: édition ELTeC Gouraud, Julie (-) 39552

Unpublished draft ELTeC conversion 2021-12-17

Bibliothèque électronique du Québec, , , . , , . 1866 , , .

Downcoded from CLIGS

French Converted by cligstoeltec script #cf : Initial TEI version.

Introduction.

Eh bien ! non, je ne suis pas savant. Ne comptez pas sur moi pour faire une partie de dominos, et encore moins pour additionner la dépense d'un collégien au retour d'une promenade générale.

Cependant je ne suis pas plus bête qu'un autre, et je ne vois pas pourquoi je n'écrirais pas ma petite histoire à l'exemple des poupées, des petits garçons, voire même des ânes.

Tous ces auteurs ont donné le nom pompeux de mémoires à leurs récits. Pourquoi ne les imiterai-je pas ? J'ai bonne réputation ; personne ne se méfie de moi. Je suis fidèle, obéissant, dénué d'ambition ; l'intérêt n'influence point ma conduite : plaire à mon maître, lui prouver mon dévouement, le suivre dans l'adversité, le reconnaître toujours et partout, tel est mon caractère.

Peut-être le lecteur pense-t-il que j'aurais dû charger un ami de cette petite préface. Je laisse à d'autres ce manège de fausse modestie. Je pense bien de moi, et j'ai la simplicité de le dire. C'est un trait d'originalité qui en vaut bien d'autres.

Je suis vieux (douze ans) et quelquefois de mauvaise humeur. Mon maître est en voyage. Il a craint qu'un changement de climat ne nuisît à ma santé.

Il m'a donc confié aux soins d'un serviteur encore plus vieux que moi. Nous dînons ensemble, nous dormons ensemble ; nous parlons de notre maître, nous soupirons ensemble.

L'autre jour nous devions faire quelques visites, lorsqu'une pluie torrentielle arrêta le bon Jacques dans ses projets : Oh ! dame, dit-il, par un temps comme ça, on ne te mettrait pas dehors . (Je connais le proverbe.)

Quelle pusillanimité ! ne pas sortir parce qu'il pleut ! J'eus besoin de me rappeler toutes les bonnes pâtées et les os que j'avais reçus de Jacques et de Sylvie, sa femme, pour ne pas aboyer de pitié.

Cependant, sans la prudence de mon fidèle gardien, je n'aurais probablement pas songé à me faire auteur.

Tout en dormant et en grognant, je voyais passer devant moi les beaux jours de mon enfance, les rêves de ma jeunesse. J'allais peut-être verser des pleurs, lorsque tout à coup secouant les oreilles, je me dis : écrivons l'histoire intéressante de notre vie.

Vous, enfants, lisez-la.

I -- Mon arrivée au château de Baudry.

Où est-il ? Voici la voiture, on ouvre la grille, Paul, Henriette, Louis, venez, venez donc ! Le voici ! Le voici !

Les enfants accouraient tout en s'appelant, les bonnes cherchaient en vain à rétablir l'ordre interrompu par l'arrivée d'une berline à quatre chevaux, qui s'avançait au milieu de la grande cour du château.

Nous étions encore assez loin du perron, lorsque mettant la tête à la portière, j'aperçus les deux petits garçons et la petite fille dont les voix fraîches avaient attiré mon attention.

Les premières impressions ne trompent jamais un chien. -- Ces têtes blondes groupées autour d'une jeune mère me plurent tout d'abord, et je voulus le témoigner par un petit aboiement plein de douceur, qui enchanta toute la société.

La voiture s'arrête, M. Nelville me prend dans ses bras, et est bientôt entouré de ses enfants.

LES ENFANTS.

Papa, papa, ah ! qu'il est joli ! qu'il est drôle ! mettez-le par terre. Quel âge a-t-il ?

M. NELVILLE.

Enfants, ne le tourmentez pas. C'est la meilleure petite bête du monde.

HENRIETTE.

Mon petit papa, prenez-le pour que je le voie mieux. Ah ! que je l'aime !

M. NELVILLE.

Mademoiselle Henriette n'aime plus son papa ! Elle ne l'a pas embrassé : c est joli !

Mlle Henriette avait quatre ans et demi et ma présence lui tournait la tête. Je le dis sans fatuité. D'ailleurs une petite fille et un petit chien sont destinés à être amis, et il ne fallait certes pas moins que la force de la sympathie pour faire oublier à Henriette ses devoirs ; car c'était bien la meilleure et la plus gentille enfant que j'aie rencontrée dans toute ma vie.

En même temps que ce doux reproche échappait au père, il tendait les bras à la petite qui posait sa tête blonde et frisée sur l'épaule de son papa, après chaque baiser reçu ou rendu.

Le calme étant à peu près rétabli, on alla d'autant plus vite au salon qu'une grand-mère nous y attendait avec impatience..

M. Nelville me posa sur le parquet et un cercle se forma autour de moi. Chacun dit son mot. Je fis assez bonne contenance. Je regardais à droite, à gauche. Ce fut en ce moment que je m'aperçus pour la première fois dans une glace.

Ma mère m'avait dit que j'étais beau, mais je vous avoue que je me trouvai au-dessus de tous ses éloges : une robe blanche et frisée, une queue en panache naissant, des pattes fines, des oreilles flexibles accompagnant un museau plein de physionomie : je fus enchanté de me connaître, et je compris comment j'excitais l'admiration générale.

Tous les yeux étaient tournés vers le nouvel ami de la maison, je ne pouvais faire un mouvement sans qu'il fût remarqué.

Aussitôt une grave question s'éleva, comment l'appellerons-nous : Snapp, Médor, Black, c'était une confusion à me rompre les oreilles.

PAUL.

Mon cher papa, je serais bien content si vous permettiez de l'appeler César.

M. NELVILLE.

Quelle ambition ! Il n'est pas de taille à porter ce nom.

LOUIS.

Eh bien ! papa, appelons-le Midas.

M. NELVILLE.

Et toi, Henriette, comment l'appelleras-tu ?

HENRIETTE.

Moi, papa, je l'appellerai Toutou, mon cien .

Cette voix enfantine fit battre mon cœur. Toutou ! mon cien ! ô noms pleins de douceur que de fois vous avez charmé mes oreilles !

Mais les garçons éclatèrent de rire, le père embrassa sa petite-fille, et après plusieurs propositions repoussées, je reçus le nom de César parce que Paul avait appris le matin même l'histoire d'un ancien capitaine romain qui l'avait illustré.

M. Nelville céda à la fantaisie du petit garçon, et le château retentit du nom de César auquel je m'habituai d'autant mieux qu'Henriette le prononçait facilement.

HENRIETTE.

Bonne maman, je voudrais bien le toucher.

LA GRAND-MÈRE.

Caresse-le, ma chérie.

HENRIETTE.

Bonne maman, j'ai peur.

LA GRAND-MÈRE.

Ne crains rien, c'est un chien de bonne nature. Il te regarde, allons, caresse-le.

Henriette se décida à passer sa petite main potelée sur mon dos, sur ma tête, puis s'enhardissant, elle me toucha la moustache. -- Je m'empressai de lécher la main de ma petite amie. Ce fut alors une explosion de joie : Bonne maman ! il m'a léchée ! Paul, Louis, il me lèche ! regardez sa petite langue rose !

L'expérience se renouvela trois fois de suite.

Les garçons présentèrent leurs mains. Elles étaient, à vrai dire, moins séduisantes : mains d'écoliers tachées d'encre, et déjà assez vigoureuses pour s'armer contre moi. N'importe, ces enfants avaient une bonne physionomie, des yeux francs et ouverts, et, d'ailleurs, je craignais d'introduire la jalousie dans la famille.

Mon dîner fut un spectacle qui ravit les enfants. Je ne sais rien de plus laid qu'un chien affamé qui se jette sur une pâtée.

Me souvenant des conseils de ma tendre mère, je mangeai peu et sans laisser tomber la plus petite miette à côté de l'assiette : on vit tout de suite que j'étais propre ; Jacques dit cependant qu'on ne pouvait pas savoir : qu'il fallait attendre au lendemain pour se prononcer : le lendemain me couvrit de gloire !

Une niche en damas bleu m'avait été préparée, dans le grand vestibule. Certes je fus flatté de cette aimable attention. Toutefois je fis quelques cérémonies pour y entrer, ma mère m'ayant dit que tout ce qu'il y a de mieux pour un chien, c'est de dormir en rond sur un bon fauteuil. J'entrai donc dans la niche par pure politesse, me disant qu'avec le temps, je pourrais m'en affranchir sans me montrer ingrat.

J'avais six mois. Novembre finissait lorsque j'arrivai à Baudry. La saison était pluvieuse, nous ne sortions guère de la cour du château. Mais quelle cour ! elle s'étendait jusqu'au chemin. De magnifiques grilles en gardaient l'entrée et de chaque côté des espèces de fossés plantés de figuiers et de pommiers sauvages nous mettaient à l'abri de toute attaque. Un petit fourré, des haies de buis respectées, en dépit de la mode, parce qu'une aïeule les avait plantées, donnaient à cette cour l'aspect d'un parc. Elle était sablée, et j'avais le plaisir d'y considérer l'empreinte de mes pattes.

Lorsque nous ne pouvions pas gambader dehors, nous prenions nos ébats dans une des salles du château. Tenez, je regrette pour la première fois de ma vie de ne pas être savant, je compterais les fenêtres de notre château, et j'en trouverais au moins trois cents. Oui trois cents : j'ai du coup d'œil.

Vous ne le savez peut-être pas ; un chien connaît bien vite les gens avec lesquels il vit ; il voit s'ils ont de l'éducation, de la politesse, et il suit l'exemple qu'on lui donne.

À Baudry tout le monde avait de bonnes manières. Les enfants se tenaient bien à table, ne parlaient que lorsqu'on les interrogeait, ils ne suçaient pas leurs doigts, ne buvaient pas la bouche pleine, et ne donnaient pas de coups de pied à leurs voisins. -- « Où veux-tu en venir, ami César, avec de pareilles réflexions ? » -- Voici : j'ai voulu vous faire pressentir que ma présence n'était point admise dans la salle à manger, et que, si par hasard je m'y faufilais, je ne demandais rien. Lorsque l'odeur d'un civet de lièvre m'incommodait trop, je profitais de la première ouverture de porte pour m'en aller, me disant qu'après tout, je serais plus à mon aise pour croquer les os que la bonne Gotton tiendrait en réserve pour moi. Au salon j'avais une tenue tout aussi distinguée. Je n'ai jamais vu Paul et Louis se coucher sur le canapé, faire la culbute au milieu du salon ; alors je me tenais tranquille au coin du feu, allant de temps à autre prendre l'air.

Une des choses qui me concilièrent l'estime de tous les gens de la maison, fut l'excellente habitude d'essuyer mes pattes chaque fois que je rentrais. Paul qui s'était fait un jeu de me former à cela, y gagna lui-même, car il était bien forcé de me donner l'exemple. Cette marque de savoir vivre me fit une grande réputation. Je fus bientôt connu dans tout le pays pour ma propreté. Les enfants étrangers jouaient à me faire sortir et rentrer pour avoir le plaisir de me voir renouveler un pareil prodige.

M. Nelville n'était pas chasseur, mais quelquefois il recevait des amis qui avaient cette faiblesse.

Un jour je vis arriver une meute précédée d'un piqueur donnant du cor à tue tête. J'aboyai de toutes mes forces pour protester, puis je m'enfuis près d'Henriette bien résolu à n'avoir aucune communication avec tous ces chiens qui poussent l'obéissance et la servitude jusqu'à devenir cruels. Ils se croient des héros lorsque l'Halali s'est fait entendre, et se jettent sur un pauvre lièvre qu'ils n'auraient peut-être jamais dépisté. Beau mérite vraiment, de tenir en arrêt une gentille perdrix, de faire trembler un lapin, en un mot, d'être la terreur des bois et des champs !

Malgré mon humeur dédaigneuse, je ne pus m'empêcher de regarder au travers des vitres. Ils étaient vingt ou trente (c'est terrible de ne pas savoir compter même sur ses griffes !) tenus misérablement en laisse ; ils sautaient, aboyaient comme des fous, m'appelant, m'interpellant.

Je restai ferme et droit sur mes pattes, me bornant à aboyer de ma plus grosse voix, afin qu'ils ne me prissent pas pour un chien de carton. Enfin cette vile meute fut emmenée dans les communs du château, et le lendemain je fus éveillé par leurs aboiements qui ne respiraient que meurtre et carnage.

Quelle fut ma surprise de voir entrer au salon un danois grand comme un petit âne. -- Son maître le tenait en laisse. Ce bel étranger portait tout bonnement le nom de sa race : Danois. Il me regarda du haut en bas, avec un air si impertinent que je m'avançai tout hérissé, les yeux flamboyants et sans souci de ma petite taille, pour lui proposer un duel. Henriette vivement alarmée me rappela à moi-même : Eh bien ! mon cien , y penses-tu ? te battre au salon avec le Danois ! Il n'est sans doute pas aussi brave que toi, mais il est plus méçant , et tu serais mordu.

Je m'éloignai, non convaincu de mon infériorité, mais parce que déjà Henriette avait acquis sur moi un empire sans borne : je l'aimais.

Le maître du Danois ne tarda pas à me donner l'explication des grands airs de son chien : c'est dit-il avec une sorte d'orgueil, la plus belle et la plus grande espèce de chiens que nous ayons en Europe. Il fit admirer la beauté de sa robe, la hauteur de sa taille, l'expression de sa physionomie.

Je l'ai payé... cinq cents francs.

Je ne m'étonnai plus de l'air dédaigneux et important de l'étranger. -- Il n'est pas rare que les hommes contribuent à nous donner des défauts dont nous n'avons pas l'instinct. -- Peu de jours après, la meute décampa, à ma grande satisfaction ; et, grâce aux enfants, je n'eus aucune espèce de relation avec le fier Danois, qui lui aussi ne tarda pas à quitter Baudry.

L'hiver n'est pas amusant pour les chiens comme il faut. Heureusement que Baudry est un immense château : un collège entier pourrait jouer aux barres dans les salons. -- Quelles parties n'avons-nous pas faites dans le billard et dans les vestibules !... Aujourd'hui ma démarche est moins svelte.

La meilleure entente régnait parmi nous, lorsqu'un jour, je vis une belle chatte blanche entrer au salon. Aussitôt je me précipitai vers elle, de l'air le plus menaçant. Elle se gonfla, se hérissa, et nous allions nous livrer un rude combat, lorsque les pleurs d'Henriette, ces armes puissantes, me firent reculer de quelques pas. Madame Nelville survint, prit la chatte, et la mit à la porte. J'aboyai encore pour ne laisser aucun doute sur mon mécontentement. La mère consola sa petite fille qui ne voulait pas entendre raison, ayant déjà vu ce phénomène déplorable de la bonne intelligence d'un chien et d'un chat.

Ma tendresse pour la petite ne put vaincre mon antipathie et ma résolution. Je méprise le chien qui vit en paix auprès d'une chatte. Il court risque de s'amollir en une telle compagnie. Lui franc, généreux, sincère, peut-il s'entendre avec cette espèce dont la dissimulation, l'égoïsme et la perfidie sont connus du monde entier, sans perdre de la noblesse de son caractère ?...

Henriette essaya donc en vain de me persuader, et la chère petite eut le bon goût et le bon sens de rompre avec la chatte.

II -- Le printemps. -- Je me promène. -- Mouflar. -- Un événement terrible.

Henriette m'avait bien dit : tu verras, mon cien , comme c'est beau notre campagne ! va, nous nous promènerons joliment ! -- J'étais loin de me douter que j'habitais tout bonnement un des plus magnifiques châteaux de la Touraine.

Le dernier jour d'avril, par un temps d'une douceur qui n'est pas rare dans le Jardin de la France , M. Nelville annonça que nous ferions une grande partie, qu'on irait jusqu'aux cascades ; que les garçons pêcheraient dans l'étang, et que Mlle Henriette, montée sur son âne, ne s'en retournerait pas avec sa bonne après avoir fait la conduite aux promeneurs.

Le soleil, les préparatifs, me firent bien vite deviner de quoi il s'agissait. Je sautais, j'aboyais... je grognais, tant j'étais impatient de m'élancer dans les bois, dont j'avais aperçu la première teinte de verdure, le matin à ma fenêtre.

Nous partons : je m'élance, descends au pas accéléré une espèce de rempart, foulant sans pitié violettes et coucous, et j'arrive auprès d'un long étang bordé de peupliers tous frères : ayant traversé un petit pont je me trouvai dans une prairie comme vous n'en avez probablement jamais vue, mes enfants. Puis au-delà de ce tapis vert, des bois de futaies.

Je me crus un instant le marquis de Carabas, ou tout au moins son chien, si tant est que le marquis avait un chien.

Mon absence avait jeté l'alarme dans la société, j'entendais bien mon nom prononcé alternativement par chacun des membres de la famille ; mais je faisais la sourde oreille, ce qui serait fort laid de la part d'un petit garçon, car ce n'est pas fameux pour un chien.

J'aperçus bientôt Paul qui cria aux autres : Le voici ! Et pour toute réprimande, il me fit sauter et courir après lui. Les promeneurs étant réunis, M. Nelville me dit très sérieusement qu'il n'entendait plus que je courusse ainsi en éclaireur : « la futaie est immense, et malgré tout ton esprit, tu pourrais bien te perdre, mon camarade. » Je compris la valeur du conseil, et je marchai à côté d'Henriette montée sur son âne. La bonne petite me croyant, dans son innocence, un être faible comme elle, voulut absolument me faire asseoir sur la croupe de l' Éveillé . Je résistai, mais vainement. M. Nelville me prit par la peau du cou et me plaça sur l'âne pour complaire à sa petite fille. Alors je me dis que dans cette circonstance, comme dans tant d'autres, il fallait faire contre fortune bon cœur. Je m'assis franchement, cette complaisance me valut mille éloges. Il paraît que j'avais vraiment l'air d'un personnage ; j'aurais voulu entrer ainsi dans la capitale du Wurtemberg. Pourquoi le Wurtemberg, César ? Parce que Paul m'avait répété sa leçon de géographie la veille.

Eh bien ! voyez un peu ! La fortune peut même gâter le meilleur des chiens. Je me trouvai déconcerté lorsqu'on me remit sur mes pattes.

On s'arrêta pour raconter des histoires auxquelles je ne comprenais rien. Alors je tournillais à droite et à gauche, ayant la douceur de voir de jeunes perdrix voleter près de moi, sans crainte d'être fascinées par mon regard.

Ce jour-là, j'eus l'honneur de dîner en famille. Un dîner sur l'herbe, il est vrai, mais n'importe, je pris place entre Paul et Henriette. Tout le monde admira avec quelle grâce je fis disparaître ma pitance de croûte de pâté.

À partir de ce moment, je ne rêvai plus que bois et prairies. La grand-mère ne pouvait plus me retenir près de son métier à broder. Elle m'appelait coureur et me prédisait toutes sortes d'aventures. Elle me racontait des histoires qu'elle faisait même semblant de lire dans un livre ; des histoires de chiens et d'ânes, où le rôle n'était certes pas brillant pour mes aïeux ; de chiens et de loups ; mille contes enfin. Tout cela ne m'empêchait pas de courir.

Je croyais qu'il en serait toujours ainsi : un matin M. Nelville m'appela dans son cabinet. Il ferma la porte, ouvrit un tiroir et en tira un collier rouge comme celui d'Henriette. Sur une plaque d'argent était gravé mon nom et celui de mon maître.

M. Nelville me fit valoir cet honneur, et voyant mon peu de goût pour les bijoux, il parla contre la vanité des colifichets, loua ma simplicité. Je tremblais de tout mon corps, je pleurais malgré moi.

M. NELVILLE.

Vraiment, César, je ne te comprends pas. Ce collier est charmant, il t'ira à merveille, c'est un talisman, mon ami. Rien de fâcheux ne pourra t'arriver une fois que je te l'aurai attaché au cou.

CÉSAR.

U... u... u... u...

M. NELVILLE.

Allons, ici, César !

Je me couchai sous la table, m'aplatissant et gémissant.

Insensé que j'étais ! M. Nelville prit un martinet, me frappa d'abord légèrement, mais mon opiniâtreté augmentant, il fit un crescendo sur mes épaules. Une scène horrible se passa. Les enfants accoururent à mes cris et j'eus la confusion de me voir pris comme un malfaiteur condamné à la chaîne.

Ma conduite fut racontée au déjeuner. On m'appela orgueilleux. Henriette après avoir été alarmée par mes cris était ravie de me voir avec ma nouvelle parure. Elle me rappela que le grand Danois avait un collier presque aussi haut que la timbale d'argent dont elle se servait.

Malgré tous ces beaux discours, j'étais triste : d'abord, on ne me croyait plus un chien sans reproche ; j'avais montré un mauvais caractère. Et au lieu de réparer ma faute, je grognais.

Paul m'ayant touché le bout de la queue en passant, je jetai des cris perçants ; si bien que, malgré les instances de mes petits amis, M. Nelville me mit à la porte avec un geste peu respectueux. Vraiment si un chien pouvait raisonner comme un petit garçon ou une petite fille, il s'épargnerait bien des chagrins.

Je ne tardai pas à reconnaître l'utilité du collier qu'on m'avait mis au cou en dépit de ma résistance ; voici à quelle occasion : mais je dois d'abord avouer que j'étais tellement habitué à mon collier, qu'il m'était désagréable qu'on me l'ôtât.

C'était bien la peine de faire tant de sottises pour me le laisser mettre, n'est-ce pas ?

Je suis extrêmement sensible à la belle nature ; ayant fait connaissance avec les bois et les prairies, j'aurais toujours voulu courir. Les cascades ne m'effrayaient pas ; mon humeur vagabonde ne put échapper à M. Nelville et encore moins aux enfants dont j'étais la joie. Que de fables, de leçons d'histoire grecque et romaine ne m'ont-ils pas récitées ? Ce jeu était plus amusant pour eux que pour moi.

Henriette qui en était à l'alphabet en chocolat, se passait fort bien de moi pendant son quart d'heure d'étude. Il n'en était pas de même à la récréation. La chère petite avait souvent la fantaisie de mettre sa poupée à cheval sur mon dos. Je la laissais faire ; mais avec l'âge les chiens deviennent raisonnables, et je m'ennuyais d'une vie monotone. Ma tête se remplissait de projets ambitieux ; je ne savais lesquels, n'importe ; je me sentais enflammé de zèle et de courage pour je ne sais quels exploits.

J'étais presque gardé à vue ; mais, bah ! un matin je sautai par la fenêtre et me voilà courant je ne sais où.

Quand je fus bien loin, j'aperçus un troupeau de moutons et un magnifique chien de berger. D'aussi loin qu'il me vit, il se mit à aboyer. Je crus d'abord à une déclaration de guerre : c'était une politesse. Étant rassuré (car, quoique j'en dise, je goûte peu les batailles), je m'approchai de Mouflar, et la conversation s'engagea. À l'exemple de tous les serviteurs, grands ou petits, nos maîtres firent les frais de notre conversation.

MOUFLAR.

Tu es un chien de famille, je vois cela à ton collier.

MOI.

Oui, et de bonne famille.

MOUFLAR.

C'est égal, je te plains, tu dois être bien assujetti ! Je me demande même comment tu as pu arriver jusqu'à moi. Cette petite escapade te vaudra de bons coups de martinet, va ! car tu seras tambouriné par tous les villages, et retrouvé. Veux-tu que je t'ôte ton collier ?

MOI.

Je veux bien, mon ami.

Voilà donc Mouflar à l'œuvre. Oh ! quelle frayeur ! il me serrait le cou. Certaines histoires de loup me passaient par la tête.

J'avais tort, grand tort de me méfier du brave Mouflar. Il me dit simplement : « J'ai peur de t'étrangler. C'est une triste vie que la tienne, comment te nommes-tu ?

MOI.

César.

MOUFLAR.

Un drôle de nom ! un nom de mirliflore sans doute. La conversation fut interrompue par le caprice d'un mouton. Mouflar courut à toutes pattes, et le ramena au milieu du troupeau.

MOI.

Ces bêtes de moutons doivent passablement t'ennuyer.

MOUFLAR.

M'ennuyer ! pauvre Barbet ! tu ne connais pas les chiens de berger : apprends que je donnerais ma vie pour chacune de mes brebis. Je ne les perds jamais de vue. Tout en me livrant au plaisir de la conversation avec toi, je les suis, je les protège de mon regard ; sans doute, l'honneur m'y engage, mais l'amour seul me retient près d'elles.

L'an passé une de mes brebis mit bas près d'une haie. La pauvre bête resta près de son agneau et je la cherchai pendant longtemps. L'ayant enfin trouvée, je ne pus me décider à l'abandonner, et nous passâmes la nuit tous les trois à la belle étoile. J'étais désolé, malheureux à la pensée que mon maître s'inquiéterait fort de mon absence et de celle d'une brebis. C'était une faute ; car, mon cher, un chien de mon espèce coûte... fort cher. Ma réputation pouvait aussi en souffrir, que faire ?... Attendre.

Le lendemain le berger reparut sans chien, avec son troupeau. Dès que je l'entendis approcher, j'aboyai de toutes mes forces. Et bientôt je vis mon maître. J'étais couché près de la brebis et de l'agneau. Mon regard lui dit tout.

« Pauvre Mouflar, chien fidèle et incomparable, me répondit-il, tu es ma gloire et celle des chiens de bergers. »

Il portait l'agneau ; la mère et moi suivions.

De retour au milieu du troupeau je repris mon poste, rassurant mes brebis, et leur donnant à entendre que j'en ferais autant pour chacune d'elles.

Voilà, dit Mouflar, une petite histoire qui doit t'attrister. Jamais, vivrais-tu quinze ans, tu n'auras la pareille à conter : ce n'est pas ta faute.

MOI.

Je reconnais ta supériorité, Mouflar, je loue ta vigilance et ta tendresse pour tes brebis ; mais j'ai de l'avenir devant moi, et je ne désespère nullement de mériter un jour ou l'autre la reconnaissance de mes maîtres. Au revoir, Mouflar, je crains qu'on ne s'inquiète de mon absence. »

Me voilà parti au galop, et bien m'en prit. Ma disparition avait jeté l'alarme au sein de la paisible famille.

LES ENFANTS.

Eh ! bien, monsieur, d'où venez-vous ? Voyez comme il a chaud ! C'est très laid de courir ainsi. César, si vous prenez d'aussi mauvaises habitudes, on vous attachera.

Cette menace me fit réfléchir et je repris ma place à côté du métier de la grand-mère, dormant tout de mon long sur le parquet et entrouvrant un œil pour gober au passage quelques mouches importunes.

Un matin, il faisait un temps magnifique, Henriette avait obtenu la permission de s'amuser avec moi dans la cour avant le déjeuner. Jouer à cache-cache, sauter, nous appeler, rire, aboyer, tout cela constituait un plaisir toujours nouveau.

Tout à coup la petite fille disparaît. Je la cherche là où je l'avais trouvée plusieurs fois. Inquiet, j'appelle.

On prend encore mon avertissement pour un jeu. Mon anxiété augmente. Je vais jusqu'à la grille, près de l'étang. Que vois-je ? Henriette montée sur le petit bateau de ses frères. Elle se balançait. Son pied glisse, elle tombe, et la frêle embarcation chavire entraînant ma petite amie dans l'eau.

D'un bond, je me jette à la nage, et au moment où l'enfant fait le plongeon, je la saisis par sa robe. Je vis mon ombre dans l'eau, mais me souvenant d'une fable que Paul m'avait récitée, je ne lâchai pas ma proie.

Ce n'était pas la première fois que j'entrais dans l'étang. J'ai des habitudes de propreté qui sont aussi agréables à mes maîtres qu'à moi-même ; mais, vous le comprenez, il est bien différent de se jeter à l'eau pour prendre un bain, ou pour sauver la vie à un enfant. J'étais ému, tremblant. Après avoir repris haleine, je saisis de nouveau ma petite amie et je parvins, non sans peine, à la traîner sur l'herbe. Ses yeux étaient fermés. J'avais beau tourner autour d'elle, la lécher, me plaindre, je n'obtenais aucun signe de vie. Alors, courant au château, j'allai d'abord à la cuisine où je ne pus me faire comprendre. Gothon répondit à mes plaintes en m'offrant une pâtée. D'un coup de patte je renversai l'écuelle, et je me précipitai au salon, où, par bonheur, je trouvai madame Nelville.

À peine entré, la mère d'Henriette vit l'expression de ma physionomie. Elle me questionna avec anxiété. Pour toute réponse je la saisis par la robe et je l'entraînai, renversant exprès un vase de fleurs pour jeter l'alarme. Il faisait grand soleil, n'importe, je ne permis pas à la mère d'Henriette de prendre son chapeau. J'aboyais sans relâche, si bien que M. Nelville sortit de son cabinet pour savoir la cause de mon vacarme.

MADAME NELVILLE.

Viens, viens, Léon, il est fou. Bien certainement il est arrivé quelque malheur. Mais où est Henriette ?

À ce nom d'Henriette, je poussai des cris horribles en me dirigeant vers l'étang. Le père et la mère couraient presqu'aussi vite que moi, et dans un instant nous fûmes rendus près de notre chère petite.

Le pêcheur était venu jeter ses filets pendant mon absence. C'était un brave homme qui avait vu bien des malheurs, sauvé la vie à beaucoup de gens ; aussi, grâce à ses soins, Henriette commençait à reprendre connaissance.

Je m'approchai d'elle, je léchai son petit menton, et j'eus l'inexprimable bonheur de lui voir ouvrir les yeux.

Madame Nelville, à genoux près d'Henriette, faisait pitié à voir, son mari n'était guère plus fort. Je les regardais, allant de l'un à l'autre, agitant ma queue et en poussant de petits cris de joie.

L'alarme avait été promptement donnée au château, la grand-mère arriva avec des flacons, tout ce qu'il faut en pareil cas, et en moins de vingt minutes M. Nelville rentrait en portant Henriette dans ses bras.

Je le suivais en sautant et en jappant.

M. NELVILLE.

Oui, mon ami, mon brave chien, c'est à toi que nous devons la vie de notre enfant. Pauvre bête ! Dans quel état tu es aussi toi !

Pendant toutes les allées et venues qui eurent lieu au retour, je ne cessai pas de trotter partout, et je ne fus vraiment tranquille qu'au moment où je vis Henriette dans son petit lit, ouvrant ses beaux yeux bleus et embrassant son père et sa mère encore tout tremblants.

Puis vint mon tour. On me permit de monter sur le lit. Henriette m'appela Toutou , me donna ses mains à lécher et s'endormit d'un paisible sommeil.

