: édition ELTeC Gouraud, Julie (-) 36480

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I -- Les camarades de collège.

Pendant que Mme Olivier donne le dernier coup d'œil à la chambre d'ami, et qu'elle s'assure que rien n'y manque pour l'agrément de l'hôte qu'elle attend, son mari se rend dans la cour de la diligence pour recevoir un ancien camarade de collège, Louis Varin.

Il y avait trente ans que les deux amis s'étaient perdus de vue, et si un petit héritage n'eût amené Varin en Touraine, ils n'auraient jamais eu l'occasion de se revoir.

Cette visite inattendue causait une grande joie à M. Olivier ; tous ses souvenirs de jeunesse se ravivèrent. Varin y tenait une si grande place, par ses succès au grand concours, et ses espiègleries à la classe !

Mme Olivier n'ignorait rien de tout cela ; elle réservait un aimable accueil à l'ami de son mari. Fille unique d'un architecte, élevée dans la plus grande simplicité, Louise Renaud avait appris de sa mère que le bonheur se trouve dans l'accomplissement du devoir, qu'il faut aimer le chez soi, le faire aimer à son mari et à ses enfants.

C'est dans ces dispositions que Mlle Louise Renaud épousa M. Olivier, notaire à Amboise ; elle fut bien accueillie, et bientôt appréciée de toute la société.

M. Olivier avait consenti à ce que sa fille fût élevée à la maison pour consoler sa femme de l'absence de leur fils Antoine, élevé à Rollin, où son père avait fait ses études.

Pauline Olivier avait quinze ans ; elle n'était pas précisément jolie, mais charmante ; sa taille élégante faisait valoir la simplicité de sa mise ; ses manières étaient naturellement d'une distinction qui ne se rencontre pas toujours en province. Illusionnée par l'extérieur charmant de sa fille, Mme Olivier jugeait que Pauline n'était point faite pour être initiée aux soins du ménage, comme elle-même l'avait été par sa mère. Si Pauline témoignait le désir de se rendre utile, Mme Olivier lui disait : « Ma chérie, c'est mon affaire ; achève la lecture qui t'intéresse, étudie ton piano. » Pauline, confiante dans les conseils de sa mère, obéissait et se laissait gâter sans scrupule.

C'est dans cet intérieur que M. Varin va passer quelques jours.

La diligence est en retard ; M. Olivier ne s'alarme pas, mais il s'impatiente. Enfin le fouet du postillon se fait entendre, un nuage de poussière annonce la voiture publique, les voyageurs en descendent. Les deux camarades se reconnaissent, ils se jettent dans les bras l'un de l'autre, et Varin étant en possession de son mince bagage, ils prennent le chemin de la maison du notaire.

Tout en marchant, ils s'entretiennent des principaux événements qui ont rempli ces trente années de séparation. Varin s'est marié en Belgique, où il a une bonne position dans l'industrie ; il passe l'hiver à Bruxelles, non par goût, mais pour se rapprocher de sa fille unique, la baronne de Vandermersh, qui reçoit l'élite de la société ; son château, situé aux environs de Liège, est un séjour délicieux pendant la belle saison. « Tu viendras nous voir », dit M. Varin ; maintenant nous ne pouvons plus laisser passer trente années sans nous visiter. »

Le compte rendu d'Olivier fut beaucoup moins brillant : la société du notaire se composait de quelques paisibles bourgeois, du médecin et du maire.

Les deux amis parlèrent de leur bonheur de famille. Nous regrettons de savoir que le chemin fût désert, quelques passants eussent peut-être fait leur profit des confidences de ces messieurs.

Mme Olivier réservait un gracieux accueil à l'homme qui se détournait de sa route pour venir voir son ancien camarade. « Cette visite, pensait-elle, sera une précieuse distraction pour mon cher François, car, je le sais, il se dégoûte de la vie de province, c'est pourquoi il a voulu qu'Antoine fît ses études à Paris. Nous sommes pourtant heureux dans notre petite maison ! »

À ce moment, ses yeux s'arrêtèrent sur le jardin paré des fleurs que le mois de juillet nous donne en abondance.

Ce jardin était le seul luxe de la maison ; Mme Olivier et sa fille y passaient une partie de la journée. Le notaire en profitait aussi. Il venait y fumer son cigare après chaque repas ; il s'y reposait des visites de ses clients, dont la plupart, honnêtes paysans, s'affranchissaient des lois de la langue française.

La présence de M. Varin fut l'occasion de réunir quelques amis ; l'abondance de la table, la qualité des convives, tout annonçait l'aisance et la considération dont jouissait le notaire. « Olivier, pensait M. Varin, a toujours eu du bon sens, je ne suis pas surpris qu'il apprécie la vie de province. »

Une course à la ferme dont venait d'hériter M. Varin fut l'occasion d'une agréable promenade : fort à l'aise dans un cabriolet qui n'était pas précisément le dernier modèle de l'élégance, les deux amis allaient tranquillement dans les chemins de traverse. Olivier faisait les honneurs du pays, il indiquait, avec le manche de son fouet, les châteaux, il disait aussi un mot plus ou moins favorable des châtelains.

M. Varin était ravi de tout ce qu'il voyait : « Quel bon et beau pays ! les arbres portent autant de fruits que de feuilles ! Vraiment mon cher oncle a eu une bonne idée de me laisser sa ferme ! qui sait ! Peut-être deviendrai-je tourangeau !

-- Mon pauvre ami, tu as donc encore ton imagination de quinze ans ! Toi ! vivre en province ! à la campagne ! je peux t'assurer qu'une année passée dans ce beau pays te paraîtrait bien longue !

-- Détrompe-toi : sans être aussi affairé que M. le notaire, j'aurais des occupations assez intéressantes pour m'aider à passer le temps, Bruxelles est un petit Paris qui n'a pas les avantages d'une grande capitale, et si ma femme partageait mes goûts, nous vivrions en province. » Cette réflexion resta sans réponse, et le silence durait depuis quelques instants lorsqu'une fermière fit signe au notaire de s'arrêter : « Monsieur, dit-elle, le mariage de ma fille Éléonore est décidé, elle épouse le maréchal de chez nous, et les parents iront vous en causer samedi. »

La ferme dont M. Varin venait d'hériter était à quatre lieues d'Amboise ; c'était un joli bien, suivant l'expression du pays. Le nouveau maître fut reçu avec les honneurs que commandait la circonstance. L'enthousiasme de l'héritier excitait la gaieté de son camarade.

-- Ris tant qu'il te plaira, mon cher, mes yeux se reposent avec complaisance sur ces champs dorés, ces coteaux de vignes. J'ai assez des cheminées de nos usines et de notre charbon. Je veux amener ma femme ici, je suis sûr qu'elle partagera mon admiration pour ton pays, ingrat !

La Pie étant reposée, on se hâta de se remettre en route, il ne fallait pas retarder le dîner.

La visite à la ferme fournit largement à la conversation. Mme Olivier était fière de voir son pays si bien apprécié, elle fit valoir les avantages de la petite ville d'Amboise et, profitant de l'opinion favorable que son hôte avait de la Touraine, elle dénonça, en riant, son mari qui avait parfois des boutades contre la Province. M. Olivier prit la chose en plaisantant, mais il fut d'autant plus vexé de voir sa pensée mise à jour, que son ami s'écria : « Par exemple ! mon cher, serais-tu tenté d'augmenter le nombre de ces imprudents qui renoncent au bienfait d'une vie paisible pour aller se jeter dans ce gouffre qu'on appelle Paris ! Ton fils fait de bonnes études, il te succédera ; et, si je ne me trompe, Mlle Pauline ne songe pas plus à Paris qu'à Pondichéry ! »

Cette plaisanterie égaya la jeune fille, et la conversation prit un autre tour ; mais lorsqu'on se fut séparé, M. Olivier reprocha doucement à sa femme d'avoir commis une indiscrétion ; Louise se défendit en riant : « M. Varin te connaît assez pour ne pas prendre au sérieux mes paroles, il croirait te faire une injure en supposant que tu aies la pensée de renoncer à une position aussi honorable que la tienne. »

Mme Olivier se trompait, les paroles de son mari avaient laissé une fâcheuse impression dans l'esprit de son hôte. « Serait-il vraiment assez fou, se demandait M. Varin, pour abandonner une Étude qui lui rapporte un joli revenu et beaucoup de considération ? heureusement que sa femme a du bon sens, et sa fille me paraît n'en pas manquer non plus. Cette petite Pauline est charmante. Son père pourrait-il renoncer à l'établir dans ce pays-ci ? Non, non ! mon camarade, comme tant de gens de province, s'est cru obligé de dire du mal de sa petite ville, voilà tout. Je ne veux pas m'arrêter plus longtemps à cette folle pensée. »

Le lendemain était un samedi ; jour de marché. M. Varin ne compta pas moins d'une vingtaine de paysans et de paysannes qui entrèrent dans l'Étude de Maître Olivier. Ils y firent de longues séances qui durent certainement se terminer par l'exhibition de bonnes pièces de six francs.

Si la conversation de la veille n'eût pas eu lieu, Varin eût félicité son ami de l'emploi de sa matinée, mais il crut prudent de ne pas revenir sur une question délicate, et se borna à constater la chose.

On se quitta très satisfaits les uns des autres. M. Varin essaya, sans succès, d'obtenir la promesse d'une visite à Bruxelles. Ses amis l'engagèrent au contraire à venir surveiller sa ferme.

À la vue d'un panier de fruits, le voyageur se récria bien haut : « Y songez-vous, madame, ces abricots arriveraient en marmelade !

-- Eh bien ! monsieur, la besogne sera faite.

-- Mais vraiment...

-- Il n'y a pas de mais, monsieur, nous sommes riches en fruits, et c'est un grand plaisir pour nous d'en offrir à nos amis. Votre camarade n'aimait pas les paquets, au commencement de notre mariage ; mais il s'est fait peu à peu au métier de commissionnaire, et maintenant il accepte de bonne grâce les petits embarras que nous lui créons de temps en temps. Du reste, monsieur, il ne tiendra qu'à vous de diminuer le poids du panier.

-- Non pas, dit Pauline, c'est moi qui ai cueilli ces abricots, et je tiens à ce que ces dames reçoivent le panier intact. »

M. Varin s'inclina, et promit de remettre fidèlement à sa femme le dépôt qui lui était confié.

Le souvenir de ceux qui nous ont quittés ajoute au plaisir que nous a donné leur présence ; mais on en veut au temps d'avoir passé si vite. C'est bien là ce qu'éprouvait la famille Olivier : « Qu'il est aimable ! » disait Pauline. « Que son voisinage serait précieux pour nous ! » ajoutait la mère.

II -- Les vacances d'un rhétoricien.

Le vide que fit le départ de M. Varin ne tarda pas à être comblé par la présence d'un hôte bien cher.

Les vacances approchaient : mais avant de s'échapper du collège, il faut passer par le feu du concours. Pauline a beau dire qu'elle est sûre du succès de son frère, son inquiétude est extrême : tantôt Antoine est couronné au grand concours, tantôt il a éprouvé un échec désastreux. Quinze jours s'écoulent dans des alternatives de joie et de tristesse. Pauline guette chaque matin le facteur ; elle croit bonnement que les collégiens ont le temps d'écrire à la veille d'un concours général. Ce fut cependant elle qui remit à son père une lettre ainsi conçue : « Admis au grand concours . »

Cette admission est bien sans doute le commencement de la campagne, mais la victoire reste incertaine.

Pauline ne pouvait supporter l'idée que son frère n'eût pas sa part de gloire dans cette grande bataille, et lorsque, répondant à ses questions, son père lui démontre la difficulté d'obtenir un succès, Pauline déclare que le concours général est un supplice inventé pour les écoliers et leurs sœurs.

M. Olivier laissa Pauline dans l'ignorance du jour où serait livrée la bataille. Mais lorsque, quelques jours plus tard, le facteur eut déposé, avec une indifférence non coupable, la lettre qui annonçait qu'Antoine avait obtenu le premier prix de discours français, l'heureux père poussa des cris de joie qui ressemblaient tellement à des cris de détresse, que sa femme et sa fille, le voyant entrer avec une lettre à la main, ne doutèrent pas qu'Antoine eût échoué. Cette erreur fut promptement remplacée par la certitude d'un succès si vivement désiré. M. Olivier prit immédiatement son chapeau et sa canne, et alla colporter dans la ville la bonne nouvelle qu'il venait de recevoir.

Avec quelle fierté le brave homme parlait de son fils ! Avec quelle complaisance il constatait la difficulté de réussir dans un concours général !

À partir de ce moment, Mme Olivier et sa fille comptèrent les jours qui les séparaient de l'arrivée du jeune lauréat. Il n'était question que de lui, des plaisirs et des surprises dus à un si vaillant écolier. Pauline voulait faire passer son frère sous un arc de triomphe ; son père avait un autre projet dont le succès n'était pas douteux.

Antoine avait témoigné le désir d'avoir un cheval, la promesse lui en avait été faite ; mais la place que l'animal devait occuper restait vide : n'était-ce pas le moment de tenir parole au brave écolier ?

Le conseil de famille fut unanime. Jean, le serviteur qui avait fait sauter Antoine sur ses genoux, se mit en campagne dès le lendemain pour trouver un cheval dans les conditions voulues. Trois jours plus tard, il présentait à son maître Nigra , jolie jument de taille moyenne, d'un beau noir, douce comme un agneau, d'après la chronique du pays.

M. Olivier fit acquisition de la bête, Jean la montait chaque jour, il étudiait son caractère, car il n'ignorait pas la responsabilité qui pesait sur lui.

Enfin, l'écolier part : il voyagera la nuit, pour ne pas, perdre de temps, et arrivera le lendemain à cinq heures du matin.

Les gens matineux recueillent toute leur vie le bienfait de la bonne habitude qu'ils ont contractée. Chez M. Olivier, personne n'eut à faire d'effort pour aller recevoir Antoine. Jean tenait la jument par la bride et suivait ses maîtres. À peine descendu de diligence, l'écolier, peu soucieux de la poussière dont son visage portait les traces, se jeta au cou de son père, et embrassa presque en même temps sa mère et sa sœur.

Dès qu'on fut en possession de la malle du voyageur, on se hâta de prendre le chemin de la maison. Jean, qui avait trouvé le temps bien long, ne négligea rien pour attirer l'attention de son jeune maître. Tout en disant bonjour au domestique, Antoine lui demanda en rougissant à qui était la bête qu'il tenait.

« À vous, monsieur Antoine », répondit fièrement le bon serviteur.

L'écolier sauta au cou de son père, « Et nous ! et nous ! s'il vous plaît, nous avons voté en faveur de cette jolie surprise, et j'ai obtenu de mon père que tu fasses ton entrée à cheval. »

Le héros ne s'opposa point à tant d'honneur.

Jean déclara qu'un brin de toilette était nécessaire pour faire une entrée digne de la circonstance ; il brossa Antoine de la tête aux pieds, et sourit en le voyant enfourcher Nigra.

Quelques pères de famille, témoins de l'entrée triomphante du jeune homme, le saluèrent avec bienveillance, d'autres ne virent qu'un acte de vanité dans cette récompense.

Le moment où Antoine descendit de cheval ne fut pas moins solennel que celui où il en avait pris possession ; il fit connaissance avec Nigra, la caressa et lui promit qu'elle n'aurait rien à envier à l'écurie du château.

Le premier repas que fait un écolier en arrivant à la maison paternelle est chose importante : tout ce qu'il aime est sur la table, et son appétit répond parfaitement à la circonstance. Manette éprouvait autant de plaisir à voir manger son jeune maître qu'un dilettante qui assiste à la première représentation d'un opéra. Elle sut gré à sa maîtresse de recommander à Antoine de manger tranquillement, et d'attendre qu'on fût au jardin pour causer ; que, pour le moment, il fallait être tout aux prunes et à la crème. En voyant la docilité de son frère, Pauline en conclut que la gloire développe l'appétit.

Le déjeuner étant terminé, on alla au jardin ; tout le monde parlait à la fois, et si la parole fut accordée à Antoine, c'est parce qu'il avait obtenu le premier prix de discours français au concours général.

Au récit fidèle de ce grand jour succéda celui de l'année scolaire, puis l'heureux écolier voulut revoir la maison en détail : quelques changements avaient été faits, il les approuva. Pauline ne lui fit pas grâce du plus petit coin. De la maison, ils passèrent au jardin. Antoine admira les espaliers, les roses, la clématite qui faisait l'envie des voisins ; tous les habitants de la volière, jeunes et vieux, étaient en parfaite santé, et le témoignaient par leur ramage, quelque peu étourdissant ; mais Antoine comprenait que la critique ne pouvait trouver place dans un si grand jour.

M. Olivier étant absent, Pauline et Antoine entrèrent dans l'étude. Un changement y avait été fait : une deuxième fenêtre s'ouvrait sur le jardin ; cette pièce éclairée par le soleil levant était une des plus agréables de la maison.

« Je me sens ému, dit Antoine, à la pensée que j'occuperai un jour la place de mon père.

-- Certes, tu feras de beaux discours à tes clients.

-- Il me tarde de travailler sous les yeux de mon père ; si vous voulez attendre, mademoiselle, c'est moi qui ferai votre contrat de mariage.

-- Oui, ce sera charmant. On dira au futur , s'il vient cette année : « Monsieur, veuillez attendre ; le notaire n'est pas arrivé. »

Antoine n'avait pas d'autre ambition que de succéder à son père, et il s'inquiétait de l'entendre vanter les avantages de l'industrie, depuis la visite de M. Varin. Il aimait la petite ville d'Amboise ; peut-être eût-il consenti à demeurer à Tours, s'il eût été possible d'y transporter la maison, le jardin, et tout ce qu'il aimait à voir ; mais la Touraine n'a pas encore adopté la méthode des Américains qui transportent leurs maisons d'une place à l'autre.

Que de fois l'écolier ne s'était-il pas dit, en traversant Paris : « Ces beaux hôtels ne valent pas notre petite maison d'Amboise ! »

Le frère et la sœur obtinrent la permission de sortir seuls ; cette liberté était d'un grand charme pour le protecteur et la protégée. Ils se faisaient leurs confidences.

Jusqu'ici l'avenir avait tenu peu de place dans leurs entretiens, mais alors Antoine commençait à songer à la carrière à laquelle son père le destinait. Le jeune homme considérait le temps qu'il devait passer à Paris chez un Avoué comme un temps d'épreuve qu'il aurait voulu abréger. Mais, quoique la ville de Tours offrit assez de ressources pour qu'Antoine ne s'éloignât pas du pays, M. Olivier était inflexible sur ce point. Lorsque sa femme lui exposait les avantages de la province et les dangers de Paris, il tournait la chose en plaisanterie. Il énumérait ses qualités personnelles, et forçait sa chère Louise de convenir qu'un séjour de quatre années à Paris ne lui avait pas nui : N'était-il pas un bon Notaire et un bon mari ?

Il fut décidé qu'après avoir fait sa philosophie Antoine entrerait chez maître Briant, qui avait su conserver à l'Étude de son prédécesseur la réputation qui la plaçait au-dessus de tant d'autres.

Il avait été impossible, jusqu'alors, de déterminer la mère de famille à faire connaissance avec Paris. Chaque fois que son mari lui en faisait la proposition, elle refusait, et croyait adoucir ce refus en disant : « Plus tard, mon ami. »

Plus tard arriva, et, lorsqu'il fut question d'établir Antoine à Paris, la mère ne fit plus de résistance.

D'après un renseignement venu de bonne source, Mme Olivier loua pour son fils une chambre rue de Sèvres, dans le voisinage de maître Briant. Cette chambre faisait partie de l'appartement des demoiselles Bouvry, deux sœurs âgées qui étaient bien aises de s'alléger d'une partie de leur loyer. La chambre était belle, aérée, au midi. Des meubles de bois blanc justifiaient du prix modeste de la location.

La physionomie des deux sœurs était une garantie de la paix qui régnait entre elles. Une vieille servante, coiffée du bonnet breton, acheva de séduire Mme Olivier ; elle accepta les conditions des demoiselles Bouvry. La mère et le fils étaient satisfaits. On passa huit jours à Paris, ces huit jours furent employés à visiter les musées, les parcs, et, sinon toutes les merveilles de la capitale, du moins celles dont on n'ignore pas le nom en province.

Antoine était fier de sa petite érudition ; sa mère témoignait à tout ce qui passait sous ses yeux un intérêt qu'elle n'éprouvait pas. La pensée de laisser son fils à Paris jetait sur tout ce qui s'offrait à ses regards un nuage dont un beau soleil d'octobre ne pouvait triompher. Enfin, après s'être assurée qu'Antoine ne manquerait de rien, après avoir témoigné aux demoiselles Bouvry sa reconnaissance de leur bon accueil, nos Tourangeaux quittèrent Paris. Madame Olivier convint que les choses étaient aussi bien arrangées que possible ; M. Briant lui inspirait de la confiance, et Antoine était aussi bien accueilli par ses collègues que par le maître.

Toutefois, en dépit de sa bonne volonté, Antoine éprouva une déception profonde lorsqu'il eut pris connaissance du programme qu'il devait remplir ; il jugea sa répugnance invincible et se promit de ne pas aller jusqu'au bout. Il se trompait : L'homme laborieux, même lorsqu'il n'obéit pas à sa vocation, finit par s'attacher au travail qui lui est imposé.

Antoine finit donc par s'habituer peu à peu à sa besogne ; il mettait même de l'amour-propre à se distinguer de ses condisciples par une écriture lisible. Les répugnances étant vaincues, son esprit devint apte aux affaires, et six mois plus tard, il quittait la dernière place pour monter plus haut.

Antoine passait pour un original, et si l'épithète d'ours ne lui avait pas été donnée, c'est que sa politesse n'avait rien de commun avec les façons d'un ours. Ces messieurs finirent par s'habituer à la gravité de leur camarade et le laissèrent renfermé dans sa majesté ; mais, en dédommagement de cette contrainte, ils exercèrent leur humeur railleuse sur un pauvre garçon de treize ans, auquel étaient imposées toutes les corvées de l'Étude. La maigreur de l'enfant fournissait matière à des quolibets injurieux et souvent cruels. Un de ces étourdis s'étant oublié au point de frapper l'enfant, Antoine se leva et menaça celui qui venait de commettre cette lâcheté. Antoine s'attendait à être accablé par tous les autres ; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, personne n'osa réclamer.

Le lendemain matin, le pauvre enfant attendait son protecteur dans la rue ; il le remercia de l'avoir défendu : « Ils m'ont tant tourmenté ! » dit-il, en faisant effort pour retenir ses larmes.

Ce n'était ni l'heure ni le lieu de faire plus ample connaissance : « Viens chez moi dimanche, à une heure, dit Antoine, tu me conteras ton histoire. »

Si simple que soit une histoire, celui qui en est le héros ne se fait pas prier pour la raconter.

Pierre se rendit, le dimanche suivant, chez M. Antoine.

« Comment t'appelles-tu d'abord, et quel est ton pays ?

-- Je me nomme Pierre, vous le savez déjà, je suis le fils de Jacques Coudré, qui était marchand de toile à Angers. Mon père a fait de mauvaises affaires, il en est mort de chagrin, et ma bonne mère n'a pas tardé à le suivre dans l'autre monde. Alors mon oncle Coudré m'a envoyé à Paris, chez maître Briant. J'avais déjà fait ma cinquième au collège, et, si mes parents n'étaient pas morts, j'aurais peut-être été savant comme le colonel qui demeurait à la Pointe. Il m'aimait beaucoup, le colonel ! »

Antoine fut frappé du langage simple et correct de l'enfant ; il le questionna sur ce qu'il avait appris. Après avoir passé un léger examen, Pierre tira de sa poche un petit livre crasseux : « Je lis toujours dans ce petit livre, monsieur Antoine, parce que ma mère m'a dit un jour : Pierre, applique-toi bien au latin, un homme qui ne sait pas son latin n'arrive pas à grand-chose. »

Ce respect du latin, et la fidélité du souvenir de Pierre pour sa mère, touchèrent Antoine : « Tu viendras ici tous les soirs : je te donnerai un livre neuf, du papier et une plume, tu continueras le latin. »

Le visage blême de Pierre se colora légèrement, et sa timidité ne l'empêcha pas de dire : « Ah ! monsieur Antoine, que vous êtes bon ! tant que je vivrai, je vous aimerai. »

Il restait à éclaircir une autre question : « Que gagnes-tu ? Comment vis-tu, mon pauvre enfant ?

-- Mon oncle m'envoie vingt-cinq francs par mois ; c'est pour la cuisinière de M. Briant, une bonne femme, allez, monsieur, pour cela, elle me fait coucher dans la soupente de la cuisine, me raccommode et me blanchit, sans compter qu'elle me donne quelquefois un peu de son café au lait, à condition que je lui écrive sa dépense ; et puis, j'ai quinze francs par mois pour ma nourriture et mes souliers. Avec cela je ne suis pas embarrassé pour dîner : un bon morceau de pain tendre et du fromage. Ah ! monsieur, le fromage ! que deviendrait-on sans fromage ! Je voudrais bien savoir qui est-ce qui l'a inventé ? »

La réponse fut une pièce d'un franc pour aller manger une bonne soupe, rue des Canettes, chez une brave Tourangelle connue de la famille Olivier.

À partir de ce moment, Antoine consacra ses loisirs à donner des leçons de latin à Pierre. La concierge, après s'être étonnée des visites fréquentes du petit garçon, s'en alarma : que venait-il faire tous les soirs ? Le devoir ou la curiosité lui fit même dire aux demoiselles Bouvry ce qui se passait chez leur locataire. Ces demoiselles accueillirent cette dénonciation comme elle devait l'être : elles n'y attachèrent aucune importance. Antoine avait gagné leur estime et leur affection.

Une bourriche venant d'Amboise, contenant un dindon et un lièvre, surprit agréablement ces demoiselles : « Que c'est aimable, dit Mlle Zoé ! Il y a peut-être dix ans que nous n'avons vu un lièvre sur notre table.

-- Et ce ne sera probablement pas le dernier, ajouta la sœur aînée : l'amour maternel est ingénieux, Mme Olivier pense avec raison que cette bourriche nous fournira l'occasion de faire une politesse à son fils, et de l'admettre dans notre intimité. Il faut lui adresser dès aujourd'hui notre invitation. »

Mlle Zoé accueillit d'autant plus volontiers le conseil de sa sœur, qu'elle s'intéressait beaucoup au jeune locataire ; elle suivait, sans indiscrétion toutefois, les faits et gestes du jeune homme ; elle savait l'heure à laquelle il sortait et rentrait.

Le billet d'invitation fut déposé le même jour chez la concierge, qui ne douta pas un instant que son rapport n'eût déterminé ces demoiselles à faire des remontrances à M. Antoine. « Que deviendraient les propriétaires, se dit Mme Picard, si l'œil de la concierge ne veillait à tout ! »

Antoine accepta l'invitation, et la façon cordiale dont il fut accueilli le consola d'avoir perdu la liberté de sa soirée. Et puis, la vue d'un dindon élevé par Désirée, et d'un lièvre qui avait certainement couru dans le petit bois de la ferme, lui causait une douce émotion, sans nuire à son appétit. La Touraine fut le principal sujet de la conversation. Quand on eut tout dit sur cet agréable sujet, Mlle Zoé prévint Antoine qu'elle le surveillait, et que pour répondre à la confiance de sa mère elle lui donnait le conseil de ne pas travailler le soir : « Votre lampe vous trahit, monsieur ; n'avez-vous pas quelque camarade à visiter ?

-- J'ai un ami, mademoiselle ; il vient régulièrement chez moi tous les soirs ; nous travaillons ensemble.

-- Travailler ! toujours travailler ! c'est trop de zèle, monsieur.

-- Rassurez-vous, mademoiselle ; mon travail du soir n'est qu'une douce distraction : j'apprends le latin à un pauvre enfant qui sent le besoin de développer son intelligence.

-- Serait-ce par hasard un petit garçon que la concierge hésitait à laisser monter chez vous ?

-- Précisément.

-- Eh bien ! je ne m'en étonne pas ; il a une physionomie qui prévient en sa faveur ; s'il était mieux vêtu, on le prendrait pour un enfant de bonne famille.

-- Il appartient effectivement à une famille de bons bourgeois d'Angers ; je suis en rapport avec son oncle, qui habite Mantes. J'ai reçu ce matin la somme nécessaire pour habiller Pierre Coudré. Puisque vous lui portez de l'intérêt, lorsqu'il sera habillé de neuf, nous viendrons vous faire une petite visite.

