: édition ELTeC Gouraud, Julie (-) 54753

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I -- La Sainte-Catherine. -- Le capitaine Cormery. -- La nouvelle pensionnaire. -- Les petites mères.

La fête de Sainte-Catherine se célébrait avec grande pompe et grand tapage dans un pensionnat de la rue Saint-Louis, au Marais ; les grandes avaient pris le tablier d'office, quelques-unes se distinguaient de leurs compagnes par le bonnet breton ou le bonnet normand ; la cuisine était sens dessus dessous, et mademoiselle Pulchérie, la cuisinière, poussait de profonds soupirs en voyant toutes ses casseroles aux mains des jeunes filles. Mais la mauvaise humeur de la servante ne résista pas longtemps à la gaieté des pensionnaires, et puis on lui demandait des conseils, rien que cela ; elle fut priée de s'asseoir et de rester bien tranquille.

Chacune de ces demoiselles avait son emploi : les plus novices épluchaient les amandes pour faire les nougats ; d'autres découpaient les petits papiers blancs destinés à l'ornement des gâteaux. On entendait tantôt des cris de joie, tantôt des cris de détresse ; il y eut un tel hourra à l'apparition d'un flanc gonflé comme un ballon, que madame Lombard, directrice du pensionnat, accourut, s'imaginant qu'un malheur était arrivé.

Dieu merci, il n'en était rien.

Petits fours, galettes et chocolat étant cuits à point, les pensionnaires quittèrent le tablier blanc et vinrent s'asseoir à une table élégamment servie.

Un nougat tombait avec fracas sous les coups redoublés d'une douzaine d'assaillants, lorsque madame Lombard entra dans la salle, accompagnée d'un officier qui donnait la main à une petite fille de douze ans.

Le silence se fit immédiatement. Toutes les pensionnaires se levèrent, et ne reprirent leurs places que sur l'invitation de leur maîtresse.

« Le jour n'est-il pas bien choisi, Marie, pour faire connaissance avec tes nouvelles compagnes ? »

L'enfant sourit en regardant son père, mais que ce sourire était triste !

Charlotte Belisle, qui présidait la table en sa qualité d'aînée, se leva aussitôt et engagea la nouvelle pensionnaire à venir s'asseoir à côté d'elle. Marie, après avoir embrassé son père, se laissa emmener.

M. Cormery, capitaine au 2e chasseurs, veuf depuis quelques années, partait pour l'Afrique, et il venait confier sa fille à madame Lombard qui avait été l'institutrice de sa femme. Ce n'était donc pas à une étrangère qu'il laissait son trésor.

Marie pleura en voyant s'éloigner son père.

Aussitôt on l'entoura, on l'embrassa. « Sois tranquille, tu seras heureuse avec nous. Ici, dit Charlotte, les petites ont des mères , et je suis la tienne à partir d'aujourd'hui. Ne crains rien, j'aurai soin de toi ; tu viendras me trouver dès que tu auras de la peine ou seulement un embarras. »

Ces paroles étaient accompagnées de caresses qui aidèrent Marie à se remettre de son émotion.

« Mesdemoiselles, sainte Catherine vous envoie un rayon de soleil, je vous engage à en profiter. »

Ce conseil, donné par mademoiselle Angélique, la sous-maîtresse, fut suivi. Les pensionnaires coururent au jardin ; Charlotte et sa protégée s'y rendirent plus gravement.

Après une courte promenade, Charlotte et sa fille rentrèrent à la maison. « Je vais te montrer ta classe et le réfectoire ; montons au dortoir, ton lit est à côté de celui de mademoiselle Angélique, ce qui veut dire que tu es particulièrement confiée à ses soins. Ma petite Marie, ne pleure pas, je t'en conjure ! Mon Dieu ! c'est ce qu'on me disait il y a quatre ans. Papa venait de mourir...

-- Votre père est mort ?

-- Hélas ! oui. Que je l'aimais ! et qu'il m'aimait !... Marie, je suis orpheline. Nous sommes à plaindre toutes les deux ; moi encore plus que toi. Consolons-nous en nous aimant. »

Marie essuya ses larmes, et le lendemain elle fit bonne contenance à la classe.

II -- La première sortie. -- Les grandes cousines. -- Une partie de grâces.

Madame Lombard fit appeler Marie, et, après lui avoir exprimé combien elle était heureuse d'être chargée de son éducation, elle ajouta : « Mon enfant, considérez dès aujourd'hui que votre instruction et vos talents seront vos seules ressources pour l'avenir.

-- Madame, j'aurai du courage pour faire plaisir à papa, vous verrez ! »

Cette promesse s'adressait à une femme que des revers de fortune avaient amenée à prendre la direction d'un pensionnat. Ses manières étaient bien celles du monde, mais ses pensées étaient graves. Élever des enfants n'était pas simplement pour madame Lombard un moyen d'existence, c'était une tâche noble et grande qu'elle voulait accomplir avec dévouement.

Les premières semaines furent remplies d'amertume pour Marie ; Charlotte se désolait à la vue des larmes que répandait sa protégée. « Tu n'es pas raisonnable, lui disait-elle ; madame Lombard t'aime beaucoup, toutes ces demoiselles sont gentilles ; moi...

-- Oh ! sans toi, je serais trop malheureuse ! »

Hélas ! il faut bien l'avouer, la pauvre petite était une enfant gâtée. Le capitaine, rigoureux et dur pour lui-même, était vaincu par un regard de sa fille ; il n'attendait pas que l'enfant exprimât un désir, il sollicitait ses fantaisies et ses caprices.

Les études de Marie avaient donc été fort négligées ; quand la gouvernante se plaignait de son élève, le capitaine n'était pas convaincu que ses plaintes fussent fondées. Comment aurait-il résisté ? Marie était si jolie ! Sa physionomie charmante rappelait si naturellement celle de sa mère ! Ses amis le blâmaient ; mais lorsqu'ils voyaient Marie, ils excusaient le père.

Ce père, si facile à contenter, si prompt à récompenser le plus petit effort de bonne volonté, allait quitter la France dans quelques jours. L'enfant avait bien une tante et des cousines ; mais l'expérience n'est pas nécessaire pour savoir que la meilleure des tantes et les plus gentilles cousines, voire même les petits cousins, ne peuvent pas remplacer un papa.

Pendant la semaine qui précéda le départ de M. Cormery, il vint chaque jour passer l'heure de la récréation avec sa fille. Du plus loin qu'on apercevait ses moustaches, les compagnes de Marie lui disaient : Voilà ton père, -- et aussitôt mademoiselle Angélique donnait à son élève la permission de se rendre au parloir.

La petite fille se jetait dans les bras de son père, et la joie qu'elle éprouvait de le revoir ébranlait le cœur du fier capitaine.

Les poches du papa étaient promptement vidées, et Marie rentrait en classe chargée de paquets qui contenaient d'excellentes friandises. C'était un abus, madame Lombard ne le supportait pas ordinairement ; mais elle croyait pouvoir, sans se rendre coupable d'injustice, fermer les yeux sur une faiblesse qui ne pouvait dégénérer en habitude.

À son entrée en classe, la nouvelle était entourée de ses compagnes, mais elle allait droit à sa petite mère et la faisait dépositaire de ses richesses. Charlotte faisait la distribution des confitures à l'heure du goûter.

La petite mère de Marie était une jeune personne de seize ans, studieuse, calme et douée d'une intelligence peu ordinaire ; mais c'était surtout par le caractère qu'elle dominait toutes ses compagnes. On la faisait juge des plus petits différends, et chose étonnante ! on n'en appelait jamais de ses décisions. Quelques demoiselles l'accusaient bien d'être un peu sévère ; cette sévérité n'était que de la raison, et se faisait oublier par une obligeance de tous les instants : c'est Charlotte qui raccommodait les raquettes et les volants, cousait les cahiers, fournissait des plumes aux étourdies, pansait les bobos et mettait des compresses sur les genoux meurtris ; elle savait dissiper tous les petits chagrins. On l'aimait, on la respectait.

Chez madame Lombard, l'usage était que chaque grande eût une classe composée de quelques enfants qu'elle appelait ses filles. La mère s'engageait à surveiller les devoirs, à faire étudier et à donner des conseils. Être la fille de Charlotte était une faveur très recherchée ; mais le nombre de ses élèves était forcément limité. Cet usage avait un double avantage : la grande apprenait mieux en enseignant aux autres ; elle surveillait les enfants, s'associait à leurs plaisirs et à leurs chagrins. C'était le noviciat d'un dévouement qui doit durer toute la vie.

Charlotte avait une âme d'élite ; la bonté de son cœur lui avait révélé d'instinct ce que beaucoup d'autres sont forcées d'apprendre par expérience. Quand madame Lombard parlait de son élève, elle disait : Quel trésor je possède là !

L'affection de cette jeune fille fut donc bien précieuse pour Marie. Sa grande amie l'initia peu à peu au travail : son unique secret, c'était d'avoir une provision de patience et de douceur que la mauvaise volonté des entêtées ou la mutinerie des espiègles ne pouvait épuiser.

Charlotte allait rarement chez son tuteur, mais chaque fois qu'elle en revenait, on s'attendait à des surprises, et jamais il n'y avait de déception.

Mademoiselle Charlotte Belisle était une riche héritière, circonstance qu'ignoraient ses compagnes, car rien dans sa parole et dans sa tenue ne l'indiquait ; elle portait avec la même simplicité la robe d'escot noir l'hiver et la robe de toile noire l'été ; une robe de soie apparaissait seulement les jours où son tuteur venait la chercher.

Si le collégien recherche les camarades de son âge, si les petites filles s'entendent bien, souvent les uns et les autres se plaisent dans la société des grandes personnes ; et, lorsque cette intimité ne nuit pas à l'exercice dont tout enfant a besoin, il est avantageux qu'il ait un ami plus expérimenté que lui.

Charlotte eut une heureuse influence sur Marie ; les conseils de la petite mère étaient écoutés ; son exemple valait tous les discours de mademoiselle Angélique. Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà Marie avait pris un bon rang dans sa classe, et les lettres de son père l'encourageaient à supporter sa vie nouvelle.

Cependant madame Solaville, une tante à la mode de Bretagne, visitait quelquefois sa nièce Cormery. Elle ne l'avait pas fait sortir une seule fois depuis le départ de son père. Ce fut seulement aux vacances de Pâques qu'elle vint la chercher.

L'appartement qu'habitait madame Solaville était vaste, élégant et situé dans le quartier de la Madeleine. Elle l'occupait avec ses deux filles Blanche et Lucie ; Paul, un collégien de quinze ans, venait seulement les jours de congé prendre possession d'une jolie chambre. Il eût été facile de faire une petite place à la pensionnaire ; mais personne ne songea à se gêner pendant quatre jours. Toutefois Marie fut bien accueillie par ses cousines. L'aînée, qui avait seize ans, parlait comme une femme du monde, et sa sœur était son écho. La petite fille ne comprenait rien aux discours de ces demoiselles.

« Aimez-vous la musique ? demanda madame Solaville à Marie.

-- Oui, ma tante, j'apprends le piano pour faire une surprise à papa.

-- Eh bien ! ma fillette, nous allons vous emmener avec nous au concert.

-- Mais, maman, fit observer Blanche, elle ne peut pas aller au Conservatoire avec cette robe d'alpaga.

-- Pourquoi donc ? tout le monde sait que les pensionnaires n'ont pas de toilettes élégantes. On verra bien que Marie est en vacances.

-- Non, non, il faut l'arranger un peu. Lucie, prête-lui ta robe bleue, toi qui es petite, et moi je vais ressusciter mon chapeau blanc de l'année dernière, elle sera très bien.

-- Merci, mes cousines, je resterai.

-- Tu es ridicule, Marie, n'est-ce pas une chose toute simple de porter la robe et le chapeau d'une cousine lorsqu'on n'a rien d'élégant à soi ?

-- Elle a la fierté des Cormery, répliqua la mère. Laissez-la, mes enfants ; d'ailleurs, j'y songe maintenant, je n'ai pas demandé à madame Lombard la permission de procurer à ma nièce d'autre plaisir que celui de passer la journée chez moi... Paul est en retard.

-- C'est son habitude ; l'attendrons-nous, maman ?

-- Non certainement, préparez-vous, l'heure s'avance. »

En moins d'un quart d'heure, ces dames furent prêtes ; elles embrassèrent Marie, lui recommandant de regarder des images et de lire le Robinson Suisse en attendant leur retour.

Marie avait fait bonne contenance jusque-là, mais son cœur était bien gros ! C'était la première fois qu'elle se sentait vraiment seule. Lorsque le roulement de la voiture annonça le départ de ces dames, Marie se jeta dans un fauteuil et ne fit plus d'effort pour retenir ses larmes. Ô père chéri ! se disait la pauvre enfant, que tu aurais de chagrin si tu voyais ta petite fille toute seule dans ce grand salon ! Où es-tu maintenant ? déjà bien loin, sans doute !

Un vigoureux coup de sonnette rappela Marie à elle-même, et, suivant le conseil de ses cousines, elle ouvrit le Robinson Suisse.

La voix d'un jeune homme se fit entendre : « Déjà parties, Jean !

-- Oui, monsieur ; ces dames vous attendent au Conservatoire. Faut-il faire atteler ?

-- Inutile, j'arriverai toujours assez tôt. »

Paul entra au salon et fut surpris d'y trouver seule sa petite cousine.

« Comment se fait-il, Marie, que vous ne soyez pas allée au concert avec mes sœurs ?

-- Ma tante voulait m'emmener... je n'ai pas voulu.

-- Vous n'aimez pas la musique ?

-- Beaucoup au contraire... mais...

-- Alors quel est le motif de votre refus ? »

Marie se sentait déjà plus à l'aise avec ce grand cousin, qui était là depuis dix minutes, qu'avec Blanche et Lucie ; elle lui raconta naïvement ce qui s'était passé.

« Vous avez bien fait de refuser robe et chapeau ; mais à quoi allons-nous jouer, ma petite cousine ?

-- Et le Conservatoire ? Ma tante sera fâchée si vous n'allez pas la rejoindre.

-- Si j'étais nécessaire, à la bonne heure, mais Haydn et Mozart ne souffriront nullement de mon absence. Nous allons jouer aux grâces. »

Jean annonça M. le baron de Bully.

« Ma cousine, jouez seule pendant quelques instants, je vais revenir. »

Marie s'exerce seule à recevoir sur sa baguette dorée la couronne de velours, Paul est avec son camarade ; celui-ci a dix-huit ans, son tilbury est à la porte.

« Viens, dit-il, nous avons le temps d'aller au Bois.

-- Pas aujourd'hui.

-- Et pourquoi donc ?

-- Ma petite cousine Cormery est seule ici, et je veux la distraire un peu.

-- À la bonne heure ! Faites-vous la dînette ? j'en suis alors ; mais si vous jouez à la poupée, je me retire.

-- Nous allons jouer aux grâces, mon cher.

-- Très joli ! très joli ! Un garçon de quinze ans qui joue aux grâces avec une pensionnaire ! c'est tout à fait neuf. Bonne chance. »

Lorsque Paul rentra au salon, Marie lui dit : « Que vous êtes bon, mon cousin ! Je n'ai plus du tout de chagrin ; je crains pourtant que ma tante ne vous gronde.

-- Soyez tranquille : quand on fait sa rhétorique, on n'est pas embarrassé. »

Tout en jouant avec Marie, Paul se disait : Qu'elle est donc charmante ! Je ne comprends pas mes sœurs de l'avoir ainsi laissée ! Pauvre petite ! sa joie m'amuse.

Le collégien arrangea effectivement si bien les choses, que sa mère et ses sœurs ne blâmèrent pas sa conduite.

Le dîner fut d'une gaieté charmante. Marie perdit de sa timidité, et madame Solaville fut tout étonnée d'entendre une enfant de douze ans raisonner si juste.

« As-tu déjà des amies ? lui demanda Blanche.

-- J'en ai une.

-- Une seule ! ce n'est guère.

-- Elle en vaut plusieurs, ma cousine. » Alors, avec une naïveté charmante, Marie parla de Charlotte, elle énuméra tous ses talents et toutes ses qualités. Sans le vouloir, l'enfant livrait les secrets de son cœur à des indifférents. N'est-ce pas ce qui nous arrive tous les jours ? Le nom d'un ami revient sans cesse sur nos lèvres ; nous ne remarquons pas qu'on entend ce nom sans intérêt ; le plaisir que nous éprouvons à le dire nous suffit.

« Et comment se nomme cette perfection ? demanda Lucie.

-- Charlotte Belisle.

-- Charlotte Belisle ! Tu choisis bien tes amies, petite ! Mademoiselle Charlotte est une riche héritière.

-- Je ne le savais pas.

-- C'est étonnant, car tout Paris le sait. »

L'heure du départ est arrivée.

« Faites-vous atteler, ma mère, pour reconduire Marie ?

-- Non, mon fils ; les chevaux sont fatigués. Dis à Jean d'aller chercher un fiacre, et préviens-le qu'il accompagnera ta cousine.

-- Il m'accompagnera par la même occasion : je ne laisserai pas notre cousine retourner seule au Marais.

-- Crains-tu qu'on ne l'enlève ?

-- Précisément, Lucie. Mais voyons, mes sœurs, on ne laisse pas une pensionnaire rentrer les poches vides. Préparez une jolie provision de bonnes choses pour les goûters de Marie. »

Les deux sœurs, un peu confuses de n'avoir pas eu d'elles-mêmes une idée si simple et si naturelle, s'empressèrent de la mettre à exécution ; et Marie partit chargée de toutes sortes de petits paquets. Les adieux de la tante et des cousines furent plus affectueux que le bonjour ; l'exemple de Paul avait de l'influence sur des cœurs qui n'étaient pas mauvais, mais que l'égoïsme rendait indolents et paresseux.

Paul donna un nouvel essor à la confiance de Marie en lui parlant de son père. « J'espère bien, dit-il, entrer dans son régiment. On aura beau faire, j'irai à Saint-Cyr. »

-- Vous avez raison, mon cousin, c'est si beau de défendre son pays ! »

La voiture s'arrêta. Mademoiselle Angélique reçut la pensionnaire, qui ne quitta pas Paul sans l'embrasser comme on embrasse un frère aîné.

On allait faire la prière. Ce fut avec un vif sentiment de reconnaissance que Marie remercia Dieu de cette bonne journée. Paul lui apparaissait comme un protecteur, un frère d'armes de son père, qui la défendrait au besoin.

« Eh bien ! chérie ? demanda Charlotte à sa fille.

-- Il y a eu un nuage le matin, mais le soir a été magnifique ! »

Marie allait raconter les événements de la journée, lorsque la voix de mademoiselle Angélique rappela à ses élèves qu'elles devaient garder le silence en se rendant au dortoir.

III -- Les espiègleries de ces demoiselles. -- M. Delorme.

Mademoiselle Angélique était une personne de trente ans, blonde et frisée ; elle n'avait aucune autorité par elle-même et demandait au règlement une force qu'elle n'y trouvait pas. Bonne et simple, la sous-maîtresse tâchait de se faire l'amie des grandes en leur montrant de la confiance.

Il ne faut pas croire que l'espièglerie soit uniquement le lot des collégiens. Bon nombre de pensionnaires en possèdent une assez forte dose.

Un jour, mademoiselle Angélique laissa entrevoir à une de ses confidentes qu'elle avait été demandée en mariage. Cette nouvelle se répandit dans la classe, et il ne se passait guère de récréations sans qu'une pensionnaire vînt demander à la sous-maîtresse quel jour elle se mariait.

Mademoiselle Angélique regrettait bien un peu sa confidence, toutefois il lui semblait qu'elle gagnait en considération auprès de ses élèves depuis qu'elle les avait intéressées à son avenir.

Il n'en était rien : tourmenter la pauvre fille pendant la journée ne sembla bientôt plus un jeu suffisant à ces demoiselles, elles imaginèrent des rêves indiscrets. Ce rôle fut confié à une des plus sages, afin d'éloigner tout soupçon. Contrairement aux habitudes, le silence se faisait en entrant au dortoir ; on s'endormait comme par enchantement, et bientôt une sibylle révélait les secrets du cœur de mademoiselle Angélique. Certaines banalités se mêlaient à ces indiscrétions et donnaient plus de naturel au rêve.

La sous-maîtresse soupirait, il lui arrivait quelquefois de dire assez haut pour être entendue : C'est singulier, comment Stéphanie sait-elle tout cela ?

Ce jeu cruel dura plus d'un mois ; il cessa le jour où les pensionnaires virent des traces de larmes sur le visage de mademoiselle Angélique.

Charlotte était complètement satisfaite de son élève, et le capitaine félicitait sa fille des progrès qu'il constatait dans chacune de ses lettres.

Madame Lombard retrouvait dans Marie les dispositions de madame Cormery, et ne négligeait rien pour lui être utile. Aux études sérieuses s'ajoutait celle des langues, de la musique et du dessin. M. Cormery lui-même maniait le crayon avec une grande facilité, et souvent une vue prise à la volée se trouvait dans l'enveloppe d'une lettre. Lorsque le colonel fut en garnison à Oran, Marie reçut le croquis de la maison qu'habitait son père. Charlotte fit encadrer ce dessin et le plaça au chevet du lit de sa petite amie.

Deux années s'écoulèrent sans nuage. Marie était au premier rang de sa classe, et, quoiqu'elle consacrât chaque jour plusieurs heures aux talents d'agrément, son instruction n'en souffrait pas.

Les pensionnaires de madame Lombard se distinguaient entre beaucoup d'autres par leurs connaissances en histoire. Cet avantage n'était pas seulement dû à la science de leur professeur, mais à la confiance et à la sympathie qu'il inspirait à ses élèves.

M. Delorme joignait à beaucoup d'instruction des qualités dont l'influence agissait silencieusement sur les plus étourdies. Son exactitude rigoureuse était devenue proverbiale depuis des années ; aussi aucune des pensionnaires ne voulait être la dernière rendue à sa place.

La physionomie du professeur était un encouragement à l'étude ; il avait évidemment du plaisir à retrouver ses élèves ; sa parole était simple et vraie, le temps ne l'avait pas blasé sur les récits qu'il faisait depuis vingt ans, mais qu'il rajeunissait chaque année ; au lieu de s'endormir dans la routine, il étudiait sans cesse de nouveaux documents, et à chaque pas découvrait des horizons nouveaux.

Quelle que fut l'élévation d'un traître ou d'un lâche, il le flétrissait avec énergie, et rendait honneur et justice à l'homme le plus obscur, si cet homme avait signalé par un peu de bien son passage à travers l'histoire.

Toutes les pensionnaires aimaient M. Delorme. Ce n'était pas seulement à cause de la justice avec laquelle il appréciait le travail de chaque élève ; ce n'était pas parce qu'il relevait l'attention par un mot spirituel, c'était simplement parce que la vertu de l'homme chrétien, la bonté du père de famille et de l'ami dévoué rayonnaient sur son visage. On disait qu'un jour, racontant l'abaissement de la France livrée aux mains d'Isabeau de Bavière, ses lunettes n'avaient pu dissimuler une larme.

Marie avait quatorze ans et Charlotte entrait dans sa dix-huitième année. La petite mère et sa fille prenaient bien encore part aux jeux de leurs compagnes, mais le plus souvent elles se promenaient en causant. Marie lisait et relisait les lettres de son père. La dernière lui faisait espérer que le 2e chasseurs ne tarderait pas à quitter l'Afrique.

Cet espoir transportait de joie la jeune fille ; elle énumérait à son amie tous les bonheurs qu'allait lui apporter ce retour inespéré.

Charlotte souriait, admirait le charmant visage de sa fille , encore embelli par le doux sentiment de l'amour filial.

Tout à coup Marie se tait, elle remarque un nuage de tristesse sur le front de Charlotte.

« Qu'as-tu, ma bien chère ? est-ce que ma joie te fait de la peine ?

-- Non, petite amie ; mais, vois-tu, le cœur le plus généreux ne peut s'empêcher de faire de pénibles retours sur lui-même. Si tu savais, chérie, ce que je souffre de n'avoir plus mes parents, de ne plus entendre leur voix, de ne plus recevoir leurs caresses !

-- Te souviens-tu d'eux ?

-- Parfaitement. J'avais huit ans lorsque j'ai perdu ma mère, et onze ans lorsque papa est mort à la suite d'une terrible chute qu'il a faite en Suisse. Qu'ils m'aimaient ! et qu'ils seraient heureux de me voir grande ! Mon tuteur est bon assurément, mais la tendresse d'un étranger, ou même d'un ami, ne peut pas remplacer celle d'un père.

-- Tu te marieras, tu as dix-huit ans, tu es très riche, ma tante me l'a dit.

-- La fortune n'est pas toujours une garantie de bonheur, chère enfant... Eh bien, Marie, notre conversation m'amène à t'annoncer mon prochain mariage.

-- Tu vas me quitter ?

-- Oui, chère petite... te quitter pour bien longtemps peut-être... je vais épouser un consul de France, dont j'ignore la destination.

-- Ô mon Dieu ! dit Marie en se jetant dans les bras de Charlotte, quel coup pour moi !

-- Remarque, ma chérie, que je vais te quitter au moment où ton père va revenir en France. Peut-être même sera-t-il en garnison à Paris. Je t'avais caché cette bonne nouvelle, parce qu'il y avait doute jusqu'ici ; aujourd'hui elle paraît certaine. »

Cette assurance, jointe aux regrets de perdre son amie, produisit une sorte de conflit dans le cœur de la jeune fille ; elle riait et pleurait en même temps ; mais la véritable expression de son visage était celle du bonheur.

« Pourquoi, reprit Marie, épouses-tu quelqu'un qui va t'emmener si loin ! Ne pouvais-tu pas choisir, puisque tu es riche ?

-- C'est bien ce que j'ai fait : j'épouse un jeune homme qui réunit des qualités essentielles ; son seul défaut est de n'avoir pas de fortune, et quand je serai sa femme, il sera sans défauts. Ma fortune me cause plus de souci que de joie. Il y a dans toute famille, chère enfant, le côté de l'épreuve, et il vaut mieux commencer la vie modestement que d'avoir tout à souhait.

-- Tu seras heureuse, Charlotte.

-- Le bonheur n'est assuré pour personne en ce monde, chère petite amie.

-- Tu seras heureuse, et je sais pourquoi.

-- Voilà qui est sérieux ! D'où te vient tant de science ?

-- Un jour, j'étais toute petite, j'avais une fantaisie qu'il était impossible de satisfaire ; je pleurais, j'étais en colère, je disais : Oh ! que je suis malheureuse ! Maman me prit sur ses genoux ; -- mon Dieu ! il me semble encore la voir et l'entendre. -- Elle essuya mes yeux, m'embrassa et me dit : Mon enfant, pour être heureux, il faut être raisonnable. Si ton père et moi n'étions pas raisonnables, nous ne serions pas heureux. Ce qui est vrai pour les enfants l'est aussi pour leurs parents. Souviens-toi de cela, ma chère petite fille. Charlotte, je n'ai pas oublié cette douce leçon, et comme madame Lombard ne manque jamais l'occasion de nous dire de suivre en tout ton exemple parce que tu es raisonnable, je ne peux pas douter de ton bonheur. »

Peu s'en fallut que cette conversation intime ne fût entendue de quelques indiscrètes, mais le mot raisonnable les ayant fait fuir, le secret en fut gardé.

Cette promesse de bonheur donnée par une enfant de quatorze ans eut de l'influence sur la fiancée. Ses préoccupations s'effacèrent, et deux mois plus tard elle épousait M. Henri Lepérier.

Madame Lombard et Marie assistèrent à la touchante cérémonie du mariage ; l'une priait avec la candeur de son âge, demandant à Dieu le bonheur pour son amie, et l'autre, formée aux épreuves de la vie, demandait pour sa charmante élève la patience et l'énergie dans l'accomplissement de ses devoirs.

Ce grand jour fut marqué par un lunch digne de celle qui l'offrait. Toutes les camarades de classe reçurent de petits présents. On s'attendait à ce que Marie fût mieux traitée que toute autre : il y eut une surprise générale quand on vit le présent que l'amie intime avait choisi. Pourquoi Marie n'avait-elle pas reçu une toilette élégante pour aller à la messe de mariage ? C'était si naturel !

Charlotte connaissait la différence qui existe entre un cadeau et un présent : elle traitait d'égale à égale avec mademoiselle Cormery en lui offrant des objets qui lui étaient agréables et sans utilité. Quant à mademoiselle Angélique, c'était autre chose : l'excellente fille vit son ambition satisfaite en recevant le même jour une robe de soie noire et un parapluie. La robe resta quatre années entières sans que l'occasion solennelle de la porter se présentât ; mademoiselle Angélique eut du moins la consolation d'ouvrir et de fermer maintes fois son parapluie.

IV -- La bataille de la Macta. -- L'hôpital d'Alger. -- Le docteur Vincent.

Marie éprouva d'abord comme une défaillance en voyant la place de son amie occupée par une autre ; mais à ce moment de faiblesse succéda la résolution de se montrer digne de celle qu'elle perdait, et comme moyen d'y mieux parvenir, elle se déclara à son tour la petite mère de trois gentilles fillettes enchantées d'obéir à une maman de quatorze ans qui sautait admirablement à la corde et organisait une dinette avec les ressources les plus minces.

La première visite de Charlotte, devenue madame Henri Lepérier, fut tout un événement. Son entrée dans la classe causa une véritable joie à ses compagnes, qui l'embrassèrent et l'admirèrent. Ce premier mouvement d'enthousiasme étant apaisé, Charlotte put annoncer à ses compagnes que très probablement elle allait partir pour le Nouveau-Monde. Un tolle s'éleva contre Christophe Colomb. Sans lui, on n'eût point perdu cette aimable compagne, ou du moins on n'en eût point été séparé par l'Atlantique. La leçon intéressante qu'avait faite M. Delorme quelques mois auparavant sur l'illustre navigateur, servit de texte à toutes sortes de récriminations. « Quel besoin ce Génois avait-il de montrer tant de persévérance et de courage pour donner occasion au ministre des affaires étrangères d'envoyer les consuls à l'autre bout du monde ? Beau résultat ! Passe encore pour les consuls non mariés, ou du moins pour tous ceux qui n'avaient pas épousé Charlotte. »

Quelques jours plus tard, on apprenait que M. Lepérier était envoyé au Japon. Ce changement de destination ne pouvait consoler les amies de Charlotte, mais il eut pour effet de leur inspirer le regret d'avoir si légèrement traité l'héroïque Christophe Colomb.

La première épreuve a souvent une influence décisive sur toute notre vie. Pour les uns, elle est un écueil ; pour d'autres, une occasion de développer de belles qualités que la prospérité eût peut-être étouffées en germe.

La pensée de Charlotte était toujours présente à Marie. Elle s'inspirait des conseils et des exemples de cette précieuse amie ; sans rien perdre de la gaieté naturelle à son âge, on voyait que la réflexion commençait à lui devenir habituelle ; les lettres qu'elle écrivait à son père étaient remplies de mille détails que la distance rendait encore plus précieux. Lorsqu'elle était première, Marie plaçait un gros I en tête de sa lettre. Le fait glorieux d'avoir sauté cent fois de suite à la corde était raconté ; le nom de Charlotte revenait sans cesse. La tante Solaville et les cousines tenaient peu de place, car Marie n'ignorait pas qu'une plume médisante est sœur d'une langue médisante. Paul était le plus aimable des cousins. « Je serai bien contente, disait naïvement Marie, quand il aura de belles moustaches comme les vôtres. » M. Delorme n'était pas oublié, et c'était avec raison : il suivait avec un intérêt tout particulier les progrès de Marie. On remarquait avec quelle complaisance il s'étendait sur tout ce qui avait rapport à notre colonie française lorsque l'occasion s'en présentait, et toujours le professeur se tournait du côté de Marie comme pour lui adresser l'hommage de sa leçon. Cette sympathie du maître pour son élève tenait-elle simplement à une application soutenue, à des succès de classe ? Non : M. Delorme était un aussi bon juge en matière de sentiment qu'en matière d'intelligence.

Madame Solaville et ses filles avaient brusquement quitté Paris sans en faire connaître la raison ; Paul était entré à Saint-Cyr, comme il l'avait annoncé. On le voyait de temps en temps arriver au parloir. Il apportait à Marie des nouvelles d'Afrique, ayant soin de passer sous silence les mauvais tours que les Arabes jouaient aux Français. Au moment de partir, l'aimable cousin trouvait, comme par hasard, dans ses poches des primeurs de la saison. Un jour il jouait au papa, une autrefois au frère, mais toujours c'était l'excellent garçon d'autrefois qui pensait à une enfant sans famille, à qui la présence d'un cousin au degré le plus éloigné devait encore faire plaisir.

Quand la chaleur du mois d'août incommodait Marie, elle se disait : le soleil d'Afrique est bien autrement difficile à supporter, car on ne se promène pas toujours dans des bois de lauriers-roses et d'orangers.

Pour mille bonnes raisons, les élèves de madame Lombard ne s'occupaient point des affaires publiques. Parfois le nom d'une victoire arrivait jusqu'à elles sans leur causer d'autre sentiment que le plaisir de savoir les Français vainqueurs des Arabes. Ces enfants ne se demandaient pas ce que cette victoire avait pu coûter de sang à la France. Marie ignora donc les glorieux faits d'armes de son père à la bataille de la Macta, où il avait été grièvement blessé. Ce fut seulement six mois plus tard que M. Cormery s'excusa de l'irrégularité de sa correspondance, en annonçant à sa fille qu'il avait battu les Arabes ; par suite de quoi il se trouvait promu au grade de colonel. Cette lettre était datée d'Alger. Le colonel était à l'hôpital depuis un mois, il avait reçu deux balles dans le genou droit, et il était fort à craindre qu'il ne restât infirme.

Si le colonel savait affronter l'ennemi sans jamais regarder au nombre, il n'envisageait pas sans trouble l'avenir. Il ne possédait que le modeste patrimoine de sa femme, ressource insuffisante pour établir sa fille et même pour vivre dans une certaine aisance.

Une fois que les souffrances du blessé furent apaisées, les préoccupations survinrent. Le colonel avait calculé que, vu la guerre d'Afrique, il pouvait arriver au grade de général dans l'espace de quelques années. À vingt ans, sa fille serait accomplie, elle rappellerait en tout sa mère, l'avenir d'une si charmante personne était assuré ; mais si l'infirmité arrêtait le colonel au beau milieu de sa carrière, c'en était fait de ses espérances.

Malgré son désir de voir cette enfant bien-aimée, M. Cormery était désolé de rentrer en France. Il se serait fait volontiers attacher sur son cheval, pour conduire ses soldats à la victoire. Cependant son régiment resta encore une année en Afrique sans que le 2e chasseurs prît part à la nouvelle campagne.

Il y avait alors à l'hôpital militaire d'Alger un médecin qui réunissait aux connaissances de son art des qualités peu ordinaires. M. Vincent était un homme d'âge mûr. Il avait fait les guerres d'Italie sous l'empereur Napoléon Ier. Chrétien, bon, fort instruit et doué d'un esprit remarquable, il était aimé de tous ceux qui le connaissaient. Les jeunes gens recherchaient sa société ; le soldat le voyait approcher de son lit avec un véritable plaisir, car il était sûr d'être bien soigné, et de plus d'entendre des paroles d'encouragement assaisonnées d'une gaieté devant laquelle se dissipaient les plus sombres préoccupations comme la brume du matin aux rayons d'un clair soleil.

La sympathie devait naître et naquit promptement entre le colonel et son médecin ; cette sympathie prit bientôt la forme d'une bonne et franche intimité.

Chaque jour, les deux amis passaient des heures entières à causer ensemble. Après avoir parlé de leurs campagnes, de la France, des Arabes et du pays, ils s'entretenaient de leur famille.

M. Vincent disait avec fierté qu'il avait un fils dans l'armée, capitaine d'état-major ; il racontait les faits d'armes du jeune capitaine et ne passait pas sous silence les qualités extérieures qui le distinguaient.

Les deux amis faisaient tour à tour l'éloge de leurs enfants, sans se douter qu'ils se donnaient des louanges à eux-mêmes. Ils se communiquaient les lettres qu'ils recevaient ; le docteur se plaisait aussi à lire ses réponses, pages aussi tendres que spirituelles.

M. Vincent ne s'était jamais fait illusion sur la gravité de la blessure de son ami ; mais l'expérience lui avait appris que le temps est un étrange médecin, qui se plaît bien souvent à déjouer les prévisions des autres médecins.

Après une année d'alternatives de crainte et d'espérance, il fallut cependant en venir à constater que le colonel était désormais hors d'état de reprendre du service. On le mit en disponibilité pour adoucir l'épreuve : il comprit à demi-mot, et tournant ses regards vers la France où était le trésor de son cœur, deux grosses larmes coulèrent lentement le long de ses joues sans qu'il essayât de les retenir.

M. Cormery ne voulut point attrister sa fille en lui disant toute la vérité ; mais il ne laissa rien ignorer à madame Lombard, qui devait préparer peu à peu Marie à l'idée de voir son père boiteux.

À quinze ans on ne croit point au malheur : sans doute la jeune fille n'apprit pas avec indifférence que son père était blessé ; mais la joie de le revoir l'empêcha de s'appesantir sur les détails et de saisir les transparentes allusions de madame Lombard

Ce fut au commencement du mois de mai que le 2e chasseurs rentra en France et resta en garnison à Paris. Le jour même de son arrivée, le colonel alla voir sa fille ; son visage bruni par le soleil d'Afrique et la souffrance que lui causait encore sa blessure, donnaient à sa physionomie une expression sévère à laquelle n'était pas habituée Marie. La jeune fille comprit en un instant ce que madame Lombard n'avait même pas pu lui faire soupçonner. Elle se jeta tout en pleurs dans les bras de son père.

Cependant la première émotion étant calmée, on se regarda, on parla du bonheur d'être réunis et de l'espoir de ne plus se quitter.

Marie était grande, sa taille ne perdait rien de sa grâce sous la robe de toile noire, ses cheveux blonds ondés étaient à eux seuls un ornement. En contemplant sa fille, le père oubliait les préoccupations qui l'avaient troublé depuis un an.

On ne put tout se dire dans cette première visite. On alla au plus pressé : la bataille, la victoire et la blessure du colonel ne pouvaient pas plus être des questions ajournées que celle du départ de Charlotte, et du plaisir que Marie éprouvait à lire les lettres de madame la consule. Oui, madame la consule lui écrivait ; les grandeurs ne lui avaient point tourné la tête ; elle racontait même ses impressions de voyage.

Charlotte s'était d'abord crue dans un monde enchanté ; mais les Japonais avec leur peau tannée de diverses couleurs, ressemblant aux personnages de vieux laque qu'on voit figurer sur les paravents, l'avaient bien vite rappelée à la réalité. À en croire madame la consule, c'était au Japon qu'il fallait envoyer les gens de mauvaise humeur, car les Japonais sont toujours gais, polis et même aimables. Quel que soit le poids qui pèse sur les épaules d'un portefaix, il ne perd pas sa gaieté.

Charlotte n'oubliait pas l'article toilette. « Figure-toi, disait-elle, les Japonaises avec de beaux cheveux noirs comme l'ébène partagés en deux ou trois bandeaux gracieusement retenus par deux épingles. Cette coiffure-là te siérait très bien, et lorsque je reviendrai en France, je me propose d'en faire l'essai. »

À tous ces détails se mêlaient des réflexions sérieuses. Charlotte était toujours la petite mère de Marie. « Il y a une chose qui me manque à Yokohama, lui disait-elle : il n'y a point de misère ici. On ignore le bonheur de secourir ses semblables. Que de fois je pense aux pauvres familles que nous visitions avec madame Lombard ! Mais aussi, s'il n'y a pas de misère au Japon, le luxe y est inconnu.

« Je suis allée au bal. Quel bal, ma chère ! On était parvenu à grand-peine à réunir quelques femmes européennes. Bien entendu, nous n'avons pas dansé. Comment danserait-on par une température de 40 degrés Réaumur ? Notre folle Aglaé en serait seule capable. Les modes françaises arrivent jusqu'ici ; rien de plus frais et de plus élégant. »

Ces détails étaient écoutés attentivement par M. Cormery ; ils l'intéressaient presque autant que Marie et ses compagnes.

Par une faveur toute spéciale, le colonel était autorisé à venir voir sa fille tous les jours. Il constata avec bonheur tout ce que deux années avaient apporté de grâce et de raison à sa chère enfant ; mais, chose étonnante, les éloges que madame Lombard donna à son élève surpassèrent tous ceux que le père donnait en secret à sa fille.

L'éducation de Marie était parfaite, son instruction sérieuse ; elle annonçait de remarquables dispositions pour le dessin ; déjà elle peignait avec talent ; le maître trouvait dans le coloris de son élève préférée ce quelque chose que la nature seule peut donner, et qui se rencontre rarement.

Quand une jeune fille de l'âge de Marie n'a plus de mère, il est sage de prolonger son séjour au pensionnat. D'ailleurs tant que la position du colonel était incertaine, pouvait-on prendre un parti ?

Toute jeunesse n'a pas son printemps : il y a des ombres qui passent avant l'heure sur certaines vies. On voit se réaliser des malheurs dont on n'avait pas même prononcé le nom, tant on les croyait improbables.

Marie pressentait confusément ce que son inexpérience lui laissait encore ignorer. Dès que son père l'avait quittée, elle devenait soucieuse, agitée et faisait un retour sur le passé. Elle comparait le brillant officier d'autrefois au colonel boiteux. Cette infirmité la désolait, elle en était presque humiliée. À partir de ce moment, ses compagnes lui devinrent indifférentes. Toutes ses pensées se tournaient vers Charlotte, cette amie sage, qui aurait si bien su la consoler ! « Quand irai-je demeurer avec mon bon père ? se demandait-elle ; ma présence adoucirait ses chagrins et même ses souffrances ; je le distrairais. » La tristesse semblait à la jeune fille le plus grand des maux.

C'est en se promenant seule dans les allées solitaires du jardin que Marie faisait toutes ces réflexions. Ce changement d'humeur ne pouvait échapper à ses compagnes. « Tu ne joues plus depuis que ton père est arrivé, dirent quelques étourdies.

-- Je le crois bien, repartit une petite fille de huit ans ; si papa avait le genou cassé, moi je ne jouerais pas non plus », et l'enfant courut embrasser Marie, qui lui rendit son baiser.

Le colonel voyait ce qui se passait dans le cœur et dans l'esprit de sa chère enfant, mais il feignait de l'ignorer. Au lieu de rester au parloir, il l'emmenait et lui faisait connaître ce que Paris possède d'intéressant pour une jeune fille ; le temps passait ainsi doucement.

V -- La jeune maîtresse de maison. -- La partie de piquet.

M. Cormery fut définitivement mis à la retraite ; il eut d'abord la pensée de se retirer dans une petite ville de province où ses revenus eussent alors largement suffi à procurer une existence agréable à sa fille. Mais le colonel partageait l'illusion de beaucoup de gens : Paris était à ses yeux la ville qui offre le plus de ressources, et d'ailleurs c'était avec le concours de quelques amis qu'il pouvait espérer établir Marie.

