: édition ELTeC Gouraud, Julie (-) 36654

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I -- La Suisse et les guides.

L'écolier qui apprend la géographie ne se doute pas de la beauté des pays qu'il désigne du bout du doigt sur la carte. Il n'ignore pas toutefois que la Suisse est un pays très pittoresque et visité chaque année par de nombreux voyageurs ; et il s'est peut-être dit : « Quand je serai grand, j'irai en Suisse ; je verrai des montagnes, des prairies et des chalets, des lacs, des glaciers et des précipices. »

Ces excursions, si à la mode de nos jours, ne peuvent s'accomplir sans l'assistance d'un guide, d'un homme qui connaît parfaitement le pays, qui sait où le voyageur peut aller et où il ne doit pas se hasarder.

Le guide habitué aux dangers de tout genre, ayant acquis l'expérience nécessaire aux autres, en s'exposant lui-même, passe une partie de son existence en courses toujours fatigantes et dangereuses. N'importe, il aime cette vie errante et difficile. Il revient au village fier de ses exploits ; se repose et part encore.

Autrefois les voyageurs n'étaient pas aussi nombreux qu'ils le sont aujourd'hui, et les guides étaient plus rares. Parmi ces hommes énergiques et courageux, Franz Müller se faisait remarquer entre tous. Fort, intelligent, il avait pris le métier de son père qui avait échappé à la catastrophe du village de Goldau. Que de fois le vieux Müller avait raconté cet événement à son fils, et Franz l'avait aussi raconté à tous ceux qui avaient voulu l'entendre ! Un soir, il y a de cela soixante ans, vers cinq heures, les habitants de Goldau entendirent un craquement terrible ; tous se précipitèrent dehors pour se rendre compte de ce bruit sinistre, et ils virent le Rufiberg, montagne qui s'élève en face de la vallée, se mouvoir comme un géant qui voudrait essayer ses forces ; les sapins que portait sa tête tremblaient. On sonne le tocsin dont la voix est dominée par les cris d'une population saisie d'horreur et d'effroi. Hommes et femmes se précipitent dans l'église. On n'entend que pleurs et gémissements ; les femmes cherchent une vaine protection près de leurs maris, elles pressent leurs enfants sur leur sein. Hélas ! une masse de rocs longue de plus d'une lieue se détache de la montagne, entraîne, brise avec elle les arbres qu'elle rencontre sur son passage, et tombe en écrasant le village et ses habitants. Le guide Müller qui avait échappé, par son absence, à une mort certaine, se retira à Schwytz.

La catastrophe de Goldau fut pendant longtemps un nouvel aliment pour la curiosité des voyageurs : de toutes parts les étrangers accouraient pour voir le chaos. Franz Müller menait donc une vie plus active que jamais, et aussi il devenait chaque jour plus hardi, plus téméraire.

Il était marié depuis trois ans à une jeune fille de Schwytz, lorsqu'il partit avec deux Écossais intrépides qui l'emmenèrent dans l'Oberland bernois et jusqu'au Schreckhorn. Franz riait des terreurs de sa femme, la gentille Lhena ; cette fois-ci, cependant, il quitta son chalet avec un peu d'émotion, il avait un fils âgé de deux ans, et les caresses du petit Franz lui chiffonnaient le cœur, comme il disait. Parti au mois de juillet, Müller n'était pas revenu à la fin de septembre...

Les deux voyageurs avaient voulu tenter l'ascension si difficile du Schreckhorn ; ils parvinrent jusqu'au sommet ; mais il est toujours plus dangereux de descendre des glaciers que d'y monter. Aussi malgré toutes les précautions prises par Müller, ils furent entraînés tous les trois avec le rocher qui leur servait de point d'appui et tombèrent dans un précipice de mille pieds de profondeur.

Les habitants de la vallée, qui avaient suivi d'un œil curieux cette excursion aventureuse, virent ce spectacle avec effroi, et bientôt la nouvelle s'en répandit jusqu'à Schwytz.

La jeune et infortunée veuve n'eut alors d'autre ressource que de cultiver son petit champ et de garder ses chèvres en compagnie de l'enfant devenu l'unique objet de son amour.

Les conseils et la protection de ses voisins ne lui manquaient pas : « Pauvre Lhena ! prenez patience. Quand votre fils sera grand, il travaillera pour vous. Il sera bon garçon, ça se voit déjà ; mais racontez-lui souvent la mort de son père, afin de lui ôter l'idée de devenir guide, lui aussi ! »

« Oh ! certes, pensait la mère, jamais, non jamais je ne le laisserai partir ! Dès qu'il pourra apprendre, je quitterai le chalet ; nous descendrons à Schwytz, et là je trouverai encore de bons cœurs qui auront pitié de nous ; je travaillerai de mes mains, et quand mon Franz aura fini son école, je ne serai pas embarrassée de le placer. »

Ce petit Franz était un charmant bambin. Déjà il avait dans sa petite allure de quatre ans une certaine hardiesse qui rappelait son père. Lhena le regardait avec une joie mêlée de tristesse. Il était tendre pour sa mère, et s'il s'échappait pour aller cueillir une fleur dans la fissure du roc, il revenait dès qu'elle l'appelait.

Les années passaient doucement : la pauvreté ne se faisait pas sentir, parce que la mère et l'enfant vivaient de peu.

Un jour Lhena descendit la montagne tenant Franz par la main ; elle le conduisait au maître d'école, car il avait déjà six ans. Cette démarche marquait une phase nouvelle dans la vie de la veuve : Franz ne serait plus tout le jour sous son regard, dans sa dépendance. Elle ne put cependant se défendre d'une joie secrète en voyant son fils au milieu de ses camarades ; nul n'avait si bon air : sa chevelure noire et flottante, ses yeux bruns et vifs, ses joues fraîches et surtout sa bonne humeur lui valurent la bienvenue des enfants et du maître d'école.

Cette vie nouvelle fut du goût de Franz ; sa vivacité, ses habitudes d'indépendance ne mirent point obstacle à ses progrès ; mais avec quel bonheur il rentrait au logis et racontait à sa mère les événements de la journée !

Un an plus tard, Franz savait très bien lire et presque écrire ; malheureusement il ne semblait guère disposé à s'instruire davantage, au grand regret du maître qui lui reconnaissait des moyens peu ordinaires.

Franz ne rêvait que courses dans la montagne, les grands garçons l'associaient à leurs excursions. Il disparaissait quelquefois pendant des heures entières, et quand sa mère lui disait : « Franz, je tremble toujours quand tu n'es pas là », il l'embrassait et s'excusait d'une façon peu propre à la rassurer : « Oh ! mère, c'est si beau ! Je suis monté sur le Hacken, j'ai vu le lac. » Lhena soupirait.

Schwytz est une petite ville qui semble avoir été placée au pied des montagnes, non loin du lac de Lowertz, pour engager les voyageurs à se reposer des excursions périlleuses : les rues propres, les maisons blanches et régulières, tout, jusqu'à la bonne physionomie de ses habitants, est une invitation à y séjourner. Il est rare, toutefois, que les voyageurs s'y arrêtent ; on dirait que la simplicité d'une pareille capitale ne peut entrer dans leur itinéraire. Cependant les habitants de Schwytz avaient depuis deux mois des hôtes auxquels ils accordaient cet intérêt sympathique qu'excite la souffrance dans toute âme généreuse : deux femmes vivaient complètement isolées dans une jolie maison placée à l'extrémité de la grande rue. Aucune communication n'existait entre les étrangères et les gens du pays. La présence de plusieurs domestiques donnait bonne opinion de leur fortune ; elles passaient une partie de la journée dans la montagne ; allaient à l'église ; parfois aussi, on les voyait assises dehors occupées à des ouvrages de nature différente. L'une d'elles faisait quelques points à une tapisserie élégante, tandis que l'autre cousait avec ardeur, semblant oublier le ravissant paysage qu'elle avait sous les yeux.

Le mystère qui protégeait à Schwytz les deux étrangères ne peut exister pour nous : ces dames étaient sœurs. Mme Saint-Victor était veuve et sans enfants ; l'ennui remplissait sa vie et la rendait incapable d'apprécier les ressources infinies d'une grande fortune. Elle avait perdu un fils au berceau, elle l'avait vu lui sourire, et jamais cette douce image n'avait pu s'effacer de sa mémoire. Vainement, sa sœur, Mlle Louise de Candes, avait-elle espéré essuyer ses larmes, et l'associer à sa vie laborieuse et charitable ; son éloquence et son exemple avaient échoué ; aussi les deux sœurs ne vivaient point habituellement ensemble, et si nous les trouvons réunies à Schwytz, c'est qu'une maladie grave a rendu nécessaire un voyage en Suisse pour rétablir la santé de Mme Saint-Victor.

Les serviteurs obéissaient aveuglément aux fantaisies de leur maîtresse, ils outrepassaient même ses ordres en éloignant impitoyablement tous les enfants qu'elle aurait pu apercevoir. Mme Saint-Victor semblait ne pas remarquer cet excès de zèle ; indifférente à tout, elle ne vivait qu'avec ses tristes pensées.

Le ciel le plus pur a ses nuages : un soir du mois d'août, la pluie tombait à torrent, le tonnerre grondait : on frappe à la porte de Mme Saint-Victor.

« Qui est là ?

-- Un petit garçon tout mouillé : par charité, laissez-moi entrer ; l'orage ne durera pas longtemps : on voit le Hacken.

-- Un enfant ! dit Catherine, la femme de chambre : il faut bien lui ouvrir, madame le ferait elle-même.

LUCIEN.

Y pensez-vous ? Introduire un enfant dans la maison ! Madame a encore pleuré aujourd'hui.

CATHERINE.

Dites tout ce que vous voudrez, on a un cœur, c'est pour s'en servir. Pauvre petit ! Il pleure. »

Et Catherine, prenant une lumière, alla ouvrir la porte. Elle vit un enfant mouillé jusqu'aux os, qui portait un petit agneau dans le pan de sa veste. Sa longue chevelure était trempée et couvrait presque entièrement son visage ; mais il semblait peu s'inquiéter de lui-même :

« Merci, ma bonne demoiselle, si je pleure, ce n'est pas parce que j'ai peur ; je suis brave, moi ! mais un berger m'a donné un agneau, et j'aurais bien du chagrin si le pauvre petit mourait.

CATHERINE.

Qui es-tu ? Où demeures-tu ?

FRANZ.

Comment ! vous ne me connaissez pas, depuis le temps que vous demeurez à Schwytz ? Je suis Franz, l'enfant du guide, comme tout le monde m'appelle. Je demeure à l'autre bout de la ville avec ma mère. »

Catherine était tout oreilles lorsqu'une porte de l'étage supérieur s'ouvrit ; elle fit signe à l'enfant de garder le silence. La porte se referma.

CATHERINE, À VOIX BASSE.

Voyons, entre : il est impossible que tu continues ton chemin.

FRANZ.

Ce n'est rien la pluie ; donnez-moi un panier pour mettre mon agneau, voilà tout ce que je vous demande, ma bonne demoiselle.

CATHERINE.

Je veux que tu te sèches un peu avant de te remettre en route. On dirait que tu es tombé dans le lac.

FRANZ.

Voyez-vous cette lumière là-bas ?

CATHERINE.

Eh bien ?

FRANZ.

Eh bien, c'est la lanterne de ma mère. Pauvre mère ! elle vient me chercher, car elle sait bien que le mauvais temps n'empêche jamais son petit garçon de rentrer. Merci, oh merci ! que vous avez l'air bon ! Quand mes hardes seront sèches, je vous rapporterai le panier.

CATHERINE.

Ne reviens pas... ma maîtresse...

FRANZ.

Est-ce qu'elle n'aime pas les enfants ?

CATHERINE.

Oh ! c'est qu'elle a perdu un petit garçon, et depuis ce temps elle est toujours malade. Je craindrais que ta présence ne lui fît de la peine.

FRANZ.

Pauvre dame ! c'est différent : alors je viendrai me promener près de la maison. Je chanterai le ranz, et vous saurez que cela veut dire : Franz et son agneau se portent bien. »

La lumière devenait de plus en plus distincte. L'enfant se hâta. C'était bien sa mère.

Catherine prit courageusement la responsabilité de ce qu'elle avait osé faire, et s'endormit le cœur content.

II -- Une étrangère.

Le lendemain Catherine coiffait sa maîtresse, lorsque celle-ci lui dit : « Quel est cet enfant avec lequel vous causiez hier soir ?

CATHERINE.

Que madame me pardonne ! Je n'ai pas pu résister aux pleurs du pauvre petit : la pluie, le tonnerre et les éclairs...

MADAME SAINT-VICTOR.

Croyez-vous donc nécessaire, Catherine, de vous excuser d'avoir fait une bonne action ?

CATHERINE.

Je connais le cœur de madame... et si je parle ainsi...

MADAME SAINT-VICTOR.

J'ai tout entendu ; la voix de cet enfant a résonné à mes oreilles comme une délicieuse harmonie. Je veux le voir, Catherine, vous irez le chercher aujourd'hui. »

Ébahie et triomphante, Catherine s'empressa de communiquer à Mlle de Candes l'ordre qu'elle venait de recevoir ; la surprise de celle-ci fut extrême : « C'est bon signe, dit-elle, ce joli pays de Schwytz nous rendra peut-être le bonheur. »

Les nuages avaient disparu, et les vêtements de Franz séchaient au soleil ; l'enfant racontait encore une fois à sa mère comment la bonne demoiselle lui avait ouvert, lorsque Catherine parut.

FRANZ.

Ah ! mademoiselle ! vous venez savoir de nos nouvelles ? Nous nous portons très bien, moi et mon agneau. C'était ma mère, comme je vous le disais, qui s'inquiétait et venait me chercher. »

Lhena offrit un siège à Catherine, et la conversation commença.

LHENA.

Franz est ma joie et ma consolation, voyez-vous !

-- Je le crois, répondit Catherine avec conviction, en considérant l'heureuse physionomie de Franz.

CATHERINE.

Franz, ma maîtresse nous a entendus causer.

FRANZ.

Elle est fâchée ?

CATHERINE.

Pas du tout : elle veut que vous veniez la voir aujourd'hui.

FRANZ.

Avec mon agneau ?

CATHERINE.

Elle n'a pas parlé de l'agneau ; mais vous pouvez l'amener. »

La femme de chambre, nous le savons déjà, était une bonne fille ; en constatant la pauvreté de la demeure de Lhena, elle pensait avec plaisir que sa maîtresse allait suppléer à ce qui manquait à la veuve et à son enfant. Je suis donc portée à croire que c'est plutôt par bonté d'âme que par curiosité qu'elle fit causer Lhena. C'était facile : Lhena commença par le commencement. Son érudition sur la catastrophe de Goldau fit un grand effet à Catherine : « Voyez un peu, dit-elle, aujourd'hui on ne se doute de rien ! »

Pendant le récit de Lhena, Catherine faisait l'inventaire du chalet. Cette maison, tout en bois, était pour elle une nouveauté singulière, car elle n'avait jamais visité les gens du pays ; ces petites fenêtres également faites en prévision du froid excessif et de la grande chaleur, le plancher net, tous les coins et recoins utilisés ; du bois, toujours du bois, rien que du bois. Ah ! pensait Catherine, si Lucien n'avait pas des idées de Paris, on pourrait vivre heureux ici tout de suite et avoir un gentil ménage !

Une heure plus tard, Catherine et Lhena étaient amies. Il fut convenu que Franz et son agneau seraient présentés à Mme Saint-Victor.

Le lendemain, à l'heure dite, Franz partit portant son agneau dans ses bras ; son pantalon, devenu trop court, permettait de voir ses jambes droites et fermes ; sa veste laissait également sa taille dégagée. Franz marchait avec précaution ne s'inquiétant guère de sentir sa chevelure ramenée par la brise sur ses yeux. Catherine l'attendait :

« Ne t'étonne pas si madame pleure ; tu es le premier enfant qu'elle consent à voir depuis qu'elle a perdu son petit garçon.

FRANZ.

Soyez tranquille. »

Catherine et Franz entrèrent : en apercevant l'enfant, Mme Saint-Victor rougit, et fut suffoquée par les larmes. Franz mit l'agneau à terre, et s'avança vers elle : « Ne pleurez pas », dit-il, en se haussant sur la pointe des pieds pour l'embrasser.

Catherine fit un mouvement pour le retenir, mais, à sa grande surprise, Mme Saint-Victor se pencha vers Franz et reçut de lui deux petits baisers tout timides.

Cette scène inattendue dilata le cœur de la malade : elle caressa l'agneau.

Mlle de Candes, informée de ce qui se passait, survint ; elle fit causer l'enfant et fut charmée de sa naïveté.

CATHERINE, BAS À L'OREILLE DE SA MAÎTRESSE :

Madame, il aurait grand besoin d'un pantalon neuf.

MADAME SAINT-VICTOR.

J'y songeais, soyez tranquille. »

Franz se retira comblé de caresses. Catherine, fière du succès de son entreprise, présenta l'enfant du guide aux autres domestiques, et en dépit de la jalousie qu'inspire tout serviteur intime, ils avouèrent que Catherine avait bien fait d'ouvrir la porte à Franz ; on le fit asseoir à table, il déjeuna bien, et Catherine, devinant la pensée de son petit ami, lui donna de bons morceaux à emporter pour sa mère.

Laissons Lhena et son fils causer en gardant leurs chèvres, et retournons chez Mme Saint-Victor, prendre part à la conversation des deux sœurs.

MADAME SAINT-VICTOR.

Louise, j'ai voulu voir cet enfant, et sa présence m'a consolée : qui l'aurait pensé ?

MADEMOISELLE DE CANDES.

Chère sœur, je n'en suis pas surprise : la douleur, comme la joie, n'est pas toujours au même degré dans notre cœur : ce qui était un mal dans un temps, devient un remède dans l'autre. J'espère que ce premier essai t'encouragera à reprendre la vie commune, à sortir de ton isolement : hélas ! ma bonne sœur, que serait la société, si les heureux et les malheureux formaient deux camps séparés ? Le mélange nous est utile. C'est convenu, nous irons voir Lhena et son fils, nous leur viendrons en aide.

MADAME SAINT-VICTOR.

Chère Louise, ce n'est pas assez : après les réflexions de la nuit, je suis résolue à adopter Franz. Tu t'étonnes ! Penses-tu que la mère refuse la fortune de son fils ?

MADEMOISELLE DE CANDES.

Comment oser dire à une mère : vous êtes pauvre, donnez-moi votre enfant ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Elle comprendra que c'est pour le bonheur de cet enfant.

MADEMOISELLE DE CANDES.

Elle ne comprendra pas,... et puis, qui sait ? Peut-être te prépares-tu de nouveaux chagrins. Nous ne connaissons pas le caractère de Franz ; pourra-t-il s'habituer à une vie nouvelle ?

MADAME SAINT-VICTOR.

La fortune change tout, ma sœur, l'enfant s'habituera aisément à ne manquer de rien, à voir ses moindres désirs satisfaits.

MADEMOISELLE DE CANDES.

Tu en feras alors un sot ou un égoïste.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu entraves tous mes projets ; ne te mêle pas de cette affaire : je veux adopter Franz. » Le silence suivit cette discussion. Mme Saint-Victor était très agitée. Elle quitta sa sœur, et donna l'ordre à Catherine d'aller chercher l'enfant. Catherine obéit : Franz était en course avec ses camarades ; il ne devait rentrer qu'au soleil couchant. Il fallut donc attendre jusqu'au lendemain.

En voyant entrer le petit garçon, Mme Saint-Victor sourit ; elle lui demanda des nouvelles de sa mère, et lui fit raconter sa promenade.

Franz n'était pas timide, il parlait volontiers, et la naïveté de son esprit donnait un charme particulier à sa conversation enfantine.

Mme Saint-Victor atteindra son but à tout prix ; elle sent que cette nouvelle maternité sera une douce illusion pour son cœur.

Cette femme devenue si indifférente, qui vit dans la mollesse depuis des années, se trouve tout à coup une énergie, une résolution à laquelle rien ne doit résister. Qui oserait faire obstacle à sa volonté et refuser de lui donner le bonheur qu'elle cherche en vain depuis si longtemps ? Quant aux réflexions de sa sœur, elle ne s'y arrête même pas.

Mme Saint-Victor comprit qu'il était nécessaire de gagner le cœur de Lhena avant de lui demander un sacrifice ; elle voulait aussi gagner l'affection des habitants de Schwytz. On la vit donc circuler dans les rues, causant avec celui-ci, avec celle-là, et souriant à tous ; les braves gens disaient en la voyant passer : « Voyez un peu comme l'air de notre pays est bon pour les malades ! »

La visite de l'étrangère à Lhena fut un véritable événement : chacun pressentait qu'il devait en résulter un avantage pour la jeune veuve.

Mme Saint-Victor parla de Franz avec un tendre intérêt ; elle voulut savoir tous les détails de la vie de Lhena, et en partant elle dit : « Permettez-moi de faire habiller à neuf mon petit ami ; je ne veux pas qu'il soit forcé de rester au logis pendant que ses vêtements sèchent. »

Il n'y a point de mère qui refuse un bienfait pour son enfant : Lhena accepta donc simplement une offre faite de si bon cœur.

Mme Saint-Victor ne tarda pas à demander Franz pour l'accompagner dans ses promenades, et Franz, enchanté de l'importance qu'il prenait dans une compagnie aussi aimable, ne se faisait pas attendre. Toujours respectueux, il babillait cependant, et s'enhardissait par l'attention que les dames donnaient à ses récits naïfs et curieux.

Mlle de Candes commençait à se laisser persuader : si cet enfant allait vraiment être une source de bonheur pour sa sœur après tant d'années de tristesse ! Le changement qui s'est déjà opéré en elle permet-il de douter d'un plus heureux avenir ? L'excellente Louise regardait sa sœur avec attendrissement.

On était au mois de septembre, le ciel avait des nuages : le Hacken cachait parfois sa tête, et le brouillard s'élevait sur le lac : il fallait songer à partir.

La première démarche de Mme Saint-Victor près de Lhena lui avait paru très simple ; mais il s'agissait maintenant de prendre une détermination, de s'expliquer, d'arracher un enfant à la tendresse de sa mère. N'importe, Mme Saint-Victor veut triompher des difficultés ; elle ne s'en rapporte qu'à elle-même pour le succès d'une pareille entreprise : elle se rend chez Lhena pendant que Franz est à l'école.

MADAME SAINT-VICTOR.

Lhena, vous êtes une heureuse mère ; Franz est charmant. Il grandit ; qu'en ferez-vous ?

LHENA.

Hélas ! madame, c'est ce que je me demande chaque jour ; j'y songeais encore lorsque vous êtes entrée. Je le vois bien, il est tout son père, et je ne pourrai peut-être pas l'empêcher d'être guide, et cela me fait horreur !

MADAME SAINT-VICTOR.

Tous les guides ne tombent pas nécessairement au fond d'un précipice.

LHENA TRESSAILLE ET CONTINUE.

Je le sais bien, on me le dit ; mais faites donc entendre raison à un cœur de mère !... Vous êtes mieux, madame, l'air de notre beau pays vous a rendu la santé, vous n'êtes plus la même.

MADAME SAINT-VICTOR.

Et pourtant, Lhena, je suis toujours malheureuse. Votre petit Franz a seul le pouvoir de m'égayer. J'aime tendrement votre fils, Lhena.

LHENA.

Oh ! il vous aime aussi, madame, le pauvre enfant saute de joie du plus loin qu'il vous aperçoit.

MADAME SAINT-VICTOR.

Et vous, Lhena, m'aimez-vous ?

LHENA.

Madame, en doutez-vous ? Les amis de nos enfants ne sont-ils pas les nôtres ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Lhena...

LHENA.

Madame...

MADAME SAINT-VICTOR.

Je tremble aussi moi que cet enfant ne soit guide un jour. J'ai observé dans nos promenades sa hardiesse, son courage, sa témérité enfin. Ma pauvre Lhena, il y a des destinées de famille qui sont héréditaires comme les maladies.

LHENA.

Bonté du ciel, que dites-vous là ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Je veux sauver Franz d'un pareil danger. Je l'adopte... si vous voulez, il sera mon fils.

LHENA.

Mais vous ne serez jamais sa mère ! Franz ! mon bien aimé, tu es mon enfant ! C'est affreux, madame, ce que vous dites là !

MADAME SAINT-VICTOR.

Mais Lhena, vous ne cesserez point d'être sa mère !... Calmez-vous, ma bonne Lhena, je veux votre bonheur et celui de votre enfant. Mes craintes ne sont-elles pas les vôtres ?...

LHENA.

Hélas ! oui.

MADAME SAINT-VICTOR.

Ne pressons rien, ma chère, je vous laisse à vos réflexions. Franz sera mon héritier, si vous le voulez, il couchera sous mon toit, s'assoira à ma table, il voyagera sans courir de danger... il viendra vous voir, ou...

LHENA.

N'achevez pas, madame. »

Mme Saint-Victor se retira en se disant : « La bataille n'est pas perdue. »

III -- Un petit voyage qui durera longtemps.

Restée seule, Lhena ferma sa porte ; elle ne voulait pas de témoins de sa douleur, quoiqu'elle ne doutât pas que toutes les mères ne prissent son parti. Donner son fils ! Comment cette pensée peut-elle naître dans l'esprit d'une femme ?

Lhena se promenait de long en large, considérait sa demeure : sans doute, beaucoup de choses manquaient à l'aisance du ménage, mais n'avait-elle pas des bras ? Encore quelques années de patience, et ce fils bien-aimé travaillerait ; il avait de bonnes protections. Évidemment ses craintes sur l'avenir sont exagérées : c'est un manque de confiance dans la Providence. « Je garderai mon fils, pensait Lhena, je m'entendrai appeler du doux nom de mère. »

Ranimée par la résolution qu'elle venait de prendre, Lhena sortit pour mieux respirer. À peine avait-elle fait cent pas, qu'elle aperçut Franz soutenu par deux de ses camarades.

LHENA.

Qu'est-il arrivé ?

FRANZ.

Pas grand-chose, mère.

LES CAMARADES.

Il a voulu mettre à la raison ce petit chevreau blanc qui s'échappe toujours, vous savez ! Alors il a grimpé trop vite sur le roc, son pied a glissé, et, sans nous, Franz roulait jusqu'au bas. »

Lhena tressaillit. Cet accident n'était-il pas une lumière, un avertissement du ciel ?...

Rien ne pèse tant qu'un secret . Il paraît que c'est vrai à Schwytz comme ailleurs. Après une nuit d'insomnie, Lhena alla chez une voisine qui l'avait vue naître et dont l'intérêt et les conseils lui étaient venus en aide plus d'une fois.

DOROTHÉE.

Quitter sa mère et son pays ! Devenir un monsieur ! ça n'est pas une idée de chez nous, Lhena, et ça ne me plaît guère. D'un autre côté, on voit des histoires si étonnantes dans ce bas monde ! Et puis, ne devient pas riche qui veut ! Et on a beau dire, c'est fièrement commode d'avoir des écus dans son armoire et dans sa poche, de bâtir un chalet, d'acheter du pré et d'augmenter son troupeau. Dame ! ma chère fille, il y a du pour et du contre comme dans toutes les batailles de la vie... tu seras bien triste sans ce garçon-là. Mais moi, suis-je plus heureuse ? Que me reste-t-il après un bonheur que tout le monde enviait ? Deux tombes ! Vois-tu, ma pauvre Lhena, on n'y voit goutte aux événements de la vie, et je n'ose te dire ni oui ni non. Faut examiner de près l'affaire ; et puis, en fin de compte, nos enfants sont toujours nos enfants ! »

Lhena quitta sa voisine sans éprouver le moindre soulagement : son anxiété était la même. Elle trouva Franz déjà impatient de courir les chemins et d'aller voir les dames.

LHENA.

Franz, voudrais-tu voyager avec elles ?

FRANZ.

Oh ! mère, que je serais content !

LHENA.

Tu n'aurais pas de chagrin de me quitter ?

FRANZ.

Mais, je reviendrais, bien sûr, et j'apporterais des petites pièces jaunes. Mme Saint-Victor en a beaucoup ; si elle m'en donnait, mère, tu pourrais acheter les deux chevreaux de Hanz et la vache du vieux Heinrich. Nous serions riches, et tu ne te fatiguerais pas comme l'an passé.

LHENA.

Ne t'avise pas d'accepter, toujours, sans que j'aie dit : oui.

FRANZ.

Moi, partir sans ton consentement ? Y penses-tu, mère ? C'est vrai que j'aime à courir dans la montagne et que je voudrais être grand pour monter sur le Rigi et traverser la mer de glace : mais avant tout, je veux te rendre heureuse, et voir de belles couleurs sur tes joues. »

Lhena embrassait son fils en pleurant.

FRANZ.

Ne pleure pas, mère, je serai guéri demain. »

Effectivement, la blessure que s'était faite le petit garçon n'avait nulle gravité. Quelques jours plus tard, Lhena consentait à ce qu'il portât à Mme Saint-Victor un bouquet de serpolet dont le parfum plaisait à l'étrangère.

MADAME SAINT-VICTOR.

Franz, veux-tu venir à Lucerne avec nous ?

FRANZ.

Oh ! madame, je serais bien content ; mais il faut que ma mère y consente.

MADAME SAINT-VICTOR.

Sans doute, mon petit ami : va lui demander la permission, et, si elle dit oui, nous partirons demain. »

Franz alla en toute hâte raconter ce que Mme Saint-Victor venait de lui dire.

