: édition ELTeC Gouraud, Julie (-) 42016

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I -- Un Ambassadeur en congé

Il y avait un an que le baron d'Hyver avait quitté l'ambassade de Berlin, et qu'il habitait un château situé sur les bords de la Meuse, à peu de distance de Mézières. Là, il mettait de côté les allures diplomatiques : il était devenu à la fois régisseur et fermier ; sans souci de la pluie ou du soleil, il sortait de grand matin, vêtu d'une houppelande chaude ou d'une blouse légère, suivant la saison, et armé d'un gourdin ; il faisait trois ou quatre lieues dans sa journée. Tout l'intéressait : les champs, les bois, les bestiaux ; et il trouvait plus de plaisir à causer avec un paysan français qu'avec un seigneur allemand.

Vincent, Pierre, Françoise et Jeanne avaient souvent répété que c'était bien agréable d'avoir un papa ambassadeur, parce qu'on ne restait pas toujours dans le même pays, qu'on voyait des villes dont le nom était à peine lisible sur la carte, et qu'enfin on recevait beaucoup de bonbons et de joujoux ; ils subissaient maintenant la même influence que leur père. Si la mère n'avait veillé de très près sur ses enfants, frères et sœurs eussent volontiers pris les allures des petits paysans du village.

Mme d'Hyver se reposait de sa vie forcément mondaine ; elle ne trouvait rien à redire au séjour un peu sauvage des Ardennes.

Les enfants n'avaient pas encore d'autres maîtres que leurs parents ; en d'autres termes les études n'avaient rien de bien sérieux, et les jours de congé étaient fréquents. Toutefois les plaisirs des frères et sœurs étaient peu variés : cueillir de la bruyère dans la forêt, ramasser des châtaignes et voir monter et descendre sur la Meuse de grands bateaux chargés de charbon. Une promenade en barque s'ajoutait quelquefois à ce programme pendant la belle saison. Un matin du mois de septembre, M. d'Hyver annonça à ses enfants que le projet d'aller en bateau jusqu'à Monlhermé allait enfin se réaliser. On avait promis à la nourrice de Vincent d'aller déjeuner chez elle, et il était grand temps d'accomplir cette promesse.

Le bateau de promenade est commandé ; sur le coup de neuf heures, les enfants, prêts à partir depuis une heure au moins, ont enfin la joie d'entendre dire : « Eh bien ! prévenez Angèle », qui, selon son habitude, se fait attendre.

La bonne Angèle se fit effectivement attendre dix minutes ; la brave fille avait l'habitude de ne jamais quitter l'appartement de sa maîtresse sans que tout y fût dans un ordre parfait.

Le nom d'Angèle retentissait de tous côtés dans la maison.

La voici enfin ; la porte s'ouvre, Pierre et Vincent couraient en avant, lorsque le bruit d'une voiture et les claquements du fouet d'un postillon se firent entendre.

Les enfants se hâtèrent de rejoindre leurs parents. On se regarde avec surprise. Qu'est-ce que c'est que cette voiture ? Où va-t-elle ? plus de doute, elle se dirige résolument vers le château ; elle entre dans la cour, et devinez quelle est la personne qui en descend : c'est Mme Decosne, c'est la grand-mère, qui adresse un gracieux bonjour aux hôtes qu'elle vient surprendre.

Grande joie ! On oublie le plaisir d'aller en bateau, de voir les fours embrasés, des ouvriers soufflant dans des bâtons troués ; on était tout au bonheur de voir cette grand-mère si gentille.

Lorsque la grand-mère eut reçu les caresses de ses enfants et les eut rendues avec usure, Mme d'Hyver ne perdit pas un instant pour s'informer du motif qui avait pu déterminer sa mère à quitter Paris, où elle devait passer encore quelques semaines.

« On dit, chère enfant, que ton mari est menacé de partir prochainement pour Pétersbourg. J'ai voulu vous voir avant le départ, si départ il y a ; m'assurer si je pourrais, le cas échéant, être bonne à quelque chose... si vous exposeriez les enfants aux rigueurs du climat de la Russie.

-- Chère mère, répondit l'ambassadeur en baisant la main de Mme Decosne, ne troublons pas la joie de vous voir parmi nous ; si je dois réellement aller à Pétersbourg, le ministre ne tardera pas à m'en informer. »

Quelques instants plus tard, la grand-mère, escortée de ses petits-enfants, se disposait à monter dans son appartement, lorsque les frères et sœurs lui barrèrent le passage, se disputant le plaisir de porter le menu bagage de la bonne maman. Vincent et Pierre voulaient faire rafle de tous les paquets. Françoise et Jeanne, tout en combattant vaillamment, étaient sur le point de lâcher un parapluie, lorsque le père vint au secours de ses petites filles, et fit la part de chacun.

Une heure se passa avant que Mme Decosne pût fermer sa porte et quitter sa robe de voyage. Pendant que Marianne, sa femme de chambre, déballe et met tout en ordre, elle ferme les yeux et semble même plongée dans un profond sommeil ; mais elle ne dort pas, la bonne grand-mère, elle songe à la séparation, et comme toujours, elle tâche de se raisonner et de voir le bon côté des choses. Un voyage, si long qu'il soit, en compagnie d'un mari qu'on aime, n'offre que de l'agrément ; l'ambassade française est toujours une habitation confortable ; ma fille a une bonne santé, ce n'est pas pour elle que je crains, mais les enfants ! Françoise et Jeanne, ces jolies fleurs ont besoin de soleil pour s'épanouir ; elles s'étioleront à l'ombre.

L'incertitude de M. d'Hyver ne fut pas de longue durée ; trois jours après l'arrivée de sa belle-mère, il recevait l'ordre de se rendre à Pétersbourg. Il accepta sans hésiter ; la pensée d'accomplir un devoir n'entrait pas seule dans cette détermination : M. d'Hyver n'était pas fâché de voir le nord de l'Europe, d'étudier en Russie la société russe. Sa femme l'accompagnerait, c'était chose convenue d'avance, mais les enfants ! quoique Vincent et Pierre fussent bien jeunes encore, on aurait pu à la rigueur les mettre au collège. Et ces chères petites filles, serait-il sage de les emmener !

M. d'Hyver communiqua à sa femme la lettre du Ministre et lui exposa son plan :

« Nous mettrons nos garçons au collège et nous confierons nos filles aux religieuses qui t'ont si bien élevée. Nul doute qu'elles ne soient bien soignées, et le plaisir d'être avec d'autres enfants séchera bien vite leurs larmes.

-- C'est ce que je redoute, mon ami. Je ne supporte pas la pensée que mes enfants s'habituent à mon absence, qu'ils n'en souffrent pas un peu.

-- Aline, c'est de l'égoïsme !

-- Je ne prétends pas le contraire, mais on doit tout pardonner à l'amour maternel.

-- Allons, chère amie, faisons bonne contenance jusqu'à ce soir ; ta mère a voix au conseil, c'est une femme sage, prudente et d'un bon jugement. Ses avis nous ont toujours été utiles, je te prie de ne pas l'influencer. »

Les parents ne laissèrent rien paraître de leurs préoccupations ; ce fut seulement après la retraite des enfants qu'ils tinrent conseil sur le meilleur parti à prendre.

« Eh bien, dit Mme Decosne, nous voilà entre gens raisonnables, causons sérieusement. Allez-vous à Pétersbourg, mon cher Léon ?

-- Oui, je crois qu'il est sage d'accepter ; c'est aussi l'avis d'Aline.

-- Emmenez-vous les enfants ?

-- Hélas ! nous redoutons le climat pour eux ; nous nous résignons à mettre Vincent et Pierre au collège, quoiqu'ils soient bien jeunes, et nous confierons Françoise et Jeanne aux bonnes sœurs qui ont élevé Aline. Que vous en semble ?

-- C'est raisonnable ; toutefois, j'avais conçu un autre plan.

-- Parlez, vos conseils nous sont toujours précieux, dit la mère avec l'accent de quelqu'un qui pressent un secours.

-- Je me demande si une mère ne pourrait pas, en cette circonstance, venir en aide à ses enfants. Je ne suis plus jeune, je ne le sais que trop ; néanmoins, j'ai encore de la force et de l'énergie, et je n'aurais aucune appréhension si j'étais secondée par M. Berger, qui a élevé ton frère, Aline, et que je n'ai jamais perdu de vue, depuis que je suis veuve. M. Berger n'est plus jeune, mais il a conservé le goût de l'étude, c'est par l'étude qu'il résiste à l'envahissement de la vieillesse ; son jugement est toujours sûr, son intelligence toujours vive et nette ; jusqu'ici sa santé a été inaltérable, et je suis assurée qu'il consentirait à consacrer quelques heures de sa journée à mes petits-fils.

-- Oh ! mère chérie, s'écria Mme d'Hyver, comme vous êtes toujours dévouée et généreuse ! nous acceptons votre offre, n'est-ce pas, Léon ?

-- Avec la plus vive reconnaissance ; il sera encore temps dans quelques années (peut-être serai-je alors en France), de mettre Vincent et Pierre au collège ; mais nos chères petites filles !

-- Il va sans dire que je m'en charge.

-- Ne les gâterez-vous pas trop, chère mère ?

-- Trop, j'espère que non, mais il me semble, madame, que mon système d'éducation ne vous a pas trop mal réussi. Que dites-vous de mon plan, monsieur l'Ambassadeur ?

-- Je dis que ce plan est digne du cœur d'une mère. J'accepte d'autant plus volontiers votre offre généreuse, que la France semble se complaire depuis quelques années à faire jouer ses ambassadeurs aux quatre coins ; je ne serais nullement surpris que mon séjour en Russie fût de courte durée. Convenons donc, chère grand-mère, que la porte du collège restera entrouverte pour nos garçons.

-- C'est entendu. »

Mme Decosne était une femme de soixante ans ; les années n'avaient pas entièrement effacé le charme de son visage ; son regard, vif et doux à la fois, ne s'abritait pas derrière des lunettes ; de taille moyenne, vive et alerte, elle aurait pu, comme tant d'autres femmes de son âge, essayer de se rajeunir ; mais Mme Decosne avait du bon sens, et un bon sens si accessible et si aimable qu'elle inspirait la sympathie à première vue. La grand-mère habitait Dieppe, au grand regret de sa fille, qui eût souhaité qu'elle habitât Paris, où l'on finit toujours par se rencontrer.

Les Dieppois conservaient le souvenir des services que M. Decosne avait rendus au pays ; ce souvenir faisait la consolation et l'orgueil de sa veuve.

Quand il crut le moment favorable, M. d'Hyver dit à ses enfants :

« J'ai une grande nouvelle à vous annoncer.

-- Quel bonheur ! » s'écrièrent-ils tous ensemble.

Le cœur du père se serra en songeant qu'il allait d'un mot attrister ses enfants.

« On m'envoie à Pétersbourg, dit-il après un moment de silence et de recueillement.

-- Pétersbourg est en Russie, dit Jeanne en soufflant dans ses doigts et en faisant le gros dos, et en Russie il fait grand froid, j'en ai l'onglée d'avance.

-- Mais, ajouta M. d'Hyver, comme mon séjour en Russie sera probablement de courte durée, votre mère et moi croyons sage de ne pas vous emmener. »

Les larmes succédèrent à l'enthousiasme.

« J'aimerais mieux, dit Pierre, boire de l'huile de foie de morue tous les jours, j'aimerais mieux laisser la vieille Honorine me mettre des cataplasmes sur tout le corps. »

L'héroïsme du pauvre petit ne se soutint pas jusqu'au bout, et il se mit à sangloter.

« Écoutez-moi, chers enfants, continua le père, nous avions résolu de mettre Vincent et Pierre au collège, Françoise et Jeanne au couvent, mais grand-mère nous a proposé de vous prendre chez elle. Nous acceptons son offre, espérant que vous vous montrerez dignes par votre bonne conduite de l'hospitalité qu'elle veut bien vous donner. »

Toutes les têtes se redressèrent, les larmes se séchèrent d'elles-mêmes, les enfants embrassèrent grand-mère avec transport.

« Mes petits-enfants, dit Mme Decosne, j'espère que M. Berger, qui a fait l'éducation de votre oncle, voudra bien vous faire la classe. C'est un homme fort instruit, bon et patient ; il vous intéressera par le récit de ses voyages, et enfin il a de bonnes jambes, il vous fera faire de belles promenades, mais si vous n'êtes pas sages... »

De vives réclamations empêchèrent Mme Decosne d'en dire davantage.

Jeanne se glissa tout à coup sur les genoux de sa mère, et lui dit à l'oreille : « Maman, moi, j'ai toujours les pieds chauds et les mains aussi ; emmenez-moi en Russie. »

De tendres baisers furent la réponse de la mère.

L'apparition d'une carte d'Europe, sur laquelle s'étalait l'empire de Russie, fit une heureuse diversion ; frères et sœurs se penchèrent sur la table et tous les petits doigts voyagèrent sur la carte.

« Ce n'est pas si loin sur mon atlas, dit gravement Jeanne, c'est sur celui-là que je regarderai toujours. »

C'était bien le cas, après de semblables émotions, de se distraire ; le lendemain, un bateau attendait les promeneurs. M. d'Hyver conduisit ses enfants à la verrerie de Monlhermé.

Grand-mère et sa fille restèrent à la maison : elles avaient tant de choses à se dire !

Le ciel est pur ; on remonte paisiblement le fleuve. Vincent, qui a pour principe qu'il faut se distraire quand on a du chagrin, s'est muni secrètement d'une serinette, et au moment où l'attention générale est fixée sur un de ces rochers à forme bizarre placés de distance en distance sur les bords de la Meuse, il joue la valse de Robin des Bois.

Chacun, bien entendu, voulut avoir une part active dans le concert.

Lorsqu'on aborda sur le rivage, le bon Vincent put constater que la musique avait eu le plus heureux effet sur le moral de son frère et de ses sœurs.

Vincent n'était pas seulement l'aîné par l'âge ; il avait déjà un commencement de raison ; il se plaisait à protéger ses sœurs à la moindre apparence d'un danger. Dès qu'on put apercevoir la flamme des fours, il prit Françoise et Jeanne par la main, en leur disant : « N'ayez pas peur, s'il y avait du danger, papa ne nous amènerait pas ici.

-- Oh ! non », dit Jeanne, ce qui ne l'empêcha pas de ralentir un peu sa marche.

Dès que les ouvriers aperçurent M. d'Hyver, ils le saluèrent respectueusement. Le contremaître s'offrit aussitôt à montrer aux jeunes visiteurs ce qui pouvait les intéresser.

Les fours sont embrasés : de grandes flammes s'élèvent verticalement ; d'autres, semblables à des vagues, se précipitent en dehors, comme mues par un sentiment de curiosité ; leur curiosité une fois satisfaite, elles rentrent brusquement dans le four.

« Je n'ai pas peur, Vincent, dit Jeanne. Je m'amuse beaucoup. »

Dans ce temps-là, les pendules s'abritaient encore sous des globes qui deviennent de plus en plus rares. C'était vraiment bien amusant de voir un homme souffler dans un bâton troué, et faire sortir ainsi une petite bulle qui grossissait sous l'effort du souffleur ! Puis quand ce globe était arrivé à la grosseur voulue, on le détachait en donnant un petit coup sec sur la canne.

On s'amusait bien ; ce fut cependant sans regret qu'on se rendit chez la nourrice de Pierre.

Il fallut, pour arriver chez la brave femme, marcher un certain temps sur le résidu du charbon, car il y a toujours du résidu, quoique beaucoup d'enfants soient occupés à le recueillir à mesure qu'il tombe des fours.

Ces enfants courent sur ce terrain inégal avec autant d'aisance que sur le chemin le plus uni. Leurs mains et leur visage sont couverts d'une poussière noire qui les rend presque méconnaissables. Le petit garçon de Martine reconnut aussitôt les visiteurs et courut porter la bonne nouvelle de leur visite à sa mère. Celle-ci s'empressa de laver le visage et les mains de son petit Jean, et bien elle fit, car sans cela M. d'Hyver et ses enfants n'auraient pu l'embrasser. Ce petit Jean était le frère de lait de Pierre. Au retour, les enfants restèrent seuls au jardin, pendant que leur père s'entretenait d'affaires avec le régisseur, car il avait des intérêts dans la verrerie.

Après s'être communiqué leurs impressions sur ce qu'ils avaient vu, ils parlèrent du départ de leurs parents. La conversation tournait au sérieux, lorsque Vincent changea le cours des idées de Pierre et de ses sœurs par cette exclamation :

« Comme nous nous amuserons chez grand-mère ! Elle nous laissera faire tout ce qui nous plaira ! Nous ne travaillerons pas trop...

-- Oui, ajouta Pierre, car bonne maman dit toujours à papa : « Léon, ne fatiguez pas les enfants, ménagez ces petites têtes. De mon temps, on n'était pas si pressé d'instruire les enfants ! »

-- Il y a un an que grand-mère disait cela.

-- Ça n'empêche pas que nous sommes toujours petits. La vieille Pélagie a les clefs des confitures, et ne sait qu'inventer pour nous faire plaisir ; et si, par hasard, nous étions punis, elle obtiendrait vite notre grâce, va ! »

Vincent, s'apercevant que son discours n'atteignait pas précisément le but qu'il s'était proposé, eut soin d'ajouter : « D'ailleurs papa ne restera pas longtemps en Russie, il l'a dit. »

Le ciel était si pur, l'air si doux, qu'il n'était pas possible de se préoccuper des glaces de la Russie ; la forêt se dépouillait lentement de son feuillage, les châtaignes roulaient sur le gazon, c'était un grand plaisir pour les enfants de les ramasser et de les voir sur la table.

Les trois semaines qui s'écoulèrent avant le départ de l'ambassadeur furent employées à faire les préparatifs du voyage. Le règlement des études se relâchait chaque jour. Françoise allait et venait, questionnait sans cesse sa mère, cherchait à se rendre utile.

Vincent et Pierre avaient de fréquents apartés ; assurément ils aimaient beaucoup leur grand-mère, et pourtant ils regrettaient de ne pas aller au collège. Leurs amis leur racontaient tout ce qui s'y passait : les récréations étaient si amusantes ! on criait, on sautait, on se battait...

La nécessité de passer quelques jours à Paris fut une distraction dont chacun eut sa part. La campagne eût encore offert bien des plaisirs aux enfants ; mais être à Paris ! voir des magasins splendides, recevoir des livres avec de belles images, des jouets de toutes sortes ! tout cela était bien fait pour éloigner de la pensée des meilleurs enfants la préoccupation du départ de leurs parents. Cependant Françoise et Jeanne ne se laissaient pas distraire si aisément ; elles trouvaient toutes sortes de prétextes pour entrer dans la chambre de leur mère, et leur mère, qui devinait le fond de leur pensée, réclamait de ses chères petites filles des services imaginaires.

Quand Vincent et Pierre parlaient du plaisir qu'ils auraient à courir sur la plage, elles disaient :

« Papa et maman ne seront plus là. Oh ! ce sera triste, de ne plus leur dire bonjour et bonsoir ! de ne plus les voir à table ! Nous aurons beau vouloir nous imaginer qu'ils dînent en ville, nous ne pourrons pas oublier qu'ils sont bien loin. »

Puis, passant d'une idée à une autre :

« Je voudrais bien, dit Jeanne, voir des petites filles russes, elle doivent jouer à des jeux que nous ne connaissons pas.

-- Ça m'est bien égal. »

Le temps s'écoulait : Mme d'Hyver, d'abord si résolue, sentait chaque jour diminuer son courage. Aux regrets s'ajoutaient l'inquiétude et des pressentiments.

« Retrouverai-je tous mes enfants en bonne santé ? Je les confie sans crainte à ma mère ; je sais que ma présence n'éloignerait pas le danger, mais du moins je serais là. Angèle, vous ne les quitterez jamais, je vous les recommande ; vous veillerez à ce que rien ne soit changé à leur régime ; il y a dix ans que vous êtes près d'eux. Vous avez de l'esprit, ma bonne fille, il vous sera facile de faire accepter à ma mère ce que vous jugerez utile à mes chéris. Quelle épreuve, ma pauvre Angèle ! Je hais d'avance le pays que je vais habiter. »

Angèle avait un véritable attachement pour Mme d'Hyver, elle l'aurait suivie au bout du monde ; toutefois elle ne pouvait se défendre d'un petit sentiment de satisfaction en songeant à la part d'autorité qui allait lui échoir. Ajoutons bien vite que ce sentiment ne faisait qu'effleurer son âme, et ne pouvait la consoler de perdre sa maîtresse pour un temps indéfini.

C'était un plaisir pour Angèle d'assister à la toilette de Mme l'Ambassadrice, de donner son avis à propos d'une fleur qu'il fallait ajouter à la belle chevelure de la jeune femme.

Tous les gens du baron étaient désolés de ce changement de situation. Le cuisinier, vieux garçon qui avait déjà souffert de la température de Berlin, était furieux ; il disait qu'il détestait les Russes, et lorsqu'on lui demandait pourquoi, il répondait qu'il n'en savait rien, mais que c'était comme ça, et que l'idée qu'ils allaient manger de sa cuisine lui tournait la tête.

Angèle, qui entendait quelquefois ses maîtres parler de la Russie, conseilla au chef de tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler, lorsqu'il serait en Russie ; « car, ajouta-t-elle d'un air capable, vous avez beau être au service d'un ambassadeur, on ne se gênerait pas pour vous envoyer voir s'il fait chaud en Sibérie ; je vous conseille même de faire beaucoup de plats doux pour ces messieurs.

« Allons donc ! Je suis Français, et au service d'un Français, dit Philippe en frappant sur sa casserole ; ma personne est inviolable.

-- Tant mieux, repartit Angèle, ça pourra vous servir. »

Les caisses de l'ambassadeur sont expédiées ; le jour du départ est fixé, les enfants l'ignorent ; ils se couchent avec l'espoir d'embrasser leur mère le lendemain ; mais celle qui les a bercés, qui a supporté mille angoisses près de leur berceau ne se sent pas la force de leur dire adieu.

Après s'être assurée que tous dorment du premier sommeil, elle entre doucement dans leur chambre, éclairée par une faible lumière ; elle contemple un à un ses enfants ; elle touche du bout du doigt leurs couvertures, comme si elle voulait les border une dernière fois de ses mains maternelles, et leur rendre les petits soins où se complaît la tendresse d'une mère.

Son mari l'accompagne ; tous deux bénissent leurs enfants ; la pauvre mère effleure de ses lèvres leurs fronts innocents et se retire au moment où un sanglot allait lui échapper.

Les impressions de l'enfance sont passagères, mais qui de nous ne compatirait pas à la déception de l'enfant qui attend à son réveil les baisers de sa mère, et qui apprend qu'elle n'est plus là.

Lorsque la vérité fut connue, les pleurs et les plaintes se confondirent. Angèle ne parvint pas à faire comprendre aux pauvres petits que leurs parents avaient voulu éviter l'émotion des adieux ; égoïstes comme on l'est à cet âge, ils ne comprirent pas, et ne songèrent qu'à eux-mêmes.

Grand-mère survint, elle consola, essuya les larmes et dit qu'il fallait écrire tous de gentilles lettres qui arriveraient à Pétersbourg avant les voyageurs. Songez donc quelle surprise et quelle joie éprouveront papa et maman !

« Dépêchez-vous ; il y a chez moi tout ce qu'il faut. »

Cette proposition releva tous les courages, et l'on se dépêcha.

Vincent arriva le premier ; il trouva chez sa grand-mère un buvard bien fourni de papier doré orné de son chiffre.

Heureux âge ! Les larmes séchèrent. Des buvards bien garnis attendaient aussi Pierre et Françoise ; mais Jeanne, qui savait à peine former ses lettres, pleura à l'idée de ne pas écrire sur du joli papier.

« Comment donc, ma petite sœur ! Tu écriras aussi. Tu sais faire toutes les lettres, n'est-ce pas ?

-- Oh ! oui, répondit fièrement la petite fille.

-- Eh bien, ma chérie, c'est avec les vingt-quatre lettres que Vincent et Pierre écrivent à papa et à maman, et qu'on a écrit les belles histoires qui sont dans tes livres. Je t'aiderai, sois tranquille. »

Un rayon de joie illumina le visage de l'enfant : « Tu me tires toujours d'embarras, Françoise », dit-elle.

Chacun des enfants mérita les éloges de grand-mère. Mme Decosne constata avec plaisir la complaisance dont Françoise, sa filleule, faisait preuve pour sa petite sœur. « Elle est vraiment l'aînée, pensait-elle, je vois dès à présent ce qu'elle sera pour sa mère et pour ses frères et sœurs. »

Grâce à la correspondance, la journée s'acheva mieux qu'elle n'avait commencé ; on parla des chers voyageurs ; grand-mère nomma toutes les villes qu'ils allaient trouver sur leur passage.

Les enfants se couchèrent de bonne heure, assez consolés par la perspective de se mettre en route le lendemain pour aller à Dieppe, dans la maison de grand-mère. Là, sans doute, de nouveaux plaisirs attendent les frères et les sœurs.

On verrait de la fenêtre du salon les barques sortir du port et y rentrer. « Quand il ferait beau et que la mer s'en retournera je ne sais où, disait Pierre, nous irons ramasser des coquillages, mais il faudra nous dépêcher, parce que la mer reviendra, emportera tout ce qu'elle trouvera sur la plage. »

Sans rien perdre du babil de ses petits-enfants, Mme Decosne réfléchissait et dressait un plan d'éducation pour eux. Il faut, pensait-elle, que je modifie les habitudes de luxe dans lesquelles ils ont été élevés. Je n'en veux pas à ma fille, quoiqu'elle semble avoir oublié la simplicité dans laquelle je l'ai élevée elle-même ; c'est la faute des circonstances, et non la sienne, à cette chère enfant. Le monde ne lui a pas ôté les sentiments de foi et de charité dont elle a eu l'exemple à notre foyer. C'est assez pour que je puisse me dire une heureuse mère.

II -- Une vieille maison

En fait d'habitations, les petits-enfants de Mme Decosne ne connaissaient guère que les hôtels d'ambassade. La maison de la grand-mère leur causa donc une surprise mélangée d'une certaine tristesse.

Comme la cour était très exiguë, on avait quelque peine à arriver en voiture devant un petit perron sur lequel donnait l'unique entrée de la maison. Chaque fois que Guillaume, le cocher, rentrait ou sortait, il avait comme une vague idée de jurer. Seule, la crainte de déplaire à sa maîtresse l'empêchait de s'octroyer cette satisfaction.

Guillaume était cocher et valet de chambre à la fois depuis trente ans ; il respectait Madame autant qu'il l'aimait. Le brave garçon avait autrefois soigné M. Decosne jour et nuit sans laisser soupçonner la fatigue que lui causait un semblable service. La reconnaissance de Mme Decosne pour ce fidèle serviteur était si grande, que Guillaume eût pu en maintes circonstances en faire à sa tête ; mais il ne faisait acte d'autorité que lorsqu'il s'agissait de découvrir ou de ne pas découvrir la calèche, selon qu'il jugeait que cela pouvait être propice ou nuisible à la santé de Madame.

Un escalier de pierre conduisait dans un appartement des plus modestes ; rien n'y manquait, mais l'ameublement était d'une simplicité telle, que les enfants n'avaient jamais eu occasion de remarquer rien de pareil. Le buffet et les sièges de la salle à manger étaient en noyer ; au lieu d'un parquet ciré, des carreaux noirs et blancs ; mais un bocal contenant des poissons rouges qui s'agitaient stupidement dans leur étang artificiel détourna immédiatement l'attention des enfants. Pélagie, la cuisinière, qui avait un faible pour les poissons rouges, sans doute parce qu'elle leur rendait le service de changer l'eau du bocal, se sentit tout d'abord bien disposée envers les enfants, qui n'avaient pas, comme tant d'autres personnes, passé devant ce précieux bocal sans y faire la moindre attention.

Le salon était meublé en velours d'Utrecht rouge ; la pendule, préservée de la poussière par un globe, rappela la verrerie de Monlhermé. Mais Junon et son paon, cette dame et son paon, absorbèrent l'attention des frères et des sœurs jusqu'au moment où ils remarquèrent des portraits de dames et de messieurs poudrés, puis un paysage brodé en perles par grand-mère. La vue de ce travail donna immédiatement à Françoise le désir d'en faire un semblable pour sa mère ; on l'enverrait à Pétersbourg, et peut-être n'y avait-il pas dans toute la Russie une petite fille capable d'en faire un pareil.

La chambre de Mme Decosne n'était pas plus élégante que les autres pièces ; un grand fauteuil placé près de la fenêtre, un métier à broder, une bibliothèque, indiquaient que cette chambre était habitée par une femme laborieuse. Tout donnait à cette chambre cet air de vie qu'ont les pièces habitées.

Ce premier coup d'œil dans la maison de grand-mère prépara les enfants à la simplicité des chambres qui leur étaient destinées.

Le dîner fut un nouveau sujet d'étonnement : grand-mère découpait elle-même, ne consultait pas le goût de ses convives, et décidait de ce qui convenait le mieux à chacun d'eux.

Cette façon d'agir surprit beaucoup ces messieurs ; toutefois le voyage ayant développé leur appétit, ils firent grand honneur au dîner de Pélagie.

« Nous verrons bientôt M. Berger, dit la grand-mère ; il a profité de mon absence pour aller visiter une de mes fermes.

-- Est-ce qu'il demeure toujours ici ? demanda Pierre.

-- Oui, mon chéri, depuis la mort de votre grand-père, dont il était l'ami et le secrétaire, il ne m'a pas quittée : c'est ma Dame de compagnie.

-- C'est drôle, bonne maman, un monsieur qui est une dame de compagnie !

-- Mes enfants, vous aimerez beaucoup cette Dame , elle est très aimable, sait beaucoup d'histoires, et elle sera très contente de vous les raconter ; et puis elle vous fera faire de belles promenades. »

Vincent allait à son tour commencer une série de questions, lorsque, sur l'ordre de Mme Junon, sans doute, la pendule sonna huit heures. Grand-mère se leva et dit :

« La prière, mes enfants, et allez vous coucher. »

On se leva sans faire la moindre réclamation ; mais on n'en pensait pas moins.

Mme Decosne embrassa ses petits-enfants et leur dit :

« Rangez bien vos affaires avant de vous coucher ; que les grands aident les petits. J'irai voir comment vous vous en serez tirés. Il faut apprendre à se servir soi-même, et puisque Angèle est restée à Paris pour mettre la maison en ordre, profitez de son absence pour montrer de quoi vous êtes capables. »

Voilà du nouveau, pensèrent les petits garçons.

« J'espère, dit Pierre lorsqu'ils furent seuls, qu'Angèle nous aidera un peu.

-- N'y compte pas trop. Bonne maman a des idées à elle.

-- Pourquoi demeure-t-elle dans cette vieille maison ? Je la croyais très riche.

-- Et moi aussi.

-- Si elle est riche, pourquoi ne demeure-t-elle pas dans une belle maison ? Je lui demanderai ; crois-tu que cela la fâchera ?

-- Non, grand-mère ne se fâche jamais ; papa l'a dit. Oh ! ce cher papa et cette chère maman, que je voudrais les voir ! Où sont-ils maintenant ? »

Vincent ne répondit pas, car il était à moitié endormi. Pierre suivit immédiatement un si bon exemple.

Le matin amena une nouvelle surprise : Guillaume, qui était valet de chambre d'occasion, vint prendre les vêtements et les chaussures de ces messieurs, et les rapporta sans offrir ses services.

« Peut-être s'attendait-il à ce que nous lui demandions de nous aider, dit Vincent ; mais nous sommes trop fiers, n'est-ce pas, Pierrot ?

-- Je crois bien... Tiens ! j'ai mis mon pantalon tout de travers !

-- Attends, je vais le remettre droit. Aurait-il ri, ce Guillaume, s'il t'avait vu ! allons ! tu pleures ? que t'arrive-t-il encore ?

-- J'ai mal boutonné ma bottine, et voilà un bouton décousu !

-- On ne pleure pas pour si peu de chose ; viens ici... voilà qui est fait ; Françoise recoudra le bouton de l'autre bottine. Il faut que Guillaume ne sache rien de nos petites affaires.

-- D'autant plus qu'elles ne sont pas brillantes.

-- Moi, je ne peux pas faire ma raie.

-- Attends : c'est ce que je sais faire le mieux. »

Que se passait-il dans la chambre de ces demoiselles ?

Françoise s'est levée de bonne heure pour s'habiller sans le secours de Marianne et pour habiller Jeanne. La chose eût été assez simple, si Mlle Jeanne n'avait pas eu la prétention de se tirer d'affaire toute seule. Mais elle mit deux fois de suite ses bas à l'envers. Il faut lui pardonner, car c'était son coup d'essai.

La sœur aînée fit une longue démonstration sur la manière de mettre ses bas, et après avoir montré une patience quasi maternelle, la petite fille déclara à Jeanne qu'une demoiselle de cinq ans devait savoir mettre ses bas et ses jarretières.

Si Françoise l'eût osé, elle eût arraché et jeté au vent la moitié de ses cheveux ; la pauvre enfant ne savait que faire de cette chevelure qu'Angèle nattait avec tant de complaisance.

