: édition ELTeC Malot, Hector (-) 45366

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XXXIX

L'affaire de ma démission, compliquée des scrupules prudents de mon colonel, m'avait amené à entretenir une correspondance active avec le général Martory ; tous les matins, pendant ma maladie officielle, je lui avais écrit, et plus d'une fois, dans le cours de la journée, je lui avais envoyé une seconde lettre.

Mais en sa qualité de vieux militaire qui méprise le papier blanc et considère le travail de la correspondance comme une annexe du ménage, -- le balayage ou le lavage de la vaisselle, -- il avait chargé Clotilde de me répondre.

Par ce moyen, nous avions trouvé l'occasion d'échanger bien des pensées qui n'avaient aucun rapport avec ma démission, mais qui nous touchaient personnellement, nous et notre amour.

J'avais été assez gauche dans cette conversation par à peu près ; Clotilde, au contraire, y avait révélé d'admirables qualités ; elle avait un tour merveilleux pour effleurer les choses et en donner la sensation sans les exprimer directement ; ses lettres étaient des chefs-d'œuvre d'insinuation et d'allusion qui, pour un étranger, eussent été absolument incompréhensibles et qui, pour moi, étaient délicieuses ; chaque mot était une promesse, chaque sous-entendu une caresse.

Aussitôt qu'il fut convenu que j'entrerais dans la maison Bédarrides, je lui écrivis cette bonne nouvelle, car elle était alors à Toulon avec son père, et, à ma lettre, elle fit une réponse qui me remplit d'espérance.

Bien que, dans ma lettre, je n'eusse pas touché la véritable raison qui m'avait fait rester à Marseille, elle insistait surtout dans sa réponse sur cette raison, se montrant heureuse pour son père et pour elle d'une détermination qui assurait la continuité de nos relations. Et là-dessus elle rappelait ce qu'avaient été ces relations depuis cinq mois, marquant d'un trait précis ce qui pour nous deux était des souvenirs d'amour.

Ce fut donc sans trop de souci et sans trop de tristesse que je commençai cette vie nouvelle si différente de celle pour laquelle je m'étais préparé.

Sans doute ma carrière militaire était finie pour jamais ; aucun des châteaux en Espagne que j'avais bâtis autrefois dans mes heures de rêverie ambitieuse ne prendrait un corps ; mes habitudes, mes amitiés étaient brisées, et cela était dur et cruel.

Mais enfin, dans ce désastre qui s'était abattu sur moi, je n'étais pas englouti : une espérance me restait pour me guider et me donner la force de lutter ; si j'avais le courage persévérant, si je ne m'abandonnais pas, un jour peut-être j'approcherais du port et je pourrais saisir la main qui se tendait vers moi ; la distance était longue, les fatigues seraient grandes ; qu'importe, je n'étais pas perdu dans la nuit noire sur la mer immense ; j'avais devant les yeux une étoile radieuse, Clotilde.

Aussi, quand madame Bédarrides revint sur certaines propositions dont elle m'avait déjà touché quelques mots à mon arrivée à Marseille, me fut-il impossible d'y répondre dans le sens qu'elle désirait.

Les Bédarrides, les deux frères, la femme de l'aîné et Marius se montraient tous d'une bonté exquise pour moi, et il n'était sorte d'attentions et de prévenances qu'ils ne me témoignassent. Avec une délicatesse de cœur que n'ont pas toujours les gens d'argent, ils s'ingéniaient à me servir, et à la lettre ils me traitaient comme si j'avais été leur fils.

-- Nous aurions tant voulu faire quelque chose pour votre père, disaient-ils ; c'est à lui que nous devons d'être ce que nous sommes, et nous aimons à payer nos dettes.

-- Capital et intérêts.

-- Et intérêts des intérêts.

Le dimanche qui avait suivi mon entrée dans les bureaux, j'avais été invité à venir passer la journée à la villa, et si peu disposé que je fusse à paraître dans le monde, je n'avais pu refuser.

Comme tous les dimanches, il y avait grand dîner, et à table on me plaça à côté d'une jeune fille de quatorze à quinze ans, que Marius me dit être sa cousine, c'est-à-dire la nièce de MM. Bédarrides. Je ne fis pas grande attention à cette jeune fille, que je traitai comme une pensionnaire, ce qu'elle était d'ailleurs, étant sortie de son couvent à l'occasion des fêtes de Noël.

Lorsqu'on fut sorti de table, madame Bédarrides m'appela dans un petit salon, où nous nous trouvâmes seuls.

-- Que pensez-vous de votre voisine ? me dit-elle.

-- La grosse dame que j'avais à ma droite, ou la jeune fille qui était à gauche ?

-- La petite fille.

-- Elle est charmante et je crois qu'elle sera très jolie dans deux ou trois ans.

-- N'est-ce pas ? vous savez qu'elle est notre nièce ; elle sera l'héritière de mon beau-frère, avec Marius et ma fille ; et une héritière qui méritera attention.

J'avais abordé cet entretien sans aucune défiance ; mais ce mot m'éclaira et me montra le but où madame Bédarrides voulait me conduire : c'était la reprise de nos conversations d'autrefois.

-- Je crois qu'il faudra se sentir appuyé par quelques millions pour la demander en mariage.

-- Et pourquoi cela ? Il ne faut pas croire que dans notre famille nous sommes sensibles aux seuls avantages de la fortune ; il en est d'autres que nous savons reconnaître et estimer. Ainsi, je ne vois pas pourquoi elle ne deviendrait pas votre femme.

-- Moi, madame ?

-- Pourquoi cet étonnement ? C'est un projet que je caresse depuis longtemps de vous marier. Je vous en ai parlé lors de votre arrivée à Marseille, et si je ne vous ai point fait connaître Berthe à ce moment, c'est qu'elle était à son couvent, et qu'il n'y avait point urgence à la faire venir. Vous avez alors repoussé mon projet. Je le reprends aujourd'hui.

-- Mais aujourd'hui les temps ne sont plus ce qu'ils étaient alors.

-- Sans doute ; vous étiez officier et vous ne l'êtes plus ; vous aviez un bel avenir devant vous que vous n'avez plus. Mais ce n'était pas à votre grade de capitaine que notre sympathie et notre amitié étaient attachées ; c'était à votre personne. Vous êtes toujours le jeune homme que nous aimions et ce que vous avez fait a redoublé notre estime pour vous. Vous voici maintenant dans notre maison.

-- Simple commis.

-- Mon mari et mon beau-frère ont été plus petits commis que vous, et ce n'est pas nous qui pouvons avoir des préjugés contre les commis ; d'ailleurs, quand on est comte, quand on est chevalier de la Légion d'honneur, quand on a votre éducation, on n'est pas un commis ordinaire. Et puis il n'est pas dit que l'emploi qu'on a dû vous donner dans notre maison restera toujours le vôtre. Qui sait, vous pouvez prendre goût au commerce et arriver très facilement à avoir un intérêt dans notre maison ?

-- Ce n'est pas le goût qui me manquerait.

-- Je vous entends ; mais il ne faut pas vous faire un fantôme des difficultés d'argent ; on sort toujours des difficultés de ce genre et l'on trouve toujours de l'argent ; c'est même ce qui se trouve le plus facilement. Au reste, je ne vois pas que vous en ayez besoin dans mon projet et c'est là ce qui le rend excellent. Mon ami et mon beau-frère commencent à être fatigués des affaires ; ils seraient heureux de pouvoir se retirer dans quatre ou cinq ans. Alors la maison de commerce reviendra à Marius ; mais elle est bien lourde pour un homme seul, et nous verrions avec plaisir Marius prendre un associé. Si cet associé était le mari de sa cousine, apportant pour sa part la dot que mon beau-frère donnera à sa nièce, les choses s'arrangeraient merveilleusement. N'est-ce point votre avis ?

J'étais vivement touché de cette proposition, car ce n'était plus un projet de mariage en l'air comme tant de gens s'amusent à en faire dans le monde pour le plaisir de bâtir des romans avec un dénouement réel. C'était un projet sérieux qui avait un tout autre but que d'arriver à la conclusion des comédies du Gymnase : « Le mariage de Léon et de Léonie. » Il ne s'agissait plus d'une jeune fille à laquelle on cherchait un mari ; il s'agissait de mon avenir, de ma position et de ma fortune.

À une telle ouverture faite avec tant de bienveillance, il n'était pas possible de répondre par une défaite polie ou par des paroles vagues, il fallait la franchise et la sincérité.

-- Soyez persuadée, dis-je, que vous ne vous adressez pas à un ingrat et que jamais je n'oublierai le témoignage d'amitié que vous venez de me donner. Vous avez eu pour moi la générosité d'une mère.

-- Je voudrais en être une pour vous, mon cher enfant, et c'est ce sentiment maternel qui m'a inspiré mon idée.

-- C'est ce sentiment maternel qui me pénètre de gratitude, et c'est lui qui me désole si profondément en ce moment.

-- Je vous désole ? et pourquoi donc ?

-- Parce que je ne puis accepter.

-- Ma nièce ne vous plaît point ? dit-elle, avec un accent fâché.

-- Croyez bien qu'il ne s'agit point de votre nièce, qui est charmante, ni de votre famille à laquelle je serais heureux d'être uni par des liens plus étroits que ceux de l'amitié et de la reconnaissance ; mais je ne suis pas libre.

-- Vous aimez quelqu'un ?

-- Oui, une jeune fille qui, j'espère, sera ma femme un jour.

Madame Bédarrides baissa les yeux et pendant quelques minutes elle garda le silence ; elle était blessée de ma réponse et évidemment elle s'efforçait de ne pas laisser paraître ce qui se passait en elle. Pour moi, embarrassé, je ne trouvais rien à dire. À la fin elle se leva et je la suivis pour rentrer dans le salon ; mais près de la porte elle s'arrêta :

-- C'est quelqu'un de Marseille ? dit-elle.

-- Permettez-moi de ne pas répondre à cette question, seulement je vous promets que le jour où mon mariage sera décidé, vous serez la première personne à qui j'en parlerai.

-- Je n'ai aucune curiosité, croyez-le.

-- Arrivez donc, dit M. Bédarrides aîné, lorsque nous entrâmes dans le grand salon où tout le monde était réuni, j'allais aller vous déranger.

Puis s'adressant à sa femme :

-- Voici M. Genson qui vient nous faire ses adieux avant d'aller occuper sa préfecture : il a reçu sa nomination il y a deux heures.

-- Ah ! vraiment, dit madame Bédarrides avec une surprise qu'elle ne sut pas cacher.

À sa place j'aurais peut-être été moins maître de moi qu'elle ne l'avait été elle-même, car ce M. Genson qui venait de recevoir sa nomination de préfet, était cet ancien magistrat avec lequel j'avais voyagé à mon retour de Paris et qui voulait qu'on fît autour de Louis-Napoléon « la grève des honnêtes gens ». Comme il avait prêché « sa grève » dans tous les salons de Marseille, pendant les deux ou trois jours qui avaient suivi le coup d'État, on avait le droit d'être étonné de cette nomination.

-- Votre surprise, dit-il à madame Bédarrides, ne sera jamais plus grande que n'a été la mienne, lorsque j'ai appris ma nomination de préfet, et mon premier mouvement a été de refuser. Mais il ne faut pas se montrer plus sévère pour le prince que ne l'a été le pays, et puisque la France vient de l'acclamer par sept millions de votants, je ne pouvais pas avoir l'outrecuidance de me croire plus sage tout seul que ces sept millions d'électeurs. D'ailleurs, il est bon que ceux qui ont la pratique des affaires apportent leur concours à ce nouveau gouvernement qui n'a pas la tradition ; il faut qu'on fasse autour de lui ce que j'appellerai « le rempart des honnêtes gens » pour le maintenir dans la bonne voie.

Puis, après ce petit discours débité sérieusement avec une voix que la conviction rendait vibrante, « ce rempart des honnêtes gens » fit le tour du salon pour recevoir les félicitations dues à son abnégation.

Je m'étais retiré dans la salle de billard pour échapper à l'étreinte de sa poignée de main, mais il vint m'y rejoindre.

-- Je vois que, vous aussi, vous êtes étonné, dit-il, et de votre part, je le comprends mieux que de tout autre, car vous avez donné votre démission. Aussi je veux vous expliquer le véritable motif de mon acceptation : c'est pour ma femme que l'ambition politique dévore ; car, pour moi, je n'ai pas changé dans mes idées ; le droit est le droit ; s'il en était autrement, ce serait à quitter la société. Mais les femmes, les femmes ! Ah ! jeune homme, n'apprenez jamais à connaître les sacrifices qu'elles imposent à notre conscience.

XL

Le séjour de Clotilde et de son père à Toulon se prolongea pendant plusieurs semaines. Enfin je reçus une lettre qui m'apprenait leur retour à Cassis et m'invitait à venir passer une journée avec eux.

J'aurais voulu partir aussitôt, mais je n'avais plus ma liberté d'autrefois, mes journées étaient prises à mon bureau depuis huit heures du matin jusqu'à sept heures du soir, et je ne pouvais plus disposer que de mes seuls dimanches.

Je dus donc attendre le dimanche qui suivit la réception de cette lettre ou plutôt le samedi, car la voiture pour Cassis, partant de Marseille le soir, à quatre heures, je ne pus me mettre en route que le samedi soir après mon bureau. Avec ma liberté, j'avais aussi perdu mon cheval et c'était quatre lieues à faire à pied. Mais il n'y avait pas là de quoi m'effrayer et je franchis gaiement cette distance ; la marche est bonne pour les rêveurs et les amoureux ; en occupant le corps, elle active la fantaisie de l'esprit qui s'échauffe et s'emporte. Le temps d'ailleurs m'était propice : la nuit était douce et la lune, dans son premier croissant, éclairait de sa pâle lumière un ciel bleu criblé d'étoiles, le silence mystérieux de la montagne déserte n'était troublé que par le bruit de la mer qui m'arrivait faiblement suivant les caprices du chemin.

J'allai frapper à la porte de la Croix-Blanche , et, après une station assez longue, la servante, endormie comme à l'ordinaire, vint m'ouvrir. Je ne me rappelle pas avoir passé une meilleure nuit : mon sommeil fut un long rêve dans lequel Clotilde, me tenant par la main, me promena dans une délicieuse féerie.

Le lendemain matin, j'eus peine à attendre le moment du déjeuner ; mais, rendu prudent par l'espoir même de mon amour, je m'imposai le devoir de ne pas faire d'imprudence et de n'arriver chez le général qu'à une heure convenable. C'était un sacrifice que je faisais à Clotilde ; elle me saurait gré de lui laisser toute sa liberté et trouverait bien moyen de me récompenser de cette attente irritante.

Enfin l'heure sonna et au deuxième coup je tirai la sonnette du général.

Mais en entrant dans le salon je m'arrêtai frappé au cœur ; assis près du général mais tourné vers Clotilde, à laquelle il s'adressait, se tenait M. de Solignac.

Comme je restais immobile, le général me tendit la main.

-- Arrivez donc, cher ami, on vous attend avec impatience, d'abord pour vous serrer la main et puis ensuite pour deux mots d'explication qui me paraissent inutiles, mais qu'on croit nécessaires.

-- Cette explication, dit M. de Solignac en s'avançant de deux pas, c'est moi qui tiens à vous la donner : Si, dans notre rencontre, j'ai montré envers vous trop de vivacité, trop d'exigences, je vous en témoigne mes vifs regrets. Nous étions dans des circonstances où les paroles vont souvent au-delà de la volonté. Chacun de notre côté nous obéissions à notre devoir, là est notre excuse.

Pendant que M. de Solignac m'adressait ce petit discours auquel j'étais loin de m'attendre, Clotilde tenait ses yeux fixés sur les miens, et l'expression de son regard n'était pas douteuse, je devais tendre la main à M. de Solignac, elle le voulait, elle le demandait.

-- Les opinions ne doivent pas diviser les honnêtes gens, dit le général, il n'y a que l'honneur ; mais l'honneur n'a rien à voir dans cette affaire, où vous avez fait, l'un et l'autre, ce que vous deviez.

Le regard de Clotilde devint plus pressant, suppliant, et littéralement avec ses yeux elle prit ma main pour la mettre dans celle que M. de Solignac me tendait. Mais le contact de cette main rompit ce charme irrésistible, tout mon être se révolta dans une horripilation nerveuse, comme à un attouchement immonde.

Après avoir salué le général, je revins à Clotilde et m'inclinai vers elle.

-- Que m'avez-vous fait faire ? dis-je à voix basse.

-- Je vous adore, me dit-elle en me soufflant ces trois mots qui me brûlèrent.

Toute la journée fut employée à chercher l'occasion de me trouver seul un moment avec Clotilde ; mais, bien qu'elle parût se prêter à mon désir, il nous fut impossible de rencontrer ce tête-à-tête.

Rien de ce que nous préparions ne se réalisa selon nos arrangements, et, jusqu'au soir, M. de Solignac vint toujours se mettre entre nous.

Humilié de ma lâcheté du matin, j'étais irrité par cette continuelle surveillance au point d'en perdre toute prudence : heureusement Clotilde veillait sur ma colère, et d'un regard ou d'un mot me rappelait à la raison.

Le soir s'approchait, et j'allais être obligé de repartir sans avoir pu lui parler, lorsque franchement et devant tout le monde elle m'appela près d'elle.

-- Messieurs, n'écoutez pas, dit-elle à M. de Solignac, à l'abbé Peyreuc et à son père, j'ai deux mots à dire à M. de Saint-Nérée ; c'est un secret que vous ne devez pas connaître.

-- Un secret de petite fille, dit l'abbé en plaisantant.

-- Non, un secret de grande fille.

Et, m'attirant dans un angle du salon :

-- Il faut que je vous parle, dit-elle à voix basse ; ici c'est impossible. Tâchez de prendre un visage souriant en écoutant ce que je vais vous dire. Trouvez-vous après-demain matin au cabanon ; arrivez la nuit par les bois, et faites en sorte de n'être pas aperçu. Vous vous cacherez dans le hangar en m'attendant. Si à neuf heures je ne suis pas arrivée, c'est qu'il me sera impossible de venir. Apportez toutes mes lettres.

-- Eh bien ! dit l'abbé Peyreuc, la confession est longue.

-- Elle est finie, dit Clotilde en souriant ; mais puisque vous êtes curieux, monsieur l'abbé, je peux vous la répéter si vous voulez ; il n'y a de secret que pour mon père et M. de Solignac.

-- Y pensez-vous, chère enfant, répéter une confession ?

Ces quelques mots me permirent de me remettre et de prendre une contenance.

Je revins à Marseille profondément troublé, partagé entre l'angoisse et le bonheur. Me parler dans ce cabanon ; pourquoi ce mystère et ces précautions ? Pourquoi m'avoir demandé d'apporter ses lettres ?

Je partis de Marseille dans la nuit du lundi au mardi de manière à arriver à Cassis de bonne heure, car pour gagner le cabanon du général bâti à la limite des grands bois qui s'étendent jusqu'au cap de l'Aigle, je devais traverser le village.

J'arrivai au cabanon avant six heures du matin et, comme la lune était couchée depuis plus d'une heure, je ne fis pas de rencontre dangereuse ; quelques chiens, éveillés par le bruit de mes pas sur les cailloux roulants, me saluèrent, il est vrai, de leurs aboiements qui allaient se répétant et se répondant dans le lointain, mais ce fut tout. Assis dans le hangar, sur une botte de roseaux, j'attendis.

À huit heures et demie, j'entendis le bruit d'une barrière grinçant sur ses gonds rouillés. C'était Clotilde. Elle vint droit au hangar.

Avant qu'elle eût pu dire un mot, elle fut dans mes bras, et longtemps je la tins serrée, embrassée, sans échanger une parole ; nos cœurs, nos regards se parlaient.

Elle se dégagea enfin ; puis, reculant de quelques pas et me regardant longuement :

-- Pauvre ami ! pauvre ami ! dit-elle tristement d'une voix navrée.

Je fus épouvanté de son accent et j'eus la sensation brutale d'un coup mortel.

-- Oui, dit-elle, vous avez raison de vous effrayer, car ce que j'ai à vous apprendre est terrible.

-- Parlez, parlez, chère Clotilde, cette angoisse est affreuse.

-- C'est pour parler que je vous ai fait venir ici ; mais avant de vous porter de ma propre main le coup douloureux qui va vous atteindre, il est d'autres paroles que je veux dire et que d'abord vous devez entendre. Celles-là ne vous seront pas cruelles.

En prononçant ces derniers mots son regard désolé s'attendrit.

-- Plus d'une fois, dit-elle en continuant, vous m'avez parlé de votre amour et jamais je ne vous ai répondu d'une façon précise. Si j'ai agi ainsi ce n'était point par prudence ou par duplicité ; ce n'était pas non plus parce que je restais insensible à votre amour. Non. Mais je voulais que mon aveu, je voulais que le mot « je vous aime » ne sortit point des lèvres de la jeune fille, mais fût dit par la femme à son mari.

-- Chère Clotilde, cher ange !

-- Ce n'est pas ange qu'il faut dire, c'est démon, ou, plus justement, c'est malheureuse, car cet aveu qui m'échappe maintenant dans cette heure solennelle, c'est la jeune fille qui le fait, ce n'est pas la femme.

-- Clotilde, mon Dieu !

-- Oui, tremblez, désolez-vous ! Vos craintes, par malheur, resteront toujours au-dessous de l'épouvantable vérité ; votre femme, je ne pourrai l'être jamais, car je vais devenir celle d'un autre.

Elle se détourna vers le mur et cacha sa tête entre ses mains. Pour moi, immobile devant elle, je restai partagé entre la douleur la plus atroce que j'aie ressentie jamais et la douleur folle.

Après un certain temps, elle reprit :

-- Comme votre regard me menace ! Ah ! tuez-moi si vous voulez ; la mort de votre main me sera moins douloureuse que la vie que je dois accepter.

Je baissai les yeux.

-- Il y a quelque temps, vous avez pris une résolution qui vous a été terriblement douloureuse. Et cependant vous n'avez pas hésité, et vous vous êtes sacrifié à votre devoir. Aujourd'hui, c'est à mon tour de souffrir et de me sacrifier au mien. J'épouse M. de Solignac.

À ce nom la fureur m'emporta et je me lançai sur elle ; mais elle ne recula point et ses yeux restèrent fixés sur les miens ; mes mains levées pour l'étouffer s'abaissèrent ; je retombai anéanti contre les roseaux.

-- Maintenant, dit-elle, il faut que vous m'écoutiez, non pour que je me justifie, mais pour que vous compreniez comment ce malheur, comment ce crime est possible. Mon père n'est pas riche, vous le savez, et même ses affaires sont fort embarrassées ; en ces derniers temps, on lui avait fait espérer que si les projets du prince réussissaient il serait nommé sénateur. Le sénat c'était pour lui la fortune et pour moi c'était l'indépendance ; j'étais libre de devenir la femme de celui que j'aime ; mais cette espérance ne se réalise pas : mon père ne sera pas sénateur, et M. de Solignac l'est ou plutôt il le sera dans quelques jours. Comment ce changement s'est-il fait, je n'en sais rien, et qu'il y ait là-dessous quelque machination infâme, c'est possible. Je ne suis sensible qu'au seul malheur de devenir la femme d'un homme que je n'aime pas, et que je ne peux pas aimer, car j'en aime un autre.

-- Mais ce malheur est impossible, vous ne pouvez pas accepter cet homme.

-- Je ne le peux pas, cela est vrai, mais je le dois. Puis-je laisser mon père dans la misère ? puis-je lui demander d'attendre que vous vous soyez refait une position ? Vous savez bien qu'à son âge on n'attend pas. Et puis, combien faudrait-il attendre ! Oui, moi, je le pourrais, car j'aurais le cœur rempli par votre amour, mais mon père ! pensez à ce que serait sa vieillesse dans les tracas d'affaires besogneuses. M'est-il permis de lui imposer ces chagrins pour la satisfaction de mon amour ? C'est à moi de me sacrifier et je me sacrifie, mais je ne le fais pas sans crier, et sans me plaindre, et voilà pourquoi j'ai voulu vous voir ici ; c'est pour vous dire maintenant que je suis encore libre, le mot que je ne pourrai pas prononcer demain : Guillaume, je vous aime.

Comment se trouva-t-elle dans mes bras, je n'en sais rien ; mais nos baisers se confondirent, nos cœurs s'unirent dans une même étreinte et ses caresses se mêlèrent à mes caresses.

Éperdus, enivrés par la joie, exaltés par la douleur, nous n'étions plus maîtres de nous.

Une lueur de raison me traversa l'esprit ; je la repoussai doucement. Je l'aimais trop pour pouvoir résister à mon amour ; et, d'un autre côté, je l'aimais trop aussi pour vouloir emporter de cette dernière entrevue un souvenir déshonoré.

-- Laissez-moi, laissez-moi partir, lui dis-je ; je ne peux pas te regarder, je ne peux pas t'entendre. Adieu.

-- Non, Guillaume, pas adieu ; pas ainsi.

Je la repris dans mes bras, et cette fois encore, nous restâmes longtemps embrassés. Mais, grâce au ciel, je pus m'arracher à cette étreinte, et, me bouchant les oreilles, fermant les yeux, je me sauvai en courant.

XLI

Ce que furent les journées qui suivirent ce rendez-vous d'amour, notre premier et notre dernier, je renonce à le dire.

Tantôt je voulais écrire à Clotilde pour lui demander un nouveau rendez-vous, sous le prétexte de lui rendre ses lettres que j'avais gardées. Et alors, profitant de son émotion et de son trouble, je ferais d'elle ma maîtresse. Au lieu de m'arracher à ses étreintes, je les provoquerais, et si elle me résistait, je saurais bien, par un moyen ou par un autre, la ruse ou la force, triompher de sa résistance. Une fois qu'elle se serait donnée à moi, elle n'épouserait pas ce Solignac, et si malgré cela elle persistait dans son dessein, j'aurais alors des droits à faire valoir.

Tantôt je voulais quitter la France, et je demandai même à M. Bédarrides aîné de m'envoyer au Pérou. Malgré mes prières, il ne voulut pas me laisser partir, et comme j'insistais, il me regarda un moment avec inquiétude, cherchant à lire sur mon visage si j'étais devenu fou.

Que ne l'étais-je réellement ? On dit que les fous ne se souviennent pas et qu'ils vivent dans leur rêve. Peut-être ce rêve est-il douloureux, mais il me semble qu'il ne peut pas l'être autant que la réalité, alors que tout en nous, la raison, l'imagination, la mémoire, se réunit pour nous montrer notre malheur et nous le faire sentir.

Oublier, ne plus penser, suspendre le cours de la vie morale, c'était là ce que je voulais, ce que je cherchais. Les efforts mêmes que je faisais pour m'arracher à mon obsession, m'y ramenaient irrésistiblement.

Le travail de mon bureau, auquel je m'étais appliqué dans les premiers temps, quand j'espérais qu'il me rapprocherait un jour de Clotilde, n'était pas de nature, maintenant que je n'avais plus d'espérance d'aucune sorte, à retenir mon esprit captif. Je faisais ma besogne parce que notre main nous obéit toujours ; mais ma tête n'avait pas, par malheur, la docilité de mes doigts, et les traductions que j'apportais aux frères Bédarrides étaient pleines d'erreurs grossières. Ils me reprenaient doucement, sans se fâcher ; ils s'inquiétaient de ce qui se passait en moi ; et dans leur bienveillante indulgence, ils trouvaient des raisons pour m'excuser : la mort de mon père, ma démission qui troublaient ma raison.

M. de Solignac était devenu un personnage dont les journaux s'occupaient ; un matin, en ouvrant le Sémaphore , pour y chercher un renseignement commercial, mes yeux furent attirés par son nom qui, au milieu des lettres noires, flamboya pour moi en caractères de feu. Je voulus ne pas lire, et vivement je repoussai le journal ; mais bientôt, je le repris : un entrefilet annonçait le mariage de M. de Solignac, sénateur, avec mademoiselle Clotilde Martory, fille du général Martory. « Ainsi, disait la note, vont se trouver réunies deux illustrations de l'Empire... » Je ne pus en lire davantage, car le journal tremblait dans mes mains comme une feuille secouée au bout d'une branche par une bourrasque.

Ce ne fut pas tout. Deux jours après, je reçus une lettre écrite par le général lui-même. En deux lignes, il me demandait de venir à Cassis le dimanche suivant, afin de dîner d'abord, puis ensuite « pour entendre une communication importante » qu'on avait à me faire.

Mon premier mouvement fut de me mettre à l'abri d'une lâcheté du cœur et je répondis qu'il m'était, à mon grand regret, impossible d'accepter cette invitation.

Puis ce devoir envers moi-même accompli, j'eus un peu de tranquillité, au moins de tranquillité relative.

Mais le samedi soir je me sentis moins ferme dans ma résolution, et pendant toute la nuit je me dis que j'avais tort de ne pas vouloir écouter cette communication ; sans doute, c'était un moyen trouvé par Clotilde pour me voir. Qui pouvait dire ce qui résulterait de cette entrevue ? elle m'aimait, elle m'en avait fait l'aveu. Devais-je céder sans lutter jusqu'au bout ?

Le dimanche matin, je me mis en route pour Cassis. Mais en arrivant au haut de la côte, à l'endroit où la vue embrasse tout le village dans son ensemble, un dernier effort de raison et de courage me retint. Je m'arrêtai, et pendant plus d'une heure je restai assis sur un quartier de roc.

Devant moi s'étalait le village ramassé au bord de la mer, et par-dessus le toit des maisons émergeait le grand platane que j'avais aperçu tout d'abord quand j'étais venu la première fois à Cassis. Comme ce temps était loin !

Une petite colonne de fumée blanche montait dans les branches dénudées du platane et me marquait la place précise de sa maison. Elle était là, et peut-être elle pensait à moi, peut-être m'attendait-elle.

Mais, qu'irais-je faire là ? cet homme était près d'elle. Je ne pourrais lui parler. Et d'ailleurs, quand je le pourrais, que lui dirais-je ? Que je l'aimais, que je souffrais. Et après ? Si la pensée de cet amour et de ces souffrances ne l'avait pas arrêtée dans son projet, mes plaintes, mes cris et mes larmes ne la feraient pas maintenant revenir en arrière.

Peut-être n'y avait-il pas autant de sacrifice dans ce mariage qu'elle voulait bien le dire ; sans doute, elle n'eût jamais épousé M. de Solignac, simple commandant, mais le sénateur ! Et bien des propos contre lesquels je m'étais fâché me revinrent à la mémoire, bien des observations, bien des petits faits qui m'avaient blessé.

Je repris la route de Marseille ; mais, honteux de ma faiblesse et ne voulant pas m'exposer à retomber dans une nouvelle, je lui renvoyai toutes ses lettres dans un volume que je remis à la voiture de Cassis. Ainsi, je n'aurais plus de prétexte pour vouloir la voir.

Le lendemain, en arrivant au comptoir, M. Barthélemy Bédarrides m'appela dans son bureau.

-- Vous m'avez demandé à aller au Pérou il y a quelque temps, me dit-il, je n'ai point accepté cette proposition ; aujourd'hui, voulez-vous aller à Barcelone ? Nous avons là une affaire embrouillée qui a besoin d'être traitée de vive voix. Cela nous rendrait service, si vous vouliez vous en charger. En même temps, je crois que ce petit voyage vous serait salutaire ; vous avez besoin de distraction, et cela se comprend, après les épreuves que vous venez de traverser.

Évidemment on s'était occupé de moi dans la famille Bédarrides pendant la journée du dimanche. Les deux frères s'étaient plaints de mes erreurs ; madame Bédarrides avait parlé ; Marius avait raconté ce qu'il savait, et l'on était arrivé à cette conclusion : qu'il fallait, pour me guérir, m'éloigner de Marseille. De là cette proposition de voyage, car on ne prend pas pour arranger une affaire embrouillée un négociateur tel que moi.

J'hésitai un moment, car, après avoir voulu partir, j'avais presque peur maintenant de m'éloigner ; mais enfin j'acceptai, et, trois heures après, je m'embarquais sur le vapeur qui partait pour Barcelone.

Je croyais n'être que quelques jours absent, une semaine au plus. Mais, à Barcelone, je reçus une lettre de M. Bédarrides qui m'envoyait à Alicante, d'Alicante on m'envoya à Carthagène, de Carthagène à Malaga, et de Malaga à Cadix. Quand je rentrai à Marseille, il y avait six semaines que j'en étais parti.

Malheureusement, le voyage n'avait pas produit l'effet que les frères Bédarrides espéraient ; il avait occupé mon temps, il n'avait pas distrait mon esprit. Pendant ces deux mois, je n'avais pas cessé une minute de penser à Clotilde et de la voir.

Le seul soulagement que j'y avais gagné avait été de ne pas savoir le moment précis de son mariage et de n'être pas ainsi tenté de courir à Cassis, pour la voir à l'église mettre sa main dans celle de ce Solignac.

Pour être juste, il faut dire que j'avais gagné autre chose encore : une résolution, celle de quitter Marseille et d'aller à Paris.

Quand je fis part de cette résolution aux frères Bédarrides, ils poussèrent les hauts cris.

-- Quitter Marseille ! abandonner le commerce ! j'étais donc fou : ils étaient contents de moi ; je me formais admirablement aux affaires ; je pouvais leur rendre de grands services, ils doubleraient mes appointements à la fin de l'année.

Ni les reproches, ni les propositions ne purent m'ébranler, et je leur expliquai que les raisons qui m'avaient fait entrer dans le commerce n'existant plus, je ne pouvais pas y rester.

Si bienveillant qu'on soit, il vient un moment où l'on se fatigue de s'occuper des gens qui refusent obstinément tout ce qu'on leur propose. Ce fut ce qui arriva avec les frères Bédarrides : ils m'abandonnèrent à mon malheureux sort, désolés de mon entêtement et regrettant de n'avoir pas le droit de me faire soigner par un médecin aliéniste.

Avant de partir, je voulus faire une visite d'adieu à Cassis : Clotilde était à Paris avec M. de Solignac ; je ne serais pas exposé à la rencontrer et je verrais au moins son père : nous parlerions d'elle.

Au temps où je venais chaque semaine à Cassis, la maison du général était la plus coquette et la plus propre du pays : il y avait des fleurs à toutes les fenêtres, et les ferrures de la porte, frottées chaque matin, brillaient comme les cuivres d'un navire de guerre.