« Pars », dit Lhena d'une voix forte qui surprit l'enfant.

Il la regarda et, la voyant douce et calme, il lui témoigna gentiment la joie que cette permission lui causait.

Le soir même de ce jour, Mme Saint-Victor vint chez Lhena, elle y resta deux heures. Rien de la conversation des deux femmes ne transpira au dehors.

Le lendemain, dès la pointe du jour, Franz, habillé de neuf, embrassait sa mère, et sautait légèrement sur le siège de la voiture.

On partit : il se tint longtemps debout, envoyant des baisers à sa mère, et faisant des signes d'adieu avec son chapeau jusqu'au moment où, arrivé au détour de la route, il ne vit plus ni sa mère ni le chalet.

IV -- Ce que le lecteur sait peut-être déjà.

Celui de mes lecteurs qui accuserait Franz d'éprouver trop de joie en quittant sa mère aurait déjà oublié avec quel empressement il courait vers un plaisir nouveau, lorsqu'il avait l'âge de Franz. À huit ans, un petit garçon sourit à tous ceux qui lui témoignent de l'affection et lui offrent une distraction nouvelle. Loin d'en vouloir à Mme Saint-Victor et à sa sœur, Franz se retournait souvent et montrait sa mine joyeuse aux deux dames enchantées de le voir content.

Le trajet de Schwytz à Brunen s'accomplit rapidement et par un temps magnifique.

Catherine avait ordre de s'occuper particulièrement de Franz. Elle le tenait par la main, ce qui semblait fort étrange au fils de Lhena. Sans le souvenir des bontés que la femme de chambre avait eues pour lui, Franz eût certainement secoué cette douce chaîne ; mais, lorsqu'il fut sur le bord du lac, son admiration lui fit oublier qu'il était captif.

Mme Saint-Victor, enchantée des premiers succès de son entreprise, fit monter Franz dans une barque avec elle, pour se promener, en attendant que le dîner fut prêt..

L'enfant naturellement curieux, aimant le grand air et les larges horizons, ne se possédait pas de joie : il signalait à l'attention de Mme Saint-Victor tous les détails du splendide paysage qui passait sous leurs yeux. Les canards, plongeant dans le lac, reçurent ses félicitations : « Que vous êtes heureux ! Bonjour, bonjour, mes amis ; vous ressemblez à ceux du Lowertz, voilà pourquoi j'ai du plaisir à vous voir : bon voyage ! »

Cependant, Mme Saint-Victor sentait la nécessité de dissimuler ses intentions ; et, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup d'éloigner Franz, elle le laissait manger avec les domestiques. Confiant et naïf, l'enfant ne voyait pas les signes qu'ils se faisaient entre eux. Le protégé excitait déjà leur jalousie ; ils le supportaient, parce qu'ils avaient l'espoir que cette nouvelle fantaisie de la malade ne durerait pas plus que tant d'autres.

Franz n'oubliait pas sa mère : déjà il songeait au plaisir que lui causeraient les beaux récits de son voyage. Il ne doutait pas que dès le lendemain un conducteur de voiture ne fût chargé de le ramener à Schwytz. Sa surprise fut donc extrême, lorsque Mme Saint-Victor lui annonça qu'elle l'emmenait à Lucerne.

FRANZ.

Encore plus loin, madame ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Certainement. Est-ce que tu t'ennuies avec nous ?

FRANZ.

Oh ! non, madame, mais que dira ma mère ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Ta mère sait que je dois t'emmener à Lucerne, sois donc bien tranquille, mon cher enfant. »

Franz n'en demanda pas davantage, et sur l'invitation que lui en fit Catherine, il alla se promener avec elle sur la jolie route qui borde la gauche du lac. Les bateaux à vapeur, les barques plus timides dans leur allure, étaient pour Franz un spectacle nouveau qui l'enchantait. Mais ce fut bien autre chose, lorsqu'il se trouva lui-même sur un de ces bateaux en compagnie de nombreux voyageurs ! Avouons-le, les mille beautés du lac échappèrent au petit garçon : ce qui le frappait en ce moment, c'était de voir tant de personnes différentes. Jamais rien de semblable ne s'était offert à ses regards, même les jours de marché. Les enfants surtout captivaient son attention et, s'il n'osait pas leur parler, il les écoutait avec plaisir.

Le touriste le plus digne de son nom ne peut pourtant pas toujours admirer le paysage. À certains moments, il porte ses regards sur les passagers ; il fait une étude comparée de tous ces visages, il prête l'oreille à la conversation ; il se demande d'où viennent ceux-ci et où vont ceux-là.

Mme Saint-Victor excitait particulièrement la curiosité. Quelle était cette femme objet de tant de prévenances ? Ce petit garçon n'est assurément pas son fils, et pourtant elle le suit des yeux, une femme de chambre ne le quitte pas, s'inspirant sans cesse du regard de sa maîtresse pour régler sa conduite en ce qui concerne l'enfant. Un observateur attentif aurait pu remarquer avec quel soin Catherine évitait qu'on adressât la parole à Franz ; ce qui n'était pas facile, car le fils de Lhena était fait pour exciter l'intérêt ou tout au moins la curiosité. Mme Saint-Victor elle-même s'appliquait à fixer l'attention de Franz :

« Vois-tu le Rigi ? le mont Pilate ? Quand tu seras grand, tu feras des excursions ; tu auras un bâton ferré comme ce monsieur.

FRANZ.

Nous autres, nous montons partout dès que nous savons marcher. »

Sur un signe de sa maîtresse, Catherine conduisit l'enfant dans la salle à manger ; mais Franz ne voulut rien prendre. Il remonta bien vite et garda le silence jusqu'à Lucerne. Cette jolie ville qui se mire dans le lac réveilla son attention ; puis il se disait : « Me voici au terme de mon voyage, et je serai bien content de revoir ma mère. »

Tout fut mis en œuvre pour amuser l'enfant : promenades en voiture, présents et promesses merveilleuses ; mais la curiosité de Franz était satisfaite ; il demandait sans cesse à Catherine quel jour il retournerait à Schwytz.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu veux nous quitter déjà ?

FRANZ.

Ma mère...

MADAME SAINT-VICTOR.

Ta mère ne t'attend pas sitôt. Que t'a-t-elle dit ?

FRANZ.

Elle pleurait tant qu'elle ne pouvait pas parler ; alors je pense qu'elle sera bien contente de me revoir.

MADAME SAINT-VICTOR.

Nous partons demain pour Bâle... et il faut que tu viennes avec nous, mon petit. »

Franz devint tout à fait triste. Vainement Catherine essayait-elle de le distraire. Il ne parlait que de sa mère, de ses chèvres, de ses camarades et du Hacken.

Mme Saint-Victor avait aussi perdu sa gaieté ; elle avait de longs entretiens avec sa sœur, ou bien, seule, elle se promenait à grands pas dans son salon sans daigner jeter un regard sur le Rhin.

Le moment était venu : il fallait dire la vérité à Franz ; et la tendresse qu'il avait pour sa mère, la fierté et la vivacité naturelles de son caractère apparaissaient à Mme Saint-Victor comme autant de difficultés dont l'importance lui avait échappé jusqu'à ce jour. Malgré l'assurance que donne la fortune, Mme Saint-Victor tremblait à la pensée de dire à un pauvre enfant : « tu ne verras plus ta mère, ta présence est nécessaire à mon bonheur. »

Vainement se disait-elle qu'un joli chalet allait être offert à Lhena, que l'aisance succéderait à une gêne voisine de la misère ; cette générosité ne méritait point de reconnaissance. Mme Saint-Victor pensait juste.

Un jour, un grave personnage vint trouver la mère de Franz et lui dit :

« Quittez votre pauvre demeure, et entrez dans celle qui vous a été préparée par les soins de Mme Saint-Victor. Au printemps prochain vous aurez un joli troupeau de chèvres.

LHENA.

Moi, quitter le chalet où est né mon enfant ! Ne plus m'asseoir à la place où je l'ai bercé sur mes genoux ! C'est impossible, monsieur. Il y a des moments, voyez-vous, où je crois le voir entrer. Hier, j'ai positivement entendu le son de sa voix. Non, non, quand il sera revenu, nous verrons. »

Une lettre de Schwytz informa fidèlement Mme Saint-Victor de ce qui s'était passé : n'importe, sa résolution est inébranlable.

Un matin elle fit asseoir Catherine près d'elle, et lui demanda du ton le plus mystérieux, si elle pouvait compter absolument sur sa discrétion et son dévouement.

CATHERINE.

Il me semble que madame a pu s'assurer de tout ça depuis cinq ans que je suis près d'elle !

MADAME SAINT-VICTOR.

Ne vous offensez pas, ma chère Catherine, je vous apprécie infiniment ; mais il s'agit d'une affaire importante, et je crois que vous pouvez en assurer le succès.

CATHERINE.

Les désirs de madame ont toujours été des ordres pour moi.

MADAME SAINT-VICTOR.

Ma bonne Catherine, le petit Franz est bien gentil. Je comprends que vous lui ayez ouvert la porte. Cet enfant est pauvre, sa mère tremble qu'il ne prenne le métier de guide, et ne finisse comme son père... Je l'adopte...

CATHERINE.

Je le savais, madame.

MADAME SAINT-VICTOR.

Qui vous l'a dit ?

CATHERINE.

Personne ; c'était facile à deviner.

MADAME SAINT-VICTOR.

Vous sentez-vous la force de garder le secret pendant un certain temps, d'aimer l'enfant, et de m'en faire aimer ?

CATHERINE.

Je me sens bien capable de tout pour madame ; mais dire que je réussirai à faire oublier Lhena à Franz, je ne le crois pas ; car il ne se passe pas de jour sans que moi, vieille fille, je pense à ma pauvre mère : je ne travaille que pour elle.

MADAME SAINT-VICTOR.

Je vous demande seulement, Catherine, de me seconder, d'encourager l'enfant, de lui faire valoir les avantages de sa nouvelle condition et le bien qui en résultera pour sa mère.

CATHERINE.

Madame peut compter sur moi. »

Malgré cette assurance, Mme Saint-Victor n'était qu'à moitié satisfaite. Elle songea un instant à se séparer de sa femme de chambre ; mais pouvait-elle attendre plus d'une autre ? Cette Alsacienne était bonne et dévouée. Ses gages seraient doublés au besoin, et les cadeaux ne lui manqueraient pas.

Quant aux autres serviteurs, Mme Saint-Victor trouva un prétexte, plus ou moins plausible, pour les congédier.

Cependant le plus difficile n'était pas fait. Comment annoncer à Franz que Bâle n'était pas le terme de son voyage, et qu'il suivrait désormais Mme Saint-Victor partout ?

L'enfant était soucieux quoique toujours aimable.

Un matin, Catherine vint lui dire que madame le demandait.

Franz se rendit aussitôt à cette invitation qui n'avait rien d'extraordinaire.

Mme Saint-Victor était seule ; elle pâlit en voyant entrer le fils de Lhena, et lui dit avec émotion : « Franz, m'aimes-tu ?

FRANZ.

Oh ! oui, madame, tout le monde le sait bien.

MADAME SAINT-VICTOR.

S'il dépendait de toi de me rendre contente, de me consoler de tous mes chagrins, le ferais-tu ?

FRANZ.

Pour cela, madame, je monterais le Hacken les yeux bandés, je traverserais le Lowertz à la nage.

MADAME SAINT-VICTOR.

Ce que j'ai à te proposer, mon cher enfant, est beaucoup plus simple. Veux-tu être mon fils ?

FRANZ.

Je ne comprends pas, madame.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu resteras avec moi,... tu m'appelleras ta mère...

FRANZ.

Vous appeler ma mère ! Jamais ! jamais ! J'ai une mère, et que dirait-elle si j'appelais une autre ainsi ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Franz, viens ici, écoute-moi : tu sais que j'ai perdu un fils ; ce fils était ma joie ; je le pleure encore tous les jours. Quand j'ai entendu ta voix, mon cœur, si triste jusqu'alors, a éprouvé je ne sais quelle douce consolation. Le lendemain, je te vis, et depuis ce moment mon unique pensée est de te garder, de t'appeler mon fils, de te faire riche et heureux. Ta mère y consent.

FRANZ.

C'est impossible, ma mère n'a pas pu consentir à me voir partir pour toujours : elle m'aime trop.

MADAME SAINT-VICTOR.

Mon enfant, c'est parce qu'elle t'aime que j'ai pu obtenir son consentement. Pauvre Lhena, elle tremblait toujours à la pensée de te voir guide un jour, comme ton père dont tu n'ignores pas la triste fin.

FRANZ.

Madame, si ma mère me dit de rester avec vous, je resterai ; mais il faut que je la voie, laissez-moi partir.

MADAME SAINT-VICTOR.

Cher enfant, voici le consentement de ta mère écrit de sa main. Penses-tu que je veuille te tromper ?

FRANZ.

L'écriture ne dit rien ; il faut que je l'entende. »

Franz pleurait, sanglotait.

Vainement Mme Saint-Victor lui donna-t-elle les noms les plus tendres ; il ne lui répondait que ces mots : Ma mère ! Oh ! rendez-moi ma mère. Comment a-t-elle pu faire cela !

MADAME SAINT-VICTOR.

Mon enfant, ne juge pas la conduite de ta mère. Les parents ont des secrets qu'ils ne sont pas obligés de dire à leurs enfants. Plus tard, mon petit Franz, tu comprendras que l'amour seul a pu donner à ta mère le courage de se séparer de toi. Elle aussi a du chagrin ; mais la pensée de faire ton bonheur la console. Et puis, tu iras la voir. On bâtit pour ta bonne mère un joli chalet ; elle aura tout ce qu'il lui faut. Allons, sois gentil, ne pleure plus ; aie confiance en moi. »

Que se passa-t-il dans la petite tête de Franz ? Nous l'ignorons ; mais il changea de contenance ; il se laissa prendre mesure par le tailleur ; entra en possession du linge fin sans en témoigner de déplaisir. Il mettait dans sa poche, et en sortait un mouchoir blanc, avec une certaine aisance. Mme Saint-Victor était radieuse : « Il se formera », disait-elle à sa sœur, témoin silencieux de ce qui se passait.

Non seulement il n'était plus nécessaire de rester en Suisse, mais il fallait se hâter de retourner à Paris pour distraire Franz de ses pensées habituelles, faire son éducation, modérer son allure de montagnard, lui apprendre à parler, le mettre en contact avec d'autres enfants.

Lhena éprouva une déception en apprenant que son fils ne pleurait plus. Pour elle, l'aisance qui avait déjà succédé à la gêne l'accablait comme un remords. Maintenant Lhena regrettait d'avoir soustrait son fils à des dangers qui n'étaient peut-être qu'imaginaires.

Ne voyait-elle pas chaque jour des hommes entreprendre des ascensions et revenir au chalet ? Puis, passant à d'autres sentiments, elle se disait avec un certain orgueil : « Ah ! je comprends bien qu'une étrangère ait voulu l'adopter : il est si beau mon Franz ! Quel front ! quel regard ! Oh ! mon fils ! »

V -- Franz à Paris.

Paris est le lieu par excellence pour transformer les gens : hommes ou enfants se dépouillent en peu de temps de la physionomie qui leur est propre.

Franz était très curieux ; si toutes les distractions du voyage l'avaient remis de la scène qui s'était passée à Bâle, ce fut bien autre chose quand il fut arrivé à Paris : ces belles rues, ces maisons entassées les unes sur les autres, comme il disait, les voitures se croisant en tous sens, les promenades publiques, les passants affairés, et surtout l'élégance des hommes et des femmes, étaient pour l'enfant de la montagne un spectacle étourdissant.

Franz avait sans doute déjà quelques notions sur le luxe des appartements : il avait ouvert de grands yeux à l'hôtel suisse de Lucerne. Toutefois c'était une maison où pouvaient entrer tous ceux qui avaient de l'argent. Chez Mme Saint-Victor, c'était un luxe habituel dont Franz serait entouré constamment. Il n'en revenait pas : les grandes fenêtres du salon, ornées de lourds rideaux de soie rouge, si différentes des petites fenêtres d'un chalet, ces fauteuils symétriquement rangés, ces coussins, ces beaux flambeaux et mille riens dont Franz ne pouvait deviner l'usage !

Il essayait successivement tous les sièges, s'allongeait sur le canapé, touchait les cordons de sonnette, comptait les clous dorés des fauteuils.

Cependant, une question grave ne tarda pas à être agitée : Franz serait-il élevé à la maison ou au collège ? Mlle de Candes se déclara pour ce dernier parti. Mais Mme Saint-Victor ne fut point de cette opinion. En adoptant le fils de Lhena, elle entendait surtout, peut-être sans le savoir, faire son propre bonheur. Toutes les bonnes raisons données en faveur de l'éducation commune par Mlle de Candes furent rejetées. D'ailleurs Mme Saint-Victor voulait civiliser un peu son fils adoptif avant de le faire connaître. Elle conduisit Franz dans une chambre richement meublée, lui fit remarquer comme tout y était bien disposé pour les soins de propreté nécessaires à un garçon de son âge.

« Claude viendra t'éveiller chaque matin et préparer ta toilette.

FRANZ.

M'éveiller ! c'est plutôt moi qui éveillerai tout le monde !

MADAME SAINT-VICTOR.

Mon enfant, tu ne dois pas sortir de ta chambre avant que je te le fasse dire. »

Franz hocha la tête, et ne répondit rien. Le soir de ce même jour, Claude l'accompagna dans sa chambre. La bougie étant allumée, Franz dit bonsoir à Claude, pensant que celui-ci allait se retirer.

CLAUDE.

Monsieur, j'ai les ordres de madame : je dois vous aider à vous déshabiller et ranger vos habits.

FRANZ.

Mon ami, asseyez-vous, et regardez-moi, si ça vous fait plaisir ; mais vous ne me toucherez pas. Je n'ai pas attendu de venir à Paris pour apprendre à me déshabiller. Ce n'est pas non plus la première fois que je me mets au lit. »

Claude était un honnête et jeune Savoyard. Il comprit bien vite à qui il avait affaire, et profitant de la permission, il s'étala dans un fauteuil pendant que son jeune maître se déshabillait.

La conversation s'engagea ; bientôt elle fut très animée.

Quelqu'un frappa à la porte.

CLAUDE.

C'est madame ! »

Et il quitte la chambre.

Franz, la tête enfoncée dans un moelleux oreiller, ne put s'endormir : il avait trop chaud. Il commença par jeter l'oreiller dans la chambre. Cet expédient n'ayant pas réussi, il se leva, ouvrit doucement la fenêtre, écarta les persiennes, et salua la lune comme une vieille connaissance de Schwytz.

Il fit des rideaux des fenêtres et de ceux de son lit des espèces de cordes ; se recoucha ; considéra quelques instants la chambre éclairée par la lune, et finit par s'endormir.

Le lendemain matin, Claude apporta de l'eau chaude à son jeune maître ; il rit beaucoup de l'arrangement des rideaux ; mais les trouvant très chiffonnés : « Madame sera fâchée », dit-il.

« Voici de l'eau chaude, monsieur Franz.

FRANZ.

Pourquoi faire ?

CLAUDE.

Pour vous débarbouiller : le brouillard est froid ce matin, nous sommes en octobre.

FRANZ.

Tu peux t'en aller avec ton eau chaude ; c'est bon pour faire cuire des œufs.

CLAUDE.

J'ai l'ordre d'assister à votre toilette.

FRANZ.

Assiste ! assiste ! Mais assieds-toi ; chez nous, il n'est pas poli de laisser les gens debout. »

Franz ayant trempé le coin d'une serviette dans le pot à l'eau, Claude se leva promptement, versa de l'eau dans la cuvette et offrit à son jeune maître une grosse éponge.

FRANZ.

Une éponge ! chez nous on s'en sert pour débarbouiller les portes et les armoires !... Faisons une partie d'éponges : à toi, Claude ! »

Ce jeu dura quelques instants, au bout desquels Franz finit par suivre les conseils de son jeune valet de chambre ; et il avoua, en passant l'éponge sur son visage, que l'invention n'était pas mauvaise. Il découvrit successivement sur la toilette plusieurs objets dont son jeune serviteur lui indiqua l'usage. Claude fit même avec plaisir la démonstration de la brosse à ongles en se lavant les mains. Il trouva fort amusant de remplir la cuvette d'une mousse blanche et parfumée sous laquelle se dissimulait une eau moins pure.

Franz se présenta chez Mme Saint-Victor dans une tenue irréprochable ; il reçut des compliments.

MADAME SAINT-VICTOR.

Franz, il ne faut pas causer avec Claude comme tu l'as fait ce matin. On ne cause pas avec les domestiques. Sois toujours poli avec eux, et rien de plus.

FRANZ.

Je pensais que Claude était un honnête garçon.

MADAME SAINT-VICTOR.

Assurément, puisque je l'ai chargé de ton service ; mais ce n'est pas une raison pour le traiter en camarade.

FRANZ.

C'est dommage, nous nous sommes bien amusés ce matin ! »

Catherine informa sa maîtresse de l'état dans lequel était la chambre de Franz. Mme Saint-Victor s'y rendit, et ne put dissimuler un sourire en voyant des rideaux, si frais la veille, transformés en cordages. Le parquet était couvert de flaques d'eau, le désordre régnait partout. « Patience, pensait Mme Saint-Victor, nous vaincrons cette nature sauvage. Il n'est pas rare de rencontrer chez les enfants du peuple des dispositions qui eussent été perdues, si des circonstances inattendues ne les avaient pas mises en lumière : l'armée a vu des conscrits devenir généraux ; la science doit certains progrès à des hommes dont l'intelligence a senti le besoin de l'étude ; les arts ont ennobli des hommes de la condition la plus humble. »

En adoptant Franz, Mme Saint-Victor n'avait pas regardé de très près aux dispositions de l'enfant. Le charme de la physionomie, la grâce et la gentillesse du fils de Lhena avaient suffi pour lui inspirer la pensée d'une adoption. Par bonheur, l'enfant du guide était admirablement doué. La salle d'étude qu'on avait préparée pour lui ne devait pas être simplement une pièce de parade. Franz éprouva une grande surprise et un véritable plaisir en y entrant : tout avait été disposé pour assurer les progrès du futur écolier : pupitre, cartes de géographie et globe terrestre ; une bibliothèque composée de livres de classe et de livres roses. Franz passa une heure dans cette pièce sans qu'on pût l'en faire sortir. L'histoire de Robinson l'intéressait si vivement, qu'il fallut l'autorité de sa bienfaitrice pour le résoudre à interrompre sa lecture.

Que de choses n'avait-il pas déjà à conter à sa mère ! Ce pupitre si bien garni était une invitation formelle à écrire. Dans ce moment, Franz comprit tous les inconvénients de l'ignorance. Son écriture était détestable et jamais encore il n'avait plié une lettre ni écrit une adresse.

Il essayait, sans y parvenir, de plier un chiffon de papier qu'il voulait adresser à sa mère, lorsque Claude, déjà familier avec son maître, voulut voir ce qu'il faisait dans la salle d'étude.

FRANZ.

Savez-vous plier une lettre, Claude ?

CLAUDE.

C'est pas malin, monsieur ! »

Et ouvrant une papeterie que Franz n'avait pas remarquée, Claude en tira une enveloppe, y mit la lettre, promena sa langue sur les bords collés de l'enveloppe, et dit d'un air triomphant : « Voilà ! »

Franz, ravi, conçut sur l'heure une grande estime pour Claude ; et, l'adresse de la lettre étant écrite plus ou moins lisiblement, Franz lui recommanda de la porter à la poste.

Mme Saint-Victor, dont l'imagination cherchait toujours un aliment nouveau, voyait déjà Franz à quinze ans. Il lui ferait honneur, et serait digne du brillant avenir qui l'attendait.

M. Hallouin, homme estimable et bon professeur, fut admis à donner des leçons à Franz. L'élève accueillit avec plaisir son maître qui devint bientôt son ami.

Le professeur reconnut les plus heureuses dispositions à Franz, et assura Mme Saint-Victor que dans un an son élève pourrait suivre la classe du collège.

Ce témoignage, qui eût fait la joie d'un père et d'une mère, toucha peu Mme Saint-Victor. Elle reconnaissait sans doute la nécessité que Franz acquît une certaine instruction ; mais elle désirait surtout voir modifier ses manières naturelles : il se tenait mal à table, n'avait aucun goût pour les mets recherchés ; il faisait encore de grands pas, ne se souciait nullement des mille fantaisies dont il était entouré ; il renversait un vase de fleurs, cassait une tasse de Sèvres sans émotion ; les vêtements du drap le plus fin n'avaient aucune grâce sur lui ; il ne savait pas encore nouer élégamment sa cravate, et Claude n'avait pas toujours la permission de s'en mêler.

Les domestiques savaient à quoi s'en tenir sur la présence de Franz chez Mme Saint-Victor. Les bévues du petit garçon les faisaient rire ; mais ils l'aimaient parce qu'il était poli et généreux.

VI -- Monsieur Hallouin.

Cependant M. Hallouin, le professeur, prenait son élève au sérieux et en grande affection. Loin de le flatter, il se montrait sévère au besoin, sans négliger toutefois les encouragements si nécessaires à la jeunesse. Bientôt l'élève et le maître furent amis. Il arrivait souvent à M. Hallouin d'oublier l'heure. Un jour, Franz lui raconta son histoire, et il eut la joie inexprimable de voir des larmes dans les yeux de son maître.

FRANZ.

Je ne comprends pas, monsieur, comment je peux rester loin de ma mère et du pays ! J'aime bien Mme Saint-Victor ; mais le soir, quand je suis seul dans ma chambre, je me figure être à Schwytz dans notre chalet. Il n'y a rien de si joli qu'un chalet, monsieur ! Figurez-vous une petite maison en bois, jaunie par le temps, plantée dans la montagne, au milieu des fleurs.

Et puis, notre pays est le plus beau du monde. Ça m'est égal qu'il tienne si peu de place sur la carte. Ah ! quand je serai grand, je vous emmènerai chez nous !

C'est bien étonnant, monsieur, que ma mère m'ait laissé partir. Si vous saviez comme elle m'aime !

M. HALLOUIN.

Votre mère a été généreuse, mon enfant, elle n'a pas voulu refuser votre bonheur : elle a craint, avec raison, de vous voir faire un métier pénible, souvent dangereux. Maintenant vous êtes à l'abri de tout besoin : vous serez riche, Franz.

FRANZ.

On est donc bien heureux, monsieur, quand on est riche ? »

Le professeur passa la main sur son front, ferma son livre et répondit :

« Franz, il n'y a point de bonheur parfait en ce monde ; mais il est certain que la fortune procure beaucoup de jouissances à l'homme qui sait en faire un bon usage. Il ne se borne pas à donner lorsqu'on sollicite sa charité ; il prévient les désirs des malheureux et oblige ses amis ; partout où il passe, il laisse un bienfait.

FRANZ.

Oh ! monsieur, que je serai heureux !

M. HALLOUIN.

Mon cher enfant, sachez aussi que la richesse devient fatale à l'homme qui oublie les autres, ne songe qu'à lui, satisfait tous ses caprices ou entasse ses trésors.

FRANZ.

Je ne serai jamais avare, monsieur. Je comprends maintenant pourquoi ma bonne mère a voulu que je fusse riche ; mais il doit y avoir plusieurs espèces de bonheur ; car j'étais si heureux à Schwytz ! Nous n'avions pas d'argent ; nous donnions par-ci par-là du lait de nos chèvres, un fromage ; mais quand le soleil brillait, quand le lac était limpide, l'air embaumé, et que je regardais les montagnes assis à côté de ma mère, ah ! que j'étais content, monsieur !

M. HALLOUIN.

C'est tout simple, mon enfant, rien ne peut remplacer l'amour d'une mère. Les bonheurs du cœur sont au-dessus de tous les autres. Cependant vous devez être reconnaissant de ce que Mme Saint-Victor fait pour vous. Soyez prévenant, attentif, travaillez bien surtout ; car, mon enfant, l'amour du travail vous fera connaître un bonheur que vous ne pouvez pas deviner. Quelles surprises vous sont réservées ! »

La leçon se passa presque entièrement en conversation, mais ce ne fut certes pas du temps perdu !

Franz savait enfin pourquoi sa mère l'avait laissé partir. Son cœur était soulagé. Le pauvre enfant souffrait de ne pas pouvoir s'expliquer la conduite de sa mère ; plein de respect pour elle, il ne l'accusait pas ; car il n'avait pas eu besoin de venir à Paris pour savoir qu'un père et une mère aiment leurs enfants plus qu'eux-mêmes, et que s'ils ne font pas toujours leur bonheur, c'est qu'ils n'en ont pas les moyens ou qu'ils se trompent.

À partir de ce jour, le fils de Lhena modifia beaucoup sa conduite : on voyait qu'il faisait effort pour se contenir en même temps qu'il travaillait avec une application peu ordinaire à un garçon de son âge.

Mme Saint-Victor, loin de se féliciter du zèle de Franz pour l'étude, commençait à s'en alarmer. Elle alla trouver M. Hallouin et lui dit :

« Je suis très reconnaissante, monsieur, des soins que vous donnez à Franz ; toutefois je viens vous prier de modérer son ardeur au travail : je ne veux point en faire un savant. Je ne lui permettrai jamais d'entrer dans une carrière qui l'éloigne de moi ; vous comprenez ! »

Effectivement, M. Hallouin comprit que Franz était fortement menacé d'augmenter le nombre des êtres inutiles à la société, et, à partir de ce moment, il se promit de veiller sur l'enfant avec une tendre sollicitude.