Après huit jours de recherches, on trouva un appartement dans une belle maison de la rue du Regard. Tout y était convenable, Marie aurait même un cabinet de travail ; mais ce qui l'enchantait surtout, c'est que cet appartement était au rez-de-chaussée, circonstance favorable à l'infirmité de son père. Madame Lombard s'offrit à diriger sa chère élève dans l'achat des meubles. Ces courses intéressaient Marie, qui se demanda, à la vue de quelques billets de cinq cents francs, pourquoi l'on prétendait que son père n'avait pas de fortune. Elle raconta à ses compagnes, jalouses de recouvrer leur liberté, l'emploi de ses journées, et les faisait juges de son bon goût. Enfin le jour tant désiré arriva : Marie fit ses adieux à ses amies et en fut plus émue qu'elle ne s'y attendait. Madame Lombard ajouta à ses conseils maternels des conseils d'économie domestique.

Le lendemain du départ de la gentille pensionnaire, miss Isabella Fish remarqua que la physionomie de M. Delorme était empreinte d'une certaine tristesse ; ses regards se tournaient sans cesse du côté de la place où n'était plus son élève favorite ; ordinairement il ne tirait pas sa montre si souvent et prolongeait parfois la leçon de cinq minutes. Miss Isabella Fish formula sa pensée en ces termes : « Il est fou de Marie. »

Anglaise ou Française, une écolière comprend difficilement la sympathie qu'éprouve le professeur pour l'élève studieuse qui fait honneur à son enseignement, se montre attentive et ne craint pas de solliciter une explication lorsqu'elle lui est nécessaire. Miss Isabella ignorait qu'une bonne élève soutient le courage du professeur, qui trop souvent ne rencontre que l'indifférence, l'étourderie ou l'ingratitude.

M. Cormery et sa fille étaient satisfaits de leur établissement ; heureux d'être ensemble, ils ne s'apercevaient pas de ce qui manquait dans leur modeste intérieur. La difficulté la plus grande fut de trouver une servante. Toutes celles qui se présentaient étaient ou trop jeunes ou trop ambitieuses pour un ménage comme celui du colonel. Il fallut se résoudre à engager une Gasconne restée probe après un séjour de trente ans dans la capitale. C'était une veuve laborieuse et assez bonne cuisinière, mais d'un extérieur peu avenant qui ne permettrait jamais qu'elle accompagnât sa jeune maîtresse.

Colette entrait volontiers dans une maison où elle aurait pour maître un officier infirme et une maîtresse de seize ans. « C'est tout à fait mon affaire, pensait la veuve Colette ; il se peut que mademoiselle veuille essayer de l'autorité et que M. le colonel, se croyant encore à la tête de son régiment, veuille me commander comme si j'avais mes pauvres dix-huit ans ; mais je mettrai bien vite le père et la fille à la raison ! »

Or donc Colette fit une entrée triomphante dans sa nouvelle place. Le zèle qu'elle apportait à l'arrangement de toutes choses ne pouvait faire oublier sa laideur. Le colonel en voulait un peu à madame Lombard de l'avoir affligé de cette mégère.

Quand le service de Colette exigeait qu'elle parût devant son maître, il baissait les yeux ou les fermait. Aussi la modestie de l'officier occupait-elle une large place dans les cancans de la cuisinière. Cette antipathie du colonel rendait impossible tout différend ; d'autre part, Marie, qui n'oubliait pas les conseils de madame Lombard, était d'une politesse si affable, qu'une année s'écoula sans encombre. Il arrivait bien que Colette contredît sa maîtresse, sinon en paroles, du moins en action. Si l'arrangement des meubles du salon ne lui convenait pas, elle changeait tout de place, et se félicitait de son bon goût ; si elle jugeait que le feu flambait trop fort, elle jetait de l'eau dessus ou retirait les tisons, au risque de remplir la chambre de fumée.

Mademoiselle Cormery gardait le silence lorsque ces muettes réprimandes ne s'adressaient qu'à elle, mais elle était moins traitable lorsqu'il s'agissait de son père. Toutefois Marie n'ignorait pas que la fidélité est la première qualité d'une servante ; Colette tenait parfaitement le ménage, elle étudiait les goûts du colonel, et en tenait compte à peu de frais. En un mot, la brave femme s'attachait à ses maîtres. Sans savoir en quoi consistait la fortune du colonel, il lui était aisé de voir que le budget était mince, et comme Colette ne voulait pas passer pour servir des gens gênés, elle ne craignait pas d'aller un peu loin chercher les provisions. Le mot de colonel commençait et terminait chacune de ses phrases : « M. le colonel préférait tel morceau de bœuf à celui-là, il lui fallait des côtelettes de choix, etc., etc. » C'est ainsi que Colette se posait chez chaque fournisseur, ce qui lui valait autant de considération qu'à son colonel.

Cependant Marie savait mettre des bornes au zèle de la servante ; elle seule apportait le café à son père, plaçait sous ses pieds le coussin qui lui était devenu indispensable ; une partie de sa matinée était consacrée à ce père chéri. Une fois que Marie avait fini son service, comme elle disait, elle se retirait dans son petit atelier, partageant le temps entre le dessin et la lecture.

Charlotte, fidèlement tenue au courant de ce qui se passait dans le ménage de sa chère fille, s'associait par la pensée à son bonheur et aux difficultés inséparables de sa nouvelle situation ; ses lettres apportaient toujours à Marie de tendres et utiles conseils, et à propos du caractère de dame Colette, elle lui faisait le récit de ce qu'elle avait à souffrir des serviteurs japonais, qui sont familiers et même grossiers, s'ils ne sont tenus à une certaine distance.

L'hiver qui suivit cette première année fut très rigoureux, et il eut une fâcheuse influence sur la santé du colonel. Il ne sortait plus que rarement, et encore n'était-ce pas sans faire un grand effort. Ce changement exigeait certaines dépenses qui n'avaient point été comprises dans le budget de la jeune ménagère. Qui ne sait combien coûte la maladie ! Et, Marie pouvait-elle songer à faire la plus petite économie quand il s'agissait de procurer un adoucissement aux souffrances de son père ? L'inquiétude et bientôt l'angoisse se firent sentir au cœur de la pauvre petite. Elle ne s'endormait plus avec l'insouciance qui assure le sommeil. Elle calculait sans cesse, et ne pouvait arriver à trouver le moyen d'aller au-delà du strict nécessaire. Mademoiselle Cormery faisait partie d'une école qui compte peu de disciples, parce qu'elle enseigne à se passer de tout ce qu'on n'a pas le moyen de se procurer. Marie suppléait avec art à ce qui manquait à sa toilette ; sa chevelure était l'objet de tous ses soins, non pas qu'elle fût coquette, mais elle aimait à entendre dire à son père : « Que tu es bien coiffée, ma fille. »

Les privations que Marie s'imposait ne lui coûtaient nullement ; mais elle ne se sentait pas aussi ferme dans ses principes lorsqu'il s'agissait de son père.

Madame Lombard venait de temps à autre visiter le petit ménage, comme elle disait. Un jour, la vieille amie réclama le bras de son élève pour faire une longue course. Traverser le Luxembourg dans toute sa longueur, respirer largement l'air vif, était presque un plaisir nouveau pour Marie. Une conversation intime ajoutait au charme de la promenade. Après avoir fait toutes ses confidences à madame Lombard, Marie s'écria : « Que je serais heureuse si je pouvais gagner un peu d'argent !

-- La chose n'est pas impossible, chère enfant, puisque vous avez des talents. Je connais des jeunes personnes de bonne famille qui sont arrivées à se faire un joli petit revenu.

-- Chère madame, si vous pouviez par vos relations me procurer soit une leçon de dessin, soit toute autre leçon, il me serait facile de m'absenter deux heures par jour, et cela suffirait pour mettre une grande aisance dans notre intérieur.

-- J'y penserai, ma chère fille, j'en parlerai à M. Delorme, qui conserve de vous un si bon souvenir.» Cet espoir releva le courage de Marie, sa physionomie prit une expression de joie qui frappa son père. « Comme cette promenade lui a fait du bien, madame ; quand vous aurez besoin d'être accompagnée, souvenez-vous qu'il y a ici une jeune personne toute disposée à vous suivre. »

À partir de ce moment, Marie ne songea plus qu'à ses élèves futures : elles seraient charmantes, attentives, et lui feraient le plus grand honneur.

Quinze jours plus tard, une famille hollandaise s'adressait à madame Lombard : on désirait une personne distinguée pour donner des leçons de français à une enfant de douze ans.

L'excellente madame Lombard dit qu'elle chercherait ; mais la personne distinguée était toute trouvée. Elle répondit, tranquillement sans négliger de faire valoir les qualités de son ancienne élève, et fit des conditions qui étaient en rapport avec la fortune de la dame hollandaise, et alla le même jour porter cette bonne espérance à Marie.

Madame Lombard se présenta chez le colonel avec l'assurance d'une personne qui est sûre du succès de sa démarche. Mais le colonel accueillit ses ouvertures avec froideur.

Après un moment de silence embarrassé, il la remercia poliment ; sa parole avait l'accent de la fierté blessée quand il lui dit : « Ma fille ne donnera pas de leçons au cachet. Elle et moi nous nous contenterons de notre modeste revenu. Si, par hasard, il ne nous suffisait pas, nous pourrions toujours nous retirer à Blois, où habitent quelques parents de madame Cormery. »

Après ce premier mouvement dont il n'avait pas été maître, le colonel craignit d'avoir blessé sa généreuse amie. Il la remercia, fit valoir comme excuse de son refus la jeunesse de sa fille et le besoin qu'il avait d'une si aimable société.

Madame Lombard avait obtenu que l'élève viendrait prendre ses leçons chez la maîtresse. Mais l'amour-propre du colonel trouva encore des objections : comment supporter l'idée que Marie donnerait des leçons ! Il s'arracha de son fauteuil et fit péniblement plusieurs tours dans sa chambre. Enfin, retournant à sa place, le colonel se demanda à demi-voix s'il ne commettait pas une injustice envers sa fille, et si sa fierté n'était pas tout bonnement de l'orgueil ?

La présence de Colette l'empêcha d'éclaircir la question.

Marie attendait madame Lombard au passage.

« Eh bien ? dit-elle en l'apercevant.

-- Chère petite, monsieur votre père refuse ma proposition... je conçois... mais j'ai un autre projet qui ne souffrira aucune objection. Ayez confiance, ma bonne Marie. »

Malgré tous ses efforts, la jeune fille ne put entièrement dissimuler la peine que lui causait le refus de son père. Quels charmants projets n'avait-elle pas déjà faits ! Revues et journaux arriveraient chaque jour pour distraire le cher infirme, on ne regarderait plus à prendre une voiture ; Colette, qui connaissait bien les goûts de son maître, ne craindrait pas tant la dépense ; enfin, Marie achèterait une certaine pipe d'écume devant laquelle le colonel ne passait jamais sans la regarder avec des yeux d'envie. C'était bien l'histoire de Perrette et de son pot au lait !

Cependant madame Lombard avait dit : J'ai un autre projet. Cette espérance ne suffit pas pour dissiper entièrement le nuage qui s'était formé sur le front calme de Marie. Lorsqu'elle entra, son père l'embrassa avec un redoublement de tendresse ; il la considéra avec une sorte d'admiration orgueilleuse qui semblait dire : Non, je ne consentirai jamais à ce que tu augmentes nos ressources au prix d'une humiliation.

Pauvre M. Cormery ! quelle erreur était la sienne ! Le travail ennoblit toutes les femmes qui acceptent généreusement la nécessité de s'y soumettre. La mère de famille ajoute à son revenu en utilisant ses talents, et quelle joie n'est-ce pas pour elle de parer ses enfants, de leur accorder mille petites douceurs sans augmenter les dépenses essentielles du ménage. Et ces filles dévouées ! matinales en toute saison, qui passent les plus belles années de leur vie dans l'obscurité, travaillant péniblement pour augmenter le bien-être de leurs vieux parents. Certes, si le colonel eût connu ces femmes, il ne leur eût point refusé son estime et son admiration.

Mais qui ne pardonnerait à la tendresse d'un père ? Qui oserait blâmer sa prudence ?

M. Delorme avait été mis, par madame Lombard, au courant des tristesses de sa chère élève. Il comprenait aussi bien la fierté du père que la générosité de la fille. « Il faut les sortir de là, se dit-il, nous y arriverons. D'abord, je quitte les hauteurs de Chaillot pour descendre dans la rue de Sèvres : qui ne connaît la puissance du voisinage ! »

Préoccupé de son projet, le professeur n'apporta pas à ses élèves l'expression de sa bonne humeur habituelle. Il eut quelques distractions qui furent remarquées. Est-il rien de plus gênant qu'une idée fixe qui revient sans cesse, en dépit des efforts qu'on fait pour l'éloigner ?

M. Delorme allait prendre le chemin de Chaillot, lorsqu'il lui vint à la pensée d'offrir à mademoiselle Cormery un livre qu'il venait de publier. N'était-ce pas une occasion naturelle de se présenter chez le père de son ancienne élève ?

Quoique les cartons du professeur fussent remplis depuis longtemps de travaux fort intéressants, c'était la première fois qu'il avait la satisfaction de se voir imprimé. Par un heureux hasard, un exemplaire de son livre se trouva dans son portefeuille, dont il ne se séparait jamais, et, sans tarder davantage, il se présenta chez le colonel, qui l'accueillit très cordialement, lui témoigna le regret que sa fille fût absente, et l'engagea à prolonger sa visite ; mais M. Delorme eut l'art de se retirer assez vite pour se faire regretter, et demanda la permission de revenir. Cette permission lui fut accordée.

À peine le professeur s'était-il retiré, que Marie rentra.

« Devine, lui dit son père, qui j'ai reçu en ton absence ? »

Marie nomma tous les habitués du petit cercle de leurs connaissances, et finit par renoncer à deviner le nom de ce mystérieux personnage. M. Cormery remit à Marie le livre dont l'auteur lui faisait hommage. Elle rougit de plaisir.

« Pourvu qu'il revienne.

-- Il me l'a promis.

-- N'est-ce pas qu'il a l'air bon, qu'il est aimable ?

-- Je suis enchanté que monsieur Delorme ait fait cette démarche près de moi ; je me connais en physionomies, et certes cet homme-là ne manque ni de cœur ni d'intelligence. C'est vous, mademoiselle la savante, qui me valez cette agréable connaissance. »

Sans se rendre précisément compte des avantages qui pouvaient résulter de la démarche de son professeur, Marie éprouvait un sentiment de confiance et de bien-être. Elle ne parla que de M. Delorme tout le reste de la journée.

Huit jours s'étaient écoulés depuis la visite du professeur, lorsqu'un soir, entre huit et neuf heures, un coup de sonnette réveilla M. Cormery.

« C'est lui ! » s'écria Marie.

C'était lui.

« Il est un peu tard, colonel, dites-moi simplement si ma visite est inopportune ?

-- Vous ne pouviez, monsieur, choisir un meilleur moment, car je dois vous avouer que nous avons quelquefois de la peine à prolonger notre tête-à-tête jusqu'à dix heures. »

M. Delorme éprouvait évidemment un vif plaisir à revoir son élève. Madame Lombard, Charlotte et toutes les anciennes compagnes alimentèrent la conversation pendant quelques instants.

« C'est ainsi que vous passez vos soirées dans la douce société de mademoiselle Marie ?

-- Oui, monsieur, ma chère fille me fait la lecture ; elle lit à merveille, ce qui, hélas ! ne m'empêche pas de dormir... c'est affreux ! Il y aurait bien la ressource de jouer au piquet, mais, en dépit des instances de Marie, je ne veux pas lui mettre des cartes dans les mains.

-- Je le comprends, colonel, mais peut-être m'accepteriez-vous pour partenaire ?

-- Votre proposition m'enchante, monsieur ; jusqu'ici je n'ai rencontré que des joueurs de whist, et je désespérais de rencontrer un amateur de piquet. »

Au premier mot, Marie s'était empressée d'ouvrir la table et d'allumer les bougies, et lorsque les deux amateurs de piquet furent établis, elle alla préparer le thé, couvrit le plateau de quelques friandises, et, ne doutant pas que M. Delorme n'eût les mêmes goûts que son père, elle sortit d'une armoire de réserve un flacon de vieux rhum. Cette improvisation ne plut pas précisément à Colette ; toutefois la servante se dit qu'une fois n'est pas coutume, et elle garda le silence.

M. Delorme avait prévenu le colonel qu'il ne se laisserait pas battre aussi facilement que les Arabes, et il l'engageait à bien se défendre.

Cette menace, qui avait fait sourire M. Cormery, se réalisa complètement, et la revanche fut remise au lendemain.

Grâce au piquet, la sympathie se développa rapidement entre ces deux hommes. Si l'ennui avait ouvert la porte au professeur, il faut croire qu'il profita de l'entrebâillement de la porte pour prendre la fuite et ne revint pas.

La présence de M. Delorme, sa conversation, l'attention qu'il témoignait à tout ce qui intéressait M. Cormery et sa fille, donnèrent l'animation qui manquait parfois à ce modeste intérieur. L'intimité de ces trois personnes ne fut pas l'œuvre du temps, mais celle de la sympathie, qui fait qu'on se reconnaît sans s'être jamais vus.

Colette s'éleva contre la partie de piquet qui la faisait veiller jusqu'à dix heures un quart, tandis qu'elle se couchait habituellement à dix ; mais elle finit par s'habituer si bien aux visites du professeur, que les jours où il ne venait pas faire la partie de son maître, elle lui en voulait.

Il y avait déjà six mois que M. Delorme s'appelait l'ami de la maison, lorsqu'il dit un soir, comme par hasard : « Je croyais que vous étiez musicienne, mademoiselle Marie ?

-- Mon cher ami, vous touchez là une corde qui va me faire écarter tout de travers... nous n'avons pas encore de piano, et Marie remet de jour en jour à en louer un.

-- Mademoiselle Marie a raison : chevaux et pianos de louage sont de mauvais instruments... Si je ne craignais d'être indiscret, je vous demanderais l'hospitalité pour un Erard que ma bonne tante m'a laissé. Ce piano m'embarrasse dans mon petit appartement.

-- Vendez-le-nous !

-- Jamais ! Les objets qui ont appartenu à nos parents sont encore un peu d'eux-mêmes. Il me semble voir et entendre cette chère tante nous jouer ces airs qui égayaient notre enfance, et plus tard ces mélodies graves qu'elle comprenait si bien ! Je serais heureux de voir mon piano ici. Soyez simple, colonel, acceptez ma proposition.

-- Soixante, quatre-vingt, cent. Capot. J'accepte. »

Le colonel se croyait vainqueur : il venait de perdre la partie. Illusion qui n'est pas sans exemple.

En homme habile, le généreux ami se retira plus tôt que de coutume, sous prétexte d'avoir encore des devoirs à corriger, et le lendemain, dès huit heures du matin, le piano d'Erard faisait son entrée dans le salon du colonel.

Restée seule, Marie ouvrit le piano, elle était émue ; on eût dit qu'elle retrouvait un ami d'enfance. Elle constata avec bonheur que sa mémoire était restée fidèle et que ses doigts n'avaient rien perdu de leur agilité.

Le colonel, étendu dans son fauteuil, écoutait sa fille avec ravissement. Pauvre petite, pensait-il, voilà une bonne distraction, une compagnie un peu plus gaie que celle de son vieux père. Sans compter que nous obligeons notre cher Delorme !

VI -- La première page d'un livre. -- Les éditeurs.

Les gens laborieux ont besoin de distractions qui ne leur coûtent aucune peine : M. Delorme. n'aurait pas eu le courage de mettre tous les soirs une cravate blanche et un habit pour aller dans le monde ; il avait eu cependant deux fois dans sa vie la faiblesse d'aller au ministère, ce qui lui avait causé plus de fatigue que d'agrément. À la première soirée, il avait perdu son claque, et à la seconde, sa main droite n'ayant pu se loger dans un gant paille sans en forcer l'entrée, il se sentit mal à l'aise et crut devoir se retirer. Mais, achever la journée avec des amis, causer librement, dire des riens ou être sérieux, et par-dessus tout être attendu et toujours regretté, n'est-ce pas un délicieux privilège de l'amitié ?

Il fallait un empêchement absolu pour que le professeur ne vînt pas chez ses amis de la rue du Regard ; on se consolait de son absence en faisant de la musique, et en se rappelant que cette distraction était due à sa bonne amitié.

Plusieurs dames avaient offert au colonel de présenter sa fille dans quelques salons de bonne compagnie ; mais il ne pouvait se décider à accepter. À l'âge de Marie, pensait-il, une jeune personne doit toujours être sous le regard de sa mère ; d'ailleurs à quoi bon ? Quelle que soit la bienveillance qu'on témoignera à ma fille, on n'oubliera pas que je n'ai pas de dot à lui donner.

Un jour, madame Lombard invita Marie à venir passer la journée avec d'anciennes compagnes qui n'étaient plus des petites filles, mais des jeunes personnes presque de son âge. Aller chez madame Lombard était toujours un plaisir pour Marie. Cette invitation avait pour but de procurer à M. Delorme l'occasion de s'entretenir avec l'élève dont il était devenu l'ami.

« Mademoiselle, lui dit-il, vous m'honorez de votre confiance, et j'ose dire que vous avez raison. Je sais par madame Lombard qu'il vous serait agréable d'employer utilement quelques heures de la journée. Je sais aussi que monsieur votre père a rejeté une proposition qui vous a été faite, et je le comprends ; mais j'ai à vous proposer une occupation qui sera tout à fait de votre goût, et que vous pourrez laisser ignorer à monsieur votre père sans user pour cela de la moindre dissimulation. Madame Lombard et moi sommes d'accord sur ce point. Je n'ai pas oublié avec quelle facilité vous faisiez vos extraits d'histoire ; votre style est simple, vous ne manquez pas d'imagination. Eh bien, ma chère enfant, -- permettez-moi de vous appeler ainsi, -- je vous engage à écrire...

-- Vous voulez faire de moi une femme auteur ? Comme vous m'étonnez, monsieur !

-- Sur quoi sont fondées vos préventions sur les femmes auteurs, je vous prie ?

-- Je ne sais pas... mais... il me semble...

-- Allons, je viens à votre secours : la publicité n'est assurément pas faite pour les femmes ; mais il y a des exceptions que nous, vieux pédants, apprécions : l'esprit naturel, des sentiments élevés, une imagination sage, la pensée d'être utile ou de procurer au lecteur un agréable délassement, sont les conditions auxquelles une femme peut prendre la plume, et je crois, mademoiselle Marie, que vous possédez toutes ces qualités. Vous allez donc chercher le sujet d'un livre d'enfant, et je me charge de vous trouver un éditeur.

-- Y pensez-vous, monsieur ? moi, faire un livre !

-- C'est après y avoir pensé que je vous le conseille. Soyez tranquille, je ne vous ferai pas de compliments ; je suis un ami sérieux, rude quelquefois, la critique ne vous manquera pas. Ainsi, c'est chose convenue : vous allez chercher votre sujet, puis vous écrirez une jolie histoire, accompagnée de réflexions comme vous savez en faire. Méfiez-vous de votre imagination, ne quittez pas une pensée sans l'avoir approfondie, sans en tirer tout le parti possible. Il faut que tous les personnages mis en scène se retrouvent jusqu'à ce que l'auteur écrive avec ravissement le mot : fin. Ne laissez personne en route. »

Pour la première fois de sa vie peut-être, M. Delorme fut en retard de trois minutes.

En dépit des encouragements qui lui étaient donnés, Marie persistait à se croire incapable de réaliser les espérances de son cher maître. Son affection pour moi lui fait illusion sur mes moyens, pensait-elle, et d'ailleurs, puis-je suivre le conseil de mes amis sans avoir le consentement de mon père ? Cette délicatesse n'était sans doute qu'un prétexte pour éloigner le moment de l'épreuve, car, un instant après, Marie se dit : Eh bien ! j'essaierai, je me fie à son expérience et à sa bonté.

Cependant la semaine s'écoula sans que la jeune fille osât se mettre à l'œuvre. Un beau cahier était placé sur son pupitre, sa plume taillée, l'écritoire remplie de l'encre la plus pure, et après avoir considéré et touché chacun de ces objets, comme pour s'assurer du concours qu'ils allaient lui prêter, Marie se levait, s'asseyait encore et renonçait enfin, pour ce jour-là, à prendre la plume.

M. Delorme, en arrivant le soir, trouvait moyen de lui glisser à l'oreille un eh bien ? auquel Marie répondait toujours : Pas une idée.

Le professeur ne s'en étonnait pas, et ne pouvant encourager ouvertement son élève à persévérer, il tirait parti des incidents du cent de piquet. Loin de se fâcher contre ses mauvaises cartes, il faisait un petit discours sur la persévérance, et blâmait le colonel d'être si fier de sa bonne veine, attendu, disait-il, qu'une partie perdue n'empêche pas d'en gagner une autre. « Souvenez-vous de cela, mademoiselle Marie, et ne vous laissez pas abattre par un mauvais succès. » Marie souriait et promettait à M. Delorme d'avoir de la persévérance, non seulement au piquet, mais dans toutes ses entreprises.

Le professeur avait recommandé à son élève de ne pas laisser passer un jour sans prendre la plume, l'assurant que le seul fait de la tenir, d'avoir un beau papier blanc devant soi, finirait par amener un résultat.

Lorsque, sous quelque prétexte, Colette entrait dans la chambre et qu'elle voyait sa jeune maîtresse silencieuse devant un cahier blanc, trempant et retrempant sa plume dans l'encre, sans pour cela écrire un mot, la brave fille se disait : « Tout de même, j'ai plus de facilité que ça, et quand j'écris au pays, j'ai bientôt fait de remplir mes quatre pages. »

Enfin, le 4 avril de l'année 186..., Marie, transportée de joie, s'écria : J'ai une idée ! Elle venait d'écrire ces mots : Dans la petite ville d'Amboise... lorsque Colette entra pour lui dire que M. le colonel la demandait.

Elle se leva immédiatement et alla trouver son père, qui voulait mettre en ordre certains faits de ses campagnes d'Afrique.

L'intérêt réel qu'offraient les souvenirs de M. Cormery ne put distraire Marie de cette pensée : « Il y avait dans la petite ville d'Amboise... À vrai dire, l'auteur de ce membre de phrase ne savait pas du tout ce qu'elle allait trouver dans cette jolie petite ville d'Amboise ; mais n'importe, la glace était rompue, et dès le lendemain, à sa grande surprise, Marie trouva tant de sujets intéressants dans cette gracieuse petite ville qui se mire dans la Loire, qu'elle en fut comme accablée, et, le soir même, elle fit un petit signe d'intelligence à son maître, dont le sourire fut pour elle une première récompense.

Ce que M. Delorme avait annoncé se réalisa : Marie, à son grand étonnement, présenta trois mois plus tard à son maître de jolis cahiers contenant une histoire très intéressante. Le professeur tint parole, et, quoique fort occupé, il lut attentivement le travail de son élève, fit des observations et des corrections.

« Si mon père allait s'opposer à la publication de ce petit volume ?

-- Ne craignez rien, ma chère enfant ; nous arriverons à obtenir son consentement, dussé-je me faire faire capot pour le reste de ma vie. »

M. Delorme n'ignorait pas combien il est difficile de faire accepter un premier travail lorsque le nom de l'auteur ne l'impose pas au public. Il garda le secret sur ses démarches multipliées, sur l'éloquence qu'il déploya pour arriver à un heureux résultat, et ce fut seulement quatre mois plus tard que le livre de mademoiselle Cormery fut imprimé.

Une question restait à résoudre : M. Cormery permettrait-il de laisser figurer son nom sur ce volume, ou par un calcul de fausse modestie, imposerait-il à Marie le pseudonyme, fort à la mode alors ?

Un jour, c'était un jeudi, le professeur vint surprendre son voisin à une heure où il était sûr de le trouver seul. Il tira de son portefeuille une mise en pages assez considérable, et, sans circonlocutions, il dit : « Colonel, voici un charmant petit volume que Mlle Marie a écrit sur mon conseil ; permettez-vous qu'elle y mette son nom ?

-- Vous dites, mon ami, que ma fille a fait un livre ?

-- Oui, et un très joli petit livre.

-- Voyons cela. »

Et, prenant les épreuves, il lut plusieurs pages, s'arrêtant, s'exclamant, puis il finit par dire : « Certes, je consens à ce que Marie s'avoue l'auteur de ces charmantes pages. Mon ami, je ne suis pas, après tout, très surpris ; ma fille est admirablement douée. Vous me l'avez dit souvent ; mais quelle reconnaissance je vous dois, mon cher Delorme ! Grâce à vous, Marie aura un petit trésor à elle, et surtout une occupation qui lui fera oublier bien des choses. Ah ! qu'il est rare de rencontrer un véritable ami ! Ce nom est donné, au hasard, à bien des gens qui n'en sont pas dignes. »

La conversation allait prendre un tour pathétique, lorsque Marie entra toute radieuse. Il est aisé d'imaginer tout ce qui fut dit et redit.

M. Delorme se retira le sourire sur les lèvres. Les gens qui le rencontrèrent durent se dire : Voilà un homme bien heureux ! Il a peut-être obtenu de l'avancement dans un ministère, ou il a gagné un lot de la ville de Paris.

Ceux qui auraient ainsi interprété l'expression de la physionomie du professeur auraient fait preuve d'ignorance. L'intérêt personnel ne donne point une expression comme celle qui rayonnait sur le front de M. Delorme ; le bonheur de ceux que nous aimons fait passer dans notre âme un sentiment que l'égoïsme ne connaît pas.

À partir de ce jour, Marie accepta franchement la carrière qui s'ouvrait devant elle. L'expérience de son père lui était utile ; il modifiait ses idées et lui en fournissait quelquefois dont elle savait tirer avantage.

Le livre parut : le moment où M. Delorme le remis à son élève fut vraiment solennel ; l'auteur y arrêta à peine les yeux et le présenta à son père, qui le prit des mains de sa fille avec un sentiment d'orgueil.

Lorsque le livre eut été considéré dans tous ses détails, M. Delorme remit à Marie une jolie bourse contenant vingt pièces d'or. Marie se crut, en dépit de sa modestie, sur le chemin de la fortune. Le chef-d'œuvre fut aussitôt expédié à madame la Consule. Oh ! que l'auteur eût été heureuse de voir la surprise de son amie et de recevoir ses félicitations !

Colette fut vite au courant de ce qui se passait, et son respect pour sa jeune maîtresse s'en accrut. Elle se vantait même de servir une demoiselle qui faisait des livres.

Madame Lombard et M. Delorme furent invités à dîner huit jours à l'avance ; ce dîner devait être préparé avec un soin en raison de la circonstance. Colette le comprit et ne se montra pas trop parcimonieuse, quoiqu'il lui en coûtât un peu de dépenser dans un jour ce qui eût suffit pour trois jours.

Ce petit dîner intime fut on ne peut plus agréable. Madame Lombard offrit à son élève un bouquet de roses, les dernières de la saison. M. Delorme regretta pour la première fois de sa vie de n'être pas poète. Le colonel le consola en parlant de l'amitié comme un homme qui en recueille les bienfaits.

Le passé s'effaçait sous l'heureuse impression du moment présent. Le père de Marie l'oublia complètement, je crois, en portant la santé de l'auteur et celle de son maître.

Le premier succès de Marie semblait en promettre d'autres : il n'en fut pas ainsi. M. Delorme essuya un refus de l'éditeur qui l'avait d'abord bien accueilli ; il fit d'autres démarches sans être plus heureux.

« Je crois, dit-il à mademoiselle Cormery, qu'il y aurait avantage à ce que vous proposassiez vous-même vos manuscrits. Peut-être réussirez-vous mieux que moi. »

Ce conseil sembla dur à la jeune fille ; toutefois elle l'accepta comme elle acceptait tous ceux de son respectable ami, quoique très intimidée de se présenter seule chez des étrangers.

Elle sortit dès le lendemain par une froide matinée de janvier, bien résolue à suivre l'itinéraire tracé par M. Delorme, ayant le secret espoir que sa première démarche serait heureuse.

Un sentiment de dignité avait succédé à l'émotion, lorsque, après une demi-heure d'attente, elle fut introduite dans un bureau où se trouvait un gros monsieur d'une soixantaine d'années, ayant perruque noire et moustaches grises. Il prit des mains de mademoiselle Cormery le manuscrit qu'elle lui présentait, le feuilleta rapidement et le lui rendit en disant : « Mademoiselle, nous n'éditons que des choses sérieuses, ce genre-là ne nous convient pas du tout. »

Marie rougit et se retira à peine maîtresse de l'émotion que lui causait ce premier refus. Plus loin, un jeune homme, très pressé de lire son courrier pria mademoiselle Cormery de déposer son manuscrit, et de revenir dans deux mois chercher une réponse. Il ne s'enquit nullement du genre de l'ouvrage qu'on lui présentait pas plus que du nom de l'auteur. Une semblable indifférence équivalait évidemment à un refus ; l'auteur le comprit, et trouva un prétexte pour emporter son manuscrit.

Marie n'eut pas le courage de dissimuler à son père combien elle était affligée du mauvais résultat de ses démarches. Le colonel fit le procès de ces messieurs ; il les traita d'ignorants, d'hommes sans goût, et pire encore.

M. Delorme consolait son élève en lui disant que les plus grands écrivains avaient eu de semblables épreuves, quoiqu'ils écrivissent pour la postérité.

Marie souriait mélancoliquement ; mais, confiante dans son vieil ami, elle se remit au travail.

Peu de temps après, elle reçut d'un éditeur, connu du monde entier, un billet ainsi conçu :

« Mademoiselle,

« M. Delorme m'a parlé de vous dans des termes qui me font désirer d'être votre éditeur. J'attends que vous me mettiez à même de vous prouver ma bonne volonté. »

Quelle surprise ! c'était à n'en pas croire ses yeux.

Le colonel aurait souhaité que sa fille attendît quelques jours avant de se rendre à cette invitation. Il trouvait cela plus convenable. Marie, au contraire, jugea que la meilleure manière de répondre à une invitation aussi aimable était de porter son manuscrit dès le lendemain.

Cette démarche avait un tout autre caractère que les précédentes. Quel que soit le résultat de cette première entrevue, se disait Marie, je suis sûre d'un accueil bienveillant.

Elle ne s'était pas trompée : elle fut reçue par un gentleman bien différent des hommes auxquels elle s'était adressée.

La pièce où elle avait été introduite était en parfaite harmonie avec celui qui l'occupait. C'était aussi bien le cabinet d'un ministre que celui d'un savant.

Le nom de M. Delorme donna à la conversation un tour simple, et presque cordial, qui existe rarement dans une première entrevue de ce genre. Évidemment l'auteur et l'éditeur étaient satisfaits l'un de l'autre, et trois mois s'étaient à peine écoulés, lorsqu'un petit livre rose vint réjouir les yeux de l'auteur et de son respectable père.

À partir de ce moment, mademoiselle Cormery, toujours conseillée par son ami, ne trouva plus de difficulté à faire éditer chaque année un de ces jolis volumes qu'on voit dans les mains de tous les enfants.

La riche héritière qui n'a qu'à parler pour que le moindre de ses désirs s'accomplisse comprendrait difficilement la joie qu'éprouvait Marie en recueillant le fruit de son travail. Peu à peu une certaine aisance inconnue jusque-là s'établit dans la maison. Le premier objet de luxe qu'on remarqua fut un excellent fauteuil pour le colonel, qui se fâcha bien un peu, mais on connaît ces bouderies-là.

Marie eût souhaité que ses petits revenus fussent entièrement consacrés à son père ; mais lui aussi avait ses exigences. Il ne s'était pas résigné sans peine à voir sa fille moins élégante que beaucoup d'autres jeunes personnes de son âge. Les pères ont des principes moins arrêtés sur la simplicité que les mères. Le colonel s'entendit avec madame Lombard pour satisfaire sa petite vanité de père.

Colette suivait les progrès de la fortune de ses maîtres ; elle en était fière. Les voilà riches, se disait la servante ; tant mieux. Mademoiselle est courageuse, moi j'aime ça.

La prétendue richesse de M. Cormery consistait principalement à n'avoir pas de dettes. Marie avait appris de madame Lombard que la femme fait la maison par son ordre et son économie, qu'elle ne doit jamais chercher à paraître plus riche qu'elle ne l'est en réalité. Ces conseils avaient été fidèlement suivis par la jeune ménagère qui, n'ayant point escompté l'avenir, jouissait tranquillement de l'aisance que lui procurait son travail.

Cependant l'avenir était toujours la préoccupation habituelle du père : elle est heureuse, se disait-il, du bonheur qu'elle me donne ; mais quelle tristesse pour moi de voir cette charmante fleur rester dans l'ombre !

Chaque fois que cette pensée se présentait à l'esprit de M. Cormery, il prenait la résolution d'accompagner sa fille dans le monde, car il ne s'agissait selon lui que d'arriver dans un salon, de s'asseoir et de faire bonne contenance. Alors le brave colonel se levait, marchait, se redressait de son mieux, mais il ne pouvait se dissimuler entièrement la souffrance que lui causait l'essai de ses forces.

VII -- Une rencontre. -- Les femmes du monde.

Un matin, mademoiselle Cormery aperçut dans un coin de la chapelle voisine, où elle allait souvent prier, une personne qui pleurait discrètement. Aussitôt elle s'intéressa à cette affligée, et lorsqu'elle sortit, Marie la suivit sans trop savoir pourquoi.

Elles s'arrêtèrent toutes les deux sous le péristyle de la chapelle, considérant le pavé mouillé par la pluie.

Au moment où la pauvre personne ouvrait un parapluie dont les baleines menaçantes firent reculer mademoiselle Cormery, l'étrangère la regarda avec surprise, et surmontant sa timidité, elle dit d'une voix incertaine : « Mademoiselle Marie, je crois ? »

C'était mademoiselle Angélique, la sous-maîtresse à laquelle ses élèves ne songeaient plus depuis longtemps.

« Que je suis contente de vous retrouver, mademoiselle Angélique ; mais vous me paraissez bien triste ?

-- Je le suis en effet.

-- Venez vous reposer à la maison, vous me conterez vos chagrins, soyez sûre que j'y compatirai. »

À ces mots prononcés avec l'accent d'une véritable sympathie, mademoiselle Angélique éclata en sanglots.

« Voyons, dit Marie en entrant dans sa chambre, contez-moi vos chagrins, vous êtes veuve peut-être ?

-- Hélas non ! dit-elle en soupirant. Je ne me suis pas mariée. Mon cousin... Ah ! mademoiselle, comme il faut se méfier des cousins !

-- Oh ! reprit mademoiselle Cormery en souriant, je n'en ai qu'un, et à un degré si éloigné, que je ne le considère pas comme un parent, et puis il y a trois ans que je ne l'ai vu. »

Marie laissa parler la pauvre fille, qui lui raconta tous les griefs qu'elle avait contre son cousin Anatole.

« Et depuis ce temps-là, chère mademoiselle, qu'êtes-vous devenue ?

-- Après avoir quitté madame Lombard, faute irréparable, je vis tomber mes illusions : mon cousin n'avait jamais songé, dit-il, à m'épouser. Je me suis réfugiée alors chez une personne presque aussi gênée que moi ; elle acceptait comme paiement les leçons que je donnais à sa petite fille, mais cet arrangement n'a pas duré. Maintenant, je suis seule. J'ai encore quelques leçons, je mange tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, le plus tard possible, de peur d'être reconnue.

-- Courage, mademoiselle, je suis certaine que mon père me permettra de vous venir en aide. Votre robe de soie noire est sans doute usée depuis longtemps, je présume ?

-- Non, mademoiselle, je l'ai mise trois fois : pour un mariage, pour un baptême et pour un enterrement. »

Cette critique naïve des robes de soie noire fit presque sourire mademoiselle Cormery.

« Eh bien, mademoiselle, vous la mettrez demain pour la quatrième fois : nous dînons à six heures, votre couvert sera mis. »

Mademoiselle Angélique était faite pour obéir et non pour commander. De là étaient nés pour elle mille ennuis dans les pensionnats où elle avait successivement passé un certain nombre d'années. Toute sa science consistait à punir ; mais aussitôt que la punition était imposée, la sous-maîtresse tremblait devant son élève et accordait le pardon. La pauvre fille sentait le besoin d'une protection qui lui manquait ; de cet abandon était née l'illusion que son cousin l'épouserait. Une instruction médiocre ne lui avait pas permis de prétendre à une autre position que celle de sous-maîtresse. Elle avait toutefois des qualités précieuses, et se résignait humblement à son existence précaire.

Marie inspira à son père l'intérêt qu'elle portait elle-même à mademoiselle Angélique. « Certainement, dit le colonel, nous tâcherons de lui être utiles ; mais je considère ses malheurs comme étant finis, puisqu'elle t'a retrouvée. » C'était vrai.

Marie avait déjà un plan tout tracé. Son père lui avait souvent témoigné le regret qu'elle n'eût pas près d'elle une personne de confiance ; mais la pensée d'introduire une étrangère dans leur paisible intérieur avait jusqu'ici fait renoncer à ce projet ; mais mademoiselle Angélique était une ancienne connaissance ; la bienveillance du colonel et de sa fille développeraient en elle les qualités que la mutinerie de ses élèves n'avait pas permis d'apprécier.

Marie ne doutait pas que son père n'accueillît bien sa proposition ; toutefois il fallait que mademoiselle Angélique lui plût, car il avait des sympathies et des antipathies très marquées.

Le lendemain, à cinq heures et demie, mademoiselle Angélique arriva ; elle avait compris, sans qu'il fût besoin de le lui dire, l'importance d'une première impression : sa chevelure encore belle était à elle seule une parure, et la robe de soie, toujours neuve, figurait avec avantage. Marie rougit de plaisir en la voyant entrer, elle la présenta à son père, qui l'accueillit avec respect et cordialité.

Colette avait fait un petit extra en faveur de l'invitée, quoique un pressentiment secret lui causât quelque inquiétude.

Angélique parla peu, mais assez pour donner bonne opinion de son éducation.

M. Delorme, ce fidèle ami, renouvela connaissance avec elle et la félicita d'avoir retrouvé son élève.

Ordinairement Marie se retirait de bonne heure ; mais ce soir-là elle prolongea la soirée, espérant que son père lui parlerait le premier de mademoiselle Angélique : il n'en fut rien. Marie, impatiente de connaître son jugement, lui dit : « Comment la trouvez-vous, mon père ?

-- Très bien, ma fille ; je comprends l'intérêt que t'inspire cette excellente personne. Il faut que tu engages madame Lombard à lui ouvrir sa maison.

-- J'ai un autre projet, mon bon père.

-- Parle, chère enfant.

-- Vous regrettez que je n'aie personne auprès de moi, et je vous avoue que je le regrette aussi quelquefois ; il m'en coûte toujours un peu de sortir seule. Pourquoi n'offririons-nous pas à mademoiselle Angélique de demeurer avec nous ?

