: édition ELTeC Gouraud, Julie (-) 42899

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I -- À Monthermé

Par une belle matinée du mois de juin, un homme d'une cinquantaine d'années quittait la gare de Mézières, portant dans ses bras une petite fille de cinq ans profondément endormie. Étant monté en voiture pour gagner la ville, le voyageur respecta moins le sommeil de l'enfant qui ouvrit enfin les yeux et demanda à son oncle, M. Saint-Florent, si la maison était encore bien loin.

« Dans quelques instants, nous serons arrivés, tu pourras courir et sauter à ton aise. »

Agnès n'avait été bercée que quelques jours par sa mère, et son père venait de succomber à une longue maladie. Elle était donc orpheline ! Vous comprenez, mes enfants, tout ce que renferme de tristesse ce mot d'orpheline, et déjà vous aimez Agnès. M. Saint-Florent, veuf et sans enfants, venait de recueillir le précieux héritage de son frère : il en était digne par la noblesse de ses sentiments et la bonté de son cœur.

Agnès était attendue avec impatience par Michette qui avait connu Mme Saint-Florent.

Les voyageurs s'arrêtèrent devant une maison de sombre apparence. En voyant les fenêtres grillées du rez-de-chaussée, l'enfant demanda si c'était une prison. Le sourire de M. Saint-Florent la rassura, et, dès que Michette parut à la porte, la petite ne vit que les bras qui lui étaient tendus, et se laissa emporter dans une salle où était préparé le déjeuner.

Agnès courut partout avant de se mettre à table et déclara que les maisons étaient plus belles à Paris qu'à Mézières. Elle fut enchantée d'apprendre que son oncle l'emmènerait à la campagne le lendemain.

« Dans une des plus jolies campagnes du monde, ajouta Michette ; on voit toujours la rivière et les arbres : c'est mon pays. »

Michette disait la vérité. Monthermé, où M. Saint-Florent dirigeait une forge importante, est un joli bourg situé sur la rive gauche de la Meuse ; c'est un délicieux séjour pendant la belle saison, et l'habitation de M. Saint-Florent avait un certain air de château : un rez-de-chaussée spacieux et bien éclairé par de grandes fenêtres, un jardin anglais dont la Meuse semblait faire partie, la forêt s'élevant en amphithéâtre sur la rive droite, les roches noires, véritables remparts élevés par la nature, donnent à ce séjour un aspect de grandeur qui charme et surprend l'étranger.

Le lendemain matin, M. Saint-Florent, Agnès et Michette partirent pour Monthermé. La physionomie grave des deux personnes qui accompagnaient l'enfant n'avait aucune influence sur son humeur. Elle courait d'une portière à l'autre pour satisfaire sa curiosité, montait sur les genoux de son oncle, l'embrassait et lui demandait de cinq minutes en cinq minutes, s'ils étaient arrivés.

Enfin, ils traversent le beau pont qui va les conduire au terme de leur voyage.

Michette ne comprenait pas pourquoi on avait fait là un pont, puisque, de son temps, une barque suffisait à tout le monde, et que le passeur était un si brave homme ; aussi lorsqu'elle avait à faire sur la rive droite, s'accordait-elle, comme tant d'autres braves gens, le plaisir de passer dans la barque de Nicolas.

Agnès fit bon accueil à la jolie maison, à Philippe qui attendait les maîtres. Le grand billard surtout l'enchanta, et force fut à Michette de faire immédiatement une partie de boules sur le tapis vert.

Agnès courut ensuite au jardin, monta sur un petit tertre pour voir la rivière, cueillit des roses, les effeuilla toutes, sauf celles que Michette attacha à son chapeau.

Rentrée à la maison, l'enfant déjà gâtée inspecta l'appartement de son oncle, et finit par prendre possession d'une belle chambre où l'attendait un petit lit blanc placé près de celui de Michette.

Regarder par la fenêtre, toucher à tout, aider sa bonne à mettre les effets dans les armoires, tels furent les plaisirs de cette première journée, plaisirs qui furent bientôt effacés par l'apparition des grandes barres de fer rougies sur lesquelles on frappait à fendre la tête.

« Ah ! disait Michette en soupirant, c'était bien plus beau quand il y avait la verrerie, que des flammes énormes paraissaient et disparaissaient en faisant de grandes ombres jusque là-bas. »

Agnès l'écoutait, mais ne comprenait rien à ses regrets : elle était enchantée de tout ce qu'elle voyait.

Les beaux jours s'écoulèrent pleins de charme pour notre enfant. Il ne se passait pas de semaine sans qu'elle fît une promenade en barque avec son oncle, ou qu'elle allât dans la forêt avec Michette. Souvent ils rencontraient des petits garçons et des petites filles ; alors, malgré les remontrances de sa bonne, Agnès descendait avec eux en courant les sentiers rapides jusqu'au bord de la rivière. Si un touriste fût passé par là, et eût osé vanter les bords du Rhône, de la Loire ou de la Seine, Agnès lui aurait dit : « Il n'y a rien de si beau que la forêt des Ardennes et les bords de la Meuse. »

Le jardinage était aussi l'une de ses récréations favorites ; elle empruntait à Tom des fleurs toutes poussées pour enrichir son domaine ; on la voyait plus tard faisant des bouquets et des couronnes. Les oiseaux avaient aussi son affection. Le moineau le plus mal tourné savait lui plaire et elle les attirait sur les fenêtres en leur servant plusieurs fois par jour des repas somptueux.

Cette vie en plein air fortifiait la petite fille, déjà grande pour son âge : bien établie sur des jambes que l'on ne songeait pas encore à dissimuler, la tête ornée d'une chevelure blonde et abondante, de petits yeux bleus pleins de tendresse et de malice, un teint de rose bravant l'ardeur du soleil, telle était Agnès.

D'abord chacun se mit sur la porte pour la voir passer ; puis on lui parla, et bientôt la petite demoiselle compta de nombreux amis à Monthermé.

M. Saint-Florent, homme sérieux et de mœurs sévères, subissait le charme de cette petite fille. Il cédait à toutes ses fantaisies, et se rassurait sur ses propres faiblesses en recommandant la sévérité aux autres : « Surtout, disait-il, ne la gâtez pas. »

Michette et Philippe étaient de trop bons serviteurs pour ne pas imiter leur maître en tout point.

Philippe obéissait aux mille fantaisies d'Agnès, faisait sa partie de cache-cache et de volant, la prenait dans ses bras, lorsqu'il menait le cheval à l'abreuvoir, et s'inquiétait peu des remontrances de Michette, quand la robe blanche souffrait de ces jeux.

Lorsqu'Agnès venait à la cuisine (ce qui était fréquent) Michette la laissait découvrir les casseroles, fureter dans tous les coins, éplucher la salade et boire dans le godet. Elle disait bien pour satisfaire sa conscience :

« C'est fini ! si Monsieur vous trouve à la cuisine, il me grondera. »

Mais la manière dont ces paroles étaient prononcées était plutôt un encouragement qu'une défense ; d'ailleurs la propreté et l'adresse d'Agnès favorisaient la faiblesse de la cuisinière ; ses petites mains restaient irréprochables ; jamais de taches ni d'accrocs.

L'hiver modifia les plaisirs de l'enfant. Il fallut nécessairement renoncer aux promenades en barque et aux courses dans la forêt. Dès le mois de novembre, la neige vint poudrer les arbres, selon l'expression de notre petite amie. Ce spectacle ne fut pas d'abord dénué de charmes ; mais il se prolongea trop longtemps et Agnès regretta ses amies de Paris. Elle s'en dédommagea par un redoublement d'intimité avec sa poupée ; Mlle Victorine, la couturière, s'intéressait franchement à la toilette de Didine, elle développait aussi les heureuses dispositions d'Agnès qui était fort adroite de ses petites mains.

Les jours de repassage étaient des jours de fête : c'était si amusant de voir Mlle Lelièvre plisser du bout de ses grands ongles les chemises de M. Saint-Florent !

Malgré cela, il y avait des jours d'ennui. Vainement Michette mettait-elle alors tout en œuvre, la tristesse de certaines journées influait sur l'humeur de l'enfant. Alors M. Saint-Florent lui permettait de rester auprès de lui, au risque d'être distrait de ses occupations.

Un des plaisirs d'Agnès était de voir aller et venir les gens du bourg d'une rive de la Meuse à l'autre. Elle restait le nez collé sur la vitre, et tenait son oncle au courant de ce qui se passait.

Agnès avait des sabots au moyen desquels il lui était possible d'aller et venir dans la basse-cour, à la buanderie et dans la serre. Elle avait même la bonté d'accompagner Michette jusque chez les lapins ; enfin les plantes placées dans le vestibule en amphithéâtre étaient l'objet de trop de soins, et elle se fit plus d'une fois des affaires avec Tom le jardinier qui, disait-on, aimait les fleurs plus que ses enfants.

Un jour, M. Saint-Florent s'absenta et ramena un personnage qui sera certainement aussi bien accueilli par le lecteur qu'il le fut par Agnès.

Tout en recevant les caresses de son oncle, l'attention de la petite fille était absorbée par une boîte d'une forme particulière que tenait Philippe.

« Qu'est-ce que c'est donc, mon oncle ?

M. SAINT-FLORENT.

Un ami qui vient te distraire de la mauvaise saison : voyons, Jako, viens saluer ta jeune maîtresse. »

Philippe s'approcha, ouvrit le sabot, et un beau perroquet vert à tête rouge, obéit tranquillement à l'invitation qui lui était faite.

Agnès resta sans parole, signe d'une émotion profonde. Rouge, les yeux brillants, elle portait alternativement ses regards sur Jako, sur son oncle, sur Michette.

« Je voudrais bien le toucher, dit-elle enfin ; est-ce qu'il mord ?

M. SAINT-FLORENT.

Il a déjà vécu avec des enfants. On le dit d'humeur très douce, et si tu ne le tourmentes pas, tu n'auras rien à redouter.

AGNÈS.

Le tourmenter !... je l'aime tant ! »

Sur l'invitation de son oncle, elle caressa légèrement la tête de Jako qui témoigna une satisfaction bienveillante. Un bâton fut aussitôt placé dans le vestibule, et Jako, selon l'expression d'Agnès, monta très adroitement les escaliers, et se percha au sommet du bâton, tournant la tête à droite et à gauche.

Ces simples faits excitèrent un enthousiasme difficile à peindre.

Aussitôt la mangeoire fut remplie : l'eau filtrée, le grain, le biscuit, et tout ce qui peut flatter le goût d'un pareil hôte lui fut offert.

La journée entière fut consacrée à faire ample connaissance avec ce nouvel ami ; jamais Agnès n'avait vu un perroquet d'aussi près.

Si le plumage de Jako excitait son admiration, ce fut bien autre chose lorsqu'il daigna prendre la parole.

Agnès venait de s'éveiller ; le vestibule retentit tout à coup de ces mots : « Jako, bonjour, mon petit Jako ! bonjour, maîtresse ! »

« Ô merveille ! ô bonheur !... Ma bonne, habille-moi vite, je veux aller le voir, lui dire bonjour. »

Michette ne se rendit maîtresse de la situation qu'en énumérant toutes les jolies choses qu'on peut apprendre à un perroquet.

Pendant que les nouveaux amis s'entretiennent, disons un mot de Jako.

Il était né dans l'Amérique méridionale, sa patrie avait été l'une de ces forêts de sapins dont celles de l'Europe ne peuvent donner aucune idée. Les arbres dénués de feuilles sont surchargés de ces fruits que nous appelons pommes de pin.

Les ancêtres de Jako étaient de cette espèce de perroquets qui combattent les serpents. Ils tournent plusieurs fois autour de l'ennemi, en ayant soin de cacher leurs pattes sous leurs ailes, tombent à l'improviste sur sa tête et la déchirent à coups de bec.

Jako ignorait complètement qu'il descendait de cette race belliqueuse ; il ignorait aussi, pour son bonheur, la résistance faite par ses parents lorsqu'un ravisseur vint l'arracher de son nid. Ce téméraire avait été cruellement blessé, mais la destinée de Jako n'en avait pas moins changé.

Il passa en Europe dès que son âge le permit et vint en France.

Le changement de climat eut une heureuse influence sur son caractère. Il était d'humeur douce et facile, et tout à fait bon enfant.

M. Saint-Florent n'avait recueilli que des éloges sur son compte. Personne n'aurait pu citer un méfait de cet animal, et il ne se servait de son bec que pour manger ; il était, comme tous ceux de son espèce, doué d'une mémoire remarquable.

Il avait commencé à parler dès l'âge de six mois. (Gardons-nous d'envier cette précocité pour nos enfants). Il aimait l'étude ; on l'entendait le soir répéter la leçon du matin. Il avait trois ans, lorsqu'il fit son entrée à Monthermé.

Quelques jours plus tard, il débitait toutes les jolies choses qu'on lui avait apprises. Il parlait bien quelquefois, je l'avoue, à tort et à travers ; mais quel est le petit garçon ou la petite fille qui pourrait lui en vouloir ?

Dès que la saison le permit, Michette ouvrit la fenêtre du vestibule, ce qui mit promptement Jako en relation avec tous les enfants du pays. Ils s'arrêtaient pour le regarder, lui disant bonjour ou bonsoir ; tant de politesse était au détriment de l'école, aussi la vertueuse cuisinière se hâta de compléter l'instruction de Jako par quelques sentences philosophiques comme celles-ci : Le temps perdu ne se rattrape jamais. Tant vaut l'homme, tant vaut la terre. Si chacun faisait son métier, les vaches seraient bien gardées. Méchant ouvrier n'a jamais son outil.

Un professeur de l'Université n'est pas plus glorieux du premier élève de sa classe, que Michette ne l'était de Jako. Par malheur la philosophie du perroquet produisit l'effet contraire à celui qu'on avait voulu obtenir. Il y avait foule devant la fenêtre pour s'attirer un mauvais compliment. La science ne nuisait point au cœur du savant. Il avait une charmante conversation avec ses amis. Un mot surtout le plaçait au-dessus de tous ceux de son espèce (je n'ose dire au-dessus de bien des gens) : Jako ne recevait pas une cerise, une croûte de pain, sans dire merci, et d'une voix si accentuée, que c'était merveille de l'entendre.

Agnès était sans inquiétude sur la vie de son ami : « Avec un bon régime, pensait-elle, il pourra, comme ceux de sa famille, vivre cinquante ou soixante ans. » La petite plaisantait sur la vieillesse de Jako : elle lui promettait des lunettes et une tabatière, un bonnet de coton et une canne, comptant bien qu'il dirait encore merci.

Le temps passait, Agnès avait près de sept ans, lorsqu'elle fit son entrée chez les sœurs de la Sagesse. Ce fut d'abord pour jouer ; puis insensiblement, elle gagna l'entrée de la classe, s'assit sur les bancs, et commença l'étude si grave de la lecture. Elle se fit bien vite aimer des sœurs et de ses compagnes : elle était douce, obéissante et généreuse. Ce dernier trait de caractère lui valut beaucoup d'amies. Agnès qui avait bien déjeuné avant de partir arrivait cependant avec son petit panier au bras, et faisait une distribution de tartines et de fruits à ses camarades.

M. Saint-Florent avait dit à sa nièce : « Tu dois donner le bon exemple aux enfants du village, et t'en faire aimer. »

Agnès avait compris, et, quoique la maîtresse fût d'une impartialité irréprochable, jamais elle n'avait que des louanges à donner à l'enfant du château.

Celle-ci grandissait, courait, apprenait tout ce qu'on peut exiger d'une petite fille de sept ans. Sa santé ne laissait rien à désirer. Son oncle avait la satisfaction de constater qu'elle était plus grande que la plupart des enfants de son âge.

Lorsque M. Saint-Florent la voyait courir après les oies, au risque de se faire pincer les jambes, ou qu'il entendait ses conversations avec sa poupée, il se disait bien que cette éducation au village, cette liberté des champs devait avoir un terme. Il interrogeait l'avenir, il s'interrogeait lui-même, puis il interrompait brusquement le cours de ses réflexions en prenant sa canne pour aller voir ses ouvriers.

L'hiver revint, Agnès s'en consola en disant qu'il s'en irait encore. Par malheur il fut très rigoureux et de vilaines engelures empêchèrent notre enfant d'aller chez les sœurs. L'oncle se fit maître d'école ; mais l'enseignement n'est pas une science qui s'improvise ; l'affection qu'inspire l'élève ne suffit pas pour réussir, surtout lorsqu'on débute dans cette carrière à cinquante ans.

Agnès ne tarda pas à s'apercevoir que son oncle n'y entendait rien ; elle le reprenait : « Les sœurs me défendent de tenir ma plume si bas ; maintenant il faut me questionner sur la leçon que j'ai récitée par cœur. »

La semaine n'était pas écoulée que le bon oncle convenait avec lui-même qu'il était un professeur détestable. Quoique M. Saint-Florent sût très bien sa langue, il recula devant les explications de la grammaire.

Il retrouvait son autorité, lorsque, Agnès regardant la Meuse, lui disait : « Mon oncle, d'où vient donc la rivière, et où coule-t-elle si vite ?

-- Mon enfant, la Meuse... tu sais la différence qu'il y a entre un fleuve et une rivière.

-- Je crois bien !

-- La Meuse naît dans une petite ville qui lui a donné son nom, dans le département de la Haute-Marne. Elle fait beaucoup de chemin avant d'aller se jeter dans la mer du Nord par sept embouchures différentes. Tu l'as vue à Charleville, à Mézières ; lorsque nous irons chez ma belle-sœur, Mme de Flines, nous la retrouverons encore à Givet.

-- Est-ce que nous irons bientôt chez cette dame ?

-- Au printemps prochain...

-- Quel bonheur !... »

Cette exclamation de joie troubla l'oncle. Il termina brusquement la leçon et envoya Agnès porter un ordre à Michette. Que s'était-il donc passé dans l'esprit de M. Saint-Florent ?

L'école ne pouvait être une ressource de longue durée ; les entretiens dans lesquels le bon oncle donnait à l'enfant mille notions instructives sur tout ce qui excitait sa curiosité, répondait à ses questions enfantines, jetaient sans doute dans son esprit le germe de certaines connaissances usuelles ignorées de bien des élèves, mais ce n'était point assez ; il faudrait prendre un parti pour donner une bonne éducation à cette gentille nièce. La nécessité de s'en séparer attristait M. Saint-Florent, et pourtant il le fallait.

Jamais encore la brave fille dévouée à son maître et à l'enfant qui répandait la joie dans la maison n'avait songé à la possibilité de s'en séparer un jour. L'affection, je dirai même l'idolâtrie de la servante était un obstacle à ces projets.

Un matin, tout en allumant le feu de son maître, Michette racontait, avec accompagnement de soufflet, qu'Agnès avait amené la veille un petit garçon qui s'était coupé le pied en marchant sur les scories, qu'elle avait voulu laver et bander elle-même la blessure, et qu'elle s'en était tirée comme une demoiselle de seize ans.

« Elle saura tout, ajouta Michette, sans qu'on lui en apprenne bien long, allez, Monsieur. »

Cette réflexion fut l'occasion naturelle d'une confidence.

« Cependant, ma bonne Michette, le temps où il faudra te séparer de cette chère enfant n'est pas très éloigné. »

Michette s'assit sur ses talons :

« Que dit, Monsieur ? nous séparer ! Faut que je m'en aille ?...

-- Non, ma brave fille, c'est Agnès qui nous quittera : je dois songer à son éducation.

-- Vous allez la mettre au couvent ? Je m'en méfiais. Sainte Vierge ! que deviendrons-nous ? que deviendra-t-elle ?... »

Le visage de la bonne Michette prit une telle expression de douleur que M. Saint-Florent hésita un instant à continuer la conversation ; puis se ravisant, il résolut d'essayer de la convaincre de la nécessité où il était, comme oncle, et comme tuteur, de s'imposer un pareil sacrifice.

« Non, Michette, elle n'ira pas au couvent. La sœur de ma pauvre femme, Mme de Flines, dont tu connais la bonté et l'intéressante famille, veut bien se charger d'élever l'orpheline, l'enfant de mon frère. Tu n'ignores pas l'état dans lequel il a laissé ses affaires. J'ai tout sacrifié pour sauver l'honneur des Saint-Florent ; maintenant, il faut que je travaille pour Agnès.

MICHETTE.

On dit pourtant à Mézières que Monsieur est encore joliment riche !

M. SAINT-FLORENT.

On parle sans savoir. D'ailleurs, si j'étais riche comme tu sembles le croire, ce ne serait point une raison pour me dispenser des devoirs que m'impose la mort de mon frère.

MICHETTE.

Est-ce qu'on ne fait pas tout ce qu'on veut, quand on est riche ! par exemple !

M. SAINT-FLORENT.

Non, Michette : les riches qui agissent ainsi se trompent étrangement. Je dois avant tout procurer une bonne éducation à ma nièce.

MICHETTE.

Que Monsieur fasse venir une demoiselle, comme il y en a une chez Mme Laurent. Si c'est l'argent qui tient Monsieur, je renonce à mes deux cents francs.

M. SAINT-FLORENT.

Merci, ma bonne Michette : aie confiance en moi ; sois bien persuadée que j'agis en conscience. Crois-tu que cette petite mine éveillée ne me manquera pas chaque matin ? Cette voix douce et sonore qui retentit dans toute la maison, ces caresses, ce babil jettent une si douce lumière sur ma vieillesse !

MICHETTE.

Bah ! Monsieur parle toujours de sa vieillesse, au contraire du Préfet qui veut faire accroire à tout le monde que le temps l'oublie. La vieillesse, après tout, n'est pas une si mauvaise affaire, quand on se porte bien. On est débarrassé d'un tas de tracasseries. Je ne donnerais pas dix sous pour mettre bas ma soixantaine, et chausser mes quinze ans.

La flamme remplissait la cheminée ; cette petite sortie, plus ou moins sincère, contre la jeunesse, avait raffermi le cœur de la vieille bonne. M. Saint-Florent en profita pour la congédier, l'assurant que rien ne serait changé avant le mois de juin. Il exigea le secret, et ajouta comme encouragement : L'homme propose et Dieu dispose.

« C'est bien vrai, répondit Michette en essuyant ses yeux, je ne veux pas me tracasser d'avance. »

II -- Les loups.

Un soir, un cri d'alarme retentit jusque dans la forge : « Au loup ! au loup ! »

En un instant six hommes armés traversent le pont et s'enfoncent dans la forêt.

Les deux enfants qui avaient averti la population par leurs cris furent ramenés, transis de frayeur, sur l'autre rive. La nuit, si paisible ordinairement à Monthermé, fut fort agitée. Personne ne se coucha, excepté Agnès suffisamment rassurée par Michette pour dormir d'un profond sommeil.

Il était deux heures du matin, la forêt était silencieuse, et la clarté de la lune permettait de voir que l'autre rive du fleuve était complètement déserte.

Tout à coup des cris de victoire se fond entendre : M. Saint-Florent a revêtu sa fourrure et va recevoir les vainqueurs. À leur tête, marchait Michel, un enfant de douze ans qui avait suivi son père ; cet enfant, doué d'un courage et d'une énergie trop rares, avait guidé les chasseurs et dépisté le loup ; sans l'adresse du grand Mathurin, habitué à ce genre de chasse, Michel aurait été victime de sa témérité.

Un énorme loup fut mis aux pieds de M. Saint-Florent qui paya largement cet hommage ; du vin chaud fut servi aux chasseurs attendus au village avec impatience.

Le lendemain, Agnès, à peine habillée, courut voir le loup étendu dans le vestibule. L'animal lui faisait encore peur : « Pauvre agneau, dit-elle, je crois bien qu'il n'a pas pu se défendre contre un pareil ennemi ! »

Pleine de son sujet, la petite alla chez son oncle, sauta sur ses genoux, et lui demanda pourquoi les loups sont si méchants.

M. SAINT-FLORENT.

Chère enfant, lorsque Dieu créa la terre, il ne la peupla pas d'animaux féroces. Si l'homme n'avait pas été chassé du Paradis terrestre par suite de sa désobéissance, il serait resté maître des merveilles de la création ; il n'aurait point eu à redouter les attaques des animaux.

Mais revenons à Messieurs les loups. Ils sont insatiables de chair, et ne s'en procurent que difficilement, par la raison que l'homme leur a déclaré la guerre ; ils sont toujours inquiets, voyagent la nuit, poursuivent le gros gibier de nos forêts ; mais la dextérité des biches, des chevreuils, et de tous ceux qu'ils aperçoivent leur rend la chasse fort difficile. Alors le loup a recours à la ruse, il se cache ; sa patience est inouïe ; il rôde dans l'obscurité, même autour des maisons ; il connaît toutes les bergeries d'un pays ; il gratte, creuse la terre et réussit trop souvent à se faire un passage. Une fois entré, il met tout le troupeau à mort, puis il prend la victime la plus facile à emporter.

AGNÈS.

Pourquoi les tuer tous ?

M. SAINT-FLORENT.

Parce qu'il aime le sang et le carnage. Lorsqu'il est sans ressource, il s'attaque à l'homme.

AGNÈS.

La nuit, mon oncle, quand les portes sont bien fermées, il ne peut pas entrer ?

M. SAINT-FLORENT.

Assurément. De plus les loups sont trop poltrons pour se montrer en plein jour. Tu n'as rien à craindre.

AGNÈS.

Le chien du maître d'école ressemble un peu à un loup ; c'est sans doute pour cela que je le déteste.

M. SAINT-FLORENT.

Le chien a effectivement dans la forme une certaine ressemblance avec le loup ; ces animaux sont toutefois d'un naturel bien différent. N'est-ce pas, mon brave César ? Toi tu es doux, généreux. Tu aimes bien ton maître et Agnès. »

César se leva, et vint protester de ses sentiments.

« Les chiens ont pour les loups une antipathie qui se montre de très bonne heure. Un jeune chien frissonne à l'odeur du loup ; il tremble de tout son corps et se réfugie entre les jambes de son maître. Cependant, il y a de gros chiens qui ne craignent pas de déclarer la guerre aux loups ; ils se battent jusqu'à la mort. Si le chien est vainqueur, il abandonne dédaigneusement le cadavre de son ennemi ; celui-ci, au contraire, déchire le vaincu et s'enivre de son sang. Enfin, Agnès, les loups sont si cruels qu'ils se mangent entre eux.

AGNÈS.

J'en suis bien aise ! Oh ! les vilains ! On fait bien de les tuer ; sans doute que les gros mangent les petits ?

M. SAINT-FLORENT.

Pas nécessairement. Ce n'est que lorsqu'ils sont poussés par la faim. Il n'y a point de jeux et de sauts dans ces terribles familles ; le sang et la terreur les accompagnent toujours, aussi meurent-ils furieux et enragés.

AGNÈS.

C'est bien fait ! Mon oncle, je ferai des excuses au chien du maître d'école, n'est-ce pas ?

M. SAINT-FLORENT.

Ce sera bonne justice.

En tout pays, il y a une récompense pour celui qui tue un loup. Mathurin et le petit Michel en recevront une du maire.

AGNÈS.

Je leur donnerai quelque chose aussi, moi.

Michette m'a dit qu'on avait élevé ici un petit loup qui était très gentil.

M. SAINT-FLORENT.

Oui. Cette imprudence a été commise par le jardinier ; au bout de quelques mois, l'humeur du louveteau devint suspecte, je l'ai tué.

AGNÈS.

Puisque les loups mangent les hommes parce qu'ils n'ont pas autre chose, il me semble, mon oncle, qu'on pourrait leur mettre à manger dans les endroits où ils passent.

M. SAINT-FLORENT.

Personne n'a encore songé à faire la cuisine pour les loups : ce serait les attirer. D'ailleurs toutes les marmites de Michette n'y suffiraient pas, et je crois la brave fille peu disposée à servir ces messieurs.

Cette réflexion fit rire Agnès ; elle alla raconter à la cuisine ce qu'elle venait d'apprendre sur les loups ; en passant devant l'animal tué la veille, elle lui adressa de mauvais compliments. À partir de ce jour, elle redoubla d'affection pour César ; Jako lui-même sentait plus souvent passer sur sa tête la petite main de sa maîtresse.

III -- Le jour de naissance.

La neige avait disparu, Agnès aspirait au moment de voir ses cousines et son cousin, car M. Saint-Florent l'avait habituée à donner ce nom aux trois enfants de Mme de Flines ; elle faisait mille questions : « Quand viendront-ils ? Christian est-il gentil ? Oh ! que je serais heureuse de les voir !... »

M. Saint-Florent répondait à Agnès comme il était convenable qu'il lui répondit, et pourtant, il la trompait.

« Heureux âge ! pensait-il ; la parole d'un père, d'un ami est une garantie de bonheur que rien ne trouble. »

Le 3 avril, Agnès avait huit ans ; elle était grande, presque raisonnable malgré sa vivacité ; elle avait suivi jusqu'alors les leçons des sœurs aussi exactement que la saison l'avait permis ; mais son éducation était celle d'un enfant privé de l'amour et des soins d'une mère.

M. Saint-Florent, toujours ingénieux à faire plaisir à cette petite, avait pris l'habitude de marquer le jour de sa naissance par un présent. Ce jour plein de tristesse pour l'oncle, était pour l'enfant un jour de bonheur.

Elle faisait des présents aux domestiques ; il y avait congé à l'école, et lorsque le temps ne s'y opposait pas, on voyait des bandes d'enfants courir et sauter dans les jardins jusqu'au moment où Michette sommait la joyeuse compagnie de venir manger de la galette et de la crème au chocolat.

Agnès n'avait donc pas précisément de surprise à attendre. Toutefois, en énumérant ses richesses avec sa bonne, elle cherchait à deviner quel serait le nouveau présent.

Notre petite fille s'empressa donc d'aller embrasser son oncle dès le matin, cherchant des yeux l'objet attendu.

M. Saint-Florent possédait une jolie miniature de sa belle-sœur : ce portrait était souvent regardé et caressé par l'enfant qui demandait quand il serait à elle pour de bon.

Le jour était venu de le lui offrir. Cette miniature était enfermée dans un médaillon que M. Saint-Florent passa au cou de l'enfant un peu surprise du présent qu'elle recevait.

« Tu le porteras toujours. tu le regarderas chaque matin. »

« Oui, mon oncle, répondit Agnès un peu étonnée de tant de gravité. »

Il y eut un moment de silence.

M. SAINT-FLORENT.

Chère enfant, tu sais combien je t'aime, et que je ne songe qu'à ton bonheur...

AGNÈS.

Oui, c'est même ce que je sais le mieux, mon oncle.

M. SAINT-FLORENT.

Tu as confiance en moi, comme tu l'aurais en ton père et en ta mère.

AGNÈS.

Oh ! oui.

M. SAINT-FLORENT.

Tu feras de bon cœur tout ce que je te dirai.

AGNÈS.

Tout, mon oncle.

Elle se jeta dans les bras de son oncle.

M. SAINT-FLORENT.

Tu as huit ans aujourd'hui, ma chère petite je dois songer sérieusement à ton éducation ; l'école des sœurs devient insuffisante ; tu la suis irrégulièrement, et il faut que tu commences à apprendre tout ce qu'on apprend à ton âge : Je veux que tu sois instruite, que tu aies des talents.

AGNÈS.

Alors, je vais aller au couvent ?

M. SAINT-FLORENT.

Non ; Mme de Flines qui habite Givet, et que tu regardes déjà comme ta tante, veut bien te servir de mère ; tu seras élevée avec ses filles, tu partageras leurs plaisirs.

AGNÈS.

Et je ne vous verrai plus... ni la rivière, ni tout ?

M. SAINT-FLORENT.

J'irai te voir, et là aussi la Meuse coulera sous tes yeux.

Je suis sûr que tu comprends mes raisons : si j'étais un vilain égoïste, je te garderais ici, toi, ma joie, mon bonheur ; mais les oncles doivent songer à l'avenir de leurs nièces, c'est un devoir.

Agnès écoutait ; elle ne pleurait pas, mais une grande pâleur accusait le trouble que cette nouvelle inattendue jetait dans son jeune cœur.

« Et quand partirons-nous, mon oncle ? »

« Dans les premiers jours de juin, mon enfant. »

Quelques instants plus tard, Michette essuyait les larmes de la petite fille, et faisait passer sous ses yeux avec art tous les bonheurs qui l'attendaient chez sa tante.

Mlle Victorine vint mettre en ordre le trousseau d'Agnès. Deux robes neuves causèrent un véritable désespoir à Michette ; sa petite maîtresse ainsi endimanchée ne venait plus aussi souvent à la cuisine.

La robe neuve n'était pas le motif de la rareté des visites de l'enfant. La nouvelle vie qu'elle allait mener, sa tante, ses cousines, la maison même, le changement qui allait s'opérer dans son existence l'occupaient beaucoup.

Tout en causant, en questionnant M. Saint-Florent sur Françoise, Geneviève et Christian, Agnès réunissait ses trésors : poupée, ménage, et mille petits riens qui étaient également précieux, mais dont l'importance disparaissait en présence de Jako. Cet ami serait-il du voyage ?

M. Saint-Florent n'en doutait pas ; cependant pour plus de sûreté, il écrivit à sa belle-sœur, n'omettant aucune des qualités propres à lui assurer l'hospitalité.

La réponse fut favorable : Jako serait le bienvenu. Cette concession de la tante causa une grande joie à Agnès. Elle se disait que emporter Jako, c'était presque emporter quelqu'un de la maison.

Cette heureuse nouvelle fut immédiatement transmise au perroquet :

« Mon ami Jako, tu vas faire ton entrée dans le monde ; il faut y briller. Il y a des gens qui ne t'aiment pas ; ils t'appellent une vilaine et insupportable bête parce qu'il t'arrive quelquefois de crier d'une façon peu harmonieuse. Si tu m'en crois, avant de nous mettre en route, nous repasserons tout ce que tu as appris, et, si tu veux t'appliquer, tu sauras bien vite le nom de mes cousines et de mon cousin, ce qui voudra dire : je vous aime ! »

Conventions faites, la maîtresse et l'élève se mirent à l'étude avec ardeur. Mille caresses étaient la récompense de chaque jour. Il arrivait cependant à Jako de bâiller, surtout les jours de pluie ; cette indisposition nerveuse se pardonne mieux aux perroquets qu'aux enfants, et Agnès passait à Jako ce qu'elle aurait rougi de faire elle-même.