-- C'est convenu », dirent les deux sœurs.

Quelques jours plus tard, Pierre, habillé de neuf, était présenté aux demoiselles Bouvry ; elles l'invitèrent à venir dîner le dimanche suivant, jour des Rois, et ce fut lui qui eut la fève !

Le pauvre garçon crut rêver en se voyant le héros de cette petite fête. « Oh ! si ma mère était là, dit-il, qu'elle serait heureuse ! heureuse comme je le suis, moi ! »

Dorénavant, l'oncle Coudré adressa chaque mois une somme au protecteur de Pierre, et, à partir de ce moment, le Bouillon de la rue des Canettes compta un habitué de plus.

Les joues du petit garçon n'étaient plus si creuses, son œil était brillant ; il entrait à l'Étude avec plus d'assurance. On le laissait tranquille.

« C'est bien cela, se disait Antoine, ils s'attaquaient à sa misère, et maintenant ils respectent sa veste neuve ! »

Un an plus tard, M. Coudré ayant rappelé son neveu près de lui, Antoine remit à son élève un petit volume de Virgile, en lui faisant promettre de ne jamais passer un jour sans en lire quelques lignes.

Nous aimons ceux auxquels nous avons fait du bien : le départ de Pierre Coudré affligea Antoine. L'absence de ce gentil compagnon rendit son existence monotone. Il appelait de tous ses vœux le jour où il quitterait l'étude de maître Briant pour rentrer sous la direction de son père.

III -- Le départ.

Antoine et Pauline s'étaient promis de s'écrire souvent, et ils furent fidèles à leur promesse. Les moindres détails de cette correspondance avaient pour le frère et la sœur un charme qu'eux seuls pouvaient apprécier. Antoine était moins riche en faits divers que Pauline. La vie d'un clerc d'Avoué n'est pas fertile en épisodes ; les demoiselles Bouvry tenaient bien une certaine place dans les lettres du jeune homme, mais le présent était vraiment trop pauvre pour s'y arrêter longtemps. L'avenir était un sujet inépuisable de projets tous plus beaux les uns que les autres. Pauline répondait sur le même ton : « Ah ! le temps passe vite, disait-elle, et nous serons tout étonnés de nous retrouver bientôt. Que mes amies quittent la Touraine, qu'elles aillent même à l'étranger, si bon leur semble, pour moi je suis Tourangelle, et je resterai Tourangelle. »

La bonne humeur de Pauline était bien précieuse pour distraire sa mère de certaines préoccupations : depuis six mois, M. Olivier gardait un silence qui ne lui était pas habituel ; il était distrait, et presque soucieux parfois.

Pauline attribuait ce changement à des affaires sérieuses, et d'ailleurs, ce père bien aimé n'avait-il pas toujours un sourire pour sa fille ?

Mme Olivier, plus clairvoyante, s'attristait en constatant que son mari devenait chaque jour moins communicatif. Les visites fréquentes d'un étranger lui causaient de l'ombrage ; l'inquiétude n'altérait cependant pas la bonne humeur de l'aimable femme.

Il y avait deux mois que Mme Olivier luttait contre ces tristes préoccupations, lorsqu'elle reçut la visite d'une de ces femmes qui tiennent à honneur d'être informées les premières des affaires d'autrui, et de les faire connaître.

« Eh bien ! dit Mme Leclerc, votre mari a donc vendu son Étude ? Nous en sommes tous désolés ! À qui s'adressera-t-on maintenant pour avoir un bon conseil ? Pour placer des fonds ? »

Mme Olivier protesta contre cette prétendue nouvelle ; la commère insista ; mais, voyant enfin le trouble que ses paroles causaient à Mme Olivier, elle ajouta, comme palliatif : « Votre mari a droit au repos, et votre fils, ayant été élevé à Paris, ne doit pas aimer la province. »

Mme Leclerc s'aperçut enfin de l'inopportunité de sa visite ; elle se retira brusquement.

Atterrée par la nouvelle qu'une femme indiscrète venait de lui apporter, Mme Olivier se rappela alors certaines paroles de son mari ; les visites de l'étranger prirent une importance qui ne lui permit plus le doute : si Mme Leclerc avait été indiscrète, elle n'en était pas moins bien informée. Quelle folie ! pensait la pauvre femme. Il n'a pas voulu me consulter, parce qu'il sait bien que, pour la première fois, nous n'eussions pas été d'accord. Elle garda le silence ; mais Pauline s'aperçut bien vite du trouble de sa mère ; la jeune fille, espérant que ses craintes étaient mal fondées, alla se rassurer auprès de son père ; elle n'obtint qu'une réponse évasive, et courant se jeter dans les bras de sa mère, elle pleura, sans connaître le sujet de ses larmes.

Cependant, M. Olivier mit un terme au supplice de sa femme : il lui avoua qu'il songeait à vendre son Étude pour acheter un Cabinet d'Affaires à Paris.

« Ce projet n'est-il pas déjà réalisé ? demanda timidement Mme Olivier. Le bruit en court dans la ville, cher ami.

-- Comment peux-tu croire, Louise, que j'aie conclu une si grande affaire sans t'en dire un mot ! Rien n'est fini ; peu s'en faut, il est vrai. Écoute-moi : je suis dégoûté de la vie de province ; il y a vingt-cinq ans que je suis renfermé dans cette petite ville, travaillant du matin au soir, sans être arrivé à un résultat bien fameux. J'ai besoin, ma chère amie, de respirer l'air de la capitale. Je retrouverai les amis de ma jeunesse ; ceux-là sont fidèles, tu en as eu la preuve dans Varin. Sois sûre que nous marierons mieux Pauline à Paris que dans ce trou d'Amboise ; quant à Antoine, Varin se chargera de son avenir, du moins je l'espère.

-- Est-ce bien toi, toujours si prudent, qui parles ainsi ?

-- Oui, ma chère Louise, la pensée de ton bonheur, crois-le bien, a une grande influence sur le parti que je crois sage de prendre » ; -- et voyant les larmes que ne pouvait retenir sa femme, il ajouta : « Ce projet te trouble, mais tu arriveras promptement à partager mon opinion. Aie confiance dans un mari qui t'aime et qui aime ses enfants.

-- Je me soumettrai, mon ami, mais jamais je n'approuverai qu'à notre âge nous essayions d'une vie nouvelle : les vieux arbres ont des racines profondes. »

Les projets de M. Olivier étaient déjà connus. On regrettait le Notaire et l'homme de bien : « Quelle perte pour notre petite ville ! disait-on ; c'est un homme si sage, si prudent ! Sans lui, disait une veuve, j'aurais fait la folie de vendre ma propriété de Rochecorbon, qui est aujourd'hui d'un excellent rapport. »

Les amies de Mme Olivier la plaignaient de quitter son pays, sa maison, et d'aller faire de nouvelles connaissances. Mais il y a toujours en province des femmes qui rêvent Paris, et considèrent le lieu où les a placées la Providence comme un lieu d'exil, quoiqu'elles y trouvent tous les éléments du bonheur.

M. Olivier laissa passer l'orage. L'Étude était vendue à un Notaire de troisième classe ; il habiterait la maison sans en devenir propriétaire. Il fallait donc songer au départ. Le courage manquait à Mme Olivier, naturellement courageuse. Comment s'en étonner, pouvait-elle quitter cette maison sans un brisement de cœur ?

Que ferait-elle de tant d'objets dont l'usage allait devenir inutile et qu'elle soignait précieusement en songeant à l'avenir de ses enfants ; le portrait de sa mère, œuvre d'un grand artiste, serait-il placé dans un jour aussi favorable ? Mais le plus cruel était de perdre le jardin où ses enfants avaient fait leurs premiers pas, et qui offrait un précieux abri contre la chaleur du jour.

Pauline ne regrettait pas moins sa chambre rose et tout ce qui en faisait l'ornement. Ne pas emporter sa volière, ne plus soigner ses fleurs, lui semblait un malheur réel. Ses amies la félicitaient d'aller à Paris : « Que de belles choses vous allez voir ! » disaient les étourdies.

Cependant, Agnès, l'amie du cœur, avait d'autres pensées et tenait un autre langage. Les deux jeunes filles augmentaient leurs regrets en énumérant les plaisirs du passé. « Tu ne seras plus à côté de moi à l'église, disait Agnès ; nous ne monterons plus ensemble à la Pagode , tu ne seras plus là pour faire les vendanges. enfin, je soignerai bien tes oiseaux ; je leur parlerai de toi, ma petite Pauline. Nous nous reverrons, espérons-le ! »

Le jour du départ est fixé, M. Olivier reçoit une lettre de son camarade Varin : « Je ne puis, disait-il, recevoir ton fils dans mon administration. » Il ajoutait à ce refus un blâme absolu du parti que prenait son ami.

Il ne faut pas croire que, si cette réponse défavorable fût venue six mois plus tôt, M. Olivier eût renoncé à ses projets. Il connaissait déjà l'opinion de son ancien camarade, et il ne voulait pas que son plan fût blâmé par un homme dont le jugement lui était connu d'avance.

Après un moment de vive contrariété, l'imprudent se dit : « Bah ! Paris est la ville des ressources ; mon fils est intelligent ; il fera son chemin, et je n'aurai pas à me reprocher d'avoir déprimé son intelligence en le laissant à Amboise, où l'on ne sait faire que de bons dîners. »

Cependant, la mère de famille disposait tout pour le départ ; elle n'avait pas cette résignation triste qui accuse à tout instant du jour celui auquel on est forcé d'obéir ; sa contenance, quoique triste, était aimable. M. Olivier se persuada que sa femme avait passé de la résignation à la satisfaction de quitter sa province.

L'erreur du brave homme était grande, ce fut avec un déchirement de cœur que Mme Olivier quitta sa chère Touraine.

Heureux de se retrouver en famille, Antoine ne se demanda pas si le parti que prenait son père était sage, et il se livra sans contrainte à la joie de vivre au milieu de ceux qu'il chérissait. Mme Olivier, elle-même, oublia toutes ses appréhensions en embrassant son fils, en constatant sa bonne santé et sa bonne tenue.

Pauline se consola comme on se console à quinze ans. La pensée de voir son frère chaque jour, de prendre les repas ensemble, ne lui permettait plus de regretter ce qu'elle avait eu tant de peine à quitter. Sans doute, Antoine aurait ses occupations, il travaillerait dans sa chambre ; mais il n'y aurait qu'une porte à ouvrir pour lui dire bonsoir.

Les premières joies d'une réunion de famille étant apaisées, le jeune homme se demanda si la fortune de son père légitimait sa présence à Paris ; et, après beaucoup d'hésitation, il crut, en sa qualité d'aîné, pouvoir lui demander quels motifs l'avaient fait renoncer à son Étude.

« Mon cher enfant, le désir de ne pas te soumettre à la vie de province, comme j'y ai été soumis moi-même, m'a fait saisir l'occasion fortuite de vendre mon Étude à un homme sur lequel j'ai les meilleurs renseignements. Le rêve de M. Nerbonneau était de s'établir à Amboise, comme le mien était d'habiter Paris. Dans quelques mois je serai en possession d'un excellent Cabinet d'Affaires.

« Quand tu auras achevé ton stage, je partagerai la besogne avec toi, et puis... Nous songerons à te marier, sois tranquille, mon cher enfant. »

Antoine ne fit aucune réflexion, il demanda seulement si la maison était vendue.

« Non vraiment ! pour rien au monde je n'aurais voulu faire ce chagrin à ta mère. D'ailleurs, ne vivant plus avec les Tourangeaux, je ne serai pas fâché de les revoir quelquefois. »

Antoine entrait dans sa vingtième année ; l'indépendance, loin de lui nuire, avait développé son jugement : il comprit que son devoir était de respecter l'autorité de son père, de s'abandonner à sa tendresse, et de ne considérer que le bonheur d'être réunis. Il arriva même à se persuader que Paris serait favorable à l'établissement de sa sœur : « Pauline, se disait-il, est charmante, ses manières ne sont pas celles d'une petite fille d'Amboise ; ma sœur est faite pour vivre dans la meilleure société. »

Mme Olivier ne s'illusionnait pas ; le bonheur d'avoir son fils sous son toit ne pouvait la distraire des préoccupations de l'avenir. Cependant elle s'empressa de chercher un appartement, non pas sans inconvénients, mais où chacun eût à peu près ses aises. Quoique le Cabinet d'Affaires de son mari fût rue Sainte-Anne, elle pensa qu'il serait plus sage de ne pas s'établir dans un quartier aussi central. Après beaucoup de recherches et de fatigues, Mme Olivier trouva rue de Tournon, au quatrième étage d'une maison honorable, un appartement d'un prix modéré ; on s'y établit, sinon grandement, du moins commodément.

S'il était pénible de monter cent marches, on avait l'avantage de voir les ombrages du Luxembourg ; on pouvait même, avec un peu de bonne volonté, avoir l'illusion d'être propriétaire de ce magnifique parc dont, en bon prince, M. Olivier accordait la jouissance à ses amis et à ses ennemis, en supposant qu'il eût déjà des uns et des autres.

Antoine quitta sa petite chambre de la rue de Sèvres ; il eût regretté cette chambre, si celle qu'il allait habiter n'avait pas eu tous les titres à sa préférence : c'était là qu'il avait travaillé, qu'il avait connu et aimé ce pauvre petit Pierre ; et Antoine pensait, avec un certain orgueil, que, grâce à lui, Pierre avait éveillé l'intérêt de son oncle qui, reconnaissant les moyens de l'enfant, s'était décidé à lui faire achever ses études. Pierre était dans un bon collège d'Angleterre, car M. Coudré le destinait à une carrière qui exigeait la connaissance parfaite de la langue anglaise.

Le locataire des demoiselles Bouvry ne les quitta pas sans leur témoigner sa reconnaissance. Il fut convenu qu'on se verrait souvent, qu'on voisinerait. Mlle Zoé déclara qu'elle ne voulait plus louer la chambre qu'avait habitée Antoine : aucun locataire, disait-elle, ne remplacera celui que nous perdons : c'était bien l'avis de la sœur aînée.

Les meubles qui avaient encore bon air dans la maison d'Amboise semblèrent pitoyables dans l'appartement de Paris. Mme Olivier comprit la nécessité d'y ajouter au moins quelques meubles à la mode, quoique peu convaincue de leur utilité ; mais son mari ayant retrouvé quelques anciens amis, il fallait les recevoir, et dissimuler l'insuffisance d'un établissement qui pouvait produire tout d'abord une impression défavorable.

Quelques relations en amenèrent d'autres, et bientôt Mme Olivier reçut plus de visites qu'elle n'en souhaitait. Habituellement, elle ne quittait sa maison qu'après y avoir établi l'ordre, et bien souvent, étant obligée de travailler, la mère de famille se contentait d'aller respirer l'air dans son jardin, ou d'ouvrir la fenêtre. Mais déjà ses habitudes étaient changées. Quelle que fût l'occupation du moment, elle l'abandonnait, si le temps était beau, pour aller rendre des visites, afin d'épargner les frais d'une voiture.

Lorsqu'à l'obligation de faire des visites s'ajouta celle d'aller en soirée, Mme Olivier prétexta l'âge de sa fille pour refuser toute invitation de ce genre. Son mari fut d'un avis contraire ; ces soirées n'étaient que de simples réunions de jeunes filles qui dansaient entre elles ; Pauline désirait évidemment faire connaissance avec des jeunes filles de son âge : la mère se rendit, et perdit même tout à coup confiance dans son habileté et dans son goût. Elle se procura aisément l'adresse d'une couturière, car toute Parisienne rend avec empressement ce service à une étrangère !

Dès le lendemain, Mme Olivier et sa fille se rendirent à l'adresse indiquée. Leur surprise fut grande en entendant à quelles conditions la couturière se chargerait de faire une toilette simple et jolie à Mademoiselle . On marchanda, la couturière répondit par un sourire ; il fallut se rendre.

La raison n'est pas encore solidement établie dans une tête de quinze ans. Pauline, d'abord surprise des changements survenus dans sa famille, finit par les trouver tout simples.

D'ailleurs, quelle est l'enfant qui doute de la sagesse de ses parents ?

La vie parisienne s'insinua au foyer de la famille Olivier ; le père était en possession du Cabinet d'Affaires, Antoine gagnait chaque jour davantage la confiance de maître Briant ; la prospérité semblait vouloir entrer chez nos Tourangeaux.

Toutes les ressources furent consacrées aux apparences ; la mère et la fille avaient une certaine élégance ; Mme Olivier ne faisait plus difficulté d'aller en soirée, d'accepter un dîner ; et bientôt il y eut échange de politesse. L'insuffisance de Manette comme cuisinière s'accusait chaque jour davantage ; il ne fut pas question un seul instant de renvoyer au pays la brave fille, mais de la remplacer par une cuisinière qui fût à la hauteur des circonstances. Manette prit le tablier blanc, et montra dans son nouveau service autant de zèle qu'elle en avait témoigné en toutes choses.

La nouvelle servante causa à Mme Olivier une sorte d'effroi ; elle comprit tout de suite qu'il lui serait difficile, sinon impossible, de veiller à l'économie. C'était vrai, Léocadie était une de ces fines commères qui apprécient d'emblée sur quel terrain elles marchent ; honnête à sa façon et sans scrupule toutefois, elle avait l'art de gagner un petit douzième sur la dépense. On aurait pu la surprendre, à la fin de chaque journée, travaillant son livre de dépense. Grande, forte, et de bonne humeur, elle prévenait ses maîtres en sa faveur.

Mme Olivier exprima le désir que Manette se formât sous la direction de Léocadie, mais celle-ci n'avait aucun goût pour l'enseignement ; sans refuser ses conseils, elle trouvait mille prétextes pour éloigner Manette de la cuisine ; la jeune paysanne était en réalité la servante de la cuisinière. Mme Olivier s'en aperçut, et ne chercha plus à obtenir ce qui lui avait semblé si simple ; elle s'appliqua alors à former la jeune fille à la couture et lui donna le titre de femme de chambre.

Manette avait bon air avec le tablier blanc ; sa main ne manquait pas d'adresse, et le désir de contenter ses maîtres hâta ses progrès.

Le chiffre de la dépense augmenta insensiblement d'un quart, puis d'un tiers. Léocadie criait bien fort contre la cherté des vivres ; il lui arrivait cependant de faire de temps à autre un bon marché qu'elle avait grand soin de constater.

Antoine, toujours assidu au travail, considérait froidement le changement qui s'opérait, dans la maison. Il admirait Pauline parée pour le bal, il lui donnait le bras pour entrer dans un salon, mais ne dansait pas, et trouvait un prétexte pour se retirer de bonne heure.

M. Olivier n'approuvait pas la conduite de son fils ; toutefois, il prenait patience : cette sagesse prématurée n'était à ses yeux qu'une bizarrerie dont il guérirait comme tant d'autres jeunes gens. Les cinq années de stage n'étaient pas faites pour un garçon comme Antoine, et le père aurait volontiers réclamé une exception à la loi en faveur de son fils.

Antoine, loin de se plaindre de sa carrière, quoiqu'il ne l'eût point choisie, travaillait avec ardeur, il s'intéressait même à un travail que ses camarades déclaraient insipide.

Maître Briant ne tarissait pas en éloges sur le compte d'Antoine ; il l'appelait en riant son digne successeur. Ces éloges enchantaient M. Olivier ; mais il ne pouvait se dissimuler qu'une charge d'Avoué à Paris n'était pas en rapport avec ses moyens. Puis, ayant besoin d'illusion, il songeait à la possibilité d'un riche mariage. Il fallait simplement pour cela que son fils allât dans le monde, fît des frais, au lieu de se poser en ours , et encore, pensait-il, il y a des ours qui font un beau chemin !

Une fois engagés dans cette voie factice, les provinciaux ne reculèrent pas ; les relations s'étendirent, on fit bonne contenance hors de chez soi ; mais quelques heures de solitude ramenaient la réflexion et laissaient chaque jour des rides sur le front de la mère de famille.

M. Olivier, en dépit de son assiduité et de son honnête physionomie, n'obtenait pas la confiance de tous les clients que lui avait laissés son prédécesseur. Il feignit d'abord d'attacher peu d'importance à ces infidélités, et ne manquait pas de faire valoir la plus petite affaire. Il y avait cependant une chose que le pauvre homme ne pouvait pas se dissimuler, c'est que les dépenses étaient supérieures aux recettes : l'équilibre du budget était rompu.

Le serviteur qui a vieilli dans la maison pressent, et ne tarde pas à constater le mauvais état de la fortune de ses maîtres ; alors, il redouble de zèle ; il se dit que son dévouement pourra suppléer beaucoup de choses, adoucir l'épreuve de ceux qu'il honore et qu'il aime ; mais ces pensées ne sont pas celles d'un serviteur étranger qui arrive chez des étrangers : Léocadie devina bien vite ce qui se passait dans la famille Olivier. Elle en causa au marché avec les commères de sa connaissance ; elle les consulta sur le parti qu'il y avait à prendre, et toutes déclarèrent que Mlle Léocadie n'était pas à sa place.

La chose étant décidée, Mlle Léocadie crut agir loyalement en disant à sa maîtresse qu'elle craignait d'oublier la cuisine dans un si petit ménage, que sa place était ailleurs.

Léocadie avait bien pesé ses paroles ; elle pensait avoir donné son congé de la façon la plus polie. Mme Olivier garda le silence, Léocadie prit pour de l'indifférence ce qui était surprise et dignité.

« C'était bien la peine, se dit la cuisinière, de prendre tant de précautions pour lui annoncer mon départ ! »

Léocadie se trompait : bien que Mme Olivier pensât, elle aussi, que cette fille n'était pas à sa place dans un intérieur aussi modeste que le sien, elle l'eût encore conservée. M. Olivier s'indigna, il voulut empêcher sa femme de donner un certificat à l'ingrate servante. Pauline parvint à apaiser son père en excusant la conduite de celle qui ignorait les lois de la bonne éducation. « Léocadie nous connaît à peine, mon père, il ne faut pas être surpris de son indifférence pour nous. »

IV -- Manette.

Le lendemain, Manette ouvrit la porte plusieurs fois dans la journée à des filles qui savaient que la place de la cuisinière était à prendre. Mme Olivier ne voulut en recevoir aucune. Elle se proposait encore une fois de faire changer de rôle à Manette, dont la bonne volonté lui semblait assurée. Effectivement, la jeune paysanne ne fit aucune objection, et reprit même ses premières fonctions avec un certain orgueil.

Antoine gardait le silence, mais un travail assidu ne pouvait pas le distraire de ses pénibles préoccupations.

Lorsque, le soir, Pauline surprenait son frère, la tête appuyée dans ses deux mains, elle se retirait sans bruit, pensant qu'il était absorbé par un travail contentieux. Il n'en était rien. Dans ses moments de solitude, Antoine oubliait le code et la chicane. Loin de songer à l'avenir, il remontait le passé, comparait l'existence large, honorable et paisible de la province, à la fausse et pénible situation où se trouvaient ses parents. Si la santé de sa mère résistait à cette dure épreuve, sa physionomie avait perdu l'expression du bonheur qui se reflétait sur son entourage.

« Et ma chère petite sœur, pensait Antoine, comme elle doit regretter ses amies, ses fleurs et ses oiseaux, la cueillette des fruits dans notre jardin ! Ô mon bien-aimé père ! vous vous êtes trompé ; et il me semble que vous commencez à reconnaître votre erreur. »

Jusqu'ici, Antoine avait complètement disposé de ses appointements ; et déjà il avait fait quelques petites économies. Il lui sembla juste alors de contribuer à la dépense de la maison, de cette maison où il retrouvait tout ce qu'il avait quitté pendant plusieurs années : ces visages aimés, les soins d'une mère et d'une sœur ; et pourtant Antoine hésitait, il ajournait de mois en mois à offrir sa bourse à ses parents ; il craignait de les blesser. Une circonstance imprévue trancha la question.

Manette avait répondu aux soins de Mme Olivier ; elle savait un peu de tout ; son service ne laissait guère à désirer ; si ses gages étaient modestes, elle recevait de bonnes étrennes et un joli cadeau à Pâques.

Tout à coup, la paysanne se monta la tête sur son propre mérite ; elle se souvint que Léocadie lui avait dit que ses gages étaient au-dessous de sa valeur. La tête remplie de projets qu'elle était bien incapable de réaliser, elle s'acquittait avec négligence de son service. Ses maîtresses bonnes et indulgentes y suppléaient. Mme Olivier, pensant que la jeune fille s'ennuyait, convint avec Pauline de l'envoyer faire quelques commissions dans le quartier.

Cependant, Manette ne tarda pas à revenir de son erreur ; elle accusa Léocadie de lui avoir tourné la tête, et elle se remit à l'ouvrage avec plus de cœur que jamais. Que dirait sa tante qui avait servi dans la famille pendant trente-cinq ans, et qui serait venue à Paris, si Mme Olivier y avait consenti ! « N'est-ce pas à Madame que je dois tout ? Que de bévues ne m'a-t-elle pas pardonnées ! Non, non, je ne ferai pas la sottise de quitter de si bonnes maîtresses. Après tout, rien ne me manque ici. Je suis bien couchée, bien nourrie, et je m'en irais ! Je ferais de la peine à Mlle Pauline, à cet ange de douceur et de bonté. Mais non, les filles de chez nous ne sont pas ingrates comme celles de Paris ! »

Cependant M. Nerbonneau, le successeur de M. Olivier, avait gagné la confiance des clients ; les affaires étaient bonnes. Cette année-là, les vendanges furent remarquablement belles ; or, un matin, M. Olivier reçut un panier de raisins cueillis dans son jardin. La vue de ces raisins réjouit Pauline, elle eut la pensée d'en offrir à une dame de leurs amies pour justifier la réputation des raisins de la Touraine. Manette fut chargée d'en porter un petit panier rue Jacob.

Une heure se passa, et Manette ne rentrait pas ; Mme Olivier finit par s'inquiéter de ce retard. Jamais chose semblable n'était arrivée.

Enfin, la servante parut tout essoufflée, rouge et de mauvaise humeur. Qu'était-il donc arrivé ?

Manette avait causé avec la femme de chambre, Mlle Myrthe. Les maîtres et les gages, comme toujours, avaient fait le sujet de la conversation. Mlle Myrthe avait énuméré tous les avantages de sa place : gros gages, étrennes, et la défroque de Madame, et, avec ça, peu de besogne.

Peut-être Manette se serait-elle contentée de recevoir les confidences de Myrthe, mais celle-ci n'était pas fille à conter ses affaires sans savoir celles des autres. Manette ne laissa donc rien ignorer de sa position à la femme de chambre. Après des exclamations de surprise et presque d'indignation, Mlle Myrthe donna des conseils sérieux à la jeune fille : « Chacun en ce monde, dit-elle, doit travailler pour soi ; il faut amasser pendant qu'on est jeune pour ses vieux jours. Si vous le voulez, ajouta-t-elle d'un air capable, je vous trouverai ce qu'il vous faut. »

Manette n'osa pas refuser ; mais, arrivée au bas de l'escalier, elle remonta quelques marches, s'arrêta, hésita, et reprit en toute hâte le chemin de la rue de Tournon.

Elle semblait avoir oublié ce qui s'était passé dans l'antichambre de la Baronne, lorsqu'un soir on frappa discrètement à la porte de la cuisine.

« C'est moi, dit Mlle Myrthe à voix basse ; Madame est au théâtre, et je viens vous apporter une bonne nouvelle ; j'ai votre affaire : une dame veuve et sans enfants, mais un perroquet qu'il faut instruire et becqueter ; cinq cents francs de gages et le reste. » Et comme Manette gardait le silence, Myrthe ajouta : « Allons, un peu de courage, donnez votre congé demain matin ; nous sommes libres, après tout ! Voici l'adresse : Boulevard de la Madeleine, au premier étage, s'il vous plaît ! Bonsoir, je me sauve, car j'ai encore une petite visite à faire. »

Restée seule, Manette éprouva une sorte de stupeur en songeant à ce qui venait de se passer. Immobile sur sa chaise, elle doutait d'être éveillée, lorsqu'un coup de sonnette la tira de sa rêverie. Elle courut ouvrir ; l'adresse que lui avait donnée Myrthe tomba sans qu'elle s'en aperçût.

