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I -- La maison du vieux garde.

Entièrement tapissée de vigne vierge et cachée sous l'ombrage d'un tilleul, la maison du vieux Desnoyers faisait un charmant point de vue, et les promeneurs qui, de loin, l'apercevaient comme un nid sous les feuilles, ne manquaient pas de se dire : « Qu'on doit être bien là ! Quelle tranquillité ! Que ces gazons sont frais ! Que cette eau est limpide ! Il fait bon vivre dans cette petite retraite. »

C'était effectivement une retraite, et des plus jolies, offerte par Mme d'Embrun au vieux garde en qui son mari avait mis, à juste titre, toute sa confiance. Ce brave homme avait servi la famille de M. d'Embrun depuis l'âge de quinze ans, et il en avait plus de soixante. Son dernier maître venait de mourir, et le vieux garde l'avait pleuré comme un ami, car Albert était non seulement juste et bon, mais aimable.

Dès les premiers jours qui avaient suivi la mort du jeune chef de famille, le respectable Desnoyers avait été complètement rassuré sur son propre sort et celui de sa femme, la vieille Corentine. La riche veuve, maîtresse absolue de la propriété, avait dit au vieillard :

« Rien n'est changé ici ; mon bon mari a été rappelé de Dieu, mais son souvenir remplit ce domaine, et je respecterai jusqu'aux moindres désirs de M. d'Embrun. Il savait combien vous êtes fatigué, et il avait le projet de vous dire : « Repose-toi, mon vieil ami ; voici un toit, un foyer, tu ne nous quitteras jamais. Il est parti ; mais je suis là, et je vous dis aussi : Voici un toit et un foyer. »

Et depuis ce jour-là un homme jeune et robuste avait pris la charge qu'exerçait jusque-là Desnoyers ; et celui-ci, souffrant de rhumatismes, et boitant même un peu, s'était paisiblement établi avec sa femme dans le gracieux pavillon qu'on allait appeler dorénavant : la maison du vieux garde.

Dans le premier moment, il y avait bien eu, au fond du cœur, un sentiment pénible : « On croit donc que je ne suis plus bon à rien ? » Mais cette amertume n'avait été que passagère, car Mme d'Embrun, toute bonne et bienveillante, avait promptement ajouté :

« Me voilà seule ; j'ai besoin d'être aidée, secondée, pour élever le mieux possible mon petit Robert, le fils unique que mon bon mari m'a laissé. Vous savez combien cet enfant vous aime ?

-- C'est vrai, Madame ; feu notre cher maître me disait quelquefois en riant : « Je suis jaloux, mon vieux ; Robert aime autant être chez toi qu'avec nous. »

-- Eh bien, Desnoyers, je veux me servir de cette affection même pour lui faire du bien. Vous connaissez le malheureux défaut qui semble grandir avec lui ? Vous et votre femme êtes doux et paisibles. Je désire que, quand mon enfant ne pourra pas être avec moi, il soit auprès de vous. Dans votre maison il ne verra que de bons exemples et n'aura jamais sous les yeux des scènes de violence, propres à développer en lui ces dispositions à la colère qui me désolent !

-- Que Madame ne s'en mette pas trop en peine. Le petit a bon cœur ; avec ça on arrive à se corriger.

-- Ah ! j'espère que ce défaut ne deviendra pas une passion, mais je n'en réponds pas. Combien d'hommes ne savent pas maîtriser leurs emportements ! Et ceux-là ont été, comme mon petit Robert, des enfants dont la violence ne tombait, que sur des riens. Plus tard, pourtant, ils ont fait des victimes ! »

C'est par ces quelques mots que Desnoyers avait été dédommagé de la cession qu'il faisait à un autre de ses attributions de garde.

Il ne battrait plus les bois, à la recherche des braconniers, il ne serait plus le premier défenseur de Mme d'Embrun, de son fils et de ses biens. Ce rôle actif passait au leste et nerveux Brossard, mais lui, vieux serviteur, il allait protéger spécialement l'enfance de Robert, l'héritier de son jeune maître, de cet Albert qu'il avait initié aux plaisirs de la campagne : à la chasse, à la pêche, aux longues courses à travers champs. Cet Albert, il l'avait profondément aimé ; et, pour en donner la raison, il avait coutume de dire : « Ce jeune homme-là, c'était la crème des riches ! Et puis, je l'avais vu naître ! »

Corentine avait eu quelque peine à quitter la maisonnette où elle s'était mariée, où elle avait vécu pendant trente-cinq ans ; mais il fallait bien se rendre à l'évidence ; son mari n'était plus en état de remplir les laborieuses fonctions de garde, et la retraite, si honorable, qu'on lui offrait ne pouvait qu'exciter un sentiment de reconnaissance.

La bonne femme s'était donc installée dans le pavillon, à l'ombre du tilleul. Elle y avait aussi installé son chat, le modèle de ceux de sa race, doux par nature et parce qu'il était toujours à moitié endormi. Depuis que le tranquille Minet était accoutumé au pavillon, sa tranquille maîtresse en avait fait autant, et elle finissait par regarder sans tristesse, entre les hauts peupliers, la maison blanche, au toit de tuiles, qui avait été si longtemps la sienne.

Quant à Desnoyers, ce qui le consolait, c'était d'abord son titre de garde qu'on lui avait, d'un commun accord, conservé, en y ajoutant l'épithète de vieux , qui, loin d'être blessante, à Hauteroche, y proclamait le droit aux égards et au respect. Ce qui, d'autre part, rassérénait complètement le front du bon serviteur, c'était de voir le petit Robert se trouver bien auprès de lui et de Corentine, passer des heures dans le pavillon ou dans le jardinet, qui en était devenu comme une dépendance, enfin éprouver beaucoup de plaisir à caresser le gros chat, dormant des demi-journées sur les genoux de Corentine.

« Le bel enfant ! s'écriait parfois le vieillard. Vois-tu, ma femme, il me rappelle Albert à cet âge : c'est son regard franc, sa parole nette, assurée, sa vivacité, son bon cœur.

-- M. Albert n'a jamais été pétulant jusqu'à la colère. Va, Guillaume, il ne sera pas ce qu'était son papa. Ah ! ces hommes-là ne devraient jamais mourir ! ils font de si bons maîtres ! Quand on les voit en haut, et soi en bas, on est content tout de même.

-- Oui, M. d'Embrun méritait d'être aimé pour lui-même, à part ses grands biens et l'influence que lui donnait sa position dans le pays ; mais, entends-le bien, ma femme, j'aimerais son enfant rien qu'à cause de lui. Et puis enfin, il est gentil, ce petit ; il a des moments charmants.

-- En passant : mais le plus souvent il est insupportable ; criant, frappant du pied à la moindre contrariété. Je me souviens, moi aussi, de l'enfance de M. Albert. Ah ! quelle différence ! Il rendait sa mère heureuse, lui ! tandis que M. Robert, à cinq ans, a déjà fait pleurer la sienne.

-- Bonne dame ! elle a aussi par trop peur ; tout ça s'arrangera avec le temps. »

Comme on le voit, les vieux époux ne s'entendaient pas sur tous les points. Cependant ils ne se querellaient pas pour cela ; chacun gardait sa manière de voir, et voilà tout. Ce ménage était si uni, si heureux, que dans la famille des châtelains on avait surnommé Desnoyers Philémon, et sa femme Baucis. Souvent Mme d'Embrun donnait ce surnom à son vieux garde, quand elle parlait de lui à sa cousine.

Mlle Trépiez, cousine par alliance de la jeune veuve, avait au moins le double de son âge, et semblait n'être là que pour exprimer des idées opposées à celles de Mme d'Embrun. La grande bonté de celle-ci pouvait seule entretenir la paix dans l'intérieur. C'était, entre ces deux femmes, un antagonisme involontaire, provenant d'opinions contraires sur tous les sujets imaginables. Cette cohabitation, Mme d'Embrun la supportait avec une patience de tous les instants.

Le champ de bataille où l'on se serait le plus souvent battu, si la douce Emmeline avait eu d'autres armes que le silence, c'eût été l'ensemble des théories sur l'éducation des enfants.

En face de la violence de Robert, sa mère voulait établir le calme par la bonté. Elle prétendait adoucir le naturel de son enfant par sa propre mansuétude, et s'efforçait, dans les punitions qu'elle devait imposer, de rester froide, grave et de se posséder.

La théorie de Mlle Trépiez était tout à fait autre. D'un caractère ombrageux et impétueux, elle éprouvait, devant les fureurs du petit garçon, une émotion si subite et si peu contenue que, s'il lui avait appartenu, elle eût toujours commencé par tomber dessus, lui adressant les paroles les plus menaçantes, et lui administrant les claques les mieux appliquées.

« Il n'y a que cela, disait-elle, d'un ton qui n'admettait pas la réplique. Si j'avais des enfants, je vous réponds qu'ils seraient sages ! Je les camperais aux quatre coins de ma chambre, et ils s'amuseraient comme ils pourraient, sans bruit surtout ! Mais, à la moindre colère, je les fouetterais d'importance, et trois fois de suite ! »

Mme d'Embrun ne pouvait s'empêcher de sourire, tout en se félicitant de n'avoir été que la cousine.

Robert n'aimait guère Mlle Trépiez ; et plus d'une fois, en l'entendant exposer devant lui son plan d'éducation, il s'était sauvé dans la maison du vieux garde, pour raconter ses propres méfaits, avec plus ou moins de componction, et les sinistres discours de la vieille cousine.

Quand Robert était chez son bon ami Desnoyers, il se croyait au port. Ce vieillard, avec sa haute taille, sa large carrure et ses moustaches grises, lui semblait le symbole de la puissance, et, une fois sous son égide, il croyait que nul danger ne pouvait le menacer.

Le plus doux passe-temps de Robert était le jardin de son vieil ami, où il restait quelquefois plusieurs heures à jouer. Dans ce jardin, le brave homme cultivait les fleurs dont Mme d'Embrun aimait autrefois à se parer. C'étaient surtout des roses. Son mari lui en apportait souvent une, choisie parmi les plus belles ; et, comme depuis son veuvage, elle n'en souffrait plus à son corsage noir, Desnoyers avait dit à l'enfant :

« Si vous le voulez, je vous apprendrai à cultiver les roses ; et quand vous serez un peu plus grand, vous en obtiendrez de très belles, que vous offrirez à votre maman, comme le faisait votre papa.

-- Maman n'aime plus les roses depuis que papa est au ciel.

-- Elle aimera celles que vous aurez soignées vous-même.

-- Tu crois ?

-- J'en suis sûr.

-- Alors apprends-moi ? Comment fait-on pour cultiver les rosiers ?

-- On les arrose, on les taille au printemps ; on retranche les branches mortes, ou malades ; et quand on voit que le rosier languit, on lui met, au pied, un peu de bon terreau.

-- Je ne saurais jamais faire tant de choses.

-- On les fait l'une après l'autre ; je vous apprendrai, vous verrez.

-- Ah ! tant mieux ! Je ferai venir des roses ! des roses pour ma petite maman ! »

C'étaient deux bien bons amis que le vieux garde et l'enfant. Néanmoins le pavillon servait parfois de théâtre à de tristes scènes. Lorsqu'une contrariété vive troublait la joie de Robert, il devenait tout à coup irrité, témoignait son déplaisir par des cris, des gestes, des trépignements, et, s'excitant de plus en plus par sa propre impatience, il arrivait à la colère : colère d'enfant sans doute, mais qui présageait les colères lointaines de l'âge viril.

Dans la maison du vieux garde, Robert était à son aise et content. Il se plaisait à suivre Desnoyers dans ses menus travaux, et l'aidait volontiers, ou du moins croyait l'aider.

Robert avait conservé, de la familiarité de ses premières années, l'habitude de tutoyer son vieil ami ; et quand, d'après l'avis de sa mère, il avait essayé de perdre cette habitude, Desnoyers s'y était formellement opposé, disant :

« Votre père ne m'a pas fait ce chagrin-là ; quand il était tout petit, je le prenais sur mon bras, je l'assoyais sur mon épaule, ou je le mettais à cheval sur mon cou, et il me disait : « Je t'aime ! » Quand il est devenu seul maître du château et de la moitié du pays, il m'a dit : « J'ai confiance en toi ». Enfin, quand il s'est vu mourir, il m'a dit : « Adieu ; reste auprès de ma femme et de mon enfant ; ne t'en va jamais ! » Et vous, qui êtes son petit garçon, vous voudriez ne pas me tutoyer ? Ah ! vous me feriez pleurer ! »

L'enfant, avec l'élan de son bon cœur, s'était jeté au cou du vieux garde en disant :

« Je veux faire comme papa, car moi aussi je t'aime ! »

Desnoyers, c'était pour Robert le mobile de la vie active. Près de lui, il apprenait à devenir fort, entreprenant, hardi comme doit l'être un garçon ; même il faisait fièrement l'exercice, son petit fusil au bras, sous les yeux du vieux garde, qui criait d'une voix de stentor : « Garde à vous ! -- Portez arme ! -- Présentez arme !... » Et le reste. Le conscrit n'était jamais plus content que quand Desnoyers affirmait qu'il avait des dispositions toutes particulières pour le service militaire ; il se redressait alors et gagnait deux centimètres en hauteur.

Ses jeux favoris étaient, avec le fusil, une trompette, un tambour, un sabre, une giberne, un canon, tout ce qui, dans son esprit, lui donnait le droit de dire avec orgueil : « Je suis soldat ! » Dès son jeune âge il semblait comprendre que rien n'est beau, rien n'est noble, rien n'est admirable comme l'abnégation du soldat.

De temps en temps, assis l'un en face de l'autre sous l'ombrage du grand tilleul, auquel était appuyée la maison, les deux amis se racontaient des histoires. La parole était presque toujours au vieillard ; et Robert l'écoutait sans remuer, de peur de lui entendre dire : « Allons, en voilà assez. »

« Raconte-moi des histoires de bataille, ce sont les plus belles.

-- Ah ! mon petit monsieur, vous avez raison ; c'est une grande chose que la guerre.

-- Tu as été à la guerre, toi ?

-- Oui.

-- Où donc ?

-- En Afrique ; j'étais jeune alors !

-- L'Afrique, c'est loin d'Hauteroche ?

-- Oh oui ! Bien loin ! Il faut traverser la moitié de la France, et puis passer la mer. Quand vous serez plus grand, je vous expliquerai comment on vit sous la tente, comment on va toujours en avant, même quand les boulets vous arrivent de tous côtés, quand on entend les balles siffler autour de soi.

-- Est-ce que tu savais remporter des victoires, toi ?

-- Mon cher enfant, le soldat n'a pas à commander ; il ne fait qu'obéir.

-- Toujours obéir ?

-- Toujours.

-- Obéir à qui ?

-- Aux officiers, qui eux-mêmes obéissent à leurs supérieurs, dépendant tous du général en chef.

-- Mais si on ne voulait pas obéir ?

-- Si on ne voulait pas ?... on ne serait pas digne d'être soldat. C'est la gloire du militaire, à quelque rang qu'il appartienne. En obéissant, sans même savoir ce qu'on lui fait faire, il aide à l'œuvre, il contribue à la victoire, à l'honneur de son pays. Ah ! vous êtes encore trop petit pour comprendre le dévouement d'un homme qui va où il faut aller, sans tenir compte de ses fatigues, de ses souffrances, de ses terreurs, car il en éprouve ; qui va ainsi jusqu'au bout, sachant que ses peines, le plus souvent, ne seront comptées que par Celui qui voit tout. »

Robert devenait pensif quand le vieux garde lui parlait de la guerre ; et le sage Desnoyers finissait toujours par lui dire en souriant :

« Mon petit conscrit, vous qui voulez être militaire, comment donc ferez-vous, puisque vous ne savez pas même obéir à votre maman ? »

Ainsi la douce morale du vieux soldat pénétrait l'esprit de l'enfant presque à son insu, et excitait en lui les meilleurs sentiments.

Quant à la vieille Corentine, naïve et pieuse Bretonne, elle faisait le bonheur de Robert par les beaux contes dont elle récompensait parfois sa sagesse.

« Corentine, un conte breton ? je vous en prie !

-- Non, monsieur Robert, je ne vous raconterai rien.

-- Pourquoi ?

-- Parce que vous avez encore frappé du pied, ce matin.

-- Aussi pourquoi ne faisait-on pas ce que je voulais ?

-- Fi ! que c'est vilain ! Est-ce qu'un petit garçon bien élevé a d'autres volontés que celles de sa maman ? Quand vous aurez été trois jours sans vous mettre en colère, vous aurez un conte, un beau conte breton. »

Hélas ! ce n'était pas souvent que revenaient ces contes, car Robert retombait sans cesse dans ses fautes ordinaires. Il était entêté, volontaire. On s'opposait sagement à ses caprices, toujours nuisibles, et Monsieur se mettait en colère.

La jeune et aimable veuve, qui n'avait plus de bonheur qu'en son fils, ne pouvait s'empêcher de concevoir une juste frayeur en songeant aux fâcheuses dispositions de son enfant. Il avait bon cœur ; mais elle savait bien qu'un bon cœur ne suffit pas.

Quand Emmeline passait ses doigts caressants dans les boucles blondes et soyeuses de Robert, elle avait encore, dans sa solitude, un peu de bonheur ; mais elle était inquiète, et se demandait si Robert aurait la force de se vaincre, ou s'il serait lui-même vaincu par la colère.

Un jeune homme apparaissait de temps en temps à Hauteroche, c'était Bernard de Salis, frère de Mme d'Embrun, déjà engagé dans le métier des armes, et par conséquent posé, devant le petit garçon, comme un modèle à suivre, comme l'idéal rêvé par ses cinq ans.

Bernard de Salis était aimable et naturellement rieur. C'était l'esprit français, dans sa malignité inoffensive, qui s'amuse de tout, qui cache une pensée sérieuse sous une plaisanterie, et même un souvenir triste dans un sourire.

Robert était en joie quand on voyait poindre à l'horizon un congé, qui ramènerait à Hauteroche son oncle Bernard. L'officier le faisait sauter sur ses genoux un an plus tôt ; ce qui, pour Robert, était déjà le vieux temps.

Lorsque arrivait le jeune lieutenant, son petit neveu tombait en extase devant son uniforme de cuirassier, devant son grand sabre, devant sa haute taille, devant toute sa personne. Bernard se divertissait extrêmement de l'effet qu'il produisait, et prenait exprès des airs de bravoure qui frappaient l'enfant et lui faisaient penser que son oncle avait déjà, comme il disait, remporté beaucoup de victoires.

À la solennité de l'arrivée succédait la plus franche bonhomie, la plus complaisante bonté ; et Robert comprenait alors qu'on pouvait encore se permettre de jouer avec son oncle, de le faire enrager pour rire. Et certes il s'en acquittait bien !

Tels étaient ceux dont l'enfance de Robert se trouvait entourée. C'était le noyau intime, et de loin en loin s'y joignait un vieux militaire, oncle de Mme d'Embrun, dont les dernières années étaient rendues pénibles par d'anciennes blessures reçues les unes en Crimée, les autres en Italie, les autres encore au Mexique. C'était un de ces nobles vétérans qui ont échappé, comme par miracle, au feu de l'ennemi, tout en portant sur leur corps les glorieuses marques de leur valeur et de leur dévouement.

De ce vieil oncle-là Robert avait un peu peur. Sa grosse voix le faisait trembler, et Mme d'Embrun se servait souvent du colonel en retraite comme d'un épouvantail salutaire. Faire savoir à M. d'Évian, par l'intermédiaire de la poste, que Robert venait de se mettre en colère, c'était une des menaces les plus redoutées du petit garçon.

Il était donc insupportable, ce petit Robert ? Précisément. Il est temps de faire connaissance avec lui.

Voici la silhouette de cet illustre personnage à un an :

La maman, la nourrice et la bonne, aux trois quarts affolées, se partagent entre elles les heures du jour et de la nuit, employant tout leur savoir à calmer les cris, les fureurs du petit bonhomme, n'y parvenant pas, s'appelant l'une l'autre au secours, et parfois se réunissant, en trio désespéré, pour conjurer la tempête. On offre tous les avantages réservés à ce temps de la vie : le berceau ; les bras ; les genoux formant balançoire ; la promenade au dedans et au dehors ; un lait généreux, des bouillies délicieuses ; des bains rafraîchissants ;... le bébé se fâche tout de même ; et s'il ne cause encore aucun dommage autour lui, c'est parce qu'il n'en a pas la force.

À deux ans, le petit tapageur prend des airs de pacha, crie deux fois plus fort que l'année précédente, et donne de grands coups avec ses petits poings dans le visage de sa pauvre bonne. Celle-ci voit doubler les exigences de son service par le départ de la nounou, qui s'en retourne dans son pays, raconter aux échos d'Auvergne qu'il n'y a pas sur la terre un enfant plus désagréable.

La bonne commence à maigrir, tant ce lutin la fatigue par ses colères du jour et de la nuit. Elle se dit : « S'il continue, je n'y tiendrai pas ! » Effectivement, elle s'en va un beau matin, pâle, défaite, énervée. À d'autres le terrible poupon ! Cinq ou six filles se succéderont, et la mère sera de plus en plus inquiète des dispositions naturelles de l'enfant.

À trois ans, monsieur, qui sait marcher et parler, en profite pour renverser tout sur son passage et s'ériger en despote. On ne sait comment s'y prendre pour le mettre à la raison. La résistance ouverte le jette dans une exaspération qui fait craindre les suites les plus fâcheuses ; les complaisances exagérées redoublent ses tendances autoritaires.

Un jour, sa mère entend des cris, des pleurs de rage. Elle accourt :

« Qu'y a-t-il ?

-- Madame, c'est M. Robert qui a pris ce petit miroir, et qui y voit son nez ; il veut que je lui donne ce nez-là. Je lui dis que cela ne se peut pas, et que d'ailleurs il a bien assez du sien.

-- Non ! non ! je veux avoir les deux ! vilaine Pauline ! pan ! pan ! »

La bonne s'occupe de reculer son nez, à elle, qui arrive là en troisième et se voit grandement menacé par ce foudre de guerre. La mère raisonne son enfant, qui crie alors de toutes ses forces, et couvre sa voix. Elle prend le parti d'enlever de force le brandon de discorde. Le petit garçon tourne alors sa colère contre le miroir lui-même et contre ce malheureux nez qui lui apparaît en face du sien. Pan ! un gros coup, avec les deux poings à la fois ; la glace est mince, elle se brise ; et voilà les mains mignonnes du despote toutes déchirées et ensanglantées.

À quatre ans, il devient dangereux.

« Robert, je ne veux pas que tu casses tes jouets.

-- Moi, je le veux !

-- C'est très mal de répondre comme cela à sa maman. Parce que tu es en colère, ne vas-tu pas détruire tes petits soldats ?

-- Oui ; et la boîte aussi ! »

Sur ce, il se met à tordre furieusement bras, jambes et têtes ; puis, s'emparant de la boîte de bois qui servait de caserne à tout le régiment, il la jette au feu.

Il en ferait autant de l'objet le plus précieux. Les fureurs insensées qui transportent sa toute petite personne excitent la défiance de chacun. Il devient un fléau qu'on redoute, bien que ses ridicules emportements fassent sourire de pitié.

À cinq ans, la colère a déjà pris sur lui tant d'empire, que Mme d'Embrun ne peut se consoler de ses peines en regardant son enfant.

Il joue en ce moment, près d'elle, et paraît tranquillement occupé à faire tenir debout les belles quilles qu'on vient de lui donner.

Il s'apprête à les frapper, une à une, de la grosse boule de buis qu'il tient dans sa main.

Les pauvres quilles, par l'effet de quelques inégalités, inhérentes à leur base ou au parquet, trébuchent et tombent les unes sur les autres. Il les relève une fois, deux, trois fois ; la colère le saisit : il lance, n'importe où, la grosse boule, qui va s'installer dans une belle coupe de faïence florentine, à laquelle tient beaucoup sa mère.

« Que fais-tu, Robert ?

-- Mes quilles ne veulent pas m'obéir.

-- Ah ! mon cher enfant, si je me mettais en colère toutes les fois que tu ne m'obéis pas ! Regarde, tu as cassé ma belle coupe, et cela me fait du chagrin. »

Le petit garçon voit sa mère attristée, bien plus de l'emportement que de la coupe brisée ; son cœur se gonfle, les larmes lui viennent aux yeux ; il tend les bras à sa mère, il regrette, il demande pardon, il promet que jamais, jamais il ne se mettra plus en colère. Mme d'Embrun pardonne ; elle croit à la sincérité du repentir ; mais, quelques heures après, Robert trépigne à la première contrariété.

Et voilà comment passe sa vie le violent et impétueux héritier des d'Embrun. La raison viendra, dit-on de tous côtés à sa mère ; cependant elle a peur, et se cache souvent pour pleurer.

II -- Ce n'était pas un conte breton.

Un jour, Robert avait alors près de sept ans, Mme d'Embrun fut tout à coup appelée, pour une affaire grave, au chef-lieu de son département, et se vit dans la nécessité de laisser son enfant à Hauteroche. Mlle Trépiez, la terrible cousine, ne s'y trouvait point, et cette circonstance n'était pas regrettable, car, du plus loin que s'apercevaient la vieille cousine et le petit garçon, il s'établissait entre eux une sorte de courant de violence, qui menaçait de tout renverser sur son passage.

Fortement prévenus l'un contre l'autre, ils ne le cachaient point, et leur attitude ordinaire, dès qu'ils étaient en vis-à-vis, était celle du chien et du chat.

Mme d'Embrun ne voyait que trop ce manque d'entente et ce parti pris de se contrarier mutuellement. Aussi évitait-elle soigneusement de jamais faire à sa cousine une invitation en règle ; mais cette précaution était inutile : on en fit la triste expérience. La cousine, à l'humeur acerbe, se trouvait bien à Hauteroche ; elle faisait grand cas de l'air de la campagne, et particulièrement de celui que respirait Mme d'Embrun. Donc, elle s'invitait elle-même, et pour autant de semaines ou de mois que cela lui était agréable.

« Je me plais chez vous, disait-elle à Emmeline avec une naïveté digne d'un autre âge, et j'y reste très volontiers. »

C'était, pour le dire en un mot, une personne indiscrète.

La mère de Robert ne pouvait donc regretter l'absence de Mlle Trépiez, coïncidant avec la sienne. Elle avait un moyen bien simple de s'épargner toute inquiétude pendant son voyage de vingt-quatre heures : c'était de confier Robert au vieux garde et à sa femme.

Sa résolution étant arrêtée, elle en fit part à son petit garçon, qui trouva l'idée très amusante ; et le chargea d'aller lui-même porter cette nouvelle à Philémon et à Baucis.

« Maman, pourquoi donc, quand vous voulez rire, appelez-vous Desnoyers Philémon et Corentine Baucis ?

-- Mon enfant, parce que La Fontaine a raconté, d'une façon charmante, dans de fort jolis vers, l'histoire imaginaire de deux vieux époux, portant ces noms, s'aimant beaucoup pendant leur longue existence, et obtenant de Jupiter, le maître des dieux selon la Fable, de mourir tous les deux ensemble, afin que l'un n'eût pas à pleurer la perte de l'autre. »

Robert, satisfait sur ce point, ne songea plus qu'au plaisir de passer tout un jour et toute une nuit dans la maison du vieux garde. Cette idée lui souriait ; il était en belle humeur ; et pendant trois jours sa mère, en lui donnant ses leçons, ne remarqua en lui aucun de ces gestes d'impatience qui souvent n'étaient que les précurseurs d'un accès de colère.

Non seulement le petit héritier du château d'Hauteroche avait en sa mère une excellente maîtresse, mais encore il était lui-même un excellent élève ; doué de mémoire et surtout d'intelligence, aimant déjà la lecture, et par conséquent ouvrant la porte à ces connaissances qu'on acquiert sans s'en douter, en s'amusant à lire. Il savait plus que la plupart des enfants de son âge, et ses heureuses facultés se développaient, à la grande joie de sa mère. L'ombre au tableau, c'était toujours cette violence, qui, à la moindre contradiction, contractait les traits de l'enfant et le rendait brusque, irrité, farouche.

Quand vint l'heure de partir pour son court voyage, Mme d'Embrun prit son fils par la main et le conduisit elle-même au pavillon. Il sautait de plaisir, car tout ce qui est nouveau plaît à l'enfance, et le petit lit qu'on avait improvisé dans un coin de la grande chambre semblait à Robert un vrai sujet de récréation. Il embrassa sa mère de tout son cœur, mais sans tristesse, parce qu'elle allait revenir le lendemain.

« Ce ne sera pas long, disait la bonne Corentine, seulement douze heures !

-- Maman disait vingt-quatre heures ?

-- Oui, mais là-dessus vous dormirez douze heures, et les heures de sommeil ne comptent pas. »

Cet argument fut d'un très bon effet sur l'esprit du petit dormeur, et, quand Mme d'Embrun fut partie, il rentra volontiers chez Corentine, et s'amusa de tout ce qui composait la vie de la bonne femme. Il la suivait des yeux dans tous les détails du ménage, et surtout dans les soins qu'elle donnait aux animaux, car elle avait une petite basse-cour à elle, et Robert fut, bien entendu, chargé, pour ce jour-là, de donner du grain aux poules et aux canards.

Puis il se livra, avec son ami Desnoyers, aux travaux du jardinage. On était à la fin de septembre ; il y avait des soins particuliers à donner à la terre. Bien qu'on eût amplement le nécessaire provenant du potager du château, Desnoyers se faisait un plaisir de cultiver ce coin de terre, que lui avait offert Mme d'Embrun. C'était, avec le pavillon, comme une petite propriété lui appartenant, sa vie durant, et dont il pouvait jouir à sa guise. La vieille Corentine soutenait que les légumes de son jardin étaient plus savoureux que ceux du potager. Pourquoi ? C'était tout simplement parce que son mari les avait semés et cultivés.

Comme on le pense, on ne négligea pas, dans cette belle journée d'automne, de s'occuper des rosiers. Les roses du Bengale étaient en grand honneur à Hauteroche. Mme d'Embrun, au temps de son bonheur, en avait fait entourer le château, et, depuis son veuvage, les roses demeuraient toujours, comme les descendantes de celles qu'Albert apportait si gracieusement à sa jeune femme. Ces fleurs fidèles semblaient lui dire : « Tu auras encore du bonheur par ton fils, et nous en serons les témoins. »

Le vieux garde, dont le cœur reconnaissant cherchait à jeter un peu de consolation dans celui de la châtelaine, avait dit à Robert :

« Votre maman aime les rosiers du Bengale, et il y en a jusque sous ses fenêtres ; mais j'en ai un magnifique, qu'elle ne connaît pas ; je vais vous le donner, et vous le cultiverez tout seul, sous ma direction.

-- Vrai ? il sera à moi !

-- À vous tout à fait. Nous le mettrons en pot, pour qu'il devienne encore plus beau : car le rosier du Bengale, mis en pot, change pour ainsi dire de nature. Toutes les roses qu'il produira seront, bien entendu, pour Madame ; et puis, quand viendra l'hiver, vous mettrez le rosier dans le grand salon et il y fleurira.

-- Tu crois ? quel bonheur ! Est-ce qu'un jour elle voudra bien mettre une rose à son corsage ?

-- Qui sait ? Peut-être que si vous ne vous mettiez plus jamais en colère, elle y consentirait pour vous récompenser. Mais un garçon qui donne de grands coups de poing sur la table, qui frappe la terre du pied, qui crie, qui dit des injures à sa bonne, qui fait le vilain, le méchant ! comment voulez-vous que Madame accepte de lui une rose pour la mettre à son corsage ? Ce n'est vraiment pas possible ! Votre cher papa ! il était bon, lui ! »

Robert sentait la justesse de ce que disait le vieux garde, et il prenait bien sincèrement la résolution de se rendre digne d'offrir des roses à sa mère, des roses de son beau rosier, que lui-même allait cultiver.

Dès ce jour le petit garçon se mit en rapport avec l'arbuste favori, il coupa deux fleurs jaunies, il enleva, d'après l'avis de Desnoyers, ce qui pouvait nuire ; il vida, au pied du rosier, deux fois son petit arrosoir, et dit de ces paroles amies qui prouvent qu'on veut vivre en bonne intelligence.

Le vieux garde emmena Robert faire une promenade au loin, afin d'occuper son temps et de le faire passer plus vite ; puis on revint au pavillon, où Corentine avait préparé un souper du goût de Robert. Il mangea de bon appétit, but un doigt de vin pur, et babilla de son mieux, à la grande joie des braves gens, qui étaient à la fois honorés et charmés de la confiance que leur témoignait en cette circonstance la mère de leur jeune maître.

Après le souper on organisa une petite veillée autour de la lampe, et, pour amuser l'enfant, Corentine proposa une partie de loto.

« Non Corentine, pas de loto ; j'y joue trop souvent, cela ne m'amuserait pas.

-- Eh bien, voyons, qu'est-ce que nous allons donc faire ?

-- Ah ! si vous vouliez ! si vous vouliez !

-- Parlez, je ne demande pas mieux que de vous contenter.

-- Je voudrais... Il y a presque trois jours que je ne me suis pas mis en colère !

-- Presque trois jours ? allons, ce n'est pas tout à fait la mesure, mais enfin.

-- Ah ! vous avez compris ? Je voudrais un conte breton !

-- Et moi, mon cher enfant, j'avais résolu de vous raconter une histoire bretonne ; c'est bien plus beau qu'un conte, puisque c'est vrai.

-- Comment ? c'est arrivé ?

-- C'est arrivé.

-- Pour de bon ?

-- Pour de bon. Ah ! c'est une histoire terrible à raconter, et terrible à entendre.

-- Vraiment ?

-- Oui, je ne voulais vous la dire que quand vous auriez sept ans, car il faut avoir l'âge de raison pour apprendre de pareilles choses.

-- Corentine, j'aurai sept ans dans huit jours.

-- Je le sais bien, c'est pourquoi je vais me décider. »

La Bretonne prit son tricot, accompagnement obligé de tous ses récits ; le père Desnoyers, s'installa dans son grand fauteuil ; le petit garçon, les yeux grands ouverts, se mit en face de la conteuse pour mieux la regarder et l'écouter.

Ce moment avait quelque chose de solennel. Le temps, assez beau pendant le jour, s'était peu à peu refroidi ; le vent du nord soufflait, faisant courir dans la campagne ces bruits de feuilles agitées et se touchant entre elles, ces voix aiguës ou plaintives qui attristent le voyageur solitaire. On se sentait bien autour de la lampe, parce que la tempête ne pouvait pas vous atteindre. C'était l'heure des légendes, l'heure des confidences sérieuses. Robert aurait peut-être senti une vague frayeur si le personnage le plus rassurant qui fût au monde n'eût fait partie du trio.

Corentine allait commencer, on le croyait du moins ; mais elle baissa la tête, et resta muette un instant.

« Qu'est-ce que vous avez, Corentine ?

-- Rien ; je réfléchis. Je me demande si je dois vous raconter cette épouvantable histoire. C'est peut-être bien grave pour votre âge !

-- Plus que huit jours pour avoir sept ans ! dit Robert en joignant les mains.

-- Femme, tu peux parler, dit le vieux garde ; il a l'âge de raison, va ! Huit jours de plus, huit jours de moins, peu importe. Il comprendra très bien, et ça lui entrera si loin dans la mémoire que ça n'en sortira plus.

-- Dieu le veuille ! » répondit la vieille, en levant les yeux au ciel et jetant un soupir.

Robert voyait que les préliminaires devenaient de plus en plus effrayants ; il ne savait que penser ; mais l'intérêt que cette histoire inconnue lui inspirait redoublait, et jamais auditeur ne s'était montré plus recueilli.