Quelle journée ! Je pensais à Mouflar. J'aurais volontiers couru lui raconter mes exploits. Les siens me paraissaient bien peu de chose à côté des miens : Une brebis ! un troupeau ! mille troupeaux ne peuvent être comparés à l'objet du plus tendre amour ! à ma petite Henriette. Je fus comblé de caresses, c'était à qui me parlerait, me féliciterait. Je montais sur l'un, sur l'autre, pour mieux entendre mes louanges. J'étais embrassé, tapoté. Ma langue était fatiguée de lécher.

L'orgueil me monta à la tête. Je repassais toutes les circonstances de ma noble conduite ; je trouvais qu'on n'en disait pas assez. Pourtant M. Nelville ne négligea rien pour ma gloire. Il eut soin d'envoyer au journal du département, qui le communiqua à d'autres, le procès-verbal de ma noble et touchante conduite, et j'eus la satisfaction un beau matin d'entendre lire mon histoire.

Hélas ! mon orgueil fut rabattu par un mot de Gothon : À tous ceux qui lui vantaient ma conduite, la bonne fille répondait : « C'est égal, ce qu'il y a de plus fort, c'est d'avoir refusé sa pâtée favorite aux queues d'asperges. »

Le bateau fut brûlé, et je suis heureux de pouvoir dire que Paul et Louis en firent le sacrifice avec une touchante générosité.

Je prie le lecteur de croire à la véracité de mon récit. Je ne suis point un de ces hâbleurs de chiens comme il y en a dans le monde. Une petite fille ou un petit garçon, ne vous en déplaise, peut se noyer presque aussi facilement qu'une mouche.

C'était la première désobéissance d'Henriette, et si je n'avais pas été là, hélas ! c'eût été la dernière. À cette pensée mon poil se défrise.

III -- Ma réputation grandit. -- Je me pose dans le pays. -- Les chiens des Esquimaux.-- Les chiens contre les cavaliers.

Cette aventure tragique eut naturellement l'effet de m'attacher encore davantage à Henriette. Je ne la quittais plus. Pendant les huit jours qu'elle fut malade, je restai couché près de son lit, montant dessus dès qu'elle m'y invitait. Je me laissais tourner et retourner, répondant à ses caresses et faisant mille enfantillages pour la distraire. Je poussai même la complaisance jusqu'à boire dans une petite tasse dorée et fleurie !

À partir de ce moment, je compris toute mon importance. Eh bien ! non, enfants, je ne profitai pas de la position que mon courage m'avait faite dans la famille pour donner un libre cours à mes caprices. -- Pas si bête ! -- Quand un bon chien se voit chéri, gâté, il s'applique à justifier la tendresse de ses maîtres au lieu d'en abuser. D'ailleurs M. Nelville ne gâte pas ses enfants, et je ne doute pas que si j'avais pris de mauvaises manières, il ne m'eût mis à la porte.

Je me disais : Henriette est confiée à ma garde ; j'en réponds. Je vous avoue même que sa bonne, la grosse Sylvie, me paraissait une bien mince protection depuis l'événement.

J'étais rempli d'attention pour ma petite amie et sa mère ; à la promenade, je portais son panier, quelquefois son parasol (fermé, bien entendu), son châle, tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Si Paul et Louis me mettaient dans la gueule un bâton ou une balle, je comprenais qu'il s'agissait de jouer, et je me mettais bien vite de la partie.

Quand, par hasard, je ne sortais pas avec Henriette, j'étais d'une agitation extrême ; j'allais et venais d'une pièce à l'autre. Je regardais par la fenêtre, et si, pour tromper l'absence, je m'endormais, aux premiers pas que faisait la petite fille dans la grande cour du château, je m'éveillais en aboyant et je courais lui souhaiter la bienvenue.

Nous avions repris nos habitudes. Nous sortions tous les jours et je dois avouer que partout la population rendait hommage à mon dévouement.

« Vois-tu, disait une mère à son garçon, c'est César, le fameux chien du château : il a sauvé la petite demoiselle ! »

Chez le garde Sureau, ou chez le meunier Lejean on faisait cercle autour de moi. Mon histoire était racontée, amplifiée, tant il est difficile d'être historien fidèle ! On m'appelait, on me touchait, on m'offrait des rafraîchissements. Je refusais, car Henriette refusait. C'était aussi un beau moment, lorsque, assis à côté du cocher, la tête haute, blanc comme neige, j'entendais dire aux passants : « Voilà César ! »

J'étais heureux, très heureux, mes enfants, non pas seulement d'être loué et admiré, mais de compter déjà une belle et noble action dans ma vie. Oh ! que ma mère eût été fière de la connaître ! Elle qui m'avait dit tant de fois : « Mon petit, ce que je redoute le plus, c'est que tu entres dans une famille où la mollesse et la vanité anéantissent les nobles instincts que je t'ai transmis. Si je savais qu'il fût dans ta destinée d'être un chien de salon, un chien à robe de chambre, à coussin et à sucre, ô mon amour, mieux vaudrait t'étrangler ! Tu appartiens à la race la plus intelligente et la plus aimante ; tu peux rendre des services éclatants à tes maîtres. Parmi tes ancêtres, plusieurs ont figuré dans la galerie des chiens célèbres, et j'espère, ô mon fils ! que ta place y est marquée.

« Je te permets toutefois d'accepter les soins d'une femme de chambre, ou d'un valet de chambre ; nous nous crottons beaucoup, et je ne puis te cacher que de cette imperfection est né le proverbe : Crotté comme un Barbet.

« Du reste, tu trouveras sur ton chemin des petits garçons et des petites tilles tout aussi crottés, et moins excusables que toi.

« Tu te laisseras donc savonner et peigner à fond. Tu pourras, par ta patience pendant ces opérations un peu fatigantes, acquérir une certaine supériorité sur les enfants de la maison, leur servir d'exemple. Ta bonne tenue préviendra les étrangers en ta faveur. Je te défends toutefois de te laisser parfumer, ce serait du plus mauvais genre : mords au besoin plutôt que de condescendre à une pareille faiblesse.

Après cet entretien, toujours présent à ma mémoire, je léchai tendrement ma mère en poussant de petits cris qu'elle m'avait appris dans ses joies maternelles.

Jusqu'ici je me suis montré fidèle aux leçons de cette bonne mère. Au grand mécontentement d'Henriette et de ses frères, je n'ai jamais voulu sauter pour un morceau de sucre, ni marcher sur deux pattes comme un grand niais. J'ai préféré m'entendre appeler lourdeau. Bien plus, j'aurais résisté au martinet si les enfants eussent été assez cruels pour me le faire sentir.

Je réfléchis quelquefois sur la vie inutile d'un tas de chiens de ma connaissance : bichons, roquets épagneuls, et king's-charles. Dormir, manger et aboyer. Telle est leur vie. Belle vie, vraiment ! à celui-ci, on ne parle que de la beauté de ses oreilles, à cet autre, de ses longues soies et des taches de feu qui le distinguent. Les visiteurs sont abasourdis des aboiements de tous ces paresseux. Ils dorment et se promènent dans les bras d'une dame esclave de leurs mille caprices jusqu'au jour où, étant mis sur leurs pattes, ils sont en laisse et conduits par les rues comme des enfants à la lisière. Ô honte !

Ces pensées enflammaient mon courage. Je ne rêvais plus que voleurs et naufrages ; je faisais le programme de mes exploits futurs ; sans négliger, comme il arrive trop souvent, les petites occasions quotidiennes de me distinguer. Bref, je devenais un chien très remarquable.

PAUL.

Maman, Henriette pleure, parce que je lui ai dit qu'il y a des chiens plus extraordinaires que César.

MADAME NELVILLE.

Pourquoi faire de la peine à ta petite sœur ?

PAUL.

Puisque c'est vrai, maman, que les chiens de Terre-Neuve sont plus étonnants !

MADAME NELVILLE.

D'abord, tu serais fort embarrassé de nous en citer des preuves, ensuite, je m'étonne que tu ne sois pas de l'avis d'Henriette, César lui ayant sauvé la vie.

PAUL.

Maman, c'est vrai. Mais il n'y a pas de quoi pleurer !

MADAME NELVILLE.

À cinq ans, il n'y a pas de petits chagrins, tu l'as déjà oublié ; mais les larmes d'Henriette ne sont pas un enfantillage comme tu sembles le croire, mon cher Paul, elles sont une marque de reconnaissance.

PAUL, TOUT BAS.

Maman, je regrette d'avoir fait de la peine à ma petite sœur ; ce soir je mettrai la conversation sur les chiens, et, semblant de rien, je dirai que les Barbets sont les premiers chiens du monde. »

Mon gentil camarade tint parole ; profitant d'un moment où sa sœur était encore bien éveillée, il se mit à faire mon éloge d'une façon un peu exagérée même selon moi. Cependant M. Nelville, loin de modérer le langage de Paul, ajouta de nouveaux éloges à ceux de son fils : « Oui, c'est à un Barbet que je dois le bonheur d'embrasser encore ma petite fille. »

Henriette sauta sur les genoux de son papa, je suivis son exemple en jetant de petits cris, et le bon père nous pressa tous les deux sur son cœur.

La petite fille étant allée se coucher tout gentiment, les garçons voyant leur papa en train de causer lui firent des questions sur moi et sur les chiens en général.

LOUIS (L'AÎNÉ).

Je ne comprends pas qu'on maltraite les chiens ; est-il rien de plus agréable que de voir César, même lorsqu'il dort, comme en ce moment ?

Je sommeillais, il est vrai, mais entendant mon nom j'ouvris un œil, puis deux ; car M. Nelville avait pris la parole pour dire des choses dont l'intérêt n'était pas moindre pour moi que pour ses enfants.

M. NELVILLE.

Mon ami, tu as raison, et pourtant tu es encore loin de connaître toutes les qualités de ce brave animal, les services qu'il rend à son maître. Tu as déjà pu juger par toi-même de sa fidélité, de son obéissance, de son dévouement. Mais tu n'as pas encore réfléchi à l'importance de cette race fidèle pour nous autres hommes : le chien nous garde ; au moindre bruit sa voix avertit qu'un étranger passe ou s'introduit dans la maison ; il commande à la tête d'un troupeau et tu as vu comme il sait se faire obéir. Dès qu'il entend le bruit des armes, le son du cor, il est prêt à partir (je fermai les yeux) et témoigne son ardeur pour le combat. Il est rusé et emploie mille stratagèmes pour échapper à l'ennemi : il fuit, va et vient, saute les haies, passe les rivières. Son odorat lui tient lieu de mémoire ; il sait par où son ennemi ou son maître a passé et il arrive au dénouement heureux des plus grandes difficultés. Si nous menions César (je m'éveillai en sursaut) à pied jusqu'à Tours, sois sûr qu'il retrouverait parfaitement son chemin.

PAUL.

C'est égal, papa, il ne faut pas essayer.

M. NELVILLE.

Le chien est pour nous d'une société aimable et amusante ; il n'en est pas ainsi dans tous les pays, mes enfants. Ces bonnes bêtes rendent de véritables services.

Il y a des pays où les chiens remplacent les chevaux. Ces chiens sont, comme vous pouvez le croire, bien malheureux ; toujours soumis à des travaux très rudes, à peine nourris ; aussi volent-ils tout ce qu'ils peuvent trouver.

PAUL.

Ils font bien, pourquoi ne les nourrit-on pas ?

M. NELVILLE.

Par la raison, mon ami, que les peuples qui en font des bêtes de trait habitent des climats tellement froids que la terre produit à peine de quoi les nourrir eux-mêmes.

PAUL.

Comment, papa, il y a des pays comme cela ?

M. NELVILLE.

Certainement, quand tu seras plus fort en géographie tu apprendras chaque jour des choses intéressantes. Tu regarderas, par exemple, sur la grosse boule, comme dit Henriette, et tu verras tout au nord le détroit de Behring et le détroit de Davis. C'est là qu'habitent les Esquimaux ; peuple infortuné, entouré de glaces éternelles et qui mourrait de faim sans le secours de leurs chiens. Ils les attellent à des traîneaux et vont chasser le renne. L'ardeur des chiens esquimaux est telle, qu'il est impossible de les gouverner lorsqu'ils sentent un renne, un ours ou un veau marin, ils se dirigent eux-mêmes avec impétuosité du côté où ils savent trouver leur proie.

Cependant ces chiens s'adoucissent sous la main des femmes qui leur donnent à manger et les soignent. Ils se laissent atteler par elles à des traîneaux.

En été ces pauvres bêtes font un peu moins maigre chère ; on leur donne les débris de baleine et de veau marin dédaignés par leurs maîtres ; mais, en hiver, ils sont réduits à se nourrir des choses les plus sales.

PAUL.

Papa, ces chiens sont-ils bien grands.

M. NELVILLE.

Ils sont à peu près de la taille de nos chiens de bergers ; mais plus forts et couverts d'un poil très épais.

PAUL.

Pauvres bêtes ! au moins ils n'ont pas froid.

MADAME NELVILLE.

Mon ami, raconte donc aux enfants ce que nous lisions l'autre jour dans un manuscrit de l'art militaire au quatorzième siècle.

LOUIS.

Oh ! oui, papa, racontez.

M. NELVILLE.

Au fait, c'est une bonne histoire pour Paul : un chien sonnant la cloche dans une forteresse !

PAUL.

C'est un conte, n'est-ce pas ?

M. NELVILLE.

Non, mon ami, ce stratagème a été employé dans un cas de détresse, et voici comment :

« Lorsque de deux gardiens, qui étaient dans une tour, l'un avait péri et que l'autre était pressé par la faim, que faisait le pauvre homme qui avait survécu pour se procurer des subsistances ? Il attachait son chien à une corde dont l'extrémité répondait à la cloche de la tour ; puis il plaçait de l'eau et du pain hors de sa portée. Les efforts que le chien faisait pour atteindre les aliments faisaient sonner la cloche et le gardien profitait de ce moment pour sortir.

LOUIS ET PAUL.

C'étaient des chiens savants, papa ?

M. NELVILLE.

C'étaient des chiens qui avaient faim, et rien de plus ; mais ce fait est une nouvelle preuve des services que le chien peut rendre à l'homme.

LA GRAND-MÈRE.

Et que diriez-vous des chiens qui font la guerre, armés comme des soldats ?

LOUIS.

Grand-mère, c'est trop fort !

LA GRAND-MÈRE.

J'ai pourtant lu de mes quatres yeux que dans un temps, fort éloigné de nous, il est vrai, on employait les chiens contre la cavalerie.

Le chien était dans une cuirasse sur laquelle était fixée une faux, la pointe en avant, et un vase plein de feu.

Par ce moyen, on mettait en fuite les chevaux et les cavaliers.

LOUIS.

De quels chiens se servait-on pour cela ?

M. NELVILLE.

De chiens dogues ; ils mordaient l'ennemi avec fureur.

LA GRAND-MÈRE.

Ces chiens étaient bardés de fer : d'abord pour que le feu qu'ils portaient dans un vase d'airain ne les blessât pas, et ensuite pour qu'ils fussent moins exposés aux coups des hommes d'armes.

Ces vases d'airain, enduits d'une substance résineuse et garnis d'une éponge remplie d'esprit-de-vin, produisaient un feu très ardent. Les chevaux, harcelés par les morsures des chiens et par les brûlures, fuyaient. C'est ce qu'on appelait la guerre des chiens contre les cavaliers. »

Les enfants furent ravis de cette histoire que je trouvai pitoyable dans mon petit jugement de Barbet. Je m'indignais à la pensée que des hommes pussent avoir pour adversaires des chiens. Allons donc ! comme j'ai absolument renoncé à la science, et que je ne daignerais pas plus regarder les manuscrits militaires du quatorzième siècle que ceux d'aujourd'hui, je trouve plus commode de donner le nom de contes aux récits de la respectable grand-mère. D'ailleurs, si j'allais sur un champ de bataille, moi, César, dussé-je en mourir de peur, je voudrais entendre le canon.

Si M. Nelville l'avait jugé à propos, la conversation sur le chien, ce noble animal, se serait prolongée au-delà de l'heure à laquelle les enfants se retiraient. Il fallut une promesse solennelle d'y revenir une autre fois pour dissiper les regrets de mes petits amis.

Ces soirées de famille avaient bien du charme. J'accompagnai les enfants jusqu'au vestibule, et sur leur invitation j'entrai paisiblement dans ma niche, bien décidé à y mourir ignoré plutôt que de me mesurer avec la cavalerie française.

IV -- La foire de Tours. -- M. Cossard. -- Le chien de Montargis.

M. et Mme Nelville étaient tout à fait à mon point de vue : selon eux, César était le premier chien du monde. Venait-il un étranger ? On me présentait à lui avec un sérieux qui eût fait rire tout autre chien que moi.

C'est peut-être par un sentiment d'orgueil que mes bons maîtres se décidèrent à m'emmener avec eux à la foire de Tours, le 25 août.

Malgré la beauté de nos bois, le parfum de nos fleurs et la pureté de nos eaux, les enfants accueillirent cette nouvelle avec transport.

Ce voyage ne m'allait qu'à moitié : descendre à l'hôtel, être plus ou moins bien couché, mal servi, enfin faire de nouvelles connaissances de chiens ou d'enfants, chose toujours scabreuse.

Henriette et ses frères étaient loin de partager mes sentiments : aller à la foire ! entendre les orgues de Barbarie (cette musique me porte sur les nerfs depuis ma plus tendre enfance), voir les figures de cire, M. Cossard et sa troupe danser sur la corde, Polichinelle, des chameaux et des souris blanches ! En voilà des bonheurs !

Henriette s'aperçut bien vite de mon peu d'enthousiasme pour ce voyage de Tours.

HENRIETTE.

Papa, César est de mauvaise humeur parce que nous allons à la foire. Il boude depuis ce matin. Je fais tout ce que je peux pour l'amuser, et lui, il fait semblant de dormir.

M. NELVILLE.

Sois tranquille, Henriette, quand César se verra l'objet de l'admiration générale, il changera bien vite d'humeur. Recommande à Sylvie de le savonner et de le peigner à fond. Je le mènerai chez le préfet en arrivant.

HENRIETTE.

Entends-tu, César ? Sans compter que M. Nampes nous donnera des croquignoles !

J'avais entendu. Si les chiens se donnaient la peine de réfléchir, ils éviteraient beaucoup d'ennuis à leurs maîtres et à eux-mêmes.

En voyant la bonne humeur d'Henriette, je me dis que vraiment j'étais bien maussade et qu'un chien égoïste ne mérite pas l'estime des hommes.

Chers enfants, je n'ai certes pas la prétention de vous faire la leçon, mais permettez-moi de vous dire que ce petit retour sur moi-même suffit pour chasser ma mauvaise humeur et me rendre toutes mes grâces.

Sylvie m'entreprit. Elle n'en revenait pas. Jamais la bonne fille ne m'avait vu si gentil, si docile et si intelligent. Je lui livrais mes pattes l'une après l'autre sans qu'elle eût la peine de les prendre, ni de me les demander. Je me laissai savonner et plonger dans ma petite baignoire sans essayer de barboter pour constater mon talent de nageur. Le peigne, que je détestais, passa sur moi autant de fois que Sylvie le jugea à propos. J'avais même soin de tourner la tête à droite, à gauche, pour faciliter l'opération. Je comprenais si bien alors l'importance de mon collier, que je le présentai moi-même à Sylvie, qui en fut tout émerveillée. Je sortis des mains de ma bonne blanc comme neige.

Henriette me baisait la tête tout doucement, m'appelait son Toutou chéri. Elle me conduisit en triomphe vers ses frères dont la toilette, encore négligée, contrastait singulièrement avec la mienne.

Cependant, pour tout dire, tant de soins me paraissaient un peu exagérés. Je vous avoue que je serais au désespoir si Mouflar, mon rustique ami, apprenait que j'ai une femme de chambre : enfants, je compte sur votre discrétion.

Bientôt une belle voiture attelée de deux chevaux s'avança. M. et Mme Nelville et leurs joyeux enfants y prirent place. C'était un bavardage, un entrain qui me gagnèrent bien vite. Assis à côté du cocher, je sautais, je tournais en aboyant. Polycarpe, le cocher, riait de tout son cœur, car le bonhomme est fou de moi.

Pendant le voyage, j'allai de temps en temps dire bonjour à Henriette, donnant un léger coup de patte sur son large chapeau de paille.

Ces petites agaceries avaient un succès complet. Quelquefois aussi j'entrais tout à coup dans la voiture pour prendre part à la conversation.

Pauvre campagnard, je n'avais pas idée d'une ville. Quelle fut donc ma surprise, lorsque, arrivé à un endroit qu'on nomme la Tranchée, d'où l'on descend jusqu'à Tours ; je découvris la Loire, le beau pont, la place où a lieu la foire. Je me levai avec l'empressement d'un voyageur et j'observai longtemps cet aspect tout nouveau pour moi.

Mon attitude ne pouvait échapper aux enfants ; ils me parlaient, me questionnaient ; mais, absorbé que j'étais dans mes observations nouvelles, je ne leur répondis pas, je m'assis tranquillement.

Je crois que les voyages ont leur utilité même pour un chien. Il est bon d'acquérir certaines connaissances, de varier ses impressions. À mesure que nous avancions, je reconnaissais la justesse des observations de mon maître : ma mauvaise humeur était restée à Beaudry.

Tout ce bruit, ce mouvement me plaisait. Je voyais des chiens en promenade ; nous nous regardions, aboyant avec des intonations variées suivant la sympathie que nous éprouvions.

Ayant franchi la porte de la ville, j'éprouvai une sorte de délire. Ce beau pont, la Loire avec ses îles semblables à nos jardins m'enchantaient ; je voulais aller m'y promener. Mon agitation devint telle, que Polycarpe déclara à M. Nelville qu'il fallait me prendre , vu qu'il lui était impossible de répondre de moi. J'entrai dans la voiture, où je pris place entre Louis et Paul. Je n'étais pas content. Oh ! la curiosité est une bien vilaine chose !

Arrivé sur la place, Paul fut obligé de me tenir par mon collier : M. Cossard et sa troupe circulaient au son de la grosse caisse et des fanfares ; une foule immense allait et venait. De chaque côté de la place sont des terrasses où se tiennent les marchands. On voyait monter et descendre des personnes, des enfants et des chiens ; une immense enseigne flottante représentait d'affreuses bêtes dont la vue me remplit de terreur. J'avais besoin de me rappeler avec quelle sollicitude mes maîtres veillaient sur moi. En entrant dans la rue Royale, je repris mon attitude fière et sérieuse, et malgré le bruit de la voiture j'entendais les éloges que chaque passant m'adressait. Les officiers surtout, en vrais connaisseurs, s'extasiaient sur ma bonne contenance et l'expression de ma physionomie.

Nous arrivâmes à l'hôtel du Faisan ; aussitôt un domestique se présenta pour me prendre tandis qu'un autre enlevait nos paquets.

Les enfants refusèrent pour moi les services de cet importun, et le marchepied étant abaissé, je descendis posément ; exemple qui fut suivi par Louis et Paul. Quant à ma chère petite Henriette, elle fut moins fière que moi et se laissa enlever par son papa. Je suis loin de l'en blâmer.

Un bel appartement, au premier étage, avait été préparé pour nous. J'en eus bien vite fait le tour et je visai tout d'abord un fauteuil bleu de ciel pour me coucher. Un large balcon, donnant sur la rue, me mit tout à fait de bonne humeur. Je pourrais prendre l'air sans sortir, faire mes petites observations sur les passants. Les propriétaires devraient bâtir toutes les maisons avec balcon ; rien n'est plus commode, plus sain pour les chiens, et, puisque nous payons des impôts, il me paraît tout à fait juste de tenir compte de nos goûts en construisant les maisons que nous sommes destinés à habiter.

Je n'ai pas de préventions : la cuisine du Faisan est bonne, et je n'eus à regretter pendant mes repas que la voix de Gothon.

Le fauteuil bleu était moelleux ; toutefois, mon sommeil fut agité. Je rêvai que je me promenais seul par la ville, que j'étais poursuivi ; je m'éveillai en mordant le bras du fauteuil.

Le voyage m'avait rempli de poussière, et il était urgent de faire ma toilette. Sylvie, fort occupée à servir tant de personnes, n'en finissait pas. Alors les enfants supplièrent M. Nelville de me confier à leurs soins, répondant du succès.

M. Nelville hésitait.

MADAME NELVILLE.

Laisse-les faire, Léon, c'est un jeu comme un autre ; et puis, ils aiment trop César pour le tourmenter.

Une explosion de joie accueillit ce décret.

Aussitôt les préparatifs commencèrent. Mlle Henriette déclara vouloir jouer un rôle dans la cérémonie.

Nous nous transportons tous dans la chambre de Sylvie. Un bassin minutieusement nettoyé, échaudé, de crainte que quelque voyageur n'y eût laissé la poussière de ses pieds, fut choisi pour me servir de baignoire.

Me voilà dans l'eau. À ma grande satisfaction, les trois enfants formèrent autour de moi une sorte de rempart. Oh ! je n'avais certes pas la moindre envie de leur échapper ! Est-il rien de plus charmant pour un bon chien que de se livrer à ses petits amis ?

L'opération commença avec succès et se termina de même. Henriette faisait ses recommandations, ne se croyant pas digne des fonctions que remplissaient ses frères. Quelle fut donc la joie de ma petite amie, lorsque Paul, disparu subitement, revint apportant en triomphe une éponge qu'il avait prise sur la toilette de son père !

PAUL.

Il faut qu'Henriette lui lave le bout du nez. Ce sera très amusant. Vous verrez !

Henriette ne se fit pas prier, et trempant l'éponge dans une eau fraîche et pure, elle me passa légèrement sur le nez l'éponge de son respectable père.

Je ne sais combien de fois mon nez eût été l'objet des tendres soins de ma petite amie, si une nouvelle proposition n'eût été faite par Paul. Il s'agissait de plonger la tête tout entière dans le bassin pour me donner des illusions de grande eau.

Cette idée eut un résultat dont le souvenir pourrait bien durer encore : chaque fois que je retirais ma tête de l'eau, je la secouais de façon à ce que mes petits amis reçussent une bonne pluie sur le visage.

La chambre retentissait d'éclats de rire.

PAUL.

Moi, j'en ai dans les yeux.

LOUIS.

Moi, dans les oreilles.

HENRIETTE.

Regarde, regarde, une goutte sur le bout du nez !

Et Henriette, dans son enthousiasme, levait les mains, secouait sa tête blonde, riait de tout son cœur.

Attirée par le bruit, Sylvie arriva et vit d'un œil moins satisfait sa chambre inondée. Elle allait probablement se fâcher, lorsque je détournai sa mauvaise humeur en lui présentant mes pattes l'une après l'autre pour la faire juge de la manière dont ma toilette avait été exécutée.

SYLVIE.

Décidément tu n'as pas ton pareil. Tu es la meilleure bête du monde. T'as bien vu que j'avais le cœur gros de ne pas te bichonner, et maintenant tu veux me faire entendre que tu ne t'en rapporte qu'à moi.

Elle s'assied, je monte sur elle et dans un redoublement de tendresse pour ma fidèle femme de chambre, je secoue violemment mes oreilles et arrose en plein visage la bonne Sylvie.

Vous la croyez bien fâchée, n'est-ce pas ?

« Il n'en ferait pas autant à tout le monde », s'écria-t-elle tout en s'essuyant.

De retour au salon, je fus soumis à un examen sérieux ; M. Nelville déclara qu'il pouvait me promener, me présenter partout.

Assurément j'avais bien bonne opinion de moi-même, mais l'admiration des passants étouffa le peu de modestie que j'avais conservée. Je me plaisais à m'entendre louer : « Oh ! le beau chien ! Le joli animal ! » Je m'arrêtais de temps à autre pour avoir le plaisir de m'entendre appeler par mon maître : César ! Et aussitôt j'accourais avec une démarche pleine de dignité et de grâce.

Notre visite chez le préfet n'eut pas l'heureux résultat que nous en attendions. Non pas que le préfet, homme sérieux et instruit, put méconnaître un seul instant la valeur d'un chien Barbet ; notre déception fut causée par la présence d'une dame pour qui la présence d'un chien était chose insupportable. En me voyant entrer, son front se couvrit d'un nuage, elle n'ajouta pas un mot aux éloges que le préfet et un jeune lieutenant me donnèrent. Mes exploits racontés ne semblèrent pas l'émouvoir, un sourire de pitié errait sur ses lèvres.

Ayant posé les pattes sur le bord de son ample robe, elle profita de la circonstance pour me donner un léger coup de parasol. Je poussai un cri perçant, simplement pour me venger. Vilain sentiment qu'on peut tout juste pardonner à un chien.

Mon ennemie devint fort rouge, ce qui, soit dit en passant, ne lui allait guère bien, ayant naturellement un teint fort vif.

La conversation fut suspendue. M. Nelville m'appela près de lui et je l'accablai de caresses pour montrer à la compagnie que je savais distinguer mes amis de mes ennemis. Le lieutenant, lui aussi, me dit un petit mot amical auquel je répondis de bonne grâce.

Au sortir de la préfecture, M. Nelville alla prendre les enfants pour nous conduire à la foire.

Mme Nelville s'approche de moi avec embarras et me dit : « Mon cher César, ne t'en déplaise, je vais t'attacher ce cordon de soie au cou ; nous ne pouvons, mon ami, t'emmener dans la foule sans prendre cette précaution. Tu le sais, petit coquin, ajouta-t-elle d'un air enjoué, un chien comme toi ne peut passer inaperçu ; tu serais infailliblement volé, livré à des mains indignes, et peut-être qu'avant huit jours tu courrais les rues avec ces misérables chiens sans nom et sans maîtres. »

Je répondis par des gémissements à Mme Nelville, qui affecta de prendre mes soupirs pour un consentement.

Nous voilà partis.

À peine arrivés sur la place, je reconnus combien la prudente sollicitude de la mère d'Henriette était nécessaire. Ce que j'ai le plus redouté dans ma vie, ce n'est pas d'être battu, d'être crotté, comme on pourrait le croire ; non, je redoutais par-dessus tout d'être acheté par un Anglais. Or, la ville de Tours, à cette époque, était le rendez-vous de ces étrangers. Une dame et sa fille se promenaient chaque jour sur le mail avec un superbe caniche blanc, que j'aurais pu prendre pour mon frère ; je ne pouvais échapper aux regards de ces dames ; elles me firent suivre et eurent la hardiesse de faire demander à Jacques si M. Nelville consentirait à se séparer de moi. Jacques reçut fort mal le chargé d'affaires de ces dames.

Cette démarche imprudente eut l'inconvénient de faire raccourcir ma laisse.

