: édition ELTeC Fleuriot, Zénaïde (-) 41970

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Bibliothèque électronique du Québec, , , . Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887 , , . 1882 , , .

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I

Je suis une poupée moderne, qui se fait gloire d'être née à la fin de ce superbe dix-neuvième siècle, que l'on peut appeler le siècle des merveilles, et aussi celui des triomphes de la mécanique. Évidemment c'est aux progrès de la science mécanique que je dois la souplesse de mes membres, ma parole incertaine, mes mouvements pleins d'une grâce inconnue de mes devancières.

Ce que j'ai entendu dire de mal des poupées qui m'ont précédée dans la vie est inouï. Et je crois bien qu'il y a quelque vérité là-dedans, sans cela, nous autres poupées, nous serions plutôt tombées dans le travers commun aux hommes, qui, généralement, trouvent tout admirable dans le passé, les choses et les gens, et qui ne s'accordent guère que pour gémir sur les inconvénients du présent. Or, il est avéré que les poupées modernes sont des merveilles de mécanisme, de beauté, d'intelligence et de grâce auprès de toutes les poupées des siècles précédents.

J'ai bien entendu quelques esprits chagrins, il y en a même chez les poupées, contester cette vérité ; mais ces opinions individuelles ne sauraient entrer en ligne de compte avec les témoignages sérieux.

Quant à moi, je ne saurais me plaindre d'un siècle qui a vu une poupée penser, aimer, souffrir. Car, ces dons étranges et magnifiques, je les ai reçus. Qui me les a octroyés ? Je serais fort embarrassée de le dire. J'ai beau me creuser la cervelle pour essayer de deviner comment, les fées n'existant plus, un personnage de ma sorte a pu être jeté parmi les stupides personnages en carton peint qui emplissent les magasins des marchands de jouets ; l'énigme reste indéchiffrable. Mais je puis et je dois, au commencement de ces pages, raconter comment il me vint à moi, poupée, cette lueur d'intelligence que je n'ai jamais vue briller parmi mes semblables qui sont réputées fort sottes et qui n'ont pas volé leur réputation.

Je sais bien que l'on a toujours accordé de l'esprit à Polichinelle, ce malin bossu, qui est, hélas ! de notre race ; mais il en fait parfois un si déplorable usage, qu'une poupée un peu comme il faut le tient volontiers pour un étranger.

Donc, nous étions arrivées plusieurs chez Giroux, la semaine précédant les fêtes de Noël. Tout le monde connaît, au moins de réputation, les magasins de Giroux. Ils sont situés en plein boulevard, là où la foule est toujours compacte, là où les maisons sont des palais et servent à loger des industries de grand luxe. Paris entier défile là sous nos yeux, c'est un va-et-vient étourdissant de piétons et de voitures. Les petits de ce monde n'y paraissent guère, ou, du moins, ils s'arrangent à se montrer élégants. La marchande de journaux est coiffée savamment, la débitante de tabac est étincelante de bijoux, les femmes de théâtre y posent en reines, et ce monde est plein d'insolence, d'une insolence particulière. Ah ! il y aurait de singulières réflexions à faire sur cette foule affairée et si brillante à la surface.

Toutes ces réflexions, un peu oiseuses peut-être, je ne les fis qu'après coup. Chez le fabricant, je n'étais probablement qu'un composé inerte de carton et de peinture. Là on me façonna le joli visage et la taille parfaite qui furent la cause de tant de succès et aussi de tant de douleurs.

Il n'en est pas de même de mes dons particuliers ; j'ai toujours présent à la mémoire le moment précis où je m'éveillai à la vie intelligente.

Une nuit, c'est toujours la nuit que se font les métamorphoses, je me trouvai, je ne sais comment, sous un vitrage sur lequel frappa soudain la lumière de la lune. Un large rayon le traversa et m'enveloppa tout entière. Quand ce rayon m'éclaira le front, ô merveille ! je me sentis penser.

Quel moment ! quelle solennelle impression ! Mes yeux voyaient, mes oreilles entendaient, mon cerveau s'échauffait et se remplissait d'idées. Malheureusement, en ce même instant, par l'action du même rayon, quelque chose tressaillit au côté gauche de ma poitrine. Non seulement l'intelligence m'était donnée, mais encore le sentiment. Hélas ! j'avais un cœur qui battait.

Effrayée en même temps qu'étonnée, ne sachant comment m'expliquer ces étranges phénomènes, je me tournai vers une belle poupée costumée en Alsacienne placée à ma gauche.

« Madame, lui dis-je, répondez-moi, de grâce, vous sentez-vous penser ? »

L'Alsacienne demeura muette, parfaitement muette et immobile.

« Elle dort peut-être ? » pensai-je.

Et, me tournant vers un gros poupard dont les yeux bleus grands ouverts étincelaient dans l'ombre :

« Mon enfant, lui dis-je, vous, du moins, vous ne dormez pas. Voulez-vous causer un peu avec moi ? »

Le gros poupard ne fit pas un mouvement et continua de me regarder avec ses yeux énormes.

Dans ma détresse, je me redressai, et avisant Polichinelle qui, sous le rayon de lune, avait un petit air rêveur assez comique :

« Polichinelle, lui dis-je, les poupées ne vous tiennent pas en grande estime ; mais j'ai trop de jugement pour embrasser à l'aveugle les idées des autres. Je vous parle donc en amie, et vous supplie de me tirer d'embarras. Dites-moi, m'entendez-vous parler ? me voyez-vous ? »

Et comme il ne répondit pas, j'ajoutai :

« Je suis la poupée blonde en robe loutre garnie de galon vieil or, placée entre la grande Alsacienne endormie et le gros poupard qui dort les yeux ouverts. Un mot, je vous en prie, un seul mot, que je sache bien que je ne suis pas seule de mon espèce. Faites un signe, même un simple signe, cher Polichinelle, et je me tiendrai pour satisfaite. »

Il me sembla voir s'agiter le superbe claque de Polichinelle ; son menton en galoche eut un mouvement, mais nulle voix ne se fit entendre.

« Ils sont tous sourds ou idiots, pensai-je ; me voilà bien entourée, en vérité. Faisons comme eux, dormons, nous verrons ce qui arrivera demain au réveil. »

Pour me mettre à mon aise je poussai le poupard, qui roula comme une masse sur le plancher, ce dont je ne m'inquiétai guère, et j'étalai ma robe loutre jusque sur les épaules de l'Alsacienne, qui ne réclama pas.

J'étais bien éveillée à la vie humaine ; ces petits actes d'égoïsme en étaient peut-être la meilleure preuve.

Je ne repris possession de moi-même que le lendemain matin assez tard.

Une main peu légère passait un plumeau sur notre rayon, et, bien qu'insensible en apparence comme les autres, je sentis le froissement de cette main qui me poussait contre mes compagnes. Celles-ci étaient dans la position où je les avais laissées la veille. Pour moi, je me retrouvais vivante par cette étrange puissance qui meublait mon cerveau de pensées et même de souvenirs. Comme je me rappelais parfaitement l'incident de la nuit, je compris le charme profond attaché à la mémoire, cette faculté non moins étonnante que les autres, dont les hommes se servent sans songer à l'admirer.

Il faut croire que rien ne transpirait au dehors du phénomène intérieur qui s'était produit en moi, car personne ne m'honora ce jour-là d'une attention particulière. Je fus époussetée, étiquetée, puis placée, comme mes compagnes, sur le rayon des poupées de luxe, tout près de l'Alsacienne et du gros poupard, qu'une petite fille très distinguée et d'un cœur très sensible acheta sous mes yeux.

Malgré ses dix ans, elle nous regardait toutes le plus tendrement du monde, et une jeune pimbêche qui l'accompagnait disait bien haut qu'il était étrange qu'elle aimât tant les poupées à son âge.

« Je ne vois pas pourquoi elle ne les aimerait pas, dit la maman, qui était une belle dame, très gracieuse ; vous ne jouez donc plus à la poupée, Hélène ?

-- Madame, j'ai douze ans, répondit Hélène, en se mirant dans le tout petit cadre ovale d'une toilette qui faisait partie d'un mobilier de poupée.

-- Eh bien, mon enfant, à douze ans, on peut encore s'amuser avec une poupée, et surtout travailler pour elle. Je suis sûre que vous ne cousez jamais.

-- Oh ! jamais, répondit Hélène avec une moue dédaigneuse qui lui donnait une vague ressemblance avec le Polichinelle d'en face. D'abord cela grossit les doigts, et puis je n'en ai pas le temps.

-- Et que faites-vous donc quand vous restez à tenir compagnie à votre pauvre grand-mère paralysée ?

-- J'étudie le piano, madame, ou je lis.

-- Mais ce n'est pas ce qui s'appelle tenir compagnie à quelqu'un, mon enfant. Le piano peut être fatigant pour votre grand-mère, et, quand vous lisez, la lecture vous absorbe, sans doute ?

-- Cela m'amuse, répondit la pimbêche.

-- Peut être ; mais cela amuse-t-il votre grand-mère ? C'est une autre question. À moins, toutefois, que vous ne lui fassiez la lecture tout haut.

-- Non, madame, lire haut me fait mal à la gorge, et cela nuirait à ma voix.

-- Évidemment. Eh bien, Simonne est bien plus gentille pour son grand-père. Quand elle est appelée à lui tenir compagnie, elle prend son nécessaire à ouvrage, et je vous assure que la conversation ne languit pas entre eux, pendant qu'elle coud pour sa poupée.

-- Simonne, que tu es enfant ! dit la jeune sotte en soulevant la belle chevelure ondée de sa petite amie.

-- Pas si enfant, répondit la maman. Simonne, qui sait coudre pour sa poupée, sait coudre aussi pour les pauvres. Et c'est justement parce qu'elle a fait une robe à une pauvre petite fille dont son grand-père secourt la famille, qu'il lui donne aujourd'hui une poupée nouvelle. Allons, ma fille, fais ton choix. Voilà de bien belles poupées. En voici une qui est fort gracieuse, d'une physionomie toute vivante et habillée avec beaucoup de goût, ce qui devient rare, même pour les poupées. Que dis-tu de celle-ci ? »

Et elle me saisit par la taille. Si mes yeux d'émail avaient pu rencontrer les yeux bleus de Simonne, je l'aurais conjurée de me choisir ; mais toute l'éloquence de mon regard ne parvint pas à vaincre son indifférence ; elle me regarda à peine, hocha la tête et répondit :

« Je n'aime pas ces belles dames de poupées, maman, j'aime mieux ce gros bébé que voilà. »

Elle alla prendre le poupard aux yeux bêtes, et il me fallut entendre les mille tendresses qu'elle se mit à lui prodiguer. Le marché fait, elles s'en allèrent, me laissant fort dépitée. Le premier battement de mon cœur avait été, je puis le dire, pour la jolie enfant aux cheveux ondés qui cousait pour les pauvres et pour ses poupées, tout en tenant compagnie à son grand-père.

On pourrait s'étonner de me voir comprendre aussi parfaitement la première accusation qui eût frappé mes oreilles ; mais, dans le merveilleux, il faut s'attendre à tout. Ce n'était pas une intelligence neuve, inculte, une intelligence de bébé qui m'avait été donnée ; c'était une bonne et belle intelligence, tout d'une pièce, qui, née dans un rayon de lune, se dégourdissait singulièrement dans le rayon de soleil qui m'arrivait en plein midi. Une véritable tempête d'idées grondait dans ma pauvre petite tête de carton, à la faire éclater. J'avais d'autant plus de regret de n'avoir pas été choisie par la petite Simonne que je devinais de quel ennui je souffrirais si je restais longtemps avec mes pareilles qui, franchement, n'étaient pas les plus amusantes gens du monde.

Dans l'après-midi, les visiteurs vinrent en foule dans les magasins, et cela me fut, je l'avoue, une grande distraction.

Plusieurs personnes firent sur moi les remarques les plus flatteuses ; mais les uns me trouvaient d'un prix trop élevé, les autres critiquaient mon élégance. Ce fut le petit nombre, je l'avoue, et cette critique ne me causait aucune irritation.

Elle flattait même, je dois le dire, ma vanité. Du moment que je comptais parmi les poupées grandes personnes, j'étais bien aise d'avoir été classée de par l'émail de mes yeux et de mes dents, ma robe loutre, ma superbe chevelure et l'ingénieux mécanisme de mes membres, dans la phalange aristocratique.

Elle n'était pas nombreuse. Nous étions au plus une demi-douzaine qui étions parfaitement distinguées de physionomie et de toilette. Sur le rayon d'en face il y avait bien des poupées à toilette tapageuse et à physionomie hardie, qui se seraient crues volontiers de notre société. Mais non, mais non, il n'y avait pas à s'y méprendre. C'était nous qui formions l'aristocratie, la vraie ; nos modes et nos coiffures n'étaient pas celles de ces personnes éventées que beaucoup de mères sensées refusaient de donner à leur fille.

Pour moi, j'aurais préféré le voisinage des honnêtes paysannes que j'apercevais dans un rayon à droite, que celui de ces dames en coiffure à la chien.

Au moment où je disais adieu à un changement de situation, pour ce jour-là, du moins, je vis arriver du fond du magasin un vieux monsieur bossu comme mon voisin Polichinelle, ayant, comme lui, un nez recourbé, un menton qui voisinait avec le nez, mais non point la physionomie moqueuse ni méchante.

Il arpentait les salons les mains derrière le dos, regardant tous les jouets, et disant à la demoiselle de magasin qui l'accompagnait :

« Le prix m'importe peu, je veux quelque chose de très joli, quelque chose de charmant. »

Non loin de moi il admira longtemps un joli petit hussard, à la fine moustache brune, à l'air martial ; il dit que l'uniforme était très exactement reproduit, il tira le petit sabre du fourreau, et sa vieille figure prenait je ne sais quel reflet guerrier.

« Monsieur prend-il le hussard ? demanda la demoiselle.

-- Je le voudrais bien, mais... mais, -- il le remit à sa place, -- mais c'est à une petite fille que je veux faire un cadeau. »

La demoiselle, se tournant de mon côté, dit :

« Voici précisément le rayon des poupées, de nos poupées les plus distinguées. »

Le vieux monsieur sourit, et se mit à nous passer lentement en revue. Malgré sa bosse et sa laideur, je le trouvais fort sympathique, et je ne détournai pas la tête comme je le faisais malicieusement quand il prenait fantaisie à certaines personnes, qui me déplaisaient, de m'honorer de leur attention.

Mais lui aussi contemplait les poupons et les paysannes, et il allait entrer en marché pour une lourdaude de Suissesse, dont je n'aurais pas donné cinq francs, quand une voix aigrelette, mais agréable, s'écria :

« Mon Dieu, mon cher monsieur, depuis quand vous égarez-vous dans le royaume des poupées ? »

Il se détourna vivement et salua profondément l'arrivante, une petite dame âgée, très âgée et encore jolie, très jolie avec ses cheveux de neige appliqués en frisure légère autour de son front, avec sa bouche souriante, avec sa tournure leste, ses toutes petites mains et ses tout petits pieds.

« Madame la marquise, je fais tous les ans ma visite chez Giroux, répondit-il un peu confus.

-- Cependant, voyons... un savant, un célibataire, un homme terrible qui fait tout passer par ses éprouvettes, un homme qui...

-- Qui aime à donner des étrennes, madame la marquise.

-- Mais à qui ? à qui ?

-- Eh ! vous ne le devinez pas ?

-- J'y suis, c'est à cette petite friponne de Simonne de Gardeval. »

Le vieux monsieur sourit et s'inclina.

« Comment, votre passion va jusque-là ?

-- Hélas ! oui, madame la marquise.

-- Elle vous fait tout de bon perdre la tête.

-- Elle me fait faire des choses inouïes.

-- On me l'avait bien dit. « Ne vous fiez pas à ces écorces rugueuses de vieux savants, m'a confié un jour un mien ami, ils ont des abîmes de tendresse dans le cœur. Voyez M. Lancrette. Il n'a ni enfants, ni petits-enfants, ni chien, ni chat, ni perruche ; mais voilà qu'il lui pousse une affection immense pour la petite de Gardeval. Ce chimiste trouve le temps d'aller acheter des sucreries qui, je vous en réponds, ne sont pas teintes en vert. » Voyons, c'est donc bien vrai, que Simonne vous a tout à fait pris le cœur ?

-- C'est bien vrai, madame. Je n'aimais pas les enfants ; cela ne convient pas, en effet, à un homme qui s'est adonné à la science, et, d'ailleurs, j'aurai le courage de le dire, je les ai toujours effarouchés par ma laideur. Je crois que je ne les ai bien connus que par leurs terribles naïvetés ; mais je vous avoue que la petite-fille de mon ami de Gardeval a conquis mon affection. Je le trouve le plus heureux des hommes d'avoir cette perle d'enfant. Toute petite, elle avait pour son vieux savant d'exquises délicatesses. Je n'ai pas à vous apprendre que le nom de Polichinelle est une des plus anciennes injures dont les enfants m'ont gratifié. La Fontaine l'a dit : « Cet âge est sans pitié. » Jamais un Polichinelle n'a paru chez mon ami de Gardeval sans que Simonne l'ait fait immédiatement disparaître. Vous savez aussi que j'ai l'effroyable habitude de priser et d'éternuer beaucoup, et comme je m'en excusais près d'elle, elle me répondit gentiment :

« Mais cela me fait grand plaisir, de vous dire : « Dieu vous bénisse. »

-- Cela, c'est héroïque, monsieur.

-- N'est-ce pas. Aussi que de lâchetés je commets tous les jours en son honneur. Que de berceaux arrangés par mes mains si maladroites pour y installer des poupards ! Que de ruses employées pour avoir la mesure exacte de son petit doigt, afin qu'elle trouvât, tout à fait à son insu, un dé d'or dans son nécessaire. Un jour ou l'autre je lui commencerai, c'est sûr, un cours de chimie.

-- Et, en attendant, vous lui achetez une poupée ?

-- Oui ; mais mon embarras est grand, elle les aime, elle en a plusieurs, c'est une armée.

-- Les poupées s'usent comme le reste, monsieur, et l'enfant n'est pas plus sage que l'homme en fait de convoitise, il ne dit pas non plus : « C'est assez. »

-- Alors vous croyez qu'une poupée lui fera plaisir ?

-- Certainement, puisqu'elle aime les poupées.

-- En ce cas, daignez me conseiller, madame la marquise.

-- À quel genre vous arrêtez-vous ?

-- Le genre m'importe peu, je veux quelque chose de charmant. C'est mon premier cadeau un peu considérable de ce genre, et le dernier sans doute, car voilà qu'elle touche à ses douze ans, et que le goût des poupées va s'éteindre. Jadis je m'en tenais au bébé, ou au classique bâton de sucre de pomme.

-- Oui, mais c'était un bâton de maréchal, on me l'a montré, il était gigantesque.

-- Oui, oui, et rien n'était plus commode à choisir. Aujourd'hui, mon embarras est d'une autre nature. Laquelle de ces poupées choisiriez-vous pour votre petite-fille, madame la marquise ? »

Le doigt ganté de la vieille dame me toucha la main gauche.

« Cette jolie personne qui a la bouche en cœur, dit-elle, est une œuvre d'art. Il n'y en a point de mieux réussie.

-- Donnez, donnez, dit précipitamment le vieux monsieur à la demoiselle de magasin, atteignez cette Bouche-en-Cœur, mademoiselle, elle est véritablement charmante. »

Des mains de la demoiselle je passai dans celles de M. Lancrette, qui me prit très gauchement par un bras.

« Pas comme cela, dit la marquise, vous allez chiffonner sa toilette. Relevez d'abord la queue de sa robe, appuyez-lui la tête, ou plutôt faites-la mettre dans un carton. Avez-vous demandé si elle a un trousseau complet ?

-- Non, dit-il ; mais je suppose qu'à ce prix rien ne lui manque.

-- Voici, madame », dit la vendeuse en atteignant deux grandes boîtes de carton.

Elle s'empressa d'ouvrir celle qui était fermée.

« Oh ! parfait, dit la marquise, des peignoirs roses, du linge garni de dentelles, Bouche-en-Cœur est de la dernière élégance. Je vous engage à... »

II

Je n'entendis pas la fin de sa phrase. La demoiselle de magasin, me saisissant brutalement par la taille, me couchait dans la boîte vide et fermait le couvercle si hermétiquement, que je n'entendais plus qu'une sorte de bourdonnement très gênant.

Pour me consoler, je pensai que ce supplice ne serait pas de longue durée et que je serais portée bien vite par le vieux savant à la bonne petite fille qu'il aimait tant.

Parfois je me sentais confortablement appuyée sur son bras ; mais, tout d'un coup, je me trouvais la tête en bas. Ma crainte était qu'il me laissât tomber sur le trottoir ; à chaque mouvement un peu saccadé, mon cœur battait terriblement.

Bientôt le cahotement d'une voiture vint ajouter à mes malaises. Heureusement que le trajet ne fut pas long. Je me sentis de nouveau ballottée au bout de ses grands bras maigres ; puis il eut un moment de repos.

Une main bienfaisante ouvrit la porte de ma prison, c'est-à-dire dénoua la ficelle rose qui entourait la boîte et leva le couvercle.

J'étais dans une antichambre luxueuse, et M. Lancrette ôtait son paletot.

« Voilà une bien belle poupée, dit un domestique en livrée, qui était un vieillard d'honnête apparence. Mademoiselle sera bien heureuse, monsieur.

-- En êtes-vous sûr, Sylvain ? dit M. Lancrette, qui s'imagina de lisser mon chignon si maladroitement, qu'il faillit m'éborgner.

-- J'en suis sûr, monsieur. À toutes les fêtes de Noël, Mademoiselle donne ses vieux joujoux aux sœurs de l'asile, et plus elle en a à distribuer, plus elle est contente. »

M. Lancrette sourit d'un air enchanté, me coucha sur son bras gauche, prit les boîtes de mon trousseau dans sa main droite, et une porte s'ouvrit à deux battants pour nous laisser passer dans un salon plein de lumière.

Je faillis jeter un cri de surprise, ou plutôt un cri de joie. Au coin de la grande cheminée en marbre vert, était un fauteuil, occupé par un vieux monsieur. Sur le bras du fauteuil, et s'amusant à boucler avec ses doigts les longs cheveux d'argent du vieillard, était assise une gracieuse petite fille, la visiteuse du matin, celle que l'on avait nommée Simonne de Gardeval.

Il y avait d'autres personnes dans ce brillant salon ; mais, lorsque j'entrai, je ne vis qu'elle et son grand-père.

Toutes sortes d'exclamations accueillirent notre entrée triomphale. Au milieu de toutes ces voix, je distinguai la voix moqueuse d'un jeune collégien qui disait :

« Décidément, ma sœur a tourné la tête à notre bon vieil ami.

-- Mademoiselle Simonne, ajouta une voix d'homme, prenez bien vite cette belle personne des bras de Lancrette. Il pourrait avoir la fantaisie d'analyser le carmin de ses joues ou l'azur de ses yeux. »

Lui, tout radieux, s'avança jusqu'au fauteuil, et me déposa dans les bras de la chère petite, qui le remercia avec effusion.

Le grand-père, la maman se joignirent à elle pour le remercier et pour m'admirer. Je passai de main en main, et je fus littéralement accablée d'hommages. On louait mes cheveux, mes yeux, mon port de tête, mes mains, qui étaient en effet très souples et très effilées. Et moi je riais en dedans, pensant que leur admiration s'adressait à une bien piètre partie de mon personnage, et qu'ils auraient été autrement enthousiasmés s'il leur avait été donné de savoir quels dons intelligents j'avais reçus.

Quand j'arrivai au collégien, j'étais légèrement étourdie, tant il est vrai que les louanges les plus banales ont le pouvoir de griser. Lui ne se montra pas galant ; il me regarda entre les deux yeux en louchant effroyablement et, me donnant une chiquenaude sur l'oreille, il s'écria :

« Simonne, elle a l'air de s'en faire accroire, ta nouvelle poupée, tu l'appelleras au moins Rosemonde. »

Le vieil ami de Simonne se récria. Il dit qu'il tenait à être mon parrain et qu'il m'avait déjà nommée Bouche-en-Cœur.

Ils discutèrent quelque temps là-dessus avec une vivacité singulière. Je n'étais pas à deviner que les hommes se disputent souvent pour des riens.

Tout à coup Simonne me prit, me plaça devant M. Lancrette, et dit :

« Bouche-en-Cœur, voilà votre parrain, votre seul parrain et, quoi qu'en dise votre oncle Hugues, vous n'en aurez point d'autre. »

Cette déclaration termina la discussion, et le collégien qui s'appelait Hugues, et qui était le frère de Simonne, me percha sur une console dorée d'où je dominais l'assistance.

Un moment, on me laissa seule dans le beau salon plein de lumière, ce qui me donna tout le loisir de l'examiner.

Naturellement, j'étudiai spécialement les portraits de la famille de Simonne, devenue la mienne.

Je remarquai beaucoup de femmes charmantes, qui, sur la toile, étaient accompagnées d'une levrette, d'un oiseau ; il y avait même une amazone debout auprès de son cheval.

J'ambitionnai de me faire peindre ou photographier avec Simonne ; mais, tout d'abord, il s'agissait de me faire aimer, et comment y arriverais-je, inanimée comme je l'étais en apparence ? Je reconnaissais, non sans surprise, qu'avec une jolie figure, une taille gracieuse, une riche toilette, il était facile de se faire admirer, mais se faire aimer est une tout autre affaire.

Le dîner fini, la compagnie revint dans le salon, Simonne en tête ; elle conduisait son grand-père, qui marchait appuyé sur des béquilles. Je dois le dire, elle me fit en passant l'aumône d'un regard et d'un sourire, et, se penchant vers le vieillard, elle dit :

« Grand-père, vous n'avez pas une idée de l'attitude de Bouche-en-Cœur, ma nouvelle poupée, sur la console où Hugues l'a perchée. Elle a des yeux d'un éclat ! On dirait qu'elle nous regarde. »

Elle ne m'accorda pas d'autre souvenir et elle disparut la première du salon, après avoir embrassé ses parents et son bon vieux savant.

Après son départ, une grande tristesse m'envahit le cœur ; mais bientôt les conversations m'intéressèrent. On parlait de choses qui m'étaient bien étrangères, et dont cependant j'avais une sorte d'intuition.

J'admirai combien, chez les hommes, l'intelligence est reine et maîtresse, en entendant M. de Gardeval, un vieillard perclus, discourir sur la politique, l'histoire et même l'astronomie. Jusque-là je ne m'étais pas demandé à quelle nationalité je pouvais bien appartenir. En écoutant cette parole toute vibrante du patriotisme, je me déclarai Française, et, de fait, je l'étais, puisque c'était en plein Paris que je m'étais éveillée à la vie de l'intelligence.

Cette soirée se prolongea assez tard. Après onze heures, les invités s'éclipsèrent peu à peu. Le grand-père lui-même quitta le salon, les bougies s'éteignirent et je restai seule sur ma console dorée, me sentant la tête fort lourde, et aussi le cœur un peu serré de l'indifférence que me témoignait ma chère Simonne.

« Elle aurait dû au moins, pensai-je, m'emporter dans ses appartements. »

Une vision jalouse me passa même devant les yeux. Je me figurai qu'aimant les poupées comme elle les aimait, elle avait plus d'un berceau dans sa chambre, et il me vint dans l'esprit que, tandis que je me morfondais sur ma console, craignant sans cesse de glisser sur la planche polie, le gros poupard aux yeux bêtes était délicatement couché entre des draps de batiste, dans un confortable berceau placé auprès du lit de sa petite maman.

Le sommeil, un sommeil de plomb, amené par les grands efforts d'intelligence que j'avais faits pour comprendre les causeurs qui n'avaient pas tous le don d'être clairs, vint heureusement dissiper toutes ces imaginations et engourdir les atteintes de la jalousie, cette passion qui a de si terribles effets chez les hommes et dont j'eus le bon esprit de me garantir.

Je n'aurais jamais cru, d'après mes débuts dans la maison de Simonne, que la solitude la plus complète eût été mon partage. Et il en fut ainsi cependant. Ma petite maman continua à me considérer comme une sorte de bibelot de luxe, comme un ornement d'étagère. Je demeurai six jours dans ce beau salon désert et n'eus d'autre distraction que d'entendre les conversations qui s'y tenaient et aussi d'assister à la leçon de musique que l'on donnait à Simonne dans mon lieu d'exil.

J'étais bel et bien exilée et j'avais des peurs bleues de perdre, en cette solitude profonde, le don d'intelligence qui m'avait été octroyé. Avec cela ma jalousie renaissait vivace. Simonne n'avait-elle pas imaginé d'amener à ses leçons de musique l'affreux poupard qu'elle avait le mauvais goût d'aimer !

Elle arrivait le dorlotant, l'asseyait sur le piano, et, entre chaque morceau, baisait sa grosse tête avec une tendresse qui me faisait enrager, je l'avoue.

Pour moi, je devais me contenter de la compagnie de la maîtresse de musique, une jeune fille que je voyais grignoter du pain sec en grand mystère. Elle venait volontiers m'admirer, ou plutôt admirer ma toilette.

« Est-ce que cette belle poupée que voilà passe ses journées dans le salon ? demanda-t-elle un jour à Simonne, en se détournant vers la console où je me morfondais.

-- Mon Dieu, oui, mademoiselle Augustine, répondit Simonne ; ne dirait-on pas qu'elle est faite pour cela ? C'est une belle dame de poupée qui doit aimer les réceptions.

-- Vous l'aimez beaucoup moins que ce poupard, ce qui m'étonne », dit la bonne Augustine.

Simonne m'adressa un sourire.

« Mon Dieu, dit-elle, je ne sais pas comment expliquer mon faible pour les bébés. Est-ce que vous croyez, par exemple, que les mamans à qui on dirait en leur montrant une jeune fille de quinze ans : « Madame, voilà votre fille », l'aimeraient comme un pauvre petit poupard, ressemblant à mon cousin Édouard qui a huit jours, qui ne voit, ne marche, ni n'entend ? Aimant à remplir le rôle de la maman avec mes poupées, je les aime mieux en bas âge, voilà tout. Mais je trouve Bouche-en-Cœur fort belle, et aujourd'hui elle présidera la collation que je donne à mes amies, collation qui m'est une occasion d'exhiber mes poupées. »

Sur cette promesse elle se retourna sur son tabouret et la leçon commença.

Un moment, elle fut interrompue par l'entrée d'Hugues, qui venait chercher sa sœur de la part de sa mère.

Pendant l'absence de Simonne, Mlle Augustine s'empressa de tirer son petit pain de sa poche ; elle le dévora en quelques minutes, et c'était chose triste que de voir cette pauvre fille, qui avait des bracelets au bras et je ne sais combien de panaches à son chapeau, manger du pain sec avec une voracité qui annonçait un long jeûne.

Quand Simonne rentra, elle se hâta de faire disparaître la dernière croûte au fond de la poche de sa robe de soie.

Évidemment, elle faisait ce maigre repas en cachette, ce qui était bien inutile de sa part, étant donné le bon cœur de Simonne. Celle-ci, en sa qualité d'enfant riche, ne se doutait pas de la détresse de sa maîtresse de piano, et, ce jour-là, elle interrompait de temps en temps sa leçon pour parler de la collation de l'après-midi, c'est-à-dire de petits pâtés, de savarins, de bombes glacées, de tartes, de sirops, ce qui eût été vraiment mettre l'eau à la bouche de Mlle Augustine, si elle n'avait été plus orgueilleuse encore qu'affamée.

Pour moi, ce que disait Simonne me ravissait et je sentais ma langueur disparaître à la pensée d'être enfin mêlée à sa vie, et non plus mise à l'écart comme un simple objet de luxe.

Dans la crainte qu'elle ne m'oubliât, je poussai même l'imprudence jusqu'à me remuer tant qu'il m'était donné de le faire. Sur cette planche de palissandre, les talons de mes bottines glissèrent tout à coup et je tombai sur un pouf de satin bleu.

Je fus relevée par Simonne, qui s'assura que je ne m'étais fait aucun mal, avec un tendre intérêt que j'aurais acheté à un plus haut prix qu'à celui d'une commotion désagréable.

Elle m'emmena sur-le-champ dans son appartement, au seuil duquel nous trouvâmes son frère, qui m'adressa un profond salut.

« Hugues est d'une politesse exquise pour vous, Bouche-en-Cœur, me dit Simonne. Il n'a que des chiquenaudes ou des taloches pour mes autres poupées, et Dieu sait si ses malices ont peuplé mon infirmerie. Je suis enchantée qu'il prenne des manières plus aimables avec vous. »

Disant cela, elle me déposa sur le plus beau fauteuil de son ameublement de poupées, qui formait comme un petit salon à part dans sa jolie chambre rose.

Je restai là quelques heures, que je passai à faire la revue de la chambre de ma chère Simonne.

Ainsi que la jalousie m'en avait donné l'instinct il y avait, tout près de son alcôve, un joli berceau aux rideaux de mousseline transparents, et j'apercevais, creusant un trou dans l'oreiller garni de dentelle, la joue rouge et ronde du poupard. Les autres poupées, elles étaient dix, sans nous compter, le poupard et moi, faisaient salon avec moi, et, je dois le dire, leur compagnie n'avait rien de bien agréable. J'attendis avec impatience le moment de la réunion.