C'était Antoine ; sa mère et sa sœur, toujours empressées de le revoir, ne s'aperçurent pas du trouble de Manette ; elles constatèrent seulement quelques négligences dans son service.

Le lendemain, contrairement à ses habitudes, Mme Olivier entra de grand matin dans la cuisine ; la première chose qu'elle vit fut l'adresse laissée par Myrthe.

« Qu'est-ce que cela ? demanda-t-elle à Manette qui arrivait.

« C'est l'adresse d'une place, madame, car je vous dirai...

-- C'est bien, ma fille. Et quand nous quittez-vous ?

-- Dans huit jours, à moins que Madame...

-- Je ne veux pas vous retenir ; mais que dira votre tante ?

-- Ne suis-je pas majeure ? »

Mme Olivier se retira sans ajouter un mot de plus. Ce n'était pas précisément le compte de Manette ; des reproches eussent amené une petite scène et fait son affaire.

La semaine qui s'écoula fut pénible pour Manette et pour ses maîtres. Mme de \ \*\ vint demander des renseignements sur la jeune fille, et comme ces renseignements étaient bons en tous points, l'étrangère demanda quelle était la cause du renvoi de Manette. « Elle est un peu jeune », répondit timidement Mme Olivier.

Mme de \ \*\ supposa alors des raisons de convenance, et n'insista pas.

Le moment où un serviteur quitte la maison est grave. On sent tout ce qui va manquer ; il connaissait nos goûts et nos habitudes, on était fait à ses défauts.

Mme Olivier considérait comme une nouvelle épreuve l'obligation de remplacer par une étrangère une fille qu'elle connaissait : elle n'avait pas tort.

M. Olivier exhala une mauvaise humeur dont la cause tenait à d'autres raisons ; les affaires ne marchaient pas à son gré.

Sous prétexte de se donner le temps de chercher une domestique à sa convenance, Mme Olivier prit une femme de ménage. Le mari trouva la chose assez simple, mais Antoine et Pauline comprirent que c'était une mesure d'économie.

La veuve Baptiste était honnête, douce et propre, mais absolument étrangère aux détails d'un intérieur bien tenu. Il fallut cependant se contenter de son service.

Mme Olivier avait fait, l'année précédente, une provision de chauffage en tout genre : maintenant, elle agirait avec plus de réserve. Il fut même décidé que, le charbon de terre étant moins coûteux, on en brûlerait, excepté dans la chambre de M. Olivier.

Cette innovation chez des gens de province habitués à voir la flamme joyeuse du sarment n'était pas tout à fait simple. Le premier résultat fut d'obtenir de la fumée. Antoine déclara qu'il se chargeait d'organiser le feu chaque matin. Pauline, présente, observait attentivement, et un beau jour son frère la surprit faisant la besogne qu'il s'était adjugée.

« Eh quoi ! chère petite sœur, ne crains-tu pas de te salir les mains ? » -- Pas du tout : n'as-tu pas remarqué que la petite princesse est restée à Amboise, et que je tiens sa place ici ? »

La réponse fut un tendre baiser.

L'hiver se passa dans une gêne extrême ; toutefois, les apparences étaient sauvées. M. Olivier exigeait que sa fille et sa femme allassent de temps à autre en soirée. La robe de mousseline et la ceinture rose de Pauline reparaissaient alors, et Antoine ajoutait un bouquet à la toilette de sa sœur.

« Quelle folie ! » disait Pauline, mais le plaisir que lui causait évidemment cette folie était un encouragement.

Il devint évident que l'appartement qu'on occupait était d'un prix trop élevé pour la situation présente. Antoine et sa mère en cherchèrent un plus modeste, et au mois d'avril ils s'établirent à un quatrième de la rue Guénégaud.

Il fallut justifier aux yeux des amis le motif qui amenait ce changement. Le prétexte était de se rapprocher un peu du quartier où M. Olivier avait son bureau.

Le jour de réception, bien petit jour, hélas ! fut conservé. Pauline, aidée de la mère Baptiste, savait encore donner un air d'élégance au modeste salon. Antoine s'en mêla aussi ; un jour il apporta une belle plante verte dont la place était naturellement indiquée. Pauline fut ravie de cette attention ; elle consacra chaque jour un certain temps à essuyer les feuilles de cette plante, et lorsqu'un visiteur en admirait le beau feuillage, la jeune fille était largement récompensée de sa peine.

Pauline montrait une force de caractère qu'on n'eût pas soupçonnée chez la petite Princesse . L'enfant gâtée comprenait la gravité des circonstances où se trouvait sa famille ; douée d'une intelligence égale à la bonté de son cœur, elle montrait un courage et un savoir-faire qui surprenaient sa mère.

Il n'était plus question de prendre une domestique, la mère Baptiste donnait tout son temps ; sa cuisine, cependant, laissait fort à désirer. M. Olivier ne s'en plaignait pas, mais il était évident que le pauvre homme ne s'en accommodait guère. Pauline conçut alors la pensée un peu ambitieuse d'étudier l'art culinaire. Elle pria Antoine de lui procurer un de ces livres précieux connus sous le nom de la Cuisinière bourgeoise.

Lorsque la jeune fille fut en possession de ce livre, elle éprouva un sentiment de tristesse en songeant aux lectures agréables qu'elle faisait autrefois dans sa jolie chambre d'Amboise. Mais à ces pensées succédèrent des pensées généreuses. Elle se mit d'abord à étudier des recettes faciles, se rendit compte de la dépense, et un beau jour elle servit à ses parents un joli fricandeau, le plat favori de son père.

M. Olivier acclama ce plat, comme il eût acclamé jadis une dinde truffée. Sous cet enthousiasme se cachait l'émotion qu'éprouvait le père de famille en voyant sa chère enfant initiée à des détails qu'elle semblait devoir ignorer toujours.

Peu à peu, Pauline devint une bonne ménagère. Elle relevait soigneusement sa robe, prenait le tablier et, aidée par la mère Baptiste dans certains détails, elle faisait des progrès dont chacun s'étonnait. La mère Baptiste se plaignait de ce que Mademoiselle empiétait sur ses droits ; la bonne femme regrettait même que Pauline n'éprouvât aucune fatigue d'un travail qui n'était pas celui d'une demoiselle, et qu'elle se portât mieux que jamais.

Le frère et la sœur devenaient chaque jour plus intimes ; leurs tristes confidences étaient adoucies par l'espérance, cette amie de la jeunesse.

Le jour du terme étant arrivé, Antoine déclara à sa mère qu'il entendait payer le loyer ; il lui démontra clairement que c'était son droit, et il ajouta en riant : « Je me connais, si je garde cet argent dans mon tiroir, je ferai des folies... mais, à propos de folies, j'en ai fait une que vous me pardonnerez. Un de mes camarades m'ayant prié de l'accompagner pour acheter une robe à sa sœur qui est en province, j'ai acheté une robe pour toi, Pauline ; ce n'est pas tout : Mme Briant, qui a fort approuvé mon goût, exige que sa couturière, Mlle Herminie, soit chargée de faire cette jolie toilette ; elle viendra demain te prendre mesure. »

Je n'oserais pas affirmer qu'Antoine n'eût en ce moment l'illusion d'être un de ces oncles d'Amérique qui reviennent dans leur pays les poches remplies d'or.

Quelques jours plus tard, Pauline, parée de sa jolie robe, allait se promener avec son père.

Seule avec son fils, Mme Olivier lui confiait ses inquiétudes : « Antoine, disait-elle, on a beau dire que les arbres peuvent être transplantés, je n'en crois rien : jeunes ou vieux, ils regrettent l'air et le soleil de leur pays.

-- Pauvre mère ! je suis là. Comptez sur votre Antoine. J'ai l'ambition de vous ramener un jour dans votre jolie maison. »

Cette ouverture soulagea Mme Olivier ; elle essuya ses yeux, et, à la prière de son fils, ils sortirent ensemble.

V -- Paris.

Le père de famille a déjà perdu ses illusions ; il reconnaît son erreur et se demande avec effroi si la faute qu'il a commise peut être réparée. Cependant l'énergie de sa femme et le zèle de ses enfants le rappellent à ses devoirs : il ne perd pas courage, il réparera sa faute.

On décida en famille que, le Cabinet d'Affaires ne rapportant que le tiers du revenu sur lequel on comptait, serait vendu, même avec perte, mais l'année devait s'écouler sans qu'un acquéreur se présentât.

Un jour qu'Antoine entrait à la bibliothèque Mazarine, il fut accosté par un jeune étranger qui le pria de lui indiquer un professeur de français.

« Mon frère et moi voulons étudier sérieusement la langue française et le droit de votre pays.

-- Si vous le souhaitez, monsieur, répondit simplement Antoine, je serai votre professeur. Je suis libre de midi à deux heures. » L'étranger accepta et sollicita même une heure de plus dans la soirée. Antoine refusa : n'était-ce pas le soir qu'il oubliait les préoccupations de la journée dans l'intimité de la famille et qu'il reprenait des forces pour le lendemain ?

Les deux élèves qu'acceptait Antoine étaient fils d'un négociant de Vienne, et, quoique les jeunes Spiegel parlassent couramment le français, leur père voulait qu'ils en connussent toutes les difficultés et toutes les nuances.

Dès le lendemain, Antoine entra dans ses nouvelles fonctions ; il garda le secret pendant un mois ; ce fut seulement en remettant un billet de cinq cents francs à sa mère qu'il lui raconta l'heureuse rencontre qu'il avait faite.

Mme Olivier était si pénétrée des devoirs des parents envers leurs enfants, qu'elle éprouva une sorte de honte en acceptant l'argent de son fils.

L'amour fraternel n'est pas si susceptible.

Pauline enviait le bonheur de son frère, elle en était même jalouse, et déplorait le sort des femmes dont le savoir se réduit à si peu de chose !

« Que deviendrions-nous, chère Pauline, sans ma mère et sans toi ? La femme fait la maison. Que de services ne nous rendez-vous pas chaque jour ! »

Pauline se laissa persuader, la part que lui faisait son frère était trop belle pour qu'elle la refusât. Ses occupations prirent alors à ses yeux une importance que sa modestie ne lui avait pas permis de soupçonner.

M. Olivier avait tenu son ancien camarade de collège au courant de sa position, mais, comme la plupart des hommes qui ont fait leur fortune, M. Varin se montra sévère et presque dur.

Cependant, grâce au dévouement d'Antoine, il régnait une certaine aisance dans la maison ; la mère Baptiste était à demeure ; Pauline l'avait habillée à neuf de la tête aux pieds. La pauvre vieille en était toute glorieuse et témoignait sa reconnaissance par un zèle qu'il fallait modérer.

Le Cabinet d'Affaires fut enfin vendu, mais avec perte ; il y avait toutefois encore avantage à faire un mauvais marché.

Tout espoir de trouver une occupation semblait perdu, lorsque maître Briant vint proposer à M. Olivier une place de caissier principal dans une grande maison de commerce.

Les appointements étaient de six mille francs et un intérêt progressif s'y ajouterait chaque année.

Au découragement du père succéda une activité qui rappelait l'homme d'autrefois. M. Olivier se levait matin ; Pauline lui versait son café dès sept heures. Elle était charmante dans son bonnet de nuit, et rappelait à son père la petite chocolatière de Liotard que les chefs-d'œuvre du musée de Dresde n'effacent pas.

Mme Olivier ne se résignait pas sans tristesse à voir son mari dans une position si différente de celle qu'il avait occupée pendant vingt ans.

Pauline n'ignorait pas ce qui se passait dans l'esprit de sa mère, aussi usait-elle de tous les moyens pour la distraire : « Maintenant, dit l'aimable fille, que notre vieille Baptiste est là pour ouvrir la porte, nous pouvons bien recevoir quelques visites, et pour cela il faut que nous commencions par en faire. »

Dès le lendemain, Mme Olivier et sa fille allèrent chez des amis dont la bienveillance leur était assurée ; elles n'eurent point à satisfaire une curiosité indiscrète lorsque Mme Olivier leur annonça que son mari avait vendu son Cabinet d'Affaires.

Si la mère de famille avait aussi bien accepté la position de son mari qu'il l'acceptait lui-même, la paix fût rentrée dans ce modeste intérieur ; mais elle songeait sans cesse à l'avenir de ses enfants : comment s'établirait Antoine. Il passait les plus belles années de sa jeunesse dans une Étude d'Avoué, au lieu de prendre la place qu'occupait son père dans cette bonne petite ville d'Amboise. Sans doute, maître Briant appréciait Antoine, il songeait à le nommer premier clerc, mais cette espérance ne lui suffisait pas ; Pauline prenait des années, et aucun parti convenable ne se présentait pour cette charmante enfant. Et cependant, que de qualités ne possédait-elle pas !

Antoine était enchanté de ses relations avec les jeunes Spiegel ; il les présenta à sa mère, et plus d'une fois Pauline fit à ces messieurs les honneurs d'un thé qui, sans avoir le luxe viennois, ne manquait pourtant pas d'une certaine élégance.

Un soir, on était autour de la table à thé, lorsque la mère Baptiste entrouvrit discrètement la porte et demanda Mademoiselle. « Il y a là, dit-elle, un jeune garçon que je ne connais pas ; il voulait entrer, mais je l'ai prié d'attendre dans la salle à manger. »

Pauline reconnut aussitôt Pierre Coudré et l'introduisit au salon. Antoine tendit les bras à son élève : « Pierre, mon cher Pierre, quelle joie de te revoir ! Dis-moi vite ce que tu es devenu depuis que tu nous as quittés. »

Pierre se dégagea des bras de son protecteur pour saluer M. et Mme Olivier et les étrangers.

« Voyons, mon cher ami, qu'es-tu devenu depuis que tu nous as quittés ?

-- J'ai passé deux ans dans un collège d'Angleterre, et maintenant je me rends à New-York chez un correspondant de mon oncle dont le commerce a pris une grande importance.

-- Ton oncle t'a-t-il enjoint de devenir millionnaire ?

-- Non, mais il ne me l'a pas défendu. »

La conversation s'anima, et, quoique M. Olivier y prît intérêt, il songeait au lendemain, et se retira. La soirée se prolongea tard. Au moment de se séparer, Pauline dit à l'oreille de son frère : « Invite donc Pierre à venir dîner avec nous demain. »

L'invitation fut acceptée. Le séjour de Pierre à Paris n'avait d'autre but que de voir la famille Olivier et M. Briant. Quarante-huit heures plus tard, le jeune homme s'embarquait à Brest.

Un matin, Mme Olivier, allant faire des emplettes de ménage, s'aperçut qu'une femme la suivait ; elle se retourna et vit Manette. Quel changement ! La servante était pâle et sa physionomie avait une expression de tristesse qui toucha son ancienne maîtresse.

« Que vous est-il arrivé, ma pauvre fille ? » demanda Mme Olivier.

À ces paroles, Manette fondit en larmes.

« Allons, je comprends : vous n'êtes pas heureuse. Je serai chez moi dans une heure ; venez m'y trouver. »

Manette arriva avant que Mme Olivier fût rentrée. La mère Baptiste, la prenant pour une ouvrière, lui dit d'attendre Madame. L'ancienne servante de Mme Olivier n'était pas pressée. Elle promenait tristement ses regards sur chaque objet de sa cuisine ; tout lui rappelait l'heureux temps qu'elle avait passé chez de si bons maîtres : ses larmes coulaient sans qu'elle essayât de les retenir. La mère Baptiste, tout émue, se disposait à la consoler, lorsque Madame rentra et fit passer Manette dans sa chambre.

« Eh bien, mon enfant, que vous est-il donc arrivé ?

-- Je n'ai pas eu un seul jour de bonheur depuis que j'ai quitté Madame.

-- Pourquoi n'êtes-vous plus chez Mme de Tilly ?

-- Parce que je ne causais pas assez avec le perroquet, que j'en avais peur et que je ne voulais pas le becqueter : moi, j'ai ces bêtes-là en horreur. »

Après avoir écouté patiemment tous les mécomptes de Manette, Mme Olivier lui dit : « Eh bien ! il faut revenir avec nous ! »

La pauvre fille devint pourpre en entendant ces paroles ; elle se jeta aux pieds de sa maîtresse, pleurant, sanglotant.

Pauline survint, son accueil simple et cordial aida la servante à se remettre. Manette tira le meilleur parti possible de sa toilette, et reprit avec bonheur le tablier blanc qui n'était pas admis chez Mme de Tilly.

Huit jours passés sous le toit de ses anciens maîtres suffirent pour la jeune fille ; son zèle était si grand, que la présence de la mère Baptiste devenait inutile ; toutefois, Mme Olivier garda la pauvre vieille. Cette concession ne produisit pas l'effet qu'on pouvait en attendre. La Baptiste, qui s'était habituée à être seule, ne put voir sans un vif déplaisir Manette partager sa besogne. Elle comparait les avantages de la jeunesse aux humiliations de la vieillesse ; la démarche légère, la tournure alerte de Manette, étaient des accusations tacites dont le poids l'accablait. Son titre de cuisinière ne lui faisait point illusion ; elle était descendue au second rang, et son amour-propre en souffrait tellement, qu'elle fut prise d'une violente jalousie et tomba malade, sérieusement malade. Il fallut la transporter à l'Hôtel-Dieu. C'était bien là que la pauvre femme eût été se faire soigner en toute autre circonstance, mais elle attribua cette épreuve au retour de Manette.

Cette maladie fut une nouvelle occasion pour Mme Olivier et sa fille de pratiquer la charité ; elles visitaient souvent la pauvre femme ; leur présence la consolait bien sans doute, mais bientôt Manette, jeune et contente, se présentait à son esprit, et ce souvenir lui causait un redoublement de fièvre. Cependant, huit jours plus tard, Manette accompagnait la mère Baptiste à sa dernière demeure.

Encouragé par le succès de son travail, M. Olivier semblait rajeunir : sa santé n'avait jamais été meilleure ; il partait dès sept heures du matin et rentrait fort tard, ajoutant un travail supplémentaire à celui de la journée. L'intelligence et le zèle du caissier étaient fort appréciés ; son avis prévalait dans toute opération importante. La lutte était finie ; l'aisance régnait dans la maison, et Antoine ne désespérait pas de pouvoir acheter une Étude en province. Me Briant tenait des fonds à la disposition de son premier clerc. Mais il fallait réfléchir longuement avant de s'engager dans une si grosse affaire.

Mme Olivier acceptait les invitations que lui adressaient ses amies, elle en faisait elle-même, toujours dans l'espoir de marier sa fille ; mais il n'en était nullement question. La plupart des jeunes gens qu'elle avait connus en Touraine étaient établis ; cependant le fils du médecin ne l'était pas encore... pourquoi n'irions-nous pas voir ce qui se passe dans notre petite ville ? Qui sait ! D'ailleurs ne serait-il pas utile de constater dans quel état est notre maison ? M. Nerbonneau est un vieux garçon, et tout repose sur une servante plus ou moins soigneuse. Et notre jardin ! Jean a bien certainement taillé les arbres, mais il serait bon de s'en assurer. Bien convaincue de son devoir, Mme Olivier exposa le jour même à son mari toutes ses bonnes raisons d'aller en Touraine, puis elle ajouta : « Nous devons bien cette distraction à notre Pauline ! »

C'était bien aussi l'avis de M. Olivier, mais la pensée que sa femme et sa fille allaient se montrer à Amboise avec l'apparence de personnes qui ne calculent pas de trop près eût suffi pour qu'il approuvât ce voyage. Avec quelle joie il allait consacrer une petite somme d'argent au plaisir de cette femme qui s'était montrée si forte dans l'épreuve ! Et cette enfant bien-aimée n'avait-elle pas droit à se distraire ?

M. Olivier voulait faire des folies pour la toilette des voyageuses, mais la raison de la mère de famille prima, comme toujours. « À quoi bon, disait aussi Pauline, emporter des toilettes ! Revoir mes amies sera mon plus grand plaisir. »

Cependant, la mère glissa dans la caisse de voyage la robe de soirée et celle qu'Antoine avait donnée à sa sœur, sans compter quelques petits ajustements de peu de valeur, quoique de bon goût.

Les pensionnaires qui vont en vacances ne sont pas plus joyeuses que l'étaient la mère et la fille. Antoine, lui aussi, avait ses illusions sur l'heureux résultat de ce voyage : « Peut-être Pauline trouvera-t-elle un parti dans notre petite ville. On lui donnera la maison en dot ; moi, je me tirerai toujours d'affaire ; d'ailleurs, Avoué ou Notaire, mon Étude vaudra bien une maison ! » Antoine se croyait déjà à la veille de donner le nom de frère à un de ses amis d'enfance.

Nous regrettons pour Pauline, si impatiente de revoir son pays, que la ligne du chemin de fer de Paris à Amboise ne fût pas encore établie, quoiqu'à cette époque on ne considérât pas comme un malheur de passer douze heures en diligence.

Antoine conduisit donc sa mère et sa sœur rue Notre-Dame-des-Victoires, où était alors le bureau de la diligence. Il était huit heures du soir, le temps était pur, et la lune se montrait brillante à l'horizon. On se dit un dernier adieu de la portière. C'était la première fois qu'Antoine éprouvait du plaisir à se séparer de sa mère et de sa sœur.

À l'âge de Pauline, une nuit en diligence n'est pas longue : la jeune fille s'endormit et ne s'éveilla qu'au jour. Sa mère, moins heureuse, compta tous les relais, reconnut et nomma tous les villages qui passaient sous ses yeux. Un clocher, un ruisseau, réveillaient ses souvenirs du passé. Une maison de campagne que M. Olivier avait eu le projet d'acheter la jeta dans une profonde rêverie : le soleil levant éclairait cette maison, une jeune femme tenant un enfant écarta le rideau pour voir passer la diligence. « Heureuse femme, pensait Mme Olivier, vous êtes là, paisible et contente de votre sort ; le bruit des villes vous est inconnu ; vous ignorez les difficultés de cette vie artificielle qu'on nomme la vie de Paris ! »

Chaque fois que Mme Olivier se laissait aller à ces tristes réflexions, elle se les reprochait et complétait sa pensée ainsi : « Pauvre ami, il a cru bien faire ! »

Pauline jeta un cri de joie en apercevant la Loire. « Nous voici bientôt arrivées, mère chérie ! Mon Dieu ! que je suis contente ! »

La diligence arrivait comme l'horloge sonnait huit heures. M. Nerbonneau et son domestique attendaient ces dames. Jean, qui était resté au service du successeur de son maître, ne se gêna pas pour essuyer ses yeux lorsqu'il aperçut Mme Olivier et la petite qui était grande. L'affectueux bonjour qu'il reçut d'elles ne l'aida pas à se remettre de son émotion.

On monta en char à bancs, et bientôt la porte s'ouvrit pour recevoir les voyageurs.

M. Nerbonneau avait bien dit à Gothon de préparer les chambres de ces dames, de faire un bon déjeuner, et enfin de donner un petit air de fête à la maison ; Gothon ne connaissait que le positif de la vie, et elle s'était contentée de faire l'indispensable. Les fenêtres du salon n'étaient même pas ouvertes. Le maître excusa la servante, et comme l'absence de soleil avait refroidi la pièce, il alla lui-même chercher une javelle dont la flamme vive et claire réjouit Pauline.

Si Gothon n'avait pas la coquetterie de parer la maison de son maître, elle était excellente cuisinière. Ces dames firent honneur à son déjeuner.

Les chambres destinées à Mme Olivier et à Pauline étaient celles qu'elles avaient habitées autrefois. L'ameublement était le même : le vieux fauteuil de la grand-mère, son prie-dieu et son rouet. Ces meubles étaient des témoignages d'un bonheur passé. Pauline, prévenant le désir de sa mère, lui dit qu'il fallait emporter ces meubles ; elle indiqua la place de chacun d'eux et fit valoir l'utilité dont ils seraient dans l'appartement de Paris.

Le jour même, le dîner était à peine achevé, et déjà les coups de marteau se succédaient à la porte ; Jean souriait en venant annoncer les personnes qui attendaient ces dames au salon.

Les voyageuses furent entourées, embrassées au milieu d'un tapage dont personne ne songeait à se plaindre. On était si heureux de se revoir après six années d'absence ! Les jeunes mères présentaient leurs poupons parés à bonne intention. Pauline s'extasiait sur la beauté et la sagesse des petits messieurs et des petites demoiselles. Parmi les anciennes amies de pension, Cécile Lemaître avait conservé un fidèle souvenir de Pauline ; lorsque le calme fut rétabli, elle l'emmena près de la fenêtre et lui annonça qu'elle se mariait. « Quel bonheur, ajouta la jeune fille, que tu sois venue en Touraine précisément cette année !

-- Mais je ne pense pas que nous restions longtemps ici.

-- Je dois me marier dans trois semaines, et vous ne me ferez assurément pas le chagrin de quitter Amboise avant ce grand jour. D'ailleurs, ma petite Pauline, on fermera les portes de la ville, si c'est nécessaire, pour vous retenir. N'es-tu pas toujours la petite princesse qui fait toutes ses volontés ?

-- La petite princesse a laissé la place à une personne raisonnable.

-- Alors, la raison te dira de ne pas me faire de chagrin. Je viendrai te chercher demain, et nous passerons la journée ensemble. »

Le lendemain, à midi précis, Cécile était chez Mme Olivier ; la mère accompagna les jeunes filles et partagea leur enthousiasme ; la campagne était éclairée par un beau soleil d'avril. On se promena dans le parc du Château, on cueillit des violettes comme autrefois ; on visita l'église, qui sembla plus belle à Pauline que la cathédrale de Paris, parce qu'elle lui rappelait ses souvenirs d'enfance : sa première communion.

« Maintenant, rentrons, dit Cécile deux heures plus tard ; je vais vous montrer ma corbeille de mariage, et ce soir, maman vous présentera M. Georges Huber, un jeune magistrat. »

Cécile mit avec complaisance sous les yeux de son amie les présents qu'elle avait reçus. Trop absorbée par ses propres impressions, la jeune fille ne songea pas à ménager celles de son amie ; elle essaya ses bagues et ses bracelets, étala ses dentelles et se drapa dans un cachemire. Elle ne fit pas grâce du plus petit colifichet à son amie, qui admirait et louait le bon goût de M. Georges. Cécile ne se doutait pas qu'elle manquait de tact en étalant ainsi ses présents devant Pauline, dont l'avenir ne promettait rien d'aussi brillant.

Ce fut seulement deux jours plus tard que les Parisiennes eurent la liberté d'aller chez la nourrice de Pauline. Elles la trouvèrent assise devant sa porte, filant sa quenouille avec tant d'attention, qu'elle n'aperçut ces dames qu'au moment où elles ôtèrent la barrière qui séparait la maison de la prairie.

« Tiens ! tiens ! dit la bonne femme, en voilà de la joie qui m'arrive ! moi qui étais triste comme un bonnet de nuit ! » Et tout en parlant, la Bleue se laissait embrasser.

La conversation qui suit une surprise de ce genre est la même sous toutes les latitudes, et nous n'avons pas à en rendre compte.

Pauline ne perdit pas de temps pour sortir de son sac de voyage un beau foulard, présent destiné à sa nourrice. Ce foulard fut étalé, plié dans tous les sens, et enfin noué au cou de la Bleue ; on lui présenta un miroir afin qu'elle pût juger de l'effet du beau foulard de Paris. Tout en disant : Ma Paulette, c'est trop beau pour moi, la bonne femme paraissait enchantée de cette aimable attention.

Mme Olivier essaya en vain de quitter Amboise avant le jour du mariage de Cécile Lemaître. Tous les prétextes furent combattus et anéantis : il fallut se rendre.

La jolie robe, présent d'Antoine à sa sœur, parut à la messe de mariage, et le soir, la taille élégante de Pauline faisait valoir sa robe de mousseline dont le seul ornement était une ceinture de taffetas rose.

Mme Olivier constata avec plaisir que parmi les demoiselles à marier sa fille était encore la plus jeune, et que ses manières étaient bien différentes de celles des jeunes filles de province. Elle arriva insensiblement à se féliciter d'avoir cédé aux instances de ses amis. Qui sait, pensait la pauvre mère, j'ai peut-être obéi à une secrète inspiration en venant ici !

Le cœur et la tête remplis des plus douces illusions, Mme Olivier tenait son mari au courant de tout ce qui se passait dans cette bonne petite ville d'Amboise et n'essayait pas de dissimuler ses espérances.