Le jardin avait ses ombrages, les roses s'épanouissaient, la forêt sans feuilles encore avait des tapis de mousse sur lesquels notre enfant aimait à poser ses petits pieds.

Michette était d'une tristesse à fendre l'âme. Philippe n'en valait guère mieux. Agnès avait une santé excellente, aussi put-elle résister aux flans et aux crèmes dont Michette couvrait la table chaque jour. M. Saint-Florent teignait de ne s'apercevoir de rien : encore quelques jours, et Agnès quitterait la maison.

Un matin donc, l'enfant chérie de Monthermé alla en compagnie de Michette faire ses visites d'adieu.

M. le curé, les sœurs, la femme et les enfants du contremaître, la marchande de sucre d'orge et d'images, les voisins, enfin personne ne fut oublié.

Agnès s'était munie de petits présents pour ses amis ; ils furent reçus avec affection ; mais rien ne pouvait adoucir le chagrin de la voir partir. Ce qu'on aimait, c'était sa bonne grâce, son bonjour.

« Vous n'êtes pas bien grosse, lui dit Mme Rouillé l'épicière, votre absence va tout de même faire un grand vide. C'était si gentil de vous voir passer avec votre oncle ! Enfin chacun suit sa route en ce monde ! Bon voyage, mamzelle Agnès, n'oubliez pas vos amis de Monthermé. »

Le temps était beau, le soleil se jouait à travers les arbres. L'activité régnait à la forge ; des bateaux glissaient sur le fleuve ; le printemps ramenait la vie. M. Saint-Florent ne prenait aucune part à ce réveil de la nature.

Cependant l'oncle voulut encore une fois réunir les enfants de l'école. Un jour, les sœurs amenèrent la bande joyeuse.

Cette journée délicieuse eut sa fin comme toutes les journées. Pour ne pas pleurer, on se sépara avec l'espérance du retour. C'était le mot d'ordre des sœurs : tout le monde y fut fidèle.

Il est midi, les malles sont faites, Jako est dans sa boîte, Agnès monte et descend vingt fois les escaliers.

Philippe se gratte l'oreille, espérant ainsi dissimuler ses larmes. L'oncle se promène de long en large dans le vestibule ; voici la voiture : M. Saint-Florent, Agnès et Michette y prennent place.

« Adieu, Tom !... adieu, Philippe !...

Tiens ! où est Philippe ! »

M. SAINT-FLORENT.

Mon enfant, il est inutile de l'attendre, il a certainement voulu éviter l'émotion des adieux.

AGNÈS.

Tom, vous lui direz adieu de ma part.

Tom s'engagea à faire la commission.

La voiture les emporte ; quelques ouvriers et une foule de gamins sont là et les suivent des yeux. M. Saint-Florent souriait à tous ces braves gens, mais lorsqu'il aperçut Philippe suspendu à la lucarne du grenier, il ne put contenir son émotion. « Pauvre garçon ! dit-il. »

Agnès était toute à Jako : elle lui expliquait les choses, l'engageait à supporter la fatigue et les ennuis du voyage, dans l'espoir d'une prochaine arrivée.

On est à l'embarcadère, et l'on prend place en wagon.

Agnès conçut une grande idée d'elle-même, en se voyant assise à côté de son oncle, dans une belle voiture de 1re classe ; toutefois, elle ne conserva pas sa dignité plus d'un quart d'heure. Elle se levait, passait d'une portière à l'autre, en marchant sur les pieds de Michette qu'elle interpellait à chaque instant pour lui faire partager ses émotions.

Il faut deux heures pour aller de Charleville à Givet. Toute l'éloquence de M. Saint-Florent ne put captiver l'attention d'Agnès pendant ce temps. Il tira de sa poche une carte des Ardennes et crut avoir gagné la victoire, en voyant le petit doigt de la voyageuse suivre la ligne qu'ils avaient à parcourir. Illusion : cette ressource ne dura pas plus de cinq minutes.

Ce fut Michette qui eut l'art de tenir Agnès en place ; elle ouvrait de temps à autre un panier rempli de provisions de toutes espèces. Au moindre désir de l'enfant, il sortait de ce panier des tartines, des gâteaux, du chocolat. Agnès était surtout très altérée par la raison que, sur sa demande, un joli verre rose se remplissait d'une abondance presque aussi rose.

M. Saint-Florent ne comprenait plus aussi bien la nécessité d'une séparation qu'il avait jugée indispensable.

Cette enfant serait-elle heureuse ?

Plusieurs années s'étaient écoulées depuis sa dernière visite à Givet. Quels caractères allait trouver Agnès dans cet intérieur ? Le conseil de sa fidèle servante était peut-être bon : pourquoi n'avait-il pas confié l'éducation de sa nièce à l'une de ces femmes qui suppléent, aux joies de la famille en se dévouant aux enfants des autres.

Le babil d'Agnès mit fin à ces réflexions, et Jako qui avait pris son parti de sa retraite, bavardait au fond de sa cage, de façon à réjouir sa jeune maîtresse et à étourdir le bon oncle.

Pendant que les voyageurs suivent leur chemin, faisons connaissance avec la famille qui s'apprête à recevoir notre chère petite Agnès.

IV -- L'arrivée.

M. de Flines était un homme de quarante ans, aux manières simples et dignes ; ses goûts et ses études l'avaient porté vers l'industrie ; il habitait Givet depuis quinze ans, et était possesseur d'une de ces usines de cuivre dont les produits sont célèbres dans toute la France et hors de France.

À l'époque où nous en sommes de notre histoire, l'industrie était en pleine prospérité. On ne parlait que de millions, d'affaires prodigieuses.

Mme Esther de Flines, jeune encore, élevée dans un pensionnat de Paris, usait largement de cette richesse. Depuis quelques années surtout, elle avait mis sa maison sur un pied que beaucoup de gens blâmaient, quoiqu'ils en profitassent : les dîners étaient fort beaux, et les soirées brillantes. Mme Esther de Flines ne se contentait pas des modes de Givet ; au renouvellement de chaque saison, elle recevait de nouvelles toilettes de Paris ; celle qui les portait était jolie, gracieuse, et savait se faire pardonner son élégance par tous ceux qui fréquentaient sa maison.

Elle avait introduit dans ses appartements une recherche jusqu'alors inconnue dans cette petite ville : ses voitures, ses chevaux et même ses serviteurs étaient en dehors des habitudes de la bourgeoisie. Une habitation spacieuse et commode, désignée par les gens du pays sous le nom de château, favorisait les goûts de luxe de Mme de Flines. On admirait dans le vestibule et dans les salons une profusion de plantes rares.

Trois enfants étaient, selon nous, le principal ornement de cette demeure ; Christian, l'aîné, avait dix ans ; Françoise huit et Geneviève six ; tous trois étaient l'objet d'une égale tendresse. De temps à autre, les mots de collège, de couvent, se glissaient dans la conversation ; mais l'idée d'éloigner ses enfants était insupportable à Mme de Flines.

Une demoiselle venue de Paris avec ses diplômes mit fin aux anxiétés de la mère. Mlle Loyal fut priée de venir chaque jour passer plusieurs heures près des enfants ; Christian devait profiter des leçons de l'institutrice jusqu'à nouvel ordre, et prenait en outre des leçons de latin.

Mme de Flines se croyait la plus heureuse femme du monde, parce qu'elle faisait sa volonté en toutes choses. Jamais un obstacle sérieux ne venait s'opposer à ses désirs ; elle triomphait avec un art savant des goûts modestes de son mari. C'est ainsi qu'elle prit en quelques années des habitudes de grand luxe.

Hâtons-nous de le dire : elle était prodigue envers les pauvres. Jamais un sou ne ternissait l'intérieur de sa bourse, ni ses gants ; les mendiants l'attendaient au passage, sûrs qu'ils étaient de recevoir une pièce blanche.

La toilette trop recherchée de ses enfants ne pouvait retourner aux pauvres, alors elle achetait des vêtements et les donnait avec joie à ceux qui en manquaient.

Mme de Flines avait accueilli franchement la proposition de son beau-frère. Il lui tardait d'avoir une fille de plus à aimer. « Pauvre petite, disait-elle, orpheline et sans fortune ! Oh ! comme je vais la gâter ! Comme je vais remplacer auprès d'elle ma pauvre sœur qui l'eût tant aimée ! »

Vingt fois depuis une heure, elle avait ouvert sa fenêtre, impatiente de voir ses hôtes.

Celle qui était attendue n'était pas moins impatiente ; Agnès multipliait ses questions.

« Comment est-ce, mon oncle, à Givet ?

-- Givet est une petite ville fort propre, séparée en ville basse et en ville haute qui se relient par un beau pont jeté sur la Meuse.

-- Dans quelle partie demeure ma tante ?

-- Dans la ville basse qu'on appelle Notre-Dame de Givet.

-- Je suis sûre que ce n'est pas aussi joli que Monthermé.

-- Tu changeras d'avis lorsque tu auras fait des promenades dans les environs avec tes cousines.

-- Mon Dieu, que j'ai donc envie de les voir, mes cousines !

-- Dans vingt minutes tes désirs seront accomplis. »

En effet, à trois heures sonnant la grande porte s'ouvrait, et la voiture envoyée à la rencontre des voyageurs s'arrêtait devant le perron où se trouvaient M. et Mme de Flines et leurs trois enfants.

« Chère petite, dit Mme Esther en prenant Agnès dans ses bras. Sois la bienvenue,la chérie », et elle couvrait de tendres baisers le visage de l'enfant.

Tout en recevant les caresses de sa tante, Agnès regardait ses cousines et Christian ; ceux-ci se jetèrent à son cou et l'auraient emmenée jouer si Michette n'eut été là pour rappeler qu'il fallait quitter la robe de voyage. Les enfants disparurent, et M. Saint-Florent entra au salon avec sa belle-sœur. Il était profondément touché de l'accueil fait à Agnès ; toutefois le confort de la maison avait jeté un peu de trouble dans son esprit.

Ne serait-il pas nuisible à l'enfant de vivre pendant des années dans ce luxe, puisqu'elle était destinée à rentrer dans une position modeste ?

M. Saint-Florent était surpris, inquiet. La franchise qui était le fond de son caractère, ne lui permit pas de dissimuler ses craintes ; il les fit connaître à sa belle-sœur.

« Rassurez-vous, Charles ; vous êtes toujours l'homme modeste et prudent. Je ne vois ici aucun danger pour votre nièce. Elle profitera de notre fortune, voilà tout. Ma mère disait qu'il faut du bonheur aux enfants, qu'ils n'en sont que plus forts pour supporter la lutte et même l'adversité. D'ailleurs, mon cher ami, sans établir un contraste choquant, il y aura toujours une nuance dans la toilette. Agnès ne sera pas moins charmante, j'en suis sûre, que Françoise et Geneviève. »

Cette réflexion blessa l'amour propre de l'oncle : le bonheur d'Agnès lui sembla compromis ; mais il connaissait le cœur de Mme de Flines, et il finit par se convaincre, à peu près, qu'il était trop susceptible.

Pendant cette conversation, Michette et Agnès avaient pris possession d'une belle chambre. La bonne relevait les cheveux blonds de son enfant avec une certaine coquetterie, et remplaçait la toilette de voyage par une robe de percale blanche à petits plis, robe des grands jours.

Mme de Flines avait recommandé à ses enfants d'être aimables avec Agnès, leur disant de l'appeler leur cousine, puisqu'elle voulait être sa tante. Jamais avis ne furent mieux écoutés et mieux suivis.

Dès qu'Agnès eut quitté la chambre, ses cousines s'emparèrent d'elle, et lui proposèrent une partie au jardin ; le jeu dura jusqu'au moment où le premier coup du dîner se fit entendre.

Agnès fit son entrée au salon avec un peu d'embarras ; elle courut vers son oncle, comme on se réfugie dans un port assuré.

M. de Flines était d'un naturel gai ; il faisait sauter , et ne dédaignait pas une partie de volant, lorsqu'il en avait le loisir. Agnès devina promptement tout ce qu'elle pouvait attendre de cet aimable oncle ; ses regards se tournèrent vers lui instinctivement.

Le dîner de famille fut animé ; chacun y fit honneur. Les cousines en voulurent un peu à Michette qui vint après le repas réclamer la voyageuse pour la mettre au lit.

Les parents achevèrent la soirée sur une belle terrasse. La conversation ne tarissait pas. M. de Flines expliquait les merveilleux résultats de son industrie.

« Jamais, disait-il, la France n'a vu une aussi grande prospérité ; à Givet, tout le monde fait des affaires colossales. »

M. Saint-Florent écoutait sans doute avec intérêt les récits de son beau-frère, quoique la pensée d'Agnès l'absorbât entièrement. Aussi, trouvait-il moyen de rentrer dans son sujet favori. Le bon oncle énuméra toutes les qualités de la petite, plaçant en première ligne une santé irréprochable.

« Elle ne vous causera, j'espère, aucun ennui ; malgré la vivacité et même l'étourderie de son âge, elle a du tact, sans savoir en quoi consiste cette précieuse qualité. Vous n'aurez point d'indiscrétion à redouter de sa part. »

De son côté, Michette faisait son entrée à l'office. Elle s'était tout d'abord rapprochée de Julienne, qui avait élevé les enfants de Mme de Flines. Elle écouta poliment celle-ci faire l'éloge de Françoise, de Geneviève et de Christian, et, son tour venu de parler, elle fit, sans sortir de la vérité, un portrait délicieux de l'enfant qu'elle quittait pour la première fois.

« Vous l'aimerez, Julienne, je vois ça à votre bonne figure. Vous la soignerez comme je la soignais, et je dormirai tranquille. Nous ne sommes pas inutiles au bonheur des enfants. Ah ! si Monsieur le voulait, je resterais bien avec vous ! Les maîtres ont leurs idées, il n'y a rien à dire à cela.

-- Mais vous ne perdrez pas votre temps, allez !... Monsieur vous sera joliment reconnaissant ! C'est un homme qui a toujours quelque chose dans la main. »

Julienne paraissait une fille au-dessus de semblables considérations ; mais l'expérience avait appris à Michette qu'un peu d'or assaisonne toutes les vertus.

La bonne promit de donner tous ses soins à Agnès et de s'efforcer de remplacer Michette, sans croire la chose possible.

« Quel dommage, dit-elle naïvement, que cette charmante petite fille ne soit pas riche ! »

Michette rougit un peu, et dit à l'oreille de Julienne :

« L'oncle laisse croire ça ; mais moi, qui le vois entasser écus sur écus, je vous réponds que, si le bon Dieu lui prête vie, Mlle Saint-Florent aura une belle dot, croyez-moi.

-- Tant mieux ; car, dans le monde, ça décide de tout. »

La vieille cuisinière constatait, avec une sorte de jalousie, la différence qui existait entre la maison de son maître et celle de Mme de Flines. Ce n'était pas l'ameublement des salons, la beauté du jardin et les équipages qui lui donnaient une grande idée de la fortune. Elle regardait avec envie l'étalage des casseroles, des moules, d'un bataillon de cafetières de toutes dimensions, et tout ce qu'elle appelait, dans son enthousiasme, une vraie bijouterie de cuisine .

Dès le lendemain matin, Jako avait été présenté et reçu comme il méritait de l'être. Jaloux de faire honneur à sa jeune maîtresse, il se mit à bavarder. La joie fut indescriptible, lorsque le perroquet appela successivement tous les enfants par leurs noms. Je ne crains pas de dire que jamais savant ne fut mieux écouté. Les compliments lui arrivaient de toutes parts. Chacun avait la prétention de lui apprendre quelque chose.

AGNÈS.

Ce n'est pas maintenant que vous ferez entrer des mots nouveaux dans la tête de mon perroquet. Je lui donne ses leçons avant le dîner, et le soir, lorsqu'il est seul, il étudie.

FRANÇOISE.

Quelle plaisanterie !

AGNÈS.

Pas du tout ! Mon oncle me l'a dit ; et comme je vois que cela lui réussit très bien, je suis son exemple.

Agnès annonça résolument à ses cousines qu'elle se réservait le droit de continuer l'éducation de Jako. Trop de professeurs pourraient l'embrouiller.

Ce n'est pas tout : sur l'ordre de sa maîtresse, Jako, s'aidant de son bec, descendit jusqu'à terre, il suivit Agnès et s'en alla dès qu'elle lui en donna l'ordre, se retournant plusieurs fois pour s'assurer qu'on ne l'appelait pas. C'est ce qui arriva au moment où l'obéissant Jako appuyait le bec sur le premier échelon de son perchoir.

La réputation de ce nouvel hôte était faite, tant il est vrai qu'un perroquet distingué ne passe jamais inaperçu dans le monde !

Deux jours plus tard, M. Saint-Florent résistait courageusement aux instances de sa belle-sœur, et se disposait à partir. Le moment des adieux ne fut pas aussi triste qu'on aurait pu le croire. Agnès avait déjà fait ample connaissance avec ses cousines, et la bonne petite s'était dit qu'il ne fallait pas pleurer beaucoup de peur de faire de la peine à son oncle et à sa bonne. D'ailleurs, on ne serait pas longtemps sans se revoir.

Michette ne fut pas aussi énergique ; dès que la portière fut fermée, elle éclata en sanglots.

M. SAINT-FLORENT.

Vraiment, Michette, ce n'est pas raisonnable ! Ne dirait-on pas que nous revenons de l'enterrement de ma nièce !... Après tout, si cette petite ne s'habitue pas loin de nous, je la reprendrai.

La possibilité du retour de l'enfant calma Michette comme par enchantement. Convaincue que personne ne soignerait et n'aimerait Agnès comme elle l'avait soignée et aimée depuis qu'elle était à Monthermé, elle se voyait déjà rentrée en la possession du trésor qu'elle venait de perdre. Et pour donner plus de force à ses espérances, elle disait in petto : « Je m'haïrais-t'y dans cette maison-là ! »

À la manière ronflante dont M. Saint-Florent prenait sa prise de tabac, il n'est pas douteux que ses impressions fussent celles de Michette. « Allons, dit-il en présentant sa tabatière à sa vieille servante, prends une prise dans la tabatière de ton maître, et que je ne voie plus de larmes ! »

Michette n'en croyait pas ses oreilles. Prendre une prise dans la tabatière de Monsieur ! Avait elle bien entendu ?...

Sur une nouvelle invitation, la bonne d'Agnès introduisit délicatement ses doigts dans la tabatière, et ne tarda pas à sentir ses esprits remontés.

Le voyage fut abrégé pour le maître et la servante par quelques heures d'un profond sommeil.

De retour à Monthermé, Michette fit bonne contenance. Ces paroles : « Après tout, je la reprendrai », lui laissaient l'impression d'une musique délicieuse.

Elle se remit courageusement à l'ouvrage, redoubla de soin et d'économie, et lorsqu'on lui parlait au village du vide que faisait l'absence d'Agnès, elle se bornait à répondre : « Que voulez-vous, faut être raisonnable ! »

M. Saint-Florent, moins résigné que Michette, regrettait les caresses et le bavardage de la petite fille. Jako lui-même lui manquait.

Le travail était son unique consolation ; il se levait de meilleure heure, et après avoir vaqué aux affaires du dehors, il rentrait dans son cabinet avec le zèle d'un employé qui veut obtenir de l'avancement.

V -- Une vie nouvelle.

Une courte expérience apprit à Agnès que les soins et l'affection dont elle était l'objet n'avaient rien de commun avec l'indulgence de son oncle et le culte de Michette pour sa petite personne. À Monthermé, tous ses caprices passaient sans rencontrer d'obstacles : pouvait-il en être de même chez sa tante ? Agnès ne voulut pas en faire l'épreuve, et, avec ce tact inné qui se rencontre quelquefois dans un âge tendre, elle se réprima sur certains points.

Mlle Loyal allait remplacer les bonnes sœurs, c'était là surtout ce qui effrayait Agnès. Elle se plaça timidement entre Geneviève et Françoise et passa un examen peu brillant ; elle lisait couramment, n'était pas trop ignorante en calcul, savait bien le catéchisme ; mais son orthographe et son écriture laissaient beaucoup à désirer. Mlle Loyal se montra froide envers sa nouvelle élève ; elle se plut à lui faire remarquer combien elle était au-dessous de Françoise qui avait huit ans comme elle, et parla avec emphase des espérances que donnait Geneviève.

Quelques jours avaient suffi à Mme de Flines pour porter un autre jugement : Agnès avait plus de moyens que ses cousines.

L'école de Monthermé avait eu du moins l'avantage de donner à Agnès cet esprit de discipline qu'on ne rencontre pas toujours dans la maison paternelle. Notre gentille enfant assise devant son pupitre faisait sa page d'écriture, lisait avec une attention exemplaire.

Un jour, l'orthographe d'un certain mot provoqua l'hilarité générale. Mme de Flines attirée par le tapage inusité de la classe parut et se mit un instant de la partie. Christian s'était contenté de sourire ; tout à coup ; il éclata en sanglots et dit : « Moi, je ne veux pas qu'on se moque de ma cousine ! »

Rappelée à l'ordre par un enfant de dix ans, Mlle Loyal commanda le silence, et crut même devoir adresser quelques paroles de consolation à la petite fille. Cet incident n'eut point d'influence fâcheuse sur la récréation. Agnès se promit de rattraper l'orthographe de Françoise. L'harmonie régnait entre les enfants ; Geneviève témoignait une grande affection à sa cousine ; elle la mettait au courant de tout, et voulut être la première à lui annoncer qu'elle aurait le lendemain un arrosoir et une bêche, en même temps qu'elle prendrait possession d'un petit jardin.

Les enfants tout essoufflés d'une course sous les ombrages, vinrent s'asseoir sur un banc. Agnès aperçut dans un pavillon une dame âgée assise près de la fenêtre.

AGNÈS.

Tiens ! qui est-ce donc, Françoise ?

FRANÇOISE.

C'est une espèce de bonne maman.

AGNÈS.

Qu'est-ce que ça veut dire une espèce de bonne maman ?

CHRISTIAN.

La mère de papa étant morte, grand-père s'est remarié avec cette dame, et comme elle n'a pas d'enfants, papa lui a offert de venir demeurer ici.

AGNÈS.

Comme elle a l'air triste !

FRANÇOISE.

Je le crois bien ! Elle ne peut pas marcher ; on lui porte à déjeuner et à dîner. Nous allons la voir quelquefois, maman aussi ; mais on ne peut pas toujours être là. Quand papa en a le temps, il va le soir faire une partie de piquet avec elle.

AGNÈS.

Si nous allions lui faire une petite visite.

FRANÇOISE.

Nous deux seulement, Geneviève est trop petite.

GENEVIÈVE.

Je veux y aller.

CHRISTIAN.

Et moi aussi ; elle me regarde ; allons ! Geneviève, tu ne feras pas de bruit.

GENEVIÈVE.

Non, mon frère ; sois tranquille.

Ils disparurent, et bientôt on frappait à la porte de Mme de Flines. Christian, prenant des allures de chevalier français, présenta Agnès.

La bonne maman tendit la main à la petite fille, qui s'avança et lui présenta sa joue fraîche ; les enfants en firent autant. Mme de Flines rougit un peu et dit à Christian : « Apporte-moi la boîte de sucre d'orge ; tu sais où elle est ?

CHRISTIAN.

On a toujours de la mémoire pour le sucre d'orge !

Mme de Flines, en bonne maman vraie , distribua à ses aimables visiteurs d'excellent sucre d'orge ; pendant qu'ils le sucent ou le croquent en courant dans le jardin, faisons plus ample connaissance avec cette dame.

Mme Esther avait d'abord trouvé une aide active dans la belle-mère de son mari ; suppléer à son absence, soigner les enfants, broder et coudre pour eux, tels furent pendant trois ans les services que Mme de Flines rendit à la famille. Mme Esther ne tarda pas à apprécier la présence d'une femme expérimentée en toutes choses.

Tant que les forces et la santé furent au niveau de la bonne volonté, tout marcha dans une parfaite harmonie. Rien ne faisait prévoir une vieillesse anticipée chez Mme de Flines. Après un hiver rigoureux, elle fut atteinte d'accès de goutte qui la privèrent peu à peu de l'usage de ses jambes. La compassion fut d'abord extrême, les soins assidus, mais insensiblement on s'habitua à voir la malade reléguée dans un pavillon à part ; du reste toutes les précautions étaient prises pour assurer son bien être matériel. Une jeune femme de chambre active, intelligente et dévouée, nommée Éléonore, ne la quittait pas.

Les enfants, qu'elle avait bercés, étaient trop jeunes lorsque le malheur arriva, pour qu'un sentiment de reconnaissance les attirât auprès d'elle. Leurs visites étaient rares. L'immobilité de celle qu'ils voyaient les intimidait et leur faisait peur.

Il y avait cependant beaucoup de vie dans cette chambre. Mme de Flines était d'un esprit cultivé ; sa table était couverte de livres sérieux, de revues et même de livres roses, et si vous ajoutez à ces loisirs de l'intelligence deux petites mains pleines d'activité, vous comprendrez que cette vie n'était pas sans charme, lorsque la souffrance ne venait pas la troubler.

Mme Esther veillait à ce que rien ne manquât à son hôte ; elle l'entourait de respect et d'attentions ; toutefois, il arrivait qu'elle fût plusieurs semaines sans trouver le temps d'aller la voir. Mais s'il lui survenait une difficulté, un embarras, elle se souvenait de cette vieille amie, et cherchait son appui et ses conseils.

Le bonheur de Mme de Flines consistait à essuyer les larmes, à rétablir la paix dans un cœur troublé.

Un fauteuil à roulettes suppléait à l'usage des jambes de la malade ; mais on la voyait, le plus souvent, assise devant la fenêtre, suivant avec intérêt ce qui se passait au dehors. L'été, les distractions étaient moins rares ; elle respirait le parfum des fleurs, entendait le chant des oiseaux et tâchait de les attirer par quelque bienfait.

Le moment où M. de Flines apportait le journal à sa belle-mère était le rayon de soleil de la journée. La plus grande partie de son temps était employée à travailler pour les pauvres, pour les gens de la maison. Les étrennes qu'elle donnait à ses petites-filles et à leurs poupées étaient de véritables chefs-d'œuvre.

Malgré ses talents et les ressources de son esprit, Mme de Flines avait des heures difficiles à porter. Elle ne manquait de rien sans doute ; ce n'est pas assez. L'affection, les attentions, mille riens sont la nourriture du cœur. Sans les caresses et la sollicitude de vos parents, mes enfants, vous ne seriez point heureux comme vous l'êtes, même en ne manquant de rien.

Peut-être n'avez-vous jamais pensé à cela. Il faut y penser pour exciter la reconnaissance dans vos cœurs ; il faut rendre amour pour amour à ceux qui vous aiment et vous aimeront toujours.

Vous pouvez vous figurer aisément la joie qu'éprouva Mme de Flines en voyant Agnès contracter la douce habitude de venir la voir chaque jour.

Ces visites ne furent d'abord que des apparitions, un bonjour au sortir de la classe, ou avant d'y entrer. Mais notre petite amie s'apercevant du plaisir que causait sa présence chez la dame, demanda la permission d'y rester plus longtemps. Mme Esther se rendit volontiers au désir de sa nièce. L'absence de l'enfant à certaines heures lui donnait plus de liberté pour sortir avec Françoise et Geneviève dont l'élégance était gênante à côté de la simplicité d'Agnès. Et puis cette enfant sans fortune avait beaucoup à gagner auprès d'une personne comme Mme de Flines.

L'intimité grandissait. Le temps qu'Agnès passait chez la bonne maman semblait souvent trop long à Françoise qui s'en plaignait beaucoup.

« C'est que je t'aime, et quand tu n'es pas là, je m'ennuie.

AGNÈS.

Que veux-tu ! si j'étais vieille, je serais bien contente d'avoir la visite d'une petite fille pour me distraire. Veux-tu venir avec moi ?

FRANÇOISE.

Non, maman ne voudrait pas.

AGNÈS.

Pourquoi donc ? puisqu'elle me le permet.

FRANÇOISE.

Je ne sais pas ; mais lorsque nous restons un peu, elle nous envoie chercher par Julienne.

AGNÈS.

C'est bien drôle ! »

Cependant Françoise et Geneviève se plaignirent à leur mère des absences de leur cousine, sans obtenir de changement.

Il y avait près de quatre mois qu'Agnès était à Givet, lorsqu'une lettre de M. Saint-Florent annonça son arrivée. Il constata avec joie les progrès de sa chère petite nièce et sa bonne santé. Il passa dans sa famille quelques jours pendant lesquels on interrompit le travail.

M. Saint-Florent fit alors connaissance avec Mme de Flines ; il apprécia cette nature bonne et distinguée, et éprouva une grande douceur en songeant que son Agnès grandissait sous une telle influence.

À partir de ce moment, il ne passa jamais plus de deux mois sans faire une courte visite à Givet.

Mme Esther assistait souvent aux leçons et s'aperçut bien vite de la supériorité d'Agnès sur ses cousines ; il est vrai que des instructions particulières avaient été données à Mlle Loyal : exiger beaucoup de sa nouvelle élève, et, sans entrer précisément dans des détails indiscrets, la tante avait donné à entendre que l'enfant avait peu de fortune, et devait recevoir une éducation solide.

L'institutrice croyait remplir un double devoir en montrant une sévérité qui n'était pas toujours irréprochable ; vive, un peu étourdie, Agnès s'attirait des reproches qui lui étaient prodigués sans mesure. Elle le sentait bien, mais se soumettait en silence, redoublait de zèle, sans que sa bonne volonté obtînt un sourire.

Ces rigueurs ne nuisaient point à ses progrès ; seulement la tristesse entrait dans son petit cœur.

Mlle Loyal, hâtons-nous de le dire, n'était point une méchante personne, et si sa conduite ne nous paraît pas en harmonie avec son nom, c'est qu'il lui manquait une qualité que les livres ne peuvent donner : elle n'avait pas de tact. Elle s'autorisait des recommandations de Mme de Flines, pour exiger trop, établissait, peut-être sans le vouloir, une distance marquée entre ses élèves. C'était toujours à Agnès qu'elle s'adressait pour fermer une porte, ouvrir le rideau, mettre une bûche dans le poêle. Sa voix avait un accent particulier en lui adressant une question. Enfin l'orpheline, qui aurait dû lui inspirer une plus tendre sympathie, était l'objet de toutes ses sévérités.

Dans ses moments de tristesse, Agnès pensait à son oncle, à Michette, toujours si faciles à contenter.

Un jour, Christian la surprit assise sur le banc de son petit jardin ; elle tenait son râteau, l'arrosoir était à ses pieds ; mais elle semblait indifférente à tout ce qui l'amusait d'ordinaire. Des larmes s'échappaient de ses yeux. Aussitôt qu'elle aperçut son cousin, elle changea de contenance et se mit à ratisser une allée irréprochable.

CHRISTIAN.

Tiens ! qu'est-ce que tu fais donc ?

AGNÈS.

Tu le vois bien, je ratisse.

CHRISTIAN.

Regarde-moi donc ! Tu as pleuré ! Qu'est-ce que tu as ?

AGNÈS.

Je pensais à mon oncle et à Michette.

CHRISTIAN.

Est-ce tout, bien sûr ?

AGNÈS.

Non, il y a encore quelque chose, mon cousin, mais je ne peux pas te le dire.

CHRISTIAN.

Tu as des secrets pour moi ? c'est joli, mademoiselle ! Eh bien ! je m'en vais.

-- « Christian ! Christian ! s'écria Agnès tout en larmes ; je vais te le dire. »

Le cousin ne se fit pas prier pour écouter la confidence ; il revint sur ses pas ; et, s'appuyant sur sa bêche : « Voyons ! qu'est-il arrivé ?

AGNÈS.

La maîtresse ne m'aime pas.

CHRISTIAN.

C'est vrai : elle est injuste pour toi ; tu as beau t'appliquer, jamais tu ne reçois de compliment. On dirait que les bons points qu'elle te donne sont autant de louis d'or qui sortent de sa poche. Ne pleure pas, Agnès ; je te vengerai, sois tranquille !...

AGNÈS.

Oh ! je t'en prie, ne dis rien ; elle serait encore plus fâchée contre moi. Je t'en supplie, mon petit cousin !...

CHRISTIAN.

Les hommes doivent protéger les femmes. Tu ne m'empêcheras pas de prendre ta défense. Je ne dirai rien à personne. Tu verras demain... ce que tu verras.

Agnès n'était pas sans inquiétude sur la leçon du lendemain. Toutefois, lorsqu'elle aborda l'escarpolette en compagnie de ses trois compagnons de jeux, il n'y avait plus trace de larmes sur son visage.

La classe du lendemain fut sérieuse. Agnès troublée par les menaces de Christian récita mal ses leçons, fit fautes sur fautes à la dictée. Mlle Loyal était tout à fait dans son droit de gronder et de punir, ce à quoi elle ne manqua pas : leçons doubles à apprendre, six mauvais points et une note à l'avenant. Françoise et Geneviève étaient stupéfaites. Elles se demandaient comment il se faisait que la mémoire d'Agnès fît ainsi défaut.

Christian se présenta au tableau et commença par esquisser une affreuse tête de bonne femme.

-- « Christian, à quoi pensez-vous ? Que signifie cette plaisanterie, mon petit ami ? »

Pour toute réponse, le petit ami substitua régulièrement les t* aux s et les s aux t*. Mlle Loyal se pinçait les lèvres, levait les épaules ; Françoise et Geneviève riaient comme de petites folles ; Agnès gardait le silence, elle était rouge : on eût dit que les sottises de son cousin allaient lui mériter une dose de mauvais points.

La dictée étant finie, Mlle Loyal dit à Christian qu'elle ne le reconnaissait pas, et que, si pareille chose arrivait encore, lui aussi aurait des mauvais points.

CHRISTIAN.