Enfin, elle finit par se coiffer tant bien que mal, et lorsque Marianne vint voir comment ces demoiselles s'en tiraient, elle ne put dissimuler sa surprise de les trouver habillées de la tête aux pieds.

Cette surprise récompensa largement la bonne petite fille de ses peines. Les deux sœurs entrèrent triomphantes chez grand-mère, qui était assise devant sa toilette et faisait ses belles boucles blanches.

« Oh ! bonne maman, s'écria Jeanne en sautant sur les genoux de sa grand-mère, je vous en prie, laissez-moi vous coiffer. Je coiffe très bien ma poupée.

-- Allons, coiffe-moi. »

La petite s'empara du peigne et commença l'opération avec tant de grâce, que Marianne ne put lui refuser des éloges.

« N'y touchez pas ! bonne maman, n'y touchez pas ! »

La grand-mère promit de respecter l'œuvre de sa petite-fille, et elle tint parole.

Lorsque Mme Decosne fut habillée, elle demanda Vincent et Pierre ; elle inspecta leur toilette, et se déclara satisfaite.

Les enfants se demandaient ce qu'ils auraient à leur premier déjeuner, lorsque Marianne étant sortie de la chambre, une odeur de chocolat répondit à cette question.

« Quel bonheur, s'écria Jeanne, du chocolat, comme à la maison ! »

« Pauvres chéris ! pensa grand-mère, croyaient-ils donc que j'allais les mettre au pain sec ? »

Mme Decosne résistait généralement aux faiblesses auxquelles succombe si facilement une aïeule ; fidèle aux traditions de simplicité de sa famille, elle n'avait pas recherché un mariage brillant pour sa chère Aline ; mais M. D'Hyver réunissait toutes les conditions capables d'assurer le bonheur de sa fille, et elle n'avait pas hésité à conclure cette alliance. D'ailleurs, Mme Decosne ne s'était pas attendue à voir son gendre faire un chemin si rapide.

Le luxe qui commençait à gagner la province n'avait rien changé à ses habitudes. M. Decosne était un savant dont l'étude remplissait la vie ; il recevait souvent ses amis et allait rarement chez eux ; sa femme avait accepté sans regret cette façon de vivre, faisant avec beaucoup de bonne grâce les honneurs de sa maison.

Devenue veuve, elle n'avait presque rien changé à ses habitudes ; M. Berger était un ami fidèle dont elle ne voulut pas se séparer ; il était habile à écarter tout ce qui aurait pu attrister Mme Decosne en lui rappelant que le chef de famille n'était plus là.

À l'époque où grand-mère avait accepté les offres de service de M. Berger, elle était loin de penser de quel secours il serait pour les enfants de sa fille. Qu'elle était heureuse, cette bonne grand-mère, d'avoir ses petits-enfants sous son toit, de les sentir loin du luxe d'un hôtel d'ambassade ! Ils ne paraîtraient pas dans un salon pour recevoir des compliments, être admirés en toutes choses, même dans leurs sottises, s'ils en faisaient.

D'autres réflexions succédaient à celles-ci : « Que ma fille est triste en ce moment, et ce cher Léon, qui se plaisait tant à jouer avec ses enfants. »

Le grand événement de cette première journée fut le retour de M. Berger. Il arriva à cheval, ce qui permit aux enfants de l'observer tout d'abord de la fenêtre. Le cavalier ayant caressé son cheval comme pour le remercier du service qu'il lui avait rendu, Pierre dit à son frère :

« Il a l'air bon, M. Berger.

-- C'est ce que nous verrons quand il nous apprendra le latin. Ce latin m'ennuie déjà rien que d'y songer, mais, puisqu'il faut le savoir, ce que nous avons de mieux à faire, c'est de bien nous appliquer, mon pauvre Pierre.

-- Tu as raison, tu me donnes toujours de bons conseils.

-- Il le faut bien, je suis l'aîné ! Papa m'a fait un beau sermon là-dessus, avant de partir. Tout dépend de l'aîné, m'a-t-il dit, c'est lui qu'on devrait récompenser quand tout marche bien, et qu'on devrait punir quand la mutinerie se met dans les rangs.

-- Mon pauvre Vincent, s'il en est ainsi, je ne voudrais pas être à ta place.

-- Attends, ce n'est pas tout : l'aîné a le droit de gronder les petits, et au besoin de les faire punir.

-- Je n'ai pas peur de cela, mon frère, puisque nous faisons toujours des bêtises ensemble ! »

Sur ce, les deux garçons firent des bonds et des sauts jusqu'au moment où Guillaume vint leur dire que leur grand-mère les demandait.

« Voici le moment, Pierre, n'ayons pas peur. »

Françoise et Jeanne avaient déjà fait connaissance avec M. Berger ; on causait, on riait, comme avec un vieil ami. Il n'en fallait pas davantage pour rassurer les petits garçons. Ils saluèrent respectueusement, et mirent leur main dans celle que leur tendait M. Berger.

Si Vincent et Pierre dévoraient des yeux leur futur professeur, celui-ci ne considérait pas avec moins d'attention la physionomie de ses élèves. « Ce sont de bons enfants, pensait-il, tout va bien. Je vais reprendre mes bouquins avec plaisir ; je ne serai même pas fâché de revoir mon De Viris ; cela me rajeunira. Cette grand-mère est-elle bonne et intelligente ! Certes, ils sont mieux dans notre vieille maison qu'ils ne seraient dans un palais. Et ces petites filles ! ce ne seront pas les élèves les moins intéressantes de ma classe. »

Quand M. Berger eut pensé tout cela, il laissa les enfants avec leur aïeule.

« N'est-il pas vrai, mes chéris, que l'ami de votre grand-père est aimable ?

-- Moi, je l'aime déjà beaucoup », dit Jeanne.

Tout le monde rit de la vivacité des sentiments de la petite fille ; elle ne faisait toutefois que justifier la sympathie qu'elle avait inspirée, ce je ne sais quoi qui nous dit : « Aie confiance. »

Dès que la porte fut fermée, Françoise dit en rougissant un peu :

« Bonne maman, nous voudrions savoir pourquoi vous demeurez dans cette petite maison, puisque vous en avez une belle dans la Grande-Rue ?

-- Mes enfants, je vais vous le dire ; mais peut-être ne comprendrez-vous pas mes raisons.

-- Oh ! si, bonne maman, répliqua Jeanne d'un air convaincu.

-- Je reste dans cette maison parce que je l'ai toujours habitée avec votre grand-père. Jamais ces murs n'ont été témoins d'une discussion entre nous ; nos deux volontés n'en faisaient qu'une ! Cette vieille maison, mes chéris, me rappelle les moindres circonstances de notre vie ; ce vieux mobilier me plaît ; je le soigne comme on soigne quelque chose de très précieux.

-- Oh ! alors, il nous faut faire bien attention ! »

Cette interruption valut un baiser à Jeanne.

« Ici, mes enfants, je suis toujours chez nous ; ailleurs, il n'en serait pas de même.

-- Je comprends, bonne maman, dit Françoise.

-- Et nous aussi, répliquèrent les autres.

-- C'est drôle, ajouta Vincent, cette vieille maison ne me paraît déjà plus si laide !

-- Ni à moi non plus », s'écria Pierre.

Et tous ensemble ils embrassèrent leur grand-mère, qui s'attendrit sous leurs baisers.

Angèle est arrivée ; elle trouve tout sens dessus dessous ; mais elle se contente de le penser.

Cette vieille maison lui déplaît ; le bruit de la mer l'agace ; ce qui la choque, la blesse même, c'est que les enfants ont pris l'habitude de se passer d'elle pour s'habiller, et ils s'en tirent très bien, encore !

Toutefois, elle se croit obligée de passer la main sur le col de Vincent, de le mettre de travers quand il est droit, et de tirer les bas de Pierre, qui, déjà habitué à l'indépendance, rue comme un jeune poulain.

C'est pourtant heureux que Françoise ne puisse pas démêler sa belle chevelure, si Madame ne lui permet pas d'essayer, c'est qu'elle craint que la petite ne la gâte ; et dame ! ce serait toute une histoire !

Angèle avait rapporté de Paris les vêtements d'hiver : robes de velours, étoffes de fantaisie, fourrures et manteaux élégants.

« Il ne faut peut-être pas, madame, dit-elle, attendre que le froid soit vif pour vêtir les enfants plus chaudement.

-- Vous avez raison, ma bonne Angèle. »

Le lendemain était un dimanche ; ce n'était pas par hasard qu'Angèle avait parlé de changer la toilette des petites filles ; elle avait eu le temps d'observer qu'il y avait grand étalage de toilette ce jour-là dans la bonne ville de Dieppe.

« Je vais, se dit Angèle, habiller mes enfants à mon goût ; justement l'air est vif, le manteau fourré ne sera pas de trop. »

Angèle était ravie ; lorsque Françoise et Jeanne eurent mis leur chapeau à plumes, elle leur dit :

« Allez, mes chéries, vous montrer à votre grand-mère. »

La bonne avait vraiment bon goût : la toilette des petites était du meilleur effet, et en voyant entrer ses petites-filles, Mme Decosne ne put leur refuser une secrète admiration ; elle les embrassa et dit :

« Allez sur la plage, mes chéries, vous irez un autre jour au bois avec vos frères.

-- Oh ! bonne maman !...

-- Un autre jour, demain s'il fait beau. »

Le refus de la grand-mère éclaira Angèle. C'est à cause dé leur jolie toilette, se dit-elle. Si j'avais pensé à cela ! Il faut pourtant être juste, les filles d'un ambassadeur ne peuvent pas être mises comme celles de M. Pinsart, l'huissier de la Grande-Rue ! »

Le lendemain réservait d'autres déceptions à Angèle :

« Voyons ensemble, dit grand-mère, les vêtements des petites. »

Sur cet ordre, la bonne s'empressa de sortir d'élégants costumes, ajoutant :

« Ces jupes courtes ont l'avantage de permettre aux enfants de courir et de sauter à la corde, sans souci de leur toilette.

-- Il n'y a pas une tache, reprit Angèle, impatientée du silence de Mme Decosne.

-- Essayons ces robes ; je vais donner pour modèle à Mlle Couseau celle qui me plaira le mieux ; toutefois, j'entends que mes petites-filles portent des robes plus longues ; j'ai assez souffert de les voir vêtues comme des sauteuses de corde. Lorsque leur mère reviendra, elles auront grandi, l'on n'aura plus à se demander comment il convient de les vêtir.

-- Ces robes courtes sont pourtant bien commodes, risqua Angèle ; les enfants auront bien le temps de s'empêtrer dans des robes longues !

-- Angèle, les filles ne sauraient prendre trop tôt l'habitude de la modestie ; toutes ces exhibitions de mollets et d'épaules me déplaisent souverainement. Votre maîtresse, que vous admirez tant, était habillée dans son enfance comme le seront désormais Françoise et Jeanne. La position de mon gendre a fait en quelque sorte une obligation à ma fille de suivre la mode ; mais aujourd'hui, ma bonne Angèle, nous sommes maîtresses d'habiller nos enfants comme bon nous semble. »

Ce nous sommes maîtresses produisit un effet magique. Angèle vit tout à coup les choses sous un tout autre aspect : la grand-mère était une femme sage, et, après tout, les petites auraient-elles de moins beaux yeux, un teint moins frais parce que leurs robes seraient plus longues ? Cette grand-mère avait bien du bon sens.

Mme Decosne se rendit dès le lendemain chez le marchand le mieux assorti en étoffes ; elle acheta du fin mérinos bleu pour faire des robes à ses petites-filles, et de la lustrine noire à l'usage des tabliers de classe, et sans perdre de temps elle retint Mlle Couseau pour toute la semaine ; cette bonne fille était enchantée de travailler pour les enfants de Mme d'Hyver, qu'elle avait aussi habillée autrefois.

Mlle Couseau allait en journée à raison d'un franc par jour depuis trente ans, sans avoir jamais songé à élever ses prix.

C'était une grande fille grave, silencieuse, mais à vrai dire la parole eût été superflue chez Mlle Couseau ; son nez était l'interprète de ses impressions et de ses sentiments : essayait-elle un corsage, son nez se dilatait de satisfaction lorsque ce corsage ne laissait rien à désirer ; mais à la vue d'un pli, de la plus petite erreur de coupe, ce nez, si joyeux quelques instants auparavant, se contractait et devenait d'une tristesse profonde. En un mot, l'ouvrière avait autant de nez différents qu'elle avait d'émotions différentes.

La mobilité de ce nez était bien connue. Il y avait même des personnes assez malignes pour se donner le plaisir de faire passer le nez de la bonne Couseau par des alternatives de joie et de tristesse.

Le langage de l'ouvrière amusait beaucoup les enfants : triste ou gai, ce langage était toujours le même :

« Mon petit chat, levez le bras ; allongez-le maintenant, mon petit chou, marchez, mon petit lapin. »

Mlle Couseau était aimée de tous les domestiques, par l'excellente raison qu'elle ne regardait pas à tailler un corsage quand sa journée était finie.

Angèle conserva toute sa dignité et ne daigna adresser la parole à l'ouvrière qu'en cas de nécessité absolue.

Mlle Couseau était donc obligée de garder le silence pendant la journée entière, ce qui ne lui arrivait jamais. La bonne créature conclut du silence d'Angèle, que c'était l'usage des domestiques de grande maison de ne pas desserrer les dents.

Les robes des enfants étaient irréprochables ; Angèle en convint, et ne risqua qu'une petite observation sur la longueur de la jupe.

« Ma bonne fille, répondit Mme Decosne, vous vous y habituerez. »

Effectivement, quinze jours plus tard, Angèle levait les épaules en voyant les demoiselles Pinsart avec leurs robes écourtées.

Cependant les enfants regrettaient de ne pas être à Paris pour voir passer le bœuf gras et les cavalcades.

« Il n'est pas nécessaire, dit Angèle, d'être à Paris pour s'amuser pendant les jours gras. Ce serait vraiment bien triste de se mettre à courir les grands chemins pour se distraire. J'ai une idée ! si je vous déguisais en Polletais ?

-- Oui, oui, ce sera très amusant, grand-mère ne nous reconnaîtra pas. Oh ! ma bonne, faites-nous des costumes, dit Jeanne, en sautant sur les genoux d'Angèle.

-- Eh ! bien, c'est convenu ; soyez sages. »

Avant de faire cette proposition aux enfants, la prudente Angèle s'était assurée que son projet serait du goût de la grand-mère. Elle se procura le modèle des vêtements que portent garçons et filles habitants du Pollet. Ce n'était pas une petite entreprise que de confectionner ces costumes.

Mme Decosne proposa à Angèle de s'adjoindre Mlle Couseau ; mais cette proposition fut repoussée.

Angèle, l'auteur d'un si beau projet, voulait en avoir le mérite à elle seule. Elle se mit à l'ouvrage, et travailla si bel et bien que les costumes furent prêts la veille du dimanche gras.

Vincent et Pierre revêtirent avec enthousiasme la large cotte de grosse toile de navire. La joie de ces messieurs fut au comble lorsqu'ils endossèrent une camisole de gros drap bleu plucheux, ornée de gros boutons de corne noire ; le bonnet bleu complétait le costume. Qu'ils étaient donc charmants, ces petits Polletais !

Françoise et Jeanne portaient de courtes jupes de drap rouge et un corsage de drap bleu lacé par devant ; un bonnet formant une espèce de diadème et de larges brides qui tombaient sur les épaules. De petites corbeilles contenant des poissons en carton peint complétaient le costume des petites filles.

Pélagie, qui s'associait volontiers aux plaisirs des enfants, alla demander à Madame si elle voulait recevoir des enfants du Pollet.

« Certainement, Pélagie ; je leur donnerai de petites pièces pour acheter des beignets. »

Vincent et Pierre saluèrent respectueusement et offrirent des coquillages avec un sérieux qui les déguisait encore plus que leur costume. Grand-mère acheta les coquillages ; puis elle marchanda les poissons, mais comme elle mettait ses lunettes pour mieux voir la marchandise, Jeanne mit fin à cette petite scène si bien jouée, en éclatant de rire. Alors grand-mère reconnut ses petits enfants, admira leur costume et loua Angèle de son adresse et de sa complaisance.

Pierre dit un mot à l'oreille de Vincent.

« Je n'ose pas, répondit le frère, assez haut pour que grand-mère entendit.

-- Puisque c'est toi qui as eu l'idée, parle.

-- De quoi s'agit-il, mes enfants ?

-- Grand-mère, dit Jeanne, toujours prête à prendre la parole, nous voudrions aller nous promener en costume ; M. Berger veut bien venir avec nous.

-- Je ne vois pas d'obstacle à votre désir, mes enfants.

-- Quel bonheur ! » s'écrièrent les garçons.

Françoise se déclara trop vieille pour être de la partie.

« Tu as raison, ma petite belle ; mais tu m'accompagneras, car je veux être témoin des succès de tes frères. »

Les choses étant ainsi convenues, on déjeuna, on fit honneur aux crêpes de Pélagie, et lorsque les petits Polletais parurent dans la Grande-Rue, ils furent admirés par ceux qui les reconnaissaient et par ceux qui ne les connaissaient pas.

III -- Les voyageurs

Pendant que tout s'arrange si bien chez grand-mère, nos voyageurs ne peuvent se défaire de cette idée fixe : nos enfants ne sont pas là ! comment ont-ils pris notre brusque départ ? ont-ils beaucoup pleuré ? grand-mère n'a-t-elle pas accepté une tâche au-dessus de ses forces ?

Cependant M. d'Hyver n'était pas homme à traverser l'Europe avec indifférence ; il appelait l'attention de sa femme sur tous les objets capables de la distraire.

La jeune femme, qui n'avait d'abord témoigné qu'un intérêt de complaisance, finit par s'intéresser véritablement à tout ce qui passait sous ses yeux. Varsovie, où l'ambassadeur n'avait pas à craindre les rigueurs de la police, fixa particulièrement son attention.

Après quelques jours de repos dans cette ville, il fallut reprendre la route de Pétersbourg.

Là, tout était nouveau pour Mme d'Hyver : la Néva, les palais, les équipages, les allures du peuple, tout la captiva, et quelques semaines plus tard, elle avouait qu'elle était enchantée de ses relations avec la société russe.

Entendre parler le français sans le moindre accent, voir des femmes, belles et gracieuses, toutes françaises par leur toilette, qui était du meilleur goût, le bon accueil fait à son mari, quoique par des diplomates, tout contribua à changer les idées de Mme d'Hyver. Oh ! si ses enfants et sa mère eussent été près d'elle, Pétersbourg lui eût paru un séjour délicieux.

Chaque courrier apportait des lettres pour les habitants de la vieille maison. Mme d'Hyver rédigeait un journal pour ses enfants, et lorsque les faits manquaient, elle n'était pas embarrassée pour inventer quelque histoire amusante, qui faisait la joie des frères et des sœurs.

Cette correspondance adoucit la séparation ; chacun est à son affaire. M. Berger se déclare très satisfait de ses élèves. Ils ont abordé le latin, et Françoise l'apprend aussi, ce qui, soit dit en passant, lui donne une assez bonne opinion d'elle-même. Jeanne, n'ayant pas l'honneur de s'asseoir sur les bancs de cette classe, dit bien haut qu'elle a sa bonne maman à elle toute seule ; qu'elle sait déjà beaucoup de choses ; que grand-mère répond à toutes ses questions, ce qui est plus amusant que d'apprendre dans un livre.

Tous ces détails enchantent M. et Mme d'Hyver. L'hôtel de l'ambassade française laisse beaucoup à désirer comme élégance et confort ; à l'exception d'une magnifique salle de bal, tout y est d'une mesquinerie bien faite pour surprendre une Française ; mais du moins, tout y est calculé pour garantir du froid ; d'énormes tuyaux de poêles s'élèvent jusqu'au plafond, comme on en voit en France dans les bureaux de certaines administrations.

La neige vint en son temps, c'est-à-dire en octobre, et ne fut qu'une décoration aux yeux de Mme d'Hyver.

Quelques semaines plus tard, l'ambassadrice donnait une fête qui obtint tous les suffrages de la société. Les femmes se passionnèrent pour cette aimable Française, pas une femme ne recevait avec autant de grâce et n'était mise avec autant d'élégance.

L'ambassadrice se prêtait très volontiers à être l'idole de la société russe ; elle était de toutes les fêtes. L'hiver, en dépit des rigueurs du climat, passa sans que Mme d'Hyver en souffrît, et le soleil étant venu réjouir pauvres et riches, elle suivit la haute société aux îles de la Néva, charmant séjour qui fait oublier les rigueurs de la saison passée.

L'enthousiasme avec lequel l'ambassadrice parlait de l'agrément de son nouveau séjour excitait la curiosité des enfants, surtout celle de Vincent ; le petit garçon désirait secrètement voir son père rester à Pétersbourg, jusqu'au moment où il serait d'âge à pouvoir y aller passer ses vacances.

Le soleil, si paresseux à se montrer dans le nord, l'est beaucoup moins à disparaître, et bientôt il fallut rentrer dans la capitale.

Cette année-là, l'hiver fut encore plus rigoureux que l'année précédente, ce qui n'empêcha pas les fêtes de se succéder avec le même entrain.

M. d'Hyver prêchait la modération, mais la femme d'un ambassadeur peut-elle refuser les invitations qu'on lui adresse, ou fermer la porte de son salon à moins d'être malade ?

Cependant Mme d'Hyver ne tarda pas à se convaincre que le repos lui était nécessaire, et qu'il fallait renoncer, non seulement à recevoir, mais encore à aller dans le monde.

Lorsqu'on eut gémi, donné des paroles d'espérance, fait des vœux pour le rétablissement de la chère ambassadrice, personne ne vint troubler son repos.

Ces regrets étaient-ils sincères ? croyons-le ; mais pouvait-on renoncer aux fêtes de la saison ?

Les premiers jours de solitude furent un bienfait pour la malade, bienfait de courte durée. Mme d'Hyver ne tarda pas à sentir l'amertume de son isolement. Tout ce qui l'avait charmée et l'aidait à supporter courageusement l'absence de sa mère et de ses enfants, lui causait désormais de l'ennui ; la lecture, la musique, rien ne pouvait la distraire. Si du moins elle avait une amie, une seule amie qui vînt la voir chaque jour, ne fût-ce qu'un quart d'heure. Mais elle passait ses journées presque entièrement en tête à-tête avec Christine, femme de chambre fort habile et passionnée pour la toilette ; excellente personne, d'un service irréprochable, mais dont la vocation était de servir des femmes en bonne santé. Christine s'ennuyait à mourir et ne parvenait pas, en dépit de ses efforts, à dissimuler son ennui.

Un matin, la malade se rappela avoir entendu parler d'une personne qui donnait des leçons de musique dans plusieurs familles. On disait beaucoup de bien de cette demoiselle. Se procurer l'adresse de Mlle Oskoff fut l'affaire de quelques heures, et dès le lendemain, la jeune artiste se présentait chez Mme d'Hyver. Il y eut entente complète entre elle et la malade.

Mme d'Hyver comprit bien vite pourquoi la jeune Russe était si fort appréciée des Françaises ; elle parlait leur langue très correctement, chantait à ravir. La mélancolie dont est empreinte la musique russe charmait la malade sans l'attrister ; elle eût souhaité que la jeune fille renonçât à ses occupations afin de lui consacrer tout son temps, car l'intimité s'était établie promptement entre elles. Mme d'Hyver parlait de ses enfants, montrait leurs portraits, et se plaisait à entendre louer leur beauté.

Tout allait pour le mieux, lorsqu'un jour la baronne, voyant passer des hommes du peuple enveloppés de lourdes fourrures, le bonnet enfoncé jusque sur les yeux, tandis que d'élégants équipages triomphaient de tous les obstacles, dit avec l'accent d'une profonde compassion :

« Quel climat ! »

Mlle Oskoff ne répondit pas, mais la baronne ayant ajouté :

« Quel contraste avec le climat de notre France ! » le visage de la jeune Russe se couvrit d'une vive rougeur, et elle répondit :

« Madame la Baronne, notre climat est préférable au vôtre, mais il faut un tempérament plus fort que celui des Françaises pour le supporter. »

Une légère discussion s'engagea entre les deux femmes sur ce sujet délicat.

À partir de ce jour, le visage de Mlle Oskoff n'avait plus la même expression lorsqu'elle entrait chez Mme d'Hyver.

« Quelle chose étrange, dit la jeune femme à son mari, Mlle Oskoff est blessée de la compassion que j'ai témoignée en voyant de pauvres gens recevoir sur le dos cette neige ! nos relations ne sont plus les mêmes. Je l'apprécie toujours autant ; si elle se retire, je me tiendrai compagnie à moi-même. Devinez, monsieur l'Ambassadeur, quelle sera la distraction que j'appellerai à mon secours.

-- Tu peux dessiner sans te fatiguer, ou bien encore faire un peu de musique. J'y suis, tu chiffonneras du papier, tu fabriqueras des fleurs artificielles.

-- Je prends ceci pour une insulte ; mais étant Française et doublement sous votre dépendance, je ne me vengerai pas.

-- Eh bien, que ferez-vous donc, madame l'Ambassadrice ?

-- J'apprendrai le russe ; cette langue harmonieuse me plaît ; Mlle Oskoff ne sera pas mon professeur ; je resterai en bons termes avec elle tant qu'il lui plaira de venir ici ; mais je pressens que nos relations seront de courte durée. N'est-ce pas pousser la susceptibilité nationale un peu trop loin ? »

Pas plus tard que le lendemain, la jeune Russe écrivit à Mme d'Hyver que plusieurs de ses élèves étant de retour, tout son temps leur appartenait.

« C'est cela même : un petit mensonge de circonstance.

-- Eh bien, Léon, cherchez un professeur, je tiens à mon projet, si vous l'approuvez.

-- Je l'approuve, ma chère amie ; il faut profiter de toute occasion pour s'instruire. Je vais me mettre en quête d'un bon professeur de russe ; seulement, je t'engage à ne plus parler du climat de la Russie.

-- Sois bien tranquille. »

Une semaine s'était écoulée, et le professeur de russe ne se présentait pas, par la bonne raison que M. d'Hyver, occupé d'affaires sérieuses, avait oublié sa promesse.

Or, un matin, son domestique vint lui dire qu'un Français demandait à avoir l'honneur de lui parler.

« Dominique, ne pouviez-vous pas lui dire que je ne reçois pas à cette heure ?

-- Mon Dieu, monsieur le Baron... un Français... et puis, il a l'air si respectable.

-- Je le recevrai donc sur votre recommandation. Faites-le entrer au petit salon. »

Un homme d'une soixantaine d'années, grand, quoiqu'un peu courbé, et d'une belle physionomie, s'inclina respectueusement devant le baron.

« Pardonnez-moi, monsieur l'Ambassadeur, je suis Français... et malheureux. Je voudrais obtenir un passeport, car, si je ne me hâte de quitter la Russie, j'y mourrai. Il y a bientôt vingt ans que je suis dans le pays.

-- Et c'est seulement aujourd'hui que vous voudriez en sortir ?

-- Ah ! monsieur, répondit le vieillard, en essayant de dissimuler deux grosses larmes, par une fatale erreur j'ai été envoyé en Sibérie, comme coupable d'avoir pris part à un complot. Mon nom avait été remplacé par un numéro, et une fois arrivé à destination, j'ai perdu tout espoir de revenir à Petersburg. Il a fallu l'arrivée d'un seigneur russe, le comte R..., pour me tirer de là, après dix ans passés dans ce terrible climat, et soumis à un dur travail. Je crus mourir de désespoir lorsqu'il partit, car, je le dis en rougissant, je ne croyais pas qu'il se souviendrait de moi... et, lorsqu'au bout de six mois j'appris que j'étais gracié, je crus cette fois-là mourir de joie. La joie, monsieur, oh ! qu'il y avait longtemps que mon cœur n'avait éprouvé ce délicieux sentiment ! Je suis de retour depuis cinq ans. Plusieurs artistes français me portent intérêt ; ils me procurent des élèves, mais un vieillard n'est guère du goût des jeunes gens. Je voudrais un passeport, monsieur, dussé-je faire le voyage à pied.

-- Mais, mon cher monsieur, que ferez-vous en France ?

-- J'y mourrai, monsieur, c'est mon seul désir.

-- Vous aurez un passeport, monsieur. »

Un éclair de joie éclaira le visage du vieillard.

« Voici mon nom et mon adresse. Que Dieu vous bénisse, monsieur l'Ambassadeur ! » Et jetant les yeux sur la pendule, il s'excusait d'être resté si longtemps, lorsque M. d'Hyver lui dit :

« Savez-vous le russe ?

-- Oui, monsieur, l'étude de cette belle langue m'a aidé à supporter mes longs jours d'exil ; on dit même que j'ai une bonne prononciation.

-- Consentiriez-vous à donner des leçons à ma femme ? »

Le vieillard jeta les yeux sur ses vêtements usés, mais propres, et dit :

« Si monsieur l'Ambassadeur croit... »

M. d'Hyver lui tendit la main en disant :

« À demain.

-- Voici mon adresse, monsieur ; Maurice Bertin, ex-maître d'école... »

M. D'Hyver n'était pas un homme blasé sur les malheurs d'autrui.

« Pauvre homme, se dit-il, oui, certes, il aura un passeport. »

Et sans tarder davantage, il entra chez sa femme.

« Eh bien, Aline, j'ai trouvé un professeur de russe qui te plaira. C'est un Français, à qui des circonstances particulières ont permis d'étudier la langue de ce pays.

-- Pourvu qu'il ne me fasse pas trop l'éloge de la Russie, car alors je me fâcherais à mon tour.

-- Je ne le crois pas très enthousiaste du pays. »

Et M. d'Hyver raconta à sa femme la triste histoire de Maurice Bertin.

« J'accepte ce professeur, dit la jeune femme tout émue ; j'apprendrais le chinois, s'il ne pouvait pas m'enseigner une autre langue. Mon ami, si nous l'invitions à déjeuner.

-- Doucement, Aline, soyons utiles à cet infortuné, mais évitons que notre sympathie lui soit nuisible.

-- Tu as raison. Dominique ira voir comment ce pauvre homme est logé, s'il a le nécessaire, et puisque je ne dépense rien pour ma toilette, au grand désespoir de Christine, nous donnerons à notre infortuné compatriote tout ce qui lui sera nécessaire. »

Le lendemain, à l'heure convenue, M. Bertin se présenta ; sa physionomie rayonnait de contentement et faisait oublier la pauvreté de sa mise. Mme d'Hyver fut tentée de questionner le vieillard sur son séjour en Sibérie ; mais une pensée généreuse l'arrêta :

« Non, se dit-elle, nous l'interrogerons sur ce triste sujet après avoir fait plus ample connaissance. »

Le professeur venait chaque jour à l'ambassade ; le temps qu'il passait auprès de sa charmante élève lui semblait à certains moments un rêve délicieux qu'il craignait de voir s'évanouir.

La charité est ingénieuse : sous prétexte de suivre un régime, Mme d'Hyver se faisait servir un potage exquis au beau milieu de la leçon, et force était au professeur d'en prendre sa part.

Tous les domestiques contribuaient par leur sympathie à seconder la générosité des maîtres.

Un jour Dominique osa s'avancer jusqu'à dire :

« Est-ce que madame la Baronne ne prendra pas un peu de bordeaux ?

-- Certainement, Dominique, mais j'ai besoin d'un bon exemple pour suivre cette partie de mon programme ; donnez un verre à M. Bertin. »

Pendant que le vieillard buvait ce vin exquis, Dominique le regardait avec un demi-sourire qui disait combien il était heureux de voir réjouir et réchauffer le cœur d'un pauvre compatriote.

« Ah çà ! disait le cuisinier, serez-vous seul à faire quelque chose pour ce pauvre monsieur ? Insinuez donc aux maîtres de l'inviter à dîner ; je serais content de lui faire goûter de ma cuisine ! c'est égal, cet homme-là a une fameuse chance d'être tombé dans une maison comme la nôtre ! »

Cependant, il est difficile aux gens les plus discrets de ne rien dire d'eux-mêmes lorsqu'ils se voient souvent.

Un jour M. d'Hyver interrompit la leçon pour remettre des lettres de France à sa femme.

« Des lettres des enfants, s'écria la jeune femme ! nous avons chacun les nôtres, Léon ! »

Le père et la mère lurent leur courrier ; un soupir ou un sourire mettait le vieillard au courant de leurs impressions.

« Qu'ils sont heureux, pensait le pauvre exilé. Une lettre ! quelle joie ce serait pour moi d'en recevoir une de ma fille ! que dis-je ? une lettre, une ligne tracée de sa main effacerait le souvenir de toutes mes douleurs. Mais il y a eu deux ans le mois passé que je n'ai plus entendu parler d'elle ni de son frère. La mort de ma pauvre femme est la seule nouvelle qui me soit parvenue. »

La lecture de ces lettres de famille étant achevée, M. et Mme d'Hyver s'aperçurent que le professeur était là.

« Pardon, cher monsieur, dit la jeune femme... vous comprenez...

-- Ah ! oui, madame la Baronne, je comprends toutes les joies dont mon cœur est sevré. »

La leçon continua. Au moment où le professeur allait se retirer, Mme d'Hyver fit un signe à son mari ; il interpréta l'aimable pensée de sa femme en invitant à dîner M. Bertin. Celui-ci balbutia quelques excuses qui ne furent point acceptées.