Effectivement, Pauline faisait le sujet de toutes les conversations : on appréciait son aimable physionomie, ses manières distinguées et son esprit, mais on ne manquait pas d'ajouter : Si son père n'avait pas fait la folie de quitter Amboise, il y a longtemps que cette charmante fille serait mariée.

Mme Olivier n'ignorait pas les préventions de certaines femmes de province contre les Parisiennes ; il lui en coûtait beaucoup de ne pouvoir dire de quel secours avait été Pauline pour la famille ; une semblable confidence eût trahi les secrets du passé.

On se quitta après un séjour de six semaines ; Mme Olivier promit à ses amis de ne plus laisser passer tant d'années sans revenir en Touraine.

M. Nerbonneau n'attachait guère d'importance à l'entretien du jardin, à l'exception des arbres fruitiers, il se souciait peu du reste. Mais le brave Jean cultivait les fleurs en souvenir de ses bons maîtres. Les corbeilles de roses et la collection des fuchsias faisaient l'envie des voisins chaque année.

Le jour du départ de Mme Olivier, Jean offrit à Pauline un bouquet de violettes dont le parfum, à en croire le jardinier, était particulier au pays. Le retour fut aussi joyeux que le départ. La physionomie de la mère et de la fille accusaient la santé ; le teint hâlé de Pauline ne permettait pas de douter de l'emploi de ses journées ; Antoine ne pouvait se lasser de regarder sa mère et sa sœur ; il écoutait avec ravissement le récit de leurs plaisirs. Quand tout fut dit sur cet agréable séjour en Touraine, Antoine avoua combien l'absence des maîtresses de la maison lui avait paru longue. Quoique nous ayons fait bon ménage, mon père et moi, dit-il, nous commencions à avoir assez de notre tête-à-tête.

Mme Olivier avait espéré voir son mari avant la fin de la journée ; il n'en fut rien ; mais six heures sonnaient au moment où Manette lui ouvrait la porte. Tout ce qui avait déjà été dit fut redit. Mme Olivier parla longuement de ce qui l'intéressait le moins, jusqu'au moment où Pauline rentra dans sa petite chambre pour déballer et remettre tout en ordre.

Seule avec son mari, Mme Olivier entama le chapitre des succès de sa fille, et lui avoua qu'elle ne perdait pas tout espoir de marier Pauline en Touraine.

Le père de famille écouta, ne contredit point sa femme, mais il ne partageait pas ses illusions, il s'accusait d'avoir manqué de jugement dans la direction de ses propres affaires ; sa petite maison de province lui semblait préférable aujourd'hui à un hôtel de la rue de la Paix. Que de fois rentrant fatigué n'avait-il pas songé, en montant quatre étages, à son Étude située au rez-de-chaussée ? Ces moments de pénibles retours n'étaient pas rares, mais la crainte d'affliger sa femme et sa fille lui donnait la force de dissimuler ce qu'il souffrait.

VI -- Un zèle indiscret.

La maison B. appréciait chaque jour davantage les services que lui rendait M. Olivier ; à la fin de l'année 18..., la société de cette maison lui assura un intérêt assez considérable dans les affaires, pour qu'à la fin de cette même année le père de famille comptât déjà quelques économies.

Sans être tenus au courant de ce qui se passait, les amis constatèrent un changement dans les habitudes de la famille Olivier et en soupçonnèrent la cause. On exagéra l'importance des avantages que la maison B. faisait à son caissier principal, et pour la première fois Pauline fut comptée au nombre des filles à marier.

Une bonne dame officieuse venait quelques mois plus tard proposer un parti pour Mlle Pauline.

Mme Olivier se demanda d'abord quelles pouvaient être les relations d'une veuve qui allait beaucoup chez les autres, et ne recevait personne ; puis à cette réflexion succéda celle-ci : « On voit de ces choses-là. Il se peut que Mme Lorain connaisse une bonne famille de Bourgueil où elle a passé trente ans de sa vie, et comme nous ne désirons pas que Pauline épouse un Parisien, il ne faut pas repousser la proposition de cette brave femme sans l'avoir entendue. »

Pendant que la mère de famille faisait ces réflexions, Mme Lorain essuyait les verres de ses lunettes, et prit enfin l'attitude d'une femme bien pénétrée de l'importance de ce qu'elle va dire.

« Voici, ma chère dame, le parti que j'ai à vous proposer pour Mlle Pauline : M. Adolphe Martin, mon compatriote, appartient à une des familles les plus honorables de Bourgueil ; doué d'une grande capacité pour les affaires, il a gagné un petit million dans le commerce des cuirs. Il vient d'acheter, ajouta la veuve avec enthousiasme, une belle maison, rue Royale ; il a un équipage à deux chevaux et sa maison est montée comme celle d'un Duc et Pair.

-- C'est trop beau pour nous, madame, soyez assurée que votre compatriote, étant riche, recherche la fortune.

-- Je vous assure qu'il n'y tient pas.

-- Et quel âge a M. Martin ?

-- Ah ! dame ! ce n'est pas un étourneau, un écervelé comme on en voit tant, hélas ! qui se marient sans réflexion, au hasard... M. Adolphe a... Voyons... il a tout au plus cinquante-cinq ans, mais on lui en donne à peine quarante-cinq. »

La veuve parlait avec tant de bonhomie et de conviction, que Mme Olivier crut devoir dissimuler l'étonnement que lui causait une semblable proposition. Elle demanda le temps de réfléchir.

Les réflexions de la mère étaient toutes faites ; elle passa du calme à l'indignation. Proposer à sa fille d'épouser un vieillard, n'était-ce pas une impertinence ? Puis elle se demanda s'il était bien sage de tourner le dos à la fortune lorsqu'elle vient nous chercher. Ces cinquante mille livres de rentes iraient si bien à Pauline ! Elle est si charitable ! Certes, les pauvres se ressentiraient de sa fortune ! Mme Olivier en était là, lorsque Pauline rentra. Elle s'informa des visites que sa mère avait reçues.

« La bonne Mme Lorain est venue te demander en mariage.

-- Vraiment ! contez-moi cela.

-- M. Adolphe Martin...

-- Oh ! je n'aime pas ces noms-là.

-- Écoute-moi donc ! cinquante mille livres de rentes.

-- C'est trop. Je ne veux pas épouser un de ces jeunes désœuvrés qui passent leur vie au Cercle et aux Courses, et font mille folies.

-- C'est un homme raisonnable, Pauline.

-- Quel âge a-t-il donc ?

-- Il passe la cinquantaine. »

Pauline fut prise d'un fou rire qui eût peut-être blessé toute autre qu'une mère ; mais voyant que sa fille prenait les choses si gaiement, Mme Olivier avoua qu'elle était de son avis, quoique désireuse de la marier.

« Je le comprends, mère chérie, mais habituez-vous à l'idée de me compter au nombre des vieilles filles, des vieilles filles d'Amboise, par exemple ! Elle les nomma toutes, et fit l'éloge de chacune. Où s'amusait-on comme chez Mlle Armande ? Au premier signal, toute la jeunesse accourait chez cette bonne amie. Riche et généreuse, Mlle Armande n'avait point à redouter les observations d'un mari qui fait souvent obstacle aux plaisirs les plus simples. Allons, mère chérie, puisque M. Martin a de si beaux chevaux, laissons-le se promener tout à son aise dans sa calèche ; pour moi, j'ai de bonnes jambes, cela me suffit. »

M. Olivier, étant informé de la proposition de Mme Lorain, donna complètement raison à sa fille, et la veuve fut priée de ne pas donner suite à un projet de mariage qui ne convenait ni à Pauline ni à ses parents.

Le stage d'Antoine était enfin fini. Maître Briant n'entendait pas cependant se séparer immédiatement d'un homme dont il appréciait chaque jour davantage le mérite. Il regrettait même que sa fille n'eût pas dix-huit ans, pour donner le nom de gendre à Antoine, car il se croyait capable de préférer le mérite à la fortune : c'était une illusion ; quelques années plus tard, Mlle Berthe faisait un riche mariage.

Mme Briant, dont la santé ne supportait pas le climat de Paris, sollicitait vivement son mari de confier l'Étude à Antoine, et d'aller avec elle passer une année en Italie. Ce désir inspira une autre pensée à M. Briant. « Ma fortune est faite, se dit-il, pourquoi ne proposerai-je pas à M. Olivier d'acheter mon Étude pour son fils, en lui laissant toutes les facilités de payement ? »

La proposition en fut faite, et acceptée avec reconnaissance par les parents, mais Antoine, quoique très flatté d'une semblable marque d'intérêt et de confiance, refusa en faisant valoir des raisons qui semblaient plausibles. Le véritable motif de ce refus était la crainte d'exposer sa famille à de nouveaux embarras.

M. Olivier proposa alors de vendre la maison d'Amboise comme moyen d'effectuer un premier payement.

« Vendre la « maison ! s'écria Antoine, j'irais plutôt tenter fortune aux Indes. J'espère que cette petite maison sera un jour l'arche où toute la famille se réunira. »

M. Olivier n'insista pas davantage, mais à partir de ce jour il ne songea plus qu'à marier richement son fils, afin de le mettre à même d'accepter la proposition de M. Briant. C'était bien l'avis de sa femme ; toutefois, à l'espérance d'établir Antoine s'ajoutait un sentiment de tristesse : Pauline était toujours là, et, quelle que fût sa tendresse pour son frère, elle ferait un triste retour sur elle-même, s'il se mariait.

La sœur, bien au contraire, se réjouit en apprenant les projets de ses parents ; mais elle en voulait un peu à Antoine de ne jamais lui dire un mot de son avenir.

« Il a un secret, pensait-elle, et il ne me le confie pas ! »

Oui, Antoine a un secret, et Pauline doit l'ignorer. Il ne songera pas à se marier tant que sa sœur ne le sera pas elle-même.

Un ami sage eût démontré au jeune homme qu'en se mariant il pouvait espérer que de nouvelles relations l'aideraient à établir Pauline ; mais, lorsqu'il s'agissait de cette sœur bien-aimée, Antoine ne prenait conseil que de lui-même.

Voulant éviter de revenir sans cesse sur la question de son mariage, il affectait d'être plus occupé que de coutume ; il rentrait tard et partait plus tôt ; Pauline se trouvait toujours sur son passage pour lui dire un tendre bonjour. Aucune explication n'eut lieu entre eux, et pourtant leur intimité n'en souffrit pas.

Après une absence de six mois, M. Briant constata qu'Antoine avait habilement terminé des affaires dont la solution lui avait semblé douteuse jusque-là. À partir de ce moment, le maître clerc aurait pu se croire chez lui ; il agissait avec une entière indépendance, et bien souvent ne consultait M. Briant que pour la forme.

Dès le mois de juillet, la question des vacances s'agita chez les bourgeois de Paris. Où irait-on respirer un air pur ? Les environs de Paris ne pouvaient plus satisfaire des gens qui n'avaient pas quitté la ville depuis neuf mois : on irait au bord de la mer, dans la montagne, aussi loin que le permettrait la bourse.

Ces projets, qui sont déjà un rafraîchissement pour les Parisiens, faisaient aussi le sujet de la conversation chez M. Olivier. Pour la première fois, le père de famille pouvait prendre quelque repos et disposer d'une certaine somme.

À cette époque les Anglais, très nombreux en France, et particulièrement en Touraine, éveillaient le goût des voyages chez des gens qui n'étaient jamais sortis de chez eux. Quelques amis conseillèrent à Mme Olivier d'aller en Suisse ; c'était le voyage à la mode ; il fallait le faire sous peine de passer pour n'avoir ni goût ni argent.

Pauline se souciait peu d'un voyage à l'étranger ; Antoine dit qu'il fallait laisser la Suisse aux Anglais, et aller tout bonnement en Touraine, comme de bons bourgeois qui après avoir travaillé toute l'année vont se reposer dans leur pays. « On trouvera bien une petite maison à louer près d'Amboise », ajouta-t-il en retenant un soupir.

Chacun avait ses raisons pour approuver ce projet : M. Olivier n'était pas fâché de se montrer aux Tourangeaux avec l'assurance d'un homme qui est en train de refaire sa fortune ; c'était bien aussi le sentiment de sa femme ; pour le frère et la sœur, aucun pays n'aurait le charme de celui où ils avaient passé leur enfance. Pauline se crut même obligée de chanter les bords de la Loire, romance fort à la mode dans ce temps-là.

Un matin, il était à peine cinq heures, lorsque Manette fut réveillée par un vigoureux coup de sonnette ; elle se leva et alla ouvrir tout en murmurant contre la laitière trop matinale. À sa grande surprise, la servante vit une grosse paysanne coiffée d'un bonnet rond et vêtue d'une courte jupe de droguet rouge et vert. Elle tenait de chaque main une énorme bourriche. « Ç'est-y par ici , demanda l'étrangère, que demeure Mme Olivier ?

-- Oui, mais tout le monde dort encore.

-- On m'avait bien dit que les parisiens aimaient mieux voir le soleil couchant que le soleil levant ; je ne pouvais pas le croire. Dormir par un si beau temps ! Faut-il être engourdi ! C'est égal, donnez-moi de la soupe, du pain avec un bout de fromage, ce que vous vous voudrez ; le voyage donne de l'appétit. Vous leur direz, quand ils seront éveillés, que la Bleue, la nourrice de la petite, vient les voir. »

Aux allures de la paysanne, Manette avait déjà deviné que la bonne femme était la fermière des Ormes ; elle s'empressa de la servir, et comme elle songeait à aller prévenir Mlle Pauline, celle-ci parut et se jeta dans les bras de sa nourrice.

« Quelle surprise, ma bonne Nounou ! Toi à Paris !

-- Oui, je me suis dit comme ça la semaine dernière, en revenant du marché, que je ne voulais pas mourir sans avoir vu ce Paris dont ils reviennent tous ébahis. Et tu sais, ma Poule, que je ne suis pas longue à me mettre en route quand j'ai décidé de changer de place. Je viens vous demander l'hospitalité.

-- Tu as bien fait, ma chère nourrice ; pendant que Manette va te servir une bonne tasse de café au lait, moi je vais aller préparer ta chambre.

-- Grand merci ! Ce n'est pas moi qui prendrai de votre lait de Paris ! Ma pauvre fille, vous croyez que votre lait est du lait ? Un bout de pain et du fromage, voilà mon affaire. Mais ouvrons d'abord ces bourriches. Le dindon doit s'ennuyer, depuis hier soir qu'il est là-dedans, et puis après, on s'occupera de l'autre bourriche. »

Antoine, averti de l'arrivée de la Bleue, s'empressa de venir lui souhaiter la bienvenue, puis arrivèrent M. et Mme Olivier.

La vue de la nourrice était comme un commencement de vacances, comme un changement d'air ; tout le monde aimait la brave femme, et sa présence, loin de causer de l'embarras, était une agréable distraction.

La Bleue déclara qu'elle ne pourrait pas dormir au milieu des belles affaires de la chambre de Pauline, et surtout qu'elle ne consentirait jamais à prendre son lit ; mais lorsque la jeune fille lui dit : « Je dormirai à côté de toi dans un petit lit qui te rappellera le berceau sur lequel tu veillais avec amour », la brave femme se rendit. Toutefois, la Bleue ne se coucha point ; elle voulut plumer le dindon et sortir une à une les pommes de la bourriche.

Mme Olivier et sa fille se chargèrent de promener la fermière ; ses admirations et ses critiques les dédommageaient bien de leur fatigue. Antoine lui offrit son bras le dimanche suivant pour la conduire à l'église. La Bleue apprécia cette courtoisie, elle regrettait qu'Antoine fût libre si rarement.

Les projets de la famille Olivier enchantèrent la bonne nourrice ; c'était aux Ormes qu'il fallait arriver tout droit, ou au moins s'engager à y faire un long séjour. « J'irai vous attendre à la Frilière, ça me rappellera le temps où le petit Antoine venait en vacances, et que mon homme et moi allions l'attendre. J'avais l'oreille fine, dans ce temps-là ! c'était toujours moi qui entendais le premier clic-clac du postillon. »

Après avoir passé une semaine dans la famille Olivier, la Bleue reprit la route d'Amboise, emportant la promesse que la visite désirée ne se ferait pas trop attendre.

On s'entretint longuement de la fermière après son départ. Quel motif l'avait amenée à Paris ? On la connaissait trop sage, trop économe, pour n'avoir eu d'autre but que celui de satisfaire sa curiosité.

On ne se trompait pas : lorsque Mme Olivier et sa fille eurent quitté Amboise, on s'entretint beaucoup de leur position à Paris ; les uns la supposaient excellente, les autres n'hésitaient pas à la déclarer médiocre.

Ces caquets étaient arrivés jusqu'aux Ormes, et la Bleue, vraiment attachée à la famille Olivier, voulut juger par ses propres yeux de ce qui en était. Hélas ! pensait la brave femme, mon mari me le disait souvent, il y a plus de frime qu'autre chose dans les grandes villes.

Sur cette réflexion, la bonne nourrice avait bourré son portefeuille de billets de banque et s'était mise en route ; mais, s'étant bien convaincue que la position de M. Olivier n'était pas mauvaise, elle remporta ses billets et éprouva un certain plaisir à les faire rentrer dans son armoire.

Les instances de la fermière eussent suffi pour déterminer nos parisiens à aller en Touraine, si déjà ce projet n'eût été arrêté. Pauline ne rêvait plus qu'Amboise ; autrefois, elle prétendait que les Champs-Élysées et les Tuileries étaient les plus belles campagnes du monde, et devaient suffire aux gens raisonnables ; elle ne pensait plus ainsi et aspirait à quitter Paris.

Les préparatifs de voyage aidèrent à passer le temps. M. Olivier voulait que la toilette de sa femme et de sa fille fût du meilleur goût. La Bleue lui avait dit un mot des cancans qui circulaient à Amboise, et l'amour-propre du père de famille en avait été blessé.

Mme Olivier accepta les raisons de son mari, et se mit en frais de toilette, et quoique Pauline ne comprît pas très bien que l'élégance fût d'obligation à la campagne, elle se soumit volontiers. Aux robes légères, aux chapeaux coquets s'ajoutèrent ces petits riens qui achèvent la toilette d'une Parisienne. Pauline n'oublia pas ses amies : elle se munit de présents qui n'ont d'autre valeur que celle du souvenir.

Nos parisiennes n'étaient pas seules à se mettre en frais ; la Bleue bouleversait sa maison ; Désirée blanchissait les rideaux, nettoyait les vitres, lavait les chambres destinées aux hôtes attendus. Un grand fauteuil et un bahut descendirent du grenier et figurèrent dans la chambre de Mme Olivier ; un devant de cheminée représentant un chasseur chargé de trophées complétait l'ameublement de cette chambre. Les fenêtres restaient ouvertes tout le jour afin que le soleil réchauffât des pièces qui n'avaient pas été ouvertes depuis longtemps ; le potager fut sarclé avec soin, les rosiers taillés ; la basse-cour subit quelques améliorations projetées depuis longtemps.

La Bleue n'avait point mis Désirée au courant de ce qui allait se passer ; elle éprouvait même un malin plaisir à ne point satisfaire la curiosité de sa servante. On disait dans le pays que la fermière allait se marier ; lorsqu'on la félicitait du parti qu'elle prenait, la bonne femme ne disait ni non ni oui, et se contentait de sourire.

M. Nerbonneau est prévenu du jour de l'arrivée de la famille Olivier ; c'est chez lui que les parisiens descendront. La Bleue en est un peu contrariée, mais son bon sens l'aide à supporter cette petite déconvenue. Une autre personne devait aussi éprouver une déception : la veille du départ, M. Briant pria Antoine de ne pas quitter Paris avant une quinzaine de jours. À cette nouvelle, Mme Olivier et Pauline se récrièrent bien haut, mais la raison ramena la paix, on se soumit.

La fermière alla recevoir les voyageurs, et la promesse de passer un certain temps aux Ormes étant renouvelée, elle s'en alla moitié contente, moitié fâchée.

C'était la première fois que M. Olivier rentrait dans sa maison depuis dix ans. Il ne put se défendre d'une certaine émotion. Rien n'était changé dans l'Étude : le fauteuil du notaire semblait tendre les bras à son ancien maître.

M. Nerbonneau, très absorbé, redoutait les questions de son prédécesseur, il craignait de lui avouer que l'Étude avait perdu de sa valeur.

En Touraine, et ailleurs aussi, les soucis s'effacent lorsqu'on est réuni autour d'une bonne table ; le vin de Vouvray ramena la gaieté ; M. Nerbonneau célébra joyeusement la présence de ses hôtes.

À la détresse supposée de M. Olivier, succéda une exagération tout opposée : il avait fait fortune dans l'espace de dix ans. Cette supposition étant passée à l'état de vérité, ce fut à qui le recevrait, lui offrirait cheval et voiture ; les anciennes connaissances en amenaient de nouvelles, les invitations se succédaient d'une façon si pressante, qu'il était impossible de ne pas les accepter.

La Bleue attendait patiemment. Amusez-vous, disait-elle, vous viendrez vous reposer aux Ormes.

La bonne nourrice embellissait chaque jour sa maison. Elle faisait la revue de ses arbres, redoutant trop de maturité pour ses abricots, et se dépitant de voir ses pêches encore trop vertes.

Enfin Antoine arriva, et lorsqu'on eut passé quelques jours chez M. Nerbonneau, la Bleue eut la joie de recevoir ses amis. Ils louèrent le bon goût de la fermière qui n'eut point la fausse modestie de les contredire.

Pauline avait l'intention bien arrêtée de dormir jusqu'à huit heures, jour ou non, mais un rayon de soleil l'éveilla dès six heures, et le chant des oiseaux lui parut une invitation formelle à quitter sa chambre. Elle fut bientôt auprès de sa nourrice qui battait le beurre. Elle convint que la barate était supérieure à toutes les autres, quoique son ignorance fût complète sur ce point. À la suite de longues explications, la Bleue confia le bâton à Pauline pour remuer la crème.

La maîtresse et l'élève étaient absorbées par leur travail, lorsqu'Antoine vint les surprendre. Lui aussi avait voulu respirer l'air du matin.

Le beurre étant fait, le frère et la sœur gagnèrent les petits chemins pour causer tout à leur aise.

« Que tu as l'air content, monsieur le premier clerc !

-- Je le suis en effet, Pauline, et je le serais encore davantage, si je ne craignais d'affliger nos parents par la nouvelle que j'apporte.

-- Et moi, vilain, je suis sûr que tu ne crains pas de m'affliger, et que je vais être la première à recevoir ta confidence. Parle vite, Antoine.

-- M. Briant m'envoie faire une petite promenade en Amérique !

-- Tu plaisantes !

-- Je parle très sérieusement.

-- Oh ! si je pouvais t'accompagner !

-- Tu hésites à faire une promenade en barque sur la Loire, et tu irais en Amérique ?

-- Oui, j'irais en Amérique avec toi parce que tu es un homme prudent et le plus tendre des frères. Mais dans quel but M. Briant t'envoie-t-il en Amérique ?

-- C'est une vilaine histoire. Il y a quelques mois, un de nos clients, M. Lucet, déposa 600 000 francs à la banque du Havre. Cet argent était destiné à l'achat d'un terrain dans cette ville. Appelé en Afrique près de son père mourant, M. Lucet chargea maître Briant de faire toucher cette somme par notre caissier et de payer ce terrain. Effectivement, notre caissier partit pour le Havre, toucha les 600 000 francs et en donna quittance. Cet homme, jusque-là intègre, estimé, fut ébloui par la somme remise entre ses mains ; un paquebot était en partance pour New-York, et comme le caissier disparut alors, tout porte à croire que le malheureux s'est réfugié en Amérique ; et je pars pour aller à la recherche de ce joli monsieur. Maître Briant me donne là une grande marque de confiance.

-- C'est singulier, Antoine, maman me disait hier soir : ton frère est préoccupé, quoiqu'il ne soit pas triste.

-- Pauvre mère ! La pensée de lui faire de la peine trouble ma joie.

-- Tu es donc bien content d'aller en Amérique ?

-- J'en suis ravi, songe donc, aller en Amérique ; comme ça pose un homme !

-- Eh bien ! mon frère, je suis contente, aussi moi, tu vas jeter à la mer tous les ennuis que tu as eus depuis quelque temps. Et quand partiras-tu ?

-- Le 10 octobre ; je serai un peu secoué, mais nous irons vite.

-- Va, mon frère...

-- Nous nous entendons toujours, Pauline, même lorsqu'il faut nous quitter. En attendant, nous allons courir les champs, renouveler connaissance avec notre pays, et, comme il n'y a pas de temps à perdre, nous irons dès demain à la Frilière surprendre nos amis Nivoche. »

Antoine ne pouvait se résoudre à troubler, par la nouvelle de son prochain départ, des vacances si longtemps attendues.

Il le fallait cependant, et le jour même, alors qu'on était réuni sous un berceau de verdure, il parla longuement du vol des 600 000 francs ; insista sur des détails insignifiants, et finit enfin par dire que maître Briant lui avait confié la mission d'aller à la recherche du voleur.

-- Bravo ! » s'écria M. Olivier, sans souci des réclamations de sa femme et de la Bleue. Puis il développa les avantages d'un semblable voyage pour son fils.

Pauline, toujours ingénieuse à distraire sa mère, donna ses commissions au voyageur. « Voyons... tu m'apporteras des gants de Paris, de l'eau de Cologne, des aiguilles anglaises, une robe de popeline d'Irlande, et enfin un joli petit nègre.

-- Tu es trop partiale, Pauline, je sais bien que l'industrie française surpasse celle de tous les autres pays, mais il faut être équitable envers tout le monde. Je ferai tes commissions, toutefois j'espère que maître Briant sera servi le premier, et que je lui ramènerai son voleur.

-- Je crois, dit M. Olivier, que tu pourrais lui en ramener plusieurs ; le sol de l'Amérique est fertile en ce genre de production.

-- Laissons les voleurs pour ce qu'ils valent, mon père, dit Pauline, vous m'avez promis qu'à l'exemple des rois et des reines du temps passé, je monterais à cheval dans la Tour d'Amboise.

-- Tu y monteras, répartit la Bleue ; je me charge de te procurer une monture. Nous partirons dans une heure. »

Mme Olivier fut de la partie, quoiqu'elle eût préféré rester seule.

Arrivée au pied de la Tour, Pauline trouva Bijou bâté et sellé, la tête haute, comme s'il eut compris l'honneur qu'allait lui faire une parisienne en montant sur son dos pour suivre le chemin où tant de destriers l'avaient précédé.

Force fut à Pauline de monter Bijou, et se mettant à la hauteur de la circonstance, elle prit des airs de reine qui ne lui allaient vraiment pas trop mal.

Le soir de cette journée dont la gaieté avait été factice, M. Olivier causa sérieusement avec son fils de la mission qui lui était confiée, et de la manière dont il fallait en profiter.

La nouvelle du départ d'Antoine pour l'Amérique se répandit promptement. Le Nouveau-Monde devint le sujet de toutes les conversations ; beaucoup de bévues géographiques se glissèrent dans les appréciations des bonnes bourgeoises. Antoine était considéré comme un personnage important, car à cette époque, un voyage en Amérique n'était pas une chose banale comme aujourd'hui.

M. Briant ne tarda pas à solliciter Antoine de revenir à Paris, et ses parents ne pouvant consentir à perdre un seul jour de sa présence, la Bleue eut le regret de voir partir ses hôtes huit jours plus tôt. La brave femme essaya de s'en consoler en les accablant de provisions : « Je suis sûre, dit-elle à Pauline en l'embrassant, que je ne le verrai plus. » L'assurance du contraire ne la persuada pas.

VII -- En mer.

Les vacances étant finies, les impressions de la mère de famille changèrent aussitôt : comment avait-elle pu se rendre aux raisons de son mari ? Cette séparation lui apparaissait maintenant comme une épreuve qu'elle ne se croyait pas capable de supporter.

M. Olivier fut contraint de lui imposer sa volonté presque durement. Alors, la pauvre mère garda le silence et s'occupa des préparatifs du départ de son fils, prévoyant, exagérant ce qu'exigeait un voyage aux États-Unis.

M. Olivier ne regardant plus d'aussi près à la dépense, annonça à sa femme qu'ils iraient tous au Havre où Antoine devait s'embarquer. Cette concession fut accueillie comme une douce consolation.

Mme Olivier et sa fille n'avaient jamais vu la mer ; elles furent émerveillées, et elles oublièrent un instant le motif qui les amenait au Havre. La mer était si calme, que celles qui la voyaient pour la première fois n'en soupçonnèrent pas la perfidie.