J'en veux aujourd'hui, Mademoiselle, s'il vous plaît. Il ne serait pas juste d'en donner à Agnès et de ne pas m'en donner. J'ai fait plus de fautes qu'elle, et je n'ai pas appris du tout mes leçons. Je suis un homme, moi, je n'aime pas l'injustice.

La maîtresse rougit. « Eh bien ! Monsieur Christian, soyez content ; vous avez douze mauvais points, et vous apprendrez vos leçons doubles. »

-- « Merci, Mademoiselle, répondit gravement le petit garçon. »

Un silence profond régna jusqu'à la fin de la classe. Mlle Loyal se retira sans ajouter un mot. Elle ne porta aucune plainte à Mme de Flines qui, ayant appris par ses filles l'histoire du matin, feignit de l'ignorer. Chose étonnante et presque incroyable, Christian et Agnès parurent avoir oublié ce tragique incident.

Notre brave lutin gagna une victoire complète : à partir de ce moment, Thémis trôna dans la classe, et je pense qu'il en fut de même chez toutes les élèves de Mlle Loyal.

Agnès reprit bien vite sa sérénité ; l'indulgence dont elle était si digne eut un heureux effet sur ses études. Quelques mois plus tard, l'institutrice fière de son élève n'hésitait pas à lui donner le premier rang. Françoise se consolait avec un certain dépit, et, sans l'entrain et la bonne humeur d'Agnès, la jalousie aurait peut-être divisé les deux cousines. Mais la rivalité du matin s'effaçait le soir : personne ne savait organiser le jeu comme Agnès ; elle faisait les guirlandes, les bouquets avec une adresse charmante ; ne se fâchait de rien, aimait toujours le jeu que préférait Françoise. Le moyen de bouder une pareille compagne !

Un jour de congé, il y avait nombreuse réunion d'enfants chez Mme Esther ; Agnès n'arrivait pas et chacun s'impatientait de son absence ; les moments étaient précieux. Elle parut enfin, et proposa un jeu que la bonne maman venait de lui apprendre : c'était le Colin-Maillard-Bâton. Le jeu par lui-même et par sa nouveauté eut un plein succès.

Si je ne me trompe, le lecteur fera volontiers une partie de Colin-Maillard-Bâton.

Eh bien ! formez une ronde ; qu'un de vous se place au milieu, les yeux bandés et tenant à la main une longue canne. La ronde silencieuse doit s'arrêter dès que Colin-Maillard a frappé du pied. Il lève alors son bâton ; quelqu'un de la ronde le prend à l'extrémité qu'il présente. Colin-Maillard porte le bout à ses lèvres, et pousse un cri qui varie selon sa fantaisie.

La personne qui tient l'autre bout répond à ce cri par un autre, en ayant soin de déguiser sa voix, afin de n'être pas reconnue, et Colin-Maillard reste au milieu de la ronde, tant qu'il n'a pas deviné qui lui a répondu. On peut aisément juger de la joie qu'excitent les méprises du malheureux.

L'origine de ce jeu remonte, dit-on, à la mémoire d'un certain guerrier, Jean-Colin-Maillard de Liège, qui vivait vers la fin du dixième siècle. L'arme dont il se servait était un maillet de fer. Ayant eu les yeux crevés dans une bataille, il n'en continua pas moins de combattre avec la même adresse.

En même temps que notre petite Agnès répandait la joie dans la maison, son bon cœur et sa raison avaient une heureuse influence sur ses cousines.

Françoise naturellement indolente profitait de tout pour obtenir un congé ; le plus petit bobo lui servait de prétexte pour ne pas aller en classe ; on la voyait alors passer d'une chambre à l'autre, écoutant, questionnant, et fatiguant tout le monde. L'émulation n'avait aucune prise sur ce caractère mou et léger. Vainement Agnès cherchait-elle à stimuler son zèle. « Si tu savais comme c'est amusant d'apprendre ! » Françoise ne répondait pas.

Geneviève qui avait deux ans de moins que sa sœur s'entendait mieux avec sa grande cousine, Agnès était toujours à ses ordres pour lui raconter des histoires, et parvint bientôt à lui faire comprendre qu'il est beaucoup plus amusant de les lire soi-même. Il y avait une intimité réelle entre les deux enfants et l'une et l'autre y trouvaient un égal bonheur. Grâce à Mme de Flines la mère, Agnès n'était pas embarrassée pour réparer à peu près un accroc ; et, quoique la réparation fût insuffisante, Julienne y voyait une intention qui apaisait son mécontentement. Les poupées se ressentaient singulièrement de ce précieux savoir-faire.

C'était le dimanche, auprès de Mme de Flines qu'Agnès écrivait à son oncle. La bonne maman avait, à cet effet, un choix remarquable de papier : des lettres or et rouge, des oiseaux et des fleurs, décoraient la tête de la feuille qui se remplissait déjà assez facilement. L'adresse de cette lettre causait une vive émotion à l'enfant : ces mots de Saint Florent et de Monthermé, écrits de sa main, la rapprochaient de ce qu'elle chérissait le plus ; un voyage chez son oncle était l'objet de tous ses désirs : « Oh ! comme ce serait amusant d'aller à Monthermé ! qui sait ! Peut-être irons-nous aux vacances ! »

Alors Agnès faisait la description de la forge, des fourneaux qui jettent leurs grandes flammes nuit et jour : « Nous irons voir travailler ; mais il ne faudra pas mettre nos robes blanches. »

Le malheur, l'immense malheur de ne point avoir ses parents, préservait Agnès de l'inconvénient d'être gâtée, comme le sont généralement les petites filles : aussi n'avait-elle point de ces caprices que l'on remarque chez les meilleure enfants. Sa volonté était toujours soumise à celle de ses cousines, à la récréation comme ailleurs.

Agnès et Françoise habitaient la même chambre, et là encore se révélait la différence de leurs caractères. L'une se faisait prier par Julienne pour quitter son lit, tandis que, au premier avertissement, l'autre, les yeux encore pleins de sommeil, était sur pied.

Cette heureuse habitude donnait du temps pour tout à Agnès : sa toilette était irréprochable ; c'était un plaisir de voir sa chevelure en ordre, ses petites mains roses.

Nous croyons assurément que l'obéissance et l'amour du travail étaient pour beaucoup dans son exactitude. Il est cependant probable que le plaisir d'aller chaque matin voir Jako contribuait à la rendre matinale. C'était toujours une distraction nouvelle pour notre petite amie de l'entendre bavarder, de lui gratter la tête, et enfin de s'entendre appeler des noms les plus doux.

Jako était l'enfant gâté de la maison : chacun voulait ajouter à son bonheur et cultiver sa mémoire.

Cependant l'oiseau chéri ne se contentait pas des leçons de ses professeurs ; attentif à tout ce qui se passait autour de lui, il ajoutait beaucoup au programme de ses études. Heureusement qu'il vivait dans une société dont le langage était choisi.

Un jour, les cris d'un petit garçon émurent tout le monde : « Papa, papa, je ne le ferai plus ! » Ces cris étaient déchirants ; chacun accourait pour intervenir et demander la grâce de l'enfant qui semblait si cruellement châtié.

Le voisinage d'un méchant bambin avait fourni à maître Jako cette phrase alarmante. Le perroquet (c'est bien le cas de l'appeler par son nom), se voyant tout à coup entouré des maîtres et des serviteurs, fut sans doute honteux d'avoir produit tant d'effet, car il garda le silence pendant le reste de la journée.

Le lendemain, Agnès lui adressa une petite mercuriale : « Mon cher ami, je t'engage à ne pas recommencer cette chanson-là. C'est bien assez de t'entendre crier les jours de pluie ; ces jours-là, il faut que tu le saches, tu es insupportable à tout le monde. Je suis comme toi, Jako, j'aime le soleil, mais je n'ajoute pas la mauvaise humeur aux regrets de ne pas le voir. »

VI -- Beaucoup de bonheur.

Un jour, une balle passa au travers d'une vitre ; les enfants regardaient les débris, lorsque Christian, l'auteur du méfait, dit : « Mais comment fait-on le verre ?

AGNÈS.

Oh ! moi je le sais ! Michette me l'a expliqué. Les ouvriers prennent une grande canne trouée aux deux bouts ; ils la trempent dans quelque chose de chaud, et soufflent de toutes leurs forces (c'est pourquoi on les appelle souffleurs), et ça fait du verre.

Un éclat de rire accueillit l'explication d'Agnès.

Elle-même se mit de la partie.

« Je vous dis ce que je sais ; demandez le reste à mon oncle. »

M. DE FLINES.

Tu as raison, Agnès ; un jour ou l'autre nous visiterons une verrerie, et vous saurez alors ce qu'il serait difficile de vous expliquer maintenant.

CHRISTIAN.

Nous saurons comment on fait les beaux vases à fleurs, les petits verres à liqueur, tout enfin.

Cependant, Mme de Flines et Agnès devenaient indispensables l'une à l'autre. La petite fille ne trouvait pas seulement, auprès de sa respectable amie, les petits bonheurs qui attendent l'enfance auprès des grandes personnes. Elle s'instruisait, non pas dans les livres, mais en beaucoup de choses ; elle apprenait à être complaisante, généreuse, à faire plaisir en mille façons.

Agnès passait régulièrement une heure chaque jour chez chez Mme de Flines, sans compter les allées et venues. Assise sur une petite chaise en face du fauteuil dont ne bougeait presque plus la pauvre infirme. Agnès développait d'heureuses dispositions pour la couture. Elle tricota d'abord des jarretières pour Michette, ourla les mouchoirs de Julienne ; puis, songeant à une autre elle-même, la gentille enfant compléta le trousseau de sa poupée Didine. La mise de cette honnête paysanne avait l'avantage fort appréciée des gens sérieux de ne mettre entre les mains d'Agnès que des objets utiles dont les patrons, grandissant un jour, lui permettraient d'étendre ses bienfaits.

Cette heure de couture n'était pas rigoureusement remplie. Mme de Flines avait un plaisir extrême à réclamer les services de l'enfant : « Ouvre ce tiroir, prends une bonbonnière d'écaille blonde. C'est cela... » Et vous devinez le reste. « Ferme un peu le rideau, celui de droite... Merci... Donne-moi du tilleul, ne le sucre pas trop. »

La garde-malade obéissait aux désirs de sa vieille amie qui se faisait parfois enfant, et racontait des histoires dont la fin arrivait toujours trop tôt.

C'est ainsi qu'Agnès apprit l'histoire de l'Ancien Testament. D'abord en regardant les images et plus tard en écoutant des récits qu'elle racontait à son tour.

Jako venait de temps en temps faire sa visite. Sa maîtresse ignora toujours l'antipathie de Mme de Flines pour les perroquets. L'oiseau eut peut-être plus de pénétration, il ne sut jamais dire son nom, et gardait le silence tout le temps de la visite. Que de reproches lui valut une pareille obstination !

Un jour que toute la famille devait aller déjeuner à la campagne, Agnès obtint de rester avec la bonne maman.

M, et Mme de Flines voyaient avec plaisir s'égayer la solitude de leur mère ; les instances des enfants furent inutiles, Agnès resta.

C'était à la fin d'avril, le soleil avait fait disparaître l'humidité des jours précédents ; les lilas étaient en fleur et les oiseaux chantaient.

Madame de Flines avait fait ouvrir sa fenêtre et semblait oublier ses souffrances. Ce printemps lui rappelait d'autres printemps. Elle fut tirée de ses réflexions par Agnès qui, le sourire sur les lèvres, apportait un gros bouquet de lilas blanc et de giroflées. Un de ses plaisirs était d'arranger des fleurs dans de beaux vases de cristal. Lorsqu'elle eut fini son petit ménage, elle embrassa Mme de Flines et prit son ouvrage, c'était une bande de feston pour sa tante.

La malade s'attendrit en considérant cette petite fille de neuf ans qui avait sacrifié une partie de plaisir pour venir s'asseoir à ses pieds.

MADAME DE FLINES.

Chère enfant, je regrette que tu ne sois pas allée avec tes cousines ; il fait si beau temps !

AGNÈS.

Il fait beau partout aujourd'hui.

MADAME DE FLINES.

Tu m'aimes donc bien ?

AGNÈS.

Beaucoup, beaucoup, madame ; il y a des moments où il me semble que vous êtes ma mère.

MADAME DE FLINES.

Eh bien ! chère petite, tu peux me donner ce nom, lorsque nous serons seules, et je t'appellerai ma fille.

Aussitôt Agnès se lève, entoure de ses bras Mme de Flines, couvre son visage de baisers :

« Oui, mère, ma mère, je vous aime de tout mon cœur. »

Tirant alors le médaillon qu'elle portait habituellement : « Voyez, dit-elle, ma jolie maman, oh ! comme je l'aurais aimée aussi ! Mon oncle m'a dit bien souvent que je devrais être bonne comme elle. Je ne me couche jamais sans la regarder, et lui rendre compte de ma journée, et je la place la nuit près de moi, pour qu'elle me voie dormir. »

Mme de Flines regarda avec intérêt le charmant portrait de Mme Saint-Florent et le rendit à Agnès qui le couvrit de baisers.

Il y eut un moment de silence.

« Ainsi, c'est convenu, reprit Agnès d'un ton joyeux, je vous appellerai mère, et vous n'aurez plus de chagrin du tout.

MADAME DE FLINES.

On a toujours des chagrins en ce monde, mais il y a aussi des consolations ; et, quoique les parents n'élèvent pas leurs enfants sans beaucoup de peines, l'amour qu'ils ont pour ces chers petits êtres soutient leur courage.

Mais je dois te prévenir que les mamans grondent quelquefois ; elles s'appliquent à corriger leurs enfants ; elles les punissent même, lorsqu'ils ne sont pas sages. Voyons, es-tu bien décidée à être ma fille ?

AGNÈS.

Très décidée, mère ; si je fais des fautes, vous me pardonnerez ?

MADAME DE FLINES.

Oh ! oui, sois tranquille, je veux te rendre le bonheur que tu me donnes depuis le jour où pour la première fois, tu es venue voir la pauvre bonne maman.

AGNÈS.

Je vous préviens que je le dirai à mon oncle Saint-Florent ; je lui dis tout.

MADAME DE FLINES.

Tu as raison : ta confiance en lui doit être sans bornes.

AGNÈS.

Je serai bien contente quand j'irai chez lui ; mais je ne serai plus là ; mère, vous serez triste.

MADAME DE FLINES.

Pas du tout : je te saurai heureuse, et cela me suffira.

AGNÈS.

Que vous êtes bonne !

MADAME DE FLINES.

Toutes les mamans pensent ainsi, mon enfant.

AGNÈS.

Je voudrais être grande pour vous rendre de grands services au lieu de petits.

MADAME DE FLINES.

Ne regrette rien, les petits services ont leur prix.

Cette journée fut tout à fait différente des autres. Agnès, initiée par instinct au nouveau caractère dont elle était revêtue, usa largement de ses droits. Elle toucha à tout, fureta dans les armoires, admirant, questionnant : « Mère, qu'est-ce que cela ? Qu'est-ce qu'il y a dans cette boîte ? Puis-je l'ouvrir ? »

La bonne maman était ravie, surtout quand elle pouvait dire : « Prends cela pour ta poupée. » La découverte de petits diablotins en verre de Saumur, oubliés depuis des années, excita un enthousiasme que l'auteur se souvient d'avoir éprouvé. Un grand verre fut rempli d'eau, et les petits personnages entrèrent en danse.

Agnès, ayant épuisé toutes les distractions que lui offrait la chambre, s'en prit à la personne elle-même : « Mère, vous n'êtes pas bien coiffée aujourd'hui, laissez-moi vous arranger un peu. » Notre enfant s'empare du peigne, décoiffe la patiente Mme de Flines, et se met à pommader, à friser ses épais cheveux blancs.

Jamais la main d'une femme de chambre ou celle d'un coiffeur ne fut plus heureuse dans cette opération. Agnès faisait vraiment des merveilles d'adresse et de légèreté. Imaginez si vous le pouvez, la joie qu'éprouva la petite, lorsque sa mère lui dit : « Poudre-moi un peu. »

D'un bond, Agnès arrive au tiroir de la toilette, prend la boîte de poudre à la maréchale, et après avoir dit : « Fermez les yeux, mère », elle couvre de poudre la tête respectable qui s'abandonne avec tant de plaisir à ses caprices.

Agnès s'éloigne un peu et contemple son ouvrage. « Ce n'est pas tout, dit-elle, avec un accent de liberté dont Mme de Flines était ravie, c'est fête aujourd'hui, nous allons mettre notre bonnet à rubans bleus. »

Et, leste comme l'oiseau, elle grimpe sur une chaise, atteint le carton, et coiffe sa mère du bonnet des dimanches.

Il était à peine quatre heures, lorsque le roulement d'une voiture se fit entendre. Agnès court à la fenêtre, et s'écrie : « Mon oncle ! Michette !.. » Puis elle sort précipitamment.

Depuis un an, M. Saint-Florent n'avait fait que de courtes visites. Cette fois-ci, il se proposait de passer une semaine entière à Givet. Agnès revint triomphante avec son oncle. Celui-ci s'excusa de l'entrée un peu brusque que lui faisait faire sa nièce. Puis, il la prit sur ses genoux : il la faisait tenir droite pour constater sa croissance, l'embrassait et dissimulait tant bien que mal son émotion sous un sourire.

Agnès prit la parole à son tour ; elle raconta le bonheur qu'elle trouvait dans cette chambre, entra dans les moindres détails de sa vie, enfin elle dit à l'oreille de son oncle : « Je l'appelle mère » et se sauva pour aller trouver Michette.

Laissons discrètement causer M. Saint-Florent et Mme de Flines.

Agnès sauta encore une fois au cou de Michette, et l'embrassa de tout son cœur :

« Que je suis donc contente de te voir ! Pour quoi es-tu venue ?

MICHETTE.

Tiens ! pour te voir, mignonne. Sais-tu qu'il y a bientôt un an que tu es partie ?

AGNÈS.

Oui, je le sais : ça fait 365 jours.

Michette fut abasourdie de la science d'Agnès.

« Viens voir Jako. »

Jako reconnut sa vieille amie ; du moins ses frais de bavardage et ses battements d'ailes permettent de le croire. De Jako, on passa au petit jardin ; la propriété d'Agnès était vraiment digne des éloges que Michette prodigua à la jardinière : des allées irréprochables, des roses, du réséda et des violettes doubles ; le potager attira surtout les regards de la bonne femme ; jamais de sa vie vivante, elle n'avait vu une aussi belle oseille. Un catalpa protégeait de ses branches ce petit domaine, et, sur la demande de Christian, M. de Flines avait fait placer un banc où les enfants venaient s'asseoir pour le goûter. Ce fut là aussi qu'Agnès et sa bonne s'assirent pour causer sans témoins.

MICHETTE.

Dis vrai ; es-tu heureuse avec le monde d'ici ?

AGNÈS.

Oui, ils sont tous bien bons pour moi : mon oncle et ma tante sont excellents ; mon cousin et mes cousines sont très gentils ; Julienne est douce et complaisante ; Éléonore me gâte. Je vois qu'elle m'aime. Quand elle croit que je m'ennuie, elle me parle de toi.

MICHETTE.

La sainte fille ! apprends-tu bien ? car il faut te dépêcher d'être savante pour revenir avec nous. Quand on a su que nous partions, ç'a été un déluge de commissions : Thomas m'a donné des graines, les sœurs des images, Mlle Victorine une pelote de satin rose ; Mme Lemoine m'a forcée d'accepter une demi-douzaine de bouts de sucre d'orge. Que veux-tu ? on t'aime, on t'a vue si petite ! Le vieux contremaître dit qu'il ne veut pas mourir sans te voir, qu'il s'arrangera avec le bon Dieu pour t'attendre.

Lorsque Michette eut achevé son récit, Agnès commença le sien. Mais le lecteur n'a point à craindre que nous lui racontions ce qu'il sait déjà.

Le retour des promeneurs mit fin à ce tête-à-tête. Michette se rendit à l'office où l'attendait le plaisir d'entendre louer sa chère petite fille par tous les serviteurs.

Mme Esther gronda un peu son beau-frère de ne l'avoir pas prévenue de son arrivée, et, sans la promesse qu'il fit de rester au moins une semaine, M. Saint-Florent n'eût point obtenu son pardon.

L'oncle, qui avait un cœur de père, avait voulu arriver à l'improviste dans l'intérieur où se trouvait l'enfant objet de toutes ses préoccupations. Il la trouvait bien portante, elle était gaie, vivait en bonne intelligence avec ses cousines ; sa mise, sans être élégante, ne ressemblait pas du tout à celle dont Michette avait autrefois la direction ; sa chevelure blonde et abondante était retenue dans un filet ; M. Saint-Florent ne se lassait pas de l'admirer.

Il vécut d'illusion jusqu'au moment où sa belle-sœur l'avertit qu'il serait à propos de renouveler les robes de la petite à l'arrivée de la belle saison. Mme de Flines lui fit alors une liste qui l'effraya ; aussi avant de faire les emplettes indiquées, il crut prudent de consulter la grand-mère. Celle-ci, avec l'autorité du bon sens, réduisit la liste des dépenses, comme un expert réduit le mémoire d'un ouvrier.

M. Saint-Florent se rendit dès le lendemain à Namur ; bien entendu, Agnès et Michette l'accompagnaient. Il n'était point homme à se lancer dans des achats de toilette, et pour cause ; jamais il n'avait pu distinguer le vert du bleu. Il était aussi incapable de rendre compte de la toilette d'une femme que de se rappeler ce qu'on lui avait servi dans un dîner.

Cette absence de coup-d'œil lui avait valu dans sa jeunesse une aventure assez piquante.

Il habitait une petite ville de Belgique. La mode était alors pour les hommes de porter du drap bleu. M. Saint-Florent qui était reçu dans la meilleure compagnie, entra un matin chez le tailleur en renom pour commander un habillement complet. On lui présenta une carte d'échantillons ; le jeune homme indiqua sans hésiter un drap vert olive qui figurait sur la carte depuis des années. Le tailleur fit bien quelques observations, mais les voyant inutiles, il pensa que l'étranger était voué au vert olive. Ce ne fut pas sans peine que l'on trouva du vert pareil à l'échantillon passé de mode.

L'habillement étant achevé, le tailleur se présenta avec une sorte d'inquiétude chez le jeune homme, et grande fut sa surprise en voyant avec quelle satisfaction ce costume fut accueilli.

Ainsi, de vert tout habillé, M. Saint-Florent produisit un effet singulier. Le soir, la chose passait ; mais le jour ce costume était tout à fait ridicule. On l'appelait perroquet, quoiqu'il fût silencieux. Un mauvais plaisant s'amusa à faire une chanson qui courut toute la ville.

Une femme respectable, amie de M. Saint-Florent, après avoir ri comme les autres de ce costume, voulut mettre fin aux plaisanteries qu'on en faisait. Elle pria le jeune homme de passer chez elle. Cette invitation avait quelque chose de mystérieux ; il s'agissait peut-être d'un mariage.

Pénétré de cette pensée, il revêt son costume vert, et donne un soin particulier à sa toilette. Il arrive exactement au rendez-vous, impatient d'en connaître le motif :

« Mon cher ami, avez-vous donc fait vœu de vous habiller de vert de la tête aux pieds ?

-- « Pas du tout, madame ; le bleu est ma couleur favorite. » Et parlant ainsi, il se regardait avec complaisance.

Au fou rire de sa respectable amie succéda une explication. Grande fut la surprise de M. Saint-Florent qui rit beaucoup de son ignorance. Il courut se commander un costume bleu, fit quelques reproches au tailleur qui s'excusa disant :

« Monsieur, j'ai bien trouvé votre choix un peu drôle ; mais, vous savez, des goûts et des couleurs on ne peut disputer. »

À partir de ce jour, M. Saint-Florent fut sur ses gardes. Michette avait depuis longtemps la direction des couleurs. Sa présence était donc nécessaire pour l'achat des objets destinés à Agnès.

Notre enfant était toute joyeuse de se retrouver entre les deux personnes qu'elle aimait le plus. Elle était fière de donner la main à son oncle, d'entrer dans les magasins, de dire son goût, et de voir enfin de grands ciseaux trancher la question.

Ils se promenèrent dans la ville. Si jeune que soit une enfant, l'impression qu'elle reçoit des choses nouvelles se grave dans sa mémoire et sert plus tard à compléter son éducation.

Ils allèrent d'abord à la cathédrale bâtie en petit sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, et où se trouve le tombeau de don Juan d'Autriche. L'église Saint-Loup, dont l'intérieur est tout en marbre noir, frappa davantage Agnès ; elle crut que cette église n'était que pour les enterrements.

Quelques heures plus tard, les voyageurs étaient de retour. Mme de Flines félicita son beau-frère sur l'excellent goût de ses emplettes, et déclara qu'elle n'aurait pas fait un meilleur choix.

Agnès passait beaucoup de temps avec son oncle ; elle exigeait même qu'il assistât aux leçons pour constater ses progrès.

Les cousines et le cousin étaient tristes ; ils ne jouaient plus. La bonne petite conta à Mme de Flines ce qui se passait, et celle-ci proposa de donner une soirée en l'honneur M. Saint-Florent ; le programme se composerait d'une scène d'Esther entre Christian et Agnès, d'un morceau à quatre mains exécuté par les cousines, et d'une romance chantée par Agnès.

Le secret fut promis et gardé. Les récréations se passaient chez la bonne maman, dont la garde-robe fut livrée à Esther et à Assuérus.

La veille du départ de M. Saint-Florent, Geneviève pria ses parents de rester à table jusqu'au moment où Pierre viendrait les avertir de passer au salon. L'agitation de la journée n'avait échappé à personne ; Mlle Loyal avait été forcément indulgente et s'était contentée de leçons très imparfaitement apprises.

Le moment où Pierre ouvrit la porte à deux battants fut solennel ; contre son habitude, Mme de Flines se trouvait au salon.

Christian drapé dans un cachemire rouge dont l'agrafe était une broche d'émeraudes, coiffé d'une toque bleue surmontée de la roue d'un paon, un bâton doré à la main, était assis sur un trône dont l'élévation rehaussait encore la majesté royale : Esther s'avançait, portant sans embarras une robe à queue de satin fleuri à ramages, un voile jeté sur sa tête et retenu par un peigne à la girafe orné de perles de corail, ajoutait à sa taille comme à sa grâce.

D'un ton solennel qui provoqua une gaieté mal contenue, Christian s'écria :

Sans mon ordre on porte ici ses pas !

Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?

Gardes... C'est vous, Esther ? Quoi ! sans être attendue...

ESTHER.

Mes filles, soutenez votre reine éperdue.

Je me meurs.

Françoise et Geneviève enveloppées de longs voiles blancs et couronnées de roses de papier reçurent dans leurs bras la reine évanouie.

ASSUÉRUS.

...Dieux puissants ! quelle étrange pâleur

De son teint tout à coup efface la couleur !

Esther, que craignez-vous ? suis-je pas votre frère ?

Est-ce pour vous qu'est fait cet ordre si sévère ?

Vivez. Le sceptre d'or que vous tend cette main

Pour vous de ma clémence est un gage certain.

ESTHER.

Quelle voix salutaire ordonne que je vive,

Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?

ASSUÉRUS.

Ne reconnaissez-vous pas la voix de votre époux ?

Encore un coup, vivez, et revenez à vous.

ESTHER.

Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte

L'auguste majesté sur votre front empreinte ;

Jugez combien ce front irrité contre moi,

Dans mon âme troublée a dû jeter d'effroi.

Sur ce trône sacré qu'environne la foudre

J'ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre.

Hélas ! sans frissonner quel cœur audacieux

Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux ?

Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle.

À ce moment les exclamations de Michette suspendirent la scène un instant. Placée au premier rang des spectateurs qui encombraient la porte du salon, elle était arrivée à un état de délire qu'elle ne pouvait plus modérer. Mais Assuérus se rendit maître de la situation et reprit :

Ô soleil ! ô flambeau de lumière immortelle !

Je me trouble moi-même, et sans frémissement

Je ne puis voir sa peine et son saisissement.

Calmez, reine, calmez la frayeur qui vous presse,

Du cœur d'Assuérus souveraine maîtresse,

Éprouvez seulement son ardente amitié.

Faut-il de mes états vous donner la moitié ?

ESTHER.

Hé ! se peut-il qu'un roi craint de la terre entière,

Devant qui tout fléchit et baise la poussière,

Jette sur son esclave un regard si serein,

Et m'offre sur son cœur un pouvoir souverain !

Michette étant réduite au silence, le reste de la scène fut dit sans hésitation et avec l'accent de circonstance.

Le salon retentit d'applaudissements. M. Saint-Florent, ému depuis l'apparition d'Agnès, n'essaya plus de se contraindre, et tira franchement son mouchoir. Michette, perdant toute timidité, traversa le salon pour aller embrasser sa fille.

« C'est-y vrai que c'est toi qui parle en musique comme ça ? J'ai toujours dit que ce n'était pas un enfant comme une autre ; jouer la comédie sans l'avoir apprise ! Faut-y, faut-y avoir de l'esprit ! »

La sonate de Mozart fut parfaitement exécutée ; Agnès chanta une jolie romance que lui avait apprise Mme de Flines. Sa voix juste et douce surprit et charma tout le monde.

Le succès de cette soirée revenait à la bonne-maman qui fut entourée et gracieusement remerciée. Des rafraîchissements mystérieusement préparés complétèrent la fête.

« C'est drôle, dit Christian à ses sœurs le soir de ce grand jour, comme Mme de Flines est bonne ! Nous ne le savions pas !

-- C'est que nous n'étions pas gentils pour elle », répondit Françoise en rougissant.

Mme Esther avait fait un grand éloge d'Agnès à M. Saint-Florent : elle était remarquablement douée, et profitait au-delà de toute espérance des leçons qu'elle recevait. La jeune femme ne craignit pas d'avouer que les soins et la tendresse de la belle-mère de son mari étaient fort utiles à l'enfant.

Le jour du départ de l'oncle arriva ; les adieux furent tendres, mais sans faiblesse. La perspective d'aller un jour ou l'autre à Monthermé avec les cousines et Christian adoucit les regrets de la séparation.

VII -- La robe de Marthe.

Un matin, Julienne dont la chambre était voisine de celle d'Agnès et de Françoise entendit une conversation à voix basse qui attira son attention.

FRANÇOISE.

Dors-tu, Agnès ?

AGNÈS.

Non.

FRANÇOISE.

Eh bien ! causons.

AGNÈS.

Commence, ma cousine.

FRANÇOISE.

Je t'aime beaucoup maintenant.

AGNÈS.

Maintenant ! Tu ne m'aimais donc pas auparavant ?

FRANÇOISE.

Pas beaucoup : j'étais jalouse, parce que tu es très sage, et que ça fait paraître mes défauts. C'est bien changé ! va ! je tâche de t'imiter ; seulement il y a une chose que je ne peux pas faire.

AGNÈS.

Quoi donc, Françoise ?

FRANÇOISE.

Je ne peux pas embrasser bonne maman tous les jours. Aux étrennes, c'est différent. Tu l'aimes donc bien, cousine ?

AGNÈS.

Beaucoup. Elle est si bonne ! Et puis ça lui fait plaisir que je l'aime. Toi, tu as un père et une mère, c'est bien différent.

FRANÇOISE.

C'est vrai, je n'y avais jamais pensé ; maintenant, je serai plus gentille avec elle. Il faut que je te consulte. Tu sais cette petite fille qui vient tous les samedis chercher du pain et de la viande pour sa mère malade ?

AGNÈS.

Oui, elle est bien malpropre, et tout en guenilles ; mais cela n'est pas étonnant, puisque sa mère ne peut pas travailler.

FRANÇOISE.

Eh bien ! j'ai vingt francs dans ma bourse. Si je demandais à maman d'acheter une robe pour cette petite Marthe ?

AGNÈS.

Oh ! oui, et moi je la ferai avec Mme de Flines.

FRANÇOISE.

Toi ! faire une robe ! Tu n'es point couturière.

AGNÈS.

Est-ce que tu crois que ma poupée a une couturière ? une marchande de modes, un cordonnier ? Les éclats de rire provoqués par la supposition que Didine avait des fournisseurs, furent une invitation pour la bonne d'aller trouver les gentils oiseaux qui ne l'avaient point attendue pour gazouiller.

Cette bonne pensée du matin occupa l'esprit des deux amies tout le reste du jour. Françoise obtint aisément de sa mère la permission d'acheter une robe à Marthe, et, de son côté, Agnès s'assura des conseils de Mme de Flines pour accomplir un travail aussi important.

« Quel bonheur ! disait Agnès, travailler pour quelqu'un c'est bien autre chose que de travailler pour du carton ! »

La charité de Mme Esther consistait à prendre dans sa bourse ; mais jamais elle n'avait piqué ses doigts en travaillant pour les pauvres. Aussi faut-il lui savoir gré de s'être prêtée au désir de ses enfants. Éléonore serait là pour défaire le bousillage de ces demoiselles et le réparer : c'était un jeu préférable à tout autre, puisque la charité l'avait inspiré.

Mme de Flines n'était plus considérée comme une espèce de bonne maman.

La robe de satin, le diadème et le cachemire rouge avaient singulièrement modifié les idées des cousines ; elles acceptèrent donc joyeusement le projet de travailler sous sa direction : ainsi, grâce à Agnès, la solitude de la pauvre femme cessait ; l'enfant de neuf ans ne pouvait pas analyser ce qui se passait dans le cœur et dans l'esprit de sa vieille amie ; elle la voyait plus contente et c'était assez.

Agnès triomphait de voir ses cousines entrer dans cette chambre : on eût dit qu'elle les recevait chez elle.

Cependant Geneviève et Françoise étaient intimidées. Jusqu'alors l'accomplissement d'un devoir les amenait vers la belle-mère de leur père, cette fois-ci, elles venaient chercher un plaisir.

La bonne maman dissipa par son gracieux accueil l'embarras de ses petites filles. Une corbeille est placée sur la table, la robe de Marthe est taillée, chaque ouvrière munie d'un dé enfile son aiguille. La bonne maman donne une tâche ; Éléonore est là toute joyeuse, pour aider les petites ; Agnès ne perd pas une minute ; la voilà en train. Ses cousines la regardent, tournent et retournent l'étoffe très gauchement.