Cependant la perspective de dîner à la table de l'ambassadeur intimidait le pauvre homme autant qu'elle le flattait. Mme d'Hyver devina son embarras. « Ce sont ses habits râpés qui l'intimident, pensa-t-elle ; je vais m'entendre avec mon bon Dominique. »

Ce Dominique était le distributeur des aumônes de sa maîtresse.

La baronne pensait trouver à Pétersbourg un de ces magasins où un homme, pauvre ou riche, peut acheter un vêtement à sa convenance ; c'était une erreur : son domestique l'assura que ces ressources n'existaient pas en Russie, qu'on trouvait sans doute de ces lourdes pelisses de fourrure qui n'ont pas de forme, et que tous autres vêtements ne se font que sur commande.

« Mais j'ai été tailleur au régiment, j'ai du coup d'œil, et je crois que je réussirai à habiller M. Bertin sans prendre mesure ; d'ailleurs, je lui essayerai les vêtements ; je travaillerai nuit et jour pour que le pauvre homme ait une mise convenable lorsqu'il s'assiéra à la table de madame la Baronne.

-- Merci, mon brave Dominique, vous me faites un plaisir extrême. »

L'excellent garçon se procura bien vite du drap de France ; il n'avait pas trop présumé de son talent ; quarante huit heures plus tard, M. Bertin recevait un habillement complet sans savoir d'où il venait ; mais il est permis de croire qu'il le devina.

Comme Dominique l'avait dit, il n'avait pas oublié son métier de tailleur ; les vêtements allaient parfaitement au vieillard. En se voyant proprement vêtu de la tête aux pieds, le brave homme éprouva une joie d'enfant ; il se regardait dans son étroit miroir, s'admirait, passait la main sur la manche de la redingote pour bien constater la finesse du drap ; il s'enveloppa de son vieux manteau, et se mit en route.

Bertin arriva exactement à l'heure du dîner. En le voyant, Dominique éprouva un sentiment de joie avec une pointe d'orgueil. Il ne pouvait détacher ses yeux du vieillard : comme il avait vu juste ! Si le tailleur de la cour eût pris mesure à ce client, il n'aurait pas mieux réussi, pensait le brave Dominique.

De tous les seigneurs qui s'étaient assis à la table de l'ambassadeur, aucun n'avait été l'objet de plus d'attention que ce convive d'occasion.

La baronne était gaie et mangeait de meilleur appétit que de coutume.

Le dîner étant achevé, M. d'Hyver emmena son convive dans un élégant fumoir et lui présenta des cigares dans une coupe d'argent.

« Quel rêve ! Moi ici ! » pensait l'ex-condamné aux mines de Sibérie.

Mais, tout en suivant la fumée légère de son cigare, une amère pensée s'emparait de l'esprit de l'exilé : « Reverrai-je mon pays, l'église où je priais avec ma femme et mes enfants, l'école que j'ai abandonnée, la chaire où je m'asseyais chaque jour au milieu de mes élèves ? Il me semble encore entendre Bernard réciter sa leçon sans manquer un mot, le brave garçon ; puis Antoine, le paresseux qui se faisait toujours pardonner par la sincérité de ses promesses.

« Quelles belles promenades je faisais avec tous mes écoliers ! Je m'amusais autant qu'eux parce que je les aimais. J'ai abandonné tout cela ! » Le baron, lui aussi, était absorbé dans ses réflexions : « Cet homme est réduit à la misère, et quelle misère ! parce qu'il a dédaigné une profession honorable, dans l'espoir de faire fortune, et il s'est assis à ma table comme un pauvre déshérité ! Ah ! certes, je le ramènerai en France ! Il me tarde qu'il respire l'air de son pays, qu'il retrouve vivants ou morts ceux qu'il a aimés. »

Il va sans dire que l'histoire du pauvre Bertin fut racontée à grand-mère, les enfants en écoutèrent le récit avec attendrissement, car l'attendrissement est le privilège des cœurs qui ne savent encore rien des grandes misères de la vie. Que de questions ! que de projets !

« Grand-mère, il faudra qu'il vienne nous voir, nous lui payerons son voyage. N'est-ce pas, Pierre, n'est-ce pas, Françoise ?

-- Je lui donnerai tout ce qu'il y a dans ma bourse.

-- Et moi, dit Jeanne en pleurant, j'ai du chagrin à cause de lui ; mon frère, je lui donnerai ma petite pièce d'or.

-- Oui, ma chérie, dit grand-mère, je sais que tu as un bon petit cœur. »

On alla trouver M. Berger dans l'espoir d'obtenir de lui des détails sur la Sibérie ; mais les Français, comme tant d'autres, jouissent paisiblement de la liberté et d'un climat dont la plus grande rigueur ne peut être comparée à celle des pays du Nord, sans songer aux souffrances de ceux que la loi russe exile en Sibérie.

IV -- En Sibérie

Le temps devait nécessairement amener la confiance entre l'obligé et ses bienfaiteurs.

Un jour, la baronne s'enhardit à demander à son professeur pourquoi il avait été en butte aux rigueurs du gouvernement russe, car beaucoup de Français, artistes ou autres, vivent tranquilles à Pétersbourg et y sont très considérés.

« J'avais, dit l'ex-maître d'école, quelques élèves auxquels j'enseignais le français et le latin. Je jouissais d'une certaine aisance, le gouvernement n'avait rien à me reprocher ; mais un soir, des agents de police entrèrent brusquement dans une maison où plusieurs jeunes gens étaient réunis ; parmi eux se trouvait un de mes élèves, chez lequel j'avais été admis le jour précédent. Ce jeune homme faisait partie d'une société secrète, ce que j'ignorais complètement. Ma présence chez un des conspirateurs suffit pour me faire condamner à l'exil comme les coupables.

-- Pauvre monsieur Bertin !

« Des agents de police se présentèrent chez moi à deux heures du matin ; ils me lurent l'arrêt de la condamnation, me laissant une demi-heure pour prendre quelques effets. Je venais justement de toucher un peu d'argent que je pus glisser dans ma poche. Deux Cosaques gardaient ma porte, c'était vraiment trop d'honneur !

« J'étais condamné à extraire l'améthyste, l'émeraude, la topaze et l'opale des mines de Berezow, pendant trois ans.

« Ma bonne constitution, et j'ose dire mon courage, devaient me faire résister à ce dur travail.

« J'avais obtenu la faveur d'être transporté dans la charrette de poste ; quelle faveur, grand Dieu ! J'étais assis sur une planche et je me cramponnais à cette planche, afin de ne pas être jeté dehors.

« Je déplorais ma situation, lorsque nous rencontrâmes une chaîne de condamnés se traînant à pied. En comparant leur situation à la mienne, je n'eus plus le cœur de me plaindre.

« C'était au mois d'avril, une épaisse couche de neige nous força à quitter la charrette ; elle fut remplacée par un traîneau commode et léger, qui nous emportait avec la rapidité du vent. Nous traversions en courant des plaines à perte de vue, et après avoir fait ainsi 1430 verstes, c'est à dire environ 1540 kilomètres, nous nous embarquâmes sur une belle rivière qui conduit à Berezow.

« Ma cabine ayant à peine deux mètres de long et deux mètres de large, je n'y séjournais guère et je passais mes journées sur le pont, enveloppé de mes fourrures ; je tâchais de m'intéresser au paysage, quelquefois pittoresque, qui passait sous mes yeux. Mais ce qui aurait dû être une distraction pour moi n'était qu'un sujet d'amertume : je songeais à Harfleur, je voyais ma petite maison, le jardin où j'avais planté deux arbres à la naissance de mes enfants ; je voyais l'école que j'avais quittée pour venir faire fortune ; je me rappelais les noms de mes écoliers ; je regrettais de n'avoir plus à souffrir de leurs espiègleries.

« À mesure que nous avancions, toute trace de verdure disparaissait. Mais j'ai hâte d'arriver à Berezow, et je dois vous dire que le travail devint pour moi un bienfait. Là, une consolation m'était réservée. À peine étais-je entré dans ma cabane, qu'on frappa légèrement à ma porte ; j'ouvris aussitôt, et un beau jeune homme me dit qu'il m'attendait. C'était le comte Henri B..., dont j'avais été le maître. Il m'avoua naïvement que, tout en déplorant mon sort, un sentiment de joie avait traversé son âme en apprenant que j'étais envoyé à Berezow.

« J'étais moi-même si heureux d'avoir un compagnon d'infortune, que le joyeux accueil du comte Henri ne me blessa pas.

« -- Comment vous trouvez-vous ici ? lui demandai-je.

« -- Mon père, condamné comme ayant pris part à la conspiration de 18..., a passé ici trois ans ; il aurait certainement succombé au dur travail qui nous est réservé, si un protecteur dont je dois taire le nom n'avait obtenu que je vinsse le remplacer à son insu. Mais venez dans ma cabane, mon cher maître, en attendant que votre poêle ait un peu adouci la température de la vôtre. »

« Mon hôte me servit du gibier, produit de sa chasse, et d'excellent thé ; car tout condamné a son samovar *(1) *.

« Ce repas, je l'avoue, me fit oublier quelques instants ce que ma position avait d'amer.

« Dès le lendemain, je revêtis le costume du mineur ; ce fut le comte Henri qui m'initia à mon dur travail ; nous nous réunissions le soir, tantôt chez lui, tantôt chez moi, nous entretenant des êtres chéris dont nous étions séparés.

« Un soir, Henri me montra des livres qui étaient arrivés jusqu'à lui, grâce à la même protection. Mon existence fut alors transformée. Au dur travail des mains, succédait celui de l'intelligence ; c'est alors, madame, que j'étudiai le russe. Mon maître me dit : « Si vous arrivez à bien savoir le russe, on sera moins rigoureux envers vous. »

« Nous passâmes ainsi une année dans la plus consolante intimité.

« Mes enfants n'avaient pas ignoré longtemps mon triste sort ; leurs lettres m'arrivaient régulièrement. Vous pouvez juger, madame la Baronne, par la joie que vous cause une lettre de France, de ce qu'éprouvent les malheureux exilés lorsque le courrier de Berezow arrive. Ce courrier arrive le 15 et le 25 de chaque mois. À peine les lettres sont-elles distribuées, que chacun se renferme avec son trésor ; on pleure, on sourit, c'est quelque chose qui est comme un reflet des joies passées et ranime les forces ; on espère, et le lendemain on accomplit sa tâche avec plus de résignation. L'hiver, un hiver de huit mois, fut, dit-on, encore plus rigoureux cette année-là que les années précédentes. Mon jeune ami, qui avait bien supporté jusqu'alors le climat de la Sibérie, tomba malade au mois d'août, alors que la température devient plus clémente. Le médecin, chargé du service des condamnés, avait beau me rassurer, je tremblais, hélas ! madame, j'ai honte de le dire, je tremblais pour moi. Je ne me sentais pas la force de vivre sans la présence de mon jeune ami. Mais il avait une mère, et un jour, malgré sa fierté, la comtesse B... se jeta aux genoux de l'Empereur et obtint la grâce de son fils.

« Henri dissimula sa joie sous une mélancolie qui n'était qu'à moitié feinte ; il ne savait comment m'annoncer son départ.

« Un jour, nous revenions de la chasse, cet exercice était habituellement une distraction pour nous, cependant le jeune homme était triste, préoccupé.

« -- Vous souffrez, mon cher comte ? lui demandai-je.

« -- Oui, je souffre, quoique mieux portant. »

« Alors il tira de sa poche une lettre de sa mère ; cette lettre lui annonçait la fin de son exil.

« -- Eh ! bien, mon ami, mon cher compagnon d'infortune, réjouissons-nous ensemble.

« -- La pensée de vous laisser ici m'empêche d'apprécier, comme je l'eusse fait avant notre rencontre, le bonheur de revoir mon pays et ma famille.

« -- Pauvre cher enfant, soyez joyeux ; vous êtes jeune, l'avenir est à vous, et moi, je suis un vieillard, et je mourrai ici.

« -- Non, non, vous reviendrez à Pétersbourg ; j'ai des amis puissants à la cour, je les ferai agir, je ferai connaître votre innocence. »

« Je me gardai bien de repousser l'espérance que me donnait l'excellent jeune homme.

« Six semaines plus tard, Henri partit ; il me laissait le crucifix et les livres qui avaient fait notre consolation. J'héritais aussi de ses meubles, de ses provisions et de son samovar. Ces objets donnaient à ma cabane un air de civilisation.

« J'abrège, madame, le trop long récit auquel je me suis laissé entraîner, et j'arrive au jour où le gouverneur de la ville me fit savoir qu'il venait de recevoir l'ordre de me renvoyer à Pétersbourg.

« Comment dépeindre ma joie, ma reconnaissance envers ce jeune compagnon d'infortune ? les douceurs du foyer paternel ne lui avaient donc pas fait oublier le pauvre Français ?

« Mon départ fut pour les uns une cause d'espérance et pour les autres une cause de jalousie.

« Le retour s'effectua comme l'arrivée ; toutefois, les sept semaines me parurent encore plus longues que celles qui m'avaient conduit en exil.

« Le 15 août, jour à jamais béni, j'arrivai à Pétersbourg.

« Il me fallut peu de temps pour retrouver mon libérateur ; il m'aida à m'établir dans le petit logis où votre charité a su me trouver, madame ; il y a deux ans que je végète dans cette grande capitale. Je reçois rarement des lettres de mes enfants ; je m'affaiblis, je crains de mourir sans revoir la France. Je suis venu demander un passeport à notre ambassadeur sans calculer mes forces et mes ressources pour faire le voyage. »

-- Ayez encore un peu de patience », dit Mme d'Hyver, en essuyant ses yeux.

Dominique, qui avait un faible pour son compatriote, jugea qu'après une si longue séance un petit verre de bordeaux était de rigueur.

V -- La jeune maîtresse de maison

Vincent et Pierre donnaient entière satisfaction à M. Berger, Françoise et Jeanne ne restaient pas en arrière. La paix régnait dans la vieille maison, lorsqu'un incident la troubla.

Mme Decosne, qui s'était toujours occupée de son intérieur, se trouva tout à coup très faible ; elle ne pouvait plus s'habiller sans le secours de sa vieille Marianne ; une fois assise dans son fauteuil, il lui était impossible de le quitter sans qu'on l'aidât.

Contrairement à tant d'autres femmes, Mme Decosne n'avait pas éloigné de son âme la pensée de la vieillesse et des infirmités qui l'accompagnent ; elle ne gémit donc pas et se contenta de dire à Marianne :

« Me voici arrivée à la dernière étape, ma bonne fille. Je suis bien heureuse de t'avoir près de moi. Allons, ne pleurniche pas, va me chercher mon chocolat, et envoie-moi Françoise dès qu'elle aura déjeuné ; ne lui dis rien de ma fatigue. »

Françoise entra chez sa grand-mère le sourire sur les lèvres ; mais surprise de la voir tranquillement assise dans son fauteuil, au lieu d'aller et venir selon son habitude, elle lui dit :

« Vous êtes souffrante, bonne maman ?

-- Pas précisément, chère petite, mais j'ai soixante ans, et à cet âge les forces commencent à diminuer, et même quelquefois plus tôt. Pourquoi pleures-tu, ma chérie ? Ne savais-tu pas qu'une bonne maman n'est pas aussi jeune qu'une maman ?

-- Oui, je le savais bien, mais je ne vous croyais pas si vieille, parce que vous marchiez comme tout le monde.

-- Françoise, je ne suis pas triste, moi, oh ! non, je remercie Dieu de m'avoir donné des petits-enfants qui sont la joie de ma vieillesse. Hélas, ma petite fille, que de vieillards n'ont pas cette consolation ! Les pauvres vivent dans l'isolement et bien souvent les riches ne sont entourés que de mercenaires. Oui, ma petite Françoise, je suis bien heureuse, et toi, ma mignonne, tu vas goûter un bonheur qui n'est pas tout à fait de ton âge, mais dont tu es digne par ta raison et ton bon cœur. Je vais me reposer sur toi, autant que sur Angèle, pour veiller à ce que tes frères ne manquent de rien. Tu feras chaque matin un petit menu du déjeuner et du dîner avec l'aide de notre vieille Pélagie, qui sera enchantée de t'initier aux secrets du ménage. Que de grand-mères ont des petites-filles étourdies qui leur causent des ennuis, des craintes, des embarras tels qu'il faut s'en séparer pour avoir la paix. Tiens, voici les clefs des armoires, je te les confie sans crainte. Embrasse-moi, ma chérie ; quand les frères seront rentrés, amène-les ici. »

Lorsque Françoise fut seule, elle réfléchit à tout ce que lui avait dit sa grand-mère, et il faut bien l'avouer, la petite fille éprouva pour elle-même un sentiment de respect et de considération tout à fait nouveau. Commander ! avoir autorité sur ses frères, sur Angèle même ! Quant à Guillaume, il fallait y renoncer ; c'était un vieil entêté qui n'en faisait qu'à sa tête. Quel rêve ! avoir les clefs en sa possession ! écrire la dépense ! mais l'addition ? n'importe, Françoise ferait de son mieux, et bonne maman rectifierait les erreurs.

Une des occupations les plus agréables était de casser le sucre et de remplir les sucriers. Jeanne suivait sa sœur partout, et ne manquait jamais d'être présente au moment où elle cassait le sucre ; la petite fille ramassait les miettes qui tombaient çà et là, les mettait à part dans une assiette, et les portait à Pélagie, qui les employait pour les crèmes :

« Je t'aide bien, ma sœur, disait Jeanne.

-- Oh ! certainement », répondait la grande sœur.

Quelques semaines plus tard, Françoise présentait à sa grand-mère un livre de dépense parfaitement en ordre, les additions étaient justes, et Mme Decosne feignit d'ignorer ce qu'il en avait coûté à la petite ménagère pour arriver à un si beau résultat.

Les réflexions que fit Françoise sur l'état de sa grand-mère mûrirent rapidement sa raison.

Les domestiques s'étonnaient, admiraient leur jeune maîtresse. Françoise se montrait vraiment plus raisonnable qu'on ne l'est d'ordinaire à onze ans. Aussi, après mûre réflexion, Mme Decosne décida que sa petite-fille suivrait le catéchisme de la paroisse Saint-Jacques et ferait sa première communion avec les enfants du quartier. Cette décision enchanta Françoise, qui se montra encore plus zélée pour ses devoirs. Il y eut alors dans la bonne ville de Dieppe quelques bourgeois qui s'étonnèrent de voir la fille du baron d'Hyver s'asseoir sur les bancs du catéchisme en compagnie d'enfants appartenant pour la plupart à des familles de pêcheurs : il eût été si facile d'obtenir la permission de faire instruire cette petite demoiselle chez sa grand-mère !

Les paroissiens de Saint-Jacques en jugeaient bien autrement : ils étaient fiers de voir une demoiselle comme ça s'asseoir sur le banc où leurs enfants étaient assis.

Le premier jour où Françoise, accompagnée par Angèle, vint au catéchisme, elle fut inspectée de la tête aux pieds ; on chuchotait, on riait sous cape. Mais la petite demoiselle distribua des images à ses voisines ; les voisines en firent passer à leurs voisins. Françoise devint alors l'objet de l'admiration générale ; on n'avait qu'à lui reprocher de savoir trop bien ses leçons.

Cependant quelques-unes de ses compagnes profitèrent de l'exemple que leur donnait la demoiselle ; d'autres échappèrent plus d'une fois à la punition qu'elles méritaient parce que la bonne Françoise leur soufflait la leçon.

Ce rôle de souffleur, loin d'encourager la paresse, produisit l'effet contraire : paresseux et paresseuses se piquèrent d'honneur, et bientôt les récompenses remplacèrent les punitions.

Françoise était une enfant raisonnable, appliquée et désireuse de se corriger de ses défauts ; cependant la haute position à laquelle les circonstances l'avaient élevée lui donnait une tendance à dominer ses frères, à donner son avis. Si Mme Decosne ne s'apercevait pas de cette fâcheuse disposition, les domestiques y voyaient plus clair, sauf Angèle, qui admirait en toutes choses l'enfant qu'elle avait bercée.

Une indisposition ayant obligé M. Berger à garder la chambre, les promenades furent interrompues. Vincent et Pierre jouaient dans la cour et se contentaient de voir de la fenêtre ce qui se passait sur le port, car la grand-mère ne laissait pas sortir ses petits-enfants avec Guillaume, qui cédait à toutes leurs fantaisies.

Cependant, un jour, Françoise obtint, à force d'instances, la permission d'aller avec ses frères ramasser des coquillages ; c'était au mois de mars, le temps était beau ; l'aïeule ne crut pas devoir refuser cette permission à ses petits-enfants. Angèle dirigerait la promenade.

Ils partirent à marée basse ; on eût vraiment dit que la mer avait déposé tout exprès, ce jour-là, les plus jolis coquillages pour les enfants. À tout moment, un cri de joie annonçait la découverte d'une mine précieuse. Les petits paniers se remplissaient de petits cornets roses , et de coquilles blanches et lisses qui faisaient l'admiration des frères et des sœurs. Angèle, quoiqu'elle ne fût plus de la première jeunesse, travaillait avec autant d'ardeur que les enfants.

Le temps passait ; il y avait deux heures qu'on avait quitté la maison.

« Il est temps de rentrer », dit la bonne.

Vincent et Pierre se disposaient à obéir, disant que la mer ne tarderait pas à monter. Françoise se moqua d'eux, et déclara qu'il n'y avait aucun danger à aller un peu plus loin.

On marcha donc encore pendant une demi-heure ; Françoise n'était plus aussi sûre que la marée tardât à monter ; elle suivait d'un œil inquiet le flot qui commençait à les suivre de près. Dans l'espace d'un quart d'heure, la marée se faisait sentir si bien, qu'il était impossible à la malheureuse Angèle de se dissimuler le danger. La bonne et les enfants furent saisis d'une indicible frayeur ; Jeanne pleurait ; Pierre n'essayait pas de faire le brave, Vincent seul conservait du sang-froid.

« Allons, Jeanne, dit le brave petit garçon, ne pleure pas ; je vais te prendre sur mes épaules ; vous autres, courez en avant ; peut-être verra-t-on de la dune le danger auquel nous sommes exposés, et alors l'on viendra à notre secours. »

Angèle, Françoise et Pierre se tenaient par la main, marchant à la suite de Vincent, qui manquait de tomber chaque fois qu'une vague frappait sur ses jambes ; la sueur de son visage se mêlait à ses larmes. Encore quelques instants, et le pauvre enfant succombera sous le poids de son trésor.

Cependant la vue d'une barque qui se dirige vers eux leur rend la confiance ; un pêcheur du Pollet venait à leur secours.

La certitude d'échapper au danger qui les menaçait leur causa une sorte de défaillance, mais le pêcheur ayant dit de sa grosse voix : « Allons, pas de bêtises, embarquons vite », les pauvres petits retrouvèrent assez de force pour obéir au pêcheur.

Le trajet se fit en silence. Angèle pleurait ; Françoise, éprouvée par le mal de mer, était anéantie ; Jeanne restait cramponnée aux épaules de Vincent ; Pierre se tenait fièrement debout. Cette attitude lui valut un compliment du pêcheur :

« À la bonne heure ; celui-là est un vrai louveteau de mer ! »

Voici le Pollet ! l'imprudence des promeneurs est connue ; le quai est couvert de gens mus par un autre sentiment que la curiosité.

« En v'là des imprudents, dit le pêcheur lorsqu'il fut rentré au port, et apercevant sa femme, il lui fit signe de s'avancer :

-- Rose, jette une bourrée dans la cheminée et fais chauffer du vin pour remettre tout ce monde-là sur pied. »

Le pêcheur prit Françoise dans ses bras et la porta chez lui. Ce fut seulement vingt minutes plus tard que la pauvre petite eut la force de parler.

« Bonne maman ! dit-elle, et son visage se couvrit de larmes.

-- Allons, ne pleurez pas ; Rose, qui pense à tout, a envoyé notre gars dire chez vous que tout le monde était rentré au port. »

Puis s'adressant à Angèle :

« Ma pauvre fille, vous êtes donc née d'hier pour ne pas savoir que la mer va et vient depuis que le monde est monde ? Vous vous en souviendrez, hein ?

-- Allons, Martin, ne l'accable pas de reproches ; la pauvre fille est assez malheureuse.

-- C'est moi qui suis cause de tout, dit Françoise en se jetant dans les bras d'Angèle.

-- Assez de larmes comme ça ; le vin est chaud, il faut le boire : mais d'abord, enfants, à genoux, il faut remercier la Madone », dit le pêcheur en ôtant son bonnet ; et il dit à haute voix l' Ave Maria.

Que se passait-il chez Mme Decosne ? La grand-mère excusa la première demi-heure de retard ; toutefois Marianne allait et venait sans cesse de la chambre de sa maîtresse à la porte de la rue. Rien ne venait.

Cependant le vin chaud ayant réconforté tout le monde, il fallut songer au retour.

« Partons, dit Vincent, nos vêtements achèveront de sécher en route.

-- Halte-là, dit Martin, je vais vous débarquer à votre porte. Le voisin Thomas nous prête sa carriole... la v'là ! en route. »

Le retour à la maison causait un effroi indicible à la pauvre Angèle, tandis que les enfants, n'ayant pas la responsabilité d'eux-mêmes étaient impatients de se jeter dans les bras de leur grand-mère. Il fallut cependant prendre le chemin de la maison. Les enfants encourageaient leur bonne.

« N'ayez pas peur, Angèle, grand-mère sera si contente de nous revoir ! »

La brave Rose, qui avait si bien soigné les enfants, fut remerciée, embrassée vingt fois pour une.

« Nous reviendrons vous voir, s'écrièrent-ils tous ensemble.

-- Je l'espère bien, reprit le pêcheur, vous seriez de fameux ingrats si vous oubliiez Martin et sa barque. »

La nouvelle du danger que les petits-enfants de Mme Decosne avaient couru était connue de tous les habitants du quai d'Henri IV ; voisins et voisines étaient sur le pas de leur porte se racontant les plus tristes choses, lorsque le petit garçon du pêcheur apporta la bonne nouvelle du retour des imprudents promeneurs. La grand-mère devint alors l'unique objet de la sympathie :

« A-t-elle dû souffrir ! disaient les uns. Va-t-elle être heureuse ! » disaient les autres.

Voici la carriole ! Les enfants en descendent lestement. Pélagie les reçoit en levant les yeux au ciel ; elle essaye de les arrêter au passage, mais en vain ; Jeanne seule se laissa embrasser ; la petite eût même volontiers fait le récit de leur aventure, si Pélagie eût tenté de la retenir ; mais Pélagie ne voulut pas la retenir.

Si Mme Decosne avait su dominer l'angoisse que lui causait l'absence prolongée de ses petits-enfants, elle ne sut pas maîtriser la joie que lui causait leur retour.

M. Berger était presque aussi ému que la grand-mère ; il s'en voulait d'avoir été malade, comme s'il avait dépendu de lui de ne pas l'être.

Les enfants parlaient tous à la fois ; la grand-mère frémissait en écoutant leurs récits naïfs, car ils ne dissimulaient rien du danger qu'ils avaient couru. Pierre égaya un peu la situation en disant que grand-mère les avait embrassés quinze fois chacun, « et, ajouta le mathématicien en herbe, comme nous sommes quatre, ça fait soixante baisers. »

Cette réflexion fut comme le rayon de soleil qui perce un nuage.

Lorsque le calme fut rétabli, la grand-mère s'étonna de ne point voir Angèle.

« Elle n'ose sans doute pas entrer, dit Vincent.

-- Bonne maman, ajouta Françoise, ne la grondez pas, je vous en prie, c'est moi qui suis cause de tout... j'ai voulu en faire à ma tête... »

La petite éclata en sanglots.

« Et moi, qui suis un garçon, ajouta Vincent, j'aurais dû donner mon avis et tenir bon.

-- C'est fini, mes enfants ; vous conserverez le souvenir de votre imprudence, un pareil accident n'arrive pas deux fois. Allez chercher Angèle. »

Angèle, pâle et tout en larmes, se jeta aux pieds de Mme Decosne sans pouvoir prononcer une parole.

« Allons, ma chère fille, essuie tes larmes ; elles troublent mon bonheur de vous revoir tous sains et saufs ; d'ailleurs, que te dirais-je que tu ne le sois pas dit à toi-même ?

-- Maintenant, mes chéris, allez changer de vêtements ; nous irons rendre visite au brave Martin.

-- Grand-mère, dit Jeanne, il faudra mettre votre robe de soie et votre chapeau neuf.

-- Oui, ma petite fille, tu as raison. Mais où est Guillaume ? »

Le pauvre garçon est à la recherche des promeneurs. Malheureusement, il se dirige du côté opposé à celui qu'ils ont pris. Il questionne tous ceux qui se trouvent sur son passage, et n'obtient que le récit d'histoires alarmantes du temps passé. Une vieille femme lui raconte que le jour de son mariage une bande d'enfants avaient été pris par la marée montante, et qu'en dépit du zèle de beaucoup de braves gens aucun d'eux n'avait été retrouvé.

Guillaume est fou de douleur, il pleure à chaudes larmes. Le brave garçon se demande dans quel état est sa respectable maîtresse, si elle a pu résister à un coup pareil. Mais la bonne Pélagie l'aperçoit, elle lui fait signe d'arriver. Et comme on ne presse pas les gens de venir pour entendre une mauvaise nouvelle, Guillaume retrouve force et courage, et arrive à la maison. Il monte droit à la chambre de Mme Decosne pour s'assurer qu'elle n'a pas trop souffert. Il fait le sacrifice du récit de tout ce qu'on lui a raconté, de peur de renouveler l'émotion de sa maîtresse ; il se borne à dire qu'une fois n'est pas coutume, que Madame pouvait être tranquille le reste de ses jours sur les promenades des enfants.

Cependant, malgré toute l'énergie dont était douée la grand-mère, ce fut seulement deux jours plus tard qu'elle eut la force de monter en voiture pour se rendre au Pollet. Suivant la recommandation de sa petite-fille, elle avait mis sa robe de soie et son chapeau neuf.

Jamais Guillaume n'avait mieux lustré les harnais de son cheval, et mieux traité sa bête.

« Je voudrais, dit-il à Pélagie, mettre un bouquet à ma boutonnière et des cocardes à la Grise, car jamais nous ne verrons fête pareille à celle d'aujourd'hui. »

On arriva chez le pêcheur à l'heure du dîner. Tout le monde se leva ; Rose offrit à Madame un fauteuil de paille, seul meuble de luxe de la maison.

Vincent et Pierre sautèrent au cou de Martin, qui leur rendit leurs baisers, tandis que Françoise et Jeanne embrassaient la femme du pêcheur.

Dès que l'émotion fut passée, Mme Decosne dit à Martin et à sa femme :

« Je n'ai pas de paroles pour vous exprimer ma reconnaissance.

-- Ce n'est pas la peine de vous tourmenter de ça, madame, répondit le pêcheur... mais si Madame le veut, je l'aiderai.

-- Volontiers, répondit la grand-mère, un peu surprise de la proposition.

-- Eh bien, voilà ! Je suis sûr que vous voudriez nous obliger un jour ou l'autre, et je n'ai pas cherché longtemps ce que vous pourriez faire pour nous témoigner votre reconnaissance.

-- Parlez, parlez vite, brave Martin !

-- Eh bien, voilà ! cette morveuse , qui mange tranquillement sa soupe devant vous, a seulement été ondoyée ; mon cousin Joliot, qui devait être parrain, est parti il y a un an pour Terre-Neuve, le pauvre garçon est mort...

-- Mais avec la meilleure volonté du monde je ne peux pas être le parrain de votre enfant, répondit en riant Mme Decosne.

-- Bien sûr, mais vous pouvez être sa marraine, et choisir M. Vincent pour votre compère.

-- Excellente idée, mon ami ; je vous remercie ; vous me causez une véritable joie.

-- Vois-tu, Rose, si je t'avais crue, Madame aurait été embarrassée pour sa reconnaissance. Faut être juste, sauver quatre enfants et une bonne, c'est un fameux coup de filet ! Tu as beau me faire des signes, moi, je dis ce que je pense.

-- Vous avez raison, mon brave, faites approcher ma filleule. »

La mère essuya la bouche de l'enfant qui jeta un regard de regret sur son assiette, et se laissa toutefois conduire à la dame, ouvrit ses grands yeux bleus, la contempla quelques instants, et se mit à jouer avec la chaîne de montre de sa future marraine.

« Quel nom lui donnerons-nous, mes amis ?

-- D'abord, elle s'appellera comme sa marraine.

-- Élisabeth, dit Vincent.

-- Et puis, continua Martin, nous autres pêcheurs, nous donnons toujours le nom de Marie à nos enfants.

-- Très bien. Seulement, je vous demande quelques jours, car une marraine a beaucoup à faire. »

Les choses étant ainsi convenues, on se quitta très satisfaits les uns des autres.

En dépit de son énergie, Mme Decosne fut très ébranlée du drame qui s'était passé ; elle garda la chambre toute la semaine, sans être capable de songer à autre chose qu'au bonheur d'être entourée de ses petits-enfants. Elle chargea Angèle d'acheter tout ce qui était nécessaire pour confectionner un trousseau à sa filleule : de bonne toile, des étoffes de laine et des indiennes.