Je trouvai cette porte pleine de plaques de boue et les ferrures rouillées ; en tirant la chaîne de la sonnette, je me rougis les mains. Comme on ne me répondait point et que la porte était entrebâillée, j'entrai. Le vestibule, autrefois si brillant de propreté, était dans le même état de saleté que la porte : les dalles étaient boueuses, des souliers traînaient çà et là, et des vieux habits couverts d'une couche de poussière pelucheuse étaient accrochés contre les murailles.

J'avançai jusqu'au salon sans trouver personne ; arrivé là, j'entendis des éclats de voix dans le jardin et je vis le général, un fusil de munition à la main, faisant faire l'exercice à un grand paysan de dix-huit à dix-neuf ans.

-- Au commandement : « Portez, arme ! » criait le général, vous saisissez vivement votre arme : une, deusse.

Et il fit résonner son fusil sous sa main vigoureuse comme le meilleur sergent instructeur. Mais à ce moment il m'aperçut, et venant vivement à moi, il me prit les deux mains.

-- Comment c'est vous, dit-il, quel plaisir vous me faites ; nous allons déjeuner ensemble, si toutefois il y a à manger, car maintenant ce n'est plus comme autrefois. J'ai remplacé ma vieille servante par ce garçon-là, à qui j'apprends l'exercice pour me distraire, et il n'est pas fort sur la cuisine ; mais à la guerre comme à la guerre.

Nous nous mîmes à table.

-- Cela réjouit le cœur, dit le général en me regardant, d'avoir une honnête figure devant soi ; car maintenant je suis toujours seul, ce qui n'est pas gai. Garagnon ne vient plus, fâché qu'il est, je crois, par le mariage de Clotilde, et l'abbé a ses douleurs. Je suis seul, toujours seul. On devait m'emmener à Paris ; mais le mariage fait, monsieur mon gendre a trouvé que je le gênerais moins à Cassis et on m'a abandonné ; c'est un homme de volonté que monsieur mon gendre. Après tout, mieux vaut peut-être que je reste ici que de vivre avec ma fille ; je lui serais un embarras : elle est déjà à la mode à Paris et un vieux bonhomme comme moi n'est pas amusant à traîner.

Tant que dura le déjeuner, il se plaignit ainsi : cette séparation l'avait accablé ; la solitude surtout l'épouvantait.

Après le déjeuner, je lui proposai de faire sa sieste comme à l'ordinaire, pendant que je me promènerais dans le jardin, mais il secoua tristement la tête.

-- C'était la musique qui m'endormait, dit-il ; maintenant, je n'ai plus de musique puisque la musicienne est partie.

-- Si je la remplaçais aujourd'hui ?

Je me mis au piano et lui chantai :

Elle aime à rire, elle aime à boire.

Ma voix tremblait en commençant, mais je me roidis contre mes émotions.

Tout à coup j'entendis un gros soupir, et en me retournant je vis le général qui pleurait.

-- Ah ! dit-il en me tendant la main, c'était un gendre comme vous qu'il m'aurait fallu. Vous viendrez souvent, n'est-ce pas ? Nous chanterons ensemble, nous jouerons aux échecs ; je vous raconterai Austerlitz et la campagne d'Égypte et celle de Russie.

-- Hélas ! je pars ce soir pour Paris.

-- Vous aussi, vous m'abandonnez ? Allons, les vieux restent trop longtemps sur la terre.

Je le quittai le soir même, et le lendemain je partis pour Paris.

XLII

Me voici à Paris, à vingt-neuf ans, sans un sou de fortune et n'ayant pas de métier aux mains.

Que faire, non pour me créer une position ou pour me gagner une fortune, mais pour vivre honnêtement et librement ?

On a souvent raillé l'officier qui va partout cherchant « l'Annuaire », et qui, rêvant haut dans le café où il s'est endormi, demande « l'Annuaire ». Jusqu'à un certain point la raillerie est fondée. Oui, l'officier vit continuellement avec la préoccupation et le souci de son avancement. En dehors de l'armée et de son régiment, il ne voit rien et ne s'intéresse à rien. Cela est ainsi, on doit en convenir, mais en même temps il faut dire qu'il ne peut pas en être autrement.

On demande au soldat de quitter son pays et sa famille, de vivre sans foyer, sans affections, sans relations sociales, sans aucun des mobiles qui poussent les hommes ou les soutiennent, et il se résigne à tous ces sacrifices. Mais comme il faut bien qu'on aime quelque chose en ce monde, comme il faut bien qu'on ait un but dans sa vie, on aime la carrière dans laquelle on est entré, et le but qu'on propose à son activité et à son intelligence, c'est l'avancement : lieutenant, on veut être capitaine ; colonel, on veut être général ; c'est un devoir qu'on accomplit, un droit qu'on poursuit.

Voilà pourquoi l'officier qui sort de l'armée, dans un âge où il doit travailler encore, est un déclassé. Il en est de lui comme du prêtre qui sort du clergé. Il n'y a rien à faire ni pour l'un ni pour l'autre dans la société ; le monde n'est pas organisé pour eux, pour leurs besoins, pour leurs habitudes, et ils vont se choquant à des mœurs, à des usages, à des idées qui ne sont pas les leurs. Partout gênés, ils sont partout gênants ; ils encombrent la vie sociale, et sans pitié on les pousse, on les coudoie, on les meurtrit, ils tournent sur eux-mêmes, et comme ils n'ont point de but vers lequel ils puissent se diriger, ils piétinent sur place... et surtout sans place.

C'est là mon cas, et je suis dans Paris comme un Huron que le hasard aurait tout à coup posé au carrefour du boulevard et de la rue Vivienne : ces gens qui l'entourent, courant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, l'étonnent sans l'intéresser ; c'est un homme qui regarde une fourmilière.

En venant de Marseille à Paris, j'ai lu, pour me distraire de mes pensées, un livre qui m'a donné à réfléchir sur ce sujet ; c'est un roman de Balzac : Un ménage de garçon . Le héros ou plus justement le principal personnage de ce roman, car Balzac peint des hommes et non des héros dessinés en vue de plaire aux belles âmes, le principal personnage de ce roman est un officier qui, après Waterloo, rentre dans la vie sociale.

Endurci par l'exercice de la force et du commandement, exaspéré par les déceptions de la défaite, corrompu par les autres autant que par sa propre nature, il devient le type le plus complet qu'on puisse rêver du soudard et du brigand. Sa mère, il lui demande pour tout service de « crever le plus tôt possible ». Sa nourrice, il la vole. Son oncle, il l'abrutit. Sa femme, il la fait mourir de débauche. Ses amis, il les trahit quand ils sont heureux, ou bien il les abandonne quand ils sont malheureux. Les hommes, il les tue, les dupe ou les insulte. Ses enfants, il les craint, et il croit qu'ils souhaiteront sa mort, « ou bien ils ne seraient pas ses enfants ». Si je devais être un jour un Philippe Brideau, ce que j'aurais de mieux à faire serait de me brûler tout de suite la cervelle.

J'avoue que plus d'une fois j'ai eu cette idée, et que si je ne l'ai point encore mise à exécution, c'est que rien ne presse ; je ne suis point à bout de forces, et j'ai, je m'en flatte, bien du chemin à parcourir avant d'arriver à la pente sur laquelle glissent les Brideau.

Débarqué à Paris, mon premier soin a été de régler les affaires de mon père, dont je n'avais pas pu m'occuper encore. Ce règlement a été des plus simples ; mais pour cela il n'en a pas moins été très douloureux, car il m'a fallu vendre bien des meubles qui pour moi étaient des souvenirs.

J'ai commencé par prendre tout ce que j'ai pu entasser dans les deux petites chambres que j'occupe au cinquième étage d'une maison de la rue Blanche ; mais l'appartement de mon père était assez grand, tandis que le mien est des plus exigus. J'ai été vite débordé, et alors j'ai dû me débarrasser de bien des objets qui m'étaient précieux. La place se paye cher à Paris, et, dans ma situation, je ne peux pas me charger d'un loyer lourd ; les cinq cents francs que coûte le mien me sont déjà assez difficiles à payer.

Cet emménagement a occupé mes premières semaines de séjour à Paris ; et comme je ne m'y suis point pressé, il a duré assez longtemps. J'avais du plaisir à revoir les gravures qui avaient appartenu à mon père, et qui me rappelaient le temps où nous les feuilletions ensemble. J'avais du bonheur à ranger ses livres, où à chaque page je retrouvais ses annotations et ses coups de crayon.

Et puis, faut-il le dire, cette occupation qui prenait mon temps me permettait de ne point aborder franchement la grande difficulté de ma vie.

-- Quand j'aurai fini, me disais-je, nous verrons.

Enfin, le moment arriva où je n'avais plus d'excuse pour ne pas voir, et où il fallut bien se décider à prendre un parti.

Ce que je voyais, c'était que de l'héritage de mon père, toutes charges et dettes payées, il me restait un capital de quatre mille francs, c'est-à-dire de quoi vivre pendant deux ans avec économie. Il fallait donc qu'avant deux ans je fusse en état de gagner quinze ou dix-huit cents francs par an.

Comment et à quoi ?

Un seul moyen se présentait : accepter une place de commis, si j'en trouvais une. J'écrivais assez proprement et je comptais assez vite pour oser demander un emploi qui, pour être rempli convenablement, n'exigerait que la connaissance de la calligraphie et de l'arithmétique.

Le tout maintenant était donc d'obtenir un emploi de ce genre.

Parmi mes anciens camarades avec lesquels j'avais continué des relations d'amitié depuis le collège se trouvait Paul Taupenot, le fils de Justin Taupenot, le grand éditeur. Paul était maintenant l'associé de son père ; il pourrait sans doute me trouver la place que je désirais, soit dans sa maison, soit chez un de ses confrères. Je l'allai trouver.

En m'entendant parler d'une place de quinze cents francs, il poussa des exclamations de surprise comme les frères Bédarrides lorsque je leur avais demandé à entrer dans leurs bureaux.

-- Toi commis-libraire ? allons donc, mon cher, tu n'y penses pas.

-- Et pourquoi n'y penserais-je pas ? Que veux-tu que je fasse ? Je n'ai pas de métier, et pour tout capital j'ai quatre mille francs. Trouves-tu le travail déshonorant ?

-- Certes non.

-- Eh bien, alors donne-moi à travailler. Ce n'est pas une vocation irrésistible qui m'oblige à être commis. En donnant ma démission de capitaine, je ne me suis pas dit que j'allais enfin avoir le bonheur d'être employé dans ta maison, ce qui réaliserait tous mes désirs et tous mes rêves. Forcé bien malgré moi à cette démission, j'ai su que la vie ne me serait pas facile, mais enfin j'ai dû faire ce que ma conscience me commandait ; maintenant tu peux m'adoucir ces difficultés, et je m'adresse à ton amitié.

-- Sois bien certain qu'elle ne te manquera pas. Seulement laisse-moi te dire que tu ne sais pas ce que tu me demandes. Tu es habitué à une certaine indépendance d'action et à la liberté de l'esprit ; pourras-tu rester enfermé dans un bureau pendant douze ou treize heures, sans distraction, appliqué à un travail qui te paraîtra fastidieux et qui le sera réellement ? Crois-tu qu'un bûcheron ou un jardinier n'est pas plus heureux qu'un commis qui toute la journée demeure penché sur son bureau à faire des chiffres ?

-- Je ne sais pas fendre un arbre, et je ne sais pas davantage ratisser un jardin, tandis que je sais faire des chiffres.

-- Si je te parle ainsi, c'est qu'il me paraît impossible qu'un homme de ton âge qui, pendant dix ans, a vécu à cheval, le sabre à la main, puisse tout à coup remplacer son sabre par une plume et vivre enfermé dans un bureau.

-- Il le faut cependant.

-- Sans doute, mais comme je me figure que tu ne pourrais pas te plier à ces nouvelles habitudes sans en beaucoup souffrir, je voudrais t'épargner ces souffrances.

-- Si tu as un moyen de me faire gagner agréablement mes 1500 francs, dis-le ; je te promets que je ne le repousserai pas.

-- Pourquoi ne nous ferais-tu pas des articles pour nos dictionnaires et pour nos manuels ?

-- C'est toujours une plume que tu me proposes.

-- Assurément, mais tu travaillerais à tes heures, tu ne serais pas enfermé dans un bureau, tu aurais ta liberté et tu pourrais facilement gagner quinze ou vingt francs par jour, ce qui vaut mieux que quinze cents francs par an.

-- Je ne sais pas écrire.

-- De cela ne prends pas souci, le travail que je te propose n'a rien de littéraire, c'est une besogne de compilation, et il faut vraiment ta naïveté pour me faire cette réponse. Nous avons des traités d'agriculture qui se vendent ma foi très bien, et qui ont été écrits par des savants incapables de distinguer en pleine campagne un champ de blé d'avec un champ d'avoine. C'est ce qu'on appelle le savant en chambre, et tu peux en augmenter le nombre déjà considérable sans déshonneur.

-- J'aimerais mieux aligner dix régiments de cavalerie dans le Champ-de-Mars que trois phrases dans un livre. Écrire une lettre, raconter ce que j'ai vu, c'est parfait, j'y vois franchement et bravement ; mais je sais trop ce qu'est l'art d'écrire pour oser me faire imprimer.

-- Tu refuses, alors ?

-- Je ne peux pas accepter ce que je me sens incapable de faire convenablement.

-- Eh bien, voyons autre chose, car je ne peux pas m'habituer à l'idée que tu resterais impunément enfermé derrière ce grillage, à l'abri de ces rideaux verts. Tu serais pris par le spleen, et tu mourrais à la peine. Quand nous étions au collège, tu dessinais d'une façon remarquable, et tu m'as envoyé d'Afrique deux ou trois croquis très réussis : tu ne dois donc pas avoir pour dessiner les scrupules que tu as pour écrire.

-- Mes croquis sont comme mes lettres, sans conséquence.

-- Ce n'est pas mon sentiment, et je crois que de ce côté nous avons chance d'arriver à un résultat. Nous préparons en ce moment un grand dictionnaire des sciences militaires qui sera accompagné de cinq ou six mille gravures représentant les armes, les costumes, les objets quelconques qui ont servi à la guerre chez tous les peuples depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Veux-tu te charger d'un certain nombre de ces dessins ? Ne sois pas trop modeste, il ne s'agit pas de gravures artistiques ; ce qu'il nous faut surtout, c'est un dessin exact qui ne soit pas enlevé de chic en sacrifiant tout à l'effet. L'effet n'est rien pour un ouvrage comme le nôtre, qui veut des gravures tirées d'originaux authentiques, et assez distinctes dans le détail pour donner les points caractéristiques qui doivent appuyer le texte. Tu connais les choses de la guerre, tu les aimes, tu dessines mieux qu'il n'est nécessaire, tu peux nous rendre service en acceptant ce travail. Si dans le commencement tu as besoin de conseils, nous te ferons recaler tes premiers dessins, et tu arriveras bien vite à une habileté de main qui te permettra de ne pas trop travailler.

Évidemment cela était de beaucoup préférable au bureau. Je remerciai Taupenot comme je le devais, et je me mis en relation avec le directeur de ce dictionnaire pour qu'il me guidât.

Je trouvai en lui un homme bienveillant, qui ne se moqua ni de mon ignorance ni de mon inexpérience, et qui par ses conseils me facilita singulièrement mes premiers pas.

XLIII

S'endormir capitaine de cavalerie et se réveiller artiste, c'est croire qu'on continue un rêve commencé.

Cependant ce rêve est pour moi une réalité. Il est vrai que je suis bien peu artiste, mais enfin si je ne le suis pas par le talent, je le suis jusqu'à un certain point par le travail, par les habitudes et par les relations.

Mon cinquième étage est divisé en ateliers et mon logement est le seul qui ne soit pas occupé par des peintres. Les hasards de la vie porte à porte ont établi des relations entre mes voisins et moi, et peu à peu il en est résulté pour nous une sorte de camaraderie et d'amitié.

Ce ne sont point des peintres ayant un nom et une réputation, mais des jeunes gens qui m'ont reçu parmi eux avec la confiance et la facilité de la jeunesse.

Tout d'abord ils ont bien été un peu effrayés par ma décoration et ma tournure militaire, mais la glace s'est insensiblement fondue quand ils ont reconnu petit à petit que je n'étais pas si culotte de peau que j'en avais l'air.

Nous nous voyons le matin et je vais manger chez eux le déjeuner que mon concierge me monte. Par là il ne faut pas entendre que je vais m'attabler dans une salle à manger où mon couvert serait mis régulièrement.

Nous sommes plus simples et plus réservés dans nos habitudes, car les uns et les autres nous sommes à peu près égaux devant la fortune. S'ils ont déjà du talent (et c'est leur cas), ils n'ont pas encore de notoriété et leurs tableaux se vendent peu ou tout ou moins se vendent mal. Et pour moi qui ne fait pas de l'art, mais qui fais seulement du métier, je suis loin de gagner ce que Taupenot m'avait fait espérer. Je n'ai pas encore cette habitude du travail qui donne la facilité ; je ne sais pas me mettre à ma table et enlever un dessin d'un coup, je me lève dix fois par heure, je regarde ce que j'ai fait, je cherche ce que je vais faire, j'ouvre un livre et, au lieu de m'en tenir au renseignement qui m'est nécessaire, je lis tout le passage qui m'intéresse, celui-là en amène un autre, je rêve, je réfléchis et n'avance pas. D'un autre côté j'ai des scrupules et des exigences qui m'entraînent dans d'autres lenteurs. De sorte que je mets quelquefois huit jours à faire un dessin qu'un autre trouverait et terminerait en quelques heures. C'est par là surtout que je suis un amateur travaillant avec fantaisie pour son plaisir, et non un ouvrier ou un véritable artiste. Le résultat de ce genre de travail est de rogner considérablement mes bénéfices et de les réduire au strict nécessaire.

Nos déjeuners ne nécessitent donc pas une table confortablement servie ; ils se composent d'un petit pain avec une tranche de jambon ou d'un morceau de fromage que nous allons manger les uns chez les autres. Celui qui reçoit nous offre le liquide, et il en est quitte à bon marché ; le porteur d'eau fait tous les matins sa provision pour deux sous.

C'est l'heure de la causerie : on regarde le tableau qui est en train, on se conseille et l'on discute. C'est l'heure aussi où je demande avis à mes camarades qui, pour moi, sont des maîtres, et, dans un mot, dans un coup de crayon, j'en apprends plus que dans de longues heures de travail et de réflexion.

Puis après une demi-heure de repos et d'intimité, chacun rentre chez soi, tandis que je descends dans Paris pour aller faire les recherches nécessaires à mon travail, à la Bibliothèque ou au Cabinet des estampes.

Le soir, nous nous retrouvons dans un restaurant de la rue Fontaine (est-ce bien restaurant qu'il faut dire), enfin dans un endroit où, moyennant la somme de vingt à vingt-trois sous, on donne un dîner composé d'un potage et de deux plats de viande. Il en est de nos dîners comme des soupers de théâtre, un dialogue vif et animé est la pièce de résistance ; on pense à ce qui se dit et non à ce qu'on mange.

Notre dîner terminé, nous rentrons chez nous, et le plus souvent c'est dans ma chambre qu'on se réunit, car j'ai un luxe de chaises et de meubles pour s'étendre que mes voisins ne possèdent pas.

On allume les pipes et la causerie reprend sur les sujets qui nous occupent, le travail et la peinture ; ou bien l'un de nous prend un livre et lit haut, tandis que les autres cherchent une esquisse ou bien suivent paresseusement les spirales de leur fumée. À onze heures on se sépare, pour recommencer le lendemain.

Point de théâtres, point de cafés, point de visites dans le monde ; nous sommes préservés de ces distractions coûteuses par des raisons toutes-puissantes dont on ne parle pas, mais auxquelles on obéit discrètement.

Personne ne se plaint du présent, car on a foi dans l'avenir : plus tard, quand on sera quelqu'un.

Quand je dis on, je ne me comprends pas, bien entendu, dans ce on, car je n'ai pas d'avenir, et, comme mes camarades, je n'ai pas d'étoile pour me guider ; je ne serai jamais quelqu'un.

Et Clotilde ?

Clotilde n'est plus l'avenir pour moi, mais j'avoue qu'elle est toujours le présent. Si je suis venu habiter la rue Blanche, c'est parce que Clotilde demeure rue Moncey ; si j'ai quitté Marseille, c'est pour suivre Clotilde à Paris. Voilà l'aveu que j'ai retardé jusqu'à présent, agissant un peu comme les femmes qui bavardent longuement pendant quatre pages sans rien dire, et mettent leur pensée dans le dernier mot de leur lettre.

Mon dernier mot, vrai et franc, c'est que je l'aime toujours.

Cela est lâche, peut-être, et même je suis assez disposé à le reconnaître ; mais après, que puis-je à cela ? Si la lâcheté du cœur est honteuse, c'est un malheur pour moi.

Si j'avais été un homme fort, j'aurais dû oublier Clotilde ; cela j'en conviens. Le jour où elle m'a dit qu'elle devenait la femme de M. de Solignac, je devais la regarder avec mépris, lui lancer un coup d'œil qui l'eût fait rougir, lui asséner une épigramme pleine de finesse et d'ironie, et, cela fait, me retirer dignement. Voilà qui était convenable et correct.

C'est ainsi, je crois, qu'eût agi un homme raisonnable ayant le respect de soi-même et des convenances. Puis, si cet homme bien équilibré eût souffert de cet abandon, il eût probablement aimé une autre femme ; car il est universellement reconnu que le meilleur remède pour guérir un amour chronique, c'est un nouvel amour : cette espèce de vaccination opère presque toujours des cures remarquables.

Malheureusement, je n'ai point agi suivant les règles précises de cette sage méthode. Après avoir donné mon cœur à Clotilde, je ne l'ai point repris pour le porter à une autre. Je l'ai aimée ; j'ai continué de l'aimer, plus peut-être que je ne l'aimais avant sa trahison ; car il est des cœurs ainsi faits, que la douleur les attache plus fortement encore que le bonheur.

Elle était indigne de mon amour. Cela aussi peut être vrai, et je ne dis pas qu'elle méritât ma tendresse et mon adoration. Mais depuis quand nos sentiments se règlent-ils sur les qualités de celle qui nous inspire ces sentiments ? On n'aime pas une femme parce qu'elle est bonne, parce qu'elle est tendre, on l'aime parce qu'on l'aime, et ses qualités comme ses défauts ne sont pour rien dans notre amour. Quand je dis nous, je ne veux pas parler des gens raisonnables, mais de quelques fous, de quelques misérables comme moi, de ce qu'on appelle en riant les passionnés.

Oui, Clotilde m'a trompé. M'aimant, elle a consenti à épouser un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle ne pouvait pas, qu'elle ne pourrait jamais aimer ; car cet homme est vieux et méprisable. Assurément, cela n'est pas beau et tout le monde la condamnera impitoyablement.

Mais quand je me réunirais à tout le monde, cela ferait-il que je ne l'aimerais plus ? Hélas ! non. Les autres peuvent la regarder d'un œil froid et dur, moi je ne le peux pas, car je l'aime, et sa trahison, son crime à mon égard n'effaceront jamais les cinq mois de bonheur dans lesquels elle m'a fait vivre ; à parler vrai, c'est sa trahison qui pâlit et s'éteint devant le rayonnement de ces jours heureux.

Pendant ces cinq mois, elle a enfanté en moi un être qui s'est développé sous le souffle de sa tendresse, et qui, maintenant, bien qu'abandonné, ne peut pas mourir.

C'est cet être nouveau qui commande en moi à cette heure, qui me dirige et qui m'inspire ; c'est lui qui a imposé silence à mon orgueil, à ma dignité et à ma raison. Si je veux me révolter, et je le veux souvent, je le veux toujours, il me courbe et me dompte. Nous luttons, mais il a toujours le dernier mot.

-- Clotilde s'est donnée à un autre.

-- Après ?

-- Elle est méprisable.

-- Après ?

-- Je ne veux plus la voir, je veux ne plus penser à elle.

-- Pourquoi répéter sans cesse ce qui est impossible ? À quoi bon dire « Je veux » si la réalité est je ne peux pas ? Autrefois tu pouvais vouloir ; aujourd'hui ta volonté est paralysée par ta passion. Tu t'agites, mais c'est la passion qui te mène et je suis ton maître. Tu veux te détacher de Clotilde ; moi, je ne le veux pas. Tire sur la chaîne qui te lie à elle ; tu verras si tu peux la rompre et si chaque secousse que tu donneras ne te retentira pas douloureusement dans le cœur. C'est Clotilde qui m'a fait naître, et je ne veux pas mourir ; c'est ma mère, et je veux vivre par elle.

Je l'aime donc toujours.

Et c'est parce que je l'aime que j'ai quitté Marseille.

C'est parce que je l'aime que j'ai pris ce logement de la rue Blanche qui me permet de voir les fenêtres de son hôtel, et souvent même de l'apercevoir alors qu'elle se promène dans son jardin.

L'hôtel de M. de Solignac, en effet, occupe un assez grand terrain dans la rue Moncey, et comme ma maison forme le côté de l'angle opposé au sien, je me trouve ainsi avoir pleine vue sur ses appartements et sur son jardin. La distance est assez longue, il est vrai, mais mes yeux sont bons ; et d'ailleurs le jardin arrive contre le mur de la cour de ma maison.

Formé d'une pelouse découverte, ce jardin n'est boisé que dans le pourtour de l'allée circulaire, de sorte que dans un miroir que j'ai disposé avec une inclinaison suffisante, je vois tout ce qui s'y passe ; ma fenêtre ouverte, j'entends même le murmure confus des voix et toujours le bruit cristallin du jet d'eau retombant dans son petit bassin de marbre ; le matin, j'entends les merles chanter.

Assurément, elle ne sait pas que je suis si près d'elle.

Pense-t-elle à moi ?

Je n'ai pas l'idée d'examiner cette question ; être près d'elle me suffit.

Elle est toujours ce qu'elle était jeune fille, moins simple seulement dans sa toilette, qui est celle d'une femme à la mode.

Elle me paraît lancée dans le monde, au moins si j'en juge par les visites qui se succèdent chez elle le mercredi, qui est son jour de réception.

À l'exception de ce mercredi où elle reste chez elle, tous ses autres jours sont pris par les plaisirs du monde : les dîners, les soirées, le théâtre. Et bien promptement je suis arrivé à deviner, par le mouvement des lumières dans la nuit, d'où elle revient.

Beaucoup d'autres petites remarques me révèlent aussi ce qu'est sa vie, et je serais de son monde que je ne saurais pas mieux ce qu'elle fait.

La première fois qu'elle est descendue dans son jardin, où elle s'est longtemps promenée seule en tournant sur elle-même comme si elle réfléchissait tristement, j'ai eu la tentation de lui crier mon nom. Mais ce n'a été qu'un éclair de folie, qui depuis n'a jamais traversé mon esprit.

Je veux vivre ainsi sans qu'elle sache que je suis près d'elle. Je la vois et c'est assez pour mon amour. Ce n'était certes pas là ce que j'avais espéré, mais c'est ce qu'elle a décidé, et ce qu'a voulu -- la fatalité.

XLIV

Si bonne volonté que j'eusse, je ne pouvais pas être assidu à mon travail, comme mes camarades. Tant que le jour durait, ils restaient devant leur chevalet, et une courte promenade après dîner, une flânerie d'une heure dans les rues de notre quartier leur suffisait très bien ; on descendait par la Chaussée-d'Antin, on remontait par la rue Laffitte, en s'arrêtant devant les expositions des marchands de tableaux, et tout était dit ; on avait pris l'air et on avait fait de l'exercice.

Pour moi, il m'en fallait davantage. J'avais pris dans ma vie active, en plein air, des besoins et des habitudes que cette vie renfermée ne pouvait contenter. Assurément, si j'avais dû rester dans un bureau, comme j'en avais été menacé un moment, je serais mort à la peine, asphyxié, ou bien j'aurais fait explosion, ni plus ni moins qu'une locomotive dont on renverse la vapeur quand elle est lancée à grande vitesse. J'étouffais dans mon logement encombré de meubles, comme un oiseau mis brusquement en cage, et comme un poisson dans son bocal, j'ouvrais bêtement la bouche pour respirer. J'enviais le sort des charbonniers qui montaient des charges de bois au cinquième étage, et volontiers j'aurais été m'offrir pour frotter les appartements de la maison, afin de me dégourdir les jambes. Dans la rue, je faisais le moulinet avec mon parapluie, car maintenant je porte ce meuble indispensable à la conservation de mon chapeau ; mais cette arme bourgeoise ne fatigue pas le bras comme un sabre, et c'était la fatigue que je cherchais, c'était beaucoup de fatigue qu'il me fallait pour dépenser ma force et brûler mon sang.

Ce fut surtout au commencement du printemps que ces habitudes sédentaires me devinrent tout à fait insupportables.

La senteur des feuilles nouvelles qui, du jardin de Clotilde, montait jusqu'à ma chambre, m'étouffait : l'odeur de la sève et des giroflées me grisait. À voir les oiseaux se poursuivre dans le jardin, allant, venant, tourbillonnant sur eux-mêmes, sifflant, criant, se battant, je piétinais sur place et mes jambes s'agitaient mécaniquement. J'avais beau m'appliquer au travail, des mouvements de révolte me faisaient jeter mon crayon, et alors je m'étirais les bras en bâillant d'une façon grotesque. Je ne mangeais plus ; la vue du pain me soulevait le cœur, l'odeur du vin me donnait la nausée, et volontiers j'aurais été me promener à quatre pattes dans les prés et brouter l'herbe nouvelle.

J'ai toujours cru que la plupart de nos maladies nous venaient par notre propre faute, de sorte que si nous voulions veiller aux désordres qui se produisent dans la marche de notre machine, nous y pourrions remédier facilement. Être malade à Paris ne me convenait pas ; en Afrique, à la suite d'un refroidissement ou d'une insolation, c'est bon, on subit les coups de la fièvre, et l'on s'en va à l'hôpital avec les camarades ; mais à Paris être malade parce que les merles chantent et que les feuilles bourgeonnent, c'est trop bête.

Sans aller consulter un médecin, qui m'eût probablement ri au nez, ou, ce qui est tout aussi probable, m'eût interrogé sérieusement, ce qui m'eût fait rire moi-même, je résolus d'apporter un remède à cet état ridicule.

Ma maladie était causée par l'excès de la force et de la santé, je cherchai un moyen pour user cette force, et tous les jours, en sortant de la Bibliothèque ou des Estampes, je m'administrai une course rapide de deux à trois heures.

Dans la rue Richelieu, sur les boulevards et dans les Champs-Élysées, je marchais raisonnablement, de manière à ne pas attirer sur mes talons les chiens et les gamins ; mais une fois que j'avais gagné le bois de Boulogne dans ses parties désertes, je prenais le pas gymnastique et je me donnais une suée , exactement comme un cheval qu'on fait maigrir.

Par malheur, la solitude devient difficile à rencontrer dans le bois de Boulogne où jamais on n'a vu autant de voitures que maintenant. C'est à croire que les gens à équipages n'avaient pas osé sortir depuis 1848, et que maintenant que « l'ordre est rétabli », ils ont hâte de regagner le temps perdu. De quatre à six heures, les Champs-Élysées sont véritablement encombrés et Paris prend là une physionomie nouvelle. Il y a trois mois que le coup d'État est accompli et maintenant que « les mauvaises passions sont comprimées », on ose s'amuser : il y a une explosion de plaisirs, c'est vraiment un spectacle caractéristique et qui mériterait d'être étudié par un moraliste.

Il est certain qu'une grande partie de la France a amnistié Louis-Napoléon. Elle lui est reconnaissante d'avoir assumé sur sa tête cette terrible responsabilité qui a assuré au pays une sécurité momentanée, et dont elle profite pour faire des affaires ou jouir de la fortune. Le nombre est considérable des gens pour lesquels la vie se résume en deux mots : gagner de l'argent et s'amuser ; et le gouvernement qui s'est établi en décembre donne satisfaction à ces deux besoins. C'est là ce qui fait sa force ; il a avec lui ceux qui veulent jouir de ce qu'ils ont, et ceux qui veulent avoir pour jouir bientôt.

La fête a commencé avec d'autant plus d'impétuosité, qu'on attendait depuis longtemps : les affaires ont pris en quelques mois un développement qu'on dit prodigieux, et les plaisirs suivent les affaires.

Ceux qui comme moi n'ont ni affaires ni plaisirs, regardent passer le tourbillon et réfléchissent tristement.

Car il n'y a pas d'illusion possible, le succès du Deux-Décembre a écrasé toute une génération.

Quel sera notre rôle dans ce tourbillon ? on agira et nous regarderons ; nous serons l'abstention.

En est-il de plus triste, de plus misérable, quand on se sent au cœur le courage et l'activité ? On aurait pu faire quelque chose, on aurait pu être quelqu'un ; on ne fera rien, on sera un impuissant. On attendra.

Mais combien de temps faudra-t-il attendre ? Les jours passent vite, et si jamais l'heure sonne pour nous, il sera trop tard ; l'âge aura rendu nos mains débiles.

Nos enfants seront ; nos pères auront été ; nous seuls resterons noyés dans une époque de transition, subissant la fatalité.

Ces pensées peu consolantes sont celles qui trop souvent occupent mon esprit dans mes longues promenades ; car, par suite d'une bizarre disposition de ma nature, plus ce qui m'entoure est réjouissant pour les yeux, plus je m'enfonce dans une sombre mélancolie. C'est au milieu des bois verdoyants que ces tristes idées me tourmentent, et, au lieu de regarder les aubépines qui commencent à fleurir, de respirer l'odeur des violettes qui bleuissent les clairières, d'écouter les fauvettes et les rossignols qui chantent dans les broussailles, je me laisse assaillir par des réflexions qui, autrefois, me faisaient rire et qui, aujourd'hui, me feraient volontiers pleurer.

Avant-hier, m'en revenant à Paris par l'allée de Longchamps à ce moment déserte, j'entendis derrière moi le trot de deux chevaux qui arrivaient grand train. Machinalement je me retournai et à une petite distance j'aperçus un coupé : le cocher conduisait avec la tenue correcte d'un Anglais, et les chevaux me parurent être des bêtes de sang.

En quelques secondes, le coupé se rapprocha et m'atteignit. Je reculai contre le tronc d'un acacia pour le laisser passer et pour regarder les chevaux qui trottaient avec une superbe allure : car bien que j'en sois réduit maintenant à faire mes promenades à pied, je n'en ai pas moins conservé mon goût pour les chevaux, et c'est ce goût qui m'a fait choisir le bois de Boulogne comme le but ordinaire de mes promenades ; j'ai chance d'y voir de belles bêtes et de bons cavaliers qui savent monter.