« Encore une fois, mon cher enfant, dit la femme du vieux garde, ce n'est pas un conte breton, c'est une histoire. Ce que je vais vous raconter s'est passé, il y a dix ou douze ans, dans une grande ville de notre Bretagne, à Nantes, pas loin du village où je suis née.

-- À Nantes ?

-- Oui, à Nantes ; et jamais un Nantais ne perdra le souvenir de cet événement. Il y avait un homme. C'était un brave homme, entendez bien ; c'était ce qu'on appelle un honnête homme, un bon père de famille.

-- Ah ! tant mieux ! Ses enfants devaient bien l'aimer !

-- Oui, hélas ! ils l'aimaient, les pauvres enfants !...

-- Vous avez l'air de les plaindre ?

-- Les malheureux !... Ce brave, homme, ce bon père de famille avait toujours gagné sa vie sans nuire à personne ; tout le monde l'estimait, ce pauvre couvreur.

-- On avait bien raison, Corentine.

-- On ne lui connaissait qu'un seul défaut.

-- Un ? c'est bien peu, Corentine !

-- Oui ; mais, voyez-vous, monsieur Robert, celui-là peut mener au crime.

-- Vraiment ? Quel était donc ce grand défaut ?

-- Je vais vous le dire. Quand il était petit, il n'avait pas fait tous les efforts possibles pour vaincre ce défaut qui, avec le temps, était devenu une grande passion.

-- Mais, Corentine, vous ne me dites pas quel était ce défaut. »

La femme du vieux garde posa son tricot sur ses genoux ; son visage devint encore plus grave ; elle baissa la voix et dit, en regardant l'enfant dans les yeux :

« La colère. »

Robert ne put soutenir le regard que la Bretonne attachait sur lui, il détourna les yeux et fut comme interdit.

Desnoyers remarqua l'expression étrange qui se peignait sur ses traits enfantins. On eût dit que l'intelligence de Robert, supérieure à son âge, lui faisait penser que s'il ne se corrigeait pas, il pourrait lui arriver plus tard un grand malheur.

En ce moment il n'osait plus demander qu'on poursuivît l'histoire de cet homme ; ce fut Desnoyers qui dit :

« Allons, ma femme, continue.

-- J'ai peine à continuer, répondit-elle ; c'est tellement affreux ! Enfin !... Donc, il ne s'était pas corrigé, dans son enfance, de ce grand, très grand défaut. Sa mère avait beau le punir et lui parler raison, il ne cessait de retomber dans ses violences. Devenu un homme, il se maria, et il eut quatre petits enfants, quatre garçons. L'aîné avait peut-être sept ou huit ans. Il les aimait beaucoup, et il travaillait tant qu'il pouvait pour les nourrir, les habiller, les soigner aussi bien qu'il était nécessaire.

-- Ce pauvre homme, il était bien bon !

-- Sans doute, murmura Desnoyers, il avait bon cœur ; mais ce n'est pas assez.

-- Voilà donc que cet homme, comme je vous le disais, avait gardé son grand défaut. Il paraît que, dans sa propre maison, il y avait beaucoup de choses qui le portaient à l'impatience ; mais, ne s'étant pas corrigé étant petit, ces impatiences se changeaient en des accès de colère, et ces accès de colère atteignaient à la fureur.

« Dans ces occasions il ne savait plus ni ce qu'il disait, ni ce qu'il faisait ; et tout le monde pensait qu'un jour ou l'autre on entendrait dire dans la ville qu'il y avait, ici ou là, une victime de sa colère.

-- Mon Dieu ! quel malheur ! s'écria Robert. On devait avoir peur de lui ?

-- Il y avait bien de quoi ! Un homme en colère est aussi à craindre qu'une bête féroce, parce qu'il a une grande force et qu'il n'a plus sa raison.

-- Oh ! continuez l'histoire ! Qu'est-ce qu'il va arriver ? »

Robert était immobile, anxieux ; il aurait voulu savoir, et il avait peur de savoir. Le vent mugissait plus que jamais à travers la campagne ; la pluie fouettait les vitres, tout était morne et triste. Corentine continua :

« Un jour, cet homme avait eu avec sa femme une dispute assez vive, et, comme elle avait un mauvais caractère, elle s'entêtait à contredire son mari, à faire ce qu'il ne voulait pas, sans se soucier d'exciter de plus en plus sa malheureuse passion. Le père de famille tient tête ; on en vient aux injures. Il se monte, il s'oublie, il ne sait plus où il est, ce qu'il est. Il sent dans tout son corps le frémissement de la fureur. Bientôt il ne trouve plus de paroles ; il en arrive aux coups. La scène se passe à un étage élevé, près d'une fenêtre ouverte... Ah ! je ne sais pas si je dois finir l'histoire !...

-- Finissez-la ! dit, sur le ton de la prière, l'enfant ému, troublé.

-- Eh bien, puisqu'il faut tout dire, cet homme, qui avait bon cœur, cet homme, au plus haut degré de la colère, saisit un de ses enfants, et le jette par la fenêtre.

-- Oh ! mon Dieu ! Mais pourquoi ?

-- Parce qu'il était en colère. Des cris épouvantables retentissent autour du criminel ; ces cris augmentent sa fureur : il saisit un second enfant, et le lance dans l'espace,... puis un troisième *(1) *, et tombe sur le plancher, comme sans vie, pendant que les trois victimes de sa colère expirent dans les souffrances, par la main de ce père qui les a tant aimés, tant embrassés, et en qui la passion a éteint tout à coup le sentiment paternel. »

Robert était muet, parce qu'il ne savait pas comment exprimer ce qu'il éprouvait ; de grosses larmes coulaient sur ses joues pâlies. Desnoyers ne cherchait pas à adoucir l'impression que ressentait un enfant de sept ans ; il l'aimait trop pour l'empêcher de pleurer dans un pareil moment. C'était une grande leçon qui venait de tomber des lèvres de la paysanne bretonne ; il ne fallait pas l'amoindrir.

Après quelques instants de silence, Robert demanda timidement :

« Est-ce qu'elle est finie l'histoire ?

-- Non, mon cher enfant, pas encore ; après un crime, ce n'est jamais fini ; il faut une punition. Le père de famille eut la sienne ; elle fut terrible !

-- Qu'est-ce qu'on lui a fait ?

-- On l'a mis en prison ; et puis on l'a fait venir devant les juges. Toute la ville était là. On connaissait ce malheureux ; on s'était longtemps intéressé à lui ; mais trois enfants !... Tout était contre lui : la pitié qu'excitaient les pauvres innocents, dont on croyait encore entendre les cris déchirants ; les malédictions de la malheureuse mère, qui redemandait ses enfants ; qui sentait sa raison s'égarer à force de douleur ! Tout accusait l'assassin, et il n'avait rien à dire pour sa défense. Les lois sont justes ! L'homme fut condamné.

-- Condamné à quoi ?

-- Condamné à mort ! »

Robert demeura silencieux, les yeux baissés, plein de compassion pour les victimes, et tout surpris qu'un homme bon, estimable, pût en arriver à être appelé assassin, à être condamné à mort.

« Je veux achever cette terrible histoire, reprit la Bretonne, et puis nous n'en parlerons plus ; c'est par trop triste.

« Le pauvre couvreur, rendu à lui-même, eut horreur de sa propre personne. Il plaignit ses enfants, il plaignit leur mère ; et, bien avant de se voir condamné par la justice, il s'était condamné lui-même, n'espérant plus qu'en Celui dont l'éternelle et infinie bonté pardonne à tout coupable repentant.

« Or il arriva que, le jour de l'exécution, tout le monde aurait voulu qu'on fît grâce au criminel ; mais lui n'avait pas même tenté d'obtenir au moins une diminution de peine. Il se jugeait indigne de l'indulgence des hommes.

« Sa femme elle-même, touchée des admirables sentiments dont il faisait preuve, sa femme en vint à lui pardonner, à avouer qu'elle l'avait imprudemment excité à la colère ; elle conjura les autorités de lui laisser la vie ; tout fut inutile.

« Le pauvre couvreur fit une réparation publique de son crime ; et, en marchant à la mort, il disait que la sentence était juste, qu'il avait mérité d'être retranché des vivants, que sa punition serait un exemple salutaire pour tous ceux qui, comme lui, avaient contracté l'habitude de se livrer à cette passion, qui devient, à un moment ou à un autre, une espèce de folie.

« Il mourut ; et tout le monde pleura sur lui, car il avait fait pitié à tous par son humble et sincère repentir. Contrairement à l'usage en pareil cas, on rendit à son corps les honneurs funèbres dus aux corps des chrétiens ; on le porta à l'église, au milieu d'une foule recueillie, qui se rappelait ce qu'il avait été toute sa vie et combien on l'avait justement estimé.

« Et voilà, mon cher enfant, ce qu'on peut devenir quand on ne combat point tous les jours ce terrible défaut, dont votre catéchisme vous dit : « La colère est un péché capital ». Elle est finie mon histoire. »

Elle était finie ; mais Robert écoutait encore. Il entendait comme une voix intérieure qui lui parlait tout bas et lui disait : « Prends garde, toi aussi, de faire des victimes ! »

Le vent soufflait encore, la nuit était noire. Desnoyers montra à Robert de belles images qu'il avait dans un vieux livre, et il le fit causer de choses et d'autres, pour lui préparer un sommeil calme et réparateur. Bientôt les yeux du cher petit se fermèrent. La femme du vieux garde le déshabilla et il prit possession de son petit lit, après avoir dit bonsoir à ses bons vieux amis. Au moment où Corentine l'embrassa, en se penchant sur son lit, ses yeux à demi fermés se rouvrirent et ses lèvres murmuraient :

« Ah ! quel malheur ! Ces pauvres enfants ! »

III -- Une rose au corsage d'une mère.

Lorsque Mme d'Embrun rentra à Hauteroche, après vingt-quatre heures d'absence, Robert lui tendit les bras, et elle le pressa sur son cœur avec toute la tendresse maternelle. On avait beaucoup à raconter, Robert surtout ; et le soir, dans cette heure si calme que la jeune veuve consacrait à jouer avec son enfant, avant qu'il allât prendre son repos, le petit garçon, encore tout pénétré de l'impression produite sur son esprit par le récit de Corentine, voulut le redire à sa mère et se servit de termes clairs et précis, propres à lui faire très bien comprendre les sentiments qui l'animaient à ce seul souvenir.

Il y eut alors de douces paroles échangées entre la mère et l'enfant. Mme d'Embrun, d'une nature calme, s'étudiait encore à réprimer devant son fils tout mouvement de vivacité et à lui donner sans cesse l'exemple d'une inaltérable douceur. Ce soir-là, elle reçut toutes les confidences du cher petit, et il lui apprit le don du superbe rosier.

« Il est à moi, maman, dit-il, à moi tout seul ! C'est moi qui le soignerai, Desnoyers me montrera, et mes roses deviendront encore plus belles, toujours plus belles ! Ah ! si vous vouliez !...

-- Quoi donc ? Parle avec confiance ; tu sais que je désire te voir d'abord bien sage, bien doux, bien bon, ensuite bien heureux. Qu'est-ce que tu demandes de moi ? J'écoute.

-- Voilà. Le vieux garde m'a dit que papa, avant de s'en aller au ciel, vous offrait souvent une rose, et que, pour lui faire plaisir, vous la mettiez à votre corsage.

-- C'est vrai ; ton père savait combien j'aimais les roses... autrefois !

-- Maman, est-ce qu'autrefois ne pourrait pas revenir, si j'étais bien sage ? si, par exemple, je ne me mettais plus en colère ? »

La jeune mère prit dans ses mains les deux petites mains de son fils et lui dit :

« Cher enfant, toi seul, en effet, peux me rendre une partie de cet autrefois, qui a été pour moi un temps de bonheur.

-- Si je vous donnais une de mes roses, cultivées par moi pour vous, est-ce que vous voudriez bien la mettre à votre corsage, comme si c'était papa qui vous la donnât ?

-- Mon pauvre petit, une rose n'est pas faite pour orner un corsage de deuil.

-- Vous ne voudriez pas ? Quel malheur !

-- Écoute, Robert : de ta petite main seulement j'accepterais une rose ; et si je te voyais lutter avec courage pendant longtemps, tout un mois par exemple, contre ce grand défaut qui m'afflige, qui me désole, alors, je te le promets, je te laisserais poser toi-même ta rose à mon corsage.

-- Ah ! quel bonheur ! Vous verrez ! Un mois, ce n'est pas bien long : je suis sûr de réussir. »

Deux bons baisers terminèrent l'entretien pour ce soir-là ; et Robert pensait déjà à la joie qu'il aurait, le lendemain matin, en apprenant au vieux garde la bonne nouvelle.

À la première heure, effectivement, il courut au pavillon et cria de loin à son vieil ami :

« Maman veut bien que je mette une de mes roses à son corsage !

-- Vraiment ? sans condition ?

-- Elle demande seulement tout un mois sans colère ; mais, à présent que Corentine m'a raconté l'histoire du couvreur, je suis corrigé, tout à fait corrigé !

-- Nous verrons ça », dit le vieux garde d'un ton qui dénotait le doute, bien que Robert parlât sincèrement et d'après l'instinct de son excellent cœur.

Quelques jours plus tard, la fameuse cousine arriva à Hauteroche, comme une bombe, sans prévenir, parce que, disait-elle, « je sais, ma bonne Emmeline, vous faire toujours plaisir en venant vous tenir compagnie ; c'est si triste d'être seule ! Et puis, nous nous entendons à merveille, et nous vivons ensemble fort paisiblement. »

Mme d'Embrun ne savait comment esquiver cette bombe, vu qu'il n'est vraiment pas possible de dire à quelqu'un : « Non, vous ne me faites pas plaisir en vous installant chez moi ; je préfère, et de beaucoup, être seule ; non, nous ne nous entendons pas à merveille ; et si je garde le silence, au lieu de vous contredire toute la journée, c'est uniquement pour avoir la paix ».

La jeune et douce veuve, ne voyant aucun moyen d'échapper à ce gros ennui, s'y résignait comme on se résigne aux inconvénients des quatre saisons.

S'il s'était agi d'une parente à héritage, elle aurait été plus à son aise et aurait pu profiter de son indépendance pour échapper à Mlle Trépiez, quitte à l'indisposer contre elle ; mais c'était une cousine de son mari, et elle ne jouissait d'aucune fortune. Il y avait donc là une question de délicatesse ; et le château voulait, coûte que coûte, rester hospitalier.

Un des travers de la cousine, et celui dont Mme d'Embrun était surtout choquée, c'était de ne faire aucune attention à ne pas irriter inutilement la nature violente de Robert. Le petit garçon ne l'aimait pas, et ne craignait pas de la mécontenter. Elle lui résistait avec une brusquerie et une ténacité provenant plus de l'entêtement que de la sagesse.

La mère s'en affligeait, car il ne pouvait résulter de ce genre de lutte aucun bien pour son fils. Quant à la cousine, elle s'amusait volontiers du trouble de Robert, de ses cris, de ses menaces d'enfant. Elle était naturellement bruyante, querelleuse, et aurait pu chanter avec vérité le refrain d'une chanson d'autrefois :

J'aime le tapage,

Oui, je suis tapageur !

J'ai besoin d'orage,

C'est là mon humeur !

Hélas ! la cousine se trouvait précisément à Hauteroche durant ce mois d'épreuve, pendant lequel l'enfant devait obtenir, par ses efforts, de poser une première rose au corsage de sa chère maman. Il se faisait, de cette faveur promise, une telle fête, qu'il racontait à tout son entourage le bonheur attendu.

Les serviteurs riaient, et par complaisance ils aplanissaient bien des obstacles sous les pas du petit garçon, se faisant un plaisir de l'aider à ne pas s'impatienter, de peur que cette impatience n'allât jusqu'à la colère.

Mlle Trépiez, l'amie du tapage, éprouvait au contraire, par une conséquence de son humeur indiscrète et taquine, une maligne satisfaction à agacer Robert, à lui faire, comme elle disait, gagner sa rose. Et quand il lui répétait qu'un mois, ce n'est pas long, et qu'il aimait trop sa mère pour ne pas se surmonter, elle se moquait impitoyablement de lui. Se posant en oiseau de mauvais augure, elle disait, à haute et intelligible voix, que Robert avait de la colère une habitude tellement enracinée, qu'il lui serait impossible de vivre en paix avec le genre humain, avec les choses animées ou inanimées, pendant trente jours.

Il pleurait, le pauvre enfant ; et, sa bonne lui demandant un jour le sujet de ses larmes, il lui répondit, avec la naïveté de ses sept ans :

« Je pleure de ne pas pouvoir me mettre en colère contre ma cousine ! »

Sa mère le consolait, l'encourageait, lui disait qu'elle remarquait avec joie l'empire qu'il commençait à prendre sur lui-même, et elle ajoutait :

« Ce que je ne vois pas, Dieu le voit. Rien ne lui échappe, et il tient compte des efforts d'un enfant, parce qu'il est la bonté même. »

Pour passer le temps, Robert allait souvent à la maison du vieux garde, et Corentine le recevait aussi avec des encouragements.

« Patience, mon petit monsieur, voilà déjà bien des jours écoulés ; le temps s'avance ; vous gagnerez la fin du mois, et vous cueillerez votre rose.

-- Êtes-vous sûre, Corentine, que mon rosier m'en donnera une ?

-- Certainement ; mon mari le soigne de manière qu'il vous donne ce que vous désirez.

-- Ce n'est pas lui qui le soigne, ma bonne Corentine, c'est moi.

-- Vous avez raison ; qu'est-ce que je dis donc, moi ? Si Desnoyers ne vous a pas dit de le mettre en pot, et ne vous a pas montré comment on s'y prend, c'est de peur de le déranger dans sa dernière floraison en pleine terre ; mais lui qui s'y connaît, il est sûr qu'il donnera une rose, peut-être deux.

-- Je choisirai la plus belle pour maman ! Oh ! Corentine, quel bonheur quand le trentième jour viendra, et que je porterai ma rose à maman, tout comme faisait papa ! Elle m'a dit que je pourrais presque faire revenir autrefois.

-- Oui, mon enfant, cela dépend de vous ; mais il faudra du temps et de la peine. Votre père était vif, mais il ne se mettait jamais en colère.

-- Je ne m'y mettrai plus, puisque je n'oublierai jamais l'histoire du pauvre couvreur.

-- Dame ! on ne sait pas ; tout s'oublie en ce monde !

-- Oh non ! Pas une histoire comme celle-là ! Trois enfants ! Trois enfants qu'il aimait ! Ma bonne Corentine, j'ai raconté votre histoire à maman, et elle a eu des larmes dans les yeux.

-- Je le crois. Elle pensait non seulement aux pauvres enfants et à leur malheureux père, mais encore à vous, qui avez le même défaut que le couvreur.

-- Non, non, je ne l'ai plus, Corentine ; voilà déjà vingt jours que je ne l'ai plus ; et cependant ma cousine est là, et elle me contrarie toute la journée ; je suis corrigé.

-- Tant mieux, si c'est vrai ; mais il ne faut pas trop y compter ; parce que, ordinairement, on ne se corrige pas si vite.

-- Oh si ! Moi, il ne m'a pas fallu longtemps.

-- C'est égal ; je vous engage à faire bien attention ; une tentation de colère peut revenir tout à coup.

-- Aux autres, oui, mais pas à moi ; c'est fini !

-- S'il en était ainsi, votre maman serait bien heureuse, et elle vivrait plus longtemps.

-- Comment ? qu'est-ce que vous voulez dire, Corentine ?

-- Je m'en vais vous répondre parce que vous avez sept ans, et que vous entendez très bien la raison. Votre cher papa, qui est mort, malheureusement pour tout le monde, n'avait qu'un chagrin, mais il était bien grand, ce chagrin !

-- Qu'est-ce que c'était donc ?

-- Il avait du chagrin parce que votre maman n'a pas une bonne santé.

-- Maman ? Elle n'est jamais malade.

-- Oh ! que si !

-- Mais non, puisque je ne la vois jamais couchée dans le jour.

-- Elle est malade, tout de même. Elle souffre du cœur ; cela n'empêche pas d'aller et de venir ; on peut même vivre de longues années, avec ce mal-là ; mais à une condition, c'est d'avoir un peu de bonheur.

-- Oh ! quel dommage ! maman n'est plus heureuse depuis deux ans ! comment donc faire ?

-- Tout dépend de vous, mon cher enfant. Plus vous serez bon et gentil, plus la maladie s'affaiblira, parce que Madame redeviendra heureuse, du moins autant que possible ; mais, si en grandissant vous lui faites de la peine, vous la verrez languir, maigrir, et puis enfin, vous la verrez mourir.

-- Non, non ! Ne dites pas cela, Corentine ; je la guérirai, au contraire, vous verrez ! »

Le bon petit garçon sauta sur les genoux de la Bretonne, prit dans ses mains la bonne vieille tête, enfermée dans sa grande coiffe, et l'embrassa en disant :

« Merci de m'avoir dit cela, Corentine ; maintenant je suis encore bien plus sûr de ne plus jamais me mettre en colère. »

Il parlait d'après son cœur, le cher petit, et il était plein de confiance en lui-même, mesurant son courage à l'amour qu'il avait pour sa mère.

Les dix jours qui terminaient le mois d'épreuve allaient être écoulés ; on était à la veille de celui qui devait voir le triomphe de Robert. Il arriva précisément que la cousine Trépiez se trouva par hasard de plus fâcheuse humeur encore qu'à l'ordinaire. Cette circonstance la mettait en verve de taquiner Robert.

« Tu es bien fier, lui disait-elle d'un ton ironique, mais la journée n'est pas finie ; il ne faut pas chanter victoire avant le coucher du soleil, ni même avant le coucher du garçon. »

Robert se mordait les lèvres pour ne pas répondre, tant ce ton moqueur l'irritait ; et le soleil et lui se couchèrent tous deux sans accident.

« Maman, dit le cher enfant en souhaitant affectueusement le bonsoir à sa mère, c'est demain matin que je mettrai une première rose à votre corsage.

-- Oui, mon petit ami, je suis extrêmement contente de tes efforts ; et je t'appellerai demain matin vers dix heures.

-- Quel bonheur ! j'ai bien peu de temps à attendre, puisque Corentine dit que les heures de sommeil ne comptent pas. »

La mère l'embrassa ; il s'endormit tout joyeux, rêvant à l'heureuse matinée qui devait récompenser sa sagesse.

« Ma chère Emmeline, disait néanmoins Mlle Trépiez dans sa mauvaise humeur soutenue, ne vous attendez pas à votre rose, vous ne l'aurez point.

-- Peut-être.

-- Non, vraiment. Ce petit drôle se croit sûr de son affaire ; mais je parie que, avant la dernière minute de l'épreuve, sa grande sagesse se sera évanouie. Ce soir, il avait les yeux vifs, les mouvements brusques. Non, non, il n'ira pas jusqu'au bout.

-- Pauvre enfant ! Vous m'en verriez désolée, parce qu'il en serait découragé ; mais, quoi qu'il arrive, je lui saurai toujours bon gré d'avoir lutté tout un mois contre sa violence naturelle..

-- N'allez-vous pas lui en faire vos compliments ? Il ne fait que ce qu'il doit.

-- Assurément ; mais quand le devoir offre de grandes difficultés, il y a un certain mérite à l'accomplir. »

Mme d'Embrun n'espérait pas avoir le dernier mot avec sa cousine, sur n'importe quel sujet ; aussi laissa-t-elle tomber la conversation, tout en se disant, au fond de son cœur maternel :

« À demain la rose ! »

Robert se réveilla tout seul, ce qui lui arrivait rarement, et fut fort gentil en recevant les soins de sa bonne. Son visage était resplendissant de joie et d'espérance, ou plutôt il n'espérait pas ; il était sûr de toucher à son but : la rose, la belle rose !

Dans son empressement, il eût voulu ne pas déjeuner, pour se rendre plus vite chez le vieux garde. La bonne fit observer que Madame avait indiqué, pour le rendez-vous, dix heures, et qu'alors seulement, elle aurait son corsage noir. Robert eut bien envie de parler avec impatience à sa bonne, parce qu'elle entravait ses désirs, mais il se contint et dit gentiment :

« Vous avez raison, Adèle. »

Il se mit sagement à préparer la leçon qu'il devait prendre dans la matinée ; et quand l'aiguille de la pendule marqua dix heures moins un quart, il s'élança du haut du perron sur la terrasse, passa triomphant devant Brossard qui nettoyait son fusil, et lui cria :

« Je vais cueillir ma rose ! »

Comme tout le monde avait entendu parler, depuis un mois, de cette convention faite entre la mère et l'enfant, Brossard prit part au bonheur de Robert et le lui témoigna par un compliment rustique. Hélas ! ce dialogue avait éveillé l'attention de la cousine indiscrète ; et, suivant la pente ordinaire de son caractère taquin, elle lui dit, mettant la tête à sa fenêtre :

« Attends-moi ; je vais descendre, et j'irai dans le jardin du vieux garde pour te voir cueillir cette fameuse rose. »

Cette attente, s'opposant à l'empressement fiévreux du petit garçon, fut une épreuve plus insupportable que toutes celles qu'il surmontait depuis trente jours. Attendre ! Attendre dans un pareil moment ! Et encore, attendre Mlle Trépiez !

Elle arriva à pas comptés ; et, comme Robert reprenait son allure agile, elle lui dit, en s'appuyant sur sa petite canne :

« Tu vas me donner la main ; de cette manière, je serai sûre que tu n'entreras pas dans le jardin avant moi. »

Robert se sentit promptement à bout de patience ; cependant sa vive contrariété ne se traduisait que par l'effort de sa main, qui tirait la cousine pour la faire avancer.

« Mais pourquoi donc vas-tu si vite ? demandait-elle. Qu'est-ce qui nous presse ? Nous avons tout notre temps ; le feu n'est pas à la maison. »

Il bouillait ! Et il lui fallait un effort réel pour ne pas dire à Mlle Trépiez ce qu'il pensait et le dire dans des termes qui eussent été regrettables. Le pauvre enfant s'était fait une fête de cueillir lui-même sa rose. Il y en avait deux ; mais dès la veille il avait fixé son choix.

Lorsque Desnoyers et sa femme le virent s'approcher, ils furent heureux en pensant qu'aucune fâcheuse aventure ne s'était opposée à l'innocent désir de l'enfant. Cependant ils remarquèrent que ses yeux étaient troublés, et que ses traits, péniblement contractés, n'annonçaient plus cette tranquillité d'esprit qu'il avait encore la veille au soir.

Oh oui ! Il était, à cette heure décisive, bien impatient, le pauvre Robert. Quelques pas seulement le séparaient encore de son rosier chéri, de ce trésor qui lui appartenait en propre, et dans lequel il comptait puiser pour obtenir de sa bonne mère des sourires et des baisers.

Enfin, il s'écrie avec humeur :

« Mais lâchez-moi donc, ma cousine !

-- Ah ! vraiment ? monsieur va, je crois, se mettre en colère, malgré toutes ses belles promesses ? Je savais bien, moi, qu'il n'irait pas au bout de l'épreuve ! »

Robert était rouge d'impatience.

Il arrache brusquement sa main de la main qui l'enfermait ; et, prenant à la hâte, dans sa poche, son petit couteau de jardin, il va cueillir nerveusement, fiévreusement, la rose de sa mère.

Pour cette opération délicate, il eût fallu des mouvements doux et lents. Hélas ! le pauvre enfant n'avait plus son sang-froid. Il néglige les précautions indispensables, et engage vivement sa main gauche dans le rosier, dont les épines impitoyables la déchirent. L'une de ces épines entre dans sa chair, y reste et lui cause une vive douleur.

Tout est fini ! Le mois d'épreuve se termine, au moment même, par une épouvantable colère. Cette colère, ne pouvant s'en prendre à sa cousine, cause réelle de ce trouble, se tourne en aveugle vers le rosier lui-même.

« Méchant ! s'écrie Robert, comme s'il parlait à un être animé, et qui l'eût sciemment offensé, tu m'as piqué, tu m'as blessé, je te déteste ! Tiens ! je t'écraserai ! je te tuerai ! »

Un bâton se trouvait là ; Robert le prend de la main droite, et, frappant follement les deux roses, il jonche le sol de leurs pétales parfumés. La vue de ce désastre l'excite plus encore ; il frappe le rosier, l'accable de coups et d'injures, brise son tendre et léger feuillage, et ne fait, de l'arbuste bien-aimé, qu'un amas de débris, sur lesquels il piétine avec rage.

Une larme d'exquise bonté passa dans les yeux du vieux garde, car il aimait profondément le fils d'Albert. Il allait lui parler, avec calme et sagesse ; mais Mlle Trépiez se mit à rire aux éclats, se moquant aigrement de la prétendue réforme du caractère de Monsieur.

« Je te l'avais bien dit, petit orgueilleux, tu te croyais corrigé parce que, pendant un mois, tout le monde s'était entendu pour t'impatienter le moins possible, en t'évitant les contrariétés. Va ! tu es aussi méchant qu'auparavant ; et tu ne feras jamais qu'un mauvais sujet. »

Robert, une fois abandonné à sa violence, ne se contenait plus ; il pleurait, il criait, frappait du pied, faisait un tel vacarme, que Mme d'Embrun, dont le cœur attendait si affectueusement la rose, vint en toute hâte savoir ce qu'il était arrivé.

Mlle Trépiez alla au-devant d'elle, et lui raconta aigrement la scène, ajoutant :

« Si Robert était mon fils, je lui ferais administrer une correction dont il se souviendrait toute sa vie ; puis je lui donnerais aujourd'hui, pour toute nourriture, du pain et de l'eau, et je l'enverrais demain au collège, à cent lieues d'ici. »

L'enfant, presque pâmé de colère, entendait ces paroles et regardait sa mère, qui venait à lui, toujours calme, toujours bonne, mais bien malheureuse ! Elle vit le pauvre rosier. Ses yeux s'attachèrent un instant sur les yeux de son fils, et elle lui dit simplement :

« Et pourtant tu l'aimais ! »

Puis elle sembla ne plus voir que la cruelle épine qui tourmentait la chair si tendre de son enfant. Elle entra avec lui dans la maison du vieux garde, Corentine lui donna de l'eau, du linge ; et, sans parler, la mère retira l'épine avec des précautions infinies, lava la main déchirée et l'entoura d'une bande de toile.

La cousine était rentrée seule au château. Mme d'Embrun emmena silencieusement son fils, évita tout contact étranger, le laissa pleurer tant qu'il voulut, et lui donna ensuite sa leçon comme à l'ordinaire, mais sans sourire et sans parler, à moins qu'une explication ne fût absolument nécessaire.

L'enfant ne savait que penser. Ce grand calme le frappait ; la bonté avec laquelle sa mère s'occupait de sa blessure le touchait, et pourtant il n'osait pas lui parler ; à peine se permettait-il de la regarder, tant il était confus, malheureux, désolé.

On l'envoya coucher le soir, sans faire naître aucun entretien, sans dire aucune parole intime, sans lui donner, pauvre petit, ce baiser qui, tombé des lèvres d'une mère, semble bénir le sommeil de l'enfant.

Il pleura beaucoup ; puis il se mit à réfléchir, et se rappela, en frissonnant, l'histoire du couvreur. En même temps, tout lui revint en mémoire et, entre autres, ce que Corentine lui avait appris de sa mère.

Il se disait :

« Je suis donc méchant, puisque j'ai pu détruire ce rosier que j'aimais ?... Non, le pauvre couvreur n'était pas méchant ; je ne le suis pas non plus,... mais cela est revenu au même pour ses malheureux enfants ! Oh ! ma pauvre maman ! »

Il avait le cœur si gros qu'il ne pouvait s'endormir. Ce silence attristé qu'avait gardé sa mère, cette admirable bonté avec laquelle Mme d'Embrun avait soigné sa main, le mutisme de son vieil ami Desnoyers et de Corentine, tout faisait contraste avec le trouble de son être, et de tout cela se détachait, comme une lumière plus vive, ce premier mot de sa mère :

« Et pourtant tu l'aimais ! »

Sa faible raison lui montrait ce qu'on peut causer de douleurs aux êtres les plus chers, quand on se laisse aller à ses emportements. Il voyait qu'il avait eu tort de se croire si facilement corrigé, et il commençait à se craindre lui-même, au lieu de se fier avec tant d'amour-propre à ses résolutions. En cela il était dans le vrai, car, pour le moment, ce n'étaient que des roses ; mais qui pouvait prévoir ceux que sa colère atteindrait dans l'avenir ?

À force de lassitude, Robert finit par s'endormir. Un instant, ses yeux s'entrouvrirent, car il avait cru entendre, au pied de son lit, comme un bruit de pas légers et le frôlement d'une robe contre la muraille. Cette impression avait été très fugitive, le temps de laisser échapper ce mot qui sert d'égide à l'enfant effrayé : « Maman ! » Puis il s'était rendormi.

Mme d'Embrun avait donné l'ordre de ne pas entrer dans sa chambre le lendemain matin, et de le laisser se réveiller de lui-même. L'excitation de la veille et la tristesse du soir avaient fatigué cette tête de sept ans. Robert n'ouvrit donc les yeux que quand le soleil, frappant ses volets mal joints, fit pénétrer dans sa petite solitude assez de lumière pour que le regard pût suivre facilement les contours des objets.

Que vit l'enfant ?...

Sur le panneau qu'il avait en face, un grand cadre noir, et dans ce cadre... Oh ! quelle saisissante leçon !... les débris informes du pauvre rosier, ses feuilles vertes et ses pétales roses.

Robert anxieux se jette à bas de son lit et s'approche de cette apparition. Il voit, au bas du cadre, ces mots écrits en gros caractères par la main de Mme d'Embrun :

PREMIÈRE VICTIME DE MÀ COLÈRE.

IV -- Le petit pêcheur.

« Tu t'es encore mis en colère, mon pauvre enfant ! Tu n'as pas oublié pourtant ton rosier chéri ?

-- Non, certes, puisque, depuis deux ans, je le vois dans son cadre noir, au pied de mon lit.

-- Je l'ai voulu ainsi, mon petit ami, afin de t'aider à te corriger ; car vraiment ton défaut semble se fortifier avec toi. Je n'entends parler que de tes impatiences.

-- Ce n'est pas ma faute, maman, c'est la faute de ma cousine Trépiez.

-- Voyons, dis-moi comment les choses se sont passées, cette fois ?

-- Voilà : elle me taquinait, elle se moquait de moi ; cela m'impatientait. J'avais une baguette à la main, et par colère je donne un grand coup sur le bras du fauteuil qui était à côté du sien. Par malheur, ma baguette, en se relevant, va enfiler une boucle de cheveux de la cousine...

-- Est-il possible ! Tu as dû lui faire du mal ?

-- Pas de mal du tout ; mais comme elle a une perruque, voilà cette perruque qui s'en va au plafond. C'était si drôle que ma colère s'est passée tout de suite ; et, sans le faire exprès, j'ai éclaté de rire.

-- Mon pauvre Robert, voilà deux sottises au lieu d'une ; et tout cela n'arriverait pas si tu savais te posséder.

-- C'est vrai, maman ; mais je ne peux pas.

-- Enfin, je n'ose plus demander à nos amis d'amener ici leurs enfants pour jouer avec toi.

-- Aussi, pourquoi ne font-ils pas ma volonté ? Je ne puis pas supporter qu'on me résiste ; c'est pourquoi je leur donne des tapes avant d'y avoir seulement pensé.