Les marchands de la foire se tiennent sur deux terrasses séparées par une place encombrée de barraques : figures de cire, Polichinelle, bêtes curieuses, cirque, tours de force et autres choses fort ennuyeuses pour un chien. Le matin, les dames de la ville font leurs emplettes et se promènent dans l'après-midi. C'est le rendez-vous des élégantes. Jamais un chien de campagne ne pourrait imaginer toutes les recherches de ces dames : falbalas, rubans et dentelles. Allez donc mettre les pattes sur tout cela, et vous serez bien reçu !

Après avoir fait le tour des boutiques, acheté des joujoux : balles, toupies, cerceaux et soldats pour Paul et Louis, une poupée dont le visage devait être lavé et essuyé chaque jour, M. Nelville se dirigea vers la barraque aux figures de cire : « Les chiens n'entrent pas, monsieur. »

M. NELVILLE.

Mais s'ils payent.

L'HOMME.

Monsieur... ce serait peut-être différent.

M. NELVILLE.

Eh bien ! il ne sera pas dit que César reste à la porte.

Mon bon maître paya pour moi, et j'entrai triomphant ; mais pas aussi triomphant que l'étaient Paul, Louis et Henriette. Mon importance leur en donnait.

PAUL.

Il n'y a pas un seul chien qui paye sa place, qu'ils essayent, et ils verront !

Mais, ô surprise ! cette galerie représente un drame dont le héros est un chien.

M. NELVILLE.

Mes enfants, je ne pouvais réellement pas laisser César à la porte. L' homme aux figures de cire va vous le prouver.

L'HOMME AUX FIGURES DE CIRE.

Messieurs, mesdames, encore quelques instants de patience, et l'on va commencer. Entrez, entrez voir le chien de Montargis. Ce chien incomparable...

Je suis forcé d'avouer au lecteur que je crus qu'il s'agissait de moi. Ici, j'en conviens, mon intelligence fut en défaut, et je reconnais que l'amour-propre m'égara. Avec un peu plus de modestie et de réflexion, je n'aurais pas eu la sotte pensée de croire que le chien de M. Nelville pût être montré à la foire pour de l'argent.

L'HOMME AUX FIGURES DE CIRE.

Messieurs, mesdames, à l'aide de ces personnages historiques, je vais vous raconter des choses terribles et étonnantes. Voici le roi Charles V, puis le chevalier Aubry de Montdidier, seigneur de la cour ; ici, messieurs et mesdames, attention ! Le chevalier Macaire, un méchant homme, jaloux de l'amitié que le roi Charles V (il touchait chaque figure avec son bâton) avait pour le seigneur Aubry, eut la méchante pensée de commettre un crime. Un jour donc, se trouvant seul dans la forêt de Bondy (j'entendis Baudry et je jappai, on me fit taire), il tua le pauvre seigneur Aubry, l'enterra et retourna à la ville.

Messieurs et mesdames, vous le savez, tous les crimes sont tôt ou tard connus en ce monde, et cette fois-ci ce fut un chien, noble et fidèle bête, qui fit découvrir l'assassin.

Oui, le chien que voici, messieurs et mesdames, resta couché sur la place où était son maître. Regardez-le, ce chien, lévrier de race, modèle de fidélité et de dévouement. »

Je m'avançai, malgré tous les efforts de M. Nelville pour me retenir, et j'aboyai de toutes mes forces. Le récit de l'homme aux figures de cire fut suspendu pendant quelques minutes. Ce chien avait vraiment l'air en vie. M. Nelville était contrarié, le maître était ravi, car il était artiste, et jamais il n'avait reçu d'aussi forts compliments que mes aboiements accompagnés de regards, de sauts, de tournements pleins d'agitation. Malgré tout mon désir de devenir plus modeste, je ne puis m'empêcher de dire que cette petite représentation donnée par moi ravit les spectateurs, et que les figures de cire perdirent considérablement de leur importance ce jour-là.

L'HOMME AUX FIGURES DE CIRE.

Messieurs, la fidélité n'empêche pas d'avoir faim. Aussi, la bonne bête fut-elle contrainte de retourner à Paris chez les amis de son maître demander à manger tout en gémissant ; mais ils prirent ces gémissements pour des regrets ordinaires.

Cependant ce manège d'allées et venues continua pendant quelque temps, et finit par être observé. On suivit le chien dans la forêt, on le vit s'arrêter sur un endroit qui avait été fraîchement remué ; on fouilla, et le corps de Montdidier fut reconnu.

Plus de doute, messieurs, mesdames, un crime avait été commis. Ce n'est pas tout, le fidèle chien vengera son maître : ayant rencontré l'assassin, il se jeta sur lui avec une telle rage, que les soupçons commencèrent à s'éveiller. L'expérience fut renouvelée, toujours avec le même succès. Le chien, paisible au milieu de la foule, apercevait-il Macaire, il redevenait furieux, sautait sur le meurtrier de son maître. Il n'était question dans tout Paris que de cette histoire, si bien que le roi Charles V y donna son attention, et le chevalier Macaire fut pendu.

Quant au chien, témoin précieux de cette grave affaire, il a passé à la postérité, messieurs, mesdames, sous le nom de chien de Montargis, parce que c'est près de la ville de Montargis que se passa le drame auquel prirent part les personnages ici présents sous vos yeux.

Cette histoire m'intéressa peut-être plus que les spectateurs. Un chien représenté à la foire comme un héros après des centaines d'années !

En sortant de là j'étais tellement exalté, que M. Nelville fut obligé de prendre la laisse des mains de sa femme : j'étais comme un lion. Je regardais chaque passant, le croyant un assassin prêt à se jeter sur mes maîtres. Si Mme Nelville et Henriette s'arrêtaient devant une boutique, je ne voulais plus avancer, je ne marchais qu'entouré de la famille.

Cette humeur guerrière dura tout un jour, puis je repris ma gaieté et mon entrain.

Au moment où j'aspirais le plus à donner des preuves d'attachement à mes maîtres, je fis une escapade dont ils furent fort affligés. Oui, voilà comment sont les chiens : ils rêvent des exploits, brûlent de se dévouer, de s'entendre appeler bon chien, fidèle serviteur, et ils font des sottises. Que pensez-vous de cela, mes petits amis ?

V -- Une nouvelle connaissance. -- Étourderie. -- Bon cœur d'Henriette. -- Le Chêneau. -- Je rends un service remarquable à mon maître. -- Le livre de famille.

Un matin, le garçon de l'hôtel étant entré au salon où je sommeillais encore, sortit et laissa la porte entrouverte. Je me lève précipitamment ; je passe mon nez : le corridor est désert. Je m'élance, et me voilà dans la rue Royale courant comme un insensé.

J'arrive sur une jolie place. Que vois-je ? le chien des dames anglaises, seul aussi, lui, au beau milieu de la place.

Notre étonnement fut extrême. J'avouai à mon nouvel ami qu'habitué à respirer l'air embaumé du matin, je n'y avais pas tenu, et que, bien certain de retrouver mon hôtel, j'avais voulu me dégourdir les pattes.

LUI.

Moi, mon cher, je suis conduit ici tous les matins par une jeune étourdie pour faire un peu d'exercice. Tu vois comme je suis gardé ! Heureusement que le chien de Mme Linam est bien connu, et je ne crois vraiment courir aucun danger.

Causons, mon ami, pendant que mon infidèle gardienne prend les nouvelles du quartier.

MOI.

Es-tu content de ton sort ?

LUI.

Tant s'en faut ! Je mène une vie méthodique, qui m'ennuie extrêmement. Jamais le plus petit impromptu ne vient rompre la monotonie de mes journées : toilette à huit heures ; déjeuner à neuf heures ; faire mine d'aimer le thé pour plaire à ces dames ; dormir à une heure, que j'en aie envie ou non ; seconde toilette, comme ces dames à deux heures ; promenade jusqu'à cinq heures. Dîner ; lecture des journaux ; visites graves et sérieuses. Jamais la vue d'un enfant ne vient m'égayer : aussi, je suis vieux avant l'âge.

MOI.

Quel âge as-tu ? On peut se dire cela entre chiens.

LUI.

J'ai quatre ans, et certes on pourrait m'en donner huit.

MOI.

C'est terrible de toujours vivre en société de grandes personnes. Moi, j'ai une famille charmante : deux bons garçons, une petite Henriette, que j'ai eu le bonheur de retirer d'un étang où elle se serait infailliblement noyée ; des parents excellents, qui ne croient pas nécessaire de gâter leurs enfants parce qu'ils les aiment ; des domestiques doux, complaisants... je t'afflige...

LUI.

Non, mon ami ; j'apprécie ton heureux sort sans l'envier. Cette petite conversation me fait du bien. Puisque cette bavarde de Gertrude n'en finit pas, allons faire un tour de mail. Je te reconduirai. Il y a peu de jours, nous sommes allés faire visite à un membre du Parlement, à ce même hôtel que tu habites. Ne crains rien, je sais le chemin.

Nous voilà donc partis. Hélas ! j'oubliais mes fidèles amis pour une nouvelle connaissance !

Plein de compassion pour mon camarade, je lui proposai de jouer. Il accepta volontiers la partie. Aussitôt dit, aussitôt fait : remparts escaladés à qui mieux mieux, cache-cache, batailles pour rire, oreilles mordillées, roulement sur l'herbe, aboiements joyeux, niches et caresses, nous sentions nos cœurs battre l'un contre l'autre. Enfin, il fallut respirer un peu. La conversation reprit :

MOI.

Sais-tu l'anglais ?

LUI.

Juste ce qu'il en faut. Cette langue m'écorche les oreilles, mais j'apprendrais plutôt le chinois que de me mettre dans la cas de désobéir. C'est un défaut qu'on ne peut reprocher à notre espèce.

Miss Gertrude doit être dans un bel état. À vrai dire je n'en suis pas fâché : confier un chien comme moi à une étourdie ! Qu'ai-je besoin d'aller chaque matin comme un niais sur la place ? -- La maison est bien assez grande ! Peut-être mon escapade apportera-t-elle quelque changement au règlement de ma journée.

MOI.

Je conçois que l'embarras de Miss Gertrude t'amuse ; mais tu me fais songer à la peine que mon absence peut causer à mes chers maîtres. Je me suis mal conduit. Ramène-moi bien vite, mon cher. Mon plaisir est fini.

LUI.

Partons. Il faut courir de toutes nos forces, autrement nous pourrions être pincés par quelque amateur.

Une, deux, trois, et Snapp partit comme une flèche ; je le suivais. Les passants s'arrêtaient pour nous regarder, se demandant, sans aucun doute, comment deux chiens de notre qualité pouvaient courir ainsi par les rues.

Au bout de cinq minutes nous étions à la porte de l'hôtel. Je remerciai Snapp de sa politesse et du plaisir qu'il m'avait procuré. Il me tendit la patte pour me donner un shake hand ; mais je ne compris qu'après son départ, qu'élevé à l'anglaise, il avait des habitudes ignorées par moi, pauvre campagnard.

Mon entrée ne fut pas triomphante : je grattai à la porte du salon. Henriette, Paul et Louis s'écrièrent en même temps : le voici, le voici !

Je souhaitai le bonjour à tout le monde avec un redoublement de tendresse. Ce n'était pas seulement pour me faire pardonner ma faute. Non, j'étais vraiment heureux de retrouver mes chers amis et de faire cesser leur inquiétude.

M. Nelville s'était rendu sur la place, espérant m'y trouver. Il rentra et sa physionomie s'épanouit. Je me couchai à ses pieds pour lui demander pardon.

M. NELVILLE.

Non, monsieur César, vous n'en serez pas quitte à si bon marché. Vous allez recevoir quelques coups de fouet pour vous guérir de pareilles fantaisies.

LES ENFANTS.

Oh ! papa ! ne battez pas César ; voyez comme il a du regret ! Je vous en prie, papa.

M. NELVILLE.

Je veux arrêter du premier coup de pareilles idées d'indépendance.

Je m'aplatissais de plus en plus.

M. Nelville passa dans sa chambre et revint avec une petite cravache à la main.

À la vue de l'instrument de mon supplice, je courus vers Henriette pour chercher un refuge, une défense. La chère enfant posa ses petites mains sur mon dos et se mit à pleurer :

J'étais sauvé !

En cette circonstance, comme en bien d'autres, je remarquai combien la sensibilité des petites filles l'emporte sur celle des garçons.

Paul et Louis m'aimaient, et pourtant ils n'étaient nullement effrayés d'assister à la correction appliquée au compagnon de leurs jeux. Ils éprouvèrent une sorte de déception en voyant leur père désarmé par les larmes d'Henriette.

Cependant, la bonne et indulgente Mme Nelville insista pour que mon vagabondage ne restât pas sans punition : la laisse fut passée à mon collier, et je restai attaché à l'espagnolette de la fenêtre du balcon pendant deux heures, tout seul, comme un méchant drôle dont la compagnie pouvait être dangereuse pour des enfants bien élevés. Je fus extrêmement sensible à cette marque de mépris.

Avec quelle impatience j'aspirais au moment où il me serait permis de racheter ma faute par une action honorable !

Le surlendemain de mon équipée, un ami de la famille nous emmena tous à sa maison de campagne.

Le Chêneau n'est point comparable à Baudry, c'est une jolie maison près de la rivière du Cher (vous devez connaître ça), il y a de belles prairies et des vaches, des bois où nous allions en société de nos aimables hôtes faire des goûters sur l'herbe. Les grandes personnes causaient pendant que nous prenions nos ébats.

Un jour, j'étais dans la chambre de M. Nelville qui se disposait à faire sa toilette pour le dîner, lorsque tout à coup il dit en fouillant dans sa poche : « Tiens, j'ai perdu ma tabatière. » (Je ne puis vous cacher que mon maître a la faiblesse de prendre du tabac.)

Je regarde mon maître pour solliciter une explication.

M. NELVILLE.

Oui, mon pauvre César, j'ai perdu ma tabatière. (Il fouillait toujours dans ses poches.) Je l'aurai laissée dans le bois, près du petit pont, là où nous nous sommes assis.

J'agitai fortement ma queue tout en me dirigeant vers la porte. M. Nelville ouvrit, et je courus en toute hâte vers l'endroit d'où nous venions. Je sortis par une petite porte de côté, dans la crainte que Paul n'eût l'idée de m'accompagner et ne m'enlevât par sa complaisance la moitié du plaisir que je me promettais.

Il y a, dit-on, une bonne lieue et demie de la maison au bois. J'y arrivai sans encombre et j'eus le bonheur de trouver non seulement la tabatière de M. Nelville, mais encore le mouchoir de Paul. J'enveloppai tant bien que mal la tabatière dans le mouchoir et je revins triomphant près de mon maître qui me prodigua caresses et compliments.

Ce trait fit oublier à tout jamais mon escapade ; je fus proclamé le plus intelligent, le plus dévoué des chiens.

Mme Nelville avait la bonne, ou la mauvaise habitude (je ne m'établis pas juge) d'écrire sur un beau livre toutes les bonnes actions ainsi que tous les jolis mots de ses enfants. À partir du jour où je rapportai la tabatière de mon maître, il fut décidé que les exploits de César figureraient sur le livre de la famille (c'est ainsi qu'on l'appelait).

Cette idée me parut extrêmement sage. Le chien de la maison est l'ami des enfants ; un ami qui leur donne l'exemple de l'obéissance, du respect envers les maîtres ; il est leur gardien fidèle et mourrait au besoin pour les défendre.

De retour à la ville, Henriette, ma petite chérie, eut un peu de fièvre ; il n'en fallut pas davantage pour inquiéter son père et sa mère. On fit demander bien vite un vieux médecin ami de la famille.

Il arriva aussitôt, et malgré la douce gravité de sa physionomie, je fus fort mécontent de le voir approcher du lit d'Henriette où j'étais installé pour la distraire ; mais lorsqu'il prit le bras de la petite pour lui tâter le pouls, j'allongeai mon museau sur le bras d'Henriette pour faire obstacle à la main du bon docteur. Il rit beaucoup de ma défiance, ne me brusqua point et supporta encore le lendemain mon manège.

À la réflexion, j'ai fait là une chose ridicule, et je ne sais pourquoi Mme Nelville l'a consignée dans son beau livre.

Un mouvement de jalousie, peut-être, m'avait porté à cette action. Plus tard, je m'en fis un jeu. Paul et Louis venaient tâter le pouls à leur petite sœur, et rien n'égalait leur joie lorsque j'intervenais avec mon museau. Je conçois le plaisir qu'éprouvent les personnes à parler ; moi, pauvre chien, pauvre Toutou , comme dit Henriette, je trouve un secret plaisir à m'entretenir avec moi-même. Je n'en veux plus à Jacques d'avoir renoncé à faire des visites. Peut-être la pensée d'écrire mon journal ne me serait-elle pas venue à l'esprit une autre fois.

Bonsoir, cher lecteur, demain, si j'en ai le loisir, je reprendrai la suite de mon récit.

VI -- Illusion du retour. Un accident. -- M. Bonard. -- Un camarade. -- Ma compassion pour lui. -- Je le conduis chez M. Bonard. -- Voyage à Paris. -- L'Exposition. -- Mon barbier. -- J'obtiens un prix.

Je vis les apprêts du retour avec autant de plaisir que j'avais vu ceux du départ.

Je n'emportais qu'un regret, celui de laisser Snapp ; j'avais encore mille choses à lui dire, voire même de petits conseils à lui donner.

En faisant nos visites d'adieu, je le cherchai.

Henriette, tout à fait remise, s'aperçut de mon agitation et me demanda ce que je voulais.

C'est une grande privation de ne pouvoir parler. Ah ! si j'étais petit garçon ! je ne dirais que d'aimables choses ! Je répondrais toujours poliment à ma bonne.

Si vous saviez, mes enfants, ce que je souffre de ne pas dire merci lorsqu'une main amie ou étrangère met à ma disposition une bonne pâtée ! Aussi ai-je inventé un geste pour exprimer ma reconnaissance : je pose la patte droite sur le bras de la personne qui me sert. Quelquefois je suis compris : Gothon me dit : « Oui, oui, César, tu me remercies ; je comprends... tu es une bonne bête, et il y a bien des gens en ce monde qui feraient leur beau dimanche de ton esprit. »

Mais tout le monde ne me comprend pas comme ma chère Gothon, et j'ai eu souvent, hélas ! le chagrin d'entendre interpréter ma politesse par ces mots : « Est-il drôle ce chien-là, quand on lui apporte la pâtée, il vous met la patte sur le bras ! » Oui, drôle ! manants, rustres. Je gagerais que vous ne savez pas dire merci, vous !

Le lecteur sait sans doute depuis longtemps que les accidents arrivent au moment où l'on y pense le moins. Moi, j'ai appris cela à mes dépens.

Par une condescendance bien naturelle à des parents, M. et Mme Nelville consentirent à rester un jour de plus. Il s'agissait de voir une représentation de marionnettes italiennes, des Buratini , comme les appelait celui qui en faisait les honneurs. Il y avait foule sur la place ; malgré la sage direction qui m'était donnée par Mme Nelville, je me trouvai attardé un instant et dans mon empressement à rejoindre la famille, je ne m'éloignai pas assez vite d'une petite charrette à bras ; une des roues me passa sur la patte gauche et mes cris douloureux rappelèrent aussitôt mes bons maîtres près de moi.

Je boitais horriblement : l'intérêt était général. Paul parvint à me faire comprendre qu'il était utile de me laisser porter par lui chez un habile vétérinaire qui me donnerait tous ses soins.

Les douleurs que je ressentais étaient si vives, que je m'abandonnai dans les bras de Paul ; ne m'inquiétant plus d'avoir les molles allures d'un Bichon ou d'un Roquet : la souffrance rabat l'orgueil.

M. Bonard, auquel le soin de ma patte fut confié, était compatissant. Je ne crois pas qu'une main d'enfant eût été touchée plus délicatement. Il lava, banda ma plaie et vint me voir jusqu'à parfaite guérison.

Comme j'allais très bien, les enfants étaient tout consolés d'un accident qui leur avait permis de faire ample connaissance avec les Buratini . Il ne fut question dans toute la ville que de mon accident : le beau caniche de M. Nelville a eu la patte écrasée, disait-on ; ils sont désolés. On ne s'abordait pas dans un salon, à la foire, sans parler de moi.

J'eus le bonheur d'entendre dire à des officiers, véritables connaisseurs, qu'il était impossible de voir trace de l'accident ; ma démarche avait conservé toute sa grâce.

Un matin, j'étais sur la porte attendant M. Nelville, lorsqu'un chien errant passa près de moi en poussant des cris affreux, qui renouvelèrent le souvenir de mes souffrances. Ce pauvre diable, lui, avait une patte cassée ; il la tenait en l'air et se traînait sans que personne daignât lui porter secours.

Ému de compassion, j'oubliai absolument mon cher maître, et j'emmenai le pauvre blessé chez le brave homme qui m'avait si bien traité.

Arrivé à sa porte, je grattai fortement à plusieurs reprises. Il vint ouvrir lui-même, me souhaita le bonjour avec tendresse ; il crut que je venais prendre encore une petite consultation ; mais j'attirai son attention sur mon camarade resté honteusement derrière moi, en attendant le résultat de ma démarche.

« Pauvre bête, dit-il en faisant approcher le malade. C'est affreux ! Tu ne m'as pas l'air d'un mirliflore ! n'importe, le protégé de César trouvera l'hospitalité chez moi ; oui, pauvre chien, je te soignerai comme le chien d'un général, et si tu n'as pas de maître, tu resteras avec nous. »

J'étais content, heureux, et je le fus mille fois plus encore lorsqu'au moment de sortir j'aperçus mon maître.

M. NELVILLE.

César, c'est trop fort ! Tu es un chien incomparable.

M. BONARD.

C'est ce que j'ai vu de plus extraordinaire, monsieur, c'est plus que de l'esprit, c'est du cœur. Il faut envoyer le récit de cet acte d'intelligence au rédacteur du Journal d'Indre-et-Loire.

M. NELVILLE.

Assurément, ce ne sera pas la première fois que le nom de César y figurera.

Et mon histoire, ma plus belle histoire, fut encore racontée.

Je prenais de l'importance de jour en jour ; j'étais loin cependant de m'attendre à faire un voyage à Paris.

Nos paquets étaient prêts, lorsque M. Nelville reçut une lettre qui changea tous ses projets et les miens. Il y avait une exposition de chiens à Paris et l'ami de mon maître regardait comme impossible que je n'y eusse pas ma place.

Les garçons étaient ravis à la pensée de me voir figurer dans une réunion illustre de la race canine. Ils m'expliquèrent ce que c'était qu'une exposition , la gloire qui leur en reviendrait ainsi qu'à moi.

Cette explication était nécessaire ; il y a quelques mots dont je ne saisis pas bien le sens ; mais, soit manque d'intelligence (ce qui n'est guère présumable), soit l'influence de mes goûts campagnards, ce voyage me déplaisait. M. Nelville mit fin à ses incertitudes, il embarqua la famille pour Baudry.

Henriette me fit les plus tendres adieux ; Mme Nelville rappela toutes les précautions à prendre pour moi dans une ville comme Paris, et Gothon déclara que le premier barbier de la capitale ne saurait pas s'en tirer pour faire ma toilette d'une manière convenable.

J'avais le cœur gros en quittant mes petits amis ; la perspective du grand monde ne me consolait nullement de perdre de vue pendant huit ou dix jours nos bois, nos étangs et nos cascades. Il fallait renoncer à cet air pur de la Touraine, et à mes courses dans la prairie qui précède la grande cour du château ! Je me demandais aussi ce qu'il en adviendrait si des voleurs faisaient quelques tentatives pour pénétrer dans le château en l'absence de M. Nelville. Mon imagination était remplie d'histoires plus lugubres les unes que les autres.

M. Nelville n'ignorait pas ce qui se passait en moi ; il redoublait de tendresse et se plaisait à nommer ses enfants pour avoir le plaisir de m'entendre exécuter mes petits aboiements.

Je vais vous dire une chose très forte ; il faut pourtant me croire : M. Nelville aurait renoncé au voyage plutôt que de me placer en compagnie de chiens étrangers. Il obtint, non sans peine, de me prendre avec lui sur l'impériale du wagon. Voilà jusqu'où peut aller l'affection d'un bon maître pour un chien fidèle.

Je me conduisis extrêmement bien pendant le voyage : pas de frayeur, pas de caprices ; une discrétion et une tenue parfaite. Je descendais comme tout le monde au buffet, faisant mes petites affaires sans embarras ; flairant les enfants que je rencontrais sur mon passage ; non pas que je les prisse pour Louis, Paul et Henriette, non vraiment, mais cette consolation illusoire plaisait à mon cœur attristé.

Jamais je n'oublierai ma stupéfaction en arrivant à la gare de Paris ; je tremblais, je gémissais au milieu de tout ce tapage. Ces regards indifférents m'intimidaient. Voilà le danger de vivre dans la solitude.

« Ah ! dit un commissionnaire, en v'là un de voyageur qui vient pour l'Exposition. »

Plusieurs chiens me toisèrent de la tête aux pieds, mais aucun ne s'avisa de me demander d'où je venais. Nous fûmes bientôt en voiture, et sans perdre un instant, je mis la tête à la portière. Mes impressions furent très agréables.

Un peu étourdi par le voyage, je me couchai de bonne heure et ne m'éveillai que le lendemain. Les campagnards se négligent tous plus ou moins, et j'avais suivi ce mauvais exemple.

Une seule fois dans ma vie j'avais été tondu, et par un artiste si vulgaire, que mes maîtres avaient préféré me laisser dans ma riche fourrure ; mais le temps du laisser-aller était fini, et le premier soin de M. Nelville fut de chercher un tondeur de renom.

Un homme peu plaisant, à l'air blasé, rasa mon dos, me laissant une ample pèlerine sur les épaules. Une espèce de bordure tracée au bas de mes reins tranchait admirablement bien avec ma peau rose tachetée de noir ; mes jambes étaient dégagées de façon à me faire croire que je portais culotte courte ; les poils abondants de ma tête artistement ramenés et peignés donnaient à ma physionomie un air vraiment imposant que l'artiste déclarait n'avoir jamais vu à aucun chien.

Cette grave opération prit toute la matinée.

M. Nelville m'approcha de la glace ; je fus ravi de ma personne : mes moustaches lisses, mon museau noir se détachant sur un fond rose, tout cela me parut si merveilleux, qu'oubliant mon dégoût pour l'Exposition, je m'adjugeai d'emblée le premier prix.

Le jury me fit l'accueil le plus flatteur, mais il me décerna seulement le second prix parce que les Barbets blancs sont moins rares que les noirs : étrange justice qui préfère le noir au blanc !

Je fis mon entrée le lendemain au Cours-la-Reine où se tenait l'Exposition. Ce quartier, tout nouveau alors pour moi, est trop connu du lecteur pour que je lui en parle.

Je demeurai stupéfait à l'aspect d'une si belle assemblée canine : grands et nobles chiens, petits chiens ; ceux-ci noirs, ceux-là blancs, d'autres fauves, frisés, lisses, doux, hargneux, un monde enfin !

Chacun de ces chiens était conduit par son maître. Je compris bien vite l'importance de cette exposition. Tout alla bien jusqu'au moment où il fallut prendre place sur une espèce d'estrade et me laisser attacher comme un vil malfaiteur.

J'étais au désespoir, et pourtant je me soumis, puisque telle était la volonté du maître !

M. Nelville resta assez longtemps à causer avec moi. Il me caressait, m'encourageait par toutes sortes de bonnes paroles ; puis il s'éloigna en me disant : « À ce soir, César. »

Ma douleur fut extrême en voyant mon maître s'éloigner ; je pleurais comme un enfant.

Le gardien, qui m'avait pris en affection à la suite d'un petit entretien avec mon maître, eut un soin tout particulier de ma personne.

La foule ne tarda pas à s'arrêter devant moi. J'étais étourdi de compliments. Oh ! qu'il se trompe celui qui croit que les louanges, la gloire même peut suffire au bonheur d'un chien ! Et pourtant j'étais l'objet d'une admiration générale. Parisiens, provinciaux, hommes et femmes conspiraient contre ma modestie. Les enfants poussaient des cris de joie. Plus d'une petite main échappant à l'œil du gardien m'a fait une caresse, et quand un petit doigt rose s'avançait, je le léchais en pensant à Henriette.

Oh ! que je m'ennuyais loin de mon maître ! J'aurais fait des folies, peut-être me serais-je laissé mourir de faim, si je n'avais été voisin d'une chienne qui se couvrait de ridicule par ses plaintes et ses pleurs incessants. On ne put la laisser, sous peine de compromettre la tranquillité publique.

La déraison de ma voisine me rappela à moi-même : « Allons, César, me dis-je, montre-toi digne du prix que tu as eu la gloire de remporter ; songe à la joie qu'en éprouve ton maître. »

Ce petit monologue me raffermit le cœur.

Le soir, lorsque M. Nelville vint me chercher, je me livrai à un tel excès de joie, qu'un cercle de curieux se forma autour de nous.

« Pauvre bête, disait une belle dame, c'est vraiment touchant ! » Et chacun de répéter : « C'est vraiment touchant ! est-il beau ! » Qu'auraient-ils dit ces bons Parisiens, s'ils avaient été témoins de mon retour à la maison. Je sautais, je pleurais, j'appelais, ma voix avait des accents de tendresse inconnus de moi-même.

J'étais d'autant plus joyeux que je me croyais revenu de l'exposition pour n'y plus reparaître, car, mes petits amis, les chiens ne songent point au lendemain, ils n'ont que le souvenir du bienfait. Je dînai comme un gros sans souci, et après une petite promenade sur le boulevard, je me couchai pour ne me réveiller qu'au point du jour. Mon sommeil fut extrêmement calme ; pas de rêves, une respiration douce et égale.

M. Nelville, au risque de faire de moi un fat, confia ma toilette à un jeune barbier du voisinage. C'était un garçon de bon sens et d'esprit : loin de se guinder, il prit la chose en riant, s'enquit de mon nom et ne manquait pas de me dire du ton le plus respectueux : « César, tournez la tête par ici ; César, levez-vous, donnez la patte ; César, vous êtes un chien admirable ; la tête la mieux poudrée ne pourrait soutenir la comparaison avec la vôtre. »

M. Nelville, bien entendu, était présent ; il était enchanté du barbier et le payait fort bien. Le jeune artiste promit de venir chaque jour me faire un brin de toilette. J'étais une pratique digne de tous ses soins, et ma jeune tête avait plus de prix à ses yeux que toutes les respectables perruques du quartier.

Les préparatifs de la promenade m'égayent toujours singulièrement. Ce jour-là je poussai l'entrain jusqu'à ouvrir la porte.

Quelle fut donc ma douleur, mes petits amis, lorsqu'étant monté en voiture, je m'aperçus que nous prenions le chemin de l'exposition !