Plusieurs jours furent employés à se promener : la jetée, les phares, Sainte-Adresse et Ingouville firent l'admiration des parisiennes.

Le temps passait trop vite : le jour du départ est fixé : et c'est à huit heures du matin que la France quittera le port ; la mer est moins calme que la veille, toutefois la pureté du ciel rassure matelots et passagers.

Dès sept heures, Mme Olivier est sur le port ; elle suit d'un œil anxieux ce qui se passe à bord, elle questionne les matelots, elle leur parle de ses appréhensions, et n'obtient qu'un sourire de ces loups de mer.

Bientôt, Mme Olivier n'entend plus rien, ne voit plus rien ; appuyée sur le bras de son fils, la pauvre mère lui prêche la prudence ; Antoine souscrit à toutes les exigences de sa mère, il lui écrira chaque fois qu'un steamer partira pour la France.

La cloche donne enfin le signal du départ ; Antoine s'arrache des bras de sa mère, embrasse rapidement son père et sa sœur et se précipite sur le paquebot. Lui aussi est ému, mais il n'a que des sourires pour ceux qu'il quitte.

La France s'ébranle, les roues brisent les vagues, et bientôt elle apparaît à l'horizon comme un point noir. Les amis et les curieux se dispersent faisant des vœux pour les voyageurs.

Tout ce que Mme Olivier avait admiré tant que son fils avait été près d'elle, cessa de l'intéresser, elle avait hâte de rentrer à Paris.

Antoine passait peu de temps à la maison, toutefois son absence allait faire un grand vide : la manière dont il fermait la porte cochère, le bruit de ses pas lorsqu'il traversait la cour, son coup de sonnette, tous ces bruits précurseurs d'un hôte chéri allaient manquer.

Antoine, de son côté, songeant à ceux qu'il avait quittés, devint triste ; il ne se retrouva lui-même qu'en vue du phare d'Eddingston, dans la baie de Plymouth. Toutefois Antoine était un garçon capable de réflexion. Cette route du Nord était fort curieuse, il allait voir ce que d'autres jeunes gens souhaiteraient d'avoir vu ; il fallait donc mettre à profit la circonstance.

On arrivait en vue du cap Lisard et des montagnes de Mounthey dont les cimes bleues font tableau ; un jeune Anglais esquissait à grands traits ce paysage ; Antoine se rapprocha de lui ; l'artiste semblait prendre plaisir à se voir l'objet de l'attention du Français. Cependant, pas un mot n'avait été échangé entre eux, lorsque le crayon échappa des mains du jeune Anglais et alla se perdre dans la mer. Ce crayon était le seul que possédât Arthur Herbert ; la physionomie de l'artiste prit une telle expression de désespoir, qu'Antoine en fut ému, il ouvrit son sac de voyage, prit un crayon qu'il offrit à l'étranger. Ce crayon était excellent, Arthur secoua sa chevelure blonde en signe de satisfaction, et donna de vigoureux shake-hands à l'aimable Français ; puis quelques mots d'anglais ayant été échangés entre les deux jeunes gens, l'intimité s'en suivit : Arthur allait rejoindre son père qui venait chaque année aux États-Unis pour y étudier cette riche nature favorisée par une transparence d'atmosphère que lui, peintre anglais, plaçait au-dessus de toutes les beautés.

M. Herbert était propriétaire d'un ermitage dans Long-Island, à quelques milles de New-York. Il y passait chaque année trois mois avec sa femme et ses filles Agnès et Thérèse.

« Vous viendrez nous voir, dit Arthur, quand vous serez fatigué de New-York. »

Tout à coup un horrible tapage suspendit les conversations et attira l'attention générale.

Les femmes se croyant en péril jetaient les hauts cris, et les hommes qui faisaient la traversée pour la première fois, n'étaient pas beaucoup plus rassurés. Que se passait-il donc ?

Le steamer, arrivé en vue du cap Landsend, virait de bord pour se diriger de l'ouest au nord-est ; ce changement de direction exige des manœuvres qui ne peuvent être exécutées sans un horrible tapage et une grande agitation.

Peu de temps après, on laissa à droite le canal de Bristol sillonné de nombreux navires allant prendre aux ports importants de Carmathen, Cardiff et Bristol leurs chargements de fer et de charbon.

Arthur, qui s'était croisé les bras jusque-là, se ranima en apercevant la côte de Pembroke, bordée d'îles nombreuses, de rochers pittoresques et de montagnes verdoyantes qui semblent être là pour reposer les yeux du voyageur.

Environ vingt-quatre heures plus tard, on était en vue de l'île de Man, d'où vient un pilote chargé de remorquer les steamers pour les faire entrer dans la Mersey, d'où partent les Atlantiques allant aux États-Unis.

Ce pilote, en retournant à son poste, se charge volontiers des lettres des passagers pour les mettre à la poste de Liverpool.

Antoine eut donc la satisfaction d'écrire à sa mère avant de s'embarquer définitivement sur l' Asia.

Un matin, Manette entra triomphante chez sa maîtresse, une lettre à la main, disant : « Comme ça va vite, madame ! voilà déjà une lettre d'Amérique. »

Tout en souriant de l'ignorance de la bonne fille, Mme Olivier prit la lettre ; elle était bien d'Antoine. « Nous marchons bien, disait-il, quoique la mer soit de mauvaise humeur ; mais la différence qu'il y a entre les hommes et l'Océan, c'est que la mauvaise humeur, loin de nuire à la beauté de celui-ci, y ajoute une grandeur et une majesté qu'on ne se lasse pas d'admirer, pourvu qu'on ait le cœur ferme comme votre fils. Quoique bercé un peu rudement, je dors très bien, et lorsque le ciel est pur, j'assiste aux splendeurs de l'aurore. Le capitaine est un vrai gentleman, il nous comble d'attentions ; adieu, ma bonne mère ; adieu tous, le pilote ne me permet pas d'en dire davantage. »

C'était assez pour réjouir le cœur d'une mère.

Cette lettre produisit un effet magique sur Mme Olivier ; elle fut complètement rassurée jusqu'au jour où le vent souffla avec violence. Oh ! que le vent lui disait de tristes choses lorsqu'elle était assise au coin du feu ! Par bonheur, les sinistres tant redoutés n'existaient que dans son imagination.

Après six ou sept jours d'une heureuse traversée, l' Asia arriva en Amérique. La première terre qu'on aperçoit est Cap Race, côte désolée, rocheuse, et sans autre végétation que des lichens noirs. Une station télégraphique placée au pied d'un phare permettait à ceux qui pouvaient dépenser cinq cents francs de donner de leurs nouvelles en Europe ; mais aujourd'hui, on peut se procurer cette satisfaction pour la somme de trente francs.

Un spectacle tout nouveau pour la plupart des passagers vint faire diversion à leur ennui. Dès qu'on eut passé Cape Race, le steamer inclina vers le sud-ouest, à vingt ou trente lieues de Terre-Neuve, où se trouvent les bancs de morue. La mer peu profonde à cet endroit, et d'une teinte grisâtre, indique ces bancs qui ont plus de cent lieues de longueur, et sont partagés en diverses sections réservées aux nations qui ont droit de pêche. La France, l'Angleterre et les États-Unis possèdent les pêcheries les plus étendues. Des vaisseaux de guerre veillent sur les droits respectifs des nationaux.

De petits navires goudronnés jusqu'aux bastingages sont à l'ancre, les voiles tanées. Au moment où l' Asia arrivait, la pêcherie française était couverte de ces petits bateaux. Le capitaine invita les passagers à monter sur le pont pour assister à cette pêche.

Les pêcheurs emmitouflés jusqu'au bout du nez, couverts de peaux de chèvres, accroupis dans des barriques défoncées garnies de paille, tiennent une ligne de chaque main. Ces lignes n'ont pas de bâtons comme celles de nos pêcheurs ; elles ont cent pieds de long et sont garnies de trois monstrueux hameçons. Le pêcheur ne prend pas moins de deux ou trois morues à la fois. Il porte de grosses mitaines semblables à celles de nos rouliers. Pour que la pêche soit bonne, il faut qu'elle rapporte chaque jour, à chaque pêcheur, cent vingt à cent cinquante morues.

« J'espère, dit Antoine à Arthur Herbert, qu'il y a parmi nous des amateurs de morue qui apprécient le pénible labeur de ces hommes. Pauvres gens ! tandis qu'ils sont soumis à ce pénible travail, un palais flottant nous emporte ; tout y a été prévu, non seulement pour notre bien-être, mais aussi pour notre plaisir ; nous danserons ce soir, M. Arthur, si bon nous semble. »

Ces messieurs ne dansèrent pas, et ils eurent tout le temps de se livrer à leurs réflexions, car on ne voit aucune terre jusqu'au moment où l'on est en vue du cap Sandy-Hook ; mais trois jours plus tard, l' Asia entrait dans l'admirable baie de New-York.

Le quai du débarquement des grands Atlantiques est situé à peu de distance du quartier commercial, et chaque fois qu'un de ces bateaux est signalé, les curieux y arrivent en foule, sans avoir d'autre intérêt que celui de voir des Européens. Quelquefois, un ami vient recevoir un ami, pour l'aider à sortir de la foule et surtout pour le garantir des chevaliers d'industrie, car ces chevaliers sont fort habiles à distinguer ceux qui mettent le pied sur le sol américain pour la première fois. Arthur regrettait de ne pouvoir être d'aucun secours à son aimable compagnon de voyage, mais il était aussi embarrassé que lui.

Il y avait trois mois qu'Antoine n'avait reçu de nouvelles de Pierre Coudré ; et songeant combien il serait heureux de le trouver là, il se dit avec une pointe de mauvaise humeur : « Il est comme les autres : arrivé à la prospérité, il oublie ses amis. »

Antoine consultait son calepin couvert des renseignements qui devaient lui aplanir toutes les difficultés, lorsqu'il aperçut un jeune homme qui lui souriait et témoignait par des gestes sa surprise et sa joie. « Est-ce que par hasard, se dit-il, le sourire, cet interprète de la bienveillance et de l'affection, ferait partie du programme de messieurs les chevaliers de New-York ? »

Antoine changea de place vingt fois, parla à des gens auxquels il n'avait rien à dire sans parvenir à se délivrer du regard de l'importun. Mais tout à coup, l'individu se faufile à travers la foule, donne des coups de coudes à droite et à gauche, et se jette dans les bras d'Antoine en lui disant : « Ne reconnaissez-vous pas votre petit Pierre ?

-- Est-ce possible ! Oui, je te reconnais malgré ta grande taille et ta tenue fashionnable. Mais par qui as-tu donc été informé de mon arrivée ?

-- J'ignorais votre arrivée ; mais lorsqu'un Atlantique est signalé, je viens lui souhaiter la bienvenue, avec le vague espoir qu'il m'amène un compatriote : la vue d'un Français est un peu la patrie. » Antoine présenta à Pierre l'adresse de l'hôtel qu'on lui avait indiqué.

« Oui, Delmonicos est un des meilleurs hôtels de New-York, dit Pierre en déchirant la carte, mais l'hospitalité que je vous offre me paraît préférable. »

Arthur Herbert, témoin discret de la reconnaissance des deux amis, renouvela son invitation. « Vous viendrez à Green-House, mon cher monsieur, quand vous serez fatigué de New-York. » Pierre promit d'accompagner M. Olivier.

Étant montés dans un cab, les deux amis se contèrent rapidement tout ce qui s'était passé depuis leur séparation. Pierre s'excusa d'avoir laissé sans réponse la dernière lettre d'Antoine : tout lui fut pardonné.

M. Pierre Coudré habitait un petit appartement chez une respectable veuve, madame Oliff.

Antoine ne put dissimuler sa surprise en voyant l'élégance des meubles, la richesse du tapis. « Peste ! monsieur Coudré, dit-il, vous jouez au grand seigneur !

-- Que voulez-vous ! Il ne m'est plus permis d'être simple, des apparences modestes compromettraient peut-être ma position. D'ailleurs la bonne veuve dont je suis le locataire, se plaît à parer mon petit appartement. Il existe ici une sorte de rivalité entre les personnes qui louent aux étrangers, surtout à des Français. Je me fais pitié à moi-même : que diraient mes parents s'ils voyaient leur fils jouer au grand seigneur ? Et pourtant, il me semble que je ne me tire pas mal du rôle que m'imposent les circonstances. »

En ce moment, un jeune nègre entra et déposa sur la table un plateau abondamment couvert.

« Je suis ébloui par cette argenterie, séduit par ce déjeuner, dit Antoine à voix basse.

-- Faisons honneur au déjeuner de mistress Oliff, nous causerons ensuite.

-- N'est-il donc pas permis dans le pays de la liberté de faire l'un et l'autre en même temps ? Il me tarde, mon brave Pierre, de savoir si la fortune te favorise.

-- Oui, mon oncle a raison, ce pays-ci est vraiment le pays de l'or. Je suis parvenu en quelques années à être l'associé d'une maison de banque et j'arriverai à satisfaire l'ambition de mon oncle ; mais j'aspire au jour où je monterai à bord d'un Atlantique pour retourner en France. Toutefois les distractions ne me manquent pas. L'an passé, je suis allé, pendant les vacances, en compagnie de quelques camarades, visiter une partie de l'Amérique du Nord. J'ai vu les rives de l'Hudson, le lac Ontario, les chutes du Niagara, le lac Érié, le lac Michigan, le lac Supérieur et les immenses forêts qui semblent le protéger. Je suis descendu... » Il s'arrêta, s'excusant d'avoir parlé de lui si longtemps.

« Descends ! descends, mon ami !

-- Je suis descendu dans la caverne de Mammouth, je m'y suis démené toute une journée, une lampe fumeuse à la main, revêtu d'un sac destiné à préserver ma tête et mes bras des obstacles que le temps a entassés dans cette caverne. Que le ciel me parut beau en sortant de là ! »

Chemin faisant, Antoine avait bien dit à Pierre quelques mots du but de son voyage, et si l'heure n'avait appelé le partner *(1) * à ses occupations, il eût souhaité d'en connaître tous les détails.

Resté seul, Antoine informa sa famille de l'heureuse rencontre qu'il avait faite en quittant l' Asia.

« Ce petit Pierre, disait-il, est aujourd'hui un beau garçon, fort bien établi ; il est associé à une des meilleures maisons de banque de New-York ; je ne doute pas qu'il ne me soit d'un grand secours dans l'affaire qui m'amène ici ; je n'ai encore fait qu'apercevoir le beau quartier, et je suis ébloui. »

Dès que les deux amis se retrouvèrent, Antoine entra dans tous les détails de l'affaire qui l'amenait à New-York, et il avoua qu'à première vue il doutait qu'on pût mettre la main sur un escroc français dans une ville comme New-York.

Le partner commença par siffler un air du Barbier de Séville ; puis frappant sur l'épaule de son ami : « Vous vous trompez, mon cher, nous avons des experts incomparables dans l'art de flairer les coquins, et votre caissier sera découvert, comme tant d'autres. Notre consul est un homme aussi intelligent qu'aimable ; je vous présenterai à lui, et soyez sûr qu'il vous aidera de tout son pouvoir ; nous avons aussi nos Détectives : ces hommes, anciens policemen, ont des bureaux de renseignements où leur arrivent chaque jour les rapports de la police. Ils sont d'une habileté rare, et il n'est guère possible d'échapper à ces messieurs-là. »

Antoine, à vrai dire, n'avait qu'une demi-confiance dans le succès que lui promettait son ami ; néanmoins il se plaisait à en accepter la certitude. Il partageait son temps entre l'étude et la promenade. Les palais de marbre de Broadway, la cinquième avenue, dont la réputation est connue de toute l'Europe, faisaient son admiration ; mais rien ne le surprit autant que la boutique d'un Auvergnat où les gourmets se rendent chaque jour.

Armand Thorillon avait dit un jour à sa femme : « Si nous allions faire fortune en Amérique ?

-- Et comment nous y prendrions-nous, mon homme ?

-- En vendant tes gâteaux et les fruits qu'on ne trouve pas dans ce pays-là. Car tout ce qui est bon ne pousse pas dans le même coin de la terre. »

Mme Thorillon était la pâtissière renommée de Clermont-Ferrand, et quoiqu'une boutique sur la place Jaude eût suffi jusqu'alors à son ambition, elle entra si bien dans les projets de son mari, qu'on vit s'ouvrir quelques mois plus tard une boutique de pâtissier dans Broadway. Cette boutique attira immédiatement l'attention des Américains, et il devint à la mode d'aller manger des gâteaux chez Thorillon. Les pâtes d'abricots devaient naturellement figurer dans la boutique d'un Auvergnat ; et l'arrivée de six mille boîtes de chasselas qui furent enlevées en deux jours, placèrent Thorillon au rang des premiers commerçants de New-York.

Antoine se plaisait à causer avec le brave Auvergnat, et aussi à savourer quelques-uns des beaux fruits qui s'élevaient en pyramides sur le devant de sa boutique. Thorillon était devenu propriétaire d'une jolie maison dans Broadway, et tout bon Français ne manquait pas de lui rendre visite.

Ce qui frappa le plus Antoine ce fut l'indifférence avec laquelle une multitude de gens passent devant les palais et les parcs. « Ici, écrivait-il à son père, tous les hommes ont évidemment un but d'intérêt. Les flâneurs n'existent pas. »

Cependant, Antoine se dit qu'une société nouvelle serait curieuse à étudier, et il témoigna à Pierre le désir d'être présenté dans le monde qu'il fréquentait habituellement.

Pierre se rendit d'autant plus volontiers aux désirs de son ami, qu'un partner qui a entendu parler de comptes et d'argent toute la journée a grand besoin de renouveler ses idées.

Une visite au consul français procura à Antoine plus d'invitations qu'il n'en désirait ; mais son parti était pris, il voulait voir la société américaine ; il fut présenté sous le nom d'Ambroise Dulac, la prudence ne permettant pas qu'il conservât son nom. M. Macdonald, banquier retiré des affaires, adressa une invitation aux deux jeunes Français.

Le salon de M. Macdonald était fort recherché. On y dansait, et le buffet n'était pas le moindre attrait pour la jeunesse américaine.

On fit de la musique, et pour fêter le jeune Français, miss Arabella Macdonald se mit au piano et chanta une romance française ; Antoine connaissait, hélas, cette romance ; Pauline la chantait de sa voix douce et juste, tandis que Miss Arabella chantait faux de la façon la plus fâcheuse ; mais soit indulgence, soit manque d'oreille, la société applaudit et encouragea si bien la jeune dilettante, qu'elle se lança dans un air d'opéra. L'enthousiasme fut général ; Antoine concentra ses applaudissements dans le fond de son chapeau, et se remit de ses pénibles émotions en mangeant des beeckwich, espèce de crêpes qu'on arrose de sirop d'érable.

Antoine n'était pas le seul Français qui fût reçu chez Mme Macdonald : le baron de Beaulieu était devenu en très peu de temps un habitué de la maison. Il passait la plus grande partie de la soirée à la table de whist ; la fortune lui était fidèle, tandis que M. Macdonald perdait invariablement.

Le concert étant terminé, on dansa au grand désespoir d'Antoine à qui Therpsicore avait toujours tenu rigueur. Le maître de danse du collège avait déclaré qu'il n'y avait rien à espérer d'un garçon qui, après deux années d'excellentes leçons, ne savait pas se tirer d'une chaîne anglaise. Antoine se tenait donc modestement dans un coin, comparant l'excessif entrain des jeunes filles américaines à la retenue des Françaises, lorsqu'une charmante enfant de huit ans vint lui prendre la main en disant : « Monsieur, j'aime beaucoup les Français quand ils n'ont pas de barbe noire et des lunettes bleues : dansez avec moi, maman l'a dit. »

La petite Mary, d'abord un peu intimidée de sa démarche, ne tarda pas à s'épancher avec son cavalier ; lorsqu'il la prit dans ses bras pour la ramener près de sa mère, elle lui dit tout bas en indiquant du doigt un homme assis à une table de jeu : « Celui qui a une grande barbe noire et des lunettes bleues est le baron français. Voyez comme il y a de l'or sur la table ! c'est l'or de papa ; aussi, maman est bien fâchée que ce baron vienne chez nous. »

Lorsqu'Antoine eut mis l'enfant sur les genoux de sa mère, il pénétra dans le salon où se tenaient les joueurs. Tous les regards se tournèrent vers lui ; le baron seul conserva le flegme du joueur. Cet homme paraissait être d'un âge mûr, quoique sa chevelure et sa barbe fussent abondantes et noires ; un diamant attirait l'attention sur sa main longue et maigre, qu'il portait alternativement à son front et à sa barbe.

Antoine considéra longtemps cet étrange personnage, attendant le moment où il lèverait les yeux ; mais il se lassa d'attendre, et quitta le salon en se disant : la petite a raison : ce compatriote n'a rien de séduisant, et je ne me soucie nullement d'entrer en relation avec lui.

Pierre avait dansé toute la nuit, et lorsqu'Antoine lui parla du baron, il regretta de n'avoir pas vu cet étrange personnage.

Cette relation avec la famille Macdonald en amena d'autres ; le nom du jeune Français se trouvait sur toutes les cartes d'invitation adressées à M. Coudré, et le grave Antoine acceptait très volontiers les politesses des Américains. « Que vas-tu dire, écrivait-il à sa sœur, en apprenant que je vais au bal et que je passe pour un bon danseur !

« Toutefois, je conviens que les jeunes ladies de ce pays-ci sont fort indulgentes pour les cavaliers français. Que ne peux-tu me voir, chère Pauline ! Évidemment, mon maître de danse m'a calomnié. Je regrette d'autant plus que tu ne puisses admirer mes grâces, qu'une fois hors du Nouveau-Monde, je reprendrai ma gravité. »

Il y avait un mois que le baron n'avait paru chez les Macdonald ; un soir Antoine eut la fantaisie d'entrer dans une maison où il avait déjà été reçu. La réunion était nombreuse et très animée. Dans un des salons, un gentleman captivait par sa conversation un petit groupe de jeunes gens.

Des éclats de rire retentissaient, et comme la gaieté est sympathique, Antoine s'approcha le sourire sur les lèvres.

« Quel est le personnage qu'on entoure ainsi ? » demanda-t-il à son voisin.

-- C'est un Français, le baron de Beaulieu ; il a beaucoup voyagé ; c'est un homme très spirituel et fort aimable, et, ajouta plus bas l'admirateur du baron, cette belle jeune fille assise en face de lui, est sa fiancée. M. de Beaulieu est aussi riche qu'elle, et très généreux. Il doit partir incessamment pour la France, ne trouvant rien ici qui soit digne d'être offert à miss Helène : son absence fera un grand vide dans nos réunions ! »

Pendant que cet aparté avait lieu, le baron racontait une histoire fort divertissante, à en juger par l'hilarité des auditeurs. Fier de ses succès, il promenait ses regards autour de lui, considérant avec orgueil le grand nombre de ses admirateurs, lorsque ses yeux débarrassés de ses lunettes rencontrèrent ceux d'Antoine ; il pâlit, se renversa sur son fauteuil, feignit d'éprouver une vive douleur au côté, et demanda sa voiture. Deux jeunes gens l'aidèrent à sortir du salon et lui offrirent de l'accompagner à son hôtel.

Antoine venait enfin de voir celui qu'il cherchait. Son premier mouvement fut de le suivre, mais, ne doutant pas que le pistolet fît partie de la toilette de l'escroc, il le laissa aller et rentra tout fier de sa découverte.

Le consul informa la police de ce qui s'était passé, et l'issue de l'affaire fut considérée comme certaine ; c'était une illusion : le baron régla ses comptes en rentrant à l'hôtel, et annonça qu'il partait pour le Far-West, en compagnie de quelques amis.

Le détective ne crut point à la véracité de ce renseignement ; tout fut mis en œuvre pour trouver le prétendu baron, sans y parvenir. La Nouvelle-Orléans et Philadelphie ne furent pas plus heureuses dans leurs recherches.

Un matin, Pierre et Antoine prirent pour but de promenade la Baie, dont la vue splendide est toujours un spectacle nouveau. Tous les deux enviaient le sort de quelques passagers qui retournaient en Europe, ayant sans doute fait fortune. Tout à coup, une barque d'où partaient des signaux entre dans le port, et quatre hommes aussitôt reconnus comme étant de la police, montent brusquement à bord et se dirigent vers un respectable arabe qui semblait invoquer la protection de Mahomet. Le recueillement du prétendu Arabe est troublé par l'apparition de ces quatre hommes qui l'appellent par son nom, le saisissent, le dépouillent de son burnous et de son turban, et le ramènent à New-York : c'était le prétendu baron de Beaulieu.

Pierre et Antoine, témoins de cette scène dramatique, ne perdent pas un instant pour télégraphier à Paris la nouvelle de la capture importante qui venait d'être faite. Grâce à l'activité du consul, l'affaire ne traîna pas en longueur, et quinze jours plus tard, l'arrivée de l'infidèle caissier de M. Briant était signalée au Havre.

La foule se presse pour voir le voleur qui espère que la simplicité de sa contenance lui permettra de passer inaperçu, mais l'accueil que lui firent deux bons gendarmes ne laissa pas de doute aux spectateurs.

Antoine s'efforçait de dissimuler la joie que lui causait la perspective de son prochain retour en France ; il s'accusait presque d'ingratitude envers son hôte ; mais Pierre devinait ce qui se passait dans l'esprit de son ami, et loin d'éviter de parler de séparation, il se complaisait à l'entretenir des joies du retour.

« Dépêche-toi de gagner ton million, disait Antoine, et reviens-nous ; mais quelle que soit ton importance, souviens-toi que tu dois être l'hôte de notre modeste foyer. »

Mille projets s'ajoutèrent à l'espoir d'une réunion qui semblait encore bien éloignée. Antoine ne quitta pas New-York sans remercier les familles américaines qui l'avaient si cordialement accueilli. La petite Mary lui promit d'aller bientôt en France.

L' Asia rentrait à Liverpool. Antoine s'embarqua à la mi-juin par une chaleur de 45 degrés, que la brise du soir rendait à peine supportable.

Notre voyageur eût souhaité dormir jusqu'à son arrivée au Havre, car il ne s'attendait pas au spectacle qu'il lui était réservé de contempler.

Un matin, le capitaine réveilla brusquement les passagers en leur annonçant l'apparition des banquises, ou montagnes de glace, qui, se détachant sous les tiédeurs de l'été polaire, dérivent vers le sud. Ces masses immenses dont on ne voyait que des fragments, avaient cependant des centaines de mètres dont l'extrémité s'élevait à la hauteur des mâts de l' Asia.

L'étonnement et l'admiration des passagers qui étaient témoins de ce phénomène pour la première fois, les retint longtemps sur le pont. La cloche du déjeuner sonnait en vain ; personne ne bougeait. Le capitaine souriait en songeant à la déception qui pouvait succéder à cet enthousiasme. Effectivement, l'air se refroidit, un épais brouillard déroba tout à coup les banquises aux regards des passagers ; mais, comme l'admiration n'avait pas nui à l'appétit, tout le monde fit honneur au déjeuner.

Antoine n'en voulait plus au baron de l'avoir retenu si longtemps à New-York, peu s'en fallait même qu'il ne lui en eût de la reconnaissance.

L' Asia marchait rapidement, ce qui n'empêchait pas Antoine de l'accuser de lenteur, tant il était impatient d'apercevoir les côtes de France. Par bonheur, en y mettant un peu de bonne volonté, le sommeil lui vint en aide, et huit jours plus tard on arrivait à Liverpool, où se trouvait un bateau de la compagnie française chargé de ramener les passagers sur le continent.

Absorbé dans ses réflexions, Antoine regardait à peine ce qui l'avait intéressé en partant, il ne parlait à personne ; on aurait pu croire qu'il ignorait la langue française, ou qu'il rapportait des trésors dont il méditait l'emploi. Et pourtant il ne songe guère à la fortune : son cœur bat en apercevant les côtes de France, la vieille tour François Ier est en ce moment, à ses yeux, un des plus beaux monuments de France.

À peine est-on entré dans le port, et déjà notre voyageur s'étonne de ne pas apercevoir son père. Cependant il ne doute pas qu'il ne soit fidèle à sa promesse ; toutefois les passagers ont quitté le paquebot, les curieux se dispersent, et personne ne l'attend...

Le pauvre garçon avait perdu tout espoir de rencontrer un visage ami, lorsqu'il aperçut une jeune femme qui se tenait à l'écart et agitait son mouchoir en souriant.