-- Excellente idée, ma fille.

-- Elle m'accompagnerait, me rendrait même quelques services à la maison, ce qui me permettrait de continuer à écrire, comme me le conseille M. Delorme. Et vous savez à quel point je respecte les conseils de mon cher maître.

-- Cet arrangement m'enchanterait, ma seule objection est que la place nous manque pour loger une personne de plus.

-- J'ai tout prévu, mon père : je donnerai à mademoiselle Angélique mon cabinet d'étude ; ma chambre me suffira.

-- Par exemple ! renoncer à ton retiro , où tu te plais tant ! c'est impossible !

-- Mon sacrifice est déjà fait, et je vous assure que j'en serai largement dédommagée par l'avantage d'avoir près de moi une personne toujours disposée à m'obliger. »

Le colonel parut se contenter de ces raisons ; mais il espérait que la présence d'une femme dans sa maison augmenterait le nombre de ses relations, et permettrait peut-être à sa fille d'aller un peu dans le monde.

Dès le lendemain matin, Marie était dans la chapelle, et y retrouvait sa protégée, dont la prière était assurément une action de grâces.

Elles sortirent ensemble, et aussitôt mademoiselle Cormery dit à Angélique : « Nous avons à vous offrir une position qui pourrait bien vous convenir. »

Marie exposa la chose tout simplement, et la pauvre fille accepta aussi simplement, mais sans pouvoir modérer l'expression de sa reconnaissance.

Colette fut tellement surprise de voir arriver une dame de compagnie, qu'elle ne dit pas mot et se montra respectueuse.

Cependant Marie prenait une charge, et elle ne l'ignorait pas. Le trousseau de la dame de compagnie était à refaire complètement, et sans tarder, car tout le monde juge les gens sur les apparences.

En ouvrant son secrétaire, elle se demandait s'il était bien vrai qu'elle fût arrivée à cet heureux résultat, de pouvoir disposer d'une petite somme d'argent. C'était un rêve, un rêve délicieux. Angélique l'accompagna sans se douter du but de leur course matinale. Ce fut seulement chemin faisant qu'elle connut les généreuses intentions de mademoiselle Cormery.

Tout est facile à Paris : si l'étrangère, dont la bourse est pleine d'or, peut immédiatement satisfaire toutes ses fantaisies, la femme la plus modeste a les mêmes avantages, et de nos jours les pauvres eux-mêmes trouvent à se vêtir dès qu'une main charitable leur en fournit le moyen. On acheta donc quelques vêtements pour mademoiselle Angélique, et, comme elle était fort habile à la couture, il fut convenu qu'elle compléterait peu à peu son trousseau.

Les deux amies montent en fiacre, elles gardent le silence, leurs pensées n'étaient pas les mêmes assurément. Mademoiselle Cormery se disait : Quel bonheur de pouvoir donner ! et Angélique, absorbée par cet heureux changement de position, ne savait au juste où elle en était.

À partir du jour où l'ancienne sous-maîtresse eut sa place au foyer de M. Cormery, Marie prit le travail plus au sérieux. Il le fallait bien, car elle avait contracté des obligations avec elle-même : payer une pension à mademoiselle Angélique et supporter un surcroît de dépense.

M. Delorme ne recevait pas les confidences de Marie, mais l'amitié est clairvoyante, et le vieil ami surveillait les intérêts de sa charmante élève avec un redoublement de zèle.

Le temps, ce juge si redoutable, n'amena point de déception. Angélique justifiait complètement la bonne opinion qu'avaient d'elle ses amis. Elle se mettait dès le matin à l'ouvrage et ne négligeait aucun moyen de se rendre utile. Elle aimait la solitude de sa jolie chambre ; mais elle aimait aussi à recevoir les petites visites de Marie.

« À quoi pensez-vous, bonne amie, lui demanda un jour mademoiselle Cormery ?

-- Je pense à mon bonheur, mademoiselle ; depuis que j'ai perdu mon père et ma mère, personne ne m'a témoigné l'intérêt dont vous m'honorez. Je ne suis pas encore habituée à tant de bontés ! Oh ! mademoiselle Marie, si vous saviez ce qu'on souffre ordinairement dans ma position ! Je suis tout étonnée que M. le colonel fasse attention à moi, que vous me demandiez de mes nouvelles. Je le vois bien, allez, vous cherchez dans mon regard si je suis contente, et vous vous assurez que rien ne me manque. Vous ne pouvez pas savoir combien une pauvre fille comme moi est touchée de tant de bontés ! Oh ! oui, je suis heureuse ! »

Angélique avait suspendu son travail ; l'expression de son visage était vraiment celle du bonheur. Ces entretiens étaient un délassement pour les deux amies.

Plusieurs années s'étaient écoulées sans qu'on eût entendu parler de madame Solaville. Paul avait donné des nouvelles de sa famille comme un garçon qui en reçoit lui-même rarement, et, depuis le départ du lieutenant pour l'Algérie, on ignorait si madame Solaville habitait encore Bordeaux.

Une après-midi du mois de janvier, le colonel et ces dames étaient réunis au salon, et Marie, qui connaissait les petites faiblesses de son père, l'avait amené à lui raconter encore une fois certains épisodes de la guerre d'Afrique, lorsqu'un de ces coups de sonnette qui annoncent l'importance du visiteur suspendit la conversation.

Colette courut à la porte, mal disposée contre celui qu'elle allait recevoir.

Un nègre poudré à blanc, portant culotte courte et souliers à boucle, lui demanda si M. le colonel était chez lui.

« Il y est, répondit Colette en toisant le nègre de la tête aux pieds ; que lui voulez-vous ? »

Le nègre ne répondit pas ; il s'empressa d'aller ouvrir la portière d'un landau. Trois dames en descendirent : c'étaient madame Solaville et ses filles. Leur entrée dans la maison apporta une bouffée de parfums auxquels n'était pas habituée Colette, et il faut lui savoir gré de ne pas avoir ouvert toutes les fenêtres à l'instant même. Le nègre s'installa dans la salle à manger, et, lorsque Colette y passa, il crut devoir lui sourire. Ce sourire laissa voir deux rangées de dents blanches, dont l'exhibition parut une insulte à Colette, qui n'avait plus qu'une dent.

Blanche et Lucie se précipitèrent dans les bras de Marie, et mademoiselle Angélique s'étant retirée sans bruit, la conversation prit un semblant d'intimité.

« Quelle surprise ! dit le colonel en s'efforçant de paraître satisfait.

-- Il y a deux mois que nous sommes à Paris, et c'est seulement hier que nous avons pu aller chez l'éditeur de mademoiselle Cormery demander votre adresse. Qui pouvait s'attendre, ma chère, ajouta madame Solaville, que vous feriez un jour des livres, et des livres très gentils ! Il est regrettable que vous n'abordiez pas le roman. Vous doubleriez vos succès, et je crois que la chose vous serait facile : vous avez tant d'imagination ! Mais vous y arriverez : ces contes de petites filles finiront par vous fatiguer.

-- Moi, ajouta Blanche, si j'étais femme auteur, j'écrirais certainement des romans ; je voudrais que tout Paris me lût et parlât de moi. »

Pour toute réponse, Marie sourit.

« Colonel, vous avez bien reçu la lettre qui vous annonçait le mariage de Blanche ? demanda madame Solaville d'un air distrait.

-- Vous nous en donnez la première nouvelle, madame.

-- C'est trop fort, vraiment ! La poste est d'une infidélité révoltante. Comment, vous ne saviez pas que Blanche a épousé le baron Anthime des Tourelles, un riche propriétaire de Bordeaux ? De pareilles négligences sont désolantes ; heureusement que vous ne pouvez pas douter de notre affection..., et comment vous trouvez-vous, cher colonel ?

-- Très heureux, madame, d'être près de ma fille. C'est un bonheur, il est vrai, acheté au prix d'une infirmité, mais je ne m'en plains pas.

-- Vous avez toujours été philosophe.

-- Vous voulez dire chrétien, madame.

-- Oui, c'est cela... certainement. »

Blanche des Tourelles était d'une beauté éclatante, sa toilette d'une richesse et d'un goût exquis. Évidemment, la jeune fille avait fait un beau mariage . Le colonel se contenta des apparences, et ne fit aucune question capable de l'éclairer sur ce point. Il est à croire que madame Solaville apprécia peu cette grande discrétion.

« Ne pourriez-vous pas venir dîner avec nous demain ? demanda Lucie, qui jusque-là s'était bornée à faire l'inventaire du salon.

-- Impossible, ma chère cousine, je suis cloué sur mon fauteuil.

-- Mon nègre vous portera, repartit vivement madame des Tourelles ; et puis nous avons un ascenseur dans notre hôtel. Si vous craignez que le théâtre ne vous fatigue, vous nous confierez notre cousine.

-- Ma fille n'est jamais allée au théâtre, et je ne l'y laisserai pas aller sans moi.

-- Marie n'est jamais allée au théâtre ! s'écrièrent en même temps les deux sœurs. Pauvre chérie, continua Blanche avec une sorte de compassion, ta vie est bien sérieuse ! tu travailles beaucoup... tu sors seule, n'est-ce pas ?

-- Non, j'ai près de moi une amie qui m'accompagne et me rend tous les services que je réclame de son obligeance.

-- Ah ! c'est très commode.

Madame des Tourelles jeta un petit cri en entendant sonner six heures. Mère, nous oublions que nous dînons chez le ministre, et Olympe est une fille si minutieuse dans les détails de ma toilette, que bien certainement je ne serai pas prête à huit heures, sans compter qu'elle va me gronder. »

Les adieux de la mère et des filles furent encore plus tendres que leur bonjour. Il fut dit et redit que M. des Tourelles, absent en ce moment, s'empresserait de venir saluer le colonel et Marie dès qu'il serait de retour.

Colette se hâta d'ouvrir les fenêtres de la salle à manger que le passage de ces dames avait parfumée. Trop réservée avec sa jeune maîtresse pour lui communiquer ses réflexions, ce fut avec mademoiselle Angélique qu'elle s'épancha : « Pourvu que mademoiselle n'ait pas la migraine demain ! J'espère que Monsieur va fumer une bonne pipe pour changer cet air-là. On m'offrirait le triple de mes gages, que je ne voudrais pas servir du monde qui sentirait si fort. »

Colette traduisait à sa manière les sentiments de son maître. Cette visite laissa au colonel une tristesse qu'il ne put entièrement dissimuler. Enviait-il tout ce luxe pour sa fille ? Non, mais l'âme la plus forte échappe difficilement aux séductions du monde.

La présence de Marie dissipa bien vite ce nuage ; les appréciations de Colette l'avaient fort égayée, et elle venait les communiquer à son père. Toute femme apprécie d'un coup d'œil la toilette d'une autre femme ; et lorsque Marie et mademoiselle Angélique eurent estimé le cachemire, la robe de velours et les bijoux que portait Blanche, le colonel jeta un cri d'épouvante qui divertit beaucoup ces demoiselles. Jamais le colonel n'aurait supposé qu'une femme pût représenter dans sa toilette la valeur de plusieurs billets de mille francs. Le souvenir que lui avait laissé madame Cormery était celui d'une simplicité qui n'excluait pas le bon goût.

VIII -- Blanche des Tourelles. -- Le sergent Miche.

Il entrait réellement dans les projets de la baronne des Tourelles d'aller voir sa petite cousine et de lui procurer, en dépit des résistances du colonel, quelques distractions, car les gens du monde croient sérieusement qu'il faut s'amuser pour être heureux. Blanche se disait donc chaque jour : J'irai voir cette bonne Marie, et chaque jour emportait ses projets. Les gens désœuvrés n'ont de temps pour rien.

Madame des Tourelles était une femme estimable qui se donnait d'étranges apparences. Elle était réellement belle, et parlait de sa beauté tout comme elle eût parlé de la beauté d'une autre ; son mari, riche propriétaire de Bordeaux, sacrifiait à cette idole avec une bonhomie qui faisait de lui un personnage ridicule. Fort occupé pendant la journée, ses yeux se reposaient le soir avec complaisance sur la toilette de sa femme. Il risquait bien de temps à autre une réflexion judicieuse sur un détail qui lui semblait tant soit peu excentrique, mais lorsque Blanche avait dit : « C'est la mode », le mari se résignait.

Cependant la fortune n'avait pas encore altéré les bonnes qualités de Blanche Solaville : elle était d'humeur égale, affectueuse pour sa mère et sa sœur, et toujours désireuse de plaire à son mari.

Une femme riche et jolie ne passe pas inaperçue à Paris. Les invitations se succédaient chaque jour : dîners, bals et concerts, c'était à ne savoir auquel entendre.

Mademoiselle Olympe, jeune Bordelaise, ayant l'intelligence et le savoir-faire des filles de son pays, se passionnait chaque jour davantage pour cette grande ville où l'on voit des choses si merveilleuses ! Elle entretenait dans l'esprit de sa maîtresse le désir d'être toujours la femme la plus élégante, et elle trouvait dans madame des Tourelles une docilité regrettable.

Lorsque le soir, après une journée d'affaires contentieuses, M. des Tourelles trouvait sa femme belle et parée, il oubliait ses fatigues, et il partait joyeux de la présenter dans le monde. Un mois s'était à peine écoulé depuis son arrivée à Paris, et déjà Blanche était désignée dans les nouvelles du jour, sous des initiales, comme la reine des salons élégants.

Madame Solaville souriait au succès de sa fille aînée et ne désespérait pas de voir un jour la cadette, quoique moins belle, faire un riche mariage.

Une femme du monde est aussi occupée qu'une bonne mère de famille ; seulement, tandis que celle-ci se donne tout entière aux soins de sa maison, veille à ce que son mari et ses enfants ne manquent de rien, la coquette est absorbée en elle-même ; il lui faut réellement une certaine activité, un certain zèle même, pour suffire aux exigences de sa personne.

Qu'est-ce qu'une journée de décembre pour s'entendre avec une couturière et une marchande de modes ? Que de courses n'exigent pas ces mille fantaisies qui sont de la plus grande importance dans la toilette ? Les visites sont un moyen de se maintenir dans la société ; il faut non seulement en faire beaucoup, mais en recevoir.

Blanche n'oubliait cependant pas Marie, elle songeait même à lui faire présent d'une jolie robe, lorsque la fierté de la petite cousine lui revint en mémoire.

Ce fut seulement la veille de son départ que madame des Tourelles vint prendre congé de M. Cormery et de Marie. Toutefois Blanche ne voulait pas venir les mains vides chez sa cousine, et, chemin faisant, elle acheta un magnifique bouquet de roses qui lui coûta une pièce d'or.

Cette aimable attention encouragea Marie à dire à sa cousine qu'elle quêtait pour les pauvres de sa paroisse.

« Je te donne tout ce qu'il y a dans ma bourse, ce ne sera pas trop pour te récompenser d'avoir accepté une pareille corvée ! Les étrangers qui viennent à Paris payent de fameux impôts, il faut en convenir. Depuis notre arrivée, j'ai reçu quinze lettres de quête et vingt billets de concert. Nous sommes plus raisonnables en province.

Le colonel gardait le silence et laissait sa fille s'en tirer comme elle pouvait.

Marie ne se laissa pas du tout intimider ; elle dit tranquillement à sa belle cousine : « Si tu faisais la balance de tes aumônes et des dépenses de ta toilette, tu serais peut-être surprise de voir que la charité y tient si peu de place.

-- Que veux-tu ? Le monde impose des obligations dont tu ne te doutes pas... Mais il faut que j'aille surveiller la pauvre Olympe, voir comment elle se tire de son emballage. Quinze caisses, ma chère ! On va nous prendre pour des marchands de nouveautés ; c'est très amusant. Viendras-tu m'embrasser demain ?

-- Excuse-moi, Blanche, c'est précisément demain que je quête. Tes quatre pièces d'or recueillies à la dernière heure feront un bel effet dans ma bourse.

-- Je regrette que tu ne voies pas mon costume de voyage : il est ravissant.

-- Nous ne voyageons pas, madame, répondit le colonel, qui était à bout de patience.

-- Je le regrette, monsieur, je serais heureuse de vous recevoir. Bordeaux est une ville qui vous plairait assurément. »

Blanche embrassa sa petite cousine, et remonta dans son équipage, se demandant si elle était contente ou fâchée d'avoir fait cette visite.

La jeune femme regrettait de quitter Paris, et nous regrettons aussi de la voir s'en éloigner ; car du moins, si elle subissait l'entraînement du monde parisien, ses folies avaient peu d'inconvénients, tandis qu'en province elle allait donner le mauvais exemple. Plus d'une femme sacrifierait le bien-être de son intérieur à un luxe qui n'était point fait pour elle ; et, si en dépit de ses efforts, elle n'arrivait pas à satisfaire sa vanité, son entourage en souffrirait : la mauvaise humeur, les plaintes et les regrets remplaceraient cette aimable simplicité qui assure la paix de la maison. Nous sommes heureux de n'avoir point à être témoins de la fâcheuse influence que va exercer madame Anthime des Tourelles sur la société de Bordeaux, et c'est avec un véritable plaisir que nous restons près de mademoiselle Cormery et de son père.

Nous ignorons les vues de la Providence lorsque nous devenons l'objet de ses bienfaits : le temps nous en dit le secret plus tard.

Mademoiselle Cormery bénissait M. Delorme qui avait contribué à répandre l'aisance dans son modeste ménage, mais elle ne se doutait guère que son travail deviendrait de première nécessité pour fournir aux dépenses qu'exigeraient les infirmités de son père.

Au retour de la mauvaise saison, la goutte vint s'ajouter aux souffrances du colonel. Il supportait avec courage cette nouvelle épreuve, mais il se soumettait difficilement à recevoir les soins de femmes dont le dévouement était au-dessus de leurs forces.

Marie ne pouvait renoncer à son travail devenu chaque jour plus nécessaire, c'était donc mademoiselle Angélique qui restait près du colonel. Se rendre utile à des amis généreux est une douce satisfaction pour un cœur reconnaissant ; et, sauf les moments de crise pendant lesquels le malade ne pouvait retenir ses plaintes, Angélique se trouvait heureuse d'être prisonnière.

Marie venait de temps à autre voir son père ; un sourire de cette fille bien-aimée adoucissait les douleurs du patient. Très préoccupée de l'état de son père, elle s'étonnait que son imagination ne s'en ressentit pas.

M. Delorme affectait une confiance qu'il n'avait pas ; il commençait à s'inquiéter de la position de ses amis. Cette jeune fille travaillant sans relâche soutiendrait-elle longtemps une semblable épreuve sans en souffrir ? Quelque confortable que fût le petit appartement de la rue du Regard, il était dur d'y passer la belle saison. Le grand air eût renouvelé les forces du colonel et rafraîchi l'imagination de Marie. Ah ! pensait l'excellent M. Delorme, si j'avais une petite campagne, que je serais heureux de leur offrir l'hospitalité ! L'ami dévoué ne rêvait que prairies et ombrages. Il ne se disait pas : Si j'avais un château. Il était assez philosophe pour savoir que la porte d'une chaumière s'ouvre plus facilement que les grilles d'un château, même lorsqu'il n'y a point de pont-levis.

Colette développait des vertus cachées jusqu'alors ; elle s'était prise de compassion pour le colonel, parce que son mari, lui aussi, avait eu la goutte ; mademoiselle était un ange, et la dame de compagnie, ne faisant pas d'embarras comme tant d'autres, était l'objet de tous ses respects.

Le cœur rempli de si beaux sentiments, la veuve Colette servait ses maîtres avec un dévouement digne des temps antiques. Le colonel n'était plus si recueilli lorsque la brave femme pansait ses pieds ; il la regardait, et déclara un jour que Colette n'avait pas dû être mal dans sa jeunesse.

Un matin, qu'elle était en train de soigner son maître, quelqu'un sonna avec la timidité habituelle au boulanger et à la laitière. Mademoiselle Angélique s'empressa d'aller ouvrir, et revint dire qu'un militaire demandait à voir le colonel.

-- Qu'il attende un instant, mademoiselle. Un militaire ! sa vue me fera du bien.

-- Pardi, monsieur, il peut entrer tout de suite : voilà qui est fini.

Un homme de quarante ans, ayant les galons de sergent-major, fut introduit dans la chambre par mademoiselle Angélique.

-- Tiens ! c'est toi, mon brave Miche (Michel) ! Par exemple ! je ne t'attendais pas ce matin ! Et que viens-tu faire à Paris ?

-- Mon colonel, je retourne dans mes foyers, comme on dit, et j'y serais déjà, si je ne m'étais mis en tête de vous trouver à Paris, parce que, mon colonel, Miche a de la mémoire : c'est vous...

-- Bon, bon, mon brave ! Ainsi tu as fini ton troisième engagement, tu reviens beau garçon et tu retournes dans ton pays pour te marier ?

-- Mon colonel, je suis trop vieux ; j'ai autre chose en tête.

-- Que veux-tu donc ? Puis-je te rendre quelque service, mon ami ? Je n'oublie pas que, tu m'as sauvé la vie à la Macta, et quoique cloué sur mon fauteuil, je peux t'être de quelque utilité. Voyons, conte-moi tes affaires.

-- Mon colonel, je n'oublie pas que vous m'avez fait chrétien, et quand j'ai appris par le docteur Vincent que vous étiez comme ça, j'ai pleuré comme un enfant ; moi qui vous ai vu si beau et si fier marchant à l'ennemi !

-- Ne t'afflige pas tant, mon brave Miche, je suis très heureux. Ma fille est un ange, son amie que tu as vue, nous est dévouée, ma vieille cuisinière suffit à tout, et enfin, Miche, je fais mon piquet tous les soirs.

-- Mon colonel, vous êtes toujours le même ; content de tout, excepté des Arabes ; mais, moi, je dis, sauf votre respect, qu'il vous manque quelque chose.

-- En tout cas, je ne m'en aperçois pas. Sergent, explique-toi.

-- Ce n'est pourtant pas difficile à deviner ! Il vous manque Miche. Un colonel ne peut pas se laisser soigner par des femmes. Je ne veux pas dire de mal d'elles ; mais, voyez-vous, ça ne va pas.

-- Mon brave Miche, je te reconnais bien : toujours dévoué ! mais je t'assure que les femmes dont tu parles si légèrement sont des gardes-malades bien précieuses. Si tu savais avec quel dévouement elles me soignent !

-- Je ne dis pas, mon colonel, mais... les femmes ne sont pas des hommes !

-- Sans doute, sans doute, répondit le colonel en éclatant de rire ; puis redevenant sérieux, il ajouta : Miche, je ne rougis pas de t'avouer que ma position ne me permet pas d'avoir un serviteur comme toi ; notre appartement est petit, tu souffrirais. Va revoir ton village, bêcher ton champ, et quoi que tu en dises, si tu trouves une fille jolie et sage, épouse-la.

-- Mon colonel, écoutez-moi, je vous en supplie. Je sais ce que vous pensez, et je sais ce que je pense : Miche ne peut pas être un serviteur ordinaire, voilà mes conventions : point de gages, j'ai ma pension et ma croix d'honneur ; de la paille au grenier s'il n'y a pas de place ailleurs, du pain et de la soupe, il ne m'en faut pas davantage, mon colonel ; je vous astiquerai comme dans le bon temps.

Miche en était là de son discours, lorsque Marie, trouvant la visite du militaire un peu longue, se montra à la porte de la chambre.

-- Entre, ma fille, ton avis m'est nécessaire.

Miche, droit comme un peuplier, salua respectueusement et dit d'une voix suppliante : « Mademoiselle, mon sort est entre vos mains. »

Le colonel raconta ce qui venait de se passer entre lui et le sergent. Sa fille l'écouta tranquillement jusqu'au bout, et dit : « Avec votre permission, mon père, j'accepte les offres du sergent ; depuis quelques jours, je songeais précisément aux services qu'un homme nous rendrait. Colette se fatigue évidemment, les forces d'Angélique sont insuffisantes, et moi... » Elle n'acheva pas, et son visage se couvrit d'une charmante rougeur.

-- Allons, me voilà battu, dit le père, en tendant la main à sa fille.

-- Ce n'est pas votre habitude, mon colonel ; mais en ce monde il y a commencement à tout. Demain à sept heures, je serai au poste.

Miche se retira le cœur content et ne laissa pas le colonel moins satisfait. Il lui était en effet pénible de recevoir les soins de Colette et de mademoiselle Angélique.

Seul avec sa fille, il voulut savoir si un serviteur de plus dans la maison ne ferait pas une grande brèche au budget.

-- Du tout, mon bon père ; en suivant les conseils de mon cher maître, j'ai acquis une telle facilité, que je puis maintenant varier mon travail de façon à augmenter notre revenu ; nous n'avons pas une dette, et je vous avouerai que votre fille a des fonds secrets.

-- Moi, je t'avouerai, fille bien-aimée, que je suis le plus heureux des pères. Dieu te bénira ! Cette pensée ne me quitte pas, elle soutient mon courage. Va, cher ange, mais donne-moi une petite lecture à faire dans le beau livre.

Marie donna le beau livre à son père, et retourna dans sa petite chambre.

La maîtresse de maison n'était pas sans crainte sur l'accueil que ferait Colette à Miche. Elle lui laissa d'abord entrevoir que ce brave garçon pourrait bien devenir le domestique de son père, et comme la veuve ne fit pas d'objection, elle lui annonça l'arrivée de Miche pour le lendemain.

-- Ce garçon-là me plaît tout à fait, mademoiselle ; il aura grand soin de monsieur, il trouvera bien moyen de donner un coup de main par-ci par-là, et puis enfin nous aurons un domestique tout comme vos cousines ; seulement, au lieu d'avoir un vilain négrillon, nos yeux se reposeront sur une belle et honnête figure.

Le fait est que Miche arrivait fort à propos. Colette dissimulait une grande fatigue ; ce fut donc avec empressement qu'elle prépara un lit dans le cabinet de la chambre de son maître. « Dieu merci, disait la brave femme, on n'aura plus l'oreille au guet pour savoir si monsieur dort ou veille ; on dormira tranquille. »

Mlle Cormery ne crut pas inutile de recommander à la cuisinière de bien nourrir Miche, de ne pas être trop regardante.

-- Ne craignez rien, mademoiselle, je vous promets de ne pas compter ses bouchées. Le pauvre cher homme ! Il va distraire monsieur, et moi aussi, car je vous avoue, mademoiselle, qu'un brin de société ne me fera pas de peine, j'aurai à qui parler ; et lui, ne sera pas fâché, je pense, de me raconter ses batailles.

Jamais Colette n'en avait dit si long à sa jeune maîtresse ; celle-ci, après l'avoir écoutée avec complaisance, alla raconter à son père la bienvenue que la servante ménageait à Miche.

La brave femme avait raison : la présence de l'ex-sergent donnait bon air au modeste intérieur du colonel, et quoique Colette fût propre, la main et le pied de Miche étaient fort utiles.

Miche n'était pas un serviteur ordinaire : au pansement s'ajoutait une conversation que les souvenirs du passé rendaient fort intéressante ; c'est par lui que le colonel eut des nouvelles du docteur Vincent : il avait perdu son fils le capitaine, circonstance qui lui rendait insupportable le séjour d'Alger ; il avait demandé à revenir en France. « Vous le verrez certainement, mon colonel, car jamais nous ne nous sommes rencontrés sans parler de vous. »

Cette année-là, dès le mois de juin, le thermomètre marquait trente degrés centigrades à l'ombre. Sur le conseil de son père, Marie, accompagnée de Mlle Angélique, se rendait dès sept heures du matin au Luxembourg. Cette promenade finit par être plutôt une fatigue qu'un délassement. Marie prétendait ne pas souffrir de la chaleur, et regrettait de consacrer à la promenade un temps qu'elle pouvait si bien employer. Mais M. Delorme, cet ami vigilant, observait son élève, et se convainquait de plus en plus que le séjour de la ville, par une chaleur aussi intense, était nuisible à la santé de la jeune fille. Mais que faire ? se demandait l'excellent homme, et sa question restait sans réponse.

IX -- Le secret de M. Delorme. -- La gageure. -- Sir Leacock et son fils William.

Un jour, au coup de midi, M. Delorme arriva chez ses amis ; il était haletant, suffoqué, il s'essuya le visage pendant quelques minutes sans pouvoir dire un seul mot.

-- Quelle imprudence de sortir à cette heure ! dit le colonel avec bonté.

-- Que voulez-vous ! J'ai un secret que je ne puis porter à moi seul. Il m'arrive une bonne fortune inattendue.

-- Alors parlez vite, mon ami, nous sommes impatients de partager votre joie. Hélas ! je devine : vous êtes nommé recteur de quelque académie, et je suis assez égoïste pour trembler à la pensée de vous perdre.

-- Recteur d'une académie ! ah ! certes l'Académie n'est pour rien dans cette affaire-là ! Écoutez-moi. J'ai dans ma classe un jeune Anglais, William Leacock, qui a la tête aussi dure qu'une noix de coco ; son père ne veut pas qu'il quitte la France avant de parler et d'écrire correctement notre langue. Jusqu'ici tous mes soins ont été à peu près inutiles, et le père, en véritable Anglais, a parié que son fils parlerait français dans six mois. Il m'a demandé de le prendre chez moi. J'ai fait objections sur objections ; j'ai même amené cet original chez moi, pour le convaincre de l'impossibilité où je suis de recevoir un jeune homme dans un si petit appartement, et de plus je lui ai déclaré ne point vouloir passer mes vacances à donner des répétitions, et j'ai ajouté que j'irais à la campagne. Mon refus n'a fait qu'accroître le désir de M. Leacock ; il m'offrit alors une maison à Saint-Germain où il me laisserait maître absolu. Je risquai une nouvelle objection : je ne puis, monsieur, me séparer de la famille Cormery, je fais le piquet du colonel tous les soirs, et vous comprenez.

-- Oh ! je comprends très bien, en vérité , répondit gravement l'Anglais ; mais peut-être que vos amis consentiraient à vous suivre à Saint-Germain. Je louerai une grande maison, vous ne serez pas gêné du tout. Mon cher monsieur, voici une lettre pour mon banquier, il fournira à toutes vos dépenses ; ne vous gênez pas du tout ! C'est convenu, n'est-ce pas, vous irez vous installer demain à Saint-Germain, et le soir, je partirai pour Pétersbourg. Je suis très enchanté !

-- Qu'est-ce que vous nous contez là, Delorme ? c'est au moins un conte russe !

-- Non pas ; mon récit est parfaitement exact, et si vous m'en donnez la permission, j'emmènerai ce soir Mlle Angélique à Saint-Germain pour choisir notre appartement.

-- Mais ne verrai-je pas cet original et aimable Anglais ?

-- Impossible ! je lui ai parlé de l'honorabilité de votre famille, de mon affection pour vous, du plaisir que j'aurais à vous le présenter ; à tout cela, il me répondait : Pétersbourg. Eh bien ! mon ami, qu'en dites-vous ?

-- Je n'en sais vraiment rien ! Si je ne vous connaissais pas, je vous prendrais pour un fou.

-- Effectivement, cette étrange aventure me rend un peu fou de bonheur. Allons, dites oui ; M. Leacock attend ma réponse.

-- Mais il nous faut le consentement de Marie.

-- Je vais la trouver.

Pendant que le colonel cherchait des objections pour refuser une semblable invitation, M. Delorme causait avec son élève. Il lui exposait la situation, et lui faisait valoir les avantages pour son père et pour elle-même de passer quelques mois à Saint-Germain.

Marie ne fut pas moins étonnée que son père d'une semblable proposition ; cependant la douce habitude de se laisser diriger par un ami sûr fit qu'elle montra peu d'hésitation. Aller à la campagne avec son cher maître, faire des promenades avec lui, recevoir ses conseils chaque jour, jouir de son aimable conversation, tout cela était un bonheur auquel Mlle Cormery n'aurait jamais osé penser.

Sans tarder davantage, M. Delorme, Marie et Mlle Angélique partirent pour Saint-Germain.

Le voyage fut une première distraction ; mais arrivées sur la terrasse, les deux habitantes de la rue du Regard jetèrent des cris d'admiration qui ravirent et amusèrent M. Delorme.

La maison choisie par M. Leacock était située à l'entrée de la forêt ; deux pavillons séparés par une cour plantée de tilleuls faciliteraient un double établissement. M. Delorme et William devaient prendre leurs repas hors de la maison, le pavillon le plus confortable fut réservé pour le malade.

Les pièces étaient grandes, bien meublées ; le colonel respirerait l'air du matin sans quitter son fauteuil. Aussitôt une pensée s'empara de l'esprit de Marie : n'était-ce pas le cas d'avoir une de ces voitures destinées aux personnes infirmes ? Mais combien un semblable véhicule pouvait-il coûter ? Absorbée par la pensée de voir son père circuler sans fatigue sur la terrasse, Mlle Cormery semblait ne plus s'intéresser au reste.

-- Le pavillon vous plaît-il ? demanda M. Delorme.

-- Pouvez-vous en douter, monsieur ! Il me plaît même trop, car ce rez-de-chaussée me fait regretter que mon père n'ait pas une de ces petites voitures comme j'en ai déjà aperçu.

-- Il ne sera peut-être pas impossible de s'en procurer une, mademoiselle.

Tout étant convenu, ces dames retournèrent à Paris, et dès le lendemain M. Delorme et son élève s'établirent à Saint-Germain. Les amis viendraient les rejoindre le plus tôt possible.

Il n'avait point été question des impressions de mademoiselle Angélique, mais nous les connaissons. Elle avait cru rêver en entrant dans la jolie chambre qui lui était destinée. Comme elle serait bien près de cette fenêtre pour travailler ! Quel jour favorable aux reprises ! Il lui tardait d'enfiler son aiguille.

Le retour à Paris fut joyeux. Le colonel souriait en entendant la description de sa nouvelle demeure. Assurément le pauvre goutteux appréciait un changement qui serait favorable à sa santé, mais procurer à sa fille le bien-être que réclamait une vie laborieuse comme celle qu'elle menait depuis quelques années, lui causait une joie indicible. « Voyons, Marie, disait le colonel, fais-moi encore une fois la description de notre campagne. » Et Marie tombait dans le piège que lui tendait son père pour se convaincre du plaisir qu'elle éprouvait.

Les préparatifs du départ furent bientôt faits, et lorsque deux fiacres entrèrent dans la cour, les voyageurs n'essayèrent pas de dissimuler combien ils étaient enchantés de quitter momentanément la rue du Regard.

Colette se fit attendre quelques instants. La brave femme n'avait pas refusé de satisfaire la curiosité des concierges, et tout en donnant l'adresse de ses maîtres, elle glissait cette petite phrase : « C'est dans un château que nous allons. Monsieur s'ennuyait trop en ville. »

Ici du moins la vanité avait son excuse. Colette savait bien qu'il faut une certaine aisance pour quitter Paris en été, et elle croyait à celle de ses maîtres.

Combien de mères de famille et de petits enfants souffrent à Paris pendant la belle saison ! Ils n'arrivent sous les ombrages qu'après avoir senti le pavé brûlant sous leurs pieds, et lorsque, rafraîchis par l'air du soir, ils rentrent dans leurs demeures, c'est encore pour y souffrir. Le court voyage de Paris à Saint-Germain fut encore trop long pour Colette, impatiente, disait-elle, de voir le château ; mais, au fond, la cuisine occupait toutes ses pensées.

Il était bien entendu que William serait présenté à la famille Cormery ; cette aimable relation aurait l'avantage de hâter les progrès de l'écolier : il entendrait cinq personnes parler français ! Le soir même, William Leacock fut donc présenté au colonel et à ces dames. À huit heures, Miche servit un thé digne d'un lord maire, et si miss Arabella Leacock eût été présente, elle aurait pu admirer la grâce française bien représentée par mademoiselle Cormery.

William Leacock était un écolier de seize ans, grand et d'une maigreur sur laquelle les dîners du Grand-Hôtel n'avaient eu aucune influence. Bien différent de son père, il était d'une vivacité folle ; il ne marchait pas, il bondissait. L'éloquence de M. Delorme, la lucidité de son langage, étaient sans action sur William ; et c'était un véritable repos pour le professeur de retrouver la classe du collège.

En l'absence de son maître, William se conduisait en vrai Anglais. Le programme de ses plaisirs était invariable : il ramait deux heures, montait à cheval el herborisait le reste du temps. Sa conduite était exempte de reproches.

Le colonel tâchait quelquefois de l'attirer, de le faire parler, dans le but de hâter ses progrès, puisque l'honneur devait en revenir à M. Delorme.

X -- Saint-Germain. -- Une vie nouvelle -- Une petite faute de français.

Tous les habitants de la jolie maison de Saint-Germain étaient satisfaits de leur installation, une vie nouvelle commençait pour Marie. C'était la première fois qu'elle ressentait le bienfait d'un air pur, du calme et de la beauté de la campagne. Dès cinq heures, elle ouvrait discrètement sa fenêtre et promenait ses regards sur la forêt, sur la Seine dont les contours se dessinent si gracieusement. C'était un rêve délicieux. Quinze jours s'étaient à peine écoulés, et déjà on remarquait un changement notable dans la santé de la jeune fille. Son imagination ne subit pas une influence moins précieuse : dès qu'elle se mettait au travail, d'heureuses idées se présentaient à son esprit. Quelquefois Marie laissait la plume, elle s'approchait de la fenêtre, écoutait le bourdonnement des insectes, concert mystérieux que son oreille n'avait jamais entendu, puis elle se remettait au travail, et retrouvait aussitôt la pensée ou le mot qui s'était fait désirer.

Angélique accomplissait aussi son œuvre : tout le linge de la maison passait par ses mains et n'en sortait qu'en parfait état.

L'office était aussi calme que le salon. Colette et Miche s'entendaient parfaitement. Pendant que la servante tricotait, le sergent lui faisait le récit de ses campagnes, récit tout nouveau pour la pauvre veuve. « Moi, disait-elle, je n'ai que mes malheurs à vous raconter, Miche, mais pourtant je crois que ma mauvaise étoile a filé depuis le jour où je suis entrée chez M. le colonel. »

Miche, qui comprenait les choses, s'était pris de passion pour M. Delorme, et quoique Hit, le valet de chambre de William, fût chargé du service du professeur, Miche déclara que le droit de brosser les habits et de cirer les souliers de l'ami de ses maîtres lui appartenait.

Il n'y eut point de discussion entre les deux hommes. Hit regardait tranquillement Miche sans éprouver le moindre regret de voir sa besogne passée à un autre.

M. Leacock avait vraiment fait une bonne affaire en ouvrant sa maison au colonel, mais celui-ci n'était point homme à recevoir un service sans songer à en rendre un autre. Il fallait à tout prix que l'estimable Anglais gagnât son pari ; et, pendant qu'il contemplait la Néva, et projetait d'aller jusqu'à Moscou voir le Kremlin, le colonel, sa fille et mademoiselle Angélique bourraient de français la cervelle de son fils.

Jusqu'ici M. Delorme et William avaient pris leurs repas au pavillon Henri IV, mais on trouva plus simple et plus agréable de ne faire qu'une table. Colette se montrait à la hauteur des circonstances, elle ne proférait pas une plainte, et se soumettait volontiers au nouvel ordinaire ; elle fut seulement un peu rétive à l'endroit du plat de pommes de terre qui tenait lieu de pain au jeune Anglais. « Ce garçon-là n'est-il pas fou de se bourrer ainsi de pommes de terre, plutôt que de manger du pain ?

-- Mais, Colette, qu'est-ce que cela peut vous faire ? lui disait-on.

-- Ça me taquine : notre pain est si blanc ! »

Mademoiselle Cormery ne prenait pas la peine de combattre les idées de la cuisinière, et de lui faire comprendre que chaque pays a ses usages et que ces usages existent en raison des ressources de chaque pays.

William était enchanté de la modification apportée dans le programme de ses journées. Il avait pour Marie une admiration qui divertissait beaucoup le colonel : si elle se levait pour prendre sa corbeille à ouvrage, il se jetait sur la corbeille et l'apportait dans un désordre complet ; à la promenade, il suffisait que Marie remarquât une fleur, pour qu'il la cueillît ; s'il supposait que le moment de se reposer était venu, il organisait un banc, faisait un oreiller de mousse en dépit des refus de la jeune fille.

Mademoiselle Cormery voulut du moins que toutes ces attentions tournassent au profit de William ; elle déclara qu'elle n'en accepterait l'hommage qu'en français. Cette condition, rigoureusement maintenue, profita à l'écolier, qui trouva dès lors la langue française moins aride.

C'était surtout à table que l'empressement de Leacock se faisait remarquer. Il luttait de zèle avec Miche pour servir mademoiselle Cormery, mais le sergent se faisait un jeu de lui enlever toute occasion de se rendre utile.

Un jour du mois d'août, le dîner s'étant prolongé un peu plus tard que d'habitude, la lumière devint indispensable. Miche allumait tranquillement la lampe dans l'office, lorsque Marie dit : « Comme le jour baisse rapidement ! on distingue à peine les poires des pêches ! » Aussitôt William se lève brusquement, renverse sa chaise, il se précipite vers la cheminée, allume une bougie et met le feu à sa propre chevelure. Tout le monde s'effraya, mais les physionomies changèrent d'expression lorsque William, portant la main à sa tête, dit tranquillement : « Ce n'est rien, ne vous effrayez pas. »

Cette phrase, la première que le jeune Anglais disait correctement, excita un enthousiasme que plus d'un orateur eût envié.

M. Delorme, qui mangeait une pêche, abandonna son fruit de prédilection pour applaudir son élève. Malheureusement, William, enivré de gloire, perdit tout à coup les traditions de la grammaire française, et s'écria : Ohé ! je faut envoyer une télégramme à mon père.

À peine cette phrase eut-elle expiré sur les lèvres de l'infortuné William, qu'il reconnut son erreur. Il ne fallut pas moins que l'autorité de son professeur pour le consoler de cet échec : « Ce n'est rien, mon ami ; cet échec sera suivi d'une victoire ; calmez-vous. Moi, je suis très satisfait. »

Les dames et le colonel appuyèrent si bien ces paroles, que le pauvre garçon se consola, et le soir même il porta au bureau du télégraphe la phrase glorieuse, accompagnée d'un éloge de son professeur.

Le temps des vacances fixa tout à fait M. Delorme à Saint-Germain, circonstance favorable à Marie. Il ne se passait plus de jour sans que son maître ne lui donnât des encouragements ; et il eût été bien difficile de dire lequel des deux était le plus content.

Madame Lombard était en vacances, elle aussi, et rien ne manquait aux fêtes de Saint-Germain lorsqu'on la possédait. J'ai tort de dire que rien ne manquait aux fêtes de Saint-Germain : le colonel restait la plupart du temps seul avec Miche lorsqu'on partait en forêt, par la triste raison qu'on ne pouvait pas toujours prendre une voiture. La nécessité d'avoir une voiture à mécanique se faisait donc sentir chaque jour davantage. On aurait certainement pu l'acheter en la payant par petites sommes successives. Que de gens auraient trouvé la chose toute simple ! Mais tels n'étaient pas les principes de notre jeune ménagère.