Agnès voit cela :

« Donne, Françoise, que je te commence, et toi aussi, ma petite Geneviève. »

Les deux sœurs attendaient patiemment, lorsque quelqu'un frappa à la porte :

« Entrez ! »

C'était Christian. Après avoir baisé respectueusement la main de Mme de Flines, il s'assied devant la table, tire un dé de sa poche, enfile une aiguille, et dit gravement :

« Papa disait l'autre soir que les parisiennes se font habiller par des tailleurs, Marthe peut bien en avoir un aussi. C'est même plus naturel, car les pauvres s'adressent à tout le monde, hommes et femmes. Donne-moi de l'ouvrage, Agnès ; je suis aussi habile que mes sœurs ; ce n'est pas beaucoup dire, n'est-ce pas ? »

L'attitude de Christian était vraiment comique. Le rire gagna l'atelier et la robe de Marthe n'avança pas beaucoup. Agnès lança un petit coup-d'œil à Mme de Flines, et ce petit coup-d'œil voulait dire : « Laissons-les s'amuser ; nous ferons la robe à nous deux. »

Un parfum de chocolat à la vanille se répand. Les ouvrières se regardent. Éléonore paraît avec un plateau couvert de tartelettes et de jolies tasses roses bien remplies.

Le silence règne pendant qu'Agnès en sa qualité de maîtresse de maison fait les honneurs de cet excellent goûter. « Bravo ! bravo !» s'écrie Christian avec enthousiasme. Hélas ! malgré la dextérité de sa cousine, il répand son chocolat sur toute sa personne.

« Ce n'est rien. Essuie-toi bien vite pour que Julienne ne le voie pas ; nous partagerons ma tasse, dit Agnès.

GENEVIÈVE.

Toi, tu en as souvent. Tu es la gâtée.

AGNÈS.

Pas du tout ! ma chère ; c'est en votre honneur qu'Éléonore a fait du chocolat.

FRANÇOISE.

Pour nous !

MADAME DE FLINES.

Oui, mes enfants ; j'ai voulu donner à cette réunion un petit air de fête. »

À partir de ce jour, les cousines vinrent visiter souvent celle qu'elles se reprochaient d'avoir négligée.

Sur un décret de Christian, il fut décidé qu'on appellerait Mme de Flines bonne maman . Le père et la mère approuvèrent cette innovation.

La séance d'ouvrage à l'aiguille se renouvela, grâce à la bonne volonté des ouvrières et à la complaisance d'Éléonore, la petite Marthe quitta bientôt ses guenilles, et se vit proprement vêtue.

On parle souvent aux enfants de leurs défauts, et avec raison, puisqu'il faut les aider à s'en corriger ; nous savons aussi quel charme leur présence apporte au sein de la famille. Les jours les plus sombres sont éclairés par eux ; le premier élan de ces cœurs, cette affection naïve et vraie ont une douce influence sur l'âme de ceux qu'ils entourent.

Il n'était plus permis à la bonne maman de s'absorber dans ses tristes pensées. Ne fallait-il pas écouter Agnès, répondre à ses questions, prendre part à ses plaisirs ?

Beaucoup de roses s'étaient épanouies sans doute sous les yeux de Mme de Flines ; mais celles que lui apportait sa petite amie avaient un parfum particulier. Les jacinthes lui faisaient bien un peu mal à la tête, elle ne s'en plaignait pourtant pas. C'était une si grande joie pour Agnès de voir les racines des oignons s'étendre dans les grands vases bleus placés sur la cheminée ! Quand la tige s'élevait en fuseau rose ou bleu et répandait dans la chambre un parfum qu'Agnès trouvait délicieux, Mme de Fline se bornait à faire une double consommation de tabac.

Oui, sachez-le, petites filles et petits garçons, vous pouvez être la joie de vos parents. Les souffrances de votre mère s'adoucissent si vous êtes doux, appliqués au travail. Il n'est pas un père qui n'oublie les soucis et les fatigues du jour, lorsqu'il se repose au milieu de vous. Il a des sourires pour tous vos bonheurs.

Les plaisirs de la belle saison allaient cesser ; l'hiver commençait, et personne ne s'en inquiétait. Agnès était habituée à voir la forêt blanche, et elle savait que dans la société de Christian et de ses sœurs, l'hiver était moins monotone qu'à Monthermé.

Déjà le programme des jeux était fait, lorsqu'une circonstance imprévue vint tout changer.

Mme Esther de Flines avait le malheur de faire sa volonté en toutes choses. Fatiguée du séjour de Givet, elle persuada à son mari que, dans l'intérêt de leurs enfants, il serait utile d'aller passer quelques mois à Liège. Cette ville offrait des ressources pour l'éducation de Christian, et même pour celle de ses sœurs ; d'aimables connaissances les recevraient avec plaisir ; enfin le chemin de fer permettrait à M. de Flines d'aller et de venir, et, s'il lui en coûtait de quitter ses habitudes pour quelques mois, Mme Esther ne doutait pas que la pensée de savoir qu'elle et ses enfants s'amusaient ne le consolât de ce dérangement.

M. de Flines trouva encore d'autres raisons pour accepter les projets de sa femme. Ce voyage ne serait pas inutile pour ses affaires. C'était la première fois qu'on allait voyager en famille. Nous n'en voulons donc pas à Christian et à ses sœurs de se réjouir.

Le plaisir d'Agnès se changea en tristesse, lorsqu'elle apprit que sa mère ne voulait point quitter la maison. Ne plus la voir chaque jour, ne plus lui raconter ses petits chagrins, ne plus travailler sous ses yeux, tout cela allait manquer à la bonne petite fille. Oh ! comme sa mère s'ennuierait aussi !

Ce ne fut pas sans peine que Mme de Flines parvint à la consoler.

« Je t'ai souvent dit, chère enfant, que grands ou petits, nous avons tous des devoirs à accomplir, et que l'unique moyen de les rendre moins pénibles, c'est de les accepter de bon cœur. Ton devoir est d'aller où ta tante veut que tu sois ; de plus, il faut te soumettre de bonne grâce.

AGNÈS.

Enfin... je vous crois, mère... Ce n'est pas tout : j'ai beaucoup de chagrin de quitter Jako.

MADAME DE FLINES.

J'ai bien vu cela... mais je suis très contente de rester avec lui. Éléonore le soignera ; nous causerons ensemble : enfin, soit dit sans te fâcher, Jako me rappellera beaucoup Agnès.

AGNÈS.

Comme vous savez consoler votre petite fille ! C'est singulier, je n'ai presque plus de chagrin. Mère, je vais écrire tout ce qu'il sait, et chaque jour vous lui ferez répéter sa leçon : il ne faut pas négliger ses talents.

MADAME DE FLINES.

Tu t'amuseras beaucoup chez Mme Lenoble. Frédérick son fils est de l'âge de Christian. Elle a deux filles de huit à dix ans et une nièce plus âgée qui fait le bonheur de la famille. Mlle Charlotte gagnera vite ton affection et j'espère que tu mériteras la sienne.

C'en est fait : Agnès partage l'impatience de ses cousines pour se mettre en route ; on compte les jours et bientôt les heures.

Nos jeunes voyageurs ne sont pas encore des touristes qui peuvent regretter de monter en wagon au lieu de parcourir la belle route de voiture ; ils sont même enchantés de la perspective d'arriver plus vite.

Geneviève et Françoise faisaient à leur cousine le portrait des personnes qu'elle allait voir.

« Il y a quatre ans que M. et Mme Lenoble sont venus à Givet ; mais je me souviens bien d'eux, dit Christian ; j'aimerais beaucoup M. Lenoble, s'il ne tuait pas les oiseaux pour les empailler ; ceux d'Amérique, ça ne fait rien, je ne les connais pas ; mais tuer des oiseaux français, c'est affreux. M. Lenoble est un... comment papa ?

M. DE FLINES.

Un ornithologue.

CHRISTIAN.

Oh ! le vilain nom ! »

Le temps était couvert, ce qui faisait d'autant plus ressortir la fumée blanche et les flammèches des cheminées des usines si nombreuses dans le pays de Liège ; toutes les têtes étaient penchées pour mieux voir le bel effet de ces flammes capricieuses. Cette distraction dura jusqu'au moment où les voyageurs descendirent de wagon. M. Lenoble les attendait. On se hâte de monter dans un élégant omnibus de famille, laissant le soin des malles à Julienne. Une demi-heure plus tard, les portes d'une belle maison située près de la place Verte, s'ouvraient pour recevoir les nouveaux venus. Mme Lenoble et sa nièce reçurent leurs hôtes avec une cordialité qui mit tout le monde à l'aise, sauf Agnès qui se tenait en arrière, attendant l'invitation d'approcher :

« Venez donc, ma chère enfant, lui dit Mme Lenoble », et elle l'embrassa. « Nous sommes enchantés de vous voir : M. votre oncle est une de nos anciennes connaissances : Charlotte prends-la sous ta protection. »

Mlle Charlotte était une personne de trente ans, d'une physionomie agréable ; ses grands yeux noirs pleins de douceur, sa voix sympathique gagnèrent bien vite la confiance d'Agnès ; une petite chambre contiguë à la sienne était destinée à la nièce de Mme de Flines. Cette faveur fut remarquée par les cousines.

Les domestiques étaient nombreux dans la maison ; il y avait surtout des femmes, selon l'usage de la Belgique, ce qui n'empêcha pas Mlle Charlotte de faire l'office de bonne auprès de sa voisine. Elle répara le désordre inévitable de sa toilette après une journée de voyage.

« C'est singulier, pensait Agnès, pendant que la demoiselle passait avec complaisance la brosse sur ses blonds cheveux ; est-ce que c'est elle qui m'habillera ? »

La cloche du souper réunit tout le monde au salon. Aussitôt Christian se dirigea vers un groupe d'oiseaux empaillés ; il se consolait de tant de meurtres en les entendant appeler par leurs noms.

Les cordons de sonnettes en perles captivaient l'attention de Françoise et de Geneviève, tandis qu'Agnès contemplait avec admiration des bouquets de fleurs peints par Mlle Charlotte.

« Oh ! que c'est joli ! s'écria-t-elle naïvement : Voulez-vous m'apprendre à peindre les fleurs, mademoiselle ?

MADEMOISELLE CHARLOTTE.

Mon enfant, le dessin ne s'apprend pas dans un jour. Je veux bien vous donner quelques leçons, et si vous avez du goût, je suis persuadée que Madame votre tante ne le négligera pas.

MADAME LENOBLE, à M me* de Flines.*

Elle est charmante, ma chère ; M. Saint-Florent a fait un grand sacrifice en se séparant d'elle.

MADAME DE FLINES.

Il le fallait bien... elle n'a, pour ainsi dire, pas de fortune... et une bonne éducation lui devient indispensable.

MADAME LENOBLE.

Une bonne éducation est toujours indispensable.

Une conversation sérieuse allait s'engager, lorsqu'on annonça que le souper était servi.

L'abondance régnait sur cette table, et les convives étaient fort disposés à y faire honneur. À la grande surprise de tous, Mme Lenoble ainsi que ses enfants parlaient allemand aux domestiques.

Elle prévint la question de ses hôtes :

« Je vous demande pardon ; M. Lenoble a la passion des langues étrangères ; un voyage en Allemagne sera la récompense de notre application ; nous avons commencé par prendre des domestiques alsaciens. Ce n'est pas sans doute un allemand très pur ; mais notre professeur, M. Tippel, trouve qu'il y a cependant de l'avantage à parler avec eux.

M. LENOBLE.

L'élégance viendra plus tard, si elle vient ; l'essentiel est de comprendre et d'être compris.

MADAME DE FLINES.

Je vous admire, mes amis. J'ai une telle horreur de cette langue allemande que je me résoudrai difficilement à la faire apprendre à mes enfants. Tous les étrangers parlent français, pourquoi nous casserions-nous la tête à apprendre leurs langues ?

M. LENOBLE.

Est-ce une raison, madame, pour que nous soyons plus ignorants qu'eux ? Aujourd'hui, l'homme qui ne parle ni anglais, ni allemand, restreint beaucoup ses relations, surtout quand il s'occupe d'industrie. Que dites-vous d'un attaché d'ambassade qui ne sait pas un mot de la langue du pays où il est envoyé ?

CHRISTIAN.

Maman, je sais déjà dire pain, cheval, canon.

M. LENOBLE.

Ces trois mots sont précieux, mon ami ; c'est sans doute Frédérick qui vous les a appris.

CHRISTIAN.

Oui, Monsieur.

M. Lenoble avait parlé comme quelqu'un qui sait l'allemand et l'anglais.

Le soir, une conversation sérieuse eut lieu entre les parents ; il fut décidé que les langues étrangères sont aussi utiles aux industriels qu'aux ambassadeurs. Madame de Flines se soumit aux raisons de Madame Lenoble qui lui persuada qu'il fallait profiter de son séjour à Liège, et d'une classe de petits amis pour commencer cette étude.

« Nous veillons, dit-elle, à ce qu'ils ne se cassent pas la tête. On joue en allemand ; mes fautes font la joie des enfants qui sont plus avancés que moi ; n'importe, je pourrais déjà me tirer d'affaire. »

De son côté, Christian avait tranché la question. Il déclara le lendemain à ses sœurs qu'il fallait apprendre l'allemand ; celles-ci ayant mal accueilli sa proposition, il s'adressa à Agnès.

AGNÈS.

Moi, mon cousin, j'ai déjà commencé. Henriette m'a appris ce matin tous les noms de ma figure et de mes vêtements. Elle dit que je prononce très bien, et que si j'avais une bonne allemande, j'en saurais bientôt autant qu'elle. Vois ce petit livre de prières, il est en allemand, elle me le fera lire tous les matins, et puis, comme j'ai beaucoup de mémoire, je me parlerai tout haut pour ne pas oublier.

La résolution d'Agnès transporta Christian ; il lui sauta au cou, et lui prédit qu'en récompense de sa bonne volonté, elle serait un jour ambassadrice à Vienne.

Le lendemain M. Tippel comptait trois élèves de plus.

La nouveauté plaît toujours. Christian et ses sœurs se mirent à l'étude avec un zèle qui ravissait le professeur. On entendait par ci par là quelques mots écorchés, mais les expressions de tendresse comme celle-ci : mein herz, liebe cousin, meine schwester, mon cœur, cher cousin, ma sœur sortirent très vite de la bouche d'Agnès. L'enthousiasme fut bientôt à son comble ; la maison retentissait du matin au soir de liebe . On était loin des querelles d'Allemands.

Les enfants de Mme de Flines appréciaient chaque jour davantage l'hospitalité de la famille Lenoble. Agnès seule avait des petits moments de tristesse ; elle pensait à sa mère. Heureusement que son intimité avec Mlle Charlotte lui permettait de s'entretenir de cette chère absente. Sur le conseil de sa nouvelle amie, la petite fille prit une jolie feuille de papier et écrivit à la bonne Mme de Flines.

« Mère,

« Je ne m'ennuie pas, parce que je m'amuse beaucoup ; mais je pense à vous, au moins quatre fois par jour : le matin en faisant ma prière, à midi, heure de la récréation de Givet, à quatre heures, et puis encore ; quelquefois, il me semble que je travaille auprès de vous, que je vous récite une fable, que je remplis votre tabatière. Je crois vous entendre me dire : Merci, ma petite fille. Le soir, je pense encore à vous. J'ai rêvé l'autre nuit que j'étais dans votre chambre, vous m'embrassiez. Oh ! que j'étais contente ! -- Tiens ! comme ma plume crache ! c'est une d'oie. C'est égal, je veux vous dire que nous apprenons l'anglais... non, c'est l'allemand. J'en sais déjà beaucoup. Mlle Charlotte est bonne comme vous ; pas tout à fait pourtant, parce qu'elle n'est pas ma mère.

« Bien des choses à Jako, et bonjour à Éléonore.

« Je vous embrasse beaucoup de fois de tout mon cœur.

« Votre petite fille,

« AGNÈS SAINT-FLORENT. »

VIII -- Une véritable amie.

Le jour de l'an approchait ; Geneviève et Françoise étaient fort préoccupées des étrennes : évidemment il y en aurait.

Mlle Charlotte leur proposa de les aider à préparer quelques surprises pour leurs parents. Jamais encore une semblable pensée ne s'était offerte à leur esprit ; elles avouèrent donc avec confusion qu'elles n'en étaient pas capables. Mlle Charlotte attachait trop d'importance aux devoirs des enfants envers leurs parents pour se contenter d'une pareille réponse. Elle déclara à ces demoiselles que tout est possible avec de la bonne volonté. Ce sont d'abord les pages d'écriture, les vers bien récités, et enfin elle aiderait Françoise et sa sœur à faire des dessous de lampes très jolis. Ce programme présenté avec art fut accepté avec joie.

Il en est souvent ainsi : faute de conseils et d'encouragements, nous restons dans l'oubli des devoirs dont l'accomplissement est la source de notre propre bonheur.

Quant à Agnès, c'était bien différent ; Mlle Charlotte fut surprise et charmée de l'adresse de sa petite amie. Aussi ne craignit-elle pas de lui faire entreprendre une bourse d'un travail fort à la mode autrefois : avec un moule de bois troué, du fil d'argent, des perles et de la soie bleue, Agnès ferait une bourse ananas, ainsi nommée parce qu'elle se compose de pointes qui rappellent l'ananas.

C'était le matin que notre gentille enfant travaillait à ce précieux ouvrage. La bourse était à moitié faite, lorsqu'Agnès la contemplant s'écria : « Elle sera pour Mme de Flines la bonne maman ; je vous en prie, mademoiselle, voyez comme c'est joli ! » Un refus était impossible.

« -- Bien, ma chère enfant ; nous ferons autre chose pour votre tante ; vous êtes assez habile pour cela. »

Agnès transportée de joie aurait voulu ne plus quitter sa bourse ananas ; mais elle était sous la direction d'une personne prudente qui savait tout concilier : le joli présent fut envoyé à Mme de Flines, et la tante eut un petit panier à ouvrage brodé en chenille. La chronique de Liège raconte, dit-on, que sauf quelques points, ce dernier ouvrage était dû à l'aiguille de Mlle Charlotte ; à Liège comme ailleurs, l'intention est réputée pour le fait.

Henriette et Mélanie initiées de bonne heure à ces prévenances qui sont les marques du respect et de l'affection, avaient consacré beaucoup de temps aux surprises du 1er janvier.

Que de jeunes personnes se contentent de recevoir sans jamais songer à donner !

La grande cousine avait aussi pour principe qu'il faut s'occuper des plaisirs des enfants. Elle se souvenait encore du premier baiser qu'elle avait donné à sa poupée et de la joie que lui avait causée l'apparition d'une prairie de Nuremberg.

Mme Lenoble laissait à sa nièce toute liberté de faire des folies. Le jour de l'an était donc en grand honneur dans cette famille. Ce jour-là l'aumône prenait des proportions immenses : dès six heures du matin les pauvres attendaient que la porte s'ouvrit pour eux. Charlotte elle-même distribuait ses dons.

Oh ! que la charité est aimable ! Elle multiplie les occasions de donner. Elle veut même satisfaire une fantaisie inutile. Qui oserait l'en blâmer !

La femme généreuse gagne tous les cœurs ; on l'admire, on l'aime sans intérêt. Il y a dans toute sa personne un charme qui attire et attache.

Telle était Mlle Charlotte. Pendant quinze jours on la vit à peine ; elle était sans cesse en course, quoique les rues fussent encombrées de neige et par conséquent peu attrayantes pour la promenade. Les enfants se disaient avec raison : « Elle sort pour les étrennes. »

Mme de Flines l'avait chargée de ses commissions. Tout le monde était impatient et plein d'espérance.

Françoise regrettait de ne pouvoir dormir jusqu'au grand jour ; mais Christian fit si bien valoir le danger qu'il y aurait de ne pas se réveiller, que la patience fut reconnue comme étant le meilleur remède pour supporter le côté pénible de la situation.

Enfin on est au 1er janvier ; le soleil brille ; les maisons semblent être de diamants. La paresse est reléguée bien loin. Julienne remarque qu'on est moins empressé les jours de classe. (C'est, selon nous, une remarque de mauvais goût.)

Le premier coup du déjeuner s'est fait entendre. Les parents sont déjà réunis au salon. Mélanie dépose aux pieds de sa mère un moelleux coussin destiné à rester sous la table à jouer.

Henriette encadre le visage de Mme Lenoble d'une légère écharpe de tricot blanc, pour la préserver des courants d'air lorsqu'elle va et vient dans la maison ; Frédérick présente une étude de paysage tout encadrée ; Agnès, rouge de bonheur, offre à sa tante son panier à ouvrage ; Françoise et Geneviève leurs dessous de lampes.

« Maintenant, dit Christian, passons aux choses sérieuses, et il déroule une page d'écriture allemande qui lui avait coûté des peines inouïes.

M. Lenoble embrassa Christian et l'appela un brave garçon plein d'avenir.

Cependant une vague inquiétude traversait l'esprit des enfants : vainement promenaient-ils leurs regards de tous côtés, on n'apercevait pas la plus petite étrenne.

« -- Où est donc Charlotte ? demande Mme Lenoble. »

Au même instant, la porte s'ouvre et un domestique portant sur sa poitrine un soleil de papillotes annonce : « Mme Étrenne. »

Charlotte, aussitôt reconnue, justifiait bien son nom : poupées, ballons, lanterne magique, sacs de bonbons lui faisaient un manteau qu'elle n'aurait pas échangé en ce moment pour la plus belle fourrure.

Lorsque tous les cris de joie furent un peu calmés, Mme Étrenne fit signe à son domestique d'entrer : celui-ci portait un panier bien rempli. Alors, prenant le rôle de marchande arrivée de Paris, elle proposait à chacun les objets en rapport avec son âge et ses goûts. Il fallait payer comptant, c'est-à-dire donner de bons baisers à la marchande.

Quand la vente fut terminée, on admira en détail la toilette de Mme Étrenne. Quel luxe ! Boucles d'oreilles en cerises confites, colliers de quartiers d'oranges glacés, bracelets de fantaisie au caramel, traîne et basques en papillotes dorées. Jamais couturière n'obtint un pareil succès. On demanda son adresse. Mlle Charlotte déclara que les prix de Mme Bonbon étaient trop élevés pour que des jeunes personnes raisonnables lui donnassent leur pratique.

La marchande de modes qui avait exécuté un bolivard en petits fours et en pastilles brillantes mélangés de plumes de paon reçut également de grands éloges.

Quelques jours plus tard, on célébrait la fête des Rois. Les préparatifs furent le commencement des plaisirs : voir pétrir la grande galette, et cacher la fève, furent autant de petits bonheurs fort appréciés.

Quelques amis furent invités avec leurs enfants. Le dîner parut bien long à certains convives ; le gâteau était attendu et désiré avec une impatience sans égale.

Le moment solennel est arrivé : l'enfant le plus jeune se met sous la table (comme c'était l'usage autrefois), et reçoit des mains de Mme Lenoble les parts qu'il distribue aux convives.

« -- Roi ! s'écria Christian, et je prends Agnès pour ma reine. »

Aussitôt un domestique apporta deux couronnes de papier d'or que M. Lenoble posa sur la tête des monarques.

« -- Eh bien ! buvons à la santé du roi et de la reine, et celui de la société qui oubliera de dire : le roi boit ! la reine boit ! aura le visage barbouillé avec un bouchon noirci, comme cela se faisait encore à la cour de Louis XIV.

Oh ! si Christian l'avait osé ! avec quel empressement il eût déposé la couronne pour prendre le rôle de sujet rebelle, et avoir le plaisir d'être barbouillé ! Mais la grandeur pèse sur tous les fronts.

L'ambition de Christian n'était pas partagée par les demoiselles ; ce fut avec une véritable confusion que Geneviève se vit prise en faute. Mlle Charlotte se chargea d'exécuter la sentence ; elle prit un fusain et orna le visage de la coupable d'une belle paire de moustaches.

La saison était très rigoureuse cette année-là ; on se renfermait, tout avait été prévu pour supporter l'hiver sans trop en souffrir. Lorsqu'un rayon de soleil venait rappeler le printemps, les petits amis s'échappaient joyeusement, puis rentraient avec des joues fraîches et se mettaient au travail avec un entrain qui leur méritait des éloges.

Cependant la vine de Liège a ses fêtes, et des femmes élégantes en font l'ornement. Mme de Flines reçut des invitations qu'elle accepta avec plaisir. Elle fut remarquée dans tous les salons par l'élégance et le charme de sa personne. Les politesses dont elle était l'objet s'étendirent jusqu'à ses filles. Une fête d'enfants fut donnée : Geneviève et Françoise ne pouvaient être oubliées.

Julienne prépara les toilettes de ces demoiselles. Il ne fut pas question d'Agnès qui n'avait point de robe de soie. La chère enfant fit bonne contenance jusqu'au moment du départ ; mais, au premier mot de consolation que lui adressa Mlle Charlotte, elle fondit en larmes, se dépita même un peu : « J'écrirai à mon oncle demain matin, afin qu'il me donne une robe de soie. »

La tempête étant apaisée, Mlle Charlotte ramena Agnès au salon où elle trouva Henriette et Mélanie ; celles-ci lui proposèrent une partie de jonchets. Ce jeu qu'elle ignorait fut une distraction complète à son chagrin ; et lorsqu'elle vit arriver un joli thé de poupée en métal anglais, avec des gâteaux et de mignonnes tartines, la joie reparut sur son joli visage.

Quand elles furent seules, Mlle Charlotte la voyant tout à fait remise, lui fit un peu de morale sur la mauvaise humeur qu'elle avait montrée, et lui dit qu'Henriette et Mélanie n'allaient jamais en soirée. Cette morale était encore proportionnée aux tasses et à la théière ; si bien que celle à qui elle s'adressait n'eut pas la pensée de lui donner ce nom grave.

M. et Mme Lenoble avaient dit un tendre bonsoir à Agnès ; et, si nous étions capables d'écouter à une porte, nous les aurions entendus faire son éloge.

Le lendemain les cousines dormirent fort tard ; Mlle Charlotte dispensa sa protégée d'étudier ses leçons ; elle l'emmena avec elle dans la ville. S'il est agréable de courir dans la prairie, il y a aussi beaucoup de charme à marcher sur la neige qui craque sous les pieds. Agnès donnait le bras à sa nouvelle amie ; la tête enveloppée d'un capuchon, elle avait de belles couleurs ; elle glissait, elle riait, le chagrin de la veille était complètement effacé de son souvenir. Mlle Charlotte allait de magasin en magasin acheter des bas de laine, de petits bonnets et de chaudes camisoles ; le froid était si vif, les pauvres étaient si nombreux, que le travail des dames charitables ne pouvait suffire à tant de besoins. Agnès portait les paquets, les laissait tomber, les ramassait lestement. Elle était fière de cette excursion, jamais encore elle n'avait vu de si près la charité. Son attitude changea en entrant dans une vieille maison bien noire où Mlle Charlotte fut accueillie comme une ancienne connaissance. Agnès était intimidée ; elle se rassura dès que son amie lui dit : « Allons, chère enfant, mettez ces bas de laine à la petite Rose. »

Aussitôt la bonne petite fille, rouge de bon cœur et d'importance, se mit à genoux devant une demoiselle de quatre ans qui se laissa chausser comme une princesse habituée à recevoir de semblables services.

De la toilette on passa aux friandises, et quelques instants plus tard, la mansarde retentissait de joyeux éclats de rire. On se dit adieu avec l'espérance de se revoir.

Le retour fut abrégé par les questions et les projets.

Sans le souvenir de Mme de Flines et le bonheur de la retrouver, Agnès aurait eu beaucoup de chagrin de quitter Liège. Elle se sentait aimée, elle s'entendait bien avec Henriette et Mélanie dont l'éducation était la même que celle qu'elle recevait de la bonne maman. Elle voyait même que ses petits talents la plaçaient au-dessus de ses cousines, et, avouons-le, cette supériorité la consolait de n'avoir ni robe de soie, ni broderies anglaises.

Geneviève et Françoise furent très étonnées à leur réveil d'apprendre que leur cousine était sortie. Elles étaient impatientes de lui raconter tout ce qu'elles avaient vu. Elle arriva enfin, mais si pleine elle-même de son sujet, que les deux sœurs furent obligées de l'écouter jusqu'au bout ; et, il faut être juste, le souvenir des plaisirs de la veille s'effaça en entendant parler de cette petite Rose.

Il y avait quatre mois qu'on avait quitté Givet. Quatre mois ! chacun s'en étonnait. On songeait sérieusement au départ.

Toute séparation est pénible. Les projets d'avenir ne consolent pas ; personne n'ignore que l'existence des gens les plus libres est soumise à des circonstances imprévues contre lesquelles il n'y a pas moyen de lutter.

La neige avait disparu ; il fallait profiter d'une belle journée qui semblait être le complément de toutes les attentions d'une si cordiale hospitalité. On se quitta donc enfin après mille promesses de retour.

Agnès était triste ; les nouvelles amies étaient si bonnes ! Elle s'était tant amusée ! N'importe. Une fois en wagon, le cours de ses idées changea complètement. Sa mère l'attendait, la désirait. Enfin, elle sentait déjà sans pouvoir se l'expliquer, le charme du chez-soi.

Mme de Flines avait beaucoup souffert pendant cette longue absence. Quelques visites banales n'avaient pas remplacé l'enfant qui tenait tant de place dans sa vie.

À peine arrivée, Agnès se précipite chez sa mère et lui rend en un instant toutes les caresses dont elle l'avait privée.

La joie régnait dans cette chambre restée silencieuse depuis quatre mois. Jako lui-même battait des ailes, bavardait d'une façon qui l'eût fait rappeler à l'ordre en toute autre circonstance. Il se calma enfin, lorsque Agnès lui présenta le doigt, et l'assura qu'il était toujours le plus beau et le plus chéri des perroquets. Mme de Flines ne se lassait pas d'admirer sa fille ... « Mais tu as grandi ! tu te tiens très bien ! viens donc un peu ; montre-moi tes menottes. Pas d'engelures ! C'est à merveille ! »

Agnès parla aussi longtemps que l'heure le permettait, et recommença de grand matin la relation de son voyage. Rien ne fut oublié, et rien ne fut de trop pour la mère.

Christian et ses sœurs ajoutèrent une appendice aux récits de leur cousine.

Les enfants ne remarquent pas avec quelle rapidité le temps passe. Ils voient bien qu'il existe des personnes grandes, âgées ; mais ils ne songent pas qu'eux aussi passeront par les différentes phases de la vie ; et lorsqu'ils disent : Quand j'aurai quinze ans, ils croient parler d'un avenir éloigné.

Quoi qu'il en soit, il y a déjà deux ans qu'Agnès a quitté son oncle. Elle a dix ans. Christian et ses sœurs ont fait le même chemin.

Les études deviennent plus sérieuses ; Mlle Loyal déclare Agnès la meilleure de ses élèves ; elle s'est attachée à cette enfant et la cite comme un modèle dans toute la ville.

Françoise, d'abord très fâchée de se voir dépasser, en a pris son parti. Elle a dix ans, et déjà Mme Esther trouve mille prétextes pour interrompre les études de sa fille aînée.

IX -- Deux voyages.

Ce n'est pas la beauté des appartements et les mille fantaisies du luxe qui retiennent une femme chez elle. La mère de famille occupée de ses devoirs sait se plaire dans sa médiocrité. Elle ne voit pas ce qui manque dans son petit salon, lorsque entourée de ses enfants elle travaille pour eux ; elle ne voudrait pas remplacer les vieux meubles de sa maison par des meubles à la mode ; héritage de famille, présents d'amis, tout ce qui s'offre à ses regards lui rappelle de tendres souvenirs.

Il ne pouvait en être ainsi chez Mme Esther de Flines ; elle était blasée sur le luxe de sa maison, et désirait toujours des impressions nouvelles. À peine revenue à Givet, elle forme le projet d'aller aux eaux, dès que la saison sera belle.

Le séjour des eaux, on le sait, n'est pas seulement un remède pour les malades ; les gens désœuvrés en ont tout autant besoin. N'était-il pas naturel à une voisine de la Belgique d'aller passer une saison à Spa ? Quelle bonne distraction ! Et d'ailleurs l'air des montagnes est favorable aux enfants. Que de courses à faire ! que de choses intéressantes à voir !

On est au mois d'août, le voyage est décidé. Christian, Françoise et Geneviève sont enchantés ; pourvu qu'Agnès soit de la partie !

Ce projet ne pouvait plaire à la sage bonne maman ; et, ce qui ne lui plaisait pas davantage, c'était la pensée qu'Agnès aurait du chagrin. N'était-ce pas l'occasion toute naturelle de lui procurer le bonheur de faire une petite visite à Monthermé ?... « Je la connais, pensait Mme de Flines, rien ne pourrait la rendre plus heureuse ! »

La bonne maman écrivit sur le champ à M. Saint-Florent, pour le tenir au courant de ce qui se passait. Elle insista sur les inconvénients que pouvait avoir pour Agnès un pareil voyage, et sur les avantages qu'aurait celui de Monthermé.

Je doute qu'en dépit du respect de M. Saint-Florent pour Mme de Flines, il lût jusqu'au bout les considérations qu'elle faisait valoir en faveur d'un si charmant projet. Michette fut immédiatement informée de la prochaine arrivée d'Agnès.

Le lecteur connaît assez la brave fille pour se figurer l'explosion de joie que produisit une nouvelle aussi forte. Elle n'osa pas dire à son maître : Partez tout de suite ; mais elle parla de partir le lendemain avec une telle assurance, que si M. Saint-Florent n'eût pas été de cet avis, un orage aurait certainement éclaté.

La nouvelle fut connue de tout le village à l'instant même, et je vous assure que tout le monde s'en réjouit. On aime tant les enfants qu'on a connus petits ! Les revoir grands, les entendre parler, constater le développement de leur intelligence, tout cela cause une véritable joie.