J'étais tout à l'examen des chevaux, ne regardant ni le coupé ni ceux qui pouvaient se trouver dedans, lorsqu'une tête de femme se tourna de mon côté.

Clotilde !

Elle me fit signe de la main.

Ébloui comme si j'avais été frappé par un éclair, je ne compris pas ce qu'il signifiait : elle m'avait vu, voilà seulement ce qu'il y avait de certain dans ce signe.

J'étais resté immobile au pied de l'acacia, regardant le coupé qui s'éloignait. Il me sembla que le cocher ralentissait l'allure de ses chevaux comme pour les arrêter. Je ne me trompais point. La voiture s'arrêta, la portière s'ouvrit et Clotilde étant descendue vivement se dirigea vers moi.

Tout cela s'était passé si vite que je n'en avais pas eu très bien conscience. Mais en voyant Clotilde venir de mon côté, je reculai instinctivement de deux pas et je pensai à me jeter dans le fourré : j'avais peur d'un entretien ; j'avais peur d'elle, surtout j'avais peur de moi.

Mais je n'eus pas le temps de mettre à exécution mon dessein ; elle s'était avancée rapidement, et j'étais déjà sous le charme de son regard ; à mon tour j'allai vers elle, irrésistiblement attiré.

-- Vous n'êtes plus en Espagne, dit-elle en marchant ; et depuis quand êtes-vous à Paris ?

-- Depuis le mois de mars.

Nous nous étions rejoints : elle me tendit les deux mains en me regardant, et pendant plusieurs minutes je restai devant elle sans pouvoir prononcer une seule parole. Ce fut elle qui continua :

-- Depuis le mois de mars, et vous n'êtes pas venu me voir !

-- Moi, chez vous, chez M. de Solignac ?

-- Non, mais chez madame de Solignac ; vous avez donc oublié le passé ?

-- C'est parce que je me le rappelle trop cruellement qu'il m'est impossible d'aller maintenant chez vous.

-- Ce n'est pas de cela que je veux parler ; ce que je vous demande, c'est de vous rappeler ce que vous me disiez autrefois. Vous souvenez-vous qu'à la suite de plusieurs difficultés, vous m'aviez manifesté la crainte de ne pas pouvoir venir chez mon père et que toujours je vous ai assuré que rien ne devait altérer notre amitié ; ne voulez-vous pas venir chez moi maintenant, quand autrefois vous paraissiez si désireux de venir chez mon père ?

-- Pouvez-vous comparer le présent au passé !

-- Pouvez-vous me faire un crime d'un sacrifice qui m'était imposé !

-- Par qui ? Votre père souffre de ce mariage.

-- Il en souffre, cela est vrai, mais il eût plus souffert encore s'il ne s'était pas fait ; et d'ailleurs, quand j'ai consenti à devenir la femme de M. de Solignac, je ne croyais pas que sa conduite envers mon père serait ce qu'elle a été. Ils avaient été amis ; ils avaient longtemps vécu ensemble, je croyais qu'ils seraient heureux d'y vivre encore. M. de Solignac a pris d'autres dispositions, et ce ne sont pas les seules dont j'ai à souffrir. Mais ne parlons pas de cela. Oubliez ce que je vous ai dit et reconduisez-moi à ma voiture. Voulez-vous m'offrir votre bras ?

Quand je sentis sa main s'appuyer doucement sur mon bras, le cœur me manqua, et je n'osai tourner mes yeux de son côté.

-- Ainsi, dit-elle après quelques pas, vous ne voulez plus me voir ?

C'en était trop.

-- Je ne veux plus vous voir, dis-je en m'arrêtant ; vous croyez cela ; eh bien ! écoutez et ne vous en prenez qu'à vous de ce que vous allez entendre. Hier, vous avez été aux Italiens et vous êtes rentrée chez vous à onze heures trente-cinq minutes. Avant-hier, vous avez été en soirée et vous êtes rentrée à deux heures. Jeudi, vous vous êtes promenée pendant une heure dans votre jardin, de dix à onze heures ; vous aviez pour robe un peignoir gris-perle.

-- Comment savez-vous...

-- Mercredi, vous avez reçu depuis quatre heures jusqu'à sept. Et maintenant vous voulez que je vous dise comment je sais tout cela. Je le sais parce que j'ai voulu vous voir, et pour cela j'ai pris un appartement dont les fenêtres ouvrent sur votre hôtel.

Puis tout de suite je lui racontai comment je m'étais installé rue Blanche, et comment, depuis le mois de mars, je la voyais chaque jour. Nous nous étions arrêtés, et elle m'écoutait les yeux fixés sur les miens, sans m'interrompre par un mot ou par un regard.

Quand je cessai de parler, elle se remit en marche vers sa voiture.

-- Il faut que nous nous séparions, dit-elle ; mais puisque vous connaissez si bien ma vie, vous savez que le mercredi je suis chez moi.

Et sans un mot de plus, mais après m'avoir longuement serré la main, elle monta dans son coupé qui partit rapidement, tandis que je restais immobile sur la route, la suivant des yeux.

XLV

Je m'en revins lentement à Paris marchant dans un rêve.

Cette rencontre avait dérouté toutes mes prévisions, et maintenant je n'allais plus pouvoir vivre auprès de Clotilde comme je l'avais voulu. Mon amour discret était fini. Je me reprochai d'avoir parlé. Je n'aurais pas dû révéler ma présence rue Blanche : et puisque je m'étais laissé entraîner à cet aveu, j'aurais dû aller plus loin.

Les choses telles qu'elles venaient de se passer me créaient une situation qui bien certainement ne tarderait pas à devenir insoutenable ou, si j'avais la force de la supporter, horriblement douloureuse.

Lorsque Clotilde ignorait ma présence à Paris et me croyait en Espagne, j'avais pu l'aimer de loin et me contenter du plaisir de la suivre à distance ; son apparition dans le jardin m'était un bonheur ; sa lampe à sa fenêtre au milieu de la nuit m'était une joie. Mais maintenant me serait-il possible de m'en tenir à ces satisfactions platoniques ? Est-ce que cent fois je n'avais été obligé de me rejeter en arrière pour ne pas lui crier : Je suis là, je t'aime, je t'adore ! Quand elle se montrerait maintenant dans son jardin, ses yeux, au lieu de se baisser sur ses fleurs, se lèveraient vers mes fenêtres, aurais-je la force de résister à leur appel ? Si j'y parvenais, de quel prix me faudrait-il payer cette résistance ? Si je n'y parvenais pas, qu'arriverait-il ?

Je n'avais déjà que trop parlé. Bien que je n'eusse pas dit un mot de mon amour, Clotilde savait mieux que par des paroles que je l'aimais encore et que, malgré sa trahison, je n'avais pas cessé de l'aimer. De cet aveu tacite, elle ne s'était point fâchée, elle ne s'était même pas inquiétée, et son dernier mot en me quittant avait été le même que celui par lequel elle m'avait abordé, une invitation à l'aller voir chez elle.

Ainsi elle supprimait entre nous son mariage, et notre vie devait reprendre comme autrefois. Nous avions été séparés par la force des circonstances, nous nous retrouvions, nous reprenions notre vie où elle avait été interrompue, comme si rien ne s'était passé d'extraordinaire.

Les femmes sont vraiment merveilleuses pour supprimer ainsi dans leur vie ce qui les gêne et vouloir que par une convention tacite on considère comme n'existant pas des gens qu'on a devant les yeux ou des faits qui vous ont écrasé. -- « Je suis mariée, c'est vrai, mais qu'importe mon mariage si je suis toujours la Clotilde d'autrefois ? Mon mariage, il n'y faut pas penser ; mon mari, il ne faut pas le voir. Nous avions plaisir autrefois à être ensemble. Reprenons le cours de nos anciennes journées. Voyons-nous comme nous nous voyions autrefois. Avez-vous donc oublié ? moi je me souviens toujours. »

Si telles n'avaient point été les paroles de Clotilde, telle était la traduction fidèle de notre entretien dans ce langage mystérieux où les regards, les serrements de main, les silences, les intonations, les sourires ont bien plus d'importance que les mots, où la musique est tout, où les paroles ne sont que peu de chose.

Elle voulait me voir chez elle ; et elle le voulait sachant que je l'aimais.

Que résulterait-il de cette réunion ?

La conclusion n'était pas difficile à tirer : ou elle résisterait à mon amour et me rendrait effroyablement malheureux, ou elle céderait, et alors je ferais de ma propre main des blessures à mon amour, qui, pour être autres, ne seraient pas moins douloureuses.

Je ne veux pas me faire plus puritain que je ne le suis, et laisser croire que le précepte « Tu ne désireras pas la femme de ton prochain », tout-puissant sur moi, est capable de comprimer mes désirs ou de tuer mon amour. J'avoue que les droits de M. de Solignac ne me sont pas du tout sacrés. C'est un mari comme les autres, et qui même a contre lui dans cette circonstance particulière d'être mon ennemi et non mon ami. Ce n'est donc pas sa position officielle et la protection légale dont le Code l'entoure, qui peut m'éloigner de Clotilde.

Mes raisons sont moins pures, au moins en ce qui touche la morale sociale.

Quand j'ai rencontré Clotilde au bal de la famille Bédarrides et me suis pris à l'aimer, je ne savais qui elle était : femme ou jeune fille. Quand je me suis inquiété de le savoir, si j'avais appris qu'elle était mariée et que M. de Solignac était son mari, cela très probablement n'eût pas tué mon amour naissant. J'aurais continué de l'aimer, malgré son mariage, malgré son mari, et très probablement aussi j'aurais essayé de me faire aimer d'elle ; j'aurais cherché le moyen de pénétrer dans sa maison, je me serais fait l'ami de son mari, et le jour où je serais devenu l'amant de madame de Solignac, j'aurais été l'homme le plus heureux du monde. En se donnant à moi, Clotilde, au lieu de déchoir dans mon cœur y eût monté, elle eût gagné toutes les qualités, toutes les vertus de la femme passionnée qui cède à son amour et à son amant.

Mais ce n'est point ainsi que les choses se sont passées. Celle que je me suis pris à aimer si passionnément n'était point une femme, c'était une jeune fille, c'était Clotilde Martory. Pas de faussetés à s'imposer, pas d'hypocrisie de conduite, pas de mari à tromper. Tout au grand jour, honnêtement, franchement.

C'est ainsi que mon amour est né, et en se développant, il a gardé le caractère de pureté qu'il tenait de sa naissance.

Celle que j'aimais serait un jour ma femme, et je me suis plu à la parer de toutes les qualités qu'on rêve chez celle qui sera la compagne de notre vie et la mère de nos enfants.

Point de désirs mauvais, point d'impatience ; je l'aimais, elle m'aimait, nous étions pleinement heureux.

Au moins moi je l'étais, et chaque jour j'ajoutais une grâce nouvelle, une perfection à la statue de marbre blanc que de mes propres mains j'avais créée dans mon cœur, m'inspirant plus peut-être de l'idéal que de la réalité, inventant et ne copiant pas. Mais qu'importe ! la statue existait, la sainte, la madone.

Un jour, ce fut précisément le contraire de ce que j'avais espéré qui se réalisa : Clotilde, au lieu de devenir ma femme, devint celle de M. de Solignac.

Mais cette trahison, si lourde qu'elle fût dans son choc terrible, ne brisa point l'idole cependant : au lieu d'être la statue de l'espérance elle fut celle du souvenir.

Elle est restée dans mon cœur à la place qu'elle occupait. Maintenant vais-je porter la main sur elle et l'abattre de son piédestal ? Sur le marbre chaste et nu de la jeune fille, vais-je mettre le peignoir lascif de la femme amoureuse ?

Si Clotilde cède maintenant à mon amour et au sien, ce ne sera point pour monter plus haut dans mon cœur, mais au contraire pour y descendre. Elle tuera la jeune fille et deviendra une femme comme les autres.

Et c'est cette jeune fille que j'aime.

Bien d'autres à ma place n'auraient pas sans doute ces scrupules ; et comme le mariage n'a point défiguré Clotilde, comme elle est toujours belle et séduisante, ils profiteraient de l'occasion qui se présente. C'est toujours la même femme.

Mais ceux-là aimeraient la femme et n'aimeraient pas leur amour. Or, c'est mon amour que j'aime ; c'est ma jeunesse, c'est mes souvenirs, mes rêves, mes espérances. Que me restera-t-il dans la vie, si je les souille de ma propre main ? Madame de Solignac ne peut être que ma maîtresse, et c'est ma femme que j'adore dans Clotilde.

Il est facile de comprendre que, me trouvant dans de pareilles dispositions morales, j'attendis douloureusement le mercredi.

Irais-je chez Clotilde ou bien n'irais-je pas ?

Dans la même heure, dans la même minute, je disais oui et je disais non, ne sachant à quoi me résoudre, ne sachant surtout si j'aurais la force de m'en tenir à la résolution que je prendrais.

Le plus souvent, quand j'étais seul, je me décidais à ne pas y aller. Mais quand je la voyais dans son jardin où maintenant elle se promenait dix fois par jour les yeux levés vers mes fenêtres, je me disais que je ne pourrais jamais résister à l'attraction toute-puissante qu'elle exerçait sur ma volonté.

Et indécis, irrésolu, ballotté, je passai dans de cruelles angoisses les quatre jours qui nous séparaient de ce mercredi.

Le matin, à onze heures, Clotilde descendit dans le jardin, et pendant vingt minutes elle tourna et retourna autour de la pelouse ; lorsqu'elle remonta les marches de son perron, il me sembla qu'elle me faisait un signe à peine perceptible. Était-ce un adieu, était-ce un appel ?

Jamais les heures ne m'avaient paru si longues. À trois heures, je me décidai à aller chez elle et je m'habillai. À quatre heures, je me décidai à rester. À cinq heures, je descendis mon escalier, mais, arrivé sur le trottoir, au lieu de prendre la rue Moncey, je montai la rue Blanche et me sauvai comme un voleur sur les boulevards extérieurs.

Vraiment voleur je n'aurais pas été plus honteux que je ne l'étais. Cette irrésolution était misérable, ces alternatives de volonté et de faiblesse étaient le comble de la lâcheté. M'était-il donc impossible de savoir ce que je voulais, et, le sachant, de le vouloir jusqu'au bout ?

Jamais, dans aucune circonstance de ma vie, je n'avais subi ces indécisions, et toujours je m'étais déterminé franchement ; la passion nous rend-elle lâche à ce point ?

Je passai une nuit affreuse.

Certainement Clotilde m'avait attendu, et jusqu'au dernier moment elle avait compté sur ma visite. Comment allait-elle considérer cette absence ? Une injure, une rupture.

Alors, c'était fini.

À cette pensée, je devenais lâche et me fâchais contre moi-même.

C'était à l'orgueil de l'amant trompé que j'avais obéi : j'avais boudé, voilà le tout ; le beau rôle, vraiment, et comme il était digne de mon amour !

Mon amour ! M'était-il permis de parler de mon amour ? Est-ce que j'aimais ? Est-ce que si j'avais vraiment aimé j'aurais pu résister à l'impulsion qui me poussait vers elle ? Est-ce que l'homme qui aime véritablement peut écouter la voix de la raison ? Est-ce que la passion se comprime ? N'éclate-t-elle pas au contraire et n'emporte-t-elle pas tout avec elle, honneur, dignité, famille ! Les mères sacrifient leurs enfants à leur amour, et moi j'avais sacrifié mon amour à mon rêve. J'avais donc soixante ans, que je voulais vivre dans le souvenir ? Insensé que j'étais !

Je me trouvai si accablé, que je ne voulus pas sortir. Et puis Clotilde n'avait pas paru dans son jardin à l'heure accoutumée et j'avais besoin de la voir.

Je m'installai devant ma table. Mais, bien entendu, il me fut impossible de travailler, et je restai les yeux fixés sur le miroir qui me disait ce qui se passait dans l'hôtel Solignac. Mais rien ne se montra sur la glace qui réfléchissait seulement les allées vides et les fenêtres closes.

Bien évidemment Clotilde ne me pardonnerait jamais.

Comme je m'enfonçais dans ces tristes pensées, il me sembla entendre le bruissement d'une robe à ma porte. Mes voisins recevaient à chaque instant la visite de leurs modèles ; je ne prêtais pas grande attention à ce bruit ; une femme qui se trompait sans doute, car jamais une femme n'était venue chez moi, et je n'en attendais pas.

Mais on frappa deux petits coups. Sans me déranger, je répondis : « Entrez. » Et, levant les yeux, je vis la porte s'ouvrir.

C'était, elle, Clotilde ! c'était Clotilde.

J'allai tomber à ses genoux, et, sans pouvoir dire un mot, je la serrai longuement dans mes bras. Mais elle se dégagea et me regardant avec un doux sourire :

-- Ce n'est pas madame de Solignac qui vient ici, dit-elle, c'est Clotilde Martory ; voulez-vous être pour moi aujourd'hui ce que vous étiez autrefois ?

Je me relevai.

XLVI

J'étais si profondément ému que je ne pouvais parler ; Clotilde, de son côté, ne paraissait pas désireuse d'engager l'entretien.

Pendant assez longtemps nous restâmes ainsi en face l'un de l'autre ne disant rien, nous observant avec un trouble qui, loin de se dissiper, allait en augmentant.

Clotilde, la première, fit quelques pas en avant. Elle vint à ma table de travail et regarda le dessin que j'avais esquissé. Puis elle examina les gravures qui couvraient les murailles, et, tournant ainsi autour de la pièce, elle arriva à la fenêtre qui ouvre sur son jardin.

-- Je comprends, dit-elle en souriant, vous êtes chez moi.

En revenant en arrière, ses yeux tombèrent sur mon miroir dans lequel elle vit se refléter ses fenêtres.

Je suivais sur son visage l'impression que cette découverte allait amener ; pendant quelques secondes, elle regarda curieusement la disposition du miroir et les effets de vision qui se produisaient sur sa glace, puis, se tournant vers moi, elle se mit à sourire.

-- Cela est fort ingénieux, dit-elle, mais est-ce bien délicat ?

-- Je ne sais pas, je n'ai pas pensé à la délicatesse du procédé, ni à sa convenance, ni à sa discrétion, je n'ai pensé qu'à une chose, à une seule, vous voir. J'aurais été libre, je n'aurais pas eu besoin de ce moyen, je serais resté du matin au soir à ma fenêtre, attendant l'occasion de vous apercevoir. Mais je ne suis pas libre, mon temps est occupé, il faut que je travaille.

-- C'est un travail, ce dessin ? dit-elle, en venant à ma table.

-- C'est pour un grand ouvrage sur la guerre, dont je dois faire les gravures. Mais ne parlons pas de cela.

-- Parlons-en, au contraire. Croyez-vous donc que je sois indifférente à ce qui vous touche ? C'est un peu pour l'apprendre que je me suis décidée à cette visite : puisque vous ne vouliez pas venir chez moi, il fallait bien que je vinsse chez vous.

-- Chère Clotilde...

Mais elle m'arrêta.

-- J'ai une heure à passer avec vous, dit-elle en riant, ne m'offrirez-vous pas un siège ?

Elle attira un fauteuil, et de la main me montrant une chaise à côté d'elle :

-- Maintenant, causons raisonnablement, n'est-ce pas ? Je vous croyais en Espagne, je vous retrouve à Paris ; je vous croyais commerçant, je vous retrouve artiste ; cela mérite quelques mots d'explication, il me semble.

Il était évident qu'elle voulait diriger notre entretien, de manière à ne pas le laisser aller trop loin ; et avec son habileté à effleurer les sujets les plus dangereux sans les attaquer sérieusement, avec sa légèreté de parole, son art des sous-entendus, avec son adresse à atténuer ou à souligner du regard ce que ses lèvres avaient indiqué, elle pouvait très bien se croire certaine de me maintenir dans la limite qu'elle s'était fixée.

En tout autre moment il est probable qu'elle eût réussi à me conduire où il lui plaisait d'aller, mais nous n'étions pas dans des circonstances ordinaires. Les sentiments que j'éprouvais en sa présence et sous le feu de son regard ne ressemblaient en rien à ceux que je m'imposais loin d'elle alors que je raisonnais froidement mon amour et le réglais méthodiquement.

Elle m'était apparue au moment même où je la croyais perdue à jamais, et ce coup de foudre m'avait jeté hors de moi-même : les quelques secondes pendant lesquelles je l'avais pressée dans mes bras m'avaient enivré. Maintenant, elle était chez moi, nous étions seuls, à deux pas l'un de l'autre ; je la voyais, je la respirais, et ma main, mes bras, mes lèvres, étaient irrésistiblement attirés vers elle, comme le fer l'est par l'aimant, comme un corps l'est par un autre corps électrisé : il y avait là une force toute-puissante, une attraction mystérieuse qui me soulevait pour me rapprocher d'elle.

Il ne pouvait plus être question de prudence, de raison, d'avenir, de passé : le présent parlait et commandait en maître.

-- Vous savez pourquoi je m'étais décidé à me faire commerçant ? lui dis-je. C'était pour me créer promptement une position qui me permît de devenir votre mari. Vous n'avez pas voulu attendre.

-- Voulu...

-- Mon intention n'est pas de récriminer ; vous n'avez pas pu attendre. Alors, je n'avais pas de raisons pour rester à Marseille et j'en avais de puissantes pour venir à Paris : mon amour qui m'obligeait à vous chercher, à vous trouver, à vous voir.

Elle leva la main pour m'arrêter, mais je ne la laissai point m'interrompre ; saisissant sa main, je m'approchai jusque contre elle, et, tenant mes yeux attachés sur les siens, je continuai :

-- Ce que votre mariage m'a fait souffrir, je ne le dirai pas, car ni pour vous, ni pour moi, je ne veux revenir sur ce passé horrible, mais, si cruelles qu'aient été ces souffrances, elles n'ont pas une minute affaibli mon amour. Dans l'emportement de la colère, sous le coup de l'exaspération, précipité du ciel dans l'enfer, brisé par cette chute, accablé sous l'écroulement de mes espérances, j'ai pu vous maudire, mais je n'ai pas pu cesser de vous aimer. C'est parce que je vous aimais que je suis parti pour l'Espagne par crainte de céder à un mouvement de fureur folle, le jour de votre mariage. C'est parce que je vous aimais que j'ai quitté Marseille pour venir ici vivre près de vous. C'est parce que je vous aime que je suis tremblant, attendant un mot, un regard d'espérance.

Plusieurs fois elle avait voulu m'interrompre et plusieurs fois aussi elle avait voulu se dégager de mon étreinte, mais je ne lui avais pas laissé prendre la parole et n'avais pas abandonné sa main.

-- Ah ! Guillaume, dit-elle en détournant la tête, épargnez-moi.

-- Ne détournez pas votre regard et n'essayez pas de retirer votre main. J'ai commencé de parler, vous devez m'entendre jusqu'au bout.

-- Et que voulez-vous donc que j'entende de plus ? Que voulez-vous que je vous réponde ?

-- Je veux que ce que vous m'avez dit la dernière fois que nous nous sommes vus, vous me le répétiez aujourd'hui. Alors, peut-être, j'oublierai le passé, et une vie nouvelle commencera pour moi, pour nous, une vie de tendresse, d'amour, chère Clotilde. Tournez vos yeux vers les miens ; regardez-moi, là ainsi, comme il y a trois mois, et ce mot que vous avez dit alors : « Guillaume, je vous aime », répétez-le, Clotilde, chère Clotilde.

En parlant, je m'étais insensiblement rapproché d'elle ; je l'entourais ; je voyais ses prunelles noires s'ouvrir et se refermer, selon les impressions qui la troublaient ; sa respiration saccadée me brûlait. Elle ferma les paupières et détourna la tête ; sa main tremblait dans la mienne.

-- Pourquoi me faire cette violence ? dit-elle. Ah ! Guillaume, vous êtes sans pitié !

-- Ce mot, ce mot.

-- Pourquoi m'obliger à le prononcer tout haut ? Si je ne vous aimais pas, Guillaume, serais-je ici ?

Je la saisis dans mes bras, mais elle se défendit et me repoussa.

-- Laissez-moi, je vous en supplie, Guillaume, laissez-moi ; ne me faites pas regretter d'être venue et d'avoir eu foi en vous. Souvenez-vous de ce que vous avez été à notre dernière entrevue.

-- C'est parce que je m'en souviens que je ne veux pas qu'il en soit aujourd'hui comme il en a été alors. Ne vous défendez pas, ne me repoussez pas. Vous êtes chez moi, vous êtes à moi.

-- Je sais que je ne peux pas vous repousser, mais je vous jure, Guillaume, que si vous n'écoutez pas ma prière, vous ne me reverrez jamais. Vous pouvez m'empêcher de sortir d'ici mais vous ne pourrez jamais m'obliger à y revenir, et vous ne m'obligerez pas non plus à vous recevoir chez moi.

Sans ouvrir mes bras, je reculai la tête pour la mieux voir, ses yeux étaient pleins de résolution.

-- Vous dites que vous m'aimez.

-- L'homme que j'aime, ce n'est pas celui qui me serre en ce moment dans cette étreinte, c'est celui dont j'avais gardé le souvenir, c'est l'homme loyal qui savait écouter les prières et respecter la faiblesse d'une femme.

Je la laissai libre, elle s'éloigna de deux pas et s'appuyant sur la table :

-- N'êtes-vous plus cet homme, dit-elle, et faut-il que je sorte d'ici ?

-- Restez.

-- Dois-je avoir confiance en vous ou dois-je vous craindre ? Ah ! ce n'était pas ainsi que j'avais cru que vous recevriez ma visite. Mais je suis la seule coupable ; j'ai eu tort de la faire, et je comprends maintenant que vous avez pu vous tromper sur l'intention qui m'amenait chez vous. C'est ma faute : je ne vous en veux pas, Guillaume.

Fâché contre elle autant que contre moi-même, je n'étais pas en disposition d'engager une discussion de ce genre.

-- Vous savez que je suis malhabile à comprendre ces subtilités de langage, dis-je brutalement. Si vous voulez bien me donner les raisons de cette visite, vous m'épargnerez des recherches et des soucis.

-- Je n'en ai eu qu'une, vous voir. Sans doute, dans ma position cette démarche était coupable, je le savais, et il a fallu une pression irrésistible sur mon cœur pour me l'imposer, mais je n'avais pas imaginé que vous puissiez lui donner de telles conséquences. En vous rencontrant au bois de Boulogne, mon premier mot a été pour vous demander comment vous n'étiez pas encore venu me voir, et mon dernier pour vous prier de venir. Vous n'êtes pas venu.

-- Je l'ai voulu, je suis sorti d'ici pour aller chez vous, et je n'ai pas eu la force de franchir la porte de l'hôtel de votre mari. Si vous voulez que je vous explique le sentiment qui m'a retenu, je suis prêt.

-- Je ne vous accuse pas. Vous n'êtes pas venu, je me suis décidée à venir. J'avais beaucoup à me faire pardonner ; j'ai voulu que cette visite, qui peut me perdre si elle est connue, fût une expiation envers vous. J'ai cru que cette preuve d'amitié vous toucherait et vous disposerait à l'indulgence.

-- Ne m'a-t-elle pas rendu heureux ?

-- Trop, dans votre joie vous avez perdu la raison et le souvenir. Je ne voudrais pas vous peiner, mon ami, mais enfin, il faut bien le dire, puisque vous l'avez oublié : je suis mariée.

-- C'est vous qui avez la cruauté de me le rappeler.

-- J'avais cru que vous ne l'oublieriez pas, et que dès lors vous ne me demanderiez pas ce que je ne peux pas vous donner. Quelle femme croyez-vous donc que je sois devenue, vous qui autrefois aviez tant de respect pour celle que vous aimiez ? C'est par le souvenir de ce respect que j'ai été trompée. Si vous saviez le rêve que j'avais fait !...

-- C'est notre malheur à tous deux de ne pas réaliser les rêves que nous formons ; moi aussi j'en avais fait un qui a eu un épouvantable réveil.

-- C'est ce réveil que je voulais adoucir ; je me disais : Guillaume est un cœur délicat, une âme élevée, il comprendra le sentiment qui m'amène près de lui et il se laissera aimer, comme je peux aimer, sans vouloir davantage. Assurément je ne serai pas pour lui la femme que je voudrais être, mais il sera assez généreux pour se contenter de ma tendresse et de mon amitié. Puisque je ne peux pas être sa femme, je serai sa sœur. Puisque nous ne pouvons pas être toujours ensemble, nous nous verrons aussi souvent que nous pourrons, et dans cette intimité, dans cette union de nos deux cœurs, il trouvera encore d'heureuses journées. Sa vie ne sera plus attristée et moi j'aurai la joie de lui donner un peu de bonheur. Voilà mon rêve. Ah ! mon cher Guillaume ! pourquoi ne voulez-vous pas qu'il devienne la réalité ? ce serait si facile.

-- Facile ! vous ne diriez pas ce mot si vous m'aimiez comme je vous aime.

-- Alors je dois partir, et nous ne nous verrons plus.

-- Non, restez et laissez-moi reprendre ma raison si je peux imposer silence à mon amour.

Elle reprit sa place dans le fauteuil qu'elle avait quitté et je m'assis en face d'elle, mais assez loin pour ne pas subir le contact de sa robe. Puis, pour ne pas la voir, je me cachai la tête entre mes deux mains. Pendant un quart d'heure, vingt minutes peut-être, je restai ainsi.

Tout à coup je sentis un souffle tiède sur mes mains : Clotilde s'était agenouillée devant moi.

-- Guillaume, mon ami, dit-elle d'une voix suppliante.

Je la regardai longuement, puis mettant ma main dans la sienne :

-- Eh bien, lui dis-je, ordonnez, je suis à vous.

Alors, elle se releva vivement et, effleurant mes cheveux de ses lèvres :

-- Guillaume, dit-elle, je t'aime.

XLVII

Quand je lis un roman, j'envie les romanciers qui savent voir dans l'âme de leurs personnages, et qui peuvent, d'une main sûre, comme celle de l'anatomiste, analyser et expliquer leurs sentiments.

« Les lèvres de Metella disaient je t'aime, mais son cœur au contraire disait je ne t'aime pas. »

Où le trouvent-ils ce cœur, et par quels procédés peuvent-ils lire ce qui se passe dedans ? C'est cet intérieur qu'il est curieux et utile de connaître.

Mais, dans la vie, les choses ne se passent pas tout à fait comme dans les romans, même dans ceux qui s'approchent le plus de la vérité humaine. Les gens qu'on rencontre communément et avec lesquels on se trouve en relations ne sont point des personnages typiques : ils ne se montrent point dans une action habilement combinée pour arriver à la révélation d'un caractère, ils ne prononcent point, à chaque instant de ces mots qui dessinent une situation, expliquent une passion, éclairent le dedans . Ils n'ont point un relief extraordinaire et il vivent sans aucune de ces exagérations dans un sens ou dans un autre, en beau ou en laid, en bien ou en mal, que la convention littéraire exige chez les personnages que la fiction met dans les livres ou sur le théâtre.

De là une difficulté d'observation d'autant plus grande que pour chercher et découvrir le vrai, nous ne sommes pas des psychologues extraordinaires armés de méthodes infaillibles pour lire dans l'âme de ceux que nous étudions. Tous nous sommes généralement coulés dans le moule commun, et comme nous n'avons ni les uns ni les autres rien d'excessif, nous restons en présence sans nous connaître.

Ces réflexions furent celles qui m'agitèrent après le départ de Clotilde.

Qu'était véritablement cette femme qui emportait ma vie, qu'était sa nature, qu'était son âme ?

Comment fallait-il l'étudier ? Dans ses paroles ou dans ses actions ? Par où fallait-il la juger ? Où était le vrai, où était le faux ? Y avait-il en elle quelque chose qui fût faux et tout au contraire n'était-il pas sincère ?

À ne considérer que sa visite, je devais croire qu'elle était résolue au dernier sacrifice et que la passion était maîtresse de son cœur et de sa raison. Une femme ne vient pas chez un homme dont elle connaît l'amour, sans être prête à toutes les conséquences de cette démarche. Elle était venue parce qu'elle m'aimait et parce qu'elle n'avait pas pu vaincre les sentiments qui l'entraînaient. Sa défense avait été celle d'une femme qui lutte jusqu'au bout et qui ne succombe que lorsqu'elle a épuisé tous les moyens de résistance. Si j'avais insisté, si j'avais persisté, elle se serait rendue.

Donc j'avais eu tort d'écouter sa prière et de la laisser partir.

Mais, d'un autre côté, si je cherchais à l'étudier d'après ses paroles, je ne trouvais plus la même femme. Elle m'aimait, cela était certain, mais pas au point de sacrifier son honneur à son amour. Elle avait regretté nos jours d'autrefois ; elle avait voulu les renouveler, voilà tout. Si j'avais exigé davantage, je n'aurais rien obtenu, et nous en serions venus à une rupture absolue. Sûre d'elle-même, elle voulait concilier son amour pour moi, avec ses devoirs envers son mari. Ce n'est pas après trois mois de mariage qu'une femme telle que Clotilde va au-devant d'une faute et vient la chercher elle-même.

Donc, j'avais eu raison de ne pas céder à ma passion.

Mais je n'arrivais pas à une conclusion pour m'y tenir solidement, et je passais de l'une à l'autre avec une mobilité vertigineuse. Oui, j'avais eu raison. Non, j'avais eu tort ; ou plutôt j'avais eu tort et raison à la fois.

C'était alors que je regrettais de n'avoir pas la profondeur d'observation des romanciers, et de n'être pas comme eux habile psychologue. J'aurais lu dans l'âme de Clotilde comme dans un livre ouvert et j'aurais trouvé le ressort qui imprimait l'impulsion à sa conduite ; l'amour ou la coquetterie, la franchise ou la duplicité.

Malheureusement ce livre ne s'ouvrait pas sous ma main malhabile, et partout, en elle, en moi, autour de nous, je ne voyais que confusion et contradiction.

Après avoir longuement tourné et retourné les difficultés de cette situation sans percer l'obscurité qui l'enveloppait, j'en arrivai comme toujours, en pareilles circonstances, à m'en remettre au temps et au hasard pour l'éclairer. Le jour était sombre, il n'y avait qu'à attendre, le soleil se lèverait et me montrerait ce que je ne savais pas trouver dans l'ombre. Et en attendant, sans me tourmenter et m'épuiser à la recherche de l'impossible, je ferais mieux de jouir de l'heure présente en ne lui demandant que les seules satisfactions qu'elle pouvait donner.