Un soir, Marie, se trouvant seule avec M. Delorme, lui dit : « Je crois qu'il y aurait avantage à interrompre ma nouvelle pendant quelques jours, et à en entreprendre une autre, cela me reposerait.

-- Qu'à cela ne tienne ! Justement mon correspondant de Londres me demande deux nouvelles de quelques pages seulement, chargez-vous-en. J'ai promis à William de pêcher avec lui pendant les vacances, il ne faut pas compter qu'il me fasse grâce un seul jour. »

Cette offre enchanta Marie. C'était un moyen tout simple de se procurer la somme nécessaire pour acheter la petite voiture, et dès le lendemain le colonel montait dans son équipage, conduit par Miche, au grand regret de William qui aspirait à remplir cette fonction. Les promenades en forêt ne laissèrent plus rien à désirer.

M. Delorme ne tarda pas à reconnaître que la faveur de causer avec mademoiselle Cormery poussait William dans une voie de progrès qu'il n'avait pas obtenu en dépit de son zèle, et dont il eût été jaloux en toute autre circonstance.

Chaque lettre de M. Leacock appelait l'expression de sa reconnaissance pour le professeur et ses amis. Il déclarait ne vouloir revenir en France que s'il avait la certitude de gagner son pari.

Vers la mi-octobre, William parlait assez bien pour qu'il fût permis d'engager M. Leacock à revenir en France. Au premier mot de M. Delorme, l'heureux père quitta les bords de la Néva, et annonça son arrivée, sans toutefois en préciser le jour.

William parlait, parlait sans cesse. Sous prétexte de se perfectionner, il se glissait dans le salon avec une assiduité qui eût été indiscrète dans toute autre circonstance.

Chaque coup de sonnette faisait tressaillir tous les habitants de la maison ; mais ce fut seulement le 15 novembre, à cinq heures du matin, par un épais brouillard, qu'une chaise de poste s'arrêta devant la maison. Miche ne fit pas attendre longtemps le voyageur, il l'introduisit au salon, et lui demanda s'il fallait réveiller M. William.

« Oh no ! j'attendrai, en vérité ! »

Miche alluma le feu, servit le thé et laissa M. Leacock plongé dans ses réflexions. William était habituellement matinal ; mais ce jour-là il dormit jusqu'à sept heures, et s'éveilla la tête lourde et pesante. L'arrivée de son père lui causa une grande joie, à laquelle s'ajouta aussitôt un peu de trouble.

L'Anglais n'a pas cet élan qui fait qu'un fils se jette dans les bras de son père. Quel que soit le moment, sa toilette doit être irréprochable. Cependant le brave garçon s'habilla avec toute la diligence possible. Les sauts et les bonds qu'il faisait, les temps d'arrêt pendant lesquels il préparait ses phrases, le menèrent, tout compte fait, à huit heures moins cinq minutes.

M. Leacock était debout lorsque son fils entra ; mais celui-ci s'étant écrié : A ! dear father , le père, atterré par ces trois mots anglais, se jeta dans un fauteuil sans pouvoir dire une seule parole, tandis que William, désespéré d'avoir eu une semblable distraction, s'enfuyait dans sa chambre.

Miche courut informer son maître de l'aventure ; celui-ci, quoique assez souffrant ce jour-là, se pâma de rire.

Cependant M. Delorme devait prendre la chose au sérieux. Il vint rassurer M. Leacock, entra dans le détail des études de William, il lui montra certaines compositions de style que son élève eût été incapable de faire six mois auparavant. Ces trois mots anglais s'étaient naturellement trouvés sur les lèvres d'un fils en revoyant son père.

En effet le jeune homme, étant remis de son émotion, justifia complètement les éloges que lui avait donnés son maître, et, à partir de ce moment, tout fut plaisir.

William n'avait pas une distraction. M. Leacock exprimait sa joie par d'immenses éclats de rire qui provoquaient le rire général. Miche et Kit étaient quelquefois obligés de se retirer pour éviter de se mettre de la partie.

Parmi les caisses qui arrivèrent, il s'en trouvait une destinée à mademoiselle Marie, si son père lui permettait d'en agréer l'hommage.

Cette caisse renfermait une pelisse de zibeline et un cachemire des Indes.

M. Cormery et sa fille étaient confus ; mais, ayant accepté de passer l'été dans la jolie maison de Saint-Germain, il ne leur était plus permis de refuser les attentions de M. Leacock, quelle qu'en fût l'excessive valeur.

Une peau d'ours fut immédiatement placée sous les pieds du colonel ; un manteau et un bonnet d'astrakan furent offerts par William à son cher professeur.

M. Delorme, tout en recevant avec bonne grâce ce magnifique présent, frémissait à la pensée d'être doublé d'une semblable peau. « Allons, dit-il, voilà un bonnet qui me rendra facile l'étude de la langue russe que j'apprends en ce moment. »

M. Delorme était un ambitieux qui voulait tout savoir, et un homme dont l'intelligence servait merveilleusement bien l'ambition.

La discrétion venait de souffler à mademoiselle Angélique un prétexte pour se retirer, lorsque M. Leacock l'arrêta : « Ohé ! mademoiselle l'Angélique, et vous aussi, en vérité, vous aurez une manchon de petite martre ! C'était une loterie où tout le monde avait son lot. »

Le beau cachemire et la pelisse de zibeline furent renfermés ; il était difficile de prévoir quand Marie pourrait s'en parer ; mais le lendemain Angélique portait son manchon.

M. Leacock partit en vainqueur ; son fils était un héros qui allait recevoir la couronne promise à sa vaillance.

Un long séjour à la campagne avait été favorable au travail de mademoiselle Cormery ; son style avait acquis des qualités réelles, et son imagination, rafraîchie par la solitude, prenait un nouvel essor. Marie ne sollicitait plus les éditeurs, ils venaient réclamer la préférence. Il n'y avait cependant pas plus de trois ans que, dirigée par M. Delorme, elle avait pris la plume, et le succès dépassait même toutes les espérances du professeur. Les soucis d'argent, ces affreux soucis n'existaient plus.

Marie était heureuse, heureuse de ce bonheur qui est la récompense de toute âme généreuse, elle ne désirait plus rien. Son père avait d'autres pensées : il souhaitait chaque jour davantage d'établir sa fille bien-aimée, et pour cela il irait dans le monde : Miche le porterait.

La retraite dans laquelle vivait M. Cormery depuis quelques années lui avait fait oublier les exigences du monde, et cette première sortie ne pouvait pas se faire sans une certaine dépense. Marie y consentit simplement. Angélique, qui devait les accompagner, ne passa pas de la robe noire à la robe grise sans émotion ; elle remplissait à merveille le rôle de douairière.

Mademoiselle Cormery eut de vrais succès : le soir même, on s'informait de sa dot, et l'enthousiasme tombait dès que la vérité était connue.

Cet hiver n'amena donc aucun changement dans la position de Marie ; mais elle gagna à voir le monde ; douée de l'esprit d'observation, elle put du moins saisir mille nuances dont elle profita et fit profiter ses lecteurs.

Le colonel, lui, avait son idée fixe : Si je n'avais pas été arrêté dans ma carrière, pensait le pauvre père, je serais général, et, quoique sans fortune, la fille d'un général est plus recherchée que la fille d'un colonel en retraite... Pauvre petite ! sa mère l'aurait bien mariée, elle ! Les mères ont un art, un savoir-faire qui triomphe de tous les obstacles. Toutefois il y a des exceptions, et je veux espérer que je ne mourrai pas sans avoir donné un protecteur à cette enfant bien-aimée. Cependant le colonel et sa fille étaient délivrés de ces préoccupations journalières auxquelles sont soumis ceux qui n'ont pas de fortune. Non, se disait Marie, je n'envie rien à mes cousines. Je ne m'inquiète même pas assez d'elles. Mais aussi pourquoi Blanche ne m'écrit-elle pas ?

XI -- La maladie. -- Dévouement d'Angélique. --Mademoiselle Gondeberte et ses chats.

Un matin, le colonel se réveilla plus tard qu'à l'ordinaire ; Miche s'inquiétait et faisait du bruit dans le dessein d'éveiller son maître. Le colonel ouvrit enfin les yeux et se plaignit aussitôt d'un grand mal de tête. Trois heures plus tard, un frisson fit redouter une maladie grave. Le médecin, appelé en toute hâte, confirma les craintes de mademoiselle Cormery : ce frisson était le prodrome d'une fièvre pernicieuse.

En moins de vingt-quatre heures, tout est bouleversé dans ce paisible intérieur ; les visites du médecin se succèdent ; il n'est plus question d'économiser. Pour la première fois depuis son entrée chez le colonel, Colette ne paie pas comptant, car en moins de quinze jours les fonds secrets de Marie avaient été épuisés.

Cette chambre, objet de tous les soins de Miche, était dans un désordre complet ; il y avait encombrement de choses utiles et inutiles sur la cheminée. Ce désordre, premier effet du trouble causé par la maladie, n'échappait pas aux yeux de Marie, mais le courage lui manquait pour le réparer.

M. Delorme profitait de tous ses moments de liberté pour venir s'asseoir près du lit de son ami. Il obtenait difficilement que Marie s'en éloignât. Tant que le malade eut un sourire pour sa fille, elle espéra ; mais lorsque, dans le délire, il la repoussa, la douleur de la pauvre enfant fut au comble.

Mais n'était-ce pas elle qui devait pourvoir à toutes les nécessités du moment ? Il ne lui était donc pas permis de suspendre complètement son travail ; M. Delorme ne manquait pas de le lui dire, car il pensait avec raison que le travail était l'unique chose qui pût aider Marie à oublier la tristesse du moment présent.

Pour la première fois peut-être mademoiselle Cormery apprécia l'argent à sa juste valeur. Il lui avait semblé jusqu'alors assez simple de vivre sobrement, sans fantaisies, et de se contenter de quelques rares distractions. Suffire aux dépenses du ménage, prévenir les désirs de son père, était un bonheur qui ne laissait pas de place pour les regrets.

Cependant le danger était considéré comme à peu près passé ; mais la convalescence serait longue et n'exigerait pas moins de dépenses. C'est surtout alors qu'il est doux de multiplier les prévenances, d'user de tout ce qui peut plaire au malade qui ne pense qu'à lui.

Marie solliciterait-elle une avance de son éditeur ? Jamais. Non pas qu'elle écoutât son amour-propre, ce mauvais conseiller ; mais elle craignait de compromettre l'honorabilité du nom de son père en faisant une semblable démarche.

Angélique, témoin des tristesses de son amie, gémissait d'être un fardeau en ce cruel moment, car elle comptait pour rien les services sans nombre qu'elle rendait à ses amis.

Un matin elle sortit, disant que son absence serait courte ; toutefois elle se fit attendre pour le déjeuner.

Comme elle montait furtivement dans sa chambre avec un gros paquet sous le bras, Marie lui dit : « D'où venez-vous donc si tard, ma bonne amie, et que nous apportez-vous ? »

-- Mon Dieu, mademoiselle, répondit Angélique en rougissant, j'achetais de la laine chez madame Provost pour faire des chaussettes à M. le colonel, lorsqu'une dame étrangère est venue lui demander si elle connaissait une bonne ouvrière pour achever une tapisserie commencée depuis dix ans. Madame Provost lui ayant répondu qu'il était impossible de trouver quelqu'un qui se chargeât d'un pareil ouvrage en ce moment... j'ai pensé... j'ai offert mes services, car vous connaissez ma passion pour la tapisserie, et, comme j'allais renoncer à ce joli travail, vu le peu de temps que l'étrangère m'accordait pour le faire, elle m'a dit d'un air très aimable : Puisque vous êtes si habile, mademoiselle, faites un petit effort pour l'amour de moi. Ma sœur se marie dans six semaines, et je voudrais lui offrir ces deux fauteuils, qui compléteront l'ameublement de son salon. -- Puis, sans attendre ma réponse, elle parla tout bas à madame Provost, écrivit quelques lignes sur sa carte, qu'elle me remit sans me donner d'autre explication. -- Vous avez plu à cette dame, me dit la marchande, je vous en fais mon compliment. -- Je n'avais pas osé lire ce qui était écrit sur la carte, service que m'aurait volontiers rendu madame Provost. Ce n'est qu'après être sortie du magasin que j'ai jeté les yeux sur cette carte. Voyez, mademoiselle Marie : La comtesse M..., Bon pour cinq cents francs chez R... »

Marie devint rouge, puis elle pâlit, et ajouta : « Votre zèle vous a fait illusion, chère amie. Comment espérez-vous terminer cet ouvrage en si peu de temps ? Il faudrait pour cela travailler nuit et jour !

-- C'est bien ce que je compte faire, mademoiselle, et si vous le permettez, ces cinq cents francs seront pour nos menus plaisirs. M. le colonel sortira dans une bonne voiture, dès que le médecin le permettra. Ma chère Marie, ne me refusez pas le bonheur d'ajouter mon travail au vôtre, de vous témoigner une fois dans ma vie ma reconnaissance pour toutes vos bontés. C'est si dur, ajouta Angélique, de toujours recevoir et de ne jamais donner !

-- Allons, j'accepte, bonne amie, calmez-vous. Mais je travaillerai aussi, moi, à ce bel ouvrage.

-- C'est absolument impossible : il faut que tout soit de la même main.

-- Angélique, demanda timidement mademoiselle Cormery, vous avez sans doute donné votre adresse ?

-- Non, l'étrangère ne l'a pas exigé. C'est madame Provost qui répond de l'ouvrage et qui le remettra à la comtesse lorsqu'il sera achevé. »

Angélique se mit immédiatement au travail, et, avant que la semaine fût finie, elle alla chez le banquier de la comtesse. Sur la présentation de la carte, on lui remit un billet de cinq cents francs. C'était la première fois que la sous-maîtresse se trouvait en possession d'une pareille somme. Elle en était troublée et heureuse à la fois ; au retour, la crainte de perdre son trésor lui fit paraître le chemin d'une longueur interminable ; elle portait sans cesse la main à sa poche, évitait les passants, et faisait en un mot tout ce qu'il fallait pour attirer l'attention.

Angélique travailla nuit et jour, d'abord non seulement pour remplir sa promesse, mais aussi dans l'espoir d'obtenir d'autre ouvrage.

Les deux fauteuils étant achevés, l'habile ouvrière alla, d'après le conseil de madame Provost, porter elle-même son ouvrage à la comtesse, qui l'accabla de compliments et de remerciements ; la jeune femme la força à s'asseoir à sa table et à prendre une tasse de thé. Au moment où Angélique allait se retirer, la comtesse lui remit un petit carnet où se trouvaient quelques billets de banque pour le prix d'un autre ouvrage que madame Provost s'était chargée de lui confier. Et comme la pauvre fille rougissait, balbutiait, se confondait en remerciements : « C'est moi, dit la comtesse, qui vous suis obligée ; vous me tirez d'un grand embarras. »

La Providence avait mis sur le chemin d'Angélique une de ces riches étrangères passionnées pour la France et pour tout ce qui s'y fait, et ne comptant jamais quand il s'agit de satisfaire une fantaisie.

La convalescence du colonel fut longue et pénible ; mais le bonheur d'avoir conservé ceux qu'on aime rend légères toutes les difficultés que laisse après elle la maladie.

Cependant Marie se ressentait des tristes impressions qu'elle avait reçues : madame Lombard et M. Delorme s'inquiétaient. Un changement d'air était évidemment nécessaire. Le seul moyen de déterminer Marie à quitter la ville était de lui persuader que la santé de son père s'en trouverait bien. Elle se rendit aux bonnes raisons de ses deux amis, et, sans tarder davantage, elle alla à Saint-Germain en compagnie d'Angélique pour y chercher un petit appartement.

« Allons d'abord, dit Marie, sur la terrasse voir notre belle habitation et respirer l'air. Le souvenir de M. Leacock et de William leur fit oublier l'heure ; elles restèrent longtemps assises, s'entretenant des deux Anglais et les accusant d'ingratitude, car depuis leur départ de Saint-Germain ni l'un ni l'autre n'avaient donné signe de vie.

Comme elles se disposaient à se rendre dans un quartier plus modeste, elles aperçurent, à deux cents pas de la terrasse, une vieille servante qui accrochait un écriteau à la porte d'une petite maison de bonne apparence.

« Nous arrivons fort à propos, dit Marie à la servante, cette maison est à louer ?

-- Hélas ! oui, madame. Est-ce que vous voulez la louer ?

-- Peut-être conviendrait-elle à mon père.

-- Pas d'enfants ? pas de chiens ?

-- Pas d'enfants, pas de chiens. Nous sommes les gens les plus raisonnables.

-- Entrez donc alors, vous allez parler à mademoiselle. »

Mademoiselle était une vieille fille qui vivait en compagnie de Gothon et de quatre chattes angoras nées dans cette maison, et qui n'en étaient jamais sorties ; et si mademoiselle Gondeberte n'eût pas été impérieusement appelée en Bretagne par son parrain, jamais elle ne se serait décidée à quitter sa maison. Maison jolie commode et bien située. La propriétaire aurait pu en tirer un prix plus élevé que celui qu'elle demandait ; mais elle ne voulait avoir affaire qu'à des locataires humains , c'est-à-dire à des gens qui aiment les bêtes, car elle n'emmènerait que la plus jeune de ses chattes. Les locataires devaient s'engager à prendre soin des trois autres, à ne point les laisser vagabonder sur les toits ; à ces conditions, la bonne demoiselle se contenterait de recevoir en tout, et pour tout, six cents francs.

Une des quatre s'étant approchée, Angélique la caressa.

« Vous aimez les chats ! s'écria mademoiselle Gondeberte ; je partirai donc tranquille. Je laisse à votre disposition, mesdames, tout le mobilier, qui est, comme vous le voyez, en parfait état.

-- Vois, Gothon, comme nous avons bien fait de mettre un écriteau ! Tu ne le voulais pas ! Et que seraient devenues ces chères minettes dans une pension ! Mais il faut que je vous dise leurs noms. » Et prenant successivement sur ses genoux les quatre : « Voici, dit-elle, Sultane, Rusotine, Bellote et Blanchette, excellentes et intelligentes bêtes, dans la société desquelles il est impossible de s'ennuyer.

Mademoiselle Cormery crut d'abord avoir affaire à une folle ; mais, une fois la question des chats coulée à fond, Gondeberte Lesourd parla raisonnablement. Elle fit les honneurs de sa maison avec plus de simplicité qu'elle n'en avait mis à parler de ses bêtes.

Cette maison était tout à fait à la convenance des Cormery : le colonel habiterait le rez-de-chaussée avec Miche, et M. Delorme y trouverait aussi une jolie chambre à sa disposition.

Angélique admirait le bon ordre de la maison, elle crut devoir rendre hommage aux quatre en se félicitant de n'avoir pas à craindre d'être réveillée par les souris.

Au mot de souris, mademoiselle Gondeberte jeta un cri d'horreur.

Et, s'appuyant sur une console, elle dit d'un ton tragique : « Des souris, mademoiselle ! ce nom seul me fait horreur, et la vue d'une de ces effrontées me donnerait une attaque de nerfs. J'ai cruellement souffert dans ma jeunesse du voisinage des souris, et le premier usage que j'ai fait de ma liberté a été de m'entourer de chasseurs vigilants : ceux-ci joignent la beauté à la bravoure. »

La propriétaire s'informa de l'humeur des domestiques du colonel : le rapport de Marie lui donna pleine satisfaction ; elle avait observé que les veuves et les militaires aiment les animaux.

Deux heures s'étaient écoulées dans ce puéril entretien. L'affaire fut enfin conclue ; on se quitta en parfait accord ; les locataires pouvaient venir à partir du 15 mai. Ils trouveraient la clef chez un voisin sûr : Sultane, Rusotine, Bellotte et Blanchette seraient dans leur chambre, où très probablement elles dormiraient.

Mademoiselle Cormery et sa compagne étaient à bout de patience ; elles se dirigèrent vers la terrasse, se félicitant de la bonne rencontre qu'elles avaient faite et riant à leur aise.

Marie n'était pas blasée sur ses succès ; elle rendait grâce à Dieu qui bénissait son travail et la mettait à même de réaliser tout ce que lui inspirait sa piété filiale.

Le récit du voyage de Saint-Germain égaya beaucoup le colonel et ses serviteurs. Colette, qui avait conservé un agréable souvenir de Saint-Germain, promit d'avoir soin des chats. Tout étant pour le mieux, les locataires de mademoiselle Gondeberte prirent possession de la jolie maison le 15 mai.

On ne peut dire à quel point Marie fut heureuse d'offrir à son père cette charmante résidence. Être arrivée en quelques années à pouvoir quitter Paris pendant les grandes chaleurs, c'était pour elle le comble de la fortune. Une pensée pénible s'emparait bien quelquefois de son imagination : « Si mon éditeur ne voulait plus accepter mes manuscrits ? si je tombais malade ? » Mais un sentiment de confiance succédait aussitôt à cette inquiétude, que Marie se reprochait comme un acte de défiance envers la Providence.

L'habitude de retourner chaque année dans ses terres peut bien faire oublier à la châtelaine les amis qu'elle a quittés. Or Marie n'était pas châtelaine ; tout en joussant de l'air pur, elle songeait à madame Lombard.

Au moment où une petite gloire s'était attachée au nom de mademoiselle Cormery, la femme qui l'avait élevée tombait dans une grande infortune ; elle avait été forcée, pour cause de santé, de renoncer à son pensionnat. La personne qui lui avait succédé était respectable, mais incapable de la remplacer. Les intérêts de madame Lombard furent compromis de la façon la plus fâcheuse. On en vint au bout d'un an à vendre le mobilier et le matériel des classes. Par suite de ces mauvaises affaires, madame Lombard s'était retirée dans une de ces pensions bourgeoises où le corps et l'esprit ont également à souffrir. Entourée de vieilles femmes curieuses et bavardes, elle eut à passer un examen dont le résultat ne lui fut pas favorable. Pourquoi ne contait-elle pas son histoire ? Pourquoi ne cherchait-elle pas à savoir celle des autres ? Pourquoi était-elle contente de tout, tandis que les autres se plaignaient ? En supposant qu'on eût été plus misérable chez soi, on devait parler de façon à faire croire le contraire.

Mademoiselle Cormery n'ignorait pas tout ce que sa respectable amie avait à souffrir. Serait-ce donc, se dit la généreuse enfant, une si grande dépense de la recevoir pendant quelques semaines ? Quel bonheur cette bonne amie éprouverait à quitter cette rue Sainte-Geneviève, à ne plus voir ni entendre ces vieilles commères !

Après mûre réflexion, Marie alla parler de son désir à son père.

Le colonel fut d'abord un peu surpris de la proposition : « Mais, chère enfant, ton bon cœur ne te fait-il pas illusion ? Sommes-nous vraiment en état d'offrir l'hospitalité à une amie ?

-- Oui, mon père, nous le pouvons. J'ai fait mes calculs, et comme notre loyer ne nous ruinera pas, nous pouvons très bien recevoir notre respectable amie.

-- Eh bien, ma fille, invite madame Lombard.

-- Miche ira la chercher ?

-- C'est convenu. »

Cette invitation causa une surprise délicieuse à madame Lombard : perdre de vue son entourage l'enchantait ; retrouver de vrais amis ! se promener en forêt ! La pauvre femme osait à peine croire à tant de bonheur.

L'apparition de Miche fut un évènement qui alimenta la conversation pendant plusieurs jours. Où était allée madame Lombard ? Une servante avait entendu : À Versailles. Une pensionnaire, à l'oreille fine, affirmait que le domestique avait dit au cocher : Chemin de fer de l'Est.

La maîtresse de maison seule connaissait le lieu où se rendait sa pensionnaire ; elle s'amusait du travail qui se faisait dans ces vieilles têtes.

Quoiqu'il en soit, l'arrivée de la fugitive remplit de joie ses hôtes.

Marie, il est permis de le croire, se crut propriétaire de la maison. Elle conduisit madame Lombard dans une chambre où tout avait été prévu, l'utile et l'agréable. Rien n'échappait aux regards de celle qui était l'objet de tant de soins ; elle était émue, et Marie était joyeuse, et, comme les bons serviteurs prennent les sentiments de leurs maîtres, Colette et Miche rivalisaient de zèle auprès de madame Lombard, ce qui certainement ajoutait au plaisir de se trouver sous le toit de ses amis. Les domestiques n'étaient pas seuls à témoigner de leur zèle : Angélique laissait à peine à mademoiselle Cormery le plaisir d'avoir de ces attentions que toute maîtresse de maison a le droit de se réserver.

Le colonel pouvait parler librement du passé avec madame Lombard : le nom de celle dont la place était restée vide revenait sans cesse, sa vertu aimable, le charme de sa personne que Marie rappelait si bien !

Les jeunes gens sourient à l'avenir ; les vieillards s'attendrissent au souvenir du passé, et quoique l'amertume se mêle à ce souvenir, ils y trouvent encore du bonheur.

La présence d'une amie était donc pour le colonel la source de mille distractions. Et que ne devait-il pas à cette estimable femme ? N'était-ce pas elle qui avait donné une si parfaite éducation à son incomparable Marie ?

L'année s'était écoulée sans qu'on eût entendu parler des Leacock, sinon que William avait des succès, et que son père était aussi heureux que peut l'être un Anglo-Saxon qui a gagné un pari.

XII -- Les épreuves d'un professeur -- Une demande en mariage.

Un jeudi M. Delorme, toujours fidèle et charmé de retrouver madame Lombard, arriva plus tôt que de coutume ; sa physionomie était presque sombre ; le colonel faisait sa toilette, le professeur entra sans cérémonie.

« Quel air sinistre, mon ami ! nous ne sommes pas habitués à cette figure-là !

-- William...

-- Est mort ?

-- Non, et je ne sais pas si sa mort causerait plus de tristesse à son malheureux père.

-- Vous avez l'air bien malheureux aussi, vous, mon cher... Voulez-vous que Miche se retire ?

-- C'est inutile.

-- Parlez donc, ma goutte s'impatiente ; aïe ! aïe !

-- Peu de temps après avoir fait l'admiration des habitants du Northumberland, William est tombé dangereusement malade. On l'a tenu pour mort. Il est revenu cependant à la vie... Mais...

-- Il est fou ?

-- Non.

-- Il est marqué de la petite vérole ?

-- Non... il ne sait plus un seul mot de français ! »

Le colonel fut pris d'un fou rire, dont le professeur fut scandalisé malgré toute sa bonhomie.

« Je vous demande pardon, cher ami, mais convenez que la chose est comique. Oubliez que vous avez été le maître de l'infortuné William, et vous rirez de bon cœur aussi, vous.

-- Ne croyez pas que M. Leacock renonce si aisément à ce que son fils sache la langue française. Il entend que William recommence ses études, et il croit que vous seul pouvez en assurer le succès. » Ces dernières paroles furent accompagnées d'un sourire plein de malice.

« Je vous comprends. Il s'agit de prendre William en pension chez moi ?

-- Vous n'y êtes pas ; et comme je veux me venger de votre fou rire, je vous dis à brûle-pourpoint que M. Leacock vous demande la main de mademoiselle Marie pour William. »

Le colonel poussa de tels cris, que Colette accourut ; mais, voyant que tout le monde riait aux larmes, elle alla chercher mademoiselle Marie.

« Viens, ma fille, j'ai à te communiquer une demande en mariage. Oh ! ne rougis pas,... attends... M. Leacock...

-- M. Leacock ? Par exemple !

-- Écoute-moi donc. Le pauvre William, après avoir émerveillé ses compatriotes par la pureté de sa conversation française, a fait une grave maladie ; on a triomphé du mal. Mais, hélas ! il ne sait plus un mot de français, et son père pense, ma chère enfant.

-- Quelle plaisanterie ! Une mauvaise plaisanterie !

-- Ne prends pas la chose au sérieux, ma chère, et laisse-moi te dire tous les avantages qui résulteraient pour toi de cette union anglo-saxonne : une mine dans le Cornouailles, une terre dans le Northumberland, et enfin William vient d'être fait baronnet. »

Marie ne se résigna pas à prendre gaiement la chose. Il ne faut pas s'en étonner : cette étrange proposition était de nature à blesser sa délicatesse. N'était-ce pas parce qu'elle était sans fortune qu'on osait la considérer comme un moyen propre à satisfaire une sotte vanité !

Elle voulait renvoyer à M. Leacock les présents, qui n'avaient peut-être été qu'un piège préparé de longue main en vue de la réussite d'un projet ridicule.

M. Delorme crut adoucir Marie en essayant de lui persuader que William avait une sincère admiration pour elle ; mais cette supposition ne fit qu'exaspérer la jeune fille. Elle persistait à vouloir renvoyer à M. Leacock des présents qu'elle n'avait acceptés que par politesse.

Le colonel, qui n'avait vu jusque-là que le côté plaisant de la chose, entra dans les sentiments de sa fille. Il répondit dans des termes qui ne devaient laisser aucune espérance à l'ambitieux père. Néanmoins, on apprit avec satisfaction que le gentleman et son fils étaient partis pour les Indes.

Le nuage que cet épisode avait amené sur le front de la jeune fille s'effaça promptement. Septembre favorisait les promenades ; on se hâtait de profiter des beaux jours. La santé de madame Lombard s'était fortifiée, tout le monde était content. Il n'était pas jusqu'à la goutte du colonel qui ne se montrât d'humeur plus traitable.

Dame Colette, suivant l'engagement qu'elle en avait pris, soignait en conscience les chats de mademoiselle Gondeberte ; il était même à craindre qu'une nourriture trop succulente ne nuisît à leur grâce en développant leur embonpoint. Mademoiselle Gondeberte eût été péniblement affectée si elle avait su quelles étaient les joies de Sultane et des autres en son absence : c'était à qui se percherait sur l'épaule de Miche.

Un matin Rusotine s'obstina à vouloir accompagner le sergent chez la marchande de tabac. La demoiselle du débit, excessivement humaine , ne résista pas au désir de la caresser et de causer avec elle. Au même moment entra un caporal suivi d'un hideux roquet ; la guerre est déclarée : bataille ! et, en dépit des efforts de Miche, Rusotine reçoit une blessure à l'œil droit. Le sang coule, les passants s'arrêtent ; quoique habituellement recluse, la chatte était connue : on la voyait derrière la vitre de la salle à manger. Personne ne pouvait se faire illusion sur la gravité d'un pareil évènement.

Le colonel dit que la blessure serait guérie avant le retour de mademoiselle Gondeberte, et qu'il ne fallait pas s'en inquiéter. Mademoiselle Angélique prophétisa que la chose ne passerait pas inaperçue ; elle redoubla de soins pour Rusotine, qui guérit parfaitement ; et, à moins d'être prévenue, il était impossible d'apercevoir la marque légère qu'elle avait à l'œil droit. La chatte elle-même ne s'en souvenait plus.

Cependant les matinées devenaient fraîches ; encore quelques jours, et il faudrait dire adieu à cette belle forêt, à ces arbres qui allaient semer leur parure flétrie et joncher la terre d'un moelleux tapis.

Mademoiselle Gondeberte venait d'arriver, et Marie, voulant ramener son père par un beau jour, s'empressa d'aller saluer la propriétaire ; elle lui remit ses chattes et la prévint que dès le lendemain matin elle rentrerait en possession de sa maison. Mademoiselle Cormery se félicita de l'agréable séjour que son père avait fait à Saint-Germain et de l'agrément qu'elle-même y avait trouvé. La propriétaire reçut les compliments de ses locataires avec la même grâce qu'on avait mis à les lui adresser. Elle constata avec satisfaction que les meubles et les ustensiles de cuisine étaient en parfait état. On était sur le point de se séparer, lorsque la mère aux chats , comme l'appelait Miche, eut la fatale idée de prendre ses lunettes pour examiner de plus près les objets de son affection.

Les deux aînées furent déclarées irréprochables ; mais lorsque mademoiselle Gondeberte aperçut la trace légère que Rusotine avait conservée, elle poussa un cri de douleur qui fut suivi d'un cri d'indignation.

« Qu'est-il arrivé à cette bête ? »

Mademoiselle Cormery raconta simplement la chose.

« Mener Rusotine dans un bureau de tabac ! quelle imprudence ! et quelle faute, mademoiselle ! Abus de confiance ! qui l'aurait pensé ! »

Mademoiselle Gondeberte parla d'aller chez le commissaire de police ; mais lorsque le calme lui fut rendu, elle comprit le ridicule d'une semblable démarche.

Marie essaya par ses douces paroles et son admiration plus ou moins sincère pour les chats de calmer sa propriétaire. Celle-ci ne voulut entendre à rien ; elle s'enferma dans sa chambre avec les quatre, jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Gothon et Colette échangèrent des paroles amères... Colette manqua de dignité en reprochant à Rusotine tous les bons morceaux qu'elle lui avait servis.

Le plus triste de l'affaire était de perdre tout espoir d'habiter la jolie maison de mademoiselle Gondeberte l'année suivante.

XIII -- Un concours de gouvernantes. -- Angélique remporte le prix.

Madame des Tourelles, dont la santé avait été rapidement détruite par les veilles, était venue s'établir à Paris depuis le commencement de l'hiver. Le monde était l'unique remède à ses ennuis, au chagrin que lui causait la perte de sa beauté ; une tristesse maladive remplaçait l'enjouement qui était un des plus grands charmes de sa personne. La petite Rose, après avoir été un jouet, devenait un embarras, et même un fardeau.

Des amies lui conseillèrent de prendre une gouvernante ; la bonne anglaise ne suffisait pas pour lui épargner la fatigue que cause une enfant à une mère souffrante.

Madame des Tourelles goûta ce conseil, et, dès que sa résolution fut connue, les amies se mirent en quête de trouver quelqu'un digne d'élever Rose.

Plus de vingt personnes passèrent un examen d'un genre tout nouveau. Les questions ne portaient pas sur des choses sérieuses, mais simplement sur des détails plus ou moins puérils : il fallait avoir un physique agréable, et surtout le nez fait d'une certaine façon. Blanche aimait à reposer ses yeux sur un joli visage.

Une jeune Parisienne, fort élégante, avait enfin remporté le prix, lorsqu'une pensée raisonnable traversa l'esprit de madame des Tourelles. « C'est Angélique qu'il me faut, se dit-elle ; je n'aurai point à me gêner avec cette bonne fille... Rose l'aime, et l'aimera encore davantage... c'est décidé. »

Ce jour même, Blanche pria Marie de venir seule lui faire une petite visite. C'était un dérangement ; mais la bonne Marie n'hésita pas à se rendre aux désirs de sa cousine.

« Que tu as l'air heureuse, dit Blanche, en voyant entrer mademoiselle Cormery.

-- Je n'ai pas la mine trompeuse, je t'assure. Je suis tout à fait de bonne humeur. J'ai enfin trouvé le dénouement d'une nouvelle ; ris tant que tu voudras, ma chère, mais le travail est une douce loi. En quoi puis-je donc t'être utile ?

-- Donne-moi Angélique pour commencer l'éducation de Rose : l'Anglaise m'ennuie.

-- Te donner Angélique ! quelle expression ! -- Tu me parles de cette respectable amie comme d'une chose.

-- C'est un service que je te demande ; et je ne vois pas pourquoi tu me le refuserais : primo elle dépend de toi ; secundo elle vous est parfaitement inutile. Ajouterai-je qu'elle doit même vous gêner ! Sois sûre que ton père ne serait pas fâché d'en être débarrassé.

-- Blanche, ne parle pas ainsi d'une personne que nous aimons. Sans mademoiselle Angélique, nous eussions été bien à plaindre. Que de services ne nous a-t-elle pas rendus dans notre petit ménage ! Avec quel dévouement cette bonne amie a soigné mon père ! comme sa présence soutenait mon courage !

-- On voit bien que tu écris : tu te montes l'imagination sur un sujet, fort respectable sans doute, mais c'est ridicule de vouloir faire une héroïne de ton Angélique. »

En ce moment, la petite Rose vint se jeter dans les bras de Marie. « Emmenez-moi ! Mademoiselle Angélique m'a promis que nous ferions la dînette la première fois que j'irai chez vous. »

Marie embrassa tendrement l'enfant. « Tu l'aimes donc bien, mademoiselle Angélique ?

-- Oh oui ! et elle m'aime aussi..., je ne l'ennuie pas.

-- L'emmènes-tu, Marie ?

-- Volontiers.

-- Quel bonheur ! » Et l'enfant courut s'habiller.

« Tu vois comme elle l'aime !

-- Les enfants aiment toujours ceux qui s'intéressent à leurs plaisirs. »

La conversation allait prendre un tour sérieux, et peut-être désagréable, lorsqu'une visite vint l'interrompre.

Mademoiselle Cormery emmena Rose. La petite fille témoignait sa joie par un babillage qui ne lui permit pas de remarquer l'air grave de Marie.

Aussitôt que Rose fut descendue de voiture, elle alla trouver mademoiselle Angélique, qui lui fit grand accueil.

Marie hésitait à parler à Angélique ; mais n'était-il pas de son devoir de se rendre aux désirs de Blanche, en se séparant de cette amie si utile ?

M. Cormery s'aperçut bien vite que sa fille était contrariée. « Que s'est-il donc passé entre toi et Blanche, ma chérie ? Tu as l'air soucieux. »

Marie raconta simplement la chose à son père.

« C'est peut-être la première fois, dit le colonel, qu'une idée raisonnable sort de cette tête-là.

-- Comment, mon père, vous consentiriez à sacrifier notre amie au caprice de Blanche !

-- Je ne compte pour rien madame des Tourelles dans cette affaire-là. Ne souffres-tu pas comme moi de voir une enfant abandonnée aux femmes de chambre ? On amène Rose le soir au salon, attifée comme une petite dame ; elle fait partie de l'ameublement, voilà tout.

-- Pauvre Angélique ! consentira-t-elle à nous quitter ?

-- C'est à toi, ma chère fille, à la disposer à faire ce sacrifice en faveur de cette intéressante petite. »

Que de fois Marie avait exprimé le regret de n'avoir pas d'autorité sur madame des Tourelles ! Elle souhaitait de lui faire comprendre la vanité des plaisirs du monde, lui donner des idées raisonnables, et, maintenant que l'occasion s'en présente, elle hésite ; elle croit ne songer qu'aux intérêts de son amie, mais en réalité c'est l'égoïsme qui parle. Un tel sentiment ne pouvait être que passager dans une âme si droite. Le soir même, Marie transmettait à Angélique la proposition de madame des Tourelles.

L'invraisemblance d'un tel projet empêcha d'abord Angélique d'être émue ; elle comprit seulement le sérieux de cette demande, lorsque mademoiselle Cormery ajouta :

« Croyez-moi, ne refusez pas, chère amie : élever un enfant est la plus grande chose à laquelle puisse aspirer une femme. En vous dévouant à Rose, vous agirez sur sa mère sans qu'elle s'en doute. Peut-être êtes-vous appelée à la rendre raisonnable ! Cette pensée doit soutenir votre courage, ma chère Angélique. C'est décidé, n'est-ce pas ? vous acceptez... ? Vous êtes trop jeune pour vivre de vos rentes. »

Cette plaisanterie, accompagnée d'un sourire, aida Angélique à se remettre de son émotion. Elle médita longuement les paroles de mademoiselle Cormery, et finit, mais non sans peine, par accepter franchement le sacrifice qu'on lui demandait.

Le colonel avait consenti à se priver de la société d'Angélique, mais à peine fut-elle partie, qu'il la regretta ; ses regrets étaient augmentés par son antipathie pour madame des Tourelles ; il allait jusqu'à dire qu'introduire Angélique dans cette maison, c'était jeter une brebis au loup.

Cependant il s'apaisa, car il possédait une qualité assez rare, surtout chez les vieillards : il ne s'entêtait pas dans une opinion, s'il voyait qu'elle pouvait contrarier les autres.

Ce fut Rose qui vint chercher sa gouvernante dans un coupé à deux chevaux. La grâce et la gaieté de la petite fille adoucirent la séparation.

Colette eut beaucoup de peine à retenir sa langue. Elle se dédommagea du moins par une pantomime expressive, composée de froncements de sourcils et de soulèvements d'épaules. Quant à Miche, il prétendit que la bonne demoiselle marchait vaillamment à l'ennemi.

Madame des Tourelles accueillit Angélique avec un doux sourire. « Voilà, lui dit-elle, une petite fille que je vous confie entièrement, mademoiselle, ne lui passez pas un caprice. Mes gens seront à vos ordres ; voici votre appartement, vous mangerez avec Rose, car mes nerfs ne supportent pas encore la présence d'une enfant à table, et puis... nous avons souvent de grands dîners, ou bien mon mari préfère être seul avec moi, vous comprenez ?

-- Parfaitement, madame. »

Angélique était naturellement humble ; la considération dont l'entouraient ses amis n'avait point changé ses sentiments. Toutefois elle se sentit blessée de l'empressement que mit madame des Tourelles à l'isoler de la famille ; sa première impression fut pénible, et le luxe de sa chambre ne fut à ses yeux qu'une décoration de théâtre. Un petit lit blanc avait été placé au pied du grand lit.

Angélique ne résista pas longtemps à l'influence de la joie qu'inspirait sa présence à la petite fille, et ce fut très sincèrement qu'elle admira la poupée de cire et tous les trésors que Rose étala devant elle.

« Je ne vous ennuie pas ? » demandait parfois l'enfant à sa gouvernante.

Cette question, sans cesse renouvelée, eût révélé à Angélique l'indifférence de la mère pour sa fille, si déjà elle ne l'avait connue.

La semaine n'était pas achevée, que la maîtresse et l'élève vivaient en fort bonne intelligence.

Autrefois, chez madame Lombard, la lutte était constante ; ici, il suffisait d'un mot, d'une condescendance pour rétablir la paix.

Mademoiselle Angélique n'était pas une institutrice au sens rigoureux du mot : elle n'en avait ni les qualités ni les défauts ; mais la grande bonté, qui était le trait principal de son caractère, l'aidait à vaincre des obstacles qui eussent peut-être découragé une personne plus habile. Aussi Rose l'aimait et ne résistait pas à sa volonté. Au premier mot, l'enfant obéissait.

Si la société de Marie manquait à la gouvernante, elle trouvait du moins une consolation à former une petite âme, à la sauver des premières impressions d'une vie mondaine.

Angélique redoutait les serviteurs nombreux de l'hôtel ; elle s'était promis de réclamer le moins possible leurs services ; mais elle fut, dès le premier jour, l'objet de prévenances qui la surprirent. Ils lui parlaient avec respect et semblaient approuver sa présence, au lieu de la tolérer simplement.

La gouvernante et son élève paraissaient deux fois par jour au salon. M. des Tourelles ne sortait jamais sans avoir embrassé sa fille, et le soir il allait saluer mademoiselle Angélique, pour laquelle il avait beaucoup de considération.

Il y avait deux ans que Lucie, madame Gervais, n'était venue à Paris. Il lui parut suffisant d'annoncer son arrivée à sa sœur sans attendre de réponse.