Michette ne fut pas longue à préparer le lendemain le déjeuner de son maître. Elle le pressait même un peu trop de se mettre en route : « Si Monsieur allait manquer le train ! Ce serait une belle affaire. »

M. Saint-Florent souriait, levait les épaules ; ce qui ne l'empêcha pas d'arriver à la gare une demi-heure trop tôt ; car l'impatience et la crainte se communiquent aux gens les plus calmes ; ils finissent par subir l'influence de ceux qui sont si pressés.

Sans perdre de temps, Michette alla préparer une jolie petite chambre voisine de la sienne. Agnès n'était plus une enfant et ne pouvait plus coucher dans son dodo.

Philippe reçut l'ordre de laver les vitres, de frotter, d'épousseter, tandis que Michette préparerait le linge, les rideaux, et sortirait d'une armoire certains objets dont la vue faisait jadis la joie de son Agneau.

Tout cela s'exécutait avec un accompagnement de réflexions et de paroles détachées qui n'exprimaient pas encore tous les sentiments de Michette. Ces occupations multipliées n'avaient pas la puissance d'abréger le temps ; à l'en croire, toutes les pendules retardaient et l'horloge de la paroisse était une vraie patraque.

Mme de Flines n'eut pas de peine à faire comprendre à sa belle-fille que son absence était une occasion toute naturelle pour accorder à Agnès le plaisir de passer quelques semaines avec son oncle.

Cette nouvelle ravit autant notre petite Ardenaise qu'elle attrista Christian et ses sœurs. Françoise et Geneviève, quoique fort amies, avaient souvent besoin d'Agnès pour tout concilier. Cependant l'orage passa, et les petites filles ne songèrent plus qu'au plaisir du voyage.

L'arrivée de l'oncle fut une surprise. Il remercia Mme de Flines de sa tendre sollicitude, et lui confirma ce doux nom de mère qui la rendait si heureuse.

Le départ d'Agnès fut fixé au lendemain matin ; il devait précéder celui de Mme Esther qui était fort prochain. La bonne maman se montra si heureuse de la joie de sa petite-fille, que celle-ci partit sans arrière-pensée.

M. Saint-Florent s'était souvent dit qu'il conservait tous ses droits sur la fille de son frère ; qu'il était libre de la rappeler, et cependant il y avait deux ans qu'Agnès était partie sans qu'il eût osé se procurer le bonheur dont il jouissait en ce moment. Il éprouvait donc une véritable reconnaissance pour celle qui avait amené cet événement.

La joie d'Agnès se traduisait par un bavardage incessant. Le passé n'existait plus, le présent même s'effaçait devant l'avenir. Les questions se multipliaient sans que l'oncle eût le temps d'y répondre. Les voyageurs qui se trouvaient dans le même wagon ne pouvaient rester indifférents à la joie de la petite fille ; ils souriaient, renonçaient à la lecture pour l'écouter ; un vieux monsieur prit le parti de remettre ses lunettes dans leur étui et lia conversation avec Agnès : ce monsieur-là, j'en suis sûre, était un bon papa.

Je ne sais si vous l'avez remarqué, l'impatience met tout en retard. Michette, levée dès l'aurore, se querellait avec les pendules, perdait beaucoup de temps en allées et venues ; Philippe, soumis à ses ordres, partit trois quarts d'heure trop tôt. Le contraire de ce que redoutait la servante arriva : le train eut dix minutes d'avance ; si bien, qu'absorbée par les préparatifs du déjeuner, Michette n'entendit pas la voiture et vit tout-à-coup Agnès entrer dans la cuisine.

« Comment, tu n'es pas venue à ma rencontre, ma bonne ? »

Pour toute réponse, Michette la prit dans ses bras, et l'embrassa en pleurant.

Cependant son silence n'était jamais de longue durée, et il faudrait consacrer des pages pour rappeler l'entretien de cette première entrevue. Nous préférons suivre Agnès.

Revoir la maison, retrouver tout à la même place, est un plaisir qu'une petite fille de dix ans peut déjà sentir. Du cabinet de son oncle, elle alla dans sa chambre. Comme tout y était joli ! Petites tasses, paniers mignons, petits riens d'autrefois captivèrent l'attention de notre enfant. Cette bonne Michette a pensé à tout !

L'inventaire de la chambre étant achevé, Agnès prit son chapeau de paille à larges bords et courut au jardin ; Tom lui fit admirer les fleurs, les arbustes qui avaient grandi comme elle, et puis les belles asperges dont il allait la régaler.

Les amis intimes d'Agnès n'attendirent pas sa visite. Au premier clic-clac de Philippe, chacun s'était mis sur sa porte :

« Les voici ! » disait-on.

On allait se mettre à table, lorsque les plus proches voisines se présentèrent en compagnie de leurs enfants. On se retrouvait bien grandes. Mlle Agnès était l'objet d'une admiration respectueuse. Personne n'osait avancer :

« Voyons, Lisette, parle-moi ; et toi, ma filleule, viens m'embrasser. »

Les œufs pondus du matin étaient dans l'eau bouillante, le sablier baissait, les côtelettes étaient cuites, et Michette, en vraie égoïste, renvoya tout le monde en déclarant que le déjeuner était prêt.

Elle aurait bien voulu y assister ; entendre dire que les côtelettes étaient tendres, et l'œuf de la poule blanche bien cuit ; mais un soufflé à la vanille la réclamait impérieusement, et ce ne fut que vingt minutes plus tard qu'on la vit reparaître triomphante.

Le temps semblait s'être entendu avec M. Saint-Florent pour protéger les plaisirs d'Agnès pendant son séjour à Monthermé. Promenades en bateau et dans la forêt, visites de voisinage, invitations acceptées et rendues, les journées étaient trop courtes pour tout le monde.

Seul avec sa nièce, M. Saint-Florent constatait l'heureux résultat de ces deux années d'absence ; il trouvait dans cette pensée des forces pour une séparation nouvelle ; et, devançant l'avenir, il voyait Agnès à dix-huit ans. De quel charme ne serait pas alors sa présence dans la jolie maison de Monthermé !

C'était à qui aurait une attention pour la nièce de M. Saint-Florent. Le maître d'école lui fit présent de deux chardonnerets enviés de tous les voisins ; Tom remplissait la maison de bouquets ; il ne se passait pas une semaine sans qu'on vît les bonnes sœurs arriver avec quelque friandise de leur façon.

Si nous nous intéressons aux plaisirs d'Agnès, nous ne sommes pas moins heureux de recueillir les éloges que chacun lui prodiguait. Le suffrage universel était en sa faveur. Il n'y avait qu'une voix sur son compte. De l'extérieur, on passait aux qualités ; car à la campagne comme à la ville, on sait bien que c'est là la chose principale.

On disait : « Comme elle est raisonnable, polie, avenante et mignonne, tout de même ! Elle sait déjà tout... Elle est si savante, qu'il y a des moments où l'on ne comprend pas un mot de ce qu'elle dit... Son oncle la comprend, lui, par exemple. Elle joue des airs sur le piano. Ce sera joliment agréable quand elle sera tout à fait revenue... Le pauvre monde a déjà eu ses visites, et je vous réponds que ces visites-là valent mieux que les miennes.

-- Non, chacun donne ce qu'il a, disait une autre ; quand j'ai perdu mon petit Achille, il n'y avait que les paroles de la pauvre Olympe qui me faisaient du bien. »

Je ne sais vraiment pas pourquoi j'éprouve toujours de la timidité à vous parler de Jako. N'est-il pas tout simple qu'un Américain devenu habitant de notre pays accompagne sa jeune maîtresse dans toutes ses excursions ? N'allez pas confondre ma discrétion avec le respect humain : pourquoi, en effet, craindrais-je de vous dire que Jako fut aussi bien reçu à Monthermé que sa jaune maîtresse ? On le revit avec plaisir, et lui, plein de vanité, débitait de préférence tout ce qu'il avait appris dans l'espace de deux ans. L'érudition de Jako valut plus d'une semonce à certains petits garçons.

Pendant qu'Agnès passe d'heureux jours dans la compagnie de son oncle et de tous ceux qui l'aiment, allons retrouver Françoise et Geneviève à Spa.

Mme Esther et ses enfants occupent l'appartement le plus confortable de l'hôtel de Flandre. Chaque jour le chef lui envoie le menu et elle commande son dîner. La journée serait bien longue, s'il ne s'agissait que de suivre un traitement ; mais on lie aisément connaissance aux eaux, car chacun recherche l'occasion de se distraire. Mme de Flines trouva dans l'hôtel même une charmante famille anglaise. Des relations s'établirent aussitôt. Les mamans se rencontraient le matin et réglaient le programme de la journée. Trois jeunes miss fort bien élevées, parlant français, devinrent immédiatement intimes avec Françoise et Geneviève : on ne se quittait plus.

Agnès produisait plus d'effet à Monthermé avec sa robe de toile rose et son grand chapeau de paille, que ses cousines dont la toilette très recherchée rencontrait une concurrence redoutable au milieu des petites Parisiennes. Deux femmes de chambre suffisaient à peine pour déchiffonner la mère et les filles. La pauvre Julienne ne dormait que d'un œil ; Mme de Flines se levait à six heures, et sa toilette réclamait déjà des soins minutieux.

Si c'était pour toute la journée au moins !

Mais hélas ! la toilette du matin ne peut être celle de deux heures, et les réunions du soir en demandent une autre.

Geneviève, Françoise et même Christian accompagnaient quelquefois leur mère au salon, lorsqu'il y avait concert ; cependant, rendons-leur justice : ils préféraient les courses à ânes et les promenades en voiture. Ce qu'ils aimaient surtout, c'était d'aller à la Géronstère : c'est ainsi qu'on appelle une source placée sur la lisière d'un bois. On s'y rend en suivant une belle route bordée d'arbres ; on entre dans un jardin anglais orné de massifs de fleurs. La source jaillit sous une petite niche de marbre blanc ; on y goûte en faisant la grimace, et c'est très amusant.

Un temps magnifique favorisait les promenades.

Lorsque les mamans faisaient des excursions trop longues pour emmener les enfants, une gouvernante et Julienne les accompagnaient à la promenade de sept heures, et surtout dans l'avenue du Marteau, parce qu'on y voyait des garçons jouer à cricket. Ce jeu familier aux Anglais était une nouveauté pour Geneviève et Françoise. Christian sollicita et obtint la faveur d'y prendre part.

Cependant leur plus grand plaisir était de visiter les magasins d'ouvrages en bois de Spa, décorés de paysages et de bouquets de fleurs. Albums, boîtes à thé, boîtes à jouer, coffres à ouvrage et à bijoux, ronds de serviettes, buvards, coupe-papier, que sais-je encore ! sont autant de petits chefs-d'œuvre qui représentent les beautés du pays.

Le jour où Mme de Flines fit emplette de toutes ces charmantes inutilités, fut un grand jour pour les enfants et pour l'heureuse marchande qui reçut sa visite.

Une belle boîte à ouvrage fut choisie pour Agnès ; Geneviève offrit un rond de serviette à Christian qui avait, au grand chagrin de Françoise, la déplorable habitude de faire un serpent de sa serviette ; on acheta un beau couteau et des étoiles à fil pour la bonne maman. Personne ne fut oublié. L'emballage de ces objets précieux éloigna un instant la pensée du départ. Il restait du moins le plaisir de faire des présents à ceux qu'on allait retrouver.

Dans les premiers jours de septembre, Michette était de fort mauvaise humeur ; elle faisait obstacle à tout, contredisait son maître, s'en prenait aux gens et aux choses. Après avoir accusé les pendules de retard, elle les accusa de trotter comme des folles.

La brave fille eut beau faire et beau dire, l'heure du départ sonna. M. Saint-Florent et sa nièce partirent pour Givet, où les attendaient déjà Mme Esther et ses enfants. Les récits de voyage ajoutèrent au bonheur de se revoir. Tout le monde parlait à la fois. Mme de Flines la mère ne se lassait pas d'écouter Agnès, elle était fière de la bonne idée qu'elle avait eue, et bien contente de reprendre ses droits.

X -- Le caractère.

La pauvre vieille dame jadis si seule et si triste se rattacha à la vie ; elle désirait voir l'enfant revêtir les charmes de la jeune fille. Elle redoublait de soins pour le développement de cette belle intelligence, et s'attachait surtout à former le caractère de l'intéressante orpheline.

Tout le monde se flatte d'avoir un bon caractère. La raison de cette prétention universelle est que le caractère ne joue jamais un rôle indifférent dans notre vie. C'est un ami ou un ennemi qui nous suit partout ; l'incognito lui est impossible à garder ; il paraît dans toutes les circonstances, nous fait connaître et juger au moment où nous nous y attendons le moins. Ne comptons pas sur notre habileté, notre savoir-vivre, notre raison ou notre bon cœur, pour le dissimuler ; rien ne l'empêche de se montrer. Il faut bon gré mal gré vivre dans son intimité, à la ville comme à la campagne ; il est de toutes les parties de plaisir, et ce n'est pas le moindre écueil qu'il rencontre ; de moitié dans nos peines et dans nos douleurs, il calme ou ravive nos plaies ; et, chose étrange ! sans nous quitter, il nous précède et demeure après nous. Sommes-nous invités à passer quelques jours chez une amie, notre caractère arrivera avant nous, et, quand nous serons partis, il restera. Un bon caractère est un trésor.

Ainsi pensait Mme de Flines. Elle ne passait pas un défaut à sa petite fille, et cette chère fille en avait, croyez-le bien : l'impatience ne lui était pas étrangère ; gâtée, comme elle l'avait été par Michette, Agnès s'étonnait encore de ne pas être l'objet de toutes les prévenances ; la toilette de ses cousines excitait parfois sa jalousie ; autant elle aimait à rendre de petits services à sa mère, autant elle répugnait à se servir elle-même. Cette disposition résista longtemps aux efforts de Mme de Flines.

Les progrès d'Agnès étaient récompensés par tout ce qui peut plaire à une enfant de son âge ; avec les années les présents changèrent de nature ; d'abord les livres accompagnèrent les jouets ; peu à peu ils devinrent plus nombreux et d'un intérêt plus varié.

Mme de Flines indiquait à M. Saint-Florent tout ce qui pouvait instruire ou amuser sa nièce : c'étaient de jolis ouvrages ornés de gravures, un joli coffret, une papeterie bien complète.

Si Mme de Flines avait un fonds d'histoires intéressantes, elle voulait aussi qu'Agnès lui fît la lecture ; elle ne se gênait pas non plus pour lui dicter une lettre. Ceci n'était pas précisément du goût de la jeune fille ; sa mère le savait bien, mais elle y tenait, et, comme sa correspondance n'était pas assez étendue, et qu'elle voulait à tout prix former son secrétaire, elle lui dictait des recettes d'office ou des explications de tricot et de crochet.

Il faut, disait la bonne maman, qu'une femme sache parfaitement quatre choses : bien lire, bien écrire, bien parler, bien travailler. Ce principe étant accepté, on faisait toutes les concessions possibles aux arts d'agrément, à l'étude des langues étrangères. Mme de Flines ajoutait qu'elle était très fière des progrès d'Agnès dans l'étude de l'allemand, et de ses dispositions pour le dessin.

M. Saint-Florent avait une correspondance suivie avec la mère adoptive de sa nièce. Il était pénétré d'admiration et de reconnaissance pour cette femme généreuse.

Lui aussi jouissait des progrès d'Agnès ; jamais la semaine ne se passait sans qu'il reçût une longue lettre dont le post-scriptum était écrit en allemand ; ces quelques lignes enchantaient l'oncle qui lui-même savait très bien cette langue.

Comme un écolier en vacances, il profitait des jours de fêtes pour aller à Givet ; puis il revenait à ses occupations avec un zèle toujours croissant. « Encore quelques années, se disait l'excellent homme, et je recueillerai les fruits de ma patience ; les affaires de la famille seront arrangées ; c'est alors que je ferai une jolie dot à celte chère enfant. »

Le mois d'octobre qui suivit le retour de Spa avait été attristé par un événement auquel le lecteur ne refusera pas son intérêt.

M. Lenoble avait fait comprendre à ses amis la nécessité d'envoyer Christian au collège de Louvain, où il aurait Frédérick pour camarade. Mme Esther de Flines, très contraire à ce projet, espérait faire changer la résolution de son mari ; par bonheur il n'en fut rien. Le départ de Christian fut annoncé et s'effectua promptement.

Les sœurs et la cousine accueillirent mal cette nouvelle. Christian parti, les récréations perdraient beaucoup de leur intérêt. Il était si drôle et si gai !

« Voyons, disait Christian, il faut raisonner ; tous les garçons vont au collège. Il y a des vacances et alors on s'amuse du matin au soir. Je vous défends de pleurer, Mesdemoiselles ! Entends-tu, Agnès ?

-- Oui, mon cousin, répondit-elle en fondant en larmes. »

Christian se sauva.

Agnès ne perdait pas seulement le compagnon de ses jeux ; ce petit cousin avait été son protecteur dès son entrée dans la famille. C'était un ami toujours prêt à lui sacrifier ses goûts. Christian avait des talents précieux : il savait mettre un clou à une bêche, redresser une pomme d'arrosoir ; quand il trouvait un marron gâté dans la part d'Agnès, il le remplaçait par un bon. Et puis Christian était si amusant ! Son absence allait faire un vide que personne ne pourrait combler.

M. de Flines voulut épargner à tout le monde l'émotion des adieux. L'écolier lui-même ignorait le jour précis de son départ.

Un matin, Julienne vint l'éveiller à cinq heures ; dès qu'il vit les paquets et les yeux rouges de sa bonne, il se rappela que la veille au soir, sa mère l'avait embrassé avec un redoublement de tendresse. Il se dit alors : « C'est aujourd'hui ; ayons du courage. »

Christian fut bien étonné de voir sa mère levée à cinq heures du matin, pour l'embrasser encore une fois. Les sœurs et Agnès apprirent à leur réveil l'enlèvement de Christian.

M. de Flines revint quelques jours plus tard ; il apportait les meilleures nouvelles. Son fils avait été très ferme, et se montrait plein d'ardeur pour le travail, ce qui ne l'avait pas empêché d'écrire des lettres si gaies, qu'il fallut rire bon gré, mal gré.

L'absence du frère resserra les liens des trois petites filles ; elles vivaient habituellement en bonne intelligence ; mais s'il survenait une légère contestation entre elles, un c'est Christian qui l'a dit rétablissait la paix comme par enchantement.

XI -- Le monde.

Franchissons quelques années : Christian est un garçon de dix-huit ans. L'éducation a développé ses qualités ; en dépit du luxe qu'il retrouve dans sa famille, il a des goûts simples ; il aime l'étude et ne s'effraye d'aucune difficulté ; il est poli envers tout le monde, aimable pour ses sœurs qui voudraient ne jamais le quitter. Il est du nombre de ces jeunes gens dont la présence assure le succès d'une partie de plaisir : tenir sa place dans un quadrille, atteler un cheval à la voiture, seller un âne, et prendre les rames au besoin, quel frère ! quel cousin !

Christian serait-il donc parfait ? Pas du tout. Il est entier dans ses idées, n'écoute personne, lorsqu'il croit avoir raison. Vainement, M. de Flines a-t-il essayé de lui faire comprendre l'avantage que trouve un jeune homme à suivre la carrière de son père. Sa résistance est opiniâtre. Saint-Cyr ou l'École polytechnique font l'objet de ses vœux, et il a fallu l'envoyer à Paris, en compagnie de son ami Frédérick, dans une école préparatoire.

Françoise et Agnès ont seize ans. La cousine est devenue une sœur, sous l'influence de laquelle Françoise a beaucoup gagné. Elle est moins indolente, moins occupée de sa petite personne, s'intéresse davantage aux choses de la vie. Les petites susceptibilités ont disparu. Françoise commence à goûter l'étude ; elle a même vaincu son antipathie pour l'allemand, si bien qu'à l'exemple de Mme Lenoble, Mme Esther a donné une femme de chambre alsacienne à ses filles ; lorsque les vacances ramènent Christian à Givet, les petites pédantes excluent la langue française de la conversation pour bien établir leur supériorité sur le collégien.

Geneviève a quatorze ans. On serait hélas ! tenté de lui en donner douze. C'est encore un lutin dont les espiègleries amusent tout le monde. Une facilité extrême supplée à sa paresse. Nous sommes cependant sans inquiétude. La raison une fois entrée dans sa tête n'en sortira plus, et son bon cœur fera le reste.

Les relations de Mme Esther de Flines s'étendent de plus en plus ; on vient à ses fêtes de Charleville, de Mézières et même de Namur. Comment exiger que des jeunes personnes suivent régulièrement leurs leçons, lorsque tout est irrégulier autour d'elles ? Françoise ne quitte presque plus le salon, et Agnès l'y suivrait volontiers sans la défense expresse de M. Saint-Florent. Cette sévérité de l'oncle arrivait juste au moment où sa tante se montrait plus généreuse envers elle ; les nuances entre les cousines s'effaçaient chaque jour. Mme Esther aimait à se parer d'Agnès, à faire valoir sa taille élancée, sa belle chevelure blonde qui contrastait si bien avec les cheveux noirs de Françoise. Sans la sévérité de M. Saint-Florent et de Mme de Flines, Agnès eût toujours fait l'ornement du salon.

Lorsqu'on remarquait son absence, Mme Esther avait une phrase toute faite : « L'éducation d'Agnès doit être sérieuse, elle n'a pas de fortune. »

Mme Esther prononçait ces mots pas de fortune avec le même accent qu'elle eût dit : Aveugle-né.

La prospérité de la France était à son comble, et la ville de Givet faisait des affaires considérables. M. de Flines ajouta une seconde industrie à celle qu'il exerçait déjà.

Le luxe de la maison fut insensiblement doublé : équipages, ameublements nouveaux, toilettes de Paris, réceptions fréquentes.

Il suffit partout d'ouvrir ses portes, d'avoir un bon cuisinier et d'éclairer ses appartements pour être fort apprécié.

Mme Esther de Flines recevait donc chaque semaine une société nombreuse ; le calme de la maison avait complètement disparu. Ces demoiselles couraient à la fenêtre pour voir descendre de voiture des dames élégantes ; elles allaient et venaient jusqu'au moment où un congé était obtenu ; Mlle Loyal se plaignait sans cesse de ses élèves ; Agnès elle-même subissait une influence fâcheuse.

La belle-mère plus reléguée que jamais dans son appartement n'ignorait rien de ce qui se passait. Elle souffrait même de la confusion qu'amenaient ces réceptions continuelles. Le service d'Éléonore n'était plus aussi régulier ; on avait sans cesse besoin d'elle ; les heures de repas étaient dérangées, la santé de Mme de Flines en souffrait.

Ce n'était pourtant pas cela qui préoccupait la respectable femme : comment pouvait-elle réagir contre le danger du monde pour sa chère enfant ? Un jour, elle prit la plume pour engager M. Saint-Florent à venir chercher Agnès. Le village avec tout ce qu'il laisse à désirer vaudrait mieux pour elle qu'un séjour prolongé dans cette maison.

Mme de Flines tenait sa plume, la trempait dans l'encre, et n'écrivait pas. La force lui manquait pour s'imposer un si douloureux sacrifice. Alors jetant un voile sur les dangers qui lui apparaissaient clairement, elle énumérait ceux qu'Agnès trouverait à Monthermé : la solitude, Michette pour mentor au milieu d'une population ouvrière ; l'instruction suspendue juste à l'âge où toute jeune personne a le plus besoin d'être dirigée, était-ce raisonnable ? Non, mille fois non.

Après de mûres réflexions, Mme de Flines se persuada qu'il suffirait de redoubler de soins et d'avoir de la patience.

Elle avait raison : la patience est la vertu des grandes âmes. Qui pourrait mesurer la patience d'un père, d'une mère ! Patience du cœur, de l'amour le plus tendre et le plus généreux, je vous vénère et vous admire. Soyez bénie et respectée toujours !

Jusqu'alors Mme Esther avait envisagé, la simplicité d'Agnès comme une chose toute naturelle. Elle crut en bonne tante devoir la faire cesser : une grande réception allait avoir lieu, c'était le moment d'habiller sa nièce comme ses filles. Toutes trois auraient des robes de taffetas rose.

Pendant que la tante faisait ses préparatifs en secret, la nièce s'inquiétait de la mesquinerie de sa toilette. Elle ne cacha point son dépit à sa mère.

MADAME DE FLINES.

Chère enfant, il faut bien te persuader qu'ayant peu de fortune, tu ne peux prétendre aux toilettes de tes cousines. Ton oncle travaille pour toi ; mais son but n'est pas d'employer le fruit de son labeur à te parer ; ta mise doit être en rapport avec ta position. Je ne comprends pas qu'une enfant raisonnable comme tu l'es se fasse du chagrin à propos d'une robe de soie. Ne m'aimes-tu donc pas avec ma vieille robe ?

AGNÈS.

Oh ! mère, si elle était plus laide, je vous aimerais tout de même. C'est pourtant ennuyeux de n'avoir pas de robe rose.

MADAME DE FLINES.

Allons, tu en auras une l'année prochaine, c'est moi qui t'en ferai présent.

Quelques jours plus tard, la couturiers venait essayer des robes de taffetas rose aux trois cousines ; Agnès était ravie, sa mère ne l'était pas moins.

Un matin, Éléonore ouvrit par hasard un carton tout poudreux, et rempli de papiers jaunes. -- « Ce sera bon pour allumer le feu, n'est-ce pas, Madame ? »

MADAME DE FLINES.

Donne-moi ce carton, voilà l'affaire.

ÉLÉONORE.

Madame va faire des allumettes, bien sûr ?

MADAME DE FLINES.

Il ne s'agit pas d'allumettes : ces dessins m'ont servi jadis, et tu vas voir ta vieille maîtresse broder.

ÉLÉONORE.

Pour Mademoiselle Agnès ?

MADAME DE FLINES.

Fais-moi le plaisir de te taire.

Je vais effectivement lui broder une robe. Ce sera mon présent de fête. Si tu dis un mot, tu me feras une peine profonde.

ÉLÉONORE.

C'est moi qui en ai de voir que Madame me croit capable d'un trait pareil ! Et puis j'aime tant les surprises ! Quand Madame m'a donné ce joli foulard rouge, j'en ai rêvé trois nuits.

Mme de Flines choisit un dessin. Éléonore alla mystérieusement acheter de la mousseline.

À partir du lendemain, la bonne mère travailla tout le temps où elle savait qu'une visite était impossible. Elle retrouvait avec un certain orgueil l'habileté de ses mains. Tous ces souvenirs de jeunesse lui revenaient en mémoire ; il lui semblait encore être dans le vieux château de Lorraine où s'était passée son enfance. Les fêtes de famille, mille riens qui étaient l'œuvre de ses mains inexpérimentées passaient devant ses yeux. Puis laissant le passé pour songer à l'avenir, elle voyait Agnès parée de sa jolie robe.

La province connaît surtout les fêtes du soir. Une réception en plein jour était à Givet une nouveauté qui devait plaire à l'élégante Mme de Flines. On était déjà au mois de juin ; le jardin, auquel on ne refusait pas le nom de parc, avait des ombrages assez épais pour abriter une société nombreuse.

Les invitations partent de tous côtés et sont acceptées avec empressement. Un déjeuner ! c'était tout à fait nouveau.

Le jardinier travailla pendant huit jours : les arbustes et les plantes étaient disposés avec un goût parfait. Un couvert de tilleuls abritait les convives ; l'art et la nature étaient combinés de la façon la plus ingénieuse.

Déjà les préoccupations de la toilette remplissaient la tête de Geneviève et de Françoise. Ce grand déjeuner serait certainement l'occasion de nouvelles parures. Les petites filles s'entretenaient de leurs désirs et de leurs espérances.

Agnès était plus réservée ; elle pensait avec raison que sa tante ne pouvait, par respect pour les recommandations de M. Saint-Florent, lui faire don d'une nouvelle robe, et cette pensée la rendait malheureuse.

Une surprise lui était réservée, avant qu'une déception vînt l'attrister : la robe était brodée et dans son carton.

Mme de Flines qui blâmait les réceptions ne put se défendre d'une joie de mère en songeant au plaisir de voir Agnès élégamment habillée.

La chère enfant vint à l'heure ordinaire pour remplir ses fonctions de lectrice et de secrétaire, travailler et causer. Lorsqu'elle eut accompli ces divers devoirs, elle mit tout en ordre dans la chambre ; elle allait se retirer, lorsque Mme de Flines lui dit tranquillement : « À propos, Agnès, j'ai un petit présent à te faire : prends dans l'armoire un carton blanc attaché avec des rubans bleus.

-- Le voici, mère.

-- Ouvre-le. »

Agnès rougit. Malgré son impatience, elle ne coupa pas les liens, comme l'auraient fait tant de jeunes personnes. La bonne maman admirait le respect qu'avait Agnès pour ce joli ruban bleu.

Le carton est ouvert : deux feuilles de papier dérobent encore le mystérieux présent.

AGNÈS.

Une robe brodée !... par vous. j'en suis sûre.

MADAME DE FLINES.

Oui, mon enfant, je me suis dépêchée afin que tu puisses la porter le jour du grand déjeuner. Nous y ajouterons une ceinture de taffetas bleu.

Agnès n'écoutait rien ; c'est à peine si elle en croyait ses yeux. « Est-ce possible, mère ! vous avez brodé cette robe pour votre petite fille ! »

Mme de Flines était ravie ; elle raconta avec complaisance ses craintes d'être surprise. Éléonore ne manqua pas l'occasion de s'adjuger quelques compliments sur sa discrétion.

MADAME DE FLINES.

J'entends que cette robe soit faite le plus tôt possible. Nous y travaillerons toutes les trois. Éléonore, donne la ceinture.

Un beau ruban bleu sorti du tiroir de la commode fut posé sur la mousseline pour mieux juger de l'effet.

MADAME DE FLINES.

Tu vois, chère enfant, que l'avantage d'avoir su bien travailler dans ma jeunesse me procure encore du plaisir. Ma vie serait triste, hélas ! si, clouée sur mon fauteuil, j'étais privée de l'usage de mes mains. Un jour, toi aussi, tu me sauras gré de t'avoir habituée au travail de l'aiguille.

AGNÈS.

Un jour ! mère, je suis déjà très contente de pouvoir vous rendre de petits services, et de m'en rendre à moi-même ; hier, j'ai monté un col brodé ; il va très bien, et Julienne a dit que c'est très diflicile.

Mme Esther s'occupait activement de sa toilette et de celle de ses filles. Liège avait fourni tout ce qu'il y avait de plus élégant. Il avait été décidé qu'Agnès porterait une robe blanche qui n'était point neuve mais fort jolie encore.

Le jour de la réception champêtre est arrivé ; les convives sont nombreux. Quelques femmes, profitant bien de l'exemple de la maîtresse de la maison, affichent une recherche de toilette qu'elles n'ont point encore eue.

Geneviève et Françoise ont des robes de taffetas bleu ; elles sont radieuses et ne perdent pas une occasion de se regarder dans la glace : elles admirent aussi leur mère dont les magnifiques dentelles font l'objet de toutes les conversations.

Cependant, le charme de la simplicité n'échappe à personne : lorsque Agnès parut avec sa robe de mousseline dont tout l'ornement consistait dans une broderie légère, elles furent très étonnées de la trouver aussi bien ; ses belles nattes faisaient contraste avec la chevelure plus ou moins ébouriffée des deux sœurs. Mme Esther s'informa d'où venait cette jolie robe, et ne fut pas peu surprise en apprenant que c'était l'ouvrage de sa belle-mère.

Les compliments arrivaient de toutes parts à Mme de Flines et c'était justice. Jamais encore la ville de Givet n'avait vu une pareille fête.

« Quelle fortune ! se disait-on tout bas. M. de Flines va faire l'acquisition d'une ardoisière.

-- Ces jeunes filles seront de beaux partis.

-- Le fils a aussi un bel avenir.

-- Pour moi, ajoutait tristement une dame, je dois me résigner à voir mon fils aîné devenir magistrat, et nous aurons bien de la peine à empêcher le plus jeune d'aller à Saint-Cyr. Ce sont assurément deux carrières honorables, mais lorsqu'on habite un pays comme le nôtre, il est dur de voir si peu apprécier l'industrie, véritable source des richesses de la France. »

Aucun incident fâcheux ne troubla cette brillante réunion ; on se retira enchantés les uns des autres.

On peut se figurer aisément tous les commérages qui suivirent cette fête. Chacun évaluait la dépense du déjeuner ; on estimait le prix de l'ameublement, de l'argenterie, des porcelaines et de la toilette de madame ; on comptait les domestiques.

« M. de Flines a un bonheur incroyable. C'est un vrai Midas : tout ce qu'il touche se change en or.

-- Gare les oreilles d'âne ! » répondit la femme du sous-préfet en se pinçant les lèvres.

XII -- La guerre.

Cependant les quelques années qui venaient de s'écouler, et qui avaient vu grandir l'opulence de la famille de Flines, avaient amené un grand changement dans la vie d'Agnès. Sa présence chez la bonne maman n'a plus le même caractère : les lectures sont sérieuses, la conversation est élevée. Avec le temps les souffrances de la malade ont doublé d'intensité ; il y a des jours où son humeur s'en ressent : elle ne supporte plus la société de Jako ; les jacinthes ont disparu ; l'impatience remplace trop souvent la douceur. Agnès se soumet à tous les caprices de sa mère. Lorsque la crise est passée, Mme de Flines s'accuse, retrouve toute la tendresse de son cœur ; c'est alors seulement que les yeux d'Agnès se remplissent de larmes.

Il y a aussi des jours de calme : la jeune fille dessine, ce qui est une véritable distraction pour toutes deux ; ses dessins ont l'honneur d'un cadre, et sont le principal ornement de la chambre de sa mère.

Trois mois s'étaient passés depuis la dernière visite de M. Saint-Florent ; Agnès trouvait le temps long ; un petit billet bien tourné et bien tendre eut le succès qu'en attendait celle qui l'avait écrit : quatre jours plus tard, le bon oncle arriva.

Vainement s'efforçait-il de sourire ; sa physionomie n'était plus la même.

« Vous avez été malade, mon oncle ? dit vivement Agnès.