-- Et tu les fais pleurer ; c'est bien mal ! »

Il en convenait, le pauvre Robert ; mais quelque temps après, François, Jacques ou Joseph n'en arrivaient pas moins avec une bosse au front, ou une écorchure au genou, parce que le camarade les avait poussés et jetés par terre, dans un moment d'impatience.

« Comment, mon fils, c'est toi qui es capable de faire ainsi du mal à tes compagnons de jeux ?

-- Maman, c'est plus fort que moi ! J'étais colonel ; je commandais. Je leur crie : Par file à droite ! Ils vont à gauche, juste où l'ennemi n'était pas ! C'était une lâcheté ! Fuir au lieu d'avancer ! Alors je suis tombé dessus et je les ai tous terrassés, j'étais furieux !

-- Se mettre en colère pour un mouvement mal compris ! Et ce n'était qu'un jeu !

-- Si ce n'avait pas été un jeu, je les aurais tous tués ! j'étais tellement en colère !

-- Allons ! heureusement que tu n'es pas près de commander à des hommes. D'ici là tu apprendras, j'espère, à te vaincre d'abord. Je n'inviterai plus tes camarades. »

Le temps passait, n'amenant aucune amélioration, et le colonel d'Évian disait souvent à sa nièce :

« Il faut mettre cet enfant-là au collège, c'est la meilleure manière d'élever les garçons, surtout quand ils sont, comme le nôtre, toujours criant et bataillant.

-- Hélas ! le désir de mon mari était de garder notre enfant près de nous.

-- Albert jugerait autrement aujourd'hui.

-- Je sais bien qu'il est ingouvernable, mon pauvre Robert ! et cependant il a du cœur.

-- Je le reconnais.

-- Si vous saviez combien cet enfant vous aime !

-- Pauvre petit diable ! Moi aussi, je l'aime, et c'est précisément à cause de mon affection pour lui que je vous répète : Il lui faut le collège, le contact des camarades, qui le claqueront, le bousculeront, et feront très bien, toutes les fois qu'il prendra la mouche pour un rien et se laissera entraîner à des accès de colère. Votre seule arme est la bonté ; et certes vous savez vous en servir ; mais elle n'agit que sur le cœur, qui reste bon, franc, affectueux. Il faut, à l'âge de Robert, des forces étrangères qui se mesurent aux siennes et lui prouvent qu'il doit plier dans l'occasion, au lieu de vouloir s'assujettir tout être et toute chose.

-- Eh bien, mon oncle, je me rends à votre expérience. Mon cher enfant ira au collège, et je passerai quelques mois d'hiver à Paris, afin de le voir, car nous serions tous deux trop malheureux, moi surtout !

-- Vous surtout, croyez-le bien. »

On en était là de cette conversation, lorsque le colonel d'Évian entendit le bruit d'une petite canne fort légère, frappant le plancher de coups égaux.

« Sauve qui peut ! » s'écria-t-il avec un franc éclat de rire ; et il voulut se lever lestement, comme eût pu faire un jeune lieutenant à moustaches noires ou blondes ; mais certains reliquats de campagnes, qui avaient coutume de rendre ses mouvements très lents, le firent renoncer à l'idée de s'esquiver, avant l'entrée de Mlle Trépiez.

« Diable de canne ! dit-il en retombant dans son fauteuil.

-- Comment, mon oncle, vous avez peur ? Vous si habitué au bruit du canon ?

-- Ma chère Emmeline, vous ne pouvez juger de ces choses. D'abord le canon ne m'a pas tué : je lui sais gré de cette délicatesse ; ensuite il ne m'a jamais tant ennuyé que la cousine. »

Sur ce, Mlle Trépiez fit son entrée, de concert avec sa canne et son air satisfait, car cette année, comme les précédentes, depuis le veuvage d'Emmeline, elle se plaisait à Hauteroche et comptait y rester encore plus longtemps qu'à l'ordinaire.

Mme d'Embrun, avec sa grande bonté, se résignait ; mais le colonel ne se résignait pas. Tout en évitant les batailles, il ne se faisait pas faute des escarmouches ; et, tout en s'efforçant de rester dans les limites de la politesse, il s'arrangeait de manière que Mlle Trépiez ne pût pas ignorer qu'elle l'ennuyait considérablement ; mais elle ne se laissait pas intimider par des demi-mots, des airs graves, des plaisanteries piquantes. Elle se contentait de prendre bien volontairement, vis-à-vis de son vieux cousin, la même attitude, ironique et taquine, qu'elle gardait en présence de Robert, et qui trop souvent exaspérait le pauvre garçon.

Comme il faut bien parler de quelque chose, le colonel aborda la politique, ample sujet de causerie. Il parcourut le journal, cita quelques passages, et donna son avis, qui fut aussitôt contrecarré par l'avis de son antagoniste féminin. Puis on mit sur le tapis la grande question qui occupait presque uniquement l'esprit de Mme d'Embrun ; et, cette fois, Mlle Trépiez ne sut comment faire pour contredire le colonel, car elle pensait exactement comme lui. Ce n'est pas qu'elle prît grand intérêt à Robert, mais elle était fort aise d'apprendre qu'elle allait être débarrassée de lui.

Au milieu de tous ces conflits, les liens de bonne entente avaient encore été resserrés entre Guillaume et le petit héritier d'Hauteroche, par une aimable attention du vieux garde.

Desnoyers avait reçu de Mme d'Embrun une chienne de chasse, fatiguée et vieillie au service d'Albert, qui l'avait préférée aux autres ; c'était donc un souvenir. La veuve avait décidé que le soin en serait laissé à Desnoyers, qui l'emmènerait au pavillon. Corentine était heureuse de cette marque de confiance ; c'était elle qui faisait chaque jour la soupe de Diane et l'entretenait en bon état.

La présence de Diane était un attrait de plus pour Robert. La chienne accourait au-devant de lui, le flattait, lui léchait les mains ; il était très sensible à ses caresses et s'amusait volontiers avec elle. Cependant cette bonne bête n'était pas sa propriété. Souvent l'enfant disait : « Oh ! que je voudrais avoir un chien de chasse à moi ! à moi tout seul ! »

Corentine avait pris note de ce désir et avait proposé à son mari d'élever pour Robert un petit chien de Diane, en obtenant le consentement de Mme d'Embrun.

Tout s'était arrangé à la satisfaction de Robert. Il avait vu grandir et devenir beau et fort le jeune animal qui allait le connaître, le suivre partout, lui obéir. Lui obéir ! cette idée le charmait. Lui que son âge plaçait sous la dépendance de tous, il allait donc agir en maître, imposer sa volonté à un être vivant. Quel bonheur ! Il en était très fier. Et Corentine, tout en tricotant, lui disait :

« Dame ! quand on a de l'autorité, il faut être bon ; sans quoi, on rend malheureux ceux qui vous sont soumis.

-- N'ayez pas peur, ma bonne Corentine, je m'amuserai beaucoup avec mon chien, et je le rendrai très heureux. »

Deux ans avaient passé sur cette franche amitié, née de part et d'autre des meilleurs procédés. Stop aimait son jeune maître, reconnaissait de loin sa voix, accourait à lui et venait se coucher à ses pieds, comme s'il comprenait que Robert avait tout droit sur lui. Le petit garçon n'en abusait pas ; il était même un peu triste quand Guillaume usait de quelque rigueur envers le joli animal, dans l'intérêt de son éducation.

« En le gâtant, vous lui rendrez un mauvais service, disait le brave homme, parce que, s'il est mal dressé, il ne fera pas, à la chasse, une bonne besogne, et cela vous ennuiera. Or il recevra des coups ; beaucoup plus que je ne lui en donnerais, moi, pour le bien dresser.

-- Oh ! ne crains rien, mon bon ami, répondait de bien bonne foi Robert ; je ne serai jamais un maître dur ; j'aime trop mon chien ! »

Dans les longues promenades qu'entreprenait Robert, Stop était son joyeux compagnon, courant en avant, en arrière, faisant vingt fois le chemin, et donnant de la voix pour exprimer hautement son bonheur. L'enfant l'aimait, et le bon chien paraissait trouver le suprême contentement dans ces courses folles.

Avec l'esprit aventureux de Robert, Mme d'Embrun était heureuse de le voir suivi d'un ami si fidèle. Et puis, elle jouissait d'avance du plaisir qu'aurait dans peu son fils à chasser dans le parc, avec le vieux garde, ou avec Bernard de Salis, quand un congé l'amènerait à Hauteroche.

La taille élevée de l'enfant, sa force physique, sa brillante santé, tout indiquait en Robert le goût passionné des exercices du corps. C'était surtout le cheval et la chasse qui lui souriaient ; mais, en attendant qu'un peu de temps encore eût passé sur cette tête d'enfant, on ne lui permettait que la pêche, toujours sous la surveillance du vieux Guillaume.

La pêche à la ligne, plaisir tranquille entre tous, passionne pourtant ses adeptes ; c'est un fait connu. On en voit, en possession d'une patience à toute épreuve, guetter le rusé poisson, des heures et même des journées entières. Robert n'en était pas encore là ; mais ce qui lui donnait parfois toutes les qualités d'un pêcheur émérite, c'étaient les paroles ironiques de Mlle Trépiez, qui prétendait avoir perdu l'espérance de jamais manger de sa pêche.

« Tu es trop impatient, lui disait-elle, pour attendre un poisson au passage. Jamais tu ne sauras rester tranquille, silencieux, immobile, comme il faut l'être pour réussir. Le jour où je goûterai d'une friture dont nous serons redevables à ton adresse,... les poules auront des dents ! »

Robert se tenait à quatre pour ne pas répondre une parole désobligeante ; mais intérieurement il brûlait du désir de donner tort à la cousine, en la régalant, bon gré mal gré, d'une friture avant qu'il entrât au collège.

Une seule chose le contrariait dans ce projet, fort innocent d'ailleurs. Le bon Desnoyers avait été pris d'une douleur dans la jambe gauche ; et, tout en ne se refusant pas à accompagner Robert au bord de la petite rivière qui d'un côté servait de limite au domaine, il ne pouvait passer de longues heures à l'humidité. Le lui demander eût été une indiscrétion qui eût pu conduire le brave homme à l'imprudence.

Le bon cœur de Robert sentait tout cela, et lui défendait d'insister ; mais sa petite tête travaillait sur ce thème et lui disait qu'il était bien assez grand pour pêcher tout seul.

Un matin, vers la fin du mois de septembre, Robert alla se promener dans le parc, en toute liberté, suivi, comme toujours, de son joyeux ami, de son cher Stop. On croyait que la fraîcheur et le plaisir de courir avec son chien l'attiraient jusqu'à l'extrémité de ces longues allées, qui toutes aboutissaient à la rivière. On se trompait. Le petit pêcheur avait résolu de donner, ce jour-là même, un éclatant démenti à Mlle Trépiez ; et, pour atteindre son but, il avait usé de ruse et s'était bien gardé de passer devant le pavillon, où la compatissante Baucis cherchait, par ses soins, à adoucir la souffrance de son cher Philémon.

Tous deux ne se doutaient de rien et pensaient recevoir, à une heure ou à une autre, la visite du petit garçon ; car sa mère, dans ces derniers jours, voulait qu'il se reposât de toute étude pour être plus dispos au moment d'entrer au collège.

Une scène de désolation se préparait, la même qui se produit presque chaque fois qu'un enfant s'expose au bord d'une rivière, sans surveillance, sans aide, sans secours. Comment se passèrent les choses, et comment un grand malheur fut-il sur le point d'empoisonner l'existence de Mme d'Embrun ? On ne sait ; il faut si peu de temps, au bord de l'eau, pour mettre la vie en danger !

Oh ! quel étonnement au château lorsque, l'heure du déjeuner arrivée, on ne voit pas revenir Robert ! sa pauvre mère a peur ; elle croit que son fils va lui manquer. Connaissant sa légèreté, sa désobéissance, sa témérité, elle s'élance dans le parc, appelant à elle tous ses serviteurs. Les domestiques et Brossard, le jeune garde, la devancent promptement. Le colonel veut inutilement la suivre ; il ne peut que s'avancer péniblement du côté où elle a porté ses pas inquiets. Chacun crie, appelle. Le vieux garde entend ce tumulte inusité ; il comprend qu'un accident est survenu.

« C'est mon petit Robert, dit-il à Corentine ; il faut que j'aille avec les autres à sa recherche.

-- Mais ta jambe ? ta jambe ?...

-- Tant pis pour elle ! Faudra bien qu'elle aille où je vais ! »

Rien ne peut le retenir ; il saisit un gros bâton noueux et marche douloureusement, le cœur serré, les yeux hagards... La rivière est profonde ! Mon Dieu !...

Tous ces hommes, et Mme d'Embrun elle-même, vont d'un pas assuré dans la même direction, guidés par Stop, qui vient à eux, retourne au bout de l'allée, revient encore, haletant, inquiet, comme si son instinct merveilleux le faisait ressembler à l'homme en face d'une grande douleur.

Brossard, le plus agile, arrive le premier. Il ne dit rien ; il ne se retourne pas pour rassurer la mère, d'un geste ou d'une parole. Il ne sait lui-même s'il est en présence d'un vivant ou d'un mort. Les yeux de l'enfant sont fermés ; sa bouche est entrouverte, et ses lèvres sont entièrement décolorées. L'eau ruisselle de ses cheveux, de ses vêtements. Enfin il fait un léger mouvement, et Brossard dit, en regardant la mère, qui se rapproche :

« Il est évanoui. »

Ce mot la soulage, pauvre femme ! Hors d'haleine, elle s'agenouille près de son malheureux enfant, lui parle, lui répète son nom : « Robert ! Robert ! »

Ce nom, répété par sa mère, s'en va bien loin, tout au fond de son âme et la réveille, car il a dit : « Maman ! »

Voilà ses yeux qui s'ouvrent, son premier regard est pour sa mère ; puis il cherche son sauveur, son bon chien ! Ainsi se révèle le mystère ; il doit la vie à ce bel animal. Avec effort il prononce son nom. Stop relève la tête et paraît fier de son triomphe.

Le vieux garde, les traits altérés par la souffrance et l'inquiétude, vient lui aussi, le dernier, mais avec tout l'empressement que lui permet son état. Il est désolé. Son Robert ! Il se dit qu'il aurait dû être là, lui le vieil ami ; que si l'accident est arrivé, c'est parce que l'enfant, par compassion pour sa jambe malade, n'a pas voulu l'appeler. Pauvre vieux ! il faut qu'il ait le chagrin de voir le jeune et vigoureux Brossard prendre Robert dans ses bras. La vieillesse est impuissante. Il suit son jeune maître au château et ne le quitte, lui serviteur intime, que quand tous, excepté la mère, sont parfaitement rassurés sur sa situation.

Mme d'Embrun ne s'en rapporte ni à l'expérience de son oncle, ni à celle des serviteurs. L'amour maternel crée des fantômes, qui passent et repassent dans son esprit pour le troubler, dans son cœur pour le torturer. Elle envoie chercher en voiture un médecin des environs, et jusqu'à ce qu'il l'ait lui-même tranquillisée, elle sera en proie à l'agitation, aux tourments de l'incertitude.

Cependant l'enfant, remis de sa stupeur, a raconté comment, se sentant couler et ne sachant pas nager, il avait vu son fidèle Stop se jeter dans la rivière, venir à lui, saisir son vêtement entre ses dents, et avec mille efforts, que la raison semblait guider, aborder, ou du moins faciliter l'abordage qui, sans son secours intelligent, eût été impossible. À peine hors de danger, le petit pêcheur avait perdu connaissance. C'était au tour de sa mère à lui raconter l'effroi, la terreur s'emparant de son âme en ne le voyant pas revenir et en entendant les aboiements désespérés de son chien.

Ce fut à qui se montrerait touché, attendri du dévouement instinctif de Stop. Le colonel lui parlait amicalement, comme s'il avait pu le comprendre, le flattant de la main. Mlle Trépiez, qui faisait profession de détester les animaux en bloc, et Stop en particulier, ne put s'empêcher de convenir qu'on devait au bon chien la vie du jeune héritier, et c'était vrai.

Frappé de terreur, saisi d'une sorte de vertige, Robert avouait qu'il ne savait plus que faire, qu'il se sentait perdu ; et que l'intervention de son chien avait pu seule lui rendre assez de présence d'esprit pour qu'il s'aidât encore un peu avant son complet évanouissement.

La chaleur, les bons soins, la tendre sollicitude de sa mère, tout contribua à rétablir l'équilibre, et, quand vint le médecin, il rassura entièrement Mme d'Embrun sur l'état de son fils. Seulement, comme un peu de fièvre avait suivi l'abattement, il recommanda la prudence et engagea le patient à ne pas s'exposer à l'humidité pendant deux jours, ce qui parut à Robert une ordonnance des plus difficiles à exécuter.

Le colonel, pour le consoler, lui promit de lui parler de la campagne de Crimée. Le petit garçon sourit à la promesse et se résigna à cette clôture passagère.

Chose étrange ! dès que Mme d'Embrun, d'une santé si faible, fut tranquille sur son cher enfant, elle cessa de se montrer vaillante, comme elle l'avait été jusque-là ; elle se laissa aller à l'émotion qu'elle avait su refouler tant que l'inquiétude pouvait avoir quelque fondement. La pauvre mère avait retenu ses larmes ; mais maintenant elle les laissait couler ; c'était un soulagement donné à la nature.

Mlle Trépiez s'en étonnait on ne peut davantage et même se moquait de cette faiblesse.

« Du moment que ce vilain petit étourdi ne souffrira pas des conséquences de son escapade, je trouve, ma chère Emmeline, que vous avez de la bonté de reste de vous en affliger.

-- Oh ! ma cousine, vous ne me comprenez pas !

-- Pas du tout. Qu'eussiez-vous donc fait si ce petit mauvais sujet eût été blessé, malade, en danger de mort ?

-- J'aurais eu du courage, parce que mon pauvre enfant aurait eu besoin de moi. Mais à quoi bon parler de cela, ma bonne cousine ? Nous sentons si différemment !

-- C'est vrai, ma chère ; je prends les choses comme elles sont, et je ne me tracasse de rien, parce que je ne vois pas à quoi cela sert. Toutefois je ferai remarquer à mon petit cousin que j'ai gagné mon pari ; car assurément je ne mangerai pas de sa friture aujourd'hui ; et je pense que, d'ici à son entrée au collège, il n'aura pas la fantaisie d'aller faire un nouveau plongeon. »

Cette manière de parler ironique, fort à l'usage de la cousine, faisait de la peine à Mme d'Embrun, parce que Robert était faible, nerveux, et avait besoin de grands ménagements. La moindre impatience eût pu faire revenir la fièvre.

Le colonel éprouvait une contrariété vive, et, pour soustraire l'enfant à ces ennuis et hâter son entier rétablissement, il lui proposa, après en avoir causé avec Mme d'Embrun, de venir le lendemain s'établir dans sa chambre, où tous deux, en tête-à-tête, comme deux vétérans éclopés, s'entretiendraient de ce qui était pour l'un le passé ; pour l'autre l'avenir, car il était bien convenu que Robert serait militaire, et il ne voulait entendre parler d'aucune autre carrière que celle des armes.

V -- Les vétérans.

La prison, quelle qu'elle soit, est toujours dure au prisonnier ; néanmoins, Robert se consolait en pensant que sa réclusion, par ce temps humide, se passerait en partie, le lendemain, dans la chambre de son grand oncle, qui lui parlerait de ses campagnes.

« Maman, disait-il, mon oncle d'Évian va me donner encore plus de goût pour l'état militaire.

-- C'est possible, mon cher enfant ; mais il te dira, comme moi, que le vrai soldat, celui qui veut être réellement utile à son pays, doit avoir, non seulement de la bravoure, mais une grande patience.

-- Oh ! que cela est difficile !

-- C'est vrai, surtout pour ta nature bouillante ; mais avec de la bonne volonté tu y parviendras. Ah ! que je serais heureuse si je te voyais devenir, en grandissant, maître de toi !

-- Chère maman, si je triomphais bientôt de la colère, est-ce que vous consentiriez à faire enlever de ma chambre ce triste cadre noir, dans lequel je revois sans cesse mon pauvre rosier ?

-- Non, mon fils, je croirais mieux faire en l'y laissant jusqu'à ce que tu aies atteint l'âge d'homme. Il faut, pour se réformer, se bien connaître ; tu pourrais oublier quelles ont été, dès l'âge de sept ans, les conséquences de tes emportements.

-- Oh ! que c'est sévère !

-- Me trouves-tu trop sévère, mon fils ? Ne t'ai-je pas donné, depuis que tu es à moi, toutes les preuves possibles de tendresse, d'intérêt, de condescendance ? »

Robert prit vivement la main de sa mère, la baisa avec ardeur, et dit du ton le plus affectueux :

« Vous êtes la bonté même ! »

C'était effectivement la bonté qui caractérisait Mme d'Embrun ; et cette admirable qualité, qui adoucit toute amertume et rend une âme chère à Dieu et aux hommes, formait un contraste continuel avec la violence native de Robert, ses transports, ses fureurs, ses paroles souvent pleines de fiel, et qu'un moment après, son cœur démentait.

Pendant que la mère et l'enfant étaient en tête-à-tête, le bon Stop, trouvant la porte ouverte, entra sans façons, comme l'ami intime qui vient savoir des nouvelles de son ami malade. On avait fait un grand feu, pour ranimer le pauvre enfant ; le chien s'approcha du feu, lui aussi.

La mère le regarda en souriant, et, loin de le renvoyer, elle posa sa main sur la tête du bel animal et dit : « Va, tu auras toujours une place au foyer. »

Depuis ce jour elle donna l'ordre aux serviteurs de ne pas éloigner le chien de son fils, quand il voudrait se rapprocher de ses maîtres. Pour les autres chiens de chasse, le chenil ; pour le bon Stop, la maison.

Le vieux garde fut tout joyeux quand il apprit qu'un si grand privilège avait été octroyé au sauveur de Robert ; c'était assurément une gloire méritée. Tout le monde partagea la satisfaction du vieillard ; et même Corentine dit tout simplement que désormais Stop ferait partie de la famille.

Une seule personne fit la plus laide de toutes les grimaces, en voyant le bon chien prendre des airs de gentilhomme campagnard, au coin de son feu. Ce fut, bien entendu, la gênante cousine. Elle dit fort carrément sa façon de penser. Les chiens de chasse étaient faits pour tout autre métier ; et, de mémoire d'homme, on n'avait vu pareille inconvenance se produire chez les d'Embrun.

« Excusez-moi, répondait la douce châtelaine ; ce qui me donne droit à l'indulgence, c'est que jamais ceux qui m'ont précédée dans cette demeure n'ont vu un fils échapper si providentiellement à la mort, par l'admirable instinct d'un chien de chasse.

-- Fort heureusement, ma chère Emmeline, car si les d'Embrun, de père en fils, avaient dû la vie à la race canine, le château serait pour les chiens tout seuls, et la famille s'en irait au chenil. »

Elle était de si mauvaise humeur que le bon colonel ne voulut pas se priver de lui lancer quelques boulets, qui portèrent coup, car elle ne dit que la moitié de ce qu'elle comptait dire. Ce caractère maussade était le cauchemar de M. d'Évian ; et la bonne Mme d'Embrun elle-même ne pouvait se défendre d'une sorte de tristesse découragée, quand elle la voyait s'imposer, pour deux ou trois mois, à la petite colonie d'Hauteroche.

Ce jour-là on fit coucher Robert de très bonne heure, à cause des émotions malsaines qui l'avaient épuisé ; et il fut convenu qu'il irait, le lendemain, faire une visite d'amitié à Philémon et à Baucis, avant le déjeuner, et que, dans l'après-midi, le colonel l'emmènerait dans sa chambre pour causer bataille.

Mme d'Embrun alla embrasser son cher enfant avant le sommeil ; c'était une douce habitude du jeune âge, que le collège seul pouvait rompre. Ce baiser maternel n'était refusé que quand la colère, non réprimée, méritait une punition. L'enfant y était sensible, et mouillait son oreiller de ces larmes de repentir qui touchent si fort le cœur des mères.

Le lendemain, grande joie dans la maison du vieux garde. La visite ayant été annoncée, Corentine s'était levée avant le jour, pour faire un chausson aux pommes, attendu que le petit héritier était connaisseur et amateur. Cette pâtisserie villageoise lui plaisait mieux peut-être que les gâteaux fins qui figuraient sur la table de sa mère.

La chère bonne femme avait dans son jardinet trois cassis, dont elle se servait pour faire de la liqueur. Elle voulut qu'on fêtât le retour de Robert à la vie, au bonheur, par trois petits verres de cassis, un pour chacun.

Robert était enchanté de se voir si bien reçu au pavillon. Il fut gai, content, et remercia ses bons vieux amis. Sa joie était un rire, un chant ; la leur avait quelque chose de sénile. Tous deux poussaient de temps à autre de gros soupirs, en songeant à ce qui aurait pu arriver, tandis que le petit bonhomme ne voyait déjà plus que ce qui était réellement arrivé.

« N'allez pas oublier ce qui vient de se passer, lui dit amicalement Desnoyers ; vous avez été sauvé, c'est vrai ; vous n'avez aucun mal, mais votre pauvre mère a souffert le martyre ! Prenez garde ; elle ne peut pas être malheureuse sans que son mal augmente. Une autre fois, soyez prudent, car de pareilles émotions l'auraient bientôt tuée.

-- Oh ! qu'est-ce que vous me dites là, mon bon Desnoyers ?

-- Monsieur Robert, je vous dis la vérité, et je vous la dirai toujours. »

L'enfant promit de ne plus s'aventurer ainsi, même quand il s'agirait de donner tort à Mlle Trépiez. Il fut bon, aimable, charmant ; et le vieux garde dit une fois encore, quand il fut parti :

« Ma femme, je t'assure qu'il me rappelle M. Albert à douze ans.

-- Non, non, Guillaume ; M. Albert était doux et patient. Son fils est bon, mais il n'est pas corrigé ; tu verras si la colère ne grandit pas avec lui, comme dit Madame.

-- Bah ! le collège est ce qu'il y a de mieux pour ces natures-là.

-- Le collège n'y changera rien. C'est un enfant qui prend de bonnes résolutions, mais qui les oublie tout de suite. L'année dernière, quand il a fait sa première communion, et que le château était tout en fête, on aurait dit un petit ange ; mais depuis,... que de colères !

-- Que veux-tu, ma femme : Paris ne s'est pas bâti en un jour ! Ça viendra.

-- Ça ne viendra pas.

-- Que si !

-- Non ; à moins que la colère ne le mène à quelque grand malheur, qui le fasse réfléchir. »

Philémon et Baucis étaient au moment de se quereller, ce qui n'arrivait que quand on parlait de Robert ; cependant le vieux prit sa bêche et alla travailler dans son jardin ; la vieille se mit à faire, avec soin et amour, la soupe de Diane, et la situation fut sauvée.

Robert, après avoir déjeuné en famille, aurait voulu s'ébattre joyeusement dans le parc avec Stop ; mais l'humidité pénétrante donnait raison à l'ordonnance du docteur, et l'on s'y conforma.

Alors le colonel, tout en boitillant, emmena dans sa chambre le petit garçon et lui dit gaiement :

« Viens, mon cher ami ; figure-toi que nous sommes deux vétérans : moi, de l'armée de terre ; toi, des forces navales, puisque l'expédition dont tu as fait partie a failli te conduire au fond de l'eau. On nous a mis à la retraite ; prenons-en notre parti, en braves que nous sommes, et parlons d'autrefois.

-- Oh oui ! mon oncle, dit le cher imprudent, parlez, vous ; car moi, je ne saurais que raconter, si ce n'est les conséquences de ma maladresse.

-- Eh bien, mon petit, décidément tu veux donc être militaire ?

-- Oui, mon oncle ; je l'ai toujours désiré.

-- Pourquoi ? le sais-tu ?

-- Pour tout ! D'abord on porte un uniforme ; puis on ne reste pas toujours à la même place ; on s'en va faire la guerre, on se bat, on est victorieux, on revient, on est décoré, on avance, on devient général. !

-- À la longue ! Et encore n'y arrive pas qui veut. Mais enfin, c'est égal ; bien que tu voies la chose d'un seul côté, et du plus beau côté, je suis de ton avis, c'est un honneur d'être soldat, de servir son pays, de le défendre ; mais il y a une chose que tu ignores sans doute, c'est que la première qualité d'un vrai soldat, c'est la patience.

-- Maman me l'avait dit ; mais cela me paraissait bien extraordinaire.

-- Crois-moi ; il y a cinquante ans que je suis militaire ; le fond de notre vie, à nous autres, c'est l'abnégation. On ne fait de grandes choses qu'en se possédant, en sachant attendre, en effaçant sa personnalité, en la sacrifiant à l'ensemble, au devoir.

-- Oh ! Je n'aurais jamais cru cela. Il me semblait qu'il suffisait d'aller en avant, de n'avoir peur de rien et de tout oser.

-- Tu serais bon pour un coup de main, mon cher vétéran ; mais les coups de main, les actions d'éclat, ne reviennent pas tous les jours. Si tu savais quelle patience il nous a fallu en Crimée !

-- Oh ! parlez-moi de la Crimée !

-- Volontiers, mon enfant ; je te dirai ce que j'ai vu, et tu te feras peut-être une idée plus juste de la vie des camps.

-- Mon oncle, dans quelle année a commencé la guerre de Crimée ?

-- La guerre d'Orient, qui s'est localisée dans la Crimée, a commencé en 1854. C'est alors que je m'embarquai sur cette mer, riche de beaux et poétiques souvenirs, qu'on appelle la Méditerranée. Sans aborder nulle part, je laissais ma pensée descendre sur chaque rivage illustre, et je revis ainsi, en esprit, tous ces hauts faits, ces scènes, tantôt grandioses et terribles, tantôt pleines de poésie, que tu vois dans l'histoire, et que, un peu plus tard, tu liras dans Homère et dans Virgile.

« Enfin j'arrivai à Gallipoli. Le maréchal Saint-Arnaud commandait en chef, et la ville avait, en son honneur, une physionomie plus militaire encore et plus animée que de coutume :

-- Mais, mon oncle, à qui faisait-on la guerre ?

-- Les Français, les Anglais et les Turcs s'étaient unis contre les Russes. Le maréchal Saint-Arnaud, déjà malade, et beaucoup plus qu'on ne le croyait, se rendit à Constantinople ; j'avais l'honneur de faire partie de sa suite.

-- Alors, mon oncle, vous avez vu Constantinople ?

-- Oui, je l'ai vue, cette ville aux superbes palais, aux masures misérables, et qui pourtant ne sont pas sans charme. J'ai vu avec admiration ce fameux détroit, ce Bosphore, qui semble un miroir dans lequel l'Europe et l'Asie se regardent ensemble ; mais là n'était pas le rendez-vous des armes. Nous nous dirigeâmes sur Varna. Nos embarcations, voguant les unes près des autres, se communiquaient cet entrain qui est le propre de l'armée française, et qui fait en partie sa force. Vingt-quatre heures après, nous arrivions à Varna, dont l'air lourd et la chaleur malsaine ne faisaient que trop pressentir le fléau qui bientôt allait nous décimer.

-- Quel fléau ?

-- Le choléra.

-- À votre place, mon oncle, je serais revenu en France.

-- Y penses-tu, Robert ? Un soldat à peine arrivé, se sauvant parce qu'il a peur ?

-- Mais c'est pour se battre qu'on va à la guerre ; ce n'est pas pour être malade.

-- C'est pour obéir, mon enfant, pour suivre son drapeau, pour se porter secours les uns aux autres, et pour ne jamais reculer, devant n'importe quel péril. Nous restâmes et nous vîmes nos rangs s'éclaircir d'une façon effrayante avant d'avoir eu l'occasion de tirer un coup de fusil.

-- Oh ! que c'est triste !

-- Oui, mon enfant, sur ces terres lointaines, beaucoup d'hommes meurent sans bruit, sans gloire ; c'est ce qu'on appelle les obscures souffrances du soldat. Ceux-là n'en ont pas moins servi fidèlement leur pays. Je te l'ai dit, ce qu'il nous faut, à nous, c'est la patience et l'abnégation.

« Un fléau d'un autre genre, passager, mais terrible, attrista profondément le maréchal Saint-Arnaud : un incendie éclata et fit de cruels ravages dans Varna. On avait à redouter l'explosion d'une poudrière. De courageux soldats maintenaient sur les murs du bâtiment des toiles mouillées, et le général en chef veillait, en personne, sur la poudrière.

-- Mais, s'il y avait eu explosion, il aurait été tué !

-- Oui ; sans voir le feu de l'ennemi, sans être excité à l'oubli de lui-même par l'enthousiasme du combat, par l'espérance de la victoire ; je te l'ai dit : Patience et abnégation.

« De nouveau embarqués, la mer Noire nous rapprocha de la Crimée, que nous aperçûmes de loin. Tout en avançant vers le but, nous ne savions précisément où nous allions, ni ce qu'on ferait de nous. Nous dépendions uniquement des ordres, et n'avions d'autre pouvoir que de les exécuter, et le plus souvent sans les comprendre.

-- Que ce doit être pénible !

-- Pas tant que tu le crois, mon enfant. Un vrai soldat ne veut que le succès de l'armée ; et il sait qu'il y contribue en pliant, en obéissant d'une manière toute passive. Si chacun raisonnait la situation, on serait bientôt perdu, parce qu'il n'y aurait plus d'ensemble.

« Le premier Français qui toucha le sol de la Crimée fut le maréchal Canrobert, celui-là même qui, peu après, devait commander en chef, quand la maladie aurait achevé de miner un corps usé, conduit par une âme intrépide, je veux dire le maréchal Saint-Arnaud.

« Dans ces premières heures, les Russes ne se montrèrent point à nous. Partout l'espace libre et le silence. Le lendemain, un détachement de spahis fut envoyé à un village voisin et enleva un poste, ramenant des prisonniers.

-- Ah ! Et vous, mon oncle, est-ce que vous avez quelquefois reçu l'ordre d'aller, avec un détachement, enlever un poste ?

-- Sans doute, j'ai eu cet honneur. Bientôt nous allâmes en avant.

« Aller en avant, vois-tu, Robert, c'est le bonheur du soldat. La vie d'action lui va mieux que l'attente d'événements impossibles à prévoir. Et puis, on marche à l'inconnu ; on se défie de tout ; on affronte tout ; il y a dans ces hasards quelque chose de tellement viril que l'homme s'y plaît.

« Nous campâmes en face des hauteurs qui dominent l'Alma, et l'armée russe était sur ces hauteurs.

-- Oh ! cela devenait sérieux !

-- Très sérieux. Le canon grondait. Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, l'armée était debout, alerte, souriant à la victoire. Il fallait l'acheter ; mais, en guerre, on ne compte pas sa monnaie. Tout à coup l'élan fut donné ; nos soldats franchirent la rivière, se glissèrent le long des roches, au milieu d'indicibles angoisses, et nous vîmes, sur leurs bras courageux, notre drapeau monter, monter jusqu'au faîte, salué par nous d'un cri de joie que je crois entendre encore.

-- Oh ! mon oncle, que c'est beau la guerre !

-- Oui ; c'est le dévouement animé, vivant. Pour que le drapeau du pays monte si haut, il faut plus d'un bras ; il faut plus d'un cœur. L'homme qui tombe est remplacé par un qui tombe encore, et le moi personnel, l'égoïsme, qui tient une si grande place sur la terre, est comme foulé aux pieds aux jours du combat.

-- Quel courage ! C'est magnifique !