C'était en avril ; dès six heures du matin, une voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel ; il n'y avait encore personne de levé. Toutefois la porte ne tarda pas à s'ouvrir, et un laquais conduisit madame Gervais, ses trois petits garçons et une grosse bonne normande dans l'appartement qui leur était destiné.

L'influence qu'avait exercée la sœur aînée sur la sœur cadette s'était effacée en présence des réalités de la vie. Lucie avait épousé un notaire d'Argentan. Elle était heureuse ; la province ne lui déplaisait pas, et quoique la position de son mari lui valût beaucoup de considération dans le pays, elle ne se croyait pas obligée de se poser en femme élégante qui donne le ton à sa société ; madame Gervais se contentait de la couturière d'Argentan, elle suivait la mode de loin, et ne se soumettait pas à ses excentricités.

Lorsque dix heures eurent sonné, Lucie alla frapper à la porte de madame des Tourelles. Quoique très différentes l'une de l'autre, les deux sœurs s'aimaient, et ce fut avec un véritable plaisir qu'elles se retrouvèrent ensemble.

« Comment vas-tu, ma pauvre amie ?

-- Hélas ! toujours souffrante !

-- Il te faudrait l'air de notre Normandie. Regarde mes garçons, voilà des mines !

-- Et toi-même, ma chère, tu fais honneur à l'air de la province. Tu as doublé depuis deux ans !

-- Que veux-tu ? J'en prends mon parti : je me lève à cinq heures du matin, sauf pendant les trois mois rigoureux d'hiver ; si j'ai doublé, comme tu le dis obligeamment, la paresse n'y est pour rien.

-- Cinq heures du matin ! » reprit Blanche avec une sorte d'effroi.

La gouvernante fut chargée de veiller à ce que rien ne manquât à madame Gervais et à ses enfants, ce qu'elle fit de la meilleure grâce.

Les petits garçons dirent à Rose qu'elle avait l'air très sage, qu'ils s'amuseraient joliment ensemble.

Angélique prenait déjà sa part des plaisirs promis : la vue d'une femme simple et de bonne humeur était pour elle un délassement. La sympathie s'établit vite entre ces dames.

La présence de Lucie causait une certaine gêne à sa sœur. La femme simple et de bon sens faisait disparate dans un intérieur où tout était factice. Si Lucie tenait honorablement sa place dans la petite ville qu'elle habitait, madame des Tourelles avait d'autres exigences que celles de la province. Cette visite inattendue venait mal à propos ; une grande réception devait avoir lieu le surlendemain, et si Blanche eût été prévenue de l'arrivée de sa sœur, elle y eût renoncé ; les femmes qui allaient s'asseoir à sa table représentaient la dernière expression de la mode, et, quoique madame Gervais mît à profit son séjour à Paris pour renouveler ses toilettes, il était bien certain qu'elle ne sacrifierait pas ses goûts et ses habitudes à la société de sa sœur. Cependant Blanche ne donna pas de conseils à Lucie ; elle se contenta de lui dire : « Ma chère, je te préviens que je donne un grand dîner mercredi ; tu te feras belle, j'espère ?

-- Sois tranquille : je serai de gris-perle toute habillée. »

Ce renseignement rassura un peu Blanche, qui redoutait par-dessus tout la robe noire, mais elle crut devoir offrir à Lucie une élégante coiffure, avec accompagnement de manches de dentelle et autres agréments jugés nécessaires pour égayer la toilette de sa sœur. Celle-ci fut reconnaissante de l'attention ; elle promit de se parer de tous ces jolis rubans, mais elle refusa net la coiffure. Elle avait observé qu'une femme paraît toujours à son désavantage quand elle change sa coiffure. « Je ne me sens pas digne de vos chignons, de vos frisons et de vos ébouriffades ; je m'en tiens à mes bandeaux, qui me laissent l'illusion d'être encore jeune. »

Blanche n'insista pas ; d'abord elle savait que ses raisons ne changeraient rien à la résolution de sa sœur. Madame Gervais était une femme qui ne se décidait jamais à la légère, et qui, une fois décidée, s'en tenait à sa résolution ; en second lieu, elle n'était pas absolument sûre d'avoir raison en proposant ce changement de coiffure.

Lucie n'avait pas perdu le souvenir du luxe qui régnait chez Blanche, mais elle constata avec tristesse que le temps, loin de la corriger, n'avait fait que la rendre de plus en plus mondaine. Elle fut éblouie du service de la table, surprise de la livrée des domestiques, et de mille détails qui ne s'expliquent et n'existent que chez des gens tenus à une grande représentation.

La toilette des femmes était en harmonie avec tout l'étalage fait en leur honneur. Jeunes encore, ces dames avaient déjà recours à la palette ; malheureusement, ce jour-là, était près d'elles une femme dont le teint n'admettait pas de concurrence.

L'accueil fait à madame Gervais fut d'abord assez froid, mais sa bonne humeur triompha de tout : on finit par entourer Lucie, par l'écouter d'autant plus, que M. des Tourelles se plaisait à faire valoir sa belle-sœur.

Habituellement, Rose faisait son entrée au salon vers huit heures. Ce soir-là, elle ne paraissait pas. Blanche supposa d'abord que la présence des petits cousins avait été un prétexte pour prolonger le dîner. Le mari, aussi désireux que sa femme de voir sa petite fille, se disposait à aller la chercher, lorsque madame Gervais le prévint, ce qui permit d'observer qu'elle n'avait qu'une demi-traîne, c'est-à-dire une traîne de trois mètres, et certainement une crinoline assez mal dissimulée.

La tante rentra, en riant.

« Qu'est-il donc arrivé ? demanda Blanche.

-- Pardonne à tes mutins de neveux, ma chère, qui se sont permis de critiquer la robe d' ange de ta fille. Robert a fermé la porte en déclarant qu'il ne voulait pas laisser envoler sa cousine ; Pierre lui a pincé les jambes pour prouver que la robe était trop courte, et Henri a tiré les ailes . Mademoiselle Angélique est parvenue à apaiser la sédition ; les larmes de Rose sont séchées. »

Madame des Tourelles fronça le sourcil ; mais la critique de la tante fut effacée par les exclamations, les interjections de toute la société lorsque les enfants entrèrent.

La robe d' ange , ainsi nommée par Blanche, était une robe de gaze bleue très courte, avec des épaulettes de nœuds et de pompons qui figuraient des ailes.

Le petit mannequin se jeta dans les bras de sa tante, qui la couvrit de baisers sans souci de chiffonner la robe d' ange , maladresse qui fut un prétexte pour faire disparaître la robe.

Les yeux de Rose ne conservèrent pas trace de larmes, mais on remarqua le lendemain, au déjeuner que mademoiselle Angélique avait pleuré.

XIV -- Une soirée à l'ambassade d'Angleterre.

Les relations de madame Lombard avec la famille Cormery l'avaient relevée aux yeux des commères de la pension bourgeoise. Faut-il les condamner ? L'influence de la fortune la plus modeste, d'un revirement inattendu, n'agit-elle pas de même sur la plupart de ceux qui nous entourent ? Le soleil levant n'a-t-il pas de nombreux admirateurs sous toutes les latitudes ?

Madame Lombard devint donc un personnage. Elle eût été aimée jusqu'à la passion, si elle avait voulu mettre ses voisines au courant de ses affaires. Elle n'en fit rien. Cette discrétion était d'autant plus blâmable qu'il eût suffi d'une seule confidence pour que tout le monde fût au courant de ce qui lui arrivait. Mais rien, pas la moindre condescendance pour satisfaire une curiosité si légitime !

L'amitié aida d'abord madame Lombard à supporter ses revers, puis elle en adoucit le souvenir à tel point que la vertueuse femme s'y résigna complètement... Elle se disait heureuse ! Mais elle ne devait pas jouir longtemps de ce bonheur, si modeste qu'il fût.

À l'automne de cette année-là, Paris fut ravagé par le choléra. On vivait avec confiance sur les hauteurs du Panthéon, déclarées inaccessibles au fléau. Cependant une seule personne fut atteinte, et cette personne était madame Lombard. Grande alarme rue du Regard : une lutte s'établit entre le colonel et sa fille ; Marie parlait de la charité avec un accent qui eût converti tout autre homme qu'un père, mais le respect et l'obéissance firent obstacle au zèle de la généreuse enfant, jusqu'au jour où le médecin qui donnait ses soins à la malade assura le colonel qu'une courte apparition dans la chambre d'un cholérique ne pouvait offrir de danger.

Mademoiselle Cormery se rendit donc près de madame Lombard ; le visage de la moribonde s'éclaira d'un sourire qui exprimait à la fois la douleur et la consolation que lui donnait la présence de sa chère fille. Marie lui adressa quelques-unes de ces paroles que le mourant aime à entendre ; notre foi a besoin à cette heure suprême de s'appuyer sur celle d'un ami, et les promesses de la jeune fille avaient en ce moment un accent prophétique.

« Marie, dit madame Lombard, je n'ai pas de famille, vous seule êtes à mon chevet ; embrassez-moi, ma chère fille. » Et, sans hésiter, mademoiselle Cormery posa respectueusement ses lèvres sur un front couvert d'une sueur froide.

Le médecin, présent à cette entrevue, n'osa s'opposer à un semblable dévouement, mais il engagea Marie à ne pas prolonger sa visite.

La charité a ses privilèges : cet acte courageux n'eut point les conséquences qu'on en pouvait redouter, et la pauvre veuve mourut avec la consolation d'avoir reçu à ses derniers moments une marque de tendresse.

La mort de madame Lombard jeta Marie dans une profonde tristesse ; cette sage amie n'était plus là pour lui donner un bon conseil, pour partager la joie que lui causait un petit succès. Le séjour de madame Gervais chez sa sœur avait été pour Angélique l'occasion de plaisirs qui, malgré elle, la tenaient éloignée de la rue du Regard. Toutefois, lorsque Marie venait la voir elle sentait que leur intimité n'avait subi aucune altération. Angélique racontait à son amie tous ses petits déboires, et, comme toujours, mademoiselle Cormery l'encourageait en lui montrant l'importance et le mérite de son sacrifice ; elle ne parlait pas du chagrin que lui causait leur séparation, séparation qui se faisait sentir encore davantage depuis la mort de madame Lombard. Avoir à ses côtés une amie toujours prête à vous écouter, à vous secourir, à s'intéresser à ces riens qui tiennent tant de place dans la vie, est une bien douce chose. Maintenant, Marie concentrait en elle-même toutes ses impressions. M. Delorme, malgré tout son esprit, s'y laissait prendre. Le colonel s'ingéniait pour distraire sa fille ; il exigeait qu'elle l'accompagnât dans ses promenades, qu'il rendait plus fréquentes ; mais tout cela était plutôt pour elle une fatigue qu'un délassement. M. Delorme seul avait le secret de dissiper la tristesse de Marie par une conversation sérieuse, ou par le charme qu'il savait donner à ces riens qui perdent de leur banalité en passant par la bouche d'un homme d'esprit.

Malgré tous ces soins, Marie était triste. Quelle était donc la véritable cause de cette tristesse qui résistait à tant de témoignages d'affection ?

Marie avait à peine connu sa mère, et toutefois elle en avait conservé un assez fidèle souvenir pour la regretter. Ah ! se disait-elle souvent, si ma mère vivait encore, notre intérieur serait tout autre ! mon père aurait une aimable société, et moi je ne serais pas si souvent seule. Comme nous causerions ! Elle aplanirait toutes les difficultés de notre existence. Je n'aurais pas de secrets pour elle, oh non ! On dit que la tendresse d'une mère console de tous les chagrins, grands ou petits. Si j'avais son portrait au moins ! Mais rien ! mes souvenirs de sept ans, voilà tout. Je ne sais plus si elle était belle ; je ne me souviens que de ses baisers et de ses beaux cheveux blonds. »

Cependant Marie se trompait en croyant dissimuler entièrement ce qui se passait dans son cœur ; les pères ont aussi le don de seconde vue.

Un matin, le colonel s'éveilla en se disant : Il faut la distraire. Je veux la conduire à l'ambassade d'Angleterre ; Anthime nous y présentera.

Il ne dit pas un mot de son projet, et se rendit avec Miche chez madame des Tourelles.

Cette visite surprit Blanche, mais elle n'eut pas la peine d'en chercher le motif.

« Je viens, dit le colonel, vous demander un service que vous seule pouvez me rendre, madame.

-- Je ferai de mon mieux, colonel.

-- J'en étais sûr !

-- Ayez donc la bonté de choisir une jolie toilette de bal pour ma fille, et d'accepter mon bras pour la conduire à l'ambassade d'Angleterre.

-- Cher colonel, ignorez-vous que je ne vais plus dans le monde ?

-- Si vous y alliez, madame, ce ne serait plus un service que j'aurais à vous demander. »

La belle physionomie de ce respectable père, les infirmités dont il semblait ne plus se souvenir, émurent Blanche. « Je n'ai rien à vous refuser », dit-elle avec l'accent d'une respectueuse affection.

De retour chez lui, le colonel rendit compte à sa fille de la démarche qu'il avait faite. La satisfaction du père ne permit pas à la fille de témoigner le moindre regret. Elle se rendit le jour même chez madame des Tourelles, qui l'accueillit très aimablement et respecta ses goûts modestes ; elle lui demanda seulement la permission d'ajouter quelques roses à sa robe de crêpe blanc.

Blanche retrouva du plaisir à se parer ; elle convint avec sa femme de chambre qu'il n'y a rien comme la toilette pour dissiper les malaises.

Madame des Tourelles et sa jeune compagne firent une brillante entrée chez l'ambassadeur. Marie, qui s'était rendue par condescendance aux désirs de son père, subit aussitôt l'influence du monde : l'orchestre, les fleurs, les diamants, tout l'éblouissait et l'amusait.

Le colonel, établi dans un fauteuil, ne voyait que sa fille, et se disait que personne n'avait plus de grâce ; et l'empressement avec lequel on la recherchait justifiait complètement son jugement.

Marie venait de prendre le bras de M. des Tourelles pour se rendre au buffet, lorsqu'un jeune homme, en train de faire disparaître d'excellentes truffes, leva la tête comme quelqu'un qui a reconnu la voix d'un ami.

« Oh ! s'écria le jeune homme en abandonnant les truffes, je connaissais très bien mademoiselle Cormery, en vérité . »

C'était William Leacock. L'accent du jeune Anglais et la joie qu'il témoignait d'une rencontre si inattendue attirèrent l'attention des personnes réunies au buffet. Marie entraîna doucement William vers son père, et les laissa se livrer au charme de la conversation.

Cependant mademoiselle Cormery ne pouvait refuser une contredanse à M. Leacock. Hélas ! le plaisir de la conversation lui faisait oublier la danse, il fallait sans cesse le rappeler à l'ordre. Il avait tant de choses à raconter ! Quel martyre eût enduré M. Delorme s'il lui eût été donné d'entendre les barbarismes et les solécismes de son ancien élève !

Marie ayant eu l'imprudence de répondre en anglais à William, il fut transporté d'une telle joie, qu'il brouilla la contredanse. C'était à un tel point, que si les danseurs n'avaient pas eu le bon esprit d'en rire, ils se seraient fâchés.

Cette rencontre égaya beaucoup le colonel.

William avait conservé un reconnaissant souvenir de son séjour à Saint-Germain. Il s'informa de M. Delorme et de mademoiselle l'Angélique , et dès le lendemain il se présentait en grande tenue chez ses amis, espérant y rencontrer son maître.

Effectivement, selon son habitude, le professeur vint faire sa partie de piquet, mais il fut si affecté de la manière dont son élève parlait français, qu'il se laissa faire capot, et ne demanda pas la revanche.

William vint assidûment chez le colonel pendant les huit jours qu'il passa à Paris. Ce fut en vain qu'il entretint ses amis de la grande fortune de son père, des ressources que les Européens trouvent à Calcutta, du palais qu'il habitait et de la société agréable qu'il fréquentait ; personne ne se laissa prendre au désir de faire le voyage des Indes, et il partit pour Calcutta, ne laissant à ses amis aucun espoir de le revoir.

La distraction que Marie avait acceptée par condescendance lui fut favorable.

C'était la première fois qu'elle avait vu une réunion aussi brillante ; elle ne laissa pas ignorer à son père que cette soirée lui laissait une impression qui ne nuisait pas à son travail.

À partir de ce moment, les relations avec madame des Tourelles devinrent plus simples et moins rares.

Blanche ne tarda pas à s'apercevoir que les amis ne se trouvent pas où elle les avait cherchés. Une sorte d'intimité s'établit entre elle et Marie. Celle-ci l'engageait à sortir plus souvent, et lorsque Blanche mettait pour condition que Marie l'accompagnât, Marie ne refusait pas. Angélique elle-même entrait un peu plus dans la confiance de madame des Tourelles : sa bonne humeur, l'intérêt qu'elle prenait à ses devoirs, la joie que lui causait le plus petit progrès de Rose, étaient choses nouvelles pour cette femme blasée et la tiraient de son apathie.

Les visites de l'enfant devenaient aussi moins rares ; la petite fille, dlabord un peu intimidée, finit par entrer simplement chez sa mère, elle eut même un jour ; la hardiesse d'y amener sa poupée qui avait un chapeau neuf, ouvrage de sa bonne amie Angélique.

La mère sourit tristement, mais enfin elle avait souri et supporté la présence et le babillage de sa fille. Rose l'embrassa, et sa mère lui rendit son baiser.

« Je ne vous ennuie plus maman, et je sais pourquoi.

-- Et pourquoi donc, petite Rose ?

-- Parce que je suis sage : mademoiselle Angélique l'a dit. »

Ce naïf reproche et l'explication de la gouvernante furent compris. Blanche assura sa fille que ses petites visites lui faisaient grand plaisir.

Angélique ne tarda pas à remarquer le changement qui s'opérait chez madame des Tourelles. Quel triomphe pour la gouvernante ! « Mademoiselle Marie a raison, pensait la pauvre fille, je suis plus utile ici que là-bas... Moins heureuse... mais peu importe... »

M. des Tourelles observait en silence ce qui se passait ; il ne désespérait plus de voir sa femme sortir de cette solitude maladive dont la cause lui était connue. Un jour, il déclara à sa femme qu'il désirait que le colonel et sa fille vinssent dîner en famille une fois par semaine. M. des Tourelles venait de faire un coup de maître : riches ou pauvres, ceux qui se réunissent souvent à la même table ne peuvent pas rester indifférents les uns aux autres.

Le colonel et sa fille acceptèrent l'invitation avec le même empressement que Blanche avait accueilli la proposition de son mari.

Le bonheur s'avançait timidement vers cet intérieur, et chacun s'appliquait à lui élargir le chemin ; mais il ne prend pas toujours celui qui nous semble le plus près de nous.

XV -- La maladie d'un enfant. -- La cousine. -- Les aveux.

Une nuit, la bonne de Rose fut éveillée par un vigoureux coup de sonnette. Elle se rendit en toute hâte chez la gouvernante et la trouva fort effrayée : Rose avait le délire. Rien n'avait fait prévoir cet accès de fièvre, l'enfant avait même été la veille plus calme que de coutume.

Malgré la confiance dont les parents honoraient Angélique, elle ne crut pas pouvoir prendre sur elle-même de rester seule auprès de la petite malade. M. des Tourelles accourut au premier mot de son valet de chambre. Le médecin témoigna de l'inquiétude ; au délire succéda une grande faiblesse.

Rose, qui ne savait se passer en bonne santé de sa gouvernante, ne se contentait plus maintenant de ses soins ; elle demandait sans cesse sa mère. Blanche se rendit aux désirs de sa fille ; mais, chaque fois qu'elle voulait se retirer, Rose lui prenait la main et disait : « Maman, il faut toujours rester à côté de moi, me donner à boire et m'embrasser. »

Un caprice eût été facile à réprimer, mais que dire à une enfant qui demande à sa mère de rester auprès de son petit lit ?

M. des Tourelles et Angélique gardaient le silence ; la mère ne cherchait plus à sortir de cette chambre où jusqu'ici elle n'avait fait que passer. Jamais la pensée de la mort n'avait troublé sa vie brillante ; maintenant elle entrevoyait bien des choses qui jusque-là étaient restées dans l'obscurité : « Mon Dieu ! disait-elle, ne prenez pas mon enfant ! laissez-moi le temps de l'aimer, de me dévouer. »

La douleur donnait à sa physionomie une expression de douceur qui ne lui était pas habituelle ; son regard n'était plus si assuré.

Huit jours et huit nuits s'écoulèrent dans cette angoisse. La porte ne s'ouvrait que pour le colonel et sa fille.

Angélique passait une partie de la journée à aller et venir ; madame des Tourelles lui confiait, peut-être à dessein, des commissions qui faisaient paraître son absence toute naturelle.

Une vie nouvelle commençait pour cette mère : la solitude amène la réflexion ; la conscience parle, on l'écoute. La voix de Rose faisait tressaillir Blanche sans qu'elle pût s'expliquer pourquoi ; elle n'osait pas s'éloigner.

Une nuit, l'enfant eut un redoublement de fièvre qui alarma le médecin ; pressé de questions, ses réponses étaient vagues ; il ne promettait rien, et si le mot d'espérance lui était arraché, on sentait qu'il le disait par condescendance, par pitié pour la malheureuse mère.

Cette alerte fut heureusement de courte durée. Blanche acheva son éducation maternelle pendant la convalescence de sa fille ; ce temps d'épreuve lui fit connaître un bonheur qu'elle avait repoussé jusqu'à ce jour, et qui lui fut révélé tout entier. Son attitude et son langage n'étaient plus les mêmes : à une langueur qu'on aurait pu croire maladive, succédait une activité dont s'étonnait son entourage, et lorsque son mari exprimait la crainte qu'elle ne se fatiguât, Blanche le rassurait et parlait du bonheur de voir Rose reprendre des forces chaque jour. La conversion était complète ; Angélique s'effaçait de plus en plus ; c'était madame qui habillait la poupée et racontait des histoires.

Une autre conscience s'éveillait aussi : M. des Tourelles se demandait s'il n'avait pas abdiqué son titre d'époux et de père en favorisant les caprices de sa femme et en laissant sa fille aux mains des femmes de chambre. Avait-il jamais eu la pensée de former le jugement de Blanche, de la prévenir des séductions du monde ? Avec quelle facilité il souscrivait à ses dépenses folles ! Elle avait été jusqu'ici une idole qu'il promenait avec orgueil.

Anthime s'accablait de reproches ; mais il réparerait ses torts. Si Blanche avait fait un pas vers la raison, lui ne resterait pas en arrière.

Il n'y eut aucune explication entre eux ; chacun rentra doucement dans le devoir.

Angélique était forcée de reconnaître qu'elle, pauvre fille, avait été le moyen dont la Providence s'était servie pour rappeler ces parents à leurs devoirs. « Je n'en reviens pas, disait-elle à Marie ; comme vous aviez raison, mademoiselle ! J'ai cru un instant que ma présence n'était plus agréable à M. le colonel...

-- Ma bonne amie, nous avons fait un sacrifice en nous séparant de vous. Sachez que j'ai beaucoup souffert de votre absence. Mais, à cette heure, tout est réparé, il faut en bénir Dieu, ma chère Angélique. »

Jusqu'ici M. des Tourelles n'avait jamais pu décider sa femme à habiter une jolie maison située dans la vallée de Montmorency. Dès que le médecin eut prononcé le mot de campagne, Blanche se déclara prête à partir, et comme les visites du docteur ne semblaient plus utiles, il n'y avait pas d'obstacle pour se rendre à Montmorency.

Madame donna ses ordres et les fit exécuter avec un entrain qui surprit ses gens.

Cependant elle ne voulait quitter Paris qu'à une condition : le colonel et sa fille l'accompagneraient ; la petite maison de la rue du Regard serait fermée. Quel obstacle pouvait rencontrer un si charmant projet ? Blanche fut donc très surprise de l'indifférence avec laquelle Marie accueillit sa proposition.

« Eh bien ! Marie, est-ce que tu n'aimes plus la campagne depuis que tu as dansé chez un ambassadeur ?

-- Quelle idée !

-- Qu'est-ce qui pourrait donc te retenir à Paris, où la chaleur commence à se faire cruellement sentir ? Ton père se trouvera très bien de changer d'air ; nous le soignerons ensemble ; j'apprendrai le piquet... Ah ! j'y suis ! La pensée de ne plus voir M. Delorme l'afflige. Vraiment, c'est de la passion ! Mais, comme en cela tu fais preuve de bon goût, je te promets d'inviter ton professeur à venir passer les vacances à Montmorency. Eh bien ! tu n'as pas encore l'air contente. Décidément, il y a quelque mystère là-dessous. Parle franchement.

-- Il m'en coûte beaucoup, puisque tu veux le savoir, de quitter mes pauvres.

-- Tes pauvres ! Tu as des pauvres ? explique-toi.

-- Je suis dame de charité ; chaque semaine, je visite un certain nombre de familles, et...

-- Assez, chère bonne, je vais te donner de l'argent pour eux.

-- L'argent est sans doute une chose bien précieuse, et malheureusement je n'en ai guère à leur donner. Mais ces pauvres gens m'aiment ; ma visite les réjouit ; ils me content leurs petites affaires ; je leur donne des conseils, je les aide de mes démarches. Quand j'arrive, les enfants accourent, ils me font fête, et vois-tu, tout cela m'est très doux. »

Madame des Tourelles écouta Marie sans l'interrompre.

Elle crut avoir trouvé un argument invincible : « Chérie, n'exagères-tu pas un peu ? Il me semble que les pauvres souffrent moins pendant la belle saison. Nous reviendrons au commencement d'octobre, et tu retrouveras tes bonnes gens ; et puis... s'il te faut absolument des pauvres pour être heureuse... eh bien ! nous en trouverons là-bas. »

Marie n'osa pas regarder Blanche ; il lui semblait que les paroles qu'elle venait de prononcer étaient un aveu, un engagement.

« L'obstacle est levé, n'est-ce pas ? Nous partons ensemble ?

-- Oui, j'irai faire mes adieux à ces pauvres gens, et puisque tu m'offres ta bourse, je paierai leur loyer, de sorte qu'ils pourront se tirer d'affaire plus aisément, car, vois-tu, la misère d'été est affreuse.

-- Tu m'étonnes !

-- Songe donc, ma chère, à ce qu'éprouvent les riches au retour du printemps : ils ne rêvent que frais ombrages, calme et repos ; ils partent, laissant derrière eux des gens pour lesquels la vie est toujours difficile ; les fleurs, les champs, la nature entière charment les yeux des riches, mais les pauvres restent toujours à la même place ; ils n'ont pas d'autre perspective que le rosier et la giroflée qui s'étiolent faute d'air. Nous nous plaignons de la chaleur, et tout est prévu et calculé pour que nous n'en souffrions pas.

-- Tout cela est vrai, ma petite cousine, mais je m'étais imaginé que les pauvres souffraient moins l'été que l'hiver.

-- C'est le contraire : ils manquent d'air et n'ont aucun repos, car le travail qui assure le pain ne peut être interrompu quelle que soit la chaleur. Il faut que la tâche de chaque jour se fasse, quoi qu'il en coûte ; et, la nuit, ils ne peuvent dormir. Le soleil qui nous réjouit apporte le malaise et la souffrance dans la mansarde. Blanche, si tu entrais dans une de ces mansardes au toit brûlant, tu serais navrée en songeant qu'il y a des malades qui n'en peuvent pas sortir. Un carreau mobile, justement appelé tabatière, laisse arriver un air brûlant dont il faut se garantir.

-- Mais c'est affreux !

-- Oui, affreux ! Figure-toi ce que doit souffrir le vieillard impotent qui reste seul dans cette mansarde, où l'on étouffe, pendant que sa femme ou sa fille va travailler dehors. Quelquefois le mari et la femme sont malades en même temps et hors d'état de se secourir. Que disent-ils ? Heureux ceux qui ne connaissent pas le murmure ! la résignation apaise la souffrance. La clef reste à la porte, et chaque voisine qui passe offre ses services aux malades. Mais lorsqu'une épidémie atteint les enfants, la chambre, trop étroite en temps ordinaire, devient une prison infecte.

-- Marie ! Marie ! Connais-tu une mère qui ait son enfant malade ? Je veux aller la voir. Je l'amènerai ici avec son enfant. Oh ! Marie ! ma chère Marie !

-- Blanche, calme-toi... crois-tu que j'aie voulu...

-- Non, je crois que tu es un ange, et voilà tout... Mais j'étouffe... j'ai tant de chagrin !

-- Ce chagrin-là passera vite, je m'en charge, dit-elle en souriant. Eh bien, c'est décidé, nous partons tous pour Montmorency ; nous irons voir les pauvres, nous ferons travailler Angélique pour les petits enfants... nous nous piquerons aussi un peu les doigts, n'est-ce pas ?

-- Je te le promets, mais je veux aller chez tes pauvres dès aujourd'hui et leur porter beaucoup d'argent.

-- Non, chère Blanche ; tu as besoin de repos ; tu feras ton noviciat à Montmorency. »

Madame des Tourelles était brisée d'émotion. Rose, qui dormait depuis longtemps, s'éveilla ; sa mère l'embrassa avec un redoublement de tendresse ; une larme lui échappa.

« Vous pleurez, maman ? Est-ce que je suis encore malade ?

-- Non, chérie, je suis bien contente.

-- Je ne vous ennuierai plus jamais, parce que je serai bien sage à présent, vous verrez !

-- Chère petite fille, tu seras toujours ma plus douce joie. »

C'était le jour anniversaire de la convalescence de l'enfant ; on devait le célébrer par une petite fête de famille. Mademoiselle Olympe avait préparé la toilette de sa maîtresse : une robe de taffetas rose garnie de valenciennes lui avait paru un à-propos de bon goût.

Lorsque la jeune femme entra dans sa chambre, elle fut frappée du ridicule d'une semblable toilette pour dîner entre le colonel et son mari.

-- Olympe, dit-elle, je mettrai ma robe de mousseline. Ôtez celle-là.

-- Madame ne s'habille pas ! C'est pourtant bien le jour ! Philippe me disait tout à l'heure que nous aurions certainement raout ce soir... Madame n'a peut-être pas pensé que...

-- Apportez ma robe de mousseline. »

Olympe se retira, méditant sur ce nouveau caprice de sa maîtresse, et se demandant si cette étrange fantaisie n'était pas le symptôme d'une maladie grave.

Madame des Tourelles n'oublia pas l'engagement qu'elle avait pris de secourir les pauvres d'été et de travailler pour eux. À peine installée à la campagne, elle se mit à l'œuvre. Assurément la misère est moins grande à la campagne, surtout lorsque les Parisiens viennent s'établir dans leurs villas, mais elle n'en existe pas moins. La nudité des enfants blessait les yeux de l'élégante Parisienne ; Angélique tailla aussitôt des vêtements pour les petits garçons et les petites filles. Les provisions d'étoffes et de toile apportées de Paris furent vite épuisées : heureuse circonstance pour madame Rouillé, qui tenait une boutique d'épicerie et de rouennerie. La semaine n'était pas achevée, et la brave femme allait à Paris renouveler son fonds.

Les ouvrières se réunissaient dans une salle de verdure et y travaillaient avec ardeur. Ce premier essai fut pénible pour Blanche ; ses mains, qui n'avaient jamais tenu que de fines broderies, se blessaient au contact d'étoffes grossières ; elle se piquait réellement les doigts, et de la meilleure grâce.

« Es-tu contente de ton élève, Marie ?

-- Très contente ; bientôt l'élève sera plus habile que la maîtresse. »

Les heures que passent ainsi les femmes sont des heures d'agréable distraction : elles causent ou gardent le silence. Un rayon de soleil, l'aboiement d'un chien, le chant d'un oiseau font le sujet de leur entretien. La médisance n'est point admise dans ces réunions intimes.

Un jour que mademoiselle Angélique et son élève se promenaient au bois, Blanche surprit Marie qui l'observait.

« Qu'as-tu donc à me regarder ainsi ?

-- Je t'admire ; tu as un air de santé et de contentement qui me ravit... tu étais si triste !... Mon père et moi doutions quelquefois de ton bonheur, en dépit des apparences ; maintenant nous sommes bien rassurés.

-- Je souffrais dans ma vanité, Marie. Je te dois cet aveu. Depuis le jour où j'ai cessé d'avoir ce qu'on appelle des succès, j'ai ressenti un chagrin, dont toi, sage enfant, tu ne peux avoir l'idée. Avoir été belle et ne plus l'être, c'est une défaite que je n'ai pas eu la force de supporter. La beauté est un don fatal.

-- Ne dis pas cela ; les anges sont beaux. La beauté est l'œuvre de Dieu, c'est notre orgueil qui gâte tout.

-- Marie, tu es charmante, mais tu ne peux t'imaginer à quel point une femme peut être vaine de la beauté de son visage, et encore moins de la douleur qu'elle ressent lorsque sa beauté a disparu. Le monde m'a flattée jusqu'à la cruauté, et, sans toi, je serais morte de chagrin et d'ennui. Oh ! ma petite Rose, fût-elle la plus jolie rose du monde, elle ne connaîtra pas ce danger. Nous l'en préserverons, n'est-ce pas ? »

-- Oui, chère amie ; mais tu sais maintenant tout ce que je sais. Ta conscience a parlé, et tu l'écouteras toujours, c'est elle qui nous enseigne nos devoirs. »

Par bonheur, pensait mademoiselle Cormery, il n'y a point de miroir dans notre salle de verdure, car elle est belle en parlant ainsi, et se reconnaîtrait.

La présence d'un domestique mit fin à cette conversation.

« Une lettre de Paul ! » Blanche la lut à haute voix : le jeune officier avait l'espoir d'obtenir un congé ; ce congé lui semblait bien mérité. Après avoir supporté le soleil d'Afrique pendant trois ans, n'était-il pas temps de se reposer un peu à l'ombre ? Paul racontait surtout les exploits de ses camarades sans affecter de ne rien dire des brillantes campagnes où il avait eu sa part de gloire. Il terminait sa lettre très tendrement, et le nom de Marie s'y trouvait.

« Ce cher frère, quelle joie de le revoir ! Penses-tu à lui quelquefois, Marie ?

-- Belle question vraiment ! Crois-tu la petite pensionnaire capable d'oublier le rhétoricien qui jouait au volant avec elle, qui la reconduisait, et remplissait ses poches de douceurs qui duraient toute la semaine ?

-- Tu l'aimes encore ?

-- Oui, je serai très contente de le revoir. »

Blanche la regarda, et, quoique ce regard fût très naturel, il gêna Marie.

Les jours passaient doucement : sans négliger Blanche, Marie travaillait beaucoup. Cette belle campagne l'inspirait, et M. Delorme, qui n'était pas facile à contenter, félicitait son élève de si bien employer son temps.

Cette persévérance dans le travail était chose nouvelle pour Blanche. Elle admirait sa petite cousine, et ne la plaignait plus tant de n'être pas riche ; elle s'étonnait aussi de l'intérêt qu'une personne, si jeune encore, prenait à une conversation sérieuse, et des réflexions qu'elle faisait. « Où as-tu appris tout ce que tu sais ? lui demanda-t-elle un jour.

-- D'abord, j'ai appris dans des livres élémentaires tout ce que les jeunes filles apprennent ; puis mes lectures ont été bien dirigées ; le goût de l'étude et la réflexion ont fait le reste. Mais je ne suis pas savante comme tu parais le croire.

-- Si je te compare à moi, tu es certainement très savante. Je ne sais absolument plus rien.

L'histoire est un chaos où je me perds ; mon anglais, qui faisait la gloire de miss Grobetty, est complètement oublié, ma musique m'ennuie ; je n'aime que celle des autres. Si j'avais seulement cinq ou six ans de moins, je recommencerais mes études avec toi. Mais à vingt-sept ans !...

-- Chère amie, il n'y a point de limite d'âge pour cultiver son intelligence. Si c'est la considération de tes vingt-sept ans qui te retient, tu as grand tort. Il suffirait de deux ans d'étude pour te mettre en état de continuer l'éducation de Rose, ou tout au moins de la diriger. Selon moi, une mère doit être la première institutrice de ses enfants : à ta place, je n'hésiterais pas à me remettre sur les bancs.

-- Donne-moi vingt-quatre heures de réflexion. »

C'était plus de temps qu'il n'en fallait. Le jour même, Blanche fit part à son mari de la résolution qu'elle venait de prendre à la suite d'une conversation sérieuse avec sa cousine. M. des Tourelles approuva d'autant plus ce projet, qu'en se remettant à l'étude, sa femme réparerait le tort qu'il lui avait fait par sa négligence.

La première leçon fut un jeu ; la seconde eut un caractère plus sérieux. Marie avait pris la chose à cœur, et son goût pour l'étude lui faisait trouver un certain plaisir à retrouver ses livres de classe.

C'était vraiment touchant de voir cette jeune femme devenue une écolière docile.

Si Blanche était sincère en parlant de son ignorance, elle en fut bien autrement convaincue en revoyant de près tout ce qui n'avait fait que passer dans son esprit ; mais cette vie sérieuse, si différente de celle qu'elle avait menée depuis son mariage, avait ses moments d'épreuve. L'ennui et même le dégoût se faisaient sentir parfois. Sans la pensée d'être utile à sa fille, il est bien à croire que la mère eût renoncé à son entreprise.

Un jour, Angélique s'absenta toute une journée pour accompagner Marie à Paris. Cette circonstance enchanta Rose : « Maman, c'est vous qui allez me faire travailler : quel bonheur ! »

La joie de l'enfant fut un encouragement.

La mère se mit timidement à l'œuvre, et lorsque Rose disait : « Maman, c'est comme cela que fait mademoiselle Angélique », Blanche se soumettait.

Cette première épreuve, loin de décourager la mère, donna un nouvel élan à son zèle, et, pour se mettre mieux à même de remplacer Angélique, au besoin, elle assistait régulièrement aux leçons de sa petite fille.

Les allures de la maison avaient singulièrement changé ! En deux mois, on n'avait donné qu'un seul dîner. Les domestiques faisaient leurs réflexions ; quelques-uns approuvaient cette vie calme, mais la majorité ne s'en arrangeait pas. Mademoiselle Olympe s'ennuyait tellement, que, perdant patience, elle déclara un beau jour à sa maîtresse qu'une dame qui ne va pas dans le monde, ne fait qu'une toilette par jour, et se contente d'être coiffée le matin, ne devait plus compter sur ses services. « Je me perds la main ! » dit Olympe d'un ton vraiment tragique.

Madame des Tourelles accepta froidement le congé de sa femme de chambre, et, quelques jours plus tard, mademoiselle Olympe allait se refaire la main ailleurs.

Jusqu'ici, madame des Tourelles avait consacré beaucoup de temps à des lectures frivoles ; quoique fort délicate dans ses habitudes, elle consentait cependant à toucher ces volumes pris au cabinet de lecture, et dont les pages accusent le grand nombre de mains par lesquelles ils ont passé.

Mademoiselle Cormery se disait, avec raison, que faire renoncer une femme à lire des romans était une entreprise difficile, et que la discussion n'avancerait à rien. D'accord avec M. des Tourelles, elle commença par introduire dans la maison des revues intéressantes, des livres illustrés, car les enfants ne sont pas les seuls qui aiment les images. Elle ne perdait pas l'occasion de faire valoir ce genre de littérature ; souvent même elle lisait à haute voix certains passages.

Un secours inattendu vint soutenir le zèle de la petite cousine : Rose témoigna une curiosité très vive pour les récits de naufrages. Il ne suffisait pas de lui expliquer le sujet des gravures ; elle exigeait qu'Angélique lui lût l'histoire de ces hommes exposés à tant de périls. La gouvernante obtenait des prodiges en promettant la continuation d'une histoire commencée ; l'enfant voulait savoir ce qu'étaient devenus ces hommes courageux, et force fut à mademoiselle Angélique d'acquérir des connaissances qu'elle n'ambitionnait pas du tout.

Une fois entrée dans cette voie de curiosité, Rose dépassa la mesure ; elle poursuivait tout le monde le livre à la main, car sa lecture à elle n'allait pas assez vite, et comme elle n'ennuyait plus sa maman, madame des Tourelles partageait la tâche d'Angélique ; la petite fille communiqua à sa mère un peu de l'enthousiasme qu'elle avait pour les hardis voyageurs.

Il n'est pas sans exemple que la foi naïve d'un enfant réveille la nôtre. Son bon cœur accuse notre égoïsme, et ses plaisirs innocents condamnent les nôtres. Madame des Tourelles sentait tout cela sans se l'expliquer.

L'automne fit songer à l'hiver ; tandis que Marie redoutait l'influence qu'allait encore exercer le monde sur son amie, celle-ci tremblait d'entendre critiquer la résolution qu'elle avait prise d'être tout à sa fille. Elle aurait voulu avoir toujours à ses côtés cette sage Marie qui avait l'art d'aplanir toutes les difficultés ; mais, la chose n'étant pas possible, elle résolut de lui ouvrir son cœur encore une fois. « Comment ferai-je, Marie, lui dit-elle, lorsque je serai de retour à Paris, pour fermer ma porte ; pour ne plus accepter d'invitations, maintenant que la santé m'est rendue ?

-- Pourquoi donc fermerais-tu ta porte ? Tu n'en as pas le droit : la position de ton mari te fait un devoir d'aller dans le monde ; tout est dans la mesure : madame Lombard nous l'a souvent dit.

-- Mais si...

-- Hésites-tu encore à m'ouvrir ton cœur ?

-- Non ; eh bien, Marie, ma crainte est de réveiller ma passion pour la toilette, de faire de nouvelles folies.

-- Ne crains rien : ta volonté et ta petite cousine t'aideront à éviter cet écueil, tu iras dans le monde comme n'y allant pas ; tu porteras tes diamants comme ne les portant pas.

-- Marie, tu es une sainte !

-- J'espère, et j'ambitionne de l'être, chère Blanche. »

Ce fut dans ces heureuses dispositions que madame des Tourelles rentra à Paris.

XVI -- Les amitiés du monde. -- La lutte.

La visite d'une de ces femmes qui s'arrogent le titre d'amie intime, et portent de salon en salon le masque de l'amitié, vint jeter une sorte d'alarme chez madame des Tourelles.

« La voilà donc enfin cette gracieuse ermite », dit la comtesse Tatowich en se jetant dans les bras de Blanche. « Triste nouvelle, ma chère, le comte me rappelle à Odessa, et dans trois semaines j'aurai quitté ce Paris enchanteur ! Plaignez-moi, heureuse Parisienne.

-- Mais, chère comtesse, n'allez-vous pas retrouver toute votre famille, vos enfants ?

-- Certainement. Oh ! mes enfants ! je les adore... ces six mois ont passé comme un songe délicieux. Les Françaises ne savent pas apprécier leur pays.

Enfin, il me reste encore quelques semaines dont je veux bien profiter, et comme notre calendrier russe n'est pas d'accord avec le vôtre, j'espère embrouiller les choses à mon profit.