« C'est vous, Angèle, dit Mme Decosne, qui ferez ce trousseau ; Françoise y travaillera aussi ; c'est une bonne occasion pour ma petite-fille d'apprendre à travailler, et d'ailleurs il est bien juste qu'elle se pique un peu les doigts pour la fille du brave Martin. »

Angèle fit le jour même les emplettes indiquées par sa maîtresse, et se mit au travail sans tarder. La pauvre fille travaillait dès le point du jour ; il lui semblait qu'en agissant ainsi elle expiait un peu sa faute et apportait aussi sa part de reconnaissance à l'homme qui avait prévenu un malheur, dont sa faiblesse eût été la cause.

Quinze jours plus tard, tout était prêt, et Mme Decosne se sentit capable de tenir sa promesse.

La veille du baptême, la grand-mère, qui ne perdait jamais l'occasion d'instruire ses petits-enfants, rappela à Vincent qu'un parrain et une marraine s'engagent, non seulement à protéger l'enfant qu'ils présentent à l'église pour être baptisé, mais à remplacer son père et sa mère, s'il devient orphelin.

Cette instruction n'était pas inutile, car jusqu'alors le trousseau de la filleule de bonne-maman et les sacs de dragées avaient été le sujet de la conversation.

Midi sonne ; la voiture est prête : Guillaume a mis ses gants blancs et une rose à sa boutonnière. Martin, sa femme, la filleule et son frère sont dans leurs plus beaux atours ; ils attendent sous le porche.

Voisins et voisines sont de la fête ; ils prennent leur part de l'honneur que Mme Decosne fait à Martin et à sa famille.

Le parrain est sérieux ; son frère et ses sœurs ne le sont pas moins.

La filleule a promis d'être sage, et elle tient parole. Quelle est donc gentille dans sa jupe de percale blanche, avec sa belle chevelure brune et ses joues roses !

À la sortie de l'église, on trouva sur la place une foule d'enfants qui comptaient sur la générosité de la marraine ; ils n'eurent point de déception ; une pluie de dragées tomba en si grande abondance que chaque enfant eut sa part sans qu'il fût nécessaire de se disputer le butin.

« Faut convenir, dit Martin, que ce grain-là ne gâte pas la journée. »

Mme Decosne fit un tout petit sermon à sa filleule ; la péroraison de ce discours fut une jolie petite bourse qui contenait cinq pièces d'or ; ces pièces d'or devaient être considérées comme le commencement de la dot de Marie-Rose-Élisabeth.

Grand-mère défendit à ses enfants de parler du passé, on devait être tout à la joie du présent.

M. Berger proposa de terminer la journée par une promenade dans la vallée d'Arques. La proposition fut acceptée à l'unanimité.

« Si nous rencontrons des petits garçons et des petites filles, dit Vincent, je leur dirai que je suis parrain de Marie-Rose-Élisabeth, et je leur donnerai des dragées. »

VI -- Les parents

Un matin, en l'absence de Pélagie, le facteur déposa une lettre sur la fenêtre de la cuisine. Cette lettre portait le timbre de Pétersbourg ; ce fut seulement une heure plus tard qu'elle fut remise à Mme Decosne.

La grand-mère était entourée de ses enfants, qui poussèrent des cris de joie en reconnaissant le timbre russe.

« Bonne maman, lisez tout haut ; vous passerez ce qu'il vous plaira. »

Mme d'Hyver commençait sa lettre en annonçant tout d'abord que son mari quitterait décidément l'ambassade, mais qu'il était encore impossible de préciser le moment du départ.

Cette nouvelle transporta de joie frères et sœurs ; le reste de la lettre les intéressait peu.

« Bonne maman, dit Jeanne, vous pouvez lire tout bas maintenant.

-- Ne dis pas cela, reprit Pierre, peut-être que maman parle du vieux monsieur.

-- Précisément : « Le pauvre homme est à moitié fou de joie ; il veut s'asseoir sur le siège à côté de Dominique et partager avec lui les fatigues du voyage ; la visite des bagages du pauvre homme ne nous retardera pas à la douane ; nous lui ferons un trousseau avant qu'il rentre dans son pays, et je compte un peu sur la bourse de mes chers enfants pour m'aider à pourvoir M. Bertin de tout ce qui lui manque. »

-- Oui, oui, s'écrièrent frères et sœurs, et nous donnerons tout ce que nous aurons dans notre bourse ; mais il faut qu'il vienne ici pour faire connaissance avec nous.

-- Oh ! dit Françoise, si papa et maman pouvaient être ici le jour de ma première communion !

-- C'est possible, mon enfant, mais il ne faut pas trop y compter. »

Le souvenir de la promenade à marée basse et le danger qu'on avait couru fut effacé par la bonne nouvelle du retour de l'ambassadeur ; la sagesse même fut à l'ordre du jour ; les thèmes et les versions de Vincent et de Pierre ne laissaient presque rien à désirer ; ce changement était dû au silence que les deux frères gardaient pendant l'étude.

Pierre voulait écrire au ministre pour le prier de faire revenir son papa tout de suite. M. Berger fit difficilement comprendre au petit garçon que cette démarche serait aussi ridicule qu'inutile. D'après cette réponse, Pierre déclara qu'il ne serait pas ambassadeur, puisqu'un ambassadeur ne pouvait pas faire sa volonté. M. Berger n'eut pas de peine à démontrer à l'enfant que tout homme est lié à un devoir, et que la conscience et la raison l'obligent à y être fidèle.

Cette année-là, les beaux jours furent précoces ; les étrangers n'attendirent pas la saison des bains de mer pour venir à Dieppe.

Mme Decosne ressentit l'influence du beau temps ; elle reprit insensiblement des forces, il lui fut bientôt permis d'aller faire une promenade en s'appuyant sur le bras de sa petite-fille. Françoise croissait vraiment en sagesse ; sa grand-mère admirait l'influence de la religion sur ce jeune cœur ; la bonne volonté de la petite fille était visible pour tout le monde ; il n'y avait plus de querelles entre frères et sœurs, Françoise rétablissait la paix par sa douceur. Cette conduite avait de l'influence sur Vincent, qui était parfois un peu impérieux ; les domestiques, toujours bons juges de nos défauts et de nos qualités, prodiguaient les éloges à leur petite maîtresse.

Cependant la grand-mère constatait à regret quelques petits nuages sur le front de sa chère petite-fille :

« Tu es triste, ma chérie, lui dit-elle, confie-moi ton petit chagrin. »

Françoise rougit.

« Bonne maman, vous allez vous moquer de moi.

-- Je me retiendrai ; parle.

-- Eh bien, je trouve la chambre de papa et de maman bien laide...

-- Je comprends que tu aurais du plaisir à revoir tes parents dans la belle maison que je loue à des étrangers ; mais rassure-toi, ton père et ta mère seront si heureux de nous retrouver tous en bonne santé, qu'ils oublieront ce qui manque à la vieille maison ; d'ailleurs les meubles modernes que j'ai ajoutés aux vieux meubles font bon effet.

-- Quels meubles, bonne maman ?

-- Mes petits-enfants, qui ont des mines roses. Il n'y a pas à Paris un tapissier dont les meubles puissent rivaliser avec ceux-là. J'excuse le petit mouvement de vanité qui vient uniquement de la bonté de ton cœur. Sois bien tranquille, chère enfant, ton père et ta mère ne reprocheront rien à la vieille maison quand ils seront au milieu de nous. »

Cependant le temps s'écoulait, et les voyageurs ne donnaient pas de leurs nouvelles. Où étaient ils ? Si Mme Decosne avait été flattée parfois de la haute position de son gendre, en ce moment elle eût préféré mille fois qu'il fût resté dans sa terre des Ardennes.

Il n'y a plus d'espoir : les cloches de Saint-Jacques annoncent la grande solennité à laquelle les parents n'accompagneront pas leurs enfants.

La robe de mousseline blanche et le voile sont suspendus aux rideaux de la fenêtre. Avant d'aller se coucher, Françoise s'agenouille devant sa grand-mère, qui la bénit avec une émotion qu'elle ne peut pas maîtriser. Vincent, Pierre et Jeanne embrassent leur sœur. Angèle et Pélagie sont là aussi ; elles n'attendent pas que leur jeune maîtresse les prévienne ; elles lui donnent de bons baisers, c'est leur droit, et Guillaume, sans être aussi sûr de son droit, ose réclamer le même honneur.

Françoise sourit en s'avançant vers le fidèle serviteur de sa grand-mère.

Dix heures sonnent ; Mme Decosne est encore dans son fauteuil, causant avec Marianne de l'étrange silence de sa fille.

Quelques instants plus tard, on entend le bruit d'une voiture :

« Si c'était ma fille !

-- Madame sait bien qu'il arrive à toute heure des étrangers dans notre ville !

-- Marianne, le cœur me bat si fort... ouvre la fenêtre.

-- J'entends bien une voiture qui approche, mais c'est nouvelle lune, il fait tout à fait noir. »

Le bruit se rapproche de plus en plus ; un coup de fouet que Mme Decosne reconnaît pour être celui d'un postillon confirme ses espérances !

« Marianne, ce sont eux. »

Tout en se disant que sa maîtresse est dans l'erreur, Marianne descend ; elle trouve Pélagie et Angèle qui ne doutent pas que ce ne soit l'ambassadeur qui arrive.

Elles ne se trompaient pas : une voiture approche. Guillaume, qui faisait des cocardes pour parer sa bête le lendemain, arrive au moment où la voiture s'arrête. Dominique saute du siège, ouvre la portière ; Guillaume dit sans préambule :

« C'est demain la cérémonie » ; puis il salue respectueusement M. et Mme d'Hyver ; il monte quatre à quatre annoncer la bonne nouvelle à Mme Decosne, qui la connaît déjà ; Guillaume n'en doute pas, mais il veut voir la joie de ses maîtres.

Il ne pouvait être question de reproches ni d'excuses, on est tout au bonheur de se revoir.

Pélagie est dans sa cuisine, le feu flambe. On ne lui a pas donné d'ordres ; n'importe, elle prépare le souper. La broche tourne :

« S'ils ne veulent pas de ma volaille ce soir, ils la mangeront froide demain, voilà tout. »

Mais la brave fille n'eut point de déception. Une heure plus tard, M. et Mme d'Hyver firent d'autant plus d'honneur au souper, que tout Français qui revient de l'étranger déclare la cuisine de son pays supérieure à toute autre. Mais les voyageurs se hâtèrent d'aller voir leurs enfants ; Angèle les conduit, recommandant la prudence à chaque pas :

« Il ne faut pas, surtout, éveiller Françoise ! »

Le père et la mère suivent la bonne Angèle ; ils entrent d'abord dans la chambre de Françoise ; la robe de mousseline et le voile dont la petite communiante doit se parer le lendemain leur causent une émotion qu'ils n'essayent pas de dissimuler :

« Qu'elle est charmante, notre Françoise, dit Mme d'Hyver en s'approchant du lit. Je voudrais t'embrasser, cher petit ange, mais je craindrais de t'éveiller. Dors en paix, à demain le bonheur de te serrer dans mes bras et d'entendre ta douce voix. »

Tant de discrétion était inutile pour Jeanne et ses frères ; ils reçurent de tendres baisers sans que leur sommeil en fût troublé.

La cloche de Saint-Jacques a réveillé tous les habitants du quartier ; quelques instants plus tard, M. et Mme d'Hyver se disposent à entrer dans la chambre de leur fille. Angèle s'y oppose :

« Il ne faut pas éveiller Françoise avant six heures, et il n'en est que cinq. »

Le père et la mère se soumettent, mais au premier coup de six heures ils entrent dans la chambre de leur fille.

Françoise ouvre les yeux ; elle croit rêver, elle se frotte les yeux ; mais à ces mots : « Ma fille chérie », elle ne doute plus de la réalité, elle tend les bras à ce père et à cette mère dont l'absence faisait un si grand vide dans son cœur.

Après les premiers épanchements du retour, M. et Mme d'Hyver comprirent qu'il fallait respecter le recueillement de leur fille ; mais ils entrèrent sans précaution dans la chambre des garçons, où Mlle Jeanne se permit de venir en très petit négligé.

Voici Françoise parée de sa robe blanche et de son voile. Rien, dans la toilette de la fille de l'ambassadeur ne la distingue de ses compagnes. Elle s'agenouille devant son aïeule, son père et sa mère, qui la bénissent. Qu'elle est charmante, cette enfant ! Quelle physionomie calme et heureuse !

Les serviteurs l'admirent ; tous sont joyeux, à l'exception de Guillaume, qui est allé retenir une grande berline, la veille au soir, afin que la famille ne soit pas séparée. Lui qui comptait faire tant d'embarras dans un si beau jour !

L'église est remplie non seulement d'enfants et de parents, mais d'amis, de voisins et de passants. On peut dire qu'il n'y a point d'indifférents dans cette foule : ceux qui ont conservé la foi et le souvenir de ce grand jour de la première communion s'attendrissent, et ceux qui croient peut-être l'avoir perdue, la retrouvent aussi dans les souvenirs du passé.

Le retour à la maison ne fut pas seulement une fête de famille. La cour se remplit des pauvres de grand-mère qu'elle a conviés à venir recevoir une aumône exceptionnelle. De grandes mannes remplies de pain sont placées sur le perron ; Françoise, qui n'a pas pris le temps d'ôter son voile, est entourée de ses frères et de sa petite sœur, qui l'aident à faire la distribution du pain. On les remercia, on les bénit, ces petits enfants ; mais ce n'est pas tout, M. d'Hyver ajoute pour chacun des pauvres une pièce d'argent au premier don.

L'histoire de la promenade à marée basse fut racontée par Mlle Jeanne. Heureusement, la bonne Angèle n'avait voulu laisser à personne le soin de l'accuser. Aucun reproche ne sortit de la bouche des heureux parents. Celui qui s'accuse n'est-il pas toujours pardonné ?

Pendant que M. d'Hyver remercie M. Berger des soins qu'il a donnés à Vincent et à Pierre, pendant qu'ils s'entretiennent de la Russie, mère et grand-mère, entourées de leurs enfants, oublient ce que l'absence a eu de pénible et sont tout au bonheur du retour.

Françoise ne perdit pas de temps pour faire part à ses parents de la confiance dont sa grand-mère l'honorait.

La jeune ménagère recevait chaque jour des compliments sur ses menus.

Par bonheur pour elle, le cuisinier était absent. Le brave garçon était allé faire fondre la glace de la Russie au soleil de Toulouse. Cette circonstance enchantait Françoise et Pélagie.

Le bonheur d'être rendue à sa famille n'empêchait pas la baronne d'Hyver de se trouver à l'étroit dans la vieille maison ; d'ailleurs, son mari n'était pas homme à rester dans l'inaction. Il allait se retirer de la diplomatie ; la politique n'était pas d'accord avec la droiture de son caractère, et il profitait de la paix pour reconquérir sa liberté. Il était donc indispensable que M. d'Hyver eût un cabinet d'étude ; M. Berger lui avait cédé le sien, mais il convenait de n'accepter ce sacrifice que pour un certain temps ; enfin les amis de Paris réclamaient M. et Mme d'Hyver.

Un premier voyage à Paris fut de courte durée, mais après avoir passé l'été au bord de la mer, on songea sérieusement à se séparer.

L'éducation des garçons n'avait pas été négligée à Dieppe ; toutefois, après mûre réflexion, on convint qu'il était indispensable que Vincent et Pierre suivissent les classes d'un lycée à Paris ; il fallait donc renoncer à la province.

L' enlèvement des filles offrait plus de difficulté que celui des garçons : l'éducation de Françoise ne laissait rien à désirer. Ce serait une erreur de croire que la province ne possède ni savants professeurs, ni artistes distingués. Mais d'autres considérations contrariaient les projets des parents. Mme Decosne n'avait-elle pas donné l'exemple du dévouement en recevant ses quatre petits-enfants ? Le repos, dont toute grand-mère a besoin, n'avait-il pas été compromis ? Que de soins ! que d'inquiétudes ! Mais aussi quel vide ferait l'absence de ces chers enfants ! La reconnaissance de Mme d'Hyver était égale à sa tendresse pour sa mère, aussi hésitait-elle à parler d'une séparation qui serait évidemment douloureuse. Un jour elle se croyait résolue à aborder la question, et le courage lui manquait ; le moindre prétexte lui suffisait pour ne pas faire l'effort de rompre le silence. Cependant Mme d'Hyver finit par en appeler à ses devoirs de mère, et toute hésitation cessa. Ne fallait-il pas louer un hôtel, s'installer, reprendre sa place dans la société ?

Le temps était magnifique ; il ne se passait pas de jour sans que les enfants fissent une promenade avec M. Berger. Un jour, on allait voir le chêne d'Offranville, le lendemain, si c'était un jour de congé, on allait à Pourville.

Ces belles promenades ne faisaient pas tort cependant au Pollet ; les bons enfants n'oubliaient pas que Martin leur avait sauvé la vie. La filleule de grand-mère et de Vincent était choyée, caressée, et ses poches se remplissaient de bernardins achetés chez le pâtissier de la Grande-Rue.

Ces absences ôtaient tout prétexte à Mme d'Hyver pour ne pas annoncer son prochain départ à sa mère. Un jour donc, elle alla résolument chez Mme Decosne pour lui annoncer leur prochaine séparation. Mais elle fut prévenue par sa mère :

« Ma chère Aline, dit Mme Decosne, je vous rendrai vos trésors dès que vous serez installés à Paris. L'éducation de Vincent et de Pierre doit s'achever dans un lycée de Paris ; quoique j'aie la conviction que les études de Françoise sont aussi bien dirigées que celles des jeunes filles élevées à Paris, je comprends que tu veuilles avoir cette chère enfant près de toi ; c'est une fleur dont toute mère aimerait à se parer. Lorsque vous aurez trouvé un hôtel à votre convenance, tu viendras chercher les enfants. »

Mme d'Hyver avait laissé parler sa mère sans l'interrompre, elle eût même souhaité qu'elle parlât plus longtemps encore, tant de générosité la rendait muette. Après un moment de silence, elle se jeta dans les bras de sa mère, et dit enfin :

« Vous viendrez aussi, mère chérie.

-- Non, ma chère Aline ; mon devoir est de te rendre l'autorité que tu m'avais donnée ; chacun doit être à sa place : la tienne est au milieu de tes enfants. Je te remercie, ma fille bien-aimée, de la confiance que tu m'as montrée ; j'en suis d'autant plus heureuse que vous n'avez pas à le regretter. M. Berger et moi avons bien commencé l'éducation de vos enfants, vous l'achèverez, mes amis.

-- Mais quel vide va faire ici l'absence de ces chers petits !

-- Aline, maintenant tu dois reprendre l'autorité, remplir tes devoirs de mère ; tes enfants sont en bon chemin, c'est à toi de les conduire, de continuer l'œuvre que nous avons commencée.

« Je n'accepte pas de vivre au milieu de vous ; la vieillesse a besoin de se recueillir ; c'est vous qui viendrez voir grand-mère, vous reposer dans la vieille maison, réparer vos forces affaiblies par le séjour de la grande ville.

« Je te remercie, ma chère fille, d'avoir égayé ma vieillesse par la présence de tes enfants ; jamais grand-mère ne fut plus heureuse que je ne l'ai été pendant les années où j'ai ressaisi les droits de la maternité ; l'exercice de ces droits m'a rajeunie, il a soutenu mon intelligence et ravivé mon cœur, que l'isolement eût attristé. »

Mme d'Hyver était douloureusement convaincue des raisons que lui donnait sa respectable mère.

Les enfants devaient ignorer les projets de leurs parents jusqu'au moment où le jour du départ serait fixé.

Rien n'était changé dans la vieille maison, le travail et le plaisir se succédaient.

Les enfants s'étonnèrent en entendant leurs parents parler de faire un voyage à Paris, car on était au mois d'août, et la chaleur était excessive. L'assurance de ne pas quitter Dieppe et de voir la grande marée de septembre occupait tellement leur esprit, qu'ils ne firent aucune réflexion sur l'absence de leurs parents.

À peine arrivée à Paris, Mme d'Hyver souffrit beaucoup de la chaleur. Les courses, quoiqu'en voiture, étaient fatigantes pour une femme qui était devenue sédentaire pendant un séjour de deux années à Pétersbourg ; mais personne ne pouvait la remplacer pour le choix des meubles.

Ce fut seulement six semaines plus tard que M. et Mme d'Hyver revinrent à Dieppe. Les étrangers y étaient en grand nombre ; la jetée et les falaises étaient couvertes de curieux à l'heure de la marée.

Plusieurs jours se passèrent sans qu'il fût question de quitter grand-mère ; mais la veille du départ, Françoise et ses frères ayant surpris Pélagie et Angèle occupées à faire des paquets, les questionnèrent.

« Qu'est-ce qui s'en va encore ? »

Pour toute réponse, Pélagie se moucha et essuya ses yeux ; puis Françoise lui ayant demandé pourquoi elle pleurait, la bonne fille éclata en sanglots.

Une explication était inévitable ; Angèle prit la parole.

« Eh bien, mes enfants, puisque vos parents vont demeurer à Paris, nous y demeurerons aussi. »

Cette réponse provoqua des exclamations de surprise ; Vincent se borna à dire qu'il fallait demeurer avec papa et maman puisqu'ils étaient revenus de Russie ; mais Pierre, tout en convenant de la chose, témoigna beaucoup de chagrin de quitter la vieille maison de bonne maman et de ne plus voir la mer.

Les choses ne se passèrent pas si simplement avec Françoise et Jeanne. Elles allèrent trouver Mme Decosne pour savoir si ce qu'Angèle avait dit était bien vrai, et sur l'assurance qu'elle leur en donna, Françoise éclata en sanglots.

La petite s'attendait certainement à être consolée ; mais elle se trompait. Mme Decosne ne se laissa pas attendrir ; elle témoigna sa surprise de voir une enfant pleurer parce qu'elle va vivre entre son père et sa mère.

« Essuie bien vite tes larmes, Françoise, elles causeraient un chagrin profond à tes parents s'ils les voyaient ; ils douteraient peut-être de ta tendresse.

-- Oh ! bonne maman, je les aime de tout mon cœur ;... mais vous laisser toute seule ! ne plus vous rendre de petits services ; n'être plus votre bâton de vieillesse quand vous sortez !

-- Crois-tu donc, enfant chérie, que ton absence ne me sera pas pénible ? Non, tu ne le crois pas, mais tu ignores que lorsqu'on est bien pénétré du sentiment de ses devoirs, on a le courage de les accomplir ; tout en vous regrettant, mes chères petites-filles, je me réjouis du bonheur de votre mère, qui a été si longtemps séparée de vous.

« Tu n'avais pas pensé à cela, ma bonne Françoise ; tu oublies aussi combien tu auras d'occasions d'être utile à ta mère. »

Jeanne, qui avait gardé le silence jusque-là, dit à sa sœur :

« Et puis, les vacances ! Bien sûr, nous les passerons ici.

-- Certainement, ajouta grand-mère ; votre chambre restera telle que vous la laissez. Pélagie soignera vos oiseaux, votre petit chien Tinopot sautera de joie, jappera comme un petit fou dès qu'il vous apercevra ; la mer apportera ses plus beaux coquillages pour les bonnes petites filles qui aiment tant leur grand-mère. Allons, Angèle a des commissions à faire, vous allez l'accompagner. Je veux qu'avant votre départ vos amis les pêcheurs reçoivent de jolis présents. Ces présents doivent être chauds, car l'hiver viendra. »

Françoise ne pleurait plus ; mais, comme le pensait Mme Decosne, la petite avait besoin de distraction. Cette distraction ne se fit pas attendre.

VII -- Mademoiselle Jeanne

La famille était réunie chez Mme Decosne, lorsque Dominique annonça de l'air le plus joyeux M. Bertin.

À ce nom, l'intérêt s'ajouta à la curiosité. Quelques mois passés en France avaient transformé l'exilé de Sibérie. M. d'Hyver remarqua alors une certaine distinction dans les manières du maître d'école.

Mme Decosne assura le brave homme de toute la sympathie que lui avait inspirée sa triste position.

Les enfants souhaitaient vivement entendre le récit du séjour qu'il avait fait en Russie, et lui-même eût volontiers parlé des joies du retour, de l'accueil de sa famille, de ses voisins, de tous ceux qui l'avaient connu ; mais il comprit que ses bienfaiteurs étaient tous occupés d'eux-mêmes et se contentaient de le voir rendu à la liberté.

Mme d'Hyver, en dépit de tous ses efforts, ne parvenait pas à dissimuler combien il lui en coûtait de laisser sa mère seule après l'avoir vue si bien entourée. Elle désignait bien haut les objets qu'il fallait laisser et qu'on retrouverait aux vacances.

Françoise multipliait les prétextes pour entrer dans la chambre de sa grand-mère. Jeanne, à laquelle on ne faisait guère attention, vint trouver Angèle, et lui dit qu'elle ne voulait pas aller à Paris.

« C'est à mon tour d'être le bâton de vieillesse de grand-mère ; elle m'apprendra tout ce qu'elle a appris à Françoise. »

Angèle, émerveillée du raisonnement de la petite, alla raconter à sa maîtresse ce qui venait de se passer.

Angèle s'attendait simplement à entendre louer le bon cœur de la petite fille ; elle fut donc très surprise lorsque Mme d'Hyver dit :

« Cette petite a peut-être raison ; la vérité sort de la bouche des enfants. Puisque Jeanne demande à rester, nous n'avons pas à craindre que notre absence lui fasse de la peine. Les études de Françoise vont être sérieuses ; j'aurai peu de temps à donner à Jeanne, et je ne veux pas la confier à une étrangère. Eh bien, si mon mari m'en croit, Jeanne restera avec sa grand-mère. »

Le mari accepta les raisons de sa femme, et il fut décidé que la petite serait le bâton de vieillesse de sa bonne maman.

Mme Decosne ne dissimula pas la joie qu'elle éprouvait de ne pas perdre tous ses trésors le même jour.

Les enfants, toujours si disposés à changer de place, regrettaient la vieille maison, la plage, les dunes et la vallée d'Arques. Ils dirent adieu à leur grand-mère sans autres remerciements que leur larmes.

Jeanne pleura aussi, mais seulement après le départ de tout le monde. Par bonheur un fermier venait d'apporter un merle, grand artiste qui eut bientôt charmé Jeanne.

Cependant le voyage est un précieux remède pour les affligés ; les yeux se séchèrent, et, laissant le passé derrière eux, nos petits amis furent tout à l'avenir. Que de choses nouvelles ils allaient voir ! Vincent se souvenait d'être allé aux Champs-Élysées, et il en racontait des merveilles.

Françoise, seule, gardait le silence, et n'eût peut-être pas dit un mot, si ses parents ne se fussent appliqués à la faire parler.

On est arrivé ; l'heure de se coucher a sonné. L'élégance de l'hôtel surprend les enfants. Ce n'était pas cependant la première fois qu'ils habitaient des appartements meublés avec luxe, mais la simplicité de la vieille maison laissait dans leur esprit une impression qui faisait contraste avec ce qu'ils voyaient.

Les recommandations d'Angèle, et surtout celles d'un nouveau domestique qui leur conseillait de ne pas écarter les rideaux afin de voir ce qui se passait dans les Champs-Élysées, leur parurent une tyrannie ; ils s'en affranchirent d'autant plus vite, que Dominique n'avait pas de semblables exigences. Angèle était certainement disposée à faire beaucoup de concessions ; elle dut toutefois gronder Pierre, qui barbotait comme un canard dans sa cuvette et jetait de l'eau sur le tapis.

Françoise ne ressentait pas la moindre admiration pour la jolie chambre rose que sa mère s'était plu à faire meubler. Mme d'Hyver lui en témoigna de la surprise, et comme la petite ne savait pas dissimuler avec sa mère, elle lui avoua qu'elle trouvait la maison de grand-mère plus commode que celle de Paris.

« Tu t'habitueras à celle-ci, ma chère petite, rien ne sera changé à ton règlement de vie ; il faut apprendre à vivre dans la position où la Providence place chacun de nous. Grand-mère n'est pas obligée de sacrifier ses goûts de simplicité au monde, tandis que ton père doit se faire honneur de sa fortune, car la fortune impose des devoirs à ceux qu'elle favorise. »

Françoise écoutait respectueusement sa mère, toutefois elle était distraite et semblait peu disposée à prendre le chemin de la salle d'étude.

« Maman, dit-elle enfin, est-ce que je commanderai le déjeuner et le dîner, comme chez grand-mère ?

-- Certainement, répondit la maman, enchantée de trouver l'occasion de procurer une petite satisfaction à sa fille. Oui, ma chérie, tu t'entendras avec Hippolyte les jours ordinaires, seulement lorsque nous recevrons, tu laisseras le cuisinier tout à fait maître de son menu. »

Les conventions étant ainsi faites, Françoise, très contente de ne pas perdre toute son autorité, aborda l'étude avec une bonne humeur qui en assura le succès.

Cependant Hippolyte, entiché de l'autorité dont il jouissait depuis quinze ans, ne fut pas très flatté de la partager avec une enfant de treize ans. Sous ce rapport seulement, il regrettait la Russie, où il avait déployé ses talents et dépensé beaucoup d'argent, ce qui lui avait valu beaucoup de considération parmi les fournisseurs.

Mais Hippolyte fut désarmé lorsque Françoise lui dit :

« Maman désire que je sois une bonne maîtresse de maison, et c'est à vous, Hippolyte, qu'elle me renvoie pour recevoir une bonne direction. »

Le cuisinier changea son bonnet de main, s'inclina devant la charmante enfant, et lui promit de ne rien négliger pour faire d'elle une maîtresse de maison accomplie.

Françoise rougit de plaisir.

Hippolyte avait été subjugué par la confiance que ses maîtres lui témoignaient ; mais dès qu'il se retrouva en présence de ses casseroles et de ses moules, il s'indigna à la pensée de livrer les secrets de son art.

« Que deviendrait notre profession, pensait-il, si chacun de nous s'avisait de faire l'éducation culinaire des demoiselles de maison ? si la fille d'un ambassadeur et d'un lord étaient capables de commander un dîner ? Où avais-tu la tête, mon pauvre Hippolyte, en prenant un semblable engagement ? J'enseignerai à cette charmante enfant à faire le chocolat, chose à laquelle beaucoup de ménagères croient s'entendre tandis qu'elles n'y connaissent rien ; puis viendront les œufs à la neige, passés de mode depuis soixante ans, voire même la bouillie. J'exigerai la perfection en tout cela, afin de faire durer mes leçons pour que la jeune fille y renonce, soit par caprice, soit par désespoir d'y réussir. »

Le brave homme poussait l'amour de son art jusqu'à n'estimer que les gourmands ; un homme sobre était presque un monstre à ses yeux, et si parfois on s'avisait de critiquer la gourmandise, il énumérait d'une manière vraiment comique toutes les qualités physiques et morales du gourmand, et parlait de l'homme sobre avec dédain.

Hippolyte appelait de tous ses vœux le jour où son maître reprendrait une position ; s'il avait été moins attaché à la maison, il eût quitté sa place depuis longtemps !

Pendant que tout s'arrange si bien à Paris, Jeanne occupe vraiment une position ; elle rend beaucoup de petits services à sa grand-mère : elle monte et descend l'escalier vingt fois par jour, c'est elle qui porte les ordres à Pélagie et à Guillaume, enchantés de les recevoir de cette bouche enfantine.

Marianne, dont les jambes deviennent rétives, n'est point jalouse de voir empiéter ses droits.

Jeanne fait une petite lecture, matin et soir, à sa grand-mère ; elle tricote des jarretières pour Pélagie, qui l'aide à faire la dînette.

Cependant l'institutrice qui a donné des leçons à Françoise en donnera désormais à Jeanne, et elle aura le bonheur de constater que la petite sœur a autant de dispositions et de docilité que l'aînée.

Les forces de grand-mère reviennent chaque jour, et le bâton de vieillesse entre en fonctions.

« Es-tu contente, chère mignonne ?

-- Oh ! oui, bonne maman, mais il y a encore une chose...

-- Parle.

-- Si j'avais seulement une clef !

-- Qu'à cela ne tienne : voici la clef de la petite armoire aux fils et aux rubans.

-- Quel bonheur ! »

En remettant cette clef à Jeanne, la grand-mère se garda bien de lui dire qu'elle en avait une pareille.

Cependant Mme Decosne souffrait de l'absence de ses enfants ; elle avait sans doute souhaité parfois un peu plus de calme, et maintenant le silence qui règne dans la vieille maison l'attriste. Mais le vent ne disperse pas plus vite les dernières feuilles de la forêt que Marianne ne dissipe le nuage qui assombrit le front de sa maîtresse. Elle a découvert, la brave fille, que le meilleur moyen d'adoucir l'absence de ceux qu'on aime est de s'entretenir du bonheur que leur présence nous a donné. Grand-mère écoutait avec ravissement le récit des espiègleries de ses petits-enfants ; la ressemblance de Vincent avec son aïeule était souvent rappelée. Puis, laissant le passé, Marianne parlait de l'avenir, des joies qu'il apporterait : quelles vacances ces petits chéris passeraient dans la vieille maison ! Suivaient alors des projets que grand-mère accueillait en souriant.