-- À l'Alma, mon enfant, j'ai vu briller l'entrain guerrier dont je te parlais tout à l'heure. Il fallait gravir les hauteurs sous une grêle de projectiles. Le maréchal Saint-Arnaud, que la maladie torturait, semblait soulevé par une force supérieure, qui lui faisait oublier son corps. Tous accomplissaient leur devoir, chacun y apposant le cachet de sa nation. À côté de ce qu'on appelle la furie française, on voyait l'intrépide lenteur des Anglais, que rien ne pressait, pas même les boulets qui enlevaient des files entières. Leur bravoure, grave et froide, atteignit le même but que notre ardeur bouillante. Le drapeau de l'Angleterre monta sur les hauteurs. Les Russes étaient vaincus sur ce point.

-- Et vous étiez maîtres du champ de bataille ?

-- Oui.

-- C'est beau, mon oncle, un champ de bataille ?

-- C'est beau tant que l'action se poursuit, que la vie est en danger, que la victoire est au fond de toutes les espérances ; mais quand l'enthousiasme est parti, c'est affreux ! Une grande plaine où le sang ruisselle ; où les chevaux remplissent l'air de leurs hennissements terribles, blessés et mutilés qu'ils sont ; où morts et vivants se coudoient, sur une terre humide ; où l'on n'arrive que lentement à dégager les guerriers blessés, de l'étreinte des mourants ou de la pression des cadavres.

-- Quelle horreur !

-- Il faut voir la guerre sous toutes ses faces, Robert, afin de comprendre qu'elle est le plus haut degré du sacrifice. Mais ne crains pas ; le danger double la force morale et communique à notre être physique une puissance que nous ne soupçonnions pas. Et puis, l'exemple ! On voit des héros ; on aurait honte de se montrer mou, efféminé.

-- Mon oncle, croyez-vous que je puisse faire, comme vous disiez tout à l'heure, un vrai soldat ?

-- Oui, si tu remportes des victoires sur toi-même, d'abord. Je continue :

« Le maréchal Saint-Arnaud avait été au bout de ses forces ; il devait succomber. Nous marchions vers Balaclava, où il allait s'embarquer pour retourner en France, croyait-il ; mais la mort le surprit pendant la traversée, et sa mémoire fut honorée sur le rivage qu'il quittait, et sur celui qui l'avait envoyé planter son drapeau par delà la mer Noire. Sa mort fut celle d'un vrai chrétien. Ceci est une gloire militaire, entends-tu, mon enfant ?

-- Oui ; je le comprends. Mon oncle, c'est donc alors que le général Canrobert prit le commandement ?

-- Oui ; et j'eus encore l'honneur et l'heureuse chance de le suivre de très près.

-- Ah ! tant mieux ! Et c'est alors sans doute que les trois armées se sont réunies pour fondre ensemble sur Sébastopol et l'emporter ?

-- Tu crois cela ? C'est ainsi que, de loin, l'enthousiasme guerrier pouvait entrevoir la campagne ; mais, tu sais,... la patience, l'abnégation, le sacrifice !

« Le plateau qui portait nos trois armées était un beau site, riant de verdure et d'ombrages. Nous devions y jeter la désolation ; c'est la loi de la guerre. Et cette désolation devait se produire à force de temps, à force de souffrances de tout genre.

« Les dispositions énergiques et presque désespérées qu'avaient prises les Russes s'opposaient à une attaque. C'était par de longs, pénibles et dangereux travaux que nous devions un jour triompher.

-- De dangereux travaux ?

-- Mon petit ami, c'est sous une pluie de fer que les soldats travaillent sous le regard des officiers. Il s'agissait de construire, au-dessous de Sébastopol, toute une cité guerrière, et, pendant que cette œuvre, obscure et ingrate, s'accomplissait, le feu de l'ennemi ne cessait pas.

-- Alors on était tué sans combattre ?

-- Hélas ! Nous autres soldats, nous faisons partie d'un grand tout ; mais individuellement nous ne sommes rien. On s'en allait, à son tour, à la tranchée ; on y passait la nuit, et plusieurs n'en revenaient pas. Rien d'éclatant, rien d'illustre ; mais le pays est servi ; et Dieu reçoit et pardonne l'âme qui vient à lui après avoir donné, par devoir, tout le sang de son corps.

-- Oh ! mon oncle !...

-- Quoi donc ? Est-ce que tu ne veux plus être militaire ?

-- Oh ! si ! si ! je serai soldat !

-- À la bonne heure ! Ton courage d'enfant deviendra courage d'homme ; et souviens-toi, mon ami, que si tu t'es vaincu toi-même, tu auras un empire absolu sur les énergies de ton être, tant morales que physiques.

« En pays ennemi, l'œil du chef doit se porter de tous les côtés, car le danger est partout. Tandis que nos patients travailleurs bravaient les premiers froids de la fin de l'automne, le canon gronda, non plus seulement des forts de Sébastopol, mais encore dans la direction de Balaclava. Les Russes avaient surpris les Turcs, nos alliés, dans la vallée de la Tchernaïa, et ils attaquaient Balaclava.

« Il y eut là un court et héroïque combat, entre la cavalerie russe et la cavalerie anglaise. Les Russes furent battus.

-- Quel bonheur ! Et nous, mon oncle, nous n'avions donc eu le temps de rien faire ?

-- Ah ! petit Français, tu as peur que nous ne nous soyons croisé les bras ? Non, les chasseurs d'Afrique firent une charge, hardie et intelligente, qui protégea l'élan des Anglais.

« Une autre affaire eut lieu pendant nos travaux. Un matin, après une pluie torrentielle, nous fûmes éveillés, sous la tente, par un bruit de canon, dans plusieurs directions à la fois.

-- Quel réveil !

-- Sais-tu ce qu'on fait dans ces cas-là ? On monte à cheval, et l'on galope du côté où pleuvent les boulets. Le commandant en chef partit ; nous le suivîmes. C'est de la bataille d'Inkerman que je veux te parler.

« Là nous tremblâmes un instant, car la victoire, qui nous favorisait jusque-là, semblait se tourner vers les Russes. Leurs projectiles avaient causé des ravages effrayants. La plupart des grenadiers de la reine d'Angleterre s'étaient couchés sur le sol, rougi de leur sang ; les autres, réduits à la retraite, s'en allaient gravement, conservant encore ce sang-froid britannique qui nous étonne toujours.

« Cependant la rapidité de l'action demandait des efforts prodigieux et ne trouva pas les alliés en défaut. Le général Canrobert, intrépide, alla lui-même, et sans escorte, reconnaître les points où les forces devaient se réunir. Les balles tombaient comme tombe la pluie ; le bruit des obus, des boulets et des bombes était étourdissant ! Nos chefs avaient pourtant le regard assuré ; nos soldats n'attendaient que des ordres.

« Enfin parut, revenant à nous, le général Canrobert, le bras en écharpe. Ce regard héroïque, jeté de près sur l'ennemi, lui avait valu une blessure ; et cette blessure du chef électrisait les hommes.

« Lord Raglan, le chef de l'armée anglaise, se rapprocha de lui, conservant ce calme dont il ne se départait pas ; ils échangèrent quelques paroles. On se battit avec fureur, et encore une fois les Russes furent vaincus.

-- Toujours vaincu !

-- Oui ; mais Inkerman nous a coûté bien cher ! En certains endroits on ne pouvait passer à cheval, à travers cette foule de morts qui nous avaient faits vainqueurs.

-- Oh ! que cela doit faire horreur, mon oncle !

-- Horreur, oui ; mais ces hommes, amis ou ennemis, sont dignes de tant de respect ! Ils ont tout donné ; le pays a tout pris ; et leur sacrifice est grand aux yeux de Celui qui, de ses hauteurs inaccessibles, voit et juge le dévouement.

« Beaucoup de faits d'armes moins frappants ont dû se passer ; mais je ne te raconte que ce dont j'ai été témoin.

-- Et Sébastopol, mon oncle ? parlez-moi donc de Sébastopol.

-- Ah ! c'est ici la lutte prolongée, patiente, interminable, sous la pluie, sous la neige ; c'est ici le travail sans relâche, la résignation, le courage sans enthousiasme ; c'est ici le résumé de toutes les vertus militaires.

« Une fois il arriva que la tempête se fit la puissante alliée de nos ennemis. Elle nous emporta nos tentes ; elle ébranla, renversa notre ambulance, et fit à nos pauvres blessés de nouvelles blessures ! des bruits sinistres traversaient les airs, et il y avait de quoi frissonner ; car la tempête, c'est l'inconnu, c'est l'implacable.

« Tout passe. Nous souffrîmes horriblement dans cette journée de novembre ; et puis, l'ouragan, ayant assouvi sa fureur, passa, lui aussi, et nous l'oubliâmes, pour nous souvenir de cette autre tempête, longue et furieuse, contre laquelle nous devions lutter si longtemps.

« La monotonie de l'attente sous le feu de l'ennemi est lassante. On s'y habitue en quelque sorte ; mais on sent qu'on s'épuise vainement, et l'on appelle de tous ses désirs le jour du combat.

« Il y avait, chaque dimanche, une heure solennelle. À l'extrémité du quartier général, quelques planches mal jointes formaient une humble chapelle, pauvre, nue, menacée de toutes parts, parée uniquement de la simple foi du soldat chrétien. Là se célébrait le saint sacrifice ; là ceux qui étaient assez heureux pour savoir prier rendaient au Dieu des armées un hommage sincère. Va, mon Robert, ceux qui te diront que le guerrier est, par sa carrière même, en dehors de toute croyance, de toute pratique religieuse, ceux-là, ils en auront menti !

-- Ah ! mon oncle, si j'étais tenté de les croire, je n'aurais qu'à me souvenir de vous !

-- C'est bien, mon petit, tu seras un vrai soldat.

-- Mais, mon oncle, parlez-moi, s'il vous plaît, de la tranchée. Qu'est-ce que c'est que travailler à la tranchée ?

-- Mon enfant, c'est creuser. On travaille le jour et la nuit, derrière des gabions.

-- Qu'est-ce que c'est qu'un gabion ?

-- C'est un panier rempli de terre. Quant à l'aspect général, figure-toi un fossé dans lequel des hommes bien patients, je te l'assure, passaient de froides nuits d'hiver, entourés de neige, travaillant comme s'ils n'eussent eu d'autre ennemi que l'âpreté du climat ; mais sachant que le canon les menaçait sans cesse, voyant toujours en face se dresser cette grande ville qu'il fallait prendre, et recevant parfois des projectiles qui tuaient les camarades.

-- Mais c'est affreux !

-- Les vivants enterraient les morts, et achevaient l'ouvrage que ceux-ci avaient commencé, et ce que je te dis là revenait tous les jours. Tu vois, mon ami, que la guerre a bien d'autres faces que l'élan, l'assaut, le cliquetis des armes, l'enthousiasme qui vous soulève. Il faut savoir attendre ; préparer de longue main une attaque, qui ne sera que d'un moment. Il faut enfin savoir ne pas résister à des ordres dont, ne voyant pas l'ensemble, on ne comprend pas la portée ; il faut plier, s'oublier et surtout ne pas s'irriter.

« Cependant il ne faudrait pas croire que les impressions pénibles ne laissassent aucune place aux autres ; on serait dans le faux. Les soldats sont de grands enfants. Ils se divertissent à certaines heures, chacun selon le goût national.

« Les troupes du général Canrobert, celles d'Omer-Pacha, le chef des Turcs, toutes dans les moments de loisir, mais toujours au bruit du canon, trouvaient moyen de s'amuser. On avait installé des théâtres, où jouaient de jeunes acteurs, qu'un boulet emportait le lendemain. Non loin de Balaclava, les Anglais avaient organisé des courses ; et les différentes races de chevaux que les hasards de la guerre avaient amenés en Crimée, nous offraient des fêtes hippiques, que la situation rendait inimitables.

-- Quelle singulière chose que la guerre, mon oncle !

-- Ah ! je t'en réponds ! Qui ne l'a pas faite ne la connaît point.

-- Et enfin, Sébastopol ? On a pu la prendre, puisqu'il y a à Paris le boulevard de Sébastopol ?

-- Évidemment ; mais que d'événements, qui seraient trop longs à te raconter ! Avant ce grand fait historique, il arriva que l'empereur de Russie, Nicolas, mourut ; que lord Raglan mourut aussi ; et que notre glorieux Canrobert se démit de son commandement, combattant toujours, et sous un autre, avec la même ardeur. Cet autre était le général Pélissier, qui acheva l'œuvre commencée par le maréchal Saint-Arnaud et continuée par le général Canrobert, depuis maréchal.

« On avait travaillé longtemps, on s'était épuisé de toutes façons ; néanmoins il se trouva des forces vives pour emporter un mamelon hérissé de canons, et appelé le Mamelon-Vert ; c'était, pour ainsi dire, le marchepied de la tour Malakoff, but de toutes les pensées. Cela se dit en un mot, mon enfant ; mais ce mot est le résumé d'incroyables efforts, de luttes héroïques, de sanglants combats. À force de périls, de sang versé, de vies sacrifiées, la tour Malakoff tomba, et Sébastopol devint un triste amas de ruines ; nous étions victorieux !

-- Enfin victorieux ! » s'écria Robert qui, sans remuer, l'œil fixe, avait écouté respectueusement le vieux colonel. L'âme de l'enfant était toute remuée par ce récit du temps passé. Il aurait peut-être demandé le compte rendu d'autres campagnes, mais le bon Stop, ayant vu la porte entrouverte, se présenta avec confiance, comme s'il avait eu connaissance du privilège que lui accordaient les châtelains d'Hauteroche. Le colonel d'Évian sourit et dit, avec sa bonhomie ordinaire :

« Viens te chauffer, bon chien, et sois le bienvenu, car tu nous as sauvé un futur soldat de la France. »

VI -- Le collège.

« Tu m'ennuies.

-- Laisse-moi tranquille.

-- Je ne te dis rien.

-- Mais si ! tu ne veux pas faire ce que je demande.

-- Dis plutôt « ce que j'ordonne ». Crois-tu donc que tu vas nous imposer ta volonté, comme un despote ?

-- Tais-toi.

-- Non, je ne me tairai pas ; tu es assommant ! On ne peut pas jouer avec toi. Il faut toujours que tu te poses en maître.

-- Tais-toi ! tu m'impatientes ! Si tu continues, tu t'en repentiras.

-- Moi ? Crois-tu donc que je te crains ? Moi et les autres, nous nous moquons de toi, entends-tu ? Tu n'es qu'un gamin comme nous ; seulement, au moindre mot, tu étouffes de colère, voilà tout.

-- Prends garde à toi, Jacques !

-- Ose donc !

-- Tiens ! attrape ça. Pan ! »

Sur ce, les deux collégiens tombent l'un sur l'autre ; mais Robert est furieux ; il terrasse son adversaire, courageux, mais moins fort ; il le frappe brutalement ; on vient à son secours, et l'héritier d'Hauteroche apprend, à ses dépens, que sa colère ne fait pas peur, que, dans le grand nombre, il trouvera toujours à qui parler. Il se relève encore ému, mais réduit à céder, quoique ses lèvres blêmes et tremblantes balbutient encore des paroles injurieuses. Tous l'accablent de reproches.

« Il te faudra donc tous les jours chercher querelle à l'un ou à l'autre ? lui crie-t-on de toutes parts. Hier c'était Bertrand que tu assommais ; avant-hier c'était Germain ; aujourd'hui c'est Jacques. On te mettra à la raison, va ! Il faudra bien que tes colères passent, ou nous te les ferons payer cher ! »

Ces sortes de scènes se renouvelaient tous les jours, et Robert s'en étonnait, car il avait pris l'habitude de s'emporter et ne pouvait s'accoutumer à se voir rudement redresser de ses torts. Cette éducation en commun avait l'avantage de lui persuader qu'il n'avait le droit de soumettre personne à sa volonté et à ses caprices.

Mme d'Embrun, dès que le lui permirent les exigences de la campagne, quitta Hauteroche pour Paris. Il lui tardait d'être près de son enfant, de voir par elle-même comment il se trouvait de son changement de vie. Les jours de parloir allaient être ses beaux jours, car elle vivait surtout pour Robert,et les moindres détails de son existence étaient, pour elle, pleins d'intérêt.

C'est charmant d'avoir une cousine, quand elle est bonne et discrète ; mais Mlle Trépiez n'était ni l'une ni l'autre. C'est pourquoi le colonel d'Évian continuait de l'appeler la « gênante cousine ».

Comme elle habitait Paris, elle avait accepté avec grand plaisir la décision prise en famille au sujet de Robert. Mme d'Embrun allait donc passer quelques mois d'hiver dans la grande ville. C'était un moyen facile de pénétrer souvent dans un intérieur où elle trouverait tout l'hiver beau feu, belle lumière et bonne table, ce qui ne la laissait pas indifférente.

La discrétion la plus vulgaire ne dirigeant pas ses démarches, la cousine commença par importuner Mme d'Embrun dès le premier jour de son emménagement, lui disant, avec cette fausse bonhomie des personnes qui manquent de tact :

« Faites ce que vous avez à faire, ma chère Emmeline ; que je ne vous gêne pas ! Je me trouve si bien chez vous, que j'y viens le plus tôt possible, avec l'intention d'y rester, jusqu'à ce que vous me renvoyiez. »

Ceci était dit avec une pantomime qui aurait voulu passer pour gracieuse, et qui ne l'était pas. La pauvre Mme d'Embrun ne la renvoyait pas, bien entendu ; elle essayait de sourire, d'un air de tristesse résignée ; mais son vieil oncle, qui, lui aussi, habitait Paris, souffrait de voir la mère de Robert victime de sa grande bonté envers une personne aussi maussade et aussi exigeante.

« Savez-vous ? disait-il en riant à Mme d'Embrun, votre frère a raison ; il n'y a plus moyen de vous laisser supporter une prétendue intimité qui vous fatigue et vous ennuie. Bernard n'est pas en garnison à Paris, malheureusement ; c'est dommage, car il serait pour moi un allié précieux, mais, quoique livré à mes propres forces, j'ai résolu de déclarer la guerre à la cousine, et vous verrez qu'un jour ou l'autre je resterai maître du champ de bataille, et la chasserai du territoire où elle s'est si indiscrètement implantée. »

Mme d'Embrun, craignant de manquer d'égards à Mlle Trépiez, eut la bonté de la défendre, par quelques paroles indulgentes ; mais le vieil oncle reprit :

« Laissez-moi faire ; tout ce que je vous demande, c'est d'être une puissance absolument neutre. J'ai mon plan ; je mettrai tout le temps nécessaire à son exécution ; mais je réussirai, croyez-moi, et tout le monde s'en trouvera bien. »

La petite guerre continua donc, et Mlle Trépiez qui, à la campagne, n'aimait pas beaucoup le colonel, ne l'aima plus du tout à Paris. Il en était enchanté ; c'était dans le plan.

Le petit collégien avait commencé courageusement sa vie laborieuse ; et sa rare intelligence lui assurait, moyennant un travail soutenu, les premières places.

Au début, tout alla bien ; mais quand Robert fut habitué à sa nouvelle existence, sa nature violente reprit le dessus, et il se fit connaître et redouter des camarades de son âge, d'abord par ses impatiences, et ensuite par ses colères, que traduisaient force coups de poing.

Les témoignages que ses maîtres rendaient de lui étaient satisfaisants sous le rapport des études ; mais le caractère intraitable s'accentuait ; et l'irritation journalière que lui faisait éprouver la juste résistance de ses camarades augmentait son esprit de domination et de despotisme. C'est pourquoi Mlle Trépiez disait à Mme d'Embrun, de ce ton aigre-doux qu'elle affectionnait :

« Ma chère Emmeline, je vois de loin, et je ne me trompe guère. Ne vous ai-je pas annoncé, depuis longtemps, que ce petit garçon ne ferait qu'un mauvais sujet ? »

La bonne mère soupirait et ne savait que répondre, elle qui comptait si bien sur le cœur de son enfant ! Cependant elle ne pouvait se défendre de craindre l'avenir.

Quand elle allait, deux fois par semaine, voir son fils, elle le trouvait presque toujours ému, troublé. Tantôt il avait la tête montée contre le règlement, qui s'opposait tout le long du jour à son esprit d'indépendance ; tantôt c'était un de ses professeurs qu'il avait pris en grippe ; et le plus souvent il était en fureur contre tel ou tel camarade, dont il racontait les torts avec une exagération de paroles, une violence de langage, qui n'exprimaient que trop la colère agitant son cœur.

La bonne Mme d'Embrun arrivait toujours avec sa calme et douce physionomie, écoulait les discours passionnés de son enfant, et jetait sur cet incendie, qui couvait encore, tout ce qu'elle pouvait puiser dans son âme paisible pour l'empêcher d'éclater. Souvent elle réussissait. Son influence était acceptée, et elle avait la joie de se sentir utile ; mais quelquefois sa bonté était impuissante à arrêter les transports de cette sourde colère, qui éclatait à la première occasion et entraînait les scènes les plus regrettables.

Six mois à peine s'étaient écoulés, et déjà les élèves qui se trouvaient dans la même division que le petit d'Embrun le redoutaient. Ils l'avaient surnommé, bien entendu, Robert le Diable ; et ceux qui n'avaient ni sa haute taille ni sa force remarquable le craignaient pour cause, car ils se souvenaient d'avoir été rossés d'importance, pour s'être opposés un peu trop carrément à ses désirs.

Le petit despote ne voyait plus autour de lui de serviteurs complaisants qui, par égard pour leur maîtresse ou par amour de la paix, évitaient de le contrarier. Tout ce peuple d'égaux s'était soulevé.

Robert était cependant parvenu à se créer un petit empire, où il dominait les faibles et les peureux, par les seules menaces de sa colère. Mais aussi, comme les forts et les hardis lui faisaient bien comprendre, par un langage sans équivoque, qu'il n'était qu'un simple collégien !

Dans ces cas-là, après ces bonnes et vertes explications, Robert arrivait au parloir avec un bras en écharpe, une bosse au front, une écorchure à la joue, enfin quelque signe annonçant qu'il avait eu le dessous dans une des luttes que ses colères faisaient naître. Sa mère ne le grondait pas ; elle le regardait comme assez puni par la brutale leçon de ses camarades ; mais elle pensait : « Il n'est pas corrigé. Quand il sera homme, où s'arrêteront ses violences ? Et que de malheurs en pourront résulter ! »

À cause de cela, Mme d'Embrun avait l'esprit inquiet, le cœur plein de tristesse, et ne confiait à personne qu'elle souffrait davantage de ce mal, déjà ancien, qui la minait, et dont elle ne pouvait guérir, disait Corentine, que par du bonheur.

La mère de Robert avait trouvé à Paris un appartement spacieux et agréable ; et, sans les indiscrétions, presque quotidiennes, de la cousine Trépiez, elle y aurait vécu aussi heureuse que possible, pendant les mois d'hiver. Deux chambres à coucher n'étaient pas occupées ; l'une était celle de Bernard de Salis, le jeune officier dont Mme d'Embrun était la sœur. Cette pièce, grande et d'une élégance toute masculine, avait un air militaire qui charmait Robert ; et notre collégien ne désirait que de voir souvent son oncle y passer quelques jours et venir de là le visiter au parloir.

Recevoir M. de Salis flattait singulièrement l'amour-propre du futur officier ; il était fier de la belle prestance du jeune cuirassier, et croyait se voir, en grand, dans un miroir qui reflétait l'avenir.

L'autre chambre, toujours vide, était meublée avec le plus grand soin. Là, aucune de ces modernes inutilités faites pour le plaisir des yeux ; mais on y avait réuni, avec un goût particulier, tout ce que le confortable des temps actuels peut inventer de commode et de reposant pour la vieillesse souffrante. On l'appelait en famille la « chambre du colonel ».

Si le gai et aimable vieillard avait entrepris de vaincre par la force des armes la fausse intimité de Mlle Trépiez, une autre guerre, à petit bruit, avait été entreprise par Mme d'Embrun, par son frère et par Robert lui-même. On voulait, à force de prévenances, de bonté, d'amabilité, contraindre pour ainsi dire le colonel à venir habiter en famille à Paris et à Hauteroche. Il ne disait jamais non ; mais jamais oui non plus.

Emmeline voulait donc qu'il eût sa chambre chez elle, que cette chambre fût l'idéal du bien-être pour un vieillard brisé de la fatigue d'une longue vie ; et que si jamais la solitude venait à lui peser, il pût se dire tout bonnement : « Allons chez ma nièce ». C'est pour le coup que Mlle Trépiez se fût abstenue de s'installer chez sa cousine pour de longues heures, et souvent dès le matin.

Le colonel faisait sur l'esprit indiscret de Mlle Trépiez un effet bien plus durable que ne font, sur les oiseaux, ces mannequins qu'on plante, en guise d'épouvantails, au haut des cerisiers. L'oiseau s'habitue au mannequin ; on en a vu becqueter une cerise, tout à côté du grand chapeau de ce bonhomme imaginaire ; mais M. d'Évian était si remuant, malgré ses douleurs, si caustique, si décidé à dire clairement ce qu'il voulait qu'on entendît, que la cousine ne s'y habituait pas ; et, malgré les airs indépendants qu'elle affectait en parlant de lui, quand il n'était pas là, elle avait pour sa personne un éloignement visible, qui, depuis le commencement de la petite guerre, allait toujours en augmentant. Les alliés belligérants concevaient donc, à juste titre, l'espoir de vaincre ; mais les hostilités devaient durer longtemps, car l'ennemi se ravitaillait de trois sources : l'entêtement, l'esprit taquin et l'indiscrétion.

Un jour, Bernard de Salis vint passer vingt-quatre heures à Paris, chez sa sœur, et voulut aller voir son neveu au collège. Grande surprise ! Robert fut ravi ; et cette apparition inattendue put seule le distraire d'une préoccupation qui toutefois laissait encore un œil exercé lire dans ses yeux la vérité.

« Qu'as-tu, Robert ?

-- Rien, mon oncle ; je suis content de vous voir.

-- Je l'espère, puisque je te consacre une heure sur vingt-quatre qui sont à moi ! Cependant tu n'as pas le front calme, comme on doit l'avoir à ton âge. Aimes-tu donc les rides ? Et te plairait-il d'avoir bientôt des plis au front ?

-- Mais je vous assure que je n'ai rien.

-- Si ; et si tu ne veux pas me confier ce que tu as, je vais te le dire, moi.

-- Mais, mon oncle...

-- Mais, mon cher neveu, je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu éprouves un sentiment pénible, une irritation, une sourde colère, contre ton collège peut-être ?...

-- Mon ; j'aime bien mon collège.

-- Alors c'est contre un camarade ? Ne dis pas non, parce que c'est oui. »

Devant une affirmation si positive, Robert ne se défendit plus. Le cuirassier grandit encore dans son esprit ; et il lui dit, de ce ton découragé qui succédait à ses emportements :

« C'est toujours le Grand Roux ! Il me déplaît ; je le déteste !

-- Allons donc ! À ton âge, est-ce qu'on prend un camarade en déplaisance au point de le détester ?

-- Oui.

-- Non, mon petit ; j'ai seize ans de plus que toi, tu peux me croire. À treize ans, tout près de quatorze, on a des discussions avec un enfant de sa taille et de sa force ; on se bat, on se terrasse, on se claque ; et le lendemain on n'y pense plus.

-- Mon oncle, si vous saviez comme il est insupportable, le Grand Roux ! Il veut toujours avoir raison ; et s'il le pouvait, il forcerait les autres à dire comme lui.

-- Cela prouve qu'il est le plus souvent dans son tort.

-- Il est si brusque, il a des mouvements si brutaux ! Quand il est en colère, il ne sait plus ce qu'il fait, il ne se connaît plus.

-- Mon petit Robert, nous sommes tous deux bien isolés, dans ce coin du parloir ; veux-tu que je te dise la vérité ? Personne ne nous entendra. Eh bien, ce garçon que tu appelles le Grand Roux est absolument comme toi ; et voilà pourquoi tu ne peux pas le souffrir. »

Robert baissa les yeux et reçut, avec un peu d'étonnement, mais sans amertume, cette révélation.

« Peut-être, répondit-il.

-- C'est certain, reprit carrément l'officier ; j'ai dix ans de service, vois-tu ; j'ai déjà rencontré bien des caractères différents, et j'ai toujours remarqué que deux personnes qui ont le même défaut sont insupportables l'une à l'autre.

-- Mais, mon oncle, si vous saviez comme je suis contrarié ! Ce Grand Roux...

-- Enfin, il n'a donc pas de nom, ce Grand Roux ?

-- Si, il se nomme Horace Croquart ; mais tout le monde l'appelle le Grand Roux.

-- Comme on t'appelle Robert le Diable ? C'est bon ; continue.

-- Eh bien, j'ai vraiment trop de malheur ! Il est dans ma classe, il est dans mon dortoir, il est à côté de moi au réfectoire, et il veut être militaire comme moi, dans la cavalerie comme moi, cuirassier comme moi !

-- Ah ! voilà du guignon ! Écoute, le mieux serait de ne pas loger dans ta tête une idée aussi bizarre que celle-ci : « Je déteste le Grand Roux » ; le rencontrer me sera toujours insupportable !

-- Mais c'est ce que je pense, mon oncle. Quelquefois je voudrais changer de collège, pour ne plus voir le Grand Roux !

-- Va, mon garçon, il y a plus d'un Horace Croquart en ce monde. On peut se changer soi-même, et c'est ce qu'il y a de mieux à faire. Est-il fort, ton Grand Roux ?

-- Oui ; il est fort de toute façon : à la récréation, à l'étude, en classe. C'est un piocheur, et il aura des prix ; il aura précisément ceux sur lesquels je comptais ; c'est piquant, cela !

-- Tâche donc d'en avoir sur lesquels tu ne comptais pas ; ce sera lui jouer un bon tour !

-- Ah ! pourquoi faut-il qu'il veuille être cuirassier !

-- Mon cher, au régiment il faut avoir l'esprit large ; savoir vivre avec tout le monde.

-- Oh ! mon oncle, pas avec le Grand Roux ! »

On causa ainsi un moment ; puis l'officier chercha à distraire son neveu, et il s'en alla, convaincu qu'il y aurait là pour Robert une pierre d'achoppement. Rien de plus propre à exciter sa colère que la colère d'un égal ; tous deux refuseraient de céder, et il en devrait résulter de fâcheux conflits.

L'oncle et le neveu s'étaient néanmoins donné rendez-vous à Hauteroche, pour l'époque des vacances. Il fut convenu que d'ici là on travaillerait ferme, et l'on tâcherait de vivre à peu près en paix avec le Grand Roux, dont le caractère n'était que trop pareil à celui de Robert, mais qui n'avait pas, il s'en fallait de beaucoup, son excellent cœur.

Elle vint, cette époque tant désirée, et fut précédée d'une solennelle distribution des prix.

Mlle Trépiez s'arrangea de manière à peser de toutes ses forces sur Mme d'Embrun, pendant cette journée si pleine d'intérêt pour une mère. Elle arriva dès neuf heures du matin, s'invitant à déjeuner et se disposant à profiter de la voiture de sa cousine pour se rendre au collège, et à choisir la meilleure place sous la tente préparée pour la fête.

Mme d'Embrun supportait tout ; mais le vieux colonel lançait des bombes dans le camp ennemi, afin d'assouvir sa fureur et d'essayer de corriger une cousine incorrigible.

« Vous n'y parviendrez pas, mon cher oncle, disait en souriant Mme d'Embrun ; je ne connais qu'un seul moyen de diminuer ou d'éloigner les indiscrétions de la bonne cousine, et celui-là, vous ne voulez pas le prendre. »

M. d'Évian faisait toujours comme s'il ne comprenait pas, et quand sa nièce avait clairement formulé cette idée : « C'est de venir habiter votre chambre, au lieu de vivre seul », le vieux cousin se mettait à battre la générale sur la table qui se trouvait à sa portée ; s'il n'y en avait pas, il prenait le courageux parti de quitter son fauteuil pour aller la battre sur une vitre.

La distribution des prix fut magnifique, et Robert eut plusieurs fois la joie de se voir couronner de la main de sa mère, qui, émue de bonheur, se complaisait à regarder son bel enfant, et se disait :

« Oui, le cœur l'emportera ; il sera ma consolation ; j'avais tort de craindre de souffrir par lui. Ah ! si son père le voyait ! comme il serait fier et heureux ! »

Cependant, des grands yeux noirs de Robert, sortaient encore des éclairs menaçants. Horace Croquart, son rival et son antagoniste en tout, avait eu plus de succès que Robert, et le toisait d'un air de mépris, que le petit héritier d'Hauteroche regardait comme la plus grande injure.

Quand chaque élève eut été se jeter dans les bras de ses parents, Robert reprit, en famille, le chemin de la maison, tout en regrettant beaucoup que l'intimité fût troublée par la présence, par les questions oiseuses et par les remarques malveillantes de Mlle Trépiez.

Le soir on dîna tous ensemble, et dès le lendemain on prit la route d'Hauteroche, situé à quinze lieues de Paris.

Quelle joie en revoyant le château, la pelouse, le parc, la pièce d'eau et surtout la maison du vieux garde !

Il n'y avait pas un quart d'heure que le petit héritier était rentré à Hauteroche, et déjà on le voyait courir chez le bon Guillaume. Il arrivait l'œil brillant, le rire aux lèvres, il sautait au cou du bon garde ; il l'embrassait, ainsi que Corentine, qui en pleurait de contentement, et, sur le même ton, vif et tendre, il demandait :

« Où est mon bon chien ? Stop ! Stop ! »

Stop accourait, fou de bonheur, à la vue de son cher petit maître. Il n'aimait personne autant que lui, pas même Desnoyers, qui le menait de temps en temps à la chasse ; pas même Corentine, qui lui faisait de si bonnes soupes !

On ne sait qui, du maître ou du chien, fut le plus content de ce charmant revoir, après dix mois de séparation. Stop sautait ; le garçon riait, courait, faisait toutes les amitiés imaginables au trio, car le vieux garde, sa femme et Stop lui semblaient tellement unis qu'ils n'étaient qu'un dans sa pensée.

Ah ! les beaux jours ! comme on s'amusa bien ! Mlle Trépiez avait beau être ennuyeuse, on en prenait son parti, et l'on parvenait à s'en distraire. Robert se promenait au loin, avec quelques voisins de campagne. Les plaisirs champêtres se succédaient ; c'était à qui les ferait naître sous les pas de l'écolier en vacances. On évitait de le contrarier, puisqu'il n'était là que pour si peu de temps ; et son heureuse mère, se faisant illusion, commençait à croire qu'il avait plus d'empire sur lui-même.

Quelquefois, dans ses ébats joyeux, Robert disait à sa mère :

« Je suis bien content à Hauteroche, pendant mes vacances ; je suis très satisfait de toutes les parties que l'on arrange pour moi ; mais vraiment, ce qui m'amuse encore le plus, je vous l'assure, maman, c'est de jouer avec mon bon chien ! »

VII -- Le petit chasseur.

Après ces heureuses vacances, on retourna à Paris ; et, malgré le désir que sentait Robert de travailler, d'avancer, il ne quitta Hauteroche qu'avec peine. La liberté de la campagne lui plaisait par-dessus tout ; il avait des goûts faciles à contenter dans ce milieu, et la gênante cousine ne manquait pas une occasion de dire de sa voix de fausset :

« Voyez le beau militaire que fera le dernier des d'Embrun ! Monsieur n'aime que les pastorales, se plaît aux récoltes, aux vendanges, à esquisser un paysage, à voisiner entre riverains tout comme son père, qui était le campagnard par excellence, fort peu dévoué au dieu Mars.

-- Mais, ma cousine, un militaire peut bien trouver son bonheur à passer ses loisirs à la campagne ? Moi, j'aime tout ce dont on peut jouir ici : la pêche...