J'eus un véritable accès de désespoir ; je voulais me jeter par la portière. La parole de mon maître, tour à tour impérieuse et tendre, ne pouvait me rendre la raison. Je gémissais, j'aboyais... je montrais les dents à celui qui m'aimait, me nourrissait, m'instruisait depuis que j'avais quitté ma mère ! Il faut me pardonner. J'étais fou de douleur.

M. Nelville s'attendait à de nouvelles scènes lorsqu'il s'agirait de reprendre ma place à l'exposition.

Eh bien ! pas du tout. Je m'assis tranquillement et je tournai le dos à la société ; mais César est un chien raisonnable. Je rougis de ma mauvaise humeur, et je montrai ma belle tête aux passants.

Non loin de moi étaient des chiens enchantés d'être à l'exposition. Les bichons et les Kings Charles surtout siégeaient sur de moelleux coussins, faisant des mines coquettes très drôles à observer pour un chien philosophe.

Les exposés étaient soutenus par un sentiment d'orgueil qui leur faisait oublier leur détention ; les vétérans, c'est-à-dire ceux qui avaient déjà obtenu des médailles à l'étranger, semblaient dire aux autres : « Voyez cette timbale d'argent suspendue au-dessus de ma tête, elle m'a été décernée au concours de Londres ! »

César n'a jamais rien compris à ces sentiments de vanité. Ah ! s'il s'agissait de dévouement, de courage, c'est autre chose ! J'arriverais le premier au but. Mais être séparé de ceux que j'aime pour être déclaré le plus beau chien de mon espèce, je n'en suis plus.

Une idée fixe m'absorbait : que se passait-il au château de Baudry ? Que devenaient les récréations d'Henriette ? Je n'étais plus là pour les égayer. Je ne croyais pas qu'il fût possible de faire une promenade agréable sans moi. Qui donc porterait le petit panier rempli de mousse fraîche ? Et le bâton que Paul jetait dans l'étang, je n'étais plus là pour aller le chercher. Enfin je sortis victorieux de l'exposition. Jamais l'avenir ne m'avait paru si beau, mes projets plus doux ; j'aspirais au bonheur de la famille : un instant d'étourderie m'enleva tout cela.

VII -- Dangers de la liberté. -- Delphine. -- Un intérieur pauvre. -- Ce que peut la misère. -- Le dernier vol. -- Thérèse et Alphonse.

Quelques heures de captivité m'avaient rendu fou d'indépendance. Dès qu'une porte s'ouvrait, je courais voir ce qui se passait hors de la chambre. Le plus souvent, il ne se passait rien du tout, et je revenais confus de ma curiosité.

À la promenade, M. Nelville était fort mécontent de moi. Il était sans cesse obligé de me rappeler à l'ordre : je flânais devant les boutiques, j'entrais dans les passages, me plaisant à disparaître un instant pour revenir avec plus d'empressement vers mon maître.

La veille de notre départ (car nous recevions des lettres pressantes), au coin du boulevard et de la rue Montmartre un embarras de voitures m'éloigna forcément de M. Nelville. Une femme mal mise s'approcha de moi ; déjà j'étais parti, lorsqu'elle me fit signe de revenir prendre un os dont l'odeur m'attira. Au moment où j'ouvrais la bouche, elle me musela, ses mains sales et maigres s'attachèrent à mes flancs : m'envelopper d'un châle et disparaître, tout cela fut l'affaire d'un instant.

Histoire ! dit le lecteur. Est-il croyable qu'un chien qui a joué un rôle à l'exposition se promène sans laisse ?

Lecteur, tu m'étonnes : ne sais-tu pas que l'imprudence est de tous les âges, de tous les temps ? Eh bien ! oui, je ne cacherai pas la faute de mon excellent maître. Il tenait la laisse à la main, négligeant d'en faire usage. Malgré toute la facilité avec laquelle j'exprime ma pensée, je ne puis dire ce qui se passa en moi au moment où je perdis ma chère liberté. J'étais volé ! qu'allait-on faire de moi ? Un savant ? Un serviteur, dont la tâche dépasserait les forces ? Ah ! toute mon ambition eût été de tenir l'écuelle du pauvre aveugle !

Pardonnez à mon égoïsme. Je pensai d'abord à moi, puis je pensai à mon maître, à son désespoir, aux reproches qui l'attendaient, aux larmes que répandraient les enfants, ou tout au moins Henriette !

Le côté moral de ma position ne m'effrayait pas moins : la pensée de vivre avec des voleurs me donnait le frisson ; moi, qui n'avais eu que de bons exemples de ma mère et de la famille Nelville, pouvais-je répondre de ne pas compromettre mon excellente éducation ? Ces voix douces, ces paroles honnêtes, ces manières comme il faut allaient être remplacées par tout ce qu'il y a de plus vulgaire.

Désespéré, effrayé du danger dont j'étais menacé, je pris la résolution de me laisser tuer plutôt que de manger pour vivre.

Un certain temps s'écoula, et après avoir monté enfin un nombre infini de marches, la femme frappa à une porte. Un enfant vint ouvrir.

L'ENFANT.

Oh ! mère, le père gronde parce que tu n'es pas là ! Il demande la soupe, et moi je suis trop petite pour la faire chauffer. Mère, j'ai bien peur !

LA FEMME.

Sois tranquille, Hortense, j'ai de quoi mettre le père de bonne humeur.

L'enfant entrouvrit le châle et m'aperçut : -- un chien ! Oh ! qu'il est beau !

La mère entra et prévint la colère de son mari en me faisant paraître : -- vlà ma journée à moi, qu'en dis-tu ?

LE PÈRE.

Que tu es une misérable, et qu'il eût mieux valu demander un secours au maître de ce bel animal, que de lui voler son chien.

LA FEMME.

Tant pis pour lui : on tient son chien dans la foule ; faut être bien innocent pour ne pas savoir ça !

HORTENSE.

Il a un collier ! peut-être son nom est-il écrit dessus ?

Hortense était une petite fille de huit ans, pâle, maigre ; ses beaux yeux noirs s'animèrent en me voyant. Elle s'approcha de moi, me dit quelques paroles affectueuses auxquelles je ne répondis rien.

LA MÈRE.

Veux-tu te taire, bavarde !

LE PÈRE.

Si je savais lire, j'aurais bientôt reconduit ce pauvre chien à son maître. On le réclamera, il y aura une bonne récompense.

HORTENSE.

Oui, il faudra nous promener tout doucement avec lui dans le quartier, et quand son maître passera, ils se reconnaîtront.

La femme leva les épaules.

Une soupe de mauvaise apparence fut servie. On m'offrit d'en prendre ma part ; je refusai obstinément.

LA FEMME.

Il fait le dégoûté ; faudrait peut-être donner un riz au gras à monsieur, et le servir dans de la vaisselle plate ! Les chiens d'aujourd'hui vous ont des airs que je leur ferai vite passer, moi ! Va, t'es ben heureux que je ne prenne pas la baguette pour t'en donner comme à Hortense lorsqu'elle fait la mijaurée !

Ce discours me révolta, et par un mouvement d'instinct, je me rapprochai de l'enfant qui dit tout bas : « Pauvre bête ! comme tu es bonne ! »

On m'appela de tous les noms sans que je répondisse à un seul.

Une conversation sérieuse s'engagea entre le mari et la femme. L'homme voulait me porter chez le commissaire de police et demander une récompense. La femme voulait me vendre, payer le loyer, acheter un matelas, une robe pour elle et une pour sa fille et garder encore un peu d'argent pour soigner son mari malade depuis trois mois. Il y eut une lutte qui dura assez longtemps ; la femme l'emporta, en faisant valoir à son mari que sans une aubaine extraordinaire, ils ne sortiraient pas de la misère où ils étaient.

L'HOMME.

Eh bien ! Delphine, hâte-toi de le vendre. Je te dis que ce chien-là mourra de chagrin, et il vaut mieux que ce soit ailleurs qu'ici.

LA FEMME.

Tu as raison, mon homme ; demain matin je le porterai dans le faubourg Saint-Honoré, aux Champs-Élysées, de bonne heure par exemple, et je suis sûre que l'affaire sera bientôt faite.

Dites à un prisonnier que la porte de sa prison va s'ouvrir, il n'en faut pas davantage pour le ranimer. Il ne sait pas où il ira ; peut-être le verra-t-on mendier. N'importe, il sentira l'air du dehors, il verra d'autres hommes, il entendra leur voix, c'est assez pour le consoler.

Ainsi moi, pauvre et humble César, j'oubliai tous mes maux en entendant cette promesse de liberté.

L'homme avait dit vrai, je serais mort de chagrin ou d'ennui sous un pareil toit.

Ce n'est pas l'absence de la richesse, la magnificence de Baudry, ma voiture et mon barbier qui me faisait souffrir ; non, je comprends le bonheur dans la médiocrité ; mais cette chambre où je respirais à peine, où j'entendais des querelles, où je voyais la misère souffrante et découragée, m'était odieuse.

Je n'étais plus un enfant ; l'adversité force à la réflexion ; on devient philosophe sans le savoir . Mais l'on conserve ses illusions. Je me disais que si je vivais vingt ans encore, je ne ferais plus une sottise !

Le lendemain, une nouvelle discussion s'éleva entre le mari et la femme à mon sujet.

L'HOMME.

Pourquoi avoir volé ce chien ?

LA FEMME.

Je ne volerais pas de l'argent ; mais un chien !

L'HOMME.

C'est la même chose, Delphine, nous devrions avoir recours à la charité du bon monde, plutôt que de commettre des actes semblables. Ah ! quand tu étais une gentille ouvrière, tu aurais rougi à la pensée de dérober une aiguillée de fil.

DELPHINE.

Si tu crois que je n'ai pas honte ! Mais quand je te vois malade, l'argent manquant, Hortense sans robe et sans souliers, alors je perds la tête. Ce chien va peut-être nous sauver... et ce sera la dernière fois.

La femme pleurait. Son mari la laissa partir.

Hortense me fit quelques caresses ; je restai froid et impassible.

Le même châle me déroba aux regards des passants, et après plusieurs étapes, car j'étais lourd à porter, nous arrivâmes aux Champs-Élysées.

Il faisait beau. Les enfants et les bonnes circulaient déjà ; des cavaliers occupaient le milieu de la chaussée ; l'air était embaumé des premières fleurs d'automne et les jets d'eau malgré la mesquinerie de leur gerbe me faisaient songer à nos cascades écumeuses.

J'étais donc là sur un banc, à côté de Delphine, respirant à pleins poumons et me demandant ce qu'il allait advenir de moi.

Nous changions souvent de place ; la prudence le voulait. Tous les regards étaient pour moi : homme, femme et enfant, chacun me payait son tribut d'admiration ; mais d'acheteur, point.

Il faudra donc, me disais-je, retourner chez ces malheureux ! mes joies sont finies. Je vais devenir un chien grognon et mal élevé ; car, mes petits amis, j'ai la fâcheuse habitude de suivre le mauvais exemple qu'on me donne. J'espère que les aimables enfants auxquels je raconte mon histoire ont plus de raison.

J'en étais là de mes réflexions, lorsqu'une jeune femme, au bras de son mari, s'arrêta devant moi :

LA JEUNE DAME.

Alphonse, achetons ce chien, je t'en conjure, mon ami. C'est mon rêve d'avoir un barbet blanc, je t'en prie.

ALPHONSE.

Tu veux, ma chère enfant, à la veille de notre départ prendre un pareil embarras : y songes-tu !

LA JEUNE DAME.

Oui, j'y songe. Ce chien me plaît et je donnerais toutes mes bagues pour l'avoir.

ALPHONSE.

Vraiment, Thérèse, je te croyais plus raisonnable.

THÉRÈSE.

Eh bien, mon ami, tu t'es trompé.

La jeune femme s'approcha de moi ; elle me caressa. Je n'y tins pas, je léchai sa main, au seul endroit que son gant laissait à découvert. (Il y avait si longtemps que je n'avais léché !)

ALPHONSE.

Allons, décidément il y a sympathie. Combien voulez-vous de votre chien ?

DELPHINE.

Cent francs, monsieur.

ALPHONSE.

Très bien.

Il ouvrit sa bourse, remit cent francs à la femme et prit la laisse de ses mains.

THÉRÈSE.

Pauvre femme ! comme elle a l'air content !

ALPHONSE.

Ma chère amie, ta pauvre femme est une voleuse.

THÉRÈSE.

Ne me dis pas cela.

ALPHONSE.

C'est la vérité. Un chien de cette espèce ne se donne pas pour un pareil prix. Mais volé ou non, il est à toi, puisque nous l'avons payé, à moins que nous ne rencontrions son maître.

THÉRÈSE.

J'ai oublié de demander son nom.

ALPHONSE.

Il est probable qu'elle l'ignore, va !

THÉRÈSE.

Il faut essayer : Stop, Fox, White, Médor. -- Pas de réponse ; -- alors il faut lui en donner un et nous y tenir.

Après une nomenclature dont j'ai perdu la mémoire, je reçus le nom de Fido.

Ma jeune maîtresse eut soin de me dire que ce nom était un nom italien, qu'il signifiait fidèle, sûr, et qu'elle pensait que je justifierais un si beau nom.

Tout cela me fut dit d'une voix douce et affectueuse.

J'aime la jeunesse, l'élégance même : Mme Thérèse réunissait ces deux qualités. Je la suivais donc de bon cœur, sans oublier Baudry et ses chers habitants. Que voulez-vous ? Il faut avoir de la raison, souvent malgré soi.

Alphonse et Thérèse demeuraient dans ce même quartier des Champs-Élysées où notre rencontre avait eu lieu.

Mon arrivée fut un événement. La jeune femme me conduisit vers sa mère, qui m'accueillit fort bien, s'offrant à me garder pendant l'absence de sa fille.

Mon premier soin fut de parcourir la maison du haut en bas. Je fis le tour du jardin, et je fus satisfait de ma nouvelle habitation.

Les domestiques me témoignèrent un affectueux respect. Tous me paraissaient d'humeur facile : chose importante pour un chien.

Combien, hélas ! de bonnes bêtes n'ont-elles pas à souffrir de la grossièreté de méchants serviteurs.

Un jeune garçon, Abel, doux comme son nom, fut spécialement chargé de ma personne. Nous étions amis deux heures après mon entrée dans l'hôtel.

Je ne fus pas fâché de faire un bon dîner et de m'étendre sur un bon tapis. C'est singulier comme les idées de luxe et de confort gagnent peu à peu les chiens les plus raisonnables ! Positivement, j'étais flatté d'habiter un joli hôtel, de voir des personnes élégantes, de me promener en calèche découverte et d'être porté au besoin par un laquais galonné.

Vous trouvez cela pitoyable ? Je suis tout à fait de votre avis ; un chien sérieux n'a pas de pareilles idées ; mais c'est bien quelque chose, convenez-en, de reconnaître ses torts.

Soyez indulgents, mes petits amis, pour un pauvre Toutou, qui n'a pas une raison comme la vôtre.

Une question terrible s'agita : comment voyagerais-je ? À en croire le mari, c'était tout simple : me mettre dans le compartiment destiné aux chiens.

Thérèse jeta un cri d'horreur : « Fido ! avec des inconnus ! Jamais ! mon chien serait mordu, tourmenté. Je ne le veux pas. »

Ceci fut dit avec un accent d'enfant gâté, auquel, selon moi, rien ne pouvait résister. La jeune femme bouda un peu ; elle parla de renoncer au voyage d'Italie ; puis elle témoignait le désir d'aller en poste plutôt qu'en chemin de fer. Son mari lui demanda si elle parlait sérieusement.

THÉRÈSE.

Très sérieusement, mon ami : je ne veux pas que Fido voyage dans le wagon des chiens.

Sa voix était émue, il y avait des larmes dans ses yeux.

Le lecteur se tromperait étrangement s'il me croyait capable d'applaudir à une pareille faiblesse. Je ne m'en fais point accroire. Autant je trouve naturel qu'on s'attache à un beau et bon chien, l'ami de l'homme, autant je trouve ridicule de nous traiter comme des personnes.

Si j'avais pu parler, j'aurais dit à Thérèse : Ma chère maîtresse, je suis fort touché de votre tendresse ; mais je la trouve exagérée. Sans doute, j'aime à voyager sur le siège d'une voiture à côté d'un beau cocher ; je me tiendrais encore volontiers assis près de vous, avec le sentiment de la faveur que vous m'accorderiez ; mais croyez-vous que je ne sache pas vivre avec mes semblables ? supporter les défauts de mes voisins ? apaiser une querelle ? mettre le holà entre deux combattants ? Je ne mériterais pas mon nom de Barbet si je n'avais aucune de ces qualités !

Je ne sais si mes sages réflexions eurent de l'influence sur Alphonse, mais le fait est que le voyage d'Italie fut irrévocablement décidé ; voici la concession qui fut faite : je voyagerais dans une caisse à part, assez large pour que je pusse y marcher librement.

Malgré ma philosophie, j'avoue que j'étais charmé de cet a parte . Le silence ne me coûte pas.

VIII -- Je dors beaucoup en voyage. -- Mes descriptions s'en ressentent. -- Une querelle de ménage. -- La Dranse. -- Frayeurs de Thérèse. -- Martigny. -- Le guide. -- Le village de Liddes. -- Rencontre d'un officier français. -- Nous devenons amis. -- La cantine. -- Je rêve haut.-- Conséquence de ce rêve. -- Les roses. -- Arrivée au Saint-Bernard. -- Bonsoir.

Le lecteur pensera de moi ce qu'il voudra, je ne lui en ferai pas moins une confidence : J'ai dormi tantôt d'un œil, tantôt des deux jusqu'à Martigny. Ce qui expliquera mon silence sur la partie précédente du voyage. Je n'avais même pas l'intention de me lancer dans les descriptions, les impressions ; mais lorsque j'entendis les jeunes voyageurs parler de l'hospice du mont Saint-Bernard et des chiens, je dressai les oreilles.

Après avoir pris le repas nécessaire, on se prépara au départ. Une discussion s'éleva entre les jeunes époux. Thérèse voulait faire tout le trajet à mulet, et refusait de profiter d'une voiture qui devait nous conduire jusqu'au village de Saint-Pierre. Le mari commença par rire de cette ambition féminine, puis il se fâcha, et peu s'en fallut que la partie ne fût manquée.

La jeune femme, de fort mauvaise humeur, monta dans la voiture, qu'elle déclara bientôt être détestable. C'était vrai : à peine pouvais-je me tenir sur mes pattes ; je fus même obligé de m'asseoir.

J'ai remarqué que la mauvaise humeur de ceux qui s'aiment ne dure jamais longtemps. D'ailleurs je contribuai à la dissiper : je tournais la tête à droite, à gauche ; je me levais, je faisais en un mot mille embarras pour me donner des airs de voyageur. Cette manœuvre avait son utilité, car j'avais froid. Thérèse s'en aperçut et me couvrit de son manteau.

Peu à peu la conversation s'établit entre le guide qui nous précédait et mes jeunes maîtres. Les entendant si bien causer, je me dis : Par exemple, je serais bien bête de ne pas écouter ! Que de choses ne peut-on pas apprendre sans livre lorsqu'on veut bien profiter de la conversation des gens instruits !

Or donc, au lieu de dormir comme un paresseux ou un indifférent, ce qui selon moi se ressemble beaucoup, j'écoutai de toutes mes oreilles, et voici ce que j'ai appris.

Nous dominions la vallée de Martigny à travers laquelle coule un fleuve qu'on nomme le Rhône. Je vous préviens que je ne suis pas fort en géographie. Si je fais des bévues vous aurez la bonté de les rectifier.

Ce fleuve, comme disait notre gentil guide, a la bonté de permettre à un torrent appelé la Dranse de mêler ses eaux avec les siennes.

C'est très heureux ; car ce torrent qui a déjà manqué de détruire la petite ville de Martigny, serait encore plus terrible s'il ne trouvait pas un fleuve pour se précipiter dedans : cette petite réflexion est de moi.

Vous n'avez pas idée d'un chemin pareil ; je ne conçois vraiment pas que des personnes s'y aventurent pour leur bon plaisir ; nous passions près de précipices effrayants. Pas le moindre appui. Un faux pas, peut-être, aurait suffi pour nous jeter dans un gouffre.

Thérèse avait peur ; moi j'avoue franchement que je n'étais pas très à mon aise. Je fis plusieurs tentatives pour descendre ; on ne voulut pas. Le guide calmait nos terreurs à sa façon. Le bon jeune homme plaçait toujours après un : il n'y a pas de danger , une catastrophe arrivée les années précédentes.

Il nous faisait remarquer comme des merveilles un tas de pics, de rochers, d'arbres presque noirs, des pâturages, des cimes de montagnes couvertes de neige ; un désordre auquel je ne comprenais rien.

Les voyageurs étaient enchantés ; je trouve, moi, qu'il y a un peu d'exagération dans l'enthousiasme des voyageurs.

La neige commençait à tomber ; mais le vent enlevait à mesure la trace que nous y laissions. Je m'endormis. C'est étonnant comme les voyages me portent au sommeil !

Bien différents de moi, mes jeunes maîtres allaient de surprise en surprise, comme je l'appris en me réveillant en sursaut au bruit de la Dranse qui bondissait dans un affreux précipice.

Nous arrivâmes au village de Liddes, un des plus délicieux endroits de la vallée d'Entremont. Si quelqu'un n'est pas de mon avis, il voudra bien se rappeler qu'en fait de paysage, je me sers des impressions des personnes et non des miennes : ainsi toute contestation serait inutile.

Un bon souper nous attendait à l'auberge, nous avions très faim ; c'est peut-être ce qui valut à l'aubergiste dès compliments sur le souper qu'il nous servit.

Sans perdre de temps, bêtes et gens se remirent en route. Je repris ma place dans la voiture. Dans quel état je serais arrivé sans la complaisance de ma maîtresse ! Jamais je n'aurais osé me montrer aux chiens du Saint-Bernard.

J'ai la digestion lourde et je n'ai vu que d'un œil entrouvert le paysage qui passait sous nos yeux. Le temps devenait de plus en plus sombre ; l'enthousiasme et le jour baissaient considérablement.

Mon maître était désolé d'avoir entrepris une pareille ascension avec Thérèse. Le : il n'y a pas de danger des guides ne pouvait le rassurer. Aussi, quelle idée d'aller courir dans ces vilaines montagnes où l'on gèle à la fin d'août, plutôt que de se promener tranquillement dans les Champs-Élysées !

La jeune femme, si fière au début du voyage, ne pouvait plus prendre son parti des zigzags de notre voiture.

Elle aurait bien voulu retourner, mais une montagne c'est comme un chemin de fer, une fois qu'on est embarqué, il faut aller jusqu'au bout.

Enfin nous arrivâmes trempés jusqu'aux os au bourg de Saint-Pierre, toujours dans la vallée d'Entremont. Ce bourg consiste dans une rue en montagne. Nous aurions bien voulu nous y arrêter pour voir une cascade célèbre. Oh ! que cela m'eût fait plaisir ! voir une cascade quand on n'est pas enragé !

Mais les guides sont des tyrans. Ils effrayèrent mon jeune maître en disant que loin de s'arrêter, il fallait au contraire presser le pas : d'autant plus que nous quittions la voiture (je devrais dire la charrette) pour prendre des mulets.

Ce conseil était soutenu par une forte pluie et la nuit qui venait tout à fait.

Ce n'était pas gai pour un chien !

Nos mulets clapotaient. Je crois que Thérèse pleurait. On ne disait rien du tout, lorsqu'un cavalier enveloppé comme nous dans son manteau nous rejoignit. C'était un officier français ayant l'expérience et le courage des voyages. D'un coup d'œil il vit que nous étions de tendres et timides voyageurs, et il se mit en frais pour nous égayer, nous encourager. Il nous offrit quelques gouttes d'eau-de-vie pour nous réchauffer. Je refusai obstinément, mais j'acceptai avec empressement une vieille croûte de pâté rance : à pâté donné, on ne regarde pas l'étiquette.

Les militaires aiment les chiens, et nous les payons de retour. Notre nouveau compagnon s'occupa beaucoup de moi ; il comprit sans doute que si j'avais été consulté, je serais resté tranquille dans ma patrie. Mon histoire lui fut racontée, et il flatta Thérèse en louant son bon goût : on fait des compliments jusque sur le Saint-Bernard.

Cependant le paysage devenait de plus en plus laid, lorsque tout à coup nous voyons des roses sortir de cette vilaine terre, et former des guirlandes autour des roches.

Thérèse jeta un cri d'admiration ; celte fois-ci je lui pardonne son enthousiasme. Ces fleurs étaient vraiment charmantes à voir ; moi-même je les admirais. Il paraît que ces roses poussent d'elles-mêmes sans qu'aucun jardinier s'en occupe.

Vous pensez bien qu'Alphonse sauta vite de sa mule et alla cueillir un gros bouquet pour sa chère Thérèse. C'est gentil et bien naturel.

La jeune femme était ravie. On eût dit qu'elle voyait des roses pour la première fois. « Je les garderai toute la vie, mon ami. »

Voilà encore de l'exagération : à quoi seront bonnes ces fleurs devenues sèches ? Ne vaudrait-il pas mieux s'en procurer de nouvelles ?...

Dans sa joie d'enfant, elle me fit un collier de roses et m'assura qu'il m'allait très bien.

Bientôt nous atteignîmes un mauvais bâtiment désigné sous le nom de cantine. C'est un abri pour les voyageurs. Abri peu confortable, mais qui nous sembla précieux. Le vent soulevait la neige, les guides eux-mêmes s'inquiétaient de cette rafale.

Une vieille femme est là, été comme hiver, pour assister les voyageurs. C'est au gouvernement du Valais qu'on doit cette sentinelle.

Rien de bon ne nous fut offert. Du moins je le présume à la grimace que fit l'officier en avalant un petit verre de liqueur noire. Notre hôtesse s'étant vantée d'avoir logé des lords et des ladies, mon maître déclara qu'il ne voulait pas exposer sa femme au mauvais temps, et qu'on passerait la nuit à la cantine. Nouvelle discussion et nouvelle mauvaise humeur. À quoi bon ? puisqu'il faut se soumettre.

À la place de ma jeune maîtresse, l'air triomphant de la vieille femme eût suffi pour me consoler de la mésaventure.

Cette fois la mauvaise humeur de Thérèse n'eut aucune influence sur la décision prise ; et bien que la cantine ne soit qu'une misérable masure, force nous fut d'y passer la nuit. Vraiment il ne faut pas aimer ses aises en voyage : je dus me contenter d'un tabouret à moitié dépaillé au travers duquel je craignais sans cesse de disparaître.

Un petit incident nocturne faillit compromettre mon tact : lorsque je reçois des émotions vives, mon sommeil s'en ressent toujours : je rêve haut. Or donc, au beau milieu de la nuit, lorsque les voyageurs triomphant de leur mauvais grabat s'étaient endormis, j'eus un affreux cauchemar ; je croyais être tombé au fond d'un précipice, et voulant fixer l'attention d'un guide, je me mis à aboyer de toutes mes forces.

Voilà tout le monde sur pied ; on écoute, l'officier prend son épée d'une main et un pistolet de l'autre ; il se présente sur la porte en criant d'une voix terrible : « Qui va là ? »

Le silence régnait de toutes parts, et la bonne opinion qu'avaient de moi mes compagnons de voyage rendait l'événement inexplicable. J'affectai de ronfler pour rassurer les esprits, surtout Thérèse, qui se croyait déjà entourée de masnadieri , autrement dits voleurs.

Je demande pardon à mes petits amis de m'être arrêté si longtemps sur ce rêve. Mon habitude n'est pas de raconter mes rêves : je n'ai certes pas cette ennuyeuse faiblesse ; mais un rêve de voyage se mêle nécessairement aux impressions générales.

Le lendemain, au point du jour, nous étions tous sur pied. Quel plaisir nous attendait ! le ciel s'était dégagé des nuages qui nous avaient arrêtés la veille et nous allions enfin atteindre l'hospice, terme de notre voyage.

Les petits garçons paresseux ne savent pas de quel plaisir ils se privent en se faisant tirer l'oreille pour se lever. Moi, simple chien, je comprends les avantages de respirer l'air matinal : on se promène, on voit le soleil éclairer peu à peu la campagne ; on fait ses petites réflexions pour la journée.

J'étais de ma plus belle humeur. Après avoir souhaité le bonjour à tout le monde, je m'attachai au pas du mulet de l'officier. Il comprit que c'était une avance ; il m'empoigna et fit mille folies avec moi. Il me demanda si je voulais faire la guerre. Je fis semblant de ne pas comprendre. Je vous avoue que je n'ai pas l'humeur guerrière, et bien plus, je ne m'y trouve pas obligé.

Dès que nous fûmes en vue de l'hospice, un maronier (domestique du couvent) vint nous recevoir et nous aider à descendre de mulet. L'officier et moi n'eûmes besoin d'aucuns secours.

On nous conduisit à travers un long corridor dans une grande pièce où nous espérions trouver un bon feu. Pas du tout. Le feu était un vrai feu de bonne femme, comme on dit, et encore un Anglais s'était placé devant la cheminée.

Le gentleman ne fit pas mine de nous apercevoir et continua sa lecture.

Personne n'osait l'interrompre. Je tranchai la question en aboyant après l'égoïste personnage ; il voulut me faire taire : alors j'aboyai plus fort en tournant autour de lui et lançant des regards, sans doute très significatifs, car il se leva et disparut. Ma conduite, vraiment chevaleresque, me valut des éloges. Toutefois, pour être sincère, je dois dire que je n'étais pas fâché de m'assurer une bonne place au foyer : bien des chiens n'en conviendraient pas.

Après un souper où je cherchai en vain le plus petit os, on nous conduisit dans une chambre pour nous y délasser de nos fatigues de la veille.

La fenêtre donnait sur le lac ; on voyait la cime des montagnes couvertes de neige. Tout cela n'était pas réchauffant, et moi, si dédaigneux pour ma niche, je m'y serais arrondi avec une véritable satisfaction.

J'ai beau n'être qu'un chien, j'aime à me rendre compte de ce que je vois. Ainsi, tout dépaysé que j'étais dans cette maison, je voyais bien qu'elle n'était pas sans importance. Qu'étions-nous venus faire si haut, au risque de tant de fatigues ? Le chien est un animal sociable, il est l'ami de l'homme. Aussi, plus heureux que bien d'autres, a-t-il la faveur de vivre près de lui : de là sans aucun doute le privilège de son éducation distinguée.

Moi, plus que tout autre, vu mon espèce, la douceur de mon caractère, je suis aimé, recherché ; on cause devant moi, on m'adresse même parfois la parole.

Si à toutes ces considérations vous ajoutez la présence d'un petit garçon de douze ans, vous comprendrez comment j'ai appris ce que je vais vous raconter dans le chapitre suivant.

IX -- Je m'instruis avec Joseph. -- Le mont Saint-Bernard.