Des coups répétés du timbre clair, qui avait résonné à mon entrée, m'apprirent qu'une nombreuse société se réunissait dans le salon.

Bientôt Simonne arriva en grande toilette et accompagnée de son frère, qui bondit comme un chat au milieu de notre cercle.

« Hugues, ne touche pas à mes filles, s'écria Simonne en arrêtant sa main, emporte seulement l'ameublement du salon et celui de l'infirmerie. »

D'un tour de main il entassa les poupées sur un canapé, pieds d'ici, têtes de là.

Seule, je fus placée avec quelque précaution sur le lit même de Simonne.

« Bouche-en-Cœur mérite certains égards, dit-il, c'est la plus belle de tes poupées. »

Après cela il entassa nos meubles : canapés, fauteuils, armoires à glace, lits de fer, tables de toilette, dans une grande corbeille, et s'en alla l'emportant sur sa tête.

En ce moment même la maman de Simonne entrait.

« Que me veux-tu, chère fille ? demanda-t-elle, Hugues vient de me dire que tu avais à me parler.

-- Maman, c'est pour vous prier de m'aider à faire le choix entre mes poupées. Vous savez que vous ne voulez pas que j'en conserve plus de dix et, avec le poupard et Bouche-en-Cœur, voilà que j'en ai quatorze, dont trois à l'infirmerie.

-- Alors tu consens à donner le surplus aux enfants de l'Orphelinat ?

-- Oui, maman, répondit Simonne avec un léger soupir. J'aime mes poupées, même les infirmes, surtout les infirmes ; mais il faut bien en donner à ces pauvres petites qui n'ont pas de joujoux. »

Un baiser, un de ces baisers comme jamais poupée n'en a reçu, hélas ! fut la réponse de la mère de Simonne, qui paraissait touchée du bon cœur de sa petite fille.

Le choix fut fait sur-le-champ.

On sépara du gros des poupées : une Suissesse dont le costume était un peu fané, un petit matelot qui avait une jambe de bois, un poupard qui avait une plaie à la tête, une assez jolie dame dont le bras droit était démis. Les autres, y compris le poupard dans son berceau, furent portées dans le salon.

« Vais-je encore être oubliée, pensai-je avec amertume, et faut-il être un poupard idiot ou avoir l'œil poché pour acquérir la sympathie de cette étrange petite maman ? »

Je ne puis le cacher, je possédais, avec l'intelligence, un grand fonds d'orgueil que mes succès de ce jour-là ne contribuèrent que trop à augmenter.

Je m'étais désolée bien inutilement. Simonne revint me chercher.

III

Quand Simonne entra dans le salon, me portant dans ses bras, ce furent des cris et des trépignements d'enthousiasme. Je vois encore ces jolis visages riants levés vers moi, j'entends les rires perlés, les exclamations flatteuses qui accueillirent la présentation dont Simonne m'honora.

« Mesdemoiselles, je vous présente ma nouvelle poupée : Bouche-en-Cœur. »

Je passai de main en main, et les toutes petites, celles qui n'ont qu'une manière d'exprimer leur sympathie, me gratifièrent de plus d'un baiser. Toutes ces mignonnes, qui avaient plus ou moins de cervelle, me vengèrent de l'indifférence de Simonne en me proclamant la reine des poupées de l'année. Ma figure et mes attitudes les stupéfiaient, ma toilette les jetait en extase.

Simonne eut mille peines à m'arracher de leurs mains et, tout en lissant mes cheveux et en déchiffonnant mes dentelles, elle me conseilla de ne pas me laisser prendre à leurs flatteries.

« Vous attachez trop d'importance à la toilette d'une poupée, dit-elle ; je trouve aussi Bouche-en-Cœur très belle, mais je ne sais pas jouer avec elle comme avec mon petit Émile, qui dort là dans son berceau. N'est-il pas bien gentil ? »

Émile, c'était l'affreux poupard aux yeux bêtes, et les petites filles se récrièrent. L'une d'elles, une petite fille très nerveuse, au teint mat, aux cheveux noirs, poussa la malice jusqu'à donner dans le berceau un coup de pied qui fit rouler par terre Émile et sa literie.

Je ne pus m'empêcher de rire en voyant mon rival s'en aller le bonnet de travers et tout empaqueté dans ses draps de lit.

Simonne me passa à sa voisine et courut après le malheureux poupard qui avait une large écorchure au bout de son petit nez rond. Elle le porta à son grand-père, qui était l'ami du grand chimiste mon parrain.

Il s'engagea à écrire à ce dernier, et assura qu'il ne manquerait pas de trouver un tel remède pour cette plaie, qu'il ne resterait pas la plus légère cicatrice.

Comme il faisait cette promesse, Hugues apporta à Simonne une lettre et une boîte de carton à son adresse. La lettre, qu'elle lut tout haut, était du grand chimiste. Il lui disait qu'ayant appris qu'il y avait ce jour-là chez elle une réunion d'enfants et de poupées, il envoyait un cadeau à sa filleule.

Il fallait voir la curiosité de tous les petits visages quand Hugues fit sauter la ficelle rose du carton.

Il en tira un bracelet mignon, un joli porte-bonheur, sur lequel était gravé mon nom.

Cela acheva de me donner parmi les petites filles une vogue sans pareille. Il fallut qu'elles vinssent toutes ouvrir, puis fermer ce bracelet, qui allait parfaitement à mon bras.

Elles trouvaient Simonne très heureuse d'avoir une poupée comme moi, et plusieurs déclarèrent que ce nom de Bouche-en-Cœur était le plus réussi des noms et que je ne manquerais pas d'avoir de nombreuses filleules.

Là-dessus on revint pêle-mêle dans le salon. Le compartiment des poupées fut installé et j'eus l'honneur du grand canapé avec un charmant officier de hussards et une jeune fille timide, tout habillée de blanc, comme une communiante.

Tout cela amusait fort les petites filles, mais les garçons commençaient à s'impatienter. La mère de Simonne avait ouvert le piano, et consultant la pendule, répétait pour la troisième fois : « Elle ne viendra pas », quand Mlle Augustine, la maîtresse de piano, fit son entrée. Elle était très pâle et elle avait l'air triste. Elle s'excusa de ce retard et, ôtant bien vite ses gants violets, elle se mit au piano. Les danses s'organisèrent sous la direction de Simonne et de son frère Hugues, qui était d'une gaieté folle.

Il préférait les danseuses de six ans, car, à un moment donné, il les asseyait sur son épaule, et les entraînait dans une valse.

Je m'amusais beaucoup à suivre les incidents de la danse, mais bientôt mon attention fut distraite. Mlle Augustine, qui avait quitté le piano pendant qu'on passait des rafraîchissements, vint à moi et me prit dans ses bras comme pour me considérer. Les mains de la pauvre fille tremblaient et elle essuyait furtivement des larmes qui sortaient comme malgré elle de ses yeux.

Elle me tournait et me retournait dans tous les sens ; mais en réalité je lui servais de prétexte pour tourner le dos à cette assemblée rieuse et je lui permettais d'essuyer ses larmes à la dérobée.

« Vous admirez Bouche-en-Cœur ? dit tout à coup la voix de Simonne ; tout le monde l'admire. »

La réponse fut une grosse larme, qui, n'ayant pu être essuyée à temps, tomba sur mon bracelet.

« Vous pleurez, demanda Simonne de sa voix la plus compatissante, vous avez du chagrin, mademoiselle Augustine ? »

Une inclinaison de tête et un regard suppliant lui répondirent.

« Dites-moi ce que vous avez, reprit Simonne, venez dans ce coin me le dire. »

Elle la prit par la main et l'entraîna dans un angle du salon.

« Asseyez-vous sur ce pouf et mettez Bouche-en-Cœur debout. Comme cela nous aurons l'air de nous occuper d'elle. Avez-vous remarqué ce joli porte-bonheur ? Oui, n'est-ce pas ? Pourquoi pleurez-vous aujourd'hui ? »

La pauvre Augustine s'essuya les yeux et raconta la plus navrante histoire.

Sa mère, dont elle était l'unique soutien, n'avait pu finir une tapisserie qui venait de lui être laissée par la dame qui l'avait commandée ; d'un autre côté, une de ses parentes éloignées, qui lui faisait une petite pension, venait de mourir. Le prix de la tapisserie et le semestre de la pension devaient payer le loyer pour lequel on était en retard de deux termes et le matin même, le propriétaire avait fait signifier le congé. Les meubles allaient être vendus, elles allaient se trouver sur le pavé. La pauvre Augustine avait espéré jusqu'au dernier moment attendrir le propriétaire ; ce jour-là même, et c'était la cause de son retard, elle était allée le supplier d'attendre.

L'homme au cœur de tigre avait refusé et elle ne savait plus où donner de la tête.

« Vous lui devez donc une bien grosse somme, à ce méchant homme ? demanda Simonne.

-- Trois cent dix-huit francs, mademoiselle.

-- Et si maman vous avançait mes mois de piano ? »

Et Mlle Augustine, se mouchant bien fort, et rougissant jusqu'aux cheveux, avoua qu'elle avait déjà reçu trois mois d'avance.

« Mon Dieu, dit Simonne, comment faire, alors ? Je n'ai que trente-deux francs dans ma bourse, et encore je dois cinq francs à maman. Je vais consulter grand-père, maman et Hugues. Donnez-moi Bouche-en-Cœur et allez bien vite au piano pendant que je pense à la manière de vous procurer cette grosse somme. »

Je passai des mains de Mlle Augustine dans celles de Simonne, qui s'en alla raconter à son grand-père l'infortune de sa maîtresse de piano. Il l'écouta en souriant, lui dit qu'elle le ruinait avec ses charités, et ajouta qu'il avait encore cinquante francs à sa disposition.

Nous l'embrassâmes pour cette généreuse parole, je dis nous parce que, naturellement, je suivais tous les mouvements de ma petite maman, et nous nous mîmes à la recherche de Mme de Gardeval.

Elle causait dans un coin avec plusieurs mamans et ne fut pas médiocrement étonnée de voir sa fille hors de la danse. L'histoire recommença, accompagnée des plus tendres câlineries.

Nous ne faisions que nous jeter au cou de notre maman, qui ne s'attendrissait pas aussi vite que son père.

« Mesdames, dit-elle à ses voisines, j'ai une fille qui m'inquiète. Elle a tellement le cœur sur la main, que son argent ne reste pas un mois dans son tiroir.

-- C'est pourquoi on l'aime, dit une grande dame très sympathique, coiffée d'une mantille, en nous attirant à elle pour nous embrasser.

-- Maman, après ceci, je ne vous demanderai plus rien, dit Simonne ; mais je ne peux pas laisser vendre les meubles de Mlle Augustine.

-- Ma chère enfant, il y a toujours eu peu d'ordre chez Mlle Augustine ou plutôt chez sa mère, qui n'a pas su garder sa modeste situation. Il n'est pas de mois où je ne sois mise en demeure de lui avancer le prix de ses leçons.

-- Mais ses meubles, maman. Si on lui vend ses meubles, comment fera-t-elle ? Voyez, j'ai déjà une grosse somme. »

Elle tira un calepin de sa poche et dit :

« Moi, vingt-sept francs.

-- Et les cinq francs que tu me dois ?

-- Je les soustrais, maman. Vingt-sept francs, grand-père, cinquante francs... vous ?

-- Moi, rien, répondit Mme de Gardeval ; je me réserve pour plus tard, quand il faudra les mettre en pension quelque part.

-- Qu'est-ce que cette arithmétique ? demanda tout à coup une voix derrière nous, un compte de polkas ? »

C'était Hugues qui se penchait sur le calepin ouvert.

Simonne lui raconta l'histoire et ajouta :

« Hugues, combien me donneras-tu ? »

Il porta la main à son gousset et répondit :

« Inscris-moi pour... pour... pour... vingt-huit centimes. »

Simonne lui jeta un coup d'œil de reproche.

« Allons, j'irai jusqu'à trente », ajouta-t-il en se pinçant les lèvres pour ne pas rire.

Mais elle, le bon petit cœur, elle regardait sa liste et répétait :

« Comment arriverai-je à trois cent dix-huit francs ?

-- Si encore vous aviez un lingot d'argent à mettre en loterie, s'écria Hugues, que rien ne désarmait.

-- C'est une idée, dit la dame à la mantille. Simonne, voilà une plaisanterie dont vous pouvez tirer parti. La réunion est nombreuse, mettez quelque chose en loterie ; si votre maman le permet, nous prendrons toutes des billets. »

L'idée nous enchanta, Simonne et moi. J'avais trouvé dans ma tête de poupée des idées toutes faites et je me rendais compte de ce que c'était qu'une loterie ; j'aurais volontiers battu des mains sans prévoir, hélas ! l'influence que ce projet fatal aurait sur tout mon avenir.

La question fut de savoir ce que Simonne mettrait en loterie. Avec sa générosité sans bornes, ma petite maman était prête à tous les sacrifices. Elle proposa successivement : sa montre d'or, son médaillon, un joli nécessaire de voyage tout neuf, même le bébé au berceau et sa nourrice, une belle Flamande qui était de faction auprès du berceau.

À tout ce qu'elle proposait, sa maman disait non. Elle le dit moins fermement pour le petit Émile.

« Tu vas dépasser l'âge où l'on joue à la poupée, dit-elle ; mais ce berceau coquet est le cadeau de ta tante Sophie, qui est fort susceptible ; cherchons autre chose. »

En fin de compte, on s'arrêta à l'ameublement du salon et de la chambre à coucher. C'était là un caprice fort cher que beaucoup de ces petites filles riches n'avaient pu se passer. Le canapé, les fauteuils, les chaises étaient en palissandre doré et damas cerise ; la table était recouverte de vrai marbre, et plus d'un enfant aurait pu, à l'occasion, se servir de ces meubles élégants, où se prélassaient en ce moment les nombreuses poupées de Simonne.

La chose entendue, Hugues déclara qu'il était tout prêt à remplir le rôle de crieur public.

Suivi par Simonne, il gagna le milieu du salon et, faisant un porte-voix de ses deux mains, il dit :

« Messieurs et mesdames, vous êtes invités à prendre des billets pour la loterie que va organiser Mlle Simonne de Gardeval, qui est à la tête de toutes les bonnes œuvres de l'arrondissement. »

Tous les enfants avaient dressé l'oreille et les plus grands expliquèrent aux plus petits ce que c'était qu'une loterie.

« Le billet est à un franc, reprit Hugues, ce n'est pas ruineux, comme vous voyez. Pour un franc, écoutez bien, mesdemoiselles, vous pouvez gagner tout ce bel ameublement de salon en palissandre doré, qui est là dans l'encoignure. Qui est-ce qui veut des billets ? »

Et il brandit le calepin de Simonne.

Un silence glacial accueillit son discours et Simonne, désolée, voyait sa loterie tomber dans l'eau, quand tout à coup, une sotte, comme il s'en trouve partout, la petite fille au teint mat et aux cheveux noirs, s'élança vers nous et s'écria :

« Moi, je prends vingt billets pour gagner Bouche-en-Cœur.

-- Moi aussi, moi aussi, moi aussi. »

Et toutes les mains de se lever, et les propositions de se croiser.

« Hugues, je prends deux billets. Simonne, j'en prends quatre, six, dix, vingt. »

C'était un délire.

Simonne, tout hésitante, toute troublée, me pressait dans ses bras, comme pour me défendre contre ces convoitises. De toutes les parties du salon accouraient des petites filles, attirées par cette nouvelle qui était fausse : « Bouche-en-Cœur est en loterie. »

On ne parlait que de cela.

« Eh bien, dit Hugues, en a-t-elle, un succès, cette jolie Bouche-en-Cœur. On ne veut pas de ton ameublement, Simonne ; si tu tiens à la loterie, il faut te décider à sacrifier Bouche-en-Cœur.

-- Va consulter maman », répondit Simonne, qui devenait toute perplexe.

Il disparut et nous restâmes en face l'une de l'autre, nous regardant comme deux êtres qui comprennent seulement, à l'heure de la séparation, la profondeur de l'affection qui les unit. Moi, je l'avais toujours aimée, et ce dernier trait m'avait touchée jusqu'au fond du cœur. Et elle, après m'avoir traitée avec une cruelle indifférence, se disait en me regardant : « Mais où avais-je les yeux de ne pas voir que jamais poupée plus sympathique ne s'est rencontrée sur mon chemin. »

Hugues revint tenant une grande feuille de papier à la main.

« Maman consent, dit-il. Eh bien, cela n'a pas l'air de t'enchanter. »

Et Simonne, me baisant les cheveux, dit tout bas :

« Hugues, je la regrette tant.

-- Eh bien, garde-la ! » s'écria-t-il.

Mais, en ce moment, les yeux de Simonne tombèrent sur Mlle Augustine qui, assise sur le tabouret du piano, nous regardait avec ses yeux rougis par les larmes.

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! et les meubles de Mlle Augustine », murmura-t-elle.

Et, détournant la tête :

« Prends Bouche-en-Cœur, Hugues, ajouta-t-elle, je ne veux plus la regarder. »

Et elle se sauva.

Alors, lui, m'élevant au-dessus de la foule, s'amusa à faire remarquer la beauté de mes cheveux, de mes yeux, la perfection de mes mains, la richesse de ma toilette.

« Remarquez bien, mesdemoiselles, que cette charmante Bouche-en-Cœur a même un porte-bonheur, s'écria-t-il en mettant le bijou en évidence. Ce bracelet seul vaut trente francs comme un liard. Qui veut des billets ?

-- Moi, moi, moi. »

Ils se précipitèrent tous, et la feuille blanche se remplit de numéros et de noms. Les petites filles qui n'avaient pas d'argent quêtaient intrépidement auprès de leurs mamans et de leurs frères.

Hugues, tout triomphant, alla porter à sa mère le grand papier tout noirci. Le compte fait, il y avait deux cent vingt billets de pris.

« Maintenant, il faut confectionner les numéros, dit-il. Quand se tirera cette loterie improvisée, maman, tout de suite ?

Non, remettez cela à jeudi prochain, répondit la mère, ce sera un nouveau sujet d'intérêt pour votre réunion. »

Et elle ajouta plus bas :

« Tu sais, mon cher enfant, que la pauvre Simonne regrette sa poupée, laisse-la-lui pendant ces deux jours. »

Hugues prit le papier du haut en bas.

« Mère, si nous déchirions ceci, dit-il. Ce n'est, après tout, qu'une plaisanterie. Puisque Bouche-en-Cœur amuse Simonne, qu'elle la garde. En grattant le fond de nos bourses, nous arriverons peut-être à compléter la somme nécessaire à sa maîtresse de piano.

-- Non, dit la maman. Simonne va faire sa première communion et son goût pour les poupées disparaîtra bientôt. En cette affaire, il s'agit d'un acte de vertu dont il ne faut pas lui enlever le mérite. Jusqu'ici, son grand-père et moi avons satisfait à ses désirs de charité ; aujourd'hui il est convenu qu'elle pourvoit elle-même à cette bonne œuvre. Cette poupée a atteint un prix fou ; laissons à Mlle Augustine le profit de cet arrangement, et apprenons à Simonne que la véritable charité est toujours doublée de quelque sacrifice. »

Jamais je n'oublierai l'accent avec lequel elle prononça ces paroles, et bien que je fusse la victime de son système, je ne pouvais m'empêcher de reconnaître qu'elle agissait raisonnablement.

« Oh ! me disais-je, voici une maman bien tendre et en même temps bien sage. »

Si ces beaux raisonnements n'avaient eu pour résultat de me séparer de gens si sympathiques, je n'y aurais trouvé rien à redire.

Sur toutes ces résolutions magnanimes, je fus déposée dans le salon des poupées, et la fête reprit son cours. Grâce à la musique, qui était assez médiocre, et aussi à la chaleur, qui était intense, j'oubliai mes inquiétudes dans le sommeil.

IV

Quand je me réveillai, il me semblait que je dansais moi-même, mais la musique semblait avoir changé de nature et me paraissait de moins en moins harmonieuse. C'est que je me réveillais non plus dans le brillant salon, mais dans une voiture où se trouvaient Simonne, Mlle Augustine et le vieux domestique que Hugues appelait « le Fidèle ».

Je ne me perdis pas en conjectures sur cette promenade nocturne qu'il m'était impossible d'expliquer, et je me contentai d'écouter attentivement la conversation qui roulait sur la loterie improvisée.

Mlle Augustine faisait en soupirant la remarque que les petites amies de Simonne avaient beaucoup d'argent à leur disposition, car elles avaient toutes pris des billets.

« Les plus riches sont celles qui ont des grands-papas et des grands-mamans, répondit Simonne. Pour moi, si je n'avais pas un grand-père, je ne sais comment je ferais face à toutes mes dépenses.

-- Vous avez si bon cœur, mademoiselle ; je n'oublierai jamais le service que vous me rendez aujourd'hui ; je prierai pour vous, c'est tout ce que je puis faire.

-- Et pour mon grand-père, s'il vous plaît ; s'il n'avait pas avancé l'argent de la loterie, je n'aurais pas le plaisir d'aller le porter chez vous ce soir.

-- Je prierai aussi pour votre grand-père, mademoiselle ; j'ai le mien aussi, il est beaucoup plus âgé que le vôtre, et cependant il joue encore du violon. C'est lui qui m'a appris la musique, mon gagne-pain et aussi ma consolation. »

Et Mlle Augustine s'essuya les yeux avec son mouchoir brodé.

« Votre grand-père donne-t-il aussi des leçons ? demanda Simonne.

-- Oh ! non, il est trop âgé, c'est lui qui fait le ménage.

-- Comment... la cuisine ?

-- Tout, mademoiselle, quand je ne suis pas là. Maman a cela en horreur, maman aurait voulu être artiste, et elle n'a jamais rien entendu au commerce. C'est pourquoi elle s'est ruinée dans la lingerie. Les malheurs lui ont bien aigri le caractère.

-- Et qu'est-ce qu'elle fait, votre maman ?

-- De la tapisserie, mademoiselle, quand elle n'a pas mal au dos ni à l'estomac. Maman avait la vie agréable autrefois ; elle allait tous les jours au théâtre, elle aimait la toilette, les bijoux ; mais sans mon grand-père, je ne sais pas ce que je fusse devenue dans mon enfance.

-- Le verrai-je ? dit Simonne.

-- Je ne sais pas ; maman ne permettra pas que vous alliez dans la cuisine. Il ne faut pas même le demander, elle ne permet pas même qu'il vienne dans le salon quand il apprête le souper, elle dit qu'il sent l'oignon. Mais ! soyez tranquille, je m'arrangerai de manière à vous faire rencontrer avec mon cher grand-père, que j'ai quitté si triste et qui va être si heureux de me voir délivrée de mes mortelles inquiétudes. »

Comme elle disait cela, la voiture s'arrêta et nous descendîmes devant une belle maison. Mlle Augustine nous précéda et nous fit traverser deux cours.

L'intérieur des rues de Paris est quelquefois très drôle. La première maison, qui servait de façade, était fort belle, la seconde après la première cour était moins belle, et la troisième, après la seconde cour, était affreuse ; on avait l'air d'entrer dans un bel appartement et on arrivait dans un taudis.

Nous montâmes quatre étages à la suite de Mlle Augustine, et nous arrivâmes sur un étroit palier devant une porte sur laquelle était collée une carte de visite qui portait :

Mlle AUGUSTINE BURLIN,

Professeur de piano.

Le palier était si étroit que le Fidèle, en prenant pied, fit une glissade et faillit tomber à la renverse.

« Qui est là ? » cria une voix glapissante.

Et la porte à la carte s'entrouvrit et, comme je me trouvais juste en face de l'entrebâillement, j'aperçus une figure maigre, pâle et hagarde, entortillée dans un vieux châle bleu.

« C'est moi, et j'amène une visiteuse, dit très haut Mlle Augustine, qui cherchait sa clef au fond de sa poche. Entrez, mademoiselle Simonne, entrez. »

Elle poussa la porte et nous entrâmes dans le corridor sombre. La femme au châle bleu avait disparu.

« Chut ! ne disons rien, maman s'est cachée », murmura Mlle Augustine.

Et ouvrant une porte :

« Veuillez entrer, mademoiselle, je vais vous annoncer à ma mère. »

Elle disparut et nous restâmes dans le salon, qui était mal éclairé, mal chauffé, mais où il y avait des meubles de velours et toutes sortes de bibelots.

Devant la cheminée, où un tout petit feu de charbon de terre brûlait, se trouvait une chaufferette de bois et auprès deux pantoufles vertes dont le bout fumait encore et répandait une odeur de roussi. Simonne regardait autour d'elle avec un certain effroi, le Fidèle étant resté dans le corridor.

De l'appartement voisin nous arrivait un bruit de voix. Il y avait la voix de Mlle Augustine qui chuchotait et une voix aigre qui chuchotait aussi, mais si haut qu'on comprenait tout ce qu'elle disait :

« Vous êtes une sotte, ma fille, vous eussiez dû monter la première et m'avertir de cette visite. C'est une petite fille, dites-vous ; les enfants, ça voit tout, et cette petite perruche n'aura rien de plus pressé que de tout dire à sa mère. Je veux garder ma dignité vis-à-vis de ces gens-là. Apportez la lampe... ce pétrole infecte... Surtout, n'oubliez pas que c'est la femme de ménage qui vous a ouvert la porte... Votre grand-père a-t-il fermé la porte de la cuisine ? Rapportez-lui la lampe et qu'il ne paraisse pas. Jamais il n'a tant senti l'oignon que ce soir, ce qui n'est pas du tout distingué. »

On entendit un dérangement de chaises, une porte s'ouvrit et la mère d'Augustine fit son entrée. Elle avait un corsage de velours tout jauni et garni d'une frange à grelots dont beaucoup pendaient lamentablement ; sur la tête une sorte d'écharpe de tulle vert ; mais je reconnus le visage que j'avais entrevu sous le châle bleu.

Elle fit de grandes révérences à Simonne, se plaignit de sa femme de ménage qui laissait mourir le feu et ne préparait jamais la lampe à temps, et dit un tas de choses que Simonne écoutait complaisamment et qui me donnaient, à moi, une forte envie de rire.

« Ma fille vient de me dire que vous voulez bien nous avancer ce malheureux terme, dit-elle majestueusement, je vous remercie sincèrement. Mes bijoux, mon argenterie, mon linge même sont déjà au Mont-de-Piété ; je regretterais mon ameublement, qui me rappelle des jours plus heureux. »

Elle dit cela d'un air grandiose et sans remarquer les vieilles pantoufles brûlées qui avaient l'air de l'écouter, bouche béante.

Simonne avait la physionomie embarrassée, elle s'était attendue à des remerciements émus, comme ceux que lui avait prodigués Mlle Augustine, et les airs ridicules de cette pauvre dame la prenaient évidemment au dépourvu.

Elle balbutia quelques mots sur l'affection qu'elle portait à sa maîtressse de piano et me déposa sur une chaise derrière elle pour tirer son portemonnaie.

Mlle Augustine rentrait en ce moment, elle reçut l'argent des mains de Simonne, et, cette fois, la remercia à voix basse, afin de ne pas interrompre les paroles confuses que débitait sa mère en agitant la tête et en faisant grincer ses grandes dents. Sa vue pétrifiait Simonne, qui s'était peut-être figurée que toutes les mamans étaient comme la sienne : bonnes, belles et raisonnables.

Moi j'admirais la politesse avec laquelle elle écoutait le conte que lui racontait Mme Burlin sur ses malheurs, et j'admirais surtout l'attention que la pauvre Augustine accordait à ce même récit, qu'elle connaissait si bien, sans doute.

Une quinte de toux vint très heureusement interrompre Mme Burlin. Et Simonne, se levant avec empressement, la salua, et s'en alla précipitamment sans penser à moi, qui restai dans ce triste salon en tête-à-tête avec la chaufferette et les vieilles pantoufles.

Dans ma situation de poupée intelligente, un de mes supplices a toujours été de n'avoir pas reçu le don de la parole.

D'abord, j'en aurais, je crois, fait usage aussi bien, sinon mieux, que la plupart de ces poupées vivantes qui usurpent le nom de femmes ; puis, enfin, j'aurais pu me tirer de certains mauvais pas.

Je restai donc dans ce vilain appartement, où rentrèrent bientôt Augustine et sa mère. Celle-ci n'avait plus son air majestueux et aimable. Elle ridait son grand front, faisait des gestes étranges, et paraissait de très méchante humeur. La vue des pantoufles, qui lui apparurent tout à coup, la jeta dans une sorte de rage, et elle gronda vertement sa fille. Elle n'avait aucun souci de la dignité de la famille ! Comment n'avait-elle pas vu dans le salon cette vieille chaufferette et ces pantoufles trouées ! Qu'allait dire à ses parents cette petite fille dédaigneuse ! Enfin, ce furent des gronderies sans fin.

Augustine était sortie de l'appartement, que sa mère grondait encore en se promenant de long en large, avec son faux tour placé tout de travers.

Elle reparut bientôt, accompagnée d'un vieillard qui avait un grand tablier de coton bleu.

La dame leur jeta un regard de dédain.

« Ah ! qu'il est détestable de ne pas avoir de salle à manger, dit-elle ; vous empestez le salon, monsieur Lasouche. »

Elle sortit, emportant la chaufferette et les pantoufles.

M. Lasouche, qui avait une petite lampe à la main, alla souffler les bougies allumées en l'honneur de Simonne ; puis sa petite-fille et lui mirent trois couverts sur une vieille table dont ils ôtèrent le tapis.

Tout en allant et en venant, ils causaient, et leur conversation me mettait du baume sur le cœur. Tant que je n'avais entendu que la vilaine dame, je me disais que Simonne avait été bien bonne de me sacrifier ; mais maintenant que j'écoutais causer Augustine et son grand-père, j'en arrivais à me réjouir. Ils s'entendaient joliment bien ; et ce court moment qu'ils passaient ensemble les dédommageait de beaucoup d'ennuis. Augustine raconta les événements de l'aprèsmidi ; le grand-père, tout occupé de sa petite-fille, lui disait bien bas ce qu'il lui avait préparé pour son dîner. Tous les deux, ils avouaient que leur mal d'estomac était passé, grâce à la bonne nouvelle.

Bientôt le souper fuma sur la table. Le bon grand-père finissait de confier à Augustine les petites ruses à l'aide desquelles il avait pu se procurer un plat, quand Mme Burlin fit son entrée, vêtue d'un peignoir sale et la tête enveloppée dans le châle bleu.

Immédiatement les confidences cessèrent, et mes deux amis, car ils étaient devenus mes amis, ne furent plus occupés qu'à adoucir l'humeur de tigre de Mme Burlin en lui offrant les meilleurs morceaux, et en disant « oui » à toutes les sottises qu'elle débitait.

Il n'y avait plus à souffler mot de la reconnaissance due à Simonne. Mme Burlin ne s'étonnait que d'une chose, c'est qu'on ne lui cherchât pas un appartement plus confortable, et qu'on ne fît pas cadeau à sa fille des bijoux qui auraient avantageusement remplacé ses médaillons en chrysocale et ses bracelets en nickel.

Je sentais le sommeil me gagner en l'entendant égrener une à une ses rêveries égoïstes quand un violent coup de sonnette retentit. Augustine se précipita vers la porte. C'était le domestique de Mme de Gardeval qui venait réclamer la poupée de Mlle Simonne.

On me découvrit au fond de mon fauteuil ; je sentis qu'on me jetait quelque chose sur la tête et je fus emportée loin de cette pauvre famille éprise de luxe et vivant de misère.

Ce fut avec un vif sentiment de joie que je fis mon entrée dans la chambre bleue de ma chère Simonne. Je la trouvai endormie, et, par une distraction dont je lui sus gré, sa femme de chambre m'oublia au pied du lit, où je m'arrangeai une place très confortable.

Nous étions au jeudi ; tout se préparait pour le tirage de la loterie, dont j'étais le lot unique. Simonne m'avait bouclé les cheveux pour la dernière fois, et m'avait revêtue de ma plus jolie toilette, un peu printanière pour la saison, mais très seyante. J'avais été placée dans un fauteuil au milieu d'une table, et les invités venaient tour à tour me contempler. Ah ! si j'avais eu le don précieux des larmes qui a été accordé aux femmes, comme mon pauvre cœur se fût soulagé à ce moment ! Mais il est défendu aux poupées de pleurer ; elles sont faites pour sourire éternellement, et la pauvre Bouche-en-Cœur devait souffrir en silence. Une larme eût terni l'émail de ses yeux et tracé un sillon sur sa joue rose. Je me demande comment pleurent les femmes qui ont le visage quasi aussi peint que celui d'une poupée.

Enfin, l'heure fatale sonne. Hugues apparaît avec le chapeau du cher grand-père. On le remplit de petits billets pliés. Hugues saisit par la taille une grosse pouponne de cinq ans, et la plante debout sur la table devant le chapeau. Tout le monde est attentif ; je vois des petites mains se tendre en avant comme pour s'emparer de ma personne.

