de défi ; vous avez gagné votre premier pari, mais je vous engage à ne pas engager celui-là. »

M. du Passage s'inclina.

« Oh ! alors, je deviendrais muet de surprise, dit-il, et il y aurait de quoi, je vous assure.

-- Et moi, ce qui me surprend, c'est que vous ayez fait de ce pauvre enfant un tel épouvantail. Le chanoine et vous ne comprenez plus rien aux pétulances et aux fougues de l'enfance. Il faut croire que ce qui fatigue ennuie bien vite. Ici ce jeune faon ne fatiguera personne, et quand il aura bondi tout à son aise par les allées du parc, quand il aura dépensé sa fougue dans les exercices violents qui sont nécessaires aux garçons, il deviendra très facile à manier.

-- De ceci permettez-moi de douter, ma chère. Il y a autre chose en lui que l'espièglerie et les vivacités propres à l'enfance. Prenez-le bien au sérieux si vous voulez ne pas être sa dupe. Ses malices sont quelquefois supérieurement raisonnées.

-- Il se défendait peut-être.

-- Ma chère Mathilde, comme je ne vous ai jamais vue à bout d'arguments quand nous sommes d'un avis différent, restons-en là. Vous faites une œuvre pie en délivrant le chanoine de son terrible pupille, tout est pour le mieux. Dites-moi, n'était-ce pas votre intention d'aller chez les Hameland cette après-midi ?

-- Si ; mais je voudrais leur présenter Tancrède, et il me paraît mal habillé. Nous irons plus tard.

-- Je serai parti.

-- Décidément ?

-- Décidément.

-- Eh bien ! voulez-vous aller seul chez le colonel, seul ou accompagné de votre petite Tranquille ?

-- Ce serait charmant.

-- Tenez, voilà Lucien. Envoyez-le à la recherche de Béatrix et faites de votre après-midi ce qui vous sera le plus agréable. »

Sur ces paroles, ils se séparèrent. M. du Passage rejoignit Lucien, et la baronne remonta dans la bibliothèque, où elle faisait sa correspondance. Assise devant la table recouverte d'un tapis à longues franges, elle écrivit sur de jolies pages satinées, et du bout des doigts, de ces lettres dont le style correct et piquant la faisait nommer par ses connaissances : la Sévigné du pays chartrain.

VIII -- Chez le colonel

Pendant que la plume de la baronne de Val-Argand courait alerte sur le papier, M. du Passage prenait avec Tranquille le chemin de la Verrière, petite maison de campagne habitée par le colonel Hameland, et touchant presque au domaine du Val-Argand. Il y avait une demi-heure de chemin quand on suivait la route carrossable ; mais par les petits sentiers que Tranquille connaissait bien on n'avait plus, une fois hors du parc, que pour un bon quart d'heure de marche.

Tancrède, en voyant leurs préparatifs, avait voulu tout d'abord leur imposer sa société.

« Tu vas te promener avec la vieille médaille ? avait-il dit à Béatrix ; moi aussi. »

Mais M. du Passage, qui avait entendu la proposition, déclara qu'il fallait la permission de sa tante, affirmant qu'elle ne comprendrait pas qu'il ne restât pas avec la bonne Agathe qui partait ce soir-là.

Tancrède, après avoir montré plusieurs fois ses petites dents de chat par le mouvement, des lèvres qui était sa grimace polie, s'était résigné à rester avec Agathe et avec Victorine, qui avait dû en apprendre bien long à son sujet, si on en jugeait par les regards défiants et mécontents qu'elle lui jetait.

Et M. du Passage s'était hâté de prendre, à la suite de sa petite compagne devenue son guide, le sentier qui courait le long des prés. Ils marchèrent d'abord silencieusement.

À tort ou à raison, le vieillard s'imaginait que la manière dont il avait parlé des embarras du chanoine à propos de son collégien, avait pesé d'un certain poids dans la décision si subitement prise par la baronne.

« Le chanoine lui eût écrit ses doléances qu'elle n'aurait fait qu'en rire, pensait-il. J'ai fait, moi, de cet enfant un personnage vivant ; je l'ai tout d'abord dépeint sous d'assez intéressantes couleurs, et la lettre du bon chanoine a produit un effet tout contraire a celui que j'aurais prévu. Ah ! les gens impressionnables sont terribles ! Jamais, au grand jamais, je n'ouvre plus la bouche sur des démêlés de famille ; en définitive, c'était au chanoine à se tirer d'affaire et cela ne me regardait en aucune façon. »

D'un autre côté, le bon savant était assez curieux de connaître l'effet produit sur la chère petite Béatrix par l'arrivée foudroyante de ce compagnon de jeux, et quand il se fut suffisamment gourmandé intérieurement sur ses imprudences, il lui adressa la parole.

« Que pense ma petite Tranquille de ce camarade qui lui tombe des nues ? » demanda-t-il tout à coup.

Béatrix se détourna à demi ; son beau petit visage était tout rayonnant.

« Je suis très contente, dit-elle, Tancrède est bien gentil.

-- Mais c'est un garçon, et quand il fera le méchant il faudra le dire à qui de droit. »

Béatrix lui jeta un regard interrogateur. Être méchant ? qu'était-ce que cela ?

« Je veux dire qu'il ne faudra pas le suivre dans ses grandes courses, reprit le vieillard, car il est connu pour commettre imprudence sur imprudence. Il ne faudra pas non plus monter en barque avec lui : car c'est un mauvais farceur, qui, pour faire crier une petite fille, ferait capoter un bateau au risque de se noyer lui-même.

-- Je demande toujours permission à ma tante pour cela, dit Béatrix, et Victorine ne me quitte jamais.

-- Ceci me rassure », dit M. du Passage.

Et il retomba dans ses réflexions, d'où il fut bientôt tiré par une voix de femme un peu cassante qui s'écriait :

« C'est bien sûr la casquette de M. du Passage que je vois passer parmi les saules.

-- Et c'est bien certainement la voix de madame Hameland que j'entends sortir de derrière cette haie », repartit le vieux savant en s'arrêtant court.

« Êtes-vous seul, aimable visiteur ? reprit la voix aiguë.

-- Non.

-- Qui vous accompagne ?

-- Mlle Tranquille.

-- Oh ! parfait. Charles, puisque madame la baronne n'y est pas, vous pouvez appliquer l'échelle et ouvrir la petite porte. Béatrix connaît le chemin, et vous aiderez M. du Passage à franchir les difficultés. »

Elle avait à peine prononcé ces mots qu'une petite porte peinte en vert s'ouvrit dans la haie. Par l'ouverture, le savant aperçut, au milieu de l'allée principale d'un superbe potager, la petite dame Hameland, puis le colonel qui maintenait du pied une échelle aboutissant à la porte.

Béatrix, qui n'en était pas à son coup d'essai, mit le pied sur le dernier échelon ; mais à peine était-elle arrivée au troisième que le robuste bras du colonel enveloppa sa taille frêle, et qu'elle se sentit déposée à côté de la petite dame, qui l'embrassa avec une grande amitié.

M. du Passage avait mis ses lunettes et flairait le moyen de descente, qu'il ne trouvait pas facile.

« Ce n'est point ici le parc du Val-Argand, reprit en riant la petite dame ; on ne vous ouvre pas à tout bout de champ des grillages de fer à deux battants ; mais, ce petit passage franchi, vous êtes chez nous tout de suite. Colonel, l'échelle est trop droite, inclinez un peu ; c'est cela. Maintenant offrez la main. Nous y sommes. »

M. du Passage s'était risqué, il avait pris comme point d'appui la main fermée du colonel et il eut bien vite descendu la courte échelle.

« Vite, mon ami, vite, fermez la porte et tirez l'échelle, commanda la petite femme ; il y a de ce côté des rôdeurs qui se feraient un plaisir de dévaliser notre potager. »

Le colonel, gravissant quelques échelons, ferma la porte d'un coup de poing, puis accrocha l'échelle contre le mur.

« Vous n'êtes pas homme à admirer nos salades et nos petits pois, dit Mme Hameland en répondant au salut de son visiteur ; donc rentrons ! »

Et, prenant Béatrix par la main, elle fit volteface et marcha vers une maisonnette riante qui bornait l'horizon, au fond du potager. M. du Passage et le colonel, qui était habillé de coutil de la tête aux pieds et coiffé d'un chapeau de paille qui ne laissait en lumière que ses formidables moustaches, les suivaient en causant de choses et d'autres.

La petite dame proposa de s'arrêter dans un kiosque rustique, placé sous un groupe d'arbres tout à fait en face de la maison, et sa proposition fut acceptée. Le kiosque était très rustiquement, et cependant très confortablement meublé, et par ses grandes ouvertures cintrées l'air passait librement, rafraîchissant les fronts mouillés de sueur.

Une fois sous le toit de chaume, les deux hommes se découvrirent, et Mme Hameland fit résonner le timbre. Une petite servante proprette et accorte se présenta aussitôt et reçut l'ordre d'apporter des rafraîchissements.

« Faut-il aussi la limonade de M. le colonel ? demanda-t-elle.

-- Oui », répondit Mme Hameland.

Et se tournant vers M. du Passage :

« Vous la connaissez, dit-elle, sa limonade à l'eau de rose. En voulez-vous ?

-- Je ne me souviens pas trop, madame.

-- Oh ! c'est un peu d'eau glacée avec beaucoup de kirsch, de quoi mettre le feu aux gosiers civils.

-- Mais j'en suis, des civils, répondit M. du Passage en riant, et je réclame quelque chose de plus anodin.

-- Du sirop de groseilles, par exemple ?

-- Eh ! oui, c'est très rafraîchissant.

-- Vous entendez, Fanchette ? du sirop de groseilles, la limonade du colonel et quelques gâteaux. »

La petite bonne disparut et Mme Hameland dit :

« Comment se porte Mme la baronne ? ce n'est point une indisposition qui nous prive de l'honneur de sa visite ?

-- Non, répondit M. du Passage avec un léger soupir ; c'est l'arrivée d'un hôte bien inattendu vraiment.

-- Et respectable ?

-- Oh ! pas du tout ! Il s'agit du pupille de M. le chanoine du Val-Argand.

-- Conduit par M. le chanoine ? s'écria la petite dame. Que je serais contente de revoir cet excellent homme ! Aime-t-il toujours passionnément les médailles et les échecs ?

-- Madame, ces passions-là n'ont aucune raison de finir. C'est comme si vous me demandiez si j'aime toujours les vieux parchemins, alors que je ne me dérange que pour courir après.

-- Oh ! vous, vous êtes aussi un entêté de la plus belle eau. Mais, dites-moi, et les yeux de la petite dame étincelèrent de curiosité, pourquoi envoie-t-il son pupille à la baronne ? Jamais celle-ci ne nous a parlé de cet enfant, qui pourtant porte, je crois, le nom qu'elle révère, le beau nom de Val-Argand.

-- Mais c'est un nom fort ancien et fort honoré, dit le colonel.

-- Vous, mon ami, vous n'avez pas voix au chapitre. Vous avez, pour la baronne et pour tout ce qui la touche, la passion que ces messieurs ont pour les antiquités. Allons, ne faites pas les gros yeux, je le dis sans malice, sans jalousie ; je reconnais que la baronne est une grande dame qui fait beaucoup de bien, que c'est une excellente voisine, et puis vous savez que je la bats au whist, et que je me contente de ce petit succès. Mais cela ne me dit pas le pourquoi de l'arrivée de cet enfant, et je flaire un petit mystère. Allons, monsieur, racontez-nous cela par le menu. »

M. du Passage regardait machinalement Béatrix. Sa présence le gênait, c'était visible.

« Ma chérie, nos conversations doivent vous paraître bien ennuyeuses, dit tout à coup Mme Hameland, devinant l'expression du regard de son hôte. Si vous alliez visiter notre belle corbeille de lis ? Il n'y en a pas de plus beaux au Val-Argand. »

La petite fille se leva immédiatement et sortit du kiosque.

« Quelle charmante enfant ! murmura la petite femme qui la suivait des yeux. Tenez, monsieur, je n'envie à la baronne ni sa santé, ni son titre, ni sa fortune, ni son Val-Argand ; mais je puis dire que je lui envie cette petite. Je vous affirme que si dans la famille du colonel ou dans la mienne il y avait eu un caractère de ce genre doublé d'un pareil minois, j'aurais fait des pieds et des mains pour l'obtenir.

-- Eh bien ! je vous comprends, madame, et je ne comprends pas du tout la baronne, qui semble ne pas voir toutes les rares qualités de cette petite fille.

-- Pour elle, en effet, c'est Mlle Tranquille, pas davantage. Mais nous oublions l'autre enfant, un petit garçon. Qui est-il ? d'où vient-il ? en quelle qualité se présente-t-il au Val-Argand ? »

M. du Passage raconta mot pour mot ce qui s'était passé à propos de Tancrède, et ne fut interrompu par la curieuse petite dame, qui était tout oreilles, que lorsqu'il laissa échapper le nom de Tourbillon.

« Parfait ! s'écria-t-elle ; Tranquille et Tourbillon, c'est très original. »

Et, reprenant sa manie questionneuse, elle ajouta :

« Pense-t-elle à garder cet enfant ? Comment le fera-t-elle instruire ? Remplacerait-il Tranquille de toutes façons ?

-- Pas si vite, chère dame, pas si vite ! répondit M. du Passage. Vous comprenez que je ne pénètre pas jusqu'au fond de l'âme de ma cousine Mathilde. Je crois qu'elle veut tout simplement se donner une distraction, voilà tout. Ah ! je lui en souhaite ! Avant huit jours, elle sera à bout de patience, et le diablotin rentrera dans sa boîte. Je ne serai pas là pour le voir ; mais je parierais mon Marc-Aurèle, et Dieu sait si j'y tiens ! que je ne le trouverai pas au Val-Argand quand je repasserai.

-- Votre quoi, monsieur ?

-- Mon Marc-Aurèle, madame. J'ai déniché un profil de Marc-Aurèle authentique, qui est sans prix.

-- Sans prix ! Je n'en donnerais peut-être pas cent sous ; mais je suis une barbare, vous savez.

Entrez, Franchette, entrez avec votre plateau ; il est déjà couvert de ces graines ailées qui voltigent sur tout et qui ne sont pas positivement destinées à la gorge. Posez-le devant moi. comme cela. Bien ! Maintenant appelez Mlle Béatrix. »

Et, tout en remuant les cuillères d'argent et en mélangeant les sirops, elle ajouta :

« Pouvons-nous parler de tout cela devant Tranquille ?

-- À quoi bon ? Nous prêtons à la baronne des idées qui sont peut-être bien loin de sa pensée, et ce serait attrister inutilement cette enfant que d'ébranler la confiance qu'elle a en sa tante, dont elle peut se regarder comme la fille adoptive.

-- Tout le monde lui donne maintenant ce titre ; mais la baronne de Val-Argand ne s'est jamais piquée de plaire à qui que ce soit, ni de consulter une opinion quelconque. En cela comme en bien d'autres choses, elle ne suivra absolument que sa volonté. Colonel, si vous proposiez un gâteau à ma petite Béatrix ? »

Le colonel saisit des deux mains l'assiette à filet d'or et la présenta avec un grand salut à Béatrix, qui entrait dans le kiosque, et qui alla s'asseoir tout près de lui sur un petit tabouret rustique.

Pendant le goûter, la conversation s'égara sur les mille objets divers qui intéressaient plus ou moins les propriétaires de la Verrière. On parla un brin politique pour faire plaisir au colonel, qui, dans sa profonde retraite, suivait ardemment les questions à l'ordre du jour, et après une heure de cette bonne causerie M. du Passage et sa petite compagne prirent congé. Leurs hôtes les reconduisirent par la grande entrée, une toute petite cour bien sablée à laquelle aboutissait une avenue de peupliers. Aux confins de l'avenue, on échangea les dernières poignées de main et chacun retourna chez soi.

M. du Passage et Béatrix pressaient un peu le pas. Selon leur habitude, ils s'étaient oubliés. Quand ils pénétrèrent dans les sombres allées du parc du Val-Argand, la présence de Tancrède leur fut aussitôt révélée. On entendait des cris, des aboiements, des rires, des : « Tayaut ! tayaut ! » répétés par une voix perçante, la voix de Tourbillon.

Bientôt ils l'aperçurent menant en laisse les chiens de toute race du château. Le gros chien de garde, les chiens courants qui servaient aux chasseurs de la parenté de la baronne, même un vieux petit basset qui ne connaissait guère que le chemin de la cuisine à la lingerie de Victorine, dont il était le favori, couraient à qui mieux mieux devant Tancrède armé d'un grand fouet, et tenant de la main gauche les ficelles qui liaient ensemble ses coursiers.

Comme il passait devant la petite allée par laquelle venaient les arrivants, le chien de garde et un des chiens courants, flairant leur petite maîtresse, firent un violent écart. Tourbillon voulut résister ; mais il fut entraîné et tomba dans l'allée. Il se releva aussitôt, leur cingla le grand fouet sur les flancs, et ils reprirent leur course vertigineuse vers le château.

Presque aussitôt la baronne apparut dans une allée transversale. Elle marchait vite, appuyée sur son ombrelle-canne, et s'arrêta tout essoufflée près des arrivants.

« L'avez-vous vu tomber ? dit-elle ; pensez-vous qu'il soit blessé ?

-- Je ne crois pas, dit M. du Passage. Il riait comme un fou en se relevant et il a bien vite retrouvé ses jambes.

-- Ah ! dit la baronne en étanchant la sueur qui perlait à son front, qu'il est bien nommé Tourbillon ! Je n'ai jamais vu pareil petit diable. C'est lui qui a imaginé cet attelage de chiens, et il fallait le voir rouler sur les gazons avant qu'il ne les ait un peu disciplinés ! Écoutez ! écoutez ! il rit aux éclats et le pauvre basset jappe à faire pitié. Béatrix, va dire que le jeu est fini, qu'on dételle les chiens et que Tancrède aille changer de linge ; il doit être mouillé de sueur de la tête aux pieds.

-- Quel enfant ! » soupira M. du Passage.

La baronne le regarda de travers.

« C'est un garçon, mon cher cousin, un garçon comme je les aime, tapageur, gai, hardi. Il m'a beaucoup amusée tantôt, je vous assure ; seulement cela devenait un peu vif.

-- Il n'a pas de mesure.

-- On lui en donnera.

-- Vous paraissez très fatiguée ; voulez-vous accepter mon bras ?

-- Je ne demande pas mieux ; je n'en puis plus.

« J'aurais bien envoyé mon domestique à la suite de Tourbillon et de ses chiens, mais je me demandais s'il lui aurait obéi. Ne me regardez pas avec tant de compassion, cela me fait grand bien de me remuer ainsi.

« À propos, Victorine a eu raison des résistances de la vieille Agathe. Elles s'entendent déjà comme larrons en foire, et il a été décidé qu'elle ne partirait que demain.

-- Nous partirons ensemble, dans ce cas.

-- C'est vrai ; c'est demain que vous nous abandonnez. Nous irons vous conduire. J'ai quelques emplettes à faire pour mon diablotin. Pendant qu'il est chez moi, je veux qu'il fasse bonne figure et qu'il prenne un peu de tenue. Tenez, le voici qui accourt, absolument comme s'il n'avait pas sa folle excursion dans les jambes. C'est un cerf à la course. »

Tancrède arrivait en effet, tête nue ; il avait perdu son képi dans son équipée, et il était suivi par Béatrix qui lui disait :

« Mais va donc ! Victorine t'attend. »

Il bondit auprès de sa tante, qui saisit son petit toupet frisé et le secoua en disant amicalement :

« Tu ne t'es donc pas rompu les os, petit diable ?

-- Pour cela, s'écria Tancrède, non, non ! »

Et il ajouta en jetant un coup d'œil vainqueur à M. du Passage :

« Oh ! comme on s'amuse ici ! comme on s'amuse ! »

Puis il se rangea pour marcher près de la baronne, qui lui posa le bras sur l'épaule.

« Que cherches-tu, Béatrix ? » demanda celle-ci à la petite fille qui revenait vers eux.

Béatrix montra Tancrède du doigt.

« Victorine l'attend dans sa chambre, dit-elle.

-- Ah ! mais c'est vrai, il faut aller changer de linge, Tancrède.

-- Pour ça, non », répondit-il.

La baronne lui jeta son regard impérieux.

« Non est un mot inconnu ici, dit-elle ; ne le sais-tu pas ?

« Béatrix, conduis-le immédiatement auprès de Victorine. »

Tancrède, dominé par ce regard, par cet accent, suivit Béatrix la tête basse.

« Vous le voyez, je le dompte facilement, dit la baronne qui se jouait de ces révoltes enfantines, et si vous rencontrez le chanoine dans vos pérégrinations, vous pourrez lui dire que son pupille est en bonnes mains.

-- Je n'y manquerai pas », répondit M. du Passage, qui se mit à sourire en voyant l'air d'Agathe et de Victorine qui guettaient Tancrède de la fenêtre de la lingerie.

« Il revient, disait la vieille Agathe ; c'est à n'y pas croire, je ne l'ai jamais vu obéissant comme cela.

-- C'est qu'ici il n'y a pas à dire ouf à Mme la baronne, repartit Victorine qui avait l'air excessivement sombre ; sans cela, ma bonne amie, je voudrais de tout mon cœur que vous remmeniez ce petit monsieur-là. Pour sûr, je ne lui laisserai plus voir mon pauvre chien, qui a encore la langue longue comme cela hors de la gueule, depuis la course enragée qu'il lui a fait faire. Est-ce vous qui allez le changer ?