Après un moment d'hésitation, Antoine reconnaît sa sœur ; pourquoi est-elle seule ? Aussitôt l'inquiétude s'ajoute à la joie de revoir cette sœur bien-aimée.

« Toi, seule ici !

-- N'est-ce pas quelque chose, mon frère ?

-- Pauline, je n'ai pas oublié que tu ne donnes jamais une mauvaise nouvelle, sans préparer celui qui doit l'entendre par une douce parole. Hâte-toi de me dire pourquoi tu es ici en compagnie de Manette.

-- Mon père a la goutte depuis trois mois ; il souffre jour et nuit ; ma mère n'a pas eu le courage de le quitter, même pour avoir le bonheur de t'embrasser. Mais, étant fille majeure, j'ai déclaré à mes parents que j'irais te recevoir. Cependant, comme ils sont deux fois majeurs, et plus, une défaite n'était pas impossible, et j'ai accepté Manette pour mentor. Allons vite à l'hôtel, afin que je te considère et t'embrasse à mon aise. »

Mlle Olivier et sa suivante étaient descendues dans un modeste hôtel du port ; Pauline s'en excusa, plaisanta, espérant retarder le moment d'un pénible aveu.

D'ordinaire, la parole est au voyageur qui rentre dans ses foyers ; cette fois-ci les rôles furent changés. Pauline dut rendre à Antoine un compte exact de tout ce qui s'était passé en son absence : elle parla longuement des souffrances de son père et des soins que lui avait prodigués sa mère, et ne dit rien d'elle-même, affectant un entrain auquel ne se laissa pas prendre son frère. Elle eût souhaité partir le soir même ; mais Antoine ayant à déposer au parquet comme témoin à charge dans l'affaire du vol du caissier de maître Briant, ce fut seulement quelques jours plus tard que le frère et la sœur prirent la route de Paris.

L'intérieur de la diligence était complet, et quoique le voyageur eût beaucoup de choses intéressantes à raconter, il se borna à faire quelques descriptions de son voyage.

Il était six heures du matin lorsque la diligence entra dans Paris. Antoine éprouva, comme tous ceux qui rentrent dans notre capitale, une satisfaction qui n'est pas exclusivement réservée aux heureux de ce monde ; l'artiste, l'homme de lettres se sentent vraiment chez eux. L'Étude de maître Briant n'était favorable ni aux arts ni aux lettres, et pourtant Antoine songeait avec plaisir qu'il allait y reprendre sa place.

Mme Olivier ayant entendu une voiture s'arrêter à la porte, se leva en toute hâte ; et Pauline prenait le cordon de sonnette, lorsque sa mère parut et se jeta dans les bras de son fils ; elle le regardait, l'admirait, s'étonnait du changement qu'un séjour de quelques mois en Amérique avait opéré dans sa personne : un teint basané et de larges favoris donnaient à sa physionomie une expression qui ne lui était pas habituelle ; sa démarche et ses manières avaient une certaine élégance.

Pauline avait disparu ; elle s'était rendue près de son père qui était en proie à une crise maladroitement venue à la traverse d'une joie de famille.

Trois mois de souffrance avaient sensiblement altéré les traits de M. Olivier. Il s'efforça de sourire en tendant les bras à son fils, mais son visage reprit aussitôt l'expression de la tristesse.

La mère ne cacha pas ses inquiétudes à son fils : la gêne allait-elle se faire encore sentir ? La maison B. n'avait pas suspendu le traitement de son caissier principal, mais combien de temps cela durerait-il ? Antoine rassura sa mère, sans l'être lui-même.

Maître Briant fit le meilleur accueil au voyageur ; après avoir écouté les détails d'une affaire si bien menée à bonne fin, après avoir ri de la manière dont le prétendu baron avait été débarrassé de son burnous et de son turban, il se félicita d'avoir procuré à Antoine l'occasion d'aller en Amérique, il régla ses appointements et y ajouta mille francs.

M. Olivier fut obligé de renoncer à la place honorable et lucrative qui procurait une certaine aisance à sa famille depuis quelques années ; la manière généreuse et simple dont Antoine suppléait à cette lacune ne pouvait consoler le pauvre homme : « Comment, se disait-il, ai-je pu quitter ma jolie maison ? renoncer à voir cette campagne fertile qui s'étend en amphithéâtre au-dessus de la Loire ! Nul doute que si j'étais resté dans mon pays, j'aurais eu le bonheur d'y établir mes enfants. »

La santé du père de famille fut une occasion toute naturelle pour restreindre le cercle des relations. Quelques-uns de ces rares amis qu'attire le malheur étaient seuls reçus chez M. Olivier. On était heureux malgré tout ; la paix n'était jamais troublée par ces discussions qui ébranlent les cœurs les plus fermes ; la mère respectait son mari, et les enfants respectaient leurs parents. Cette vie modeste était acceptée, et pourvu que la santé du père s'améliorât, on oublierait encore une fois le passé sans trop s'inquiéter de l'avenir.

VIII -- Ce qui se passait à Amboise.

Un matin, la Bleue s'éveilla en se plaignant, pour la première fois de sa vie, d'un grand mal de tête. « C'est, dit-elle à sa servante, le premier coup de cloche, avec ça que j'ai rêvé que nos poules avaient pondu des coquilles ! »

Désirée pâlit tout en rassurant sa maîtresse. « Bah ! dit-elle, nous allons voir çà. » Elle sortit et rapporta de beaux œufs frais.

Sur l'invitation de la servante, la fermière consentit à ne pas se lever sitôt que de coutume. La tête appuyée sur un gros oreiller, la Bleue mûrit un projet qui lui trottait en tête depuis quelque temps. Veuve, et sans enfants, maîtresse de sa fortune, elle n'entendait pas que son bien allât à des beaux-frères qui mangeraient et boiraient le jour de son enterrement plus qu'ils ne prieraient pour le repos de son âme. N'était-ce pas à l'enfant qu'elle avait nourrie que devait revenir son bien, ses champs qui, grâce à son courage, avaient doublé de valeur ? « Si j'ai l'esprit de mourir à temps, pensait la brave femme, Pauline pourra encore se marier, puisque dans notre pays, il faut avoir du bien pour se marier ! Mon testament fait, je m'en irai tranquille en paradis ; le verger ne sera pas bousculé ; Pauline pensera à moi en cueillant les fruits et en taillant les rosiers. C'est décidé : la Poule sera mon héritière. »

Tout à coup, la Bleue s'indigna d'être au lit à sept heures du matin ; elle se leva en dépit des conseils de Désirée, et acheva de la confondre, en lui ordonnant de bâter Bijou. « J'ai besoin d'air, dit-elle, j'irai jusqu'à Amboise, ne t'inquiète pas. »

La servante n'ayant pu détourner sa maîtresse d'un projet qui lui semblait une folie, soupçonna qu'elle avait en tête quelque affaire mystérieuse : aller en ville lorsqu'il n'y a pas de marché ! était-ce naturel ?

Les allusions de Désirée n'éclaircirent nullement la question ; dame Bleue ayant mangé sa soupe aux choux verts, s'assit fièrement sur Bijou et prit la route d'Amboise.

La fermière entra résolument dans l'Étude de maître Nerbonneau ; elle lui expliqua le but de sa visite. Le testament étant fait et signé, le notaire dit négligemment : « C'est dommage que M. Olivier m'ait vendu son Étude, l'héritage que vous laissez à Mlle Pauline eût ramené la famille dans le pays. »

Cette réflexion fut faite d'un ton d'indifférence qui blessa la bonne femme. Elle ne répondit rien ; mais étant remontée sur son âne, elle se demanda si maître Nerbonneau n'aurait pas la fantaisie, aussi lui, de vendre l'Étude : « Ce n'est pas moi qui m'en chagrinerais, pensait la Bleue, bien au contraire, n'aurait-on pas dit qu'il signait mon passeport pour l'autre monde ! Que je serais donc contente de voir Antoine assis dans le fauteuil de son père ! Allons, je vais tâcher de vivre encore assez longtemps pour économiser quelques bons écus. »

Il y avait trois ans que la Bleue avait fait ce terrible rêve, sans que sa santé eût été altérée, lorsqu'un jour du mois d'octobre, elle prit froid en cueillant des poires pour ses enfants de Paris. Elle se mit au lit et ne le quitta, selon l'expression de Désirée, que pour aller prendre une belle place au cimetière.

M. Nerbonneau informa la famille Olivier de la mort de la brave femme, il ajouta seulement qu'elle avait témoigné dans son testament le désir que Mlle Pauline et son frère vinssent à son enterrement.

« Cette recommandation était inutile, dit Mme Olivier, partez, mes enfants, allez rendre les derniers devoirs à cette bonne nourrice. »

La mort de la Bleue fut un événement au village. Elle était si bonne voisine ! quand une mère n'avait rien à mettre sur le pain de son enfant, elle l'envoyait rôder à la porte de la fermière, et toujours, celle-ci mettait quelque chose sur le pain de l'enfant.

Aux regrets des voisins, s'ajouta un sentiment de curiosité : quels étaient les héritiers de cette jolie ferme des Ormes ? « Il y a plus de dix ans que ses beaux-frères ne sont venus dans le pays, disaient les commères, Dieu nous préserve de ces Bourguignons qui n'estiment que leur vin ! »

L'arrivée d'Antoine et de Pauline ne surprit personne : « Ils l'aimaient tant ! disait-on. Peut-être, ajouta un fin paysan, qu'ils sont ses héritiers.

-- Autant eux que d'autres, répondit la meunière, j'aime mieux le monde que je connais que celui que je ne connais pas. »

Les obsèques de la défunte devaient avoir lieu le lendemain. M. Nerbonneau invita le frère et la sœur à venir déjeuner chez lui, et comme il avait mis son cabriolet à la disposition des jeunes gens, ils ne purent refuser.

Le lendemain, lorsqu'on eut dit tout le bien qu'il y avait à dire de la fermière, M. Nerbonneau pria Antoine et sa sœur de passer à l'Étude. Le notaire tira d'un carton le testament de la Bleue et le lut froidement aux héritiers.

Émus jusqu'aux larmes, Antoine et sa sœur n'eurent pas la satisfaction de trouver chez M. Nerbonneau la sympathie à laquelle ils avaient droit de s'attendre. Il avait même l'air soucieux d'un homme qui garde une mauvaise nouvelle pour la fin, il répondait aux questions d'Antoine sans ajouter une seule réflexion ; mais au moment où le frère et la sœur se retiraient, il retint Antoine : « Monsieur, lui dit-il, je présume qu'un jour ou l'autre, vous vendrez la ferme des Ormes ; or, je suis décidé, aussi moi, à vendre mon Étude ; ne pourrions-nous pas nous entendre pour que vous preniez la place qui vous était destinée ? Je me marie, les parents de ma fiancée habitent Tours, et m'imposent de quitter Amboise. Il me semble que cette circonstance pourrait être favorable à votre établissement dans le pays.

-- Je doute, monsieur, que ma sœur soit disposée à vendre l'héritage précieux qu'elle vient de recueillir ; mon père est âgé et infirme : un séjour en Touraine chaque année, serait favorable à sa santé.

-- Eh bien ! répliqua vivement le notaire, je mécontenterais d'un à-compte chaque année jusqu'à ce que la somme de soixante mille francs soit complètement payée. Réfléchissez, monsieur, la chose en vaut la peine ; j'attendrai votre réponse avant de faire une démarche près d'un jeune homme de Chinon. »

Pauline était assise sur un banc devant la porte de la maison. Elle regardait le cours paisible de la Loire, les îles où elle avait joué avec Antoine dans son enfance, et l'espoir de revenir habiter un jour la Touraine l'attendrissait jusqu'aux larmes.

La présence d'Antoine ne lui permit pas de s'arrêter plus longtemps à ces pensées.

« Qu'as-tu, mon frère ? dit-elle en le voyant ému.

-- Partons, partons Pauline, il n'y a pas de temps à perdre, peut-être trouverons-nous deux places dans la diligence.

-- Mais, Antoine, n'avons-nous pas promis à Désirée de retourner aux Ormes pour nous entendre avec le père Huchard qui désire affermer mon petit héritage ?

-- Impossible, ma sœur, M. Nerbonneau s'est chargé de faire prévenir Désirée et de lui envoyer la somme nécessaire pour s'acheter des vêtements de deuil. Il est urgent que nous soyons à Paris le plus tôt possible. »

Pauline n'en demanda pas davantage.

Il se hâtèrent et trouvèrent deux places d'intérieur. Une famille anglaise occupait les quatre autres places.

La vue de ces compagnons de voyage contraria nos jeunes gens, ils avaient tant de choses à se dire !

Par bonheur, les Anglais descendirent au prochain relai et employèrent leur temps à se réconforter dans une petite auberge qu'un cheval blanc indique aux voyageurs.

Antoine ne perdit pas un instant pour dire à sa sœur la proposition que lui avait faite M. Nerbonneau. Pauline prenant l'espérance pour la réalité, se jeta toute joyeuse dans les bras de son frère, et à cet élan de joie succédèrent des larmes.

Les voyageurs avaient repris leur place avant que Pauline fût remise de son émotion. Tous les yeux d'Outre-Manche se tournèrent vers elle. Les jeunes misses chuchotaient, le père, tout en feuilletant son guide, jetait de temps à autre un coup d'œil sympathique sur Pauline ; la mère dit à sa fille, assez haut pour être entendue : « Ma chère, c'est une jeune mariée, elle quitte le home pour la première fois. J'espère, Nancy, que vous pleurerez aussi lorsque vous quitterez Green House ? »

Nancy promit à sa mère de ne pas partir sans verser des larmes.

Antoine n'avait pas perdu un mot de la conversation de ses compagnons de voyage, et lorsque ceux-ci s'arrêtèrent à Blois, il les remercia de leur sympathie.

L'impatience rendait Antoine injuste, au point d'accuser de paresse les vigoureux chevaux de poste qui semblaient, au contraire, par leur ardeur partager l'impatience du jeune homme. Il fut tenté plus d'une fois de dire au postillon : « Mon ami, ne perdez pas de temps, je porte à mon vieux père une nouvelle qui va le rajeunir. »

Il prenait un livre, et ne lisait pas. Si Pauline appelait son attention sur un point du paysage, il lui parlait de l'Étude de M. Nerbonneau, des changements qu'il y aurait à faire et de mille autres choses.

Nos voyageurs arrivèrent à huit heures du soir, et ils furent bientôt rendus chez eux. M. Olivier souffrait peu, sa femme lui faisait la lecture.

Quel que fût l'intérêt de cette lecture, il l'interrompait souvent par des réflexions comme celles-ci : « Pourquoi n'écrivent-ils pas ? Que font-ils ? »

M. Olivier ayant entendu la sonnette s'écria : « Manette ! pas de visites, personne sans exception. »

Manette avait déjà composé sa physionomie pour faire le petit mensonge consacré par l'usage, mais elle reprit son air franc et joyeux en voyant ses jeunes maîtres.

Les voyageurs entrent en s'excusant d'avoir bravé la consigne, ils sont bien vite pardonnés, embrassés et questionnés.

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes en écoutant son fils, et il dit d'une voix mal assurée : « Mes chers enfants, c'est votre piété filiale qui attire sur nous les bénédictions du ciel. Je quitterai donc ce monde en paix. »

-- Oui, père bien-aimé, dit Pauline, mais en attendant, j'espère que vous jouirez longtemps de la petite fortune que ma bonne nourrice m'a laissée. Puis elle ajouta : « Comme la joie donne faim ! »

Les parents suivirent leurs enfants dans la salle à manger où les attendait un souper de circonstance.

Depuis sa rentrée chez Mme Olivier, Manette avait fait preuve d'un attachement qui ne permettait pas de se souvenir de sa faute ; Pauline ne voulut pas lui laisser ignorer qu'elle était l'héritière de la Bleue.

À cette nouvelle, Manette rougit, leva les yeux au ciel, et parla sans transition du plaisir qu'elle aurait à cueillir les fruits et à faire la lessive avec l'eau de la Loire. Qu'eût dit la brave fille si elle avait su que son jeune maître était le futur notaire d'Amboise ?

L'heure du couvre-feu ne fut point respectée ce soir-là. Ne fallait-il pas trouver une combinaison pour être en mesure d'accepter l'offre de maître Nerbonneau ?

« Je crois, dit M. Olivier, que la maison B. nous obligerait en cette grave circonstance ; si tu n'as pas d'objection, mon fils, à ce que je fasse cette démarche, j'irai dès demain trouver M. Alexandre. »

Antoine avait une autre pensée, mais il laissa son père s'endormir dans l'illusion que sa démarche réussirait, et qu'il réparerait le tort qu'il lui avait fait en vendant son Étude. Mais le lendemain Antoine dit qu'il avait l'intention de s'adresser à Pierre Coudré pour lui fournir des fonds. M. Olivier accepta les bonnes raisons de son fils : l'expérience l'avait rendu humble.

Trois semaines plus tard le courrier de New-York apportait la réponse de Pierre.

« Vous me comblez de joie, mon cher ami, disait-il, en me demandant de vous avancer la somme nécessaire pour que vous rentriez en possession de l'Étude de votre père. C'est la première fois que j'apprécie la valeur de l'argent ; et, quoique je n'aie pas la pensée qu'il me soit possible de m'acquitter envers vous, je suis heureux de vous offrir ce petit à-compte de reconnaissance.

« Le travail m'absorbe de plus en plus, et bien souvent je prends mon Virgile pour rafraîchir mon esprit. C'est aussi une manière de me rapprocher de vous. Retournez donc dans votre pays, mon cher Antoine, et faites des vœux pour que je ne tarde pas à revenir dans le mien. »

La lettre de Pierre Coudré renfermait une traite de soixante mille francs.

Antoine éprouva comme un éblouissement, lorsqu'il se trouva en possession des soixante mille francs qui allaient assurer son avenir et rendre la paix à ses parents.

Il annonça, dès le lendemain, à maître Briant l'heureux changement survenu dans sa position.

L'avoué fut très surpris en apprenant que Pierre Coudré, ce petit garçon, l'innocente victime de ses clercs, devenait en quelque sorte le bienfaiteur d'Antoine. Toutefois il s'appesantit moins sur la générosité du partner que sur les ressources qu'offre l'Amérique aux hommes intelligents et laborieux. À la surprise que lui causait cette nouvelle, s'ajouta aussi un certain froissement : « Pourquoi mon clerc a-t-il refusé, il y a quelques années, les offres que je lui ai faites ? » se disait M. Briant avec un peu d'amertume. Mais ce premier mouvement d'amour-propre étant passé, il témoigna toute sa satisfaction à Antoine, loua son zèle et donna pour chose certaine que l'Étude reprendrait toute sa valeur entre les mains de l'homme dont il connaissait le mérite et la capacité.

IX -- Le retour.

Antoine, étant en possession des soixante mille francs, se rendit à Amboise. Maître Nerbonneau fut enchanté de l'empressement du jeune homme, car il était vivement sollicité par la famille de sa fiancée de vendre son Étude le plus vite possible. Ce ne fut toutefois qu'un mois plus tard, qu'Antoine Olivier fut désigné comme successeur de M. Nerbonneau.

Cette nouvelle fit rapidement le tour de la ville et arriva le même jour jusqu'à Désirée, qui s'en étonna et s'en réjouit tout autant. Elle n'était pas la seule : l'ex-notaire était sans aucun doute un honnête homme, il faisait strictement son devoir ; mais il ne sympathisait pas plus à la douleur qu'à la joie de ses clients. Plus d'une jeune fille avait trouvé un prétexte pour ne pas signer son contrat à Amboise, prétendant que l'air refrogné du notaire portait malheur.

M. Olivier avait su gagner l'estime et la confiance des Amboisiens ; le seul grief qu'on eût contre lui était d'avoir quitté son pays. On lui pardonna lorsqu'on apprit que son fils venait prendre sa place.

Antoine alla rendre visite à Désirée, qui lui témoigna une grande joie de le voir revenir au pays ; elle lui rendit un compte fidèle des travaux de la ferme, ajouta quelques conseils qu'il promit de suivre, fit un bon déjeuner et reprit la route d'Amboise.

À ce moment de l'année, la campagne a peu de charme pour ceux qui l'habitent pendant la belle saison ; mais Antoine admirait la haie à peine bourgeonnée, les nids d'oiseaux, le champ verdoyant. Il laissait flotter les rênes de son cheval, et promenait ses regards de tous côtés ; il rendait grâce à Dieu de les ramener tous dans ce beau pays. Mais en ce monde les choses ne vont jamais si bien ni aussi mal qu'on le croit.

Antoine trouva ses parents très inquiets de Pauline : elle dissimulait depuis quelque temps un malaise qui l'obligeait enfin à garder le lit ; les préparatifs du départ étaient suspendus. Mme Olivier constatait avec peine la diminution de ses forces, et Manette, si précieuse pour le ménage, n'était d'aucun secours dans la circonstance actuelle ; Antoine faisait bien partie du nombre très restreint des hommes qui peuvent rendre quelques services : il montait les pendules, accrochait un tableau, faisait sa malle plus ou moins bien ; mais en dehors de cela, il n'y avait rien à attendre de lui, et d'ailleurs, il pouvait disposer de fort peu d'instants. Toutefois, il est rare que nous ne trouvions pas un secours providentiel sur notre chemin, lorsque le chemin est difficile.

Au même étage qu'habitait la famille Olivier, demeurait Mlle Delmas. Les relations de voisinage consistaient à se saluer très poliment.

Mlle Delmas était une personne d'une quarantaine d'années : grande, d'une physionomie sérieuse, éclairée par un sourire bienveillant. Sa tenue et ses manières dénotaient une éducation distinguée.

Une femme de ménage venait chaque matin servir la modeste voisine et la mettait au courant de tout ce qui se passait dans la maison et dans le quartier. D'ordinaire, Mlle Delmas prêtait peu d'attention aux commérages d'Hortense ; mais elle devint attentive en apprenant que Mlle Pauline était malade, et dès que l'heure le permit, elle alla sonner à la porte de ses voisines. Manette l'introduisit au salon, tout en se disant que c'était s'y prendre un peu tard pour faire connaissance.

Mme Olivier vint avec l'empressement d'une personne qui suppose qu'on vient lui demander un service ; mais elle fut agréablement surprise lorsque Mlle Delmas lui dit : « Je sais, madame, que vous êtes à la veille de quitter Paris, et qu'une indisposition ne permet pas à mademoiselle votre fille de s'occuper des préparatifs du voyage. Je viens à titre de voisine vous offrir mes services. » Et voyant l'hésitation et la surprise de Mme Olivier, elle ajouta : « Je suis la fille d'un militaire, je dois aux changements fréquents de garnison d'avoir acquis une certaine expérience pour emballer. Permettez-moi donc de remplacer mademoiselle votre fille. »

La personne qui parlait ainsi était si simple, sa voix était si sincère, que Mme Olivier accepta sans hésitation.

Mlle Delmas se retira enchantée de l'accueil de sa voisine, et dès le lendemain elle remplit les fonctions d'emballeur.

Mlle Delmas n'avait pas exagéré son talent : c'était bien une femme habituée aux déplacements inséparables de la vie d'un militaire. Mme Olivier l'admirait, la remerciait, et si Manette l'eût osé, elle lui eût confié l'emballage de deux bonnets ; mais la discrétion l'en empêcha.

Mlle Delmas vint pendant plusieurs jours aider ses voisines, et lorsque sa tâche fut achevée, elle réclama la faveur de passer quelques instants près de la malade. Pauline se trouva si bien des soins de l'aimable personne, qu'elle fut en état de partir quinze jours plus tard.

Une question restait à résoudre : comment pouvait-on reconnaître de tels services ? La délicatesse ne permet pas toujours de s'acquitter par un présent, et la question était abandonnée, lorsque Pauline entra un matin chez sa mère, en disant : « J'ai trouvé ! j'ai trouvé !

-- Et qu'as-tu donc trouvé, chère enfant ?

-- Ne pensez-vous pas que la meilleure manière de témoigner notre reconnaissance à Mlle Delmas, serait de l'inviter à nous accompagner en Touraine, sous prétexte qu'elle nous sera encore très utile pour nous installer ? »

L'idée de Pauline fut approuvée ; le jour même, l'invitation fut faite et acceptée. La voisine n'était cependant pas très convaincue de l'utilité de sa présence chez Mme Olivier ; mais elle pensait avec raison que la reconnaissance se cachait sous cette offre aimable.

Cette invitation était un véritable bienfait. Mlle Delmas avait quitté l'Alsace depuis dix ans, et rien ne pouvait donc lui être plus agréable que de passer quelques semaines à la campagne.

Antoine était déjà établi à Amboise, et en mesure de recevoir sa famille.

La Touraine ne possède pas de belles forêts ni de vertes collines comme l'Alsace ; mais il en est un peu des pays comme de leurs habitants, chacun a son mérite et ses charmes. Ce fut très sincèrement que Mlle Delmas admira les bords de la Loire et ces châteaux placés de distance en distance comme des sentinelles dont on n'a pas à redouter le qui-vive. Mme Olivier souriait en constatant l'heureuse impression que produisait le changement d'air sur cette bonne voisine. M. Olivier faisait tous les frais de la conversation, sa femme étant trop émue pour y prendre part ; la pensée de rentrer dans sa maison, dans cette maison où elle avait élevé ses enfants et perdu ses parents, l'absorbait entièrement.

Antoine attendait les voyageurs. La présence de Mlle Delmas aida chacun à faire bonne contenance. M. Olivier fut maître de lui-même jusqu'au moment où il s'assit dans le fauteuil qu'il avait occupé si longtemps ; mais l'entrain de Pauline ne permit pas à ses parents de s'absorber dans leurs réflexions, et puis Désirée qui avait immolé la reine de la basse-cour, une fine dinde blanche, pressa ses maîtres de se mettre à table ; ils se rendirent à son invitation.

Mlle Delmas prit possession d'une chambre qui avait vue sur la Loire ; elle trouva un prétexte pour y rester longtemps afin de laisser une entière liberté à ses amis.

N'ayant pour témoins que ses enfants, Mme Olivier se jeta dans les bras de son mari aussi ému qu'elle-même. Les caresses de Pauline, les paroles consolantes d'Antoine ramenèrent le calme dans ces pauvres cœurs. « Allons, disait Antoine, oublions le passé et rendons grâce à Dieu qui nous ramène au port. »

Personne à Amboise n'était indifférent au retour de la famille Olivier. Les voilà donc enfin, disaient les commères. Comme ce Paris vous change le monde ! Le père a trente ans de plus, la mère n'a pas rajeuni, et Mlle Pauline porte bien son âge.

Les vieux amis tenaient un autre langage. Selon eux, M. Olivier donnait une grande preuve de sagesse en revenant dans son pays ; que de gens préfèrent mourir à la peine plutôt que de revenir sur leurs pas lorsqu'ils ont fait fausse route !

Pauline était l'objet du plus tendre intérêt. On se souvenait avec plaisir de l'avoir connue enfant ; on citait des traits de son bon cœur : elle donnait ses tartines de confiture aux petits ramoneurs ; ne s'était-elle pas avisée un jour de faire entrer un de ces enfants dans la cour, et de le débarbouiller à la pompe ! Que ne promettait pas aux pauvres cet acte de charité enfantine ?

Mme Olivier visita sa maison de la cave au grenier. Elle ne constata aucun dégât sérieux, la chambre de M. Nerbonneau laissait seule à désirer.

Manette n'attendit pas l'ordre de sa maîtresse pour se mettre à l'ouvrage, et en moins d'une semaine, la maison avait retrouvé sa bonne apparence. Les passants constataient ce changement avec plaisir. « Vrai ! dit une jeune paysanne, ça donne envie d'aller signer son contrat. »

L'habitude qu'avait Mlle Delmas de vivre seule la rendait une hôtesse peu gênante, elle restait au salon dans la mesure qu'exige la politesse. Son grand plaisir était de se rendre sur la terrasse du château, d'où l'œil embrasse une des plus belles perspectives du monde. Elle songeait pendant sa promenade solitaire aux rois et aux reines qui avaient habité ce vieux château ; elle s'attendrissait au souvenir de Marie Stuart ; il lui semblait l'entendre murmurer ce doux refrain : « France, France, doux pays de France. »

La maison de ville étant en ordre, on songea à s'occuper de la ferme, héritage précieux d'une amie qui avait deviné beaucoup de choses que la discrétion n'avait pas permis de lui dire. La Bleue n'avait pas craint, comme tant d'autres, de penser à la mort, et lorsqu'on était venu mettre les scellés chez elle, on avait trouvé tout dans un ordre parfait.