En traversant les Tuileries, le professeur, tout à ses réflexions, gesticulait, parlait haut : « Non, madame, je n'éteindrai pas les étincelles qui jaillissent de cette jeune intelligence. Dans un an Franz mordra au de Viris . L'année suivante, il commencera le grec, et vous n'en saurez rien, madame. Pauvre enfant, lui refuser les douceurs du Parnasse ! Non, non, il n'en sera pas ainsi, je le jure. »

L'ardeur que Franz apportait à ses études ne l'empêchait pas de contenter Mme Saint-Victor en matière moins grave. Elle lui en témoigna sa satisfaction en lui offrant une bourse qui contenait quelques pièces d'or.

Franz rougit de plaisir en entendant qu'il pouvait en disposer comme bon lui semblerait.

FRANZ.

Je peux en donner, madame ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Sans doute ; mais c'est aussi pour acheter ce que tu voudras. Il ne faut pas tout donner.

FRANZ.

En aurai-je encore d'autres ?

MADAME SAINT-VICTOR.

N'es-tu pas mon fils, mon héritier ? »

Mme Saint-Victor ne perdait jamais l'occasion de faire sonner ces deux mots aux oreilles de Franz. Ce madame , dont l'enfant ne se désistait pas, la glaçait.

Elle s'en plaignait quelquefois à sa sœur qui pour toute réponse se contentait de lever les yeux au ciel. Cependant le naturel indépendant du fils de Lhena plaisait à Mlle de Candes ; elle lui savait gré de résister aux habitudes de mollesse auxquelles sa sœur voulait l'initier. Elle regrettait pour ce garçon les hasards d'une vie aventureuse et ne faisait rien pour le flatter.

Franz s'acclimatait visiblement : il ne bâillait plus au salon, ne mordait plus dans son pain et pelait une poire avec un couteau d'argent sans étonnement ; sa chevelure était à peu près en ordre ; ses mains, objet de la plus tendre sollicitude de Mme Saint-Victor, étaient moins rouges. Le moment était venu de donner un maître de danse au petit garçon ; car bientôt il fréquenterait des enfants de bonne maison.

Franz découpait des images que lui avait données M. Hallouin, lorsque Mme Saint-Victor, après avoir déposé un baiser sur son front, lui dit :

« Mon enfant, tu auras une nouvelle leçon à prendre demain ; j'espère que tu seras aussi docile pour celle-là que pour les autres.

FRANZ.

Une leçon d'allemand ! La langue qu'on parle chez nous !

MADAME SAINT-VICTOR.

Je n'y songeais pas : tu auras un maître d'allemand.

FRANZ.

Quel bonheur ! J'en sais de l'allemand : soir et matin je dis mes prières et je chante le ranz des vaches à Claude.

MADAME SAINT-VICTOR.

Voyons, chante-le-moi. »

Sans se faire prier, Franz se leva ; son attitude était celle du pâtre gardant son troupeau. Il chanta d'une voix mélodieuse et pure le ranz national de la Suisse.

« Bonne découverte, pensa Mme Saint-Victor ; mais allons au plus pressé. »

« Je te ferai bientôt faire connaissance avec des enfants de ton âge. Il faut donc que tes manières soient parfaites, et je vais te donner un maître qui t'apprendra à marcher, à saluer et à danser, car tu iras au bal.

FRANZ.

Je ne crains personne pour la marche ; je salue tout le monde, et chez nous les filles et les garçons dansent joliment sans qu'il soit nécessaire de leur apprendre.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu as déjà pu remarquer, Franz, combien les usages de Paris diffèrent de ceux de Schwytz. Il ne s'agit pas, mon enfant, de t'apprendre à faire des lieues et à dire bonjour. Bien marcher, c'est poser les pieds d'une certaine façon, porter la tête avec grâce, tenir ses bras près du corps. Il y a des règles pour bien faire tout cela, et c'est ce qui distingue un jeune homme riche d'un villageois. Je te mènerai à des bals d'enfants, et je veux que mon petit Franz ait des succès là comme ailleurs. »

Pendant ce discours, Franz était debout, il contemplait ses pieds, dont il paraissait très satisfait, se demandant ce qu'il devait penser de tout cela. Mais son ami M. Hallouin lui donnera une explication qu'il accepte d'avance. Le bon petit garçon ne répliqua pas, se disant qu'il fallait tout souffrir pour être riche et faire des heureux.

L'écolier attendait son maître avec impatience. S'il en était toujours ainsi, l'étude serait une douce chose. Il y aurait moins de larmes et de tristesses.

M. Hallouin s'intéressait à Franz comme un père s'intéresse à son fils. L'enfant le savait bien.

Dès que le bon professeur fut arrivé, Franz s'empressa de lui raconter ce qui s'était passé le matin. Il ne cacha pas à son respectable ami combien sa surprise avait été grande. « Car, monsieur, ajouta Franz en se levant, il me semble que je n'ai pas mauvaise façon ! »

En considérant la taille svelte de l'enfant, ses épaules larges, sa tête haute et sa belle chevelure noire, M. Hallouin aurait pu lui dire : « Tu es un beau et gentil garçon. La nature t'a donné ce qu'aucun maître de danse ne pourrait te donner ni t'ôter. » Mais le sage M. Hallouin se contenta de sourire et dit à son élève :

« Je comprends ta surprise (il le tutoyait quelquefois), cependant il ne faut pas t'étonner de cette nouvelle leçon. Il existe dans le monde certains usages auxquels les gens les plus raisonnables se soumettent. Ce maître ne t'apprendra pas grand-chose, mais tu ne dois pas être étranger à ce qu'on est convenu d'appeler de bonnes manières . »

Ce fut assez pour bien disposer Franz à recevoir son maître à danser. Dès le lendemain ils tirent connaissance.

VII -- La leçon de danse. -- Un bal d'enfants.

M. Léger était toujours un peu intimidé de son nom la première fois qu'on lui présentait un élève, attendu qu'il avait une taille et une ampleur colossales ; mais il se remettait dès qu'il avait dit : « Regardez-moi », car il faisait aussitôt remarquer combien il était avantageux pour l'élève d'être obligé de lever la tête pour le regarder.

M. Léger fit marcher Franz, le fit asseoir, s'empara de ses pieds, les tourna en dehors sans s'inquiéter des grimaces provoquées par cette opération. C'est que le professeur avait des mains immenses dont la seule vue faisait redouter le contact.

Mme Saint-Victor, présente à la leçon, n'était pas peu surprise de la docilité de Franz. Cette première leçon se passa en discours et en exercices de marche et contremarche.

« La tête haute, jeune homme ! Rapprochez les bras. Les pieds en dehors ! »

M. Léger disait ces paroles avec beaucoup plus de gravité que M. Hallouin n'expliquait la grammaire latine.

Franz eut enfin la satisfaction d'entendre dire à M. Léger :

« Tout ira bien, madame, dans six semaines vous pourrez conduire monsieur dans les premiers salons de Paris. Toutefois la suite est nécessaire dans les exercices, je viendrai tous les jours. »

Franz goûta peu le zèle de son maître. Claude le consola bien vite.

« Nous danserons ensemble à nos petits moments perdus, monsieur Franz ; ça me fera grand bien, je vous assure, car je ne m'amuse guère ici. »

À la leçon suivante, M. Léger plaça son élève près du mur et lui fit faire plusieurs exercices propres à donner de la souplesse aux jarrets. Le maître joignit l'action à la parole. Un phénomène singulier égaya beaucoup Franz : chaque fois que le maître faisait un battement de jambe, ses articulations craquaient, et cela avec une régularité précieuse pour indiquer la mesure.

À un moment inattendu, M. Léger sortit de sa poche un petit violon qui semblait devoir se briser sous ses doigts nerveux. Cette musique peu harmonieuse fit rire Franz ; mais M. Léger ne perdait rien de sa gravité : il talonnait son élève sans lui permettre de s'arrêter un seul instant avant d'être arrivé au but.

La leçon étant finie, Franz se jeta dans un fauteuil, et se demanda s'il était content ou fâché. Claude le fixa bien vite : le soir, le jeune domestique demanda à son jeune maître de lui donner une petite leçon. Ce n'était pas seulement pour le plaisir de danser ; la vue de M. Léger avait donné de l'ambition à Claude : pourquoi ne prendrait-il pas un état si gai, si agréable ? Sans doute, il fallait beaucoup de travail, mais il en viendrait à bout. La proposition plut à Franz ; c'était un bon moyen de se désennuyer des graves leçons de M. Léger.

Sans tarder davantage, le maître commença à enseigner ce qu'il avait appris. Et tout d'abord, ce fut si amusant, que Franz donna de l'argent à Claude pour acheter un petit violon. La commission fut promptement exécutée, et pendant toute une semaine le plus profond mystère protégea les plaisirs des deux enfants ; mais, un soir, au moment où Claude oubliant l'importance de ses études, bondissait comme un jeune faon, Mme Saint-Victor, sans souci de son bonnet de nuit, apparut comme un spectre. Claude jeta un cri et s'enferma dans le cabinet.

Mme Saint-Victor feignit de prendre la chose gaiement ; mais sa physionomie trahissait son mécontentement, et Franz voyant le danger qui menaçait Claude, s'oublia dans sa générosité jusqu'à dire : « Ma mère , ne vous fâchez pas ! J'aime Claude, c'est un si bon garçon ! »

Ce nom de mère , tant désiré par Mme Saint-Victor, donna la victoire à Franz. La pauvre femme pleurait de joie, embrassait Franz, l'appelait son fils et l'assurait que Claude resterait. Elle se retira le cœur plein de joie.

Franz délivra Claude et lui annonça que les leçons n'auraient pas de suite, mais qu'il n'avait rien à craindre.

Ce petit incident avait amené un événement d'une grande importance ; Mme Saint-Victor ne pouvait dormir : ce nom de mère résonnait à son oreille comme une suave harmonie.

« Il l'a dit enfin ! Et pourquoi ne m'appellerait-il pas toujours ainsi ? »

Franz éprouvait un tout autre sentiment. Ce mot résonnait aussi à son oreille : comment lui était-il échappé ! « Ma mère ! Oh ! non ; j'ai menti. Ma mère n'est pas là. » Il pleura et finit par s'endormir.

Franz, le cœur encore tout gros de ce qui s'était passé la veille, avait grand besoin de connaître l'opinion de M. Hallouin.

« Ne vous reprochez pas, mon enfant, ce nom de mère donné à Mme Saint-Victor ; vous n'avez point manqué à celle qui l'est véritablement, et cet acte de complaisance augmente mon affection pour vous. »

Pour la première fois, Franz ne fut pas d'accord avec M. Hallouin. Il ne comprenait rien aux raisons de son maître. Respectueux, il garda le silence et se remit tranquillement à l'étude.

Il faut être juste : M. Léger ne perdait pas son temps. Au bout de deux mois, le fils de Lhena avait bon air. S'il n'avait pu se soumettre entièrement aux exigences de son maître, il s'était dépouillé d'une certaine rudesse de terroir. La contredanse était pourtant encore sujette à s'embrouiller. Mme Saint-Victor, Catherine, et M. Léger qui figurait pour deux, ne manquaient pas de patience. Si par hasard la chaîne anglaise réussissait une fois, et qu'on voulût la recommencer, on était sûr que Franz faisait le contraire de ce qu'il avait fait. Alors M. Léger, au désespoir, s'écriait : Bonne volonté, mais peu de moyens !

Cependant, de l'aveu même de M. Léger, Franz pouvait aller à un bal d'enfants sans compromettre la réputation de son maître. Mme Saint-Victor fut un peu mortifiée de la froideur avec laquelle Franz accueillit ce projet.

Ce bal n'avait d'abord dû être qu'une simple réunion ; mais il prit tout à coup une grande importance et devint un bal costumé. Alors toutes les mères firent assaut de folies, de dépenses et de luxe pour avoir le plaisir de voir leurs enfants travestis.

De grandes explications furent nécessaires pour faire comprendre au fils de Lhena le plaisir du travestissement ; mais lorsqu'il eut compris, il s'écria : « Eh bien, j'aurai le costume de mon pays ! » Ce n'était pas l'opinion de Mme Saint-Victor ; vainement chercha-t-elle à faire valoir le petit marquis : l'épée, la perruque poudrée et frisée ne purent séduire Franz, et il fallut bien commander un costume de Schwytz.

Franz avait raison : comme il portait bien la culotte courte de drap bleu clair avec la redingote longue de même couleur, descendant jusqu'au-dessous du genou et laissant voir une jarretière brune qui retenait un bas blanc ! De son gilet brun s'échappaient des nœuds de rubans bruns pareils à sa cravate ; ses souliers étaient bordés et ornés de drap bleu. Par malheur, la belle chevelure de l'enfant n'était plus flottante comme autrefois. Un grand chapeau noir orné de fleurs sur le sommet, un long bâton, terminaient ce costume rustique.

Le plaisir qu'éprouva Franz en se voyant ainsi habillé consola un peu Mme Saint-Victor d'avoir été contrainte de céder à une pareille fantaisie.

Le petit paysan suisse fit une entrée solennelle dans le salon de Mme la duchesse de B... Il ne perdait pas une ligne de sa taille, et frappait son bâton si fort que l'épaisseur des tapis ne pouvait en amortir le retentissement. Vainement Mme Saint-Victor s'efforçait-elle de sourire : ce costume allait trop bien à Franz.

Le fils de Lhena reçut une impression très vive du monde en miniature : cette réunion d'enfants richement vêtus l'éblouit ; les petites bergères de Paris lui parurent beaucoup plus jolies que celles de Schwytz. Si l'originalité de son costume et son bon air ne lui eussent valu les suffrages de la réunion, Franz eût regretté l'épée et la perruque qu'il avait dédaignées.

Il éprouvait un sentiment de reconnaissance pour M. Léger chaque fois qu'il se tirait d'une chaîne anglaise ou d'une Trénis . Cependant sa danse laissait à désirer : il marchait les pieds trop en dehors et lançait à contretemps des jetés battus qui divertissaient fort l'assemblée enfantine.

Mme Saint-Victor ne le perdait pourtant pas de vue ; elle lui faisait des signes d'approbation ou de désapprobation, et allait même lui dire un mot à l'oreille. Ses conseils étaient bien accueillis, car Franz prenait goût à la chose et se disait que bientôt il serait un danseur irréprochable.

Claude attendait son jeune maître et celui-ci ne manqua pas de lui faire le récit des plaisirs de la soirée.

CLAUDE.

Tiens ! monsieur Franz, vous qui êtes si rétif pour aller au salon quand il y a du monde, vous êtes joliment apprivoisé du premier coup !

FRANZ.

Que veux-tu ? Il faut bien être un peu comme tout le monde ! Et puis, franchement, je me suis beaucoup amusé. Je voudrais, mon pauvre Claude, te procurer le plaisir que j'ai eu aujourd'hui.

CLAUDE.

À moi ! Y pensez-vous, monsieur Franz ? Jouer, à la balle, tenir la ficelle d'un cerf-volant comme je le fais encore quelquefois, ça me va ; pour le reste, je n'y tiens pas... Je n'ai qu'une idée : gagner de l'argent, et m'en retourner chez ma mère ; je marierai ma sœur avec notre voisin le grand Thomas, et moi, je piocherai les pommes de terre ; car chez nous, on n'est pas riche.

FRANZ.

De quel pays es-tu donc ?

CLAUDE.

Je suis un pauvre enfant de la Savoie, comme on dit ; c'est là un pays, monsieur Franz ! Je sais bien que la Suisse, notre voisine, n'est pas vilaine ; mais, voyez-vous, il n'y a qu'une Savoie au monde. »

Franz était sérieux, immobile au milieu de la chambre : on eût dit un somnambule.

CLAUDE.

Je vous ennuie, monsieur Franz, je vois bien ça : bonsoir, dormez bien.

FRANZ.

Tu ne m'ennuies pas du tout ; et je n'ai pas envie de dormir. Comment se fait-il que tu aies quitté ton pays pour venir ici ?

CLAUDE.

Le bon Dieu a eu pitié de moi ; j'allais partir avec un de ces hommes qui emmènent les petits enfants à Paris pour ramoner les cheminées. Le marché était quasiment conclu, lorsqu'une nuit je rêvai que j'étais monté dans une cheminée et que j'étouffais. Ces rêves-là s'appellent des cauchemars. Je criais, je suffoquais, et quand j'ai eu raconté mon rêve à ma mère, elle n'a plus voulu me laisser partir. Le maître n'était pas content, parce qu'il avait idée que je grimperais comme une marmotte.

C'est bien triste, monsieur Franz, de voir partir ces petits enfants : il y en a qui pleurent et qu'il faut presque emmener de force. Leur consolation, c'est d'avoir une marmotte, parce que ça rappelle le pays. Vous en avez aussi en Suisse. C'est une bête qui n'est pas bête ! Quand j'étais petit, j'en avais apprivoisé une qui faisait l'admiration de nos voisins. Elle prenait un bâton entre ses dents, gesticulait, dansait et m'obéissait comme un chien. »

Franz crut devoir faire remarquera Claude que la pendule avait sonné deux heures. Il donna au pauvre Savoyard une pièce de cinq francs, et, s'étant couché, le récit de Claude et les souvenirs du bal, après l'avoir tenu éveillé longtemps, firent un composé de rêves étranges et bizarres : il vit danser des marmottes avec des marquis poudrés, et des bergères saisir un bâton et gesticuler comme des marmottes dont elles portaient la peau au lieu de robes roses.

Le lendemain, pour la première fois, M. Hallouin trouva l'attention de Franz en défaut : tout ce qui avait intéressé son élève jusqu'alors l'ennuyait. Le maître feignit de ne point s'apercevoir de ce changement ; il fut moins exigeant, et à force de patience et de concessions il parvint à rétablir l'ordre dans l'esprit de son cher Franz.

Il faut bien le dire : le mal du pays passait. Franz n'avait plus comme autrefois de ces accès de mélancolie et de larmes qui lui donnaient la pensée de s'enfuir. Le succès éveillait son ambition. Sans doute, sa mère tenait toujours la première place dans son cœur ; mais le chalet et le Hacken étaient moins présents à son esprit.

Lhena sentait que son fils s'éloignait d'elle chaque jour. Les lettres de Franz lui causaient bien un moment de joie ; toutefois elle disait à Dorothée sa confidente : « C'est égal, un mot sorti de sa bouche me réjouirait plus que ces belles pages écrites de sa main. »

Si Lhena était glorieuse des lettres qu'elle recevait de Paris, celles qui arrivaient de Schwytz n'inspiraient pas le même sentiment à Franz : ces lettres mal pliées, à la suscription incorrecte, lui causaient toujours un moment d'embarras ; ce n'était qu'un nuage. Il lisait et relisait la lettre de sa mère, puis la renfermait avec les autres dans un tiroir dont il portait la clef sur lui ; et si un petit chagrin venait troubler la paix de son cœur, la lecture d'une de ces lettres suffisait pour le consoler.

Franz grandissait, ses progrès étaient sensibles. Mme Saint-Victor ne négligeait rien pour l'éducation religieuse et morale de son fils adoptif, et s'il lui donnait rarement le nom de mère, il avait pour elle des égards auxquels l'affection n'était pas étrangère. « Encore quelques années de patience, se disait Mme Saint-Victor, et l'enfant du guide sera un beau jeune homme digne de l'avenir que je lui destine. »

Il nous en coûte beaucoup d'avouer que Franz devint peu à peu un garçon ridicule, sans qu'il s'en doutât : Mme Saint-Victor consultait la mode, en faisait une étude, et y soumettait rigoureusement son enfant chéri.

Franz, d'abord très surpris d'avoir sans cesse des vêtements neufs, s'accoutuma bien vite à ce luxe. Le nœud de sa cravate finit par prendre aux yeux de Mme Saint-Victor une telle importance, qu'elle ne voulait en confier l'exécution qu'à elle-même : Franz, debout, attendait patiemment que ce nœud fût irréprochable. Mais un jour, ayant remarqué que la cravate de M. Hallouin n'était pas sans reproche, il s'avisa d'interroger son maître sur cette grave question.

M. Hallouin prit la chose au sérieux et, après avoir parlé en faveur de l'ordre et de la propreté, il déclara solennellement indigne de voir la lumière du jour l'homme qui passait plus d'une minute à mettre sa cravate.

VIII -- Un triste événement qui ne fera pas pleurer le lecteur.

On le sait, M. Hallouin aimait tendrement Franz ; le brave homme gémissait en voyant comment on peut, avec de bonnes intentions, se tromper, nuire à ceux qui sont l'objet de notre sollicitude.

Le fils de Lhena occupait toutes les pensées de son maître, et cette préoccupation doublait sa dépense de cigares.

La patience triomphe de tout, et l'homme qui la possède arrive un jour ou l'autre au terme de ses désirs. M. Hallouin se fortifiait par cette conviction : il ferma les yeux à moitié sur les exigences ridicules de Mme Saint-Victor, redoubla d'amabilité auprès de son cher élève, excita son zèle, et, en dépit des difficultés dont le nombre s'accroissait chaque jour, le temps que M. Hallouin passait près de Franz était un temps de loisir et de délassement, parce que l'élève accueillait toujours son maître avec autant de respect que d'affection.

Nous ne voulons dire de mal de personne, mais il faut pourtant convenir qu'il y a, en ce monde, beaucoup de petits garçons peu respectueux et peu aimables pour leurs maîtres. Un professeur n'est aux yeux de ces bambins qu'un homme payé par leurs parents pour les instruire. Ces enfants-là, fussent-ils les premiers de la classe toute l'année, ignorent ce que je vais leur apprendre :

Un maître, mes chers enfants, mérite le nom d'ami et de bienfaiteur. S'il fait de vous des hommes laborieux, instruits et éclairés, il vous donne les dons les plus précieux. Aimez-le, respectez-le.

Franz n'en savait pas plus long que les enfants de son âge sur la dignité de l'enseignement ; ce que son bon cœur lui inspirait était assez pour le moment.

Tout allait donc passablement, lorsque Mme Saint-Victor tomba gravement malade. En quelques jours la maison fut bouleversée ; Mlle de Candes accourut près de sa sœur. La malade, indifférente à tout ce qui se passait autour d'elle, semblait même avoir perdu le souvenir de Franz.

D'accord avec M. Hallouin, Mlle de Candes décida que l'enfant devait être éloigné de la maison, et entrer immédiatement au collège.

En deux jours les dispositions furent prises, et Mlle de Candes annonça à Franz avec toutes sortes de ménagements l'obligation où elle se trouvait de l'éloigner pendant la maladie de sa sœur.

Les enfants ont du bon sens : c'est une erreur de croire qu'il suffit de flatter leurs caprices pour s'en faire aimer.

Franz avait bien observé le caractère des deux sœurs ; il connaissait la faiblesse de Mme Saint-Victor ; et la froideur de Mlle de Candes n'avait point nui à la confiance qu'il se sentait pour elle. Il ne témoigna donc aucune mauvaise humeur ; seulement ses yeux se remplirent de larmes en regardant M. Hallouin, dont la présence avait paru nécessaire pour maintenir, au besoin, l'enfant gâté, puis, il éclata en sanglots...

« Est-ce que vous n'avez pas beaucoup de chagrin, monsieur ?

MONSIEUR HALLOUIN.

Ah ! certainement, ce sera une grande privation pour moi, de ne plus venir faire travailler mon petit ami Franz ; mais comme je crois que c'est heureux pour lui d'aller au collège, je veux avoir du courage.

FRANZ.

C'est heureux pour moi, monsieur !

MONSIEUR HALLOUIN.

Très heureux, mon enfant : vous apprendrez à vous connaître et à connaître les autres ; on vous dira vos défauts ; vous donnerez moins de temps à votre petite personne ; enfin vous aurez des camarades. Ici, vous ne voyez que moi. Ce n'est pas amusant.

FRANZ.

Ne dites pas cela, monsieur, vous êtes si bon !

MADEMOISELLE DE CANDES.

J'espère bien que M. Hallouin ira te voir tous les jours jusqu'à ce que tu sois habitué à cette vie nouvelle, et qu'il aura même la bonté de se promener avec toi à la sortie prochaine.

MONSIEUR HALLOUIN.

Vous pouvez y compter, mademoiselle ; si vous le permettez, Franz viendra dîner chez moi. Ma femme sera enchantée de faire sa connaissance, et, quoique mon petit Xavier n'ait que huit ans, ils pourront s'amuser ensemble. Nous avons des toupies d'Allemagne qui sont célèbres au Luxembourg. »

Il n'y avait plus de larmes.

Le lendemain, dès dix heures, Franz dit adieu à Catherine et à Claude, et fut conduit par Mlle de Candes au collège.

Cette protectrice de circonstance, si froide d'ordinaire, causait avec Franz comme une vieille amie ; elle le regardait avec complaisance, et mêlait à ses recommandations des noms affectueux qu'elle n'avait jamais donnés au protégé de sa sœur.

On est arrivé : Franz est présenté au proviseur. Ah ! pensait le petit garçon, cette figure-là ne ressemble pas du tout à celle de M. Hallouin !

Le sermon d'usage étant terminé, le nouveau alla faire sa visite à M. l'aumônier ; celui-ci ne se contenta pas de parler, il voulut que Franz prît part à la conversation ; il lui adressa plusieurs questions, et les réponses simples et naïves de Franz semblèrent lui faire une heureuse impression.

Nous ne nierons certes pas l'importance de M. le proviseur, ni celle de M. l'aumônier ; mais personne ne niera celle de l'économe. Cet homme-là n'a point de sévérité officielle ; il sourit à tous les visiteurs et met à leur disposition tous les trésors qu'il possède : ce sont d'abord les livres de classe. -- Ceci regarde les parents. -- Mais les crayons, les balles, les billes, le chocolat, le sucre d'orge et maints et cætera, sont exclusivement de son domaine.

M. Pincegourde était le type parfait des économes : indépendamment de son génie administratif, il avait le rare mérite de relever ses fonctions de débitant par un zèle tout particulier pour les plaisirs de l'élève.

M. Pincegourde se tenait consciencieusement au courant du progrès dans les cerceaux, les balles et les toupies. C'était un homme à courir tout Paris pour se procurer une nouveauté. La pâtisserie, le chocolat, les sirops et même le bonbon noir de l'économe avaient un goût, un cachet particulier.

Mais ce qui est plus fort que tout cela, et à peine croyable, c'est que l'honnête M. Pincegourde ne tolérait pas l'abus des douceurs. La prodigalité, la gourmandise étaient mal accueillies par lui.

Tant de vertu, loin de nuire au commerce de l'honorable économe, lui valaient la profonde estime des parents et l'affection des élèves. La raison n'agissait pas seule : pour tout dire, M. Pincegourde avait certains moyens de gagner les cœurs : la veille des congés, à l'arrivée d'un nouveau , l'économat prenait une physionomie animée.

Franz apprit avec une véritable satisfaction que M. Pincegourde serait chargé de lui payer ses semaines, qu'il substituerait, si Franz le désirait, une tasse de lait au fromage de Brie du premier déjeuner, et qu'enfin il lui fournirait amplement de quoi payer sa bienvenue.

Mlle de Candes remit dix francs à son protégé, et le quitta après l'avoir tendrement embrassé.

Le fils de Lhena fit son entrée à l'étude, il prit possession de son pupitre ; mais quelle ne fut pas sa surprise de voir ses deux voisins s'abriter aussitôt sous le couvercle de leur pupitre et commencer la conversation avec lui :

« Regarde mon oiseau. Veux-tu un petit verre de sirop d'orgeat pour te mettre en train ?

-- Au printemps j'élèverai des vers à soie. C'est très amusant l' étude . »

Cette conversation était interrompue à chaque mot par la présence du surveillant ; mais les écoliers indociles ne se décourageaient pas pour si peu. Franz croyait rêver : heureusement que le maître vint s'assurer que le nouveau était en mesure de travailler.

Le dîner sonne : Franz n'est pas surpris de la simplicité des aliments ; mais cette grosse bouteille d'où sort une eau rosée est bien différente du pot de bière de Schwytz, et du flacon transparent qu'il voyait sur la table de Mme Saint-Victor. Il apprend bien vite que ce qu'il a dans sa timbale s'appelle de l' abondance et que c'est détestable. L'eau du torrent eût semblé mille fois meilleure à Franz ; il ne se sentait pas de goût pour celle de la Seine.

La lecture, faite à haute voix, l'effraya d'abord beaucoup ; il n'osait pas manger de peur d'en perdre un mot. Son voisin, devinant sa pensée, lui dit :

« On n'écoute pas, c'est pour nous empêcher de parler. »

Franz frotta son assiette avec une bouchée de pain jusqu'à ce qu'elle fût nette et brillante. Il s'étonnait bien de voir faire, et de faire lui-même, ce que Mme Saint-Victor lui avait défendu la première fois qu'il dîna avec elle ; mais cette manière qui n'était pas nouvelle l'enchanta : c'était comme à Schwytz. À l'exemple des camarades, il mit son couvert dans sa serviette, se disant que Claude serait bien mortifié s'il savait que son jeune maître mangerait toute la semaine avec la même cuiller et la même fourchette, sans qu'elles fussent passées au blanc ! Grâce à l'esprit d'observation dont Franz était doué, il se tira très bien d'affaire.

Le repas est terminé, les écoliers sont en récréation : une partie de barres s'organise, Müller en est, il a compris : il s'élance, arrive au but comme une flèche, ayant délivré sur son chemin six prisonniers. La surprise est extrême : les écoliers de Paris ne sont pas aussi habiles à la course.