-- Il me fera des scènes si je reste seule avec lui : il montera sur la fenêtre pour me faire peur, il me jettera son pot à eau à la figure.

-- Oh ! alors je vais avec vous, dit Victorine résolument, et à nous deux nous verrons bien. Moi, d'abord, à la première farce, je vais chercher Mme la baronne. »

Agathe opina du bonnet et suivit Tancrède, que Béatrix conduisait par la main. Il se laissait faire ; mais presque à chaque marche il se détournait pour regarder Agathe et Victorine qui le suivaient comme deux gardes du corps, et quand il ne trouvait pas les yeux légèrement louches de Victorine fixés sur lui, il tirait la langue à Agathe le plus visiblement du monde.

Sur le palier, Béatrix disparut.

« Et vous, vous restez ? dit-il assez malhonnêtement à Victorine.

-- Oui, monsieur Tourbillon, je reste », dit-elle.

Et ouvrant une porte :

« Passez, mademoiselle Agathe, dit-elle ; c'est ici la chambre de monsieur. »

Et elle ajouta avec intention :

« Cette porte au fond donne sur l'appartement de Mme la baronne. »

À ces paroles, Tancrède baissa sa petite tête insolente et suivit Agathe en murmurant entre ses dents qu'il ne serait tranquille au Val-Argand que quand elle serait partie, et qu'il avait bien envie de ne plus rencontrer sa figure rechignée.

IX -- De pied en cape

Le lendemain malin, le château de Val-Argand était moins silencieux que d'habitude. Le grand break qui n'était guère de service que pendant la saison des chasses avait été tiré de la remise, et servait de gymnase à Tancrède qui s'était bien vite échappé du salon, le déjeuner fini. Cette grande voiture avait tout de suite attiré son attention, et il courait si adroitement du siège sur les banquettes, des roues sur les brancards, que Lucien, qui le regardait du seuil de l'écurie où il brossait un harnais, le laissait gambader à son aise.

Il était d'ailleurs trop nouvel arrivé pour que les domestiques osassent faire des observations sur ses allures, qu'ils trouvaient néanmoins fort excentriques.

Quand la baronne apparut à la porte du vestibule, Tancrède, souple comme un jeune chat, se laissa glisser le long de la grande roue et répondit à son appel.

« Va dire à Lucien d'atteler », commanda-t-elle.

Et Tancrède, revenant sur ses pas, alla porter l'ordre au cocher qui ne put s'empêcher de lui dire :

« Vous avez si bien arrangé les coussins, monsieur, qu'il va falloir les rebrosser. »

Tancrède ricana légèrement, comme pour exprimer son indifférence là-dessus, et retourna dans le vestibule où s'entassaient les petits paquets sous la main de Victorine et d'Agathe qui, à sa grande surprise, avait ses petits yeux noirs tout brillants de larmes.

Il courut à elle et la regardant d'un air narquois :

« Pourquoi pleures-tu ? » demanda-t-il.

Agathe tira de sa large poche un mouchoir à carreaux, s'essuya les yeux et répondit :

« On a été si bon ici pour moi !

-- Oui, vrai, grogna-t-il en lui montrant le poing ; on ne te connaît pas, va ! Car tu n'es pas bonne, toi, tu n'es pas bonne !

-- Monsieur Tancrède, si vous aviez voulu être moins méchant.

-- Moi, je serai toujours méchant chez mon oncle le chanoine ; je vous ferai toujours de la misère.

-- Oh ! Tancrède ! » dit une voix douce, la voix de Béatrix.

Il rougit, se voyant surpris, mais reprit avec aplomb :

« Je ne serai sage qu'ici, au Val-Argand, chez ma tante la baronne.

-- Vous serez sage, monsieur Tancrède, vous le promettez, je pourrai le dire à votre oncle ? » s'écria Agathe au comble de la surprise et même de la joie.

Tancrède jeta un regard sournois autour de lui et répondit, mais avec un sourire plein d'hypocrisie :

« Oui, oui, je serai sage... quelquefois.

-- Et vous serez bon pour la petite demoiselle que Victorine aime tant, vous ne lui jouerez pas de ces vilains tours que vous jouiez à mesdemoiselles vos cousines ? »

Tancrède regarda Béatrix et hocha la tête par un mouvement qui signifiait : Ce n'est pas la même chose.

« Mes cousines m'ennuyaient », dit-il.

En ce moment, M. du Passage entra, sa montre à la main.

« Il n'y a plus de temps à perdre, dit-il ; il faudrait prévenir Mme la baronne.

-- J'arrive, j'arrive ! dit la voix de la châtelaine qui donnait ses derniers ordres à sa femme de chambre ; faites avancer le break. »

Tancrède se précipita sur la terrasse, puis dans la cour, et grimpant sur le break qui était attelé :

« Houp ! houp ! dit-il, ma tante demande la voiture. »

Cinq minutes plus tard, tout le monde était logé. Agathe s'était assise sur le siège de devant auprès du cocher ; la baronne et M. du Passage se faisaient vis-à-vis, ainsi que Tancrède et Béatrix.

Tancrède fut assez paisible pendant le court trajet, car il se trouvait sous le rayon des yeux de la baronne : il les voyait briller sous son voile noir. De temps en temps cependant, quand son voisin se penchait en avant, vite il allongeait le bras et tirait brusquement sur le châle d'Agathe qui ne manquait jamais de se détourner, mais que la présence de Mme de Val-Argand rendait muette.

Dans la cour de la gare tout le monde descendit et la baronne prit congé de M. du Passage.

Elle reçut aussi les remerciements d'Agathe, et de nouveau s'engagea à garder Tancrède pendant les vacances.

« C'est un Tourbillon dont je me charge de régler le mouvement, dit-elle, en riant. Adieu, ma bonne ! mes compliments à mon cousin. »

Et elle s'en alla avec M. du Passage, suivie par Tancrède.

« Adieu, Agathe », dit Béatrix aimablement.

Et, la voyant près d'entrer dans la salle d'attente sans que Tancrède se fût approché d'elle un seul instant, elle courut après lui.

« Tancrède, ta bonne va partir, dit-elle, tu ne l'as pas embrassée.

-- Moi, répondit-il, je ne l'aime pas. »

Et, regardant Agathe qui lui adressait de loin une petite inclination de tête, il lui répondit par un pied-de-nez.

Béatrix, scandalisée, s'éloigna de lui. Il la rejoignit en deux bonds.

« Vas-tu le dire à ma tante ! demanda-t-il tout bas.

-- Non, dit-elle, c'est trop vilain. »

Rassuré, il fit une gambade, puis salua presque poliment M. du Passage qui disparaissait à son tour, après avoir bien affectueusement embrassé Béatrix.

« Voilà votre chevalier parti, mademoiselle Tranquille, dit la baronne en souriant ; il va falloir laisser de côté les dessins fantaisistes et reprendre régulièrement vos études.

-- Oui, ma tante, répondit Béatrix.

-- Et toi ? ajouta la baronne en se tournant vers Tancrède.

-- Moi, je suis en vacances, ma tante.

-- Et elle aussi, alors !

-- Elle est au Val-Argand toute l'année, elle. Elle est bien heureuse. »

La baronne sourit à ce fin compliment.

« Je vois que tu ne t'y déplairas pas, dit-elle ; tant mieux ! Maintenant, mes enfants, à nos achats. Tranquille, ne marche pas si près de moi, voyons ; j'ai bien assez de ma robe, sans porter le poids de la tienne. »

Depuis le singulier adieu de Tancrède à Agathe, Béatrix s'éloignait machinalement de lui et se rapprochait le plus possible de sa tante par un mouvement plein d'affectueuse tendresse, que celle-ci avait simplement trouvé gênant.

Ils s'en allèrent chez plusieurs commerçants et dans le magasin d'habillement. Tancrède, après les choix faits par sa tante, fut livré à un employé qui l'emmena dans un petit salon où il revêtit immédiatement le costume choisi.

Il en ressortit une demi-heure après, revêtu de pied en cap d'un costume élégant dont il se montrait très fier. La disgracieuse tunique était remplacée par une veste et un gilet d'une coupe charmante ; au pantalon de gros drap, avait succédé l'élégante culotte courte attachée au jarret ; à la place des chaussettes tricotées, des bas fins dessinaient ses jambes nerveuses, les souliers à lacets avaient fait place à des bottes ; enfin sur ses cheveux frisés était crânement placé un béret de drap bleu à gland de soie, qui remplaçait avantageusement le képi à visière droite.

La baronne regarda avec complaisance le petit paon qui faisait la roue.

« Te voilà méconnaissable, dit-elle ; ton oncle le chanoine ne te reconnaîtrait pas.

-- Non, dit Tancrède qui se regardait dans les hautes glaces, ceci sera joliment commode pour sauter et pour grimper. »

Et il frappait sur ses mollets, dégagés de toute entrave.

La baronne fit encore quelques emplettes et poussa la faiblesse jusqu'à acheter un jonc à Tancrède, qui s'en servit fort raisonnablement pendant quelque temps, mais qui en fit bientôt un instrument de sa malice. Sitôt qu'il apercevait un chat ou un chien, il se glissait derrière sa tante et il fallait que l'animal fût bien leste pour ne pas recevoir sur le museau un coup de badine bien appliqué.

La baronne occupée de ceci, de cela, rencontrant sans cesse des personnes de sa connaissance, ne s'apercevait de rien ; mais Béatrix qui sans rien regarder voyait tout, devenait de plus en plus inquiète des allures de son petit compagnon.

« La ville n'a pas le privilège de t'amuser dit tout à coup la baronne remarquant son air triste ; tu as peut-être faim ? »

Béatrix hocha négativement la tête. Tancrède la poussa du coude.

« Il fallait dire oui, grommela-t-il.

-- Que dit-il ? demanda la baronne qui cette fois avait entendu.

-- Qu'il a faim, lui, ma tante.

-- Ce n'est pas cela que j'ai dit ! » s'écria Tancrède craignant d'être repris et infligeant avec son sans-façon mal élevé un démenti à la petite fille.

« Alors tu ne veux pas venir chez le pâtissier ?

-- Oh ! si, ma tante, oh ! si. »

Sans rien ajouter, la baronne marcha vers la boutique vers laquelle Tancrède avait jeté plus d'un regard de convoitise, et y entra avec les deux enfants.

Béatrix accepta un gâteau et but un petit verre d'eau ; Tancrède mangea tout ce qu'on lui présenta avec une sorte de gaieté gloutonne qui fit d'abord sourire la baronne, et qui finit par l'impatienter.

« Assez ! » commanda-t-elle enfin.

Et voyant Tancrède présenter son verre vide au garçon qui venait de lui verser, ainsi qu'à sa tante, un peu de madère, elle ajouta de son ton bref, qui ne souffrait pas de réplique :

« De l'eau à monsieur s'il a encore soif. »

Mais Tancrède remit immédiatement le petit verre sur le marbre du comptoir et s'essuya la bouche comme quelqu'un qui a bien fini.

Toutes ces gâteries l'avaient mis d'humeur charmante et dans la voiture il se montra très causeur et amusa beaucoup la baronne.

Si bien que lorsque Victorine vint la débarrasser des petits paquets qu'elle retirait du break et lui demander si elle n'était pas fatiguée d'une si longue promenade faite seule avec deux enfants, elle répondit :

« Non, Victorine. Votre Tranquille a eu à qui parler aujourd'hui, et le babil de ces enfants m'a distraite. Ce petit Tourbillon est extrêmement amusant. C'est tout le contraire de ma nièce. »

Et sur cette réponse elle regagna son appartement, laissant toute décontenancée Victorine, qui avait espéré qu'au dernier moment Agathe remmènerait ce terrible petit maître, qui lui déplaisait souverainement.

En attendant le dîner, Tancrède surveilla l'aménagement de ses anciens et nouveaux bagages dans son bel appartement. Cette fois sa caisse fut vidée de ses billes, toupies et jouets de toute espèce. Lucien se préparait à la porter dans les combles du château, quand Tancrède s'écria :

« Et mes vieux habits, mon vilain uniforme, pourquoi ne les emportez-vous pas ? Tenez, voilà mon képi. »

Et il en coiffa le bout de sa bottine en ajoutant :

« Je ne veux pas que cela reste ici, dans ma belle chambre.

-- Je n'ai pas reçu d'ordres à ce sujet, répondit Lucien, et je les laisserai jusqu'à ce que Mme la baronne me dise de les enlever.

-- Mais je vous le dis, moi, et je suis bien le maître ?

-- Là, là, monsieur Tourbillon, comme nous y allons ! dit Lucien en fronçant ses gros sourcils. Ici on n'obéit qu'à Mme la baronne.

-- Mais je l'espère bien », dit tout à coup une voix.

Et la baronne apparut dans la chambre.

« Ma tante, s'écria impétueusement Tancrède, qui excellait à donner le change sur ses véritables intentions, n'est-ce pas que vous n'aimez pas mon vilain uniforme ?

-- Non, et la preuve c'est que je t'ai fait rhabiller de pied en cap.

-- Là ! vous voyez bien, Lucien !

-- Monsieur me commandait d'emporter au garde-meuble ce paquet d'habits. Madame la baronne, je n'ai pas voulu le faire sans votre permission.

-- Et vous avez bien fait, Lucien. Est-ce que ces vêtements ne peuvent pas être accrochés dans le cabinet de toilette ?

-- L'armoire est petite, madame, et presque pleine déjà.

-- C'est vrai ; et les autres costumes arrivent dans huit jours.»

Elle jeta un coup d'œil sur la petite caisse de Tancrède.

« Voici ce qu'il faut faire, dit-elle ; rangez ce vilain uniforme dans cette caisse, il y restera jusqu'à ce que M. Tancrède en ait besoin. »

Le petit uniforme disparut dans la caisse, et Lucien la remettant sur son épaule, sortit avec.

La baronne menaça amicalement Tancrède du doigt.

« Tu vois que je garde l'uniforme, dit-elle. J'aurais pu donner ces vêtements aux pauvres ; mais j'aime mieux les garder. Si tu n'es pas sage, tu les reprendras pour t'en aller.

-- Oh ! je serai sage, dit Tancrède avec câlinerie ; je serai très sage, chez vous, ma tante.

-- Ta chambre te plaît-elle ?

-- Oh ! oui ; elle est très jolie et très grande.

-- Et pour moi pleine de souvenirs. Mes frères ont vu comme toi ce chasseur d'hirondelles. Ils étaient des petits garçons alors, il y a bien longtemps de cela. »

La baronne s'était assise. Tancrède, placé vis-à-vis d'elle, écouta curieusement et avec un intérêt qui n'était pas joué, ce qu'il plut de raconter des souvenirs d'enfance qui se rattachaient à cette chambre.

Le château appartenait alors à un vieil oncle, et il l'avait légué tout à fait par privilège au neveu éloigné qui devait être le mari de sa nièce.

La conversation fut interrompue par Béatrix que Victorine envoyait à la recherche de sa tante.

Ils sortirent ensemble de la chambre, les deux enfants marchant derrière la baronne qui s'en allait pensive et singulièrement remuée par les souvenirs qu'elle venait d'évoquer.

« Ma tante t'a parlé de son oncle et de ses frères ? dit Béatrix à Tancrède en l'arrêtant soudain ; je vois bien cela à son air.

-- Oui, répondit Tancrède indifféremment. Elle raconte bien les histoires, bien mieux que la vieille Agathe, qui ne sait jamais que rabâcher le conte de revenants de Rends-moi ma tête !

Et, voyant la baronne disparaître en bas de l'escalier il se mit à cheval sur la rampe pour descendre.

Pendant le dîner, il se conduisit assez bien et reçut avec une docilité qui évidemment ne lui était pas habituelle les observations de sa tante qui trouvait qu'il mangeait un peu comme un sauvage.

Il se lança à raconter quelques-unes de ses farces de collège et fit rire la Baronne aux larmes en mimant quelques-uns de ses professeurs. Béatrix riait aussi, mais sans entrain. Il y avait toujours au fond de la gaieté de Tancrède une petite pointe de méchanceté et même de cruauté qui froissait sa précoce délicatesse.

La baronne n'y regardait pas de si près ; mais néanmoins, quand un mot ou un geste lui déplaisaient, elle disait :

« Voici un petit Tourbillon qui s'oublie. »

Et instantanément il s'arrêtait.

Somme toute, la fin de la journée se passa agréablement, et la baronne, à l'issue du dîner, se fit accompagner dans le salon par les enfants.

« Il me semble que vous n'en pouvez plus, mes enfants ? dit-elle en les voyant disparaître dans les grands fauteuils. Béatrix tu peux remonter dans ta chambre ; quant à Tancrède, il faut que je le présente ce soir au colonel Hameland qui lui donnera, je l'espère, quelques leçons de théorie militaire. C'est pourquoi je désire qu'il demeure. »

Béatrix, qui se sentait fatiguée et aussi un peu triste, se hâta de profiter de la permission. Elle offrit son front à baiser à sa tante et tendit le bout de ses doigts à Tancrède qui les pinça au lieu de les serrer.

Quand elle eut tourné les talons, il se mit à marcher comme elle, se redressant pour porter haut la tête, ce qui jeta la baronne dans un accès de fou rire.

« Tu es un drôle de petit homme, dit-elle. Est-ce que ta cousine n'a pas le don de te plaire ? »

Tancrède hocha la tête.

« Elle est trop sage, dit-il ; on dirait mon oncle le chanoine. »

Sa comparaison était si drôle en soi, que la baronne se mit à rire de plus belle.

Depuis près d'un an que son état de santé la clouait au Val-Argand, elle avait passé par tant de journées absolument solitaires et par tant d'heures sérieuses, que cela lui était un véritable soulagement de se détendre un peu, si bien qu'elle ne regardait pas trop encore à la qualité des plaisanteries de Tourbillon.

Ses voisins la trouvèrent dans la plus aimable disposition du monde. À peine leur eût-elle serré la main qu'elle appela Tancrède qui s'était dissimulé derrière le dossier d'un canapé. Elle le leur présenta dans toutes les règles, sans oublier son qualificatif de Tourbillon, bien mérité, assurait-elle.

« Eh ! j'aime les garçons remuants, dit le colonel de sa voix sonore et en posant la main sur l'épaule du petit garçon. Tu as l'air bien éveillé, petit ? Est-ce que tu aimes l'épaulette, dis ?

-- Oui, répondit Tancrède ; c'est très joli. Est-ce que vous en avez, des épaulettes ?

-- J'en ai eu et à graines d'épinards, encore, répondit le colonel avec un soupir. Mais vois-tu ? il m'a fallu comme les autres battre en retraite.

-- Faisons-nous un whist, madame ? demanda Mme Hameland qui avait examiné Tancrède d'un œil défiant.

-- Certainement. Colonel, voulez-vous avancer ce siège à Mme Hameland ? »

Le colonel poussa vers sa femme une chaise de tapisserie beaucoup plus haute que les fauteuils, et les joueurs s'assirent autour de la table de whist.

Tancrède alla s'enfoncer dans une bergère moelleuse et se mit à les considérer de son petit air sournois et impertinent.

La haute taille, les grosses moustaches et la voix formidable du colonel lui imposaient un respect involontaire, mais bientôt il ne regarda plus que la petite dame qu'il voyait de profil, et tout à coup il s'abandonna à un de ces fous rires malhonnêtes qu'il n'avait jamais su retenir.

« Tancrède, qu'est-ce que ces miaulements de chat ? dit tout à coup la baronne ; un peu de silence, je vous prie ! »

Il se mit tout son mouchoir dans la bouche pour ne pas éclater, mais continua à se tourner et à se retourner pour bien voir Mme Hameland mesurant sa taille de l'œil, se baissant pour regarder ses pieds qui ne touchaient pas terre.

De temps en temps un rire étouffé lui échappait, et à un de ses éclats Mme Hameland se détourna. Elle le vit les yeux fixés si malicieusement sur elle qu'elle comprit immédiatement que c'était son extérieur ridicule qui faisait les frais de son hilarité.

« Voilà un petit garçon qui serait fort bien dans son lit, dit-elle d'un ton acerbe. Qu'est-ce que ce rire épileptique qui lui prend ? »

La baronne jeta à son tour les yeux sur le coin du canapé et pour toute réponse agita une cordelière de soie qui pendait derrière elle.

Lucien se présenta aussitôt.

« Conduisez M. Tancrède à sa chambre, commanda-t-elle ; il trouble notre jeu. »

Elle avait à peine prononcé ces paroles que Tancrède avait disparu sans tambour ni trompette.

« Quel sauvageon ! dit la baronne : il ne pense même pas à nous souhaiter le bonsoir.

-- Bah ! les enfants ! dit le colonel en battant les cartes.

-- Il y en a de bien élevés, riposta sa femme, et sans aller plus loin que le Val-Argand.

-- Ah ! madame, vous allez demander à un garçon de l'âge de Tancrède de ressembler à une petite fille telle que Mlle Tranquille ?

-- Un garçon, que diable ! est un garçon, appuya le colonel avec un remarquable à-propos.

Sur ces paroles, le silence qui précède les grandes combinaisons régna de nouveau dans le salon.

X -- Sous le masque

Il y a un mois que Tancrède est l'hôte du Val-Argand et contre toute attente il s'y implante de plus en plus.

Ce n'a pas été sans peine, sans lutte et sans coup férir qu'il a usurpé en quelque sorte, et jour par jour, la place de Béatrix désormais reléguée au second plan ; mais les circonstances sont venues en aide à sa précoce finesse et à son désir irraisonné, mais ardent, de plaire à sa tante, et il l'a définitivement emporté.

Sa petite personnalité remplit le vieux château.