X -- Une visite inattendue.

S'il est intéressant de rentrer dans sa maison après une longue absence, il n'est pas d'un moindre intérêt de prendre possession d'un héritage. Or, par une belle matinée de juin, Pauline et Mlle Delmas se mirent en route pour les Ormes. Après avoir échangé quelques paroles, les deux amies marchèrent en silence. Pauline songeait à sa bonne nourrice, et Mlle Delmas ne songeait qu'à la satisfaction de procurer à ses jambes l'exercice dont elles étaient privées depuis si longtemps.

« Ah ! dit Pauline, en apercevant le toit de la ferme, voici mon château ! Il n'a pas été habité par une reine, mais par une brave femme qui m'a aimée jusqu'à son dernier soupir. »

Pauline reçut aux Ormes l'accueil qui attend tout nouveau propriétaire : le fauteuil de la Bleue lui fut offert, Désirée mit sur la table une miche cuite de la veille, du beurre frais et du lait. Désirée fit valoir le bon état où étaient toutes choses, le verger, le potager et l'étable, et trouva moyen de se faire de petits compliments que ne démentit pas Mlle Olivier.

La servante avait toujours été respectueuse pour Pauline ; mais le désir de plaire à sa nouvelle maîtresse lui inspirait un zèle si exagéré, que Mlle Delmas ne put réprimer un sourire. Pauline sourit à son tour et dit : Il faut bien rendre à César ce qui est à César !

-- Qu'est-ce que c'est que ce monsieur-là ? demanda Désirée. Demeure-t-il par ici ?

-- Il est bien venu en Touraine, mais il y a longtemps qu'il est mort.

-- C'est singulier ! je n'en ai jamais entendu parler à la maîtresse, elle savait pourtant tout son monde sur le bout du doigt.

Désirée ayant disparu, les deux amies rirent aux larmes, et eurent de la peine à reprendre leur sérieux lorsque la servante revint armée d'une paire de ciseaux pour couper des roses.

Les meilleures natures, pensait Pauline, en voyant l'empressement de Désirée à la servir, subissent l'influence de la fortune, et moi-même, si je n'y prends garde, je cours risque de perdre la simplicité que m'imposait notre modeste position.

Qnatre heures s'étaient écoulées utilement et agréablement, on songea au retour. Désirée prit Mlle Olivier à part et lui dit : J'irai samedi vous porter le terme de la Saint-Jean, j'ai un joli boursicaut à vous remettre, mamzelle Pauline.

Les deux amies s'en retournèrent bravement à pied en gardant le silence. Pauline sentait son amour-propre s'éveiller au souvenir des marques de respect que lui avait données Désirée ; mais cette impression fut remplacée par un meilleur sentiment. « Nos parents auraient dû laisser ignorer à cette servante que je suis l'unique héritière des Ormes ; tant qu'on a le bonheur de vivre sous le regard de son père et de sa mère, il convient d'occuper la dernière place. Non, je ne recevrai pas l'argent du terme de la Saint-Jean. Désirée rendra ses comptes à ma mère. Pauvre chère mère ! je lui dois cet honneur et cette petite satisfaction. Elle a tant souffert depuis que nous avons quitté Amboise ! mes revenus sont les siens, c'est décidé, elle gouvernera la ferme à son gré, elle sera la maîtresse ; alors Désirée la fera asseoir dans le fauteuil de nourrice et lui offrira du lait dans la tasse dorée. »

Les réflexions de Mlle Delmas étaient bien différentes : « Heureuse fille, pensait-elle, la voilà riche ! Ce n'est pourtant pas sa fortune que j'envie, mais le bonheur d'avoir une famille ; on est orphelin à tout âge, puisqu'une mère aime ses enfants aussi longtemps que bat son cœur. Combien me pèsera désormais la solitude ! »

Ces demoiselles étaient attendues avec impatience ; Mme Olivier commençait à s'inquiéter, et Manette à murmurer. On se mit à table immédiatement, car jamais la poussière du chemin n'ôta l'appétit au voyageur.

La ferme et Désirée fournirent largement à la conversation, et si les clients n'étaient venus réclamer la présence de M. le notaire, personne n'eût songé à quitter la table ; mais chacun, à l'exemple d'Antoine, se retira.

M. Olivier, ayant recouvré l'usage de ses jambes, aimait à faire quelques tours de jardin avec sa fille. Ce jour-là, Mlle Delmas remplaça Pauline qu'une petite affaire de ménage retenait à la maison. C'était un prétexte pour se ménager un tête-à-tête avec sa mère. « La Bleue, dit Pauline, en me faisant son héritière, n'a pas eu l'intention de séparer nos intérêts. Ma visite à la ferme était indispensable ; mais à partir de ce moment, les Ormes vous appartiennent. Désirée viendra samedi rendre ses comptes : c'est vous, mère chérie, qui les recevrez, vous approuverez ou vous désapprouverez tout ce qu'elle fera. Moi, je resterai votre petite fille, mon seul droit sera de cueillir des fleurs pour parer la maison : c'est entendu.

-- Songe donc, chère enfant, que tu n'as pas trente ans : tu peux te marier, et puisque tu m'y obliges, je te dirai que nos amis Loreau ont un projet de mariage pour toi. La ferme est ta dot, ma chérie.

-- Je ne veux pas me marier.

-- Ne te prononce pas si vite, songe à la situation d'une fille qui n'a plus ses parents : c'est bien triste, crois-moi !

-- Hélas ! il y a aussi des veuves, des mères qui pleurent leurs enfants ! Mon parti est absolument pris, je reste sous la tutelle de mes parents ; ma bonne mère, n'insistez pas davantage, vous savez que j'ai ma petite tête , vous me l'avez souvent dit. »

Pauline laissa sa mère tout émue, et alla rejoindre son père et Mlle Delmas.

« Et d'où viens-tu donc ? demanda M. Olivier.

-- Je n'avais pas encore eu un moment de liberté pour causer de nos affaires avec ma mère, et j'ai profité de ce que vous étiez en bonne compagnie pour régler nos petits comptes.

-- As-tu fait de bonnes affaires, au moins ?

-- Excellentes ! Antoine ne s'en serait pas mieux tiré.

-- Petite présomptueuse ! Est-ce que, par hasard, la fortune te gâterait déjà ?

-- Qui sait ! »

Dès que Mme Olivier fut seule avec son mari, elle lui raconta ce qui s'était passé. Le père ne repoussa pas le sacrifice de sa fille. « Pauline a peut-être raison, dit-il, de renoncer au mariage elle aura trente ans dans quelques jours... c'est trop tard. » La mère garda silence.

Désirée vint le samedi, comme elle l'avait annoncé, pour rendre ses comptes à mademoiselle. Mademoiselle avait eu soin de ne pas se trouver à la maison ; sa mère devait la remplacer. Désirée dissimula assez mal son mécontentement lorsque Mme Olivier lui dit : « C'est à moi que vous aurez affaire désormais. »

Les comptes de la brave fille étaient dans un ordre parfait ; Mme Olivier l'en félicita et lui accorda, sur sa demande, une petite aide de basse-cour. Désirée devenait fermière après vingt-cinq ans d'un service irréprochable.

Il n'avait pas fallu moins de deux mois pour mettre l'ordre dans la maison de ville et dans la maison des champs.

Mlle Delmas prit congé de ses amis. Ils la remercièrent d'être venue adoucir les ennuis d'une installation, et la prièrent de ne pas oublier qu'elle avait une maison de campagne en Touraine.

Lorsqu'il fut bien établi que Pauline avait refusé un excellent parti, on la classa immédiatement dans les vieilles filles, et l'intérêt se reporta sur son frère. Antoine avait gagné la sympathie des anciens clients de son père, et il en comptait chaque jour de nouveaux.

Une rivalité s'établit alors entre les mères qui avaient des filles à marier ; plus d'une brouille s'en serait peut-être suivie, si Antoine eût arrêté son choix sur une jeune fille d'Amboise ; mais la question fut tranchée quelques mois plus tard : le notaire épousa la fille du docteur Germond, un des médecins distingués de Blois.

Marguerite Germond avait été élevée dans la plus grande simplicité ; elle n'ignorait rien de ce que doit savoir une maîtresse de maison. Elle savait assez de dessin et de musique pour se distraire, son instruction était solide ; elle ne parlait ni l'anglais ni l'allemand, mais elle parlait et écrivait correctement sa langue.

Cependant la jeune femme s'inquiétait un peu de l'accueil qui lui était réservé dans une société étrangère, elle n'avait pas tort : en dépit de la bonne réputation qui l'avait précédée, on n'était nullement prévenu en sa faveur.

Mme Germond et sa fille s'étaient toujours contentées des couturières de Blois. Marguerite suivit, contrairement à tant d'autres jeunes femmes, cette tradition de simplicité. Elle prit à la journée Mlle Leplat, l'ouvrière en renom dans la petite ville d'Amboise. Cette façon d'agir fut mal interprétée : c'était de l'avarice ou le désir de se singulariser. Pourquoi ne se faisait-elle pas habiller à Paris, ou tout au moins à Tours, comme la femme et les filles du médecin ?

L'ouvrière admise dans l'intérieur d'une famille voit et entend beaucoup de choses, elle colporte d'une maison à l'autre ce qu'elle a vu et entendu, et ne manque pas d'y ajouter ses appréciations.

Mlle Leplat était habile et fort estimée de ses pratiques, mais sa langue n'avait pas moins d'activité que son aiguille. Elle ne laissa ignorer à personne le jugement qu'elle portait sur la femme du notaire : c'était un ange ! Depuis vingt-cinq ans que Mlle Leplat allait en journée, elle avait sans doute rencontré des dames très aimables, mais aucune d'elles ne possédait cet ensemble de qualités qui distinguaient Mme Antoine Olivier. Non, jamais elle n'avait vu une dame ouvrir elle-même la porte aux pauvres et leur distribuer du pain. Chaque phrase de Mlle Leplat se terminait par cette exclamation : et une taille !

Si une langue médisante fait l'œuvre du mal, une langue charitable fait l'œuvre du bien. Les discours de l'ouvrière et la curiosité aidant, il y eut une détente dans les esprits. On se saluait froidement, le sourire s'ajouta au salut, on se rencontrait comme par hasard dans un magasin, quelques paroles furent échangées, peu à peu la glace se brisa, et Marguerite ayant accepté de quêter pour les pauvres, ce fut à qui mettrait la plus belle aumône dans sa bourse. Le cercle des connaissances de la jeune femme s'élargit, et comme il arrive toujours, on passa de l'indifférence à l'enthousiasme.

Il va sans dire que Pauline avait pour sa belle-sœur une admiration et une tendresse qui complétaient le bonheur d'Antoine.

Par une belle après-midi, une chaise de poste attelée de quatre chevaux, arrivait au grand trot sur le quai. Le fouet du postillon et les grelots des chevaux éveillèrent la curiosité de tous les habitants. Les persiennes s'entrouvrirent : ces voyageurs venaient-ils visiter le château, ou allaient-ils plus loin ?

À la satisfaction de tous, la voiture s'arrêta devant la maison du notaire. Un homme d'une trentaine d'années en descendit, paya largement le postillon (du moins, à en juger d'après le coup de chapeau de celui-ci.) Manette et Babylas accoururent avec l'empressement de serviteurs qui pressentent l'importance de celui qui s'annonce ainsi.

Au moment où Pierre Coudré se nommait aux domestiques, Antoine tendait les bras à son ami.

« Toi ! dans notre vieux monde ! Ta fortune est donc faite ?

-- La mort de mon oncle me ramène en France, et comme je ne me crois pas obligé de satisfaire complètement l'ambition de mon oncle, maintenant qu'il n'est plus, je me contenterai d'un capital de... Pierre dit quelques mots à l'oreille d'Antoine. Le notaire ouvrit de grands yeux.

-- Eh bien ! tu es notre hôte, c'était chose convenue. Merci d'être fidèle à ta promesse ; viens, je vais te présenter à ma femme, et nous procéderons ensuite à ton installation. »

Marguerite était assise sous un berceau de vigne, elle tenait dans ses bras un bel enfant dont le sourire annonçait la santé.

La jeune femme accueillit Pierre comme un vieil ami. Ils restèrent à causer tous les trois, jusqu'au moment où deux petits coups de marteau annoncèrent le retour de Pauline et de ses parents. Les exclamations de surprise recommencèrent, et Coudre recommença, aussi lui, tout ce qu'il avait déjà dit.

Pauline, voyant la conversation sérieusement engagée, se contenta d'avoir renouvelé connaissance avec le petit Pierre d'autrefois ; elle appela Manette et Babylas pour préparer la chambre d'ami : car, en province, il y a une chambre d'ami, si modeste que soit la maison.

Quand Manette eut acquis la certitude que c'était bien Pierre Coudré en personne qui était là, elle leva les bras au ciel et dit avec l'accent de la plus profonde conviction :

« Ça vous change-t'y un homme cet'Amérique ! Il a l'air joliment riche !

-- À quoi voyez-vous cela, Manette ?

-- À tout, mamzelle ! Pourvu qu'il se contente de notre cuisine ! Moi, d'abord, je n'ai pas idée de la cuisine d'Amérique.

-- Rassurez-vous, Manette, la cuisine française est supérieure à toutes les autres cuisines ; d'ailleurs quand on revient dans son pays, on trouve tout bon. »

« Je ne m'y fie pas, se disait la paysanne, un homme qui a les favoris taillés en forme de côtelette ne doit pas avoir des idées comme tout le monde. »

La chambre d'ami étant en ordre, Pauline alla donner un coup d'œil à la salle à manger ; le couvert était mis avec une recherche qui n'était pas habituelle. Le dîner fut proclamé excellent. Une matelotte de carpe et d'anguille, plat spécial des riverains de la Loire, valut de grands éloges à Manette. Babylas, qui avait succédé à Jean depuis quelques mois seulement, n'était guère au courant du service de la table. Il cherchait un conseil, un encouragement dans les yeux de Mlle Pauline. Le pauvre garçon se troublait chaque fois qu'un signe désapprobateur l'avertissait qu'il avait fait une gaucherie.

Pierre Coudré n'était pas assez grand seigneur pour reprendre d'emblée les habitudes bourgeoises oubliées depuis dix ans. Il laissait sa fourchette et son couteau sur l'assiette que Babylas remplaçait par une autre. Pauline n'avait pas sorti le nécessaire d'argenterie pour un dîner aussi intime, mais Manette suppléait par son zèle à ce qui manquait ; cependant à un certain moment, Babylas, n'ayant pas de couteau sous la main, tira le sien de sa poche et le présenta à l'amphytrion.

Pierre avait de l'esprit, et mieux encore, il était bon. Lorsque, sur un signe d'Antoine, le petit paysan voulut reprendre son Eustache, Pierre s'y opposa ; il l'examina, en compta les clous, et proposa au garçon de lui acheter.

Il tirait déjà sa bourse et se disposait à y prendre une jolie pièce, lorsque Babylas, rouge jusqu'aux oreilles, et prêt à pleurer, lui dit :

« Non, monsieur, c'est le couteau de mon frère Jean qui est mort l'année dernière, et je veux garder toujours ce petit couteau.

-- Tiens, mon enfant, garde-le et garde aussi ton bon cœur. »

Le lendemain, Babylas recevait une belle cravate de Paris, achetée à New-York.

M. Coudré était l'unique sujet de la conversation de Manette et de son jeune acolyte.

« Je croyais que tout le monde était noir en Amérique, mamzelle Manette.

-- Enfant ! ceux qui naissent en Amérique sont noirs comme le charbon ; mais ceux qui viennent de chez-nous restent blancs.

-- C'est égal ! je crois que ce bon monsieur a peur de changer de peau, car il se débarbouille soir et matin d'une rude façon. Des trois cruches que je lui monte chaque jour, il n'en reste pas une goutte ; heureusement que la rivière est là !

Les deux amis avaient de bons moments d'intimité. « Voyons, monsieur Coudré, quels sont tes projets ? Comptes-tu t'établir à Paris ou en Anjou ?

-- Je suis à la veille d'acheter le château de Saint-Georges, à cinq lieues d'Angers, et je compte bien vous y recevoir prochainement.

-- Que deviendra la petite maison de la Pointe à laquelle tu rêvais lorsque tu en étais éloigné ?

-- C'est une relique, je l'honorerai toujours, j'irai de temps à autre ; mais il faut bien que je m'établisse convenablement dans mon pays.

-- As-tu une héritière en vue ?

-- Pas encore... mais parlons de vous, cher ami. Quelle joie a été la mienne en apprenant votre retour ici !... Il était temps, je crois. Votre mère commençait à se fatiguer, et votre père me semble très vieilli.

-- Très vieilli en effet, mon cher, ces dix années de comptabilité ont fatigué sa tête. À certains jours, il ne se souvient plus de ce qui s'est passé la veille, et cela l'attriste ; mais un sourire de notre petit garçon le console et le rappelle à lui-même.

-- Vous êtes heureux, mon brave Antoine.

-- Et je te dois mon bonheur. Oui, nous sommes heureux ! Cette ferme des Ormes nous a faits riches, parce que nous n'avons pas d'ambition. Ma sœur trouve à la campagne des occupations qui lui plaisent. Pauvre chère sœur ! elle se dévouera pour nous tous jusqu'à la fin. »

L'accent avec lequel parlait Antoine d'un bonheur si mesquin en apparence, troubla cependant Pierre. Il se demanda quel plaisir il aurait à se promener seul dans son parc ; comment il organiserait sa maison sans le secours d'une femme. Les domestiques de province n'ont point le savoir-faire auquel il était habitué ; ils lui semblaient même un peu grotesques. La pensée de faire venir un mulâtre qui l'avait servi à New-York traversa son esprit, mais la crainte de se donner un ridicule aux yeux des gens qui avaient connu la modeste condition de ses parents l'en détourna.

Ces pensées laissaient sur le visage du jeune homme une teinte de mélancolie qui ne pouvait échapper à ses amis, et ils disaient avec conviction : « La fortune ne fait pas le bonheur. »

Après trois semaines de séjour à Amboise, Pierre prit congé de ses hôtes, emportant la promesse d'une visite à Saint-Georges. Il récompensa largement les domestiques de leurs soins : « Que le Ciel vous bénisse et vous ramène bientôt chez nous », dit Manette en faisant sa plus belle révérence.

Babylas, moins expansif, devint rouge jusqu'à la racine des cheveux en voyant un louis dans sa main ; il enveloppa précieusement son trésor, l'enfouit au fond de sa malle, et ne passa guère de jour sans jouer à pile ou face dans le creux de sa main.

De retour à Angers, Pierre essaya de se créer des relations ; mais la noblesse et la bourgeoisie l'accueillirent si froidement qu'il n'insista pas.

Qu'avait-on à reprocher à ce brave Pierre ? Les uns trouvaient dangereux de recevoir un homme aussi riche, et les autres avaient encore trop présente à l'esprit la modeste place que ses parents avaient occupée rue des Lices. Quelques flatteurs essayèrent en vain de faire revivre de prétendus droits à son souvenir.

La fortune du jeune homme avait été jusqu'alors diversement appréciée ; mais à partir du jour où il devint propriétaire d'un immeuble considérable, on lui adjugea deux millions.

Le nouveau seigneur de Saint-Georges fit des visites de voisinage, on les lui rendit sans empressement.

Les paysans appelaient M. Coudré l'Américain ; ils croyaient rendre hommage à sa richesse : car pour eux l'Amérique était uniquement le pays de l'or, et celui qui revenait de ce pays-là, leur inspirait du respect.

Pierre n'ignorait pas qu'on l'appelait ainsi, et il en souffrait, car jamais homme ne fut plus Français, n'aima plus son pays. Un jour qu'il se rendait à une de ses fermes, une bande de garçons allant à l'école se trouvèrent sur son passage. L'un d'eux ayant dit : « Voilà l'Américain » un autre garçon, puis un autre, et tous ensemble répétèrent ce nom assez haut pour que Pierre l'entendît. Il feignit de rebrousser chemin ; puis, arrivé près des enfants, il saisit un des coupables par sa blouse, le fouetta en disant : « Souviens-toi que je suis Français. »

Pendant que le pauvre garçon payait pour tous, la troupe des complices se sauvait, et la victime entrait à l'école en pleurant.

Le maître qui, lui aussi, aimait son pays, fit un discours très éloquent à ses élèves. Il leur démontra que M. Coudré avait eu raison de se fâcher, et qu'à sa place il se serait fâché aussi ; « Mes enfants, dit-il, souvenez-vous qu'appeler un Français de tout autre nom, c'est lui faire injure. »

Il n'est pas certain que le discours du brave homme soit resté dans la tête des écoliers, mais les coups qu'avait reçus Michel profitèrent à tous les gens du pays.

Quelques mois s'étaient à peine écoulés, et déjà Pierre entrevoyait l'ennui inséparable de l'oisiveté. Il fit bouleverser son parc ; terrassements, plantations, tout fut mis en œuvre pour distraire l'homme riche. Mais le ciel d'automne s'étant assombri, la solitude devint encore plus difficile à supporter.

Pierre, voulant à tout prix sortir de l'isolement, fréquenta ses fermiers. L'idée était bonne. Il leur racontait les merveilles de la végétation américaine ; l'abondante récolte du maïs qui coûte peu de peine aux cultivateurs leur faisait envie ; les champs de riz, les arbres à moitié taillés qui produisent de beaux fruits, tout cela faisait soupirer les braves gens. Ils furent cependant consolés en apprenant que les légumes de la France étaient supérieurs à ceux de l'Amérique, et qu'ils tenaient une belle place dans les expositions de ce genre. Voulant les égayer un peu, il leur raconta que les artichauts si communs en Europe n'étaient pas connus de tout le monde en Amérique, et qu'une jeune personne visitant l'exposition des légumes français, prenant un petit artichaut pour une fleur, voulut en respirer le parfum et se piqua le bout du nez, ce qui ne l'empêcha pas de l'acheter et de paraître le soir même au bal avec le petit artichaut coquettement placé sur sa tête.

M. Coudré devint un oracle, c'était à qui entendrait les récits merveilleux du seigneur de Saint-Georges.

L'hiver passa, mais les beaux jours n'apportèrent qu'un médiocre soulagement à l'ennui du jeune homme ; il lui arrivait parfois de se mettre à son bureau et de faire des calculs imaginaires qui lui rappelaient sa vie occupée d'autrefois. Le souvenir de la famille Olivier revenait alors à sa mémoire, comme un de ces rêves de bonheur que le poète se plaît à placer sous nos yeux.

Pierre ne pouvait plus se dissimuler qu'il n'avait pas la sympathie des Angevins. Il résolut d'aller à Nantes, espérant y retrouver encore quelques amis de son oncle. « Ils seront peut-être, pensait-il, bien disposés pour l'homme qu'ils ont connu enfant. »

Pierre ne se trompait pas : la nouvelle de son retour en France avait causé un vif plaisir aux vieux amis de l'oncle Coudré. On l'entoura, on le fêta, puis on passa à la question des affaires. New-York fournit une foule de détails intéressants pour les armateurs qui étaient en correspondance avec les États-Unis.

« Quel dommage, dit un vieillard, que vous soyez fixé en Anjou ! Vous auriez pu prendre part à nos affaires commerciales. Louis Corot me disait ce matin : « Si Coudré n'était pas si bien établi en Anjou, je lui proposerais d'être mon associé. C'est un garçon qui m'inspire confiance. Les Angevins ne l'ont pas compris. »

« Voilà, mon cher, ce que me disait le meilleur ami de votre oncle, sans compter, ajouta plus bas le vieillard, que sa fille Gabrielle a dix-huit ans, qu'elle est charmante, bien élevée et raisonnable. »

Pierre ne répondit rien, mais le soir même, il écrivait à Antoine : « Je suis décidé à rentrer dans les affaires, et j'espère vous dire dans quelques jours le nom de la maison de commerce dont je serai l'associé. Ah ! mon cher Antoine, le travail est une loi imposée à l'homme, et je ne veux pas m'y soustraire. Il me tarde d'avoir un bureau, d'aligner des chiffres... d'avoir mal à la tête... d'assister au départ d'un navire et d'en attendre le retour. » Il ajoutait en post-scriptum : « Peut-être, mon ami, aurai-je bientôt une autre nouvelle à vous annoncer. »

M. Louis Corot appréciait Pierre ; mais il voulut toutefois asseoir son jugement sur des données positives ; il s'adressa d'abord à la maison Macdermot, maison de commerce dans laquelle Pierre était entré à son arrivée à New-York, puis ensuite aux banquiers Mailland et Phelps où il avait été d'abord receiwing teller et ensuite partner pendant huit années.

Il y eut unanimité pour louer la capacité, la conduite et le bon caractère de M. Coudre. M. Mailland ajoutait que sa maison serait toujours ouverte au jeune Français, dont il gardait un souvenir si agréable.

M. Corot médita cette lettre pendant trois jours ; puis il offrit à Pierre Coudré de le compter au nombre des associés de la maison Corot et compagnie.

Le seigneur de Saint-Georges rougit de plaisir à la pensée de rentrer dans la vie active. La conversation de ces messieurs se prolongea fort tard ; on se quitta d'accord, et le lendemain la ville de Nantes comptait parmi ses négociants un homme honnête et intelligent de plus.

Pierre se hâta de retourner en Anjou pour prévenir ses fermiers du changement survenu dans sa position ; il leur donna l'assurance que personne ne souffrirait de son absence ; les jardins et le parc seraient entretenus ; les pauvres recevraient les mêmes aumônes. N'importe, les braves gens étaient déjà attachés à leur maître, et au regret de le perdre s'ajoutait celui de ne plus l'entendre raconter les merveilles du nouveau monde.

Il fallut peu de temps à M. Corot pour constater qu'il n'avait pas trop présumé de la capacité de Pierre. Il présenta son nouvel associé à Mme Corot déjà prévenue en sa faveur. Pierre ne tarda pas à être admis dans l'intimité de la famille et, autant le dire tout de suite, six mois après Mlle Corot épousait M. Coudre.

XI -- Le château de Saint-Georges.

Tout est calme dans la petite maison d'Amboise ; Antoine, dans l'espace de trois ans, a rendu à l'Étude de son père la valeur que M. Nerbonneau n'avait pas su lui conserver. Les préventions contre la jeune femme n'existaient plus ; on avait enfin reconnu que Marguerite était d'un bon conseil en toutes choses et d'un bon exemple ; matinale par habitude et par goût, elle consacrait les premières heures de la journée à l'arrangement de sa maison et le reste du temps à sa famille. Pauline ne menait pas une vie moins active : c'était une excellente fermière, elle avait acquis une expérience devant laquelle Désirée s'inclinait ; la brave fille s'avouait surpassée dans les soins de la basse-cour sans pouvoir en trouver la raison. Il eût été difficile de lui faire comprendre que Mademoiselle agissait d'après les méthodes nouvelles, tandis qu'elle s'en tenait, comme ses voisines, à ses habitudes routinières.

La culture des fleurs était la plus grande distraction de Pauline ; la petite serre ne contenait pas de plantes exotiques, mais seulement celles dont tout le monde connaît le nom et le parfum.

Maître Briant, allant aux Pyrénées, ne voulut pas traverser la Touraine sans aller rendre visite à son ancien clerc. Il éprouva une véritable satisfaction en le trouvant si bien établi. « Allons, dit-il, en lui tendant la main, je ne vous en veux plus de m'avoir abandonné à mon malheureux sort : je dis malheureux, parce qu'on ne remplace pas aisément un homme tel que vous. J'ai eu mille ennuis depuis votre départ ; aussi, de guerre lasse, j'ai vendu ma charge, et ma fille étant mariée, je me retire à Biarritz dont le climat convient à ma femme. J'éviterai ainsi les visites de certains prétendus amis, qui viennent sans cesse me demander des conseils auxquels ils n'ont plus droit.

À propos, je peux vous donner des nouvelles de M. Nerbonneau. Le pauvre homme fait assez triste figure dans la ville de Tours, quoiqu'il y mène grand train. Il conduit sa femme dans le monde, reçoit des compliments des diamants qu'elle porte, perd son argent au whist, et comme sa santé ne lui permet pas de prendre sa part d'un bon souper, il suit d'un œil anxieux l'aiguille de la pendule. Est-il heureux ? On l'ignore, car il ne parle pas plus de lui-même que des autres.