« Le premier numéro qui sortira sera le numéro gagnant, s'écrie Hugues ; Bouche-en-Cœur appartiendra au premier numéro que la main d'Isabelle va tirer du chapeau. Attention, je secoue le chapeau ! Isabelle, regardez là-bas la pendule ; enfoncez votre main ; regardez toujours là-bas ; tirez un billet, un seul ; c'est bien. Donnez-le-moi, toujours sans le regarder. Cent trois ! qui est-ce qui a le cent trois ? »

On n'entendait que des soupirs, des exclamations de regrets ; personne n'avait le numéro cent trois.

« Mère, consultez le registre, je vous prie », dit Hugues, qui riait des figures désappointées qui l'entouraient.

Et Mme de Gardeval dit :

« Cent trois ! Inès Maritoff. »

C'était à Inès Maritoff que j'étais échue. On l'appela, on la chercha, elle n'était point là.

« Elle n'a pas voulu venir aujourd'hui ; elle est si capricieuse, dit une voix dans le groupe des petites filles.

-- Oh ! oui, capricieuse et enfant terrible », acheva Hugues.

Et se tournant vers moi, il ajouta :

« Pauvre Bouche-en-Cœur, je te plains de tomber dans les mains de ce petit démon. »

Simonne me prit dans ses bras et courut vers sa mère.

« Maman, que faut-il faire de Bouche-en-Cœur ? dit-elle ; Inès Maritoff n'est pas venue.

-- Nous irons la lui porter le premier jour de réception de sa grand-mère, répondit Mme de Gardeval ; tu peux la garder jusque-là. »

Simonne fit un bond de joie et me reconduisit dans sa chambre, où je restai pendant plusieurs heures en compagnie de son régiment de poupées.

Comme j'entendais sonner cinq heures à la pendule, Mme de Gardeval et Simonne entrèrent en toilette de rue. Simonne avait un grand panier à anse à la main. Elle marcha vers l'endroit de l'appartement qui servait d'infirmerie aux poupées, et entassa dans son panier toutes les pauvres petites.

« Combien y en a-t-il ? demanda Mme de Gardeval.

-- Cinq, maman.

-- Est-ce que tu ne pourrais pas en donner une demi-douzaine, ma fille ? Ils sont au moins soixante enfants à l'Orphelinat. Voyons, Simonne, ne sois pas généreuse à demi. Avant peu tu ne joueras plus guère à la poupée. À quoi bon en conserver un si grand nombre ?

-- Il ne m'en restera plus que six, maman.

-- C'est bien assez ; c'est trop, veux-je dire.

-- Eh bien, maman, je vais ajouter mes anciennes, cette petite ouvrière de fabrique et aussi cette première communiante.

-- Très bien, ma fille ; allons, viens.

-- Maman, me permettez-vous d'emmener Bouche-en-Cœur, ce sera un plaisir pour les petites filles de la voir, et puisque je ne l'ai plus que quelques jours, je veux en profiter.

-- Emmène-la si tu veux, Simonne. Tu feras peut-être faire plus d'un péché d'envie à ces petites filles ; mais tes cadeaux adouciront l'impression. »

V

Simonne me coucha dans ses bras, et appela le Fidèle qui vint prendre le panier de poupées, et qui nous suivit jusqu'au bout de la rue, devant une grande porte, au-dessus de laquelle il y avait une statue blanche, au voile bleu et au front entouré d'étoiles.

À cette porte, Mme de Gardeval prit le panier des mains du domestique, et passa dans un petit appartement où se trouvait une jeune femme tout habillée de drap gris, et coiffée d'une vaste cornette empesée. Elle donnait de petits paquets et de petites bouteilles à trois femmes, toutes plus mal tournées les unes que les autres : l'une avait un œil au milieu de la joue ; le visage de l'autre n'était que coutures et que cicatrices ; la troisième se tenait perchée sur un pied, et prenait les paquets d'une main tellement difforme, que je fus obligée de détourner les yeux.

Il y a peu de religieuses parmi les poupées, et celles que la fantaisie revêt de ces saints costumes n'ont pas précisément la vogue, ce qui se comprend. Nous sommes faites pour plaire et pour amuser, et nos visages de carton ne s'harmonisent pas avec les cornettes austères. Et puis, s'il faut le dire, le sublime n'est pas notre fait, et nous préférons le salon ou même l'arrière-boutique à ces parloirs dont les religieuses font avec tant de dignité les honneurs aux gueux, aux estropiés, aux laiderons, auxquels elles ne craignent point, au rebours des gens du monde, de donner le pas sur les riches, les heureux et les aimables gens qui les visitent. Certes, la bonne religieuse nous accueillit aimablement, mes compagnes et moi ; mais elle ne dérangea pas une de ces pauvres femmes pour nous, et elle nous planta là pour aller reconduire la personne à cicatrices qui n'y voyait goutte.

Cela fait, elle revint vers nous, et nous précéda dans une cour sablée, que nous traversâmes pour nous rendre à un grand bâtiment où se trouvait l'ouvroir. En y entrant, j'éprouvai une sorte de saisissement. Toutes ces petites filles me dévoraient des yeux, et j'entendais de tous côtés murmurer ;

« Oh ! la belle poupée !

-- Regarde donc, la belle poupée. »

La sœur de l'ouvroir, qui était toute jeune, et qui, sous son costume grossier, avait l'air d'une grande dame, parut enchantée, quand le panier plein de poupées lui fut offert. Elle les prit les unes après les autres pour les montrer à la petite foule qui trépignait de joie.

Simonne était ravie de l'effet produit par ses poupées, et elle promit à la sœur un nouvel envoi.

« Ma sœur, je suis bien grande pour jouer à la poupée, dit-elle gentiment, et je crois bien qu'on ne m'en donnera pas l'année prochaine ; mais j'en ai plusieurs en réserve, et je les garderai pour vos orphelines.

-- Mademoiselle Simonne, je vous en remercie à l'avance ; ce n'est pas chez nous qu'on peut trouver de l'argent pour des jouets ; il y a tant de pain et de vêtements à acheter. Une fois que nos enfants ont le nécessaire, nous bénissons la Providence. Mais il y a des cas où il nous est bien doux de leur donner une récompense. Nous avons ici une pauvre petite, à laquelle il a fallu faire subir une opération terrible. Je lui ai promis une poupée si elle se montrait courageuse. Nos sœurs m'ont dit qu'elle avait été héroïqne, mais que, en sortant des mains de l'opérateur, elle avait dit :

« J'ai bien gagné, n'est-ce pas, la poupée de ma sœur Gabrielle ? »

-- Il y a trois semaines de cela, et elle l'attend toujours ; mais voilà que vous me donnez le moyen de tenir ma parole. »

Sœur Gabrielle prit dans le panier un poupard aux joues pâlies, mais fort joli encore, et appela :

« Marie Râteau. »

Un petit bonnet s'agita au bas de la salle, et, par le sentier laissé libre entre les bancs, accourut, aussi vite que le lui permettaient ses béquilles, un petit être tout contrefait, mais d'une charmante figure.

« Ma petite Marie, dit la sœur, la poupée promise a bien tardé à venir. La voici enfin, remerciez ces dames. »

La pauvre petite nous fit une révérence, et, s'accotant sur ses béquilles, saisit des deux mains le poupard que sœur Gabrielle lui tendait, et, l'embrassant avec amour, s'écria :

« Oh ! qu'elle est jolie, ma petite fille, qu'elle est jolie ! Ma sœur, vous serez sa marraine. »

Et, baissant la voix, elle ajouta :

« Ma sœur, je ne peux pas jouer à la poupée quand j'ai mes béquilles ; je jouerai quand je serai couchée ; si vous voulez mettre ma fille sur mon lit ?

-- Je la mettrai, je la mettrai, répondit la sœur en souriant. Comment allez-vous l'emporter pour la montrer à vos compagnes ?

-- Dans mon tablier, ma sœur, dans mon tablier. »

La sœur coucha la poupée dans son tablier, le lui noua à la taille, et elle partit, volant sur ses béquilles plutôt qu'elle ne marchait.

Simonne et sa mère étaient très émues, moi aussi ; néanmoins, je commençais à m'ennuyer et à trouver que cela sentait mauvais, dans cet appartement si pauvre d'aspect.

« Il y a sûrement, pensai-je, dans l'esprit de cette religieuse quelque chose que j'ignore ; car, en vérité, son dévouement envers ces petites filles inconnues, dont beaucoup sont très laides et très malsaines, est absolument inexplicable. Moi, poupée, je ne voudrais pas d'une vie semblable, et je frémis d'horreur à la seule pensée que je pourrais un jour ou l'autre avoir le sort de ce malheureux poupard qui, des mains parfumées et délicates de Simonne, vient de passer dans les mains grêles de la petite béquillarde. »

Je ne fus point fâchée de m'en aller de là, et de reprendre le chemin de l'hôtel.

Dans la cour, une terrible émotion m'attendait. Un domestique en livrée qui s'y trouvait donna un billet à la mère de Simonne.

« C'est de la grand-mère d'Inès Maritoff, dit-elle après l'avoir lu ; elle envoie chercher Bouche-en-Cœur pour sa petite-fille qui est souffrante. »

Simonne parut tout d'abord bouleversée ; puis, se remettant :

« Autant vaut maintenant que plus tard », dit-elle.

Et après m'avoir doucement caressée, elle me posa dans la corbeille du laquais.

« Je vais vous faire porter le trousseau », dit Mme de Gardeval.

Et prenant Simonne par la main, elle disparut dans le vestibule ; et moi, si je ne m'arrachai pas les cheveux de désespoir, c'est que je n'en étais pas capable ; car, en vérité, j'avais le cœur brisé de me séparer de ma chère Simonne, et ce fut sans rien regarder, sans rien comprendre, que je partis dans cette corbeille pour une destination inconnue.

Quelle étape je viens de faire ! Ah ! il est bien heureux que je sois douée d'une tête solide ; car, en vérité, un cerveau ordinaire n'eût pas résisté à de pareilles lumières arrivant tout d'un coup.

On a pu juger par les pages qui précèdent du chemin qu'avait fait mon intelligence, depuis qu'un simple contact avec un rayon de lune m'avait si étrangement douée.

Cependant, chez Simonne de Gardeval, je menais la vie ordinaire des poupées ; je n'étais mêlée aux événements, à la vie proprement dite de la famille, que par circonstance et tout à fait en passant. Je vivais beaucoup plus par le cœur que par l'esprit.

Chez M. Maritoff, je fus initiée à tout, mêlée à tout, bien plutôt comme une femme que comme une poupée ou une enfant. Et cela, parce que Inès Maritoff était, comme on me l'avait prédit, la petite fille la plus capricieuse de la terre. Et c'est parce que j'eus le bonheur ou le malheur de plaire à cette capricieuse, que je menai une vie qui n'avait plus aucun rapport avec celle de mes semblables.

Si elle avait pu deviner sur ma physionomie les sentiments qui m'animaient quand je parus devant elle, elle ne m'aurait pas fait, je pense, un si chaleureux accueil. Il me souvenait bien d'avoir rencontré chez Simonne une petite fille au teint pâle, aux cheveux noirs, à la voix impérieuse, et franchement elle ne m'était pas sympathique. Ce fut donc avec un sentiment de crainte que je me trouvai tout à coup en face du lit où un mal de gorge clouait Inès Maritoff, et que je reconnus en elle la petite fille en question.

Elle était là, se débattant dans ses draps garnis de dentelle, et jetant à la figure de ses gardiennes la tisane qu'on lui offrait dans une tasse d'argent.

D'abord, elle me parut un petit monstre ; puis, examinant toutes les personnes qui s'empressaient autour d'elle et qui riaient de ses malices, j'entrevis l'affreuse vérité. Évidemment, la pauvre petite n'avait plus de mère. Alors je compris un des plus grands malheurs de l'enfance : n'avoir plus de mère, une bonne mère ; car, lorsque la mère est mauvaise, elle ne compte plus.

Il lui restait un père très bon, à ce que je reconnus, rien qu'en le voyant entrer, et jeter sur elle un regard plein d'inquiétude. Il était accompagné d'un gros monsieur qui avait l'air très jovial.

« Eh bien, et les gargarismes ? demanda ce dernier en prenant le bras d'Inès.

-- Ce n'est pas mademoiselle qui les a pris, c'est mon tablier, répondit une jeune femme de chambre en essayant de rattraper un air sérieux.

-- Enfant terrible, dit l'autre monsieur, qui avait entouré de son bras la tête échevelée de la petite fille ; pourquoi as-tu jeté tes gargarismes ?

-- Papa, ce n'est pas bon, et puis je n'aime pas entendre glou glou glou dans ma gorge.

-- Vous le voyez, docteur, elle n'est pas plus sage. Où en est la fièvre ?

-- Elle décroît, monsieur, elle décroît. Si la nuit est bonne, la chose n'aura pas de suite. Avez-vous faim, mademoiselle ?

-- Non, docteur ; mais je m'ennuie dans mon lit, je voudrais me lever.

-- Pour jouer à la poupée ?

-- Non, je n'aime plus les poupées ; j'ai donné les miennes à la petite fille du concierge.

-- Si tu en voulais d'autres, Inès ? » dit M. Maritoff en portant la main à son gousset.

Elle se leva sur son séant, et dit :

« Papa, je n'aime que Bouche-en-Cœur. Je l'ai gagnée ; grand-mère m'a dit qu'elle la ferait chercher. »

Une femme minaudière, dans les mains de laquelle le panier qui me portait était passé, s'avança vers le lit, et me fit paraître devant l'assemblée.

« Oh ! c'est elle, je la reconnais, cria Inès. Voyez, papa, comme elle est jolie ; elle a un bracelet, n'est-ce pas ? un porte-bonheur. Donnez-la moi bien vite. »

Elle m'assit sur ses genoux, et annonça qu'elle allait me faire ma toilette de nuit, et que tous les beaux peignoirs brodés m'appartiendraient.

Le docteur et son père riaient de son enthousiasme. Ce dernier l'embrassa, lui recommanda d'être bien docile, et partit pour le théâtre.

Je l'avoue, cette maison luxueuse et mal ordonnée, cette petite maman fiévreuse et volontaire ne m'allaient qu'à moitié ; mais, en poupée raisonnable, je me décidai à tirer le meilleur parti possible de cette situation nouvelle, et bien m'en prit ; car, pendant un grand mois, je n'eus pas une minute de repos. Cette petite passionnée d'Inès, étant mal élevée, ne faisait rien à demi. Sa poupée Bouche-en-Cœur devint un personnage avec lequel il fallait compter. Sa chambre était la mienne ; j'avais mon couvert auprès du sien, de l'argenterie à mon chiffre ; partout ma place à ses côtés m'était réservée, et ce fut grâce à cet engouement que j'entendis tant de choses, que je découvris tant de mystères, que je fis des observations si profondes, que je devins en quelques semaines la poupée la plus instruite du monde.

Naturellement on ne se gênait pas devant moi, et c'est pourquoi j'acquis une science à peu près complète de la vie. Je m'intéressais même aux opérations financières : la Bourse et ses agiotages se déroulèrent devant moi. Je compris la puissance de l'argent, et aussi le malheur de trop l'aimer.

Deux sujets seuls m'étaient demeurés étrangers : la religion et la politique. Je soupçonnais que ce n'étaient pas les moindres. J'avais entrevu quelque chose de la religion dans ma visite à l'Orphelinat ; quelques fragments de journaux lus devant moi m'avaient initiée à la politique actuelle ; mais ces deux grands rouages de la vie humaine ne se découvraient pas tout entiers devant mes regards chez une maman très sotte et très frivole.

Heureusement que chez Inès il y avait quelque chose qui dominait sa frivolité, c'était son caprice.

Un jour, il lui prit fantaisie d'assister à une séance de la Chambre des députés.

« Je veux aller un jour au Palais-Bourbon, dit-elle ; on dit que c'est très drôle. J'irai avec Bouche-en-Cœur, qui a l'air de s'intéresser à tout ce qu'on dit. »

Ma compagnie lui était devenue indispensable ; elle voulait me conduire même en ce palais, ce qui paraissait étrange. Elle en avait fait presque une gageure avec sa gouvernante anglaise, que son engouement pour moi impatientait fort.

« Vous ne traînerez pas cette poupée, qui vous suit partout, dans une tribune de la Chambre, mademoiselle ? s'écria-t-elle avec indignation.

-- Elle y viendra, Nancy. »

Et elle tint parole.

Le lendemain, j'entrai au bras d'Inès dans le grand salon pourpre, dont elle n'avait pas toujours l'entrée. Je trouvai là une ancienne connaissance, la petite marquise poudrée à blanc, qui m'avait remarquée chez Giroux, et à laquelle, au fond, je devais mon rang et ma destinée.

Elle ne me reconnut pas ; c'était une personne légère, et elle dit à M. Maritoff :

« Où vont Inès et sa poupée, mon cousin ?

-- Inès veut assister à une séance, répondit-il en caressant la grande chevelure de sa fille ; Inès devient fanatique de parlementarisme. »

La marquise sourit, et levant légèrement les épaules :

« Mignonne, dit-elle, tu ne sais pas à quel ennui tu t'exposes. Mais j'en bâille déjà d'ennui, moi qui suis la veuve d'un sénateur. Grand Dieu ! mais on ne va à la Chambre que lorsqu'on y est forcé. Ton père et moi sommes dans ce cas. Un de nos cousins débute à la tribune. Réfléchis, tu t'ennuieras à périr, je te le prédis.

-- Je m'ennuierai, dit résolument Inès, qui déployait une énergie absolument aveugle dans ses caprices.

-- Eh bien, viens avec nous, mon bijou ; au fond je ne suis pas fâchée d'avoir ta compagnie. Tu me distrairas, et moi aussi je jouerai un peu à la poupée aujourd'hui. »

M. Maritoff offrit le bras à sa parente, et nous les suivîmes. Inès m'avait prudemment cachée sous sa pelisse de fourrure ; mais dans la voiture mes bottines se montrèrent et j'entendis la marquise qui s'écriait :

« Qu'est-ce que ces petits pieds là, Inès ? »

Pour toute réponse, Inès releva sa pelisse et je pus respirer librement.

« Ah ! mais quel enfantillage ! s'écria la marquise en riant. Voilà que nous sommes quatre. »

Et s'adressant à son voisin, elle ajouta :

« Mon cousin, nous allons être obligés de reconduire Inès à l'hôtel. Il me semble impossible d'introduire une poupée à la Chambre des députés.

-- Bouche-en-Cœur a l'air très sérieux, répondit gravement Inès, plus sérieux que beaucoup de petites filles. »

La marquise rit de bon cœur et dit :

« Bon ! elle va imaginer la poupée politique. Eh bien ! que faisons-nous ? Faut-il donner au cocher l'ordre de retourner à l'hôtel ? »

M. Maritoff nous regardait en souriant.

« Ma fille a des idées originales, dit-il ; pour aujourd'hui laissons passer. Bouche-en-Cœur peut rester dans la voiture, et, si Inès tient absolument à sa compagne, nous la dissimulerons dans le fond de la loge... pardon, dans le fond de la tribune, et elle passera inaperçue. »

Cette décision me charma. J'étais beaucoup plus occupée de politique qu'on ne l'aurait supposé. Chez Simonne j'avais été mise au courant par Hugues, qui était très ardent dans ses opinions. Pour moi il ne m'était guère possible d'en embrasser une.

D'abord, il y en avait trop. Au milieu de tant d'opinions diverses je ne pouvais clairement définir cette chose bizarre, et pourtant puissante, qu'on désignait sous le nom de politique.

Je pensais que cette séance à la Chambre des députés éclaircirait quelque peu ces questions si confuses, et j'aurais été au désespoir d'en être exclue.

La vue seule du Palais-Bourbon me disposa aux émotions fortes. Je contemplai avec respect les statues monumentales qui ornent le péristyle, et qui sont, il paraît, celles des législateurs du passé.

« Oh ! les belles têtes, pensais-je ; si les législateurs actuels ressemblent à ceux-ci, ma vénération et mon admiration pour l'espèce humaine n'aura plus de bornes. »

Inès, en descendant de voiture, avait eu la précaution de me glisser sous son manteau de fourrure. Un moment, je ne vis plus rien ; puis tout à coup je me trouvai posée debout, derrière ma petite maman, sur une banquette de velours rouge, dans une salle magnifique, si pleine de monde et de bruit que je me sentis tout d'abord fort étourdie.

Quand je rouvris les yeux, je fus tout oreilles pour écouter l'orateur qui se trouvait à la tribune. Il me parut fort éloquent, et je regrettai de le voir la quitter si vite. Un autre lui succéda ; puis un troisième, qui souleva une véritable tempête dans la salle.

Je pus en ce moment juger du peu d'accord qui existe entre les hommes, même entre ceux-là qui ont le redoutable ministère de confectionner les lois.

Sur nos banquettes, M. Maritoff et Mme la marquise étaient aussi d'avis différents : mais à propos de ce dernier orateur ils se réunirent pour le combattre. C'était un dialogue animé auquel je ne comprenais pas grand-chose. Et quand le même homme qui était descendu de la tribune fit mine d'escalader un des petits escaliers pour y remonter, M. Maritoff se leva furieux et dit :

« Allons-nous-en.

-- Oui, oui, repartit la marquise en rattachant son col de fourrure, et qu'on nous rende Mirabeau. Mirabeau avait une laideur superbe comme son éloquence, Mirabeau parlait la langue du grand siècle, Mirabeau était un orateur, allons-nous-en, allons-nous-en. »

Et nous quittâmes la Chambre, bien malgré moi, qui regrettais leur vivacité. J'aurais voulu tout entendre et tout comprendre. Cette Assemblée m'intéressait ; néanmoins je gardai de cette séance un secret sentiment de mépris pour les hommes si peu maîtres d'eux-mêmes.

Mais au moment même où je me sentais prête à leur contester la supériorité qu'ils affichaient avec tant d'outrecuidance ; au moment où je me rendais le témoignage que, moi poupée, je n'étais pas d'une espèce sensiblement inférieure à la leur, il m'arriva une petite aventure qui, en m'éclairant sur leur véritable grandeur, me précipita du haut de mes pensées ambitieuses.

Il y avait quinze jours que j'habitais chez Inès, et Inès m'aimait toujours. Je commençais à douter qu'elle fût réellement capricieuse. Il est vrai que, dans la maison, tout le monde lui faisait la guerre à mon sujet, et cela contribuait peut-être, plus que mon charme personnel, à la durée de ma faveur.

Son père la réprimandait sur sa manie de m'emmener partout avec elle. Mesdemoiselles ses femmes de chambre, me trouvant la physionomie intelligente et un peu hautaine, et jalousant l'élégance et la distinction de mes toilettes, essayaient de lui faire aimer une chèvre stupide, grandeur nature, et se moquaient de son goût pour Mme la comtesse de Bouche-en-Cœur. C'était ainsi qu'elles m'appelaient par dérision.

Je ne les aimais guère non plus, et leurs caquetages me faisaient prendre en grippe la luxueuse maison du banquier. Je ne comprenais pas cet homme de laisser Inès en pareille compagnie.

Le caractère capricieux de la pauvre petite venait bien un peu de l'abandon où elle vivait. Allemandes et Anglaises s'entendaient pour ne jamais la contrarier en rien, afin que de son côté, elle les laissât bien libres. Quant à la première gouvernante, c'était une jeune fille espagnole de bonne famille, excessivement coquette et qui s'occupait beaucoup plus des toilettes d'Inès que de son caractère. Au fond, les femmes de chambre menaient toute cette maison, et Inès commençait à trouver un dangereux intérêt dans leurs conversations. Moi, poupée de bonne compagnie, je souffrais de l'aveuglement de M. Maritoff, qui abandonnait sa fille à tous ces bavardages d'antichambre ; car je reconnaissais qu'Inès n'était pas méchante, et je l'aimais malgré ses bizarreries.

Elle en avait surtout à mon endroit. La preuve, c'est qu'un de ses oncles étant mort, et son père ayant décidé qu'elle assisterait à l'enterrement, elle se mit dans la tête de m'y emmener. Tandis que sa couturière, qui était une des grandes couturières de Paris, lui essayait sa robe de deuil, l'apprentie m'ajustait, à moi aussi, une toilette noire. Dans le carton envoyé par la modiste, une modiste en renom, il y avait, contre le chapeau de feutre noir d'Inès, une petite capote à mon adresse.

Le matin de l'enterrement, nous revêtîmes toutes les deux notre sombre toilette. Les femmes de chambre riaient comme des folles derrière Inès qui était très impressionnée par la mort de son oncle et qui, je crois, ne s'occupait ainsi de moi et de mon deuil que pour ne pas s'appesantir sur un sujet navrant. Au moment même du départ, elle se mit dans une violente colère. Elle avait un grand voile de crêpe et je n'en avais pas : la modiste, s'imaginant que j'étais parente plus éloignée, m'avait gratifiée d'un tout petit voile. Vite, il fallut courir au magasin de deuil.

« Vous comprenez, je ne pourrai pas la cacher si ses cheveux blonds se laissent voir comme cela, disait Inès en frappant du pied ; il lui faut un voile qui lui enveloppe toute la tête.

-- Mais, mademoiselle, jamais on n'a conduit une poupée à un enterrement, dit la femme de chambre favorite. Cela vous a amusée de mettre la comtesse Bouche-en-Cœur en deuil ; mais je me demande comment vous la porterez dans le cortège.

-- Elle y sera. Tout ce qu'on voit à un enterrement est effrayant, et je veux que Bouche-en-Cœur me tienne compagnie. De la voir si grave me fait déjà du bien. Mais il lui faut un voile, un grand voile comme le mien. Elle n'arrivera donc pas, cette vilaine Maria ?

-- La voici, mademoiselle, la voici. »

Elle arrivait, en effet, avec un petit paquet. C'était mon voile. On m'enveloppa dans ce crêpe étouffant et M. Maritoff étant venu chercher Inès, Maria, qui avait reçu les ordres particuliers de sa petite maîtresse, descendit et me porta jusqu'à un immense carrosse tout noir. Et, quand Inès y fut installée auprès de deux dames, on me glissa sous sa pelisse et la voiture partit.

Je partais pour cet enterrement sans grande émotion. Je suis d'une nature assez stoïque, et il ne me déplaisait pas d'assister à cette cérémonie qui témoigne du peu de solidité de la race humaine.

« En définitive, me disais-je, ces hommes si glorieux ont un corps qui subit le sort de celui des vieilles poupées. Le plus grand d'entre eux en est tôt ou tard débarrassé comme d'un carton hors de service. Mais, dans la voiture, certaines exclamations attirèrent mon attention. Un monsieur très grave, placé en face de moi, se mit à dire :

« Le voilà devant Dieu ! »

Était-ce le mort ? Mais non, je le savais bien établi dans son solide cercueil, sous la garde des croque-morts.

« Dieu veuille avoir son âme, ajouta simplement une dame, ma voisine ; il a été bienfaisant et a supporté patiemment ses infirmités.

-- Ah ! pensai-je, il paraît que chez les hommes ils sont deux : l'âme et le corps. C'est l'âme qui est devant Dieu, c'est l'âme qui est partie, laissant le corps infirme, j'y suis, enfin ! »

Quelle découverte ! Pauvre poupée, c'était là le mystère qui t'avait échappé ! Ce que je pensai dans cette voiture noire, ce que je pensai en cette grande église où Inès me tenait sous son manteau ne pourrait, je crois, s'écrire. Jusque-là, je n'avais pas eu les hommes en grande estime ; j'avais vu beaucoup de petites filles, et même de femmes, qui n'étaient guère que des poupées parlantes, et gracieusement articulées ; les petits garçons et les hommes ne m'avaient guère inspiré plus de sympathie ; mais ils avaient cependant en eux quelque chose d'indestructible, et que, d'instinct, je jugeais très grand.

Au cimetière, où Inès me traîna, la lumière se fit. D'abord, je me laissai emmener machinalement ; la profondeur de mes pensées me donnait une forte migraine ; mais, quand Inès se mit à parcourir capricieusement les allées en lisant les épitaphes des tombes, ou se les faisant lire par miss Polly, je chassai bien loin cette fatigue nerveuse et je devins tout yeux et tout oreilles. Les inscriptions glorieuses me faisaient battre le cœur ; les inscriptions touchantes me mettaient des larmes dans les yeux ; les inscriptions religieuses me saisissaient.

Enfin, Inès passa devant une simple tombe de marbre et lut :

« Ici gît, jusqu'à la résurrection... »

C'en était assez ; j'avais le mot de mon énigme.

« Hélas ! pensai-je, c'est un abîme qui se creuse entre les hommes et les poupées. Les femmes ont beau se peindre, caqueter, se parer, vivre en poupées intelligentes ; les hommes ont beau se montrer égoïstes, vaniteux, cruels comme s'ils n'avaient pas plus de cœur qu'une poupée de carton, il y a en elles et en eux quelque chose qui nous manque absolument. Les mendiants déguenillés sont des rois auprès de nous, pauvres mannequins ; car, par un étrange et magnifique privilège, ces gens-là ressuscitent. »

VI

Le lendemain de ce jour fameux, je tombai en disgrâce. Comment ? Il me serait difficile de l'expliquer. Les femmes de chambre rirent trop ouvertement de la manière dont je portais le deuil, et Inès en arriva à me trouver la physionomie lugubre ; peu s'en fallut que je ne fusse ou jetée par la fenêtre, ou donnée à la petite fille du concierge. La pensée de la figure que ferait une belle poupée de mon genre dans une loge, si brillante qu'elle fût, retint Inès. Elle se donna la satisfaction de demander à son père l'achat d'une nouvelle poupée ; mais les femmes de chambre, jalouses, laissèrent percer une telle joie que la pauvre Inès, qui s'abaissait à leur jouer des tours, fit semblant de se reprendre à m'aimer, et, le jour même, les obligea à me revêtir de mes plus belles toilettes pour aller visiter avec elle la collection Double. Je ne me laissai pas prendre à cette apparente faveur : je sentais que toute son amitié était évanouie. La petite capricieuse me jeta dans un coin de la voiture, et, questionnée par son père sur ma présence, elle répondit :

« Ah ! c'est la dernière fois, papa ; je ne l'aime plus ; je lui trouve une figure ennuyeuse et je ne l'emmène que pour faire enrager Maria. »

Et le père sourit, sans s'inquiéter un instant de la portée de cet aveu, qui révélait la mauvaise éducation de sa fille. En mon for intérieur je craignais que, grâce à son indifférence, elle ne m'abandonnât dans la voiture. Or, j'avais beaucoup entendu parler de la collection Double, et particulièrement des meubles qui avaient appartenu à Marie-Antoinette, et j'avoue que j'étais fort curieuse de les voir. Dans toutes les histoires que j'entendais réciter, nulle n'était allée à mon cœur comme celle de cette malheureuse reine, et j'y pensais très souvent.

Ce fut bien machinalement qu'Inès m'emporta et me fit gravir cet escalier dont la rampe magnifique datait du financier fameux qui habitait, au dix-septième siècle, ce bel hôtel.

Nous n'étions pas les seuls visiteurs de ces salons magiques, et ma pauvre maman Inès était si sotte que, au lieu de suivre son père qui causait avec un monsieur très instruit et qui entendait ainsi l'historique très attachant de toutes ces merveilles accumulées, elle aima mieux s'arrêter avec un groupe de petites étourdies, qui n'avaient que l'idée de passer plus ou moins agréablement leur temps. Ah ! si mon intelligence de poupée avait pu me donner la puissance de locomotion qui me manquait, comme j'aurais bien vite laissé ces petites péronnelles pour courir vers un groupe de messieurs qui témoignaient, eux, d'un intérêt bien réel et très passionné.

J'aurais fait, moi poupée, une assez drôle de figure parmi ces graves personnages, j'en conviens ; je dus donc rester en compagnie de mon ignorante maman Inès, qui s'étonnait beaucoup de l'intérêt que tout le monde semblait porter à de vieux meubles qu'elle trouvait beaucoup moins beaux que ceux qui meublaient le salon de son père. Elle n'avait pas le goût délicat de Simonne de Gardeval, et ne comprenait rien aux différents styles. Et cependant il fallait l'entendre donner son avis sur tout.

« Oh ! que cette tapisserie est laide et fanée. »

« Ah ! quels personnages mal habillés il y a dans ce tableau. »

Dans le sanctuaire où la main de M. Double avait pieusement réuni ce qui avait appartenu à Marie-Antoinette et au malheureux petit Dauphin, elle trouva que ce qu'on disait était triste, et j'eus à peine le temps de jeter un coup d'œil sur le ravissant bonheur-du-jour sur lequel Marie-Antoinette avait tant de fois écrit, et sur le petit fauteuil qui avait été celui de Louis XVII enfant. Cette vilaine et capricieuse petite Inès bouscula tout le monde pour s'en aller plus vite ; elle trébucha même sur le tapis, et elle serait tombée de son haut avec moi si un monsieur, porteur d'énormes moustaches et à la figure apoplectique, ne nous avait soutenues dans ses bras.

« Eh ! dit-il, c'est la petite amie de ma fille Blanche.

-- Est-elle ici, général ? s'écria Inès.

-- Elle est en bas ; elle n'a pas voulu quitter la voiture parce que son frère Eugène lui a dit en plaisantant qu'il y avait ici une bergère qui lui ressemblait. C'est une petite sauvage.