Il va, il vient, il commande en maître et toutes ses fantaisies sont contresignées par l'autorité suprême de Mme de Val-Argand qui le rapproche d'elle chaque jour davantage. Si elle fait une visite, une promenade en voiture, c'est lui qu'elle emmène. À table, il a pris la place d'honneur en face d'elle, et il est servi le second. Elle lui passe d'assez coûteux caprices et quand un inférieur a à se plaindre de lui, il lui faut apporter des preuves solides à l'appui de son dire, autrement il est vertement tancé par la baronne qui s'est définitivement constituée le défenseur de Tourbillon.

À un grand fonds de bonté, la baronne joint un grand fonds d'esprit de domination à outrance. À son très grand mécontentement, elle a vu tout le monde demeurer hostile à cet enfant qui est avec elle souple et câlin, et elle n'a pas hésité à se mettre sur la défensive.

Pendant quelque temps, les domestiques accablés de taquineries par Tancrède, qui est avec eux hautain jusqu'à l'insolence ou familier jusqu'à la trivialité, ont fait entendre un concert de plaintes qui l'ont agacée ; de plus, elle a senti qu'ils restaient tous fidèles à Béatrix et qu'ils prenaient en toute occasion son parti, même dans les jeux, contre son protégé. Le curé, les sœurs, les Hameland, même le colonel, ont ouvertement témoigné ces mêmes sentiments et ont témoigné à la petite fille d'autant plus de sympathie.

Elle a trouvé que toutes ces résistances portaient atteinte à son indépendance et, l'esprit de contradiction aidant, elle en est arrivée à laisser Tancrède jouer librement un rôle de petit tyranneau domestique dont elle ne voit pas le dessous, n'étant jamais dans les coulisses.

À toutes les doléances de Victorine, elle ne répond plus que par cette phrase :

« Vous n'aimez que Mlle Tranquille ; vous ne l'aimez pas, lui ; il vous fait enrager, c'est tout simple. Il est donc inutile de me rebattre les oreilles de ses espiègleries. Je les arrêterai quand bon me semblera et je n'entends pas que chez moi on ait d'autres préférences que les miennes. »

Ainsi s'est dessinée la situation : d'une part la baronne et Tourbillon avec l'appui de la volonté flottante du colonel, qui aime beaucoup Béatrix, mais qui a un faible pour le futur officier ; de l'autre Tranquille qui ne se passionne pas, qui ne s'émeut pas, qui ne s'aperçoit de rien, mais qui a, bien à son insu, pour champions déclarés : M. le curé, les sœurs, Mme Hameland et tous les domestiques. Impossible, à ceux-ci surtout, de mettre en balance cette gracieuse enfant douce à servir, aimable aux pauvres, compatissante aux souffrants, et ce diablotin qui leur joue des tours pendables, qui les rudoie, qui s'en moque et prend devant sa tante des airs de petit saint. Voilà ce qu'on ne peut lui passer, à ce Tourbillon, c'est son hypocrisie. Quand sa tante est présente et lui ordonne de porter une aumône au pauvre mendiant du chemin, il le fait diligemment et avec beaucoup de bonne grâce ; s'il rencontre seul ce même mendiant, il ne se fera pas scrupule d'affoler son chien ou de lancer sa besace au milieu d'une haie pour le plaisir de le voir courir après. Devant la baronne, il remercie poliment le domestique qui lui rend le plus léger service ; mais le jour où Victor se jettera à l'eau pour le repêcher, le jour où Lucien, au risque d'être mordu, l'arrachera aux étreintes du gros chien de garde qu'il larde de coups d'épingle, le jour où Victorine aura sué sang et eau pour brosser ses vêtements à sa sortie d'un fossé, il leur sifflera impertinemment aux oreilles et leur fera entendre qu'ils sont faits pour se mouiller, se faire mordre et se fatiguer à son service. On lui pardonnerait tout excepté cela ; mais cela ne se pardonne pas parce que l'absence de cœur s'y rencontre par trop visible.

Et voilà ce que la baronne ne semble pas voir, c'est que cet enfant auquel elle prodigue les gâteries, manque absolument de cœur. Il la remercie avec tant d'effusion, elle, il est si soumis, si souple dans sa main ! Elle est même si aveuglée, la pauvre baronne, qu'elle va jusqu'à taxer d'indifférence et de manque de cœur l'absence de jalousie chez Béatrix. Dans le cœur tout pétri d'amour de Béatrix, un aussi laid sentiment ne peut trouver place et la baronne, prenant pour juger cette enfant d'élite, le niveau commun, conclut hardiment que puisque Béatrix n'a pas pris un instant ombrage de la présence de son cousin chez elle c'est qu'elle aime si peu sa tante, qu'il lui est indifférent de se voir remplacer dans ses bonnes grâces. »

« Vraiment, dit-elle de la meilleure foi du monde, je ne l'aurais jamais soupçonnée d'être indifférente à ce point. Moi, à son âge, à sa place, j'aurais donné des coups de griffe comme une chatte en colère à celui qui serait venu se glisser comme cela, en tapinois, auprès d'une personne aimée. Le superbe dédain de Béatrix en dit long sur ses sentiments à mon égard. »

Encore une fois la baronne avait un esprit élevé, un cœur excellent, une nature exceptionnellement riche ; mais elle n'avait pas le cœur suave et profond dans lequel s'implantent les dévouements aussi désintéressés que délicats et durables.

Tancrède, devinant parfaitement les sentiments de tous les habitants du Val-Argand à son égard et subissant d'ailleurs à son insu l'ascendant qu'exerçait Béatrix autour d'elle, avait tout de suite renoncé à la persécuter violemment.

Il s'y était essayé. Un jour Tranquille avait trouvé dans un tiroir un mulot vivant qui l'avait beaucoup effrayée ; un autre jour Tancrède avait effarouché les pauvres petits oiseaux qu'elle nourrissait sur sa fenêtre ; mais au premier cri d'effroi de la petite fille, à sa première larme, tous les bras s'étaient levés et toutes les langues avaient menacé, de façon à prouver à Tourbillon qu'il pouvait bien faire endêver tout le monde, mais que, s'il s'attaquait à sa cousine, on se lèverait en masse pour l'accuser.

Il lui joue encore bien des tours, mais de ces petits tours anodins qui ne seraient qualifiés que d'espiègleries chez un enfant qui montrerait par ailleurs de la sensibilité et de la délicatesse.

Béatrix subissait les taquineries en silence et se montrait d'une complaisance et d'une humeur charmantes en toute occasion où sa petite dignité n'avait rien à craindre.

En ce moment, Tancrède lui a proposé une partie de cerceau et la voilà qui court légèrement par les allées de droite du parc en faisant voltiger son cerceau devant elle, tandis que Tancrède le fait bondir par les allées de gauche. Béatrix excelle à cet exercice et remporte presque toujours la victoire, car rien ne la fait dévier de sa route. Elle suit attentivement son chemin, donnant des coups droits et réguliers au léger cercle, si bien qu'elle arrive au rond-point du rendez-vous avant Tourbillon qui lance tout à coup son cerceau à vingt pas devant lui, ce qui le fait sans cesse franchir la bordure de l'allée et aller tournoyer sur le gazon où la baguette du petit joueur le ressaisit à grand-peine.

« Tu as triché ! s'écria Tancrède avec son brutal sans-façon, quand il vit Béatrix s'arrêter au milieu du rond-point et élever victorieusement son cerceau sur sa baguette.

-- Moi ! répondit-elle d'un petit ton charmant de dignité blessée. Tu sais bien, Tancrède, que je ne triche jamais.

-- Et cependant tu gagnes toujours. Nous allons recommencer la partie. Le but sera l'étang, nous irons jusqu'à l'étang.

-- C'est un mauvais but, tu sais bien, Tancrède ; tu lanceras ton cerceau dans l'eau, c'en sera encore un de perdu.

-- Ma tante m'en rachètera, ma tante m'achète tout ce que je veux ; il y en a une douzaine dans la remise et Lucien sera obligé de m'en donner. Y es-tu, Tranquille ? Qui est-ce qui frappe les trois coups dans ses mains pour le signal ? Toi ?

-- Si tu veux. Place-toi. Es-tu prêt ? Une... deux... Te voilà déjà parti ! ce n'est pas loyal.

-- J'avais compris trois, dit Tancrède qui avait la détestable habitude de mentir presque à chaque parole. Recommence et parle plus haut. Eh bien ! commence donc ! »

Mais Béatrix regardait une des fenêtres du château dans laquelle s'encadrait le visage chaudement coloré de Victorine dont le bras s'agitait en signe d'appel.

« Victorine m'appelle ; il paraît qu'il est l'heure d'aller prendre ma leçon, dit-elle en plaçant son cerceau au bout de la baguette et la baguette sur son épaule.

-- Tu n'iras pas avant notre course à l'étang ! s'écria Tancrède en frappant du pied.

-- Tu vois que Victorine m'appelle.

-- Je me moque bien de cela. Est-ce que je réponds quand on m'appelle, moi ? Je fais semblant de ne pas entendre, voilà tout. Béatrix, prends ton cerceau et frappe les coups.

-- Non, c'est l'heure de finir, répondit la jeune fille que le ton violent de Tancrède ne semblait pas intimider ; ma récréation est finie, je retourne au château. »

Et elle prit le chemin du château, poursuivie par Tancrède exaspéré, qui l'accablait des menaces les plus étranges.

« Je me couperai les doigts devant toi, -- je tuerai tes oiseaux à coups de pierre. -- je ferai chavirer la barque quand tu y seras, -- je viserai la vieille Victorine avec ma sarbacane. »

Ce n'était pas la première fois qu'il récitait cette farouche litanie à sa cousine, et celle-ci pressait le pas, ayant à sa grande terreur vu briller la lame du couteau avec lequel il faisait semblant de se couper les doigts, uniquement pour l'effrayer.

Elle ne put retenir un soupir de satisfaction en passant le seuil du château, s'en croyant délivrée ; mais Tancrède était d'autant plus méchant et taquin que son oisiveté était absolue. Quand Béatrix accompagnée de Victorine qui portait ses cartons traversa le petit pont-levis, Tourbillon qui était monté dans un arbre tomba tout à coup si près d'elle, qu'elle ne put retenir un cri d'effroi. Mais se remettant bien vite elle lui sourit avec sa grâce ordinaire en disant :

« Ne t'es-tu pas fait mal, Tancrède ? »

Victorine la regarda et marmotta des paroles inintelligibles, qui se résumaient en ceci :

« Et quand il se serait fait mal, bon Dieu ! ne s'amusait-il pas à faire, et de toutes les façons mal aux autres ? qu'avait-il besoin de grimper comme un chat aux arbres pour venir effrayer les gens en tombant presque sur leur dos Il se ferait mal quelque jour, il n'y avait pas à en douter, et ce ne serait pas dommage. »

Tancrède ne répondit pas à Béatrix, par la bonne raison qu'il avait subitement pris sa course en avant vers un but inconnu. Victorine s'en croyait débarrassée lorsqu'elle l'aperçut passant au travers d'une grande haie. Il traînait sournoisement derrière lui une ronce énorme et il se mit à suivre Béatrix et sa conductrice, accrochant tantôt la robe de l'une, tantôt le châle ou le jupon de l'autre avec les piquants de sa ronce.

Béatrix, en cette occasion, mérita pleinement son surnom de Tranquille. Quand elle se sentait gênée dans sa marche, elle s'arrêtait et se dégageait tout doucement de la ronce qui rampait sous ses pieds. Il n'en était pas de même de Victorine qui n'avait pas remarqué la ronce et qui fut quelque temps sans se rendre compte de cet arrêt bizarre qui se produisait de distance en distance dans sa marche.

« On a donc semé des épines par ici ? disait-elle ; on a donc coupé la grande haie du pré ? Si madame la baronne passe par ici, elle sera bien surprise ; il faudra bien voir que... Bon... encore ! »

Tout à coup elle se détourna et aperçut Tancrède qui riait sournoisement en tirant à deux mains sa ronce qu'il avait glissée sous l'ourlet du tablier de Victorine.

Le sang monta à la tête de la vieille femme.

« Monsieur Tourbillon, c'est donc vous qui nous déchirez comme cela nos vêtements ? s'écria-t-elle. Allez-vous bientôt finir, ou je vais de ce pas prévenir Mme la baronne ?

-- Allez ! allez ! elle rira bien, répondit Tancrède en se mettant à cheval sur sa ronce devenue inutile.

-- Monsieur, elle ne rira pas toujours. Ah ! vous comptez là-dessus ! prenez garde ! Mme la baronne est bien bonne ; mais quand elle y voit clair, on ne se moque pas d'elle comme vous le faites tous les jours.

-- Moi ! cria Tancrède en tournant autour d'elle à lui donner des nausées.

-- Oui, vous, en faisant votre petit hypocrite devant elle ! Je voudrais bien qu'elle vous vît en ce moment à cheval sur votre ronce et avec votre mauvaise figure de Tourbillon ; mais cela viendra, le bon Dieu vous punira, vous verrez cela.

-- Tais-toi, vieille sorcière ! » cria Tancrède.

Et, appliquant sur l'épaule de Victorine la ronce qui y demeura attachée, il se sauva en courant.

Victorine se détourna pour lui montrer le poing.

« Oh ! va, petit monstre, petit scélérat ! on te donnera le fouet quelque jour ; et si c'est moi qui en suis chargée, je te promets que tu sentiras la verge !

-- Ma bonne Victorine, ne bougez pas ; je vais retirer les épines, dit doucement Béatrix, et sans déchirer du tout votre châle, je vous le promets.

-- Oh ! vous, mademoiselle, vous êtes la petite amie des bons anges. Je vois bien que je vous fais de la peine en me mettant en colère comme ça ; mais c'est plus fort que moi. Ah ! si mon fils, mon Victor, voyait les malices que me fait ce mauvais Tourbillon, il ne pourrait pas le supporter ! Mais ce méchant garçon est bien trop rusé pour venir jeter des ronces dans mes vieilles jambes, là où Victor est à jardiner.

-- Voilà le dernier piquant tiré, ma bonne.

-- Mon châle doit être plein d'accrocs, mademoiselle. Un châle tout neuf !

-- Il n'y en a pas un seul, je vous assure ; j'ai ôté les épines une à une et il n'y paraît plus. »

Victorine se saisit de la branche de ronce et, l'agitant dans la direction qu'avait prise Tourbillon, elle s'écria :

« Voici ce que j'aimerais à lui faire sentir, non pas sur sa veste, mais sur sa peau ! »

Cela dit, elle jeta loin d'elle la branche épineuse et marcha aux côtés de Tranquille qui disait :

« Pressons le pas, ma bonne ; sœur Saint-Denys me trouvera inexacte. »

En quelques minutes d'une marche rapide elles atteignirent la petite communauté.

Comme Béatrix passait le seuil de la porte, en faisant, comme adieu, une aimable inclination de tête à Victorine, celle-ci aperçut la petite dame Hameland qui accourait de toute la vitesse de ses petites jambes.

« Bon ! elle est entrée, elle ne m'a pas vue, dit-elle tout essoufflée. Bonjour, ma bonne Victorine ; tout le monde va bien au château.

-- Oui, madame.

-- Même M. Tourbillon, malgré ses accidents ?

-- Lui surtout, madame. Ses malices l'engraissent et le gardent en bonne santé. Il est tombé deux fois dans l'étang, cette semaine, comme vous l'avez peut-être su par Mme la baronne : il a reçu une ruade de son petit cheval qu'il conduit au pâturage en le tirant par la queue ; il s'est pris le doigt dans une fenêtre qu'il voulait fermer au nez de Mlle Béatrix, mais il ne s'en porte pas moins bien pour cela, et il nous fait enrager de plus en plus.

-- Vous aussi, ma pauvre Victorine !

-- Moi surtout, parce que c'est moi qui ose parler de lui à Mme la baronne. Les autres n'osent plus rien dire. Savez-vous ce qu'il vient de me faire tout à l'heure. »

Et s'arrêtant, un pied sur le dernier degré du petit escalier de pierre, les mains enfoncées dans les larges poches de son tablier de cotonnade, elle raconta, en l'amplifiant, la dernière malice de Tancrède.

« Et penser que Mme la baronne en est absolument coiffée ! dit Mme Hameland quand elle eut fini.

-- Et qu'elle s'en coiffe de plus en plus. Il a eu un chien, puis un cheval ; à présent il fait des mamours pour avoir un fusil. Mais j'ai déclaré à Mme la baronne qu'il nous tuerait avec ce joujou d'une nouvelle espèce et que je ne sortirais plus dans le parc, du jour où cet enfant aurait une arme, une vraie, dans les mains. Elle lui a résisté pour cela ; mais elle a fait installer un jeu bien désagréable tout près de la maison. C'est une machine qui jette un morceau de bois en l'air.

-- Un jeu d'arbalète ; le colonel m'en a parlé.

-- Oui, c'est bien le nom que Victor lui donne. Mais ce n'est pas prudent quand même, de lui avoir arrangé cette machine. Le bois qui va très haut en l'air, tout droit, et qui s'appelle une flèche, ne ferait mal à personne ; mais il m'a déjà dit : Quand ma tante ne sera pas là, j'enverrai ma flèche dans les chambres par les carreaux. Cela fera joliment peur aux gens.

-- Il ne rêve que plaies et bosses, dit Mme Hameland ; c'est un petit chenapan dont le voisinage commence à m'inquiéter. Rien ne m'ôtera de l'idée qu'il a déjà poussé une reconnaissance jusque chez nous. Je l'ai bien aperçu un jour la tête passée dans la haie de notre potager ; mais le colonel n'a pas voulu que je lâchasse notre chien de garde après lui. Que voulez-vous ? mon mari est comme la baronne, tout à fait aveugle sur son compte et un peu plus il le préférerait à notre charmante petite Tranquille, qui est un bijou d'enfant.

-- Oh ! mademoiselle, c'est une autre paire de manches, dit Victorine d'un ton pénétré. Ce Tourbillon lui fait mille petites misères, et croiriez-vous qu'elle m'a dit l'autre soir qu'elle priait beaucoup pour sa conversion ?

-- Elle ne montre aucune jalousie des préférences de la baronne ?

-- Elle, Seigneur ! Tout est bien, tout est bon pour Tancrède. Le bateau, la machines à flèches, le chien, le cheval, tous les cadeaux de Mme la baronne, sont la propriété légitime de M. Tourbillon ; et je ne l'ai pas entendue réclamer une fois.

-- Voilà ! c'est ça qui vous prend le cœur, dit Mme Hameland ; c'est cette bonté parfaite, cette abnégation étonnante. Adieu, ma bonne, cela m'a soulagée de vous parler d'elle. Ah ! je suis bien inquiète, allez ! bien inquiète. Et cependant y a-t-il une comparaison à établir ? Un monstre... une si belle enfant ! un démon !... un ange ! Adieu ! adieu ! »

Et sans se soucier de savoir si Victorine avait parfaitement compris cette phrase bourrée d'antithèses, elle poussa la petite porte et entra dans le parloir. La supérieure le traversait précisément en ce moment et Mme Hameland se précipita sur ses traces.

« Ma sœur, avez-vous un instant à me donner ? j'ai des choses très importantes à vous apprendre.»

La religieuse consulta sa montre et ouvrit en souriant la porte du second parloir.

« Entrez, madame, dit-elle ; j'ai un grand quart d'heure de disponible. »

Mme Hameland alla s'asseoir devant la table ronde placée au milieu du petit appartement, et se tournant vers la religieuse :

« Ma sœur, dit-elle avec une physionomie bouleversée, il n'y a plus à le nier, la baronne va nous enlever Béatrix.

-- J'en serais comme vous bien fâchée, madame ; mais s'agit-il seulement de la crainte que vous m'avez exprimée la semaine même où Mme la baronne a fait venir son neveu de Val-Argand ?

-- Il ne s'agit plus de mes idées, non, non, malheureusement. Je viens d'apprendre de source sûre que Mme de Yal-Argand cherche un précepteur pour ce mauvais petit Tourbillon, ce qui annonce clairement l'intention bien arrêtée de le garder.

-- Ceci, madame, n'entraîne pas forcément le départ de Béatrix, il me semble ?

-- Si, mais si ; on ne garde pas deux enfants aussi dissemblables. Si l'un reste, il faut que l'autre parte. Et je l'ai toujours prédit, ce sera elle qui partira.

-- Dans tous les cas, nous pouvons être sûres que Mme la baronne choisira pour Béatrix un établissement où la chère enfant sera très bien de toutes les façons.»

Mme Hameland crispa ses petits poings.

« C'est comme cela que vous en prenez votre parti ! dit-elle. Comment ! voilà une charmante enfant que nous aimons tous, qui est une vraie joie pour tout le monde, et au Hatay il n'y en a guère de joie. Et pourquoi la renverrait-on du Val-Argand ? Pour ce petit malappris. Cela est affreusement dépitant. Comment ! cela ne vous dépite pas ?

-- Madame, je prendrai la question à un autre point de vue, si vous le permettez, et je vous dirai que je regretterais certainement beaucoup une semblable décision, surtout à cause du chagrin qu'éprouvera Béatrix de quitter sa tante.

-- Bah ! vous croyez qu'elle en aura tant que cela ?

-- Un chagrin profond, madame, un très grand chagrin.

-- Elle est bien b... ah ! qu'allais-je dire ? pardon ! bien bonne.

-- Elle est bonne, en effet, et c'est à cause de cette bonté que nous l'aimons tant.

-- Mais enfin, depuis l'arrivée de ce Tourbillon de malheur, la baronne est pour elle d'une injustice et d'une froideur qui devraient quelque peu refroidir ses sentiments à son endroit.