La réputation de Müller est faite.

On entre en classe : sans qu'il fût besoin de le lui dire, Franz comprit que c'était tout autre chose que l' étude . Là, point de pupitre pour s'abriter ; la conversation est impossible, il faut être attentif. Le cœur de Franz battait bien fort ! M. Hallouin n'était plus là. L'élève doit comprendre, s'appliquer, car la leçon est générale, il n'y a point de concession possible. Franz (nous ne pouvons renoncer à l'appeler ainsi) regardait à droite et à gauche, -- ce qui lui valut un avertissement de la part du professeur. Le pauvre garçon essaya de s'excuser, mais un terrible : silence, monsieur ! lui ferma la bouche hermétiquement.

La classe dura une heure ; en une minute les écoliers furent dehors. Le goûter s'ajoute au plaisir de cette récréation, et lorsqu'il y a un nouveau c'est alors qu'il paye sa bien venue.

L'excellent M. Pincegourde n'avait pas négligé d'en avertir Müller. Celui-ci prit donc le chemin de l'économat, à la grande satisfaction des camarades, qui avaient d'heureux pressentiments.

M. Pincegourde sourit en voyant entrer Franz, il lui donna une petite tape d'amitié sur l'épaule droite, et, prenant un air fin et mystérieux, il sortit de son armoire de réserve une galette immense dont la vue fit une certaine impression sur Franz, quoiqu'il eût l'habitude des pâtissiers.

Cet objet exceptionnel coûtait cinq francs ; le reste de la pièce d'or fut appliqué à certaines variétés qui avaient aussi leur mérite de circonstance. Ainsi pourvu, l'écolier s'avança résolument vers ses camarades, tandis que M. Pincegourde, qui inaugurait l'apparition d'une galette au goûter, se tenait à une petite fenêtre pour voir le coup de temps. M. Pincegourde dut être heureux.

Si la rose épanouie sous les rayons du soleil printanier, attire l'abeille par son parfum, l'odeur de la galette n'a pas moins d'attrait pour les écoliers. Aussitôt Franz fut entouré de ses amis et la manière énergique dont il sabra et transperça la galette, lui valut des acclamations, des vivats qui lui causèrent autant de joie que de surprise. En un clin d'œil tout disparut : on était fixé sur Müller.

Au dortoir, il n'y eut pas de temps à perdre. Claude n'était pas là pour ranger tout et faire la conversation ; cependant l'écolier s'en tira parfaitement, et à l'exemple de ses camarades, il ne fit qu'un somme. Le matin, avant le jour, au premier signal du tambour, il sauta de son lit, et ne s'aperçut même pas de l'absence des objets de toilette dont il avait l'habitude de se servir : il fut prêt un des premiers.

Loin de regretter ses habits élégants, Franz était ravi de porter l'uniforme : le liseré garance du pantalon, le ceinturon et le képi lui semblaient d'un goût parfait.

Cependant la visite de M. Hallouin ne se fit pas attendre : l'élève sauta au cou de son maître, puis un débordement de paroles succéda à l'émotion. Après avoir écouté, M. Hallouin parla. Il répondit à toutes les questions de Franz. Il constata avec satisfaction que l'enfant n'était pas ingrat : les tristes nouvelles qu'il apportait de Mme Saint-Victor consternèrent son fils adoptif.

Avant de sortir du parloir, M. Hallouin conduisit Franz devant le tableau d'honneur et lui dit :

« J'espère y voir bientôt votre nom. »

Le temps passait : Franz n'était plus le nouveau . Il avait conquis l'amitié de ses camarades et de ses maîtres. Il n'entendait parler de pensum que pour les autres.

M. Hallouin ne renonçait pas à son élève et s'oubliait à ce point de parler de grammaire, pendant ses fréquentes visites au collégien qui lui sacrifiait si généreusement sa récréation.

Les écoliers ne jouent pas toujours : ils causent aussi.

DUHAMEL.

De quel pays es-tu, Müller ?

MÜLLER.

De la Suisse.

DUHAMEL.

Ah ! c'est beau par là ! Où demeure ta famille ?

MÜLLER.

À Schwytz.

RENARD.

Petit Suisse ! petit Suisse ! Excellent ! Excellent !

DUHAMEL.

Que fait ton père ?

MÜLLER.

Mon père est mort.

DUHAMEL.

As-tu encore ta mère ?

MÜLLER.

Oui, et je l'aime pour deux.

DUHAMEL.

Vient-elle à Paris quelquefois ?

MÜLLER.

Elle n'y est jamais venue.

DUHAMEL.

Êtes-vous riches ?

MÜLLER.

Nous le serons un jour.

DUHAMEL.

Iras-tu en Suisse aux vacances ?

MÜLLER.

Je ne sais pas. »

Ces conversations surprenaient et attristaient Franz.

Lui ne questionnait aucun de ses camarades ; et s'il savait que le père de René était colonel, que le père d'Hector était préfet, c'est qu'il l'avait entendu dire aux autres.

Le jour tant désiré de la sortie arriva. M. Hallouin était rendu avant l'heure.

Franz n'avait proféré aucune plainte depuis son entrée au collège, rien ne lui avait manqué, toutefois il éprouva une vive satisfaction en se trouvant dans la rue en compagnie de son cher maître.

Avant de se rendre chez Mme Hallouin, ils allèrent voir Mlle de Candes, qui fit à son petit ami, -- maintenant elle l'appelait toujours ainsi, -- le plus tendre accueil. Tous les domestiques le félicitèrent de sa bonne mine. Claude, admis à plus d'intimité, s'extasia sur l'uniforme de son jeune maître. Celui-ci, devinant sa pensée, lui posa le képi sur la tête.

Franz emporta l'album de Suisse, que lui avait donné Mlle de Candes, pour en expliquer les beautés à Mme Hallouin et à ses enfants.

Chemin faisant, l'écolier raconta à son fidèle ami la conversation qu'il avait eue avec Duhamel. Quoiqu'il n'eût point altéré la vérité en disant : « Nous serons riches un jour », il n'avait pas été, selon lui, assez sincère. Pourquoi n'avait-il pas répondu simplement : « Je suis un pauvre enfant adopté par une femme riche qui veut me faire son héritier ! »

M. Hallouin constata avec plaisir la délicatesse de conscience du fils de Lhena. Sans doute l'amour propre avait dicté cette réponse évasive ; mais le jugement qu'en portait Franz suffit à M. Hallouin. Il le rassura ; ne croyant pas devoir lui dire que le mensonge, ce vice horrible est commun parmi les enfants de son âge ; que l'habitude d'altérer la vérité conduit trop souvent à mentir. Moi aussi, j'ai bonne opinion de mes lecteurs, et ce n'est pas à eux que s'adresse cette réflexion.

M. Hallouin demeurait rue d'Ulm au troisième étage d'une maison de bonne apparence. Dès qu'il eut sonné, un petit garçon de huit ans vint en courant ouvrir la porte. C'était Xavier, le fils aîné de la famille. L'enfant regarda Franz avec une sorte de respect ; mais sur l'invitation que lui en fit son père, il présenta sa mine fraîche au collégien.

Mme Thérèse Hallouin était une femme de trente ans ; elle habillait en ce moment Mlle Henriette, âgée de cinq ans, et déjà très capable de s'intéresser à la visite du nouvel hôte.

La jeune femme accueillit Franz avec une bonté qui le mit vite à l'aise ; Henriette lui donna la main pour aller déjeuner : la connaissance était faite.

C'était au mois de décembre : un poêle de faïence chauffait la pièce ; une servante déposa les plats sur la table, lança un coup d'œil à l'invité et disparut. Xavier changeait les assiettes, il laissa à sa sœur le privilège d'offrir du pain. Mme Hallouin parla à Franz de sa mère, de son pays et aussi de l'affection qu'avait M. Hallouin pour son élève.

Cet intérieur de famille était nouveau pour le fils de Lhena : ce n'était ni la richesse ni la pauvreté. Et ils avaient tous l'air si heureux !

Après le déjeuner, on passa dans la chambre. Xavier et sa sœur montrèrent leurs joujoux à Franz, et lui dirent ceux qu'ils espéraient avoir au jour de l'an ; Franz fit un médiocre effort pour s'intéresser aux plaisirs de ses jeunes hôtes. Il leur montra l'album des vues de Suisse. L'intérêt que témoignèrent le père et la mère, les exclamations de Xavier, et les petits doigts d'Henriette signalant les pics couverts de neige, causèrent un véritable ravissement au bon Franz ; il se retrouvait un peu dans son pays.

Une promenade au Jardin des Plantes s'ajouta au plaisir de la journée, et le soir, les poches de Franz ayant été bien bourrées par l'excellente Mme Hallouin, il rentra au collège le cœur plein de reconnaissance pour ses amis.

IX -- Une indiscrétion.

Le lendemain de la sortie, un élève dit à ses camarades :

« Vous ne savez pas ! Franz était un berger suisse. Une dame millionnaire qui n'a pas d'enfant l'a adopté. Sa mère demeure dans une cabane en bois ; son père était guide, il est tombé dans un précipice ; alors ils n'eurent plus rien pour vivre : et voilà ! »

La nouvelle circula rapidement et arriva bientôt aux oreilles de Franz. Les questions ne se firent pas attendre.

DUGORY.

Comment s'appelle ta mère ?

MÜLLER.

Lhena Müller.

DUGORY.

Et l'autre ?

MÜLLER.

Je n'ai qu'une mère.

DUGORY.

Enfin, celle qui te fait élever ?

MÜLLER.

Mme Saint-Victor.

DAULNAY.

C'est un joli nom ! Tu seras fameusement riche ! Je ne m'étonne plus que tu nous régales si bien ! »

Franz ne savait où se cacher ; il était rouge, sa figure était contractée.

Un chien s'étant fourvoyé au milieu des écoliers, ceux-ci le poursuivirent, Franz resta seul, ne sachant de quel côté tourner ses pas. Un garçon de son âge prit timidement son bras et lui dit :

« Franz, veux-tu être amis ? Moi aussi, ils m'ont taquiné quand ils ont su que mon père était menuisier et que mon parrain payait ma pension. Ils m'on appelé rabot pendant plus de six mois. Je pleurais toujours ; et puis un beau matin, j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai annoncé en pleine cour que j'allais raboter ferme le latin et le grec, et qu'on verrait ! Ils ont crié : bravo Vernet ! Et depuis ce temps-là, je n'ai pas quitté le tableau d'honneur. Je veux devenir savant pour être architecte. Alors, puisque tu es riche, je te bâtirai une maison comme celle de mon parrain.

MÜLLER.

Je ne suis qu'un pauvre enfant, Hippolyte ; soyons amis, travaillons avec courage ; c'est le plus sûr. Un jour, tu viendras en Suisse, nous irons sur le Hacken, nous courrons partout. Tu verras ma mère ; il y aura de la place pour toi dans notre chalet. C'est dit, nous nous aimerons toujours : nous raboterons ensemble.

VERNET.

À la vie, à la mort ! »

Les deux garçons entrèrent à l'étude avec une allure de conquérants.

Jamais la visite de M. Hallouin n'avait été plus vivement attendue. Heureusement que l'exactitude était une des qualités du professeur. Après un affectueux bonjour, et les questions de circonstance, notre petit ami conta à l'oreille de son confident ce qui s'était passé. Sans doute, Franz croyait faire une grande impression sur M. Hallouin, car il fut très surpris du calme avec lequel celui-ci l'écouta.

MÜLLER.

Cela ne vous fait pas de peine, monsieur ?

M. HALLOUIN.

Non, mon enfant ; il n'y a point de déshonneur à être l'obligé d'une famille respectable. Comptiez-vous faire croire à vos camarades que vous êtes riche ?

FRANZ.

Oh ! non, monsieur !

M. HALLOUIN.

Alors, la chose est toute simple ; seulement votre position étant connue, vous êtes dans l'obligation d'arriver au premier rang, de vous y maintenir, d'être un piocheur enfin. Je suis enchanté de votre liaison avec ce brave Hippolyte ; à vous deux, mes amis, de battre en brèche la place. Faites-vous aimer, respecter par vos camarades, et tout ira bien.

Franz était consolé.

Cependant Mme Saint-Victor était en convalescence, et sa première pensée avait été pour Franz. Elle approuva qu'on l'eût éloigné de la maison ; puis elle parla de le faire revenir.

Mlle de Candes ne fit aucune objection ; mais elle ne témoigna aucun empressement à réaliser le désir de sa sœur. Mme Saint-Victor comprit, et se résigna à attendre qu'elle pût agir elle-même. Deux mois s'écoulèrent encore, et l'émulation des collégiens commençait à être stimulée par l'approche du concours.

Mme Saint-Victor se crut héroïque en laissant Franz achever l'année scolaire. Les succès qu'il obtint lui furent très agréables ; elle présenta son protégé à ses amis avec fierté, oubliant que sans la circonstance qui avait fait de Franz un collégien, il n'eût peut-être jamais connu le bienfait de l'éducation commune.

Aller passer les vacances à Schwytz semblait à l'heureux écolier une récompense bien méritée. Un semblable projet ne pouvait entrer dans l'esprit de Mme Saint-Victor. Elle annonça au pauvre enfant que la reconnaissance lui faisait un devoir d'aller chez Mlle de Candes : « Tu trouveras là toutes les distractions de ton âge. »

« Ma mère n'y sera pas », pensait Franz.

Mme Saint-Victor voyant le nuage qui passait sur le beau front du fils de Lhena, s'empressa d'ajouter :

« M. Hallouin viendra nous rejoindre, et passera quelques semaines avec nous. »

Jamais peintre n'employa une couleur plus heureuse pour animer sa toile. Franz se rasséréna, et fit ses préparatifs de voyage en se disant :

« L'année prochaine, j'irai voir ma mère. »

Mlle de Candes n'habitait pas précisément un château ; c'était une jolie maison située sur les bords de la Garonne, entre Bordeaux et Langon. Toutes les instances de sa sœur n'avaient pu la déterminer à se défaire de cette petite propriété si peu en harmonie avec sa fortune.

Nous comprenons le goût de Mlle de Candes : c'est là qu'elle avait passé son enfance. Il n'y avait rien, selon elle, de comparable à ce pays. Il fallait que chaque année elle y revînt pour contempler son paysage de prédilection : la Garonne large et tranquille, les pampres qui s'élèvent en amphithéâtre au-dessus du fleuve, le passage des bateaux à vapeur, les barques des mariniers et des promeneurs, tout cela était pour Mlle de Candes un spectacle toujours charmant, toujours nouveau.

Cette visite lointaine avait bien son agrément, puisqu'il fallait traverser une partie de la France.

Le collégien témoignait sa satisfaction par mille égards pour Mme Saint-Victor qu'il craignait d'avoir mécontentée.

La vue de la Dordogne causa à Franz une joie indicible : c'était, à l'en croire, un beau lac.

Arrivé à Bordeaux, notre petit garçon s'empara de Claude, courut sur le port, se promena sur le beau pont ; il était heureux de retrouver le grand air.

Le trajet de Bordeaux à Langon offre une succession de sites pittoresques et riants. Franz éprouvait un étonnement naïf en voyant ce beau pays ; jusqu'ici toute son admiration appartenait à la Suisse.

Les beautés de la nature ont des traits communs, voilà pourquoi Franz sentait son cœur se dilater ; il avait l'illusion de se rapprocher de sa mère ; il pensait au Hacken, au Lowertz, à tout ce qu'il aimait.

Mlle de Candes témoigna à l'enfant une affection qui déplut à Mme Saint-Victor. La manière dont elle félicita le collégien de ses succès acheva de la mécontenter ; mais elle dissimula et parla de plaisir et d'amusement. Tant de frais étaient inutiles pour l'enfant de la Suisse ; le bord du fleuve, l'horizon, le ciel bleu, suffisaient à sa joie. Les voitures lui semblaient exclusivement destinées aux gens d'un certain âge. Ce qui lui plaisait surtout, c'était de se lever avec le jour, et de partir le bâton à la main, en compagnie de Claude, son admirateur fidèle.

Deux années avaient suffi pour transformer Franz ; il avait à peu près les façons d'un enfant de bonne maison, d'un gentil collégien. Lhéna seule aurait pu reconnaître son fils bien-aimé ; c'était toujours la même hardiesse dans la démarche, le même regard vif et doux.

Un matin, Franz et Claude prolongeant leur promenade plus que de coutume, firent la découverte d'une jolie ferme. Une jeune fille était occupée à traire des vaches. À cette vue, Franz oublie sa condition nouvelle ; il dépose sa veste sur les bras de Claude, et d'un ton presque suppliant, il demande à la paysanne de lui confier la besogne. Celle-ci sourit d'un air de défiance ; mais elle se ravisa, pensant que la vache était d'humeur facile et qu'il ne pouvait rien arriver au gentil monsieur, puisqu'elle était là.

Franz se met à l'œuvre, il chante l'air que chantent les femmes de Schwytz en pareille circonstance.

La jeune fille et Claude se regardaient, écoutaient bouche béante.

Le seau était plein d'un lait mousseux, Franz demande un verre. La paysanne court à la maison, et se souvenant de certaines histoires de rois déguisés en simples hommes, elle choisit le plus beau verre du buffet, et le présenta à Franz, ne doutant pas qu'il ne fût au moins un prince d'Espagne.

Claude, qui n'avait pas encore d'idées très arrêtées sur son maître, se disait : « Il y a quelque chose là-dessous. Mes petites complaisances seront peut-être largement payées un jour. C'est grand dommage que le collège soit venu déranger notre intimité. Et puis, la maison était plus gaie. À présent, il faut que je me tienne droit comme un piquet et que je tourne sept fois ma langue avant de parler. C'est plus fatigant que de labourer. »

À onze ans un garçon ne réfléchit guère, et personne ne songe à lui en faire de reproche ; mais l'enfant qui a quitté sa mère et son pays, n'est pas dans les conditions ordinaires de son âge. Franz réfléchissait ; il cherchait à se rendre compte de mille choses auxquelles il était complètement étranger. Avec quelle impatience il attendait M. Hallouin ! Cet ami-là avait réponse à tout. Enfin le jour désiré arriva ; Franz alla chercher son maître à Langon, et le ramena en triomphe.

Mlle de Candes reçut avec d'autant plus de plaisir ce nouvel hôte, qu'elle sentait combien sa présence était utile au moment où sa sœur, revenue à la santé, pouvait avoir encore des projets dont l'éducation de Franz souffrirait.

Mme Saint-Victor, en femme habile, ne soulevait aucune question de ce genre ; elle laissait toute autorité à M. Hallouin, déplorant tout bas de voir le professeur emporter un livre à la promenade ; et lorsqu'elle apercevait le maître et l'élève faisant la lecture sous un bel ombrage, elle flétrissait du nom de pédanterie cet emploi de leurs loisirs.

Un jour, au déjeuner, Mme Saint-Victor surprit très agréablement tout le monde par une proposition inattendue :

« Mon cher monsieur Hallouin, oserais-je vous prier d'accompagner Franz dans un petit voyage ? Je crains d'abuser de votre complaisance.

M. HALLOUIN.

Madame, si peu complaisant que soit un homme, il ne refuse pas de partager les plaisirs d'un compagnon de voyage.

FRANZ.

Oh ! que je suis content ! voyager avec M. Hallouin ! »

Cette échappée de joie fut suivie d'un silence que comprit le naïf enfant. Il ajouta bien vite : « Que vous êtes bonne, madame maman ! » Et il alla embrasser Mme Saint-Victor, qui parut oublier la blessure faite à son cœur.

MADAME SAINT-VICTOR.

Je désire que Franz aille voir une de mes parentes, Mlle de Nanzac. Elle habite un château près de Condom. Vous passeriez là seulement quelques jours. »

Mme Saint-Victor fit maintes recommandations à Franz ; il devait être respectueux, attentif, pour cette personne déjà avancée en âge, et sujette à la mauvaise humeur. Habituée depuis quarante ans à vivre en tête-à-tête avec sa femme de chambre, Mlle Cadette, elle ne pouvait supporter le bruit.

FRANZ.

Alors nous dérangerons beaucoup cette dame : Pourquoi aller chez elle ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Mon cher enfant, je désire que ma tante te voie ; cette visite est nécessaire. »

Franz n'en demanda pas davantage, et ne songea plus qu'au plaisir de voyager avec l'excellent M. Hallouin.

Mlle de Nanzac habitait un château de Gascogne resté tel que le lui avaient légué ses aïeux ; elle était fière d'avoir su résister à la manie de tout héritier qui croit faire preuve de bon goût en gâtant ce que le temps a respecté. Les couvreurs et les maçons veillaient à la sûreté des bâtiments, c'était assez.

Jamais les roues d'un carrosse ne venaient troubler la solitude de Nanzac. Le meunier, le facteur qui apportait le journal, étaient à peu près les seuls êtres qui eussent leurs entrées au château.

X -- Mademoiselle de Nanzac.

Mlle de Nanzac se promenait chaque jour, pendant une demi-heure, dans une avenue d'ormeaux centenaires en compagnie de Mlle Cadette qui cumulait les rôles de femme de chambre et de demoiselle de compagnie.

Mlle de Nanzac aimait passionnément sa terre ; elle avait même l'illusion de trouver dans cette contrée aride de Gascogne les paysages les plus frais et les plus riants : ainsi de l'avenue d'ormeaux, elle croyait voir le port de Toulon simulé par une plaine immense ; les mâts étaient représentés par quelques maigres peupliers en souffrance. Il ne se passait pas un jour sans qu'elle n'admirât ce point de vue et n'essayât de faire partager son admiration à Mlle Cadette.

Cependant un jardin anglais, dessiné par elle-même, était bien autrement remarquable : les arbustes les plus rares, des fleurs renouvelées à chaque saison, méritaient à ce jardin le juste titre de merveille du pays.

La châtelaine n'éprouvait aucun besoin de voir du monde. Cadette l'écoutait sans la contredire, il ne lui en fallait pas davantage. Elle éprouva donc un médiocre plaisir en apprenant la visite de M. Hallouin et de Franz. Elle n'ignorait pas que sa nièce avait adopté un enfant, et la chose lui importait peu ; aussi trouvait-elle cette visite fort inutile.

Cependant la politesse voulait que les voyageurs fussent bien reçus, et le soin en fut confié à Cadette.

Un après-midi, Léonard, vieux serviteur, vint dire qu'on entendait une voiture dans la montée ; Cadette sortit et constata le fait.

Quelle que fût l'identité des habitudes de la femme de chambre avec sa maîtresse, elle n'était pourtant pas fâchée de voir arriver deux êtres humains, d'entendre leur voix, et même de céder à l'un d'eux son rôle de partenaire au piquet.

Ce fut donc par un double sentiment de convenance et d'intérêt que Mlle Cadette resta dans le vestibule à attendre les étrangers. Elle ouvrit la portière de la voiture, au grand déplaisir de Léonard, et conduisit M. Hallouin et Franz dans la salle à manger, pour dîner seuls ; Mlle de Nanzac soupant invariablement à sept heures et demie. Cette façon de procéder parut fort étrange au professeur. Il se résigna : la table était bien servie, et Léonard, quoique boiteux, représentait un vieux laquais de bonne maison. Les voyageurs gardaient le silence, de sorte qu'en dépit de la toux improvisée de Léonard, on entendait la conversation qui avait lieu dans le salon entre la maîtresse et la femme de chambre.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Je te dis que je les verrai demain matin. Laisse-moi tranquille.

CADETTE.

Demain ! madame n'y pense pas : les métayers viendront... le meunier apportera ses comptes, et puis...

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Et puis, quoi, mademoiselle Cadette ?

CADETTE.

C'est bien drôle tout de même ! madame ne se fait pas idée comme ils sont bien.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Il y a une chose que je n'ignore pas ; c'est qu'il faut que je fasse toujours ta volonté.

Elle parlait encore ; mais Cadette avait disparu. Elle fit une entrée triomphante dans la salle à manger.

CADETTE.

Madame vous prie de passer au salon quand votre repas sera terminé. -- Bas à Franz : -- « Vous baiserez la main de madame. »

-- Tiens, pensa Franz, moi qui allais l'embrasser. »

Léonard ouvrit la porte à deux battants. M. Hallouin salua profondément et présenta Franz.

La maîtresse de céans était dans un grand fauteuil de velours d'Utrecht vert. Un chat blanc étendu sur un coussin dormait à ses pieds.

Franz s'avança simplement vers la respectable dame, lui présenta la lettre de Mme Saint-Victor et, suivant le conseil de Mlle Cadette, il lui baisa respectueusement la main.

Mlle de Nanzac regarda Franz avec surprise, et dit à Cadette d'avancer des sièges.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Comment se porte ma nièce, monsieur ? Je m'étonne qu'elle ait pu se séparer de son protégé.

M. HALLOUIN.

Madame, Franz a si bien travaillé cette année, qu'il a paru juste à Mme Saint-Victor d'ajouter une récompense à celles qu'il a déjà reçues.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Et cette récompense est de venir me voir ?

M. HALLOUIN.

C'est un honneur ajouté au plaisir du voyage.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Mon garçon, vous êtes de la Suisse, je crois ? Quel pays !

FRANZ.

Le plus beau du monde, n'est-ce pas, madame ?

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Pas à mon avis, garçon : c'est un chaos, et voilà tout. On est exposé à chaque pas à tomber dans un précipice ou à se noyer. Je ne voudrais pas y envoyer mon chat. Faites attention à ne rien bouleverser dans mon jardin ! Ne touchez à rien, ne passez pas devant mes fenêtres : on a ratissé ce matin, et je ne veux pas y voir trace de pied. Eh ! eh ! laissez donc mon chat tranquille. Vous pouvez vous retirer, j'ai donné des ordres pour que vous ne manquiez de rien. Combien de temps comptez-vous rester ici ?

M. HALLOUIN.

Nous avons l'intention de partir demain. Si Madame a des commissions, je m'en chargerai.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

J'écrirai peut-être à ma nièce. »

M. Hallouin et Franz profitèrent avec empressement de la permission qui leur était donnée.

Franz se jeta dans les bras de son mentor en disant : « Quel bonheur de nous en aller demain ! »

CADETTE.

Il est gentil, ce petit garçon ! Je conçois que Mme Saint-Victor l'ait adopté : je l'aime déjà, moi !

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Et pourquoi l'aimez-vous, mademoiselle Cadette ?

CADETTE.

Je n'en sais rien, mais l'enfance, c'est si gracieux, si innocent !

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Ma pauvre Cadette, tu seras toujours une écervelée. Tu peux bénir le ciel d'avoir été de bonne heure sous ma main ! Quoi qu'il en soit, tu voudras bien ne pas cajoler ce garçon ; c'est assez que ma nièce fasse mille folies pour lui. Je ne veux pas coopérer à la perte de ce petit aventurier. Vraiment, il a déjà de l'air. Ne dirait-on pas qu'il a vu des marquises toute sa vie ! Il m'a baisé la main sans trop de gaucherie. »

M. Hallouin et Franz se promenaient sur la grande route où ils avaient la permission de laisser l'empreinte de leurs pieds. Franz comptait les heures. Il lui tardait de revoir Mme Saint-Victor et Mlle de Candes, de respirer un air frais ; car Nanzac, placé sur un sol pierreux privé d'eau, n'a pas ces brises qu'apporte soir et matin le voisinage d'un fleuve.

Le lendemain, le ciel était couvert de nuages, et Mlle Cadette, apportant elle-même le chocolat, dit à M. Hallouin qu'il serait imprudent de se mettre en route.

« Nanzac est un pays d'orages, monsieur, nous en avons souvent deux par jour. Croyez-moi, ne partez pas aujourd'hui. »

L'horizon ne justifiait que trop les paroles de Cadette, et, au grand regret de Franz, l'heure du départ fut ajournée.

Le maître et l'élève se promenaient dans la grande avenue, lorsque le ciel s'obscurcit tout à coup ; la grêle commença à tomber, et à peine avaient-ils eu le temps de se réfugier dans une grange, que d'énormes grêlons poussés par la rafale assaillaient la grange à coups redoublés. M. Hallouin entrouvrit la porte et vit un spectacle dont jamais encore il n'avait été témoin. Toutes les feuilles détachées par le vent étaient hachées et tournoyaient dans l'air au point d'obscurcir le jour. Cinq minutes plus tard, le nuage avait passé ; mais il ne restait pas une feuille aux arbres de l'avenue, les champs étaient inondés, les moissons ravagées.

Ces orages très fréquents en Gascogne, causent des scènes de désespoir inconnues dans les autres parties de la France. C'est que le fermier proprement dit n'existe pas ; le métayer le remplace, et à d'autres conditions. Il a droit à une part de la récolte, et, quand la récolte est mauvaise, il n'a rien ou presque rien.

On ne voit point, dans cette partie de la France, de belles fermes où règnent l'activité et l'abondance, comme en Normandie et ailleurs. Le métayer habite une pauvre masure entourée d'un petit champ de maïs.

M. Hallouin et Franz voulurent constater les dégâts causés par ce violent orage. En passant devant une chaumière, ils entendirent des pleurs et des gémissements. Émus de compassion, ils entrent et voient une femme échevelée, se tordant les mains et sanglotant. Quatre enfants stupéfaits regardaient leur mère.

M. HALLOUIN.

Qu'est-il arrivé, ma brave femme ?

LA FEMME.

Pas de pain cet hiver, et quatre enfants ! »

M. Hallouin se fit expliquer la situation du métayer et de sa famille. Toutes ses paroles de consolation semblaient ne pas arriver aux oreilles de la malheureuse, elle répétait sans cesse : « Pas de pain et quatre enfants ! »

Franz, voyant les petites filles pleurer comme leur mère, tira sa bourse.