Allez-vous à la première représentation du nouvel opéra, de Verdi ?

-- Nous n'y avons pas encore songé.

-- Oh ! les sauvages ! Eh bien, je vous offre deux places dans ma loge. Vous pouvez emmener votre petite : le spectacle se terminera par un ballet.

-- Y pensez-vous, chère comtesse ! Mener une enfant de huit ans au théâtre !

-- Pourquoi pas ! Ma petite s'y amuse beaucoup, et je ne vois aucun mal à lui procurer ce plaisir : elle s'habitue au monde.

Comment trouvez-vous ma robe ? C'est une ravissante folie qui excitera l'envie de toutes les femmes d'Odessa, et ce qu'il y a de bon, c'est que mon mari en sera enchanté. Mais je m'oublie avec vous ; j'ai encore une douzaine de cartes à jeter avant de faire ma toilette pour aller dîner chez notre ambassadeur.

Adieu, chère belle, avez-vous lu le dernier roman de notre auteur favori ?

-- Non.

-- Je l'ai dévoré dans une nuit. C'est à mourir d'émotion. J'ai pleuré ! jusqu'à la dernière page. Lisez donc cela, ma chère. »

La comtesse avait trop parlé pour s'apercevoir combien peu Blanche s'était intéressée à la conversation ; mais lorsqu'elle fut dans son équipage, madame des Tourelles lui apparut très différente de ce qu'elle était autrefois.

« Comme la campagne vous gâte ! vous éteint ! » pensait la comtesse ; « elle n'est au courant de rien... elle se vieillit à plaisir. »

Cependant Blanche se résigna sans trop de peine à faire une belle toilette ; c'était le conseil de Marie. Elle revit avec plaisir ses bijoux, s'en para en souriant, et ne fut pas insensible aux louanges de son mari. Elle était charmante : sa physionomie avait une tout autre expression que la veille, et, en la voyant, la comtesse Tatowich lui dit avec l'accent d'une véritable satisfaction : « À la bonne heure ! Je vous reconnais ! » Ce qui signifiait : vous êtes encore des nôtres.

C'était une erreur. Madame des Tourelles luttait avec elle-même : un jour, rien ne lui semblait plus simple que de renoncer au monde, et, le lendemain, elle regrettait de s'être laissé engager dans une voie si sérieuse. Angélique la surprenait seule et rêveuse, ayant des larmes dans les yeux. Dans ces moments-là, la présence de Rose produisait toujours un effet salutaire ; les caresses de l'enfant ramenaient le sourire sur les lèvres de sa mère.

Le colonel, qui suivait attentivement l'histoire de cette âme, disait que sa fille faisait des miracles.

Marie avait appris de bonne heure que l'amitié ne consiste pas seulement dans la sympathie qu'éprouvent l'une pour l'autre deux âmes lorsqu'elles se rencontrent, et qu'un ami véritable croit de son devoir de consoler, d'encourager et d'avertir celui qu'il nomme son ami.

Un matin, Blanche était assise devant son bureau, et si absorbée, qu'elle ne vit pas entrer sa cousine. Elle tressaillit en l'entendant lui souhaiter le bonjour, et se leva en essuyant furtivement ses yeux.

« Des larmes ! Qu'est-il arrivé ?

-- Rien de nouveau, chère amie... tu viens toujours à propos. Écoute : en ouvrant ce tiroir, j'ai retrouvé des comptes qui me rappellent mes folies passées. Comment ai-je pu dépenser de pareilles sommes pour ma toilette ! Approche, Marie, je veux que tu saches tout, que tu me connaisses.

-- Je ne veux rien voir ; je te connais suffisamment, et ces larmes, que tu aurais voulu me cacher, effacent tes erreurs passées. »

Ces paroles simplement dites ramenèrent le calme dans l'esprit de Blanche. Marie venait inviter ses amis à dîner ; Angélique et Rose les accompagneraient.

Colette, qui n'en revenait pas du changement de décoration , comme elle disait, était très flattée de recevoir M. et madame des Tourelles ; elle se surpassait ces jours-là, et lorsque Miche rentrait à la cuisine, elle s'informait du jugement qu'on avait porté sur ses plats.

Ces petits dîners étaient comme le complément des enseignements de mademoiselle Cormery : Blanche voyait tout ce qu'une femme d'ordre et de goût peut faire sans grande dépense.

Madame des Tourelles n'avait jamais si bon appétit que les jours où elle dînait chez ses amis ; elle crut même devoir le dire à Colette ; ce qui, sans préjudice des bonnes étrennes que lui donnait Blanche, augmenta la considération de la cuisinière pour la belle dame, d'autant plus que la belle dame ne portait plus de ces odeurs fortes qui agaçaient les nerfs de dame Colette.

Jusqu'ici Angélique avait fait merveille auprès de Rose. L'affection que lui témoignait l'enfant l'aidait à la corriger de certains défauts.

Un beau jour, madame Solaville, ennuyée de bouder, annonça à sa fille qu'elle avait l'intention de venir passer quelques mois à Paris.

Blanche aimait sa mère. Pourquoi donc fut-elle saisie d'une sorte d'effroi à la pensée de la revoir ? La raison en est simple : Blanche avait refait son éducation ; elle n'allait plus se trouver d'accord avec sa mère sur une infinité de points qui n'avaient jamais fait question entre elles.

Madame Solaville avait le malheur de ne pas vieillir ; elle aimait encore le monde ; elle était de toutes les fêtes, son salon passait pour le plus agréable de Bordeaux. Non seulement Blanche ne pouvait pas espérer que sa mère approuvât son nouveau plan de vie, mais il était naturel de penser qu'elle ferait tous ses efforts pour le changer. Cette préoccupation ne la quittait pas, et, en dépit de tous ses efforts, l'accueil qu'elle fit quelques jours plus tard à sa mère manquait de cette franchise qui n'est que l'épanchement de la joie intérieure.

Madame Solaville vit d'emblée le changement sans le comprendre ; les attentions de sa fille ne lui firent point illusion. Deux jours plus tard, la présence de Marie et son intimité avec Blanche l'éclairèrent. Mais comment lutter contre une si charmante personne dont l'influence se faisait sentir même aux plus indifférents ?

Cependant il était temps de se hâter. Le salon de madame des Tourelles n'avait plus le même entrain. On n'y voyait que des gens sérieux, sans élégance, et Blanche elle-même était d'une simplicité affectée. Madame Solaville bâillait derrière son éventail et ne disait mot. Elle était révoltée de la toilette de sa petite-fille. Un jour, elle l'emmena dans un de ces magasins où tout a été prévu pour satisfaire la vanité des mères et inspirer la coquetterie à leurs enfants.

La toilette de Rose fut entièrement renouvelée : robe garnie de dentelles, ceinture flottante, chapeau à plumes, rien ne manquait. C'était une petite dame de huit ans, très fière de sa parure. Elle alla se montrer à la femme de chambre, qui fut stupéfaite au point d'en perdre la parole ; les laquais plus expansifs donnèrent de grandes louanges à mademoiselle.

Angélique ne loua ni ne blâma la toilette de son élève ; Blanche se borna à remercier sa mère et la gronda doucement de ses folies. Cette froideur fut prise avec raison pour une critique ; mais madame Solaville n'osa pas faire de reproche à sa fille dont les attentions se multipliaient chaque jour ; elle dirigea ses traits sur la pauvre Angélique. Elle mettait en relief tout ce qui manquait à la gouvernante, et, chose plus grave, elle blâmait sa sévérité envers Rose, intervenait dans tous les petits débats et s'appliquait à diminuer la valeur d'une juste réprimande par un redoublement de tendresse, ou même par une récompense.

L'enfant penchait naturellement du côté de sa grand-mère, et, quinze jours plus tard, Rose pleurait lorsque l'heure de la leçon était arrivée.

La grand-mère crut avoir remporté la victoire : « Tu ne peux sans inconvénient, dit-elle à sa fille, conserver plus longtemps cette gouvernante. Rose ne l'aime pas, et d'ailleurs maintenant que la petite sait lire, je me demande ce qu'une semblable maîtresse pourrait lui enseigner. Mademoiselle Cormery aurait vraiment pu se dispenser d'en faire le sacrifice. »

Blanche se contenta d'énumérer les services que lui avait rendus Angélique et déclara à sa mère qu'elle ne s'en séparerait pas.

Madame Solaville, surprise du ton calme et positif de sa fille, n'insista pas davantage ; elle se montra même un peu moins raide avec Angélique ; mais elle trouva moyen, sous mille prétextes, d'accaparer Rose : elle la frisait, changeait sa toilette plusieurs fois par jour, l'emmenait dans des magasins de joujoux et ne résistait à aucune de ses fantaisies. Rose faisait des visites avec sa grand-mère qui ne tenait aucun compte de l'heure d'une leçon.

Quelques semaines suffirent pour transformer entièrement la petite fille.

Madame Solaville semblait tout à fait établie à Paris. Elle laissait Blanche libre de suivre ses goûts ; elle passait la plupart de ses soirées au théâtre avec d'anciennes amies enchantées de la retrouver toujours jeune, parce que cela leur permettait de se croire jeunes aussi.

Une nuit, au sortir des Italiens, sa voiture fut renversée par la maladresse d'un charretier. Cet accident, dont les suites semblaient d'abord offrir peu de danger, n'en était pas moins grave. Madame Solaville souffrait horriblement du bras. Elle ne voulut point éveiller sa fille et se confia aux soins d'une jeune femme de chambre qui s'effraya de se voir seule avec sa maîtresse. Au lieu d'aller éveiller la femme de chambre de madame des Tourelles pour l'assister de ses conseils, elle alla, par un effet de sympathie, réveiller mademoiselle Angélique. Celle-ci accourut et trouva madame Solaville en proie aux plus vives douleurs.

La pensée de se rendre utile et de soulager la blessée lui enleva toute timidité. Elle frictionna son bras, le posa sur un coussin moelleux et chercha à procurer à madame Solaville tout le soulagement qu'il était en son pouvoir de lui donner ; mais comme en dépit de ses soins la douleur était persistante, Angélique osa dire qu'il était à craindre que le bras ne fût cassé. Cette supposition irrita la vieille dame au dernier point, et, n'ayant plus besoin d'Angélique, elle la congédia d'un ton qui ne lui permit pas de rester cinq minutes de plus.

Dès que la chose fut possible, on prévint madame des Tourelles, et un chirurgien ne tarda pas à être introduit près de madame Solaville. En effet, le bras était cassé en deux endroits. L'opération qu'exige pareil accident fut longue et très douloureuse ; l'appartement retentissait des cris de la patiente.

La femme de chambre, douée d'une fâcheuse sensibilité, s'était trouvée mal au premier cri, et ce fut Angélique qui la remplaça jusqu'au moment où une religieuse garde-malade arriva.

« Vous pouvez vous retirer, mademoiselle, dit madame Solaville, je vous remercie. »

Il était facile de comprendre que ce remerciement était un ordre de ne pas rentrer dans la chambre.

Cet événement, très grave pour celle qui en était victime, ne fut cependant pas sans avantages pour Rose. L'enfant comprit immédiatement qu'elle rentrait dans la dépendance de sa gouvernante, et qu'il fallait se soumettre à sa volonté.

Madame Solaville souffrait sans doute, mais la contrariété d'être retenue dans sa chambre, lorsqu'elle était venue se distraire à Paris, était pour elle une épreuve plus douloureuse que la douleur même. D'un naturel facile, aimée de son entourage, la malade devint tout à coup irritable, exigeante à tel point, que plusieurs gardes-malades se succédèrent sans qu'aucune parvînt à la satisfaire. Sa jeune femme de chambre, très précieuse auprès d'une maîtresse en bonne santé, se montra d'une remarquable incapacité en cette circonstance. Lorsqu'une petite complication survenait, c'était encore à Angélique qu'on avait recours. La bonne grâce avec laquelle la gouvernante répondait à cet appel ne pouvait désarmer madame Solaville ; elle accueillait ses soins généreux avec une froide politesse qui témoignait combien il lui en coûtait de les recevoir.

Tout à coup madame Solaville changea d'humeur : elle réclamait sans cesse la présence d'Angélique : personne ne savait aussi bien qu'elle placer son bras sur un coussin, relever ses oreillers. Il n'est sorte de prétexte qu'elle n'imaginât pour la faire venir.

Ce changement était aux yeux de tout le monde un stratagème pour éloigner la gouvernante de son élève, car la grand-mère avait vainement essayé de retenir Rose dans sa chambre. L'enfant s'y ennuyait et le disait avec une naïveté cruelle.

Six semaines se sont écoulées péniblement pour tout le monde. Le chirurgien déclare enfin que la malade peut sans inconvénient faire le voyage de Bordeaux.

Après avoir remercié sa fille de ses bons soins et s'être excusée de l'embarras qu'elle lui avait causé, madame Solaville ajouta : « Donne-moi Angélique pour m'accompagner ; je te la renverrai quand je serai tout à fait libre de mes mouvements. »

Blanche rougit en se souvenant que, quelques années auparavant, c'était dans les mêmes termes qu'elle avait fait la même demande à Marie.

« Je ne crois pas qu'Angélique consente à nous quitter, ma mère... sa présence ici est fort utile.

-- C'est singulier, répondit madame Solaville avec une pointe d'ironie, la place que tiennent certaines médiocrités dans le monde ! » Puis, se contredisant aussitôt : « Il est difficile dans ma position que je me passe d'une dame de compagnie, et je te croyais capable de faire un petit sacrifice en ma faveur. »

Madame Solaville sembla oublier sa proposition ; mais Blanche ne l'oubliait pas : « Peut-être, se disait la jeune femme, Angélique aurait-elle une heureuse influence sur ma mère, qui sait ? Mais que deviendrai-je sans cette compagne dévouée ! Et ma petite Rose ! Quelle complication ! Et qui pouvait s'attendre à un pareil caprice ! Si du moins ma mère avait témoigné quelque sympathie pour Angélique ! Mais non. Comment ont été accueillis ses soins empressés ? »

En dépit de toutes ces sages réflexions, Blanche se rendit chez Marie dès le lendemain et lui raconta ce qui s'était passé.

« C'est singulier, répondit mademoiselle Cormery, je me disais hier, en voyant Angélique assise à côté de ta mère, qu'il serait à souhaiter qu'elle ne la quittât jamais.

-- Tu avoueras, ma bonne Marie, que voilà une coïncidence bien bizarre. Et que deviendrai-je, moi ? Et ma petite Rose ? Toi-même, chère amie, ne perdrais-tu pas beaucoup en perdant Angélique ?

-- Assurément, la présence de cette bonne amie nous est utile et agréable à tous, mais je crois que nulle part son influence ne serait aussi précieuse que chez ta mère.

-- Je dois convenir que tu me surprends au plus haut point.

-- Remarque bien, reprit Marie, que je ne te donne pas le conseil de te séparer d'Angélique, je ne parle que des avantages que ta mère tirerait de sa présence. »

Blanche ne put dissimuler combien ces paroles la troublaient.

« Je peux me tromper, mais s'il m'est permis de juger ta mère, je crois que l'influence d'une personne telle que notre pauvre Angélique lui serait bien précieuse.

-- Mais voudra-t-elle quitter Rose ?

-- Sa volonté, n'en doute pas, sera toujours conforme à nos désirs.

-- Marie, dit Blanche en souriant tristement, tu me rendras trop parfaite, prends-y garde !

-- Oh ! je n'y prends pas garde du tout. Chère amie, soyons généreuses. Vois-tu, la pensée qu'a eue ta mère m'étonne et me surprend autant que toi. J'y vois comme une indication des desseins de la Providence qui veut l'aider à se débarrasser des entraves du monde. Songe donc...

-- N'achève pas ; je sais tout ce que je dois à cette excellente amie, et je sais aussi que tu as fait un immense sacrifice en te séparant d'elle, et je ne dois pas être moins généreuse que toi, lorsqu'il s'agit de ma mère. Mais comment lui faire une semblable proposition ?

-- Il ne faut rien brusquer, nous verrons. »

Cependant la chose n'était pas aussi simple que le pensait mademoiselle Cormery. Le colonel, informé du projet, s'y opposa tout net ; s'il avait consenti à priver sa fille de la société d'Angélique pour le plus grand avantage de Blanche, il n'était pas disposé à être aussi généreux en faveur de madame Solaville.

Il y eut une véritable lutte entre le père et la fille ; mais, comme toujours, la victoire resta à Marie.

Madame Solaville était loin de se douter de ce qui se passait. Elle ne témoignait point à sa fille combien son refus l'avait blessée. Angélique avait la même physionomie et prodiguait les mêmes attentions à la grand-mère de Rose.

Au premier mot des intentions généreuses de sa femme, M. des Tourelles refusa brusquement son consentement. Cette brusquerie même pouvait faire prévoir qu'il ne lutterait pas jusqu'au bout.

En effet, quelques jours plus tard, c'était lui qui apprenait à Angélique ce que la famille attendait de son dévouement.

Angélique fut atterrée par cette nouvelle ; sa modestie l'empêchant de croire qu'elle pût vraiment être utile à madame Solaville, cette proposition lui sembla un prétexte pour l'éloigner d'une famille devenue si chère à son cœur. Elle refoula son émotion en présence de M. des Tourelles, mais, une fois dans sa chambre, elle donna un libre cours à ses larmes. Cependant lorsque Blanche se jeta dans ses bras en pleurant elle-même et en l'assurant que la piété filiale avait pu seule lui arracher son consentement, la pauvre fille se calma, et, au lieu de s'étendre sur son propre chagrin, elle s'efforçait de consoler madame des Tourelles.

Toutefois, elle lui avoua qu'elle ne pouvait supporter la pensée qu'une étrangère prît sa place près de Rose. « Cette étrangère, plus instruite, plus jeune que moi, disait-elle, gagnera aisément le cœur de l'enfant, c'est tout simple, et l'enfant m'oubliera.

-- Rassurez-vous, chère amie, c'est moi qui vais essayer de vous remplacer près de ma fille. M. Delorme consent à s'occuper de cette petite intelligence ; je suivrai ses leçons, et Marie m'aidera, me guidera et m'enseignera ce que je dois faire jour par jour pour mener l'entreprise à bien. Désormais ma vie sera tout à fait sérieuse, et c'est encore à vous que je devrai cet avantage.

Maintenant, je vais vous confier une chose propre à relever votre courage : mon mari et moi espérons que ma mère prendra l'habitude de passer un certain temps à Paris chaque année, et qu'elle finira par s'y fixer tout à fait. Votre charité, Angélique, ne vous empêche pas de voir ce qui manque à cette bonne mère. Nous voudrions la transplanter ici. Sa fortune lui donne une grande position à Bordeaux, et elle ne profite peut-être pas de cet avantage comme elle devrait le faire. Il est donc probable que nous ne serons jamais une année sans nous revoir ; d'ailleurs, si ma mère ne veut pas quitter Bordeaux, j'irai la trouver. Je vous conduirai votre petite Rose qui aura entendu prononcer votre nom tous les jours, et sera bien heureuse de retrouver sa bonne amie. »

Ce que beaucoup de gens nomment faiblesse est souvent force et vertu. Angélique comprit les raisons de madame des Tourelles ; d'ailleurs, elle avait l'habitude de regarder le sacrifice en face et de l'accepter vaillamment.

Madame Solaville fut surprise et joyeuse en apprenant qu'on se rendait à ses désirs : « Que tu es bonne, ma chère enfant, de me donner cette brave fille dont la présence me sera, je t'assure, très précieuse.

-- Ma mère, Angélique a accepté librement votre proposition. Il m'a suffi de lui faire entrevoir que je serais heureuse de la savoir près de vous pour qu'elle consentît à nous quitter. J'espère que vous ne l'oublierez pas.

-- Sois tranquille, je la comblerai de présents ; je l'emmènerai avec moi faire des visites, elle aura toujours sa place à ma table, j'aurai soin de sa toilette.

-- Ma mère, ce que je vous demande pour elle, ce sont des égards ; que vos gens la respectent comme les nôtres l'ont respectée.

-- Chère enfant, ne t'inquiète de rien. Envoie-la-moi bien vite ; il me tarde de lui témoigner ma satisfaction.

-- Votre reconnaissance, peut-être, dit timidement Blanche.

-- Oui, c'est cela même : reconnaissance, satisfaction. »

Angélique se présenta sans tarder chez madame Solaville ; sa physionomie était triste et douce, mais sincère, et, lorsque la généreuse fille assura la grand-mère de Rose qu'elle se trouvait honorée d'être appelée à vivre sous son toit, elle ne put pas en douter.

XVII -- La demoiselle de compagnie.

Le départ fut un triomphe pour madame Solaville et une cruelle épreuve pour Angélique.

Les serviteurs largement récompensés par la douairière n'en faisaient pas moins leurs réflexions ; le motif qui séparait mademoiselle Rose de sa gouvernante était connu de tous, et l'on considérait Angélique comme une victime.

La route de Paris à Bordeaux est une des plus belles de France ; madame Solaville eut soin d'attirer l'attention de sa compagne sur certains paysages que la rapidité de la course ne dérobe pas entièrement aux yeux des voyageurs.

La conversation, quoique fort banale, se soutint jusqu'au moment où madame ferma les yeux.

Le sommeil ne vint pas au secours de sa compagne ; elle croyait pourtant rêver en s'éloignant de ses bienfaiteurs, de ses amis. Comme ils allaient lui manquer ! Et cette petite Rose ! Quand la reverrait-elle ! On avait bien parlé de se réunir chaque année ; mais qui ne sait que les projets ne se réalisent pas toujours ?

Un équipage attendait madame Solaville ; ses gens la reçurent chapeau bas ; ils s'occupèrent des bagages tout en jetant un coup d'œil sur l'étrangère qui accompagnait leur maîtresse.

Dès que le valet de pied fut sur le siège, il dit au cocher : « C'est la demoiselle de compagnie dont nous a parlé Mariette : elle n'a pas l'air mal. »

Mariette, la femme de charge, reçut sa maîtresse en lui témoignant tout le plaisir que lui causait son retour. Madame Solaville lui ayant dit en désignant Angélique : « Sans les soins de mademoiselle, je ne serais pas encore guérie », Mariette fit une belle révérence à Angélique, et, sur l'ordre de sa maîtresse, elle la conduisit à sa chambre.

Madame Solaville habitait un des plus beaux hôtels du quai des Chartrons : la vue du fleuve, le mouvement du port, tout contribua à distraire Angélique de ses tristes pensées, et d'ailleurs, le jour même, la mère de Blanche lui apparut tout à fait différente de ce qu'elle avait été à Paris : gaie, prévenante et presque affectueuse ; elle s'informa, d'un ton qui commandait le respect, si rien ne manquait à mademoiselle.

Dès le lendemain, celle-ci prenait sa place dans l'embrasure d'une fenêtre du salon pour achever le fond d'un coussin. Cette occupation l'enchanta : pendant que ses mains faisaient merveille, elle suivait le cours de ses pensées : elle les voyait ; elle les entendait.

Il ne fallut pas beaucoup de temps à madame Solaville pour apprécier le talent d'Angélique, et, quelques jours plus tard, elle lui exprimait le désir de la voir entreprendre un meuble de tapisserie pour son boudoir. Rien ne pouvait être plus agréable à l'habile ouvrière : si modeste qu'on soit, on aime à voir apprécier ses talents.

L'accident arrivé à madame Solaville fut l'occasion de visites empressées. Tout en causant, ces dames donnaient un petit coup d'œil à l'étrangère ; mais leur curiosité ne fut qu'à moitié satisfaite. Elles ignorèrent toujours la raison qui avait séparé Rose de sa gouvernante.

La semaine n'était pas achevée, et madame Solaville disait à Angélique d'un ton tout à fait solennel : « Ma chère enfant, la position que vous avez près de moi exige une certaine élégance à laquelle vous n'étiez pas habituée à Paris. Je tiens à ce que vous portiez toujours une robe de soie, je me charge de la dépense. Dès demain ma couturière viendra vous prendre mesure d'une robe de maison et d'un costume de visites.

-- Il me suffirait, madame, d'avoir l'étoffe ; j'ai l'habitude de faire mes robes moi-même. » Madame Solaville sourit : « À Paris, on se perd dans la foule ; ici, il convient que vous soyez parfaitement habillée pour m'accompagner. »

La demoiselle de compagnie se livra aux mains d'une couturière et, quelques jours plus tard, elle essayait un costume de taffetas myrte et une autre robe plus simple. Madame Solaville assista à cette intéressante séance, qui ne dura pas moins d'une heure.

Jamais Angélique n'avait eu si peu de temps à elle ; d'ailleurs la société des enfants laisse une certaine liberté d'esprit à ceux qui les aiment. Avec Rose, il suffisait de dire un mot qui prouvait qu'on suivait ses jeux, et souvent la naïveté de ses réflexions amusait sa gouvernante.

Il ne faut pas compter sur ce demi-repos près d'une femme du monde. On peut dire, sans manquer de respect à Angélique, qu'elle était une demoiselle à tout faire : « Chère demoiselle, relevez les mailles de mon tricot ; allez chez le parfumeur, prenez la petite chienne, et surtout ne la perdez pas ! Mettez-lui ses cocardes bleues ; nous sortirons à quatre heures. »

C'est ainsi que se passait la journée.

Heureusement qu'Angélique sauvait au moins sa matinée, et comme personne n'entrait chez madame Solaville avant dix heures, la demoiselle de compagnie avait sa liberté jusqu'à ce moment. Liberté bien appréciée, bien employée : recueillement, correspondance, petites allées et venues, sorties en négligé.

À Paris, Angélique brillait par son absence ; on s'étonnait du vide qu'elle laissait, car à toute heure du jour, sans y être tenue, elle rendait mille petits services.

Madame des Tourelles, dirigée par Marie, s'occupait sérieusement de sa fille ; elle assistait aux leçons que M. Delorme consentait à donner à cette enfant de huit ans. Le professeur prétendait que ces leçons étaient un délassement pour lui. La mère n'en croyait rien et voulait voir dans cette condescendance une marque d'amitié.

Jusqu'ici Blanche n'avait pas compris le mérite de ceux qui se vouent à l'éducation. Quelle patience ne faut-il pas pour fixer l'esprit de l'enfant ? Et lorsque les devoirs sont achevés, la tâche est loin d'être finie : l'éducation se fait à la récréation comme à la classe.

L'absence d'Angélique rapproche la mère de son enfant ; mais il lui faut des conseils, et elle les trouve près de Marie.

Le colonel, lui, était dans un état de fureur permanente. Les éloges que donnait Angélique à madame Solaville ne l'empêchaient pas de dire qu'on avait sacrifié la pauvre fille ; et Colette ajoutait : à un loup.

L'année s'écoula sans qu'il fût question de voyage. Blanche gardait un silence absolu sur ce sujet, et sa mère se croyait tenue à la même discrétion.

Un changement s'était déjà opéré dans la femme du monde ; elle s'en étonnait elle-même : plus d'ennui, moins de caprices, quoique sa volonté fût satisfaite à toute heure du jour, et de la manière la plus gracieuse. C'était en toute sincérité que madame Solaville faisait l'éloge de sa demoiselle de compagnie, si bien que la considération ne tarda pas à s'ajouter à la sympathie qu'avait inspirée l'étrangère. Un petit cercle se formait autour de son métier ; on la citait à toutes les jeunes filles, enfin il y avait dans le salon de madame Solaville des aparté dont tout l'honneur revenait à Angélique ; elle finit par devenir un personnage. Les mères qui avaient des filles à marier se disaient qu'un jour ou l'autre, le jeune Solaville rentrerait en France, et qu'alors mademoiselle Angélique ne serait peut-être pas sans influence sur le choix qu'il ferait.

Cependant l'espoir dont s'était flattée madame des Tourelles ne se réalisait pas entièrement : sa mère recherchait tout autant le monde, et ses toilettes étaient toujours excentriques et dispendieuses. Angélique se croyait incapable d'exercer la moindre influence sur une telle femme. « Je tâche de m'en faire aimer, se disait-elle, c'est le meilleur moyen de convertir les gens. »

Le souvenir de mademoiselle Cormery était toujours vivant dans le cœur de sa protégée : son dévouement pour son père, sa persévérance et sa charité. Quel jour pour moi, pensait-elle, lorsque, attirée par mes larmes, mademoiselle Marie est venue me consoler !

Ce souvenir, qui avait d'abord aidé Angélique à supporter une vie en dehors de ses habitudes et si peu dans ses goûts, ne lui fut pas inutile dans la prospérité. Nous sommes obligés d'avouer que la modeste gouvernante de Rose s'était très bien habituée au froufrou de la robe de soie, qu'elle montait en landau avec une certaine grâce et s'appuyait volontiers sur un coussin moelleux.

Il arrivait parfois que le nom de mademoiselle Cormery se mêlât à la conversation. Un jour même Angélique se laissa aller à retracer le tableau de sa vie laborieuse, de son aimable caractère et de son esprit ; elle parlait tout en travaillant et ne s'aperçut point de la froideur avec laquelle ces éloges étaient accueillis ; elle s'en aperçut seulement lorsque, pour toute réponse, madame Solaville dit froidement : « Il est fâcheux qu'une si charmante personne n'ait pas de fortune. » Puis, sans en dire davantage, elle blâma son père de la laisser écrire.

Madame Solaville était prévenue contre les femmes auteurs.

Les qualités de la demoiselle de compagnie s'accentuaient chaque jour davantage, et celle-ci, malgré sa modestie, convenait elle-même de l'utilité de sa présence chez la mère de madame des Tourelles. La confiance de madame Solaville augmentait chaque jour, et si jusqu'ici elle s'était assujettie à certains détails de comptes et d'affaires, le moment de s'en débarrasser lui sembla venu ; profitant d'une migraine, elle dit à Angélique : « Chère demoiselle, c'est vous qui désormais réglerez les affaires d'argent ; c'est à vous que Mariette présentera les comptes. »

Angélique n'était pas amie des chiffres ; elle n'osa cependant pas avouer combien cette charge lui serait pénible. Il eût été facile de s'en apercevoir, mais madame Solaville ne vit rien, et ne songea qu'à l'avantage d'être débarrassée du seul travail qui l'occupait. Voilà donc notre pauvre Angélique se cassant la tête à mettre en ordre des registres mal tenus. De gros sacs d'écus furent déposés dans son secrétaire, ce qui l'empêcha de dormir pendant plusieurs nuits. Elle s'habitua cependant peu à peu à ses nouvelles fonctions, et comme c'était la première fois de sa vie qu'elle était chargée de distribuer de pareilles sommes, son bon cœur lui fit trouver du plaisir à remplir des fonctions qui avaient pour résultat de satisfaire beaucoup de gens.

Contrairement aux habitudes de la maîtresse de maison la demoiselle de confiance établit l'usage de payer les domestiques chaque mois et de régler avec le chef à la fin de chaque semaine. Il était arrivé bien souvent qu'une note présentée sur un plateau d'argent avait été renvoyée. Ce n'était pas par avarice que madame Solaville agissait ainsi, mais simplement par paresse, et elle en avait si bien pris l'habitude, que tout fournisseur savait qu'il fallait se présenter plusieurs fois avant de toucher son argent : un jour, il y avait du monde ; le lendemain, la porte était fermée, ou bien madame montait en voiture.

Angélique, qui avait manqué d'argent toute sa vie, comprit que son devoir était de ne jamais faire attendre à une ouvrière ou à un fournisseur ce qui lui était dû. La régularité des comptes avait aussi l'avantage de les simplifier. Dès que Mariette présentait une facture, le montant lui en était remis.

Cette nouvelle manière de faire ne passa pas inaperçue ; tout l'honneur en revint à la demoiselle de compagnie, et bientôt ce fut à elle que les pauvres s'adressèrent.

Angélique savait choisir le moment pour solliciter la charité de madame Solaville ; elle obtenait facilement ce qu'elle demandait, car c'était par oubli ou légèreté que la femme du monde ne répondait presque jamais aux demandes de ce genre.

Cette personne si simple avait un tact parfait pour choisir le moment de se faire solliciteuse, et il était rare que madame Solaville ne lui dit pas : « Faites comme vous l'entendrez. »

Blanche eût ignoré tous ces détails, si sa mère, loin de dissimuler combien la présence d'Angélique lui était utile et agréable, n'eût trouvé du plaisir à le dire.

Malgré sa modestie, la pauvre fille ne pouvait se dissimuler entièrement son importance et les regrets que causait son absence à madame des Tourelles. « Être utile, se disait Angélique, quel bonheur ! Aurais-je jamais pu m'y attendre ! Ah ! que ceux qui doutent de la Providence ont tort ! »

Cependant il y avait deux ans que madame Solaville n'était allée à Paris. La vie facile qu'elle menait semblait la rendre indifférente à ses enfants. Il n'en était rien ; elle redoutait d'emmener Angélique, dans la crainte qu'on ne la retînt ; et, d'autre part, elle ne comprenait plus la vie sans cette auxiliaire de tous les instants.

Ces craintes n'étaient pas fondées : Blanche avait fait généreusement son sacrifice ; elle trouvait sa récompense dans son dévouement même. Le monde ne tenait plus qu'une bien petite place dans sa vie, et la naissance d'un fils l'en éloigna tout à fait.

Ce fut à l'occasion de la naissance de cet enfant, que M. et madame des Tourelles insistèrent pour que madame Solaville et sa demoiselle de compagnie vinssent à Paris.

« Ce moment tant désiré est donc enfin arrivé ! se dit Angélique. Je vais les voir ! » Mais elle gardait le secret de ses impressions ; le monde lui avait déjà appris, sinon à dissimuler sa pensée, du moins à ne pas la dire tout entière.

Par un sentiment de modestie qui lui était naturel, elle ne crut pas devoir emporter à Paris les robes dont elle se parait par état, selon son expression.

Les voyageuses furent accueillies avec les marques de la plus vive tendresse. Rose fut cependant la seule qui témoigna toute sa joie de revoir sa bonne amie ; mais le lendemain, dans un tête-à-tête habilement ménagé dès le matin, madame des Tourelles s'épancha avec Angélique. Ses gens avaient ordre d'ajourner tout service capable de troubler ces heures de silence pendant lesquelles les deux amies causaient intimement.

« Ma bonne amie, dit Blanche, je sais tous les services que vous rendez à ma mère ; elle ne m'en laisse ignorer aucun, et ce qu'elle ignore elle-même, j'ai pu déjà le deviner. Vous avez un peu modifié ses goûts ; vous avez fait une heureuse révolution dans son intérieur, tout le monde vous aime et bénit votre présence. Enfin, nous vous tenons ! Mon mari et moi, nous ferons tout pour prolonger le plus longtemps possible votre séjour ici. »

Marie aussi profitait du sommeil prolongé de la douairière : les tête-à-tête et les sorties absorbaient une partie de la matinée.

XVIII -- Rose a dix ans. -- La politique d'Angélique.

Rose entrait dans sa dixième année. La raison qui commençait à se montrer ne lui enlevait rien de la grâce de son âge. Placée entre sa mère et Marie, elle avait échappé au danger de devenir minaudière comme certaines petites Parisiennes. M. Delorme était glorieux de son élève, mais il se gardait bien d'en faire une pédante.

Rose témoigna une grande joie en revoyant mademoiselle Angélique ; elle lui raconta tout ce qui s'était passé le jour de son départ : « Maman a pleuré, et moi aussi ; papa se fâchait tout bas contre bonne maman. J'ai d'abord eu un peu peur de M. Delorme, mais maintenant je l'aime beaucoup. Il me raconte quelquefois des histoires que personne ne sait ; je crois bien qu'il les invente, parce qu'il a beaucoup d'esprit. »

Ces petites confidences ravissaient Angélique ; elle était heureuse que son élève ne fût pas confiée à une étrangère.

Madame Solaville constata le changement qui s'était opéré dans le caractère de Rose ; il ne fut pas question une seule fois de toilette : il est vrai que Blanche, sans s'éloigner de la simplicité, parait un peu plus sa fille que de coutume, par condescendance pour sa mère.

Mademoiselle Cormery avait conjuré son père d'oublier sa rancune contre madame Solaville et d'être aimable, comme il savait l'être, quand il voulait s'en donner la peine.

Tout allait pour le mieux. Marie, heureuse de revoir son amie, oubliait que c'était madame Solaville qui la lui avait enlevée ; elle entourait d'égards et comblait d'attentions la mère de Blanche ; mais celle-ci aurait préféré un peu plus de froideur ; elle éprouvait un certain malaise en se voyant l'objet de tant de prévenances.

Cependant l'apparition d'un nouveau volume de mademoiselle Cormery força la douairière à sortir de sa réserve ; elle poussa la politesse jusqu'à lire l'ouvrage, et ajouta ses louanges à toutes celles qu'on adressait à l'auteur.

Cette lecture lui fit faire ample connaissance avec Marie : délicatesse de sentiments, finesse d'observation, rien n'échappa à madame Solaville, et, malgré ses préventions, elle reconnut dans la jeune fille, qui jusqu'alors était restée dans son souvenir la petite pensionnaire, une femme d'un véritable mérite.

Une lettre de Paul vint réjouir tout le monde : la santé du jeune officier était excellente ; il parlait d'une expédition prochaine dont il espérait faire partie, et, à l'issue de laquelle, son général lui donnait l'assurance qu'il passerait capitaine avant la fin de l'année. Il plaisantait sur son teint basané et sur ses moustaches.

Cette lettre, arrivée pendant le dîner, fit l'unique sujet de la conversation. Le colonel se reportait à ses jeunes années et soupirait à la pensée d'une bataille. Tout le monde dit son mot. Rose était pour la paix ; Marie était pour la gloire : « Vous verrez, dit-elle, que mon cousin deviendra général.

-- Mademoiselle, mon fils n'est pas votre cousin, dit d'un ton aigre-doux madame Solaville.

-- Nous ne l'ignorons pas, madame, répondit le colonel, et j'ai souvent repris ma fille, lorsqu'elle se permettait d'appeler ainsi Paul...

-- Oh ! je dis cela, colonel...

-- Moi, ajouta mademoiselle Cormery, j'ai conservé cette habitude d'enfance ; mais lorsque je me trouverai en présence d'un officier à belles moustaches, je ne commettrai pas cette étourderie. »

Marie avait parlé très simplement ; elle seule semblait ne pas être blessée de l'observation de la mère de Paul.

Cependant madame Solaville voulut réparer sa faute ; elle engagea Marie à aller au concert le lendemain. Madame des Tourelles, présente à cette invitation, se chargea de répondre : « Certainement, nous irons ensemble ; tu dîneras avec nous, Marie. »

Ce concert, donné aux Italiens, devait réunir l'élite de la société parisienne. Angélique, qui avait pris quelque connaissance du monde, engagea sa jeune amie à se parer de sa plus belle toilette. Marie suivit ce conseil, et, lorsqu'elle prit sa place entre Blanche et madame Solaville, tous les regards se tournèrent vers elle.

Ce succès réjouit madame des Tourelles et surprit sa mère ; celle-ci avait d'étranges scrupules : « était-il sage de montrer à cette jeune fille le côté brillant du monde ? Cette soirée deviendrait peut-être la source de mille regrets. Le colonel avait fait une faute en favorisant l'intimité de Marie avec Blanche. Quel danger n'était-ce pas pour elle de voir de si près l'opulence de sa fille ? Pauvre enfant ! son avenir n'est pas gai ! »

Madame Solaville était remplie de compassion pour mademoiselle Cormery, et ce fut en toute sincérité qu'elle lui serra la main en la quittant.

« Voyons, Rose, dit la grand-mère, tu as eu le temps de réfléchir. Que désires-tu ?

-- Bonne maman, il y a plus de six mois que je suis décidée : je voudrais une petite bibliothèque : j'ai déjà beaucoup de livres.

-- On ne joue pas avec des livres !

-- Bonne maman, on les lit, on regarde les images, et puis, ajouta Rose d'un ton tout à fait convaincant, j'ai un petit plumeau en plumes de paon pour les épousseter. »

Cette considération trancha la question, et, dès le lendemain une élégante bibliothèque était suspendue dans la chambre de Rose.

La grand-mère n'avait pas hésité à se rendre au désir de sa petite-fille ; toutefois ce goût de livres et de bibliothèque ne lui plaisait qu'à moitié. Pourvu, pensait-elle, que la fantaisie d'écrire ne lui vienne jamais !

La vue de Rose dissipait bien vite cette crainte, car le jugement de madame Solaville s'appuyait beaucoup sur les apparences, et Rose restait si enfant, si joyeuse, il lui en coûtait tant, même pour écrire la plus petite lettre, qu'il semblait peu probable qu'elle dût jamais se tourner du côté de la littérature. L'affection de Rose pour mademoiselle Angélique ne tourmentait plus madame Solaville : sans doute, l'éducation de l'enfant absorbait trop sa mère ; mais il était évident que rien ne la ferait changer : on se soumettait aveuglément aux avis de M. Delorme.

Il y avait quatre mois que ces dames avaient quitté Bordeaux : c'était un songe. Il était temps de retourner chez soi. Vainement Rose essaya-t-elle de retenir sa bonne maman ; le jour du départ est fixé, et, un soir, la grand-mère et Angélique firent leurs adieux aux hôtes qui les avaient si bien reçues.

Cependant une préoccupation indéfinissable restait dans l'esprit de madame Solaville. Jamais sa fille et son gendre ne lui avaient témoigné plus de respect et d'affection. Rose était une charmante fillette dont l'éducation, il est vrai, ne la satisfaisait pas complètement, et même à ce sujet la grand-mère n'était plus aussi sûre d'avoir agi en fine politique, lorsqu'elle lui avait enlevé sa gouvernante qui était sans parenté avec les bas bleus. Le petit Carlo faisait la gloire de sa nourrice, la fortune de madame des Tourelles était colossale. D'où venait donc cette préoccupation ?

Un homme d'affaires fit immédiatement diversion aux pensées de la douairière, en lui annonçant que, tout compte fait, il y avait un déficit de trente mille francs sur le revenu des récoltes de l'année précédente.

Madame Solaville était une des plus riches propriétaires du Bordelais. Cette mauvaise nouvelle ne lui fit pas d'impression, mais l'obligea à donner audience plusieurs fois à M. Dutour, et cette distraction forcée la délivra de son idée fixe.

La guerre recommença au printemps ; la lecture des journaux remplaçait toutes les autres. Angélique était plongée dans la politique ; la sienne était fort douce ; elle annonçait toujours la paix, que Français et Arabes n'avaient point envie de faire. Cependant notre armée se couvrit de gloire dans une affaire importante ; Paul, porté à l'ordre du jour pour une action d'éclat, passait capitaine, mais il ne rentrerait pas en France avant trois mois. Cette dernière nouvelle consterna madame Solaville : « la victoire n'est pas complète, dit-elle, tant qu'une mère n'a pas serré son fils dans ses bras. »

Angélique s'associait de tout son cœur à cette joie et à ces regrets : « prenez patience, madame, le bonheur que vous attendez passera si vite, qu'il n'y a pas de mal de l'attendre un peu. »

La pensée de marier son fils s'empara si subitement et si fortement de madame Solaville, qu'elle ne pouvait s'en taire. Elle n'avait pas d'autre sujet de conversation avec Angélique.