Il avait été convenu avec Clotilde que, pour m'adoucir une première visite à l'hôtel Solignac, je ne la ferais pas le mercredi, jour de réception, où j'étais presque certain de rencontrer M. de Solignac, mais le vendredi, à un moment où il n'était jamais chez lui. J'étais censé ignorer que le mercredi était le jour où on le trouvait. J'arrivais de Cassis apportant des nouvelles du général, rien n'était plus naturel que cette première visite. Pour les autres, nous verrions et nous arrangerions les choses à l'avance.

Le vendredi, après son déjeuner, Clotilde descendit au jardin et vint s'installer, un livre à la main, sous un marronnier en fleurs. Elle se plaça de manière à tourner le dos à l'hôtel et par conséquent en me faisant face. Je ne sais si le livre posé sur ses genoux était bien intéressant, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle tint plus souvent ses yeux levés vers mes fenêtres que baissés sur les feuillets de ce livre.

Pendant deux heures, elle resta là ; puis, avant de quitter cette place, elle me fit un signe pour me dire qu'elle rentrait chez elle et m'attendait.

Cinq minutes après, je laissais retomber le marteau de l'hôtel Solignac, et l'on m'introduisait dans un petit salon d'attente.

-- Je ne sais si madame peut recevoir, dit le domestique, je vais le faire demander.

Ce moment d'attente me permit de me remettre, car l'émotion m'étouffait.

Quelques minutes s'écoulèrent, et le domestique m'ouvrit la porte du salon de réception : Clotilde, debout devant la cheminée, me tendait les deux mains.

-- Enfin, vous voilà, dit-elle, après m'avoir fait asseoir près d'elle, chez moi, et nous sommes ensemble, sans avoir à trembler ou à nous cacher. Comme j'attendais ce moment avec impatience ! Maintenant que nous sommes réunis, rien ne nous séparera plus. Mais, regardez-moi donc.

Et comme je tenais les yeux baissés sur le tapis :

-- Pourquoi cette tristesse ! vous n'êtes donc pas heureux d'être près de moi ?

-- Vous ne pensez qu'au présent ; moi je suis dans le passé, et je ne peux pas être heureux en comparant ce présent à mes espérances. Est-ce dans la maison d'un autre, la femme d'un autre que je devais vous voir ? Vous n'aviez donc jamais bâti de châteaux en Espagne ? Si vous saviez la vie que je m'étais arrangée avec vous !

-- Pourquoi parler de ce qui est impossible, dit-elle avec impatience, et quel bonheur trouvez-vous à rappeler des souvenirs qui ne peuvent que nous attrister tous deux ? L'heure présente n'a-t-elle donc pas de joies pour vous ? Soyez juste et ne vous laissez pas aveugler par le chagrin. Il y a quinze jours, espériez-vous ce qui arrive aujourd'hui ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien, croyez que demain, dans quinze jours, nous aurons d'autres bonheurs que nous ne pouvons pas prévoir en ce moment. Ayons foi dans l'avenir. Et pour aujourd'hui, ne me gâtez pas la joie de cette première visite. Faites qu'il m'en reste un souvenir qui me soutienne et m'égaye dans mes heures de tristesse ; car si vous avez des jours de douleur, vous devez bien penser que j'en ai aussi. Vous êtes seul, vous êtes libre, moi je n'ai pas cette solitude et cette liberté. Allons, donnez-moi vos yeux, Guillaume, donnez-moi votre sourire.

Qui peut résister à la voix de la femme aimée ? L'amertume qui me gonflait le cœur lorsque j'étais entré, la colère, la jalousie se dissipèrent sous le charme de cette parole caressante. La séduction qui se dégageait de Clotilde m'enveloppa, m'étourdit, m'endormit et m'emporta dans un paradis idéal.

Cependant les heures en sonnant à la pendule me ramenèrent à la réalité. Je regardai le cadran, il était cinq heures, il y avait plus de deux heures que j'étais près d'elle.

Elle devina que je pensais à me retirer.

-- Non, dit-elle en me retenant ; pas encore, je vous avertirai.

-- Nous reprîmes notre causerie ; mais enfin l'heure arriva où je ne pouvais plus prolonger ma visite.

-- Demain, me dit Clotilde, je pourrai rester longtemps encore dans le jardin ; mais si vous me voyez, moi je ne vous vois pas, et je voudrais cependant être avec vous. Pourquoi ne serions-nous pas ensemble par l'esprit comme nous y sommes ? Pourquoi ne liriez-vous pas dans votre chambre le livre que je lis dans le jardin ? Nous commencerions en même temps, nous tournerions les feuillets en même temps, et en même temps aussi nous aurions les mêmes idées et les mêmes émotions. Voyons, quel livre lirions-nous bien ?

Elle me prit par la main et me conduisit devant une étagère sur laquelle étaient posés quelques volumes richement reliés. Mais si les reliures étaient belles, les livres étaient misérables : c'étaient des nouveautés prises au hasard, sans choix personnel, et pour la vogue du moment.

-- Je veux quelque chose de tendre, de doux, dit-elle, que nous ne connaissions ni l'un ni l'autre, pour avoir le plaisir de créer ensemble et en même temps.

-- Les volumes que vous avez ici ne peuvent pas vous donner cela.

-- Eh bien ! prenons-en d'autres.

-- Si vous le voulez, je vais vous en envoyer un ; connaissez-vous François le Champi ?

-- Non.

-- Ni moi non plus, mais je sais que c'est un des meilleurs romans de G. Sand ; je vais en acheter deux exemplaires. J'en garderai un et je vous enverrai l'autre.

-- C'est cela ; lire dans un livre donné par vous, le plaisir sera doublé ; vous ferez des marques sur votre exemplaire ; j'en ferai de mon côté sur le mien, et nous les échangerons après.

Cette première entrevue n'avait eu que des joies, mais maintenant il fallait voir M. de Solignac, et c'était là le douloureux. Il me fallait du courage pour cette visite, mais ce n'est pas le courage qui me manque d'ordinaire, c'est la résolution ; une fois que mon parti est pris, je vais de l'avant coûte que coûte ; et mon parti était pris, ou plus justement il m'était imposé par Clotilde.

Le mercredi suivant, à six heures, j'entrai dans le salon où Clotilde m'avait déjà reçu. Elle était là, et deux personnes étrangères s'entretenaient avec M. de Solignac.

J'allai à elle d'abord et elle me serra la main, en me lançant un regard qui n'avait pas besoin de commentaire : jamais paroles n'avaient dit si éloquemment : « Je t'aime. »

Je me retournai vers M. de Solignac qui me tendit la main ; il me fallut avancer la mienne.

Les personnes avec lesquelles il était en conversation se levèrent bientôt et sortirent. Nous restâmes seuls tous les trois.

-- J'ai regretté, me dit-il, de ne m'être pas trouvé chez moi quand vous avez bien voulu venir voir madame de Solignac, je vous remercie d'avoir renouvelé votre visite pour moi. Vous avez vu le général ; comment est-il ?

J'étais tellement furieux contre moi que je voulus m'en venger sur M. de Solignac.

-- Il se plaint beaucoup de la solitude, et à son âge, il est vraiment triste d'être seul, ce qu'il appelle abandonné.

-- Sans doute ; mais à son âge il eût été plus mauvais encore de changer complètement sa vie ; c'est ce qui m'a empêché de le faire venir avec nous, comme nous en avions l'intention.

L'entretien roula sur des sujets insignifiants ; enfin je pus me lever pour partir.

-- Puisque vous habitez Paris, me dit M. de Solignac, j'espère que nous nous verrons souvent ; il est inutile de dire, n'est-ce pas, que ce sera un bonheur pour madame de Solignac et pour moi.

Trois jours après cette visite, je reçus une lettre de M. de Solignac, qui m'invitait à dîner pour le mercredi suivant.

XLVIII

Cette invitation à dîner à l'hôtel de Solignac n'était pas faite pour me plaire.

C'était la menace d'une intimité qui m'effrayait ; car, si je pouvais garder jusqu'à un certain point l'espoir d'éviter la présence de M. de Solignac dans mes visites à Clotilde, j'allais maintenant subir le supplice de l'avoir devant les yeux pendant plusieurs heures. Il parlerait à *sa* femme, elle lui répondrait, et je serais ainsi initié, malgré moi, à des détails d'intérieur et de ménage qui ne pouvaient être que très pénibles pour mon amour.

Mais il n'y aurait pas que mes illusions et ma jalousie qui souffriraient dans cette intimité.

J'avoue franchement que je ne me fais aucun scrupule d'aimer Clotilde, malgré qu'elle soit la femme d'un autre. Je l'aimais jeune fille, je l'aime mariée, sans me considérer comme coupable envers son mari, et je trouve que le plus coupable de nous deux, c'est lui qui m'a enlevé celle que j'aimais. D'ailleurs, ce mari, je le méprise et le hais.

Mais, pour garder ces sentiments, il faut que je reste avec M. de Solignac dans les termes où nous sommes. Si je vais chez lui, si je mange à sa table, si je deviens le familier de la maison, les conditions dans lesquelles je suis placé se trouvent changées par mon fait ; je n'ai plus le droit de le haïr et de le mépriser. Si je garde cette haine et ce mépris au fond de mon cœur, je suis obligé à n'en laisser rien paraître et à afficher, au contraire, l'amitié ou tout au moins la sympathie.

La situation deviendra donc intolérable pour moi, -- honteuse quand je serai avec Clotilde et son mari, -- cruelle quand je serai seul avec moi-même.

Il y a une question que je me suis souvent posée : la perspicacité de l'esprit est-elle une bonne chose ? Autrement dit, est-il bon, lorsque nous nous trouvons en présence d'une résolution à prendre, de prévoir les résultats que cette résolution amènera ?

Il est évident que si cet examen nous permet de prendre la route qui conduit au bien et d'éviter celle qui nous conduirait au mal, c'est le plus merveilleux instrument, la plus utile boussole que la nature nous ait mise aux mains. Mais si, au contraire, il n'a pas une influence déterminante sur notre direction, il n'a plus les mêmes qualités. L'homme bien portant qui tombe écrasé sous un coup de tonnerre, n'a pas l'agonie du malheureux poitrinaire qui, trois ans d'avance, est condamné à une mort certaine et qui sait que, quoi qu'il fasse, il n'échappera pas à son sort.

Le cas du poitrinaire a été le mien : j'ai vu clairement, comme si je les touchais du doigt, toutes les raisons qui me défendaient d'aller chez M. de Solignac, et cependant j'y suis allé. Sachant d'avance à quels dangers et à quels tourments ce dîner m'exposerait, je n'ai pas eu la force de résister à l'impulsion qui m'entraînait. Mon esprit me disait : n'y va pas, et il me présentait mille raisons meilleures les unes que les autres pour m'arrêter. Mon cœur me disait : vas-y, et bien qu'il ne motivât son ordre sur rien, c'est lui qui l'a emporté.

Un regard de Clotilde, lorsque j'entrai dans le salon, me paya ma faiblesse et me fit oublier les angoisses de ces trois jours d'incertitude.

-- J'étais inquiète de vous, me dit-elle en me serrant la main, votre lettre me faisait craindre de ne pas vous avoir.

-- Jusqu'au dernier moment, j'ai craint moi-même de ne pouvoir pas venir.

-- Nous aurions été désolés, dit M. de Solignac, intervenant, si vous aviez été empêché.

Nous étions entourés et nous ne pouvions, Clotilde et moi, échanger un seul mot en particulier, mais les paroles étaient inutiles entre nous ; dans son regard et dans la pression de sa main il y avait tout un discours.

J'étais curieux de voir le monde que Clotilde recevait ; sortant du cercle formé autour de la cheminée, j'allai m'asseoir sur un canapé au fond du salon.

Quelques personnes étaient arrivées avant moi ; je pus les examiner librement. Les deux dames assises auprès de Clotilde présentaient entre elles un contraste frappant : l'une était jeune et fort belle, mais avec quelque chose de vulgaire dans la tournure, qui donnait une médiocre idée de sa naissance et de son éducation ; l'autre, au contraire, était laide et vieille, mais avec une physionomie ouverte, des manières discrètes, une toilette de bon goût qui inspiraient sinon le respect, au moins la confiance et une certaine sympathie. On se sentait en présence d'une honnête femme qui devait être une bonne mère de famille.

Les hommes n'avaient rien de frappant qui permît un jugement immédiat et certain : cependant l'ensemble n'était pas satisfaisant ; parmi eux assurément il ne se trouvait pas une seule personnalité remarquable, mais des gens d'affaires et de bourse, non des grandes affaires ou de la haute finance, mais de la chicane et de la coulisse.

On annonça « le baron Torladès » et je vis entrer un Portugais qui, à son cou et à la boutonnière de son habit, portait toutes les croix de la terre ; « le comte Vanackère-Vanackère », un Belge majestueux ; « sir Anthony Partridge », un patriarche anglais ; « le prince Mazzazoli », un Italien presque aussi décoré que le Portugais.

C'était à croire que M. de Solignac, ministre des affaires étrangères, recevait à dîner le corps diplomatique : allions-nous remanier la carte de l'Europe ?

Au milieu de ces convives qui parlaient tous un français de fantaisie, Clotilde montrait une aisance parfaite ; pour chacun elle avait un mot de politesse particulière, et à la voir libre, légère, charmante, jouant admirablement son rôle de maîtresse de maison, on n'eût jamais supposé que son éducation s'était faite en répétant ce rôle avec quelques pauvres comparses de province dont j'étais le jeune premier, le général, le père noble, et M. de Solignac, le financier.

Je me trouvais fort dépaysé au milieu de ces étrangers et restais isolé sur mon canapé quand la porte du salon s'ouvrit pour laisser entrer un convive qu'on n'annonça pas. C'était un artiste, un pianiste, Emmanuel Treyve, que je connaissais pour avoir dîné plusieurs fois avec lui à notre restaurant.

Après avoir salué la maîtresse et le maître de la maison, il promena un regard circulaire dans le salon et, m'apercevant, il vint vivement à moi.

-- En voilà une bonne fortune de vous trouver là, me dit-il à mi-voix ; au milieu de ces magots décorés, le dîner n'eût pas été drôle. Quelles têtes ! Regardez donc ce vieux gorille ; comment ne s'est-il pas fait fendre le nez pour y passer une croix... ou une bague ?

-- C'est un Portugais, le baron Torladès.

-- Un Portugais de Batignolles. Qu'il serait beau au Palais-Royal !

Clotilde vint à nous.

-- Je suis heureuse que vous connaissiez M. le comte de Saint-Nérée, dit-elle au pianiste ; je vais vous faire mettre à côté l'un de l'autre, vous pourrez causer.

Puis elle nous quitta.

-- C'est vrai ? dit Treyve en me regardant d'un air étonné.

-- Quoi donc ?

-- Vous n'êtes pas un comte de Batignolles ? Vous êtes un vrai comte ? Pourquoi vous en cachez-vous ?

-- Je ne cache pas mon titre, mais je ne m'en pare pas non plus. Ne serait-il pas plaisant que la bonne de notre gargote me servît en disant : « La portion de M. le comte de Saint-Nérée ! »

-- Eh bien ! vous savez, votre noblesse me fâche tout à fait.

-- Parce que ?

-- Parce que, en vous apercevant, je me suis flatté que vous étiez invité dans cette honorable maison pour faire le quatorzième à table, tandis que je l'étais, moi, pour mon talent et mon nom. Maintenant, il me faut perdre cette illusion, c'est moi le quatorzième.

-- Où voyez-vous cela ? nous sommes treize précisément.

-- Nous sommes treize parce qu'on attend quelqu'un ; vous verrez que tout à l'heure nous serons quatorze. Ah ! mon cher, nous sommes dans un drôle de monde.

Treyve se montrait bien léger, bien étourdi, et j'étais blessé de ses propos qui atteignaient Clotilde jusqu'à un certain point ; cependant je ne pus m'empêcher de lui demander quel était ce monde qu'il paraissait si bien connaître.

-- Nous en reparlerons, dit-il, parmi ces longues oreilles, il y en a peut-être de fines.

Ses prévisions quant au quatorzième se réalisèrent, on annonça « le colonel Poirier » et je vis paraître mon ancien camarade, le nez au vent, les épaules effacées, la moustache en croc, en vainqueur qui connaît ses mérites et sait qu'il ne peut recueillir que des applaudissements sur son passage : le succès lui avait donné des ailes ; il planait, et s'il voulut bien serrer les mains qui se tendaient vers lui, ce fut avec une majesté souveraine.

Avec moi seul il redevint le Poirier d'autrefois, et, quand il m'aperçut, il écarta le vénérable Partridge qui lui barrait le passage, planta là le Portugais qui s'attachait à lui, ne répondit pas au prince Mazzazoli qui lui insinuait un compliment et vint jusqu'à mon canapé les deux mains tendues.

L'accueil que m'avait fait le pianiste n'avait naturellement produit aucun effet, mais celui de Poirier me fit considérer comme un personnage. Personne ne m'avait regardé, tout le monde se tourna de mon côté.

-- Vous connaissez M. le comte de Saint-Nérée ? demanda M. de Solignac.

-- Si je connais Saint-Nérée, s'écria Poirier, mais vous ne savez donc pas que je lui dois la vie ?

Et il se mit à raconter comment j'avais été le chercher au milieu des Arabes. Jamais je n'avais vu tirer parti d'un service rendu avec cette superbe jactance : j'étais un héros, mais Poirier !

On passa dans la salle à manger. Poirier, bien entendu, offrit son bras à la maîtresse de la maison, et à table il s'assit à sa droite, tandis que le vénérable Partridge prenait place à sa gauche.

J'avais pour voisins Treyve, d'un côté, et de l'autre, un jeune homme à la figure chafouine qui me menaçait d'un entretien suivi.

Après le potage, Treyve se pencha vers moi, et parlant à mi-voix, en mâchant ses paroles de manière à les rendre à peu près inintelligibles :

-- Voulez-vous le menu du dîner ? dit-il. Le potage m'annonce d'où il vient : c'est signé Potel et Chabot. Nous allons voir sur cette table ce qu'on sert à cette heure dans dix autres maisons : la même sauce noire, la même sauce blanche, la même poularde truffée, le même foie gras, les mêmes asperges en branches. J'ai déjà vu dix fois cet hiver les pommes d'api qui sont devant nous. Je vais en marquer une et je suis certain de la retrouver la semaine prochaine dans une autre maison du genre de celle-ci. Les sauces, les pommes, le prince italien, le Portugais, tout est de Batignolles ; ça manque d'originalité.

Mais la conversation générale étouffa les réflexions désagréables du pianiste.

-- Il n'y a qu'à Parisss qu'on s'amouse , dit le baron portugais. Parisss provoque l'émoulation du monde entier.

-- Si Paris est redevenu ce qu'il était autrefois, dit le prince italien, et s'il promet de prendre un essor nouveau, il ne faut pas oublier que nous le devons aux amis fidèles, aux dévoués collaborateurs du prince Louis-Napoléon.

Et de son verre il salua M. de Solignac et Poirier.

-- Oh ! messieurs, dit M. de Solignac, ne faisons pas de politique, je vous en prie ; nous avons ici un représentant de la vieille noblesse française, un grand nom de notre pays -- il se tourna vers moi en souriant -- qui a quitté l'armée pour ne pas s'associer à l'œuvre du prince. Respectons toutes les opinions.

-- Surtout celles qui sont vaincues, dit Clotilde.

-- Décidément, me dit Treyve, après un moment de silence, je suis bien le quatorzième à table ; vous, vous êtes « un grand nom de notre pays ». Nous faisons chacun notre partie dans ce dîner ; moi, je rassure ces étrangers superstitieux, en apportant à cette table mon unité ; vous, vous les éblouissez en apportant « votre vieille noblesse française. » Quel drôle de monde ! C'est égal, le sauterne est bon ; je vous engage à en prendre.

XLIX

Si je ne disais pas, à chaque instant, comme le pianiste : « Quel drôle de monde », je n'en faisais pas moins mes réflexions sur les convives de M. de Solignac.

Bien souvent, dans les premières années de ma vie de soldat, alors que je parcourais les garnisons de la France, il m'était arrivé de dîner chez des fonctionnaires dont les convives réunis par le hasard se connaissaient assez peu pour qu'il y eût à table une certaine réserve, mêlée quelquefois d'embarras. Mais ce que je voyais maintenant ne ressemblait en rien à ce que j'avais vu alors.

Évidemment les invités de M. de Solignac avaient eux aussi été réunis par le hasard, mais ce n'était point de l'embarras qui régnait entre eux, c'était plutôt de la défiance ; à l'exception de Treyve qui s'était ouvert à moi en toute liberté, chacun semblait se garder de son voisin ; c'était à croire que ces gens qui paraissaient ne pas se connaître, se connaissaient au contraire parfaitement et se craignaient ou se méprisaient les uns les autres. Quand on prononçait le nom du baron Torladès, le prince Mazzazoli avait un sourire indéfinissable, et quand le Portugais s'adressait à l'Italien, il avait une manière d'insister sur le titre de prince qui promettait de curieuses révélations à celui qui eût voulu les provoquer.

N'y avait-il là que des princes, des barons et des comtes de fantaisie ? La question pouvait très bien se présenter à l'esprit. En tous cas, que ceux qui prenaient ces titres en fussent ou n'en fussent pas légitimes propriétaires, il y avait une chose qui sautait aux yeux, c'est qu'ils avaient tous l'air de parfaits aventuriers, même le patriarche anglais dont la respectabilité, les cheveux blancs, les gestes bénisseurs appartenaient à un comédien « qui s'est fait une tête ».

La politique bannie de la conversation on se rabattit sur les affaires et tous ces nobles convives révélèrent une véritable compétence dans tout ce qui touchait le commerce de l'argent.

Si curieux que je fusse de connaître les relations de M. de Solignac par ces conversations, et d'éclaircir ainsi plus d'un point obscur dans sa vie, je me laissai distraire par Clotilde.

Tout d'abord je m'étais contenté d'échanger avec elle un furtif regard, mais bientôt je remarquai qu'elle était engagée avec Poirier dans une conversation intime qui à la longue me tourmenta.

Pendant que le vénérable Partridge répliquait au baron portugais ou un comte flamand, Clotilde penchée vers Poirier s'entretenait avec lui dans une conversation animée. De temps en temps ils tournaient les yeux, à la dérobée, de mon côté, et bien que la distance m'empêchât d'entendre leurs paroles, je sentais qu'il était question de moi.

Que disaient-ils ? Pourquoi s'occupaient-ils de moi ? Quand leurs regards rencontraient le mien, il est vrai qu'ils me souriaient l'un et l'autre, mais il n'y avait pas là de quoi me rassurer, bien au contraire. Ceux qui ont aimé comprendront par quels sentiments je passais.

-- Nous parlons de vous, me dit Clotilde répondant à un coup d'œil.

-- Et que dites-vous de moi ?

-- Du bien, cher ami, répliqua Poirier en levant son verre.

-- Et du mal, continua Clotilde en me souriant tendrement.

-- Mais enfin ?

-- Plus tard, plus tard, répondit Poirier en riant ; vous êtes trop ardent ; il faut savoir attendre et ne pas toujours prendre la vie au tragique.

-- La vie est une comédie, dit sentencieusement le prince italien.

-- Un mélodrame, dit le baron portugais, où le rire se mêle aux larmes.

Il n'était pas possible de continuer sur ce ton. Il fallut attendre.

Le plus tard de Poirier arriva après le dîner ; lorsque nous fûmes rentrés dans le salon il vint me prendre par le bras et m'emmena dans le jardin pour fumer un cigare.

-- Vous êtes curieux de savoir ce que nous disions de vous, n'est-ce pas ?

-- Cela est vrai.

-- Vos yeux me l'ont dit. Ils sont éloquents vos yeux. Peut-être même le sont-ils trop.

-- Comment cela ?

-- En disant des choses qu'il ne serait pas bon que tout le monde entendit. Heureusement je ne suis pas tout le monde, et je n'ai pas l'habitude de raconter ce que j'apprends ou devine.

L'entretien sur ce ton ne pouvait pas aller plus loin, je voulus le couper nettement.

-- Vous avez beaucoup trop d'imagination, mon cher Poirier, et vous lisez mieux ce qui se passe en vous que ce qui se passe au dehors.

-- Toujours la tragédie ; vous vous fâchez, vous avez tort, car je vous donne ma parole que je ne trouve pas mauvais du tout que madame de Solignac vous ait touché au cœur : elle est assez charmante pour cela, et Solignac de son côté est assez laid et assez vieux pour expliquer les caprices de sa femme.

-- Est-ce pour cela que vous m'avez amené dans ce jardin ?

-- C'est « expliquer » qui vous blesse, mettons « justifier » et n'en parlons plus.

-- N'en parlons plus, c'est ce que je demande pour moi autant que pour madame de Solignac.

-- Vous êtes plus bégueule qu'elle ne l'est elle-même ; car je vous assure que, pendant tout le dîner, elle a eu plaisir à me parler de vous.

-- Et que vous disait-elle ?

-- Elle m'a raconté comment vous étiez devenu l'ami de son père, et... le sien. Si je me trompe dans l'ordre des faits, reprenez-moi, je vous prie ; faut-il dire que vous êtes devenu d'abord l'ami de mademoiselle Martory et ensuite celui du général, ou bien faut-il dire que vous avez commencé par le général et fini par mademoiselle Martory ; mais peu vous importe, n'est-ce pas ?

-- Parfaitement.

-- Je m'en doutais. Je continue donc. Après m'avoir parlé de votre intimité, elle m'a dit comment vous aviez donné votre démission, et c'est là ce qui a singulièrement allongé notre entretien, car j'avoue que bien que vous m'ayez prouvé que nous ne jugions pas les choses de ce monde de la même manière, j'étais loin de m'attendre à ce qu'elle m'a appris. Comment diable, si vous désapprouviez le coup d'État, et je comprends cela de votre part, n'êtes-vous pas resté à Paris et pourquoi êtes-vous retourné à Marseille où vous étiez exposé à marcher avec votre régiment ?

-- Vous avez donné la raison de ma détermination tout à l'heure, je ne juge pas les choses de ce monde comme vous.

-- Enfin, vous vous êtes mis dans la nécessité d'abandonner votre détachement, pour ne pas faire fusiller vos amis par vos soldats.

-- C'est cela même.

-- Savez-vous que vous vous êtes tiré de cette affaire très heureusement pour vous ; il y a des officiers détenus dans la citadelle de Lille pour en avoir fait beaucoup moins que vous, car ils ont simplement refusé de prêter serment.

-- Je n'ai rien demandé, et je serais allé au château d'If sans me plaindre, s'il avait plu au général de m'y envoyer.

-- Dieu merci, cela n'est point arrivé ; mais enfin il n'en est pas moins vrai que vous voici sorti de l'armée, ce qui n'est pas gai pour un officier comme vous, amoureux de son métier. J'ai été à peu près dans cette position pendant un moment et je sais ce qu'elle a de triste.

-- Il ne fallait pas faire le 2 Décembre ; sans votre coup d'État je serais toujours capitaine.

-- L'intérêt du pays.

-- Il n'y a rien à dire à cela ; aussi je ne dis rien.

-- Sans doute, mais vos amis disent pour vous.

-- Mes amis parlent trop.

-- Vos amis répondent aux questions d'un autre ami qui les interroge. Croyez-vous que je n'ai pas pressé de questions madame de Solignac quand j'ai su que vous aviez donné votre démission ? Croyez-vous qu'il ne me désolait point de ne pouvoir pas vous être utile, alors que dans ma position, il me serait si facile de vous servir ?

-- Je vous remercie, mais vous savez que je ne peux rien demander à votre gouvernement et que je ne pourrais même en rien accepter, alors qu'il me ferait des avances.

-- Je ne le sais que trop. Aussi je ne veux pas vous faire des propositions que vous ne pouvez pas écouter. Non, ce n'est pas cela qui me préoccupe ; c'est votre situation. Madame de Solignac m'a dit que vous faisiez des dessins, des illustrations pour la maison Taupenot. Cela n'est pas digne de vous.

-- Et pourquoi ?

-- Je ne veux pas dire que vous n'êtes point digne d'être artiste, je me rappelle des dessins de vous qui étaient très remarquables et que je vous ai vu faire avec une facilité étonnante. Ce que je veux dire c'est que cela ne peut vous conduire à rien.

-- Cela me conduit à vivre, ce qui est quelque chose, il me semble.

-- Mais après ?

-- Après ces illustrations d'autres, à moins cependant que je ne...

-- Ah ! ne vous arrêtez pas ; à moins que vous ne soyez réintégré dans votre grade par le gouvernement qui remplacera celui-ci, n'est-ce pas ? c'est là ce que vous voulez dire et ce que vous ne dites pas par politesse. Eh bien ! moi, je serai moins poli, et je vous dirai que ce gouvernement en a au moins pour quinze ou vingt ans, ce qui est la moyenne des gouvernements en France. Dans vingt ans, vous aurez cinquante ans et vous ne quitterez pas le crayon pour reprendre le sabre. Voilà pourquoi je voudrais vous voir le quitter tout de suite.

-- Pour prendre quoi ?

-- Avec quoi, croyez-vous, que M. de Solignac entretienne le train qu'il mène ? Ce n'est pas avec ses appointements de sénateur, n'est-ce pas ? Un hôtel comme celui-ci, trois voitures sous les remises, cinq chevaux dans les écuries, un personnel convenable de domestiques, tout cela, sans compter les toilettes de madame et les dépenses de monsieur, ne se paye pas, vous le savez bien, avec trente mille francs. Ajoutons que mademoiselle Martory s'est mariée sans dot, et que Solignac était bas percé, extrêmement bas il y a quelques mois. Vous ne croyez pas, n'est-ce pas, que Solignac ait reçu du prince quelques-uns des nombreux millions volés par nous à la Banque ? Non. Eh bien ! le mot de ce mystère est tout simplement qu'il fait des affaires. Un âge nouveau a commencé pour la France, c'est celui des affaires et de la spéculation. Solignac l'a compris, et il s'est mis à la tête de ce mouvement qui va prendre un essor irrésistible. Aujourd'hui, vous avez vu à sa table un prince Mazzazoli, un baron Torladès, un comte Vanackère, un Partridge, et deux ou trois autres personnages qui valent ceux-là. Et cette réunion de convives ne vous a pas, j'en suis certain, inspiré une bien grande confiance. Vous vous êtes dit que c'étaient là des aventuriers, des intrigants, des fruits secs des gouvernements antérieurs.

-- Je me suis trompé ?

-- Je ne dis pas cela ; mais revenez dîner ici dans un an, jour pour jour, et, à la place de ces aventuriers cosmopolites, vous verrez les rois de la finance qui écouteront bouche ouverte les moindres mots de Solignac. Qui aura fait ce miracle ? L'expérience. Aujourd'hui Solignac en est réduit à se servir de gens qui, j'en conviens, ne méritent pas l'estime des puritains ; il débute et il n'a pas le droit d'être bien exigeant. Mais dans un an, tout le monde saura qu'il a fait attribuer des concessions de chemin de fer, de mines, de travaux, à ces aventuriers, et l'on comptera avec lui. Je vous assure que M. de Solignac est un homme habile qui deviendra une puissance dans l'État. Rien que son mariage prouve sa force. Pour la réussite de ses projets, il avait besoin d'une femme jeune et belle qui lui permît d'avoir un salon et surtout une salle à manger. À son âge et dans sa position, cela était difficile. Cependant il a su en trouver une qui réunit toutes les qualités exigées pour le rôle qu'il lui destinait : jeunesse, beauté, naissance, séduction ; n'est-ce pas votre avis ?

Je fis un signe affirmatif.

-- Eh bien, mon cher, servez-vous de Solignac, faites des affaires avec lui, cela vaudra mieux que de faire des dessins. Vous avez un beau nom, vous êtes décoré, vous exercerez un prestige sur l'actionnaire, et Solignac sera heureux de vous avoir avec lui.

-- Il vous l'a dit ?

-- Non, mais avec la connaissance que j'ai de lui, j'en suis certain ; dans deux ou trois ans, vous serez à la tête de la finance, et alors si certaines circonstances se présentent, par exemple si vous voulez vous marier, vous pourrez épouser la femme que vous voudrez. C'est un conseil d'ami, un bon conseil.

L

Il est inutile de rapporter la réponse que je fis à Poirier ; elle fut ce qu'elle devait être.

Mon nom, s'il avait une valeur, « un prestige sur l'actionnaire », comme disait Poirier, devait m'empêcher de faire des bassesses, il ne devait pas m'aider à en commettre. C'est là, il me semble, ce qu'il y a de meilleur dans les titres héréditaires ; si par malheur nous sommes trop faibles, dans des circonstances critiques, pour nous décider nous-mêmes, nous pouvons être très utilement influencés par le souvenir de nos aïeux, par notre nom. On ne devient pas un coquin ou un lâche facilement, quand on se souvient qu'on a eu un père honnête ou brave.

Alors même que je n'aurais pas eu cette raison pour fermer l'oreille aux propositions de Poirier, j'en aurais eu dix autres.

Il est certain que le pays est en proie à la fièvre des affaires. Pendant les quinze années de la Restauration et les dix-huit années de règne de Louis-Philippe, la richesse publique s'est considérablement accrue : la bourgeoisie a gagné beaucoup et le paysan a commencé à amasser. Il y a une épargne qui ne demande qu'à être mise en mouvement.

Jusqu'à présent cette épargne est restée dans les armoires et au fond des vieux bas de laine, parce qu'on n'a pas su aller la chercher et qu'elle était trop timide pour venir elle-même s'offrir aux hauts barons de la finance. On l'employait prudemment en placements à 4-1/2 sur première hypothèque, ou bien en achats de terre, et ces placements faits on recommençait à économiser sou à sou jusqu'au jour où une somme nouvelle était amassée.

Mais ce mode de procéder a changé. Aux barons de la finance, qui restaient tranquillement chez eux, attendant qu'on leur apportât l'argent qu'ils daignaient à peine accepter, sont venus se joindre des spéculateurs moins paresseux.

Le coup d'État a amené sur l'eau un tas de gens qui pataugeaient dans la boue et qui comprennent les affaires autrement que les financiers majestueux du gouvernement de Juillet. Ils ont prêté leur argent et leurs bras à l'homme en qui ils ont reconnu un bon aventurier, un bon chef de troupe, et maintenant que cet homme, poussé par eux, est arrivé, ils demandent le payement de leur argent et de leur dévouement. Il est bien probable que Louis-Napoléon serait heureux de se débarrasser de ses complices exigeants ; mais, grâce à Dieu, le châtiment de ceux qui ont eu recours à l'intrigue est d'être toujours exploités par l'intrigue. Vous vous êtes servi des gredins, les gredins à leur tour se serviront de vous et ne vous lâcheront plus. L'appui que vous leur avez demandé en un jour de détresse, vous serez condamné à le leur rendre pendant vos années de prospérité.