-- Non, chère enfant, seulement très occupé. »

Il y a quelque chose d'extraordinaire, pensait-elle ; si Michette était venue, je saurais déjà la vérité.

Si les petites filles sont curieuses, les oncles sont prudents. M. Saint-Florent n'avait point amené Michette, parce qu'il connaissait la langue de l'excellente fille.

Les caresses ne manquaient point cependant à Agnès ; son oncle avait même en la regardant une expression encore plus tendre. Il se demandait en voyant le progrès des infirmités de Mme de Flines, si la jeunesse de cette enfant n'était pas entourée de trop de tristesse.

-- « Comme tu es grande ! et quelle belle santé ! »

Il la faisait parler allemand, et s'étonnait qu'elle eût pu arriver à un si bon résultat sans avoir été en Allemagne. Ce voyage était l'objet des plus vifs désirs d'Agnès ; il était rare qu'elle n'en parlât pas à son oncle ; ce jour-là, il n'en fut pas question.

Seule avec M. Saint-Florent, Mme de Flines lui dit :

-- « Je suis comme Agnès, monsieur ; je vous trouve triste. »

M. SAINT-FLORENT.

Je le suis, en effet, Madame, et nous le serons tous bientôt. Ne savez-vous pas que nous sommes menacés d'une guerre avec la Prusse ?...

MADAME DE FLINES.

Mon fils est ruiné !

M. SAINT-FLORENT.

Lui, moi et nous tous.

La conversation qui suivit ne saurait être rapportée au lecteur ; il saura seulement qu'après avoir quitté Mme de Flines, M. Saint-Florent alla trouver son beau-frère. Il n'ignorait pas ce qui se passait dans cet intérieur ; il déplorait le luxe de la femme et la faiblesse du mari. Chaque année il voulait ramener Agnès dans sa vieille maison ; mais la tendresse et la prudence de Mme de Flines étaient une barrière infranchissable.

Quel changement allait s'opérer dans les idées et dans les habitudes de sa belle-sœur ! La vérité que M. de Flines s'efforçait de repousser depuis quelques semaines lui apparaissait avec toutes ses tristes conséquences. Quel coup pour un père de famille ! Une discussion très vive s'engagea. M. Saint-Florent insistait pour que sa belle-sœur n'ignorât rien de la situation des affaires, et M. de Flines voulait au contraire ménager la faiblesse de sa femme.

M. SAINT-FLORENT.

Le temps des illusions est passé, mon ami ; avant huit jours, la France saura qu'elle entre dans une phase d'événements dont il est impossible de prévoir les conséquences, et dont l'effet immédiat sera la cessation du travail dans notre département. Croyez-moi, il faut qu'Esther et nos filles sachent tout. Pour ma part, je ne veux rien laisser ignorer à Agnès ; je veux mettre dans son jeune cœur l'amour de son pays ; je veux qu'elle ait des larmes pour lui, s'il y a lieu, hélas ! à en répandre. Cependant, mon ami, ne troublons pas immédiatement ces êtres chéris par d'aussi mauvaises nouvelles. Que la gaieté préside encore au repas de famille.

Ces demoiselles se promenaient en attendant le déjeuner que l'on servirait dès que Mme de Flines, partie pour une promenade à cheval, apparaîtrait. La voilà enfin !

Légère et gracieuse, Mme Esther saute de cheval et tend la main à son beau-frère en lui disant : « Vous voilà donc enfin, Monsieur !

-- Il me semble, chère sœur, que vous aussi êtes en retard !

-- Le temps est si beau ! mon respectable Jean m'a entraînée plus loin que je ne voulais aller. Nous avons fièrement galopé, et je ne m'attendais pas à être réprimandée par notre bon Charles. »

En disant ces mots, elle disparut, et revint bientôt dans un élégant négligé.

La présence de M. Saint-Florent était l'occasion naturelle d'un congé ; aussi comme le bon oncle était fêté !

Avec un peu plus d'observation, Mme de Flines aurait pu s'apercevoir que son beau-frère n'avait pas son entrain habituel, et qu'il la laissait faire les frais de la conversation.

L'insouciance d'un être qui ignore les maux prêts à fondre sur lui est un des spectacles les plus navrants. M. Saint-Florent était tenté de fuir pour ne pas entendre sa belle-sœur raconter avec sa gaieté ordinaire les incidents de sa promenade avec le vieux Jean, puis les détails de son grand déjeuner. Les larmes lui montaient aux yeux, il souriait avec effort.

Lorsqu'on fut sorti de table, Agnès dit à Françoise : « Jouons notre morceau à quatre mains pour égayer mon oncle. »

Le piano est ouvert : une sonate de Beethoven est très bien exécutée. Personne n'écoute. Mme Esther semble sortir d'un rêve. Elle regarde son beau-frère, son mari, et voit enfin la tristesse dont leur visage est empreint.

« On me cache un malheur, se dit-elle ; Édouard, j'y songe, n'a pas dit un seul mot pendant le déjeuner, et Saint-Florent m'a fait parler tout le temps.

Agnès et Françoise s'attendent à des compliments, le silence qui règne leur semble une attention flatteuse. Il n'en est rien. Chères petites, vos parents songent à ce qui va se passer, lorsque vous aurez quitté le salon.

La fin de la sonate arriva trop tôt, quoique les reprises eussent été fidèlement observées. Les enfants se retirèrent.

MADAME ESTHER.

Qu'est-il arrivé, Édouard, mon frère ?... Un malheur certainement : vous avez des figures sinistres.

M. SAINT-FLORENT.

La politique nous préoccupe, ma chère.

MADAME DE FLINES.

Si ce n'est que cela, je ne m'en mêle pas.

M. SAINT-FLORENT.

Cette fois-ci, Esther, vous ne pouvez y rester indifférente : la guerre nous menace de très près. Les journaux de demain nous annonceront peut-être qu'elle est déclarée ; dans quelques jours tous les travaux seront suspendus. Nous sommes ruinés.

Une pâleur excessive couvrit le visage de Mme Esther. Elle garda le silence quelques instants. « N'exagérez-vous pas, mon frère ? Vous voyez tout en noir. »

M. SAINT-FLORENT.

Il se peut que mes craintes soient exagérées ; mais nous aurons affaire à la Prusse, à une ennemie qui attend depuis soixante ans le moment de venger ses défaites, tandis que nous, nous avons vécu du souvenir de nos gloires passées.

MADAME DE FLINES.

La diplomatie arrange tout, mon frère.

M. SAINT-FLORENT.

S'il est bon d'espérer, il l'est aussi de craindre, de prévoir l'adversité.

M. DE FLINES.

J'ai un payement de cinquante mille francs à faire ce mois-ci.

Une visite vint interrompre ce pénible entretien. M. Saint-Florent en profita pour aller retrouver Mme de Flines et Agnès. Il trouva celle-ci fort agitée ; ce qui s'était dit en confidence était déjà connu de tous les domestiques ; leurs discours n'avaient pourtant rien d'effrayant ; ils ne parlaient que de victoires.

Agnès accabla son oncle de questions : « Pourquoi cette guerre ?... Combien durera-t-elle de temps ?... Oh ! que les hommes sont méchants !... C'est bien heureux que Christian ne soit pas d'âge à partir, lui qui ne rêvait que sabres et fusils, lorsque je suis arrivée ! Il nous forçait à faire l'exercice pour avoir le plaisir de nous commander.

M. Saint-Florent tout en calmant les terreurs de la jeune fille ne voulut point lui dissimuler entièrement le danger auquel la France s'exposait dans cette guerre. Il avait pour principe qu'il faut initier la jeunesse, dans une sage mesure, aux pensées sérieuses.

Après avoir promis une visite prochaine, l'oncle rassura de son mieux la grand-mère qui sentait en ce moment tout le poids de ses infirmités ; il embrassa tendrement Agnès et partit.

Vingt-quatre heures plus tard, Mme Esther de Flines avait perdu ses illusions : Oh ! la guerre ! « Rien n'est plus contraire à la nature que cette loi de destruction, et cependant rien ne lui répugne moins. »

Au bruit des usines a succédé le silence ; on ne rencontre que des gens désolés ; paysans, ouvriers, enfants de famille tous sont appelés sous les drapeaux ; ils parlent déjà de victoires, et déjà les larmes des mères et des sœurs commencent à couler. Les fermes manquent de bras, en quelques jours, l'industrie est frappée à mort.

Mme Esther éprouvait une surprise d'enfant, parce qu'elle avait vécu comme une enfant ; sa douleur était de la même nature : sans espérance, elle se voyait ruinée. Le luxe de sa maison lui devenait odieux, c'était un reproche incessant, une accusation de tous les instants. Cette femme était au-dessous de sa mission à une pareille heure : loin de soutenir le courage de son mari, sa présence ajoutait aux préoccupations de M. de Flines ; les enfants, malgré l'heureuse ignorance de leur âge, devenaient chaque jour plus tristes. Ils s'attendaient à voir les ennemis arriver à Givet même et demandaient à partir.

Mais personne ne souffrait peut-être autant que la belle-mère : accablée d'infirmités, elle se croyait du moins arrivée à cette heure où l'âme se repose des luttes de la vie, et peut s'élever plus haut. Agnès était l'objet de ses plus tristes préoccupations.

En quelques semaines la France était bouleversée et nos départements envahis ; l'imminence du siège de la capitale acheva de troubler les plus forts ; Mézières et Charleville étaient occupés ; M. de Flines songea à mettre sa famille à l'abri. La proximité de la frontière belge rendait la chose facile ; Mme Lenoble avait déjà réclamé ses amis ; en quelques heures, le départ fut résolu.

Peut-être mes lecteurs ont-ils été dans une situation semblable : quitter sa maison, emballer en toute hâte des choses précieuses, abandonner des gens qu'on a longtemps protégés : ils connaissent donc la tristesse d'un semblable départ.

Vainement la vieille Mme de Flines voulut-elle rester à Givet avec son fils. M. Lenoble insista d'une manière irrésistible : l'état de la malade lui semblait une raison de plus pour l'éloigner. Elle se rendit enfin, au grand contentement d'Agnès qui constatait chaque jour combien ses soins étaient nécessaires à celle qui avait si bien dirigé son enfance.

Quelques femmes de service restèrent à Givet, Julienne et Éléonore firent partie du voyage. Malgré la gravité de la situation, je crois devoir ajouter que Jako suivit sa maîtresse.

Mme Esther n'était déjà plus cette femme brillante, au teint frais, au regard vif. Elle avait une pâleur maladive, et manqua de s'évanouir en disant adieu à son mari.

Lorsqu'on parle aux jeunes personnes des dangers du monde, des avantages d'une vie occupée, elles croient que ces conseils ne s'adressent qu'au moment présent ; elles se trompent : c'est en songeant à l'avenir qu'on s'applique à former leur caractère, à leur donner des goûts sérieux.

La bonté et l'amabilité qui faisaient le fond du caractère de Mme Esther sont sans doute deux précieuses qualités ; mais elles deviennent insuffisantes dans le malheur, et je vous engage à ne pas trop plaindre Françoise et Geneviève, car il n'est pas douteux qu'elles gagneront beaucoup à ce changement de position.

Après quelques instants du silence solennel qui préside à toute séparation, Agnès se fit raconter des histoires de guerre et de bataille par sa mère ; ses cousines y trouvèrent aussi de l'intérêt, et la conversation prit son cours ordinaire.

Précédons les voyageurs chez Mme Lenoble, et voyons ce qui s'y passe.

Depuis huit jours, Mlle Charlotte prépare la maison pour recevoir convenablement ses hôtes nombreux. Elle, si simple, aurait voulu offrir à Mme Esther un appartement élégant comme celui qu'elle quittait.

Il y avait un va-et-vient continuel dans cette maison ordinairement si paisible : meubles à changer de place, rideaux à blanchir, mille petits arrangements capables de contribuer au bien-être des chers émigrés. On entendait clouer du matin au soir ; Henriette et sa sœur montaient et descendaient sans cesse ; elles transmettaient des ordres et ne craignaient pas de les exécuter en partie.

La vieille mère infirme était l'objet de la plus tendre sollicitude. Quel effort ce devait être pour elle de quitter sa chambre et de venir chez des étrangers ! On avait transformé pour elle en chambre à coucher un des salons du rez-de-chaussée, afin de lui rendre faciles les relations de famille. Nous savons déjà que chez Mme Lenoble les serviteurs avaient les sentiments des maîtres. L'arrivée de Mme Esther ne les troublait nullement ; loin de là, ils étaient fiers d'une hospitalité si largement offerte ; chacun se prêtait de son mieux à l'arrangement de toutes choses.

Je ne sais vraiment si, en pareille circonstance, celui qui donne n'est pas plus heureux que celui qui reçoit. Ce qu'il y a de certain, c'est que Mme Lenoble et Mme Esther furent aussi émues l'une que l'autre en se voyant. Henriette et Mélanie firent un charmant accueil à leurs amies. Une autre voyageuse ne tarda pas à être l'objet de l'empressement général : Mme de Flines tremblante, souriait à ses hôtes sans pouvoir dire une parole.

Au moyen d'un fauteuil à roulettes, M. Lenoble la conduisit dans la chambre qui lui était destinée. Tout y avait été prévu pour adoucir ses regrets. Bientôt Agnès arriva tout essoufflée : « Mère, vous dînerez à table ; Mlle Charlotte me l'a dit : la salle à manger est près de votre chambre, le voyage ne sera pas long. Vous viendrez, n'est-ce pas ? »

MADAME DE FLINES.

Oui, j'aurai ce bonheur, mon enfant.

AGNÈS.

Oh ! que je suis contente !... Mais on ne doit pas être contente pendant la guerre, puisque les hommes se tuent et que leurs sœurs sont en deuil et pleurent... non, je ne veux pas être si contente, mère !

MADAME DE FLINES.

Rassure-toi, les sentiments que tu éprouves ne peuvent nuire en aucune façon au pays ; je te dirai même que la gaieté de la jeunesse est d'un grand secours pour les personnes âgées.

Il y a dix ans que je mange seule.

AGNÈS.

Pauvre mère ! si vous êtes à côté de moi, j'aurai bien soin de vous.

Le déjeuner étant annoncé, M. Lenoble vint chercher son hôte respectable, et roula son fauteuil dans la salle à manger. Agnès n'eut point le plaisir d'être auprès de sa protégée ; celle-ci occupait la place d'honneur à la droite du maître de la maison.

Ce n'était pas cette fois-ci une simple visite ; on resterait aussi longtemps que les circonstances l'exigeraient, du moins Mme Lenoble l'espérait. Quelques semaines passées dans cette maison hospitalière avaient déjà bien permis d'apprécier les aimables qualités de la famille ; mais on ignorait quelle vie sérieuse y était menée d'ordinaire.

Grande fut donc la surprise des trois cousines en voyant Henriette et Mélanie participer aux soins du ménage. Agnès toujours matinale surprit un jour Henriette essuyant les objets précieux des étagères du salon.

AGNÈS.

Tiens, c'est vous qui faites cela, Henriette ?

HENRIETTE.

Oui, et avec votre permission, ma chère, je vais aller casser du sucre, et préparer les tasses pour le thé.

AGNÈS.

Oh ! laissez-moi vous aider.

HENRIETTE.

Il faut avoir l'habitude de ces choses-là ; nous autres Belges nous sommes élevées ainsi ; tandis que les Françaises sont plus délicates.

AGNÈS.

Peut-être, Henriette ; mais il est reconnu que les Françaises n'ont pas besoin d'apprentissage pour bien faire ce qu'elles n'ont jamais fait.

HENRIETTE.

Ah ! de l'orgueil ! Eh bien ! Chère Agnès, je vous crois, venez casser du sucre.

Et tout en cassant le sucre, Agnès reprit la conversation :

« Quelle idée avez-vous des Françaises, ma chère Henriette ? Je vous assure que personne ne range aussi bien que moi la chambre de bonne maman de Flines ; je vous dirai même qu'il m'est arrivé, lorsqu'Éléonore était occupée à la lessive, de balayer, et de m'en tirer comme une vraie Belge. »

Des éclats de rire accompagnaient cette conversation intime.

HENRIETTE.

Il y a cependant une chose, Agnès, dont je ne vous confierai pas le soin : aujourd'hui (c'est un secret), je ferai ma première galette. Si vous voulez me voir pétrir, ce sera très amusant.

AGNÈS.

Oh ! oui, ma chère... peut-être me laisserez-vous pétrir un peu, Henriette.

HENRIETTE.

Non, non, personne ne touchera à ma galette ; voulez-vous en faire une petite ?... car la mienne... vous comprenez...

AGNÈS.

Eh bien ! soit ! vous serez mon professeur, et, quand je serai à Monthermé, j'en exécuterai une, à la grande surprise de Michette, pour le déjeuner de mon oncle.

L'œuvre d'Henriette eut un plein succès. Mlle Charlotte en ayant fait remarquer la perfection, Mme Lenoble déclara n'avoir jamais mangé d'aussi bonne galette.

Les joues d'Henriette se couvrirent de roses si vives que sa mère soupçonna qu'elle en était l'auteur. L'aveu était facile à faire. Les compliments ne manquèrent pas à l'heureuse ménagère.

Françoise et Geneviève n'en revenaient pas ; Agnès avait bien envie de parler de son essai ; elle ne le fit pas, ne voulant pas compromettre par une satisfaction d'un moment, le bel avenir qui l'attendait.

La simplicité habituelle de la famille Lenoble ne tarda pas à créer un certain embarras à Mme Esther. Ces dames ne portaient habituellement que des robes de toile et de mousseline faciles à renouveler. Le sol du pays l'exige. La toilette la moins recherchée de Mme Esther était encore trop élégante. Françoise et Geneviève rentraient avec des bordures de charbon qui faisaient le désespoir de Julienne. Agnès plus soigneuse relevait franchement sa robe, et néanmoins passait beaucoup de temps chaque matin à s'épousseter.

Tout cela était d'autant plus contrariant qu'une femme fut exclusivement chargée de blanchir les robes de ces dames. Ce n'était cependant pas le moment de faire de nouvelles dépenses.

À seize ans, il est encore permis de ne pas songer sans cesse aux malheurs de son pays. Agnès ne dissimulait donc pas la joie qu'elle éprouvait d'être chez d'aussi bons amis. Sa mère , distraite par une aimable société, forcée de prendre davantage sur elle-même, était d'humeur plus facile, quoique préoccupée, inquiète et sérieuse. Tout était donc pour le mieux selon la jeune fille. Les visites et les attentions se succédaient dans la chambre de Mme de Flines ; les soins d'Agnès excitaient l'admiration de ces dames. Quelquefois on surprenait la gentille enfant occupée à renouveler les rubans d'un bonnet condamné. Pendant que sa mère travaillait, Agnès lui faisait une lecture et se levait dix fois pour satisfaire une fantaisie. Ses leçons étaient moins suivies qu'à Givet, et jamais cependant les journées n'avaient été aussi remplies. Mme Lenoble et sa nièce le remarquaient ; aussi trouvaient-elles mille prétextes pour distraire la petite. « C'est moi qui tiendrai compagnie aujourd'hui à Mme de Flines, disait Mlle Charlotte ; vous irez tous visiter nos belles églises ; la dernière fois, le temps n'était pas favorable aux courses ; ce matin le soleil vous invite à faire connaissance avec notre ville. Allons, allons, Agnès, à deux heures les chevaux seront attelés ; j'entends que vous soyez de la promenade. »

Pour toute réponse, Agnès embrassait son amie, et ce baiser, témoignage de sa reconnaissance, était compris.

M. et Mme Lenoble n'ignoraient pas combien la distraction était nécessaire à Mme Esther : la véritable hospitalité consiste à donner à chacun ce qui lui convient. On ne cachait pas à la pauvre femme l'importance des événements politiques ; on se bornait à soutenir son courage ; l'arrivée de Christian auquel on avait écrit de quitter Paris le plus tôt possible et qui n'avait pas répondu, était surtout l'objet de tous les vœux.

M. Lenoble avait pour la ville de Liège les sentiments d'un propriétaire. Une calèche découverte permettait d'admirer d'abord la délicieuse situation de cette ville, les vertes collines qui l'entourent toutes parsemées de maisons de campagne et de manufactures, le fleuve qui les traverse, les dômes et les clochers des églises.

Je ne sais si Mme Esther appréciait beaucoup le paysage ; la politesse du moins lui faisait un devoir de prêter attention aux discours pleins d'enthousiasme de son aimable ami.

La Belgique est riche en monuments religieux : dans les dispositions où était Mme Esther, entrer dans une église lui causait un repos d'esprit : elle admirait, elle priait. Ce fut avec un véritable intérêt qu'elle visita successivement la cathédrale Saint-Paul, la plus belle église de Liège ; les beaux tableaux attirèrent particulièrement l'attention d'Agnès dont les explications précédaient la plupart du temps celle de M. Lenoble. Françoise et Geneviève s'étonnaient du savoir de leur cousine. M. Lenoble raconta tout au long l'histoire de l'église Saint-Jacques qui est la plus curieuse de la ville ; les jeunes filles éprouvèrent une véritable satisfaction en apprenant qu'on avait rendu à cette église très ancienne la beauté de ses murailles longtemps cachées. Au sortir de Saint-Jacques, une femme en haillons entourée de quatre enfants tendit la main aux visiteurs ; M. Lenoble y déposa aussitôt son aumône, Mme de Flines en fit autant : ses yeux se remplirent de larmes en songeant qu'elle ne pouvait plus donner comme autrefois. Elle oubliait que cette aumône était plus précieuse aux yeux de Dieu que ses largesses ne l'étaient au temps de sa prospérité.

La visite des autres églises et du Musée fut ajournée. Le soleil commençait à baisser, on monta à la citadelle. Le fort et les remparts ne furent l'objet que d'une attention de complaisance ; il en fut autrement de la vue magnifique qui s'offre aux regards. Aucun cicérone n'aurait pu lutter d'érudition avec M. Lenoble ; il indiquait avec fierté le cours majestueux de la Meuse vers Maëstricht et Limbourg. On l'écoutait en silence, mais lorsqu'il dirigea sa main d'un autre côté, et ajouta : « Ce beau fleuve, vous le savez, a déjà traversé les Ardennes », Agnès rougit, comme s'il eût été question d'une amie d'enfance.

Cet homme sage et bon jugea à propos de varier la promenade : « Nous ne sommes pas très éloignés, dit-il, d'une famille française fixée dans notre pays depuis longtemps. C'est toujours un grand plaisir pour Mmes Borr de voir des compatriotes ; voulez-vous que nous leur fassions une petite visite ? »

L'invitation fut acceptée, et, au bout de vingt minutes, la voiture s'arrêtait devant une maison de modeste apparence ; une véranda couverte de plantes grimpantes alors en fleurs fixa l'attention.

La servante souriait et ne pressait pas d'entrer.

Trois sœurs d'un âge déjà mûr habitaient cette maison. Les deux aînées étaient veuves, la cadette s'était associée à leur douleur. Ces trois personnes n'allaient jamais en ville ; chaque matin elles traversaient un grand jardin qui aboutissait à une chapelle où elles allaient prier.

Mme Borr avait deux fils : ces jeunes gens pouvaient prétendre un jour à une position honorable dans le pays : c'était tout l'espoir de leur mère.

Ces dames se tenaient toujours dans une pièce qui servait à la fois de salon et de salle à manger. L'accueil fut cordial : on servit des gâteaux et du vin d'Espagne. La France devint le sujet de la conversation. Trente années de séjour en Belgique n'avaient point éteint l'amour de la patrie dans le cœur de ces nobles femmes : c'était surtout à cette heure qu'elles se sentaient Françaises. L'émotion de Mme de Flines les toucha vivement.

Rien n'aide mieux à changer le tour de la conversation que la présence de trois jeunes personnes. Mme Borr tira parti de la circonstance avec un art merveilleux : on finit par s'égayer.

Il y avait dans cette réunion quelqu'un qui ne pouvait partager les plaisirs des autres : la sœur cadette de ces dames était sourde, très sourde.

Elle garda longtemps le silence, cherchant à lire sur le visage de chacun le sujet de la conversation ; elle donnait à sa physionomie une expression qu'elle croyait en rapport avec ce qui se disait. Enfin, n'y tenant plus, la pauvre fille s'enhardit, va chercher son cornet, et le présente timidement à Agnès, implorant un mot : Un mot ! La compassion et la nouveauté lui en valurent beaucoup. C'était à qui parlerait sur le cornet dont la forme était celle d'une petite cassolette trouée. Bientôt des éclats de rire se firent entendre.

« La voilà heureuse, dit Mme Borr ; il n'y a que la jeunesse pour nous faire oublier nos maux. »

Cette visite fut longue. Une surprise était réservée à ceux dont le retour était attendu avec impatience.

XIII -- Le jeune homme.

Peu d'instants après le départ des promeneurs, M. de Flines était arrivé. Il trouva du moins celle qui était toujours la fidèle dépositaire des joies et des tristesses. Il raconta aussitôt à sa belle-mère les lamentables événements qui se passaient dans les Ardennes. La ville de Givet était silencieuse ; il ne s'y était produit aucun acte d'hostilité, cependant il ne voulait pas y ramener sa femme et ses enfants.

La visite de M. de Flines fut une douce surprise : les cris de joie firent du bien au cœur du père ; Mme Esther crut tout sauvé.

La déception ne se fit pas attendre : que de larmes versa la pauvre femme dans les entretiens qu'elle eut avec son mari ! Si, du moins, on avait pu vivre tous ensemble, sous le même toit ! Mais la séparation était inévitable. Tout homme d'honneur restait à son poste pour soutenir et consoler ceux qui souffraient. La forge de Monthermé était fermée, et, quoique ce coin eût été oublié de l'ennemi, M. Saint-Florent ne voulait pas non plus s'absenter un seul jour.

Cette pensée attrista Agnès ; mais l'admiration et le respect qu'elle avait pour son oncle, l'aidèrent à se résigner : « S'il ne vient pas, disait-elle, c'est que la chose est impossible. »

M. et Mme Lenoble n'avaient pas fixé de terme à leur hospitalité. C'était si simple, à les en croire ! La vie modeste offre des ressources infinies dont il est bien doux de faire profiter des amis au jour de l'adversité.

« Notre maison est la vôtre ; restez, restez des mois, des années ; restez jusqu'à ce que les temps soient meilleurs. »

Cette généreuse invitation ne fut pas acceptée ; Mme Esther voulait l'indépendance à tout prix, s'imaginant, comme ceux qui n'ont pas souffert, que les difficultés ne sont jamais aussi grandes qu'on les suppose.

Elle fit valoir des motifs de discrétion, mais il était facile de deviner que l'amour-propre était son fatal conseiller. L'argent ne manquait pas encore ; quelques mois passés à Bruxelles dans un modeste appartement, ne seraient pas sans avantage pour ses filles.

La raison et l'amitié ne purent changer ce plan ; cependant il y eut un compromis de fait. Il ne pouvait être question de quitter Liège avant l'arrivée de Christian et de Frédérick dont on n'avait toujours pas de nouvelles ; de plus, il fut résolu qu'on ne priverait pas les jeunes gens de passer ensemble le temps des vacances.

Peu de jours après, M. de Flines partait le cœur plein de reconnaissance pour des amis dont il appréciait autant la sagesse que la bonté.

Voir Christian, passer des semaines avec lui sous la conduite de personnes ingénieuses à créer des distractions, c'était, il faut en convenir, un joli bonheur ; en dépit des événements, un nouveau programme était pressenti. On ne resterait pas à la ville ; la campagne si fertile en fruits et en ombrages dédommagerait de bien des privations.

Agnès se réjouissait du retour de l'aimable écolier toujours vainqueur dans sa classe ; mais aussi elle s'inquiétait de son retard ; et son oncle, il y avait si longtemps qu'elle ne l'avait vu !

Mlle Charlotte mettait tout en œuvre pour chasser la tristesse dont était parfois empreinte la douce physionomie d'Agnès : elle réclamait ses services, et, si elle n'évitait pas les conversations sérieuses, c'était pour en tirer d'utiles et consolantes leçons : « Que voulez-vous, ma chère enfant ? il faut nous soumettre ; vous qui savez si joliment l'histoire de France, vous n'ignorez pas qu'il y a eu des époques bien malheureuses dans votre beau pays que j'aime tant. Alors, comme aujourd'hui, Agnès, les hommes partaient au combat, sacrifiant généreusement leur vie. Les femmes gardaient le foyer, accomplissant chaque jour les devoirs de mère, de sœur et d'amie. Il y avait de bien beaux dévouements, et il y en aura encore, n'en doutez pas.

« Vous avez seize ans, Agnès, vous êtes déjà réfléchie, et vous allez le devenir bien autrement encore.

-- Mais je voudrais faire quelque chose d'utile.

-- Faites le mieux possible ce que vous avez à faire et vous ferez beaucoup. C'est ainsi qu'on se prépare à remplir les devoirs inconnus qui sont mis en réserve pour chacun de nous par la Providence. »

Mlle Charlotte ajoutait à ces conseils des leçons d'éducation pratique. C'était toujours Agnès qu'elle appelait pour l'aider dans mille petits soins du ménage ; non seulement dans le but de la distraire, mais cette éducation pratique lui semblait indiquée par les circonstances. Personne ne pouvait prévoir jusqu'à quel point l'industrie serait atteinte, ni dans quelle position on se trouverait Mme Esther de Flines ne s'occupait plus de rien ; elle passait des heures à pleurer et à écrire à son mari ; Mlle Charlotte encouragée par la bonne-maman, réglait le temps de ses petites amies, et s'emparait surtout d'Agnès. Si elle n'avait eu en vue que de l'amuser, elle n'eût certes pas mieux choisi : avoir ses entrées libres à la cuisine près de la vieille Babet, voir préparer le dîner, entendre les explications de la cuisinière, mettre quelquefois la main à la pâte , était pour Agnès un véritable bonheur. Elle retrouvait là toutes les aspirations de son enfance. Si Babet avait été maigre, petite et brune, l'illusion eût été complète ; mais au contraire, c'était une grande et grosse fille dont les bras arrivaient partout ; elle tuait les volailles d'un coup de pouce et sans la moindre émotion. Agnès n'était pas témoin de pareils forfaits, c'était déjà beaucoup pour elle de savoir que la cuisinière était sans pitié pour les habitants de la basse-cour.

Un matin, Mlle Charlotte et Agnès avaient revêtu la tablier de toile jaune ; assises devant la porte de la cuisine elles épluchaient de l'oseille pour la provision d'hiver. La conversation fut interrompue tout à coup par l'apparition de Christian et de Frédérick.

« Ah ! Oh !... mon cousin ! Frédérick !...

-- Toi !... vous !... Christian !... »

Et en moins de deux minutes, l'arrivée des écoliers était connue de toute la maison.

MADEMOISELLE CHARLOTTE.

Comment n'avez-vous pas prévenu votre père de votre arrivée, mes enfants ?

FRÉDÉRICK.

Le directeur nous a fait quitter Paris subitement, puis nous avons eu beaucoup de peine à accomplir notre voyage ; nous ne sommes pas venus directement ; nous avons eu mille aventures ; enfin nous voici.

L'oseille fut bien vite laissée là.

Quelle joie de revoir ces chers fils ! Que de questions leur furent faites sur un voyage accompli dans des circonstances aussi difficiles ! Mme Esther sourit à son réveil. Christian avait beaucoup grandi ; elle le retrouvait homme et l'aurait voulu encore enfant.

L'arrivée des deux jeunes garçons changea en quelques heures la physionomie de la maison. Leurs récits étaient palpitants d'intérêt, et il fallut les modérer par prudence pour Mme Esther et ses filles. Lorsque le lendemain matin on les vit s'asseoir à la table de famille, il semblait qu'on sortît d'un mauvais rêve et que tout danger fût passé.

Les jeunes filles étaient en admiration devant leurs frères. Les bonnes petites ne savaient qu'imaginer pour plaire à ces hôtes chéris. Mme Esther ne se lassait pas d'entendre son cher enfant ; et, sans l'absence de son mari, elle eût encore cru au bonheur.

Christian s'étonna de ne pas trouver son père à Liége. M. Lenoble le mit alors au courant de la position difficile que la guerre avait faite à tous les industriels du département. Le jeune homme devint sérieux, si sérieux que M. Lenoble crut devoir le distraire par des courses intéressantes. L'idée était excellente. La visite que l'on fit quelques jours plus tard à l'une des belles verreries du pays eut un grand intérêt pour les jeunes gens. Pendant le reste de la semaine, il ne fut question que de cette admirable industrie.

Agnès dit un jour à Christian :

-- « Peut-être que tu auras une verrerie un jour, mon cousin.

CHRISTIAN.

Moi ? oh ! non, Agnès. Je casserai plutôt les vitres.

AGNÈS.

Que veux-tu dire ?

CHRISTIAN.

Je serai militaire, c'est décidé.

AGNÈS.

Ton père l'a dit ?

CHRISTIAN.

Non, mais il le dira.

AGNÈS.

Ma tante n'y consentira jamais.

CHRISTIAN.

Et toi, Agnès.

AGNÈS.

Moi ! oh ! je n'aime pas la guerre. Les femmes aiment la paix.

CHRISTIAN.

Mais lorsqu'elles voient leur pays menacé, ne doivent-elles pas désirer qu'on repousse l'ennemi, qu'on le tue ?

AGNÈS.

Christian, ne prends pas cet air-là ; tu me fais peur. Je ne veux pas penser que tu seras militaire.

CHRISTIAN.

N'y pense pas, ma petite cousine ; mais le jour où il faudra que j'aille défendre notre pays, tu ne me retiendras pas, j'en suis sûr.

Agnès fut sérieuse tout le reste de la journée. Vainement voulut-elle dissimuler l'impression que lui avait causée cette conversation. Mme de Flines lui dit : « Qu'as-tu mon enfant ?

AGNÈS.

Mère, Christian m'a dit qu'il voulait être militaire.

MADAME DE FLINES.

Je n'en suis pas étonnée, c'est un noble cœur.

AGNÈS.

Cela ne vous fait pas de la peine ?

MADAME DE FLINES.

Non, si la France éprouve de nouveaux revers, il faudra bien des hommes généreux pour la venger.