Les plus vives instances ne purent retenir M. Briant, il partit enchanté d'avoir vu de près la prospérité du notaire d'Amboise.

Au printemps de l'année suivante, la chaleur fut exceptionnelle, M. Olivier en souffrit beaucoup ; mais les soins dont il était entouré semblaient devoir le préserver d'une maladie sérieuse, lorsqu'un jour, en se mettant à table, il perdit tout à coup la notion du lieu où il se trouvait et du motif qui l'y avait amené. Son regard était celui d'un homme qui ne sait s'il dort ou s'il rêve. Le vieillard n'eût point dîné sans le secours de sa fille. Quoique très émue, Pauline dirigeait la main de son père, elle lui accordait ou lui refusait ce qu'elle jugeait utile ou nuisible. Le père supportait docilement l'autorité de sa fille, qu'il ne semblait pourtant pas reconnaître.

Cet état ne compromettait nullement la vie de M. Olivier, on espérait même que cette crise ne serait pas de longue durée.

Pauline assistait son père comme la Sœur de Charité assiste le vieillard confié à ses soins ; sa patience inaltérable triomphait de la résistance inconsciente que son père faisait quelquefois aux choses les plus simples ; elle supportait ses caprices, comme la mère supporte les caprices de son enfant. Un sourire était quelquefois la récompense d'un dévouement si aimable.

Cet état semblait devoir se prolonger indéfiniment, lorsqu'un beau jour du mois de septembre, le malade à peine éveillé appela sa fille d'une voix ferme : « Dis-moi, Pauline, n'ai-je pas été malade, très malade ?

-- Vous avez été assez souffrant, père chéri, mais vous êtes tout à fait bien. Occupons-nous du présent, et d'abord de votre déjeuner.

-- Très volontiers, je me sens en disposition d'y faire honneur. »

Ce changement subit ne rassurait Pauline qu'à moitié : était-ce une nouvelle phase de la maladie, ou la guérison ?

M. Olivier contemplait sa femme et ses enfants avec l'expression du contentement qu'éprouve le voyageur lorsqu'il retrouve ceux qu'il avait quittés. Son sourire avait repris l'expression de finesse qui lui était habituelle.

Le médecin ayant dit qu'un voyage serait favorable au malade, on ne songea plus qu'à partir. Mais où irait-on ? La semaine s'écoula en projets. Ce fut le malade qui trancha la question : « Puisque Coudré n'a pas vendu son château, allons en Anjou, je sens que je m'y plairai. »

Cette proposition intimida Antoine, il tâcha de détourner son père d'un semblable projet, mais sans y réussir ; il fut contraint d'écrire à son ami le soir même.

La réponse ne se fit pas attendre : « Mon château, mes chevaux, tout est à la disposition de mes chers amis. Je rends grâce au vieillard qui a choisi Saint-Georges pour venir se reposer. »

Pauline passa quatre jours aux Ormes avant de s'absenter. Elle recommanda aux volailles de bien se porter, d'engraisser, promettant au plus beau chapon de figurer au milieu de la table à la fête du retour.

Les volailles répondirent à ces paroles par un tutti de glouglous et de petits cris accompagnés de hochements de tête. Désirée en fut émue et presque indignée : « Pauvres bêtes, pensait-elle, comme la maîtresse abuse de leur innocence ! »

Un séjour de quinze années à New-York avait habitué les yeux de Pierre à un luxe qu'il se croyait capable de ne jamais ambitionner : c'était une erreur. M. Coudré avait fait venir un des premiers tapissiers de Paris ; le château avait été meublé avec une élégance inconnue jusqu'alors en Anjou. Le parc et les jardins étaient entretenus avec recherche ; toutes les espèces de roses s'y trouvaient, et des étiquettes indiquaient les noms des jardiniers qui les avaient greffées. Ce parc était devenu un but de promenade pour les étrangers. C'est dans cet oasis qu'était attendue la famille Olivier.

Les voyageurs descendirent la Loire jusqu'à la Pointe où ils trouvèrent M. Coudré ; après quelques instants de repos, on monta dans une bonne calèche, laissant le soin des bagages à un jeune paysan dont la mise élégante contrastait avec sa tournure et son teint hâlé.

Au bruit de la voiture, Mme Coudré et sa mère vinrent recevoir leurs hôtes. La connaissance étant faite, les compliments échangés, la jeune femme et son mari conduisirent les voyageurs à leurs appartements. Nos Amboisiens n'avaient jamais rien vu d'aussi élégant. Antoine lui-même était surpris de trouver un luxe semblable en province. M. Olivier observait tout en silence, il semblait ravi, émerveillé.

Le dîner fut une véritable fête ; le programme des plaisirs qui devaient charmer le séjour des amis étant arrêté, chacun se retira.

M. Olivier fut un peu agité pendant la nuit, toutefois personne ne s'en inquiéta jusqu'au moment où il dit à sa femme et à sa fille : « Convenez que j'ai fait une bonne acquisition ; notre château est certainement le plus beau de l'Anjou, et l'ameublement, soyez-en sûres, est sans pareil dans le pays. »

Ces paroles dites avec un calme parfait causèrent un effroi indicible à Mme Olivier, elle trouva un prétexte pour aller trouver son fils et lui raconta ce qui venait de se passer.

« Avez-vous donc oublié, ma bonne mère, dit Antoine, que mon père s'est toujours plu à plaisanter avec un sérieux qui nous a fait illusion plus d'une fois ? »

Mme Olivier insista sans persuader son fils, et ils entrèrent ensemble dans la chambre.

Le bonjour du vieillard fut celui d'un homme qui a toute sa raison. Il s'informa de sa belle-fille et de ses petits-enfants, comme il le faisait habituellement. Antoine était rassuré, lorsque son père lui parla de certains changements qu'il y aurait à faire dans le parc avant la mauvaise saison.

Le doute n'était plus possible : l'esprit du vieillard était encore une fois troublé.

Cette fâcheuse nouvelle ne tarda pas à être communiquée aux amis et connue de tous les gens du château.

Cependant, M. Olivier averti par la cloche ne se fit pas attendre pour déjeuner, sa physionomie était calme et souriante ; il salua affectueusement ses hôtes et les assura du plaisir qu'il avait à les recevoir. Il les engagea à rester aussi longtemps que bon leur semblerait et à ne pas ménager ses chevaux. Tout cela était dit avec un sérieux et une bonne grâce qui n'eussent pas permis à un étranger de douter qu'il fût en présence du maître de la maison.

Quinze jours s'écoulèrent ainsi ; le vieillard était bien portant et raisonnait juste quand il ne s'agissait pas de Saint-Georges. Toutefois, en dépit des instances de Pierre, Antoine résolut de ne pas prolonger davantage son séjour chez ses amis.

M. Olivier ne fit aucune résistance pour partir ; il renouvela à Mme Coudré et à son mari l'invitation de rester à Saint-Georges aussi longtemps qu'il leur plairait, et s'excusa de ne pouvoir leur en faire les honneurs.

Le retour à Amboise ne fut marqué par aucun incident. On s'inquiétait toutefois, on se demandait ce qui arriverait lorsque le vieillard se retrouverait chez lui : il n'arriva rien du tout. Le château et les amis s'effacèrent de sa mémoire.

La seule chose inquiétante était l'indifférence qu'il témoignait pour tout ce qui l'entourait. Pauline ne parvenait pas à le distraire, comme elle le faisait autrefois : la lecture du journal, les caquets de la ville, rien ne l'intéressait ; mais l'amour filial est ingénieux : un jour, Pauline présenta à son père un compte imaginaire en le priant de le vérifier. La vue des chiffres le fit sortir de son apathie. Il retrouva, sinon toutes ses facultés, du moins celle de compter. Par malheur, il exigeait que sa fille contrôlât ces comptes factices. Vainement Pauline se déclarait-elle incompétente, son père ne croyait pas à son ignorance, et lorsque la pauvre fille résistait à cette volonté qui avait toujours été souveraine, il tombait dans une tristesse morose dont rien ne pouvait triompher.

Cependant l'habitude que Pauline avait contractée d'aller souvent aux Ormes, lui rendait cette réclusion très difficile à supporter. En dépit d'un dévouement infatigable, sa santé s'altérait ; c'était en vain que sa mère essayait de lui donner un peu de liberté.

Il y avait un certain temps que Mlle Delmas n'avait donné de ses nouvelles, lorsque le facteur apporta une lettre de la bonne voisine, comme on l'appelait. Cette lettre apportait le témoignage du plus fidèle souvenir. Mlle Delmas suppliait Pauline de lui donner des nouvelles de tous les habitants de la petite maison, et particulièrement des siennes : « Car, ajoutait-elle, je ne sais pourquoi je m'inquiète de vous, ma chère amie. Vengez-vous donc de mon silence par une bonne lettre. »

M. Olivier, ayant entendu prononcer le nom de Mlle Delmas, dit à sa fille : « Fais-la entrer, c'est une aimable personne, sa conversation me plaît ; et puis elle nous donnera des nouvelles de Paris. »

La lettre, dont Pauline lut quelques passages, y ajoutant même quelques faits divers de sa façon, ne satisfit qu'imparfaitement M. Olivier. Le désir qu'avait exprimé le vieillard de voir Mlle Delmas fut un trait de lumière. Pourquoi cette amie dévouée ne viendrait-elle pas adoucir l'épreuve devant laquelle Pauline ne reculait pas, mais qui était visiblement au-dessus de ses forces ?

Il y eut unanimité dans le conseil de famille pour réclamer l'assistance de Mlle Delmas. Mais au moment où Pauline prenait la plume, sa mère l'arrêta : « Si par hasard ton père avait la fantaisie de céder ta place à cette bonne amie, juge à quel assujettissement nous la soumettrions. C'est moi, chère enfant, qui dois te remplacer, je ne m'y suis peut-être pas assez appliquée jusqu'ici.

-- Eh bien ! dit Pauline, je la connais, il suffit que je lui expose l'embarras dans lequel nous nous trouvons pour qu'elle accoure, vous verrez ! »

Pauline raconta simplement à Mlle Delmas ce qui se passait : les exigences de son père, les soucis de sa mère ; elle parla de tout, excepté de l'assujettissement auquel la soumettaient les caprices du malade, et combien elle en souffrait.

Mlle Delmas connaissait la vie active de Pauline : quelle privation ne devait pas éprouver la fermière de renoncer à ses occupations ! Elle m'eût rendue heureuse, pensait-elle, en me témoignant le désir que je partageasse ses fatigues ; mais il n'y a pas un mot dans cette lettre qui m'indique que ma présence lui serait agréable.

Mlle Delmas était piquée de se voir comptée pour rien dans une épreuve semblable, et, contrairement à l'attente de Pauline, elle ajourna sa réponse ; mais les pensées du matin sont tout autres que celles du soir. Lorsque Mlle Delmas s'éveilla, son silence lui parut coupable, elle s'indigna contre elle-même. Évidemment Pauline n'avait pas osé lui demander de venir partager ses fatigues. Pauvres amis ! c'est à moi de leur offrir mes services. Où avais-je donc la tête hier ?

Elle prit la lettre, la relut entièrement, se convainquit qu'un bon accueil lui serait fait. « Puisque M. Olivier ayant eu l'illusion que j'étais à la porte, voulait me faire entrer, il n'est pas douteux qu'il ne me l'ouvre lorsque j'y frapperai. »

Sans tarder davantage, Mlle Delmas fit sa caisse de voyage, partit le soir même, et le lendemain, dès six heures, Manette lui faisait le plus cordial accueil. « J'en étais sûre, s'écria-t-elle, nous voilà sauvés ! Mais il fait joliment froid ce matin ! venez vous chauffer, mamzelle, tout le monde dort. Mademoiselle a passé la nuit près de monsieur. Ah ! quel ange ! Je vous conterai tout ça. Il faut d'abord que vous déjeuniez. Je vais vous servir à la cuisine, un bon feu vaut mieux que de la cérémonie. »

Par bonheur, la servante agissait tout en parlant.

Mme Olivier, ayant entendu du mouvement dans la maison, vint voir ce qui se passait. Elle se jeta dans les bras de son amie sans dire un mot.

Mlle Delmas la prévint : « Je suis fâchée contre vous tous, madame ! Comment ! vous êtes dans la peine, et vous ne me faites pas signe d'accourir ? Pauline a fort à faire pour que je lui pardonne une semblable conduite.

-- Le pardon ne se fera pas attendre lorsque vous la verrez, chère amie. Ma pauvre fille est bien fatiguée, vous seule pourrez obtenir qu'elle se repose. Pourvu que mon mari soit dans les mêmes dispositions à votre égard ! Se souviendra-t-il de vous aujourd'hui ? »

Pauline vint à son tour, et reçut des remerciements au lieu des reproches dont l'avait menacée son amie.

M. Olivier fit l'accueil le plus gracieux à Mlle Delmas, accueil si empressé qu'il laissa à peine le temps à la voyageuse de se reposer. Il était impatient d'avoir des nouvelles de Paris. Que disait-on ? Que se passait-il dans le monde ? La société B et Cie était-elle toujours en prospérité ?

Mlle Delmas, qui vivait modestement dans son coin, eût été fort en peine de satisfaire la curiosité du vieillard ; mais comme elle ne manquait ni d'esprit ni d'imagination, elle s'en tira merveilleusement bien.

Mme Olivier se hâta d'envoyer sa fille aux Ormes, elle imagina mille prétextes pour l'y retenir, et ce fut d'autant plus facile, hélas ! que le malade s'aperçut à peine de l'absence de sa fille. Lorsque Pauline en eut acquis la triste conviction, elle regretta d'avoir cédé sa place.

Un printemps précoce vint tout concilier : le vieillard ne fit aucune difficulté pour aller à la campagne. Cette concession fut un véritable bienfait pour les gardes-malade. Si le logement était restreint, on respirait un air pur ; M. Olivier semblait content, il voyait sa fille avec plaisir, sans exiger toutefois l'assiduité à laquelle il l'avait soumise avant l'arrivée de Mlle Delmas.

Quinze jours s'étaient écoulés, lorsque Pauline parla de revenir à la ville. Cette proposition fut énergiquement repoussée par son père. Après s'être cru le seigneur de Saint-Georges, il avait l'illusion d'être le jardinier des Ormes ; il déclara que son devoir était d'y rester. Cette fantaisie étant favorable à sa santé, personne ne s'y opposa, et chaque jour le vieillard prenait la bêche et le râteau. Il ne faisait point un travail inutile.

Grâce à cette occupation, les deux amies avaient une certaine liberté.

Mme Olivier et sa fille avaient fini par s'habituer à voir le père de famille si différent de lui-même, tandis qu'Antoine ne s'y résignait pas du tout. Lorsqu'il venait aux Ormes avec sa femme et ses enfants il tombait dans une mélancolie qui était augmentée par l'accueil que lui faisait son père, qui, convaincu de son état de jardinier, s'empressait d'offrir un bouquet à sa belle-fille et faisait des couronnes pour Jean et la petite Marie.

Pauline, toujours ingénieuse pour ce qui pouvait être utile ou agréable à son père, fit agrandir la petite serre ; Antoine se chargea de la remplir de fleurs et d'arbustes moins ordinaires que ceux dont on s'était contenté jusqu'alors. Peu à peu, la ferme se transforma. C'était une jolie maison de campagne où chacun avait à peu près toutes ses aises. Pauline oubliait sa tristesse en cultivant les fleurs, et Antoine ne manquait pas de lui en fournir.

L'étude de la botanique devint à l'ordre du jour ; Mlle Delmas, qui avait étudié cette science sous la direction de son père, dans les forêts de l'Alsace, s'y adonna de nouveau avec empressement.

Les deux amies partaient de grand matin et revenaient chargées de camomille sauvage, de verges d'or, de campanules, de renoncules des prés. Mlle Delmas donnait à ses leçons un intérêt qui captivait Pauline, et lui faisait oublier l'indifférence de son père.

Les Ormes acquirent insensiblement une certaine réputation : c'était un but de promenade pour les Amboisiens, et les Anglais suivaient le même chemin.

Ces visites flattaient peu les propriétaires, dont le paisible bonheur n'avait pas besoin de témoins. Un point de vue, auquel les paysans eux-mêmes n'étaient pas indifférents, donnait une certaine valeur à cette modeste propriété. Les amis d'Antoine lui conseillaient de bâtir, puisque le terrain ne manquait pas. « Vous aurez alors, disaient-ils, une propriété d'une certaine valeur.

-- Ne me parlez pas d'argent, disait Antoine, si mon respectable père s'était contenté de sa position, nous n'aurions pas la douleur de le voir dans l'état où il est. »

Antoine parlait sincèrement : car lorsqu'un Anglais vint lui proposer cent mille francs de la ferme, parce qu'on voyait la pagode de la fenêtre du grenier, il refusa. Rien, selon lui, ne pourrait suppléer la tranquillité dont jouissait son père dans ce petit coin de la Touraine. « Ah ! se disait Antoine, les hommes sont des instruments aveugles de la Providence, ils croient agir volontairement, et ils obéissent à une volonté supérieure : en faisant ma sœur son héritière, la Bleue n'a songé qu'à cette chère Pauline, et c'est notre vieux père qui récolte le bienfait de cet héritage. »

XII -- Les amis.

À la fin de septembre, Mlle Delmas annonça son départ pour Paris. Quoiqu'il soit assez naturel de rentrer chez soi après plusieurs mois d'absence, cette nouvelle surprit tout le monde. Mlle Delmas était si agréable, si utile à ses amis, qu'ils avaient oublié que le moment de se séparer était venu. De son côté, elle songeait avec tristesse à la perspective de reprendre sa vie isolée, de vivre pour elle seule au lieu de s'oublier pour se donner aux autres.

Lorsque Pauline témoigna à Mlle Delmas l'étonnement que lui causait son projet de retourner à Paris, celle-ci s'étonna à son tour.

« Eh quoi ! dit-elle, peut-on passer sa vie chez ses amis ?

-- Pourquoi pas ! répondit Pauline. Nous avons une campagne et vous n'en avez pas ; eh bien, profitez de notre richesse. Toutefois, je n'ose pas trop insister, votre présence nous est si précieuse ! Peut-être êtes-vous, sans le savoir, du nombre de ces femmes, très estimables d'ailleurs, qui préfèrent la gêne de Paris à l'aisance de la province ? »

Ces paroles auraient blessé Mlle Delmas, si les yeux de Pauline ne se fussent remplis de larmes.

« Pardonnez-moi, chère Pauline. Ne suis-je pas excusable ?

-- Au reste, ma bonne amie, je ne me charge pas d'annoncer votre départ à mon père. Tirez-vous-en comme vous pourrez. »

Ces paroles furent accompagnées d'un sourire qui trancha la question.

Alors Mlle Delmas avoua qu'elle supportait péniblement la solitude, et que la perspective de se réunir à ses amis lui apparaissait comme un rêve délicieux. « Oui, j'accepte, dit-elle, mais à la condition que mon petit revenu sera consacré à l'embellissement du jardin et de la serre. » Et comme Pauline se disposait à aller rendre compte de sa mission à sa mère, Mlle Delmas l'arrêta : « Attendez, ce n'est pas tout. Chacun a droit de faire ses conditions avant de signer un bail ; écoutez-moi donc : mes parents, n'ayant pas de fortune, m'ont donné une éducation qui m'a été d'un grand secours. J'ai élevé des petits enfants, des jeunes filles. Eh bien, ma chère Pauline, j'ajoute une autre condition à la première : votre frère et sa femme se préoccupent déjà de l'éducation de Jean et de Marie, je leur demande de me confier ces chers petits. Que je serais heureuse s'ils m'acceptaient comme maîtresse d'école !

-- Ils accepteront ; soyez-en sûre, s'écria Pauline, transportée de joie. C'est cela, nous échangerons nos richesses. »

Tout s'arrangea ; Mlle Delmas se rendit immédiatement à Paris, régla ses affaires et revint quinze jours plus tard, apportant un petit mobilier qui trouva sa place aux Ormes.

Peu à peu la ferme s'embellit, un étage s'éleva sur le vieux bâtiment, les murs se couvrirent de jasmin et d'espaliers. Parmi les plantes qu'Antoine avait rapportées d'Amérique, quelques-unes s'étaient acclimatées sous le ciel de la Touraine. Tout prospérait aux Ormes, et si les voisins n'avaient pas autant aimé et respecté la famille Olivier, ils eussent été jaloux de cette prospérité ; mais, loin de là, les braves gens se plaisaient à dire que la ferme était la maison du bonheur, et le nom lui en resta.

Oui, c'était bien la maison du bonheur, non pas que la souffrance, les regrets et les larmes y fussent inconnus ; mais parce que chacun était content de la Providence et n'ambitionnait rien de ce qu'il ne possédait pas.

Mlle Delmas s'attacha promptement à ses petits élèves, et ceux-ci se plaisaient avec l'amie de tante Pauline, ils étaient même fiers d'avoir une maîtresse comme les demoiselles du château voisin.

Les nouvelles occupations de Mlle Delmas la rattachaient à la vie ; elle suivait avec un intérêt presque maternel le développement de l'esprit et du cœur des petits enfants qui lui étaient confiés. Il fallut peu de temps pour constater qu'elle avait dissimulé ses talents sous une modestie qui n'avait pas même permis de les soupçonner. Tout compte fait, la générosité était égale de part et d'autre.

Il faut bien le dire : on s'était insensiblement habitué à la vie excentrique du père de famille, depuis qu'il n'y avait plus de craintes à concevoir sur sa santé. Une visite ne le troublait plus ; mais, par un instinct secret de son état anormal, il recherchait la solitude.

La famille Herbert, revenant des États-Unis, ne dédaigna pas de faire connaissance avec la Touraine : ils vinrent tous aux Ormes. Ils n'avaient pas oublié Antoine et Pierre ; et comme c'était le temps des vacances, Antoine se trouva là pour les recevoir.

C'était la première fois que des étrangers allaient s'asseoir à la table de M. Olivier depuis qu'il avait quitté la ville ; il n'en fut pas troublé.

Pauline était ravie, elle veillait de la façon la plus aimable au bien-être de ses hôtes. Agnès et Thérèse parlaient assez bien le français pour entretenir la conversation. Elles obtinrent que Pauline les accompagnerait à Chenonceaux et à Beaudry, but de promenade de tous les étrangers.

M. Herbert, grand observateur, fut frappé de la physionomie de M. Olivier, et il voulut faire son portrait. Pendant que le jardinier était absorbé dans son travail, le peintre saisit admirablement bien la ressemblance du vieillard. Ce portrait causa un plaisir indicible à la famille, et M. Olivier, lui-même, sourit en voyant la belle place qu'il occupait au salon.

Les oiseaux de passage quittèrent les Ormes et descendirent la Loire jusqu'à Nantes pour aller renouveler connaissance avec Pierre, dont ils avaient gardé le plus agréable souvenir.

Il y avait plusieurs années que M. Varin n'était venu visiter sa ferme. Un jour, un cabriolet s'arrêta devant les Ormes, et, à la grande surprise de tout le monde, M. Varin en descendit. C'était l'heure du dîner.

Cette visite causa à Mme Olivier un trouble qu'elle dissimula difficilement ; mais M. Varin, qui ignorait l'état de son ancien camarade, ne s'aperçut de rien. Les appréhensions de Mme Olivier furent de courte durée. Par un de ces phénomènes inexplicables, le jardinier redevint maître de céans ; il se jeta dans les bras de son ami, lui reprocha d'être resté si longtemps sans donner signe de vie, et lui déclara que le seul moyen d'obtenir son pardon était de faire un petit séjour aux Ormes. Cette invitation ne pouvait être acceptée. M. Varin avait promis d'être le lendemain à Paris pour terminer une affaire dont la conclusion avait déjà été trop longtemps ajournée. Mais on allait dîner ensemble, on visiterait la ferme dont l'aspect coquet charmait les yeux du passant.

La mère et la fille se regardaient avec une anxiété qui échappa à M. Varin. Cette présence d'esprit revenue au vieillard leur causait plus d'effroi que de satisfaction. Elles s'attendaient à chaque instant à entendre des paroles incohérentes. Quelle serait alors la surprise de M. Varin, et quelle confusion n'en ressentiraient-elles pas !

M. Olivier ne pouvait pas faire un mouvement sans que sa femme et sa fille ne le suivissent du regard. Chaque fois qu'il devait répondre à une question, Mme Olivier rougissait.

On se mit à table : c'était surtout en cette circonstance que l'esprit du vieillard s'affaiblissait ; il n'en fut rien. Il y avait des années que le père de famille n'avait fait si bonne contenance. Par bonheur, M. Varin n'était pas laconique, et ses amis avaient plus souvent l'occasion d'écouter que de parler.

Le dîner s'étant terminé aussi heureusement, Mme Olivier rappela timidement à son mari qu'il avait coutume de se retirer de bonne heure, et que l'aimable visite de son ami ne devait rien changer à une habitude dont il se trouvait si bien.

« Tu vois, Varin, j'ai abdiqué l'autorité, j'obéis comme un enfant à ces anges qui sont ma femme et ma fille.

-- Tu fais bien, mon cher, car il me semble que tu ne t'en trouves pas mal. Quelle joie pour moi de te retrouver dans ton pays ! Comme ce brave Antoine tient bien sa place dans cette Étude que tu as si honorablement occupée. Quant à moi, je suis destiné à mourir en Belgique où me retient l'amour paternel ; j'avale du brouillard pendant six mois de l'année, et toi, tu respires l'air pur de la Touraine.

Cette conversation prolongeait le supplice de Mme Olivier et de sa fille. Le visiteur était du nombre de ceux qui tiennent longtemps le bouton de la porte avant d'en franchir le seuil. Enfin, Mlle Delmas, qui partageait l'anxiété de ses amies, alla, sans en être priée, dire au cocher d'avancer. Le bruit du cabriolet roulant sur le sable fut une invitation à partir. Personne ne retint le voyageur ; Pauline lui recommanda la prudence et insista sur la nécessité d'aller lentement au sortir du village.

« Soyez sans inquiétude, mademoiselle Pauline », et en disant ces mots, il s'éloigna.

Sans perdre un instant, Pauline conduisit son père dans sa chambre, et ne le quitta pas une minute plus tôt que de coutume, quoiqu'elle fût impatiente d'aller rejoindre sa mère.

En voyant entrer sa fille, Mme Olivier lui tendit les bras et fondit en larmes.

« Ah ! mère chérie, je n'essuierai pas ces larmes-là ! ce sont des larmes de reconnaissance envers Dieu.

-- Pauline, que penses-tu de ce changement ?

-- Je m'en réjouis, voilà tout. L'avenir nous dira le reste.

-- Mais si ce n'était qu'un éclair de lucidité ?

-- Il faudrait encore nous en réjouir. M. Varin ignorait l'état de mon père, et il l'ignorera toujours, puisqu'il ne connaît que nous dans le pays. Je compte bien dormir cette nuit, sans m'inquiéter de demain. »

Demain n'apporta pas les consolations de la veille. M. Olivier ne se souvint pas d'avoir reçu la visite de son ami. Il fut aussi matinal que de coutume, se rendit avec empressement au jardin et reprit la bêche comme le jour précédent.

Le souvenir si consolant de la veille aida à supporter la triste réalité. On se dit, sans toutefois y attacher une grande confiance, que cet époux, ce père chéri, retrouverait peut-être sa présence d'esprit aux derniers moments.

Quelques années plus tard, en effet, M. Olivier achevait sa carrière avec la foi lucide du chrétien : il bénissait ses enfants, et leur demandait pardon d'avoir assombri leur jeunesse par son imprudence.

Antoine et Marguerite obtinrent qu'on se réunirait à Amboise pendant l'hiver, car la présence de Mlle Delmas était précieuse pour Jean et sa sœur. Les bons enfants répondaient parfaitement aux soins de l'amie qui leur était dévouée.

Mme Olivier ne marchait plus sans s'appuyer sur le bras de Pauline : « Ma chère enfant, lui dit-elle un jour, ton père et moi, nous nous sommes souvent désolés de n'avoir pas pu t'établir convenablement ; mais je comprends aujourd'hui que la Providence avait marqué ta place auprès de nous. De quel secours n'as-tu pas été pour notre cher malade ! Et aujourd'hui, ta présence ne m'est pas moins précieuse ! Ma fille bien-aimée, sans toi, notre maison n'eût pas été la maison du bonheur . »

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