Ces gens sont d'autant plus pressés de profiter de la position qu'ils ont su conquérir brusquement et inespérément, qu'ils ont attendu plus longtemps. Ils ne sont point, comme leurs devanciers, restés derrière le grillage de leur caisse, se contentant d'en ouvrir le guichet pour ceux qui voulaient y verser leur argent. Ils ont pris la peine d'aller eux-mêmes à la recherche de cet argent, et tous les moyens, toutes les amorces, tous les appâts leur ont été bons pour le faire sortir. La révolution de 1848 a fait entrer le peuple dans la politique en lui donnant le suffrage universel, le coup d'État le fait entrer dans la spéculation.

Je ne veux rien dire du suffrage universel, bien que je sois terriblement irrité contre lui, depuis qu'il a eu la faiblesse d'absoudre l'auteur du Deux-Décembre, mais, la spéculation universelle, je n'en veux à aucun prix, et je n'irai pas me faire un de ses agents et de ses courtiers. Le beau résultat quand la contagion des affaires aura pénétré jusque dans les villages et quand le paysan lui-même aura souci de la cote de la Bourse : la fièvre de l'or est la maladie la plus effroyable qui puisse fondre sur un peuple.

Je ne sais si M. de Solignac pense comme moi sur ce sujet et s'il ne croit pas, au contraire, que les meilleurs gouvernements sont ceux qui développent la fortune publique. Mais peu importe ; il suffit que mon sentiment sur l'agiotage soit ce qu'il est pour m'empêcher de m'associer à ses spéculations pour la part la plus minime, alors même que j'aurais la preuve de l'honnêteté parfaite du spéculateur.

L'associé de M. de Solignac, moi !

Cette idée seule me fait monter le sang de la honte au front.

L'associé d'un homme que je méprise et que je hais : divisés par notre amour, réunis par notre intérêt.

C'est déjà trop de honte pour moi que la lâcheté de ma passion me fasse aller chez lui et m'oblige à lui serrer la main, à manger à sa table, à l'écouter, à lui sourire.

Mon amour m'est jusqu'à un certain point une excuse ; mais l'intérêt ?

Pendant que Poirier m'exposait son plan, je me demandais comment il en avait eu l'idée, s'il en était le seul auteur, et si Clotilde ne le lui avait point suggéré. Je voulus l'interroger à ce sujet, mais je n'osai le faire directement, et mes questions timides n'eurent d'autre résultat que d'amener chez mon ancien camarade une chaleureuse protestation de dévouement : il avait voulu m'être utile, et son expérience de la vie en même temps que son amitié pour moi lui avaient inspiré ce moyen.

Je fus heureux de cette réponse et m'en voulus presque d'avoir pu croire Clotilde capable d'une pareille idée ; incontestablement elle n'avait pu naître que dans l'esprit d'un homme comme Poirier, absolument débarrassé de tous préjugés, qui, dans la vie, ne voit que des intérêts, et ne s'inquiète plus depuis longtemps des moyens par lesquels on arrive à les satisfaire.

La réflexion me confirma dans cette croyance. Aussi je fus bien surpris le mercredi suivant lorsque Clotilde me demanda tout à coup si j'avais pensé aux conseils du colonel Poirier.

Afin d'être seul avec elle, j'étais arrivé de bonne heure pour lui faire ma visite, et ce fut pour ainsi dire son premier mot.

Je la regardai un moment sans répondre tant j'étais étonné de sa question.

-- Ainsi, c'est vous qui avez eu cette idée ? dis-je à la fin.

-- Cela vous étonne ?

-- Je l'avoue.

-- Vous croyez donc que je ne pense pas à vous et que je ne fais pas sans cesse des projets auxquels je tâche de me rattacher par un lien quelconque. C'est là ce qui m'a inspiré cette idée.

-- De l'intention, je suis vivement touché, chère Clotilde, car elle est une preuve de tendresse ; mais l'idée ?

-- Eh bien, qu'a de mauvais cette idée ? Elle vous blesse dans votre fierté de gentilhomme ? J'avoue que je n'avais pas pensé à cela. Je savais que vous ne pensiez pas comme ces hobereaux qui se croiraient déshonorés s'ils se servaient de leurs dix doigts ou de leur intelligence pour faire œuvre de travail. Vous travaillez ; passez-moi le mot : « Vous gagnez votre vie », qu'importe que ce soit en faisant des dessins ou que ce soit en faisant des affaires ; c'est toujours travailler. Seulement les dessins vous obligent à travailler vous-même pour gagner peu, tandis que les affaires vous permettent de faire travailler les autres pour gagner beaucoup, voilà tout.

-- Vous n'avez vu que cela dans votre idée ?

-- J'ai vu encore autre chose, et je suis surprise que vous ne le voyez pas vous-même. J'ai vu un moyen d'être réunis sans avoir rien à craindre de personne. Si vous étiez intéressé dans les affaires de M. de Solignac, vous seriez en relations quotidiennes avec lui. Au lieu de venir ici une fois par hasard en visite ou pour dîner, vous y viendriez tous les jours, amené par de bonnes raisons qui défieraient les insinuations et les calomnies. Je voudrais tant vous avoir sans cesse près de moi ; je serais si heureuse de vous voir toujours, à chaque instant, toute la journée, du matin au soir. Tout d'abord, j'avais eu un autre projet. Faut-il vous le dire et ne vous en fâcherez-vous pas ?

-- Du projet peut-être, mais en tout cas je suis bien certain que je n'aurai qu'à vous remercier de l'intention.

-- Puisque vous le voulez, je me confesse. Quand vous m'avez dit que vous aviez été forcé d'accepter ce travail de dessinateur, l'idée m'est venue de vous proposer un autre genre de travail qui serait moins pénible et qui aurait le grand avantage de nous réunir. Pourquoi ne serait-il pas le secrétaire de M. de Solignac ? me suis-je dit.

-- Moi ! vous avez pu penser ?

-- Laissez-moi vous dire ce que j'ai pensé et dans l'ordre où je l'ai pensé. D'abord, je n'ai songé qu'à une chose : notre réunion. Je vous voyais tous les matins, je descendais dans le cabinet de M. de Solignac pendant votre travail ; je vous voyais dans la journée, je vous voyais le soir. Peut-être même était-il possible de vous organiser un appartement dans le pavillon. Nous ne nous quittions plus.

-- Et votre mari !

-- Mon mari aurait été très sensible à l'honneur d'avoir pour secrétaire un homme comme vous ; cela fait bien de dire : « Le comte de Saint-Nérée, mon secrétaire. » D'ailleurs, M. de Solignac n'est pas jaloux. Il a pu autrefois vous paraître gênant par sa surveillance ; mais alors je n'étais pas sa femme et il avait peur que je devinsse la vôtre ; maintenant qu'il est mon mari, il ne s'inquiète plus de moi et ne me demande qu'une chose : diriger sa maison comme il veut qu'elle aille pour le bien de ses affaires ; je suis pour lui une sorte de maître de cérémonies, et pourvu que chez lui on me trouve parée dans ce salon, pourvu que dans le monde je fasse mon entrée à son bras, il ne me demande rien de plus. Ce n'est donc pas lui qui a arrêté mon projet, c'est vous. J'ai craint de vous blesser. Je me suis dit que votre fierté ne pourrait pas se plier. J'ai cru que votre amour ne serait pas assez grand pour me faire ce sacrifice, et alors je me suis rabattue sur cette idée qui vous étonne.

-- Ce qui m'étonne, c'est que vous n'ayez pas pensé à ce qu'il y a d'odieux et de honteux dans ce rôle que vous me destinez.

-- Vous seul pouviez le rendre honteux ; si vous m'aimiez comme je vous aime et veux toujours vous aimer, si à votre amour vous ne mêliez pas de mauvaises espérances, ce rôle ne serait pas ce que vous dites.

-- Pour ma dignité, je vous en supplie, Clotilde, ne m'obligez pas à des relations suivies avec M. de Solignac.

-- Vous pensez à votre dignité, moi je ne pense qu'à mon amour, et vous dites que vous m'aimez.

Notre discussion menaçait de prendre une tournure dangereuse lorsqu'elle fut interrompue par l'arrivée de M. de Solignac.

-- Je suis heureux de vous voir, dit-il, après les premières politesses et j'allais monter chez vous. Vous connaissez bien la province d'Oran, n'est-ce pas ?

-- Je l'ai parcourue pendant cinq ans jour et nuit.

-- Vous pouvez me rendre un grand service.

Alors il m'expliqua qu'il était en train de fonder une affaire pour construire des barrages sur les principales rivières de la province : Chelif, Mina, Habra, Sig, afin de fournir de l'eau aux irrigations, et il me demanda tout ce que je savais sur le cours de ces rivières, sur les plaines et sur les villages qu'elles traversent. Puis, comme il y avait des questions techniques sur le débit d'eau, l'altitude, le sous-sol, que je ne pouvais pas résoudre, il me pria de t'écrire.

-- Quelques mots de l'officier de l'état-major qui relève ces contrées, me dit-il, me fortifieront auprès de nos ingénieurs.

Et sous sa dictée, pour ainsi dire, je t'écrivis la lettre géographique à laquelle tu as répondu, sans te douter bien certainement des conditions dans lesquelles je me trouvais, en te questionnant ainsi brusquement, sur un sujet que nous n'avons point l'habitude de traiter.

Ce ne fut pas tout ; il me pria encore de lui écrire une lettre dans laquelle je consignerais tout ce que je savais sur cette question.

J'étais pris de telle sorte qu'il m'était impossible de refuser ; je fis donc ma lettre en m'attachant surtout à m'enfermer dans une vérité rigoureuse, puis je ne pensai plus à cette affaire.

Mais hier je reçus la visite de M. de Solignac ; il m'apportait un long rapport sur ces barrages et, dans ce rapport, se trouvaient ma lettre et la tienne, « lettres émanant de deux officiers, disait une note, qui, à des titres différents, ont toute autorité pour parler de cette question ».

Cela me fit faire une grimace qui s'accentua singulièrement quand M. de Solignac m'offrit un paquet d'actions libérées de sa compagnie.

Bien entendu, je ne les ai point acceptées. Mais le refus a été dur et la discussion difficile.

LI

Dans les anciens fabliaux, il y a un sujet qui revient souvent sous la plume des trouvères, à savoir si un amant peut être heureux en respectant la pureté de sa dame.

Je me rappelle avoir lu sur cette question de longues dissertations plaintives, mais combien sont légères les impressions de la lecture, à côté de celles que donne la réalité.

Depuis que je suis près de Clotilde ou plus justement depuis qu'elle me sait près d'elle, je vis continuellement dans le trouble et dans la fièvre.

Par le seul fait de notre amour et des exigences qui en résultent, la vie que je m'étais arrangée a été bouleversée.

Comme je suis contraint par la nécessité de faire un certain nombre de dessins par semaine, et que je n'ai plus, comme autrefois, toute ma journée pour travailler, je me lève à cinq heures tous les matins et je travaille jusqu'à dix ou onze heures avec toute l'activité dont je suis capable. Je ne me crois pas paresseux et je n'ai aucune frayeur du papier blanc ; cependant ce procédé de travail que j'ai été contraint d'adopter m'est pénible et fatigant.

Faire douze lieues par jour en douze heures d'un pas régulier, n'est pas un exercice bien pénible, on jouit de la route et on en profite ; si l'on rencontre un site agréable, on peut même s'arrêter pour l'examiner à loisir ; au contraire, faire douze lieues en six heures, au pas gymnastique, demande une dépense de forces qui, à la longue, lasse et épuise. C'est le pas gymnastique que j'ai dû introduire dans mon travail, et c'est par lui que j'ai remplacé la promenade qui m'était si agréable.

Je ne lâche pas mes dessins, comme on dit en style d'atelier, et j'espère bien n'en jamais arriver là, mais enfin je n'ai plus le plaisir de les caresser ; au lieu d'attendre que les idées me viennent doucement, je vais les chercher avec les fers et les amène de force. Je n'ai que cinq heures à moi et il faut qu'à onze heures mes yeux soient plus souvent sur mon miroir que sur mon papier, car c'est le moment où Clotilde se lève, et où elle paraît à la fenêtre de sa chambre en attendant qu'elle descende dans le jardin.

Je suis là et nous échangeons un regard ; c'est alors que se décide ma journée, qui, bien entendu, est réglée sur celle de Clotilde.

Pour cela nous avons adopté un système de télégraphie qui nous est particulier et qui nous permet de nous entendre au moins sur quelques points principaux.

Comme je n'ai aucune direction, aucune volonté dans l'arrangement de cette journée et que je me conforme à ce que Clotilde m'indique, je ne parais pas à ma fenêtre pendant tout le temps qu'elle me transmet sa dépêche. Après que nous nous sommes regardés un moment, je rentre dans ma chambre et, me plaçant devant mon miroir que je dispose pour qu'il reçoive tous les mouvements de Clotilde, suivant qu'elle est à sa fenêtre ou dans le jardin, je note ses signaux.

Si elle lève le bras droit en l'air, cela veut dire qu'elle va le soir à un théâtre de musique ; le bras levé une fois, c'est l'Opéra ; deux fois, les Italiens ; trois fois, l'Opéra Comique. Si c'est le bras gauche qui transmet le signal, cela veut dire que c'est à un théâtre de genre qu'elle ira, une fois les Français, deux fois le Gymnase, trois fois le Vaudeville et ainsi de suite : notre clef, convenue à l'avance, a prévu les théâtres les plus impossibles.

Si, en descendant au jardin, elle commence sa promenade à droite, cela signifie qu'elle ira au bois de Boulogne ; si elle s'arrête à moitié chemin et revient sur ses pas, elle s'arrêtera dans la journée à l'Arc-de-Triomphe et reviendra dans les Champs-Élysées.

Si elle se coiffe avec une natte relevée sur la tête, ainsi qu'elle se coiffait autrefois à Cassis, c'est que M. de Solignac sera absent durant la journée entière et qu'elle sera toute à moi. Un livre à la main, elle restera seule et ne recevra personne. Pas de livre, je pourrai lui faire visite.

Quelquefois les signaux sont longs et compliqués, et je dois les écrire pour ne pas les brouiller dans ma mémoire ; car, si précis que soit ce langage façonné à notre usage, il ne vaut pas la parole, et la nécessité de la traduction m'entraînerait facilement à des erreurs.

Sur cette dépêche, j'arrange ma journée.

Si Clotilde ne doit faire qu'une simple promenade dans les Champs-Élysées, je vais à l'avance m'asseoir au pied d'un orme, et je reste là au milieu des badauds et des étrangers venus pour jouir du Paris mondain qui défile dans l'avenue. Quand elle passe devant moi, je la salue, elle me sourit, nos regards s'embrassent.

Si elle doit aller jusqu'au bois de Boulogne, je vais l'attendre, et quelquefois elle me fait la grâce de descendre de voiture pour se promener pendant cinq minutes en s'appuyant sur mon bras. Nous cherchons un sentier écarté, et doucement serrés l'un contre l'autre, nous jouissons délicieusement de ce court moment.

Mais ces bonnes fortunes sont rares, car elles nous mettent à la discrétion d'un passant curieux ou d'un valet bavard ; et chaque fois je suis le premier à représenter à Clotilde combien elles sont dangereuses. Que faut-il pour que nos rencontres soient connues de M. de Solignac ou du monde, et comment ne le sont-elles pas déjà ?

-- Vous aimeriez mieux me voir chez vous, n'est-ce pas ? dit-elle en souriant.

-- Sans doute, et, sous tous les rapports, le danger serait moindre.

-- Peut-être. Mais si je retournais chez vous une seconde fois, je devrais bientôt y retourner une troisième, puis une quatrième, puis toujours, car je ne saurais pas résister à vos prières. C'est beaucoup trop d'y avoir été une première.

-- Vous le regrettez ?

-- Non, mais voyez où cela nous a entraînés. Et cependant, si loin que nous soyons arrivés, je ne regrette pas cette visite, comme vous me le reprochez. C'était un devoir envers vous. Et bien que ce devoir accompli m'ait chargée d'une faute lourde pour le présent et menaçante pour l'avenir, je la ferais encore si c'était à recommencer. Mais pour ne pas augmenter le poids de cette faute, pour me l'alléger, il faut que vous n'insistiez pas ainsi sans cesse, et à propos de tout, sur votre désir de me voir une seconde fois chez vous. Comme vous, je reconnais que les chances d'être rencontrée seraient moins grandes qu'ici, mais ici j'ai une dernière ressource que je n'aurais pas chez vous ; c'est d'avouer. Que M. de Solignac apprenne que nous nous sommes promenés dans cette allée, je ne nierai pas et j'aurai dans le hasard une explication que je n'aurais pas chez vous. Nous nous sommes rencontrés ; le hasard a tout fait. Mais le hasard ne peut pas me faire monter vos cinq étages. J'allais chez vous pour vous ; une femme peut-elle se résoudre à un pareil aveu : je ne supporterais pas cette honte. Au moins laissez-moi la liberté de choisir celle à laquelle je peux m'exposer.

-- Si on découvre ces promenades, nous ne nous verrons plus.

-- Nous ne nous verrions plus ici, mais nous nous verrions ailleurs, rien ne serait perdu. Pourquoi prendre toujours ainsi les choses par le plus mauvais côté et les pousser à l'extrême ? Pourquoi ne pas espérer et s'en fier à la chance ? C'est une fâcheuse disposition de votre caractère de vouloir que tout soit réglé méthodiquement dans votre vie ; pour être tranquille et confiant, vous auriez besoin de savoir ce que vous ferez d'aujourd'hui en dix ans ; si nous nous promènerons dans cette allée ; si je vous aimerai.

-- Moi, je suis certain de vous aimer dans dix ans comme je vous aime aujourd'hui ; s'il y a un changement dans mon amour, ce sera en plus et non en moins, car vous m'êtes de plus en plus chère, aujourd'hui plus que vous ne l'étiez hier, hier plus que vous ne l'étiez il y a un mois.

-- Qui est certain du lendemain, vous excepté, mon ami ? Laissez aller la vie, et prenons en riant les bonnes fortunes qu'elle nous envoie. L'imprévu n'a donc pas de charme pour vous ?

-- L'incertitude m'épouvante.

-- Je comprendrais cette peur de l'imprévu si vous ne me saviez pas disposée à profiter de toutes les occasions qu'il nous offre, et même à les faire naître ; ce reproche, vous ne pouvez pas me l'adresser, n'est-ce pas ? Si nous ne sommes pas toujours ensemble du matin au soir, ce n'est pas ma faute, et vous voyez vous-même comment je travaille à notre réunion.

-- À notre réunion en public, oui, mais dans l'intimité, dans le tête-à-tête...

-- Et que voulez-vous que je fasse ?

-- Si vous vouliez.

-- Dites si je pouvais, ou plutôt ne dites rien, et ne revenons pas sur un sujet qui ne peut que nous peiner tous deux.

Ce qu'elle appelait les bonnes fortunes de la vie, c'étaient nos rencontres fortuites, et la vérité est qu'elles se produisaient presque chaque jour et même plusieurs fois par jour.

Partout où se réunissaient trois personnes à la mode, il était certain qu'elle ferait la quatrième : aux expositions de peinture, aux sermons de charité, aux courses, aux premières représentations.

J'aurais voulu ne voir là qu'un empressement à chercher les occasions d'être ensemble ; par malheur, si bien disposé que je fusse à croire tout ce qui pouvait caresser mon amour, je ne pouvais me faire cette illusion.

En se montrant ainsi partout, Clotilde obéit un peu à son goût pour le plaisir, un peu aussi au désir de me rencontrer, mais surtout elle se conforme aux intentions de son mari qui veut qu'elle soit à la mode. Ce n'est pas pour lui qu'il a épousé une femme jeune et belle, c'est pour le monde ; de même que c'est pour le monde qu'il a de beaux chevaux et qu'il tâche d'avoir une bonne table. Il faut qu'on parle de lui, et tout ce qui peut augmenter sa notoriété et, en fin de compte, servir ses affaires, lui est bon. Que ce genre de vie expose sa femme à de certains dangers, il n'en a souci ; son ambition n'est pas qu'on écrive sur sa tombe : « Il fut bon père et bon époux. » S'il a jamais eu le sens de la famille, il y a longtemps qu'il l'a perdu. À son âge, il est pressé de jouir, et les jouissances qu'il demande, ne sont point celles qui font le bonheur du commun des mortels.

Quand je rencontre Clotilde au théâtre ou aux courses, nous avons là aussi, bien entendu, un langage muet pour nous entendre.

Si elle porte la main gauche à sa joue en me regardant, je peux m'approcher ; si, au contraire, elle ne me fait aucun signe, je dois rester éloigné d'elle ; enfin, si, pendant ma visite, elle arrange ses cheveux de la main droite, je dois aussitôt la quitter.

C'est là une de mes grandes souffrances, la plus poignante, la plus exaspérante peut-être. Dans sa position, jeune, charmante, mariée à un vieillard qui ne montre aucune jalousie et laisse toute liberté à sa femme, elle doit être entourée et courtisée. Elle l'est en effet. Tous les hommes de son monde s'empressent autour d'elle, et même beaucoup d'autres, qui, s'ils n'étaient attirés par sa séduction, n'auraient jamais salué M. de Solignac et qui pour obtenir un sourire de la femme se font les flatteurs du mari.

C'est au milieu de cette cour que bien souvent je suis obligé de la quitter. On la presse, on la complimente, on fait la roue devant elle, j'enrage dans le coin où je me suis retiré ; elle porte la main droite à ses cheveux, je me lève, je la salue et je pars.

Je ne dis pas un mot, mais je m'éloigne la colère dans le cœur, furieux contre elle, qui sourit à ces hommages, furieux contre ce mari qui les supporte, furieux contre ces hommes jeunes ou vieux, beaux ou laids, intelligents ou bêtes, qui la souillent de leurs désirs.

Redescendu à ma place, je braque ma lorgnette sur la scène, mais mes yeux, au lieu de regarder dans les tubes noircis, regardent du côté de sa loge. Je la vois rire et plaisanter ; je la vois écouter ceux qui lui parlent ; je la vois serrer les mains qui se tendent vers les siennes ; puis, quand la toile est levée, je suis avec angoisse la direction de la lorgnette ; qui cherche-t-elle dans la salle ? Qui occupe sa pensée, son souvenir ou son caprice ?

Le spectacle fini, je cours me placer dans l'escalier ou dans le vestibule, sur son passage ; je la vois passer emmitouflée dans sa pelisse, souriant à tous ceux qui la saluent ; elle me fait une inclination de tête, un signe à peine perceptible, et c'est fini.

Je n'ai plus qu'à rentrer, à regarder la fenêtre de sa chambre et à me coucher bien vite pour me lever le lendemain à cinq heures dispos au travail.

LII

Et qui vous force à supporter cette vie ? me diraient les gens raisonnables, si je les prenais pour confidents de ma folie. Vous n'êtes point heureux, allez-vous-en. Vous avez à vous plaindre de celle que vous aimez, ne l'aimez plus ; et s'il vous faut absolument un amour au cœur, aimez-en une autre.

Je reconnais volontiers que ce conseil est sage, et probablement c'est celui que je donnerais à l'ami qui me conterait des peines semblables aux miennes.

-- Soyez fort, raidissez-vous, n'abdiquez pas votre volonté et votre dignité d'homme. Il n'y a que le premier effort qui soit douloureux. C'est une dent à arracher, rien de plus ; l'os de la mâchoire cassé, la dent vient facilement, et l'on est heureux d'en être débarrassé. Un peu de poigne.

Voilà bien le malheur ; on se fait arracher les dents dont on souffre : on ne se les arrache pas soi-même. Le dentiste qui déploie une belle solidité de poigne sur votre mâchoire serait beaucoup moins ferme sur la sienne propre ; au premier craquement, il lâcherait la clef de Garangeot.

C'est ce qui m'est arrivé chaque fois que j'ai voulu m'arracher mon amour ; j'étais bien décidé ; je saisissais solidement la clef, j'appliquais le crochet ; mais au moment où il s'agissait de faire opérer le mouvement de bascule, la douleur était plus forte que la volonté et je n'allais pas jusqu'au bout.

Ce ne sont pas les encouragements qui m'ont manqué pourtant ; car, bien que je n'aie pas parlé de mon amour et n'aie point pris mes camarades pour confidents, ceux-ci se sont bien vite aperçus des changements qui se faisaient dans ma vie, tout d'abord si régulière et si calme.

Le jour même de la visite de Clotilde, ils m'ont raillé pendant le dîner sur ce qu'ils ont appelé en riant mon dévergondage.

-- Vous savez qu'il est arrivé aujourd'hui un fait très grave ; une femme a passé sur notre palier, et comme elle n'est pas venue chez moi...

-- Ni chez moi.

-- Elle est allée chez Saint-Nérée ; j'ai entendu le frou-frou de sa robe à son arrivée et à son départ.

-- C'était peut-être la grand-mère de notre ami.

-- Ou sa sœur.

-- Notre ami n'a ni grand-mère, ni sœur, mais il a un caractère sournois ; il cachait son jeu. Officier de cavalerie, œil sentimental, oreilles rouges et pas de maîtresse, c'était invraisemblable. Pendant plusieurs mois, il a pu nous tromper. Mais maintenant, nous savons la vérité ; cet artiste vertueux s'enfermait pour travailler.

Comme je ne répondis rien à ces plaisanteries, elles n'allèrent pas plus loin ce jour-là ; mais elles recommencèrent bientôt. Puis, quand on m'entendit rentrer à une heure presque toutes les nuits et me mettre au travail dès cinq heures ; quand on me vit exagérer les économies de mon dîner déjà si maigre, les plaisanteries se changèrent en avertissements discrets, et l'on me reprocha doucement de trop travailler.

-- Vous n'y résisterez pas, me dit-on, l'homme qui travaille de l'esprit a besoin de plus de sommeil que celui qui ne travaille que des jambes : il faut que la tête se repose en proportion de l'effort qu'elle a fait. Travaillez moins le matin, ou plutôt amusez-vous moins le soir.

Le conseil était bon, mais je ne pouvais le suivre. Si je rentrais tard, c'était pour rester avec Clotilde, et si je me levais tôt, c'était pour faire un plus grand nombre de dessins. Les fauteuils d'orchestre coûtent cher ; les gants blancs ne durent pas longtemps, et chaque mois mes dépenses, si économe que je fusse, excédaient mes recettes.

Mes amis, voyant qu'ils n'obtenaient rien de moi, s'y prirent d'une autre manière. Nous étions en été, et depuis assez longtemps mes camarades parlaient d'aller faire des études en province. La veille de leur départ, je vis entrer dans mon atelier, à sept heures du matin, Gabriel Lindet, celui d'entre eux qui m'avait toujours témoigné le plus de sympathie.

-- Vous savez que nous partons demain, me dit-il, je viens au nom de nos camarades vous proposer de partir avec nous. Au lieu de rester à vous ennuyer ici tout seul, vous travaillerez avec nous, et cela ne vous sera peut-être pas inutile.

Je me rejetai sur mes travaux qui me retenaient à Paris.

-- Je ne vous demande pas de confidences, dit-il, et je vous assure que je n'en veux pas provoquer, pas plus que je ne veux être indiscret. Cependant, laissez-moi vous dire que vous avez tort de repousser ma proposition. Vous souffrez, et d'un autre côté, vous travaillez beaucoup trop ; vous vous userez dans cette double peine. Venez avec nous ; nous vous distrairons.

Puis il ajouta tout ce qu'il pouvait dire pour me décider, mais naturellement ses efforts furent inutiles, je ne quittai point Paris, et n'ayant plus personne autour de moi pour me distraire, je m'enfonçai plus profondément dans ma passion et m'y enfermai étroitement.

Je ne veux pas dire qu'il n'est pas possible de vivre pleinement heureux auprès d'une jeune fille qu'on aime et de se contenter des joies immatérielles d'un amour pur. Je ne veux même pas dire qu'il n'y ait pas des femmes capables d'inspirer et de contenir un amour de ce genre.

Seulement le malheur de ma position, c'est que Clotilde n'est plus cette jeune fille et qu'elle n'est pas cette femme. Dans sa beauté vigoureuse, dans son regard ardent, dans ses mouvements ondoyants, dans toute sa personne enfin, il y a une voix qui parle une autre langue que celle de l'âme. Malgré qu'on veuille et qu'on fasse, on ne peut pas rester près d'elle sans être entraîné dans un tourbillon d'idées où ce n'est pas l'esprit qui commande en maître.

Quand j'ai passé une heure dans sa loge, quand son pied s'est posé sur le mien, quand sa main a cherché et serré la mienne dans une furtive caresse, quand, sous prétexte de me dire un mot à l'oreille, ses lèvres ont effleuré ma joue, je ne suis point dans des dispositions à m'agenouiller devant elle et à l'adorer de loin respectueusement.

Quand, dans une visite chez elle, j'ai eu le bonheur de la trouver seule ; quand je l'ai tenue serrée dans une longue étreinte, mes yeux sur ses yeux, son souffle mêlé au mien ; quand de sa voix vibrante, en me regardant jusqu'au plus profond du cœur, elle m'a dit ce mot qu'elle me répète souvent : « Suis-je votre femme, Guillaume, est-ce comme votre femme que vous m'aimez et m'estimez ? » quand, pendant ces visites qui se prolongent longtemps, chaque mot a été un mot d'amour, chaque regard une caresse, chaque sourire une promesse ; quand, pendant de longs silences, la main dans la main, les yeux dans les yeux, nous sommes restés frémissants, enivrés, liés puissamment l'un à l'autre par ce courant magnétique que la chair dégage et transmet, je ne peux pas rentrer calme chez moi, et me mettre tranquillement au travail en me disant que Clotilde est un ange.

Femme au contraire ; femme ou démon : c'est la femme que j'aime ; c'est le démon qui allume la fièvre dans mes veines, que j'adore et que je désire ardemment. Je ne suis ni un vieillard ni un saint ; j'ai trente ans, et, comme dit Lindet, je suis un officier de cavalerie.

Malgré tout, les choses eussent pu durer longtemps ainsi, sans un incident qui tout d'abord semblait devoir désespérer mon amour et qui au contraire fit son bonheur.

L'été arrivé, M. de Solignac avait trouvé qu'il ne pouvait pas rester à Paris. Ce n'était pas qu'il eût des goûts bucoliques qui l'obligeassent à aller respirer l'air pur des champs. Ce n'était pas non plus que Clotilde aimât beaucoup la campagne, car, ainsi que presque toutes les femmes qui ont été menacées de vivre à la campagne, elle adorait Paris. Mais les lois du monde commandaient, et il était inconvenant de rester à Paris quand les gens marquants étaient dans leurs terres.

N'ayant ni terre ni château héréditaire, M. de Solignac avait loué une maison sur le coteau qui s'étend entre Andilly et Montmorency, et il avait fait aux convenances le sacrifice de s'établir pour trois mois, dans cette maison, une des plus charmantes de ce charmant pays.

Trois mois ! En apprenant cette nouvelle, j'avais été désolé. Comment vivre pendant trois mois sans voir Clotilde chaque matin ! Comment rompre mes habitudes de chaque jour ! Mon miroir muet pendant trois mois, c'était impossible !

Pour m'adoucir cette désolation, Clotilde m'avait fait inviter à dîner tous les mercredis à Andilly ; et comme je n'étais plus au temps où certains scrupules m'arrêtaient, j'avais accepté avec bonheur.

Le troisième mercredi qui suivit cette installation à la campagne, je vis venir Clotilde au-devant de moi quand j'entrai dans le jardin. Elle était souriante, et il y avait dans son regard quelque chose de gai qui me frappa.

-- Une bonne nouvelle, dit-elle en me tendant la main, nous sommes libres, nous sommes seuls. M. de Solignac est parti hier à l'improviste pour Londres. Je devais vous en prévenir ; j'aurai oublié. Nous avons deux heures avant le dîner : que veux-tu en faire ? Tu es maître, commande.

-- D'abord je veux ton bras.

Elle se serra contre moi.

-- Comme cela ?

-- Tes yeux.

Elle pencha sa tête en arrière et me regarda longuement.

-- Comme cela ?

-- Maintenant, allons droit devant nous.

-- J'avais prévu ton désir, j'ai la clef du bois.

Et par la porte qui ouvre sur la forêt, nous sortîmes. Ce que fut cette promenade en plein bois, seuls, libres, serrés l'un contre l'autre, parlant sans retenir notre voix, nous regardant sans souci des importuns ou des jaloux, -- un émerveillement, un rêve. Comme le soleil était radieux ; comme l'ombre était fraîche ; comme la musique de la brise dans le feuillage des trembles était douce, se mêlant aux chants des fauvettes qui voletaient çà et là sous les taillis !

Ces deux heures passèrent comme un éclair, et Clotilde, qui n'avait pas perdu au même degré que moi le sentiment de la vie ordinaire, me ramena à la maison.

-- Et dîner ! dit-elle. Comme je devais être seule, je n'ai pas pu ordonner le menu que j'aurais voulu. Cependant, tout en commandant un dîner pour moi, je crois que je suis arrivée à le faire faire au goût de mon ami. Nous allons voir si j'ai réussi.

Le couvert était mis sous une véranda qui prolonge la salle à manger jusque dans le jardin.

-- Suis-je madame de Saint-Nérée ? me dit-elle à voix basse en nous asseyant.

Et pendant tout le temps que dura le dîner, elle prit plaisir à jouer ce rôle ; et ce qu'il y eut de particulier, c'est que, par des nuances pleines de finesse, elle sut très bien préciser cette situation : elle ne fut pas madame de Solignac, elle fut madame de Saint-Nérée : j'étais son mari, elle n'en avait jamais eu d'autre. Et il y a de braves gens qui reprochent la tromperie aux femmes !

La soirée comme la journée s'écoula avec une rapidité terrible, et, à mesure que l'heure marcha, la tristesse m'envahit.

-- Pourquoi ce regard chagrin ? me dit-elle.

-- Il va falloir partir. Ah ! Clotilde, si vous vouliez.

-- Faut-il donc que vous attristiez cette journée de bonheur, et voulez-vous me faire repentir de ma confiance en vous ?

À dix heures, on vint me prévenir que la voiture m'attendait pour me conduire à la station d'Ermont. Je partis.