AGNÈS.

Et s'il est tué, mère ?

MADAME DE FLINES.

Tous ceux qui portent les armes ne restent pas sur le champ de bataille. D ailleurs, tout homme doit être utile à son pays. Les grands courages naissent des grands malheurs.

Mais je te conseille, ma chère enfant, de ne point te préoccuper de ce qui n'arrivera peut-être jamais ; et d'ailleurs, moi qui te connais, je te prédis que tu seras fière de le voir partir.

Cette considération personnelle renouvela le courage d'Agnès. Elle choisit le régiment dans lequel entrerait son cousin, se fit donner des détails sur l'uniforme, et croyait déjà voir le jeune officier s'élancer au galop sur un beau cheval.

Le lendemain de cette conversation, Christian alla trouver sa mère de bonne heure. Il lui fit doucement comprendre que la place d'un garçon de son âge, dans de pareilles circonstances, était auprès de son père. Mme Esther qui connaissait le caractère ferme du jeune homme n'osa pas lui résister, et, à la grande surprise de tout le monde, deux jours plus tard, le fils chéri, le frère bien-aimé partait pour Givet. Avant de s'éloigner, il avait longtemps causé avec M. Lenoble ; ce n'était plus l'écolier insouciant ; il entrevoyait des devoirs qui plaisaient à son âme généreuse.

XIV -- La petite ménagère.

C'était au mois d'octobre. La saison très belle donnait à la famille Lenoble l'espoir de garder encore quelque temps leurs amies. Tout ce que l'affection peut imaginer pour retenir des hôtes fut vainement mis en œuvre. Mme Lenoble ne craignit pas de mettre sous les yeux de Mme Esther tous les détails d'une vie gênée en pays étranger ; les privations possibles dont ses filles pourraient avoir à souffrir ; l'infirmité de Mme de Flines et en dernière considération le bonheur qu'elle éprouvait à les posséder chez elle. De tendres paroles étaient la réponse de Mme Esther ; mais elle ne modifia rien à sa résolution et le départ fut définitivement fixé pour la fin d'octobre.

M. de Flines vint remercier ses amis d'une hospitalité qu'il eût voulu voir se prolonger encore.

La vieille mère n'ignorait pas l'embarras qu'elle causait en voyage ; elle ne pouvait se dissimuler que sa présence dans un appartement restreint serait une complication. Cependant elle gardait le silence, espérant être seule à faire de semblables réflexions. Ses amis la laissèrent dans l'illusion jusqu'au jour du départ. Ce fut son fils qui avec les plus grands ménagements lui conseilla de rester à Liège. Elle comprit que ce conseil était un plan arrêté, et ne résista pas. Elle fit part de sa résolution à Agnès et la convainquit par son attitude ferme et calme. La chère enfant ne vit dans cet arrangement que la fatigue qui serait épargnée à sa respectable mère ; cependant il lui en coûtait beaucoup de la laisser. Mlle Charlotte dont le langage était toujours affectueux et sensé, la rassura : « C'est moi, ma petite amie, qui te remplacerai, sois tranquille, nous aurons bien soin de ta bonne maman. »

Au moment de la quitter, Mme de Flines dit à Agnès en l'embrassant : « Tu fais preuve de courage et de bon sens, c'est ma plus douce récompense. »

Les adieux furent tristes, Agnès n'essayait même pas de cacher ses larmes. On avait été si bon pour elle ! Cette jolie maison lui plaisait tant ! Tout y était agréable, les personnes et les choses.

Mais ce que Mme de Flines et ses filles ignorèrent toujours, c'est que Mme Lenoble avait offert à Agnès de rester à Liège, et qu'elle avait courageusement refusé.

Lorsque la voiture eut disparu, les amis restèrent comme anéantis : « Quelle folie ! quelle imprudence ! Pauvre de Flines ! sa perte est inévitable à partir de ce moment. Cette charmante Esther vient de lui arracher un dernier acte de faiblesse ; il a, selon moi, déposé son bilan. »

On parlait des voyageurs comme on parle de gens qui courent vers un précipice, sans regarder devant eux. Les enfants surtout étaient l'objet d'une tendre compassion.

Arrivés à Bruxelles, M. de Flines descendit à l'Hôtel de Flandre, espérant n'y passer que vingt-quatre heures ; mais l'affluence des Français était déjà considérable et ce fut seulement quatre jours plus tard qu'il trouva un appartement dans une jolie maison de la rue Royale. La ville basse eût offert de meilleures conditions, mais Mme de Flines avait une horreur invincible pour ce quartier ; il lui fallait de l'air et du soleil pendant ce court séjour à l'étranger.

L'appartement situé au premier étage comprenait deux chambres, un joli salon, une salle à manger et une cuisine, Les meubles étaient frais, et tout y était d'une propreté exquise ; il n'en fallut pas davantage pour séduire Mme Esther. Elle s'installa dans l'une des chambres. Les trois jeunes personnes occupèrent l'autre, et Julienne dressait chaque soir son lit dans la salle à manger. Une femme de journée fut prise pour faire la cuisine.

Le temps où Agnès avait besoin du secours de sa mère pour écrire à M. Saint-Florent était passé. Dès le lendemain de son arrivée la chère enfant écrivit une longue lettre à son oncle, désapprouvant ce nouveau déplacement, par la naïveté de ses expressions.

M. Saint-Florent mesura d'un coup-d'œil le danger d'une semblable situation. La présence d'Agnès lui parut alors une indiscrétion ; mais était-il possible de faire rentrer cette jeune fille dans un moment où les Ardennes étaient occupées par nos ennemis ? Il y avait une manière de tout concilier, c'était d'aller lui-même s'établir avec Michette à Bruxelles. M. Saint-Florent repoussa bien vite cette pensée. Son devoir était de rester à Monthermé pour soutenir le courage des femmes et des enfants et pourvoir aux besoins de tous. Des bruits sinistres venaient sans cesse troubler le village : on avait vu les Prussiens à une demi-lieue, ils marchaient droit sur la rive gauche de la Meuse. La panique était telle parmi ces pauvres gens, qu'à certaines heures ils accouraient tous se réfugier près de M. Saint-Florent dont la physionomie vénérable et le sang-froid semblaient un rempart protecteur. « Et puis, disait-on, il sait parler allemand et saura s'expliquer. » Cependant ces craintes et ces alarmes furent vaines ; nos ennemis dédaignèrent de s'avancer jusqu'à Monthermé.

Michette était résolue à partager le sort de son maître. Elle se déclarait prête à tout souffrir, et aurait préféré mourir sans revoir Agnès, plutôt que de l'exposer à l'ombre d'un danger.

M. Saint-Florent crut cependant devoir parler à sa nièce des regrets que lui causait leur séparation et de l'impatience qu'il éprouvait de la voir revenir : il croyait répondre à ses désirs. Il fut donc fort surpris en recevant la lettre que nous mettons sous les yeux du lecteur.

« Mon cher oncle,

« Je ne vous cache pas qu'en quittant la famille Lenoble, j'aurais voulu prendre le chemin de la maison ; il était cependant plus sage et meilleur d'obéir à d'autres pensées.

« Vous allez sourire, cher oncle, et je n'en suis pas fâchée, en apprenant que votre petite Agnès croit sa présence très nécessaire ici. Oui, je crois cela : ma tante se trouve très mal du climat de Bruxelles où il y a toujours du brouillard depuis notre arrivée ; mes cousines s'ennuient, Julienne est accablée d'ouvrage ; notre cuisinière n'est pas un cordon bleu ; nous n'apprenons que des nouvelles sinistres.

« Eh bien ! dites-vous, quel remède peut apporter Agnès à tout cela ?

« D'abord ; cher oncle, je suis là pour égayer un peu Geneviève et Françoise, je les aide à s'habiller, je n'étudie rien sauf l'allemand, parce que je l'ai promis à Christian. Ne vous fâchez pas, cher oncle, j'aide au ménage, je fais mon lit, c'est pour cela que je dors si bien. Julienne m'a accordé une faveur qui me comble de joie : elle me permet de faire le chocolat de ma tante et de le lui porter avec des biscottes sur un petit plateau. Ma tante sourit en me voyant entrer à huit heures ; elle dit que je lui rappelle la Petite chocolatière du Musée de Dresde, et que, plus tard, je verrai ce joli tableau à ce beau Musée, qui est riche de toutes les richesses de l'Europe.

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« J'ai interrompu ma lettre pour écrire la dépense ; cette grosse Marion n'a pas du tout de mémoire et encore moins d'esprit. Elle fait de telles sottises au marché que j'ai pris le parti de l'accompagner lorsque ma tante a quelque fantaisie. Comme Michette rirait de me voir avec ma vieille robe brune, mon chapeau de feutre, marchant côte à côte avec la cuisinière ! Nous descendons dans la ville basse où l'on trouve un marché bien fourni. Je choisis ce qui me semble le meilleur pour notre chère malade, et je reviens triomphante. Je fais comme les laitières qui ne reprennent jamais le chemin de la ferme sans s'arrêter à l'église de Saint-Jacques-sur-Caubert. Elles laissent, sous le portail, leurs brocs de cuivre brillants comme l'or, et s'agenouillent au bas de l'église pendant quelques instants.

« Marion bougonne bien un peu, mais elle me craint, et dissimule sa mauvaise humeur.

« Vous voyez, cher oncle, qu'il m'est impossible d'aller vous trouver. Lorsque ma tante habitait sa belle maison de Givet, vous ne songiez pas à me rappeler ; et, maintenant, ce ne serait pas bien de m'en aller. Quand ils seront heureux, c'est différent, je retournerai près de vous. D'ailleurs, j'y songe maintenant, il n'est pas certain qu'on laissât passer la frontière à une personne aussi importante que Mlle Saint-Florent.

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« Nous avons déjà changé deux fois de cuisinière. Décidément, Marion va céder la place à une jeune paysanne de dix-huit ans, très douce, forte, et d'une santé qui nous assure sa belle humeur.

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« Trude, notre nouvelle cuisinière, sait beaucoup de choses, excepté la cuisine. Sa bonne volonté ne lie pas du tout les sauces. Cette grosse paysanne est d'une sensibilité vraiment comique : elle pleure lorsqu'il faut tuer un poulet ; mais moi qui vous parle, je ne serais pas plus courageuse qu'elle.

« Voici une petite histoire de cuisine qui divertira Michette.

« Ma tante ayant dit à Trude qu'elle désirait une côtelette en papillote pour son dîner, la bonne fille, avec laquelle je m'entends très bien, est venue me trouver aussitôt, m'avouant qu'elle n'avait jamais entendu parler de ce plat. Une côtelette en papillote, répétait-elle en se frappant le front. Je lui dis que la chose n'était pas aussi extraordinaire qu'elle le pensait, et que j'avais souvent vu ma bonne en préparer. J'ai alors acheté un Cuisinier royal , et nous nous en sommes tirées très passablement.

« Ce nom de côtelette en papillote avait tellement frappé l'esprit de Trude, qu'elle se crut obligée de placer de beaux tirebouchons de papier autour du plat. Nous avons beaucoup ri de ces frais de frisure, ce qui n'a pas peu contribué à nous rendre indulgentes pour la cuisinière.

« Adieu, cher oncle, je vous embrasse de tout cœur. Nous nous portons toutes très bien, ma tante seule souffre toujours.

« Votre petite AGNÈS.

« P.-S. -- Lisez cette lettre à Michette, que j'embrasse une douzaine de fois. »

Agnès eût pu se dispenser du post-scriptum . Enchanté de cette lettre, M. Saint-Florent appela sa vieille servante et lui en fit la lecture.

Je ne sais quels termes employer, quelles comparaisons trouver pour donner au lecteur une idée de l'admiration de Michette. La délicatesse des sentiments qu'exprimait son enfant n'était pas ce qui touchait le plus la brave fille. Oh ! non, mais bien le fait inouï d'aller au marché, de faire son lit.

Elle développa, pendant vingt minutes, toutes les beautés de cette conduite héroïque, sans qu'il fût possible à son maître de l'interrompre.

Si nous ne sommes pas dans une semblable exaltation, nous apprécions cependant beaucoup la conduite d'Agnès. Je ne connais rien de plus charmant, de plus touchant que ce savoir-faire d'une jeune personne. Renoncer à soi-même pour s'occuper des autres est la vertu des bons cœurs. Si j'ai admiré Agnès assise près de Mme de Flines, je l'admire bien plus partageant les soins du ménage, se pliant à la nécessité de chaque jour, mettant du cœur et trouvant du plaisir à tout.

Les sentiments que nous exprimons ici sont ceux qu'éprouvèrent Mme Lenoble et toute sa famille, lorsqu'une lettre semblable à celle-ci eût été reçue par la mère chérie de notre Agnès.

Elle disait vrai, la chère enfant : sa présence était indispensable. Elle avait le secret de remonter tout le monde ; ses cousines réclamaient sans cesse ses services et ses conseils ; elles s'efforçaient de l'imiter, mais l'éducation frivole qu'elles avaient reçue leur rendait le devoir plus difficile, et l'on peut dire que c'est à leur cousine que revenait l'honneur des efforts qu'elles faisaient. Julienne essaya d'en être jalouse ; mais Agnès eut l'adresse de garder son affection et de mériter ses éloges.

Les jours de pluie (ils ne sont pas rares à Bruxelles), on se réunissait chez la malade pour essayer de la distraire de ses tristes préoccupations.

Dès que le soleil se montrait, la femme de chambre quittait tout pour conduire ces demoiselles au parc. Agnès restait presque toujours auprès de sa tante, absorbée dans son travail.

Si M. Saint-Florent avait consenti à se séparer de sa nièce pour la mettre à l'abri d'éventualités plus ou moins dangereuses, il n'entendait pas que ce parti fût onéreux à sa belle-sœur. Il chargea donc un messager fidèle d'une bonne somme et d'une lettre que voici :

Monthermé, 8 décembre 1870.

« Ma chère petite Agnès,

« Te savoir en bonne santé et à l'abri de toute souffrance est certainement un grand bonheur pour moi, mais la raison et le courage dont tu fais preuve est ce qui me réjouit le plus.

« Oui, je le pense aussi : tu es très utile, je dirai même indispensable à ta tante et à tes cousines. C'est un grand privilège, Agnès, de pouvoir témoigner sa reconnaissance à ceux qui nous ont fait du bien, et je ne m'étonne pas que tu le comprennes.

« Que de gens se laissent combler de bontés sans songer à ce qu'ils doivent aux autres ! Les jeunes personnes tombent particulièrement dans ce défaut. Il semble que tout leur soit dû.

« Ton oncle de Flines m'écrit que si tu n'étais pas à Bruxelles, il n'y laisserait pas plus longtemps sa femme et ses filles ; quant à bonne maman, les récits qu'on lui fait de toi la rendent si glorieuse, qu'elle prétend s'apercevoir à peine de ton absence (n'en crois rien pourtant). Tu n'ignores pas le prix qu'elle attache à la vie active, et tu peux juger du plaisir que lui cause ta belle conduite (c'est son expression).

« Michette raconte à tout le monde que tu vas au marché ; je dois dire que l'admiration de la bonne fille, pour ce simple fait, est partagée par tous ceux qui t'aiment.

« Dans la crainte que vous ne soyez gênés, je n'hésite pas, chère Agnès, à te confier la somme ci-jointe. Je te crois assez raisonnable pour l'employer utilement ; d'ailleurs, tu peux prendre conseil de Julienne.

« Courage, chère enfant ; la prairie reverdira, les fleurs s'épanouiront, la forêt reprendra ses ombrages, car rien n'arrête l'imperturbable bonté de la Providence. Nous reverrons ensemble toutes ces belles choses.

« Adieu, ma nièce chérie, je t'embrasse mille fois.

« CHARLES SAINT-FLORENT. »

Le zèle d'Agnès soutenu par de si doux encouragements lui rendit tout facile et agréable.

L'argent arrivait fort à propos ; l'hiver était rude ; les dépenses devenaient considérables, et M. de Flines y suffisait avec peine. Sa femme ne s'inquiétait pas de ces détails. Retourner à Givet était son unique préoccupation ; les lettres de son fils et de son mari pouvaient seules la tirer de sa torpeur.

Mais que se passait-il à Givet ? La présence de M. de Flines et de son fils releva un peu le courage de la population désolée.

Christian racontait tout le jour ce qu'il avait vu ; on l'écoutait comme un oracle ; la fermeté et la modestie de son langage rassuraient : il avait si bon air !

Il fallait, à l'en croire, se préparer à une vigoureuse résistance, s'exercer jour et nuit à manier les armes.

Les autorités de la ville n'avaient pas attendu, vous le pensez bien, l'arrivée de Christian, pour réfléchir sur les mesures à prendre ; et l'opinion des plus braves était que, Givet semblant oublié jusqu'alors, il était prudent de ne rien faire qui pût compromettre ses intérêts. Il fallut bien se résigner à l'inaction.

Un jour le paisible intérieur de la rue Royale fut troublé par un vigoureux coup de sonnette. On entendait Trude tenir tête à une personne qui voulait pénétrer sans dire son nom. Agnès parut, jeta un cri de surprise et de joie : c'était Mlle Charlotte.

Un commissionnaire chargé de paquets de toutes sortes restait témoin discret de cette scène, lorsque Trude, apercevant des têtes de perdreaux dans une bourriche, s'empara de tout sans en être priée. Le commissionnaire étant payé se retira. La dextérité avec laquelle Trude avait fait disparaître les paniers de gibier, de volailles et de fruits amusa beaucoup Agnès.

L'arrivée inattendue de cette excellente amie fit passer un rayon de joie sur le front de Mme Esther, et, lorsque Françoise et Geneviève revinrent de la promenade, les exclamations, les comment et les pourquoi recommencèrent de plus belle. Agnès sautait, riait, embrassait Mlle Charlotte, l'accablait de questions : « Et bonne maman comment est-elle ?... que fait-elle ?... Et Mme Lenoble ?... et Henriette ?... Et ceci ?... et cela ?... »

Mme Esther avait quitté son fauteuil. Quoique prévenue de l'état de Mme de Flines, Mlle Lenoble eut de la peine à dissimuler la pénible impression qu'elle ressentit en la voyant. Deux mois de langueur avaient sensiblement altéré ce beau visage. Mme Esther pressait de sa main amaigrie et brûlante celle de l'aimable visiteuse, et ne voulut plus la quitter.

Pourquoi avons-nous recours à l'influence des fées pour faire passer sous les yeux des enfants de ces métamorphoses qui enchantent, dissipent le chagrin, sèchent les larmes ? Une véritable amie apporte tous ces bienfaits.

La présence de Mlle Charlotte transforma l'intérieur de Mme de Flines. On eût dit que des jours meilleurs allaient commencer ; l'excellente personne n'apportait pas de ces nouvelles, de ces prédictions désespérantes qui troublent l'âme. Il fallait espérer, beaucoup espérer ; c'était, selon elle, le remède souverain à tous les maux.

Elle s'était logée dans le voisinage et passerait une semaine à Bruxelles ; ces quelques jours devaient être bien employés. Si le temps se mettait de bonne humeur, on irait se promener sur les boulevards, et peut-être visiter le beau château de Laeken ; s'il persistait, au contraire, à être désagréable, on parcourrait les galeries de peinture, et puis enfin on causerait au coin du feu.

Une question grave s'éleva : Comment Trude allait-elle s'y prendre pour ne pas compromettre perdreaux et volailles ? Agnès eut à cette occasion un tête-à-tête plein de charmes avec sa chère amie Charlotte. Elle lui raconta comment elle avait mis à profit ses leçons d'économie domestique. Trude avait de grandes dispositions, mais ces dispositions avaient besoin de bons conseils pour se développer. Le regard d'Agnès disait le reste.

« Rien n'est plus simple, ma chère enfant, je dirigerai la brave paysanne pendant la semaine que je vais passer ici, et toi-même tu ajouteras à tes connaissances culinaires. »

C'est ainsi qu'on vit paraître sur la table le jour même de beaux perdreaux rôtis à point. La physionomie rayonnante de Trude assaisonna le reste du dîner. Mme Esther ne voulut pas rester seule dans sa chambre, et les frais qu'elle fit lui valurent de meilleures nuits.

La vieille Mme de Flines fut souvent l'objet des causeries d'Agnès et de Mlle Charlotte ; celle-ci écouta affectueusement les confidences et les regrets de sa jeune amie, la rassura sur sa mère et lui donna mille détails sur la vie qu'elle menait à Liège.

Cependant Mlle Lenoble se ménagea des entretiens particuliers avec Julienne ; les bons serviteurs ne sont-ils pas des amis ?

Tout allait fort mal dans les Ardennes ; la ville de Givet était à moitié déserte ; les travaux étaient suspendus. Ce qui affligeait le plus Mlle Charlotte c'était l'état de santé de cette mère encore jeune. Quel changement en quelques mois ! Aurait-elle la force de supporter les revers qui la menaçaient de si près ? Pauvre M. de Flines ! pauvres enfants ! Geneviève et Françoise élevées, il faut bien le dire, dans un luxe extravagant auront-elles assez d'intelligence et de souplesse pour refaire leur éducation ? Nous sommes désolés. Ces chers amis occupent constamment nos pensées. Agnès est vraiment charmante. »

Julienne prit alors la parole, et eut grand plaisir à raconter combien Françoise et Geneviève devenaient actives et les efforts qu'elles faisaient pour prendre part aux occupations de l'intérieur.

Les deux sœurs n'accusaient plus le temps de lenteur. Le jour si redouté du départ de leur amie arriva trop tôt.

« Si nous pouvions, dit Geneviève, attraper cette semaine des trois jeudis dont Christian nous a si souvent parlé ! Ce serait une bonne affaire.

FRANÇOISE.

Je crois, petite sœur, que cette semaine n'a existé que du temps des fées.

MADEMOISELLE LENOBLE.

Vous vous trompez beaucoup, mes enfants.

AGNÈS.

Comment cela ? Expliquez-vous, chère mademoiselle.

MADEMOISELLE LENOBLE.

Je le veux bien.

Vous savez que si vous faisiez un long voyage, mes petites amies, vous trouveriez vos jolies montres en retard ou en avance selon la direction que vous prendriez. Il ne faudrait pas les accuser d'infidélité. Cette variation d'heure est la conséquence toute naturelle des divers méridiens par lesquels nous passons. Eh bien ! c'est de cette différence qu'est née la semaine des trois jeudis que beaucoup de personnes citent comme une simple plaisanterie.

Voici cependant le mot de l'énigme. On suppose un voyageur faisant le tour du monde en marchant continuellement vers l'est. À chaque 15° de longitude qu'il aurait franchis, il verrait le soleil passer une heure plus tôt au méridien, pour lui marquer midi et se lever une heure plus tôt ; gagnant ainsi une heure par 15°, après avoir parcouru vingt-quatre fois 15° ou les 360° dont se compose l'équateur terrestre, il aurait gagné vingt-quatre heures ou un jour, et serait fort surpris, s'il n'en connaissait pas la cause, de se trouver en avance d'un jour, et de se croire au jeudi quand ceux qui n'auraient pas voyagé compteraient mercredi. Le contraire arriverait pour le voyageur qui marcherait vers l'ouest : il serait en retard d'un jour, et compterait jeudi au lieu de vendredi. Le vrai jeudi n'existerait pas moins, et il y aurait une semaine des trois jeudis. »

Cette petite leçon de géographie divertit beaucoup nos jeunes amies tout en les instruisant. Geneviève prétendit qu'on pouvait gagner des heures ou au moins des minutes en marchant vers l'ouest toute une journée. Son éloquence charma Mlle Lenoble, mais n'eut pas l'art de la retenir au-delà du jour fixé pour la séparation.

Elle s'éloigna emportant une longue lettre d'Agnès pour sa mère.

Pendant quelques jours encore le souvenir de cette bonne visite ranima le courage et les espérances des exilées.

L'avenir ne semblait plus aussi noir ; on se retrouverait bientôt.

« Voyez, disait Agnès à ses cousines, notre histoire de France est remplie de désastres affreux bientôt suivis de beaux jours. Tout s'arrange, dit mon oncle ; moi je ne veux pas me désoler. La Providence aura pitié de nous. »

Après ces petites sorties philosophiques, Agnès allait tenir conseil avec Trude qui s'attachait d'autant plus à sa jeune maîtresse, que celle-ci lui donnait des leçons de lecture et d'écriture. Trude savait pourtant lire dans son livre de prières, mais Agnès lui fit comprendre que ce n'est pas assez. Du reste, si la jeune paysanne ne savait pas écrire, il n'y avait nullement de sa faute : la maîtresse d'école de son village ne le savait pas elle-même.

XV -- Triste retour.

L'hiver était passé et il était permis de songer à rentrer en France. Les forces et le courage de Mme Esther diminuaient chaque jour. Le médecin commençait à se préoccuper sérieusement de l'état de la malade. C'était un père de famille, un homme religieux qui sympathisait à nos malheurs. Il communiqua ses craintes à M. de Flines qui se hâta d'arriver. L'inquiétude et l'insomnie avaient laissé sur son front des rides profondes, un sourire forcé donnait à sa physionomie une expression navrante. Julienne seule comprit tout ce que renfermait d'angoisses le cœur de son maître. La mère et les enfants, tout au bonheur de le revoir et de rentrer dans leurs foyers, ne voyaient rien.

M. de Flines mêlait à ses caresses pour Agnès des paroles de reconnaissance qui étonnaient la jeune fille ; elle ne se doutait pas d'avoir dépassé la mesure des services qu'on attend d'une enfant de son âge.

Elle aida Julienne à faire les paquets, et, accompagnée de Trude, alla payer quelques notes dans le voisinage : les fournisseurs exprimèrent à Mlle Saint-Florent le regret de la voir partir, tout en la félicitant de rentrer dans son pays.

La veille du départ, Agnès surprit Trude tout en larmes. Au premier mot de consolation, elle passa des larmes aux sanglots : « Quel malheur ! quel malheur pour moi, disait la pauvre fille, d'être venue chez vous ! Jamais je ne gagnerai ma vie avec du monde pareil... il n'y en a pas... et puis tout ce que j'ai appris en quelques mois... Je suis sûre, Mlle Agnès, que je serais capable de faire le dîner à l'hôtel de Flandre. »

Cet espoir ambitieux fit sourire Agnès. Elle prodigua des consolations à Trude, et lui prédit qu'elle trouverait partout de bons maîtres parce qu'elle était une servante dévouée. Un joli présent fut sans influence. Trude pleurait toujours et plus fort.

Mlle Saint-Florent, comme on disait déjà, commençait à sentir son importance ; elle résolut de faire un acte d'autorité :

« Ma tante, dit-elle à Mme de Flines en l'embrassant, il me vient une idée que vous approuverez certainement. Pourquoi n'emmènerions nous pas Trude, qui nous a si bien servies et que notre départ jette dans un véritable chagrin ?

MADAME ESTHER.

Chère enfant, demande à ton oncle de Flines s'il le veut bien.

AGNÈS.

Je me charge d'obtenir son consentement ; d'ailleurs mon projet est de l'emmener à Monthermé. Mon oncle Saint-Florent m'accordera bien cela, et, quant à Michette, elle sera si heureuse de me voir et de commander à quelqu'un que tout ira comme sur des roulettes.

La chose étant résolue, Trude tomba dans un autre excès ; des éclats de rire bruyants et continuels s'ajoutèrent à ses larmes. Elle croyait rêver, et même être somnambule comme un garçon de son pays qui étrille les chevaux et trait les vaches pendant la nuit. Peu à peu néanmoins le calme se fit dans sa tête et dans son cœur.

La famille de Flines avait inspiré un véritable intérêt à ses hôtes. Mme Esther avait été l'objet des plus aimables prévenances. Le jour du départ les gens de la maison s'empressaient auprès des voyageurs : cette mère malade entourée de ses enfants, ce père dont la fortune était compromise, formaient un tableau bien capable d'émouvoir ceux qui avaient le bonheur de rester tranquilles chez eux.

Le voyage fut forcément égayé par la joie mêlée de crainte de Trude qui avait peur de la grosse marmite du chemin de fer. Mme de Flines était soutenue par la satisfaction que lui causait la pensée de rentrer dans sa chère maison.

Trois personnes attendaient les voyageurs à la gare : Christian, M. Saint-Florent et Michette. Ce train amenait plusieurs familles que des appréhensions bien fondées avaient éloignées de chez elles. Chacun était à la joie de se retrouver. Il y avait trêve avec l'inquiétude, les chagrins et les malheurs accomplis.

M. Saint-Florent pardonna sans doute à sa nièce de s'être jetée dans ses bras avant qu'il eût eu le temps de saluer sa belle-sœur. Mais ayant satisfait à tous les devoirs, il revint vers sa chère enfant, l'enleva à Michette, et résolut de faire le chemin à pied avec elle, afin de mieux l'entendre. Était-ce bien cette petite fille qu'il avait portée dans ses bras, il y avait onze ans ? Agnès n'était pas moins heureuse. Que de questions ! Avez-vous été bien tourmentés, mon oncle à Mézières et à Monthermé ?

M. SAINT-FLORENT.

Chère enfant, je suis dans les privilégiés. Notre vieille maison de Mézières a été épargnée par ceux que j'ai dû y recevoir, et Monthermé est aussi calme que le jour où tu l'as quitté. Mais que de braves gens ruinés ! que de mères en deuil ! que de prisonniers souffrent loin de leur pays !

AGNÈS.

Quelle affreuse chose que la guerre ! Je n'oublierai jamais tout ce que j'ai entendu raconter, notre séjour à Bruxelles et le bonheur que j'éprouve à vous revoir. Vous allez m'emmener, n'est-ce pas ?

M. SAINT-FLORENT.

Non. Ta présence me gênerait encore ; tu resteras auprès de ta tante qui est bien malade. Je suis sûr que tes soins lui manqueraient. Tu me sais plus près de toi, c'est déjà une consolation.

« Oui, mon oncle », répondit doucement Agnès.

Les piétons eurent la gloire d'arriver en même temps que la voiture.

De nombreux serviteurs n'attendaient pas Mme Esther. La vieille Mariette qui l'avait vue naître se présenta seule pour recevoir les voyageurs, circonstance favorable pour Trude dont les bras vigoureux jouèrent un rôle important.

La malade fut aussitôt transportée dans sa chambre où un rayon de soleil l'accueillit. Le bonheur de se retrouver chez elle lui causa une émotion si vive qu'elle se trouva mal ; mais elle reprit bientôt connaissance.

Mme de Flines avait précédé les voyageurs de quelques jours ; elle attendait dans sa chambre la visite de sa fille bien-aimée. Quelle joie !

« Ô mère chérie ! je vous retrouve enfin ! Si vous saviez comme votre Agnès a pensé à vous ! Jamais, non jamais, on ne saura ce qu'il m'en a coûté pour partir de Liège. Il me semble que votre santé n'est pas mauvaise ; je suis sûre qu'on vous a bien soignée. Elles sont si bonnes ! »

Après avoir dit le gros de tout ce qu'on avait à se dire, Agnès retourna auprès de son oncle.

La ville entière fut émue du retour de Mme Esther et de sa famille ; et si nous voulions répéter tout ce qui fut dit, notre récit serait fort ralenti.

Les services de Trude étaient acceptés sans que personne se demandât à quel titre cette fille se trouvait dans la maison. Agnès toute à son oncle l'avait un peu oubliée, lorsque la bonne Trude la voyant passer lui dit : « Mamzelle, c'est y ici que je vas rester ?

-- Ne vous inquiétez de rien, Trude. »

Cependant celle-ci avait eu raison de se rappeler au souvenir de sa protectrice. Agnès avait complètement oublié d'en parler à son oncle, et, ce qui était plus grave, d'obtenir l'approbation de Michette.

Tout se passa pour le mieux. L'oncle s'était bien promis de ne rien refuser à sa nièce ; Michette se déclara en faveur d'une fille qui avait été si utile à son agneau ; mais nous sommes portés à croire que la mine de Trude, sa taille vigoureuse, ses mains et ses pieds solides séduisirent complètement Michette qu'un surcroît de besogne accompagné de vives anxiétés pour son maître et pour son bien avaient considérablement vieillie. La jeune servante fut donc accueillie comme elle méritait de l'être. Ayant reçu les instructions nécessaires à son bonheur, elle baissa la tête, et se plaça sous le joug de Michette, enchantée de ressaisir le commandement prêt à lui échapper par la force des circonstances.

M. Saint-Florent partit le lendemain au grand regret de tous. Le respect qu'il inspirait était une protection sous laquelle bien des gens s'abritaient. Noble, juste, conciliant sans bassesse, il avait conquis l'estime de nos ennemis ; Michette enrageait de voir le bien de son maître mangé par ces étrangers, et elle eut souvent compromis la paix du logis, si M. Saint-Florent n'avait pas surveillé de près l'exécution des ordres qu'il donnait. Cette paix n'avait été obtenue qu'au prix des plus grands sacrifices : les économies de l'oncle étaient entamées, et il faudrait certainement bien des années avant que l'industrie reprît son essor. Cette pensée ne pouvait décourager un homme tel que M. Saint-Florent. Toutefois il éprouva une consolation véritable lorsque, de retour chez lui, il apprit qu'une cousine, dont il se souvenait à peine, venait de lui laisser un joli héritage.

Mme Perné habitait Rocroy ; c'était une de ces personnes qui vivent de peu et ne refusent rien aux autres. Veuve et sans enfants, elle n'avait pas d'autre parent que son cousin de Mézières. Quoiqu'elle n'eût aucune relation avec lui, elle l'avait en grande estime : elle savait quels sacrifices il avait faits pour sa famille et crut qu'il serait de bonne justice de lui laisser sa fortune ; elle le fit, à la grande surprise de ceux qui l'entouraient.

Mme Perné avait cependant légué des souvenirs à différentes personnes : l'intérêt avait plus de part que la générosité dans ces legs.

« Il faut, disait-elle, forcer les vivants à penser aux morts. Je veux laisser ma pendule à Marianne la repasseuse. » Une pendule en albâtre avec son globe !