Ainsi que je vous l'ai dit, un de nos avantages à nous, bonnes bêtes, est de vivre en société et de nous instruire. N'étant point savant, j'aurais fait un beau voyage comme un sot, sans m'en douter, si un jeune garçon n'était venu nous rejoindre là-haut.

Les voyageurs font vite connaissance. Peu d'heures après notre arrivée, un Français et son fils s'arrêtèrent à l'hospice. Le petit garçon, que son père appelait Joseph, me plut singulièrement. Et voici pourquoi : Joseph était aux petits soins pour son papa, lui recommandait de bien se chauffer ; il ouvrit un sac, en tira de bonnes pantoufles, et les mit aux pieds de son père malgré les résistances de celui-ci. Tout cela se faisait sans embarras. On voyait que ces attentions n'étaient pas un apprentissage.

Je témoignai ma satisfaction à Joseph par un petit aboiement plein de gentillesse.

Le cher enfant devina mes sentiments ; il demanda mon nom et entra en conversation avec moi.

J'ai oublié de vous dire qu'un beau salon avait été mis à notre disposition. Pièce très confortable, où je me crus un instant transporté à Paris, en voyant Joseph se mettre au piano et jouer une valse.

Je fus pris d'une gaieté qui gagna toute la société. Thérèse aurait volontiers valsé avec son mari : la convenance s'y opposait ; quant à moi, plus indépendant, je me mis à courir et à folâtrer.

Me voilà donc intime avec Joseph.

Un excellent souper nous fut servi ; Joseph ne m'oublia pas.

Si la neige m'avait attristé, et même un peu ébloui, je trouvai fort bon d'être en compagnie au coin du feu. J'ai toujours eu du goût pour l'intimité.

Je ne vous cache pas que déjà j'étais en rond , tout disposé à commencer ma nuit, lorsque Joseph, désireux de s'instruire, fit des questions auxquelles son père répondit avec complaisance.

Aussitôt je me mis sur les pattes, et j'écoutai attentivement.

JOSEPH.

Papa, expliquez-moi bien le grand Saint-Bernard, afin que je puisse tout raconter à mon petit frère.

M. DULAC.

Mon cher enfant, tu sais déjà que le grand Saint-Bernard est une rude montagne qui nous a coûté neuf heures d'une marche pénible.

JOSEPH.

Oh ! oui, je ne l'oublierai-pas !

M. DULAC.

C'est un étroit passage des Alpes qui conduit en Italie ; beaucoup de voyageurs le traversent, non seulement pour leur agrément, mais pour abréger leur chemin. Ce trajet, qui nous a semblé si pénible, l'était beaucoup plus autrefois : ce qui n'a pas empêché deux grands capitaines, Annibal et Charlemagne, de le traverser à la tête de leurs braves soldats.

Mais Bonaparte fit l'étonnement du monde entier en franchissant le Saint-Bernard avec une armée de trente mille hommes. La cavalerie et l'artillerie ne reculèrent pas devant un pareil obstacle.

Nous sommes ici, mon cher enfant, à 2428 mètres au-dessus de la mer. C'est l'habitation la plus élevée de l'Europe. Et quoique le froid soit très vif aujourd'hui, il l'est souvent encore davantage. L'étang que tu vois est presque toujours gelé, et une certaine année, les respectables frères ont pu y faire une partie de quilles.

Il n'y a point de bois dans les environs de la montagne ; c'est à peine si quelques brins d'herbe y poussent. Il y a de la neige pendant plus de huit mois de l'année, et on a vu jusqu'à dix-huit pieds de neige devant l'hospice, c'est-à-dire, mon cher enfant, haut comme le premier étage de notre maison de Paris.

JOSEPH.

Mais où va-t-on acheter les provisions, papa ?

M. DULAC.

On ne va pas aisément au marché, comme tu penses, et c'est à grand-peine qu'on transporte les vivres. Il en faut pourtant, car chaque année les frères du mont Saint-Bernard donnent l'hospitalité à vingt ou vingt-cinq mille personnes. Le bois n'arrive ici que très difficilement, et une grande provision est nécessaire, puisqu'on fait du feu toute l'année. Heureusement que, par un privilège déjà bien ancien, les religieux du mont Saint-Bernard peuvent s'approvisionner dans le Valais. Des mulets transportent le bois jusqu'au village d'Orsières ; là on le charge sur des charrettes ; mais arrivés à Saint-Pierre, les mulets reparaissent et chacun porte une bûche, pas davantage. Tu juges, mon cher petit, du temps et de la peine que coûte un pareil transport.

Ce passage des Alpes a été pendant des siècles le rendez-vous des plus affreux brigands. Les voyageurs y étaient assaillis et souvent mis à mort.

Cette montagne s'appelait le mont Jupiter, parce que les Romains y avaient élevé un temple au maître des dieux. La dénomination païenne fut remplacée par celle de Mont-Joux.

Une sorte d'édifice qui protégeait assez mal les voyageurs fut détruit par les barbares, desquels ce passage était bien connu. Un hospice ne fut pas mieux respecté. La charité de saint Bernard devait seule triompher de tous les obstacles.

Saint Bernard de Menthon, né en 923, près d'Annecy, parvint non seulement à disperser les troupes de brigands, qui infestaient cette partie des Alpes, mais la douce influence de ses vertus ne fut pas sans action sur un grand nombre d'entre eux.

Il établit des maisons de secours dans les défilés dangereux qui portent les noms du Grand et du Petit Saint-Bernard. L'esprit de charité qui inspira cette grande pensée, il y a huit cents ans, est toujours le même.

Que de personnes ont péri dans ces neiges ! Et aujourd'hui encore, malgré le dévouement des hommes auxquels le monde entier rend hommage, il n'est pas sans exemple que des voyageurs surpris par la tourmente ou tourbis échappent à la charité attentive qui veille sur eux. Nous, Joseph, nous faisons un voyage d'agrément ; nous avons choisi notre saison, et, malgré quelques incidents, nous sommes arrivés assez commodément sous le toit hospitalier du Saint-Bernard.

Quand les frères ne voient plus autour d'eux que des murailles de neige et un ciel sombre, ils partent accompagnés des maroniers et des chiens, et ils se dirigent vers la vallée d'Aoste et la vallée de Martigny, écoutant, cherchant quelque voyageur égaré.

JOSEPH.

Oh ! papa, c'est admirable : allons voir les chiens !

Je dressai les oreilles.

Toute la société, accompagnée d'un maronier , se dirigea vers l'endroit où étaient les compagnons . C'est ainsi qu'on nomme les chiens du Saint-Bernard, ou bien encore les marons . On ouvrit une grille, deux grands chiens roux s'élancèrent. Ils semblaient m'interroger sur le motif de ma présence au Saint-Bernard, mais ils ne témoignèrent aucun mécontentement.

L'un d'eux saisit Joseph par le pan de sa veste. L'enfant, d'abord un peu intimidé, vit bien vite que c'était une invitation à jouer.

Ces chiens, je l'ai appris sans jalousie, ont une réputation universelle. Ils sont originaires des Pyrénées, des montagnes aussi ; leur fourrure fauve est très épaisse, ce qui me fait grand plaisir, vous verrez pourquoi tout à l'heure ; ils sont grands, oh ! beaucoup plus grands que moi ! leurs oreilles sont tombantes. Ces chiens ont l'air très bon.

Il y a bien des petits garçons, dit-on, qui ont l'air gentil et ne le sont pas du tout. Ils ne se dérangeraient pas pour rendre le plus petit service pendant qu'ils alignent leurs soldats ou font tourner une toupie.

Mais les chiens du mont Saint-Bernard passent leur vie à aller chercher les pauvres voyageurs ensevelis dans la neige ; ils les réchauffent et leur présentent avec une intelligence admirable la liqueur qu'ils portent dans une gourde suspendue à leur cou par une chaînette de fer.

Vous croyez, sans doute, mes petits amis, que César se flatte (pour moi, je suis toujours César) en exagérant les qualités d'un chien ; eh bien ! écoutez le récit du jeune homme qui nous accompagnait :

« Si je suis ici, messieurs, c'est à un de ces bons chiens (il en caressait un) que je le dois. J'avais six ans, lorsque ma mère, traversant avec moi le Saint-Bernard, tomba dans un abîme. À cette vue je poussai des cris affreux. Étendu sur la neige, mes membres furent bientôt roides de froid. À six ans on ne sait pas au juste ce que c'est que la mort, mais on ne sait pas se passer de sa mère. Ne voyant point revenir la mienne, je fus saisi d'un désespoir dont le souvenir me fait encore battre le cœur.

« Un chien entend mes cris, il accourt, lève la tête pour m'engager à prendre la gourde qu'une main charitable et prévoyante lui avait confiée.

« Dans mon inexpérience, je m'effraye des mouvements du chien, et je cherche à m'éloigner de lui.

« Le bon animal voit mon erreur, il lève une patte doucement, puis la pose encore plus doucement sur mes pieds, il lèche mes mains engourdies ; je me rassure. Je tâche de me relever, impossible.

« Croyez-vous que le chien va me laisser là ? Pas du tout : il s'approche de moi, met son dos à ma portée, et par ses gémissements et sa pantomime il m'invite à monter sur lui..

« J'y réussis, mais non sans peine, et mon libérateur m'amena ainsi à l'hospice, où je reçus les soins les plus touchants.

« Je n'eus pas, comme vous pouvez le croire, d'autre désir que de rester ici avec mon ami. Les bons frères m'ont élevé, m'ont instruit, et lorsqu'ils m'ont offert d'aller apprendre un état en Italie ou en Suisse, j'ai dit : Non, je resterai ici pour recevoir et assister les voyageurs, ma vie leur appartient. »

Pendant ce récit, un des compagnons appuyait sa belle tête contre le jeune homme, et moi je pensais qu'excepté de prendre un enfant sur mon dos, je serais bien capable de l'empêcher de périr enseveli dans la neige.

Pourquoi M. Nelville n'était-il pas là ? Il aurait raconté mes hauts faits ! J'étais forcé d'être modeste. Vous avez dû observer qu'une histoire en fournit d'autres sur le même sujet.

Le jeune homme voyant l'intérêt qu'avait inspiré son récit, proposa de raconter un fait encore plus étonnant.

La société dit oui , très probablement à cause du petit Joseph et de moi. Je suis heureux d'en faire profiter mes jeunes amis ; mais sachez que nous étions rentrés et près d'un bon feu.

À Baudry, on racontait des histoires sous les tilleuls en fleur ; au Saint-Bernard, il n'y a pas de plaisir loin du foyer.

LE MARONIER.

Je n'ai point été témoin du trait de courage et d'intelligence que je vais vous raconter ; un des frères qui faisait partie de l'expédition est mort l'an passé ; mais ici et aux environs tout le monde connaît Diamant, le héros de l'histoire. Héros qui n'est plus, hélas !

« Un soir, le ciel était noir, et chacun se disait qu'il y aurait des malheurs dans la montagne.

« Bientôt les aboiements de Diamant se prolongent et font pressentir quelque grave événement. Plusieurs frères, armés de lanternes, se hâtent de suivre le fidèle animal. Ils avaient à peine fait quatre cents pas, qu'ils aperçoivent un homme et une femme ensevelis dans la neige. Ces voyageurs étaient tellement glacés, que tout secours restait inutile. Les frères résolurent de transporter les infortunés à l'hospice.

« Diamant, d'ordinaire si compatissant, ne semblait pas du tout être de cet avis. Il aboyait, sautait autour des frères, témoignait la ferme résolution de ne pas s'en retourner.

« On ne tint aucun compte des avertissements de Diamant.

« Vous allez voir jusqu'où peut aller l'instinct de ces admirables chiens.

« La femme qu'on avait trouvée près du voyageur portait le costume de bonne d'enfant ; une petite bouteille d'osier sortait de son tablier.

« Vous n'êtes pas sans doute obligé de croire, messieurs et madame, que cette bouteille fit deviner à Diamant qu'un enfant avait dû être confié à cette femme, ni qu'il ait reconnu au costume qu'elle était bonne d'enfant. Non, vous pensez ce que vous voulez, mais moi qui connais mes chiens, je ne doute pas que Diamant ne se soit dit : Il doit y avoir un enfant perdu sous la neige. Et pendant qu'on s'occupe des deux voyageurs, il va à la recherche de l'enfant.

« Il le trouve étendu sans mouvement. Le pauvre petit avait trois ans. Que fait Diamant ? Il s'approche de lui, l'entoure de ses pattes pour le réchauffer, mais en ayant soin de ne pas le blesser, ni de l'effrayer. Il le lèche, le regarde, le lèche jusqu'à ce qu'il voie la vie revenue ; alors il se met près du petit garçon, s'aplatit, et l'invite par ses gestes, ses regards, à monter sur son dos, comme fit le chien qui me sauva.

« Diamant fut compris, et au moment où le père, revenu à lui-même, pleurait la mort de son fils, on vit arriver Diamant portant un cavalier qui, n'ayant pas la force de se tenir droit, appuyait sa tête sur celle de sa docile monture. »

Je laisse à penser, ajouta gravement le maronier, quelle réputation Diamant a laissée dans le pays !

Il se pourrait fort bien que cette histoire ne fût pas inconnue de mes lecteurs ; mais moi qui l'ai entendue avec ravissement pour la première fois, j'éprouve tout autant de plaisir à la raconter ; et si vous réfléchissez, mes petits amis, vous comprendrez aisément que le bon, l'illustre Diamant devait avoir sa place dans mes souvenirs.

Malgré le froid et le changement de mes habitudes, je ne me suis pas ennuyé au mont Saint-Bernard. Joseph était devenu mon ami, et l'officier me témoignait toute sorte de considération.

J'étais doublement sensible à la bienveillance de la société ; car ma toilette négligée ne prévenait certes pas en ma faveur. Jamais les Nelville n'auraient reconnu leur blanc César !

J'étais, hélas ! crotté comme un Barbet . Ma jeune maîtresse, qui m'avait acheté avec une robe irréprochable, gémissait de me voir ainsi fait. Et cependant, il lui aurait semblé imprudent de me baigner et de me tondre à une hauteur semblable.

J'ai pu constater en cette circonstance qu'un chien bon et aimable peut faire oublier le désordre involontaire de sa toilette.

Je souffrais néanmoins de voir ma fourrure si compromise. Pouvais-je encore espérer d'avoir un barbier et un tondeur à ma disposition ? Une bonne tout au moins, comme ma chère Sylvie ?

Je me consolais par la pensée que les voyageurs sont excusables en beaucoup de choses, et qu'un véritable connaisseur saurait bien, en dépit des apparences, me juger pour ce que je valais.

Le temps, si incertain la veille, devint tout à coup splendide. C'étaient des oh ! des ah ! qui me taquinaient un peu ; car mon intelligence ne va pas jusqu'à faire de moi un paysagiste.

Les voyageurs remercièrent leurs hôtes aussi aimables que généreux. On se remit en route ; les domestiques me caressèrent ; tout le monde était satisfait.

La descente fut plus agréable que l'ascension. Les craintes avaient disparu, nous connaissions le terrain.

Thérèse s'extasiait à la vue des belles vallées d'où l'hospice tire ses approvisionnements.

La jeune femme n'hésita point à m'offrir encore une place sur son mulet. Je l'acceptai sans cérémonie, me faisant le plus petit possible pour ne pas la gêner.

Ne me parlez pas des chiens qui s'étalent, s'arrondissent, sans s'inquiéter du lieu et de la circonstance. Il n'en faut pas davantage pour se perdre de réputation, se faire fermer la porte.

Le beau temps protégea notre retour jusqu'à Martigny, où nous arrivâmes à sept heures du soir.

Après un assez bon souper, chacun parla d'aller dormir. Je me mis volontiers de la partie. Mon sommeil fut cependant fort agité. J'avais toujours dans les oreilles le sourd bourdonnement des eaux de la Dranse coulant de cascades en cascades, depuis le Saint-Bernard jusqu'à la vallée de Martigny, où, s'il faut en croire l'officier français, elles viennent se perdre dans le Rhône dont je vous ai déjà parlé.

X -- Nous n'allons pas en Italie. -- J'en suis bien aise. -- Munito. -- Genève, Lausanne. -- Il ne faut pas se fier à tout le monde. -- Une promenade. -- Ses tristes conséquences. -- L'orage. -- Deux méchants garçons. -- Je suis condamné à mort. -- Changement de destinée. -- Brigitte, la pauvre veuve. -- Notre maison. -- Je fais les provisions.

Nous devions aller en Italie. Je vous l'ai dit.

Thérèse et son mari changèrent de projet sans m'en donner la raison.

Ils pensaient peut-être qu'il importe peu à un chien d'aller dans un pays ou dans un autre.

En ce qui me concerne, ils se trompaient étrangement ; j'appréhendais par-dessus tout d'aller en Italie, voici pourquoi : le bon Jacques causait souvent avec moi, et je tenais de lui l'histoire d'un chien italien, un des savants les plus remarquables de son temps.

Je ne sais si Jacques l'avait connu ; mais en tout cas il n'ignorait aucune des prouesses qui ont assuré la gloire de Munito : c'est ainsi que s'appelait le chien célèbre.

C'était un caniche comme moi, et c'est sans doute la raison pour laquelle Jacques me disait souvent : On ferait de toi un vrai Munito.

Ce nom revenait chaque fois que j'excitais l'admiration de Jacques, et j'interrogeais du regard mon vieil ami.

« Eh bien ! oui, César, me disait un jour le bon Jacques, en m'appelant des noms les plus flatteurs, tu aurais pu apprendre à lire, à calculer, et à jouer aux dominos !

« Mais ce n'est pas moi qui aurais jamais eu le cœur de te priver de sommeil et de nourriture, te fouetter pour t'apprendre à distinguer un 1 d'avec un 2, savoir qu'un et deux font trois...

« Munito faisait une addition de trois ou quatre colonnes sans se tromper. Certes, ni toi ni moi n'en ferions autant.

« On allait le voir pour de l'argent. Son maître avare était bien récompensé de la persévérance qu'il avait mise à instruire son chien. Mais plus Munito faisait des choses étonnantes, plus les spectateurs le plaignaient : par quels durs traitements, disait-on, cette pauvre bête n'a-t-elle pas dû passer pour arriver à un pareil résultat ? »

Quant à Jacques, dont toute la science consistait à compter sur ses doigts, il frémissait d'horreur, aux souvenirs de pareilles prouesses ; il m'embrassait en disant : « N'aie pas peur, César, tu ne cours pas de risque avec moi. Ton bon cœur me suffit, et d'ailleurs tu as plus d'esprit que tous les maîtres d'écriture et de calcul. »

Assurément j'étais de l'avis de Jacques ; je regrettais, cependant, que le brave homme ne m'eût pas expliqué comment Munito s'y prenait pour faire une addition. Or, je ne veux pas que mes lecteurs aient le même regret, et je vais leur dire ce que j'ai vu faire à un descendant de Munito dans une ville d'eaux, dont j'ai oublié le nom : peu importe.

Des chiffres étaient marqués sur des morceaux d'os de la grandeur des dominos, objets familiers aussi à ce chien célèbre. Son maître lui posait trois ou quatre rangées de trois ou quatre chiffres chacune.

Que croyez-vous que faisait le chien ? Il regardait un instant, tout comme un petit garçon, puis s'il y avait

il allait chercher un carré d'os portant un 1, le posait au bas des chiffres, retenait deux, et continuait son addition sans la moindre erreur.

N'allez pas me croire savant sur mon récit. Je ne comprends pas un mot de ce que je vous dis, mais ma mémoire me sauve.

Je me souviens encore d'avoir vu le même chien écrire ; il allait chercher des carrés de carton portant chacun une lettre de l'alphabet, et sur le commandement de son maître, il écrivait le mot madame . Et chacun de s'écrier : C'est un vrai Munito !

Ce même personnage jouait aussi aux dominos.

J'avoue qu'un moment j'eus la faiblesse d'envier sa science en le voyant remuer les dominos avec ses pattes de devant. Ambitieux César ! dit le lecteur.

Tu te trompes, ami, l'ambition n'était pour rien dans mon désir. Je me figurais être le partenaire d'un gentil bambin. Il me semblait nous voir tous deux frisés et contents. Il m'aurait redressé mes dominos, par exemple, et puis la bataille eût commencé, bon jeu bon argent ! quelle partie !

Si au lieu d'un méchant maître, je connaissais un petit enfant qui voulût m'enseigner à jouer aux dominos, aujourd'hui encore, malgré mon âge, je me ferais écolier de bon cœur. Que ne ferait pas un chien pour plaire à un enfant ? Que sont devenues ces illustrations ? ces chiens savants ? Peut-être suis-je le seul qui les rappelle à la mémoire des hommes.

Quant à moi, mon nom ne périra pas : la famille de Nelville se souviendra toujours que César a sauvé la vie à Henriette.

Lisez, écrivez, comptez et jouez aux dominos, mes amis, tant qu'il plaira à vos cruels instituteurs ; pour nous, plus modestes, notre bonheur est de garder le foyer de nos maîtres, de voyager avec eux, d'aboyer au moindre danger.

À peine étions-nous arrivés à Genève, installés à l'hôtel des Berghes, ma jeune maîtresse s'enferma avec moi dans un cabinet de toilette et me savonna depuis le museau jusqu'au bout de la queue. Elle me passa à plusieurs eaux et fut charmée de la bonne grâce avec laquelle je me laissai faire. Thérèse était ravie : « Enfin, dit-elle, je te reconnais ! » Et, me prenant dans ses bras, elle me plaça devant la glace. Je ne fus pas insensible au plaisir de me voir.

Le soleil donnait sur le lac : un lac bleu, c'est joli ça ! Je restai sur le balcon pour me sécher, me reposer ; car moi aussi j'étais fatigué, et je sus un gré infini à mes jeunes maîtres de ne pas m'emmener courir la ville avec eux.

Le lendemain dès huit heures nous étions sur le lac. Thérèse me tenait en laisse et recueillait avec un certain orgueil les compliments que m'adressaient les voyageurs. Elle affectait d'aller et venir, m'appelait, me caressait. J'étais seul de mon espèce, ce qui est extrêmement avantageux pour éviter les comparaisons.

Le but de notre course était Lausanne.

Je n'ai pas la patte marine, et ce lac, qui me plaisait tant à voir du balcon des Berghes, me semblait un océan. Le vent, d'ailleurs, soulevait les vagues. J'avais peur ; je me figurais que la mort m'attendait au fond de ces flots azurés. Je me tenais à côté de Thérèse, pensif et silencieux.

Nous devions passer vingt-quatre heures à Lausanne, j'avais compris cela.

Le chien de l'hôtel où nous avions dîné m'ayant fait quelques politesses, je lui témoignai de la confiance, et sur l'invitation qu'il m'en fit, je consentis à aller voir sa mère, qui demeurait à deux lieues de Lausanne.

Je trompe la surveillance de mes maîtres et nous voilà partis par un temps superbe.

Cette conduite doit vous sembler très répréhensible, car je la qualifie ainsi moi-même ; cependant je vous ferai observer qu'il est bien naturel à un chien d'aimer la société de ses semblables. J'ajouterai encore pour mon excuse que cette promenade sur le lac m'avait singulièrement incommodé. J'avais besoin d'exercice, de liberté, de terre ferme.

Avec quel plaisir je m'élançai à la suite de mon nouvel ami (un griffon de la plus belle espèce) dans de frais sentiers tout parfumés ! Le chemin était désert ; les oiseaux chantaient sans s'interrompre à notre approche, tant notre mine était recommandable. Quelques imbéciles de canards furent les seuls à s'effrayer de nous, et se crurent à l'abri de toute attaque en se précipitant dans une mare où je ne fus certes pas tenté d'entrer.

Le griffon courait en avant. De temps à autre il s'arrêtait pour constater ma présence, puis il repartait de plus belle. Enfin, il finit par disparaître et je me trouvai seul au milieu d'un champ.

Les chiens ne s'aperçoivent des fautes qu'ils commettent qu'au moment où ils ont à en souffrir.

Mon escapade m'avait semblé toute simple tant que j'avais eu un protecteur, un compagnon. Maintenant, je ne comprenais plus ma folie. Me confier à un étranger, courir les champs, sans me soucier de l'inquiétude que mon absence causerait à Thérèse, à cette jeune femme qui n'avait pas dédaigné de me placer à côté d'elle pendant le voyage. Je ne méritais plus ce doux nom de Fido , je méritais celui d'ingrat.

Je me couchai un instant au pied d'un arbre, et je m'endormis au milieu des plus tristes réflexions.

J'ignore combien de temps dura mon sommeil ; il faisait à peine jour, lorsque le bruit de la foudre m'éveilla. Saisi de terreur, je m'enfonçai dans le bois ; la pluie tombait par torrents, les éclairs m'éblouissaient, je courais me jetant dans les ruisseaux grossis par l'orage. Ma tête se troublait.

J'aboyai, espérant que quelqu'un me répondrait. Rien : le tonnerre troublait seul ce silence désolant.

Exténué de fatigue et de tristesse, je me glissai dans un vieux tronc d'arbre et j'y restai tremblant et inquiet jusqu'au moment où deux méchants garçons vinrent à passer.

J'étais si faible, que je me laissai prendre par eux sans la moindre résistance.

Ils m'emportèrent dans un village où d'autres enfants vinrent m'insulter. Qu'il est sale et laid !

« Il faut l'assommer, dit l'un.

-- Non, mettons-lui une pierre au cou et allons le jeter dans le lac. »

Cette sentence de mort glaça mon sang. Je n'eus pas la force de jeter un regard suppliant sur le cruel enfant.

Une vieille mendiante vint à passer ; elle fut saisie de compassion : « Enfants, donnez-moi cette pauvre bête. Je n'y vois bientôt plus, elle me conduira dans les sentiers où je vais demander mon pain.

UN PETIT GARÇON.

Oui, il faut le donner à la pauvre Brigitte, elle a raison. »

Aussitôt l'assemblée changea de sentiment et la pensée de faire une bonne action l'emporta sur le plaisir de me voir tomber au fond du lac.

À quoi tient la destinée d'un chien !

Le petit garçon qui avait parlé en ma faveur passa une corde autour de mon cou et me confia à la vieille femme. Celle-ci me reçut comme un trésor !

Je n'ai jamais revu cet enfant, mais j'ai souvent pensé à lui : son bon cœur triompha des petits barbares qui battaient des mains à l'espoir de me voir jeter à l'eau.

Peut-être direz-vous : César a de bonnes raisons pour être partial ! n'importe, je soutiens que l'enfant qui maltraite les bêtes n'a pas bon cœur ; et il se peut que les circonstances aidant il devienne cruel.

Quel beau spectacle de voir jeter à l'eau un pauvre chien. Oh ! si je savais retrouver mon bienfaiteur, je partirais pour la Suisse, j'irais me jeter à ses pieds, je lui lécherais les mains ; l'homme ne m'empêcherait pas de reconnaître l'enfant.

Puisse au moins mon journal arriver jusqu'à lui, il verra que ce bon mouvement de son cœur a sauvé la vie à un grand chien.

Brigitte m'emporta en toute hâte, comme si quelqu'un songeait à lui enlever un vieux chien à moitié mort.

Et moi aussi, j'étais heureux près de cette mendiante ; je me sentais aimé !

L'orage était fini, la campagne embaumait ; nous allions par des chemins dont les haies humides encore, étincelaient sous les rayons du soleil.

Enfin, un petit hameau s'offrit à mes regards. J'entrai dans la plus pauvre cabane.

La porte étant fermée, Brigitte s'assit, me prit sur ses genoux : « Pauvre bête ! Dans quel état tu es ! Je ne suis pas riche, mais tu ne manqueras de rien, va ! » Elle se leva, sortit d'une huche un morceau de pain dur et m'en offrit une bouchée que je dévorai.

BRIGITTE.

Comme il a faim ! Bah ! jamais je n'aurai une plus belle occasion d'entamer ce morceau de lard ! Ce chien va être ma société, mon ami, mon protecteur.

Brigitte alla chercher dans une cachette un pot soigneusement recouvert, d'où elle tira un morceau de lard ; l'odeur, bonne ou mauvaise, je n'en sais plus rien, me mit en gaieté.

BRIGITTE.

Voyez comme il est content ! Pauvre bête ! Tu ne l'es pas plus que moi ! Avoir un chien ! Un barbet encore, que ça vous est fidèle jusqu'à la mort !

Le soir, Brigitte me fit les honneurs du pied de son lit. Il me sembla excellent, et je m'endormis pour ne me réveiller qu'au point du jour.

J'eus la première parole de Brigitte. Elle causait avec moi comme avec une personne. Je voyais qu'elle était soulagée de ne plus être condamnée au silence.

Vous me connaissez, enfants, vous croirez donc sans peine que j'étais heureux en voyant la joie que ma présence apportait dans cette pauvre cabane.

Brigitte ne sortait presque plus, assez seulement pour me faire prendre l'air, et encore me consultait-elle :

« Veux-tu venir au bois, Azor ? Songe, mon ami, qu'il ne fera pas toujours du soleil !

« L'hiver, quand la pluie et la neige battront contre notre petite fenêtre garnie de fleurs aujourd'hui, nous serons bien aises de voir briller la flamme.

« Je filerai, et toi, tu dormiras, Azor. Et si nous avons de jolis fagots, nous serons heureux, mon chien.

« Mon chien ! reprenait Brigitte, dire que j'ai un chien ! Oh ! si Bernard vivait ! C'est lui qui serait content et fier d'avoir une si belle bête ! »

Aux repas, bien modestes, hélas ! la même bonne entente régnait entre nous. Jamais je n'ai rechigné sur une mauvaise pâtée, ni essayé de dérober un bon morceau.

Le calme et la paix de notre intérieur contribuèrent à me remettre promptement des mauvais jours passés. J'embellissais à vue d'œil, si bien que Brigitte s'en inquiétait : « Tu n'as pas l'air d'un chien de pauvre, Azor ; je n'ose plus sortir avec toi ! »

Nous sortions cependant, car il fallait vivre.

Dans les maisons où Brigitte était bien reçue, on me donnait généralement quelque os à ronger, et vraiment il me serait difficile de dire si le pain que recevait ma maîtresse lui était une aumône plus agréable que cet os jeté à son chien.

Pauvre femme ! elle était vieille, en guenilles. Eh ! bien, moi, si sensible à la jeunesse et à l'élégance, j'aimais cette figure ridée, ces haillons. Que de fois il m'est arrivé de lécher les mains osseuses et noires de ma bienfaitrice !

J'eus le bonheur d'accroître son petit revenu ; elle ne passait plus inaperçue dans la campagne. Je la précédais toujours de quelques pas, et chacun me souhaitait la bienvenue. C'était à qui nous ferait politesse :

« Entrez, entrez, Brigitte, avec votre joli chien. »

Cette page de ma vie en est un des plus doux souvenirs.