-- La pêche, oui, tu nous l'as spirituellement prouvé, en te faisant pêcher toi-même, faute de poisson !

-- Ma cousine, j'aime le cheval, et ce goût est un goût militaire.

-- Tu montes à cheval, c'est vrai ; mais sur un âne.

-- Mon oncle d'Évian me promet que, si je travaille bien, il me donnera l'année prochaine, aux vacances, un joli petit cheval ! C'est lui qui me montrera à me tenir en selle.

-- Il ferait mieux de t'apprendre à te ramasser quand tu seras par terre ; car, étourdi comme je te connais, je prévois que tu seras plus souvent dessous que dessus.

-- Pas du tout ! Mon oncle me donnera les meilleurs principes ; et d'ailleurs il dit que j'ai tout ce qu'il faut pour faire un bon cavalier.

-- Nous verrons cela. Pour ma part, je n'en crois rien.

-- Quand mon oncle Bernard viendra, nous ferons ensemble de longues promenades ; ce sera très amusant. Et la chasse, donc ! Maman m'a toujours dit que je chasserais dans le parc et dans le bois, avec Guillaume, dès que je serais dans ma quinzième année. C'est donc aux vacances prochaines. La chasse, ce sera mon bonheur ; cela ressemble à la guerre.

-- Fais donc la guerre aux étourneaux ; les forces seront égales. »

Quand Mlle Trépiez taquinait aigrement Robert, celui-ci avait bien de la peine à ne pas s'impatienter ; et il fallait lui savoir gré s'il ne faisait aucune réponse un peu trop leste.

La nouvelle année scolaire commença sous de favorables auspices. Robert était un des plus forts de sa classe, et, sans Horace Croquart, il aurait toujours eu les premières places. Ce qui le mettait en rage, et cela se comprend, c'est que ce terrible Grand Roux n'était nullement travailleur ; il avait des moyens exceptionnels, ne se donnait aucune peine en temps ordinaire, et réunissait toutes ses aptitudes pour le moment des compositions. Les siennes étaient excellentes, et le succès lui appartenait.

Ces avantages peu mérités, la toute-puissance que prétendait exercer Horace, sa brusquerie vulgaire, son peu de. franchise, tout cet ensemble agissait sur l'organisation nerveuse et impressionnable de Robert, et sa tête se montait de plus en plus. Le Grand Roux lui faisait l'effet d'un de ces hargneux et détestables fantômes qui, dans les cauchemars, vous poursuivent à outrance, se retrouvent à tout bout de champ, quand on croit leur échapper par une course folle.

« Comment, s'écriait Robert, je verrai cette figure-là tout le long de ma route ? »

Par moments il aurait voulu que sa mère le changeât de collège ; d'autres fois il redoutait l'état militaire, parce qu'Horace aspirait à l'embrasser ; enfin, il lui arrivait de renoncer à la cuirasse, qui pourrait le mettre en rapport avec l'objet de son antipathie.

Quant à l'élève qui excitait ainsi, par toutes sortes de motifs, la colère de Robert, il ne s'en mettait pas en peine, se moquait de lui sans cesse, et l'irritait à plaisir. Nature ingrate et sans élévation, il était incapable de ménager, dans de certaines limites, la trop grande susceptibilité de son camarade. Au contraire, il se faisait un jeu cruel de le pousser à bout, de faire éclater sa violence ; et quand il y avait réussi, Horace savait se désintéresser de l'affaire, et les apparences trompeuses faisaient que Robert seul était puni.

Quand il s'en plaignait à sa mère, elle ne manquait pas de lui dire qu'on ne peut réformer que soi-même ; et que par conséquent il devait travailler à se rendre supérieur à toutes ces misères, et à acquérir un grand calme.

« Du calme ? du calme ? Comment voulez-vous que je garde mon sang-froid, quand on se plaît à me contrarier, quand on me résiste, quand on m'irrite ?... C'est impossible ! Quelquefois la colère me brûle ; je serais capable de tout !... Mais alors je pense à vous, mère chérie, et peu à peu la raison me revient. »

Mme d'Embrun remerciait Dieu de lui donner assez d'influence sur l'esprit révolté de son enfant, pour combattre en lui l'envahissement d'une grande passion ; mais elle se demandait jusqu'à quel moment elle conserverait cette influence. L'avenir lui apparaissait sous des couleurs bien sombres, et sa santé, si gravement menacée, demeurait un problème dont personne ne pouvait prévoir la solution.

L'essentiel était de gagner du temps, espérant que la possession de soi-même viendrait peu à peu, et que Robert se montrerait, sinon doux et patient, du moins raisonnable.

Il avait repris ses études avec ardeur. Les jours de sortie étaient pour lui d'aimables haltes en famille, et tout, jusqu'aux détails les plus insignifiants, lui devenait distraction, plaisir, du moment qu'il était sous le toit maternel.

Cependant, toujours une ombre au tableau, et la même en toute saison. Mlle Trépiez, loin de respecter l'heureux tête-à-tête de la mère et du fils, se levait, les jours de sortie, un peu plus tôt qu'à l'ordinaire, et arrivait, ayant fait un bout de toilette, et disant ingénument :

« Je veux avoir ma part de la fête ; me voici, nous jouirons ensemble, ma chère Emmeline, de la présence de Robert. »

Il aurait fallu une vertu surhumaine pour accepter la proposition. Robert, qui ne se piquait pas de ces sentiments éthérés, faisait une moue perfectionnée, une moue à faire fuir le commun des mortels. Mais, comme la cousine était brave, elle ne fuyait pas plus que les anciens Spartiates, et se contentait de ne passer entre la mère et l'enfant que quelques heures.

Les années de collège se ressemblent toutes ; elles ne diffèrent que par la participation, plus ou moins intelligente, de l'élève qui grandit, et se dépouille lentement de ce manteau d'enfance dont il était enveloppé. Robert grandissait au moral et au physique. Tout en lui s'accentuait : le bien et le mal. Ses facultés, habilement cultivées, tendaient à faire de lui un élève d'élite ; mais il ne réprimait pas son malheureux penchant ; et il était de plus en plus exposé à ces terribles surprises d'une colère soudaine, qui le privait de tout sang-froid.

Cependant ses rapports avec ses camarades n'étaient pas toujours fâcheux. On reconnaissait qu'il avait le cœur bon ; mais le farouche Horace Croquart n'était pas indulgent, et les disputes entre ces deux rivaux devenaient, non seulement plus fréquentes, mais plus sérieuses.

Pour distraire son fils et reporter sa pensée sur des émotions plus saines, Mme d'Embrun lui parlait souvent d'Hauteroche, lui racontait ce qui s'y passait, le mettait au courant de toutes les nouvelles qui, à la campagne, tiennent une si grande place dans le cadre du propriétaire. Robert s'intéressait à tout et souriait de loin au vieux garde, à la douce et complaisante Corentine, au bon et joyeux Stop, qui, pendant les dernières vacances, avait été son ami de tous les jours et presque de tous les instants.

« Maman, disait-il, vous m'avez promis de me laisser chasser quand je serai dans ma quinzième année ; j'y suis !

-- Tu chasseras, mon enfant ; mais jamais seul, jusqu'à ce que ta tête soit plus froide.

-- Pourquoi ?

-- Que veux-tu, les armes à feu m'inspirent une frayeur que je ne puis maîtriser.

-- Comment ? Vous qui avez trouvé dans mon père un chasseur si hardi ?

-- Ton père était, avant tout, un chasseur calme. Mais sois tranquille ; mes craintes ne t'ôteront rien de ton plaisir. Tu chasseras avec mon frère, qui espère passer quelques jours d'automne à Hauteroche, et avec Desnoyers, dont l'adresse est connue, et qui, dans sa verte vieillesse, a gardé ses instincts de Nemrod.

-- Oui, ce sera très amusant, et je voudrais déjà en être là ! Oh ! mon bon Stop ! Comme nous nous en donnerons tous les deux ! »

Il aurait déjà voulu en être là, et il y arriva plus tôt peut-être qu'il ne le croyait. Il y eut encore une distribution de prix, encore des succès, encore des déceptions ; puis, les vacances.

En entrant dans la longue allée de hêtres qui aboutissait au château, on vit la grille ouverte, et le bon chien de Robert s'élança, pour renouveler plus tôt connaissance avec celui qu'il aimait si fidèlement.

-- Voyez, maman, comme je suis reçu !

-- Je ne m'en étonne pas, mon cher enfant. Ce chien t'attend toujours. Regarde-le ; il est fou de joie !

-- Et moi aussi ! » s'écria Robert, profitant de ce que les chevaux allaient au pas pour se jeter au bas de la voiture, et recevoir plus amicalement les caresses de Stop, qui sautait à un mètre de haut et donnait de la voix. Il le flatta de la main, lui parla même, sachant que les inflexions du langage en font comprendre le sens aux bêtes, dans une certaine mesure.

La seconde rentrée dans le vieux domaine fut plus fêtée encore que la première. L'héritier avait un an de plus ; sa croissance prématurée lui donnait presque la taille d'homme, et sa démarche assurée, son regard franc, sa rondeur un peu brusque, tout contribuait à l'illusion. Les serviteurs sentaient que leur futur maître se révélait sous cette forme déjà presque imposante, et ils le saluaient avec cette aisance respectueuse des inférieurs pour le maître qu'ils ont vu enfant.

Brossard revenait en ce moment de la chasse, son fusil sur l'épaule, et sa gibecière assez plate.

« Avez-vous tué des perdreaux, Brossard ? cria Robert d'un air réjoui.

-- Deux seulement, monsieur Robert, répondit le garde en riant ; il faut bien vous en laisser, puisque vous allez chasser cette année.

-- Ah oui ! Voilà assez longtemps que j'en ai envie ! On avait peur de mes imprudences, dit-il gaiement en regardant sa mère ; mais j'aurai quinze ans dans six semaines ; c'est l'âge de raison, j'espère !

-- Oui, mon enfant, tu chasseras tant que tu voudras avec ton oncle Bernard, quand il sera ici, c'est-à-dire demain.

-- Et quand il sera parti, maman ?

-- Avec Philémon, qui croira revoir ton pauvre père à ton âge.

-- Et quand Philémon aura des douleurs ?

-- Avec Brossard. Je te promets que tu t'amuseras. Seulement j'exige que tu sois accompagné, et tu n'enfreindras pas ma défense.

-- Non, maman. Brossard, vous servez-vous quelquefois de Stop ?

-- Pas souvent, monsieur Robert, parce qu'il a un grand défaut. Il n'obéit pas vite ; et même quelquefois il n'obéit pas du tout. C'est un chien qui a été mal dressé.

-- C'est pourtant le vieux garde qui s'en est chargé ?

-- C'est vrai, monsieur Robert ; mais il dit que vous ne l'avez pas laissé libre, que vous le trouviez trop dur ; alors il a ménagé le chien, trop ménagé ; et à présent le mal est fait.

-- Quoi ! sans remède ?

-- Ah ! je viendrais bien à bout de Stop, s'il m'était tout à fait confié !

-- Comment en viendriez-vous à bout ?

-- En le rouant de coups de fouet chaque fois qu'il n'obéirait pas.

-- Merci ! Je ne vous le confierai pas. Pauvre bête ! »

Il caressa son bon chien et, se retournant, vit Guillaume qui venait au-devant de lui, son bonnet de laine à la main.

« Toi, tu es mon vieux garde ! dit-il en s'approchant ; ne te découvre pas, parce que tu as des douleurs dans la tête.

-- Ça ne fait rien, ça, monsieur Robert, répondit l'honnête Desnoyers, tout heureux de ce privilège et se disant au fond du cœur : « Je savais bien, moi, qu'il serait tout comme son papa ! »

-- Eh bien, comment vas-tu cette année ?

-- Je rajeunis, monsieur Robert, rien qu'en pensant que nous allons chasser tous les deux ensemble.

-- Quel bonheur, n'est-ce pas ? Moi, j'en grille ! Mon oncle de Salis arrive, dit-on, demain ; mais s'il tarde, tu me donneras ma première leçon.

-- Oui, oui ; et vous en saurez bientôt autant que moi, parce que, quand on a le goût de la chasse, de bons yeux et du jarret, le gibier n'est pas fier.

-- Comment va Corentine ?

-- Très bien, monsieur Robert ; elle trempe la soupe ; c'est l'heure des ménagères.

-- J'irai l'embrasser après le dîner. »

Enfin Robert rentra dans l'intérieur du château, pour dîner en tête-à-tête avec Mme d'Embrun. Le repas fut gai ; cette pauvre mère s'enveloppait encore de tant d'espérances, de tant d'illusions ! Elle désirait d'ailleurs rendre la vie aussi douce que possible à son fils, afin qu'il aimât le foyer, que Hauteroche fût un jour, à travers les hasards militaires, sa petite patrie dans la grande patrie.

On attendait le lendemain Bernard de Salis. Un peu plus tard, le colonel d'Évian ; et tous les jours, hélas ! Mlle Trépiez, qui avait eu l'attention de dire :

« J'aurais été bien aise de partir en même temps que vous et Robert, et du moins je vous aurais tenu compagnie pendant le voyage ; mais, malheureusement, il a fallu demander les fumistes pour faire quelques réparations. Ils se sont fait attendre, ils m'ont causé mille embarras, et je serai obligée d'avoir après eux d'autres ouvriers pour réparer leurs dégâts... Bref, je ne puis dire au juste quel jour je vous arriverai. »

Cette suspension d'armes faisait un véritable plaisir à Robert, et Mme d'Embrun, qui n'osait pas trop le dire devant son fils, bénissait les fumistes et les dégâts.

L'arrivée de l'officier de cuirassiers à Hauteroche causait toujours une aimable émotion. Chacun se sentait égayé par la présence de ce jeune homme, si gai lui-même, si content de jouer au campagnard, pour une semaine ou deux. Il remplissait de sa voix mâle ces grandes salles, un peu tristes de leur silence, et son séjour était naturellement un temps où les rapports de bon voisinage amenaient au château quelques chasseurs avec leurs femmes, leurs sœurs ou leurs fils.

On attendait donc Bernard de Salis avec impatience ; mais une lettre vint à sa place et annonça qu'il ne pourrait avoir un congé que dans une quinzaine de jours. Grand désappointement ! Chacun en eut sa part ; celle de Robert était la plus vive.

Il le témoigna hautement ; mais, comme il y avait beaucoup d'égoïsme dans son chagrin, il fut à peu près consolé quand Mme d'Embrun lui dit que son frère, ne voulant pas le priver du plaisir dont il se faisait une si grande fête, allait envoyer à Hauteroche, dans trois ou quatre jours, le joli fusil de chasse dont il lui faisait présent.

L'attente de ce fusil occupa dès lors la pensée du petit chasseur, et il fut insensible aux apprêts d'une partie de pêche que Mme d'Embrun avait organisée avec quelques amis du voisinage.

« Tu n'aimes donc plus la pêche, mon cher enfant ?

-- Je l'aime encore, maman ; mais qu'est-ce que la pêche en comparaison de la chasse ? La chasse, c'est le mouvement, c'est l'entrain. Je sens que je serai fou de chasse !

-- Peux-tu te passionner ainsi pour un plaisir que tu ne connais pas encore !

-- Maman, hier au soir, quand Brossard a donné du cor dans le bois, je me croyais entouré de chasseurs, battant la campagne, tirant, tuant, piff ! paff !

-- Pas trop d'illusions, Robert : il est facile de tirer, mais viser juste ne l'est pas. Vraiment tu es un peu présomptueux.

-- Non, maman, vous verrez ! N'est-ce pas, Stop, que nous nous entendrons bien tous les deux ? »

Le bel animal regardait son jeune maître d'un œil si bon, si doux, que Mme d'Embrun en était touchée. Stop était toujours, à ses yeux, le sauveur de son enfant. Elle s'inquiétait peu de son éducation, qu'on assurait avoir été négligée ; elle l'aimait, et il lui semblait qu'on devait avoir pour lui toute l'indulgence possible ; il avait rendu à une mère son fils ! Que pouvaient être, en regard de cet acte, les manquements qu'on lui reprochait ?

Selon la promesse, au bout de quatre jours arriva, de chez un armurier de Paris, le fusil offert à son neveu par M. de Salis. Il n'y avait en ce moment que Mme d'Embrun auprès de Robert, et Stop, qui se tenait familièrement entre eux, comme pour prendre part à tout ce qui les agitait.

Quand on déballa le fusil, la mère n'eut qu'une pensée : « Dieu veuille que cette arme ne serve jamais qu'au plaisir de mon fils ! » Elle se garda bien de traduire cette pensée, qui aurait nui à la joie de Robert, et ne parut occupée que du joli cadeau que recevait le petit chasseur.

En voyant ce fusil de chasse, le chien s'était tout à coup dressé, comme s'il comprenait qu'il allait partager les courses et les joyeuses fatigues de son maître. Il semblait impatient de s'élancer à sa suite ; et Robert l'aima davantage encore, à cause de cet empressement.

Robert maniait l'arme avec bonheur, mêlant à sa joie quelque chose de juvénile, jouant au tireur, faisant semblant de tuer ceci, cela, couchant en joue son bon chien, qui remuait la queue et regardait son maître d'un œil confiant. Non, il n'avait pas peur, le bon Stop ! Il savait trop bien que Robert l'aimait !

Cependant il avait été bien convenu que, Bernard de Salis tardant, le vieux garde ferait chasser Robert, ou du moins lui enseignerait les premiers principes de l'art. À vrai dire, le bonhomme était enchanté du contretemps, qui était pour lui une bonne fortune de cœur.

« Vois-tu, ma femme, disait-il à Corentine, il me semble que j'ai encore quarante ans. Ah ! la première fois que j'ai fait chasser M. Albert, comme ça m'a fait plaisir ! Il était si content !

-- Oui ; mais M. Albert et M. Robert, ça fait deux.

-- Ne vas-tu pas dire que M. Robert n'a pas le goût de la chasse ?

-- Ce ne sera pas un goût, ce sera une rage. Il est comme ça dans tout ce qu'il fait. Et puis, quand il n'aura pas de bonheur, il s'emportera ; il s'en prendra à tout le monde, à toi, à son fusil, à son chien. Ah ! le pauvre enfant ! il est loin de ressembler à son père ! »

La première fois que Robert s'en alla, son fusil sur l'épaule, accompagné du vieux garde et suivi de Stop, il rayonnait de joie. Il trouvait qu'il avait l'air d'un homme ; c'était pour beaucoup dans son naïf bonheur. Et puis, la pensée de tirer son premier coup de fusil, de tuer peut-être, de revenir au château avec un lapin, un perdreau, d'être complimenté sur son adresse, tout cela lui semblait assez satisfaisant pour qu'il eût dans les yeux un éclair de contentement.

Ce fut bien autre chose quand il eut respiré pendant une heure les fraîches senteurs d'une belle matinée de septembre. Il devint plus leste et plus vif qu'il ne l'avait jamais été, trouvant bien lourd le pas du bon Guillaume, quoique fidèle à sa promesse de ne pas s'éloigner de lui.

Les premiers instants avaient été consacrés à la théorie ; mais l'esprit pressé du jeune héritier s'arrangeait mal des mots et des principes ; il lui fallait l'action. L'occasion s'offrit : une compagnie de perdreaux se leva tout à coup ; Robert les manqua tous, bien entendu ; mais il avait tiré son premier coup de fusil !

Desnoyers le félicita de son assurance et lui dit qu'il était d'usage de ne rien mettre dans sa gibecière le jour de sa première chasse. Cependant le hasard servit le débutant. Un joyeux lapin de garenne, imprudent de sa nature, s'était aventuré parmi les herbes fraîches et faisait tranquillement son repas du matin ; Robert le vit, fut un moment troublé, puis reprit assez de sang-froid pour viser et se repaître du barbare plaisir qui est celui des hommes de toutes les générations, depuis le commencement. Il était tué, le pauvre petit habitant des bois, tué pour avoir quitté son terrier, pour avoir eu confiance en la race humaine, sa mortelle ennemie.

Quelque fier que fût le jeune chasseur, il eut le souvenir des derniers mots de sa mère. En le voyant partir avec Guillaume, elle lui avait dit, sur le ton d'une pitié toute féminine :

« Je t'en supplie, mon enfant, ne laisse jamais souffrir une bête que tu auras blessée mortellement ; achève-la, le plus tôt possible ; fais-le par amitié pour moi. »

Il était bon, Robert, et il aimait sa mère. Il dit donc au vieux garde :

« Ce petit lapin n'est pas mort ; je veux le tuer tout à fait.

-- Bah ! bah ! laissez-le donc, répondit Guillaume avec cette dureté inconsciente des hommes de la campagne, et surtout des chasseurs, il saura bien mourir tout seul, allez, monsieur Robert ; il n'a pas l'idée d'en revenir.

-- Maman le veut ; il faut que je l'achève, afin qu'il ne souffre plus. »

Alors, sans fausse pitié, il fit à l'animal qui lui avait procuré ce premier plaisir l'aumône du coup de grâce.

La rentrée au château fut triomphale. En voyant Stop courir en avant, Corentine comprit qu'on revenait, et se mit au seuil du pavillon, pour voir passer le chasseur. On lui cria la bonne nouvelle, on lui montra de loin, le tenant par les oreilles, le téméraire descendant des Jeannot-lapins de La Fontaine ; et la bonne femme leva les mains au-dessus de sa tête par admiration.

Brossard fit compliment du joli coup de fusil, et Robert vint enfin déposer aux pieds de sa mère l'humble produit de sa première chasse. Elle embrassa gaiement son fils, et se réjouit beaucoup ; car elle était bien convenue avec elle-même qu'elle entrerait dans tous les goûts innocents de Robert, sans laisser paraître les appréhensions maternelles qu'elle pourrait ressentir.

Le jeune chasseur était si enchanté de sa matinée, que Mme d'Embrun ne put s'empêcher de lui dire : « En vérité, je crois que ton grand oncle ferait mieux de remettre à l'année prochaine le don du petit cheval ? Il ne te fera pas tant plaisir que ton fusil.

-- Maman, n'allez pas dire cela à mon oncle d'Évian ; mon cheval complétera mon bonheur !

-- Sois tranquille, mon cher enfant, je ne dirai rien. Va ! ce n'est pas moi qui nuirai jamais à ton bonheur ! »

Mme d'Embrun jouissait de l'entrain de Robert ; mais elle ne croyait pas que la tempête fût apaisée dans cette âme si chère. L'enfant aimé, fêté, heureux était toujours cet enfant volontaire, absolu, qu'un rien contrariait, et qu'une vive contrariété menait à la colère. L'année de collège avait été marquée par plusieurs faits regrettables. On s'était souvent plaint de l'élève. En un mot, Robert n'avait pas fait le moindre effort pour vaincre son dangereux penchant. Pauvre mère !

Un voyage de quelques jours, que Mme d'Embrun fit avec son fils, interrompit ses premiers essais comme chasseur ; et cette circonstance permit au vieux garde de se reposer ; car il avouait tout bas à sa femme que les jambes de quinze ans du jeune maître n'étaient guère en rapport avec les siennes.

Sur ces entrefaites, arriva le frère de la châtelaine, cet aimable et gai cuirassier, sur qui comptait Robert pour courir par monts et par vaux et abattre du gibier. Bernard de Salis fut reçu à bras ouverts. Il n'avait que huit jours devant lui ; mais ces huit jours, comme on allait les employer ! On chasserait tous les matins et encore dans l'après-midi. Robert était ravi de trouver cette fois un compagnon leste et dispos.

Au bout de quelques jours, Mme d'Embrun, étant seule avec son frère, lui dit :

« Que penses-tu de Robert ? A-t-il le coup d'œil juste ? Vois-tu en lui les qualités d'un vrai chasseur ?

-- Ma pauvre amie, je vois en lui tout ce qui fait le chasseur passionné, dangereux. Il ne se possède pas ; il est imprudent, téméraire même, et apporte dans cet exercice si sain, si salutaire, sa violence accoutumée.

-- Bernard, que me dis-tu là ? Ces instincts virils sont effrayants dans un jeune homme qui ne sait pas se maîtriser. Mais que faire ? Peut-être ne faudrait-il pas développer ces dispositions pour la chasse ?

-- C'est évident ; mais le moyen, avec un garçon de cette trempe ? Le priver de la chasse serait maladroit, parce qu'il n'en serait que plus amateur, et qu'en outre il se mettrait en colère.

-- Quel chagrin pour moi, mon ami, de me sentir ainsi toujours entre deux dangers !

-- Hélas ! ce n'est pas la première fois que je te trouve à plaindre, ma pauvre Emmeline.

-- Et ce bon Stop, que j'aime, qu'en dis-tu ?

-- Mauvais chien ! mal dressé. Il n'obéit pas ; et un jour ou l'autre son maître le prendra en grippe.

-- Oh non ! Robert n'est pas ingrat ; il a le cœur parfait.

-- Quand on est en colère, on n'a ni tête ni cœur, entends-le bien. »

Ce grave entretien fut interrompu par la visite d'un voisin de campagne, et tout en resta là. Seulement Mme d'Embrun cacha sous le sourire banal réservé aux étrangers une peine de plus.

Les huit jours de congé se trouvèrent écoulés avant même qu'on les eût comptés. Le jeune oncle s'en alla sans pouvoir attendre l'arrivée du colonel d'Évian ; et Robert remarqua en passant que, l'état militaire est un bel et brillant esclavage ; car vingt-quatre heures auraient suffi pour qu'on pût se rencontrer ; et ces vingt-quatre heures, le devoir empêchait M. de Salis de les prendre.

Le petit chasseur vit avec peine partir son oncle Bernard, et ce départ commença par le mettre de très mauvaise humeur. Le pire est qu'une heure après, accourait par le chemin de fer la malencontreuse cousine ! Robert aurait fait une scène aux fumistes et compagnie, s'il les avait eus sous la main. Comment ne pas avoir retenu un peu plus longtemps Mlle Trépiez, qui était si bien à sa place, où n'étaient pas les d'Embrun ? Il salua la voyageuse avec une froideur qu'elle ne remarqua que trop, et dont elle se fit un point de départ pour l'accabler de mots piquants, de moqueries, le plaisantant, sur les questions qui lui étaient le plus sensibles ; en un mot, le taquinant comme jamais encore elle ne l'avait taquiné.

Le lendemain matin, même jeu : la tapageuse cousine lui dit, entre autres, qu'elle regrettait bien que ses douleurs et sa petite canne ne lui permissent pas de le suivre à la chasse, parce qu'elle était convaincue que le gibier qu'il avait plusieurs fois rapporté avait été tué par un autre ; que, léger, étourdi comme il l'était, son talent ne pouvait consister qu'à délivrer des certificats de vie à tous les lièvres ou lapins qui passaient au bout de son fusil, et à tous les perdreaux qui s'envolaient en face.

Robert se mordit les lèvres, comme il faisait quand la colère s'allumait au fond de son âme insoumise, et dit d'une voix sourde :

« Eh bien, vous verrez que, étant seul, je peux tuer ! »

Il partit sans aller embrasser sa mère, comme il le faisait ordinairement, appela brusquement son chien, et, passant devant le pavillon, fit signe au vieux garde de venir avec lui, au lieu d'entrer familièrement, comme il en avait l'habitude, pour souhaiter le bonjour à Corentine. La bonne femme était fine, elle dit à son mari :

« Il a l'air joliment mal tourné ! Ça se trouve bien mal, aujourd'hui que tu as ton rhumatisme !

-- Ça va s'arranger, ma femme, dit le confiant vieillard. Dans le fond, il est bien gentil, va ! »

Guillaume rejoignit Robert, et tous deux se mirent à marcher côte à côte.

« Eh bien, tu boites ?

-- Ça n'est rien que ça, monsieur Robert ; ne faites pas attention.

-- Mais si ! tu boites ! Ah ! c'est ennuyeux ! Rien ne va aujourd'hui ! Allons, voilà Stop qui se met à courir comme un fou ! Qu'est-ce qu'il a donc, lui aussi ? »

Il rappela son chien, d'une voix vibrante et déjà pleine de colère. L'animal se fit attendre ; et quand enfin il arriva, se traînant sur le ventre, bien humblement, il reçut une volée de coups de fouet.

« Ah ! c'est moi qui te dresserai ! » cria-t-il, sans faire aucune attention aux plaintes de celui qu'il avait si souvent nommé « son sauveur ».

C'était la première fois qu'il frappait durement le bon Stop. Après la correction, la pauvre bête lécha la main de son maître, qui n'en fut pas ému, parce qu'il était mauvais en ce moment, et qu'il se préparait à échapper au vieux garde, à tromper sa mère.

Au bout d'une demi-heure, et le gibier ne se laissant pas approcher, Robert vit le pas du vieillard se ralentir.

« C'est dommage, dit-il avec une froideur blessante, que je sois obligé de me mettre au pas d'un vieux. Moi, je suis jeune !

-- Heureusement pour vous, monsieur Robert ! Attendez, je vais tâcher d'aller un peu plus vite ; et puis, demain, vous prendrez Brossard. »

Il étouffait, le pauvre bonhomme, en disant cela ; car, c'était sa seule faiblesse, il souffrait à l'idée de voir Robert chasser avec le jeune garde.

« Oui, je prendrai Brossard », répondit sèchement le jeune héritier, trop prêt à mal faire pour avoir la délicatesse des nuances.

Ils marchèrent encore ; on s'enfonça dans le bois. Il y avait partout des avenues, des sentiers ; il était facile de tourner court et de disparaître : c'est ce que la colère fit faire au chasseur. Stop le suivit, et le vieux garde passa quelques instants à se retourner de tous côtés, sans comprendre quelle voie son jeune maître avait prise. Il était déjà loin, le volontaire, l'orgueilleux, qui, pour une question d'amour-propre, manquait à sa promesse.

Il courut jusqu'à ce qu'il fût bien sûr que le vieux Guillaume ne retrouverait pas sa trace. Un lièvre !... Robert s'arrête, il va le tuer, pourvu que le chien obéisse et qu'il reste immobile. Mais Stop n'obéit pas : il s'élance ; et, de la bouche de Robert, sort un jurement qui aurait fait pleurer sa mère, si elle avait été là. Le lièvre est manqué, manqué par la faute d'un chien mal dressé.

La colère monte ; Robert se sent furieux. Si Stop ne courait pas à l'aventure, il l'assommerait ! Ce serait pour lui un soulagement. Un autre lièvre ! Celui-là, il faut le poursuivre. Stop ! Stop !... Il n'obéit pas, et, pour la seconde fois, il sera cause de la déception de son maître. La colère redouble ; Robert ne sait plus où il est, ce qu'il fait. Un coup de fusil retentit dans le bois ; des cris affreux lui succèdent. Il a tué ; oui, il a tué !

Desnoyers a reconnu la direction. Il prend un chemin de traverse ; il arrive, il voit.

Cependant Mme d'Embrun, toujours un peu inquiète, s'étonne de ne pas voir rentrer son fils. L'heure du déjeuner est depuis longtemps sonnée. Elle ira au-devant de lui.

Elle marche vite ; la voilà dans le bois. Elle écoute et n'entend d'autre bruit que celui des feuilles mortes qui s'écrasent sous ses pieds.

Enfin, au bout d'une allée de jeunes chênes, elle aperçoit Guillaume. Il vient à elle, mais lentement et comme à regret.

« Qu'y a-t-il ? Mon fils est-il blessé ?

-- Non, Madame, mais seulement...

-- Parlez, Guillaume.

-- Ça a beau n'être qu'une bête, ça fait de la peine tout de même. Monsieur Robert en est bien fâché à présent !

-- Il a tué son chien !

-- Dame ! »

Mme d'Embrun marcha droit vers son fils. Il était atterré.

Courbé sur le corps mutilé de son bon Stop, il souffrait horriblement. Le chien le regardait encore de son œil doux et triste, comme pour lui demander pardon. Robert versait des larmes ; il soutenait d'un bras la tête de son pauvre ami ; il l'embrassait comme s'il avait voulu lui faire comprendre le remords qui le torturait.

La mère, devant cette douleur, retint toute parole acerbe ; elle chercha des yeux la pensée de son fils, et dit d'une voix calme, pénétrante, ce qu'elle avait dit autrefois du rosier :

« Et pourtant tu l'aimais ! »

Puis, s'approchant du pauvre animal, qui n'avait presque plus de vie, elle posa sa bonne main sur la tête de Stop et dit encore :

« Tu m'as sauvé mon fils ! Je ne l'ai pas oublié, moi ! »

Le silence enveloppa le retour au château. Mme d'Embrun ne dit plus un seul mot à son fils, touchant cette triste aventure, et défendit formellement qu'on lui en parlât.

Le coupable était si malheureux qu'il sentait le besoin de l'expiation. Chasser le sanglant souvenir de son bon chien eût été trop commode. Robert, confus au milieu du mortel silence dont il se voyait entouré, voulait se punir lui-même et garder, même matériellement, la mémoire de sa victime. Il y avait dans la ville voisine un homme dont le talent était connu. Il lui fit porter le corps du bon Stop, afin qu'il lui rendît l'apparence de la vie, sa pose majestueuse, ses formes hardies, et que, dans sa perpétuelle immobilité, le bel animal, occupant une place d'honneur dans la chambre du jeune d'Embrun, en face du rosier chéri, pût dire à son maître :

« Je suis la seconde victime de ta colère. »

VIII -- Sois pardonné !

Pendant les premiers jours qui suivirent sa faute, Robert resta solitaire, soit dans sa chambre, soit dans les allées du parc les plus écartées. Le silence de chacun l'humiliait plus encore peut-être que ne l'eussent fait des paroles aigres ou sévères. Enfin, il sentit le besoin de parler à quelqu'un, et ce fut vers le vieux garde que son cœur l'entraîna.

Le bonhomme était en train de scier du bois pour chauffer le poêle de Corentine, lorsque Robert, profondément triste, entra sous le hangar. Il vint s'asseoir sur une grosse pierre, et regarda Desnoyers d'un air si malheureux que son vieil ami en fut touché.

Guillaume avait été bien ému de ce transport de colère, qui démentait trois années d'une préférence si marquée pour le bon Stop.

« Eh bien, monsieur Robert, dit-il avec sa douceur accoutumée, vous avez fait de la mauvaise besogne ; et à présent vous avez du chagrin, pas vrai ? »

Le jeune d'Embrun, replié sur lui-même, n'attendait qu'un mot pour rompre le mutisme où l'avaient jeté la peine et la honte. Deux grosses larmes tombèrent de ses yeux et il dit :

« Ah ! quel malheur d'être comme je suis ! »

Le bon vieillard, lui aussi, avait des larmes dans les yeux. Depuis sa faute, Robert n'avait parlé à personne ; et voilà qu'il revenait à lui, comme au cœur le plus indulgent. Sa mère, il aurait voulu la fuir, tant il la sentait affligée, offensée même. Et puis, elle était malade, Corentine l'avait dit. Sa physionomie sérieuse, et surtout attristée, son air fatigué, son peu d'appétit, tout semblait dire : « Avec les tortures de cœur que me fait endurer mon fils, je ne guérirai pas. »

Il se sentait si coupable qu'il en était découragé. Guillaume entreprit de le relever.

« Allons, monsieur Robert, quand on a mal fait, il faut supporter la honte, et puis partir de là pour mieux faire.

-- Ah ! mon pauvre Guillaume, quelle honte !... Si tu voyais Stop ! Il semble me regarder ! C'est affreux de retrouver, chaque fois que j'entre dans ma chambre, ce pauvre animal qui m'a sauvé, et que j'ai... Mon Dieu ! qu'est-ce que je suis donc !