-- Béatrix, madame, a un cœur très délicat ; elle se souvient surtout des bontés passées de sa tante ; c'est un esprit plus juste que passionné, ce qui est rare, et la preuve, c'est qu'elle n'a jamais été choquée des préférences accordées au nouveau venu. Comme tous les cœurs véritablement dévoués, d'ailleurs, elle aime sans se demander si elle est aimée au même degré et avec la même sincérité.

-- C'est un bijou d'enfant. Elle serait ma nièce que je l'idolâtrerais.

-- Ce qui lui nuirait peut-être beaucoup, madame, dit la religieuse en se levant.

-- Est-ce que votre quart d'heure est déjà fini ? dit la petite dame ; j'aurais voulu m'entendre avec vous pour combattre les idées dangereuses de la baronne. Il ne faut pas laisser commettre sans la combattre cette injustice dont elle sera la première à se repentir, je l'ai prédit au colonel que je voudrais engager dans ma croisade.

-- Il me semble, madame, que M. le colonel ayant son franc-parler avec Mme la baronne, est en effet la seule personne qui puisse traiter avec elle un sujet de cette délicatesse.

-- Certainement ; mais le croiriez-vous, ma sœur, il a maintenant un faible pour ce petit Tourbillon. Ce n'est pas qu'il n'aime pas sa chère Tranquille ; mais enfin ce petit diablotin ne lui déplaît pas non plus. Dites-moi, puis-je aller embrasser Béatrix ?

-- Elle prend sa leçon de musique, madame ; il serait mieux de ne pas la déranger.

-- C'est bien ! c'est bien ! dit Mme Hameland en se dirigeant vers la porte, j'enverrai le colonel la chercher demain jeudi pour dîner, et je l'aurai toute l'après-midi. Tout ce qui se trame est, au fond, de la plus grande importance pour elle. Je ne suis point de ces gens qui font fi de la fortune et je serais véritablement furieuse que sa tante imaginât de s'accommoder un héritier. Elle est tellement entichée de son blason, de son nom, de son domaine ! Assez, n'est-ce pas ? ne médisons pas. Vous me laisserez bien lui reprocher son brin d'orgueil. J'en ai bien, moi qui ne suis ni baronne ni châtelaine, et qui n'ai ni fortune ni beauté. Adieu ! pensez bien à notre petite Béatrix, et, à l'occasion, prenez son parti autant que la charité chrétienne vous le permet. Ah ! la charité, c'est une belle chose, mais de pratique bien difficile pour certaines gens ! »

Et elle sortit après ce flux de paroles que la religieuse écoutait en souriant.

Il faut bien le dire, la nouvelle qu'avait apportée madame Hameland avait ému la bonne supérieure plus qu'elle n'avait voulu le laisser voir.

Perdre cette chère petite élève qui était un exemple vivant pour ses classes populaires, voir succéder au Val-Argand dans l'avenir, un jeune homme turbulent dont les passions seraient vives, à une jeune fille délicate, pieuse et charitable, telle que promettait de devenir Béatrix, n'était point de mince importance aux yeux de la religieuse, toute dévouée aux populations rurales auxquelles elle consacrait sa vie.

Remettant à plus tard l'affaire qui l'appelait au dehors, elle se rendit dans l'appartement où Béatrix prenait sa leçon de musique. La petite fille jouait de mémoire ; ses beaux yeux levés naturellement vers le ciel, et la supérieure s'arrêta machinalement pour l'écouter.

« Elle a fait beaucoup de progrès, n'est-ce pas ? lui dit tout bas la sœur-professeur ; elle est musicienne jusqu'au fond de l'âme. »

La supérieure inclina la tête en signe d'assentiment et répondit à demi-voix :

« Priez pour elle ; elle touche peut-être à un changement de destinée tout à fait imprévu. »

Et élevant la voix elle ajouta :

« Béatrix, viendra-t-on vous chercher du château ?

-- Non, ma sœur, aujourd'hui vous aurez la bonté de me faire conduire.

-- Eh bien ! comme j'ai une petite affaire de charité à régler avec votre tante, ce sera moi qui vous reconduirai, mon enfant. »

Béatrix se leva pour la remercier gentiment de cette grande faveur.

En effet, quand les leçons furent terminées, elle trouva dans le parloir d'entrée la supérieure revêtue de sa mante à capuchon, et elle prit avec elle le chemin du Val-Argand.

Béatrix commença à causer de la musique qu'elle aimait et la sœur supérieure, ayant détourné la conversation et fait quelques allusions à Tancrède, n'entendit ni une plainte ni une récrimination. Béatrix lui avoua qu'il était très joueur, un peu querelleur, qu'il aimait à faire de petites frayeurs, qu'il était un peu désagréable, elle ne savait pourquoi, avec les domestiques, et très dur pour les pauvres, mais elle le défendait bien à l'occasion, surtout quand on voulait le faire gronder par la baronne.

Au moment même où elle finissait de réciter ce bon petit plaidoyer en faveur de son persécuteur, la religieuse qui avait levé les yeux, s'arrêta court.

« Sont-ce mes yeux qui me trompent ? dit-elle ; mais il me semble qu'il y a un homme là-bas sur le mur du parc. »

Béatrix regarda dans la direction qu'elle indiquait et aperçut Tancrède qui se promenait en équilibriste sur la crête du mur.

« Ah ! voilà qui le ferait bien gronder, s'écria-t-elle, voilà ce que ma tante punirait sévèrement. Ma sœur, permettez que j'aille faire descendre mon cousin, car c'est lui.

-- Allez, mon enfant, l'imprudence qu'il commet est grande. On ne peut mieux enseigner aux pauvres vagabonds que le mur du parc n'est pas une clôture inaccessible. »

Béatrix avait pris sa course ; elle s'arrêta juste au-dessous de Tancrède.

« Descends, je t'en prie ! dit-elle ; ma tante serait très fâchée si elle apprenait ce que tu fais là.

-- Bah ! c'est très amusant. Fais attention, voilà de la chaux qui dégringole.

-- Tancrède, tu te feras punir ; descends je t'en prie.

-- Laisse-moi tranquille. Je vais descendre, car voici Victor qui arrive en courant du fond du potager, et puis c'est l'heure de ma promenade à cheval avec ma tante.

-- Prends garde, Tancrède, ne te blesse pas en descendant.

-- Tu m'ennuies, tu es une peureuse ; je ne suis pas un trembleur, moi. »

Et sans accorder une seule marque de politesse à la vénérable religieuse qui s'était peu à peu avancée de leur côté, il fit le plongeon dans un vieux lierre qui tapissait le mur à cet endroit, de là bondit dans l'allée et disparut.

La sœur et Béatrix reprirent en causant le chemin du château.

Dans la cour, elles aperçurent deux chevaux sellés, la jument isabelle sur laquelle la baronne faisait encore quelques courses sur ses domaines, et le petit poney qui avait été donné à Tancrède.

La baronne revêtue de son amazone sombre était debout sur le seuil de la porte du vestibule. Elle accueillit la sœur avec sa déférence et son amabilité habituelles, cependant il y avait je ne sais quelle ombre sur son front.

« Ma chère sœur, permettez-moi de vous recevoir ici, dit-elle ; j'attends Victor qui a vu un homme se promener sur le mur du parc, ce qui est une plaisanterie ou un mauvais tour que je ne saurais tolérer.

-- Je n'ai qu'un mot à vous dire, madame la baronne, il s'agit de la pauvre paralytique votre protégée, que soignent nos sœurs. Elle veut absolument déloger et s'en aller occuper le petit appartement que vous avez loué pour elle. Ce déménagement ne devait se faire que dans trois mois ; il y aura quelques frais. Faut-il le lui permettre ?

-- Oui ma sœur, certainement. Cette pauvre femme a l'illusion de croire qu'elle souffrira moins dans cette chambre que là où elle se trouve, je permets tout et je paie tout.

« Eh bien ! tu es encore en retard pour cette promenade que je commence à heure fixe ? »

Ces mots s'adressaient à Tancrède qui rentrait.

« Quand j'aurai une montre, ma tante, répondit-il d'un petit air aimable, je ne vous ferai jamais attendre. Partons-nous tout de suite ?

-- Oui, quand Victor m'aura renseigné sur le vagabond qui prend le faîte de mes murs pour un sentier à son usage. Tu n'as pas aperçu ce singulier promeneur ?

-- Je crois en effet, dit Tancrède impudemment, qu'il y avait quelqu'un sur le mur tout à l'heure.

-- Il fallait aller t'en assurer et appeler les domestiques. Je ne tolère pas ces licences, qui pourraient avoir les plus fâcheux résultats.

-- Quelle tournure avait cet individu, Tancrède ?

-- C'était... c'était... un mendiant... je crois. »

La sœur et Béatrix le regardaient avec une physionomie qui les aurait trahies, si la baronne n'avait été toute à son impatience.

« Mme la baronne, je vous souhaite une bonne promenade, dit la sœur en s'inclinant.

-- Ma sœur, entrez vous reposer, je vous prie. Béatrix vous tiendra compagnie.

-- Vous savez que mon temps ne m'appartient pas. Je suis pressée d'ailleurs de porter la bonne nouvelle à notre pauvre femme. »

Et la sœur s'en alla escortée par Béatrix et la baronne qui descendit les marches du perron pour aller caresser son cheval.

« Ah ! enfin, voici mon chasseur, dit-elle en apercevant Victor qui accourait. Eh bien ! vous n'avez pas pris le rôdeur ?

-- Mme la baronne, je n'ai trouvé personne.

-- Victor, je croirais que vous avez eu la berlue, si Tancrède n'avait pas vu cet individu.

-- Mme la baronne m'excusera, j'étais bien loin. Cependant je jurerais que quelqu'un a monté sur le mur et d'ailleurs le lierre est tellement froissé en cet endroit qu'il n'y a pas moyen d'en douter.

-- Faites faire une petite battue dans le parc avant ce soir, et si vous trouvez l'audacieux coquin, menez-le tout de suite à la gendarmerie.

-- En selle, Tancrède ! »

Tancrède, qui écoutait ce dialogue avec les oreilles un peu rouges, ne se le fit pas dire deux fois. La baronne, à laquelle Lucien tenait l'étrier, s'assit avec grâce sur sa selle et ils partirent au petit trot, sans donner l'ombre d'une pensée à Béatrix qui était debout sur la terrasse, songeuse, presque triste.

Tancrède, venait à son insu, de lui causer une grosse déception, une douloureuse surprise, un bien grand chagrin.

Il avait menti.

XI -- Où la lutte s'engage

Du jour où toute la lâcheté de caractère de son cousin était apparue à Béatrix, il se fit involontairement un changement dans sa manière d'être à son égard. Elle se montra aussi douce ; mais beaucoup moins confiante, et en certains moments elle ressentait comme un secret effroi auprès de lui.

Elle ne partageait plus ses jeux avec le même plaisir, elle lui échappait le plus possible, et comme cela ne convenait pas à Tancrède, une sorte de petite guerre sourde s'alluma entre eux. Du côte de Béatrix, ce ne fut tout d'abord qu'une tactique de prudence ; mais Tancrède s'aperçut bien vite du changement des manières de la petite fille et il mit tout en œuvre pour l'assouplir sans recourir au moyen qui aurait été souverainement puissant, son propre changement à lui.

Il fut même assez adroit pour faire envisager le changement de Béatrix comme la suite d'un caprice inexplicable et se donna le malin plaisir de la faire gronder. La baronne, qui s'était habituée à la société du petit tapageur, en voulait à quiconque jetait des ombres sur la gaieté étourdissante qui l'amusait.

Béatrix subissait tous les orages avec une inaltérable douceur et se demandait quel moyen il y aurait de guérir son cousin. Elle en avait découvert un. Quand elle s'oubliait à la chapelle, et elle s'y oubliait souvent, c'était pour réciter une longue prière qui avait pour but la conversion des pécheurs. Certes les mensonges de Tourbillon, joints aux confidences de Victorine, lui avaient tout à fait ouvert les yeux sur son méchant cœur et sur son profond égoïsme ; mais elle n'en était que plus ardente à désirer qu'il changeât, et naïvement elle récitait dans son livre d'heures tout ce qui se rapportait à cette conversion si désirée.

Hélas ! les pécheurs sont de tous les âges et de toutes les conditions, et certains défauts se développant librement dans les natures portées au désordre, ont tôt ou tard dans la vie d'un homme, alors qu'ils ont revêtu le nom de passions, de ces explosions formidables, qui sont le désespoir des familles et souvent la honte d'une nation.

Un jour, à la suite d'une confidence de Victorine qui avait fait monter le rouge au front de Béatrix, la petite fille sacrifia son heure de récréation et s'en alla à l'église. Victorine avait raconté que Tancrède, au mépris de toute dignité, s'était lié avec deux petits vauriens du village et que le bruit courait qu'il faisait partie de la bande qui s'amusait à dévaliser les jardins des alentours. M. le curé, les sœurs et M. le percepteur avaient déjà vu leur belles prunes de reine-claude disparaître de leur enclos et maintenant on s'attaquait aux fruits du colonel Hameland, qui pourtant causait un certain effroi aux pillards vulgaires.

« Jamais, affirmait Victorine, jamais ils n'auraient osé piller le jardin de la Verrière, si M. Tourbillon n'avait été à leur tête, s'il ne les avait poussés, s'il ne leur avait montré les bons endroits pour passer dans le jardin.

-- Je ne puis pas croire cela de Tancrède, avait répondu Béatrix ; ma bonne, on s'est trompé ! »

Victorine lui prouva qu'on ne s'était point trompé du tout. Le facteur avait surpris la bande et avait parfaitement reconnu la toque de Tancrède parmi les vieux chapeaux. Un cantonnier qui travaillait sur la route avait également assisté de loin à l'escalade des murs ; mais on était tellement pénétré de la pensée que jamais Mme la baronne ne croirait cela de son neveu, qu'on refusait péremptoirement de lui en parler.

« Moi-même, je l'aurais vu de mes yeux que je n'oserais pas le lui dire, s'écria Victorine, tant ce petit monstre a pris de l'empire sur elle ; et puis c'est une chose si basse, si honteuse, que cela me ferait mal de le lui raconter. »

Et c'est parce que cela faisait mal à Béatrix de l'entendre, qu'à l'issue du dîner elle s'éclipsa et s'en alla à la chapelle réciter des prières pour la conversion du petit chenapan.

Celui-ci avait précisément besoin d'elle pour s'amuser ce jour-là. Quand il avait joué quelque mauvais tour, que le tête-à-tête avec sa tante l'embarrassait, il aimait la société de Béatrix et lui faisait la grâce de se plier à ses jeux. Étonné, de ne point la voir, il se mit à la chercher partout dans le parc, dans les appartements. Ne la trouvant pas, il s'imagina qu'elle se cachait exprès, et une de ces colères concentrées, qui n'étaient pas le moindre de ses défauts, s'empara de lui.

Tout à coup il l'aperçut descendant l'avenue de l'église ; il courut après elle, les poings fermés et pâle de rage.

« Pourquoi n'es-tu pas venue jouer ? où étais-tu ? pourquoi ne m'as-tu pas répondu ? Je dirai à ma tante que tu me fais des malices, je te mordrai, je te pincerai. »

Ah ! que sa physionomie était méchante et bêtement égoïste, pendant qu'il la poursuivait ainsi de ses questions et de ses menaces brutales, qui n'obtenaient aucune réponse ! Entêté comme un mulet, il la suivit pas à pas, marche à marche, et entra après elle, presque malgré elle, dans sa petite chambre en rebâchant ses -- pourquoi.

« Et maintenant, que veux-tu faire ? dit-il en voyant Béatrix s'asseoir à sa table de travail. Crois-tu que je vais te laisser étudier, mademoiselle Tranquille ? Tu m'ennuies, entends-tu ? Tiens, va chercher tes livres. »

Et d'un coup de poing il renversa une pile de livres qui roulèrent dans l'appartement.

« Tancrède, si tu es aussi méchant, va-t'en.

-- Je ne m'en irai pas, je resterai pour te faire enrager. Où étais-tu ?

-- À l'église.

-- Tu es une bigote ; je voulais jouer à la balle, il fallait venir jouer avec moi. Viens tout de suite !

-- J'ai un devoir à faire.

-- Tu ne le feras pas. Qu'est-ce que cela fait après tout ? Est-ce que je travaille, moi ? Viens !

-- Tu sais bien que je travaille toujours de une heure à deux heures.

-- Oui, après avoir joué avec moi. Ma tante veut que tu joues. Viens-tu ? »

Sa voix était aigre, colère, menaçante.

« J'irai à quatre heures, après mon cours, si... si tu es sage.

-- Qu'est-ce que cela te fait que je sois sage ?

-- Je ne veux pas l'être. Tu es trop sage, toi ! Tu es mademoiselle Tranquille. Tu crains tout le monde, à commencer par ma tante. Ne prends pas de plume, c'est inutile ; je te l'arracherai, je renverserai l'encre sur le tapis et je dirai que c'est toi.

-- Ah ! Tancrède, peut-tu mentir comme cela ?

-- Moi, ça m'est égal, pourvu que je m'amuse et que personne ne me punisse. Tiens, voilà ton porte-plume.

Et lui enlevant le porte-plume des doigts au risque de lui écorcher la main, il le jeta par la fenêtre ouverte.

-- Oh ! s'écria Béatrix, tu as manqué de le blesser.

-- Qui ?

-- Ce pauvre petit oiseau qui vient me demander à dîner. »

Et, parlant bas, elle ajouta :

« Regarde comme il vole tout effrayé. Veux-tu émietter du biscuit ? Cela t'amuse-t-il de donner à manger aux oiseaux ?

-- Beaucoup, dit Tourbillon avec un petit sourire traître que Béatrix ne remarqua pas.

-- Tiens, voilà un biscuit : marche bien doucement, ne parle plus et surtout ne fais plus de ces vilaines grimaces. Tu louches quand tu es en colère. »

Tancrède avait pris le biscuit, en avait tout de suite avalé une bouchée avec la gloutonnerie qui le poussait à goûter de tout ce qu'il voyait de friand, et s'était glissé dans la large embrasure.

Mais il eut beau appeler : « Petit ! petit ! » l'oiseau voletait et ne s'approchait pas.

« Viens l'appeler », commanda-t-il.

Béatrix se leva aimablement et lança quelques appels bien connus du petit oiseau, car il sauta immédiatement sur le rebord de granit.

Au même instant, la main de Tancrède s'abattit sur lui.

« Prends garde ! prends garde ! s'écria Béatrix en pâlissant. Mon Dieu ! tu vas l'étouffer !

-- Je lui tords le cou devant toi, si tu ne viens pas jouer à la balle et tout de suite ! dit Tourbillon avec sa méchanceté froide.

-- Mon oiseau... laisse-le, gémit Béatrix en se précipitant vers lui les mains jointes.

-- Ah ! tu me pries à présent ; ah ! ah ! ah ! tu n'as plus de beaux airs, mademoiselle Tranquille ; ah ! ah ! ah ! Tiens, embrasse mon soulier et je te donne la bête. »

Et il leva grossièrement le pied à la hauteur du visage de Béatrix.

Mais celle-ci se redressa et recula.

« C'est bon, dit-il haineusement ; tu ne veux pas ? eh bien ! voilà ! »

Il fit un mouvement et jetant l'oiseau mort sur la table :

« Voilà, répéta-t-il ; et maintenant, viens-tu jouer ? »

Béatrix comprima le sanglot qui gonflait sa poitrine, mais ne put retenir deux grosses larmes qui coulaient lentement sur ses joues.

« Jamais je ne jouerai plus avec toi, dit-elle ; tu es lâche et méchant, méchant, méchant ! »

Et prenant l'oiseau, elle sortit de sa chambre. Elle allait toute pleurante chercher sa tante et lui demander comme une grâce de ne plus jouer avec Tancrède. Malheureusement elle attendit longtemps à la porte de son appartement, et quand, sur un avis de Justine, elle descendit dans le salon orange où la baronne se trouvait, M. et Mme Hameland y faisaient également leur entrée.

En voyant la pâleur répandue sur les traits de la petite fille, les grosses larmes qui tombaient de ses yeux sur le plumage soyeux de la victime de Tourbillon, la baronne ne songea qu'à la consoler et écouta sans l'interrompre le récit que la pauvre enfant lui faisait à l'oreille par délicatesse.

« Allons, calme-toi, calme-toi ! dit-elle en passant la main sur les beaux cheveux ondés de Tranquille quand elle eut fini son récit ; après tout, ce n'est qu'un oiseau de moins ; il y en a dix mille dans les bois de Val-Argand. Il me l'a dit, d'ailleurs, il ne l'a pas fait exprès.

-- Ma tante, j'étais là, je l'ai vu.

-- Et quand même ? Colonel, raisonnez un peu cette petite fille ; son cousin a étouffé par mégarde, -- je t'assure qu'il en est bien fâché et qu'il ne l'a pas fait exprès, -- ce petit oiseau qui venait manger des miettes sur la fenêtre de Béatrix. N'est-ce pas que ce n'est pas absolument un crime pour un garçon ?

-- Tout garçon est né chasseur, répondit le colonel ; tu en verras bien d'autres, ma petite Tranquille, quand la chasse sera ouverte.

-- Les chasseurs n'étranglent pas les oiseaux comme cela, monsieur.

-- Allons ! c'est assez, dit la baronne, allez faire une partie de balle ensemble et raccommodez-vous. »

Mais Béatrix répondit, après avoir baisé la petite tête de l'oiseau :

« Ma tante, je ne jouerai plus jamais avec lui, que quand vous serez là.