Sans avoir la prétention d'être un grand moraliste, je ne puis m'empêcher de dire à mes lecteurs : Si un pauvre chien comme moi a pu adoucir l'existence d'une vieille femme, que ne peut faire la présence d'un gentil petit garçon ?

Combien une marque d'intérêt peut exciter de reconnaissance ! N'était-ce pas un bon petit garçon celui qui me sauva la vie en disant : « Il faut le donner à la pauvre Brigitte ! »

Et cette bonne parole changea tous les cœurs : de cruels et méchants, ces garçons devinrent compatissants pour moi et charitables pour la vieille Brigitte. Tiens ! je rabâche ! C'est égal !

Quel changement d'existence ! Toutefois, gardez vous de croire qu'un barbet donne le nom d'adversité à une position aussi modeste que celle où m'avait conduit cette promenade imprudente.

Je regrettais peu mes derniers maîtres ; Baudry avait mon cœur tout entier. Cependant, j'ai conservé un sentiment de reconnaissance pour les jeunes époux. Ce sont eux qui m'ont arraché des mains coupables de Delphine.

Peut-être pensez-vous que Brigitte et sa masure ne fourniront rien à mes souvenirs ? erreur.

Cette pauvre femme était aimée dans tout le pays.

Voici son histoire :

Elle avait eu de l'aisance. Restée veuve avec quatre garçons à élever, son petit avoir s'en alla peu à peu. Deux de ses fils, prêts à finir l'apprentissage de menuisier, étaient morts ; le cadet, mauvais sujet, après avoir fait verser bien des larmes à sa mère était parti pour l'Amérique où il trouva la maladie, la misère et la mort, au lieu de la fortune : ce qui est très différent. André, le dernier, était toute sa consolation ; mais, un jour, il tira un mauvais numéro, et partit. Il y avait de ça dix ans, et jamais on ne l'avait revu. Brigitte m'a raconté la désolation que cet événement lui causa ; car cette pauvre femme était si contente d'avoir quelqu'un pour causer, qu'elle me faisait les confidences les plus intimes ; je comprends bien cela !

Ma présence ravivait le souvenir d'André : « Ah ! s'il était ici ! c'est lui qui t'aimerait ! »

Un jour, Brigitte, dans un redoublement de tendresse, me dit : « J'ignore ton nom, je t'ai appelé Azor parce que c'est un beau nom ; mais il n'y en a qu'un pour un chien comme toi : Fidèle ! Fidèle jusqu'à la mort, n'est-ce pas, mon chien ? »

Évidemment, Brigitte ne savait pas l'italien, et j'en fus ravi. Je préfère la langue française à toutes les langues, ma patrie à tous les pays, et sans la douce perspective d'être utile à cette pauvre veuve, j'aurais déjà eu le mal du pays et sauté par-dessus la frontière.

Notre cabane était assez loin de la route et du lac pour qu'on n'entendît aucun bruit, et quand nous sortions, c'était pour nous éloigner encore davantage ; je vivais donc à l'abri de toute surprise.

Ma présence chez Brigitte fut un véritable événement. Les bonnes gens qui s'intéressaient à elle la félicitaient d'avoir ma compagnie. « C'est un ami, un serviteur que vous avez là, Brigitte. -- Un protecteur, disait un autre. » Et tous ces compliments étaient accompagnés de caresses et (ce qui a bien son mérite aussi) d'une bonne bouchée de pain ou d'un petit os.

L'hiver ne fut pas gai. Brigitte toussait beaucoup. Nous faisions maigre chère ; mais nous vivions en paix, dormant et ronflant au coin de l'âtre alimenté par la charité.

Quand Brigitte était trop souffrante, elle me donnait le panier, et j'allais chez les amis, qui s'empressaient de le remplir.

C'était une joie pour les enfants lorsqu'ils me voyaient arriver : « Mère, voilà Fidèle, il faut lui donner du bon ! »

La mère obéissait au désir de l'enfant et ajoutait : « Va vite. »

L'aumône était quelquefois si abondante à la première maison, que j'abrégeais ma tournée.

« Déjà ! disait Brigitte en m'entendant gratter à la porte ! Il n'y a pas ton pareil.

« Je ne suis pas jalouse, va, je sais bien que c'est toi qu'on aime, et j'en profite. Dame ! c'est si étonnant de voir une bête comme toi avoir soin d'une pauvre veuve ! »

Quelquefois j'étais horriblement crotté. Brigitte s'aperçut du malaise que j'éprouvais dans cet état et prit l'excellente habitude de me baigner dans son chaudron. Le temps du savon était passé ! Combien je m'applaudis en cette circonstance d'avoir toujours dédaigné les parfums ! L'eau de la source suffisait pour me rendre propre et content.

L'hiver, malgré le brouillard et la neige, passa. La porte de la cabane s'ouvrit, et ne se ferma bien tôt plus que le soir.

Brigitte s'asseyait sur un banc ; j'étais près d'elle, attentif à ses moindres désirs. Je dormais aussi, sans matelas, sans oreiller, comme ces braves Français qui savent être contents partout, et de tout.

Nous n'avions ni parc ni tonnelle, mais le pays est si beau, que le monde en profite tout comme s'il était à lui.

Nous avions pourtant une vigne qui garnissait la façade de notre chaumière et puis un rosier grand comme un arbre. Brigitte donnait le nom de champ à un carré de terre de la dimension de notre chambre. Là poussaient quelques choux et des oignons : je ne me croyais plus le chien du marquis de Carabas.

XI -- César bonne d'enfants. -- Une visite inattendue. -- Nos craintes sont changées en joie. -- Nous donnons un repas.

Les bons cœurs ont de bonnes idées. Un jour, c'était pendant la moisson, une femme du village le plus voisin dit à Brigitte : « La mère, puisque Fidèle vous épargne la peine d'aller chercher votre vie chez l'un, chez l'autre, et que vous êtes là tranquille comme Baptiste, à filer, j'ai bonne envie de vous laisser mon gars ; il se tient dru sur ses jambes et ne vous donnera pas grand-peine. J'aurai l'esprit en repos de le savoir avec vous et Fidèle. Et puis, la mère, je ne serai pas ingrate, vous aurez à la première fournée une bonne miche. »

Ma pauvre maîtresse n'en croyait pas ses oreilles.

Le marché fut vite conclu.

Un garçon de quinze mois, gros et joufflu vint le lendemain s'asseoir à côté de moi. Mes oreilles et ma queue furent singulièrement de son goût, et la partie s'engagea sur-le-champ.

Ça fait du bien de jouer un peu ; surtout quand on est comme moi naturellement philosophe, on a besoin de temps à autre d'une honnête distraction.

Ce petit Antoine me rajeunit. Je faisais l'enfant ; je le léchais, je me roulais ; j'aboyais gentiment et lui m'imitait.

L'exemple de la jeune mère fut suivi par deux autres ; de sorte que Brigitte et moi nous tenions une école.

Les bambins n'étaient pas contents lorsque j'allais faire ma ronde ; Antoine pleurait dès que je m'éloignais. Bientôt ma présence fut reconnue indispensable pour le bon ordre de l'institution, et les mères prirent le parti d'apporter chaque jour des provisions pour Brigitte et pour moi.

Ô richesses et grandeurs ! que vous êtes peu de chose quand je vous compare à cette humble existence de Brigitte et de Fidèle !

Ma maîtresse portait plus légèrement le poids des années. Il lui arrivait de me chanter de sa voix chevrotante des airs de sa jeunesse. Cette musique n'était pas belle, mais je me faisais un devoir d'écouter Brigitte sans l'interrompre et d'agiter ma queue en signe de satisfaction, ayant ouï dire à Paris que si médiocre que soit un artiste, il veut être écouté et applaudi.

Un jour Antoine dormait étendu sur une couche de feuilles de maïs. Brigitte, pressée d'aller cueillir des légumes dans son champ, me dit : « Fidèle, reste là, garde l'enfant, et s'il a besoin de moi, tu m'appelleras. » Placé à mon poste, je ne détachais pas mes yeux d'Antoine ; je happais les mouches au passage, de peur que prenant les joues du petit pour des roses, elles ne vinssent s'y reposer.

Ce manège, que je trouvais très simple, attira l'attention du messager . Il s'arrêta et se mit à compter les mouches que je pinçais au passage. Lorsque tout à coup il s'élance sur moi, me fait une muselière de sa main.

« Pauvre Fidèle ! sans moi, tu serais mort de ton dévouement ! Cette mouche est une abeille dont le dard t'eût donné la mort. » Le brave messager appela Brigitte, il lui fit un tableau touchant de la manière dont j'avais rempli ma tâche, et la pauvre vieille, songeant au danger que j'avais couru, versa de vraies larmes.

Il ne fut question dans tout le pays que de la manière intelligente dont je gardais les enfants ; mais Brigitte, effrayée de mon zèle, me retira mes fonctions.

La mère du petit Antoine m'emmena chez elle pour me donner une grasse pâtée. Je la mangeai avec plaisir, j'en conviens, et pourtant je ne l'aurais jamais demandée : le dévouement est au-dessus de cela.

Nous étions heureux Brigitte et moi ; mais un plus grand bonheur nous était réservé.

Un soir d'automne, au moment où nous allions nous coucher, j'entendis quelqu'un rôder autour de la cabane.

Me voilà sur pattes, donnant à entendre par un vigoureux aboiement qu'il y avait à qui parler chez la mère Brigitte.

Mon discours fut pris sans doute pour une invitation à entrer, car aussitôt quelqu'un frappa à la porte.

Grand émoi : « Frapper chez nous à pareille heure !

-- Qui va là ?

-- Un voyageur. »

J'aboyai avec redoublement.

« Est-ce que je me trompe ? » dit le voyageur d'un son de voix tout différent.

À cette question, à cet accent, Brigitte s'écrie : « André ! André, c'est toi. »

Et la voilà qui allume la résine, débarricade la porte et tombe dans les bras de son fils, car c'était bien lui !

Malheureusement je ne le compris pas tout de suite, et j'entrai dans une fureur qui manqua de m'attirer un mauvais coup.

André ayant déposé sa mère sur le lit, j'y grimpai bien vite. Je flairai la pauvre vieille avec une anxiété dont André fut ému.

ANDRÉ.

Pauvre bête ! tu l'aimes donc bien ? Sois tranquille ; tiens, déjà elle ouvre les yeux ; allons, ma bonne mère, ce n'est pas un rêve. Ton fils est là près de toi. Regarde-le bien, car il a fait un long voyage pour arriver jusqu'à toi.

Brigitte pleurait, et moi je léchais ses mains. Peu à peu la conversation s'anima. Brigitte fut bientôt en état de se lever. Elle tira la braise des cendres et jeta un de nos plus gros fagots dans la cheminée. Ce qui donnait plus de lumière que notre résine.

Je vis alors un homme de taille moyenne, pâle, l'air exténué ; il avait des moustaches énormes qui ne l'empêchaient pourtant pas d'embrasser sa vieille mère.

Ce spectacle tout nouveau m'agitait extrêmement. Je montai sur Brigitte pour constater mes droits.

BRIGITTE.

Oui, oui , Fidèle, tu seras toujours mon ami, ne sois pas jaloux, aime-le comme je l'aime, c'est mon fils, mon André, je ne l'ai pas vu depuis dix ans.

Comprenant le gros du discours de Brigitte, je passai sur le militaire. Il me caressa tout en m'examinant.

ANDRÉ.

Mère, sais-tu que tu as là un chien superbe ?

BRIGITTE.

Je croyais seulement avoir un ami fidèle.

Brigitte raconta comment je lui étais échu en partage. Elle n'oublia pas le plus petit détail des services que je lui avais rendus jusqu'à ce jour. À l'en croire, je l'avais tirée de la misère.

Se souvenant tout à coup que les voyageurs ont faim, Brigitte se leva, prit dans le bahut du pain et du lard ; mais elle ne dit point que j'avais rapporté cette jolie provision de chez la mère du petit Antoine, le matin même.

Je fus d'abord un peu étonné de son silence, puis à la réflexion je compris qu'elle ne voulait pas dire à son fils que nous étions des mendiants.

Je les laissai pour aller prendre ma place sur le pied du lit, où je m'endormis profondément, n'ayant plus la responsabilité qui me rendait d'ordinaire le sommeil si léger.

Brigitte se leva avant le jour. André n'ayant pour toute couverture que sa capote, dormait dans le vieux fauteuil de sa mère, la tête appuyée contre le mur.

Brigitte me présenta le panier, me faisant signe d'aller en toute hâte à la provision et de revenir aussi vite.

Je m'élançai comme un fidèle courrier..

Mon apparition matinale causa une vive surprise :

« Tiens ! te v'là déjà ? Il paraît que Brigitte a bon appétit ce matin ; c'est égal, tu auras ta pitance. Justement qu' on l'a tué cette semaine , et il faut que vous soyez de la fête. »

Le petit Antoine m'ayant aperçu descendit de son lit et voulut mettre lui-même du boudin et des saucisses dans mon panier.

Je me sauvai comme un voleur, sautant par-dessus tout obstacle, et j'eus la satisfaction d'arriver avant qu'André fût éveillé.

Brigitte, sûre du déjeuner de son fils, ne prit plus de précaution. Elle ouvrit la fenêtre, mit les pommes de terre au feu : notre misère avait un air de fête.

Le soldat s'éveilla et sourit à sa mère, et au bon déjeuner qui s'offrit à ses yeux.

Les voisins et les voisines ne craignirent pas de perdre un peu de temps pour être témoins du bonheur de cette pauvre abandonnée.

Il faisait beau, la société pouvait s'asseoir dehors. J'étais tout yeux et tout oreilles pour bien comprendre la longue histoire racontée par André.

Quelle que soit mon intelligence, je n'y serais jamais parvenu si Brigitte ne m'avait pas dit vingt fois le même jour : « Tu le vois ? Eh bien ! c'est un réchappé des Russes. Le pauvre garçon ! il s'est battu pour la gloire de la France ; son corps est couvert de blessures, il aurait pu s'en aller droit à Paris saluer le gouvernement et demander ses Invalides ; mais il a préféré venir trouver sa pauvre mère. »

Ce fut seulement alors que j'appris tant bien que mal les circonstances qui avaient amené Brigitte en Suisse. Elle était du pays de Gex, et son fils tombé à la conscription, comme elle disait, avait été fait prisonnier, dans je ne sais quelle guerre, par les Russes.

Après les premiers moments de surprise et de bonheur, il fallut avouer la vérité au brave soldat ; lui dire dans quelle misère nous vivions par suite des circonstances qu'avait entraînées la mort du père et celle des autres frères.

Dès le lendemain, malgré les instances de Brigitte, André alla demander de l'ouvrage dans un gros bourg, et il en trouva.

Je n'allai plus quêter. Brigitte fut obligée de cacher mon panier. Que firent nos bons amis ? Ils apportèrent pendant quelque temps en cachette ce qui nous était nécessaire. André mangeait chez les fermiers. Tous se faisaient un plaisir de lui donner de bons morceaux ; aussi il engraissait, comme moi, à vue d'œil.

Brigitte me disait quelquefois : « Fidèle, je suis trop heureuse ; c'est la fin. » Ces paroles étaient une énigme pour moi et je vivais joyeux près d'elle et du bon André.

XII -- Je deviens soldat. -- Joie de Brigitte eu voyant mes exploits. -- Son orgueil rabattu. -- Histoire d'un chien artilleur. -- Fidèle va au marché. -- Les anguilles. -- Les chiens enragés. -- Je fais connaissance avec la muselière. -- Mort de Brigitte.

L'hiver fut rude, mais pas triste. André faisait des sabots. Je passais des heures entières à le regarder. Un jour, mon nouveau maître, qui m'aimait déjà beaucoup, me dit : « Ah çà ! toi, je vais t'apprendre à faire l'exercice. Si tu es obéissant, je ne te battrai pas. »

Cette promesse résonna mal à mes oreilles et je devins triste à la pensée d'entrer, à mon âge, dans la carrière des armes.

Brigitte approuva le projet de son fils, et mon éducation militaire commença immédiatement.

Pour être franc, je dois dire que, grâce au savoir et à la douceur de mon maître, ces leçons si redoutées m'intéressaient vivement.

J'arrivai bientôt à obéir à ce commandement : Portez arme ! Présentez arme ! Posez arme ! mais le plus étonnant, ce qui couvrit de gloire le sergent et le conscrit, c'était de coucher en joue la bonne Brigitte. Oui, j'obéissais à ces mots : Joue, feu ! Et pour donner plus de piquant à la chose, Brigitte se renversait sur son fauteuil et ne revenait à la vie qu'après avoir été léchée par son brave chien.

Nous donnions des représentations les jours de fête. On venait même d'assez loin pour y assister. Brigitte devint orgueilleuse de moi et ne craignait pas de dire que jamais il n'y avait eu au monde un chien comme Fidèle.

Malheureusement, il se trouva une fois dans le cercle de mes admirateurs un maître d'école plus savant qu'elle et moi. Il raconta une histoire qui nous interdit, au moins quelques instants.

Je ferai acte de simplicité et de modestie en la racontant au lecteur.

LE MAÎTRE D'ÉCOLE.

Le héros de mon histoire n'est malheureusement pas Suisse, mais il faut rendre justice à tout le monde, le pays n'y fait rien.

Un artilleur de Dublin avait un lévrier, nommé Mustapha. Il était alerte et vigoureux, né au milieu des camps il accompagnait son maître sur le champ de bataille, et faisait aussi bonne contenance que lui pendant le combat.

Mustapha se tenait près du canon, ayant toujours à la gueule la mèche allumée. C'est fort, ça ! Et pourtant c'est vrai.

À la terrible bataille de Fontenoy, le maître de Mustapha fut frappé d'un coup mortel : une décharge d'artillerie vint l'atteindre au moment où il se disposait à faire feu sur l'ennemi.

Le lévrier, voyant son maître étendu par terre et couvert de sang, poussa des cris de désespoir, mais sa douleur ne lui enleva pas sa présence d'esprit : voyant un corps de Français s'avancer pour prendre la pièce des pauvres canonniers, mis hors de combat, il se saisit de la mèche encore allumée et restée entre les mains de l'artilleur, et, par un instinct merveilleux, il met le feu au canon et soixante hommes restent sur la place. Après ce coup d'éclat, l'incomparable Mustapha va se coucher auprès de son maître, lèche ses blessures et refuse pendant vingt-quatre heures de boire et de manger.

Quelques camarades du canonnier, qui l'étaient aussi de Mustapha, parvinrent à emmener la pauvre bête. Le héros retourna à Londres et fut présenté au roi Georges II, qui lui accorda une pension alimentaire comme à un brave enfant de la patrie. -- Eh ! bien, mère Brigitte, qu'en dites-vous ? Vous aurez beau faire, je vous le prédis, Fidèle ne sera jamais canonnier.

BRIGITTE.

C'est mon idée et mon désir. Un chien qui tue soixante hommes d'un coup ! C'est une horreur. Faut laisser aux hommes cet honneur-là. Et puis, ces histoires d'autrefois, on n'en est jamais sûr. Moi, je peux vous conter des faits extraordinaires dont tout le monde de par ici a été témoin ! Et puis je ne m'occupe pas de ce qui se passe à l'étranger : chacun son pays, chacun son chien.

Brigitte était visiblement agitée et le maître d'école, brave homme au fond, affecta de me caresser, de me louer pour rendre la paix à ma bonne vieille maîtresse.

André ne comptait pas retourner au régiment et encore moins faire un artilleur de moi.

Cependant le récit du maître d'école stimula son ambition. Il ne rêva plus, à partir de ce moment, qu'à me rendre savant, non pas de cette science banale qui consiste à lire, et à écrire comme un enfant. Il résolut de m'élever à la hauteur d'un serviteur intelligent.

Grâce au travail de ce fils laborieux, nous n'étions plus mendiants ; nous faisions l'aumône à notre tour. Que de fois n'ai-je pas porté un petit sou dans l'écuelle d'un pauvre aveugle !

Brigitte, quoique rajeunie par le bonheur, comme elle disait, n'était pas ingambe. Il fallait nécessairement quelqu'un pour faire les courses, et ce quelqu'un devait être Fidèle.

André consacra un certain temps à me dresser aux nouvelles fonctions que j'allais remplir. Il me mena au bourg où je devais faire les provisions ; me présenta à l'épicier, au boucher, à tous ceux chez lesquels je devais m'adresser habituellement.

La première fois que j'allai seul au bourg, j'éprouvai quelque embarras. J'étais là, au beau milieu de la place, comme une bête, ne sachant de quel côté tourner mes pas. Mais il y a de braves gens partout, honnêtes et complaisants ; dès que le boucher m'aperçut, il m'appela : Fidèle, Fidèle, par ici, mon petit.

L'excellent homme prit dans le panier un papier sur lequel André avait inscrit mes commissions ; puis, m'ayant donné la viande, il me présenta un joli petit os que plus d'un marchand eût préféré mettre dans la balance. Ce n'est pas tout, il m'indiqua, de la façon la plus intelligente, ce qui me restait à faire, ajoutant force recommandations pour arriver sain et sauf avec mes provisions ; il m'invita surtout à me méfier des petits garçons que je pourrais trouver sur mon chemin.

Il faudrait être un véritable savant pour bien décrire l'accueil que me faisait Brigitte au retour ; que de caresses ! de louanges et de remerciements !

L'habitude d'être ainsi servis par moi ne diminuait point la reconnaissance de mes chers maîtres. Ils allaient jusqu'à dire que je leur rendais plus de services que ne ferait un garçon de douze ans !

Le fait est que dans mes courses j'en ai vu plus d'un s'arrêter pour jouer ou pour jeter des pierres dans les pruniers. Ce n'est pas beau !

Assurément je n'étais plus ce fier César, assis à côté du cocher de M. Nelville ; on ne se mettait plus aux portes pour me voir passer, et pourtant, je ne me sentais pas déchu ! J'étais pauvre, mais laborieux ; si je n'étais pas l'idole des enfants du château, j'étais l'ami, le serviteur de gens qui n'avaient ni le temps, ni la force, et encore moins le moyen de se faire servir. Enfin j'étais heureux, je me sentais dans le vrai. Ma vie passée n'était plus qu'un rêve et si le souvenir de mes anciens maîtres avait pu s'effacer de ma mémoire, mon bonheur eût été complet.

Je vais vous raconter une histoire étonnante. Libre à vous de me croire, le fait n'en sera pas moins vrai.

Un meunier de nos amis, voisin du bourg où je me rendais, dit un jour à André : « Les anguilles donnent fameusement chez nous ce temps-ci, j'ai bonne envie d'en mettre pour vous une ou deux chez la mère Lavoine, qui en chargera Fidèle à son prochain voyage. » André accepta très volontiers.

Je partis donc un matin, mon panier à la gueule. La mère Lavoine enveloppa dans un linge deux vilaines bêtes qui avaient l'air d'être mortes, et me voilà lancé ne doutant pas du succès de mon voyage. Au bout d'un très court espace de temps, mesdemoiselles les anguilles se trémoussaient dans le panier ! elles se tordaient, montraient la tête -- une très vilaine tête, bonne à cacher -- j'avais beaucoup de peine pour les mettre à la raison ; tantôt je secouais le panier, d'autrefois je leur faisais sentir mes dents.

Je m'avançais ainsi plein d'anxiété et tout en nage, car le temps était lourd, lorsqu'arrivé à un gros ruisseau, qui coupe la route, les anguilles saisies de l'amour de la patrie, sortent du panier et se précipitent dans l'eau, semblant me dire : « Nous sommes chez nous, va-t'en chez toi. »

Oh ! qu'elles me connaissaient mal ces anguilles-là ! Fidèle rentrer au logis le panier vide ! Non, mille fois non.

Je me jette à l'eau, j'en étrangle une, et puis l'autre, et je les remets dans le panier d'où elles ne bougèrent plus.

André et Brigitte virent bien que les anguilles avaient été tuées par moi, mais ils ne surent pas dans quelle circonstance. Qu'il me soit permis de confier au lecteur que j'éprouve une vive satisfaction d'avoir trouvé l'occasion de noter ce brillant fait d'armes. Mais voici quelque chose de moins gai : je tombai malade. Brigitte avait beau me présenter le panier à provisions, je restais languissant, exprimant, par un tendre regard, mes regrets de ne pouvoir faire mon ouvrage.

Quand on voit souffrir ceux qu'on aime, que ce soit un enfant ou un chien, aussitôt la pensée de la mort apporte la désolation. Brigitte se dit donc : « Il va mourir ! » La pauvre femme pleurait ; elle ne comprenait plus l'existence sans moi.

Le lecteur peut rire, si bon lui semble. Fidèle, qui connaît son attachement pour ses maîtres, comprend cette douleur. J'étais la joie, le luxe de cette chaumière. Ma réputation attirait du monde à la maison et bien certainement si Thérèse et son mari fussent restés à Lausanne, ils auraient entendu parler du chien de la mère Brigitte.

Cependant, les craintes de ma maîtresse étaient excessives. André déclara que j'avais un refroidissement qui ne pouvait être dangereux. Il attribua mon indisposition à la peine que j'avais eue avec ces vilaines anguilles.

Je toussai quelques jours pendant lesquels Brigitte ne ménagea pas le lait sucré. Puis André m'apporta des montagnes une herbe dont l'effet fut on ne peut plus satisfaisant. Au bout de huit jours j'étais sur pied.

Nous étions bien tranquilles lorsqu'un bruit sinistre se répandit dans le pays : Un chien enragé ! Si ce cri alarme les hommes, je peux vous assurer qu'il n'est pas moins terrible pour les chiens. Brigitte était plus accablée qu'elle ne l'avait été pendant ma petite maladie. Elle ne me laissait plus sortir seul, présidait tous mes repas et m'aurait donné volontiers une indigestion par excès de tendresse. Mais, je suis sobre et je ne changeai rien à mon régime.

Le chien enragé existait-il ? Je l'ignore. Ce que je sais, hélas ! c'est qu'on profita de la panique pour tuer de pauvres bêtes inoffensives qui n'avaient d'autre maladie que leur laideur et cette misère si difficile à porter avec dignité !

André me fit une muselière et me donna de belles explications en me l'ajustant ; mais, chers enfants, vous comprenez mon désespoir : être muselé ! Oh ! quelle humiliation ! quelle souffrance ! quelle injustice ! Museler un chien, une bonne bête qui ne parle qu'à propos, et toujours en faveur de son maître. Jamais de médisance, encore moins de calomnie ; point de faux rapports ni d'indiscrétion. Mes petits amis, pardonnez à la sincérité de César, il y a bien des écoliers auxquels il pourrait passer avec avantage sa muselière.

Après une première indignation, je devins calme : à quoi bon se révolter ? La colère n'aurait servi qu'à accroître ma souffrance. D'ailleurs André n'agit ainsi que pour se soumettre lui-même à un ordre. N'étais-je pas à même de voir la satisfaction qu'il éprouvait en m'ôtant la muselière dès que je rentrais au logis ?

Ô mes enfants, si vous ne le savez pas encore, je vais vous l'apprendre, nos peines et nos chagrins sont moins durs dès que nous les acceptons avec soumission.

Quand on est puni, par exemple (César a été dans ce cas), si, au lieu de bouder, de se révolter, on reconnaît sa faute, qu'arrive-t-il ? La punition ne paraît plus si terrible, et, quand on vient demander pardon de ses sottises, on comprend la nécessité d'une punition que notre mauvaise humeur qualifiait d'injustice.

Je vous dis ce que j'ai éprouvé maintes fois dans ma jeunesse. C'est à vous d'en profiter.

Un chagrin, un immense chagrin était réservé au cœur de César : Brigitte tomba malade.

Cette maladie de ma chère et pauvre maîtresse était plus grave que la mienne.

Trois jours étaient à peine écoulés et la mère d'André n'existait plus.

Je m'imaginai, en voyant cette bonne vieille immobile sur son lit, qu'elle dormait, et cela m'ennuyait. Je l'appelais, je pleurais, je la léchais ; mais elle n'entendait plus !

La tristesse et les larmes d'André me firent comprendre qu'il y avait un malheur : je finis par voir que Brigitte était morte.

Le lendemain, quelques amis, André et moi suivions son cercueil.

André me présenta le panier de Brigitte et je suivis en le portant : l'insigne de sa misère faisait ma gloire.

De retour à la maison, mon agitation fut extrême : je voulais sortir, et à peine dehors, je rentrais espérant retrouver celle que j'avais perdue pour toujours et j'allai me coucher près de ses vieux souliers. André me parlait avec tendresse, essayait de me consoler en énumérant tous les services que j'avais rendus à sa vieille mère. Je sentais combien je lui étais cher en ce moment et je crois que l'apparition d'Henriette n'eût pu me faire quitter le bon fils de Brigitte.

La mort de ma maîtresse me causa une douleur si profonde qu'André craignit pour mes jours. Je refusais toute nourriture et au nom de Brigitte la chambre retentissait de mes cris.

Mes habitudes domestiques furent suspendues, ou du moins si je sortais c'était avec André. Il faisait comme les bons pères qui promènent leurs petits garçons lorsqu'ils ont du chagrin.

Un jour j'échappai à la surveillance d'André pour aller au cimetière. Je me couchai sur la terre qui couvrait le corps de celle que j'avais servie et aimée. Ce fut là qu'André finit par me trouver. Il pleura d'attendrissement.

Je ne sais si la crainte de me perdre entra pour quelque chose dans la résolution qu'André prit de quitter son village. Le fait est qu'un beau matin il m'annonça qu'il avait loué sa chaumière à un camarade et que nous allions partir pour Paris, où il trouverait à travailler.

XIII -- Nous voyageons à pied. -- Rencontre d'un assassin. -- Je le livre à la justice. -- Une fête dans la prairie. -- Je joue un rôle important.

André avait fait partie d'un régiment de chasseurs à pied, et ces hommes-là ne vont pas en voiture.

Nous fîmes nos visites d'adieu à nos bons amis. Les enfants me regrettaient et me le disaient bien gentiment.

Nous voilà en route, libres comme l'air, nous arrêtant quand bon nous semblait soit pour dormir soit pour faire un petit repas.

De tous les moyens propres à dissiper le chagrin il n'en est pas de comparable au voyage ! Je ressentis promptement l'heureux effet de cette distraction forcée.

Je marchais à côté de mon maître, portant tour à tour son petit paquet ou son chapeau lorsqu'il voulait s'en débarrasser.

On ne faisait pas grand embarras pour nous recevoir dans les auberges, mais on nous traitait en braves gens qui voyagent et vivent suivant leurs moyens.

Peu à peu je repris mes allures, la gaieté me revint et je n'oublierai jamais la satisfaction qu'éprouva mon cher maître en me voyant agiter la queue. Signe de joie que je n'avais pas donné depuis la mort de Brigitte.