Marianne se félicitait de ses succès, car jamais elle ne s'aperçut que sa bonne maîtresse surmontait souvent sa tristesse pour laisser à la brave fille la douce illusion de croire que sa présence et sa gaieté étaient un remède puissant pour changer le cours de ses idées.

Mme Decosne, ayant conservé l'agilité et l'adresse de ses doigts, entreprit alors des ouvrages qui eussent effrayé bien des jeunes filles. Ces ouvrages étaient destinés à parer les chambres de ses petites-filles : rideaux brodés, couvrepieds roses, et avec cela des pelotes dignes de figurer sur la toilette d'une grande dame. Tout cela était si joliment exécuté, qu'en dépit de sa modestie l'ouvrière contemplait son ouvrage avec complaisance.

La charité occupait aussi grand-mère : Marianne remplissait les fonctions d'aide de camp, et si elle n'était pas capable de pousser une reconnaissance hors de ville, elle savait trouver dans le quartier des gens dignes de l'intérêt de sa maîtresse.

Jeanne l'accompagnait quelquefois ; elles rapportaient de ces excursions charitables une foule de récits auxquels s'intéressait vivement Mme Decosne.

M. Berger était toujours une fidèle dame de compagnie ; il faisait chaque jour la lecture à sa respectable amie, sans négliger les petits faits divers.

Le cuisinier avait eu raison de ne pas s'effrayer de l'engagement qu'il avait pris avec Françoise. Un mois plus tard, Françoise commençait à étudier sérieusement, et bientôt les arts d'agrément s'ajoutèrent aux leçons de grammaire et d'histoire ; il fut donc impossible à notre jeune ménagère de consacrer beaucoup de temps à battre des blancs d'œufs et à faire du chocolat. Françoise ayant témoigné le désir d'apprendre le dessin, sa mère la conduisait plusieurs fois la semaine à un cours dirigé par Mme Liotard, femme d'autant de talent que de mérite. Ce cours réunissait seulement dix élèves appartenant à de bonnes familles.

Lorsque Françoise parut aux cours de Mme Liotard, il va sans dire qu'elle fut l'objet d'observations plus ou moins favorables. Bientôt, ces demoiselles lui reprochèrent de ne pas causer, de ne rien dire de sa famille ; on ne savait pas combien elle avait de frères et sœurs, si ses parents avaient voiture ; cette discrétion fut considérée comme une marque de mépris, le jour où Ernestine Leblanc apprit à ses compagnes que Mlle d'Hyver était la fille d'un ambassadeur. Dès lors, il y eut scission complète entre Françoise et les autres élèves de Mme Liotard. Françoise, sans s'expliquer la cause de cette froideur, ne s'en inquiéta pas outre mesure.

Trois mois s'étaient écoulés depuis que Françoise suivait le cours de dessin, lorsqu'une jeune fille nommée Louise Vernet vint augmenter le nombre des élèves. Une place à côté de Françoise lui fut désignée.

La nouvelle élève travaillait avec autant de zèle que sa voisine ; bientôt de petits emprunts de mie de pain servirent de trait d'union entre les deux jeunes filles, et peu à peu l'intimité s'établit entre elles.

Cette intimité, née de l'amour du travail, déplut aux élèves qui faisaient bande à part : une de ces demoiselles ayant appris que Louise était orpheline et travaillait pour acquérir du talent afin de se suffire à elle-même, on l'accusa de rechercher Mlle d'Hyver avec l'idée de s'en faire une protectrice plus tard.

Si des étrangers venaient par hasard visiter l'atelier de Mme Liotard, leur attention se portait d'abord sur le groupe des élèves dont les mains, ornées de bagues, pétrissaient avec grâce la mie de pain indispensable pour effacer leurs bévues ; mais si parmi les visiteurs il se trouvait une personne capable d'apprécier un coup de crayon, Françoise et Louise fixaient leur attention.

Le cours finit le 1er juillet.

« À l'année prochaine, se dirent les deux amies.

-- Où passerez-vous les vacances ? demande Françoise à Louise.

-- À Passy, où je demeure, chez ma tante, qui remplace mes parents. Je suis orpheline », dit-elle en baissant la voix.

Françoise l'embrassa ; c'était la première fois qu'elle lui donnait ce témoignage d'affection : Elles se quittèrent en se disant : « Au revoir. »

Ce nom d'orpheline, échappé à la discrète enfant, troubla Françoise, qui n'avait jamais songé à une semblable infortune.

Elle monta en voiture avec Angèle sans lui dire un mot, et se pencha à la portière pour dissimuler ses larmes ; mais à peine rentrée à la maison, elle raconta à sa mère ce que Louise lui avait confié. « Oh ! mère chérie, que je la plains ! que je l'aime, moi qui ai deux mères !

-- Voudrais-tu lui en donner une ?

-- Oh ! non, mais nous irons la voir, n'est-ce pas, maman ?

-- Assurément, j'irai dès demain demander l'adresse de sa tante à Mme Liotard, et nous irons surprendre ton amie un de ces jours. »

Mme Liotard avait une prédilection toute particulière pour Louise, non seulement parce que c'était sa meilleure élève, mais aussi parce qu'elle était digne du plus tendre intérêt. Son père, arrivé au grade de capitaine de vaisseau, était mort au retour d'une expédition en Chine, et sa mère n'avait survécu que quelques mois à la perte de son mari. Mme Gardiens avait confié sa petite-fille à sa sœur, Mlle Vernet, et celle-ci était entièrement dévouée à sa nièce ; « elle mérite, ajouta Mme Liotard, l'estime et la sympathie des amis de sa sœur, et je ne vois aucun inconvénient, madame, à ce que Mlle Françoise ait Louise pour amie. »

Ces renseignements venaient fort à propos.

Mme d'Hyver avait hésité jusqu'alors à laisser Françoise fréquenter quelques jeunes personnes dont l'éducation mondaine lui semblait un danger ; mais elle accueillit avec empressement l'espoir de donner à sa fille une amie élevée simplement et de bonne famille.

Quelques jours plus tard, par une belle soirée de juillet, Mme d'Hyver et sa fille montèrent en voiture pour se rendre à Passy.

Suivant les indications de Mme Liotard, la voiture s'arrêta devant une jolie maisonnette dont la cour plantée et fleurie attirait les regards du passant.

Près d'une fenêtre ouverte du rez-de-chaussée, se tenait une femme, encore jeune, qui cousait assidûment, tandis qu'une jeune fille dessinait près d'elle.

Au bruit de la sonnette, toutes deux levèrent la tête. Julienne, une vieille servante, alla ouvrir, et Louise annonça aussitôt à sa tante Mme d'Hyver et Françoise.

À peine eurent-elles paru, que Louise rougit de plaisir et dit à sa tante :

« Je vous disais bien que Françoise viendrait, mais je ne m'attendais pas à ce que sa maman l'accompagnât. »

C'était, comme disait Julienne, une grande visite.

Avant qu'elle eût eu le temps de les faire entrer au salon, Mlle Vernet et sa nièce vinrent recevoir les visiteuses.

Les deux jeunes filles s'embrassèrent pendant que les mamans se faisaient l'accueil le plus cordial.

Françoise n'eut rien de plus pressé que de regarder le travail de son amie : comme cette tête était bien ombrée !

« Certes, Mme Liotard en ferait compliment à sa chère élève.

-- Trêve de compliments, Françoise. Avec la permission de ma tante, nous allons faire un joli bouquet qui vous rappellera le petit jardin de Passy ; il y a précisément trois roses mousseuses qui sont écloses ce matin. »

Et armée d'un sécateur, Louise détacha les trois belles roses, avec la résolution que n'eût point montrée un véritable amateur. Tout en causant, la jeune jardinière grossissait le bouquet, n'ayant garde d'oublier le réséda qu'elle avait semé, et dont le parfum montait jusqu'aux fenêtres du deuxième étage.

Du jardin, on arriva à la chambre de Louise, en passant par celle de sa tante. Ces chambres étaient bien éclairées, on pouvait facilement en constater l'ordre et la propreté.

« C'est comme chez grand-mère », pensait Françoise.

Julienne, qui a compris le regard de sa maîtresse, prépare sans bruit un goûter : des fraises cueillies avant le lever du soleil, des cerises et des gâteaux.

Mme d'Hyver et sa fille passèrent dans la salle à manger, et firent honneur de bonne grâce au goûter qui leur était offert.

Cette agréable visite parut trop courte à la mère et à la fille ; on se quitta avec la promesse de revenir cueillir des fleurs dans le jardin de la petite maison.

Lorsqu'on fut rentré dans le splendide hôtel des Champs-Élysées, la petite maison de Passy fit encore longtemps le sujet de la conversation.

Chacun, en ce monde, juge les choses à son point de vue. Mme d'Hyver se félicitait d'avoir rencontré hors de son cercle brillant une jeune fille élevée loin du monde, qui ne pourrait avoir qu'une sage influence sur ses filles et particulièrement sur la gentille Jeanne, qui eût pris facilement de petits airs si ses parents l'y eussent encouragée.

VIII -- L'hospitalité

Mlle Vernet, la tante de Louise, songeait avec plaisir que sa nièce était admise dans une famille honorable, et que son éducation se compléterait dans l'intimité d'une jeune fille qui saurait lui procurer de paisibles distractions, car l'excellente tante avait remarqué plus d'un nuage sur le front de sa chère enfant, sans oser la questionner à ce sujet.

La semaine s'était à peine achevée, lorsque Mlle Vernet reçut l'invitation de venir dîner avec Louise chez M. et Mme d'Hyver. Françoise témoigna le désir d'aller les chercher en voiture ; sa mère lui fit comprendre qu'il était plus convenable de les laisser venir, puis elle ajouta :

« Nous ferons notre promenade du soir en les reconduisant à Passy. »

La toilette de Louise consista à mettre une robe de mousseline blanchie par sa bonne, et à nouer soigneusement sa belle chevelure dorée.

Le temps, très beau, favorisa la petite promenade de la tante et de la nièce.

L'hôtel du baron d'Hyver était somptueusement meublé ; mais la simplicité des personnes qui l'habitaient en atténuait en quelque sorte le luxe.

C'était un jour de congé, ce qui permit à Vincent et à Pierre d'être présentés à l'amie de Françoise.

Les petits garçons aimaient tendrement leur sœur, ils furent donc enchantés de faire connaissance avec cette Louise dont ils entendaient si souvent prononcer le nom.

Pierre, qui commençait à dessiner, se posa immédiatement en amateur ; il alla chercher quelques yeux esquissés au crayon rouge et produisit avec un certain orgueil une bouche ornée d'une paire de moustaches formidables. Louise encouragea Pierre à persévérer ; elle fit à sa prière un cavalier armé de pied en cap.

Tout en s'associant à la conversation, Mme d'Hyver observait la distinction de ses convives : « On dirait, pensait-elle, que la tante et la nièce retrouvent à ma table d'anciennes habitudes. » Elles voyaient tout sans regarder, pas l'ombre d'une gaucherie, pas un de ces regards curieux qui dénotent la surprise ou l'envie.

La soirée passa trop vite, car c'était une soirée d'adieu. On se quitta, mais non sans s'être promis de tromper l'absence en s'écrivant, puis on se retrouverait avec un nouveau plaisir à l'atelier de Mme Liotard. Le souvenir de cette journée laissa une douce impression à Louise, le nuage que la tante avait remarqué sur le front de sa nièce s'effaça ; la jeune fille reprit son travail sans négliger d'autres occupations.

Grand-mère allait donc revoir Françoise. M. d'Hyver amènerait plus tard ses garçons, qui comptaient sur des couronnes, et qui ne furent point déçus dans leurs espérances.

Au calme qui régnait dans la vieille maison depuis quelque mois, succède l'agitation : Guillaume et Pélagie mettent tout sens dessous. Les braves serviteurs ne craignent pas de se donner de la peine ; ils placent et déplacent les meubles et finissent par les remettre à la même place. Tout est brillant de propreté : bien fin celui qui découvrirait un grain de poussière dans ces chambres-là !

Guillaume n'a pas honte des carreaux rouges ; le carreau est frais aux pieds, et certains insectes ne s'y peuvent loger. »

Quoique Mme Decosne s'en rapporte depuis longtemps au zèle de ses serviteurs, il faut qu'elle vienne donner son coup d'œil.

Cette exigence de la part de ses domestiques est une manière de s'attirer des compliments bien mérités.

Marianne aussi donne son coup d'œil, et s'efforce en vain d'ajouter quelque ornement dans les chambres.

Pélagie n'est pas moins affairée : il faut que sa cuisine soit comme un salon, et le garde-manger bien fourni.

Le jardin de la modeste maison qu'habitait Mlle Vernet à Passy était enrichi de plusieurs beaux arbres fruitiers. Cette année-là, un prunier de reine-claude faisait l'envie de tous les passants. Le moment était arrivé de cueillir les belles prunes et d'en expédier à Dieppe. Un matin donc l'échelle fut placée au pied de l'arbre, Julienne, la servante, s'étant assurée qu'elle était bien d'aplomb, permit à sa jeune maîtresse d'y grimper pour cueillir les fruits, comme elle le faisait chaque année.

Louise grimpa lestement, ayant son petit panier au bras ; elle commença par s'assurer de la qualité de sa récolte. Dans un moment d'enthousiasme, la jardinière voulut atteindre sans tarder une branche qui ployait sous le poids des fruits ; elle s'appuya étourdiment sur une branche qui se rompit, et la jeune fille tomba en poussant un cri.

La tante accourut, Louise était évanouie ; on transporta la pauvre enfant dans la maison, où elle ne tarda pas heureusement à recouvrer sa connaissance.

Mais ses larmes accusaient une vive douleur. Le chirurgien, un vieil ami, constata une fracture à l'épaule.

Quel trouble dans ce paisible intérieur ! Julienne perd la tête ; elle s'accuse d'une imprudence qu'elle n'a pas commise. Ce n'était pas la première fois que Louise était montée à l'échelle. Ce sont ces malheureuses prunes perchées à la dernière branche signalée par elle qui sont cause de tout. La pauvre fille pleure, sans négliger toutefois le moindre détail des soins que réclame la jeune blessée. La première question de la victime fut celle-ci : « Docteur, pourrai-je encore dessiner ?

-- Assurément. À votre âge, ma chère petite, la faïence se raccommode vite. Allons, pas de tristesse. Je vais mettre un appareil à votre bras, et tout ira bien. »

Les choses se passèrent aussi bien que possible en semblable circonstance.

Quelques jours plus tard, Louise résolut d'acquérir un talent qu'elle devrait à ce fâcheux accident :

« Allons, dit-elle un beau jour à sa paresseuse main gauche, apprends à écrire comme si tu étais fille unique ; je te permettrai de reprendre tes habitudes de paresse dès que ta sœur sera en état de faire son service. »

Cette tirade fit presque sourire Julienne, tandis que Mlle Vernet admirait tout bas l'énergie de sa chère enfant, énergie qui avait sa source dans le cœur.

Louise ne voulait pas permettre à sa tante de s'attrister ; la vaillante enfant avait recours à la plaisanterie pour dissimuler combien allait lui en coûter de laisser son crayon.

On eût dit que la gauche se piquait d'honneur ; quinze jours plus tard, elle opérait avec une désinvolture vraiment extraordinaire ; mais ce qui ne l'était pas moins, c'était la patience, et même la bonne humeur de Louise ; elle contraignait sa tante à partager sa tranquillité, faisant valoir tous les avantages qu'un pareil accident fût arrivé en été plutôt qu'en hiver.

Une chaise longue était en permanence sous un beau marronnier dont le feuillage conservait sa fraîcheur.

Le premier service que Louise demanda à sa main gauche fut d'écrire à Françoise. La gauche s'en acquitta vraiment bien. La vue de cette lettre portant le timbre de Passy, causa d'autant plus de joie à Françoise, qu'il était convenu qu'elle-même écrirait dès son arrivée à Dieppe, ce qu'elle n'avait pas fait.

« Oh ! si nous étions encore à Paris ! s'écria la bonne Françoise, en apprenant la chute de Louise.

-- Eh bien, ma fille, nous irons la voir ; elle sera guérie ; mais peut-être sera-t-elle bientôt en état de voyager, alors...

-- Alors ?

-- Si les bains de mer lui étaient ordonnés, comme c'est possible, j'espère qu'il y aurait moyen de la caser, elle et sa tante, dans notre vieille maison.

-- Oh ! que vous êtes bonne ! oui, oui, il y aura de la place ; Jeanne et moi donnerons notre chambre, et Julienne trouvera bien moyen de nous faire un nid tout là-haut. »

Il serait indiscret de nous demander si la pensée de posséder son amie consolait Françoise de la cause qui amenait ce bonheur inattendu.

La présence de Mme d'Hyver et de ses filles ne diminuait point l'impatience de voir arriver Vincent et Pierre. On eût même dit qu'un commencement de bonheur rendait la grand-mère plus exigeante.

Enfin, le grand jour est arrivé ; je veux dire le jour de la distribution des prix.

Les sourires des parents répondent aux sourires de leurs enfants. Cependant toutes les physionomies n'ont pas la même expression : certaines consciences dont la voix a été méprisée se font entendre en ce moment. On voit des mères tristes ; quelques places sont vides.

Vincent est un des premiers dont le nom se fait entendre. On dirait qu'il monte à l'assaut ; mais il n'a pas toujours le temps de retourner à sa place ; la voix du professeur qui appelle les lauréats l'oblige à rebrousser chemin. Qu'il est heureux, le brave enfant ! Toutefois son bonheur n'est pas complet, parce que sa mère n'est pas là.

Pierre a compté d'avance ses couronnes, aussi trouve-t-il le temps bien long ; mais enfin on le nomma onze fois.

Les succès des enfants de M. d'Hyver n'excitent point la jalousie de leurs camarades, car la justice règne dans ce petit peuple-là. Le paresseux n'est pas confondu avec celui qui combat vaillamment toute l'année.

Dominique est resté à Paris pour faire les malles et servir un dîner digne des lauréats !

On part ; les heureux voyageurs n'ont garde de s'endormir, et la pendule marquait neuf heures lorsque Marianne, plantée en sentinelle sur le balcon, annonça M. d'Hyver.

Grand-mère se tenait droite dans son fauteuil, et tâchait de faire bonne contenance en recevant les baisers de ses chéris ; Vincent et Pierre mirent leurs couronnes aux pieds de leurs mères. Françoise était glorieuse de ses frères et Jeanne aussi.

Tout le monde était content, excepté Pélagie, parce que (chose extraordinaire) personne ne fit honneur à son souper. La brave fille accusa Hippolyte d'avoir été cause de cette déception, en servant aux voyageurs un dîner à n'en plus finir.

Quoi qu'il en soit, tout le monde se coucha le cœur content, et dès le lendemain, au point du jour, les passants purent remarquer deux petits garçons écartant les rideaux de la fenêtre pour la voir : qu'elle est belle !

La joie de voir ses frères ne faisait point oublier à Françoise que son amie était blessée, et assurément fort triste d'abandonner ses études de dessin.

Les lettres de Mlle Vernet renfermant les bonnes nouvelles que la malade donnait d'elle-même, ce n'était pas assez pour contenter Françoise.

Ce fut à cette époque que son imagination aborda les châteaux en Espagne :

« Si j'étais grande, tout à fait grande, châtelaine comme maman, je partirais demain matin pour Paris, et je ramènerais Louise et sa tante dans mon château. Ici, pensait tristement Françoise, nous n'avons pas une chambre à leur offrir, mais peut-être le médecin qui soigne cette chère Louise ordonnera-t-il de lui faire prendre des bains de mer ! Alors, sa tante l'amènera ici ; il y a beaucoup d'appartements à louer dans notre quartier ; la première fois que je sortirai avec Angèle, je prendrai des informations. Mon Dieu ! que je serais contente si elle venait à Dieppe ! »

Pendant que Françoise rêvait au bonheur de voir son amie, de la distraire, de l'entourer de ses soins, Mlle Vernet s'informait près du médecin si les bains de mer hâteraient la guérison de sa nièce.

Le médecin répondit que les bains de mer n'étaient pas indispensables, mais qu'assurément ils hâteraient la guérison de Mlle Louise.

Ce n'était pas seulement à Passy que cette question s'agitait : Mme d'Hyver ne doutait pas qu'une saison de bains de mer ne dût être favorable à l'intéressante jeune fille.

Mme Decosne avait été mise au courant de l'intimité de Françoise et de Louise ; elle avait témoigné un vif intérêt à la jeune fille en apprenant l'accident qui lui était arrivé ; elle ne fit donc point d'objection lorsque Mme d'Hyver lui proposa d'inviter Mlle Vernet et sa nièce à venir passer la saison des bains de mer à Dieppe, sans comprendre toutefois comment on pourrait les loger dans la vieille maison.

« Ne vous inquiétez de rien, ma mère, mon plan est fait : Françoise couchera dans la chambre d'Angèle, et je mettrai Jeanne dans mon cabinet de toilette. »

Les choses étant ainsi convenues, Mme d'Hyver fit son invitation, insistant particulièrement sur le bonheur qu'éprouverait Françoise à recevoir son amie ; et ne voulant pas priver Louise de sa bonne, et séparer la bonne de l'enfant qu'elle avait élevée, elle demanda comme un service à Mlle Vernet d'amener Julienne.

La réponse ne se fit pas attendre ; cette réponse apportait simplement l'expression de la reconnaissance de la tante et de la nièce.

Dominique et Angèle organisèrent les chambres en quelques heures ; ces serviteurs-là ne se plaignaient jamais ; toute difficulté s'effaçait quand il s'agissait de plaire à leurs maîtres. Angèle disait que les maisons des gens qui ont bon cœur sont en caoutchouc ; la brave fille prétendait même que tout le monde serait fort à l'aise dans la vieille maison de sa maîtresse.

Françoise suivait partout sa bonne, donnait ses conseils et avait quelquefois la gloire de les voir suivis. La chère petite plaça dans la chambre de ses amies tous les objets qui faisaient l'ornement de la sienne.

L'agitation n'est pas moindre dans la petite maison de Passy. Louise croit rêver, et quel rêve ! Voyager, aller à Dieppe, voir Dieppe, dont toutes les demoiselles de l'atelier ont fait de si beaux récits. Elle aussi aura un costume... elle a déjà essayé le bonnet de toile cirée garni d'une ruche nacarat, et Julienne déclare qu'il lui sied très bien.

« Comme cet accident a bien tourné, se dit la bonne fille, maintenant que la guérison n'est pas douteuse, je suis tentée de trouver que ma petite Louise a joliment bien fait de se laisser choir. Cet air de la mer, dont on parle tant, mes chères maîtresses vont le respirer ; elles qui ne sont jamais sorties d'ici, ni moi non plus ! Cette baronne est vraiment bien gentille ! je me jetterais au feu pour elle, la chère dame. »

Mlle Vernet et sa nièce étaient d'un avis contraire au sujet de l'accident ; elles se promettaient bien de laisser désormais au jardinier le soin de cueillir les fruits du petit enclos.

Tout est prêt chez grand-mère pour recevoir les hôtes de sa petite-fille. Vingt-quatre heures devaient encore s'écouler avant leur arrivée ; Françoise aurait donc pu ne pas interrompre ses occupations habituelles ; mais elle ne peut pas rester en place ; si elle prend un livre, elle le ferme aussitôt ; si elle prend sa plume, c'est pour la rejeter à l'instant ; s'imaginant d'avoir négligé de mettre dans la chambre de Louise un objet utile ou agréable, elle monte quatre à quatre, et trouve tout dans un ordre parfait.

Françoise ne se fait pas prier pour aller se coucher, puisqu'en ouvrant les yeux le lendemain matin elle pourra se dire : c'est aujourd'hui que Louise et sa tante arriveront à midi ; pourvu que le train ne soit pas en retard !

Enfin Mme d'Hyver et ses filles sont à la gare, le train est signalé... il avance, et déjà une jeune personne se montre à la portière d'un wagon. Patience... voici Louise appuyée sur le bras de sa tante ; Dominique s'occupe des bagages des voyageuses, tandis que les amies sont tout au bonheur de se revoir.

On monte en voiture, et Guillaume part au galop.

Mme d'Hyver laisse à sa fille le plaisir de présenter Mlle Vernet et sa nièce à Mme Decosne.

Les compliments étant échangés de part et d'autre, grand-mère dit avec sa bonne grâce ordinaire. :

« Mesdames, ma petite-fille est seule responsable de l'hospitalité qu'elle vous a offerte. Je vous engage à aller vous débarrasser de la poussière du voyage et à venir faire honneur au déjeuner qui vous attend. »

Si Mlle Louise n'avait pas été surprise en voyant le riche ameublement de l'hôtel de Paris, il n'en fut pas de même de la simplicité de la vieille maison ; elle témoigna son étonnement à sa tante.

« Mon enfant, la simplicité qui règne dans celle maison montre bien l'indépendance de la femme qui l'habite, et l'âge s'ajoutant au bon sens, Mme Decosne s'est affranchie des préjugés du monde.

« Le baron est tenu de se soumettre à une certaine représentation. Je sais que Mme Decosne n'est ni avare ni parcimonieuse ; si elle a conservé ses vieux meubles, si elle se plaît dans cette vieille maison, c'est qu'elle y retrouve d'agréables souvenirs. »

Tout en philosophant ainsi, ces dames faisaient leur toilette, et lorsque Françoise vint frapper à leur porte, elles étaient prêtes à la suivre au salon.

Grand-mère n'était pas seule : Vincent et Pierre, qui arrivaient de la pêche aux moules, n'avaient eu que le temps de mettre un peu d'ordre dans leur toilette pour se présenter au salon.

Une jeune personne qui s'est démis l'épaule est certainement fort intéressante ; mais lorsqu'un garçon de quatorze ans a le goût du dessin, et a déjà orné sa chambre de paysages plus ou moins gracieux, il est aisé de comprendre que la présence d'une jeune artiste est d'un prix infini.

Vincent et Pierre furent très gentils pour l'amie de leur sœur. Louise dut leur raconter comment était arrivé l'accident qui la privait alors de l'usage de son bras.

« Mademoiselle, dit gravement Pierre, toutes les échelles ne sont pas dangereuses ; j'ai déjà grimpé plus de cinquante fois aux cerisiers et aux pommiers de la ferme de grand-mère, et il ne m'est jamais rien arrivé. »

Cette réflexion égaya tout le monde sans convaincre Louise.

La présence de Mlle Vernet et de sa nièce causait un véritable plaisir à leurs hôtes, mais que ne pouvaient-elles entendre la tante et la nièce, quand elles échangeaient leurs réflexions !

« Oh ! que je suis contente, disait la jeune fille, il me semble que mon épaule est déjà consolidée, et même que j'ai meilleure mine.

-- Vous ne vous trompez pas, reprenait Julienne. Dans quinze jours vos deux épaules seront aussi fortes l'une que l'autre. Mon Dieu, que j'aime ce monde-là ! Je ne souhaite pas qu'il leur arrive quelque chose de fâcheux pendant que nous sommes ici, mais tout de même je voudrais les tirer d'embarras, faire quelque chose de gentil pour eux tous.

-- Eh bien, ma bonne, commence par aller te coucher ; nous chercherons ensemble le moyen sinon de leur être utiles, du moins de leur être agréables. »

Un jour Louise essaya de reprendre son crayon, et elle fut tout étonnée de le manier avec facilité. Il ne pouvait être question d'études sérieuses, mais quel plaisir n'était-ce pas pour la jeune fille de se laisser aller à son inspiration ! Vincent et Pierre suivirent tous les coups de crayon, quelques instants plus tard ils jetèrent un cri de surprise en voyant Pierre en haut d'un cerisier.

La galerie admira cette esquisse, et grand-mère ayant témoigné le désir d'avoir ce joli croquis, Louise le lui offrit de la meilleure grâce.

La douceur de la température permettait de s'asseoir dehors après le déjeuner ; c'était le moment de l'intimité ; il arrivait bien que tout le monde parlât à la fois, mais le plus souvent le silence se faisait pour écouter grand-mère, qui se ranimait visiblement sous l'influence de son joyeux entourage.

Mme Decosne possédait à merveille l'histoire de sa bonne ville de Dieppe ; elle se plaisait à faire profiter son entourage de son érudition.

Un matin, Louise s'éveilla en disant du ton le plus lamentable :

« Il y a déjà un mois que nous sommes ici, et dans quelques jours nous partirons ! Mais je ne veux pas me plaindre ; je rends grâce à Dieu qui nous a conduites vers de si bons amis ! Jamais je n'aurais cru pouvoir passer un mois au bord de la mer avec cette bonne Françoise. Maintenant, il faut songer courageusement au retour. Dès que M. d'Hyver sera revenu, nous ferons nos paquets et nos adieux. »

Les plaisirs que Mme Decosne avait à offrir aux amies de Françoise étaient aussi simples que son hospitalité : s'asseoir sur les falaises, se baigner et causer ; mais le programme s'allongeait à mesure que les forces de Louise revenaient.

Mademoiselle se fortifiait admirablement ; quinze jours avaient suffi pour rendre une entière liberté à son bras.

Vincent et Pierre furent d'accord pour faire connaître à leurs hôtes les environs de Dieppe.

Quoique les jambes ne fissent défaut à personne, la calèche de grand-mère sortit de la remise. Vincent et Pierre n'y montaient que pour avoir le plaisir d'en descendre.

Pourville, Offranville, Varangeville et toutes les villes de cette délicieuse contrée ravissaient Mlle Vernet et sa nièce.

Les enfants acceptaient avec complaisance les compliments adressés à ce joli coin de la Normandie ; ils n'avaient pas absolument tort.

Quel que fût le charme de la promenade, il y avait d'autres heures de loisir : on dessinait, on travaillait, et surtout on écoutait grand-mère.

IX -- Sœur Françoise

Il y avait une semaine que M. d'Hyver s'annonçait de jour en jour sans tenir sa promesse. Louise finit par croire que son amie s'entendait avec son père pour retenir ses visiteuses. Hélas ! Il n'en était rien.

Un matin, on reçut une lettre de Dominique qui annonçait que son maître, après quelques jours de malaise, était sérieusement malade, et que c'était sur l'avis du médecin qu'il donnait cette fâcheuse nouvelle à Mme la Baronne.

La rafale ne soulève pas plus vite les flots que cette nouvelle jeta l'alarme dans la maison. Mme d'Hyver partit une heure plus tard, laissant ses enfants à Mlle Vernet, en la priant de les ramener la semaine suivante.

Dominique n'avait rien exagéré. Mme d'Hyver trouva son mari dans un état grave. Cette maladie serait longue, mais comme elle n'était pas d'une nature contagieuse, et que l'appartement était vaste, il n'y avait aucune raison de prolonger l'absence des enfants.

Les vacances avaient perdu le charme attaché à leur nom. Vincent et Pierre se promenaient gravement avec M. Berger. Françoise accablait de questions sa grand-mère, et lorsqu'elle croyait avoir obtenu tout ce qu'elle pouvait en obtenir, elle s'adressait à sa bonne, dont la physionomie était en contradiction avec les paroles d'espérance qu'elle adressait à la jeune fille.

Ce fut en cette triste circonstance que Vincent et Pierre firent preuve de raison et de bon cœur.

Jeanne se trouvait par son âge mise en dehors des conversations sérieuses. Grand-mère et les serviteurs répondaient à ses questions de manière à ne pas la troubler ; mais la petite, voyant des larmes dans tous les yeux, se mit aussi à pleurer :

« On croit, dit-elle à Vincent, que je n'ai pas de chagrin, parce que je suis petite ; j'en ai beaucoup, mon frère, beaucoup. »

Vincent n'eut pas de peine à ajouter foi aux paroles de sa petite sœur, et à partir de ce moment, les bons petits garçons inventèrent mille prétextes pour attirer Jeanne à eux.

Mme Decosne avait eu quelque velléité de se rendre près de sa fille ; si elle ne céda pas à ce désir, c'est qu'elle était convaincue, trop convaincue peut-être, qu'une femme de son âge ne pouvait être d'aucun secours auprès d'un malade, mais si par malheur il y avait des larmes à essuyer, grand-mère prendrait bien vite le chemin de Paris.

Nos voyageurs sont arrivés ; Dominique les reçoit ; il est accablé de questions ; ses réponses n'ont rien d'alarmant. Il fait entrer Mlle Vernet et les enfants dans la pièce la plus éloignée de celle où est le malade ; la mère trouve encore un sourire pour recevoir ses enfants et leur protectrice. Mlle Vernet pense avec raison qu'elle n'a rien de mieux à faire que de se retirer.

Françoise a de la peine à quitter son amie ; elle ne s'y résigne qu'après avoir reçu la promesse que sa visite ne se ferait pas attendre. C'est à peine si Mme d'Hyver a le temps de s'occuper de ses enfants, et la rentrée des classes n'aura pas lieu avant quatre jours !

Cependant Vincent commençait déjà à sentir le prix de l'amour paternel. Il se promenait souvent avec son père, qui se plaisait à développer sa jeune intelligence. Tout devenait un sujet d'instruction pour Vincent ; l'aridité du grec et du latin s'adoucissait en causant.