-- Je vais lui dire bonjour », dit Inès, entraînant son père, qui serrait la main du militaire à la figure apoplectique.

Elle descendit en courant le grand escalier, et, sans attendre M. Maritoff, courut à un fiacre arrêté en face de l'hôtel.

« Inès ! » cria une voix d'enfant.

La portière s'ouvrit et j'aperçus une petite fille aux cheveux rouges qui faisait des signes d'appel à Inès.

« Bonjour, Blanche, dit Inès ; pourquoi ne venez-vous plus me voir ?

-- Vous savez bien que maman est malade et que ma sœur Jeanne ne fait jamais ce que je veux. C'est vous qui devriez venir me voir, Inès. Qu'est-ce que ces cheveux que je vois là ? Vous avez votre poupée ! Oh ! qu'elle est belle. Inès, donnez-la moi un peu. »

Je passai dans la voiture.

« Je n'ai jamais vu de poupée de cette figure-là, Inès ! Et comme elle est bien habillée ! On voudrait lui demander l'adresse de sa couturière. Elle a un porte-bonheur comme ma petite cousine Marguerite, à qui on en a donné un le jour de son baptême, elle avait huit jours. Oh ! que c'était gentil de lui voir ce bracelet à son tout petit bras. Qu'est-ce qu'il y a de gravé sur celui-ci : « Bouche-en-Cœur ! » Qu'est-ce que cela veut dire ?

-- C'est le nom de la poupée, répondit Inès.

-- De plus joli en plus joli. Vous êtes bien heureuse, vous ! On vous laisse jouer à ce que vous voulez. Moi ! je n'ai plus une seule poupée. Ma sœur Jeanne dit que c'est ridicule, à mon âge, de jouer à la poupée, et mes frères ont tué à coups de pistolet ma pauvre Mimi, que j'aimais beaucoup.

-- Parlez-vous de cette belle poupée qui marchait seule et qui lorgnait ?

-- Celle-là même, Inès. Elle avait coûté très cher, mais elle ne plaisait pas à ces messieurs ; un jour, elle leur a servi de cible, et je l'ai trouvée la tête trouée par les balles. Vous n'avez pas de frères, vous, vous êtes bien heureuse !

-- Ce n'est pas mon avis, ni celui de papa, répondit Inès. Adieu, Blanche.

-- Adieu, Inès. Mais attendez donc que je vous rende Bouche-en-Cœur. Vous l'oubliez. »

Et elle me tendit à Inès par la portière.

Inès, qui avait sauté sur le trottoir, fit un mouvement pour venir me reprendre, puis, reculant tout à coup :

« Gardez-la, Blanche, je vous la donne », dit-elle.

Je rentrai dans la voiture précipitamment,

« Oh ! merci, Inès, merci, s'écria Blanche ; mais je ne sais si papa voudra que j'accepte, et je serais fâchée de vous en priver. »

Et sur ces paroles je sortis à moitié de la voiture.

« Vous ne m'en privez pas, Blanche ; je vous assure que vous ne m'en privez pas, je ne l'aime plus. Figurez-vous que je l'ai conduite hier à l'enterrement de mon oncle, et je trouve qu'elle a conservé un air drôle et triste. Ne me la rendez pas. Adieu, papa m'appelle, je vous enverrai les malles de Bouche-en-Cœur ; elle a un trousseau superbe. Mais puisque je vous dis que je ne l'aime plus. »

Et, sur cette déclaration, bien faite pour me causer autant de honte que de chagrin, la petite capricieuse sautilla vers M. Maritoff, me laissant près de Blanche, qui m'accabla, je dois le dire, de tendresse et de compliments.

L'arrivée de son père, le général aux énormes moustaches, mit fin à ces câlineries.

Je lui fus présentée dans toutes les règles, et il m'accueillit fort mal.

Cet homme, qui avait l'air bon, prit tout à coup une physionomie terrible pour gronder sa fille d'accepter, à tout propos, des présents de la petite Maritoff.

Si Blanche n'était pas une dépensière, qui n'avait jamais le sou dans sa bourse, il n'aurait rien dit, parce qu'elle aurait pu acheter un cadeau à ses frais pour compenser le don de la poupée ; mais il en était autrement, et ce serait lui qui serait obligé d'acheter fort cher quelque objet stupide pour Inès Maritoff.

Je me sentais toute transie en l'entendant fulminer ainsi, et je regardais avec étonnement sa fille, qui n'avait pas l'air effrayée du tout. La voiture se mit enfin en mouvement, l'algarade finit et la colère s'éteignit dans les yeux et dans la voix du général.

En roulant vers cette nouvelle famille, je ne puis pas dire que je fusse à mon aise. Le général était évidemment d'un caractère rageur ; ce que j'avais appris du sort que ses fils avaient infligé à ma devancière n'était pas fait pour me rassurer, et mon imagination commençait à se frapper tellement que je tressaillais à chaque instant croyant entendre des détonations. Une peur horrible m'avait saisie, car il me venait comme un pressentiment que dans cette terrible famille je serais peut-être condamnée à mourir de mort violente.

Je commence à respirer un peu ; mais, mon Dieu ! quelles n'ont pas été les émotions des premiers jours chez le général Cloqueville, que les enfants appelaient le général Croquemitaine.

Quelle famille, mon Dieu ! quelle famille que cette famille si bien nommée ! pas méchante ; mais d'un caractère ! Ils étaient quatre qui ne décoléraient pas. La mère seule, la mère souffrante, presque infirme, était d'une douceur machinale qui me reposait un peu.

Lorsque j'avais été assez heureuse pour être oubliée dans sa chambre, mes nerfs ébranlés se détendaient et je respirais jusqu'à ce que Blanche entrât comme un tourbillon, en criant :

« Où est ma poupée ? Maman, est-ce que Bouche-en-Cœur n'est pas chez vous ? »

Elle me découvrait, m'emmenait, et j'étais de nouveau mêlée aux disputes des autres membres de la famille.

Ils se disputaient sur tout et à propos de tout. Il fallait absolument que leur verve méridionale s'en prît à quelqu'un.

Ils se complaisaient aussi dans les catastrophes, il y avait toujours dans leurs conversations quelque récit qui me faisait dresser les cheveux sur la tête.

On lisait beaucoup dans la maison, et journaux et livres étaient si mal choisis, qu'après la lecture tout le monde paraissait exaspéré ! Jeanne se délectait dans des romans à sensations : la nuit je l'entendais crier, pleurer, et le lendemain elle accourait dans la chambre de sa mère les cheveux épars, les yeux rouges et sortis de la tête, et je l'entendais raconter d'horribles cauchemars.

Quant aux frères, qui étaient fort épais d'esprit, leurs lectures avaient surtout le grand inconvénient de leur faire perdre du temps. Ces liseurs passionnés étaient tout simplement des paresseux qui n'avaient pas su arriver à une carrière.

Antoine, l'aîné, se disait peintre, et à ses moments perdus peignait « des croûtes », disait son frère Eugène. Ce dernier venait d'être refusé au baccalauréat, ce que lui reprochait aigrement sa grande sœur Jeanne, qui était la plus colère de la famille. Pour un oui et pour un non, elle s'emportait et « partait pour la gloire », disait son père.

La mère l'excusait en disant d'elle : « Mauvaise tête et bon cœur. »

Ce proverbe, qui a cours parmi les hommes, excuse à tort bien des sottises.

Pour moi, je me serais bien passée de vivre avec des gens qui avaient la tête et le cœur aussi facilement troublés, et je trouvais Jeanne une assez méchante personne, très jalouse, très dépitée d'être laide et moins riche qu'elle ne voulait le paraître.

Au fond de leurs exaspérations, il y avait cela : un vif désir de paraître, et une passion pour les plaisirs coûteux, refrénés par une position de fortune médiocre.

La colère du général prenait sa source dans les reclamations égoïstes de ses enfants. Quand ils se plaignaient de ses refus d'argent, il se levait comme un furieux, frappait du poing sur les meubles et donnait des coups de talon à défoncer le parquet.

Un beau jour il faillit m'écraser la tête.

« Eh ! criait-il, croyez-vous donc que ça m'amuse, moi aussi, de tirer le diable par la queue ? »

Alors c'étaient des protestations que cela n'amusait personne, leurs yeux à tous semblaient sortir de leurs orbites, et si la discussion s'envenimait, Antoine en arrivait généralement à menacer de se brûler la cervelle.

Quant à Jeanne, elle ne parlait rien moins que de se jeter par la fenêtre.

C'était le grand moyen qu'elle tenait en réserve pour secouer l'apathie de sa mère et l'amener à faire ce qu'elle voulait.

Je dois l'avouer, ma petite maman Blanche n'en était pas encore arrivée à ce degré ; mais on sentait cela venir. Elle avait aussi ses accès, et quand sa petite tête s'était échauffée dans cette atmosphère ardente, elle traitait fort mal ses poupées et son chien.

Si j'avais le malheur de me trouver dans son voisinage, elle venait me tirer les cheveux ou me frapper sur les doigts ; elle me disait aigrement :

« Mettez-vous donc un peu en colère, Bouche-en-Cœur ; votre figure aimable est véritablement agaçante. Vous n'êtes pas digne de vivre dans la famille Cloqueville. »

Ah ! Dieu sait que je ne demandais pas mieux que d'aller vivre ailleurs.

Il n'était pas de jour où je ne me rappelasse le sort de ma devancière, et je ne voyais pas ces messieurs toucher à leurs armes sans faire le sacrifice de ma vie.

Et dire que ces gens-là étaient des plus honorables et pas méchants du tout, si l'on entend par méchanceté la volonté arrêtée de faire le mal.

Seulement les résultats étaient les mêmes. Ma pauvre maman Blanche ne faisait guère de différence entre le coup de houssine donné dans un mouvement de colère ou celui dont on l'aurait gratifiée par méchanceté ; l'un et l'autre lui faisaient également mal aux épaules et lui meurtrissaient également le cœur. Le côté plaisant de la chose, c'est que tout le monde aimait les Cloqueville et en disait tout le bien possible.

La brusquerie du général passait pour une vertu militaire, et quant au caractère de Jeanne et de ses frères, personne au monde ne le connaissait. Ils s'avouaient très vifs, mais tous les Méridionaux sont renommés pour leur vivacité.

En attendant, cette vivacité les rendait extrêmement malheureux et empoisonnait ma vie. Si au lieu d'avoir un corps solide en carton, j'avais eu un corps de chair, je serais tombée malade au milieu de ces excitations quotidiennes. Du reste elles ne leur étaient pas favorables non plus, ils étaient tous maigres à faire peur, et jaunes comme des coings ; leur bile étant toujours en mouvement.

Un jour on annonça le départ d'Antoine. Quel soulagement j'éprouvai !

Jeanne et lui s'entendaient si bien pour nous faire des scènes.

La petite Blanche, qui était un peu son souffre-douleur, ne se sentait pas de joie, et ce fut parce qu'elle n'eut pas le courage de la dissimuler, qu'une séparation violente se fit entre nous.

Le jour du départ, Jeanne et Antoine étaient d'une humeur de dogue ; Jeanne, parce que cela lui déplaisait fort de voir partir son frère de prédilection, Antoine, parce qu'il se voyait forcé d'accepter une place assez modeste, son caractère lui ayant fermé plus d'une carrière et ses croûtes ne lui rapportant rien.

Il entra, sa petite valise à la main, et avec une physionomie que je ne connaissais que trop. Il roulait les yeux de ci, de là, mordait ses petites moustaches noires, se rongeait les ongles et semblait dire :

« Voyons, à qui ou à quoi m'en prendrais-je bien ici ! Sur qui ou sur quoi vais-je faire retomber ma mauvaise humeur ? »

Jeanne entra peu après, les yeux rouges, les cheveux ébouriffés et ayant également l'air d'une ogresse en quête d'une proie.

« Jeanne, il fait froid, veux-tu fermer la fenêtre ! dit Blanche, qui arrangeait mon lit.

-- On étouffe ici », répondit Jeanne brusquement.

Et elle ouvrit au large la fenêtre qui donnait sur des jardins.

« Cela te déplaît ? gronda Antoine en arrondissant ses vilains petits yeux comme s'il avait voulu dévorer sa sœur Blanche, dont l'air content l'agaçait terriblement.

-- Oh ! non, s'écria Blanche, non, il fait un peu frais ; mais très beau.

-- On dirait que le départ d'Antoine te fait un tel plaisir que tout te paraît agréable aujourd'hui », gronda Jeanne en donnant à la petite fille une chiquenaude qui fit rougir sa joue.

Elle regarda en face sa grande sœur, qui ne se gênait pas pour lui infliger mille petits supplices de ce genre, et répondit avec impertinence :

« Pourquoi veux-tu que je regrette Antoine, qui me fait toujours des malices ? Si seulement tu pouvais partir avec lui. »

Elle n'avait pas fini que Jeanne la secouait par le bras et s'écriait avec rage :

« Va, je dirai à papa de te mettre au couvent.

-- Je ne demande pas mieux, répondit la petite fille de plus en plus résistante, je serai bien plus tranquille, en pension.

-- L'entends-tu ? Antoine, cria Jeanne, enchantée de trouver un sujet d'exaspération, elle ne tient pas à rester avec nous, elle ne nous aime pas. Elle aime mieux ses amies, et même cette sotte de Bouche-en-Cœur. »

Je n'en entendis pas davantage. Antoine se détourna brusquement, et avant que Blanche eût pu se douter de son dessein, il m'avait saisie et lancée de toute sa force par la fenêtre ouverte.

VII

Quel sort devait être le mien ! Je frémis encore en y pensant. Je pouvais me briser contre une muraille, m'engouffrer dans un horrible tuyau de cheminée, tomber, sort plus horrible, sur le trottoir, pour y être foulée aux pieds des passants.

Eh ! bien non, je tombai dans un lilas en fleur et restai très commodément couchée entre deux branches pendant quelques heures.

Une fois remise de la secousse, j'examinai le jardin où je me trouvais. Il n'avait rien de remarquable. Je n'y voyais ni serres, ni statues, ni jets d'eau.

Une grande pelouse bordée de lierre, entourée d'une allée soigneusement entretenue, en était le principal ornement.

La maison qui se voyait dans le fond était simple aussi, très peu élevée et d'une architecture commune. Mais les vitres étaient claires, les rideaux bien tirés, maison et jardin étaient comme embaumés d'ordre et de propreté. Je conçus l'espoir d'être bien tombée ; autant que j'en pouvais juger, cette maison devait être habitée par des gens tranquilles et distingués.

Ce n'était point le magnifique hôtel des Maritoff ; mais ce n'était point non plus l'appartement désordonné des Cloqueville.

Deux heures s'écoulèrent sans que j'entendisse autre chose que le roulement lointain des voitures.

Une certaine peur me vint.

« La maison paraît habitée, pensais-je, mais s'il n'y a pas d'enfants, de petites filles surtout, que deviendrai-je ? »

Je voyais déjà s'avancer quelque bon vieux célibataire qui, en m'apercevant, aurait tout simplement donné ordre à son jardinier de me jeter dans le trou au fumier.

Ou bien allait-il sortir de cette maison close une bande de garçons qui se seraient fait un jeu de dépecer ma pauvre personne et d'en jeter les fragments au vent ?

En vérité, rien ne fait travailler l'imagination comme l'inconnu, et en cette occasion je compris une fois de plus combien il est sage d'attendre les événements au lieu de se perdre dans un océan de suppositions.

Un peu après que les cloches eurent tinté de la manière particulière dont elles tintent au milieu du jour, la porte verte de la maison blanche s'ouvrit et j'aperçus, ô bonheur ! plusieurs enfants qui entrèrent dans le jardin en se tenant par la main. Seulement, à leur tête ornée d'un petit toupet, je reconnus que c'étaient là trois garçons, dont le plus petit n'avait guère que cinq ans.

Or, je ne le savais que trop, par les mille récits que j'avais entendus, les garçons, à peine sortis du maillot, ont le plus profond mépris pour les poupées et ne supportent guère leur compagnie. Cependant, je pouvais espérer que ces petits garçons-là, si blonds, si roses, si proprets, feraient exception à la règle générale.

Hélas ! le plus mignon garçon est un homme en petit et il en a tous les instincts de destruction, ainsi qu'il me fut donné de l'apprendre.

« À quoi jouons-nous ? dit le plus grand ; Léon, c'est à toi de choisir le jeu.

-- Non, c'est à moi, cria le plus petit, c'est à moi.

-- Petit Pierrot, taisez-vous, dit le plus grand avec une certaine autorité, vous savez bien que maman ne veut pas qu'on triche. C'est moi qui ai choisi le jeu hier, c'est à Léon à le choisir aujourd'hui. »

Léon regarda son petit frère.

« Je veux bien céder mon tour à André, dit-il ; veux-tu, Henri ?

-- Non, dit Henri, maman ne veut pas qu'André fasse l'enfant gâté. »

Et menaçant le petit du doigt, il ajouta :

« Si tu fais le volontaire, tu auras un mauvais point de récréation.

-- Eh bien, Léon, que choisis-tu ?

-- La balle au mur... non, André ne peut pas jouer. À gare la biche.

-- Et le but, où sera-t-il ?

-- Au tilleul. Non, André ne peut pas monter sur le banc de gazon... au lilas. »

Ils partirent d'un trait et s'abattirent tous trois auprès du lilas, qui reçut une secousse si forte que je fermai les yeux, croyant que j'allais tomber rudement à terre.

Il n'en fut rien ; mais néanmoins cette secousse me fit glisser un peu plus bas sur la branche, ma robe se mit à flotter dans le vide, et André, qui était caché derrière un groseillier, s'écria tout à coup :

« Il y a quelque chose dans l'arbre, Léon ; il y a quelque chose dans l'arbre. »

Les trois garçons furent bientôt groupés sous le lilas et j'entendis mille exclamations.

« C'est une petite fille, criait André.

-- C'est une poupée », ripostèrent les deux autres.

Et tous les trois s'élancèrent vers la maison en appelant :

« Clotilde ! »

Et je vis arriver une charmante enfant de quinze ans aux longs cheveux bruns flottants. Elle prit tout maternellement par la main le petit André qui voulait l'entraîner à marcher plus vite vers le lilas. Bientôt tous les yeux se braquèrent de nouveau sur moi, tous les doigts se levèrent vers la branche.

« Oui, c'est une poupée, dit Clotilde, et une fort belle poupée, il me semble. Comment est-elle arrivée dans notre lilas ?

-- Il faut l'attraper avec une gaule, dit Léon, il faut la faire tomber de l'arbre.

-- Pas avant que maman l'ait permis, dit Clotilde, qui paraissait la raison même. Je vais lui demander de venir au jardin. »

Et elle s'en alla de son pas léger et posé.

« Pour que maman la voie, il faudra bien la tirer du lilas, s'écria Léon. Avec quoi la tirerons-nous ? Avec la perche ?

-- Oh ! répondit Henri, secouer un peu l'arbre suffira. »

Et ceux-là qui étaient si bien tenus, si gentils, n'eurent rien de plus pressé que de désobéir à leur sœur, et les voilà tous s'acharnant contre le tronc du vieux lilas qui se mit à balancer follement sa tête fleurie. Les garçons n'aiment rien tant qu'à secouer les arbres, et ceux-ci y allaient de tout cœur ; le petit André lui même prenait son élan pour donner de plus fortes poussées.

Je me sentais glisser tout doucement ; enfin mon corps et ma tête tournèrent en même temps et je me trouvai dans les mains des frères de Clotilde.

Une petite fille m'eût déchiffonnée, embrassée, dorlotée. Eux m'examinèrent, me touchèrent les yeux, me tirèrent les cheveux et rirent aux éclats en découvrant mon nom sur mon bracelet.

« Elle est venue voler notre lilas, cria tout à coup André, qui était le pire de la bande, il faut la punir. »

Je ne sais vraiment quelles idées étranges naissent dans la tête des enfants ; mais ce petit André, trouvant la sienne bonne, alla prendre un fouet de voiture accroché tout près de là, et se préparait à m'en cingler les épaules quand, heureusement pour moi, Clotilde apparut avec une jolie dame brune, la mère de tout ce petit monde.

« Je croyais que Clotilde avait recommandé de ne pas toucher à cette poupée avant mon arrivée, dit-elle non sans sévérité. Comment est-elle tombée de l'arbre ?

-- Toute seule, maman », cria André.

Mais les deux autres, qui étaient les plus honnêtes garçons du monde, rougirent d'indignation et s'écrièrent :

« André, on ne ment pas à maman, tu sais bien. »

Et ils ajoutèrent :

« Maman, c'est en secouant le lilas que nous l'avons fait tomber.

-- Et vous avez eu tort ; cette poupée, qui est un joujou de prix, peut être réclamée d'un instant à l'autre, et si vous lui aviez fait quelque mal, j'en serais responsable.

-- Maman, elle n'a rien de cassé ni d'endommagé, dit Clotilde, qui m'avait prise dans ses bras et qui lissait mes cheveux ébouriffés.

-- Tant mieux, ma fille, elle est vraiment fort jolie, cette poupée.

-- Montre son bracelet à maman », crièrent les deux aînés.

Clotilde montra mon bracelet, fit remarquer la souplesse de mes articulations, la perfection de mes mains et dit avec un soupir de regret :

« Voilà une poupée comme j'en voudrais avoir une, maman.

-- Tu as passé l'âge de jouer à la poupée, répondit la maman, tu vas la porter chez notre concierge.

-- Oh ! maman, pourquoi chez le concierge ? s'écria Clotilde.

-- Eh ! parce qu'on peut venir la réclamer. Tu diras ceci à Mme Tournecol : « Maman vous prie de garder pendant quinze jours cette poupée, que nous avons trouvée dans le jardin. Si quelqu'un vient la réclamer, vous la lui donnerez ; mais faites-la reconnaître avant, en demandant son nom, qui est gravé sur le bracelet qu'elle a au bras. » As-tu bien compris, ma fille ?

-- Oui, maman.

-- Henri, accompagne ta sœur à la loge, et vous, Léon et André, jouez, car l'heure de la récréation avance. »

Je n'en entendis pas davantage, et, portée par Clotilde, la belle enfant aux cheveux bruns, je m'en allai vers la loge, petit appentis couvert en zinc, placé comme une séparation entre la maison blanche et une énorme maison à six étages qui devait fourmiller de locataires.

Il était dit que, dans ma courte existence de poupée, je connaîtrais la société du premier échelon jusqu'au dernier, et un séjour à la loge gardée par M. et Mme Tournecol me révéla bien des choses qui me fussent restées un éternel mystère.

Ma première impression, en entrant dans cette loge étroite et encombrée, ne pouvait me faire supposer que je passerais là les plus gais instants de ma vie.

Ayant quelque raison d'être jalouse des magnifiques privilèges accordés aux hommes, je ne me faisais pas faute de saisir au vol leurs ridicules. Il m'en était bien apparu quelques traits ; mais chez M. et Mme Tournecol, je vis à nu les misérables vanités, les féroces jalousies et les ambitions comiques. Au premier abord je me figurai que j'allais périr d'ennui dans cette loge.

M. Tournecol, coiffé d'un bonnet grec, juché les jambes croisées sur une table, me paraissait le petit vieux le plus tranquille du monde, et il accueillit la requête de Clotilde par des signes d'assentiment et par des inclinaisons répétées du bonnet grec qui pouvaient passer pour des saluts.

« Vous voudrez bien la garder quinze jours, monsieur Tournecol, dit Clotilde, qui me tenait toujours dans ses bras. Au bout de quinze jours, si personne n'est venu la réclamer, vous nous la rapporterez. »

Le bonnet grec s'inclina en signe d'assentiment.

Clotilde regardait autour d'elle, me cherchant une place convenable. Il y avait peu de meubles et beaucoup d'étagères ; mais les unes étaient chargées de mille objets disparates, les autres penchaient de droite, de gauche, et n'offraient aucune garantie de solidité.

Elle jugea que la commode boiteuse, recouverte d'un vernis d'acajou, était encore le lieu plus convenable, et repoussant dans un coin une masse de fleurs, de boîtes, de tasses écornées, elle me mit debout contre la muraille, entre deux cadres qui protégeaient des gravures de modes coloriées.

« Adieu, Bouche-en-Cœur, dit-elle en souriant, et, je l'espère, au revoir. »

Elle s'en alla avec Henri, qui était resté appuyé contre un des montants de la porte pendant l'entretien de sa sœur avec le concierge.

« Quinze jours, pensai-je en jetant un coup d'œil mélancolique autour de moi, quinze jours dans cette affreuse loge, c'est bien long ! Si je pouvais dormir jusqu'au jour de ma délivrance !

Je fermai les yeux ; mais il m'était impossible de ne pas respirer l'air de la loge saturé de musc rance et d'odeur de friture.

Au bout d'un quart d'heure je rouvris les yeux et je demeurai stupéfaite devant les singulières grimaces que faisait le tailleur. Dressé sur son séant, il avait placé sur l'oreille droite son vieux bonnet de velours et il se tirait la moustache en abaissant ses sourcils par un froncement terrible sur ses yeux, qu'il faisait rouler de droite et de gauche dans leurs orbites.

Je crus qu'il était subitement devenu fou ; mais ayant découvert que ses yeux ne quittaient pas une glace placée contre la boiserie de manière qu'il pût s'y mirer, je compris qu'il essayait une pose et je continuai à le regarder en riant de tout mon cœur.

C'était une singulière distraction pour ce vieux petit tailleur maigre et bilieux que de se donner ainsi devant sa glace des poses tragiques ; mais cela paraissait l'amuser énormément.

Ce qu'il fit de grimaces devant ce pauvre miroir, ce qu'il se donna de poses, est inimaginable.

Naturellement il se croyait seul et il agissait en conséquence.

Je me délectais à le regarder, quand tout à coup je le vis replacer son bonnet sur son front chauve et ressaisir son aiguille. La porte d'entrée était obstruée par une femme dont les petits yeux ronds étaient d'une extraordinaire mobilité !

« Eh bien, monsieur Tournecol, dit-elle en se laissant choir dans un vieux fauteuil Voltaire qui gémit sous le poids, la police n'a encore rien découvert.

-- Ma femme, la police est mal faite, répondit gravement le tailleur en mettant des lunettes pour enfiler sa soie. Il y en a qui disent comme ça que les assassins s'arrangent avec elle, et je suis bien de cet avis.

-- Êtes-vous bête de croire ces choses-là, monsieur Tournecol. C'est dans le journal des voleurs que vous avez lu ça, bien sûr.

-- Est-ce que les voleurs ont un journal, Eugénie ?

-- Pourquoi pas ? N'y a-t-il pas des journaux pour tout le monde, à présent ? Saurions-nous tous les malheurs, si nous n'avions pas le journal à un sou ? Demain nous verrons ce qu'il dira de l'accident de la rue ? J'ai vu des messieurs qui écrivaient sur leur calepin. Il y en a un qui m'a questionnée ; mais on a fait une poussée, ce qui m'a empêchée de lui répondre. Y a-t-il des gens curieux de par le monde. Tout le quartier était là, et le pharmacien a été obligé de verrouiller sa porte.

-- Tu n'as pas vu le blessé ?

-- Mais non, toujours à cause des curieux. Ces gens-là auraient bien dû rester chez eux.

-- Et toi aussi, alors, Eugénie !

-- Moi ! dit-elle d'un air courroucé, moi, est-ce que j'allais pour ça, monsieur Tournecol ? est-ce que je n'allais pas au marché acheter du mouron pour notre serin et du tabac pour vous ?

-- C'est vrai, dit le tailleur en tirant de sa poche une grande tabatière ; aussi je commençais à trouver que tu restais longtemps là-bas. Remplis ma tabatière. »

Mme Tournecol croisa les mains sur son panier et répondit froidement :

« J'ai dit que j'étais sortie pour ça ; mais vous ne m'avez pas laissé finir. La rue était barrée par le monde et il m'aurait fallu faire un grand détour pour aller au marché.

-- Alors tu n'as pas mon tabac ?

-- Ni tabac, ni mouron ; mais le rassemblement ne durera pas toute la journée. Il faudra bien que tous ces gens curieux retournent à leur ménage. J'ai reconnu la concierge d'en face, cette femme n'aime que les commérages. Je ne sais pas comment on la supporte, elle est toujours dehors.

-- Il ne faudra pas passer par cette rue-là, pour aller m'acheter du tabac, madame Tournecol.

-- J'y passerai pourtant, et, sans faire semblant de rien, je demanderai quelques renseignements. Ce n'est pas que je sois curieuse de ces choses ; mais il y a tant de gens qui vous accostent en vous disant : « Eh bien, madame Tournecol, et le crime de votre rue, vous savez bien, la maison qui fait le coin ? » Et on n'aime pas à avoir l'air de n'être au courant de rien. Mais, qu'est-ce que je vois là, monsieur Tournecol ? Est-ce que mes yeux voient clair ? Il me semble qu'il y a une poupée, là, sur la commode.

-- Il y en a une, ma femme, c'est Mlle Clotilde qui me l'a apportée. »

Et il redit mot à mot la recommandation que lui avait faite Clotilde.

Mme Tournecol s'était levée, m'avait saisie et me faisait tourner dans ses mains grasses.

« Elle a un drôle d'air, cette poupée. C'est un caprice d'enfant riche, bien sûr. Il y a de ces jouets qui coûtent un argent fou. Et comme sa toilette est élégante. Regarde ce ruché, monsieur Tournecol, tu ne m'en as jamais fait un aussi chic. Et vrai ! ses dentelles ne sont pas de coton comme les miennes. S'il y en avait assez pour me garnir un corsage, je ne me ferais pas faute de les prendre ; mais il n'y en a pas assez. As-tu vu les coutures des épaules ? Ça tombe, c'est joli. Et elle a une traîne à sa robe. »

Elle se leva, me remit sur la commode, et, marchant la tête en arrière et relevant sa robe de la plus comique façon du monde :

« Voilà comme ma robe devrait tenir, monsieur Tournecol, et elle devrait être un demi-mètre plus longue. Pourquoi est-ce que je n'aurais pas une robe à queue, moi aussi ? Il y a bien des gens qui ne me valent pas et qui balayent les trottoirs avec la queue de leur robe. »

Et comme, en disant cela, elle rougissait d'orgueil et se bouffissait à plaisir, survint une quinte de toux qui n'était pas terminée quand apparut l'uniforme vert d'un facteur. Il avait la main pleine de lettres et de journaux.

« Donnez, houm ! houm ! donnez, dit la concierge en tendant sa main grasse.

-- Ne faites pas attention, monsieur le facteur, madame est asthme », dit M. Tournecol, dont les yeux coupés à la chinoise s'étaient attachés sur le paquet que le facteur hésitait à remettre dans la main de sa femme agitée de mouvements convulsifs.

VIII

La vue des lettres semblait, d'ailleurs, avoir opéré un adoucissement soudain dans la quinte de toux de Mme Tournecol.

Elle alla fermer la porte derrière le facteur, revint s'asseoir tout près de l'établi, subit là les dernières secousses de l'accès, et commença le triage des lettres en les accompagnant de commentaires qui m'apprirent la signification du mot « commérage » qui avait parfois frappé mes oreilles.

« Deux lettres pour le premier ; il y en a une qui vient de l'étranger, le timbre est rouge et il y a dessus une tête couronnée.

-- Ce papier sent joliment bon. C'est pour notre marquise, bien sûr. »

Elle tendit la lettre à son mari, qui la flaira et la lui rendit en disant :

« Madame Tournecol, voilà une odeur que vous devriez bien mettre dans mes mouchoirs.

-- Ah ! bien oui, et qui me donnera de l'argent pour en acheter, monsieur Tournecol ? Ces parfums-là ne se vendent pas chez le coiffeur qui vous rase pour cinq sous.

-- Il est esquis. Ça vous embaume le cœur.

-- Sans doute, c'est meilleur que l'ixora que nous prenions à l'exposition. Vous vous rappelez bien la fontaine de la grande allée. Moi je n'allais à l'exposition que pour ça. J'ai toujours aimé les parfums, et je ne laisserai pas échapper celui-ci tout entier. »

Elle fit glisser dans la poche de son caraco graisseux la lettre parfumée et continua :

« Cinq lettres pour le second ; trois pour la droite, deux pour la gauche ; six lettres pour le troisième ; deux pour le quatrième, une pour le cinquième. »

Elle la soupesa dans ses mains.

« Il y a quelque chose de lourd dans celle-ci, qui est adressée à monsieur l'artiste. On dit qu'il est d'une très bonne famille, c'est un secours qu'on lui envoie, très probablement. Cette fois le pauvre diable ne sera pas en arrière de son terme.

« En voici plusieurs pour M. Laurégand. Ces magistrats ont une correspondance comme personne. Une, deux, trois pour Mme Laurégand. Cette lettre-ci est bien vilaine ; quel papier ! Sans doute une de ces quémandeuses que Mme Laurégand visite. Elle n'aurait peut-être pas besoin d'aller si loin chercher des gens à qui donner ses secours. »

M. Tournecol releva la tête, prit un air majestueux et, jetant un coup d'œil sur la glace, dit :

« Soyons plus fiers et ne demandons rien à personne, madame.