-- Donc, me voilà maintenant érigée en surveillante des jeux de mademoiselle Béatrix. Allez-vous-en, vous êtes d'une sensiblerie ridicule. »

Et, Béatrix étant sortie, elle ajouta :

« Elle est capable de lui garder rancune, à ce petit diable de Tourbillon. Je n'ai jamais vu deux enfants s'arranger aussi peu. Deux garçons ou deux filles, cela s'entend, doivent s'arracher les yeux ; mais entre la petite fille et le petit garçon, le contraste de la douceur et de la vivacité existe, et je ne m'explique pas la mésintelligence qui règne entre ceux-ci.

-- Madame la baronne, ce petit Tancrède est bien insupportable, dit crûment Mme Hameland.

Chez moi, j'ai parfois suivi, sans en avoir l'air, le courant de leurs jeux, je l'ai toujours trouvé d'une exigence et d'une brutalité insupportables, quand il croyait n'être ni vu ni entendu.

-- Madame, vous avez une telle préférence pour Béatrix que vous me permettrez de suspecter votre impartialité en ceci, répondit la baronne, non sans vivacité. Je prends aujourd'hui ce fait qui semble être tout entier à la charge de Tancrède. »

Béatrix, sans raison aucune, refuse de jouer ; lui, se cache, évidemment, par une tranquille petite malice. Lui qui est espiègle se saisit de l'oiseau pour lui faire peur et l'étouffe par mégarde.

« Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, n'est-ce pas, colonel ?

-- Non vraiment, madame.

-- Et cependant vous voyez quelle est l'impressionnabilité de cette petite fille.

« C'est une désolation. Tancrède est un méchant... »

Il me sera vraiment impossible de les garder tous deux au Val-Argand. Depuis quelque temps, Béatrix est toute changée ; les domestiques s'en mêlant, c'est la guerre intestine allumée chez moi par cette rivalité enfantine. Je me débarrasserai de l'un d'eux prochainement, il le faudra bien.

-- Oh ! madame la baronne, vous ne songez pas à vous séparer de votre jolie petite Béatrix ! s'écria Mme Hameland.

-- Pourquoi pas, madame, si c'est ma jolie petite Béatrix qui rend la paix impossible ? Je garderai celui qu'il me sera le plus facile de gouverner.

Or, vous en penserez ce qu'il vous plaira, mais Tancrède est d'une docilité parfaite à mon endroit, tandis que Béatrix, qui paraît très douce, a une force étonnante de résistance. Elle a déjà sur le juste et l'injuste des idées arrêtées, qui ne sont rien moins que peu respectueuses parfois.

Tancrède sait qu'elle est venue se plaindre à moi, il ne lui en gardera pas rancune, il sera le premier à lui proposer une partie de cerceau, comme si rien de désagréable ne s'était passé.

Croyez-vous que Béatrix soit de si bonne composition ?

Je suis sûre qu'elle va être huit jours sans vouloir jouer avec lui.

-- Les oppresseurs, petits comme grands, peuvent se donner la magnanimité d'être oublieux, madame, répartit Mme Hameland. Il y a des gens qui, après avoir volé votre bien ou votre réputation, sont tout prêts à vous tendre la main en disant : « N'y pensons plus. » Franchement la raison de se souvenir n'est pas de leur côté.

-- La question est tellement personnelle en ceci, madame, qu'il est en vérité inutile d'en parler davantage. Colonel, avez-vous vu l'effet de la greffe nouvelle appliquée par Victor aux poiriers sauvages ?

-- Non, madame.

-- Allons voir cela, si toutefois une promenade ne fatigue pas Mme Hameland.

-- Cela en ferait trois avec l'aller et le retour répondit Mme Hameland, et la question des greffes n'intéresse guère que mon mari. Si vous le permettez, je vous attendrai en lisant les débats du Sénat, qui sont fort intéressants en ce moment.

-- Certainement, madame. Donc nous vous laissons en tête-à-tête avec ces chicaneurs à barbe grise et nous allons voir nos greffes. »

Elle sortit avec le colonel. En traversant la cour elle trouva Tancrède couché sur le sable.

« Eh bien on ne joue pas ? dit-elle ; la paix n'est donc point faite ? »

Et Tancrède, les yeux hypocritement baissés, répondit :

« Elle ne veut pas croire que je ne l'ai pas fait exprès ; elle ne veut pas venir, elle ne jouera plus avec moi.

-- C'est ce que nous verrons », dit la baronne.

Et, se détournant vers la fenêtre où apparaissait en tout temps le bonnet tuyauté de Victorine, elle fit un signe d'appel.

Victorine accourut.

« Où est Mlle Béatrix, Victorine ?

-- Mademoiselle écrit dans sa chambre.

-- Quoi ? Savez-vous ?

-- Sur un grand cahier où il y a écrit : Histoire de France.

-- Allez de ma part lui proposer ceci : ou elle descendra immédiatement jouer avec son cousin, ou elle sera consignée dans sa chambre, le soir, pendant huit jours. Pas de commentaires, j'attends la réponse. »

Victorine partit et revint presque aussitôt.

« Madame la baronne, mademoiselle est bien peinée d'être privée de passer la soirée avec vous mais...

-- Mais elle aime mieux la punition ?

-- Elle choisit la punition.

-- Vous vous êtes bien expliquée, Victorine ?

-- J'ai dit : Ou vous descendrez tout de suite jouer avec M. Tancrède, ou vous serez privée de soirée pendant huit jours.

-- Très bien. Et maintenant, Tancrède que vas-tu faire ? Je n'aime pas à te voir étendu comme un lézard sur le sable et te détirant au soleil. Il y a des moments où tu manques absolument de tenue.

-- Si vous le permettez, ma tante, je vais aller travailler à mon steeple-chase au fond du parc ?

-- Je le veux bien. Désires-tu quelqu'un pour t'aider ?

-- Oh ! non, j'aime mieux travailler seul avec mes petits outils.

-- J'aime cela ; agir seul, c'est d'un homme. »

Et la baronne s'éloigna en expliquant au colonel comme quoi Tancrède avait imaginé d'organiser un steeple-chase au fond du parc, pour habituer son petit cheval à franchir des obstacles.

« Et vous voyez, comme il est de bonne composition, ajouta-t-elle ; il va travailler à ses banquettes toute l'après-midi. Et Béatrix préfère huit jours de punition à une condescendance. Ah ! c'est un terrible petit caractère que cette Tranquille ! »

Et, tout en discourant là-dessus, elle conduisit le colonel à la pépinière où Victor élevait ses jeunes arbres.

Tancrède, prenant le chemin opposé, s'était d'abord blotti derrière un bosquet pour regarder Mme Hameland à demi voilée par le grand journal qu'elle lisait ; puis, je ne sais quelle bizarre idée lui était venue, et, riant silencieusement, il s'était élancé dans le parc. Il courait plutôt qu'il ne marchait, et il arriva en dix minutes dans l'enfoncement où il avait obtenu la permission d'établir son steeple-chase.

Mais en y arrivant il ne se saisit pas des outils placés contre un large tronc d'arbre. Il monta avec l'agilité d'un chat dans l'arbre lui-même et, arrivé sur une grosse branche qui s'appuyait sur le mur de clôture, il se pencha à l'extérieur et siffla. Deux petits garçons plus âgés que lui, vêtus de guenilles et possédant la plus effrontée figure du monde, sortirent du fossé où ils s'abritaient et lui sourirent d'un air de complicité qui n'était que trop significatif.

« Où allez-vous aujourd'hui ? demanda Tancrède.

-- Nous ne savons pas ; le garde champêtre ne fait que rôder autour des jardins du bourg.

-- Oui, mais pas à la Verrière. Le colonel est chez ma tante, il faut en profiter.

-- Oui ; mais sa femme ?...

-- Y est aussi, elle lit son journal, ils en ont pour deux heures. »

Les gamins bondirent de joie.

« Allons chercher des prunes bien vite, dirent-ils.

-- Mais le chien, dit l'un d'eux, le chien est là ?

-- Il me connaît, répondit Tancrède. Et d'ailleurs j'ai une tartine pour lui. Ce sera bien amusant. Venez ! »

Il appuya de toutes ses forces sur la branche, qui plongeait ses derniers rameaux dans le chemin, et renouvela l'effort jusqu'à ce que les petits garçons, qui sautaient comme des singes, l'eussent saisie et se fussent ainsi introduits dans le parc. Ils s'enfuirent tous trois par le petit sentier qui conduisait par la traverse à la Verrière. Sitôt qu'une personne du château apparaissait, Tancrède seul restait visible ; les autres, au moindre signal d'alarme, rampaient dans la mousse comme de petits serpenteaux.

XII -- L'accusation

« Mon ami, aurez-vous le courage de me laisser seule cueillir ce qu'il me faut de prunes pour mes confitures ? Me laisserez-vous courir les dangers du vertige sur la grande échelle ?

-- Ma chère Constance, prenez le jardinier.

-- Votre sieste n'est pas interrompue, je le vois bien ; car enfin vous savez aussi bien que moi qu'il est parti depuis hier pour voir son père qui est à la mort. »

Le colonel se redressa paresseusement et arrêta le mouvement de son fauteuil balançoire pour regarder sa femme qui, un panier d'une main, une gaule de l'autre, se tenait à l'entrée du kiosque rustique.

« Constance, dit-il, n'y aurait-il pas moyen de remettre cette cueillette à un autre jour ?

-- Impossible ; d'abord parce que les prunes sont à point, ensuite parce que les rôdeurs de nuit peuvent revenir.

-- Allons, allons, dit le colonel, qui se leva et se secoua, il n'y a pas moyen d'avoir raison d'une femme qui a des confitures en tête. L'échelle est-elle portée ?

-- Elle a été portée hier, à midi, au moment de la petite ondée qui nous a fait remettre l'opération.

-- Allons, allons, répéta le colonel en se coiffant de son grand panama, la chaleur ne fera qu'augmenter, autant vaut en finir tout de suite. Vous ne remplirez que ce panier, Constance ?

-- Voici Fanchette qui nous suit avec le panier à provisions. Nous mettrons ici le choix des prunes, celles qui ont été bien exposées et qui sont à point.

-- Pour être mangées, continua le colonel en suivant sa femme. Vous n'allez pas fourrer les meilleures prunes de notre beau jeune prunier au fond de vos pots de confitures ?

-- Je sais quelqu'un qui saura très bien les y aller trouver, monsieur Hameland, et qui alors ne se plaindra pas qu'il m'ait pris envie de les choisir.

-- C'est bon, c'est bon, dit le colonel en riant, quoi que vous en disiez je prélèverai quelques desserts sur la cueillette d'aujourd'hui et j'enverrai quelques douzaines de prunes à notre voisine qui n'a que de vieux arbres passablement rabougris.

-- De tout mon cœur, colonel, la baronne est excessivement généreuse de tous les produits de son domaine, elle ne manque jamais de me faire goûter ses premières asperges, ce sera avec plaisir que je lui donnerai des prunes de notre fameux prunier. À propos, savez-vous qu'elle a été hier très affectueuse pour Tranquille ?

-- Oui, assez.

-- Naturellement il a fallu qu'elle donnât raison à son diablotin de Tourbillon ; mais enfin quand la petite a paru avec son oiseau mort dans la main et son visage couvert de larmes, la baronne a eu un petit mouvement de sensibilité qui m'a fait plaisir.

-- Et à moi aussi.

-- La suite n'a pas répondu au commencement, je le sais bien ; mais enfin je veux croire encore qu'elle ne choisira ni pour compagnon ni pour héritier ce petit frisé aux dents de loup.

-- Je n'en jurerais pas.

-- Elle nous l'a dit, Charles.

-- Non, non ; mais en fin de compte elle blâme toujours Tranquille, qui a été punie hier.

-- Pourquoi ? est-ce parce que le petit chenapan avait étranglé son oiseau ?

-- Parce que, parce que... ma foi je n'ai pas bien compris l'affaire. Il me semble cependant que la petite a refusé net de revenir jouer avec son cousin.

-- Elle a bien fait, je l'approuve.

-- Mais, ma bonne, cela lui a valu huit jours de pénitence.

-- C'est indigne, s'écria la petite dame, cette baronne n'a pas, au sujet de ces enfants, le discernement voulu, c'est avéré ! Eh bien ! où allez-vous, Charles ? voilà le prunier. »

Le colonel s'arrêta et regarda autour de lui, comme pour s'assurer que sa femme ne se trompait pas.

« Eh ! dit-il, je vois bien un prunier, mais est-ce bien celui-là ? Dans ce cas je vous demanderai où sont les prunes.

-- Comment ! comment ! »

Et la petite dame ôta sa capeline pour mieux regarder l'arbre.

« En effet, je n'en vois plus... Mon Dieu ! il n'y en a plus..., et ces feuilles... et ces branches cassées... et tous ces fruits par terre... Mon ami, nous avons été volés... l'arbre a été secoué... il n'en reste pas une. »

La petite dame, en parlant ainsi, piétinait sur le lit de feuilles vertes.

Tout à coup elle jeta un cri.

« Oh ! c'est affreux ! Charles, voyez quelles entailles on a fait dans ces beaux plants ! »

Le colonel avait pâli, puis rougi de colère quand sa femme avait dit : « Nous avons été volés » ; mais quand il aperçut deux profondes entailles faites par un pur plaisir de destruction, dans le tronc encore tendre des deux beaux pruniers qu'il avait plantés de sa main, il y avait deux ans, sa colère devint terrible.

« Les misérables ! s'écria-t-il en fermant les poings ; si ce sont des hommes, je les traquerai et je les livrerai à la justice, et si, comme le bruit en court, ce sont des enfants, je ferai une verge de mes bouleaux et je les fouetterai jusqu'au sang !

-- Oh ! quels dégâts ! quels dégâts ! s'écriait de son côté la petite dame ; les avoir toutes jetées par terre, toutes, uniquement pour le plaisir de les voir tomber ! car enfin ils ne les ont pas toutes emportées ni mangées, ce qui me ferait croire que ce sont des enfants.

« Venez ici avec votre grand panier, ma pauvre Fanchette. Il n'y a plus moyen de penser aux confitures. Tout au plus pourrais-je essayer une marmelade. Allons ! ramassez, ramassez bien vite. Qu'est-ce que cet objet qui brille ?... passez-moi cela... un couteau... montrez donc... Colonel, voici peut-être une pièce à conviction, qui nous mettra sur la piste. »

La petite paysanne offrit à Mme Hameland un élégant petit couteau-poignard, dont le manche était d'ivoire avec enjolivements d'acier

« Charles ! cria la petite dame avec une véritable émotion, je connais maintenant nos voleurs. C'est la petite bande vagabonde : le fils de la blanchisseuse, celui de l'épicier, et M. Tancrède de Val-Argand. Reconnaissez-vous ce couteau ? »

Le colonel, tout saisi, le prit et l'examina.

« Il n'y a pas à s'y tromper, il est bien pareil à celui que j'ai donné à Tancrède, dit-il ; mais comment croire ?...

-- Regardez au pied, n'aviez-vous pas fait graver ses initiales ? »

Le colonel approcha le manche de ses yeux, et regardant sa femme avec stupeur :

« C'est lui ! dit-il d'une voix tremblante de colère, c'est lui ! T.V.A., il n'y a pas à s'y méprendre.

-- Mon ami, il faut que la baronne soit instruite de cela.

-- Certainement ! il faut qu'elle le soit.

-- Allons tout de suite au Val-Argand.

-- Allons.

-- Si en chemin nous rencontrons Tancrède, vous ne le toucherez pas, dit prudemment la petite dame, qui savait que son mari n'était le plus doux des hommes que lorsque l'on ne touchait pas au vif de ses passions ni de ses idées.

-- Si je le rencontre, je le fustige, répondit-il en faisant cingler la gaule qu'il tenait à la main, et sa tante m'en saura gré. Où allez-vous, Constance ?

-- Mettre mon chapeau.

-- À quoi bon, ne sommes-nous pas à la campagne ? la baronne ne fait pas tant de cérémonie pour venir à La Verrière. Allons vite, il faut que je lui parle maintenant, pendant que j'ai la colère ici, -- et il appuya la main sur sa poitrine ; -- autrement j'hésiterais à aller lui porter un pareil coup. Un Val-Argand passible de la correctionnelle, cela ne s'est jamais vu !

-- Partons, partons, dit avec empressement Mme Hameland qui n'était pas fâchée de ruiner Tourbillon dans l'esprit de sa tante, et qui savait ce que duraient les colères du colonel, ce serait rendre un bien mauvais service à la baronne que de ne pas lui révéler à temps les tristes penchants de son commensal qui, en définitive, ne lui tient pas de près par le sang.

« Nous verrons bien si l'indulgence qu'elle a pour ce petit chenapan ira jusqu'à lui permettre de piller les jardins de ses voisins. »

Ce disant, elle marchait vivement vers la petite porte percée dans la haie, suivie par le colonel qui décapitait toutes les fleurs qui se trouvaient à la portée de sa gaule, ce qui annonçait une vive irritation.

Comme ils pénétraient dans le parc du Val-Argand ils aperçurent Tancrède qui passait par l'allée voisine, à cheval sur son petit poney. À sa vue le colonel eut une recrudescence de colère.

Il s'élança sur ses traces malgré sa femme qui tirait des deux mains sur son veston de toile, en murmurant :

« Charles, vous frapperez trop fort, n'y allez pas, ne le touchez pas, attendez, je vous en supplie. »

Tancrède regardait sournoisement de côté les promeneurs, qui avançaient à grands pas vers lui.

Tout à coup, la gaule du colonel s'abattit en sifflant sur son épaule, et sa voix rude s'écria :

« Ah ! petit gredin, tu me le paieras cette fois ; c'est une honte, entends-tu, de s'en aller voler des prunes, quand on en a comme toi à pleines mains. »

Tancrède, effrayé, donna un coup de houssine à son cheval, qui s'élança en avant.

« Va, va, nous te tenons, cria le colonel ; reconnais-tu ceci ? »

Et il montrait de loin à Tancrède le couteau-poignard, dont un rayon de soleil faisait étinceler l'acier.

« À quoi bon le menacer ? parlons d'abord à sa tante, dit Mme Hameland qui arrivait tout essoufflée et qui saisit son mari par le bras ; elle saura le punir, ne vous en mêlez pas, ceci ne vous regarde pas.

-- Comment ! il aura dévalisé mon jardin, entaillé méchamment mes arbres, pénétré chez moi comme un voleur et cela ne me regarderait pas !

-- Je ne dis pas cela... calmez-vous... je dis qu'il appartient à sa tante de le punir. Si elle le condamne à passer par vos verges, je m'en rapporte à vous pour qu'elles ne soient pas de soie.

-- Ah ! j'en réponds, qu'on me laisse seulement l'étriller pendant cinq minutes, j'affirme qu'il ne recommencera pas ses équipées.

-- Il lui faut une leçon, il l'aura, mais calmez-vous, il y a bien longtemps que je ne vous ai vu si fort en colère. Cela est très malsain, cela fait monter le sang à la tête, vous êtes rouge comme un coq.

« Justement la baronne est sur le banc du perron... vous n'aurez pas le temps de vous remettre. Elle nous a aperçus, elle se lève. Allons, je le veux bien, expliquez-vous tout de suite ; mais choisissez bien vos expressions. »

S'expliquer tout de suite, c'était ce que comptait faire le colonel car, précédant sa femme, il s'avança le chapeau à la main vers la baronne.

« Mon cher voisin, dit celle-ci en saluant, mais c'est toute une surprise pour moi de vous revoir aujourd'hui ! Madame, vous êtes bien aimable d'accompagner le colonel.

« Mais que vous avez l'air sombre, colonel ; on vous dirait porteur d'une mauvaise nouvelle.

-- Je vous en apporte une très mauvaise, madame.

-- Ah ! mon Dieu !

-- Asseyez-vous Charles, et parlez plus tranquillement à Mme la baronne, dit Mme Hameland en poussant son mari vers un fauteuil, vous êtes aussi par trop tragique. La chose n'en vaut pas la peine.

-- Eh bien, colonel, parlez, dit la baronne, avec une pointe d'impatience.

-- Madame, Tancrède, j'ai le regret de vous le dire, est un affreux petit chenapan. Ce matin j'ai trouvé mon jardin pillé, mon beau prunier allégé de ses prunes et mes jeunes arbres massacrés à coups de couteau par les vagabonds ses amis.

-- Quelle histoire ! dit la baronne dont les sourcils blonds se rapprochèrent, et pourquoi le nom de Tancrède est-il mêlé au pillage de votre jardin ?

-- Parce qu'il y était, madame. »

La baronne rougit jusqu'à la racine des cheveux et dit sèchement :

« Des preuves, monsieur ! on n'accuse pas sans preuves un Val-Argand de déprédation, même innocente. »

L'explication avait mal commencé, la baronne était blessée et se plaçait tout de suite sur la défensive.

« Des preuves », madame, j'en ai, dit le colonel ! et il déposa sous les yeux de la châtelaine le petit couteau-poignard.

« Ceci a été trouvé par nous, heureusement par nous, au pied même du prunier », ajouta Mme Hameland.

La baronne prit le couteau entre ses doigts qui tremblaient, l'examina et dit :

« Ceci est à Tancrède, vous en êtes sûr ?

-- Madame, d'autant plus sûr que c'est moi qui le lui ai donné, dit le colonel, les initiales sont sur le manche. Voyez plutôt.

-- Et vous l'avez trouvé ? »

Mme Hameland refit un récit circonstancié et insinua que déjà dans le village le bruit courait que le petit M. de Val-Argand se mêlait aux gamins du pays pour piller les jardins.