La nouvelle de la maladie de son père troubla profondément l'enfant :

« Mon Dieu ! que j'aurais de chagrin si papa mourait ! Je serais comme mon camarade Louis : je verrais maman en grand deuil ; j'aurais un crêpe au bras ; et à la distribution des prix, maman recevrait seule mes couronnes ; elle pleurerait, cette mère chérie, et moi aussi... Mais enfin, M. Berger m'a dit encore ce matin qu'il y a beaucoup de papas qui ont été malades, bien malades, et qui ont été guéris. Allons ; il faut avoir du courage et de la confiance en Dieu ! »

Pierre suivit tout naturellement l'exemple de Vincent. Françoise paraissait moins résignée. Heureusement, Dominique est là. C'est lui qui donne des nouvelles du malade aux enfants, et ces nouvelles ne sont jamais dénuées d'espérance. Le temps est beau : il faut en profiter pour faire de longues promenades.

Françoise et Jeanne étaient confiées à Angèle ; mais la bonne, si précieuse quand tout le monde est en bonne santé, est incapable de diriger, de consoler les enfants.

Mme d'Hyver comprenait la nécessité d'éloigner ses filles de la maison, et ne pouvait s'y résoudre. Que faire ? La présence de Mme Decosne ne serait qu'un faible secours, et peut-être une complication de plus. « Mais, pensa Mme d'Hyver, puisque l'espace ne manque pas ici, pourquoi ne proposerais-je pas à cette bonne Mlle Vernet de venir s'établir chez moi avec cette gentille Louise ? Le temps que nous avons passé ensemble sous le même toit a suffi pour que nous nous connaissions. Si Mlle Vernet se rend à ma prière, je serai toute aux soins que réclame l'état de mon cher Léon. Mes filles trouveront dans la société de Louise consolation et distraction. »

On attèle aussitôt ; Mme d'Hyver se rend chez Mme Liotard, où elle trouve ses amies. La proposition est faite et acceptée, la voiture ira chercher la tante et la nièce ; leur présence sera une douce surprise pour Françoise.

Tout fut promptement disposé pour recevoir ces nouvelles hôtes, et lorsque Françoise, passant par la salle à manger, remarqua deux couverts de plus, elle s'étonna et demanda à Dominique quelles étaient les personnes invitées à dîner.

« Mademoiselle Vernet et sa nièce », répondit tranquillement Dominique ; il n'ajouta pas un mot de plus, le brave homme voulait ménager une surprise à sa jeune maîtresse.

Angèle, moins sûre d'elle-même, évita de rencontrer Françoise, mais une heure avant le dîner, voyant le coffre de ces dames et le bon sourire de Dominique, Françoise comprit que sa mère lui avait ménagé cette surprise.

La jeune fille se jeta dans les bras de Mlle Vernet en disant :

« Est-ce pour longtemps ?

-- Aussi longtemps que le souhaitera votre mère. »

La présence de Louise et de sa tante ranima le courage de Françoise ; ce fut elle qui conduisit ces dames dans leurs chambres. On avait négligé quelques détails afin de laisser à la jeune fille le plaisir de réparer de prétendues négligences.

L'état du malade s'était légèrement amélioré pendant la journée, de sorte que le dîner fut moins triste que les jours précédents.

Françoise et Jeanne reprirent leurs études dès le lendemain ; elles éprouvaient le bienfait du travail sans en connaître le prix. C'était une distraction.

Un jour, en dépit de toutes les précautions prises pour ne pas laisser connaître aux enfants toute la vérité sur l'état de leur père, Françoise entendit ces mots : tout espoir n'est pas perdu, mais cette journée sera décisive.

Françoise se réfugia aussitôt dans sa chambre pour pleurer tout à son aise.

Louise, qui l'attendait, s'étonna de ne pas la voir, et se dirigea vers sa chambre : la porte est entrouverte, on entend des sanglots ; elle entre :

« Qu'est-il arrivé, chère Françoise ?

-- Papa sera peut-être mort ce soir.

-- Qui a dit cela ?

-- Le docteur.

-- Je ne crois pas qu'un médecin sage et prudent se soit exprimé ainsi.

-- Il a dit que cette journée était décisive.

-- C'est-à-dire, ma chère Françoise, que cette journée sera bonne ou mauvaise. Il faut donc espérer, prier. N'augmentez pas la douleur de votre maman, je vous en conjure.

-- Louise, vous avez perdu votre père et votre mère alors que vous étiez trop petite encore pour connaître le prix de leurs caresses, mais moi, je suis habituée à ce bonheur, c'est bien différent !

-- Oh ! Françoise, reprit Louise d'une voix émue, il est vrai que ma mère ne m'a pas portée dans ses bras, que mon père est mort avant que j'aie pu comprendre sa tendresse, mais croyez-vous que je ne regrette pas tous ces bonheurs-là ? Assurément j'aime ma tante, la sœur de ma mère ; elle est pour moi une seconde mère ; et pourtant, si vous saviez comme ma mère me manque !

-- Pardon, pardon ; le chagrin me rend cruelle. me pardonnez-vous ?

-- Oui, mais à une condition.

-- Laquelle ?

-- Vous espérerez, vous aurez du courage...

-- Allons, c'est convenu. Voici l'heure de notre promenade ; votre tante nous attend. »

Mlle Vernet feignit de ne pas s'apercevoir que les deux amies avaient pleuré.

Louise fit tous les frais de la conversation pendant la promenade.

Au retour, elles trouvèrent Dominique dans l'escalier. Le brave homme venait dire à sa jeune maîtresse que le médecin était un peu moins inquiet de l'état du malade.

Louise et Françoise échangèrent un regard et un demi-sourire.

Quinze jours plus tard, le malade était en voie de convalescence.

De même que la pluie du printemps rend à la terre sa fécondité, de même la certitude de la guérison du père de famille effaça l'impression de douleur qui était sur tous les visages.

À partir de ce moment, Françoise partagea avec sa mère les soins que réclamait le convalescent. Elle était charmante avec son tablier blanc, lavant, essuyant les tasses, versant le sirop, mettant tout en ordre dans la chambre.

La jeune fille se révéla comme devant être capable un jour d'accomplir les plus grands devoirs. Son père l'appelait sœur Françoise , ce qui enchantait la jeune garde-malade. Les serviteurs se permirent d'en faire autant. Ils l'admiraient en tout : jamais un oreiller n'était mieux placé sous la tête de M. d'Hyver que par sa fille ; il ne se serait pas permis la plus petite fantaisie sans sa permission. Quelquefois, il feignait de vouloir commettre une petite imprudence pour avoir le plaisir de s'entendre gronder par sœur Françoise , mais lorsque le papa avait promis d'être bien sage, elle l'embrassait.

Si la maladie hâte la croissance des enfants, celle d'un père ou d'une mère hâte le développement de leur cœur et de leur raison.

Ces deux mois de tristesse avaient donné à Françoise une maturité qui était constatée par tous ceux qui l'approchaient.

Lorsque M. et Mme d'Hyver étaient seuls, ils s'entretenaient des heureuses dispositions de leurs enfants, de la bonté de leur cœur.

Cette cruelle maladie avait eu de l'influence sur eux tous : Vincent et Pierre avaient constamment occupé les premières places de leur classe. Jeanne apporta à son père une telle quantité de bons points, qu'une magnifique récompense lui fut donnée.

Mlle Vernet avait consenti à prolonger son séjour chez ses amis pour être témoin de leur bonheur, après l'avoir été de leurs inquiétudes. Toutefois, un matin, le mot de départ fut prononcé ; mais on se quittait avec le titre d'amis. La douleur partagée est un lien plus solide que la joie.

Cependant Françoise se sentait un peu embarrassée en quittant Louise ; tout ce qu'elle lui avait dit lorsqu'elle craignait de perdre son père lui revenait en mémoire et lui semblait autant de paroles offensantes ; mais Louise, devinant la délicatesse des sentiments de son amie, se montrait d'une gaieté qui ne pouvait laisser aucune impression de tristesse dans le cœur de la bonne Françoise.

Mlle Vernet et sa nièce retournèrent enfin dans leur petite maison de Passy ; l'existence très large qu'elles avaient menée chez la baronne d'Hyver ne diminua point le charme de leur chez-soi. Louise se trouvait plus à l'aise dans sa petite chambre que dans la belle chambre de l'hôtel des Champs-Élysées : elle verrait les bourgeons des lilas de son petit jardin ; elle ferait de beaux bouquets de violettes pour quelqu'un...

Bientôt les deux amies se retrouvèrent chez Mme Liotard, et se montrèrent aussi studieuses qu'aux jours passés.

X -- En province

Il est aisé de comprendre combien Mme Decosne avait souffert d'être loin de ses enfants pendant que la vie du père de famille était en danger.

La lettre que la poste lui apportait chaque jour était un adoucissement à son inquiétude, ou un surcroît d'angoisse.

Cette femme, qui avait vieilli sagement jusqu'alors, se mit à regretter sa jeunesse. Elle, qui avait veillé ses parents et ses amis, souffrait d'être considérée en cette circonstance comme incapable de rendre un service. « Un conseil de mère n'a-t-il pas toujours sa valeur ? » se disait Mme Decosne.

Cependant, rien des impressions pénibles de grand-mère ne paraissait dans les lettres qu'elle écrivait à sa fille.

La convalescence de M. d'Hyver marchait rapidement ; chaque jour il acquérait de l'indépendance : assurément sœur Françoise était heureuse de voir son père recouvrer des forces, et pourtant elle regrettait de ne plus lui être aussi utile.

Comme tous les convalescents, M. d'Hyver faisait de beaux projets : il irait voir ses amis, conduirait ses enfants au bois, il ferait mille folies.

« Ne croyez pas, dit le docteur, que je vous laisse ici longtemps ; vous voudrez bien quitter Paris dans une quinzaine de jours. L'état sanitaire n'est pas rassurant. Le séjour des Ardennes ne vous conviendrait pas. C'est au bord de la mer qu'il faut que vous alliez.

-- Et nos garçons ? s'écria Mme d'Hyver.

-- Madame la baronne, Vincent et Pierre sont assurément dignes d'intérêt, mais en ce moment je ne considère que mon malade. »

La confiance que M. et Mme d'Hyver acccordaient au docteur ne leur permettait pas de faire la plus petite objection à cette ordonnance, et, d'autre part, il était évident que le convalescent ne serait pas seul à en profiter.

Les parents tinrent conseil : quel parti prendre pour tout concilier ?

La confiance que justifiait si bien Dominique ne permettait cependant pas de lui confier entièrement les enfants pendant plusieurs mois. Si Mlle Vernet et sa nièce avaient été d'un grand secours pendant la maladie de M. d'Hyver, il ne serait pas aussi simple de les inviter à venir habiter la maison de leurs amis alors qu'ils en seraient absents.

Après trois jours d'incertitude, on s'arrêta à demander à grand-mère de vouloir bien se séparer de M. Berger, qui prendrait alors les écoliers sous sa protection et les amènerait à Dieppe chaque samedi jusqu'au dimanche soir.

Les choses étant ainsi convenues, Mme d'Hyver écrivit à sa mère ; elle ne s'excusa point du dérangement que la présence de si nombreux hôtes allait lui causer ; loin de là, elle se réjouissait en songeant que la vieille maison allait devenir une arche de Noé dans laquelle toute la famille serait heureuse de se réfugier ; et songeant à ceux qui souffrent et meurent dans le même air, elle remit cinq cents francs à une de ses amies en la chargeant de trouver un pauvre valétudinaire auquel cette somme permît de quitter Paris : ce valétudinaire, on le trouva.

Vincent et Pierre étaient des enfants raisonnables ; ils comprirent la nécessité d'une séparation et, ne considérant que le bon côté de la chose, ils se réjouirent à la pensée d'aller à Dieppe chaque semaine secouer la poussière de la classe.

En remettant à Mme Decosne la lettre qui renfermait la nouvelle d'un si charmant projet, Marianne lui fit observer qu'elle pesait le double de celles qu'on recevait habituellement.

« Pourvu que cette lettre ne m'annonce rien de mauvais, Marianne ?

-- J'ai bien d'autres idées, madame !

-- Quelles sont tes idées ?

-- Des idées couleur de rose comme le ciel d'hier soir.

-- Voyons ! » Et Mme Decosne décacheta la lettre.

Marianne suivait tous les mouvements de la physionomie de sa maîtresse, qui gardait le silence.

« Madame me fait joliment languir ce matin, dit-elle enfin.

-- Je te donne en mille de deviner ce que me dit ma fille.

-- Madame sait bien que je ne suis pas forte pour deviner ; mais madame a l'air si content que je n'en demande pas davantage.

-- Ma bonne Marianne, le docteur les envoie tous ici, à l'exception de Vincent et de Pierre qui ne peuvent interrompre leurs études. Je ne doute pas que M. Berger ne consente à aller les trouver, les diriger en l'absence de leurs parents, et il nous les amènera tous les samedis. Que dis-tu de cette nouvelle-là, Marianne ?

-- Effectivement, c'est une forte nouvelle ! Je ne sais plus où j'en suis.

-- Marianne, ils seront ici dans quinze jours.

-- Que dit madame de mes idées ?

-- Tu es admirable ! mais comment comptes-tu arranger les choses ? nous n'avons pas trop de temps pour nous préparer à les recevoir ! Ma chambre est la seule qui convienne au convalescent : je monterai au deuxième étage.

-- Pour ça non ; Madame ne quittera pas sa chambre. par exemple, ce serait un peu fort ! Je ne suis pas ici depuis trente-quatre ans pour laisser madame faire des folies.

-- Mais enfin, tu ne peux pas reculer les murs !

-- Madame aura la surprise... c'est bien simple de s'arranger, quand on a de l'idée ! »

Grand-mère écrivait le jour même à ses enfants ; elle leur témoignait sa joie et les priait de ne se préoccuper de rien. « Il y a souvent, disait l'excellente femme, plus de place dans une petite maison que dans un palais, pour recevoir ceux qu'on aime. »

Il eût fallu être ingrate ou insensée pour ne pas se rendre aux conseils de Marianne ; or, grand-mère n'était ni ingrate ni insensée.

« Fais donc comme tu l'entends », dit Mme Decosne.

La permission étant accordée, la servante mit le deuxième étage de la maison sens dessus dessous.

M. Sauve, le tapissier le plus en renom, fut appelé pour transformer la chambre de Vincent et de Pierre en une chambre digne de recevoir un diplomate.

Il fallait voir Marianne donner ses ordres, approuvant, critiquant ce que M. Sauve proposait. Du reste, le brave homme se rendait aux observations de la servante sans faire mine d'avoir une opinion contraire à la sienne.

La chambre de Vincent et de Pierre étant meublée, on passa à celle de Françoise et de Jeanne ; cette chambre devait être meublée confortablement et avec goût ; madame aimait à se tenir quelquefois dans sa chambre ; tout devait donc y être disposé pour son plus grand agrément.

M. Sauve déploya tous ses moyens, et fit de cette chambre un chef-d'œuvre de confort et d'élégance.

Deux mansardes se communiquant furent métamorphosées ; c'était, au dire du tapissier, deux nids dignes des charmants oiseaux auxquels on les destinait. Ces charmants oiseaux étaient Françoise et Jeanne.

Grand-mère transmit à sa fille tous les détails de cette installation ; elle n'était pas fâchée de prouver encore une fois combien sa petite maison était logeable.

La perspective de coucher dans une mansarde enchantait Françoise et sa sœur ; elles pourraient encore voir la mer par la lucarne, en montant sur une chaise ; la porte de communication resterait ouverte pour que Jeanne n'eût pas peur.

« Des affaires comme ça pendant dix ans, dit M. Sauve à sa femme, et notre fortune sera faite. C'est Mlle Marianne qui est cause de tout cela. Ce que c'est qu'une bonne servante !

-- Certainement, Sauve, mais conviens qu'il eût été facile à Mlle Marianne de persuader à Mme Decosne qu'il fallait meubler le reste de la maison avec la même élégance.

-- C'est singulier, répliqua le mari, les femmes ne sont jamais contentes. Tais-toi, Honorine, et songe à la satisfaction que tu éprouveras en versant d'un coup dans notre caisse une somme que nous n'aurions peut-être pas gagnée en deux ans. »

Honorine ne répliqua pas.

Le luxe qui s'introduit chez Mme Decosne fournit ample matière aux commérages de la ville ; les uns l'approuvent, les autres le blâment : à son âge, changer ses habitudes ! ce n'était ni naturel ni raisonnable.

Grand-mère, ordinairement si peu pressée de voir s'écouler le temps, appelait de tous ses vœux le jour où ses enfants arriveraient à Dieppe. Si elle l'eût osé, elle aurait effacé sur l'almanach chaque jour écoulé ; mais Marianne est là pour constater que le temps suit sa marche ordinaire.

Le jour où le convalescent doit quitter Paris est fixé. Françoise et sa sœur sont radieuses ; leur mère trouve en elles un véritable secours ; elles n'éprouvent aucun regret de quitter la belle maison de l'avenue Gabriel, elles entassent tous leurs petits trésors ; elles achètent des présents pour la filleule de grand-mère et pour les bons serviteurs de la vieille maison, mais un regret se mêle à la joie de Françoise : combien de temps sera-t-elle séparée de son amie ? Louise est toujours à la même place ; elle est orpheline !... « Mon Dieu, se dit la bonne petite, quelle tristesse ! si elle avait au moins une sœur ! un frère !... Mais je suis sûre que Louise rend grâce à Dieu de lui avoir laissé sa tante ; car Mlle Vernet aimait tant sa sœur, qu'elle n'a pas voulu se marier afin de pouvoir être toute à sa nièce ; aussi, Louise est absolument comme sa fille. »

Ces réflexions furent interrompues par la visite de la tante et de la nièce.

Françoise rougit, comme si elle avait honte de son bonheur. Louise comprit le noble sentiment de son amie, elle affecta une gaieté qui ne permit même pas de soupçonner combien la séparation allait lui être pénible. On s'écrirait, et très souvent. Louise fit tout un discours en faveur de la correspondance, elle alla jusqu'à dire qu'elle se séparerait volontiers de Françoise pour avoir le plaisir de lui écrire, à condition que l'absence ne fût pas trop longue.

On se quitta en se disant au revoir.

Mme d'Hyver partit le samedi avec ses quatre enfants. De cette, façon, M. Berger ne se dérangea pas ; il ramènera les collégiens le dimanche suivant, de sorte que grand-mère n'aura pas manqué sa partie d'impériale. L'heure de l'arrivée du train n'est pas éloignée ; grand-mère a fait une légère allusion au plaisir qu'elle aurait à aller à la gare, mais Mlle Marianne n'a pas entendu de cette oreille-là, elle écarte les rideaux et remarque que le temps menace.

« Tempête ou non, dit-elle, peu nous importe, une fois que nos voyageurs seront ici, nous ne nous amuserons pas à compter les gouttes de pluie. »

Les voici ! Vincent est sur le siège, car la voiture contient à peine les parents, et leurs trois autres enfants.

Grand-mère est dans la salle à manger ; elle est entourée de ses petits-enfants, qui veulent l'embrasser tous à la fois. C'est à peine si elle peut constater la bonne mine de son gendre et l'en féliciter.

Françoise et Jeanne s'échappent au plus vite pour aller voir les changements qui ont été faits dans la vieille maison. Jeanne est ravie ; Françoise est plus réservée, elle demande où sont les vieux meubles.

« Au grenier, répond Marianne, et en bel ordre, mademoiselle, votre grand-mère n'a pas voulu en vendre un seul ; pourtant M. Sauve n'aurait pas refusé de les acheter. »

Les mansardes eurent l'approbation des deux sœurs.

« Moi, dit Jeanne, j'aurais couché par terre pour laisser notre chambre à maman. »

Et, comme elle se l'était promis, la petite fille monta sur une chaise, et constata avec bonheur qu'on voyait la mer et les barques. Vincent et Pierre partageaient les sentiments de leurs sœurs.

Le plan de la journée du lendemain fut immédiatement arrêté ; on passerait l'après-midi à faire des visites aux anciennes connaissances du Pollet ; chaque visiteur arriverait avec un petit présent.

À l'agitation de l'arrivée succéda une douce tranquillité ; chacun était si bien installé chez soi ; tout y était si commode et de si bon goût !

Le départ des garçons fut tout simple, l'espoir de revenir chaque samedi jusqu'aux vacances était bien fait pour les rendre raisonnables.

Lorsqu'on fut habitué au bonheur d'être ensemble, on convint de conserver son indépendance, tout en consacrant du temps aux réunions de famille.

Françoise avait repris son service du matin chez grand-mère ; Jeanne ne se désista pas de la petite autorité qu'elle avait conquise en l'absence de sa sœur ; mais tant de soins ne devaient pas nuire aux études de ces demoiselles. Mme d'Hyver trouva aisément des professeurs dignes de sa confiance.

La saison fut très belle cette année-là. On eût dit, à voir le grand nombre d'étrangers qui arrivaient chaque jour, que Dieppe était le seul port de mer en renom, tandis que la France en possède tant d'autres.

Cependant, le bonheur de Françoise était troublé par la pensée que Louise, qui souffrait peut-être encore, ne pouvait pas venir la rejoindre ; Françoise fut presque consolée lorsque Louise, après l'avoir cordialement remerciée de songer à lui faire partager son bien-être, ajouta : « J'aurai seulement quelques jours de liberté ; mes études sont sérieuses ; Mme Liotard me fait entrevoir la possibilité d'arriver à me faire un nom. Quel bonheur ce serait de donner à notre petit ménage une aisance qui serait due à mon talent !

-- Allons, se dit Françoise, il faut aimer ses amis comme ils veulent être aimés. Chère Louise, quel cœur elle a ! »

M. Berger, qui avait été un écuyer fort distingué, persuada à Mme Decosne qu'il ne fallait pas attendre que ses petits-fils eussent quinze ans pour apprendre à monter à cheval, et que, si elle l'en croyait, Vincent et Pierre commenceraient à s'exercer sous sa direction ; il n'entendait pas confier ses élèves à d'autres qu'à lui-même.

Grand-mère sourit à l'idée de voir ses petits-fils à cheval.

« Mais où trouver des chevaux sûrs ?

-- Il faut évidemment en chercher : j'en trouverai, madame. Il serait bien étonnant qu'on ne trouvât pas deux bons chevaux en Normandie. »

Grand-mère s'attacha très fort à l'idée de voir Vincent et Pierre à cheval. Le lendemain matin, elle fit prier M. Berger d'entrer chez elle.

« Ces chevaux m'ont trotté par la tête toute la nuit, dit grand-mère avec un sourire qui ne permettait pas de douter combien elle était satisfaite de son jeu de mots ; je vous demande, mon ami, de vous enquérir dans le pays où l'on pourrait trouver deux poneys pour nos futurs petits écuyers. Le prix ne devra pas vous arrêter. Il y a si longtemps que je n'ai fait de folies ! Si je ne me presse pas un peu, il ne sera plus temps de m'y remettre. »

M. Berger sentit renaître, son ardeur pour l'équitation. Il partit le lendemain dès cinq heures pour accomplir la mission qui lui était confiée.

Ce départ matinal surprit tout le monde ; on comprit vite qu'il y avait un mystère, et personne n'essaya de le pénétrer.

Marianne seule était dans la confidence. Lorsque Mme Decosne lui fit remarquer combien elle devait en être honorée, Marianne se contenta de dire : « Madame aurait été malade de garder un pareil secret. »

M. Berger ne trouva pas de chevaux à sa convenance, mais il revint avec des indications satisfaisantes. Il se remit en route le samedi suivant, ne revint que le dimanche soir en compagnie d'un maquignon qui conduisait deux poneys noirs comme l'ébène.

Guillaume sourit d'aise en voyant entrer dans la cour ces deux jolies bêtes, car il avait pénétré le secret de sa maîtresse, et tout homme qu'il était, ce secret lui pesait fortement. Il n'eut pas la peine de questionner le maquignon ; celui-ci raconta en détail la visite de M. Berger, et comment ils étaient arrivés à s'entendre pour le prix de ces deux jolies bêtes.

À peine Vincent et Pierre eurent-ils aperçu les chevaux, qu'ils vinrent dans la cour et questionnèrent Guillaume, qui ne leur répondit que par des éclats de rire. C'était sa manière de se tirer d'embarras ! Mais Vincent et Pierre dirent en même temps : « C'est bien sûr pour nous », et n'en demandèrent pas davantage ; ils montèrent quatre à quatre chez leurs parents, criant de toutes leurs forces :

« Ces petits chevaux sont pour nous, n'est-ce pas, maman ?

-- Je l'ignore, mes enfants ; je ne peux pas croire que votre bonne maman ait fait une pareille folie.

-- Moi, je le crois bien, dit Pierre !

-- Descendons chez elle, mes enfants. »

La question fut vite éclaircie.

Mme d'Hyver essaya de gronder sa mère et M. Berger ; mais celui-ci établit d'une manière triomphante la nécessité d'apprendre à monter à cheval de bonne heure ; il y eut une discussion légère qui se termina par les remerciements des parents et les transports de joie des enfants.

Françoise et Jeanne vinrent admirer les jolis petits chevaux et se réjouirent du plaisir qu'auraient leurs frères à galoper sur la route d'Arques. Mais on leur fit observer qu'il faudrait du temps pour en arriver là.

Vincent et Pierre, qui avaient l'habitude d'associer Françoise et Jeanne à leurs plaisirs, n'hésitèrent pas à dire qu'elles aussi monteraient à cheval, comme les jeunes miss qui passaient chaque matin sur le quai.

En attendant la réalisation de si beaux projets il fallut aller s'asseoir sur les bancs de la classe. La semaine qui s'écoula ne fut glorieuse ni pour Vincent ni pour Pierre. Comment s'en étonner ? Quel écolier serait assez modeste pour ne pas dire à son voisin :

« Notre grand-mère nous a acheté de jolis petits chevaux ; nous prendrons des leçons d'équitation chaque semaine, et aux vacances nous ferons de belles promenades ! »

M. et Mme d'Hyver ne firent point de reproches à leurs enfants, ils ne firent point non plus de reproches à grand-mère, la première coupable, et ils eurent raison, car la semaine suivante, les notes de Vincent et de Pierre justifiaient l'indulgence de leurs parents.

Il est aisé de concevoir avec quelle impatience nos écoliers attendaient le samedi : s'ils n'avaient pas déjà eu quelques notions de la semaine des trois jeudis, ils ne se seraient pas consolés qu'il n'y eût point de semaine des trois samedis.

Les chevaux étaient doux et dociles ; les cavaliers lestes, hardis, bien faits ; ils donnaient les plus belles espérances à leur maître.

Grand-mère assistait de sa fenêtre à la leçon. Cette leçon se passait dans la cour, mais vint enfin le jour où l'on franchit la porte. M. Berger et Guillaume servaient de mentors aux cavaliers, ce qui n'enlevait cependant pas toute crainte aux parents, tant que durait la promenade.

Les choses allèrent ainsi jusqu'aux grandes vacances. M. d'Hyver, dont la santé était alors complètement rétablie, sortait avec ses fils. La physionomie joyeuse des cavaliers faisait plaisir à voir, et il n'est sortes d'éloges que le père et les enfants ne recueillissent sur leur passage.

Mme d'Hyver appréciait le bonheur de vivre près de sa mère ; elle constatait combien le séjour de Dieppe était favorable à son mari et à ses enfants ; toutefois la pensée de rentrer à Paris lui souriait.

M. d'Hyver était dans d'autres sentiments : la liberté d'esprit dont il jouissait le charmait chaque jour davantage. Cependant plusieurs fois, depuis son retour de Russie, on lui avait offert de reprendre ses fonctions d'ambassadeur, car il passait pour un habile diplomate. Toute son habileté consistait à ne point dissimuler sa pensée. Au mois d'octobre, il fut sollicité d'accepter l'ambassade d'Angleterre.

Mme d'Hyver accueillit avec plaisir la perspective d'habiter Londres ; elle entrevit dans cette nouvelle situation un avantage pour ses fils. Ils viendraient passer les vacances en Angleterre, ils iraient en Écosse ou en Irlande ; ils acquerraient dans ces voyages une instruction qui les placerait très au-dessus de leurs camarades, et même de beaucoup d'hommes faits.

Elle faisait valoir tous ces avantages à son mari, sans parvenir à connaître sa pensée. Lui, d'ordinaire si confiant, ne lui disait pas un mot du parti qu'il allait prendre.

M. d'Hyver parla enfin : non seulement il refusait l'ambassade d'Angleterre, mais il renonçait à la carrière diplomatique. L'étude et l'agriculture rempliraient dorénavant ses loisirs.

Cette divergence d'opinions ne nuisit point à la bonne harmonie du ménage. Mme d'Hyver tourna immédiatement le dos à l'aristocratie anglaise, énuméra tous les inconvénients des îles Britanniques, et ne songea plus qu'au plaisir de revoir ses amis.

On se sépara enfin ; grand-mère remercia ses enfants du bonheur qu'ils lui avaient donné et dissimula la tristesse que lui causait la séparation.

Cependant Françoise obtint de rester encore quelques jours pour aider Marianne à rétablir l'ordre dans la maison, « et aussi, ajouta-t-elle tout bas, pour que grand-mère ne nous perde pas tous le même jour. »

Cette demande, fondée sur une si bonne raison, devait nécessairement être accordée à la gentille enfant.

Cette gentille enfant entrait dans sa quinzième année ; elle annonçait les plus heureuses dispositions en toutes choses ; mais ce qui la distinguait de tant d'autres jeunes filles de son âge, c'est qu'elle n'était pas étourdie.

De retour à Paris, elle ne perdit pas de temps pour aller voir Louise. Ce fut une grande joie pour les deux amies de se retrouver. Chacune fit le récit de l'emploi de son temps depuis qu'elles étaient séparées. Louise parla longuement des encouragements que lui donnait Mme Liotard ; elle sortit d'un carton plusieurs dessins qui lui avaient mérité des éloges.

Le compte rendu de Françoise fut tout autre : grand-mère, les leçons d'équitation remplirent à peu près tout son programme.

Les deux amies se quittèrent en se promettant de se voir le plus souvent possible, sans compter les heures du cours de dessin, qui étaient toujours des heures sérieuses.

Françoise avait repris ses études avec succès ; elle était un excellent répétiteur pour Jeanne, qui goûtait fort peu l'art de parler et d'écrire correctement. Toutefois, la petite fille avait une grande considération pour sa sœur.

Les jours de congé étaient des jours de fête. Frères et sœurs n'imaginaient rien de plus agréable que d'être ensemble, et quoiqu'on ne fût qu'en novembre, ils s'entretenaient déjà des plaisirs de l'été.

M. d'Hyver conduisait sa femme de temps à autre dans le monde ; les amis réclamaient Françoise chaque fois qu'il y avait une réunion d'enfants, et toujours la mère très sage répondait à ses amies par un refus.

Le 1er janvier de cette année-là, l'ambassadrice de Russie, mère d'une nombreuse famille, donna un bal costumé dont la fille aînée, âgée de douze ans, devait faire les honneurs à ses amies : ce bal promettait d'être ravissant.

Mme d'Hyver avait été en relation à Pétersbourg avec la comtesse \ \*\ , et malgré sa répugnance à conduire sa fille à cette réunion, force lui fut d'y aller.

Françoise accueillit assez froidement cette invitation, mais apprenant qu'elle porterait un joli costume russe, elle se résigna tout à fait. La Russie seule devait être représentée à cette fête.

Cette fantaisie de Mme l'ambassadrice créa de grandes difficultés, difficultés fort coûteuses à résoudre, mais les mères de famille les plus raisonnables s'y soumirent.

La chevelure blonde de Françoise, l'éclat de son teint, tout en elle justifiait le choix de son costume.

Vincent et Pierre témoignèrent plus d'humeur que d'admiration pour le travestissement de leur sœur ; ils n'aimaient pas la Russie, sans en donner leurs raisons. « Pourquoi Françoise n'était-elle pas déguisée en bergère des Alpes ? »

Quoi qu'il en soit, leur sœur eut les suffrages du bal ; les compliments arrivaient de toutes parts non seulement aux parents, mais aussi à la jeune fille.

De tous les admirateurs de Françoise, son père était le premier ; selon lui, Mme d'Hyver exagérait le danger de ces réunions pour une fille douée de raison comme Françoise.

La mère avait d'autres sentiments : elle tremblait à la pensée d'exposer cette fleur délicate à l'air malsain des salons. « Ô mère chérie, écrivait-elle à Mme Decosne, que ne sommes-nous encore dans votre petite maison ! La vue des flots agités nous ramènerait à des idées sérieuses, et le danger serait loin de nous. Les bals d'enfants étaient une nouveauté à laquelle beaucoup de parents se laissèrent prendre, et il eût été presque de mauvais goût de ne pas faire comme tout le monde. Mme d'Hyver se soumit de si bonne grâce, que la vieille Angèle seule connaissait les sentiments de sa maîtresse ; la brave fille s'en voulait de si bien parer Françoise ; elle gardait le silence : pas un compliment, pas une question.

Françoise s'étonna d'une si grande discrétion.

« Je crois, dit-elle un jour à sa bonne, que tu ne m'aimes plus.

-- Et pourquoi croyez-vous ça, ma chérie ?

-- Parce que tu ne me dis rien de mes jolies toilettes, que tout le monde admire.