« Tenez, voilà déjà vingt francs, j'en aurai d'autres, soyez tranquilles. »

La vue de cette pièce d'or calma à l'instant même la paysanne. Elle regarda Franz avec cette surprise qui disait clairement que jamais une semblable générosité n'était arrivée jusqu'à elle.

Cette scène fournit à la conversation de la journée. Franz avait de grands projets, il voulait secourir ces pauvres gens, commencer à se servir de la fortune que Mme Saint-Victor lui donnerait.

« C'est vrai, disait le bon petit garçon, on a le cœur content lorsqu'on fait des heureux. »

Rentrés au château, M. Hallouin et Franz furent très surpris en apprenant que Mlle de Nanzac désirait les voir.

Cette faveur ne réjouit pas du tout Franz ; il se soumit pourtant de bonne grâce.

Mlle de Nanzac était tout simplement bien aise de se faire rendre compte par M. Hallouin des dégâts qu'il avait pu constater dans sa promenade.

M. Hallouin fit le récit fidèle de ce qu'il avait observé, et n'eut garde d'omettre la scène déchirante dont il avait été témoin.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Nous sommes habituées à ces tragédies : chaque année c'est à peu près la même chose.

FRANZ.

Ah ! madame, si vous aviez vu cette pauvre femme ! Comme ses larmes étaient grosses ! Ses petits enfants pleuraient aussi. Je leur ai dit que vous auriez bien sûr pitié d'eux.

MADEMOISELLE DE NANZAC.

Vraiment, mon garçon, tu as déjà des idées de grand seigneur ! C'est admirable ! Tu profites à merveille de l'éducation que te donne ma nièce ! En attendant, tu me feras le plaisir de garder ton argent pour acheter des billes, et de ne pas corrompre mes métayers. »

Franz, très étonné que sa générosité fût déjà connue, ne savait que devenir ; il cherchait une protection dans le regard de M.. Hallouin, et peut-être espérait-il que son maître répliquerait. M. Hallouin ne jugea pas à propos de répondre, et sans attendre d'en être prié, il se leva, salua la châtelaine, prit la lettre qu'elle lui présentait, et se retira avec Franz. Mlle Cadette accompagna les voyageurs. L'orage était passé, la voiture attendait ; M. Hallouin et l'écolier remercièrent Mlle Cadette de ses bons soins et disparurent rapidement.

Le reste de la journée se passa en silence. Cadette répondait à sa maîtresse par monosyllabes ; le soir, elle la battit au piquet sans miséricorde et n'eut aucune des petites attentions qu'elle lui prodiguait depuis quarante ans.

XI -- Les bains de mer et autre chose que l'auteur ne veut pas dire.

Franz reçut une profonde impression de sa visite au château de Nanzac ; il ne pouvait s'expliquer cette rigueur envers les malheureux, cette fierté envers lui qui avait fait tous ses efforts pour être agréable à Mlle de Nanzac. M. Hallouin répondait aux questions du fils de Lhena avec prudence et charité. Il attribuait à l'âge et à la solitude l'excentricité d'humeur de la respectable demoiselle.

L'enfant éprouva à son retour un véritable sentiment de tendresse pour sa mère adoptive.

La lettre de Mlle de Nanzac, écrite d'une main encore ferme, contrista Mme Saint-Victor, et le lecteur n'en sera assurément pas moins frappé.

« Château de Nanzac, 20 août 18..

« Ma chère nièce,

« J'ai vu votre petit rustaud. Je ne sais vraiment pas pourquoi vous me l'avez envoyé, à moins que ce ne soit pour me donner des conseils sur la manière dont je dois me conduire envers mes gens. Le garçon a des idées magnifiques. Je vous engage à économiser pour lui laisser des trésors dont il ne sera pas longtemps embarrassé.

« Adieu, ma chère nièce. Portez-vous bien. Je Salue Mlle de Candes.

« Herminie de NANZAC. »

Bien que Mme Saint-Victor connût le caractère hautain de sa tante, elle ne fut pas moins mortifiée de cette lettre ; mais, comme il arrive toujours en pareil cas, son affection pour Franz s'en accrut ; d'ailleurs, M. Hallouin avait rendu bon témoignage de la conduite de l'enfant.

Les vacances n'étaient pas finies, et toutefois le professeur se disposait à aller rejoindre sa famille. La séparation fut adoucie par l'espoir de se retrouver bientôt.

Le séjour de Langon ne laissait rien à désirer pour Franz ; cependant Mme Saint-Victor voulait encore d'autres distractions pour son fils adoptif.

Il était évident que les voyages plaisaient à l'enfant de la Suisse, et, d'autre part, Mme Saint-Victor voulait faire oublier à Franz le collège qu'elle considérait comme un incident qui ne devait plus se représenter.

Mme Saint-Victor proposa à sa sœur de l'accompagner à Biarritz, affirmant qu'un changement d'air est toujours favorable.

Mlle de Candes déclara se porter très bien, et n'avoir aucun besoin de voyager.

Le projet fut mieux accueilli par Franz. Il était curieux de voir la mer, car la rade de Toulon de Nanzac ne répondait pas à l'idée qu'il s'en faisait.

Le bateau à vapeur est choisi de préférence, parce que l'écolier en a témoigné le désir.

Franz est ravi : il se promène sur le pont, et se dit que les petits garçons riches sont très heureux de se promener ainsi. Mais il reste fidèle à la pensée de son pays : « Oh ! comme je courrai dans notre Suisse, le sac sur le dos, le bâton à la main ! Mais de tout ce que verront mes yeux rien ne les réjouira autant que ma mère ! Comme elle sera heureuse dans son beau chalet, avec son petit Franz devenu un monsieur riche ! »

Voici Bordeaux : les voyageurs partent aussitôt pour Biarritz.

La physionomie de Franz s'épanouit de plus en plus : à Bayonne, ses oreilles sont surprises par les accents de la langue espagnole. Il se sent transporté dans une sphère nouvelle ; il est enchanté, regarde, écoute, observe tout.

La route de Bayonne à Biarritz est une promenade qui se fait en moins d'une heure.

On est arrivé : Mme Saint-Victor prend possession d'un appartement retenu à l'avance à l'hôtel de la Plage. Pendant qu'on transporte les malles, Franz s'échappe, court vers la mer.

La mer est bleue comme le ciel, dont elle reflète l'azur ; des rochers à formes bizarres semblent avoir été placés à dessein sur cette plage pour arrêter la vague et la faire jaillir en écume blanche, que notre petit garçon compare à des franges d'argent. Il est ravi, quoique un peu mystifié ; car, en dépit de son admiration pour les lacs de la Suisse, Franz est obligé de s'avouer que la mer est belle, très belle. Il n'est pas fâché de faire cette découverte sans témoin.

Il retourne à l'hôtel et apprend que, dès le lendemain, il se baignera dans cette eau azurée.

Nous qui n'avons pas les mêmes raisons que Franz de dissimuler notre admiration, nous faisons des vœux pour que nos lecteurs aillent passer les vacances prochaines à Biarritz.

Rien de plus pittoresque que les maisons bâties sur les rochers qui s'élèvent au-dessus du niveau de la mer. Les trois plages désignées sous le nom de port Vieux , la plage des Fous et la plage des Basques , donnent à Biarritz une physionomie particulière dont l'enfant et le touriste sont également charmés.

Les baigneurs sont nombreux sur cette belle plage ; mais je crois pouvoir dire, sans trop m'avancer, que Franz était le plus heureux, le plus enthousiaste.

Claude courait tout le jour après son jeune maître : la cloche du déjeuner et du dîner était sans autorité pour Franz ; il restait là, et la beauté du spectacle qu'il avait sous les yeux lui rappelait sa mère et tout ce qu'il avait aimé et admiré dans son enfance.

Ce fut bien autre chose, lorsqu'il se plongea dans cette belle eau bleue en compagnie d'autres enfants. Il apprit à nager : Mme Saint-Victor pensait à tout.

Les promenades s'ajoutèrent au plaisir de la plage. Un mois fut bientôt écoulé, et la pensée du retour préoccupait Mme Saint-Victor.

Quelle que soit l'autorité de ceux qui nous gouvernent, ils éprouvent un certain embarras à nous imposer leur volonté, lorsqu'elle n'est pas sanctionnée par la raison.

Mme Saint-Victor hésitait à dire à Franz qu'il ne rentrerait pas au collège.

La veille du départ, ils étaient assis sur la plage. Ils contemplaient encore une fois la mer, ils écoutaient son doux murmure. L'enfant, jusque-là silencieux prit la main de Mme Saint-Victor et lui dit avec tendresse :

« Quelles belles et bonnes vacances vous m'avez données ! Comme je vais travailler ! Je vous promets de ne pas quitter le tableau d'honneur ; je l'ai aussi promis à M. Hallouin.

MADAME SAINT-VICTOR.

Mon cher enfant, il ne peut plus être question pour toi du collège. La grave maladie que j'ai faite a été la cause de notre séparation momentanée. Tu vas reprendre tes études avec le bon M. Hallouin... tu comprends...

FRANZ.

Oh ! mon Dieu, je n'achèverai donc pas mes classes avec Hippolyte ! C'est si amusant d'avoir des camarades, de ne pas travailler seul ! Je voudrais tout savoir : le nom des étoiles, des plantes, des coquillages, des fleurs... avoir des prix de latin et de grec. M. Hallouin ne peut pas m'apprendre tout cela. »

Mme Saint-Victor était si loin de s'attendre à une pareille sortie, qu'il lui fallut quelques instants pour se remettre. Vainement fit-elle valoir à l'enfant comblé de ses soins que sa présence était nécessaire à son bonheur, à sa vie, Franz repoussa toutes les objections avec un bon sens et des larmes qui lui donnèrent la victoire. Mais il n'était pas ingrat et sut faire oublier à Mme Saint-Victor le chagrin qu'il lui faisait, par un redoublement de tendresse.

De retour à Paris, Mme Saint-Victor s'empressa d'aller trouver M. Hallouin ; elle raconta le désir de Franz de continuer ses études au collège.

L'intérêt personnel n'est pas toujours étranger au jugement que nous portons sur telle ou telle affaire ; aussi Mme Saint-Victor avait l'espoir de trouver un appui favorable à ses vues dans l'homme qu'elle rétribuerait largement, s'il continuait l'éducation de Franz.

Il n'en fut pas ainsi ; et il fallut une grande patience à Mme Saint-Victor pour écouter jusqu'au bout le développement des idées du professeur sur les avantages du collège.

À en croire M. Hallouin, Franz était un garçon doué d'une intelligence hors ligne ; il n'y avait plus moyen d'arrêter ses progrès, l'élan était donné.

L'excellent homme tâcha d'atténuer l'effet fâcheux de ses paroles, en disant que tout l'honneur des succès de Franz reviendrait à sa bienfaitrice.

Il fallut donc céder : le fils de Lhena prit le chemin du collège. Il se jeta dans les bras de son cher Hippolyte, lui raconta la frayeur qu'il avait eue de ne pas rentrer et ses plaisirs de vacances.

HIPPOLYTE.

Moi, je suis resté dans notre village. Mon père a pleuré de joie en voyant mes couronnes ; il m'a dit que j'étais la consolation de sa vie. Ce pauvre père, figure-toi qu'il a encadré toutes les attestations de mes prix, et les a accrochées dans sa chambre, afin de les voir chaque jour. Je me suis amusé à l'atelier ; le dimanche, nous allions nous promener dans la campagne. Nous avons péché des écrevisses. J'ai dîné deux fois chez mon parrain, qui m'a donné vingt francs. J'ai pleuré en partant : c'est drôle, comme on aime le pays.

Franz n'eut pas le temps de répondre ; la cloche sonna : il fallut aller à l'étude.

Mme Saint-Victor s'était résignée ; elle avait repris ce qu'elle appelait sa triste vie, lorsqu'un soir Claude vint lui dire qu'un étranger demandait à lui parler. Vainement Claude avait-il dit que madame n'était pas seule, l'étranger avait insisté, il attendait dans une pièce voisine.

Mme Saint-Victor s'excuse et va, non sans un certain déplaisir, recevoir cet importun.

Grande fut sa surprise en voyant l'homme respectable de Schwytz, chargé par elle de remplir ses engagements envers Lhena, de la soigner, de la consoler.

L'ÉTRANGER.

Pardon, madame, de me présenter chez vous, à cette heure, et d'insister pour vous voir ; mais l'affaire est pressante : Lhena, atteinte d'une grave maladie, demande à voir son fils. Refuserez-vous cette consolation à la pauvre femme ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Vous ne le croyez pas, monsieur. Pauvre Lhena ! Dès demain Franz partira avec vous. Mon Dieu ! mourir si jeune ! et ne manquant de rien ! Qui aurait prévu un tel malheur ? Monsieur, ma maison est la vôtre ; dès que je serai seule, nous causerons plus longuement. »

Mme Saint-Victor alla rejoindre ses amis ; le trouble de sa physionomie fut une invitation formelle à se retirer. Restée seule, elle n'essaya plus de maîtriser son agitation : par cette mort prématurée, Franz allait lui appartenir, sans partage... Mais en sera-t-elle plus aimée ? N'importe, l'avenir de l'enfant est entre ses mains. Elle se fit donner tous les détails de la vie et de la maladie de Lhena. Il n'était douteux pour personne que la mère n'avait pu supporter l'absence de son fils sans espoir de retour.

Cette sensibilité surprenait beaucoup Mme Saint-Victor. La pauvreté était, selon elle, une chose si affreuse, qu'en être délivré pour soi et pour son enfant devait rendre facile le sacrifice de la séparation.

Le lendemain matin, l'étranger, qui n'en était pas un pour Franz, se rendit au collège. Il se présenta chez le proviseur et l'informa de sa triste mission.

Franz pâlit en voyant son digne compatriote ; il eut le pressentiment de quelque malheur.

L'ÉTRANGER.

Mon cher enfant, votre mère est malade, bien malade ; dans une heure nous partirons pour Schwytz.

FRANZ.

Ah ! partons, partons bien vite, monsieur ! »

Mme Saint-Victor avait fait préparer tout ce qu'elle jugeait utile à Franz ; mais il ne voulut pas quitter son uniforme et se contenta d'emporter un peu de linge.

Il se laissa embrasser par sa mère adoptive et partit avec un empressement qui brisa le cœur de celle qu'il laissait livrée à ses réflexions et à ses inquiétudes.

Il y avait près de trois ans que le fils de Lhena avait quitté Schwytz. Que de questions le pauvre enfant adressait à son compagnon de voyage ! Sur sa mère, sur celui-ci, et celui-là ! Vainement cherchait-il à distraire sa pensée, il revenait sans cesse au sujet de ses craintes, indifférent à tout le reste.

Les heures passent, les voyageurs sont entraînés rapidement. Encore un peu de patience et ils seront au terme de leur course.

Les gens de Schwytz auraient difficilement reconnu l'enfant qui courait, quelques années auparavant, avec ses compagnons dans la montagne, sans la présence de son protecteur. Quand les voyageurs prirent une voiture à Brunnen pour Schwytz, le conducteur salua Franz d'un air de connaissance intime, se disant que c'était de la chance de ramener le fils de Lhena au pays. Aussi il fouettait ses chevaux sans pitié et passait en aveugle devant les cabarets.

Dans la bonne ville de Schwytz, les joies et les peines sont en commun. Ce ne fut donc pas par un sentiment de curiosité que chacun se mit sur sa porte au bruit de la voiture qui entrait dans la grande rue.

Franz saute à terre, paye largement le conducteur, car Mme Saint-Victor a garni sa bourse. Il sourit à tous ceux qui le regardent avec bienveillance, et se dirige vers le chalet dont la vue redouble les battements de son cœur.

XII -- La mère et l'enfant.

Franz ouvre d'une main tremblante la porte du chalet. C'est bien là : il reconnaît la vieille galerie de bois, la petite fenêtre, la porte de la chambre.

Après un moment d'hésitation, il entre dans cette chambre ; Dorothée lui fait signe d'avancer.

Lhena est dans son lit. Oh ! qu'elle est pâle et maigre ! N'importe, elle a reconnu son fils, elle l'appelle.

Franz dissimule sa surprise ; il se met à genoux près de ce pauvre lit, car il veut d'abord être béni par cette mère mourante. Puis, il se relève et baise tendrement ce cher et pauvre visage. Sa main tient la main brûlante de sa mère. Ils ne se disent rien, ils se regardent, ils se comprennent.

Quand le calme fut rétabli dans ces deux cœurs, Dorothée, cette amie fidèle, alla trouver le vieillard qui avait ramené Franz ; elle lui répéta les paroles que le médecin avait dites la veille : tout n'était pas perdu, il fallait espérer !

Seule avec son fils, Lhena trouva la force de parler :

« Franz, maintenant que je te vois, je ne veux plus mourir.

FRANZ.

Mère, ne t'agite pas, tu guériras, nous serons heureux. »

Et Lhena obéissait à cette voix chérie. Elle cherchait à lire sa destinée dans les yeux de son fils ; la rougeur lui montait au visage, puis elle redevenait pâle et tremblait.

LHENA.

Est-ce que tu partiras encore ?

FRANZ.

Quand tu seras guérie ; et je reviendrai. »

Cette promesse sortie de la bouche d'un enfant qui ne s'appartenait pas, eut cependant une action réelle sur la malade. Le médecin en constata l'heureuse influence.

Quatre jours plus tard, une grande nouvelle réjouissait le cœur de tous les bons habitants de Schwytz : Lhena Müller était sauvée.

Dorothée n'était plus seule à donner ses soins à la malade ; Franz en réclamait sa part.

Avec quelle admiration Lhena contemplait son fils ! Qu'il était grand, beau et charmant !

Ne craignez pas que le bonheur de revoir sa mère fasse oublier à Franz de remplir ses devoirs : sans perdre de temps, il tire de sa valise un portefeuille de voyage, et il écrit à Mme Saint-Victor et à M. Hallouin.

Lhena était ébahie de voir son fils écrire aussi vite que le greffier. Elle faisait des signes à Dorothée qui partageait son étonnement.

Mme Saint-Victor attendait avec impatience une lettre de Schwytz ! Cette mort, qu'elle n'avait certes pas désirée, lui semblait un événement conduit par la Providence.

Claude avait ordre de guetter le facteur dans la rue, et d'apporter aussitôt la lettre qui arriva enfin.

Mme Saint-Victor s'enferma afin de n'être pas importunée pendant une lecture aussi grave. Avant de l'ouvrir, elle la considéra : l'écriture était déjà correcte et d'un enfant bien élevé. L'enveloppe n'indiquait aucun signe de deuil. Fallait-il s'en étonner ? L'étalage du deuil appartient aux riches. Les pauvres n'ont que des larmes.

Mme Saint-Victor se résolut enfin à ouvrir cette lettre, la lut d'un coup d'œil, et resta longtemps immobile, ne sachant au juste quels sentiments remplissaient son âme. La lettre de Franz était un modèle de tendresse filiale, et aussi un modèle de respect et d'affectueuse reconnaissance pour sa seconde mère.

Mme Saint-Victor répondit sur-le-champ. Elle n'était pas assez sûre d'elle-même pour vouloir réfléchir.

Le facteur se présentait souvent au chalet avec des lettres de Paris pour Franz Müller. Cette correspondance était une agréable distraction pour Lhena, car son fils lui faisait connaître M. Hallouin et Hippolyte. Franz était fier de ses amis et Lhena était fière de voir son fils l'objet de tant d'affection.

Le lecteur ne sait peut-être pas encore qu'une mère peut mourir de chagrin quand elle est séparée de son fils, et qu'elle peut revenir à la santé lorsque son fils lui est rendu. Je suis bien aise de lui apprendre cela, afin qu'il sache la puissance qu'exercent les enfants sur le cœur de leurs parents.

Mme Saint-Victor avait fortement garni la bourse de Franz, de sorte qu'à la présence de ce fils tant désiré s'ajoutait encore l'aisance si nécessaire aux pauvres malades. Le médecin, jusqu'alors discret dans le choix de ses ordonnances, ne ménagea plus rien. Un fauteuil fut expédié de Lucerne à Mme Müller qui en prit possession avec une sorte de timidité ; car à mesure que la santé revenait à Lhena, elle pensait au prix de quel sacrifice elle devait un pareil bien-être.

La mère et l'enfant ne se quittaient plus.

Lhena avait beaucoup de peine à obtenir que Franz fît une course avec ses camarades devenus grands comme lui.

Cependant Lhena pouvait-elle oublier que ce bonheur inattendu qui l'avait arrachée à la mort, n'était que passager ? Son sourire était triste.

Franz lisait dans les yeux de sa mère comme dans un livre. Il lui dit : « Mère, tu te tourmentes ! »

LHENA.

Mon enfant, j'ai fait une mauvaise action, qui me portera malheur un jour ou l'autre. Mais suis-je vraiment coupable, mon Dieu ! Quand tu étais petit, je tremblais à l'idée de te voir guide ; aujourd'hui, Franz, il me semble que tu franchirais tous les obstacles avec la légèreté du chamois ; que tu échapperais à tous les dangers... tu es si fort !

FRANZ.

Ne parle pas ainsi, mère, ne me dis pas de mal de toi, je ne puis le souffrir.

LHENA.

Mme Saint-Victor a pris mon bonheur.

FRANZ.

Elle ne t'a rien pris, mère. Maintenant je t'aime encore plus. Il ne faut pas en vouloir à Mme Saint-Victor, vois-tu : elle ne sait pas comment sont les cœurs de mère et les cœurs d'enfant. Elle est bonne pour moi : je l'aime parce que je dois l'aimer ; je t'aime parce que tu es ma mère chérie.

LHENA.

Comment l'appelles-tu, mon fils ?

FRANZ.

Je l'ai appelée longtemps Madame , puis je ne lui donnais aucun nom, car ce Madame lui faisait de la peine. Je l'appelle quelquefois Madame maman , et cela lui fait plaisir.

LHENA.

Franz, tu dois avoir des idées ; que feras-tu quand tu seras grand ?

FRANZ.

Mère, je n'en sais encore rien. Je travaille comme si j'étais pauvre. M. Hallouin m'a dit que les riches doivent travailler comme s'ils ne l'étaient pas. D'ailleurs, j'ai lu beaucoup d'histoires vraies où l'on voit des riches devenir pauvres ; des rois, des princes obligés de fuir loin de leur pays. Non, non, mère, il ne faut pas en vouloir à Mme Saint-Victor ; sans elle je n'aurais jamais appris toutes ces belles choses. Nous sommes heureux au collège, va ! On travaille ferme, on se dispute la meilleure place, on a des prix à la fin de l'année.

LHENA.

As-tu vu le chalet que m'a donné Mme Saint-Victor ?

FRANZ.

Je l'ai vu en passant : je ne m'en soucie pas.

LHENA.

Tu es comme moi. Je n'ai pas voulu quitter notre petit chalet où j'ai vécu avec ton père, où tu es né, mon Franz, où nous avons prié ensemble devant le vieux crucifix ! »

Quoi qu'en dît Franz, il ne semblait nullement pressé de reprendre la route de Paris ; et si les lettres de Mme Saint-Victor n'étaient venues lui rappeler que son absence devait avoir un terme, je crois que l'écolier eût renoncé à voir son nom sur le tableau d'honneur. Mais le sentiment du devoir était déjà gravé dans l'âme de l'enfant, et il ne résista pas à se rendre aux conseils de sa bienfaitrice.

C'était au commencement d'avril : les montagnes encore couvertes de neige, changeaient déjà d'aspect sous les rayons du soleil. Le matin, comme disait Franz, elles avaient des robes de diamant qu'elles quittaient le soir pour prendre des robes de rubis et d'émeraudes. Une certaine activité succédait au calme forcé de l'hiver. Quelques pauvres gens s'acheminaient vers Einsiedeln. Franz était allé prier dans la petite église de Schwytz, et n'avait pas vu sans émotion le banc où il s'asseyait étant tout petit ; mais en voyant passer les pèlerins qui allaient à Notre-Dame des Ermites, il se demanda pourquoi il n'irait pas aussi lui, avec sa mère, remercier Notre-Dame. Ils se sentiraient ensuite plus forts pour se quitter.

Lhena comprit la pensée de son fils, et un matin on vit une voiture s'arrêter devant le chalet des Müller ; la mère et le fils y prirent place en compagnie du vieillard qui avait ramené Franz. Cette voiture était attelée de deux vieux chevaux qui semblaient connaître le but de la course, tant ils l'avaient faite depuis quinze ans.

Lhena, enveloppée d'une bonne pelisse de renard, était assise au fond de la voiture ; elle croyait rêver ; mais jamais elle n'avait fait de rêve aussi charmant !

Le collégien avait appris beaucoup de choses assurément ; toutefois il n'en savait pas plus long sur le célèbre pèlerinage d'Einsiedeln qu'avant son départ de Schwytz. Qu'importe, en effet, aux bonnes gens qui vont implorer Notre-Dame des Ermites de savoir qu'au temps de Charlemagne un jeune homme d'illustre naissance quittait la maison de son père pour vivre en ermite dans la forêt sombre ? Parmi les cent mille pèlerins qui se rendent chaque année à Einsiedeln, beaucoup n'en savent pas plus long que Lhena et son fils.

Respectons leur ignorance ; qu'il nous suffise d'avoir la même foi qu'eux.

La mère n'avait qu'une pensée : mon fils est près de moi, je vais en rendre grâce à Notre-Dame.

Sans doute le trajet de Schwytz à Einsiedeln est surtout remarquable dans la belle saison ; mais en tout temps le voyageur ne peut suivre avec indifférence les contours sinueux du Lowerz, et refuser un regard aux montagnes qui protègent la vallée. D'ailleurs le voiturier ne négligeait pas de placer son érudition, quoiqu'il conduisît des gens du pays : « Les montagnes ont encore leur bonnet de nuit ce matin, c'est bon signe. Je ferai souffler mes chevaux pendant dix minutes à Biberbrüke : le chemin est rude. »

Il y avait quinze ans que Lhena avait fait ce voyage à pied avec son mari. C'était à Notre-Dame d'Août. Ils portaient leurs provisions, s'arrêtant d'étape en étape ; le ciel était bleu, l'air doux et parfumé ; ils étaient jeunes et contents !

Franz n'avait point de souvenirs ; tout était nouveau pour lui. Il éprouva, à Einsiedeln, une émotion mêlée de surprise en voyant la chapelle, monument d'une grandeur majestueuse, protégée par des montagnes plus majestueuses encore.

Une vaste place sépare le couvent du bourg. Cette place, de forme circulaire, est entourée de boutiques où se vendent des objets de piété et d'autres encore. Au milieu s'élève la fontaine sainte ; elle est en marbre noir.

Les voyageurs entrèrent dans l'église et se prosternèrent devant la chapelle sainte.

Si Franz passait inaperçu à Paris, il n'en était pas de même à Einsiedeln ; tous les regards s'attachaient sur le collégien. Il fit un certain effet à l'hôtel du Paon . Quel plaisir c'était pour lui d'installer sa mère dans une bonne chambre, de lui faire servir à dîner, et de tirer de sa bourse de belles pièces d'or !

Lhena à peine sortie de l'église y retournait encore. L'ami expérimenté de Franz comprenait qu'un garçon de douze ans a besoin d'air et de mouvement. Il lui proposa donc d'aller à la chapelle de Meinrad, située sur le mont Etzel, à trois lieues d'Einsiedeln. La proposition fut acceptée avec empressement, et les deux amis montèrent en voiture découverte pour ne rien perdre de cette délicieuse promenade. Franz, en s'agenouillant dans la petite chapelle de Meinrad, ne fut point étranger à l'émotion qu'éprouve tout chrétien en s'agenouillant dans un lieu sanctifié depuis des siècles par la prière ; mais, au sortir de la chapelle, son respectable compagnon ne put le retenir, il descendit, en bondissant, les douces pentes qui conduisent jusqu'au bord du lac de Zurich ; il s'avança sur le pont de Rapperschwyl qui traverse le lac dans sa partie supérieure et conduit à la ville du même nom. Il restait là, sans s'inquiéter de l'heure ni de celui qui descendait plus lentement.

« Oh ! pensait Franz, je reviendrai, oui, je reviendrai dans mon pays. »

Cette résolution pouvait seule en ce moment lui rappeler Paris, Mme Saint-Victor et M. Hallouin.

Le surlendemain, nos pèlerins reprirent la route de Schwytz.

Cette route sembla singulièrement raccourcie à Lhena. Elle s'effrayait de tout, recommandait la prudence au voiturier et témoignait pour les chevaux une pitié qu'elle n'avait point eue en partant. C'est qu'au retour Franz devrait songer à son départ.

Effectivement une lettre de Paris ne tarda pas à arriver. Mme Saint-Victor rappelait à Franz, dans les termes les plus discrets et les plus affectueux, que le moment de quitter Schwytz lui semblait venu. Elle envoyait de l'argent et demandait à la personne qui était venue chercher le fils de Lhena de vouloir bien le ramener à Paris.

Cette attention maternelle ne déplut pas à Lhena ; Franz ne fit qu'en rire, et, quelques jours plus tard, il embrassait sa mère, l'assurait qu'il ne serait pas longtemps sans revenir, et partait pour Paris.

Franz avait à peine douze ans ; son intelligence était développée et sa raison précoce. Une bourse bien garnie, l'uniforme du lycée, tout contribuait à lui donner de l'aplomb. Cet enfant n'était pas comme un autre, il attirait l'attention de ses compagnons de voyage.