Mais à Ermont, au lieu de m'embarquer dans le chemin de fer, je revins rapidement à Andilly et j'entrai dans le jardin par le saut de loup que j'escaladai. Doucement et à pas étouffés je me dirigeai vers la maison. Une lampe brillait dans la chambre de Clotilde qui ouvrait sur le jardin par une porte-fenêtre.

Je m'approchai avec les précautions d'un voleur. Assise dans l'ouverture de la porte, Clotilde respirait la fraîcheur du soir : la nuit était admirable, douce et sereine, l'air était chargé du parfum des roses et des héliotropes.

Je restai longtemps à la contempler ; puis, irrésistiblement attiré, je sortis de la charmille où je m'étais tenu caché.

-- C'est vous, Pierre ? dit-elle.

D'un bond, je fus près d'elle et la pris dans mon bras, tandis que, de l'autre main, j'éteignais la lampe.

Malgré mon étreinte, elle put se dégager et elle me supplia de m'éloigner. Elle se jeta à mes genoux, et tout ce qu'une femme peut dire, elle le trouva : prières, menaces, caresses. La lutte fut longue ; mais comme toujours, elle triompha.

Je fis quelques pas pour m'éloigner.

-- Tu pars, me dit-elle, c'est vrai n'est-ce pas ? tu m'épargnes ; tu pars ; eh bien ! reste.

Et elle se jeta dans mes bras.

LIII

Depuis longtemps ma vie flottait sur le fleuve aux eaux troubles qui la porte, et longtemps encore sans doute il m'eût entraîné dans son courant, si tout à coup je ne m'étais brusquement trouvé arrêté et forcé de revenir en arrière, au moins par la pensée, en mesurant le chemin parcouru.

Le gouvernement impérial, après avoir fait la guerre de Crimée pour réhabiliter l'armée et noyer dans la gloire militaire les souvenirs de Décembre, avait entrepris la guerre d'Italie.

Le hasard m'avait fait traverser la rue de Rivoli au moment où l'empereur, sortant des Tuileries, se dirigeait vers la gare de Lyon pour aller prendre le commandement des troupes. J'avais accompagné son cortège et j'avais vu l'enthousiasme de la foule.

Assis dans une calèche découverte, ayant l'impératrice près de lui, il avait été acclamé sur tout son passage. En petite tenue de général de division, il saluait le peuple, et jamais souverain, je crois, n'a recueilli plus d'applaudissements. Les maisons étaient pavoisées de drapeaux français et de drapeaux sardes, et tous les cœurs paraissaient unis dans une même pensée d'espérance et de confiance : l'armée de la France allait affranchir un peuple.

La rue Saint-Antoine, la place de la Bastille que j'avais vues pendant les journées de Décembre mornes et ensanglantées, étaient encombrées d'une population enthousiaste qui battait des mains et qui, du balcon, des fenêtres, du haut des toits, acclamait de ses cris et de ses saluts celui qui, quelques années auparavant, l'avait fait mitrailler.

Comme ces souvenirs de Décembre étaient loin ! Qui se les rappelait en cette belle soirée de mai, si ce n'est Napoléon lui-même peut-être, et aussi sans doute quelques-uns de ceux qui avaient été écrasés par le coup d'État et rejetés en dehors de la vie de leur pays ?

J'avais suivi les incidents de cette guerre avec un poignant intérêt, non seulement comme un Français qui pense à sa patrie, mais encore comme un soldat qui est de cœur avec son ancien régiment : les sabres brillaient au soleil, on sonnait la charge, la poudre parlait, et moi, dans mon atelier, courbé sur mon papier blanc, je maniais le crayon.

J'avoue que plus d'une fois, pendant cette campagne, en lisant les bulletins de Palestro, de Turbigo, de Magenta, de Melegnano, j'eus des moments cruels de doute. Plus d'une fois le journal m'échappa des mains et je restai pendant de longues heures plongé dans des réflexions douloureuses.

Qui avait eu raison ? Mes camarades qui étaient restés à l'armée, ou moi qui l'avais quittée ? Ils se battaient pour la liberté d'une nation, ils étaient à la gloire, et moi j'interrogeais ma conscience, ne sachant même pas où était le bien et où était le mal. La France avait absous l'homme du coup d'État ; la France s'était-elle trompée dans son indulgence, ou bien ceux qui persistaient dans leur haine et dans leur rancune ne se trompaient-ils pas ?

La paix de Villafranca vint dissiper ces inquiétudes qui, pendant deux mois, m'avaient oppressé, et me rendre moins amers mes regrets de n'avoir point pris part à cette campagne. Cette guerre, qui m'avait paru entreprise pour une noble cause, n'avait été, en réalité, qu'une nouvelle aventure au milieu de toutes celles qui avaient déjà été poursuivies. Ne pouvant vivre d'une vie qui lui fût propre, l'Empire avait été obligé d'agir ; et il s'était laissé embarquer sur le principe des nationalités sans trop savoir où cela le conduirait.

Il lui fallait agir, il lui fallait faire quelque chose sous peine de mourir ; il avait fait la guerre en parant son ambition personnelle d'un principe qu'il était incapable de comprendre et d'appliquer. Puis, lorsqu'il avait eu assez de gloire pour redorer son prestige, il s'était subitement arrêté sans souci de ses engagements ou de son principe. Il avait gagné deux grandes batailles, de plus il avait acquis Nice et la Savoie, que lui importait le reste ? Il y avait danger à aller plus loin, mieux valait revenir en arrière. Il n'y a que les idées qui nous entraînent aux extrêmes, les intérêts savent raisonner et ne faire que le strict nécessaire ; l'idée avait été le prétexte dans cette guerre, l'intérêt dynastique la réalité.

Je voulus cependant assister à la rentrée triomphale des troupes dans Paris, car, si désillusionné que je fusse par cette paix malheureuse, je n'en étais pas moins fier de l'armée : ce n'était pas l'armée qui avait fait cette politique tortueuse, et ce n'était pas elle qui avait demandé à s'arrêter avant d'avoir atteint l'Adriatique.

Dans les dispositions morales où je me trouvais, j'aurais aimé à assister seul à cette entrée des troupes victorieuses, mais celle qui est maîtresse de ma vie et de ma volonté en disposa autrement.

-- Je pense que vous voudrez voir le défilé des troupes, me dit-elle.

-- Sans doute.

-- Cela sera bien difficile pour ceux qui n'ont pas un appartement sur les boulevards.

-- N'avez-vous pas une place réservée dans les tribunes du monde officiel ?

-- Oui, mais il ne me convient pas de l'occuper ; j'ai retenu une fenêtre sur le boulevard, à un premier étage, et j'ai pensé qu'il vous serait agréable de m'accompagner.

Nous n'étions plus au temps où je ne pouvais que difficilement l'approcher ; maintenant, le monde parisien est habitué à me voir presque partout à ses côtés, cela est admis. Je ne sais au juste ce qu'on en pense, car on n'a jamais osé m'en parler, mais enfin personne ne s'en étonne plus. Je dus accepter, et, une heure avant le défilé des troupes, nous allâmes occuper le balcon que Clotilde avait retenu.

D'instinct je déteste tout ce qui est théâtre et mise en scène. Cependant, quand je vis s'avancer les blessés traînant la jambe, le bras en écharpe, la tête bandée, j'oubliai les mâts vénitiens, les oriflammes, les arcs de triomphe en toile peinte, les larmes me montèrent aux yeux, et, comme tout le monde, je battis des mains.

Pendant mes dix années passées dans l'armée je m'étais naturellement trouvé en relation avec bien des officiers ; mes chefs, mes camarades, mes amis. J'en vis un grand nombre défiler devant moi et mes souvenirs de jeunesse allèrent les chercher et les reconnaître en tête ou dans les rangs de leurs soldats. Les uns étaient devenus généraux ou colonels et j'étais heureux de leurs succès ; les autres étaient restés dans des grades inférieurs et je me demandais les raisons de cette injustice ou de cet oubli.

Les drapeaux passaient noircis par la poudre et déchiquetés par les balles, les musiques jouaient, les tambours-majors jetaient leur canne en l'air, et au milieu des applaudissements et des cris d'orgueil de la foule, les régiments se succédaient régulièrement, les uns en grand uniforme comme pour la parade, les autres en tenue de campagne, portant dans leurs tuniques trouées et leurs képis poussiéreux les traces glorieuses de la fatigue et de la bataille.

Tout à coup, une commotion me frappa au cœur : au milieu des éclairs des sabres, au loin, j'avais vu paraître un régiment dont l'uniforme m'était bien connu, -- le mien.

Clotilde posa sa main sur mon bras.

-- Voyez-vous là-bas ? dit-elle. Cet uniforme vous parle-t-il au cœur ? C'était celui que vous portiez quand nous nous sommes rencontrés.

Pour la première fois, je restai insensible à ce souvenir d'amour ; d'autres souvenirs m'étreignaient, m'étouffaient.

Mes amis, mes camarades, mes soldats. Ils s'avançaient, et les uns après les autres je les retrouvais. Quelques-uns manquaient. Où étaient-ils ? qu'étaient-ils devenus ? Mazurier est lieutenant-colonel. Comment a-t-il pu arriver à ce grade ? Danglas n'est encore que capitaine et il n'est même pas décoré. Comme les hommes ont bonne tenue ! C'est le meilleur régiment de l'armée.

Ils passent, ils sont passés.

-- Pourquoi n'êtes-vous pas à leur tête ? me dit Clotilde ; vous seriez leur colonel.

Oui, pourquoi ne suis-je pas avec eux ? Ce mot jeté au milieu du tourbillon de mes souvenirs m'écrasa. Je quittai le balcon et j'allai m'asseoir dans un coin de la chambre ; que m'importait ce défilé maintenant, je n'étais plus dans le présent, j'étais dans le passé, j'étais avec ceux au milieu desquels ma jeunesse s'était écoulée. L'antiquité a fait une fable de la robe de Nessus, l'uniforme s'attache à la peau comme cette robe légendaire, et quoi qu'on fasse on ne peut pas l'arracher.

Je voulus les revoir, et, au lieu de rester à dîner chez Clotilde, comme je le devais, je m'en allai à Vincennes.

Les troupes rentraient dans leur camp qui occupait le grand espace dénudé compris entre le château et le fort de Gravelle.

Beaucoup de jeunes officiers et de jeunes soldats regardèrent avec indifférence ou dédain ce pékin qui venait rôder autour de leur campement ; mais les vieux voulurent bien me reconnaître et me faire fête.

Ce fut le trompette Zigang qui, le premier, me reconnut : je m'étais arrêté devant lui ; il me regarda d'un air goguenard en me lançant au nez quelques bouffées de tabac, puis ses yeux s'agrandirent, sa bouche s'ouvrit, son visage s'épanouit ; vivement, il retira sa pipe de ses lèvres, et, portant la main à son képi :

-- Holà, c'est le gabidaine .

Que de choses s'étaient passées depuis que j'avais quitté le régiment ! Que de questions ! Que de récits !

La soirée s'écoula vite ; puis après la soirée, une bonne partie de la nuit. On ne voulut pas me laisser rentrer à Paris, et je couchai sous la tente roulé dans une pelisse qu'on me prêta.

En sentant le drap d'uniforme sous ma joue, la tête pleine de récits et de souvenirs, le cœur ému, je rêvai que j'étais soldat et que je devais dormir d'un sommeil léger pour être prêt à partir le lendemain matin en expédition.

Le froid de l'aube me réveilla, car j'avais perdu l'habitude de coucher en plein air ; mais mon rêve se continua.

Pourquoi ce rêve ne serait-il pas la réalité ? Ils allaient partir, pourquoi ne pas les suivre et retourner en Afrique ? Pourquoi ne pas redevenir soldat ?

C'était au régiment qu'était le calme moral, la tranquillité de l'esprit, la vie que j'aimais.

Qu'étais-je à Paris ? L'amant d'une femme qui m'avait trahi, rien de plus. Que serais-je demain ? Ce que j'avais été hier, son amant, rien de plus.

J'avais quitté l'armée pour obéir à ma conscience. Mais depuis, dans combien de luttes cette conscience, fière autrefois, lâche maintenant, avait-elle succombé, entraînée par les faiblesses de la passion !

Et les unes après les autres toutes ces faiblesses me revinrent. Chaque fois, j'avais voulu résister et toujours j'avais succombé.

Sacrifie ton honneur au mien avait été le mot que chaque jour elle m'avait répété.

Quel rôle que le mien dans le monde parisien où je n'étais plus « Guillaume de Saint-Nérée », mais seulement « l'amant de madame de Solignac. »

Mais la clarté du soleil levant dissipa les ombres de la rêverie ; je quittai mes amis pour rentrer à Paris.

J'avais rêvé. Avec le jour ma vie reprenait son cours.

LIV

Il y a six jours, Clotilde, en descendant dans son jardin, me fit le signal qui me disait que je devais l'aller voir immédiatement. Puis, au lieu de se promener quelques instants, comme à l'ordinaire, elle rentra vivement dans la maison.

Elle paraissait troublée et marchait avec une excitation que je ne lui avais jamais vue.

Que signifiait ce trouble ? Pourquoi ce signal pressé ?

Je l'avais quittée la veille à onze heures du soir, et notre soirée s'était passée comme de coutume, sans que rien fit prévoir qu'il devait arriver quelque chose d'extraordinaire.

Et cependant ce quelque chose s'était assurément produit.

Quoi ?

Nous ne sommes plus au temps où nous nous inquiétions d'un rien ; l'habitude nous a rendus indifférents au danger. D'ailleurs, quel danger pouvait nous menacer ? D'où pouvait-il venir, de qui ?

Je ne restai point sous le coup de ces questions et je courus chez Clotilde.

L'hôtel, où régnait habituellement un ordre rigoureux, où chaque chose comme chaque personne était strictement à sa place, me parut bouleversé. Il n'y avait point de valet dans le vestibule, et au timbre du concierge m'annonçant, personne n'avait répondu.

Le timbre sonna une seconde fois, et ce fut Clotilde elle-même qui parut dans le salon où j'étais entré.

-- Que se passe-t-il donc ?

-- M. de Solignac a été rapporté hier soir dans un état très grave.

-- Hier soir ?

-- Aussitôt après votre départ, on est venu me prévenir que M. de Solignac était dans une voiture de place à moitié évanoui. Je l'ai fait porter dans sa chambre et j'ai envoyé chercher le docteur Horton.

Je dois avouer que je respirai. Ce danger n'était pas celui que je craignais, si véritablement je le craignais.

-- Qu'a dit Horton ?

-- Hier soir, il n'a rien dit, si ce n'est que l'état était fort grave. Cependant M. de Solignac a bientôt repris sa pleine connaissance. Ce matin, M. Horton, qui vient de partir, a été plus précis. M. de Solignac avait été frappé par une congestion au cerveau, ce qui avait amené son évanouissement.

-- Est-ce une attaque d'apoplexie ?

-- Je ne sais ; Horton n'en a point parlé. Il regarde cette congestion comme une menace sérieuse...

Elle s'arrêta. Je la regardai pour lire dans ses yeux le mot qu'elle n'avait pas prononcé, mais elle tenait ses paupières baissées et je ne pus pas deviner sa pensée. Comme elle ne continuait pas, je n'eus pas la patience d'attendre.

-- Ce danger est-il imminent ? dis-je à voix basse.

-- Il pourrait le devenir, m'a dit Horton, si M. de Solignac ne reste pas dans un calme absolu et surtout s'il a conscience de son état et du danger qui le menace ; une émotion vive peut le tuer.

-- Et qui lui donnera cette émotion ? vous pouvez, il me semble, faire ce calme autour de lui.

-- Moi, oui, et je le ferai assurément ; mais le trouble peut venir du dehors.

-- Vous êtes maîtresse chez vous, vous pouvez fermer votre porte.

-- Pas devant tout le monde. Ainsi vous savez qu'il est d'usage que l'empereur vienne dire adieu à ses amis mourants. Je ne pourrai pas fermer ma porte, comme vous m'en donnez le conseil, si l'empereur se présente.

-- Il n'y a qu'à lui écrire quelle est la situation de M. de Solignac, et il ne viendra pas hâter sa mort par une visite imprudente. Il me semble, d'ailleurs, qu'il ne doit pas plus aimer à faire ces visites qu'on n'aime à les recevoir.

-- J'ai pensé à écrire cette lettre, mais j'ai été retenue par un danger qui surgit d'un autre côté. Vous savez que M. de Solignac a entre les mains des papiers importants qui intéressent un grand nombre de personnages. Si on apprend aux Tuileries que M. de Solignac peut mourir, on voudra avoir ces papiers ; si ce n'est pas l'empereur lui-même qui vient les chercher, ce sera quelqu'un qui parlera en son nom et que je ne pourrai pas repousser.

-- En effet, la situation est difficile. Que comptez-vous faire ?

-- Cacher la maladie de M. de Solignac. Si on ne sait pas qu'il est malade, on ne s'inquiétera pas de lui, on ne voudra pas le voir et il se rassurera. Déjà, depuis ce matin, il a demandé plusieurs fois le nom de ceux qui s'étaient présentés pour prendre des nouvelles de sa santé. Il m'a dit qu'il voulait qu'on écrivît régulièrement le nom des personnes qui se présenteraient.

-- Comment allez-vous faire alors, puisque précisément, par suite de vos précautions, on ne se présentera pas ?

-- Je vais faire dresser un livre de faux noms que je dicterai moi-même, car la situation est telle qu'il faut que personne ne sache la maladie de M. de Solignac, alors que lui-même croira que tout le monde en est informé. Comme le docteur Horton lui a interdit de recevoir, j'arriverai peut-être à le tromper. On dira aux gens d'affaires qui voudront le voir qu'il est indisposé.

-- Mais si le secret est bien gardé par vous et vos gens, des indiscrétions peuvent être commises par les personnes chez lesquelles il a été frappé. Où a-t-il eu cette congestion ?

-- Je crois savoir chez qui, dit-elle avec embarras, mais je ne sais pas dans quelle maison et je ne peux pas le demander à M. de Solignac. Enfin je vais faire tout ce que je pourrai pour étouffer le bruit de cette maladie et je vous prie de n'en parler à personne.

-- Doutez-vous de moi ? dis-je en la regardant en face.

-- Non, mon ami, puisque je m'ouvre à vous et vous explique les conséquences terribles qu'une indiscrétion pourrait amener. Vous voyez que je n'ai pas craint de mettre la vie de M. de Solignac entre vos mains. Songez qu'il y a cinq ou six jours à peine, dimanche précisément, parlant à table, il disait : « Pour moi, à moins d'être tué par hasard ou d'être frappé d'apoplexie, je suis certain d'apprendre ma mort au moins six ou huit heures à l'avance, car je recevrai une visite qui sera plus sûre que l'avertissement du médecin ou les consolations du curé. » Maintenant que nous nous sommes vus, laissez-moi retourner près de lui. Revenez dans la journée autant de fois que vous voudrez ; je vais donner des ordres pour qu'on vous reçoive et me prévienne aussitôt.

Elle tendit la main ; je la gardai dans les miennes.

Alors, la regardant longuement et l'obligeant pour ainsi dire à relever ses paupières qu'elle tenait obstinément baissées, et à fixer ses yeux sur les miens, je lui dis ce seul mot :

-- Clotilde !

Mais elle détourna la tête, et retirant doucement sa main de dedans les miennes, elle sortit du salon sans se retourner.

J'avais bien souvent pensé à la mort de M. de Solignac. Mais ce qui flotte indécis dans notre esprit ne ressemble en rien aux faits matériels de la réalité.

M. de Solignac allait mourir. Quel résultat cette mort aurait-elle sur ma vie ?

Clotilde n'aimait pas son mari. De cela j'avais la certitude et la preuve. Elle avait fait un mariage d'argent ou plutôt de position, ce qu'on appelle dans le monde un mariage de raison. Pauvre, elle avait voulu la fortune, et elle l'avait prise où elle l'avait trouvée, sans s'inquiéter de la main qui la lui offrait. Le hasard avait servi son calcul. M. de Solignac, en dix années, avait conquis une fortune qu'on croyait considérable et qui lui avait créé une grande position dans la spéculation : il n'y avait pas d'affaire dans laquelle il n'eût mis les mains.

Les prédictions de mon camarade Poirier s'étaient réalisées, et M. de Solignac était rapidement devenu une puissance financière avec qui on avait dû compter ; en ces dernières années, ce n'étaient plus les aventuriers qui dînaient à sa table, des Partridge, des Torladès, mais les grands noms du monde des affaires. Et son habileté lui avait toujours permis de se retirer les mains pleines là où les autres restaient les mains vides.

Quelle influence cette fortune exercerait-elle sur Clotilde ?

J'étais en train de tourner et de retourner cette question, en suivant la rue Moncey, pour rentrer chez moi, quand je me sentis saisir par le bras. Je levai les yeux sur celui qui m'arrêtait, c'était Treyve.

-- Vous sortez de chez M. de Solignac, me dit-il, comment se trouve-t-il ?

-- M. de Solignac, dis-je, surpris par cette interruption, mais il va bien.

-- Tout à fait bien ; il ne se ressent donc pas de son attaque d'hier ?

-- Comment son attaque ? il n'a pas eu d'attaque.

-- Si vous me dites que M. de Solignac n'a pas eu d'attaque hier, c'est que vous avez vos raisons pour cela, et je ne me permets pas de les deviner ; seulement, quand je vous dis que M. de Solignac a eu une attaque hier soir, il ne faut pas me répondre non. Je n'avance jamais que ce dont je suis sûr, et je suis sûr de cette attaque ; si vous ne la connaissez pas, apprenez-la de ma bouche et faites-en votre profit, si profit il peut y avoir pour vous.

-- Je vous répète ce que je viens d'apprendre ; on m'a dit que M. de Solignac, que je n'ai pas vu, était indisposé, voilà tout.

-- Eh bien, mon cher, la légère indisposition de M. de Solignac n'est rien moins qu'une bonne congestion au cerveau, qui a été causée hier soir, à onze heures, par un accès de colère. Vous voyez que je précise.

-- En effet, et je commence à croire que vous êtes bien informé.

-- Comment vous commencez ? mais vous êtes donc le doute incarné. Eh bien, je vais vous achever. Vous connaissez Lina Boireau, n'est-ce pas ?

-- J'en ai entendu parler.

-- Cela suffit ; moi je la connais davantage, un peu, beaucoup, tendrement, en attendant que ce soit pas du tout. Lina a une nièce, mademoiselle Zulma, une adorable diablotine de quinze ans. Zulma connaît M. de Solignac qui, depuis un an, lui veut du bien, mais en même temps elle connaît un Arthur du nom de Polyte, qui lui veut du mal. La lutte du bon et du mauvais principe s'est précisée hier à l'occasion d'une lettre de cet aimable Polyte, qui est tombée entre les mains de M. de Solignac. En se voyant trompé pour un pâle voyou, car Polyte n'est, hélas ! qu'un pâle voyou, M. de Solignac a eu un accès de colère terrible, et il a été frappé d'une congestion chez Zulma, rue Neuve-des-Mathurins. Frayeur de l'enfant qui perd la tête et s'adresse en désespoir de cause à sa tante. On emballe M. de Solignac dans un fiacre, car un illustre sénateur, un célèbre financier ne peut pas mourir chez mademoiselle Zulma, et on l'expédie chez lui. Madame de Solignac a dû le recevoir franco, ou le cocher est un voleur.

J'étais tellement frappé de ce récit, que je restai sans répondre.

-- Me croyez-vous, maintenant ? Vous savez bien que M. de Solignac passe sans cesse d'une Zulma à une autre, et qu'il lui faut absolument des pommes vertes.

Mon parti était pris.

-- Je crois, dis-je à Treyve, que vous ferez sagement de ne pas parler de cette congestion. Si on cache la maladie de M. de Solignac, c'est qu'on a intérêt à la cacher. Je peux même vous dire que cet intérêt est considérable. Voyez donc au plus vite mademoiselle Zulma et mademoiselle Lina, et obtenez, n'importe à quel prix, qu'elles ne parlent pas de l'accident d'hier. Il y va de la fortune de M. de Solignac, même de sa vie.

Treyve leva les bras au ciel.

-- Et moi, dit-il, qui viens de raconter l'histoire à Adrien Sebert ; il va l'arranger pour la mettre dans son journal.

-- Qu'est-ce que c'est que M. Adrien Sebert ?

-- Un chroniqueur du Courrier de Paris . Comme l'histoire était drôle, je la lui ai contée ; elle sera ce soir dans son journal.

-- Il ne faut pas qu'elle y soit. Où est M. Sebert ?

-- Il m'a quitté pour aller à son journal.

-- Eh bien, donnez-moi votre carte, je vais l'aller trouver ; pour vous, courez chez votre amie Lina et faites-lui comprendre qu'il ne faut pas dire un mot de ce qui s'est passé hier.

-- Ça faisait une si belle réclame à sa nièce. Enfin, je vous promets de faire le possible et même l'impossible.

-- Notez que le secret n'a d'importance que tant que M. de Solignac est en vie ; le jour de sa mort on pourra parler.

-- Et s'il ne meurt pas ?

LV

S'il ne meurt pas.

Ce fut le mot que je me répétai en allant aux bureaux du Courrier de Paris .

S'il ne meurt pas, notre situation reste ce qu'elle a été depuis plusieurs années.

S'il meurt au contraire, Clotilde est libre, et moi je suis affranchi de toutes les servitudes, de toutes les hontes que j'ai dû m'imposer depuis que je suis son ami.

Car il y a cela de terrible dans ma position que pour le monde je suis « l'ami de la maison », aussi bien celui du mari que celui de la femme ; et le monde n'a pas tort. Par ma conduite, par mon attitude tout au moins avec M. de Solignac, j'ai autorisé toutes les insinuations, toutes les accusations. Comment le monde, en me voyant sans cesse à ses côtés, en apprenant certains services que je lui rendais, ou, ce qui est plus grave encore, ceux que je me laissais rendre par lui ; en trouvant nos noms mêlés dans mille circonstances où ils n'auraient pas dû l'être, comment le monde eût-il pu supposer que les apparences étaient mensongères et qu'en réalité, au fond du cœur, je n'avais pour cet homme que de la haine et du mépris ?

Quel poids sa mort m'enlèverait de dessus la conscience ! plus d'hypocrisie, plus de bassesses, plus de lâchetés ; Clotilde libre et moi plus libre qu'elle.

Je ne serais pas sincère si je n'avouais pas que bien souvent j'avais pensé à cette mort. Plus d'une fois je m'étais écrié : « Je n'en serai donc jamais délivré ! » Mais il était si solidement bâti, si vigoureux, si résistant, que cette mort ne m'était jamais apparue que dans un lointain brumeux. La réalité avait été plus vite que ma pensée. Maintenant il était mourant.

Et pour qu'il mourût, pour que Clotilde fût libre, pour que je le fusse, je n'avais qu'un mot à dire ou plutôt à ne pas dire.

J'étais arrivé devant les bureaux du Courrier de Paris , je m'arrêtai pour réfléchir un moment ; mais les passants qui allaient et venaient sur le trottoir ne me permettaient pas d'être maître de ma pensée. Ou plutôt le trouble qui s'était fait en moi ne me permettait pas de peser froidement les idées qui s'agitaient confusément dans mon âme. J'attribuais mon agitation aux distractions extérieures quand, en réalité, c'était un bouleversement intérieur qui m'empêchait de me recueillir.

J'allai sur le boulevard ; là aussi il y avait foule ; on me coudoyait, on me poussait ; je me heurtais à des groupes que je ne voyais pas.

Et cependant j'avais besoin de ressaisir ma volonté et ma raison ; j'avais besoin de me recueillir.

L'horloge d'un kiosque sur laquelle mes yeux s'arrêtèrent machinalement me dit qu'il était midi dix minutes ; les journaux ne se publient qu'après la Bourse, j'avais du temps devant moi, je poussai jusqu'aux Tuileries.

Tout se heurtait si confusément dans mon cerveau qu'une idée à peine formée était effacée par une nouvelle, il me fallait le calme pour descendre en moi, et avant de prendre une résolution savoir nettement ce que j'allais faire.

Il pleuvait une petite pluie fine qui avait empêché les enfants et les promeneurs de sortir ; le jardin était désert ; je ne trouvai personne sous les marronniers, dont l'épais feuillage retenait la pluie.

Je n'étais plus distrait, je n'étais plus troublé, et cependant je ne voyais pas plus clair en moi : j'étais dans un tourbillon, et mes pensées tournoyaient dans ma tête comme les feuilles sèches, alors que, saisies par un vent violent, elles tournoient dans un mouvement vertigineux.

Il allait mourir, il devait mourir et je me jetais au devant de la mort pour l'empêcher de frapper son dernier coup.

Telle était la situation ; il fallait l'envisager avec calme et voir quelle conduite elle devait m'inspirer.

Malheureusement ce calme, je ne pouvais pas l'imposer à ma raison chancelante.

Cependant cette situation était bien simple et je n'étais pour rien dans les faits qui l'avaient amenée. Elle s'était produite en dehors de moi, à mon insu, sans que j'eusse rien fait pour la préparer. Ce n'était pas moi qui avais conduit M. de Solignac chez mademoiselle Zulma, pas moi qui avais excité sa fureur, pas moi qui l'avais frappé d'une congestion mortelle. S'il mourait de cette congestion, c'est que son heure était venue et que la Providence voulait qu'il mourût.

De quel droit est-ce que j'osais me mettre entre la Providence et lui ? Cela ne me regardait point. Étais-je le fils de M. de Solignac ? son ami ?

Son ennemi au contraire, son ennemi implacable. Il m'avait pris celle que j'aimais, il m'avait réduit à cette vie misérable que je menais depuis si longtemps. Il était puni de ses infamies, et Dieu prenait enfin pitié de mes souffrances.

Et je voulais arrêter la main de Dieu ! Au moment où j'allais atteindre le but que j'avais si longtemps rêvé, je m'en éloignais. Et pourquoi ? Pour sauver un homme qui ne faisait que le mal sur la terre.

Sans doute c'eût été un crime à moi, sachant ce que Clotilde m'avait appris, d'aller répéter partout : « M. de Solignac est dans un état désespéré, et s'il apprend la vérité de la situation, il peut en mourir. » Mais ce n'est point ainsi que les choses se présentent.

Je n'ai dit à personne que M. de Solignac était mourant, et j'ai eu même la générosité de demander à celui qui pouvait répandre cette nouvelle de la cacher.

C'est bien assez. Plus serait folie. Si le journal édite cette nouvelle, si elle arrive sous les yeux de ceux qui ont intérêt à la connaître, et par eux si elle pénètre jusqu'à M. de Solignac, tant pis pour lui ; ce ne sera pas ma faute.

Dieu l'aura voulu.

Je n'avais rien à faire, je n'avais qu'à laisser faire, ce qui était bien différent.

Cette conclusion apaisa instantanément le tumulte qui m'avait si profondément troublé. Je m'assis sur un banc. Rien ne pressait plus, puisque je n'irais pas au journal. Je me mis à regarder des pigeons qui roucoulaient dans les branches.

Le jardin était toujours désert et les oiseaux causaient en liberté. Au loin on entendait le murmure de la ville.

-- Rien à faire, me disais-je. S'il doit mourir, il mourra ; s'il doit guérir, il guérira ; cela ne me regarde en rien. Les choses iront comme elles doivent aller.

Toute la question maintenant était de savoir s'il vivrait ou s'il mourrait. À son âge une congestion devait être mortelle. La mort était donc la probabilité. Clotilde serait veuve. Enfin !

Mais à cette idée je ne sentis pas en moi la joie qui aurait dû me transporter ; au contraire.

Je me levai et repris ma marche sous les arbres, plus troublé peut-être qu'au moment où je discutais ma résolution ; et, cependant, cette résolution était prise, maintenant, elle avait été raisonnée, pesée. D'où venait donc le tumulte qui soulevait ma conscience ?

-- Et quand il sera mort, me criait une voix, crois-tu que tu ne te souviendras pas que tu avais aux mains un moyen pour empêcher cette mort et que tu as tenu tes mains fermées ? Si cette visite dont on t'a parlé a lieu, si elle le tue, pourras-tu te croire innocent ? Quand tu embrasseras ta Clotilde, qui maintenant sera bien ta Clotilde , un fantôme ne se dressera-t-il pas derrière elle ? En racontant cette nouvelle, Treyve ne savait pas l'effet qu'elle pouvait produire ; toi, tu le connais, cet effet, et cependant tu permets qu'on publie la nouvelle. Tu appelles cela laisser aller les choses à la grâce de Dieu. As-tu le droit de laisser accomplir ce que tu peux empêcher ? Ne tendras-tu pas la main à l'homme qui se noie et te diras-tu que c'est Dieu qui l'a voulu ? Cet homme est ton ennemi. Mais c'est là ce qui, précisément, aggrave ton crime. Sa mort t'affranchit de tes lâchetés de chaque jour ; tu seras libre. Le seras-tu, vraiment, et le poids du remords ne t'écrasera-t-il pas ?

J'ai dit le mauvais, je peux dire le bon. Lorsque cette pensée se fut précisée dans mon esprit, je n'hésitai plus, et, quittant aussitôt les Tuileries, je repris le chemin du Courrier de Paris .

Deux heures sonnaient à l'horloge, ne serait-il pas trop tard ?

Je demandai M. Sebert ; on me répondit qu'il était parti après avoir corrigé ses épreuves. Je n'avais pas prévu cela. Je demandai où je pourrais le trouver. On me répondit : à cinq heures au café du Vaudeville.

-- Et à quelle heure paraît le journal ?

-- À trois heures et demie.

Je restai un moment déconcerté. Si je ne pouvais voir le rédacteur qu'à cinq heures et si le journal paraissait à trois heures et demie, il m'était donc impossible d'empêcher la nouvelle de paraître.

-- Si c'est pour affaire de rédaction, me dit le garçon de bureau, vous pouvez voir le secrétaire de la rédaction.

Assurément je devais le voir. J'entrai donc au bureau du secrétaire et lui expliquai le but du ma visite. Je m'adressais à sa complaisance pour qu'il ne publiât point la nouvelle de l'accident qui était arrivé à M. de Solignac.

-- Le fait est vrai, n'est-ce pas ? dit-il en mettant son pince-nez pour me regarder.

-- Très vrai.

-- Alors, monsieur, je suis désolé de vous dire que je ne peux pas ne pas le publier.

-- Cette publication peut tuer M. de Solignac s'il lit votre journal ou si quelqu'un lui parle de votre article.

-- Cela pourrait peut-être arriver si l'article était rédigé dans une forme inquiétante. Mais cela n'est pas. Nous nous contentons d'annoncer le fait lui-même. M. de Solignac sait bien qu'il a éprouvé un accident.