Il est difficile en voyage d'éviter les connaissances. Un jour, traversant une forêt, nous rencontrons un homme. Il nous souhaite le bonjour et nous demande la permission de marcher en notre compagnie. André trouva la chose fort simple, et nous nous dirigeâmes vers le même but.

Cet homme me faisait toutes sortes de caresses, louait ma bonne physionomie, sans pouvoir me déterminer à marcher près de lui.

André finit par remarquer ma répugnance et, sans rien dire, il me passa une ficelle au cou afin de s'assurer de ma personne. Cette mesure ne fut pas du goût de notre compagnon de voyage. Il feignit d'en être blessé, chercha querelle à André et une bataille s'engagea.

La victoire devait nécessairement être pour nous. Je dis nous, car vous pensez bien que je ne restai pas simple spectateur pendant le combat. J'aiguisai mes dents sur les mollets du vaurien, que je flairais avec raison, vous allez voir pourquoi, comme un ennemi personnel.

Pendant que le maraud tout éclopé s'appuyait contre un arbre en nous injuriant, j'avisai un paquet resté sur le champ de bataille, j'en arrachai l'enveloppe et aboyant avec fureur je dispersai en tous sens une collection de peaux de chiens.

Le misérable assassin avait donc voulu m'attirer dans le piège !

L'admiration et la fureur se peignaient sur le visage de mon cher maître.

-- Ainsi, Fidèle, tu avais senti les dépouilles de tes frères ! Les caresses de cette main coupable te faisaient horreur !

Je répondais à chacune des interrogations d'André par des aboiements qui ne pouvaient laisser aucun doute.

Nous étant bientôt arrêtés dans une petite ville, nous racontâmes notre aventure.

Le méchant homme était connu, quoiqu'insaisissable. Il était la terreur des chiens et de leurs maîtres. L'aubergiste déclara qu'il fallait informer la justice.

André regrettait de s'engager dans une pareille histoire ; il finit par y consentir espérant que je jouerais un rôle comme témoin fort intéressé.

L'affaire arriva vite aux oreilles des gendarmes, et nous voilà dans la forêt. Je marchais à la tête des chevaux regardant, flairant à droite et à gauche.

Nous marchions depuis deux heures n'entendant que le bruit de nos pas, lorsque tout à coup je m'arrête, je grogne, je cours vers un immense tronc d'arbre. Une main cachée lance une pierre ; je suis atteint à la tête. Je jette un cri perçant ; les gendarmes quittent leur monture et se saisissent du méchant homme.

J'abandonne ma tête à André, il l'entoure de son mouchoir, puis je retourne à la piste.

Plus loin encore je m'arrête sur la terre fraîchement remuée, j'appelle, on vient ; je gratte, on m'aide et nous trouvons une douzaine de cadavres de chiens ; notre rentrée à la ville fut un véritable triomphe.

Ma blessure excita autant d'admiration que d'intérêt.

« Dire que personne n'avait pu découvrir ce vaurien qui tuait nos chiens, et qu'il a fallu qu'un caniche traversât notre ville pour le trouver ! »

Tel était le discours dont mon oreille était agréablement frappée.

Le droguiste qui pleurait encore un joli chien de chasse, offrit à André de panser ma plaie et d'y mettre un onguent merveilleux.

André accepta.

La pansement se fit devant la porte du brave homme où un cercle de curieux se forma : « Pauvre bête ! va, tu peux te vanter d'avoir plus d'esprit que nous tous », disait l'épicier. « Enfin, ajoutait sa femme, on pourra élever ses chiens tranquillement et leur faire garder la boutique quand on ira causer un instant à la fontaine. »

Outre les compliments que chacun m'adressait sur ma bravoure et mon intelligence, les mères faisaient remarquer à leurs enfants la patience avec laquelle je supportais un pansement fait par une main étrangère. Il est vrai de dire pourtant que j'appuyais ma tête sur le genou d'André et que la présence de mon maître me rassurait complètement.

Je circulais dans les rues la tête bandée comme un pauvre blessé. J'avais l'air extrêmement intéressant, ce qui fait toujours un certain plaisir.

Le tueur de chiens fut condamné à trois mois de prison. Indulgence pitoyable ! Si j'avais eu voix au tribunal, le coquin n'en eût pas été quitte à si bon marché !

Cet étrange incident nous retint une huitaine de jours. « Peu importe ! disait tristement mon maître, personne ne nous attend ! »

Je voyais des larmes dans les yeux d'André. Alors, je tournais autour de lui, je faisais des frais pour le distraire et vraiment j'y réussissais.

Ma blessure était guérie : pas le plus petit mal de tête.

Ce voyage me plaisait : voyage de touriste. On n'obéit pas à cette inexorable machine, à ce conducteur qui renferme les chiens aussi bien que les hommes. Et puis, j'aime les aventures. C'est ce sentiment qui me poussait toujours en avant, mais non pas assez loin pour m'exposer à être pris par quelque maraudeur.

Une après-midi, j'accourus vers André avec de grandes démonstrations de joie : « Eh bien ! oui, mon vieux, j'y vais, qu'as-tu donc vu de si remarquable ? »

Pour toute réponse, je courais comme un fou, et je revenais encore vers mon maître.

Bientôt il aperçut dans la prairie une joyeuse réunion dansant au son du flageolet et de la clarinette. C'était le cas de faire une halte, d'autant plus qu'un bel orme au tronc noueux invitait André à s'asseoir. Moi, par un heureux instinct, je m'avançai, regardant discrètement ; mais telle est la destinée de César, jamais il ne passe inaperçu.

C'était une noce, et les invités se disposaient à faire honneur à un repas dont l'odeur, je l'avoue, me donna des idées peu honnêtes.

LA MARIÉE.

Tiens ! à qui ce chien-là ? Il a l'air gentil. C'est mon ambition d'avoir un caniche. Depuis que celui de M. le maire est mort, on n'en avait pas vu dans le pays !

UN GARÇON.

Le voulez-vous, Geneviève ? C'est pas malin allez, un morceau de jambon fera l'appât.

JULIEN (LE MARIÉ).

Doucement, je vois son maître assis sous le gros orme... un pauvre voyageur... un soldat moins heureux que moi, Geneviève !

GENEVIÈVE.

Eh ben, dame ! Julien va l'inviter. Quand il y a de quoi manger pour trente, il y a pour trente-deux.

C'était la première fois que j'étais compté pour une personne.

JULIEN.

Allons ensemble chercher ce nouveau convive, Geneviève.

Et les voilà qui viennent gentiment nous inviter à prendre part au repas.

« Camarade, dit Julien, je connais le métier. Tel que tu me vois, j'ai fini mon temps depuis quinze jours, et malgré tous les pressentiments de Geneviève, je suis revenu au pays et nous sommes mariés. »

Les deux hommes se mirent à causer guerre et bataille, tout en se dirigeant vers la table. Geneviève s'occupait beaucoup de moi. Elle n'attendit pas la fin du dîner pour me donner à manger ; procédé auquel je fus très sensible ; mais ce qui m'enchantait par-dessus tout, c'était de voir André rire et causer comme dans nos beaux jours.

Je me tenais à l'écart de la compagnie, faisant mes petites réflexions sur les chiens passants, lorsqu'André m'interpella vivement : Eh ! quoi, Fidèle, ne montreras-tu pas tes talents et ta complaisance à cette aimable société ? Je vois quelqu'un qui manque de pain là-bas.

M'ayant présenté un morceau de pain au bout d'un couteau, je m'empressai de le porter à la personne désignée.

Les braves villageois poussèrent des cris d'admiration. C'était à qui réclamerait les bons offices de Fidèle. J'ose affirmer que ma présence ne fut pas le moindre agrément d'un si beau jour. Comment vous dépeindre la joie des petits garçons et des petites filles, lorsque, le repas terminé, André me dit : « Il y a longtemps, camarade, que tu n'as fait l'exercice. Il ne faut pas négliger tes talents. » Me voilà aussitôt l'arme au bras. Tout alla bien jusqu'au moment où j'entendis ces mots : joue, feu, car me rappelant la bonne Brigitte, au lieu d'obéir je tombai accablé de douleur.

André comprit : « Pauvre bête, dit-il, ton cœur a de la mémoire. » Et, profitant de la circonstance, il raconta tous les témoignages d'attachement que je leur avais donnés, sans oublier mes fonctions de commissionnaire. « Viens », me dit André tout à coup.

Nous nous éloignons, il cueille des fleurs, en fait un bouquet : « Fidèle, va porter ce bouquet à Geneviève, la mariée ; ne te trompe pas ! une pareille bévue détruirait ta réputation en un seul instant. »

André me suivait et m'observait avec une attention pleine d'anxiété.

J'arrive droit à Geneviève, et je lui présente mon bouquet. Elle le prend, le met à son côté pendant que j'aboie en guise de compliment.

Je crois que cet acte de courtoisie fut pour beaucoup dans l'offre que nous fit Julien : « Amis, acceptez l'hospitalité. Passez quelques jours avec nous, et, si vous voulez renoncer à vos habitudes de chasseurs à pied, nous vous conduirons dans notre carriole jusqu'à Châlons. La grise n'est pas un chemin de fer ; mais, quand elle a mangé l'avoine ; elle trotte joliment. »

André accepta la proposition et moi aussi. Pendant ma première jeunesse, s'il vous en souvient, j'avais été peu exercé aux grandes courses. Le mouvement de la voiture m'était extrêmement agréable, et, de plus, j'avais la sottise de croire que les passants m'estimaient moins lorsque j'étais à pied.

Malgré l'exercice forcé auquel nous soumirent les circonstances, malgré la raison qui m'était venue, l'idée de monter en voiture me transportait. Cependant l'équipage de Julien était loin d'être élégant : une charrette couverte de toile cirée avait reçu le nom de carriole, et s'appelait voiture dans la pensée des fermiers.

Julien conduisait cette fameuse grise ; je me tenais près de lui aboyant selon ma coutume pour attirer l'attention ; mais j'étais trop malpropre pour faire de l'effet, si bien que, las de jouer un rôle insignifiant, j'allai dormir au fond de la carriole. Tout le monde en parut satisfait.

Il y a des auteurs qui ne font pas grâce du plus petit événement, quitte à ennuyer le lecteur. Ce n'est pas ma manière de faire. Je vous avouerai franchement que je n'ai plus rien d'intéressant à vous conter sur notre voyage. Je termine donc ce chapitre en vous priant de passer au suivant : une surprise vous y est réservée. Peut-être n'aurait-il pas fallu le dire ?

XIV -- Mon arrivée à Paris. -- Mes impressions. -- César menuisier. -- Nos promenades. -- Le dimanche. -- Le concert populaire. -- Une scène inattendue qui éclipse Beethoven et Mozart. -- M. Nelville. -- Changement de condition. -- Générosité de M. Nelville pour André. -- Retour à Baudry. -- Les absents n'ont pas toujours tort. -- J'entre par la fenêtre. -- Je reçois une lettre.

Mon entrée à Paris fut moins brillante que la première fois. Je passai inaperçu dans la foule. C'est égal, on éprouve toujours du plaisir à revoir la grande ville. La distraction qu'on y trouve est puissante. César, le tendre César, reprit son humeur enjouée.

André vit ce qui se passait en moi : « Tu es consolé, toi, Fidèle », dit-il en faisant un gros soupir !

J'aurais pu lui répondre : « Dame, oui ; je ne suis qu'un chien, et j'ai montré plus de cœur que bien des gens n'en ont à leur service. »

Mon excellent maître devina sans doute ma pensée ; car, loin de paraître offensé de mon entrain, il me caressa avec un redoublement de tendresse.

On dit qu'à Paris il y a des gens qui manquent d'ouvrage. Par bonheur, nous avons évité cet embarras. Quinze jours étaient à peine écoulés et déjà mon maître avait repris son état de menuisier. J'allais avec lui travailler chez le patron, où je fus accueilli avec une bienveillance remarquable. Les camarades m'appelaient l'ami, nom précieux lorsqu'on s'en montre digne.

André ayant l'air respectable, on nous envoyait souvent dans les maisons prendre les commandes, et toujours ma présence était remarquée. Mon maître ne racontait mon histoire à personne et j'étais aussi discret que lui.

Nous habitions la rue du Temple. Une assez belle pièce au quatrième étage d'une maison de bonne apparence, composait tout notre appartement ; rien n'était plus gentil que notre chambre, ornée de quelques objets de ménage bien plus propres à nous rappeler Brigitte qu'à nous être utiles.

Un dimanche, André me dit : « Fidèle, le temps de la misère est passé, je gagne quatre francs par jour. J'entends donc que mon chien ait une tenue digne de lui et de moi.

« Je me fais la barbe tous les dimanches, eh bien, je vais te tondre et je te savonnerai tous les dimanches. Nous irons faire les beaux sur le boulevard, aux Champs-Élysées, partout enfin, où se promène le grand monde. »

La proposition m'enchanta. Je repris mes habitudes de propreté et d'élégance avec un plaisir qui divertit beaucoup André : « On dirait vraiment un chien de petite maîtresse, à te voir barboter, présenter les pattes et tendre la tête ! »

André éprouva une joie d'enfant en me voyant si joli, si blanc, si rose. Il ne crut pas prudent de me laisser en liberté à la promenade. Il me passa au cou le fatal cordon, comme si j'étais encore un étourdi capable de flâner dans les rues.

Passant un dimanche devant la salle des concerts populaires, André se rappela qu'un de ses camarades y était employé.

« Puisque te v'la, dit le camarade, entre donc, c'est magnifique et pas cher.

ANDRÉ.

Je ne peux pas, à cause de mon chien.

L'AUTRE.

Laisse-le-moi, je t'en réponds.

ANDRÉ.

Tu ne le connais pas, il ferait un train à fâcher tout le monde. C'est dommage ! Un peu de musique ça fait du bien.

L'AUTRE.

Si tu étais sûr de ta bête, je te ferais faufiler là haut, du côté des zouaves... ni vu ni connu.

ANDRÉ.

Je lui ferai la leçon, et il ne bougera pas, c'est moi qui te le dis. »

L'obligeant camarade nous conduisit à une place où vraiment je pouvais rester sans manquer de respect aux nombreux spectateurs.

Les zouaves sourirent en me voyant assis à côté de mon maître, lequel me faisait les plus sérieuses recommandations.

L'amour est une belle chose ; mais la crainte a bien aussi ses avantages. C'est ce dernier sentiment qui m'empêcha de faire des folies lorsque toute cette musique commença. J'en avais la tête si pleine que j'en fus effrayé. Je me mis à trembler de tout mon corps, mourant d'envie de chanter un petit air aussi, moi.

Le regard d'André coupa court à toutes mes velléités d'harmonie. De temps en temps la main de mon maître s'appesantissait sur mon dos pour me rappeler, sans doute, mes engagements. On s'habitue à tout, même à écouter la musique en amateur.

J'étais tout à fait tranquille ; un air doux et tendre captivait mon attention. Je balançais la tête à l'exemple d'un vieux monsieur placé à côté de moi, lorsque tout à coup je me lève, je regarde, je tourne en rond, je fais entendre de sourds gémissements dont André croit pouvoir se rendre maître en posant le doigt sur sa bouche ; on applaudit, la foule est émue, le calme se serait peut-être rétabli ; lorsque tout à coup j'aperçois au premier rang des auditeurs, vis-à-vis de nous, M. Nelville. Prompt comme l'éclair, j'échappe à la main d'André, je franchis la distance qui nous sépare sans m'inquiéter des cris de surprise et de mécontentement qu'excite ma présence sur le dos de celui-ci, sur la tête de celui-là ; et je vais me jeter dans les bras de mon cher maître.

M. Nelville, tout aussi ému que moi, disait : « César ! César ! tu m'as reconnu. Pauvre bête ! Après une absence de deux ans ! mesdames, messieurs, pardonnez-lui, pardonnez-moi. Ce chien a sauvé la vie à mon enfant. »

Tout le monde pardonnait, à l'exception de M. Pasdeloup qui nous regardait l'archet à la main et aurait peut-être essayé de m'atteindre, si l'intérêt du public ne m'eût fait un rempart inexpugnable.

J'étais ému, fou de bonheur. Chacun offrait de nous faire un passage. M. Nelville, en homme comme il faut, ne voulut point se retirer. Encore un quart d'heure et le concert serait fini. Le père d'Henriette pourrait donc chercher André dehors, lui parler, lui donner l'explication d'une conduite inexcusable, si les motifs n'en étaient pas connus.

Je n'ai garde de nier le génie d'Haydn et de Mozart, pas plus que le mérite des exécutants et la précision de l'archet de M. Pasdeloup ; mais, historien fidèle, je suis obligé de dire que l'attention du public ne fut plus la même à partir de ce moment : militaires, femmes et enfants, amateurs de chiens et de musique, tous avaient les regards tournés vers moi. Les plus voisins me disaient un petit mot d'amitié. J'écoutais avec bienveillance, mais tout mon cœur était à M. Nelville.

Ce fut une scène vraiment intéressante lorsque, sortis de la salle, nous aperçûmes André.

M. Nelville l'aborda très poliment.

M. NELVILLE.

Nous sommes de vieux amis, monsieur, ce chien s'est perdu (il pensait : on me l'a volé) il y a bientôt trois ans. J'ai fait des démarches inutiles pour le retrouver, et vous voyez que sa fidélité me le ramène au moment où je n'y comptais plus.

ANDRÉ.

Monsieur, je n'ai rien à dire à cela. Je regrette la bête, mais je la rends à monsieur, puisque évidemment elle lui appartient.

M. NELVILLE.

Vous habitez Paris ?

ANDRÉ.

Depuis trois mois. Nous arrivons de la Suisse.

M. NELVILLE.

Et je pars demain !

Mes deux maîtres s'amusèrent pendant quelques instants à m'appeler alternativement par chacun des noms que j'avais reçus :

« César ! » et je courais vers M. Nelville.

« Fidèle ! » et je sautais après André.

Les curieux prenaient part à cette petite représentation. Mais j'en étais fort ennuyé. M. Nelville y mit fin en remettant sa carte à André : « Je vous attends demain à dix heures. » Puis il m'emmena.

Pauvre André ! Pardonne à ma joie et surtout garde-toi d'appeler ingrat le chien qui préfère son premier ami. Vois-tu, on n'est pas maître de son cœur ! Ne t'en plains pas, car si je suis heureux de retourner à Baudry, je n'oublierai jamais notre petite vie de Suisse ; notre chère misère adoucie par mon dévouement et mon intelligence !

Rentrés à l'hôtel, M. Nelville me caressa, m'examina, et j'eus la satisfaction de l'entendre dire que j'étais toujours le même. « Quand tu auras passé quelques semaines avec Sylvie, tu seras tout aussi beau. Mais, César, le temps de l'étourderie est fini pour toi et pour moi. Si tu as échappé une fois au malheur d'être pris et conduit en fourrière, il ne faut pas nous flatter, mon ami, que tu auras le même bonheur une seconde fois.

« Être mis en fourrière ! ce n'est pas une plaisanterie ! C'est le sort de tout chien qui s'éloigne de la maison pour prendre des airs d'indépendance ; il est considéré comme chien errant et mis à mort, ou ce qui est pis mille fois, livré à des savants pour être torturé, sous prétexte de rendre service à la science. Tiens-le toi pour dit, et ne quitte pas mon ombre. »

Cette petite explication de mon cher maître m'éclaira tout à coup sur l'horreur que j'avais d'instinct pour ce nom de savant.

Quand j'apercevais un sergent de ville, je me jetais dans les jambes de mon maître, qui souriait de mes terreurs.

C'est étonnant comme on se remet vite aux habitudes de la richesse !

Les habitants de notre village n'auraient pas reconnu le petit Fidèle passant gravement dans les galeries et les salons de l'hôtel du Louvre. Ma démarche n'était plus la même. J'essayais de me donner de l'importance par mes caprices. Le bon M. Nelville s'imagina alors que j'avais été dans quelque grande famille, et il se promettait de me mettre à la raison un peu plus tard.

Le lendemain, à l'heure dite, André arriva. Je lui sautai au cou avec un sentiment de tendresse qui était bien vrai. Il en fut touché et me donna les noms d'autrefois, comme si nous eussions été seuls.

L'excellent fils de Brigitte prévint les désirs de M. Nelville en lui racontant comment j'étais devenu le chien de sa mère, et comment j'avais acquis leur affection.

Pendant le récit d'André, je me tenais droit entre lui et M. Nelville, regrettant de leur laisser ignorer la première partie de mes aventures ; mais à l'impossible nul n'est tenu . Je l'ai souvent entendu dire à Brigitte.

M. Nelville questionna André sur sa position.

« Êtes-vous irrévocablement fixé à Paris ?

ANDRÉ.

Maintenant que je serai seul, j'aurai de l'ennui et je crains que le mal du pays ne me prenne avant six mois. »

André raconta son départ, ses campagnes, son retour, son histoire enfin.

M. NELVILLE.

J'ai une proposition à vous faire : j'habite un grand château en Touraine, César vous l'a peut-être dit ?

ANDRÉ, SÉRIEUSEMENT.

Non, monsieur.

M. NELVILLE.

Eh bien, il y a longtemps que je cherche un brave homme pour être un peu tout dans ma maison. Si vous le voulez, vous serez cet homme.

ANDRÉ.

Monsieur ne me connaît pas !

M. NELVILLE.

Je suis physionomiste, et d'ailleurs le colonel de votre régiment est un de mes amis ; je suis certain qu'il rendra bon témoignage de vous.

ANDRÉ.

Pour ça, monsieur, je ne crains rien ; pas plus au régiment qu'au pays.

Moi, j'aurais fait comme M. Nelville. Jamais je ne me suis trompé sur l'honnêteté d'un homme. La première fois que je vis André et surtout lorsque j'entendis le son de sa voix, je me dis : Toi, je t'aimerai. M. Nelville me raconta l'affaire en détail ; mais le fait est que je n'y compris rien jusqu'au moment où tous les trois nous quittâmes l'hôtel pour aller prendre le chemin de fer.

Cette fois-ci encore je voyageai seul, ayant assez à souffrir de mes voisins et de mes voisines ; mais tout passe, tout finit.

Arrivés à Tours, Polycarpe fut joliment surpris de me voir. Je lui souhaitai le bonjour. Lui, croyait rêver.

M. Nelville eut la bonté de répéter, pour la centième fois peut-être, comment nous nous étions retrouvés.

POLYCARPE.

Ah ! Tout le monde va-t-y être joyeux ! Justement, hier, Mlle Henriette disait à Madame : le temps n'est plus où César s'asseyait sur le siège et venait nous faire de petites visites. Qu'est-il devenu ce bon César ?

C'est que, monsieur, ça va être une vraie joie au château et dans le pays !

C'est sur cette douce impression de retour que Polycarpe fouetta ses chevaux.

André et moi avions pris place sur le siège.

De temps à autre j'allais trouver mon maître.

Déjà nous étions à moitié chemin, lorsque n'y tenant plus, je voulus descendre, et une fois descendu, il n'y eut pas moyen de me faire remonter.

Je me mis à courir à toutes jambes, ayant cependant l'attention de m'arrêter pour rassurer Polycarpe qui, à son tour, disait à M. Nelville : « Je le vois. Il sera arrivé avant nous. »

Mon projet avait été seulement de prendre un peu d'avance sur les chevaux ; mais, en approchant, je ne fus plus maître de moi. Je courus de toutes mes forces et j'arrivai hors d'haleine jusque sur les marches du grand perron. Les fenêtres étaient ouvertes, je m'élançai, en aboyant, sur les genoux d'Henriette, qui jouait à la poupée.

Quel coup de théâtre, mes petits amis !

Henriette ne pouvait pas en croire ses yeux. Elle courut chez sa mère, remplissant le château de ses cris :

« César ! César ! maman, César ! »

Moi, je courais, j'aboyais, non seulement en signe de bonheur, mais aussi afin que le son de ma voix confirmât la bonne nouvelle qu'apportait Henriette.

Ce fut un moment de véritable confusion : maîtres et serviteurs m'entouraient : « D'où viens-tu ? D'où vient-il ? César, ici ! César, à moi ! »

Sylvie pleurait tout bonnement et parlait déjà de savonnade.

Oh ! que j'étais content ! Quand j'y pense, je ne sais vraiment pas comment j'ai pu résister à une émotion si vive.

Il n'y eut pas moyen de me retenir. Je courus à mes endroits favoris, faisant l'inspection générale du château où j'eus la satisfaction de retrouver tout dans un ordre parfait.

Mon apparition donna lieu aux suppositions les plus étranges, jusqu'au moment où M. Nelville arriva.

Lors de ma première entrée au château, j'avais sans doute été choyé, admiré, autant qu'un chien peut espérer de l'être, mais ce bon accueil était fait à l'ami retrouvé, au chien connu, aimé, estimé pour des services passés.

La présence d'André fit aussi beaucoup d'effet. Mme Nelville, la grand-mère et les enfants ne se lassaient pas de lui entendre raconter ce qu'il savait de mon histoire. Malheureusement, le récit de mes aventures restait incomplet, puisque moi seul aurais pu lier la première partie à la seconde. Je fais des vœux pour que mon journal tombe tôt ou tard entre les mains de mes chers maîtres.

Quoiqu'il fût déjà tard, Sylvie m'emmena dans sa chambre pour faire ma toilette.

André comptait un peu sur les fonctions de valet de chambre de César ; mais il comprit vite que l'existence de Sylvie serait en danger, si le soin de ma personne était confié à une autre qu'à elle.

Cette toilette fut une véritable partie de plaisir pour nous deux.

Contre mes habitudes d'autrefois, je fus admis à la salle à manger. Je défie un petit garçon arrivant de voyage de mieux se conduire que ne fit César : pas la moindre importunité ; ni gestes, ni regards suppliants pour obtenir mon humble part du poulet. Tout le monde était frappé de ma tenue, et il fut décidé à l'unanimité qu'une pareille conduite autorisait non seulement une récompense, mais une exception à la règle.

Je reçus de la petite main d'Henriette un os délicieux.

Ah ! qu'il était bon ! C'est bien quelque chose dans la vie d'un chien qu'un os de poulet !

Henriette était heureuse en me voyant croquer à belles dents un mets si délicat : « Quel bonheur de le revoir, papa, qui l'aurait cru ? »

Dans son enthousiasme, Henriette voulait qu'on ne me laissât plus sortir. On eut beaucoup de peine à lui faire comprendre que l'air et la liberté étaient nécessaires à mon existence.

La petite fille ne comprit pas, elle se soumit. Pendant quinze jours elle ne s'occupa que de moi : poupée, oiseaux, tout fut mis de côté.

« Et les petits frères ? » dit quelqu'un.

Les petits frères n'étaient plus si petits, et on les avait envoyés au collège. Ils apprirent mon retour avec grande joie ? Charles, l'aîné et le plus espiègle, m'écrivit une lettre dont la place est indiquée ici.

« Mon cher César,

« J'ai jeté un cri de joie en apprenant ton retour parmi nous. Je ne te demande point de détails sur ton voyage. Tout ce que tu pourrais nous raconter d'intéressant ne ferait point compensation à la douleur causée par ton absence. Je n'exagère pas, mon cher ami, on aime tendrement le chien qui a été le compagnon de nos jeux, et quand un beau matin il n'est plus là pour vous dire bonjour, on pleure. C'est ce que nous avons fait tous les trois.

« Sylvie n'a pas voulu convenir que ses larmes avaient coulé, mais je t'affirme qu'elle a été aussi sensible que nous.

« Papa était désolé et avait presque honte de revenir sans toi. Il te cherchait, t'appelait dans toutes les rues où vous aviez passé.

« Ah ! si les papas emmenaient leurs petits garçons, de pareils malheurs n'arriveraient jamais, jamais, César !

« On t'afficha, on promit la plus honnête des récompenses. Rien, rien ; il fallut revenir sans toi à Baudry.

« Mon chien, il me semble encore voir papa arrivant : nous étions allés à sa rencontre, comme toujours ; ne te voyant pas à côté de Polycarpe, nous avons dit : « Tiens, César est dans la voiture ! »

« Papa ne nous faisait pas de petits signes par la portière, selon son habitude.

« Polycarpe avait l'air de mauvaise humeur.

« Il fallait bien arrêter et nous laisser monter :

« Où est César, papa ?

« À cette question, papa rougit et nous raconta, les larmes aux yeux, comment tu avais disparu au coin de la rue Montmartre.

« Si tu as eu quelquefois à te plaindre de nous, cher César, tu dois nous pardonner à cause de l'immense chagrin que nous causa la nouvelle de ta perte.

« Nous aurions bien voulu cacher notre peine pour ne pas affliger notre bon père ; impossible. Nous l'accablions de questions qui étaient autant de reproches.

« Ce fut bien autre chose lorsque nous arrivâmes sans toi au château !

« Maman dit qu'elle avait prévu ce malheur ; elle tâcha bien de cacher son chagrin, mais elle ne put pas y parvenir non plus. Henriette pleura et Sylvie déclara qu'il n'entrerait plus de chien dans la maison, que toute sa vie elle avait eu du malheur avec les bêtes et que c'était fini.

« On ne parla que de toi toute la soirée et encore le lendemain beaucoup ; puis on en parla moins, et enfin presque plus.

« Sylvie, au lieu de nous consoler, ne faisait qu'accroître notre chagrin en nous communiquant les tristes pensées qu'elle avait sur ton sort.

« À l'en croire, tu avais été écorché vif et ta peau faisait manchon ; ou bien, ta chair tendre et onctueuse avait figuré dans un festin de barrière.

« Henriette ne supportait pas de pareils discours ; la pauvre petite pleurait à l'idée que César avait pu être mis à la broche.

« Maman défendit à notre bonne de nous parler de toi : elle nous en parlait tout de même : c'était plus fort qu'elle.

« Pour moi, cher Toutou, je me désolais à la pensée de te voir errant ; lui qui a l'esprit de famille si prononcé, me disais-je, comme il doit souffrir ainsi abandonné !

« La nouvelle de ton retour nous a comblés de joie. Oublions le passé, César, ne pensons plus qu'aux vacances.

« Oh ! quelles parties ! École de natation, promenades à pied et en voiture découverte, cache-cache, dînette ; rien ne manquera à notre bonheur.

« Adieu, mon chien, ne prends pas la peine de m'écrire. Je te serre la patte en me disant

« Ton camarade et ami,

« CHARLES.

« Mon frère t'embrasse. »

Cette lettre fut lue par Henriette. Les parents n'hésitèrent pas à déclarer que c'était un chef-d'œuvre digne de celui qui l'avait inspiré.

Il y a de beaux jours dans la vie : tel fut celui où André me fit faire l'exercice devant les Nelville ébahis. L'absence ne semblait plus si cruelle puisqu'elle avait contribué à me procurer des talents merveilleux.