-- Monsieur Robert, vous êtes bien coupable, c'est vrai, parce que vous n'avez jamais lutté pour tout de bon contre la colère. Nous vous avons pourtant dit bien des fois, ma femme et moi, que vous arriveriez à vous laisser emporter jusqu'à devenir capable de tout, sans presque vous en apercevoir.

-- Ah ! mon bon Guillaume, si tu savais ce que j'ai éprouvé quand j'ai vu mon pauvre Stop atteint par moi, qui l'aimais tant, et atteint exprès, non par accident, mais par ma volonté ! Un souvenir terrible m'est revenu tout à coup, un mot, un seul mot : « Le couvreur ! »

-- Ah ! vous vous êtes rappelé cette épouvantable histoire ? Vous n'aviez cependant que sept ans quand ma femme vous l'a racontée.

-- Va, Guillaume, je ne l'ai jamais oubliée. Mais, quand je suis en colère, je ne sais plus ce que je fais !

-- C'est comme ça qu'était le pauvre couvreur ; et vous devez comprendre comment il a pu, dans cet état qui approche de la folie, aller jusqu'au crime ?

-- Ah ! mon ami, ne me parle pas de crime ! Je ne tuerai jamais personne !

-- Ça n'est pas sûr.

-- Comment ?

-- Écoutez-moi un petit moment. »

Le bon vieux posa sa scie debout contre la muraille, croisa les bras dans l'attitude de l'ouvrier qui réfléchit, et dit lentement ces mots :

« Monsieur Robert, il y a plusieurs manières de tuer. On tue avec une arme à feu, avec le fer, avec le poison ; ou bien, comme le couvreur, en se servant de sa force contre un être faible ; mais on tue aussi en faisant mourir à petit feu, en bien des années, à force de faire pleurer, de priver de sommeil, de nourriture...

-- Qui donc pourrait faire cela ?

-- Vous le faites. »

Robert releva vivement la tête ; il regarda le vieux Guillaume, et celui-ci ne baissa pas les yeux ; il était fort, il était hardi, car il s'était fait le champion de la meilleure des mères.

« Vous me regardez, monsieur Robert ? croyez-vous donc que je crains de vous dire la vérité ? Non ; vous pourriez vous fâcher contre le vieux garde : ça m'est égal ; vous pourriez vous mettre en colère contre lui ; lui faire du mal, sans presque l'avoir voulu, comme au pauvre chien qui vous aimait plus que tout au monde ! Mais je n'ai pas peur, moi ; entendez-vous ? »

Robert était comme fasciné par cette parole, si humble d'ordinaire, si fière à cette heure. Il se rapprocha de son vieil ami et lui tendit la main en disant :

« Parle, Guillaume, je t'écoute.

-- Eh bien, personne ne vous le dira ; moi je vous le dis. Le terrible défaut contre lequel vous ne luttez pas fait tellement souffrir votre mère que sa maladie devient plus sérieuse. Nous vous l'avons dit : il lui faut du bonheur. Et vous, qu'est-ce que vous lui donnez ?

-- Que je suis malheureux ! s'écria le fils de Mme d'Embrun ; comment vaincre ? Ce n'est plus un défaut, c'est une passion.

-- Oui, mon pauvre jeune maître, une passion qui va grandir ; mais votre volonté aussi grandira ; si vous la tournez vers le bien, vous viendrez à bout de vous corriger.

-- Et ma mère, ma pauvre mère ?

-- Vous la ferez vivre longtemps. »

Ils causèrent un moment encore ; puis, comme la pluie survint, le bonhomme dit :

« Rentrons » ; et Robert le suivit.

Un peu avant de franchir le seuil du pavillon, il eut la douleur poignante d'entendre la vieille Corentine dire à demi-voix à son mari :

« Pourquoi me l'amènes-tu ? Il me fait peur ! Reste-là. »

« Voilà donc l'effet que je produis ? pensa Robert, on a peur de moi depuis que j'ai... Ô  mon pauvre Stop ! »

Il entra néanmoins, et il eut quelque peine à soutenir le regard de la Bretonne.

« Bonsoir, monsieur Robert », dit-elle, car il se faisait tard ; et, ôtant une blouse neuve qui était sur sa plus belle chaise, elle la lui offrit.

Ce n'était plus l'enfant de la maison, qu'elle recevait sans façons, avec le cœur presque tout seul ; c'était le jeune maître, le futur héritier.

Il sentit la nuance et fut doublement malheureux. Aussi ne resta-t-il là que le temps de laisser tomber l'averse. Sans avoir échangé plus de trois ou quatre paroles insignifiantes, Robert se leva et sortit ; mais où aller ?

Embarrassé avec sa mère, il attendait, pour se réunir à elle, les heures du repas, et savait presque gré à Mlle Trépiez d'être là, en tiers, et de ne laisser place à aucune intimité. Il faisait trop mauvais temps pour errer dans le parc jusqu'au dîner ; il n'y avait donc qu'à aller dans sa chambre, mais ce chien !... Tout le plaisir qu'il avait éprouvé d'occuper au premier étage une chambre spacieuse et élégante était détruit par cette apparition d'un être inférieur, qui l'avait servi, aimé, secouru dans le plus grave danger. S'il détournait les yeux, il voyait le rosier chéri de son enfance. Deux témoins à charge parlaient contre Robert, et lui n'avait rien à dire pour sa défense.

Pendant qu'il traversait un corridor, il entendit, du côté de la grille d'honneur, une certaine agitation. C'était le colonel d'Évian, dont l'arrivée avait subi quelque retard. Nouvelle honte ! Robert n'osa pas ouvrir la porte-fenêtre qui donnait de ce côté, pour courir vers son grand-oncle. Ce fut celui-ci qui, avec sa bonhomie ordinaire, vint à lui.

« Eh bien ? t'es-tu donc fait ermite, depuis que je ne t'ai vu ? quel air grave ! Est-ce un rôle ? joues-tu la comédie ? »

Robert baissait la tête et ne répondait pas.

« Mon cher ami, ton petit cheval viendra demain ; j'ai chargé mon domestique de te l'amener par le chemin de fer. »

Robert baissait la tête plus encore et ne répondait pas davantage.

Le colonel ne savait que penser ; il consultait des yeux les serviteurs, qui demeuraient silencieux. La petite canne de la cousine, en frappant sur les dalles du corridor, vint interrompre cette scène muette.

Après avoir salué lestement le visiteur, dont elle se serait si bien passée, elle dit de sa voix la plus haute et la plus aigre :

« Vous demandez ce qu'il y a, Colonel ? Il y a que le futur maître d'Hauteroche est un personnage redoutable, dans le genre de Barbe-Bleue. Monsieur a tué son chien d'un coup de fusil, parce qu'il ne lui avait pas obéi. Gare au petit cheval ! Il pourrait bien lui en arriver autant ! »

Le colonel fronça le sourcil ; une expression d'étonnement se peignit sur son visage bronzé ; il ne voulait pas comprendre ; et d'ailleurs il aurait été bien fâché d'interroger la cousine, dont le ton sardonique tombait à faux et devait faire plus de mal que de bien. Ce fut au coupable lui-même qu'il s'adressa :

« Robert, vous entendez ce qu'on me dit de vous ? Serait-ce de Stop qu'il s'agit ?

-- Oui.

-- C'est à ce point que la colère vous domine ? Sachez, mon neveu, que si vous n'avez pas l'intention de vous corriger, il vous faut renoncer à l'état militaire. Quand on a l'honneur de commander des hommes, il faut d'abord être maître de soi. »

Un regard de feu, lancé par le colonel, tomba sur le jeune chasseur, qui en fut à la fois humilié et effrayé.

Pendant que le grand-oncle se dirigeait vers Mme d'Embrun, qui elle-même venait à sa rencontre, Robert monta le premier étage et entra dans sa chambre, pour s'y reposer de ces fortes émotions. Mais le beau corps du chien fidèle parlait, lui aussi ! Robert tomba sur une chaise basse, et, posant sa main sur la tête du pauvre animal, il se mit à verser des larmes, dont il avait ignoré jusque-là l'amertume.

Quand sonna la cloche qui appelait au repas du soir, Robert ne put se décider à descendre. Mme d'Embrun l'envoya chercher par un domestique, et ce dîner fut pour lui un supplice. Sa mère seule lui adressa quelques mots. Quant au colonel, il annonça, au moment de quitter la table, qu'il s'en irait, le lendemain matin, passer quelque temps chez des amis, et qu'il reviendrait chez sa nièce lorsque Robert serait rentré au collège. Pour le petit cheval, il craignait, disait-il gravement, qu'il ne fût pas suffisamment dressé, et par conséquent le ferait reconduire au point de départ, jusqu'à ce que le temps, en s'écoulant, ait modifié toutes choses.

Tout se fit comme l'avait annoncé M. d'Évian, qui ne parlait pas en l'air ; et Robert put se dire, avec une douloureuse surprise, en regardant le pauvre Stop :

« Excepté ma mère et le vieux garde, on ne m'aime plus ! »

Sans que l'on se fût donné le mot, il régnait une sorte d'entente entre les habitants d'Hauteroche. On ne parlait guère à Robert, on ne le cherchait pas ; on évitait plutôt sa présence. Puis il était frappé des paroles qu'il avait entendu prononcer tout bas, à la dérobée, par la vieille Corentine.

« Ainsi, se disait-il, je fais peur !... On me regarde comme pouvant, dans la colère, me porter aux derniers excès ! »

Cette cruelle vérité, qu'il se révélait à luimême, était devant ses yeux comme la plus honteuse des punitions.

Déjà il avait éprouvé ce qu'éprouve l'homme adolescent ; il s'était rendu compte de l'accroissement de ses forces physiques, de l'apparence presque virile que lui donnait sa taille élevée ; il constatait aussi que les puériles frayeurs du jeune âge s'évanouissaient devant lui, qu'il commençait même à trouver le danger intéressant. De là au sentiment de sa dignité d'homme, il n'y avait qu'un pas ; et Robert d'Embrun, entouré à Hauteroche des portraits de plusieurs guerriers ses aïeux, avait senti poindre ce noble orgueil qui porte l'homme à se faire le protecteur d'une femme, d'un enfant, de tout être faible... Et maintenant il avait le continuel souvenir des paroles de la vieille Bretonne :

« Pourquoi me l'amènes-tu ? Il me fait peur ! Reste-là. »

Les dernières semaines de vacances allaient s'écouler bien tristement ; et, sans la tendre bonté de sa mère ; qui avait pitié de lui, Robert eût désiré retourner au collège, car il se trouvait, comme il l'avait mérité, bien malheureux.

Une humiliation douloureuse l'attendait ; il fallut la subir.

Le colonel d'Évian, consterné en voyant les progrès effrayants que faisait la passion dans l'âme du jeune d'Embrun, avait écrit à son neveu Bernard de Salis, lui signalant l'indigne conduite de Robert. Le jeune officier comprit toute la portée de cet acte de violence de la part d'un adolescent. Lui aussi eut peur de l'homme qui se formait, et que sa situation destinait à conduire d'autres hommes. Il prit la plume et écrivit ces lignes :

« Robert, je confisque le fusil de chasse que je vous ai malheureusement donné. Je regrette le bon Stop ; et je plains ma pauvre sœur ! »

« BERNARD DE SALIS. »

Mme d'Embrun fut seule témoin du profond chagrin de son fils, en se voyant repoussé de ce jeune oncle qui avait toutes ses sympathies. C'était donc de toute part qu'on se défiait de sa violence ? Et encore, on plaignait sa mère ! Ah ! ce dernier coup porta bien avant dans son cœur. Il chercha l'occasion de revoir son vieux garde, non pas au pavillon, car la respectueuse froideur de Corentine le gênait, mais sous le hangar où il avait coutume de travailler.

« Guillaume, lui dit-il, lis donc cette lettre que j'ai reçue de mon oncle de Salis.

-- Elle n'est pas longue, répondit le brave homme, en mettant ses grosses lunettes à cheval sur son nez. Ah ! comme c'est écrit fin ! Si vous lisiez plutôt, vous, monsieur Robert ?

-- Non, non, c'est trop triste ! »

Desnoyers épela comme il put la lettre de Bernard, et, la repliant, il la rendit au jeune d'Embrun en disant :

« C'est taper dur ; mais M. de Salis a raison. Convenez, entre nous, que vous ne méritez pas d'avoir un fusil ?

-- C'est vrai, mon bon Guillaume.

-- Quant au pauvre Stop, tout le monde ici le regrette ; j'en ai manqué pleurer, moi, tout homme que je suis !

-- Et ma mère ? Il plaint ma mère !

-- Il fait bien. Madame dépend de vous ; elle est trop malade pour guérir si vous ne le voulez pas.

-- Comment ! Si je ne le veux pas ? Mais est-ce que je désire autre chose ?

-- Vous désirez sa guérison ; mais pas assez pour vous gêner, vous contraindre. Votre oncle n'est pas le seul qui plaigne votre mère ! Allez, il faut bien prendre garde, car s'il arrive malheur à notre pauvre dame, on dira que c'est vous qui l'aurez tuée, qui l'aurez fait mourir de chagrin ! »

Robert avait cru trouver quelques consolations près de Desnoyers ; mais ces graves paroles lui furent un poids de plus. Il regagna sa chambre, se plaça de manière à ne voir ni le rosier ni Stop, et là se mit à réfléchir sur lui-même, avec une tristesse qui ressemblait au découragement.

C'était l'heure où le jour baissait, où la forme des objets se perdait peu à peu dans le vague. Il entendit sa porte s'ouvrir, sans bruit ; une femme entra, sans parler vint s'asseoir dans un fauteuil tout à côté de lui, et se recueillit un moment, comme si elle choisissait, entre plusieurs voies, celle qui menait le plus sûrement au cœur de son fils.

Ce silence effraya Robert.

« Qu'avez-vous, maman ? demanda-t-il ; venez-vous aussi me dire que vous vous défiez de moi ? Hélas ! je ne dois pas me plaindre, puisque c'est ma faute ; mais, je le vois bien, personne n'a plus confiance en moi. »

Mme d'Embrun chercha dans l'ombre la main du coupable, et la serra pour la première fois depuis l'accès de colère qui avait motivé son grave mécontentement.

« Je viens, dit-elle à voix basse, pour que tu saches que quelqu'un a encore confiance en toi.

-- Qui donc ?... »

Elle serra pour la seconde fois cette main qui avait mal fait ; et Robert, se jetant dans ses bras, s'écria :

« Ah ! c'est vous, maman, c'est vous ! Si vraiment vous avez encore confiance, je vous demande en grâce votre pardon !

-- Sois pardonné ! » dit-elle, en couvrant de ses larmes le visage de son pauvre enfant.

Tous deux restèrent un moment sans parler ; mais ils se comprenaient. La mère s'abandonnait à l'espérance ; le fils concevait ce repentir utile, actif, qui veut essayer de bien faire, au lieu de se décourager. La bonté d'une mère avait été tout au fond de cette âme passionnée, dont les penchants dangereux menaçaient de troubler une famille entière et, plus tard, la société peut-être.

Il faisait complètement nuit. Sur la demande de sa mère, Robert alluma une bougie, et le beau Stop, immobile pour toujours, se retrouva en face du jeune chasseur, qui détourna les yeux.

« Ne fuis pas la vérité, mon fils ; mieux que toute parole, la vue de ta seconde victime te rappellera que, sans être méchant, sans vouloir faire de mal, on en peut faire beaucoup si l'on n'est pas maître de soi. »

Robert, humilié, mais docile, et touché de la bonté de sa mère, regarda le pauvre animal, et dit avec un sentiment bien droit, bien sincère :

« Je ne veux plus me mettre en colère. »

Si l'on avait pu voir ce qui se passait entre ces deux êtres si étroitement unis, on aurait présumé que jamais un acte de violence ne viendrait séparer brusquement cette mère et ce fils. Tous deux le croyaient alors.

Le lendemain, Robert passait devant la maison du vieux garde, et il n'osait pas entrer, à cause de Corentine. Desnoyers vint à lui :

« Eh bien, dit-il amicalement, il ne faut pas vous décourager, mon pauvre enfant. »

Ces seuls mots, « mon pauvre enfant », replaçaient les deux amis sur le terrain où ils s'étaient rencontrés toujours.

C'était un grand soulagement. Robert s'approcha et dit :

« Maman m'a pardonné !

-- Ah ! qu'elle est bonne ! s'écria le pauvre vieux ; voyez-vous, monsieur Robert moi, je crois que les anges sont dans ce genre-là !

-- Oh oui, mon cher Guillaume, elle est bonne, et sa bonté me confond, m'attendrit. »

Il avait l'air si bon lui-même, si paisible ! Corentine comprit que Mme d'Embrun avait posé sur cette nature bouillante sa main calme et consolatrice. La bonne vieille ne voulait que le bien. Surmontant donc la répugnance que lui avait fait éprouver le jeune chasseur, elle ouvrit sa porte, et dit avec une bonhomie souriante :

« Il y a bon feu, monsieur Robert ; l'automne est froid, on dirait l'hiver ; venez donc vous chauffer à la flamme. »

Il fut reconnaissant, le futur héritier, et, entrant sous le toit de Corentine, il accepta le coin du feu et se dit : « Elle n'a plus peur de moi ! »

Peu à peu la confiance revenait aussi dans le propre cœur de Robert, et, se voyant entouré de ceux qui lui donnaient l'exemple de la bonté, il arrivait à se redire : « Je ne me mettrai plus jamais en colère ».

IX -- L'assaut.

« Tu détestes Horace Croquart, avoue-le.

-- Oui, je le déteste parce qu'il est détestable ! N'êtes-vous pas tous témoins de sa fausseté ? Ce que vous n'osez pas, je l'ose ; voilà la seule différence entre vous et moi.

-- C'est égal ; tu t'emportes à tout propos contre lui : tu te mets dans ton tort.

-- Je m'emporte, c'est vrai ; mais comment rester calme en face de cet hypocrite qui trompe nos professeurs, qui, à force de mauvaise foi, passe partout le premier, qui écrase les faibles et se plaît à régner par la terreur ? L'horreur que j'ai de lui ne peut se rendre par aucune parole. Sa seule présence redouble ma colère, et je ne serai content que quand je l'aurai démasqué.

-- Prends garde à toi, Robert ; il est bien fort, bien adroit !

-- Je le sais ; c'est le serpent qui rampe. Il sait se faire bien venir, et sa duplicité donne le change. Peu m'importe ! je le poursuivrai sans merci ; l'un de nous deux partira !

-- Ce sera toi, Robert ; tu ne te défies pas assez. Ta colère est franche du moins ; la sienne fait patte de velours, mais elle est implacable.

-- Plus il se montre faux, plus il fait le bon apôtre, et plus je le déteste.

-- Ta vie n'est plus qu'une querelle ; tes études en souffrent, ta santé même en est altérée.

-- C'est vrai. Horace semble avoir juré de me nuire ! Il est mon rival en tout, rival vulgaire, sans honneur, trouvant bons tous les moyens de réussir. C'est un fourbe, vous dis-je ; et si, après nos années de collège, je le retrouve au régiment, et qu'il continue de me barrer le chemin, je lui ferai voir à qui il a affaire !... Ô mes amis ! les anciens le disaient : « La vengeance est le plaisir des dieux ! »

Robert d'Embrun roulait des yeux qui lançaient des éclairs. Lorsqu'il se laissait aller, avec ses camarades, à parler d'Horace Croquart, il devenait tout pâle, et sa voix saccadée témoignait d'une émotion pénible et malsaine. On tremblait de voir une de leurs fréquentes disputes dégénérer en voies de fait et entraîner quelque péril ; mais Horace savait calculer. Il allait jusque-là, et jamais plus loin ; il s'arrêtait quand il voulait, toujours maître de lui, comme ceux qui doivent aller loin, soit dans le bien, soit dans le mal. De l'avis de quiconque le connaissait à fond, c'est dans le mal qu'il devait aller loin.

Robert était bouillant, primesautier, plus honnête cent fois et moins habile que son mauvais camarade. Ces deux natures ne pouvaient que s'entrechoquer ; mais le triomphe serait du côté de celui qui se possédait. Ainsi le voyaient les camarades de Robert, et c'est pourquoi ils l'engageaient à se défier, à ne pas braver inutilement Croquart, de peur d'avoir le dessous et de mettre même contre lui l'autorité prévenue par l'extérieur correct d'Horace et par toutes les hypocrisies dont il se faisait des défenses.

L'attitude des deux rivaux inquiétait souvent Mme d'Embrun. Elle ignorait les détails de cette aversion réciproque ; mais elle en savait assez pour s'effrayer, car les jeunes gens étaient à la veille de devenir des hommes, et la puérilité des antipathies de l'enfance avait fait place à la sourde colère qu'un rien peut enflammer et faire éclater.

Cependant le temps avait marché, emmenant avec lui toutes choses, et les modifiant plus ou moins, comme il fait toujours. Il y avait toutefois un ordre d'idées qui n'avait subi aucune modification ; c'était l'amusante fureur du vieux colonel contre la tapageuse et importune cousine, qui accablait Mme d'Embrun de ses indiscrétions, à Paris et à Hauteroche, depuis un bout de l'année jusqu'à l'autre.

Par moments, les instincts belliqueux du grand-oncle d'Évian semblaient assoupis ; c'était lorsqu'il n'avait pas vu Mlle Trépiez depuis un certain temps. Alors il arrivait à l'oublier assez pour que ses nerfs se détendissent ; mais à la première rencontre il reprenait les armes et recommençait les hostilités.

De son côté, Bernard de Salis assurait que le plaisir de ses trop courtes et trop rares apparitions chez sa sœur était singulièrement amoindri par l'appréhension d'y trouver la cousine. Il disait encore, et c'était vrai, que le caractère violent de son neveu ne pouvait que s'aigrir au contact d'un esprit taquin, d'une nature malveillante et moqueuse.

La bonne Emmeline souffrait péniblement la présence, presque continuelle, d'une personne qui n'avait aucun charme dans la vie en commun, et qui poussait l'outrecuidance jusqu'à se mêler des moindres détails de la vie intime.

La pauvre mère avait sans cesse le chagrin d'entendre raconter, devant des étrangers, des faits qui n'étaient pas à l'honneur de son fils, et qu'elle aurait voulu taire à tous. De fâcheuses circonstances avaient mis la cousine à même de connaître une amie de la famille Croquart, dont faisait partie ce rude et violent Horace que Robert ne pouvait supporter. De cette liaison naissait entre les deux bavardes une suite de cancans malfaisants, qui ne pouvaient qu'envenimer les querelles, ce qui est, comme chacun sait, le propre des répétitions.

Un jour, la cousine en raconta bien long devant le colonel, qui voulut lui imposer silence, un peu militairement ; mais elle ne se tint pas pour battue et dit alors, devant deux ou trois personnes qui passaient la soirée chez Mme d'Embrun, à Paris :

« Vous direz tout ce qu'il vous plaira, Colonel ; mais il n'en est pas moins vrai qu'on ne parle, au collège, que des disputes de Robert et d'Horace.

-- C'est possible ; mais entre garçons de seize à dix-sept ans on n'est pas endurants ; et il ne faut pas donner à ces querelles de collégiens une importance qu'elles n'ont pas.

-- Je vous dis, moi, et je le sais de bonne source, que c'est sérieux, très sérieux ; que les plus grands torts sont du côté de Robert ; et qu'un jour ou l'autre ce petit vaurien, en qui la raison ne suit pas l'âge, se fera tout simplement renvoyer du collège.

-- Qu'en savez-vous ? Robert n'est pas plus mauvais qu'un autre ; et il ne faut pas ainsi désespérer des natures difficiles. Vous êtes vraiment décourageante avec vos pronostics !

-- Vous appelez cela des pronostics ? Eh bien, je vous déclare que c'est la pure vérité. Je ne voulais pas la dire positivement, de peur de faire de la peine à ma cousine ; mais les parents d'Horace Croquart veulent retirer leur fils du collège, si Robert n'est pas renvoyé. Ceci n'est pas un conte en l'air, c'est une actualité. Horace est meilleur élève que votre neveu, et il n'a certes pas grand mérite ; il est donc tout simple qu'on le garde de préférence, et qu'on mette Robert à la porte. C'est ce qu'on va faire ces jours-ci. »

La mauvaise humeur qu'inspirait toujours à Mlle Trépiez la présence de M. d'Évian, lui avait fait dire ce qu'il aurait été plus convenable de taire ; mais la chose n'était que trop vraie ; et Mme d'Embrun, qui avait jusque-là renfermé dans son cœur maternel toutes ses souffrances, en savait assez pour ne pas douter que son fils ne lui fût rendu prochainement.

Le caractère de Robert, sur lequel sa bonté et sa fermeté travaillaient depuis si longtemps, ne s'améliorait pas. Les mois qui avaient suivi la perte de sa touchante victime avaient été marqués par des efforts réels ; mais le jeune étudiant bâtissait sur le sable : les impressions les plus fortes s'effaçaient en peu de temps. L'horreur et la honte qu'il avait conçues faisaient place à une sorte d'indifférence, qui ne lui laissait voir clairement que l'obstacle de l'heure présente, obstacle qu'il ne voulait pas tourner, mais briser.

Quelle profonde peine ! Il y avait à peu près huit jours que la cousine Trépiez avait annoncé un malheur, et ce malheur était arrivé. Robert, le cœur plein de regrets, quittait le collège, se voyait brusquement séparé de ses camarades, dont quelques-uns, malgré tout, étaient de bons amis, et rentrait au foyer de sa mère, sans que ce retour ait pu être précédé des succès que faisait espérer la préparation aux examens.

C'était non seulement une humiliation, mais un danger d'échouer ; car un échec de cette nature retarderait d'une année l'entrée de Robert à l'école militaire. Ceux qui le connaissaient ne mettaient pas en doute sa mésaventure ; car, pendant qu'il s'abandonnerait à sa colère contre Horace, son rival malveillant et brutal, il négligerait ses dernières études si importantes pour ne pas compromettre son avenir

Mlle Trépiez triomphait. La sécheresse de sa nature l'empêchait de surmonter son amour-propre en beaucoup de circonstances. Elle faisait bien quelques phrases lamentables sur la question ; mais on sentait dans toute sa personne, et jusque dans sa petite canne qui s'en allait frappant, frappant plus vite que de coutume, qu'elle était bien aise d'avoir raison.

Le retour forcé de Robert fit événement. Le temps pressait ; les jours valaient des semaines, et les semaines valaient des mois. Le colonel d'Évian, conseil et appui de sa nièce, fut d'avis qu'il fallait aussitôt emmener Robert à la campagne, et le mettre entre les mains d'un bon professeur, qui achèverait sa préparation aux épreuves nécessaires.

On fit en hâte les apprêts de départ. Le colonel se chargea de trouver un professeur et il recommanda à chacun de ne pas laisser tomber Robert dans le découragement. Il s'agissait, au contraire, de relever cet esprit abattu et de le détourner de ce qui menaçait de devenir un orage. Ce point noir à l'horizon, c'était la sourde colère qu'il nourrissait contre Horace Croquart, cause de son renvoi du collège et de la situation pénible et incertaine où il se trouvait.

Mme d'Embrun voyait de son regard profond l'état de son fils, et comprenait qu'elle allait souffrir davantage, à mesure qu'il se rapprocherait de l'âge où il échapperait à l'influence continuelle de sa tendresse.

Cependant on était convenu tous ensemble d'oublier le passé et de rattacher Robert à son devoir, en le traitant avec indulgence et en lui rendant la confiance qu'on lui avait retirée. Sa distraction, à Hauteroche, dans les intervalles de ses fortes études, devait être ce qu'on lui avait si justement refusé : son fusil et son cheval. Bernard de Salis avait lui-même remis entre ses mains l'arme confisquée, et M. d'Évian avait fait revenir à Hauteroche le cheval tant désiré.

Il importait de prendre tous les moyens possibles pour seconder les résolutions, toujours faibles ; du jeûne d'Embrun. On le fit ; mais, malgré tant de secours réunis, le moment de l'examen fut celui d'une déception,... et Horace fut reçu.

« J'en étais sûre, disait d'un air narquois la vieille cousine, Robert ne donnera jamais à ses parents la moindre satisfaction. Voyez tout ce qu'on a fait pour lui ! Voilà comme il nous récompense ! »

Pour le coup, le colonel reprit l'offensive ; il fit observer, en termes des plus précis, que l'aigreur ne ferait qu'augmenter le mal, et qu'il convenait au contraire de soutenir le moral de celui dont on exigeait un hiver à la campagne, pour travailler en dehors de toutes les distractions de Paris.

Mlle Trépiez, entendant parler des projets de Mme d'Embrun, prit de là occasion de dire, de sa voix la plus doucereuse :

« Puisqu'il en est ainsi, ma chère Emmeline, je vous tiendrai compagnie tout l'hiver ; et je vous aiderai, de tout mon pouvoir, à faire de la morale à votre mauvais sujet. À nous deux nous en viendrons peut-être à bout. »

Le colonel sauta dans son fauteuil et fit des gestes expressifs qui semblaient dire :

« Ne va-t-elle pas s'établir ici pour agacer Robert et désoler ma nièce ? Elle fera manquer l'avenir de ce jeune homme ! »

Ces gestes n'étaient que les préliminaires de l'assaut qu'il était décidé à tenter. Jamais général en chef ne prit ses mesures avec plus de rapidité et ne regarda la place assiégée d'un œil plus sûr. Il n'eut recours ni aux sages lenteurs du génie, ni aux ruses d'un semblant d'attaque, favorisant un coup de main d'autre part. Il fondit, avec toutes ses forces rassemblées, sur l'importune, l'indiscrète, et lui dit d'une voix de tonnerre, qui lançait ses paroles comme autant de projectiles :

« Mademoiselle, il faut que vous le sachiez, ma nièce d'Embrun m'a demandé cent fois de demeurer avec elle, à Paris et à Hauteroche ; j'ai ma chambre dans son appartement de la ville, et ma chambre dans ce château. Eh bien, je me décide à accepter ; et, ma foi, je ne bougerai plus. Vivre en famille, c'est le fait d'un vieux colonel en retraite. Donc, je veux désormais me regarder chez vous, Emmeline, comme étant chez moi. »

En parlant, il s'était levé et était venu tendre cordialement la main à Mme d'Embrun.

« Mon oncle, dit la veuve d'Albert, je vous suis profondément reconnaissante, car votre présence est ce que j'ai le plus désiré depuis la mort de mon cher mari. »

La petite canne aussi se leva et, frappant le parquet avec un bruit sec et pressé, elle se tourna vers la châtelaine, pendant que la cousine disait :

« Si vous n'avez pas assez de moi pour vous tenir compagnie, ce n'est pas la peine que je me dérange. Désormais je resterai chez moi. »

Mme d'Embrun, embarrassée, allait faire une de ces fausses manœuvres qui compromettent la victoire ; elle ouvrait la bouche pour balbutier quelques paroles conciliantes, prises dans son excellent cœur. Le grand-oncle, en habile tacticien, ne perdit pas une minute ; et, se tournant vers la cousine, il dit :

« C'est fort bien pensé, Mademoiselle : chacun chez soi. Tout en ira mieux. »

La petite canne se fâcha, frappa, glissa, manqua de laisser choir le personnage qu'elle était appelée à soutenir ; et Mlle Trépiez, l'importune, l'indiscrète, la malveillante, sortit brusquement du salon, à la grande joie du colonel, qui la laissa toutefois opérer sa retraite sans la poursuivre.

Quand on n'entendit plus le bruit saccadé de la petite canne en colère, il s'écria :

« Elles sont brouillées ! J'en suis venu à bout ! Quel triomphe !

-- Mais, mon oncle, je crains de manquer à mon devoir en laissant s'éloigner de ma maison une parente de mon mari, une parente âgée et peu fortunée.

-- Croyez-moi, ma chère nièce, vous manqueriez plutôt à votre devoir en ne profitant pas de l'occasion que je fais naître. Ce caractère taquin est essentiellement propre à irriter Robert.

-- C'est vrai, je l'ai souvent remarqué.

-- Jetez un regard en arrière, et vous verrez que ses persiflages ont provoqué chez votre fils des accès de colère, que des accidents ou des fautes ont suivis de près. Si, tout enfant, il a détruit son beau rosier, c'est parce que Mlle Trépiez l'avait aigrement défié d'être assez sage pour vous offrir une rose.

-- Je m'en souviens, pauvre enfant ! Dans quel état je l'ai vu ! Il m'en a coûté de le punir, et surtout de maintenir la punition pendant de si longues années ; j'ai pourtant cru bien faire.

-- Et vous avez bien fait. Quand notre malheureux enfant a failli se noyer, c'est parce que Mlle Trépiez, par sa causticité méchante et maladroite, lui avait donné l'idée de pêcher seul.

-- Oui, hélas ! j'aurais perdu mon fils, sans l'aimant et courageux instinct de ce pauvre Stop.

-- Eh bien, ce pauvre Stop, dont nous ne prononçons jamais le nom qu'avec tristesse, il a lui-même été victime de la colère qu'avait fait naître Mlle Trépiez en se moquant, bien à tort, des premiers succès de Robert, affectant de les attribuer à d'autres. Reconnaissez donc, ma chère Emmeline, que cette femme, fort peu aimable d'ailleurs, a eu jusqu'à présent la plus fatale influence sur la conduite de Robert. Que sera-ce dorénavant, lorsqu'elle en viendra à se mêler de l'inimitié qui existe malheureusement entre Robert et Horace ? Elle ne saura qu'envenimer les morsures, sous prétexte de faire de la morale.

-- Je reconnais la justesse de vos appréciations, mon oncle. J'ai souvent pensé ce que vous dites là, et pourtant.

-- Pourtant ?... Emmeline, vous êtes tellement bonne, que vous l'êtes encore pour une personne qui nuit à votre repos, qui s'implante chez vous, au risque de troubler et d'exaspérer celui qui, le premier, a le droit d'y vivre. Laissez-moi faire. Si les circonstances me servent, croyez néanmoins que je ne me gouverne pas au gré d'un caprice, d'un éloignement naturel ; non, ce que j'ai préparé si longtemps, ce que je viens d'achever a été parfaitement raisonné. Et maintenant, chère nièce, m'acceptez-vous pour commensal, ou donneriez-vous la préférence à votre cousine ? Entre nous deux il faut choisir. »

Emmeline regarda le vieil oncle en souriant, et jugea qu'il était inutile de répondre. Il y avait si longtemps qu'elle était obsédée par l'indiscrétion et l'importunité ! Elle se résignait à laisser agir le colonel, puisque la querelle était entre la cousine et lui.

Ainsi finit la pression qu'exerçait depuis une douzaine d'années Mlle Trépiez sur la veuve d'Albert, si bonne et si patiente. Lorsqu'on sut qu'elle quittait inopinément le château, une joie franche y éclata. Robert ne s'était jamais accoutumé à cette présence presque continuelle d'un esprit taquin et querelleur. Il témoigna donc à sa mère son parfait contentement ; et ce départ, le mettant de fort belle humeur, avança ses études plus que ne l'eussent fait les plus longs discours.

Bernard de Salis, envoyé depuis peu en garnison à Meaux, reçut de l'oncle d'Évian ce petit billet :

« Mon cher, après une solide reconnaissance, je me suis décidé à donner l'assaut. L'ennemi bombardait des hauteurs, mais l'intrépide attaque à laquelle il ne s'attendait pas l'a forcé à évacuer la place. »

L'allié fut, comme on le pense, fort enchanté de la nouvelle. Sa pauvre sœur, déjà si malheureuse de son veuvage et de ses inquiétudes, allait enfin sortir de tutelle, car Mlle Trépiez pesait sur elle de tout son poids. Et lui, pendant ses congés, il ne verrait donc plus, tous les soirs, cette maussade figure attrister le salon de Mme d'Embrun ; il n'entendrait plus ce malveillant caquetage qui jetait toujours, et comme en plaisantant, de la boue sur quelqu'un !