-- Chacun son goût : moi, je ne vous trouve jamais si belle que dans votre robe de mérinos bleu, avec votre chapeau de feutre et votre petit panier au bras quand nous allons porter du pain aux pauvres. Sans compter que je n'ai pas peur que vous vous enrhumiez dans cette toilette-là. » Françoise regarda sa bonne et l'embrassa sans dire un mot.

Angèle, témoin et confidente des préoccupations de sa maîtresse, la rassurait de son mieux.

« Monsieur, disait-elle, est un homme raisonnable ; il s'amuse en ce moment, mais la raison lui reviendra, et puis la Providence nous donnera un coup de main ; il y aura bien quelque anicroche qui fera rentrer les violons dans leur boîte. »

Depuis ce qui s'était passé entre Angèle et Françoise, la jeune fille n'avait plus le même entrain ; elle recherchait davantage Louise, mais elle ne lui parlait plus de ses plaisirs.

On était en plein carnaval, lorsqu'une épidémie redoutable pour les enfants jeta l'alarme dans la société parisienne. Non seulement toutes les réceptions furent suspendues, mais beaucoup de personnes quittèrent Paris. La situation était sérieuse.

Mme d'Hyver avait son plan arrêté ; cependant, en véritable femme de diplomate, elle garda le silence et laissa son mari proposer de quitter Paris.

La saison n'étant pas favorable à un séjour dans les Ardennes, c'était encore dans la vieille maison qu'il fallait se réfugier.

La nouvelle de ce projet fut accueillie avec bonheur. Marianne fit encore des prodiges d'activité, et, deux jours plus tard, toute la famille arrivait à Dieppe.

Les collégiens avaient été licenciés, et nous devons dire que Vincent et Pierre quittèrent à regret les bancs de la classe. Heureusement, M. Berger était toujours là, et les poneys remplaçaient à eux seuls les plus belles parties que l'on faisait d'habitude entre camarades. Mère et grand-mère se firent leurs confidences ; mais au bonheur de se retrouver ensemble s'ajouta le bonheur non moins grand de voir M. d'Hyver apprécier la vie paisible qui lui était faite par les circonstances.

Françoise reprit aussitôt ses allures de petite maîtresse de maison. Il eût fallu insister bien peu pour faire avouer à M. d'Hyver qu'il trouvait sa fille encore plus charmante dans le négligé du matin que dans la parure du soir.

Françoise avait la direction entière du ménage, ce qui réjouissait autant les vieux serviteurs qu'elle-même. Tout le monde était de bonne humeur.

« À en croire les médecins, disait Angèle, il y a un tas de choses qui guérissent les malades ; moi, je crois aussi qu'il y a dans cette eau-là un remède qui change les idées du monde, rien qu'à la regarder ; car il est bien clair que M. le Baron et sa fille ne sont plus les mêmes depuis leur arrivée ici. »

Ce fut seulement deux mois plus tard, c'est-à-dire au mois de mai, que l'état sanitaire de Paris permit à tous les déserteurs de rentrer chez eux.

M. Berger ramena Vincent et Pierre au collège, et, sans aucun doute, la mine fraîche des petits garçons fit envie aux mères de famille dont les enfants avaient souffert de leur séjour à Paris.

Mme d'Hyver était toute disposée à aller retrouver ses enfants ; cependant le départ était ajourné chaque semaine, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre ; enfin, M. d'Hyver, séduit par un ciel sans nuages, proposa à sa femme de faire une excursion en Angleterre.

Quoique très surprise, Mme d'Hyver accepta ; les voyageurs ne resteraient pas absents plus de trois semaines. Ils partirent laissant grand-mère en compagnie de ses petites-filles.

Ce voyage n'était pas une simple fantaisie, il s'agissait d'accomplir une promesse qui datait de vingt ans : James Turner et Léon d'Hyver avaient passé deux années à l'Université de Cambridge. En se quittant, les deux amis s'étaient promis mutuellement de se rendre visite. Turner avait tenu parole. Quinze ans s'étaient écoulés depuis qu'il était venu à Paris présenter sa femme à la famille d'Hyver. La carrière diplomatique avait fourni jusqu'alors une excuse toute naturelle, mais cette excuse n'existait plus, et M. d'Hyver, voyant partir chaque jour des paquebots pour Londres, résolut spontanément de payer sa dette d'amitié.

C'était un vrai voyage, car James Turner n'habitait pas Londres. Il s'était retiré avec sa nombreuse famille à Cheltenam, charmante petite ville située sur la frontière du pays de Galles.

Après dix jours passés à Londres, M. et madame d'Hyver traversèrent la belle vallée d'Evesham, et arrivèrent, une après-midi, devant une jolie maison, située à deux cents pas du plus beau parc de la ville.

Grande surprise et grande joie, le tout exprimé en anglais.

Un thé confortable parut comme par enchantement, et les voyageurs y firent grand honneur.

Turner présenta ses quatre filles à ses amis. Elles étaient toutes les quatre mariées, et entourées de bambins aussi beaux que leurs mères. Trois garçons étaient aux Indes et n'en reviendraient qu'après avoir fait fortune.

La cordialité se rétablit promptement entre les deux camarades de collège. Mme Turner, n'ayant point à s'intimider de parler français, donnait l'essor à sa gaieté.

Jamais hospitalité ne fut plus cordiale. Chaque jour, on projetait une belle promenade, mais on se trouvait si bien à la maison ou dans le jardin, que la promenade était ajournée.

Turner voulut se faire honneur de ses amis français ; il ne se passait pas de jour sans que d'aimables convives vinssent s'asseoir à sa table. On causait des intérêts de la France et de l'Angleterre ; mais ces conversations n'amenaient pas la guerre.

Seul avec sa femme, M. d'Hyver l'entretenait du charme de cette vie de famille, que chacun s'efforce de rendre agréable.

« Je crois vraiment, mon ami, que tu es tenté de te fixer ici.

-- Non assurément, mais je me demande pourquoi, étant libre, je n'irais pas aussi, moi, dans un coin de notre France.

-- Eh bien ! établissons-nous dans les Ardennes !

-- Jamais, Aline, le climat ne te convient pas, et ta mère...

-- Mon ami, ce que tu éprouves est une impression de voyage qui s'effacera ; on rentre toujours à Paris avec plaisir. »

Cet entretien fut interrompu par un élégant groom qui annonça que la voiture était avancée.

Les promeneurs restèrent absents tout le reste du jour ; ils étaient ravis ; ils ne voulaient pas croire que le ciel d'Angleterre pût jamais être brumeux.

XI -- La reconnaissance

M. et Mme d'Hyver étaient à Paris depuis quelques semaines, lorsqu'une lettre de Marianne arriva à la place de celle qu'on attendait de grand-mère.

« Madame n'est pas malade, disait la bonne fille, mais elle est triste, ce qui ne lui est pas habituel ; j'imagine tout ce que je peux pour la distraire, sans y parvenir. Elle me disait ce matin : « Est-ce que tu n'es pas triste de ne plus les voir ? Ah ! mes chères petites-filles, comme elles me manquent ! »

« Alors, j'ai parlé du train dont va le temps ; j'ai dit que les vacances seraient bientôt arrivées. Madame a souri et s'est mise à son métier. »

Cette lettre troubla Mme d'Hyver.

« Nous avons eu tort de faire un si long séjour chez ma mère ; elle souffre de notre absence, et à son âge la tristesse est un mal dangereux.

-- Tu ne dis rien, mon ami ?

-- Je suis de ton avis, Aline, la tristesse est un mal dangereux, surtout à l'âge de ta mère ; nous lui devons beaucoup ; or voici le moment de nous montrer reconnaissants.

-- Toi et nos filles vous resterez désormais près d'elle, tandis que je serai à Paris avec nos garçons. Nous savons avec quelle facilité on va de Paris à Dieppe, et nous trouverons la chose très simple en songeant aux bons soins que ton excellente mère a donnés à nos enfants pendant notre séjour en Russie. »

Quoique très heureuse de la générosité de son mari, Mme d'Hyver s'émut à la pensée de ne plus voir Vincent et Pierre chaque jour, de ne plus leur donner ses soins et d'être séparée de son mari ; mais l'amour maternel et l'amour filial se mirent aisément d'accord. D'ailleurs n'était-ce pas le meilleur moyen d'éloigner Françoise du monde avant qu'elle eût l'âge d'y être présentée ? Mme Decosne ne vit donc dans ce changement qu'un acte de sagesse dont elle loua sa fille.

À Paris, on apprécia tout autrement la conduite de M. et de Mme d'Hyver : leur dévouement était exagéré ; pourquoi Mme Decosne ne s'établissait-elle pas à Paris ? sa fortune le lui permettait. Quelle existence allait mener à Dieppe cette charmante baronne d'Hyver, habituée au monde ? Elle faisait si bien les honneurs d'un salon !

Il n'y eut pas une voix qui s'élevât en faveur de la piété filiale ; pas une de ces femmes du monde qui se rappelât son heureuse enfance, les plaisirs du jeune âge, et plus tard les larmes que la main de sa mère avait essuyées. Une sorte d'indignation succéda aux regrets. Françoise et Louise ne se quittèrent pas sans être émues ; mais la correspondance remplacerait les causeries intimes, et puis enfin chacune d'elles aurait des devoirs à remplir. « Vous, Françoise, dit Louise, le bonheur que votre présence donnera à votre grand-mère sera votre consolation, et ma palette sera la mienne. »

En donnant un maître de dessin à sa nièce, le but de Mlle Vernet était de lui assurer une distraction ; si cette charmante Louise acquérait un certain talent, elle oublierait plus facilement l'isolement où elle se trouverait peut-être un jour.

L'année s'était à peine écoulée, et Louise écrivait à son amie : « Mme Liotard a conseillé à ma tante de me faire suivre le cours de M. D..., le célèbre paysagiste, car elle reconnaît mes dispositions pour le paysage.

« Vous savez mon goût marqué pour ce genre de travail : je vivrai dans la prairie, au bord d'un ruisseau, sous de frais ombrages. N'est-ce pas une charmante perspective ? Il faudra nécessairement m'inspirer de la verdure du bois de Boulogne et des hauteurs de Passy. Mon maître, M. D..., prétend que les bords de la Seine ne sont pas à dédaigner, et que plus d'un peintre s'en est inspiré. »

Les projets de Mlle Vernet devaient nécessairement donner à Françoise l'espérance de voir un jour son amie arriver à Dieppe, où elle trouverait de gracieux sujets de paysage. Oh ! si la maison n'était pas si petite ! Bien certainement, pensait la jeune fille, grand-mère inviterait Louise et sa tante à venir chez elle.

Ce fut la première fois que Françoise trouva que la vieille maison avait un défaut. Elle parla de ses regrets à Marianne ; celle-ci lui dit qu'il ne fallait pas plus s'inquiéter de ça que de tout ce qui arrive en ce monde : « Tout change, ma petite Françoise... pardon, mademoiselle...

-- Tu as bien raison de me demander pardon ; ne prends pas le genre de m'appeler mademoiselle, c'est bien assez de ne plus me tutoyer. »

Parents et enfants appréciaient chaque jour davantage la vie de province. M. d'Hyver allait cependant plusieurs fois par an passer quelques mois à Paris, mais il voyait peu de monde ; son séjour n'avait pas d'autre but que d'être près de ses enfants, de suivre leurs études et de ne pas leur laisser perdre le goût de la famille.

Mme d'Hyver s'échappait aussi quelquefois de Dieppe, mais elle y rentrait bientôt. C'était seulement aux grandes vacances que la famille était réunie.

Vincent et Pierre n'étaient plus des enfants ; leurs qualités se développaient chaque jour ; un bel avenir s'ouvrait devant eux. Les poneys étaient remplacés par de vrais chevaux dont les cavaliers étaient dignes.

Mme d'Hyver, cédant aux désirs de ses enfants, fit prendre des leçons d'équitation à Françoise.

Tout en admirant la grâce de sa petite-fille, grand-mère avait des terreurs dont elle ne pouvait se défendre ; elle récapitulait tous les accidents dont elle avait eu connaissance. L'éloquence de Marianne, les précautions multipliées, rien ne pouvait la rassurer ; alors Françoise déclara un beau jour qu'elle renonçait à un plaisir qui rendait sa grand-mère si malheureuse. Personne ne blâma la gentille enfant, pas même Vincent, qui était si fier d'être son écuyer.

Marianne l'avait bien dit : tout change en ce monde ; on apprit un beau jour que la jolie maison voisine de celle de grand-mère était à vendre. Le propriétaire de cette maison avait cru s'y établir pour toute sa vie, et n'avait rien négligé pour s'en rendre le séjour agréable. Quel motif pouvait donc le déterminer à s'en défaire ?

Ce monsieur et sa femme, ayant peu de ressources en eux-mêmes, n'avaient pas su trouver dans une ville de vingt mille âmes une seule famille digne d'eux. Ils vivaient dans le plus complet isolement, n'animant leur solitude que par quelques discussions élevées à propos de choses insignifiantes ; mais cette fois-ci, M. et Mme Hilaire furent d'accord pour aller s'établir à Paris. Selon eux, il ne fallait pas vieillir dans l'isolement, mais s'égayer, s'étourdir même, se rajeunir en allant dans le monde.

Grâce à cette belle philosophie, qui n'est pas uniquement celle de M. et Mme Hilaire, la jolie maison voisine de la vieille maison de grand-mère fut mise en vente.

M. d'Hyver s'arrêta devant l'écriteau. Il ne pouvait en croire ses yeux, et, en bon voisin, il demanda si quelque malheur était arrivé dans la famille.

« Non, monsieur le baron, nous allons à Paris », répondit fièrement la servante.

M. d'Hyver s'éloigna en méditant sur les caprices des hommes, et de réflexion en réflexion, il en arriva à se demander pourquoi il n'achèterait pas cette maison, puisque sa famille et lui-même se trouvaient si bien de la vie de province. Plusieurs années devaient encore s'écouler avant que Vincent et Pierre fissent choix d'une carrière, il ne voyait point d'inconvénient à devenir propriétaire de cette jolie petite maison.

Il rebroussa chemin, et alla visiter la maison. Tout lui convenait, chacun aurait ses aises... et, mieux encore il ne serait pas impossible d'établir une communication entre la jeune et la vieille maison.

Il rentra chez lui, fit part à sa femme de la découverte qu'il venait de faire. Cette nouvelle surprit Mme d'Hyver, et, il faut bien le dire, l'idée d'une installation définitive en province lui causa une certaine émotion. Tenait-elle à la vie du monde ? Non assurément, mais elle subissait le prestige de la capitale comme tant d'autres femmes.

Mme d'Hyver s'était trompée sur ses propres sentiments : en voyant tout son entourage si joyeux, non seulement elle convint avec elle-même que son mari avait sagement agi, mais encore elle le proclama hautement.

Pendant que les amis de Louise calculaient si bien pour se donner leurs aises, la jeune fille travaillait avec une ardeur qui devait être couronnée de succès : l'élève avait dépassé les espérances de son maître. Un modeste paysage venait de révéler son talent. Cette petite toile parut au maître digne de figurer à l'Exposition qui allait s'ouvrir.

La tante et la nièce crurent rêver lorsque M. D... fit connaître le jugement qu'il portait sur le travail de son élève ; et lorsqu'il leur annonça que le tableau était admis à l'Exposition, elles éprouvèrent une joie qui tenait du délire.

Tout homme qui espère gagner le gros lot songe à l'usage qu'il fera de son trésor : il aura une maison aussi bien meublée que celle de son voisin, des chevaux, un nombreux domestique ; sa femme portera des boutons de diamant, elle aura un cachemire de l'Inde comme la comtesse R...

Les rêves de Mlle Vernet et de sa nièce n'étaient pas moins beaux, quoique très différents : Louise travaillerait avec une nouvelle ardeur ; elle se lèverait avant l'aurore pour voir le soleil du matin. Ces dames iraient en Suisse et en Italie. Oh ! que Louise serait heureuse !

Mlle Yernet souriait en écoutant sa chère enfant, mais elle avait d'autres pensées : « Le talent de Louise est le couronnement de toutes ses qualités, se disait l'excellente femme ; j'aurai la consolation de bien établir ma nièce. Elle est charmante, je veux la laisser encore à l'ombre pendant quelques années... »

La nouvelle des succès de Louise arriva promptement à ses amis de Dieppe ; ils s'en réjouirent tous, car la jeune fille était aimée des serviteurs et des maîtres.

Cependant l'enthousiasme avec lequel Louise parlait de la Suisse et de l'Italie blessa Françoise : la Normandie n'avait-elle pas inspiré de grands artistes ? Moi, si j'étais peintre, je commencerais par reproduire un joli paysage de mon pays ; certes, la Normandie n'est pas à dédaigner.

M. d'Hyver essaya de consoler sa fille en lui disant que la Suisse était le point de mire de tous les artistes, qu'il ne fallait pas s'étonner que Louise suivît la même voie ; « et puis, ajouta-t-il, les projets de ton amie ne se réaliseront certainement pas si vite, et une invitation à venir passer quelques semaines à Dieppe cet été sera acceptée par Mlle Vernet avec empressement.

« Dès que nos deux maisons seront réunies, tu inviteras ces dames à venir planter la crémaillère. »

Ces paroles consolèrent immédiatement Françoise ; elle voulut choisir la chambre de son amie sans tarder. Il fallait que cette chambre réunît tous les avantages : vue de la mer, au soleil couchant. Louise irait voir le soleil levant en Suisse, il fallait qu'elle se reposât à Dieppe.

M. d'Hyver était aussi impatient que sa femme et sa fille de voir les deux maisons réunies. Il stimulait les ouvriers, non seulement par sa présence, mais par des encouragements plus précis, et comme les anciens propriétaires vivaient dans l'isolement, sauf la porte de communication, la besogne se réduisait à peu de chose.

Mme Decosne n'était pas sourde ; il lui fut donc de toute impossibilité, malgré les précautions prises, de ne pas entendre les coups de pioche et de marteau. Enfin, un beau jour, grand-mère fut priée de monter chez sa petite-fille ; elle ne se fit pas prier, et n'eut certes pas besoin de feindre pour témoigner toute la joie que lui causait cet arrangement.

Les vieux meubles reprirent leur place dans la maison de grand-mère, et ceux qu'on avait achetés furent transportés dans la nouvelle maison, qui s'embellit par les soins des nouveaux propriétaires. Il n'y avait donc plus d'obstacles pour recevoir Louise et sa tante. Une invitation à venir passer les vacances fut immédiatement adressée à Mlle Vernet, qui l'accepta, de grand cœur.

Françoise était devenue une vraie provinciale, ses frères et son amie accaparaient à eux seuls tous les plaisirs de la capitale. Cependant, elle ne se fit pas prier pour aller admirer le paysage qui avait les honneurs du Salon. Avec quelle satisfaction la bonne Françoise recueillait les éloges donnés au tableau de Louise ! Elle eut volontiers dit aux admirateurs de ce petit paysage : « C'est l'œuvre de mon amie. »

Une semaine passée à Paris fut un temps de bonheur pour les deux jeunes filles ; elles firent mille projets pour les vacances. On choisirait ensemble un joli paysage, et l'artiste, bien entendu, ne quitterait pas Dieppe avant d'avoir entièrement terminé son travail.

Le temps n'apporta pas d'obstacles à de si charmants projets ; jamais vacances ne réalisèrent aussi complètement les espérances des écoliers et des parents.

Louise se sentait inspirée en présence de la mer et d'un ciel pur ; mais elle n'accepta pas le soleil couchant que Françoise voulait lui imposer. Le matin était son idéal ; à l'admiration des premières teintes de l'aurore succédait la reconnaissance envers Celui qui a créé de si belles choses pour l'homme.

Un matin, elle ouvrit sa fenêtre au moment où quelques pêcheurs se disposaient à partir pour la pêche ; les femmes, dont quelques-unes tenaient leurs enfants dans leurs bras, assistaient aux préparatifs du départ, puis vint le moment des adieux. Maris et femmes s'embrassèrent, puis vint le tour des petits enfants.

Les barques s'éloignèrent ; femmes et enfants les suivirent du regard jusqu'à ce qu'elles eussent disparu entièrement, puis chacun rentra chez soi, faisant des vœux pour le retour.

Louise suivit cette scène avec intérêt. « Pauvres gens, se disait-elle, ils vont chercher bien loin, et peut-être au péril de leur vie, le salaire qui fait vivre leur famille, et moi, je n'ai qu'à faire valoir tranquillement le talent que Dieu m'a donné ! Eh bien, le Pollet sera le sujet de mon tableau. Plus tard, ce paysage me donnera l'illusion d'être encore chez mes amis. »

Le séjour que M. et Mme d'Hyver avaient fait à l'étranger apportait à la société un élément tout nouveau et fort attrayant ; aussi, étaient-ils fort recherchés. Aux réunions de l'hiver avaient succédé les parties de campagne. La présence de Mlle Vernet et de sa nièce ne changea rien aux relations établies ; la tante et la nièce furent priées de ne point se séparer de leurs amis. Françoise était ravie.

« Oh ! grand-mère, disait la jeune fille, si elles pouvaient ne jamais nous quitter ! »

De ce souhait naquit une réflexion très sage : grand-mère dormait peu, comme il arrive aux vieillards ; ces insomnies n'avaient aucune influence fâcheuse sur sa santé et sur son humeur ; elle trouvait même très avantageux de réfléchir, pendant le calme de la nuit. La pensée de la mort lui était habituelle, mais ne l'attristait point ; selon son expression, elle se dépêchait de faire encore du bien, par ses conseils, à ceux qui l'entouraient, et de secourir largement les pauvres. Or, une nuit, grand-mère repassa dans sa mémoire toutes les joies que lui avait apportées la présence de ses enfants ; puis, après avoir énuméré tous les avantages que sa chère fille avait trouvés dans une vie simple et vraie, sa pensée se reporta sur cette charmante Louise. Pauvre petite ! elle augmentera le nombre de ces jeunes filles qui sont soumises à un travail rigoureux : un succès de Salon ne me rassure pas sur l'avenir. J'ai vu passer plus d'un nuage sur le front de la tante ; je comprends les inquiétudes de cette excellente femme !

Grand-mère en resta là ; mais le lendemain, en plein jour, par exemple, elle se demanda pourquoi la tante et la nièce n'habiteraient pas Dieppe. La vie de Louise serait plus douce, il lui serait facile d'aller, de temps à autre, recevoir les conseils de ses maîtres ; elle aurait des élèves, car ce M. X..., avec ses moustaches et ses lunettes, n'était du goût de personne ; on avait recours à lui, faute de mieux. Avec quelle sympathie serait accueillie Louise ! Sa petite main manie si gracieusement le crayon, sa voix est si douce, ses façons si distinguées !... « Oui, il faut que Mlle Vernet vienne s'établir ici. Je reprendrai mon crayon pour donner l'exemple. »

Grand-mère, qui avait toujours si bien réussi dans ce qu'elle avait entrepris pour le bonheur d'autrui, ne pensa pas un instant que ce nouveau projet pût échouer. Elle savait que le silence aide à l'accomplissement de nos désirs ; c'est pourquoi elle ne dit pas un mot de ce qu'elle avait imaginé.

Le temps que Mlle Vernet passa à Dieppe fut partagé entre le travail et la promenade. Les collégiens, sortis victorieux des épreuves de l'année, arrivèrent triomphants ; la société de Mlle Louise ne pouvait qu'ajouter à leurs plaisirs ; mais il y eut un jour où il fallut se séparer.

Mlle Vernet et sa nièce dirent adieu à leurs amies ; elles allaient justifier la bonne réputation de la Normandie par la santé qu'elles en rapportaient.

Le maître de Louise fut émerveillé du travail qu'elle lui présenta ; à partir de ce moment, il ne douta plus de l'avenir de son élève.

Mme Liotard, qui s'intéressait toujours à Louise, lui proposa quelques élèves de bonne famille, en attendant le retour du printemps, car la jeune artiste avait besoin de soleil et de verdure pour l'inspirer.

Mme Decosne, tenue au courant de tout ce qui se passait chez Mlle Vernet, apprenant le parti que prenait Louise, se dit : voilà le moment. Alors, grand-mère exposa le plan qu'elle avait conçu à sa fille et à son gendre ; l'un et l'autre l'approuvèrent.

Mlle Vernet, et sa nièce furent assurément très touchées du témoignage d'intérêt et d'affection de la famille Decosne ; toutefois, ce ne fut qu'après une correspondance dans laquelle on discutait les avantages et les inconvénients qu'il y aurait pour une artiste à habiter la province, que Louise se rendit aux conseils de ses amis.

Mme Decosne offrit provisoirement sa maison aux Parisiennes, mais la discrétion ne permettait pas de profiter longtemps de cette aimable hospitalité. On se mit à chercher un petit appartement dans le quartier, sans en trouver un seul à la convenance de Mlle Vernet. Grand-mère proposa à ses amies le second étage de la nouvelle maison ; le prix de la location était au-dessous de sa valeur ; il était facile de deviner pourquoi le propriétaire se montrait si désintéressé, et impossible de ne pas profiter de sa générosité.

Tout le monde était à l'aise, mais Louise éprouvait une sorte de confusion en se voyant établie dans une si belle chambre.

Lorsque tout le monde fut installé, Mme Decosne annonça à ses amis que, sans souci du nombre de ses années, elle reprenait ses crayons et se mettait sous la direction de Mlle Louise Vernet.

Comme l'avait prévu grand-mère, son exemple fut suivi par beaucoup de femmes qui jusqu'alors s'étaient imaginé qu'il est permis de négliger ses talents.

Six semaines plus tard, Mlle Louise était devenue le professeur à la mode ; on ne voulait plus du professeur à moustaches ; on dédaignait même ses élèves, si bien que l'amie de Françoise se trouva entièrement maîtresse du terrain.

XII -- Une noce au Pollet

Le temps n'avait pas effacé de la mémoire de grand-mère comment ses petits-enfants avaient échappé à un danger imminent, grâce au secours que leur avait porté le pêcheur Martin. Elle entretenait la reconnaissance des enfants en les chargeant de porter de temps à autre des cadeaux à sa filleule.

Cette filleule était fort gentille : bonne, intelligente et laborieuse, Rose avait été la gloire de l'école.

Au moment où nous en sommes de cette histoire, Rose entrait dans sa dix-huitième année, et quoique sa présence fît la joie de ses parents, ils consentirent à la marier au fils d'un pêcheur.

La mère s'était bien dit qu'elle n'exposerait pas sa fille à connaître les angoisses qu'elle avait éprouvées chaque fois que Martin quittait le port, mais Jean était un si bon garçon, si franc, si laborieux ! leste, adroit ; il savait lire et écrire comme un vrai maître d'école. C'était à lui que tous les ignorants s'adressaient pour savoir ce qu'il y avait sur la lettre , et aussi pour dire leurs pensées.

Le mariage de Rose fut donc décidé.

Grand-mère n'était pas femme à laisser échapper l'occasion d'être généreuse. Après un mois de méditation, Mme Decosne, sachant que la barque du père de Jean avait été radoubée bien des fois, résolut d'en donner une neuve au fiancé. Né faut-il pas qu'un bon ouvrier ait de bons outils ! Dieu veuille ramener chaque fois cette barque au port !

Parents et amis apprécièrent le cadeau de noce. Cette barque serait la barque du bonheur.

Le 1er mai, l'église du Pollet était parée comme aux plus beaux jours de fête, pour recevoir les jeunes époux.

Toutes les barques étaient dans le port ; un bouquet et des rubans roses distinguaient celle de Jean de toutes les autres.

L'église était déjà remplie, lorsque Mme Decosne et sa famille arrivèrent.

Rose, belle et modeste, s'appuyait légèrement sur le bras du baron, tandis que grand-mère pesait un peu plus lourdement sur celui de Martin.

Jamais chose semblable ne s'était vue au Pollet. La jalousie, s'il y en eut, se cacha si bien, que personne n'en soupçonna la présence.

La douceur du temps permit de dîner dehors, circonstance très heureuse, vu l'exiguïté du logis des parents. Les convives étaient nombreux. Chaque pêcheur avait apporté la pêche de la veille, et tous eurent le plaisir de voir leurs présents figurer sur la table, ce qui n'empêcha pas les jambons, les canards et les dindons d'être fort appréciés.

La famille Decosne s'assit à cette table, mais n'y resta que peu de temps : il faut l'en féliciter, car le repas de noce dura six heures.

De retour chez elle, Mme Decosne se laissa aller à une rêverie qui ne lui était pas habituelle. Mais la bonne Marianne n'était pas fille à laisser sa maîtresse broyer du noir.

« Que ces braves pêcheurs sont heureux, dit-elle ; oui, madame peut se vanter d'avoir fait des heureux !

-- Je ne m'en vante pas, Marianne, je m'en réjouis, voilà tout.

-- Madame parle en mineur , comme dirait Mlle Françoise.

-- C'est que, vois-tu, pendant que j'admirais ce charmant couple au pied des autels, je me demandais si j'aurais le bonheur de marier mes petites-filles.

-- Sauf le respect que je dois à madame, je trouve qu'elle est bien curieuse ; madame porte ses quatre-vingts ans comme une plume, pour l'esprit comme pour le corps, et puis, mon Dieu ! pas plus tard qu'hier, nous avons vu passer un cercueil couvert de roses blanches. On a bien tort de ne pas s'abandonner à la Providence.

-- Tu parlas bien, ma bonne Marianne.

-- Si je parle bien, c'est que madame m'a appris à bien penser.

-- Tu me fais honneur ; dis à Guillaume que nous sortirons avec les petites dans une heure. »

La manière dont Mme Decosne portait ses quatre-vingts ans faisait l'étonnement et l'admiration de tous ceux qui la rencontraient, et, comme elle s'arrêtait souvent pour faire l'aumône, les passants pouvaient la contempler tout à leur aise.

Un jour, elle vit des petits garçons, ramoneurs et autres, arrêtés devant la boutique d'un pâtissier ; ils mangeaient des yeux les mirlitons que le pâtissier venait de sortir du four.

« Allons, dit grand-mère, ne commettez pas le péché d'envie ; entrez, je vais vous régaler. »

L'invitation fut acceptée. En un instant les mirlitons disparurent ; le pâtissier ne s'en plaignit pas.

Les petits garçons n'oublièrent pas de dire merci, ils allèrent raconter leur bonne fortune à leurs camarades.

Mme Decosne croyait passer inaperçue dans la société de la petite ville de Dieppe, tandis que son grand âge et la sagesse dont elle faisait preuve la mettaient en lumière. On s'entretenait chez les riches aussi bien que chez les pauvres des aumônes qu'elle faisait, et quoique le nombre de celles que l'on connaissait fût très grand, on soupçonnait avec raison qu'il y en avait encore de cachées.

Cependant grand-mère ne pouvait échapper à la critique : elle vivait trop simplement : pourquoi n'habitait-elle pas la jolie maison que son gendre avait achetée ? N'était-ce pas ridicule de ne jamais inviter plus de trois amis à dîner, de crainte de fatiguer ses vieux domestiques ? Sa vieille calèche et son vieux Guillaume étaient surannés ! À tous ces griefs s'ajoutait le déplaisir de ne pas connaître le chiffre de sa fortune. On ne saurait à quoi s'en tenir avant le mariage de Mlle Françoise.

La saison était belle ; dès les premiers jours de juillet, les Parisiens et les étrangers s'établissaient à Dieppe, tandis que les élèves de Louise quittaient la ville. Le professeur songea aussitôt à profiter de sa liberté pour s'inspirer d'un de ces jolis paysages qui sollicitent le pinceau de tout artiste.

Dirigée par M. d'Hyver, Louise connaissait les environs de Dieppe ; elle n'hésita pas à s'arrêter à Varengeville.

La tante et la nièce, aidées d'un vaillant petit âne et de son conducteur, partaient de grand matin. Ainsi établies, Mlle Vernet, Louise et leur monture, qui broutait, formaient, elles aussi, un tableau qui attirait l'attention des rares passants ; mais parmi ceux-ci était un vieillard dont la présence s'annonçait par une harmonieuse déclamation. Arrivé près du peintre, il fermait son livre, s'arrêtait discrètement à une certaine distance et promenait alternativement ses regards sur la mer et sur l'artiste.

Il y avait près d'un mois que le peintre et le vieillard se rencontraient ainsi chaque matin sans que l'occasion d'échanger une parole se fût présentée ; mais un jour, le ciel très pur s'assombrit, et en moins d'un quart d'heure des nuages menaçants avertirent Louise qu'il fallait plier bagage au plus vite.

Malgré toute la diligence de la nièce et de sa tante, une pluie torrentielle les surprit au milieu de leurs préparatifs. Les arbres, seul abri dont elles pussent profiter, leur étaient interdits, car la foudre grondait déjà au loin.

Louise, courageuse et toujours de bonne humeur, n'acceptait cependant pas cette petite aventure pour sa tante, elle eût souhaité de recevoir toute la pluie à elle seule ; mais, ô surprise, le vieillard inconnu s'avance aussi vite qu'il peut, et offre son parapluie à ces dames, car son baromètre, qu'il consultait soir et matin, l'avait averti d'un changement de temps.

Ce n'était pas le moment de faire des cérémonies ; il fallut non seulement s'abriter sous le parapluie de l'aimable étranger, mais aller s'abriter dans sa maison, dont l'aspect coquet avait souvent frappé ces dames.