André avait des illusions de commandant en me voyant obéir à sa voix.

Toujours conseillé par André, j'étais rempli d'attentions pour M. Nelville. Je lui apportais sa canne et son chapeau lorsqu'il se disposait à sortir. Dans une de nos promenades, l'ayant vu essayer en vain de prendre une belle fleur d'eau, j'attendis qu'il se fût éloigné, puis, me jetant à la nage, je pris la fleur et courus la lui porter.

Je ne suis qu'un chien, mais je ne crois pas trop m'avancer en affirmant que le retour de bien des gens après une longue absence donnerait moins de joie que le mien n'en fit éprouver à tous les habitants, vieux et jeunes, de Baudry.

Mais il y a une chose plus douce en ce monde que de recevoir les caresses de ceux qu'on aime, c'est de leur être utile.

Au moment où ma vie semblait être rentrée dans le calme plat, un incident me fournit l'occasion de me montrer encore intelligent et courageux.

XV -- Les voleurs. -- Je prends le commandement d'un bataillon. -- Je commence à vieillir.

La population de notre pays est honnête. Jamais je n'ai entendu parler de meurtre ou de vol, jamais aucun passant n'a attiré mon attention par sa mauvaise mine.

Une nuit, je dormais profondément dans le grand vestibule, lorsque j'entendis très distinctement plusieurs voix d'hommes tout à fait étrangères à mon oreille.

Au nom de chien je dressai l'oreille, et je compris aussitôt que des voleurs étaient dans le château et qu'ils redoutaient ma présence.

J'allai me blottir dans un coin, non par crainte, mais par prudence.

Bientôt j'entendis deux hommes passer du dehors à l'intérieur ; ils montèrent un des escaliers de service qui devait les conduire aux appartements de nos chers maîtres, sans passer près du corridor des domestiques.

Dès que ces coquins eurent disparu, je sortis de ma cachette et, prenant l'escalier opposé, j'allai gratter fortement à la porte d'André. Il a le sommeil très dur ce bon André ! Je grattai une seconde fois et je finis par sauter, me laissant glisser le long de la porte.

Ce stratagème réussit.

André parut et me demanda ce qu'il y avait. Je fis quelques pas vers l'escalier, regardant le chasseur à pied d'un air inquiet dont il connaissait la signification.

ANDRÉ.

Ah ! ah ! des voleurs ! Nous allons voir.

En un clin d'œil, André fut habillé et armé.

Je courus ensuite chez le valet de chambre. Cette fois, j'aboyai de toutes mes forces. Plusieurs portes s'ouvrirent.

« César ! César ! que veux-tu donc à cette heure ? »

Pour toute réponse, j'aboyai encore et je partis d'un air très affairé.

Ma voix était superbe, imposante, la nuit, dans les vastes corridors du château. Maîtres, domestiques et enfants, tous furent éveillés en sursaut.

Il n'en fallait vraiment pas tant pour mettre en fuite les deux scélérats. André arrivait dans le petit salon qui précède la chambre de M. Nelville, lorsqu'il vit que déjà cette pièce avait été visitée par les voleurs. Une fenêtre restée ouverte attestait qu'ils s'étaient sauvés.

André tira deux coups de pistolet qui furent redits par l'écho. Tiens, ça me fait penser que j'ai oublié de vous dire qu'un de nos plaisirs était cet écho. Les enfants m'appelaient, j'aboyais, et l'écho transmettait fidèlement mon nom et mes aboiements.

Revenons aux choses sérieuses.

Les deux coups de pistolet n'avaient pas seulement eu pour résultat d'effrayer les voleurs, tous les gens des fermes s'étaient éveillés et nous les vîmes arriver le bâton ou le fusil sur l'épaule ; car il n'y a pas un paysan qui ne donnerait sa vie pour les Nelville.

Il faisait encore nuit. On alluma le château comme pour une fête. Nous étions vingt ; je marchais en tête de la troupe avec André. Une battue générale fut faite depuis les combles jusqu'aux souterrains.

Nous étions persuadés que les voleurs avaient déguerpi ; mais cette visite était indispensable pour rassurer Mme Nelville.

Les voleurs font beaucoup d'effet : le lendemain il ne fut question que de ces misérables. Chacun racontait ses émotions, ce qu'il avait pensé, ce qu'il avait dit au premier coup de pistolet. Tous prononçaient mon nom avec admiration ; j'étais à leurs yeux -- du moins, j'aime à le croire -- un grand capitaine.

Les enfants m'accablaient de louanges et de caresses.

« Voyez, disait Sylvie, il est revenu juste pour empêcher un crime. Je vous dis qu'il n'y a pas son pareil au monde ! »

M. Nelville, malgré toutes les recommandations de sa femme, avait la mauvaise habitude d'accrocher sa montre à la cheminée du petit salon. C'était une manie. Eh bien, cette belle montre qu'Henriette et moi avions eu tant de plaisir à entendre sonner, dans notre enfance, avait disparu.

Ce qui faisait plus d'effet que ce vol à Mme Nelville était la certitude que les voleurs avaient été si près des appartements habités.

On informa la justice, et pendant plusieurs jours nous eûmes le plaisir de voir deux beaux gendarmes à cheval se promener dans les bois : les voleurs se promenaient ailleurs.

Tout rentra dans la paix. Plusieurs années s'écoulèrent ainsi. Je vieillissais, Henriette grandissait ; mais je reconnaissais toujours en elle la petite fille dont j'avais léché les mains en arrivant à Baudry.

Un jour, Henriette me présenta un jeune homme en me disant de l'aimer. J'obéis, heureusement pour moi, car je serais mort de jalousie.

Ce jeune homme était Raoul, le mari d'Henriette.

Ils restèrent avec nous, s'en allant et revenant, toujours heureux de nous retrouver.

La jeune femme m'appelait son vieux ; elle me gâtait, souffrait mes caprices, tristes conséquences de l'âge. Ne croyez pourtant pas que j'étais un lourdeau à la toilette négligée. Loin de là, Sylvie redoublait de coquetterie pour César. Elle parvint même, pour des raisons qu'elle me dit à l'oreille, à me décider à me laisser mettre quelques gouttes d'eau de Cologne dans mon bain, et j'avais le plaisir de m'entendre dire : « Ah ! que tu sens bon, César ! »

Cette bonne Sylvie ! Ne persuada-t-elle pas à M. Nelville que, vu mes douleurs de rhumatisme, il serait bon de me faire faire un vêtement chaud !

Maître Martin, le tailleur de Serelle, vint pour me prendre mesure. Ah ! bien oui ! César en redingote ! Je fis une telle scène, que M. Nelville déclara que mon bon sens prévaudrait. On se borna à ne pas me tondre l'hiver.

Sans doute, cher lecteur, il est beau d'être jeune comme toi, de courir après les papillons, de grimper aux cerisiers pendant que la petite sœur tend son tablier ; rien de plus agréable que ces parties auxquelles un bon chien est toujours invité ; mais il y a aussi du charme à se reposer au sein de la famille qui nous a vus naître. Que d'égards ! quelle confiance, je dirai même quel respect !

Malheur à celui qui oserait maltraiter César !

Plusieurs mois s'écoulèrent dans le calme et la paix jusqu'au moment où je devais faire une révélation importante.

XVI -- Une révélation inattendue et importante faite par César. -- Un chien ambassadeur. -- Boastwain, terre-neuve admis à un conseil de ministres, détermine la guerre. -- Philos et Loulou.

Des coupes de bois avaient été faites cette année-là à Baudry et les acheteurs se succédaient. Parmi ceux-ci, il s'en présenta un qui fut admis avec une certaine intimité au château.

Ancien officier de cavalerie et marchand de bois alors, M. Martial avait de bonnes façons, causait bien et sa présence était agréable à la famille.

M. Nelville était enchanté de parcourir sa propriété avec un homme entendu. Moi-même j'étais en bon rapport avec l'étranger.

Un soir, à cette heure qui n'est ni le jour ni la nuit, nous étions tous assis dehors, admirant un magnifique clair de lune dont la lumière discrète donnait à nos forêts un aspect mystérieux et charmant.

Tout le monde disait son mot : « Regardez de ce côté ! Par ici, là-bas. » Moi seul je gardais le silence, me contentant de m'allonger et de respirer le frais.

M. NELVILLE.

Il doit être tard.

M. MARTIAL.

Je vais vous dire cela au juste.

Et tirant sa montre il la fit sonner.

Au premier coup de neuf heures, j'étais debout, et les quatre quarts ayant sonné, je m'élance sur M. Martial, faisant mine de le prendre à la gorge.

En vain mes maîtres me rappellent-ils à l'ordre. Je continue à aboyer avec fureur.

L'étonnement est général.

M. MARTIAL.

Quel caprice a donc ce chien ? Comment la sonnerie de ma montre peut-elle le mettre dans un pareil état ? Me prend-il pour un voleur ?

M. Martial paraissait extrêmement mortifié. J'aurais voulu me taire ; je ne le pouvais pas, ayant les questions les plus importantes à faire au brave homme.

M. NELVILLE.

Pardon, mon cher monsieur Martial, mais César vient peut-être de mettre au jour un mystère impénétrable jusqu'ici.

Permettez-moi de vous demander où vous avez acheté cette montre.

M. MARTIAL.

À Paris, monsieur, chez un modeste bijoutier qui l'avait achetée à un étranger pressé par le besoin. Je l'ai payée trois cents francs, elle en vaut certainement près de mille.

M. NELVILLE.

Depuis quand avez-vous cette montre.

M. MARTIAL.

Il y aura bientôt deux ans.

M. NELVILLE.

C'est cela même. Eh bien, mon cher monsieur, vous avez ma montre ; César qui a été élevé au son de la sonnerie, l'a reconnue. C'est absolument certain.

M. MARTIAL.

Expliquez-vous, monsieur.

M. NELVILLE.

Il y a deux ans environ, que cette montre m'a été volée par des coquins qui nous auraient peut-être égorgés sans la vigilance et la tactique de César.

Les recherches sont restées infructueuses et les voleurs ont eu trois cents francs de profit.

Passez-moi la montre je vous prie ; nous allons voir comment César va prendre la chose.

Aussitôt que M. Martial eut obéi au désir de mon maître, je manifestai une grande satisfaction. Après quoi je posai gentiment mes deux pattes sur M. Martial et je lui léchai la main.

Ce changement de conduite ne laissa pas l'ombre d'un doute dans l'esprit du brave homme.

« En voilà une forte, dit-il, puis il ajouta : monsieur, je suis prêt à vous restituer votre montre et je vous félicite d'avoir un avocat comme César.

M. NELVILLE.

Je suis persuadé que le millésime à moitié effacé qui se trouve dans le boîtier de la montre a échappé à votre attention ?

M. MARTIAL.

Effectivement, monsieur.

M. NELVILLE.

Dans un instant je vous le ferai voir. » La modestie s'oppose absolument à ce que je rapporte au lecteur les louanges que me valut cette curieuse affaire.

M. Martial ne tarissait pas. Il se chargea de dresser le procès-verbal de l'aventure et de le faire insérer dans le Journal d'Indre-et-Loire ; dont j'avais déjà occupé les colonnes.

Sylvie manqua de m'étrangler. Elle m'appelait son incomparable, son chéri, son enfant. Les gendarmes n'étaient rien à l'en croire pour maintenir l'ordre dans le pays. Il appartenait à César de dévoiler les plus profonds mystères, à partir de ce moment tout étranger visitant Baudry demandait à me voir. Mais les curieux ne sont pas de mon goût. J'affectais d'être peu aimable pendant qu'on me regardait comme une bête curieuse.

M. Martial acheva de se convaincre en voyant les chiffres presque effacés que mon maître avait eu la bonne pensée de faire graver sur sa montre. M. Nelville remit trois cents francs à M. Martial et il continua à suspendre sa précieuse montre à la cheminée du petit salon. Ah ! dame ! Il y a des hommes entêtés aussi !

Après le bonheur de rendre service à mes chers maîtres, venait celui d'entendre raconter des histoires de chiens célèbres : cela se conçoit ! La conversation devait naturellement être mise sur ce sujet.

M. Martial, homme excellent, au lieu de me bouder, témoignait le plus vif enthousiasme pour l'espèce canine.

« Les chiens sont étonnants, dit-il un jour, je vais vous raconter une histoire dont le héros, d'une espèce différente, s'appelait César. » À ce nom, je crus qu'on m'appelait et j'accourus vers M. Martial.

Cette méprise fit rire. Je retournai à ma place.

M. MARTIAL.

On lit dans les Mémoires de Sully que le baron de Kollikoffer, l'un des ambassadeurs suisses auprès de Henri III, vers l'an 1582, aimait beaucoup un lévrier d'une force extraordinaire et d'un courage au-dessus de sa taille.

Avant de partir pour Paris, l'ambassadeur avait expressément recommandé que l'on eût un très grand soin de César (j'aboyai) et qu'on le tînt enfermé au moment où son maître monterait en voiture.

Les ordres furent ponctuellement exécutés, et comme on connaissait l'ardeur de cet animal, on le tint pendant cinq jours dans une petite salle basse, où il ne fit que pleurer sans vouloir manger.

Au bout de ce temps on crut pouvoir le lâcher et le laisser courir comme à l'ordinaire.

À peine le chien eut-il sa liberté, qu'il mangea comme quatre et disparut.

Tous les gens de la maison se mirent en quête pour le retrouver ; ce fut en vain et l'on finit par le croire perdu.

Pendant que César (je grognai) causait une si vive alarme, il courait sur la route de Paris.

Le baron de Kollikoffer était en audience chez le roi avec les députés suisses, lorsqu'il vit son chien s'élancer vers lui et l'accabler de caresses.

On calcula d'après le moment du départ de cet intrépide animal et celui de son arrivée au Louvre, qu'il avait fait cent lieues en vingt-quatre heures.

L'excès de la marche lui avait mis les pattes en sang, cependant le lendemain, le baron écrivit à sa femme et il cacha la lettre dans le collier du chien, puis, lui ayant dit ces mots : « Allez-vous-en vite chez cette maîtresse », le fidèle messager retourna au château de Kollikoffer en moins de deux jours.

La dépêche était de la plus haute importance et il n'y a pas d'exagération à dire que la célérité de la marche, et la discrétion du courrier contribuèrent à la réussite de cette importante affaire.

Mon cher maître a la faiblesse de ne pas aimer à entendre raconter des histoires dont je ne suis pas le héros. Aussi sa mémoire lui en fournit une bien propre à atténuer l'effet du récit précédent.

M. NELVILLE.

Nous avons encore mieux que cela, monsieur, dans le fameux chien de Terre-Neuve Boastwain.

M. Nelville allait nous raconter les hauts faits de ce fameux Boastwain, lorsque le bruit d'une voiture attira notre attention.

Je croyais l'histoire perdue, et peut-être l'eût-elle été, si Henriette, qui aime vraiment les chiens, n'eût rappelé le lendemain à son père qu'il nous avait promis de nous faire faire connaissance avec un nouveau héros.

XVII -- Histoire du chien Boastwain. -- Ma vieillesse. -- Plusieurs contemporains.

« Boastwain appartenait à un capitaine de la marine anglaise qui l'avait amené tout petit en Angleterre. C'était le plus beau chien qu'on pût voir.

HENRIETTE.

De quelle couleur, papa ?

M. NELVILLE.

D'un gris noir nuancé de taches rousses ; et puisque tu veux le portrait de Boastwain, ma chère Henriette, j'ajoute qu'il avait une tête majestueuse, des yeux pleins de feu et une queue qui formait un panache toujours mouvant, deux touffes de poils blancs et soyeux tombaient sur ses pattes de derrière.

HENRIETTE.

Est-ce que vous avez vu ce chien célèbre, mon père ?

M. NELVILLE.

Non, ma chère enfant. J'ai seulement vu son portrait et lu sa biographie.

« Ce chien était connu et admiré à Londres comme César est connu et admiré dans toute la Touraine, si bien que le Régent en eut la fantaisie et en fit informer le capitaine. Celui-ci, comme tu peux le penser, éprouva un vif chagrin de se séparer de son cher Boastwain, mais il fit contre fortune bon cœur et donna le beau terre-neuve au Prince qui sut récompenser un pareil sacrifice. Boastwain quitta donc la marine royale, et fit une entrée solennelle à Windsor. On lui bâtit un pavillon fort élégant dans le style chinois. Les débris de la table princière lui étaient servis chaque jour et il y faisait simplement honneur.

« Boastwain était une des distractions habituelles de la cour par sa beauté et ses grâces ; mais une circonstance lui valut bientôt une place dans la galerie des chiens célèbres, à titre de diplomate.

« Un jour, un ambassadeur causait avec le prince-régent ; non loin d'eux était un Français, diplomate habile, honoré de la confiance de Bonaparte, alors premier consul.

« Le prince-régent cherchait à entraîner l'ambassadeur au parti de la guerre. Celui-ci, peu convaincu, répondait d'une manière évasive.

« Tout à coup entra Boastwain.

-- Quel bel animal ! dit l'ambassadeur.

-- Oui, répondit le prince, et il a tant de qualités ! il rapporte merveilleusement bien. »

« En ce moment Boastwain était auprès de l'envoyé français, et il chiffonnait quelque chose entre ses dents.

« Apportez ici », s'écria le prince.

« Aussitôt l'obéissant Boastwain s'avança, tenant une lettre qu'il remit à son maître.

« Le régent parcourut la lettre. Elle était adressée à l'envoyé français, et contenait, si j'ai bonne mémoire, ces mots :

« Monsieur,

« J'écris à mon ambassadeur aussi bien qu'à vous, pour une affaire essentielle. Il faut empêcher à tout prix un rapprochement entre la cour d'Angleterre et l'ambassadeur de\ \*\ . C'est un homme borné et suffisant, il ne vous sera pas difficile d'agir sur lui.

« BONAPARTE, premier consul. »

« Voici, dit le Régent, quelque chose qui vous concerne, monsieur l'ambassadeur », et il lui remit la lettre. Il s'ensuivit la guerre.

Une longue conversation politique s'engagea, et Boastwain fut mis de côté pendant un certain temps.

Pour moi, je pensais que si j'étais chargé d'écrire l'histoire des chiens célèbres, je n'y ferais pas figurer un chien qui détermina une guerre désastreuse et terrible pour mon pays.

J'étais donc prévenu contre Boastwain et je voyais avec satisfaction que ces messieurs l'avaient oublié, lorsque M. Nelville ajouta :

« Ce favori de la cour eut le sort de bien d'autres. Le Régent fit don de Boastwain à un de ses anciens amis. Et alors la pauvre bête passa de maison en maison. Il fut vendu trois cents guinées au duc de Richmond, le due le vendit deux cents guinées au marquis d'Argile. Bref, de personnage en personnage, Boastwain finit par être adjugé à un physicien de la société royale de Londres, original qui préférait les bêtes aux gens. Il y eut donc intimité entre Boastwain et son maître.

« Le savant se rendit en France avec son chien. Il demanda une audience à Bonaparte, et l'obtint.

« C'était à Saint-Cloud. Napoléon déjeunait. Cependant la conversation était engagée, lorsqu'on entendit à la porte comme un murmure prolongé. Napoléon se leva.

« Sire, c'est un de mes amis, répondit l'Anglais. Il s'impatiente, car il n'a pas l'habitude de me quitter.

-- Je serai charmé de faire sa connaissance », dit l'Empereur.

« On ouvrit la porte, et Boastwain se précipita vers son maître, en faisant mille folies. Par malheur, il renversa un magnifique vase de porcelaine qui se brisa en mille morceaux.

« Confus et irrité, l'Anglais voulait assommer son chien. Napoléon intervint demandant grâce, disant que le vase brisé serait plus facile à remplacer qu'un chien comme Boastwain.

« Le savant était bien de cet avis.

« Boastwain s'approcha de l'Empereur et le fixa avec des yeux brillants de larmes.

« Napoléon caressa le bel animal.

« Plus tard, l'Empereur était à l'île d'Elbe. Dans une de ses promenades au bord de la mer, il rencontra les officiers d'un navire anglais arrêté en vue de l'île. Le capitaine improvisait un discours lorsqu'il fut interrompu par un énorme chien qui vint se coucher aux pieds de l'Empereur.

-- Ici, Boastwain », criait le capitaine furieux.

« À ce nom, l'Empereur sourit, et il eut bientôt acquis la certitude que le beau chien était celui-là même dont il avait obtenu la grâce pour le méfait du vase brisé à Saint-Cloud.

« Boastwain appartenait alors au fils du savant qui l'avait amené en France.

............................................

« Un soir Napoléon allait s'embarquer mystérieusement, suivi de ses fidèles grenadiers, lorsque, pour arriver au canot qui devait l'emporter, et passant sur une planche, il perdit l'équilibre et tomba dans la mer.

« Avant que l'événement fût connu, on vit une masse noire plonger et replonger trois fois, puis reparaître en ramenant Napoléon.

« Je pense que l'Empereur se félicita d'avoir ouvert la porte à l'ami de l'original qui était venu de Londres pour le voir.

« Le tombeau de Boastwain se voit encore à Windsor. Une longue épitaphe y a été gravée en lettres d'or :

À CETTE PLACE SONT DÉPOSÉS LES RESTES D'UNE CRÉATURE QUI POSSÉDAIT LA BEAUTÉ SANS VANITÉ, LA FORCE SANS INSOLENCE, LE COURAGE SANS LA FÉROCITÉ, ET TOUTES LES VERTUS DE L'HOMME SANS LES VICES.

CET ÉLOGE NE SERAIT QU'UNE FLATTERIE INSIGNIFIANTE S'IL ÉTAIT GRAVÉ SUR DES CENDRES HUMAINES, ET POURTANT IL EST DÛ À LA MÉMOIRE DU CHIEN BOASTWAIN NÉ À TERRE-NEUVE (MAI 1801) ET MORT À WINDSOR, 18 NOVEMBRE 1815.

-- Ah ! dit Henriette, je ne te promets pas une épitaphe aussi longue, mon cher César. Si tu meurs, ce qui est bien probable, hélas ! je veux qu'on mette sur ta tombe ces mots : « Il sauva la vie à Henriette. »

Les chiens diplomates ne firent nullement baisser mes actions. Lorsque le visiteur fut retiré, on décida en famille, moi présent, que l'histoire de la montre valait mieux que toutes les histoires des siècles passés et futurs : c'est mon avis.

Avec les années, je perdis, comme tant d'autres, de mes agréments. Je n'étais plus ce jeune et brillant César, vif, toujours prêt à partir. J'étais un vieil ami respecté, considéré.

Les enfants n'étaient plus enfants que pour moi. Ils voyaient tous dans César un chien fidèle, qui avait fait leur joie ; ils me témoignaient des égards et cherchaient quelquefois à me tirer de ma somnolence. Nous faisions alors de petites courses dans le voisinage.

Je me souviens d'un certain carlin, fort admiré par ses maîtresses parce que, contre toutes les habitudes de sa race, il se baignait plusieurs fois le jour avec passion ; il nageait, et plongeait tout comme moi.

Le pauvre diable était pourtant asthmatique et ronflait d'une façon tout à fait désobligeante. J'admirais la patience de ses maîtresses à le laisser près d'elles. Mais l'oncle de la jeune personne avait pris le ronfleur en aversion ; tout le temps de ses visites il reprochait au vieil asthmatique de troubler la conversation.

Philos, c'était le nom du carlin, comprit l'antipathie qu'inspirait son infirmité à l'oncle Guillaume et il prit le parti, quoiqu'il dût beaucoup en souffrir, de retenir sa respiration chaque fois que le visiteur se montrerait.

Brave Philos ! j'ai du plaisir à t'accorder une petite place dans mon journal, non seulement par affection pour toi, mais en mémoire de tes chères et bonnes maîtresses.

Philos était parvenu à reconnaître le coup de sonnette de M. Guillaume, et à partir de ce moment on ne l'entendait plus, quelle que fût la durée de la visite ; mais aussitôt que son ennemi disparaissait, il s'allongeait sur son oreiller, poussait un soupir retentissant et ronflait comme un orgue jusqu'à la visite du lendemain.

De toutes les familles que j'ai fréquentées, nulle part je n'ai rencontré, l'admiration de la race canine autant que chez les maîtres de Philos.

Ces dames avaient maintes histoires curieuses et touchantes : il était fort question d'un certain Loulou, griffon de race moitié française, qui, avec son air ébouriffé qu'il tenait de son père, avait pris de l'urbanité de sa mère et une tendresse si vive pour la famille, que l'apparition d'un neveu, arrivant de Paris en vacances, lui causait une telle joie, qu'il ne pouvait vu son grand âge supporter une pareille émotion. Il était pris d'un évanouissement qui durait deux ou trois heures.

Notez que le jeune homme ne venait qu'une fois par an, et Loulou reconnaissait son pas dans l'escalier avant de le voir.

M. Nelville était plus poli que convaincu ; mais moi je ne doute pas que Loulou ne se soit élevé à ce degré d'intelligence. On ne sait pas assez jusqu'où va notre attachement pour nos maîtres et combien nous aimons la jeunesse.

Je me disais : « Un jour on parlera de moi avec le même intérêt, le même attendrissement. »

Je suis vieux, je ne me fais pas la plus petite illusion. César aura la fin commune. Je commence même un peu à rabâcher. Lecteur, excuse-moi. Ce n'est plus dans un joyeux passé que je trouve mes souvenirs, je suis dans le présent et je ne compte plus sur l'avenir pour t'égayer.

XVIII -- Il est écrit par une main amie.

Les pressentiments de César se sont réalisés, hélas ! Il m'était réservé à moi, sa chère Henriette, de raconter les derniers jours de sa vie.

Avec quel attendrissement nous avons trouvé le grimoire de ce bon chien !

Six mois avant sa mort, César fut pris de rhumatismes dans les pattes -- circonstance qui explique suffisamment la petite lacune de son journal. -- Mon ami d'enfance souffrait beaucoup. Il passait la plus grande partie du jour couché près de ma mère, se plaignant doucement et se laissant soigner avec une patience tout à fait remarquable.

Sylvie qui voulait tirer parti de lui jusqu'à la fin, l'avait dressé, peu de temps avant ses rhumatismes, à garder les poules ; il se prêtait admirablement à lui rendre ce service.

La basse-cour était immense, ce qui n'empêchait pas les volatiles d'en sortir pour voir du pays.

César les rassemblait, il les faisait rentrer sans jamais les toucher, et quelquefois le trajet était assez long.

Il y avait un coq blanc qu'il aimait et lorsqu'il était en retard, il posait doucement sa tête sous la belle queue du coq et le poussait sans rudesse en ligne droite jusqu'à la maison.

La finesse du poil de César le rendait très frileux. Le dernier hiver de sa vie, il était sur un oreiller au coin du feu avec une petite couverture sur lui. Lorsque son abri se dérangeait, il venait à ma mère ou à moi et fixait ses regards sur nous.

Je faisais semblant de ne pas le voir ; il revenait une seconde fois, appuyait son museau sur moi et se plaignait doucement, puis retournait sur le fatal oreiller. Enfin, il revenait une troisième fois, se plaignait plus fort, mettait sa patte sur ma main ; mon obstination cessait et j'allais le couvrir de nouveau.

Toutes les deux ou trois heures, il venait se chauffer de la manière suivante : il s'asseyait en se tenant droit et en présentant sa poitrine et son ventre à la chaleur du feu. Lorsque cette partie de son corps était assez chaude, il présentait le dos, puis le second côté, ce qui complétait une température égale et il retournait se coucher.

César s'était aperçu que lorsque je soufflais le feu il jetait plus de chaleur. Un jour que j'avais oublié de soigner le feu, il vint à moi, comme pour la couverture ; je ne compris pas ; il recommença, et voyant ses regards toujours se porter vers le foyer éteint, je pris le soufflet pour le ranimer. Sitôt qu'il me vit prendre l'objet dont il attendait un bien-être tant désiré, il fut s'arrondir sur son oreiller, demanda sa couverture et s'endormit avec des soupirs de bonheur.

Depuis cet instant, il venait toutes les deux heures réclamer le même bienfait.

Notre cher César a oublié un des traits les plus frappants de son intelligence.

Vous le savez, il n'aimait pas les chats. Il guerroyait avec eux, grimpait aux échelles et même aux arbres ; et franchissait tous les obstacles.

Lorsque nous étions à la ville, César montait sur une table qui était près de la fenêtre et regardait sur tous les toits si un ennemi ne se présentait pas. Il voulait m'associer à ses plaisirs et il tournait à chaque instant sa tête intelligente vers mon fauteuil.

Nous avions un voisin à droite, dont le nom se terminait en in*, celui de gauche en ot*. Sans me déranger (à tort ou à raison), je lui disais : « César, je vois un chat chez M. Saurin. »

Il regardait à droite ; s'il n'y avait rien, il me grondait doucement et je reprenais : » Alors, c'est chez Mme Tenot. »

Il regardait à gauche et ne s'est jamais trompé.

Il commençait sa faction vers les quatre heures et demie et restait jusqu'à la nuit.

Quel auteur eût oublié de noter de pareils détails dans ses mémoires ?

César, mon Toutou , mon chien est mort de vieillesse à l'âge de quatorze ans. Mais dans sa longue agonie, je n'ai pu le quitter un instant.

Pour s'assurer que j'étais là, il soulevait une patte qu'il plaçait dans ma main, et si je me dérangeais, ses gémissements étaient affreux.

Le lecteur doit aimer César. Il me pardonnera donc d'avoir eu les larmes aux yeux en le voyant étendu et sans vie à mes pieds. Mais il se réjouira en apprenant qu'il est encore parmi nous : nous l'avons fait empailler. Jamais opération de ce genre n'a mieux réussi. César est sur la grande cheminée du château. Chacun lui dit un mot en passant. Sylvie s'est réservé le droit de l'épousseter. La mort n'a point interrompu ses conversations avec le fidèle animal.

L'année dernière, au jour anniversaire de la disparition de la petite Henriette dans l'étang, mon père nous causa une surprise bien touchante.

César avait une couronne de ne m'oubliez pas sur la tête, et dans un joli cadre était le récit de l'acte courageux et intelligent qui me sauva la vie.

Ce jour-là, mon bon chien joua encore un rôle important : Jacques, qui se moquait des faiblesses et de l'enfantillage de Sylvie, eut une fantaisie qu'un dévouement de vingt-cinq ans pouvait seul faire tolérer. Il osa placer César avec sa couronne de fleurs au beau milieu du surtout.

Il est vrai que tous les convives étaient nos amis, que tous avaient connu et aimé César.

Je demande à mes chers lecteurs de se souvenir de mon chien, qui a certainement dû penser à eux en écrivant ses mémoires. Je leur demande encore plus instamment de ne jamais donner son nom à un chien vicieux, car César était parfait.