-- Et qui est-ce qui voudrait demander, monsieur Tournecol, serait-ce moi ! Moi qui ai toujours vécu dans une si grande aisance. Ne vous êtes-vous jamais léché les doigts en mangeant de l'oie aux marrons qui se servait sur la table de mon père ?

-- Si, si, madame Tournecol, car c'est grâce à cette oie et à ces marrons que je vous ai demandée en mariage.

-- Comment l'oie, les marrons !

-- Allons, allons, Eugénie, ne t'exalte pas. Tu n'as pas oublié que ce fut en mangeant cette oie et ces marrons et en buvant plus que de raison, que je dis un jour de janvier à ton vieux regrattier de père :

« Je n'ai pas de préjugés, père Latournure, et moi, Isidore Tournecol, fils unique du premier tailleur de la ville, qui a du foin dans ses bottes, je vous demande la main de Mlle Eugénie, qui me plaît, et voilà. »

Mme Tournecol l'avait écouté en rougissant de colère.

« Et si vous disiez, Isidore, que celui-là qui daignait me demander avait la réputation d'un mange-tout et d'un propre-à-rien.

-- Mange-tout... non, non, puisque mon père vivait. C'est après que nous avons tout mangé ensemble, ma poule. En avons-nous mené une vie, Eugénie. Et m'as-tu dépensé assez d'argent en robes, en bijoux, en bêtises. »

Mme Tournecol frappa du plat de la main sur son genou et répondit :

« Tant que j'ai pu, Isidore. Voyant que tu ne quittais pas le café et que tu jouais et que tu menais la vie, ma foi, je m'en suis donné, et je peux dire que pendant deux ans j'ai été la dame la plus huppée comme toilette du quartier, et que je n'ai pas manqué une pièce de théâtre. »

M. Tournecol poussa un profond soupir et se regarda dans la glace.

Son petit visage ratatiné était devenu sombre, quasi tragique.

« Aussi me voici obligé de reprendre mon aiguille et de raccommoder de vieilles culottes », dit-il dans un gémissement.

Mme Tournecol se leva et s'écria, les poings sur les hanches :

« Et moi donc ! me voici devenue Mme du Cordon, une sorte de machine à ouvrir la porte et regardée de haut par toutes ces dames nos locataires. Pourtant je ne leur demande rien. Cependant, si Mme Laurégand voulait me donner de temps en temps ses vieilles fourrures, plutôt que de les offrir à ces personnes qui viennent la voir à la brune, je pourrais...

-- Fille de regrattier, fille de regrattier, cria aigrement M. Tournecol, avez-vous bientôt fini vos sérénades ? Allez-vous maintenant quêter des nippes à tout le monde et sans y être obligée, puisque ma sœur vous envoie toutes ses vieilles toilettes.

-- Belles guenilles, monsieur Tournecol, belles guenilles ! Allons, vous voilà parti, je vous vois bien loucher en vous regardant dans la glace. Savez-vous qu'il y a des moments où vous me faites peur. Allez-vous me jeter vos ciseaux à la tête ! Monsieur Tournecol, je ne me laisserai pas assassiner. Vous entendez bien, n'est-ce pas ? J'appelle le gardien de la paix si vous ne lâchez pas vos ciseaux. Tenez, voilà des journaux. Ça va vous distraire de vos férocités. »

Elle enleva prestement la bande de deux journaux et les lança sur l'établi.

La colère qui agitait M. Tournecol tomba tout d'un coup.

Sa main maigre laissa échapper ses énormes ciseaux et saisit le premier journal que lui avait lancé sa rusée moitié.

Celle-ci, le voyant très occupé, recommença une sorte de triage intime des lettres, les soupesant, les examinant à la loupe.

Cela fait, elle les plaça dans un casier dont chaque case portait le nom d'un locataire ; mais elle en garda une dont elle ne se lassait pas d'étudier l'adresse.

Elle la plaçait entre le jour et elle pour tâcher de saisir quelque chose à l'intérieur, et elle ne se décida à la lâcher qu'à l'entrée d'une jeune femme de chambre qui venait demander le courrier de Mme la marquise de Trellancourt.

Il lui fut remis avec mille signes d'empressement, et la soubrette ne remarqua pas que l'une des lettres sortait de la poche du caraco gris de la concierge.

Après les lettres ce fut le tour des journaux, qui se distribuaient à part.

Un jeune homme entra demandant le Petit Journal. C'était précisément celui dans la lecture duquel se délectait M. Tournecol.

« Il n'est pas encore arrivé, répondit Mme Tournecol avec aplomb. Il y a maintenant dans l'envoi des journaux des retards inexplicables.

-- Je le reprendrai en passant », dit le jeune homme ; et il s'en alla.

« Dépêche-toi, dit Mme Tournecol à son mari et attention à ne pas chiffonner la feuille ; le locataire va la redemander. Lis le feuilleton, tu trouveras assez de politique dans les autres. »

Quand le jeune homme repassa devant la loge, en y jetant un regard interrogateur, Mme Tournecol, qui avait fait glisser le journal dans sa bande étroite, le lui tendit par la porte ouverte avec son plus aimable sourire.

Toutes ces grimaces m'amusaient singulièrement ; c'était comme une petite comédie qui se jouait devant moi.

Un peu avant sept heures, Mme Tournecol s'affubla d'un énorme foulard qui lui traversait le menton et se nouait au-dessus de son bonnet.

Ainsi affublée, elle alla faire plusieurs fois le tour de la cour. En passant devant la loge, elle entrouvrait la partie vitrée de la porte et disait en riant à son mari :

« Tout le monde me donne des remèdes pour mon mal de dents. La dame du second m'engage à me coucher. »

Et elle repartait avec une figure allongée.

Vers huit heures, une petite bossue entra et fut installée dans le vieux fauteuil de cuir, d'où il n'y avait qu'à lever la main pour tirer le cordon.

M. et Mme Tournecol rentrèrent dans leur chambre, qui était contiguë à la loge, et en sortirent une demi-heure après, habillés de toilettes fripées qui avaient dû être élégantes.

Mme Tournecol se pencha vers la bossue :

« Surtout, ma chère dame, n'oubliez pas de tirer le cordon au premier sifflement que vous entendrez vers minuit, et n'oubliez pas non plus que j'ai une rage de dents, et que M. Tournecol me soigne. Car vous savez bien que le propriétaire est un tyran qui veut que tout soit fermé à onze heures chez lui. Et, ma petite chatte, si vous êtes bien adroite, je vous raconterai la pièce et vous aurez votre café demain matin. »

La petite bossue sourit à cette magnifique proposition et je restai en tête-à-tête avec elle jusqu'à minuit, heure à laquelle M. et Mme Tournecol revinrent d'un petit théâtre voisin.

Ils étaient excessivement animés l'un et l'autre, et ne congédièrent la petite bossue qu'après lui avoir raconté ce qu'ils avaient entendu.

Il faut le dire, elle ne paraissait pas plus comprendre que moi, qui n'y comprenais rien du tout, mais elle riait comme moi de leurs étranges grimaces.

La petite bossue étant partie, la porte fut verrouillée et les Tournecol me délivrèrent de leur présence.

Mais, à travers la cloison, j'entendais le vieux concierge déclamer et sa femme faire des roulades d'une voix aussi enrouée que fausse.

De temps en temps une petite dispute s'élevait entre l'acteur et la chanteuse, et je riais parfois à m'en tenir les côtes de les entendre s'injurier et puis reprendre leur duo, qui s'éteignit enfin dans un double ronflement tellement soporifique que je m'endormis à mon tour.

Grâce aux originalités du ménage Tournecol, mes quinze jours de pénitence passèrent assez vite. Néanmoins, c'était pour moi une vraie pénitence que de me trouver jour et nuit en compagnie aussi vulgaire.

Les tirades dramatiques de M. Tournecol, les comédies journalières que jouait sa femme au propriétaire et aux locataires m'amusaient un instant ; mais j'avais des heures de tristesse et de dégoût et je ne pouvais m'empêcher de tressaillir de joie chaque matin quand M. Tournecol arrachait du calendrier la date de la veille.

Et je n'étais point sans inquiétude. Clotilde Laurégand se souviendrait-elle de moi ?

Il échappait à mon sujet à Mme Tournecol des paroles qui me faisaient trembler.

« Que fera-t-on de cette demoiselle en carton ? dit-elle un jour. Bien sûr, Mme Laurégand oubliera de la reprendre et personne ne vient la réclamer. Vous pourrez la donner à votre petite nièce, monsieur Tournecol, ou bien je vendrai ses nippes, elle est très élégamment habillée, et nous la vendrons elle-même à notre voisin le brocanteur. »

Si les cheveux des poupées pouvaient blanchir, les miens fussent devenus tout gris en entendant les paroles de cette vilaine femme, et l'on peut croire que le matin du 15 je fus éveillée dès l'aurore.

J'avais été placée sur la commode d'une façon bien maladroite, il m'était impossible de voir les personnes qui passaient, ni d'en être vue. Or, je me disais que si les yeux de Clotilde Laurégand pouvaient tomber sur moi, elle ne manquerait pas de se souvenir de la promesse de sa mère.

Ce matin-là, prise de fièvre, je m'agitai si bien que je finis par apercevoir un coin de la porte. Malheureusement, dans ce mouvement machinal que je ne pouvais diriger à mon gré, mon pied heurta une des horribles tasses étalées sur la commode, et Mme Tournecol accourut comme une furie du fond de sa chambre.

« Cette imbécile de poupée va me casser mes tasses, s'écria-t-elle. Monsieur Tournecol, fourrez-la dans la petite armoire du fond. »

Elle me saisit. C'en était fait de moi.

En ce moment terrible, une voix claire et douce dit :

« Madame Tournecol, maman m'envoie vous demander si quelqu'un est venu réclamer la poupée. »

Comme Mme Tournecol me tenait dans sa grosse main, il n'y avait pas moyen de nier ma présence.

« Non, mademoiselle, dit-elle en se détournant, ce qui me permit de voir le gracieux visage de ma protectrice, c'est-à-dire qu'on est venu demander... Monsieur Tournecol, vous rappelez-vous qui vous a parlé de la poupée ? »

Mme Tournecol était tellement habituée à mentir qu'au moment de me voir partir, elle aurait volontiers imaginé une histoire pour me garder.

Heureusement M. Tournecol et elle s'étaient disputés le matin, de sorte que, ne se souciant pas d'entrer dans ses histoires, il répondit d'un air bourru :

« Je n'ai vu personne, je n'ai pas entendu réclamer cette poupée.

-- Eh bien, je l'emporte », dit Clotilde, en s'avançant d'un petit air résolu.

Et, ô bonheur ! je me sentis passer des mains de Mme Tournecol dans ses bras.

« Et si l'on vient la réclamer, mademoiselle ? dit l'horrible femme, qui avait sans doute disposé de moi en imagination.

-- Vous enverrez à la maison », répondit Clotilde.

Et elle partit de son pied léger, et m'emmena dans la jolie maison blanche qui était la sienne.

Quel accueil charmant je reçus de toute la famille ! Mme Laurégand, qui cousait des langes, sourit en me revoyant. Henri, Léon et André me saluèrent et un joli bébé, qui venait de s'éveiller dans son petit berceau blanc, me tendit les bras.

« Maman, personne n'est venu réclamer Bouche-en-Cœur, dit Clotilde, me la donnez-vous ?

-- Oui, ma fille ; mais tu sais ma condition. Tu ne t'occuperas pas d'elle déraisonnablement, et la possession d'une poupée ne te fera pas négliger celle-ci, qui a une âme, une intelligence et un cœur. »

Sa main indiqua le berceau.

« Oh ! non, maman, s'écria Clotilde, Bouche-en-Cœur sera la sœur de ma petite sœur, voilà tout. »

Et, me plaçant au pied du berceau :

« Pauline, dit-elle, voilà une petite sœur qui vous arrive. »

La pouponne se mit à rire et à frapper de joie ses petites mains l'une contre l'autre.

Elle aurait bien voulu me prendre ; mais Clotilde avait eu soin de me tenir éloignée et bientôt elle me transporta dans sa chambre à elle, où je trouvai un lit très simple, mais très confortable.

Un peu avant midi, Clotilde revint et me fit un brin de toilette.

Elle enleva avec une brosse la vilaine poussière que m'avait jetée le balai de Mme Tournecol, elle démêla et natta mes cheveux qui étaient fort emmêlés, elle prit un linge très fin pour m'essuyer le visage, fit reluire mon bracelet et m'emmena dans un grand appartement du rez-de-chaussée dont une grande table carrée, recouverte d'une nappe et de couverts, m'apprit la destination.

À l'entrée de ses petits frères, elle me déposa sur le buffet et s'occupa de les faire asseoir et de veiller à ce qu'ils attachassent bien leur serviette.

Occupée de ces préparatifs, elle ne vit pas entrer un monsieur aux favoris grisonnants qui s'arrêta pour la regarder faire sa petite maman et qui souriait doucement.

« Très bien, fit-il, quand la dernière serviette fut attachée.

-- Ah ! papa, s'écria Clotilde, qui s'élança vers lui, je voulais vous surprendre avec Bouche-en-Cœur, et voilà que vous arrivez tout à coup.

-- Elle est donc revenue, Bouche-en-Cœur ? » dit M. Laurégand, avec une bonté qui me touchait dans un homme si grave.

Clotilde n'avait fait qu'un bond jusqu'au buffet, m'avait prise et présentée à son père en disant :

« La voilà ! »

Il toucha son chapeau du bout du doigt, en souriant toujours, et dit :

« Elle a vraiment fort bon air, cette poupée qui t'est tombée du lilas. C'est une poupée très comme il faut, et je consens de tout mon cœur à ce qu'elle fasse partie de la famille.

Un baiser fut la réponse de Clotilde ; elle prit le chapeau de son père, alla l'accrocher à une patère et me replaça sur le buffet, en disant :

« Aujourd'hui, Bouche-en-Cœur, vous dînerez avec nous. »

En ce moment, Mme Laurégand entrait, appuyée sur le bras d'un jeune homme qui ressemblait singulièrement à Clotilde et qui avait, comme elle, un extérieur des plus distingués.

Il conduisit sa mère à sa place, donna en passant une chiquenaude amicale à chacun de ses petits frères et dit à Clotilde :

« Est-ce que tu ne mettras pas à table cette superbe poupée qui me regarde de tous ses yeux ?

-- Non, Gustave, dit Mme Laurégand, et je te prie de ne pas donner de semblables idées à ta sœur. Clotilde est bien grande pour jouer à la poupée, c'est une sœur aînée, elle ne doit pas l'oublier. »

Là-dessus elle se mit à servir le potage et le dîner commença.

Mon cœur se détendait en cette agréable compagnie de parents distingués et d'enfants bien élevés. Je me disais que ma vie serait très douce au milieu d'eux et que mon intelligence se développerait beaucoup.

Au dessert, j'écoutai avec ravissement la conversation entre M. et Mme Laurégand et leur fils aîné.

Avec quel respect mêlé de curiosité je regardais surtout M. Laurégand, un magistrat, avait dit le concierge.

L'idée de justice ne m'était pas étrangère. Je la possédais moi-même depuis mon éveil à l'intelligence ; je savais parfaitement faire la part du juste et de l'injuste et, d'autre part, j'avais saisi, dans les conversations des hommes instruits, le plan de ce qu'ils avaient imaginé pour entretenir le bon ordre dans la société. Ce n'est pas tout de faire des lois contre le vol et les autres injustices si nombreuses que les hommes peuvent commettre, il faut les appliquer, punir leur violation, et c'est une bien grande mission parmi les hommes.

M. Laurégand me paraissait tout à fait digne de porter ce grand nom de magistrat.

Il y avait une grande dignité en même temps qu'une grande bonté dans sa personne ; son langage me semblait beau de clarté et de mesure.

Quand le café fut servi, les enfants et Clotilde quittèrent la salle à manger, et la conversation entre le père et le fils, qui étudiait le droit, devint très élevée et très intéressante.

Mme Laurégand les écoutait en souriant. Elle avait une manière de regarder son fils qui me faisait entrevoir la profondeur de ce sentiment qu'on appelle l'amour maternel.

Je passai là une heure charmante. Les causeurs auraient bien ri, je crois, si quelqu'un était venu leur révéler que cette poupée en apparence si sotte, qui était là, debout sur l'étagère du buffet, ne perdait pas un mot de leur conversation et en faisait même son profit.

IX

Naturellement, les causeurs ne surent pas que j'avais surpris leur conversation et quittèrent la salle à manger sans m'honorer d'un signe d'attention ; mais j'avais en Clotilde une mère aussi dévouée que tendre.

Elle ne me laissa pas longtemps à ma solitude dans cet appartement qui n'était agréable que lorsque la table de famille avait sa garniture de linge blanc, d'argenterie et de cristaux.

Je la suivis le reste de la journée, qui était un jeudi, et je visitai ainsi successivement avec elle : la salle d'étude où André faisait un pensum de bâtons, le salon de réception, où j'entendis de charmants entretiens, le jardin où je revis le lilas qui m'avait sauvée d'une mort imminente en me recevant dans ses fleurs, la cuisine même où Clotilde, sous la direction de sa mère, confectionna un gâteau qui lui valut au dîner les plus grands éloges.

Finalement, je m'endormis au pied de son petit lit, heureuse plus que je ne saurais le dire de me retrouver dans un milieu sympathique, heureuse surtout d'avoir échappé à M. et Mme Tournecol.

Deux mois s'écoulèrent, deux mois charmants qui augmentèrent singulièrement ma dose d'intelligence.

M. Laurégand m'initia aux devoirs vraiment sublimes de la magistrature et dévoila plus d'une fois à mes yeux le côté dangereux de la société, les plaies vives de la pauvre humanité. En l'entendant il m'arrivait de me réjouir de n'être qu'un pauvre être de carton, exempt par conséquent des vices qui, en aveuglant la raison chez certains hommes, les portent à commettre des crimes véritablement horribles.

Avec Gustave, je fis un cours de droit civil et je me réjouis plus d'une fois de ne rien posséder, la propriété engendrant tant de chicanes et tant de procès.

Le sort des hommes, qui m'avait si souvent fait envie, me paraissait moins heureux qu'il n'en avait l'air.

La connaissance que je fis d'un médecin fameux, qui était intime avec la famille Laurégand, ne fit que me confirmer dans ces pensées.

Je le vis à peu près tous les jours pendant le mois de juin. D'abord il avait une petite malade dans les mansardes de la grande maison, qui avait l'honneur d'avoir M. Tournecol comme concierge ; puis la petite Pauline souffrait des dents et j'assistais aux consultations, et je l'entendais causer dans l'abandon de l'intimité.

Vraiment je frissonnais en pensant à combien de maladies est sujet cet admirable corps humain dont les poupées ne sont qu'une pâle effigie.

J'aimais beaucoup ce grand monsieur au visage anguleux, au regard d'une profondeur étonnante.

Il ne souriait pas souvent, mais quel bon sourire il avait !

La petite Pauline n'était pas une malade commode et elle se montrait parfaitement déraisonnable, en cette maison où les enfants eux-mêmes semblaient pétris de sagesse.

Un jour qu'il insinuait son doigt entre ses gencives enflammées, elle ferma la bouche d'un petit air rageur, et lui, la caressant, disait en adoucissant sa voix, qui était sèche et brève :

« Mords, ma petite, mords bien, cela fera venir tes petites dents. »

Mais ce qui l'inquiétait, ce qui lui donnait l'air parfaitement bon et compatissant, c'était l'état de sa petite malade du cinquième, dont il ne manquait jamais de parler.

Un jour il gronda Clotilde.

« Vous délaissez ma petite Hélène, dit-il ; elle m'a dit qu'elle ne vous avait pas vue depuis trois semaines. »

Clotilde regardait sa mère, qui lui fit signe de sortir de l'appartement.

« Cher docteur, dit-elle quand elle fut sortie, il n'y a pas de la faute de ma fille ; mais enfin comprenez donc que je ne puis la laisser aller voir Hélène comme du vivant de sa grand-mère.

-- Pourquoi, madame ?

-- Mais, docteur, parce que ce n'est plus la pauvre grand-mère qui est la garde-malade, mais le frère d'Hélène, notre jeune artiste. Ma fille touche à ses seize ans, vous l'oubliez toujours. »

Il se frappa le front.

« Ah ! c'est vrai ! Quoi ! seize ans déjà ! Il me semble que c'était il y a deux ans que je surveillais la venue de ses premières dents. Enfin je vous prie de ne pas abandonner cette pauvre enfant, qui mourra aux premiers souffles d'automne, ce dont je n'ose avertir son malheureux frère. À propos, Laurégand a-t-il parlé au directeur des Beaux-Arts ?

-- Oui ; mais la réponse a été comme toujours : qu'il n'a pas suivi régulièrement les cours.

-- C'est facile à dire ; mais voilà un pauvre diable qui a eu sa grand-mère à soigner et qui maintenant ne peut quitter sa petite sœur. Les cours ! Parbleu, il les a suivis, et la preuve, c'est qu'il est d'une force étonnante.

-- On ne croit pas à son talent. Non, je m'explique mal, on ne croit pas qu'il passe l'ordinaire.

-- Eh ! parbleu, parce que son talent n'est pas celui de tout le monde. Ce garçon-là, madame, a le feu sacré, je vous le dis. L'heure de la fortune et de la gloire sonnera pour lui.

-- Vous le croyez ?

-- Je le crois, mais là, sincèrement. Seulement, vivra-t-il assez longtemps ? Résistera-t-il ?... Douleur, misère, tout l'accable. Heureusement que ces diables d'artistes ont du ressort. Cet enfant a déjà dépensé plus d'énergie en deux ans que certains hommes n'en dépensent pendant toute leur vie. Madame, n'abandonnez pas ces jeunes gens. Pierre a devant lui le plus magnifique avenir. Je crois me connaître en hommes. Ce n'est pas là le rapin aux grands cheveux qui pose pour l'art ; c'est l'artiste, l'homme auquel Dieu a communiqué quelque chose de sa puissance créatrice.

« Laurégand m'avait fait espérer, ajouta-t-il, que son illustre ami Baronnet honorerait d'une visite l'atelier de Pierre.

-- Oui, mais c'était trop espérer. Il recule maintenant à lui en parler. Il le sait accablé de recommandations et ne voulant plus entendre parler de ces jeunes prodiges qui se révèlent tout à coup.

-- C'est égal, persévérez. Tout cela est bien vite dit. Qu'il voie son œuvre, c'est à l'œuvre qu'on connaît l'ouvrier.

-- Nous ferons pour lui ce que nous pourrons, répondit Mme Laurégand. »

Et sur cette promesse il la quitta.

Cette conversation avait éveillé ma curiosité ; ce fut avec un grand plaisir que j'entendis Mme Laurégand remettre ce même sujet sur le tapis, alors que les enfants, ayant quitté la table selon la règle établie, allaient prendre leur récréation dans le jardin.

Que de belles choses j'entendis dire sur l'art ; c'est ainsi que les hommes appellent la manifestation du beau et cette admirable faculté qu'ils ont de donner une forme sensible aux créations de leur intelligence.

« Pierre Delacrosse est un artiste, s'écriait Gustave ; je ne comprends pas l'indifférence des maîtres à son égard.

-- Nous sommes dans une heure d'indifférence générale pour le grand art, reprit son père. Je ne puis dire les mécomptes que j'ai éprouvés pour ce pauvre garçon. Personne ne croit à son talent !

-- Mais vous, mon père, vous y croyez ?

-- Oui, Gustave, et c'est pourquoi je lui prêche la persévérance. Mais je ne suis qu'un amateur, et un amateur de second ordre. C'est à des juges spéciaux à le juger.

-- Mais puisqu'ils ne daignent pas même examiner ses essais.

-- Eh ! c'est tout simple. Obligé de peindre des éventails et le reste pour vivre, le pauvre garçon n'a pu encore composer une œuvre destinée à attirer l'attention. J'en excepte ce qu'il va peindre en loge pour le concours des prix de Rome.

-- Mon père, faites-lui faire votre portrait.

-- Mon cher ami, j'ai trop de charges pour me payer un portrait de cette valeur, alors que je suis déjà peint sur toile et sur papier je ne sais combien de fois.

-- Enfin, mon père, vous aviez espéré amener M. Baronnet à s'intéresser à lui.

-- C'est un homme si occupé et qui a si peu de foi dans les débutants de cette espèce.

-- Si nous l'invitions à dîner avant notre départ pour la campagne, insinua Mme Laurégand.

-- Il se défiera et il n'acceptera pas.

-- Essayons toujours. Clotilde va avoir ses seize ans, et c'est sa filleule.

-- Marie, il a un faible pour toi, qu'il a connue enfant. Mais un dîner ! cela l'effraiera.

-- Un thé serait moins cérémonieux et moins coûteux, remarqua la mère de famille, qui connaissait à fond les lois de l'économie.

-- Va pour un thé. Il passera chez nous les deux heures qu'il a de libres entre son dîner et l'Opéra. Il y a des chances pour le thé.

-- Je lui écrirai aujourd'hui », dit Mme Laurégand.

Et en effet lorsque nous fûmes revenus dans le grand appartement meublé, où se réunissait la famille et où la maman cousait pendant ses moments libres, elle recommanda à Clotilde de veiller sur sa petite sœur, qui avait été mise dans un panier pour essayer ses premiers pas, puis, s'approchant d'une table, elle écrivit une assez longue lettre.

« Fais porter cette lettre chez M. Baronnet », dit-elle à Clotilde.

Celle-ci se leva, prit la lettre, ouvrit la porte ; mais, se détournant vers sa mère :

« Monsieur Pierre Delacrosse », dit-elle.

Et, faisant une gracieuse révérence, elle s'effaça pour laisser passer un grand jeune homme dont j'étais enchantée de faire la connaissance.

« Monsieur Pierre, soyez le bienvenu, dit Mme Laurégand ; donnez-nous donc des nouvelles d'Hélène.

-- Elle est à peu près dans le même état, madame, un peu plus faible, il me semble, et c'est d'elle que je viens vous parler. Je vais m'absenter pour quelques jours. Il faut que j'aille voir mon oncle de La Cournaye. J'espérais qu'il nous continuerait la petite pension qu'il faisait à ma grand-mère, mais je ne reçois rien et il me semble convenable d'aller moi-même lui exposer les raisons qui me font désirer la continuation de cette pension. Je n'en aurai besoin que pour un temps limité, s'il plaît à Dieu. »

Du fond de ma corbeille, je regardais le jeune artiste, car c'était bien lui. D'après tout ce que j'avais entendu dire de l'art, je tombais un peu de mon haut. Un homme capable de choses si belles, pensai-je, ne doit pas ressembler aux autres et, au premier moment, ce jeune homme maigre, dont la redingote montrait la corde aux coudes, et dont les souliers manquaient absolument d'élégance, me causa une déception.

Mais cette première impression ne dura guère, et son regard, sa voix, je ne sais quelle lumière qui se jouait sur son vaste front, ombragé de cheveux blonds, la dissipèrent bien vite.

Quand il prononça cette dernière phrase, il redressa la tête et son regard étincelant me fit baisser les yeux.

« Et que venez-vous me demander pour cette chère enfant, monsieur ? demanda Mme Laurégand.

-- L'aumône de quelques visites pendant mon absence, madame. »

Il y avait comme l'expression mélancolique d'un reproche dans sa voix.

« Je lui en ferai certainement, monsieur, répondit Mme Laurégand avec un certain embarras, j'ai été désolée de ne pouvoir lui faire ma visite habituelle du samedi ; mais mon pauvre baby a beaucoup souffert des dents et m'a rendue esclave. Quand partez-vous ?

-- Ce soir, madame, par le train de huit heures.

-- Et avez-vous quelqu'un pour soigner la pauvre enfant ?

-- Mme Tournecol, la concierge, s'est offerte, mais j'hésite à...

-- N'acceptez pas, monsieur, n'acceptez pas, s'écria Mme Laurégand avec une vivacité qui me fit plaisir. Ne confiez pas Hélène à cette femme.

-- Madame, ceci me décide à préférer notre femme de ménage, qui est infirme, mais très honnête.

-- Très honnête, je lui confierais mes enfants, et je n'en dirais pas autant pour Mme Tournecol. Et puis, je vous promets au moins une visite par jour et des nouvelles s'il était nécessaire.

-- Je partirai tranquille grâce à cette bonne parole, dit le jeune homme. Vos visites manquaient à ma pauvre Hélène. L'espoir de vous voir adoucira le chagrin qu'elle éprouve de mon départ. »

Il se leva ; mais d'un geste, Mme Laurégand le fit se rasseoir.

« Un instant, monsieur, dit-elle, j'ai quelque chose comme une bonne nouvelle à vous annoncer. »

Il sourit et dit en hochant la tête :

« Annoncez vite, madame, les bonnes nouvelles sont pour moi bien rares.

-- Eh bien, M. Laurégand et moi invitons M. Baronnet à prendre le thé chez nous, le 18 au soir. S'il accepte, nous lui reparlerons de vous, et si vous voulez nous confier quelque chose : une ébauche, une petite toile, il faudra bien qu'il la regarde.

-- Madame, vous êtes la bonté même. Il est vrai que si M. Baronnet voulait s'intéresser à moi, j'en aurais fini avec toutes ces haines d'écoles qui se mettent en travers de mon chemin. Parce que je n'ai pas suivi le sentier battu, il semble que le succès me soit défendu. M. Baronnet est tout-puissant, et le jour où il me trouvera du talent, tout le monde m'en trouvera. Mais, que vous donnerais-je ? Je fais, pour gagner de l'argent, des travaux indignes de lui être présentés. Il me faudrait une œuvre fraîche, bien vivante, bien originale. »

Il baissa la tête et réfléchit une seconde.

« Madame, dit-il, pardonnez-moi la demande que je vais vous adresser. Vous m'avez aidé autant que vous le pouviez, en souvenir de ma tante que vous aimiez, et cela me donne le courage de vous faire une proposition trop audacieuse, peut-être. Ma sœur est condamnée, elle ne passera pas l'automne. Elle morte, je quitterai ce logis où je ne saurais verser que des larmes, je quitterai la maison, le quartier.

-- Monsieur Pierre, où voulez-vous en venir ? »

Il se leva tout pâle et répondit :

« À ceci. J'ai une dette de reconnaissance à vous payer. Or, vous me demandez une œuvre de valeur, un tableau, une toile qui puisse m'attirer un jugement favorable d'un des maîtres de la peinture. Permettez-moi de choisir un sujet, permettez-moi de peindre mademoiselle votre fille. Ce portrait, qui vous parlera de ma reconnaissance, ne sera pas une œuvre banale, je vous le jure.

-- Ah ! mon Dieu, que me demandez-vous là ? dit Mme Laurégand, visiblement embarrassée, je ne puis consentir à vous faire perdre votre temps.

-- Madame, laissez-moi acquitter ma dette, laissez-moi me révéler à M. Baronnet à ma manière.

-- Puisque vous insistez, j'en parlerai à mon mari, monsieur, je vous promets de lui en parler, et, à votre retour, nous vous dirons ce qui aura été décidé.

-- Merci, madame, et adieu. »

Il salua profondément et quitta la chambre.

Je l'avoue, je ne comprenais pas l'hésitation de Mme Laurégand, et ce jeune homme à l'œil de feu, au front rayonnant, m'aurait demandé de faire mon portrait que j'aurais dit oui bien vite et de grand cœur.

Mais, où m'égarais-je ? les poupées n'ont pas de peintres, hélas !

X

Le lendemain de ce jour, le nom du jeune artiste fut prononcé plus d'une fois devant moi. Malheureusement Clotilde m'avait laissée dans la corbeille à ouvrage, et il ne m'arrivait que des lambeaux de conversation. Après le second déjeuner, Mme Laurégand entra avec sa fille dans la chambre de travail. Elles étaient toutes les deux en toilette de sortie.

« Je ne vois pas l'album, maman, dit Clotilde, André l'aura égaré.

-- André ne devrait pas entrer ici lorsque nous n'y sommes pas, Clotilde, mais cet enfant n'est pas obéissant. L'album aurait amusé la petite Hélène, chez laquelle nous ne pouvons pas arriver les mains vides. As-tu cherché dans le pupitre d'André ?

-- Oui, maman ; mais je le soupçonne de l'avoir emporté à sa pension pour le faire voir à ses camarades. C'est encore une de ses habitudes.

-- Et fort mauvaise, je vais m'occuper de la lui faire passer. Qu'apporterons-nous à Hélène ? »

Les yeux de Clotilde rencontrèrent les miens.

« Apportons-lui Bouche-en-Cœur en visite, maman, s'écria-t-elle ; comme moi, la pauvre petite aime beaucoup les poupées, malgré son âge. »

Mme Laurégand inclina la tête en souriant, et je partis avec ces dames pour la grande maison dont M. et Mme Tournecol gardaient la porte, on sait comment.

Nous montâmes cinq étages en nous reposant sur les paliers qui offraient des sièges divers, depuis le pouf moelleux de velours du premier jusqu'au tabouret de paille placé à la porte du cinquième, près de laquelle nous nous arrêtâmes.