Tout le monde, jusqu'aux serviteurs, se réjouit, avec le colonel et ses alliés. La vie semblait plus large ; on respirait plus librement ; et la bonne Mme d'Embrun, heureuse d'échapper à ce long et perpétuel ennui, commençait pour ainsi dire une nouvelle existence.

Il y eut même une trêve dans ses tourments de mère. Robert, qui aimait son oncle d'Évian, était content de le voir planter sa tente à Hauteroche, comme on l'en avait si souvent sollicité, et de le retrouver à Paris sous son toit. Cette vieillesse gardant l'empreinte d'un autre âge n'avait rien de trop grave pour sa jeunesse. Tous deux causaient volontiers ensemble ; et le grand-oncle prenait autant d'intérêt aux études et aux passe-temps champêtres de son petit-neveu, que celui-ci en pouvait prendre à écouter le récit des combats auxquels M. d'Évian avait assisté.

Le professeur qui avait accepté la délicate mission de faire travailler Robert se trouvait bien à Hauteroche, entre la bonté de la châtelaine, la spirituelle bonhomie du colonel et l'intelligence du jeune héritier ; mais il ne dissimulait pas ses craintes relativement aux examens.

Le jeune homme souffrait impatiemment sa réclusion, et, bien que résigné extérieurement aux volontés de sa mère, il n'était pas là tout entier. Son imagination de feu errait entre le dangereux souvenir des rapports qu'il avait eus avec Horace au collège, et le secret désir de le retrouver plus tard dans le chemin de la vie, et de lui faire sentir qu'il ne lui avait pas pardonné. Le rôle du jeune Croquart avait été celui d'un hypocrite et d'un lâche ; Robert dans les tristes rêveries de sa silencieuse colère, formait des projets qui eussent épouvanté sa mère si elle eût pu les deviner.

Assurément elle ne perçait pas ces mystères d'une imagination égarée ; mais elle connaissait assez son fils pour ne pas se reposer sur une tranquillité apparente et des dehors assez bien réglés. Non, quand Robert avait pris, de loin en loin, quelques bonnes résolutions, et qu'il avait essayé de les tenir, il s'était alors montré tendre et confiant envers sa mère ; maintenant il ne la cherchait plus, pour la faire lire au fond de son cœur, engagé dans une voie mauvaise, la voie des ressentiments. Au contraire, il semblait faire exprès de désirer avoir toujours un tiers entre sa mère et lui, soit M. d'Évian, soit le professeur ; et peut-être quand ni l'un ni l'autre ne se trouvait là, regrettait-il la désagréable société de Mlle Trépiez, qui du moins avait le talent de se faufiler partout et de ne laisser presque jamais de place à un tête-à-tête.

Que faisait-elle de son côté, la turbulente cousine ? Ennemie de la paix, ordinairement si chère aux personnes qui avancent en âge, elle ne pouvait admettre qu'elle eût été, pour ainsi dire, mise à la porte, par le bon sens pratique du vieux colonel et la décision qu'il avait enfin prise d'habiter avec sa nièce. Elle avait été battue à plate couture par les armes victorieuses de son adversaire ; mais elle ne se croyait pas vaincue définitivement, et comptait bien, à une époque ou à une autre, rentrer chez sa bonne parente, y rentrer sur le même pied, c'est-à-dire s'imposer, et tenter encore de réglementer toutes choses.

En attendant, il fallait faire ce que font les puissances de second ou de troisième ordre en face des grands États qui les ont réduites par les armes : il fallait garder le silence, ne pas attirer l'attention, et surtout rester neutre en toute occurrence. On suivait le programme ; mais la langue acérée de Mlle Trépiez, se croyant apparemment en dehors du pacte, conspirait sourdement et faisait beaucoup de mal, en parlant tout bas aux amis de la famille Croquart.

Avec la sotte hardiesse des gens indiscrets, elle confiait, soi-disant à des personnes tout à fait sûres, certains faits, certains propos qui, répétés par ces personnes tout à fait sûres, revenaient doublés ou triplés aux parents d'Horace et à Horace lui-même. Peut-être y avait-il de la part de Mlle Trépiez plus de bavardage que de méchanceté, mais l'effet produit était le même.

Mme d'Embrun ne se rendait pas compte de la conduite indiscrète de sa vieille cousine ; mais elle sentait dans l'air ces menaces d'orage qui font peur aux moissonneurs avant qu'il y ait encore un seul éclair à l'horizon. Le repos qu'elle semblait goûter depuis la décision de son respectable grand-oncle et la retraite de l'importune cousine, n'était qu'un repos factice, que les prévisions de son jugement et les frayeurs de sa tendresse suffisaient à troubler.

X -- Avant la tempête.

C'était le soir ; les derniers jours de décembre étaient sombres et pluvieux. Corentine. après avoir vaqué aux soins de son ménage, avait allumé sa petite lampe car les vieux époux aimaient à faire la veillée. Philémon causait du présent et du passé : Baucis lui répondait tout en tricotant.

Ils étaient à ce temps de la vie où tout est souvenir ; où les peines s'amoindrissent parce qu'on les regarde de loin ; où l'on reconnaît qu'il y a eu, le long du voyage, bien des petits bonheurs, passés presque inaperçus, et qu'on retrouve non sans joie, en causant avec ses contemporains.

« Comme le temps court ! Quand on pense, ma pauvre Corentine, que je vais sur soixante-seize ans, et toi, sur soixante-treize, c'est à n'y pas croire !

-- Ah ! je voudrais bien n'y pas croire, mon bon Guillaume ; mais il y a trop de choses qui me le rappellent.

-- Quoi donc ? Tu n'as pas d'infirmités, ma femme ; et certes j'en connais qui entrent dans la cinquantaine et ne sont pas si vaillantes que toi ! Tu ne parais pas ton âge. »

La vieille Bretonne ne put retenir un mouvement de coquetterie conjugale, et mit la main sur le dessus de sa coiffe, pour s'assurer qu'elle était bien droite ; car une des petites querelles de cette longue existence avait été précisément la question de ce point capital du costume breton :

« Tu es coiffée tout de travers ! Fais donc attention ; je n'aime pas ça. »

C'était à peu près le seul reproche que Desnoyers eût adressé à sa femme depuis le jour de ses noces, il y avait environ cinquante-trois ans ; mais il faut convenir qu'il le lui avait adressé souvent.

Les paisibles époux se mirent à récapituler les faits principaux de leur vie. La privation d'enfants avait rendu chacun encore plus nécessaire à l'autre, et s'ils se disaient aujourd'hui leurs pensées d'autrefois, ce n'était qu'un écho, car ils ne s'étaient rien caché, ni souffrances ni plaisirs.

Tout en causant, ils vinrent à parler de leurs maîtres. On avait vécu ensemble, et peut-être le vieux garde et sa femme, fidèles et clairvoyants, connaissaient-ils mieux l'histoire des d'Embrun que beaucoup de ceux qui fréquentaient le château.

« Ah ! disait pour la centième fois le bon Guillaume, je ne me suis jamais consolé de la mort de mon cher monsieur Albert. Il avait beau être le maître, le châtelain, tout ce qu'on voudra ; c'était mon Albert, à moi ! je lui avais appris à jardiner, à pêcher, à chasser. Il m'aimait tout plein, et je lui rendais bien la pareille !

-- Dame ! il t'a donné de l'agrément. Un enfant si docile ; un jeune homme si aimable ; et puis un maître si juste et si généreux ! Ce n'est pas pour dire, mais son fils n'est pas fait de la même pâte que lui !

-- Allons, ma femme, il faut oublier ses colères, sa mauvaise humeur, et ne voir que ce qui est.

-- Pour ça, je vois ce qui est.

-- Non, tu es trop sévère pour lui. Il a été insupportable, j'en conviens ; mais le voilà parti ; et ça va faire un homme tout comme était son père.

-- N'y a pas de danger !

-- Tout comme était son père. Il a joliment travaillé, puisqu'il a été reçu à l'école militaire.

-- Oui, juste à temps, car il était à l'âge où l'on vous ferme la porte au nez.

-- Enfin, il y est ; et ça fera un bel officier, tout comme son oncle, M. de Salis. Ah ! qu'il sera beau sous la cuirasse !

-- Moi, je ne vois qu'une chose : c'est que Madame se porte tous les ans un peu plus mal que l'année dernière. C'est mauvais signe, Guillaume ; si elle était heureuse par son fils, elle ne serait pas si malade.

-- Je sais bien qu'elle a très mauvaise mine ; elle craint, la bonne dame, que M. Robert ne se fasse de mauvaises affaires à l'école, et plus tard au régiment ; qu'il ne cherche facilement querelle aux uns et aux autres ; qu'il n'ait, dans peu de temps, une réputation de ferrailleur.

-- Elle a raison de craindre tout cela. Ce n'est plus un enfant qu'on gronde, qu'on punit ; c'est un homme, et il ne fera plus que ce qu'il voudra.

-- Qui sait ? une fois au régiment, il verra comment sont les autres ; la raison lui viendra. Et puis, il sera sous son oncle ; le voilà capitaine, M. de Salis.

-- Il a beau être capitaine, il ne viendra pas à bout de calmer la colère de son neveu. Il n'y a que Madame qui puisse lui faire du bien ; et encore un peu M. d'Évian. Mais le voilà qui se casse ; as-tu remarqué comme il marche en deux, le colonel ?

-- Pour ça, m'est avis que bientôt il ne marchera plus du tout. C'est une finition de vie, quoi ! Il ne verra pas M. Robert officier.

-- J'en ai peur. C'est grand dommage ! Depuis qu'il demeure avec Madame, tout a tellement changé ! Elle a du moins la paix. Tandis qu'avec cette vieille fée qu'il a fait partir, Madame était vraiment malheureuse.

-- Ça, c'est sûr. Que le bon Dieu nous garde le colonel, car, s'il n'était plus là, Mlle Trépiez nous reviendrait peut-être.

-- Elle serait capable d'essayer ! En attendant, elle ne fait rien de bon à Paris. On dit que ses cancans brouillent de plus en plus M. Robert avec ce camarade qu'il n'aimait pas ; tu sais ?

-- Ah ! celui dont il parlait toujours en montrant le poing, Horace Croquart ? Il paraît que c'est un mauvais diable, lui ; tandis que le nôtre, c'est un bon diable.

-- Déjà pas si bon !

-- Je te dis qu'il a bon cœur, ma femme ; et qu'un jour ou l'autre il se corrigera tout à fait.

-- Tant mieux !... Pourvu que notre chère dame ne s'en aille pas de ce monde avant de voir ça ! »

Le bonhomme était effrayé de la tournure que Corentine donnait à l'entretien.

« Tais-toi, lui dit-il, tu m'attristes d'avance. Laissons donc couler l'eau ; il arrivera ce que Dieu voudra, Si l'on était toujours à prévoir des malheurs, on ne vivrait pas jusqu'à sa mort ! »

Le vieux minet sortait précisément d'un de ces sommes prolongés qui, chez ceux de sa race, donnent l'idée du repos parfait. Il étendait une patte, puis l'autre, et bâillait avec délices. Corentine le regarda d'un œil plein d'inépuisable tendresse, et le ron-ron qui suivit le bâillement changea complètement le cours des idées de la Bretonne. Elle trouva d'ailleurs qu'il était tard, que le foyer se refroidissait, que la petite lampe baissait. C'était tous les soirs le signal du couvre-feu.

« Allons, dit Philémon, tu as fini ta journée, et elle a été bien employée ; laisse donc ton ouvrage ; mets ton chat à la porte, et qu'il s'en aille dormir, entre deux bottes de paille, dans la grange, et puis couchons-nous.

-- Tu as raison, répondit Baucis ; aussi bien, j'ai envie de dormir. Ah ! quand on est vieille, faut-il peu de chose pour être fatiguée ! qu'est-ce que j'ai fait ? Un bout de lessive, mon ménage, notre manger ; eh ben, je n'en peux plus.

-- Veux-tu que je t'aide, ma vieille ? »

Le bonhomme arrondissait son bras pour que sa femme y appuyât le sien et se levât plus facilement de son grand fauteuil ; mais la Bretonne se mit à rire ; et, non sans un peu de fierté, elle fit un effort et se trouva debout lestement, disant à son vieil époux :

« Pour qui me prends-tu ? Ne dirait-on pas que j'ai cent ans ?

-- J'espère bien que tu les auras un jour, reprit gaiement Philémon et qu'alors j'en aurai cent trois. »

Un quart d'heure après, la prière du soir était faite, courte et bonne ; le vieux chat mis à la porte ; le feu mort et la lampe éteinte.

L'horloge de la paroisse venait de sonner neuf heures ; c'était le moment où, à Paris, dans son élégant hôtel, Mme d'Embrun s'asseyait à sa table de jeu, pour le whist de son grand-oncle, avec deux vieux amis, accoutumés à venir presque chaque soir se distraire au coin du feu. C'était une heure fort paisible, qui délassait le noble vieillard et préparait le repos de sa nuit.

Après la partie on prenait une tasse de thé en causant de choses et d'autres, et la soirée passait agréablement.

Ce jour-là, le vieux colonel était plus souffrant qu'à l'ordinaire. Depuis plus de deux ans qu'il partageait l'existence de sa nièce, ses infirmités avaient augmenté, et il s'affaiblissait d'une manière affligeante. Quand on parlait de Robert, le plus grand intérêt d'Emmeline en ce monde, quand on disait qu'il aurait un avenir brillant, M. d'Évian ne manquait jamais de répondre :

« D'autres le verront. »

Et quand ses amis essayaient amicalement de le contredire, il répliquait :

« La plupart de mes frères d'armes sont déjà partis. On bat le rappel là-haut, il faut répondre. »

Cependant la gaieté aimable du grand-oncle de Robert ne lui faisait pas défaut. Il entrevoyait avec courage et sans révolte ce rivage inconnu où il lui fallait aborder. Il aurait seulement désiré, s'il lui eût été permis, laisser son petit-neveu en bonne voie, et pouvoir, en s'en allant, espérer que sa nièce Emmeline, cette femme toute de bonté, serait heureuse par son fils.

Au lieu de cela, il se passait de tristes choses dans l'histoire intime de la famille. Mme d'Embrun ne parlait aux étrangers que de ce qui était à l'avantage de Robert ; mais elle savait qu'il travaillait peu, qu'il s'abandonnait souvent à des emportements de mauvais augure, et que les craintes qu'elle avait pu concevoir dans son enfance se réalisaient à l'âge d'homme.

M. de Salis, quand il causait avec le vieil oncle, lui confiait qu'il préférerait de beaucoup voir plutôt entrer Robert dans n'importe quel régiment que dans celui où il était capitaine. La présence de ce jeune officier violent, tapageur, toujours prêt à faire d'un rien une querelle, serait pour son oncle un sujet perpétuel d'ennuis. Peut-être même, si le sort mettait Robert directement sous son autorité, Bernard se trouverait-il souvent entre les exigences de son devoir et les susceptibilités de famille.

La mère sentait confusément tout ce qui se pensait et se disait. Elle en parlait rarement, mais elle en souffrait toujours. Son entourage intime la voyait dépérir, malgré les soins qu'elle prenait de cacher les progrès de ce mal qui la minait depuis tant d'années.

Le temps marchait, car ni les pleurs ni la joie ne l'arrêtent. Le colonel devenait infirme, et tout faisait penser que Mme d'Embrun ne jouirait pas longtemps de sa présence. Effectivement Robert n'était pas encore officier, et déjà le grand-oncle lui laissait, avec une belle part d'héritage, l'exemple de toutes les vertus des braves, de la foi et des espérances du chrétien.

Robert le pleura. Il perdait le meilleur des amis et le ferme soutien de sa mère. C'était donc à lui maintenant à consoler, à remplir l'existence de la veuve. Il le sentit, et pendant quelques mois il eut assez d'empire sur lui-même pour que Mme d'Embrun pût se dire : « Mon fils me suffira ».

Il était officier ; il entrait dans le régiment de son oncle, malgré quelques hésitations de la part de celui-ci, et l'on pouvait croire que cette nature volcanique, après avoir lancé sa lave brûlante, permettrait à ceux qui l'aimaient de se reposer autour de son cratère éteint.

C'est ce moment de calme que choisit la tapageuse cousine pour essayer, comme l'avait pressenti le vieux garde, de se faire de nouveau l'importune commensale de Mme d'Embrun.

Elle arriva à Hauteroche, un beau matin, sans prévenir, comme elle le faisait quelques années plus tôt, et, tendant, à sa cousine la main qui ne tenait pas la petite canne à bec recourbé, elle dit d'un ton conciliateur et indulgent :

« Allons, ma chère Emmeline, je veux bien oublier le passé ; vous avez eu la main forcée par le colonel d'Évian, qui était un autoritaire de premier ordre ; je ne vous en veux pas, et je reviens vivre auprès de vous, pour vous aider à supporter votre solitude, car il est bien dur d'être seule ! »

La pauvre châtelaine ne s'était pas attendue à pareille conséquence de la perte qu'elle venait de faire. Elle fut tout d'abord saisie et, embarrassée ; puis, pénétrée du souvenir de son oncle et des recommandations qu'il lui avait faites, elle s'arma de courage, et, sans recourir à de longues périphrases, elle dit que la solitude ne lui était nullement pesante ; qu'elle croyait préférable de vivre habituellement seule, espérant recevoir tantôt son fils, tantôt son frère ; et qu'elle la remerciait de son dévouement, sans toutefois l'accepter.

Alors il y eut une de ces scènes que connaissait dès longtemps Emmeline. Mlle Trépiez se laissa emporter par la violence qui faisait le fond de son caractère ; elle dit tout ce qui lui passa par la tête, et il ne lui passa que des choses désagréables, des mots piquants, des allusions méchantes et surtout des prévisions douloureuses, au sujet de Robert. C'était blesser la mère à l'endroit le plus sensible.

« Oui, criait Mlle Trépiez en frappant le parquet de sa petite canne selon son ancienne habitude, ce mauvais sujet vous fera verser des larmes de sang !

-- Hélas ! répondait Mme d'Embrun, si je dois être malheureuse, comme vous le pressentez, c'est une raison de plus pour désirer vivre dans une complète solitude ; mais le dernier mot n'est pas dit sur mon pauvre enfant !

-- Si vraiment ! le dernier mot est dit ; vous seule en êtes encore à l'ignorer. Il n'a pas de cœur, et sa tête ne vaut rien ; par conséquent il ne peut faire qu'un de ces officiers sans valeur, qui n'ajouteront jamais à la gloire de leur pays, et passeront leur temps à se battre ailleurs que sous le feu de l'ennemi.

-- De grâce, ma cousine, épargnez-moi ! Ne me dites pas de si tristes paroles. Puisque ni vous ni moi ne connaissons l'avenir, pourquoi ne pas l'attendre, sans désespérer de la situation ?

-- Je ne connais pas l'avenir, c'est vrai, Emmeline ; mais je connais le présent, et je le connais mieux que vous. Eh bien, vous ne vous en doutez pas ? Horace Croquart...

-- Ah ! ce nom ! Laissez-moi l'oublier !

-- Ce n'est pas le moment ; on vous en fera ressouvenir. Eh bien, Horace Croquart n'était pas dans le même régiment que votre fils...

-- Heureusement ! S'ils se trouvaient ensemble, je n'aurais plus de repos.

-- Ils seront ensemble.

-- Que dites-vous ?

-- Oui, c'est ainsi. Pour des raisons de famille, Horace a demandé une permutation, et il l'a obtenue.

-- Obtenue ? quoi ! Il va entrer dans le régiment de mon fils ?

-- Ce mois-ci ; voilà la nouvelle ; vous ne la saviez pas ; je vous l'apporte, et je m'en retourne chez moi. »

Elle se retira, l'importune, l'indiscrète, et cette fois à jamais brouillée avec cette branche de sa famille ; mais le fer était resté dans le cœur de la pauvre mère ; on l'y avait retourné à plaisir, et ce jeu cruel lui laissait tout craindre. Horace et Robert se rencontrant sans cesse, vivant dans le même milieu ! Comment la paix, du moins apparente, pourrait-elle exister avec l'inimitié pleine de colère que nourrissait d'Embrun contre ce jeune homme, en réalité bien plus mauvais que lui, sous des dehors toujours convenables ?

Mme d'Embrun écrivit à son frère, et lui dit ce qui s'était passé entre elle et sa cousine, bien sûre d'être approuvée dans sa prudente fermeté. Elle lui fit aussi part de la nouvelle qu'elle tenait de Mlle Trépiez, espérant que cette nouvelle était fausse ; mais, hélas ! il était dans les habitudes de la vieille cousine de faire souffrir d'avance Mme d'Embrun par l'annonce d'événements qui ne se faisaient pas attendre.

Cette fois, comme quelques années auparavant au sujet du renvoi du collège, Mlle Trépiez n'avait fait que devancer l'heure. Bernard de Salis répondit à sa sœur affligée qu'effectivement Horace Croquart allait être sans cesse rapproché de Robert, ce qui donnait lieu de redouter que la colère de celui-ci ne se rallumât et ne se traduisît par quelque emportement, dans l'occasion.

Depuis ce jour, la veuve solitaire n'eut plus de tranquillité d'esprit. Parlant toujours de son fils aux étrangers dans les termes les plus favorables, elle savait néanmoins mieux que personne à quoi s'en tenir sur le compte de Robert. Elle craignait plus que tout autre, car le calme ne se faisait jamais dans cette tête si chère, et il allait se trouver d'un moment à l'autre en face de la tentation.

Alors ceux qui aimaient Emmeline la virent peu à peu décroître ; il se fit à son front des plis plus profonds que ceux dont l'âge mûr est la seule cause ; un nuage triste s'étendit sur son regard, ordinairement limpide ; c'était l'approche de la tempête qui agitait le fond même de son âme. Elle avait peur ; et personne ne pouvait lui dire : « Rassurez-vous ».

Et lorsqu'il la voyait se promener pensive dans les allées de son parc, le vieux garde disait à Corentine :

« M'est avis qu'il se passe quelque chose. Madame a maigri ; elle est pâle ; la force lui manque.

-- Et la force ne reviendra pas, répondait tristement la Bretonne, car la femme de chambre m'a dit l'autre jour que la chère dame passe de mauvaises nuits, et qu'on ne sait plus qu'inventer pour la faire déjeuner et dîner ; elle mange comme qui dirait un oiseau.

-- Ma pauvre Corentine, c'est bien la peine d'être si riche, pour ne jouir quasiment de rien !

-- De rien, c'est bien vrai ! Et tout ça par la faute de M. Robert. Si Madame avait un bon fils, elle guérirait, tu le sais bien ; ou du moins elle pourrait longtemps supporter son mal, sans beaucoup souffrir ; mais une mauvaise tête comme celle-là !

-- Ah ! ma femme, si je voyais M. Robert, je lui parlerais net ; je lui dirais que Madame est de plus en plus faible, et qu'il est temps de la rendre heureuse si l'on veut qu'elle reste en ce monde.

-- Tiens, Guillaume, la colère est un mal sans pareil. Ton Robert ne comprendra jamais le chagrin que ses emportements causent à sa mère.

-- Que si ! que si ! Tu verras, ma femme.

-- Oui, quand il l'aura à peu près tuée ! »

Le vieux garde cessa de parler, car il ne voulait pas qu'on désespérât du fils d'Albert ; et il sentait pour lui, malgré tout, le tendre dévouement qu'il avait autrefois montré à son maître.

XI -- Un déménagement à la vapeur.

C'était une petite vieille, à la mine moqueuse, et qu'on redoutait comme le feu. Elle habitait un appartement au premier étage, à supposer qu'on descendît du ciel ; et, bien que cet appartement fût amplement pourvu d'inconvénients, la locataire parisienne se croyait dédommagée par la jouissance d'une petite lucarne donnant sur la cour d'un élégant hôtel et permettant de se mêler encore, à un degré quelconque, à l'existence de Mme d'Embrun, pendant ses séjours à Paris.

Comme le fond du caractère de la vieille demoiselle était l'indiscrétion, elle eût été désolée si quelque circonstance indépendante de sa volonté l'eût contrainte à déménager.

Cependant on étouffait et l'on grelottait, selon la saison, dans cette demeure exiguë et si haut perchée. Les papiers de tenture étaient fanés et les plafonds noircis. Les cheminées fumaient. Rien de moins confortable ; mais la petite lucarne compensait tout. Mlle Trépiez avait le loisir de voir, sans être remarquée du dehors, tout ce qui se passait chez sa cousine.

Ne pouvant plus peser, à la ville et à la campagne, sur l'intérieur de Mme d'Embrun, dont elle avait eu l'adresse de partager pendant tant d'années le bien-être, elle voulait du moins savoir tout ce qui la concernait. C'était une aigre consolation pour son amour-propre blessé, par le colonel d'abord, puis par la placide fermeté d'Emmeline.

Elle épiait donc son départ pour Hauteroche, son retour à Paris. Elle entrait, par les petites trahisons journalières de la lucarne, dans les détails de la vie intime.

Cette lucarne était si admirablement placée pour les plaisirs d'une personne indiscrète et curieuse ! Sa lorgnette aidant, la gênante cousine voyait jusque dans la salle à manger et dans la chambre à coucher. Une fenêtre ouverte était une bonne fortune ; et si, dans les jours si courts de l'hiver, on allumait une lampe avant de fermer les persiennes, Mlle Trépiez, vigilant espion, se tenait bravement debout à sa lucarne, et étudiait avec attention et persévérance les mouvements, les attitudes des allants et venants.

Qu'apprenait-elle ? Fort peu de chose. Néanmoins ce peu était une base, sur laquelle il lui était facile de construire. Au besoin, elle inventait des histoires, qu'elle se racontait à elle-même et qu'elle finissait par croire, assez du moins pour les reporter un peu plus tard à la famille Croquart, avec laquelle, à force d'intrigue, elle était parvenue à faire connaissance.

Les esprits indiscrets arrivent presque toujours à leurs fins, tous les moyens leur étant bons. Mlle Trépiez, quand elle avait entrepris de s'immiscer dans un intérieur, se lançait dans de savantes combinaisons. Elle y employait tout le temps nécessaire, sans jamais se lasser, trouvant moyen de rendre service, de devenir utile, de mettre les gens dans la nécessité de lui faire une visite de remerciement ; et elle partait de là pour entrer en rapports.

La famille d'Horace, famille d'ailleurs peu honorable et des plus vulgaires, s'était laissé prendre, comme tant d'autres, à l'espèce de bonhomie qu'affectait la vieille demoiselle. On avait commencé par la trouver très obligeante, puis très amusante. Effectivement, avec un peu d'esprit naturel, de celui que la moquerie rend si facile, elle avait, quand elle en prenait la peine, le talent de faire rire tout un salon, par la causticité avec laquelle son bavardage déversait impitoyablement la raillerie, sur les uns et les autres.

Les Croquart, petites gens fort jaloux de la fortune de Mme d'Embrun, parce que le sort les avait mal partagés, gardaient, depuis les années de collège de leur fils, une sorte de maligne aversion contre Robert et les siens. Ils n'étaient donc pas fâchés d'entendre parler avec malveillance de la châtelaine, de M. de Salis, le brillant capitaine, et surtout du jeune officier qui se trouvait le frère d'armes ou plutôt le rival haineux d'Horace, bien plus haineux encore que lui.

Mlle Trépiez n'avait pas tout d'abord laissé voir combien son cœur était plein de fiel. Elle s'était bornée à la plaisanterie fine et mordante ; on y avait pris goût, et peu à peu Mme Croquart, amateur passionnée de cancans, s'était faite l'amie intime de la vieille demoiselle.

Amie intime, dans le monde des indiscrets, curieux et malveillants, cela veut dire qu'on se recherche et qu'on se retrouve partout, pour se renseigner sur les affaires du prochain, dire des absents tout le mal possible, se moquer d'eux, et leur nuire dans l'occasion. Or Mlle Trépiez et Mme Croquart étaient dignes l'une de l'autre ; et c'est pourquoi elles s'entendaient si bien.

La demoiselle à la lucarne, pour satisfaire ses goûts, menait une vie plus active que ne l'aurait fait supposer la petite canne, véritable manie, plutôt qu'absolue nécessité. Levée dès l'aube, elle trottait beaucoup, d'abord dans son petit logis, puis dans son quartier, pour vaquer à ses affaires, au nombre desquelles figuraient en première ligne les affaires des autres.

Dans son intérieur, elle passait tous les jours un certain temps à sa correspondance ; car Mlle Trépiez connaissait tout le monde, écrivant trois ou quatre lettres pour une seule réponse, bien décidée qu'elle était à se tenir au fait de tout ce qui se passait, à Paris et en province, dans le cercle de ses connaissances, cercle qu'elle agrandissait par de constants efforts.

Mme d'Embrun savait que la cousine, depuis la séparation faite en un instant par le colonel, était venue habiter une maison qui faisait vis-à-vis à sa propre demeure. Elle ne comprenait pas cette taquinerie vulgaire, et elle ignorait complètement le secret de la lucarne.

Emmeline vivait donc dans son hôtel, aussi paisiblement que possible, tâchant d'oublier, s'il y avait moyen, son indiscrète parente.

Un soir, vers la fin de janvier, Mme d'Embrun, qui jouissait en ce moment de la présence des cuirassiers, oncle et neveu, avait réuni chez elle quelques amis. La bonne sœur, l'excellente mère, s'efforçait de distraire agréablement les deux officiers quand ils venaient en permission passer quelques jours. La pauvre femme n'avait en réalité que bien peu de jouissances. Son fils lui faisait concevoir trop d'inquiétudes, et le peu qu'elle savait de sa conduite privée au régiment suffisait à empoisonner sa vie.

La soirée s'était prolongée. Le fumoir, le billard, les cartes, le piano, tout avait été mis à la disposition des jeunes gens, et ils ne s'étaient pas aperçus que minuit sonnait à toutes les horloges. Un regard de Mme d'Embrun, jeté furtivement à Bernard de Salis, l'engagea à ne pas prolonger indéfiniment la veille. Minuit et demi, une heure, une heure et demie ; ils étaient encore là, et Bernard ne trouvait aucun moyen poli de les congédier, tant était joyeuse leur humeur.

Mme d'Embrun prit alors le parti de se retirer, sans rien dire, laissant la jeunesse s'ébattre en liberté.

Tous étaient d'anciens camarades de collège de Robert. On ne demandait qu'à penser tout haut ; et la disparition de la maîtresse de la maison donna place à bien des idées, qui jusque-là n'avaient pas osé se montrer.

La conversation finit par changer de forme, sous l'influence de Robert. On remarquait, comme toujours, son penchant à la brusquerie, à la violence. Il s'élevait avec aigreur contre les âpretés du service militaire, contre la sévérité de la discipline, mais surtout contre le malheur de ne pouvoir choisir son milieu, de subir au contraire tel caractère, tel rival, tel adversaire plutôt.

C'était nommer Horace Croquart. Nul ne s'y trompa ; et ces gais jeunes gens voulurent prendre en riant les paroles de Robert ; mais il se fâcha, et son oncle, qui savait trop ce qu'il en était, glissa quelques mots, tendant à détourner l'entretien. C'était difficile, car le jeune homme aimait à parler de sa colère, et s'excitait de plus en plus, en cherchant l'approbation de ses amis.

Mme d'Embrun, avant de prendre son repos, s'avisa, comme elle le faisait d'ailleurs souvent, de regarder le ciel admirablement étoilé. Que vit-elle, infiniment plus bas que les étoiles ? Elle vit des étincelles sortir d'une cheminée, qui devait être celle de la cousine Trépiez.

« Mon Dieu ! s'écria-t-elle, la pauvre femme ! À son âge ! Il faut aller à son secours. »

En hâte elle longe un corridor qui conduisait au fumoir, où se trouvaient ces messieurs, et veut les prier de la seconder ; mais la parole est en ce moment à son fils ; tous se taisent, de peur de l'irriter davantage ; il élève de plus en plus le ton, et rien ne peut empêcher sa mère d'entendre ces mots :

« Vous ne me croyez pas ? Mon oncle lui-même suppose que je suis un gascon, un hâbleur, qui fait blanc de son épée ? Il se trompe. La mesure est comble. Horace m'a toujours fait du mal. Enfant ou homme, il a été, il est encore mon antagoniste ; je le trouve partout sur mon chemin ; il m'a saturé d'humiliations et d'amertumes. Eh bien, ma vengeance est prête. Je n'attends qu'une occasion pour aller le souffleter en public. »

Un morne silence accueillit ces paroles ; et Mme d'Embrun, le cœur serré d'une angoisse mortelle, ouvrit la porte et, comme si elle n'avait rien entendu, dit simplement :

« Mes amis, la pauvre cousine Trépiez dort sans doute bien tranquillement ; mais je vois des étincelles sortir de sa cheminée ; il faut aller l'avertir. »

À l'instant, à l'exception de Robert, qui resta sombre et ému, tous changèrent subitement d'idées et ne virent plus qu'une aventure assez singulière, qui n'était pas dans le programme de la soirée.

« Malencontreuse cousine ! s'écria en riant Bernard de Salis ; elle ne nous laissera donc jamais tranquilles ? Ce n'est pas assez d'être venue demeurer en face, il faut encore qu'elle mette le feu à sa maison, pour que nous allions l'éteindre !

-- Mon bon frère, je t'en prie, ne la fais pas attendre. Pendant que je prends un manteau, va réveiller son concierge, et monte toi-même au cinquième étage, pour sonner jusqu'à ce que cette pauvre cousine entende.

-- Quelle expédition ! Et encore, sans la moindre gloire ! Enfin partons ! Viens-tu, Robert ?

-- Il le faut bien, répondit d'Embrun, commençant à se dérider.

-- Nous vous ferons escorte ! » s'écrièrent à la fois les quatre amis de collège, et tous s'en allèrent, gaiement et bruyamment, réveiller Mlle Trépiez. Assurément elle ne s'attendait pas au carillon qui devait l'arracher au sommeil.

On sonna d'abord à la porte cochère. Le concierge commença par répondre, d'un ton fort engourdi, aux voix qui lui parlaient en chœur. Il crut avoir affaire à de jeunes écervelés, qui s'amusaient à troubler le quartier ; mais, ayant aperçu deux figures de connaissance, il se décida à ôter son bonnet de coton, pour saluer la cohorte, et à croire à la possibilité d'un incendie.

Rien de spontané comme le saut que fit, de son lit par terre, la concierge, apprenant de son époux la nouvelle. En un instant elle se composa un costume de circonstance, qui avait bien son cachet, et elle dit aux jeunes gens :

« Mlle Trépiez devient sourde, par l'âge, et elle n'entendra peut-être pas sonner ; je vais monter.

-- Soyez tranquille, nous sonnerons bien fort », répondirent les jeunes gens.

Escaladant légèrement les cinq étages, ils se pendirent à la sonnette, mais sans profit, car la dormeuse ne bougeait pas. Enfin, Mme d'Embrun arriva juste au moment où Mlle Trépiez, venant demander ce dont il était question, prenait peur en recevant quatre ou cinq réponses à la fois, faites par des voix masculines et parlant sans préliminaires du danger qui la menaçait.

« Ouvrez, ma cousine », dit Mme d'Embrun d'un ton si calme que la demoiselle à la lucarne se sentit pleinement rassurée.