-- Il faudrait qu'il fût seul à le savoir, tous les jours on se sent malade et l'on ne s'inquiète que quand on est averti par ses amis.

-- M. de Solignac serait le premier venu, je vous dirais tout de suite que je vais supprimer cette nouvelle. Mais il n'en est pas ainsi. Mieux que personne, puisque vous êtes l'ami de M. de Solignac, vous savez quelle position il occupe.

-- Il ne faut pas s'exagérer l'importance de cette position ; ce n'est pas parce que M. de Solignac est malade, que l'État est en danger ou que la Bourse va baisser.

-- La Bourse, non, c'est-à-dire la Rente, mais les affaires dont M. de Solignac est le fondateur ? C'est là ce qui donne une véritable importance à cette nouvelle. La mort de M. de Solignac peut ruiner bien des gens, car il est l'âme de ses entreprises. Excellentes tant qu'il les dirige, ces entreprises peuvent devenir mauvaises le jour où il ne sera plus là. Vous voyez donc que, sachant la maladie de M. de Solignac, il nous est impossible de n'en pas parler. On ne fait pas un journal pour soi, on le fait pour le public, et c'est un devoir d'apprendre au public tout ce qui peut l'intéresser. La maladie de M. de Solignac l'intéresse, je la lui annonce.

J'insistai ; il ne se laissa point toucher.

-- Le rédacteur en chef est absent pour le moment, me dit-il en manière de conclusion ; je pense qu'il va rentrer avant la mise en pages ; vous lui expliquerez votre demande, et s'il consent à supprimer la nouvelle, ce sera bien.

-- Et s'il ne rentre pas ?

-- Je la publierai.

J'attendis. Rentrerait-il à temps, ou rentrerait-il trop tard ?

-- Si j'étais venu il y a deux heures, aurais-je trouvé votre rédacteur en chef ici ? demandai-je.

-- Non monsieur ; il n'est pas venu aujourd'hui.

Je respirai. Les minutes, les quarts d'heure s'écoulèrent. Le rédacteur en chef n'arrivait pas. Trois heures sonnèrent, puis le quart, puis la demie. Il ne viendrait pas. La nouvelle paraîtrait.

-- On va serrer la troisième page, dit un gamin coiffé d'un chapeau de papier.

-- C'est celle où se trouve le fait Solignac, me dit le secrétaire de la rédaction.

Décidément Dieu le voulait. J'avais fait le possible.

À ce moment, la porte s'ouvrit.

-- Voici le rédacteur en chef, dit le secrétaire. Et il expliqua à celui-ci ce que je demandais.

-- Vous tenez beaucoup à ce que cette nouvelle ne paraisse pas ? me dit le rédacteur en chef.

-- Je tiens à faire tout ce que je pourrai pour l'empêcher.

-- Eh bien ! qu'on la supprime.

Il me fallut le remercier. Je tâchai de le faire de bonne grâce.

-- Si vous voulez empêcher cette nouvelle d'être connue, me dit le secrétaire de la rédaction, il faudrait voir Sebert ; car il va la mettre dans sa correspondance belge. Vous le trouverez au café du Vaudeville à cinq heures.

J'attendis M. Sebert jusqu'à cinq heures et demie, et une fois encore je crus que malgré mes efforts la nouvelle serait publiée ; mais enfin il arriva ; on me le désigna et il me fit le sacrifice de sa nouvelle. Tout d'abord il me refusa, j'insistai, il céda.

Je rentrai chez moi brisé : je trouvai un mot de Clotilde : M. de Solignac était mort à cinq heures.

Cette fois je respirai pleinement.

LVI

M. de Solignac mort, je croyais que Clotilde serait la première à me parler de l'avenir.

Cela pour moi résultait de nos deux positions : elle était riche et j'étais pauvre.

Sa fortune, il est vrai, n'était pas ce qu'on avait cru, car les affaires de M. de Solignac étaient fort embrouillées ou plus justement fort compliquées ; mais leur liquidation, si mauvaise qu'elle fût, promettait encore un magnifique reliquat.

En tous cas cette fortune, alors même qu'elle serait diminuée dans des proportions improbables, serait toujours une grosse fortune en la comparant à ce que je pouvais mettre à côté d'elle, puisque mon avoir se réduit à rien.

Bien souvent, pensant à la mort de M. de Solignac et l'escomptant, si j'ose me servir de ce mot, je m'étais dit que, pour ce moment, il me fallait une fortune ou tout au moins une position pour l'offrir à Clotilde.

Malheureusement, une fortune ne s'acquiert point ainsi à volonté, et par cette seule raison qu'on en a besoin. Tous les jours, il y a des gens de bonne foi naïve qui se disent en se levant que décidément le moment est arrivé pour eux de faire fortune, et qui cependant se couchent le soir sans avoir pu réaliser cette idée judicieuse. Comment aurais-je fait fortune, d'ailleurs ? Avec mes dessins, c'est à peine s'ils m'ont donné le nécessaire ; car s'il y a des dessinateurs qui gagnent de l'argent, ce sont ceux qui joignent au talent un travail régulier, et ce n'est pas là mon cas. Je n'ai pas de talent, et je n'ai jamais pu travailler régulièrement, ce qui s'appelle travailler du matin au soir.

La seule chose que j'aie pu faire avec régularité, avec emportement, avec feu, ç'a été d'aimer.

Par là, par ce côté seulement, j'ai été un artiste. En ce temps de calme, de bourgeoisie et d'effacement, où l'amour ne semble plus être qu'une affaire comme les autres dans laquelle chacun cherche son intérêt, j'ai aimé. Pendant huit ans, ma vie a tenu dans le sourire d'une femme. Je me suis donné à elle tout entier, esprit, volonté, conscience. Je n'ai eu qu'un but, elle, qu'un désir, elle, toujours elle.

Durant ces huit années, la grande affaire, pour moi, n'a pas été le Grand-Central, l'attentat d'Orsini ou les élections de Paris, mais simplement de savoir le lundi si Clotilde allait à l'Opéra, et le mardi si elle irait aux Italiens ; puis, cela connu, ma grande affaire a été d'aller moi-même à l'Opéra ou aux Italiens. J'ai été le satellite d'un astre qui m'a entraîné dans ses mouvements, ne m'en permettant pas d'autres que ceux qu'il accomplissait lui-même.

Il est facile de comprendre, n'est-ce pas, qu'à vivre ainsi on ne fait pas fortune ? C'est ce qui est arrivé pour moi.

Pécuniairement, je suis exactement dans la même situation qu'au moment où j'ai donné ma démission. Vingt fois, peut-être cinquante fois, M. de Solignac m'a offert des occasions superbes pour gagner sans peine de grosses sommes qui, mises bout à bout et additionnées, eussent bien vite formé une fortune. Mais, grâce au ciel, je n'en ai jamais profité. Il suffisait qu'elles me vinssent de M. de Solignac pour qu'il me fût impossible de les accepter. Quant à celles qui ont pu se présenter autrement (et dans le monde où je vivais elles ne m'ont pas manqué), je n'ai jamais eu le temps de m'en occuper. Je ne m'appartenais pas ; mon intelligence comme mon cœur étaient à Clotilde.

Donc je n'avais rien et c'était vraiment trop peu pour demander en mariage une femme riche.

Si vous étiez bon pour être son amant, me dira-t-on, vous l'étiez encore pour devenir son mari. Sans doute, cet argument serait tout-puissant si le monde était organisé d'après la loi naturelle ; mais comme il est réglé par les conventions sociales, ce raisonnement, qui tout d'abord paraît excellent, se trouve en fin de compte n'avoir aucune valeur.

Dans ces conditions, je n'avais qu'une chose à faire : attendre que Clotilde me parlât de ce mariage.

Assez souvent elle m'avait dit : « Suis-je ta femme, m'aimes-tu comme ta femme », pour me répéter ces paroles alors qu'elles pouvaient prendre une signification immédiate et devenir la réalité. Il me semblait qu'elle m'aimait assez pour venir au-devant de mes espérances.

Cependant ce ne fut point cette question de mariage qu'elle aborda, mais bien une autre à laquelle, je l'avoue, j'étais loin de penser.

Pendant son mariage, Clotilde avait été si peu la femme de M. de Solignac, que je n'avais pas cru que la mort de celui dont elle portait le nom dût amener le plus léger changement entre nous. Nous serions un peu plus libres, voilà tout, et cette liberté avait été si grande, qu'elle ne pouvait guère l'être davantage, à moins que je n'allasse demeurer chez elle.

Faut-il dire que j'eus peur qu'elle ne m'en fit la proposition ? Que je la connaissais peu !

-- Mon ami, me dit-elle un soir, peu de temps après la mort de M. de Solignac, le moment est venu de traiter entre nous une question délicate.

-- Depuis plusieurs jours j'attends que vous l'abordiez la première, et je ne saurais vous dire combien je suis heureux de vous voir mettre tant d'empressement à venir au-devant de mes désirs.

Elle me regarda avec surprise ; mais j'étais si bien convaincu qu'elle ne pouvait que vouloir me parler de notre mariage, que je ne m'arrêtai pas devant cet étonnement et je continuai :

-- Avant tout, laissez-moi vous dire ce que vous savez, mais ce que je veux répéter, c'est que rien n'est au-dessus de mon amour pour vous ; c'est cet amour qui a fait ma vie, il la fera encore. Assurément, le rôle que joue dans le monde un homme pauvre qui épouse une femme riche est fort ridicule, et il l'expose à toutes sortes d'humiliations, à toutes sortes d'accusations. Personne ne veut admettre la passion, tout le monde croit à la spéculation. Que cela ne vous arrête pas : aimé par vous, les accusations ne m'atteindront pas, les humiliations glisseront sur mon cœur, si bien rempli qu'il n'y aura place en lui que pour la joie.

Elle ne me laissa pas aller plus loin ; de la main elle m'arrêta :

-- Ce n'est pas de l'avenir que je veux vous parler, me dit-elle, nous avons tout le temps de nous en occuper, c'est du présent. La mort de M. Solignac m'impose des convenances que nous devons respecter.

-- Ah ! c'est de questions de convenances que vous voulez m'entretenir, dis-je, tombant du rêve dans la réalité, rougissant de ma naïveté, humilié de ma sottise, profondément blessé dans ma confiance.

-- Vous sentez, n'est-ce pas, que nous ne pouvons pas garder maintenant les habitudes que nous avions au temps de M. de Solignac.

-- Vraiment ?

-- Oh ! j'entends en public. Une veuve est obligée à une réserve dont une femme est affranchie par l'usage.

-- L'usage est admirable.

-- Il ne s'agit pas de savoir s'il est ou s'il n'est pas admirable ; il est, cela suffit pour que je désire lui obéir et pour que je vous demande de me faciliter cette tâche... pénible. Si vous y consentez, nous ne nous verrons donc que dans l'intimité la plus étroite. Si nous étions maintenant ce que nous étions naguère, ce serait nous afficher pour le présent, et en même temps ce serait donner de notre passé une explication que le monde ne pardonnerait pas.

Je n'avais rien à répondre à cette morale mondaine, ou plutôt la surprise, l'indignation et la douleur ne me permettaient pas de dire ce que j'avais dans le cœur : les paroles seraient allées trop vite et trop loin.

Je me conformai à ce qu'elle exigeait, nous adoptâmes un genre de vie qui devait respecter ses singuliers scrupules, et bien entendu il ne fut pas question entre nous de mariage. Nous avions le temps, suivant son expression ; ce n'était pas à moi maintenant qu'il appartenait de s'occuper de notre avenir ; l'expérience du présent m'était une trop cruelle leçon.

Le temps s'écoulait ainsi, lorsqu'un fait se présenta qui exaspéra encore ma réserve à ce sujet. Clotilde se trouva enceinte.

De même qu'elle m'avait souvent parlé autrefois de son désir d'être ma femme, de même elle m'avait parlé souvent aussi de son désir d'avoir un enfant. « Un enfant de toi, me disait-elle, un enfant qui te ressemble, qui porte ton nom, pourquoi n'est-ce pas possible ? » Il semblait donc que, ce souhait réalisé, elle devrait en être heureuse.

Ce fut la figure sombre et avec un véritable chagrin qu'elle m'annonça cette nouvelle.

Mon premier mouvement fut un transport de joie ; mais je n'étais malheureusement plus au temps où je m'abandonnais à mon premier mouvement. Avant de répondre par un mot ou par un regard de bonheur, j'examinai Clotilde : son attitude me confirma ce que le son de sa voix m'avait déjà indiqué.

Pour toute autre femme, il n'y avait qu'une issue à cette situation, le mariage. Mais telles étaient les conditions dans lesquelles nous nous trouvions placés que je ne pouvais pas prononcer ce mot si simple, car aussitôt l'enfant devenait un moyen dont je me serais servi pour forcer un consentement qu'on ne donnait pas de bonne volonté.

Je ne répondis pas.

-- Vous ne me répondez pas, dit-elle, en me regardant.

-- Vous êtes convaincue, n'est-ce pas, que ce que vous m'apprenez me donne la joie la plus grande que je puisse recevoir de vous ; mais que puis-je vous répondre ? C'est à vous de parler. Que voulez-vous pour nous ? que voulez-vous pour cet enfant ? que voulez-vous pour moi ?

Elle resta pendant plusieurs minutes silencieuse :

-- J'ai la tête troublée, dit-elle, je ne saurais prendre en ce moment une résolution sur un sujet de cette importance ; laissez-moi réfléchir, nous en reparlerons.

Ce retard ne donnait que trop clairement à entendre ce que serait cette résolution. Elle fut en effet d'attendre, attendre encore ; un mariage suivant de si près la mort de M. de Solignac était un aveu brutal. On cacherait la grossesse, et pour cela nous irions à l'étranger.

Ce fut ainsi que nous partîmes pour l'Angleterre et que nous allâmes nous établir dans l'île de Wight, à Ryde, où, sous un faux nom, nous occupâmes une villa de Brigstoche Terrace .

J'aurais eu le cœur libre de toute préoccupation que les sept mois que nous passâmes là auraient assurément été les plus beaux de ma vie. Nous étions libres, nous étions seuls, et jamais amants, jamais mari et femme n'ont vécu dans une plus étroite intimité. Pour tout le monde, en effet, nous étions mari et femme, excepté pour nous, hélas !

Cependant ces sept mois s'écoulèrent vite dans cette île charmante où chaque jour nous faisions de délicieuses promenades, et où les jours de pluie nous avions pour nous distraire la vue splendide qui de notre terrasse s'étendait sur les côtes du Hampshire, le détroit du Solent et les flottes de navires aux blanches voiles qui passent et repassent sans cesse dans cette baie.

Quand le terme fatal arriva, nous quittâmes l'île de Wight pour Londres, obéissant en cela à une nouvelle exigence de Clotilde.

-- Vous vous êtes jusqu'à présent conformé à mon désir, me dit-elle, et je saurai un jour vous payer le sacrifice que vous m'avez fait si généreusement. Maintenant, j'ai une nouvelle grâce à vous demander. Il faut que la naissance de notre enfant soit cachée. Ici, il serait trop facile de la découvrir. Allons à Londres.

Nous allâmes à Londres où elle donna naissance à une fille que j'appelai Valentine, du nom de ma mère.

-- Maintenant, me dit Clotilde, tu es bien certain que je serai ta femme, n'est-ce pas, et notre enfant doit te rassurer mieux que toutes les promesses. Laisse-moi donc arranger notre vie pour assurer notre amour sans rien compromettre.

Au bout d'un mois, nous revînmes à Paris et j'allai conduire ma fille chez une nourrice qui m'avait été trouvée à Courtigis sur les bords de l'Eure. La veuve d'un de mes anciens camarades, madame d'Arondel, habite ce pays ; c'est une très excellente et très digne femme qui voulut bien me promettre de veiller sur ma fille et d'être pour elle une mère en attendant le moment où la mère véritable voudrait se faire connaître.

LVII

La naissance de ma fille fit ce que les observations, les inductions, les raisonnements n'avaient pu faire, elle me démontra jusqu'à l'évidence que Clotilde ne voulait pas me prendre pour mari.

Pourquoi ?

Un autre que moi examinant cette question eût trouvé l'explication de sa résistance dans des raisons personnelles, c'est-à-dire dans la fatigue d'une liaison qui durait depuis trop longtemps. Seul peut-être je ne pouvais accepter cette conclusion, car chaque jour j'avais des preuves certaines que son amour ne s'était point affaibli et qu'il était maintenant ce qu'il avait été pendant les premiers mois de notre liaison. Seulement, la mort de Solignac ne lui avait pas fait faire un pas décisif : Clotilde voulait bien être aimée par moi, elle voulait bien m'aimer, elle ne voulait pas plus.

Ce n'était donc pas dans des raisons personnelles qu'il fallait chercher, mais dans des raisons professionnelles, si l'on peut s'exprimer ainsi, c'est-à-dire que le motif déterminant de son refus était dans ma position. Elle ne voulait pas prendre pour mari, un homme qui n'était rien et qui n'avait rien. En agissant ainsi, était-elle entraînée par l'intérêt ? Jamais je ne lui ait fait l'injure de le supposer un instant ; légataire de M. de Solignac, elle était assez riche pour n'avoir pas besoin de s'enrichir par un nouveau mariage. Ce qui la dominait, c'était l'opinion du monde. Elle ne voulait pas qu'on pût dire qu'elle avait épousé par amour un homme de rien. Que le monde, au temps où elle était mariée, dît que cet homme était son amant, elle n'en avait eu souci. Mais qu'il dît maintenant que de cet amant elle faisait son mari, c'était ce qu'elle ne pouvait supporter. Étrange morale, contradiction bizarre, tout ce qu'on voudra ; mais c'était ainsi ; et d'ailleurs, il ne serait peut-être pas difficile de trouver d'autres femmes qui aient agi de cette manière.

Avant la naissance de Valentine, j'avais souffert de ne pas voir Clotilde venir au-devant de mes désirs en me donnant ce dernier témoignage d'amour. Mais enfin, comme elle m'aimait, comme elle me donnait d'autres marques de tendresse, comme rien n'était changé dans notre vie intime, je m'étais résigné à rester dans cette situation tant qu'elle voudrait la garder : pourvu que je la visse chaque jour ; pourvu qu'elle fût à moi, c'était l'essentiel. Le mariage viendrait plus tard, s'il devait venir. J'avais son amour, et c'était son amour seul que je voulais ; le sacrement matrimonial ne pouvait y ajouter que les joies de l'intérieur et du foyer.

Mais la naissance de Valentine changeait complètement la situation. Il fallait qu'elle eût un père, une mère, une famille, la chère petite. Et le mariage, qui pour nous n'était pas rigoureusement exigé, le devenait pour elle ; il fallait qu'elle fût notre fille, pour elle d'abord, et aussi pour nous.

Arrivé à cette conclusion, je me décidai à forcer le consentement de Clotilde. Pour cela, je n'avais qu'un moyen, un seul, conquérir un nom ou une fortune, et, ainsi armé, exiger ce qu'on ne m'offrait pas.

Malheureusement on ne conquiert pas un nom ou une fortune du jour au lendemain : il faut des conditions particulières, du temps, des occasions et encore bien d'autres choses. J'examinai le possible, et après avoir reconnu que j'étais absolument incapable de faire fortune, je m'arrêtai à l'idée de tâcher de me faire un nom dans la guerre d'Amérique. Il me sembla que pour un homme déterminé qui connaissait la guerre, il y avait là des occasions de se distinguer : les Américains avaient besoin de soldats, ils accueilleraient bien, sans doute, ceux qui se présenteraient.

Sans doute, pour réaliser cette idée, il me fallait quitter Clotilde, quitter ma fille, mais c'était un sacrifice nécessaire, et, si douloureux qu'il pût être, je ne devais pas hésiter à me l'imposer.

Avant de partir pour l'Amérique, je voulus m'y préparer un bon accueil et m'entourer d'appuis et de recommandations, qui pouvaient m'être utiles. Pour cela, je songeai à m'adresser à mon ancien camarade Poirier, qui, si souvent, m'avait fait des offres de service que je n'avais pas pu accepter.

Devenu général, Poirier était maintenant un personnage dans l'État ; il avait l'oreille et la confiance de son maître et tout le monde comptait avec lui ; il pouvait à peu près ce qu'il voulait. Pour ce que je désirais obtenir, cette toute-puissance n'eût pas pu cependant m'être d'une grande utilité ; mais il avait épousé une riche Américaine, et je savais que la famille de sa femme jouissait d'une influence considérable aux États-Unis.

Sans avoir entretenu des relations suivies, nous nous étions assez souvent rencontrés, et toujours il m'avait raillé de ce qu'il appelait « la fidélité de ma paresse » ; dans les circonstances présentes, il voudrait peut-être m'aider à m'affranchir de cette « paresse ».

Je lui écrivis pour lui demander un rendez-vous ; il me répondit aussitôt qu'il me recevrait le lendemain matin, entre neuf et dix heures. À neuf heures, je me présentai à l'hôtel qu'il occupe au haut des Champs-Élysées.

Non content d'être devenu général et d'occuper deux ou trois fonctions de cour qui lui font une riche position, Poirier, comme M. de Solignac et comme beaucoup d'autres, a profité de sa situation pour faire des affaires, et il y a bien peu d'entreprises dans lesquelles il n'ait la main. Je trouvai dans le salon d'attente cinq ou six spéculateurs que j'avais l'habitude de voir chez M. de Solignac. Je crus qu'il me faudrait attendre et ne passer qu'après eux, mais quand j'eus donné mon nom, on me fit entrer aussitôt dans le cabinet du général.

En veston du matin, Poirier était assis dans un fauteuil, et trois enfants, dont l'aîné n'avait pas cinq ans, jouaient autour de lui, l'un lui grimpant aux jambes, les autres se roulant sur le tapis.

-- Pardonnez-moi de ne pas me lever, me dit-il, mais je ne veux pas déranger M. Number one.

Et comme je le regardais :

-- Vous cherchez M. Number one, dit-il en riant. J'ai l'honneur de vous le présenter ; le voici, c'est mon fils aîné. Maintenant, voici miss Number two, ma fille ; puis Number three, mon second fils ; quant à miss Number four, elle dort avec sa nourrice. Je me perdais dans les noms de mes enfants ; j'ai trouvé plus commode de les désigner par un numéro. Je sais d'avance comment ils s'appelleront, car Number four n'est pas le dernier. Un enfant tous les ans, mon cher, il n'y a que cela pour qu'une femme vous laisse tranquillité et liberté ; elle s'occupe de sa famille, elle se soigne elle-même et elle ne peut pas faire de reproches à un mari aussi... bon mari. Quant à doter ou à caser tout ce petit monde, la France y pourvoira. Je vous recommande mon exemple et je vous assure qu'il est bon à suivre. Venez-vous m'annoncer votre mariage ?

-- Je viens vous demander si vous pouvez me faire admettre dans l'armée américaine avec mon grade de capitaine ?

-- Vous voulez quitter Paris, vous, maintenant ?

-- Je suis arrivé à un âge où il faut absolument que je me fasse une position, et je viens vous prier de m'y aider.

-- Vous voulez une position et vous voulez en même temps quitter la France ! pardonnez ma surprise, mais ce que vous me dites là est tellement extraordinaire pour quelqu'un qui vous connaît et qui vous a suivi comme moi, que vous ne vous fâcherez pas, je l'espère, de mes exclamations.

-- Nullement ; vous avez le droit d'être surpris d'une détermination qui ne peut pas être plus étrange pour vous qu'elle ne l'est pour moi-même.

-- Alors, très bien. Mais revenons à votre affaire. Vous voulez prendre du service dans l'armée américaine. Dans laquelle, celle du Nord ou celle du Sud ? Mon beau-père est pour le Nord et les oncles de ma femme sont pour le Sud ; je puis donc vous servir dans l'un ou l'autre parti, et je le ferai avec plaisir. Seulement, si vous me permettez un conseil, je vous engagerai à ne prendre ni l'un ni l'autre.

-- Et pourquoi ?

-- Parce que, pour prendre tel ou tel parti, il faut savoir d'avance celui qui triomphera, et dans la guerre d'Amérique, la question, en ce moment, est difficile. Le Nord ? le Sud ? Pour moi, je n'en sais rien. À quoi vous servira de vous être battu pour le Nord, si c'est le Sud qui triomphe ? Vous serez un vaincu, et il faut toujours s'arranger pour être un vainqueur ; au moins, c'est ma règle de conduite, et je la crois bonne. Je ne vous conseille donc pas de prendre du service en Amérique.

-- J'aurais bien des choses à répondre à votre théorie, mais ce que je veux dire seulement, c'est que si l'idée m'est venue d'aller en Amérique, c'est qu'il n'y a qu'en Amérique qu'on fasse la guerre en ce moment, et comme c'est par la guerre seule que je peux gagner la position que je veux, il faut bien que j'aille où l'on se bat.

-- Alors nous pouvons nous entendre ; dès lors que c'est une affaire, une bonne affaire que vous cherchez, j'ai mieux à vous proposer que ce que vous avez en vue. Mais qui m'eût dit que vous seriez un jour ambitieux ? comme les hommes changent !

-- Hélas !

-- Je ne dis pas hélas comme vous, car comment gouverner un pays si tous les hommes gardaient les illusions de la jeunesse ? Enfin voici ce que j'ai à vous offrir. S'il n'y a qu'aux États-Unis qu'on se batte en ce moment, on pourrait bientôt se battre ailleurs, c'est-à-dire au Mexique. Vous savez que l'Espagne, l'Angleterre et la France ont des réclamations à adresser à ce pays pour des dettes qu'il ne paye pas. Si le Mexique ne s'exécute pas de bonne volonté, on l'exécutera par la force. Les choses en sont là pour le moment, et ce qui rend une expédition assez probable, c'est que dans les réclamations de la France, se trouve une créance qui est une affaire personnelle pour l'un des maîtres de notre gouvernement. En un mot, un banquier de Mexico nommé Jecker demande au gouvernement mexicain quinze millions de piastres, et sur cette somme il abandonnera 30 pour 100 à un de nos amis, si celui-ci parvient, par un moyen quelconque, à le faire payer. Vous comprenez, n'est-ce pas, que si un tel personnage est dans l'affaire, il saura en tirer parti, et que, coûte que coûte, il la poussera jusqu'au bout ?

-- Jusqu'à faire la guerre ?

-- Jusqu'à tout. Mais cette affaire n'est pas celle que je veux vous proposer. Le puissant associé qu'a su trouver Jecker a éveillé des convoitises au Mexique. On a pensé ne pas s'en tenir au recouvrement des créances, et l'on est venu m'offrir l'achat de mines d'or, d'argent et de diamants dans deux provinces. Ces mines, paraît-il, sont d'une richesse extraordinaire, et elles pourraient être la source d'une immense fortune pour ceux qui les exploiteront. Je ne puis aller au Mexique voir ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on me raconte : voulez-vous y aller à ma place ?

-- Je ne verrais rien ; je ne connais pas les mines.

-- Vous savez l'espagnol, et, de plus, vous êtes le seul homme en qui j'aie une confiance absolue ; d'avance, je suis certain que vous ne tâcherez pas de prendre pour vous seul l'affaire que je vous offre, et que vous vous contenterez de la part qui vous sera faite, laquelle part, bien entendu, sera considérable. Quant à ce qui est des mines, je vous donnerai un ingénieur que vous dirigerez et qui vous renseignera sur la partie technique de l'affaire.

-- Je vous demandais la guerre et c'est la fortune que vous me proposez.

-- La guerre n'était-elle pas pour vous une occasion de faire fortune ? prenez celle qui se présente, elle est moins dangereuse et plus sûre. Pour vous montrer une partie des chances qu'elle offre, je dois ajouter à ce que je vous ai dit que j'ai l'espérance de la faire accepter par l'empereur. Déjà il a été question pour lui d'acheter la terre d'Encenillas, dans la province de Chihuahua. Mon affaire est beaucoup plus belle ; je crois qu'elle pourra le tenter. Il a toujours eu les yeux tournés vers le Mexique ; autrefois, il a voulu percer l'isthme de Tehuantepec et depuis il s'est enthousiasmé pour le triomphe des races latines dans l'ancien et le nouveau continent. Si je l'entraîne dans mon projet, c'est pour nous la fortune la plus considérable qu'on puisse rêver ; c'est l'exploitation des mines du Mexique qui, pendant plusieurs siècles, a fait la grandeur de l'Espagne. Cela vaudra bien les 75 millions de notre ami.

Pendant plus d'une heure, il m'exposa aussi son idée que je résume dans ces quelques mots ; puis il me donna jusqu'au lendemain pour lui rapporter une réponse définitive.

LVIII

Il y a si longtemps que j'ai interrompu le récit de mes confidences, que je ne sais trop où je l'ai arrêté. Tant de choses se sont passées depuis, que les faits se brouillent dans ma mémoire et que je ne sais plus ce que j'ai dit ou n'ai pas dit. Il me semble que j'en étais resté à ma première entrevue avec Poirier, celle dans laquelle il m'a proposé de venir au Mexique. C'est là que je vais reprendre mon récit. Si je me répète, je réclame ton indulgence.

Je sortis de chez Poirier fort troublé, perplexe et incertain sur ce que je devais faire. Ce mirage des millions m'avait ébloui ; je ne voyais plus clair en moi. Sensible à l'argent, quelle chute et quelle honte !

Mais en réalité ce n'était pas à l'argent que j'étais sensible, c'était au but qu'il me permettait d'atteindre promptement et sûrement. En prenant du service dans l'armée américaine j'arriverais peut-être à conquérir un grade élevé. Mais il y avait un peut-être, tandis que dans la proposition de Poirier, il y avait une certitude. C'était une fortune, et cette grosse fortune me donnait Clotilde et ma fille ; en quelques mois, j'obtenais la réalisation assurée de mes désirs. À mon retour du Mexique, je pouvais parler hautement, et Clotilde n'avait plus de raisons pour se défendre et attendre.

On dit qu'on ne peut pas savoir si l'on est solidement honnête, quand on ne s'est pas trouvé mourant de faim, devant un pain qu'on pouvait dérober en allongeant la main. On devrait dire de même qu'on ne sait pas quelle est la solidité de la conscience, quand elle n'a eu à lutter que pour résister à nos propres besoins et non à ceux des êtres que nous aimons. Se sacrifier à son devoir n'est pas bien difficile ; ce qui l'est, c'est de sacrifier sa femme, son enfant.

Seul, j'avais donné ma démission pour ne pas servir le gouvernement du coup d'État ! Amant et père, je balançais pour savoir si j'accepterais ou refuserais de m'associer à l'auteur même de ce coup d'État. Que de distance parcourue en dix années ! Autrefois, la seule idée d'une pareille association m'eût indigné ; maintenant je la discutais et je cherchais des raisons pour ne pas la repousser.

Par malheur je n'en trouvais que trop. Cependant quand j'allai le soir chez Clotilde, j'étais encore irrésolu.

Elle était si bien habituée à lire sur mon visage ce qui se passait dans mon âme ou dans mon esprit, que son premier mot fut pour me demander quel sujet me préoccupait.

-- On m'a proposé aujourd'hui d'aller au Mexique.

-- Au Mexique, vous ?

-- Et l'on m'a offert le moyen de gagner une fortune considérable.

-- Vous avez souci de la fortune maintenant.

-- J'ai souci de vous et de Valentine.

-- Il me semble que nous n'avons pas besoin que vous nous gagniez une fortune, et si votre voyage au Mexique n'a pas un autre but, vous pouvez ne pas l'entreprendre.

-- Faut-il être franc et ne m'en voudrez-vous pas si je vous dis toutes les pensées qui ont traversé mon esprit inquiet ?

-- Je vous en veux, ayant eu ces idées, de me les avoir cachées.

-- Eh bien, j'ai cru que si vous n'aviez point encore réalisé le rêve que nous caressions tous deux autrefois, en un mot, que si vous n'aviez pas encore décidé notre mariage, c'est que vous aviez été, c'est que vous étiez arrêtée par des raisons de convenance qui résultent de ma position.

-- De la nôtre, cela est vrai, mais non pas exclusivement de la vôtre.

-- Enfin j'ai cru que si au lieu d'être ce que je suis, j'étais général ou bien si j'avais une certaine situation financière, ces raisons perdraient singulièrement de leur force.

-- À quels mobiles supposez-vous donc que j'obéisse en différant notre mariage ?

-- À la peur de certaines interprétations. Pour vous mettre à l'abri des interprétations et pouvoir dès lors faire valoir hardiment mes droits, j'ai voulu obtenir cette situation, et je suis allé demander à Poirier les moyens d'être admis avec mon grade dans l'armée américaine. Au lieu de m'aider à prendre du service aux États Unis, Poirier m'a proposé de m'associer à une grande entreprise pour une exploitation des mines au Mexique ; cette entreprise doit faire la fortune de ceux qui la dirigeront.

-- Vous seriez forcé de rester au Mexique.

-- Si cette condition m'avait été posée, vous ne me verriez pas hésitant ; j'aurais refusé tout de suite. Vous savez bien que je ne peux rester que là où vous êtes ; il s'agit seulement d'un voyage de quelques mois.

-- Et vous hésitez ?

-- J'ai peur de m'éloigner ; et puis j'ai honte d'entrer dans une affaire où se trouvent certains associés.

Je lui expliquai alors la combinaison de Poirier.

-- Vous m'avez demandé à être franc, dit-elle après m'avoir attentivement écouté ; à mon tour je veux être franche aussi. Que vous alliez prendre du service dans l'armée américaine, je m'y oppose, pour moi d'abord, pour Valentine, ensuite. Mais que vous alliez au Mexique dans les conditions qui vous sont offertes, j'en serai bien aise. Si votre affaire réussit, il me sera agréable de recevoir de vous une fortune. Si elle ne réussit pas, vous aurez par votre absence fait taire certains bruits dont je m'effraye, et alors rien ne s'opposera plus à ce mariage que vous ne pouvez pas désirer plus vivement que je ne le désire moi-même.

Engagé dans ces termes, cet entretien, qui fut long, ne pouvait avoir qu'un résultat : me décider à accepter les propositions de Poirier. Les unes après les autres, Clotilde combattit mes hésitations. Raison, raillerie, tendresse, elle parla toutes les langues, et je dois le dire, elle n'eut pas grand-peine à réduire au silence ma conscience troublée. Je luttais plus par devoir que par conviction et je combattais pour pouvoir me dire que j'avais combattu. Ma misérable résistance était celle de la femme entraînée par sa passion qui dit « non » des lèvres et « oui » du cœur.