Clotilde tira plusieurs fois sur la corde d'une sonnette disant :

« La femme de ménage est un peu sourde, maman, laissez moi carillonner. »

Il fallut, en effet, quelques minutes de ce gai carillon pour amener à la porte une vieille femme coiffée d'une marmotte à carreaux.

Elle reconnut ces dames et nous fit entrer dans un couloir obscur, puis dans une mansarde, égayée par une multitude de petits tableaux.

Sur un canapé vert était étendue une très jeune fille, d'une maigreur et d'une pâleur extrêmes.

En nous apercevant, ses joues blanches devinrent d'un rose charmant, et elle tendit en avant ses deux mains effilées.

« Oh ! quel bonheur de vous voir ! dit-elle.

-- Vous allez mieux, je crois, Hélène, dit Mme Laurégand en déposant un baiser sur son front d'ivoire ; aujourd'hui nous ne vous trouvons pas couchée, c'est que vous allez mieux.

-- Je vais mieux, répondit la jeune fille en posant la main sur sa poitrine comme pour régulariser sa respiration, qui était précipitée ; j'irais beaucoup mieux aujourd'hui si Pierre n'était pas parti ; mais il est parti pour deux jours, vous savez, madame.

-- Il me l'a dit hier, en effet.

-- C'est pour une affaire, je ne sais trop laquelle ; mais il sera de retour demain. Quand il n'est pas là, je suis tout angoissée. Il est si bon, mon frère, si bon ! Qu'est-ce que vous avez là, Clotilde ? Une poupée. Oh ! qu'elle est jolie ! »

Elle me prit des mains de Clotilde, et se souleva sur son séant pour me mieux regarder.

Pauvre petite ! je sentais le tremblement fiévreux de ses mains et aussi son haleine brûlante, et mon cœur de poupée s'émouvait.

« J'aime les petits enfants, reprit-elle, et comme je n'ai pas, comme vous, Clotilde, le bonheur d'avoir une sœur, j'aime même les poupées. Qui vous a donné celle-ci ? Vous m'aviez dit que vous ne jouiez plus à la poupée depuis la naissance de votre petite sœur. »

Clotilde, qui avait approché une chaise tout près du canapé, se mit à raconter ma singulière arrivée chez elle.

Pendant ce récit, Mme Laurégand faisait, son lorgnon à la main, une revue des peintures attachées à la muraille.

L'histoire, mon histoire était finie, et la mère de Clotilde étudiait encore une petite toile sur son chevalet.

« C'est le dernier tableau de Pierre, s'écria Hélène de sa voix enrouée, il est très joli, n'est-ce pas, madame ?

-- Charmant, votre frère sera un grand coloriste, ma petite.

-- Oh ! oui, et un grand peintre aussi. Mais il lui faudrait un atelier, un vrai atelier. Ici le jour est mauvais.

-- Il n'est vraiment pas bien logé pour peindre, répondit Mme Laurégand en jetant un coup d'œil de compassion autour de cette pauvre mansarde si mal éclairée.

-- Nous changerons l'hiver prochain, dit la petite malade en étouffant sa toux dans un mouchoir, aussitôt que je reprendrai des forces et que je pourrai marcher, nous irons habiter une charmante maison auprès du Luxembourg. C'est un ami de Pierre qui lui a arrêté ce joli appartement. Mais il faut que je sois mieux et aussi que mon oncle continue la pension qu'il faisait à grand-mère.

-- Et le grand tableau de M. Pierre, celui qu'il a peint en loge, en est-il content, mon enfant ?

-- Il paraît que oui ; mais je ne le sais que par ouï-dire. Quand il veut peindre une toile d'une certaine importance ou faire poser des modèles, il va chez son ami du Luxembourg.

-- Cela sépare votre frère de vous, Hélène.

-- Oh ! madame, il vient quand même tous les jours prendre ses repas avec moi. Il est si bon, Pierre, il est si bon. Je crois que c'est le meilleur frère qui existe. Eh bien, que voulez-vous, madame Boudier ? Je ne vais pas prendre de la tisane en compagnie, je pense. »

Ceci s'adressait à la vieille femme de ménage qui apparaissait, un bol fumant à la main, et qui, malgré l'injonction de sa petite maîtresse, continuait d'avancer vers le canapé.

« Hélène, il serait bien raisonnable de suivre votre régime, dit Mme Laurégand ; buvez cette tisane, dont vous avez certainement besoin pour calmer la toux persistante qui paraît vous fatiguer. »

Elle fit un signe à Clotilde, qui enleva le bol des mains de la servante et vint l'offrir à Hélène.

« Je ne prends jamais de tisane quand Pierre n'est pas là, dit celle-ci, s'il ne me forçait pas à en prendre, je n'en prendrais jamais. Je boirai celle-ci pour vous faire plaisir, Clotilde. »

Elle me coucha sur son bras gauche, et, prenant le bol de la main droite elle but le liquide d'un trait. Cela fait, elle tendit le bol vide à Clotilde et s'affaissa quelques instants sur ses oreillers, épuisée par l'effort qu'elle avait fait.

Cette défaillance ne dura qu'une seconde, et elle se redressa toute souriante. Clotilde parlait à la vieille femme de ménage, qui demeurait, la bouche ouverte, devant le canapé, regardant de ses yeux ronds la pauvre Hélène, et gesticulant avec effroi.

« Clotilde, montrez-lui simplement la porte, murmura Hélène de cette voix étrange qui semblait faire résonner les parois de sa poitrine, elle est sourde, elle ne vous entend pas. »

Clotilde lui obéit, et la vieille femme, comprenant mieux le geste que les paroles, retourna dans sa cuisine.

« Ah ! elle est bien amusante parfois, reprit Hélène en se redressant tout à fait avec l'aide de Clotilde, elle m'impatiente, mais elle m'amuse. Quand je lui ai demandé l'heure, ce matin, elle m'a répondu qu'elle était sur le feu ; elle pensait à ma côtelette.

-- Mais elle vous soigne bien, dit Mme Laurégand, elle ne vous laisse manquer de rien.

-- Oh ! je n'ai pas à me plaindre d'elle. Mais à part les quiproquos auxquels sa surdité donne lieu, elle ne peut rien pour me distraire, et il y a des jours où je m'ennuie beaucoup. Je m'ennuierai jusqu'au retour de Pierre. »

Deux grosses larmes tombèrent de ses yeux, et l'une d'elle roula toute tiède sur mon front.

Elle prit son mouchoir pour l'essuyer, et, tout en écoutant Mme Laurégand qui la consolait de son mieux, elle me caressait et examinait ma toilette.

« Quels jolis yeux brillants a votre poupée, Clotilde, dit-elle, on dirait qu'elle me regarde. Vous n'avez pas honte, à votre âge, de jouer à la poupée ?

-- Mon Dieu ! non, dit Clotilde.

-- Eh bien, j'en avais une, mais j'ai entendu des petites filles plus jeunes que moi s'étonner de me voir si enfant, et cela m'a fait la négliger. Je vais la faire chercher et je l'habillerai à la mode, cela me distraira. »

En ce moment il me sembla voir Mme Laurégand, qui s'était levée, regarder sa fille avec une expression que je traduisis par ces mots :

« Offre-lui la tienne ! » Mais Clotilde ne vit pas ou fit semblant de ne pas voir, car elle me prit des mains d'Hélène en disant :

« Je vous enverrai des chiffons et des patrons, Hélène, et aussi de jolies petites plumes de geai qui font très bien sur les chapeaux de poupée. »

Elle embrassa Hélène pour prendre congé, et nous sortîmes du petit appartement, suivies par la vieille femme de ménage qui nous faisait les plus sinistres prédictions sur la mort prochaine d'Hélène.

Moi je ne la trouvais pas si malade, et je ne sais pas ce que j'aurais fait à la vieille bavarde qui ne nous quitta que devant la loge.

En remontant l'allée qui conduisait à la petite maison blanche, Mme Laurégand dit à sa fille :

« N'as-tu pas pensé à laisser cette poupée à Hélène, Clotilde ? »

Clotilde rougit, me serra machinalement dans ses bras, et répondit sincèrement :

« J'y ai pensé, maman, je vous ai bien vue me regarder ; mais j'aime beaucoup Bouche-en-Cœur et je voudrais la garder pour Pauline.

-- Voilà un petit calcul qui manque de générosité, ma fille. Il s'écoulera bien du temps avant que Pauline puisse jouer avec une poupée de ce genre, et la pauvre Hélène en avait une grande envie.

-- Mais elle a une poupée, maman.

-- Elle l'a dit par délicatesse. Dans tous les cas ce n'est pas une Bouche-en-Cœur dont la physionomie donne vraiment l'illusion d'être en compagnie de quelqu'un. Cette pauvre Hélène n'en a pas d'ailleurs pour longtemps des distractions de ce monde ! »

Sur ces paroles, nous entrâmes dans la jolie maison blanche où je me trouvais si bien et où mon cœur se détendit.

J'étais bien heureuse d'avoir échappé au malheur qui m'avait menacée.

J'avais, moi aussi, mes petits sentiments égoïstes, et j'aurais été désespérée de quitter la maison blanche pour l'affreuse mansarde et la belle Clotilde pour la pauvre Hélène qui toussait toujours et qui avait des pâleurs effrayantes.

Clotilde ne me quitta guère ce jour-là. Pendant le dîner je trônai sur une console, et j'entendis des choses fort intéressantes. Il était souvent question des habitants du cinquième et surtout de la proposition faite par le jeune peintre.

M. Laurégand reconnaissait que si le portrait de sa fille était réussi, il n'y aurait pas de meilleur moyen d'intéresser son hôte illustre au jeune débutant. Mais ce projet offrait des difficultés d'un ordre d'idées auquel ma petite cervelle de poupée ne pouvait atteindre. La décision fut remise au lendemain matin, et, je dois le dire, je l'attendis avec une grande curiosité.

Le lendemain était jour de congé, et il pleuvait. Tous les petits garçons avaient été admis à jouer dans la grande chambre où travaillaient Mme Laurégand et sa fille, et, par leur conversation pétillante, ils me tenaient au courant de ce qui se passait.

Ils quittaient tour à tour leurs jeux, et sous un prétexte quelconque, ils allaient faire des apparitions dans le cabinet de travail de leur père et dans la salle à manger, où Mme Laurégand faisait des tartes aux fruits.

« Gustave est pour le portrait, dit tout haut Henri au retour d'une de ses expéditions. Je l'ai entendu dire à papa.

-- Laissez-le faire un chef-d'œuvre, mon père, laissez-le faire un chef-d'œuvre. »

Clotilde rougit de plaisir.

« Oh ! dit-elle, papa s'est à peu près rendu, c'est maman qui résiste.

-- Je vais lui promettre de bien dessiner ma carte de France, si elle veut consentir », s'écria André.

Et il disparut à son tour.

« Moi, je demanderai à maman de faire photographier ce portrait, qui sera beau, dit Léon, sans interrompre le château de cartes qu'il bâtissait.

-- Léon, ne demande pas cela maintenant, supplia Clotilde. Tout le monde parle à maman de ce malheureux portrait, et cela la fatigue.

-- Si M. Pierre voulait faire le mien, je ne me ferais pas prier, dit Henri.

-- Voici M. Pierre qui traverse la cour, cria André en entrant comme un tourbillon.

-- Vient-il chez nous ? demanda Clotilde.

-- Oui », dit Henri, qui regardait par la fenêtre.

Et il ajouta :

« Oh ! je passe dans le salon, je veux assister à la visite, et surtout entendre la réponse.

-- Moi, je n'ose pas, murmura Clotilde, car si maman dit : « Non », je ne pourrai m'empêcher d'avoir l'air contrarié.

-- Je viendrai te raconter la chose », dit Henri.

Et il disparut.

Clotilde me prit sur ses genoux, et se mit à natter ma longue chevelure flottante.

Quand elle n'était pas à son cours ou auprès de sa petite sœur, elle était tout à moi, et elle me préparait en ce moment le plus joli chapeau du monde, qui exigeait que mes cheveux fussent disposés en diadème.

Ses mains tremblaient un peu, ce qui annonçait une impression assez vive.

Ma petite maman n'était pas coquette, ce n'était pas l'idée de voir faire son portrait qui la ravissait, c'était la pensée que ce portrait arracherait Hélène et son frère à leur misère en donnant à ce dernier une de ces protections qui frayent le passage au talent.

C'était à moi qu'elle faisait ses confidences intimes.

« Vois-tu, ma fille, disait-elle, ce n'est pas pour le plaisir de voir reproduire ma figure que je désire voir la proposition du frère d'Hélène acceptée. Non, non. Mais je sais bien que j'oserai prier mon parrain de le protéger le jour où il le verra, et la pauvre petite Hélène sera bien heureuse quand son frère sera apprécié ce qu'il vaut. »

On peut juger à quel point j'étais heureuse et fière de recevoir ces confidences. Elles furent interrompues par l'arrivée de Gustave, l'étudiant en droit. Il entra tout souriant et vint s'asseoir près de nous.

« Eh bien ! dit-il en regardant Clotilde, tu ne me demandes pas si notre mère a enfin consenti à ce que Pierre fît un chef-d'œuvre de ton portrait.

-- J'attends que tu me le dises, Gustave, mais ton air me donne de l'espoir.

-- J'aurais voulu prendre l'air navré. impossible. Tu sais que toutes nos prières avaient échoué contre le grand souci des convenances de notre mère, qui était légèrement effarouchée de faire faire le portrait de sa fille par un jeune homme de vingt ans. Eh bien, son cœur a été plus fort que son amour des convenances. Et il est heureux que Pierre ait débuté en lui apprenant que son oncle refusait de continuer la pension qu'il faisait à la grand-mère. Ma mère s'attendrissait, j'ai glissé ma chaise tout près d'elle. « Il y va de sa destinée, lui ai-je dit tout bas, nous n'avons qu'un moyen de le sauver de là, refuseras-tu de l'employer ? »

« Elle m'a regardé. Ses yeux étaient tout humides. Aussi ai-je été plutôt charmé qu'étonné quand elle a dit à Pierre, qui lui demandait timidement ce qu'elle avait décidé pour ton portrait :

« Monsieur, il est impossible de vous refuser cette occasion unique de faire apprécier votre talent par un homme qui peut devenir un protecteur puissant. Vous commencerez quand vous voudrez. »

Comme il n'y a pas de temps à perdre, il est allé chercher ses crayons, son chevalet, et il va venir pour la première séance.

Clotilde sourit et répondit simplement :

« Maman est bien bonne. »

Et comme Mme Laurégand entrait, elle se jeta à son cou en lui disant :

« Merci, maman, merci pour Hélène. »

Mme Laurégand lui répondit d'un ton sérieux qu'elle n'avait pas cru devoir ôter au jeune artiste cette planche de salut ; mais qu'elle espérait que sa fille ne tirerait pas de ce portrait occasion d'attacher trop d'importance aux dons extérieurs, et que d'ailleurs on pouvait prédire à l'avance qu'elle serait fort embellie.

Clotilde écouta la petite mercuriale de sa mère avec son respect habituel, nuancé d'un peu de surprise.

Était-ce parce qu'elle promettait d'être très belle ? Je ne sais ; mais elle ne tirait aucune vanité de la régularité de ses traits, et quand on y faisait allusion, elle paraissait étonnée.

Tout en faisant ses recommandations pleines de sagesse, Mme Laurégand jeta un coup d'œil sur la coiffure de sa fille, et dénoua ses grands cheveux tressés en nattes et arrondis sur sa tête comme les miens. Elle les enroula sur ses doigts, et les dispersa sur les épaules de Clotilde, sous le prétexte que la coiffure en diadème la vieillissait.

La vérité est que cette coiffure seyait parfaitement au genre noble de son visage ; mais il était entendu que ce serait en enfant qu'elle serait peinte, et non en jeune fille.

Quand M. Pierre se présenta avec son attirail, nous passâmes dans le salon. Je dis nous, parce que Mme Laurégand eut l'excellente idée de conseiller à Clotilde de m'emmener, disant que cela lui donnerait une contenance de me tenir sur ses genoux.

Quand nous entrâmes, M. Pierre, debout devant son chevalet, salua profondément et indiqua à Mme Laurégand la position à prendre. Lorsque Clotilde fut placée à son gré, il saisit un pinceau, et commença à esquisser le contour.

Je crois que j'étais la plus émue des personnes présentes. Placée sur les genoux de Clotilde, je rencontrais les regards de Pierre, je voyais en plein son visage, et la transformation qu'il avait subie me confondait.

Ce n'était plus un jeune homme pâle, timide et triste, que j'avais devant moi, c'était un artiste dans le feu et l'élan de la création.

Un mouvement de tête avait écarté de son front ses cheveux bouclés, et ce front semblait entouré de rayons. Il s'était creusé comme un abîme au fond de ses yeux, et ses lèvres, fortement serrées l'une contre l'autre, ne laissaient échapper ni souffle, ni parole.

Comme je ne savais quel genre de portrait il faisait, je pensai tout à coup que j'allais peut-être être reproduite par cette main intelligente, et je me donnai une physionomie de circonstance. Je craignais seulement que, couronnée de mes cheveux nattés, je n'eusse l'air plus âgée que Clotilde, ce qui nuirait à la ressemblance.

« Ce sera drôle, pensais-je, celle qui aura l'air d'être la maman sera assise sur les genoux de sa fille. »

XI

La pose dura une heure.

Quand la pendule sonna quatre coups, M. Pierre se leva, enroula la toile, nous salua en souriant et quitta le salon.

Qui fut penaude ? Ce fut Bouche-en-Cœur, qui se figurait qu'elle allait se délecter à contempler cette ébauche.

Mais il paraît que l'artiste travaillait de mémoire chez lui et que sans cela le portrait n'aurait pas été prêt au jour demandé. Il vint ainsi tous les jours de trois à quatre heures. Il arrivait avec ses pinceaux, sa palette et le portrait. Il saluait, posait le portrait sur le chevalet et travaillait avec ses grands yeux brillants et son front lumineux. À quatre heures, son visage redevenait comme celui de tout le monde ou à peu près ; il pliait bagage, saluait et s'en allait.

Pendant ces huit jours, je ne crois pas que dix paroles aient été prononcées entre lui et Mme Laurégand.

Clotilde, naturellement, n'avait rien à dire. Elle s'asseyait, et, pendant cette heure de pose, n'échangait que de rares paroles avec sa mère. Le reste du temps elle jouait avec moi.

Personne ne regardait le portrait, il demeurait un mystère pour tout le monde.

Le huitième jour cependant, quand M. Laurégand dit en riant :

« Eh bien, et ce fameux portrait ? »

Gustave leva les mains en l'air et s'écria :

« Un chef-d'œuvre ! »

Il était monté chez M. Pierre, et, un peu malgré lui, il s'était fait montrer la peinture.

M. et Mme Laurégand ne devaient le voir que le surlendemain, c'est-à-dire trois jours avant la fameuse soirée pendant laquelle il devait être dévoilé au grand peintre qui était le parrain de ma petite maman.

Chez M. et Mme Laugérand tout se faisait avec un tel ordre, que je craignis un instant que la soirée ne fût remise, en voyant chacun vaquer à ses occupations, ce fameux jour du 18. M. Laurégand partit pour le palais à son heure ordinaire, Gustave s'en alla à ses cours de droit, les plus jeunes à leur collège et la mère de famille fit ses comptes de ménage et se mit à ourler des mouchoirs.

Quant à Clotilde, elle était tout à sa petite sœur, dont la bonne était indisposée.

J'étais vexée de ne pouvoir adresser quelques questions, demander au moins si la réception avait été remise à plus tard. Jamais mon impuissance à parler ne m'avait tant fait souffrir. Le jeune artiste et sa sœur me paraissaient tellement intéressants que je me désolais intérieurement du contretemps qui avait dû survenir, quand tout à coup Mme Laurégand appela sa fille et lui dit de sortir le service à thé en porcelaine de Sèvres et de faire mettre des bougies dans les appliques.

Cet ordre fut comme un signal.

Peu à peu la maison prit un air de fête. Gustave rentra avec un énorme bouquet que Clotilde disposa dans des corbeilles dorées ; M. Laurégand demanda de l'eau chaude pour se raser de frais ; les vêtements du dimanche furent étalés dans la chambre des enfants ; et même, sur le berceau de Pauline, la pleurnicheuse, Mme Laurégand plaça un bonnet ruché et un sarrau blanc orné de festons.

Le va-et-vient m'amusait beaucoup ; mais je prenais part à l'inquiétude qui se faisait jour. Le portrait de Clotilde, promis depuis trois jours, n'était pas arrivé et n'arrivait pas. Ce retard était devenu une cause de préoccupation pour tout le monde.

« Est-ce lui ? demandait M. Laurégand, apparaissant la figure couverte de savon.

-- J'entends la voix de Pierre ! s'écriait Gustave, interrompant son nœud de cravate.

-- On sonne, disaient sans cesse les petits.

-- Voyons, c'est bien aujourd'hui qu'il livre ce fameux portrait ? dit M. Laurégand ; il n'y a pas de malentendu possible.

-- Hélène a écrit la date sur son calepin, répondit Mme Laurégand. Hélène s'est chargée de lui rappeler cette date ce matin même.

-- Si j'allais le prendre, imagina Gustave ; je n'ose pas aller souvent chez Pierre sachant que, pour gagner sa chambre, il faut passer par celle de sa sœur ; mais, aujourd'hui, je frapperai discrètement et demanderai, par le trou de la serrure, le portrait de Clotilde.

-- Non, non, dit Mme Laurégand ; tu l'as dit, il ne faut pas déranger Hélène. Si j'allais moi-même m'enquérir de la cause de ce retard ; ce serait, je crois, la...

-- On sonne ! cria Henri, et j'ai entendu le bruit du bois sur le parquet. »

Il avait à peine prononcé ces paroles, que Gustave s'élançait vers l'antichambre et revenait triomphalement, portant entre ses bras une caisse ovale.

Il la plaça sur un guéridon, tourna les crochets, prit un objet enveloppé dans du papier de soie, et une exclamation d'admiration s'échappa de toutes les bouches.

Clotilde était là sur cette toile, si ressemblante, si vivante, si parfaitement belle, que ce ne fut pas seulement de l'admiration que j'éprouvai, mais bien de la stupeur.

Comment ! avec ce blanc, ce rouge, ce bleu disséminés sur sa palette, comment ! avec ce léger pinceau M. Pierre avait pu composer ce visage, ces yeux qui pensaient, cette bouche qui souriait, ces cheveux qui ondulaient, ce teint qui pâlissait.

Ah ! cela surpassait ma petite compréhension, et je me disais que ce n'était pas pour rien que M. Pierre avait tant de lumière sur le front et au fond des yeux. Mais, ô douleur ! je n'apparaissais point dans le tableau, ce qui semblait n'étonner personne.

Aux exclamations succéda l'examen sérieux.

M. Laurégand regarda le portrait sous toutes ses faces, l'examina en l'exposant au jour, le contempla de près, de loin, et, finalement, se tournant vers sa femme, qui ne pouvait détacher les yeux de cette vivante représentation de sa fille, il dit lentement, mais avec un ton de conviction qui me ravit :

« Nous ne nous sommes pas trompés, Marie, ce jeune homme a l'étoffe d'un grand artiste, et voici une œuvre excellente.

-- Clotilde, tu passeras, par ton portrait, à la postérité ! » s'écria Gustave.

M. Laurégand regarda sa fille, puis le portrait, et répondit pensivement :

« Qui sait... »

Le portrait étant jugé, on débattit la question de savoir comment on le présenterait à l'important personnage dont il fallait gagner la sympathie.

Le lui montrer tout de suite eût été maladroit : il eût flairé un piège. Gustave émit tout à coup l'idée de le placer dans le salon, devant la glace ovale, entre deux appliques chargées de bougies.

« Là, dit-il, mettons-le là. Il passera d'abord inaperçu, les bougies n'étant pas allumées et l'illustre maître n'ayant pas du tout l'idée de faire l'inventaire des peintures médiocres de notre salon.

-- Mais ce portrait ne doit pas passer inaperçu, il me semble, remarqua Mme Laurégand.

-- Un instant, mère, je n'ai pas développé mon projet. Il est placé là, dans un coin obscur ; personne n'y fait attention ; on prend le thé dans la salle à manger. Un peu avant la fin je m'éclipse et je viens allumer ces douze bougies qui le feront tellement resplendir qu'il faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer. Ce sera le tire-l'œil le mieux réussi du monde. »

Il parlait si gaiement, ce bon Gustave, et il paraissait si sûr du succès, que le père et la mère le laissèrent libre d'arranger les choses à sa guise.

Je n'avais qu'une crainte, c'était d'être laissée dans l'appartement où se débattait, en famille, cette question importante, et de ne rien voir de ce qui allait se passer.

Heureusement pour moi, Clotilde revint après le dîner pour endormir sa petite sœur. Elle m'aperçut sur la chaise où elle m'avait assise le matin.

« Mais, mon Dieu ! Bouche-en-Cœur, que vous avez un air négligé, dit-elle ; il faut aussi faire un brin de toilette en mon honneur et en celui de mon parrain, ma fille. »

Elle prit ma plus belle robe, me la passa, et me noua un joli ruban d'argent dans le chignon.

J'aurais voulu me cramponner à ses bras pour qu'elle m'emportât de cette chambre où le visiteur ne pénétrerait pas, bien certainement ; mais je ne le pouvais, et je voyais arriver le moment où elle me déposerait ou dans ma petite chaise, ou sur mon lit, quand la voix de Gaston retentit :

« Clotilde ! Clotilde ! » appelait-il.

Elle courut dans le salon, m'emportant avec elle, et nous trouvâmes son frère debout sur un marchepied et accrochant le portrait.

« N'est-il pas trop bas ? disait-il ; regarde donc un peu. Il me semble qu'il vaudrait mieux qu'il fût un peu au-dessous des lumières.

-- Oui, oui, dit Clotilde, remonte-le un peu, Gustave.

-- Un instant, il est très lourd. Donne-moi un marteau, monte sur cette chaise et soutiens-le. »

Clotilde me jeta sur un canapé et s'empressa de faire ce que lui disait son frère.

J'entendis des coups de marteau ; puis Gaston s'écria :

« Va chercher des allumettes, que nous voyions l'effet. »

Clotilde disparut, revint ; une grande lueur éclaira le salon et Gustave s'écria :

« Charmant ! charmant ! L'effet dépasse mes espérances. Je vais recommander à maman de conduire M. Baronnet sur le canapé bleu, afin qu'il se trouve bien en face. Maintenant, attention, je souffle les bougies, et, comme un machiniste, je viendrai les rallumer au bon moment. »

Cela fait, il sauta sur le tapis, chargea sa sœur de ses outils, prit la chaise et le marchepied et ils sortirent, riant, causant et m'oubliant.

J'étais dans le salon, c'était déjà beaucoup ; mais j'aurais voulu, moi aussi, voir l'effet du portrait entouré de lumière, et je pestais d'être maladroitement couchée sur le canapé.

Comme je me livrais à ces réflexions, la porte du salon s'ouvrit et Henri et Léon entrèrent sur la pointe du pied.

« Tu me disais que Gustave avait allumé les bougies, dit Henri ; pas une ne flambe.

-- J'ai entendu Clotilde demander sa boîte d'allumettes à papa. Regarde, celles du portrait fument encore, si nous les rallumions !

-- Non, dit Henri, oh ! non ; nous serions grondés ; il ne faut pas éventer le truc de Gustave. Qu'est-ce qui est là sur le canapé ? C'est Bouche-en-Cœur. »

Il me saisit par le bras.

« Tiens, Léon, dit-il, va la rapporter à Clotilde. »

On juge de mon saisissement.

« Je n'ai pas le temps, dit Léon, j'ai ma version anglaise à finir. Maman a dit que je n'assisterais pas au thé si elle n'est pas faite, et tu comprends que je ménage mes moments. Il me semble aussi que cette poupée est habillée pour la soirée. C'est peut-être avec intention que Clotilde l'a laissée dans le salon comme une invitée. Je vais la placer sur l'étagère, là, en face du portrait. Clotilde et elle se feront vis-à-vis. »

Et, à ma plus grande joie, je me trouvai debout dans l'encoignure du salon, et placée de manière à bien voir et à bien entendre.

Bientôt la famille se réunit dans le salon assez faiblement éclairé, et, au coup de sonnette qui retentit tout à coup, au bruit qui se fit dans l'antichambre, Gustave se précipita au-devant du visiteur.

Quand la porte s'ouvrit, j'aperçus le dos noir d'un gros monsieur à qui il ne restait qu'une petite touffe de cheveux gris sur la tête ; mais Mme Laurégand, lui ayant, avec intention, fait tourner le dos au portrait, je vis en face de moi ce peintre illustre qui tenait entre ses mains le sort du jeune artiste.

Il n'était ni jeune ni beau, et il me sembla assez brusque dans ses manières ; mais ses yeux avaient aussi je ne sais quel rayonnement étrange qui me saisit.

La conversation s'engagea d'abord sur les petits événements de famille ; puis elle monta peu à peu : on parla des arts, et de la peinture tout naturellement.

« Y a-t-il quelque grand talent en germe à l'École en ce moment ? demanda M. Laurégand. Avez-vous rencontré quelque disciple possédant le feu sacré ? »

Les lèvres du peintre prirent un pli dédaigneux.

« Je vois, dit-il, beaucoup d'habileté, beaucoup de ténacité ; les petits talents fourmillent. Pas un de ces jeunes gens n'a la tête au-dessus des autres. Je ne sais trop comment l'art sera représenté dans le vingtième siècle !

-- On multiplie cependant les écoles de dessin, reprit M. Laurégand ; on aplanit les voies.

-- Beaucoup trop peut-être, repartit brusquement le peintre ; dessiner et barbouiller entrent maintenant dans le système d'éducation, et il n'y a pas de petit bonhomme, auteur d'une académie passable, qui ne se croie un Raphaël en herbe.

-- À force de travail, beaucoup arrivent », remarqua Mme Laurégand.

Le peintre sursauta sur son fauteuil.

« Le travail, le travail, madame ; il ne s'agit pas seulement de travail. Il s'agit d'avoir en soi la matière première. Le travail développe, il dépouille le diamant de sa gangue ; mais, que diable, il faut que le diamant existe !

-- Et à quoi reconnaissez-vous le diamant sous la gangue, maître ? demanda Gustave.

-- À tout, jeune homme, et surtout à l'œuvre, quelque informe et quelque rudimentaire qu'elle soit. Je reçois des toiles sur lesquelles on a épuisé tout ce que la patience humaine a de ressources. Je les fais mettre dans mon grenier : ces choses sont l'œuvre d'un ouvrier et non pas l'œuvre d'un artiste. L'artiste est patient pour compléter son œuvre ; mais il ne fait que la compléter : elle est sortie vivante de ses mains du premier jet. Ah ! qu'on ne vienne plus me recommander de ces jeunes gens patients qui arrivent, dit-on, à force de travail ! Ceux-là ont leur route à suivre, différente de celle du grand art. Tenez, pas plus tard que ce matin, j'en ris encore. »

Et, en effet, il se mit à rire avec une grande bonhomie et reprit :

« Ce matin, le fils de mon concierge m'a été amené par son oncle, garçon aux Beaux-Arts. La mère était là aussi, palpitante d'orgueil, et c'est elle qui a déroulé devant moi la tête d'Hersilie de l'enlèvement des Sabines. Ah ! si David avait vu cela ! J'ai levé les épaules et ai dit au petit bonhomme :

« Combien y a-t-il de temps que tu travailles à cela ?

-- Six mois ! s'est écrié la mère ; il y a six mois, monsieur, et on peut dire qu'il y a travaillé jour et nuit pour que ce soit tout à fait beau. »

J'ai rendu le papier à l'enfant en lui disant :

« Couds des gilets comme ton père, mon petit ; couds des gilets. »

« Jugez de l'effet de cette parole sur la mère et sur l'oncle. Ils ont protesté, s'il vous plaît. L'oncle avait vu aux Beaux-Arts des parents si pauvres venir voir couronner leur fils ! Et pourquoi son neveu n'aurait-il pas cette gloire ? Pourquoi ? C'était du dernier comique.

« Eh ! braves gens, leur ai-je dit, il y a de grands peintres qui ont commencé par garder les moutons, c'est certain ; mais Dieu avait marqué ceux-là au front. Faites apprendre un état à cet enfant et ne le laissez pas devenir un misérable rapin. »

Ils sont partis fâchés et point convertis. Tenez, il faut bien l'avouer, Paris est plein de gens dont la raison déloge. »

Mme Laurégand échangea avec son mari un coup d'œil que je compris.

Vraiment leur projet tombait bien, et était-il possible de venir parler de Pierre dans un moment où son protecteur futur montrait tant d'humeur ?

Elle fit diversion à l'embarras qui se peignait sur tous les visages en se levant et en disant :

« Ne laissons pas refroidir le thé. »

Ils passèrent tous dans la salle à manger.

À la porte, M. Laurégand et son fils s'arrêtèrent.

« Est-il bien adroit de parler de tout ceci ce soir ? demanda le père ; l'aventure ridicule de son concierge l'a fâcheusement impressionné, et les artistes, même les plus grands, se laissent volontiers dominer par leur impression.