« Ceci est fort sérieux, madame, dit la baronne, en se redressant d'un air de dignité offensée, il faut que j'aie raison de ces sots bruits et aussi de l'accusation que vous portez contre Tancrède. »

Elle se détourna, et appela Victorine.

Victorine apparut à sa fenêtre.

« Où est M. Tancrède ?

-- Il se promène à cheval.

-- Seul ?

-- Oui, madame la baronne.

-- Alors il n'est pas loin car, seul, il ne doit pas franchir les limites du parc. Lancez les domestiques à sa poursuite, qu'on me l'amène immédiatement. »

Cet ordre donné, elle se remit à examiner en tous sens le couteau qui lui était apporté comme une preuve de la culpabilité de Tancrède et le silence très pénible qui régnait sur la terrasse ne fut interrompu que par l'arrivée de Lucien entraînant Tancrède qui était pâle d'appréhension, bien qu'il eût eu le temps d'arranger sa petite histoire.

« Tancrède, venez ici, dit la baronne, dont les yeux lançaient des éclairs ; Lucien, laissez-nous. »

Et quand le domestique eut disparu, elle dit en élevant le couteau :

« Connaissez-vous ceci ?

-- Mon couteau, cria Tancrède en avançant la main.

-- Comment, monsieur, la vue de ce couteau ne vous couvre pas de confusion ? » cria Mme Hameland.

Tancrède regarda sa tante avec une hypocrisie profonde.

« C'est mon couteau perdu, dit-il, cela ne me fait pas honte.

-- Tancrède, où l'avez-vous perdu ? » demanda la baronne.

-- Ma tante je ne sais pas, je le cherchais partout... il y a longtemps. »

La précipitation du colonel portait ses fruits ; Tancrède le sachant en possession de son couteau avait immédiatement forgé son moyen de défense.

La baronne poussa un soupir de soulagement, jeta un coup d'œil irrité à ses visiteurs et continua d'un ton plus doux son interrogatoire.

« Depuis quand l'avez-vous perdu ? Répondez, je veux une date exacte.

-- Il y a bien huit jours, répondit Tancrède avec aplomb, je le cherchais partout dans le parc et je le croyais tombé à l'eau.

-- Monsieur, quand s'est passée l'aventure dont vous me parliez ? demanda sèchement la baronne.

-- Hier, madame, pas plus tard qu'hier l'après-midi ou dans la soirée, puisque hier matin tout était dans l'ordre.

-- Et vous n'avez pas d'autres preuves. de la présence de Tancrède chez vous, que ce couteau qu'il a perdu il y a huit jours ?

-- Je n'en ai pas d'autre, dit le colonel dont la colère était tombée et qui commençait à craindre d'avoir agi avec trop de précipitation ; mais celle-là me paraissait évidente, accablante même.

-- Et cependant, monsieur, rien n'est plus insignifiant. Ce couteau, perdu par Tancrède, a été trouvé sans doute par les gens sans aveu qu'il est bien permis d'accuser. Mon neveu qui ne manque pas ici de surveillance, a passé hier toute son après-midi dans mon parc ; il était dans mon salon à cinq heures et je vous affirme qu'il n'est point allé chez vous contempler les pruniers au clair de lune.

« Un peu de réflexion vous eût épargné, il me semble, cette démarche pénible. Du reste, elle n'aura pas été complètement inutile, elle m'oblige à demander raison des cancans du village, et je pousserai cette affaire aussi loin que possible. Oui, je ne négligerai rien pour faire découvrir quels sont les voleurs de vos fruits, car enfin vous devez le penser, il ne peut me convenir que cet enfant qui porte mon nom, qui vit chez moi, soit plus longtemps assimilé à de vulgaires détrousseurs d'arbres. Je laisse à l'espièglerie toute latitude ; mais ici la mesure serait tellement dépassée, que mon neveu prendrait immédiatement le chemin de sa province, s'il était prouvé qu'il peut se rendre coupable d'une semblable indélicatesse et s'amuser en pareille compagnie. »

En prononçant ces dernières paroles, la baronne s'était levée et, répondant par une froide et majestueuse révérence, au salut du colonel qui était fort penaud, elle rentra dans le château sans inviter les Hameland à la suivre.

« Bon ! nous voici brouillés à mort, dit la petite dame Hameland en reprenant le bras de son mari. Est-elle assez insolente, votre baronne, mon ami ! Je ne remets plus les pieds dans ce château.

-- Nous avons été trop vifs, ma femme, répondit le colonel qui marchait la tête basse, et en tortillant sa grande gaule.

-- Je ne dis pas, et surtout trop tragiques. Vous aviez absolument l'air d'un chevalier lançant son gant comme défi, en jetant ce malheureux couteau sur la robe de Mme de Val-Argand.

-- J'étais outré, j'aurais dû vous laisser porter la parole. Comment n'avons-nous pas pensé que Tancrède avait pu perdre ce malheureux couteau, que nos vagabonds avaient pu le ramasser et se l'approprier. À ce point de vue, il ne prouvait rien. »

La petite dame regarda son mari et sourit avec une douce ironie.

« Charles, que vous êtes simple ! dit-elle : Tancrède ne l'a point perdu, il est tout simplement tombé de sa poche sous notre prunier ; c'est un enfant pétri de ruse et il a effrontément menti. »

Le colonel s'arrêta.

« Si je le croyais, dit-il, j'irais.

-- Le dire à la baronne ?

-- Oui, sur-le-champ.

-- Quoi ! vous n'avez pas assez de son impertinent adieu. Nous en avons fini avec la baronne, elle est blessée, elle nous boudera. Je la connais bien.

« La vérité ne peut désormais lui arriver par nous. Mais je veillerai à ce qu'elle lui arrive par d'autres et je ne serai contente que quand j'aurai convaincu de mensonge ce maudit Tourbillon.

« Cette fois il était pris, bien pris ; mais il a fallu, dans votre emportement, que vous alliez lui mettre sous le nez ce couteau qui le condamnait.

« Il aurait fallu l'entendre, alors qu'il aurait ignoré notre découverte. La baronne elle-même eût fini par le percer à jour. Ah ! mon ami, que vous... que nous avons été maladroits. »

Pendant que Mme Hameland catéchisait ainsi son mari et qu'ils déploraient ensemble le fâcheux résultat de leur accusation, la baronne faisait signe à Tancrède de la suivre et, traversant tous les beaux salons du rez-de-chaussée, s'arrêta dans un charmant boudoir bleu et or, où elle se rendait lorsqu'elle voulait être bien seule et bien libre.

Arrivée là, elle s'assit et fixant ses yeux pénétrants sur le visage hypocrite de Tancrède, prenant ses deux mains entre les siennes, elle dit lentement :

« Mon enfant, nous sommes seuls, dis-moi la vérité. Si tu as fait cette faute, avoue-le-moi.

-- Quoi, ma tante ? dit Tancrède en ouvrant démesurément les yeux et feignant habilement l'étonnement.

-- Tu ne sais pas de quoi t'accusait le colonel ?

-- Non.

-- Tu n'es pas allé dans son jardin ?

-- Non. »

Le regard de la baronne dévorait Tancrède ; mais le malheureux enfant avait une telle habitude de la dissimulation qu'il fallait, pour le démasquer, un esprit encore plus pénétrant que celui de Mme de Val-Argand.

Elle reprit : « Dis-moi, n'as-tu jamais parlé à ces petits rôdeurs qui font métier de dépouiller les jardins ? »

Tourbillon avait assez de présence d'esprit pour se rappeler que les domestiques qui étaient tous fidèles, l'avaient surpris plusieurs fois, en conversation avec les coupables.

Il répondit sans se troubler :

« Ils m'ont souvent parlé du chemin, ma tante.

-- Pour te dire quoi ?

-- Pour me demander s'il y avait des nids dans les arbres.

-- C'est bien, dit la baronne en se levant, tu n'as pas menti en cela, c'est ce qui me fait ajouter foi à tes dénégations. »

Elle appuya ses deux mains sur les épaules de Tancrède et ajouta :

« Ne me mens jamais. La chose dont on t'a accusé est très grave à mes yeux, d'une gravité exceptionnelle. Je puis te pardonner des caprices, des espiègleries, des malices même ; je ne pardonnerai jamais une faute contre l'honneur. Or, un enfant qui ne manque de rien, qui s'allie en secret à des vagabonds et qui va voler avec eux, fût-ce une prune, manque à l'honneur. Va-t'en, et ne parle de ceci à personne. »

Tancrède, dont une sueur froide avait plus d'une fois mouillé la tempe en cet entretien, présenta son front à sa tante qui y mit un affectueux baiser et s'en alla en gambadant.

La baronne retourna dans le premier salon et s'assit toute pensive.

« Il faut que je choisisse définitivement entre ces deux enfants, murmura-t-elle. Cette sortie des Hameland qui me brouille avec eux est due tout simplement à leur partialité pour Béatrix. Ils ont cru trouver Tancrède en faute, et quelle faute ! et vite ils sont venus me jeter cela au visage.

« Il n'y a plus à hésiter, cette petite révolutionne tout chez moi, elle ira en pension et toute cette tempête dans un verre d'eau s'apaisera. Où la mettrai-je ? À Chartres, on irait la voir et la plaindre. Mieux vaut Paris. Oui, je la mettrai aux Oiseaux, elle y sera très bien et se guérira de sa sauvagerie. En somme, nous sommes restées indifférentes l'une à l'autre, il n'y aura pas de vide.

« Mais comment la ferai-je conduire ?

« Je ne puis m'absenter en ce moment. J'enverrai Victorine, ou bien. »

En ce moment la voix de Béatrix s'éleva.

« Ma tante ! ma tante » disait-elle.

Mme de Val-Argand se leva.

« Cette voix, dit-elle, je ne l'entends pas souvent résonner avec cette note joyeuse. Qu'a donc Tranquille ? Ah ! parfait, M. du Passage. Il repasse peut-être par Paris. Voilà mon conducteur tout trouvé. »

En effet Béatrix traversait la cour, sa petite main placée dans celle de M. du Passage, au-devant duquel la baronne s'avança avec empressement.

« J'ai été sur le point de vous télégraphier mon arrivée, Mathilde, dit-il eu lui serrant affectueusement la main ; puis j'ai pensé qu'il valait mieux suivre mon premier itinéraire et vous surprendre comme l'autre fois. Vous n'êtes point allée en Angleterre ?

-- Je n'ai pas bougé, j'en ai encore pour un mois. Après cela je prendrai mon vol très probablement. Me restez-vous quelques jours ?

-- Trois jours.

-- Pas plus ?

-- C'est réglé, mathématiquement réglé ! Je suis attendu au congrès scientifique de Lille.

-- Passez-vous par Paris ?

-- J'y reste deux jours.

-- Parfait, je vous chargerai de conduire votre petite amie Béatrix aux Oiseaux.

-- Plaît-il ?

-- Je vous demande de conduire votre petite amie Béatrix aux Oiseaux. Vous connaissez la supérieure, il me semble.

-- C'est ma parente.

-- De mieux en mieux, vous la lui recommanderez. »

M. du Passage s'était arrêté.

« Vous vous en séparez, c'est décidé », demanda-t-il.

-- Absolument décidé.

-- Et lui... Tourbillon ?

-- Lui ! je le garde.

-- Vous parlez sérieusement ?

-- Très sérieusement, ma résolution est prise.

-- Et inébranlable ? »

La baronne sourit.

« Comme nos vieux monuments druidiques. Faites-moi en conséquence l'amitié de ne plus me dire un mot à ce sujet. »

XIII -- Ce qu'on n'avait pas prévu

« Ma chère petite Tranquille, n'avez-vous rien oublié ? Faites-moi toutes les recommandations que vous voudrez, je vous promets de soigner vos fleurs, de nourrir vos oiseaux, de m'occuper de vos pauvres, tout comme si vous étiez là. »

Voilà ce que disait Victorine à Béatrix, le matin de son départ, sans songer à retenir les grosses larmes qui sortaient en abondance de ses pauvres yeux.

« Ma bonne Victorine, il y a beaucoup de choses que je regrette de quitter, vous savez bien, répondit Béatrix qui mettait ses gants. Si vous voulez me faire plaisir, vous émietterez quelquefois du pain, surtout quand il fera très froid sur le rebord de ma fenêtre pour mes petits oiseaux qui, bien sûr, viendront me chercher et ne sauront pas comprendre que je suis partie.

-- Je le ferai ; je vous promets de le faire.

-- Il y a aussi la vieille Marion qui vient chercher son aumône tous les jeudis. Elle aura peut-être du chagrin de ne pas me trouver, car j'allais toujours la reconduire jusqu'à la barrière du parc. Vous savez comme elle est infirme et comme elle a peur des chiens.

-- Je la reconduirai. Mme la baronne me permettra bien d'aller la reconduire. Est-ce tout ?

-- Il y a encore la petite statue de la sainte Vierge qui est là-bas au fond du parc dans le tronc d'un vieux chêne. Tous les dimanches je mettais des fleurs dans la corbeille de porcelaine qui est à ses pieds. Maintenant personne n'y pensera plus, elle sera comme abandonnée.

-- Pas par moi, mademoiselle, je lui porterai son bouquet, ce ne sont pas les fleurs qui manquent par le Val-Argand.

-- Et puis, ajouta mélancoliquement Béatrix, en baissant la voix, il y a ma tante, ma chère tante. Si personne ne lui parle de moi, elle m'oubliera, c'est sûr, car je n'oserai pas lui écrire souvent. »

Victorine s'essuya les yeux.

« Ah ! soyez tranquille, dit-elle, tout le monde ici lui parlera de vous. Ah ! il n'y a pas de danger qu'elle vous oublie, et un jour... vous verrez... quand ce maudit Tourbillon se sera montré tel qu'il est, Mme la baronne regrettera... Oui... je ne veux pas la blâmer, mais je sais bien qu'un jour sa petite Tranquille lui manquera, oui, oui, je le prédis et on verra ça. »

En ce moment une voix cria dans le corridor :

« Madame Victorine ! madame Victorine !

-- Bon ! voici cette étourdie de Justine qui ne sait où me prendre. Je vais voir ce qu'il lui faut. »

Et elle quitta la chambre où Béatrix demeura seule à son grand regret, car sitôt qu'elle se trouvait seule, une si poignante douleur étreignait son pauvre cœur, qu'elle ne pouvait plus que sangloter.

Lucien, qui venait prendre les paquets, la trouva agenouillée devant sa fenêtre et les yeux fixés sur une mauvaise photographie de sa tante, qui ornait la muraille.

« M. du Passage attend mademoiselle sur le palier, dit-il, il va prendre congé de Mme la baronne, qui a été indisposée cette nuit, et qui ne peut pas descendre. »

Béatrix essuya ses yeux, se releva et passa dans le corridor que M. du Passage arpentait en l'attendant.

« Il paraît que la forte migraine dont votre tante souffrait hier s'est compliquée d'un peu de fièvre cette nuit, dit-il, nous allons lui dire adieu sans la déranger. Conduisez-moi. »

Il suivit Béatrix qui entra sans frapper dans la bibliothèque, où elle se croyait sûre de ne rencontrer personne. Victorine, affairée, inquiète, s'y trouvait avec Justine et Victor.

« Mme la baronne n'est pas bien du tout, dit-elle à M. du Passage, j'ai fait télégraphier pour demander le médecin.

-- Pouvons-nous entrer quand même ? demanda M. du Passage.

-- La petite, oui, dit Victorine en prenant la main de Béatrix, Mme la baronne l'a demandée. »

Elle s'en alla vers le fond de l'appartement, et, ouvrant la porte sans bruit, pénétra dans la chambre de la baronne et s'approcha de son lit avec Béatrix.

Mme de Val-Argand semblait dormir, mais elle était excessivement rouge, si rouge, que Béatrix ne put retenir une exclamation étouffée.

« Chut ! dit Victorine, ne faites pas de bruit. »

Béatrix tomba à genoux, et, prenant la main qui pendait sur les draps du lit, elle se mit à la baiser doucement en la couvrant de ses larmes.

« Est-ce qu'elle dort ? demanda-t-elle à voix basse.

-- On le dirait. Ce serait tout simple, car Justine m'a dit qu'elle n'a pas fermé l'œil de toute la nuit ; elle a eu la fièvre, elle n'en peut plus. Je ne sais pas si elle pourra vous dire adieu, ma pauvre petite.

Béatrix leva vers Victorine son visage baigné de larmes.

« Oh ! Victorine, ne me faites pas partir maintenant, sanglota-t-elle. Je ne peux pas partir pendant qu'elle est malade, non, je ne peux pas.

-- Pauvre petite ! c'est dur ; mais c'est arrêté, vous le savez bien.

-- Attendons au moins qu'elle se réveille ; je lui demanderai de ne me faire partir que quand elle sera guérie. Oh ! non, oh ! non, je serais trop malheureuse. Personne ne me donnerait de ses nouvelles, vous ne savez pas bien écrire, Victorine, et les autres oublieront.

-- La sœur Saint-Denys vous écrira, mon pauvre bijou, soyez tranquille.

-- Elle oubliera, et d'ailleurs, peut-être que je ne recevrai pas sa lettre. Je veux bien rester dans ma chambre ; mais que je ne parte pas aujourd'hui qu'elle est malade. »

Et des larmes jaillirent de ses yeux avec une telle abondance, que la main et le bras de l'endormie en étaient inondés.

Tout à coup la baronne ouvrit les yeux.

« Qu'on me laisse donc tranquille, murmura-t-elle, qui est là ?

-- Moi, ma tante, moi, Tranquille.

-- Je le sais bien, et qui encore ?

-- Victorine. »

Elle se retourna à demi.

« Ma pauvre Victorine, cette nuit j'ai cru que j'allais mourir, je suffoquais.

-- Et vous ne m'avez pas fait appeler, Madame la baronne ? c'est bien mal.

-- Justine ne se réveillait pas, et je ne pouvais faire un mouvement.

-- Cette Justine ! Enfin le médecin va venir. Le voici peut-être... non. Que veux-tu, Victor ?

-- M. du Passage demande Mlle Béatrix ; il ne peut attendre plus longtemps, à cause de l'heure des trains.

-- Je ne partirai pas, je ne veux pas partir, sanglota Béatrix.

-- Allons, elle aussi fera une fois l'entêtée dans sa vie, dit Victorine. Madame, la petite demande à rester jusqu'à ce que vous soyez guérie. »

La baronne ouvrit les yeux, regarda Béatrix, puis, tournant la tête :

« Qu'elle reste, mon Dieu ! murmura-t-elle ; qu'elle reste quelques jours, vous irez la conduire, Victorine. Et maintenant qu'on me laisse tranquille. »

Victorine n'en attendit pas davantage ; elle courut avertir M. du Passage que Mme la baronne retenait sa nièce jusqu'à sa guérison.

« Et vous, monsieur, partez bien vite, ajouta-t-elle, naïvement, car il se pourrait bien faire que Mme la baronne change d'avis, et j'en serais marrie. La pauvre petite fait pitié, et ça me crèverait le cœur de la voir s'en aller en cette désolation. »

Le vieillard sourit et descendit précédé par Victorine, qui allait dire à Lucien d'avertir le médecin de Chartres, et de le ramener même si c'était possible.

« Celui-là connaît le tempérament de madame, dit-elle, tandis que l'autre, celui que nous avons sous la main, n'a jamais soigné personne de la famille. »

Le cocher jura ses grands dieux qu'il ramènerait le médecin mort ou vif ; et M. du Passage quitta le Val-Argand sans Béatrix, dont Victorine s'empressa de faire défaire les malles.

Le médecin de la petite ville voisine, qui avait été mandé le premier, ne se fit pas attendre. Il déclara que la baronne était bel et bien atteinte d'une fluxion de poitrine, qui, selon lui, s'annonçait mal. À cette nouvelle le château et le bourg s'émurent. Les sœurs bien vite prévenues s'empressèrent d'accourir. Malheureusement elles étaient surchargées de malades pauvres, qu'elles ne pouvaient abandonner, et ce fut la sœur Saint-Denys qui fut nommée garde-malade et installée sur-le-champ au château. Naturellement elle accepta d'être aidée par Béatrix, dont le pas était très léger et la main très adroite, et qu'elle préférait de beaucoup aux autres aides.

Victorine était un peu bruyante, renversait la moitié des tisanes et avait d'ailleurs à s'occuper du règlement général de la maison ; Justine était trop vive, dosait fort mal les remèdes et se trompait dans le compte des pilules ; sœur Saint-Denys n'avait pas tort de préférer Béatrix qui s'occupait de ses fonctions avec un calme, une intelligence et une exactitude remarquables. S'il arrivait que la sœur fût appelée au dehors juste à l'instant fixé pour faire prendre un médicament, la petite fille, les yeux sur la pendule, le versait dans la cuillère, l'apportait à sa tante et pour qu'elle bût plus commodément, montait sur un tabouret qui lui donnait la taille nécessaire, et la malade pouvait le prendre sans se déranger.

Les premières fois, la baronne avait repoussé la petite main avec une certaine humeur :

« De quoi vous mêlez-vous ? J'attendrai la sœur. »

Mais Béatrix, de sa douce voix suppliante, avait répondu :

« Tante, c'est l'heure ; et la sœur a tout préparé ; buvez, je vous en prie. »

Dans son chagrin Béatrix était très heureuse.