Combien de petits garçons de son âge eussent bavardé, raconté tout au long leur histoire ! Franz ne tomba point dans ce piège. Tout à ses pensées, il faisait mille projets : l'avenir, c'était pour lui sa mère et son pays. Que ferait-il à Paris ? Comment sa mère pourrait-elle vivre sans lui ? Si j'étais mort, il faudrait bien que ma mère se résignât. Pauvre mère chérie, elle irait pleurer sur mon tombeau, y mettrait des couronnes de fleurs ; je ne suis pas mort, puisqu'elle ne peut pas se consoler de ne plus me voir.

Franz sentait ses yeux mouillés de larmes ; une autre pensée venait troubler son cœur : il aimait Mme Saint-Victor, il se disait que jamais il ne serait ingrat. Comment faire ? Au milieu de toutes ces perplexités, notre petit Franz prit le parti de fermer les yeux et il s'endormit en se disant : « M. Hallouin arrangera tout cela. »

Les premiers rayons du soleil réveillèrent Franz ; cette fois-ci, il considérait avec un vif plaisir toutes les beautés qui passaient trop rapidement sous ses yeux. Libre, il n'eut même pas la pensée de s'arrêter à Lucerne pour faire une promenade sur le lac dont les eaux étaient tranquilles ; fidèle à sa promesse, il revenait rapidement à Paris, retrouver Mme Saint-Victor.

Seule dans son appartement, la mère adoptive comptait les heures, s'interrogeait sur l'état de son cœur. L'arrivée de cet enfant lui causait une émotion bien plus grande que celle du départ. Qu'allait-il lui dire ?

Lhena vivait ; elle était toujours la mère de Franz, et certes elle devait être fière de lui.

Franz surprit Mme Saint-Victor à déjeuner. En le voyant entrer, elle fut frappée de l'heureuse expression de sa physionomie.

Jamais encore le fils de Lhena n'avait témoigné autant d'affection à sa bienfaitrice. Chose étrange ! cette expansion causait à Mme Saint-Victor plus de crainte que de joie !

L'air de la Suisse n'avait pas nui à l'appétit du collégien, et Claude, toujours admirateur de son jeune maître, était ravi de la manière dont il faisait disparaître les côtelettes et attaquait le pâté.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu es venu seul, Franz ?

FRANZ.

Oui vraiment ! N'ai-je pas l'air raisonnable ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Très raisonnable, mon enfant. Parle-moi de notre chère Lhena.

FRANZ.

Ma mère est guérie. Je l'ai trouvée à la mort ; ma présence lui a rendu la santé. Nous sommes allés à Einsiedeln en rendre grâce à Notre-Dame des Ermites. Vous y viendrez un jour, vous aimerez ce beau pays.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu es content, Franz ?

FRANZ.

Heureux, reconnaissant ; si vous aviez pu nous voir filer sur la route dans une bonne voiture à deux chevaux, vous aussi, vous eussiez été heureuse. Chaque fois que le cocher faisait claquer son fouet, je me disais : « C'est à ma mère de Paris que je dois le bonheur de promener ainsi ma pauvre mère. Et je priais pour vous. »

Le naïf enfant raconta toutes ses joies sans s'apercevoir des tristes sourires que faisait naître son récit.

XIII -- Un chapitre qui est trop court, parce qu'il n'est pas assez long.

Cependant le fils de Lhena témoignait une telle ardeur pour l'étude qu'il eût été bien difficile à Mme Saint-Victor de perdre ses illusions.

« S'il voulait renoncer à l'avenir que je lui prépare, se disait-elle, aurait-il autant d'attrait pour cette vie de collège ? Franz a du tact, il comprend que l' enfant du guide ne peut pas être un écolier médiocre. »

Maintenant, Mme Saint-Victor trouvait nécessaire l'influence de M. Hallouin, et quoiqu'elle passât beaucoup de temps avec Franz les jours de congé, elle recherchait pour lui la société du professeur.

L'application de Franz fut telle qu'en dépit de l'interruption de ses études, il eut encore deux prix dans sa classe.

Mme Saint-Victor était singulièrement préoccupée des vacances ; pouvait-elle, après ce qui s'était passé, refuser à son protégé d'aller voir sa mère ? Non ; il fallait même prévenir le désir de Franz ; elle lui dit donc :

« Mon cher enfant, j'espère que toi et Lhena serez satisfaits de mes projets pour les vacances ; nous partagerons le temps ; tu iras d'abord en Suisse et tu reviendras en Lorraine où je t'attendrai. Ce n'est pas tout ; je t'ai préparé une douce surprise : Hippolyte passera cette seconde partie des vacances avec toi, j'ai tout arrangé avec son père. »

Une explosion de cris de joie, suivie de fortes gambades, accueillit cette nouvelle. Franz embrassa Mme Saint-Victor, et ne songea plus qu'au départ.

Laissons aller l'heureux voyageur, respectons l'intimité de Lhena et de son fils ; réjouissons-nous toutefois à la pensée que Franz respire l'air de la Suisse ; qu'il court sur les montagnes et dans la vallée, attendons-le avec patience dans le vieux château des Tourelles en compagnie de Mme Saint-Victor, dont l'attitude n'est plus la même ; elle a de bonnes paroles pour les petits enfants ; sa porte n'est plus fermée à ses voisins. Qu'est-il donc arrivé ? La générosité commence à se faire jour dans cette âme, et la douce influence en est ressentie par Lhena qui, après avoir possédé son fils pendant trois semaines, le voit partir avec résignation.

Cette fois-ci la joie du retour fut sans mélange ; Mme Saint-Victor avait fait une part de bonheur à Lhena ; il était bien juste que l'autre lui revînt.

La Lorraine est un beau pays, et les deux écoliers y trouvèrent encore des plaisirs de leur âge. D'ailleurs la châtelaine mettait tout en œuvre pour l'amusement de ses hôtes : parties dans les bois, courses à cheval, en voiture ; la pêche, la chasse au miroir, et mille inventions du pays. Si les deux amis n'y eussent pris garde, ils auraient complètement négligé la lecture. Heureusement que l'ardeur du soleil les forçait quelquefois à faire une halte sous l'ombrage ; alors ils tiraient de leur poche quelque bouquin classique et lisaient tour à tour avec l'enthousiasme particulier aux bons écoliers.

Franz et Hippolyte obéissaient à la cloche du déjeuner et du dîner tout comme au collège ; mais au premier coup d'œil on voyait bien que M. Pincegourde n'avait pas été chargé du menu.

Franz souriait de bonheur à toutes les surprises culinaires de son ami. Les deux camarades profitant de la circonstance, mangeaient les poulets et les canards de Mme Saint-Victor avec un enthousiasme dont elle leur avait une certaine reconnaissance.

Les collégiens se demandaient quelle mine ferait l'excellent M. Pincegourde si jamais il avait dans son armoire des prunes de reine-Claude comme celles qu'on avait à discrétion aux Tourelles.

Mais tout passe. Un matin, les toits étaient blancs, les feuilles tombaient et tournoyaient dans les avenues du parc, les roses inclinaient la tête. C'est qu'on était en octobre, et qu'il fallait prendre la route de Paris, puis le chemin du collège.

XIV -- Le concours général. -- Une surprise étonnante.

Franz se faisait chaque jour de nouveaux amis : son aimable caractère y contribuait sans doute beaucoup ; mais ses largesses n'étaient pas étrangères à sa popularité.

Cependant les parents de ses plus chauds camarades le regardaient à peine lorsqu'ils le rencontraient au parloir.

Un jour, un de ses rivaux, bon enfant entre tous, le présente à sa mère comme le plus redoutable de la classe. Mme B... fit de grands compliments à Franz, lui offrit des marrons et le pria de laisser quelques succès à son fils.

Notre petit ami, heureux d'un si aimable accueil, alla rejoindre M. et Mme Hallouin. Placés non loin les uns des autres, Franz entendit Mme B... dire à son fils :

« Édouard, je ne veux pas que tu aies d'intimité avec ce garçon-là ; il paraît que c'est un aventurier, et une fois sortis du collège, vous devez rester étrangers l'un à l'autre. »

Ces paroles blessèrent profondément le pauvre Franz ; peu s'en fallut qu'il n'allât dire à la mère de son camarade :

« Madame, je ne suis point un aventurier ; ma mère est une femme respectable, et les enfants de la Suisse ont des ancêtres immortels. »

Hippolyte consola son ami, en lui disant qu'il fallait s'éloigner de plus en plus du fils de Mme B... et lui faire une jolie place à la queue de la classe.

Le conseil était bon, Franz le suivit ; il fut premier trois fois de suite. Il passait fièrement devant la mère d'Edouard qui le considérait toujours avec une sotte curiosité.

Certainement nous serions très disposés à suivre Franz pendant plusieurs années, à partager toutes ses émotions de collège ; mais le lecteur connaît ces émotions mieux que nous. D'ailleurs, on a beau dire que les jours se suivent et ne se ressemblent pas, nous craindrions qu'on accusât notre récit de monotonie. Laissons donc Franz grandir tout seul, pour le retrouver à l'âge de quinze ans, en seconde , toujours tendre pour sa mère, respectueux et reconnaissant envers Mme Saint-Victor.

À quinze ans notre écolier n'avait pas démenti les espérances du bon M. Hallouin. Pendant les trois années qui venaient de s'écouler, il avait remporté tous les prix de ses classes. Aussi eut-il la gloire d'être un des six élèves de sa division appelés à composer au concours général.

À ce moment de l'année, les têtes se montent, les écoliers se préparent à la lutte ; ils se promènent bras dessus, bras dessous, s'entretenant de leurs craintes et de leurs espérances, et faisant parfois d'heureux pronostics.

Enfin, voici le jour redoutable et désiré. À sept heures et demie des bandes d'écoliers de tous les lycées de Paris se rencontrent à la Sorbonne. Tous sont munis de papier pour faire leur brouillon. La séance sera longue, peut-être durera-t-elle jusqu'à six heures du soir, aussi nos prudents athlètes ne s'embarquent pas sans biscuit : leurs poches sont garnies de petits pains, de chocolat, voire même de saucisson, et de petits flacons de vin.

Quoique l'économe du collège ait donné, par exception, le matin, un café au lait soigné , le moment où l'on pourra goûter étant fort douteux, il n'est pas rare que quelques-uns commencent par entamer leurs vivres.

Les écoliers composant successivement dans toutes les facultés, le concours dure cinq ou six semaines. Le plus profond mystère préside à cette lutte intellectuelle ; chaque compétiteur distingue sa copie par une devise ; son nom devant rester inconnu à ses juges.

Parmi les professeurs, il en est toujours quelques-uns qui se croient sûrs de certains élèves et proclament à l'avance leurs succès. M. Hallouin disait, presque tout haut, que Franz aurait un prix de vers latins.

Les lauréats seuls sont admis à la séance solennelle. Le proviseur averti nomme la veille les élèves invités à se rendre à la distribution des prix. À ce moment suprême, la classe retentit d'applaudissements et de bravos.

Comment dire la surprise et la joie de Franz, lorsqu'il entendit son nom et celui d'Hippolyte ! Cette circonstance resserra encore les liens d'amitié qui existaient entre eux.

Mme Saint-Victor qui avait fini par devenir ambitieuse pour son fils adoptif, ne fut pas insensible à cette grande nouvelle. Sa place était assurée dans la tribune réservée aux parents ; elle entendrait donc nommer Franz, elle le ramènerait en triomphe dans son équipage.

M. Hallouin s'attribuait en partie les succès de Franz : n'était-ce pas lui qui avait développé son goût pour l'étude, et l'avait dirigé et suivi dans ses classes ?

Cependant une pensée grave le préoccupait : il était juste que Mme Saint-Victor fût témoin des succès de Franz ; mais était-il juste de refuser ce bonheur à Lhena ?

« Franz n'est pas aussi joyeux qu'il devrait l'être ; je le connais, pensait M. Hallouin, et je suis sûr qu'il songe avec tristesse que sa mère ne sera pas là. »

Après vingt-quatre heures de réflexion, et d'accord avec sa femme, l'excellent homme écrivit à Lhena Müller ce qui s'était passé ; et il l'engageait à partir sur-le-champ, à descendre chez lui, sans en prévenir personne, afin d'assister à un des plus grands spectacles du monde.

Cette lettre causa une grande joie à Lhena, quoique ses idées ne fussent pas très claires sur ce concours général, malgré les explications de M. Hallouin.

Lhena avait conservé une immense consolation au milieu de ses épreuves : Dorothée, sa vieille voisine, était toujours là pour l'écouter. L'heureuse mère alla donc lire la lettre de M. Hallouin à la bonne femme.

DOROTHÉE.

Je n'y comprends goutte, ma fille, mais faut croire que c'est une manière de bataille d'esprit, où celui qui en a le plus est proclamé dans la France. À vrai dire, ce n'est pas étonnant ; ton garçon a toujours été le plus fin de chez nous, et je ne voudrais pas dire qu'il ne sera pas une fois ou l'autre Landaman (Président) de notre canton, ou même de toute la Suisse.

LHENA.

C'est ce que je pensais, ce matin, Dorothée, mais je n'aurais pas osé vous le dire.

DOROTHÉE.

Tu es bonne, toi ! Faut-il se gêner pour dire du bien de ses enfants ? Oui, oui, il sera un grand homme. D'ailleurs, nous sommes d'un pays d'où sortent les héros. Il y a tout de même de drôles de destinées. Ah ! mais, Lhena, j'entends que tu emportes un costume flambant neuf à Paris ! Il ne s'agit pas de plaisanter.

LHENA.

Vous croyez, Dorothée ?

DOROTHÉE.

Comment donc ? Voudrais-tu faire pitié au monde de Paris ? Il faut, ma chère, retrouver ta coquetterie de quinze ans.

LHENA.

Bon Dieu ! La coquetterie ne m'a jamais rien dit.

DOROTHÉE.

Elle nous parle à tout âge, et quand on va à Paris pour voir poser une couronne d'or sur la tête de son fils, il n'y a rien de trop beau. Les plus sages diraient comme moi, vingt lieues à la ronde.

Lhena était persuadée. Dorothée assista aux préparatifs du voyage pour s'assurer que ses conseils étaient fidèlement suivis, et elle eut le plaisir de voir Lhena emballer un beau jupon vert, un corsage de velours noir, des manches blanches bouffantes, une guimpe et un bonnet noir garni d'une dentelle qui retombe sur le front comme un demi-voile.

Le tout étant bien emballé, Lhena ne sachant au juste si elle était endormie ou éveillée, partit pour la France.

L'heureuse mère se laissait emporter comme un véritable colis, ne voyant rien, n'entendant rien, ne s'apercevant même pas de la grimace que faisait une Parisienne chaque fois qu'elle ouvrait son panier, d'où s'exhalait une forte odeur de fromage, produit du terroir. Lhena n'avait pas voulu arriver les mains vides chez ses hôtes, et un bon fromage de Schwytz ne pouvait, selon elle, manquer d'être de leur goût.

Nous n'avons pas d'idées arrêtées sur le fromage de Schwytz, mais nous apprécions beaucoup l'attention de Lhena. Il y a tant de gens dont les mains ne se remplissent que des présents qu'ils reçoivent. Ceux-là vous parlent des richesses de leur verger, de leurs forêts, de leurs étangs, et même de leurs jardins, sans jamais vous faire participer, si peu que ce soit, à ces richesses dont ils ne savent souvent que faire.

M. Hallouin attendait Lhena : il la reconnut bien vite à son costume, et à l'embarras qu'éprouve toute étrangère qui arrive à Paris pour la première fois. Malgré sa timidité, elle sut remercier, de la façon la plus aimable, M. Hallouin, et bientôt elle était rendue près de Mme Hallouin qui préparait du café en l'attendant. La Parisienne s'excusa de la crème qu'elle offrit à l'habitante de Schwytz.

Il était cinq heures du matin. Une petite chambre dont l'exiguité eût surpris toute autre que Lhena, lui fut offerte, et elle s'y reposa plusieurs heures.

La séance du grand concours devait avoir lieu le surlendemain. La voyageuse resta prisonnière jusqu'à ce jour. Elle entendait parler de son fils, que pouvait-elle désirer de plus ?

Cependant M. Hallouin ne satisfit qu'à moitié la curiosité de Lhena sur la cérémonie de la Sorbonne ; il ne voulait rien ôter à sa surprise.

Le matin du grand jour, Lhena se ressouvint des conseils de Dorothée ; elle passa un certain temps devant sa glace, et termina sa toilette par une croix d'or qu'elle n'avait pas mise depuis la mort de son mari.

Lhena était grande, son teint avait de l'éclat, et un rayon de bonheur passant sur ce visage de quarante ans, le rendait encore beau.

En la voyant, M. Hallouin fit une sortie contre les peuples qui ont le mauvais goût de quitter le costume national pour s'affubler à la mode française. Dans son enthousiasme, le cher M. Hallouin détaillait la toilette de Lhena avec une justesse de termes qui faisait rire les deux femmes.

Je suis tentée de croire que ce n'était pas chez le professeur une simple appréciation de bon goût ; il pensait sans doute qu'il lui reviendrait nécessairement un peu d'honneur de l'effet prodigieux qu'allait produire Lhena au milieu des dames de Paris. J'espère que le lecteur voudra bien passer cette petite faiblesse à un si excellent homme.

M. Hallouin avait tout prévu, tout arrangé : Lhena présente une lettre d'invitation à l'huissier, tant soit peu surpris de voir l'étrangère. Celle-ci va s'asseoir sans bruit dans la tribune réservée aux parents. Deux mille personnes environ remplissent la salle. Les élèves occupent les gradins ; c'est en vain que Lhena cherche son fils.

Mme Saint-Victor, placée au premier rang, est plus heureuse ; elle finit par apercevoir Franz et lui fait un petit signe de tête qui lui donne un air maternel.

Après une heure d'attente, le ministre de l'Instruction publique, les membres de l'Université, un président d'honneur, se placent au centre de la salle.

Le silence étant établi, un professeur commence un discours latin dont la longueur désespère Lhena ; les applaudissements lui semblent exagérés, trop prolongés. Elle se demande, avec une sorte d'effroi, si Franz parlera désormais comme ça.

Au discours latin succède le discours français dont Lhena entend des mots qui n'ont point de sens pour elle.

Enfin, on nomme successivement les lauréats ; ils se précipitent, ils volent pour aller recevoir cette couronne qui n'est pas d'or, mais à laquelle s'attache une distinction que le temps respectera.

Les écoliers retournent à leur place, ivres de bonheur, exaltés par les applaudissements frénétiques dont retentit la salle.

Oh ! comme le cœur de Lhena battait ! Quand viendra donc le tour de son fils ?

« Müller Franz, premier prix de vers latins ! »

À ces mots, Lhena ne se trouve point mal, comme elle s'y attendait ; elle s'avance, je ne sais comment, de quelques rangs et s'écrie :

« Franz, mon fils, je suis là. »

Cette voix de mère résonne comme un accord harmonieux. Tous les regards se dirigent vers la tribune ; cette excentricité est respectée par le ministre lui-même. On sent que les applaudissements sont adressés à la mère et au fils.

Lhena, déjà profondément émue, se sentit défaillir en apercevant Mme Saint-Victor dont le visage n'accusait pas une moindre émotion.

Par bonheur pour les deux femmes, la séance n'était pas terminée ; elles eurent donc le temps de se remettre.

Franz n'avait pas vu sa mère ; il l'avait entendue, et c'était assez ; encore un peu de patience, et il la serrerait dans ses bras.

Cependant un autre bonheur est encore réservé à notre cher enfant : Hippolyte, cet ami de choix, va recueillir une glorieuse couronne : le premier prix de mathématiques lui est décerné.

Tout finit, même la séance solennelle du grand concours. La salle se vide ; M. Hallouin qui s'attend à un coup de théâtre, s'empresse d'accourir pour protéger Lhena. Et bien il fit, vraiment ; la pauvre femme ne savait quelle contenance faire vis-à-vis des grandes dames qui la regardaient avec curiosité, Les mots de paysanne suisse arrivaient à son oreille, et lui causaient une confusion charmante. Enfin, Mme Saint-Victor l'aborde.

« Quelle aimable surprise, ma bonne Lhena !

LHENA.

Madame, je ne sais plus où j'en suis. C'est ce bon M. Hallouin qui m'a dit de venir. C'est juste, n'est-ce pas, puisque tous les parents y sont ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Certainement ; je suis jalouse de n'avoir pas eu cette bonne idée ; j'avoue que je n'aurais pas songé à vous engager à faire le voyage. Franz serait parti dès ce soir. »

Mme Saint-Victor insista pour que la mère de Franz demeurât chez elle ; mais la bonne paysanne, qui se trouvait à l'aise avec Mme Hallouin, s'excusa, faisant valoir la crainte de fâcher ses hôtes.

La vérité est que Lhena préférait la simplicité de ce petit ménage, et qu'elle pouvait parler de son fils en toute liberté et à sa façon.

La journée fut une fête : la mère adoptive domina ses sentiments. Jamais elle n'avait été si aimable.

Hippolyte avait eu la joie d'être couronné devant son parrain, et celui-ci, touché de l'amitié des deux camarades, déclina ses droits et laissa à Mme Saint-Victor l'ordonnance des plaisirs de cette illustre journée.

Lhena croyait rêver, même en embrassant son fils. Toutefois, les succès de son enfant lui donnaient de l'assurance. Elle marchait sans crainte dans les riches appartements de Mme Saint-Victor ; on eût dit, à la voir, qu'elle s'était assise toute sa vie dans des fauteuils de soie, et qu'elle avait toujours été servie par des laquais galonnés. Après le dîner, Lhena monta avec la même bonne grâce dans une calèche découverte ; elle supportait très bien les regards des promeneurs surpris par le costume de l'étrangère. Il n'en fut pas de même, lorsqu'elle vit Franz monté sur une belle jument noire. La pauvre femme perdit tout le sang-froid qui l'avait distinguée jusque-là. Le bon air de son fils, la beauté du cheval, tout lui disait : « Franz est riche ! Voilà enfin ton courage récompensé. Pourrais-tu encore regretter tes larmes, et refuserais-tu d'en répandre d'autres ? »

Cependant une question fort importante vint faire diversion dans tous les esprits : Le premier prix de mathématiques , comme on dit, et le premier prix de vers latins , auraient l'honneur de dîner chez le ministre.

La vérité nous oblige de dire qu'une pareille faveur ne fut pas appréciée par les deux amis autant qu'elle mérite de l'être. Quelle figure allaient-ils faire sur ce terrain nouveau ?

M. HALLOUIN.

Mes enfants, vous ferez votre figure de tous les jours ; soyez polis, ayez une tenue irréprochable, ne parlez pas sans être interrogés, tout ira bien. C'est par un sentiment de bienveillance qu'on désire vous voir, soyez donc tranquilles.

Malgré les encouragements du bon M. Hallouin, Hippolyte surtout ne pouvait accepter l'idée de dîner chez le ministre ; et, si Franz n'avait pas dû l'y accompagner, bien certainement il se serait sauvé en Lorraine.

L'humble enfant ignorait l'intérêt qu'inspirent ceux qui ont l'amour du travail, et le goût des sciences. Hippolyte était un véritable héros, et beaucoup d'écoliers auraient volontiers pris sa place.

Franz n'en était plus là ; Mme Saint-Victor ne s'inquiétait guère de l'entrée de son fils adoptif chez le ministre ; elle avait raison. Le premier prix de vers latins avait des manières pour deux. Il répondit aux questions bienveillantes du ministre avec tact et discrétion. Hippolyte s'enhardit d'un si bon exemple, et s'en tira mathématiquement. Les deux amis reçurent les plus aimables encouragements, et se retirèrent satisfaits et très disposés à accepter une nouvelle invitation.

J'espère que, parmi mes lecteurs, quelques-uns vont prendre la résolution d'obtenir un prix d'honneur, pour mieux juger de la vérité de mon récit. Je ne leur en voudrai certes pas.

Une question grave préoccupait Mme Saint-Victor : combien de temps Lhena resterait-elle à Paris ? Que seraient les vacances d'une année si heureuse ?

La mère, sans en être priée, annonça qu'elle resterait à Paris tant qu'on voudrait bien la garder, ce moyen lui paraissant plus sûr pour voir son fils dont la tendresse semblait croître avec le succès.

Cette résolution toutefois n'excluait pas le sacrifice : Lhena eût préféré emmener Franz et l'avoir dans son pays : car si la nouveauté de l'atmosphère d'une capitale lui avait été bonne pendant quelques jours, elle ne tarda pas à manquer d'air. Elle avait d'abord trouvé piquant de manger dans des assiettes dorées, de se servir de cuillers d'argent, d'avoir un couteau qu'elle comparait tout bas à un sabre, tant il était différent de celui qu'elle portait dans sa poche. Tout cela n'était aux yeux de Lhena qu'une représentation ; ce n'était pas la vie d'une mère.

XV -- Les bonnes idées viennent aussi quand on ne dort pas.

Le lecteur a compris que l'arrivée de Lhena Müller a été une terrible surprise pour la mère adoptive de Franz. Elle avait assisté à l'expansion de la joie maternelle, elle avait vu aussi comment un fils répond à cet amour que l'absence et le temps ne peuvent affaiblir. Profondément troublée par le spectacle incessant qu'elle avait sous les yeux, Mme Saint-Victor se demandait avec effroi si elle était arrivée à son but. Vainement appela-t-elle le sommeil à son secours ; les souvenirs les plus tristes venaient occuper son esprit ; elle voyait le tableau de sa vie inutile, ses illusions, ses larmes qui n'avaient porté aucun fruit. Une lumière importune, mais éclatante, se fit dans son cœur ; et, succombant sous la lutte de ses propres pensées, elle finit par s'endormir.

Mme Saint-Victor s'éveilla bien différente de ce qu'elle était la veille : le calme avait succédé à l'agitation ; sa tristesse était tempérée par une expression de douceur peu habituelle à sa physionomie. Remplie d'attentions pour Lhena, elle s'appliquait à la distraire ; elle la laissait plus volontiers seule avec son fils. Un jour, elle la retint sous prétexte d'apprendre un tricot suisse, et la bonne Lhena ne se fit pas prier.

MADAME SAINT-VICTOR.

Comme le temps passe ! Franz est déjà grand ! Et beau garçon ! Qu'en pensez-vous ?

LHENA.

Ah ! madame, s'il est beau ! Il me prend quelquefois envie de mettre des lunettes pour mieux le voir encore. C'est un vrai Parisien, en dessus, par exemple, car en dedans, c'est un vrai Suisse ; il aime son pays comme s'il ne l'avait jamais quitté, et son idée serait bien d'y revenir un jour...

MADAME SAINT-VICTOR.

Savez-vous ce qu'il compte faire ?

LHENA.

Comment, madame ! Il fera ce que vous voudrez. Est-ce que vous auriez changé d'idée... bonté du ciel !

MADAME SAINT-VICTOR.

Non, Franz sera mon héritier ; mais j'aimerais à savoir s'il a des projets d'avenir. Ne pourriez-vous pas le faire causer adroitement ?

LHENA.

C'est pas fin à deviner ses goûts, madame. Hélas ! il n'a pas changé pour ce qui est de courir les montagnes, rentrer et fumer une pipe devant le chalet.

MADAME SAINT-VICTOR.

N'aurait-il pas de goût pour être médecin ou avocat dans son pays ?

LHENA.

Ces états-là ne vont guère chez nous, madame : tout le monde se porte bien, excepté ceux qui ont du chagrin ; et les habitants de Schwitz arrangent leurs affaires gentiment, sans tout ce train d'avocats comme il y en a dans les grandes villes. Ah ! dame, c'est que Schwytz est un petit paradis terrestre, ni plus ni moins.

MADAME SAINT-VICTOR.

Lhena, vous êtes une brave femme ; je vous aime et je vous respecte.

LHENA.

Jour de ma vie ! me respecter ! Vous n'y pensez pas, madame, de dire de pareilles choses.

MADAME SAINT-VICTOR.

Écoutez-moi : seriez-vous capable de garder un secret pendant une année ?

LHENA.

Je n'en sais rien, madame, on ne m'en a jamais confié pour si longtemps que ça.

MADAME SAINT-VICTOR.

Mais si votre bonheur et celui de votre fils dépendaient de votre discrétion ?

LHENA.

Supprimez mon bonheur à moi ; la pensée de faire celui de mon Franz suffira pour me clouer la bouche. Mon Dieu ! qu'allez-vous dire ? J'ai peur !

MADAME SAINT-VICTOR.

Ne craignez rien : vous voyez, à en juger seulement par les apparences, combien la vie de Paris est différente de la vôtre.

LHENA.

Ah ! oui, ça ne se ressemble guère, en effet.

MADAME SAINT-VICTOR.

Comprenez-vous qu'avec ma fortune, au milieu des distractions de tout genre, je n'aie pas trouvé le bonheur ?

LHENA.

Si je le comprends ! moi qui m'ennuie déjà... Pardon, madame, ça m'a échappé... suis-je sotte d'avoir lâché ce mot-là. Au fait, ce n'est pas ma faute : supposez un arc tendu, la flèche part.

MADAME SAINT-VICTOR.

Ne vous inquiétez pas. Eh bien ! Lhena, restée veuve et sans enfant, j'aurais dû m'oublier moi-même, penser aux autres, user de ma fortune pour les bonnes œuvres si admirablement organisées en France, je ne l'ai pas fait ; je me suis renfermée dans ma tristesse.

LHENA.