« Elle pensera à moi, et penser aux morts c'est prier pour eux. »

C'est par ce principe que la bonne dame éparpilla son mobilier dans la ville de Rocroy. Les enfants mêmes héritèrent de beaux joujoux achetés en prévision de sa fin.

Mme Perné fit beaucoup d'heureux, et l'impression que produisit alors son testament n'est pas encore effacée.

Singulière femme ! n'est-ce pas ? N'importe, gardons-nous de la critiquer. M. Saint-Florent fut fidèle au souvenir de la prudente cousine et associa Agnès à sa reconnaissance.

Christian, lui aussi, avait quitté Givet. Son père avait jugé sagement qu'il était bon que les études interrompues fussent reprises, et, comme on ne pouvait encore retourner à Paris, le jeune homme avait pris la route de Liège pour se remettre au travail avec son ami Frédérick sous les yeux de M. Lenoble.

XVI -- Les larmes.

Cependant la malade sembla pendant quelques semaines reprendre des forces ; puis elle tomba dans un état qui ne permit plus de se faire illusion. De son lit elle passait sur une chaise longue. Les visites se succédèrent jusqu'au jour où le médecin les interdit. Geneviève et Françoise ne quittaient plus leur mère, et partageaient les soins qu'Agnès lui donnait ; mais celle-ci, forte et alerte, était toujours la première au chevet de sa tante. La jeune fille avait une heureuse influence sur la malade, elle veillait au régime prescrit, se procurait des primeurs à tout prix.

Cette grande maison où les serviteurs étaient rares, ces jardinières vides, ce parc négligé, tout cela faisait naître de tristes pensées. Agnès avait l'art de prévoir, de deviner tout ce qui pouvait faire plaisir à ceux qu'elle aimait. Elle partit donc un matin accompagnée de sa fidèle Trude, et alla trouver un jardinier. Il fut convenu que les corbeilles seraient garnies chaque semaine des plantes et des fleurs favorites de sa tante. Ces fleurs dont le parfum ne pouvait incommoder la malade lui causèrent une douce surprise.

Mlle Loyal ayant quitté la France, Agnès engagea ses cousines à se remettre à l'étude, comme elle comptait le faire elle-même. La chambre de la bonne-maman se transformait en une classe pendant quelques heures de la journée.

Mme de Flines croyait rêver. Était-ce bien elle, vieille et impotente, qui prenait sous sa protection des enfants dont la mère luttait contre la mort ? Immobile dans son fauteuil elle offrait sa vie à Dieu, le suppliait de ne pas enlever à son fils une femme si tendrement aimée. Que deviendraient ces jeunes filles, lorsque leur mère ne serait plus là ?

Mme de Flines oubliait que Mme Esther avait de la famille à Paris, ou plutôt elle détournait ses pensées d'une ville qui lui laissait de tristes souvenirs. Agnès, c'était autre chose :

« Elle sera partout un modèle de raison, elle portera partout la paix et la joie. »

La respectable grand-mère passait par des impressions différentes. Après avoir réprouvé une sorte de confusion de vivre, elle ne se sentait plus si pressée de mourir. Ses infirmités n'étaient pas aussi graves qu'elle voulait bien le dire : c'était une lâcheté de s'en plaindre. Que de gens paralysés vivent jusqu'à quatre-vingts ans sans conscience de leur état ! Elle, grâce à Dieu, avait l'esprit présent à toutes choses et s'occupait encore. La vieillesse fait bien dans un fauteuil ; sans doute ce n'est plus le temps des voyages ; on reste au coin du feu, et, lorsque la jeunesse vient vous entourer, cette saison de la vie a encore des charmes.

Espérons avec Mme de Flines qu'elle vivra longtemps encore pour le bonheur de tous.

Mme Esther voyait son état : de graves pensées occupaient son esprit. Ses yeux à moitié éteints regardaient avec surprise les richesses qui l'entouraient, quoique la fortune eût déserté son toit.

« Quelle vanité que tout cela, disait-elle à Agnès ! Je ne comprends pas mes goûts d'autrefois. Tu seras plus sage, mon Agnès, et mes petites filles chéries aussi. Sois toujours pour elles d'un bon exemple. L'affection qu'elles te portent te donnera de l'autorité. Chère enfant, que tu es donc bonne ! Je te demande pardon des petits chagrins que je t'ai faits peut-être sans le savoir. Tu as été notre ange consolateur., donne-moi tes petites mains que je les baise. » Agnès pressait les mains de sa tante et les couvrait de larmes.

Quel changement s'est opéré dans l'esprit de cette femme naguère si frivole ! Il ne faut pas s'en étonner. Nous l'avons toujours connue amie des pauvres, donnant souvent sans tact et sans mesure, mais donnant à pleines mains. C'est cet amour des pauvres, cette générosité d'enfant qui lui mérite la grâce de comprendre les choses de la vie. Elle les voit sous leur jour véritable, son cœur s'en détache, elle sait qu'il y a d'autres biens que ceux-là et elle veut les posséder. Oh ! la charité ! Elle désarme la justice de Dieu, elle nous ouvre le ciel.

À chaque heure du jour, la porte était assaillie par les pauvres, les véritables amis de Mme Esther. Elle ne les oubliait pas ; elle aurait voulu leur donner beaucoup ; ne pouvant plus le faire, elle dit un jour à Agnès de prendre et de distribuer ses vêtements. Mais un riche trousseau offre bien peu de ressources pour ceux qui manquent du nécessaire. Toute illusion est impossible. L'obscurité se fait. La mort s'est annoncée. Mme Esther le comprend.

« Je vais mourir, dit-elle à la vieille Mme de Flines qui ne la quitte plus ; ce n'est pas aussi difficile que je le croyais. »

La vieille mère avait été transportée dans la chambre de la mourante. Pour la première fois ces deux femmes comprennent la force du lien qui les unit.

La vue de Geneviève et de Françoise cause une telle émotion à leur mère, que c'est à peine si on lui permet de les voir. Pauvres enfants ! Agnès les console de son mieux, mais sans conviction, « car, pense-t-elle, on ne doit pas pouvoir se consoler d'une telle perte. »

M. de Flines accablé d'affaires contentieuses entre et sort incessamment de la chambre, où la triste réalité se montre plus clairement à chaque heure. Il a pour Agnès plus que de la tendresse. Cette grande enfant, initiée tout à coup aux événements graves et douloureux de la vie, lui inspire du respect. Il la consulte, l'écoute : c'est d'après son conseil qu'il vient de rappeler Christian.

La mère avoua qu'elle désirait voir son fils, et que la crainte de troubler ses filles lui avait seule fait garder le silence. Il fut bientôt arrivé.

Ainsi entourée de sa famille, Mme Esther se montra chaque jour plus calme. Elle-même demanda à recevoir les derniers sacrements et elle le fit avec une piété et une sérénité qui laissèrent dans l'âme des assistants une impression ineffaçable.

Se trouvant un jour seule avec Agnès, elle lui dit : Tu ne les quitteras pas tout de suite, n'est-ce pas ?... l'effort qu'avait fait la mourante pour prononcer ces mots, la jeta dans une faiblesse qui sembla être la fin.

Des scènes de ce genre étaient au-dessus des forces d'Agnès. La mort est quelque chose de si imprévu, de si surprenant pour la jeunesse !

« C'est terrible, mère, murmura-t-elle à l'oreille de Mme de Flines. » Celle-ci levait les yeux au ciel et répondait d'une voix émue :

« Il faut mourir, mon enfant, pour vivre toujours ; notre corps n'est qu'un vêtement que nous laissons à la terre, notre âme va trouver une autre patrie, d'où les larmes sont bannies, on ne se souvient plus du passé ! »

M. Saint-Florent, prévenu par son beau-frère, vint en toute hâte : de vives inquiétudes pour Agnès s'ajoutaient au chagrin de perdre sa belle-sœur. N'eût-il pas été plus sage de ramener Agnès à Monthermé ? Quelle imprudence n'avait-il pas commise ?

Ses pressentiments ne l'avaient pas trompé, il arriva peu d'instants avant que les yeux de Mme Esther fussent fermés pour toujours.

Le silence n'est troublé que par les sanglots des enfants et des serviteurs ; M. de Flines est immobile, ses yeux n'ont point encore de larmes.

C'était à la fin de mai. Le cercueil placé sous la porte cochère dès six heures du matin, fut couvert de fleurs en quelques instants. Ces fleurs étaient l'offrande des pauvres qui savaient comme elle les aimait. Quiconque passait par là s'agenouillait et priait.

Tout ce qu'on avait reproché à Mme de Flines pendant sa vie était oublié. Il n'était question que de sa bonté. Chacun avait une histoire à raconter. « Moi, disait une vieille femme, je vous dis qu'elle est morte de chagrin de n'avoir plus le moyen de donner. »

Un nombreux cortège accompagna le cercueil jusqu'au cimetière. En province on ne se dispense pas aisément de ce dernier devoir. On a du temps pour tout.

Comment M. Saint-Florent payera-t-il la dette de reconnaissance qu'il a contractée envers cette famille devenue celle d'Agnès ? Il garde le silence, ne voulant pas mêler dans un pareil moment des combinaisons d'intérêt à la douleur.

Agnès, en le voyant s'éloigner, se demandait ce qui allait arriver. Christian continuerait son éducation ; mais Geneviève et Françoise ? quel chagrin elle aurait en les quittant ! et sa vieille mère ?

Mme de Flines vit ce qui se passait dans cette jeune tête, et prévint toutes les questions :

« Mon enfant, aie confiance en ton oncle qui a l'expérience de la vie. Je veux que tu te reposes. Ton lit sera près du mien, et j'entends que tu dormes tard. »

Dormir quand il fait jour, quand les oiseaux chantent et que les fleurs s'épanouissent ! Quelle pénitence pour Agnès ! du moins elle le croyait ; elle obéit et suivit pendant huit jours les prescriptions de sa vieille mère, puis la fraîcheur de son teint lui valut la liberté.

Agnès ne trouvait rien d'aussi bon, d'aussi beau que le matin. Elle se rendait à l'église avec Trude, et de là chez les pauvres pour parler de sa tante et entretenir dans leur cœur le souvenir de ses bienfaits. Puis, munie de ciseaux et d'un petit panier, elle dirigeait ses pas vers le jardin ; elle cueillait des fleurs pour orner la chambre de sa mère qui lui semblait alors moins triste.

Pendant que M. de Flines se préoccupait sérieusement de la situation de ses enfants, M. Saint-Florent avait trouvé une combinaison propre à tout réparer. Il se devait à la famille qui avait accueilli sa nièce comme une enfant.

Pour M. de Flines, le séjour de Givet deviendrait désormais insupportable ; tout calcul fait, il y aurait avantage à quitter le pays. Cette pensée étant mûrie, M. Saint-Florent vint trouver son ami qui était dans un profond abattement, n'ayant pas le courage d'aborder les questions difficiles de sa situation.

Une tante de Mme Esther offrait de se charger de Geneviève et de Françoise. Cette proposition indigna le père : « Veut-on m'arracher ma dernière consolation ?... » disait-il ; et d'ailleurs le séjour de Paris serait-il profitable à ses filles ? Françoise lui semblait déjà capable de s'occuper de la maison ; elle avait tout le charme de sa mère, et serait bientôt un sage mentor pour sa sœur. « Nous resterons ensemble, disait l'infortuné père ; nous attendrons des temps meilleurs ; je travaillerai de toutes mes forces, le travail est le remède à tous les maux. »

Mme de Flines venait d'approuver ce plan, lorsque M. Saint-Florent apporta le sien.

« Mon cher ami, vous et moi sommes l'image de l'inconstance de la fortune ; les affaires de ma famille qui étaient dans un si triste état, il y a quelques années, sont rétablies aujourd'hui, grâce à cette prospérité fiévreuse dont nous étions si fiers, hélas ! De plus, un héritage inattendu assure l'avenir d'Agnès. Eh bien ! mon bon ami, après beaucoup de réflexions et de calculs, voici ce que je vous propose : vendez votre usine et cette maison que l'absence d'une femme aimée a rendue trop grande. Venez prendre la direction de la forge de Monthermé. Nos intérêts seront communs et je ne doute pas que, la crise où nous sommes étant passée, cette forge ne marche aussi bien qu'autrefois. Notre réunion permettra de faire des améliorations que je ne pourrais entreprendre seul. Enfin votre présence et votre concours me seront très utiles ; vous êtes dans la force de l'âge, je m'appuierai sur votre bras.

L'art avec lequel M. Saint-Florent présentait ses offres généreuses n'empêcha point M. de Flines de pénétrer la vérité. Il eut un moment d'hésitation. Vendre sa maison, quitter un pays où il avait vécu honorablement depuis tant d'années !... ne saurait-il donc reconstituer sa fortune sans le secours du beau-frère de sa femme ? Esther aimait cette maison, elle l'avait embellie, avec trop de luxe sans doute, mais le souvenir de cette femme chérie se retrouvait partout.

M. de Flines gardait le silence, lorsque tout à coup Geneviève entra pâle, émue ; elle embrassa son père et lui dit tout bas : « Est-ce vrai qu'Agnès va nous quitter ? » puis elle éclata en sanglots.

« Non, mon enfant, vous ne nous quitterez pas. »

Geneviève n'en demanda pas davantage ; elle disparut comme l'oiseau qui recouvre la liberté.

M. DE FLINES.

Saint-Florent, j'accepte votre offre. Geneviève a brisé l'orgueil qui enchaînait ma volonté. Nous ne séparerons pas nos enfants... mais, ajouta M. de Flines avec embarras, et ma pauvre belle-mère ?...

M. SAINT-FLORENT.

C'est un précieux héritage dont je réclame la possession à moi seul. Quelle heureuse influence n'a-t-elle pas eue sur mon Agnès ! J'espère qu'elle vivra longtemps au milieu de nous. Je suis sûr qu'Esther approuverait ce projet, elle lui a recommandé ses enfants. Étrange caprice de la mort qui retranche le rameau encore plein de sève, et respecte la branche desséchée !

À partir de ce moment, les jeunes filles se donnèrent le doux nom de sœurs ; Geneviève et Françoise entouraient Agnès de leurs bras, et lui prodiguaient les plus tendres caresses. Christian était lier d'Agnès et reconnaissant du rôle de sœur aînée qu'elle avait si bien su remplir.

Mme de Flines accueillit ce projet avec tristesse : « À mon âge, infirme comme je suis, on veut me transplanter ! mon fils, disait-elle, laissez-moi ici ; je trouverai facilement à me caser dans la ville. Éléonore ne me quittera pas ; elle est habituée à me soigner et le fait avec zèle et intelligence. Ne prenez pas une telle charge. À quoi sera bonne une pauvre femme comme moi ? Ma vieillesse attristera votre intérieur. »

-- Votre présence, ma mère, est encore nécessaire à nos enfants ; sans un vieillard le cadre de la famille n'est pas complet. Qui de nous ne regrette de ne plus avoir un vieux père, une vieille mère à soigner ? Votre sagesse et même vos souffrances seront comme un livre ouvert où mes filles s'instruiront chaque jour. Laissez-vous conduire par le sentiment filial qui ne trompe jamais. »

De douces larmes furent le consentement donné. Mme de Flines tendit ses petites mains tremblantes à son fils : « Eh bien ! oui, je mourrai au milieu de vous tous que j'aime si tendrement. »

Le parti qui venait d'être pris en famille ne tarda pas à être connu. Chacun donnait son avis ; les uns l'approuvaient, d'autres le blâmaient ; les regrets furent unanimes.

À Paris, le départ ou l'arrivée d'une famille produit peu d'effet. Il ne peut en être ainsi dans une petite ville ; on aime ses voisins, leurs intérêts sont un peu les nôtres ; des liens se forment et il en coûte de les briser.

Déjà la mort de la jeune mère de famille avait excité des regrets sincères ; le départ des trois jeunes filles allait faire un vide dont chacun se plaignait. C'était un plaisir de les voir passer ; si elles n'étaient pas élégantes comme autrefois, le deuil ne leur enlevait rien de leurs charmes.

Deux mois furent employés à la liquidation des affaires, à l'emballage des meubles qui furent dirigés sur Monthermé ; la maison enviée d'un homme riche du pays fut achetée très cher. M. Saint-Florent était sans cesse sur la route ; il s'initiait avec avantage aux affaires de M. de Flines.

XVII -- Mademoiselle Saint-Florent.

Les impressions de la jeunesse n'ont pas de racines profondes. Agnès, dont les yeux se remplissaient encore de larmes chaque fois qu'elle prononçait le nom de sa tante, ne pouvait pas dissimuler la joie que lui causait cette nouvelle combinaison de famille. Le cœur y était assurément pour beaucoup, toutefois notre chère enfant ne pouvait être insensible à la satisfaction de voir les rôles changés.

Que de projets charmants remplissaient sa tête ! La maison de Monthermé était assez grande pour les recevoir tous ; on irait plus tard dans celle de Mézières encore empreinte des pas de l'ennemi ; les regards ne seraient point attristés par la vue de cette ville saccagée. Le beau rivage de la Meuse rendrait la paix à tous les cœurs.

Mère aurait une belle chambre au soleil et un petit salon en face de la forêt. L'oncle partagerait ses appartements avec M. de Flines. Geneviève et Françoise seraient près d'Agnès comme autrefois. Enfin, Christian aurait aussi sa chambre.

Tout à coup, Michette se dressa comme un spectre devant Agnès. La vieille bonne accepterait-elle cet arrangement ? La jeune fille se disait, en se considérant dans la glace, qu'elle n'était plus une enfant ; elle se donnait un air grave, préparait un discours, sans parvenir à diminuer ses appréhensions. Un acte de déférence, un semblant de soumission pouvait tout arranger et, sans perdre un instant, elle écrivit à sa bonne :

« Ma chère Michette,

« Tu vas revoir ta petite fille bien grande, mais toujours soumise à tes sages conseils ; ce qui ne l'empêchera pas de se laisser soigner et dorloter par toi.

« Mon oncle t'aura certainement dit que M. de Flines va gérer aussi la forge et que toute sa famille demeurera avec nous.

« Je connais ton cœur, ma bonne Michette, et je suis sûre que tu te réjouis à la pensée de vivre avec des personnes qui ont eu soin de moi pendant des années.

« Tu es encore forte, Dieu merci, et capable de tenir tête à tout ce monde ; et puis, tu auras les jambes et les bras de Trude à ta disposition, voire même sa tête, car elle a une mémoire parfaite.

« Mon oncle te dira comment nous avons distribué les chambres ; j'espère que tu nous approuveras. Chère bonne, arrange bien la maison ; fais toi aider par Philippe ; que tout soit luisant et fleuri.

« La certitude de te voir tous les jours, de manger de ta cuisine, me donne un appétit d'ogre.

« J'ai fait des études culinaires dont tu serais fort glorieuse, si j'étais ton élève. Cependant, je crois que tu rendras justice à mon chocolat.

« Adieu, ma bonne, je ne veux plus t'embrasser sur le papier ; c'est, comme tu le dis, une attrape.

« Ton AGNEAU. »

Christian a peut-être dit vrai en prédisant à Agnès qu'elle aurait un rôle dans la diplomatie.

Cette lettre eut un plein succès. Michette admira avec quelle déférence Agnès la consultait sur tout.

« Un mot suffirait pour changer leurs projets, se disait-elle, mais ce mot je ne le dirai pas. Pauvres chères gens ! Il me tarde de les voir arriver. Oh ! oui, je vais les soigner, les cuisiner comme il faut ! Maintenant on a, Dieu merci, le cœur et la tête un peu plus à soi. Si notre maison de Mézières a été bouleversée, il n'y a pas eu d'invasion dans le potager de Tom ; tout a réussi cette année. »

Agnès n'était pas seule à s'inquiéter du succès de sa démarche : M. Saint-Florent redoutait beaucoup l'opposition de Michette. Il fut vraiment soulagé en la voyant prendre ainsi les choses.

Que se passe-t-il à Givet ?

Les affaires sont réglées ; le jour du départ est fixé. M. de Flines, voulant entretenir le souvenir de sa femme dans la mémoire des pauvres, laissa au curé de la paroisse une somme de 1000 fr., avec la promesse de la renouveler chaque année. Cette générosité lui valut mille bénédictions.

Le temps est magnifique ; la route n'est pas longue. Le soleil éclaire la forêt de ses derniers rayons, lorsque nos voyageurs arrivent ; la Meuse roule des paillettes d'or ; des enfants se baignent sous les yeux de leurs mères qui lavent au bord du fleuve.

Agnès ne peut absolument pas contenir ses transports :

« Regardez, regardez par ici ; là-bas... Voici notre maison... la barque... Ah ! j'aperçois Michette... Tiens ! Philippe traverse le pont... Voici mon oncle ! »

Notre sage Agnès aurait eu tort de compter sur la gravité de sa physionomie ; l'animation de ses yeux, l'éclat de son teint, ses boucles blondes, encadrées de crêpe noir, faisaient d'elle un délicieux portrait d'enfant.

La présence de ceux que l'infortune amène sous notre toit inspire le respect. La famille de Flines descend de voiture ; tout le monde garde le silence. M. Saint-Florent et son domestique transportent la vieille mère dans son appartement.

Agnès s'est déjà jetée au cou de sa bonne, et voyant Philippe qui la regarde d'un air embarrassé :

« Eh bien ! ne me reconnais-tu pas ? Voyons, embrasse-moi à ton tour ; je suis encore aujourd'hui la petite Agnès. »

Pendant que M. Saint-Florent fait les honneurs de la maison à son associé, ces demoiselles prennent possession de leurs chambres. Pan, pan, pan ! Agnès ouvre les persiennes, explique le paysage à ses cousines et salue gracieusement les passants. Puis elle court chez sa mère, se met à ses pieds, et lui dit :

« N'est-ce pas que vous serez heureuse près de votre petite fille ?

-- Oui, chère enfant ; mais pourquoi me donner une si belle chambre ? »

AGNÈS.

Parce que vous êtes la bonne-maman. Vous aurez encore la plus belle à Mézières ; seulement, la plus belle est très laide. »

Le lendemain, Agnès s'éveilla en jetant un cri. Trude accourut tout effarée.

AGNÈS.

Trude, j'ai oublié Jako !...

TRUDE.

Rassurez-vous, Mademoiselle, il est dans ma chambre. Je me suis bien dit que dans le boulevari du départ et du chagrin, on ne penserait guère à lui, n'est-ce pas ? On était si triste, c'est pas étonnant. Alors, moi, je l'ai gentiment emballé dans sa boîte. Je lui avais défendu de dire un mot. Ce matin, il fait sa toilette, et je crois qu'on ne tardera pas à l'entendre babiller.

Trude reçut mille remerciements de sa jeune maîtresse, qui ne manqua pas de louer la présence d'esprit dont elle avait fait preuve.

Tout s'arrange, dit le proverbe espagnol ; hélas ! oui, et il le faut bien.

Peu à peu, nos chers émigrés prirent racine dans la jolie habitation de Monthermé. Françoise et Agnès partageaient les soins de la maison ; Geneviève trouvait dans sa cousine une institutrice douce et patiente, en attendant que des maîtres plus graves vinssent achever son éducation.

Les vacances, cette heureuse saison de la vie, amenèrent Christian. La mort d'une mère tendrement aimée l'avait mûri ; il était grave sans tristesse. Il se plaisait à entendre causer son père et M. Saint-Florent ; les malheurs de la France avaient un écho dans son cœur généreux.

Agnès s'intimidait un peu devant ce grave cousin ; mais il la rassura bien vite, en organisant des parties.

Il était décidé que Christian entrerait à Saint-Cyr ; ses sœurs et Agnès l'ignoraient encore.

Un jour, ces demoiselles travaillaient au jardin, causant, riant aussi. Geneviève, moins occupée du présent que de l'avenir, dit en promenant ses regards autour d'elle : « Quand je serai grande, je prendrai tous ces beaux paysages des bords de la Meuse. »

Christian arrivait, et promit à sa sœur de faire encadrer les chefs-d'œuvre qu'elle annonçait.

AGNÈS.

Mon cousin, c'est toi qui devrais copier cette belle nature, plutôt que de toujours dessiner des chevaux et des chiens de chasse.

CHRISTIAN.

Je n'aurai pas le temps, ma chère, de dessiner le paysage. Mon métier sera dur.

GENEVIÈVE.

Quel métier, mon frère.

CHRISTIAN.

Je serai militaire. Il me serait impossible de rester tranquille dans un bureau toute la journée. Ce n'est pas pour m'amuser que je monte à cheval et que je tire des coups de pistolet si désagréables aux oreilles d'Agnès.

Sachez-le, mes petites sœurs, j'entrerai à Saint-Cyr cette année, et quand nous aurons la guerre, je filerai.

AGNÈS.

J'en étais sûre !

CHRISTIAN.

Tu m'approuves.

AGNÈS.

Je comprends ton désir de venger la France. Si j'étais un garçon, je crois bien que j'en ferais autant.

CHRISTIAN.

Bravo ! bravo ! Tu es une femme courageuse, je compte sur toi pour faire entendre raison à mes sœurs.

Notre héroïne ne tarda pas à trouver qu'elle s'était un peu trop avancée. Un voile de tristesse couvrait parfois son front. « Qu'as-tu donc, lui dit un jour Christian.

AGNÈS.

Je pense à cette vilaine guerre... on est tué à la guerre.

CHRISTIAN.

Ahl bah ! Et puis d'ailleurs, à la grâce de Dieu ! »

Un incident imprévu vint dissiper complètement les préoccupations de la jeune fille.

M. Saint-Florent ne voulut pas ajourner le plaisir de recevoir chez lui la famille Lenoble dont l'hospitalité généreuse avait été aussi un bienfait pour lui.

Il garda le secret jusqu'à la veille de l'arrivée de ces bons amis.

« Chère enfant, dit-il à Agnès, tu vas jouer ton premier rôle de maîtresse de maison. C'est grave. Inspire-toi des conseils de Mme de Flines, aie des conférences avec Michette, pique-toi d'honneur. »

Cette nouvelle causa un vif plaisir. Mlle Charlotte avait autant de droits à la reconnaissance qu'à l'affection de tous.

Le conseil d'aller causer de cette grave affaire avec Mme de Flines (prévenue depuis longtemps) était superflu. Le titre de maîtresse de maison est fort beau sans doute, mais quelle responsabilité il s'en suit ! Cependant Agnès se montra à la hauteur de la situation. Elle ne se borna point à donner des ordres ; secondée par Françoise qui prenait goût au ménage, elle surveilla tout de très près. La journée suffit à peine pour préparer les chambres. Geneviève fut chargée de cueillir les fleurs, car chaque chambre devait avoir son bouquet. Tom n'était guère content de voir couper ses belles roses, il en sauva quelques unes, car Geneviève n'osait résister à ses conseils.

« Les fleurs, disait Agnès, c'est la plus aimable des attentions : je ne sais pas pourquoi, mais c'est positif.

-- Parce que c'est joli et que ça sent bon, mademoiselle, répondit Trude sans être consultée. »

Agnès appréciait plus que jamais la présence de Mme de Flines, et pourtant elle sentait un vide dans son cœur. Ce titre de maîtresse de maison ravivait le souvenir de sa mère. Comme elle voudrait la consulter ! lui obéir ! entendre le son de sa voix ! Ah ! pensait Agnès, elle me dirait : ma fille, ce n'est pas ainsi qu'il faut faire, ou bien elle m'approuverait. Ma mère aurait maintenant quarante ans : c'est bien vieux, mais pas si vieux que bonne maman de Flines ! Elle me choisirait de jolies robes. Elle me gâterait.

Tout à coup, Agnès prit le portrait de sa mère, le regarda avec tendresse, puis, le plaçant sur la cheminée, elle se dit : « Le portrait d'une mère doit donner des pensées plus sérieuses. J'ai la tête un peu à l'envers aujourd'hui.

« Cette image chérie restera là, et chaque fois que j'éprouverai de la peine, je viendrai la regarder, je lui parlerai, j'écouterai ce qu'elle me dira. Adieu, chère maman, je vais voir ce qui se passe dans la maison. »

Les amis avaient accepté avec empressement l'invitation de M. Saint-Florent ; ils arrivèrent au jour dit.

Grande émotion, grande joie.

Les jeunes filles étaient radieuses, tandis que les parents se retrouvaient avec plus de gravité. En peu d'instants tout ce cher monde fut casé. Mlle Charlotte n'attendit pas au lendemain pour donner des louanges à Agnès sur la tenue de la maison. Ce n'était pas seulement bonne justice, elle s'attribuait une large part des connaissances qu'avait acquises sa jeune amie.

Le travail était d'un grand secours pour M. de Flines : ses amis le trouvèrent plein de courage et de résignation ; le souvenir de sa chère femme était toujours présent à son esprit.

La bonne maman menait à peu près la vie de tout le monde. Elle s'accusait d'être plus dissipée, alors qu'elle devrait être plus recueillie.

Trois semaines de plaisir passèrent comme un doux rêve. Chaque jour était marqué par une partie. Mme Lenoble tenait fidèle compagnie à Mme de Flines : heureuses de se retrouver, les deux mères parlaient de leurs enfants. Sujet inépuisable, toujours nouveau, toujours plein d'intérêt.

Cependant l'école de Saint-Cyr réclame les jeunes gens qui ont choisi la carrière des armes. Les adieux sont tristes et presque solennels. Mme de Flines et M. Saint-Florent sont plus émus qu'ils ne voudraient le paraître. M. de Flines, ne doutant plus de la vocation de son fils, accepte généreusement cette séparation. Les sœurs et Agnès, moins convaincues, l'embrassent en pleurant, et Michette, qui ne sait pas très bien la marche des choses, s'imagine que Christian part pour la guerre. Elle se sauve tout en pleurs et s'écrie : « Mon Dieu, pourvu qu'il revienne ! » Il avait été pendant les vacances l'objet de ses attentions ; elle étudiait ses goûts et lui en supposait même qu'il n'avait pas. Elle se croyait obligée, qu'il fût absent ou présent, de faire valoir ses qualités, son bon air et sa belle tournure. C'est ce qu'on appelle des paroles inutiles.

La France, quoiqu'atteinte profondément, ne tarde pas à reprendre son activité. Bientôt le bruit de la forge réjouit les habitants de Monthermé. Tout rentre dans l'ordre, on reprend la vie.

La vieille maison de Mézières a été réparée, il est décidé qu'on y passera l'hiver. M. Saint-Florent veut pour Agnès et ses compagnes une autre société que les loups des Ardennes. Le cercle des connaissances s'étend ; les mères recherchent avec empressement la société de trois jeunes filles charmantes et raisonnables. Mme de Flines, malgré son grand âge, tient encore sa place au salon. Agnès reste pour elle la fille la plus tendre, et si elle sent chaque jour davantage tout ce qui manque à une orpheline, elle se plaît pourtant à donner le nom de mère à sa respectable amie.

Au retour de la belle saison, les deux familles qui n'en font plus qu'une vont s'établir à Monthermé. Ce changement afflige les uns et réjouit les autres.

La petite Agnès est pour tous Mlle Saint-Florent. Le vieux contremaître seul résiste ; il déclare avoir la tête trop dure pour changer ses habitudes.

Monthermé est le séjour de prédilection d'Agnès, elle y retrouve ses souvenirs d'enfance et ses vieux amis. Les sœurs s'attribuent l'honneur de sa bonne éducation, et peut-être n'ont-elles pas tort. M. Saint-Florent a donné à sa nièce une autorité dont elle use avec tact et générosité : elle visite les malades et les guérit parce que son art consiste à leur donner de bons aliments. Jeunes et vieux se plaignent bien haut pour avoir la visite de Mademoiselle . Agnès ferme les yeux et règle ses ordonnances sur les besoins de ses clients.

La piété de Mlle Saint-Florent fait l'édification du village ; son exemple est un conseil qu'on aime à suivre. Une bibliothèque instructive et amusante est à la disposition de tous ; chacun se pique de savoir lire.

Ne croyez pas qu'Agnès règne seule dans ce petit royaume : Geneviève est à la pharmacie ; elle manœuvre admirablement bien ses petits pots et ses balances. Françoise travaille pour les pauvres. On voit arriver au commencement d'octobre des enfants, des vieilles gens à peine vêtus qui s'en retournent habillés de neuf. Le nom et la demeure de ces malheureux sont inscrits sur un registre, attendu que ce bienfait ne peut se renouveler dans la même année, vu le nombre des pratiques : M. Saint-Florent se dit le plus heureux des hommes ; une entente parfaite règne entre lui et M. de Flines. Quoiqu'Agnès n'ait pas un goût très prononcé pour les barres de fer et les machines, elle se fait un devoir de s'y intéresser.

Les premières vacances de Christian causèrent une grande joie à Monthermé. Les blessures guérissent vite dans la jeunesse ! Notre Saint-Cyrien, toujours ami des surprises, arrive un beau matin. Il portait l'uniforme dont il était fier ; ce beau garçon galonné de rouge, le képi sur la tête, ne passe pas incognito dans le village. Michette l'aperçoit la première, et ses exclamations produisent l'effet d'un roulement de tambour. Aussitôt on entend les portes s'ouvrir, des pas précipités, des cris : Christian ! Christian ! On l'entoure, on l'embrasse, on l'accable. Quel charmant tableau s'offre à nous ! Les parents heureux rajeunissent en présence du jeune homme, ils l'écoutent, ils le respectent même, car sa conduite n'a cessé de mériter l'éloge de ses maîtres.

Rien n'est plus gai que les repas de famille on plaisante Christian sur son appétit. Agnès réclame une subvention pour le ménage, elle lui est accordée sans passer par de longues formalités.

Christian est un vrai soldat. Il aime plus que jamais à s'entourer de jeunes gens ; il les instruit ; il enflamme leur courage. On le considère déjà comme un grand capitaine.

Les jours se passent, les années se passeront aussi. Nous aimerions à suivre plus loin nos jeunes amis ; mais ils sont si heureux en ce moment que nous n'osons soulever le voile de l'avenir ; toutefois, si nous en croyons nos pressentiments, la Providence ne séparera pas ceux qui s'aiment si bien, et nous pourrons les retrouver un jour dans la vieille maison de Mézières ou dans la jolie maison de Monthermé.