-- Je sais, dit-elle, lorsque je la quittai, tard, dans la nuit, ce que sont les doutes qui nous torturent dans la séparation. Au Mexique, loin de moi, ne recevant pas les lettres que tu attendras, ton esprit jaloux s'inquiétera peut-être et se forgera des chimères qui te tourmenteront. Il faut alors que tu retrouves au fond de ton cœur des souvenirs qui te rassurent mieux que des paroles certaines : Je te jure donc qu'à ton retour, que ce soit dans trois mois, que ce soit dans un an, tu me retrouveras t'aimant comme je t'aime aujourd'hui, comme je t'aime depuis que nous nous sommes vus pour la première fois.

-- Ma femme ?

-- Oui, ta femme.

Le lendemain matin j'étais chez Poirier pour lui annoncer mon acceptation.

-- Du moment que vous ne me refusiez pas au premier mot, me dit-il avec un sourire railleur, j'étais certain d'avance de la réponse que vous me feriez aujourd'hui. C'est pour cela que je vous ai donné sans inquiétude le temps de la réflexion et du conseil.

Il dit ce dernier mot en le soulignant.

-- Maintenant, continua-t-il, il ne reste plus qu'à arranger votre départ ; le plus tôt sera le mieux. Je me suis occupé de l'ingénieur que je dois vous adjoindre et je l'attends. Avant qu'il arrive, je dois vous dire que vous serez le véritable chef de l'expédition ; c'est à vous qu'il aura affaire et non à moi ; c'est en vous seul que je mets ma confiance. Je ne veux de lui que des rapports techniques. Pour vous, naturellement, vous m'adresserez tous les rapports que vous jugerez utiles. Cependant, je dois vous prévenir qu'il serait bon que votre correspondance avec moi eût un double caractère : l'un confidentiel, dans lequel vous me diriez tout, ce qui s'appelle tout ; l'autre, dans lequel vous pourriez vous en tenir aux généralités.

Et comme je faisais un mouvement de surprise :

-- Ce que je vous demande, me dit-il, ce n'est pas d'altérer la vérité et de montrer le bon de notre entreprise en cachant le mauvais. Je ne pense pas à cela ; je sais qu'il serait inutile de vous faire une proposition de ce genre. Je pense à notre principal associé, qui aime la chimère. Si vos lettres qui seront lues par lui étaient trop nettes et trop affirmatives, elles l'ennuieraient ; si, au contraire, elles se tiennent dans un certain vague en côtoyant l'irréalisable et l'impossible ; si, en même temps, elles sont bourrées de considérations profondes sur le rôle des races latines dans l'humanité, elles produiront un effet utile. Je vous indique ce point de vue et vous prie de ne pas le négliger.

Mon départ fut bien vite arrangé, et Clotilde voulut me conduire jusqu'à Southampton, où je donnai rendez-vous à mon ingénieur pour nous embarquer.

Après avoir été à Courtigis embrasser ma fille et la recommander à madame d'Arondel, nous partîmes, Clotilde et moi, pour l'île de Wight ; et en attendant mon embarquement pour Vera-Cruz, nous pûmes passer trois journées dans notre ancienne villa de Brigstocke Terrace. Ce sont assurément les plus belles de ma vie, car, bien que je fusse à la veille d'une séparation qui serait longue peut-être, je ne pensais qu'aux joies de l'heure présente et au bonheur du retour.

Le hasard permit que mon ingénieur eût un caractère qui sympathisât avec le mien ; nous fûmes bien vite amis et il voulut bien employer le temps de la traversée à faire mon éducation minière : quand nous débarquâmes, je savais ce que c'était que le gypse, le basalte, le trapp, les amygdaloïdes.

Les mines que nous devions visiter se trouvent dans les États de Guanaxuato et de Michoacan ; leur richesse n'avait point été surfaite pour ce qui touchait la production de l'argent et de l'or ; cette production annuelle était de 10 millions de piastres, et le bénéfice net à 25 pour 100 donnait aux propriétaires des mines plus de 12 millions de francs ; le fonds social nécessaire étant de 50 millions, on voit quelle source de fortune elles pouvaient être dans des mains habiles. C'était à donner le vertige.

Quant aux terrains qui fournissaient les diamants et les pierres précieuses, il en était tout autrement. Des recherches nous firent trouver, il est vrai, des diamants au grand étonnement de mon ingénieur, qui soutenait qu'on ne pouvait pas en rencontrer dans des terrains de cette nature. Mais des recherches d'un autre genre, que je fus assez heureux pour diriger et mener à bonne fin, m'apprirent que nous avions failli être victimes d'une curieuse escroquerie. Ces terrains avaient été salés , c'est-à-dire qu'on y avait semé des diamants provenant de l'Afrique méridionale, et cette opération du salage avait été importée de la Californie au Mexique pour nous vendre des terres qui n'avaient aucune valeur. En Californie, en effet, on ensemence souvent les claims de pépites d'or avant de les vendre aux mineurs qui, alléchés par ces pépites, ne trouvent plus rien quand ils se mettent au travail.

Nous étions tout à la joie de cette découverte et en plein dans l'organisation de nos mines d'argent, lorsque nous fûmes rappelés à Vera-Cruz par l'arrivée de l'expédition française. Il fallait arrêter notre entreprise au moment où elle allait réussir.

Je croyais pouvoir revenir en France, mais à Vera-Cruz je trouvai une lettre de Poirier qui me disait de rester au Mexique pour être à même de reprendre notre affaire au moment où un arrangement surviendrait entre le Mexique et les alliés. Puis, pour que je pusse défendre nos intérêts, Poirier m'apprenait qu'il m'avait fait accepter comme « attaché militaire » par le général Prim.

Comment du général Prim suis-je passé à l'état-major français ? autant demander comment le bras suit la main qui a été prise dans un engrenage, et comment le corps tout entier passe où a passé la main.

Ce qu'il y a de certain, c'est que, venu au Mexique pour y surveiller une affaire, je suis de pas en pas arrivé à rentrer dans l'armée.

Ce n'était vraiment pas la peine d'en sortir franchement il y a dix ans, pour y rentrer maintenant par la petite porte et la tête basse.

LIX

Rentré dans les rangs de l'armée, j'avais hâte de reprendre un service actif.

Jouer le rôle de comparse ou de confident dans les négociations ne pouvait pas me convenir ; j'avais vu de près les intrigues des premiers mois de l'occupation et un tel spectacle n'était pas fait pour m'encourager.

Je connais peu l'histoire de la diplomatie, mais je crois qu'on y trouverait difficilement l'équivalent de ce qui s'est passé au Mexique depuis le débarquement des troupes espagnoles jusqu'au moment où notre petit corps d'armée s'est mis en mouvement.

Espagnols, Anglais, Français, chacun tirait à soi ; Prim, arrivé au Mexique avec des projets d'ambition personnelle, tâchait d'arranger les choses de manière à se préparer un trône ; les Français, au contraire, ou au moins certains négociateurs parmi les Français, s'efforçaient de rendre tout arrangement impossible de manière à ce que la guerre fût inévitable.

Ce fut ainsi qu'au moment où le Mexique était disposé à donner toute satisfaction aux alliés et à mettre fin par là à l'expédition, l'arrangement ne fut pas conclu parce que les plénipotentiaires français exigèrent que le gouvernement mexicain exécutât pleinement le contrat passé avec le banquier Jecker.

Par ce que je t'ai déjà dit, tu sais de qui ce banquier est l'associé, et tu sais aussi qu'il a abandonné à cet associé 30 pour 100 sur le montant des créances qu'il réclame au Mexique. Mais ce que tu ne sais pas, c'est que cette créance réunie à quelques autres et qui s'élève au chiffre de 60 millions de francs, ne représente en réalité qu'une somme de 3 millions due véritablement au banquier Jecker. C'est donc pour faire valoir les réclamations de ce banquier ou plutôt celles de son puissant associé (car M. Jecker, sujet suisse, n'eût jamais été soutenu par nous s'il avait été seul), c'est pour faire gagner quelques millions à M. Jecker et Co que l'arrangement qu'on allait signer a été repoussé par les plénipotentiaires français. Et comme conséquence de ce fait, c'est pour des intérêts aussi respectables que la France s'est lancée dans une guerre qui pourra nous entraîner beaucoup plus loin qu'on ne pense, car ceux qui croient que le Mexique est une Chine qu'on soumettra facilement avec quelques régiments se trompent étrangement.

Quand on a été dans la coulisse où agissent les ficelles qui tiennent des affaires de ce genre, quand on a vu les acteurs se préparer à leurs rôles, quand on a entendu leurs réflexions, on n'a qu'une envie : sortir au plus vite de cette caverne où l'on étouffe.

Aussi, quand on commença à parler de marcher en avant, ce fut avec une joie de sous-lieutenant qui arrive à son régiment la veille d'une bataille, que j'accueillis cette bonne nouvelle.

J'allais donc pouvoir monter à cheval, je n'aurais plus de lettres, plus de rapports à écrire ; je redevenais soldat.

Sans doute cette déclaration des hostilités retardait mon retour en France, sans doute aussi elle compromettait gravement le succès de notre entreprise financière, mais je ne pensai pas à tout cela, pas plus que je ne pensai au raisons qui faisaient entreprendre cette expédition ; comme le cheval de guerre qui a entendu la sonnerie des trompettes, je courais prendre ma place dans les rangs pour marcher en avant : je ne savais pas trop pourquoi je marchais, ni où je devais marcher, mais je devais aller de l'avant et cela suffisait pour m'entraîner. Ce n'est pas impunément qu'on a été soldat pendant dix ans et qu'on a respiré l'odeur de la poudre.

Dans mon enivrement j'en vins jusqu'à me demander pourquoi j'avais donné ma démission. J'avais alors été peut-être un peu jeune. Sans cette démission j'aurais fait la campagne de Crimée, celle d'Italie, et me trouvant maintenant au Mexique, ce serait avec une position nettement définie, au lieu de me traîner à la suite de l'armée, sans trop bien savoir moi-même ce que je suis, moitié homme d'affaires, moitié soldat.

Cette fausse situation m'a entraîné dans une aventure qui m'a déjà coûté cher et qui me coûtera plus cher encore dans l'avenir probablement. Voici comment.

Quand j'appris que le général Lorencez pensait à marcher en avant pour pousser sans doute jusqu'à Mexico, je fus véritablement désolé de n'avoir rien à faire dans cette expédition qui se préparait. Je voulus me rendre utile à quelque chose et je me proposai pour éclairer la route. Les hostilités n'étaient point encore commencées ; avant de s'aventurer dans un pays que nos officiers ne connaissaient pas, il fallait savoir quel était ce pays et voir quelles troupes on aurait à combattre si toutefois on nous opposait de la résistance. On accepta ma proposition et l'on me fixa une date à laquelle je devais être de retour, les hostilités ne devant pas commencer avant cette date.

Me voilà donc parti avec un guide mexicain. J'avais déjà parcouru deux fois la route de Vera-Cruz à Mexico, mais en simple curieux, qui n'est attentif qu'au charme du paysage. Cette fois, je voyageais plus sérieusement, en officier qui fait une reconnaissance.

J'allai jusqu'à Mexico et je revins sur mes pas. À mon retour des bruits contradictoires que je recueillis çà et là me firent hâter ma marche. On disait que les troupes françaises avaient quitté leurs cantonnements et qu'elles se dirigeaient sur Puebla.

Tout d'abord, je refusai d'admettre cette nouvelle : la date qui m'avait été fixée n'était point arrivée, et ce que je savais de l'organisation de nos troupes, de leur approvisionnement en vivres et en munitions, ne me permettait pas d'admettre qu'on se fût lancé ainsi dans une aventure qui pouvait offrir de sérieuses difficultés.

Cependant ces bruits se répétant et se confirmant, je commençai à être assez inquiet, et j'accélérai encore ma marche : les Mexicains paraissaient décidés à la résistance, et, en raison du petit nombre de nos troupes, en raison surtout des difficultés de terrain que nous aurions à traverser, ils pouvaient très bien nous faire éprouver un échec. Il fallait que le général en chef fût prévenu.

Aussi, en arrivant à Puebla, au lieu de coucher dans cette ville, comme j'en avais eu tout d'abord l'intention, je continuai ma route tant que nos chevaux purent aller, c'est-à-dire à trois ou quatre lieues au-delà.

Jusque-là, j'avais pu voyager sans être inquiété ; car dans ce pays, qui était menacé d'une guerre par les Français, on laissait les Français circuler et aller à leurs affaires sans la moindre difficulté. Mais dans ce hameau, où nous nous arrêtâmes, il me parut qu'il devait en être autrement.

Bien que je ne parlasse que l'espagnol avec mon guide, il me sembla qu'on me regardait d'un mauvais œil, et pendant le souper il y eut des allées et venues, des colloques à voix basse entre notre hôte et deux ou trois chenapans à figure sinistre qui n'étaient pas rassurants.

Mon repas fini, je tirai mon guide à part et lui dis qu'il aurait à coucher dans ma chambre, sans m'expliquer autrement. Mais il avait comme moi fait ses remarques et il me répliqua que, bien qu'il ne crût pas que nous fussions en danger, il fallait prendre ses précautions, que dans ce but il se proposait de coucher à l'écurie à côté de nos chevaux pour veiller sur eux, car c'était sans doute à nos bêtes qu'on en voulait et non à nous ; qu'en tout cas, si nous étions attaqués, il nous fallait nos chevaux pour nous sauver.

L'observation avait du juste, je le laissai aller à l'écurie et je montai seul à ma chambre ; à quoi d'ailleurs m'eût servi un Mexicain peureux qu'il m'eût fallu défendre en même temps que je me défendais moi-même ?

Ma chambre était au premier étage de la maison et on y pénétrait par une porte qui me parut assez solide. J'ouvris la fenêtre, elle donnait sur une petite cour carrée, fermée de deux côtés par des murs et du troisième par l'écurie. Il faisait un faible clair de lune qui ne me montra rien de suspect dans cette cour.

Cependant, comme je voulais me tenir sur mes gardes, je commençai par visiter mon revolver, la seule arme que j'eusse, puis je traînai le lit devant la porte pour la barricader, et, cela fait, au lieu de me coucher, je me roulai dans mon manteau et m'endormis.

Par bonheur j'ai le sommeil léger, et plus je suis fatigué, plus je suis disposé à m'éveiller facilement.

Il y avait à peu près deux heures que je dormais lorsque j'entendis un léger bruit à ma porte. Je me redressai vivement.

On la poussa franchement ; mais le lit contre lequel je m'arc-boutai résista.

-- Qui est là ?

-- Por Dios , ouvrez.

Au lieu d'ouvrir la porte, j'ouvris rapidement la fenêtre. Mais à la clarté de la lune, j'aperçus cinq ou six hommes rangés le long des murs, ils étaient enveloppés de leur sarapé et armés de fusils.

Deux me couchèrent en joue et je n'eus que le temps de me jeter à terre ; deux coups de feu retentirent et j'entendis les balles me siffler au-dessus de la tête.

C'est dans des circonstances de ce genre qu'il est bon d'avoir été soldat et de s'être habitué à la musique des balles. Un bourgeois eût perdu la tête. Je ne me laissai point affoler et j'examinai rapidement ma situation.

Attendre, on enfoncerait la porte.

Sortir, il faudrait lutter dans l'obscurité de l'escalier.

Sauter par la fenêtre, ce serait tomber au milieu de mes six chenapans qui me fusilleraient à leur aise.

Ce fut cependant à la fenêtre que je demandai mon salut.

Vivement, je pris les draps, la couverture et l'oreiller de mon lit et les roulai dans mon manteau. À la rigueur et dans l'obscurité, un paquet pouvait être pris pour un homme.

Je me baissai de manière à ne pas dépasser la fenêtre, puis, soulevant mon paquet, je le jetai dans la cour. Immédiatement une décharge retentit. Ma ruse avait réussi ; mes chenapans avaient cru que j'étais dans mon manteau et ils m'avaient fusillé.

Leurs fusils étaient vides. C'était le moment de sauter à mon tour. Je pris mon revolver de la main droite et me suspendant de la main gauche à l'appui de la fenêtre, je me laissai tomber dans la cour.

Mes assaillants, qui me savaient seul dans ma chambre, et qui voyaient deux hommes sauter par la fenêtre, furent épouvantés de ce prodige. Avant qu'ils fussent revenus de leur surprise, je leur envoyai deux coups de revolver. Pris d'une terreur folle, ils ouvrirent la porte de la route et se sauvèrent.

Je courus à l'écurie ; si mon guide avait été là, je pouvais échapper ; mais j'eus beau appeler, personne ne répondit. Dans l'obscurité, trouver mon cheval et le seller était difficile. Je perdis du temps.

Quand je sortis de la cour, mes brigands étaient revenus de leur terreur ; ils me saluèrent d'une fusillade qui abattit mon cheval et me cassa la jambe.

Comment je ne fus pas massacré, je n'en sais rien. Je reçus force coups ; puis, le matin, comme je n'étais pas mort, on me transporta à Puebla. Je suis prisonnier à l'hôpital, où l'on soigne ma jambe cassée.

Maintenant, que va-t-il arriver de moi ? Je n'en sais vraiment rien. La guerre est commencée.

Le général Lorencez a été repoussé hier en attaquant les hauteurs de Guadalupe, et on vient d'amener à l'hôpital quelques-uns de nos soldats blessés.

On me dit qu'il y a en ville des officiers français prisonniers.

Cette aventure est déplorable, et quand on pense que le drapeau de la France a été ainsi engagé pour une misérable question d'argent, on a le cœur serré.

LX

Je suis resté à l'hôpital de Puebla depuis le 4 mai jusqu'au commencement du mois d'août. Ce n'est pas qu'il faille d'ordinaire tant de temps pour guérir une jambe cassée ; mais à ma blessure se joignit une belle attaque de typhus, qui pendant trois semaines me mit entre la vie et la mort. Du 10 mai au 2 juin, il y a une lacune dans mon existence ; j'ai été mort.

Enfin je me rétablis, et grâce à la solidité de ma santé, grâce aussi aux bons soins dont je fus entouré, je fus assez vite sur pied.

On fit pour moi ce qu'on avait fait pour les Français blessés à l'affaire de Lorette ; lorsque je fus guéri on me rendit la liberté, et le 8 août j'arrivai à Orizaba où j'aperçus, avec une joie qui ne se décrit pas, les pantalons rouges de nos soldats.

Mes lettres, mes lettres de France, je n'en trouvai que deux de Clotilde : l'une datée de la fin d'avril, l'autre du commencement de mai. Comment depuis cette époque ne m'avait-elle pas écrit ? Aussitôt après mon accident, je lui avais écrit, et si j'étais resté trois semaines sans pouvoir tenir une plume, j'avais regagné le temps perdu aussitôt que j'étais entré en convalescence. Que signifiait ce silence ? Mes lettres ne lui étaient-elles pas parvenues ? Était-elle malade ? Que se passait-il ?

Une lettre de Poirier vint, jusqu'à un certain point, répondre à ces questions. On m'avait cru mort ; mon guide qui s'était sauvé avait rapporté qu'il m'avait vu sauter par la fenêtre et que j'avais été frappé de quatre coups de fusil ; les journaux avaient raconté cette histoire et enregistré ma mort. Ma lettre, écrite à mon entrée à l'hôpital de Puebla, n'était pas parvenue à Poirier, et c'était seulement à celle qui datait des premiers jours de ma convalescence qu'il répondait.

Ce que Poirier avait pu faire était possible pour Clotilde. Pourquoi ne m'avait-elle pas répondu ? Me croyait-elle mort ? La pauvre femme, comme elle devait souffrir !

Dans sa lettre, Poirier me disait que si l'on me rendait la liberté comme j'en avais manifesté l'espérance, je ferais bien de rester au Mexique pour être à même de surveiller nos intérêts ; et il insistait vivement sur la nécessité de ne pas rentrer en France.

Mais je ne pouvais pas obéir à de pareilles instructions ; l'angoisse que me causait le silence de Clotilde m'eût bien vite renvoyé à l'hôpital ; Orizaba au lieu de Puebla, un major au lieu d'un médecin mexicain, toute la différence eût été là. D'ailleurs les médecins exigeaient que je retournasse en France, et de ce retour ils faisaient une question de vie ou de mort pour moi.

Ils n'eurent pas besoin d'insister ; je partis aussitôt pour Vera-Cruz où je m'embarquai sur le paquebot de Saint-Nazaire.

Les vingt-cinq jours de traversée me parurent terriblement longs, mais ils me furent salutaires ; l'air fortifiant de la mer me rétablit tout à fait ; quand j'aperçus les signaux de Belle-Isle, il me sembla que je n'avais jamais été malade et que j'avais vingt ans.

En touchant le quai de Saint-Nazaire, je courus au télégraphe et j'envoyai une dépêche à Clotilde pour lui dire que j'arrivais en France et que je serais à Paris à neuf heures du soir.

À chaque station je m'impatientai contre le mécanicien qui perdait du temps ; les chefs de gare, les employés, les voyageurs étaient d'une lenteur désespérante : nous aurions plus d'une heure de retard. À neuf heures précises cependant nous entrâmes dans la gare d'Orléans : Clotilde n'aurait pas à attendre.

Je me dirigeai rapidement vers la sortie, mais tout à coup je m'arrêtai : une femme s'avançait au-devant de moi. À la démarche, il me sembla que c'était Clotilde ; mais un voile épais lui cachait le visage. Ce n'était pas elle assurément. Elle m'attendait chez elle et non dans cette gare. Elle avait continué de s'avancer et je me m'étais remis en marche. Nous nous joignîmes. Elle s'arrêta et vivement elle me prit le bras. Elle, c'était elle !

Un éclair traversa ma joie : ma fille ; c'était sans doute pour m'avertir d'une terrible nouvelle que Clotilde était venue au-devant de moi.

-- Valentine ?

Elle me rassura d'un mot. Valentine était chez sa nourrice. Elle m'entraîna. Une voiture nous attendait. Nous partîmes. Elle était dans mes bras.

-- Toi, disait-elle, c'est toi, enfin !

La voiture roula longtemps sans qu'il y eût d'autres paroles entre nous. Enfin elle voulut m'interroger. Elle n'avait pas reçu mes lettres et c'était par les journaux qu'elle avait appris ma mort, brusquement, un soir. Quel coup !

Et elle me serra dans une étreinte passionné.

Pendant trois mois elle m'avait pleuré. Ma dépêche lui avait appris en même temps et ma vie et mon arrivée.

Je la regardai et la lueur d'un bec de gaz devant lequel nous passions me montra son visage pâle qui gardait les traces de cette longue angoisse.

Je lui racontai alors comment je lui avais écrit, comment j'avais écrit aussi à Poirier qui, lui, avait reçu ma lettre et m'avait répondu. Mais elle n'avait pas vu Poirier depuis mon départ.

-- Que de souffrances évitées, s'écria-t-elle, si Poirier m'avait communiqué ta lettre !

Je crus qu'elle parlait de ses souffrances pendant ces trois mois, mais, depuis, ce mot m'est revenu et j'ai compris sa cruelle signification.

La voiture s'arrêta : je regardai : nous étions devant ma porte.

-- Chez moi ?

-- Cela te déplaît donc, dit-elle en me serrant la main, que je vienne chez toi ? Je vais monter pendant que tu expliqueras à ton concierge que tu n'es pas un revenant.

Elle baissa son voile et entra la première. Bientôt je la rejoignis.

Quelle joie ! Il y avait bientôt un an que nous nous étions quittés.

Enfin un peu de calme se fit en nous, en moi plutôt. Malgré mon ivresse, il m'avait déjà semblé remarquer qu'il y avait en Clotilde quelque chose qui n'était point ordinaire. Je l'examinai plus attentivement et la pressai de parler.

Elle se jeta à mes genoux et un flot de larmes jaillit de ses yeux : elle suffoquait ; elle me serrait dans ses bras ; elle m'embrassait, elle ne parlait point.

-- Eh bien, oui, s'écria-t-elle, il faut parler, il faut tout dire, mais le coup qui nous atteint est si horrible que je n'ose pas.

Effrayé, je cherchais de douces paroles pour la rassurer et la décider.

-- Tu sais comment j'ai appris ta mort, dit-elle. Alors, au milieu de ma douleur, j'ai eu une pensée d'inquiétude affreuse, non pour moi, ma vie était brisée, mais pour Valentine, pour notre fille, pour ta fille. Que serait-elle la pauvre petite, une enfant sans nom ; ta mort m'avait montré la faute que nous avions faite en ne la reconnaissant pas. Un homme, depuis longtemps, avait demandé à m'épouser, un vieillard, je lui ai dit la vérité. Il a consenti à accepter Valentine comme sa fille. Pour qu'elle eût un père, j'ai cédé.

-- Mariée !

Elle baissa la tête.

-- Vous m'avez pris mon enfant, ma fille à moi, pour la donner à un autre.

Un poignard était accroché à la muraille, devant moi. Je sautai dessus et revins d'un bond sur Clotilde la main levée. Elle s'était rejetée en arrière, et son visage bouleversé, ses yeux, ses bras tendus imploraient la pitié.

Grâce à Dieu, je ne frappai point ; allant à la fenêtre je jetai mon poignard et revins vers elle.

-- C'est un mariage in extremis, dit-elle, M. de Torladès est vieux, il n'a que quelques jours peut-être. Je serai à toi, Guillaume, je te jure que je t'aime.

Mais je ne l'écoutai point. Je la pris par les deux poignets et la traînai vers la porte. Elle se défendit, elle m'implora. Je ne lui répondis qu'un mot, toujours le même.

-- Va-t'en, va-t'en.

J'avais ouvert la porte et j'ai entraîné Clotilde avec moi. Elle voulut se cramponner à mes bras. Je la repoussai et rentrai dans ma chambre dont je refermai la porte.

Je tombai anéanti. Quel épouvantable écroulement ! Ma vie brisée, ma dignité abaissée, ma fierté perdue, mon honneur flétri, dix années de sacrifices et de honte pour en arriver là !

Tout cela n'était rien cependant ; elle m'avait oublié, sacrifié, trahi, c'était bien, c'était ma faute, la juste expiation de mes faiblesses et de mes lâchetés. Tout se paie sur la terre, l'heure du paiement avait sonné pour moi. Mais, ma fille !

Pendant toute la nuit, je marchai dans ma chambre. À cinq heures du matin, j'étais à la gare Montparnasse. À neuf heures, j'étais à Courtigis chez madame d'Arondel.

Mais Valentine n'était plus à Courtigis ; sa mère était venue la chercher, et madame d'Arondel, qui me croyait mort, n'avait pas pu s'opposer au départ de l'enfant. Où était-elle ? Personne ne le savait.

Je revins à Paris. Je voulais ma fille. Je courus chez Clotilde, chez madame la baronne Torladès.

Elle me reçut. Elle était calme, j'étais fou.

-- Je viens de Courtigis, je n'ai pas trouvé ma fille, où est-elle ? Je veux la voir, je la veux.

-- Je comprends votre désespoir, dit-elle ; mais si vous parlez ainsi, je ne peux pas vous écouter. Il n'entre pas dans mes intentions de vous empêcher de voir votre fille.

-- Où est-elle ?

-- Je vous conduirai près d'elle ; mais vous ne la verrez pas sans moi ; nous la verrons ensemble.

-- Avec vous, jamais !

Je sortis. Que faire ? Elle n'avait pas pu faire prendre mon enfant pour la donner à un autre. J'étais son père. Mes droits étaient certains. J'allai consulter un avocat de mes amis. Par malheur mes droits n'existaient pas, puisque l'acte de naissance de ma fille ne portait pas que j'étais son père ; elle n'était pas à moi. M. et madame la baronne Torladès avaient pu « la légitimer par mariage subséquent. »

Cette consultation et les délais nécessaires pour que mon ami se procurât cet acte de mariage donnèrent le temps à ma fureur de s'apaiser ; le sentiment paternel l'emporta.

J'écrivis à madame la baronne Torladès que j'étais à sa disposition pour faire la visite dont elle m'avait parlé. Elle me répondit qu'elle serait le lendemain à la gare du Nord à dix heures.

Elle fut exacte au rendez-vous. Nous partîmes pour Bernes, un village auprès de Beaumont, et nous fîmes la route sans échanger un seul mot.

Je trouvai ma fille chez une fermière. Mais après nous avoir regardés quelques secondes, elle ne fit plus attention à nous : elle ne connaissait que sa nourrice.

Le retour fut ce qu'avait été l'aller. Je ne levai même pas les yeux sur cette femme que j'avais tant aimée, que j'aimais tant.

-- Quand vous voudrez voir Valentine, me dit-elle en arrivant dans la gare, vous n'aurez qu'à m'avertir, car je dois vous dire que j'ai donné des ordres pour qu'on ne puisse pas l'approcher sans moi.

Je ne répondis pas et m'éloignai.

Le soir même, je prenais le train de Saint-Nazaire.

Et c'est de ma cabine de la Floride que je t'écris cette lettre.

Je retourne au Mexique. Arrivé le 12, je repars le 20. Je suis resté huit jours en France ; les huit jours les plus douloureux de ma vie.

Je t'écrirai de là-bas si j'assiste à des choses intéressantes, ce qui est probable.

On va se battre. Des renforts sont envoyés ; la guerre va être vigoureusement poussée. Fasse le ciel que je puisse mourir sur le champ de bataille, et que j'aie le temps de me voir mourir... pour mon pays. J'ai besoin que ma mort rachète ma vie.

# ***Notice sur *Clotilde Martory **

Au mois d'avril 1871, aller de Versailles à Fontenay-sous-Bois, était un voyage qui demandait plus de vingt-quatre heures, et qui, si l'itinéraire n'en était pas choisi avec certaines précautions, pouvait présenter des dangers puisque sur la ligne des fortifications qui va d'Ivry à Asnières, les troupes de la Commune et de Versailles se battaient chaque jour du matin au soir, souvent même une partie de la nuit, et qu'il fallait faire un circuit assez large pour ne pas être pris dans la mêlée.

Mais combien curieux aussi était-il ce voyage, et lamentable, le long des routes dont les arbres avaient été coupés, et à travers les villages dévastés par cinq mois de guerre, aux murs des jardins crénelés, aux façades rayées par les balles, éventrées par les obus, avec çà et là des trous noirs qui marquaient la place des maisons incendiées. Maintenant la guerre civile succédait à la guerre étrangère, et la canonnade, la fusillade, les défilés d'artillerie, les marches des troupes, les sonneries de clairons, les batteries de tambours continuaient comme s'il n'y avait rien de changé. Mais ce que les paysans voyaient et n'avaient pas vu pendant la guerre, c'étaient des cavalcades de gens du monde qui, à cheval ou en break, venaient se donner le spectacle de la bataille du haut des collines d'où l'on a des vues sur Paris : le temps était généralement beau, l'éclosion du printemps s'accomplissait avec cette immuable sérénité de la nature qui ne connaît ni les douleurs ni les catastrophes humaines, et cet agréable déplacement était un sport qui remplaçait Longchamps, cette année-là fermé pour cause de bombardement ; dans les sous-bois, aux carrefours il y avait des haltes où les claires toilettes des femmes se mêlaient aux uniformes des officiers, en jolis tableaux bien composés, tandis que sur les routes passaient et repassaient à la file des omnibus chargés de Parisiens qui allaient de Versailles à Saint-Germain et de Saint-Germain à Versailles, incessamment, toujours en mouvement comme des abeilles autour de leur ruche envahie et dévastée par un ennemi contre qui elles ne peuvent que bourdonner effarées.

Quand des lignes françaises on passait aux lignes ennemies, on ne rencontrait plus ces cavalcades, mais l'aspect des villages était le même : les troupes au lieu de marcher à la bataille s'en allaient à l'exercice, et c'était le défilé successif de tous les uniformes de l'armée allemande : Prussiens, Saxons, Bavarois, Wurtembergeois, et ce qui était un étonnement c'était de voir sur les murs blancs, souvent sous les inscriptions d'étapes en langue allemande, un cri français écrit sous l'œil même des vainqueurs : « Werder assassin ».

Parti de Versailles dès le matin je devais passer par Marly, Saint-Germain, Maisons, Argenteuil, Saint-Denis pour prendre à Pantin le chemin de fer qui m'amènerait à Nogent, et j'espérais, en me hâtant, qu'il ne me faudrait pas plus d'une bonne journée pour faire cette route, mais comme je n'arrivai à Saint-Denis qu'après le soleil couché, il me fut impossible de trouver une voiture, et je dus me décider à passer la nuit dans un pauvre hôtel près de la gare.

Bien qu'il ne fût guère attrayant ni même engageant, il était si bien rempli de Parisiens attendant là naïvement le moment de rentrer chez eux, qu'on ne put me donner qu'un cabinet noir, sans fenêtre, sous les toits, et dans la salle à manger qu'une place à une petite table de café déjà occupée.

Mon vis-à-vis était un homme de cinquante ans environ, de grande taille, au visage fin, à l'air distingué et de tournure militaire. Comme je le regardais, curieusement surpris du contraste qu'il présentait avec les gens dont nous étions environnés, il m'examinait aussi.

-- Nous n'avons pas trop l'air d'être dans le même commerce que ces pistolets-là, me dit-il en souriant.

Nos noms furent bientôt échangés.

Le hasard voulut qu'il connût le mien.

Le sien était celui d'un officier de l'aristocratie démissionnant au coup d'État, dans des conditions qui avaient frappé l'attention publique, et après être rentré dans l'armée au moment de la guerre du Mexique s'était signalé de telle sorte que, pendant plusieurs années, ce nom avait rempli les journaux.

On n'est pas romancier si l'on ne sait pas écouter.

J'aurais bien voulu savoir ce qu'il faisait alors à Saint-Denis, et ce qu'il attendait dans cet hôtel.

Mais ce ne fut pas de cela qu'il me parla : ce fut de sa sortie de l'armée et de ses luttes de conscience à ce moment, ce fut aussi du Mexique.

Notre soirée se passa : lui à parler, moi à écouter, pendant qu'autour de Paris, au sud et à l'ouest, une de ces fusillades folles comme il y en eut plusieurs sous la Commune, emplissait le ciel d'éclairs fulgurants que nous suivions sur les eaux noires du canal au bord duquel nous nous promenions : l'orage le plus terrible n'eût pas mieux enflammé le ciel et les eaux.

Ce fut là, sous cette impression si forte et si poignante de la guerre civile, que me vint l'idée de ce roman qui parut dans l' Opinion nationale sous le titre : Le Roman d'une Conscience , et ne prit celui de Clotilde Martory que lorsqu'après un certain recul je sentis que c'était réellement Clotilde qui remplissait le premier rôle et non Saint-Nérée.

H. M.