Ça n'est pas bien, madame.

MADAME SAINT-VICTOR.

Ma fortune m'a valu mille flatteries, j'ai refusé toutes les propositions de mariage.

LHENA.

C'est comme moi.

MADAME SAINT-VICTOR.

J'ai beaucoup voyagé, espérant trouver dans cette distraction ce qui me manquait. À Schwytz, je fus prise d'un accès de mélancolie noire telle qu'on craignit pour ma raison... La vue de Franz, la pensée d'en être aimée comme une mère, de le faire mon héritier, de paraître dans le monde avec lui, de n'être plus seule enfin, provoqua dans mon esprit une sorte de délire joyeux qui me rappela à la vie.

LHENA.

Et moi, je me mourais.

MADAME SAINT-VICTOR.

Votre fils, Lhena, a certainement adouci ma douleur ; il est bon et charmant, mais il ne m'aime pas comme on aime sa mère.

LHENA.

Ça n'est pas étonnant, madame, je l'ai demandé chaque jour au bon Dieu ; excusez-moi.

MADAME SAINT-VICTOR.

Je ne puis vous en blâmer. Tout cela vous étonne, n'est-ce pas ?

LHENA.

Madame, tout cela me ravit, car je crois deviner. Ah ! parlez vite, je vous en supplie ; dites-moi si vous avez changé d'idée, si vous allez me rendre mon fils bien-aimé !

MADAME SAINT-VICTOR.

Patience, Lhena ! Il faut que j'achève mon œuvre, quoique le but n'en soit plus le même. Vous êtes une femme de bon sens ; vous devez comprendre qu'ayant enlevé Franz à son pays et à ses habitudes, il est de mon devoir de lui assurer un avenir qui ne lui laisse pas de regrets. Il aime l'étude, et vous avez été témoin de ses succès ; laissons-le aller encore plus loin.

LHENA.

Madame, est-ce vraiment nécessaire d'être savant pour être heureux ? Et si avec tout son esprit il ne s'y connaît pas aux bêtes, il aura beau être riche, ses troupeaux ne vaudront rien.

MADAME SAINT-VICTOR.

Il aura encore le temps de s'instruire en ce genre, ma bonne Lhena ; ayez confiance, je vous rendrai votre fils : êtes-vous contente ?

LHENA.

Ça viendra plus tard, madame ; à c't'heure, je suis comme dans une manière de rêve, je ne crois pas quasiment ce que vous me dites ; et pourtant j'ai dans le cœur quelque chose que je ne croyais plus sentir jamais. Voyez, j'en pleure ; c'est bon signe, n'est-ce pas ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Remettez-vous, et restons-en là. Promettez-moi le secret le plus absolu. Ici comme à Schwytz une indiscrétion ferait tout manquer.

LHENA.

Madame, je me coudrais plutôt la bouche à points arrière, que de lâcher un mot. Je ne parlerai plus tout haut comme cela m'arrivait depuis le départ de Franz : je me plaignais, je gémissais, mais ma joie ! bien fin qui l'entendra sortir de mon cœur ! »

Lhena ne put fermer l'œil de la nuit, elle entendait toujours Mme Saint-Victor. « Pour rien au monde, pensait l'heureuse mère, je ne voudrais coucher dans la chambre de ma meilleure amie ; je rêverais haut, et tout serait perdu. Mais faut convenir que les riches ont de drôles d'idées ! M'arracher le cœur ! M'enlever mon enfant, me le rendre... Il y a quelque chose là-dessous, c'est certain. Je n'ai pas envie d'en savoir plus long ; c'est assez d'avoir un secret de cette taille-là à garder. »

Lhena était si joyeuse, si hors de son caractère, qu'elle en fut effrayée elle-même. Au moment de se mettre à table pour déjeuner, la difficulté de taire sa joie ou d'en dissimuler le motif lui apparut tellement grande, qu'elle si simple, si sincère, résolut de feindre un mal de dents ; elle se couvrit la bouche d'un mouchoir.

MADAME HALLOUIN.

Mal à vos belles dents ? Chère madame Müller.

LHENA.

C'est une simple précaution, bonne madame, pour éviter un mal plus grand.

HENRIETTE.

Vous mangerez de la bouillie avec moi.

MADAME HALLOUIN.

Souffrez-vous en mangeant ?

LHENA.

Pas du tout. Ce qui me ferait beaucoup de mal, ce serait de parler, mais je vous écouterai avec grand plaisir. »

Les choses étant ainsi convenues, Lhena fit honneur au déjeuner comme de coutume. Mme Hallouin pensait qu'un estomac suisse triomphe de tout, même d'un mal de dents ; triomphe qu'elle enviait pour son propre compte.

Lhena prenait intérêt à la conversation. Elle jouait une pantomime dont les enfants étaient ravis. Ils multipliaient leurs questions pour avoir le plaisir d'obtenir des réponses muettes, et comme Lhena avait beaucoup d'esprit, le déjeuner fut une véritable comédie.

Convenons que l'expédient de Mme Müller était ingénieux ; nous espérons qu'un si bon exemple sera imité par les petits garçons et les petites filles qui parlent à tort et à travers ; pour cela, il faut connaître ses défauts, et pour les connaître, il faut aimer à entendre la vérité.

Quelques semaines plus tard, Lhena prenait congé de Mme Saint-Victor et de ses hôtes.

Avec quelle tendresse elle embrassa son fils ! Son regard n'avait pourtant plus la même expression. Le mot d'adieu était comme une espérance qui s'échappait de ses lèvres. Franz était heureux et surpris.

Lhena eût été moins effrayée de descendre le Rigi à reculons que de se trouver en tête à tête avec Dorothée et de lui cacher la bonne nouvelle qu'elle portait dans son cœur.

Mme Müller revenant de Paris était l'objet de l'intérêt général ; plus encore, c'était une merveille. Qui donc à Schwytz songe à aller à Paris ? Un voyage à Brunnen ou à Lucerne ne peut avoir d'autre but qu'une affaire de commerce, une voiture de fromage à conduire.

Lhena parlait comme une pie de tout ce qui n'intéressait personne. Enfin, le moment redouté arriva. Dorothée se ménagea un tête à tête.

DOROTHÉE.

Venons au fait, Lhena, le reste est du verbiage qui est bon pour les autres ; parle-moi de ton fils, de Mme Saint-Victor, que t'a-t-elle dit ?

LHENA.

C'est une femme d'un esprit rare, Dorothée.

DOROTHÉE.

Ça m'est égal son esprit, parle-moi de son cœur.

LHENA.

Oh ! un cœur excellent, Dorothée.

DOROTHÉE.

Dis-donc, as-tu laissé ton esprit à Paris ?

LHENA.

Mon esprit à Paris !

DOROTHÉE.

Pas possible ! Tu as quelque chose de dérangé dans la cervelle !

LHENA.

Dans la cervelle !

DOROTHÉE.

La tête tourne à tout âge.

LHENA.

À tout âge.

DOROTHÉE.

Es-tu drôle !

LHENA.

Je suis drôle ?

DOROTHÉE.

Tiens, voilà ton affaire : tu as des secrets que tu ne veux pas dire ; eh bien ! garde-les. Il faudrait quasiment un vilebrequin pour te tirer les paroles ! C'est pas moi qui irai à Paris pour m'éclaircir les idées et me délier la langue ! Faut croire que c'est l'air qui fait ça. Mais, va ! je suis encore plus fine que toi. Je sais de quoi il retourne : Franz est fiancé à une riche héritière, il aura des voitures et des laquais... tu iras peut-être avec eux... et tu porteras chapeau. N'en parlons plus, et restons amies. »

L'erreur profonde où était Dorothée rassura la pauvre mère. Elle eut bientôt retrouvé ses esprits et parla de son voyage d'une façon qui prouva à Dorothée que sa voisine n'avait pas perdu la raison, mais qu'effectivement elle gardait le secret sur le point important de son voyage.

XVI -- Ce que l'auteur avait prévu.

Les succès du grand concours avaient placé Franz très haut dans l'esprit de ses camarades ; lui-même en parlait avec complaisance : ses idées d'avenir n'étaient plus aussi simples ; il se demandait maintenant pourquoi il n'entrerait pas dans une carrière brillante ; n'était-il pas glorieux pour un fils d'élever la condition de sa mère ? « Sans doute, se disait Franz, je ne renoncerai jamais à mon pays, mais la fortune s'offre à moi trop simplement pour que je la repousse. La Fortune ! Tous les poètes anciens et modernes l'ont chantée. Tous les hommes, vieux ou jeunes, la recherchent ; ils bravent maints obstacles pour arriver à elle, et moi, pauvre enfant, je la dédaignerais ! Allons donc ! ce serait manquer de courage. »

L'attitude du jeune homme était en harmonie avec ses pensées. Il n'était plus nécessaire d'insister pour lui faire adopter un vêtement à la mode. Claude avait fort à faire pour tenir en ordre les habits de son jeune maître et vernir ses bottes. Franz montait à cheval les jours de sortie ; il prenait l'étrier avec grâce, maniait la cravache avec assurance. Ses amis l'accompagnaient à la promenade ; on le distinguait au milieu d'eux par la beauté de son cheval.

M. Hallouin voyait le changement qui s'opérait dans Franz, et, au lieu de brusquer les idées du jeune homme, il se bornait à les diriger. Le digne maître s'efforçait surtout de développer l'amour du travail chez son élève ; il excitait son ardeur et son ambition, ayant la conviction que le travail seul peut préserver la jeunesse des égarements où conduisent l'ignorance et l'oisiveté.

Mme Saint-Victor se prêtait à toutes les fantaisies de Franz : dîners de camarades, loges aux Français, cavalcades au bois, etc.

Les préjugés avaient disparu : c'était à qui recevrait Müller, l'aimable lauréat, ou sollicitait pour ses propres enfants une invitation de sa mère adoptive. Mme Saint-Victor considérait avec tristesse tous ces changements. Les progrès de Franz dans ce qu'on appelle le bon ton ne la réjouissaient plus. Elle lui en voulait presque de sa bonne grâce et eût constaté avec plaisir quelques gaucheries. La pauvre femme se repentait de sa générosité, et surtout de son indiscrétion. Elle aurait dû attendre pour parler à Lhena. Qui ne sait combien les jeunes gens sont variables dans leurs goûts !

« Insensée que je suis, pensait Mme Saint-Victor, j'ai agi sans réflexion. Puis-je maintenant dire à cette mère : « Je retire ma promesse ; vous n'aurez pas votre enfant. La vie de Schwytz ne peut pas lui convenir ; c'est avec moi, dans une capitale, qu'il doit rester. »

Vainement Mme Saint-Victor s'efforçait-elle de trouver tout simple de revenir sur un engagement que des circonstances nouvelles modifiaient ; elle ne pouvait dominer la voix de sa conscience. La fortune était pour elle un poids terrible. Elle l'accusait de tous ses maux.

Pauvre femme ! Si vous aviez su user de la fortune, vous faire une vie active, utile, vous entourer d'amis raisonnables, si vous aviez surtout aimé les pauvres, vous n'éprouveriez pas ces regrets, cette confusion vis-à-vis de vous-même !

Cependant Mme Saint-Victor n'ignore pas que l'honneur lui fait un devoir d'accomplir sa promesse, quoi qu'il lui en coûte ; elle s'y résigne, espérant peut-être encore qu'une circonstance imprévue viendra l'en affranchir.

L'année scolaire fut brillante ; du succès naît le succès. Cher lecteur, n'oubliez pas cela. Cette fois-ci, Mme Saint-Victor était seule pour recevoir les couronnes de son fils adoptif.

À partir de ce moment, l'enfant du guide fut considéré comme un riche héritier. On le lui disait et ce titre ne le blessait en aucune façon. Loin de là, Franz se faisait les plus douces illusions : que de vertus n'allait-il pas acquérir avec la fortune ? D'abord, son pays, cette riante et paisible petite ville de Schwytz, se ressentirait bien vite de la nouvelle position du fils de la pauvre veuve Müller. Encore quelques années, et Franz prendrait part aux conférences du canton. On lui pardonnera aisément ses absences, car il pourvoira largement aux besoins des pauvres. Quelles belles et bonnes pièces d'or il donnera chaque année au Landaman et au Curé de la paroisse !

M. Hallouin suivait les phases par lesquelles passait son jeune ami. Il souriait aux rêves de son imagination. Toute la morale du professeur consistait à parler grec et latin, à faire acheter de bons livres à Franz et à entretenir son goût pour les vers latins.

La conduite de Mme Saint-Victor n'était pas appréciée de la même manière par tous ses amis :

« Elle fait bien, disaient les uns ; elle a tort, disaient les autres ; ce garçon la mènera loin. »

Chaque année, les vacances étaient pour Mme Saint-Victor une nouvelle occasion de satisfaire les fantaisies de Franz, et, loin de s'en plaindre, elle éprouvait pour le jeune homme une sorte de reconnaissance : par là, il entretenait ses illusions.

Plusieurs camarades invitèrent Franz à les accompagner aux Pyrénées et de là à passer en Espagne. Franz accepta avec l'aplomb que donne la fortune : « allons en Espagne, allons au pays du Gid ! »

Depuis un certain temps, il soumettait ses projets à Mme Saint-Victor comme des faits accomplis, et aucune objection ne lui avait encore été faite. L'écolier fut donc très surpris, lorsque sa mère adoptive lui dit :

« J'ai d'autres projets, mon cher enfant, des projets que je ne crains pas d'appeler très supérieurs aux tiens : d'abord, je serai de la partie.

FRANZ.

Vous, madame maman !

MADAME SAINT-VICTOR.

Oui, moi-même. Je connais mal la Suisse, je veux mieux la connaître, et puis-je choisir un meilleur compagnon de voyage que toi, Franz ? Mais notre plaisir serait incomplet si le bon M. Hallouin ne venait avec nous ; et j'ajoute qu'il me semble juste qu'Hippolyte fasse aussi ce beau voyage.

FRANZ.

Oh ! l'excellente idée ! Que vous êtes bonne !

Toutefois, votre projet m'étonne beaucoup : vous, si timide, si craintive !

MADAME SAINT-VICTOR.

On s'aguerrit avec le temps. D'ailleurs, qu'aurai-je à craindre avec l' enfant du guide ?

FRANZ.

Vous avez raison. Je suis ravi ; merci, merci ! Ah ! ah ! M. Hallouin, vous me vantez sans cesse votre Dauphiné, eh bien ! vous allez en rabattre un peu de vos prétentions. Irons-nous directement à Schwytz ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Non, ce sera le terme de notre voyage. »

Il n'y a plus de Pyrénées. Toutes les aspirations généreuses de Franz sont ravivées dès qu'il entend parler de son pays. Son cher Hippolyte va faire un beau voyage ; un voyage qu'il devra à l'amitié qui les unit. Franz n'y tient plus ; il s'étonne tout à coup de pouvoir vivre à Paris au cœur de l'été. Il faut partir !

Ce jour-là même, M. Hallouin reçut une invitation à dîner. Franz l'accueillit avec un redoublement d'affection ; sa physionomie était rayonnante de bonheur.

MONSIEUR HALLOUIN.

Qu'est-il donc arrivé ? Avez-vous traduit ce fameux passage d'Horace ?

FRANZ.

Il ne s'agit guère d'Horace en ce moment : nous allons en Suisse, nous vous enlevons, voilà pourquoi je suis si content.

MONSIEUR HALLOUIN.

Franz, vous êtes singulièrement en veine de plaisanter aujourd'hui. Jamais encore les professeurs n'ont été enlevés pendant les vacances pour le bon plaisir des écoliers.

MADAME SAINT-VICTOR.

Cher monsieur Hallouin, nous avons besoin d'un homme sage et prudent pour voyager en Suisse, et j'ose espérer que vous ne refuserez pas d'être cet homme. Puis-je me confier à Franz et à Hippolyte ?

FRANZ.

C'est décidé ! c'est décidé ! Vite la carte, traçons notre itinéraire. »

M. Hallouin était confus et ravi ; et Franz, voyant le plaisir que causait cette surprise à son professeur, se disait :

« Je commence à faire des heureux ! »

L'écolier avait raison : la générosité est une forme de charité aimable. Promener en Suisse un professeur qui fait la même classe depuis dix ans, quinze ans, à des écoliers étourdis ou paresseux, c'est assurément une bonne action. Franz n'en pensait pas si long. Il était content de voir son maître content, voilà tout. Mais le bonheur d'emmener Hippolyte, ce modeste ami, l'emportait sur tout le reste.

À partir de ce moment, il ne fut plus question que du départ. Mme Saint-Victor commanda pour les deux jeunes gens des costumes de voyage absolument pareils. La perspective du bâton ferré portant les noms des excursions classiques, faisait oublier tous les autres détails de la toilette. Ce bâton, disons-le en passant, est une des vanités de ce monde.

Tout est près, et le 9 août, à huit heures du soir, nos voyageurs partent pour Bâle. Claude et Catherine suivent leurs maîtres.

La prétention de certaines personnes est de ne pas dormir en voyage. Franz et Hippolyte s'étaient nécessairement rangés dans la classe des éveillés.

Jamais prétention ne fut plus vaine : une heure n'était pas écoulée, et déjà les collégiens dormaient comme dans leur lit. Nous leur pardonnons volontiers : la nuit était obscure, et d'ailleurs la route de Paris à Bâle, par Mulhouse, offre peu d'intérêt même en plein jour.

FRANZ.

Tiens, il fait jour ! Par exemple ! J'ai joliment dormi ! Et toi, Hippolyte ?

HIPPOLYTE.

Je n'ai fait qu'un somme. »

M. Hallouin ne se crut pas obligé d'avouer qu'il avait eu la même faiblesse. Il tenait à la main son Guide et affectait un grand intérêt pour cette lecture. Il ne tarda pas à lire haut certains passages historiques d'un ton qui rappelait trop la classe pour être agréable à des écoliers en vacances. La nature seule, en ce moment, parlait à l'imagination de Franz et d'Hippolyte : des montagnes, des lacs et des chalets, voilà ce qu'ils voulaient voir et admirer.

On arrive à Bâle : Claude et Catherine restent à attendre les bagages ; les voyageurs montent dans l'omnibus de l'hôtel des Trois-Rois.

Mme Saint-Victor est l'objet de tous les respects du maître de l'hôtel et de ses gens ; elle n'a point à redouter cette déclaration fatale, réservée à tant d'autres : nous n'avons plus de place. Un appartement au premier étage, donnant sur le Rhin, est mis à la disposition de l'élégante voyageuse. Les jeunes gens sont bientôt sur le balcon qu'abrite une tente ; Hippolyte jette un cri d'admiration.

FRANZ.

Je te prie, mon cher, de ménager tes exclamations, tu courrais risque d'en manquer jusqu'à la fin ; sans doute, cette vue est belle, mais attends, attends, ne va pas si vite. »

M. Hallouin s'esquiva pour parcourir la ville ; la tristesse qui règne dans les rues éloignées du fleuve l'eut bientôt ramené à la cathédrale ; puis, il alla s'asseoir sur la terrasse voisine des cloîtres en ruines, et resta en admiration devant le délicieux paysage dont le voyageur ne peut se lasser : à droite, la Forêt-Noire, à gauche, les Vosges, le Rhin où se réfléchit comme dans un miroir les murs de la ville et le paysage tout entier. M. Hallouin, abrité sous les noyers séculaires de la terrasse, oubliait l'aimable société qui l'attendait à l'hôtel des Trois-Rois, lorsque son estomac l'avertit que l'heure du déjeuner était sonnée. Il se hâta, et fut surpris en entendant déjà parler de départ.

M. HALLOUIN.

La direction du voyage m'ayant été confiée par Mme Saint-Victor, je ne ferai pas la faute, mes amis, de vous laisser quitter Bâle sans avoir vu le musée. Que penserait-on de moi, je vous prie, si je négligeais de vous montrer au moins quelques-uns des chefs-d'œuvre d'Holbein.

Les jeunes gens passent vite d'une idée à une autre ; la proposition de M. Hallouin fut accueillie avec empressement. Hippolyte surtout, chez qui le goût des arts s'alliait avec les mathématiques, sut gré à M. Hallouin d'avoir usé d'autorité pour s'opposer au départ.

Il était deux heures, lorsque M. Hallouin et les deux jeunes gens gagnèrent la rue étroite et tortueuse où se trouve le musée.

Le professeur fut peu charmé à l'aspect d'un escalier qui n'en finissait pas. Franz et Hippolyte riaient un peu de voir leur respectable ami s'arrêtant, soufflant et comptant avec un dépit marqué, les marches dont le nombre s'élève à deux cents. Par bonheur tout a un terme en ce monde, même l'escalier du musée de Bâle.

M. Hallouin comprit bien vite que ce sanctuaire de l'art exigerait assurément beaucoup de visites pour être apprécié comme il mérite de l'être. Il ne tarda pas à pousser de longs soupirs en se voyant obligé de passer rapidement devant maints et maints chefs-d'œuvre ; mais il exigea l'attention et l'admiration des écoliers pour les dessins et les tableaux les plus renommés d'Holbein. Ils s'arrêtèrent longtemps devant les dessins de la Passion du Sauveur, devant le Christ mort et le portrait de Luther, chefs-d'œuvre à jamais immortels du pinceau d'Holbein. Les écoliers s'amusèrent de la multiplicité des portraits d'Holbein, faits par lui-même.

Franz était impatient de revoir le Rhin ; mais son maître et ami insista pour lui montrer une œuvre d'art célèbre dans le monde entier : c'est la Danse des morts.

Malgré ce nom lugubre, les jeunes gens accordèrent un vif intérêt à cette composition singulière et pleine d'enseignements, même pour des garçons de quinze ans. C'est la Mort surprenant à l'improviste les hommes dans des attitudes différentes ; elle se joue d'eux ; elle les touche de sa main glacée et les entraîne en dansant. Affaires, plaisirs, tout cède à son impulsion ; il faut la suivre bon gré mal gré.

Quel beau discours philosophique cette œuvre eût inspiré à M. Hallouin, si Franz lui en avait laissé le temps ! Mais il eut le bon sens de garder pour lui ses réflexions et même de se trouver heureux d'avoir pu captiver l'attention de ses élèves pendant quelques instants.

Mme Saint-Victor restée seule à l'hôtel, était assise sur le balcon ; absorbée dans ses réflexions, elle entendait à peine le murmure du fleuve ; elle ne voyait rien, et grande fut sa surprise lorsque M. Hallouin s'excusa d'une absence de trois heures.

Le professeur, habitant de la rue d'Ulm, s'était épris de Bâle malgré la tristesse des rues ; il ne pouvait se résoudre à quitter cette jolie ville ; selon lui, quand on n'avait pas visité les faubourgs, prolongé ses courses jusqu'au village voisin, quand on n'était pas entré dans une église, il ne fallait pas se vanter de connaître un pays.

Personne ne contredit M. Hallouin, seulement, Claude prit sa valise, et bientôt les voyageurs se trouvèrent munis de leurs billets pour Berne.

XVII -- Des personnages célèbres qui ne sont pas mal léchés.

Franz éprouvait une sorte de rage en se voyant renfermé dans un wagon. C'est à pied qu'il aurait voulu traverser cette belle vallée de l'Aar ! Le sommeil est bien loin de sa paupière, quoique la chaleur soit accablante ; à chaque nouveau mouvement de terrain, il en appelle à l'admiration d'Hippolyte.

« Vois donc ce hameau, ces pentes de verdure, ce torrent, ces troupeaux ! » Et il bondissait d'impatience, prêt à s'élancer.

M. Hallouin dut rappeler à son jeune ami que la présence de Mme Saint-Victor les obligeait à voyager comme de bons Parisiens, mais que le bâton ferré paraîtrait dès qu'ils seraient à même de faire de belles excursions.

Cette promesse calma Franz ; il s'oublia pour ne plus s'occuper que de sa mère si jalouse de ses plaisirs.

L'harmonie des goûts et des idées ne suffit pas pour assurer l'agrément d'un voyage, il faut encore être du même âge ; Mme Saint-Victor était sans doute l'objet des soins du professeur et des jeunes gens, mais la bonne dame était souvent gênante : elle avait des effrois incessants.

M. Hallouin aurait voulu étudier consciencieusement les monuments de chaque ville, rappeler ses souvenirs historiques ; Franz et son ami ne désiraient qu'aller en avant. Toutefois les voyageurs devaient se trouver d'accord sur plus d'un point à Berne.

La plate-forme de la cathédrale excita un enthousiasme général. Quand tous les regards eurent erré à droite et à gauche, plongé au pied de la plate-forme où sont entassées de pauvres maisons, M. Hallouin plaça son érudition.

« Mes amis, autrefois cet emplacement était le cimetière de la cathédrale. Oui, là étaient des tombeaux ! Là on a prié et pleuré ! Et maintenant, nous venons nous reposer sous ces beaux marronniers, souriant à l'avenir. Telle est la vie, jeunes gens ! Mais rendons-nous compte de ce splendide paysage, afin de mieux le graver dans notre mémoire. Au-delà du fleuve, vous voyez les collines du Garten et de Belpberg, beaucoup plus loin, la chaîne de l'Oberland, des pics aigus, et la Jungfrau, avec laquelle nous ferons plus ample connaissance. »

La société resta longtemps sur la plate-forme et tempéra son enthousiasme en prenant des sorbets que leur offrit un garçon de café, attentif à l'arrivée des promeneurs.

Le lendemain fut consacré à parcourir les promenades si justement renommées : l'Altemberg, montagne couverte de fermes et de maisons de campagne ; à l'extrémité de l'Altemberg est le Schanzli, où tout cocher intelligent ne manque pas de conduire les étrangers.

La journée était magnifique, et déjà des mères de famille s'établissaient avec leurs enfants sous de frais ombrages. Franz et Hippolyte remarquèrent des petites filles qui apprenaient leurs leçons ; d'autres travaillaient à l'aiguille. Le silence le plus parfait régnait dans cette classe en plein air. Bientôt, on apporta du café et des tartines ; un si bon exemple fut suivi par nos Parisiens.

Je crois bien que les deux collégiens auraient volontiers passé la journée sous ces frais ombrages ; mais M. Hallouin les avertit que la politesse leur faisait une obligation d'aller rendre visite à certains personnages vénérés de tous les habitants de Berne.

FRANZ.

Une visite ! ce n'est pas amusant, monsieur ! Ne pourrions-nous pas éviter cette corvée ? »

Évidemment Franz se souvenait de sa visite chez Mlle de Nanzac.

M. HALLOUIN.

Ce serait donner une mauvaise opinion de nous, mon cher.

HIPPOLYTE.

Peut-être que cette nouvelle connaissance nous vaudra plus de plaisir que nous ne le pensons, Franz ; jusqu'ici nous n'avons pas à regretter d'avoir suivi les conseils de M. Hallouin.

FRANZ.

Tu as raison. Faut-il aller nous habiller ? Monsieur. Sommes-nous convenablement mis pour faire cette visite ?

MADAME SAINT-VICTOR.

En voyage, mes enfants, il suffit d'être propre ; la simplicité est même de bon goût. »

Du Schanzli la société arriva sans encombre à la fosse aux ours.

M. HALLOUIN.

Voici messieurs les ours de Berne, que nous ne pouvions nous dispenser de saluer. Convenez qu'une pareille visite a bien son prix ! »

La surprise provoqua une gaieté qui gagna Mme Saint-Victor. Le moment était heureusement choisi. Plusieurs ours se promenaient dans une grande fosse carrée ; l'un d'eux, placé sous le jet d'une fontaine, faisait sa toilette avec un soin vraiment curieux ; il se lavait les pieds , s'aidant de l'un pour laver l'autre. Quand l'opération fut terminée, il se plaça de manière à recevoir une douche générale ; il semblait le plus heureux des ours, en même temps qu'il réjouissait fort les spectateurs.

Évidemment très satisfait de lui, maître Martin vint s'asseoir devant la galerie, tendant la main pour obtenir de l'assistance du pain blanc. Il faisait des mines peu en harmonie avec sa grosse personne, et ce n'était pas le moindre de ses succès.

Une marchande bien approvisionnée est en mesure de fournir toute sorte de friandises pour messieurs les ours.

Franz et Hippolyte eurent le plaisir de lancer tour à tour à l'animal des morceaux de pain qui semblaient tomber dans le soupirail d'une cave.

Nos collégiens n'étaient pas seuls à s'amuser de ce spectacle : des gens de tout âge semblaient s'y intéresser. Mme Saint-Victor elle-même sourit devant la fosse aux ours.

M. Hallouin s'attendait à une question : pourquoi ces ours étaient-ils l'objet d'une curiosité semblable ?

M. HALLOUIN.

N'avez-vous pas remarqué que ce gracieux animal est représenté sur les principaux monuments de la ville ?

FRANZ.

Je voulais vous demander pourquoi. »

La ville de Berne a pour armes des ours, parce que, dit-on, le prince Berthold tua un ours à l'endroit où il voulait faire élever des fortifications pour protéger ses sujets. Je vous montrerai près d'une porte de la ville un reste d'inscription qui rappelle ce fait.

« Les Bernois ont un tel attachement pour les ours, qu'ils ont fait construire la fosse que nous avons sous les yeux, afin d'avoir toujours au sein de leur ville quelques-uns de ces individus.