Elle vivait enfin près de sa tante ; il lui était donné d'arranger ses oreillers, de fermer et d'ouvrir ses rideaux, d'essuyer la transpiration qui perlait à ses tempes. Et c'était merveille de voir l'amour qu'elle mettait à rendre ces petits soins. Elle ne travaillait plus, elle ne jouait plus, elle était garde-malade toujours attentive, toujours en éveil. Elle montait la garde autour de ce grand lit avec un soin jaloux.

Quand il s'agissait de faire respecter les instants de repos de sa tante, il fallait l'entendre commander même à Tancrède, qui ne s'était jamais tant amusé que depuis que la baronne était alitée. Non seulement il n'apparaissait jamais dans la chambre de la malade, mais c'était à peine s'il demandait de ses nouvelles. Courant, chevauchant, pêchant, se donnant tous les plaisirs imaginables et possibles, il semblait qu'il n'y eût plus pour lui ni autorité ni frein. Dans le silence assez lugubre qui régnait dans le vaste château, sa voix discordante et son rire strident résonnaient parfois très désagréablement et avaient pénétré un jour jusque sous les rideaux de brocart de la malade, qui s'en était visiblement impatientée.

À table, il jouait au maître de maison avec Béatrix, qui le laissait faire. Les domestiques, inquiets de l'état de leur maîtresse, subissaient sans y faire grande attention ses exigences tyranniques, et, n'ayant plus de recours contre lui, toléraient ce qu'ils ne pouvaient empêcher. Tous les jours monsieur se faisait voiturer par la forêt ou conduire en barque sur l'étang. Il ne se levait plus qu'à dix heures du matin et mangeait toute la journée au risque d'être pris d'indigestion.

Le dimanche il fallut que Victor impatienté le prît par les deux oreilles pour le conduire à la messe, où il ne voulut assister que quand il eut été bien sûr de ne pas entendre le sermon, qui l'ennuyait.

Béatrix n'avait plus rien à dire à ce despote au petit pied.

« Toi, disait-il, tu ne devrais pas être au Val-Argand ; si tu allais boucler tes malles ! »

Un jour il imagina de s'en aller courir en bateau par un grand vent et manœuvra si bien qu'il fit chavirer l'embarcation, ce qui obligea tous les domestiques à courir à l'étang pour opérer le sauvetage.

À cette même heure le médecin de Chartres arrivait en voiture faire sa visite, il trouva le château désert. Victorine fut obligée de quitter sa maîtresse, pour venir tenir le cheval, qu'on ne pouvait abandonner à lui-même. Par le plus malencontreux hasard la sœur Saint-Denys était allée chercher un médicament, à sa petite pharmacie du bourg, et le docteur se rencontra en tête-à-tête avec Tranquille, dans la chambre de la malade, qu'il examina rapidement et avec une physionomie qui alarma beaucoup la petite fille.

« La congestion du poumon droit est imminente, dit-il tout à coup, je ne puis reculer davantage, il faut pratiquer une saignée. Est-ce que vous êtes seule ici, mon enfant ?

-- Monsieur, la sœur va revenir, voulez-vous que j'aille chercher Victorine ?

-- Elle tient mon cheval, et d'ailleurs il n'y a pas un instant à perdre. Avez-vous des ligatures ?

-- Oui, monsieur, sœur Saint-Denys en a préparé, les voilà.

-- Et pouvez-vous tenir la cuvette, il n'y a que cela à faire. Avez-vous peur du sang ?

-- Oui, dit Béatrix, mais pour guérir ma tante, je ferai ce qu'il faudra.

-- C'est bien, petite. Allons, vite, une cuvette. Votre bras, madame, il est temps. Si malheureusement je n'étais venu que ce soir, c'eût été trop tard. »

Béatrix, après avoir placé les ligatures sur le lit, courut chercher une large cuvette de porcelaine blanche.

Elle monta sur son tabouret, et, pendant que le docteur prenait son bistouri dans sa petite trousse de poche, elle releva la manche de la malade.

Ah ! ce fut un cruel moment pour elle, lorsque la fine lame de l'instrument chirurgical s'enfonça dans la chair. À ce moment terrible, elle ferma involontairement les yeux, tout en maintenant la cuvette à deux mains.

Quand elle les rouvrit, ses petits doigts étaient couverts de sang, et sa tante la regardait de ses yeux enfiévrés qui s'ouvraient, énormes, dans son visage subitement pâli.

« Vous êtes une vaillante enfant, dit le docteur qui s'occupait à serrer la ligature, et une très bonne garde-malade. Je vais vous laisser mon ordonnance écrite, car je ne puis attendre l'arrivée de la sœur, vous ne manquerez pas de la lui donner, n'est-ce pas ?

-- Oh non ! monsieur, répondit Béatrix. Ma tante sera-t-elle mieux maintenant ? »

Le docteur jeta un coup d'œil vers la malade, qui avait refermé les yeux.

« Beaucoup mieux, du moins je l'espère, dit-il. Je reviendrai demain. Qu'on ne parle pas à Mme la baronne, qu'on éloigne tout ce qui pourrait l'émouvoir. »

Il écrivit son ordonnance et partit en disant : « À demain ! »

Béatrix était bien inquiète, elle trouvait sa tante bien pâle. Elle venait sans cesse visiter les bandages de son bras, et sœur Saint-Denys la trouva pleurant bien doucement.

« Ma tante est toute blanche depuis la saignée ; voyez, dit-elle, j'ai peur qu'elle ne soit pas mieux. »

Sœur Saint-Denys, qui avait rencontré le médecin la rassura et, pour l'obliger à prendre un peu l'air, l'envoya à la recherche de Victorine occupée à faire chauffer le lit du pâtre que Tourbillon avait emmené avec lui dans son expédition nautique et qui avait été retiré de l'eau à demi-mort.

XIV -- La visite de Tourbillon

« Tranquille ! Tranquille ! es-tu sourde ? Tu ne veux pas me répondre ? Dis donc, Tranquille, prête-moi donc un peu d'argent. Tranquille, Béatrix ! »

Béatrix, assise à sa place ordinaire, sur une chaise basse placée contre le guéridon, sur lequel étaient alignés les flacons étiquetés par la main savante de sœur Saint-Denys, récitait dévotement son chapelet, quand ce singulier appel lui arriva par la porte entrebâillée, où se profilaient le toupet frisé et le profil aigu de Tourbillon.

« Ferme la porte, répondit-elle, les courants d'air sont défendus.

-- Alors, viens me parler.

-- Je ne puis pas quitter ma tante pendant qu'elle dort.

-- Ah ! elle dort. »

La porte s'ouvrit plus large, et Tancrède glissant dans le vaste appartement, s'approcha de Béatrix sur la pointe des pieds.

« Tu dois joliment t'ennuyer ici, dit-il en jetant un coup d'œil sur la table à médicaments et vers le grand lit à colonnes où la baronne semblait dormir d'un profond sommeil, sous l'ombre épaisse de ses rideaux rouges. »

Béatrix sourit doucement et répondit :

« Dis que je suis bien heureuse ; ma tante ne parle pas beaucoup, cela lui est défendu, mais elle me regarde et me serre la main, quand je lui ai fait boire de la tisane. »

Tancrède porta son béret écossais à ses lèvres pour étouffer un éclat de rire impertinent.

« C'est ça qui t'amuse ? dit-il ; tu n'es pas difficile. Mais, dis-moi, as-tu ton porte-monnaie ? J'ai acheté un chien, un joli bull-dog, un bon gardien, va ! qui mord jusqu'au sang, et je n'ai pas de quoi le payer.

-- Comment ! tu achètes un chien méchant, un chien qui mord, Tancrède !

-- Ce n'est pas moi qu'il mordra ; moi, je serai son maître, ce sera les autres. Pas toi, par exemple, si tu me donnes cinq francs !

-- Cinq francs ! c'est beaucoup, Tancrède.

-- Veux-tu que je te vende quelque chose, puisque tu es si avare ?

-- Quoi ?

-- Mais, dame ! tu sais que j'ai des bibelots qui sont très jolis : mon couteau japonais... mon porte-monnaie de cuir de Russie, qui a une couronne... ma cravache en peau de requin...

-- Non, non, pas cela, Tancrède », dit Béatrix vivement.

Elle réfléchit quelques instants, puis elle reprit :

« Il y a bien une chose pour laquelle je te donnerais les cinq francs que j'ai dans ma bourse et plus encore si j'en avais, mais je n'ose pas te la demander.

-- Demande toujours, si ça vaut plus des cinq francs, je ne te le vendrai pas, voilà tout.

-- Oh ! cela vaut beaucoup plus, c'est... tiens, je n'ose pas dire... cela va peut-être te fâcher.

-- Dis toujours, je veux mon bull, je serai bien arrangeant.

-- Eh bien ! c'est... c'est la petite miniature que t'a donnée ma tante.

-- Son portrait ?

-- Oui.

-- Ah ! mais le petit cercle est en or, elle me l'a dit, tu ne me proposes pas assez, le cercle seul vaut vingt francs.

-- Je te demande seulement la miniature.

-- La petite plaque de porcelaine, sans le cercle d'or ?

-- Oui. »

Tancrède tendit la main :

« Je te la donne, dit-il, tes cinq francs bien vite. Où vas-tu ? »

Béatrix s était levée et regardait vers le lit.

En prononçant ces dernières paroles, Tourbillon avait élevé la voix et il lui semblait voir s'agiter la malade.

« Elle dort, elle dort, dit Tancrède avec impatience, je la vois très bien d'ici, bien que le lit soit loin... on la dirait morte.

-- Oh ! Tancrède, qu'est-ce que tu dis !

-- Bon ! vas-tu te fâcher maintenant ? As-tu ton argent ?

-- Oui, mais je ne te le donnerai que quand tu m'apporteras le portrait, car tu sais bien que je t'ai souvent acheté des choses que tu ne m'as jamais données.

-- Je vais le chercher ; je t'assure que je n'ai pas envie de te manquer de parole cette fois.

-- Ouvre bien doucement la porte, referme-la bien doucement surtout.

-- Oui, oui, oui. »

Et, glissant et sautant comme un chat sauvage il disparut.

Béatrix marcha vers le lit :

« Ma tante ! ma tante ! appela-t-elle doucement. »

La baronne n'ouvrit pas les yeux.

« Elle dort vraiment très bien, dit l'enfant ; le médecin sera content. »

Elle prit un éventail, l'agita doucement pour chasser une toute petite mouche, qui se promenait sur la dentelle de l'oreiller, se baissa, effleura de ses lèvres la belle main qui pendait inerte sur la couverture et retourna à sa place.

Elle était à peine assise que Tancrède revenait, un petit médaillon ovale à la main.

« Tiens, voilà le morceau de porcelaine, dit-il ; je l'ai un peu écorché en le tirant du cercle d'or, mais qu'est-ce que cela fait ? »

Béatrix prit la miniature, où la baronne revivait avec une dizaine d'années en moins.

« Oh ! comme elle est ressemblante, dit-elle, comme elle est ressemblante !

-- Tu trouves ! elle est rudement moins jolie que ça, dit brutalement Tancrède ; quand elle me l'a donnée je lui ai dit qu'elle était très ressemblante, mais c'était pour lui faire plaisir.

-- Tu n'as pas trop de chagrin de me donner ce portrait, Tancrède ?

-- Moi ! »

Et un rire étouffé, ce rire grossier qui blessait Béatrix au cœur, acheva sa phrase.

« Eh bien ! voici tes cinq francs », dit-elle.

Elle prit son porte-monnaie et en tira une pièce d'argent que Tancrède empocha en disant :

« Tu comprends que j'aime mieux mon bulldog que ce morceau de porcelaine peinte. »

Béatrix répondit par un gros soupir et demanda :

« Qui est-ce qui t'a permis d'acheter ce chien ?

-- Personne. Est-ce que je ne suis pas maître à présent au Val-Argand ?

-- Je croyais que ma tante avait chargé Victor de la remplacer. ?

-- Aussi il me fait de la misère ; mais je m'en moque. Les autres prennent maintenant mon parti. Ils ont peur de me déplaire, tu comprends. Si ma tante mourait, à qui serait le château ? à moi.

-- Mais elle ne mourra pas, ne dis pas des choses comme cela.

-- Ça n'est pas sûr, va, ça n'est pas sûr du tout. »

Béatrix pâlit.

« Est-ce que le médecin a parlé devant toi ?

-- Bon ! quel air effrayé tu as. Mais oui, hier au soir il a donné des nouvelles à M. le curé, qui faisait une tête ! Il ne se gêne pas pour dire qu'elle est bien malade, pas devant toi qui pleures comme une fontaine, ni devant Victorine qui crie comme si on l'écorchait, mais devant les hommes il dit bien que ce n'est pas fini, et qu'il ne promet pas la guérison. Alors, moi, je dis aux domestiques que s'ils ne m'obéissent pas, je les renverrai tous, quand je serai le maître du château, et tu comprends. ils ont peur.

« Aussi on a bien vite arrangé une niche à mon bull ; il a déjà mordu au mollet Lucien, qui n'a pas osé se plaindre. Je le dresserai avec mes petits camarades du village.

« Sais-tu que le colonel les a bâtonnés dur, pour lui avoir volé des prunes ?

« Et moi j'ai bien ri. J'y étais, personne ne l'a su, et ils n'ont osé rien dire. Bon ! tu pleures encore ! que tu es ennuyeuse.

« Quand viendras-tu jouer ?

-- Je ne jouerai plus jusqu'à ce que ma tante soit hors de danger.

-- Es-tu drôle, es-tu drôle ! »

Et, riant et levant les épaules, il glissa hors de l'appartement et disparut pour ne plus revenir.

Quand la sœur Saint-Denys vint relever Béatrix de son rôle de garde, elle la trouva à genoux, les mains jointes et le visage baigné de larmes.

En apprenant le sujet de sa douleur, elle la consola, tout en lui avouant que le médecin n'était pas encore sans inquiétude ; mais que ce jour-là, le neuvième, il pourrait se prononcer catégoriquement.

« Maintenant vous allez quitter cette chambre, mon enfant, ajouta-t-elle. Les narcotiques qu'on mêle aux potions de votre tante ne sont pas assez forts pour la faire dormir toute une journée, elle ne tardera pas à se réveiller et votre désolation pourrait l'émouvoir. Retournez chez vous, allez à l'église si vous voulez prier ; mais soyez bien raisonnable. Votre bonne tante est nécessaire à bien des gens et tant de prières sont faites pour sa guérison que le bon Dieu nous l'accordera, vous verrez cela. »

Sur cette espérance, Béatrix quitta la chambre de sa tante, et s'en alla pleurer avec Victorine, à laquelle son fils venait de confier les inquiétudes du docteur et qui se désespérait dans sa lingerie.

La visite du colonel et de sa femme vint heureusement faire diversion à cette explosion de douleur. M. et Mme Hameland ne manquaient pas de venir eux-mêmes tous les jours prendre des nouvelles. Ils étaient aussi fort attristés par celles qui leur avaient été données par le docteur.

L'état de désolation de Béatrix émut Mme Hameland. Elle fit demander à la sœur Saint-Denys, qui gouvernait un peu l'intérieur du château, la permission de l'emmener dîner à La Verrière, ce qui lui fut immédiatement accordé.

« Qu'elle s'en aille un peu, le bon petit cœur, dit Victorine, elle finira elle aussi par tomber malade. Quelle affection ! quel chagrin ! cela fait compassion. Mme la baronne n'aura à se reprocher qu'une injustice dans sa vie.

-- Mais elle est de taille, interrompit Mme Hameland. Préférer à cette charmante enfant ce diablotin que voilà ! »

Et elle montrait Tancrède, qui arrivait en sautant et en se frottant les mains, suivi par un chien au nez court et aux jambes torses.

« Vous allez le voir, criait-il, vous allez le voir passer.

« Entendez-vous ses cris ?

« Gare ! le voilà, sauve qui peut. »

Et il sauta sur le gazon, pour laisser passer un pauvre chat, à la queue duquel il avait attaché un vieil arrosoir, ce qui l'affolait.

-- Bien sûr c'est le chat de cette pauvre mère Jacques, dit Victorine ; il lui en a toujours voulu parce qu'il l'a griffé. Est-il mauvais, est-il mauvais ! »

Et, saisissant par le bras Tancrède qui sifflait son bull et criait en lui désignant le chat du doigt :

« Apporte ! apporte !

-- Avez-vous bientôt fini votre sabbat, monsieur ? savez-vous que ces cris-là peuvent faire grand mal à Mme la baronne ? »

Tancrède dégagea brusquement son bras.

« Vous m'ennuyez, dit-il brutalement ; je crierai, puisque ça m'amuse.

-- Tenez, je m'en vais, dit Mme Hameland, la vue de cet égoïste enfant me prend sur les nerfs.

Heureusement que le colonel n'est pas là, il lui aurait durement tiré les oreilles. Croiriez-vous que pas une fois cet affreux Tourbillon n'a pu nous donner des nouvelles de sa tante ; il ne s'occupe pas plus d'elle maintenant que d'une bille cassée.

-- Il ne l'a jamais aimée, madame, il n'aime personne.

-- Et penser que... qu'elle... Enfin la pauvre chère femme est malade, il n'y a pas à lui reprocher même cette incontestable faiblesse. À demain, ma bonne Victorine. Vous savez que la nuit sera décisive. Je serai demain à neuf heures ici. Si le docteur arrivait avant et reconnaissait que ses tristes prévisions ont été trompées, envoyez-moi quelqu'un. Si c'est le contraire, je le saurai assez tôt. »

Et, sur ces paroles, la petite dame pressa le pas pour rejoindre le colonel, qui donnait le bras à Béatrix et qui trouvait dans son bon cœur des paroles de consolation et d'espérance à lui dire.

XV -- Justice

Les inquiétudes du docteur ne se sont pas réalisées. Il y a huit jours à peine que l'oracle de la science humaine a proféré des menaces de mort, et la baronne est en pleine convalescence et reçoit dans son appartement qu'il lui est encore défendu de quitter.

Béatrix le sait, et Béatrix est bien heureuse ; mais elle n'a pas joui de cette semaine de bénédictions, où le mal vaincu, reculant pas à pas et d'heure en heure, déloge enfin de la place, ce qui fait que Mme de Val-Argand reprend son enjouement en même temps que ses forces.

Béatrix avait tant pleuré le soir de sa visite à La Verrière, et elle avait été reconduite si tard, que le lendemain, précisément ce bienheureux jour où le docteur annonçait que la nuit avait apporté un mieux inespéré, elle avait été prise à la gorge par un mal qu'il avait fallu soigner. La chose en soi n'avait pas de gravité, mais il avait été nécessaire qu'elle gardât la chambre et même le lit. Sœur Saint-Denys s'était partagée entre ses deux malades qui étaient, il faut le dire, également charmantes. Très difficile à soigner lors de l'invasion du mal, très indocile aux mille petites prescriptions de la prudence, très rétive même parfois, la baronne devenait d'une humeur charmante quand la convalescence s'affirmait. Quant à Béatrix elle avait souffert avec sa douceur habituelle, et supporté d'autant mieux l'éloignement forcé de sa tante que chacun semblait s'entendre pour lui apporter les meilleures et les plus surprenantes nouvelles.

« Votre tante me supplie de vous bien soigner et veut, toutes les heures, de vos nouvelles, disait sœur Saint-Denys.

-- Mme la baronne me charge de vous embrasser pour elle, disait Victorine à chaque instant du jour.

-- Ma bonne, c'est vous qui inventez cela pour me faire plaisir, dit l'enfant, un matin, au moment où Victorine arrivait pour compléter sa toilette.

-- Non, ma chérie, je vous le jure, et pas plus tard que tout à l'heure Mme la baronne disait au docteur : « Enfin, tyran que vous êtes, laissez-moi embrasser ma petite Tranquille, dont l'appartement est sur mon palier. »

Et il a répondu : « Tantôt, madame, pas avant tantôt. »

« Tant mieux, ce sera moi qui irai chez elle, dit Béatrix avec joie, car vous savez bien, ma bonne, que ma gorge est tout à fait guérie, et que le médecin a dit hier que, si la nuit était bonne, je pourrais courir par les jardins.

-- Pas encore, mon bijou, pas encore. Dans tous les cas, une seule petite sortie, et votre cou bien protégé par une bonne cravate. Voyons, allez-vous vous faire belle ? Je n'ai pas dit à votre tante que le médecin vous laissait tout à fait libre de vaguer par la maison aujourd'hui, afin de lui ménager une surprise.

-- Oh ! alors, dépêchons-nous plutôt, ma bonne, et ne faisons pas toilette pour ma première visite. J'irai en robe de chambre.

-- C'est que vous allez sans doute trouver des visiteurs chez Mme la baronne. Elle reçoit tout le monde dans sa bibliothèque aujourd'hui. Le colonel et Mme Hameland viennent d'arriver et M. du Passage aussi. Eh bien ! cela a l'air de vous attrister ?

-- Ma pauvre bonne ! c'est lui qui doit m'emmener, vous savez bien.

-- Ah ! mon Dieu ! je l'avais oublié, et cependant, ce matin, en arrivant, il m'a dit qu'il venait au Val-Argand, parce que Mme la baronne lui avait écrit de repasser pour la petite affaire en question. Je ne me suis pas rappelé votre départ, car enfin je pensais que... je supposais qu'après votre... je me disais qu'une petite fille qui avait... Mais, voyons, que je vous habille au lieu de jaser. Pensez-vous partir aujourd'hui, vraiment ?

-- Je le pense, puisque M. du Passage est arrivé. Maintenant que ma chère tante est guérie, je serai bien courageuse. Je travaillerai très bien aux Oiseaux, ma bonne, j'aurai de bonnes notes, et on me reverra encore au Val-Argand à l'époque des vacances.