L'orage, Varengeville et le talent de l'artiste alimentèrent largement la conversation. Quelle que fut l'impatience de Mlle Vernet et de sa nièce d'y mettre fin, il fallut, bon gré, mal gré, accepter l'hospitalité pendant une heure.

Le propriétaire, M. Lebrun, était ravi de faire connaissance avec les étrangères ; il regardait la jeune fille, souriait, approuvait tout ce qu'elle disait avec une bienveillance qui n'échappait pas à Mlle Vernet et ne la flattait qu'à moitié. « Les apparences sont si trompeuses », pensait-elle. Enfin, l'orage passa ; on remercia l'hôte d'une si aimable hospitalité pour regagner la ville au plus vite.

Mlle Vernet raconta à grand-mère comment elle et sa nièce s'étaient tirées d'embarras.

« Connaissez-vous cet aimable solitaire de Varengeville ? demanda-t-elle.

-- Certainement : M. Lebrun est connu de tout le monde, quoiqu'il ne fréquente personne. C'est un homme très estimable et très malheureux. Il a perdu sa femme et sa fille à l'époque où il se retirait des affaires ; la jolie maison qu'il habite a été bâtie pour sa fille, qui préférait Varengeville à tous nos autres jolis villages. Depuis le jour de la mort de cette charmante enfant, il n'a pas quitté cette maison ; sa douleur ne s'est pas tournée en misanthropie ; il est charitable, obligeant pour ses voisins.

« M. Lebrun a un fils, charmant garçon, officier de marine, absent pour le moment, mais qu'il espère revoir l'automne prochain. »

M. Lebrun n'était plus si discret, il s'arrêtait près de Louise, causait avec Mlle Vernet, osait même donner un conseil à l'artiste qui l'en remerciait gentiment. Peu à peu, l'intimité s'établit, Louise se plaisait dans la société du vieillard, et le vieillard croyait revoir en elle l'image de Marthe, sa fille bien-aimée. « Ah ! se disait-il, si mon fils voulait rendre la joie à mon cœur, l'illusion des jours passés... mais il est marin... je suis fou ; je mourrai dans l'isolement. »

Henri Lebrun arriva à Dieppe à la fin de septembre, comme il l'avait annoncé. Un congé d'un an allait lui permettre de renouveler connaissance avec les amis qu'il avait laissés à Dieppe.

Il y avait trois ans que le jeune marin était absent ; il trouva quelques changements dans la ville, mais rien ne le surprit autant que d'y rencontrer la famille d'Hyver, dont la présence avait nécessairement modifié les habitudes de Mme Decosne. On se réunissait chez elle à certains jours ; son salon passait pour être le plus agréable de la ville.

Henri Lebrun ne manqua pas d'aller présenter ses devoirs à la douairière, et accepta avec empressement d'être présenté à la baronne d'Hyver.

Le solitaire de Varengeville fut presque aussi solitaire qu'en l'absence de son fils, que des devoirs de convenance retenaient à Dieppe.

Il y avait quinze jours qu'Henri n'était allé voir son père, lorsqu'il vint le surprendre par une bourrasque affreuse.

« Tu choisis bien ton temps, mon ami, pour venir me voir ?

-- Que parlez-vous de temps à un marin, mon père ? Et pourtant, la bourrasque d'aujourd'hui a une singulière influence sur moi : le croiriez-vous ? La terre ferme me tente, j'aime à la sentir sous mon pied, et si vous me le conseilliez, je crois vraiment que j'y resterais. Notre société est transformée par la présence de la famille d'Hyver, Mme Decosne a le cœur et l'esprit présents à tout. N'est-ce pas admirable que cette grand-mère ait pu fixer près d'elle sa fille et son gendre, habitués à la société des cours étrangères et à celle de Paris. Eh bien, mon père, vous ne dites rien ?

-- Je me crois sous l'impression d'un rêve délicieux, mon cher enfant ; jamais je n'aurais osé te proposer de prendre un tel parti ; mais puisque la pensée t'en est venue, je bénis le ciel qui me rend mon fils pour consoler ma vieillesse. »

Après un moment de silence, le vieillard ajouta :

« Tu te marieras, mon fils ?

-- Justement, je viens vous soumettre un projet de mariage. Votre approbation comblerait tous mes vœux.

-- Parle, répondit gravement le vieillard.

-- Que diriez-vous si j'épousais cette charmante artiste qui est dans l'intimité de la famille Decosne ?

-- Je dis, mon cher ami, que depuis le jour où j'ai rencontré cette charmante Louise, j'ai souhaité de l'appeler ma fille.

-- À la bonne heure, repartit le jeune homme, nous voilà d'accord, mon cher père ! »

La conversation continua sur le même ton tout le reste de la journée.

À la bourrasque succéda un temps splendide ; Louise voulut en profiter pour donner encore un coup d'œil au paysage qui avait fait le sujet de sa toile.

Croyant M. Lebrun seul, ces dames ne voulurent pas passer devant sa porte sans le saluer. Ayant aperçu son fils, elles essayèrent, mais en vain, de se retirer. Leur présence était le complément de la conversation qui avait eu lieu la veille, et M. Lebrun n'hésita plus à faire une démarche près de Mlle Vernet. Mais connaissant l'influence de grand-mère sur son entourage, il engagea son fils à aller solliciter son intérêt.

Mme Decosne, très surprise en voyant entrer le lieutenant, l'accueillit toutefois avec la bienveillance qui lui était habituelle. Elle écouta le jeune homme, l'encouragea et lui promit d'user de son influence près de la tante et de la nièce.

Mlle Vernet s'étonna peu de la démarche du jeune homme ; elle avait pour Louise une tendresse de mère, et jamais une mère ne s'étonna de voir sa fille l'objet d'une préférence.

La tante ne douta pas un instant du consentement de sa nièce ; elle voyait aussi dans un mariage si imprévu la récompense du courage et de l'amour filial de sa chère enfant. Mais à la grande surprise de Mlle Vernet, Louise refusa, sans donner la raison de son refus. Ses amis s'en étonnèrent, leurs conseils furent sans influence. Quel motif pouvait-elle avoir de refuser un si beau parti ?

« Eh bien, dit Françoise, moi, je sais pourquoi Louise ne veut pas se marier : elle ne veut pas laisser seule Mlle Vernet. J'en ferais autant si grand-mère n'avait que moi pour lui tenir compagnie. »

Grand-mère embrassa Françoise, et lui dit :

« Tu pourrais bien avoir raison, j'éclaircirai ce point. »

Ayant pour principe de ne jamais rien remettre au lendemain, elle alla le jour même chez M. Lebrun, qui rendait compte de sa démarche à son fils.

« Eh bien, lieutenant, dit grand-mère, Mlle Vernet est, dit-on, très flattée de la démarche de M. votre père, mais elle ne veut pas se marier. Toutefois rassurez-vous ; ma petite-fille a trouvé le motif de son refus : sa tante l'a élevée comme l'eût élevée la plus tendre des mères, et cette charmante enfant ne veut pas quitter celle à qui elle doit tout.

-- Mais, s'écria le vieillard, il n'est pas question de les séparer. Je prétends avoir ma part de bonheur. Tandis que les jeunes gens iront où bon leur semblera, j'aurai la société d'une femme aimable ; elle conduira la maison, ajoutera, retranchera tout ce qui lui plaira, je ne serai plus réduit à parler de la nouvelle lune et de la lessive avec ma vieille Jeannette. »

Mme Decosne se leva ; le lieutenant baisa la main de la douairière et la pria de s'intéresser à son bonheur.

« Certainement, et à celui de ma jeune amie », répliqua grand-mère.

Effectivement, tout s'éclaircit, tout s'arrangea. Mlle Louise ayant la certitude que sa mère ne la quitterait pas, ne trouva plus de raison pour refuser d'épouser le lieutenant Lebrun.

Il va sans dire que la nouvelle s'en répandit rapidement et fut l'occasion de réflexions de tous genres.

Les élèves de Louise se réjouirent d'abord de la fortune de leur chère maîtresse, puis le regret de la perdre fut adouci par l'espoir de la voir heureuse.

Mme Liotard assista au mariage de celle qu'elle appelait toujours son élève, et présenta aux familles qui perdaient leur cher professeur une personne digne de la remplacer. Le nouveau professeur gagna l'estime et l'amitié des parents et des jeunes filles, mais la chronique ne dit pas si elle épousa un lieutenant de vaisseau.

XIII -- Les quatre-vingts ans de Grand-Mère.

Comme le temps passe ! Vincent est sorti le premier de Saint-Cyr ; Pierre, sans s'être élevé si haut, a laissé de glorieux souvenirs à l'École polytechnique. Françoise entre dans sa dix-huitième année, et Jeanne n'est plus une petite fille. Cette sœur aînée, au dire de tous ceux qui la connaissent, est charmante ; elle joint à une instruction solide un talent de dessin dont Louise, autrement dit Mme Lebrun, a tout l'honneur.

Grand-mère est heureuse de voir Louise bien établie, considérée, appréciée de toute la société et pouvant réaliser ses rêves de voyages ; mais chaque fois que Mme Decosne voit la jeune femme, elle se dit qu'il est temps de songer à établir sa petite-fille, et, en dépit de sa prédilection pour la province, elle reconnaît que ce n'est pas à Dieppe qu'un parti convenable se présentera pour sa Françoise.

Après mûre réflexion, Mme Decosne annonça à son gendre et à sa fille qu'elle voulait aller passer l'hiver à Paris.

Si la physionomie de grand-mère n'eût pas eu l'expression intelligente qui lui était habituelle, si sa parole n'eût pas été, ce jour-là, aussi nette que la veille, ses enfants se seraient alarmés ; lorsque la respectable femme dit : « Paris n'est pas à redouter pour notre Françoise, et nous pouvons espérer d'y trouver un parti digne de la chère enfant. Allez, au plus tôt, choisir un appartement à notre convenance, et lorsque tout sera prêt, j'arriverai ; la seule chose à laquelle je tienne est d'éviter le bruit de la rue. »

Quoique grand-mère parlât avec calme, entrât dans tous les détails des conditions nécessaires à l'établissement de la famille, ses enfants s'étonnaient toujours qu'elle eût conçu un semblable projet.

Mme Decosne sourit.

« Rassurez-vous, mes amis, dit-elle, j'ai bien toute ma tête ; ce projet n'est point insensé : j'ai eu le bonheur d'éloigner ma petite-fille du monde ; elle est simple ; elle ignore complètement le luxe dans lequel sont élevées aujourd'hui la plupart des jeunes filles. Je conviens toutefois que la société de Paris a ses avantages, et je désire que notre Françoise ait les manières et le langage qui font distinguer, en tout pays, une Française bien élevée.

« Non, non, grand-mère ne radote pas ; elle veut, si la Providence le permet, être témoin des succès de ses petits-enfants, de l'estime et de la sympathie qu'ils inspireront.

-- Que vous êtes bonne et généreuse ! » dit la baronne en tombant aux genoux de sa mère.

On convint aussitôt qu'il fallait s'occuper, sans tarder, de trouver un appartement, car déjà on était en octobre, et les riches ont quelquefois autant de difficultés que les pauvres à se loger à leur convenance.

Un mois entier s'écoula en vaines recherches ; il est vrai que Mme d'Hyver avait la prétention de trouver un appartement sans inconvénients, car il ne fallait pas que cette incomparable mère eût à souffrir de son dévouement.

On finit par trouver, dans le faubourg Saint-Honoré, un joli petit hôtel ayant un jardin et une porte de sortie sur les Champs-Élysées. L'hôtel était assez vaste pour que chacun fût indépendant. Grand-mère habiterait une belle chambre au midi, ayant vue sur le jardin et les Champs-Élysées ; elle pourrait à certaines heures se croire à la campagne, sa tranquillité ne serait pas troublée ; elle sauverait son matin , comme elle disait, et consacrerait les premières heures de la journée à la prière et à la réflexion, selon sa vieille habitude.

Quand ils eurent connaissance d'un si grand projet, les domestiques, à l'exception de l'indispensable Marianne, se désolèrent à la pensée d'être séparés de leur maîtresse pendant plusieurs mois, car ils n'étaient pas de ces serviteurs avides de liberté et de repos. Pélagie surtout se lamentait.

« Est-ce possible, disait-elle, qu'une autre que moi fasse le chocolat de madame ! Un jour, on lui servira du chocolat épais comme de la colle, et le lendemain il sera clair comme de l'eau. »

À ce sentiment d'intérêt très vrai pour sa chère maîtresse s'ajoutait aussi un brin de jalousie.

Mme Decosne n'attendit pas jusqu'au dernier moment pour faire connaître ses intentions à ses domestiques.

Un matin, pendant son déjeuner, elle leur dit :

« Mes amis, ne vous imaginez pas que j'aie l'intention de vous laisser ici. Il est indispensable que Pélagie veille à mon régime ; et toi, Guillaume, tu vas conduire Cocotte à la ferme, où elle passera l'hiver, ce qui pourrait bien la rajeunir un peu. Tu viendras ici une fois par mois donner un coup d'œil à la maison ; épousseter les meubles et les tableaux, ouvrir les fenêtres, et si le cœur t'en dit, tu iras faire une petite visite à Cocotte ; mais j'entends, si tu le veux, que tu fasses connaissance avec Paris. J'espère que ni toi, ni Brigitte, n'aurez à souffrir de ce changement.

-- Nous accompagnerions madame dans la lune s'il lui prenait fantaisie d'y aller, n'est-ce pas, Pélagie ?

-- Oh ! pour ça, oui », répondit la brave fille en essuyant ses yeux avec le coin de son tablier.

Marianne était assurément une bonne camarade, mais elle fut toutefois un peu vexée en apprenant que Guillaume et Pélagie allaient, tout comme elle, faire connaissance avec Paris.

La présence de Mme Decosne à Paris surprit toute la société de sa fille : à son âge changer d'habitudes, n'est-ce pas commettre une imprudence ?

« Ne vous étonnez pas de voir Mme Decosne ici, ajouta une grand-mère, elle veut être témoin des succès de sa petite-fille, et certes elle n'aura pas de déception ; cette jeune fille est charmante, dit-on. »

Les relations de M. et de Mme d'Hyver furent promptement renouées ; l'ex-ambassadrice ouvrit ses salons par un concert où seraient entendus les premiers artistes de la capitale.

Cette réception coïncidait avec le jour de la grande sortie des élèves de Saint-Cyr et celle des élèves de l'École polytechnique, de sorte que grand-mère eut la satisfaction d'entendre louer la bonne tenue et la politesse de Vincent et de Pierre.

Mme d'Hyver ne s'était pas rouillée en province, comme l'avaient craint plusieurs de ses amies ; ses salons étaient aussi élégants qu'autrefois ; sa toilette était du meilleur goût, et celle de sa fille, sans sortir de la simplicité, n'était pas moins jolie. Toutefois, le principal ornement des salons était la grand-mère. Mme Decosne avait cru, par esprit de convenance, devoir remplacer sa robe de taffetas noir par une robe de taffetas gris ; aux dentelles noires qui couvraient ses cheveux blancs étaient mêlés des brins d'héliotrope ; grand-mère se tenait droite dans son fauteuil ; chaque invité venait lui présenter ses devoirs et tous étaient accueillis de bonne grâce par la respectable douairière.

Ce soir-là, par exception, les cheveux blancs triomphèrent de toutes les grâces de la belle jeunesse : il n'était question que de cette grand-mère au sourire bienveillant, aux belles manières, et cette admiration se reflétait sur Françoise, qui se tenait près de son aïeule.

D'autres réceptions eurent lieu et furent aussi brillantes. Françoise accueillait les jeunes filles de son âge avec une bonne grâce qui flattait les mamans ; aussi ne ménageaient-elles pas les louanges ; sa grâce égalait sa modestie ; madame d'Hyver était vivement sollicitée de conduire sa fille dans le monde ; mais Françoise ne franchit pas le cercle des amis intimes.

Aucun parti ne se présenta pour la charmante Mlle d'Hyver, et, dès le printemps, la famille retourna à Dieppe.

La joie qu'éprouva Françoise, en se retrouvant dans la vieille maison, de reprendre possession de sa jolie chambre, de revoir sa chère Louise qui berçait son premier-né, était la preuve évidente que le monde n'avait pas eu de fâcheuse influence sur elle.

Françoise avait cependant apprécié tout ce qui méritait d'être apprécié, mais sa raison l'avait préservée de cet engouement auquel sont sujettes beaucoup de femmes de province.

Les serviteurs partagent les sentiments de leur jeune maîtresse. Pélagie, entrant dans sa cuisine, avait un faux air de reine qui reprend possession de son empire. Guillaume, arrivé le premier, s'était précipité vers l'écurie pour rendre visite à Cocotte, et s'assurer que la campagne avait été favorable à sa santé. Il la trouva rajeunie, embellie ; il prétendit que la bonne bête avait témoigné un certain contentement à redevenir prisonnière et à manger au râtelier. Quant à Marianne, elle regrettait le monde : le double service qu'elle avait fait près de sa maîtresse et de Mlle Françoise avait changé ses allures.

Lorsque Mme Decosne lui dit :

« Emballe bien cette robe de gala et le bonnet à fleurs, car ils ne reparaîtront pas avant le mariage de ma petite-fille., si je suis encore là » ; Marianne fronça les sourcils.

Ce si , que Mme Decosne plaçait en maintes circonstances, agaçait Marianne au dernier point ; ce jour-là, étant fort mal disposée, elle se laissa aller jusqu'à dire :

« Ah ! bien, madame vivra jusqu'à cent ans, pour la punir de toujours nous parler de sa mort : ce sera une bonne attrape ! »

Devant cette menace de longévité, Mme Decosne se contenta de rire.

Au mois de septembre de cette même année, M. d'Hyver résolut d'aller visiter ses propriétés des Ardennes ; sa femme, ses fils et Jeanne l'accompagneraient. Grand-mère resterait sous la garde de Françoise.

La perspective de ce tête-à-tête enchanta la mère et la petite-fille.

Elles se promèneraient à pied ou en voiture ; la lecture, le travail et la conversation charmeraient leur solitude. Et puis enfin, Françoise se mettrait au piano et jouerait les airs favoris de son aïeule, elle chanterait aussi. Oh ! comme le temps passerait vite dans une si douce intimité.

Une après-midi, une voiture s'arrêta devant la porte de la maison ; Françoise courut à la fenêtre et crut reconnaître la dame qui parlait à Guillaume ; quelques instants plus tard, le domestique annonçait Mme de Chambly et son fils, fidèles habitués du salon de Mme d'Hyver.

Mme Decosne accueillit les visiteurs avec sa bonne grâce habituelle.

« Nous venons passer une quinzaine de jours à Dieppe avant de nous embarquer pour Brighton, où habite une de mes nièces, et nous avons voulu faire une halte à Dieppe, où nous espérions trouver la famille réunie. »

Il y eut alors échange de politesses. On parla des absents, des regrets qu'ils auraient de n'être pas à Dieppe pour recevoir une si aimable visite.

Grand-mère était une femme à pressentiments. « Il se pourrait bien, pensa-t-elle, que cette visite ne fût pas absolument désintéressée. » Une invitation à dîner pour le lendemain suivit cette réflexion.

Guillaume, vaniteux comme tous les bons serviteurs, proposa de servir le dîner dans la nouvelle maison. Françoise n'y consentit pas :

« Nous leur montrerons la belle salle, si tu le désires, mon bon Guillaume, mais la vieille maison aura l'honneur de recevoir les Parisiens. »

L'attachement de Françoise à ces vieux murs enchantait grand-mère.

Cependant la jeune maîtresse de maison ne négligea rien pour l'ordonnance de la table : belle argenterie et fin linge damassé sortirent des armoires, et des fleurs mêlées aux fruits de la saison auraient pu faire croire à Mme de Chambly que Guillaume était un maître d'hôtel accompli.

Mme de Chambly admira l'élégance de la table, et dit du ton le plus gracieux :

« Je vois que mademoiselle a présidé à l'ordonnance d'une table si élégante ; on se croirait à Paris.

-- Mieux que cela, madame, Françoise est une maîtresse de maison accomplie, sa mère l'a nommée Ministre de l'Intérieur par intérim, et je vous assure que rien n'est en souffrance sous ce gouvernement provisoire. Ces bouquets sont l'œuvre de ses petites mains.

-- Mais, grand-mère, toutes les jeunes filles savent faire les bouquets. »

Une légère discussion s'engagea, et Mlle Françoise fut obligée d'accepter les compliments de ses hôtes.

Après avoir admiré la mer un certain temps, après avoir épuisé les lieux communs de circonstance, grand-mère proposa de passer dans le jardin de l'autre maison. Elle avait à peine fait quelques pas, lorsqu'elle témoigna le désir d'entrer dans la maison et de s'y asseoir. Les jeunes gens continuèrent à marcher, s'arrêtant devant les plates-bandes fleuries, les espaliers chargés de fruits.

Mme de Chambly ne perdit pas un instant pour dire à Mme Decosne que le but de sa visite était d'obtenir la main de Mlle d'Hyver pour son fils.

Ce soir-là, grand-mère fut plus silencieuse que de coutume, et Françoise s'en inquiéta.

« Êtes-vous souffrante, bonne maman ?

-- Non, chère enfant ; mais je ne serais pas fâchée de me reposer.

-- Eh bien, bonsoir », dit Françoise en embrassant sa grand-mère.

Si Mme Decosne avait éloigné sa petite-fille, c'était pour être seule, réfléchir au grand événement de la journée ; aussi fut-elle contrariée en voyant paraître Marianne, dont elle n'avait pas réclamé la présence.

La femme de chambre ne perdit pas un instant pour donner son opinion sur Mme de Chambly et son fils :

« Madame ne trouve-t-elle pas que ce monsieur a un faux air de M. Vincent ? Il est grand, il a bonne tournure et l'air si aimable ! »

Grand-mère ne répondit rien, et quelques instants après, elle dit à Marianne :

« Tu peux te retirer, je me coucherai plus tard. »

Marianne se retira un peu piquée du silence de sa maîtresse ; au lieu de monter dans sa chambre, elle descendit à la cuisine.

« Eh bien, dit-elle à Pélagie et à Guillaume, ne vous l'avais-je pas dit ? il s'agit d'un mariage.

-- Vraiment ?

-- C'est bien clair ! Madame ne m'a pas dit un mot, elle ne s'est pas couchée et m'a congédiée, ce qui n'est pas naturel, convenez-en.

-- Comme le temps passe ! ma pauvre Pélagie ! Il me semble encore voir la petite avec son bourrelet ! »

La conversation se prolongea encore longtemps ; mais qu'il nous suffise de savoir que les braves serviteurs donnèrent leur consentement au mariage de leur jeune maîtresse avec M. Paul de Chambly.

Dès que Mme Decosne fut seule, elle se mit à son secrétaire et rendit compte à sa fille de ce qui s'était passé, et quoiqu'elle ne donnât pas de conseils, il était aisé de pénétrer sa pensée.

M. et Mme d'Hyver furent favorables à ce projet de mariage et ne craignirent pas de témoigner trop d'empressement en annonçant leur retour.

Vincent et Pierre souriaient d'avance au bonheur de Françoise ; toutefois, ils ne crurent pas devoir renoncer au plaisir de la chasse.

Jamais entente ne fut plus simple et plus cordiale que celle des deux familles, car elles désiraient également le bonheur de leurs enfants.

Vincent et Pierre, apprenant la grande nouvelle, tirèrent en l'air leur dernier coup de fusil et vinrent en toute hâte féliciter Françoise et faire plus ample connaissance avec le fiancé, auquel ils étaient très disposés à donner le nom de frère.

Paul de Chambly était ingénieur ; son père était mort à la suite d'un accident. Paul, très jeune encore, avait vivement senti la perte qu'il faisait. La douleur de sa mère développa en lui l'amour filial. Quand on voulait citer un bon fils, c'est lui qu'on nommait.

Les jeunes gens ne contredirent point leurs parents ; il fut convenu qu'on ne laisserait pas finir la belle saison sans célébrer le mariage.

Par égard pour le grand âge de Mme Decosne, tout le monde était d'accord pour que cette fête de famille fût de la plus grande simplicité ; mais l'aïeule déclara qu'elle voulait des violons ; il fallut se soumettre à cette aimable volonté.

La soirée de contrat eut lieu un mois plus tard ; il n'y eut point d'étalage de trousseau et de corbeille. Grand-mère prétendait que cet usage, né de l'orgueil et de la vanité, pouvait donner des regrets à quelques femmes, et assurément faire envie à plus d'une jeune fille, et que d'ailleurs ce brillant étalage était déplacé dans la vieille maison.

La robe de taffetas gris et le bonnet à fleurs allaient donc reparaître, à la grande satisfaction de Marianne !

Le grand jour est arrivé. L'église est comble, mais il n'y a pas de curieux, tous les assistants sont amenés par un véritable sentiment d'intérêt ; les barques des pêcheurs restent au port, grand-mère est aimée de tous les habitants du Pollet, et tous veulent prendre part à la fête.

L'intérêt se partageait entre les jeunes gens et l'aïeule.

La vieille maison fut transformée ; les fleurs, la lumière, et surtout les mariés, la rajeunirent.

Grand-mère voulut ouvrir le bal avec son gendre et faire vis-à-vis aux mariés. Chacun s'étonna de sa démarche ferme, et de sa bonne grâce.

D'autres violons se firent entendre : grand-mère avait voulu que tout le monde eût sa part de la fête. Par bonheur, les pêcheurs ne pouvaient s'en aller en mer que fort tard le lendemain, de sorte que ces braves gens ne perdirent pas l'occasion de danser et de bien souper.

À cette fête de famille succéda le départ de Vincent : son régiment devait se rendre immédiatement en Afrique. À cette nouvelle, toutes les physionomies devinrent sérieuses. Grand-mère affecta un courage qu'elle n'avait pas. Ses quatre-vingts ans lui semblaient un rempart infranchissable entre elle et son petit-fils, ses appréhensions ne l'empêchaient pas de soutenir le courage de sa fille, fort émue de voir son fils faire ses premières armes contre les Arabes.

La fermeté du jeune homme rendit le courage à ceux qui craignaient d'en manquer.

M. et Mme de Chambly profitèrent des beaux jours de septembre pour aller au château des Ardennes, comme on l'appelait en famille. Quelques jours plus tard, Mme d'Hyver et son mari les y rejoignaient. Jeanne, enchantée de prendre la place que laissait sa sœur, resta près de grand-mère. Avec quelle joie la jeune femme reçut les voyageurs ! Est-il une joie comparable à celle de recevoir ses parents ? Les rendre témoins du bonheur qu'on doit à leur sollicitude ! se promener ensemble dans une belle forêt encore illuminée par le soleil, et causer le soir auprès du feu !

La plupart du temps, M. d'Hyver et son fils passaient la journée à la chasse ; si, par hasard, ils rentraient avec des gibecières vides ou peu fournies, la maîtresse de maison les menaçait de les mettre à la ration s'ils ne revenaient pas une autre fois chargés de trophées.

Un jour, les chasseurs descendirent jusqu'aux bords de la Meuse et s'y reposèrent.

Après avoir énuméré toutes les beautés du site, Pierre dit :

« Que j'aimerais à vivre dans ce pays ! Si vous y consentiez, mon père, je remplacerais volontiers le directeur de la verrerie de Monthermé ! Je sais qu'il songe à se retirer.

-- Toi ! à ton âge ? Y songes-tu ? Un avenir plus brillant t'est réservé, mon fils.

-- L'industrie n'est-elle pas une grande et belle chose ? La solitude ne m'effraye pas ; et j'espère me marier.

-- Crois-tu, vraiment, qu'une jeune fille consentirait à suivre M. Pierre dans ce pays sauvage ?

-- Je n'en doute pas », répondit le jeune homme avec une nuance de fatuité, qui fit sourire son père, bien convaincu que Pierre ne se trompait pas.

La conversation en resta là ; ce fut seulement un an plus tard que Pierre, directeur de la verrerie de Monthermé, épousa une charmante personne, qui ne s'effraya nullement d'habiter le château de son beau-père pendant la plus grande partie de l'année. Cette jeune femme était intelligente, instruite et musicienne. Fort habile de ses mains, elle laissa bientôt les ouvrages de fantaisie et confectionna des vêtements pour les enfants des ouvriers pauvres.

Les bonnes femmes s'adressaient à Madame pour avoir des jupons chauds et les jeunes mères demandaient des layettes. Vieilles ou jeunes, elles ne s'en allaient jamais les mains vides, ou tout au moins elles emportaient la promesse d'être promptement servies.

Lorsque, par une belle journée, Élisabeth accompagnait son mari à la verrerie, elle était entourée d'une foule de femmes, les unes venaient remercier, les autres venaient demander.

Élisabeth joignait à la bonté une aimable physionomie ; la simplicité de sa mise ne nuisait point à l'élégance de sa taille ; sa belle chevelure blonde, protégée et non cachée par un léger chapeau de paille, faisait l'admiration de tous ceux qui la voyaient passer.

M. le Directeur n'avait pas une part moins belle que celle de sa femme : sa grande taille, sa belle physionomie, sa parole simple et nette, imposaient à la fois le respect et la confiance. Le nombre des paresseux et des ivrognes diminuait ; les mauvais ménages devenaient plus rares, et tout faisait espérer à Pierre que par son influence et celle de sa femme tous ces braves ouvriers comprendraient que le bonheur de l'homme se trouve dans l'accomplissement de ses devoirs.

Quel que fût l'amour de Pierre et de sa femme pour les Ardennes, ils ne se faisaient pas prier pour venir passer le mois de septembre à Dieppe, où ils rencontreraient Françoise et son mari accompagnés de deux marmots, qui rivalisaient de santé et de gentillesse avec deux petits cousins.

Malgré tout le charme de cette réunion de famille, Paul et sa femme rentraient chez eux à la fin de septembre ; mais une certaine année, grand-mère annonça à ses petits-enfants qu'ils étaient tous prisonniers jusqu'au 5 octobre, par la raison que ce jour-là elle entrerait dans sa quatre-vingtième année. Tout le monde se rendit, et de la meilleure grâce.

La veille de ce grand jour, dès quatre heures du matin, on frappa discrètement à la porte, sans doute par égard pour l'aïeule.

Guillaume, prévenu qu'un voyageur arriverait vers cette heure, était déjà debout ; il s'empressa d'aller ouvrir. C'était Vincent ; d'accord avec sa grand-mère, il s'était arrangé pour se trouver réuni à sa famille, afin de célébrer l'anniversaire de la naissance de grand-mère.

Le capitaine Vincent portait l'uniforme des spahis ; Guillaume tendit les bras à son jeune maître, qui l'embrassa de tout son cœur. Sans perdre de temps, ils montèrent au second étage, où un bon lit était préparé pour le voyageur.

« Ils sont tous ici, s'empressa de dire Guillaume, le dîner sera à quatre heures et demie, parce que c'est à cette heure-là que ma respectable maîtresse est venue en ce monde pour le bonheur de tant de gens. »

Le capitaine fut debout le premier et dès que Marianne eut ouvert la porte de la chambre de Mme Decosne, Vincent entra.

Jamais encore l'aïeule n'avait été aussi émue qu'en ce moment.

« J'avais si grand-peur de ne pas te revoir, mon cher enfant !

-- Eh bien, vous me verrez tout à votre aise, chère mère ; j'ai un mois de congé, et je ne bouge pas d'ici. »

Cette bonne nouvelle rasséréna l'aïeule.

« Il faut, dit-elle en prenant le cordon de la sonnette, réveiller tous ces paresseux-là. »

On entendit bientôt les portes s'ouvrir, des pas pressés dans l'escalier ; en moins d'un quart d'heure, grands et petits furent réunis dans la chambre de grand-mère. S'il n'avait pas été convenu la veille que toute la famille irait remercier Dieu d'avoir si bien conservé grand-mère à ses enfants, la conversation n'eût pas été terminée de sitôt.

Bien des gens virent avec attendrissement défiler cette belle famille. Vincent, en costume de capitaine de spahis, donnait le bras à grand-mère, qui répondait aux saluts de ses voisins par un affectueux sourire.

Le dîner ressembla un peu à un dîner de noce. Parents et enfants étaient joyeux, et les gens de l'office ne l'étaient pas moins.

Irons-nous plus loin, ou en resterons-nous là ?

Nous savons que la plus longue vie a un terme, nous n'ignorons pas que partout il y a des larmes à essuyer, mais nous ne voulons pas assombrir la vieille maison où règne le bonheur. Ce bonheur est l'œuvre d'une mère qui, s'étant dégagée des préjugés du monde, a su en préserver ses enfants.

Les goûts modestes, les habitudes laborieuses de Mme Decosne sont l'héritage qu'elle laisse de son vivant et qu'elle a la joie de voir sagement administrer.

La simplicité de la vieille maison n'a point nui au bonheur de ceux qui ont grandi dans ses murs. Un jour sans doute ils porteront plus loin les goûts et les habitudes qu'ils ont contractés chez grand-mère, et peut-être alors verra-t-on commencer une ère de simplicité qui permettra à beaucoup de gens de se dire heureux.

1  Espèce de bouilloire qui se trouve chez tous les Russes, quelle que soit leur condition.