« Voyons, ma chère, passons en revue les héritières de la ville. »

Angélique ignorait encore que la fortune appelle la fortune. Toutefois, elle dissimula son étonnement, et nomma successivement les filles riches de la société.

« Mademoiselle Laura de Monbarre...

-- Charmante personne, j'en conviens ; mais son père est un petit homme sec avec lequel je ne m'entendrais jamais.

-- Mademoiselle Louise de Cheryac.

-- Y pensez-vous ! L'aînée de six enfants ! La fortune des Cheryac est considérable, sans doute, mais la part de chaque enfant sera misérable.

-- Que dites-vous, madame, de mademoiselle Catherine Corbin ?

-- Jolie bourgeoise... mais vraiment Paul, ce charmant capitaine de trente ans, peut prétendre à mieux que cela.

-- Eh bien ! madame, je crois que c'est à Paris...

-- À Paris ! non, non, je ne veux pas d'une Parisienne ; mettez-vous bien cela dans la tête, Angélique. C'est ici que mon fils doit trouver à s'établir. Connaissez-vous Paul ?

-- À peine, madame ; je l'ai vu quelquefois chez madame Lombard, lorsqu'il venait apporter des nouvelles de M. le colonel à mademoiselle Marie. Il y a déjà longtemps de cela.

-- Eh ! oui, mademoiselle Cormery n'est plus toute jeune !

-- Ni moi non plus », ajouta naïvement Angélique.

Cette association d'idées fit sourire madame Solaville.

Pendant que la mère ne songeait qu'au bonheur de revoir son fils, celui-ci était à l'hôpital d'Alger, où le retenait une blessure. Cette blessure, peu grave, lui laissait toute sa liberté d'esprit. Il lui semblait déjà voir sa mère, ses sœurs et cette petite Rose. Il pensait aussi à ses amis, au brave colonel Cormery, qui l'avait soutenu de ses conseils pour entrer à Saint-Cyr. Et cousine Marie ! c'est une femme maintenant ! On dit qu'elle a du talent, que ses livres ont une certaine réputation. Ce serait bien le cas de me distraire par la lecture de ses œuvres !

Les visites du docteur Vincent, médecin de l'hôpital, aidaient le jeune homme à prendre son mal en patience. Au bout de quelques jours, l'intimité s'établit entre le médecin et le patient. Des Arabes, on passa à la France, à Paris, aux parents et aux amis. M. Vincent ayant prononcé le nom du colonel Cormery, Paul s'écria : « Vous le connaissez ?

-- C'est un de mes meilleurs amis ; ma première visite sera pour lui ; car, ajouta le docteur, je rentre en France ; je n'ai plus le courage de vivre ici depuis la mort de mon fils. »

Il y eut un moment de silence.

« Avez-vous entendu parler de sa fille ? demanda Paul. On dit qu'elle écrit, et je lirais ses ouvrages avec d'autant plus d'intérêt, que je l'ai connue enfant.

-- Je ne la connais pas. Son père me parlait souvent de sa petite fille ; il me montrait ses lettres, qui annonçaient beaucoup de cœur et d'esprit. On dit qu'elle a du talent. Tiendriez-vous à lire ses ouvrages ? Je peux vous les procurer.

-- Rien ne pourrait me distraire davantage. Figurez-vous, docteur, que j'ai connu l'auteur lorsqu'elle avait dix ans, précisément lorsque son père était en Afrique. Il y a de cela quatorze ans.

-- Allons, mon cher ami, je vais vous procurer les romans de mademoiselle Cormery, sans crainte qu'ils vous tournent la tête. Ce sont des livres d'enfants que les grandes personnes lisent volontiers, mais je ne crois pas que cette lecture puisse vous donner un redoublement de fièvre.

-- Je voudrais déjà être à Paris.

-- Paris ! Paris ! Oh ! les jeunes gens ! Ils sont tous les mêmes. Allons, je vous promets de parler de vous à Cormery et à sa fille. Si vous avez des commissions, mon cher, je m'en chargerai avec plaisir, car je songe sérieusement à partir.

-- J'accepte, docteur ; je vous remettrai une provision de dattes pour la petite Marie . Elle les aimait beaucoup autrefois. »

Cette conversation réveilla les souvenirs d'enfance du jeune homme. Il se voyait encore dans le parloir de madame Lombard, vidant ses poches, tandis que la petite Marie faisait main basse sur les provisions. Il y a de cela quatorze ans ! comme le temps passe ! se disait Paul en tordant sa moustache ; je suis curieux de la voir.

La partie de grâces, oubliée depuis longtemps, lui revint à l'esprit et le fit sourire.

La journée n'était pas achevée, et déjà Paul était en possession de trois jolis volumes dont il n'ajourna pas la lecture. Il envoya promener l'infirmier, qui s'avisa de lui dire que, s'il lisait trop, il aurait mal à la tête.

Cette lecture avait certainement de l'intérêt en elle-même ; mais ce qui la rendait surtout attrayante pour le capitaine, c'était la pensée qu'il avait connu l'auteur enfant.

Quinze jours plus tard, le docteur Vincent annonçait son départ à Solaville, et il se chargeait d'une petite cargaison de dattes pour mademoiselle Cormery, sans prendre l'engagement toutefois de ne pas en manger quelques-unes en route. Mais tout le monde savait que le docteur était facétieux, et Paul, espérant que sa petite cousine aimait toujours les dattes, confia sa caisse en toute sécurité à M. Vincent.

La lecture des romans de mademoiselle Cormery étant achevée, Paul devint très impatient de renouveler connaissance avec elle ; mais, quoique sa santé ne fût plus un obstacle à son départ, il n'obtint son congé que quelques semaines plus tard. Il se mit alors à apprendre l'arabe pour tromper le temps.

Paul Solaville était plus sérieux que la plupart de ses camarades ; aussi se méfiaient-ils de sa raison.

Un jour, relisant le journal de sa campagne, le capitaine se dit : Si je mettais toutes ces notes en ordre, peut-être que moi aussi j'arriverais à faire un livre intéressant, sans nuire aux succès de ma petite cousine. Ah ! certes, les sentiments de Marie sont tout autres que les miens : tendresse, générosité, patience et douceur, voilà ce qu'on retrouve à chaque page de ses jolis livres.

Paul avait eu une excellente idée : l'étude de l'arabe et la lecture de ses notes sur la guerre l'aidèrent à passer le temps d'une manière sinon agréable, du moins très utile.

XIX -- Un maître fourbe.

« Parbleu, mon cher, ce n'est pas sans peine que j'arrive jusqu'à vous, dit M. Vincent, en tendant la main au colonel ! Heureusement que mademoiselle Cormery a des éditeurs empressés de donner son adresse.

-- Oh ! la bonne surprise ! Vous déjeunez avec nous ?

-- Bien entendu.

-- Un deuil ! qu'est-il arrivé ? je tremble à la pensée...

-- Et vous avez raison, mon ami : mon fils est resté sur le champ de bataille. Voilà pourquoi j'ai quitté l'Afrique. Perdre un fils de trente ans, plein d'avenir, le plus charmant des hommes, -- c'était bien votre avis, si j'ai bonne mémoire, -- n'est-ce pas cruel pour un vieillard ? »

Au bruit que fit Marie en entrant, le docteur reprit son expression habituelle, celle de la bonté et de la finesse.

Marie reconnut M. Vincent sans l'avoir jamais vu ; c'était bien l'homme dont son père lui avait parlé si souvent, et dans des termes qui lui faisaient désirer de le connaître. Lorsque la jeune fille se fut retirée, M. Vincent se répandit en éloges sur son compte, et le père l'écoutait avec ravissement.

Le déjeuner fut annoncé par Miche, enchanté, lui aussi, de revoir M. Vincent.

L'arrivée imprévue de ce vieil ami rendit au colonel toute sa bonne humeur ; le déjeuner fut une véritable fête. M. Cormery se fit mettre au courant de tout ce qui s'était passé en Afrique depuis qu'il avait pris sa retraite ; le docteur félicita Marie de son talent littéraire et ajouta que ses œuvres étaient un charmant passe-temps pour les officiers envoyés à l'hôpital, et que lui-même avait procuré quelques-uns de ces charmants livres au capitaine Solaville.

« Vous connaissez mon cousin, docteur ?

-- Solaville est votre cousin ?

-- Pas du tout, reprit le colonel : sa mère était une arrière-petite-cousine de ma femme, et les filles ayant eu la fantaisie de donner le nom de cousine à Marie, Paul a suivi leur exemple.

-- Peu importe : le capitaine est un charmant garçon. Il s'est souvenu que sa petite cousine aimait les dattes, et il m'a chargé de lui en apporter une jolie provision ; mais, vieil étourdi que je suis ! je les ai oubliées ! Miche, vous viendrez les chercher. »

Un ami doit nécessairement être mis au courant de ce qui s'est passé en son absence. Le colonel parla longuement des bontés que madame Lombard avait eues pour sa fille, de la bonne éducation qu'elle lui avait donnée. Marie s'étendit avec un éloge complaisant sur le compte de M. Delorme, dont le nom se trouvait au commencement et à la fin de tous ses discours. Enfin Charlotte, cette aimable petite mère, ne fut pas oubliée non plus.

« Je n'ose pas me plaindre de mes infirmités, mon cher, dit le colonel, lorsqu'il fut seul avec son ami.

-- Vous avez raison ; si je pouvais racheter la vie de mon fils au prix d'une paralysie qui me clouerait dans mon fauteuil, je n'hésiterais certes pas. N'êtes-vous pas très heureux dans la société de cette charmante Marie ? »

« Les infirmités ne sont pas si terribles qu'on le dit, continua le docteur avec le sérieux d'un homme qui a passé sa vie à couper des bras et des jambes ; les maladies sont plus redoutables, surtout dans certains pays ; vous êtes infirme, et vous êtes heureux malgré votre infirmité. »

Le colonel ne le nia pas. Voir sa fille, être l'objet de ses soins, était pour lui le bonheur suprême. Et pourtant, il ne songeait qu'à la marier, dût-il en être séparé pour le reste de sa vie.

Les deux amis passaient des heures entières à disserter sur la question du mariage. Ils s'indignaient contre l'ambition des hommes ; le colonel allait jusqu'à vanter les lois anglaises. Il défendait le majorat et soutenait que la fortune compromet plus souvent le bonheur qu'elle ne contribue à l'assurer.

« Ah ! mon cher colonel ! si mon fils vivait, nous aurions uni nos enfants. Quelle consolation c'eût été pour nos vieux jours ! »

La conclusion de tous ces discours fut que le colonel donnerait des dîners, car, c'est triste à dire, la cuisine a une grande influence sur les idées de la société moderne.

« Croyez-vous donc que les anciens fussent moins gourmands que nous ?

-- Non, je ne le pense pas ; mais le présent seul m'intéresse, et je mettrai à l'épreuve les talents de Colette. Je donnerai un dîner par semaine, et vous verrez que les convives ne manqueront pas.

-- De tout ce que nous avons dit, mon cher, voilà ce qu'il y a de plus sérieux. Laissons les théories et venons à la pratique ; vous avez mille fois raison : dans notre société, un bon cuisinier conduit à tout. »

Cependant ce n'était pas seulement sur le caractère de Rose que le séjour de madame Solaville avait eu une fâcheuse influence. Blanche avait résisté de son mieux à l'envahissement, elle avait pris le généreux parti de s'occuper de sa fille, mais elle ne tarda pas à se sentir ébranlée dans ses résolutions. Elle remit insensiblement tout en question : était-il vraiment bien sage de renoncer absolument au monde pour se faire institutrice ? Les scrupules de Marie n'étaient-ils pas exagérés ? On parle sans cesse aux riches de leurs obligations ; est-ce donc remplir ces obligations que de vivre comme une pensionnaire, ou comme une maîtresse d'école ? Je comprends que ma petite cousine se soit laissé diriger dans cette voie, elle n'avait pas à choisir ; mais moi ! qu'ai-je besoin de savoir tant de choses ! Il ne manque pas de professeurs à Paris, et en supposant que M. Delorme ne puisse pas se charger de l'éducation de Rose, il me donnera quelqu'un de son choix.

Ces pensées pesaient sur le cœur de madame des Tourelles et troublaient son esprit.

Il y avait huit jours que sa mère et Angélique étaient parties, et depuis ce temps-là Rose était presque entièrement livrée aux soins de la femme de chambre.

« Allons au théâtre, dit-elle à son mari, un peu surpris d'une proposition à laquelle rien ne l'avait préparé ; car depuis longtemps Blanche semblait avoir renoncé au théâtre. Elle voulut voir le mélodrame du jour. Elle y alla, elle pleura. C'était justement ce qu'il lui fallait ; la scène pathétique qui se passait sous ses yeux servait de prétexte à ses larmes.

La jeune femme se méprenait sur son propre compte, et Rose allait faire revivre les bons sentiments que sa mère essayait d'étouffer.

L'enfant conservait le goût de coquetterie que sa grand-mère avait éveillé. « Maman, dit-elle d'un petit air boudeur, regardez donc, on m'a mis cette vilaine robe ; je n'en veux plus ; mes petites amies des Tuileries sont plus élégantes que moi ; on les regarde beaucoup.

-- Il se peut qu'on se moque d'elles, ou plutôt qu'on blâme les mamans. Crois-tu que ces petites filles aient un papa et une maman qui les aiment plus que nous ne t'aimons.

-- Oh ! non, par exemple.

-- Eh bien ! chérie, ne leur envie rien.

-- Mais, maman, puisqu'il faudra que je sois élégante un jour, je peux bien commencer tout de suite... Pourquoi donc ne mettez-vous plus votre robe de chambre de taffetas rose ?

-- Va chercher ton livre, fillette. »

Rose demandait chaque jour à aller aux Tuileries, et chaque jour un refus excitait son mécontentement.

Mademoiselle Cormery voyait ce qui se passait dans l'esprit de la mère et de l'enfant ; elle gardait le silence, feignant de croire que Blanche s'occupait de sa fille. Elle trouvait mille prétextes pour venir la surprendre, et s'excusait de la déranger. La généreuse amie attendait patiemment l'heure où la raison se ferait entendre.

Un jour Rose entra, et au lieu d'aller embrasser mademoiselle Cormery, elle se dirigea vers la glace pour voir sa coiffure.

« Oh ! que c'est ridicule, dit Marie, une petite fille qui s'occupe de sa coiffure ! Crois-tu bonnement qu'on fera attention à toi ? Il y a cent mille petites filles à Paris qui sont coiffées de même. »

Ce chiffre de cent mille, dit au hasard, produisit un effet foudroyant sur Rose, qui n'osa plus se regarder dans la glace.

« Merci de la leçon que tu viens de donner à Rose, chère amie. Que veux-tu ? Elle a hérité de mes goûts frivoles. elle se souvient de m'avoir vue dans mes toilettes excentriques.

-- Quelle vieille histoire me contes-tu là ? dit gaiement Marie. Voyons, j'ai à te parler d'une chose bien autrement intéressante : ton mari vient de nous confier que ses affaires l'appellent en Autriche, et il nous a fait promettre d'aller avec toi, dès que tu le voudras, à Montmorency. »

Un cri de joie échappa à madame des Tourelles. « Oui, c'est cela, allons à Montmorency ; ma petite Rose s'en trouvera bien, et moi aussi. Oh ! ma chère Marie ! » Elle l'embrassa sans ajouter un mot de plus.

Avril avait rendu aux jardins leur parure ; les étrangers, bien inspirés, venaient des quatre coins de l'Europe admirer notre capitale. Les bals, les concerts et les représentations extraordinaires étaient offerts chaque jour à ces amis du plaisir. Qu'eût dit madame des Tourelles autrefois, si quelqu'un l'avait engagée à quitter Paris à cette époque de l'année ? Mais c'est elle-même qui veut s'éloigner du monde, afin de reprendre ses occupations sérieuses, et surtout afin de s'occuper de sa fille et de lui faire oublier les brillants enfantillages que la grand-mère avait fait passer sous ses yeux.

Rose, qui avait pleuré la veille, parce que sa mère avait refusé de la conduire à un bal d'enfants, sauta de joie à la pensée d'aller à la campagne, et puis, avec cousine Marie et le colonel, on ne s'ennuyait jamais. Rose verrait les agneaux de la mère Constance, les cerisiers tout blancs seraient rouges un beau matin, les lilas devaient déjà être chargés de ces belles fleurs qu'elle aimait tant. Le souvenir des Tuileries était effacé ; la vilaine robe fut reprise avec d'autant plus d'empressement qu'elle laissait la liberté complète de sauter et de danser.

Blanche voulait, pour mieux élever sa fille, s'aider de livres écrits sur l'éducation. M. Delorme l'en détourna, l'assurant que les véritables maîtres dans l'art d'élever les enfants sont les parents eux-mêmes, et que les plus beaux discours ne peuvent remplacer l'exemple d'une mère pieuse, douce et modeste.

Le colonel était heureux du plaisir que trouvait Rose à écouter ses histoires, et c'était en même temps une véritable distraction pour le vieux militaire de causer avec elle.

Aimer les enfants, c'est se plaire avec eux ; c'est se souvenir qu'on a été enfant soi-même, qu'on a joué à la balle, qu'on a eu un petit jardin, qu'on a pleuré un oiseau chéri, échappé de sa cage par notre imprudence, et qu'on s'est consolé tout de suite par la présence d'un autre prisonnier ; c'est se souvenir qu'on a fait des pâtés sur son cahier et qu'on s'est barbouillé d'encre jusqu'à la racine des cheveux. Mademoiselle Cormery se souvenait de tout cela ; elle jouait avec Rose. Cette intimité avait l'avantage de laisser passer un petit conseil entre deux coups de raquette, sans que l'enfant eût même l'idée d'entrer en défiance.

Les indigents, qui avaient été si bien secourus par madame des Tourelles l'année précédente, revinrent solliciter sa charité. Garçons et filles avaient usé leurs vêtements, et on espérait que la bonne dame en donnerait d'autres.

Il y eut un moment où les pratiques devinrent si nombreuses, que Miche, qui avait été tailleur au régiment, reprit l'aiguille.

XX -- Du Japon à Montmorency.

Un matin, le facteur déposa, avec l'indifférence qu'il lui est bien permis d'avoir, une lettre de Marseille pour mademoiselle Cormery. Cette lettre était de madame Paul Leperrier. Le consul avait obtenu un congé de six mois, et il venait passer ce temps à Paris.

À cette nouvelle, Blanche déclara que les amis de Marie prendraient domicile à Montmorency, et qu'on tâcherait d'être assez aimable pour leur faire oublier les charmes de Yokohama.

Marie éprouvait une joie d'enfant, et aussi un chagrin d'enfant, à la pensée d'attendre plusieurs jours avant de voir sa petite mère , car, se disait-elle, la correspondance ne peut remplacer ces douces causeries qui se complètent par un regard, un sourire et souvent une larme.

Madame des Tourelles s'associait sincèrement à la joie de son amie, mais au fond elle redoutait la présence de Charlotte. Cette petite mère était une rivale qui n'avait pas sans doute oublié combien les grandes cousines étaient peu aimables pour la petite cousine. Puis, par un retour naturel à un bon cœur, Blanche se disait : « Si j'étais à la place de Marie, je n'attendrais pas ici l'arrivée de Charlotte, j'irais la trouver à Marseille... Pourquoi ne lui procurerais-je pas ce plaisir ? Chère Marie ! Je lui dois tout... Il n'y a pas d'hésitation possible : nous partirons ce soir. »

Contrairement à ses habitudes, Blanche frappait à la porte du colonel dès sept heures du matin. Elle lui fit part de son projet.

« Que c'est aimable ! Oui, emmenez-la ; vous reviendrez tous ensemble. J'aurai la société de Rose. N'écoutez pas un seul mot des objections que ma fille va vous faire. Je la connais... »

Le vainqueur ne fait pas une entrée plus triomphante dans la ville dont les portes viennent de s'ouvrir, que ne fut celle de Blanche chez son amie.

Mademoiselle Cormery était installée à sa petite table depuis longtemps. Sans la physionomie joyeuse de Blanche, elle eût cru à quelque malheur en la voyant debout sitôt.

« Déjà en visite ! Tu m'apportes certainement quelque grosse nouvelle ?

-- Tu ne te trompes pas : il s'agit en effet d'une affaire importante. »

Marie rougit. « Tu me fais peur ; explique-toi ; je n'aime pas les mystères.

-- Écoute, et surtout pas de réflexions inutiles... la chose est convenue avec ton père ; laisse ta plume, ton cahier et tes belles idées : nous partons ce soir pour Marseille. »

Tout cela fut dit si rapidement, si joyeusement, que Marie put à peine placer un mot ; elle était tremblante de bonheur. Son père lui confirma les paroles de madame des Tourelles avec une telle expression de joie, qu'elle ne dissimula plus la sienne.

Le soir même, les deux amies partaient, accompagnées d'une femme de chambre et d'un domestique.

Blanche avait fait plus d'une bonne action dans sa vie, mais jamais elle n'avait si bien apprécié la liberté d'agir, de suivre le mouvement généreux de son cœur. Satisfaire ses goûts, ses fantaisies les plus coûteuses, était sans doute un privilège qu'elle appréciait depuis longtemps ; mais remplir sa bourse d'or pour procurer à une amie une satisfaction qu'elle ne pouvait se procurer elle-même, c'était un sentiment nouveau et d'une douceur infinie.

Dès que la locomotive fut lancée sur la voie, Marie déclara qu'elle voulait dormir pour abréger le temps. Elle tint parole presque aussitôt, et Blanche ne tarda pas à suivre un si bon exemple.

Le lendemain à midi, nos voyageuses descendaient à l'hôtel de Marseille, où un appartement avait été préparé pour les recevoir. Madame des Tourelles proposa de se reposer.

« Nous reposer ! s'écria Marie avec indignation ; mais ne nous sommes-nous pas assez reposées cette nuit ? Je vais changer ma toilette poudreuse contre une autre, et avec ta permission, ou sans ta permission, aller voir la mer, faire connaissance avec cette belle inconnue, et la remercier de m'amener ma petite mère . »

Elles sortirent ensemble. Chacune des paroles de Marie ravissait Blanche. Cependant, après une heure d'admiration, par un soleil ardent, mademoiselle Cormery comprit qu'un peu d'ombre était nécessaire. Mais que les heures lui semblaient longues ! et d'autant plus longues qu'on parlait de quarantaine : précaution que mademoiselle Cormery, malgré son bon sens, déclara absurde.

Blanche s'inquiétait de renouveler connaissance avec madame Leperrier, qu'elle avait vue seulement deux fois au parloir chez madame Lombard. « Elle doit être prévenue contre moi. Que pense-t-elle de mon intimité avec Marie ?... Au fait, qui aurait pu prévoir que cette petite fille serait un jour ma meilleure amie ? Un guide, quoique ayant six ans de moins que moi ! » Marie eût rassuré Blanche, si la discrétion l'eût permis.

Le bâtiment est signalé ; mais l'autorité ne tient pas plus compte de l'impatience des passagers que de celle des amis. La salubrité du bâtiment est parfaite ; toutefois il sera aéré, lavé, et les passagers feront une courte quarantaine.

Madame des Tourelles promène sa jeune amie ; elle va au-devant de tous ses désirs, elle ne songe qu'à la distraire, à satisfaire ses moindres fantaisies.

Le consul était attendu à l'hôtel où étaient descendues ces dames, mais le jour de son arrivée n'était pas encore fixé. Marie écrivit à l'avance un billet à l'adresse de madame Leperrier, et donna l'ordre de le lui remettre au moment même de son arrivée.

Vingt-quatre heures plus tard, Charlotte apprenait que sa fille était à Marseille avec madame des Tourelles, et dans le même hôtel : circonstance qu'elle ne pouvait s'expliquer, quoique Marie lui eût bien dit quelque chose de son intimité avec Blanche.

La réponse de madame Leperrier ne se fit pas attendre, et, dès que la discrétion le permit, les deux amies se trouvèrent dans les bras l'une de l'autre.

Le moment où deux amis se retrouvent est toujours solennel. Après l'effusion du cœur, ils se regardent, s'observent, ils constatent l'œuvre du temps. Cette fois-ci, il n'y avait point de reproche à lui faire. Le soleil du Japon avait légèrement bruni le visage de Charlotte sans altérer la finesse de ses traits ; sa physionomie un peu plus grave avait conservé tout le charme de la bonté et de l'intelligence.

Charlotte, devenue diplomate, ne dit point à Marie : « Tu as embelli, ta taille est svelte et gracieuse, tu es charmante » ; mais elle parla longuement du bonheur de passer plusieurs mois ensemble, et s'informa du colonel avec l'accent d'une véritable affection.

Le consul et sa femme s'empressèrent d'aller saluer madame des Tourelles, et ils acceptèrent l'hospitalité qu'elle leur offrit.

« Je te trouve bien indifférente, dit Charlotte à Marie : tu ne me parles pas de mon petit garçon, et jamais tu ne m'en as dit un mot dans tes lettres.

-- Tu as un petit garçon ! En voilà la première nouvelle. Oh ! il faut que le consul fasse un procès à l'administration des postes, qu'il réclame la lettre qui m'annonçait la naissance de ton petit enfant.

-- En attendant, tu vas voir Pierre. »

Au petit cri que jeta Charlotte, parut une jeune fille amenant par la main un bel enfant de trois ans. Son teint n'avait pas encore subi l'influence du climat sous lequel il était né. Marie lui prodigua les plus tendres caresses ; mais la Japonaise fixa particulièrement son attention. Elle était grande, bien faite ; ses yeux ronds et bruns ne manquaient ni de douceur ni de vivacité ; ses cheveux d'un noir d'ébène étaient gracieusement séparés en plusieurs bandeaux. On voyait que son costume national avait été modifié, quoiqu'il conservât encore assez d'originalité pour attirer l'attention. Myshita paraissait enchantée de tout ce qu'elle voyait. Elle fut présentée à mademoiselle Cormery, qui l'accueillit avec sa grâce ordinaire.

« Jamais, dit Charlotte, je n'aurais reconnu madame des Tourelles. Quel changement ! Il ne reste pas trace de sa beauté !

-- Tu es alors tout à fait diplomate.

-- Certainement.

-- Moi, je dis tout ce que je pense, comme autrefois. »

Ce mot d'autrefois réveilla une foule de souvenirs. Deux heures s'écoulèrent dans un délicieux bavardage.

Madame des Tourelles parla du consul et de sa femme dans les termes les plus aimables, et, quarante-huit heures plus tard, les amis prenaient la route de Paris. M. Leperrier s'y arrêta seul pour voir le ministre, mais il ne tarda pas à se rendre à Montmorency, où il était attendu avec impatience.

Marie ne fit grâce à son père d'aucun détail de son voyage, et après une description poétique de la mer et de tout ce qui avait charmé ses yeux, elle ajouta : « Mais, père bien-aimé, tout cela ne vaut pas le bonheur de vous voir et de vous entendre. » C'était vrai.

Il ne fallut pas beaucoup de temps à Charlotte pour apprécier le changement qui s'était fait dans l'esprit et dans les habitudes de madame des Tourelles. Lorsqu'on entre pour la première fois chez un étranger, on le juge instinctivement sur ce qui frappe les regards. Le cabinet d'un homme, le salon, et surtout la chambre d'une femme, aident à connaître leur caractère. L'intérieur de madame des Tourelles restait toujours celui d'une femme riche, mais toute apparence de niaise frivolité en avait disparu.

Rose, qui avait mis de côté toutes ses petites mines parisiennes, fut fêtée par madame Leperrier, qui mit Pierre sous sa protection. La surprise de Rose fut très grande en voyant le petit Japonais comprendre tous les jeux des petits Français : creuser le sable, courir et jouer à cache-cache. Cette découverte, assez simple, enchanta Rose, qui, à partir de ce moment, mit de côté ses jouets de petite fille pour ne s'occuper que de Pierre.

Charlotte avait naturellement la parole. On suspendait tout travail pour mieux écouter le récit de ses impressions et de ses surprises en arrivant au Japon : elle s'était d'abord crue transportée dans un monde enchanté ; mais la vue des Japonais l'avait bien vite rappelée à la réalité. « Les hommes ont la peau tatouée de diverses couleurs et peuvent justement être comparés aux personnages de vieux laque que nous connaissons. À l'en croire, c'était au Japon qu'il fallait envoyer les gens de mauvaise humeur. Là, hommes et femmes sont gais, polis et même aimables. Ils ont l'air enchanté d'être au monde. Le Japonais rit toujours ; qu'il soit au repos ou qu'il travaille, il ne perd jamais sa gaieté ! Les femmes n'ont pas moins d'entrain, et comme on peut en juger par Myshita, elles ne manquent pas d'une certaine grâce.

« Elles ont de beaux cheveux, et je songe, Marie, à une certaine coiffure qui te siérait très bien : figure-toi, deux ou trois bandeaux gracieusement noués et retenus par deux épingles.

« Ces jeunes filles sont agréables, malgré ces gros yeux ; elles sacrifient leur beauté au moment de leur mariage, en s'arrachant les sourcils et en se noircissant les dents (cris d'horreur !), afin d'éviter, dit-on, de plaire à tout autre qu'à leur fiancé : la vertu chrétienne préserve de cet usage barbare.

« Il n'y a point de misère à Yokohama, par la raison sans doute que le luxe y est inconnu. Les pauvres me manquaient. Que de fois j'ai songé à ces familles que nous visitions avec madame Lombard et auxquelles nous portions nos petits trésors !

« C'est triste de ne vivre que pour soi, de ne penser qu'à soi ! »

Charlotte parlait simplement, sans s'apercevoir qu'elle faisait son éloge ; mais elle s'adressait à des personnes qui pratiquaient la charité et en connaissaient la douceur.

« Et les fêtes de Yokohama, vous n'en dites rien, madame la consul ?

-- Oh ! les fêtes, ma chère Marie ! J'ai assisté à un seul bal, et je t'assure que, ce jour-là, j'ai fait preuve de courage. Nous étions trente femmes environ, parées de nos modes françaises qui arrivent jusqu'au Japon, et si je n'ai pas eu assez d'énergie pour danser par une température de quarante degrés, j'ai du moins admiré l'élégance et la fraîcheur des toilettes. »

Après avoir satisfait la curiosité de ces dames, Charlotte ajouta : « L'indifférence religieuse est bien grande dans ce beau pays. Le christianisme gagne peu de terrain. Sauf les émigrants et les représentants des nations européennes, il n'y a guère de chrétiens.

« Quelle joie a été la mienne lorsque j'ai aperçu la croix, et que j'ai pu pénétrer dans une belle chapelle qui est l'œuvre de nos missionnaires !

« Oh ! dit Charlotte avec l'accent de l'enthousiasme le plus sincère, aimons la France, aimons-la bien. Oublions ce qui lui manque en constatant ce qu'elle possède, et plaçons la charité au premier rang de ses vertus. »

La présence de Julien, jeune domestique, suspendit la conversation, puis elle ajouta :

« Êtes-vous heureux d'être servis par de tels hommes ! Si nos domestiques n'avaient pas consenti à nous suivre, je ne sais vraiment pas si j'aurais pu m'habituer au service des gens du pays. Notre brave Jean et Marianne me consolaient de la nécessité d'avoir quelques étrangers. J'avais le choix entre les Chinois et les Japonais, et ils ne valent guère mieux les uns que les autres. Les serviteurs japonais font bien leur service et sont susceptibles d'attachement, tant qu'on les tient à une certaine distance ; mais s'ils sont traités comme ceux d'Europe, ils deviennent d'une familiarité grossière. Myshita est une rare exception. Elle a élevé Pierre, et, lorsqu'elle a su que nous allions partir, elle s'est jetée à nos pieds, nous suppliant de l'emmener.

« On évite autant que possible de se faire servir par des Chinois ; ils détestent les Européens, et, quoique très polis, ils les servent à contrecœur. Ils sont fiers, susceptibles et vindicatifs. »

Une voiture de factage s'arrêta en ce moment devant la porte ; une immense caisse fut déposée dans la cour. Cette caisse contenait des meubles de laque et des objets de fantaisie, dont la plupart, bien que connus en France, doublaient de prix étant offerts par madame Leperrier.

L'ouverture de cette caisse intéressa grands et petits ; mais de tous les objets plus ou moins curieux qui en sortirent, le parapluie de paille dans lequel s'enveloppent les Japonais causa une surprise générale.

Rose s'en empara aussitôt. Elle paraissait et disparaissait sous son parapluie avec une adresse qui amusait autant les grandes personnes qu'elle-même.

Deux semaines s'étaient écoulées d'autant plus agréablement, que le consul n'avait pas négligé Montmorency. Il ne tarda pas à s'y fixer tout à fait, et son retour compléta cette aimable réunion.

XXI -- Paul Solaville.

Le capitaine Solaville a quitté l'hôpital : encore quelques jours, et il quittera l'Algérie. Il frémit d'impatience en voyant des paquebots partir pour la France. Déjà il s'est annoncé à sa mère ; Paul s'arrêtera seulement quelques jours à Paris, puis il se rendra à Bordeaux.

Ce plan, très simple, n'était pas celui de madame Solaville ; le séjour de son fils à Paris lui inspirait une vague inquiétude. D'ailleurs, n'avait-elle pas le droit d'embrasser son fils la première ? Madame Solaville avait beaucoup d'imagination ; elle crut voir dans l'intention de traverser Paris une conspiration qu'il fallait déjouer à tout prix.

Déjà à cette époque les nerfs avaient un rôle important. La mère de Paul eut donc, à la suite d'un accès de larmes, une attaque de nerfs solennelle.

Angélique en fut tellement effrayée, qu'elle manqua de suivre un si mauvais exemple.

Cependant lorsque les nerfs furent calmés, on parla raison : « Madame, dit Angélique, si j'étais à votre place, je sais bien ce que je ferais !

-- Et que feriez-vous donc ?

-- J'irais à Marseille attendre mon fils.

-- Chère demoiselle, vous êtes admirable, incomparable ! Comment n'ai-je pas eu cette idée ! L'impatience de voir Paul me fait perdre la tête. Quoi de plus simple en effet que d'aller à Marseille ! Je partirai ce soir. »

Cette résolution étant bien arrêtée, les nerfs de madame rentrèrent dans l'ordre.

Madame Solaville partit seule. C'était la première fois qu'Angélique ne l'accompagnait pas. On ne lui en donna pas la raison, mais peu lui importait. Elle allait vivre pour son propre compte pendant une semaine, et cette perspective l'enchantait. Elle éprouva cependant un moment de surprise en recouvrant sa liberté ; elle s'établit dans sa chambre, et n'entra pas une seule fois au salon ; le cocher fut obligé de lui rappeler, mais en vain, qu'il était à ses ordres. La solitude et le silence lui semblaient choses aussi nouvelles que douces.

Madame Solaville n'avait pas songé à défendre à Angélique de parler dans ses lettres du parti qu'elle venait de prendre, si bien que, ravie d'avoir eu une idée lumineuse, Angélique s'empressa d'informer madame des Tourelles de ce qui se passait, et ne manqua pas de s'en attribuer tout le mérite.

Blanche et Lucie furent vivement contrariées : de quoi notre pauvre Angélique s'est-elle mêlée, elle qui est si discrète ! La mère de Paul la jugeait bien autrement : « Grâce à cette ingénieuse combinaison, se disait-elle, je tiens mon fils ; sa présence à Bordeaux me vaudra certainement la visite de Blanche et de sa sœur ; je recevrai, je donnerai des fêtes, et mes enfants seront le plus bel ornement de mon salon. »

Madame Solaville arriva rapidement à Marseille : vingt-quatre heures plus tard, elle serrait son fils dans ses bras, le contemplait, l'admirait.

« Quelle aimable surprise, ma bonne mère ! Mais je veux que vous vous reposiez avant de partir pour Paris.

-- C'est moi qui t'emmène à Bordeaux, mon cher enfant.

-- Que diront mes sœurs, Lucie surtout, qui ne quitte pas aisément sa province ?

-- Lucie viendra à Bordeaux. Elle me doit une visite depuis trois ans, et jamais elle ne retrouvera une plus belle occasion de payer sa dette. »

Malgré le désir de revoir ses sœurs, Paul accepta simplement la proposition de sa mère, car il sentait le besoin de prendre un repos qu'il n'eût pas trouvé à Paris.

Madame Solaville supposait que son fils n'avait dû garder aucun souvenir d'un aussi mince personnage que l'ancienne sous-maîtresse de madame Lombard. Mais à peine Angélique eut-elle paru au salon, que le capitaine dit à l'oreille de sa mère : « Je connais cette figure-là. N'est-ce pas une ancienne sous-maîtresse de madame Lombard ?

-- Précisément. On en avait fait la gouvernante de Rose, et, pour des raisons à moi connues, cela ne me convenait pas. Je l'ai enlevée à Blanche, sous prétexte d'en faire une demoiselle de compagnie. »

Paul alla courtoisement saluer mademoiselle Angélique, et lui rappela qu'il l'avait vue quelquefois au parloir de madame Lombard, lorsque mademoiselle Cormery y était en pension.

Il était facile de prévoir que cette rencontre amènerait dès les premiers mots le nom de Marie ; mais la préoccupation d'éloigner son fils de Paris avait empêché madame Solaville de faire une réflexion aussi simple. Elle comprit aussitôt sa faute et crut qu'il était de bonne politique de ne pas essayer de la réparer.

Angélique parla avec une grande réserve de sa chère Marie, gardant le silence sur son intimité avec une personne qu'elle jugeait si fort au-dessus d'elle.

Paul ne fut pas si discret. Il lui rappela une foule de petits faits auxquels sa mère affecta de ne donner aucune attention.

Mais lorsqu'il lui demanda si l'on trouverait à Bordeaux les ouvrages de mademoiselle Cormery, elle répondit froidement : « Je n'en sais vraiment rien ; en fait de romans, je n'aime pas la nouveauté. »

Paul n'insista pas davantage ; il ne fut plus question ni de mademoiselle Cormery, ni de ses œuvres.

Le jeune capitaine s'était fait de grandes illusions sur les douceurs du repos après la guerre. Deux jours plus tard, il montait un superbe alezan et faisait des absences de plusieurs heures, soir et matin, en compagnie de quelques camarades ; il ne parlait que d'excursions dans les Pyrénées. Sa mère lui proposa de réunir ses amis ; il la prit au mot et usa largement de la permission.

Cependant le but de madame Solaville n'était pas de recevoir uniquement des officiers ; mais chaque fois qu'elle parlait de donner un dîner, Paul la conjurait d'ajourner ses invitations. Il se fût volontiers contenté, pour toute distraction, de monter à cheval et de recevoir des camarades. Chaque fois que Paul sortait, sa mère se mettait à la fenêtre pour admirer sa belle tournure.

Malgré tout, elle était vraiment malheureuse, d'autant plus malheureuse que sa confiance dans Angélique était légèrement ébranlée depuis le jour où elle avait parlé si favorablement de Marie.

Blanche et Lucie s'excusaient de ne pouvoir aller chez leur mère. Le temps pressait ; Paul refusait toutes les invitations qui n'étaient pas officielles.

Un soir, le capitaine annonça qu'il partait le lendemain avec quelques amis, et qu'il ne reviendrait que quatre jours plus tard à huit heures du soir, « heure militaire, ajouta-t-il. Je ne retarderai pas le souper de cinq minutes. »

Ce projet enchanta madame Solaville. Dès que Paul fut parti, elle lança des invitations de bal à toute sa société. Bien entendu que le jour du bal coïncidait avec celui du retour de son fils.

Les invitations sont acceptées ; cette fête improvisée ranime l'entrain des mères et des jeunes filles. On sait que la douairière aime l'élégance, et certes on se fera un devoir de lui plaire.

Le jour est arrivé : jamais on n'avait vu tant de splendeur à l'hôtel Solaville, et la jeunesse parée et joyeuse se montrait digne de tant de frais.

Paul arrive, il s'étonne, il se fâche un peu et finit par comprendre les exigences de l'amour maternel. Il donna ample satisfaction à sa mère ; il fit les honneurs du bal en vrai chevalier français, et le jour commençait à paraître lorsqu'on songea à se retirer.

Madame Solaville était ravie : elle n'avait pas perdu de vue son fils un seul instant ; elle savait combien de contredanses il avait dansé avec telle et telle personne, et ne doutait pas qu'il n'eût distingué une de ces charmantes héritières.

Cette conviction l'encouragea à parler à son fils du désir qu'elle avait de le voir s'établir dans la bonne ville de Bordeaux ; mais au premier mot de mariage, Paul se récria : « Il faut d'abord, ma mère, que nos comptes soient réglés avec les Arabes ; il sera temps alors de songer à vous donner une belle-fille. Jusque-là, prenez patience dans la douce société de mademoiselle Angélique. Voici, dit-il en ouvrant son portefeuille, une lettre du ministre qui me rappelle à Paris sous huit jours. »

Si Paul n'eût pas formulé d'une façon positive l'intention de ne pas se marier avant la fin de la campagne, madame Solaville eût été bien contrariée de le voir aller à Paris. « Enfin, se dit-elle, ce bal aura toujours eu pour résultat de faire connaître à mon fils l'élite de notre société. »

La veille de son départ, le capitaine se présenta chez Angélique pour lui demander ses commissions. Elle lui remit une lettre et un petit paquet : « Je vous recommande bien ce petit paquet, monsieur le capitaine. Je serais désolée s'il n'arrivait pas à ma chère Marie.

-- Vous aimez donc beaucoup mademoiselle Cormery ?

-- Si je l'aime, monsieur ! Tous ceux qui la connaissent ont pour elle une juste admiration. Si je l'aime, ou plutôt si je les aime ! »

Et Angélique se mit tout bonnement à pleurer.

« Allons, mademoiselle, comptez sur mon exactitude. J'espère décider ma mère à venir à Paris. Je vais conspirer avec madame des Tourelles.

-- Il faut, ajouta naïvement Angélique, que Rose fasse partie de la conspiration. Madame votre mère a pour cette enfant une tendresse. » Elle n'acheva pas.

« Et vous, mademoiselle, ne pourriez-vous pas aussi conspirer un peu ?

-- Moi ! monsieur, je n'ai jamais conspiré. »

Paul se retira, après avoir renouvelé la promesse de remettre fidèlement à mademoiselle Cormery la lettre et le petit paquet.

Angélique resta pensive dans son fauteuil : « Conspirer ! non, j'aime mieux suivre le droit chemin. Si mon conseil avait quelque valeur, je dirais à M. Paul que c'est cette charmante Marie qu'il doit épouser. » Elle frémit en songeant à l'indignation qu'un tel projet inspirerait à madame Solaville ; elle se demanda si elle n'avait pas prononcé des paroles indiscrètes. Si quelqu'un l'avait entendue !

Angélique se lève, s'assure que la porte est fermée, puis elle retombe dans ses réflexions.

La pauvre fille ne put pas se débarrasser de son idée fixe ; sa préoccupation était si visible, que madame Solaville lui en demanda la cause.