-- Il faut l'espérer ; car enfin, Seigneur, je ne comprends pas que...

-- Ma bonne, cette manche-là est à l'endroit, vous la tournez à l'envers.

-- C'est vrai, je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais. Pssst ! qu'est-ce qui siffle comme ça ?

-- C'est, je crois, l'arbalète de Tancrède, ou plutôt sa flèche, il ne fait que jouer à cela depuis ce matin.

-- Je le sais mieux que personne, puisque je suis allée, de la part de Mme la baronne, lui dire de ne pas tirer de flèches. Il est si maladroit qu'il a déjà cassé trois carreaux. Voyez comme il tient compte de la défense ! Et dire qu'il n'y a pas moyen d'amener Mme la baronne à connaître son caractère. Pas plus tard qu'hier, comme je ne pouvais m'empêcher de dire que le chien de Tourbillon déchirait tout, ne m'a-t-elle pas répondu, sans colère, par exemple :

« Laissez-le faire ? »

« Est-ce du velours bleu que vous voulez, pour vos cheveux ?

-- Non, si je dois partir, la poussière le salirait, un velours noir suffira pour le voyage.

-- Le voyage ! le voyage ! grommela Victorine. Voyons ! ne pensez-vous pas qu'en demandant bien gentiment à votre tante de ne pas partir elle refuserait, après... après que vous l'avez soignée comme une petite femme ?

-- Oh ! ma bonne, je ne demanderai rien, il ne faut pas la contrarier du tout. J'ai offert d'aller en pension au bon Dieu pour obtenir sa guérison.

« Encore une flèche ! Tancrède ne s'amuse plus qu'à cela, il paraît. A-t-il demandé de mes nouvelles ?

-- Lui ? oui, à sa manière. Il m'a dit : « Béatrix est malade, ça m'ennuie, c'était quelqu'un pour jouer. »

-- Pauvre Tancrède !

-- Allons, vous n'allez pas le plaindre, lui qui fait ses quatre volontés au château.

-- Ah ! ma bonne, je ne le trouve pas heureux pour cela.

-- Enfin, en partant vous aurez toujours à dire que vous en voilà délivrée. Ce n'est pas comme nous. »

Et Victorine poussa un gros soupir, tout en faisant passer une brosse sur les beaux cheveux de Béatrix.

« Là, dit-elle, vous voilà tout à fait bien. N'oubliez pas la cravate ; c'est cela, il est prudent d'en garder une aujourd'hui, surtout si vous voyagez. Et maintenant où allez-vous ?

-- Voir ma tante ; puis je reviendrai préparer mes bagages, si M. du Passage repart aujourd'hui. Peut-être restera-t-il quelques jours.

-- Mais non, il part ce matin, la voiture est commandée ; j'ai entendu donner l'ordre à Lucien, sans me douter vraiment, que vous seriez de ce voyage.

-- Allons, ma bonne, puisqu'il le faut résignons-nous », dit Béatrix en passant sa main caressante sur le dos inégal de Victorine.

Cette caresse faite elle s'en alla, le cœur tout palpitant, vers l'appartement de sa tante.

Lucien, qui tenait encore le bouton de la porte, se préparant à la fermer, sourit en apercevant Béatrix et lui ouvrit. Elle entra ainsi sans que personne y prît garde et, saisie par son ancienne timidité et aussi par je ne sais quel mouvement de joie qui imprimait soudain un battement violent à son cœur, elle se glissa derrière le paravent, et, à moitié cachée par le dossier épais d'un fauteuil, se mit à contempler sa tante qui causait debout, au milieu d'un cercle composé de M. et de Mme Hameland et de M. du Passage.

La baronne était vêtue de son peignoir de cachemire bleu garni de dentelles blanches ; un bonnet Charlotte Corday était fort coquettement posé sur ses bandeaux qui avaient légèrement grisonné ; elle souriait le plus aimablement du monde.

Béatrix n'écoutait pas ce qui se disait et n'était occupée qu'à la dévorer des yeux. C'était bien elle, pleine de santé, malgré la blancheur de son teint.

Instinctivement, la petite fille joignit les mains et bégaya une prière de reconnaissance.

Tout à coup la baronne se tourna vers M. du Passage :

« Il me semble que le personnage se fait tirer l'oreille, pour venir faire ses adieux au colonel et à Mme Hameland, dit-elle. Ah ! combien je vous suis reconnaissante de l'emmener, mon cousin. »

Béatrix comprit qu'il s'agissait d'elle et, avançant timidement dans l'appartement :

« C'est moi que vous envoyez chercher, ma tante, dit-elle ; me voici, je suis prête à partir. »

En entendant cette voix la baronne tressaillit, se détourna vers la petite fille, et, faisant rapidement quelques pas, la saisit impétueusement dans ses bras.

« Toi, partir ! ma chère Tranquille ! s'écria-t-elle ; toi, toi, oh ! non ! oh ! non. »

Et elle l'embrassa et elle la serra de nouveau dans ses bras.

« Assez, madame, assez, cria Mme Hameland, la pauvre petite va se trouver mal. Heureusement que j'ai pris mon flacon d'eau de mélisse. »

Cet accueil inattendu, ces caresses inespérées avaient en effet causé une telle impression à Béatrix, affaiblie par trois semaines de réclusion, qu'elle pâlissait et semblait prête à perdre connaissance.

La baronne la porta auprès d'un fauteuil, l'y coucha, s'agenouilla auprès et, laissant Mme Hameland mouiller ses tempes avec le liquide parfumé, elle prit ses mains entre les siennes et continua de lui parler.

« Reviens à toi, mon cher petit cœur, murmurait-elle avec effusion ; ta pauvre tante a bien du chagrin de t'avoir si mal comprise et si mal traitée. M'entends-tu, Béatrix ? nous ne nous séparerons jamais. Allons, souris-moi. En as-tu dit des chapelets pour ma guérison ! Tu veux bien rester au Val-Argand, n'est-ce pas, ma petite Tranquille ? Oui, je vois cela. Et moi je ne veux plus que tu partes, non, non ! Pauvre chérie, comme elle a grandi, comme elle a pâli pendant ma maladie, et maintenant comme elle ressemble à ma chère sœur ! Il me semble la voir, c'est son expression... absolument. Eh bien ! es-tu tout à fait remise ? Dis, me comprends-tu ? »

Pour toute réponse, Béatrix qui, grâce aux énergiques frictions de Mme Hameland, avait surmonté ce commencement de défaillance, se souleva et, nouant ses deux bras autour du cou de la baronne, éclata en sanglots.

Et la baronne se mit à essuyer avec amour ces larmes qui jaillissaient du fond du cœur si longtemps comprimé de l'enfant, à baiser son beau front pâle, et elles formaient à elles deux un tableau si touchant que le colonel et M. du Passage se mirent à se moucher avec un ensemble formidable, et que la petite Mme Hameland elle-même, qui ne se laissait pas émouvoir facilement, s'essuya furtivement les yeux en disant tout bas au colonel :

« Charles, cette baronne... au fond... c'est un cœur d'or. »

Et le colonel toussant pour s'éclaircir la voix répondit :

« Je vous l'avais toujours dit, Constance. »

En ce moment, Victorine, qui craignait toujours que Béatrix fît quelque imprudence, se montra à la porte entrebâillée. Et, devant le spectacle qui s'offrit à ses yeux, écrasée en quelque sorte par l'étonnement et par la joie, elle ne put que lever les bras au ciel par une pantomime qui amusa beaucoup Mme Hameland.

« Vous arrivez bien, Victorine, dit la baronne se relevant et essuyant ses dernières larmes. Emmenez dans sa chambre ma petite Béatrix qui est un peu fatiguée, et faites-lui prendre un cordial, comme vous savez en préparer contre les émotions. Or, nous sommes en grande émotion comme vous voyez. Savez-vous que je reconnais que vous aviez grandement raison de défendre Tranquille contre Tourbillon ? C'est comme cela. Quand elle sera bien remise, vous nous la ramènerez.

-- Et Monsieur... l'emmène-t-il ? » demanda Victorine dont les idées s'embrouillaient complètement.

-- Jamais ! Nous la garderons, ma bonne Victorine, nous la garderons toujours. »

Et elle mit un dernier baiser sur le front de Béatrix que Victorine emmena.

La baronne se laissa tomber dans un fauteuil.

« Mes chers amis, dit-elle, je suis heureuse que l'occasion m'ait été fournie de faire mon meâ culpâ devant vous qui avez toujours aimé et défendu cette chère petite. Plus tard le maudit amour-propre eût peut-être été assez puissant pour me fermer la bouche et vous eussiez joui de mon revirement sans vous l'expliquer complètement.

« J'étais aveuglée, il a fallu ma maladie pour me rendre ma clairvoyance. Il est fort humiliant de le dire, mais jamais pénétration n'a été pareillement mise en défaut.

-- Et comment s'est faite la lumière, ma chère baronne ? demanda Mme Hameland qui triomphait.

-- Le plus naturellement du monde.

« L'accès de douleur de Béatrix, lorsqu'elle crut qu'elle me quitterait, alors que j'étais malade, me causa tout d'abord une certaine émotion. Elle avait si tranquillement pris son parti de ma décision ! Son seul accent m'apprenait la vérité de ses sentiments ; et, de ce jour, je pensai que la tranquillité et la douceur de Béatrix ne méritaient peut-être pas le nom injurieux d'indifférence que je leur avais toujours donné. Néanmoins, l'impression fut passagère. J'étais en proie à la fièvre, aux suffocations, malade en un mot ; mais ne perdant pas absolument l'intelligence ni la mémoire. Je vous avouerai d'ailleurs que mon genre, quand je suis malade, est de me jeter jusqu'aux yeux dans la prostration pour me délivrer des questions inutiles et des communications oiseuses. Je feins un abattement excessif, ce qui me délivre de toute importunité, même aimée. Je me dis au début de ma fluxion de poitrine : « Me voici jetée à terre, soyons malade tout de bon, et avalons dans le silence cette pilule amère. Je suis une originale, chacun sait ça, comme dit la romance. »

« Je me trouvai sérieusement prise un jour, ma respiration devenait horriblement difficile, je me sentais asphyxiée, et je perdis même quelque peu le sentiment. Ce jour-là mon premier médecin vint, heureusement pour moi, et il eut l'esprit de me débarrasser le poumon au moyen d'une abondante saignée. J'étais fort malade, je vous le répète, je n'avais plus que des perceptions très vagues. Me sentant instantanément soulagée après cette piqûre, j'ouvre les yeux, je vois Béatrix, de grosses larmes sur les joues, pâle à faire peur ; mais tenant, de ses deux mains tachées de rouge, une large cuvette. Elle avait eu le courage, non seulement d'assister à l'opération, mais encore de servir d'aide au médecin. Si celte saignée avait été remise au soir, je ne sais trop si j'aurais le plaisir de vous raconter mes impressions de malade.

« Depuis cette opération j'ai été excessivement faible, mais tout de suite guérie. Naturellement je me plongeais néanmoins dans les abattements reposants dont je vous ai parlé, et mes gardes, qui me croyaient ensevelie dans une somnolence invincible, ne se doutaient pas que j'entendais tout très clairement, et qu'il me suffisait d'entrouvrir les yeux pour tout voir.

« C'est grâce à cette somnolence voulue que j'ai pu voir Tranquille à l'œuvre. La pauvre petite priait avec une ferveur d'ange sitôt qu'elle se trouvait seule, et cela m'était bien doux de voir ainsi l'innocence demandant à Dieu ma guérison. Un jour, j'ai été témoin d'une scène entre elle et Tourbillon. C'était assez pour m'édifier sur leur valeur respective. Je faisais l'endormie, presque la morte, et j'en ai entendu de belles. À un certain moment, quand ce petit hypocrite s'est adjugé dans ma succession le château du Val-Argand, il m'a fallu une grande force de volonté pour ne pas étendre la main vers mon cordon de sonnette, appeler mes domestiques et faire jeter à la porte de mon appartement cet enfant sans délicatesse et sans cœur. Mais j'avais la curiosité de tout apprendre et de tout voir, et j'ai comprimé mon indignation.

« Ce matin, je lui ai dit un mot de cette fameuse visite qu'il m'avait faite, lui demandant quel en avait été le motif.

« Il a commencé une histoire... un conte où les rôles étaient complètement changés, surtout à propos d'une certaine miniature qu'il avait vendue cinq francs, à Béatrix, sans le cercle d'or, bien entendu.

« Je l'ai laissé dire ; puis je lui ai montré la porte, en disant :

« Je ne dormais pas, et j'ai tout entendu, va-t-en. »

« Depuis je ne l'ai pas revu ; mais je comprends qu'il se fasse tirer l'oreille pour paraître devant moi.

« Vous le renvoyez à M. le chanoine ? demanda Mme Hameland qui avait écouté ce récit avec un très vif intérêt.

-- Non, je n'ai pas cette cruauté. J'ai découvert, -- depuis que je suis hors de danger. je cherche un moyen honnête et chrétien de m'en débarrasser, -- j'ai donc découvert un bon abbé qui prend chez lui six écoliers, pas plus, et qui a obtenu de remarquables conversions. Je ne lui ai pas caché ce qu'était Tancrède, il consent à un essai d'amélioration, je me suis entendue avec le chanoine, j'ai donné l'argent qui manquait un peu et la chose est arrangée. Je me disais que le placer dans un collège n'était guère possible. Ou le collégien serait surveillé, et un renvoi menaçait le pauvre chanoine, ou il ne le serait pas, et alors nous avions en perspective un chenapan de la plus belle eau. Il lui faut une surveillance de tous les instants et une vie relativement agréable. Monsieur est un sybarite en herbe. Croiriez-vous qu'il faisait atteler et envoyait chercher du pain tendre à Chartres et tout à l'avenant ? Mon Dieu ! je lui aurais pardonné ses emportements, sa gourmandise, son orgueil, ses lâchetés ; mais non point l'ingratitude brutale dont il a fait preuve. Toutes ses petites vilenies vont d'ailleurs recevoir leur châtiment et c'est bien avec intention, colonel, que je vous fais assister à la scène du départ. Il est juste que le voleur de vos prunes reçoive sa leçon devant vous. Mais le voici, il me semble, j'ai bien fait de renvoyer Béatrix. Elle eût été capable d'intercéder pour lui.

-- Oh ! certainement, dit M. du Passage, surtout si Tancrède donne le moindre signe de repentir.

-- Lui ! fit Mme Hameland, vous ne le connaissez pas ! il sera exaspéré, mais ne songera pas à se repentir.

-- Peut-être, peut-être, fit le colonel ; j'ai vu des soldats se modifier devant la perspective du bataillon de discipline.

-- Enfin, nous allons voir, reprit Mme Hameland, car c'est bien lui qui vient. On dirait qu'il s'amuse à donner des coups de pied dans la porte. »

C'était ce que faisait Tourbillon, que Lucien avait dû traîner en quelque sorte devant sa tante.

Dans l'aveugle colère qui le possédait, il se figurait que personne autre que son conducteur n'entendait les coups de pied qu'il lançait dans les boiseries.

Quand la porte s'ouvrit et qu'il aperçut le cercle, composé de gens qui pouvaient devenir ses juges, sa colère tomba tout à coup, et il s'avança vers sa tante, avec l'air d'hypocrite douceur qui l'avait si longtemps trompée.

« Tancrède, dit-elle avec beaucoup de calme, je vous ai fait appeler pour que, avant de quitter le Val-Argand, vous fassiez vos excuses à M. et à Mme Hameland et leur demandiez pardon de l'indélicatesse de vos procédés envers eux. »

S'excuser à force d'habileté ou de mensonges avait toujours été la grande lâcheté de Tancrède.

Au lieu d'avouer franchement une faute connue, il chercha immédiatement un biais.

« Ce n'est pas moi, ce sont eux, dit-il ; ils m'avaient mis une corde autour du bras pour me forcer à les suivre.

-- Mensonge ! sot mensonge ! dit la baronne qui s'animait, et d'ailleurs, qui a fait pénétrer dans le parc ces petits vagabonds, et depuis quand un enfant bien élevé obéit-il aux ordres de pauvres enfants dont jamais personne ne s'est occupé ? Colonel, puisqu'il est incapable d'avouer sa faute comme un enfant intelligent et bon le ferait, je vous demande pardon pour lui, ce qui ne laisse pas que de m'humilier beaucoup.

« Et maintenant, Tancrède, préparez-vous à quitter le Val-Argand. »

Il baissa la tête et machinalement frappa du pied.

Puis, regardant sa tante de l'air soumis et sournois qui lui avait si longtemps réussi :

« Je veux rester, dit-il ; je serai sage, ma tante, je vous promets d'être sage. »

La baronne hocha la tête.

« Mon pauvre enfant, vous ne savez ce que vous promettez, vous êtes trop profondément égoïste et hypocrite pour aborder la vraie sagesse.

« Vous avez bien des défauts, mais comprenez-moi bien, ce n'est pas seulement pour vos colères, vos gourmandises, vos hypocrisies que je vous renvoie. Ce sont des maladies de l'âme dont on aurait pu vous guérir. Mais vous êtes essentiellement égoïste et, si je vous ai dit que je ne saurais pardonner une faute contre l'honneur, j'ajoute que je ne me sens pas le courage de garder sous mon toit un enfant qui manque absolument de cœur.

« Lucien, emmenez M. Tancrède dans sa chambre et faites-lui revêtir les vêtements qu'il avait en arrivant chez moi, il y a neuf semaines de cela ; il pourra tout remettre ; j'excepte les chaussures. »

Tancrède avait dressé l'oreille.

« Moi ! je remettrais mes vieux habits ! s'écria-t-il, tandis que deux larmes de rage jaillissaient de ses yeux.

-- Certainement, et ne cherchez pas à me faire changer de résolution. Un enfant qui voit souffrir sa bienfaitrice sans donner le moindre signe d'émotion et qui pleure pour une misérable vanité blessée n'est digne d'aucun intérêt. »

Tancrède se sentit condamné, il se détourna violemment et fit quelques pas vers la porte ; puis, se retournant soudain :

« Et elle ! dit-il d'une voix glapissante, et elle ! part-elle aussi ? »

La baronne jeta un coup d'œil sur ses visiteurs, et, foudroyant le petit jaloux de ce regard plein d'éclairs dont on gardait longtemps la mémoire :

« Elle, répéta-t-elle lentement, Béatrix, ne quittera jamais le Val-Argand, elle y sera désormais comme ma fille, et comme une fille bien-aimée pleine d'intelligence et de cœur. »

Elle fit signe à Lucien d'emmener Tourbillon qui se mangeait les ongles et, s'adressant à M. du Passage, elle ajouta :

« Mon cousin, ne voulez-vous point vous rafraîchir avant de monter en voiture ? »

Et, s'enveloppant dans une large mante, elle descendit avec lui et les Hameland dans la salle à manger où se trouvait Béatrix. Le colonel et sa femme embrassèrent affectueusement la petite fille ; puis ils prirent congé et partirent enchantés de la baronne et de sa nièce.

M. du Passage consentit par politesse à goûter au lunch qui lui avait été servi et, comme il buvait un dernier verre de vin de Bordeaux, Lucien reparut en compagnie de Tancrède qui marchait la tête baissée et profondément humilié de se retrouver dans son modeste uniforme.

« Cet habit lui était un peu trop grand, il lui va maintenant comme un gant », remarqua Victorine qui ne put s'empêcher de venir jeter un coup d'œil sur son ennemi intime, abreuvé par les humiliations qu'il méritait si bien.

Béatrix, avec sa bonne grâce ordinaire, s'occupa de faire boire et manger son cousin qui était devenu muet, et la baronne la surprit lui glissant dans les poches tout le dessert qui avait été mis sur son assiette et auquel, par mauvaise humeur, il n'avait pas voulu toucher.

Elle reçut pour remerciement la tape sèche et sournoise qui lui était bien connue, et sourit vaillamment en recevant cette dernière meurtrissure.

Bientôt un gai claquement de fouet annonça que le cocher attendait les voyageurs. Tancrède, sans dire un mot, sans regarder sa tante, escalada le break et s'y assit, le dos malhonnêtement tourné au château ; M. du Passage formula son adieu le plus aimablement du monde, le rejoignit et donna le signal du départ.

La voiture s'ébranla et partit comme une flèche.

La baronne, debout sur le perron et appuyée sur l'épaule de Béatrix, jetait un dernier coup d'œil passablement ironique sur Tancrède, quand tout à coup la sœur Saint-Denys déboucha par l'allée qui conduisait au bourg et s'arrêta toute surprise, contemplant la baronne de Val-Argand dans l'attitude qu'elle avait prise. Puis elle avança et dit en souriant :

« Ce n'est donc pas votre petite Tranquille qu'emmène M. votre cousin, madame ?

-- Non, non, c'est l'illustre Tourbillon », répondit la baronne.

Et, entourant de son bras le cou de Béatrix, elle ajouta d'un ton pénétré : La voiture s'ébranla et partit comme une flèche.

« Vous m'avez vue bien aveugle sur ces deux enfants, ma sœur ?

« Que voulez-vous ! j'avais certaines préventions, qui s'étaient enracinées, je ne sais comment, dans mon esprit qui est généralement assez lucide cependant. Mais toute vérité est appelée à se faire jour. J'ai pu m'amuser quelque temps des saillies de caractère, des vivacités, des caprices, des folles gaietés d'un petit être égoïste et turbulent, mais je ne me suis jamais complètement confiée ni vraiment reposée en lui ! Il n'en sera pas de même pour ma petite Béatrix. Il y a une monotonie dont on ne se lasse jamais : c'est celle de la bonté. »