-- Alea jacta est ! répondit Gustave avec son ardeur juvénile et dans un langage que je supposai être de l'anglais dans ma profonde ignorance, et que je sus plus tard être du latin. Si nous laissons passer cette occasion, qu'arrivera-t-il ? Savez-vous que Pierre est à bout de courage et d'argent. Il faut à tout prix lui relever le moral et lui remplir la bourse. Ne craignons pas de mener notre entreprise jusqu'à la fin. Je viendrai allumer les bougies autour du portrait et nous verrons bien si, devant une œuvre pareille, le maître reste dédaigneux. »

Sur ces paroles, la portière retomba et je n'entendis plus qu'un vague murmure et un cliquetis de vaisselle et d'argenterie.

J'avais éprouvé la même déception que mes commensaux, et cependant, un coup d'œil jeté sur le charmant portrait me redonna de l'espoir. Mais me connaissais-je en peinture ?

XII

L'entrée de Gustave interrompit mes réflexions ; il arrivait, une boîte d'allumettes à la main. Il alluma les deux candélabres posés sur la cheminée ; puis, se dressant sur un tabouret, il toucha de son allumette de cire enflammée les douze bougies des appliques.

Le charmant visage de Clotilde émergea de la tapisserie sombre avec un tel éclat et une telle vie, que j'entendis le jeune homme murmurer : « Ah ! maître, nous verrons bien. »

Il disparut et peu après la porte de la salle à manger s'ouvrit à deux battants, et le grand peintre reparut donnant le bras à Mme Laurégand, qui le conduisit cette fois sur le sofa bleu.

« Vous me pardonnerez de ne pas m'oublier avec vous ce soir, dit-il en tirant sa montre d'or de son gousset ; mais j'ai donné rendez-vous à deux amis à l'Opéra.

-- On joue la Favorite , n'est-ce pas ? cria Gustave, qui feignait d'arranger le rideau de la fenêtre du fond du salon.

-- Oui ; aimez-vous cet opéra, jeune homme ? Il a passionné toutes les jeunes générations. Eh bien ! où est-il ? Ah ! ah ! vous avez fait peindre ma filleule, Laurégand ?

-- Oui, maître, et par un très jeune peintre. C'est le cadeau de son jour de fête. Ce portrait a été fait en dix jours !

-- Un jeune peintre... en dix jours. »

Il s'était levé et était allé se placer en face du portrait.

« C'est l'œuvre d'un jeune peintre, cela...

-- Oui, maître. Comment le trouvez-vous ? » demanda hardiment Gustave.

Le peintre ne répondit pas. Sa bonhomie souriante avait disparu. Sous ses épais sourcils froncés jaillissait une flamme intense qui s'attachait sur la toile et semblait la dévorer.

Il l'étudia ainsi pendant cinq longues minutes, et, se détournant vers ses hôtes :

« Il y a là la griffe d'un artiste, d'un véritable artiste, dit-il. Qui a fait cela ?

-- Maman, répondez donc », dit Gaston à sa mère qui, du fond du canapé bleu, suivait attentivement cette scène.

Mme Laurégand mit un doigt sur ses lèvres et attendit en souriant que son hôte eût repris sa place auprès d'elle.

« Maître, dit-elle, ce portrait est l'œuvre de notre petit voisin du cinquième ; vous savez, M. Pierre Delacrosse, dont il vous a été parlé.

-- Allons donc ? Il s'est fait aider.

-- Nous pouvons affirmer que non. Il y a dix jours qu'il nous prit fantaisie de faire le portrait de notre fille à seize ans.

-- Ah ! ah ! dix jours !

-- Pas un jour de plus. Seulement, Clotilde a posé tous les jours sous mes yeux. »

Le regard du maître ne quittait pas le portrait.

« Il n'y a pas à dire, c'est remarquable. Rafraîchissez-moi la mémoire, madame. Qui est ce jeune homme ?

-- Je vous l'ai dit, maître, c'est le rejeton d'une vieille famille de notre province. Le père, membre distingué du barreau, a eu le malheur d'être resté fidèle à la politique et de se montrer, en certaines occasions, plus royaliste que le roi. De là, insuccès, défaveur. Ce n'est pas à cinquante ans et lorsqu'on se trouve à la tête de douze enfants que l'on se retire dans une de ses terres, comme Achille sous sa tente.

-- Douze... quoi ! douze enfants !

-- Ni plus, ni moins. Qu'est-ce que cette ruche est devenue ? je ne saurais le dire. Il y avait une jeune fille qui aurait maintenant mon âge, et que nos soldats ont trouvée sous la cornette d'une sœur de charité aux ambulances d'Orient, pendant la guerre de Crimée. L'autre a remplacé la mère tant bien que mal, plutôt mal que bien. La légende des sœurs aînées m'a toujours paru un peu suspecte. Il faut une vertu rare pour jouer ainsi à la mère. La mère seule a le secret de certaines abnégations. La sœur n'a pas subi les épreuves de la mère, n'a pas son expérience et n'échappe pas aux jalousies mesquines, vis-à-vis de ses sœurs. Enfin, celle-ci n'a pu conjurer les événements. La dispersion, la ruine sont survenues. De cette famille que j'ai connue florissante, il ne reste que deux rejetons : Pierre, ce jeune homme, artiste et rien qu'artiste ; Hélène, une enfant de quinze ans, sa grande affection, qui va lui être enlevée à l'automne qui vient. Vous souriez ? Ce que je dis est l'exacte vérité et je n'ai pas inventé à plaisir, pour les besoins de ma cause, une histoire attendrissante. M. Delacrosse est des nôtres et parfaitement digne de votre intérêt comme homme privé ; pour ce qui est de l'artiste, nous n'oserions rien dire devant vous.

-- Laurégand, dit le maître en souriant, vous porteriez-vous garant de ce que vient d'avancer votre femme ?

-- Tout est vrai, maître, absolument vrai.

-- Au reste, que m'importe, reprit le vieillard avec un solennel hochement de tête, ce n'est pas la sensibilité qui se trouve ici en jeu, c'est la justice. Ce jeune homme, sortît-il des derniers rangs du peuple, eût-il appartenu à d'indignes parents, fût-il séparé de nous par un abîme, je ne dois pas moins lui tendre la main dans l'intérêt sacré de l'art. Cependant, qui le croirait ! le fils d'un avocat, quelque chose comme un dixième enfant d'une famille de province !

-- L'esprit souffle où il veut, s'écria Gustave.

-- Oui, jeune homme, oui. Ne m'a-t-il pas pris, moi ! dans une échoppe de marchand de curiosités ! Ne m'a-t-il pas enlevé à un milieu sans grandeur ! Ah ! oui, c'est vrai, l'esprit souffle où il veut. »

Il se tut, écrivit quelques mots sur une carte et reprit :

« Mais je m'oublie... il doit être bien près de neuf heures. Il faut que je me sauve. Voici ma carte et le jour et l'heure où je recevrai ce jeune homme. Je regrette qu'il ne soit pas connu de mes collègues. Sa réputation de sauvagerie m'avait indisposé contre lui. Il est certaines dépendances qu'il faut savoir accepter. Mais nous traiterons ces questions à fond. Adieu, madame, je vous remercie de m'avoir obligé à revenir sur une décision trop hâtive. »

Il serra la main des hommes et se dirigea vers la porte. Là, il fit une halte devant le portrait.

« Étonnant, étonnant », répéta-t-il.

Puis il ajouta gaiement :

« Tous ces incidents m'ont fait oublier quelque chose qui a cependant rapport au portrait, autant que je puis m'en souvenir. Allons, aidez-moi donc. J'avais quelque chose à dire, quelque chose à faire que je n'ai pas dit, que je n'ai pas fait.

-- Mettez-nous un peu sur la voie, maître, dit Gustave. S'agissait-il de l'un de nous ?

-- Peut-être ; mais il s'agissait d'une date, je crois. Voyons, pardonnez-moi ma distraction ; mais quel prétexte avez-vous pris pour attirer ici, ce soir, un homme qui ne va plus dans le monde et très peu au spectacle ?

-- Un prétexte, répéta M. Laurégand, voyons, maître, vous n'avez pas oublié que c'est aujourd'hui l'anniversaire de votre filleule, Clotilde ?

-- Mais oui, je l'avais oublié ; car c'est précisément cela que je cherchais. »

Et se tournant vers Gustave, il ajouta en se tâtant les poches :

« Mon paletot, jeune homme, que je m'assure de ne pas m'être rendu coupable d'un irréparable oubli. »

Gustave disparut et revint un paletot sur le bras.

« Regardez dans la poche de droite, je l'avais placé dans cette poche parce que j'y mets souvent la main. Placé dans la poche gauche, il était oublié. Eh bien ! que trouvez-vous ?

-- Voici, maître, dit Gustave en offrant au peintre un écrin oblong.

-- Eh ! parbleu, sans doute, c'est le cadeau des seize ans. Ouvrez-moi cela, petite, et dites si votre parrain a eu l'heur de vous plaire. »

Il tendait l'écrin à Clotilde qui, sur un signe de sa mère, l'ouvrit.

Sur le velours bleu se détachait un collier de perles fines.

« C'est trop beau, s'écria Mme Laurégand, mon ami, vous n'avez pas pensé à donner un cadeau de cette valeur à notre enfant. Vous avez autre chose dans votre poche. Gaston, cherche encore.

-- C'est inutile, dit le peintre, c'est bien cela que j'ai acheté à ma filleule, le jour où j'ai reçu votre invitation. J'aime les perles et les colliers. N'avez-vous pas remarqué que j'en mets le plus possible dans mes tableaux. Eh bien, ma jolie filleule, votre première parure de bal vous plaît-elle ? Voilà un sourire qui me répond mieux que toutes les paroles. »

Il fit un pas, et, se retournant tout à coup, il regarda Clotilde, qui, l'écrin ouvert entre les doigts, regardait encore les perles.

« Charmant tableau de genre, dit-il. Cela pourrait s'intituler : « la première parure. » Vous pourrez faire ajuster ce collier sur le portrait. »

Et là-dessus il disparut.

Quand toute la famille revint dans le salon, ce furent des exclamations.

Ce collier avait, paraît-il, une grande valeur.

« Allons, la journée a été bonne, dit Mme Laurégand, en faisant signe à Gustave d'éteindre les bougies, notre fille a dans ce collier un souvenir doublement précieux et nous aurons à notre actif une belle action. »

J'aurais aimé assister à l'entrevue qui eut lieu entre Pierre et la famille Laurégand le lendemain. Je la manquai, car, il faut bien l'avouer, Clotilde m'oublia trois jours dans le salon.

Au bout de ce temps, elle s'aperçut de ma disparition, me chercha, et, finalement, me rencontra sur mon étagère.

En revenant prendre part à la vie de famille, je remarquai que trois jours suffisaient pour faire oublier bien des choses, car il n'était plus du tout question d'Hélène et de son frère dans les conversations que j'entendis.

Tout l'intérêt de la famille se portait vers la distribution des prix et surtout vers l'examen de Gustave, qui, à vingt-deux ans, allait subir un dernier examen de droit.

Je fus mise au courant de ses études grâce à une plaisanterie que lui fit, un jour, Clotilde sur son air absorbé.

« Ah ! répondit-il, tu crois que l'étude du droit ressemble à tes études de petite fille. Veux-tu que je te lise un article sur le séquestre ? »

Et il se mit à lire d'une voix monotone et nasillarde dans un cahier relié.

Nous ouvrions, Clotilde et moi, de grands yeux, n'y comprenant absolument rien.

« Comprends-tu ? demanda Gustave en remettant son cahier sous son bras.

-- Non.

-- Eh bien ! il faut que je comprenne, moi, il faut que je me mette ces milliers d'articles amusants dans la tête. Il est donc bien naturel que l'on me trouve pâle, préoccupé, déconfit.

-- Mais tu seras reçu, Gustave ! dit Clotilde anxieusement.

-- Je te dirai cela le jour de l'examen, ma sœur. J'ai beau pâlir sur ces livres, je pâlis, c'est certain, je ne suis pas sûr de répondre au gré de mes solennels examinateurs.

-- Ils sont solennels ?

-- Très solennels. D'abord, parce que ce sont des puits de science, ensuite parce qu'ils ont tous une position élevée. Ah ! je tremblerai bien sous ma toge dans huit jours.

-- Tu auras une toge ?

-- Certainement, et un rabat. Papa éprouve un certain plaisir à me voir ainsi affublé.

-- Papa est très fier de toi.

-- Tu crois ? Cependant, pas plus tard que ce matin, il m'a dit que je ne comprenais rien au droit romain et qu'il hésiterait à me lancer dans la magistrature.

-- Ah ! mon Dieu, tu étudies le droit romain aussi ?

-- Je l'ai étudié. Maintenant c'est dans le droit français que je me perds. Et c'est parce que j'ai très mal répondu à l'interrogatoire que m'a fait subir papa, que je me condamne à travailler toute la journée sans sortir et sans voir âme qui vive. C'est raide, sais-tu ; si au moins tu avais l'idée de me tenir compagnie. Ne pourrais-tu venir coudre dans ma chambre ?

-- Maman m'a donné Pauline à garder.

-- Ah ! c'est vrai ; bébé qui dort toujours ne peut rester seule un instant. Ah ! une idée ! si j'emmenais le berceau dans ma chambre, cela me distrairait de la regarder dormir.

-- Tu dis des folies, Gustave ; on te connaît, tu t'oublierais et tu jetterais tes gros livres sur ses petits pieds.

-- Cela pourrait bien arriver. Ainsi donc me voilà condamné à la solitude ! Ah ! mais, et Bouche-en-Cœur, que voilà toute parée et toute pimpante. Si je prenais Bouche-en-Cœur pour me tenir compagnie.

-- Une poupée, Gustave, il ne manquerait plus que cela dans la chambre d'un étudiant en droit.

-- Que veux-tu, ma sœur, on fait ce qu'on peut. »

Et il m'enleva de la corbeille.

« Mais, Gustave, tu veux rire, s'écria Clotilde, laisse-moi ma poupée.

-- Du tout, je l'emmène dans mon pigeonnier. Il te faudra venir la visiter et cela me vaudra l'honneur de te voir chez moi. »

Il s'échappa, me tenant maladroitement par un bras, et me conduisit dans la mansarde qui était son cabinet de travail.

Naturellement, la farce jouée, il ne s'occupa plus de moi et me posa sur un coin de la cheminée entre une boîte de cigares et un bloc de marbre.

Je restai chez lui huit jours qui ne furent pas ennuyeux, mais extrêmement fatigants à cause du travail intellectuel auquel je me livrai.

D'abord son père venait le voir souvent et ils causaient.

J'apprenais énormément de choses dans ces conversations, et ces études arides me paraissaient des plus nécessaires.

En effet, comment les hommes vivraient-ils dans l'ordre sans ces lois, qui sont les garanties des droits de chacun ?

Les petits frères venaient aussi parfois et Henri, l'aîné, avait la permission de fumer une de ces cigarettes que Gustave roulait si adroitement entre ses doigts.

Les autres auraient bien voulu mordre à ce fruit défendu et aspirer cette fumée qui n'est pourtant pas des plus agréables ; mais, dans la maison, la chose était de règle ; les garçons n'approchaient une cigarette de leurs lèvres qu'après dix-huit ans sonnés, et jamais plus de deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi.

« Oh ! mon Dieu, quand aurai-je dix-huit ans ! » soupirait le gros petit André qui, s'il vous plaît, était le plus acharné pour fumer.

Aux visites du père et des frères, se joignaient celles de la mère.

Celles-là n'étaient pas longues, mais très fréquentes, et ne dérangeaient pas Gustave de son travail.

Quand son père entrait, il se levait pour lui approcher un siège ; quand c'étaient ses frères, il y avait toujours quelque réponse à donner, ou bien une cigarette à rouler, car, ne pouvant fumer eux-mêmes, les petits garçons, disaient invariablement : « Appelle-nous quand tu fumeras. »

Ils aimaient à voir se dérouler les jolies spirales bleues, et André ne manquait pas de sauter après et de souffler dessus.

Mais la mère, c'était différent.

Elle entrait sans frapper, très doucement, marchait vers le bureau de son fils et l'embrassait en murmurant des paroles que je n'entendais pas toujours, mais dont je comprenais très bien la signification. C'étaient des encouragements, des promesses, des mots pleins de forte tendresse.

Il ne fallait pas qu'il se décourageât ; son père, quoi qu'il en dît, était sûr du succès ; les petits frères admiraient sa ténacité au travail ; sa mère, elle, en était touchée jusqu'au fond du cœur.

Il écoutait toutes ces douces paroles sans changer de position, les coudes sur sa table de travail, les mains enfoncées dans ses cheveux, les yeux sur ses livres jaunis, et il répondait invariablement :

« Merci, mère, merci, sois bien tranquille, je travaillerai, j'irai jusqu'au bout. »

Ah ! c'est que ce n'est pas sans peine que les hommes acquièrent tant d'instruction que cela. Et mon étudiant avait tout à souhait : une famille charmante, un bon logis, une bonne cuisine, des amis, des protecteurs. Et je pensais aux pauvres jeunes gens, comme Pierre, qui vivaient dans le chagrin et dans la privation. Et je savais qu'il y en avait encore de plus à plaindre que lui. J'entendais dire que beaucoup de jeunes gens, qui ne devaient jamais arriver à rien, avaient la sottise de rester à se tuer sur les livres plutôt que d'embrasser une profession manuelle.

Ah ! ceux-là, je les plaignais de toute mon âme, et à leur place j'aurais bien vite pris un de ces bons métiers où le travail des doigts accompagne le mystérieux travail du cerveau.

Rien que d'entendre Gustave se réciter à lui-même cette quantité prodigieuse d'articles de loi, et s'essayer à plaider, j'en avais mal à la tête et il m'arrivait de rêver que je paraissais aussi devant la Cour avec une toge, un rabat, et coiffée d'une toque comme celle dont se coiffait Gustave pour donner à ses frères la représentation d'un plaidoyer.

Enfin le grand jour arriva. Il partit réconforté par les douces paroles de sa mère et un bon petit déjeuner préparé à son intention.

Ces dames, plus nerveuses que d'habitude, se donnèrent plus de mouvement ; Clotilde étant entrée, par hasard, dans la chambre de son frère, m'aperçut entre la boîte à cigares et le bloc vert.

« Pauvre Bouche-en-Cœur, s'écria-t-elle, ai-je pu t'oublier ainsi ! Je suis sûre que tes vêtements sont imprégnés de l'odeur du tabac. »

Elle me prit dans ses bras et me reconduisit dans la grande chambre, où elle me fit changer de toilette. Il paraît que mes dentelles empestaient, et ce fut avec un grand plaisir que je me laissai laver le visage et les mains avec de l'eau parfumée.

Clotilde, pour tromper l'ennui de l'attente, continua à s'occuper de moi, elle refit de fond en comble mon petit lit, elle nettoya pièce par pièce toute ma table de toilette ; elle m'habilla de neuf de la tête aux pieds. Elle avait profité de mon exil de huit jours pour me composer une très élégante toilette qui faisait honneur à son goût et à son habileté.

Le déjeuner avait été retardé en l'honneur de l'examen. Reçu ou refusé, Gustave devait revenir déjeuner avec son père.

Un peu après midi, j'entendis des pas bien connus dans l'antichambre, un bruit de voix et aussi de baisers nous arrivèrent.

Clotilde se précipita avec moi dans la salle à manger et nous aperçûmes Gustave dans les bras de sa mère, qui l'embrassait les larmes aux yeux. C'est qu'il était reçu et avec trois boules blanches, ce qui causait une joie profonde à son père.

Le déjeuner fut bien gai.

Gustave raconta tous les incidents de l'examen, imita le ton et les gestes de ses examinateurs, et finalement demanda quand il irait se refaire à la campagne.

« Mon cher enfant, tu as, en effet, maigri et pâli », dit la mère. Et, regardant son mari, elle ajouta :

« Henri, ne trouvez-vous pas que Gustave a besoin de repos et ne vous semblerait-il pas bien de hâter notre départ ?

-- Je croyais que, comme toujours, vous attendriez la distribution des prix des enfants, Marie.

-- Mon ami, les compositions sont finies et nous pourrons bien faire la dépense de revenir pour ce jour-là. En ce moment, il s'agit de remettre sur pied notre jeune avocat.

-- Marie, faites pour le mieux, partez quand vous voudrez. J'espère ne pas tarder à vous rejoindre. »

Cette permission parut rendre tout le monde très heureux. Les emballages commencèrent le jour même.

Je me réjouissais aussi, aller à la campagne me ravissait. Hélas ! l'expérience ne m'avait pas rendue sage, et, faute d'avoir prévu la déception qui m'attendait, je n'en éprouvai qu'une plus vive douleur.

XIII

Les malles encombraient le vestibule, tout se préparait pour un prochain départ. Clolilde, très affairée, prenait la mesure de mon lit pour s'assurer qu'il entrerait avec toute sa literie dans un coin réservé de sa caisse, quand sa mère entra. Son visage était sérieux.

« Comment va Hélène, maman ? demanda Clotilde.

-- Elle se trouve mieux ; mais j'ai rencontré le médecin dans la cour, il ne lui donne plus que quelques semaines de vie. Nous ne la retrouverons pas.

-- Ah ! mon Dieu, et M. Pierre ? s'écria involontairement Clotilde.

-- M. Pierre est désespéré, et se ruine pour satisfaire les moindres caprices de sa sœur. Sais-tu où il allait ce matin quand je l'ai rencontré ?

-- Non, maman.

-- Il allait vendre une des bagues de sa mère, un des bijoux qu'il a pu conserver, pour acheter à sa sœur... une poupée !

-- Une poupée, répéta machinalement Clotilde.

-- Oui, elle avait ce désir ; elle disait qu'une poupée lui tiendrait compagnie, et le pauvre garçon allait pour cela se dessaisir d'un bijou, de celui qui lui a toujours tenu au cœur. Alors, moi, j'ai pensé que c'était le moment pour ma fille de se montrer généreuse, délicate, et je lui ai promis qu'une poupée serait portée à Hélène avec notre adieu.

-- Faut-il aller racheter tout de suite, maman, j'ai six francs dans ma bourse, et...

-- Tu ne me comprends pas, Clotilde ; ce n'est pas ton argent qu'il faut sacrifier. Quelle poupée aurais-tu pour six francs ? Non, il faut être tout à fait généreuse. Sais-tu que nous ne savons comment le remercier du splendide portrait qu'il nous a donné ! Allons, ma fille, un bon mouvement, donne cette belle poupée à Hélène.

-- Bouche-en-Cœur ! s'écria Clotilde en me jetant un regard désolé.

-- Oui, Bouche-en-Cœur, qui a un lit, un trousseau, qui l'amusera, et qui serait d'un prix inabordable pour Pierre.

-- Maman, cela me fait beaucoup de peine, dit Clotilde en se cachant le visage dans ses mains.

-- Je ne dis pas non, ma fille ; mais tu ne seras pas inconsolable. Ce n'est plus à seize ans qu'on joue à la poupée ; celle-là, qui s'est en quelque sorte imposée, t'occupe trop. Tu lui consacres maintenant tous tes moments libres. Autrefois tu m'aidais à confectionner les vêtements de ta petite sœur ; maintenant tu ne t'occupes plus que des toilettes de cette poupée. Et à la campagne qu'en feras-tu ? Elle te sera bien inutile. Allons, ma fille, un peu de réflexion, et va porter cette belle poupée à la pauvre Hélène.

-- Maman, je ne voudrais pas aller moi-même, dit Clotilde en baissant la tête ; car certainement, je lui laisserai voir mes regrets.

-- Eh bien, envoie-la avec un mot aimable, ce sera la même chose.

-- Mais, maman, est-ce que mon parrain ne s'est pas occupé de M. Pierre, qu'il n'a pas plus d'argent qu'autrefois !

-- Il s'en est occupé, mon enfant, il s'en occupe ; mais tu ne connais pas les difficultés de ce monde. Il se passe bien du temps avant qu'une protection devienne efficace. Tu hésites encore ? j'attendais mieux de toi. Penses-y donc, le frère d'Hélène n'acceptera jamais d'argent pour le magnifique portrait qu'il nous a donné. Nous ne pourrons le remercier que par une suite d'attentions, et cette poupée aura du prix aux yeux d'Hélène.

-- Eh bien, maman, je la donnerai, dit Clotilde. Seulement, ayez la bonté de faire le paquet vousmême pendant que je vais écrire, car il me semble que cette pauvre Bouche-en-Cœur me regarde d'un air triste, et vraiment, c'est honteux à dire, je le sais bien, je l'aimais beaucoup. »

Mme Laurégand ne se le fit pas demander deux fois. Mon lit, mon trousseau et ma personne, disparurent immédiatement dans une boîte, qu'elle ficela de ses propres mains.

Elle appela sa femme de chambre, et je me sentis enlever et arracher de cette chère maison où j'avais cru achever doucement ma vie.

Dire ma douleur est impossible ; mais jamais poupée n'est morte de chagrin et je n'éprouvai même pas le soulagement d'une syncope.

Les exclamations de joie d'Hélène, ses caresses, non seulement ne me consolèrent pas, mais tous ses soins d'abord m'impatientèrent.

Ce pauvre appartement, cette enfant souffrante, m'impressionnèrent péniblement.

Je ne me remis un peu que le soir quand Pierre arriva.

En m'apercevant, en écoutant les paroles ravies de sa sœur, sa physionomie sombre s'éclaira, et la générosité naturelle de mon caractère reprenant le dessus, je me dis que c'était là une belle mission qui m'était donnée d'égayer un peu la vie morne de ces deux intéressants enfants.

Et puis, je compris que j'éprouverais chez Pierre des jouissances intellectuelles de beaucoup supérieures au charme banal d'une vie facile.

Le soir, après son frugal souper, Pierre apporta son chevalet et se mit à peindre auprès du lit de sa sœur.

Il peignait des anges, et l'un d'eux ressemblait d'une manière frappante à Clotilde Laurégand ; de temps en temps Hélène se faisait montrer celui-là qui montait au ciel avec une couronne de roses blanches dans les mains.

Quand dix heures sonnèrent au petit réveille-matin posé sur la cheminée, Pierre reporta son chevalet, sa palette et ses pinceaux dans sa chambre ; puis il revint souhaiter le bonsoir à Hélène, qui s'amusait à me faire une toilette de nuit. Il l'aida complaisamment et boutonna les manchettes de ma camisole.

« Je la couche au pied de mon lit, dit Hélène ; elle me servira de garde-malade cette nuit, car je crois que je vais bien dormir ; aussi, tu pourras fermer ta porte, je n'aurai pas besoin de toi. »

Je fus installée sur l'édredon, et j'assistai de là à la prière que firent ensemble le frère et la sœur.

Pierre, agenouillé contre le lit, répondait aux prières que disait Hélène.

« Mon Dieu, faites de mon frère un grand artiste ! » finit Hélène.

Et la voix profonde de Pierre ajouta :

« Et guérissez bien vite ma sœur. »

Il se releva, arrangea une veilleuse, l'alluma et embrassa la malade en lui disant :

« Bonne nuit. »

Quand il fut parti, Hélène, qui s'était laissé tomber sur ses oreillers, se releva pour me regarder.

« Vous avez l'air de dormir, Bouche-en-Cœur ? dit-elle. Ah ! que je voudrais bien faire comme vous ! »

Et je l'entendis soupirer profondément, et tousser en étouffant le bruit de sa toux dans son mouchoir.

Pendant plus de deux heures, elle ne fit que se retourner sur sa couche et tousser à faire pitié ; mais elle avait toujours soin d'étouffer le plus possible cette toux fatigante, afin que le bruit n'arrivât pas aux oreilles de son frère.

Il aurait fallu avoir un cœur de pierre pour ne pas se sentir ému de compassion sous ce toit, où deux êtres sympathiques se débattaient contre l'amertume de leur destinée. Lui, plein de santé, de force, d'avenir ; elle, languissante, aimante, résignée.

Je n'aurais jamais cru que, dans une telle situalion, on pût être aussi joyeux. Quand Pierre était présent, le sourire ne quittait pas les lèvres d'Hélène ; elle lui rendait en amabilité ce qu'il lui donnait en soins.

Le nom de M. Baronnet était souvent prononcé entre eux.

Le grand homme s'occupait de Pierre ; mais cela allait tout doucement, et cela subissait des temps d'arrêt qui désolaient Hélène.

Son confident à elle, celui devant lequel elle osait se montrer triste et épuisée, c'était un prêtre aux cheveux blancs qui venait la visiter tous les samedis.

« Oh ! monsieur l'abbé, lui dit-elle un jour, je ne veux pas mourir avant de savoir qu'il a remporté le prix de Rome. Pensez-vous que je vive jusque-là ? »

Il la rassurait, l'encourageait, mais ne promettait rien.

Le médecin, ce monsieur, cet ami de Pierre, que j'avais vu chez les Laurégand, promettait davantage.

« Laissons passer l'automne, disait-il, laissons tomber les feuilles et vous vous reprendrez à la vie. »

Seulement quand il disait cela, il avait un air lugubre qui contredisait ses paroles.

Un jour, ils se rencontrèrent, et par un hasard singulier, ils la trouvèrent endormie ; Pierre n'était pas là.

Alors ils se mirent à parler à voix basse.

Je n'entendais pas leur conversation ; mais leur physionomie me révélait leurs appréhensions.

Un moment, le médecin se leva, et vint examiner de près le pâle visage de l'endormie.

Son doigt montra tour à tour les yeux profondément cernés, les pommettes des joues très saillantes et comme enluminées, et la sueur qui perlait au front d'ivoire de la pauvre enfant.

« Cela avance, dit-il, cela vient.

-- Elle s'affaiblit de jour en jour, répondit le prêtre. Il y a un grand changement en elle depuis samedi. »

Et le médecin prononça comme un arrêt ces paroles terribles :

« Je doute qu'elle voie samedi prochain.

-- Elle est aussi bas que cela, docteur ?

-- Oui, oh ! oui, et je n'ose rien dire à ce pauvre Pierre. Il faudrait cependant l'avertir. moi, je n'en ai pas le courage.

-- Je le ferai, docteur, dit le vieux prêtre, dont les yeux se mouillaient de larmes, c'est à moi qu'incombe cette tâche douloureuse, et je viendrai la voir tous les jours. »

En ce moment, Hélène fit un mouvement, et bientôt ouvrit ses grands yeux tout brillants de fièvre.

« Oh ! mes médecins », dit-elle en souriant, mais d'une voix si faible, que je l'entendais à peine.

Et elle ajouta en se levant sur son séant :

« Pierre est là, sans doute ? »

La vieille femme de ménage s'avança dans l'appartement.

« Un des amis de M. Pierre est venu le demander, mademoiselle ; mais il m'avait dit d'introduire le docteur.

-- Et bien, docteur ; comment me trouvez-vous ? demanda-t-elle, en fixant sur le médecin des yeux clairs que je ne lui avais jamais vus ; mieux n'est-ce pas ?

-- Mais oui, répondit-il, puisque vous dormez.

-- Je dors sans cesse maintenant, je suis si faible. »

Et elle retomba sur ses oreillers.

« Souffrez-vous de la poitrine, aujourd'hui ? dit le médecin en lui tâtant le pouls.

-- Je ne souffre de nulle part, docteur.

-- Et avez-vous craché le sang ?

-- Oh ! oui, beaucoup ; mais il ne faut pas le dire à Pierre. Cela m'a bien épuisée.

-- C'est tout simple, dit le vieux prêtre. Docteur, avez-vous quelque ordonnance à faire ?

-- Mon Dieu, non ; toujours le même régime, beaucoup de lait, beaucoup de bouillons.

-- Mais je mange très bien, dit-elle, je mange davantage.

-- C'est un signe », dit le docteur.

Il l'examina de nouveau, et dit :

« Vous avertirez Pierre de ma visite, et vous lui direz que je trouve l'état à peu près le même. »

Elle sourit pour remercier, et le médecin quitta la chambre.

Alors le vieux prêtre prit une chaise, s'assit auprès du lit, et ils causèrent.

J'entendis cette fois des choses qui me firent ouvrir l'oreille.

À cette enfant blanche comme une morte, et qui n'avait plus que quelques jours à vivre, il parlait de ne jamais mourir, et les pensées que m'avait suggérées la visite que j'avais faite au cimetière avec Inès Maritoff me revinrent en foule.

J'examinai tout de bon cette fois la condition humaine, et je me trouvai consolée de la mort prochaine d'Hélène. Si elle ne faisait que se dépouiller de ce corps qui l'avait toujours fait souffrir par sa délicatesse, et si elle retrouvait dans une vie meilleure ceux qu'elle avait aimés, il n'y avait pas tant à la plaindre.

Je m'assimilais très facilement les pensées de ce genre. Par ce que j'avais d'intelligence, je me rendais compte de celle des hommes, et je trouvais très rationnel qu'il y eût de l'indestructible en ces êtres tellement favorisés du côté immatériel.

L'arrivée de Pierre interrompit l'entretien, et le vieux prêtre le suivit dans sa chambre, sous le prétexte de voir son tableau d'anges.

Hélène s'était assoupie, et son oreille ne perçut pas le bruit de sanglots étouffés qui éclata tout à coup.