« Je suis toujours émue, madame, lorsque je vois quelqu'un partir pour Paris.

-- Et si vous partiez vous-même ?

-- Je serais folle de joie.

-- Voilà qui gâterait tout.

-- Comment, madame ?

-- J'avais l'intention de vous envoyer à Paris pour une affaire que je n'ai pas voulu confier à mon fils ; mais vous faire perdre la tête, ma pauvre Angélique.

-- Oh ! madame, si je la perds, je la retrouverai bien vite : vous connaissez mon dévouement...

-- Oui, et c'est pourquoi je vais vous confier des papiers que vous remettrez vous-même à mon agent de change, et, comme je ne suis pas égoïste, vous resterez jusqu'au moment où je vous rappellerai. Je vais enfin faire une visite à ma belle-sœur qui habite Toulouse, et je peux très bien vous donner quelques semaines de liberté, mais à la condition expresse que vous me rendrez un compte fidèle de tout ce qui se passera chez ma fille : ce sera le moyen de me rapprocher de vous tous.

-- Oh ! madame, quelle bonté !

-- Faites vos préparatifs, ma chère. J'ai bien bonne envie de profiter de l'occasion pour faire remonter mes diamants... on ne sait pas ce qui peut arriver.

-- Vous m'effrayez, madame ! me charger de diamants !

-- Ils ne peuvent être plus en sûreté qu'entre vos mains. »

Pendant qu'Angélique se dirige vers Paris, le capitaine s'établit chez sa sœur. Madame des Tourelles lui déclare qu'elle trouvera moyen de le faire mettre en prison, plutôt que de le laisser retourner près de sa mère, car, après tout, sa mère pouvait très bien venir.

Des heures entières se passèrent à causer intimement. Rose, sans nul souci de sa dignité (car enfin elle avait dix ans), était campée sur les genoux de son oncle ; elle admirait ses moustaches noires et l'écoutait respectueusement.

L'affaire du ministère aurait pu être réglée en quelques jours, mais Paul n'était pas pressé de quitter Paris.

Il était sept heures du matin, lorsque Angélique arriva chez madame des Tourelles. On aurait pu croire à un malheur, si sa physionomie n'eût été radieuse.

Paul cria à l'espionnage, il se fâcha, menaça ; mais sans trop savoir pourquoi, il était content de revoir Angélique.

XXII -- Angélique a une idée.

M. Cormery reçut Paul à bras ouverts, et commença par lui prédire un avenir glorieux.

Au nom de Paul, Marie accourut. Grande surprise de part et d'autre : le collégien avait des épaulettes et un sabre, et la jeune fille qui se présentait si gracieusement rappelait à peine la pensionnaire de la rue Saint-Louis.

Chaque fois que Paul venait chez le colonel, Marie ne faisait que de courtes apparitions dans le cabinet de son père, sous prétexte que les militaires aiment à causer entre eux ; peut-être aussi, ajoutait Paul en souriant, parce que les auteurs aiment la solitude. Blanche mit dans sa tête que les choses ne se passeraient plus ainsi : il fut arrêté et décrété qu'on se réunirait chez elle tous les soirs, qu'il ne serait question ni d'Arabes, ni de sabres, ni de fusils, et qu'on serait tout au bonheur de se retrouver ensemble.

Lucie arriva et accepta bravement les éloges que lui adressa son frère sur son embonpoint. Angélique, de plus en plus travaillée par son idée fixe, gardait le silence ; mais ce silence était à peine remarqué par ceux qui avaient tant de choses à se dire.

C'était sincèrement que les enfants de madame Solaville regrettaient son absence. Madame des Tourelles, en qualité de fille aînée, se flatta de faire changer sa mère de résolution ; Rose prétendit que ce serait elle qui remporterait la victoire : mais personne n'eut la gloire de changer des projets si bien arrêtés.

La simplicité des réunions qui avaient lieu chez madame des Tourelles n'empêchait pas Marie et Paul d'être un peu intimidés en se retrouvant si différents de ce qu'ils étaient dans leur enfance. Paul était basané ; à la gravité de sa physionomie s'ajoutait un sourire jeune et discret. Pourtant, ce n'était plus le petit cousin d'autrefois. Paul constatait le changement que le temps avait produit chez Marie : chacune de ses paroles était raisonnable et sans prétention.

La présence du colonel était fort utile pour soutenir la conversation. Malgré les recommandations de Blanche, la guerre était un sujet inépuisable. De temps en temps, au beau milieu d'une démonstration stratégique, Paul se retournait vers sa cousine, qui suivait avec intérêt ces récits de combats, de campements et de retraites habilement combinées.

Il avait fallu peu de temps à Paul pour apprécier le changement qui s'était fait dans l'intérieur de M. et madame des Tourelles. Il craignit un instant qu'on ne lui eût caché un de ces désastres si communs à Paris. Angélique, questionnée par lui, le rassura complètement. Elle lui dit que cet heureux changement était l'œuvre de mademoiselle Cormery ; sans s'apercevoir de son indiscrétion, elle raconta au capitaine tout ce qui s'était passé entre les deux amies. « Ah ! monsieur ! mademoiselle Marie est une femme accomplie.

-- C'est bien vrai », dit le jeune officier d'un air sérieux et pensif.

Angélique, encouragée et excitée par ce silence, ne laissa rien ignorer au capitaine du dévouement de mademoiselle Cormery pour son père, de sa charité pour les pauvres et des bontés dont elle l'avait comblée.

Blanche vint interrompre ce tête-à-tête qui durait depuis une heure. Elle en plaisanta d'abord, mais l'air sérieux de son frère la rendit sérieuse elle-même.

Restée seule, Angélique s'applaudit de sa finesse : « Je ne lui ai rien dit précisément, mais j'en ai assez laissé entrevoir pour lui donner des idées. »

De son côté, Paul se disait : « Au fait, pourquoi n'épouserais-je pas cette charmante Marie ? Cette bonne demoiselle Angélique a raison : ma petite cousine est une femme accomplie » ; et par une association d'idées toute naturelle, il songea que M. Vincent pourrait servir ses projets.

Le capitaine était dans cette disposition d'esprit, lorsqu'il vit arriver le vieux docteur avec son air bonhomme. Il écouta Paul parler de mademoiselle Cormery avec un calme presque indifférent. Il semblait n'avoir aucun souvenir des petits mots qu'il n'avait jamais manqué de glisser dans ses lettres depuis qu'il avait quitté Alger. Il joua si bien la surprise, que Paul, déconcerté par son incroyable effronterie, douta un instant de ce qui s'était passé entre lui et le docteur.

Cependant M. Vincent n'avait pas attendu l'arrivée de Paul pour concevoir le projet de le marier avec mademoiselle Cormery. À partir du moment où cette pensée lui était venue, il n'avait pas prononcé le nom du jeune homme une seule fois, mais il entrait chaque jour davantage dans l'intimité du colonel. Il alla même jusqu'à faire concurrence à M. Delorme pour la partie de piquet.

Au fond, tout le monde admettait plus ou moins la possibilité de faire ce mariage ; mais Angélique seule osait se l'avouer. Madame des Tourelles, en dépit de sa tendresse pour Marie, voyait beaucoup d'obstacles à un si charmant projet ; elle n'avait pas encore eu le temps d'oublier les doctrines du monde ; elle s'effrayait de ses généreuses pensées et ne se sentait pas la force de prendre l'initiative. Toutefois elle ne perdait pas l'occasion de faire valoir Marie, et elle trouvait mille prétextes pour lui témoigner son affection.

Quelques amis crurent voir dans l'accueil que faisait le colonel au jeune Solaville une intention particulière, et ils eurent l'indiscrétion de le féliciter du futur mariage de sa fille.

Le colonel eut beau se défendre, personne ne voulut le croire. « J'ai fait une faute, se disait le pauvre père. Le monde se mêle de ce qui ne le regarde pas. C'est insupportable. N'est-il pas naturel cependant qu'un vieux soldat comme moi fasse bon accueil à ce vaillant jeune homme ? »

Le brave colonel fut triste tout le reste de la journée, sans que sa fille et Angélique pussent découvrir le motif de sa tristesse.

M. Delorme, qui savait que le docteur le remplaçait volontiers au piquet, ne vint pas ce soir-là, et M. Cormery témoigna à sa fille le désir d'être seul avec son partenaire.

Marie crut qu'il s'agissait d'une revanche sérieuse ; mais à peine les deux amis furent-ils seuls, que le colonel raconta à M. Vincent ce qui s'était passé.

« Je n'en suis pas surpris ; gardons-nous de blâmer les jugements du monde ; ils ont leur raison d'être. Consolez-vous, mon ami ; cette petite aventure va servir les desseins de Solaville, car je suis certain qu'il songe à épouser votre fille, mais qu'il ne sait comment aborder cette grave question.

-- Vous plaisantez !

-- Non, je suis même fort sérieux. Je me casse la tête depuis six mois pour trouver le moyen de tout concilier. »

Le colonel se renversa dans son fauteuil. « Depuis six mois ! Et vous ne m'en avez rien dit ?

-- Par une bonne raison, mon cher, c'est que jusqu'à l'arrivée de Solaville j'ignorais ses intentions. Aujourd'hui, je crois les connaître. Toutefois il y a une grande difficulté, et je ne sais si nous parviendrons à la résoudre.

-- Je connais cette difficulté : ma fille n'a pas de fortune.

-- Bah ! il s'agit de bien autre chose : je doute que le capitaine se sente le courage de vous séparer de votre fille.

-- Par exemple ! je serais un obstacle au mariage de ma chère enfant ? Allons donc ! Je solliciterais plutôt une place aux Invalides ! Docteur, ne prêtez pas l'oreille à ces sornettes-là.

-- Je pense comme le capitaine, et, d'ailleurs, jamais mademoiselle Marie ne consentira à se séparer de vous.

-- Je les suivrai partout.

-- C'est impossible, mon bon ami. »

Il y eut un moment de silence qui fut interrompu par l'arrivée de M. Delorme.

« Mon cher ami, vous qui avez des recettes pour tout arranger, venez à mon secours ; je suis le plus malheureux des hommes. »

La physionomie du colonel confirmait la vérité de ces paroles.

« Parlez, docteur, je ne m'en sens pas capable. »

La situation fut exposée au professeur, qui écouta jusqu'au bout sans laisser paraître sa pensée.

-- C'est, dit-il enfin, un de ces cas où la fortune arrange tout. Quand la paix sera faite, et elle le sera prochainement...

-- Je n'engagerai jamais un jeune homme à sortir de l'armée, s'écria le colonel, même pour épouser ma fille !

-- Aussi, n'est-ce pas cela que je veux proposer. Écoutez-moi : Solaville est sorti de Saint-Cyr pour entrer dans l'état-major ; il en fait partie quoique capitaine au 2e dragons. Eh bien ! il peut, je crois, se faire attacher à la carte de France ; ses fonctions le fixeront à Paris. Maintenant, je ne connais pas assez ce jeune homme pour savoir s'il accepterait cette position.

-- Je le trouve moins belliqueux depuis quelque temps, dit le docteur ; mais, monsieur, où avez-vous puisé la science de tout concilier, de tout arranger ?

-- Je vais vous le dire, interrompit le colonel ; il a étudié toutes les questions, afin d'être toujours en mesure de venir en aide à ses amis. »

M. Delorme ne fit pas le modeste. Il accepta gaiement et simplement cet éloge.

La conversation en était là, lorsque Miche apporta le thé : « Mademoiselle pense que ces messieurs ont besoin de prendre quelque chose, dit-il avec un demi-sourire.

-- Ma fille a raison, Miche ; dis-lui que je la prie de venir nous servir le thé. »

Marie vint aussitôt.

« Chère enfant, nous nous sommes bien mal conduits envers toi, et tu te venges par un acte de générosité.

-- Voyez-vous, mon père, nous autres femmes, nous connaissons les exigences qu'impose une longue conversation... alors j'ai pensé...

-- Très bien ; que veux-tu, le sujet de notre conversation était si intéressant. »

Ce sujet alimentait aussi la conversation de Miche et de Colette. « Bien sûr, disait Colette, mademoiselle va se marier avec son cousin.

-- Allons donc ! vous croyez que mademoiselle va laisser son père pour aller en Afrique ? Auriez-vous le cœur de faire ça, vous ? Il n'y a pas longtemps que je suis dans la maison ; mais je connais les sentiments de notre jeune maîtresse. C'est vrai que vous pouvez avoir ces idées-là ; mais moi qui connais l'Afrique, la guerre et son train, je vous dis, ma pauvre Colette, que vous n'irez pas à cette noce-là. Ne comptez ni sur votre bonnet de dentelle, ni sur cette robe de mérinos vert dont vous me rompez les oreilles depuis un an. »

Pour toute réponse, Colette haussa les épaules. C'était la péroraison de ses discours, quel qu'en eût été l'exorde.

Lorsque Paul causait avec Angélique, rien ne lui semblait plus simple que d'épouser mademoiselle Cormery, mais les difficultés revenaient en foule lorsqu'il considérait l'ensemble des circonstances : il ne se sentait pas le courage d'enlever cet ange gardien au colonel ; elle-même n'y consentirait pas ; quant à proposer à un vieillard infirme de venir en Afrique ou de courir les garnisons, c'était simplement une absurdité. « D'autre part, se disait encore Paul, ma mère revient à son idée de mariage. Elle trouve que mon séjour ici se prolonge trop -- et elle a raison ; ma tante me propose à son tour une héritière de Toulouse. C'est toujours la même histoire : l'argent appelle l'argent. Je n'irai plus que rarement chez le colonel. À quoi aboutiraient mes visites ? Je vais même faire abréger mon congé... voilà tout. »

En dépit de ces belles résolutions, le brave garçon allait chaque jour frapper à la porte de M. Vincent, qui se frottait les mains, et riait, en le voyant arriver.

Solaville était un peu blessé de cet accueil moitié sérieux, moitié narquois. Il avait tort, car le docteur s'intéressait vivement à lui, et toutes ces alternatives de crainte et d'espérance ne le décourageaient pas.

Enfin, le capitaine, amené sur le terrain, avoua au docteur qu'il était résolu à épouser mademoiselle Cormery, et qu'il le chargeait des négociations préliminaires.

Il fut convenu que M. Vincent lui ferait connaître le soir même le résultat de sa démarche auprès du colonel.

Onze heures avaient sonné : chaque coup de marteau faisait tressaillir le capitaine.

Il avait commencé par allumer un cigare, puis un autre, et encore un autre, lorsqu'il se rappela que le matin même il s'était promis de renoncer à la détestable habitude de fumer, justifiée seulement par les misères de la vie des camps. Il prit un livre, et ne tarda pas à remarquer qu'il ne comprenait pas un mot de ce qu'il lisait ; le journal ne l'intéressa pas davantage. Alors il se promena bravement de long en large, et même plus en long qu'en large, attendu que sa chambre formait un carré long assez restreint.

Ce retard était-il de bon ou de mauvais augure ? Telle fut la question que se posa le pauvre solitaire pendant plusieurs heures.

Enfin à minuit un quart, le docteur arriva. Sa physionomie était sérieuse, mais de ce sérieux on ne pouvait tirer aucune conclusion sur le résultat de l'ambassade.

« Eh bien ! mon bon docteur.

-- Eh bien ! la chose dépend de vous.

-- Vous plaisantez toujours !

-- Je parle sérieusement au contraire. Le moyen de tout concilier serait de quitter votre régiment.

-- Jamais ! s'écria Solaville brusquement.

-- J'ai été tranchant, impatient comme vous, mon cher, aussi je vous pardonne. Laissez-moi achever. Le colonel veut qu'on ne songe pas à lui ; mais il faut au contraire songer surtout à lui. M. Delorme propose que vous vous fassiez attacher à la carte de France ; de cette façon, vous ne quittez pas l'armée, vous conservez votre grade, et plus tard même vous pourrez rentrer dans votre régiment. »

M. Vincent s'attendait à voir sa proposition accueillie avec enthousiasme ; mais Solaville garda le silence. On eût dit, à le voir, qu'il se croyait seul dans sa chambre. Son visage était sombre.

La fortune ne résout pas toutes les questions comme le prétendait M. Delorme.

« Parlez donc, dit enfin le docteur.

-- Non, je ne prendrai pas le parti que vous me proposez avant d'avoir fait un tour en Afrique... Ne plus faire la guerre ! ne plus espérer d'avancement ! Vous en parlez fort à votre aise, docteur !

-- Mais au fait il y a une autre question qui n'a pas moins de gravité ! Nous n'avons pas le consentement de mademoiselle Marie, la personne la plus intéressée. »

On eût dit que le capitaine sortait d'un rêve.

« Comment ! vous croyez ?...

-- Je ne crois rien ; seulement il me semble qu'avant de prendre un parti, il serait prudent de s'assurer que votre demande sera agréée. »

À partir de ce moment, Solaville n'eut plus de secret pour Blanche. Un intérêt commun rapprocha leurs cœurs. Les confidences de madame des Tourelles ne furent pas de nature à modifier les projets de son frère. Paul aimait sa sœur. Unis dans leur enfance, ils étaient devenus moins nécessaires l'un à l'autre en grandissant ; l'écolier blâmait les goûts frivoles de sa sœur, il lui avait même gardé rancune un certain temps d'être allée au concert le jour de sortie de sa petite cousine. Maintenant tout était réparé.

Après une heure de conversation, d'hésitation sur la manière dont on ferait la demande en mariage, il fut décidé qu'Angélique parlerait la première à Marie.

Au moment où Angélique se disposait à porter chez le joaillier le collier de diamants qu'elle avait complètement oublié, Marie entra.

Ces diamants furent d'abord le sujet d'une conversation banale dont Angélique faisait tous les frais. Elle ne savait comment s'y prendre pour s'acquitter de la mission qu'on lui avait confiée. Plusieurs allusions ne furent pas comprises ; alors s'armant de courage, Angélique, presque tremblante, entra en matière.

« Vous m'avez souvent dit, mademoiselle, qu'il n'est pas sans exemple que des gens de peu d'importance soient l'occasion de grandes choses. Eh bien ! la Providence daigne se servir de moi pour vous marier.

-- Angélique, qu'allez-vous dire ? demanda Marie.

-- Quand M. Paul est venu à Bordeaux, il m'a tout de suite reconnue et m'a témoigné beaucoup de confiance. Nous avons parlé de vous tous et de vous en particulier. Alors une idée s'est emparée de mon esprit : si...

-- Angélique, je ne veux pas vous entendre. »

La jeune fille restait à la même place et ne se bouchait pas les oreilles.

« J'ai fait tout ce que j'ai pu pour chasser cette jolie idée : si M. le capitaine...

-- Et que dit alors mon cousin ?

-- Rien du tout ; mais aujourd'hui, je suis chargée de vous demander si... mon Dieu, que je suis heureuse !

-- Non, Angélique ; je n'accepte pas la généreuse demande de Paul. Si madame Solaville ne me permet pas d'appeler son fils mon cousin, elle me permettra bien moins encore de porter son nom. D'ailleurs, ajouta-t-elle en fondant en larmes, je ne veux pas me marier. » Elle se retira et laissa Angélique stupéfaite, tenant toujours le collier de diamants dans ses mains.

« Eh bien ! chère demoiselle, lui demanda Paul.

-- Elle refuse, monsieur... elle est très fière, voyez-vous ; elle n'a pas oublié que madame votre mère l'a reprise devant tout le monde un jour qu'elle vous appelait son cousin. Monsieur le capitaine, c'est une affaire manquée. Moi qui étais si heureuse ! »

Solaville garda le silence pendant quelques instants, puis il remercia Angélique. « Ne perdons pas courage, mademoiselle, il y a des batailles qui se gagnent à la dernière heure. »

« J'aurais dû m'y attendre, dit Paul à madame des Tourelles, aussi triste que lui du refus de Marie. Il n'y a rien à faire ici. Je pars ce soir pour Toulouse. Je déclarerai à ma mère mes intentions, et si elle s'oppose à ce que j'épouse Marie, je lui dirai que je suis résolu à ne pas me marier et que je retourne en Algérie pour un temps illimité. »

Ce projet fut vivement combattu par Blanche ; mais Paul ne voulut rien entendre. Il fit ses adieux à M. Vincent et le remercia de son cordial intérêt.

Le docteur ne riait plus. Il tendit la main au capitaine en lui disant : « Il faut six mois pour que la paix soit faite, mais elle se fera, mon cher ami. »

Paul déposa ses cartes chez le colonel avec ces tristes initiales : P. P. C.

Le brusque départ de Paul affligea sa famille et ses amis. M. Cormery gardait le silence. Quelques jours plus tard, il se croyait consolé en voyant l'attitude calme de sa fille. Il ne crut pas devoir lui parler de ce qui s'était passé. Il demanda seulement à Blanche de faire tout ce qui était en son pouvoir pour la distraire.

Angélique perdit complètement le sommeil à la suite de cette histoire.

XXIII -- Les projets de madame Solaville.

Le capitaine arriva à l'improviste chez sa tante, madame de Brivezac. Il y eut des cris de surprise et des cris de joie.

La nuit passa sur ces douces émotions, et le lendemain matin Paul annonçait à sa mère le but de sa visite. « Vous m'avez témoigné un vif désir que je me marie, dit-il, et je viens solliciter votre consentement.

-- Une Parisienne, mon fils !

-- Oui, ma mère. Lorsque les Parisiennes ont reçu une bonne éducation, elles réunissent toutes les qualités désirables : instruites sans pédanterie, aimant leur intérieur autant et peut-être plus qu'aucune jeune fille de province, elles laissent les excentricités de la mode aux étrangères ; elles cultivent leurs talents et savent rendre leur intérieur agréable.

-- Quelle étude approfondie tu as faite des Parisiennes, mon fils ! c'est admirable ! Je ne peux plus douter que ton choix ne soit très honorable, et pourtant je ne te dissimulerai pas qu'il m'est pénible d'apprendre ainsi la nouvelle de ton mariage ; mais enfin je désire avant tout que tu te maries, mon cher enfant, et que tu rentres bientôt en France pour t'y fixer. Quelle est donc celle que j'appellerai ma fille ?

-- Marie Cormery. »

Madame Solaville devint pourpre. « J'aurais dû m'y attendre... Quand on écrit des romans, on aime à les réaliser... Paul, je ne consens pas à ce mariage romanesque. Personne plus que moi n'estime mademoiselle Cormery, et je m'étonne même qu'elle ait mené si bien et si vite cette intrigue.

-- Détrompez-vous. Marie a refusé ma proposition ; je n'espère la faire changer d'avis que si vous intervenez avec votre autorité de mère.

-- Je n'interviendrai certes pas ! Épouser une fille sans fortune ! Un Solaville ! Non, non, mon fils, je ne puis consentir à un pareil mariage.

-- D'accord, ma mère. Je ne braverai pas votre volonté. Recevez mes adieux ; dans quelques heures j'aurai repris le chemin de l'Afrique. »

Paul baisa la main de sa mère, et la laissa éplorée. Il prit congé de madame de Brivezac, résista à ses instances pour passer quelques jours chez elle, et sortit de la maison sans dire un mot de plus.

Madame Solaville trouva dans sa belle-sœur l'écho de tous ses sentiments. La vicomtesse avait oublié qu'elle était la fille de M. Leblanc, greffier de Chinon, et que sa beauté lui avait valu l'honneur d'entrer dans la noblesse de Toulouse, où elle n'avait jamais été franchement acceptée. Elle s'indigna, cria encore plus haut que sa belle-sœur contre ces petites bourgeoises qui prétendent s'allier aux familles les plus riches.

On le voit, la mémoire faisait défaut à madame de Brivezac ; mais il y avait quarante ans qu'elle avait quitté Chinon, et depuis ce temps-là beaucoup de choses s'étaient effacées de sa mémoire. Elle encouragea d'autant plus sa belle-sœur à tenir bon, qu'elle ignorait les devoirs et les douceurs de la maternité. Ses doctrines sur l'éducation étaient dures et inflexibles.

Le vicomte se montrait plus indulgent que sa femme ; il cita plusieurs mariages de conditions inégales qui avaient été fort heureux. Mais s'il voulait intervenir en faveur du capitaine, la vicomtesse changeait brusquement la conversation.

Madame Solaville voulait se rendre à Paris, espérant y retrouver son fils. « Ne faites pas cela, ma chère, s'écria la belle-sœur. Votre présence sera l'occasion d'une de ces scènes auxquelles le cœur le plus ferme ne résiste pas. Rappelez Angélique et restez ici jusqu'à ce que la tempête soit passée.

Il n'y avait pas de tempête : le colonel, profondément blessé, dissimulait son chagrin ; Blanche redoublait d'égards et de tendresse pour cousine Marie qu'il lui arrivait quelquefois d'appeler tout bas sa chère petite sœur. Marie travaillait plus ou moins et ne laissait voir sa tristesse qu'à M. Delorme, qui avait, disait-il, des idées bien arrêtées sur la fin de cette histoire-là.

Angélique, moins fière et moins brillante qu'à son arrivée, partit dès qu'elle en reçut l'ordre. Elle s'attendait à recevoir des reproches ; mais la vengeance eût été trop au-dessous du ressentiment : elle fut accablée d'indifférence. Les égards du vieux gentleman adoucirent du moins sa triste position.

Madame des Tourelles reçut une lettre de son frère. Cette lettre était datée d'Oran. Paul ne parlait ni du passé, ni de l'avenir. Il terminait sa lettre comme à l'ordinaire, distribuant ses souvenirs aux amis.

« Voilà, dit M. Vincent, une bien bonne lettre ! Madame des Tourelles a tort de regretter qu'une autre pensée ne s'associe pas à celle des Arabes et de notre armée. Je m'y connais : ne vous attristez pas. »

Les opprimés sont en général moins troublés que les oppresseurs. Rien n'était changé en apparence chez madame des Tourelles et chez M. Cormery. Rose parlait souvent de son oncle, et personne n'éprouvait d'embarras pour répondre à ses questions.

Il y avait un mois que Paul était parti ; il n'avait pas écrit une seule fois à sa mère. Madame Solaville ne doutait pas qu'il n'écrivit à sa sœur ; mais, blessée dans sa fierté, elle aimait mieux souffrir de cette absence de nouvelles que d'en solliciter.

Un jour, la Gazette de Toulouse publia d'affreux détails sur une sortie des Français. Ils avaient perdu un grand nombre d'hommes ; plusieurs officiers étaient restés sur le champ de bataille. Le nom de tous les morts n'était pas encore connu.

Ces nouvelles jetèrent l'alarme dans toute la France.

Il ne suffisait pas de l'absence d'un nom sur la liste des morts pour rassurer les parents.

Madame Solaville ne put résister à une semblable épreuve ; elle fut prise d'une grosse fièvre avec délire. Les noms de Paul et de Marie revenaient sans cesse sur ses lèvres, et celui d'Angélique aussi ; elle ne voulait pas la laisser s'éloigner un seul instant.

Cependant le médecin ne partageait pas les inquiétudes de la famille, et, huit jours plus tard, l'événement lui donnait raison. La malade entrait en convalescence ; sa physionomie était empreinte d'une profonde tristesse, et il était impossible d'obtenir d'elle un seul mot.

Une lettre de Blanche vint faire une heureuse diversion à cet état. Paul racontait en détail à sa sœur l'affaire à laquelle son régiment avait pris part. Lui, à son grand regret, s'en était tiré sans une égratignure. « Si la guerre dure encore quelques années, disait-il, je rentrerai en France avec un beau grade. »

C'était la seule allusion qu'il fît à ce qui s'était passé entre lui et sa mère.

« Angélique, dit madame Solaville, il reviendra avant ce temps-là... il reviendra bientôt. Dès que je serai en état de voyager, nous irons à Paris... Comprenez-vous ?

-- Certainement ; la présence de madame des Tourelles sera une grande consolation pour madame.

-- Angélique, il y a d'autres personnes que je veux voir...

-- Cette chère demoiselle Lebrun, M. et madame de Lerins, tous les bons amis de madame et notre gentille Rose dont la seule vue console les gens les plus affligés.

-- Angélique, je vous croyais plus intelligente.

-- Oh ! madame devrait bien savoir depuis le temps qu'elle me connaît, que je ne suis pas riche en esprit.

-- Angélique, écoutez-moi : je veux... Eh bien ! vous ne devinez pas !

-- Hélas ! madame, je n'ai jamais rien deviné de ma vie. La moindre énigme est pour moi d'une obscurité complète.

-- Je veux que mon fils... Y êtes-vous ?

-- Oh ! oui, pour le coup. Madame veut que M. Paul revienne.

-- Et puis ?

-- Et puis, qu'il ne retourne jamais en Afrique.

-- Angélique, je veux que mon fils se marie, entendez-vous ?

-- Ce sera le meilleur moyen de fixer le capitaine, et s'il pouvait venir en garnison à Bordeaux ou à Toulouse, ce serait parfait.

-- Mais enfin, à qui pensez-vous que je veuille donner le nom de belle-fille ?

-- À une personne bien élevée, jolie, aimable et capable de remplacer la pauvre Angélique.

-- Vous me portez sur les nerfs ! Dites son nom, puisque vous avez fait son portrait.

-- Son nom ! C'est bien à madame de le dire, puisqu'elle la connaît !

-- Eh bien oui, je la connais, et vous la connaissez aussi. Je veux que Paul épouse cousine Marie. »

Angélique poussa une exclamation de surprise et de joie qui ne permit pas à madame Solaville de la soupçonner de dissimuler à ce point.

La lutte est finie : c'est madame Solaville qui ira demander la main de mademoiselle Cormery pour son fils. Elle comprend à peine aujourd'hui l'opposition qu'elle a faite à un mariage si convenable, et Angélique ne peut se défendre d'un sentiment d'amour-propre en songeant qu'elle est un peu l'auteur de ce grand drame.

XXIV -- Le collier de diamants.

Elles partent après s'être annoncées. Grande surprise à l'hôtel des Tourelles ; plus grande surprise encore lorsque, seule avec sa mère, Blanche apprend le but du voyage.

La fille essaye d'épargner à sa mère certains aveux qui rappellent des souvenirs pénibles, madame Solaville insiste et lui fait toutes ses confidences.

Blanche ne perdit pas de temps pour annoncer au colonel l'arrivée de sa mère et ses intentions.

Le père qui avait fièrement résisté à la défaite, ne put se défendre d'une vive émotion en apprenant ce changement de résolution. Il appela sa fille, qui témoigna une joie modeste.

Blanche aurait voulu conduire Marie près de madame Solaville le jour même ; son père refusa, et Marie témoigna par son silence qu'elle était du même avis.

Les gens du monde ont un art particulier pour prendre le diapason de la circonstance où ils se trouvent engagés. Madame Solaville se présenta chez M. Cormery et lui demanda la main de Marie sans préambule, sans explication.

Le colonel, homme du monde, lui aussi, accueillit la demande tout simplement, et si le capitaine eût été à Paris, on aurait fixé le jour du mariage.

Marie pardonnait généreusement à la mère de Paul l'humiliation qu'elle lui avait imposée ; la seule vengeance qu'elle en tirera plus tard sera de lui prouver par son respect et sa tendresse que Paul n'avait pas eu tort de la choisir pour sa compagne.

On craignit un instant qu'Angélique ne perdît la tête ; elle était ahurie, répondait à tort et à travers, tournait sur elle-même sans avancer à rien.

Rose remplaça immédiatement le titre de cousine par celui de tante. La joie que montrait l'enfant eût, au besoin, achevé de convaincre sa grand-mère que le parti qu'elle venait de prendre était le meilleur.

Charlotte, cette tendre petite mère, était accourue au premier mot de Marie. Son séjour en France pouvait-il être marqué par un plus heureux événement ?

Un mois, et le mois de novembre, qui n'a que trente jours, était le terme du congé de M. Leperrier.

Cette circonstance était à elle seule une raison pour hâter le mariage. Personne ne comprit aussi bien cette excellente raison que le capitaine : quelques jours plus tard, il était à Paris.

Madame Solaville avait grand tort de s'inquiéter de sa première entrevue avec son fils : le respect et la tendresse filiale prêtèrent à Paul le secours que sa mère avait trouvé dans sa vieille expérience du monde.

Il n'y avait, donc plus de ménagements à garder : Madame des Tourelles pouvait donner le nom de sœur à sa chère Marie. C'est elle qui se charge de la corbeille de noces, car la conversion de Blanche ne date pas d'assez loin pour qu'elle ait oublié ce qu'exigent l'usage et les convenances. À l'en croire, il n'y avait rien de trop riche, de trop élégant, pour cette charmante belle-sœur.

Blanche obéissait sans le savoir à la passion qui l'avait dominée toute sa vie.

Mais la petite cousine sut, avec une délicatesse extrême, lui faire comprendre qu'elle attachait peu d'importance à des objets de luxe, qui flattent souvent plus celui qui les offre que celle qui les reçoit. Cependant la fiancée ne put refuser le collier de diamants que madame Solaville avait destiné depuis longtemps à sa belle-fille ; mais elle était bien loin de se douter que c'était à cousine Marie qu'elle devait l'offrir.

Par une belle matinée de novembre, Miche, en grandissime toilette, installait le colonel dans un landau à deux chevaux. Madame Solaville et les mariés montaient dans la même voiture, tandis qu'Angélique, le consul et sa femme en occupaient une autre.

On se rendit à Saint-Sulpice, où fut célébré le mariage de mademoiselle Cormery et du capitaine Solaville.

En dépit des fâcheux pronostics du sergent, la veuve Colette, habillée de mérinos vert et coiffée d'un bonnet de dentelle orné de rubans bleu tendre, montait fièrement en fiacre.

L'assistance entière admira les jeunes époux et leur donna son plein et entier consentement.

La mariée ne voyait rien ; elle repassait une à une toutes les grâces que Dieu lui avait faites, et l'en bénissait. L'attitude du capitaine était celle d'un homme qui connaît la valeur de l'engagement qu'il prend et qui saura le tenir ; sa physionomie grave et douce inspirait la confiance que ressentent les plus indifférents à la bénédiction d'un mariage.

Le colonel était radieux ; il avait bon air avec ses épaulettes, qu'il n'avait eu garde d'oublier ce jour-là. Toutefois il luttait contre son émotion. Que n'eût-il donné en ce moment pour avoir les lunettes de M. Delorme !

« C'est le père, disaient ceux-ci.

-- Non, reprenait quelqu'un : c'est l'autre. »

Cet autre était M. Delorme, dont la physionomie justifiait ce quiproquo. Le professeur se disait avec raison : « Peut-être que sans moi cette jeune fille ne serait pas arrivée à la position qu'elle va occuper dans le monde. » Il essayait de se recueillir, mais le passé de Marie se représentait à sa mémoire, et ce souvenir l'attendrissait.

M. Vincent, quoique plus modeste, avait l'attitude d'un homme qui ne se croit pas sans importance. Madame Solaville attirait l'attention par la beauté de ses fourrures et de ses plumes.

Angélique ne s'épargnait pas les louanges. « C'est moi, disait-elle, qui ai eu cette bonne idée. Que ne puis-je le dire à la foule qui les admire ! » Sa toilette, la place qu'elle occupait, et surtout ses larmes lui firent donner le titre de tante. « Il n'y a que les parents qui pleurent comme ça », dit une bonne vieille tout émue elle-même.

Si mademoiselle Cormery avait su par son travail augmenter les ressources de son père, et même lui assurer une existence honorable, elle n'avait aucune expérience des douceurs de la fortune. Toutefois elle s'habitua bien vite à son vaste appartement qui lui permettait de recevoir son père, sans souffrir d'un voisinage trop rapproché. Le colonel fumait autant de pipes qu'il voulait sans craindre d'incommoder sa fille.

Marie se soumit simplement aux exigences de sa fortune, mais l'ordre et la raison furent toujours ses fidèles conseillers.

Avec quel généreux empressement la jeune femme accueillait les sœurs de charité ! Elles ne sortaient jamais de chez elle sans avoir la bourse bien garnie.

Le dîner de famille était l'objet de tous ses soins. Elle s'appliquait à satisfaire les goûts de ses chers hôtes. Elle se souvenait encore de certains mets distingués que son père commandait, lorsqu'il dînait au restaurant avec sa petite pensionnaire, et c'était un plaisir pour la maîtresse de maison de les faire paraître sur sa table.

Cette fortune inattendue eût peut-être été un danger pour Marie, si elle n'avait eu le goût et l'habitude du travail. Mais elle déclara à son mari, avec une certaine assurance, qu'il lui serait pénible de renoncer à des occupations qui avaient été pendant plusieurs années une source de bien-être pour son père et d'agrément pour elle. Madame Solaville était loin de se douter que cette confidence répondait aux désirs de son mari : Paul n'ignorait pas combien est souvent dangereuse la liberté donnée à une jeune femme : liberté consacrée la plupart du temps à faire des visites inutiles, et parfois nuisibles.

Jusqu'ici le colonel avait fait effort pour maintenir son intelligence au niveau de son cœur. Maintenant il se laisse aller à une certaine indolence. Angélique essaye en vain de le distraire par des récits dont tout le résultat est de le porter au sommeil. M. Delorme seul a le pouvoir de le ranimer : la partie de piquet, et le charme toujours nouveau de sa conversation, le réveillent complètement.

« Quelle dame de compagnie vous seriez, mon cher ! » disait le colonel à son ami.

L'ami riait de tout son cœur à l'idée de subir cette métamorphose, et il profitait de l'occasion pour faire valoir le dévouement d'Angélique : c'était encore une bonne action que faisait M. Delorme.

Angélique ne se croyait pas moins bien traitée par la fortune que mademoiselle Cormery. Elle était entourée de ces égards que rencontre rarement une personne de sa condition : à table, madame Solaville n'était jamais servie avant son amie. Angélique ne songeait nullement à se plaindre de l'odeur du cigare, mais jamais le capitaine ne fumait sans lui en demander la permission. Lorsque la pauvre fille remontait le passé, le présent lui semblait un rêve. Et quel rêve ! De sous-maîtresse être devenue l'amie d'une jeune femme si charmante et si distinguée ! Voir l'espièglerie, et souvent la méchanceté des enfants, remplacées par une amitié sérieuse qui résistait à l'influence de la fortune et devenait chaque jour plus forte.

Mademoiselle Angélique n'était pas précisément philosophe, mais elle reconnaissait combien on a tort de s'inquiéter de l'avenir. « Que de larmes inutiles n'ai-je pas répandues, se disait-elle. Pouvais-je espérer que je passerais d'une mansarde dans une si belle chambre ! Que mon petit lit de fer serait remplacé par ce lit d'acajou ! Que j'aurais une bonne table et des visages amis autour de moi ? Rien, absolument rien, ne me manque... Je mourrai en paix après avoir été soignée par un ange... »

Angélique allait peut-être terminer toutes ses réflexions par celle-ci : Et j'aurai un bel enterrement, lorsque Miche lui annonça que le dîner était servi.

Cet hiver-là, notre capitale était visitée par tous les souverains d'Europe ; la ville de Paris donna une de ces fêtes qui restent comme une féerie dans l'esprit de ceux qui en ont été témoins. L'élite de la société parisienne fut invitée à se rendre à l'Hôtel de Ville. Le capitaine fut très flatté d'y conduire sa femme.

Le fameux collier de diamants fut attaché au cou de Marie par sa belle-mère, bien revenue de ses préventions contre une telle belle-fille. Elle la trouvait charmante dans sa toilette de bal, et aurait souhaité de la voir toujours ainsi parée.

Marie Solaville a tout l'éclat de la jeunesse et du contentement ; sa mise est du meilleur goût, ses diamants excitent l'envie des autres femmes. On se range pour la voir passer au bras de son mari.

Un homme d'une trentaine d'années, maigre et jaune, s'arrête ; il veut parler, et reste bouche béante pendant que le capitaine et sa femme passent dans un autre salon. Cet admirateur muet était William Leacock.

Épilogue

Assis devant sa table de travail, M. Delorme coupait machinalement, avec un couteau d'ivoire, les feuillets d'un livre d'histoire récemment publié. Par habitude, il jetait par-ci par-là un coup d'œil distrait sur les pages, à mesure qu'il les tournait. Mais si ses regards parcouraient le livre, sa pensée était ailleurs : il songeait à Marie.

« Si nous connaissions mieux, se dit-il tout d'un coup, en posant le couteau d'ivoire sur le livre grand ouvert, si nous connaissions mieux dans le détail la vie de ceux qui nous entourent, il n'est pas d'âme humaine dont l'histoire ne fût pour nous pleine d'intérêt et d'enseignements. Nous serions étonnés de l'influence que la plus humble des créatures peut exercer, soit pour le bien, soit pour le mal, sur toutes celles qui l'entourent. Voilà, par exemple, cette petite Marie, une jeune femme, presque une enfant. Comme elle serait surprise et quels yeux elle ouvrirait si on lui disait qu'elle a combattu vaillamment, jour par jour, pour la cause du bien, et qu'elle a remporté d'éclatantes victoires ! Dieu lui avait donné le charme qui attire les âmes, la bonté qui les captive, avec la foi et le courage qui les dominent et qui les transforment.

« Quand je regarde autour d'elle, et que je prends un par un les noms de ceux qui la connaissent, je découvre que rien n'a pu échapper à son influence. Rien ! pas même la légèreté insaisissable de madame des Tourelles ! Pas même l'entêtement vaniteux et les préjugés de madame Solaville ! »

Il ne put s'empêcher de sourire en songeant à l'estimable douairière qui d'étape en étape en était venue à briguer comme une grande faveur le consentement de cette petite faiseuse de livres, qu'elle avait si fort dédaignée, avant de la bien connaître ?

« Il n'y a pas à nier l'évidence, reprit M. Delorme en jouant avec le couteau d'ivoire, elle a relevé et soutenu son père, quand il s'aigrissait et se laissait abattre ; elle a gagné le cœur du vieux Vincent, qui n'est pas des plus tendres. Elle ne s'est pas contentée de tirer cette pauvre Angélique de la misère, elle l'a ramenée à Dieu ; en la sauvant du désespoir, elle l'a relevée à ses propres yeux et aux yeux des autres.

Miche ne jure que par elle, Colette lui sacrifierait son plus beau bonnet. Tous les enfants l'aiment à première vue et deviennent meilleurs pour qu'elle leur sourie. Ô contagion du bien ! Il y aurait un beau livre à écrire là-dessus. Quant à moi, hum ! je me plais à le reconnaître tous les jours, elle m'a donné des exemples de courage que je n'oublierai de ma vie ; grâce à elle, j'ai une plus haute opinion de notre pauvre nature humaine. C'est bien quelque chose, cela ! Le plaisant de l'affaire, c'est qu'elle s'imagine m'avoir de grandes obligations. Je ne dis pas que je ne lui ai pas été utile dans quelques petites circonstances, mais j'ai certainement plus gagné avec elle qu'elle n'a gagné avec moi. Le lui dirai-je quelque jour ? La tentation est forte et le plaisir serait grand pour moi ! Mais non, sa modestie pourrait en être affectée. »