« Plus heureux que bien des gens de ma connaissance, ces bons ours ont un capital provenant de legs, dont le revenu s'élève à 700 francs environ. Je ne sais si cela suffit pour le train qu'ils mènent. » Vainement Franz et son ami soupiraient-ils après le bâton ferré. N'était-ce pas de Berne qu'il fallait partir pour faire de belles excursions ? M. Hallouin ne disait pas le contraire ; mais Mme Saint-Victor, impatiente d'arriver à Thun, ne voulait pas se séparer de ses compagnons de voyage. Une voiture découverte transporta les voyageurs à leur nouvelle étape. Franz et Hippolyte ne regrettèrent plus rien dès qu'ils aperçurent le lac, et la pensée de rester sur ces bords charmants pendant plusieurs jours, leur rendit toute leur gaieté. Heureux âge, pensait M. Hallouin !

Vainement le professeur chercha-t-il à placer ses connaissances historiques. Peu importe à la jeunesse de savoir les noms des ducs et des comtes qui se sont successivement emparés d'un pays, d'un château fort ; mais le lac, mais le bateau à vapeur, et surtout ces barques légères, voilà ce qui les enchante et les ravit.

Mme Saint-Victor se prêtait de plus en plus à ralentir la marche du voyage. Schwytz, cet endroit naguère préféré par elle entre tous, lui inspirait une sorte de terreur. Aussi, applaudit-elle au projet de rester quelques jours à Thun.

Voilà donc nos touristes faisant des excursions sur le lac ou dans la campagne, frappant à la porte de ces belles habitations où le voyageur est toujours bien accueilli.

Comment dire la fraîcheur des matinées et l'éclat du soleil couchant ! Il ne fallut rien moins que la perspective d'aller à Interlaken par le bateau, pour déterminer nos voyageurs à quitter les bords de ce charmant et modeste lac de Thun. Ils partent donc, et deux heures et demie plus tard ils sont établis à l'hôtel de la Jungfrau.

FRANZ.

La voilà ! Hippolyte, la voilà !

HIPPOLYTE.

Qui donc ?

FRANZ.

Comment, tu ne la vois pas ? Regarde devant toi. C'est la Jungfrau, la plus belle et la plus gracieuse des montagnes. »

La Jungfrau justifiait en ce moment les louanges que lui adressait son jeune compatriote : une couronne de verdure faisait ressortir l'éclat de la neige qui l'enveloppait comme un manteau de satin blanc parsemé de pierreries étincelantes. Mme Saint-Victor, oublia un moment ses préoccupations en présence de cette magnifique montagne.

M. Hallouin avait perdu la parole ; il était ébloui et comme fasciné. Mais Franz le tira de sa rêverie et lui rappela que le moment de prendre le bâton ferré était enfin venu. Et bien il fit vraiment ; car le ciel était si pur, que le professeur aurait pu, sans malice et sans imprudence, oublier que ce bâton était l'objet de tous les vœux de Franz et de son ami.

Dès le lendemain, les deux jeunes gens prirent des guêtres de chamois ; un voile vert fut attaché sur leur chapeau de feutre gris ; ils s'armèrent d'un bâton, et en les voyant ainsi équipés, personne ne put douter de leurs exploits passés ou futurs.

M. Hallouin s'enthousiasma fortement pour Interlaken.

« Avez-vous observé, disait-il, que toutes les physionomies ont ici une expression de calme et de contentement qu'on ne voit point ailleurs, comme si la souffrance, les chagrins et la tristesse étaient bannis de ce petit coin de terre ?

L'affluence des voyageurs semble justifier l'observation du cher M. Hallouin. Les hôteliers ne savent auquel entendre, et les personnes qui ont le bonheur d'être bien établies regardent avec compassion les infortunés qu'amènent à toute heure des voitures publiques et autres.

XVIII -- Un plaisir que l'auteur souhaite au lecteur.

Le séjour d'Interlaken n'était pas fait pour modérer l'ardeur de nos écoliers en vacances. M. Hallouin n'eût pas été fâché d'offrir son bras à Mme Saint-Victor, et de l'accompagner dans une des gracieuses et faciles promenades qui entourent Interlaken ; car dans ce séjour privilégié, chacun a sa part de plaisir. Mais il ne fallut pas y songer. Dès le lendemain, Franz parla d'aller au glacier du Grindelwald d'où l'on voit dans toute sa beauté la Jungfrau. M. Hallouin s'effaça comme toujours.

Ils partirent dès sept heures du matin par un temps magnifique. La route d'Interlaken au Grindelwald est à elle seule une excursion charmante : un torrent accompagne le voyageur pendant une partie du chemin.

Il gronde ou murmure suivant l'obstacle qu'il rencontre. Au-dessus de ces eaux limpides, s'élèvent des montagnes vêtues d'une verdure incomparable ; des prairies de la même teinte sont parsemées d'une multitude de chalets ; des troupeaux de chèvres animent ce paysage dont le souvenir est ineffaçable. Mais à mesure qu'on avance, la route devient moins facile et d'un aspect moins riant ; déjà le bruit des avalanches se fait entendre : encore quelques pas, et ils vont voir un glacier, objet de leur ambition.

Quelle que soit la puissance d'une jeune imagination, il y a des beautés et des grandeurs qu'elle ne peut pressentir. Franz lui-même, cet enfant de la Suisse, resta muet à la vue de ces pics de glace, à l'aspect des nuages qui semblaient fuir sous ses pieds, et surtout au bruit terrible de l'avalanche.

« Oui, c'est ici, s'écria Franz, qu'il fallait venir pour voir la Jungfrau dans toute sa beauté. »

M. Hallouin portait alternativement ses regards sur le glacier et sur les jeunes gens ; la responsabilité qu'il avait prise lui sembla immense en ce moment, et ce fut avec un véritable plaisir qu'il descendit du Grindelwald. Le Staubach, la plus haute cascade d'Europe, apparut bientôt comme un nuage d'écume légère balancé par la brise. Cette cascade, unique dans son genre, est un merveilleux contraste avec l'aspect terrible et majestueux du Grindelwald.

FRANZ.

Voilà une cascade qui plairait à Mme Saint-Victor : elle ne fait pas de bruit celle-là. Que c'est donc joli ! »

Nos touristes restèrent je ne sais combien de temps à admirer et à analyser les beautés du Staubach.

Plus loin, un garçon vint leur offrir de tirer un coup de canon en leur honneur ; l'écho le répèterait trois fois.

« Va pour le coup de canon », répondit M. Hallouin.

Plus loin encore, un autre industriel souffle sans condition dans une énorme trompe, et trois fois l'écho redit le ranz des vaches. Et tous ces plaisirs étaient protégés par un temps magnifique, et l'air était embaumé d'un parfum particulier à ce pays.

Une enseigne apprend aux promeneurs que le beau chalet qu'ils voient est une auberge. L'invitation est aimable, car du balcon on verra encore la cascade. Il n'y a point d'hésitation possible : ils entrent et la commande du déjeuner donne la meilleure idée de leurs personnes à l'hôtelier, homme qui connaît son monde.

HIPPOLYTE.

Quelles vacances, mon cher ! Je ne les oublierai jamais.

FRANZ.

J'espère bien que ce ne sont pas les dernières que nous passons ensemble ! »

L'heure s'avançait, ils reprirent le chemin d'Interlaken. Tous trois marchaient en silence, absorbés par l'harmonie du Lauterbrunen dont la voix leur semblait avoir d'autres accents, parce qu'ils avaient d'autres pensées.

Mme Saint-Victor entendit avec intérêt le récit de cette belle promenade. Pendant trois jours encore, on fit des excursions.

À Interlaken, nos amis s'embarquent sur le lac de Brientz, et au bout d'une heure, ils sont au pied du Gisbach, dont ils atteignent le sommet par de charmants sentiers. Là, une douce surprise était réservée à l'enfant de la Suisse : il vit les servantes de l'hôtel en costume du pays : corsage de velours noir orné de chaînes d'argent, et manches bouffantes d'une blancheur irréprochable.

Franz et Hippolyte coururent bien vite sur la terrasse pour voir le torrent qui, avant de se jeter dans le lac de Brientz, fait quatorze chutes, dont sept apparaissent dans un encadrement de verdure.

Nos écoliers ne songèrent plus qu'à monter aux cascades, et il faut leur savoir gré d'avoir jeté un coup d'œil sur le lac et la petite ville de Brientz.

À toute heure du jour, on voit des étrangers qui vont et reviennent des cascades ; chacune des chutes d'eau est séparée par un petit pont d'où l'on découvre une vue merveilleuse.

Franz obtint sans peine de Mme Saint-Victor de monter avec eux aux cascades ; elle avait ce jour-là un certain entrain. Effectivement, la timide Parisienne suit les jeunes gens et se plaît à leur faire observer que M. Hallouin forme l'arrière-garde. Enivrée de ses succès, Mme Saint-Victor arrive à la dernière cascade, où elle s'abrite sous le rocher, et voit tomber devant elle, sans trop d'effroi, une immense nappe d'eau. Une personne modeste s'en serait tenue là. Mme Saint-Victor ne doutant plus de rien après cet exploit, oublie que surtout en voyage, il ne suffit pas de monter, mais qu'il faut savoir descendre. Au lieu de prendre le chemin battu, elle se laisse séduire par un petit sentier plus accidenté et tapissé de mousse. À peine a-t-elle fait dix pas, que le bâton dont elle est armée devient insuffisant pour la soutenir ; ses deux pieds glissent, elle tombe, et sans la présence d'esprit et le courage de Franz, la malheureuse femme aurait roulé jusqu'en bas. Franz a vu le danger ; il enfonce son bâton ferré dans le sol, et se met au travers du sentier, risquant lui-même d'être renversé par Mme Saint-Victor qui a perdu connaissance. Plusieurs hommes ont vu de la terrasse l'accident, et ils se hâtent d'arriver ; ils font un brancard avec des cannes et des bâtons, et parviennent, non sans peine, à ramener Mme Saint-Victor à l'auberge.

Les soins les plus empressés sont donnés à l'étrangère, et on eut bientôt la certitude qu'elle pourrait se remettre en route après plusieurs jours de repos.

Lorsqu'il fut bien constaté que l'accident n'était pas aussi grave qu'on aurait pu le craindre, M. Hallouin, admirateur passionné du Gisbach, prit la parole :

« Vraiment, madame, votre bonté pour nous se montre en toute rencontre : pouviez-vous choisir un endroit plus délicieux pour nous forcer à faire une halte ? »

Il faut vous dire que le professeur n'avait pas été moins sensible que Franz et Hippolyte à l'illumination des cascades. Le lecteur serait également ravi de ce spectacle : à neuf heures, une fusée partie des cascades invite les voyageurs à se rendre sur la terrasse. Après un certain nombre de fusées, toujours bien accueillies du public, les cascades paraissent comme par enchantement sous divers aspects. Elles sont d'abord brillantes comme de l'argent, puis elles deviennent successivement roses, bleues, jaunes et violettes. La montagne et le lac sont inondés de la lumière des feux de bengale, au moyen desquels on obtient ces merveilleux enfantillages.

Ce spectacle est donné pendant toute la belle saison aux voyageurs, et ils sont toujours nombreux et de tout âge.

Mme Saint-Victor put apprécier mieux qu'elle ne l'avait fait jusqu'ici le bon cœur de son cher Franz, qui ne voulut pas la quitter. Vainement Hippolyte essaya-t-il de l'emmener jusqu'à Meringen. Toutes les instances furent inutiles ; il resta près de sa mère , s'appliquant à la distraire de son mieux.

Cependant cette fâcheuse circonstance imposait une vive privation à nos collégiens : ils ne traverseraient pas le col du Brunig, le bâton à la main, comme le projet en avait été fait. Et quelques jours plus tard, ils prenaient la diligence qui conduit jusqu'à Alpnacht au bord du lac des Quatre-Cantons.

La route si belle fut dédaignée par Franz ; il était inconsolable de ne pas grimper sur ce col du Brunig dont il avait lu de si charmantes descriptions. Il s'en voulait de sa mauvaise humeur et ne parvenait pas à la dominer. Plus d'une fois, M. Hallouin eut à garer ses jambes des pieds impatients de son élève.

Mais voici du moins un incident qui va rompre la monotonie du voyage : le vent s'élève, le ciel se couvre, les arbres secouent leur tête gigantesque ; le tonnerre gronde, la pluie tombe à torrents. Les chevaux aveuglés par la poussière s'arrêtent. Le conducteur toujours calme les rassure ; il leur dit : « qu'ils connaissent bien ça, que ce n'est pas la première fois qu'ils ont un si mauvais temps dans le Brunig, et que bien certainement ce ne sera pas la dernière. »

M. Hallouin avait enfoncé son chapeau jusque sur ses yeux ; il s'opposait à tout courant d'air, par égard pour Mme Saint-Victor et pour lui.

L'orage dura jusqu'à Alpnacht, où le bateau attendait les voyageurs pour les conduire à Lucerne. L'arc-en-ciel parut, et aussitôt la tempête fut oubliée.

L'intimité s'établit promptement entre ceux qui partagent les mêmes plaisirs ; ils ont besoin de se communiquer leurs sensations : « Quel beau lac, monsieur ! Voyez donc là-bas, à gauche, ne dirait-on pas la mer ! Ici, un golfe. Prenez ma lunette, vous verrez le rocher sur lequel s'élança Guillaume Tell. Que ces pelouses sont belles ! et ces collines, et ces enclos, et ces étages de maisons. Heureux, mille fois heureux les habitants de ces beaux rivages ! »

La conversation change à chaque nouvel aspect du lac, et ce n'est pas peu dire.

Franz fut très ému en apercevant le Rigi et le mont Pilate, ces deux montagnes qui lui rappelaient ses ambitions d'enfant. S'il n'était pas devenu un monsieur , comme disait Hippolyte, il y a longtemps qu'il aurait fait connaissance avec son pays. Il serait un guide renommé entre tous comme son père.

Le fils de Lhena éprouvait des sentiments inconnus jusqu'alors à son âme ; il fermait les yeux, il ne voulait plus rien voir. Sa mère, son pauvre chalet, voilà ce qu'il désirait. Aussi, éprouva-t-il une joie égoïste en entendant dire aux gens les plus expérimentés que l'ascension du Rigi était impossible. Les regrets de M. Hallouin et d'Hippolyte ne le touchèrent point. Près d'arriver au but, Franz n'avait plus la force d'en rester éloigné.

XIX -- Franz apprend ce que le lecteur sait déjà.

Si en se séparant de son fils, Lhena avait voulu rester dans le pauvre chalet où était né Franz, maintenant qu'il allait revenir, elle n'avait plus d'objection à habiter l'autre.

Après avoir compté les jours, après avoir tremblé à la pensée que son bonheur pourrait lui échapper, la mère était devenue plus confiante.

Un mois à l'avance, elle alla habiter le beau chalet qui lui avait été donné huit ans auparavant. Les voisins la voyaient aller et venir, épousseter, ranger, approvisionner sa maison. Souvent Lhena était suffoquée par la joie et dans ces moments-là elle se méfiait tellement d'elle-même, son secret lui pesait si fort, qu'elle s'en allait dans la campagne pour parler haut.

Un jour, elle reçoit une lettre de Franz qui lui racontait son voyage et lui annonçait son arrivée prochaine. La mère n'y tient plus, elle s'en va dans la campagne, s'assied auprès d'un chalet inhabité, et là, s'entretenant avec elle-même, elle dit tout haut : « J'aurais peur de mon bonheur, s'il ne me venait du ciel. Oh ! oui, c'est Dieu qui me rend mon enfant ! Il aura bien vu que le cœur de Franz était toujours ici ; la fortune n'y peut rien, l'amour d'un enfant ça ne s'achète pas ! Mon Franz ! Mais ne vas-tu pas t'ennuyer avec moi ? Quelle idée ! Je t'aime tant ! D'ailleurs, tu seras le maître et seigneur ; moi, j'irai mon petit train ordinaire, et toi tu chercheras dans tes livres les histoires du monde, tu écriras à tes amis, tu te promèneras sans rien dire, les mains derrière le dos, comme notre maître d'école. Tu ne feras pas d'imprudence... »

Un léger bruit attire l'attention de Lhena ; elle se lève, une fenêtre basse du chalet est entrouverte ; elle regarde et voit un garçon de douze ans endormi.

LHENA.

Tu dors, Stéphane ?

STÉPHANE.

Dame, Lhena, les brebis m'ont donné tant de mal ce matin, que je n'en peux plus.

LHENA.

Et tu dormais ?

STÉPHANE.

Je rêvais. Il me semblait voir des guirlandes de fleurs dans les rues et les maisons illuminées avec des chandelles ; il y avait des voitures plein la cour du Lion-d'Or ; les cloches sonnaient comme pour un baptême ; vous aviez votre corsage de velours, votre bonnet de fête, et Franz était monté sur le Hacken et nous jetait des dragées, que c'était comme une pluie à plein temps.

LHENA.

C'est un beau rêve, mon garçon, mais je te conseille de ne le raconter à personne.

STÉPHANE.

Pourquoi donc ?

LHENA.

On se moquerait de toi. Un garçon de ton âge ne doit pas rêver de pareilles bêtises : Franz monté sur le Hacken, et jeter des dragées !

STÉPHANE.

Que voulez-vous ! Les rêves sont des rêves, et tout le monde n'en fait pas de si beaux.

LHENA.

Allons, remontes-tu là-haut ?

STÉPHANE.

Non, mes fromages sont faits, et je rentre à Schwytz. »

Lhena eût tout autant aimé que Stéphane allât raconter son rêve à ses brebis. Elle avait raison, car l'enfant s'empressa d'aller trouver ses camarades, et de leur raconter ce qu'il avait entendu.

Le fils de Lhena était aimé ; la nouvelle courut, et aussitôt ses anciens camarades résolurent de lui faire une fête. Le rêve imaginaire de Stéphane fut réalisé en partie : guirlandes et couronnes furent tressées en secret, et suspendues aux portes et aux fenêtres le jour de l'arrivée de Franz. Si les cloches ne sonnèrent pas, des cris de joie se firent entendre ; le soleil remplaça les chandelles ; Franz ne monta pas sur le Hacken ; il ne plut pas de dragées ; mais après avoir embrassé sa mère, Franz courut vers ses amis.

Lhena, toute tremblante, ne savait que répondre aux questions de Mme Saint-Victor ; celle-ci l'accusait d'avoir voulu donner au retour de son fils une solennité qui semblait être la ratification d'une promesse.

Cette accusation attrista la mère de Franz :

« Mais après tout, se dit-elle, le bonheur ne se donne pas gratis en ce monde ; il faut toujours le payer, et quelquefois bien cher ! Mme Saint-Victor se trompe, elle le reconnaîtra plus tard ; souffrons donc patiemment cette petite injustice. »

Franz ne vit dans la réception que lui firent ses camarades qu'un témoignage d'affection dont il se sentait digne par la joie qu'il éprouvait en les retrouvant. Il était satisfait aussi de voir que sa mère avait quitté le petit chalet pour mieux recevoir Mme Saint-Victor et ses amis. C'était la première fois qu'il se sentait véritablement riche.

Cependant les jours passaient, et Mme Saint-Victor gardait le silence. Lhena suivait tous les mouvements, épiait tous les pas de celle qui devait lui rendre son fils. Franz, ne se doutant de rien, passait le temps en courses avec ses amis ; chaque jour amenait un nouveau plaisir.

Un soir, Mme Saint-Victor dit à Franz :

« Je désire faire avec toi, demain matin, la première promenade que nous avons faite ensemble, il y a de cela huit ans.

FRANZ.

Et je vous ferai un bouquet de ces mêmes fleurs qui vous plaisaient tant alors.

MADAME SAINT-VICTOR.

À sept heures je serai prête.

-- Voyez, dit Franz, l'effet prodigieux qu'opère l'air de la Suisse ! À Paris, madame maman se lève à dix heures, et ici elle veut courir les champs dès sept heures du matin : nous verrons si elle sera prête. »

Mme Saint-Victor fut prête, à la grande surprise de son chevalier. Lhena les vit partir. Elle resta longtemps sur la porte, les suivant des yeux. Puis, elle courut se réfugier à l'église. Que dit-elle à Dieu dans ce moment d'angoisse ? Elle pleura, sanglota. La pensée de ses hôtes put seule la rappeler à elle-même.

Pendant ce temps-là, M. Hallouin et Hippolyte s'éveillaient, confus de n'avoir pas salué le soleil à son lever, comme ils se l'étaient promis.

Ils s'esquivèrent du chalet pour sauver les apparences, et ne rentrèrent qu'à l'heure du déjeuner.

Mme Saint-Victor et Franz étaient déjà assez éloignés de la ville. Ils parlaient de tout, et ne disaient rien. Arrivés sur le plateau où se trouvaient les fleurs de prédilection de Mme Saint-Victor, celle-ci témoigna à Franz le désir de s'y reposer. Ils s'assirent et gardèrent le silence. Les montagnes éclairées par le soleil levant, la prairie parsemée de chalets, le lac paisible, les faneurs, tout cela était un ravissant tableau qui motivait l'admiration muette des promeneurs.

FRANZ.

Que c'est beau ! Non, il n'y a pas de pays comparable au nôtre.

MADAME SAINT-VICTOR.

Je suis de ton avis ; mais oublie un instant le paysage ; j'ai à te dire des choses très sérieuses.

FRANZ.

Allez-vous me gronder, madame maman ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Ne crains rien ; tu es un sage enfant, et je suis sûre de m'entendre avec toi. »

Il me serait impossible de dire au lecteur ce qui se passa dans l'esprit de Franz ; peut-être l'ignorait-il lui-même. Le pauvre garçon rougit, les battements de son cœur l'oppressaient ; puis, voyant la pâleur du visage de sa mère adoptive, il pâlit aussi.

MADAME SAINT-VICTOR.

Franz, il y a bientôt huit ans que je vins m'établir dans ce pays ; mon âme était alors désolée ; je cherchais le bonheur partout : je le demandais en vain à la fortune, au monde, à la nature. Je regrettais un fils ; la vue d'un enfant redoublait l'amertume de mes regrets.

« Tu te souviens qu'un soir, surpris par l'orage, tu vins t'abriter sous mon toit avec ton agneau ? J'entendis ta voix, et j'en fus doucement émue. Je t'aimai dès cet instant, et je résolus de t'appeler mon fils, de te faire mon héritier. Ta mère, ta pauvre mère résista d'abord énergiquement ; profitant des terreurs que lui inspirait toujours la fin tragique de ton père, je parvins à vaincre sa résistance. tu sais le reste. Ce que tu ne sais pas, mon cher Franz, c'est que ce bonheur arraché au cœur de ta mère, ne s'est pas donné au mien. Tes larmes, tes colères d'enfant me faisaient trembler, et lorsqu'enfin le temps triomphant de ton innocence te rendit plus docile, je n'ai pas été plus heureuse. Tes dispositions, ton goût pour l'étude et le dévouement de M. Hallouin ont fait de toi un garçon distingué. tes succès du grand concours ont été et seront toujours la gloire de ta mère.

« Tu ne mérites assurément aucun reproche, mon cher enfant ; mais tu perds, chaque jour, un peu de ta simplicité. Je crains que tu ne deviennes frivole, désœuvré, comme tant de jeunes gens ; j'ai peur de faire ton malheur. Cette pensée m'obsède, me poursuit, et, ne pouvant résister à la vérité qui parle à mon âme, je te rends à ta mère, à ton pays. »

Franz considérait Mme Saint-Victor avec un étonnement mêlé de crainte. Jamais il ne lui avait vu une expression aussi grave ; jamais sa voix n'avait eu de pareils accents. Il était interdit, tremblant.

MADAME SAINT-VICTOR.

Mais, Franz, tu seras toujours mon fils bien-aimé... »

Ces paroles tendres rendirent au jeune homme sa présence d'esprit.

« Ma mère ! mon pays ! »

Il prononça ces mots avec une émotion profonde, et pourtant il y avait sur sa physionomie comme un reflet de douleur. Regrettait-il Paris et ses camarades ? Nous ne voulons pas même le supposer...

Mme Saint-Victor continua :

« Les rôles sont changés, mon enfant, je croyais être ta bienfaitrice et tu es mon bienfaiteur.

-- Que dites-vous ? » s'écria Franz, et son visage se couvrit de larmes.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu as fait tomber l'illusion qui me cachait la vérité : je cherchais le bonheur hors de la condition où m'a placée la Providence. L'égoïsme m'avait rendue insensible à tout ce qui n'était pas moi.

« Une crainte m'agite encore. Reprendras-tu sans dégoût la vie calme et paisible de ton pays ? N'ai-je pas compromis ton bonheur ?

FRANZ.

Je ne me souviens déjà plus que de vos bontés ! Ne plus vous voir sera mon seul chagrin !

MADAME SAINT-VICTOR.

Ce chagrin ne sera pas de longue durée, mon cher enfant, laisse-moi encore t'appeler ainsi. Je compte acheter dans le canton de Schwytz une propriété dont tu seras le régisseur. J'y passerai une partie de l'année. »

À cette promesse, Franz éclata en transports de joie ; il baisait les mains de sa bienfaitrice, et lui donnait le nom de mère bien-aimée.

Après une heure d'entretien intime, ils songèrent à rentrer.

Lhena les attendait dehors, prenant pour prétexte de son agitation le retard du déjeuner.

En entrant, Mme Saint-Victor lui dit, bas à l'oreille :

« Il sait tout. »

Les deux femmes se regardèrent...

Après un moment d'hésitation, Lhena se jeta dans les bras de Mme Saint-Victor, et les deux femmes confondirent leurs pleurs.

L'arrivée de M. Hallouin et d'Hippolyte firent une heureuse diversion à cette scène. On les plaisanta sur leur paresse, et le bon M. Hallouin, qui n'ignorait rien de ce qui s'était passé, se prêta si bien à la plaisanterie, que Mme Saint-Victor et Lhena finirent par s'amuser franchement des contes de l'excellent homme.

Le retour de Franz au pays, causa une joie sincère à tous les habitants de Schwytz. La fortune de l'enfant du guide ne les avait pas consolés de son absence.

Dorothée ne fut pas la dernière à féliciter Lhena.

« Faut avouer, dit-elle, que tu es une fière femme ! Garder un pareil secret pendant plus d'une année ! Il y avait de quoi en mourir ! Tu as dû joliment souffrir, ma pauvre fille ! Mais rends-moi justice ; j'ai respecté ta discrétion ; je n'ai pas tourné autour de toi pour savoir la vérité, et je n'ai rien dit de notre conversation : c'est pas mal fort aussi !

LHENA.

Pardonnez-moi, bonne Dorothée ! Il m'en a terriblement coûté de ne pas vous faire partager ma joie, car vous êtes bien notre mère à tous les deux ; mais il y allait de mon bonheur ! »

À partir de ce moment, la joie régna au chalet, et Mme Saint-Victor commença une vie nouvelle. Elle parcourut le canton avec Franz et ses amis, et un mois plus tard, elle achetait une belle propriété à deux lieues de Schwytz.

Les adieux furent adoucis par la promesse de se revoir, car il fut arrêté, et bien arrêté, quoique sans notaire, que la famille Hallouin et Hippolyte passeraient, chaque année, une partie de leurs vacances à Schwytz, dans le beau chalet de Lhena Müller. Cette espérance était ce que l'enfant du guide voyait de plus beau et de plus clair dans sa fortune.

Conclusion

J'entends le lecteur me demander ce qu'est devenu Franz. Cette question me plaît, et je m'empresse d'y répondre.

Franz conserva son goût pour l'étude ; s'il lui arrivait encore de faire des vers latins, il ne négligea pourtant pas d'acquérir les connaissances nécessaires à sa nouvelle position. Il devint bon agriculteur. Il régissait parfaitement les terres de Mme Saint-Victor, et cultivait les siennes. Il avait un joli cabinet dont la vue s'étendait sur le Lowertz ; il y passait des heures avec ses livres et ses écritures, comme disait la bonne Lhena.

La prédiction de Dorothée se réalisa ; Franz devint Landaman du canton, et plus d'une fois il quitta la charrue pour rendre la justice.

Sans doute, Franz avait de beaux habits de drap bien amples, il portait l'hiver un manteau et des bottes fourrées ; mais la fortune ne lui enleva pas la simplicité de l'habitant de Schwytz. Il se considérait comme le dépositaire de richesses qui devaient contribuer au bien-être de son pays.

On n'eut point à lui pardonner ses absences. Le souvenir de Paris n'était plus qu'un rêve dans son esprit.

Chaque année, Hippolyte devenu architecte, M. et Mme Hallouin et leurs enfants venaient habiter le chalet. Quel plaisir c'était pour le brave Franz de recevoir ses amis ! Lhena ne savait qu'inventer pour ses hôtes.

Mme Saint-Victor, revenue de ses illusions, ne chercha plus le bonheur ; il vint à elle par le chemin le plus simple. Elle visita ses terres, s'étonna d'avoir négligé tant de choses utiles et intéressantes. Bientôt, elle mérita le nom de mère des pauvres. Mme Saint-Victor ne s'ennuyait plus !

Les deux sœurs, séparées jusqu'alors par l'opposition de leurs goûts et de leurs sentiments, ne se quittaient plus sans regret. Mlle de Candes avait pour le jeune homme rendu à son pays une affection à laquelle s'ajoutait l'estime, et cette affection la ramenait souvent à Schwytz.

Franz voyageait pendant des mois entiers à travers la Suisse. Il en connaissait tous les pics et tous les sentiers. Une pensée utile s'ajoutait au plaisir du voyage. Franz voulait accroître ses connaissances agronomiques et en faire profiter son pays. Jamais Landaman ne remplit mieux ses fonctions, ne donna de meilleurs conseils et ne fut plus aimé de ses braves compatriotes pour qui il fut toujours un modèle de raison et de bonté.