Elle ouvrit, et les jeunes gens, même le capitaine, furent tentés de fou rire, à la vue du bizarre fantôme qui s'offrait à leurs yeux. La cousine avait, le long du jour, certaines prétentions que l'art secondait admirablement ; mais là, dans le secret de cette terrible nuit, où le feu la mettait brutalement en rapport avec les vivants, c'était l'aveu forcé de toutes les petites industries destinées à tromper le prochain, qui toutefois n'est pas toujours aussi naïf qu'il en a l'air.

Mlle Trépiez enveloppait en ce moment sa maigreur d'un vieux manteau, hors de service à la lumière ; et sa tête était couverte du plus affreux de tous les bonnets de nuit. Or ces jeunes gens étaient armés de bougeoirs que leur avait prêtés le concierge. Pas moyen de se dissimuler !

La vieillesse, quand elle est respectable, a son genre de beauté. Ce qu'on lui demande, c'est une expression d'indulgence et comme un reflet tranquille du passé qu'elle a traversé. Mais ici la vieillesse, indiscrète, importune et méchante, n'était pas respectable ; alors c'étaient des rides, une charpente osseuse, presque un squelette, qui inspiraient autant d'éloignement que la toilette nocturne inspirait de maligne gaieté.

Tous les hommes de la maison se trouvèrent en un instant réunis chez Mlle Trépiez. On constata le commencement d'incendie ; on monta sur le toit, et, de peur de voir brûler le petit appartement du cinquième, on l'inonda.

Les seaux d'eau se succédaient sans interruption. On y allait de bon cœur, et le déluge devenait le seul danger à redouter.

La pauvre célibataire ne savait plus où mettre le pied. Elle déplorait le sort de tous les objets contenus dans son petit logis, et craignait de perdre le peu qu'elle possédait.

« Ma cousine, dit avec bonté Mme d'Embrun, le feu paraît éteint ; mais ce logement est inhabitable. Venez chez moi, nous allons emporter ce à quoi vous tenez le plus ; et du moins vous achèverez paisiblement votre nuit, si gravement troublée. »

Elle accepta ; mais, craignant pour la généralité des objets lui appartenant, elle opéra, au moyen de la légion de secours, un véritable déménagement. Robert ne s'y prêta que par égard pour sa mère. Quant aux amis de collège, ils s'en firent un amusement et ne prirent congé de Mme d'Embrun que quand Mlle Trépiez se sentit en sûreté dans la chambre même de sa cousine, car celle-ci voulait épargner à sa vieillesse l'épreuve d'une chambre qui n'aurait pas été préalablement chauffée.

Qu'arrivait-il le lendemain ?

Mlle Trépiez, par la force de l'habitude, et en dépit des visages refrognés de M. de Salis et de Robert, se figura encore être chez elle, et s'imagina que la vie à deux allait recommencer. N'ayant plus à craindre le colonel d'Évian, qui ne se gênait guère, elle espérait dominer, par le seul fait de son âge avancé, Mme d'Embrun, son frère et son fils, que tous trois elle avait vus naître.

Par bonté, Emmeline lui offrit de passer deux jours dans une chambre contiguë à celle de la maîtresse de la maison, afin de donner le temps de réparer son appartement. Elle accepta, mais laissant entendre qu'elle ne comptait pas s'en aller.

« Quel heureux événement, ma chère amie, que celui qui me réunit à vous ! De fâcheuses circonstances nous avaient désunies. Le colonel d'Évian a eu de grands torts envers moi ; je les lui pardonne ! Vous-même avez subi de tristes influences, parce que vous êtes toujours portée à condescendre à votre entourage ; mais je ne vous en veux pas. »

Elle lui tendit la main, et la pauvre Mme d'Embrun se trouva dans un mortel embarras. Ne pas répondre à ce signe d'amitié et de réconciliation était à ses yeux un procédé trop dur ; mais, en y répondant, n'autoriserait-elle pas l'indiscrète à s'implanter comme autrefois dans sa demeure, et à en bannir le peu de tranquillité qu'il y avait encore ?

« Vous ne mettez pas votre main dans la mienne ? Pourquoi ? Soyez sûre, Emmeline, que j'oublie absolument le passé. Vous êtes bien seule, à Hauteroche surtout ; votre frère ne fait qu'y apparaître de temps en temps ; votre fils, de loin comme de près, fait de vous une mère malheureuse. Eh bien, je serai là, moi, votre vieille et fidèle amie ; et vous aurez même la joie de vous dire que vous adoucissez mes dernières années ; car, je ne vous le cache pas, ma chère enfant, mes moyens sont beaucoup trop restreints pour suffire aux exigences de l'âge et de la maladie. Je souffre, Emmeline, et je suis pauvre. »

Mme d'Embrun, la bonté même, éprouvait un douloureux malaise. La pensée de vivre encore avec cette femme lui était insupportable. D'autre part, la repousser lui paraissait impossible.

Mlle Trépiez lui tendit une seconde fois la main, disant :

« Allons, soyez bonne pour moi, comme vous l'êtes pour tout le monde. Si mon cousin Albert existait, il ne me repousserait pas, lui !... »

Le nom d'Albert, jeté là, était une adresse nouvelle. Emmeline gardait si religieusement la mémoire de cet époux bien-aimé ! Elle souleva la main ; elle allait peut-être, en tremblant, la poser dans celle qu'on lui tendait, lorsque les pas hardis d'un cuirassier se firent entendre. La porte s'ouvrit brusquement, et Bernard de Salis apparut, l'œil vif, le visage grave et les lèvres serrées, comme indice d'une fermeté que rien ne pourrait ébranler.

Il n'avait que trop pressenti l'indiscrétion finale, par laquelle la cousine voulait accabler sa sœur. Toutes ses mesures avaient été prises, et sa résolution était définitive. Il s'agissait de défendre sa sœur contre un mal de tous les jours.

Avant donc que Mme d'Embrun eût laissé tomber sa main dans celle de Mlle Trépiez, l'officier comprit d'un coup d'œil ce qui se passait. Il commença par regarder bien en face l'ennemie du foyer, comme un homme qui n'a pas peur ; puis il dit posément, froidement, après avoir fait signe à sa sœur de se retirer :

« Ma cousine, je viens vous annoncer la décision prise en famille, décision qui ne peut pas et ne doit pas être modifiée. Écoutez-moi, je vous prie, sans m'interrompre et n'ajoutez rien à mes paroles ; ce serait complètement inutile. Ce qui est fait est fait.

« Ma sœur vivra seule, à Paris et à Hauteroche ; ses amies l'entoureront à ses heures, dès qu'elle les appellera. Elle respecte en vous le sang des d'Embrun ; et, pour vous épargner désormais toute gêne, toute difficulté, et vous procurer tout le bien-être que demandent votre âge et votre santé altérée, elle vous fera servir par son notaire une rente viagère de dix mille francs.

-- Mais, mon cher Bernard...

-- C'est ainsi. Pour vous soustraire aux recherches pénibles et lassantes, j'ai couru Paris, et je vous offre le choix entre trois appartements, suffisamment spacieux et très confortables. Vous y pourrez vivre commodément avec votre femme de chambre.

-- Mais, mon cher Bernard...

-- C'est dit, et ce sera. C'est aujourd'hui qu'il faut vous décider entre ces trois appartements.

-- Mais, mon cher Bernard...

-- Il n'y a pas lieu à discuter. J'ai fait atteler ; montons en voiture, voici votre chapeau, votre châle et vos gants. »

Il était si froid, si positif, que Mlle Trépiez ne cherchait même plus à finir sa phrase. Il avait tout prévu ; il pensait à tout ; il posait délicatement le châle sur les épaules de la cousine ; il lui présentait poliment son chapeau, ses gants et son manchon, car il faisait froid. La demoiselle à la lucarne avait affaire à une puissance supérieure. Elle ouvrait la bouche pour essayer une objection et la refermait devant ces mots :

« Voici vos gants. »

Elle imaginait un soupir à fendre l'âme, et le capitaine y répondait par :

« Voici votre manchon. »

Enfin, il lui vint en idée de jouer l'évanouissement. Elle se laissa tomber très volontairement dans un fauteuil en murmurant :

« L'air me manque !

-- Voici de l'air », dit simplement le capitaine en ouvrant la fenêtre.

L'évanouissement n'eut pas de suite, ainsi que le prévoyait Bernard.

Pour dernière ressource, la figure désagréable et menteuse de Mlle Trépiez devint grimaçante ; elle fit mine de vouloir attendrir le terrible cuirassier par des larmes de commande.

« N'oublions pas la petite canne », dit-il d'un air dégagé. Et il alla la prendre, au coin de la cheminée, pour la présenter à la cousine, ce qui décida celle-ci à remettre dans sa poche son inutile mouchoir.

Il lui offrit ensuite son bras pour descendre l'escalier, et l'installa de son mieux au fond de la calèche.

Il semblait que M. de Salis se fût entendu avec les fées. Mlle Trépiez n'eut aucune objection à faire contre le premier appartement qu'elle visita ; il était commode, plein de soleil et au premier étage. Elle ne put donc dire non. Bernard dit oui, et donna le denier à Dieu au concierge, en ajoutant qu'on emménagerait le lendemain.

Revenue à l'hôtel, Mlle Trépiez n'eut qu'à choisir une cuisinière et une femme de chambre parmi celles qui se présentaient. Tout se faisait comme par enchantement, bien que la gênante cousine ne parût nullement enchantée.

Mme d'Embrun, bien heureuse de ce qui se passait, était néanmoins gênée, embarrassée. Son frère avait tellement peur que sa bonté ne la trahît, qu'il la gardait à vue, ne se laissant relever que par Robert, sentinelle tout aussi vigilante que Bernard.

Rien ne peut donner idée de l'empressement que mit M. de Salis à prévoir toute difficulté. Une voiture de déménagement était, à sept heures du matin, devant la maison qu'avait habitée la cousine. Bernard lui-même ordonnait, surveillant avec tant de soin que, malgré sa bonne ou plutôt sa mauvaise volonté, Mlle Trépiez ne trouvait rien à dire pour contrecarrer les projets.

De son côté, Robert se tenait dans l'appartement nouvellement loué et situé à une demi-heure de distance. Il faisait chauffer toutes les pièces, commandait un régiment de tapissiers, de menuisiers, de serruriers ; et, bien résolu de ne faire aucune attention à la dépense, mettait en trois heures cet agréable logis en état de recevoir, avec tout le confort imaginable, sa désagréable locataire.

L'expédition avait été conduite avec tant de promptitude, d'habileté, de soins minutieux, que Mlle Trépiez, sans avoir eu le temps de faire la plus petite scène, dîna, bon gré mal gré, chez elle, dans sa salle à manger chauffée par un bon poêle ; et c'était sa cuisinière qui avait fait le dîner.

Comme elle n'avait pas assez de meubles pour un appartement deux fois plus grand que celui qu'elle avait occupé, Bernard avait fait apporter ce qui manquait, sans rien épargner, pour que les yeux de la cousine fussent satisfaits ou du moins n'eussent aucun prétexte de ne pas l'être.

Et pourtant le départ avait été marqué par un nuage de tristesse sur le front de Mlle Trépiez. Elle avait quitté sa cousine, toujours devant témoins, de cet air que l'on appelle « entre figue et raisin », la remerciant froidement de l'aisance qu'elle lui assurait, et lui disant que néanmoins rien ne remplacerait jamais la douce intimité qu'elle avait rêvée, comme l'idéal du bonheur dans ses vieux jours.

En partant pour sa nouvelle demeure, escortée des deux sentinelles, l'indiscrète ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil désespéré sur un des murs de la maison qu'elle quittait ; ce mur ne donnait ouverture qu'à ce qu'on appelle, à Paris, des jours de souffrance. Hélas ! c'était l'adieu à la lucarne !

Bernard et Robert ne prirent congé de la cousine que quand ils la virent installée en tête-à-tête avec un excellent potage, que devait suivre un succulent poulet.

Elle essaya un sourire.

« Allons ! vous êtes expéditifs, dit-elle, et vous vous entendez à meubler un appartement ! Au revoir, mes amis.

-- Adieu », répondirent froidement les sentinelles.

En rentrant chez sa sœur, le capitaine lui dit joyeusement :

« Conviens que j'ai bien fait ! Tu auras du moins la paix de ce côté ; cela vaut bien dix mille francs par an, je crois ?

-- Et même davantage, répondit en souriant la bonne Emmeline ; merci, mon frère ! »

XII -- L'adieu.

Il était triste et malheureux, le vieux garde, et disait à Corentine :

« Vrai, je ne croyais pas que la fin serait si dure ! J'entre dans mes quatre-vingts ans, et j'ai le cœur malade de chagrin.

-- Que veux-tu, mon pauvre Guillaume ? faut pourtant se faire une raison !

-- Une raison ! c'est facile à dire. Est-ce que tu crois que je peux m'habituer à voir notre pauvre dame s'en aller avant moi ? Elle qui n'a pas plus de quarante-deux ans ?

-- Ah ! les maladies de cœur, ça ne compte pas les années !

-- Bah ! j'en ai connu bien d'autres qui avaient des maladies de cœur ! On peut vivre, au contraire, très longtemps. Mais quand on a un fils qui vous fait de la peine, on meurt jeune. Ah ! que c'est triste !

-- Je te disais bien que le fils ne vaudrait jamais le père.

-- On ne sait pas. Il ne faudrait qu'un instant pour le changer.

-- Un instant ? Voilà quinze ans que tu me dis la même chose.

-- Je le dis parce que je le pense. Laisse-moi du moins l'espoir de le voir consoler sa mère, la guérir même.

-- Lui, guérir sa mère ? Il la tuera ; et ce ne sera pas long. Il n'y a qu'à voir comme il est froid pour elle. On dirait qu'il évite de se trouver seul avec Madame. Il n'a plus besoin d'elle.

-- Tu te trompes, ma femme ; il a besoin de sa mère ; mais la passion le surmonte ; il s'étourdit, et il a peur que la chère dame ne lui fasse des reproches, ou ne lui demande la promesse de ne pas se venger de ce jeune officier qui excite depuis si longtemps sa colère. Ah ! tout cela finira mal ! »

En ce moment, de la maison du vieux garde on apercevait Mme d'Embrun, marchant à pas lents, appuyée sur le bras de son fils. Elle était calme, résignée ; mais, dans ses grands yeux voilés, nul éclair de joie ne passait plus. L'entretien était sans intérêt ; on parlait de choses et d'autres, comme font les étrangers qui se rencontrent à la campagne. C'était le temps des récoltes ; on disait à ce sujet ce que tout le monde aurait dit. Pas un mot du cœur, pas une confidence, pas la moindre intimité.

Dès que la conversation tombait, Robert se hâtait de la relever, afin de pouvoir la diriger, car il ne fallait parler ni du ciel, ni de l'âme, ni du devoir, ni surtout de cette dangereuse passion de colère, qui allait s'affirmant toujours, et qui rendait la vie du jeune officier une suite de querelles et de ressentiments.

La mère avait tout essayé. Elle se taisait maintenant. C'était l'heure où l'on ne dit plus rien, parce qu'on sent qu'on n'a plus d'influence ; l'heure où l'on se demande à quoi l'on sert ? Ah ! quand cette heure a sonné, une mère souffre moins en partant qu'en restant.

Desnoyers fit remarquer à Corentine que Mme d'Embrun tournait ses pas chancelants vers un coin du parc, qui n'était pas d'ordinaire un but de promenade.

« Tiens, dit-il, voilà Madame qui s'en va tout doucement du côté de la glacière.

-- Ce n'est toujours pas pour s'égayer, répondit la vieille, car je ne connais pas d'endroit plus sombre et plus triste. Te souviens-tu de la frayeur qu'avait M. Robert, étant petit, quand on le menait par là ?

-- Oh oui ! je m'en souviens ! Même à douze ans, il n'y aurait pas été tout seul. Ces feuillages noirâtres, ces veilles roches, cette espèce de grotte, tout cela lui faisait peur ; il me disait : « Cela me fait l'effet d'un tombeau. »

-- Il avait raison ; c'est le lieu le plus sauvage de tout le domaine. »

Pendant que les vieux époux causaient, Mme d'Embrun et son fils disparurent au fond d'une allée qui tournait et menait à ce qu'on appelait improprement « la glacière ». Ce n'était plus, depuis longues années, qu'un endroit sombre et désolé, sans but et sans culture.

De grands saules cachaient à demi l'entrée de la grotte, abandonnée. Une secrète terreur naissait de ce silence, qui permettait d'entendre des gouttes d'eau suintant le long de la vieille roche, et tombant dans une pierre creuse, où les oiseaux de nuit venaient boire.

Les rayons du soleil ne pénétraient pas dans la grotte, dont la surface était couverte de lierre, s'épandant çà et là, faute de trouver où s'attacher, pour vivre et pour mourir. Un haut peuplier, au côté droit de cette sorte de caverne, semblait défendre d'entrer dans ce lieu sinistre, où l'on aurait pu déposer un secret et le cacher aux hommes pour toujours. C'était froid, c'était morne, humide et comme portant l'empreinte du malheur.

En se retournant, on apercevait de loin le château ensoleillé. Là était la vie, l'espérance ; ici, la sombre actualité, car le dernier des d'Embrun avait repoussé le cœur de sa mère et ses traditions saintes. Il s'en allait à la dérive, comme un beau navire démâté. Il s'abandonnait à sa violence, à toutes les passions qui dévoraient son âme, comme une proie facile. À lui le trouble de l'esprit, l'orage des désirs mauvais, l'inertie de la volonté devant l'effort. À sa mère ce martyre lent, mais sûr, qui désunit peu à peu toutes les parties de l'être, et mène à ces confins de la vie où, sur les lèvres, ne reste plus qu'un mot : « Adieu ».

Mme d'Embrun, pensive, s'était arrêtée devant la glacière.

« Venez, disait Robert ; pourquoi vous fatiguer à contempler cette nature sans charmes ?

-- Il y a longtemps, répondit-elle, que je désirais t'amener ici. Oui, cette nature est sans charmes ; et pourtant ma pensée y revient souvent, surtout depuis quelques mois.

-- Pourquoi, depuis quelques mois ?

-- Parce que je me sens plus malade. Nous nous voyons rarement, mon ami ; tu ne suis pas les progrès de mon mal, mais il avance : il avance à grands pas. »

Robert fit un mouvement, comme si une verge de fer l'avait douloureusement touché.

« Sortons d'ici, dit-il avec impatience, j'ai toujours eu horreur de ce coin du domaine.

-- Restons ici, reprit gravement la mère, et écoute-moi. »

Robert souffrit davantage, car, si la vue de la glacière lui causait une horreur nerveuse, il craignait bien plus quelques paroles intimes qui probablement allaient lui être adressées.

« Mon fils, je me suis souvent dit que les d'Embrun auraient dû choisir ce lien pour sépulture.

-- Allons donc ! Pourquoi parler de ces choses ? Venez ! venez !

-- Non ; écoute-moi encore. Ce qu'ils n'ont pas fait, je veux le faire. Rien de plus facile à exécuter, après que l'eau sainte et les prières de l'Église auront béni ce sol, qu'on dirait maudit, mais qui n'est que sauvage.

-- Ma mère, je vous en supplie ! Ce lieu, terrible à voir, vous donne des pensées affreuses, qu'il faut chasser.

-- Non, Robert, ces pensées ne sont pas ce que tu crois ; il y en a d'autres qui me minent, qui me tuent. Celles-là, la clarté du jour, la vue des pelouses et des fleurs ne me les ôtent pas ! Il n'y a que toi qui pourrais m'en délivrer.

-- Rentrons, dit brusquement le jeune officier.

-- Rentrons », répondit la mère avec tristesse. Pour la centième fois, on refoulait son cœur qui voulait s'approcher du cœur de son fils.

Tous deux repassèrent par le chemin qui les avait menés à la glacière. Le soleil brillait, donnant la vie et la lumière au magnifique séjour des d'Embrun ; mais les promeneurs n'avaient plus échangé une parole. Robert s'efforçait d'échapper à l'ordre d'idées qu'on venait de lui présenter ; et la veuve d'Albert planant, par la pensée chrétienne, bien au-dessus de la froide demeure que revêtait le lierre, se disait : « Qui sait ? peut-être une mère qu'on n'écoute plus sur la terre se fait-elle mieux entendre de là-haut ? Mon Dieu, que votre volonté soit faite ! »

Ils se retrouvèrent en vue de la maison du vieux garde, et Corentine dit à son mari :

« Madame a l'air plus triste que jamais. Mieux vaudrait que M. Robert n'eût pas de congés. Chaque fois qu'il vient ici, il lui fait plus de mal que de bien.

-- Que veux-tu, ma femme, tout ça peut changer. Dans le fond, il n'est pas méchant.

-- C'est possible ; mais ça revient au même. »

Philémon et Baucis cessèrent encore de parler, car ils craignaient la discussion et ne demandaient plus, au moral comme au physique, que le repos du travailleur qui a bien rempli sa carrière.

Cependant il y avait un homme plus préoccupé que tout autre des violences de Robert ; c'était le capitaine de Salis. Il voyait les choses de près ; et la conduite de son neveu était pour lui le sujet des plus graves inquiétudes.

Comme chef et comme parent, il essayait de brider cette nature âpre et reconnaissait qu'il n'obtenait que des efforts insuffisants. Il n'était question au régiment que des emportements du lieutenant d'Embrun ; et de plus en plus s'accentuait la colère qu'il nourrissait depuis huit ans contre Horace Croquart. Celui-ci l'excitait d'ailleurs par mille tracasseries offensantes. On ne savait où il puisait les sujets de trouble qu'il faisait éclater entre Robert et lui. On eût dit qu'un mauvais génie lui soufflait à l'oreille tout ce qui pouvait augmenter l'antipathie naturelle des deux jeunes gens.

Hélas ! ce mauvais génie, c'était la vieille cousine, recherchant sans cesse Mme Croquart, lui racontant, avec l'amplification des êtres malveillants, les petits secrets d'intérieur qu'elle avait souvent surpris, et qui tous accusaient Robert, le posant comme le rival jaloux d'Horace et son détracteur de tous les instants.

Le milieu où elle déversait son fiel était un milieu de bavardages et de cancans. On répétait à Horace tout ce qui devait l'indisposer ; on le faisait probablement sans comprendre le danger de ces redites indiscrètes ; mais l'effet ne tardait pas à se produire, et Horace était à même de piquer Robert par des allusions mordantes, qui achevaient de l'exaspérer.

Bernard de Salis, tout aussi bien que Mme d'Embrun, avait gardé la mémoire des paroles acérées de Robert lorsque, en présence de ses anciens camarades de collège, il avait juré qu'il se vengerait tôt ou tard, par un affront public, devant entraîner tout ce que redoutait le plus sa mère.

Évidemment le moment approchait ; l'arc était tendu à se rompre ; et Bernard ne pouvait rassurer sa malheureuse sœur quand elle cherchait auprès de lui quelques consolations.

Cependant l'état maladif de la châtelaine empirait sous la pression du chagrin. Ses bons et anciens serviteurs redoutaient une catastrophe, et l'entouraient de soins, qu'elle recevait avec sa bonté ordinaire, mais sans espérance. Ce qui lui manquait, son fils seul pouvait le lui donner.

Un soir, le jeune lieutenant, enfermé dans sa chambre, songeait amèrement. Sa belle jeunesse s'étiolait entre les faux rires de l'étourdissement et les sombres transports de la colère. Il n'était jamais calme ; et, dans ce moment même, il se demandait ce qu'il attendait pour insulter publiquement son rival détesté. La mesure n'était-elle pas comble ?

Le coude appuyé sur sa table et la main soutenant le front rêveur qui portait la tempête, Robert consentait froidement à sa colère ; il arrêtait que le lendemain, l'occasion s'y prêtant, il irait souffleter en plein café le lieutenant Croquart...

On frappe ; on entre. Son ordonnance lui apporte une lettre d'Hauteroche ; et il reconnaît à peine dans la suscription l'écriture troublée de sa mère.

« Serait-elle plus malade ? Qu'y a-t-il ?

Il rompt le cachet, et, pâlissant d'effroi, il lit :

« Mon fils,

« Si cet adieu te parvient après moi, reçois-le comme la chose la meilleure qui me reste et que je te donne.

« Il faut bien que tu le saches : ta mère aurait pu vivre encore ; son organisation physique s'est affaissée sous le poids de douleurs morales, qui sont venues par toi. Je ne pense pas demeurer dans le triste état où je suis. Voici mon désir. À la dernière heure, les désirs sont des ordres, n'est-ce pas ?

« Tu viendras recueillir l'héritage qui t'appartient, et tu prendras soin du corps de ta pauvre mère ; tu le déposeras au lieu sauvage et solitaire qu'elle t'a indiqué. Que cette sépulture soit fermée à tous, excepté à toi ; je veux que tu viennes y rapprendre à faire une prière, et cette prière sera pour mon âme.

« Adieu, mon pauvre enfant ! Vertueux et chrétien, je t'aurais béni ; égaré, je te bénis encore, je te bénis toujours !

« TA MÈRE. »

Ému de douleur, torturé de remords, Robert d'Embrun tombe à genoux, et il se passe entre Dieu et lui quelque chose de solennel : un acte, une promesse, un serment. Son repentir sort du fond de son cœur. Il veut prier, sans attendre qu'il soit entouré des froides ombres de la grotte lugubre. Sa prière se compose de ces mots que lui rend sa mémoire d'enfant : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ! » Il se relève, va demander la permission de s'absenter, car son noble esclavage comprime tout élan ; et, au milieu d'un trouble inexprimable, il part pour Hauteroche pendant la nuit.

Il lui faut de longues heures pour être en vue du château ; que ce temps paraît long ! Arrivera-t-il au sentier qui, à travers la plaine, abrège la distance, arrivera-t-il à temps ?... Non, car il aperçoit, au détour du chemin, des enfants de chœur, portant l'un la croix, l'autre le bénitier ; le prêtre les suit ; puis, au milieu de la foule villageoise, il voit. Le malheureux ! tout est fini ! Robert veut avancer, ses jambes fléchissent ; il tombe évanoui.

Quand il revient à lui, le lieutenant aperçoit un vieillard agenouillé, qui l'enveloppe du regard et semble veiller sur un fils.

« Ma mère ?

-- Vous la retrouverez encore.

-- Mais cette croix ? ce prêtre ? cette foule ?

-- C'est la pauvre femme du charpentier qu'on porte en terre. Levez-vous, venez vite ; Madame est bien mal ! »

Robert se mit à marcher. Sa jeunesse retrouvait toute sa force dans l'espoir de voir encore sa mère ; mais le vieux garde avançait avec peine.

« Mon pauvre enfant, dit-il comme autrefois, Madame m'a confié qu'elle vous écrivait pour vous dire adieu. Alors j'ai pensé que vous viendriez, et j'ai voulu aller au-devant de vous, à cause de la femme du charpentier ; mais je suis arrivé trop tard ; vous avez eu bien peur ?

-- Oh oui ! bien peur !

-- Ne m'attendez pas, je vous retarderais ; et Dieu sait le temps qui vous reste ! Elle est bien mal ! bien mal ! »

Robert serra la main de Guillaume.

« Je te quitte, mon ami ; et je te remercie de tant m'aimer.

-- N'êtes-vous donc pas le fils de M. Albert ? » dit Guillaume, pendant que le jeune officier pénétrait dans l'avenue.

Enfin il franchit le seuil de la vieille demeure. Il appelle ; personne ne répond. Et pourtant il se sent incapable d'entrer seul, d'aller droit à la chambre de sa mère.

Çà et là il retrouve des rosiers du Bengale. L'arbuste chéri de son enfance lui revient en mémoire ; ce souvenir est dur comme le premier son d'un glas.

Il entend aboyer un chien de chasse et se rappelle le bon Stop. Tous ces reproches, faits comme par hasard, le découragent. Il n'ose plus avancer, et son regard hésitant touche de loin les saules, la vieille roche, la grotte au vêtement de lierre ; il frémit ! C'est là ! là. Elle l'a ordonné.

Enfin il se surmonte, traverse le vestibule... Rien. Tout est-il mort ici ?

Il monte ; la chambre de Mme d'Embrun est ouverte ; tous ses bons serviteurs sont réunis près de sa couche ; on n'entend que des sanglots étouffés. La voix faible du vieux doyen, celui qui a baptisé Robert, dit ce mot, le plus grand, le plus beau que la religion ait mis sur les lèvres du prêtre :

« Partez, âme chrétienne ! »

Le lieutenant a entendu. Son cœur saigne, sa tête se fend ! Il se jette entre le doyen et la mourante.

« Non non ! ne partez pas, âme de ma mère ! Je suis là ! C'est votre fils, il est vaincu, il a pardonné, il est chrétien ! Mère ! mère ! ne partez pas ! »

À cette voix bien-aimée, qui dit : « Ne partez pas ! » cette femme, qu'on croyait presque insensible à tout bruit de la terre, a tressailli. Ses lèvres sont muettes ; mais sa main a parlé. Cette main refroidie a touché la main de son enfant, et dit comme autrefois : « Sois pardonné ! »

Les serviteurs sont sortis de la chambre. Le prêtre lui-même se retire devant la grâce inespérée que le Seigneur envoie.

Robert baise mille fois les mains qui l'ont porté enfant ; il les réchauffe, il leur rend la souplesse, et le premier acte de ces mains adorées, c'est de se poser sur la tête du pécheur en signe de bénédiction.

« Tu reviens donc à moi ? dit-elle enfin.

-- Oui. Revenir à vous, c'est revenir à Dieu, à la vertu, au repentir. Dites que vous vivrez ! »

Mme d'Embrun entrouvrit ses yeux presque éteints :

« As-tu compris, dit-elle, que la colère ne peut se vaincre que par la grâce d'en haut ?

-- Je l'ai compris, ma mère.

-- Alors je vivrai. »

Tel fut le retour de cette âme à la terre d'exil, où Robert la tenait attachée ; et depuis cette heure il y eut entre elle et lui un lien si puissant que rien ne put le rompre.

Le lieutenant, cherchant désormais le secours, non dans une orgueilleuse confiance en lui-même, mais où Dieu l'a mis en réserve pour le chrétien, le lieutenant devint maître de lui, calme et patient. On ne reconnaissait plus le violent, l'emporté, celui qu'on avait surnommé le Ferrailleur.

De son côté, Mme d'Embrun avait recouvré cette force, factice et inégalé, qui suffit à une mère pour aimer son fils, être pour lui un centre où tout le pousse, de quelque point du cercle qu'il s'agite.

Alors le vieux domaine reprit à ses yeux toutes ses beautés ; et sa façade ensoleillée ne fut plus un mensonge ironique en face de ses douleurs.

Le souvenir adouci d'Albert remplissait ce beau séjour, et s'y mêlait à la joie d'attendre les retours passagers de son fils. L'heureuse mère retrouvait en Robert l'image de son mari, et ses yeux se reposaient, avec un indicible bonheur, sur ce beau visage, où se lisaient à la fois, et l'irritation naturelle, et le sang-froid du sage qui se domine sans orgueil, parce qu'il est chrétien.

Alors il y eut encore de beaux jours à Hauteroche.

Le vieux garde avait dit souvent, sur le ton de la prière :

« Mariez-vous donc, monsieur Robert ! que je voie vos enfants ! Je vas m'en retourner, moi ; faut vous presser. »

Il eut cette joie, le brave homme. Les infirmités avaient rendu sa vieillesse maladive ; il ne quittait plus le pavillon, où la bonne Corentine continuait de faire lentement son ménage, comme une machine montée, dont les rouages rouillés fonctionnent encore, en perdant de leur vitesse.

La femme de Robert, apprenant par son mari ce qu'avait été, pour son enfance et sa jeunesse, le bon Desnoyers, prit le bras du lieutenant et voulut, dès le premier jour, aller à la maison du vieux garde pour lui faire honneur et pour le réjouir. Là il y eut des confidences qu'on n'attendait pas. Robert parla de ce passé dont le vieillard avait été témoin ; il ne cacha point son dangereux penchant, et dit à sa jeune femme :

« Si vous me voyez calme et me possédant, c'est surtout à la bonté de ceux qui m'ont entouré que j'en suis redevable. On m'a donné l'exemple d'une admirable patience ; on ne s'est jamais lassé de moi, si rebelle pourtant ! Corentine me racontait des histoires de son pays, tendant à m'effrayer de mes fâcheuses dispositions ; et elle m'avertissait que ma bonne mère avait peu de vie en elle-même, et qu'il fallait y suppléer en lui donnant du bonheur.

« Oh ! la douce morale, dit la jeune femme, et comme elle a porté fruit !

-- Et toi, mon vieux garde, tu m'as toujours encouragé, aidé, soutenu. Tu as toujours espéré, contre toute apparence, que j'arriverais à rappeler mon père.

-- Je ne me suis pas trompé, répondit le bon Guillaume ; il était comme vous voilà. Ah ! c'était le meilleur des hommes ! »

Cette visite au pavillon devait se renouveler chaque fois que la jeune femme apparaîtrait à Hauteroche, où sa belle-mère était si heureuse de la recevoir.

Un jour, il arriva que, dans l'air, un bruit de cloches se répandit, annonçant que Blanche d'Embrun avait reçu de Dieu un fils, pour continuer l'honorable lignée. Tout le village était en fête ; on jetait aux enfants des dragées, on portait aux malheureux des secours, on se réjouissait dans toutes les maisons.

« Qu'est-ce qu'on sonne donc, ma femme ?

-- C'est le baptême.

-- Dieu soit béni ! je verrai le petit-fils de M. Albert. Oh ! bien sûr, on me l'apportera. »

Une heure après, le lieutenant, tenant dans ses bras le petit Bernard d'Embrun, enveloppé dans sa longue robe brodée, entrait au pavillon, le front joyeux, le sourire aux lèvres. Sa mère avait voulu le suivre, pour jouir du bonheur du vieux garde.

Il était couché ; il s'affaiblissait, c'était comme une lampe de nuit qui, après avoir veillé sur les berceaux d'une famille, est tout près de s'éteindre.

« Le voilà ! dit gaiement Robert, en posant sur le lit, dans les bras de Guillaume, son bel enfant endormi.

-- Je le vois, répondit le vieil ami, Dieu m'a laissé vivre assez ; je l'en remercie. »

Il était tout ému, et Corentine s'en effrayait, car toute secousse le fatiguait et le privait de sommeil.

« Allons, mon vieux, dit joyeusement le lieutenant, souhaite la bienvenue à mon petit garçon, et fais-nous boire à sa santé. »

Corentine sourit ; un éclair de bonheur sillonna son visage ridé.

« Attendez, monsieur Robert, dit-elle ; j'ai là du cassis excellent, meilleur encore que les autres années.

-- Tant mieux ! Corentine, donnez-nous des petits verres. »

L'enfant commençait à gémir, ainsi qu'il arrive à tout homme au début de la vie ; son heureuse aïeule le prit sur ses genoux, et le consola, disant tout bas, pour lui seul :

« Patience ! patience ! sois bon, mon pauvre petit ; sois calme et doux, je t'aime ! Tu es le fils de mon fils et le petit-fils d'Albert ! »

Il cessa de pleurer, et l'on but à sa santé, gaiement, sans arrière-pensée.

Mais voilà qu'un instant après, le petit homme fut pris de désespoir. À propos de quoi ? C'est mystère à cet âge. Les poings dans les yeux, il criait à pleins poumons ; et Corentine disait en riant que c'était sa première colère.

Mme d'Embrun le tenait dans ses bras, essayant encore de le calmer, et y parvenant peu à peu.

« Il est bien là, dit Robert, avec un tendre regard attaché sur sa mère si douce ; s'il doit avoir le même penchant que moi, vous saurez le vaincre, et j'espère qu'il vous rendra les armes plus tôt que je ne l'ai fait. Oui, la plus puissante force contre la violence, c'est la bonté. »

1  Historique.