Une demi-heure plus tard, Pierre reparut. Il était horriblement pâle et, voyant Hélène assoupie, il s'agenouilla un instant près de son lit. Des larmes glissaient entre ses doigts, si puissants quand ils tenaient un pinceau.

Puis il se releva, et, les bras croisés sur sa poitrine, il contempla sa sœur d'un œil sombre.

« Oh ! mon Dieu, murmura-t-il, qu'elle est changée ! Oh ! mon Dieu, qu'elle meure ainsi, belle et calme ! Surtout que je ne la voie pas souffrir ! »

Hélas ! son vœu ne fut pas exaucé.

Après une semaine de somnolences paisibles, interrompues par des crachements de sang, la pauvre enfant entra dans une phase d'agitation bien douloureuse. Le vieux prêtre venait tous les jours et la consolait un peu. Pierre ne sortait plus et je me demandais, non sans effroi, si la prédiction du médecin allait se réaliser.

Il faut dire que je ne quittais plus les bras d'Hélène ; jour et nuit j'étais à ses côtés. Ma vue lui faisait plaisir, disait-elle.

Un jour elle demanda à Pierre de m'enlever de son lit.

« Les enfantillages sont passés, dit-elle ; mais, je puis le dire, j'ai aimé cette poupée, qui m'a tenu si fidèle compagnie. »

Ce jour-là même, M. l'abbé revint ; mais ce n'était plus le même. Son visage paternel et souriant avait je ne sais quoi de très grave et de très recueilli. Il portait par-dessous sa soutane un vêtement blanc et il avait autour du cou une étroite écharpe brodée en or.

Je ne compris rien à ce qui se passa, cela dépassait mon intelligence de poupée.

Je sais seulement que cette cérémonie donna à Hélène une physionomie radieuse que je ne lui connaissais pas.

Après le départ du vieux prêtre, elle se trouva mieux, si bien qu'elle demanda à Pierre de la lever, ce qu'il s'empressa de faire.

Il l'enleva comme une plume de son lit de souffrance et la coucha sur le petit sofa.

Elle paraissait vraiment mieux, elle fit ouvrir la fenêtre, respira l'odeur d'un bouquet de roses qu'il avait mis dans un verre d'eau, elle parla de son tableau, de son grand avenir.

Puis tout à coup elle joignit les mains, ses yeux se levèrent vers le ciel, et sa tête se pencha tellement, qu'elle tomba sur l'épaule de son frère qui, en ce moment, jeta un tel cri de douleur, que j'ai été huit jours sans pouvoir fermer l'œil, croyant toujours l'entendre.

Il paraît qu'il avait raison de crier ainsi, et qu'en inclinant ainsi la tête, la pauvre Hélène était morte.

Je n'oublierai jamais la soirée de ce jour. Un médecin était venu dans l'après-midi ; puis des religieuses, qui avaient fait la dernière toilette de la jeune morte. L'une d'elles était restée et priait au pied du lit entouré de flambeaux.

Le pauvre Pierre, qui avait reçu quelques amis, était revenu vers huit heures et sanglotait, enfoncé dans un fauteuil.

Ce fut en vain que la religieuse l'engagea à aller se reposer. Il demeurait là, pleurant comme un enfant.

Quand minuit sonna à la pendule, la religieuse vint à lui :

« Monsieur Pierre, dit-elle, je vous en prie, allez vous reposer. La journée de demain sera douloureuse. Vous tiendrez à accompagner cette chère enfant à sa dernière demeure. En aurez-vous la force ? Ces larmes vous épuiseront.

-- Ma sœur, dormir me serait impossible. »

Il jeta un coup d'œil vers l'alcôve.

« Comme elle est calme, n'est-ce pas ? Elle est d'une beauté idéale, et la lueur de ces flambeaux projette une sorte d'auréole sur son front. »

Il lui passa comme un frisson sur le visage.

« Ma sœur, je vais la peindre, je vais la placer dans mon tableau de l'Assomption, je vais donner sa figure à l'un des anges qui entourent la Vierge. Ah ! cela seulement me reposera, cela seulement me fera oublier.

-- Faites », dit paisiblement la sœur.

Il passa dans sa chambre et en revint traînant son chevalet.

En quelques minutes ses préparatifs furent terminés, et j'assistai à la plus touchante scène du monde.

En une seconde, le pauvre jeune garçon désolé fit place à l'artiste. Lorsque Pierre eut saisi son pinceau, ses larmes s'arrêtèrent, son visage s'éclaircit et il se mit à peindre avec une ardeur fébrile.

Au-dessus du groupe d'anges s'en éleva un qui portait dans ses mains un flambeau : c'était Hélène.

Mais où donc, sur cette palette, trouvait-il de quoi faire cette flamme ?

Ce seul flambeau qui brûlait la toile, qui semblait éclairer l'appartement, était une merveille.

Quand, vers six heures du matin, un coup de sonnette retentit, annonçant la venue de la femme de ménage, l'ange était là, ou plutôt Hélène en robe blanche, et son corps délicat, à demi caché, sous deux grandes ailes tombantes.

Pierre compara une dernière fois l'original et la copie, et, laissant tomber son pinceau :

« Maintenant je pourrai dormir », dit-il, comme après l'épuisement du travail.

Il s'agenouilla un instant auprès du lit, baisa les mains jointes de la morte, murmura quelques paroles à la sœur et disparut dans sa chambre.

Il ne reparut que trois heures plus tard et ses mains tremblantes aidèrent à mettre Hélène dans son cercueil.

Je n'en vis pas davantage.

Toutes ces scènes m'avaient causé une sorte d'étourdissement douloureux qui me faisait craindre un instant la mort pour moi-même.

XIV

Quand j'ouvris les yeux, après un assez long sommeil, je me trouvai seule, toute seule dans cet appartement tout rempli du souvenir d'Hélène.

Naturellement, mon sort me préoccupait beaucoup. Qu'allait devenir un personnage de mon espèce dans l'appartement d'un jeune homme ?

Deux jours après la mort d'Hélène, la question fut posée par la femme de ménage, qui avait sans doute dans sa parenté quelque petite fille à laquelle elle aurait été bien aise d'offrir une aussi belle poupée.

Elle ramassait, par ordre de Pierre, quelques menus objets qui avaient appartenu à Hélène et, au moment de sortir, elle dit en me jetant un coup d'œil de convoitise :

« Et la poupée, monsieur, ne faut-il point l'emporter aussi ? »

Le regard de Pierre se tourna vers moi. Mon cœur battait à se rompre. Allait-il me donner à cette pauvre femme et m'abandonner à la plus obscure et à la plus ennuyeuse des destinées ?

« Non, répondit-il tristement, Hélène aimait beaucoup cette poupée, elle l'a eue dans les mains jusqu'au dernier moment, je la garde. »

Il me garda et il me plaça sur une haute étagère dans cette chambre, dont il fit son atelier.

Et vraiment je ne connus plus ce que c'était que l'ennui.

J'étais désormais mêlée à sa laborieuse vie, je suivais d'un regard plein d'admiration ses travaux et j'étais témoin de ses luttes.

Car il luttait, le pauvre garçon, contre l'indifférence de ses juges et contre la pauvreté qui l'enserrait de plus en plus.

L'appartement, qui avait été assez confortablement meublé, se dégarnissait peu à peu.

« Tu sais, je mange mes meubles en ce moment, Adolphe, dit-il à un rapin de sa connaissance, pauvre comme Job aussi, mais qui l'avait toujours été et qui n'avait pas son talent.

-- Mange, mange sans remords, répondit Adolphe avec son gai sourire, tu te remeubleras quand tu seras devenu millionnaire. »

Pierre secouait la tête tristement à cette parole.

Après son premier déjeuner, composé d'un petit pain arrosé d'eau claire, il se mettait au travail et nous nous absorbions à qui mieux mieux.

« Ceci, me disais-je, est décidément une des grandes puissances de l'homme, et rien ne met sur son front un tel reflet de grandeur que ce travail singulier qui communique la vie.

Je me serais très bien arrangée de cette vie très monotone, tant je m'étais prise d'affection pour le frère d'Hélène.

La grandeur du talent, unie à la grandeur du caractère, est une chose assez rare pour qu'on l'estime à sa juste valeur.

Mais il était dit que je ne jouirais jamais d'aucune sécurité dans ma courte existence, et, ce qui était plus dépitant, que je ne satisferais aucune de mes légitimes curiosités au sujet des gens à la vie desquels j'aurais été mêlée.

Un matin, le facteur apporta à Pierre plusieurs lettres, dont l'une parut lui causer la plus vive émotion.

Il la lisait, la relisait, et son visage exprimait tour à tour une sorte de triomphe et une pénible préoccupation.

La joie dominait cependant, et ce fut en souriant qu'il alla décrocher une toile que je le voyais considérer très souvent.

Il la posa sur son chevalet et mon cœur s'émut en reconnaissant le visage charmant de Clotilde. Ce n'était pas un portrait, c'était une sorte d'esquisse ; mais qui laissait parfaitement voir la ressemblance.

À ma grande surprise, le visage heureux de Pierre s'assombrit dans sa contemplation, et sa main qui tenait la lettre intéressante se porta à ses yeux comme pour y retenir une larme.

Je n'y comprenais plus rien.

En ce moment, une voix bredouillante, comme celle du rapin Adolphe, se fit entendre à la porte qu'ouvrait la vieille femme de charge.

Pierre saisit précipitamment l'esquisse et la replaça le visage tourné contre le mur, ce que je ne pouvais attribuer à la précipitation, car telle était sa position habituelle.

Puis il s'avança au devant d'Adolphe, qui arrivait comme toujours la cigarette à la bouche et son grand chapeau posé en arrière sur ses cheveux très longs.

« Eh bien, quelles nouvelles ? demanda-t-il.

-- Voilà », dit Pierre en lui tendant la lettre.

Adolphe courut à la signature.

« Baronnet, s'écria-t-il. Tête bleue, c'est la veine qui t'arrive. »

Il lut la lettre à demi-voix et en donnant tous les signes du plus grand enthousiasme, et s'écria :

« Ça y est, mon cher, ça y est. Sois sûr que tous tes juges seront à cette réception, qu'elle est faite à ton intention. Après-demain tu seras proclamé grand prix de Rome ! Eh bien, tu ne te décides pas ? Que signifie cette consternation ?

-- Eh ! mon cher, elle signifie que je ne puis aller à cette soirée qui pourrait décider de mon avenir. Je n'ai ni habit, ni bottines, ni gants, ni argent. »

-- Exactement comme moi ; mais moi je ne suis pas invité chez le maître, et je n'ai pas un chef-d'œuvre sur la planche ; mais bien trois enseignes qui me rapporteront en tout quarante francs. Si elles m'avaient été payées d'avance je te donnerais cette somme avec le plus grand plaisir.

-- Merci ; elle serait insuffisante.

-- Oui. Mais enfin, tu ne vas pas manquer la représentation faute d'un misérable habit.

-- Ce misérable habit est tellement indispensable que grâce à lui, je la manquerai.

-- Tu n'as pas de parents ?

-- Ils m'ont généreusement donné pour soigner Hélène, je n'ai plus rien à leur demander.

-- Des amis !

-- Je ne puis me décider à emprunter à mes amis.

-- Et cette famille, ces voisins où tu étais reçu !

-- Sont partis pour la campagne.

-- Ma foi, alors, en avant le mobilier. Voilà un lit antique dont on te donnera bien cent francs.

-- C'est le lit d'Hélène, c'était le lit de ma mère, je ne le vendrai pas.

-- Eh bien, y a-t-il autre chose ? »

Il se mit à faire le tour de la chambre :

« Mon cher, tu as quelques bijoux, de l'argenterie, ta montre, des bibelots ; mets tout cela au Mont-de-Piété ; même cette poupée superbe, qui est un jouet très cher. En réunissant tous ces objets tu atteindras la somme voulue, et, plus tard, si le cœur t'en dit, tu les reprendras.

-- C'est vrai, le Mont-de-Piété rend ce qu'on lui prête. Mais je l'avoue, il me répugne bien fort d'aller au Mont-de-Piété.

-- C'est une affaire d'habitude. Allons ! décide-toi. Cours chez un tailleur, tu n'as pas un instant à perdre, je me charge d'engager ces objets.

-- Il est dur de me séparer de...

-- Mais puisque tu les reprendras.

-- Bien, fais comme tu voudras. Veux-tu ma montre ?

-- Elle t'est bien nécessaire. Donne-moi la chaîne seulement.

-- La voilà.

-- Bien, je vais ajouter ce petit meuble brodé d'ivoire, ce petit bronze, la poupée, ces couverts d'argent, la timbale.

-- Non, pas la timbale, c'est celle d'Hélène.

-- Garde la timbale. Qu'est-ce que ceci ?

-- Un pistolet ancien, une relique de famille.

-- Nous le reprendrons, il est beau : crosse damasquinée, grande valeur. Voilà un stock. Appelle ta cuisinière et dis-lui de se munir d'un grand panier. Et laisse-nous emballer tout cela. Cours chez le tailleur, te dis-je, chez le bottier, va choisir des gris-perle. Et promets au tailleur ta pratique et la mienne en même temps. »

Adolphe termina cette phrase par un grand éclat de rire, et Pierre sortit pour ne pas voir enlever ces objets, dont quelques-uns étaient pour lui de précieux souvenirs.

« Allons, la mère, bien vite et finissons-en, dit Adolphe, Pierre est un aristo qui ne serait jamais allé en personne là où nous allons. »

Il entassa dans son panier les objets désignés en supputant approximativement ce que chacun d'eux vaudrait dans les balances du Mont-de-Piété ; puis il me saisit et me coucha sur le tas en disant :

« Voici une belle dame, dont il ne nous sera pas donné beaucoup ; mais franchement, elle fait maintenant une assez ridicule figure ici. »

Je n'en sus ni n'en entendis davantage, une serviette tendue sur le panier m'enleva à la fois la vue et l'ouïe et je partis pour cette destination qui m'était tout à fait inconnue : le Mont-de-Piété.

Nous fûmes à peu près une demi-heure en route.

Un air chaud qui pénétra jusqu'à moi me fit sentir que nous étions arrivés.

On me délivra de ma prison et je me trouvai dans un lieu auprès duquel la mansarde de Pierre était un paradis.

Ce sombre appartement était séparé en deux par un grillage dans lequel ouvraient des guichets.

La muraille du fond était tapissée de casiers montant du plancher au plafond, et contenant les choses les plus diverses et surtout de petits paquets de toutes dimensions.

Chaque guichet avait un pupitre et chaque pupitre son plumitif.

J'assistai au marché qui se fit entre Adolphe et l'employé.

Ce n'était pas un marché proprement. Adolphe faisait passer un objet à l'employé par le guichet. Celui-ci le livrait à un garçon qui disparaissait dans le fond de l'appartement.

Puis il revenait disant le poids de l'objet et sa valeur pour le Mont-de-Piété. Toute l'argenterie de Pierre disparut ainsi, le petit meuble aussi.

Adolphe faisait des additions sur son calepin et, avec un soupir, il passa la montre.

Elle lui revint avec le chiffre trente francs. Il additionna, ce n'était pas assez.

« Ma foi, je regarderai l'heure à la lune, dit-il en retirant sa propre montre de son gousset et en la faisant passer par le guichet.

-- Est-ce tout ? demanda l'employé, qui était grincheux, voyant beaucoup de personnes à servir.

-- Oui, c'est-à-dire non, la poupée a été oubliée. Tenez, voilà. Combien : montre, chaîne et poupée ? »

Je passai des mains d'Adolphe dans celles de l'employé.

« Je ne sais si l'on prend des joujoux de cette sorte, dit-il.

-- Et pourquoi pas. Ce n'est pas une chose encombrante. Et voyez, elle a un bracelet d'or, cette poupée. On la prendra pour le bracelet.

-- C'est-à-dire qu'on fera sauter le bracelet.

-- Ce serait dommage, car on lui casserait le bras du coup. Mais qu'importe ! Faites-la passer et tâchez de me fournir les vingt-cinq francs dont j'ai besoin. »

L'employé me jeta sur la table d'où je fus emportée dans un second bureau, où un monsieur à lunettes évaluait les objets apportés. Il me fit subir un examen minutieux, et éprouva mon bracelet pour voir s'il était d'or.

Il fut encore question de me l'arracher, mais il était si bien rivé à mon bras que la même réflexion fut faite.

Je fus placée sur un tas de vieilles robes et j'entendis la voix nasillarde de l'employé qui disait :

« Montre et chaîne argent, poupée à bracelet d'or : vingt-sept francs cinquante. »

Et j'entendis aussi la voix railleuse d'Aldolphe qui disait :

« Quelle chance, j'aurai de quoi me payer une voiture. »

Et ce fut fini, je fus placée dans une grande boîte, en compagnie d'une chèvre qui avait un collier d'argent, et, ainsi séparée du monde, privée de jour et de société, je tombai dans un hébétement tel que je crus que c'en était fini de mon intelligence et que je redevenais, comme mes pareilles, une créature stupide, sans intelligence et sans cœur.

XV

Combien de temps restai-je dans les affreux cartons du Mont-de-Piété ? Je ne saurais le dire. Plusieurs fois et à de longs intervalles je me sentis secouer assez violemment et j'en conclus qu'on me changeait de place ; mais comme aucune main charitable ne me découvrit le visage, je ne vis rien de ce qui se passait autour de moi et je demeurai plongée dans une somnolence qui commençait à m'inquiéter sérieusement. Du reste, ma vie intellectuelle étant un véritable prodige, je n'en pouvais prévoir la durée et il n'était pas impossible que, comme la Belle-au-bois-dormant dont j'avais ouï conter les merveilleuses aventures chez ma chère Clotilde, je ne fusse restée endormie pendant un très long laps de temps.

Cette réclusion prolongée anéantissait peu à peu mes facultés. Je ne vivais plus que de souvenirs, ainsi que les hommes doivent le faire en cette période de leur vie qu'ils appellent vieillesse.

Un jour je revis brusquement la lumière du soleil et je pus reconnaître que l'on m'avait changée de local. Un employé m'arracha brutalement mon bracelet d'or en disant : « Ceci fera partie de la prochaine vente. »

Je n'en entendis pas davantage. Il me semblait que la perte de mon bracelet, de mon portebonheur, prédisait ma propre perte.

Que suis-je maintenant aux yeux des hommes dont la cupidité m'est connue ? pensai-je. Un peu moins que rien. Ce bijou me donnait une valeur, une place, un rang. Où vais-je tomber, maintenant ?

Déchoir ! quel martyre ! Que de larmes coulèrent de mes yeux à cette pensée ! De quels fantômes se peupla mon imagination !

Le sort le plus misérable eût été préférable à cette attente, qui donnait toute latitude aux suppositions les plus absurdes.

Le souvenir de M. et Mme Tournecol, les concierges de la famille Laurégand, me hantait.

C'est dans ce milieu que je vais tomber, pensai-je, et nulle délivrance ne sera possible puisque me voilà devenue un objet de rebut par la perte de mon bracelet et aussi par ce que les hommes appellent : les ravages du temps.

Enfin ces angoisses eurent un terme.

Un matin, je me sentis voiturée vers une destination inconnue, je subis mille et une secousses et j'entendis des voix, se croisant, criant des nombres, un vrai marché.

« Tope là, dit tout à coup une affreuse voix de femme à mes côtés, je prends tout ça et la poupée par dessus le marché. »

Et houp ! je me sentis secouer très violemment, et puis tout mouvement cessa.

« Ne m'attends pas, Jules, cria la voix enrouée, il y a encore ici tout un ballot que je reluque. Va-t'en mettre ça au magasin et reviens. Eh ! vas-tu faire tomber cette belle dame de poupée dans le ruisseau ! Prends-la, puisque tu as les mains libres et mets-la en évidence, car ces choses-là se détériorent. »

Jules obéit et je me retrouvai dans une rue de Paris tout près de l'École des Beaux-Arts, et je me mis en marche pour ma nouvelle résidence, une pauvre boutique de brocanteur, située à l'angle de deux rues sombres.

Je ne saurais décrire l'impression que j'éprouvai en apercevant mon nouveau logis. Cette espèce d'encoignure était emplie de haut en bas de vieilleries sans forme, sans couleur, sans nom. Tout ce qui se voyait, tout ce qui s'étalait, tout ce qui pendait, était fané, déformé, hideux. Pas une couleur fraîche, pas un objet riant, pas un endroit propre.

« Il y a de quoi tuer le reste d'intelligence que le Mont-de-Piété m'a laissée, pensai-je, je ne pourrais jamais respirer en ce lieu nauséabond. Je me désintéresse de tout, c'est fini, c'est bien fini. »

D'après cette énergique résolution je fermai les yeux et me laissai placer sans même essayer de me rendre compte de l'endroit où le brocanteur me jetterait.

J'avais aperçu quelques poupées de rebut et quelques jouets cassés empilés dans un coin sur un paquet de vieux uniformes militaires et, si j'avais été libre, je m'y serais précipitée la tête a première, préférant encore mieux ce matelas d'uniformes glorieux aux hideux paquets des robes de bal et de costumes de théâtre. Mais je sentis bientôt que je n'avais pas été posée là. Mes pieds flottaient dans le vide et je souffrais d'un tournoiement que je ne pouvais m'expliquer et qui ne tarda pas à me donner des nausées. Je manquai au serment qu'un sot désespoir m'avait dicté, j'ouvris brusquement les yeux et je les refermai, prise de vertige.

En quelle étrange position je me trouvais !

J'avais été attachée par la ceinture à une patère et je flottais dans le vide comme une pauvre épave.

Voilà ce que je n'aurais jamais pu supposer. Ma haute situation diminuait quelque peu tous les inconvénients que j'avais redoutés. Là où j'étais, rien ne froissait ma personne, demeurée très délicate sous sa toilette fripée. Il n'y avait de désagréable que le tournoiement ; mais bientôt je m'ingéniai pour l'enrayer. Une grande étagère pleine de journaux se trouvait à ma portée ; j'enfonçai un de mes pieds au risque de le briser entre les feuillets et, non seulement je devins immobile, mais de plus, je m'aperçus que cette position me permettrait de lire quelques nouvelles pour me désennuyer. La situation que j'avais choisie me faisait tourner le dos à la rue ; mais j'étais peu soucieuse du va-et-vient. Je n'avais plus ni grâce, ni beauté, et ne devais désormais inspirer que l'indifférence, du moins je le croyais. Donc, je fis mieux que de bayer aux corneilles en regardant les passants, je me plongai dans la lecture des journaux et des brochures, et mille choses intéressantes me passèrent sous les yeux.

Un jour on plaça devant moi si maladroitement un lourd volume, qu'il resta entrouvert et que je pus en commencer la lecture. Le vent se chargeait de tourner les feuillets, de sorte que je le lus presque entier. C'était un traité de philosophie.

En le lisant, je fis de grands efforts d'intelligence et, je puis le dire, j'usais à ce travail ce qui me restait de force intellectuelle. Décidément cette lecture ne s'alliait pas aux facultés qui m'avaient été données et je commençais à trouver dangereuse cette soif de science que j'avais remarquée chez certaines femmes.

Ce n'est pas moi qui prêcherai la manie d'une instruction trop développée.

N'y avait-il pas là même, dans la boutique verte, une petite fille qui s'emparait des livres placés sur une planche et qui les lisait, assise sur un tas de chiffons !

Et moi, en la voyant si mal débarbouillée, si mal peignée et d'une physionomie si singulière, je me disais que ces lectures employaient son temps bien malheureusement et produisaient un effet bien singulier sur son imagination. Naturellement, d'ailleurs, je me déplaisais fort dans ce milieu de chiffonniers grands liseurs de mauvais romans.

J'y resterai, pensai-je, je m'y éteindrai sans que personne se doute que dans cette pauvre poupée qui se balance entre une vieille tunique de pioupiou et cette affreuse robe de gaze verte, il y a un petit cerveau qui pense. On m'a placée trop haut, et parmi les objets d'une vente difficile. Qui est-ce qui achètera cette tunique râpée et cette horrible robe de gaze verte !

Personne.

Un jour je fus donc fort surprise de voir une religieuse en grand deuil lever la tête, nous considérer longuement et dire en levant le doigt :

« Voilà une tunique qui ira très bien à mon pauvre poitrinaire, il ne supporte pas les habits civils. Est-elle chère, madame Boucho ?

-- Décroche la tunique, Jules », cria la brocanteuse.

Jules obéit et déposa la tunique dans les mains de la religieuse, qui l'acheta après l'avoir longuement examinée.

« Et cette gaze verte, dit-elle en levant de nouveau les yeux, elle ferait des voiles commodes pour la pauvre petite orpheline à laquelle on va faire l'opération d'une taie. »

Et la brocanteuse cria :

« Décroche la robe verte. »

Je restais seule, me balançant mélancoliquement et exposée désormais à tous les regards.

Heureusement, bien heureusement, car le moment était critique, la sœur reprit :

« Et la poupée ! elle me paraît belle. Elle ferait une bergère pour la crèche dont je m'occupe. Mais elle a peut-être le visage détérioré ?

-- Du tout, ma sœur, c'est une poupée très chouette, fraîche comme une rose et qui a de vrais cheveux sur la tête. Jules, décroche la poupée. »

Le crochet de Jules s'enfonça dans le ruban de ma ceinture et je descendis jusque dans les mains blanches de la religieuse, qui me regardait avec une bonté si parfaite que j'aurais voulu pouvoir lui crier : « Emmenez-moi, mon Dieu ! ma sœur, faites de moi ce que vous voudrez, mais emmenez-moi. »

« Nous ne sommes pas née bergère, dit-elle en souriant et en passant ses doigts sur mon front ; mais nous représenterons cependant les Pyrénées à la crêche des orphelines.

-- Combien me demandez-vous pour cette poupée, madame Boucho ? »

La marchande dit un prix qui me fit rougir niaisement de honte, moi qui me rappelais ce que j'avais coûté chez Giroux.

La sœur, m'appuyant sur son bras, paya sans marchander et s'en alla.

J'avais l'intelligence si affaiblie que le sentiment de ma délivrance me causa une sorte de syncope qui dura jusqu'au moment où une musique aussi suave que puissante me fit ouvrir les yeux. J'étais dans une vaste église, posée sur une chaise de façon à voir le maître-autel et la grande nef à laquelle la chère sœur, prosternée devant un petit autel latéral où l'on disait la messe, tournait le dos.

Tout à coup, ô surprise ! ô enchantement ! par le chemin tracé, au milieu des rangées de chaises s'avancèrent deux suisses magnifiquement costumés et derrière eux, en toilette blanche et vaporeuse, une belle jeune fille au bras de M. Laurégand.

C'était bien lui et c'était bien elle ! Clotilde, ma chère maman de seize ans qui en paraissait maintenant vingt.

Je regardais de tous mes yeux et j'essayais, mais en vain, de me rappeler où et quand j'avais vu la figure du jeune homme blond aux longues moustaches qui alla s'agenouiller sur un prie-dieu de velours placé dans le chœur, quand deux dames affairées arrivèrent près de moi.

« Nous arrivons trop tard pour le défilé, dit l'une d'elles, je ne le verrai pas bien. Où est-il ? Où est-il ?

-- Eh ! mais à sa place de marié, sur le prie-dieu. La voyez-vous, elle ! est-elle assez jolie !

-- Oh ! charmante ! Il a bien fallu qu'elle le fût. Pensez donc, un grand prix de Rome, un chevalier de la Légion d'honneur, un nom qui rayonne, une gloire enfin, choisir la fille d'un magistrat sans fortune !

-- Il y a tout un roman là-dessous. Je l'ai entendu raconter. Les Laurégand ont été très dévoués à la famille de l'illustre peintre, et ils ont aidé à ses débuts. Il est aussi question d'un portrait fait dans les conditions les plus romanesques ; je ne saurais comment vous conter cela ; les détails m'ont échappé ; mais c'est arrivé, c'est arrivé. »

Ah ! comme il m'aurait été facile de contenter la curiosité de l'autre dame, qui ne paraissait pas satisfaite des explications embrouillées de sa compagne.

D'ailleurs le reste de leur conversation m'échappa. La messe, qui se disait au petit autel, était sans doute finie et la sœur, à mon grand regret, me fit quitter le prie-dieu d'où j'avais vu défiler le cortège.

Il me fallut quitter l'église pendant cette cérémonie, qui m'allait au cœur.

J'aurais voulu revoir Clotilde et aussi regarder tout à mon aise Pierre Delacrosse, devenu illustre.

Il faut vraiment bien peu de temps pour transformer les choses et les gens. En si peu d'années, quel changement ! Pendant que je languissais dans les cartons du Mont-de-Piété, un jeune peintre avait eu le temps de devenir célèbre, de se faire décorer, de se faire épouser, et voilà qu'il devenait habitant de la jolie maison blanche où j'avais passé de si doux instants.

Je me remémorais tout cela, appuyée contre l'anse du panier que la bonne sœur portait au bras.

Au bas de l'église elle fit une courte halte auprès du bénitier et, tandis qu'elle se signait, le chœur m'apparut une dernière fois ; une dernière fois j'aperçus les prie-dieu de velours rouge sur lesquels étaient agenouillés les jeunes mariés une dernière fois j'aperçus ma chère Clotilde dans son nuage de tulle blanc.

Grâce à ces pénétrantes émotions j'arrivai tout engourdie à la maison religieuse où la sœur me conduisait.

À la porte je crus me retrouver en pays de connaissance. En effet, j'entrais dans l'orphelinat où Simonne de Gardeval m'avait amenée pour assister à la distribution de ses vieilles poupées. Alors, hélas, j'étais en pleine beauté, aimée et admirée par tout le monde, et maintenant j'y rentrais bien humblement dans le panier d'une sœur au fond duquel je m'étais laissée glisser. J'aperçus confusément un groupe d'orphelines au tablier bleu et au petit bonnet blanc, j'entendis vaguement la sœur me présenter à une de ses compagnes comme une poupée très solide et facile à habiller ; puis je tombai dans une somnolence que je crus mortelle, cette fois.

Ce fut une illusion, je me réveillai un soir dans un appartement bien chauffé et bien éclairé où il y avait une foule de jeunes visages. Un groupe d'orphelines entouraient la jeune sœur à laquelle j'avais été remise à mon arrivée, et les exclamations se succédaient.

« Oh ! ma sœur, comme ce capulet rouge lui va bien !

-- Comme elle joint bien les mains !

-- Que lui donnera-t-on à porter ?

-- Une cage pleine d'oiseaux, répondit la sœur, et toutes les années, elle représentera les montagnes au pied de la crèche. Ce costume pyrénéen est très joli et très complet. Qu'est-ce que vous cachez là, Eugénie ? Donnez-moi cet objet tout de suite,

« Ah ! un miroir ! Comment, mon enfant, à la veillée de Noël, vous tombez dans votre péché de coquetterie ! Vous mériteriez que je vous privasse de la messe de minuit. Voyons, petite bergère, regardez-vous. Vous n'aurez pas de vanité, vous ! Vous n'avez pas à craindre de devenir frivole et paresseuse ! Regardez-vous dans ce miroir et dites-moi si nos chères petites filles ne vous ont pas bien habillée. »

Je suivis le conseil qu'elle me donnait en riant. Je regardai dans la glace qu'elle plaçait devant moi et j'aperçus une bergère au capulet rouge qui n'avait peut-être aucune ressemblance avec l'élégante Bouche-en-Cœur, mais qui faisait encore très bonne figure.

Cette métamorphose ne laissa pas que de me pénétrer d'un sentiment profond de tristesse. Mais, cette nuit-là même, elle se changea en une douce quiétude et en une vive reconnaissance lorsque je me trouvai agenouillée auprès d'un sapin, appuyée contre un rocher tapissé de mousse et offrant au Sauveur du monde, petit enfant couché sur la paille de la crèche de Bethléem, une cage d'osier pleine d'oiseaux.

Nulle destinée de poupée n'avait atteint une telle grandeur.

Je n'étais plus un jouet, joli et choyé aujourd'hui, incomplet et dédaigné demain ; j'étais un personnage en cette représentation touchante du mystère de la naissance du Christ.

Ah ! pensais-je, m'éteindre ici ! en cette maison paisible ! être livrée aux mains délicates de ces femmes au doux parler, au chaste maintien, n'était-ce pas mille fois préférable que de tomber de chute en chute jusqu'à la hotte du chiffonnier ?

En ces fortifiantes et consolantes pensées je me laissai doucement aller à la somnolence qui m'envahissait, et ce fut en respirant les suaves parfums de l'encens, en écoutant les symphonies ravissantes des vieux Noêls que je m'endormis. Me réveillerai-je demain ?

Elle ne se réveilla pas, la brillante Bouche-en-Cœur devenue une humble bergère. Il lui avait été donné de jeter un coup d'œil sur le monde, de vivre parmi les hommes qui logent dans cette admirable machine appelée le corps, un être que la destruction de la machine n'atteint pas, elle ne pouvait demander davantage. Comme un flambeau dont la lueur est depuis longtemps vacillante, l'étrange intelligence qui lui avait été donnée s'éteignit à l'heure même où, amenée à révéler les péripéties de son existence mouvementée, elle trouvait une oreille attentive pour l'écouter en même temps qu'une plume complaisante pour la retracer.